Library
of the
University of Toronto
3e^sw fol .#3*f
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TÏTAM
IMP]E:N'I])E]aE
TE HO.
¥^^r
N" fi ii.-
LETTRES
ECRITES DE LA
MONTAGNE.
Far J. y. ROUSSEAU.
EN DEUX P A R TIE Si
^^ VITAM
(( IMPENDERE
^^ YERO. ^J^
A AMSTERDAM,
Oiez MARC MICHEL RE Y,
MDCCLXIV.
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in 2010 witli funding from
Univers ity of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/li1764lettrescri00rous
AVERTISSEMENT.
C^'est revenir tard, je le fens , fur un fujet
trop rebattu & déjà prefque oublié. Mon état,r
qiii ne me permet plus aucun travail fuivi, mon
avcrfion pour le genre polémique,- ont caufé
ma lenteur à écrire & ma répugnance à publier.
Paurois mâme tout à fait fupprimé ces Lettres».-
ou plutôt je ne les aurois point écrites, s'il.
n'-eut été qneftion que de moi; Mais ma Patrie."
ne m'eft pas tellement devenue étrangère que.
je puifTe voir tranquillement opprimer fes Ci'
toycns, fuftoiit lorfquïls n'ont compromis leurs
droits qu'en défendant ma Caufe. Je feroii le.
dernier des hommes fî dans une telle occafiba
.j'écoutois un fentiment qui n'efi: plus ni dou-
ceur ni patience, mais foiblcffe & lâcheté, dan's-
celui qu'il empêche de remplir fon devoir.
Rien de moins important pour le public, j'en
conviens , que la matière de ces Lettres. La
Conftitiuion d'une petite République, le fort."
d'un petit particulier, l'expofé de quelques in»
juftices, la réfutation de quelques fophifraes ;
tout cela n'a rien en foi d'alTez confidérabla
pour mériter beaucoup de Lecteurs : Mais (î ïnes
flijets font petits mes objets font grands, & di-
gnes de l'attention de tout honnêce homme,
liaidons Genève à Ta place , & Rouffeau dans,
ià déprciTron; 'mais b 'Religion ,.. mais la Liber-
A \' E R T I s s E M E N T.
té, b juflicc ! voila, qui que vous foyez, ce
qui n'eft pas au defTous de vous.
Qu'on ne cherche pas inôme ici dans le ftyle
le dédomagement de l'aridité de la matière.
Ceux que quelques traits heureux de ma plu-
me ont fi fort irrités trouveront dequoi s'ap-
paifer dans ces Lettres. L'honneur de défendre
un opprimé eut enflamé mon cœur fi j'avois
parlé pour un autre. Réduit au trille emploi de
jne défendre moi; même, j'ai du me borner à
raifonner; m'échaufFer eut été m'avilir. J'aurai
donc trouvé grâce en ce point devant ceux
qui s'imaginent qu'il efl: eflTencicl à la vérité
d'être dite froidement; opinion que pourtant
j'ai peine à comprendre. Lorfqu'une vive per-
fuafion nous anime, le moyen d'employer un
langage glacé? Quand Archimede tout tranfpor-
té couroit nud dans les rues de Syraeufe, en
avoit-il moins trouvé la vérité parce qu'il fe
paflîonnoit pour elle? Tout au contraire, ce-
lui qui la fent ne peut s'abftenir de l'adorer ;
celui qui demeure froid ne l'a pas vue.
■ Quoi qu'il en foit, je prie les Ledeurs de
vouloir bien mettre à part mon beau ftyle , &
d'examiner feulement fi je raifonne bien ou
mal ; car enfin , de cela feul qu'un Auteur
s'exprime en bons termes , je ne vois pas
comment il peut s'en Cuivre que cet Auteur
ne fait ce qu'il dit.
TABLE
DES
LETTRES
Et de leur contenu.
PREMIERE PARTIE.
LETTRE PREMIERE. Pag. i
Etat de la queflîon par rapport à l'Auteur. Si elle ejl
de la compitence des Tribunaux civils. Manière in-
jujîe dt la réfoudre.
LETTRE II. 42
De la Religion de Genève. Principes de la Rtfornu-
tiun. L'Auteur entame la dijhijfion des miracles.
L E T T R E III. 70
Continuation du 7néms Sujet. Court examen de quelques
autres accufations.
LETTRE IV. irp
L'Auteur Je ftippofe coupable ; il compare la procédure
à la Loi.
LETTRE V. 143
Continuation du même Sujet, yurij'prudence tirée des
procédures faites en cas femhlalies. But de l'Auteur
en publiant la profcjjïon de foi.
L E T T R E VL 205
S'il ejl vrai que l'Auteur attaque les Gouvernemens.
Courte analyfe de Jm Livre. La procédure faite à
Genève ejtjans exemple ^ (j' n'a été fuivie en aucun
pays.
♦ 2
SECONDE PARTIE.
LETTRE VU." Pa^. 221
Eiatpréfent du Gouvernement de Genève, fixé par lE-
dit de la Médislion.
L K T T R E VIII. 26 j-
EJprit de cet Ed't. Contrepoids qu'il donne à la Puif-
j'ance arijîucratique. Entreprife du Petit Co'ifeil d'à-
uéantir ce contrepoids par Z'oye de fait. Examen des
inconvéniens allcguts. Syjlême des Edits fur les enz:'
prifunnemens .
L E T T R E IX. 319
Manière de faifonner- de l'auteur des Lettres écrites d?f.
la Campagne. Son vrai but dans cet Ecrit, Choix
de-ces exemples. Cora&ere de la Bcurgeaijie de Gtf-
fièie. Pr£uve par les faits. Coiiclufion.
F I N^
A V I S au Relieur.
11 y a 4 Giitons qui fc trouvent imprimée avec la
feuille marquée d'une étoile , le Relieur aura foin de
les placer eîLactemcnt à leur place.
AVERTISSEMENT du LIBRAIRE.'
J'ai fait ce qui a dépendu de moi pour ren-
dre l'édition de ces Lettres correcte; il s'y c'I
néanmoins glilTé quelques fautes d'imprelEon,
^c4ele6lcur coriigera aiféuient.
I^ETriV2S
LETTRES
ECRITES DE LA
M O N T A G NE.
PREMIERE LETTRE.
N<
ON", Monfieur, je ne vous blâme point de
ne vous âtre pas joint aux Répréfentans pour
foutenir ma caufe. Loin d'avoir approuvé moi-
même cette démarclie, je m'y fuis oppofé de
tout mon pouvoir, & mes parens s'en font reti-
rés à ma folicitation. L'on s'eft tu quand il fal-
loit parler; on a parlé quand il ne reftoit qu'à
fe taire. Je prévis l'inutilité des répréfentations,
j'en prelTentis les conféquences : je jugeai que
leurs fuites inévitables troubleroient le repos
public, ou changeroient la conftitution de l'E-
tat. L'événement a trop juftifié mes craintes.
Vous voila réduits à l'alternative qui m'efFra-
yoit. La crife où vous êtes exige une autre dé-
libération dont je ne fuis plus l'objet. Sur ce
qui a été fait vous demandez ce que vous de-
vez faire : vous confidérez que l'effec de ces dé-
ûiarch^s , étant relatif au corps de la Bour-
A
2 PREMIERE
geoific, ne retombera pas moins fur ceux qui
s'en font abftenus que fur ceux qui les ont fai-
tes. Ainfi, quels qu'aient été d'abord les divers
avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos
droits réclamés & attaqués ne peuvent plus de-
m.eurer en doute; il faut qu'ils foient reconnus
ou anéantis, & c'efl: leur évidence qui les met
en péril. Il ne falloit pas approcher le flam-
beau durant l'orage ; mais aujourd'hui le feu
eH: à la maifon.
Quoiqu'il ne s'agifle plus de mes intérêts,
nion honneur me rend toujours partie dans cet-
te affaire; vous le favez, & vous me confultez
toutefois comme un homme neutre; vous fup-
pofez que le préjugé ne m'aveuglera point &
que la paflion ne me rendra point injufte : je
l'efpere auflî; mais dans des circonftances fi dé-
licates , qui peut répondre de foi ? Je fens
qu'il m'eft impoflîble de m'oublier dans une
querelle dont je fuis le fujet, & qui a mes mal-
heurs pour première caufe. Que ferai-je donc,
Monfieur, pour répondre à votre confiance &
juflifier votre eftime autant qu'il efl: en moi ?
Le voici. Dans la jufte défiance de moi-même ,
je vous dirai moins mon avis que mes rai-
fons : vous les péferez , vous comparerez , &
vous choifirez. Faites plus; défiez -vous tou-
jours, non de mes intentions; Dieu le fait,
elles font pures ; mais de mon jugement.
LETTRE. S
yhomrae le plus jufte , quand il eft ulcéré voit
rarement les chofes comme elles font. Je ne
veux fùrement pas vous tromper, mais je puis
me tromper; je le pounois en toute autre cho-
fe , & cela doit arriver ici plus probablement.
Tenez-vous donc fur vos gardes , & quand je
n'aurai pas dix fois raifon ne me l'accordez
pas une.
Voila, Lîonfieur, la précaution que vous
devez prendre , & voici ctlle que que je veux:
prendre à mon tour. Je commencerai par vous
parler de moi , de mes griefs , des durs procé-
dés de vos Magiftrats ; quand cela fera fait &
que j'aurai bien foulage mon cœur, je m'ou-
blierai moi-même; je vous parlerai de vous,
de votre fituation , c'eft-à-dire, de la Républi-
que; & je ne crois pas trop préfumer de moi, fi
j'efpere, au moyen de cet arrangement, traiter
avec équité la queflion que vous me faites.
J'ai été outragé d'une manière d'autant plus
cruelle que je me fiatois d'avoir bien mérité de
la Patrie. Si ma conduite eut eu befoin de grâ-
ce , je pouvois raifonnablement efpérer de
l'obtenir. Cependant , avec un empreffement
fans exemple , fans avertiffcment , fans cita-
tion , fans examen , on s'eft hâté de flétrir mes
Livres ; on a fait plus ; fans égard pour mes
malheurs pour mes maux pour mon état, on a
décrété ma perfonne avec la môme précipita-
4 PREMIERE
tion, l'on ne m'a pas même épargné les ter-
mes qu'on employé pour les malfaiteurs. Ces
Meilleurs n'ont pas été indulgens, ont - ils du
moins été juftes ? C'eft ce que je veux recher-
cher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous
prie, de l'étendue que je fuis forcé de donner
à ces Lettres. Dans la multitude de queilions
qui fe préfentent, je voudrois être fobre en
paroles ; mais, Monfieur, quoi qu'on puiiïe
faire, il en faut pour raifonner.
UalTemblons d'abord les motifs qu'ils ont
donnés de cette procédure, non dans le réqui-
fitoire, non dans l'arrêt, porté dans le fecret,
&. relié dans les ténèbres (i); mais dans les
réponfes du Confeil aux Répréfentations des
Citoyens & Bourgeois , ou plutôt dans les Let-
tres écrites de la Campagne ; ouvrage qui leur
fert de manifefte, & dans lequel feul ils dai-
gnent raifonner avec vous.
(i) Ma famille demanda par' Requête commu-
nication de cet Arrêt. Voici la réponfe.
Du 25 Juin 1762.
„ En Confeil ordinaire , vu, la pré/ente Requête , nr.
„ rêté qu'il n'y a lieu d'accorder aux Jupplians les fins
„ d'icelie.
I. u L L I N.
L'Arrêt du Parlement de Paris fut imprimé aufll-
tôt que rendu. Imaginez ce que c'efl: qu'un Etat
libre où l'on tient cachés de pareils Décrets con-
tre l'honneur & la liberté des Citoyens!
LETTRE 5
], Mes Livres font, " difent-ils , „ impies
i, fcandaleux téméraires , pleins de blafphêmes
„ & de calomnies contre la Religion. Soas
„ l'apparence des doutes l'Auteur y a ralTem-
„ blé tout ce qui peut Cendre à fapper , ébran-
„ 1er & détruire les principaux, fondemens de
j, la Religion Chrétienne révélée.
„ Ils attaquent tous les Gouvernemens.
„ Ces Livres font d'autant plus dangereux
„ & répréhenfibles qu'ils font écrits en Fraa-
„ çois , du ftyle le plus fédudeur , qu'ils pa-
j, roiffent fous le nom & la qualification d'un
,, Citoyen de Genève, & que, félon l'inteii-
„ tioh de l'Auteur , l'Emile doit fervir de gui-
„ de aux -pères aux mères aux précepteurs.
„ En jugeant ces Livres , il n'a pas été pof-
„ fible au Confeil de ne jetter aucun regard
„ fur celui qui en étoit préfumé l'Auteur."
Aurede, le Décret porté contre moi,, n'eft",
continuent- ils, „ ni un jugement ni une fcn-
„ tence, mais un iîmple appointement provi.
„ foire qui lailToit dans leur entier mes ex-
„ ceptions & défenfes , & qui dans le cas pré-
„ vu fervoit de préparatoire à la procédure
„ prcfcritte par les Edits & par l'Ordonnance
„ ecclefiaftique. "
A cela les Répréfentans , fans entrer dans
l'examen de la dodrine , objeélerent ; „ (]ue
„ le Confeil avoit jugé fans formalités prélimi-
■ " A3
5 PRE ]M 1ERE
„ ncires: que l'Article 88 de l'Ordonnance ec-
j, cléfiaftique avoit été violé dans ce jugement;
,., que la procédure faite en 1562 contre Jean
„ Morelli à forme de cet Article en montroit
,, clairement l'ufage, & donnoit par cet exem-
„ pie une jurifprudence qu'on n'auroit pas da
,., méprifer ; que cette nouvelle manière de
,, procéder étoit même contraire à la règle du
„ Droit naturel admife chez tous les peuples ,
„ laquelle exige que nul ne foit condanné fans
,, avoir été entendu dans fes défenfes; qu'on
„ ne peut flétrir un ouvrage fans flétrir en
5, même tcms l'Auteur dont il porte le nom ;
„ qu'on ne voit pas quelles exceptions & dé-
,. fenfes il refte à un homme déclaré impie,
„ téméraire, fcandaleux, dans fes écrits , & a-
j, près la fentence rendue & exécutée contre
j, ces mômes écrits, puifque les cbofcs n'étant
„ point fufceptibles d'infamie, celle qui réful-
„ te de la combuftion d'un Livre par la main
„ du Bourreau réjaillit nécelTairemcnt fur l'Au-
„ teur : d'où il fuit qu'on n'a pu enlever à un
„ Citoyen le bien le plus précieux, l'honneur;
„ qu'on ne pouvoit détruire fa réputation , fon
„ état, fans commencer par l'cnt<;ndre; que les
,, ouvrages condannés & flétris méritoient du
„ moins autant de fupport & de tolérance que
„ divers autres écrits où l'on fait de cruelles-
„ fatyres fur la Religion, (5c oui on: été répan-
LETTRE. 7
„ dus & môme imprimés dans la Ville : qu'en-
„ tin par rapport aux Gouvernemens , il a toi-
,, jours été permis dans Genève de raifonner
„ librement fur cette matière générale, qu'on
„ n'y défend aucun Livre qui en traite, qu'on
„ n'y flétrit aucun Auteur pour en avoir trai-
„ té, quel que foit fon fentlment ,* & que,
,, loin d'attaquer le Gouvernement de la Ré-
,, publique en particulier, je ne laiiTe échapper
,, aucune occafîon d'en faire l'éloge. "
A ces objeftions il fut répliqué de la part
du Confeil; ,, que ce n'efi; point manquer à la
,, règle qui veut que nul ne foit condanné fans
„ 'l'entendre, que de condanner un livre après
„ en avoir pris lecture 6c l'avoir examiné fuf-
„ fifamment : que l'Article 88 des OrJonnan
„ ces n'ell applicable qu'à un homme qui dog-
„ matife & non i\ un Livre deftructif de la
,-, Religion Chrétienne;, qu'il n'eft pas vrai qu©
„ la flétrifTure d'un ouvrage fe communique à
,, l'Auteur , lequel peut n'avoir été qu'impru-
„ dont ou maladroit: qu'à l'égard des ouvrages
,, fcandalcux tolérés ou môme imprimés dans-
„ Genève , il n'efi: pas raifonnablc de préten*
,, dre que pour avoir difllmulé quelquefois , un
,, Gouvernement foit obligé de diiîîmuler tou-
,, jours ; que d'ailleurs les Livres où l'on ne
„ fait que tourner en ridicule la Religion ne
r, font pas à beaucoup près aulli puniflablcs
A 4
8 PREMIERE
„ que ceux où fans détour on l'attaque par le
„ raifonnement. Qu'enfin ce que le Confeil doit
,, au maintien de la Religion Chrétienne dans
,, fa pureté, au bien public, aux Loix , & à
,, l'honneur du Gouvernement lui ayant fait
„ porter cette fentcnce, ne lui permet ni de
,, la changer ni de l'affoiblir. "
Ce ne font pas là toutes les raifons objec-
tions & réponfes qui ont été alléguées de part
& d'autre, mais ce font les principales &. elles
fuffifent pour établir par rapport à moi la
^ueftion de fait & de droit.
Cependant comme l'objet , ainfi préfenté ,
demeure encore un peu vague , je vais tâcher
de le fixer avec plus de précifion , de peur que
vous n'étendiez ma défenfe à h partie de cet
objet que je n'y veux pa embralTer.
Je fuis homme & j'ai fait des Livres; j'ai
donc fait aufïï des erreurs (2). J'en apperçois
moi-même en afTez grand nombre: je ne doute
pas que d'autres n'en voyent beaucoup davan-
tage ,
(2) Exceptons fi l'on veut, les Livres de" G<:0'
métrie 6c leurs Auteurs. Encore s'il n'y a point
d'erreurs dans les propofitions mêmes , qui nous af-
lurera qu'il n'y en ait point dans l'ordre de déduc-
tion , dans le choix , dans la méchode V Euclide dé-
montre, & parvient à fon but: mais quel chemin
prend-il? combien n'erre-t-il pas dans fa route? La
Iciencc a beau être infaillible ; Thomiiie qui la cul-
tive fe trompe foLivejit.
LETTRE. 9
tage, & qu'il n'y en ait bien plus encore que
ni moi ni d'autres ne voyons point. Si l'on ne
dit que cela j'y foufcris.
Mais quel Auteur n'efi: pas dans le même
cas, ou s'ofe flatter de n'y pas être? LàYlefTiis
donc, point de difpure. Si l'on me réfute &
qu'on ait raifon, l'erreur eft corrigée & je me
tais. Si l'on me réfute & qu'on ait tort, je
me tais encore; dois- je répondre du fait d'au,
trui ? En tout ttat de caufe, après avoir en-
tendu les deux Parties, le public eft juge, il
prononce , le Livre triomphe ou tombe, & le
procès eft fini.
Les erreurs des Auteurs font fouvent fort
indifférentes ; mais il en efl auiïî de domagea-
blcs , môme contre l'intention de celui qui les
commet. On peut fe tromper au préjudice du
public comme au fîen propre; on peut nuire
innocemment. Les controverfes fur les matiè-
res de jurifprudence, de morale, de Religion
touîbent fréquemment dans ce cas. Néccffaire-
mcnt un des deux difputans fe trompe, & l'er-
reur fur CCS matières important toujours de-
vient faute ; cependant on ne la punit pas
quand on la préfume involontaire. Un homme
n'efl: pas coupable pour nuire en voulant fer-
vir , & fi l'on pourfuivoit criminellement un
Auteur pour des fautes d'ignorance ou d'inad-
vertance , pour de mauvaifcs maximes qu'on
A 5
jô PREMIERE
pourroit tirer de fes écrits tiès conféquemmenf"
mais contre fon gré, quel Ecrivain pourroic fe
mettre à l'abri des poiuTuites? Il faudroit être
infpiré du Saint Efprit pour fe faire Auteur &
n'avoir que des gens infj|.iirés du Saint Efprit
pour juges.
Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes ,
je ne m'en défends pas plus que des fimplcs er-
reurs. Je ne puis affirmer n'en avoir point
commis de telles , parce que je ne fuis pas un
Ange ; mais ces fautes qu'on prétend trouver
dans mes Ecrits peuvent fort bien n'y pas c-
tre, parce que ceux qui les y trouvent ne font
pas des Ar.ges, non plus. Hommes & fujets à
l'erreur ainfi que moi, fur quoi prctendent-ils
que leur rai fon foit l'arbitre de la mienne &
que je fois puniiTable pour n'avoir pas penfé
comme eux?
Le public eft donc aufïï le juge de fembla-
blés fautes,' fon blâme en eft le feul châtiment.
Nul ne peut fe fouftraire à ce Juge, & quantà-
moi je n'en appelle pas. 11 eft vrai que fi le
Magiftrat trouve ces fautes nuifibles il peut -
défendre le Livre qui les contient ; mais je le
répette ; il ne peut punir pour cela l'Auteur
qui les a commifes ; puifque ce feroit punir un
délit qui peut être involontaire , & qu'on ne
doit punir dans le mal que la volonté. Ainfi ce
n'eft point «ncore- là ce dont il s'agit.
lettré: ri-
î^ais il y a bien de la difFér-ence entre un
Livre qui coiitient dés erreurs nuifiblcs & un
Livre pernicieux. Des principes établis , la
chaîne d'un ralfonnement fuivi, des confôquen-
ces déduites manifeftènt l'intention de l'Auteur,
& cette intention dépendant de_fa volonté ren-
tre fous la jurifdiclion des Loix. Si cette in-
tention eil: évidemment mauvaife , ce n'efi; plus
erreur, ni faute, c'eft crime; ici tout change.
Il ne s'agit plus d'une difpute littéraire dont le
public juge félon h raifon, mais d'un procès
criminel qui doit être jugé dans les Tribunaux
félon toute la rigueur des Loix ; telle el1: Ii
pofition critique où m'ont mis des Magiftrats
qui fe difent juftes & des Ecrivains zélés qui
■ les trouvent trop démens. Sitôt qu'on ra'p.p-
prête des prifons , des bourreaux , des chaî-
nes , quiconque m'accufe ell un délateur ; il
fait qu'il n'attaque 'pas feulement l'Auteur mais
l'homme, il fait que ce qu'il écrit peut infl-ier
fur mon fort (3); ce n'efc plus à ma feule
(3) Il y a quelques années qu'à la première ap-
parition d'un Livre célèbre je réfolus d'en attaquer
les principes, que je trouvois dangereux. J'exécu-
toii cette entreprife quand j'appris que i'Auî.jur é.
toit pourfuivi. A rinfuint je jettsi mes feuilles au
feu, jugeant qu'aucun devoir ne pouvoit aisorifer
la bafTefle de s'unir à la foule pour accnMer un
homme d'honneur opprimé. Quand tout fut paci-
fié j'eus occallon de dire mon fentimeutfur le me-
A 6
j2 PREMIERE
réputation qu'il en veut, c'efl: à mon honneur^
à ma liberté , à ma vie.
Ceci , Monfieur , nous ramené tout d'im
coup à l'état de la queftion dont il me paroit
que le public s'écarte. Si j'ai écrit des chofcs
lépréhenfibles on pevt m'en blâmer, on peut
fupprimer le Livre, Mais pour le fiétrir , pour
ni'attaquer perronnellemcnt , il faut plus ; la fau-
te ne fuffit pas, il faut un délit, un crime ; il
faut que j'aye écrit à mauvaife intention uii
JLivre pernicieux , 6: que cela foit prouvé , ncn
comme un Auteur prouve qu'un autre Auteuf
fe trompe, mais comme un accufatcur doit
convaincre devant le Juge l'accufé. Pour être
traité comme un malfaiteur il faut que je fois
convaincu de l'être. C'eft la première queftio»
qa'il s'agit d'examiner. La féconde, en fuppo-
fant le délit conftaté, eft d'en fixer la nature,
le lieu où il a été commis , le txibunal qui
doit en juger , la Loi qui le condanne , & la
peine qui doit le punir. Ces deux queftions une
jne fujet dans d'autres Ecrits ; mais je l'ai dit fans
j-jommer le Livre ni l'Auteur. J'ai cru devoir ajou-
ter ce re;pei5]; pour {on malheur à l'eftime que j'eus
toujours pour fa perfonnc. Je ne crois point que
cette façon de penfer me foit particulière; elle ell
commune à tous les honnêtes gens. Sitôt qu'une
iiiïaire eft portée au criminel, iis doivent fc taire,
à moins qu'ils ne foient appelles pour iénioiS'"-er>
LETTRE. Ï3
fois réfoîiics dccideronc fi j'iii été traité jufte-
mcnt ou non.
Pour favoir fi j'ai écrit des Livres pernicieux
il iaut en examiner les principes, & voir ce
qu'il en réfiikeroit fi ces principes étoient ad-
mis. Comme j'ai traité beaucoup de matières,
je dois me rellraindre à celles far lerquelles je
fuis pourùiivi, favoir, la Religion & le Gou-
vernement. Coinmençons par le premier arti-
cle, à l'exemple des juges qui ne fe font pas
expliqués fur le feconJ.
On trouvée dans l'Emile la profefiïon de foi
d'un Piôtre Catholique, & dans.l'Hélo'ife celle
d'une femme dévote: Ces deux Pièces s'accor-
dent allez pour qu'^npuiirer expliquer l'une par
l'autre, & de cet accord on peut préfumer a-
vcc quelque vraifemblnnce que -fi l'Auteur qui
a publié les Livres où elles font contenues ne
les adopte pas en entier l'une & l'autre, du moins
il les favorife beaucoup. De ces deux profef-
fions de foi la première étant la plus étendue
& !a feule où l'on ait trouvé le corps du délit,
doit être examinée par préférence.
Cet examen, pour aller à fon bût, rend en-
core un éclaircifiemcnt nécefiaire. Car remar-
quez bien qu'éclaircir & diflinguer les propor-
tions que brouillent & confondent mes accufa-
teuis, c'efl: leur répondre. Comme ils difpu-
tciit contre l'évidence , quand la queftion eft
A 7
■14 P H E M I E R E
"bien pofée , ils font réfutés.
Je diftingue dans la Religion deux parties,
outre la forme du culte, qui n'cfi; qu'un céré-
monial. Ces deux parties font le dogme & la
morale. Je divife les dogmes encore en deux
parties; favoir, celle qui pofint les* principes
de nos devoirs feit de lafe à la morale, & cel-
le qui, purement de foi, ne contient que des
dogmes fpéculatifs.
De cette divifion , qui me paroit exacte ,
réfulte celle des fentimens fur la Religion d'u-
ne part en vrais faux ou douteux , & de Tautre
en bons mauvais ou indifFérens.
Le jugement des premiers appartient à la
raifon feule, & files Théqlogiens s'en font em-
parés , c'efl: comme raifonneurs , c'efl: comme
profefleurs de la fcience par laquelle on par-
vient à la connoifTance du vrai & du faux en
matière de foi. Si l'erreur en cette partie eft
nuifible, c'eft feulement à ceux qui errent, &
c'cft feulement un préjudice pour la vie à ve-
nir fur laquelle les Tribunaux humains ne peu-
vent étendre leur compétence. Lorfqu'ils con-
îioifTent de cette matière, ce n'efl plus comme
Juges du vrai & du faux, mais comme Minif*
très des Loix civiles qui règlent la forme ex-
térieure du culte : il ne s'agit pas encore ici de
cette partie; il en fera traité ci -après.
Quant à la paitie de la Religion qui regai-
lettre; 15
de la morale, c'efl:-;\- dire , la jufticc, le bien
public, l'obciiïance aux Loix naturelles & po-
fitives , les vertus fociales & tous les devoirs
de l'homme & du Citoyen , il appartient au
Gouvernement d'en connoître : c'cd en ce point
feul que la Religion rentre direftement fous fa
jurifdiiftion , & qu'il doit bannir, non l'erreur,
dont il n'eft pas Juge , mais tout fentiment
nuifible qui tend à couper le nœud focial.
"Voila, Monfieur, la diftinclion que vous a-
vez à faire pour juger de cette Pièce , portée
au Tribunal, non des Prêtres, mais des Magif-
trats. J'avoue qu'elle n'ell: pas toute affirmati-
ve. On y voit des objeiilions & des doutes.
Pofons , ce qui n'ell pas , que ces doutes foient
des négations. Mais elle eft affirmative dans fa
plus grande partie ; elle eft affirmative & dé-
mondrative fur tous les points fondamentaux
de la Religion civile ; elle eft tellement déci-
five fur tout ce qui tient à la Providence éter-
nelle, à l'amour du prochain, à la juftice, à la
paix , au bonheur des hommes , aux Loix de la
fociété, à toutes les vertus, que les objections
les doutes mêmes y ont pour objet quelque a-
vantagc, & je défie qu'on m'y montre un feul
point de doctrine attaqué que je ne prouve ê-
tre nuifible aux hommes ou par lui- mi: me ou
par fcs inévitables effets.
jo PREMIERE
La Religion efl: utile & même néceflaire aux
Peuples. Cela n'eft-il pas dit foutenu prouvé
dans ce même Ecrit ? Loin d'attaquer les vrais
principes de la Religion, l'Auteur les j^ofe les
afFermit de tout fon pouvoir ; ce qu'il attaque,
ce qu'il combat, ce qu'il doit combattre, c'efl;
le fanatifme aveugle, la fuperftition cruelle, le
ftupide préjugé. Mais il faut, difentils , rcf-
pecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que
c'eft ainfl qu'on mène les Peuples. Oui, c'cd:
ainfi qu'on les mené à leur perte. La fuperfti-
tion efl: le plus terrible fléau du genre humain ;
elle abbrutit les fimples, elle perfécute les fa-
ges, elle enchaîne les Nations , elle fait par
tout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ?
Aucun; fi elle en fait, c'efl; aux Tyrans ; elle
efl: leur arme la plus terrible , & cela môme
efl: le plus grand mal qu'elle ait jamais fait.
Ils difent qu'en attaquant la fuperftition je
veux détruire la Religion même ; comment le
faventils? Pourquoi confondent -ils ces deux
caufes , que je difl:ingue avec tant de foin ?
Comment ne voyent-ils point que cette impu-
tation réfléchit contre eux dans toute fa force,
& que la Religion n'a point d'ennemis plus
terribles que les défenfeurs de la fuperftition?
Il ferott bien cruel qu'il fut fi aifé d'inculper
l'intention d'un homme, quand il cft fi diffici-
L E T T R E 17
le de la juftifler. Par cela même qu'il n'eft pas
prouvé qu'elle eft mauvaife, on la doit JLiger
bonne. Autrement qui pourroit être à l'abri
des jugcmens arbitraires de fes ennemis ? Quoi !
leur fimple affirmation fait preuve de ce qu'ils
ne peuvent favoir, & la mienne, jointe à tou-
te ma conduite , n'établit point mes propres
fentimens ? Quel moyen me refte donc de les
faire connoîtrc? Le bien que je fens dans mon
cœur je ne puis le montrer, je l'avoue; mais
quel efl: l'homme abominable qui s'ofe vanter
d'y voir le mal qui n'y fut jamais?
Plus on fcroit coupable de prêcher l'irréli-
gion, dit très bien M. d'Alembert , plus il eft
criminel d'en accufer ceux qui ne la prêchent
pas en elFet. Ceux qui jugent publiquement
de mon Chriftianifme montrent feulement l'ef-
pece du leur, & la feule chofe qu'ils ont prou-
vée efl: qu'eux & moi n'avons pas la même Re-
ligion. Voila précifémcnt ce qui les fâche : on
-fent que le mal prétendu les aigrit moins que
le bien même. Ce bien qu'il font forcés de
trouver dans mes Ecrits les dépite & les gêne;
réduits à le tourner en mal encore , ils fentent
qu'ils fe découvrent trop. Combien ils feroient
plus à leur aife fi ce bien n'y étoit pas!
Quand on ne me juge point fur ce que j'ai
dit, mais fur ce qu'on alTure que j'ai voulu di-
re, quand on cherche dans mes intentions le
iB PREMIERE
mal qui n'eft pas dans mes Ecrits , que puis-je
faire ? Ils démentent mes difcours par mes
penfées ; quand j'ai dit blanc ils affirment que
j'ai voulu dire noir ; ils fe mettent à la pla-
ce de Dieu pour faire l'œuvre du Diable ; com-
ment dérober ma tête à des coups portés de lî
haut?
Pour prouver que l'Auteur n'a point eu
l'honible intention qu'ils lui prêtent je ne vois
qu'un moyen; c'cfl d'en juger fur l'Ouvrage.
Ah! qu'on en juge ainfi, j'y confens; mais cet-
te tâche n'efl pas la mienne, & un examen fui-
vi fous ce point de vue fcroit de ma part une
indignité. Non, ]\îonficur, il n'y a ni malheur
ni ilétriffure qui puiflcnt me réduire à cette ab-
je6lion. Je croirois outrager l'Auteur l'Editeur
le Lecleu.r même, par une juftificition d'autant
plus honteufc qu'elle eft plus facile; c'eft dé-
grader la vertu que montrer qu'elle n'elT: pas
un crime; c'efl: obfcurcir l'évidence que prou-
ver qu'elle efl: la vérité. Non , lifez & jugez
vous-même. Malheur à vous , fi, durant cette
ledure , votre cœur ne .bénit pas cent fois
l'homme vertueux & ferme qui ofe inftvuire
ainfi les humains!
Eh 1 comment me réfoudrois - je à juftifi^^r
cet ouvrage? moi qui crois effacer par lui les
fautes de ma vie entière ; moi qui mets les-
Diaux qu'il m'attire en compendition de ceux
LETTRE. 19
que j'ai faits , moi qui , plein de confiance ef-
pere un jour dire au Juge Suprême : daigne ju-
ger dans ta clémence un homme foiblc; j'ai
fait le mal fur la terre, mais j'ai publié cet E-
crit.
Mon cher Mon Heur, permettez à mon cœur
gonflé d'exhaler de tems en tems fes foupirs ;
mais foyez fur que dans mes difcuflîons. je ne
mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n'ymst-
trai pas même la vivacité de mes adverfairesj
je raifonnerai toujours de farg- froid. Je re-
viens donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous fa-
tisfaffe, & qui ne m'aviliffe pa^. Suppofons un
moment la profeffion de foi du Vicaire adop'-
t-ée en un coin du monde Chrétien, & voyons
ce qu'il en réfuireroit en bien & en mal. Ce
ne fera ni l'attaquer ni la défendre; ce fei^a la-
juger par fes effets.
Je vois d'abord les chofes les plus nouvelles
fans aucune apparence de nouveauté ; nul chan*
gement dans le culte ci de grands changcmens
dans les cœurs, des converfions fans éclat, de
la foi fans difpute, du zèle fans fanatifme, de
la raifon fans impiété, peu de dogmes & beau-
coup de vertus , la tolérance du philofophe &
la charité du Chrétien.
Nos profélytes auront deux règles de foi qui:
n'en font qu'une, la raifou & l'Evangile; la fe»
20 PREMIERE
conde fera d'autant plus immuable qu'elle ne fe
fondera que fur la première, & nullement fur
certains faits , lefqucls ayant befoin d'être at-
teflés , remettent la Religion fous l'autorité des
hommes.
Toute la différence qu'il y aura d'eux aux
autres Chrétiens eft que ceux-ci font des gens
qui difputcnt beaucoup, fur l'Evangile fans fe
foucier de le pratiquer , au lieu que nos gens
s'attacheront beaucoup à la pratique, & n^ dif-
puteront point.
Quand les Chrétiens difputeurs viendront
leur dire. Vous vous dites Chrétiens fans l'ê-
tre; car pour être Cnrétiens il faut croire en
Jéfus - Chrift, & vous n'y croyez point; les
Chrétiens paifibles leur répondront : ,, Nous
„ ne favons pas bien fi nous croyons en Jéfus-
„ Chrift dans votre idye, parce que nous ne
„ l'entendons pas. Mais nous tâchons d"ob-
„ ferver ce qu'il nous prcfcrit. Nous fommcs
„ Chrétiens, chacuns à notre manière, nous
,, en gardant fa parole , & vous en croyant en
,, lui. Sa charité veut que nous foyons tous
„ frères , nous la fuivons en vous admettant
,, pour tels; pour l'amour de lui ne nous ôtez
„ pas un titre que nous honorons de toutes
j, nos forces & qui nous eft aufl] cher qu'à
f, vous. •*
Les Clirétiens difputeurs infifteront fans don-
LETTRE. 21
te. En vous renommant de Jéfus il faudroit
nous dire à quel titre ? Vous gardez , dites-
vous, fa parole, mais quelle autorité lui don-
nez-vous V Reconnoiiïez- vous la Révélation?
Ne la reconnoifTez - vous pas ? Admettez- vous
l'Evangile en entier, ne l'admettez- vous qu'eu
parcie'? Sur quoi fondez - vous ces diftindions ?
Plaifans Chrétiens , qui marchandent avec le
Kiaître , qui choififTent dans fa doiftrine ce qu'il
leur plait d'admettre & de rejetter !
A cela les autres diront paifiblement. ,, Mes
^, frères, nous ne marchandons point; car no-
,, tre foi n'eft pas un commerce : Vous fup-
„ pofez qu'il dépend de nous d'admettre ou de
„ rejetter comme il nous plait; mais cela n'eft
„ pas, & notre raifon n'obéit point à notre
„ volonté. Nous aurions beau vouloir que ce
,, qui nous paroit faux nous parût vrai , il
,, nous paroitroit faux malgré nous. Tout ce
„ qui dépend de nous eft de parler félon notre
„ penfée ou contre notre pcnfée, & notre feul
,, crime eft de ne vouloir pas vous tromper,
,, Nous reconnoifTons l'autorité de Jéfus-
„ Chrift, parce que notre intelligence acquief-
,, ce à fes préceptes & nous en découvre la
,, fublimité. Elle nous dit qu'il convient aux
,, hommes de fuivre ces préceptes , mais qu'il
,, étoit au deffus d'eux de les trouver. Nous
„ admettons la Révélation comme émanée de
D,2 PREMIERE
l'Efprit de Dieu, fans en favoir la manière,
& fans nous tourmenter pour la découvrir :
pourvu que nous fâchions que Dieu a par-
lé, peu nous importe d'expliquer comment
il s'y eft pris pour fe faire entendre. Ainfi
reconnoiffant dans l'Evangile l'autorité divi-
ne, nous croyons Jéfus-Chrift revêtu de cet-
te autorité ; nous reconnoifTons une vertu
plus qu'humaine dans fa conduite, & une fa-
gefie plus qu'humaine dans fes leçons. Voi-
la ce qui efl: bien décidé pour nous. Com-
, ment cela s'cft-il fait ? Voila ce qui ne l'cŒ
, pas; cela nous paiïe. Cela ne vous palTiî
, pas, vous; à la bonne heure ; nous vous en
, félicitons de tout nôtre cœur. Votre raifon
, peut être fupérieure à la nôtre; mais ce n'ell
, pas à dire qu'elle doive nous fcrvir de Loi.
, Nous confentons que vous fâchiez tout ;
, foufFrez que nous ignorions quelque chofe.
,, Vous nous demandez fi nous admettons
, tout l'Evangile; nous admettons tous les en-
, feigneniens qu'a donné Jéfus- Chrifl:. L'uti-
, lité la nécefïïté de la plupart de fes enfoi-
, gnemens nous frape & nous tâchons de nous
, y conformer. Quelques-uns ne font pas à
, notre portée; ils ont été donnés fans doute
, pour des efprits plus intclligens que nous.
, Nous ne croyons point avoir atteint les li-
, mites de la raifon humaine , & les hommes
L E T T E. E. 23
\, plus pén^trans ont befoin de préceptes plus
„ élevés.
.„ Beaucoup de chofes dans l'Evangile paf-
„ fent notre raifon , & même la choquent ;
,, nous ne les rejettons pourtant pas. Con-
„ vaincus de la foibleffe de notre entende-
„ ment, nous favons refpecler ce que nous ne
,, pouvons concevoir , quand l'afTociation de
„ ce que nous concevons nous le fait juger
.„ fupérieur à nos lumières. Tout ce qui
„ nous eO: néceffaire à favoir pour être faints
„ nous paroit clair dans l'Evangile; qu'avons-
„ nous befoin d'entendre le refte? Sur ce point
„ nous demeurerons ignorans mais exempts
„ d'erreur , & nous n'en ferons pas moins gens
i, d"e bien; cetie humble rcferve cUc-môme efi:
„ l'efprit de l'Evangile.
„ Nous ne refneétons pas précifément ca
„ Livre Sacré comme Livre, mais comme la
,, parole & la vie de Jéfus-Chrift. Le carac-
„ tere de vérité de fagefTe & de fainteté qui
„ s'y trouve nous aprend que cette hifloire
,, n'a pas été effencie.llement altérée (4) , mais
„ il n'eft pas démontré pour nous qu'elle ne
(4) Où en feroicjit les fimples fidelles, fi l'on
ne pouvoit favoir cela que par des difcutions de
critique , ou par l'autorité des Pafteurs V De quel
front Ole- 1- on faire dépendre la foi de tant de
fciencc ou de tant de foumifàon ?
24 PREMIERE
„ l'ait point été du tout. Qui fait fi les cho-
„^fes que nous n'y comprenons pas ne font
„ point des fautes gliffées dans le texte? Qui
„ fait fi des Difciples fi fort inférieurs à leur
„ maître l'ont bien compris & bien rendu par
„ tout ? Nous ne décidons point là-dclTus,
,, nous ne préfumons pas même, & nous ne
,, vous propofons des conjeclures que parce
„ que vous l'exigez.
,, Nous pouvons nous tromper dans nos i-
„ dées, mais vous pouvez aulTi vous tromper
,, dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-
,, vous pas étant hommes? Vous pouvez avoir
„ autant de bonne foi que nous, mais vous
,, n'en fauriez avoir davantage : vous pouvez
„ être plus éclairés , mais vous n'êtes pas' in-
„ faillibles. Qui jugera donc entre les deux
,, partis ? fera - ce vous ? cela n'efl: pas julte.
„ Bien moins fora-ce nous qui nous défions fi
,, fort de nous mômes. LailTons donc cette dé-
,, cifion au juge commun qui nous entend , &
„ puifque nous fommes d'accord fur les règles
„ de nos devoirs réciproques, fupportez-nous
„ fur le refte , comme nous vous fupportons,
,, Soyons hommes de paix , foyons frères ; u-
„ niffonsnous dans l'amour de notre commun
,, maître , dans la pratique des vertus qu'il
„ nous prcfcrit. Voila ce qui fait le vrai Chré-
), tien.
,> Que
LETTRE. 2S
.„ Que fi vous vous obiiinez à nous refufer ce
„ précieux ticie ; après avoir tout fait pour vivre
,, fraternellement avec vous, nous nous confo-
„ Icrons de cette injuftice , en fongeant que les
„ mots ne font pas les chofes , que les premiers
„ difciples de Jéfus ne prenoient point le nom
„ de Chrétiens , que le martir Etienne ne le
,, porta jamais, & que quand Paul fut conver-
„ ti à la foi de Chrift, il n'y avoit encore au*
„ cuns Chrétiens (s) fur la terre. "
Croyez-vous, Monfieur, qu'une controverfe
ainfi traitée fera fort animée &; fort longue, &
qu'une des Parties ne fera pas bientôt réduite au
filence quand l'autre ne voudra point difputer.
Si nos Profélytes font maîtres du pays où
ils vivent , ils établiront une forme de culte
auiTi fimple que leur croyance, & la Religion
qui réfultera de tout cela fera la plus utile aux
hommes par fa fimplicité même. Dégagée da
tout ce qu'ils mettent à la place des vertus, &
n'ayant ni rites fuperftitieux, ni fubtilités dans
la doclrine elle ira toute entière à fon vrai but,
qui efi: la pratique de nos devoirs. Les mots
de dévot & d'orthodoxe y feront fans ufage; I»
monotonie de certains fons articulés n'y fera
pas la piété; il n'y aura d'impies que les me-
<^5) Ce nom leur fut donné quelques années a-
près à Antioche pour la première fois,
16 PREMIERE
ihans, ni de fidelles que les gens de bien.
Cette inftitution une fois faite, tous feront
obligés par les Loix de s'y foumettre, parce
qu'elle n'eft point fondée fur l'autorité des
hommes, qu'elle n'a rien qui ne foit dans l'or-
dre des lumières naturelles, qu'elle ne contient
aucun article qui ne fe rapporte au bien de la
fociété, & qu'elle n'ed mêlée d'aucun dogme
inutile à la morale, d'aucun point de pure fpé-
culation.
Nos Profélytes feront-ils intolérans pour ce-
la? Au contraire, ils feront tolérans par prin-
cipe, ils le feront plus qu'on ne peut l'être
c!ans aucune autre doctrine , puifqu'ils admet-
iront toutes les bonnes Religions qui ne s'ad*
mettent pas entre elles, c'eft - à - dire , toutes
celles qui ayant l'elTenciel qu'elles négligent ,
font l'elTenciel de ce qui ne l'eft point. En
s'attachant, eux, à ce feul cffcncicl , ils laiflc-
ront les autres en faire à leur gré l'accefToire,
pourvu qu'ils ne le rejettent pas: ils les laif-
feront expliquer ce qu'ils n'expliquent point,
décider ce qu'ils ne décident poùit. Ils laifle-
ront à chacun fcs rites, fes formules de foi, fa
croyance: ils diront; admettez avec nous les
principes des devoirs de l'homme & du Citoyen;
du refte, croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant
aux Religions qui font eirenciellement mauvai*
fes, qui portent l'homme à faire le mal, ils nq
LETTRE. î7
les toléreront point; parce que cela même eft
contraire à la véritable tolérance, qui n'a pour
but que la paix du genre humain. Le vrai to-
lérant ne tolère point le crime, il ne tolère au-
ain dogme qui rende les hommes méchans.
Maintenant fuppofons au contraire, que nos
Profélj'tes foient fous la domination d'ai;trui:
comme gens de paix ils feront fournis aux l.oir
de leurs maîtres , même en matière de Reli-
gion , à moins que cette Religion ne fut eiTen-
ciellement mauvaife; car alors, fans outrager
ceux qui la profelTcnt, ils refuferoicnt de la
profefTer. Ils leur diroient; puifque Dieu nous
appelle à la fervitude , nous voulons être de
bons ferviteurs, & vos fentimens nous empê-
cheroient de l'ctrc; nous connoiflbns nos de-
voirs nous les aimons, nous rejettons ce qui
nous en décache; c'eft afin de vous être SJel-
les que nous n'adoptons pas la Loi de l'iniquité.
Mais fi la Religion du pays efl bonne e.i
elle-même, à. que ce qu'elle a de mauvais foit
feulement dans des interprétations particuliè-
res, ou dans des dogmes purement fpéculitifs;
ils s'attacheront à l'eiTcnciel & toléront le refte,
tant par refpect pour les Loix que par amour
pour la paix. Quand ils feront appelle à dé-
clarer cxprefTément leur croyance, ils le fe«
ront, parce qu'il ne faut point mentir; ils di-
ront au bcfoin leur fentiraent ivcc fermeté ,
feS P "R E M I E R E
înême avec force; ils fe d^lfendront par la rai-
fon fî on les attaque. Du refte, ils ne difpu-
teront point contre leurs frères, & fans s'obfti-
i>er à vouloir les convaincre , ils leur rcfteront
unis par la charité, ils affiftcront à leurs aiïera-
blées , ils adopteront leurs formules, & ne fe
croyant pas plus infaillibles qu'eux, ils fe fou-
niettront à l'avis du plus grand nombre, en
ce qui n'intérefle pas leur confcicnce & ne
l€ur paroit pas importer au falut.
Voila le bien, me direz -vous, voj-ons le
Kial. Il fera dit en peu de paroles. Dieu ne
fera plus l'organe de la méchanceté des hoin-
jnes. La Religion ne fervira plus d'inftrument
à la tyrannie des gens d'Eglife & à la vengeance
des ufurpateurs; elle ne fervira plus qu'à ren-
dre les croyans bons & jufles; ce n'ed pas là le
compte de ceux qui les mènent: c'eft pis pour
«ux que fi elle ne fervoit à rien.
Ainfi donc la doftrine en quellion efl: bonne
au genre humain & mauvaife à fes oppreiFeurs.
Dans quelle claffe abfolue la faut-il metu"e? J'ai
dit fidcllcmcnt le pour & le contre ; compa-
lez & choifiiTez.
Tout bien examiné , je crois que vous con*
viendrez de deux chofes ; l'une que ces hom-
mes que je fuppofe fe conduiroicnt en ceci
très conféquemment à la profeflîon de foi du
'Vicaiire; l'autre que cette couduite fcroit noa
L K T T R E. 2#
feulement irréprochable nriis vraiment Chrétien-
ne, & qu'on auroit tort ds refivfer à ces hom-
mes bons & pieux le nom de Chrétiens; puif-
qu'iîs le mériteroient parfaitement par leur con^
daitc , & qu'ils feroient moins oppofés par
leurs fcntimens à beaucoup de fectes qui I*
prennent & à qui on ne Ig difpute pas, que
pfufieurs de ces mêmes fecles ne font oppoféej
entre elles. Ce ne feroient pas, fi l'on veut,
des Chrétiens à la mode de Saint Paul qui étoit
nsture'ilement perfécuteur , & qirTn'avoit pas
entendu Jéfus Chrift lui même; mais ce feroient
des Chrétiens à la mode de Saint Jaques ,
choifi par le maître en perfonne & qui avoit
reçu de fa propre bouche les inftruftions qu'il
nous tranfmet. Tout ce raifonnement eft biea
fimple , mais il me paroit concluant.
Vous me demanderez peut-être comment oîi
peut accorder cette doiflrine avec celle d'un
homme qui dit que l'Evangile eft abfurde «S
pernicieux à la fociété ? En avouant franche-
ment que cet accord me paroit difficile , je
vous demanderai à mon tour où eft cet homme
qui dit que l'Evangile eft abfurde & pernicieui;?
Vos Mcflîeurs m'accufent de l'avoir dit ; ÔC
où? Dans le Contrat Social au Chapitre de 1»
Religion civile. Voici qui eft fingulier! Dani
ce même Livre & dans ce même Chapitre je
penfe av«ir dit précifément le contraire; je
B 3
30 PREMIERE
penfe avoir dit que l'Evangile cft fublime ce
le plus fort lien de la fociété (6). Je ne veux
pas taxer ces Meflîeurs de mcnfonge; mais a-
vouez que deux propofitions û contraires dans
le même Livre & dans le môme Cliapitre doi-
vent faire un tout bien extravagant.
N'y auroit-il point ici quelque nou\'cIle équi-
voque, à la faveur de laquelle on me rendit
plus coupable ou plus fou que je ne fuis ? Ce
mot de Socuté préfente un fens un peu vague :
il y a dans le monde des fociétés de bien des
fortes , & il n'eft pas impcfllble que ce qui
fevt à l'une nuife à l'autre. Voyons : la mc'tho-
de favorite de mes aggrelTeurs eft toujours
d'offrir avec art des idées indéterminées ; conti-
nuons pour toute réponfe à tâcher de les fixer.
Le Chapitre dont je parle cil: dcftiné, com-
me on le voit par le titre, à examiner corn*
ment les inflitutions religieufes peuvent entrer
dans la cojiflitution de l'Etat. Ainfi ce dont
il s'agit ici n'efl point de confidérer les Reli-
gions comme vrayes ou faulfes, ni même com-
me bonnes ou mauvaifes en elles-mêmes, mais
de les confidérer uniquement par leurs rap-
ports aux corps politiques, & comme parties
ce la Lésiflation.
re) Contraet Social L. IV. Chap. 8. p. 310-311.
de l'Edition in - 8.
LETTRE. 31
Dans cette vue, rAnteur fait voir que tou-
tes les anciennes Religions, fans en excepter
la juive, furent nationnales dans leur origine ,
appropriées incorporées à l'Etat, & formant la
bafe ou du moins faifant partie du Syflême lé-
giflatif.
Le Chriftianifme, au contraire, eft dans Ton
principe une Religion univerfelle, qui n'a rien
d'exclufif, rien de local , rien de propre à tel
pays plutôt qu'à tel autre. Son divin Auteur
embraffant également tous les hommes dans fa
charité fans bornes, ell venu lever la barrière
qui féparoit les Nations, & réunir tout le gen-
re humain dans un peuple de frères: car en
toute Nation cdui qui le craint cj* 5"J s'adonne
à la juftice lui ejî agréable (7). Tel cft le véri»
table efprit de l'Evangile.
Ceux donc qui ont voulu faire du Chrifiria-
nlfme une Religion nationnale & ^introduire
comme partie conftitutive dans le fyftème de la
Légiflation, ont fait par là deux fautes, nuifî-
bics, l'une à la Religion, & l'autre à l'Etat. Ils'
Ce font écartés de l'efprit de Jéfus - Chrift dont
le règne n'eft pas de ce monde, & mêlant aux
intérêts terreftres ceux de la Religion, ils ont
louillé -fa pureté céleftc, ils en ont fait l'arme
(7) Aa. X. 35.
J3 4
3î PREMIERE
des Tyrans & rinlliumenc des pèrfccut«urs. lîs
n'ont pas moins bleffé les faines maximes de la
politique, puifqu'au lieu de fimplitier la machi-
ne du Gouvernement, lis l'ont -compofée, ils
lui ont donné des reflbrts étrangers fupcrflus ,
& l'afllijetiiTant à deux mobiles différens, fou-
vent contraires, ils ont caufé les tiraillemens
qu'on fent dans tous les Etats Chrétiens où l'on-
a fait entrer la Religion dans le fyftcme poli-
tique.
Le parfait Chriftianifrae efl l'inflitution fo-
ciale univerfcllc; mais pour montrer qu'il n'cft
point un établilTcment politique & qu'il ne con-
court point aux bonnes inftitiitions particuliè-
res, il falloit ôter les Sophifmes de ceux qui
mêlent la Religion à tout, comme une prife
avec laquelle ils s'emparent de tout. Tous les
établiffemcns humains font fondés fur les paf-
iions humaines & fe confervent par elles: ce
qui "combat & détruit les paflîons n'efl: donc
pas propre à fortifier ces établilTemens. Com-
ment ce qui détache les cœurs de h terre nous
donneroit- il plus d'intérêt pour ce qui s'y fait?
comment ce qui nous occupe uniquement d'u-
ne autre Patrie nous attacheroit- il davantage
à celle-ci ?
Les Religions nationnales font utiles à l'E-
tat comme parties de fa conftitution, cela efl
incontertablc; mais elles font nuifibles au Gen-
re
I, E T T R E. 33
re-hiimain, & môme à l'Etat dans un autre fens;
j'-ai montré comment & pourquoi.
Le Chriflianirme, au contraire, rendant les
hommes juftes modérés amis de la paix, eft
tïès avantageux à la fociété générale; mais il
énerve la force du reflbrt politique, il compli-
que les mouvemens de la machine, il rompe
l'unité du corps moral , & ne lui étant pas aflez-
approprié il faut qu'il dégénère ou qu'il demeu.»
re une pièce étrangère & embarraffante.
Voila donc un préjudice & des inconvéniens'
des deux côtés relativement au corps j oll:iquQy
Cependant il importe que l'Etat ne foit pas fans
Religion, & cela importe par des raifons gra-
ves, fur lefquelles j'ai par tout fortement m-
fillé : mais il vaudroit mieux encore n'en, point'
avoir , que d'en avoir une barbare & perfécu-
tante qui, tyrannifant les Loix mêmes, con-
traricroit les devoirs du Citoyen. On diroit
que tout ce qui s'eft paiTé dans Genève à mon
égard n'ed fait que pour établir ce Chapitre en'
exemple, pour prouver par ma propre hiftoire
que j'ai très bien raifonné.
Que doit faire un fage Légiflateur dans cette
alternative? De deux chofes l'une. La premiè-
re, d'établir une Religion purement civile, dans
laquelle renfermant les dogmes fondamentaux
de toute bonne Religion , tous les dogmes vrai-
meru utiles à. la fociété, foit univerfelle foit
B i
54 PREMIERE
particulière, il omette tous les entres qui peu-
vent importer à la foi, mais nullement au bien
terreftre, unique objet de la Légiflation : car
comment le myftère de la Trinité, par exem-
ple, peut- il concourir à la bonne conilitution
de l'Etat, en quoi Tes membres feront-ils meil-
leurs Citoyens quand ils auront rejette le méri-
te des bonnes ce-uvrcs , & que fait au lien de
}a fociété civile le dogme du péché originel?
Bien q.ie le vrai Chriflianifme foit une inftitu.
tion de paix, qui ne voit que le Chriftianifme
dogmatique ou théologique eft, par la multitu-
de & l'obfcurité de fcs dogmes, fur -tout par
l'obligation de les admettre, un champ de ba-
taille toujours ouvert entre les hommes, & ce-
la fans qu'à force d'interprétations & de déci-
fions on puiiTe prévenir de nouvelles difpurcs
fur les décifions mêmes?
L'autre expédient eft de laifler le Chriftia-
jiifme tel qu'U eft dans fon véritable efprit, li-
bre, dégngé de tout lien de chair, fans autre
obligation que celle de la confcience, fans au-
tre gêne dans les dogmes que les mœurs & les
Loix. La Religion Chrétienne eft, par la pu-
reté de fa morale, toujours bonne & faine dans
l'Etat , pourvu qu'on n'en falTe pas une partie
de fa conftitution , pourvu qu'elle y foit admife
uniquement comme Religion, fentiment, opi-
aiou, croyance; mais comme Loi politique,
lettre: ss
k Chrillianifme dogmatique eft un mauvais éta-
bliffement.
Telle eft , Monfieur , la plus forte confé-
quence qu'on puifTe tirer de ce Chapitre, où,
bien loin de taxer le pur Evangile (8) d'être
pernicieux à la fociété , je le trouve , en quel-
que forte, trop fociabîe, embraffant trop tout
le genre humain pour une Légiflation qui doit
être exclufive; infpirant l'humanité plutôt que
le patriotifme, & tendant à former des hommes
plutôt que des Citoyens (9). Si je me fuis
trompé j'ai fait une erreur en politique, mais
où eft mon impiété?
La fcicnce du faUit & celle du Gouverne-
ment font très différentes ; vouloir que la pre-
mière embraffe tout eft un fanatifme de petit
efprit; c'eft penfer comme les Alchymiftes, qui
(8^ Lettres écrites de la Camppgne p. 30.
(9} C'eft merveille de voir l'afTortimerjt de beaux
fentimens qu'on va nous entalTantdans les Livres :'
H ne faut pour cela que des mots, & les vertus
en papier ne coûtent gueres; mais elles ne s'a-
gencent pas tout- à - fait ainfi dans le cœur de l'hom-
me, & il y a loin des peintures aux réalités. Le
pntriotifmc & Thunianité font, par exemple, deux-
vertus incompatibles dans leur énergie, & furtout
chez un peuple entier. Le Légiflateur qui les vou-
dra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre: cet
accord ne s'cft jamais vu; il ne fe verra jamais.,
parce qu'il eft contraire à la nature, 6: qu'on, ne
peut donner dgyx objets à la même paffion.
£ 6
35 PREMIERE
dans l'art de faire de Tor voyent auflî la méde-
cine univerfelle , ou comme les Mahométans
qui prétendent trouver toutes les fciences dans
l'Alcoran, La doftrine de l'Evangile n'a qu'un
objet; c'cft d'appeller & fauver tous les hom-
mes; leur liberté, leur bien ctre ici-bas n'y en-
tre pour rien , Jéfus l'a dit mille fois. Mêler
à cet objet des vues terrcftres, c'eft altérer fa
limplicité fublime, c'eft fouiller fa fainteté par
des intérêts humains : c'eft cela qui efl vraiment
une impiété.
Ces diftinftions font de tous tems établies.
On ne les a confondues que pour moi feul. ]L\i
étant des Inftitutions nationnales la Religion
Chrétienne , je l'établis la meilleure pour le
genre humair, L'Auteur de l'Efprit des Loix a
fait plus ; il a dit que la mufulmane étoit \a
meilleure pour les contrées afiatiques. Il rai-
fonnoit en politique, & moi auflî. Dans quel
pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à
l'Auteur, mais au Livre (lo). Pourquoi donc
fuis -je coupable, ou pourquoi ncl'étoit-il pas?
Voila, Monfieur, comment par des extraits
(lo) ïl eft bon de remarquer que le Livre de
l'Efprit des Loix fut imprimé pour là première fois
à Genève , fans que les Scliolaïques y trouvalTenc
wen à reprendre, & que es fut im Paftcur qui coï.-
içea l'Edition..
L E- T T R ir, ^
fîdelles nn critique équitable parvient à connoî-
tre les vrais fentimens d'un Auteur & le deffeitr
dnns lequel il a compofé fon Livre. Qu'on exa-^
mine tous les miens par cette méthode, je ne
crains point les jugemens que tout honnêtC'
homme en pourra porter. Mais ce n'efl: pas ain-
fi que ces Mcffieurs s'y prennent, ils n'ont gar-
^ de, ils n'y trouveroient pas ce qu'ils cherchent.
Dans le projet de me rendre coupable à tout-
prix, ils écartent le vrai but de l'ouvrage; il»
lui donnent pour but chaque erreur chaque né-
g'iigence échapée à l'Auteur, & fi par hazard i^
laiiTe un paflage équivoque , ils ne manquent
pas de l'interpréter dans le fens qui n'efl pas lé
fren. Sur un grand champ couvert d'une moif-
fon fertile, ils vont triant avec foin quelques
inauvaifes plantes , pour accufer celui qui l'a fe*
mé d'être un empoifonncur.
Mes propofitions ne pouvoient faire aucun
mal à leur place; elles étoient vraies utiles hon-
nêtes dans le fens que je leur donnois. Ce font
leurs falfincations leurs fubrcptions, leurs inter-
prétations fraiiduleufes qui les rendent punifis-
bh^s : II faut les brûler dans leurs Livres, ôc le*
couronner dans les miens.
Combien de fois les Auteurs diffamés & le
public indigné n'ontils pas réclamé contre cette
manière odieufe de déchiqueter un ouvrage ,
<Ecii défigurer toutes les parties, d'en juger fur
S 7
05 PREMIERE
des lambeaux enlevés ça & là au choix d'un ac-
cufateur infidelle qui produit le mal lui-même^
en Te détachant du bien qui le corrige & l'expli-
que, en détorquant par tout le vrai fens? Qu'on
juge la Bruyère ou la Rochefoucault fur des
maximes ifolées, à la bonne heure; encore fe-
ra- 1- il Julie de comparer & de compter. Maij
dans un Livre de raifonncment , combien de
fens divers ne peut pas avoir la même propor-
tion félon la manière dont l'Auteur l'employé &
dont il la fait envifager ? 11 n'y a peut-être pas
une de celles qu'on m'impute à laquelle au lieu
où je l'ai mife la page qui précède ou celle qui
fuit ne ferve de réponfe, & que je n'ayc prife
en un fens différent de celui que lui donnent
mes accufateurs. Vous verrez avant la fin de
ces Lettres des preuves de cela qui vous fur-
prendront.
Mais qu'il y ait des propofitions faufTes, répré-
henfibles, blâmables en elles-mêmes, cela fuffit-
il pour rendre un Livre pernicieux? Un bon Li-
vre n'eft pas celui qui ne contient rien de mau-
vais ou rien qu'on puiile interpréter en mal; au-
trement il n'y auioit point de bons Livres : mais
un bon Livre eft celui qui contient plus de bon-
nes chofes que de mauvaifes, un bon Livre eft
celui dont l'eiFet total eft de mener au bien, mal-
gré le mal qui peut s'y trouver. Eh! que feroit-
te, mon Dieu! fi dans un, grand ouvrage plein de
L E T T R E; S^
rérités utiles , de leçons d'humanité de piété
de vertu , 11 étoit permis d'aller cherchant avec
une maligne exactitude toutes les erreurs, tou-
tes les propofitions équivoques fufpefles ou
inconfidérées , toutes les inconféquences qui
peuvent échaper dans le détail à un Auteur
furchargé de fa matière , accablé des nombreu»
fes idées qu'elle lui fuggerc , diftrait des unes
par les autres, & qui peut à peine affembler
dans fa tête toutes les parties de fon vafle
plan? S'il étoit permis de faire un amas de tou-
tes fes fautes, de les aggraver les unes par les
autres , en rapprochant ce qui eft épars, en liant
ce. qui cil ifolé; puis, taifant la multitude de
chofes bonnes & louables qui les démentent
qui les expliquent, qui les rachettent, qui mon-
trent le vrai but de l'Auteur, de donner cet af-
freux recueil pour celui de fes principes , d'a-
vancer que c'eft-là le réfumé de fes vrais fcn-
timens, & de le juger fur un pareil extrait?
Dans quel défert faudroit-il fuir, dans quel an-
tre faudroit- il fe cacher pour échaper aux pour-
fuites de pareils hommes , qui fous l'apptirencc
du mal puniroicnt le bien, qui compteroienc
pour rien le cœur les intentions , la droiture
par tout évidente, & traiteroient la faute la
plus légère & la plus involontaire comme le cri-
me d'un fcélérat? Y a-t-il un feul Livre au
monde, quelque vrai, quelque bon, quelque
4» FREMI E R. E
excellent quMl puiiïe être qui pat échaperàcette
infâme inquifition? Non, Monfieiir, il n'y eî>
j .pas un, pas un feul, non pas l'Evangile mê-
me : car le mal qui n'y feroit pas ils fauroienc
l'y. mettre par leurs extraits infidelles, par leurs
fauŒes interprétations.
Nous vous déferons, ofcroient- ils dire, uit
Livre Jcandaleux , téméraire, impie j dont la me^
raîe-ejl d enrichir le rich: £? de dépouiller le patl-
vre (a) , d'appren-dre aux enfàns à rénier leur me-
re ^ leurs frères (&) , de s'empr,rer fans fcrupulo
du. bien d'autrui (c) , de ninjîruire point les mé'
chans, de peur qu'ils ne fe corrigent ^ qu'ils nî-
fuient pardonnes (d) , de haïr père , mère , feiri'
me , cnfans , tous fes proches (e) ; un Ligjre oit
l'on foufflti par tout le feu de la difcorde (f) , oià
l'on fe vante d'armer le fils contre le père (g) , les-
parens l'un contre l'autre (i), les domejîiques con-
tre leurs maîtres (») ,* où Von approuve la violation.-
des Lù'ix (k')y oii l'en impofe en devoir la perfécu-
(û) Matih. XIII. 12.. Luc. XIX. 2(5.
(h) Matth. XII. 48. Marc. III. 33.
(c) Marc. Xî. 2. Luc. XIX. 30.
(d) Marc. IV. 12. Jean XII, 40.
(e) Luc. XIV. 26.
(f) Matth. X. 3.1. Luc. XII. 51. 5a.-
(g) Matth. X. 35. Luc. XII. 53-
(h) l'oid.
(i) Matth. X. 36.
(Ik) Matù. ^^ 2. & Coqçir-
LETTRE.. 4>
im (/}; eîi pour porter lis peuples au hrigojidage
V fait du bonheur éternel le prix de la fores ^
la conquête des hommes violens (in).
Figurez vous une ame infernale anaî'/fant
ainfi tout l'Evangile , formant de cette calonr-
nfeufe analyfe fous le nom de ProfeJJion de foi
èvang'Hîque un Ecrit qui feroit horreur, & les
dévots PhariHens prônant cet Ecrit d'un air de
triomphe comme l'abrégé des leçons de Jéfus-
Chrift. Voila pourtant jufqu'où' peut- mener cet-
te indigne méthode. Quiconque aura lu mes Li-
vres & lira lés imputations de ceux qui m'accu-
fdnt, qui me jugent, qui me condannent, qui
me pourfuivent, verra que c'cfl ainfi ^ue tous
m'ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que cc:; McfTîcurs
ne m'ont pas jugé félon la raifon; j'ai mainte-
nant à vous prouver qu'ils ne m'ont pas jugé fi-
lon les Loix ; mais !ai:Tez-moi reprendre un in-
ftant haleine. A quels triftes effais me vois -je
réduit à mon âge? Devois je apprendre fi tard
à faiie mon apologie? Etoit-ce la peine de com-
mencer?
(0 Luc. XIV. 23.
(wO Match. XI, 12.
^
4a SECONDE
SECONDE LETTRE.
J'ai fiippofé , Monfieur , dans ma précédente
Letcre que j'avois commis en effet contre la foi
les erreurs dont on m'accufe, & j'ai fait voir
que ces erreurs n'étant point nuifibles à la fo-
ciété n'étoient pas punilTables devant la juilice
humaine. Dieu s'eft réfervé fa propre défenfe,
& le châtiment des fautes qui n'ofFenfent que
lui. C'cft un facriiege à des hommes de fe faire
les vengeurs de la divinité, comme fi leur pro-
tection lui étoit néccffaire. Les Magiflrats les
llois n'ont aucune autorité fur les âmes , &
pourvu qu'on foit fidelle aux Loix de la focié-
té dans ce monde , ce n'eil point à eux de fe
iiiiler de ce qu'on deviendra dans l'autre, où
ils n'ont aucune infpcction. Si l'on perdoit ce
principe de vue, les Loix faites pcrnr le bon-
heur du genre humajn en feroient bientôt le
tourment, & fous leur inquifition terrible, les
hommes, jugés par leur foi plus que par leurs
œuvres, feroient tous à la merci de quiconque
voudroit les opprimer.
Si les Loix n'ont nulle autorité fur les fenti-
mens des hommes en ce qui tient uniquement
à la Religion, elles n'en ont point non plus en
cette partie fur les écrits où l'on manifcHe ces
LETTRE. 43
fentimens. Si les Auteurs de ces Ecrits font pu-
iiifTables, ce n'cù jamais prccifément pour avoir
enfeigné l'erreur, puifquc la Loi ni fes mini-
ères ne jugent pas de ce qui n'tft précifcment
qu'une erreur. L'Auteur des Lettres écrites de
la Camprrgne paroit convenir de ce principe
(n). Peut-être même en accordant que la Politi-
que ^ la Philcfopbie fourrant foutenir Ici liberté
de tout écrire, le poulleroit-il trop loin (o). Ce
n'eft pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos Meflîeurs & lui
tournent la chofe pour autorifer le jugement
rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me
jugent moins comme Chrétien que comme Ci-
toyen; ils me regardent moins comme impie en-
vers Dieu que comme rebelle aux Loix ; ils
voyent moins en moi le péché que le crime, &
J'héréfie que h defobéiiTance. J'ai, félon eux,
attaqué la Religion de l'Etat; j'ai donc encouru
la peine portée par la Loi contre ceux qui l'at-
taquent. Voila, je crois, le fens de ce qu'ils
ont dit d'intelligible pour juftifier leur procédé.-
Je ne vois à cela que trois petites difficultés»
(/j> v/ cet égard, dit-il page 22, je retrouve af-
Jez mes maximes dans celles dés répréjentations ; & pa-
ge 29, il regarde comme incontejlahle que perjonnc
ne peut être poutfuivi pour fes idées jur la Religkn,
(û) Page ao.'
4
44 SECONDE
La première, de favoir quelle cft cette Zlrli-
gion de l'Etat; la féconde, de Diontrcr com-
tnent je l'ai attaquée; la troifieme, de trouver
cette Loi félon laquelle j'ai été }ugé.
Qu'efl-ce qus la Religion- de l'Etat ? C'eft la
. fainte Pvjformatlon évangélique. Voila fans
contredit des mots bien fonnans. Mais qu'clT: es
à Genève aujourd'hui que la fainte Réforma^
tion évangélique? Le fauricz- vous, Monfieur,
par hazard ? En ce cas je vous en félicite*
Quant à moi, je l'ignore. • J'avois cru le favoir
ci-devant; niai^ je me tvompois ainfi que bien
d'autres, plus favans que moi fur tout autre
point, & non moins ignorans fur celui-là.
Quand les Réformateurs fe détachèrent de
l'Eglifc Romaine ils l'accuferent d'erreur ; &
pour corriger cette erreur dans fa fource , ils
donnèrent à l'Ecriture un autre fens que celui
que l'Eglife lui donnoit. On leur demanda de
quelle autorité ils s'écartoient ainfi de ir doc-
trine reçue? Ils dirent que c'étoit de leur au-
torité propre, de celle de leur raifon. Ils di-
rent que le fens de la Bible étant intelligible &
clair à tous les hommes en ce qui étoit du fa*
lut, chacim étoit juge compétent de la doctri-
ne, & pouvoit interpréter la Bible, qui en eft
la règle , félon fon efprit particulier; quetout-
s'accorderoient ainfi fur les chofes e Ten ci elles ,..
& que celles fur IcfqucIIes IFs nepaurroient s'ac-
corder ne l'étolcnt point.
•L E T T H E. 45
Voila donc l'cfprit particulier établi pour
unique interprète de l'Ecriture; voila l'autorité
de l'Eglife rejettce ; voila chacun mis pour la
doctrine fous fa propre jurifdiclion. Tels font
les deux points fondamentaux de la Réforme: il»
leconnoître la Bible pour règle de fa croyance, 'mP
& n'admettre d'autre interprète du fens de la 1
Bible que foi. Ces deux points combinés for-
ment le principe fur lequel les Chrétiens Ré-
formés fe font féparés de l'Eglife Romaine, &
ils ne pouvojent moins faire fans tomber en
contradiclion; car quelle autorité interprétative
auroientils pu fe réferver, après avoir rejette
celle du corps de l'Eglife?
Mais, dira- 1- on, comment fur un tel princi-
pe les Réformés ont- ils pu fe réunir ? Com-
ment voulant avoir chacun leur façon de pen-
Cer ont-ils fait corps contre l'Eglife Catholique?
Ils le dévoient faire : ils fe réuniiroient en ceci ,
que tous reconnoilloient chacun d'eux comrne
JMge compétent pour lui-même. Ils toléroient i
& ils dévoient tolérer toutes les interprétations IM,
hors une.., favoir celle qui ôte la liberté des 1 j
interprétations. Or cette unique interprétation
qu'ils rejettoient étoit celle des Catholiques. Ile
dévoient donc profcrire de concert Rome feu-
le, qui les profcrivoit également tous. La di-
verllté môme de leurs façons de penfcr fur tout
le relie étoit le lien commun qui les unilloit.
r.
H
46 SECONDE
C'étoient autant de petits Etats liguôs contre
une grande PailTince, & dont la confédération
générale n'ôtoit rien à l'indépendance de chacun.
Voila comment la Réformation évangélique
s'eO: établie, & voila comment elie doit fe con-
forver. 11 efl: bien vrai que la doclrine du plus
grand nombre peut être propofée à tous, com-
me la plus probable ou la plus autorifée. Le
Souverain peut même la rédiger en formule &
la prefcrire à ceux qu'il charge d'enfcigner ,
parce qu'il faut quelque ordre quelque règle
dans les inftruclions publiques, & qu'au fond
l'on ne gcne en ceci la liberté de perfonne,
puifque nul n'efl: forcé d'enfeigner malgré lui ;
mais il ne s'enfuit pas de - là que les par-
ticuliers foient obligés d'admettre précifément
ces interprétations qu'on leur donne »S: cette
doclrine qu'on leur en feigne. Cliacun en de-
meure feul juge pour lui-même , & ne recon-
noit en cela d'autre autorité que la fiennc pro-
pre. Les bonnes inftructions doivent moins fi-
xer le choix que nous devons faire que nous
mettre en état de bien choifir. Tel efl le véri-
table efprit de la Réformation ; tel en cft le
vrai fondement. La raifon particulière y pro-
nonce, en tirant la foi de la règle commune
qu'elle établit, favoir l'Evangile; & il cft tel-
lement de relTcnce de la raifon d'être libre,
que quand elle voudroit s'allervir à l'autorité.
Lettre. 4?
cela ne dépendroit pas d'elle. Portez la moin-
dre atteinte à ce principe, & tout l'évangéliC-
me croule à l'inflant. Qu'on me prouve aujour-
d'hui qu'eia matière de foi je fuis obligé de
me fouraettre auK décidons de quelqu'un , dès
demain je me fais Catholique , & tout homme
conféquent & vrai fera comme moi.
Or la libre interprétation de l'Ecriture em-
porte non feulement le droit d'en expliquer
les paffages, chacun félon fon fens particulier,
mais celui de refler dans le doute fur ceux
qu'on trouve douteux , & celui de ne pas
comprendre ceux qu'on trouve incompréhenfi-
bles. Voila le droit de chaque fidelle, droit
fur lequel ni les Paftcurs ni les Magiftrats n'ont
rien à voir. Pourvu qu'on refpedc toute la Bi-
ble & qu'on s'accorde fur les points capitaux,
on vit félon la Réformation évangélique. Le
ferment des Bourgeois de Genève n'emporte
rien de plus que cela.
Or je vois déjà vos Dofteurs triompher fur
ces points capitaux, Ce prétendre que je m'en
écarte. Doucement, Meflîeurs , de grâce,- ce
n'eft pas encore de moi qu'il s'agit , c'eft de
vous. Sachons d'abord quels font, félon vous,
ces points capitaux, fâchons quel droit vous
avez de me contraindre à les voir où ie ne les
vois pas, & où peut-être vous ne les voyez
pas vous- mûmes. N'oiibliçz point, s'il vous
41 SECONDE
plait, que me donner vos déci fions pour loijc,
'c'efl: vous écarter de la faiiite Réformattoj é-
vangilique , c'clt en ébrarder les vraià [or.ce-
.mens; c'eft vous qui par la Loi méritez puni-
ULon.
Soit que Ton confidere Tétat politique de
votre République lonque la Réformation fut
inftituée, foit que l'on pefc les termes de vos
anciens Edits par rapport à la Religion qu'ils
prefcriveut , on voit que la Réformation eft
par tout mifc en oppofuion avec l'Eglife Ro-
maine, & que les Loix n'ont pour objet que
d'abjurer les principes & le cuUe de celle- ci ,
deftruclifs de la liberté dans cous les fens.
Dans cette poficion particulière l'Etat n'exi-
ftoit, pour ainfi dire, que par la réparation des
deux Eglifes, & la République étoit anéantie 11
le Papifme reprenoit le deiTus. Ainfi la Loi qui
fixoit le culte évangélique n'y confideroit que
l'abolition du culte Romain, C'efl: ce qu'attef-
tejît les invectives , même indécentes , qu'on
voit contre colui-ci dans vos premières Oidon-
nances , & qu'on a fagemtnt retranchées dans
la fuite., quand le même dan^r nexiftoit plus;
C'efl; ce qu'attefl:e aufîî le ferment du Confiftoi-
re , lequel coniîfle uniquement à empêcher tou'
tes idolâtries, blaf[>bèmes , dijjolutions , ^ autres
cbcfes cmtrevenaiitci à l'bonneur'de Dieu ^ à la
Réformation dt l'Evangile, Tels font les termes
de
L E T T R X. 49
de l'Ordonnance palTée en 1562. Dans h revue
de lu même Ordonnance en 1576 on mit à la
tête du ferment:, de veiller fur tous fcandales (j>):
ce qui montre que dans la première formule du
ferment on n'avoit pour objet que la féparation
de TEglife Rouiaine; dans la fuite on pourvut
encore à la police: cela eil naturel quand uir
établiffement commence à prendre de la confif-
tance: Mais entin dans l'une & dans l'autre le-
çon, ni dans aucun ferment de Magiftrats, de
Bourgeois, de Miniftres , il n'eft queftion ni
d'erreur ni d'héréfie. Loin que ce fut là l'objet
de la Réformation ni des Loix, c'eût été fe met-
tre en contradifliion avec foi -même. Ainfi vos
Edits n'ont fixé fous ce mot de Réformaticn que
les points controverfés avec l'Eglife Romaine.
Je fais que votre hiftoire & celle en général
de h Réforme eft pleine de ftiits qui montrent
une inquifition très févere, & que, de perfé-
cutés les Réformateurs devinrent bientôt perfé-
cjteurs : mais ce contrafte , fi choquant dans
toute l'hiftoire du Chriftianifme, ne prouve au-
tre chofe dans la vôtre que l'inconféquence des
hommes & l'empire des pafllons fur la raifon.
A force de difputer contre le Clergé Catholi-
que, le Clergé Proteftant prit l'efprit difputeur
& pointilleux. Il vouloit tout décider, tout
(P) Ordon. Ecdef. Tit. III. Art. LXXV.
C
-^
50 SECONDE
r.'gler, prononcer fur tout: chacun propofoit
niudcfteraent fon fcntiment pour Loi fuprôrae à
touj ies autres; ce n'étoit pas le moyen de vi-
. vre en paix. Calvin, fans doute, ctoit un- grand
I homme; mais enfin c'ctoit un homme, & qui
y pis eft, un Théologien: il avoit d'ailleurs tout
l'orgueil du génie qui fent fa fupériorité, & qui
s-'indigne qu'on la lui difpute: la plupart de fes
collègues ctoient dans le même cas; tous en ce
la d'autant plus coupables qu'ils étoient plus
inconféqu-ens.
Auffi -quelle prife n'ont-ils pas donnée en ce
point aux Catholiques, & quelle pitié n'cft-ce
pas de voir dans leurs défenfes ces favans hom-
mes, ces efprits éclairés qui raifonnoicnt fi bie»
fur tout autre article, déraifonner fi foteraent
fur celui-là ? Ces contradictions ne prouvoicnt
cepcnJnnt autre chofe, fmon qu'ils fui voient
bien plus leurs paffions que leurs principes.
Leur dure orthodoxie ctoit elle-môme une hé-
1 réfie. C'étoit bien là l'efprit des Réformateurs ,
^ mais ce n'étoit pas celui de la Réformation.
La Religion Protcflante eft tolérante par
principe, elle efl: tolérante effenciellement, el-
le l'eft autant qu'il eft poffible de l'être, puif-
que le feul dogme qu'elle ne tolère pas eft ce-
lui de l'intolérance. Voila l'infurmontable bar-
rière qui nous féparc des Catholiques & qui rcu-
Hic les autres communions entre elles ; chacune
LETTRE. 51.
regarde bien les autres comme étant dans Ter-
reur; mais nulle ne regarde ou ne doit regar-
der cette erreur comme un obilacle au falut (ï).
Les Réformés de nos jours, du moins les
Minières , ne connoillcnt ou n'aiment plus leur
Religion. S'ils l'avoient connue & aimée, à la 1
publication de mon Livre ils auroient poulTé de j|.
concert un cri de joye , ils fe feroient tousunis
avec moi qui n'attraruois que leurs adverfaires;
mais ils aiment mieux abandonner leur propre i^
caufe que de foutenir la mienne : avec leur ton
rifiblemeut arrogant, avec leur rage de chicanne f|
& d'intolérance, ils ne favent plus ce qu'ils cro- |'
yent ni ce qu'ils veulent ni ce qu'ils difent. Je
ne les vois plus que comme de mauvais valets il^
des Prêtres , qui les fervent moins par amour p'
pour eux que par haine contre moi. (j-) Quand
ils auront bien difputé, bien chamaillé, bie»
ergoté, bien prononcé; tout au fort de leur
petit triomphe, le Clergé Romain, qui mainte-
(?) Il efi: aiïez fuperflu, je crois, d'avertir que
j'excepte ici mon Paileur,&, ceux qui, fur ce point,
penfent comme lui,
■ - (f) De toutes les Se6tes du Chriflianiûne la Lu-
thérienne me paroit la plus incouféquente. Elle a
réuni comme à plaifir contre elle feule toutes le%
obje<îlioiis qu'elles fe font l'une à l'autre. Elle cit"
en par'.iculier intolérante comme l'Eglifti Romaine;
mais le grand argument de celle-ci lui maiique rel-
ie Cil; intolérante fans favoir pourquoi.
C 2
S2 S "E € O N D E
nant rit & les laiffe faire, viendra les chaffer
armé d'argumens ad boniimm fans réplique, &
les battant de leurs propres armes, il leur dira:
/ cela va bien; mais à préfent ôtezvous de là, mé-
.chans intrus que vous êtes; vous ji'avez travaillé
* que pour nous. Je reviens à mon fujet.
L'Eglife de Genève n'a donc & ne doit avoir
comme Réformée aucune profeflion de foi pré-
cife, articulée, & commune à tous fes mem-
. bres. Si l'on vonloit en avoir une, en cela mâ-
.|' me on blcfferoit la liberté évangélique, on re-
■ « nonceroit au principe de la Réformation , on
''violeroit la Loi de l'Etat. Toutes les Eglifes
Proteftantes qui ont dreffé des formules de pro-
feffion de foi, tous les Synodes qui ont déter-
miné des points de doftrine, n'ont voulu que
prefcrire aux Pafteurs celle qu'ils dévoient cn-
feigner , & cela étoit bon & convenable. Mais
fi ces Eglifes & ces Synodes ont prétendu faire
plus par ces formules, & prefcrire aux fidelles
, ce qu'ils dévoient croire; alors par de telles dé-
'^i cifions ces afTemblées n'ont prouvé autre chofe,
' fmon qu'elles ignoroient leur propre Religion.
L'Eglife de Genève paroiffbit depuis long-
tems s'écarter moins que les autres du véritable
efprit du Chriftianifme, &. c'eft fur cette trom-
peufe apparence que j'honorai fes Pafteurs d'é-
loges dont je les croyois dignes; car mon in-
tention n'étoit afluréinent pas d'abufer le pu-
L E T T R E.. 5^.3'
blic. Mais qui peut voir aujourd'hui ces mê-
mes Miniftres , jadis fi coulans & devenus tout
à coup fi rigides, chicaner fur l'orthodoxie d'un
Laïque & laiffer la leur dans une fi fcandaleufe
incertitude? On leur demande fi Jéfiis- Chrift
ell Dieu, ils n'ofent répondre: on leur deman-
de quels myflieves ils admettent, ils n'ofent ré-
pondre. Sur quoi donc répondront-ils, & quels
feront les articles fondamentaux, différens des
miens, fur lefquels ils veulent qu'on fe décide,
fi. ceux-là n'y font pas compris?
Un Philofophe jette fur eux un coup d'oeil
rapide; il les pénètre, il les voit Ariens, Soci-
niens; il le- dit, & penfe leur faire honneur:
mais il ne voit pas qu'il expofe leur intérêt
temporel; la feule chofe qui généralement dé
cide ici-bas de la foi des hommes.
Auflî-tôt allarmés , efi'rayés , ils s'afiTemblent»
ils difcutent, ils s'agitent, ils ne favent à quel
faint fe vouer; & après force confultations (j),
délibérations, conférences, le tout aboutit à
un amphigouri où Ton ne dit ni oui ni non , &
auquel il eft aufil peu poffible de rien compren-
dre qu'aux deux plaidoyés de Rabelais (t). La
(s) Oiiand on cjl bien décide fur ce qu'on croit, di"
foit à ce fujct un Journalifiie , une profejjion de fi»
doit être bientôt faite.
(t) Il y auroit peut-être eu quelque embarras â
s'expliquer plus clairement fans être obligés de fo
rctra<:;ier fur certaines chofos.
C 3
54 SECONDE
do6lrinc orthodoxe n'eft-elle pas bien claire, &
ne la voib.-t-il pas en de ftires mains?
Cependant parce qu'un d'entre eux compilant
force plaifanteries fcholafliques auffi bénignes
qu'élégantes, pour juger mon Chriftianifme ne
craint pas d'abjurer le {îen ; tout charmés du fa-
voir de leur confrère, & furtout de fa logique,
ils avouent fon dofte ouvrage, & l'en remercient
par une députation. Ce font, en vérité, de fin-
guliercs gens que Meffieurs vos Miniftres ! on
ne fait ni co qu'ils croycnc ni ce qu'ils ne cro-
yent pas ; on ne fait pas mcme ce qu'ils font
femblant de croire : leur feule manière d'é-
tablir Icur^ foi tù. d'attaquer celle des autres ;
ils font comme les Jéfuites qui, dit -on, for-
çoient tout le monde à figner la conftitution
fans vouloir la figner eux-mêmes. Au lieu de
s'expliquer fur la doctrine qu'on leur impu»
te ils penfent donner le change aux autres E-
glifes en cherchant querelle à leur propre dé-
f enftur ; ils veuknt prouver par leur ingratitu-
de qu'ils n'avoient pas befoin de mes foins, &
croyent fe montrer aifez orthodoxes en fe mon-
trant perfccuteurs.
De tout ceci je concluds qu'il n'efl pas aifé
de dire en quoi confiftc à Genève aujourd'hui
la fainte Réformation. Tout ce qu'on peut a-
vanccr de certain fur cet article cfl:, qu'elle doit
confifter principalement à rejetter les points
LETTRE. 55
conteftés à l'Eglife Romaine par les premiers
Réformateurs , & fiutout par Calvin. C'cft-là
i'efprit de votre inftitution; c'cfl: par là que
vous êtes un peuple libre , & c'cfl: par ce côté
feul que la Religion fait chez vous partie de la
Loi de l'Etat.
De cette première queftion Je pafle à la fé-
conde, & je dis; dans un Livre où la vérité l'u-
tilité la néceffité de la Religion en général eft
établie avec la plus grande force, où, fans don-
ner aucune exclufîon Qi) , l'Auteur préfère la
Religion Chrétienne à tout autre culte, & la
Réformation évangélique à toute autre fecte,
comment fe peut-il qiîe cette même Réforma-
tion, foit attaquée? Cela paroit difficile à con-
cevoir. Voyons cependant.
J'ai prouvé ci-devant en général & je pro.i-
verai plus en tiétail ci-après qu'il n'efl: pas vrai
que le Chrifliianifme foit attaqué dans mon Li-
vre. Or lorfque les principes communs ne font
pas attaqués on ne peut attaquer en particu-
lier aucune fecte que de deux manières ; favoir,
indirectement en foutenant les dogmes diflinc-
tifs de fcs adverfaires, ou directement en at-
taquant les ficns.
(m) J'exhorte tout lefteur équitable à relire &
pefer dans l'Emile ce qui fuit immédiatement la
profefllon de foi du Vicaire, & où je reprends la
paroiç.
C 4
55 SECONDE
Mais comment aurois-je foutcnu les dogmes
diftinclifs des Cat oHqucs, puifqu'au contraire
ce font les feuls que j'ayc attaqués, & puifquc
c'efl: cette attaque mCme qui a foulevé contre
moi le parti Catholique, fans lequel il eft fur
que les Protcllans n'auroient rien dit? Voila,
je l'avoue, une des chofes les plus étranges
dont on ait jamais ouï parler, mais elle n'en
cfl: pas moins vraie. Je fuis confeffeur de la foi
proteftante à Paris , & c'cil: pour cela que je le
fuis encore h Genève.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes drf-
tinftifs des Proteftans , puifqu'au contraire ce
font ceux que j'ai foutenus avec le plus de for-
ce, puifque je n'ai celTc d'infifter fur l'autori-
té de la raifon en matière de foi, fur la li-
bre interprétation des Ecritures , fur la toléran-
ce évangélique, & fur robéiffancc aux Loix,
^ même en matière de culte; tous dogmes difhinc-
tifs & radicaux de l'Eglife Réformée, & fans
lefquels, loin d'être folidement établie, elle ne
pourroit pas même exifter.
Il y a plus; voyez qu'elle force la forme
même de l'Ouvrage ajoute aux avgumens en fa-
veur des Réformés. C'eft un Prêtre Catholi-
que qui parle , & ce Prêtre n'eft ni un impie
ni un libertin: C'efl un homme croyant Sl pieux,
plein de candeur, de droiture, & malgré fes
difficultés fes objeflions fes doutes , nourriffant
an
LETTRE. 57
lU fond de fon cœur le plus vrai refped pour
le culte qu'il profeiTe; un homme qui, dans
les épanchemens les plus intimes déclare qu'ap-
pelle dans ce culte au fcrvice de l'P'glife il y
remplit avec toute l'exaétitude polîîble les foins
qui lui font prefcrits , que fa confcience lui rc-
procheroit d'y manquer volontairement dans la.
moindre chofe , que dans le myftere qui choque
le plus fa raifon, il fe recueille au moment de
la confécration pour la faire avec toutes les
d-ifpofitions qu'exigent l'Eglife & la grandeur da
facrement, qu'il prononce avec refpefl les mots
facramentaux , qu'il donne à leur effet toute la
foi qui dépend de lui , & que, quoi qu'il eu
foit de ce myftere inconcevable, il ne craint pas
qu'au jour du jugement il foit puni pour l'avoir
jainais profané dans fon cœur (x).
Voila comment parle & penfe cet homme vé-
nérable, vraiment bon, fnge, vraiment Chré-
tien, & le Catholique le plus fincere qui peut-
être ait jamais exlflé.
Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Pvt-
tre à un jeune homme Proteftant qui s'étoit fait
Catholique & auquel il donne desconfeils. „ Re-
„ tournez dans votre Patrie, reprenez la Re^i.
„ gion de vos pères , fuivez-Ia dans la fincérité
„ de votre cœur & ne la quittez plus; elle eft
(jd) Emile T. III. p. 185 & j 86. )
PS-
58 SECONDE
j, très-fimple & très-fainte; je la crois de toutes
,, les Religions qui font fur la terre celle dont
., la morale eil la plus pure, & dont la raifoii
j, fe contente le mieux (y)."
Il ajoute un moment après. „ Quand vous
„ voudrez écouter votre confcience, mille ob-
,, ftacles vains difparoitront à fa voix. Vous
„ fentirez que dans l'inceriitude où nous fom-
,, mes , c'efl une inexcufable préfomption de
„ profcflcr une autre Pveligion que celle où Ton
,, cil né, & une fauflcté de ne pas pratiquer fm*
j, cérement celle qu'on profeffe. Si l'on s't^gare,
„ on s'ôte une grande excufe au tribunal du Sou-
,, verain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt
,, l'erreur cù l'on fut nourri que celle qu'on
,, ofa choifir foi-même? (2)".
Quelques prgcs auparavant il avoit dit: ,, Si
., j'avois desProteftans à mon voifinage ou dans
,, ma Paroiffe , je ne les didinguerois point de
5, mes Paroiflïens en ce qui tient à la charité
., Chrcîtienne ; je les porterois tous également à
,, s'cntrc-aimcr , à fe regarder comme frères, à
,, refpeéter toutes les Religions &. à vivre en
„ paix chacun dans la fiennc. Je penfo que fol-
,, liciter quelqu'un de quitter celle où il eft né,
,, c'cft le folliciter de mal faire & par confé-
(y) Ibid. p. 196.
's) Ibid. p. 195,
LETTRE. 59
jj qiient faire mal foi-même. En atteiK^ant de
„ plus grandes lumières, gardons l'ordre public,
„ dans tout pays refpedlons les Loix, ne trou-
„ biens point le culte qu'elles prefcrivent, ne
„ portons point les Citoyens à la defobéifTance:
,, car nous ne favons point certainement fi c'efl
„ un bien pour eux de quitter leurs opinions
„ pour d'autres, & nous favons certainement
„ que c'efi: un mal de defobéir aux Loix."
Voila, Monfieur , comment parle un Prêtre
Catholique dans un Ecrit où l'on m'accufe d'a-
voir attaqué le culte des .Réformés, & où il
n'en ed: pas dit autre chofe. Ce qu'on auroit pu
me reproc'ner, peut-être, étoit une partialité ou-
trée en leur faveur, & un défaut de convenan-
ce, en faifant parler un Prêtre Catholique com-
me jamais PrcHre Catholique n'a parlé. Ainfi j'ai
fait en toute chofe précifément le contraire de
■ce qu'on m'accufe d'avoir fait. On diroit que
vos Magiftrats fe font conduits par gageure :
.quand ils auroient parié de juger contre léviden-
ce ils n'auroient pu mieux réufîîr.
Mais ce Livre contient des objections , des
difficultés, des doutes! Et pourquoi non, je
vous prie ? Où ert: le crime à un Protefiant de
propofer fes doutes fur ce qu'il trou\'e douteux,
& fes objciftions fur ce qu'il en trouve fufccp-
tible? Si ce qui vous paroit clair me paroit ob-
fcur , û ce q^e vouj jugez déraoptrO ne me fera-
C 6
4
6o SECONDE
Me pas l'être, de quel droit prétendez- voi;^
foumettre ma raifon à la vôtre, & me donner
votre autorité pour Loi, comme fi vous préten-
diez à l'infaillibilité du Pape? N'eft-il pas plai-
fant qu'il faille raifonner en Catholique poux
m'accufer d'attaquer les Proteftans?
Mais ces objections & ces doutes tombent fur
les points fondamentaux de la foi? Sous l'appa-
rence de ces doutes on a raflcmbW tout ce qui
peut tendre à fapper, ébranler & détruire les
principaux fondcmens de la Religion Chrétien-
BC? Voila qui change la thefe, & fi cela eft
frai, je puis être coupable; mais aufil c'eft un
anenfonge, & un menfonge bien imprudent de
)a part de gens qui ne favent pas eux-mêmes en
quoi confifl:ent les principes fondamentaux de
leur Chriftianifme. Pour moi, je fais très bien
en quoi confident les principes fondamentaux
du mien , & je l'ai dit. Prefque toute la profef-
fion de foi de la Julie eft affirmative , toute la
première partie de celk du Vicaire efl: affirmati-
ve, la moitié de la fegonde partie eft cncori
affirmative, une partie du chapitre de la Reli-
gion civile eft affirmative , la Lettre à M. l'Ar-
thevêque de Paris efl: affirmative. Voila, Mef-
iîeurs, mes articles fondamentaux: voyons les
vôtres.
Ils font adroits, ces Meflieurs ; ils établiflent
h méthode de difcuiTion la plus açuveUe & la
L E T T R i:.. fi
plus commode pour des perfécuteurs. Ils laifTcnt
avec art tous les principes de la doftrine incer-
tains & vagues. Mais un Auteur a-t-il le ma^I-
heur de leur déplaire, ils vont furetant dans Tes
Livres quelles peuvent être fes opinions. Quand
ils croyent les avoir bien conftatées , ils pren-
nent les contraires de ces mêmes opinions &
en font autant d'articles de foi. Enfuite ils
crient à l'impie au blafphcme, parce que l'Au-
teur n'a pas d'avance admis dans fcs Livres les
prétendus articles de foi qu'ils ont bâtis après
coup pour le tourmenter.
Comment les fuivre dans ces multitudes de
point fur Icfquels ils m'ont attaqué? comment
raflembler tous leurs libelles, comment les li-
re? Qui peut aller trier tous ces lambeaux toiir
tes ces guenilles chez les frippiers de Genève
ou dans le fumier du Mercure de Neuf châtel?
Je me perds je m'embourbe au milieu de tant
de bctifcs. Tirons de ce fatras un feul article
pour fervir d'exemple , leur article le p!v^
triomphant, ccluipour lequel leurs préJicans
(*) fc font mis en campagne & done ils ont fait
le plus de bruit : les miraclesv^^
(*) Je n'aurois point employé ce terure que je
ttouvois déprifant, fi l'exemple du Confcil de G.>
rêve , qui s'eii fcrvoit en écrivant au Cardinal de
Fleury,ne m'eût appris que mon fcrupule étoit mai
forJéi,-
C 7
ôi SECONDE
J'efitre dans un long examen. Pardonnez
m'en l'ennui, je vous funplie. Je ne veux dif«
cuter ce point fi terrible que pour vous épar-
gner ceux fur lefquels ils ont moins infifté.
Ils dirent donc -„ J. J. RoulTeau n'efl: pas
„ Chrétien quoiqu'il fe donne pour tel ; car
„ nous , qui certainement le fommes , ne pen-
,, fons pas comme lui. J. J. RoulTeau ne croie
5, point à la Révélation , quoiqu'il dife y cioi-
,, re : en voici Ja preuve.
,, Dieu ne révèle pas fa volonté immédiate-
„ ment à tous les hommes. Il leur parle par fes
„ Envoyés, & ces Envoyés ont pour preuve
„ de leur mifîîon les miracles. Donc quicon-
„ que rejette les miracles rejette les Envoyés
„ de Dieu , & qui rejette les Envoyés de Dieu
„ rejette la Révélation. Or Jean Jaques Rouf-
„ feau rejette les miracles. "
Accordons d'abord &; le principe & le faic
comme s'ils étoient vrais : nous y reviendrons
dans la fuite. Cela fuppofé, le raifonnement
précédent n'a qu'un défaut : c'eft qu'il fait di-
leftement contre ceux qui s'en fervent. Il cd
très bon pour les Catholiques, mais très mauvais
pour les Froteflaiis. II faut prouver à mon tour,
'Vous trouverez que je me répète fouvent,
mais qu'importe? Lorfqu'une même propofition
m'efi: né'CelTaire à des argumens tout difTéren?,
dois -je éviter de la reprendre? Cette affectation
LETTRE. 63
feroit puérile. Ce n'eft pas de variété qu'il s'a-
git, c'eil de vérité, de raifonnemens jullcs oc
concluans. Paffcz'le reftc, & ne.fongcz qu'à
cela.
Quand les premiers Réformateurs commen*
cercnt à fe faire entendre l'Eglife univer Telle é-
toit en paix; tous les fentimens étoient unani-
mes ,• il n'y avoit pas un dogme cfTencicl dé-
battu parmi les Chrétiens.
Dans cet état tranquille, tout à coup deux
ou trois hommes élèvent leur voix, & crient
dans toute l'Europe: Chrétiens, prenez garde
à vous; on vous trompe, on vous égare, on
vous mené dans le chemin de l'Enfer: le Pape
clT: l'Antechriit, le fuppôt de Satan, fon Egli-
fe cft l'école du mcnfonge. Vous êtes perdus
û vous ne nous écoutez.
A ces premières clameurs l'Europe étonnée
refta quelques momens en filence, attendant ce
qu'il en arriveroit. Ennn le Clergé revenu de
fa première furprife & voyant que ces nou-
veaux venus fe faifoientd.es Seclateurs, comme
s'en fait toujours tout homme qui dogmatife,
comprit qu'il falloit s'expliquer avec eux. II
commença par leur demander à qui ils en a-
voient avec tout ce vacarme? Ceux-ci répon-
dent fièrement qu'ils font les apôtres de la vé-
rité, appelles à réformer l'Eglife & à ramener
les lidclles de la voye de perdition où les con-
duifoient les PrCtre^,
«4. SECONDE
Mais , leur répliqua- 1- on , qui vous a dor.;îc'
cette belle corn million , de venir troubler la
paix de l'Eglife & la tranquillité publique-?
Notre conTcience, dirent -ils, la raifon, la lu-
mière intérieure, la voix de Dieu à laquelle
nous ne pouvons réfifter fans crime; c'cft lui
qui nous appelle à ce faint miniftere, & nous
faivons notre vocation.
Vous ères donc Envoyés de Dieu, reprirent
les Catholiques. En ce cas, nous convenons
que vous devez prêcher réformer inftruire, &
qu'on doit vous écouter. M-ais pour obtenir
ce droit commencez par nous montrer vos let-
tres de créance. Prophétifez, guérifTez, illumi-
nez, faites des miracles, déployez les preuves
de votre miiron.
La réplique des Réformateurs eft belle, &
vaut bien la peine d'être tranfcritte.
,, Oui, nous fommes les Envoyés de Dieu--
mais notre miflîon n'efl: point extraordinai..
re: elle eft dans l'impulûon d'iuie confcien-
ce droite, dans les lumières d'un entende-
ment fain. Nous I■K^ vous apportons point
une Révélation nouvelle ; nous nous bor«
nons à celle qui vous a été donnée , &
que vous n'entendez plus. Nous venons i
,^ vous, non pas avec des prodiges qui peu»
, vent être trompeurs & dont tant de fauffes
, doj^Uines fe font étayécg , mais ayex: les Ci^nsi
LETTRE. &S
„ de la' vérité & de la raifon qui ne trompent
„ point; avec ce Livre faint que vous déligu-
„ rez & que nous vous expliquons. Nos mi-
„ racles font des argumens invincibles , nos
„ prophéties font des démonftrations : nous
„ vous prédirons que fi vous n'écoutez la voix
„ de Chrift qui vous parle par nos bouches-,
„ vous ferez punis comme des ferviteurs infi-
„ délies à qui l'on dit la volonté de leurs maî-
„ très, & qui ne veulent pis l'accomplir."
11 n'étoit pas naturel que les Catholiques
convintTent de l'évidence de cette nouvelle doc-
trine , & c'eft aufïï ce que la plupart d'entre
eux fe gardèrent bien de faire. Or on voit
que la difpute étant réduite à ce point ne pou-
voit plus finir, & que chacun devoit fe don»
ner gain de caufe ; les Proteftans foutenant
toujours que leurs interprétations & leurs preu-
ves étoieflt fi claires qu'il falloit être de maii-
vaife foi pour s'y refufer; & les Catholiques.,
de leur côté, trouvant que les petits argumens
de quelques particuliers , qui même n'étoient
pas fans réplique, ne dévoient pas l'emporter
fur l'autorité de toute l'Eglife qui -de tout tems
avoit autrement décidé qu'eux les points dé-
battus.
Tel efi: l'état où h querelle eft reftée. O.a
n'a cefTé de-difputer fur la force des preuves:
difp.utQ qui a'aura ja.mais de fin, tant que les
66 SECONDE
hommes n'auront pas tous la même tète.
Mais ce n'étoit pas de cela qu'il s'agiffoit
pour les Catholiques. Ils prirent le change, &
fi, fans s'amufer à chicaner les preuves de
leurs advcrfaircs, ils s'en fuflent tenus à leur
difputer le droit de prouver , ils les auroicnt
embarraffés, ce me femble.
„ Premièrement " , leur auroient-iis dit , ,, vo-
tre manière de raifonner n'cft qu'une pc.
tition de principe; car fi la force de vos
preuves efl: le figne de votre miflîon , il s'en-
>■ fuit pour ceux qu'elles ne convainquent pas
» que votre miiTion efl fauffe, & qu'ainfi nous
, pouvons légitimement, tous tant jque nous
, fommes , vous punir comme hérétiques ,
, comme faux Apôtres, comme perturbateurs
> de l'Eglife & du Genre humain.
,, Vous ne prêchez pas , dites -vouî, des
, doélrines nouvelles : & que faites - vous donc
, en nous prêchant vos nouvelles explications ?
, Donner un nouveau fens aux paroles de TE-
, criture n'cft- ce pas établir une nouvelle doc-
, trine? N'efl-ce pas faire parler Dieu tout au-
, tremcnt qu'il n'a fait"? Ce ne font pas les
, fons mais les fens des mots qui font révé-
, lés : changer ces fens reconnus & fixés par
, l'Eglife, c'eft changer la Révélation.
„ Voyez, de plus, combien vous êtes in-
, juflçs ! Vous convenez qu'il faut des iiiira-
LETTRE. 6^
des pour autorifcr une miflion divins, & ce-
pendant vous , fimples particuliers de votre
propre aveu, vous venez nous parler avec
empire & comme les Envoyés de Dieu {aa).
Vous réclamez l'autorité d'interpréter l'Ecri-
ture à votre fantaifîe , & vous prétendez
nous ôter la même liberté. Vous vous arro-
gez à vous feuls un droit que vous refufez
& à chacun de nous & à nous tous qui com-
pofons l'Eglife. Quel titre avez -vous donc
pour foumettre ainlî nos jugemens communs
à votre efprit particulier? Quelle infuppor-
table fuffifance de prétendre avoir toujours
raifon, & raifon feuls contre tout le monde,
fîins vouloir laider dans leur fentiment ceux
qui ne font pas du vôtre, & qui penfent
avoir raifon aufîî (*)! Les diftinclions dont
(aA) Farel déclara en propres termes à Genève
•levant le Confeil épifcopal qu'il étoit Envoyé de
Dieu : ce qui fit dire à l'un des membres du Con-
fcil CCS paroles de Caïphe: // ablafpbémé: queji-il
hejoin d'autre témoignage? Il amcrite 1$ mort. Dans
la doctrine des miracles il en falloit un pour ré-
pondre à cela. Cependant Jéfus n'en fit point en
cette occafion, ni Farel non plus. Froment déclara
de même au Alagiftrat qui lui défendoit de prêcher,
qu'il valait mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, & con-
tinua de prêcher malgré la défenfe; conduite qui
certainement ne pouvoit s'autorifer que par un or-
dre exprès de Dieu.
(*) Quel homme , par exemple , fut jamais plus
«s? S-. E. C O N D E
vous n-ous payez feroient tout tiupUis toIé-
râbles fi vous difiez fimplenient votre avis,
& que vous en rcftaflîcz-là; mais point. Vous
nous faites une guerre ouverte; vous fouf-
flez le feu de toutes parts. Réfifter à vos le-
çons c'eft être rebelle , idolâtre, digne de
l'enfer. Vous voulez^ abfolument convertir,
convaincre., contraindre môme. Vous dog-
matifez, vous prêchez, vous cenfurez, vous
anathématifez, vous excommuniez, vous pu-
niiïez , vous mettez à mort; vous exercez
l'autorité des Prophètes , & vous 'ne vous
donnez que. pour des particuliers. Quoi!
vous Novateurs , fur votre feule opinion, fou-
tenus de quelques centaines d'hommes vous
brûlez vos adverfaircs; & nous, avec quinze
Siècles d'antiquité &. la voix de cent millions
d hommes, nous aurons tort de vous brûler?
Non, cefTez <Xe parler d'agir en Apôtres, ou
montrez, vos titres, ou quand nous ferons
les plus forts vous ferez très -jufteraent trai-
tes en impofteurs. "
A ce difcours, voyez vous, Monfieur; ce que
tranchant P'"s impérieux, plus décifîf, plus divine-
ment infaillible à fon gré que Calvin , pour qui la
moindre oppolltion la moindre o'ojedion qu'on ofoit
lui faire étoit toujours une œuvre de fatan , un crime
digne du feu? Ce n'cfl: pas au fcul Scrvet qu'il en a
œùté la vie povu: avoir ofé penfcr autrement que lui.
LETTRE. 6i)
nos Réformateurs auroient eu de folitàe è. ré-
pondre? Pour moi je ne le vois pas. Je penfe
,qu'ils auroient été réduits à fe taire ou à faire
des miracles. Trifte reffource pour des amis de
b vérité!
Je concluds de là qu'établir la néceflité des
miracles en preuve de la mifîion des Envoyés
de Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle,
c'efl: renverfer la Réformation de fond-en-com-
ble; c'eft faire pour me combattre ce qu'on
m'accufe fauffement d'avoir fait.
Je n'ai pas tout dit, Monfieur, fur ce cha*
pitre; mais ce qui me refte à diie ne peut fe
couper, & ne fera qu'une trop longue Lettre;
11 elt tems d'ache\-er celle - ci.
LETTRE 1" R I S 1 E M E.
Je rcprens, Alonfieur, cette quediion des mirci-
cles que j'ai entrepris de difcuter a\'ec vous, 6;
après avoir prouv.^ qu'établir leur nécefîlté c'é-
toit détruire le Proteftantifmc, je vais cher-
cher à préfent quel efl leur ufage pour prouver
la Révélation.
Les hommes ayant des têtes fi diverferaent
organifées ne fauroient être afFeclcs tous égaîc-
mcnt des mêmes argumens, furtout en matières
de foi. Ce qui paroit évident à l'un ne paroit
pas même probable à l'autre ; l'un par fon tour
d'efprit n'efl: frappé que d'un genre de preu-
ves , l'autre ne l'eft que d'un genre tout difFc-
rent. Tous pcuveat bien quelquefois convenir
des mêmes chofes, mais il eft très-rare qu'ils
en conviennent par les mêmes raifons : ce qui ,
pour le dire en pafTant j montre combien la
difpute en elle-même efl peu fenféc: autant
vaudroit vouloir forcer autrui de voir par nos
yeux.
° Lors donc que Dieu donne aux hommes une
Révélation que tous font obligés de croire, il
faut qu'il l'étabUfTe fur des preuves bonnes pour
tous , & qui par conféquent foienc aufïï diver*
fes que les manières de voir de ceux qui doi-
vent les adopter.
«i%i
LETTRE. 71
Sur ce raifonncment , qui me paroit jiifte à
finiple, OD a trouvé que Dieu avoit donné à la
jnilîîon de fe3 Envoyés divers caractères qui
rend'oient cette mifilon reconnoiflable à tous
les hommes, petits & grands, fages & fots,
favans & ignorans. Celui d'entre eux qui a
le cerveau alTez flexible pour s'affccler à la fois
de fous ces caracleres ell: heureux fans doute;
mais celui qui n'eft frappé que de quelques-uns
n'ell pas à plaindre, pourvu qu'il en foit frap-
pé fufSramment pour être perfuadé.
Le premier, le plus important, le plus cer-
tain de ces carafleres fe tire de la nature de la
doctrine; c'cft-à- dire , de fon utilité, de fa
beauté (i), de fa faintcté, de fa vérité, de fa
(i) Je ne fais pourquoi l'on veut attribuer au pro-
grès de la philofophie la belle morale de nos Li-
vres. Cette morale , tirée de l'Evangile , étoit Chré-
tienne avant d'être philofophique. Les Chrétiens
l'enfeignent fans la pratiquer, je l'avoue; mais que
font de plus I;s philofoplies , il ce n'efb de fe don-
ner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui n'étant
répétées par perfonne autre , ne prouvent pas grand
chofe, à mon avis?
Les préceptes de Platon font fouvent très-fubli-
mes, mais combien n"erre-t-il pas quelque - fois , &
jufquoùne vont pas fes erreurs'? Quanta Ciceron,
peut-on croire que fans Platon ce Rhéteur eut trou-
vé fes offices ? L'Evangile ieul elè quant à la mora-
le , toujours fur, toujouis vrai, toujours imique, &
toujoius fcmbkbig à lui- weme.
^ Jt. -.*
71 T R "O I S I E M E
profondeur, & de toutes les autres qualités qui
p-suvent annoncer aux hommes les inflruclions
de la fuprême fagefic, & les préceptes de la fu-
jTicme bonté. Ce caraflere efl, comme j'ai dit,
le plus fur, le plus infaillible, il porte en lui-
niême une preuve qui difpenfe de toute autre;
mais il efl le moins facile à conltater : il exige ,
pour être fenti , de l'étude delà réflexion des
connoiffances , des difculîîons qui ne convien-
nent qu'aux hommes fages qui font inflruits &
qui favent raifonner.
Le fécond caractère eft dans celui des hom-
iTiCS choifis de Dieu pour annoncer fa parole^,
leur fainteté, leur véracité, leur jurtice, leurs
mœurs pures & fans tache, leurs vertus inac-
cefliblcs aux paflîons humaines font, avec les
qualités de l'entendement, la raifon l'efprit le
favoir la prudence, autant d'indices refpecta*
blés, dont la réunion, quand rien ne s'y dé-
ment, forme une preuve compictte en leur fa-
veur, & dit qu'ils font plus que des hommes.
Ceci cil: le figne qui frappe par préférence les
gens bons & droits qui voyent la vérité par
tout où ils voyent la juftice , &. n'entendent la
voix de Dieu que dans la bouche de la vertu.
Ce caraflere a fa certitude encore, mais il n'tft
pas impoflîble qu'il trompe, &. ce n'efl: pas un
prodige qu'un impofteur abufe les gens de bi-cn,
ni qu'un homme de bien s'abufe lui-môme, en-
traîné
L E T T E B. 73
traîné par l'ai-deur d'un faine zèle qu'il prendra-
pour de l'infpiration.
Le troifieme caraclei-e des Envoyés de Dieu,
efl: une émanation de la Puiffance divine, qui
peut intei-rompre & changer le cours de la na-
ture à la volonté de ceux qui reçoivent cette
éir.anation. Ce caiailere eftfans contredit le
plus brillant des trois, le plus frappant , le
plus prompt à fauter aux yeux, celui qui fe
marquant par un effet fubit à fenfibie, femble
exiger le moins d'examen & de difcuffion : par-
là ce caractère ed aufîl celui qui faifit fpcciale-
mcnt le. peuple, incapable de raifonncmens
fliivis , d'obfervations lentes & fûres , & en
toute chofe efclave de fes fens : mais c'eft
ce qui rend ce même caraétere équivoque, com-.
me il fera prouvé ci- après; & en effet, pourvu
qu'il frappe ceux auxquels il efl defliné qu'im^
porte qu'il foit apparent ou réel ? Cefl une di-
llinction qu'ils font hors d'état de faire : ce qui
montre qu'il n'y a de figne vraiment certain
que celui qui fe tire de la doctrine, & qu'il
n^ a par conféquent que les bons raifonneurs
qui puifTent avoir une foi folide & fîire ; mais la
bonté divine fe prête aux foiblefTes du vulgaire
& veut bien lui donner des preuves qui faffent
pour lui.
Je m'arrête ici fans rechercher fi ce dénoin-
brcment peut aller plus loin : cell; une difcuffion
D
7^ TROISIEME
inutile à la nôtre: car il eft clair que quand
tous ces fignes fe trouvent- réunis c'en eft affei
poil! perfuader tous les hommes, les fages Ici
bons & le peuple. Tous, excepté les foux, in-
capables de raifon, & les méchans qui ne veu-
lent être convaincus de rien.
■ Ce? caractères font des preuves de l'autorité
de ceux en qui ils réfident; ce font les raifons
fur lefquelles on eft obligé de les croire. Quand
tout cela eft fait la vérité de leur mifllon eft
établie; ils peuvent alors agir avec droit &
puifîanc'e en qualité d'Envoyés de Dieu. Les
preuves font les moyens, la foi due à k doftri-
ne eft la fin. Pourvu qu'on admette la doftrine
c'eft la chofe la plus vaine de difputer fur le
nombre & le choix des preuves, & fi une feule
me perfuade, vouloir m'en faire adopter d'au-
tres eft iin foin perdu. Il feroit du moins bien
ridicule de foutenir qu'un homme ne croit pas
ce qu'il dit croire, parce qu'il ne le croit pas
précifémcrit par les mêmes raifons que nous di-
fons avoir de le croire auiîi.
Voila, ce me femble, des principes clnirs <k
înconteftables : venons à l'application. Je me
déclare Chrétien ; mes perfécuteurs difent que
je ne le fuis pas. Ils prouvent que je ne fuis
pas Chrétien parce que je rejette la Révélation,
Ce ils prouvent que je rejette la Révélation par
ce que je ne crois pas aux Eiiiades.
LETTRE. 75
Mais pour que cette conféquence fut jufte ,
il fauciroit de deux chofes l'une: ou que les
miracles fuffent l'unique preuve de la Révéla-
tion, ou que je rejettaffe également les autres
preuves qui l'atteftent. Or il n'eft pas vrai_ que
les miracles foient l'unique preuve de la Révé-
lation , 6i il n'eft pas vrai que je rejette les
autres preuves; puifqu'au contraire on les trou-
ve établies dans l'ouvrage même ou l'on m'ac°
cufe de détruire la Ré\'élation (2).
Voila précifément à quoi nous en fommes.
■Ces Meflieurs , déterminés à me faire malgré
moi rejetter la Révélation, comptent pour riea
que je l'admette fur les preuves qui me convain-
quent, fi je ne l'admets encore fur celles qui ne
me convainquent pas , & par ce que je ne le puis
ils difent que je la rejette. Peut-on rien conce-*
voir de plus îiijufte & de plus extravagant?
Et voyez de grâce fi j'en dis trop ; lorfqu'ils
me font un crime de ne pas admettre une preu-
ve que non feulement Jéfus n'a pas donnée ,
mais qu'il a refufée expreflëment.,
(2) Il importe de remarquer que le Vicaire pou-
voit trouver beaucoup d'objections comme Catholi-
que, qui font nulles pour un Protcftant. Aini'i le
fcepticifme dans lequel il refte ne prouve en aucu-
ne façon le mien, furtout après la déclaration trcs~
expre:ic que j'ai faite à la fin de ce môme Ecii^
On voit clairement dans mes principes que piu-
fieurs des objedions qu'il contient portent à .iiui.
D a
'7(5 T R D I î; I E ]M E
II ne s'annonça pas d'abord par des miracles
mais par la prcîdication. A douze ans il difpU'
toit dcja dans le Temple avec les Dofteurs ,
tantôt les interrogeant & tantôt les fiirprenant
par la fagefle de Tes réponfes. Ce fut là le
commencement de Tes fonctions, comme il le
déclara lui -môme à fa mère & à Jofeph (3).
Dans le pays avant qu'il fît aucun miracle il fe
jnit à prêcher aux peuples le Royaume dee
Ci eux (4) , & il avoit déjà rafTcmblé plufieurs
difciples fans s'être autorifé près d'eux d'aucun
(îgne, puifqu'il eft dit que ce fut à Cana qu'il
fit le premier (s).
Quand il fit enfuite des miracles, c'étoit le
plus fouvent dans des occafions particulières
dont le choix n'annonçoit pas un témoignage
public , & dont le but étoit fi peu de manifeder
fa puiffance, qu'on ne lui en a jamais dcmaii-
dc pour cette fin qu'il ne les ait rcfufcs. Voyez
là-defTus toute l'hifloire de fa vie; écoutez
furtout fa propre déclaration : elle eil fi dccifi-
vc que vous n'y trouverez rien à répliquer.
Sa carrière étoit déjà fort avancée, quand
(3) Luc. XI. 46. 47- 49.
(4) Matth. IV. 17.
^5) Jean II. 11. Je ne puis penfer que perfonne
veuille mettre au nombre des (ignés pu!)!ics de fa
niiffion la tentation du diable & le jcùug de qua-
xaiitc joiçrs^
I^ E T T R Ë. 77
Tes Docteurs , le voyant faire tout deb on 1er
Prophète au milieu d'eux, s'aviferent de lui
demander un figne. A cela qu'auroit dû ré-
pondre Jéfus, félon vos Meilleurs? ,, Vous de-
„ mandez un figne , vous en avez eu cent.
„ Croyez -vous que je fois venu m'annoncer à
„ vous pour le Meffîe fans commencer par ren-
„ dre témoignage de mci , comme fî j'avois
„ voulu vous forcer à me méconnoitre & vous
„ faire errer malgré vous ? Non , Cana, le
„ Centenier, le Lépreux, les aveugles, les pa-
„ ralytiques, la maltiplication des pains, tou-
,, te la Galilée, toute la Judée dépofent pour
„ moi. Voila mes figues ; pourquoi feignez-vous
„ de ne les pas voir? '*
Au lieu de cette réponfe, que Jéfus ne fît
point, voici, Monfieur , celle qu'il fit. '
La Nation méchantf ^ adultère demande un
Jigne , Is' il ne lui en fera ^ oint donné. Ailleurs
il ajoute. // ne lui fera point donné d'autre
figne que celui de Jonas le FropMtc. Et leur
tournant le dos, il s'en alla (6),
Voyez d'abord comment , blâmant cette manie
des figues miraculeux , il traite ceux qui le-s
demandent ? Et cela ne lui arrive pas une fois
(6) Marc. VlII. i2. Matth. XVI. 4. Pour abré-
ger j'ai fondu enfcmblc ces deux paOlages, mais j'ai,
tonlcrvé latrtflinftion eflencicUc à la queftioii. .
Dr
78 TROISIEME
feulement mais pUifieurs (7). Dans le CyUcmc
de vos Meilleurs cette demande étoit très légi-
time: pourquoi donc infulter ceux qui la fai-
fuient?
Voyez enfuitc à qui nous devons ajouter fol
par préférence ; d'eux , qui foutienncnt que
c'elt rejetter la. Révélation Chrétienne que de
fie pas admettre les miracles de Jéfus pour les
lignes qui l'établilTent , ou de Jéfus lui-même,
qui déclare qu'il n'a point de figne à donner.
Ils demanderont ce que c'ell donc que le
figne de Jonas le Prophète? Je leur répondrai
que c'eil fa prédication aux Ninivites , précifé-
mcnt le mâme figne qu'employoit Jéfus avec les
Juifs, comme il l'explique lui-même (8). On
ne peut donner au fécond paiTage qu'un fens
qui fe rapporte au premier, autrement Jéfus le
fcroit contredit. Or dans le prcm.icr paflagâk où
l'on demande un miracle en Hgne, Jéfus ditpo*
fitivement qu'il n'en fera donné aucun. Donc
le fens du fécond palTagc n'indique aucun figne
miraculeux.
Un troifieme pafTage, infifteront ■ ils, expli«
que ce figne par la réfurreclion de Jéfus (9).
(7) Conférez les paflliges fuivans. Match. XII. 39'
41. Marc. Vill. 12. Luc. XI. 29. Jean II. iS. 19»
IV. 48. V. 34. 3<5- 39-
(8) Matth. Xil. 41. Luc. XI. 30. 32.
C9) MactlL Xil. 40.
LETTRE. 79
Je le nie; il l'explique tout au plus par f«
mort. Or la mort d'un homme n'eft pas ua mi-
rade; ce n'en cil pas môme un qu'après a. 'oir
refto trois jours dans la terre un corps cii
foit retiré. Dans ce pafTage il n'eft pas dit un
mot de la rélurreclion. D'ailleurs quel genre
.de preuve feroit-cc de s'autorifer durant fa vie
,fur un ligne qui n'aura lieu, qu'après fa met?
Ce fcroit vouloir ne trouver que des incrédu-
les; ce feroit cacher la.- chsndelle fous le boiC-
'Heau : Comme cette conduite feroit injufte ,
cette interprétation feroit impie.
• ^ Déplus, l'argument invincible revient en-
core. Le fens du troilîeme paflage ne doit pas
attaquer le premier, & le premier affirme qu'il
;n.e fera point donné de ilg;ie, point du tout,
.^aucun. Enfin, quoiqu'il en puific être, fl re.le
toujours prouvé par le témoignage de Jéfus
même, que, s'il a fait des miracles dursnt fa
vie, il n'en a point fait en ligne de fa manon.
Toutes les fois que les Juifs ont inliflé fur
ce genre de preuves, il les a toujours renvo-
yés avec mépris, fans daigner jamais les fa-
tisfaire. Il n'approuvoit pas même qu'on prit
en ce ftns fcs œuvres de charité. Si vous v.^.
voyez des prodiges cî? des miracles , vous ne croyrt
point; difolt-il à celui qui le prioit de giiérii-
fon iils (lo). Parle-t-on fur cetoii-là qn;ind
(lo) Jean IV. 48.
D4.
s>o T R I s I E- l\f E
on veut donner des prodiges en preuves?"-
Combien n'étoit-il pas étonnant que, s'il
en eut tant donné de telles , on continuât
fans celTc à lui en demander? Ouel miracle fais-
tu, lui difoient les Juifs, afin que l'ayant vu nous
eroycns à toi ? Moyfe donna la manne dans le dé-
Jert à nos pères; mais toi, quelle œuvre fais -fa
(a) ? ' G'eft à - peu - près , dans le fens de vos
Meflîeurs, & laiflant à part la Majefté royale,
comme fi quelqu'un venoit dire à Frédéric.' On
te- dit un grand Capitaine ; cïf p(nirquoi donc ?
Oit as tu fait qui te montre tel? Gujlave vainquit
à Leîjfc à Lutzen, Charles à Fràivjlat à Naiv.z;
%nais cil font tes monumens ^ Quelle viEloin as-
tu remportée , quelle Place as ■ tu prife , quelle
marche as-tu faite , ^j'ielle Campagne fa couvert
de gloire ? de quel droit portes tu le nom de
Grand ? L'imprudence d'un pareil difcours efi
elle concevable, & trouveroit - on fur la terre
entière un homme capable de le tenir?
Cependant, fans faire honte à ceux qui lut
en tenoient un femblable , fans leur accordent
aucun miracle , fans les édifier au moins fa:
ceux qu'il avoit fait , Jéfus , en réponfe à leur
queftion, fe contente d'allégorifer fur le pain
du Ciel: auflî, loin que fa réponfe lui doi>-
nât de nouveaux Difciples , elle lui en ôta plu.
fieurs
(a) Jean VI. 30. 31. & fui \f.-
L E T T R s; rr
fîcurs de ceux qu'il avoit, & qui, fans doute-,
penfoient comme vos Théologiens. La défe>
tion fut telle qu'il dit aux douze; Eu vous , nu
voulez - V us pas aiijfi vous en aller ? 11 ne pa*
roit pas qu'il eut fort à cœ.ur de confervcr
ceux qu'il ne pouvoit retenir que par des
miracles.
Les Juifs demandoient un Hgne du CieLDans =
leur fyftcme, ils avoicnt raifon. Le figne qui
devoit conftater la venue du Melîîe ne pouvoit
your eux être trop évident, trop décifif, trop
au defTus de tout foupçon , lù avoir trop de té-
moins oculaires; comme le témoignage immé--
diatde Dieu vaut toujours mieux que celui des
hommes , il étoit plus fur d'en croire au fignc
Kïômc , qu'aux gens qui difuient l'avoir vu, &
pour cet effet le Ciel étoit préférable à la terre.
Les Juifs avoient donc raifon dans leur vue,
parce qu'ils vouloient un. Aîefiîe apparent &
tout nïiraculeux. Mais Jéfus dit après le Pro.-
phôtc que le Royaume des Cieux ne vient point
avec apparence, que celai qui l'annonce ne dé-
bat point, ne crie point, qu'on n'entend point
fa voix dans les rues. Tout cela ne refpire pas
l'oftentation des miracles ; aulîî n'étoit- elle pas
le but qu'il fe propofoit dans les fiens. Il n'y
. mectoit ni l'appareil ni l'authenticité néceffaires
pour conftatef de vrais figues, par ce qu'il ne
ks doiinoit point pour tels. Au contraire il rcr
P 5
32 T R O I s I E M 2
commandoit le fecret aux malades qu'il guéri(^-
foit , aux boiteux qu'il faifoit marcher , aux
polTédés qu'il délivroit du Démon. L'on eut
dit qu'il craignoit que fa vertu miraculeufc-
ne fiit connue; on m'avouera que c'étoit une
étrange manière d'en faire la preuve de fa
miflîcvi.
Mais tout cela s'expliqiie de foi-même, fitot
que l'on conçoit que les Juifs alloient cherchant
cette preuve où Jéfus ne vouioit pas qu'elle
fut. Celui qui me rejette a , difoit il , qui le juge.
Ajoutoit - il , les miracles que j'ai faits le condan<
neront? Non, mais; la parole q-je j'ai portù Ir
condannera. La preuve eil donc dans la parole
à. non pas dans les miracles.
On voit dans l'Evangile que ceux de Jéfus
étoient tous utiles: mais ils ctoicnt fans éclat
fans apprôt fans pompe , ils étoient fimples
comme fes difcours, comme fa vie, comme tou»
te fa conduite. Le plus apparent le plus palpa*
ble qu'il ait fait efl: fans contredit celui de la
iBultiplication des cinq pains & des deux poif-
fons qui nourrirent cinq mille hommes. Noa
feulement fes difciples avoient vu le miracle.,
mais il avoit pour ainfi dire palTé par leurs
mains; & cependant ils n'y penfoient pas, ils
ne s'en doutoient prcfque pas. Concevez- vous
qu'on puiïTe donner pour fignes notoires au
Genre humaia dans tous les fié des des faits
L E T T R ït. ^r
auxquels les témoins les plus immédiats font à
peine attention (&;?
Et tant s'en faut que l'objet réel des mira-
cles de Jéfus fut d'établir la foi , qu'au con-
traire il commençoit par exiger la foi avant que
de faire le miracle. Ritn n'efl fi fréquent dans
l'Evangile. Ceft précifément pour cela , c'cft
parce qu'un Prophète n'clt fars honneur que
dans fon pays , qu'il fit dans le fien très peu
.d'e mirnclcs (c) ; il efl; dit même qu'il n'en pût
faire, à caufe de leur incrédulité {d). Com-
ment? c'étoit à caufc de leur incrédulité qu'il
en falloit faire pour les convaincre, fi f^s mi-
racles avoicnt eu cet objtt: mais ils ne l'avoient
pas. C'étoicnt fimplemcnt des afles de bonté,
de charité , de bicnfaifance, qu'il faifoit en
faveur de fcs amis , ^i de ceux qui croyoient
en lui; & c'était dans de pareils acles que coii-
fiftoient les œuvres de miféricorde, vraiment
dignes d ctre fiennes, qu'il difoit rendre té-
moignnge de lui (e). Ces œuvres marqnoient
le pouvoir de bien faire plutôt que la volont)^
(b) Marc. VI. 52. Il efl: dit que c'étoit à caufe
que leur cœur éroit ftupidc ; mais qui s'oferoif van-
ter d'avoir im cœur plus intelligert crns les chofes
faintcs que les di cipics choifis par Jéfus.
(0 Matth. Xlil. 58.
(d) N'aie. VI. 5.
(0 Jean. X. 25. 32. 38.
D (?
84 T R O I S I Ë JM E
•d'étonner, c'étoient des vertus (/) plus que
des miracles. Et comment la fuprême fageir*
eut-elle eiiiployé dés moyens fi contraires à la
fin qu'elle fe propofoit? Comment n'eut -elle
pas prévu que les miracles dont elle appuyoit
l'autorité de fes Envoyés produiroient un effet
tout oppofé, qu'ils .feroient fufpe(!rter la véri-
té de Thiftoire tant fur les miracles que fur
la milTion , & que parmi tant de folides preu«
ves, celle-là ne feroit que rendre plus diffi*
elles fur toutes les autres les gens éclairés &
vrais? Oui je le foutiendrai toujours, l'appiâ
^u'on veut donner à la croyance en eft le
plus grand obftacle : ôtez les miracles de riî-
vangile & toute la terre cft aux pieds de Jtfus-
Chrift (g).
Vous voyez, Monfieiir, qu'il ed: attefté par
l'Ecriture môme que dans la Mifîion de Jéfus»
Ghrifl les miracles ne font point un figne tel-
lement néceffaire à la foi qu'on n'en puifî^
(/) C'efl le mot en:;ployé dans TEcriture; noi
tradufleurs le rendent par celui de miracles.
(^) Paul prêchant aux Athéniens fut écouté fort
paifiblement jufquà ce qu'il leur parlât, d'un hom-
me reflufcité. Alors les uns fe mirent à rire; les auf>
très lui dirent: Cela fitffit, mm entcndrmis k refle
une autre fds. Je ne fais pas bien ce que penfentau
fond de lÉrurs cœurs ces bo'\s Chrétiens à la mode;
n^ais s'ils croyent à Jéfus par fes miracles , moi-
j'y crois malgré ki mirrxlcs , & j'ai q^ l'efpriîi-
«que.ma.foi.Yaut.isifU^ 5«ç la iciii.
L E T r R E. 8^
ï\'oir Tans les admettre. Accordons que d"aui
très pafTagcs préfentcnt un fens contraire- à-
ceux -ci, ceux- ci réciproquement préfentent un-
fens contraire aux autres, & alors je choifis ,
ufant de mon droit, celui de ces lens qui me
paroit le plus raifonnable & le plus clair. Si j'a-
vois l'orgueil de vouloir tout expliquer , j3
pourroîs en vrai Théologien tordre & tirer
chaque pafïlige à mon fens; mais la bonne foi
Tje me permet point ces interprétations So-
phifliques ; fuffifamment autorifé dans mon feui-
riment' (Z>) par ce qus je comprends, je refliS
(h) Ce fentiment ne m'eft point tellement parti-
culier qu'il ne foit aufil celui de pluficurs Tiiéolo
Jogiens dont l'orthodoxie elî; mieux établie que cel-
le du Clergé de Genève. Voici ce que m'écrivoit
îà-defTus un de ces I^.Iefîicurs le 28 Février 1764.
„ Quoiqu'en dife la cohus des modernes apolo-
„ gifles du Chrifttanifme , je fuis perfuadé qu'il n'y
,i a pas un mot dans les Livres facrés d'où l'on
„ pui'fe légitimement conclurre que les miracles
„. aient été deiiinés à fervir de preuve pour- les
„ hommes de tous les tems & de tous les lieux;
„ Bien loin de-!à, ce n'étoitpas à mon avis le prin-
,, cipal objet poiir ceiix. qui en furent les témoins
„ oculaires. Lorfque les Juifs demandoient des mf-
„ racles à Saint Pawl , pour toute réponfe il leur
„ prcchoir Jcfus crucIHé. A coup fur fi Grotius^
„ les Auteurs de la fociété. de Eoyie , Vernes ,
„ Vernet àceulTent écé à la place de cet Apôtre.,
„ ils nauroient rien eu de plus preffé que d'cn-
„ voyer chercher des tréteaux pour fatisfairc à une
., demande- qui quadre fi bîen avec leurs principesx.
û 7.
S<î^ TROISIEME
en paix fur ce que je. ne comprends pas, c^'
que ceux qui me Texpliquenc me font encore
moins comprendre. L'autorité que je donne à
l'Evangile je ne la donne point aux interpré-
tations des hommes , & je n'entends pas plus
les foumcttre à la mienne que me foumettre à
la leur. La régie eft commune , & claire en
ce qui importe ; la raifon qui l'explique efl
particulière, & cliacun a la fienne qui ne fait
•autorité que pour lui. Se laiffer mener par au-
trui fur cette matière c'eil fubftituer l'explica-
tion au texte, c'effc fs foumettre aux lîommes
& non pas à Dieu.
Je reprends mon raifcnnement, & après a.
voir établi que les miracles ne font pas un f:-
gne néceflaire à la foi , je vais montrer en con-
fir'nation de cela que les miracles ne font pas
un fîgne infaillible à. dont les hommes puiffenc
juger.
„ Ces gens -là croycnt faire merveilles avec leurs
„ ramas d'argiimc;.s; mais un jour on doutera l'ef-
„ pcre, s'ils n'ont pas été compilés par une focicté
„ d'incrédules , fans qu'il faille être ilardouin pour
„ cela."
Qu'on ne penfe pas, au refle que l'Auteur de
cette Lettre foit mon partifan; ïant s'en faut : il cft
un de mes adverfaires. Il trouve feulement que les
autres ne favc-nt ce qu'ils difent. Il foupçonnopeut-
étrj pis: ca\ la foi de ceux qui croycnt fur les mi-
racles, fera loujours ucs fufpci^c aux gens C'ClaùCi^i
LETTRE. 87
Un miraer'e ed, dans un fait particulier, un
acte immédiat de la puiffance divine, un chan-
gement fenfib'e dans l'ordre de la nature^ une
exception réelle & vifible à Tes Loix. Voila
l'idée dont il ne faut pas s'écarter fi l'on veut
s'entendre en raifonnant fur cette- matière.
Cette idée offre deux queftions à réfoudre.
La première : Dieu peut-il faire des mira-
cles ? C'tft-à-dire , peut -il déroger aux Loix
qu'il a établies ? Cette queilion férieufement
traitée fcroit impie fi elle n'étoit abftn-de : ce fc«
Toit faire trop d'honneur à celui qui laréfoudroit
négativement que de le punir ; il fuffiroit de
l'enfermer. Mais auffî quel homme a jamais nié
que Dieu put faire des miracles? 11 falloit être
Hébreu pour demander fi Dieu pouvoit drelTer
des tables dïhs le défert.
Seconde queftion : Dieu veut -il faire des
miracles ? C'efl: autre chofe. Cette quefi:ion en
elle-même & abfiraftion faite de toute autre
eonfidération efi: parfaitement indifférente; elle
n'intéreffe en rien la gloire de Dieu dont nous
ne pouvons fonder les deflfeins. Je dirai plus;
s'il pouvoit y avoir quelque différence quant à
la foi dans la manière d'y répondre, les plus
grandes idées que nous puifTions avoir de la
fageffe & de la majefié divine feroient pour la
négative, il n'y a que l'orgueil humaire qui foit
contre. Voila jufqa'oîi la jaifon peut aller.
fS, TROISIEME
Cette qtieftion , du rcfte , eft 'purement oifeafe,'
& pour la réfoudre il faudroit lire dans les dé-
crets éternels ; car , comme on verra tout à
l'heure , elle cil impoffrble à décider par les
faits. , Gardons nous donc d'ofer porter unr
œil curieux fur ces myiteres. Rendons ce re^
fpecl. à l'cfTence infinie de ne rien prononces-
d'elle: nous n'en connoilTons que l'immenfité.
Cependant quand un mortel vient hardiment
nous affirmer qu'il a vu un miracle, il trancha
net cette grande queflion; jugez fi l'on doit Ten
croire fur fa parole 1 Ils feroient mille que js
ne les en croirois pas.
Je lailTe à- part le grofîîer fophifme d'emplo*
yer la preuve morale à conllater des faits natu-
rellement imp.oiriblcs , puifqu'alors le princi-
pe m^me de la crédibilité fondé-'. fur la pofiîbi^
lité naturelle- efl en défuut. Si les hoinmes
veulent bien .en piarcil cas admettre cette preuve
dan.î des chofes de pure fpéculation , ou dans
des faits dont la vérité, ne les touche gueres,
aîTurons-nous qu'ils feroient plus difficiles s'U
s'agifîbit pour eux du moindre intérêt tempa*
ici. Suppofons qu'un mort, vint redemander
fes biens à fes héritiers affirmant qu'il elî réf.
fufcité..(5c requérant d'être admis à la preuve (î).>
(f) Prenez bien garde que dans ma fuppofitloo
c'ell'une réùirredion vc ri table & non pas une fauf-
fc. moit qa'ii s'agit de couIUter.
LETTRE. ^
cToyez-vous qu'il y ait un feul tribunal far la
terre où cela lui fut accordé? Mais encore un-
coup n'entamons pas ici ce débat : laifTons aux
faits toute la certitude qu'on leur donne, &
contentons- nous de diftinguer ce que le fens
peut attcil:er de ce que la raifon peut con-
olurre.
Puifqu'un miracle eft une exception- aux
Loix de la nature, pour en juger il faut con-
noître ces Loix, & pour en juger finement il
faut les connoître toutes : car une feule qu'oa
ne connoîtroit pas poiirroit en certains cas in-
connus aux fpectateurs changer l'effet de celles
qu'on connoîtroit. Ainfi celui qui prononce
qu'un tel ou tel afle eft un miracle déclare qu'il
connoit toutes les Loixdc'la nature &- qu'il faic".
que cet afte en eft une exception.
Mais quel eft ce mortel qui connoit toutes
les Loix de la nature? Newton ne fe vantoic
pas de les connoître. Un homme fagê témoin
d'un fait inouï peut attefter qu'il a vu ce fait'
& Ion peut le croire; mais ni cet homme fage
ni nul autre hovnrae fage fur la terre n'affirmera-
jamais que ce fait, quelque étonnant qu'il puif-
fe être, foit un miracle; car comment peut- il'
le fa voir?
Tout ce qu'on peut dire de celui qui fe van-
te de faire des miracles eft qu'il fait des chofes
fort extraordinaires; mais qui eft -ce qui nie.
^ TROISIEME
qu'il fe fafTe des chofes fort extraordinaire^ ?
J'en ai vu, moi, de ces chofes là, & incme
j'en ait fait (k).
L'étude de la nature y fait fnire tons les
jours de nouvelles découvertes : l'indurtric hu-
maine fe perfectionne tous les jours. 'La Chy-
mie curieufe a des tianfuuitations, des préci-
piiaîions, des détonations, des explofions , des
phofphores, des pyrophores , des tremblemens
de terre, & mille autres merveilles à faire fi-
gner iniile fois le peuple qui les vcrroit. L'hui-
le de gayac & l'efprit de nitre ne font pas des
liqueurs fort rares; mêlez -les enfemble, &
(k) J'ai vu à Venife en 1743 une manière de
forts aflèz nouvelle, & plus étrange que cctix de-
Prenefte. Celui qui les vouloit confulter entroit
dans une chambre, & y reftoit feul s'il le défiroir.
Là d'un Livre plein de feuillets blancs il en tiroit
im à fon choix; puis tenant cette fcnilie il dcman-
doit, non à voix haute, mais mentalem.nt ce iiu'il
vouloit lavoir. Enfuite il piioit fa feuille blanclie »
l'enveloppoit, la cachetoit, la plaçoit dans un i>i-
vre ainll cachetée: enlin après avoir récité certai-
nes formules fou baroques fims perdre fon Livre
de vue, il en alioit tirer le papier, reconnoitre le
cachet, l'ouvrir, &. il troavoit fa répoiifc écrjce.
Le magicien qui faîfoic ces forts étoit le premier
Secrétaire de l'AmbaHadeur de France, &il s'ap-
pelloit J. J. RoulTeau.
Je me contcntois d'être forcier , parce que j'étais
modelle; mais fi j'avois eu l'ambiiion d'être J'ro-
phCte, qui m'eut empêché de le devenir"?
LETTRE. VT
vous verrez ce qu'il en arrivera ; mais n'allez
pas faire cette épreuve dans une chambre, car;
vous pourriez bien mettre le feu à la maifon (/).
Si les Prêtres de Baal avoient eu M. Rouelle au
milieu d'eux leur bûcher eut pris feu de lui--
même & Elle eut été pris pour dupe.
Vous ver fez de l'eau dans de l'eau , voila
de l'encre; vous verfez de l'eau dans de l'eau,
voila un corps dur. Un Prophète du Collège
de Harcourt va en Guinée & dit au peuple ^
reconnoiflez le pouvoir de celui qui m'envoye;
je vais convertir de l'eau en pierre ; par des-
moyens connus du moindre Ecolier il fait de
la glace : voila les Nègres prêts à l'adorer.
Jadis les Prophètes ftiifoient defcendre à:
leur voix le feu du Ciel ; aujourd'hui les en-
fans en font autant avec un petit morceau de.
renc. Jofué fit arrêter le Soleil ; un faifeur-
■ d'almanacs va le faire cclipfer ; le prodige eft:
encore plus fenfible. Le cabinet de M. l'Abbé
Nollct cft un laboratoire de magie, les récréa-
tiûhs mathématiques font un recueil de mira-
cles; que dis-je? les foires même en fourmil-
leront, les Briochés n'y font pas i ares • le feul
Payfan de Norihollande que j'ai vu vingt fois
. (/) 11 y a des précautions à prende pour réufllr^
dans cette opération : l'on me dilpenfera bien, ja
p,enfg , d'en mt-ttre ici le Récipé,
ft TROISIEME
alluîriev fa chandelle avec fon couteau a de quoi
fubjaguer tout le Peuple , même à Paris; que
pcnfez-vous qu'il eut fait en Syrie?
C'eft un fpeclacle bien fîngulier que ces foi-
res de Paris ; il n'y en a pas une où l'on ne
\oye les chofes les plus étonnantes , fans que
îc public daigne prefque y faire attention; tant
on eft accoutumé aux chofes étonnantes , ^5
même à celles qu'on ne peut concevoir! On y
voit au moment que- j'écris ceci deux machine:>
portatives féparées , dont l'une marche ou s'ar-
rête exaclement à la volonté de celui qui fait
marcher ou arrêter l'autre. J'y ai vu une tête
de bois qui parloit , & dont on ne parloit pas
tîint que de celle d'Albert le grand. J'ai vu
même une chofe plus furprenante ; c'étoit for-
ce têtes d'hommes , de favans, d'Académiciens
qui couroient aux miracles des convulfions, &
qui en revenoient tout émerveillés.
Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baro-
mètre, quels prodiges ne fait- on pas chez les
ignorans? Les Européens avec leurs arts ont
toujours paffé pour des Dieux parmi les Barba-
res. Si dans le fein même des Arts , des Scien-
ces, des collèges , des Académies ; fi dans Is
milieu de l'Europe, en France, en Angleterre,
un homme fut venu le fiécle dernier, armé de
tous les miracles de l'électricité que nos phyfi-
ciens opèrent aujourd'hui-, l'eut-on brûlé, corn-
LETTRE. 53
■lue un forcier, l'eut -on fuivi comme un Pro-
phète? H eft à préfumer qu'on eut fait Tun ou.
i'autre: il eft certain qu'on auroit eu tort.
Je ne fais û l'art de guérir eft trouve ni s'il
•fe trouvera jamais : Ce que je fais c'eft qu'il
n'eft pas hors de la nature. Il eft tout aulîl na-
turel qu'un homme guériffe qu'il l'eft qu'il toui-
,bc malade ; il peut tout aufli bien guérir fubi-
tement que mourir fubitement. Tout ce qu'on
pourra dire de certaines gucrifcns , c'eft qu'el-
les font furprenantes , mais non pas qu'elles
font impoiïibles ; comment prouvcrez-vous donc
que ce font des miracles V II y a pourtant, je
l'avoue, des chofes qui m'ctonneroient fort fî
j'en étois le témoin ; ce ne feroit pas tant de
voir marcher un boiteux qu'un homme qui n'a-
voit point de jambe , ni de voir un paralytique
mouvoii fon bras qu'un homme qui n'en a qu'un
reprendre les deux. Cela me frapperoic encore
plus , je l'avoue , que de voir reirufcitcr un
mort ; car enfin un mort peut n'être pas mort
(m). Voyez le Livre de M. Bruhier.
(m) Lazare était déjà dans la terre ? Seroit-il le
premier homme qu'on auroit enterré vivant? // y
étoit depuis quatre jours ? Qui les a comptés ? Ce
n'eft pas Jéfus qui ctoit abfent. Il f-noit dîja'? Qu'en
favcz-vous ? Sa fceur le dit ; voila toute la preuve.
L'£ftroi le dégoût en eut fait dire autant à toute
autre femme , quand môme Cijia n'eut pas été vrai.
94 T R I S I E IM E
Au refte, quelque frappant^que put me pa.
roître un pareil fpeftacle , je ne voudrois pour
rien au monde en être témoin; car que fais -je
ce qu'il en pourroit arriver ? Au lieu de me
rendre crédule , j'aurois grand peur qu'il ne
nie rendit que fou : mais ce n'efb pas de m.oi
qu'il s'agit; revenons.
On vient de trouver le fecret de refTufciter
ées noyés; on a déjà cherché celui de reiTufci-
■ter les pendus ; qui fait fi dans d'autres genres
de mort, on ne parviendra pas à rendre la vie
à des Corps qu'on en avoit cru privés. On ne
favoit jadis ce que c'étoit que d'abattre la cata-
ra6te ; c'efl: un jeu maintenant pour nos chirur*
glens. Qui fait s'il n'y a pas quelque fecret
trouvable pour la faire tomber tout d'un coup?
Qui fait fi le poîTeffeur d'un pareil fecret ne
peut pas faire avec fimplicité , ce qu'un fpe6la-
tcur ignorant va prendre pour un miracle, &
ce qu'un Auteur prévenu peut donner pour
J^éfus ve fait que Tappeller, ^ il fort. Prenez garde
de mal rsifonner. Il s'agiflbit de l'impoiTibilité phy-
fique; elle n'y elt plus. Jéfus faifoit bien plus de
façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus diffi-
ciles : voyez la note qui fuit. Pourquoi cette diffé-
rence , fi tout étoit également miraculeux ? Ceci
peut être une exagération , & ce n'efi pas la plus
forte que faint Jean ait faite," j'en attcftii; Ic dcrnici:
vcrfct de fou livangile.
X F. T T U E. jrs
tel (*)? Tout cela n'eft pas vralfeinblable , foie :
Mais nous n'avons point de preuve que cela
foie irapofTible, & c'efl: de l'impofîibilité phyfl-
que qu'il s'agit ici. Sans cela, Dieu déployant
à nos yeux fa puiflance n'auroit pu nous don-
ner qu« des fignes Yrsifemblabl-es, dé fimples
probabilités; & il arriveroit de-là que l'autorité
des miracles n'étant fondée que fur l'ignorance
,dc ceux pour qui ils, auroieut été faits, ce qui
(*) On voit quelquefois dans le détail des faits
•rapportés une gradation qui ne convieiit point à
une opération furnaturelle. On préfente à Jéfus.un
aveugle. Au lieu de le guérir à llndant, il l'em-
insne hors de la bourgade. Là il oint fes yeux de
falive, il pofe fes mains fur lui; après quoi il lui
demai]de s'il voit quelque chofe. L'aveugle répond
qu'il voit marcher des hommes qui lui paroifTent
comme des arbres : Sur quoi, jugeant que la pre-
mière opération n'cil pas fuffifante , Jéfus la recom-
mence, & enfin l'homme guérit.
Une autre fois , au lieu d'emplo,yer de la falive
pure , il la délaj-e avec de la terre.
Or je le dem.ande, à quoi bon tout cela pour un
miracle? La nature difpute-t-clie avec fon maître?
A-t-il bcfoin d'effort , d'obfiination , pour fc faire
obéu: ? A-t-il befoin de falive , de terre , d'ingré-
diens ? A-t-il môme bcfoin de parler, & ne fuffit-
il pas qu'il veuille ? Ou bien ofera-t-on dire que
Jéfus, fur de fon fait, ne laide pas d'ufer d'un pe-
tit manège de charlatan , comme pour fe faire va-
loir davantage , & amufcr les fpcctateurs ? Dans le
fyftéme de vos Meflisurs, il faut pourcant fun ou
.l'autre. Choilillcz.
pê T E. O I s î E l.î E
ferok miraculeux pour un fîécle ou pour ai>
peuple ne le feroit plus pour d'autres ; de forte
que la preuve univerfelle étant en défaut , !c
fyftême étnbli fur elle feroit détruit. Non ,
■donnez-moi des miracles qui demeurent tels
quoi qu'il arrive , dans tous les tems & dans
tous les lieux. Si plufieurs de ceux qui font rap'
portés dans là Bible paroi (Tcnt être dans ce ca.s
•d'autres auffî paroiffent n'y pas être. Répond-
œoi donc , Théologien , prétends -tu que je
pafle le tout en bioc, ou fi tu me permets le
triage? Quand tu m'auras décidé ce point, nous
verrons après.
Remarquez bien , Monfieur , qu'en fuppo-
fant tout au plus quelque ampliiication dans les
circonftances , je n'établis aucun doute fur le
fond de tous les faits. C'ell ce que j'ai déjà dit,
& qu'il n'cft: pas fuperflu de redire. Jéfus ,
éclairé de l'efprit de Dieu , avoit des lumières
fi fupérieures à celles de fes difciples, qu'il
ii'eft pas étonnant qu'il ait opéré des multitudes
de chofes extraordinaires où l'ignorance des
fpeftatcurs a vu le prodige qui n'y étoit pas,
A quel point , en vertu de ces lumières pou-
voit-il agir par des voyes naturelles, inconnues
à eux & à nous (o) ? Voila ce que nous ne fa-
vons
(o) Nos liommes de Dieu veulent à toute force
Çue j'aye fait de jéfus un Impoftcur. Ilss'échaufient
pour
LETTRE.. 9T
vons point & ce que nous ne pouvons favolr.
Les fpeiStatcurs des choies merveilleufes font
naturellement portés à les décrire avec exagéra-
tion. Là dciTus on peut de très bonne -foi s'a-
bufer Coi- même en abufant les autres: pour
peu qu'un fait foit au dcffus de nos lumières
nous le fuppofons au deflflis de la jaifon, &
l'efprit voit enfin du prodige ou le cœur nous
fait défirer fortement d'en voir.
Les miracles font, comme j'ai dit, les preu-
ves des fimples, pour qui les Loix de la nature
forment un cercle très étroit autour d'eux.
Mais la fphere s'étend à mefure que les hom-
mes s'inflruifent & qu'ils Tentent combien il
leur reftc encore à favoir. Le grand Phyficien
voit fi loin les bornes de cette fphere qu'il ne
fauroit difcerner un miracle au delà. Cela ne Je
peut eft un mot qui fort rarement de la bouche
des fages; ils difent plus fréquemment, je ne
fais.
Que devons -nous donc penfer de tant de
pour répondre à cette indigne accufation , afin qu'on
penfe que je l'ai faite ; ils la fuppofent avec un air
de certitude ; ils y inflftent , ils y reviennent afFec-
tucufement. Ah fi ces doux Chrétiens pouvoient
m'arrachera la fin quelque blafphôme, quel triom-
phe! quel contentement, quelle édification pour
leurs charitables âmes! Avec quelle fainte joye ils
apporteroient les tifons allumés au feu de leur zè-
le , pour embrafer mon bûcher î
Ë
S»8 TROISIEME
miracles rnppoi-tés par des Auteurs, vcridiques,
je n'en doute pas , mais d'une fi crafle igno-
rance, & fi pleins d'ardeur pour la gloire de
leur maître? Faut- il rejetter tous ces faits?
Nûn. Faut -il tous les admettre? Je l'ignore
{t). Nous devons les refpccter fans prononcer
(p) II y en a dans l'Evangile quïl n'eft pas mê-
me pofCble de prendre au pied de la Lettre fans
renoncer au bon fens. Tels font , par exemple,
ceux des poffédés. -On reconnoit le Diable à fon
œuvre, .& les vrais pofTédés font les méchans; la
raifon n'en reconnoitra jamais d'autres. Mais paf-
fons : voici plus.
Jéfus demande à un gi'ouppe de Démons com«
meut il s'appelle. Quoi! Les Démons ont des noms?
Les Anges ont des noms? Les purs Efprits ontîdes
noms? Sans doute pour s'cntre-appeller entre eux,
ou pour entendre quand Dieu les appelle ? Mais
qui leur a donné ces noms? En quelle langue en
font les mots ? Quelles font les bouches qui pro-
noncent ces mots , les oreilles que leurs fons frap-
pent? Ce nom c'eft Légion, car ils font plufieurs ,
ce qu'apparamment Jéfus ne favoit pas. Ces An-
ges, ces Intelligences fublimcs dans le mal comme
dans le bien , ces Etres Céleftcs qui ont pu fe ré-
volter contre Dieu , qui ofent combattre fes Dé*
crets éternels , fe logent en tas dans le corps d'un
homme: forcés d'abandonner ce malheureux, ils
demandent de fe jctter dans un troupeau de co-
chons, ils l'obtiennent; ces cochons fe précipitent
.dans la mer; & ce font là les auguftes preuves de
la milTion du Rédempteur du genre humain, les
preuves qui doivent l'attciler à tous les peuples de
tous les âges, ù. dcTit uul liC fauroit douter; foui
L -E T T ?^. E. 59
fur leur natui'e , diifîîons - nous être cent fois
-décrétés. Car enfin l'autorité des loix ne peut
s'étendre jufqu'à nous forcer de mal raifonner;
& c'eft pourtant ce qu'il faut faire pour troU'
ver nécelfairement un miracje où la raifon ne
peut voir qu'un fait étonnant.
Quand il feroit vrai que les Catholiques
-ont un moyen fur pour eux de faire cette dif-
tinflion, que s'enfuivroit-il pour nous? Dana
leur fyftême , lorfque l'Eglife une fois recon-
nue a décidé qu'un tel fait efi: un miracle , il
eft un miracle; car l'Eglife ne peut fe trom-
per. Mais ce n'eft pas aux Catholiques que
j'ai à faire ici , c'eft aux Réformés. Ceux-ci ont
irès bien réfuté quelques parties de la pro-
-feffion de foi du Vicaire qui, n'étant écrite
que contre l'Eglife Romaine, ne pouvoit ni ne
devoit rien prouver contre eux. Les Catholi-
ques pourront de même réfuter aifément ces
Lettres , parce que je n'ai point à faire ici aux
Catholiques , & que nos principes ne font pas
les leurs. Quand il s'agit de montrer que je ne
prouve pas ce que je n'ai pas voulu prouver,
c'efi: là que mes adverfaires triomphent.
De tout ce que je viens d'expofer je con-
peine de dannation! Jufte Dieu! La tête tourne;
on ne Hiit où l'on eft. Ce font donc là, Meflîeurs,
les fondemens de votre foi? La nùenne ea a do
plus lïirs, ce me femble.
E 2
r
ïQo T R G I S I E M E
«îuds que les faits les plus atteftés , quand mê-
me on les admettroit dans toutes leurs circon-
flences, ne prouveroient rien, & qu'on peut
même y foupçonner de Texagération dans les
cjrconftances, fans inculper la bonne foi de
ceux qui les ont rapportés. Les découvertes
continuelles qui fe font dans les loix de la na-
ture, ceUes qui probablement fa feront enco-
re, celles qui refileront toujours à faire; les
progrès pafTés préfens & futurs de l'induftrie
humaine; les diverfes bornes que donnent les
peuples à l'ordre des poffibles félon qu'ils font
plus ou moins éclairés; tout nous prouve que
Dous ne pouvons connoître ces bornes. Ce-
pendant il .faut qu'un miracle pour être vrai-
jnent tel les pafle. Soit donc qu'il y ait des
piiracles, foit .qu'il n'y en ait pas, il cft im-
pofllble au fage de s'affurer que quelque fait
.Çue ce puifTe être en eft un.
Indépendamment des preuves de cette im-
poflibilité que je viens d'établir , j'en vois une
autre non moins forte dans la fuppofition mé-
iî)e : car, accordons qu'il y ait de vrais mira-
cles ; de quoi nous ferviront-ils s'il y a auHî
de faux miracles defquels il eft impoifible de
les difcerncr? Et faites bien attention que je
n'appelle pas ici faux miracle un miracle qui
Ii'eft pas réel, mais un acte bien réellement
..Cunaturcl fait pour foutenir une fauiTe doflri-
L E T T R Ei ïbî-
ce. Comme le mot de miracle en ce fens peirt
blefler les oreilles pieufes, employons un au-
tre mot & donnons- lai le nom de prejlîge :
mais fouvenons - nous qu'il eft impoflîble aux
fens humains de difeerner un preftige- d'un mi-
racle»
La même autorité qui attéfte les miracles
attefte aufïï les prefliges, & cette autorité prou-
ve encore que l'apparence des preftiges ne'
diffère en rien de celle des miracles. Gommeîït
donc diftinguer les uns des autres, & que peut
prouver le miracle, fi celui qui le voit ne peut
difeerner par aucune marque aiïarée & tirée de
la chofe même fi c'eft l'œuvre de Dieu ou fi-
c'eft l'œuvre du Démon ?^ Il faudroit un fé-
cond miracle pour certifier le premier.
Quand Aaron jetta fa verge devant Pharaon
& qu'elle fut changée en ferpent, les magiciens
jietterent auffi leurs verges & elles furent chair-
gée^ en ferpens. Soit que ce changement' fut
réel des deux côtés, comme il eft dit -dans
TEcriture, foit qu'il n'y eut de réel que le
miracle d'Aaron & que le preftige des magî*
ciens ne fut qu'apparent , comme le difent
quelques Théologiens , il n'importe ; cette ap-
parence étoit exactement la môme; l'Exode n'y
remarque aucune différence, & s'il y en eut eu,,
les magiciens fe feroient gardés de s'expofer/
E 3
102 T R O I S I E M E
au parallèle, ou s'ils l'avoient fait ils auroienir
été confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des mira-
cles que par leurs fens, ^ fi la fenfation eft
la même, la différence réelle qu'ils ne peuvent
apperceyoir n'cfl rien pour eux, Ainfi le figue ,
comme figne , ne prouve pas plus d'un côté
que de l'autre, & le Prophète en ceci n'a pas
plus d'avantsge que le Magicien. Si c'efl enco-
re là de mon beau ftile , convenez qu'il en
faut uii .bien plus beau pour le réfuter.
Il eft vrai que le ferpent d'Aaron dévora les
ferpens des Magiciens. Mais, forcé d'admettre
une fois la Magie, Pharaon put fort bjen n'en
conclure autre chofe , finon qu'Aaron étoit
plus habile qu'eux dans cet art,* c'ell ainfi que
.Simon rav,i des chofes que faifoit Philippe ,
voulut acheter des Apôtres le fecret d'en faire
autant qu'eux.
D'ailleurs l'infériorité des Magiciens étoit
due à la préfence d'Aaron. Mais Aaron abfent ,
eux faifant les mêmes fignes, avoicnt droit de
prétendre à la même autorité. Le figne en lui-
même ne prouvoit donc rien.
Quand Moyfe changea l'eau en fang , les
JVlagiciens changèrent l'eau en . fang ; quand
Moyfe produifit des grenouilles, les Magiciens
produifirent des grenouilles, ils échouèrent à
L E T T R E. îo>
la trolfieme playe; mais- tenons - nous aux deux
premières dont Dieu même avoit fait la preu-
ve du pouvoir Divin (3). Les Magiciens firenC
aufïï cette preuve -là.
Quant à la troifieme pîaye qu'ils ne purent
imiter, on ne voit pas ce qui la'rendoit fi dif-
ficile, au point de marquer que le doigi de Dlsit
étoit-là. Pourquoi ceux qui purent produire im
animal ne purent -ils proJuire un infecte, <Sc
comment, après avoir fait des grenouilles, ne
purent -ils faire des poux? S'il efl: vrai qu'il
n'y ait dans ces chofes-là que le premier pas-
qui coûte, c'étoit alTurément s'arrêter en beau»
chemin.
Le même Moyfe, inftruit par toutes ces ex-
périences , ordonne que fi un faux-Prophêtc
vient annoncer d'autres Dieux, c'efl:-à - dire,-
une faufie dochine, & que ce faux Prophète-
autorife fon dire par des prédirions ou des
prodiges qui réuHifTent, il ne faut point l'é-
couter mais le mettre à mort. On peut donc
employer de vrais fignes en faveur d'une faufie
doctrine; un figne en lui-même ne prouve donc
rien.
La même doctrine des fignes par des prefti-
ges efl établie en mille endroits de l'Ecriture*-
(?) Exode VJL 1 7.
E 4:
104 TROISIEME
Bien plus ; après avoir déclaré qu'il ne fera
poinc de fignes , Jéfus annonce de faux Chrifts
qui en feront; il dit qulls fe-ont de grands
ftgnes , des miracles capables de Jiduire les élus
mêmes, s^il était poj/îble (r). Ne feroit-on pas
tenté fur ce langage de prendre les fignes pour
des preuves de faufleté?
Quoi ! Dieu , maître du choix de fes preu-
ves quand il veut parler aux hommes, choifîc
par préférence celles qui fuppofent des con-
noFfTances qu'il fait qu'ils n'ont pas! Il prend
pour les inflruire la même voye qu'il fait que
prendra le Démon pour les tromper! Cette
marche feroit-elle donc celle de la divinité?
Se pourroit-il que Dieu & le Diable fuiviiTent
ia même route? Voila ce que je ne puis con-
cevoir.
Nos Théologiens, meilleurs raifonneurs mais
de moins bonne foi que les anciens , font fort
embarralTés de cette magie: ils voudroient bien
pouvoir tout à fait s'en délivrer , mais ils n'o-
fent; ils fentent que la nier fcroit nier trop.
Ces gens toujours fi décififs changent ici de
langage; ils ne la nient ni de l'admettent; ils
prennent le parti de tcrgiverfer, de chercher
des faux-fuyans , à chaque pas ils s'arrêtent ; ils
ne fa vent fur quel pied dan fer.
Jg
(r) Matth. XXIV. 24- ^larc. Xlll. 22.
LETTRE. 135
Je crois , Monfieiir, vous avoir fait fentfr
où git la difficulté. Pour c]ue rien ne manqire
à fa clarté, la voici mife en dilemme.
Si l'on nie les prcftiges , on ne peut prou-
ver les miracles ; parce que les uns & les au-
tres font fondis fur la même autorité.
Et fi l'on a<.imet les preitiges avec les mir>
clcs-, on n'a point de règle fùre précife &
claire pour diftinguer les uns des autres: ainii
les miracles ne prouvent rien. _^
Je fais bien que nos gens ainfî prefTés re-
viennent à la doctrine: mais ils oublient bon-
nement que fi la dodtrine cft établie, le rairsi-
cle eft fuperflu, & que fi elle ne l'efl pas, elle
ne peut rien prouver.
Ne prenez pas ici le change, je vous .fup-
plie, & de ce que je n'ai pas regardé les mi-
racles comme efienciels au Chriilianifme, n'al-
lez pas conclure que j'ai rejette les miraclest
Non , JMonfieur , je ne les ai rejettes ni ne les
rejette; fi j'ai dit des raifons pour en douter,
je n'ai point diffimulé les raifons d'y croire; il
y a une grande différence entre nier une chofe
& ne la pas affirmer , entre la rejetter & ns
pas l'admettre, & j'ai fi peu décidé ce point,
que je défie qu'on trouve un feul endroit dan»
tous mes écrits où je fois affirmatif contre les
miracles.
Eh comment l'aurois-je été malg.ré mes
E 5
io6 T R O I S I E M E
propres doutes , puifque partout où je Cois
quant à moi, le plus décidé, je n'affirme rien
encore. Voyez quelles affirmations peut faire
un homme qui parle ainfi dès fa Préface (s).
„ A l'égard de ce qu'on appellera la partie
,, fyflématique, qui n'effc autre chofe ici que
„ la marche de la nature, c'eft là ce qui dé-
j, routera le plus les leéleurs ; c'eft auffi par là
„ qu'on m'attaquera fans doute, ôc pcut-ctie
„ n'aura- t-on pas tort. On croira moins lire
„ un Traité d'éducation que les râverics d'un
„ vifionnaire fur l'éducation. Qu'y faire? Ce
^, n'efl: pas furies idées d'autrui que j'écris ,
„ c'eft fur les niiennes. Je ne vois point com*
„ me les autres hommes j il y a longcenis
„ qu'on me l'a reproché. Mais dépend ■ il de
„ moi de me donner d'autres yeux, & de m'af-
., (cdicr d'autres idées? Non; il" dépend de
,, moi de ne point abojîder dans mon fens , de
,, ne point croire être feul pUrs fage que tout
j, le monde; il dépend de moi, non de chan
,, ger de fentimcnt, mais de me défier du mien:
„ Voila tout ce que je puis faire, & ce que ]e
„ fais. Que fi je prends quelquefois le ton
,, affirmatif, ce n'efl point pour en impoferau-
„ lecteur ; c'eft pour lui parler comme je pen-
„ fc. Pourquoi propoferois • je par forme de
(f) Piéiacs 4'EmiIe. p> iv.
L E T' T R" t: làr
j,- doute ce dont quant à moi je ne doute '
„ point ? Je dis exademcnt ce qui fe palTe dans
„ mon efprit.
,, En expofant avec liberté mon fentiment,
„ j'entends fi peu qu'il faffa autorité , que j'y
„ joins toujours mes raifons , afin qu'on les
„ pefe & qu'on me juge. Mais quoique Je ne
,, veuille point m'oblliner à défendre mes
,, idées, je ne me crois pas moins obligé de
„ les prppofer; car les maximes fur lefquel-
„ les je fuis d'un avis contraire à celui des
„ autres ne font point indifférentes. Ce font
„ de celles dont la vérité ou la fauffeté impor-
,, te à connoître, & qui font le bonheur ou Iç
„ malheur du genre humain, "
Un Auteur qui ne fait lui-m^me s'il n'efî
point dans l'erreur , qui "craint que tout ce
qu'il dit ne foit un tilTu de ruveries , qui, ne
pouvant changer de fentimens , fe défie du fien ,
qui ne prend point le ton afBrmatif pour le
donner, mais pour parler comme il penfe,
qui, ne voulant point faire autorité, dit tou-
jours fc3 raifons afin qu'on le juge, & qui
môme ne veut point s'obdincr à défendre fes
idées; un Auteur qui parle ainfi à la tête de
ion Livre y veut -il prononcer des oracles?
veut- il donner des décifions, & par celte dé-
claration préliminaire ne met -il pas au nombre
des doutes fcs plus fortes afTertions?
loS TROISIEME
Ec qu'on ne dife point que je manque à
mes engngeniens en m'obftinant à défendie
ici mes idées. Ce feroit le comble de l'in-
juftice. Ce ne font point mes idées que je dé-
fends , c'efi: ma perfonne. Si Ton n'eut atta-
qué que mes Livres, j'auiois conftammtnt gar-
dé le filence; c'étoit un point réfoki. Depuis
ma déclaration faite en 1753, m'a- 1- on vu ré»
pondre à quelqu'un, ou me taifois-je faute
d'aggreffeurs ? Mais quand on me pourfuit,
quand on me décrète, quai d on me deshono-
re pour avoir dit ce que je n'ai pas dit , il faut
bien pour me défendre montrer que je ne l'ai
pas dit. Ce font mes ennemis qui malgré moi
me remettent la pluiHe à la main. Eh ! qu'ils
me I-.uflTent en repos , & j'y hifferai le public ;
j'en donne de bon cœur ma parole.
Ceci fcrt déjà de réponfe à l'objeftion ré-
torfive que j"ai prévenue , de vouloir faire
moi-même le réformateur en bravant les opi-
nions de tout mon ficelé; car rien n'a moins
l'air de bravade qu'un pareil langage , (Je ce
n'eft pas alTurémcnt prendre un ton de Pro-
phète que de parler arec tant de circonfpec-
tion. J'ai regardé comme un devoir de dire
mon fentiment on chofes importantes & uti-
les; mais ai- je dit un- mot, ai -je fait un pas
pour le faire adopter à d'autres; quelqu'un a-
t-il vu dans ma conduite l'air d'un homme qui
cherchoit à fe faire des fcdateurs?
LETTRE. 109
En tranfcrivant l'Ecrit particulier qui fait
tant d'imprévus zélateurs de la foi, j'avertis
encore le leéteur qu'il doit fe défier de mes
jugemens, que c'eft à lui de voir s'il peut ti-
rer de cet Ecrit quelques réflexions utiles, que
je ne lui propofe ni le fentiment d'autrui ni le
mien pour règle, que je le lui préfente à exa*
miner (t).
Et lorfque je reprends la parole voici ce
que j'ajoute encore à la iin.
„ J'ai tranfcrit cet ]:^crit, non comme une
„ règle des fentimens qu'on doit fuivre en ma-
,, tlere de Religion , mais comme un exemple
„ de la maniera dont on peut raifonner avec
,, fon élevé pour ne point s'écarter de la mé-
„ thode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'an
,, ne donne rien à l'autorité des hommes ni
„ aux préjugés des pays où l'on eft né , les
„ feules lumières de la raifon ne peuvent dans
„ l'inftitution de la Nature nous mener plus
„ loin que la Religion naturelle, & c'efl à quoi
„ je me borne avec mon Emile. S'il en doit
,, avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit
„ d'être fon guide ; c'eft A lui feul de la choi-
„ fir. (î;;-
Quel eil après cela l'homme aiïez impudent
(0 Emile. T. II. p. 360.
(vj Ibid. T. III. p. 204.
E 7
jî^- TROISIEME'
pour m'ofer taxer d'avck nié les miracles qui
ne font pas mâmc niés dans cet Ecrit? Je n'en
ai pas parlé ailleurs (x).
Quoi ! parce que l'Auteur d'un Ecrit pub'ié
par un autre y introduit un raifonneur qu'il
dcfaprouve (y), & qui dans une difpute rejette
les miracles, il s'enfuit delà que non feulement
l'Auteur de cet Ecrit mais l'Editeur rejette aufîî
les miracles ? Quel tiiTu de témérités ! Qu'on
fe permette de telles préfomptions dans la cha.
leur el'une querelle littéraire , cela eft très blâ-
mable & trop commun ; mais les prendre pour
des preuves dans les Tribunaux ! "Voilà une ju-
rifprudcnce à faire trembler l'homme le plus-
jufte & le plus ferme qui a le malheur de vivre
fous de pareils msgiftrnts.
L'Auteur de la profeflîon de foi fait des ob-
jeftions tant fur l'utilité que fur la réalité des
miracles, mais ces objtflions ne font point âss
négations. Voici là deffas ce qu'il dit de plus
fort. ,, C'efi; l'ordre inaltérable de la nature qui
„ montre le mieux l'Etre fuprême. S'il arrivoit
,, beaucoup d'exceptions , je ne faurois plus
(x) J'en ai p:rlé depuis dans im lettre à M. de
Beiuimônt: mais outre qu'on n'a rien dit fur cette
lettre , ce n'eît pas fur ce qu'çlle contient qu'on
peut fonder les procédures faites avant qu'elle aie
paru.
(j), Emile, T. III. p,i5i.
LE T T R E. III
,^ qu'en pcnfer, & pour moi je crois trop eii,
,y. Dieu pour croire à tant de miracles ii peu
,. dignes de lui.-'
Or je vous prie, qu'eft-cc que cela dit?
Qu'une trop grande multitude de miracles les
rendroit fufpccts à l'Auteur, Qu'il n'admet point
indifcrétement toute forte de miracles, & que
fa foi en Dieu lui fait rcjettcr tous ceux qui ne
font pas dignes de Dieu, Quoi donc ? Celui
qui n'admet pas tous les miracles rejette- 1- il
tous les miracles , & faut-il croire à tous ceux
de la Légende pour croire rafcenfîon deChrii^?
Pour comble. . Loin que les doutes contenus
dans cette féconde partie de la profeffion de foi
puiflent être pris pour des négations , les né-
gations , au contraire , qu'elle peut contenir,
ne doivent être prifcs que pour des doutes.
C'efl la déclaration de l'Auteur , en la com-
mençant, fur les fentimens qu'il va combattre..
Ne don?iez, dit-il, à mes difcours que y autorité
de la raifon. J ignore Ji je fuis dans l'erreur. Il
ejî difficile , quand on difcute de ne. pas prendre
qiielquefois le ton affirmatif ; 7;iais fouvenez-vous
qu'ici toutes mes affirmations ne font que des rai'
fons de dniter (z). Peut-on parler plus pofiti-
vement ?
Quant à moi, je vois des faits atteflés dans.
(-) Emile T. m. p. 131.
i_-r2 T 11 O r S I E' ME
les faiates Ecritares ; cela*fiiffit pour aifêter
fur ce point mon jugement. S'ils étoient ait-
leurs , je rcjetterois ces faits ou je leur ôterois
le nom de mira-cles; mais parce qu'ils font dans
l'Ecriture je ne les rejcirre point. Je ne les ad-
mets paj , non plus, parce que ma raifon s'y
vffufe, à que ma djciilonfur cet article n'in-
téreffe point m^-m lalut. Nul ChréDien judicieux
ne peut croire que tout foit infpîté dans 11
Bible, jufqu'aux mots & aux erreurs. Ce qu'on
doit croire infpiré eft tout ce qui tient à nos
devoirs; cai- pourcjuoi Dieu auroit-il infpirc
le re^fte ? Or la doctrine des miracles n'y tient
nullement ; c'eft ce que je viens de prouver;
Ainfi le fentiment qu'on peut avoir en cela n'a
nul trait au refpccl qu'on doit aux Livres fa^
crés..
D'ailleurs, il efl impolTible aux hommes d«
s'aiïurer que quelque fait que ce puilTe être cil:
un miracle (aa) ; c'eft encore ce que j'ai prou-
vé. Donc en admettant tous les fnits contenus
(rtfl)Si cesMeffieurs difcnt que cola eft' décidé dans
rEcriturc , & que je dois reconnoitre pour miracle
ce qu'elle, me donne pour tel ; je réponds que c'eft
ce qui eft en queftion, & j'ajoute que ce raifonne-
mont de leur part eft im cercle vicieux. Car puif-
qu'ils veulent que le miracle ferve de preuve à la
Révélation , ils ne doivent pas employer l'autorité
de la Révélation pour conûater le miracle.
L E T T R E. 113
dans la Bible , on peut rejcLter les miracles
fans impiété, & même fans inconféquence. Je
n"ai pas été jufques là.
Voila comment vos Meflîeurs tirent des mi-
racles , qui ne font pas certains , qui ne font
pas néceflaires-, qui ne prouvent rien, & que.
je n'ai pas rejettes, la preuve évidente que je
renverfe les fondemens du Chriftianifmc , &
que je ne fuis pas Chrétien.
L'ennui vous empêcheroit de me fuivre fî
j'entrois dans le même détail fur les autres ac-
eufatioiis qu'ils cntaffent , pour tâcher de cou*
vrir par- le nombre l'injuftice de chacune en
particulien lis'm'accufent pa-r exemple, de re»
jetcer la prière. Voyez le Livre, & vohs troiN
verez une prière dans l'endroit mSme dont il
s'agit. L'homme pieux qui parle (bb) ne croie
pas, il eft vrai, qu'il foit abfolument nécelTaire
de, demander à Dieu telle ou telle, chofe en
(bb) Un Minilh-e de Genève, difficile affurément
en Chrillianifme dans les jugeraens qu'il porte du
mien , affirme que j'ai dit , moi J. J, Routfeau , que
je ne priois pas Dieu : Il l'alTure en tout autant de.
termes , cinq ou fix fois de fuite , & toujours en
me nommant. Je veux porter refpecl à l'Eglife ,
mais oferois-je lui demander où j'ai dit cela ? Il"
efl permis à tout barbouilleur de papier de déral-
fonner & bavarder tant qu'il veut ; mais il n'eft
pas permis à un bon Chrétien d'ette un calomnia»
teur public.
11,1, TROISIEME
particulier (cq). Il ne défaprouvc point qu'on'
le faffe; quant à moi, dit-il, je ne le fai3 pas,
peiTuadô que Dieu eft un bon pcre qui fait^
mieux que fcs cnfans ce qui leur contient. -
Mais ne peut- on lui rendre aucun autie cultc-
^auiTi digne de lui ? Les hommnges d'un cœur-
plein de zèle, les adorations, les louanges , la.
contemplation de fa grandeur , l'aveu de notre
néant, la réfîgnation à fa volonté, la foumiiîîon
à fcs loix , une vie pure & fainte, tout cela.
ne vaut-il pas bien des vœux intéreffés & mer-
cenaires ? Près d'un Dieu jufte la meilleure
manière de demander efi: de mériter d'obtenir.
Les Anges qui le louent autour de fon Trône
(fc) Quand vous prierez , dit Jéfus , priez ainfî.
Quand on prie avec des paroles , c'efl: bien fait de
préférer celles-là; mais je ne vois point ici l'ordre
de prier avec des paroles. Une sutrc prière efl: pré-
férable; c'eft d'étrê difpofé à tout ce que Dieu veut.
Me voici , Seigneur, four faire ta volonté. Do toutes
les formules , l'Oraifun dominicale cit , fans contre-
dit , la plus parfaite ; mais ce qui cil: plus parfait
encore cil l'entière rcfignation aux volontés de Dieu.
Non Joint ce que je veux , mais ce que tu vtux. QuQ
dis - ie ? C'efl: l'Oraifon dominicale elle même. Elle
efl toute entière dans ces paroles ; Otie ta volonté
Joit faite. Toute autre prière cft fupcriiue & ne fait
que contrarier celle-là. Que celui qui penfe ainfî fe
trompe , cela peut être. Mais celui (|ui publique-
ment l'accufe à caufe de cela de détruire la morale
Chrétienne & de n'être pas Chrétien, cft-il un foU
bon Chrétien lui-mcmc '?
L E T T R E. Î15
îe prient-ils ? Qu'auroienvils à lui demander?
Ce iHOc de prière eft fouvent employé danS'
l'Ecriture pour bemmage , adoratlan, 6c qui fait
le plus eil quitte du moins. Pour moi, je ne
rejette aucune des manières d'honorer Dieu;,
j'ai toujours approiivé qu'on fe joignit à l'E.
glife qui le prie; je le fais; le Prêtre Savoyard
le faifoit lui-même (^dd). L'Ecrit fi violemment:
attaqué eîl plein de tout cela. N'importe: je
rejette, dit-on, la prière,- je fuis un impie à
brûler. Me voila jugé.
Ils difent encore que j'accufe la morale
Chrétienne de reiidre tous nos devoirs imprati
cables en les outrant. La morale Chrétienne
eft celle de l'Evangile; je n'en reconnois point
d'autre , & c'eil en ce fens aufli que l'entend
mon accufateur , puifnue c'efi: des imputations
où celle-là fe trouve comprife qu'il conclud, .
quelques lignes après , que c'eil par dérifion..
que j'appelle l'Evangile divin (ee).
Or voyez fi l'on peut avancer une faufTeté
plus noire & montrer une mauvaife foi plus
.marquée, puifque dans le pafi'age de mon Li-
vre DÎi ceci fe rapporte, il n'eft pas même paf-
fible que j"aye voulu parler de l'Evangile.
"Voici, Monficwr, ce paiTage: il eft dans le
(dd) Emile T. III. p. 185.
C^^) Lettres écrites de la Campagne p. 11.-
TT6 TROISIEME
quatrième Tome d'Euiile, page 64. „ En n'a?-
„ ferviflant les honnêtes femmes qu'à de trif-
n tes devoir.s, on a banni du mariage tout ce
„ qui pouvoit le rendre agréable aux h'om-
„ mes. Faut-il s'étonner fi la taciturnité qu'ils
,t voyent régner chez eux les en chaffe, ou
„ s'ils font peu tentés d'embraffer un état lî
„ déplaifant. A force d'outrer tous les devoirs,
,i le Chriftianifme les rend impraticables &
„ vains : à force d'interdire aux femmes le
,, chant la danfe & tous les amufemens du
„ monde , iMes rend mauiïades, grondeufes,
„ infupportables dans leurs maifons."
Mais où eft-ce que l'Evangile interdit aux
femmes le chant & la danfe ? où eft-ce qu'il
les aflTervit à de triftes- devoirs "? Tout au con-
traire il y eft parlé des devoirs des maris, mais
il n'y eft: pas dit un mot de ceux des femmes.
Donc on a tort de me faire dire de l'Evangile
ce que je n'ai dit que des Janfeniftcs, des Mé-
thodiftes, &d'^Tutres dévots d'aujourd'hui, qui
font du Chriftiajiifme uns Religion auflî terri-
ble & dcplaifante (ff), qu'elle efl: agréable &
douce fous la véritable loi de Jéfus-Chrift.
_ (ff) Les premiers Réformés donnèrent d'abord
dans cet excès avec une dureté qui fit bien des hy-
pocrites, & les premiers Janfeniftcs ne manquèrent
pas de les imiter en cela. Un prédicateur de Genè-
ve, appelle Henri de la MaiTe, foutenoit en chaire
LETTRE. rî7
Je ne voudrois pas prendre le ton du Peie
Berruyer , que je n'aime guère, & que je trouve
même de très mauvais goût ; mais je ne puis
ïn'empêcher de dire qu'une des chofes qui me
charment dans le csraftere de Jéfas, n'eft pas
feulement la douceur des mœurs, la fimplicité,
mais la facilité la^grace & même l'élégance. Il
ne fayoit ni les plaifirs ni les fêtes, il alloit
aux noces, il voyoit les femmes, il jouoit avec
les enfans , il aimoit les parfums, il mangeoit
chez les financiers. Ses difciples ne jeunoient
point ; fon auftérité n'étoit point facheufe. Il
étoit à la fois indulgent & jufte, doux aux foi.
blés & terrible aux méchans. Sa morale avort
quelque chofe d'attrayant , de careflant , de
tendre; il avoit le cœur fenfible, il étoit hom-
me de bonne fociété. Quand il n'eut pas été le
plus fage des mortels , il en e\it été le plus ai.
mable.
Certains paffages de Saint Paul outrés ou
mal entendus ont fait bien des fanatiques , &
que c'étoit pécher que d'aller à la noce plus joyeu-
fement que Jéfus-Chrift n'étoit allé à la mort. Un
-Curé Janfenille loutenoit de même que les fedins
des noces ctoient une invention du Diable. Quel-
qu'un lui objecta là-deiTus que Jéfus-Chrift y avoit
pourtant aflîfté , & qu'il avoit même daigné y faire
l'on premier miracle pour prolonger la gaité du
feftin. Le Curé, un peu embairaffé, répo;idit en
grondant : Ce n'ejl pas ce qu'il fit de mieux.
ii3 TROISIEME
■ ces fanatiques ont fouvent défiguré & desLo-
noré le Chiiftianifuie. Si l'on s'en fut tenu à
refpiic du Maître , cela ne fcroit pas arrivé.
Qu'on m'accufe de n'être pas toujours de l'avis
de Saint Paul , on peut me réduire à prouver
que j'ai quelquefois raifcn de n'en pas être.
Mais il ne s'enfuivra jamais de -là que ce foit
par dérifion que je trouve l'Evangile divin.
Voila pourtant comment raifonnent mes per-
fécuteurs.
Pardon, Monfieur; je vous excède avec ces
longs détails; je le fens & je les termine; j€
n'en ai déjà que trop dit pour ma défcnfe , &
je m'ennuye. moi -môme de répondre toujours
par des raifons à des accufations fans raiibn.
mm -
à
L E T T R E. 119
QUATRIEME LETTRE.
Je vous ai fait voir, Monfieur , que les im-
putations tirées de mes Livres en preuve que
j'attaquois la Religion établie par les loix é-
toient fauiTcs. C'eft , cependant, fur ces im-
putations que j'ai été jugé coupable, & traité
comme tel. SLippofons maintenant que je le
fufle en efFet, & voyons en cet état la puni-
tion qui m'étoit due.
Aiufi que la vertu le vice a fes dcgre's.
Pour être coupable d'un crime on ne l'eft
pas de tous. La juftice confifte à mefurer ex*
actement la peiae à la faute, & l'extrême jufti*
ce elle-même eft une injure, lorfqu'elle n'a
nul égard aux confidérations faifonnables qui
doivent tempérer la rigueur de la loi.
Le délit fuppofé réel, il nous relie à cher-
cher quelle eft fa nature & quelle procédure
efl; prefcritte en pareil cas par vos loix.
Si j'ai violé mon ferment de Bourgeois,
comme on m'en accufe , j'ai commis un crime
d'Etat, & la connoiflance de ce crime appar-
tient direélement au Confcil; cela eft incontc*
•ilable. •
Iio Q U A T R I E M E
Mais fi tout mon crime confiée en erreur fur
k dGftrine , cette erreur fut -elle même une
impiété ; c'eft autre chofe. Selon vos Edits il
appartient à un autre Tribunal d'en connoître
en premier relTort.
Et quand même mon crime feroit un crime
d'Etat, fi pour le déclarer tel il faut préalable-
ment une décifion fur la doftrine, ce n'eft pas
au Gonfeil de la donner. C'eft bien à lui de
punir le crime, mais .non pas de le conftater.
Cela eft formel par vos Edits , comme nous
verrons ci - après.
Il s'agit d'abord de favoir fi j'ai violé mon
ferment de Bourgeois , c'eft-à-dire , le ferment
qu'ont prêté mes ancêtres, quand ils ont été
admis à la Bourgeoifie; car pour moi , n'ayant
pas habité la Ville & n'ayant fait aucune fonc-
tion de Citoyen, je n'en ai point prêté le fer-
ment: mais paflbns.
Dans la formule de ce ferment , il n'y a que
deux articles qui puifi'ent regarder mon délit.
On promet par le premier , de vivre fe'.on la
Rêformation du St. Evangile ^ & par le dernier,
àe ne faire ne Jouffrir aucunes pratiques machina-
tions ou entreprifes contre la, Rêformation du St,
Evangile.
Or loin d'enfreindre le premier article , je
m'y fuis confoj-mé avec une fidélité & même
une hardieflTe qui ont peu d'exemples, profef-
fant
L E T T R E, 121
fant hautement mn Religion chez les Catholi-
ques , quoique j'euffc autrefois vécu dans la
leur; & L'on ne peut alléguer cet écart de mon
enfance comme une infraction au ferment, fur-
tout depuis ma réunion authentique à votre
Eglife en 1754. & mon rétablilTeinent dans mes
droits de Bourgeoifie, notoire à tout Genève,
& dont j'ai d'ailleurs des preuves pofitives.
On ne fauroit dire, non plus, que j'aye en-
freint ce premier article par les Livres condan-
nés ; puifque je n'ai point ceffé de m'y décla-
rer Proteftant. D'ailleurs , autre chofe eft la
conduite , autre chofe font les Ecrits. Vivre
félon la Réformation c'eft profefler la Réfor»
mat ion , quoiqu'on fe puiiTe écarter par erreur
de fa dodrine dans de blâmables Ecrits, ou
commettre d'autres péchés qui ofFcnfent Dieu,
mais qui par le feul fait ne retranchent pas le
délinquant de l'Eglife. Cette diftinclion, quand
on pourroit la difputer en général, eft ici dans
le ferment même; puifqu'on y fépare en deux
articles ce qui n'en pourroit faire qu'un , fi la
profeffion de la Religion étoit incompatible
avec toute entreprife contre la R».*ligion. On y
jure par le premier de vivre félon la Réforma-
tion , & l'on y jure par le dernier de ne rien
entreprendre contre la Réformation Ces deux
articles font très dil1incl:s & môme fépavés par
beaucoup d'autres. Dans le fens du Légiflatewr
F
Ï22 QUATRIEME
ces deux chofes font donc réparables. Donc
quand j'aurois violé ce dernier article , il ne
s'enfuit pas que j'aye violé le premier.
Mais ai-je violé ce dernier article ?
Voici comment l'Auteur des Lettres écri-
tes de la Campagne établit l'affirmative , pa-
g^^ 30.
„ Le ferment des Bourgeois leur impofe l'o-
„ bligation de ne faire ne jovffrir être faites nu-
„ cunes pratiques machinations ou entreprifes contre
,, la Sainte Réformation Evangclique. Il femble
,, que c'eft un peu (a) pratiquer & machiner
„ contre elle que de chercher à prouver dans
j, deux Livres fi féduifans que le pur Evangile
„ eft abfurde en lui-mûme & pernicieux à la
„ fociété. Le confeil étoit clone obligé de jet-
',, ter un regard fur celui que tant de préfomp-
„ tions fi véhémentes accufoicnt de cette entre-
„ prife."
Voyez d'abord que ces Mefîîeurs font agréa-
bles ! Il leur femble entrevoir de loin un peu
de pratique & de machination. Sur ce petit
femblant éloigné d'une petite manœuvre , ils
Jettent un regard fur celuî qu'ils en préfumenc
(a) Cet tin peu , fi plaifant & fi différent du ton
grave & décent du relié (\es Lettres, ayant été re-
U'anché dans la féconde édition , je m'abfiiens d'al-
ler en quête de la grilfe à qui ce petit bout, noa
d'oreille, mais d'ongle appartient.
L E T T R R. IÎ8
l'Auteur; & ce regard eft un décret de prife
«le corps.
Il ell vrai que le mcme Auteur s'égnye à
prouver enfuite que c'tfl par pure bonté pour
moi qu'ils m'ont décrété. Le Confell, dit- il,
pouvoii ajourner personnellement M. Roujjea'.i , il
pQuv'jit l'ajjl *'or prur être ouï, il [o'-rcoit le dé'
créter Oi: ces trois purtis le dernier ét'At in-
comparablement le plus doux ce n'éttit au
fond q^iiun avonîjfeinent de ne pas revenir , s'il ns
voulait pas i'extofer à une procédure,, ou s'il vou-
loit s'y ex^ofer de bien préparer fes défenfes {h).
Aiiifi plaifantoit, dit Brantôme , l'exécuteur
de l'infortuné Dom Carlos Infant d'Efpagne,
Comme le Prince crioit & vouloit fe débattre,
Pai^ , Monfeigneiir , lui difoit-il en l'étranglant,
tout ce qji'on en fait n'ejî que pour votre bien.
Mais quelles font donc ces pratiques & ma-
chinations dont on m'accufe? Pratiquer, fi j'eri-
tends ma langue, c'eft fe ménager des intelli-
gences fecrettcs ; machiner, c'eft faire de fourdes
menées, c'eft faire ce que certaines gens font
contre le Chriftianifme &■ 'contre moi. Mais
Je ne conçois rien de moins «fecret , rien de
moins caché dans le monde , que de publier un
Livre & d'y mettre fon nom. Quand j'ai dit
mon fentiment fur quelque matière que ce
(b) Page 31.
124 QUATRIEME
fut, je l'ai dît hautement, à la face du public,
je me fuis nommé, & puis je fuis demeure
tranquille dans ma retraite : on me perfuadera
diiTicilement que cela refîemble à'Hes pratiques
& machinations.
Pour bien entendre l'efprit du ferment & le
fens des termes, il faut fe tranfporter au tems
où la formule en fut drefTée & où il s'agifFoit
efTencicllcrnent pour l'Etat de ne pas retomber
fous le double joug qu'on venoit de fccouer.
Tous les jours on découvroit quelque nouvelle
trame en faveur de la maifon de Savoye ou
des Evoques, fous prétexte de Rch'gion. Voi-
la fur quoi tombent clairement les mots de
pratiques & de .machinations , qui, depuis que la
langue Françoifc exifte n'ont fûremcnt jamais
été employés pour les fentimens généraux qu'un
homme publie dans un Livre où il fe nomme,,
fans projet fans objet fans vue particulière, &
fans trait à aucun Gouvernement. Cette accu-
fation paroit fi peu férieufe à l'Auteur même
qui l'ofe faire, qu'il me rcconnoh Jîdelle aux
devoirs du Citoyen (c). Or comment pourrois-je
l'être, fi j'avois 'enfreint mon ferment de Bour-
geois?
Il n'eft donc pas vrai que j'aye enfreint ce
ferment. J'ajoute que quand cela fcioit \rai,
■ ■ t — -
(c) Page 8.
LETTRE,. Î25
rien ne feroir plus inouï dans Genève en cho*
fcs de cette efpcce, quq la procMure faite con-
tre moi.. 11 n'y a peut-ôtre pas de Bourgeois
qui n'enfreigne ce fermene en quelque article
(dr) , fans qu'on s'avife pour ceh d.e lui chercher
querelle, & bien moins de le décréter.
On ne peut pas dh'e, non plus, que j'atta*
que la morale dans un Livre où j'établis de
tout mon pouvoir la préférence du bien gêne-
rai fur le bien particulier & où je rapporte nos
devoiis envers les homnes à nos devoirs ea-
vers Dieu; feul principe fur lequel la morale
puille être fondée , pour être réelle & paffer
l'apparence. On ne peut pas dire que ce Livre
tende en aucune forte à troubler le culte éta-
bli ni l'ordre public , puifqu'au contraire j'y
infifte fur le refpeiS qu'on doit- nux formes éti-
blies , fur l'obéiflance aux loix en toute cho-
fc, même en 'matière de Religion, & puifque
c'ell de cette obéifTance prefcritte qu'un Prêtre
de Genève m'a le plus aigrement repris.
Ce délit fi terrible & dont on fait tant de
bruit fe réduit donc , en l'admettant pour réel ,
à quelque erreur far la foi qui , fi elle n'ell
avantageufe à la fociété, lui eft du moins très
(([) Par exemple, de ne point fortir de la Ville-
pour aller habiter ailleurs fans periniflîon. Qui eft-*"
ce qui demande cette permiflloa?
1' 3
12« QUATRIEME
indifFérente ; le plus grand mal qui en réfuî-
te étant la tolérance pour les fcntimens d'au-
triii, par conféquent la paix dans l'Etat & dans
IP monde fur les matières de Religion,
Mais je vous demande, à vous, Monfieur,
rui connoifTez votre Gouvernement & vos loix,
à qui il appartient de juger, & furtout en pre*
Biiere inftancc, des erreurs fur la foi que peut
commettre un particulier ? E(b-ce au Confcil ,
cftce au Confiftoire ? Voila le nœud de la
qoeftion.
Il falloit d'abord réduire le délit à fon efpe-
ce. h préfcnt qu'elle eft connue, il faut conv
parer la procédure à la Loi.
Vos Edits ne fixent pas la peine due A celui
qui erre en matière de foi & "qui publie foa
erreur. Mais par l'Article g8 de TOrdonnance
eccléfiaftique , au Chapitre du Confifloire, ils
règlent l'Ordre de la proccdiife contre celui
qui dogmatife. Cet Aïticle eft couché en ces
termes.
S'il y a qiielquîin qui dogm:itife contre la doc-
trine reçue, qu'il f oit a' pelle [ot/r conférer avec
lui: s il Je range, qu'on le fitpporte fans fcandale
ni diffame : s'il eft opiniHre , qu on radmonefle
par quelques fois pour ejjayer à le réduire Si on.
voit enfin qu'il f oit befoin de plus grande fevéri-
té , quo7i lui înterdife la Sainte Cène , ^ qu'on ei}
ikisnijj'e le Magiflrat afin d'y pciirvoir.
LETTRE. is?
On voit par là.
1°. Que la première inquifition de cette ef-
pece de délit appartient au Connftoire.
2°. Que le Légiflateur n'entend point qu'un
tel délit foit irrémiffible", fi celui qui l'a co.-n-
mis fe repent & fe range.
3°. Qu'il prefcrit les voyes qu'on doit fuivre
pour ramener le coupable à fon devoir.
4°. Que ces voyes font pleines de douceur
d'égards de commifération ; telles qu'il con.
vient à des Chrétiens d'en ufer , à l'exemple
de leur maître, dans les fautes qui ne trou-
blent point la fociété civile & n'intéreflent que
la Religion.
5°. Qu'enfin .la dernière & plus grande peine
qu'il prefcrit eft tirée de la nature du délit ,
comme cela devroit toujours être, en privant
le coupable de la Sainte Cène & de la commu-
nion de l'Eglife, qu'il a ofFenfée, & qu'il veut
CDntinuer d'oiFenfer.
Après tout cela le Confiftoire le dénonce au
Magiftrat qui doit alors y pourvoir; parce que
la Loi ne foufFrant dans l'Etat qu'une feule
Religion , celui qui slobftine à vouloir en
profeffer & enfeigner une autre, doit être re-
tranché de l'Etat.
On voit l'application de toutes les parties de
cette Loi dans la forme de procédure fiiivic
en J563 contre Jean Morelli.
■ F 4
Ï28 QUATRIEME
Je'.n INÎGielIi habitant de Genève avoit fait
& publié un f.ivre dans lequel il attaquoit la
difciplinc eccléfiaflique & qui fut cenluré au
Synode d'Orléans. L'i\ateur, fe plaignant beau-
coup de cette cenfure & ayant été, pour ce
Biôn-e Livre appelle au Confiftoire de Genè-
ve, n'y voulut point comparoitre & s'enfuit;
puis ctant revenu avec la perraiffion du Ma.
giftrat pour fe réconcilier avec ies Miuillrcs
il ne tint compte de leur parler ni de fe ren-
dre au Corififl-oire , jufqu'à ce qu'y étant cicé
de nouveau il comparut enfin, & après de lon-
gues difputes , ayant refufd toute efpece de fa-
tisfaflion , il fut déféré & cifé.au Confcil, où,
au lieu de comparoitre, il fit préienter par fa
femme une excufe par écrit, & s'enfuit derc
chef de la Ville.
Il fut donc enfin procédé contre lui, c'efl-i-
flire, contre fon Livre, & comme la fentence
lendue en cette occafion efl importante, même
^uant aux termes, & peu connue, je vais vous
la tranfcrire ici toute entière; elle peut avoir
fon utilité.
,,((?) Nous Sindiques Juges des caufes cri-
,, minelies
■ (e) Extrait des procédures faites &, tenues con-
tre Jean JMorelli. Imprimé à Gei:èvc chez Françoi»
Pcrrin. 1563 page 10.
L E T T R' E. Jè^;>
^, -minelles de cette Cité , ayans entendu le
„ rapport du vénérable Confifloire de cette
„ Eglife , -des procédures tenues envers Jean
„ Morelli habitant de cette Cité ; d'autant que
„ maintenant pour la féconde fois il a aban-
„ donné cette Cité , & au lieu de comparoitrç '
„ devant nous & nôtre Confeil , quand il y
„ ctoit renvoyé, s'efl montré défcbéiiT.int : à"
„ ces caufes & autres juftes à ce nous mou-
„ vantes, ieans pour Tribunal au lieu de nc2 -
,, Ancêtres , félon nos anciennes coutumes ,
„ après bonne participation de Confeil avec'
„ nos Citoyens, ayans Dieu & fes Saintes E- -
„ critures devant nos yeux & invoqué fon '
„ Saint nom pour faire droit jugement ; di-
„ fans. Au nom du Pcre du Fils & du Saint
„ Efprit , Amen. Par cette nôtre défEnitive
,, fentence , laquelle donnons ici par écrit ,
„ avons avifé par meure délibération de pro-
„ céder plus outre, comme en cas de contu-
„ mace dudit Morelli : fuitout afin d'avertir
,, tous ceux qu'il appartiendra, de fe donner
,,. garde du Livre , afin de n'y être point abu-
„ fés. Eftant donc duement informez des ref-
„ vcrics & erreurs lefquels y font contenus , &
„ furtout que le dit Livre tend à faire fchif-
„ mes & troubles dans l'Eglife d'une façon fé-
„ ditieufe : l'avons condanné & condannons
;^ CQmiUC vn Livre nuifible & p«ruicieux, &
r 5
jnr> Q U A T R I E M E
„ pour donner exemple , ordonné & ordorr-
., nons que l'un d'iceux foit prcfentement brus-
„ lé. Défend'i.ns à tous Libraires d'en tenir
5, ni exHofcr en vente r & à tous Citoyens
„ Bourgeois & Habitans de cette Ville de quel-
,, que qualité qu'ils foient, d'en acheter ni a-
^, voir pour y lire : commandans à tous ceux
„ qui en auroient de nous les apporter , &.
yy ceux qui fauroient où il y en a, de le nous
^y révéler dans vingt quatre heures, fous peine
„ d'être rigoureufement punis.
„, Et à vous noftre Lieutenant commandons que
^^ faciez mettre noftre préfente fentenee à due &
j„ entière exécution."
Prononcée cf exécvtce le Jeudi Jeizieme jour
de Septembre mil cinq cens foi xante trois.
" Ain fi figné P. Chenelat. **
Vous trouverez, Monfieur, des obfervations
d^c plus d'un genre à faire en teras & lieu fur
eettc pièce. Quant à préfent ne perdons pas
notre objet de vue. Voila comment il fut pro-
cédé au jugement de Morelli, dont le Livre ne
fut bràlé qu'à la fin du procès , fans qu'il fut
parlé de Bourreau ni de flétrifTure, & dont la
perfonne ne fut jamais décrétée, quoiqu'il fut
cpiniâtre & contumax.
Au lieu- de cela, chacun fait comment le
Confeil a procédé contre moi dans l'inftant quç
LETTRE. 131
f Ouvrage a paru , & fans qu'il ait mcme été
fait mention du Confiftoire, Recevoir le Livre
par la poile, le lire, l'examiner, le déférer, le
brûler, me décréter, tout cela fut l'affaire de
huit ou dix jours: on ne fauroit imaginer uns
procédure plus expéditive.
Je me fuppofe ici dans le cas de la loi,
dans le fcul cas où je puilTe être puniffable.
Car autrement de quel droit puniroit - on des
fautes qui n'attaquent perfonne & fur lefquelles
les Loix n'ont rien prononcé ?
L'Edit a-t-il donc été ob fer vé dans cette af-
faire? Vous autres Gens de bon fens vous ima-
gineriez en l'examinant qu'il a été violé com:
me à plalfir dans toutes fes parties. „, Le Sr,
„ RoulTeau", difent les Répréfentans , ,, n'a
„ point été appelle au Confiftoire, mais le ma-
„ gnifiquc Confeil a d'abord procédé contre
,, lui; ildevoit être fupporté faj}Sifcandale , mais
,, fes Ecrits ont été traités par un jugement
„ 'public, comme téméraires , impies , Scandaleux i
,, il devoit cire fiipporté fans diffame; mais il a
„ été flétri de la manière la plus diffamante,
„ fes deux Livres ayant été lacérés & brûlés
„ par la main du Bourreau. _ ,.| .,.^,
, ^ ,, L'Edit n'a dont pas été obf^lvé» " conti^
nuent-ils, ,, tant à l'égard de 1^ j,ur,If4ia:ion.qui
„ appartient au Confifloire,, que relativement
„ au Sr. RoulTeau , qui devoit être appelUjç^
i' 6
132 QUATRIEME
„ rapporté fans fcandale ni difFame, admonefte
„ par quelques fois , & qui ne pouvoit Ctre-
„ jugé qu'en cas d'opiniâtreté obftinée. "
Voila , fans doute, qui vous paroic plus clair
que le jour, & à moi auflî. Hébien non: vous
allez voir comment ces gens qui favent montrer
le Soleil à minuit favent le cacher à midi.
L'adrcflc ordinaire aux fophiftcs eft d'entaf-
fer force argumcns pour en couvrir la foibleiïe.
Pour éviter des répétitions & gagner du tems ;
divifons ceux des Lettres écrites de la Campa-
gne; bornons nous auxpUis elTenciels , laiffons
ceux que j'ai ci - devant réfutés , & pour ne
point altérer les autres rapportons les dans les
tenres de l'Auteur.
Cefi d'après nos Loix , dit- il , que je dois exa-
miner ce qui s'ejl fait à l'égard de M. RouJJ'eau,
Fort bien ; voyons.
Le premier Article du ferment des Bourgeois les
Mige à vivre félon h Réformation du Saint E*
vangile- Or, je le demande, efi - ce vivre Jelon
l'Evangile , que d'écrire contre l'Evangile ?
Premier fopbiffne. Pour voir clairement fi
c'efî là mon cas, remettez dans la mineure de
cet- argument le mot déformation que l'Auteur
en ôtc, & 'qui eft néceûaire pour que fon rai-
ibnneraent foit concluant.
Second fopbifme. 11 ne s'agit pas dnns'cct
aitide du ferment ^ççîirs k\çii h Réforma-
LETTRE. î33'
tîon , mais de vivre félon la Réformation. Ces
deux chofes, comme on l'a vu ci -devant font
diftingac-es dans le ferment môme; & l'on a vu
encore s'il efl vrai que j'aye écrit ni contre la
Réformrtion. ni contreJ'Evangilc.
Le fremier devoir des Svidics ^ Confeil ejî de
maintenir la pure Religion.
Troifieme fophifme. Leui^ devoir eft bien
de maintenir la- pure Religion , mais non pas de
prononcer fur ce qui n'eft ou n'eft pas la pure
Religion. Le Souverain les a bien chargés de
maintenir la pure Religion, mais il ce les a
pas faits pour cela juges de la doftrine. C'cft
un autre corps qu'il a chargé de ce foin &
c'eft ce c<^ps qu'ils doivent confulter fur tou-
tes les matières de Religion , comme ik ont
toujours fait depuis que votre Gouvernement
exifte. En cas de délit en ces matières , deuy.
Tribunaux font établis, l'un pour le conftater,
& l'autre pour le punir; cela efl: évident par
les termes de l'Ordonnance: nous y reviendroni
ci-après.
Suivent les imputations ci-devant ' examinées,
& que par cette raifon je ne répéterai pas;
mais je ne puis m'abftcnir de tranfcrire ici l'ar-
ticle qui lès termine: il cft curieux.
// efi j-orai que M. RrxiJJeuzi ^ fes partifnns
prétendent que ces doutes TCaîtaquent point réelle-
me)it le Cbrijîianifme, qu'à cela près il continue
y 7
J34 QUATRIEME
aappeller divin. Mais fi un Livre caraSiérlfè f
comme l'Evangile Veft dans les ouvrages de M.
Roiijj'eau , peut encore être appelle divin , qu'on ms
dije quel ejl donc le 7iouveau fens attaché à ce ter-
vie? Eii vérité Jî c'ejl iqie contradiction, elle ejl
choquante î fi c'ejl une plaijoMci-ie , convenez quel-
le ejl bien déplacée dans un pareil Juj et 'fil
J'entends. Le culte ff)irituel , la pureté du
cœur, les œuvres de inifcricorde, la confiance»
rhumilité , la réfigiiation , la tolérance, l'ou-
bli des injures , le pardon des ennemis , l'a-
mour du prochain , la naternité univerfelle &
l'union du genre humain par la charité, font
autant d'inventions du diable. Scroit-ce là le
fcntiment de l'Auteur &. de fes amis? On le
diroij: à leurs raifonnemens & furtout à leurs
œuvres.
En vérité , fi c'efi une contradiùhn , elle ejl cha.'
quante. Si c'efl une plaijanterie , convenez quelle
efi bien dcplacée dans un pareil fiijet.
Ajoutez que la plaifanterie fur un pareil fu-
jet eft fi fort du goût de ces Mcffiem-s, que,,
félon- leurs propres maximes , elle eut dû , fi
je l'avois faite, me faire trouver grâce devant
eux (g).
Après l'eApofîtion de mes crimes , écoutez
lesraifons pour Icfquelles ou a fi cruellement
(/) Page II. (g) Page 23.
LETTRE. 135
renchéri fur la rigueur de la Loi dans la pour-
fuite du criminel.
Ces deux Livres paroijjent fous le nom cVun Ci-
toyen de Genève. L'Europe en témoigne fm fcaii'
date. Le premier Parlement d'un Royaume voifm
pourfîiit Emile ^ fon Jouteur. Orte fera le Gou-
vernement de Genève ?
Arrêtons un moment. Je crois appercevoir
ici quelque menfonge.
Selon notre Auteur le fcandale de l'Europe
força le Confeil de Genève de févir contre le
Livre & l'Auteur d'Emile, à l'exemple du Par-
lement de Paris ; mais au contraire, ce furerrt
les décrets de ces deux Tribunaux qui caufe-
rent le fcandale de l'Europe. Il y avoit peu de
Jours que le Livre étoit public à Paris lorfque
le Parle'ment le condanna Qj); il ne paroiffoit
encore en nul autre Pays , pas môme en Hol-
lande , où il étoit^^imprimé ; & il n'y eut entre
le décret du Parlement de Paris & celui du Con-
feil de Genève que neuf jours d'intervalle (i);
le tems à peu près qu'il falloit pour avoir avis
de ce qui fe paiToit à Paris. Le vacarme affreux
qui fut fait en Sulife fur cette affaire, mon ex-
pulfion de chez mon ami , les tentatives faites
(/j) C'étoit un arrangement pris avant que le Li-
vre parut.
(f) Le décret du Parlement fut donné le 9 Jiyc
k celui du Conil'il le 19.
235 QUATRIEME
à Neufchâtel & même à h Cour pour nrôter
mon dernier azile, tout cela vint de Genève &
des environs , après le dicret. On fait quels
furent les inftigateurs , on fait quels furent les
émiiTaires , leur aétivité fut fans exemple; il ne
tint pas à eux qu'on né m'ocât le feu & l'eau
dans l'Europe entière, qu'il ne me reliât pas
une terre pour lit , pas une pierre pour chevet.
Ne tranfpofons donc point ainfi les chofes, &
ne donnons point pour motif du décret de Ge-
nève le fcandale qui en fut l'effet.
Le premier Parlement dmi Royaume voif.n
pourfuit Emile ^ fon Auteur. Que fera le Goic-
vernevient de Genève?
La réponfe eft fiinple. II ne fera rien , il ne
doit rien faire, ou pLuôt, il doit ne rien faiie. ■
Il rcnverferoit tout ordre judiciaire , il brave-
loit le Parlement de Paris, il lui difputeroit la
compétence en l'imitant. C'ëtoit prccifémtnt
parce que j'ctois décrété à Paris que je ne pou-
vois l'être à Genève. Le délit d'un criminel a
certainement un lieu & un lieu unique; il ne
peut pas plus être coupable à la fois du même
délit en deux Etats , qu'il ne peut être en deux
lieux dans le même tems , & s'il veut purger
les deux décrets , comment voulez -vous qu'il
fe partage? En effet, avez-vous jamais ouï dire
qu'on ait décrété le même homme en deux pays
i !a fois pour le mtme fait? C'en x:iï ici !c
L ET T R E. 137
premier exemple, & probablement ce fera la
dernier. J'aurai dans mes malheurs le uifte
honneur d etra à tous égards un exemple uni-
que.
Les crimes les plus atroces , les aiTafïînats
même ne font pas & ne doivent pas être pour-
suivis par devant d'autres Tribunaux que ceux,
des lieux où ils ont été commis. Si un Gé-î
nevois tuoit tin homme, même un autre Gene-
vois en pays étranger, le Confcii de Genève
ne pourroit s'attribuer la connoiiTance de ce
o'ime : il pourroit livrer le coupable s'il ctoit
réclamé, il pourroit en folliciter le châtiment,
mais à moins qu'on ne lui remit volontaire-
ment le jugement avec les pièces de la procé-
dure, il ne Je jugeroit pas, parce qu'il ne lui
appartient pas de connoître d'un délit commis
chez un autre Souverain , & qu'il ne peut pas
même ordonner les informations néceffaires
pour le conftater. Voila la règle & voila la
réponfe à la qiieftion; que fera le Gouvernemeni
de Genève ? Ce font ici les plus (Impies notions
du Droit public qu'il feroit honteux au dernier
Magiftrat d'ignorer. Faudra- 1 -il toujours que
j'cnfeigne à mes dépends les ékmens de la ju-
rifprudence à mes Juges?
// devait fiiivant les Auteurs des Répréfenta'
tiens fe borner à défendre proviftoiméUemeni le dé-
138 QUATRIEME
hit dans la Fille (k). C'eft, en effet , tout ce
qu'il pouvoit légitimement faire pour conten-
ter fon animofité; c'eft ce qu'il avoit déjà fait
pour la nouvelle Hcloïfe, mais voyant que le
Parlement de Paris ne difoit rien, & qu'on ne
faifoit nulle part une femblable défenfe, il en
eut honte & la retira tout doucement (i). Mai^
une imlrohation fi foible nanroit- elle pas été taxée
de Jecrette connivence ? Mais il y a longtems
que , pour d'autres Ecrits beaucoup moins to-
léiables, on taxe le Confeil de Genève d'une
conni\ence afTez peu fecrette , fans qu'il fe
mette fort en peine de ce jugement. Perfoji'
K« , dit-on, nàiiroît in Je Jcandalijer de la mo-
dération dont on aurait iij'é. Le cri public vous
apprend combien on cit fcanddlifé du contrai-
re. De bonne foi , s'il s'éioit agi d'un homme
avjji défapréahle au public que M. Rovffeau lui
était cher , ce qu'on a^peVe modération nauroit-il
pas été taxé d'indifférence, de tiédeur impardonna-
ble? Ce n'auroit pas été un fi grand mal que
cela, & l'on ne donne pas des noms fi hon-
iiêtes à la dureté qu'on exerce envers moi pour
(k) P^age 12,
(/) Il fîiut convenir que fi TEmilc doit être dé'
fendu, l'Hcloife doit être tout au moins brûlée.
Les notes fiutout en font d'une hardiello dont la
pvofefllon de foi du Vicaire n'approche airui'ément
j?as.
LETTRE. 139
mes Ecrits , ni au firpport que l'on prête à ceux
d'un autre.
En continuant de me fuppofer coupable , fup-
pofons , de plus , que le Confeil de Genève
avoit droit de me punir , que la procédure eut
été conforme à la Loi , & que cependant , fans
vouloir mûme cenfurer mes Livres , il m'eut
reçu pailîblement arrivant de Paris ; qu'au-
roient dit les honnêtes gens? Le voici.
„ Ils ont fermé les yeux , ils le dévoient.
„ Que pouvoient- ils faire? Ufer de rigueur en
„ cette occafion eut été barbarie, ^ingratitude,
„ injurUce même, puifque la véritable juftice
,, compenfe le mal par le bien. Le coupable
„ a tendrement aimé fa Patrie , il en a bien
„ mérité; il la honorée dans l'Europe, & tan«
,, dis que fes compatriotes avoient honte du
„ nom Genevois , il en a fait gloire , il l'a
,, réhabilité chez l'étranger. Il ^. donné ci-de-
„ vant des.confeils utiles , il vouloit le bien
„ public, il s'eft trompé, mais il étoit pardon-
„ nable. Il a fait les plus giand éloges des
„ Magiftrats , il cherchoit à leur rendre la con«
„ fiance de la Bourgeoifie ; il a défendu la Re-
„ ligion des Miniltres, il raéritoit quelque re-
,, tour de la part de tous. Et de quel front
,,, euifent-ils ofé févir pour quelques erreurs
,, contre le défenfeur de la divinité , contre
„ l'apologifte de la Religion li généralement
HO Q U A T R I E M' E
„ atta ]uje , tandis qu'ils toléroient qu'ils pcr-
y meuoient même les Ecrits les p'.us odieux
„ ki plus indécens, les plus infultans auChrif-
„ tianifine, aux bonnes mœurs, les plus dcf-
,, tructifs de toute vertu» de toute morale, ceux
„ mêmes que Rouffeau a cru devoir réfuter?
„ On eut cherché les motifs fecrcts d'une par-
„ tialité fi choquante; on les eut tronvés dans
„ le zèle de l'accufé pour la liberté & dans les
,, projets des -Jug«s pour la -détruire. Roudeau
„ 8Ut paflTé pour le martir des loix de fa patrie.
„ Ses perfécuteurs en prenant en cette feule
,, occafion le mafque de l'hypocrifie . cuflfent
„ été taxés de fe jouer de la Reli;^ion , d'en
., faire l'arme de leur vengeance & l'inllrument
„ de leur haine. Enlîn par cet emprelTemen!:
„ de punir un homme dont l'amour pour fa
„ patrie eft le plus grand crime, ils n'euiTent
„ fait que fe rendre odi.eux aux gens de bien ,
„ fufpefls à la bourgeoifie & raéprifables aux
,, étrangers." "Voila, Monfieur, ce qu'on au-
roit pu dire; voila tout le rifquequ'auroit couru
le Confeil dans le cas fuppofédu délit, en s'ab-
ftcnant d'en connoître.
OuelqH'un a eu raifen de dire qnil falhit hùler
l'Evangile ou les Livres de M. RouJJe^iu.
La commode méthod-' que fuivent toujours
ces Meilleurs contre moi ! s'il le.ir faut des
preuves, ils multiplient les alfertions & s'il
L E T T R E. lAT
îcnr faut des témoignages , ils font parler des
Quidams.
La fentencc de celui-ci n'a qu'un fens qui
ne foit pas extravagant, & ee fens «ft un blaf-
phème.
Car quel blafphcme n'efl-cc pas de fuppofer
l'Evangile & le recueil de mes Livres fi fem-
blables dans leurs maximes qu'ils fe fuppléent
mutuellement., & qu'pn en puilTe ^ndiftérem-
iTient brûler un comme fuperf^u , pourvu que
Ton conferve l'autre? S?.ns doute , j'ai fuivi
du plus près que j'ai pu la doflrine de l'Evan-
gile ; je l'ai aimée , je l'ai adoptée étendue ex-
pliquée , fans m'arrêter aux obfcurités, aux
diiHcuItés, aux myfteres, fans me détourner de
l'efTencicI: je m'y fuis attaché avec tout le zèle
de mon cceiir; je. me fuis indigné , récrié de
voir cette Sainte docirine ainfi profanée avilie
par nos prétendus Chrétiens , & furtout par
ceux qui font profefîîon de nous en inftruire.
J'ofe môme croire, & je m'en vante, qu'aucun
d'eux ne parla plus dignement que moi du vrai
Chriftianifme & de fon Auteur. J'ai là-de{I>.is le
témoignage l'applaudilTement même de mes ad-
verfaires ; non de ceux de Genève à la vérité ,
mais de ceux dont la haine n'efl: point une ra-
ge, & à qui la paflîon n'a point ôté tout fenti-
mcnt "d'équité. Voila ce qui efl: vrai, voila ce
qiifi prouvent , & ma réponfe au Roi de Pc-
Ui QUATRIEME
logne, & ma Lettre à M. d'AIembert , & l'Hi*
loïfe, & l'Emile, & tous mes Ecrits, qui ref-
pirent le même amour pour l'Evangile-, la mê-
me vénération pour Jéfus-Chrift. Mais qu'il
s'enfuive de -là qu'en rien je puifle approcher
de mon Maître & que mes Livres puiifent fup-
pléer à fes leçons , c'oll ce qui eft faux , ab-
furde , abominable ; je dételle ce blafphcme &
défavoue cette témérité. Rien ne peut fe com-
parer à l'Evangile. Mais fa fublime fimplicité
n'efl pas également à la portée de tout le mon-
de, 11 faut quelquefois pour l'y mettre l'expo-
fer fous bien des jours. 11 faut conferver ce
Livre facré comme la règle du Maître, & les
miens comme les commentaires de l'Ecolier.
J"ai traité jufqu'ici la queflion- d'une manière
un peu générale ; rapprochons-la maintenant
des faits , par le paralelle des procédures de
1563 & de 17Û2 , & des raifons qu'on donne
de leurs difl'érences. Comme c'eft ici le point
décifif par rapport à moi , je ne puis, fans
négliger ma caufe , vous épargner ces détails,
peut-être ingrats en eux-mêmes, mais intéref-
fans , à bien des égards , pour vous & pour
vos Concitoyens. C'cll une autre difciiflîon qui
ne peut être interrompue & qui tiendra fiule
une longue Ltttrc. Mais, Monficur, encore
un peu de courage; ce fera la dernière de cette
efpece dans laquelle je vous entretiendrai do
moi.
LETTRE. 143
CINQUIEME LETTRE.
Jl^phes avoir établi , comme vous avez vu,
la nécelîîté de févir contre moi, l'Auteur des
Lettres prouve, comme vous allez voir , que
la procédure faite contre Jean Mortili , quoi-
qu'exaétement conforme à l'Ordonnance , &
dans un cas femblable au mien , n'çtoit point
un exemple à fuivre à mon égard ; attendu,
premièrement , que le Confeil étant au deiïlis
de l'Ordonnance n'eft point obligé de s'y con-
former ; que d'ailleurs mon crime étant plus
grave que le délit de Morelli devoit être traité
plus févérement. A ces preuves l'Auteur ajou-
te , qu'il n'eft pas vrai qu'on m'ait jugé fans
n'entendre, quifqu'il fufHfoit d'entendre le Li-
vre môme & que la fiétriUure du Livre ne tom-
be en aucune façon fur l'Auteur ; qu'enfin les
ouvrages qil'on reproche au Confeil d'avoir to-
lérés font innocens & tolérables en comparai-
fon des miens.
Quant au premier Article, vous aurez peut-
être peine à croire qu'on ait ofé mettre fans
façon le petit Confeil au deTus dés Loix. Je
ne connois rien.de plus fur pour vous en con-
vaincre que de vous tranfcrire le pafTage oii co
Ï44 C I N Q U I EM E
principe eft établi & de peur de changer le
fens de ce palTage en le tronquant, je le tranf-
crirai tout entier.
„ {a) L'Ordonnance a-t-eîlc voulu lier les
.„ mains à la puilTance civile & l'obliger à ne
„ réprimer aucun délit contre la Religion qu'a-
„ près que le Confiftoire en auroit connu ? Si
„ cela étoit il en réfulteroit qu'on pourroit
„ impunément écrire contre la Religion , que
,, le Gouvernement feroit dans limpuifTance de
,, réprimer cette licence , & de flétrir aucun
5, Livre de cette efpece ; car fl l'Ordonnance
„ veut que le délinquant paroiîTe d'abord au
„ Confilloire , l'Ordonnance ne prefcrit pas
„ moins que s'il Je range on le fuplorte fans
„ àîffdme. Ainfi quel qu'ait été fon dclit con-
,, tre la Religion, l'accufé en faifant femblant
„ de ce ranger pourra toujours échapper ; &
„ celui qui auroit difl'amé la Religion par toute
„ la terre au moyen d'un repentir fimulé de-
„ vroit C'tre fupporté fans diffame. Ceux qui
„ connoilient l'etprit de févérité, pour ne rien
,, dire de plus, qui régnoit, lorfquc l'Ordon-
,, nance fut compilée, pourront-ils croire que
„ ce foit-la le fens de l'Article 88. de l'Or-
,, donnance?
„ Si
a) Page 14,
L E T T. R E. T45
„ Si le Gonfiftoire n'agit pas , fon inaftion
, enchaînera t-elle le Confeil? Ou du moins
,, fera-t-il réduit à la fonction de délateur au-
,, près du Conriftoire? Ce n'eft pas là ce qu'a
„ entendu l'Ordonnance , lorfqu'après avoir
, traité de rétabliffement du devoir & du pou-
„ voir du Confilloire, elle conclud que la puiC-
„ fance civile refte en. fon entier, en forte
„ qu'il ne foit en rien dérogé à fon autorité ,
,, ni au cours de la juftice ordinaire par aucu-
,, nés remontrances eccléfiaftiques. Cette Or-
,, donnance ne fuppofc donc point, comme on
„ le fait dans les Répréfentations , que dans
„ cette matière les Miniftres de l'Evangile
,, fuient des juges plus naturels que les Con-
,, feils. Tout ce qui eft du reirort de l'^utarité
„ en matière de Religion efl: du reflbrt d\i
„ Gouvernement. C'eft le principe des Protcf-
„ tans , & c'eft finguliérement le principe de
„ notre Conftitution qui en cas de difpute at»
,, tribue aux Confeils le droit de décider fur le
„ dogme." ■ r ..^Q.^-.-
Vousvoyez, Monfîenr, dans ces dernieret
Lignes le principe fur lequel efl: fondé ce qui
les précède. Ainfi pour procéder dans cet ex»
amen avec ordre, il convîent de commencer
par la fin.
Tout ce qui eft du rejjort de VJutorîté en »«a*
i'w9 de Religion eft du rejjon 4u Gouvernemenii
G
I4<5 CINQUIEME
11 y' a ici dans le mot Gouvernement une
équivoque qu'il importe beaucoup d'éclaircir,
6c je vous confeille, fi vous aimez la confticu-
tion de votre patrie, d'être attentif à la diflinc-
lion que }e rais faire; vous en fentirez bientôt
l'utilité.
Le mot de Gouvernement n'a pr.s le même
fens dans tous les pays , parce que In conftitu-
tion des Etats n'efl pas par tout la môme.
- Dans les Monarchies où la puifiancc executi-
ve cil jointe à l'exercice de la fouveraineté , le
GcuVernement n'eft autre chofc que le Souve-
rain lui-même, agi (Tant par fes Miniftres, pajr
fon Confeil, ou par des Corps qui dépendent
îibfolumenf de fa volonté. Dans les Républi-
ques, furtout dans les Démocraties , où le Sou-
verain n'agit jamais immédiatement par lui mê-
ine , c'efl: autre chofe. Le Gouvernement n'cft
alors que la puiflance executive, & il eft abfo-
lument diftina de la fouveraineté.
- Cette diftinftion efl: très importante en ces
matières. Pour l'avoir bien préfente à l'efprie
bn' doit lire avec quelque foin dans \c Contrat
Social les deux premiers Chapitres du Livre
troifieme, ou j'ai tâché de fixer par un fens
^écis des expreiîfons qu'on laiiîoit avec art
incertaines, pour leur donner au befoin tell»
■acception qu'on vouloit. En général, les Chefs
4ss Républiques aiment cxtrcmemcnt employer
LETTRE. t47
le langage des Monarchies. A la faveur de
termes qui femblcnt confacrés, ils fa vent ame-
ner peu -à- peu les chofes que ces mots figni-
fient, Ceft ce que fait ici très-habilement l'Au-
teur des Lettres, en prenant le mot de Gowjer-
nement, qui n'a rien d'effrayant en lui -môme,
pour l'exercice de la fouveraineté , qui feroit
révoltant, attribué fans détour au petit Con-
feil.
C'efl: ce qu'il fait encore plus ouvertement
dans un autre paffage (i) où, après avoir dit
que k Petit Confeil ejl le GQUvernement même ,
ce qui eft vrai en prenant ce mot de Gouver-
nement dans un fens fubordonné , il ofe ajouter
qu'à ce titre il exerce toute l'autorité qui n'cft
pas attribuée aux autres Corps de l'Etat; pre-
nant ainfi le mot de Gouvernement dam le
fens de la fouveraineté , comme fi tous les
Corps de l'Etat, & le Confeil général lui-mê-
me, étoient inftitués par le petit Confeil: car
ce n'eft qu'à la faveur de cette fuppofition
qu'il peut s'attribuer à lui feul tous les pou-
voirs que la Loi ne donne expreffément à per-
fonne. Je reprendrai ci-après cette queftion.
Cette équivoque éclaircie , on voit à décou-
vert le fophifme de l'Auteur. En effet , dire
que tout ce qui efl: du reffort de l'autorité ea
Q>) Page 66.
%
ï+8 C I N Q U I E M E
matière de Religion eft du refToit du Gouver-
nement, eft une proporuion véritable, û par
ee mot de Gouvernement on entend ia puif-
jCance légiflative ou le. Souverain ; mais elle eft
très faufîe fi Ton entend la puiflance executive
ou le Magiftrat; & l'on ne trouvera jamais dans
votre République que le Confeil général ait at-
tribué au petit Confeil le droit de régler en
dernier reffort tout ce qui concerne la Religion,
Une féconde équivoque plus fubtile encore
vient à l'appui de la première dans ce qui fuit.
C'efile principe des Protejîans , (j c'e/l fmgulié'
. rement fefprit de notre conjîîtution qui, dans le
€as de difpute attribue aux Conjeils le droit de
décider fur k dogme. Ce droit, foit qu'il y ait
difpute ou qu'il n'y en ait pas, appartient fans
contredit aux Conjeils mais non pas au CojifeiU
Voyez comment avec une lettre de plus ou de
moins on pourroit changer la conftitution d'un
Etat!
Dans les Principes des Proteftans, il n'y-*
point d'autre Eglife que l'Etat & point d'autre
Légiflateur eccléfiaftique que le Souverain. C'eft
ce qui eft manifefte , furtout à Genève , où
l'Ordonnance eccléfiaftique a reçu du Souverain
dans le Confeil général la même fandtion que
les Ldits civils.
Le Souverain ayant donc prefcrit fous le
nom de Ré^rmation la doctiine qui devoit
L É ï T H E. 149^
êt're enfeignée à Genève & la forme de culte
qu'on y dcvoit fuivrc , a partagé entre deux
corps le foin de maintenir cette do6trine &
ce culte tels qu'ils font fixés par la Loi. A
l'un elle a remis la matière des enfeigemens •
publics , la décifion de ce qui efl conforme oa
contraire à la Religion de l'Etat, les avertifTc-
mens & admonitions convenables, & même les
punitions fpirituelles, telles que Texcommuni-
cation. Elle a chargé l'autre de pourvoir à
l'exécution des Loix fur ce point comme fur
tout autre , & de punir civilement les prévari-
cateurs obftinés.
Ainfi toute procédure régulière fur cette ma*'
tiere doit commencer par l'examen du fait; fa--
voir, s'il eft vrai que l'acoufé foit coupable
d'un délit contre la Religion, & par la Loi cet
examen appartient au feul Confilloire,-
Quand le délit eft conftaté & qu'il eft de
nature à mériter une punition civile, c'eft alors
au Magiftrat feul de faire droit & de décerner
cette punition. Le Tribunal eccléfiaftique dé.
nonce le coupable au Tribunal civil, & voila
comment s'établit fur cette matière la compé-
tence du Confell.
M:.is lorfque le Confeil veut prononcer efi '
Théologien fur ce qui eft ou n'cft pas du dog-
me, lorfque le Confifloire veut ufurper la ju-
rifdii.'tion civile, chacun de ces corps fort de
G 3
Ï50 C I N Q U I E M E
fa compétence ; il défobéit à la Loi & au So'H.
verain qui l'a portée, lequel n'cft pas inoins
Légiflnteur en matière eccléfiaftique qu'en ma^
tiere civile , •& doit être reconnu tel des deux
•ôtés.
Le Magiftrat efl toujours juge des Minières
en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce
qui regarde le dogme; c'eft le Confiftoire. Si
le Confeil prononçoit les jugemens de l'Eglife
il auroit le droit d'excommunication , & au
contraire fes membres y font foumis eux - mê-
laes. Une contradiftion bien plaifantc dans
cette affaire efl: que je fuis décrété pour mes
erreurs & que je ne fuis pas excommunié; le
Confeil me pourfuit comme apodat & le CoUc
fifloire me laiffe au rang des fidelles ! Cela n'cftr
il pas Singulier'?
Il eft bien vrai que s'il arriva des diiTentions
entre les Minières fur la doclrine, & que par
l'obfliinntion d'une des parties ils ne puiflent
s'accorder ni entre, eux ni par l'cntremife des
Anciens, il eft dit par l'Article i8 que la cau-
fe doit être portée au Magilhat pour y mettre
ordre.
Mais mettre ordre à h querelle n'cft pas dé.-
cidcr du dogme. L'Ordonnance explique elle-
niême le motif du recours au Magiftrat; c'eft
l'obftination d'une des Parties. Or la police
dans tou; IXtat,, l'infgedion fur ks querelles,.
LETTRE. r5i
le maintien de la paix & de toutes les fonc-
tions publiques, la réduction des obftinés, font
incontcftablemcnt du reiïbrt: du Magiflrat. Il ne
jiigera pas pour cela de la doctrine , mais il ré-
tablira dans l'afferablée l'ordre convenable pour
qu'elle puilTe en juger.
Et quand le Confeil feroit juge de la doftrr-
ne en dernier reffbrt , toujours ne lui feroit-il
pas permis d'intervertir l'ordre établi par la'
Loi, qui attribue au Confiftoirc la première
connoilTance en ces matières ; tout de même'-
qu'il ne lui eft pas permis, bien que juge fa-
prème, d'évoquer à foi les caufes civiles, avant
iju'elles aient paflTé aux premières appellations..
L'article i8 dit bien qu'en cas que les Mi*
n'.ftres ne puiffent s'accorder , la caufe doit
être portée au Magiflirat pour y mettre ordre ;-
mais il ne dit point que la première connoîf-
fance de la do(5trine pourra être ôtée au Co.i-'
fiftoire par le Magiftrat, & il n'y a pas un foui
exemple de pareille ufurpation depuis que la'
République exifte (c). C'eft dequoi l'Auteur
(c) Il y eut dans le feizieme fîécle beaucoup de-
difputes fur la prédeflination , dont on auroic dû
faire l'amufement des écoliers, & dont on ne man-
qua pas', félon l'ufage , de faire une grande aftaire-
d'Etat. Cependant ce furent les Minilîres qui la
décidèrent, & même contre l'intérêt public. Jannis,
que je fâche, depuis les Edits , le petit Confei'l'
ne s'cfl avifé de prononcer fur le dogme fans lem
G -v
15* e I N Q U I E M E
ides Lettres paroit convenir lui-même en diTanf
qu'en cas de difpute les Confeils ont le droit def
décider fur le dogme; car c'eft dire qu'ils ij'oi.t
(66 droit qu'après Tcxamen du ConfUloire , &
<^u'ils ne l'ont point quand le Confiftoire elt
d'accord. Ces
concours. Je ne connois qu'un jugement de cette
■cfpece, & il fut rendu par le Deux -Cent. Ce fat
dans la grande querelle de 1669 fur la grâce par-
ticulière. Après de longs & vains débats dans la
Compagnie & dans le Coniiftoire , les ProfelTeurs ,
ne pouvant s'accorder, portèrent l'aft'aiïe au pjtit
Confeil, qui ne la jugea pas. Le Deux- Cent l'é-
voqua & la jugea. L'importante queilion dont il
i'agiflbit étoit de favoir fi Jéfus étoit mort feule-
ment pour le falut des éJiLs, ou s'il ecoit mortaud
pour le falut des dannés. Après bien des féanccs &
de meures délibérations, le Magnifique Confeil des
Deux- Cents prononça que Jéfus n'étoit mort qne
pour le falut des élus. On conçoit bien que ce ju-
gement fut une affaire de faveur, & que Jéfus fc-
roit mort pour les dannes , fi le Profefreur Tron-
chin avoit eu plus de crédit que fon adverl'uire.
Tout cela fans doute cfl: fort ridicule: on peut
dire toutefois qu'il ne s'agifToit pas ici d'un dogaie
de foi, mais de l'uniformité de l'infiruflion publi-
que dont l'infpeclion appartient fans cwitredit au
Gouvernement. On peut ajouter que cette belle
difpute avoit tellement excité l'attention que tou-
te la Ville étoit en rumeur. Mais n'importe; les
Confeils dévoient appaifer la querelle fans pronon-
cer fur la doctrine. La décifion de toutes les quef-
tions qui n'intérefient pcrfonne & où qui que ce
foit ne comprend rien doit toujours ctrc lallfce aux
ThéologicnSi
LETTRE. 3^'
Ces diftinflions du rcfTort civil & du reiïbrt
eccléfiaftique font claires, & fondées, non feu-
lement fur la Loi , mais fur la raifon, qui ne
veut pas que les Juges , de qui dépend le fort
des particuliers en puifTcnt décider autrement
que fur des faits conftans, fur des corps de dé-
lit pofitifs , bien avérés, & non fur des impu-
tations aufîî vagues auflî arbitraires que celles
des erreurs fur la Religion ; & de quelle fureté
jouiroient les Citoyens, il, dans tant de dog-
mes obfcurs, fufceptibles de diverfes interpré-
tations, le Juge pouvoit choifir au gré de fa
paflîon celui qui chargeroit ou difculperoi;
l'Accu fé , pour le condanner ou l'abfoudre?
La preuve de ces diftinclions eft dans l'in- '
ftitution même, qui n'auroit pas établi un Tri-
bunal inutile; puifque fi le Confeil pouvoit Ju-
ger, furtout en premier reffbrt, des matières
eccléfiaîliques , l'inilication du Confjficire ne
ferviroit de rien. •
Elle eft encore en mille endroits de l'Ordon."
nance, où le Légiflatcur diftingue avec tant de
foin l'autorité des deux Ordres; diftinétion bien
vaine,- fi dans l'exercice de fes fonflions l'un
étoit en tout fournis à l'autre. Voyez dans les
Articles XXIII & XXIV. la fpécification des cri-
mes punilTables par les Loix, & de ceux dont
h premier/; inquifition appartient au Conjîjloire.
Voyez la tin du même Article XXIV, qui
G 5
154 C I N Q U I E M E~
veut qu'en ce dernier cas , après !a convisticn
du coupable le Confifloire en falTe rapport au
Gonfeil, en y ajoutant fon avis, ^fin, dit l'Or-
donnance, qxie le jugement concernant h punition
Joit îoujrurs refervé à la Seigneurie. Termes d'où
l'on doit inférer que le Jugement concernant la.
doclrine appartient au Confiilioire.
Voyez le ferment des Miniftres-, qui jurent
de fe rendre pour leur part fujets & obéiflans
aux Loix ; & au Magiftrat entant que leur Mi-
niilcre le porte: c'efl-à-dire fans préjudicier
à la liberté qu'ils doivent avoir d'enfeigner fé-
lon que Dieu le leur commande. Mais où fe-
roit cette liberté s'ils étoient par les loix fujets
pour cette do6lrine aux décinoBS d'un autre
corps que le leur ?
"Voyez l'Arcicle So, où non feulement TEdit
prefcrit au Confifloire de veiller & pourvoir
aux défordres généraux & particuliers de l'E-
glife, mais où il l'inflitue à cet efFet. Cet arti-
cle, a -t.- il un. fens ou n'en a-t- il point ? cft- il
abfolu, n'eft-il que conditionnel; & le Confi.
ftoire établi par la Loi n'auroit-il qu'une cxif-
tence précaire,. ô: dépendante du bon plaifir du
Gonfeil?
Voyez l'Article 97 de la môme. Ordonnance,
où dans les cas qui exigent punition civile, il
efl dit que le Confifloire ayant ouï les Parties
& fait les remontrances & cenfures cccléria^i»
L E T T R E; 155
ques doit rapporter le tout au Confeil, lequel
fur fon rapport, remarquez bien k répétion de
ce mot , avifera d\rdonner (jf faire jugement , Je-
hn Vexîgence du cas. Voyez , enfin , ce qui
fuit dans le même Article, & n'oubliez pas que
c'eil le Souverain qui parle. Car combien que
ce foient cbofes conjointes ^ inféparables que la
Seigneurie ^ fupériorité que Dieu nous a donnée y
^ le Gouvernement fpirituel qu'il a établi dans
fon Eglîfe , elles ne doivent nullement être confii'
fes i puifque celui qui a tout empire de commaii'
der ^ auquel nous venions rendre toute fuj et ion
comme nous devons , veut être tellement reconnu
Auteur du Gouvernement politique ^ eccléfiajii-
que , que cependant il a expreffément difcerné taîit
les vocations que Vadminiflration de l'un ^ de'
l'autre.
Mais comment ces adminiflrations peuvent-
elles être di(linguées fous l'autorité commune '
du Légiflateur, fi l'une peut empiéter à fon gré
fur celle de l'a Ure? S'il n'y a pas là de la con-'
tradiclion, je n'en faurois voir nulle part.
A l'Article 83, qui prefcrit expreffément l'or-
dre de procédure qu'on doit obferver contre
ceux qui dogmatifent, j'en joins un autre qui
n'eft pas moins important; c'ed l'article 53 au
titre du Catécbifme , où il cft ordonné que ceux
qui contreviendront au bon ordre, après avoir'
été remontrés fuffifammcnt , s'ils perfiftent , •
I5<5 CINQUIEME
foient appelles au Confiftoire, ^ fi lors ils ne-
Z'sulent obtempérer aux remontrances qui leur fe-
ront faites , qu'il en foit fait ruppcrt à la Sei-
gneurie.
De quel bon ordre eft-il parlé là? Le Titre
le dit; c'eft du bon ordre en matière de doctri-
ne, puifqu'il ne s'agit que du Catéchifmc qui
en cft le fommaire. D'ailleurs le maintien du
bon ordre en gérjéral paroit bien plus apparte-
nir au Magiftrat qu'au Tribunal eccléfiaftique.
Cependant voyez quelle gradation ! Première-
ment z7 /attt remo/itrer ; fi le coupable perfidie,
il faut rappeller au Ctnfijloire ; enfin s'il ne veut
obtempérer , il faut faire rapport à la Seigneurie,
En toute matière de foi, le dernier reifort cil
toujours attribué aux Confeils; telle efl: h Loi,
telles font toutes vos Loix, J'attends de voir
quelque article, quelque paflcige dans vosEdits,
en vertu duquel le petit Confeil s'attribue aaflî
le, premier rcîTort , & puifle faire tout d'un
coup d'un pareil délit le fujet d'une procédure
criminelle.
Cette marche n'efl: pas feulement contraire à
3a Loi , elle eft contraire à l'équité , au bon
fens, à l'ufage univerfel. Dans tous les pays
du monde la règle veut qu'en ce qui concerne
ime fcience ou un art, on prenne, avant que
lie prononcer , le jugement des Profciïeurs dans
ceîte fcience. ou des Experts eu cet art; pouir
LE T T R E.' 157
qïfoi, dans la plus obfcure dans la plus difficile
de toutes les fciences, pourquoi, lorfqu'il s'a-
git de l'honneur & de la liberté d'un homme,
d'un Citoyen, les Magiftrats négligeroient-ils
les précautions qu'ils prennent dans l'art le plus
mécanique au fujet du plus vil intérêt?
Encore une fois, à tant d'autorités à tant
de raifons qui prouvent rillégalité-& l'irrégula-
rité d'une telle procédure, quelle Loi, quel E-
dit oppofe-t-on pour la juftifier ? Le feul paTa-
ge qu'ait pu citer l'Auteur des Lettres efl: celui-
ci, dont encore il tranfpofe les termes pour en
altérer l'efprit.
Que toutes les revîofiirances eccUfiaJiiques Je
fajjent en telle fnrte que par le Confiftoire ne Joit
en rien dérogé à l'autorité de la Seigneurie ni de la
jujiice ordinaire; mais que la puijjance civile de-
meure en fan entier (d), -
Or voici la conféquence qu'il en tire, „ Cet-
„ te Ordonnance ne fuppofe donc point, com-
,3 me on le fait dans les Rép ré Tentations que
,, les Miniftres de l'Evangile foient dans ces
„ matières des Juges, plus naturels que les Con-
„ feils. " Commençons d'abord par remettre le
mot Confeil au fingulier, & pour caufe.
Mais où eft-ce que les Répréfentans or.t
fuppofé que les Miniftres de l'Evangile fuiTent
(0 Ordonnances eccléûaftiqucs Art. XCVU,
G 7
158 C I N Q U I E M Ë'
dans ces matières des Juges plus nacurds que le
Confeil (e).
Selon l'Edit le Confiftoiie & le Confeil font
Juges naturels chacun dans fa partie, l'un de la
doftrine, & l'autre du délit. Ainfî la puiiTanc^
civile & l'cccîcfîaftique reftent chacune en fon
entier fous l'autorité commune du Souverain;
& que fignifieroit ici ce mot môme de riiîjjance
civile, s'il n'y avoit une autre PuîJJance fous-
entendue? Pour moi Je ne vois rien dans ce
paHnge qui change le fens naturel de ceux que
j'ai cites. Et bien loin de-là; les' lignes qui
fuivent les confirment , en déterminant l'état
où le Confifloire doit avoir mis la procédure
avant qu'elle foit portée au Confeil. C'efl: pré-
cifément la conclufion contraire à celle qu&
l'Auteur en voudroit tirer.
(é) U examen ^ la dijsvjjïon de cette matière, ûi-
fent-ils page 42 , appartiennetit mieux aux Miniflres
de l Evangile qu'au Magnifique Confeil. Quelle ell: la
matière dont il s'agit dans ce "palVage? C'efl: la
qucflion fi fous l'apparence des doutes j'ai rafTeiti-
blé dans mon Livre tout ce qui peut tendre à fap^
pcT ébranler & détruire les principaux fondemens
de la Religion Chrétienne. L'Auteur des Lettres
paît dc-Ià pour faire dire aux Répréfcntans que dans
ces matières les Miniflres font des Juges plus natu-
rels que les Confcils. Ils font lans contredit des
Juges plus natiuels de la queftion de Théologie.,
mais non pas de la peine duc au délit , &; c'efl
aufîî ce que les Répréfcntans n'ont ni dit ni fait ^
entendre».
L ET T R E. 1^9^
Mais voyez comment, n'ofant attaquer l'Or-
donnance par les termes , il l'attaque par les
conféquences.
„ L'Ordonnance a-t-elle voulu lier les mains
„ à la puifTance civile, & l'obliger à ne répri.
„ mer aucun délit contre la Religion qu'après
„ que le Confifloire en auroit connu? Si cela
„ étoit ainfi il en réfulteroit qu'on pourroit
„ «impunément écrire contre la Religion ; car
j, en faifant femblant de fe ranger l'accufc
„ pourroit toujours échapper, & celui qui aii-
„ roit diiFamé la Religion par toute, la terre
„ devroit être fupporté fans difFame au moyen
„ d'un repentir fimulé (/) "
C'efl: donc pour éviter ce malheur affreux,
c^ette impunité fcandaleufe , que l'Auteur ne
veut pas qu'on fuive la Loi à la Lettre. Tou-
tefois feize pages après , le même Auteur vous
parle ainfi.
,, La politique & la philofophie pourront
„ foutcnir cette liberté de tout écrire , mais
,, nos Loix l'ont réprouvée: or il s'agit de fa-
„ voir fi le jugement du Confeil contre les Ou-
,, vrages de M. Rouffeau & le décret contre fa
5, perionne font contraires à nos Loix, &; non
„ de favoir s'ils font. conformes à la philofophie
„ & à la politique (g).''
if) Page 14, (g) Page 30..
1(^6 CI N QUI E M E "
Ailleurs encore cet Auteur , convenant que-''
la fléti'iffare d'un Livre n'en détruit pas les ar- ■-
gumens & peut même leur donner une publicité
plus grande , ajoute : ,, A cet égard, je re-
„ trouve afTez niei maximes dans celles des Ré-
„ prcfentations. Mais ces maximes ne font pas
„ .celles de nos Loix (i)."
En reiFerrant Se liant tous ces paiTages , je
leiîr trouve à-peu-près le fens qui fuit.
Qtioique la Philofo^'bie h Politiq'ie ^ ta raifon
puîjjunt foutcnir la liberté de tout écrire , on dois
dans- notre Etat punir cette liberté, parce que nos
Loix la répreuvent. M.iis il ne faut pourtant [a:
Cuivre nos Loi-: à la Lettre , parce qu'alors on ns^
pufi^roiî p:is cette liberté.
A parler vrai, j'entrevois là je ne fais quel
galimathias qui me choque ; & pourtant l'Au-
teur me paroit homme d'efprit : ainfi dans ce
réfumé je penche à croire que jç me trompe ,
fans qu'il me foit poflîble de voir en quoi. Com-
parez donc vous-même les pages 14, 22, 3c;
& vous verrez fi j'ai tort ou raifon.
Quoi qu'il en foit, en attendant que l'Aufcur
nous montre ces autres Loix où les préceptes
dû la Philofophîe & delà Politique font réprou-
vés, reprenons l'-examen de fes objeftions con-
tre celle-ci.
(p) Page.. 2 2,
t E T T R E; ï6ï:
Premièrement , loin que , de peur de biffer ■
un délit impuni, il foit permis dans une Répu-
blique au Magiflrat d'aggraver la Loi, il ne lui
eft pas même permis de l'étendre aux délits far
lerquels elle n'eft pas formelle ,.& l'on fait
combien de coupables échappent en Angleterre
à la faveur de la moindre diftinélion fubtile dans
les termes de la Loi. Qtiiconiiui- ejl plus févere
jMC les Loix , dit Vauvenargue , eft un Tyran ({)•
Mais voj'-ons fi la conféquence de l'impunité,
dans l'efpece. dont il s'agit , ell fi terrible qui
l'a fait l'Auteur des Lettres.
Il faut, pour bien juger de l'efprit de la
Loi , fe rappeller ce grand principe , que les
meilleures Loix criminelles font toujours celles
qui tirent de la nature des crimes les châtimens
qui leur font impoTés. Ainfi les aTafTins doivent
être punis de m.ort, les voleurs, de h perte de
(i) Comme il n'y a point à Genève de Loix pé-
nales proprement "dites , le Magilîrnt inflige arbi-
trairement la peine des crimes ; ce qui eiT; affuré-
ment un grand défaut dans la Légiflation & un abus
énorme dans un Etat libre. Mais cette autorité du
Magillrat ne s'étend qu'aux crimes coiitre la loi na-
turelle & reconnus tels dans toute fociétc^ ou aux
chofes fpécialement défendues par la loi pofitive ;
elle ne va pas jufqu'à forger un délit imaginaire où
il n'y en a point, ni, fur quelque délit que cepuif-
fe être, jufqua renverfer, de peur qu'un coupable
iVéchapc , l'ordre de la procédure liié par la Loi. .
ïdi C I N Q U I F. M E
l'eor bien, ou, s'ils n'en ont pas, de cdlft-de'
leur liberté, qui efl alors le feul bien qui leur
refte. De môme, dans les délits qui font uni-
quement contre ki Religion , les peines doivent
être tirées uniquement de la Religion; tel efl: ,-
par exemple, la privation de la preuve par fer-
ment en chofes qui l'exigent; telle eft encore
l'excommunication, prefcritte ici comme la pei-
ne la plus grande de quiconque a dogmatifc
contre la Religion. Sauf, enfuite, le renvoi
au Magiftrat , pour la peine civile due au délit
civil, s'il y en a.
Ot il faut fe reflfouvenir que l'Ordonnance,
l'Auteur des Lettres, & moi, ne parlons ici que
d'un délit fimple contre la Religion. Si le dé-
lit étoit complexe , comme fi , pcr exemple ,
j'avois imprimé mon Livre dans l'Etat fans per-
miflion , il efl: inconteflable que pour ûtre ab-
fous devant le Confiftoire, je ne le fcrois pas
devant le Mngirtrat.
Cette diftinclion faite, je reviens & je dis ;
il y a cette différence entre les délits contre la"
Religion & les délits civils , que les derniers
font aux hommes ou aux Loix un tort un mal
réel pour lequel la fureté publique exige nécef-
faircment réparation à punition; mais les autres"
font feulement des ofFenfes centre la divinité,,
à qui nul ne peut nuire & qui pardonne au re-
pentir. Quand la divinité eftappaifée; il n'y
LETTRE. 153
a plus de délit à punir , faiif le fcandale, & Is
kandale fe répare en donnant au repentir la
môme publicité qu'a eu la faute. La charité
Chrétienne imite alors la clémence divine, &
ce feroit une inconféquence abfurde de venger
la Religion par uns rigueur que la Religion ré-
prouve. La juftice humaine n'a & ne doit avoir
nul égard au repentir, je l'avoue; mais voila,
précifément pourquoi,, dans une efpece de délie
que le repentir peut réparer, l'Ordonnance n
pris des mefurcs pour que le Tribunal civil n'en,
prit pas d'abord connoiiTance.
L'inconvénient terrible que l'Auteur trouve 4-
laiffer impunis civilement les délits contre la Re-
ligion n'a donc pas la réalité qu'il lui donne,
& la conféquence qu'il en tire pour prouver que
tel n'cft pas l'efprit de la Loi, n'efl: point juflSj-
contre les termes formels de la Loi.
Ainji quel qu'ait été le délit contre- la Religion^
ajoute-t-il , l'accufé en faijant JemUant de Je ratt'
ger pourra toujours échapper. L'Ordonnance ne
dit pas; s'il fait Jembhnt de Je ranger, elle dit^
s'il Je range, â il y a des règles aufli certaines
qu'on en puiffe avoir en tout autre cas pour dif-
tinguer ici la réalité de la faufTe apparence, fur-
tout quant aux effets extérieurs, feuls compris
fous ce mot, s'il Je rang».
Si le délinquant s'étant rangé retombe, il
aommc: un nouveau délit plus grave & qui. ui6
Î44- CINQUIEME
rite un traitement plus rigoureux. Il eft relapsf
& les voyes de le ramener à fon devoir font
plus féveres. Le Ccnfeil a là deflÀis pour modè-
le les formes judiciaires de Tinquifiaon (k) , &
il rj:\uteur des Lettres n'approuve pas -qu'il foit
auffi doux qu'elle, il doit au moins lui lailTer
toujours la diilinclion des cas,* car il n'eft pas
permis, de peur qu'un délinquant ne retombe,,
lie le traiter d'avance comme s'il étoit déjà re-
tombé.
Ceft pourtant fur ces faufles conféquenccs -
que cet Auteur s'appuye pour affirmer que l'E.
dit dans cet Article n'a pas eu pour objet de ré-
gler la procédure & de fixer la compétence des
Tribunaux. Qu'a donc voulu l'Edit, félon lui?
Le voici.
Il a voulu empêcher que le Confifloîrc ne fé-
vit contre des gens auxquels on imputeroit ce
qu'ils n'auroient peut-être point dit , ou dont
on auroit exagéré les écarts; qu'il ne févit, dis-
je, contre ces gens-là fans en avoir conféré avec
eux , fans avoir' effayé de les gagner.
Mais qu'eft-ce que févir , de la part du Con»
fiftoire? Ceft excommunier, 6c déférer au Con-
feil. Ainfi, de peur que le Confiftoire ne défe-
retrop légèrement un coupable au Confeil , l'E-
dit le livre tout d'un coup au Confeil. Ccftune
(*^) Voyez le manuel des Inquinteurs. ■
L E T T E E. r6s
■ prt^cniuîon d'une efpece toute nouvelle. Cela
efi: admirable que, dans le môme cas, la Loi
.prenne tant de mefures pour empêcher le Con-
■ fiftoire.de févir précipitamment, & qu'elle n'eu
prenne aucune pour empêcher le Confeil de fé-
' vir précipitamment; qu'elle porte une attentioa
fi fcrupuleufe à prévenir la diffamation , &
qu'elle n'en donne aucune à prévenir le fuppiî-
.ce; qu'elle pourvoye à tant de chofes pour qu'un
homme ne foit pas excommunié mal-à-propos,
,-& qu'elle ne pourvoye à rien pour qu'il ne foLt
pas brûlé mal-à-propos; qu'elle craigne 11 fort
■ la rigueur des Miniftres , & fi peu celle des Ju-
• ges ! C'étoit bien fait aiTurément de corapte-r
pour beaucoup la communion des fidelles ; mai*
ce n'étoit pas bien fait de compter pour fi peu
leur fureté, leur liberté, leur vie ; & cette mê-
.me Religion qui prefcrivoit tant d'indulgence à
Tes gardiens , ne devoit pas donner tant de bar-
barie à fes vengeurs.
Voila toutefois , félon notre Auteur, la fO'
lide raifon pourquoi l'Ordonnance n'a pas vou-
lu dire ce qu'elle dit. Je crois que l'expo fer
c'eft alTez y répondre. Paffons maintenant à
l'application; nous ne la trouverons pas moin*
:,curieufc que rinterprétatiou.
L'Article 88 n'a pour objet que celui qui
dogmatife, qui enfeigne , qui infiruit. Il ne
.parle point d'un fimple Auteur , d'un homûifi
1155 CINQUIEME
qui ne fait que publier un Livre , & qui , m
furplus, fe tient en repos. A dire la vérité-,
cette diftinction me paroit un peu fubtile ; car,
comme difent très bien les Répréfentans , on
dogmatife par écrit, tout comme de vive voix.
Mais admettons cette fubtilité; nous y trouve-
îons une diflinclion de faveur pour adoucir la
Loi , non de rigueur pour l'aggraver.
Dans tous les Etats du monde la police veil-
le avec le plus grand foin fur ceux qui inllrui-
fent qui cnfeignent qui dogmatifcnt ; elle ne
permet ces fortes de fondions qu'à gens autori-
fés. II n'eft pas même permis de prêcher la
bonne doflrine fi l'on n'efl: reçu prédicateur.
Le Peuple aveugle eft facile à féduire; un hom-
me qui dogmatife, attroupe, & bientôt il peut
ameuter. La moindre entreprife en ce point
cû toujours regardée comme un attentat punif-
fable, à caufe des confcquenccs qui peuvent en
réfultcr.
11 n'en eft pas de même de l'Auteur d'un Li-
vre ; s'il enfeigne, au moins il n'attroupe point,
il n'ameute point, il ne force perfonne à l'é-
couter, à le lire,- il ne vous recherche point,
il ne vient que quand vous le recherchez vous-
inÊme; il vous laifle réfléchir fur ce qu'il vous
dit, il ne difpute point avec vous, ne s'anime
point, ne s'obftine point, ne levé point vos
doutes , ne réfout point vos objcclioui , us
L E T T R E. 157
xVous pourfuit point; voulez-vous le quitter, il
vous quitte, ôc , ce qui efl: ici l'article impor-
tant, il ne parle pas au peuple.
Auflî jamais la publication d'un Livre ne fut-
cl!e regardée par aucun Gouvernement du mê-
me œil que les pratiques d'un dogmatifeur. Il
y a même des pays où la liberté de la prefTe eH:
entière ; mais îl n'y en a aucun où il foit per-
mis à tout le monde de dogmatifcr indifférem-
ment. Dans les pays où il efl: défendu d'impri-
mer des Livres fans permifîîon, ceux qui déf9.
téiffent font punis quelquefois 'pour avoir défo-
béi; mais la preuve qu'on ne regarde pas au
fond ce que dit un Livre comm€ une chofe fort
importante eft, la facilité avec laquelle on laifle
entrer dans l'Etat ces rhômes Livres que, pour
n'en pas paroître approuver les maximes , on
n'y laiffe pas imprimer.
Tout ceci eft vrai, furtout, des Livres qui
ne font point écrits pour le peuple tels qu'ont
toujours été les miens. Je fais que votre Con-
feil affirme dans fes réponfes que, félon rinten-
titn de V Auîeur , l'Emile doit fervir de guide aux:
pères ^ aux vieres (/) : mais cette aiïertion n'eft
pas excufable , puifque j'ai manifeflié dans la
préface & plusieurs fois dans le Livre une in-
(0 Page 22 & 23 , des Répréfentations impri-
263 C I N Q U I E M E
tentton toiite difFérente. Il s'agit d'un nouveia
fyftême d'éducation donc j'ofFre le plan à l'exa-
men des fages , & non pas d'une méthode pour
les pères & les mères, à laquelle je n'ai jamaij
fongé. Si quelquefois , par une figure aiTcs
"Commune, je parois leur adrelTcr la parole,
cefl; , ou pour me faire mieux entendre , ou
pour m'exprimer en moins de niots. Il eft vrai
que j'entrepris mon Livre à la follicitation d"u-.
ne merci mais cette mère, toute jeune & toute
-aimable qu'elle eft, a de la phi'ofophic & con-
îioit le cœur humain; elle eft par la 6gure un
^ornement de fon fexe, & par le génie une ex-
-ception. C'eft pour les efprits de la trempe du
fien que j'ai pris la plume , non pour des Mef-
'fieurs tel ou tel, ni pour d'autres Ivleiiicuis de
pareille étoffe, qui me lifent fans m'entendre,
-■& qui m'outragent fans me fâcher.
Il réfulte de la diftinétion fuppofce que fi la
procédure prefcritte par l'Ordonnance contre
un homme qui dogmatife n'eft pas applicable à
l'Auteur d'un Livre, c'eft qu'elle cft trop févc-
re pour ce dernier. Cette conféquence fi natu-
-relie, cette conféquence que vous & tous mes
lefteurs tirez fûrement ainfi que moi , n'eft
point cçlle de l'Auteur des Lettres. 11 en -tire
une toute contraire. Il faut l'écouter lui-môme:
vous ne m'en croiriez pas, fi Je vous parlois
d'après lui.
« Il
LETTRE. 159
■„ Il ne faut que lire cet Article de HOrdon-
y. nance pojr voir évidemment qu'elle n'a en
f, vue que cet ordre de pcrfonnes qui répan-
f, dent par leurs difcours des principes eftimés
,, dangereux. Si ce; perfonnes fe rangent ^ y eit-
„ il dit, qu'on les fupporte faiif diffame. Pour»
,, quoi ? C'efb qu'alors on a une fureté rai-
„ . fonnable qu'elles ne répandront plus cette
„ yvraye,' c'efl; qu'elles ne font plus à craindre.
,^ Mais qu'importe la. rétractation vraie ou fi-
,, mulée de celui qui par la voye de l'impreffion
„ a imbu tout le monde de fes opinions? Le
,, délit cfl: con.fommé; il fubfiitcra toujours, &
,, ce délit, aux yeux 'de la Loi, efl de la mê-
,, iiic efpece que tous les autres, où le repeii-
,, tir efi: inutile dès que la juilice en a pris
„ coiinoiiTance."
11 y a là deqiioi s'émouvoir, mais calmons-
cou?, & raifbnnons. Tant qu'un homme 'dog-
matife, il fait du mal continuellement; jufqu'à
ce qu'il fe foit rangé cet homme efl: à craindre;
fa liberté même cft un mal , parce qu'il en ufe
pour niiire , pour continuer de dogmatifer.
Que s'il fe range à la lin, n'importe; les enfei-
gnemens qu'il a donné font toujours donnés,
&, le délit à cet égard eft autant confommé qu'il
peut l'être. Au contraire, aulïïtôt qu'un Livre
cft publié, l'Auteur ne fait plus de mal, c'eft
1:6 Livre feul qui çn fait. Que l'Auteur foit II-
II
170 CINQUIEME
bie ou' foit arrêté, le Livre va toujours fou
train. La détention de l'Auteur peut être ua
châtiment que la Loi prononce, mais elle n'eft
jamais un remède au mal qu'il a fait, ni une
précaution pour en arrêter le progrès.
Ainfi les remèdes à ces deux maux ne font
pas les mêmes. Pour tarir la fource du mal que
fait le dogmatifeur, il n'y a nul moyen prompt
& fur que de l'arrêter : mais arrêter l'Auteur
c'eft ne remédier à rien du tout ; c'eft au con-
traire augmenter la publicité du Livre, & par
conféquent empirer le mal, comme le dit très
bien ailleurs l'Auteur des Lettres. Ce n'eft donc
pas là un préliminaire à la procédure, ce n'eft
pas une précaution convenable à la chofe; c'eft
une peine qui ne doit être infligée que par ju-
gunent , & qui n'a d'utilité que le châtiment
du coupable. A moins donc que fon délit ne
foit un délit civil, il faut commencer par rai-
fonner avec lui, l'admonefter , le convaincre,
l'exhorter à réparer le mal qu'il a fait, à don-
ner une rétraftation publique, à la donner li-
brement afin qu'elle faffe fon effet, & à la mo.
tiver fî bien que ces derniers fentimens ramè-
nent ceux qu'ont égaré les premiers. Si loin
de fe ranger il s'obftine , alors feulement on
doit févir contre lui. Telle eft certainement la
marche pour aller au bien de la chofe; tel eft
le but de la Loi, tel fera celui d'un fagc Gou'
LETTRE. Î7I
verncment , qui doit bien moîn? Je propofer dt
punir V Auteur que d'empêcher l'effet de l'ouvrn-
ge (m).
Comment ne le feroif-ce pas pour l'Auteur
d'un Livre, puifque l'Ordonnance, qui fuit en
tout les voyes convenables à l'efprit du Clirif-
tianifma , ne veut pas même qu'on arrête lé
dogmatifcur avant d'avoir cpuifé tous les
moyens poffib!es pour le ramener au devoir ?
elle aime mieux courir les rifques du mal qu'il
peut continuer de faire que de manquer à la
charité. Cherchez, de grâce, comment de ce
la feul on peut conclurre que la môme Ordon-
nance veut qu'on débute contre l'Auteur par un
décret de prife de corps ?
Cependant l'Auteur des Lettres , après avoir
déclaré qu'il retrouvoit aflez fes maximes fur
cet article dans celles des Répréfentans, ajou«
te ; mais ces maximes ne Jent pas celles de nos
Loix , & un moment après il ajoute encore, que
ceux qui inclinent à une pleine tolérance pourroient
tout au plus critiquer le Cur^eil de n'avoir pas dans
ce cas fait taire, une- Loi dont l'exercice ne leur
pur oit pas convenille (n). Cette conclulion doft
furprendre , après tant d'efforts pour prouver
que la feule Loi qui paroit s'appliquer à mon
Qm) Page 25. (n) Pege .23,
U 2
172 CINQUIEME
délit ne s'y applique pas néccflliircinent. Cs
qu'on reproche au Confeil n'eft point de n'avoir
pas fait taire une Loi qui exifte, c'eft d'en avoir
fait parler une qui n'exifte pas.
La Logique employée ici par l'Auteur me
paroit toujours nouvelle. Qu'en penfcz-vous ,
Monficur .? connoiiTez- vous beaucoup d"argu-
mens dans la forme de celui-ci ?
La Loi force le Cutifail à ftvir 'contre l'Auteiit
du Livre.
Et où efl-ellc cette Loi qui force le Confeil
i févir contre l'Auteur du Livre?
Elle n'exijle pas, à la vérité: mais il en exif-
tfi une autre, qui, ordonnant de traiter avec dou'
ceur celui qui degmatife , ordonne , par conféquent,
lie traiter avec rigueur l" Auteur , dont elle ne par-
le point.
Ce raifonncment devient bien plus étrange
encore pour qui fait que ce fut comme Auteur
& non comme dogmatifcur que Morelli fut pour-
fuivi ; il avoit aullî fait un Livre , & ce fut pour
ce Livre feul qu'il fut accufé. Le corps du dé-
lit , félon la maxime* de notre Auteur étoit dans
le Livre même, l'Auteur n'avoit pas bcfoin d'ô-
tje entendu j cependant il le fut, & non feule-
ment on l'entendit, mais on l'attendit; on fui-
vit de point en point toute la procédure pref-
criteparcc même article de l'Ordonnance qu'on
iious dit us regarder ni les Livr-es ni les Au-
L E T T R" Ë. 17s
feiii's. On ne brûla même le Livre qu'après la
retraite de l'Auteur , jamais il ne fut décrété,
l'on ne parla pas du Bourreau (0) ; enfin tout
cela fe fit fous les yeux du Légiflateur , par les
rédafbeurs de l'Ordonnance, au moment qu'elle
venoit de paiTer dans le tcms môme où régnoit
cet efprit de févérité qui , félon notre Anony-
me, l'avoit diftée, & qu'il allègue en juftifica.
tion très claire de la rigueur exercée aujour-
d'hui contre moi.
Or écoutez là-deiTus la diilinclion qu'il fait.
Après avoir expofé toutes les voyes de douceuî?
dont on ufa envers Morelli, le tems qu'on lui
donna pour fe ranger , la procédure lente &
régulière qu'on fuivit avant que fon Livre fut
(0) Ajoutez la circonfpeftion du Magiftrat dans
toute cette affaire , fa marche lente & graduelle dans
la procédure , le rapport du Confiftoire , l'appareif
du jugement. Les Sindics montent fur leur Tribu'-
nal public, ils invoquent le nom de Dieu, ils ont-
fous leurs yeux la fainte Ecriture; aprèi une meure
délibération', après avoir pris confeil des Citoyens,
ils prononcent leur jugement devant le peuple aair
qu'il en fâche les caufes , ils le font imprimer &
pa.iblier, & tout cela pour la limple condannation
d'an Livre, fans flétriiTure , fans décret contre l'Au-
teur , opiniâtre & contumax. Ces Meffieurs, de-
puis lors , ont appris à difpofer moins cérémonieiv
fom^nt de l'honneur & de la libcité des hommes ,-
& furrout des Citoyens: Car il eft à remarquer rj,ie-
Moidli ne l'étoit pas.
H 3
174 CINQUIEME
brûlé , il ajoute. „ Toute cette marche eft
„ très fage. Mais en faut-il conclurre que dans
„ tous les cas & dans des cas très difFérens , il
j, en faille abfolument tenir une femblable ?■
„ Doit-on procéder coatre un homme abfent
„ qui attaque la Religion de la* même manière
„ qu'on procéderoit contre un homme préfent
„ qui ccnfure la difcipline (p) ? " C"cft-à-dirc
en d'autres termes ; „ doit-on procéder contre
„ un homme qui n'attaque point les Loix, &
„ qui vit hors de leur jurifdiction, avec au-
„ tant de douceur que contre un homme qui
„ vit fous leur jurifdiftion & qui les attaque?'*
11 ne fembleroit pas , en efFet , que cela dut
faire une queftion. Voici, j'en fuis fur , la
première fois qu'il a paffé par l'efprit humain
d'aggraver la peine d'un coupable, uniquement
parce que le crime n'a pas écc commis dans
l'Etatv
„ A la vérité," continue-t-il , „ on remar«^
„ que dans les Répréfentations à l'avantage de
„ M. Rouflcau que Morelli avoit écrit contre
,, un point de difcipline, au lieu que les Li-
„ vres de M. RoufTeau. , au fentiment de fes
„ Juges , attaquent proprement la Religion.
„ Mais cette remarque pourroit bien n'être pas
,, généralement adoptée, & ceux qui regardeivt
(.P) Paçe 17.
LETTRE. 175
y la Religion comme l'Ouvrage de Dieu & l'ap-
„ pui de la eonftituticn pourront pcnfer qu'il
,, eft moins permis de l'attaquer que des points
„ de difcipline , qui , n'étant que l'Ouvrage
„ des hommes peuvent être fufpcfts d'erreur, &
„ du moins fufceptibles d'une infinité de for--
„ mes & de combinaifons différentes (î)?"
Ce difcours, je vous l'avoue, me paroîtroit
tout au plus paffable dans la bouche d'un Capu-
cin , mais il me- choqueroit fort fous la plume
d'un Magiftrat. Qu'importe que la» remarque
des Répréfentans ne Toit pas généralement adop-
tée , fi ceux qui la rejettent ne le font que par-
ce qu'ils raifdnnent mal?
Attaquer la Religion eft fans contredit un-
plus grand péché devant Dieu que d'attaquer la^
difcipline. Il n'en eft pas de même devant les
Tribunaux humains qui font établis pour punir
les crimes, non les péchés, & qui ne font pas
les vengeurs de Dieu mais des Loix.
La Religion ne peut jamais faire partie de la
Légillation qu'en ce qui concerne les aflions des
hommes. La Loi ordonne de faire ou de s'ab-
ftenir, mais elle ne peut ordonner de croire.
Ainfi quiconque n'attaque point la pratique de
la Religion n'attaque point la Loi,
Mais la difcipline établie par la Loi fait ef-
(f) Page jS.
176 C I N Q U I E M E
fenciellement partie de la Légiflation , elle de-
vient Loi elle-mêiïie. Quiconque l'attaque a('
taque la Loi & ne tend pas à moins qu'à trou-
bler la conftitation de l'Etat. Que cette con-
fiitution fut, avant d'être établie, fufceptibl.c
de plufieurs formes & combinaifons difFcrentes ',
en efl:-elle moins refpeétable & facrée fous une
de ces formes, quand elle en efl: une fois rêvé*
tue à l'cxclufion de toutes les autres ; & dès lors
to Loi politique n'eft-ellc pas confiante &. fixe
ainfi que la Loi divine?
Ceux donc qui n'adopteroient pas en cette
. affaire la remarque des Répréfcntans auroien;
d'autant plus de toit que cette' remarque fu;
faite par le Confeil même dans la fentence con-
tre le Livre de Moreili, qu'elle accufe fuitoui
de tendre à faire Jchîjme ^ trouble clans l'Eta;
d'une manière Jédiiieuf! ; imputation donc il fc-
roit difficile de charger le mien.
Ce que les Tribunaux civils ont à défendre
n'eft pas l'Ouvrage de Dieu , c'eft l'Ouvrnge
des hommes ; ce n'efl: pas des âmes qu'ils font
chargés, c'eft des corps; c'cft de l'Etat & non
del'Eglife qu'ils font, les vrais gardiens, & lorf-
qu'ils fe mêlent des matières de Religion, ce
n'efl: qu'autant qu'elles font du reflbr.t des Loix,
autant que ces matières importent au bon ordre
& à la fureté publique. VoîT{\ les faines maxi-
mes delà Mngiftratm-e. Ce n'eft pas, fîj'on
veuf.
/
t E r T R" Ë. 1-77^
veut, là doctrine de la piiifTance abfoliie, mais
c'efl: celle de la jiiilice & de la rai Ton. Jamais
on ne s'en écart<.ra dans les Tribunaux civils
fans donner dans les plus funeftcs abus, fans
mettre l'Etat en conibunion , fans faire des Loix
& de leur autorité le plus odieux brigandage-.
Je fuis fâché pour le peuple de Genève que le
Confcil le niéprife aflez pour l'ofer leurer par
de tels difcours, dont les plus bornés à les
plus fuperftitieux de l'Europe ne font plus les
dupes. Sur cet Article vos Répréfentans rai-
fonnent en hommes dEiat, ci vos Mâgiftratrs-
rai Tonnent en Moines.
Pour prouver que l'exemple de MorelU ne
fait pas règle, l'Auteur desTlettres oppofe à la
procédure faite contre lui celle qu'on fit en 1632
contre Nicolas Antoine , un pauvre fou qu'à la
follicitation des Minières le Confeil lit brûler
pour le bien de fon ame. Ces Auto-da-fès n'é-
toient pas rares jadis à Genève, & il paroit par
ee qui me logarde que ces iJelîîeurs ne man-
quent pas de goût pour les renouveller.
Commençons toujours par tranfcrire fidelle*
ment les paifages , pour ne jvas imiter la me*
thode de mes pcrfécuteurs.
„ Qu'on voye le procès de Nicolas Antoinei
„■ L'Ordonnance eccléfiaftique cxiftoit , & on
„ étoit afleZi près du tems où elle avoit été ré-
jy.digée pour en connoître l'efpxit ; Antoine
JI 5
jt^ C r NT Q U I E KT £•
„ fut-il cité au Confiftoire ? Cependant paTtni*
,, tant de voix qui s'élevèrent contre cet Arrêt
j, fanguinairc , & au milieu des efforts que fî-
„ rcut pour le fauver les gens humains & mo-
„ dércs, y eut-il quelqu'un qui réclamât contre
^ l'irrégularité de la procédure? Morelli fut ci-
,^ té au ConCfloire,. Antoine ne le fut pas; la
,^ citation au Confiiîoire n'cfl: donc pas nécef-
yf, faire dans tous les cas (r)."
Vous croirez là-deiïïis que le Confeil procé-
da d'emblée contre Nicolas Antoine comme il a-
fait contre moi , & qu'il ne fut pas feulement
queftion du Confiftoire ni des Miniflres : Vouç-
allez voir-
Nicolas Antoine ayant été, dans un de Tes
accès de fureur, fur le point de fe précipiter
éans le Rhône, le Magiftrat fc détermina à le
tirer du logis public où il étoit^ pour le met-
tre à l'Hôpital , où les Médecins le traitèrent.
Il- y rcfta quelque tems proférant divers bhf-
ighemes contre la Religion Chrétienne. ,, Les
^ Miniffres le voyoient tous les Jours, & tà-
„, choient, lorfque fa fureur paroiffoit un peu
,y, calmée, de le faire revenir de fes erreurs,
„ ce' qui n'aboutit à rien, Antoine ayant dit
.». qu'il perfifteroit dans fes fentimens jufqu'à la
jj,. mort qu'il étoit prct de foufFrir pour la gloi-
■ .— ^»— — — ^—i ^i^— — ■**
(p^ Fage. j;.
LETTRÉ. 179
,;■' it du grand Dieu d'Jfraël. N'ayant pu rien
„ gagner fur lui, ils en informèrent le Con-
„ feil , où ils le répréfen tarent pire que Ser-
,, vet, Gentilis & tous les autres Antitrinitai-
„ res, concluant à ce qu'il fut mis en chambre
„ claufe; ce qui fut exécuté.-' (s).
Vous voye;? là d'abord pourquoi il ne fut pas
cité au Confiftoire ; c'eft qu'étant grièvement
malade & entre les mains des Médecins , il lui
étoit impoflible d'y comparoitre. Mais s'il n"at-
lt)it pas au Confiftôire , le Confiftoire ou fes
membres alloient vers lui. Les Miniftres le
Voyoient tous les jours , l'exhortoient tous les
jours. Enfin n'ayant pîi rien gagner fur lui, ils
le dénoncent au Confeil, le répréfcntent pire
que d'autres qu'on avoit punis de mort , re-
quièrent qu'il foit mis en prifon, & fur leur
lequifition cela eft exécuté.
En prifon même les Miniftres firent de leur
mieux pour le ramener, entrèrent avec lui dars
la difcuffion de divers paflagés de l'ancien Tef-
tament, & le conjurèrent par tout ce qu'ils pu»
rent imagiricr de plus touchant de renoncer à
fes erreurs (t) , mais il y demeura ferme. Il le
(j) Hiftoire de Genève, in- 12. T. 2. page 550
& fuiv. à la note.
(t) S'il y eut renoncé, eut-il également été hrà-
léV S€lon la maxime de l'Auteur des Lettres il au-
ne
iSo CINQUIEME
fut aufll devant le Magiftmt , qui lui fit fiibit:
les interrogatoires ordinaires. Lorfquïl fut,
qiieftion de juger cette affaire, le • Magiftrat.
confiilta encore les Miniftres, qui comparurent.
Cil Confcil au nombre de quinze, tant Talteurs
que Profencurs. Leurs opinions furent parta-
gées , mais l'avis du plus grand non.bre fut
fuivi & Nicolas exécuté. De forte que le-
procès fut tout eccléiiaîlique , &" que Nicolas
fut , .pour, ainfî dire., brûlé par la main des.
;Miniftre.«.. •
Tel fut, Monfieur, l'ordre de la procédure,
dans- laquelle l'Auteur des Lettres nous alTure
qu'z\ntoine ne fut pas cité au Gonfiftoirc. D'où
il conclud que cette citation n'eft donc pas
touiours néceflaire. Lleieinple vous paroit-il,
bien tiaoifi.?
Suppofons qu'il le foit , que s'enfuivra-t-il?:
Les Répréfcntans conchioicnt d'un fait en con-
fkm'ition d'une Loi. L'Auteur des Lettres con--
clud d'un fait contre cette même Loi. Si l'au-
to, ité de chacun de ces deux faits détruit celle:
de l'autre, relie la Loi dans fon entier. Cette:
X.oi;, qyoiqu'iine fois eafieinte , , en eft-cllc,
ÎDÎI dû l'être. Cependant il paroit qu'il ne l'auroit
pas écé;.puirque , malgré fon obrUliation , le Ma-
giiirat ne laifl'a pas de coiifuitcr les Miniftrc-;. JI le;
.ieg..rdùit, çn quelque loi te, comme étant enceie
iious kuj juj;M^ctipa
L E T T R Ë. iSr:
îTioÎHS expreflc , & fuffivoit-it de l'avoir vio-
lée une fois pour avoir droit de la- violer tou- •
jOLirs?
' , eoncluorrs à notre tour. Si j'ai dognintifé,
je fuis certainement dans le cas de la Loi: fi je^
n'ai pas dogmatifé, qu'a- 1 -on à me dire? au--
cune Loi n'a parlé de moi (ii). Donc on a-
tranfgreffé la Loi qui exifte , ou fuppofé celle
qui n'exifte pas.
Il eft vrai qu'en Jugeant l'Ouvrage on n'a pas-
jugé définitivement l'Auteur. On n'a- fuit enco--
re que*Ie décréter , & l'on compte cela pour'
rien. Cela me paroit dur, cependant; mais ne-
foyons jamais injufces, même envers ceux qui
le font, envers- nous, & ne cherchons point l'ini--
quiré où elle peut ne pas être. Je ne fais point-
un crime au Confeil , ni mome''à l'Auteur des Let-
tres de la dirtinclion qu'ils mettent entre l'hom-
me &. le Livre, pour fe difculpcr de m'avoir.
jugé fans m'entendre. Les Juges ont pu voir
la chofe comme ils la montrent, ainfi je ne les*
aecufe en cela ni de fupertherie ni de mauvai»-
fe foi,. Je les accufe feulement de s'être trom-
pes à mes dépends en un point très grave; &
(u) Rien de ce qui ne bleHe aucune Loi natu-
relle ne devient criminel, que lorfqu'il eft défendu-
par quelque Loi polîtive. Cette remarque a pour.,
b'ut de faire fentir aux raifonneurs fuperiiciels que.
ffiûu dilemme eft exa*^.
H. 7,
î82- Cî N Q U I E M^ E
fe tromper pour abfoudre eft pardonnable , iniis'-
fe tromper pour punir eft une erreur bien-
cruelle.
Le Confeil avançoit dans fes réponfes que,
malgré la flétrilTure de mon Livre, je reftois,
quant à ma perfonne, dans toutes mes excep-
tions & défenfes.-
Les Ai.teurs dès Repréfentâtions répliquent"
qu'on ne comprend pas quelles exceptions de
d^ifcnfes il refte à un homme déclaré impie, té-
méraire, fcandalcux, & flétri même par la main
du Bourreau dans des ouvrages qui portent fon
nom.
,, Vous- fuppofez ce qui n'efl point, " dit
à cela l'Auteur .des Lettres; ,, favoir, que le
,, jugement porte fur celui dont l'Ouvrage:
„ porte le nom: mais ce jugement ne l'a pas
„ encore effleuré , fes exceptions & défenfes-
„ lui relient donc entières." (x). •
Vous vous trompez vous-même, dirois-je à'
cet écrivain. Il eft vrai que le jugement qui
qualifie & flétrit le Livre n'a pas encore atta-
qué la vie de l'Auteur, mais il a déjà tué fon
honneur: fes exceptions & défenfes lui reftent
encore entières pour ce qui regarde la peine
afflitftive , mais il a déjà reçu la peine infaman-
te: 11 eft déjà flétri & deihonuoré, autant qn'il
(x^.Page il.
LETTRE. 183
dépend de fes juges: La feule chofe qui leur/
lefte à décider, c'eft s'il fera brûlé ou non.
La difdnclion fur ce point entre le Livre &
l'Auteur eft inepte, puifqu'un Livre n'cll pas
puniiTable. Un Livre n'eft en lui - même ni im-
pie ni téméraire ; ces épithetes ne peuvent
tomber, que fur la doflrine qu'il contient, c'eftr
à-dire fur l'Auteur de cette doftrine. Quand
on brûle un Livre,, que fait là le Bourreau?
Deshonore- 1- il les feuillets du Livre? qui ja- "
mais ouït dire qu'un Livre eut de l'honneur?
Voila l'erreur; en voici la fource : un ufage.
mal entendu.
On écrit beaucoup de Livres; on en écrit
peu avec un defir fîiicere d'aller au bien. De
cent Ouvrages qui paroiiTcnt , foixante au
moins ont pour objet des motifs d'intérêt &
d'ambition. Trente autres, dictés par l'efprit de
parti, -par la haine , vont, à la faveur de l'a-
nonyme porter dans le public le poifon de la-
calomnie & de la fatyre. Dix, peut-être, &
c'efl beaucoup, font écrits dans de bonnes vues:
on y dit la vérité qu'on fait, on y cherche le
bien qu'on aime. Oui; mais où eft l'homme à
qui l'on pardonné la vérité ? Il faut donc fe
cacher pour la dire. Pour être utile impuné-
ment, on lâche fon Livre dans le public, &
l'on fait le plongeon.
D* ces divers Livres, quelques uns des mau-
184 CI N Q- U' I E M E
vais & à peu - près to.is les bons font d>.!nonccl5
.& profcrits dans les Tribunaux: la raifon de
eeh fe voit fans que je la dife. Ce n'ell, au
furplus , qu'une fimple formalité , pour ne pis
paroître approuver tacitement ces Livres. Du
refte, pourvu que '-les noms des Auteurs n'y
foient pas, ces Auteurs, quoique tout le mon*
de les connoiiTe & les nomme , ne font pas
connus du Rla^illrat. Plufieurs même font dans
■ t'^ufage d'avouer ces Livres pour s'en faire hon-
neur, & de les renfer pour fe mettre à cou*
vert ,• le même homme fera l'Auteur ou ne le
fera pas. devant le même homme, félon qu'ils
feront à l'audience ou dans un foupé. C'eft al*,
ternativemerit oui & non^ fens diiSculté, fans
fcrupule. De cette façon la fûrcté ne coûte
rien à la vanité. C'eft là la prudence & l'habi-
leté que l'Auteur des Lettres me reproche de
n'avoir pas eue, & qui pourtant n'exige pasj
ce me fcmble, que pour l'avoir on fe mette en
grands fraix d'efprit.
Cette manière de procéder contre des Livres
anonymes dont on ne veut pas connoîcre les
Auteurs cft devenue un ufaçe judiciaire. Quand
on veut févir contre le Livre'on le brûle, par-
ce qu'il n'y a perfonne à entendre, & qu'orr
voit bien que l'Auteur qui fe cache n'eft pas
d'humeur à l'avouer , fauf à rire le foir avec
îal-iiiêinc des. iuforiBacions qu'on vient d'orioa-
L E T T R E: î85
1er le matin contre lui. Tel efl: VnCngc.
Mais lorfqu'un Auteur mal -adroit, c'efl-A»
dire, -un Auteux qui connoit Qyi^ devoir, qui
le veut remplir, fe croit obligé de ne rien di-
r-e au public qu'il ne l'avoue, qu'il ne fe nom-
me , qu'il ne fe montre pour en répondre,
alors l'équité, qui ne doit pas punir comme
un crime la mal-adreiïe d'un homme d'hon-
neur, veut qu'on procède avec lui d'une autr3
manière; elle veut qu'on ne fépare pDint la
caufe du Livre de celle de Ihomme, puifqu'il
déclare en mettant fon nom ne les vouloir point
réparer ; elle veut qu'on ne juge l'ouvrage qui
ne peut répondre, qu'nprcs avoir ouï l'Auteur
qui répond pour lui. Ainfi, bien que condanner
un Livre anonyme foit en' effet ne condanner
■que le Livre, condanner un Livre qui porte le
nom de l'Auteur,, c'cft condanner L'Auteur inê«
me, & quand on ne l'a point mis à portée de
répondre, c'eft le juger fans l'avoir entendu.
L'aflignation préliminaire , même , lî l'on
veut, le décret de prife de corps ell donc in.
difpenfable en pareil cas avant de procéder au
jugement du Livre, & vainement diroit-on
avec l'Auteur des Lettres que le délit eft évi-
dent , qu'il ell dans le Livre môme; cela ne
difpenfe point de fuivre la forme judiciaire
qu'on fuit dans les plus grands crimes, dans les
plus avérés, dans les mieux prouvés; car quand
ne CINQUIEME"
toute la Ville auroit vu un homme en aflaffiner
un autre, enco-re ne jugeroit-on point rafTaflîn^
fans l'entendre, ou fans- l'avoir mis à portée
d'être entendu.
Et pourquoi cette franchife d'un Auteur qur
fe nomme tourneroit: - elle ainfi contre lui? Ne
doit -elle pas, au contraire, lui mériter des
égards? Ne doit-elle pas impofer aux Juges plus
de circonfpeftion que s'il ne fe fut pas nom»
mé? Pourquoi, quand il traite des queflions
hardies s'expoferoit-il ainfi, s'il ne fe fentoit
lafTuré contre les dangers , par des raifons qu'il
peut alléguer en fa faveur & qu'on peut pré-
fumer fur fa conduite même valoir la peine
d'être entendues? L'Auteur des Lettres aura
beau qualifier cette conduite d'imprudence &
de mal-adrefle; elle n'en eft pas moins celle
d'un homme d'honneur , qui voit fon devoir où
d'autres voyent cette imprudence, qui fcnt n'a-
voir rien. à craindre de quiconque voudra pro-
oéder^avec lui juftement, & qui regarde comme
une lâcheté puniiïable de publier des chofes
qu'on ne veut pas avouer.
S'il n'efl: queftion que de la réputation d'Au-
teur , a-t-on bcfoin de mettre fon nom à fon
Livre? Qui ne fait comment on s'y prend pour
en avoir tout l'honneur fans rien rifquer, pour
s'en glorifier fans en répondre, pour prendre,
un air humble à force de vanité? De quels Au^
LETTRE. r8r
teurs d'une certaine volée ce petit tour d'adref^
fe eft-il ignoré? Qui d'entre eux ne fait qu'il
cft même au deffous de la dignité de fe noiî>
mer, comme fi ciiacun ne devoit pas en lifantr
l'Ouvrage deviner le Grand homme quil'acoiii-
pofé?
Mais ces Meflîears n'ontr'vu que l'ufage or-
dinaire, & loin de voir l'exception qui faifoit
en ma faveur, ils l'ont fait, fervir contre moi.
Ils dévoient brûler le Livre fans faire mention^
de l'Auteur, ou s'ils en vouloient à l'Auteur,
attendre qu'il fut préfent ou contumax pour-
brûler le Livre. Mais point; ils brûlent le"
Livre comme fi l'Auteur n'étoit pas connu, &
décrètent l'Auteur comme fi le Livre n'étoit
pas brûlé. Me décréter après m'avoir diffamé l
que me vouloient ils donc encore? Que me ré-
fcrvoient-ils de pis dans la fuite? Ignoroient-ils
que l'honneur d'un honnête homme lui efi: plus
cher que là vie? Quel mal refte-t-il à lui fai-
re quand on a commencé par le flétrir? Que-
me fert de me préfenter innocent devant les
Juges, quand le traitement qu'ils me font avant
de m'entendre eft la plus cruelle peine qu'ils
pourroient m'impofer fi j'étois jugé criminel?
On commence par me traiter à tous égards
comme un malfaiteur qui n'a plus d'honneur à.
perdre & qu'on ne peut punir déformais que-
dans fou torps, & puis on dit tranquillement:
188 C I N Q U I Ë M' E-
que je rcflc dans toutes mes exceptions & dé-
fénfes ! Mais comment ces exceptions & dcfcn-
fès effaceront - elles l'ignominie & le mal qu'on'
m'aura fait foufFrij d'a:vance & dans mon Livre
& dans ma perfonne , quand j'aurai été prome-
né dans les rues par des archers, quand aur
maux qui m'accablent on aura pris foin d'a-
jouter les rigueurs de la prifon? Quoi doncf
pour être judiG doit -on confondre dans la mâ-
sie clafle &. dans le même traitement toutes les
fautes & tous les hommes? pour un afle de
franchife appelle mal-adreffc, faut -il débuter
'par traîner un Citoyen fans reproche dans les
prifons comme un fcélérat? Et quel avantage
aura donc devant les' juges l'eftime jîublique &
l'intégrité de la vie entière, fi cinquante ans^
d'honneur vis à vis du moindre indice (y) ne
fàuvent un homme" d'aucun affront ?
(y) II. y auroit, à l'examen, beaucoup à rabattre
des préfomptions que l'Auteur des Lettres affecte
d'accumuler contre moi.. Il dit, par exemple, que
les Livres ùéférés paroiilbient fous le mcmc format
que mes autres ouvrages. 11 efl: vrai qu'ils étoient
in douze & in oclavo; fous quel fomiat font donc
ceux de» autres- Auteurs? 11 ajoute qu'ils étoient im-
priiués pir le mûme Libraire; voila ce qui n'clV
pas. L'Emile fut imprimé par dés Libiaires ditTére.is
du mien , & avec des carafteres qui n'avoent fervi
à nul au rc do m.s Ecrits. Ainfi l'indice qui réful-
toit de Cette coiifrontation n'étoit point, contre moi ,_
il étoit à ma décharge.
LETTRE. JS9
.„ La co;n;-)ar:iïron d'Emile & du Contrafl: So-
„ ciul avec d'autres Ouvrages qui ont été to!é-
„ rés , & la partialité qu'on en prend occafion
„ de reprocher au Confei! ne me femblent pas
„ fondées. Ce ne feroit pas bien raifonner que
„ de prétendre qu'un Gouvernement parce
„ qu'il auroit une fois difîîmulé feroit obligé
y, de diffimuler toujours: fî c'cft une négligen-
,, ce on peut la redrefTer; fi c'eft un filcnce
yy forcé par les circonflances. ou par la politi-
„ que, il y auroit peu de juiUce à en faire la
„ matière d'un reproche. Je ne prétends point
„ juftiûer les ouvrages délignés dans les Répré-
„ fentations; mais en confcience y a-t-il parité*
„ entre des Livres oili l'o.i trouve des traits
„ épars &*indifcrcts centre la Reh'gion, ù. des
„ Livres où fans détour fans ménagement on
,, l'attaque dans fes dogmes dans fa morale ,
yy dans fon influence fur la Société civile? Fai-
„ fons impartialement la comparaifon de ces
„ Ouvrages, jugeons en par l'impreflion qu'ils
„ ont faite dans le monde; les uns s'impriment
„ & fe débitent par tout ; on fait comment y
„ ont été reçus les autres (s) "
J'ai cru devoir cranfcrire d'abord ce paragra-
phe en entier. Je le reprendrai maintenant par
fragmcns. Il mérite un peu d'analyfe.
(s) Page 23 & 24.
190 CINQUIEME
Que n'imprime- t-on pas à Genève; que "n'y
tolere-t-on pasV Des Ouvrages qu'on a peine à
lire fans indignation s'y débitent publiquement;
tout le monde les lit, tout le monde les aime,
les Magiflrats fe taifentjes Minidres fourient,
• l'air auilcrc n'cfl: plus du bon air. Moi feul &
mes Livres avons mérité l'animadverfion du
Confcil, & quelle anim^adve-rfion? L'on ne peut
même l'imaginer plus violente ni plus terrible.
Mon Dieu! Je n'aurois jamais cru d'être un fi
grand fcélérat.
La eompar&ifai d'Emtle ^ du Contrat Sciât
avec d'autres Ouvrages toléréi ne me Jemble pat
fondée. Ah je l'efperel
Ce ne ferait pas bien raifonner de prétendra
quun Gouvernement , parce qu'il aiirôit une fuis
dijfimulé , ferait obligé de diffimuler toujours. Soit;
mais voyez les tems les lieux les perfonnes;
voyez les écrits fur lefquels on difllmule, «Se
ceux qu'on choifit pour ne plus difllcnuler ;
voyez les Auteurs qu'on fcte à Genève, &
voyez ceux qu'on y pourfuit.
Si cefi une négligence on peut h redreffer.
Onlcpouvoit, on l'auroit dû, l'a -t-on fait?
Mes écrits & leur Auteur ont été flétris fans
avoir mérité de l'être; & ceux qui l'ont mérité
ne font pas moins tolérés qu'auparavant, L'cx-
ecption n'efl: que pour moi feul.
Si c'cjl un filence forcé par les circenfîanccs ^
I. E T T R E. i(^t
f<:iT la politique , il y aurait peu de jnjlice à en
faire la matière d'un reproche. Si l'on vous for-
ce à tolérer des Ecrits punilTables , tolérés donc
aufll ceux qui ne le font pa5. La décence au
moins exige qu'on cache au peuple ces cho-
quantes acceptions de perfonnes, qui punifTenC
le foible innocent des fautes du puiiïant coupa-
'ble. Quoi ! ces diftinélions fcandaleufes font-
.clles donc des raifons, & feront -elles toujours
des dupes? Ne diroit-on pas que le fort de
quelques fatyres obCcenes intérefle beaucoup
les Potentats, & que votre Ville va être écrafée
fi l'on n'y tolère, fi l'on n'y imprime, fi l'on
n'y vend publiquement ces mêmes Ouvrages
qu'on profcrit dans le pays des Auteurs ? Peu-
ples, combien on vous en fait accroire en fai-
fant fi fouvent intervenir les Puiflances pour
autorifer le mal qu'elles ignorent & qu'on veut
faire en leur nom !
Lorfque j'arrivai dans ce pays on eut dit que
tout le Royaume de France étoit à mes troufies.
On brûle mes Livres à G^ève;c'eft pour com-
plaire à la France. On m'y décrète; la France
le veut ainfi. L'on me fait chafler du Canton
.de IJerne ; c'efl: la France qui l'a demandé. L'on
me pourfuit jufques dans ces Montagnes; fi
l'on m'en eut pu chafTer, c'eut encore été la
France. Forcé par mille outrages j'écris une let-
tre apologétique. Pour le co:ip tout étoit perdu.
I9B C I N QUI E M E
îj'ctois entouré, furveillé; la Fiance envoyoit
-des efpion5^50ur me guetter, des foldats pour
m'enlever , des brigands pour m'aiTafllner ; il
.étolt même imprudent de for tir de ma inaiibn,
7"ous les dangers me vi^noient toujours de la
France, du PaTiemcnt, du Clergé, de la Cour
•même; ou ne vit de la vie un pauvre bar-
-boailleur de papier devenir pour ion malheur
«n homme auffî impoi-tant. Ennuyé de tant de
têtifes, je vais en France; je connoiiiois les
François, & j'étois malheureux. On m'accueil-
le, on me carefTe , je reçois mille honnête-
tés & il ne tient qu'à moi d'en reccvoix .da-
vantage.- Je retourne tranquillement chez moi.
L'on tombe des nues ; on n'en revient pai.;
■on blâme fortement mon étourderie, mais ou
celle de me m;.nacer de la France; on a rai-
son. Si jamais des aiïairnii daignent terminer
mes foufFrances, ce n'efc furement. pas de ce
payslà qu'ils viendront,
. Je' ne confonds point les diverfes ca.ifes de
mes difgraces; je fiits bien difcerner celles qui
font l'effet des circonrtances , l'ouvrage de la
trifte iiéceflité , de celles qui me viennent uni-
quement de la haine de mes ennemis. Eh!
plut-à- Dieu que je n'en euue pas plus à Ge-
nève qu'en France , &, qu'ils n'y fufient pas
plus implacables! Chacun fait aujourd'hui d'où
font partis les coups qu'on m'.a poités & qui
m'ont
LETTRE. 193
fii'ont été les plus fcnfibles. Vos gens me re-
prochent mes malheurs comme s'ils n'éLoicnt
pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruel-
le que de me faire un crime à Genève des
perfécutions qu'on me fufcitoit dans la Suifle,
& de m'accufer de n'être admis nulle part, en
me faifant chafTer de par to.it! Faut -il que je
reproche à l'amitié qui m'appella dans .ces con-
trées le voifinage de mon pays? J'ofe en ac-
tefter tous les Peuples de l'Iùirope; y en a t-il
un feul , excepté la SuilTe , où je n'euffe pas
été reçu, même avec honneur? Toutefois dois-
jc me plaindre du choix de ma retraite ? Non ,
malgré tant d'acharnement & d'outrages , j'ai
plus gagné que perdu; j'ai trouvé un homme.
Ame noble & grande! 6 George Keith! mon
protedeur , mon ami , mon pcre ! où que vous
foyez , où que j'achève mes triftcs jours , &
duITc-je ne vous revoir de ma vie; non, je ne
reprocherai point au Ciel mes miferes ; je leur
dois votre amitié.
En conf-ience , y a-t il parité entre des Li-
vres où l'on trouve quelques traits épars ^ in-
difcrets contre la Religion, ^ ries Livre; oîi fnns
détour fans ménagement on l'attaque dans Jus
dogmes , dans fa morale , dans fon influence fur
la fociété ?
En confcience! Il ne fiéroit pas à ua
impie tel que moi d'ofer parler de confcience...
l
194. CINQUIEME
.... fur tout vis-à-vis de ces bons Chrétiens.^'
ainfi je me tais C'efl pourtant une fingu-
lierc confcience que celle qui fait dire à de»
Magiflrats ; nous foulFrons volontiers qu'on
blafphême, mais nous ne fouftrons pas qu'on
rsifonne! Otons, Monfieur, la difparicé des
fujets; c'efi: avec ces mêmes façons de penfer
que les Athéniens applaudiiToient aux impiétés
d'Ariftophane & firent mourir Socratc.
Une des cliofes qui me donnent le plus de
confiance dans mes principes eft de trouver leur
application toujours juice dans les cas que j'a-
vois le moins prévus ; tel eft celui qui fe pré-
fente ici. Une des maximes qui découlent de
l'analyfe que j'ai faite de la Religion & de ce
qui lui eft efienciel eft que les hommes ne doi-
vent fe mêler de celle d'autrui qu'en ce qui
les intéreiïe ; d'oîi il fuit qu'ils ne doivent ja-
mais punir des offenfes (aa) faites uniquement
(oa) Notez que je me fers de ce mot offenfcr
Dieu félon l'ulage , quoique je fois très éloitzné de
l'admetue dans fon fcns propre , & que je le trou-
ve très mal appliqué; comme fi quelque être que
ce foi t, un homme, un Ange, le Diable même
pouvoit jamais oflrenfer Dieu. Le mot que nous
rendons par offevfes eft traduit comme prefque tout
le refte du texte facré ; c'eft tout dire. Des hom-
mes enfarinés de leur théologie ont rendu & défi-
guré ce Livre admirable félon leurs petites idées,
& voila dequoi l'on entretient la folie & le fana-
LETTRE. 195
à Dieu, qui (aura bien les punir lui-même,
li faut honorer la divinité ^ ne la venger jamais ,
difent après MonEefquieu les Répréfcntans; ils
ont raifon. Cependant les ridicules outrageans,
les impiétés groflîercs, les blafphêmes contre la
Religion font puniiïiibles , jamais les raifonne-
mens. Pourquoi cela? Parce que dans ce pre-
mier cas on n'attaque pas feulement la Reli-
gion, mais ceux qui la profeffent, on les inful-
te , on les outrage dans leur culte, on marque
un mépris révoltant pour ce qu'ils refpeélent
& par conféquent pour eux. De tels outraget
doivent être punis par les loix, parce qu'ils
retombent fur les hommes , & que les hommes
ont droit de s'en reffentir. Mais où eft le mor-
tel fur la terre qu'un raifonnement doive of-
fenfer? Où eft celui qui peut fe fâcher de c&
qu'on le traite en homme & qu'on le fuppofe
t:tme du peuple. Je trouve très fage la circonfpec-
tion de rÈglife Romaine fur les traduélionsde l'E-
criture en langue vulgaire , & comme il n'cft pas
néceiTaire de propcfer toujours au peuple les mé-
ditations voiuptueufes du Cantique des Cantiques ,
ji'i les malédictions continuelles de David contre
fes ennemis , ni les fubtilitcs de St. Paul fur la
grâce , il eft dangereux de lui propofer la fublimc
«loiale de l'Evangile dans des termes qui ne ren-
dent pas exaftement le fens de l'Auteur; car pour
peu qu'on s'en écarte , en prenant une autte route
on va très loin,
I z
Î96 CINQUIEME
raifonnable? fi le raifonncur fe trompe ou nous
trompe, & que vous vous intérelîiez à lui ou à
nous, montrez lui fon tort, défabufez-nous ,
battez -le de fes propres armes. Si vous n'en
voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne
l'écoutezpas, laiflTez-le raifonner ou déraifon-
rer , & tout eft fini fans bruit, fans querelle,
fans infulte quelconque pour qui que ce foit.
Mais fur quoi peut- on fonder la maxime con-
traire de tolérer la raillerie le mépris l'outra-
ge, & de punir la raifonV La mienne s'y perd.
Ces Mcfîîeurs voyent fi fouvent M. de Vol-
taire, Comment ne leur a t-il point infpiré cet
tfprit de tolérance qu'il prêche fans celTe, &
dont il a quelquefois befoin? S'ils l'eufTent un
peu confulté dans cette aifaire, il me paroit
«]u'ii eut pu leur parler à peu près ain fi.
„ Meflleurs, ce ne fjnt point les nifon*
^, îjcurs qui font du mal, ce font les calFards.
„ La Philofophie peut aller fon train fans rif-
„ que; le peuple ne l'entend pas ou la laiffe
„ dire, & lui rend tout le dédain qu'elle a pour
„ lui. Raifonner efi: de toutes les folies des
„ iîommes celle qui nuit le moins au genre hu-
,, main , & l'on voit même des gens fages enti-
„ chés par fois de cette folie-là. Je ne raifoii-
„ ne pas , moi, cela eft vrai , mais d'autres
„ raifonnentj quel mal en arrive t-il? Voyez ,
^, tel, td, & tel ouvrage; n'y a- t-il que des
L E T T R E. 191
)] plaifanteries dans ces Livres-là? Moi-même
„ enfin, fi Je ne raifonne pas, je fais mieux;
„ je fais raifonner mes lefleurs. Voyez mon
„ chapitre des Juifs; voyez le mcme chapitre
„ plus développé dans le Sermon des cinquan-
„ te. Il y a là du raifonnement ou l'équiva*
„ lent, je penfe. Vous conviendrez aulî qu'il
,, y a peu de détour, & quelque chofe de plus
„ que des traits épars ^ indifcrets.
„ Nous avons arrangé que mon grand cré-
„ dit à la Caur & ma taute puiiTance prétcn-
„ due vo-us ferviroient de prétexte pour laifTeir
„ courir en paix les jeux badins de mes vieux
„ ans: cela eft bon, mais ne brûlez pas pour
„ cela des écrits plus graves; car alors cela fc«
jf roit trop choquant.
„ J'ai tant prêché la tolérance! Il ne fnut
„ pas toujours l'exiger des autres & n'en ja-
„ mais ufer avec eux. Ce pauvre homme croit
„ en Dieu? pafTons-lui cela, il ne fera pas
„ fefte. Il efl: ennuyeux? Tous les raifonneurs
„ le font. Nous ne mettrons pas celui-ci de
„ nos foupés; du relie, que nous importe? Si
„ l'on brîlloit tous les Livres ennuyeux, que
„ deviendroient les Bibliothèques ? & û l'on
„ brîlloit tous les gens ennuyeux, il faudroit
„ faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laif-
„ ions raifonner ceux qui nous laifTent plaifan-
„ ter ; ne brûlons ni g-ens ni Livres , & reiloaa
I 3,
ïpg CINQUIEME
„ en paix; c'eft mon avis. "Voila, fclon moî^
ce qu'eut pu dire d'un meilleur ton M. de Vol-
taire, & ce n'eut pas été là , ce me fcmble, le
plus mauvais confeil qu'il auroic donné.
Faifons impartialement la comparnijon de ces ou-
vrages ; jugeons en par VimpreJJlcn qu'ils eut fai-
te dans le monde. J'y confens de tout mon cœur.
Les uns s'impriment ^ Je débitent partout. On
fait ceminent y ont été reçus les autres.
Ces mots les uns & les autres fout équivo-
ques. Je ne dirai pas fous Icfqiiels l'Auteur en-
tend mes écrits; mais ce que je puis dire, c'efî
«ju'on les imprime dans tous les pays, qu'on les
traduit dans toutes les langues, qu'on a mcrre
fait à la fois deux traduflions de l'Emile à Lon-
dres , honneur que n'eut jamais aucun autiei
Livre excepté l'Hélo'ffe, au moins, que je fâ-
che. Je dirai, de plus, qu'en France, en An-
gleterre, en Allemagne, même en Italie on me
plaint on m'aime on voudroit m'accueillir, &
qu'il n'y a par tout qu'un cri d'indignation con-
tre le Confeil de Genève. Voila ce que je fais
du fort de mes Ecrits ; j'ignore celui des autres..
Il eft tems de finir. Vous voyez, Monficur,
que dans cette Lettre & dans la précédente je
me fuis fuppofé coupable; mais dans les trois-
premières j'ai montré que je ne l'étois pas. Or
jugez de ce qu'une procédure injufte contre un
coupable doit être contre un innocent!.
L E T T R E. ï51>
Cepiendant ces JMeflieurs , bien déterminés à
laiffer ilibfiiler cette procédure, ont hautement
déclaré que le bien de la^ Religion ne leur per-
mcttoit pas de reconnoître leur tort, ni l'hon-
neur du Gouvernement de réparer leur injulli-
ce. Il faudroit un ouvrage entier pour montrer"
lies conféquences de cette maxime qui confacre
& change en arrêt du dellin toutes les iniquités
des Miniilres des Loix. Ce n'eft pas de cela qu'il
s'agit, encore, & je ne me fuis propofé jufqu'ici
que d'examiner fi l'injuftice avoit été commife,
& non fi elle devoit être réparée. Dans le cas
de l'affirmative , nous verrons ci -après quelle'
refiburce vos Loix fe font ménagée pour remé-
dier à leur violation. En attendant, que faut-il
penfer de ces juges inflexibles, qui procèdent
dans leurs jugemens auflî légèrement que s'ils
ne tiroient point à conféquence, & qui les main-
tiennent avec autant d'obitination que s'ils y
avoient apporté le plus mur examen?'
Quelques longues qu'aient été C2s dircuilîons,
j'ai cru que leur objet vous donneroit la patien-
ce de les fuivre; j'ofe môme dire que vous le
deviez , puifqu'elles font autant l'apologie de
vos loix que la mienne. Dans un pays libre &
dans une Religion raifonnable, la Loi qui ren-
droit criminel un Livre pareil au mien feroit
une Loi funcfl:e, qu'il faudroit fc hâter d'abro»-
ger pour l'honneur & le bien de l'Etat. Mais
14
too CINQUIEME
grâce au Ciel il n'e.Nifte rien de tel parmi vons>
coir.me je viens de le prouver, & il vaut
raieux que rinjuftice dont je fuis la victime foit
l'ouvrage du Mrgiflrat que des Loix; car les
erreurs des hommes font palFageies , mais celles
des Loix durent autant qu'elles. Loin que l'o-
Ûracifme qui m'txile à jamais de mon pays foit
l'ouvrage de mes fautes, je n'ai jamais mieux
rempli mon devoir de Citoyen qu'au moiuent
que je cefle de l'être, & j'en aurois mérité le ti-
tre par l'afle qui m'y fait renoncer.
Rappellez-vous ce qui venoit de fe pafler il
y avoit peu d'années au fujet de l'Article Genè-
ve de M. d'Alembert. Loin de calmer les mur-
mures excités par cet Article l'Ecrit publié par
les Pafteurs l'avoient augmenté, & il n'y a per-
fonne qui ne fâche que mon ouvrage leur lit
plus de bien que le leur. Le parti Proteftant ,
mécontent d'eux, n'éclatoit pas, mais il pou-
voit éclater d'un moment à l'autre» & malhcu-
jeufement les Gouvernemens s'allarment de ft
peu de chofe en Ces matières , que les querelles
«les Théologiens, faites pour tomber dans l'ou-
bli d'elles-mêmes prennent toujours de l'impor-
tance par celle qu'on leur veut doniier.
Pour moi je regardois comme la gloire & le
bonheur de la Patrie d'avoir un Clergé animé
d'un efprit fi rare dans fon ordre, & qui^
i^ns s'attacher à la doi^rine purement fpéculati-
LETTRE. 2GÏ
te , rappoitoit tout à la morale & aux devoirs
de l'homme & du Citoyen. Je penfais que,
fans faire diredement fon apologie, juftifier ics
maximes que je lui fuppofois & prévenir les
cenfures qu'on en pourroit faire étoit un fcr-
vicc à rendre à l'Etat. En montrant que ce qu'il
négligeoit n'étoit ni certain ni utile, j'efpérois
contenir ceux qui voudroient lui en faire un
crime : fans le nommer , fans le défigner , fans
eorapromettre fon orthodoxie, c'il'toit le don-
ner en exemple aux autres Théologiens.
L'entreprife étoit hardie, mais elle n'étoie
pas téméraire, & fans des circonftances qu'il
étoit difficile de prévoir, elle devoit naturellc-
aient réuflîr. Je n'étois pas feul de ce fenti-
ment; des gens très éclairés d'illuftres Magiftracs
même penfoient comme moi. Confidérez l'état
religieux de l'Europe au moment où je publiai
mon Livre , & vous verrez qu'il étoit plus que
probable qu'il feroit par tout accueilli. La Re-
ligion décréditée en tout lieu par la philofophie
avoit perdu fon afcendant jufques fur le peu-
ple. Les Gens d'EgUle, obllinés à l'étayer par
fon côté foible , avoient laifle miner tout le
relie, & l'édifice entier portant à faux étoit prêt
à s'écrouler. Les controverfes avoient cefTé par-
ce qu'elles n'intérefibient plus perfonne, & la
paix regHoit entre les différens partis , parce
que nul ne fe foucioit plus du fien. Pour ocer
I 5
202 CINQUIEME
Jes mauvaifes branches on avoit abattu l'arbre;:
pour le replanter il falloit n'y laiffer que le
tronc.
Quel moment plus heureux pour établir foli-
dement la paix univerfelle, que celui cù l'ani-
mofuc des partis fufpendue laiflbit tout le mon-
de en état d'écouter la raifon? A qui pouvoit
déplaire un ouvrage où fans blâmer, du moins
fans exclurre peifonne, on faifoit voir qu'au
fond tous étoient d'accord ; que tant de diflen-
tions ne s'étoient élevées , que tant de fang.
li'avoit été verfé que pour des malentendus ; que
chacun devoit refter en repos dans fon culte,
fans troubler celui des autres; que partout on
devoit fervir Dieu, aimer fon prochain, obéir
aux Loix, & qu'en cela feul confiftoit l'eflence
de toute bonne Religion ? Cîétoit établir à la
fois la liberté philofophique & la piété reli-
gieufc; c'étoit concilier l'amour de l'ordre &
les égards pour les préjugés d'autrui; c'étoit fans
détruire les divers partis les ramener tous au
terme commun de l'huirnnité & de la raifon ;
loin d'exciter des querelles, c'étoit couper la
racine à celles qui gcunent encore, & qui re-
naîtront infailliblement d'un jour à l'autre, lorf-
que le zèle du fanatifme qui n'eft qu'affoupi fe
léveillera: c'éroit , en un mot, dans ce fiécle
pacifique par indifFcrencc, donîicr à chacun des
laifons très fortes, d'Ctre toujours ce qu'il eft
aiaintenant faus fa voir pourquoi.
LETTRE. tôt
Que de maux tout prêts à renaître n'étoient
point prévenus fi l'on m'eut écouté ! Quels in*
convéniens étoient attachés à cet avantage ? Pas-
un , non , pas un. Je défie qu'on m'en montre-
un feul probable & même polîîble, fi ce n'efi:
l'impunité des erreurs innocentes & l'impuifTan-
ce des perfécuteurs. Eh comment fe peut -il
qu'après tant de triftes expériences & dans un
fiécle fi éclairé, les Gouvern'emens n'aient pas
encore appris à jetter & brifer cette arme ter-
rible, qu'on ne peut manier avec tant d'adreffe
qu'elle ne coupe la main qui s'en veut fervir?
L'Abbé de Saint Pierre vouloit qu'on ôtât les-
écoles de théologie & qu'on foutint la Religion..
Quel parti prendre pour parvenir fans bruit à-,
ce double objet, qui, bien vi>, fe confond eni
un? Le parti que j'avois pris.
Une circonflance malheureufe- en arrêtant
l'efFet de mes bons defleins a raflemblé fur ma,
tête tous les maux dont je voulois délivrer le
genre humain. Renaîtra- 1- il jamais un autre
ami de la vérité que mon fort n'effraye pas?
je l'ignore. Qu'il foit plus fage, s'il a le même
zèle en fera-t-il plus heureux? J'en doute. Le
moment que j'avois faifi, puifqu'il efl: manqué,
ne reviendra plus. Je fouhaite de tout mon
cœur que le Parlement de Paris ne fe repente pas
un jour lui-même d'avoir remis dans la main de
la fupeiflition le poignard que j'en faifois toai'
bel. I 6
2«4 CINQUIEME"
Mais laifTons les lieux & les tems éloigné?, &
retournons à Genève. C'eft là que je veux vous
ramener par une dernière obfervation que vous
êtes bien à portée défaire, & qui doit certaine*
ment vous frapper. Jettez les- yeux fur ce qui fa
paiTe autour de vous. Quels font ceux qui ine
pourfuivent , quels font ceux qui me défen-
dent? Voyez parmi les Répréfentans l'élite de
vos Citoyens, Genève en a-t-elle de plus efti^
mables ? Je ne veux point parler de mes perfé-
cuteurs ; à Dieu ne plaife que je fouille jamais
ma plume & macaufe des traits de la Satyre;
je laiffe fans regret cette arme à mes ennemis :
Mais comparez & jugez vous-même. De quel
côté font les mœurs, les vertus, la folide pié-
té, le plus vrai patriotifme? Quoi! j'ofFenfe les
loix , & leurs plus zélés défenfeurs font les
miens! J'attaque le Gouvernement, & les meil-
leurs Citoyens m'approuvent! J'attaque la Re-
ligion , & j'ai pour moi ceux qui ont le plus
de Religion! Cette feule obfervation dit tout;
elle feule montre mon vrai crime & le vrai fu*
jet de mes difgraces. Ceux qui me haïiTcnt ôi
m'outiagent font mon éloge en dépit d'eux.
Leur haine s'explique d'elle -mC'mç, Un Gêne»
yoispeut-il s'y trompera
LETTRE. 205
SIXIEME LETTRE.
E
iNcoRE une Lettre, Monfieur, & vous etes'
délivré de moi. Mais je me trouve en la corn»
mençant dans une fituation bien bizarre; obli-
gé de récrire y & ne fâchant de quoi la remplir.
Concevez- vous qu'on ait à Ce juftifier d'un cri-
me qu'on ignore , & qu'il faille fe défendre
fans favoir de quoi l'on eft accufé ? C'eft pour-
tant ce que j'ai à faire au fujet des Gouvern-e-
mens. Je fuis , non pas accufé , mais jugé^
mais flétri pour avoir publié deux Ouvrages té-
méraires fcandaleux impies, tendans à détruire la
Religion Clirétiemie ^ tous les Gouvernemens^
Quant à la Religion, nous avons eu du moins
quelque prife pour trouver ce qu'on a voulu
dire , & nous l'avons examiné, M<^is quant
aux Gouvernemens, rien ne peut nous fournir
le moindre indice. On a toujours évité toute
efpece d'explication fur ce point : on n'a jamais
voulu dire en quel lieu j'entreprenois ainfl de
les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien»
de ce qui peut conftater que le délit n'eft pas.
imaginaire. C'eft comme fi l'on jugeoit quel-
n^u'un pour avoir tué un homme fans, dire ni"
2C6 s I X I E ]\r E
0Ù, ni qui, ni quand ; pour un n-.eurtre ab-
lirait. A rinquifition l'on force bien l'accufé
de dévintr de quoi on l'accufe, mais on ne le
juge pas fans dire fur quoi.
L'Auteur des Lettres écrites de la Campagne
évite avec le même foin de s'expliquer fur ce
pi étendu délit; il joint également la Religion
& les Gouvernemens dans la même accufarion
générale: puis, entrant en matière fur la Reli-
gion, il déclare vouloir s'y borner , & il tient
parole. Comment parviendrons-nous à vérifier
Taccufation qui regarde les Gouvernemens , fi
ceux qui l'intentent refuitnt de dire fur quoi
elle porte?
Remarquez même com.ment d"un trait de plu-
me cet Auteur change l'état de la queftion. Le
Gonfeil prononce que mes Livres tendent à dé-
truire tous les Gouvernemens. L'Auteur des
Lettres dit feulement que les Gouvernemens y
font livrés à la plus audacieufe critique. Cela
eft fort différent. Une critique, quelque auda-
cieufe qu'elle puiiTe être n'eft point une confpi-
ration. Critiquer ou blâmer quelques Loix ri'ell
pas renverfer toutes les Loix. Autant vaudroit
accufer quelqu'un d'adaffiner les malades lorf*
qu'il montre les fautes des Médecins.
Encore une fois, que répondre à des raifons
qu'on ne veut pas dire? Comment fe juftifier
contre im jugement porté fans motifs ? Que,
LETTRE. 207
tans preuve de part ni d'autre, ces Mefîîeurs
difent que je veux renverfer tous les Gouverne,
mens , & que je dife, moi, que je ne veux pas
renverfer tous les Gouvermens , il y a dans ces
affenions parité exaéte, excepté que le préju-
gé eft pour moi; car il eft à préfumer que je
fais mieux que perfonne ce que je veux faire.
Mais où la parité manque, c'eft dans l'efFet
de l'alTertion. Sur la leur mon Livre eft brûlé ,
ma perfonne eft décrétée ; & ce que j'affirme:
ne rétablit rien. Seulement, fi je prouve que
l'accufation eft faufle & le jugement inique ,.
l'affront qu'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes ;
Le décret , le Bourreau tout y devroit retour-
ner; puifque nul ne détruit fî radicalem.ent le
Gouvernement, que celui qui en tire un ufage-
directement concraire à la fin pour laquelle il
eft inftitué.
Il ne fufSt pas que j'affirme, il faut que je:
prouve ; & c'eft ici qu'on voit combien eft dé-
plorable le fort d'un particulier fournis à d'in-
juftes Magiftrats, quand ils n'ont rien à crain-
dre du Souverain, & qu'ils fe mettent au def«
fus des loix. D'une affirmation fnns preuve,,
ils font une déraonftration ; voila l'innocent
puni. Bien plus, de fa défenfe même ils lui-
font un nouveau crime , & il ne tiendroit pas-
à eux de le punir encore d'avoir prouvé qu'ils
étoit innocent.
208 s I X I E ]\I E
Comment m'y prendre pour montrer qulfs
n'ont pas dit vrai ; pour prouver que je ne dé-
truis point les Gouvernemens ? Quelque endroit
de mes Ecrits que je défende , ils diront que
ce n'efl: pas celui-là qu'ils ont condanné; quoi-
qu'ils ayent condanné tout, le bon comme le
mauvais, fans nulle diflinclion. Pour ne leur
lailTer aucune défaite, il faudroit donc tout re-
prendre, tout fuivre d'un bout à l'autre, Li-
vre à Livre, page à page, ligne à ligne, &
prefque enfin, mot à mot. Il faudroit de plus,
examiner tous les Gouvernemens du monde,
puifqu'ils difent que je les détruis tous. Quel-
le entreprife! que d'années y faudroit - il em-
ployer? Que à'in- folios faudroit-il écrire; & a-
près cela, qui les liroit?
Exigez de moi ce qui eft faifable. Tout
homme fenfé doit fe contenter de ce que j'ai à
vous dire : vous ne voulez fùrement rien de
plus.
De mes deux Livres brûlés à la fois fo-us des
imputations communes , il n'y en a qu'un qui
traite du droit politique & des matières de Gou-
Yernement, Si l'autre en traite, ce n'efl: que
dans un extrait du premier. Ainfi je fuppofe
que &'eft fur celui-ci feulement que tombe Tac-
cufation. Si cette accufation portoit fur queU
que paflage particulier , on l'auroit cité, fan»
«Loute; on en auroit du moins extrait quelque
LETTRE. 209
îRaxi'me, fidelle ou infidelle , comme on a fait
fur les poiuts concernans la Religion.
C'eft donc le Syftême établi dans le corps de
l'ouvrage qui détruit les Gouvernemens ; il ne
s'agit donc que d'expofer ce .Sj^llôme ou de fai-
re une analyfe du Livre; & fî noiis n'y voyons
évidemment , les principes deftruclifs doiu il
s'agit, nous faurons du moins où les chercher
dans l'ouvrage, en fuivant la méthode de l'Au-
teur.
Mais, Monfieur, fi durant cette analyfe,
qui fera courte, vous trouvez quelque confé-
quence à tirer, de grâce ne vous preffez pas.
Attendez que nous en raifonnions enfembic.
Après cela vous y reviendrez fi vous voulez.
Qu'cfl-ce qui fait que l'Etat eu un ? C'eft
l'union de fes membres. Et d'où nait l'union
de fes membres ? De l'obligatian qui les lie.
Tout eft d'accord jufqu'ici.
Mais quel efl: le fondement de cette obliga-
tion? Voila où les Auteurs fc divifent. Selon
les uns, c'eft la force; félon d'autres , l'auto-
rité paternelle ; félon d'autres , la volonté de
Dieu. Chacun établit fon principe & attaque
celui des autres: je n'ai pas moi-même fait au-
trement , & , fuivant la plus faine partie de
ceux qui ont difcuté ces matières , j'ai pofé
pour fondement du corps politique la conven-
tion de fes membres, j'ai réfuté les principes
iifFéicns du mien.
110 SIXIEME
Indépendamment de la vérité de ce principe,
il l'emporte ûir tous les autres par la folidité
du fondement qu'il établit; car quel fondement
plus fur peut avoir l'obligation parmi les hom-
mes que le libre engagement de celui qui s'o-
blige ? On peut difputer tout autre princi-
pe (fl); on ne fauroit difputer celui-là.
Mais par cette condition de la liberté, qui
en renferme d'autres , toutes fortes d'engagé,
mens ne font pas valides , même devant les Tri-
bunaux humains. Ainfi pour déterminer celui-
ci l'on doit en expliquer la nature, on doit en
trouver Tufcge & la fin , on doit prouver qu'il
eft convenable à des hommes , & qu'il n'a rien
de contraire aux Loix naturelles : car il n'efl:
pas plus permis d'enfreindre les Loix naturelles
par le Contraâ: Social, qu'il n'cft permis d'en-
freindre les Loix pofitives par les Contrats des
particuliers, & ce n'efl: que par ces Loix- mô-
mes qu'exille la liberté qui donne force à l'en-
gagement.
J'ai pour réfultat do cet examen que l'éta-
bliffement du Contrat Social cfl: un pacte d'une
(a) Même œ'ui de la volonté de Dieu, du moins
quant ta l'application. Car bien qu'il foit clair que
ce que Dieu veut I homme doit le vouloir , il n'eft
p;is clair que Dieu veuille qu'on préfère tel Gou^
vcrnemcnt à tel autre , ni qu'on obéille à Jaques
plutôt qu'à Guillaume. Or voila dequoi il s'agit.
LETTRE. 211
icrpece particulière, par lequel chacun s'engage
.envers tous , d'où s'enfuit l'engagement récipro-"'
que de tous envers chacuH, qui eft l'objet im-
médiat de l'union.
Je dis que cet engagement eH: d'une efpece
particulière, en ce qu'étant abfolu, fans con-
dition, fans réferve, il ne peut toutefois être
■injuPce ni fufceptible d'abus ; puifqu'il n'eft pas
3>o(rible que le corps fe veuille nuire à lul-mû-
sme, tant que le tout ne veut que pour tous.
Il eft encore d'une efpece particulière en ce
qu'il lie les contraclans fans les aiTujétir à per-
fonne, & qu'en leur donnant leur feule volon-
té pour règle il les laiflb aulîl libres qu'aupara-
vant.
La volonté de tous efi: donc l'ordre la règle
fuprème, & cette règle générale &. perfonifiée
cfl ce que j'appelle le Souverain.
Il fuit de-là que la Souveraineté efl: indivîiî.
hle , inaliénable, & qu'elle réfide eiïenciellc-
ment dans tous les membres du corps.
Mais comment agit cet être abftrait & col-
leftif? Il agit par des Loix , & il ne fauroit
agir autrement.
Et qu'eft-ce qu'une Loi? C'efl: une déclara-
tion publique & folemnellc de la volonté géné-
rale, fur un objet d'intérêt commun.
Je dis, fur un objet d'intérêt commun; par-
ce que la Loi perdroit fa force & ceflferoit d'ê;
212 SIXIEME
tre légitime , fi Tobjet n'en importoit à tous,
La Loi ne peut par- fa nature avoir un objet
particulier & individuel: mais l'application de
la Loi tombe fur des objets particuliers &. indi-
vitluels.
Le pouvoir Légiflatif qui efl le Souverain a
donc befoin d'un autre pouvoir qui exL^cute,
c'eft-à-dire, qui réduife la Loi en a^jtes particu-
liers. Ce fécond pouvoir doit être établi de
manière qu'il exécute toujours la Loi, & qu'il
n'exécute jamais que la Loi. Ici vient l'inili-
tution du Gouvernement.
Qu'eft-ce que le Gouvernement? C'eft un
corps intermédiaire établi entre les fujets & le
Souverain pour leur mutuelle correfpondance ,
chargé de l'exécution des Loix & du maintien
de la Liberté tant civile que politi(]ue.
Le Gouvernement comme partie intégrante
du corps politique participe à la volonté géné-
rale qui le conftitue; comme corps lui même il
a fa volonté propre. Ces deux volontés quel-
ques fois s'accordent & quelques fois fe com-
battent. C'eft de l'efFet combiné de ce con-
cours & de ce conflit que réfulte le jeu de tou-
te la machine.
Le principe qui conftitue les diverfes formes
du Gouvernement confifte dans le nombre des
membres qui le compofcnt. Plus ce nombre efl:
petit, plus le Gouvernement a de force ; plus
•le
LETTRE. ai3
le nombre cfl grand, plus le Gouverncmenc eft
foible ; & comme I:i foaveraineté tend toujours
au relâchement, le Gouvernement tend toujours
à fe renforcer. Ainfi le Corps exécutif doit
l'emporter à la longue fur le corps légiflatif, &
quand la Loi eft enfm foumifc aux hommes , il
ne rcfte que des efclaves & des maîtres ; l'Etat
eft détruit.
Avant cette dcftruélion , le Gouvernement
doit par fon progrès naturel changer de forme
& p-Urer par degrés du grand nombre au moin-
dre.
Les diverfes formes dont le Gouvernement
eft fafceptible fe réduifent à trois principales.
Après les avoir comparées par leurs avantages
& par leurs inconvéniens , je donne la préfé-
rence à .celle qui eft intermédiaire entre les
deux extrêmes , & qui porte le nom d'Arifto-
cratie. On doit fe fouvenir ici que la conftitu-
tion de l'Etat & celle du Gouvernement font
deux chofes très diftinftes , & que je ne les ai
pas confondues. Le meilleur des Gouverne-
mens eft l'ariftocratique; la pire des fouverai-
netés eft l'ariftocratique.
Ces difcuflîons en amènent d'autres fur la
manière dont le Gouvernement dégénère , &
fur les moyens de retarder la deftruftion du
corps politique.
Enfin dans le dernier Livre j'examine par
K
2U S I X I E M E
voye de comparaifon avec le meilleur Gouver-
nement qui aie exifté, favoir celui de Rome, la
police la plus favorable à la bonne confutution
èe l'Etat; puis je termine ce Livre & tout l'Ou-
vrage par 'des recherches fur la manière dont la
Religion peut & doit entrer comme partie con-
ilitutive dans la compofition du corps politi-
que.
Que penfiez-vous, JMonfieur, en lifant cette
analyfe courte & fidelle de mon Livre? Je le
devine. Vous difiez en vous-même; voila l'hif-
toire du Gouvernement de Genève. C'eft ce
qu'ont dit à la lefture du même Ouvrage tous
ceux qui connoiffent votre Conftitution.
P2t en efFet, ce Contract primitif, cette ef-
fence de la Souveraineté, cet empire des Loix,
cette inftitution du Gouvernement , cette ma-
nière de le reflerrer à divers dégrés pour com-
penfcr 1 autorité par la force, cette tendance à
l'ufurpation, ces affemblécs périodiques, cette
adrelTe à les ôter , cette dclh-uction prochaine,
-enfin, qui vous menace & que je voulois pré-
venir; n'cHi-ce pas trait pour trait Tiinage de
votre République, depuis fa naiffance jufqu'à
ce jour?
J'ai donc pris votre Confiitution , que je
■trouvois belle , pour modelé des irditutions
politiques , & vous propofimt en exemple d
l'Europe, loin de chercher à vous détruire j'ex-
LETTRE. 115
pofolî les moyens de vous conferver. Cette
Conftitution , toute bonne qu'elle eft, n'eft pas
fans défaut; on pouvoit prévenir les altérations
qu'elle a fouffertes, la garantir du danger qu'el-
le court aujourd'hui. J'ai prévu ce danger, je
Tai fait entendre, j'indiquûis des préfervatifs ;
ctoit-ce la vouloir détruire que de montrer ce
qu'il falloit fuire pour la maintenir ? C'étoit
par mon attachement pour elle que j'aurois vou-
lu que rien ne put l'altérer. Voila tout mon
crime; j'avois tort, peut-être; mais G. l'amour
de la patrie m'aveugla fur cet article, étoit-ce
à elle de m'en punir?
Comment pouvois-je tendre à renverfer tous
les Gouvernemens, en pofant en principes tous
■ceux du vôtre? Le fait feul détruit l'accufation.
Puifqu'il 3' avoit un Gouvernement exiftant fur
mon modèle, je ne tendois donc pas à détruire
tous ceux qui exiftoient. Eh! Mo a (leur : fi je
n'avois fait qu'un Syftême, vous êtes bien fur
qu'on n'auroit rien dit. On fe fut contenté de
reléguer, le Contracl Social avec la République
de Platon l'Utopie & les Sévarambes dans le
pays des chimères. Mais je peignois un objet
exiftant, & l'on vouloit que cet objet changeât
<ic face. Mon Livre portoit témoignage contre
l'attentat qu'on allolt faire. Voila ce qu'on ne
m'a pas pardonné.
Mais voici qui vous paroitra bizarre. Mo»
K 2
^16 SIXIEME
Livre attaque tous les Gouvernemens , & il
n'eft piofciit dans aucun! Il en établit un feul,
il le propofe en exemple, & c'ell d?-ns celui-là
qu'il efl: brûlé! N'eft -il pas fiogulier que les
Gouvernemens attaqués fe taifent , & que le
Gouvernement reTpeclé févifle? Quoi! Le Ma-
giftrat de Genève fe fait le protecteur des autres
Gouvernemens contre le fien môme! Il punit
fon propre Citoyen d'avoir préféré les Loix de
fon pays à toutes les autres ! Cela eft-il conce-
vable , & le croiriez -vous fi vous ne l'eufllcz
vu ? Dans tout le relie de l'Europe quelqu'un
s'eft-il avifé de flétrir l'ouvrage? Non; pas mê-
me l'Etat où il a été imprimé (b). Pas mcine
la France où les Magiftrats font là-delTus fi fe-
veres. Y a-t-on défendu le Livre ? Rien de
femblable; on n'a pas laiiré d'abord entrer l'é-
dition de Hollande, mais on l'a contrefaite en
France , & l'ouvrage y court fans difficulté.
C'étoit donc une aft'aire de commerce à non de
police: on préféroit le profit du Libraire de
France au profit du Libraire étranger. Voila
tout.
Le Contracl Social n"a été brûlé nulle part
(b) Dans le fort des premières clameurs caufées
par les procédures de Paris & de Genève, le Magi-
ftrat furpris défendit les deux Livres : nnis fur fon
propre examen ce fagc Magiftrat a bien ciiangé de
iêntiment , furtout quant au Contract Social.
LETTRE. 2Tr
qu'à Genève où il n'a pas été imprimé; le feul
Magiftrat de Genève y a trouvé des principes
deflruclifs de tous les Gouvernemens. A la vé-
rité , ce Magiftrat n'a point dit quels étoient
ces principes; en cela je crois qu'il a fort pru-
demment fait.
L'efFet des défenfes indifcretes efi: de n'être
point abférvées & d'énerver la force de l'auto-
rité. Mon Livre eft dans les mains de tout le
inonde à Genève, & que n'eft-il -également dan-s
tous les cœurs! Lifez-Ie, Monfieur, ce Livre
fi décrié, mais fi nécelTaire; vous y verrez par-
tout la Loi mife au deffus des hommes ; vous y
verrez par tout la liberté réclamée, mais tou-
jours fous l'autorité desloix, fans lefquelles la
liberté ne peut exifter, & fous lefquelles on eft:
toujours libre , de quelque façon qu'on foit
gouverné. Par là je ne fais pas, dit- on, ma
cour aux puiiTances : tant pis pour elles ; car
je fais leurs vrais intérêts, fi elles favoient les
voir &. les fuivre. Mais les palîîons aveuglciit
les hommes fur leur propre bien. Ceux qui
foumettent les Loix aux paillons humaines font
ks vrais d^ftrufteurs des Gouvernemens : voila
les gens qu'il faudroit punir.
Les fondemens de l'Etat font les mêmes dans
tous les Gouvernemens, & ces fondemens font
mieux pofés dans mon Livre que dans aucun
autre. Quand il s'agit enfuite de comparer Us
K q
2i8 s I X I E M E
diverfes formes de Gouvernement, on ne peut
éviter de pefer féparémeiK les avantages & les
inconvéniens de chacun: c'eft ce que je crois
avoir fait avec impartialité. Tout balancé, j'ai
•donné la préférence au Gouvernement de mon-
pays. Cela étoit naturel & raifonnable ; on
m'auroit blâmé fi je ne l'eufie pas fait. Mais je
n'ai point donné d'exclufion aux autres Gouver-
nemem ; au contraire : j'ai montré que chacun
avoit fa raifon-qui pouvoir le rendre préférable
à tout autre, félon les hommes les tems & les
lieux. Ainfi loui de détruire tous les Gou\er-
Demens, je les ai tous établis.
En parlant du Gouvernement Monarchique
en particulier , j'en ai bien fait valoir l'avanta-
ge, & je n'en ai pas non plus déguifé les dé-
fauts. Cela eft, je penfe, du droit d'un hom-
me qui raifonne ; & quand Je lui aurois donné
l'exclufion , ce qu'alTurément je n'ai pas fait,
s'enfuivroit-il qu'on dut m'en punir à Genève?
Hobbes a-t-il été décrété dans quelque Monar-
chie parce -que fcs principes font deîlruftifs de
tout Gouvernement républicain , & fait -on le
procès chez les Rois aux Auteurs qui rejettent
& dépriment les Républiques? Le droit n'eft-il
pas réciproque, & les Républicains ne font- ils
pas Souverains dans leur pays comme les Rois
le font dans le leur. Pour moi, je n'ai rejette
aucun Gouvernement, je n'en ai méprifé aucun.
L E T ï R E. 2ir
En les examinant, en les comparant j'ai tenu la
balance & j'ai calculé, les poids ; je n'ai rieiy
fait de plus.
On ne doit punir la raifon nulle part, ni'
même le raifonnement; cette punition prouve-
roit trop contre ceux qui rinipoferoient. Les
Répréfentans ont très bien établi que mon Li-
vre, où je ne fors pas de la théfe générale,
n'attaquant point le Gouvernement de Genève
& imprimé hors du territoire, ne peut être con-
fidéré que dans le nombre de ceux qui traitent
du droit naturel & politique, fur lefquels les
Loix ne donnent au Confeil aucun pouvoir, &
qui fe font toujours vendus publiquement dans
la Ville, quelque principe qu'oiv y avance &
quelque fenciment qu'on y foutienne. Je ne
fuis pas le feul qui difcutant par abftraiTcion des
queftions de politique ait pu les traiter avec
quelque hardielTe; chacun ne le fait pas, mais
tout homme a droit de le faire; plufieurs ufent"
de ce droit , & je fuis le féal qu'on punilTs
pour en avoir u(é. L'infortuné SyJnei penfoit
comme moi ,- mais il agifToit ; c'effc pour fon
fait & non pour fon Livre qu'il eut l'honneur
de verfer fon fang. Akhufius en Allemagne-
s'attira des ennemis, mais on ne s'avifa pas de
le pourfaivre criminellement. Locke , Mon-
tefqciieu, l'Abbé de Saint Pierre ont traité les-
mèines matières, & fouvcnt avec la même li«
K 4
220 SIXIEME LETTRE.
berté tout au moins. Locke en particiilfer les
a traitées exaclcment dans les mêmes principes
que moi. Tous trois font nés fous des Rois ,
ont vécu tranquilles & font morts honorés dar.s
leurs pays. Vous favez comment j'ai été tiaitré
dans le mien.
Auiïî foyez fur que loin de rougir de ces
flétriffiircs je m'en glorifie, paifqu'elles ne fer-
vent qu'à mettre en évidence le motif qui me
les attire , & que ce motif n'eft que d'avoir
bien mérité de mon pays. La conduite du Con-
feil envers moi m'afflige , fans doute, en rom-
pant des nœuds qui m'étoient fi chers; mais
peut-elle m'avilirv Non, elle m'élève, elle me
met au rang de ceux qui ont foufiert pour h
li'berté. Mes Livres, quoi qu'on faffe, porte-
ront toujours témoignage d'eux-mêmes, (5; le
tiaitement qu'ils ont reçu ne fera que fauver
de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'être
brûlés après eux.
Fin de la première Partie^
LET-
LETTRES
E C Pv I TE 3 DE LA
MONTAGNE.
SECONDE PARTIE.
SEPTIEME LETTRE,.
V<
ous m'aurez trouvé difFu s, Monfieur; mais'
il falloit l'ôtre, & les fujets que j'avois à trai-
ter ne fe difcutent pas par des épigrammes.
D'ailleurs ces fujets m'éloignoient moins qu'il'
ne femble de celui qui vous intéreffe. En par-
lant de moi je penfois à vous; & votre quef-
tion tenoic fi bien à la mienne, que l'une eft
déjà réfolue avec l'autre, il ne me reilc que la
conféquence à tirer. Par tout où l'innocence
n'eft pas en fureté, rien n'y peut être: par tout
où les Loix font violées impuriéjnent, il n'y. a-
plus de liberté.
Cependant comme on peut féparer l'intérêt'
i^'un particulier de celui du public, vos idées
for ce point font encore incertaines ; vous per-
K 5
222 SEPTIEME
filiez à vouloir que je vous aide à les fixer.
Vous demandez quel efl: l'dtat préfent de votre
République , & ce que doivent faire fes Ci-
toyens V Il efl plus càîé de répondre à !a pre-
mière qneflion qu'à l'autre.
Cette preifiiere queflion vous embarraTe (à-
'rement moins par elle-même que p.'.r les folu-
tions contradictoires qu'on lui donne autour de
vous. Des Gens de très bon fens vous dlfcnt;
nous fomnies le plus libre de tous les peuples,
& d'autres Gens de très bon fens vous difent ;
nous vivons fous le plus dur efclavage. Lef-
t]ue]s ont rsifon, me demandez - vous ? Tous,
Monfieur; mais à difTérens égards : une diflinc-
tion très fimple les concilie. Rien n'efl plus
libre, que votre état légitime ; rien n'efl plus
fervile que votre état aftucl.
Vos loix ne tiennent leur autorité que de
vous ; vous né reconnoilTez que celles que
vous faites ; vous ne payez que les droits que
vous impofez ; vous élifez les Chefs qui vous
gouvernent; ils n'ont droit de vous juger que
pair des formes prefcrites. En Confeil général
vous êtes Légiflateurs , Souverains , inJépen*
dans de toute puifTance humaine ; vous ratifiez
les traités, vous décidez de la paix & de la
guerre; vos Magiflrats eux-mêmes vous traitent
de Magnifiques , très honorés cif fonveraiùs Sei-
gneurs. Voila votre liberté : voici votre fervi-
tude.
L E T T îî' E^ 2'23
te corps charge de l'exécution de vos Lois
en eft riPiterprete & l'arbitre fupreme; il les
fait parler comme il lui plait; 11 peut les faire
taire ; il peut même les violer fans que vous
puilîîez y mettre ordre ; il efl au defTus des
Loix.
Les Chefs que vous élifez ont, indépendam- •
ment de votre choix , d'autres pouvoirs qu'ils
ne tiennent pas de vous, & qu'ils étendent aux
dépends de ceux qu'ils en tiennent. Limités
dans vos élections à un petit nombre d'hom-
mes , tous dans les mêmes principes & tous-
animés du même intérêt, vous faites avec un^
grand appareil un choix de peu d'importance.-
Ce qui impoitero't dans cette affaire feroit de
pouvoir rejetter tous ceux entre lefquels on
■vous force de choifir. Dans une élection libre
en apparence vous êtes fi gênés de toutes parts
que vous ne pouvez pas même élire un pre-
mier Syndic ni un Syndic de la Garde: le Chef
de la République & le Commandant de la Place
ne font pas à votre choix.
Si l'on n'a pas le droit de mettre fur vou.'î
de nouveaux impôts , vous n'avez pas celui de
rejetter les vieux. Les linances de l'Etat font
fur un tel pied que fans votre concours elles
peuvent fuffire à tout. On n'a donc jamais
befoin de vous ménager dans cette vue , &
vos droits à cet égard fe réduifent à ètie
K 6
224 SEPTIEME:
exempts en partie & à n'être jamais nëceflairesv
Les procédures qu'on doit fiiivre en vous ju-
geant font prefcrites ; mais quand le Confeil
veut ne les pas fuivre perfonne ne peut l'y con-
traindre, ni l'obliger à réparer les irrégularités
qu'il commet. Là-defllis je fuis qualifié pour
•. faire preuve , & vous favez fi je fuis le feul.
En Confeil général votre fcuveraine pui(rr.n-
ce eft enchaînée : vous ne pouvez agir que
quand il plait à vos Magiftrats, ni parler que
quand ils vous interrogent. S'ils veulent même
•ne point affembler de Confeil général , votïc
autorité votre exiftcnce eft anéantie , fans que
vouspuifllcz leur oppofer que de vains murniu-
les qu'ils font en pofleiHon de méprifcr.
Enfin fi vous êtes Souverains Seigneurs dr.ns
î'aflemblée , en fortant de -là vous n'êtes plus
xien. Quatre heures par an Souverains fubor-
donnés, vous êtes fujets le rcrte de la vie &
livrés fans réferve à la difcrétion d'autrui.
11 vous eft arrivé, Meflîeurs , ce qu'il arri-
ve à tous les Gouvcrnemens femblables au vô-
tre. D'abord la puifiance Légifiative & la puif-
fance executive qui conftitucnt la fouverainesé
n'en font pas diftinfccs. Le Peuple Souverain
veut par lui-même, & par lui-même il fait ce
qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce con-
cours de tous à toute chofe force le Peuple Sou
Terain de charger quelques-uns de fcs membre
LETTRE. 22^
rf'eiécuter fes volontés. Ces Officiers , après
avoir rempli leur commiffion en rendent comp-
te, & rentrent dans la commune égalité. Peu-
à-peu ces commiiïlons deviennent fréquentes,
enfin permanences. Infenfiblement il fe forme
lin corps qui agit toujours. Un corps qui agit
toujours ne peut pas rendre compte de chaque
acte: il ne rend plus compte que des princi-
paux ; bientôt il vient à bout de n'en rendre
d'aucun. Plus la puilTance qui agit eft aftive,
plus elle énerve la puilfance qui veut. La vo-
lonté d'hier efl: cenfée être aufîl celle d'aujour-
d'hui ; au lieu que l'adte d'hier ne difpenfe pas
d'agir aujourd'hui Enfin l'inaflion de la puiC
fance qui veut la foumet à la puiflance qui exé-
cute; celle-ci rend peu-à-peu fes aoTiions indé-
pendantes, bientôt fes volontés: au lieu d'agir
pour la puiffance qui veut , elle agit fur elle.
Il ne refte alors dans l'Etat qu'une puiffanie
agilTante, c'efl l'executive. La puiflance exe-
cutive n'eft que la force , & où règne la feule
force l'Etat efl: dilTout. Voila, Monfieur, com-
ment périflent à la lin tous les Etats démocrati-
ques.
Parcourez les annales du vôtre , depuis- le
tems où vos Syndics , Amples procureurs éta*
blis par la Communauté pour vaquer à telle ou
telle affaire, lui rendoient compte de leur Com-
miffion le chapeau bas , & rcntroicnt à l'inflant
K 7
216 SEPTIEME
dans l'ordre des particuliers, jufqu'à celui ok-
ces mêmes Syndics , dédaignant les droits de -
Chefs & de Juges qu'ils tiennent de leur c'ec-
tion , leur préfèrent le pouvoir arbitraire d'un
corps dont la Communauté n'élit point les mem-
bres , & qui s'établit au defTus d'elle contre les
Loix: faivez les progrès qui féparent ces deux
termes, vous connoitrez à quel point vous en
êtes & par quels dégrés vous y êtes parvenus.
Il y a deux-fîécles qu'un Politique auroit pii
prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit; I'ln«
ftitution que vous formez eO: bonne pour le
préfent , & mauvaife pour l'avenir ,• elle ell
bonne pour établir la liberté publique , mau»
vaife pour la conferver, & ce qui fait mainte-
nant votre fureté fera dans peu la matière de
vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent tel-
lement l'un dans l'autre, que du moindre dé-
pend l'activité du plus grand, font en équilibre
tant que l'action du plus grand efl: néceflaire &
que la Légiflation ne peut fe paflTer du Légilla-
teur. Mais quand m-\Q fois l'étabiiirement fera
fait , le corps qui l'a formé manquant de pou-
voir pour le maintenir, il faudra qu'il tombe
en ruine, & ce feront vos Loix mêmes qui eau-
feront votre deftrufdon. Voila précifément ce
qui vous eO: arrivé. C'cft , fauf la difpropor-
tion, la chute du Gouvernement Polonois par
l'extrémité contraire. La coni.ulucioji de la
LETTRE, 217:
République de Pologne n'efl: bonne que pour
un Gouvernement où il n'y a plus rien à faire.
La vôtre, au contraire, n'eft bonne qu'autann
que le Corps légiflatif agit toujours.
Vos Magiftiats ont travaillé de tous les tems-
& fnns relâche à faire pafler le pouvoir fuprê-
me du Confeil génf^ral au petit Confeil par la
gradation du Deux -Cent ; mais leurs eiTorts
ont eu des efFets difFérens, félon la manière
dont ils s'y font pris. Prefque toutes leurs en-
treprifes d'éclat ont échoué , parce qu'alors
ils ont trouvé de la réfidance, & que dans un
Etat tel que le vôtre, la réfiftance publique eft
toujours fùre , quand elle eft fondée fur les-
Loix.
La raifon de ceci eil évidente. Dans tout
Etat la Loi parle où parle le Souverain. Or
dans une Démocratie où le Peuple eft Souve*
rain,qur;nd les divifions inteftines fufpendent
toutes les formes & font taire toutes les auto--
rités , la fienne feule demeure , & où fe porte
alors le plus grand nombre,, là réfidela Loi &
Fautorité.
Que fi les Citoyens & Bourgeois réunis ne
font pas le Souverain, les Confeils fans les Ci-
toyens & Bourgeois le font beaucoup moins en-
core, puifquils n'en font que la moindre par-
tie en quantité. Sitôt qu'il s'agit de l'autorité
fuprcme, tout reotre à Genève dans l'égalité^
22ff S E P '? I E M E
felon les termes de l'Edit. Que tous foîjiit cm-
tem en degré de Citnyens ^ Bourgeois , fans voh-
loir Je préférer ^ s'attribuer quelque autorité (f
Seigneurie par dejfus Us autres. Hors du Con-
feil général, il n'y a point d'autre Souverain
que la Loi, mais quand- la Loi même eft atta-
quée par fcs Minières , c'eft- au Légiflateur à
la foutenir. Voila ce qui fait que partout où
rcgne une véritable liberté, dans les entrepri-
fes marquées le Peuple a prefque toujours l'a-
vantage.
Mais ee n'eft pas par des entreprifcs mac-
quées que vos Magiftrats ont amené les chofos
au poiiJt où elles font; c'cft par deô efl'orts mo-
dérés & continus, par des changemens prefque
infenfibles dont vous ne pouviez prévoir la
Gonféquence, &. qu'à peine môme pouviez-voits
remarquer. 11 n'eft pas poflîble au Peuple de
fc tenir fans cefTe en garde contre tout ce qui
fe fait, & cette vigilance lui tourneroit même
à reproche. On l'accuferoit d'être inquiet &
remuant , toujours prêt à s'allarmer fur des
riens. Mais de ces riens-là fuç lefquels on <c
tait, le Confeil fait avec le toms faire quelque
chofe. Ce qui fe paffe aduellemcnt fous vos
yeux en efl: la preuve.
Toute l'autorité de la République réfide dans
les Syndics qui font élus dans le Confeil géné-
ral.. Ils y. prêtent ferment parce qu'il eft leur
LETTRE. 2ip
feul Supéritur , & ils ne le prêtent que dans
ce Confeil , parce que c'eft à lui feul qu'ils doi-
vent compte de leur conduite, de leur fidélité
à remplir le ferment qu'ils y ont fait. Ils ju-
rent de rendre bonne & droite juftice ; ils foi^t
les feu! s Magiflrats qui jurent cela dans cette
affemblée, parce qu'ils font les feuls à qui ce
droit foit conféré par le Souverain (a) , & qui
l'exercent fous fa feule autorité. Dans le juge-
ment public des criminels ils jurent encore feuls
devant le Peuple, en fe levant (b) & hauflant
leurs bâtons, C\' avoir fait droit jugement , Jans
haine ni faieur , priant Dieu de les punir s'ils oni
fait au contraire; & jadis les fentences crimi-
nelles fe rendoient en leur nom feul, fans qu'il
(a) Il n'eîï conféré à leur Lieutenant qu"en fous'
ordre, ■& c'efl; pour cela qu'il ne prête point fer-
ment en Confeil génén:l. Mais, dit l'Auteur des
Lettres, le fermefit que prêtent les mtmbres du Confeil
ejl il moins obliga-oire, ^ l'exécution des engagcmens-
eontra&es avec la divinisé même dcpend-elie du lieu
dans lequel on les contrciEtc? Non , fans doute, mais
s'enfuit - il qu'il foit indiffèrent dans quels lieux &.
dans quelles mains le ferment foit prêté , & ce
choix ne marque-t -il pas ou par qui l'autorité elV
conférée , ou à qui Ton doit compte de l'ufage qu'oia
en fait? A quels hommes d'Etat avons-nous à faire
s'il faut leur dire ces chofes-là? Les ignorent- ils ,
ou s'ils feignent de les ignorer?
(b) Le Confeil cil: préfent aulU, mais fes mem-
bres ne jurent point & demeurent affis..
î-jQ SEPTIEME
fut fait mention d'autre Confeil que de celui
des Citoj'ens, comme on le voit par la fonten-
ce de IMorelli ci-devant tranfcrite, & par celle
de Valentin Gentil rapportée dans les opufcules
ëe Calvin.
Or vous fentez bien que cette pui (Tance ex-
clufive, ainfi reçue immédiatement du Peuple ,
gêne beaucoup les prétentions du Confeil. Il
ell: donc naturel que pour fe délivrer de cette
dépendance il tâche d'afFoibllr peu-à-peu l'au-
torité des Syndics, de fondre dans le Confeil
la jurifdiclion qu'ils ont reçue , & de tranfmct-
tre infenfiblement à ce corps permanent, dont
le Peuple n'élit point les membres , le pouvoir
grand mais pafTager des Magiftrats qu'il élit.
Les Syndics eux-mêmes, loin de s'oppofer à
ce changement doivent auflj le favorifer; parce
qu'ils font Syndics feulement tous les quatre
ans, & qu'ils peuvent même ne pas l'Itre; au
lieu que, quoi qu'il arrive, ils font Confeillers
toute leur vie , le Grabcau n'étant plus qu'un
vain cérémonial (c).
(c) Dans la première Inftiturion , les quatre Syn-
dic> nouvellement élus & les qua:re anciens Syn.lics
rejettolent tous les ans huit membres des feize ref-
tans du petit Confeil & en propofoient huit nou-
veaux, lefquels paiToient cndiite aux fulFrages des
Deux-Cens , pour ctrc admis ou rejettes. ?\lais in-
fenriûlemcnt on ne rejctta des vieux Confeillers que
lettre; 231.
Cela gagné, rélet^ion des Syndics devien-
dra- de iTivîme une cérémonie tout auffî vaine
que l'cfE déjà la tenus des Confeiis généraux,
& le petit Confeil verra fort paifiblement les
exclurions ou préférences que le Peuple peut
donner pour le Syndicat à Tes membres , lorf-
que tout cela ne décidera plus de rien.
Il a d'abord pour parvenir à cette fin un
grand moyen dont le Peuple ne peut connoi-
tre; c'ef^ la police intérieure du Confeil, dont,
qLioi.]ue réglée par les EJits , il peut diriger
ceux dont la conduite avoit donné prife au blâme,
& lorfqj'i's avoicnt commis quelque faute grave, on
n'attcndoic pas les élections pour les punir ; mais
on les mettoit d'abovd en prifon, & on Jeur faifoit
leur procès comm.e au dernier particulier. Par cet-
te règle d'anticiper le chitiment & de le rendre fé-
vcrc , les Coiifcillers reliés étant tous irréprocha-
bles ne donnoient aucune prife à l'exclufion : ce
qui changea cet ufage en la formalité cérémonieufe
& vaine (]ui porte aujourd'hui le nom de Grabeau.
Admirable effet des Gouvernemens libres , où les
ufnrpations mêmes ne peuvent s'établir qu'à l'appui "
de la vertu !
Au refte le droit réciproque des deux Confeiis
empécheroit feul aucun des deux d'ofer s'en fervir
fur l'autre i'mon de concert avec lui , de peur de
s'expùfer aux répréfailles. Le Grabeau ne fert pro-
prement qu"à les tenir bien unis contre la bourgeoi-
fie , & à faire fauter l'un par l'autre les membres^
qui n'auroient pas l'efprit du corps.
232 SEPTIEME
la forme à Ton gré (d) , n'ayant aucun furveiî-
lanc qui l'en empêche; car quant au Procureur
général , on doit en ceci !e compter pour rien
(c). Mais cela ne fulîît pas encore ; il faut ac-
eoutumer le Peuple même à ce tranfport de ju.-
rifdiction. Pour cela on ne commence pas par
ériger dans d'importantes affaires des Triba-
naux compofés des feuls Confeillcrs, mais on en
érige d'abord de moins remarquables fur des
(^) C'efl ainfi que de.; Tannée 1655 le petit Con-
feil & le Deux-Cent établirent dans leurs Corps la
balote & les billets , contre l'Edit.
(e) Le Procureur général, établi pour être l'hom-
me de la Loi, nefl- que l'homme du Confeil. Deux
caufes font prefque toujours exercer cette charge
contre l'efprit de fou inllitution. L'une ell le vice
de rinftitu'ion même qui fait de cette Magiilrntu-
re un degré pour parvenir au Confeil: au lieu
qu'un Procureur général ne devoit rien voir au
delTus de fa place & qu'il devoit lui être interdit
par la Loi d'afpirer à nulle autre. La féconde cau-
fe ell l'imprudence du Peuple qui confie cette
charge à des hommes apparentés dans le Confeil,
ou qui font de familles en pollellion d'y entrer,
fans confiJérer qu'ils ne manqueront pas ainfi d'em-
ployer contre lui les armes qu'il leur donne poiu:
fa défenfe. J'ai oui des Genevois dillinguer l'hom-
me du peuple d'avec l'homme de la Loi , comuic
fi ce n'étoit pas la même chofe. Les Procureurs gé-
néraux devroient être durant leurs fix ans les Chefs
de la Bourgcoifie , & devenir fon confeil apiès ce-
la: mais ne la voila- 1- il pas bien protégée & bien
confeillée, & n.'a.-t-elle pas fort à fe féliciter de-
fon choix?
L R T T R E. 233
objets peu intéreiTans. On fait ordinairement
préfider ces Tribunaux par un Syndic auquel
on fubftitue quelquefois un ancien Syndic, puis
nn Confeiller , fans que perfonne y fade atcen.
tion ; on repette fans bruit cette manœuvre juf.
qu'à ce qu'elle fiiffe ufage,- on la tranfporte
au criminel. Dans une occafion plus impor»
tante on érige un Tribunal pour juger des Ci-
toyens. A la faveur de la Loi des récufations
on fait préfider ce Tribunal par un Confeil-
ler. Alors le Peuple ouvre les yeux & mur-
mure. On lui dit, dequoi vous plaignez-vous?
Voyez les exemples; nous n'innovons rien.
Voila, Monficur, la politique de vos Ma-
giftrats. Ils font leurs innovations peu -à -peu,
lentement, fans que perfonne en voye la con-
féqiien-ce ; & quand enfin l'on s'en apperçoit
& qu'on y veut porter remède, ils crient qu'on
veut innover.
Et voyez, en effet, fans fortir de cet exem-
ple, ce qu'ils ont dit à cette occafîon. 115
s'appuyoient fur la Loi des récufations : on
leur répond; la Loi fondamentale de l'Etat
veut que les Citoyens ne foient jugés que par
leurs Syndics. Dans la concurrence de ces
deux Loix celle-ci doit exclure l'autre; en pa-
reil cas pour les obferver toutes deux on de-
vroit plutôt élire un Syndic ad a£lum. A ce
mot, tout eil perdu! Un Syndic ad a^uml
o32^ SEPTIEME
innovation! Pour moi, je ne vois rien là da
fi nouveau qu'ils difenc: fi c'eft le mot, on
•s'en.fert tous les ans <iux éleftions; & û c"eil
la chofe, elle eft encore inoins nouvelle; puif-
que les premiers Syndics qu'ait eu la Ville
n'ont été SynJics qu'ai aùum: lorfque le Pro-
cureur général eft recufable, n'en faut -il pas
un autre fli aîium pour faire fes fonctions; &
les adjoints tirés du Deux - Cent pour rem-
plir les TrFbunaux., que font - ils autre chofs
que dos Confeillers ad actmn? Quand un nou-
vel abus s'introduit ce n'e.T: point innover que
■d'ypropoffr un nouveau renie Je; au contrai-
re , c'eft chercher à rétablir les chofes fur
Tancien pied. Mais ces Mciîîeurs n'aiment
point qu'on fouille ainfi dans les antiquités de
leur Ville: Ce n'eft que dans celles de Car-
tilage & de Rome qu'ils permettent de chercher
l'explication de vos Loix.
Je n'entreprendrai point le parallèle de cel-
les de leurs entreprifes qui ont manqué & de
celles qui ont réufïï: quand il y auroit corn-
pcnfation dans le nombre , il n'y en auroit
point dans l'effet total. Danj une entrcprife
exécutée ils gagnent des forces; dans une en-
treprifc manquéc ils ne perdent que du tems.
Vous , au contraire , qui ne cherchez & ne
pouvez chercher qu'à maintenir votre conftitu-
tion , quand vous perdez, vos pertes font réel-
L E T T R E. £35
îe<; , & quand vous gngnez, vous ne .gagnez
iien. Dans un progrès de cette efpece com-
ment eCpérer de relier au même point?
De toutes les époques qu'ofFre à méditer
rhli1:oire inftruftive de votre Gouvernement,
la plus remarquable par fa caufe & la plus iin*
portante par fon' effet , eH: celle qui a produit
le règlement de la IMédiation. Ce qui donna
lieu primitivemient à cette célebie époque fut
une entreprife indifcrete , faite hors de tems
par vos Mngiftrats. Avant d'avoir affez affer-
mi leur puilfance ils voulurent ufarper le droit
de mettre des impôts. l\u lieu de réferver ce
coup pour le dernier l'avidité le leur fit porter
avant les autres , & précifément après une
commotion qui n'étoit pas bien aflbupie. Cette
faute en attira de plus grandes, difficiles à ré-
parer. Comment de fi fins politiques ignoroient-
ils une maxime aufîî fimple que celle qu'ils
choqueront en cette occafionV Par tout pays le
peuple ne s'appcrçoit qu'on attente à fa liberté
que lorfqu'on attente à fa. bourfe; ce qu'auflî
les ufurpateurs adroits fe gardent bien de faire
que tout le relie ne foit fait. Ils voulurent
renverfer cet ordre & s'en trouvèrent mal (/).
(/■) L'objet des impôts étab'is en 1716 étoit la
dépcinfe des nouvelle? fortifications: Le plan de
ces nouvelles fortilications éioit iminenfc & il a été
exécuté en partie. De li vaflcs fortifications reu-
126 S E P T I E M E
Les fuites d,c cette affaire produinrent les niou-
▼emens de 173.;. &. l'aiFreux complot qui en fut
le fruit.
Ce fut une féconde faute pire que la pre-
mière. Tous les avantages du tcms font pour
eux; ils fe les ôtent dans les entreprifes bruf-
ques, & mettent la machine dans le cas de fe
remonter tout d'un coup; c'eft ce qui faillit ar-
river dans cette affaire. Les événemens qui
précédèrent la Médiation leur firent perdre un
fiécle & produifircnt un autre effet défavorable
pour eux. Ce fut d'apprendre à l'Europe que
cette Bourgeoifie qu'ils avoient voulu détruire
& qu'ils peignoient comme une populace effré-
née , Rivoit garder dans fcs avantages la mo-
dération qu'ils ne connurent jamais dans les
leurs.
Je ne dirai pas fi ce recours à la Médiation
doit être compté comme une troifieme faute.
Cette Médiation fut ou parut offerte; fi cette
oftVe fut réelle ou follicitée c'eft ce que je
ne puis ni ne veux jpénétrer: je fais feulement
que
doicnt néceffaire ime groffc garnifon , (5: cette groTe
gariiifon avoit pour but de tenir les Citoyens &
Bourgeois fous le joug. On parvcnoit par cette
voye à former à leurs dépends les fers qu'on leur
préparoit. Le projet étoit bien lié , mais il mar-
choic dans un ordre rétrograde. Aulîî n'a -t -il pu
réuflir.
LETTRE, 237
que tandis que vous couriez le plus grand dan-
ger tout garda le filence, & que ce filence ne
fut rompu que quand le danger paffa dans l'au-
tre parti. Du rede, je veux d'autant moins im-
puter à vos Magiltrats d'avoir imploré la Mé-
diation, qu'ofer même en parler ell; à leurs yeux
le plus grand des crimes.
Un Citoyen fe plaignant d'un emprifonne*
ment illégal injufte & deshonorant, demandoit
comment il falloit s'y prendre pour recourir i
la garantie. Le Magillrat auquel il s'adrelFoic
ofa lui répondre que cette feule propofition
méritoit la mort. Or vis-à-vis du Souverain le
crime feroit auflî grand & plus grand, peut-être,
de la part du Confeil que de la part d'un fimpls
particulier; & Je ne vois pas où l'on en peut
trouver un digne de mort dans un fécond re-
cours , rendu légitime par la garantie qui fut
l'effet du premier.
Encore un coup , je n'entreprends point de
difcuter une queftion fi délicate à traiter & lî
dilHcile à rcfoudre. J'entreprends fimplemeut
d'examiner, fur l'objet qui nous occupe, l'état
de votre Gouvernement, fixé ci -devant par le
régleoient des Plénipotentiaires, mais dénaturé
maintenant par les nouvelles entreprifes de vos
Magiftrats. Je fuis obligé de faire un long cir-
cuit pour aller à mon but, mais daignez œc fui-
vre , & nous nous ictrouverons bien,
L
238 S E P T I E M E
Je n'ai point la témérité de vouloir critiquer
ce règlement; au contraire, j'en admire la fa-
geffc & j'en refpefte l'impartialité. J'y crois
voir les intentions les plus droites & les difpo-
fîtions les plus judicieufes. Quand on fait com-
bien de chofes étoient contre vous dans ce mo-
ment critique , combien vous aviez de préjugés
à vaincre, quel crédita furmontcr, que de faux
expofés à détruire; quand on fe rappelle avec
quelle confiance vos adverfaires comptoient vous
écrafcr par les mains d'autrui , l'on ne peut
qu'l'onorer le zèle la confiance & les talens de
vos défenfeurs, l'équité des Puiflances média,
triées & l'intégrité des Plénipotentiaires qui ont
confommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puifle dire, l'Edit de la Mé-
diation a été le falut de la République , &
quand on ne l'enfreindra pas il en fera la con-
feivation. Si cet Ouvrage n'efl pas parfait en
lui-même, il l'eft relativement; il l'efi: quant
aux tems aux lieux aux circonftances , il ell
le meilleur qui vous put convenir. Il doit vous
tire inviolable & facré par prudence, quand il
ne le feroit pas par néceffité, & vous n'en de-
vriez pas ôter une Ligne, quand vous feriez les
maîtres de l'anéantir. Bien plus, la raifon même
qui le rend néceffaire, le rend nécefTaire dans
fon entier. Comme tous les articles balancés
forment l'équilibre, un fcul article altéré le
LETTRE. Î39
détruit. Plus le règlement eft utile, plus il fe-
roit nuifible ainfî mutilé. Rien ne feroit plus
dangereux que plufieurs articles pris féparément
& détachés du corps qu'ils afFermiflent. Il vau-
droit mieux que l'édifice fut rafé qu'ébranlé.
•LaifTez ôter une feule pierre de la voûte , &
vous ferez écrafés fous fes ruines.
Rien n'efl: plus facile à fcntir par l'examen
des articles dont le Confeil fe prévaut & de
■ceux qu'il veut éluder. Souvenez- vous , Mon-
fieur, de l'efprit dans lequel j'entreprends cet
examen. Loin de vous confeiller de toucher
à l'Edit de la Médiation, je veux vous faire
fentir combien il vous importe de n'y lailTer
porter nulle atteinte. Si je parois critiquer
quelques articles, c'efl: pour montrer de quel-
le conféquence il feroit d'ôter ceux qui les rec-
tifient. Si je parois propofer des expédiens qui
ne s'y rapportent pas , c'eft pour montrer la
mauvaife foi de ceux qui trouvent des difficul-
tés infurmontables où rien n'eft plus aifé que
de lever ces difficultés. Après cette explication
j'entre en matière fans fcrupule, bien perfua.
dé que je parle .à un Romme trop équitable
pour me prêter un delTein tout contraire a^i
mien.
Je fens bien que fi je m'adreffois aux étran-
gers il conviendroit pour me faire entendre
de commencer par un tableau de votre. coniïi-
L t
24Ô SEPTIEME
tution ; mais ce tableau Te trouve dcja trace
fuffifamment pour eux danis rarticle Genève de
M. d'AlemlDert , & un expofé plus détaillé fe-
roit fuperflu pour vous qui conhoifTez vos Loix
politiques mieux que moi-même, ou qui du
moins en avez vu le jeu de plus près. Je me
borne donc à parcouiir les articles du règle-
ment qui tiennent à là quellion pré fente & qui
peuvent le mîeuk èri fournir la folution.
Dès le pretrier' je vois votre Gouvernement
compofé de cinq ordres fubordonnés mais in-
dcpendans, c'eft-à-dire cxiflans néceflairement,
dont aucun ne peut donner atteinte aux droits
& attributs d'un autre, & dans ces cinq ordres
je vois compris le Confeil général. Dès -là je
vois dans chacun des cinq une portion particu-
lière du Gouvernement; mais je n'y vois point
la PuifTance cônftitutive qui les établit, qui les
lie, & de laquelle 'ils dépendeiftt tous : je n'y
vois point le Souverain. Or dans tout Etat poli-
tique il faut'UTie PuifTance fuprôme, un centre
du tout fe rapf)brte ', 'un' prinèîpe d'où tout dé-
rive, un Souverain qui'pliilTe tout.
Figurez-vous, Mohfieur, que quelqu'un vous
rendait compte" de la cdfi'ftitution de l'Angleter-
re vous parle ainfi. „ Le Gouvernement de la
„ Grande Bretagne eft compofé de quatre Or-
„ dres dont aucun ne peut attentei' aux droits
„ & artfributions dcsaiitres;' favoir, le Roi, la
LETTRE. 242
'y, Qiambre haute, la Chambre baffe, & le Par-
,, lement ", Ne diriez -vous pas à l'inftantj
vous vous trompez: il n'y., a que trois Ordres,
Le Parlement qui, lorfque te- Roi y fiége, les
comprend tous , n'en cil pas un quatrième : il
cft le tout; il eil le pouvoir unique & fuprê-
me duquel chacun tire fon exiftence & fes
droits. Revôtu de l'autorité légiflative, il peut
.changer même la Loi fondamentale en vertu de
laquelle chacun de ces ordres exille; il le peut,
à de plus , il l'a fait.
Cette réponfe ell jufte, l'application en efl
claire; & cependant il y a encore cette diffé-
rence que le Parlement d'Angleterre n'efl: fou-
verain qu'en vertu de la Loi & feulement par
attribution & députation. Au lieu que le Con-
feil général de Genève n'eft établi ni député
de perfonne; il efl: fouveraîn de fon propre
chef: il efl la Loi vivante & fondamentale
qui donne vie & force à tout le refle, & qui
ne connoit d'autres droits que les liens. Le
Confeil général n'cfl: pas un ordre dans l'Etat ,,il:
ell l'Etat même.
. • L'Article fécond porte que les Syndics ne"
pourront être pris que dans le Confeil des
Vingt cinq. Or les Syndics font des Magillrats
annuels que le peuple élit & choifit, non feule-
ment pour être fes juges, mais pour ctre fes
Pr-oteiJljurs aw befoin contre les membres per-
242 SEPTIEME
pétuels des Confcils, qu'il ne choifit pas (g").
L'effet de cette rcfl:ri6lion dépend de h dif-
férence qu'il y a entre l'autorité des membre*
du Confeil & celle des Syndics. Car (i la dif-
férence n'eft très grande, & qu'un Syndic n'ef-
time plus fon autorité annuelle comme Syndic
que fon autorité perpétuelle comme Confeiller,
cette éleftion lui fera prefque indifférente; il
fera peu pour l'obtenir & ne fera rien pour la
juftifier. Quand tous les membres du Confeil
animés du même efprit fuivront les mêmes
maximes , le Peuple , fur une conduite commu-
ne à tous ne pouvant donner d'exclufîon à per-
Yonne, ni choifir que des Syndics déjà Confeit-
'1ers , loin de s'affurer par cette éleflion des Pa-
trons contre les attentats du Confeil, ne fera
(g) En attribuant la nomination des membres du
petit ConfeiL au Deux- Cent rien n'étoit plus aifé
que d'ordonner cette attribution félon la Loi fon-
damentale. Il fuffifoit pour cela d'ajouter qu'on ne
pourroit entrer au Confeil qu'après avoir été Audi-
teur. J)e cette manière la gradation des charges
étoit mieux obfervée, & les trois Confeils concou-
roient au choix de celui qui fait tout mouvoir; ce
qui étoit non feulement important mais indifpen fa-
ble, pour maintenir l'unité de la conllitution. Les
Genevois pourront ne pas fentir l'avantage de cette
claufe, vu que le choix des Auditeurs ed: aujour-
d'hui de peu d'effet; mais on l'eut confidéré bien
dilVéremmcnt quand cette cbarj^e fut devcDue la
fcule porte du Conft;il.
LETTRE. 243
que donner au Confeil de nouvelles forces pour
opprimer la liberté.
Quoique ce même choix, eut lieu pour l'or-
dinaire dans l'origine de l'inftitution , tant qu'il
fut libre il n'eut pas la même conféquence.
Quand le Peuple nommoit les Confeillers lui-
même, ou quand il les nommoit indireéteraent
par les Syndics qu'il avoit nommés, il lui étoit
indifférent & même avantageux de choifir fes
Syndics parmi des Confeillers déjà de fon choix
(^}, & il étoit fage alors de préférer des chefs
déjà verfés dans les affaires: mais une confîdé-
ration plus importante eut dû l'emporter au-
jourd'hui fur celle-là. Tant il eft vrai qu'un
Qf) Le petit Confeil dans fon origine n'étoit
qu'un choix fait entre le Peuple , par les Syndics
de quelques Notables ou Prud- hommes pour leur
fervir d'Affeffeurs. Chaque Syndic en choifilToit
quatre ou cinq dont les fonctions finiiroicat avec
les fiennes : quelquefois même il les changeoit du-
rant le cours de fon Syndicat. Henri dit l'Ej'pagne
fut le premier Confeiller à vie en 1487, & il fut
établi par le Confeil général. Il n'étoit pas méms
nécclfaire d'être Citoyen pour remplir ce poftc. La
Loi n'en fut faite qu'à l'occalîon d'un certain Mi-
chel Gurilét de Thonon, qui ayant été mis du Con-
feil étroit, s'en fit chaffcr pour avoir ufé de mille
fineffes ultramontaines qu'il apportoit de Rome oii
il avoit été nourri. Les Magiftrats de la Ville, alors
vrais Genevois & Pères du Peuple, avoient toutes
ces fubtilités en horreur.
L 4
a,â SEPTIEME
même ufage a des effets différens par les chau-
gemens des ufages qui s'y rapportent, & qu'ea
cas pareil c'eft innover que n'innover pas !
L'Article III. du Règlement eftleplus confidd-
rable. Il traite du Confeil général légitimement
aflfemblé : il en traite pour fixer les droits &
attributions qui lui font propres, & il lui en
rend plufieurs que les Confeils inférieurs a-
▼oient ufurpés. Ces droits en totalité font
grands &. beaux, fans doute; mais première-
ment ils font fpécifiés, & par cela foui limités;
ce qu'on pofe exclud ce qu'on ne pofc pas,
& même le mot limités efl: dans l'Article. Or il
cft de l'elTence de la Puiffancc Souveraine de
ne pouvoir être limitée : elle peut tout ou elle
îi'efl: rien. Comme elle contient éminemment
toutes les puilTances avives de l'Etat & qu'il
n'exifte que par elle, elle n'y peut reco'nnot.
tre d'autres droits que les Tiens & ceux qu'elle
communique. Autrement les pofTeffeurs de ces
(Jroits ne feroicnt point partie du corps politi •
que,' ils lui feroient étrangers par ces droits
qui ne feroient pas en lui, & la perfonne mo-
rale manquant d'unité s'évanouïroit.
cette limitation même eft pofitive en ce qui
concerne les Impôts. Le Confeil Souverain
lui-même n'a pas le droit d'abolir ceux qui étoit
établis avant 1714. Le voila donc à cet égard
fournis à une puilTance fupérieure. Quelle eft
cette Puidance ? Le
£. E T T R E. 2-45
Le pouvoir Légiflitif confifte en deux cho-
fes infcpiiables : faire les Lois & les maliiCe-
nîr; 'CVlt - à - dire , avoir inrpectrpn' fur le pou-
Toir exécutif. H n'y a point d'Etat au monde
où le Souverain n'ait , cette infpeftion. Sans
cela toute liaifon toute fubordination man-
quant entre ces deux pouvoirs , le /dernier
ne dépenJroit point de l'autre; l'exécution n'aa--
roit aucun rapport néccfûiirc aux Loix; la Loi
ne feroit qu'un mot, & ce mot' ne fignifieroit
rien. Le Confeil général eut de tout tems ce
droit de protection fur fon propre ouvrage , il
l'a toujours exercé; Cependant il n'en cft point
parlé dans cet article , & s'il, n'y étoic fuppléé'
d'ans un autre, par ce feul fiknce votre Etat fc--
roît renverfé. Ce point ell important & j'y re--
viendrai ci -après.
Si vos droits font bornés d'un côté dans cet"
Article, ils y foiit étendus de l'autre par les
paragraphes 3 & 4: lîiais cela fait -il compeu-
fation ? Par les principes établis dans le Con-
Xïzti Social , on voit que malgré l'opinion com»-
mune, les alliances d'Etat à Etat, les déclara-
tions de Guerre & les traités de paix ne fouc
pas des aflcs de fouveraincfé mais de Gouver-
nement, & ce fentiment eft conforme à l'ufage
des Nations qui ont le mieux connu les vrais
principes du Droit politique. L'exercice exté-
rieur de la PuilTance ne convient point au Pei»--
E s
146 SEPTIEME
pie; les grandes maximes d'Etat ne font pas k
fa portée; il doit s'en rapporter là-deffus à
fes chefs qui, toujours plus éclairés que lui
fur ce point , n'ont guère intérêt à faire au
dehors des traités défavantageux à la patrie;
l'ordre veut qu'il leur laifle tout l'éclat extérieur
'& qu'il s'attache uniquement au folidc. Ce qui
.importe effcncicllcinent à chaque Citoyen, c'eft
.'i'obfervation des Loix au dedans, la propriété
"des biens, la fureté des particuliers. Tant que
,tout ira bien fur ces trois points, lailTez les
'Confeils négocier & traiter avec l'étranger;
,06 n'eft. pas delà que viendront vos dangers
ks plus à craindre. C'eft autour des individus
qu'il faut raffembler les droits du Peuple, &
ijuand on peut l'attaquer féparément on le fub-
juguc toujours. Je pourrois alléguer la fagefle
des Romains qui , laiiTant au Sénat un grand
pouvoir au dehors le forçoient dans la Ville
à refpecler le dernier Citoyen; mais n'allons
pas fî loin chercher des modèles. Les Bour-
geois de Neufchâtel fe font conduits bien plus
fagement fous leurs Princes que vous fous vos
Magiftrats (0- ^'s "^ fo"' ^^ ^^ P^'^ "i î*
guerre, ils ne ratifient point les traités; mais
ils jouîflent en fureté de leurs franchifes; &
- (t) Ceci foit dit en mettant à part les abus,
qu'aflurémcnt je fuis bien éloigné d'approuver.
LETTRE. 247
comme la Loi n'a point préfumé que dans une
petite Ville un petit nombre d'honnêtes Bour-
geois feroient des fcélérats , on ne reclame point
dans leurs murs, on n'y eonnoit pas même l'o-
dieux droit d'emprifonner fans formalités. .Chez
vous on s'eft toujours laiffé féduire à l'apparen-
ce, & l'on a négligé l'eflenciel. On s'efl: trop
occupé du Confeil général, & pas affez de fes
membres: il falloit moins fonger à l'autorité,
& plus à la liberté. Revenons aux Confeils
généraux.
Outre les Limitations de l'Article III, les
Articles V & VI en offrent de bien plus étran-
ges. Un corps fouverain qui ne peut ni fe
former ni former aucune opération de lui - mê-
me, &. foumis abfolumcnt, quant à fon aflivi-
té & quant aux matières qu'il traite, à des tri-
bunaux fubalternes. Comme ces Tribunaux
n'approuveront certainement pas des propofi-
tions qui leur feroient en particulier préjudicia-
bles, fi l'intérêt de l'Etat fe trouve en conflit
avec le leur le dernier a toujours la préférence ,
parce qu'il n'efl: permis au Lcgiflateur de con-
noître que de ce qu'ils ont approuvé.
A force de tout foumcttre à la règle on dé-
truit la première des règles , qui eft la juftice
& le bien public. Quand les hommes fentiront-
ils qu'il n'y a point de défordre aufîî funefte
que le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pen-
L 6
248 SEPTIEME
fcut y reméd er? Ce pouvoir eft lui-même le
pire de touô les défordres : employer un tel
moyen pour les prévenir , c'efl tuer les gens
afin qu'ils n'aient pas la fièvre.
Une grande Troupe formée en tumulte peut
faire beaucoup de mal. Dans une affcmblce
Bombreufe, quoique régulière, fi chacun peut
dire & propofer ce qu'il veut , on perd bien
du tems à écouter des folies & l'on peut être
en danger d'en faire. Voila des vérités incon-
teflables ; mais eft-ce prévenir l'abus d'une ma-
nière raifonnable, que de faire dépendre cette
ûfTemblée uniquement de ceux qui voudroient
l'anéantir, & que nul n'y puiiTe rien propofer
«]ue ceux qui ont le plus grand intérêt de lui-
•nuire? Car, Monfieur; n'eil-cepas exadlcmeut
là l'état des chofes , & y a-t-:l un feul Genevois
qui puifle douter que fi l'cxidence da Confcil
général dépendoit tout -à- fait du petit Confeil,
le Confcil général ne fut pour jamais fuppri-
mé?
Voila pourtant le Corps qui fcul convoque
ecs afTcmblées & qui feul y propofe ce qu'il lui
plait: car pour le Deux -Cent il ne fait que ré-
j)étcr les ordres du petit Confeil, & quand une
fois celui ci fera délivré du Confeil général le
Deux-Cent ne rcmbarrafiora gneres; il ne fera
que fuivre avec lui la foutc qu'il a frayée avec
fOUS..
LETTRE.. 24^
Or qu'ai je à craindre d'un fupûicur inco-
mode dont je n'ai jamais befoin, qui ne peut
fe montrer que quand je le lui permets , ni ré-
pondre que quand je l'interroge? Quand je l'ai
réduit à ce point ne puis -je pas afen regarder
comme délivré ?
Si l'on dit que la Loi de l'Etat a préveim
l'abolition des Confcils généraux en les rendant'
néceiïaires à l'élecflion des A^îagidrats & à la
fanftion des nouveaux Editsj.je réponds, quant
au premier point, q'^ic toute la force du Gou-
vernement étant pafTée des mains des Magiftrats
élus par le Peuple dans celles du petit Confeil
qu'il, n'élit point & d'où- fe tirent les principaux
de ces Magifïrats , l'éleclion & raffemblée ok
elle fe fait ne font plus qu'une vaine formalité
fans confiftance, & que des Confeils généraux,
tenus pour cet unique objet peuvent être regar-
dés comme nuls. Je réponds encore que par
le tour que prennent les chofes il feroit même
aifé d'éluder ccLte Loi fans que le cours des af-
faires en fut arrêté : car fuppofons que , foit
par la rejcction de tous les fujets pré fentes , foit
fous d'autres prétextes, on ne procède point à
l'éle'fcion des Syndics, le Confeil, dans lequel
leur jurifdicbion fe fond infenfiblemcnt, ne Te-
xercera-t-il pas à leur défaut, comme il l'exerce
dès à préfent indépendamment d'eux? N'ofe-t-
©n £»as déjà vous dire que le petit Confdl, mè-
L 7
2^0 SEPTIEME
me fans les Syndics, cfi: le Gouvernement?
Donc fans les Syndics l'Etat n'en fera pas moins
gouverné. Et quant aux nouveaux Edits , je
réponds qu'ils ne feront jamais alTez néceffaires
pour qti'à l'aide des anciens & de fes ufurpa-
tions, ce môme Confeil ne trouve aifément le
moyen d'y fuppléer. Qui fe met au deffus dos
anciennes Loix peut bien fe paJer des noa-,
velles.
Toutes les mefures font prifes pour que vos
Aiïemblées générales ne foient jamais néceflai»
rcs. Non feulement le Confeil périodique in-
ftitué ou plutôc rétabli (k) l'an 1707. n'a jamais
été tenu qu'une fois & feulement pour l'abo-
lir (/) , mais par le paragraphe 5 du troifieme
(k) ces Confeils périodiques font auiîî anciens
que la Légiflation, comme on le voit par le dernier
Article de l'Ordonnance eccicfialtique. Dans celle
de 1576 imprimée en 1735 ces Confeils font fixés
de cinq en cinq ans; mais dans l'Ordonnance de
1561 imprimée en 1562 ils étoient fixés de trois en
trois ans. 11 n'cft pas raifonnable de dire que ces
Confeils n'avoient pour objet que la letlure de cette
Ordonnance, puifque l'iraprefTion qui en fut faite
en même teins donnoit à chacun la facilité de la li-
re à toute heure à fon aife , fans qu'on eut belbin
pour cela feul de l'appareil d'un Confeil général.
Malheureufement on a pris grand foin d'effacer bien
des traditions anciennes qui fcroient maintenant
d'un grand ufage po.ir récIairciiTcment des Edits.
(0 J'examinerai ci-après cet Edit d'abolition.
LETTRE. î5i
Article du règlement il a été pourvu fans vous
& pour toujours aux frais de l'adminiftration.
Il n'y a que le feul cas chimérique d'une guerre
indirpenfuble où le Confeil général doive abfo-
lument être convoqué.
Le petit Confeil pourroit donc fupprimer ab«
folument les Confeils généraux fans autre in-
convénient que de s'attirer quelques -répréfcn-
tations qu'il effc en pofleinon de rebuter , ou
d'exciter quelques vains murmures qu'il peut
méprifer fans rifque; car par les articles VIL
XXIIL XXIV. XXV. XLIII. toute efpece de
réfillance efl: défendue en quelque cas que ce
puilTe être, & les refTources qui font hors de
la conftitution n'en font pas partie & n'en cor-
rigent pas les défauts.
Il ne le fait pas, toutefois, parce qu'au fond
cela lui efl très indifférent, & qu'un fîmulacre
de liberté fait endurer plus patiemment la fervi-
tude. Il vous amufe à peu de frais, foit par
des élections fans conféquence quant au pou-
voir qu'elles confèrent & quant au choix des
fujets élus, foit par des Loix qui paroilTent im-
portantes, mais qu'il a foin de rendre vaines,
en ne les obfervant qu'autant qu'il lui plait.
D'ailleurs on ne peut rien propofer dans ces
alTemblées, on n'y peut rieg difcuter, on n'y
peut délibérer fur rien. Le petit Confeil y
piéflde, & par lui-uicme, & par les S/ndics
-Si SEPTIEME'
qui n'y portent que rcfprit du corps. .Là-mime
il eft MnginirrLt encore & makre de fon Souv(i-
'ta'tt. N'eft-il pns coîitre toute rai fon que le
corps exécutif règle la police du corps Légina-
fif , qu'il lui prcfcrive les matières dont il doit
çonnoître, qu'il lui inter.îifo le droit d'opinef,
& qu'il exerce fu puifuuice abfolue jufques dans
les actfs faits pour la contenir?
Qu'un corps fi no:nbreux (w) ait befoin de
(m) Lcb Confei's généraux étoient autrefois très
fréquens à Genève, &. coût ce qui le fiàfoit de quel-
que* impmtance y étoit porté. En 1707 M. le Syn-
dic Chouet difoit dans une harangue devenue célè-
bre que de cette frérjuence venoit jadis la foibleilc
& le malheur de l'Etat ,' nous verrons bientôt ce
qu'il en faut croire. Il infifte aufîî fur l'extrême aug-
mentation du nombre des membres, qui rendroit
aujourd'hui, cette fréquence impoflible , affirmant
qu'autrefois cette alTembiée ne paflbit pas deux a
trois cents, & qu'elle eu à préfent de treize à qua-
torze cents. Il y a des deux côtés beaucoup d'e-
xagération.
Les plus anciens Cbnfeils généraux étaient au
moins de cinq à fix cents membres; on feroit peut,
être bien embarraffé d'en citer un feuî qui n'ait été
que de deux ou trois cents. - En 1420 on y en
compta 720 ftip ilans pour tous les autres, & peu
de tcms après on reçut encore plus de deux cents-
Bou-.g'--ois.
Quoique la Ville de Genève foit devenue plus
commerçante & p'us riche , elle n'a pu devenir
beaucoup p'us peui?!ée , les fortifications n'ayant pas
permis d'aggrmidir i'tJiceintc de fws liiUis & ayant-
LETTRE. 25^
police & d'ordre, je l'accorde : Mais que cette
police &: cet ordre ne rcnverfent pas le but de
fait rafer fes fjuixîiourgs. D'ailleurs , prefque fans
territoire & à la merci de fes voiilns pour fa fubfif-
tance , elle nauroit pîi s';.ggrandir fans s'aftoiblir.
En 1401 on y compta treize cents feux faifant au
moins treize mille âmes. Il n'y en a gueres plus
de vii-gt mille aujourd'hui; rapport bien éloigné de
celui de 3 à 14. Or de ce nombre il faut déduire
encore celui des natifs , habitans , étrangers , qui
r'cRirert pas au Confeil général ; nombre fort aug-
menté relativement à celai des Bourgeois depuis le
refuge des François & le progrès de l'induftrie.
Quelques Confeils généraux font allés de nos jours
à quatorze & même à quinze cents ; mais communé-
ment ils n'approchent pas de ce nombre; fi queU
ques-uns même vont à treize, ce n'eft que dans des
orcafions critiques où tous les bons Citoyens croi-
roient manquer à leur ferment de s'abfenter , & où
les Magiftrats , de leur c^té , font venir du dehors
leurs cliens pour favori fer leurs manœuvres ; or ces
manœuvres , incoimucs au quinzième fiécle n'exi-
geoicnt point alors de pareils expédiens. Généra-
lement le nombre ordinaire roule entre huit à neuf
cents; quelquefois il relie au-deffous de celui de
l'an 1420 , furtout lorfque l'affemblée fe tient en
été & qu'il s'agit de chofes peu importantes. J'ai
moi-même afillîté en 1754 à un Confeil général qui
n'étoit certainement pas de fcpt cents membres.
Il réfulte de ces di\erfes considérations que, tout
balancé, le Confeil gérerai efl: à -peu -près au'our-
d'hui, quant au nombre, ce qu'il étoit il y a dQvx
ou trois fiécles, ou du moins que la diitérence cil
peu confidérable. Cependant tout le mor.de y par-
loit alors ', la police & la décence qu'on y voit.ré-
254 SEPTIEME
foti inftitution. Eft-ce donc une chofe plus-
difficile d'établir la règle fans fervitude encre
quelques centaines d'hommes naturellement gra-
ves & froids , qu'elle ne l'étoit à Athènes,
dont on nous parle, dans l'alTemblée de plu-
lîeurs milliers de Citoyens emportés bouillans
& prefque effrénés ; qu'elle ne l'étoit dans la
Capitale du monde , où le Peuple en corps
exerçoit en partie la Puiffance executive , &
qu'elle ne l'eft aujourd'hui même dans le grand
Confeil de Venife , auflî nombreux que votre
Confeil général ? On fe plaint de l'impolice
qui règne dans le Parlement d'Angleterre ; &
toutefois dans ce corps compofé de plus de fept
cents membres , où fe traitent de fi grandes af-
faires, où tant d'intérêts fe croifent, où tant
de cabales fe forment , ou tant de têtes s'é-
chaufFent, où chaque membre a le droit de par-
ler, tout fe fait, tout s'expédie, cette grande
Monarchie va fon train; & chez vous où les
intérêts font fî fimples fi peu compliqués , où
l'on n'a , pour ainfî à régler que les affaires
d'une famille , on vous fait peur des orages
comme fî tout alloit renverfer ! Monfieur, la
gner aujourd'hui n'étoit pas établie. On crioit quel-
quefois ; mais le peuple étoit libre , le Magirtrat
refpcclé , & le Confeil s'alfembloit fréquemment.
Donc M. le Syndic Chouet accufoit faux, &raifon-
noit mal.
LETTRE. 255
police de votre Confeil général eft la chofe du
monde la plus facile; qu'en veuille fîncérement
l'établir pour le bien public, alors tout y fera
libre & tout s'y paflera plus tranquillement
qu'aujourdhui.
Suppofons que dans le Règlement on eut
pris la méthode oppofée à celle qu'on a fuivie ;
qu'au lieu de fixer les Droits du Confeil général
on eut fixé ceux des autres Confeils , ce qui
par là -même eut montré les fiens ; convenez
qu'on eut trouvé dans le feul petit Confeil un
àflemblage de pouvoirs bien étrange pour un
Etat libre & démocratique, dans des chefs que
le Peuple ne choiût point & qui relient en place
toute leur vie.
D'abord l'union de deux chofcs par-tout ail-
leurs incompatibles ; favoir , l'adminiftration
des affaires de l'Etat & l'exercice fuprôme de
la juftice fur les biens la vie & l'honneur des
Citoyens.
Un Ordre, le dernier de tous par fon rang
& le premier par fa puilTance.
Un Confeil inférieur fans lequel tout eft
mort dans la République ; qui propofe feul,
qui décide le premier, & dont la feule voix,
même dans fon propre fait, permet à fes fupé-
lieurs d'en avoir une.
Un Corps qui reconnoit l'autorité d'un autre ,
& qui feul a la nomination des membres de ce
corps auquel il eft fubordooné.
2.^6 SEPTIEME
Un Tiibunal fuprême duquel on appelle; o\s
bien au contraire, un Juge inférieur qui préfi-
de dans les Tribunaux fupérieurs au fien.
Qui , après avoir fiégé comme Juge inférieur
dans le Tribunal dont oii appelle, non feiile-
.ment va fiéger comme Juge fuprôme dans le
Tribunal où eft appelle, mais n'a dans ce Tri-
bunal fupicine que les collègues qu'il s'eft lui<
■même choifis.
Un Ordre , enîîn , qui feul a fon activité
.propre, qui donne à tous les autres la leur, 6c
qui dans tous foutenant les réfolutions qu'il a
prifes, opine deux fois & vote trois (»).
(/O Dans un Etit qui fe gouverne en Répabll-
.qjLie ôc où l'on parle la langue françoife , il faudroit
fc faire un langage à part pour le Gouvernement.
Par exîmple , Ddikrcr , Opiier , Voter, font trois
chofes très différentes & que les François ne dillin-
guent pas alfez. Délibtrer , c'ell pcfer le pour ik.
le contre ; Opimr c'ell dire fon avis & le motiver,;
Foter c'ert: donner fon fufTrage, quand il ne rcfte
plus qu'à recueillir les voix. On met d'abord là ma-
tière en délibération. Au premier tour on opiné;
on vote au derioier. Le^ rribunaux ont par xout à-
"peu-près les mOmes formes, mais comme dans les
'Monarchies le p-.ib:ic n'a p'is bi'foin d'en apprendre
les termes, ils relient confacrés au Barteau. ' G'ell
par une autre iuexaclituJe de la Langue en ces ma-
tières que M. de Montefquieu , qui la fa voit (î
bien , n'a p is Uiiiré de dire toujours la Fiiiffance exé-
cutrice, bleffanc ainfi l'analogie, & faifuit adjectif
le mot exécuteur qai eft fublîantif. . Ç'eil la mC*u\e
faute {|ue s'il eut dit; le Fouvoir Icgiflateur,
LETTRE. 257
X.'appel du petit Confcil au Deux Cent cd: un
véritable jeu d'enfant. C'efl une farce en poli-
tique, s'il en fut jamais. Aulîl n'appeUc-t-oj-i
pas proprement cet appel un appel ; c'efl: une
graqe qu'on implore en juftice, un recours eti
caflation d'arrêt ; on ne comprend pas ce que
c'eft. Croit -on que fi le petit Confcil n'eut
bien fenti que ce dernier recours étoit fans
conféquence , il :S'en fut volontairement dé-
pouillé comme il fit? Ce défîntéreffement n'efl:
pas dans fes maximes.
Si les jugemens du petit Confeil ne font pas
toujours confirmés en Deux-Cent, c'eft dans les
affaires particulières & contradiétoires oii il
n'importe guère au Magiflrat laquelle des deux
Parties perde ou gagne fon procès. Mais dans
les atFaîreâ qu'on pourfuit d'office , dans toute
affaire où le Confeil lui-niême prend intérêt,
le Deux- Cent réparc-t-il jamais fes injuftices,
protege-t-il jamais l'opprimé , ofe t-il ne pas
confirmer tout ce qu'a fait le Confeil, ufa-til
jamais une feule fois avec honneur de fon droit
de faire grâce ? Je rappelle à regret des tems
dont la' mémoire' eft terrible & nécefTaire. Un
Citoyen que le Confeil immole à fa vengeance
a recours au Deux -Cent; l'infortuné s'avilit
jufqu'à demander grâce ; fon innocence n'efl
ignorée de perfonne ; toutes les règles ont été
violées dans fon procès : la grâce cû refufie.
258 SEPTIEME
& l'innocent périt. Fatio fentit fî bien l'inuti-
lité du recours au Deux -Cent qu'il ne daigna
pas s'en fcrvir.
Je vois clairement ce qu'eft le Deux- Cent i
Zurich , à Berne, à Fribourg & dans les autres
Etats ariflocrntiques ; mais je ne faurois voir
ce qu'il efl: dans votre Conflitution ni quelle
place il y tient. Eft-ce un Tribunal fupérieur?
En ce cas, il eft abfurdc que le Tribunal infé-
rieur y fiége. Ell-ce un corps qui répréfentc
le Souverain ? En ce cas c'efl: au Répréfenté
de nommer fon Répréfentant. L'établilTement
du Deux -Cent ne peut avoir d'autre fin que de
modérer le pouvoir énorme du petit Confell;
& au contraire , il ne fait que donner plus de
poids à ce môme pouvoir. Or tout Corps qui
agit conftamment contre l'efprit de fon Inftitu-
tion eft mal inftitué.
Que fert d'appuyer ici fur des chofes notoi-
res qui ne font ignorées d'aucun Genevois ? Le
Deux-Cent n'eft rien par lui-môme; il n'eft que
le petit Confeil qui reparoit fous une autre
forme. Une feule fois il voulut tâcher de fe-
couer le joug de fes maîtres & fe donner une
exiftence indépendante, & par cet unique effort
l'Etat faillit être renverfé. Ce n'eu qu'au feul
Conleil général que le Deux -Cent doit encore
une apparence d'autorité. Cela fe vit bien clai-
lemcnt dans l'époque dont je parle, & cela fe
LETTRE. ^S9
verra bien mieux dans la fuite, fi le petit Con-
feil parvient à fon but : ainfi quand de concert
avec ce dernier le Deux-Cent travaille à dépri-
mer le Confeil général , il travaille à fa propre
ruine, & s'il croit fuivre les brifées du Deux-
Cent de Berne , il prend bien groffiérement le
change; mais on a prefque toujours vu dans ce
Corps peu de lumières & moins de courage, &
cela ne peut gaere être autrement par la maniè-
re dont il ell rempli Ço).
Vous voyez, Monfieur, combien au lieu de
fpéciiier les droits du Confeil Souverain, il eue
été plus utile de fpécifîer les attributions des
(o) Ceci s'entend en général & feulement de l'cf-
prit du corps: car je fais qu'il y. a dans le Deux-
Cent des membres très éclairés & qui ne' manquent
pas de zèle : mais incelTamment fous les yeux du
petit Confeil , livrés à fa merci fans appui fans ref-
fource, & fentant bien qu'ils feroicnt abandonnés
de leur Corps, ils s'abfliennent de tenter des dé-
marches inutiles qui ne feroient que les compromet-
,tre & les perdre. La vile tourbe bourdonne &
triomphe. Le fage fe tait & gémit tout bas.
Au refte le Deux-Cent n'a pas toujours été dans
le difcrédit où il efi: tombé. Jadis il jouît de la con-
fidératioij publique & de la confiance des Citoyens:
auflî lui laiffoient - ils fans inquiétude exercer les
droits du Confeil général , que le petit Confeil tacha
dès lois d'attirer à lui par cette voye indirefte. Nou-
velle preuve de ce qui fera dit plus bas , que la
}iourgeoi(ie de Genève efi: peu remuante & ne
cherche guère à s'intriguer des aliaires d'Etat.
2ÏÎ0 SEPTIEME
corps qui lui font fubordonnés , & fa-ns aller
plus loin, vous voyez plus évidemment eiicore
que, par la force de certains articles pris fépa»
parement, le petit Cojifeil eft l'arbitre fuprc-
nie des Loix &. par elles du fort de tous les
particuliers. Quand on confiderc les droits des
Citoyens & Bourgeois affcmblés en Confeil gc*>
néral , rien n'efl: plus brillar^t; Mais confîdirez
hors de -là ces mêmes Citoyens & Bourgeois
comme individus; que font ils, que deviennent
îls ? Efclaves d'un pouvoir arbitraire, ils font
livrés fans défenfe à la merci de vingt -cinq
Defpotes ; les Athéniens du moins en avoient
trente. Et que dis -je vingt- cinq V Neuf fufS-
fent pour un jugement civil , treize pour un
jugement criminel (p). Sept ou huit d'accord
dans ce nombre vont être pour vous autant de
Déccmvirs ; enaore les Décemvirs furent- ils
élus par le peuple ; au lieu qu'aucun de ces
juges n'eft fle votre choix; & l'on appelle cela
Être libres!
(/)) Edits civils Tit. I. Art. XXXVI.
HUI-
LETTRE, iCr
^^^^^■.^^^^?^'^^^^^,^^^^
HUITIEME LETTRE.
J'ai tiré, Monfieur , l'examen de votre Goii.
veriiemeiic préfent du Règlement de la Média-
tion par lequel ce Gouvernement eft fixé,* mais
loin d'imputer aux Médiateurs d'avoir voulu
vous réduire en fervitude, je prouverois aifé-
ment au contraire, qu'ils ont rendu votre fitua-
tion meilleure à plufieurs .égards qu'elle n'étoi6
avant les troubles qui vous forcèrent d'accepter
leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville en
armes; tout étoit à leur arrivée dans un état de
crife & de confufion qui ne leur permettoit pas
de tirer de cet état la régie de leur ouvrage.
Ils font remontés aux tems pacifiques , ils ont
étudié la conftitution primitive de votre Gou-
vernement ; dans les progrès qu'il avoit.déja
fait, pour le remonter il eut fallu le refondre:
la raifon l'équité ne permettoient pas qu'ils
vous en donnaffent un autre, & vous ne l'au-
riez pas accepté. N'en pouvant donc ôter les
défauts, ils ont borné leurs foins à l'affermir
tel que l'àvoient laiffé vos percs ; ils l'ont cor-
rigé môrae en divers points, & des abus que je
viens de remarquer , il n'y en a pas un qui
46* H U I T I E M E
n'exifcfit dans la République longtems avant que
les Médiateurs en euffent pris connoiflance. Le
Teul tort qu'ils feinblenc vous avoir fait a été
d'ôter au Légiflateur tout exercice du pouvoir
exécutif & lufage de la force à l'apui de la
juftice ; mais en vous donnant une reiTource
auflî fîire & plus légitime , ils ont changé ce
mal apparent en un vrai bienfait: En fe ren-
dant garants de vos droits ils vous ont difpenfés
de les défendre vous-mêmes. Eh! dans la mi-
fere des chofes humaines quel bien vaut la peine
d'être acheté du fang de nos frères? La liberté
même eft trop chère à ce prix.
Les Médiateurs ont pu fe tromper , ils é«
toicnt hommes; mais ils n'ont point voulu vous
tromper ; ils ont voulu être jullcs. Cela fe
voit, même cela fe prouve; & tout montre, en
cfFet, que ce qui eft équivoque ou dcfectueux
dans leur ouvrage vient fouvent de néceffité,
quelquefois d'erreur , jamais de mauvaife vo-
lonté. Ils avoient à concilier des chofes pref-
que incompatibles, les droits du Peuple & les
prétentions du Confeil, l'empire des Loix & la
puilTancc des hommes, l'indépendance de l'E-
tat & la garantie du Règlement. Tout cela ne
pouvoit fe faire fans un peu de contradiction ,
& c'efl: de cette contradiction, que votre Magi-
ftrat tire avantage, en tournant tout en fa fa-
veur, &: faifant fervk la moitiéde vos Loix à
violer l'autre.
LETTRE. 163
Il eH: clair d'abord que le Règlement lui -mê-
me n'eft point une Loi que les Médiateurs
aycnt voulu impofer à la République , mais
feulement un accord qu'ils ont établi entre fes
membres, & qu'ils n'ont par conféquent porté
nulle atteinte à fa fouveraineté. Cela eft clair,
dis-je, par l'Article XLIV,qui lailTe au Confeil
général légitimement alTemblé le droit de faire
aux articles du Règlement tel changement qu'il
luiplait. Ainfi les Médiateurs ne mettent point
leur volonté au deffus de la fîenne, ils n'inter-
viennent qu'en cas de divifion. C'efl: le fens de
l'Article XV.
Mais de là réfulte auflî la nullité des réfer-
ves & limitations données dans l'Article III aux
droits & attributions du Confeil général : car
fi le Confeil général décide que ces réferves &
limitations ne borneront plus fa puiffance, el-
les ne la borneront plus ; & quand tous les
membres d'un Etat fouverain règlent fon pou-
voir fur eux-mêmes , qui efl: ce qui a droit de
s'y oppofer? Les exclufions qu'on peut inférer
de l'Article III ne fignilieiit donc autre chofe ,
finon que le Confeil général fe renferme ùans
leurs limites- jufqu'à ce qu'il trouve à propos
de les pafler.
C'eft ici l'une des contradiélions dont j'ai
parlé, & l'on en démêle aifément la cau^'e. Il
étoit d'ailleurs bien difficile aux Plénipotentiai-
M 2
f6i HUITIEME
res pleins des maximes de Gouvernemens toitt
difFérens , d'approfondir affez les vrais princi-
pes du vôtre. Ltt Conftitution démocratique a
jufqu'à préfent été mal examinée. Tous ceux
qui en ont parlé, ou ne la connoifToient pas,
ou y prenoient trop peu d'intérêt, ou avoient
intérêt de la préftnter fous un faux Jour. Au-
cun d'eux n'a fuffifamment diftingué le Souve-
rain du Gouvernement, la Puiffance légidative
de l'executive. Il n'y a point d'Etat où ces
deux pouvoirs foient fi féparés, & où l'on ait
tant afFefté de les confondre. Les uns s'ima-
ginent qu'une Démocratie efl: un Gouvernement
où tout le Peuple eft Magiftrat & Juge. D'au-
tres ne voyent la liberté que dans le droit d'é-
lire fes chefs , & n'étant fournis qu'à des Prin-
ces , croyent que celui qui commande eft tou-
jours le Souverain. La Conftitution démocra-
tique eft certainement le Chef-d'œu\Te de l'art
politique: mais plus l'artifice en eft admirable,
moins il appartient à tous les yeux de le péné-
trer. N'eft-il pas vrai, Monfieur, que la pre-
mière précaution de n'admettre aucun Confeil
général légitime que fous la convocation du pe-
tit Confeil , & la féconde précaution de n'y
foufFrir aucune propofition qu'avec l'approba-
tion du petit Confeil , fuffifoient feules pour
maintenir le Confeil général dans la plus entiè-
re dépendance ? La troifieme précaution d'y
LETTRE. 2^s;
régler la compétence des matières étoit donc la
choie du monde la plus fuperfiue; & quel eut:
été l'inconvénient de laiSer au Confeil général
la plénitude des droits fuprômes, puifqu'il n'en
peut faire aucun ufage qu'autant que le petit
Confeil le lui permet? En ne bornant pas les
droits de la Puiffance fouveraine on ne la ren-
doit pas dans le fait moins dépendante & l'on'
évicoit une contradiction : ce qui prouve que
c'eft pour n'avoir pas bien connu votre Con-
ftitution qu'on a pris des précautions vaines en;
elles-mêmes & contradiftoires dans leur objet.
On dira que ces limitations avoient feule-
ment pour fin de marquer les cas où les Con-
feils inférieurs feroient obligés d'afTembler le
Confeil général. J'entens bien cela; mais n'ë-
toit - il pas plus naturel & plus fimple de mar-
quer les droits qui leur étoient attribués à eux-
mêmes, & qu'ils pouvoient exercer fans le con-
cours du Confeil général? Les bornes étoîent-
elles moins fixées par ce qui eft au deçà que
par ce qui eft au delà , & lorfque les Confeils
inférieurs vouloient paflTer ces bornes,, n'eft-il
pas clair qu'ils avoient befoin d'ê.tre autorifés?
Par là, je l'avoue, on mettoit plus en vue tant
de pouvoirs réunis dans les mêmes mains ,
mais on préfentoit les objets dans leur jour
véritable, on tiroit de la nature de la chofc
le moyen de fixer les droits refpeclifs des
M 3
%te HUITIEME
divers corps , & l'on fauvoit toute contradic-
tion.
A la vérité l'Auteur des Lettres prétend que
le petit Confeil étant le Gouvernement même
doit exercer à ce titre toute l'autorité qui n'eft
pas attribuée aux autres corps de l'Etat; mais
c'eft fuppofer la fienne antérieure aux Edits;
c'efl: fiippoTer que le petit Confeil, fource pri-
jnitive de la puiflance , garde" ainfi tous les
droits qu'il n'a pas aliénés. Reconnoiflez vous,
Monfieur, dans ce principe celui de votre Con-
ftitution ? Une preuve fi curieufe mérite de
nous arrêter umnoment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit là (a) du pou-
voir du petit Confeil, mis en oppofition avec
celui des Syndics , c'eftà-dire , de chacun de
ces deux pouvoirs féparé de l'autre. L'Edit
parle du pouvoir, des Syndics fans le Confeil,
il ne parle point du pouvoir du Confeil fans
les Syndics ; pourquoi cela? Parce que le Con-
feil fans les Syndics eft le Gouvernement.
'ÎDonc le filence môme des Edits fur le pouvoir
du Confeil loin de prouver la nullité de ce
pouvoir en prouve l'étendue. V^oila , fans dou-
te , une conclufion bien neuve. y\dmettons-
la toutefois , pourvu que l'antécédent foit
prouvé.
(a) Lettres écrites de la Campagne page (5<5.
LETTRE. 2(57
Si c'eft parce que le petit Confeil eîl le Gou-
vernement que les Edits ne parlent point de
fon pouvoir, ils diront du moins que le petit
Confeil eft le Gouvernement ; à moins que de
preuve en preuve leur lilence n'établifle toujours
le contraire de ce qu'ils ont dit.
Or je demande qu'on me montre dans vos
Edits où il efl: dit que le petit Confeil eft le
Gouvernement, éc en attendant je vais vous
montrer, moi, où il eft dit tout le contraire.
Dans l'Edit politique de 1568 , je trouve le
préambule conçu dans ces termes. Pource qus
le Gouvernement ^ EJlat de cette Fille confifts
par qintre Synditques, le Confeil des vingt - cinq y
le Confeil des foixante , des Deux-Cents , du Géné-
ral, ^ un Lieutenant en la jujlice ordinaire, a-
vec autres Offices , fvlon que bonne police le re-
quiert , tant pour Vadminiftration du bien public
que de la jujlice , nous avons recueilli l'ordre qui
jufquici a été ohfcrvé afin qu'il foiù
gardé à l'avenir comme s'enfuit.
Dès l'article premier de l'Edit de 1738, je
vois encore que cinq Ordres compofent le Gouver-
nement de Genève. Or de ces cinq Ordres les
quatre Syndics tout feuls en font un, le Con-
feil des vingt-cinq , où font certainement com-
pris les quatre Syndics en fait un autre, & les
Syndics entrent encore dans les trois fuivans.
Le petit Confeil fans les Syndics n'ell donc pas
le Gouvernement. M 4
268 H U I T 1 E M E
J'ouvre l'Edit de 1707, & j'y vois à l'Arti-
cle V en propres termes , que MeJJlews les
Syndics ont la direciion ^ le Gouvernement de
ïEtat. A rinftant je ferme le Livre , & je
dis ; certainement félon les Edits le petit Con-
feil fans les Syndics n'eft pas le Gouverne-
ment , quoique l'Auteur des Lettres affirme
qu'il l'eft.
On dira que moi-même j'attri'oue fouvcnt
dans ces Let-tres le Gouvernement au petit
Confeil. J'en conviens; mais c'eft au petit Con-
feil préfidé par les Syndics; & alors il eft cer-
tain que le Gouvernement provifionnel y réfule
dans le fens que je donne à ce mot : mais ce
fens n'eft pas celui de l'Auteur des Lettres;
puifque dans le mien le Gouvernement n'a que
les pouvoirs qui lui font donnés par la Loi ^
& que dans, le fien , au contraire, le Gouvc;r-
nement a tous les pouvoirs que la Loi ne lui
ôte pas.
Refte donc dans toute fa force l'objeflion
des Répréfentans , que, quand l'Edit parle des
Syndics , il parle de leur puiiTance , & que,
quand il parle du Confeil, il ne parle que de
fon devoir. Je dis que cette objeclion refte
dans toute fa force ; car l'Auteur des Lettres-
n'y répond que par une aflfertion démentie par
tous les Edits. Vous me ferez plaifir , Mon»
fieur, fi je me trompe, de m'appreudre en quoi
pèche mon raifonnement. Ce-
LETTRE. 269
Cependant cet Auteur, très content du fien,
demande comment, fi le Légiflateitr lïavoit pas
confidéré de cet ceîl le petit Confeil , on pourvoit
nncevoîr que dans aucun endroit de VEdit il n'en
réglât V autorité; qu'il l'a Jiippofàt par tout ^ qu'il
ne la déterminât mdle part (i)?
J'ofeiai tenter d'éclaircir ce profond myfte-
re. Le Légillateur ne règle point la puiffance
du Confeil, parce qu'il ne lui en donne aucu-
ne indépendamment des Syndics , & lorfqu'il
la fuppofc, c'eft en le fuppofant aufïï préfidé
par eux. Il a déterminé la leur, par confé-
quent il eft fuperflu de déterminer la fienne.
Les Syndics ne peuvent pas tout fans îe Con-
feil, mais le Confeil ne peut rien fans les Syn=-
dics ; il n'efl rien fans eux-, il eft moins que
n'étoit le Deux-Cent même lorfqu'il fut préfidé
par l'Auditeur Sarrazin.
Voila, je crois, la feule manière raifonna-
ble d'expliquer le filence des Edits fur le pou-
voir du Confeil ; mais ce n'efl pas celle qu'il'
convient aux Aîagiftrats d'adopter. On eut
prévenu dans le règlement leurs fingulieres in-
terprétations fi l'on eut pris une méthode con-
traire, & qu'au lieu de marquer les droits du
Confeil général on eut déterminé les leurs,.
Mais pour n'avoir pas voulu dire ce que n'ont:
{h) Ibid, page 67. '
M S
270 HUITIEME
pas dit les Edics , on a fait entendre ce qu'ils
n'ont jamais fuppofé.
Que de chofes contraires à la liberté pubU*
que & aux droits des Citoyens & Bourgeois ,
& combien n'en pourrois-je pas ajouter enco.
le? Cependant tous ces défavantages qui naif-
foient ou fembloient naitre de votre Conflitu-
tion & qu'on n'auroit pu détruire fans Tébraiï-
1er , ont été balancés & réparés avec la plus
grande fagefle par des compenfations qui en
naifToient auffi, & telle étoit précifément l'in-
tention des Médiateurs, qui, félon leur propre
déclaration , fut de conferver à chacun fes droits
fes attributions particulières proi:ena?it de la Loi
fondamentale de l'Etat. M. Michel i Du Cret
aigri par fes malhinirs contre cet ouvrage dans
lequel il fut oublié, l'accu fe de renverfer l'in-
ftitution fondamentale du Gouvernement & de
dépouiller les Citoyens & Bourgeois de leurs
droits; fans vouloir voir combien de ces droits,
tant publics que particuliers , ont été confer*
vés ou rétablis par cet Edit, dans les Articles
ïll, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI,
XXXII, XXXIV, XLII, & XLIV ; fans fon-
gcr furtout que la force de tous ces Articles
dépend d'un feul qui vous a auflî été confervé.
Article eflcn-icl, Article cquiponderant à tous
ceux qui vous font contraires, & fi nécelTairc à
l'effet de QQiw qui vou^ footjfavoiables qu'il*
LETTRE. 271
Tcroient tous inutiles fi l'on venoic à bout d'é-
luder celui-là, ainfi qu'on l'a entrepris. Nou3
voici parvenus au point important; mais pour
en bien fentir l'importance il falloit pefer tout
ce que je viens d'expofcr.
On a beau vouloir confondre l'indépendance
& la liberté. Ces deux chofes font fi différen-
tes que même elles s'excluent mutuellement.
Quand chacun. fait ce qu'il lui plait , on fait
fouvent ce qui déplait à d'autres, & cela ne
s'appelle pas un état libre. La liberté confil^o
moins à faire fa volonté qu'à n'être pas fournis
à celle d'autrui; elle confille encore à ne pas
foumettre la volonté d'autrui à la nôtre. Qui-
conque efi: maître ne peut être libre, & régner
c'eft obéir.. Vos Magiftrats favent cela mieux
que perfonne, eux qui comme Othon n'omet-
tent rien de fervile pour commander (c). J-
(c) Eh général, dit l'Auteur des Lettres , les lo::f
mes craignent encore plus d'obéir qu'ils n'aiment à coit-
mander. Tacite en jugeoit autrement & connoilToit
Le cœur humain. Si la maxime étoit vraie, les Va-
lets des Grands feroient moins infolens avec les
Bourgeois, & l'on verroit moins de fainéans ram-
per dans les Cours des Princes. 11 y a peu d'hom-
mes d'un cœur afiez fain pour favoir aimer la liber-
té : Tous veulent commander , à ce prix nul ne
craint d'obéir. Un petit parvenu fe donne cent mai-
tres pour acquérir dix valets. 11 n'y a qu'à voir la
li'crté des nobles dans les Monarchies ; avec quelle
M 6
272 HUITIEME
ne connois de volonté vraiment libre que ceilc
à laquelle nul n'a droit d'oppofer de la ré(i-
llance ;. dans la liberté commune nul n'a droit
de. faire ce que la liberté d'un autre lui inter-
dit , & la vraie liberté n'eft jamais deftruélive
d'elle-même. Ainfi la liberté fans la juflice efi:
une véritable contradiftion ; car comme qu'on
s'y prenne tout gêne dans l'èxécutiou d'une vo-
lonté défordonnée.
Il n'y a donc point- de liberté fansLoix, ni
où quelqu'un eft au deffiis des Loix : dans l'é-
tat même de nature l'homme n'eft libre qu'à la
faveur de la Loi naturelle qui commande à
tous. Un peuple libre obéit, mais il ne fort
|)as ; il a des chefs & non pas des mnitres ; il
obéit aux Loix, mais il n'obéit qu'aux Loix,
& c'eft par la force des Loix qu'il n'obéit pas
aux hommes. Toutes les barr.'eres qu'on donne
dans les Républiques au pouvoir des Magiftrais
ne (ont établies que pour garantir de leurs at-
teintes l'enceinte facrée des Loix : ils en font
les Miniftres non les arbitres , ils doivent les
garder non les enfreindre. Un Peuple eft 11-
emphafe ils prononcent ces mots defervice & deffr-
vir ; combien ils s'eftiment grands & refpectables
quand ils peuvent avoir l'honneur de dire , le Roi
msn maître; combien ils méprifcnt des Républicains
qui ne font que libres, d qui certainement font plus
aobiss qu'eux.
LETTRE. £73v
hce, quelque formi: qu'ait fon Gouvernement,
quand dans celui qui le gouverne il ne voit
point l'homme, mais l'organe de la Loi. En
un mot , la liberté fuit toujours le fort des
Loix , elle règne ou périt avec elles ; je na
fâche rien de plus certain.
Vous avez des Loix bonnes & ftges , foit en
elles-mêmes, foit par cela feul que ce font des
Loix. Toute condition impofée à chacun par
tous ne peut être onéreufe à performe, & la
pire des Loix vaut encore mieux que le meil-
leur maître; car tout maître a des préférences,,
& la Loi n'en a jamais.
Depuis que la ConftiLUtion de votre Etat a
pris une forme fixe & fiable, vos fonctions de
Légiflateur font finies. La fureté de l'édifice
veut qu'on trouve à préfent autant d'obitacles
pour y toucher qu'il falloit d'abord de facilités
pour le conftruire. Le droit négatif des Con-
feils pris en ce fens eft l'appui de la Républi-
que : l'Article VI du Règlement eft clair &
précis; je me rends fur ce point aux raifonne-
mens de l'Auteur des Lettres , je les trouve fans
réplique , & quand ce droit fi juflement récla-
mé par vos Magiftrats feroit contraire à vos-
intérêts, il faudroit foufFrir & vous taire. Des-
hommes droits ne doivent jamais fermer les
yeux à l'évidence, ni difputer contre la vérité.
L'ouvrage cft confommé, il ne s'agit plus
M 7
274 H U I T I E Aï E
que de le rendre inaltérable. Or l'ouvra.qe du
Légiflatcur ne s'altère & ne fe détruit jamais
que d'une manière ; c'eft quand les dépofitaires
de cet ouvrage abufent de leur dépôt , & fe
font obéir au nom des Loix en leur défobéif-
fant eux-mêmes (i/^. Alors la pire choie nait
de la meilleure, & la Loi qui fert de fauvegar-
de à la Tyrannie cfl: plus funefte que la Tyran-
nie elle-même. VoiUt précifément ce que pré.
vient le droit de Répréfeniation ftipulé dans
vos Edits & reftraint mais confirmé par la Mé-
diation. Ce droit vous donne infpechion , non
plus fur la Légiflation comme auparavant, mais
fur l'adminiftration ; & vos Magiftrats , tout
puiiTans au nom des Loix , feuls maîtres d'en
propofcr au Légiflatcur de nouvelles, font fou-
(d) Jamais le Peuple ne s'cfl: rebellé contre les
Loix que les Chefs n'aient commencé' par les en-
freindre en quelque chofe. C'ell: fur ce principe cer-
tain qu'à la Chine quand il y a quelque révolte dans
une Province on commence toujours par punir le
Gouverneur. En Europe les Rois fuivent confl-am-
ment la maxime contraire , aufîi voyez comment
profperent leurs Etats 1 La population diminue par
tout d'un dixième tous les trente ans; elle ne dimi-
nue point à la Chine. Le Defpotifme oriental fe
foutient parce qu'il eft plus févere fur les Grands
que far le Peuple: il tire ainfi de lui môme fon pro-
pre remède. J'entends dire qu'on commence à pren-
dre à la Porte la maxime Chrétienne. Si cela eft,
on verra dans peu ce qu'il en rélukiira.
LETTRE. 275
mis à fes jiigemens s'ils s'écartent de celles qui
font établies. Par cet Article feiil votre Gou-
vernement , fujet d'ailleurs à plufieurs défauts
conndérables , devient le meilleur qui jamais ait
exifté : car quel meilleur Gou\'ernement que
celui dont toutes les parties fe balancent dans
un parfait équilibre, où les particuliers ne peu-
vent tranfgrelTer les Loix parce qu'ils font fou-
rnis à des Juges , & où ces Juges ne peuvent
pas non plus les tranfgreffer, parce qu'ils font
furveillés par le Peuple?
Il efl: vrai que pour trouver quelque réalité
dans cet avantage, il ne faut pas le fonder fur
un vain droit: mais qui dit un droit ne dit pas
une chofe vaine. Dire à celui qui a tranfgref-
fé la Loi qu'il a tranfgrefle la Loi, c'ell: pren-
dre une peine bien ridicule;- c'efl lui apprendre
une chofe qu'il fait aufli bien que vous.
Le droit efl:, félon PufFendorf, une qualité
morale par laquelle il nous efl: dû quelque chc^-
fc. La fimple liberté de fe plaindre n'efl: donc
pas un droit, ou du moins c'efl: un droit que
la nature accorde à tous & que la Loi daucun
pays n'ôte à perfonne. S'avifa t-on jamais de
ftipuler dans des Loix que celui qui perJroic
un procès auroit la liberté de fe plaindre? S'a-
vifa-t-on jamais de punir quelqu'un pour l'avoir
fait? Où eft le Gouvernement, quelque abfu'a
qu'il puiiTc être, où tout Citoyen n'ait pas I0
2.70- lï U I T î E Ri E
droit de donner des mémoires au Prince ou à
fon Minillre fur ce qu'il croit utile à l'Eta: ,
& quelle rifée n'exciteroit pas un Edit public
par lequel on accorderoit formellement aux
fujets le droit de donner de pareils mémoires ?
Ce n'eft pourtant pas dans un Etat defpotique,.
c'eft dans une République, c'efl dans une Dé-
mocratie , qu'on donne authentiquement aux
Gitoyens , aux membres du Souverain, la per-
miflîoiî d'ufer auprès de leur Magiftrat de ce
môme droit que nul Defpote n'ôta jamais au
dernier de fes efclaves. •
Quoi 1 Ce droit de Rcpréfentation confifte-
ïoit uniquement à remettre un papier qu'on efb
même difpenfé de lire , au moyen d'une ré-
ponfe féchement négative (<;)? Ce droit fi fa-
lemnellement flipulé en compen Cation de tant
de facrifices, fe borneroit à la rare prérogaii-
ve de demander & ne rien obtenir? Qfer avan»
cer une telle propofition , c'eft accufer les
Médiateurs d'avoir ufé avec la Eourgeoifie de
Genève de la plus indigne fupercherie , c'eft
ofFenfer la probité des Plénipotentiaires , l'é-
quité des Puiffances médiatrices ; c'eft blefler
(e) Telle, par exemple , que celle que iit le Con-
feil le lo Août 1763 aux Répréfentations remifes le
8 à M. le premier Syndic par un grand nombie de
Gitoyens 6c Bourgeois.
L ET T R E. 277
toute bienféance, c'efl: outrager même le boa
fens.
Mais enfin quel effc ce droit? jufqu'où s'é-
tend -il? comment peut -il être exercé? Pour-
quoi rien de tout cela n'eft-il fpécifié dans
l'Article yil? Voila des queftions raifonna-
blés ; elles offrent des difBcultés qui méritent
examen.
La folution d'une feule nous donnera celle
^e toutes les autres, & nous dévoilera le vé-
ritable efprit de cette inftitution.
Dans un Etat tel que le vôtre , où la fou--
veraineté eil entre les mains du Peuple , le
Légifkiteur exilie toujours , quoiqu'il ne fe
montre pas toujours. Il n'eft raffemblé & ne
parle authentiquement que dans le Confeil gé-
néral; mais hors du Confeil général il n-sd:
pas anéanti; fes me.-nbres font épars, mais ils
ne font pas morts; ils ne peuvent parler par
des Loix , mais ils peuvent toujours veiller fur
l'adminiftration des Loix ; c'eft un droit , c'cll
même un devoir attaché à leurs perfonnes, &
qui ne peut leur être ôté dans aucun tems,
De-là le droit de Répréfentation. Ainfi la Ré-
préfcntation d'un Citoyen d'un Bourgeois oii.
de plufieurs n'efl: que la déclaration de leur avis-
fur une matière de leur compétence. Ceci eft'
le fens clair & nécelTaire de TEdit de 1707,,
dans l'Article V qui concerne les F,épréfcnta*
tions.
278 ?1 U I T I E M E
Dans cet Article on profcrit avec ralfon la
voye des fignaturcs , parce que cette voyc cft
une manière de donner fon fufFrage, de voter
par tête comme fi déjà l'on étoit en Confeil
général , & que la forme du Confeil gé-
néral ne doit être fiiivie que lorfqu'il cfl: lé-
gitimement affemblé. La voye des Répréftnta-
tions a le m-ême avnntnge, fans avoir le même
inconvénient. Ce n'eft pas voter en Conftil gé-
néral , c'efl: opiner fur les matières qui doivenc
y être portées; puifqu'on ne compte pas le3
voix ce n'eft pas donner fon fufFrage , c'cfl
feulement dire fon avis. Cet avis n'efl, à la
vérité, que celui d'un particulier ou de pla-
ceurs ; mais ces particuliers étant membres da
Souverain & pouvant le repréfenter quelque-
fois par leur multitude, la raifon veut qu'alors
on ait égard à leur avis, non comme à une dé-
cifion , mais comme à une propofîtion qui la
demande, & qui la rend quelquefois nécefTaire.
Ces Répréfentations peuvent rouler fur deux
objets principaux , & la différence de ces ob-
jets décide de la diverfe manière dont le Con^
fcil doit faire droit fur ces mêmes Répréfenta-
tions. De ces deux objets, l'un eil de faire
quelque chargement à la Loi, l'autre de répa-
rer quelque tranfgrefîîon de la Loi. Cette divi-
fion tlt complctte & comprend toute la matière
fur laquelle peuvent rouler les Répréfentations.
Elle eft fondée fur l'Edit même qui, dilTingant
LETTRE. 119
les termes félon ces objets impofe au Procu-
reur général de faire des inflances ou des re-
montrances félon que les Citoyens lui ont fait
des plaintes ou des réquijîtions (/).
Cette diftinélion une fois établie, le Con-
feil auquel ces Répréfentations font adreffées
doit [es cnvifager bien difFéreminent félon celui
de ces deux objets auquel elles fe rapportent.
Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix
ont déjà leur afficte , on doit autant qu'il fe
peut éviter d'y toucher & furtout dans les pe-
tites Républiques , où le moindre ébranlement
défunit tout. L'nverfion des nouveautés eft
donc généralement bien fondée; elle l'efl: fur-
tout pour vous qui ne pouvez qu'y perdre, &
le Gouvernement ne peut apporter un trop
grand obftacle à leur établifTement; car quel-
ques utiles que fuITent des Loix nouvelles , les
(/) Réquérir n'efl pas feulement demander , mais
demander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir.
Cette acception eft établie par toutes les formules
judiciaires dans lefquelles ce terme de Palais cil
employé. On dit requérir jujlice ; on n'a jamais dit
requérir grâce. Ainfi dans les deux cas les Citoyens
avoient également droit d'exiger que leurs réquifi'
tions ou leurs plaintes , rejettées par les Confeils
inférieurs , fulTent portées en Confeil général. Mais
par le mot ajouté dans l'Article VI. de l'Edit de
1738, ce droit efl rcflrp.int feulement au cas de
la plainte , comme il fera dit dans le texte.
280- HUITIEME
avantngeiç en font prefque toujours moins fùrs-
nue les dangers n'en font grands. A cet égard
quand le Citoyen quand le Bourgeois a propo-
fé fon avis il a fait fon devoir , il doit au
furplus avoir afiez de confiance en fon M:igi.
ftrat pour le juger capable de pefer l'avantage
de ce qu'il lui propofe & porté à l'approuver
s'il le croit utile au'bien public. La Loi a donc
très fagement pourvu à ce que l'établilTeinent
& même la propofition de pareilles nouveautés
me pafTât pas fans l'aveu des Confeils, & voila
en quoi doit confifter le droit négatif qu'ils
réclament, & qui» félon moi, leur appartient
inconteflablement-
Mais le fécond objet ayant un principe tout
oppofé doit être envifagé bien différemment.
11 ne s'agit pas ici d'innover; il s'agit, au
contraire, d'empêcher qu'on tf innove; il s'agit
non d'établir de nouvelles Loix, mais de main-
tenir les anciennes. Quand les chofes tendent
au changemejit par leur pente, il faut fans cefle
de nouveaux foins pour les arrêter. Voila ce
que les Citoyens & Bourgeois, qui ont un fî"
grand intérêt à prévenir tout changement, fe
propofcnt dans les plaintes dont parle l'Edit.
Le Légiflateur exiftant toujours voit l'effet ou
l'abus de fes Loix : il voit fi elles font fuivies
ou tranfgrcffées, interprétées de bonne ou de
mauvaife foi, il y veille; il y doit veiller; ce-
LETTRE.' 28î
la cft de fon droit , de Ton devoir , même de
fon ferment. C'efi: ce devoir qu'il remplit dans
les Répréfentations, c'eft ce droit, alors, qu'il
-exerce; & il feroit contre toute raifon, il fe-
roit même indécent , de vouloir étendre le droit
négatif du Confeil à cet objet- là. .
Cela feroit contre toute raifon quant au Lé-
gifliiteur,' parce qu'alors toute la folemnicé des
Loix feroit vaine & ridicule, & que réelle-
ment l'Etat h'auroit point d'autre Loi que la
volonté du petit Confeil, maître abfolu de né-
gliger, méprifer , violer , tourner à fa mode
les règles qui lui feroient prefcrites , & de
prononcer noir où la Loi diroit blanc , fans
en répondre à perfonne. A quoi bon s'afTem-
bler folemnellement dans le Temple de Saint
Pierre , pour donner aux Edits une fanftion
fans effet; pour dire au petit Confeil: Mef-
fieiirs , voila le Corps de Loix que nous établi/'
fons dans l'Etat, £ff dont nous vous rendons les
dépofitaires , pour vous y conformer quand vous le
jugerez à propos , ^ pour le tranfgrejjer quand il
TOUS plaira.
Cela feroit contre la raifon quant aux Ré-
préfentations. Parce qu'alors le droit (lipulc
par un Article exprès de l'Edit de 1707 & con-
firmé par un Article exprès de l'Sdit de 1738
feroit un droit illufoire & fallacieux, qui ne
iîgniOeroit que la liberté de fe plaindre inutile-
282 J-I U I T I E M E
ment quand on efi: vexé ; liberté qui , n'ayant
jamais été difpLitée à pcrfonne, efl: ridicule à
établir par la Loi,
Enfjn cela fcroit indécent en ce que par
une telle fuppofuion la probité des Médiateurs
feroit outrr.gçe , que ce ferôit prendre vos JVîa-
giftrats pour des fourbes & vos Bourgeois pour
des dupes d'avoir négocié traité tranfigé avec
tant d'appareil pour mettre une des Parties à
l'entière difcrction de l'autre, & 'd'avoir com-
penfé les concefllons les plus fortes par des fii-
retés qui ne fîgnifieroicnt rien.
Mais , difent ces Meilleurs , les termes de
l'Edit font formels : // jie fer.i rienjorté au Con-
Jeil général qu'il n'ait été traité ^ op'^rouvé, d'a-
bord dans le Confeil des Fingt-iitiq, puis dans ce-
lui des Deux -Cents.
Ptemiércment qu'eft-ce.que cela prouve au-
tre chofe dans la quellion préfcnte, fi ce n'efl:
une marche réglée &. conforme à l'Ordre, &
l'obligation dans les Confcils inférieurs de trai-
ter & approuver préalablement ce qui doit être
porté au Confeil général? Les Confeils ne font-
ils pas tenus c'approuver ce qui cfl: prcfcrit
par la Loi? Quoi! fi les Confeil? n'approu-
voient pas qu'on procédât à l'éleftion des Syn-
dics, n'y di^vroit-on plus procéder, & files fu-
jets qu'ils propofent font rejettes, ne font-ils
pas contraints d'approuver qu'il en foit propo*
fé d'autres?
LETTRE. 283
D'ailleurs, qui ne voit que ce droit d'ap-
prouver & de rejetter , pris dans fon fens abfo-
lu s'applique feulement aux propofitions qui
renferment des noiiveaut^'S, & non à celles qui
n'ont pour objet que le maintien de ce qui efl:
établi? Trouvez-vous du bon fens à fuppofer
qu'il faille une approbation nouvelle pour ré-
parer les tranfgrefllons d'une ancienne Loi ?
Dans l'approbation donnée à cette Loi lorf-
qu'elle fut promulguée font contenues toutes
celles qui fe rapportent à fon exécution: Quand
les Confeils approuvèrent que cette Loi fe-
roit établie, ils approuvèrent qu'elle feroit ob-
fervée, par conféquent qu'on en puniroit les
tranfgrefleurs; & (juand les Bourgeois dans leurs
plaintes fe bornent à demander réparation fans
punition , l'on veut qu'une telle propofition
ait de nouveau befoin d'être approuvée? Mon-
fieur, fi ce n'eft pas là fe moquer des gens,
dites-moi comment on peut s'en moquer?
Toute la diflàculté confifte donc ici dans la
feule queftion de fait. La Loi a-t-elle été tranf-
greffée, ou ne l'a-t-elle pas été? Les Citoyens
& Bourgeois difent qu'elle l'a été ; les Ma-
giftrats le nient. Or voyez, je vous prie, fi
l'on peut rien concevoir de moins raifonnable
en pareil cas que ce droit négatif qu'ils s'at-
tribuent? On leur dit , vous avez tranfgreffé
la Loi. Ils répondent ; nous ne l'avons pas
ûS4 HUITIEME
■tranfgrefrée; &, devenus ainfi juges fuprèmes
dans leur propre caufe , les voila juftitiés con-
tre l'évidence par leur feule affirmation.
Vous me demanderez fi je prétends que l'af-
fînnation contraire foit toujours l'évidence? Je
■ne dis pas cela; je dis que quand elle le feroit
vos Magiftrats ne s'en tiendroient pas moins
contre l'évidence à leur prétendu droit négatif.
Le cas eft actuellement fous vos yeux; & pour
qui doit être ici le préjugé le plus légitime ?
Eli; il croyable, eft-il naturel que des particuliers
fans pouvoir fans autorité viennent dire à leurs
Magiftrats qui peuvent être demain leurs Ju-
ges; vous avez fait une iJtjufiice , lorfque cela
n'elT: pas vrai ? Que peuvent ef^iérer ces parti-
culiers d'une démarche auflî folle , quand mô-
me ils feroient fûrs de l'impunité?- Peuvent -ils
penfer qucdesMngiftrats Ci hautains jufques dans
leurs torts, iront convenir fottement des torts
mômes qu'ils n'auroient pas? Au contraire, y
a-t-il rien de plus naturel que de nier les fau-
tes qu'on a faites? N'a- 1- on pas intérêt de les
foutenir, & n'eft- on pas toujours tenté de le
faire lorfqu'on le peut impunément & qu'on a
la force en main? Quand le foible & le fort
ont enfcmble quelque difpute, ce qui n'arrive
gueres qu'au détriment du premier , le fenti-
ment par cela feul le plus probable eft tou.
jours que c'eft le plus fort qui a tort.
Les
LETTRE. 285
Les probabilités , je le fais , ne font pas
t3es preuves : Mais dans des faits notoires com-
parés aux Loix , lo'.Tque nombre de Citoy.-ns
affirment qa'il y a injuflice, & que le Magif-
trat accufé de cette injuftice affirme qu'il n'/
en a pas, qui peut être juge, fî ce n'eft le
public inftruit, & où trouver ce public infuuit
à Genève fî ce n'efî: dans le Confcil' général
compofé des deux, partis?
Il n'y a point d'Etat au monde où le fujet
\ézé par un Ivîagifcrat injulle ne puiile par
quelque voye porter fa plainte au Souverain,
& la crainte que cette redouroe infpire ell: un
frein qui contient beaucoup d'iniquités. En
France mjme, où l'attachement des Parlemens
aux Loix eft extrême , la voye judiciaire cfl
ouverte contre eux en pluîlcurs cas par des
requêtes en cafTation dArrêt. Les Genevois
font privés d'un pareil avanta,:^e; la Partie con-
dannée par les Confeiis ne peut plus, en quel-
que cas que ce puiiTe ctre, avoir aucun recours
au Souverain: mais ce qu'un particulier ne peut
faire pour fon intérêt privé, tous peuvent le
faire pour l'intérêt commun: car toute tranf-
greffion des Loix étant une atteinte portée à
la liberté devient une affaire publique, & quand
la voix publique s'élève, la plainte doit être
portée au Souverain. 11 n'y auroit fans cela ni
Parlement ni Sénat ni Tribunal fur la terre qui
N
ft86 H U I T I E M Ti:
ne fut armé du funefte pouvoir qu'ofe ufurper
votre Magiftrat; il n'y auroit point dans aucun
Etat de fort auflî dur que le vôtre. Vous m'a-
vouerez que ce feroit là une étrange liberté!
Le droit de Répréfentation eft intimement
lié à votre conflitution : il eft le feul moven
pofflble d'unir la liberté à la fubordination ,
& de maintenir le Magiflrat dans la dépendance
des Loix fans altérer fon autorité fur le peu-
ple. Si les plaintes font clairement fondées , fi
les raifons font palpables, on doit préfumer le
Confeil aflez équitable pour y déférer. S'il ne
rétoit pas , ou que les griefs n'euflent pas ce
degré d'évidence qui les met au deffus du dou-
te, le cas changeroit, & ce feroit alors à la
volonté générale de décider; car dans votre Etat
cette volonté eft le Juge fupremc & l'unique
Souverain. Or comme dès le commencement
de la République cette volonté avoit toujours
des moyens de fe faire entendre & que ces
moyens tenoient à votre Conftitution, il s'en-
fuit que l'Edit de 1707 fondé d'ailleurs fur un
droit immémorial & fur l'ufage confiant de ce
droit, n'avoit pas befoin de plus grande expli-
cation.
Les Médiateurs ayant eu pour maxime fon-
damentale de s'écarter' des anciens Edits Je
moins qu'il étoit pofîîbic, ont lailfé cet Arti-
cle tel qu'il étoit auparavant , & nacme y ont
LETTRE. £87
teiivoyé. Ain fi par le Règlement de la Mé-
diation votre droit fur ce point eft demeuré
parfaitement le même, puifque l'Article qui le
pofe efl: rappelle tout entier.
Mais les Médiateurs n'ont pas vu que les
changemens qu'ils étoient forcés de faire à d'au-
tres Articles les obligeoient , pour être con-
féquens, d'éclaircir celui-ci, & d'y ajouter de
nouvelles explications que leur travail rèndoit
néceflaires. L'efFet des Répréfentations des par-
ticuliers négligées eft de devenir enfin la voix
du public & d'obvier ainfi au déni de juftice.
Cette transformation étoit alors légitime & con-
forme à la Loi fondamentale , qui , par tout
pays arme en dernier refTort le Souverain de
la force, publique pour l'exécution de fes vo-
lontés.
Les Médiateurs n'ont pas fuppofé ce déni
de juftice. L'événement prouve qu'ils l'ont du
iTuppofer. Pour affurer la tranquillité publique
ils ont jugé à propos de fcparer du Droit la
puiflance , & de fupprimer môme les alTemblées
& députations pacifiques de la bourgeoi fie; mais
puifqu'ils lui ont d'ailleurs confirmé fon droit,
ils dévoient lui fournir dans la forme de î'infti»
tution d'autres moyens de le faire valoir, à la
place de ceux qu'ils lui ôtoient: ils ne l'ont
pas fait. Leur ouvrage à cet égard efl donc
fefté défcducux ; car le droit étant demeuré
N 2
1RS HUITIEME
le mênic , doit toujours avoir les mêmes ef-
fets.
Aufïï voyez avec quel art vos Mngifîrats fe
prévalent de l'oubli des Médiateurs ! En quel*
que nombre que vous puiffiez être ils ne voyent
plus en vous que des particuliers , & depuis
qu'il vous a été interdit de vous montrer en
corps ils regardent ce corps comme anéanti : il
ne l'efl: pas toutefois, puifqu'il confcrve tous
fes droits , tous fes privilèges , & qu'il fait
toujours la principale partie de l'Etat & du
l.égiliatcur. Ils partent de cette fuppofition
fa-ùife pour vous faire mille difficultés chiméri-
ques fur l'autorité qui peut les obliger d'af-
fembler le Confeil général. Il n'y a point d'au-
torité qui le puilTe hors celle des Loix, quand
Ils les obfcrvent : mais l'autorité de la Loi
qu'ils tranfgucŒcnt retourne au Légifiateur; ^
n'ofant nier tout- à-fait qu'en parti 1 cas cette
autorité ne foit dans le plus grand nombre ,
ils raffemblent leurs objeflions fur les moyens
de le conftater. Ces moyens feront toujours
faciles fitôt qu'ils feront permis, & ils feront
fans inconvénient, puifqu'il efl aifé d''en pré-
venir les abus.
Il ne s'agilToit .là ni de tumultes ni de
Tiolence : il ne s'agifToit point de ces reffour-
ccs quelquefois néceiTaircs mais toujours ter-
ribles, qu'on vous a très fagemcnt interdites;
LETTRE. 289
■non que vous en ayez jamais abufé , puif-
qu'au contraire vous n'en ufâtes jamais qu'à la
dernière extrémité , feulement pour votre dé-
fenfe,, & toujours avec une modération qui
peut-être eut dû vous conferver le droit des ar-
mes , fi quelque peuple eut pu l'avoir fans dan-
ger. Toutefois je bénirai le Ciel , quoi qu'il arri-
ve, de ce qu'on n'en verra plus l'afFreux appareil
au milieu de vous. Tout efi Per.nis diïns les mnix
extrêmes , dit plufieurs fois l'Auteur des Let-
tres. Cela fut -il vrai tout ne fcroit pas expé-
dient. Quand l'excès de la Tyrannie met celui
qui la foufFre au deffus des Loix, encore faut-
il que ce qu'il tente pour la détruire lui lailfe
quelque efpoir d'y réuiFir. Vcudroit-on vous
réduire à cette extrémité? je ne puis le croi-
re, & quand vous 'y feriez., je penfe encore
moins qu'aucune voye de fait put jamais vous
en tirer. Dans votre pofition toute faufle dé-
marche efl fatale, tout ce qui vous induit à la
faire eft un piège, ôi fuffiez-vous un infliant
les maîtres, en moins de quinze jours vous fe-
riez écrafés pour jamais. Quoi que fanent vos
Magiftrats , quoi que dife l'Auteur des Lettres,
les moyens violens ne conviennent point à la
caufe Julie : fans croire qu'on veuille vous for-
cer à les prendre , je crois qu'on vous les ver-
roit prendre avec plaifir ; & je crois qu'on rie
doit pas vous faire envifager comme une ref-
N 3
^$0- HUITIEME
fource ce qui ne peut que vous ôter toutes
les autres. La juflice & les Loix font pour
vous; ces appuis, je le fais, font bien foiblcs
contre le crédit & l'intrigue; mais ils font les
feuls qui vous reftent : tenez -vous -y jufqu'à
la fin.,
'Eh! comment approuverois - je qu'on voulut
troubler la p^.ix civile pour quelque intérêt
que ce fut , moi qui lui facrifiai le plus cher
de tous les miens? Vous le favez, Monfieur,
j'étois défiré, follicité; je n'avois qu'à paroî-
tre; mes droits étoient foutenus , peut-être
mes affronts réparés. Ma préfence eut du
moins intrigué mes perfécuteurs, & j'étois dans
une de ces pofîtions enviées, dont quiconque
aime à faire un rolle fe prévaut toujours avi-
dement. J'ai préféré l'exil perpétuel de ma pa-
trie; j'ai renoncé à tout, même à l'efpérance,
plutôt que d'expofer la tranquillité publique;
j'ai mérité d'être cru fincere , lorfque je parle
en fa faveur.
Mais pourquoi fupprimer des afTemblées pai-
iibles & purement civiles , qui ne pouvoient
avoir qu'un objet légitime, puifqu'elles reftoient
toujours dans la fubordination due au Magi-
ftrat? Pourquoi, laillant à la Bourgeoifie le
droit de faire des Répréfentations, ne les lui
pas laifler faire avec l'ordre & l'authenticité
convenables ? Pourquoi lui ôter les moyens
LETTRE, i^î
à'en délibérer entre elle, &, pour éviter des
afTcmblées trop nombreufes, au moins par Tes
députés? Peut -on rien imaginer de mieux ré-
glé., de plus décent, de plus convenable que
les aiTemblées par compagnies & la forme de
traiter qu'a fuivi la Bourgeoîfie pendant qu'elle
a été la maîtrelTe de l'Etat? N'eft-il pas d'une
police mieux entendue de voir monter à l'iT.^-
tel-de- Ville une trentaine de députés au nom
de tous leurs Concitoyens, que de voir toute
une ■ Bourgeoifîe 7 monter en foule; chacun
ayant fa déclaration à faire, & nul ne pouvant
parler que pour foi ? Vous avez vu , Mon-
fieur, les Répiéfentans en grand nombre, for-
cés de fe divifer par pelotons pour ne pas
faire tumulte & cohue, venir féparément par
bandes de trente ou quarante, & mettre dans
leur démarche encore plus de l)ienféance & de
modeftie qu'il ne leur en étoit prefcrit par \x
Loi, Mais tel eft l'efprit de la Bourgeoifie de
Genève; toujours plutôt en deçà qu'en delà de
fes droits, elle, eft ferme quelquefois, elle n'eft
j^i;iiais fcditîeufe. Toujours la Loi dans le cœur,
toujours- le refpeâ: du Magillrat fous les yeux,
dans le tems môme 'ou la plus vive indigna-
tion devoit animer fa colère, & où rien ne
l'empéchoit de la ' contester , elle ne s'y livra
jamais. Elle fut jurte étant la plus forte; môme
elle fut pardonner. En eut -on pu dire autait'
i. ■ Ni.
252 HUITIEME
de Tes oppreffeurs? On fait le fort qu'ils lui
firent épiouver autrefois ; on fait celui qu'ils
lui prépaioient encore.
^..Tds font les hommes vraiment dignes de la
liberté parce qu'ils n'en abufent, jamais, qu'on
chaigc pourtant de liens & d'entraves comme
l;'. plus vile populace. Tels font les Citoyens,
les membres du Souvernih qu'on traite en fu-
jets, &. plus mal que des fujets mêmes; puif-
que dans les Gouvernemens les plus abfolus on
permet des aflembîées de communautés qui ne
font prcfidées d'aucun Magiftrat.
Jamais,: comme qu'on s'y prenne, des régle-
mens contradidoires ne pourront être obfervés
à la foi?. On permet on atltorife le droit de
Hépréfcntation, & l'on reproche aux Rcprcfen-
tans de manquer de cojjflftancc en les empê^
chant d'en avoir. Cela n'eft. pas jufte, & quand!
on vous met hors d'état de faire vos démarches.
en corps , il ne faut pas .vous objecter que
vous n'êtes que des particuliers. Comment ne-
voit-on point que fi le poids des Répréfeiua.
tiens dépend du nombre des Répréfentars ,
quand elles font générales il eft impofiible de
les faire un à un ; & quel ne fcroit pas l'em.
ban as du Magillrat s'il avoit à lire fucceirive-
icent les Llémoircs ou à écouter les difcours
d'un irillicr d'hommes, comme il y efl obligé
par la Loi ?
"Voici
LETTRE. 29S
Voici donc la facile folution de cette grande
difficulté que l'Auteur des Lettres fait valoir
comme infolable (x). Que lorfque le Magiftrat
n'aura eu nul égard aux plaintes des partica-
liers portées en Répréfentations , il permette
l'alTemblée des Compagnies bourgeoifes; qu'il
la permette féparément en des lieux en des
tems différens ,• que celtes de ces Compagnies
qui voudront à la pluralité des fuffrages ap-
puyer les Répréfentations le fafTent par leurs
Députés. Qu'alors le nombre des Députés ré
préfentans fe compte ; leur nombre total eft
fixe ; on verra bientôt fi leurs vœux font ou ne
font pas ceux de l'Etat.
Ceci ne fîgnifie pas, prenez -7 bien garde,
que ces airemblées partielles puifTent avoir au-
cune autorité, f» ce n'eft de faire entendre leur
fentiment fur la matière des Répréfentations,
Elles n'auront, comme aTe'mblées autorifées
pour ce feul cas, nui autre droit que celui des.
particuliers ; leur objet n'eft pas de changer la
Loi mais de juger fi elle eft fuivie, ni de r3-
drefler des griefs mais de montrer le befoia
d'y pourvoir: leur avis , fut -il unanime, ne
fera jamais qu'une Répréfentation. On faura
feulement par là fi cette Répréfentation mérite
<]u'on y défère, foit pour alTembler le Confeil
(x) Page 88..
294- HUITIEME
général fi les Magiflrats Tapprouvent, foit peur
s'en difpenfer s'ils l'aimenc mieux, en faifant
droit par eux-mêmes far les juftes plaintes des
Citoyens & Bourgeois.
Cette voye eft fimple , naturelle, fine , elle
cft fans inconvénient. Ce n'eft pas même une
Loi nouvelle à faire, c'eft feulement un Arti-
cle à révoquer pour ce feul cas. Cependant fi
elle effraye encore trop vos Magiftrats, il en
refl:e une autre non moins facile, & qui n'eft
pas plus nouvelle: c'ell de rétablir les Confeils
généraux périodiques , & d'en borner l'abjet-
aux plaintes mifes en Répréfcntations durant
l'Intervalle écoulé de Tun à l'autre, fans qu'il
foit permis d'y porter aucune autre queftion.
Ges afiemblées, qui par une diflrinflion très im-
portante (y) n'auroient pas l'autorité du Sou-
verain mais du Magiftrat fuprême, loin de pou-
voir rien innover ne pourroient qu'empêcher
toute innovation de la part des Confeils , &
remettre toutes chofcs dans l'ordre de la Légi-
ftation , dont le Corps dspoficaire de la force
jîublique peut n'.r.intenant s'écarter fans gêne
autant qu'il lui plait. En forte que, pour faire
tomber ces aflemblées d'elles mêmes, les Ma-
giflrats n'auroient qu'à fuivre exactement les
Loix : car la convocation d'un Confeil général
fiy) Voyez le Conaaa Social. L.UL Chap. 17.
LE T T R E. 2D5'
féroit inutile & ridicule lorfqu'on n'auroit rien.
à y porter; &: il y a grande apparence que
c'eft ainfi que fe perdit l'ufage des Confeils gé.
moraux périodiques au feizième fiéclc, comme
il a été dit ci - devant.
Ce fut dans la vue que je viens d'expofer
qu'on les rétablit en 1707, & cette vieille
queflion renouvellée aujourd'hui fut décidée •
alors par le fait même de trois Confeils géné-
raux confécutifs, au dernier defquels paffa l'Ar-
ticle concernant le droit de Répréft-ntation. Ce -
droit n'étoit pas conteflé mais éludé; les Ma»
giftrats n'ofoient difcon venir que lorfqu'ils re--
fufoiçn.t de fatisfaire aux plaintes de la Bour-
'geoifie la queftioq ne dut être portée en Con-
feil général; mais comme il appartient à eux^
feuls de le convoquer, ils prétcndoient fous
ce prétexte pouvoir en différer la tenue à leur
volonté, & comptoicnt lalTer à force de délais
la confiance de la Bourgeoi fie. Toutefois fon
droit fut enfin fi bien reconnu qu'on fit dès la
9 Avril convoquer l'aflemblée générale pour le
5 de Mai, afin, dit le Placard, de lever par ce
moyen les infinuations qui ont été répandues que
la convocation en pourroit être éludée ^ renvoyée
encore loin.'
Et qu'on ne dife pas que cette convocation
fut forcée par quelque ade de violence ou par
quelque tumuloe tendant à fédition , puifque
N 6
2Ç)5 HUITIEME
tout fe traitoit alors par députacion , coimne le
Confeil l'avoit defiré , & que jamais les Ci-
toyens & Bourgeois ne furent plus paifibles:
ilans leurs afTemblées , évitant de les faire trop-
nombreufes & de leur donner un air iinpo-
fanc. Ils pouflèreot même fi loin la décence
ÔE, j'ofc dire, la dignité, que ceux d'entre
eus qUii povtoient habituellement l'épée la po-
f-eient toujours pour y affifter (s). Ce ne fut
qu'après que tout fut fait, c'e(l-à-dire à la fin
ilu troificme Confeil général, qu'il y eut un cri
d'ai.mes. caufé par la faute du Coi:feil, qui eut
l'i-raprudence d'envoyer trois Compagnies de la
g-arnifoa la bayonnete au bout du fufil , pour
forcer deux ou trois cens Citpyens encore af-
femblés à Saint Pierre.
Ces Con'eils périodiv:]ues rétablis ett 1707-.
furent révoqués cinq ans après; mais par quels»
riîoyens & dans quelles circonftances ? Un-
court examen de cet Edit de 171 2 nous fera
jager de fa validité.
Premièrement le Peuple efFrayé par les exé-
(2) Ils eurent îa même attention en 1734 dans
leuïs Répréû-ntaaons du + Mars, appuyées de mib
le ou dou/îe cents Citoyens ou Bourgeois en per-
fonnes , dort pas un fcul n'avoit l'épée au côté.
Ces foins, qui pnroJtroient minutieux d:irs tout au-
tre Etat, ne le font pas dans ure Dénv (.r;tie, &
carsiftériiént peut- être ittieux un peuple q^ue des
traits plus ^clatans^
LETTRE. 297
codons & profcriptions récentes n'avoit ni li-
berté ni (ûreté ; il ne pouvoit plus compter
fur rien après la fraudu'Ieufe amniftie qu'oiï
employa pour l-e furprendre. Il croyoit à cha-
que inftant revoir à fes portes les Suifles qui
fervirerrt: d'archers à ces fanglantes exécutions.
Mal revenu ^n- effroi que le début de l'Edit
étoit très propre à réveiller, il eut tout accor-
dé par la feule crainte ; il fcntoit bien qu'on
ne l'aiïembloit pas pour donner la Loi mais
pour la recevoir.
Les motifs de cette révocation , fondés fur
les dangers des Con'eils généraux périodiques,
font d'une abfurdité palpable à qui connoit le
mo;ns du monde Tefprit de votre Conftitution
& celui de votre Bourgeoifie, On allègue les
tems de pede de famine & de guerre, comme
Il la famine ou la guerre étoient un obilaclc à
la tenue d'un Confeil , & quant à la pefte,
vous m'avouerez que c'eft prendre fes précau-
tions de lo^in. On s'eiFraye de l'ennemi, des
mal-intentiorhnés , des cabales; jamais on ne vit
des gens fi timides ; l'expérience du paffé de-
voit les rafiTurer : Les fréqueas Confeils géné-
raux ont été dans les tems les plus ora'geux le
falut de la République, comme il fera montré
ci-après, & jamais on n'y a pris que des réfo-
lutions fages & courogcufes. On fouticnt ces
aflejûblées contraires à la Conltitution , dont
N 7
£o8: H:U I T I E M E
elles font le plus' ferme appui; on les dit con-
îraires aux Edics, & elles font établies, par les
Edits; on les accafede. nouveauté, & elles font'
audi anciennes que ia.Légiflition. 11 n'y a pns
une ligne dans ce préambule qui ne foit une
fauflfctéou une extravagance, & c'eft fur ce bel
expofé que la révocation pafTe , fans program»'
nre antérieur qui ait inflruit les membres de
PâiTemblce de la propu.ltion qu'on leur vouloit
faire, fans leur donner le loifir d'en dilibirer
entre eux, môme d'y penfcr, & dans un tems
oùla Bourgeôifie mal inftruite de l'hiftoire de
fon Gouverneirtent s'ealailToit aiféinent impo»-
fer par le Magiftrat.
Mais un moyen de nuUité plus grave encore"
eft là violation de l'Edit dans fa partie à cetr
égard la plus importante, favoir la manière de"
déchtirrer les billets ou de compter les voix;-
car dans l'Article 4 de l'Edit de' 1707 il eft d<t-
qu'on établira quatre Secrétaires ad avlum pour
recueillir les fufFragcs , deux des Deux -Cents:
& deux du Peuple, lefquels feront choiûs fur
le champ par M. le premier Syndic & prête*-
ront ferment dans le Temple. Et toutefois dans
le Confeil général de 1712, fans aucun égard
à l'Edit précédent on fait recueillir les fufFrages
par les deux Secrétaires. d'Etat. Quelle fut
donc la raifon de ce changement, & pourquoi
cette manœuvre UKsqIc d?(ns un point fî capi-
L E T. T R E;. î-p5
tal', comme fi l'on eut voulu tranfgrefTer à plan
fir la Loi qui venoit d'être faite? On comirien*-
C€ par violer dans un article l'Edit qu'on veut:
annuler dans un autre! Cette marche eft-elle"
régulière? fi comme porte cet Edit de révoca-
tion l'avis du Confeil fut approuvé prefque una-
mniement Çaa) , pourquoi donc la furprife & la
conftemation que marquoient les Citoyens en
x^ •
(a.i) Par là manière dont il m'eft rapporté qu'on
s'y prit, cette unanimité n'étoit pas difficile à obte-
nir, & il ne tint qu'à ces Meflîeurs de la rendre'
complette. , _ ,
Avant rafiemblée, le Secrétaire d'Etat Meftrezat'
dit : LciiJJez les venir; je les tiens. Il employa, dit-
on , pour cette fin les deux mots approbation , &
RejeSio?!, qui depuis font demeurés en ufage dans
les billets : en forre que quelque parti qu'on prit
tout revenoit au même. Car fi l'on choififToit ^p-
probation l'on approuvoit l'avis des Conftils , qui
rejettoit l'aiTcmblée périodique ; & fi l'on prenoit
Rêjgciion l'on rejettoit l'aiTemblée périodique. Je ■
n'invente joss ce fait , & je ne le rapporte pas (-ans
autorité; je prie le led^'ur de le croire ; mais je
dois à la véricé de. dire qu'il ne me vient pas de
Genève , &. à la juftice d'ajouter que je ne le crois •
pas vrai : j& fais feulement que l'équivoque de ces
deux mots abufa bien des yotans fur celui qu'ils dé-
voient choifir pour exprimer leur intention, & j'a-
voue encore que je ne puis imaginer aucun motif
honnête ni aucune excufc légitime à là tranfgreffion
de la loi dans le recueillement des fufFrages,- Rien
ne prouve mieux la terreur dont le Peuple étoit fai-
fiq.ie le filenee avec lequel il lailTa paflcr celte ir-
régularité,
3©o HUITIEME
fortant du Confeil , tandis qu'on voyoit un air
4e triomphe & de fatisfaction fur les vifages
des Magidrats (bb)^ Ces différentes contenan»
ces font-elles naturelles à gens qui viennent d'é»
trc unanimement du même avis?
Ainfi donc pour arracher cet Edit de révo-
cation l'on ufa de terreur, de furprife, vrai-
fcmblablemcnt de fraude, & tout au moins oa
viola certainement la Loi. * Qu'on juge fi ces
caractères font compatibles avec ceux d'une Loi
facrée , comme on affecte de l'appeller?
Mais fuppofons que cette révocation foit
légitime ■& qu'on n"en ait pas enfreint les con-
ditions {ce) r quel- autre effet peut-on lui don-
ner , que de remettre les chofes fur le pied
où elles étoient avant i'établiffement de la Loi
révoquée , & par conféquent la Bourgeoifie
dans le droit dont elle étoit en poffeffion ?
Quand on caffe une tranfadtion, les Parties ne
(bb) Ils difoient entre eux en fortant, & bien
d'auties l'entendirent; nous venom de faire une grc»\'
de journée. Le lendemain nombre de Citoyens fu-
rent fe plaindre qu'on les avoit trompés , & qu'ils
n'avoiert point entendu rejetter les affemblées gé-
nérales , mais l'avis des Confeils. On fe moqua
d'eux.
(rc) Ces conditions portent qxxaucun chvigcmer.i-
à l'Edit n'auraforre qu'il n'ait été approuvé dans ce fou-
reraîn Confeil. Refte donc à ni\oir fi les infr.iclionS'
de l'Edit ne font pas àçs changeuiejj^ à l'Edic?
LETTRE. 30Î
#cftent-el]es pas comme elles étoient avant qu'el-
le fut paffee?
Convenons que ces Confeîls généraux pério-
diques n'auroient eu qu'un fcul inconvénient,
mais terrible ; c'eut été de forcer les Magiff
trats & tous les ordres de fe contenir dans l'es
bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par
cela feu 1 je fais que ces alTemblées fi cffarou-
chantes ne feront jamais rétablies , non plus
que celles de la Bourgeoifie par compagnies;
mais auffi n'efl:-ce pas de cela qu'il s'agit; je
n'examine point ici ce qui doit ou ne doit pa»
fe faire , ce qu'on fera ni ce qu'on ne fera pas.
Les expédiens que j'indique fimplement comme
pofîîbles & faciles , comme tirés de votre con-
ftitutiorr, n'étant plus conformes aux nouveaux
Edits ne peuvent pafler que du confentcment
des Confeils, & mon avrs n'cft alfurément pas.
qu'on les leur propofe : mais adoptant un mo-
Rient la ûippo(;cion de TAuteur des Lettres, je
léfous des objections frivoles; je fais voir qu'il-
cherche dans la nature des chofes des obflacles
qui n'y font point, qu'ils ne font tous que dans
la mauvaife volonté du Confeil, & qu'il y avoit
s-'il l'eut voulu cent moyens de lever ces pré-
tendus obftacles , fans altérer la Conftitution,
fans troubler l'ordre, & fans jamais expofer le
repos public.
Mais pour rentrer dans la qucHion tenons»
♦02- ÎT U I T I E M E:
nous exactement au dernier Edit, & vous n'y
verrez pas une feule difficulté réelle contre "l'ef-"
fet nécelTaire du droit de Répréfcntation.
■I. Celle d'abord de fixer le nombre des Ré-
préfentuns effc vaine par l'Edit môme, qui ne
fait aucuioe diflinction du nombre, ik ne donne
pas moins de force à la Répréfcntation d'un
feul qu'à celle de cent.
2. Celle de donner à des particuliers le
droit de faire aliembler le Confeil' gvnéral eft
vaine encore; puifque ce droit, dangereux ou
non , ne réfulte pas de J'efFct néceifaire des
Répréfeiitations. Comme il y a tous les ans
deux Confeils généraux pour les élevions , il
n'en faut point pour cet effet aflembler d'extra-
ordinaire. Il fuffit que la Répréfcntation , après
avoir été examinée dans les Confeils, foit por-
tée au plus prochain Confeil général , quand
elle cft de nature à l'être (dd):' La féance n'en
fera pasi.meine prolongée d'une heure, comme
il eft manifefte à qui connoit l'ordre obfervé
dans ces afTemblées. 11 faut feulement prendre
la précaution que la. propofition pqiTe aux voix-
avant les. éleftions : .car fî l'on atccndoit que^
l'éleftion fut faite r,jie3ùiSyodic3..!iïe manque-i
(dd) J'ai diftingué ci -devant les cas où les Con'
feils font tenus de l'y portçr , & ceiux où ils- ne ic-
font pas. ' ' • .ji ■
LETTRE. 303?
noient pas de rompre auflîtôt l'affemblée, corn*
Hie ils firent en 1735.
3. Celle de multiplier les Confeils généraur
eft levée avec la précédente & quand elle ne
le feroit pas, oîi feroient les dangers qu'on y
tïouveV c'eH: ce que je ne faurois voir.
On frémit en lifant l'énumération de ces-
dangers dans les Lettres écrites de la Campa-
gne, dans l'Edit de 1712, dans la Harangue de
M. Chouet ; mais vérifions. Ce dernier dit
que la République ne fut tranquille que quand
ces affemblées devinrent plus rares. 11 y a là
une petite inverfîon à rétablir. H falioit dire
que ces afTeroblées devinrent plus rares quand
la République fut tranquille. Lifez, Monfieur,.
les faites de votre Ville durant le feizieme fié-
cle. Comment fecoua-t-eI!e le double joug qui
l'écrafoit ? Comment étoufTa-t-elle les faétions
qui la déchiroient? Comment réfifta-t-elle à fes
voifins avides, qui ne la fecouroient que pour
l'alTervir? Comment s'établit dans fon fein la
liberté évangélique & politique ? Comment fa
conftitution prit -elle de la confiftancc? Com-
ment fe forma le fyfteme de fon Gouverne-
ment? L'hiftoire de ces mémorables tems eft un
enchaînement de prodiges. Les Tyrans , les
Voifins, les ennemis, les amis, les fujets,, les
Citoyens,. la guerre, la pefte , la famine, tout,
fembioit concourir à la perte de cette malheu*
304 H U I T î E M E
reufe Ville. Oa conçoit à peine comment un
Etat déjà formé eut pu échapper à tous ces pé-
rils." Non feulement Genève en échappe, mais
c'eft durant ces cri Tes terribles que fe confom-
rae le g:and Ouvrage de fa LégilliLion. Ce fut
par fe^ fréqucns Confeils généraux (ee), ce fut
par la prudence & la fermeté que fes Citoyens
y portèrent qu'ils vainquirent enfin tous les ob*
ftacles , & rendirent leur Ville libre & tranquil-
le , de fujette & déchirée qu'elle étoit aupara-
vant; ce fut après avoir tout mis en ordre au
dedans qu'ils fe virent en état de faire au de-
hors la guerre avec gloire. Alors le Confeil
Souverain avoit fini fes fonctions , c'étoit r.u
Gouvernement de faire les fiennes; il ne reftoit
plus aux Genevois qu'à défendre la liberté qu'ils
venoient d'établir, & à fe montrer aufll braves
foldats en campagne qu'ils s'étaient montrés di-
gnes Citoyens au Confeil : c'eft ce qu'ils firent.
Vos annales atteftent par tout l'utilité des Con-
(ee) Comme on les affembloit alors dans tous les
cas ardus félon les Edit^ , & que ces cas ardus re-
venoient très fouvent dans ces tems orageux , le
Confeil général étoit alors plus fréquemment con-
voqué que n'eft aujouid'hui le DeuxCenl:. Qu'on
en juge par une feule époque. Durant les huit pre-
miers mois de l'année 1540 il fe tint dix- huit Con-
feils généraux , & cette année n'eut rien de plus ex-
traordinaire que celles qui avoient précédé & que
celles qui fuivirent.
L E T T R E.- 305
feils généraux ; vos Meffieurs n'y voyent que
des maux effroyable?. Ils -t'ont l'objeftion, mais
i'hiftoire la réfoi'.t.
4. Celle de s'expcfer aux faillies du Peuple
quand on avoifine à de grandes Puiffances fe
réfout de même.. Je ne fâche point en ceci de
meilleure réponfe à des fophifraes que des faits
conftans. Toutes les réfolutions des Confeils
généraux ont été dans tous les tems aufïï pleines
de fageiTe que de courage; jamais elles ne fu-
rent infolentes, ni lâches; on y a quelquefois
juré de mourir pour la patrie; mais je défie
qu'on m'en cite un feul , mèaie de ceux où le
Peuple a le plus influé, dans lequel on ait par
étourderic indifpofé les PuilTances voiûnes,
non plus qu'un feul où l'on ait rampé devant
elles. Je ne ferois pas un pareil défi pour tous
les arrêtés du petit Confeil : mais paiTons,
Quand il s'agit de nouvelles réfolutions à pren-
dre, c'eft aux Confeils inférieurs de les propo-
fer, au Confeil général de les rejettcr ou de
'les admettre; il ne peut rien faire de plus; on
ne difpute pas de cela: Cette- objection porte
donc à faux.
5. Celle de jctcer du doute & de l'obfcurité
fur toutes les Loix n'eft pas plus folide, parce
qu'il ne s'agit pas ici d'une interprétation va-
gue , générale , & fufceptible de fubtilités;
«luis d'une application nitte â précife d'un lait
3^(Ç HUITIEME
à la Loi. Le Magiflrat peut avoir fes raifoQs
pour trouver obfcure une chofe claire , mais
cela n'en détruit pas la clarté. Ces Mcflîeurs
dénaturent la queftion. Montrer par la lettre
d'une Loi qu'elle a été violée n'eft pas propo»
fer des doutes fur cette Loi, S'il y a dans les
termes de la Loi un feiil fens félon lequel le
fait foit juftifié, le Confcil dans fa rcponfe ne
manquera pas d'établir ce fens. Alors la Ré»
préfentation perd fa force , & fi Ton y perfifte,
elle tombe infailliblement en Confeil général:
Car l'intérêt de tous efi: trop grand, trop pré-
fent , trop fenfiblc, furtout dans une Ville de
■commerce , pour que la généralité veuille ja-
mais ébranler l'autorité , le Gouvernement, la
Légiflation , en prononçant qu'une Loi a été
tranfgreGTée , lorfqu'il eft poiîible qu'elle ne
l'ait pas été.
C'efl: au Légiflateur, c'efl: au rédacteur des
Loix à n'en pas laiffer les termes équivoques.
Quand ils le font ; c'efl à l'équité du Magillrat
d'en fixer le fens dans la pratique; quand la
Loi a plufieurî fens , il ufe de fon droit en
préférant celui qu'il lui plait; mais ce droit ne
va point jufqu'à changer le fens littéral des
loix & à leur en donner un qu'elle n'ont pas ;
autrement il n'y auroit plus de Loi. La quef-
tion aiufi pofée eft fi nette qu'il eft facile au
bon fens de prononcer , & ce bon fens qui
L E T T R E;' 307
•prononce fe trouve alors dans le Confeil géné-
ral. Loin que de-là naifîent des difcuffions in-
terminables, c'efl: par là qu'au contraire on les
prévient ; c'ell: par là qu'élev^ant les Edits au-
deffus des interprétations arbitraires & particu-
lières que fintévêt ou la pafTion peut fuggérer,
on tû fur qu'ils difent toujours ce qu'ils difent,
& que les particuliers ne font plus en doute ,
fur chaque aiFaire, du fens qu'il plaira au Ma-
giftrat de donner à la Loi. N'eft-il pas clair que
les diiîicultés dont il s'agit maintenant n'exifte- -
roient plus fi l'on eut pris d'abord ce moyen dé
les ré foudre?
6. Celle de foumettre les ConfeiJs aux or-
.dres des Citoyens cft ridicule. Il eft certain
■que des Répréfentations ne font pas des ordres,
non plus que la requête d'un homme qui de-
mande jullice n'efl pas un ordre; mais le Ma-
gillrat n'en efl pas moins obligé de rendre au
fuppliant la jufbice qu'il demande, & le Con-
feil de faire droit fur les Répréfentations des
Citoyens & Bourgeois. Quoique les Magiftrats
foient les fupérieurs des particuliers, cette fu»
périorité ne les difpenfe pas d'accorder à leurs
inférieurs ce qu'ils leur doivent , & les termes
Tefpeâ:ucux qu'employent ceux-ci pour le de-
mander n'ôtent ricTi au droit qu'ils ont de l'ob-
tenir. Une Répréfentation cft , fi l'on veut,
un ordre donné au Confeil, comme elle cft un
3o8 HUITIEME
jordre donné au premier Syndic à qui on la pré-
fente de la communiquer au Conicil ; car c'eft
ce qu'il eft toujours obligé de faire, Ibit qu'il
approuve la Répréfentation, foit qu'il ne l'ap-
prouve pas.
Au rcrte quand le Confeil tire avantage da
mot de Rtpréjmtation qui marque infériorité.;
en difant une chofe que pçrfonnene difpute,
il oublie cependant que ce mot employé daj]s
le Règlement n'eft pus dans l'Edic auquel il
.renvoyé, mais bien celui de Remontrances qui
préfente un tout autre fens ; à quoi l'on peut
ajouter qu'il y a de la dillerence entre les Re-
montrances qu'un corps de Magiftrature/ fait à
fon Souverain , & celles que des membres du
Souverain font à un corps de Magifrraturc.
Vous direz que j'ai tort de répondre à une pa-
reille objection; mais elle vaut bien la plupart
des autres.
7. Celle enfin d'un homme en crédit con-
tenant le fens ou l'application d'une Loi qui
le condanne, & féduifant Je public eu fa fa-
veur-, eft telle que je crois devoir m'abilenir
de la qualifier. Eh! qui donc a connu la
Bourgeoifie de Genève pour un peuple fer-
vilc, ardent, imitateur, flupiJe, ennemi des
. loix, & n prompt à s'erjfiammer pour les in-
térêts d'autnii V II faut que chacun ait bien
■vu le fien compromis dans, les alTaires pubi:
L E T T R E. 3-9
ques , avant qu'il puilTe fc réfoudre à s'en
mêler.
Souvent rinjuftice & la fraude trouvent des
prote6heurs ; jamais elles n'ont le public pour
elles; c'efl: en ceci que la voix du Peuple cft
la voix de Dieu ; mais malheureufement cette
voix facrée eft toujours foible dans les affaires
contre le cri de la puilfance, & la plainte de
l'innocence opprimée s'exhale en murmures mé-
prifcs par la tyrannie. Tout ce qui fe fait
par brigue & féduélion fe fait par préférence
aa profit de ceux qui gouvernent; cela ne fau-
roit être autrement. La rufe,~k; préjugé, l'in-
térêt, la crainte, l'efpoir, la vanité, les cou-
leurs fpécieufes , un air d'ordre & de fubordi-
nation, tout efl: pour des hommes habiles con-
ftitués en autorité & verfés,;dans l'art d'abufer
le peuple. Quand il s'agit d'oppofer l'adreOTe à
l'adrelTe, ou le crédit au crédit, quel avantage
immenfe n'ont pas dans une petite Ville les
premières familles toujours unies pour domi-
ner, leurs amis , leurs cliens , leurs créatures,
tout cela joint à tout le pouvoir des Confeils,
pour écrafer des particuliers qui of^roient leur
faire tête , avec des fophifmes pour toutes ar-
mes? Voyez autour de vous dans cet inftant
môme. L'appui des loix, l'équité, la vérité,
l'évidence , l'intérct commun , le foin de la
fureté particulière , tout ce qui dcvroit entra!-
O
310 II U I T I E RI E
ner la foule fuffit à peine pour protéger des
Citoyens refpeclés qui réclament contre l'ini-
quité la plus manifefte ; & l'on veut que chez
un Peuple éclairé l'intérêt d'un brouillon falTe
plus de partifans que n'en peut faire celui de
l'Ecnt ? Ou je connois mal votre Bourgeoille &
vos Chefs, ou fi jamais il fe fait une feule Hé-
préfentation mal fondje, ce qui n'efi: pas en-
core arrivé que je fâche ; l'Auteur , sll n'eft
méprifable, eft un homme perdu.
Eft-il befoin de réfuter des objeclions de
cette efpece quand on parle à des Genevois ?
y a-t-il dans votre Ville un feul homme qui
n'en fente la uiauvaife foi, & peut-on férieufc-
aient balancer l'ufnge d'un droit facré, fonda-
mental, confirmé, néccOaire , par des incon-
véniens chimériques que ceux mêmes qui les
objectent favent mieux que pcrfonnc ne pou-
voir exider ? Tandis qu'au contraire ce droit
enfreint ouvre la porte aux excès de la plus
odieufe Olygarchie, au point qu'on la voit at-
tenter déjà fans prétexte à la liberté des Cito-
yens , & s'arroger hautement le pouvoir de les
cmprifonner fans aftridlion ni condition , fans
formalité d'aucune efpece, contre la teneur des
Loix les plus précifes , & malgré toutes les
proteftations.
L'explication qu'on ofe donner à ces Loix
«ft plus infultante encore que la tyrannie qu'on
LETTRE. 311
exerce en leur nom. De quels raifonnemcns on
vous paye ? Ce n'eft pas alTcz de vous traiter
en efclaves fi l'on ne vous traite encore en en-
fans. Eh Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en
doute des queftions auflî claires, comment a-t-
■on pu les embrouiller à ce point ? Voyez,
Monfieur, fi les pofer n'efl: pas les réfoudre?
En linifiant par là cette Lettre, j'efpere ne la
pas alonger de beaucoup.
Un homme peut être conflitué prifonnier de
trois manières. L'une à l'infiiance d'un autre
homme qui fait contre lui Partie formelle; la
féconde étant furpris en flagrant dclir. & faifi fur
le champ, ou, ce qui revient au même, pour
crime notoire dont le public eft témoin; & la
troifieme, d'office, par la fimple autorité du
Magiftrat, fur des avis fecrets , fur des indices,
ou fur d'autres raifons qu'il trouve fuffifantes.
Dans le premier cas , il eft ordonné par les
Loix de Genève que l'accufateur revête les pri-
fons , ainfi que l'accufé; & de plus, 's'il n'eft
pas folvable, qu'il donne caution des dépends
& de l'adjugé. Ainfi l'on a de ce côté dans
rintcrct de l'accufateur une fîlreté raifonnable
que le prévenu n'efl: pas arrêté injufliement.
Dans le fécond cas , la preuve eft dans le
fait même, & l'accufé eft en quelque forte con-
vaincu par fa propre détention.
Mais dans le troifieme cas on n'a ni la mé-
O s
314 HUITIEME
me fureté que dans le premier , ni la même
évidence que dans le fécond, & c'eft pour ce
dernier cas que la Loi, fuppofant le Mr.giftrat
équitable, prend feulement des mefures pour
qu'il ne foit pas furpris.
Veila les principes fur lefquels leLégiflateur
fe dirige dans ces trois cas ; en voici mainte-
nant l'application.
Dans le cas de la Partie formelle, on a dès
le commencement un procès en règle qu'il faut
fuivrc dans toutes les formes judiciaires : c'cil
pourquoi l'affaire efï dabord traitée en premiè-
re inftance. L'emprifonnement ne peut être
fait_^, parties ouïes, il n'a été permis par jujîi-
ce (ff). Vous favez que ce qu'on appelle à
Genève la Juftice clt le Tribunal du Lieutenant
& de fcs afliflans appelles auditeurs. Ainfi
c'cll: à ce» Mngiftrats & non à d'autre-5 , pas
même aux Syndics , que la plainte en pareil
cas doit ôtre portée, & c'eft à eux d'ordonner
l'emprifc^nnement des deux parties ; fauf alors
\c recours de l'une des deux aux Syndics, yî,
félon 4cs termes de l'Edit, elle fe fentoit grézxe
par ce qui aura été ttdonné (gg). Les trois pre-
miers Articles du Titre XII , fur les matières
criminelles fc rapportent évidemment à ce cas-là,
(ff) Edits civils. Tit. XII. Art. i.
(£S) Ibid. Art. 2.
LETTRE. 313
Dans le cas du fingrant délit, foit pour cri-
me, foit pour excès que la police doit punir,
il eft permis à toute perfonne d'arrêter le cou-
pable ; mais il n'y a que les M'.gillrats chargés
de quelque partie du pouvoir exécutif , tels
que les Syndics, le Confeil, le Lieutenant, un
Auditeur,' qui puiiTent l'écrouer ; un Confcillcr
ni plufieurs ne le pourroient pas; & le prifor:-
nier doit être interrogé dans les vingt -quatre
heures. Les cinq Auicles fuivans du même
Edit fe rapportent uniq^iement àxe fécond cas;
comme il eft clair, tant par l'ordre de la ma-
tière , que par le nom de criminel donné au
prévenu , puifqu'il n'y a que le feul cas du fla-
grant délit ou du crime notoire, où l'on puiflTe
appeller criminel un accufé avant que fon pro-
cès lui foit fait. Que fi l'on s'obfline à vou-
loir qu'accufé & criminel foient Anonymes , il
faudra , p^r 'ce môme langage , qa'i?inocent &
crimlnsl le ibient aufïi.
Dans le refi:e du Titre XII il n'efl; pliis quef-
tion d'emprifonnement , & depuis l'Aroicle 9
inclufivement tout roule fur la procédure &
fur la forme du jugement dans toute efpece de
procès criminel. Il n'y efl: point parlé des
emprifonnemens faits d'orHce.
Mais il en eft parlé dans l'Edit politique fur
rOifice des quatre Syndics. Pourquoi cela?
Parce que cet Article tient immédiatement à la
O 1
314 HUITIEME
liberté civile , que le pouvoir exercé fur ce
point par le Magiftrat eft un acte de Gouverne-
ment plutôt que de Magiilrature, & qu'un (am-
ple Tribunal de juftice ne doit pas être revêtu
d'un pareil pouvoir. Auflî l'Edit l'accorde-t-il
aux Syndics feuls, non au Lieutenant ni à au-
cun autre Magiftrat.
Or pour garantir les Syndics de la furprife
dont j'ai parlé, l'Edit leur prefcrit de mander
premièrement ceuy: qu'il appartiendra , d'exami-
ner d'interroger , & enfin de faire emprifonner
Jî mejîier eft. Je crois que dans un pays libre
h Loi ne pouvoit pas nK)ins faire pour mettre
un frein à ce terrible pouvoir. Il faut que les
Citoyens aient toutes les fùrctés raifonnables
qu'en faifant leur devoir ils pourront coucher
dans leur lit.
L'Article fuivant du même Titre rentre ,
comme il eft manifefte , dans le cas du crime
notoire & du flagrant délit, de même que l'Ar-
ticle premier du Titre des matières criminelles ,
dans le même Edit politique. Tout cela peut
paroîcre une répétition : mais dans l'Edit ciril
la matière eft confidérée quant à l'exercice de
la juftice, & dans l'Edit politique quant à II
fureté des Citoyens. D'ailleurs les Loix ayant
été faites en diiférens tcms , & ces Loix étant
l'ouvrage des hommes, on n'y doit pas cher-
cher un ordre qui ne fe démente jamais & une
LETTRE. 2rs
perfedîon fans défaut. Il fuffit qu'en méditant
fur le tout & en comparant les Articles, on y
découvre l'efprit du Légidateur & les raifons du
difpofitif de fon ouvrage.
Ajoutez une réflexion. Ces droits fi judi-
cieufement combinés; ces droits réclamés par
les Répréfentans en vertu des Edits , vous en
jouiflîez fous la fouveraineté des Evêques ,
Neufchâtel en jouit fous fes Princes , & à vous-
Républicains on veut les ôter ! Voyez les Ar-
ticles 10, II , & plufieurs autres des franchi-
fes de Gencve dans l'aifte d'Ademarus Fabri.-
Ce monument n'eft pas moins refpeftable aux-
Genevois que ne Tefl: aux Anglois la grande
Ghartre encore plus ancienne , & je doute'
qu'on fut bien venu chez ces derniers à par-
ler de leur Chartre avec autant de mépris que
l'Auteur des Lettres ofe en marquer pour la
vôtre.
Il prétend qu'elle a été abrogée par les Con-
îlltutions de la République (ii). Mais au con-
traire je vois très fouvent dans v-os Edits ce
(/j/j) Cétoit par une Logique tonte fc;nhlable
qu'en 1742. on n'eut aucun égard au Traité de So-
lèure de 1579? foutenant qu'il étoit furanné ; quoi-
qu'il fut déclaré perpétuel dans l'Acte même, qu'il
n'ait jamais été abrogé par aucun autre, & qu'il ait
été rappelle plufieurs fois, notaniurjnt dans l'acle
de la. Médiation,
O 4
3i6 HUITIEME
mot, comme d'ancienneté , qui renvoyé aux ufa-
ges anciens, par conféquent aux droits fur lef-
quels ils étoient fondés; & comme fi TEvêquc
eut prcvu que ceux qui dévoient protéger les
franchifes Les attaqucroient , je vois qu'il dé-
clare dans l'Afte même qu'elles feront perpé-
tuelles, fans que le non-ufage ni aucune prcf-
cription les puiffe abolir. Voici , vous en
conviendrez , une oppofiLion bien finguliere.
Le favant Syndic Chouet dit dans fon INI^moi-
re à Mylord Towfcnd que le Peuple de Genève
entra, parla Réformation , dans les droits de
rEvi}que, qui étoit Prince temporel & fpiri-
tuel de cette Ville. L'Auteur des Lettres
nous affure au contraire que ce même Peuple
perdit en cette occafion les franchifes que l'E-
vêque lui avoit accordées. Auquel des deux
croirons nous?
Quoi ! vous perdez étant libres des droits
dont vous iouiflîez étant fujets î Vos Mpgiftrats
vous d pouillent de ceux c]ue vous accordèrent
V '- Princes! fi telle cil la liberté que vous ont
acquis vos percs , vous avez dequoi regretter
le fang qu'ils vtrferent pour tilt.'. Cet a6te
fîngulier qui vous rendant Souverains vous ôia
vos franchifes, valoit bien, ce me fcmblc, la
peine d'être énoncé , & , du moins pour le
rendre croyable, on ne pouvoit le rendre trop
folemnel. Où c(l-il doue cet aélc d'abrogation ?
Affu.
LETTRE, 317
AOTurément pour fe prévaloir d'une pièce aufli'
bizarre le moins qu'on puifTe faire efl de com-
mencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclurre avec
certitude , qu'en aucun cas poffible , la Loi
dans Genève n'accorde aux Syndics ni à perfom-
ne le droit abfolu d'emprifonner les particuliers
fans aftriclion ni condition. Mais n'importe %
le Confeil en réponfe aux Répréfentations éta-
blit ce droit fans réplique. Il n'en coûte q,ae:
de vouloir » & le voila en poflTeffion. TelLe
el1: la comodité du droit négatif.
Je me propofois de montrer dans cette Let-
tre que le droit de Répréfentation , intimement;:
lié à la forme de votre Conftitution n'étoit pas
un droit ilkifoire & vain; mais qu'ayant: été
formellement établi par l'Edit de 1707 & con--
firme par celui de 1738, il dcvoit néceffaire-
ment avoir un^ effet réel : que cet effjc n'^a;*
voit pas été ftipulé dans rAâ:e de la Médiation»
parce qu'il ne l'étoic pas dans l'Edit, & qu'il
ne l'avoit pas été dans l'Edit, tant parce qu'il '
réfultoit alors par lui-même de la nature de
votre Conftitution, que parce que le même E*
dit en établilToit la fiireté d'une autre manierez
Que ce droit & fon effet néceiTaire donnanc
feul de la confiftance à tous les autres, étoic
l'unique & véritable équivalent de ceux qu'ora
avoit ôtéo à la Bourgeoifie ; que cet étiui'vai-
O 5
§18 HUITIEME
lent, fuffifant pour établir un folide équilibre
entre toutes les parties de l'Etat , montroit la
fageffe du Règlement qui fans cela feroit l'ou-
vrage le plus inique qu'il fut polTible d'imagi—
2ier : qu'enfin les difficultés qu'on élevoit con-
tre l'exercice de ce droit étoient des difficultés-
frivoles, qui n'exiftoient que dans la mauvaife
volonté de ceux qui les propofoient, & qui
ne balançoient en aucune manière les dangers
du droit négatif abfoju. Voila, Monfieur , ce
que j'ai voulu faire; c'cft à vous à voir fi j'ai.
zéufli..
LETTRE. 315
N E U V I E JM E LETTRE.
J'Ai cru, Monfieur , -q'.i'il valoit mieux établir-
directement ce que j'avois à dire, que de m'at-
taclier à de longues réfutations. Entreprendre
un examen fuivi des Lettres écrites de la cam«
pagne feroit s'embarquer dans une mer de (o--
phifmes. Les faifir, les expofer feroit félon:
moi les réfuter; mais ils naçent dans un tel flux-
de do6lrine, ils en font fi fort inondés, qu'on
fe noyc en voulant les mettre à fec.
Toutefois en achevant mon travail je ne puis
me difpenfer de jetter un coup d'oeil fur celui.
de cet Auteur. Sans analyfer les fubtilités po-
litiques dont il vous leurre, je me contenterai
d'en examiner les principes , & de vous mon-
trer dans quelques exemples !e vice de fes rai*-
fonnemens.
Vous en avez vu ci-devant rinconféquencc-
par rapport à moi : par rapport à votre Répu-
blique ils font plus captieux quelquefois, & ne
font jrimuis plus folides. Le feul & véritable
objet de ces Lettres eft d'établir le prétendis
droit négatif dans la plénitude que lui donnent:
les ufurpations du Confeil, C'eft à ce but qvus-'
6
3ia N E U V I E. M E
tout fe rappurct:; ; foit directement , par uit
ench àuemenc nécefiaire; foit indiredlemcat par
lin tour d'adreffe , en donnant le change au pu*
blic fur le fond de la queftion.
Les imputatfons quf me regardent font dans
le premier' cas. Le Confeil m'a jugé contre la
Loi: des Répréfentations s'élèvent. Pour éra-
blir le droit négatif il faut éconduire les Répré-
fentans ; pour les éconduire il faut prouver
qu'ils ont tort; pour prouver qu'ils ont tort il
faut foutenir que je fuis coupable, mais coupa-
ble à tel point que pour punir mon crime il 2
fallu déroger à la Loi.
Que les hommes frémiroicnt au premier mal
qu'ils font, s'ils voyoient qu'ils fe mettent dans
Ta trifte nêceflité d'en toujours faire, d'être mé-
chans toute leur vie pour avoir pu l'être un
moment, & de pourfuivre jufqu'à la mort le
mnlheureux qu'ils ont une fois perfécuié 1
La quertion de la préfidence des Syndics
dans les Tribunaux criminels fe rapporte au
fécond cas. Croyez-vous qu'au fond le Confeil
a'embarralfe beaucoup que ce (oient des Syn-
dics 0,1 des ConfciJlers qui préfuient , depuis
q^u'iJ a fondu les droits des premiers dans tout
Ile corps ? Les Syndics , jadis choifis parmi
tiout le Peuple (aj , ne l'ccant plus que dans.
(a) On. pouûoit.fLloin ratteiition pour qu'il.a-y
LETTRE. 323
le Coiîfeil, de chefs qu'ils étoient dos autre»
Magiftrats font demeurés leurs collègues, &
vous avez pu voir clairement dans cette affaire
que vos Syndics, peu jaloux d'une autorité paf-
fagjre, ne font plus que des Confeiilers, Aliis
on fcinfc de traiter cette queftion comme im-'
portante, pour voms diftraire de celle qiù l'efî:
véritablement, pour vous laifTer croire encore
que vos pie iiieis Magiflrats font toujours élus
par vous , & que leur puiflance efl toujours.
la môme.
LniflTons donc ici ces queftions acce'.Toires
que, par la manière dont l'Auteur les traite
on voit qu'il ne prend guère à cœur. Bor-
nons-nous à pefer les raifons qu'il allègue en
faveur du droit négatif auquel il s'attache avec
plus de foin, & par lequel feul , aduiis ou re-
jette , vous êtes efclaves ou libres.
L'art qu'il employé le plus adroitement pour
cela eu de réduire en propofitionï générales
un fyftême dont on verroic trop aifémc;jt le
foible s'il en faifoit toujours l'appli-cinion.
Pour vous écarter de l'objet particulier il fl:ue
votre amour -propre en étendant vos vues fur
eut dans ce choix ni exclufion ni préférence autre
que celle du mérite, que par un Edit qui a été abro*
gé deux Syndics dévoient toujours être pris dans le
bas. de la Ville & deux dans le haut.
Q 1
322> NEUVIEME'
de grandes quen:ions,& tandis qu'il metcesqucf-
tions hors de la portée de ceux qu'il veut fé-
duire, il les cajolé & les gagne en paroiflant
les traiter en hommes d'Etat. Il éblouit ainii
le peuple pour l'aveugler, & change en the-
fes de philo fophie des queftions qui n'exigent
que du bon fens, 'afin qu'on ne puiflTe l'en dé-
dire, & que ne l'entendant pas, on n'ofele dé--
favoaer.
Vouloir le fuivre dans Tes TophiTmcs ab-
ftraits feroit tomber dans la faute que je lui
reproche. D'ailleurs, fur des qiieftions ainfi
traitées on prend le parti qu'on veut fans avoir
jamais tort: car il entre tant d'élémefis dans
ces propofitions , on peut les enviûiger par
tant de faces, qu'il y a toujours quelque côté
fufceptible de l'afpcfl qu'on veut leur donner.
Quand on fait pour tout le public en géné-
ral un Livre de politique on y peut philofo-
pher à fon aife : l'Auteur, ne voulant qu'être
lu & jugé par les hommes inftruits de toutes
les Nations & verfés dans la matière qu'il trai-
te , abflrait & généralife fans crainte ; il ne
s'appéfantit pas fur les détails élémentaires.
Si je parlois à vous feul, je pourrois ufer de
cette méthode;^ mais le fujet de ces Lettres in-
térefle un peuple entier , compofé dans fon
plus grand nombre d'hommes qui ont plus de
fens & de jugement que de Icfture & d'étude,.
LETTRE. 3^3
(& qui pour n'avoir pas le jargon fcientifique
•n'en font; que plus propres à faifir le vrai dans-
toute fa fimplicité. Il faut opter en pareil cas
entre l'intérêt de l'Auteur & celui des Lefteurs,.
& qui veut fe rendre plus utile doit fa réfou»
dre à être moins éblouifTant.
Une autre fource d'erreurs & de faufTes ap»-
plications, efl d'avoir laifTé les idées de ce droit
négatif trop vagues trop inexa6les; ce qui fert
à citer avec un air de preuve les exemples qui
s'y rapportent le moins, à détourner vos Con-
citoyens de leur objet par la pompe de ceur.
qu'on leur préfente , à foulevcr leur orgueil
contre leur raifon , & à les confoler douce-
ment de n'être pas plus libres que les maîtres
du monde. On fouille avec érudition dans l'oh»-
fcurité des fiédes, on vous promené avec fafte
chez les Peuples de l'antiquité. On vous étale
fucceflivement Athènes, Sparte, Rome, Car-
thage; on vous jette aux yeux le fable de laLy-
bic pour vous empêcher de voir ce qui fe paflc
autour de vous.
Qu'on fixe avec précifion , comme j'ai tâché
de faire, ce droit négatif, tel que prétend
l'exercer le Confeil; & je foutiens qu'il n'y eut
jamais un feul Gouvernement fur la terre où le
Légiflateur enchaîné de toutes manières par le
corps exécutif, après avoir livré les Loix fans
réferve ;\ fa merci, fut réduit à les lui voir ex-
524 NEUVIEME
pliquer, éluder, tranfgreiTer à volonté, faiîs
pouvoir jamais apporter à cet abus d'autre op-
pofition , d'autre droit , d'autre réfulance qu'un
murmure inutile & d'impuilTantes clameurs.
Voyez en elFct à quel point votre Anony-
me eft forcé de dénaturer la qiieftion , pour y
rapporter moins mal -à -propos fes exemples.
Le droit négatif 11 étaiit pas j dit-il page iio-,
le pouvoir de faire des Loix , mais d'empêcher que
tout le monde indijîinàement ne puïjje mettre en
m-'Wvement la puijj'inre qui fait les Loix , ^ r^e
donnant p2s la fa ilité d innover , mais le p':-uvoir
de s'oppojer awc innovations, va direàement au
grand but que Je propofe une Jociétt politique , qui
ejl de je conjerver en conjervant fa confiitution.
Voila un droit négatif très raifonnable, &
dans le ftns e.xpofé ce droit eft en effet une
partie fi e.Tenciclle de la confiitution démocra-
tique, qiVil feroit généralement impoflîble qu'el-
le fe maintint, fi la PuifTance Légiflativc pou-
voit toujours être mife en mouvement par cha-
am de ceux qui la compofent. Vous concevez
qu'il n'eft pas difficile d'apporter des exemples
en confirmation d'un principe aufil certain.
Mais H cette notion n'ell point celle du droit
négatif en quellion , s'il n'y a pas dans ce paffa-
ge un feul mot qui ne porte à faux par l'appli^
cation que l'Auteur en veut faire, vous m'a-
vouerez q^ue les preuves, de l'avantage d"ua
LETTRE. 325
droit négatif tout différent ne font pas fort con-
cluantes en faveur de celui qu'il veut établir.
Le droit négatif iVefl pas celui de faire des
Lûix. Non , mais il eft celui de fe paffcr de
Loix. Faire de chaque afle de fa volonté une
Loi particulière eft bien plus commode que
de fuivre des Loix générales, quand même on
en feroit foi -même l'Auteur. Mais d'empêcher
que tout le monde indijiin£lement ne piiijje mettre
en mouvement la puijfance qui fait les Loix. II fal-
loit dire au lieu de cela : ?nais d' empêcher que
qui que ce fait ne puijje protéger les Loix contre la
puijfance qui les fiibjugue,
Otii ne donnant pas la facilité d'i?inover. ....
Pourquoi non? Qui eft -ce qui peut empêcher
d'innover celui qui a la force en main, & qui
n'eft obligé de rendre compte de fa condui-
te à pcrfonne? Mais le pouvoir d'empêcher les
innovations. Difons mieux; le pouvoir d'empêcher
quon ne s'oppofe aux innovations.
C'eft ici , Monficur , le fophifme le plus
fubiil , & qui revient le plus fouvent dans l'é-
crit que j'examine. Celui qui a la PuiiTance
executive n'a jamais befoin d'innover par des
actions d'éclat. Il n'a jamais befoin de confta-
ter cette innovation par des aftes foL'mnels.
Il lui fufSt, dans l'exercice continu de fa puif-
fance de plier peu à peu chaque chofe à fa
volonté, & cela ne fait jamais une fcnfatioa
bien forte.
31(5 NEUVIEME'
Ceux au contraire qui ont l'œil afTez attentif
& l'efprit afle2 pénétrant pour remarquer ce
progrès & pour en prévoir la conféquence ,
n'ont, pour l'arrêter qu'un de ces deux parcis
à prendre; ou de- s'oppofer d'abord- à la pre-
mière innovation qui n'eft jamais qu'une baga-
telle , & alors on les traite de gens inquiets ,
brouillons, pointilleux, toujours prêts à cher-
cher querelle; ou bien de s'élever enfin contre
un abus qui fe renforce , & alors on crie à
l'innovation. Je délie que, quoi que vos Ma*
giitrats entreprennent, vous puifîîez en vous y
oppofant éviter à la fois ces deux reproches.
Mais à choix , préférez {■g premier. Chaque
fois que le Confeil altère quelque ufagc, il a
fon but que perfonne ne voit, &. qu'il fe' gar-
de bien de montrer. Dans le doute, arrêtez
toujours toute nouveauté , petite ou grande.
Si les Syndics étoient dans l'ufage d'entrer au
Confeil du pied droit, & qu'ils y voulufTent
entrer du pied gauche, je dis qu'il faudroit les
en empêcher.
Nous avons ici la preuve bien fenfîbîe de la
facilité de conclurre le pour & le contre par
la méthode que fuit notre Auteur: car appii»
■quez au droit de Répréfentation des Citoyens,
ce qu'il applique au droit négatif des Con-
feils ,. & vous trouverez que fa propofition
g^énéralc convient encore mieux à votre aj--
LETTRE. 3î7
plicatîon qu'à la fîenne. Lo droit de Rèpréfenta-
tion, direz-vous, n'étant pas le droit de faire des
Loix , mais d'empêcher que la piiijjance qui dùii
les adniinijîrer ne les tranfgreffe , cf "^ donnanù
pas le pouvoir d'inmver mais de s'oppofer aux noU'
veautés , va direciement an grand but que fe prc-
pôfe îme focitté polititiue; celui de fe conferver en,
confervant fa conflitution. N'eft-ce pas exaéle-
ment là ce que les Répréfentans avoient à di-
re, &; ne femble-t-il pas que l'Auteur ait rai-
fonné pour eux? II ne faut point que les mots
nous donnent le change fur les idées. Le pré-
tendu droit né;?atif du Confeil eft réellement
un droit pofitif, & le plus pofitif même que
l'on puiiTe imaginer , puifqu'il rend le petit
Confeil feul maître direfl & abfoUi de rEtac
& de toutes les Loix, & le droit de Répré-
Tentation pris dans fon vrai fens n'efi: lui-
même qu'un droit négatif. Il confiile unique-
ment à empêcher la paiffance executive de rien
exécuter contre les Loix.
Suivons les aveux de ry\ui:eur fur les pro--
polîtions qu'il préfente; avec trois mots ajoû'
tés, il aura pofé le mieux du monde votre-
,état préfent.
Comme il ny awoit point de liberté dans un
Etat où le corps charge de l'exécution des Loix
aurait droit de les faire parler à fa fantaifie., puif-
qu'il pourrait faire exécuter comme des Loix fes
volontés les plus tyrnnniques.
328 NEUVIEME
Voila, je penfe , un tableau d'après nntii-
re; vous allez voir un tableau de fantaifie mis
en oppofition.
// n'y auroit peint avffi de Gmverriement dans
U7i Etat où le Peu^'le exercerait Jans règle la, puij'
fance- Lég'.JÎnîive. D'accord; mais qui eftce qui
a propofé que le peuple exerçât fans règle la
puiflance légidative?
Après avoir ainfi pofé un autre droit néga-
tif que celui dont il s'ag't, l'Auteur s'inquicte
beaucoup pour favoir où l'on doit placer ce
droit négatif dont il ne s'agit point, & il éta-
blit là-deflus un principe qu'alfurément je ne
contefterai pas. C'eft que , ft cette force négatïvi
peut fans incenv-nient réfider dans- le Gouverne-
ment, il fera, de la nature ^ du bien de la cbofe
qu'on l'y place. Puis viennent les exempes. que
je ne m attacherai pas à fuivre; parce qu'ils
font trop éloignés de nous & de tjut point
étrangers à la queftion.
Celui feul de l'Angleterre qui eft fous nos
yeiix & qu'il cite avec raifon comrne un mo-
dèle de la Julie balance des pouvoirs rcfpcc-
tifs , mérite un moment d'examen , & je ne
me permets ici qu'après lui la coraparaifon du
petit au grand.
Milg^'é la puiffance Royale, qui ejî très grin-
de la N tion n a pas craint de donner encore au
Roi la voi^ îiégitive» Mais cêmme il 71e peut ft
LETTRE. 329
faffer longtems de la puijfance légijlaiive , ^ qu'il
n'y aurait pas de fureté pour lui à l'irriter, cetît
force négative ii'efl dans le fait qu'un moyen d'ar-
rêter les entreprifes de la puiffance légiflative ^
^ le Frince , tranquille dans la pofjeffion du pou-
voir étendu que la Confiitution lui affure fera in-
■ téreffé à la protéger (p).
Sur ce raifonncmcnt & fur l'cnpplication qu'on
en veut faire, vous croiriez que le pouvoir
exécutif du Roi d'Angleterre efl plus grand
que celui du Confeil î Genève, que le droit né-
gatif qu'a ce Prince eft feniblable à celui qu'u-
furpent vos Mngiftrats, que votre Gouverne-
ment ne peut pas plus fe pafTer que celui d'An-
gleterre de la puiffance légiflative, & qu'eniîn
l'un & l'autre ont le même intérêt de protéger
la conftitution. Si l'Auteur n'a pas voulu dire
cela qu'a-t-il donc voulu dire , & que fait cet
exemple à fon fujet?
C'eft pourtant tout le contraire à tous égards.
Le Roi d'Angleterre, revêtu parles Loix d'une
û grande puiffance pour les. protéger , n'en a
point pour les enfreindre: perfonne en pareil
cas ne lui voudroit obéir, chacun crainiroit
pour fa tête; les Miniftres eux-mêmes la peu-
vent perdre s'ils irritent le Parlement; on y
examine fa propre conduite. Tout Anglois à
(b) Page 117.
Z^o N F, U V I E M K
l'abri des Loix peur, braver la puiffance Roya-
le; le dernier du peuple ptuc exiger & obte*
nir la réparation la plus authentique s'il eft le
moins du monde ofFenfé; fuppofé que le Prin-
ce ofât enfreindre la Loi dans la moindre cho«
fe , l'infraction feroit à l'inllant relevée; il eft
fans droit &• feroit fans pouvoir pour la fou-
tenir.
Chez vous la Puidance du petit Conseil efl:
abfolue à tous t-gards; il eft le Miniftrc & Is
Prince, la partie & le Juge tout- à- la- fois ; il
ordonne & il exécute; il cite, il faifit, il eni-
prifonne, il juge, il punit lui-uicme: il a la
force en main pour tout faire; tous ceux qu'il
employé font irrécherchables; il ne rend comp-
te de fa conduite ni de la leur à perfonne; il
n'a rien à craindre du Légidateur, auquel il a
fcul droit d'ouvrir la bouche, & devant lequel
il n'ira pas s'accufer. 11 n'ell jamais contraint
de réparer fes injuftices, & tout ce que peut
efpércr de plus heureux l'innocent qu'il oppii*
me, c'eft d'échapper cnÇm fain & fauf , mais
fans fatisfaftion ni dédomagement.
Jugez de cette différence par les faits Ie«
plus récens. On imprime à Londres un ouvrage
violemment fatyriquc contre les Minières , le
Gouvernement, le Roi môme. Les Imprimeurs
font arrêtés. La Loi n'auterife pas cet arrêt,
un murmure public s'élève, il faut les relâcher.
L E T T II E, 331
L'afFairc ne finit pas là: les Ouvriers prennent
à leur tour le Magiftrat à partie, & ils obtien-
-ncnt d'immenfes dommages & intérêts. Qu'on
mette en parallèle avec cette afFaire celle du
Sieur Bardin libraire à Genève; j'en parlerai ci-
apiès. Autre cas; il fe fait un vol dans la
Ville; fans indice & fur des foupçons en l'air
un Citoyen cft cmprifonné contre les loix; fa
maifon eft fouillée, on ne lui épargne aucun
des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin fon
innocence eft reconnue, il eft relâché, il fe
plaint, on le laifTe dire, & tout eft fini.
Suppofons qu"à Londres j'eiiiTe eu le mal*
heur de déplaire à la Cour, que fans juftice &
fans raifon elle eut faifi le prétexte d'un de
mes Livres pour le faire brûler & me décré-
ter. J'aurois préfenté requête au Parlement
comme ayant été jugé contre les Loix ; je
l'aurois prouvé; j'aurois obtenu la fatisfaftioa
la plus authentique, & le juge eut été pimi ,
peut-être caffé.
Tranfportons maintenant M. Wilkes à Ge-
nève, difant , écrivant, imprimant, publiant»
contre le petit Confeil le quart de ce qu'il a
dit, écrit, imprimé, publié hautement à Lon-
dres contre le Gouvernement la Cour le Prin-
ce. Je n'affirmerai pas absolument qu'on l'eut
fuit mourir , quoique je le penfe ; mais fù-
remcnt il eut été faifi dans l'inftant mô-
332 NEUVIEME
me , & dans peu très grièvement puni (c).
On dira que M. "\ViIke<; étoit membre du
corps légiOatjf dans fon pays ; & moi , ne
l'étois-je pas auflî dans le mien? Il eft vrai
que l'Auteur des Lettres veut qu'on n'ait aucun
égard â la qualité de Citoyen. Les règles, dic-il,
de la procédure font cS? doivent i'tre égales peur
tous les hommes : elles ne drivent pas du droit de
la Cité; elles émanent du d'oit de lliiniatiité (i).
Hcureufement pour vous le fait n'ell pas
vrai (e); & quant à la maxime, c'cft fous
des
(c) La Loi mettant ]\L Wilkes à couvert de ce
côté, il a fallu pour l'inquiéter prendre un autre
tour, & c'eft encore la Religion qu'on a fait in-
tervenu- dans cette affaire.
(0 Page 54.
(e) Le droit de recours à la grâce n'appartenoit
p;ir lEdit qu'aux Citoyens & Bourgeois; mais par
leurs bons offices ce droit & d'autres furent com-
muniqués aux natifs & habitans, qui, ayant fait
caufe commune avec cjx, avoient befoin des mê-
mes précautions pour leur fureté; les étrangers en
"font demeurés exclus. L'on fcnt ai/ffi que le choix
de quatre parcns ou amis pour affifrer le prévenu
dans un procès criminel n'cil pas fort utile à ces
derniers ; il ne l'efl quà ceux que le Magiflrat
peut avoir intérêt de perdre , & à qui la Loi don-
ne 'eur ennemi naturel pour Juge. Il eft étonnant
même qu'après tant d'exemples effrayans les Ci-
toycjis 6: Bourgeois n'aient pas pris plus de mefu-
reslpour la fureté de leurs perfonnes, & que tou-
te
L E T T R E. ?33
dts mots très honnêtes cacher un fophifme
bien cruel. L'intérêt du Magiftrat , qui dans vo-
tre Etat le rend fouvent partie contre le Ci"
toyen , jamais contre l'étranger, exige dans le
premier cas que la Loi prenne des précautions
beaucoup plus grandes pour que l'accu fé ne
foit pas condanné injullement. Cccte diftinc-
tion n'eft que trop bien confirmée par les faits.
Il n'y a peut-être pas, depuis l'établiff^ment de
la République, un feul exemple d'un jugement
injufte contre un étranger , & qui comptera
dans vos annales combien il y en a d'injuftes
& même d'atroces contre des Citoyens? Du
relie, il eft très vrai que les précautions qu'il
importe de prendre pour la fureté de ceux-ci
peuvent fans inconvénient s'étendre à tous les
prévenus , parce qu'elles n'ont pas pour but
te la matière criminelle refte , fan? Edits & fans
Loix, prefque abandonnée à la difcrétion du Con-
feil. Un fervice pour lequel feul les Genevois &
tous les hommes juftes doivent bénir à jamais les'
Médiateurs eft l'abolition de la queilion prépara-
toire. Jai toujours fur les lèvres un rire amer
quand je vois tant de beaux Livres, où les Euro-
péens s'admirent & fe fofit compliment fur leur hu-
manité, fortir des mêmes pays où l'on s'amufe à
difljqusr & brifer les membres des hommes , en
attendant qu'on fâche s'ils font coupables ou non.
Je déiinis la torture un moyen prefque infaillil)lc
eiDpIoyé par le fort pour charger le foible des cii-
mcs dont il le veut punir.
t534 NEUVIEME
de fauver le coupable, mais de garantir I in-
nocent. C'eft pour cela qu'il n'eft fait aucune
exception dans l'article XXX du règlement ,
qu'on voit affez n'être utile qu'aux Genevois.
Revenons à la comparaifon da droit négatif
dans les deux Etats.
Celui du Roi d'Angleterre confifte en deux
chofes; à pouvoir feul convoquer & difToudre
le corps légiflatif, & à pouvoir rejetter lesLoix
qu'on lui propofe; mais il ne confilla Jamais à
empêcher la puiffance légidiitive de connoîtrc
des infradions qu'il peut faire à la Loi.
D'ailleurs cette force négative eft bien tem-
pérée; premièrement, par la Loi triennale (/)
qui l'oblige de convoquer un nouveau Parle-
ment au bout d'un certain tems; de plus, par
fa propre néceflîté qui l'oblige à le laiiTer pref-
que toujours aiTemblé (g) ; enfin , par ,1e droit
négatif de la chambre des communes , qui en a ,
vis-à-vis de lui -même, un non moins puiiTant
que le fien.
Elle eft tempérée encore par la pleine auto-
rité que chacune des deux Chambres une fois
aflTemblées a fur clle-mêmp; foit pour propofer,
(/) Devenue feptennale par une faute dont les
Anglois ne font pas à fe repentir. ■
(g) Le Parlement n'accordant les fubfides que
pour une année , force ainû le Roi de les lui re*
demander tous les ans.
LETTRE. 535
îf aiter , difcuter , examiner les Loix & toutes les
matières du Gouvernement ; foit par la paitie
de la puiiïiince executive qu'elles exercent &
eonjointemcnt & féparément; tant dans la Cham-
bre des Communes, qui connoit des griefs pu-
blics & des atteintes portées aux Loix , que dans
la Chambre des Pairs, Juges fuprêmes dans les
matières criminelles, & furtout dans celles qui
ont rapport aux crimes d'Etat.
. Voila, Monfieur, quel eft le droit négatif du
Roi d'Angleterre. Si vos Magiflrats n'en récla-
ment qu'un pareil, je vous confeille de ne le
leur pas contefter. Mais je ne vois point quel
befoin, dans votre fituation préfente, ils peu-
vent jamais avoir de la puiffance légiflative, ni
ce qui peut les contraindre à la convoquer pour
agir réellement, dans quelque cas que ce puitTe
être; puifque de nouvelles Loix ne font jamais
néceflaires à gens qui font au delTus des Loix,
qu'un Gouvernement qui fubfflle avec fcs finan-
ces & n'a point de guerre n'a nul befoin de
nouveaux impôts , & qu'en revêtant le corps
entier du pouvoir des ch i-fs qu'on en tire, on
rend le choix de ces chefs prefque indifTérent.
Je ne vois pas même en quoi pourroit les
contenir le Légiflateur, qui, quand il exifte,
n'exifte qu'un initant, & ne peut jamais déci-
der que l'uiiique point fur lequel ils l'inter-
rogent.
P z
3-<(^ N E U V I -E :M E
11 eft vrai que le Roi d'Angleterre peut faire
la guerre & la paix; mais outre que cette puif-
fanoe elT: plus apparente que réelle, du moins
quant à la guerre, j'ai déjà fait voir ci- devant
& dans le Contraiîl: Social que ce n'ell: pas de
cela qu'il s'agit pour vous, & qu'il faut renon-
cer aux droits honorifiques quand on veut jouir
de la liberté. J'avoue encore que ce Prince peut
donner & ôter les places au gié de fes vues, &
corrompre en détail le Légiflateur. C'cftprécifé-
nient ce qui met tout l'avantage du côté du Con-
feil , à qui de pareils moyens font peu néceUai-
res & qui vous enchaîne à moindre frais. La
corruption eft un abus de la liberté; mais elle
eft une preuve que la liberté exifte, & l'on n'a
pas befoin de corrompre les gens que l'on tient
en fon pouvoir: quant aux places, fans parler
de celles dont le Confeil difpofe ou par luimê*
B'.e , ou par le Deux -Cent, il fait mieux pou-r
les plus importantes; il les remplit de fcs pro-
Jjrcs membres, ce qui lui eft plus avantageux
encore ; car on eft toujours plus fur de ce qu'on
fait par fes mains que de ce qu'on fait par cel-
les d'autrui. L'hiftoirc d'Angleterre eft pleine
de preuves de la réfiftance qu'ont faite les Offi-
ciers royaux à leurs Princes, quand ils ont vou-
lu tranfgrelTer les Loix. Voyez fi vous trouve-
rez chez vous bien des traits d'une réfiftance
pareille faue au Confeil par les Officiers de l'-E*
LETTRE". 337
tat, même dans les cas les plus odieux? Qui*
conque à Genève eft aux gages de la RépuoIL-
que cefle à l'inftant môme d'être Citoyen ; il n'eft '
plus que l'efclave & le fatellite des vingt -cinq,
prêt à fouler aux pieds la Patrie &les Loix CnàZ
qu'ils l'ordonnent. Enfin la Loi , qui ne laifTe en
Angleterre aucune puiffance au Roi pour mal
faire, lui en donne une très grande pour faire
le bien; il ne paroit pas que ce foit de ce côté
que le Confeil eft jaloux d'étendre la fienne.
Les Rois d'Angleterre aiTurés de' leurs avan-
tages font intérefles à protéger la conftitution
préfente , parce qu'ils ont peu d'efpoir de la
changer. Vos Magiftrats , au contraire, fùrs de
fe fervir des formes de la vôtre pour en chari-
ger tout à fait le fond, font intérefles à con-
ferver ces formes comme l'inflrument de leurs
ufurpations; Le dernier pas dangereux qu'il leur
refte à faire eft celui qu'ils font aujourd'hui. Ce
pas fait, ils pourront fe dire encore plus inté-
.Tefl"és que le Roi d'Angleterre à conferver la
conftitution établie, mais par un motif bien
différent. Voila toute la parité que je trouve
entre l'état politique de l'Angleterre & le vô-
tre. Je vous laifle à juger dans lequel eft la li-
berté.
Après cette comparaifon, l'Auteur , qui fe
pîait à vous préfenter de grands exemples ,
vous offre celui de l'ancienne Rome. Il lui
P 3
338 N E U V I E M E
reproche avec dédain Tes Tribuns brouillons
& féditieux : Il déplore amèrement fous cette
orageufe adminillration le trille fort de cette
malheureufe Ville, qui pourtant n'étaiit rien en-
core à l'éreftion de cette Mag'ftrature, eut fous
elle cinq cents ans de gloire & de profpérités ,
& devint la capitale du nionde. Elle finit enfin
parce qu'il faut que tout finiffe; elle finit par
les ufurpations de fcs Grands, de fcs Confuls,
de fcs Généraux qui l'envahirent : elle périt par
l'excès de fa puiffance; mais elle ne l'avoit ac-
quife que par la bonté de fon Gouvernement.
On peut dire en ce fens que fes Tribuns la dé-
truifirent (i).
(è) Les Tribuns ne fortoient point de la Ville ;
ils n'avoient aucune autorité hors de fes murs; aullî
les Confuls pour fe fouftraire à leur infpcction te-
jioient-ils quelquefois les Comices dans la campa-
gne. Or les fers des Romains ne furent point for-
gés dans Rome , mais dans fes armées , & ce fut
par leurs conquêtes qu'ils perdirent leur liberté.
Cette perte ne vint donc pas des Tribuns.
Il ell vrai que Céfar fe fervit d'eux comme Sylîa
s'étoit fervi du Sénat; chacun prenoir, les moyens
qu'il jugeoit les plus prompts ou les plus fûrs pour
parvenir: mais il falloit bien que quelqu'un par-
vint, & qu'importoit qui de Marius ou de Sylla,
de Céfar ou de Pompée, d'Oiftave ou d'Antoine
fut l'ufurpateur? Quelque parti qui l'emportât Fu-
furpation n'en étoit pas moins inévitable; il falloit
des chefs aux Armées éloignées , & il étoit fur
qu'un de ces chefs devicndroit le maître de 1 Etat :
LETTRE. sjg
Au refte je n'excufe pas les fautes du Peu-
ple Romain , je les ai dites dans le Contraft
Social; je l'ai blâmé d'avoir ufurpé la puliFan-
ee executive qu'il devoit feulement contenir
(î). J'ai montré fur quels principes le Tribunat
.devoit être inftitué , les bornes qu'on devoit
lui donner, & comment tout cela fe pouvoic
faire. Ces règles furent mal fuivies à Rome ; el-
les auroient pu l'être mieux. Toutefois voyez
ce que fit le Tribunat avec fes abus, que n'eut-
il point fait bien dirigé? Je vois peu ce que
veat ici l'Auteur des Lettres: pour conclurre
contre lui-même j'aurois pris le même exemple
qu'il a choifî.
Le Tribunat ne faifoit pas à cela la moindre chofe»
Au rCile , cette même foi tic que fait ici l'Auteur
des Lettres écrites de la Campagne fur les Tri-
buns du Peuple, avoit été déjà faite en 1715 par
M, de Chapeaurouge Confeiller d'Etat dans un
Mémoire contre L'Office de Procureur général, M.
Louis Le Fort, qui rempliflbit alors cette charg»
avec éclat, lui fit voir .dans une très belle lettre
en réponfe à ce Mémoire, que le crédit & l'auto-
rité des Tribuns avoient été le falut de la Républi-
que , & que fa dellruftion n'étoit point venue
d'eux, mais des Confuls. Sûrement le Procureur
général Le Fort ne prévoyoit gueres par qui feroic
renouvelle de nos jours le fentiment qu'il réfutoit
fi bien.
(î) Voyez le Contrat Social Livre IV. Chap. V.
Je crois qu'on trouvera dans ce Chapitre qui efl
tort court , quelques bonnes max,iraes fur cetto-
matierc.
P4-
340 NEUVIEME
Mais n'allons pas chercher fi loin ces illuftre»
exemples, fi faftueux par eux-mêmes, & i*
trompeurs par leur application. Ne laiffez point
forger vos chaînes par l'amour -propre. Trop
petits pour vous comparer à rien , reliez en>
vous mêmes, & ne vous aveuglez point fur vo-
tre- pofition. Les anciens Peuples ne font plus
un modèle pour les modernes; ils leur font trop
étrangers à tous égards. Vous furtout, Gene-
vois, gardez votre place, & n'allez point aux
objets t'Itvés qu'on vous préfentc pour vous ca-
cher l'abyme qu'on creufe au devant de rous.
Vous n'êtes ni Romains , ni Spartiates; vous
n'êtes pas même Athéniens. Laiflez là ces grands
noms qui" ne vous vont point. Vous êtes des
Marchands, des Artifans, des Bourgeois, tou-
jours occupés de leurs intérêts privés de leur
travaiJ de- leur trafic de leur gain ; des -gens pour
qui la liberté même n'ell qu'un moyen d'acqué-
rir fans obftacle & de poITcder en fureté. ■
Cette fituatlon demande pour vous des maxi-
mes particulières. N'étant pas oififs comme é-
toient les anciens Peuples , vous ne pouvez
comme eux vous occuper fans cefle du Gouver-
nement: mais par cela même que vous pouvezi
moins y veiller de fuite, il doit être ijiftitué de
manière qu'il vous foit plus aiie d'en voir les
manœuvres & de pourvoir aux abus. Tout foin
pu'olic que votre intérêt exige doit vous être
rendt-î
LE T- T R E.' 341
rendu d'autant plus facile à remplir que c'eft un
foin qui vous coûte & que vous ne prenez pas
volontiers. Car vouloir vous en décharger tout-
à-faic c'eft vouloir celTer d'être libres. Il f^ut
opter, dit le Philofophe bienfaifant , & ceux
qui ne peuvent fupporter le travail n'ont qu'à
chercher le repos dans la feivitude.
Un peuple inquiet défœuvré remuant, &,
faute d'affaires particulières toHJours prêt à fe
mêler de celles de l'Etat, a befoin d'être cou-
tenu , je le fais; mais encore un coup la Eour-
geoifie de Genève eft-elle ce Peuple- là V E.ien
n'y relTemble moins ; elle en eft l'antipode. Vos
Citoyens, tout abforbés dans leurs occupations
domeftiques & toujours- froids' fur le refte , ne
fongent à l'intérêt, public que quand le leur
propre eft attaqué. Trop peu foigneux d'éclai-
rer la conduite de leurs chefs, ils ne voyant les
fers qu'on leur prépare que quand ils en fen-
tent le poids. Toujours diftraits , toujours trom*
pés , toujours fixés fur d'autres objets , ♦ils fe
laifTent donner lé change fur ie plus important
de tous , & vont toujours cherchant le reme*
de , faute d'avoir fu prévenir le mal. A force
de compafTer leurs démarches ils ne les fonû
jamais qu'après coup. Leurs lenteurs les -au-
roient déjà perdus cent fois fi l'impatience da
Magiftrat ne les eut fauves, &fi, preflTé d'exer-
cer ce pouvoir fuprême auque^ il aQure, vil•
P 5 «
34i NEUVIEME
ne les eut lai -même avertis du danger.
Suivez l'hidorique de votre Gouvernement,
vous verrez toujours le Confeil, ardent dans
fes entreprifes , les manquer le plus fouvent
par trop d'empreffement à les accomplir , &
vous verrez toujours la Bourgeoifie revenir en-
fin fur ce qu'elle a laifle faire fans y mettre op.
pofition.
En 1570. l'Etf.t étoit obéré de dettes & affli-
gé de plufieurs fléaux. Comme il étoit mal aifé'
dans la circonftancc d'affembler fouvent le Con.
feil général, on y propofe d'autorifer les Con-
fcilS'de pourvoir aux befoins préfens : la pro-
pofition palTe. Ils partent de-la pour s'arroger
ie droit perpétuel d'établir des impôts, & pen-
dant plus d'un fiéclc on les laifTc faire fans la
moindre oppofition.
En 1714. on fait par des vues fccrettes (k)
l'entreprife immenfc & ridicule des fortifica-
tions, fans daigner confulter le Confeil géné-
lal, & contre la teneur dts,Edits. En confé-
quence de ce beau projet on établit pour dix
ans des impôts fur Icfqutls on ne le confulte
pas davantage. 11 s'élève quelques plaintes ; on
ks dédaigne; & tout fe tait.
En 1725 le terme des impôts expire; il s'a-
(*) H' en a' été parlé ci-devanti
•
L E T T R E, J431
gic de les prolonger. C'étoit pour la Bburgeoi-
fie le momenc tardif mais nécelTaire de reven-
diquer fon droit négligé fi longtems. Mais la
pelle de Marfeille & la Banque royale ayant dé-
rangé le commerce , chacun occupé des dan-
gers de fa fortune oublie ceux de fa liberté.
Le Confeil, qui n'oublie pas fes vues, renou-
velle en Deux- Cent les impôts, fans qu'il foit
queftion du Confeil général,
A l'expiration du fécond terme lès Citoyens
fe réveillent, & après cent foixante ans d'in»-
dolence, ils réclament enfin tout de bon leuc
droit. Alors au lieu de céder ou temporifer, on-
trame une confpiration (/). Le complot fe dé»
(0 11 s'agiflbit de former , par une enceinte bar-
ricadée , une efpece de Citadelle autour de l'élé-
vation fur laquelle efl: l'Hôtel-de- Ville, poiu- alTer-.
vir de là tout le Peuple. Les bois déjà préparés
pour cette enceinte, un plan de difpofîtion pour
la garnir , les ordres donnes en conféquence aux.
Capitaines de la garniiûi>, des tianfports de muni-
tions & d'armes de l'Arfcnal à l'Hôtel -de- Ville,
le tamponnement de vingt - deux pièces de canon
dans un boulevard éloigné , le tranfmarchement
clandellin de plufieurs autres ; en un mot tous les-
apprccs de la plus violente entreprife faits fans l'a-
veu des Confcils par le Syndic de la garde & d'au^
très Magiflrats , ne purent fuffire , quand tout cela
fut découvert, pour obtenir qu'on fit le procès aux
coupables , ni même qu'on improuvât nettement
leur projet. Cependant la Bourgeoifie , alors maî-
trdie de la Place , les iaifià paifiblement fortir-fans
P 6
3U N E U V I E M E
couvre; les Bourgeois font forcés de prenûfo-
Ics armes, & par cette violente entreprife le
Gonfeil. perd en un mojnent un fiécle d'ufurpi-.
tion.
A peine tout femble pacifié que, ne pou.
rant endurer cette efpece de défaite, on for-
me un nouveau complot. Il faut derechef re-
courir aux armes ,• les Puiflances voifines inter-
viennent, & les droits mutuels font enfin réglés*
En 1650. les Confeils inférieurs introduifent
dans leurs corps une manière de recueillir les
fuiTiages , meilleure que celle qui eft établie,
mais qui n'cft . pas conforme aux Edits. On
continue en Confeil général de fuivre l'ancien"-
lie où fe gliffent bien des abus, & cela dure cin-
quante ans & davantage, avant que les Citoyens
fongent à fe plaindre de la contravention ou à
demander, l'introduflion d'un pareil ufage dans
le Confeil dont ils font membres. Ils la deman.
dent enfin , & ce qu'il y a d'incroyable eft qu'on
]eur oppofe tranquillement ce même Edit qu'on
viole depuis un' demi-fiécle.
En 1707. un Citoyen cfl jugé clandcftine-
troubler leur retraite, fans leur faire la moindre
infultc , fans entrer dans leurs maifons, fans inr
quiéter leurs familles , fans toucher à rien qui leur
appartint. En tout autre pays le Peuple eut com-
mencé par mafiacrer cci confpirat€urs , & mettre
leurs msifons au pillage.
LE T T R s;- 5i|5
ment contre les Loix , condanné, arquebufé
dans la prifon , un autre cft pendu fur la dépo
lîtion d'un feul faux-témoin connu pour tel , un
autre eft trouvé mort. Tout cela pafle, & il
n'en eft plus parlé qu'en 1734. que quelqu'un
s'avife de demander au Magiftrat des nouvelles
du Citoyen arquebufé trente ans auparavant.
En 1736 on érige des Tribunaux criminels
fans Syndics. Au milieu des troubles qui réi-
gnoient alors, les Citoyens , occupés de tant
d'autres affaires , ne peuvent fonger à tout.
En 1758. on répète la même manœuvre; celui
qu'elle regarde veut fe plaindre ; on le fait tai-
re, & tout fc tait. En 1762. on la renouvel-
le encore (jn) : les Citoyens fe plaignent enfin
(m) Et à quelle occafion ! Voila une inquifition
d'Etat à faire frémir. Eft-il concevable que dans un
pays libre on punifle criminellement un Citoyen
pour avoir, dans une lettre à un autre Citoyen non
imprimée , raifonnc en termes décens & mefurés
fur la conduite du JNIagiftrat envers un troifieme Ci-
toyen? Trouvez -vous des exemples de violences
pareilles dans les Gouvernemens les plus abfolus?
A la retraite, de M. de Silhouette je lui écrivis una
Lettre qui courut Paris. Cette Lettre étoit d'une
hardiefle que je ne trouve pas moi-même exempte
de blâme; c'eft peut-être la feule chofe répréhenfi-
ble que j'aye écrite en ma vie. Cependant m'a-t-on
dit le moindre mot à ce fujet? On n'y a pas mcme
fongi^. En France on punit les libelles; on fait très
bien ; mais on laiHe aux particuliers une liberté
P 7
546 NEUVIEME
Fannée fuivante. Le Confeil répond; vous ve-
nez trop tard; l'iifage cft établi.
En Juin 1762. un Citoyen que le Confeil'
avoit pris en haine efl flétri dans fes Livres ,
^ pcrfonncllement décrété contre l'Edit le plus
formel. Ses parons étonnés demandent par re-
quête communication du décret ; elle leur eflr
refufée, & tout fe tait. Au bout d'un an d'at-
tente le Citoyen flétri voyant que nul ne prc-
telle renonce à fon droit de Cité. La Bourgeoi-
fie ouvre enfin les yeux & réclame contre la vio-
lation de la Loi : il n'étoit plus tems.
Un fait plus mémorable par fon efpece ,
quoifp'il ne s'agiiïe que d'une bagatelle efl: celui
du Sieur Bardin. Un Libraire commet à fon
eorrefpondant des exemplaires d'un Livre nou-
veau; avant que les e^çemplaires arrivent le Li-
vre efl: défendu. Le Libraire va déclarer au
Magiftrat fa commiflîon, & demander ce qu'il
doit fiire. On lui ordonne d'avenir quand les
exemplaires arriveroiK; ils arrivent, il les dé'
honnête ds raifonner entre eux fur les aiFaircs pu-
bliques , & il efl: inoui qu'on ait cherché querelle à
quelqu'un pour avoir , dans des lettres reftées ma-
nufcrites, dit fon avis, fans fatyre 6: fans inveftive,
fur ce qui fe fait dans les Tribunaux. Après avoir
tant aimé le Gouvernement républicain faudra-t-il
changer de fjntiment dans ma vieillelfe , & trouver
enfin qu'il y a plus de véritable liberté dans les Mo*
naichies que dans nos llépubliqiies?
L E T T R E; 3iT
clave, on les faiflt; il attend qu'on les îlii ren-
de ou qu'on les lui p^ye ; on ne fait ni l'un m>
Tàutre ; il fes redemande^ on les garde. Ii>
préfente requête pour qu'ils foient renvoyés ,,
rendus, ou payés: On refufe tout. Il perd fes-
Livres, & ce font des hoinines publics chargés^
de punir le vol, qui_ les ont gardés.
Qu'on pefe bien toutes les circonftances de'
ce fait , & je doute qu'on trouve aucun autre
exemple femblable dans aucun Parlement, dans
aucun Sénat, dans aucun Confeil. dans aucun
Divan , dans quelque Tribunal que ce puifTe
Être. Si l'on vouloit attaquer le droit de pro«
priété fans raifon fans prétexte & jufques dans
fa racine , il fcroit impoiîible de s'y prendre
plus ouvertement. Cependant l'affaire palTe ,
toute le monde fe tait, & fans des griefs plus
graves il n'eut jamais été queftion de celui -là.
Combien d'autres font reftés dans l'obfcurité
faute d'occafions pour les mettre en évidence ?
Si l'exemple précédent efl: peu important en
lui - môme , en voici un d'un genre bien diffé-
rent. Encore un peu d'attention , Monfieur,
pour cette affaire, & je fupprime toutes celles
que je 'pourrois ajouter.
Le 20 Novembre 1763 au Confeil général
aiïenablé pour l'éleftion du Lieutenant & du
Tréforier, les Citoyens remarquent une diffé*
xcnce entre l'EJit imprimé qu'ils ont & l'Edit
348 N-E U V I E M E
înaniifcnt dont un Secrétaire d'Etat fait lecture?,
en ce que l'éledion du Tréforier doit par le
pl-emier fe faire avec celle des Syndics, & par
le fécond avec celk du Lieutenant. Ils remar-
quent , de plus , que l'élection du Tréforier
qui félon l'Edit doit fe faire tous les trois ansj'
ne fe fait que tous les fix ans félon l'ufage , &
qu'au bout des trois ans on fe contente de pro=
pofer la confirmation de celui qui ell: en place»
Ces différences du texte de la Loi entre le
Manufcrit du Confeil 6c l'Edit imprimé, qu'oa
n'avoit point encore obfervées, en font remar-
quer d'autres qui donnent de l'inquiétude fur
îe relie. Malgré rexi>érience qui apprend aux
Gitoyens l'inutilité de leurs Répréfentations les
mieux fondées, ils en font à ce fujet de nou*
velles , demandant que le texte original des-
Edits foit dépofé en Chancellerie ou dans tel
autre lieu public au choix du Confeil, où l'oii
puilTe comparer ce texte avec l'imprimé.
Or vous vous rappellerez, Monlîeur, qfue
pal- l'Article XLII de l'Edit de 1738 il ell dit
qu'on fera imprimer au plutôt un Code général
des Loix de l'Etat , qui contiendra tous les-
Edits & Réglemcns. Il n'a pas encore été quef-
îion de ce Code au bout de vingt fix ans , &
les Citoyens ont gardé le filence (n).
00 Dequplle excufe de quel prétexte pcut-oi>
L E T T R E: 349
Vous vous rappellerez encore que, dans un
Mémoire imprimé en 1745 , un membre prof*
cric des Deux - Cents jetta de violens foupçons
fur la fidélité des Edits imprimés en 17 13 &
réimprimés en 1735,. deux époques également
fufpectes. Il dit avoir collationné fur des Edits
manufcrits ces imprimés , dans lefquels il afïïr-
me avoir trouvé quantité d'erreurs dont il a
fait note , & il rapporte les propres termes
d'un Edit de 1556, omis tout entier dans l'im-
primé. A des imputations fl graves le Confeil
n'a rien répondu , & les Citoyens ont gardé le
filence.
Accordons , û l'on veut , que la dignité da
Confeil ne lui permettoit pas de répondre alors
aux imputations d'un profcrit. Cette même di-
gnité, l'honneur compromis, la fidélité fufpeo-
tée exigeoient maintenant une vérification que
couvrir l'inobfervation d'un Article aulîî exprès &
auflî'important? Cela ne fe conçoit pas. Quand par
hazard on en parle à quelques Magiftrats en cor?
verfatlon , ils répondent froidement. Chaque Edît
particulier ejt imprimé , ra[}hnblez-les. Comme fi l'on
étoit fur que tout fut imprimé , & conime fi le rer-
cueil de ces chiffons formoit un corps de Loix
complet, un code général revêtu de l'authenticité
requife & tel que l'annonce l'Article XLII ! Eft-ce
ainfi que ces Meflleurs remplilfent un engagement
aiiflî formel ? Quelles conféquences finifi:res na
pourroit-on pas tirer de pareille* omiflions ? -
550 NEUVIEME
tant d'indices rendoient nécedaire, & que ceux
qui la demandoicnt avoient droit d'obtenir.
Point du tout. Le petit Confeil juftifie le
changement fait à l'Edit par un ancien ufage
auquel le Confeil général ne s'étant pas oppo»
fé dans fon origine n'a plus droit de s'oppofer
aujourd'lîui.
Il donne pour raifbn de la différence qui eft
entre le Manufcrit du Confeil & l'imprimé^
que ce Manufcrit eft un recueil des Edits avec
les changemens pratiqués , & confentre par le
filence du Confeil général ; au lieu que l'iin-
primé n'efl que le recueil des mêmes Edits,.
tels qu'ils ont pafTé en Confeil général.
Il juftifîe la coufirniation du Tréforier con-
tre l'Edit qui veut que l'on en élife un autre,
encore par un ancien ufage. Les Citoyens
n'apperçoivent pas une contravention aux Edits
qu'il n'autorife par des contraventions antérieu-
res : ils ne font pas une plainte qu'il ne rebu-
te , en leur reprochant de ne s'Otre pas plaints
plutôt.
Et quant à la communication du texte origi-
nal des Loix, elle cft nettement refufce (o) ;
(o) Ces refus fi durs & fi fûrs à toutes les Répré-
fcntat'ons les plus raif^iinables &. les plus juftes pa-
Toiffcnt peu mturcls. Ed-ii concevable que le Con-
feil de Genève y compofc dans fa majeure partis
d'hommes éclairés & judicieux, n'ait pas fenii le
LETTRE. 25Î
fott comme étant cojitraire aux règles ; foit par-
ce que les Citoyens & Bourgeois ne doivent con-
nottre d'autre texte des Loix que le texte imprimé,
quoique le ' petit Confeil en faive un autre &
le fafTe fuivre en Confeil général (p).
Il elt donc contre les règles que celui qui a
paffé un a6le ait communication de l'original de
cet afle, lorfque les variantes dans les copies
les lui font foupçonner de falfîiication ou d'in-
corre(51:ion , & il eft dans la règle qu'on ait deux.
fcandale odieux & même effrayant de refufer à des
bommcs libres, à des membics du Lcgiilateur, la
communication du texte authentique dea Loix, &
de fomenter ainfi comme à plaifir des foupçons pro-
duits par l'air de myftere & de ténèbres dont il
s'environne fans ccile à leurs yeux? Pour moi, je
penche à croire que ces refus lui coûtent, mais
qu'il s'ell prefcrit pour rcgle de faire tomber l'ufage
des Répréfentations , par des réponfes conftammenc
négatives. En effet cfl-il à préfuraer que les hom-
mes les plus paticns ne fe rebutent pas de deman-
der pour ne rien obtenir V Ajoutez la propofition
déjà faite en Deux -Cent d'informer contre les Au-
teurs des dernières Pvépréfentations , pour avoir ufé
d'un droit que la Loi leur donne. Qui voudra dé-
formais s'expofer à des pourfuites pour des démar-
ches qu'on fait d'avance être fans fuccès? Si ceH:
là le plan que s'eft fait le petit Confeil, il faut
avouer qu'il le fuit très bien.
(p) Extrait des Regiftres du Confeil du 7. Dé-
cembre 1763. en réponfe aux. Répréfentations ver-
bales faites le 2i Novembre par fix Citoyens ou,
Bo'iîrgeois. ••
35a N- E U V r E M S
difFërens textes des mêmes Loix, l'un pour hi
paiticaliers iic l'autre pour le Gouvernementl
Oaïces-vous jamais rien de femblable ? Et tou-
tefois fur toutes ces découvertes taidives , fur
tous ces refus révoltans , les Citoyens, écon*
duits dans leurs demandes les plus légitimes, fe
taifent, attendent, & demeurent en repos.
"Voila, Monficur , des faits notoires dans
votre Ville , & tous plus connus de vous que
de moi; j'en pourrois ajouter cent autres, fans
compter ceux qui me font échapés. Ceux-ci
fuffiront pour- juger fi la Bourgeoifie de Genève
eft ou fut jamais , je ne dis pas remuante & fé-
ditieufe , mais vigilante , attentive , facile à
s'émouvoir pour défendre fes droits les mieux
établis & le plus ouvertement attaqués?
On nous dit <.]u'une Nation vive , ingéniexife
^ très ocivpie de fes droits politiques aiiroit un
extrême lejoin de dinuer à Jon Gsuvernement wie
force négative (q)-. En expliquant cette force
négative on peut convenir du principe ; mais
eft-ce à vous qu'on en veut faire l'application ?
A-t-on donc oublié qu'on vous donne ailleurs
plus de fang-froid qu'aux au ti' es Peuples (»•)?
Et comment peut-on dire que celui de Genève*
s'occupe beaucoup de fes droits politiques»
quand on voit qu'il ne s'en occupe jamais que
(?) Page 170. (r) Page 154,
L E T T R E. 353
tard, nvec répugnance, & feulement quand le
péril le plus preflTant l'y contraint ? De forte
qu'en n'attaquant pas fi brufquement les droits
de la Bourgeoifie , il ne tient qu'au Confeil
qu'elle ne s'en occupe jamais.
Mettons un moment en parallèle les deux
partis pour juger duquel l'aclivité eft le plus à
craindre, .& où doit être placé le droit négatif
pour modeîer cette aflivité.
D'un côté je vois un peuple très - peu nom-
breux , paifible & froid , compofé d'hommes
laborieux, amateurs du gain, fournis pour laur
propre intérêt aux Loix & à leurs Minières,
tout occupés de leur négoce ou de leurs mé-
tiers; tous, égaux par leurs droits & peu dif-
tingués par la fortune, n'ont entre euxni chefs
ni cliens; tous, tenus par leur commerce par
leur état par leurs* biens dans une grande dé-
pendance du Magiilrat, ont à le ménager; tous
craignent de lui déplaire; s'ils veulent fe mêler
des affaires publiques c'eft toujours au préjudi-
ce des leurs. Diftraits d'un côté par des objets
plus intéreffans pour leurs familles; de l'autre,
arrêtés par des confidérations de prudence, par
l'-expérience de tous les tems , qui leur apprend
combien dans un auffî petit Etat eue le vôtre où
tout particulier efl: inceflamment >bus les yeux
du Confeil il eft dangereux de l'ofFenfer, ils
font pon;és par les raifoiis les plus fortes à tout
554- NEUVIEME
facrifier à la paix,* car c'eft par elle feule qu'ils
peuvent profpérer; & dans cet état de chofes
chacun trompé par fon intérêt privé aime enco-
re mieux être protégé que libre, & fait fa cour
pour faire fou bien.
De l'autre côté je vois dans une petite Vil-
le, dont les affaires font au fond très peu de
chofe, un corps Je Magiftrats indépendant &
perpétuel, prefqiie oifif par état, fiffre fa prin-
cipale occupation d'un intérêt très grand , &
très naturel pour ceux qui commandent, c'eft
d'accroître inceffamment fon empire; car l'am-
bition comme l'avarice fe nourrit de fes avan-
tages , & plus on étend fa puiflancc, plus on
eft dévoré du défir de tout pouvoir. Sans ceffe
attentif ;à marquer des diflances trop peu fenfi-
bles dans fes égaux de naiilance, il ne voit en
eux que fes inférieurs , & -brûle d'y voir fes
fujets. Armé de toute la force publique, de-
pofiiaire de toute l'autorité , interprête & dif-
pcnfateur des Loix qui le gênent, il s'en fait
Ujie arme offenfive & défenfive, qui le rend
redoutable, refpcftable, facré pour tous ceux
qu'il veut outrager. C'efl: au nom même de la
Loi qu'il peut la tranfgreffer impunément. Il
peut attaquer la conftitution en feignant de la
défendre; il peut punir comme un rebelle qui-
conque ofe la défendre en effet. Toutes les
eotreprifes de ce corps lui deviennent, faciles;
L E T T Pv E. 355^
îlnelaiffe à perfonne le droit de les arrêter ni
d'en.connoître; il peut agir , différer, fLifpen-
dre; il peut féduire effrayer punir ceux qui lui
réfiftent, & s'il daigne employer pour cela des
prétextes , c'eft plus pa^ bienféance que par
néceiîité. Il a donc la volonté d'étendre fa
puiffance , & le moyen de parvenir à tout ce
qu'il veut. Tel eft l'état relatif du petit Con-
feil & de la Bourgeoifie de Genève. Lequel de
ces deux corps doit avoir le pouvoir négatif
pour arrêter les entreprifes de l'autre? L'Au-
teur des Lettres affure que c'tft le premier.
Dans la plupart des Etats les troubles inter-
nes viennent d'une populace abrutie & flupide,
écliauffée d'abord par d'inO-ipportables vexa-
tions , puis ameutée en fecret par des brouil-
lons adroits, revêtus de quelque autorité qu'ils
veulent étendre. Mais eft-il rien de plus faux
qu'une pareille idée appliquée à la Bourgeoifie
de Genève, à fa partie au moins qui fait face
h la puiffance pour le maintien des Loix? Dana
tous les tems cette partie a toujours été l'ordre
moyen entre les riches & les pauvres , entre les
chefs de l'Etat & la populace. Cet ordre,
compofé d'hommes à-peu-près égaux en fortu-
ne, en état, en lumières, n'ed ni affez élevé
pour avoir des prétentions , ni affez bas pour
n'avoir rien h perdre. Leur grand intérêt leur
intérêt commun cfl que les Loix foicnt obfer-
$56 NEUVIEME
vées, les Magiftrats refpeflés, que !a conftitii.
tion fe foutienne & que l'Etat foit tranquille.
Perfonne dans cet ©rdrc ne jouît à nul égard
d'une telle fupériorité fur les autres qu'il puiiFe
les mettre en jeu pour fon intérêt particulier.
C'eft la plus faine partie de la République, la
feule qu'on foit afTuré ne pouvoir dans fa con-
duite fe propofer d'autre objet que le bien 3e
tous. Aufîî voit-on toujours dans leurs démar-
ches communes une décence, une modeflie,
une fermeté refpeclueufe, une certaine gravité
d'hommes qui fe fentent dans leur droit & qui
fe tiennent dans leur devoir. Voyez, au con-
ti-fiire , de quoi l'autre parti s'étaye; de gens
qui nagent dans l'opulence , & du peuple le
plus abject, Eft-ce dans ces deux extrêmes, l'un
fait pour acheter l'autre pour fe vendre, qu'on
doit chercher l'amour de la juftice & des loix?
C'eft par eux toujours que l'Etat dégénère : Le
riche tient la Loi dans fa bourfe , & le pauvre
aime mieux du pain que la liberté. Il fufEt de
comparer ces deux partis pour jirgcr lequel doit
porter -aux Loix la première atteinte ; &; cher-
chez en effet dans votre hiftoire fi tous les
complots ne font pas toujours venus du côté de
la Magiftrature , & fi jamais les Citoyens ont
eu recours à la force que lorfqu'il l'a fallu pour
s'en garantir ?
On raille, fans doute, quand, fur les con-
fé.
L E T' T R E. 35?
f^quences du droit que réclament vos Concito-
yens , on vous répréfcnte TEcat en proye à la
•brigue, à la féduflion, au premier venu. Ce
droit négatif que veut avoir le Confeil fut in-
connu jufqu'ici; quels maux en eft-il arrivé? Il
en fut arrivé d'affreux s'il eut voulu s'y tenir
quand la Bourgeoifie a fait valoir le fien. Ré-
torquez l'argument qu'on tire de deux cents ans
deprofpérité ; que peut-on répondre? Ce Gou-
vernement , direz -vous, établi par le tems ,
foutenu par tant de titres, aiiterifé par un fî
■long ufage , confacré par fes fuccès, & où le
droit négatif des Confeils fut toujours ignoré,
ne vaut-il pas bien cet autre Gouvernement ar-
■bitraire, dont nous ne connoiifons encore ni
les propriétés , ni fes rapports avec notre bon-
heur, & où la raifon ne peut nous montrer
que le comble de notre mifcre?
Suppofertous les abus dans le parti qu'on at-
taque & n'en fuppofer aucun dans le fien, cft
un fophifme bien grolîler & bien ordinaire,
dont tout 'nomme fenfé doit fe garantir. 11 faut
fuppofer des abus de part & d'autre, parce qu'il
s'en glifle par tout ; mais ce n'efl: pas à dire
qu'il y ait égalité dans leurs conféquenccs.
Tout abus efl: un mal , fouvcnt inévitable, pour
lequel on ne doit pas profcrire ce qui cil bon
en foi. Mais comparez, & vous trouverez d'un
côté des maux fûrs, des maux terribles fans
borne & fans fin; de l'autre l'abus mômedilH-
358 N E U V I E II E
cile, qui s'il eft grand fera paHager, & ttî,
que quand il a lieu il porte toujours avec lui ion
remède. Car encore une fois il n'y a de liberté
poiîîble que dans l'obTcrvation des Loix ou de
la volonté générale, ^ il n'eft pas plus dans la
volonté générale de nuire à tous , que dans la
volonté particulière de nuire à foi-môme. M'.;is
fuppofons cet abus de la liberté aufïj natuiel
que l'abus de la puifTance. 11 y aura toujours
cette dilTérence entre l'un & l'autre, que l'abus
de la liberté tourne au préjudice du peuple oiii
en nbufe, & le punilTant de fon propre tort le
force à en chercher le remède ; ainfrde ce côté
le mal n'cft jamais qu'une crife, il ne peut fai-
re un état permanent. Au lieu que l'abus de
la pu i fiance ne tournaijt poinc au préjudice du
puifTant mais du foible, cft par fa nature fans
mefure fans frein fans limites; Il ne linit que
par la deftniclion de celui qui fcul en reTtnt le
mal. Difons donc qu'il faut que le Gouvcriie-
Eient appartienne au petit nombre , l'infpcélion
fur le Gouvernement à la généralité, & que fi
de part ou d'autre l'abus ell: inévitable, il vaut
encore mieux qu'un peuple foit malheureux par
fa faute qu'opprimé fous la main d'autrui.
Le premier & le plus grand intérêt public e(l
toujours la juftice. Tous veulent que les con*
ditions foicnt égales pour tous , & la juflice
Tî'eft que cette égalité. Le Citoyen ne veut que
Iw Loix & que robfcrvatlon des Loix. Chaque
LETTRE, STÎ?
particulier dans le peuple fait bien que s"il y a
des exceptions, elles ne feront pas en fa faveur.
Ainfi tous craignent les exceptions , &qui craint
les exceptions aime li Loi. Ctiez les Chefs
c'eft toute autre cliofe : leur état niôaie efl: un
état de préférence, & ifs cherchent des préfc-
rcnces par tout (s). S'ils veulent des Loix, ce
n'eft pas pour leur obéir, c'eft pour en être les
arbitres. Ils veulent des Loix pour fe mettre à
leur place & pour fe fair^ craindre en leur nom.
Tout les favorife dans ce projet. Ils fe fervent
des droits qu'ils ont pour ufurpcr fans rifjue
ceux qu'ils n'ont pas. Co.nnie ils parlent tou-
jours au nom de la Loi, même en la violant,
quiconque ofe la dJ-fendre contre eux efl un fé-
ditieux un rebelle: il doit périr; & pour eux^,
toujours fûts de l'impunité dans leurs entrepri-
fes, le pis qui leur arrive eft de ne pas réuflîr»
S'ils ont befoin d'appuis , par tout ils en troa^
vent. C'eft une ligue naturelle que celle des
(y) La juftice dans le peup'e efl: une vertu d'état;
la violence & la Tyranni'j efi de même dms les
Ciiefs un vice d'état. Si nom étions à leurs ph;ccs
nous autres particuliers , nous deviendrions conme
eux violons ufurpateurs iniques. Quand des Magif-
traLs viennent donc noui préchjr leur intégrité leur
modération, lejr juHicc , ils nous trompent, s'ils
veulent obtenir'aiafi la confiance que nous ne leur
devons pas : non qu'ils ne puilrint' avoir perfonnel-
Icincntces vertus dont ils fe vantent; mais alors ils
font une exception ; & ce n'cfl p.is aux exceptions
que la L'Ji doit avoir égard.
Q 2
?5ô N E U V I E M 2
forts, & ce qui fait la foiblefTe des foibles eftde
ne pouvoir fe liguer ainfi. Tel eft le deftin du
peuple d'avoir toujours au dedans & au dehors
les parties pour juges. Heureux! quand il en
peut trouver d'aflez équitables pour le protéger
contre leurs propres maximes, contre ce fenti-
ment fi gravé dans le cœur humain d'aimer 6c fa-
vorifer les intérêts femblables aux nôtres. Vous
avez eu cet avantage une fois, & ce fut contre
LDute attente. Quand la Médiation fut acceptée,
on vous crut écrafés : mais vous eiues des d.-fcn-
feurs éclairés & fermes, des Médiateurs intègres
& généreux; la juftice & la vérité triomphèrent.
PuifTrez-vous être heureux deux fois! vous aurez;
jouï d'un hdnheur bien rare, & dont vos op-
preflfeurs ne paroifTcnt guère allarmés.
Apres vous avoir étalé tous les maux imagi-
naires d'un droit auiîi ancien que votre Confti-
tution & qui jamais n'a produit aucun mal, on
pallie, on nie ceux du Droit nouveau qu'on
ufurpe & qui fe font fentir dès aujourd'hui.
Forcé d'avouer que îc Gouvernement peut abu-
fer du droit négatif jufqu'à la plus intolérable
tyrannie, on affirme que ce qui arrive n'arri-
vera pas , & l'on change en poffibilité fans vrai-
femblance ce qui fe pafTe aujourd'hui fous vos
yeux. Perfonne, ofe-t-on dire, ne dira que le
Gouvernement ne foit équitable & doux; & re-
marquez que cela fe dit en réponfe à des Ré-
réfcntations où l'on Ce. plaint dts injufticcs i':;
L E T T R E,.. 3(îx
des violences du Gouvernement. C'ell là vrai-
ment ce qu'on peut appcllcr du beau ftyle :,
c'eft l'éloquence de Périclès, qui rcnverfé par
Thucydide à la lutte, prouvoit aux fpeclateurs,
que c'étoit lui qui l'avoit tcrrafîe.
Alnû donc en s'emparant du bien d'autrul
fans prétexte, en cmprifonnant fans raifon les
ianocens, en flétriffant un Citoyen fans l'ouïr,
en jugeant illégalement un autre, en protégeant
les Livres obfcenes, en brûlant ceux qui refpi-.
rent la vertu, en perfécutant leurs auteurs, en.
cachant le vrai te:>te des Loix, en refufant les
fatisfadions les plus juftcs,. en exerçant le plus
dur defpotifjne, en détruifant la. liberté qu'ils
devroient défendre, en opprimant. la Patrie dont
ils devroient être les pères, ces Meilleurs fo,
font compliment à eux-mêmes fur la grande
équité de leurs jugemens , ils s'extafient fur la
douceur de leur adminiftration , ils affirment,
avec confiance que tout le monde efl: de leur
avis fur ce point. Je doute. fort, toutefois, que
cet avis foit le vôtre, & je fuis fur au moins
qu'il n'eft pas celui des Répréfentans.
Que l'intérêt particulier ne me rende point
injufte. C'efl: de tous nos penchans celui contre
lequel je me tiens le plus en garde & auquel
j'efpere avoir le mieux réfidé. Votre Magiftrat
efl: équitable dans les chofes indilFérentes , je
le crois porté mcme à l'être toujours; ft-s places
fjQnt,.peu lucratives; il rend la jullice'& ne.ls .
Q 3
352 N E U V I E M E
vend point; il cfl perfonneHemenc intègre, dé*
fintérelTé , & je fais que dans ce Confcil fi def-
potique il règne encore de la droiture & des
vertus. En vous montrant les conféquences du
droit négatif je vous ai moins dit ce qu'ils fe-
ront devenus Souverains, que ce qu'ils conti-
nueront à fiiire pour l'être. Une fois reconnus
te'i leur intérêt fera d'être toujours juftes , & il
l'cfr dès aujourd'hui d'être juftes le plus fou-
vent: mais malheur à quiconque ofera recourir
aux Loix encore, & réclamer la liberté! C'cft
contre ces infortunés que tout devient permis,
légitime. L'équité, la vertu, l'intérêt même ne
tiennent point devant l'amour de la domination,
& celui qui fera jufle étant le maître n'épargne
aucune injuftice pour le devenir.
Le vrai chemin de la Tyrannie n'eft point
d'attaquer directement le bien public; ce feroit
réveiller tout le monde pour le défendre ; mais
c'eft d'attaquer fucccfîîvement tous fes défen-
fcurs,^ d'effrayer quiconque oferoit encore af-
pircrà l'être. Perfuadez à tous (]ue l'intérêt pu-
blic n'eft celui de perfonne, & par cela feul la
fervitude eft établie; car quand chacun fera fous
le joug où fera la liberté commune? Si quicon»
que ofe parler eft écrafé dans l'inftant même,
où feront ceux qui voudront l'imiter , & quel
fera l'organe de la généralité quand chaque in-
dividu gardera le filcnce ? Le Gouvernement
févira donc contre les zélés- & fera jufte avec les
L H T T R E. 35;^
autres, jufqirà ce qu'il pv.ifTe être inj'jde avec
tous impunément. Alors fa juftice no fi-V-i plus
qu'une économie pour ne pas diTiper fans rai-
fon fon propre bien.
Il y a donc un fcns dans lequel le Confeil efl:
jufte, & doit l'être par intérêt: mais il y en a
un dans lequel il cfl du fyftcmc qu'il s'eft fait
d'être fouvcrainement injuftc, & mille exemples
ont du vous apprendre combien la proteflioii
des Loix efl infuffifante contre la haine du Ma-
giRrat. Que fera-ce, lorfque devenu feul maî-
tre abfolu par fon droit négatif il ne fera plus
gêné par rien dans fa conduite, & ne trouvera
plus d'obftacle à fcs palTions? Dans un fî petit
Etat où nul ne peut fe cacher dans la foule, qui
ne vivra pas alors dans d'éternelles frayeurs, &
ne fentira pas à chaque inftant de fa vie le mal-
heur d'avoir fes égaux pour maîtres? Dans les
grands Etats les particuliers font trop loin du
Prince & des chefs pour en être vus, leur peti-
te^^ti les fauve, & pourvu que le peuple paye
on lelaiffe en paix. Mais vous ne pourrez faire
un pas fans fentir le poids de vos fers. Les pa-
ïens, les amis, les protégés , les efpions de vos
maîtres feront plus vos maîtres qu'eux ; vous
n'oferez ni défendre vos droits ni réclamer vo-
tre bien, crainte de vous fiMrc des ennemis; les
recoins les plus obfcurs ne pourront vous déro-
ber à la Tyrannie, il faudra néceffairement en
être falellite ou viftime : Vous fentircz à la fois
Q4
364 NEUVIEME
l'efclavage politique & le civil, à peine ofcre"-
vous refpirer en liberté. Voila, Mon-(îeur,où
doit naturelleinent vous mener Tuflige du droit
négatif .tel que le Confeil fe Tarroge. ]c crois
qu'il n'en voudra pas faire un ufage auffi funcf-
te, mais il le pourra certainement, & la feuia
certitude qu'il peut impunément être injufte,,
vous fera fcntir les mcmes maux que s'il l'ctoiL
en eiïct.
Je vous ai montre, Monfieur, l'état de votrei
Gonftitution tel qu'il fe préfcntc à mes yeux. Il
rc fuite de cet expofé que cette Conilitution, pri-
fe dans fonenfemble eft bonne & faine, & qu'en
donnant à la liberté fes véritables bornes, elle
lui donne en môme tems toute la folidité qu'el-
le doit avoir. Car le Gouvernement ayant un-
droit négatif contre les innovations du Légifia-
teur, & le Peuple un droit négatif contre les
ufurpations du Confeil, les Loix feules régnent
<k régnciît fur tous ; le premier de l'Etat ne leur
fil pas moins foumis que le dernier, aucun ne;
jicut les enfreindre, nul intérêt particulier ne,
peut les changer , & la ConiHtution demeure
Inébranlable.
Mais fi au contraire 1rs Minières des Loix
çji deviennent les feuls arbitres, 6c qu'ils puif-
fcnt les faire parler ou taire à leur gré : fi le
droit de Répréfentation feul garant dos Loix &
de la liberté n'efl: qu'un droit illufoire & vain
qjLii n'ai^t en aucun cas. aucun, effet néçelTairc; Je
ne
LETTRE.. 3(5>
ne vois point de fervitnde pareille à la v6tre , &
l'image de la liberté n'cft plus cliez vous qu'un,
leurre méprifant & puérile , qu'il cft môme iu-
cléceiît d'ofl'rir à des hommes fenfés. Que fcrt
alors d'affcmbler le Légi dateur, puifque la vo»
lonté du Confeil eft Tunique Loi? Que ferC.
d'élire folemneilement des Rlngiflrats qui d'a-
vance étoient déjà vos Juges, & qui ne tiennent
de cette éleclion qu'un pouvoir qu'ils exerçoicnt
auparavant? Soumettez-vous de bonne grâce, &.
renoncez à ces jeux d'enfanîs , qui , devenus fri'
v^jles, ne font pour vous qu'un aviliiTement de,
plus.
Cet état étant le pire où l'on puifTe tomber
n.'a qu'un avantage; c'ell qu'il ne fauroit changer,
qu'en mieux. C'eft l'unique reflburce des maux.-
extrêmes, mais cette reflburce eft toujours gran-
de, quand des hommes de fens & de cœur la
fentent & favent s'en prévaloir. Que la certitude!
de ne pouvoir tomber plus bas que vous n'êtes
doit vous rendre fermes dans vos démarches!-
mais foyez fùrs que vous ne fortirez point de
l'abîme, tant que vous ferez divifés , tant que.
les uns- voudront agir & les autres rcfler tran-
quilles.
Me voici , MonHeur , s la conclufion de ces.
Lettres. Après vous avoir montre l'état où vous-
ùt^s, je n'entreprendrai point de vous tracer la.-
route que vous devez fuivre pour en fortir. S'il
en eft une, étajot fur les. lieux mêmes, vous &
36^ N E U V I E M E
vos Concitoyens la devez voir mieux que moi;,
quand on fait où l'on eil: & ou l'on doit aller,
on peut fe diriger fans peine.
L'Auteur des Lettres dit que /r on remarqucit
ians un Gouvernement une pe-nte à la violetîce il ne
faudrait paî attendre à laredrejjer que la Tyrannie
s'y fut f unifiée {t). Il dit encore, en fuppofaut
un cas qu'il traite à la vérité de chimère, qu'/i
refieroit un remède trijîe mais légal , ^ qui dvis
ce cas extrême pourrait être eintdoyé comme m em-
ployé Id main d'un Chirurgien , quand la gangrène
Je déclare (y). Si -vous êtes ou non dans ce cas-
fuppofvi chimiiriL]ue , c'cft ce que je viens d'oxa-
ininer. Mon confeil n'eft donc plus ici néceGTai'
re; l'Auteur des Lettres vous l'a donné pour
moi. Tous les moyens de réclamer contre l'in-
juftice font permis quand ils font paifibles, à
plus forte raifon font permis ceux, qu'autorifent
les loix.
Quand elles font tranfgrefrées dans des cas
particuliers vous avez le droit de Répréfentation
pour y pourvoir. Mais quand ce droit même cft
contcfté , c'eft le sas de la garantie. Je no l'ai
point mife au nombre des moyens qui peuvent
rendre efficace une Répréfentation , les Média-
teurs eux-mêmes n'ont point entendu l'y mettre,
puifqu'ils ont déclaré ne vouloir porter nulle
atteinte à l'indépendance de l'Etat, & qu'alors,
(0 Page 172. • (v) Page lor.
LETTRE. 3J67
cependant, ils auroient ini';, pour ainli dire, la
Clef du Gouvememcnt dans leur poche (x).
Ainfi dans le cas particulier l'effc-t des Répré-
feiuations rejectces cil dî produire un Confeil
général; mais reffct du droit même de Repré-
sentation rejette paroit être le recours à la ga-
rantie. 11 faut que la ir.achinc ait en elle-même
tous les reiTorts qui doivent la faire jouer :
quand elle s'arrtte, il faut appeller l'Ouvrier
pour la remonter.
Je vois trop où va cette reTource , & jt- fens
encore mon cœur patriote en gémir. AuiTi, je
le répète, je ne vous propofe rien ; qu'oferois-jc
dire ? Délibérez avec vos Concitoyens & ne
comptez les voix qu'après les avoir peféc?. Dé-
fiez-vous de la turbulente jeunelle, de l'opulen-
ce infolente & de l'indigence vénale; nul fahi-
tairc confeil ne peut venir de ces côtés-là. Con-
fultez ceux qu'une honnête médiocrité garantie
des féductions de l'ambition & de lamifere; ceux
dont une honorable vieillcfTe couronne une vie
fans reproche; ceux qu'une longue expérience
(x) I,a conféquence d'un tel fyftême eut été d'é-
lablir un Tribunal de la Médiation réfident à Genè-
ve, pour connoitre des tranfgrelîîons dej f^oix. Par
ce Tribunal la fouveraineté de la République eiit
bientôt été détruite, mais la liberté des Citoyens
eut été beaucoup plus alTurée qu'elle ne peut l'être
fi l'on ôte le droit de jlépréfentation. Or de n'être
Souverain que de nom ne n!;nifie pas grand'-chofc ,
mais d'être libre en effet lignillc beaueoup.
ZCZ NE'UVÏEAÎE LETT'RE.
c verfés dans les affaires publiques; ceux qui,
fans ambition dans l'Etat n'y veulent d'autre
-rang que celui de Citoyens; enfin ceux qui n'a-
yant jamais ^u pour objet dans leurs démarches
•<]uc le bien de la patrie & le maii)"tien des Loix,
ont mérité par leurs vertus l'cflime du public-,
■& la confiance de leurs (:gaux.
Mais furtout réuniffez- vous tous. Vous êtes
perdus fans reffource fi vous reliez divifés. Rt
pourquoi le feriez-vous , quand de fi grands in-
térêts communs vous uniîfent ? Comment dans
un pareil danger la bafle jaloufie & les petites
pafîîons ofent- elles fe faire entendre? Valent-
-elles qu'on les contente à fi haut prix,& faudra-
t-il que vos enfans difent un jour en pleurant
fur leurs fers; voila le fruit des diffcntiôns de
r.os pères? En un mot, il s'agit moins ici de dé-
libération que de concorde; le choix du parti
que vous prendrez n'eft pas la plus grande af-
faire : Fut- il mauvais en lui -môme, prenez -le
toL!s enfemblc ; par cela feul il deviendra le
meilleur, & vous ferez toujours ce qu'il fa.tt
faire pourvu que vous le fafiîcz de concert. Voi»
la mon avis, Monfieur, & je linis par où j'ai
commencé. En vous obéilTant j'ai rempli mou
dernier devoir envers la Patrie. Maintenant je
prends congé de ceux qui l'habitent; il ne
leur rcfi:e aucun mal à me faire, & je ne puis
plus leur faire aucun bicfl.
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