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Full text of "Lettres écrites de la montagne. En deux parties"

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TÏTAM 

IMP]E:N'I])E]aE 
TE HO. 



¥^^r 




N" fi ii.- 



LETTRES 



ECRITES DE LA 



MONTAGNE. 



Far J. y. ROUSSEAU. 



EN DEUX P A R TIE Si 



^^ VITAM 




(( IMPENDERE 

^^ YERO. ^J^ 



A AMSTERDAM, 
Oiez MARC MICHEL RE Y, 



MDCCLXIV. 



Digitized by the Internet Archive 

in 2010 witli funding from 

Univers ity of Ottawa 



Iittp://www.arcliive.org/details/li1764lettrescri00rous 



AVERTISSEMENT. 

C^'est revenir tard, je le fens , fur un fujet 
trop rebattu & déjà prefque oublié. Mon état,r 
qiii ne me permet plus aucun travail fuivi, mon 
avcrfion pour le genre polémique,- ont caufé 
ma lenteur à écrire & ma répugnance à publier. 
Paurois mâme tout à fait fupprimé ces Lettres».- 
ou plutôt je ne les aurois point écrites, s'il. 
n'-eut été qneftion que de moi; Mais ma Patrie." 
ne m'eft pas tellement devenue étrangère que. 
je puifTe voir tranquillement opprimer fes Ci' 
toycns, fuftoiit lorfquïls n'ont compromis leurs 
droits qu'en défendant ma Caufe. Je feroii le. 
dernier des hommes fî dans une telle occafiba 
.j'écoutois un fentiment qui n'efi: plus ni dou- 
ceur ni patience, mais foiblcffe & lâcheté, dan's- 
celui qu'il empêche de remplir fon devoir. 

Rien de moins important pour le public, j'en 
conviens , que la matière de ces Lettres. La 
Conftitiuion d'une petite République, le fort." 
d'un petit particulier, l'expofé de quelques in» 
juftices, la réfutation de quelques fophifraes ; 
tout cela n'a rien en foi d'alTez confidérabla 
pour mériter beaucoup de Lecteurs : Mais (î ïnes 
flijets font petits mes objets font grands, & di- 
gnes de l'attention de tout honnêce homme, 
liaidons Genève à Ta place , & Rouffeau dans, 
ià déprciTron; 'mais b 'Religion ,.. mais la Liber- 



A \' E R T I s s E M E N T. 

té, b juflicc ! voila, qui que vous foyez, ce 
qui n'eft pas au defTous de vous. 

Qu'on ne cherche pas inôme ici dans le ftyle 
le dédomagement de l'aridité de la matière. 
Ceux que quelques traits heureux de ma plu- 
me ont fi fort irrités trouveront dequoi s'ap- 
paifer dans ces Lettres. L'honneur de défendre 
un opprimé eut enflamé mon cœur fi j'avois 
parlé pour un autre. Réduit au trille emploi de 
jne défendre moi; même, j'ai du me borner à 
raifonner; m'échaufFer eut été m'avilir. J'aurai 
donc trouvé grâce en ce point devant ceux 
qui s'imaginent qu'il efl: eflTencicl à la vérité 
d'être dite froidement; opinion que pourtant 
j'ai peine à comprendre. Lorfqu'une vive per- 
fuafion nous anime, le moyen d'employer un 
langage glacé? Quand Archimede tout tranfpor- 
té couroit nud dans les rues de Syraeufe, en 
avoit-il moins trouvé la vérité parce qu'il fe 
paflîonnoit pour elle? Tout au contraire, ce- 
lui qui la fent ne peut s'abftenir de l'adorer ; 
celui qui demeure froid ne l'a pas vue. 

■ Quoi qu'il en foit, je prie les Ledeurs de 
vouloir bien mettre à part mon beau ftyle , & 
d'examiner feulement fi je raifonne bien ou 
mal ; car enfin , de cela feul qu'un Auteur 
s'exprime en bons termes , je ne vois pas 
comment il peut s'en Cuivre que cet Auteur 
ne fait ce qu'il dit. 



TABLE 

DES 

LETTRES 

Et de leur contenu. 
PREMIERE PARTIE. 

LETTRE PREMIERE. Pag. i 

Etat de la queflîon par rapport à l'Auteur. Si elle ejl 
de la compitence des Tribunaux civils. Manière in- 
jujîe dt la réfoudre. 

LETTRE II. 42 

De la Religion de Genève. Principes de la Rtfornu- 

tiun. L'Auteur entame la dijhijfion des miracles. 

L E T T R E III. 70 

Continuation du 7néms Sujet. Court examen de quelques 

autres accufations. 

LETTRE IV. irp 

L'Auteur Je ftippofe coupable ; il compare la procédure 
à la Loi. 

LETTRE V. 143 

Continuation du même Sujet, yurij'prudence tirée des 
procédures faites en cas femhlalies. But de l'Auteur 
en publiant la profcjjïon de foi. 

L E T T R E VL 205 

S'il ejl vrai que l'Auteur attaque les Gouvernemens. 

Courte analyfe de Jm Livre. La procédure faite à 

Genève ejtjans exemple ^ (j' n'a été fuivie en aucun 

pays. 

♦ 2 



SECONDE PARTIE. 

LETTRE VU." Pa^. 221 

Eiatpréfent du Gouvernement de Genève, fixé par lE- 
dit de la Médislion. 

L K T T R E VIII. 26 j- 

EJprit de cet Ed't. Contrepoids qu'il donne à la Puif- 
j'ance arijîucratique. Entreprife du Petit Co'ifeil d'à- 
uéantir ce contrepoids par Z'oye de fait. Examen des 
inconvéniens allcguts. Syjlême des Edits fur les enz:' 
prifunnemens . 

L E T T R E IX. 319 

Manière de faifonner- de l'auteur des Lettres écrites d?f. 
la Campagne. Son vrai but dans cet Ecrit, Choix 
de-ces exemples. Cora&ere de la Bcurgeaijie de Gtf- 
fièie. Pr£uve par les faits. Coiiclufion. 

F I N^ 

A V I S au Relieur. 

11 y a 4 Giitons qui fc trouvent imprimée avec la 
feuille marquée d'une étoile , le Relieur aura foin de 
les placer eîLactemcnt à leur place. 



AVERTISSEMENT du LIBRAIRE.' 

J'ai fait ce qui a dépendu de moi pour ren- 
dre l'édition de ces Lettres correcte; il s'y c'I 
néanmoins glilTé quelques fautes d'imprelEon, 
^c4ele6lcur coriigera aiféuient. 

I^ETriV2S 



LETTRES 



ECRITES DE LA 



M O N T A G NE. 



PREMIERE LETTRE. 



N< 



ON", Monfieur, je ne vous blâme point de 
ne vous âtre pas joint aux Répréfentans pour 
foutenir ma caufe. Loin d'avoir approuvé moi- 
même cette démarclie, je m'y fuis oppofé de 
tout mon pouvoir, & mes parens s'en font reti- 
rés à ma folicitation. L'on s'eft tu quand il fal- 
loit parler; on a parlé quand il ne reftoit qu'à 
fe taire. Je prévis l'inutilité des répréfentations, 
j'en prelTentis les conféquences : je jugeai que 
leurs fuites inévitables troubleroient le repos 
public, ou changeroient la conftitution de l'E- 
tat. L'événement a trop juftifié mes craintes. 
Vous voila réduits à l'alternative qui m'efFra- 
yoit. La crife où vous êtes exige une autre dé- 
libération dont je ne fuis plus l'objet. Sur ce 
qui a été fait vous demandez ce que vous de- 
vez faire : vous confidérez que l'effec de ces dé- 
ûiarch^s , étant relatif au corps de la Bour- 
A 



2 PREMIERE 

geoific, ne retombera pas moins fur ceux qui 
s'en font abftenus que fur ceux qui les ont fai- 
tes. Ainfi, quels qu'aient été d'abord les divers 
avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos 
droits réclamés & attaqués ne peuvent plus de- 
m.eurer en doute; il faut qu'ils foient reconnus 
ou anéantis, & c'efl: leur évidence qui les met 
en péril. Il ne falloit pas approcher le flam- 
beau durant l'orage ; mais aujourd'hui le feu 
eH: à la maifon. 

Quoiqu'il ne s'agifle plus de mes intérêts, 
nion honneur me rend toujours partie dans cet- 
te affaire; vous le favez, & vous me confultez 
toutefois comme un homme neutre; vous fup- 
pofez que le préjugé ne m'aveuglera point & 
que la paflion ne me rendra point injufte : je 
l'efpere auflî; mais dans des circonftances fi dé- 
licates , qui peut répondre de foi ? Je fens 
qu'il m'eft impoflîble de m'oublier dans une 
querelle dont je fuis le fujet, & qui a mes mal- 
heurs pour première caufe. Que ferai-je donc, 
Monfieur, pour répondre à votre confiance & 
juflifier votre eftime autant qu'il efl: en moi ? 
Le voici. Dans la jufte défiance de moi-même , 
je vous dirai moins mon avis que mes rai- 
fons : vous les péferez , vous comparerez , & 
vous choifirez. Faites plus; défiez -vous tou- 
jours, non de mes intentions; Dieu le fait, 
elles font pures ; mais de mon jugement. 



LETTRE. S 

yhomrae le plus jufte , quand il eft ulcéré voit 
rarement les chofes comme elles font. Je ne 
veux fùrement pas vous tromper, mais je puis 
me tromper; je le pounois en toute autre cho- 
fe , & cela doit arriver ici plus probablement. 
Tenez-vous donc fur vos gardes , & quand je 
n'aurai pas dix fois raifon ne me l'accordez 
pas une. 

Voila, Lîonfieur, la précaution que vous 
devez prendre , & voici ctlle que que je veux: 
prendre à mon tour. Je commencerai par vous 
parler de moi , de mes griefs , des durs procé- 
dés de vos Magiftrats ; quand cela fera fait & 
que j'aurai bien foulage mon cœur, je m'ou- 
blierai moi-même; je vous parlerai de vous, 
de votre fituation , c'eft-à-dire, de la Républi- 
que; & je ne crois pas trop préfumer de moi, fi 
j'efpere, au moyen de cet arrangement, traiter 
avec équité la queflion que vous me faites. 

J'ai été outragé d'une manière d'autant plus 
cruelle que je me fiatois d'avoir bien mérité de 
la Patrie. Si ma conduite eut eu befoin de grâ- 
ce , je pouvois raifonnablement efpérer de 
l'obtenir. Cependant , avec un empreffement 
fans exemple , fans avertiffcment , fans cita- 
tion , fans examen , on s'eft hâté de flétrir mes 
Livres ; on a fait plus ; fans égard pour mes 
malheurs pour mes maux pour mon état, on a 
décrété ma perfonne avec la môme précipita- 



4 PREMIERE 

tion, l'on ne m'a pas même épargné les ter- 
mes qu'on employé pour les malfaiteurs. Ces 
Meilleurs n'ont pas été indulgens, ont - ils du 
moins été juftes ? C'eft ce que je veux recher- 
cher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous 
prie, de l'étendue que je fuis forcé de donner 
à ces Lettres. Dans la multitude de queilions 
qui fe préfentent, je voudrois être fobre en 
paroles ; mais, Monfieur, quoi qu'on puiiïe 
faire, il en faut pour raifonner. 

UalTemblons d'abord les motifs qu'ils ont 
donnés de cette procédure, non dans le réqui- 
fitoire, non dans l'arrêt, porté dans le fecret, 
&. relié dans les ténèbres (i); mais dans les 
réponfes du Confeil aux Répréfentations des 
Citoyens & Bourgeois , ou plutôt dans les Let- 
tres écrites de la Campagne ; ouvrage qui leur 
fert de manifefte, & dans lequel feul ils dai- 
gnent raifonner avec vous. 

(i) Ma famille demanda par' Requête commu- 
nication de cet Arrêt. Voici la réponfe. 
Du 25 Juin 1762. 

„ En Confeil ordinaire , vu, la pré/ente Requête , nr. 
„ rêté qu'il n'y a lieu d'accorder aux Jupplians les fins 
„ d'icelie. 

I. u L L I N. 

L'Arrêt du Parlement de Paris fut imprimé aufll- 
tôt que rendu. Imaginez ce que c'efl: qu'un Etat 
libre où l'on tient cachés de pareils Décrets con- 
tre l'honneur & la liberté des Citoyens! 



LETTRE 5 

], Mes Livres font, " difent-ils , „ impies 
i, fcandaleux téméraires , pleins de blafphêmes 
„ & de calomnies contre la Religion. Soas 
„ l'apparence des doutes l'Auteur y a ralTem- 
„ blé tout ce qui peut Cendre à fapper , ébran- 
„ 1er & détruire les principaux, fondemens de 
j, la Religion Chrétienne révélée. 

„ Ils attaquent tous les Gouvernemens. 
„ Ces Livres font d'autant plus dangereux 
„ & répréhenfibles qu'ils font écrits en Fraa- 
„ çois , du ftyle le plus fédudeur , qu'ils pa- 
j, roiffent fous le nom & la qualification d'un 
,, Citoyen de Genève, & que, félon l'inteii- 
„ tioh de l'Auteur , l'Emile doit fervir de gui- 
„ de aux -pères aux mères aux précepteurs. 

„ En jugeant ces Livres , il n'a pas été pof- 
„ fible au Confeil de ne jetter aucun regard 
„ fur celui qui en étoit préfumé l'Auteur." 

Aurede, le Décret porté contre moi,, n'eft", 
continuent- ils, „ ni un jugement ni une fcn- 
„ tence, mais un iîmple appointement provi. 
„ foire qui lailToit dans leur entier mes ex- 
„ ceptions & défenfes , & qui dans le cas pré- 
„ vu fervoit de préparatoire à la procédure 
„ prcfcritte par les Edits & par l'Ordonnance 
„ ecclefiaftique. " 

A cela les Répréfentans , fans entrer dans 
l'examen de la dodrine , objeélerent ; „ (]ue 
„ le Confeil avoit jugé fans formalités prélimi- 
■ " A3 



5 PRE ]M 1ERE 

„ ncires: que l'Article 88 de l'Ordonnance ec- 
j, cléfiaftique avoit été violé dans ce jugement; 

,., que la procédure faite en 1562 contre Jean 

„ Morelli à forme de cet Article en montroit 

,, clairement l'ufage, & donnoit par cet exem- 

„ pie une jurifprudence qu'on n'auroit pas da 

,., méprifer ; que cette nouvelle manière de 

,, procéder étoit même contraire à la règle du 

„ Droit naturel admife chez tous les peuples , 

„ laquelle exige que nul ne foit condanné fans 

,, avoir été entendu dans fes défenfes; qu'on 

„ ne peut flétrir un ouvrage fans flétrir en 

5, même tcms l'Auteur dont il porte le nom ; 

„ qu'on ne voit pas quelles exceptions & dé- 

,. fenfes il refte à un homme déclaré impie, 

„ téméraire, fcandaleux, dans fes écrits , & a- 

j, près la fentence rendue & exécutée contre 

j, ces mômes écrits, puifque les cbofcs n'étant 

„ point fufceptibles d'infamie, celle qui réful- 

„ te de la combuftion d'un Livre par la main 

„ du Bourreau réjaillit nécelTairemcnt fur l'Au- 

„ teur : d'où il fuit qu'on n'a pu enlever à un 

„ Citoyen le bien le plus précieux, l'honneur; 

„ qu'on ne pouvoit détruire fa réputation , fon 

„ état, fans commencer par l'cnt<;ndre; que les 

,, ouvrages condannés & flétris méritoient du 

„ moins autant de fupport & de tolérance que 

„ divers autres écrits où l'on fait de cruelles- 

„ fatyres fur la Religion, (5c oui on: été répan- 



LETTRE. 7 

„ dus & môme imprimés dans la Ville : qu'en- 
„ tin par rapport aux Gouvernemens , il a toi- 
,, jours été permis dans Genève de raifonner 
„ librement fur cette matière générale, qu'on 
„ n'y défend aucun Livre qui en traite, qu'on 
„ n'y flétrit aucun Auteur pour en avoir trai- 
„ té, quel que foit fon fentlment ,* & que, 
,, loin d'attaquer le Gouvernement de la Ré- 
,, publique en particulier, je ne laiiTe échapper 
,, aucune occafîon d'en faire l'éloge. " 

A ces objeftions il fut répliqué de la part 
du Confeil; ,, que ce n'efi; point manquer à la 
,, règle qui veut que nul ne foit condanné fans 
„ 'l'entendre, que de condanner un livre après 
„ en avoir pris lecture 6c l'avoir examiné fuf- 
„ fifamment : que l'Article 88 des OrJonnan 
„ ces n'ell applicable qu'à un homme qui dog- 
„ matife & non i\ un Livre deftructif de la 
,-, Religion Chrétienne;, qu'il n'eft pas vrai qu© 
„ la flétrifTure d'un ouvrage fe communique à 
,, l'Auteur , lequel peut n'avoir été qu'impru- 
„ dont ou maladroit: qu'à l'égard des ouvrages 
,, fcandalcux tolérés ou môme imprimés dans- 
„ Genève , il n'efi: pas raifonnablc de préten* 
,, dre que pour avoir difllmulé quelquefois , un 
,, Gouvernement foit obligé de diiîîmuler tou- 
,, jours ; que d'ailleurs les Livres où l'on ne 
„ fait que tourner en ridicule la Religion ne 
r, font pas à beaucoup près aulli puniflablcs 
A 4 



8 PREMIERE 

„ que ceux où fans détour on l'attaque par le 
„ raifonnement. Qu'enfin ce que le Confeil doit 
,, au maintien de la Religion Chrétienne dans 
,, fa pureté, au bien public, aux Loix , & à 
,, l'honneur du Gouvernement lui ayant fait 
„ porter cette fentcnce, ne lui permet ni de 
,, la changer ni de l'affoiblir. " 

Ce ne font pas là toutes les raifons objec- 
tions & réponfes qui ont été alléguées de part 
& d'autre, mais ce font les principales &. elles 
fuffifent pour établir par rapport à moi la 
^ueftion de fait & de droit. 

Cependant comme l'objet , ainfi préfenté , 
demeure encore un peu vague , je vais tâcher 
de le fixer avec plus de précifion , de peur que 
vous n'étendiez ma défenfe à h partie de cet 
objet que je n'y veux pa embralTer. 

Je fuis homme & j'ai fait des Livres; j'ai 
donc fait aufïï des erreurs (2). J'en apperçois 
moi-même en afTez grand nombre: je ne doute 
pas que d'autres n'en voyent beaucoup davan- 
tage , 

(2) Exceptons fi l'on veut, les Livres de" G<:0' 
métrie 6c leurs Auteurs. Encore s'il n'y a point 
d'erreurs dans les propofitions mêmes , qui nous af- 
lurera qu'il n'y en ait point dans l'ordre de déduc- 
tion , dans le choix , dans la méchode V Euclide dé- 
montre, & parvient à fon but: mais quel chemin 
prend-il? combien n'erre-t-il pas dans fa route? La 
Iciencc a beau être infaillible ; Thomiiie qui la cul- 
tive fe trompe foLivejit. 



LETTRE. 9 

tage, & qu'il n'y en ait bien plus encore que 
ni moi ni d'autres ne voyons point. Si l'on ne 
dit que cela j'y foufcris. 

Mais quel Auteur n'efi: pas dans le même 
cas, ou s'ofe flatter de n'y pas être? LàYlefTiis 
donc, point de difpure. Si l'on me réfute & 
qu'on ait raifon, l'erreur eft corrigée & je me 
tais. Si l'on me réfute & qu'on ait tort, je 
me tais encore; dois- je répondre du fait d'au, 
trui ? En tout ttat de caufe, après avoir en- 
tendu les deux Parties, le public eft juge, il 
prononce , le Livre triomphe ou tombe, & le 
procès eft fini. 

Les erreurs des Auteurs font fouvent fort 
indifférentes ; mais il en efl auiïî de domagea- 
blcs , môme contre l'intention de celui qui les 
commet. On peut fe tromper au préjudice du 
public comme au fîen propre; on peut nuire 
innocemment. Les controverfes fur les matiè- 
res de jurifprudence, de morale, de Religion 
touîbent fréquemment dans ce cas. Néccffaire- 
mcnt un des deux difputans fe trompe, & l'er- 
reur fur CCS matières important toujours de- 
vient faute ; cependant on ne la punit pas 
quand on la préfume involontaire. Un homme 
n'efl: pas coupable pour nuire en voulant fer- 
vir , & fi l'on pourfuivoit criminellement un 
Auteur pour des fautes d'ignorance ou d'inad- 
vertance , pour de mauvaifcs maximes qu'on 
A 5 



jô PREMIERE 

pourroit tirer de fes écrits tiès conféquemmenf" 
mais contre fon gré, quel Ecrivain pourroic fe 
mettre à l'abri des poiuTuites? Il faudroit être 
infpiré du Saint Efprit pour fe faire Auteur & 
n'avoir que des gens infj|.iirés du Saint Efprit 
pour juges. 

Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes , 
je ne m'en défends pas plus que des fimplcs er- 
reurs. Je ne puis affirmer n'en avoir point 
commis de telles , parce que je ne fuis pas un 
Ange ; mais ces fautes qu'on prétend trouver 
dans mes Ecrits peuvent fort bien n'y pas c- 
tre, parce que ceux qui les y trouvent ne font 
pas des Ar.ges, non plus. Hommes & fujets à 
l'erreur ainfi que moi, fur quoi prctendent-ils 
que leur rai fon foit l'arbitre de la mienne & 
que je fois puniiTable pour n'avoir pas penfé 
comme eux? 

Le public eft donc aufïï le juge de fembla- 
blés fautes,' fon blâme en eft le feul châtiment. 
Nul ne peut fe fouftraire à ce Juge, & quantà- 
moi je n'en appelle pas. 11 eft vrai que fi le 
Magiftrat trouve ces fautes nuifibles il peut - 
défendre le Livre qui les contient ; mais je le 
répette ; il ne peut punir pour cela l'Auteur 
qui les a commifes ; puifque ce feroit punir un 
délit qui peut être involontaire , & qu'on ne 
doit punir dans le mal que la volonté. Ainfi ce 
n'eft point «ncore- là ce dont il s'agit. 



lettré: ri- 

î^ais il y a bien de la difFér-ence entre un 
Livre qui coiitient dés erreurs nuifiblcs & un 
Livre pernicieux. Des principes établis , la 
chaîne d'un ralfonnement fuivi, des confôquen- 
ces déduites manifeftènt l'intention de l'Auteur, 
& cette intention dépendant de_fa volonté ren- 
tre fous la jurifdiclion des Loix. Si cette in- 
tention eil: évidemment mauvaife , ce n'efi; plus 
erreur, ni faute, c'eft crime; ici tout change. 
Il ne s'agit plus d'une difpute littéraire dont le 
public juge félon h raifon, mais d'un procès 
criminel qui doit être jugé dans les Tribunaux 
félon toute la rigueur des Loix ; telle el1: Ii 
pofition critique où m'ont mis des Magiftrats 
qui fe difent juftes & des Ecrivains zélés qui 
■ les trouvent trop démens. Sitôt qu'on ra'p.p- 
prête des prifons , des bourreaux , des chaî- 
nes , quiconque m'accufe ell un délateur ; il 
fait qu'il n'attaque 'pas feulement l'Auteur mais 
l'homme, il fait que ce qu'il écrit peut infl-ier 
fur mon fort (3); ce n'efc plus à ma feule 

(3) Il y a quelques années qu'à la première ap- 
parition d'un Livre célèbre je réfolus d'en attaquer 
les principes, que je trouvois dangereux. J'exécu- 
toii cette entreprife quand j'appris que i'Auî.jur é. 
toit pourfuivi. A rinfuint je jettsi mes feuilles au 
feu, jugeant qu'aucun devoir ne pouvoit aisorifer 
la bafTefle de s'unir à la foule pour accnMer un 
homme d'honneur opprimé. Quand tout fut paci- 
fié j'eus occallon de dire mon fentimeutfur le me- 
A 6 



j2 PREMIERE 

réputation qu'il en veut, c'efl: à mon honneur^ 
à ma liberté , à ma vie. 

Ceci , Monfieur , nous ramené tout d'im 
coup à l'état de la queftion dont il me paroit 
que le public s'écarte. Si j'ai écrit des chofcs 
lépréhenfibles on pevt m'en blâmer, on peut 
fupprimer le Livre, Mais pour le fiétrir , pour 
ni'attaquer perronnellemcnt , il faut plus ; la fau- 
te ne fuffit pas, il faut un délit, un crime ; il 
faut que j'aye écrit à mauvaife intention uii 
JLivre pernicieux , 6: que cela foit prouvé , ncn 
comme un Auteur prouve qu'un autre Auteuf 
fe trompe, mais comme un accufatcur doit 
convaincre devant le Juge l'accufé. Pour être 
traité comme un malfaiteur il faut que je fois 
convaincu de l'être. C'eft la première queftio» 
qa'il s'agit d'examiner. La féconde, en fuppo- 
fant le délit conftaté, eft d'en fixer la nature, 
le lieu où il a été commis , le txibunal qui 
doit en juger , la Loi qui le condanne , & la 
peine qui doit le punir. Ces deux queftions une 



jne fujet dans d'autres Ecrits ; mais je l'ai dit fans 
j-jommer le Livre ni l'Auteur. J'ai cru devoir ajou- 
ter ce re;pei5]; pour {on malheur à l'eftime que j'eus 
toujours pour fa perfonnc. Je ne crois point que 
cette façon de penfer me foit particulière; elle ell 
commune à tous les honnêtes gens. Sitôt qu'une 
iiiïaire eft portée au criminel, iis doivent fc taire, 
à moins qu'ils ne foient appelles pour iénioiS'"-er> 



LETTRE. Ï3 

fois réfoîiics dccideronc fi j'iii été traité jufte- 
mcnt ou non. 

Pour favoir fi j'ai écrit des Livres pernicieux 
il iaut en examiner les principes, & voir ce 
qu'il en réfiikeroit fi ces principes étoient ad- 
mis. Comme j'ai traité beaucoup de matières, 
je dois me rellraindre à celles far lerquelles je 
fuis pourùiivi, favoir, la Religion & le Gou- 
vernement. Coinmençons par le premier arti- 
cle, à l'exemple des juges qui ne fe font pas 
expliqués fur le feconJ. 

On trouvée dans l'Emile la profefiïon de foi 
d'un Piôtre Catholique, & dans.l'Hélo'ife celle 
d'une femme dévote: Ces deux Pièces s'accor- 
dent allez pour qu'^npuiirer expliquer l'une par 
l'autre, & de cet accord on peut préfumer a- 
vcc quelque vraifemblnnce que -fi l'Auteur qui 
a publié les Livres où elles font contenues ne 
les adopte pas en entier l'une & l'autre, du moins 
il les favorife beaucoup. De ces deux profef- 
fions de foi la première étant la plus étendue 
& !a feule où l'on ait trouvé le corps du délit, 
doit être examinée par préférence. 

Cet examen, pour aller à fon bût, rend en- 
core un éclaircifiemcnt nécefiaire. Car remar- 
quez bien qu'éclaircir & diflinguer les propor- 
tions que brouillent & confondent mes accufa- 
teuis, c'efl: leur répondre. Comme ils difpu- 
tciit contre l'évidence , quand la queftion eft 
A 7 



■14 P H E M I E R E 

"bien pofée , ils font réfutés. 

Je diftingue dans la Religion deux parties, 
outre la forme du culte, qui n'cfi; qu'un céré- 
monial. Ces deux parties font le dogme & la 
morale. Je divife les dogmes encore en deux 
parties; favoir, celle qui pofint les* principes 
de nos devoirs feit de lafe à la morale, & cel- 
le qui, purement de foi, ne contient que des 
dogmes fpéculatifs. 

De cette divifion , qui me paroit exacte , 
réfulte celle des fentimens fur la Religion d'u- 
ne part en vrais faux ou douteux , & de Tautre 
en bons mauvais ou indifFérens. 

Le jugement des premiers appartient à la 
raifon feule, & files Théqlogiens s'en font em- 
parés , c'efl: comme raifonneurs , c'efl: comme 
profefleurs de la fcience par laquelle on par- 
vient à la connoifTance du vrai & du faux en 
matière de foi. Si l'erreur en cette partie eft 
nuifible, c'eft feulement à ceux qui errent, & 
c'cft feulement un préjudice pour la vie à ve- 
nir fur laquelle les Tribunaux humains ne peu- 
vent étendre leur compétence. Lorfqu'ils con- 
îioifTent de cette matière, ce n'efl plus comme 
Juges du vrai & du faux, mais comme Minif* 
très des Loix civiles qui règlent la forme ex- 
térieure du culte : il ne s'agit pas encore ici de 
cette partie; il en fera traité ci -après. 

Quant à la paitie de la Religion qui regai- 



lettre; 15 

de la morale, c'efl:-;\- dire , la jufticc, le bien 
public, l'obciiïance aux Loix naturelles & po- 
fitives , les vertus fociales & tous les devoirs 
de l'homme & du Citoyen , il appartient au 
Gouvernement d'en connoître : c'cd en ce point 
feul que la Religion rentre direftement fous fa 
jurifdiiftion , & qu'il doit bannir, non l'erreur, 
dont il n'eft pas Juge , mais tout fentiment 
nuifible qui tend à couper le nœud focial. 

"Voila, Monfieur, la diftinclion que vous a- 
vez à faire pour juger de cette Pièce , portée 
au Tribunal, non des Prêtres, mais des Magif- 
trats. J'avoue qu'elle n'ell: pas toute affirmati- 
ve. On y voit des objeiilions & des doutes. 
Pofons , ce qui n'ell pas , que ces doutes foient 
des négations. Mais elle eft affirmative dans fa 
plus grande partie ; elle eft affirmative & dé- 
mondrative fur tous les points fondamentaux 
de la Religion civile ; elle eft tellement déci- 
five fur tout ce qui tient à la Providence éter- 
nelle, à l'amour du prochain, à la juftice, à la 
paix , au bonheur des hommes , aux Loix de la 
fociété, à toutes les vertus, que les objections 
les doutes mêmes y ont pour objet quelque a- 
vantagc, & je défie qu'on m'y montre un feul 
point de doctrine attaqué que je ne prouve ê- 
tre nuifible aux hommes ou par lui- mi: me ou 
par fcs inévitables effets. 



jo PREMIERE 

La Religion efl: utile & même néceflaire aux 
Peuples. Cela n'eft-il pas dit foutenu prouvé 
dans ce même Ecrit ? Loin d'attaquer les vrais 
principes de la Religion, l'Auteur les j^ofe les 
afFermit de tout fon pouvoir ; ce qu'il attaque, 
ce qu'il combat, ce qu'il doit combattre, c'efl; 
le fanatifme aveugle, la fuperftition cruelle, le 
ftupide préjugé. Mais il faut, difentils , rcf- 
pecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que 
c'eft ainfl qu'on mène les Peuples. Oui, c'cd: 
ainfi qu'on les mené à leur perte. La fuperfti- 
tion efl: le plus terrible fléau du genre humain ; 
elle abbrutit les fimples, elle perfécute les fa- 
ges, elle enchaîne les Nations , elle fait par 
tout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? 
Aucun; fi elle en fait, c'efl; aux Tyrans ; elle 
efl: leur arme la plus terrible , & cela môme 
efl: le plus grand mal qu'elle ait jamais fait. 
Ils difent qu'en attaquant la fuperftition je 
veux détruire la Religion même ; comment le 
faventils? Pourquoi confondent -ils ces deux 
caufes , que je difl:ingue avec tant de foin ? 
Comment ne voyent-ils point que cette impu- 
tation réfléchit contre eux dans toute fa force, 
& que la Religion n'a point d'ennemis plus 
terribles que les défenfeurs de la fuperftition? 
Il ferott bien cruel qu'il fut fi aifé d'inculper 
l'intention d'un homme, quand il cft fi diffici- 



L E T T R E 17 

le de la juftifler. Par cela même qu'il n'eft pas 
prouvé qu'elle eft mauvaife, on la doit JLiger 
bonne. Autrement qui pourroit être à l'abri 
des jugcmens arbitraires de fes ennemis ? Quoi ! 
leur fimple affirmation fait preuve de ce qu'ils 
ne peuvent favoir, & la mienne, jointe à tou- 
te ma conduite , n'établit point mes propres 
fentimens ? Quel moyen me refte donc de les 
faire connoîtrc? Le bien que je fens dans mon 
cœur je ne puis le montrer, je l'avoue; mais 
quel efl: l'homme abominable qui s'ofe vanter 
d'y voir le mal qui n'y fut jamais? 

Plus on fcroit coupable de prêcher l'irréli- 
gion, dit très bien M. d'Alembert , plus il eft 
criminel d'en accufer ceux qui ne la prêchent 
pas en elFet. Ceux qui jugent publiquement 
de mon Chriftianifme montrent feulement l'ef- 
pece du leur, & la feule chofe qu'ils ont prou- 
vée efl: qu'eux & moi n'avons pas la même Re- 
ligion. Voila précifémcnt ce qui les fâche : on 
-fent que le mal prétendu les aigrit moins que 
le bien même. Ce bien qu'il font forcés de 
trouver dans mes Ecrits les dépite & les gêne; 
réduits à le tourner en mal encore , ils fentent 
qu'ils fe découvrent trop. Combien ils feroient 
plus à leur aife fi ce bien n'y étoit pas! 

Quand on ne me juge point fur ce que j'ai 
dit, mais fur ce qu'on alTure que j'ai voulu di- 
re, quand on cherche dans mes intentions le 



iB PREMIERE 

mal qui n'eft pas dans mes Ecrits , que puis-je 
faire ? Ils démentent mes difcours par mes 
penfées ; quand j'ai dit blanc ils affirment que 
j'ai voulu dire noir ; ils fe mettent à la pla- 
ce de Dieu pour faire l'œuvre du Diable ; com- 
ment dérober ma tête à des coups portés de lî 
haut? 

Pour prouver que l'Auteur n'a point eu 
l'honible intention qu'ils lui prêtent je ne vois 
qu'un moyen; c'cfl d'en juger fur l'Ouvrage. 
Ah! qu'on en juge ainfi, j'y confens; mais cet- 
te tâche n'efl pas la mienne, & un examen fui- 
vi fous ce point de vue fcroit de ma part une 
indignité. Non, ]\îonficur, il n'y a ni malheur 
ni ilétriffure qui puiflcnt me réduire à cette ab- 
je6lion. Je croirois outrager l'Auteur l'Editeur 
le Lecleu.r même, par une juftificition d'autant 
plus honteufc qu'elle eft plus facile; c'eft dé- 
grader la vertu que montrer qu'elle n'elT: pas 
un crime; c'efl: obfcurcir l'évidence que prou- 
ver qu'elle efl: la vérité. Non , lifez & jugez 
vous-même. Malheur à vous , fi, durant cette 
ledure , votre cœur ne .bénit pas cent fois 
l'homme vertueux & ferme qui ofe inftvuire 
ainfi les humains! 

Eh 1 comment me réfoudrois - je à juftifi^^r 
cet ouvrage? moi qui crois effacer par lui les 
fautes de ma vie entière ; moi qui mets les- 
Diaux qu'il m'attire en compendition de ceux 



LETTRE. 19 

que j'ai faits , moi qui , plein de confiance ef- 
pere un jour dire au Juge Suprême : daigne ju- 
ger dans ta clémence un homme foiblc; j'ai 
fait le mal fur la terre, mais j'ai publié cet E- 
crit. 

Mon cher Mon Heur, permettez à mon cœur 
gonflé d'exhaler de tems en tems fes foupirs ; 
mais foyez fur que dans mes difcuflîons. je ne 
mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n'ymst- 
trai pas même la vivacité de mes adverfairesj 
je raifonnerai toujours de farg- froid. Je re- 
viens donc. 

Tâchons de prendre un milieu qui vous fa- 
tisfaffe, & qui ne m'aviliffe pa^. Suppofons un 
moment la profeffion de foi du Vicaire adop'- 
t-ée en un coin du monde Chrétien, & voyons 
ce qu'il en réfuireroit en bien & en mal. Ce 
ne fera ni l'attaquer ni la défendre; ce fei^a la- 
juger par fes effets. 

Je vois d'abord les chofes les plus nouvelles 
fans aucune apparence de nouveauté ; nul chan* 
gement dans le culte ci de grands changcmens 
dans les cœurs, des converfions fans éclat, de 
la foi fans difpute, du zèle fans fanatifme, de 
la raifon fans impiété, peu de dogmes & beau- 
coup de vertus , la tolérance du philofophe & 
la charité du Chrétien. 

Nos profélytes auront deux règles de foi qui: 
n'en font qu'une, la raifou & l'Evangile; la fe» 



20 PREMIERE 
conde fera d'autant plus immuable qu'elle ne fe 
fondera que fur la première, & nullement fur 
certains faits , lefqucls ayant befoin d'être at- 
teflés , remettent la Religion fous l'autorité des 
hommes. 

Toute la différence qu'il y aura d'eux aux 
autres Chrétiens eft que ceux-ci font des gens 
qui difputcnt beaucoup, fur l'Evangile fans fe 
foucier de le pratiquer , au lieu que nos gens 
s'attacheront beaucoup à la pratique, & n^ dif- 
puteront point. 

Quand les Chrétiens difputeurs viendront 
leur dire. Vous vous dites Chrétiens fans l'ê- 
tre; car pour être Cnrétiens il faut croire en 
Jéfus - Chrift, & vous n'y croyez point; les 
Chrétiens paifibles leur répondront : ,, Nous 
„ ne favons pas bien fi nous croyons en Jéfus- 
„ Chrift dans votre idye, parce que nous ne 
„ l'entendons pas. Mais nous tâchons d"ob- 
„ ferver ce qu'il nous prcfcrit. Nous fommcs 
„ Chrétiens, chacuns à notre manière, nous 
,, en gardant fa parole , & vous en croyant en 
,, lui. Sa charité veut que nous foyons tous 
„ frères , nous la fuivons en vous admettant 
,, pour tels; pour l'amour de lui ne nous ôtez 
„ pas un titre que nous honorons de toutes 
j, nos forces & qui nous eft aufl] cher qu'à 
f, vous. •* 

Les Clirétiens difputeurs infifteront fans don- 



LETTRE. 21 

te. En vous renommant de Jéfus il faudroit 
nous dire à quel titre ? Vous gardez , dites- 
vous, fa parole, mais quelle autorité lui don- 
nez-vous V Reconnoiiïez- vous la Révélation? 
Ne la reconnoifTez - vous pas ? Admettez- vous 
l'Evangile en entier, ne l'admettez- vous qu'eu 
parcie'? Sur quoi fondez - vous ces diftindions ? 
Plaifans Chrétiens , qui marchandent avec le 
Kiaître , qui choififTent dans fa doiftrine ce qu'il 
leur plait d'admettre & de rejetter ! 

A cela les autres diront paifiblement. ,, Mes 
^, frères, nous ne marchandons point; car no- 
,, tre foi n'eft pas un commerce : Vous fup- 
„ pofez qu'il dépend de nous d'admettre ou de 
„ rejetter comme il nous plait; mais cela n'eft 
„ pas, & notre raifon n'obéit point à notre 
„ volonté. Nous aurions beau vouloir que ce 
,, qui nous paroit faux nous parût vrai , il 
,, nous paroitroit faux malgré nous. Tout ce 
„ qui dépend de nous eft de parler félon notre 
„ penfée ou contre notre pcnfée, & notre feul 
,, crime eft de ne vouloir pas vous tromper, 

,, Nous reconnoifTons l'autorité de Jéfus- 
„ Chrift, parce que notre intelligence acquief- 
,, ce à fes préceptes & nous en découvre la 
,, fublimité. Elle nous dit qu'il convient aux 
,, hommes de fuivre ces préceptes , mais qu'il 
,, étoit au deffus d'eux de les trouver. Nous 
„ admettons la Révélation comme émanée de 



D,2 PREMIERE 

l'Efprit de Dieu, fans en favoir la manière, 
& fans nous tourmenter pour la découvrir : 
pourvu que nous fâchions que Dieu a par- 
lé, peu nous importe d'expliquer comment 
il s'y eft pris pour fe faire entendre. Ainfi 
reconnoiffant dans l'Evangile l'autorité divi- 
ne, nous croyons Jéfus-Chrift revêtu de cet- 
te autorité ; nous reconnoifTons une vertu 
plus qu'humaine dans fa conduite, & une fa- 
gefie plus qu'humaine dans fes leçons. Voi- 
la ce qui efl: bien décidé pour nous. Com- 
, ment cela s'cft-il fait ? Voila ce qui ne l'cΠ
, pas; cela nous paiïe. Cela ne vous palTiî 
, pas, vous; à la bonne heure ; nous vous en 
, félicitons de tout nôtre cœur. Votre raifon 
, peut être fupérieure à la nôtre; mais ce n'ell 
, pas à dire qu'elle doive nous fcrvir de Loi. 
, Nous confentons que vous fâchiez tout ; 
, foufFrez que nous ignorions quelque chofe. 
,, Vous nous demandez fi nous admettons 
, tout l'Evangile; nous admettons tous les en- 
, feigneniens qu'a donné Jéfus- Chrifl:. L'uti- 
, lité la nécefïïté de la plupart de fes enfoi- 
, gnemens nous frape & nous tâchons de nous 
, y conformer. Quelques-uns ne font pas à 
, notre portée; ils ont été donnés fans doute 
, pour des efprits plus intclligens que nous. 
, Nous ne croyons point avoir atteint les li- 
, mites de la raifon humaine , & les hommes 



L E T T E. E. 23 

\, plus pén^trans ont befoin de préceptes plus 
„ élevés. 

.„ Beaucoup de chofes dans l'Evangile paf- 
„ fent notre raifon , & même la choquent ; 
,, nous ne les rejettons pourtant pas. Con- 
„ vaincus de la foibleffe de notre entende- 
„ ment, nous favons refpecler ce que nous ne 
,, pouvons concevoir , quand l'afTociation de 
„ ce que nous concevons nous le fait juger 
.„ fupérieur à nos lumières. Tout ce qui 
„ nous eO: néceffaire à favoir pour être faints 
„ nous paroit clair dans l'Evangile; qu'avons- 
„ nous befoin d'entendre le refte? Sur ce point 
„ nous demeurerons ignorans mais exempts 
„ d'erreur , & nous n'en ferons pas moins gens 
i, d"e bien; cetie humble rcferve cUc-môme efi: 
„ l'efprit de l'Evangile. 

„ Nous ne refneétons pas précifément ca 
„ Livre Sacré comme Livre, mais comme la 
,, parole & la vie de Jéfus-Chrift. Le carac- 
„ tere de vérité de fagefTe & de fainteté qui 
„ s'y trouve nous aprend que cette hifloire 
,, n'a pas été effencie.llement altérée (4) , mais 
„ il n'eft pas démontré pour nous qu'elle ne 

(4) Où en feroicjit les fimples fidelles, fi l'on 
ne pouvoit favoir cela que par des difcutions de 
critique , ou par l'autorité des Pafteurs V De quel 
front Ole- 1- on faire dépendre la foi de tant de 
fciencc ou de tant de foumifàon ? 



24 PREMIERE 

„ l'ait point été du tout. Qui fait fi les cho- 
„^fes que nous n'y comprenons pas ne font 
„ point des fautes gliffées dans le texte? Qui 
„ fait fi des Difciples fi fort inférieurs à leur 
„ maître l'ont bien compris & bien rendu par 
„ tout ? Nous ne décidons point là-dclTus, 
,, nous ne préfumons pas même, & nous ne 
,, vous propofons des conjeclures que parce 
„ que vous l'exigez. 

,, Nous pouvons nous tromper dans nos i- 
„ dées, mais vous pouvez aulTi vous tromper 
,, dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez- 
,, vous pas étant hommes? Vous pouvez avoir 
„ autant de bonne foi que nous, mais vous 
,, n'en fauriez avoir davantage : vous pouvez 
„ être plus éclairés , mais vous n'êtes pas' in- 
„ faillibles. Qui jugera donc entre les deux 
,, partis ? fera - ce vous ? cela n'efl: pas julte. 
„ Bien moins fora-ce nous qui nous défions fi 
,, fort de nous mômes. LailTons donc cette dé- 
,, cifion au juge commun qui nous entend , & 
„ puifque nous fommes d'accord fur les règles 
„ de nos devoirs réciproques, fupportez-nous 
„ fur le refte , comme nous vous fupportons, 
,, Soyons hommes de paix , foyons frères ; u- 
„ niffonsnous dans l'amour de notre commun 
,, maître , dans la pratique des vertus qu'il 
„ nous prcfcrit. Voila ce qui fait le vrai Chré- 
), tien. 

,> Que 



LETTRE. 2S 

.„ Que fi vous vous obiiinez à nous refufer ce 
„ précieux ticie ; après avoir tout fait pour vivre 
,, fraternellement avec vous, nous nous confo- 
„ Icrons de cette injuftice , en fongeant que les 
„ mots ne font pas les chofes , que les premiers 
„ difciples de Jéfus ne prenoient point le nom 
„ de Chrétiens , que le martir Etienne ne le 
,, porta jamais, & que quand Paul fut conver- 
„ ti à la foi de Chrift, il n'y avoit encore au* 
„ cuns Chrétiens (s) fur la terre. " 

Croyez-vous, Monfieur, qu'une controverfe 
ainfi traitée fera fort animée &; fort longue, & 
qu'une des Parties ne fera pas bientôt réduite au 
filence quand l'autre ne voudra point difputer. 

Si nos Profélytes font maîtres du pays où 
ils vivent , ils établiront une forme de culte 
auiTi fimple que leur croyance, & la Religion 
qui réfultera de tout cela fera la plus utile aux 
hommes par fa fimplicité même. Dégagée da 
tout ce qu'ils mettent à la place des vertus, & 
n'ayant ni rites fuperftitieux, ni fubtilités dans 
la doclrine elle ira toute entière à fon vrai but, 
qui efi: la pratique de nos devoirs. Les mots 
de dévot & d'orthodoxe y feront fans ufage; I» 
monotonie de certains fons articulés n'y fera 
pas la piété; il n'y aura d'impies que les me- 



<^5) Ce nom leur fut donné quelques années a- 
près à Antioche pour la première fois, 



16 PREMIERE 

ihans, ni de fidelles que les gens de bien. 

Cette inftitution une fois faite, tous feront 
obligés par les Loix de s'y foumettre, parce 
qu'elle n'eft point fondée fur l'autorité des 
hommes, qu'elle n'a rien qui ne foit dans l'or- 
dre des lumières naturelles, qu'elle ne contient 
aucun article qui ne fe rapporte au bien de la 
fociété, & qu'elle n'ed mêlée d'aucun dogme 
inutile à la morale, d'aucun point de pure fpé- 
culation. 

Nos Profélytes feront-ils intolérans pour ce- 
la? Au contraire, ils feront tolérans par prin- 
cipe, ils le feront plus qu'on ne peut l'être 
c!ans aucune autre doctrine , puifqu'ils admet- 
iront toutes les bonnes Religions qui ne s'ad* 
mettent pas entre elles, c'eft - à - dire , toutes 
celles qui ayant l'elTenciel qu'elles négligent , 
font l'elTenciel de ce qui ne l'eft point. En 
s'attachant, eux, à ce feul cffcncicl , ils laiflc- 
ront les autres en faire à leur gré l'accefToire, 
pourvu qu'ils ne le rejettent pas: ils les laif- 
feront expliquer ce qu'ils n'expliquent point, 
décider ce qu'ils ne décident poùit. Ils laifle- 
ront à chacun fcs rites, fes formules de foi, fa 
croyance: ils diront; admettez avec nous les 
principes des devoirs de l'homme & du Citoyen; 
du refte, croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant 
aux Religions qui font eirenciellement mauvai* 
fes, qui portent l'homme à faire le mal, ils nq 



LETTRE. î7 

les toléreront point; parce que cela même eft 
contraire à la véritable tolérance, qui n'a pour 
but que la paix du genre humain. Le vrai to- 
lérant ne tolère point le crime, il ne tolère au- 
ain dogme qui rende les hommes méchans. 

Maintenant fuppofons au contraire, que nos 
Profélj'tes foient fous la domination d'ai;trui: 
comme gens de paix ils feront fournis aux l.oir 
de leurs maîtres , même en matière de Reli- 
gion , à moins que cette Religion ne fut eiTen- 
ciellement mauvaife; car alors, fans outrager 
ceux qui la profelTcnt, ils refuferoicnt de la 
profefTer. Ils leur diroient; puifque Dieu nous 
appelle à la fervitude , nous voulons être de 
bons ferviteurs, & vos fentimens nous empê- 
cheroient de l'ctrc; nous connoiflbns nos de- 
voirs nous les aimons, nous rejettons ce qui 
nous en décache; c'eft afin de vous être SJel- 
les que nous n'adoptons pas la Loi de l'iniquité. 

Mais fi la Religion du pays efl bonne e.i 
elle-même, à. que ce qu'elle a de mauvais foit 
feulement dans des interprétations particuliè- 
res, ou dans des dogmes purement fpéculitifs; 
ils s'attacheront à l'eiTcnciel & toléront le refte, 
tant par refpect pour les Loix que par amour 
pour la paix. Quand ils feront appelle à dé- 
clarer cxprefTément leur croyance, ils le fe« 
ront, parce qu'il ne faut point mentir; ils di- 
ront au bcfoin leur fentiraent ivcc fermeté , 



feS P "R E M I E R E 

înême avec force; ils fe d^lfendront par la rai- 
fon fî on les attaque. Du refte, ils ne difpu- 
teront point contre leurs frères, & fans s'obfti- 
i>er à vouloir les convaincre , ils leur rcfteront 
unis par la charité, ils affiftcront à leurs aiïera- 
blées , ils adopteront leurs formules, & ne fe 
croyant pas plus infaillibles qu'eux, ils fe fou- 
niettront à l'avis du plus grand nombre, en 
ce qui n'intérefle pas leur confcicnce & ne 
l€ur paroit pas importer au falut. 

Voila le bien, me direz -vous, voj-ons le 
Kial. Il fera dit en peu de paroles. Dieu ne 
fera plus l'organe de la méchanceté des hoin- 
jnes. La Religion ne fervira plus d'inftrument 
à la tyrannie des gens d'Eglife & à la vengeance 
des ufurpateurs; elle ne fervira plus qu'à ren- 
dre les croyans bons & jufles; ce n'ed pas là le 
compte de ceux qui les mènent: c'eft pis pour 
«ux que fi elle ne fervoit à rien. 

Ainfi donc la doftrine en quellion efl: bonne 
au genre humain & mauvaife à fes oppreiFeurs. 
Dans quelle claffe abfolue la faut-il metu"e? J'ai 
dit fidcllcmcnt le pour & le contre ; compa- 
lez & choifiiTez. 

Tout bien examiné , je crois que vous con* 
viendrez de deux chofes ; l'une que ces hom- 
mes que je fuppofe fe conduiroicnt en ceci 
très conféquemment à la profeflîon de foi du 
'Vicaiire; l'autre que cette couduite fcroit noa 



L K T T R E. 2# 

feulement irréprochable nriis vraiment Chrétien- 
ne, & qu'on auroit tort ds refivfer à ces hom- 
mes bons & pieux le nom de Chrétiens; puif- 
qu'iîs le mériteroient parfaitement par leur con^ 
daitc , & qu'ils feroient moins oppofés par 
leurs fcntimens à beaucoup de fectes qui I* 
prennent & à qui on ne Ig difpute pas, que 
pfufieurs de ces mêmes fecles ne font oppoféej 
entre elles. Ce ne feroient pas, fi l'on veut, 
des Chrétiens à la mode de Saint Paul qui étoit 
nsture'ilement perfécuteur , & qirTn'avoit pas 
entendu Jéfus Chrift lui même; mais ce feroient 
des Chrétiens à la mode de Saint Jaques , 
choifi par le maître en perfonne & qui avoit 
reçu de fa propre bouche les inftruftions qu'il 
nous tranfmet. Tout ce raifonnement eft biea 
fimple , mais il me paroit concluant. 

Vous me demanderez peut-être comment oîi 
peut accorder cette doiflrine avec celle d'un 
homme qui dit que l'Evangile eft abfurde «S 
pernicieux à la fociété ? En avouant franche- 
ment que cet accord me paroit difficile , je 
vous demanderai à mon tour où eft cet homme 
qui dit que l'Evangile eft abfurde & pernicieui;? 
Vos Mcflîeurs m'accufent de l'avoir dit ; ÔC 
où? Dans le Contrat Social au Chapitre de 1» 
Religion civile. Voici qui eft fingulier! Dani 
ce même Livre & dans ce même Chapitre je 
penfe av«ir dit précifément le contraire; je 
B 3 



30 PREMIERE 

penfe avoir dit que l'Evangile cft fublime ce 
le plus fort lien de la fociété (6). Je ne veux 
pas taxer ces Meflîeurs de mcnfonge; mais a- 
vouez que deux propofitions û contraires dans 
le même Livre & dans le môme Cliapitre doi- 
vent faire un tout bien extravagant. 

N'y auroit-il point ici quelque nou\'cIle équi- 
voque, à la faveur de laquelle on me rendit 
plus coupable ou plus fou que je ne fuis ? Ce 
mot de Socuté préfente un fens un peu vague : 
il y a dans le monde des fociétés de bien des 
fortes , & il n'eft pas impcfllble que ce qui 
fevt à l'une nuife à l'autre. Voyons : la mc'tho- 
de favorite de mes aggrelTeurs eft toujours 
d'offrir avec art des idées indéterminées ; conti- 
nuons pour toute réponfe à tâcher de les fixer. 

Le Chapitre dont je parle cil: dcftiné, com- 
me on le voit par le titre, à examiner corn* 
ment les inflitutions religieufes peuvent entrer 
dans la cojiflitution de l'Etat. Ainfi ce dont 
il s'agit ici n'efl point de confidérer les Reli- 
gions comme vrayes ou faulfes, ni même com- 
me bonnes ou mauvaifes en elles-mêmes, mais 
de les confidérer uniquement par leurs rap- 
ports aux corps politiques, & comme parties 
ce la Lésiflation. 



re) Contraet Social L. IV. Chap. 8. p. 310-311. 
de l'Edition in - 8. 



LETTRE. 31 

Dans cette vue, rAnteur fait voir que tou- 
tes les anciennes Religions, fans en excepter 
la juive, furent nationnales dans leur origine , 
appropriées incorporées à l'Etat, & formant la 
bafe ou du moins faifant partie du Syflême lé- 
giflatif. 

Le Chriftianifme, au contraire, eft dans Ton 
principe une Religion univerfelle, qui n'a rien 
d'exclufif, rien de local , rien de propre à tel 
pays plutôt qu'à tel autre. Son divin Auteur 
embraffant également tous les hommes dans fa 
charité fans bornes, ell venu lever la barrière 
qui féparoit les Nations, & réunir tout le gen- 
re humain dans un peuple de frères: car en 
toute Nation cdui qui le craint cj* 5"J s'adonne 
à la juftice lui ejî agréable (7). Tel cft le véri» 
table efprit de l'Evangile. 

Ceux donc qui ont voulu faire du Chrifiria- 
nlfme une Religion nationnale & ^introduire 
comme partie conftitutive dans le fyftème de la 
Légiflation, ont fait par là deux fautes, nuifî- 
bics, l'une à la Religion, & l'autre à l'Etat. Ils' 
Ce font écartés de l'efprit de Jéfus - Chrift dont 
le règne n'eft pas de ce monde, & mêlant aux 
intérêts terreftres ceux de la Religion, ils ont 
louillé -fa pureté céleftc, ils en ont fait l'arme 

(7) Aa. X. 35. 

J3 4 



3î PREMIERE 

des Tyrans & rinlliumenc des pèrfccut«urs. lîs 
n'ont pas moins bleffé les faines maximes de la 
politique, puifqu'au lieu de fimplitier la machi- 
ne du Gouvernement, lis l'ont -compofée, ils 
lui ont donné des reflbrts étrangers fupcrflus , 
& l'afllijetiiTant à deux mobiles différens, fou- 
vent contraires, ils ont caufé les tiraillemens 
qu'on fent dans tous les Etats Chrétiens où l'on- 
a fait entrer la Religion dans le fyftcme poli- 
tique. 

Le parfait Chriftianifrae efl l'inflitution fo- 
ciale univerfcllc; mais pour montrer qu'il n'cft 
point un établilTcment politique & qu'il ne con- 
court point aux bonnes inftitiitions particuliè- 
res, il falloit ôter les Sophifmes de ceux qui 
mêlent la Religion à tout, comme une prife 
avec laquelle ils s'emparent de tout. Tous les 
établiffemcns humains font fondés fur les paf- 
iions humaines & fe confervent par elles: ce 
qui "combat & détruit les paflîons n'efl: donc 
pas propre à fortifier ces établilTemens. Com- 
ment ce qui détache les cœurs de h terre nous 
donneroit- il plus d'intérêt pour ce qui s'y fait? 
comment ce qui nous occupe uniquement d'u- 
ne autre Patrie nous attacheroit- il davantage 
à celle-ci ? 

Les Religions nationnales font utiles à l'E- 
tat comme parties de fa conftitution, cela efl 
incontertablc; mais elles font nuifibles au Gen- 
re 



I, E T T R E. 33 

re-hiimain, & môme à l'Etat dans un autre fens; 
j'-ai montré comment & pourquoi. 

Le Chriflianirme, au contraire, rendant les 
hommes juftes modérés amis de la paix, eft 
tïès avantageux à la fociété générale; mais il 
énerve la force du reflbrt politique, il compli- 
que les mouvemens de la machine, il rompe 
l'unité du corps moral , & ne lui étant pas aflez- 
approprié il faut qu'il dégénère ou qu'il demeu.» 
re une pièce étrangère & embarraffante. 

Voila donc un préjudice & des inconvéniens' 
des deux côtés relativement au corps j oll:iquQy 
Cependant il importe que l'Etat ne foit pas fans 
Religion, & cela importe par des raifons gra- 
ves, fur lefquelles j'ai par tout fortement m- 
fillé : mais il vaudroit mieux encore n'en, point' 
avoir , que d'en avoir une barbare & perfécu- 
tante qui, tyrannifant les Loix mêmes, con- 
traricroit les devoirs du Citoyen. On diroit 
que tout ce qui s'eft paiTé dans Genève à mon 
égard n'ed fait que pour établir ce Chapitre en' 
exemple, pour prouver par ma propre hiftoire 
que j'ai très bien raifonné. 

Que doit faire un fage Légiflateur dans cette 
alternative? De deux chofes l'une. La premiè- 
re, d'établir une Religion purement civile, dans 
laquelle renfermant les dogmes fondamentaux 
de toute bonne Religion , tous les dogmes vrai- 
meru utiles à. la fociété, foit univerfelle foit 
B i 



54 PREMIERE 

particulière, il omette tous les entres qui peu- 
vent importer à la foi, mais nullement au bien 
terreftre, unique objet de la Légiflation : car 
comment le myftère de la Trinité, par exem- 
ple, peut- il concourir à la bonne conilitution 
de l'Etat, en quoi Tes membres feront-ils meil- 
leurs Citoyens quand ils auront rejette le méri- 
te des bonnes ce-uvrcs , & que fait au lien de 
}a fociété civile le dogme du péché originel? 
Bien q.ie le vrai Chriflianifme foit une inftitu. 
tion de paix, qui ne voit que le Chriftianifme 
dogmatique ou théologique eft, par la multitu- 
de & l'obfcurité de fcs dogmes, fur -tout par 
l'obligation de les admettre, un champ de ba- 
taille toujours ouvert entre les hommes, & ce- 
la fans qu'à force d'interprétations & de déci- 
fions on puiiTe prévenir de nouvelles difpurcs 
fur les décifions mêmes? 

L'autre expédient eft de laifler le Chriftia- 
jiifme tel qu'U eft dans fon véritable efprit, li- 
bre, dégngé de tout lien de chair, fans autre 
obligation que celle de la confcience, fans au- 
tre gêne dans les dogmes que les mœurs & les 
Loix. La Religion Chrétienne eft, par la pu- 
reté de fa morale, toujours bonne & faine dans 
l'Etat , pourvu qu'on n'en falTe pas une partie 
de fa conftitution , pourvu qu'elle y foit admife 
uniquement comme Religion, fentiment, opi- 
aiou, croyance; mais comme Loi politique, 



lettre: ss 

k Chrillianifme dogmatique eft un mauvais éta- 
bliffement. 

Telle eft , Monfieur , la plus forte confé- 
quence qu'on puifTe tirer de ce Chapitre, où, 
bien loin de taxer le pur Evangile (8) d'être 
pernicieux à la fociété , je le trouve , en quel- 
que forte, trop fociabîe, embraffant trop tout 
le genre humain pour une Légiflation qui doit 
être exclufive; infpirant l'humanité plutôt que 
le patriotifme, & tendant à former des hommes 
plutôt que des Citoyens (9). Si je me fuis 
trompé j'ai fait une erreur en politique, mais 
où eft mon impiété? 

La fcicnce du faUit & celle du Gouverne- 
ment font très différentes ; vouloir que la pre- 
mière embraffe tout eft un fanatifme de petit 
efprit; c'eft penfer comme les Alchymiftes, qui 



(8^ Lettres écrites de la Camppgne p. 30. 

(9} C'eft merveille de voir l'afTortimerjt de beaux 
fentimens qu'on va nous entalTantdans les Livres :' 
H ne faut pour cela que des mots, & les vertus 
en papier ne coûtent gueres; mais elles ne s'a- 
gencent pas tout- à - fait ainfi dans le cœur de l'hom- 
me, & il y a loin des peintures aux réalités. Le 
pntriotifmc & Thunianité font, par exemple, deux- 
vertus incompatibles dans leur énergie, & furtout 
chez un peuple entier. Le Légiflateur qui les vou- 
dra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre: cet 
accord ne s'cft jamais vu; il ne fe verra jamais., 
parce qu'il eft contraire à la nature, 6: qu'on, ne 
peut donner dgyx objets à la même paffion. 
£ 6 



35 PREMIERE 

dans l'art de faire de Tor voyent auflî la méde- 
cine univerfelle , ou comme les Mahométans 
qui prétendent trouver toutes les fciences dans 
l'Alcoran, La doftrine de l'Evangile n'a qu'un 
objet; c'cft d'appeller & fauver tous les hom- 
mes; leur liberté, leur bien ctre ici-bas n'y en- 
tre pour rien , Jéfus l'a dit mille fois. Mêler 
à cet objet des vues terrcftres, c'eft altérer fa 
limplicité fublime, c'eft fouiller fa fainteté par 
des intérêts humains : c'eft cela qui efl vraiment 
une impiété. 

Ces diftinftions font de tous tems établies. 
On ne les a confondues que pour moi feul. ]L\i 
étant des Inftitutions nationnales la Religion 
Chrétienne , je l'établis la meilleure pour le 
genre humair, L'Auteur de l'Efprit des Loix a 
fait plus ; il a dit que la mufulmane étoit \a 
meilleure pour les contrées afiatiques. Il rai- 
fonnoit en politique, & moi auflî. Dans quel 
pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à 
l'Auteur, mais au Livre (lo). Pourquoi donc 
fuis -je coupable, ou pourquoi ncl'étoit-il pas? 

Voila, Monfieur, comment par des extraits 



(lo) ïl eft bon de remarquer que le Livre de 
l'Efprit des Loix fut imprimé pour là première fois 
à Genève , fans que les Scliolaïques y trouvalTenc 
wen à reprendre, & que es fut im Paftcur qui coï.- 
içea l'Edition.. 



L E- T T R ir, ^ 

fîdelles nn critique équitable parvient à connoî- 
tre les vrais fentimens d'un Auteur & le deffeitr 
dnns lequel il a compofé fon Livre. Qu'on exa-^ 
mine tous les miens par cette méthode, je ne 
crains point les jugemens que tout honnêtC' 
homme en pourra porter. Mais ce n'efl: pas ain- 
fi que ces Mcffieurs s'y prennent, ils n'ont gar- 
^ de, ils n'y trouveroient pas ce qu'ils cherchent. 
Dans le projet de me rendre coupable à tout- 
prix, ils écartent le vrai but de l'ouvrage; il» 
lui donnent pour but chaque erreur chaque né- 
g'iigence échapée à l'Auteur, & fi par hazard i^ 
laiiTe un paflage équivoque , ils ne manquent 
pas de l'interpréter dans le fens qui n'efl pas lé 
fren. Sur un grand champ couvert d'une moif- 
fon fertile, ils vont triant avec foin quelques 
inauvaifes plantes , pour accufer celui qui l'a fe* 
mé d'être un empoifonncur. 

Mes propofitions ne pouvoient faire aucun 
mal à leur place; elles étoient vraies utiles hon- 
nêtes dans le fens que je leur donnois. Ce font 
leurs falfincations leurs fubrcptions, leurs inter- 
prétations fraiiduleufes qui les rendent punifis- 
bh^s : II faut les brûler dans leurs Livres, ôc le* 
couronner dans les miens. 

Combien de fois les Auteurs diffamés & le 

public indigné n'ontils pas réclamé contre cette 

manière odieufe de déchiqueter un ouvrage , 

<Ecii défigurer toutes les parties, d'en juger fur 

S 7 



05 PREMIERE 

des lambeaux enlevés ça & là au choix d'un ac- 
cufateur infidelle qui produit le mal lui-même^ 
en Te détachant du bien qui le corrige & l'expli- 
que, en détorquant par tout le vrai fens? Qu'on 
juge la Bruyère ou la Rochefoucault fur des 
maximes ifolées, à la bonne heure; encore fe- 
ra- 1- il Julie de comparer & de compter. Maij 
dans un Livre de raifonncment , combien de 
fens divers ne peut pas avoir la même propor- 
tion félon la manière dont l'Auteur l'employé & 
dont il la fait envifager ? 11 n'y a peut-être pas 
une de celles qu'on m'impute à laquelle au lieu 
où je l'ai mife la page qui précède ou celle qui 
fuit ne ferve de réponfe, & que je n'ayc prife 
en un fens différent de celui que lui donnent 
mes accufateurs. Vous verrez avant la fin de 
ces Lettres des preuves de cela qui vous fur- 
prendront. 

Mais qu'il y ait des propofitions faufTes, répré- 
henfibles, blâmables en elles-mêmes, cela fuffit- 
il pour rendre un Livre pernicieux? Un bon Li- 
vre n'eft pas celui qui ne contient rien de mau- 
vais ou rien qu'on puiile interpréter en mal; au- 
trement il n'y auioit point de bons Livres : mais 
un bon Livre eft celui qui contient plus de bon- 
nes chofes que de mauvaifes, un bon Livre eft 
celui dont l'eiFet total eft de mener au bien, mal- 
gré le mal qui peut s'y trouver. Eh! que feroit- 
te, mon Dieu! fi dans un, grand ouvrage plein de 



L E T T R E; S^ 

rérités utiles , de leçons d'humanité de piété 
de vertu , 11 étoit permis d'aller cherchant avec 
une maligne exactitude toutes les erreurs, tou- 
tes les propofitions équivoques fufpefles ou 
inconfidérées , toutes les inconféquences qui 
peuvent échaper dans le détail à un Auteur 
furchargé de fa matière , accablé des nombreu» 
fes idées qu'elle lui fuggerc , diftrait des unes 
par les autres, & qui peut à peine affembler 
dans fa tête toutes les parties de fon vafle 
plan? S'il étoit permis de faire un amas de tou- 
tes fes fautes, de les aggraver les unes par les 
autres , en rapprochant ce qui eft épars, en liant 
ce. qui cil ifolé; puis, taifant la multitude de 
chofes bonnes & louables qui les démentent 
qui les expliquent, qui les rachettent, qui mon- 
trent le vrai but de l'Auteur, de donner cet af- 
freux recueil pour celui de fes principes , d'a- 
vancer que c'eft-là le réfumé de fes vrais fcn- 
timens, & de le juger fur un pareil extrait? 
Dans quel défert faudroit-il fuir, dans quel an- 
tre faudroit- il fe cacher pour échaper aux pour- 
fuites de pareils hommes , qui fous l'apptirencc 
du mal puniroicnt le bien, qui compteroienc 
pour rien le cœur les intentions , la droiture 
par tout évidente, & traiteroient la faute la 
plus légère & la plus involontaire comme le cri- 
me d'un fcélérat? Y a-t-il un feul Livre au 
monde, quelque vrai, quelque bon, quelque 



4» FREMI E R. E 

excellent quMl puiiïe être qui pat échaperàcette 
infâme inquifition? Non, Monfieiir, il n'y eî> 
j .pas un, pas un feul, non pas l'Evangile mê- 
me : car le mal qui n'y feroit pas ils fauroienc 
l'y. mettre par leurs extraits infidelles, par leurs 
fauŒes interprétations. 

Nous vous déferons, ofcroient- ils dire, uit 
Livre Jcandaleux , téméraire, impie j dont la me^ 
raîe-ejl d enrichir le rich: £? de dépouiller le patl- 
vre (a) , d'appren-dre aux enfàns à rénier leur me- 
re ^ leurs frères (&) , de s'empr,rer fans fcrupulo 
du. bien d'autrui (c) , de ninjîruire point les mé' 
chans, de peur qu'ils ne fe corrigent ^ qu'ils nî- 
fuient pardonnes (d) , de haïr père , mère , feiri' 
me , cnfans , tous fes proches (e) ; un Ligjre oit 
l'on foufflti par tout le feu de la difcorde (f) , oià 
l'on fe vante d'armer le fils contre le père (g) , les- 
parens l'un contre l'autre (i), les domejîiques con- 
tre leurs maîtres (») ,* où Von approuve la violation.- 
des Lù'ix (k')y oii l'en impofe en devoir la perfécu- 

(û) Matih. XIII. 12.. Luc. XIX. 2(5. 
(h) Matth. XII. 48. Marc. III. 33. 

(c) Marc. Xî. 2. Luc. XIX. 30. 

(d) Marc. IV. 12. Jean XII, 40. 

(e) Luc. XIV. 26. 

(f) Matth. X. 3.1. Luc. XII. 51. 5a.- 

(g) Matth. X. 35. Luc. XII. 53- 
(h) l'oid. 

(i) Matth. X. 36. 

(Ik) Matù. ^^ 2. & Coqçir- 



LETTRE.. 4> 

im (/}; eîi pour porter lis peuples au hrigojidage 
V fait du bonheur éternel le prix de la fores ^ 
la conquête des hommes violens (in). 

Figurez vous une ame infernale anaî'/fant 
ainfi tout l'Evangile , formant de cette calonr- 
nfeufe analyfe fous le nom de ProfeJJion de foi 
èvang'Hîque un Ecrit qui feroit horreur, & les 
dévots PhariHens prônant cet Ecrit d'un air de 
triomphe comme l'abrégé des leçons de Jéfus- 
Chrift. Voila pourtant jufqu'où' peut- mener cet- 
te indigne méthode. Quiconque aura lu mes Li- 
vres & lira lés imputations de ceux qui m'accu- 
fdnt, qui me jugent, qui me condannent, qui 
me pourfuivent, verra que c'cfl ainfi ^ue tous 
m'ont traité. 

Je crois vous avoir prouvé que cc:; McfTîcurs 
ne m'ont pas jugé félon la raifon; j'ai mainte- 
nant à vous prouver qu'ils ne m'ont pas jugé fi- 
lon les Loix ; mais !ai:Tez-moi reprendre un in- 
ftant haleine. A quels triftes effais me vois -je 
réduit à mon âge? Devois je apprendre fi tard 
à faiie mon apologie? Etoit-ce la peine de com- 
mencer? 



(0 Luc. XIV. 23. 
(wO Match. XI, 12. 



^ 



4a SECONDE 

SECONDE LETTRE. 

J'ai fiippofé , Monfieur , dans ma précédente 
Letcre que j'avois commis en effet contre la foi 
les erreurs dont on m'accufe, & j'ai fait voir 
que ces erreurs n'étant point nuifibles à la fo- 
ciété n'étoient pas punilTables devant la juilice 
humaine. Dieu s'eft réfervé fa propre défenfe, 
& le châtiment des fautes qui n'ofFenfent que 
lui. C'cft un facriiege à des hommes de fe faire 
les vengeurs de la divinité, comme fi leur pro- 
tection lui étoit néccffaire. Les Magiflrats les 
llois n'ont aucune autorité fur les âmes , & 
pourvu qu'on foit fidelle aux Loix de la focié- 
té dans ce monde , ce n'eil point à eux de fe 
iiiiler de ce qu'on deviendra dans l'autre, où 
ils n'ont aucune infpcction. Si l'on perdoit ce 
principe de vue, les Loix faites pcrnr le bon- 
heur du genre humajn en feroient bientôt le 
tourment, & fous leur inquifition terrible, les 
hommes, jugés par leur foi plus que par leurs 
œuvres, feroient tous à la merci de quiconque 
voudroit les opprimer. 

Si les Loix n'ont nulle autorité fur les fenti- 
mens des hommes en ce qui tient uniquement 
à la Religion, elles n'en ont point non plus en 
cette partie fur les écrits où l'on manifcHe ces 



LETTRE. 43 

fentimens. Si les Auteurs de ces Ecrits font pu- 
iiifTables, ce n'cù jamais prccifément pour avoir 
enfeigné l'erreur, puifquc la Loi ni fes mini- 
ères ne jugent pas de ce qui n'tft précifcment 
qu'une erreur. L'Auteur des Lettres écrites de 
la Camprrgne paroit convenir de ce principe 
(n). Peut-être même en accordant que la Politi- 
que ^ la Philcfopbie fourrant foutenir Ici liberté 
de tout écrire, le poulleroit-il trop loin (o). Ce 
n'eft pas ce que je veux examiner ici. 

Mais voici comment vos Meflîeurs & lui 
tournent la chofe pour autorifer le jugement 
rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me 
jugent moins comme Chrétien que comme Ci- 
toyen; ils me regardent moins comme impie en- 
vers Dieu que comme rebelle aux Loix ; ils 
voyent moins en moi le péché que le crime, & 
J'héréfie que h defobéiiTance. J'ai, félon eux, 
attaqué la Religion de l'Etat; j'ai donc encouru 
la peine portée par la Loi contre ceux qui l'at- 
taquent. Voila, je crois, le fens de ce qu'ils 
ont dit d'intelligible pour juftifier leur procédé.- 

Je ne vois à cela que trois petites difficultés» 



(/j> v/ cet égard, dit-il page 22, je retrouve af- 
Jez mes maximes dans celles dés répréjentations ; & pa- 
ge 29, il regarde comme incontejlahle que perjonnc 
ne peut être poutfuivi pour fes idées jur la Religkn, 

(û) Page ao.' 



4 



44 SECONDE 

La première, de favoir quelle cft cette Zlrli- 
gion de l'Etat; la féconde, de Diontrcr com- 
tnent je l'ai attaquée; la troifieme, de trouver 
cette Loi félon laquelle j'ai été }ugé. 

Qu'efl-ce qus la Religion- de l'Etat ? C'eft la 
. fainte Pvjformatlon évangélique. Voila fans 
contredit des mots bien fonnans. Mais qu'clT: es 
à Genève aujourd'hui que la fainte Réforma^ 
tion évangélique? Le fauricz- vous, Monfieur, 
par hazard ? En ce cas je vous en félicite* 
Quant à moi, je l'ignore. • J'avois cru le favoir 
ci-devant; niai^ je me tvompois ainfi que bien 
d'autres, plus favans que moi fur tout autre 
point, & non moins ignorans fur celui-là. 

Quand les Réformateurs fe détachèrent de 
l'Eglifc Romaine ils l'accuferent d'erreur ; & 
pour corriger cette erreur dans fa fource , ils 
donnèrent à l'Ecriture un autre fens que celui 
que l'Eglife lui donnoit. On leur demanda de 
quelle autorité ils s'écartoient ainfi de ir doc- 
trine reçue? Ils dirent que c'étoit de leur au- 
torité propre, de celle de leur raifon. Ils di- 
rent que le fens de la Bible étant intelligible & 
clair à tous les hommes en ce qui étoit du fa* 
lut, chacim étoit juge compétent de la doctri- 
ne, & pouvoit interpréter la Bible, qui en eft 
la règle , félon fon efprit particulier; quetout- 
s'accorderoient ainfi fur les chofes e Ten ci elles ,.. 
& que celles fur IcfqucIIes IFs nepaurroient s'ac- 
corder ne l'étolcnt point. 




•L E T T H E. 45 

Voila donc l'cfprit particulier établi pour 
unique interprète de l'Ecriture; voila l'autorité 
de l'Eglife rejettce ; voila chacun mis pour la 
doctrine fous fa propre jurifdiclion. Tels font 
les deux points fondamentaux de la Réforme: il» 
leconnoître la Bible pour règle de fa croyance, 'mP 
& n'admettre d'autre interprète du fens de la 1 
Bible que foi. Ces deux points combinés for- 
ment le principe fur lequel les Chrétiens Ré- 
formés fe font féparés de l'Eglife Romaine, & 
ils ne pouvojent moins faire fans tomber en 
contradiclion; car quelle autorité interprétative 
auroientils pu fe réferver, après avoir rejette 
celle du corps de l'Eglife? 

Mais, dira- 1- on, comment fur un tel princi- 
pe les Réformés ont- ils pu fe réunir ? Com- 
ment voulant avoir chacun leur façon de pen- 
Cer ont-ils fait corps contre l'Eglife Catholique? 
Ils le dévoient faire : ils fe réuniiroient en ceci , 
que tous reconnoilloient chacun d'eux comrne 
JMge compétent pour lui-même. Ils toléroient i 
& ils dévoient tolérer toutes les interprétations IM, 
hors une.., favoir celle qui ôte la liberté des 1 j 
interprétations. Or cette unique interprétation 
qu'ils rejettoient étoit celle des Catholiques. Ile 
dévoient donc profcrire de concert Rome feu- 
le, qui les profcrivoit également tous. La di- 
verllté môme de leurs façons de penfcr fur tout 
le relie étoit le lien commun qui les unilloit. 



r. 



H 



46 SECONDE 

C'étoient autant de petits Etats liguôs contre 
une grande PailTince, & dont la confédération 
générale n'ôtoit rien à l'indépendance de chacun. 
Voila comment la Réformation évangélique 
s'eO: établie, & voila comment elie doit fe con- 
forver. 11 efl: bien vrai que la doclrine du plus 
grand nombre peut être propofée à tous, com- 
me la plus probable ou la plus autorifée. Le 
Souverain peut même la rédiger en formule & 
la prefcrire à ceux qu'il charge d'enfcigner , 
parce qu'il faut quelque ordre quelque règle 
dans les inftruclions publiques, & qu'au fond 
l'on ne gcne en ceci la liberté de perfonne, 
puifque nul n'efl: forcé d'enfeigner malgré lui ; 
mais il ne s'enfuit pas de - là que les par- 
ticuliers foient obligés d'admettre précifément 
ces interprétations qu'on leur donne »S: cette 
doclrine qu'on leur en feigne. Cliacun en de- 
meure feul juge pour lui-même , & ne recon- 
noit en cela d'autre autorité que la fiennc pro- 
pre. Les bonnes inftructions doivent moins fi- 
xer le choix que nous devons faire que nous 
mettre en état de bien choifir. Tel efl le véri- 
table efprit de la Réformation ; tel en cft le 
vrai fondement. La raifon particulière y pro- 
nonce, en tirant la foi de la règle commune 
qu'elle établit, favoir l'Evangile; & il cft tel- 
lement de relTcnce de la raifon d'être libre, 
que quand elle voudroit s'allervir à l'autorité. 



Lettre. 4? 

cela ne dépendroit pas d'elle. Portez la moin- 
dre atteinte à ce principe, & tout l'évangéliC- 
me croule à l'inflant. Qu'on me prouve aujour- 
d'hui qu'eia matière de foi je fuis obligé de 
me fouraettre auK décidons de quelqu'un , dès 
demain je me fais Catholique , & tout homme 
conféquent & vrai fera comme moi. 

Or la libre interprétation de l'Ecriture em- 
porte non feulement le droit d'en expliquer 
les paffages, chacun félon fon fens particulier, 
mais celui de refler dans le doute fur ceux 
qu'on trouve douteux , & celui de ne pas 
comprendre ceux qu'on trouve incompréhenfi- 
bles. Voila le droit de chaque fidelle, droit 
fur lequel ni les Paftcurs ni les Magiftrats n'ont 
rien à voir. Pourvu qu'on refpedc toute la Bi- 
ble & qu'on s'accorde fur les points capitaux, 
on vit félon la Réformation évangélique. Le 
ferment des Bourgeois de Genève n'emporte 
rien de plus que cela. 

Or je vois déjà vos Dofteurs triompher fur 
ces points capitaux, Ce prétendre que je m'en 
écarte. Doucement, Meflîeurs , de grâce,- ce 
n'eft pas encore de moi qu'il s'agit , c'eft de 
vous. Sachons d'abord quels font, félon vous, 
ces points capitaux, fâchons quel droit vous 
avez de me contraindre à les voir où ie ne les 
vois pas, & où peut-être vous ne les voyez 
pas vous- mûmes. N'oiibliçz point, s'il vous 



41 SECONDE 

plait, que me donner vos déci fions pour loijc, 

'c'efl: vous écarter de la faiiite Réformattoj é- 

vangilique , c'clt en ébrarder les vraià [or.ce- 

.mens; c'eft vous qui par la Loi méritez puni- 

ULon. 

Soit que Ton confidere Tétat politique de 
votre République lonque la Réformation fut 
inftituée, foit que l'on pefc les termes de vos 
anciens Edits par rapport à la Religion qu'ils 
prefcriveut , on voit que la Réformation eft 
par tout mifc en oppofuion avec l'Eglife Ro- 
maine, & que les Loix n'ont pour objet que 
d'abjurer les principes & le cuUe de celle- ci , 
deftruclifs de la liberté dans cous les fens. 

Dans cette poficion particulière l'Etat n'exi- 
ftoit, pour ainfi dire, que par la réparation des 
deux Eglifes, & la République étoit anéantie 11 
le Papifme reprenoit le deiTus. Ainfi la Loi qui 
fixoit le culte évangélique n'y confideroit que 
l'abolition du culte Romain, C'efl: ce qu'attef- 
tejît les invectives , même indécentes , qu'on 
voit contre colui-ci dans vos premières Oidon- 
nances , & qu'on a fagemtnt retranchées dans 
la fuite., quand le même dan^r nexiftoit plus; 
C'efl; ce qu'attefl:e aufîî le ferment du Confiftoi- 
re , lequel coniîfle uniquement à empêcher tou' 
tes idolâtries, blaf[>bèmes , dijjolutions , ^ autres 
cbcfes cmtrevenaiitci à l'bonneur'de Dieu ^ à la 
Réformation dt l'Evangile, Tels font les termes 

de 



L E T T R X. 49 

de l'Ordonnance palTée en 1562. Dans h revue 
de lu même Ordonnance en 1576 on mit à la 
tête du ferment:, de veiller fur tous fcandales (j>): 
ce qui montre que dans la première formule du 
ferment on n'avoit pour objet que la féparation 
de TEglife Rouiaine; dans la fuite on pourvut 
encore à la police: cela eil naturel quand uir 
établiffement commence à prendre de la confif- 
tance: Mais entin dans l'une & dans l'autre le- 
çon, ni dans aucun ferment de Magiftrats, de 
Bourgeois, de Miniftres , il n'eft queftion ni 
d'erreur ni d'héréfie. Loin que ce fut là l'objet 
de la Réformation ni des Loix, c'eût été fe met- 
tre en contradifliion avec foi -même. Ainfi vos 
Edits n'ont fixé fous ce mot de Réformaticn que 
les points controverfés avec l'Eglife Romaine. 
Je fais que votre hiftoire & celle en général 
de h Réforme eft pleine de ftiits qui montrent 
une inquifition très févere, & que, de perfé- 
cutés les Réformateurs devinrent bientôt perfé- 
cjteurs : mais ce contrafte , fi choquant dans 
toute l'hiftoire du Chriftianifme, ne prouve au- 
tre chofe dans la vôtre que l'inconféquence des 
hommes & l'empire des pafllons fur la raifon. 
A force de difputer contre le Clergé Catholi- 
que, le Clergé Proteftant prit l'efprit difputeur 
& pointilleux. Il vouloit tout décider, tout 



(P) Ordon. Ecdef. Tit. III. Art. LXXV. 
C 



-^ 



50 SECONDE 

r.'gler, prononcer fur tout: chacun propofoit 

niudcfteraent fon fcntiment pour Loi fuprôrae à 

touj ies autres; ce n'étoit pas le moyen de vi- 

. vre en paix. Calvin, fans doute, ctoit un- grand 

I homme; mais enfin c'ctoit un homme, & qui 

y pis eft, un Théologien: il avoit d'ailleurs tout 

l'orgueil du génie qui fent fa fupériorité, & qui 

s-'indigne qu'on la lui difpute: la plupart de fes 

collègues ctoient dans le même cas; tous en ce 

la d'autant plus coupables qu'ils étoient plus 

inconféqu-ens. 

Auffi -quelle prife n'ont-ils pas donnée en ce 
point aux Catholiques, & quelle pitié n'cft-ce 
pas de voir dans leurs défenfes ces favans hom- 
mes, ces efprits éclairés qui raifonnoicnt fi bie» 
fur tout autre article, déraifonner fi foteraent 
fur celui-là ? Ces contradictions ne prouvoicnt 
cepcnJnnt autre chofe, fmon qu'ils fui voient 
bien plus leurs paffions que leurs principes. 
Leur dure orthodoxie ctoit elle-môme une hé- 
1 réfie. C'étoit bien là l'efprit des Réformateurs , 
^ mais ce n'étoit pas celui de la Réformation. 
La Religion Protcflante eft tolérante par 
principe, elle efl: tolérante effenciellement, el- 
le l'eft autant qu'il eft poffible de l'être, puif- 
que le feul dogme qu'elle ne tolère pas eft ce- 
lui de l'intolérance. Voila l'infurmontable bar- 
rière qui nous féparc des Catholiques & qui rcu- 
Hic les autres communions entre elles ; chacune 






LETTRE. 51. 

regarde bien les autres comme étant dans Ter- 
reur; mais nulle ne regarde ou ne doit regar- 
der cette erreur comme un obilacle au falut (ï). 
Les Réformés de nos jours, du moins les 
Minières , ne connoillcnt ou n'aiment plus leur 
Religion. S'ils l'avoient connue & aimée, à la 1 
publication de mon Livre ils auroient poulTé de j|. 
concert un cri de joye , ils fe feroient tousunis 
avec moi qui n'attraruois que leurs adverfaires; 
mais ils aiment mieux abandonner leur propre i^ 
caufe que de foutenir la mienne : avec leur ton 
rifiblemeut arrogant, avec leur rage de chicanne f| 
& d'intolérance, ils ne favent plus ce qu'ils cro- |' 
yent ni ce qu'ils veulent ni ce qu'ils difent. Je 
ne les vois plus que comme de mauvais valets il^ 
des Prêtres , qui les fervent moins par amour p' 
pour eux que par haine contre moi. (j-) Quand 
ils auront bien difputé, bien chamaillé, bie» 
ergoté, bien prononcé; tout au fort de leur 
petit triomphe, le Clergé Romain, qui mainte- 



(?) Il efi: aiïez fuperflu, je crois, d'avertir que 
j'excepte ici mon Paileur,&, ceux qui, fur ce point, 
penfent comme lui, 

■ - (f) De toutes les Se6tes du Chriflianiûne la Lu- 
thérienne me paroit la plus incouféquente. Elle a 
réuni comme à plaifir contre elle feule toutes le% 
obje<îlioiis qu'elles fe font l'une à l'autre. Elle cit" 
en par'.iculier intolérante comme l'Eglifti Romaine; 
mais le grand argument de celle-ci lui maiique rel- 
ie Cil; intolérante fans favoir pourquoi. 
C 2 



S2 S "E € O N D E 

nant rit & les laiffe faire, viendra les chaffer 

armé d'argumens ad boniimm fans réplique, & 

les battant de leurs propres armes, il leur dira: 

/ cela va bien; mais à préfent ôtezvous de là, mé- 

.chans intrus que vous êtes; vous ji'avez travaillé 

* que pour nous. Je reviens à mon fujet. 

L'Eglife de Genève n'a donc & ne doit avoir 
comme Réformée aucune profeflion de foi pré- 
cife, articulée, & commune à tous fes mem- 
. bres. Si l'on vonloit en avoir une, en cela mâ- 
.|' me on blcfferoit la liberté évangélique, on re- 
■ « nonceroit au principe de la Réformation , on 
''violeroit la Loi de l'Etat. Toutes les Eglifes 
Proteftantes qui ont dreffé des formules de pro- 
feffion de foi, tous les Synodes qui ont déter- 
miné des points de doftrine, n'ont voulu que 
prefcrire aux Pafteurs celle qu'ils dévoient cn- 
feigner , & cela étoit bon & convenable. Mais 
fi ces Eglifes & ces Synodes ont prétendu faire 
plus par ces formules, & prefcrire aux fidelles 
, ce qu'ils dévoient croire; alors par de telles dé- 
'^i cifions ces afTemblées n'ont prouvé autre chofe, 
' fmon qu'elles ignoroient leur propre Religion. 
L'Eglife de Genève paroiffbit depuis long- 
tems s'écarter moins que les autres du véritable 
efprit du Chriftianifme, &. c'eft fur cette trom- 
peufe apparence que j'honorai fes Pafteurs d'é- 
loges dont je les croyois dignes; car mon in- 
tention n'étoit afluréinent pas d'abufer le pu- 



L E T T R E.. 5^.3' 

blic. Mais qui peut voir aujourd'hui ces mê- 
mes Miniftres , jadis fi coulans & devenus tout 
à coup fi rigides, chicaner fur l'orthodoxie d'un 
Laïque & laiffer la leur dans une fi fcandaleufe 
incertitude? On leur demande fi Jéfiis- Chrift 
ell Dieu, ils n'ofent répondre: on leur deman- 
de quels myflieves ils admettent, ils n'ofent ré- 
pondre. Sur quoi donc répondront-ils, & quels 
feront les articles fondamentaux, différens des 
miens, fur lefquels ils veulent qu'on fe décide, 
fi. ceux-là n'y font pas compris? 

Un Philofophe jette fur eux un coup d'oeil 
rapide; il les pénètre, il les voit Ariens, Soci- 
niens; il le- dit, & penfe leur faire honneur: 
mais il ne voit pas qu'il expofe leur intérêt 
temporel; la feule chofe qui généralement dé 
cide ici-bas de la foi des hommes. 

Auflî-tôt allarmés , efi'rayés , ils s'afiTemblent» 
ils difcutent, ils s'agitent, ils ne favent à quel 
faint fe vouer; & après force confultations (j), 
délibérations, conférences, le tout aboutit à 
un amphigouri où Ton ne dit ni oui ni non , & 
auquel il eft aufil peu poffible de rien compren- 
dre qu'aux deux plaidoyés de Rabelais (t). La 

(s) Oiiand on cjl bien décide fur ce qu'on croit, di" 
foit à ce fujct un Journalifiie , une profejjion de fi» 
doit être bientôt faite. 

(t) Il y auroit peut-être eu quelque embarras â 
s'expliquer plus clairement fans être obligés de fo 
rctra<:;ier fur certaines chofos. 

C 3 



54 SECONDE 

do6lrinc orthodoxe n'eft-elle pas bien claire, & 
ne la voib.-t-il pas en de ftires mains? 

Cependant parce qu'un d'entre eux compilant 
force plaifanteries fcholafliques auffi bénignes 
qu'élégantes, pour juger mon Chriftianifme ne 
craint pas d'abjurer le {îen ; tout charmés du fa- 
voir de leur confrère, & furtout de fa logique, 
ils avouent fon dofte ouvrage, & l'en remercient 
par une députation. Ce font, en vérité, de fin- 
guliercs gens que Meffieurs vos Miniftres ! on 
ne fait ni co qu'ils croycnc ni ce qu'ils ne cro- 
yent pas ; on ne fait pas mcme ce qu'ils font 
femblant de croire : leur feule manière d'é- 
tablir Icur^ foi tù. d'attaquer celle des autres ; 
ils font comme les Jéfuites qui, dit -on, for- 
çoient tout le monde à figner la conftitution 
fans vouloir la figner eux-mêmes. Au lieu de 
s'expliquer fur la doctrine qu'on leur impu» 
te ils penfent donner le change aux autres E- 
glifes en cherchant querelle à leur propre dé- 
f enftur ; ils veuknt prouver par leur ingratitu- 
de qu'ils n'avoient pas befoin de mes foins, & 
croyent fe montrer aifez orthodoxes en fe mon- 
trant perfccuteurs. 

De tout ceci je concluds qu'il n'efl pas aifé 
de dire en quoi confiftc à Genève aujourd'hui 
la fainte Réformation. Tout ce qu'on peut a- 
vanccr de certain fur cet article cfl:, qu'elle doit 
confifter principalement à rejetter les points 



LETTRE. 55 

conteftés à l'Eglife Romaine par les premiers 
Réformateurs , & fiutout par Calvin. C'cft-là 
i'efprit de votre inftitution; c'cfl: par là que 
vous êtes un peuple libre , & c'cfl: par ce côté 
feul que la Religion fait chez vous partie de la 
Loi de l'Etat. 

De cette première queftion Je pafle à la fé- 
conde, & je dis; dans un Livre où la vérité l'u- 
tilité la néceffité de la Religion en général eft 
établie avec la plus grande force, où, fans don- 
ner aucune exclufîon Qi) , l'Auteur préfère la 
Religion Chrétienne à tout autre culte, & la 
Réformation évangélique à toute autre fecte, 
comment fe peut-il qiîe cette même Réforma- 
tion, foit attaquée? Cela paroit difficile à con- 
cevoir. Voyons cependant. 

J'ai prouvé ci-devant en général & je pro.i- 
verai plus en tiétail ci-après qu'il n'efl: pas vrai 
que le Chrifliianifme foit attaqué dans mon Li- 
vre. Or lorfque les principes communs ne font 
pas attaqués on ne peut attaquer en particu- 
lier aucune fecte que de deux manières ; favoir, 
indirectement en foutenant les dogmes diflinc- 
tifs de fcs adverfaires, ou directement en at- 
taquant les ficns. 

(m) J'exhorte tout lefteur équitable à relire & 
pefer dans l'Emile ce qui fuit immédiatement la 
profefllon de foi du Vicaire, & où je reprends la 
paroiç. 

C 4 



55 SECONDE 

Mais comment aurois-je foutcnu les dogmes 
diftinclifs des Cat oHqucs, puifqu'au contraire 
ce font les feuls que j'ayc attaqués, & puifquc 
c'efl: cette attaque mCme qui a foulevé contre 
moi le parti Catholique, fans lequel il eft fur 
que les Protcllans n'auroient rien dit? Voila, 
je l'avoue, une des chofes les plus étranges 
dont on ait jamais ouï parler, mais elle n'en 
cfl: pas moins vraie. Je fuis confeffeur de la foi 
proteftante à Paris , & c'cil: pour cela que je le 
fuis encore h Genève. 

Et comment aurois-je attaqué les dogmes drf- 
tinftifs des Proteftans , puifqu'au contraire ce 
font ceux que j'ai foutenus avec le plus de for- 
ce, puifque je n'ai celTc d'infifter fur l'autori- 
té de la raifon en matière de foi, fur la li- 
bre interprétation des Ecritures , fur la toléran- 
ce évangélique, & fur robéiffancc aux Loix, 
^ même en matière de culte; tous dogmes difhinc- 
tifs & radicaux de l'Eglife Réformée, & fans 
lefquels, loin d'être folidement établie, elle ne 
pourroit pas même exifter. 

Il y a plus; voyez qu'elle force la forme 
même de l'Ouvrage ajoute aux avgumens en fa- 
veur des Réformés. C'eft un Prêtre Catholi- 
que qui parle , & ce Prêtre n'eft ni un impie 
ni un libertin: C'efl un homme croyant Sl pieux, 
plein de candeur, de droiture, & malgré fes 
difficultés fes objeflions fes doutes , nourriffant 

an 



LETTRE. 57 

lU fond de fon cœur le plus vrai refped pour 
le culte qu'il profeiTe; un homme qui, dans 
les épanchemens les plus intimes déclare qu'ap- 
pelle dans ce culte au fcrvice de l'P'glife il y 
remplit avec toute l'exaétitude polîîble les foins 
qui lui font prefcrits , que fa confcience lui rc- 
procheroit d'y manquer volontairement dans la. 
moindre chofe , que dans le myftere qui choque 
le plus fa raifon, il fe recueille au moment de 
la confécration pour la faire avec toutes les 
d-ifpofitions qu'exigent l'Eglife & la grandeur da 
facrement, qu'il prononce avec refpefl les mots 
facramentaux , qu'il donne à leur effet toute la 
foi qui dépend de lui , & que, quoi qu'il eu 
foit de ce myftere inconcevable, il ne craint pas 
qu'au jour du jugement il foit puni pour l'avoir 
jainais profané dans fon cœur (x). 

Voila comment parle & penfe cet homme vé- 
nérable, vraiment bon, fnge, vraiment Chré- 
tien, & le Catholique le plus fincere qui peut- 
être ait jamais exlflé. 

Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Pvt- 
tre à un jeune homme Proteftant qui s'étoit fait 
Catholique & auquel il donne desconfeils. „ Re- 
„ tournez dans votre Patrie, reprenez la Re^i. 
„ gion de vos pères , fuivez-Ia dans la fincérité 
„ de votre cœur & ne la quittez plus; elle eft 



(jd) Emile T. III. p. 185 & j 86. ) 
PS- 



58 SECONDE 

j, très-fimple & très-fainte; je la crois de toutes 

,, les Religions qui font fur la terre celle dont 

., la morale eil la plus pure, & dont la raifoii 

j, fe contente le mieux (y)." 

Il ajoute un moment après. „ Quand vous 

„ voudrez écouter votre confcience, mille ob- 

,, ftacles vains difparoitront à fa voix. Vous 

„ fentirez que dans l'inceriitude où nous fom- 

,, mes , c'efl une inexcufable préfomption de 

„ profcflcr une autre Pveligion que celle où Ton 

,, cil né, & une fauflcté de ne pas pratiquer fm* 

j, cérement celle qu'on profeffe. Si l'on s't^gare, 

„ on s'ôte une grande excufe au tribunal du Sou- 

,, verain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt 

,, l'erreur cù l'on fut nourri que celle qu'on 

,, ofa choifir foi-même? (2)". 

Quelques prgcs auparavant il avoit dit: ,, Si 

., j'avois desProteftans à mon voifinage ou dans 

,, ma Paroiffe , je ne les didinguerois point de 

5, mes Paroiflïens en ce qui tient à la charité 

., Chrcîtienne ; je les porterois tous également à 

,, s'cntrc-aimcr , à fe regarder comme frères, à 

,, refpeéter toutes les Religions &. à vivre en 

„ paix chacun dans la fiennc. Je penfo que fol- 

,, liciter quelqu'un de quitter celle où il eft né, 

,, c'cft le folliciter de mal faire & par confé- 

(y) Ibid. p. 196. 
's) Ibid. p. 195, 



LETTRE. 59 

jj qiient faire mal foi-même. En atteiK^ant de 
„ plus grandes lumières, gardons l'ordre public, 
„ dans tout pays refpedlons les Loix, ne trou- 
„ biens point le culte qu'elles prefcrivent, ne 
„ portons point les Citoyens à la defobéifTance: 
,, car nous ne favons point certainement fi c'efl 
„ un bien pour eux de quitter leurs opinions 
„ pour d'autres, & nous favons certainement 
„ que c'efi: un mal de defobéir aux Loix." 

Voila, Monfieur , comment parle un Prêtre 
Catholique dans un Ecrit où l'on m'accufe d'a- 
voir attaqué le culte des .Réformés, & où il 
n'en ed: pas dit autre chofe. Ce qu'on auroit pu 
me reproc'ner, peut-être, étoit une partialité ou- 
trée en leur faveur, & un défaut de convenan- 
ce, en faifant parler un Prêtre Catholique com- 
me jamais PrcHre Catholique n'a parlé. Ainfi j'ai 
fait en toute chofe précifément le contraire de 
■ce qu'on m'accufe d'avoir fait. On diroit que 
vos Magiftrats fe font conduits par gageure : 
.quand ils auroient parié de juger contre léviden- 
ce ils n'auroient pu mieux réufîîr. 

Mais ce Livre contient des objections , des 
difficultés, des doutes! Et pourquoi non, je 
vous prie ? Où ert: le crime à un Protefiant de 
propofer fes doutes fur ce qu'il trou\'e douteux, 
& fes objciftions fur ce qu'il en trouve fufccp- 
tible? Si ce qui vous paroit clair me paroit ob- 
fcur , û ce q^e vouj jugez déraoptrO ne me fera- 
C 6 



4 



6o SECONDE 

Me pas l'être, de quel droit prétendez- voi;^ 
foumettre ma raifon à la vôtre, & me donner 
votre autorité pour Loi, comme fi vous préten- 
diez à l'infaillibilité du Pape? N'eft-il pas plai- 
fant qu'il faille raifonner en Catholique poux 
m'accufer d'attaquer les Proteftans? 

Mais ces objections & ces doutes tombent fur 
les points fondamentaux de la foi? Sous l'appa- 
rence de ces doutes on a raflcmbW tout ce qui 
peut tendre à fapper, ébranler & détruire les 
principaux fondcmens de la Religion Chrétien- 
BC? Voila qui change la thefe, & fi cela eft 
frai, je puis être coupable; mais aufil c'eft un 
anenfonge, & un menfonge bien imprudent de 
)a part de gens qui ne favent pas eux-mêmes en 
quoi confifl:ent les principes fondamentaux de 
leur Chriftianifme. Pour moi, je fais très bien 
en quoi confident les principes fondamentaux 
du mien , & je l'ai dit. Prefque toute la profef- 
fion de foi de la Julie eft affirmative , toute la 
première partie de celk du Vicaire efl: affirmati- 
ve, la moitié de la fegonde partie eft cncori 
affirmative, une partie du chapitre de la Reli- 
gion civile eft affirmative , la Lettre à M. l'Ar- 
thevêque de Paris efl: affirmative. Voila, Mef- 
iîeurs, mes articles fondamentaux: voyons les 
vôtres. 

Ils font adroits, ces Meflieurs ; ils établiflent 
h méthode de difcuiTion la plus açuveUe & la 



L E T T R i:.. fi 

plus commode pour des perfécuteurs. Ils laifTcnt 
avec art tous les principes de la doftrine incer- 
tains & vagues. Mais un Auteur a-t-il le ma^I- 
heur de leur déplaire, ils vont furetant dans Tes 
Livres quelles peuvent être fes opinions. Quand 
ils croyent les avoir bien conftatées , ils pren- 
nent les contraires de ces mêmes opinions & 
en font autant d'articles de foi. Enfuite ils 
crient à l'impie au blafphcme, parce que l'Au- 
teur n'a pas d'avance admis dans fcs Livres les 
prétendus articles de foi qu'ils ont bâtis après 
coup pour le tourmenter. 

Comment les fuivre dans ces multitudes de 
point fur Icfquels ils m'ont attaqué? comment 
raflembler tous leurs libelles, comment les li- 
re? Qui peut aller trier tous ces lambeaux toiir 
tes ces guenilles chez les frippiers de Genève 
ou dans le fumier du Mercure de Neuf châtel? 
Je me perds je m'embourbe au milieu de tant 
de bctifcs. Tirons de ce fatras un feul article 
pour fervir d'exemple , leur article le p!v^ 
triomphant, ccluipour lequel leurs préJicans 
(*) fc font mis en campagne & done ils ont fait 
le plus de bruit : les miraclesv^^ 

(*) Je n'aurois point employé ce terure que je 
ttouvois déprifant, fi l'exemple du Confcil de G.> 
rêve , qui s'eii fcrvoit en écrivant au Cardinal de 
Fleury,ne m'eût appris que mon fcrupule étoit mai 
forJéi,- 

C 7 



ôi SECONDE 

J'efitre dans un long examen. Pardonnez 
m'en l'ennui, je vous funplie. Je ne veux dif« 
cuter ce point fi terrible que pour vous épar- 
gner ceux fur lefquels ils ont moins infifté. 

Ils dirent donc -„ J. J. RoulTeau n'efl: pas 
„ Chrétien quoiqu'il fe donne pour tel ; car 
„ nous , qui certainement le fommes , ne pen- 
,, fons pas comme lui. J. J. RoulTeau ne croie 
5, point à la Révélation , quoiqu'il dife y cioi- 
,, re : en voici Ja preuve. 

,, Dieu ne révèle pas fa volonté immédiate- 
„ ment à tous les hommes. Il leur parle par fes 
„ Envoyés, & ces Envoyés ont pour preuve 
„ de leur mifîîon les miracles. Donc quicon- 
„ que rejette les miracles rejette les Envoyés 
„ de Dieu , & qui rejette les Envoyés de Dieu 
„ rejette la Révélation. Or Jean Jaques Rouf- 
„ feau rejette les miracles. " 

Accordons d'abord &; le principe & le faic 
comme s'ils étoient vrais : nous y reviendrons 
dans la fuite. Cela fuppofé, le raifonnement 
précédent n'a qu'un défaut : c'eft qu'il fait di- 
leftement contre ceux qui s'en fervent. Il cd 
très bon pour les Catholiques, mais très mauvais 
pour les Froteflaiis. II faut prouver à mon tour, 

'Vous trouverez que je me répète fouvent, 
mais qu'importe? Lorfqu'une même propofition 
m'efi: né'CelTaire à des argumens tout difTéren?, 
dois -je éviter de la reprendre? Cette affectation 



LETTRE. 63 

feroit puérile. Ce n'eft pas de variété qu'il s'a- 
git, c'eil de vérité, de raifonnemens jullcs oc 
concluans. Paffcz'le reftc, & ne.fongcz qu'à 
cela. 

Quand les premiers Réformateurs commen* 
cercnt à fe faire entendre l'Eglife univer Telle é- 
toit en paix; tous les fentimens étoient unani- 
mes ,• il n'y avoit pas un dogme cfTencicl dé- 
battu parmi les Chrétiens. 

Dans cet état tranquille, tout à coup deux 
ou trois hommes élèvent leur voix, & crient 
dans toute l'Europe: Chrétiens, prenez garde 
à vous; on vous trompe, on vous égare, on 
vous mené dans le chemin de l'Enfer: le Pape 
clT: l'Antechriit, le fuppôt de Satan, fon Egli- 
fe cft l'école du mcnfonge. Vous êtes perdus 
û vous ne nous écoutez. 

A ces premières clameurs l'Europe étonnée 
refta quelques momens en filence, attendant ce 
qu'il en arriveroit. Ennn le Clergé revenu de 
fa première furprife & voyant que ces nou- 
veaux venus fe faifoientd.es Seclateurs, comme 
s'en fait toujours tout homme qui dogmatife, 
comprit qu'il falloit s'expliquer avec eux. II 
commença par leur demander à qui ils en a- 
voient avec tout ce vacarme? Ceux-ci répon- 
dent fièrement qu'ils font les apôtres de la vé- 
rité, appelles à réformer l'Eglife & à ramener 
les lidclles de la voye de perdition où les con- 
duifoient les PrCtre^, 



«4. SECONDE 

Mais , leur répliqua- 1- on , qui vous a dor.;îc' 
cette belle corn million , de venir troubler la 
paix de l'Eglife & la tranquillité publique-? 
Notre conTcience, dirent -ils, la raifon, la lu- 
mière intérieure, la voix de Dieu à laquelle 
nous ne pouvons réfifter fans crime; c'cft lui 
qui nous appelle à ce faint miniftere, & nous 
faivons notre vocation. 

Vous ères donc Envoyés de Dieu, reprirent 
les Catholiques. En ce cas, nous convenons 
que vous devez prêcher réformer inftruire, & 
qu'on doit vous écouter. M-ais pour obtenir 
ce droit commencez par nous montrer vos let- 
tres de créance. Prophétifez, guérifTez, illumi- 
nez, faites des miracles, déployez les preuves 
de votre miiron. 

La réplique des Réformateurs eft belle, & 
vaut bien la peine d'être tranfcritte. 

,, Oui, nous fommes les Envoyés de Dieu-- 
mais notre miflîon n'efl: point extraordinai.. 
re: elle eft dans l'impulûon d'iuie confcien- 
ce droite, dans les lumières d'un entende- 
ment fain. Nous I■K^ vous apportons point 
une Révélation nouvelle ; nous nous bor« 
nons à celle qui vous a été donnée , & 
que vous n'entendez plus. Nous venons i 
,^ vous, non pas avec des prodiges qui peu» 
, vent être trompeurs & dont tant de fauffes 
, doj^Uines fe font étayécg , mais ayex: les Ci^nsi 



LETTRE. &S 

„ de la' vérité & de la raifon qui ne trompent 
„ point; avec ce Livre faint que vous déligu- 
„ rez & que nous vous expliquons. Nos mi- 
„ racles font des argumens invincibles , nos 
„ prophéties font des démonftrations : nous 
„ vous prédirons que fi vous n'écoutez la voix 
„ de Chrift qui vous parle par nos bouches-, 
„ vous ferez punis comme des ferviteurs infi- 
„ délies à qui l'on dit la volonté de leurs maî- 
„ très, & qui ne veulent pis l'accomplir." 

11 n'étoit pas naturel que les Catholiques 
convintTent de l'évidence de cette nouvelle doc- 
trine , & c'eft aufïï ce que la plupart d'entre 
eux fe gardèrent bien de faire. Or on voit 
que la difpute étant réduite à ce point ne pou- 
voit plus finir, & que chacun devoit fe don» 
ner gain de caufe ; les Proteftans foutenant 
toujours que leurs interprétations & leurs preu- 
ves étoieflt fi claires qu'il falloit être de maii- 
vaife foi pour s'y refufer; & les Catholiques., 
de leur côté, trouvant que les petits argumens 
de quelques particuliers , qui même n'étoient 
pas fans réplique, ne dévoient pas l'emporter 
fur l'autorité de toute l'Eglife qui -de tout tems 
avoit autrement décidé qu'eux les points dé- 
battus. 

Tel efi: l'état où h querelle eft reftée. O.a 
n'a cefTé de-difputer fur la force des preuves: 
difp.utQ qui a'aura ja.mais de fin, tant que les 



66 SECONDE 

hommes n'auront pas tous la même tète. 

Mais ce n'étoit pas de cela qu'il s'agiffoit 
pour les Catholiques. Ils prirent le change, & 
fi, fans s'amufer à chicaner les preuves de 
leurs advcrfaircs, ils s'en fuflent tenus à leur 
difputer le droit de prouver , ils les auroicnt 
embarraffés, ce me femble. 

„ Premièrement " , leur auroient-iis dit , ,, vo- 
tre manière de raifonner n'cft qu'une pc. 
tition de principe; car fi la force de vos 
preuves efl: le figne de votre miflîon , il s'en- 
>■ fuit pour ceux qu'elles ne convainquent pas 
» que votre miiTion efl fauffe, & qu'ainfi nous 
, pouvons légitimement, tous tant jque nous 
, fommes , vous punir comme hérétiques , 
, comme faux Apôtres, comme perturbateurs 
> de l'Eglife & du Genre humain. 

,, Vous ne prêchez pas , dites -vouî, des 
, doélrines nouvelles : & que faites - vous donc 
, en nous prêchant vos nouvelles explications ? 
, Donner un nouveau fens aux paroles de TE- 
, criture n'cft- ce pas établir une nouvelle doc- 
, trine? N'efl-ce pas faire parler Dieu tout au- 
, tremcnt qu'il n'a fait"? Ce ne font pas les 
, fons mais les fens des mots qui font révé- 
, lés : changer ces fens reconnus & fixés par 
, l'Eglife, c'eft changer la Révélation. 

„ Voyez, de plus, combien vous êtes in- 
, juflçs ! Vous convenez qu'il faut des iiiira- 



LETTRE. 6^ 

des pour autorifcr une miflion divins, & ce- 
pendant vous , fimples particuliers de votre 
propre aveu, vous venez nous parler avec 
empire & comme les Envoyés de Dieu {aa). 
Vous réclamez l'autorité d'interpréter l'Ecri- 
ture à votre fantaifîe , & vous prétendez 
nous ôter la même liberté. Vous vous arro- 
gez à vous feuls un droit que vous refufez 
& à chacun de nous & à nous tous qui com- 
pofons l'Eglife. Quel titre avez -vous donc 
pour foumettre ainlî nos jugemens communs 
à votre efprit particulier? Quelle infuppor- 
table fuffifance de prétendre avoir toujours 
raifon, & raifon feuls contre tout le monde, 
fîins vouloir laider dans leur fentiment ceux 
qui ne font pas du vôtre, & qui penfent 
avoir raifon aufîî (*)! Les diftinclions dont 



(aA) Farel déclara en propres termes à Genève 
•levant le Confeil épifcopal qu'il étoit Envoyé de 
Dieu : ce qui fit dire à l'un des membres du Con- 
fcil CCS paroles de Caïphe: // ablafpbémé: queji-il 
hejoin d'autre témoignage? Il amcrite 1$ mort. Dans 
la doctrine des miracles il en falloit un pour ré- 
pondre à cela. Cependant Jéfus n'en fit point en 
cette occafion, ni Farel non plus. Froment déclara 
de même au Alagiftrat qui lui défendoit de prêcher, 
qu'il valait mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, & con- 
tinua de prêcher malgré la défenfe; conduite qui 
certainement ne pouvoit s'autorifer que par un or- 
dre exprès de Dieu. 

(*) Quel homme , par exemple , fut jamais plus 



«s? S-. E. C O N D E 

vous n-ous payez feroient tout tiupUis toIé- 
râbles fi vous difiez fimplenient votre avis, 
& que vous en rcftaflîcz-là; mais point. Vous 
nous faites une guerre ouverte; vous fouf- 
flez le feu de toutes parts. Réfifter à vos le- 
çons c'eft être rebelle , idolâtre, digne de 
l'enfer. Vous voulez^ abfolument convertir, 
convaincre., contraindre môme. Vous dog- 
matifez, vous prêchez, vous cenfurez, vous 
anathématifez, vous excommuniez, vous pu- 
niiïez , vous mettez à mort; vous exercez 
l'autorité des Prophètes , & vous 'ne vous 
donnez que. pour des particuliers. Quoi! 
vous Novateurs , fur votre feule opinion, fou- 
tenus de quelques centaines d'hommes vous 
brûlez vos adverfaircs; & nous, avec quinze 
Siècles d'antiquité &. la voix de cent millions 
d hommes, nous aurons tort de vous brûler? 
Non, cefTez <Xe parler d'agir en Apôtres, ou 
montrez, vos titres, ou quand nous ferons 
les plus forts vous ferez très -jufteraent trai- 
tes en impofteurs. " 
A ce difcours, voyez vous, Monfieur; ce que 



tranchant P'"s impérieux, plus décifîf, plus divine- 
ment infaillible à fon gré que Calvin , pour qui la 
moindre oppolltion la moindre o'ojedion qu'on ofoit 
lui faire étoit toujours une œuvre de fatan , un crime 
digne du feu? Ce n'cfl: pas au fcul Scrvet qu'il en a 
œùté la vie povu: avoir ofé penfcr autrement que lui. 



LETTRE. 6i) 

nos Réformateurs auroient eu de folitàe è. ré- 
pondre? Pour moi je ne le vois pas. Je penfe 
,qu'ils auroient été réduits à fe taire ou à faire 
des miracles. Trifte reffource pour des amis de 
b vérité! 

Je concluds de là qu'établir la néceflité des 
miracles en preuve de la mifîion des Envoyés 
de Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle, 
c'efl: renverfer la Réformation de fond-en-com- 
ble; c'eft faire pour me combattre ce qu'on 
m'accufe fauffement d'avoir fait. 

Je n'ai pas tout dit, Monfieur, fur ce cha* 
pitre; mais ce qui me refte à diie ne peut fe 
couper, & ne fera qu'une trop longue Lettre; 
11 elt tems d'ache\-er celle - ci. 




LETTRE 1" R I S 1 E M E. 

Je rcprens, Alonfieur, cette quediion des mirci- 
cles que j'ai entrepris de difcuter a\'ec vous, 6; 
après avoir prouv.^ qu'établir leur nécefîlté c'é- 
toit détruire le Proteftantifmc, je vais cher- 
cher à préfent quel efl leur ufage pour prouver 
la Révélation. 

Les hommes ayant des têtes fi diverferaent 
organifées ne fauroient être afFeclcs tous égaîc- 
mcnt des mêmes argumens, furtout en matières 
de foi. Ce qui paroit évident à l'un ne paroit 
pas même probable à l'autre ; l'un par fon tour 
d'efprit n'efl: frappé que d'un genre de preu- 
ves , l'autre ne l'eft que d'un genre tout difFc- 
rent. Tous pcuveat bien quelquefois convenir 
des mêmes chofes, mais il eft très-rare qu'ils 
en conviennent par les mêmes raifons : ce qui , 
pour le dire en pafTant j montre combien la 
difpute en elle-même efl peu fenféc: autant 
vaudroit vouloir forcer autrui de voir par nos 
yeux. 
° Lors donc que Dieu donne aux hommes une 
Révélation que tous font obligés de croire, il 
faut qu'il l'étabUfTe fur des preuves bonnes pour 
tous , & qui par conféquent foienc aufïï diver* 
fes que les manières de voir de ceux qui doi- 
vent les adopter. 



«i%i 



LETTRE. 71 

Sur ce raifonncment , qui me paroit jiifte à 
finiple, OD a trouvé que Dieu avoit donné à la 
jnilîîon de fe3 Envoyés divers caractères qui 
rend'oient cette mifilon reconnoiflable à tous 
les hommes, petits & grands, fages & fots, 
favans & ignorans. Celui d'entre eux qui a 
le cerveau alTez flexible pour s'affccler à la fois 
de fous ces caracleres ell: heureux fans doute; 
mais celui qui n'eft frappé que de quelques-uns 
n'ell pas à plaindre, pourvu qu'il en foit frap- 
pé fufSramment pour être perfuadé. 

Le premier, le plus important, le plus cer- 
tain de ces carafleres fe tire de la nature de la 
doctrine; c'cft-à- dire , de fon utilité, de fa 
beauté (i), de fa faintcté, de fa vérité, de fa 



(i) Je ne fais pourquoi l'on veut attribuer au pro- 
grès de la philofophie la belle morale de nos Li- 
vres. Cette morale , tirée de l'Evangile , étoit Chré- 
tienne avant d'être philofophique. Les Chrétiens 
l'enfeignent fans la pratiquer, je l'avoue; mais que 
font de plus I;s philofoplies , il ce n'efb de fe don- 
ner à eux-mêmes beaucoup de louanges, qui n'étant 
répétées par perfonne autre , ne prouvent pas grand 
chofe, à mon avis? 

Les préceptes de Platon font fouvent très-fubli- 
mes, mais combien n"erre-t-il pas quelque - fois , & 
jufquoùne vont pas fes erreurs'? Quanta Ciceron, 
peut-on croire que fans Platon ce Rhéteur eut trou- 
vé fes offices ? L'Evangile ieul elè quant à la mora- 
le , toujours fur, toujouis vrai, toujours imique, & 
toujoius fcmbkbig à lui- weme. 



^ Jt. -.* 



71 T R "O I S I E M E 

profondeur, & de toutes les autres qualités qui 
p-suvent annoncer aux hommes les inflruclions 
de la fuprême fagefic, & les préceptes de la fu- 
jTicme bonté. Ce caraflere efl, comme j'ai dit, 
le plus fur, le plus infaillible, il porte en lui- 
niême une preuve qui difpenfe de toute autre; 
mais il efl le moins facile à conltater : il exige , 
pour être fenti , de l'étude delà réflexion des 
connoiffances , des difculîîons qui ne convien- 
nent qu'aux hommes fages qui font inflruits & 
qui favent raifonner. 

Le fécond caractère eft dans celui des hom- 
iTiCS choifis de Dieu pour annoncer fa parole^, 
leur fainteté, leur véracité, leur jurtice, leurs 
mœurs pures & fans tache, leurs vertus inac- 
cefliblcs aux paflîons humaines font, avec les 
qualités de l'entendement, la raifon l'efprit le 
favoir la prudence, autant d'indices refpecta* 
blés, dont la réunion, quand rien ne s'y dé- 
ment, forme une preuve compictte en leur fa- 
veur, & dit qu'ils font plus que des hommes. 
Ceci cil: le figne qui frappe par préférence les 
gens bons & droits qui voyent la vérité par 
tout où ils voyent la juftice , &. n'entendent la 
voix de Dieu que dans la bouche de la vertu. 
Ce caraflere a fa certitude encore, mais il n'tft 
pas impoflîble qu'il trompe, &. ce n'efl: pas un 
prodige qu'un impofteur abufe les gens de bi-cn, 
ni qu'un homme de bien s'abufe lui-môme, en- 
traîné 



L E T T E B. 73 

traîné par l'ai-deur d'un faine zèle qu'il prendra- 
pour de l'infpiration. 

Le troifieme caraclei-e des Envoyés de Dieu, 
efl: une émanation de la Puiffance divine, qui 
peut intei-rompre & changer le cours de la na- 
ture à la volonté de ceux qui reçoivent cette 
éir.anation. Ce caiailere eftfans contredit le 
plus brillant des trois, le plus frappant , le 
plus prompt à fauter aux yeux, celui qui fe 
marquant par un effet fubit à fenfibie, femble 
exiger le moins d'examen & de difcuffion : par- 
là ce caractère ed aufîl celui qui faifit fpcciale- 
mcnt le. peuple, incapable de raifonncmens 
fliivis , d'obfervations lentes & fûres , & en 
toute chofe efclave de fes fens : mais c'eft 
ce qui rend ce même caraétere équivoque, com-. 
me il fera prouvé ci- après; & en effet, pourvu 
qu'il frappe ceux auxquels il efl defliné qu'im^ 
porte qu'il foit apparent ou réel ? Cefl une di- 
llinction qu'ils font hors d'état de faire : ce qui 
montre qu'il n'y a de figne vraiment certain 
que celui qui fe tire de la doctrine, & qu'il 
n^ a par conféquent que les bons raifonneurs 
qui puifTent avoir une foi folide & fîire ; mais la 
bonté divine fe prête aux foiblefTes du vulgaire 
& veut bien lui donner des preuves qui faffent 
pour lui. 

Je m'arrête ici fans rechercher fi ce dénoin- 
brcment peut aller plus loin : cell; une difcuffion 
D 



7^ TROISIEME 

inutile à la nôtre: car il eft clair que quand 
tous ces fignes fe trouvent- réunis c'en eft affei 
poil! perfuader tous les hommes, les fages Ici 
bons & le peuple. Tous, excepté les foux, in- 
capables de raifon, & les méchans qui ne veu- 
lent être convaincus de rien. 
■ Ce? caractères font des preuves de l'autorité 
de ceux en qui ils réfident; ce font les raifons 
fur lefquelles on eft obligé de les croire. Quand 
tout cela eft fait la vérité de leur mifllon eft 
établie; ils peuvent alors agir avec droit & 
puifîanc'e en qualité d'Envoyés de Dieu. Les 
preuves font les moyens, la foi due à k doftri- 
ne eft la fin. Pourvu qu'on admette la doftrine 
c'eft la chofe la plus vaine de difputer fur le 
nombre & le choix des preuves, & fi une feule 
me perfuade, vouloir m'en faire adopter d'au- 
tres eft iin foin perdu. Il feroit du moins bien 
ridicule de foutenir qu'un homme ne croit pas 
ce qu'il dit croire, parce qu'il ne le croit pas 
précifémcrit par les mêmes raifons que nous di- 
fons avoir de le croire auiîi. 

Voila, ce me femble, des principes clnirs <k 
înconteftables : venons à l'application. Je me 
déclare Chrétien ; mes perfécuteurs difent que 
je ne le fuis pas. Ils prouvent que je ne fuis 
pas Chrétien parce que je rejette la Révélation, 
Ce ils prouvent que je rejette la Révélation par 
ce que je ne crois pas aux Eiiiades. 



LETTRE. 75 

Mais pour que cette conféquence fut jufte , 
il fauciroit de deux chofes l'une: ou que les 
miracles fuffent l'unique preuve de la Révéla- 
tion, ou que je rejettaffe également les autres 
preuves qui l'atteftent. Or il n'eft pas vrai_ que 
les miracles foient l'unique preuve de la Révé- 
lation , 6i il n'eft pas vrai que je rejette les 
autres preuves; puifqu'au contraire on les trou- 
ve établies dans l'ouvrage même ou l'on m'ac° 
cufe de détruire la Ré\'élation (2). 

Voila précifément à quoi nous en fommes. 
■Ces Meflieurs , déterminés à me faire malgré 
moi rejetter la Révélation, comptent pour riea 
que je l'admette fur les preuves qui me convain- 
quent, fi je ne l'admets encore fur celles qui ne 
me convainquent pas , & par ce que je ne le puis 
ils difent que je la rejette. Peut-on rien conce-* 
voir de plus îiijufte & de plus extravagant? 

Et voyez de grâce fi j'en dis trop ; lorfqu'ils 
me font un crime de ne pas admettre une preu- 
ve que non feulement Jéfus n'a pas donnée , 
mais qu'il a refufée expreflëment., 

(2) Il importe de remarquer que le Vicaire pou- 
voit trouver beaucoup d'objections comme Catholi- 
que, qui font nulles pour un Protcftant. Aini'i le 
fcepticifme dans lequel il refte ne prouve en aucu- 
ne façon le mien, furtout après la déclaration trcs~ 
expre:ic que j'ai faite à la fin de ce môme Ecii^ 
On voit clairement dans mes principes que piu- 
fieurs des objedions qu'il contient portent à .iiui. 
D a 



'7(5 T R D I î; I E ]M E 

II ne s'annonça pas d'abord par des miracles 
mais par la prcîdication. A douze ans il difpU' 
toit dcja dans le Temple avec les Dofteurs , 
tantôt les interrogeant & tantôt les fiirprenant 
par la fagefle de Tes réponfes. Ce fut là le 
commencement de Tes fonctions, comme il le 
déclara lui -môme à fa mère & à Jofeph (3). 
Dans le pays avant qu'il fît aucun miracle il fe 
jnit à prêcher aux peuples le Royaume dee 
Ci eux (4) , & il avoit déjà rafTcmblé plufieurs 
difciples fans s'être autorifé près d'eux d'aucun 
(îgne, puifqu'il eft dit que ce fut à Cana qu'il 
fit le premier (s). 

Quand il fit enfuite des miracles, c'étoit le 
plus fouvent dans des occafions particulières 
dont le choix n'annonçoit pas un témoignage 
public , & dont le but étoit fi peu de manifeder 
fa puiffance, qu'on ne lui en a jamais dcmaii- 
dc pour cette fin qu'il ne les ait rcfufcs. Voyez 
là-defTus toute l'hifloire de fa vie; écoutez 
furtout fa propre déclaration : elle eil fi dccifi- 
vc que vous n'y trouverez rien à répliquer. 

Sa carrière étoit déjà fort avancée, quand 



(3) Luc. XI. 46. 47- 49. 

(4) Matth. IV. 17. 

^5) Jean II. 11. Je ne puis penfer que perfonne 
veuille mettre au nombre des (ignés pu!)!ics de fa 
niiffion la tentation du diable & le jcùug de qua- 
xaiitc joiçrs^ 



I^ E T T R Ë. 77 

Tes Docteurs , le voyant faire tout deb on 1er 
Prophète au milieu d'eux, s'aviferent de lui 
demander un figne. A cela qu'auroit dû ré- 
pondre Jéfus, félon vos Meilleurs? ,, Vous de- 
„ mandez un figne , vous en avez eu cent. 
„ Croyez -vous que je fois venu m'annoncer à 
„ vous pour le Meffîe fans commencer par ren- 
„ dre témoignage de mci , comme fî j'avois 
„ voulu vous forcer à me méconnoitre & vous 
„ faire errer malgré vous ? Non , Cana, le 
„ Centenier, le Lépreux, les aveugles, les pa- 
„ ralytiques, la maltiplication des pains, tou- 
,, te la Galilée, toute la Judée dépofent pour 
„ moi. Voila mes figues ; pourquoi feignez-vous 
„ de ne les pas voir? '* 

Au lieu de cette réponfe, que Jéfus ne fît 
point, voici, Monfieur , celle qu'il fit. ' 

La Nation méchantf ^ adultère demande un 
Jigne , Is' il ne lui en fera ^ oint donné. Ailleurs 
il ajoute. // ne lui fera point donné d'autre 
figne que celui de Jonas le FropMtc. Et leur 
tournant le dos, il s'en alla (6), 

Voyez d'abord comment , blâmant cette manie 
des figues miraculeux , il traite ceux qui le-s 
demandent ? Et cela ne lui arrive pas une fois 



(6) Marc. VlII. i2. Matth. XVI. 4. Pour abré- 
ger j'ai fondu enfcmblc ces deux paOlages, mais j'ai, 
tonlcrvé latrtflinftion eflencicUc à la queftioii. . 
Dr 



78 TROISIEME 

feulement mais pUifieurs (7). Dans le CyUcmc 
de vos Meilleurs cette demande étoit très légi- 
time: pourquoi donc infulter ceux qui la fai- 
fuient? 

Voyez enfuitc à qui nous devons ajouter fol 
par préférence ; d'eux , qui foutienncnt que 
c'elt rejetter la. Révélation Chrétienne que de 
fie pas admettre les miracles de Jéfus pour les 
lignes qui l'établilTent , ou de Jéfus lui-même, 
qui déclare qu'il n'a point de figne à donner. 

Ils demanderont ce que c'ell donc que le 
figne de Jonas le Prophète? Je leur répondrai 
que c'eil fa prédication aux Ninivites , précifé- 
mcnt le mâme figne qu'employoit Jéfus avec les 
Juifs, comme il l'explique lui-même (8). On 
ne peut donner au fécond paiTage qu'un fens 
qui fe rapporte au premier, autrement Jéfus le 
fcroit contredit. Or dans le prcm.icr paflagâk où 
l'on demande un miracle en Hgne, Jéfus ditpo* 
fitivement qu'il n'en fera donné aucun. Donc 
le fens du fécond palTagc n'indique aucun figne 
miraculeux. 

Un troifieme pafTage, infifteront ■ ils, expli« 
que ce figne par la réfurreclion de Jéfus (9). 



(7) Conférez les paflliges fuivans. Match. XII. 39' 
41. Marc. Vill. 12. Luc. XI. 29. Jean II. iS. 19» 
IV. 48. V. 34. 3<5- 39- 

(8) Matth. Xil. 41. Luc. XI. 30. 32. 
C9) MactlL Xil. 40. 



LETTRE. 79 

Je le nie; il l'explique tout au plus par f« 
mort. Or la mort d'un homme n'eft pas ua mi- 
rade; ce n'en cil pas môme un qu'après a. 'oir 
refto trois jours dans la terre un corps cii 
foit retiré. Dans ce pafTage il n'eft pas dit un 
mot de la rélurreclion. D'ailleurs quel genre 
.de preuve feroit-cc de s'autorifer durant fa vie 
,fur un ligne qui n'aura lieu, qu'après fa met? 
Ce fcroit vouloir ne trouver que des incrédu- 
les; ce feroit cacher la.- chsndelle fous le boiC- 
'Heau : Comme cette conduite feroit injufte , 
cette interprétation feroit impie. 
• ^ Déplus, l'argument invincible revient en- 
core. Le fens du troilîeme paflage ne doit pas 
attaquer le premier, & le premier affirme qu'il 
;n.e fera point donné de ilg;ie, point du tout, 
.^aucun. Enfin, quoiqu'il en puific être, fl re.le 
toujours prouvé par le témoignage de Jéfus 
même, que, s'il a fait des miracles dursnt fa 
vie, il n'en a point fait en ligne de fa manon. 
Toutes les fois que les Juifs ont inliflé fur 
ce genre de preuves, il les a toujours renvo- 
yés avec mépris, fans daigner jamais les fa- 
tisfaire. Il n'approuvoit pas même qu'on prit 
en ce ftns fcs œuvres de charité. Si vous v.^. 
voyez des prodiges cî? des miracles , vous ne croyrt 
point; difolt-il à celui qui le prioit de giiérii- 
fon iils (lo). Parle-t-on fur cetoii-là qn;ind 

(lo) Jean IV. 48. 

D4. 



s>o T R I s I E- l\f E 

on veut donner des prodiges en preuves?"- 

Combien n'étoit-il pas étonnant que, s'il 
en eut tant donné de telles , on continuât 
fans celTc à lui en demander? Ouel miracle fais- 
tu, lui difoient les Juifs, afin que l'ayant vu nous 
eroycns à toi ? Moyfe donna la manne dans le dé- 
Jert à nos pères; mais toi, quelle œuvre fais -fa 
(a) ? ' G'eft à - peu - près , dans le fens de vos 
Meflîeurs, & laiflant à part la Majefté royale, 
comme fi quelqu'un venoit dire à Frédéric.' On 
te- dit un grand Capitaine ; cïf p(nirquoi donc ? 
Oit as tu fait qui te montre tel? Gujlave vainquit 
à Leîjfc à Lutzen, Charles à Fràivjlat à Naiv.z; 
%nais cil font tes monumens ^ Quelle viEloin as- 
tu remportée , quelle Place as ■ tu prife , quelle 
marche as-tu faite , ^j'ielle Campagne fa couvert 
de gloire ? de quel droit portes tu le nom de 
Grand ? L'imprudence d'un pareil difcours efi 
elle concevable, & trouveroit - on fur la terre 
entière un homme capable de le tenir? 

Cependant, fans faire honte à ceux qui lut 
en tenoient un femblable , fans leur accordent 
aucun miracle , fans les édifier au moins fa: 
ceux qu'il avoit fait , Jéfus , en réponfe à leur 
queftion, fe contente d'allégorifer fur le pain 
du Ciel: auflî, loin que fa réponfe lui doi>- 
nât de nouveaux Difciples , elle lui en ôta plu. 

fieurs 

(a) Jean VI. 30. 31. & fui \f.- 



L E T T R s; rr 

fîcurs de ceux qu'il avoit, & qui, fans doute-, 
penfoient comme vos Théologiens. La défe> 
tion fut telle qu'il dit aux douze; Eu vous , nu 
voulez - V us pas aiijfi vous en aller ? 11 ne pa* 
roit pas qu'il eut fort à cœ.ur de confervcr 
ceux qu'il ne pouvoit retenir que par des 
miracles. 

Les Juifs demandoient un Hgne du CieLDans = 
leur fyftcme, ils avoicnt raifon. Le figne qui 
devoit conftater la venue du Melîîe ne pouvoit 
your eux être trop évident, trop décifif, trop 
au defTus de tout foupçon , lù avoir trop de té- 
moins oculaires; comme le témoignage immé-- 
diatde Dieu vaut toujours mieux que celui des 
hommes , il étoit plus fur d'en croire au fignc 
Kïômc , qu'aux gens qui difuient l'avoir vu, & 
pour cet effet le Ciel étoit préférable à la terre. 
Les Juifs avoient donc raifon dans leur vue, 
parce qu'ils vouloient un. Aîefiîe apparent & 
tout nïiraculeux. Mais Jéfus dit après le Pro.- 
phôtc que le Royaume des Cieux ne vient point 
avec apparence, que celai qui l'annonce ne dé- 
bat point, ne crie point, qu'on n'entend point 
fa voix dans les rues. Tout cela ne refpire pas 
l'oftentation des miracles ; aulîî n'étoit- elle pas 
le but qu'il fe propofoit dans les fiens. Il n'y 
. mectoit ni l'appareil ni l'authenticité néceffaires 
pour conftatef de vrais figues, par ce qu'il ne 
ks doiinoit point pour tels. Au contraire il rcr 
P 5 



32 T R O I s I E M 2 

commandoit le fecret aux malades qu'il guéri(^- 
foit , aux boiteux qu'il faifoit marcher , aux 
polTédés qu'il délivroit du Démon. L'on eut 
dit qu'il craignoit que fa vertu miraculeufc- 
ne fiit connue; on m'avouera que c'étoit une 
étrange manière d'en faire la preuve de fa 
miflîcvi. 

Mais tout cela s'expliqiie de foi-même, fitot 
que l'on conçoit que les Juifs alloient cherchant 
cette preuve où Jéfus ne vouioit pas qu'elle 
fut. Celui qui me rejette a , difoit il , qui le juge. 
Ajoutoit - il , les miracles que j'ai faits le condan< 
neront? Non, mais; la parole q-je j'ai portù Ir 
condannera. La preuve eil donc dans la parole 
à. non pas dans les miracles. 

On voit dans l'Evangile que ceux de Jéfus 
étoient tous utiles: mais ils ctoicnt fans éclat 
fans apprôt fans pompe , ils étoient fimples 
comme fes difcours, comme fa vie, comme tou» 
te fa conduite. Le plus apparent le plus palpa* 
ble qu'il ait fait efl: fans contredit celui de la 
iBultiplication des cinq pains & des deux poif- 
fons qui nourrirent cinq mille hommes. Noa 
feulement fes difciples avoient vu le miracle., 
mais il avoit pour ainfi dire palTé par leurs 
mains; & cependant ils n'y penfoient pas, ils 
ne s'en doutoient prcfque pas. Concevez- vous 
qu'on puiïTe donner pour fignes notoires au 
Genre humaia dans tous les fié des des faits 



L E T T R ït. ^r 

auxquels les témoins les plus immédiats font à 
peine attention (&;? 

Et tant s'en faut que l'objet réel des mira- 
cles de Jéfus fut d'établir la foi , qu'au con- 
traire il commençoit par exiger la foi avant que 
de faire le miracle. Ritn n'efl fi fréquent dans 
l'Evangile. Ceft précifément pour cela , c'cft 
parce qu'un Prophète n'clt fars honneur que 
dans fon pays , qu'il fit dans le fien très peu 
.d'e mirnclcs (c) ; il efl; dit même qu'il n'en pût 
faire, à caufe de leur incrédulité {d). Com- 
ment? c'étoit à caufc de leur incrédulité qu'il 
en falloit faire pour les convaincre, fi f^s mi- 
racles avoicnt eu cet objtt: mais ils ne l'avoient 
pas. C'étoicnt fimplemcnt des afles de bonté, 
de charité , de bicnfaifance, qu'il faifoit en 
faveur de fcs amis , ^i de ceux qui croyoient 
en lui; & c'était dans de pareils acles que coii- 
fiftoient les œuvres de miféricorde, vraiment 
dignes d ctre fiennes, qu'il difoit rendre té- 
moignnge de lui (e). Ces œuvres marqnoient 
le pouvoir de bien faire plutôt que la volont)^ 

(b) Marc. VI. 52. Il efl: dit que c'étoit à caufe 
que leur cœur éroit ftupidc ; mais qui s'oferoif van- 
ter d'avoir im cœur plus intelligert crns les chofes 
faintcs que les di cipics choifis par Jéfus. 

(0 Matth. Xlil. 58. 

(d) N'aie. VI. 5. 

(0 Jean. X. 25. 32. 38. 

D (? 



84 T R O I S I Ë JM E 

•d'étonner, c'étoient des vertus (/) plus que 
des miracles. Et comment la fuprême fageir* 
eut-elle eiiiployé dés moyens fi contraires à la 
fin qu'elle fe propofoit? Comment n'eut -elle 
pas prévu que les miracles dont elle appuyoit 
l'autorité de fes Envoyés produiroient un effet 
tout oppofé, qu'ils .feroient fufpe(!rter la véri- 
té de Thiftoire tant fur les miracles que fur 
la milTion , & que parmi tant de folides preu« 
ves, celle-là ne feroit que rendre plus diffi* 
elles fur toutes les autres les gens éclairés & 
vrais? Oui je le foutiendrai toujours, l'appiâ 
^u'on veut donner à la croyance en eft le 
plus grand obftacle : ôtez les miracles de riî- 
vangile & toute la terre cft aux pieds de Jtfus- 
Chrift (g). 

Vous voyez, Monfieiir, qu'il ed: attefté par 
l'Ecriture môme que dans la Mifîion de Jéfus» 
Ghrifl les miracles ne font point un figne tel- 
lement néceffaire à la foi qu'on n'en puifî^ 



(/) C'efl le mot en:;ployé dans TEcriture; noi 
tradufleurs le rendent par celui de miracles. 

(^) Paul prêchant aux Athéniens fut écouté fort 
paifiblement jufquà ce qu'il leur parlât, d'un hom- 
me reflufcité. Alors les uns fe mirent à rire; les auf> 
très lui dirent: Cela fitffit, mm entcndrmis k refle 
une autre fds. Je ne fais pas bien ce que penfentau 
fond de lÉrurs cœurs ces bo'\s Chrétiens à la mode; 
n^ais s'ils croyent à Jéfus par fes miracles , moi- 
j'y crois malgré ki mirrxlcs , & j'ai q^ l'efpriîi- 
«que.ma.foi.Yaut.isifU^ 5«ç la iciii. 



L E T r R E. 8^ 

ï\'oir Tans les admettre. Accordons que d"aui 
très pafTagcs préfentcnt un fens contraire- à- 
ceux -ci, ceux- ci réciproquement préfentent un- 
fens contraire aux autres, & alors je choifis , 
ufant de mon droit, celui de ces lens qui me 
paroit le plus raifonnable & le plus clair. Si j'a- 
vois l'orgueil de vouloir tout expliquer , j3 
pourroîs en vrai Théologien tordre & tirer 
chaque pafïlige à mon fens; mais la bonne foi 
Tje me permet point ces interprétations So- 
phifliques ; fuffifamment autorifé dans mon feui- 
riment' (Z>) par ce qus je comprends, je refliS 



(h) Ce fentiment ne m'eft point tellement parti- 
culier qu'il ne foit aufil celui de pluficurs Tiiéolo 
Jogiens dont l'orthodoxie elî; mieux établie que cel- 
le du Clergé de Genève. Voici ce que m'écrivoit 
îà-defTus un de ces I^.Iefîicurs le 28 Février 1764. 

„ Quoiqu'en dife la cohus des modernes apolo- 
„ gifles du Chrifttanifme , je fuis perfuadé qu'il n'y 
,i a pas un mot dans les Livres facrés d'où l'on 
„ pui'fe légitimement conclurre que les miracles 
„. aient été deiiinés à fervir de preuve pour- les 
„ hommes de tous les tems & de tous les lieux; 
„ Bien loin de-!à, ce n'étoitpas à mon avis le prin- 
,, cipal objet poiir ceiix. qui en furent les témoins 
„ oculaires. Lorfque les Juifs demandoient des mf- 
„ racles à Saint Pawl , pour toute réponfe il leur 
„ prcchoir Jcfus crucIHé. A coup fur fi Grotius^ 
„ les Auteurs de la fociété. de Eoyie , Vernes , 
„ Vernet àceulTent écé à la place de cet Apôtre., 
„ ils nauroient rien eu de plus preffé que d'cn- 
„ voyer chercher des tréteaux pour fatisfairc à une 
., demande- qui quadre fi bîen avec leurs principesx. 
û 7. 



S<î^ TROISIEME 

en paix fur ce que je. ne comprends pas, c^' 
que ceux qui me Texpliquenc me font encore 
moins comprendre. L'autorité que je donne à 
l'Evangile je ne la donne point aux interpré- 
tations des hommes , & je n'entends pas plus 
les foumcttre à la mienne que me foumettre à 
la leur. La régie eft commune , & claire en 
ce qui importe ; la raifon qui l'explique efl 
particulière, & cliacun a la fienne qui ne fait 
•autorité que pour lui. Se laiffer mener par au- 
trui fur cette matière c'eil fubftituer l'explica- 
tion au texte, c'effc fs foumettre aux lîommes 
& non pas à Dieu. 

Je reprends mon raifcnnement, & après a. 
voir établi que les miracles ne font pas un f:- 
gne néceflaire à la foi , je vais montrer en con- 
fir'nation de cela que les miracles ne font pas 
un fîgne infaillible à. dont les hommes puiffenc 
juger. 



„ Ces gens -là croycnt faire merveilles avec leurs 
„ ramas d'argiimc;.s; mais un jour on doutera l'ef- 
„ pcre, s'ils n'ont pas été compilés par une focicté 
„ d'incrédules , fans qu'il faille être ilardouin pour 
„ cela." 

Qu'on ne penfe pas, au refle que l'Auteur de 
cette Lettre foit mon partifan; ïant s'en faut : il cft 
un de mes adverfaires. Il trouve feulement que les 
autres ne favc-nt ce qu'ils difent. Il foupçonnopeut- 
étrj pis: ca\ la foi de ceux qui croycnt fur les mi- 
racles, fera loujours ucs fufpci^c aux gens C'ClaùCi^i 



LETTRE. 87 

Un miraer'e ed, dans un fait particulier, un 
acte immédiat de la puiffance divine, un chan- 
gement fenfib'e dans l'ordre de la nature^ une 
exception réelle & vifible à Tes Loix. Voila 
l'idée dont il ne faut pas s'écarter fi l'on veut 
s'entendre en raifonnant fur cette- matière. 
Cette idée offre deux queftions à réfoudre. 

La première : Dieu peut-il faire des mira- 
cles ? C'tft-à-dire , peut -il déroger aux Loix 
qu'il a établies ? Cette queilion férieufement 
traitée fcroit impie fi elle n'étoit abftn-de : ce fc« 
Toit faire trop d'honneur à celui qui laréfoudroit 
négativement que de le punir ; il fuffiroit de 
l'enfermer. Mais auffî quel homme a jamais nié 
que Dieu put faire des miracles? 11 falloit être 
Hébreu pour demander fi Dieu pouvoit drelTer 
des tables dïhs le défert. 

Seconde queftion : Dieu veut -il faire des 
miracles ? C'efl: autre chofe. Cette quefi:ion en 
elle-même & abfiraftion faite de toute autre 
eonfidération efi: parfaitement indifférente; elle 
n'intéreffe en rien la gloire de Dieu dont nous 
ne pouvons fonder les deflfeins. Je dirai plus; 
s'il pouvoit y avoir quelque différence quant à 
la foi dans la manière d'y répondre, les plus 
grandes idées que nous puifTions avoir de la 
fageffe & de la majefié divine feroient pour la 
négative, il n'y a que l'orgueil humaire qui foit 
contre. Voila jufqa'oîi la jaifon peut aller. 



fS, TROISIEME 

Cette qtieftion , du rcfte , eft 'purement oifeafe,' 
& pour la réfoudre il faudroit lire dans les dé- 
crets éternels ; car , comme on verra tout à 
l'heure , elle cil impoffrble à décider par les 
faits. , Gardons nous donc d'ofer porter unr 
œil curieux fur ces myiteres. Rendons ce re^ 
fpecl. à l'cfTence infinie de ne rien prononces- 
d'elle: nous n'en connoilTons que l'immenfité. 

Cependant quand un mortel vient hardiment 
nous affirmer qu'il a vu un miracle, il trancha 
net cette grande queflion; jugez fi l'on doit Ten 
croire fur fa parole 1 Ils feroient mille que js 
ne les en croirois pas. 

Je lailTe à- part le grofîîer fophifme d'emplo* 
yer la preuve morale à conllater des faits natu- 
rellement imp.oiriblcs , puifqu'alors le princi- 
pe m^me de la crédibilité fondé-'. fur la pofiîbi^ 
lité naturelle- efl en défuut. Si les hoinmes 
veulent bien .en piarcil cas admettre cette preuve 
dan.î des chofes de pure fpéculation , ou dans 
des faits dont la vérité, ne les touche gueres, 
aîTurons-nous qu'ils feroient plus difficiles s'U 
s'agifîbit pour eux du moindre intérêt tempa* 
ici. Suppofons qu'un mort, vint redemander 
fes biens à fes héritiers affirmant qu'il elî réf. 
fufcité..(5c requérant d'être admis à la preuve (î).> 

(f) Prenez bien garde que dans ma fuppofitloo 
c'ell'une réùirredion vc ri table & non pas une fauf- 
fc. moit qa'ii s'agit de couIUter. 



LETTRE. ^ 

cToyez-vous qu'il y ait un feul tribunal far la 
terre où cela lui fut accordé? Mais encore un- 
coup n'entamons pas ici ce débat : laifTons aux 
faits toute la certitude qu'on leur donne, & 
contentons- nous de diftinguer ce que le fens 
peut attcil:er de ce que la raifon peut con- 
olurre. 

Puifqu'un miracle eft une exception- aux 
Loix de la nature, pour en juger il faut con- 
noître ces Loix, & pour en juger finement il 
faut les connoître toutes : car une feule qu'oa 
ne connoîtroit pas poiirroit en certains cas in- 
connus aux fpectateurs changer l'effet de celles 
qu'on connoîtroit. Ainfi celui qui prononce 
qu'un tel ou tel afle eft un miracle déclare qu'il 
connoit toutes les Loixdc'la nature &- qu'il faic". 
que cet afte en eft une exception. 

Mais quel eft ce mortel qui connoit toutes 
les Loix de la nature? Newton ne fe vantoic 
pas de les connoître. Un homme fagê témoin 
d'un fait inouï peut attefter qu'il a vu ce fait' 
& Ion peut le croire; mais ni cet homme fage 
ni nul autre hovnrae fage fur la terre n'affirmera- 
jamais que ce fait, quelque étonnant qu'il puif- 
fe être, foit un miracle; car comment peut- il' 
le fa voir? 

Tout ce qu'on peut dire de celui qui fe van- 
te de faire des miracles eft qu'il fait des chofes 
fort extraordinaires; mais qui eft -ce qui nie. 



^ TROISIEME 

qu'il fe fafTe des chofes fort extraordinaire^ ? 
J'en ai vu, moi, de ces chofes là, & incme 
j'en ait fait (k). 

L'étude de la nature y fait fnire tons les 
jours de nouvelles découvertes : l'indurtric hu- 
maine fe perfectionne tous les jours. 'La Chy- 
mie curieufe a des tianfuuitations, des préci- 
piiaîions, des détonations, des explofions , des 
phofphores, des pyrophores , des tremblemens 
de terre, & mille autres merveilles à faire fi- 
gner iniile fois le peuple qui les vcrroit. L'hui- 
le de gayac & l'efprit de nitre ne font pas des 
liqueurs fort rares; mêlez -les enfemble, & 

(k) J'ai vu à Venife en 1743 une manière de 
forts aflèz nouvelle, & plus étrange que cctix de- 
Prenefte. Celui qui les vouloit confulter entroit 
dans une chambre, & y reftoit feul s'il le défiroir. 
Là d'un Livre plein de feuillets blancs il en tiroit 
im à fon choix; puis tenant cette fcnilie il dcman- 
doit, non à voix haute, mais mentalem.nt ce iiu'il 
vouloit lavoir. Enfuite il piioit fa feuille blanclie » 
l'enveloppoit, la cachetoit, la plaçoit dans un i>i- 
vre ainll cachetée: enlin après avoir récité certai- 
nes formules fou baroques fims perdre fon Livre 
de vue, il en alioit tirer le papier, reconnoitre le 
cachet, l'ouvrir, &. il troavoit fa répoiifc écrjce. 

Le magicien qui faîfoic ces forts étoit le premier 
Secrétaire de l'AmbaHadeur de France, &il s'ap- 
pelloit J. J. RoulTeau. 

Je me contcntois d'être forcier , parce que j'étais 
modelle; mais fi j'avois eu l'ambiiion d'être J'ro- 
phCte, qui m'eut empêché de le devenir"? 



LETTRE. VT 

vous verrez ce qu'il en arrivera ; mais n'allez 
pas faire cette épreuve dans une chambre, car; 
vous pourriez bien mettre le feu à la maifon (/). 
Si les Prêtres de Baal avoient eu M. Rouelle au 
milieu d'eux leur bûcher eut pris feu de lui-- 
même & Elle eut été pris pour dupe. 

Vous ver fez de l'eau dans de l'eau , voila 
de l'encre; vous verfez de l'eau dans de l'eau, 
voila un corps dur. Un Prophète du Collège 
de Harcourt va en Guinée & dit au peuple ^ 
reconnoiflez le pouvoir de celui qui m'envoye; 
je vais convertir de l'eau en pierre ; par des- 
moyens connus du moindre Ecolier il fait de 
la glace : voila les Nègres prêts à l'adorer. 

Jadis les Prophètes ftiifoient defcendre à: 
leur voix le feu du Ciel ; aujourd'hui les en- 
fans en font autant avec un petit morceau de. 
renc. Jofué fit arrêter le Soleil ; un faifeur- 
■ d'almanacs va le faire cclipfer ; le prodige eft: 
encore plus fenfible. Le cabinet de M. l'Abbé 
Nollct cft un laboratoire de magie, les récréa- 
tiûhs mathématiques font un recueil de mira- 
cles; que dis-je? les foires même en fourmil- 
leront, les Briochés n'y font pas i ares • le feul 
Payfan de Norihollande que j'ai vu vingt fois 



. (/) 11 y a des précautions à prende pour réufllr^ 
dans cette opération : l'on me dilpenfera bien, ja 
p,enfg , d'en mt-ttre ici le Récipé, 



ft TROISIEME 

alluîriev fa chandelle avec fon couteau a de quoi 
fubjaguer tout le Peuple , même à Paris; que 
pcnfez-vous qu'il eut fait en Syrie? 

C'eft un fpeclacle bien fîngulier que ces foi- 
res de Paris ; il n'y en a pas une où l'on ne 
\oye les chofes les plus étonnantes , fans que 
îc public daigne prefque y faire attention; tant 
on eft accoutumé aux chofes étonnantes , ^5 
même à celles qu'on ne peut concevoir! On y 
voit au moment que- j'écris ceci deux machine:> 
portatives féparées , dont l'une marche ou s'ar- 
rête exaclement à la volonté de celui qui fait 
marcher ou arrêter l'autre. J'y ai vu une tête 
de bois qui parloit , & dont on ne parloit pas 
tîint que de celle d'Albert le grand. J'ai vu 
même une chofe plus furprenante ; c'étoit for- 
ce têtes d'hommes , de favans, d'Académiciens 
qui couroient aux miracles des convulfions, & 
qui en revenoient tout émerveillés. 

Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baro- 
mètre, quels prodiges ne fait- on pas chez les 
ignorans? Les Européens avec leurs arts ont 
toujours paffé pour des Dieux parmi les Barba- 
res. Si dans le fein même des Arts , des Scien- 
ces, des collèges , des Académies ; fi dans Is 
milieu de l'Europe, en France, en Angleterre, 
un homme fut venu le fiécle dernier, armé de 
tous les miracles de l'électricité que nos phyfi- 
ciens opèrent aujourd'hui-, l'eut-on brûlé, corn- 



LETTRE. 53 

■lue un forcier, l'eut -on fuivi comme un Pro- 
phète? H eft à préfumer qu'on eut fait Tun ou. 
i'autre: il eft certain qu'on auroit eu tort. 

Je ne fais û l'art de guérir eft trouve ni s'il 
•fe trouvera jamais : Ce que je fais c'eft qu'il 
n'eft pas hors de la nature. Il eft tout aulîl na- 
turel qu'un homme guériffe qu'il l'eft qu'il toui- 
,bc malade ; il peut tout aufli bien guérir fubi- 
tement que mourir fubitement. Tout ce qu'on 
pourra dire de certaines gucrifcns , c'eft qu'el- 
les font furprenantes , mais non pas qu'elles 
font impoiïibles ; comment prouvcrez-vous donc 
que ce font des miracles V II y a pourtant, je 
l'avoue, des chofes qui m'ctonneroient fort fî 
j'en étois le témoin ; ce ne feroit pas tant de 
voir marcher un boiteux qu'un homme qui n'a- 
voit point de jambe , ni de voir un paralytique 
mouvoii fon bras qu'un homme qui n'en a qu'un 
reprendre les deux. Cela me frapperoic encore 
plus , je l'avoue , que de voir reirufcitcr un 
mort ; car enfin un mort peut n'être pas mort 
(m). Voyez le Livre de M. Bruhier. 



(m) Lazare était déjà dans la terre ? Seroit-il le 
premier homme qu'on auroit enterré vivant? // y 
étoit depuis quatre jours ? Qui les a comptés ? Ce 
n'eft pas Jéfus qui ctoit abfent. Il f-noit dîja'? Qu'en 
favcz-vous ? Sa fceur le dit ; voila toute la preuve. 
L'£ftroi le dégoût en eut fait dire autant à toute 
autre femme , quand môme Cijia n'eut pas été vrai. 



94 T R I S I E IM E 

Au refte, quelque frappant^que put me pa. 
roître un pareil fpeftacle , je ne voudrois pour 
rien au monde en être témoin; car que fais -je 
ce qu'il en pourroit arriver ? Au lieu de me 
rendre crédule , j'aurois grand peur qu'il ne 
nie rendit que fou : mais ce n'efb pas de m.oi 
qu'il s'agit; revenons. 

On vient de trouver le fecret de refTufciter 
ées noyés; on a déjà cherché celui de reiTufci- 
■ter les pendus ; qui fait fi dans d'autres genres 
de mort, on ne parviendra pas à rendre la vie 
à des Corps qu'on en avoit cru privés. On ne 
favoit jadis ce que c'étoit que d'abattre la cata- 
ra6te ; c'efl: un jeu maintenant pour nos chirur* 
glens. Qui fait s'il n'y a pas quelque fecret 
trouvable pour la faire tomber tout d'un coup? 
Qui fait fi le poîTeffeur d'un pareil fecret ne 
peut pas faire avec fimplicité , ce qu'un fpe6la- 
tcur ignorant va prendre pour un miracle, & 
ce qu'un Auteur prévenu peut donner pour 



J^éfus ve fait que Tappeller, ^ il fort. Prenez garde 
de mal rsifonner. Il s'agiflbit de l'impoiTibilité phy- 
fique; elle n'y elt plus. Jéfus faifoit bien plus de 
façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus diffi- 
ciles : voyez la note qui fuit. Pourquoi cette diffé- 
rence , fi tout étoit également miraculeux ? Ceci 
peut être une exagération , & ce n'efi pas la plus 
forte que faint Jean ait faite," j'en attcftii; Ic dcrnici: 
vcrfct de fou livangile. 



X F. T T U E. jrs 

tel (*)? Tout cela n'eft pas vralfeinblable , foie : 
Mais nous n'avons point de preuve que cela 
foie irapofTible, & c'efl: de l'impofîibilité phyfl- 
que qu'il s'agit ici. Sans cela, Dieu déployant 
à nos yeux fa puiflance n'auroit pu nous don- 
ner qu« des fignes Yrsifemblabl-es, dé fimples 
probabilités; & il arriveroit de-là que l'autorité 
des miracles n'étant fondée que fur l'ignorance 
,dc ceux pour qui ils, auroieut été faits, ce qui 



(*) On voit quelquefois dans le détail des faits 
•rapportés une gradation qui ne convieiit point à 
une opération furnaturelle. On préfente à Jéfus.un 
aveugle. Au lieu de le guérir à llndant, il l'em- 
insne hors de la bourgade. Là il oint fes yeux de 
falive, il pofe fes mains fur lui; après quoi il lui 
demai]de s'il voit quelque chofe. L'aveugle répond 
qu'il voit marcher des hommes qui lui paroifTent 
comme des arbres : Sur quoi, jugeant que la pre- 
mière opération n'cil pas fuffifante , Jéfus la recom- 
mence, & enfin l'homme guérit. 

Une autre fois , au lieu d'emplo,yer de la falive 
pure , il la délaj-e avec de la terre. 

Or je le dem.ande, à quoi bon tout cela pour un 
miracle? La nature difpute-t-clie avec fon maître? 
A-t-il bcfoin d'effort , d'obfiination , pour fc faire 
obéu: ? A-t-il befoin de falive , de terre , d'ingré- 
diens ? A-t-il môme bcfoin de parler, & ne fuffit- 
il pas qu'il veuille ? Ou bien ofera-t-on dire que 
Jéfus, fur de fon fait, ne laide pas d'ufer d'un pe- 
tit manège de charlatan , comme pour fe faire va- 
loir davantage , & amufcr les fpcctateurs ? Dans le 
fyftéme de vos Meflisurs, il faut pourcant fun ou 
.l'autre. Choilillcz. 



pê T E. O I s î E l.î E 

ferok miraculeux pour un fîécle ou pour ai> 
peuple ne le feroit plus pour d'autres ; de forte 
que la preuve univerfelle étant en défaut , !c 
fyftême étnbli fur elle feroit détruit. Non , 
■donnez-moi des miracles qui demeurent tels 
quoi qu'il arrive , dans tous les tems & dans 
tous les lieux. Si plufieurs de ceux qui font rap' 
portés dans là Bible paroi (Tcnt être dans ce ca.s 
•d'autres auffî paroiffent n'y pas être. Répond- 
œoi donc , Théologien , prétends -tu que je 
pafle le tout en bioc, ou fi tu me permets le 
triage? Quand tu m'auras décidé ce point, nous 
verrons après. 

Remarquez bien , Monfieur , qu'en fuppo- 
fant tout au plus quelque ampliiication dans les 
circonftances , je n'établis aucun doute fur le 
fond de tous les faits. C'ell ce que j'ai déjà dit, 
& qu'il n'cft: pas fuperflu de redire. Jéfus , 
éclairé de l'efprit de Dieu , avoit des lumières 
fi fupérieures à celles de fes difciples, qu'il 
ii'eft pas étonnant qu'il ait opéré des multitudes 
de chofes extraordinaires où l'ignorance des 
fpeftatcurs a vu le prodige qui n'y étoit pas, 
A quel point , en vertu de ces lumières pou- 
voit-il agir par des voyes naturelles, inconnues 
à eux & à nous (o) ? Voila ce que nous ne fa- 

vons 

(o) Nos liommes de Dieu veulent à toute force 
Çue j'aye fait de jéfus un Impoftcur. Ilss'échaufient 

pour 



LETTRE.. 9T 

vons point & ce que nous ne pouvons favolr. 
Les fpeiStatcurs des choies merveilleufes font 
naturellement portés à les décrire avec exagéra- 
tion. Là dciTus on peut de très bonne -foi s'a- 
bufer Coi- même en abufant les autres: pour 
peu qu'un fait foit au dcffus de nos lumières 
nous le fuppofons au deflflis de la jaifon, & 
l'efprit voit enfin du prodige ou le cœur nous 
fait défirer fortement d'en voir. 

Les miracles font, comme j'ai dit, les preu- 
ves des fimples, pour qui les Loix de la nature 
forment un cercle très étroit autour d'eux. 
Mais la fphere s'étend à mefure que les hom- 
mes s'inflruifent & qu'ils Tentent combien il 
leur reftc encore à favoir. Le grand Phyficien 
voit fi loin les bornes de cette fphere qu'il ne 
fauroit difcerner un miracle au delà. Cela ne Je 
peut eft un mot qui fort rarement de la bouche 
des fages; ils difent plus fréquemment, je ne 
fais. 

Que devons -nous donc penfer de tant de 

pour répondre à cette indigne accufation , afin qu'on 
penfe que je l'ai faite ; ils la fuppofent avec un air 
de certitude ; ils y inflftent , ils y reviennent afFec- 
tucufement. Ah fi ces doux Chrétiens pouvoient 
m'arrachera la fin quelque blafphôme, quel triom- 
phe! quel contentement, quelle édification pour 
leurs charitables âmes! Avec quelle fainte joye ils 
apporteroient les tifons allumés au feu de leur zè- 
le , pour embrafer mon bûcher î 
Ë 



S»8 TROISIEME 

miracles rnppoi-tés par des Auteurs, vcridiques, 
je n'en doute pas , mais d'une fi crafle igno- 
rance, & fi pleins d'ardeur pour la gloire de 
leur maître? Faut- il rejetter tous ces faits? 
Nûn. Faut -il tous les admettre? Je l'ignore 
{t). Nous devons les refpccter fans prononcer 



(p) II y en a dans l'Evangile quïl n'eft pas mê- 
me pofCble de prendre au pied de la Lettre fans 
renoncer au bon fens. Tels font , par exemple, 
ceux des poffédés. -On reconnoit le Diable à fon 
œuvre, .& les vrais pofTédés font les méchans; la 
raifon n'en reconnoitra jamais d'autres. Mais paf- 
fons : voici plus. 

Jéfus demande à un gi'ouppe de Démons com« 
meut il s'appelle. Quoi! Les Démons ont des noms? 
Les Anges ont des noms? Les purs Efprits ontîdes 
noms? Sans doute pour s'cntre-appeller entre eux, 
ou pour entendre quand Dieu les appelle ? Mais 
qui leur a donné ces noms? En quelle langue en 
font les mots ? Quelles font les bouches qui pro- 
noncent ces mots , les oreilles que leurs fons frap- 
pent? Ce nom c'eft Légion, car ils font plufieurs , 
ce qu'apparamment Jéfus ne favoit pas. Ces An- 
ges, ces Intelligences fublimcs dans le mal comme 
dans le bien , ces Etres Céleftcs qui ont pu fe ré- 
volter contre Dieu , qui ofent combattre fes Dé* 
crets éternels , fe logent en tas dans le corps d'un 
homme: forcés d'abandonner ce malheureux, ils 
demandent de fe jctter dans un troupeau de co- 
chons, ils l'obtiennent; ces cochons fe précipitent 
.dans la mer; & ce font là les auguftes preuves de 
la milTion du Rédempteur du genre humain, les 
preuves qui doivent l'attciler à tous les peuples de 
tous les âges, ù. dcTit uul liC fauroit douter; foui 



L -E T T ?^. E. 59 

fur leur natui'e , diifîîons - nous être cent fois 
-décrétés. Car enfin l'autorité des loix ne peut 
s'étendre jufqu'à nous forcer de mal raifonner; 
& c'eft pourtant ce qu'il faut faire pour troU' 
ver nécelfairement un miracje où la raifon ne 
peut voir qu'un fait étonnant. 

Quand il feroit vrai que les Catholiques 
-ont un moyen fur pour eux de faire cette dif- 
tinflion, que s'enfuivroit-il pour nous? Dana 
leur fyftême , lorfque l'Eglife une fois recon- 
nue a décidé qu'un tel fait efi: un miracle , il 
eft un miracle; car l'Eglife ne peut fe trom- 
per. Mais ce n'eft pas aux Catholiques que 
j'ai à faire ici , c'eft aux Réformés. Ceux-ci ont 
irès bien réfuté quelques parties de la pro- 
-feffion de foi du Vicaire qui, n'étant écrite 
que contre l'Eglife Romaine, ne pouvoit ni ne 
devoit rien prouver contre eux. Les Catholi- 
ques pourront de même réfuter aifément ces 
Lettres , parce que je n'ai point à faire ici aux 
Catholiques , & que nos principes ne font pas 
les leurs. Quand il s'agit de montrer que je ne 
prouve pas ce que je n'ai pas voulu prouver, 
c'efi: là que mes adverfaires triomphent. 

De tout ce que je viens d'expofer je con- 

peine de dannation! Jufte Dieu! La tête tourne; 
on ne Hiit où l'on eft. Ce font donc là, Meflîeurs, 
les fondemens de votre foi? La nùenne ea a do 
plus lïirs, ce me femble. 

E 2 

r 



ïQo T R G I S I E M E 

«îuds que les faits les plus atteftés , quand mê- 
me on les admettroit dans toutes leurs circon- 
flences, ne prouveroient rien, & qu'on peut 
même y foupçonner de Texagération dans les 
cjrconftances, fans inculper la bonne foi de 
ceux qui les ont rapportés. Les découvertes 
continuelles qui fe font dans les loix de la na- 
ture, ceUes qui probablement fa feront enco- 
re, celles qui refileront toujours à faire; les 
progrès pafTés préfens & futurs de l'induftrie 
humaine; les diverfes bornes que donnent les 
peuples à l'ordre des poffibles félon qu'ils font 
plus ou moins éclairés; tout nous prouve que 
Dous ne pouvons connoître ces bornes. Ce- 
pendant il .faut qu'un miracle pour être vrai- 
jnent tel les pafle. Soit donc qu'il y ait des 
piiracles, foit .qu'il n'y en ait pas, il cft im- 
pofllble au fage de s'affurer que quelque fait 
.Çue ce puifTe être en eft un. 

Indépendamment des preuves de cette im- 
poflibilité que je viens d'établir , j'en vois une 
autre non moins forte dans la fuppofition mé- 
iî)e : car, accordons qu'il y ait de vrais mira- 
cles ; de quoi nous ferviront-ils s'il y a auHî 
de faux miracles defquels il eft impoifible de 
les difcerncr? Et faites bien attention que je 
n'appelle pas ici faux miracle un miracle qui 
Ii'eft pas réel, mais un acte bien réellement 
..Cunaturcl fait pour foutenir une fauiTe doflri- 



L E T T R Ei ïbî- 

ce. Comme le mot de miracle en ce fens peirt 
blefler les oreilles pieufes, employons un au- 
tre mot & donnons- lai le nom de prejlîge : 
mais fouvenons - nous qu'il eft impoflîble aux 
fens humains de difeerner un preftige- d'un mi- 
racle» 

La même autorité qui attéfte les miracles 
attefte aufïï les prefliges, & cette autorité prou- 
ve encore que l'apparence des preftiges ne' 
diffère en rien de celle des miracles. Gommeîït 
donc diftinguer les uns des autres, & que peut 
prouver le miracle, fi celui qui le voit ne peut 
difeerner par aucune marque aiïarée & tirée de 
la chofe même fi c'eft l'œuvre de Dieu ou fi- 
c'eft l'œuvre du Démon ?^ Il faudroit un fé- 
cond miracle pour certifier le premier. 

Quand Aaron jetta fa verge devant Pharaon 
& qu'elle fut changée en ferpent, les magiciens 
jietterent auffi leurs verges & elles furent chair- 
gée^ en ferpens. Soit que ce changement' fut 
réel des deux côtés, comme il eft dit -dans 
TEcriture, foit qu'il n'y eut de réel que le 
miracle d'Aaron & que le preftige des magî* 
ciens ne fut qu'apparent , comme le difent 
quelques Théologiens , il n'importe ; cette ap- 
parence étoit exactement la môme; l'Exode n'y 
remarque aucune différence, & s'il y en eut eu,, 
les magiciens fe feroient gardés de s'expofer/ 
E 3 



102 T R O I S I E M E 

au parallèle, ou s'ils l'avoient fait ils auroienir 
été confondus. 

Or les hommes ne peuvent juger des mira- 
cles que par leurs fens, ^ fi la fenfation eft 
la même, la différence réelle qu'ils ne peuvent 
apperceyoir n'cfl rien pour eux, Ainfi le figue , 
comme figne , ne prouve pas plus d'un côté 
que de l'autre, & le Prophète en ceci n'a pas 
plus d'avantsge que le Magicien. Si c'efl enco- 
re là de mon beau ftile , convenez qu'il en 
faut uii .bien plus beau pour le réfuter. 

Il eft vrai que le ferpent d'Aaron dévora les 
ferpens des Magiciens. Mais, forcé d'admettre 
une fois la Magie, Pharaon put fort bjen n'en 
conclure autre chofe , finon qu'Aaron étoit 
plus habile qu'eux dans cet art,* c'ell ainfi que 
.Simon rav,i des chofes que faifoit Philippe , 
voulut acheter des Apôtres le fecret d'en faire 
autant qu'eux. 

D'ailleurs l'infériorité des Magiciens étoit 
due à la préfence d'Aaron. Mais Aaron abfent , 
eux faifant les mêmes fignes, avoicnt droit de 
prétendre à la même autorité. Le figne en lui- 
même ne prouvoit donc rien. 

Quand Moyfe changea l'eau en fang , les 
JVlagiciens changèrent l'eau en . fang ; quand 
Moyfe produifit des grenouilles, les Magiciens 
produifirent des grenouilles, ils échouèrent à 



L E T T R E. îo> 

la trolfieme playe; mais- tenons - nous aux deux 
premières dont Dieu même avoit fait la preu- 
ve du pouvoir Divin (3). Les Magiciens firenC 
aufïï cette preuve -là. 

Quant à la troifieme pîaye qu'ils ne purent 
imiter, on ne voit pas ce qui la'rendoit fi dif- 
ficile, au point de marquer que le doigi de Dlsit 
étoit-là. Pourquoi ceux qui purent produire im 
animal ne purent -ils proJuire un infecte, <Sc 
comment, après avoir fait des grenouilles, ne 
purent -ils faire des poux? S'il efl: vrai qu'il 
n'y ait dans ces chofes-là que le premier pas- 
qui coûte, c'étoit alTurément s'arrêter en beau» 
chemin. 

Le même Moyfe, inftruit par toutes ces ex- 
périences , ordonne que fi un faux-Prophêtc 
vient annoncer d'autres Dieux, c'efl:-à - dire,- 
une faufie dochine, & que ce faux Prophète- 
autorife fon dire par des prédirions ou des 
prodiges qui réuHifTent, il ne faut point l'é- 
couter mais le mettre à mort. On peut donc 
employer de vrais fignes en faveur d'une faufie 
doctrine; un figne en lui-même ne prouve donc 
rien. 

La même doctrine des fignes par des prefti- 
ges efl établie en mille endroits de l'Ecriture*- 



(?) Exode VJL 1 7. 

E 4: 



104 TROISIEME 

Bien plus ; après avoir déclaré qu'il ne fera 
poinc de fignes , Jéfus annonce de faux Chrifts 
qui en feront; il dit qulls fe-ont de grands 
ftgnes , des miracles capables de Jiduire les élus 
mêmes, s^il était poj/îble (r). Ne feroit-on pas 
tenté fur ce langage de prendre les fignes pour 
des preuves de faufleté? 

Quoi ! Dieu , maître du choix de fes preu- 
ves quand il veut parler aux hommes, choifîc 
par préférence celles qui fuppofent des con- 
noFfTances qu'il fait qu'ils n'ont pas! Il prend 
pour les inflruire la même voye qu'il fait que 
prendra le Démon pour les tromper! Cette 
marche feroit-elle donc celle de la divinité? 
Se pourroit-il que Dieu & le Diable fuiviiTent 
ia même route? Voila ce que je ne puis con- 
cevoir. 

Nos Théologiens, meilleurs raifonneurs mais 
de moins bonne foi que les anciens , font fort 
embarralTés de cette magie: ils voudroient bien 
pouvoir tout à fait s'en délivrer , mais ils n'o- 
fent; ils fentent que la nier fcroit nier trop. 
Ces gens toujours fi décififs changent ici de 
langage; ils ne la nient ni de l'admettent; ils 
prennent le parti de tcrgiverfer, de chercher 
des faux-fuyans , à chaque pas ils s'arrêtent ; ils 
ne fa vent fur quel pied dan fer. 
Jg 

(r) Matth. XXIV. 24- ^larc. Xlll. 22. 



LETTRE. 135 

Je crois , Monfieiir, vous avoir fait fentfr 
où git la difficulté. Pour c]ue rien ne manqire 
à fa clarté, la voici mife en dilemme. 

Si l'on nie les prcftiges , on ne peut prou- 
ver les miracles ; parce que les uns & les au- 
tres font fondis fur la même autorité. 

Et fi l'on a<.imet les preitiges avec les mir> 
clcs-, on n'a point de règle fùre précife & 
claire pour diftinguer les uns des autres: ainii 
les miracles ne prouvent rien. _^ 

Je fais bien que nos gens ainfî prefTés re- 
viennent à la doctrine: mais ils oublient bon- 
nement que fi la dodtrine cft établie, le rairsi- 
cle eft fuperflu, & que fi elle ne l'efl pas, elle 
ne peut rien prouver. 

Ne prenez pas ici le change, je vous .fup- 
plie, & de ce que je n'ai pas regardé les mi- 
racles comme efienciels au Chriilianifme, n'al- 
lez pas conclure que j'ai rejette les miraclest 
Non , JMonfieur , je ne les ai rejettes ni ne les 
rejette; fi j'ai dit des raifons pour en douter, 
je n'ai point diffimulé les raifons d'y croire; il 
y a une grande différence entre nier une chofe 
& ne la pas affirmer , entre la rejetter & ns 
pas l'admettre, & j'ai fi peu décidé ce point, 
que je défie qu'on trouve un feul endroit dan» 
tous mes écrits où je fois affirmatif contre les 
miracles. 

Eh comment l'aurois-je été malg.ré mes 
E 5 



io6 T R O I S I E M E 

propres doutes , puifque partout où je Cois 
quant à moi, le plus décidé, je n'affirme rien 
encore. Voyez quelles affirmations peut faire 
un homme qui parle ainfi dès fa Préface (s). 

„ A l'égard de ce qu'on appellera la partie 
,, fyflématique, qui n'effc autre chofe ici que 
„ la marche de la nature, c'eft là ce qui dé- 
j, routera le plus les leéleurs ; c'eft auffi par là 
„ qu'on m'attaquera fans doute, ôc pcut-ctie 
„ n'aura- t-on pas tort. On croira moins lire 
„ un Traité d'éducation que les râverics d'un 
„ vifionnaire fur l'éducation. Qu'y faire? Ce 
^, n'efl: pas furies idées d'autrui que j'écris , 
„ c'eft fur les niiennes. Je ne vois point com* 
„ me les autres hommes j il y a longcenis 
„ qu'on me l'a reproché. Mais dépend ■ il de 
„ moi de me donner d'autres yeux, & de m'af- 
., (cdicr d'autres idées? Non; il" dépend de 
,, moi de ne point abojîder dans mon fens , de 
,, ne point croire être feul pUrs fage que tout 
j, le monde; il dépend de moi, non de chan 
,, ger de fentimcnt, mais de me défier du mien: 
„ Voila tout ce que je puis faire, & ce que ]e 
„ fais. Que fi je prends quelquefois le ton 
,, affirmatif, ce n'efl point pour en impoferau- 
„ lecteur ; c'eft pour lui parler comme je pen- 
„ fc. Pourquoi propoferois • je par forme de 



(f) Piéiacs 4'EmiIe. p> iv. 



L E T' T R" t: làr 

j,- doute ce dont quant à moi je ne doute ' 
„ point ? Je dis exademcnt ce qui fe palTe dans 
„ mon efprit. 

,, En expofant avec liberté mon fentiment, 
„ j'entends fi peu qu'il faffa autorité , que j'y 
„ joins toujours mes raifons , afin qu'on les 
„ pefe & qu'on me juge. Mais quoique Je ne 
,, veuille point m'oblliner à défendre mes 
,, idées, je ne me crois pas moins obligé de 
„ les prppofer; car les maximes fur lefquel- 
„ les je fuis d'un avis contraire à celui des 
„ autres ne font point indifférentes. Ce font 
„ de celles dont la vérité ou la fauffeté impor- 
,, te à connoître, & qui font le bonheur ou Iç 
„ malheur du genre humain, " 

Un Auteur qui ne fait lui-m^me s'il n'efî 
point dans l'erreur , qui "craint que tout ce 
qu'il dit ne foit un tilTu de ruveries , qui, ne 
pouvant changer de fentimens , fe défie du fien , 
qui ne prend point le ton afBrmatif pour le 
donner, mais pour parler comme il penfe, 
qui, ne voulant point faire autorité, dit tou- 
jours fc3 raifons afin qu'on le juge, & qui 
môme ne veut point s'obdincr à défendre fes 
idées; un Auteur qui parle ainfi à la tête de 
ion Livre y veut -il prononcer des oracles? 
veut- il donner des décifions, & par celte dé- 
claration préliminaire ne met -il pas au nombre 
des doutes fcs plus fortes afTertions? 



loS TROISIEME 

Ec qu'on ne dife point que je manque à 
mes engngeniens en m'obftinant à défendie 
ici mes idées. Ce feroit le comble de l'in- 
juftice. Ce ne font point mes idées que je dé- 
fends , c'efi: ma perfonne. Si Ton n'eut atta- 
qué que mes Livres, j'auiois conftammtnt gar- 
dé le filence; c'étoit un point réfoki. Depuis 
ma déclaration faite en 1753, m'a- 1- on vu ré» 
pondre à quelqu'un, ou me taifois-je faute 
d'aggreffeurs ? Mais quand on me pourfuit, 
quand on me décrète, quai d on me deshono- 
re pour avoir dit ce que je n'ai pas dit , il faut 
bien pour me défendre montrer que je ne l'ai 
pas dit. Ce font mes ennemis qui malgré moi 
me remettent la pluiHe à la main. Eh ! qu'ils 
me I-.uflTent en repos , & j'y hifferai le public ; 
j'en donne de bon cœur ma parole. 

Ceci fcrt déjà de réponfe à l'objeftion ré- 
torfive que j"ai prévenue , de vouloir faire 
moi-même le réformateur en bravant les opi- 
nions de tout mon ficelé; car rien n'a moins 
l'air de bravade qu'un pareil langage , (Je ce 
n'eft pas alTurémcnt prendre un ton de Pro- 
phète que de parler arec tant de circonfpec- 
tion. J'ai regardé comme un devoir de dire 
mon fentiment on chofes importantes & uti- 
les; mais ai- je dit un- mot, ai -je fait un pas 
pour le faire adopter à d'autres; quelqu'un a- 
t-il vu dans ma conduite l'air d'un homme qui 
cherchoit à fe faire des fcdateurs? 



LETTRE. 109 

En tranfcrivant l'Ecrit particulier qui fait 
tant d'imprévus zélateurs de la foi, j'avertis 
encore le leéteur qu'il doit fe défier de mes 
jugemens, que c'eft à lui de voir s'il peut ti- 
rer de cet Ecrit quelques réflexions utiles, que 
je ne lui propofe ni le fentiment d'autrui ni le 
mien pour règle, que je le lui préfente à exa* 
miner (t). 

Et lorfque je reprends la parole voici ce 
que j'ajoute encore à la iin. 

„ J'ai tranfcrit cet ]:^crit, non comme une 
„ règle des fentimens qu'on doit fuivre en ma- 
,, tlere de Religion , mais comme un exemple 
„ de la maniera dont on peut raifonner avec 
,, fon élevé pour ne point s'écarter de la mé- 
„ thode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'an 
,, ne donne rien à l'autorité des hommes ni 
„ aux préjugés des pays où l'on eft né , les 
„ feules lumières de la raifon ne peuvent dans 
„ l'inftitution de la Nature nous mener plus 
„ loin que la Religion naturelle, & c'efl à quoi 
„ je me borne avec mon Emile. S'il en doit 
,, avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit 
„ d'être fon guide ; c'eft A lui feul de la choi- 
„ fir. (î;;- 

Quel eil après cela l'homme aiïez impudent 



(0 Emile. T. II. p. 360. 
(vj Ibid. T. III. p. 204. 

E 7 



jî^- TROISIEME' 

pour m'ofer taxer d'avck nié les miracles qui 
ne font pas mâmc niés dans cet Ecrit? Je n'en 
ai pas parlé ailleurs (x). 

Quoi ! parce que l'Auteur d'un Ecrit pub'ié 
par un autre y introduit un raifonneur qu'il 
dcfaprouve (y), & qui dans une difpute rejette 
les miracles, il s'enfuit delà que non feulement 
l'Auteur de cet Ecrit mais l'Editeur rejette aufîî 
les miracles ? Quel tiiTu de témérités ! Qu'on 
fe permette de telles préfomptions dans la cha. 
leur el'une querelle littéraire , cela eft très blâ- 
mable & trop commun ; mais les prendre pour 
des preuves dans les Tribunaux ! "Voilà une ju- 
rifprudcnce à faire trembler l'homme le plus- 
jufte & le plus ferme qui a le malheur de vivre 
fous de pareils msgiftrnts. 

L'Auteur de la profeflîon de foi fait des ob- 
jeftions tant fur l'utilité que fur la réalité des 
miracles, mais ces objtflions ne font point âss 
négations. Voici là deffas ce qu'il dit de plus 
fort. ,, C'efi; l'ordre inaltérable de la nature qui 
„ montre le mieux l'Etre fuprême. S'il arrivoit 
,, beaucoup d'exceptions , je ne faurois plus 



(x) J'en ai p:rlé depuis dans im lettre à M. de 
Beiuimônt: mais outre qu'on n'a rien dit fur cette 
lettre , ce n'eît pas fur ce qu'çlle contient qu'on 
peut fonder les procédures faites avant qu'elle aie 
paru. 

(j), Emile, T. III. p,i5i. 



LE T T R E. III 

,^ qu'en pcnfer, & pour moi je crois trop eii, 
,y. Dieu pour croire à tant de miracles ii peu 
,. dignes de lui.-' 

Or je vous prie, qu'eft-cc que cela dit? 
Qu'une trop grande multitude de miracles les 
rendroit fufpccts à l'Auteur, Qu'il n'admet point 
indifcrétement toute forte de miracles, & que 
fa foi en Dieu lui fait rcjettcr tous ceux qui ne 
font pas dignes de Dieu, Quoi donc ? Celui 
qui n'admet pas tous les miracles rejette- 1- il 
tous les miracles , & faut-il croire à tous ceux 
de la Légende pour croire rafcenfîon deChrii^? 

Pour comble. . Loin que les doutes contenus 
dans cette féconde partie de la profeffion de foi 
puiflent être pris pour des négations , les né- 
gations , au contraire , qu'elle peut contenir, 
ne doivent être prifcs que pour des doutes. 
C'efl la déclaration de l'Auteur , en la com- 
mençant, fur les fentimens qu'il va combattre.. 
Ne don?iez, dit-il, à mes difcours que y autorité 
de la raifon. J ignore Ji je fuis dans l'erreur. Il 
ejî difficile , quand on difcute de ne. pas prendre 
qiielquefois le ton affirmatif ; 7;iais fouvenez-vous 
qu'ici toutes mes affirmations ne font que des rai' 
fons de dniter (z). Peut-on parler plus pofiti- 
vement ? 

Quant à moi, je vois des faits atteflés dans. 



(-) Emile T. m. p. 131. 



i_-r2 T 11 O r S I E' ME 

les faiates Ecritares ; cela*fiiffit pour aifêter 
fur ce point mon jugement. S'ils étoient ait- 
leurs , je rcjetterois ces faits ou je leur ôterois 
le nom de mira-cles; mais parce qu'ils font dans 
l'Ecriture je ne les rejcirre point. Je ne les ad- 
mets paj , non plus, parce que ma raifon s'y 
vffufe, à que ma djciilonfur cet article n'in- 
téreffe point m^-m lalut. Nul ChréDien judicieux 
ne peut croire que tout foit infpîté dans 11 
Bible, jufqu'aux mots & aux erreurs. Ce qu'on 
doit croire infpiré eft tout ce qui tient à nos 
devoirs; cai- pourcjuoi Dieu auroit-il infpirc 
le re^fte ? Or la doctrine des miracles n'y tient 
nullement ; c'eft ce que je viens de prouver; 
Ainfi le fentiment qu'on peut avoir en cela n'a 
nul trait au refpccl qu'on doit aux Livres fa^ 
crés.. 

D'ailleurs, il efl impolTible aux hommes d« 
s'aiïurer que quelque fait que ce puilTe être cil: 
un miracle (aa) ; c'eft encore ce que j'ai prou- 
vé. Donc en admettant tous les fnits contenus 



(rtfl)Si cesMeffieurs difcnt que cola eft' décidé dans 
rEcriturc , & que je dois reconnoitre pour miracle 
ce qu'elle, me donne pour tel ; je réponds que c'eft 
ce qui eft en queftion, & j'ajoute que ce raifonne- 
mont de leur part eft im cercle vicieux. Car puif- 
qu'ils veulent que le miracle ferve de preuve à la 
Révélation , ils ne doivent pas employer l'autorité 
de la Révélation pour conûater le miracle. 



L E T T R E. 113 

dans la Bible , on peut rejcLter les miracles 
fans impiété, & même fans inconféquence. Je 
n"ai pas été jufques là. 

Voila comment vos Meflîeurs tirent des mi- 
racles , qui ne font pas certains , qui ne font 
pas néceflaires-, qui ne prouvent rien, & que. 
je n'ai pas rejettes, la preuve évidente que je 
renverfe les fondemens du Chriftianifmc , & 
que je ne fuis pas Chrétien. 

L'ennui vous empêcheroit de me fuivre fî 
j'entrois dans le même détail fur les autres ac- 
eufatioiis qu'ils cntaffent , pour tâcher de cou* 
vrir par- le nombre l'injuftice de chacune en 
particulien lis'm'accufent pa-r exemple, de re» 
jetcer la prière. Voyez le Livre, & vohs troiN 
verez une prière dans l'endroit mSme dont il 
s'agit. L'homme pieux qui parle (bb) ne croie 
pas, il eft vrai, qu'il foit abfolument nécelTaire 
de, demander à Dieu telle ou telle, chofe en 



(bb) Un Minilh-e de Genève, difficile affurément 
en Chrillianifme dans les jugeraens qu'il porte du 
mien , affirme que j'ai dit , moi J. J, Routfeau , que 
je ne priois pas Dieu : Il l'alTure en tout autant de. 
termes , cinq ou fix fois de fuite , & toujours en 
me nommant. Je veux porter refpecl à l'Eglife , 
mais oferois-je lui demander où j'ai dit cela ? Il" 
efl permis à tout barbouilleur de papier de déral- 
fonner & bavarder tant qu'il veut ; mais il n'eft 
pas permis à un bon Chrétien d'ette un calomnia» 
teur public. 



11,1, TROISIEME 

particulier (cq). Il ne défaprouvc point qu'on' 
le faffe; quant à moi, dit-il, je ne le fai3 pas, 
peiTuadô que Dieu eft un bon pcre qui fait^ 
mieux que fcs cnfans ce qui leur contient. - 
Mais ne peut- on lui rendre aucun autie cultc- 
^auiTi digne de lui ? Les hommnges d'un cœur- 
plein de zèle, les adorations, les louanges , la. 
contemplation de fa grandeur , l'aveu de notre 
néant, la réfîgnation à fa volonté, la foumiiîîon 
à fcs loix , une vie pure & fainte, tout cela. 
ne vaut-il pas bien des vœux intéreffés & mer- 
cenaires ? Près d'un Dieu jufte la meilleure 
manière de demander efi: de mériter d'obtenir. 
Les Anges qui le louent autour de fon Trône 

(fc) Quand vous prierez , dit Jéfus , priez ainfî. 
Quand on prie avec des paroles , c'efl: bien fait de 
préférer celles-là; mais je ne vois point ici l'ordre 
de prier avec des paroles. Une sutrc prière efl: pré- 
férable; c'eft d'étrê difpofé à tout ce que Dieu veut. 
Me voici , Seigneur, four faire ta volonté. Do toutes 
les formules , l'Oraifun dominicale cit , fans contre- 
dit , la plus parfaite ; mais ce qui cil: plus parfait 
encore cil l'entière rcfignation aux volontés de Dieu. 
Non Joint ce que je veux , mais ce que tu vtux. QuQ 
dis - ie ? C'efl: l'Oraifon dominicale elle même. Elle 
efl toute entière dans ces paroles ; Otie ta volonté 
Joit faite. Toute autre prière cft fupcriiue & ne fait 
que contrarier celle-là. Que celui qui penfe ainfî fe 
trompe , cela peut être. Mais celui (|ui publique- 
ment l'accufe à caufe de cela de détruire la morale 
Chrétienne & de n'être pas Chrétien, cft-il un foU 
bon Chrétien lui-mcmc '? 



L E T T R E. Î15 

îe prient-ils ? Qu'auroienvils à lui demander? 
Ce iHOc de prière eft fouvent employé danS' 
l'Ecriture pour bemmage , adoratlan, 6c qui fait 
le plus eil quitte du moins. Pour moi, je ne 
rejette aucune des manières d'honorer Dieu;, 
j'ai toujours approiivé qu'on fe joignit à l'E. 
glife qui le prie; je le fais; le Prêtre Savoyard 
le faifoit lui-même (^dd). L'Ecrit fi violemment: 
attaqué eîl plein de tout cela. N'importe: je 
rejette, dit-on, la prière,- je fuis un impie à 
brûler. Me voila jugé. 

Ils difent encore que j'accufe la morale 
Chrétienne de reiidre tous nos devoirs imprati 
cables en les outrant. La morale Chrétienne 
eft celle de l'Evangile; je n'en reconnois point 
d'autre , & c'eil en ce fens aufli que l'entend 
mon accufateur , puifnue c'efi: des imputations 
où celle-là fe trouve comprife qu'il conclud, . 
quelques lignes après , que c'eil par dérifion.. 
que j'appelle l'Evangile divin (ee). 

Or voyez fi l'on peut avancer une faufTeté 
plus noire & montrer une mauvaife foi plus 
.marquée, puifque dans le pafi'age de mon Li- 
vre DÎi ceci fe rapporte, il n'eft pas même paf- 
fible que j"aye voulu parler de l'Evangile. 

"Voici, Monficwr, ce paiTage: il eft dans le 



(dd) Emile T. III. p. 185. 

C^^) Lettres écrites de la Campagne p. 11.- 



TT6 TROISIEME 

quatrième Tome d'Euiile, page 64. „ En n'a?- 
„ ferviflant les honnêtes femmes qu'à de trif- 
n tes devoir.s, on a banni du mariage tout ce 
„ qui pouvoit le rendre agréable aux h'om- 
„ mes. Faut-il s'étonner fi la taciturnité qu'ils 
,t voyent régner chez eux les en chaffe, ou 
„ s'ils font peu tentés d'embraffer un état lî 
„ déplaifant. A force d'outrer tous les devoirs, 
,i le Chriftianifme les rend impraticables & 
„ vains : à force d'interdire aux femmes le 
,, chant la danfe & tous les amufemens du 
„ monde , iMes rend mauiïades, grondeufes, 
„ infupportables dans leurs maifons." 

Mais où eft-ce que l'Evangile interdit aux 
femmes le chant & la danfe ? où eft-ce qu'il 
les aflTervit à de triftes- devoirs "? Tout au con- 
traire il y eft parlé des devoirs des maris, mais 
il n'y eft: pas dit un mot de ceux des femmes. 
Donc on a tort de me faire dire de l'Evangile 
ce que je n'ai dit que des Janfeniftcs, des Mé- 
thodiftes, &d'^Tutres dévots d'aujourd'hui, qui 
font du Chriftiajiifme uns Religion auflî terri- 
ble & dcplaifante (ff), qu'elle efl: agréable & 
douce fous la véritable loi de Jéfus-Chrift. 

_ (ff) Les premiers Réformés donnèrent d'abord 
dans cet excès avec une dureté qui fit bien des hy- 
pocrites, & les premiers Janfeniftcs ne manquèrent 
pas de les imiter en cela. Un prédicateur de Genè- 
ve, appelle Henri de la MaiTe, foutenoit en chaire 



LETTRE. rî7 

Je ne voudrois pas prendre le ton du Peie 
Berruyer , que je n'aime guère, & que je trouve 
même de très mauvais goût ; mais je ne puis 
ïn'empêcher de dire qu'une des chofes qui me 
charment dans le csraftere de Jéfas, n'eft pas 
feulement la douceur des mœurs, la fimplicité, 
mais la facilité la^grace & même l'élégance. Il 
ne fayoit ni les plaifirs ni les fêtes, il alloit 
aux noces, il voyoit les femmes, il jouoit avec 
les enfans , il aimoit les parfums, il mangeoit 
chez les financiers. Ses difciples ne jeunoient 
point ; fon auftérité n'étoit point facheufe. Il 
étoit à la fois indulgent & jufte, doux aux foi. 
blés & terrible aux méchans. Sa morale avort 
quelque chofe d'attrayant , de careflant , de 
tendre; il avoit le cœur fenfible, il étoit hom- 
me de bonne fociété. Quand il n'eut pas été le 
plus fage des mortels , il en e\it été le plus ai. 
mable. 

Certains paffages de Saint Paul outrés ou 
mal entendus ont fait bien des fanatiques , & 



que c'étoit pécher que d'aller à la noce plus joyeu- 
fement que Jéfus-Chrift n'étoit allé à la mort. Un 
-Curé Janfenille loutenoit de même que les fedins 
des noces ctoient une invention du Diable. Quel- 
qu'un lui objecta là-deiTus que Jéfus-Chrift y avoit 
pourtant aflîfté , & qu'il avoit même daigné y faire 
l'on premier miracle pour prolonger la gaité du 
feftin. Le Curé, un peu embairaffé, répo;idit en 
grondant : Ce n'ejl pas ce qu'il fit de mieux. 



ii3 TROISIEME 

■ ces fanatiques ont fouvent défiguré & desLo- 
noré le Chiiftianifuie. Si l'on s'en fut tenu à 
refpiic du Maître , cela ne fcroit pas arrivé. 
Qu'on m'accufe de n'être pas toujours de l'avis 
de Saint Paul , on peut me réduire à prouver 
que j'ai quelquefois raifcn de n'en pas être. 
Mais il ne s'enfuivra jamais de -là que ce foit 
par dérifion que je trouve l'Evangile divin. 
Voila pourtant comment raifonnent mes per- 
fécuteurs. 

Pardon, Monfieur; je vous excède avec ces 
longs détails; je le fens & je les termine; j€ 
n'en ai déjà que trop dit pour ma défcnfe , & 
je m'ennuye. moi -môme de répondre toujours 
par des raifons à des accufations fans raiibn. 



mm - 

à 



L E T T R E. 119 

QUATRIEME LETTRE. 

Je vous ai fait voir, Monfieur , que les im- 
putations tirées de mes Livres en preuve que 
j'attaquois la Religion établie par les loix é- 
toient fauiTcs. C'eft , cependant, fur ces im- 
putations que j'ai été jugé coupable, & traité 
comme tel. SLippofons maintenant que je le 
fufle en efFet, & voyons en cet état la puni- 
tion qui m'étoit due. 

Aiufi que la vertu le vice a fes dcgre's. 

Pour être coupable d'un crime on ne l'eft 
pas de tous. La juftice confifte à mefurer ex* 
actement la peiae à la faute, & l'extrême jufti* 
ce elle-même eft une injure, lorfqu'elle n'a 
nul égard aux confidérations faifonnables qui 
doivent tempérer la rigueur de la loi. 

Le délit fuppofé réel, il nous relie à cher- 
cher quelle eft fa nature & quelle procédure 
efl; prefcritte en pareil cas par vos loix. 

Si j'ai violé mon ferment de Bourgeois, 
comme on m'en accufe , j'ai commis un crime 
d'Etat, & la connoiflance de ce crime appar- 
tient direélement au Confcil; cela eft incontc* 
•ilable. • 



Iio Q U A T R I E M E 

Mais fi tout mon crime confiée en erreur fur 
k dGftrine , cette erreur fut -elle même une 
impiété ; c'eft autre chofe. Selon vos Edits il 
appartient à un autre Tribunal d'en connoître 
en premier relTort. 

Et quand même mon crime feroit un crime 
d'Etat, fi pour le déclarer tel il faut préalable- 
ment une décifion fur la doftrine, ce n'eft pas 
au Gonfeil de la donner. C'eft bien à lui de 
punir le crime, mais .non pas de le conftater. 
Cela eft formel par vos Edits , comme nous 
verrons ci - après. 

Il s'agit d'abord de favoir fi j'ai violé mon 
ferment de Bourgeois , c'eft-à-dire , le ferment 
qu'ont prêté mes ancêtres, quand ils ont été 
admis à la Bourgeoifie; car pour moi , n'ayant 
pas habité la Ville & n'ayant fait aucune fonc- 
tion de Citoyen, je n'en ai point prêté le fer- 
ment: mais paflbns. 

Dans la formule de ce ferment , il n'y a que 
deux articles qui puifi'ent regarder mon délit. 
On promet par le premier , de vivre fe'.on la 
Rêformation du St. Evangile ^ & par le dernier, 
àe ne faire ne Jouffrir aucunes pratiques machina- 
tions ou entreprifes contre la, Rêformation du St, 
Evangile. 

Or loin d'enfreindre le premier article , je 
m'y fuis confoj-mé avec une fidélité & même 
une hardieflTe qui ont peu d'exemples, profef- 

fant 



L E T T R E, 121 

fant hautement mn Religion chez les Catholi- 
ques , quoique j'euffc autrefois vécu dans la 
leur; & L'on ne peut alléguer cet écart de mon 
enfance comme une infraction au ferment, fur- 
tout depuis ma réunion authentique à votre 
Eglife en 1754. & mon rétablilTeinent dans mes 
droits de Bourgeoifie, notoire à tout Genève, 
& dont j'ai d'ailleurs des preuves pofitives. 

On ne fauroit dire, non plus, que j'aye en- 
freint ce premier article par les Livres condan- 
nés ; puifque je n'ai point ceffé de m'y décla- 
rer Proteftant. D'ailleurs , autre chofe eft la 
conduite , autre chofe font les Ecrits. Vivre 
félon la Réformation c'eft profefler la Réfor» 
mat ion , quoiqu'on fe puiiTe écarter par erreur 
de fa dodrine dans de blâmables Ecrits, ou 
commettre d'autres péchés qui ofFcnfent Dieu, 
mais qui par le feul fait ne retranchent pas le 
délinquant de l'Eglife. Cette diftinclion, quand 
on pourroit la difputer en général, eft ici dans 
le ferment même; puifqu'on y fépare en deux 
articles ce qui n'en pourroit faire qu'un , fi la 
profeffion de la Religion étoit incompatible 
avec toute entreprife contre la R».*ligion. On y 
jure par le premier de vivre félon la Réforma- 
tion , & l'on y jure par le dernier de ne rien 
entreprendre contre la Réformation Ces deux 
articles font très dil1incl:s & môme fépavés par 
beaucoup d'autres. Dans le fens du Légiflatewr 
F 



Ï22 QUATRIEME 

ces deux chofes font donc réparables. Donc 
quand j'aurois violé ce dernier article , il ne 
s'enfuit pas que j'aye violé le premier. 

Mais ai-je violé ce dernier article ? 

Voici comment l'Auteur des Lettres écri- 
tes de la Campagne établit l'affirmative , pa- 

g^^ 30. 

„ Le ferment des Bourgeois leur impofe l'o- 
„ bligation de ne faire ne jovffrir être faites nu- 
„ cunes pratiques machinations ou entreprifes contre 
,, la Sainte Réformation Evangclique. Il femble 
,, que c'eft un peu (a) pratiquer & machiner 
„ contre elle que de chercher à prouver dans 
j, deux Livres fi féduifans que le pur Evangile 
„ eft abfurde en lui-mûme & pernicieux à la 
„ fociété. Le confeil étoit clone obligé de jet- 
',, ter un regard fur celui que tant de préfomp- 
„ tions fi véhémentes accufoicnt de cette entre- 
„ prife." 

Voyez d'abord que ces Mefîîeurs font agréa- 
bles ! Il leur femble entrevoir de loin un peu 
de pratique & de machination. Sur ce petit 
femblant éloigné d'une petite manœuvre , ils 
Jettent un regard fur celuî qu'ils en préfumenc 

(a) Cet tin peu , fi plaifant & fi différent du ton 
grave & décent du relié (\es Lettres, ayant été re- 
U'anché dans la féconde édition , je m'abfiiens d'al- 
ler en quête de la grilfe à qui ce petit bout, noa 
d'oreille, mais d'ongle appartient. 



L E T T R R. IÎ8 

l'Auteur; & ce regard eft un décret de prife 
«le corps. 

Il ell vrai que le mcme Auteur s'égnye à 
prouver enfuite que c'tfl par pure bonté pour 
moi qu'ils m'ont décrété. Le Confell, dit- il, 
pouvoii ajourner personnellement M. Roujjea'.i , il 
pQuv'jit l'ajjl *'or prur être ouï, il [o'-rcoit le dé' 
créter Oi: ces trois purtis le dernier ét'At in- 
comparablement le plus doux ce n'éttit au 

fond q^iiun avonîjfeinent de ne pas revenir , s'il ns 
voulait pas i'extofer à une procédure,, ou s'il vou- 
loit s'y ex^ofer de bien préparer fes défenfes {h). 

Aiiifi plaifantoit, dit Brantôme , l'exécuteur 
de l'infortuné Dom Carlos Infant d'Efpagne, 
Comme le Prince crioit & vouloit fe débattre, 
Pai^ , Monfeigneiir , lui difoit-il en l'étranglant, 
tout ce qji'on en fait n'ejî que pour votre bien. 

Mais quelles font donc ces pratiques & ma- 
chinations dont on m'accufe? Pratiquer, fi j'eri- 
tends ma langue, c'eft fe ménager des intelli- 
gences fecrettcs ; machiner, c'eft faire de fourdes 
menées, c'eft faire ce que certaines gens font 
contre le Chriftianifme &■ 'contre moi. Mais 
Je ne conçois rien de moins «fecret , rien de 
moins caché dans le monde , que de publier un 
Livre & d'y mettre fon nom. Quand j'ai dit 
mon fentiment fur quelque matière que ce 

(b) Page 31. 



124 QUATRIEME 

fut, je l'ai dît hautement, à la face du public, 
je me fuis nommé, & puis je fuis demeure 
tranquille dans ma retraite : on me perfuadera 
diiTicilement que cela refîemble à'Hes pratiques 
& machinations. 

Pour bien entendre l'efprit du ferment & le 
fens des termes, il faut fe tranfporter au tems 
où la formule en fut drefTée & où il s'agifFoit 
efTencicllcrnent pour l'Etat de ne pas retomber 
fous le double joug qu'on venoit de fccouer. 
Tous les jours on découvroit quelque nouvelle 
trame en faveur de la maifon de Savoye ou 
des Evoques, fous prétexte de Rch'gion. Voi- 
la fur quoi tombent clairement les mots de 
pratiques & de .machinations , qui, depuis que la 
langue Françoifc exifte n'ont fûremcnt jamais 
été employés pour les fentimens généraux qu'un 
homme publie dans un Livre où il fe nomme,, 
fans projet fans objet fans vue particulière, & 
fans trait à aucun Gouvernement. Cette accu- 
fation paroit fi peu férieufe à l'Auteur même 
qui l'ofe faire, qu'il me rcconnoh Jîdelle aux 
devoirs du Citoyen (c). Or comment pourrois-je 
l'être, fi j'avois 'enfreint mon ferment de Bour- 
geois? 

Il n'eft donc pas vrai que j'aye enfreint ce 

ferment. J'ajoute que quand cela fcioit \rai, 

■ ■ t — - 

(c) Page 8. 



LETTRE,. Î25 

rien ne feroir plus inouï dans Genève en cho* 
fcs de cette efpcce, quq la procMure faite con- 
tre moi.. 11 n'y a peut-ôtre pas de Bourgeois 
qui n'enfreigne ce fermene en quelque article 
(dr) , fans qu'on s'avife pour ceh d.e lui chercher 
querelle, & bien moins de le décréter. 

On ne peut pas dh'e, non plus, que j'atta* 
que la morale dans un Livre où j'établis de 
tout mon pouvoir la préférence du bien gêne- 
rai fur le bien particulier & où je rapporte nos 
devoiis envers les homnes à nos devoirs ea- 
vers Dieu; feul principe fur lequel la morale 
puille être fondée , pour être réelle & paffer 
l'apparence. On ne peut pas dire que ce Livre 
tende en aucune forte à troubler le culte éta- 
bli ni l'ordre public , puifqu'au contraire j'y 
infifte fur le refpeiS qu'on doit- nux formes éti- 
blies , fur l'obéiflance aux loix en toute cho- 
fc, même en 'matière de Religion, & puifque 
c'ell de cette obéifTance prefcritte qu'un Prêtre 
de Genève m'a le plus aigrement repris. 

Ce délit fi terrible & dont on fait tant de 
bruit fe réduit donc , en l'admettant pour réel , 
à quelque erreur far la foi qui , fi elle n'ell 
avantageufe à la fociété, lui eft du moins très 



(([) Par exemple, de ne point fortir de la Ville- 
pour aller habiter ailleurs fans periniflîon. Qui eft-*" 
ce qui demande cette permiflloa? 

1' 3 



12« QUATRIEME 

indifFérente ; le plus grand mal qui en réfuî- 
te étant la tolérance pour les fcntimens d'au- 
triii, par conféquent la paix dans l'Etat & dans 
IP monde fur les matières de Religion, 

Mais je vous demande, à vous, Monfieur, 
rui connoifTez votre Gouvernement & vos loix, 
à qui il appartient de juger, & furtout en pre* 
Biiere inftancc, des erreurs fur la foi que peut 
commettre un particulier ? E(b-ce au Confcil , 
cftce au Confiftoire ? Voila le nœud de la 
qoeftion. 

Il falloit d'abord réduire le délit à fon efpe- 
ce. h préfcnt qu'elle eft connue, il faut conv 
parer la procédure à la Loi. 

Vos Edits ne fixent pas la peine due A celui 
qui erre en matière de foi & "qui publie foa 
erreur. Mais par l'Article g8 de TOrdonnance 
eccléfiaftique , au Chapitre du Confifloire, ils 
règlent l'Ordre de la proccdiife contre celui 
qui dogmatife. Cet Aïticle eft couché en ces 
termes. 

S'il y a qiielquîin qui dogm:itife contre la doc- 
trine reçue, qu'il f oit a' pelle [ot/r conférer avec 
lui: s il Je range, qu'on le fitpporte fans fcandale 
ni diffame : s'il eft opiniHre , qu on radmonefle 
par quelques fois pour ejjayer à le réduire Si on. 
voit enfin qu'il f oit befoin de plus grande fevéri- 
té , quo7i lui înterdife la Sainte Cène , ^ qu'on ei} 
ikisnijj'e le Magiflrat afin d'y pciirvoir. 



LETTRE. is? 

On voit par là. 

1°. Que la première inquifition de cette ef- 
pece de délit appartient au Connftoire. 

2°. Que le Légiflateur n'entend point qu'un 
tel délit foit irrémiffible", fi celui qui l'a co.-n- 
mis fe repent & fe range. 

3°. Qu'il prefcrit les voyes qu'on doit fuivre 
pour ramener le coupable à fon devoir. 

4°. Que ces voyes font pleines de douceur 
d'égards de commifération ; telles qu'il con. 
vient à des Chrétiens d'en ufer , à l'exemple 
de leur maître, dans les fautes qui ne trou- 
blent point la fociété civile & n'intéreflent que 
la Religion. 

5°. Qu'enfin .la dernière & plus grande peine 
qu'il prefcrit eft tirée de la nature du délit , 
comme cela devroit toujours être, en privant 
le coupable de la Sainte Cène & de la commu- 
nion de l'Eglife, qu'il a ofFenfée, & qu'il veut 
CDntinuer d'oiFenfer. 

Après tout cela le Confiftoire le dénonce au 
Magiftrat qui doit alors y pourvoir; parce que 
la Loi ne foufFrant dans l'Etat qu'une feule 
Religion , celui qui slobftine à vouloir en 
profeffer & enfeigner une autre, doit être re- 
tranché de l'Etat. 

On voit l'application de toutes les parties de 
cette Loi dans la forme de procédure fiiivic 
en J563 contre Jean Morelli. 
■ F 4 



Ï28 QUATRIEME 

Je'.n INÎGielIi habitant de Genève avoit fait 
& publié un f.ivre dans lequel il attaquoit la 
difciplinc eccléfiaflique & qui fut cenluré au 
Synode d'Orléans. L'i\ateur, fe plaignant beau- 
coup de cette cenfure & ayant été, pour ce 
Biôn-e Livre appelle au Confiftoire de Genè- 
ve, n'y voulut point comparoitre & s'enfuit; 
puis ctant revenu avec la perraiffion du Ma. 
giftrat pour fe réconcilier avec ies Miuillrcs 
il ne tint compte de leur parler ni de fe ren- 
dre au Corififl-oire , jufqu'à ce qu'y étant cicé 
de nouveau il comparut enfin, & après de lon- 
gues difputes , ayant refufd toute efpece de fa- 
tisfaflion , il fut déféré & cifé.au Confcil, où, 
au lieu de comparoitre, il fit préienter par fa 
femme une excufe par écrit, & s'enfuit derc 
chef de la Ville. 

Il fut donc enfin procédé contre lui, c'efl-i- 
flire, contre fon Livre, & comme la fentence 
lendue en cette occafion efl importante, même 
^uant aux termes, & peu connue, je vais vous 
la tranfcrire ici toute entière; elle peut avoir 
fon utilité. 

,,((?) Nous Sindiques Juges des caufes cri- 

,, minelies 



■ (e) Extrait des procédures faites &, tenues con- 
tre Jean JMorelli. Imprimé à Gei:èvc chez Françoi» 
Pcrrin. 1563 page 10. 



L E T T R' E. Jè^;> 

^, -minelles de cette Cité , ayans entendu le 
„ rapport du vénérable Confifloire de cette 
„ Eglife , -des procédures tenues envers Jean 
„ Morelli habitant de cette Cité ; d'autant que 
„ maintenant pour la féconde fois il a aban- 
„ donné cette Cité , & au lieu de comparoitrç ' 
„ devant nous & nôtre Confeil , quand il y 
„ ctoit renvoyé, s'efl montré défcbéiiT.int : à" 
„ ces caufes & autres juftes à ce nous mou- 
„ vantes, ieans pour Tribunal au lieu de nc2 - 
,, Ancêtres , félon nos anciennes coutumes , 
„ après bonne participation de Confeil avec' 
„ nos Citoyens, ayans Dieu & fes Saintes E- - 
„ critures devant nos yeux & invoqué fon ' 
„ Saint nom pour faire droit jugement ; di- 
„ fans. Au nom du Pcre du Fils & du Saint 
„ Efprit , Amen. Par cette nôtre défEnitive 
,, fentence , laquelle donnons ici par écrit , 
„ avons avifé par meure délibération de pro- 
„ céder plus outre, comme en cas de contu- 
„ mace dudit Morelli : fuitout afin d'avertir 
,, tous ceux qu'il appartiendra, de fe donner 
,,. garde du Livre , afin de n'y être point abu- 
„ fés. Eftant donc duement informez des ref- 
„ vcrics & erreurs lefquels y font contenus , & 
„ furtout que le dit Livre tend à faire fchif- 
„ mes & troubles dans l'Eglife d'une façon fé- 
„ ditieufe : l'avons condanné & condannons 
;^ CQmiUC vn Livre nuifible & p«ruicieux, & 

r 5 



jnr> Q U A T R I E M E 

„ pour donner exemple , ordonné & ordorr- 
., nons que l'un d'iceux foit prcfentement brus- 
„ lé. Défend'i.ns à tous Libraires d'en tenir 
5, ni exHofcr en vente r & à tous Citoyens 
„ Bourgeois & Habitans de cette Ville de quel- 
,, que qualité qu'ils foient, d'en acheter ni a- 
^, voir pour y lire : commandans à tous ceux 
„ qui en auroient de nous les apporter , &. 
yy ceux qui fauroient où il y en a, de le nous 
^y révéler dans vingt quatre heures, fous peine 
„ d'être rigoureufement punis. 

„, Et à vous noftre Lieutenant commandons que 
^^ faciez mettre noftre préfente fentenee à due & 
j„ entière exécution." 

Prononcée cf exécvtce le Jeudi Jeizieme jour 
de Septembre mil cinq cens foi xante trois. 
" Ain fi figné P. Chenelat. ** 
Vous trouverez, Monfieur, des obfervations 
d^c plus d'un genre à faire en teras & lieu fur 
eettc pièce. Quant à préfent ne perdons pas 
notre objet de vue. Voila comment il fut pro- 
cédé au jugement de Morelli, dont le Livre ne 
fut bràlé qu'à la fin du procès , fans qu'il fut 
parlé de Bourreau ni de flétrifTure, & dont la 
perfonne ne fut jamais décrétée, quoiqu'il fut 
cpiniâtre & contumax. 

Au lieu- de cela, chacun fait comment le 
Confeil a procédé contre moi dans l'inftant quç 



LETTRE. 131 

f Ouvrage a paru , & fans qu'il ait mcme été 
fait mention du Confiftoire, Recevoir le Livre 
par la poile, le lire, l'examiner, le déférer, le 
brûler, me décréter, tout cela fut l'affaire de 
huit ou dix jours: on ne fauroit imaginer uns 
procédure plus expéditive. 

Je me fuppofe ici dans le cas de la loi, 
dans le fcul cas où je puilTe être puniffable. 
Car autrement de quel droit puniroit - on des 
fautes qui n'attaquent perfonne & fur lefquelles 
les Loix n'ont rien prononcé ? 

L'Edit a-t-il donc été ob fer vé dans cette af- 
faire? Vous autres Gens de bon fens vous ima- 
gineriez en l'examinant qu'il a été violé com: 
me à plalfir dans toutes fes parties. „, Le Sr, 
„ RoulTeau", difent les Répréfentans , ,, n'a 
„ point été appelle au Confiftoire, mais le ma- 
„ gnifiquc Confeil a d'abord procédé contre 
,, lui; ildevoit être fupporté faj}Sifcandale , mais 
,, fes Ecrits ont été traités par un jugement 
„ 'public, comme téméraires , impies , Scandaleux i 
,, il devoit cire fiipporté fans diffame; mais il a 
„ été flétri de la manière la plus diffamante, 
„ fes deux Livres ayant été lacérés & brûlés 
„ par la main du Bourreau. _ ,.| .,.^, 
, ^ ,, L'Edit n'a dont pas été obf^lvé» " conti^ 
nuent-ils, ,, tant à l'égard de 1^ j,ur,If4ia:ion.qui 
„ appartient au Confifloire,, que relativement 
„ au Sr. RoulTeau , qui devoit être appelUjç^ 
i' 6 



132 QUATRIEME 

„ rapporté fans fcandale ni difFame, admonefte 
„ par quelques fois , & qui ne pouvoit Ctre- 
„ jugé qu'en cas d'opiniâtreté obftinée. " 

Voila , fans doute, qui vous paroic plus clair 
que le jour, & à moi auflî. Hébien non: vous 
allez voir comment ces gens qui favent montrer 
le Soleil à minuit favent le cacher à midi. 

L'adrcflc ordinaire aux fophiftcs eft d'entaf- 
fer force argumcns pour en couvrir la foibleiïe. 
Pour éviter des répétitions & gagner du tems ; 
divifons ceux des Lettres écrites de la Campa- 
gne; bornons nous auxpUis elTenciels , laiffons 
ceux que j'ai ci - devant réfutés , & pour ne 
point altérer les autres rapportons les dans les 
tenres de l'Auteur. 

Cefi d'après nos Loix , dit- il , que je dois exa- 
miner ce qui s'ejl fait à l'égard de M. RouJJ'eau, 
Fort bien ; voyons. 

Le premier Article du ferment des Bourgeois les 
Mige à vivre félon h Réformation du Saint E* 
vangile- Or, je le demande, efi - ce vivre Jelon 
l'Evangile , que d'écrire contre l'Evangile ? 

Premier fopbiffne. Pour voir clairement fi 
c'efî là mon cas, remettez dans la mineure de 
cet- argument le mot déformation que l'Auteur 
en ôtc, & 'qui eft néceûaire pour que fon rai- 
ibnneraent foit concluant. 

Second fopbifme. 11 ne s'agit pas dnns'cct 
aitide du ferment ^ççîirs k\çii h Réforma- 



LETTRE. î33' 

tîon , mais de vivre félon la Réformation. Ces 
deux chofes, comme on l'a vu ci -devant font 
diftingac-es dans le ferment môme; & l'on a vu 
encore s'il efl vrai que j'aye écrit ni contre la 
Réformrtion. ni contreJ'Evangilc. 

Le fremier devoir des Svidics ^ Confeil ejî de 
maintenir la pure Religion. 

Troifieme fophifme. Leui^ devoir eft bien 
de maintenir la- pure Religion , mais non pas de 
prononcer fur ce qui n'eft ou n'eft pas la pure 
Religion. Le Souverain les a bien chargés de 
maintenir la pure Religion, mais il ce les a 
pas faits pour cela juges de la doftrine. C'cft 
un autre corps qu'il a chargé de ce foin & 
c'eft ce c<^ps qu'ils doivent confulter fur tou- 
tes les matières de Religion , comme ik ont 
toujours fait depuis que votre Gouvernement 
exifte. En cas de délit en ces matières , deuy. 
Tribunaux font établis, l'un pour le conftater, 
& l'autre pour le punir; cela efl: évident par 
les termes de l'Ordonnance: nous y reviendroni 
ci-après. 

Suivent les imputations ci-devant ' examinées, 
& que par cette raifon je ne répéterai pas; 
mais je ne puis m'abftcnir de tranfcrire ici l'ar- 
ticle qui lès termine: il cft curieux. 

// efi j-orai que M. RrxiJJeuzi ^ fes partifnns 
prétendent que ces doutes TCaîtaquent point réelle- 
me)it le Cbrijîianifme, qu'à cela près il continue 
y 7 



J34 QUATRIEME 

aappeller divin. Mais fi un Livre caraSiérlfè f 
comme l'Evangile Veft dans les ouvrages de M. 
Roiijj'eau , peut encore être appelle divin , qu'on ms 
dije quel ejl donc le 7iouveau fens attaché à ce ter- 
vie? Eii vérité Jî c'ejl iqie contradiction, elle ejl 
choquante î fi c'ejl une plaijoMci-ie , convenez quel- 
le ejl bien déplacée dans un pareil Juj et 'fil 

J'entends. Le culte ff)irituel , la pureté du 
cœur, les œuvres de inifcricorde, la confiance» 
rhumilité , la réfigiiation , la tolérance, l'ou- 
bli des injures , le pardon des ennemis , l'a- 
mour du prochain , la naternité univerfelle & 
l'union du genre humain par la charité, font 
autant d'inventions du diable. Scroit-ce là le 
fcntiment de l'Auteur &. de fes amis? On le 
diroij: à leurs raifonnemens & furtout à leurs 
œuvres. 

En vérité , fi c'efi une contradiùhn , elle ejl cha.' 
quante. Si c'efl une plaijanterie , convenez quelle 
efi bien dcplacée dans un pareil fiijet. 

Ajoutez que la plaifanterie fur un pareil fu- 
jet eft fi fort du goût de ces Mcffiem-s, que,, 
félon- leurs propres maximes , elle eut dû , fi 
je l'avois faite, me faire trouver grâce devant 
eux (g). 

Après l'eApofîtion de mes crimes , écoutez 
lesraifons pour Icfquelles ou a fi cruellement 

(/) Page II. (g) Page 23. 



LETTRE. 135 

renchéri fur la rigueur de la Loi dans la pour- 
fuite du criminel. 

Ces deux Livres paroijjent fous le nom cVun Ci- 
toyen de Genève. L'Europe en témoigne fm fcaii' 
date. Le premier Parlement d'un Royaume voifm 
pourfîiit Emile ^ fon Jouteur. Orte fera le Gou- 
vernement de Genève ? 

Arrêtons un moment. Je crois appercevoir 
ici quelque menfonge. 

Selon notre Auteur le fcandale de l'Europe 
força le Confeil de Genève de févir contre le 
Livre & l'Auteur d'Emile, à l'exemple du Par- 
lement de Paris ; mais au contraire, ce furerrt 
les décrets de ces deux Tribunaux qui caufe- 
rent le fcandale de l'Europe. Il y avoit peu de 
Jours que le Livre étoit public à Paris lorfque 
le Parle'ment le condanna Qj); il ne paroiffoit 
encore en nul autre Pays , pas môme en Hol- 
lande , où il étoit^^imprimé ; & il n'y eut entre 
le décret du Parlement de Paris & celui du Con- 
feil de Genève que neuf jours d'intervalle (i); 
le tems à peu près qu'il falloit pour avoir avis 
de ce qui fe paiToit à Paris. Le vacarme affreux 
qui fut fait en Sulife fur cette affaire, mon ex- 
pulfion de chez mon ami , les tentatives faites 



(/j) C'étoit un arrangement pris avant que le Li- 
vre parut. 

(f) Le décret du Parlement fut donné le 9 Jiyc 
k celui du Conil'il le 19. 



235 QUATRIEME 

à Neufchâtel & même à h Cour pour nrôter 
mon dernier azile, tout cela vint de Genève & 
des environs , après le dicret. On fait quels 
furent les inftigateurs , on fait quels furent les 
émiiTaires , leur aétivité fut fans exemple; il ne 
tint pas à eux qu'on né m'ocât le feu & l'eau 
dans l'Europe entière, qu'il ne me reliât pas 
une terre pour lit , pas une pierre pour chevet. 
Ne tranfpofons donc point ainfi les chofes, & 
ne donnons point pour motif du décret de Ge- 
nève le fcandale qui en fut l'effet. 

Le premier Parlement dmi Royaume voif.n 
pourfuit Emile ^ fon Auteur. Que fera le Goic- 
vernevient de Genève? 

La réponfe eft fiinple. II ne fera rien , il ne 
doit rien faire, ou pLuôt, il doit ne rien faiie. ■ 
Il rcnverferoit tout ordre judiciaire , il brave- 
loit le Parlement de Paris, il lui difputeroit la 
compétence en l'imitant. C'ëtoit prccifémtnt 
parce que j'ctois décrété à Paris que je ne pou- 
vois l'être à Genève. Le délit d'un criminel a 
certainement un lieu & un lieu unique; il ne 
peut pas plus être coupable à la fois du même 
délit en deux Etats , qu'il ne peut être en deux 
lieux dans le même tems , & s'il veut purger 
les deux décrets , comment voulez -vous qu'il 
fe partage? En effet, avez-vous jamais ouï dire 
qu'on ait décrété le même homme en deux pays 
i !a fois pour le mtme fait? C'en x:iï ici !c 



L ET T R E. 137 

premier exemple, & probablement ce fera la 
dernier. J'aurai dans mes malheurs le uifte 
honneur d etra à tous égards un exemple uni- 
que. 

Les crimes les plus atroces , les aiTafïînats 
même ne font pas & ne doivent pas être pour- 
suivis par devant d'autres Tribunaux que ceux, 
des lieux où ils ont été commis. Si un Gé-î 
nevois tuoit tin homme, même un autre Gene- 
vois en pays étranger, le Confcii de Genève 
ne pourroit s'attribuer la connoiiTance de ce 
o'ime : il pourroit livrer le coupable s'il ctoit 
réclamé, il pourroit en folliciter le châtiment, 
mais à moins qu'on ne lui remit volontaire- 
ment le jugement avec les pièces de la procé- 
dure, il ne Je jugeroit pas, parce qu'il ne lui 
appartient pas de connoître d'un délit commis 
chez un autre Souverain , & qu'il ne peut pas 
même ordonner les informations néceffaires 
pour le conftater. Voila la règle & voila la 
réponfe à la qiieftion; que fera le Gouvernemeni 
de Genève ? Ce font ici les plus (Impies notions 
du Droit public qu'il feroit honteux au dernier 
Magiftrat d'ignorer. Faudra- 1 -il toujours que 
j'cnfeigne à mes dépends les ékmens de la ju- 
rifprudence à mes Juges? 

// devait fiiivant les Auteurs des Répréfenta' 
tiens fe borner à défendre proviftoiméUemeni le dé- 



138 QUATRIEME 

hit dans la Fille (k). C'eft, en effet , tout ce 
qu'il pouvoit légitimement faire pour conten- 
ter fon animofité; c'eft ce qu'il avoit déjà fait 
pour la nouvelle Hcloïfe, mais voyant que le 
Parlement de Paris ne difoit rien, & qu'on ne 
faifoit nulle part une femblable défenfe, il en 
eut honte & la retira tout doucement (i). Mai^ 
une imlrohation fi foible nanroit- elle pas été taxée 
de Jecrette connivence ? Mais il y a longtems 
que , pour d'autres Ecrits beaucoup moins to- 
léiables, on taxe le Confeil de Genève d'une 
conni\ence afTez peu fecrette , fans qu'il fe 
mette fort en peine de ce jugement. Perfoji' 
K« , dit-on, nàiiroît in Je Jcandalijer de la mo- 
dération dont on aurait iij'é. Le cri public vous 
apprend combien on cit fcanddlifé du contrai- 
re. De bonne foi , s'il s'éioit agi d'un homme 
avjji défapréahle au public que M. Rovffeau lui 
était cher , ce qu'on a^peVe modération nauroit-il 
pas été taxé d'indifférence, de tiédeur impardonna- 
ble? Ce n'auroit pas été un fi grand mal que 
cela, & l'on ne donne pas des noms fi hon- 
iiêtes à la dureté qu'on exerce envers moi pour 



(k) P^age 12, 

(/) Il fîiut convenir que fi TEmilc doit être dé' 
fendu, l'Hcloife doit être tout au moins brûlée. 
Les notes fiutout en font d'une hardiello dont la 
pvofefllon de foi du Vicaire n'approche airui'ément 
j?as. 



LETTRE. 139 

mes Ecrits , ni au firpport que l'on prête à ceux 
d'un autre. 

En continuant de me fuppofer coupable , fup- 
pofons , de plus , que le Confeil de Genève 
avoit droit de me punir , que la procédure eut 
été conforme à la Loi , & que cependant , fans 
vouloir mûme cenfurer mes Livres , il m'eut 
reçu pailîblement arrivant de Paris ; qu'au- 
roient dit les honnêtes gens? Le voici. 

„ Ils ont fermé les yeux , ils le dévoient. 
„ Que pouvoient- ils faire? Ufer de rigueur en 
„ cette occafion eut été barbarie, ^ingratitude, 
„ injurUce même, puifque la véritable juftice 
,, compenfe le mal par le bien. Le coupable 
„ a tendrement aimé fa Patrie , il en a bien 
„ mérité; il la honorée dans l'Europe, & tan« 
,, dis que fes compatriotes avoient honte du 
„ nom Genevois , il en a fait gloire , il l'a 
,, réhabilité chez l'étranger. Il ^. donné ci-de- 
„ vant des.confeils utiles , il vouloit le bien 
„ public, il s'eft trompé, mais il étoit pardon- 
„ nable. Il a fait les plus giand éloges des 
„ Magiftrats , il cherchoit à leur rendre la con« 
„ fiance de la Bourgeoifie ; il a défendu la Re- 
„ ligion des Miniltres, il raéritoit quelque re- 
,, tour de la part de tous. Et de quel front 
,,, euifent-ils ofé févir pour quelques erreurs 
,, contre le défenfeur de la divinité , contre 
„ l'apologifte de la Religion li généralement 



HO Q U A T R I E M' E 

„ atta ]uje , tandis qu'ils toléroient qu'ils pcr- 
y meuoient même les Ecrits les p'.us odieux 
„ ki plus indécens, les plus infultans auChrif- 
„ tianifine, aux bonnes mœurs, les plus dcf- 
,, tructifs de toute vertu» de toute morale, ceux 
„ mêmes que Rouffeau a cru devoir réfuter? 
„ On eut cherché les motifs fecrcts d'une par- 
„ tialité fi choquante; on les eut tronvés dans 
„ le zèle de l'accufé pour la liberté & dans les 
,, projets des -Jug«s pour la -détruire. Roudeau 
„ 8Ut paflTé pour le martir des loix de fa patrie. 
„ Ses perfécuteurs en prenant en cette feule 
,, occafion le mafque de l'hypocrifie . cuflfent 
„ été taxés de fe jouer de la Reli;^ion , d'en 
., faire l'arme de leur vengeance & l'inllrument 
„ de leur haine. Enlîn par cet emprelTemen!: 
„ de punir un homme dont l'amour pour fa 
„ patrie eft le plus grand crime, ils n'euiTent 
„ fait que fe rendre odi.eux aux gens de bien , 
„ fufpefls à la bourgeoifie & raéprifables aux 
,, étrangers." "Voila, Monfieur, ce qu'on au- 
roit pu dire; voila tout le rifquequ'auroit couru 
le Confeil dans le cas fuppofédu délit, en s'ab- 
ftcnant d'en connoître. 

OuelqH'un a eu raifen de dire qnil falhit hùler 
l'Evangile ou les Livres de M. RouJJe^iu. 

La commode méthod-' que fuivent toujours 
ces Meilleurs contre moi ! s'il le.ir faut des 
preuves, ils multiplient les alfertions & s'il 



L E T T R E. lAT 

îcnr faut des témoignages , ils font parler des 
Quidams. 

La fentencc de celui-ci n'a qu'un fens qui 
ne foit pas extravagant, & ee fens «ft un blaf- 
phème. 

Car quel blafphcme n'efl-cc pas de fuppofer 
l'Evangile & le recueil de mes Livres fi fem- 
blables dans leurs maximes qu'ils fe fuppléent 
mutuellement., & qu'pn en puilTe ^ndiftérem- 
iTient brûler un comme fuperf^u , pourvu que 
Ton conferve l'autre? S?.ns doute , j'ai fuivi 
du plus près que j'ai pu la doflrine de l'Evan- 
gile ; je l'ai aimée , je l'ai adoptée étendue ex- 
pliquée , fans m'arrêter aux obfcurités, aux 
diiHcuItés, aux myfteres, fans me détourner de 
l'efTencicI: je m'y fuis attaché avec tout le zèle 
de mon cceiir; je. me fuis indigné , récrié de 
voir cette Sainte docirine ainfi profanée avilie 
par nos prétendus Chrétiens , & furtout par 
ceux qui font profefîîon de nous en inftruire. 
J'ofe môme croire, & je m'en vante, qu'aucun 
d'eux ne parla plus dignement que moi du vrai 
Chriftianifme & de fon Auteur. J'ai là-de{I>.is le 
témoignage l'applaudilTement même de mes ad- 
verfaires ; non de ceux de Genève à la vérité , 
mais de ceux dont la haine n'efl: point une ra- 
ge, & à qui la paflîon n'a point ôté tout fenti- 
mcnt "d'équité. Voila ce qui efl: vrai, voila ce 
qiifi prouvent , & ma réponfe au Roi de Pc- 



Ui QUATRIEME 

logne, & ma Lettre à M. d'AIembert , & l'Hi* 
loïfe, & l'Emile, & tous mes Ecrits, qui ref- 
pirent le même amour pour l'Evangile-, la mê- 
me vénération pour Jéfus-Chrift. Mais qu'il 
s'enfuive de -là qu'en rien je puifle approcher 
de mon Maître & que mes Livres puiifent fup- 
pléer à fes leçons , c'oll ce qui eft faux , ab- 
furde , abominable ; je dételle ce blafphcme & 
défavoue cette témérité. Rien ne peut fe com- 
parer à l'Evangile. Mais fa fublime fimplicité 
n'efl pas également à la portée de tout le mon- 
de, 11 faut quelquefois pour l'y mettre l'expo- 
fer fous bien des jours. 11 faut conferver ce 
Livre facré comme la règle du Maître, & les 
miens comme les commentaires de l'Ecolier. 

J"ai traité jufqu'ici la queflion- d'une manière 
un peu générale ; rapprochons-la maintenant 
des faits , par le paralelle des procédures de 
1563 & de 17Û2 , & des raifons qu'on donne 
de leurs difl'érences. Comme c'eft ici le point 
décifif par rapport à moi , je ne puis, fans 
négliger ma caufe , vous épargner ces détails, 
peut-être ingrats en eux-mêmes, mais intéref- 
fans , à bien des égards , pour vous & pour 
vos Concitoyens. C'cll une autre difciiflîon qui 
ne peut être interrompue & qui tiendra fiule 
une longue Ltttrc. Mais, Monficur, encore 
un peu de courage; ce fera la dernière de cette 
efpece dans laquelle je vous entretiendrai do 
moi. 



LETTRE. 143 

CINQUIEME LETTRE. 

Jl^phes avoir établi , comme vous avez vu, 
la nécelîîté de févir contre moi, l'Auteur des 
Lettres prouve, comme vous allez voir , que 
la procédure faite contre Jean Mortili , quoi- 
qu'exaétement conforme à l'Ordonnance , & 
dans un cas femblable au mien , n'çtoit point 
un exemple à fuivre à mon égard ; attendu, 
premièrement , que le Confeil étant au deiïlis 
de l'Ordonnance n'eft point obligé de s'y con- 
former ; que d'ailleurs mon crime étant plus 
grave que le délit de Morelli devoit être traité 
plus févérement. A ces preuves l'Auteur ajou- 
te , qu'il n'eft pas vrai qu'on m'ait jugé fans 
n'entendre, quifqu'il fufHfoit d'entendre le Li- 
vre môme & que la fiétriUure du Livre ne tom- 
be en aucune façon fur l'Auteur ; qu'enfin les 
ouvrages qil'on reproche au Confeil d'avoir to- 
lérés font innocens & tolérables en comparai- 
fon des miens. 

Quant au premier Article, vous aurez peut- 
être peine à croire qu'on ait ofé mettre fans 
façon le petit Confeil au deTus dés Loix. Je 
ne connois rien.de plus fur pour vous en con- 
vaincre que de vous tranfcrire le pafTage oii co 



Ï44 C I N Q U I EM E 

principe eft établi & de peur de changer le 
fens de ce palTage en le tronquant, je le tranf- 
crirai tout entier. 

„ {a) L'Ordonnance a-t-eîlc voulu lier les 
.„ mains à la puilTance civile & l'obliger à ne 
„ réprimer aucun délit contre la Religion qu'a- 
„ près que le Confiftoire en auroit connu ? Si 
„ cela étoit il en réfulteroit qu'on pourroit 
„ impunément écrire contre la Religion , que 
,, le Gouvernement feroit dans limpuifTance de 
,, réprimer cette licence , & de flétrir aucun 
5, Livre de cette efpece ; car fl l'Ordonnance 
„ veut que le délinquant paroiîTe d'abord au 
„ Confilloire , l'Ordonnance ne prefcrit pas 
„ moins que s'il Je range on le fuplorte fans 
„ àîffdme. Ainfi quel qu'ait été fon dclit con- 
,, tre la Religion, l'accufé en faifant femblant 
„ de ce ranger pourra toujours échapper ; & 
„ celui qui auroit difl'amé la Religion par toute 
„ la terre au moyen d'un repentir fimulé de- 
„ vroit C'tre fupporté fans diffame. Ceux qui 
„ connoilient l'etprit de févérité, pour ne rien 
,, dire de plus, qui régnoit, lorfquc l'Ordon- 
,, nance fut compilée, pourront-ils croire que 
„ ce foit-la le fens de l'Article 88. de l'Or- 
,, donnance? 

„ Si 

a) Page 14, 



L E T T. R E. T45 

„ Si le Gonfiftoire n'agit pas , fon inaftion 
, enchaînera t-elle le Confeil? Ou du moins 
,, fera-t-il réduit à la fonction de délateur au- 
,, près du Conriftoire? Ce n'eft pas là ce qu'a 
„ entendu l'Ordonnance , lorfqu'après avoir 
, traité de rétabliffement du devoir & du pou- 
„ voir du Confilloire, elle conclud que la puiC- 
„ fance civile refte en. fon entier, en forte 
„ qu'il ne foit en rien dérogé à fon autorité , 
,, ni au cours de la juftice ordinaire par aucu- 
,, nés remontrances eccléfiaftiques. Cette Or- 
,, donnance ne fuppofc donc point, comme on 
„ le fait dans les Répréfentations , que dans 
„ cette matière les Miniftres de l'Evangile 
,, fuient des juges plus naturels que les Con- 
,, feils. Tout ce qui eft du reirort de l'^utarité 
„ en matière de Religion efl: du reflbrt d\i 
„ Gouvernement. C'eft le principe des Protcf- 
„ tans , & c'eft finguliérement le principe de 
„ notre Conftitution qui en cas de difpute at» 
,, tribue aux Confeils le droit de décider fur le 
„ dogme." ■ r ..^Q.^-.- 

Vousvoyez, Monfîenr, dans ces dernieret 
Lignes le principe fur lequel efl: fondé ce qui 
les précède. Ainfi pour procéder dans cet ex» 
amen avec ordre, il convîent de commencer 
par la fin. 

Tout ce qui eft du rejjort de VJutorîté en »«a* 
i'w9 de Religion eft du rejjon 4u Gouvernemenii 
G 



I4<5 CINQUIEME 

11 y' a ici dans le mot Gouvernement une 
équivoque qu'il importe beaucoup d'éclaircir, 
6c je vous confeille, fi vous aimez la confticu- 
tion de votre patrie, d'être attentif à la diflinc- 
lion que }e rais faire; vous en fentirez bientôt 
l'utilité. 

Le mot de Gouvernement n'a pr.s le même 
fens dans tous les pays , parce que In conftitu- 
tion des Etats n'efl pas par tout la môme. 

- Dans les Monarchies où la puifiancc executi- 
ve cil jointe à l'exercice de la fouveraineté , le 
GcuVernement n'eft autre chofc que le Souve- 
rain lui-même, agi (Tant par fes Miniftres, pajr 
fon Confeil, ou par des Corps qui dépendent 
îibfolumenf de fa volonté. Dans les Républi- 
ques, furtout dans les Démocraties , où le Sou- 
verain n'agit jamais immédiatement par lui mê- 
ine , c'efl: autre chofe. Le Gouvernement n'cft 
alors que la puiflance executive, & il eft abfo- 
lument diftina de la fouveraineté. 

- Cette diftinftion efl: très importante en ces 
matières. Pour l'avoir bien préfente à l'efprie 
bn' doit lire avec quelque foin dans \c Contrat 
Social les deux premiers Chapitres du Livre 
troifieme, ou j'ai tâché de fixer par un fens 
^écis des expreiîfons qu'on laiiîoit avec art 
incertaines, pour leur donner au befoin tell» 
■acception qu'on vouloit. En général, les Chefs 
4ss Républiques aiment cxtrcmemcnt employer 



LETTRE. t47 

le langage des Monarchies. A la faveur de 
termes qui femblcnt confacrés, ils fa vent ame- 
ner peu -à- peu les chofes que ces mots figni- 
fient, Ceft ce que fait ici très-habilement l'Au- 
teur des Lettres, en prenant le mot de Gowjer- 
nement, qui n'a rien d'effrayant en lui -môme, 
pour l'exercice de la fouveraineté , qui feroit 
révoltant, attribué fans détour au petit Con- 
feil. 

C'efl: ce qu'il fait encore plus ouvertement 
dans un autre paffage (i) où, après avoir dit 
que k Petit Confeil ejl le GQUvernement même , 
ce qui eft vrai en prenant ce mot de Gouver- 
nement dans un fens fubordonné , il ofe ajouter 
qu'à ce titre il exerce toute l'autorité qui n'cft 
pas attribuée aux autres Corps de l'Etat; pre- 
nant ainfi le mot de Gouvernement dam le 
fens de la fouveraineté , comme fi tous les 
Corps de l'Etat, & le Confeil général lui-mê- 
me, étoient inftitués par le petit Confeil: car 
ce n'eft qu'à la faveur de cette fuppofition 
qu'il peut s'attribuer à lui feul tous les pou- 
voirs que la Loi ne donne expreffément à per- 
fonne. Je reprendrai ci-après cette queftion. 

Cette équivoque éclaircie , on voit à décou- 
vert le fophifme de l'Auteur. En effet , dire 
que tout ce qui efl: du reffort de l'autorité ea 

Q>) Page 66. 

% 



ï+8 C I N Q U I E M E 

matière de Religion eft du refToit du Gouver- 
nement, eft une proporuion véritable, û par 
ee mot de Gouvernement on entend ia puif- 
jCance légiflative ou le. Souverain ; mais elle eft 
très faufîe fi Ton entend la puiflance executive 
ou le Magiftrat; & l'on ne trouvera jamais dans 
votre République que le Confeil général ait at- 
tribué au petit Confeil le droit de régler en 
dernier reffort tout ce qui concerne la Religion, 

Une féconde équivoque plus fubtile encore 
vient à l'appui de la première dans ce qui fuit. 
C'efile principe des Protejîans , (j c'e/l fmgulié' 
. rement fefprit de notre conjîîtution qui, dans le 
€as de difpute attribue aux Conjeils le droit de 
décider fur k dogme. Ce droit, foit qu'il y ait 
difpute ou qu'il n'y en ait pas, appartient fans 
contredit aux Conjeils mais non pas au CojifeiU 
Voyez comment avec une lettre de plus ou de 
moins on pourroit changer la conftitution d'un 
Etat! 

Dans les Principes des Proteftans, il n'y-* 
point d'autre Eglife que l'Etat & point d'autre 
Légiflateur eccléfiaftique que le Souverain. C'eft 
ce qui eft manifefte , furtout à Genève , où 
l'Ordonnance eccléfiaftique a reçu du Souverain 
dans le Confeil général la même fandtion que 
les Ldits civils. 

Le Souverain ayant donc prefcrit fous le 
nom de Ré^rmation la doctiine qui devoit 



L É ï T H E. 149^ 

êt're enfeignée à Genève & la forme de culte 
qu'on y dcvoit fuivrc , a partagé entre deux 
corps le foin de maintenir cette do6trine & 
ce culte tels qu'ils font fixés par la Loi. A 
l'un elle a remis la matière des enfeigemens • 
publics , la décifion de ce qui efl conforme oa 
contraire à la Religion de l'Etat, les avertifTc- 
mens & admonitions convenables, & même les 
punitions fpirituelles, telles que Texcommuni- 
cation. Elle a chargé l'autre de pourvoir à 
l'exécution des Loix fur ce point comme fur 
tout autre , & de punir civilement les prévari- 
cateurs obftinés. 

Ainfi toute procédure régulière fur cette ma*' 
tiere doit commencer par l'examen du fait; fa-- 
voir, s'il eft vrai que l'acoufé foit coupable 
d'un délit contre la Religion, & par la Loi cet 
examen appartient au feul Confilloire,- 

Quand le délit eft conftaté & qu'il eft de 
nature à mériter une punition civile, c'eft alors 
au Magiftrat feul de faire droit & de décerner 
cette punition. Le Tribunal eccléfiaftique dé. 
nonce le coupable au Tribunal civil, & voila 
comment s'établit fur cette matière la compé- 
tence du Confell. 

M:.is lorfque le Confeil veut prononcer efi ' 
Théologien fur ce qui eft ou n'cft pas du dog- 
me, lorfque le Confifloire veut ufurper la ju- 
rifdii.'tion civile, chacun de ces corps fort de 
G 3 



Ï50 C I N Q U I E M E 

fa compétence ; il défobéit à la Loi & au So'H. 
verain qui l'a portée, lequel n'cft pas inoins 
Légiflnteur en matière eccléfiaftique qu'en ma^ 
tiere civile , •& doit être reconnu tel des deux 
•ôtés. 

Le Magiftrat efl toujours juge des Minières 
en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce 
qui regarde le dogme; c'eft le Confiftoire. Si 
le Confeil prononçoit les jugemens de l'Eglife 
il auroit le droit d'excommunication , & au 
contraire fes membres y font foumis eux - mê- 
laes. Une contradiftion bien plaifantc dans 
cette affaire efl: que je fuis décrété pour mes 
erreurs & que je ne fuis pas excommunié; le 
Confeil me pourfuit comme apodat & le CoUc 
fifloire me laiffe au rang des fidelles ! Cela n'cftr 
il pas Singulier'? 

Il eft bien vrai que s'il arriva des diiTentions 
entre les Minières fur la doclrine, & que par 
l'obfliinntion d'une des parties ils ne puiflent 
s'accorder ni entre, eux ni par l'cntremife des 
Anciens, il eft dit par l'Article i8 que la cau- 
fe doit être portée au Magilhat pour y mettre 
ordre. 

Mais mettre ordre à h querelle n'cft pas dé.- 
cidcr du dogme. L'Ordonnance explique elle- 
niême le motif du recours au Magiftrat; c'eft 
l'obftination d'une des Parties. Or la police 
dans tou; IXtat,, l'infgedion fur ks querelles,. 



LETTRE. r5i 

le maintien de la paix & de toutes les fonc- 
tions publiques, la réduction des obftinés, font 
incontcftablemcnt du reiïbrt: du Magiflrat. Il ne 
jiigera pas pour cela de la doctrine , mais il ré- 
tablira dans l'afferablée l'ordre convenable pour 
qu'elle puilTe en juger. 

Et quand le Confeil feroit juge de la doftrr- 
ne en dernier reffbrt , toujours ne lui feroit-il 
pas permis d'intervertir l'ordre établi par la' 
Loi, qui attribue au Confiftoirc la première 
connoilTance en ces matières ; tout de même'- 
qu'il ne lui eft pas permis, bien que juge fa- 
prème, d'évoquer à foi les caufes civiles, avant 
iju'elles aient paflTé aux premières appellations.. 

L'article i8 dit bien qu'en cas que les Mi* 
n'.ftres ne puiffent s'accorder , la caufe doit 
être portée au Magiflirat pour y mettre ordre ;- 
mais il ne dit point que la première connoîf- 
fance de la do(5trine pourra être ôtée au Co.i-' 
fiftoire par le Magiftrat, & il n'y a pas un foui 
exemple de pareille ufurpation depuis que la' 
République exifte (c). C'eft dequoi l'Auteur 

(c) Il y eut dans le feizieme fîécle beaucoup de- 
difputes fur la prédeflination , dont on auroic dû 
faire l'amufement des écoliers, & dont on ne man- 
qua pas', félon l'ufage , de faire une grande aftaire- 
d'Etat. Cependant ce furent les Minilîres qui la 
décidèrent, & même contre l'intérêt public. Jannis, 
que je fâche, depuis les Edits , le petit Confei'l' 
ne s'cfl avifé de prononcer fur le dogme fans lem 
G -v 



15* e I N Q U I E M E 

ides Lettres paroit convenir lui-même en diTanf 
qu'en cas de difpute les Confeils ont le droit def 
décider fur le dogme; car c'eft dire qu'ils ij'oi.t 
(66 droit qu'après Tcxamen du ConfUloire , & 
<^u'ils ne l'ont point quand le Confiftoire elt 
d'accord. Ces 

concours. Je ne connois qu'un jugement de cette 
■cfpece, & il fut rendu par le Deux -Cent. Ce fat 
dans la grande querelle de 1669 fur la grâce par- 
ticulière. Après de longs & vains débats dans la 
Compagnie & dans le Coniiftoire , les ProfelTeurs , 
ne pouvant s'accorder, portèrent l'aft'aiïe au pjtit 
Confeil, qui ne la jugea pas. Le Deux- Cent l'é- 
voqua & la jugea. L'importante queilion dont il 
i'agiflbit étoit de favoir fi Jéfus étoit mort feule- 
ment pour le falut des éJiLs, ou s'il ecoit mortaud 
pour le falut des dannés. Après bien des féanccs & 
de meures délibérations, le Magnifique Confeil des 
Deux- Cents prononça que Jéfus n'étoit mort qne 
pour le falut des élus. On conçoit bien que ce ju- 
gement fut une affaire de faveur, & que Jéfus fc- 
roit mort pour les dannes , fi le Profefreur Tron- 
chin avoit eu plus de crédit que fon adverl'uire. 
Tout cela fans doute cfl: fort ridicule: on peut 
dire toutefois qu'il ne s'agifToit pas ici d'un dogaie 
de foi, mais de l'uniformité de l'infiruflion publi- 
que dont l'infpeclion appartient fans cwitredit au 
Gouvernement. On peut ajouter que cette belle 
difpute avoit tellement excité l'attention que tou- 
te la Ville étoit en rumeur. Mais n'importe; les 
Confeils dévoient appaifer la querelle fans pronon- 
cer fur la doctrine. La décifion de toutes les quef- 
tions qui n'intérefient pcrfonne & où qui que ce 
foit ne comprend rien doit toujours ctrc lallfce aux 
ThéologicnSi 



LETTRE. 3^' 

Ces diftinflions du rcfTort civil & du reiïbrt 
eccléfiaftique font claires, & fondées, non feu- 
lement fur la Loi , mais fur la raifon, qui ne 
veut pas que les Juges , de qui dépend le fort 
des particuliers en puifTcnt décider autrement 
que fur des faits conftans, fur des corps de dé- 
lit pofitifs , bien avérés, & non fur des impu- 
tations aufîî vagues auflî arbitraires que celles 
des erreurs fur la Religion ; & de quelle fureté 
jouiroient les Citoyens, il, dans tant de dog- 
mes obfcurs, fufceptibles de diverfes interpré- 
tations, le Juge pouvoit choifir au gré de fa 
paflîon celui qui chargeroit ou difculperoi; 
l'Accu fé , pour le condanner ou l'abfoudre? 

La preuve de ces diftinclions eft dans l'in- ' 
ftitution même, qui n'auroit pas établi un Tri- 
bunal inutile; puifque fi le Confeil pouvoit Ju- 
ger, furtout en premier reffbrt, des matières 
eccléfiaîliques , l'inilication du Confjficire ne 
ferviroit de rien. • 

Elle eft encore en mille endroits de l'Ordon." 
nance, où le Légiflatcur diftingue avec tant de 
foin l'autorité des deux Ordres; diftinétion bien 
vaine,- fi dans l'exercice de fes fonflions l'un 
étoit en tout fournis à l'autre. Voyez dans les 
Articles XXIII & XXIV. la fpécification des cri- 
mes punilTables par les Loix, & de ceux dont 
h premier/; inquifition appartient au Conjîjloire. 

Voyez la tin du même Article XXIV, qui 
G 5 



154 C I N Q U I E M E~ 

veut qu'en ce dernier cas , après !a convisticn 
du coupable le Confifloire en falTe rapport au 
Gonfeil, en y ajoutant fon avis, ^fin, dit l'Or- 
donnance, qxie le jugement concernant h punition 
Joit îoujrurs refervé à la Seigneurie. Termes d'où 
l'on doit inférer que le Jugement concernant la. 
doclrine appartient au Confiilioire. 

Voyez le ferment des Miniftres-, qui jurent 
de fe rendre pour leur part fujets & obéiflans 
aux Loix ; & au Magiftrat entant que leur Mi- 
niilcre le porte: c'efl-à-dire fans préjudicier 
à la liberté qu'ils doivent avoir d'enfeigner fé- 
lon que Dieu le leur commande. Mais où fe- 
roit cette liberté s'ils étoient par les loix fujets 
pour cette do6lrine aux décinoBS d'un autre 
corps que le leur ? 

"Voyez l'Arcicle So, où non feulement TEdit 
prefcrit au Confifloire de veiller & pourvoir 
aux défordres généraux & particuliers de l'E- 
glife, mais où il l'inflitue à cet efFet. Cet arti- 
cle, a -t.- il un. fens ou n'en a-t- il point ? cft- il 
abfolu, n'eft-il que conditionnel; & le Confi. 
ftoire établi par la Loi n'auroit-il qu'une cxif- 
tence précaire,. ô: dépendante du bon plaifir du 
Gonfeil? 

Voyez l'Article 97 de la môme. Ordonnance, 
où dans les cas qui exigent punition civile, il 
efl dit que le Confifloire ayant ouï les Parties 
& fait les remontrances & cenfures cccléria^i» 



L E T T R E; 155 

ques doit rapporter le tout au Confeil, lequel 
fur fon rapport, remarquez bien k répétion de 
ce mot , avifera d\rdonner (jf faire jugement , Je- 
hn Vexîgence du cas. Voyez , enfin , ce qui 
fuit dans le même Article, & n'oubliez pas que 
c'eil le Souverain qui parle. Car combien que 
ce foient cbofes conjointes ^ inféparables que la 
Seigneurie ^ fupériorité que Dieu nous a donnée y 
^ le Gouvernement fpirituel qu'il a établi dans 
fon Eglîfe , elles ne doivent nullement être confii' 
fes i puifque celui qui a tout empire de commaii' 
der ^ auquel nous venions rendre toute fuj et ion 
comme nous devons , veut être tellement reconnu 
Auteur du Gouvernement politique ^ eccléfiajii- 
que , que cependant il a expreffément difcerné taîit 
les vocations que Vadminiflration de l'un ^ de' 
l'autre. 

Mais comment ces adminiflrations peuvent- 
elles être di(linguées fous l'autorité commune ' 
du Légiflateur, fi l'une peut empiéter à fon gré 
fur celle de l'a Ure? S'il n'y a pas là de la con-' 
tradiclion, je n'en faurois voir nulle part. 

A l'Article 83, qui prefcrit expreffément l'or- 
dre de procédure qu'on doit obferver contre 
ceux qui dogmatifent, j'en joins un autre qui 
n'eft pas moins important; c'ed l'article 53 au 
titre du Catécbifme , où il cft ordonné que ceux 
qui contreviendront au bon ordre, après avoir' 
été remontrés fuffifammcnt , s'ils perfiftent , • 



I5<5 CINQUIEME 

foient appelles au Confiftoire, ^ fi lors ils ne- 
Z'sulent obtempérer aux remontrances qui leur fe- 
ront faites , qu'il en foit fait ruppcrt à la Sei- 
gneurie. 

De quel bon ordre eft-il parlé là? Le Titre 
le dit; c'eft du bon ordre en matière de doctri- 
ne, puifqu'il ne s'agit que du Catéchifmc qui 
en cft le fommaire. D'ailleurs le maintien du 
bon ordre en gérjéral paroit bien plus apparte- 
nir au Magiftrat qu'au Tribunal eccléfiaftique. 
Cependant voyez quelle gradation ! Première- 
ment z7 /attt remo/itrer ; fi le coupable perfidie, 
il faut rappeller au Ctnfijloire ; enfin s'il ne veut 
obtempérer , il faut faire rapport à la Seigneurie, 
En toute matière de foi, le dernier reifort cil 
toujours attribué aux Confeils; telle efl: h Loi, 
telles font toutes vos Loix, J'attends de voir 
quelque article, quelque paflcige dans vosEdits, 
en vertu duquel le petit Confeil s'attribue aaflî 
le, premier rcîTort , & puifle faire tout d'un 
coup d'un pareil délit le fujet d'une procédure 
criminelle. 

Cette marche n'efl: pas feulement contraire à 
3a Loi , elle eft contraire à l'équité , au bon 
fens, à l'ufage univerfel. Dans tous les pays 
du monde la règle veut qu'en ce qui concerne 
ime fcience ou un art, on prenne, avant que 
lie prononcer , le jugement des Profciïeurs dans 
ceîte fcience. ou des Experts eu cet art; pouir 



LE T T R E.' 157 

qïfoi, dans la plus obfcure dans la plus difficile 
de toutes les fciences, pourquoi, lorfqu'il s'a- 
git de l'honneur & de la liberté d'un homme, 
d'un Citoyen, les Magiftrats négligeroient-ils 
les précautions qu'ils prennent dans l'art le plus 
mécanique au fujet du plus vil intérêt? 

Encore une fois, à tant d'autorités à tant 
de raifons qui prouvent rillégalité-& l'irrégula- 
rité d'une telle procédure, quelle Loi, quel E- 
dit oppofe-t-on pour la juftifier ? Le feul paTa- 
ge qu'ait pu citer l'Auteur des Lettres efl: celui- 
ci, dont encore il tranfpofe les termes pour en 
altérer l'efprit. 

Que toutes les revîofiirances eccUfiaJiiques Je 
fajjent en telle fnrte que par le Confiftoire ne Joit 
en rien dérogé à l'autorité de la Seigneurie ni de la 
jujiice ordinaire; mais que la puijjance civile de- 
meure en fan entier (d), - 

Or voici la conféquence qu'il en tire, „ Cet- 
„ te Ordonnance ne fuppofe donc point, com- 
,3 me on le fait dans les Rép ré Tentations que 
,, les Miniftres de l'Evangile foient dans ces 
„ matières des Juges, plus naturels que les Con- 
„ feils. " Commençons d'abord par remettre le 
mot Confeil au fingulier, & pour caufe. 

Mais où eft-ce que les Répréfentans or.t 
fuppofé que les Miniftres de l'Evangile fuiTent 

(0 Ordonnances eccléûaftiqucs Art. XCVU, 
G 7 



158 C I N Q U I E M Ë' 

dans ces matières des Juges plus nacurds que le 
Confeil (e). 

Selon l'Edit le Confiftoiie & le Confeil font 
Juges naturels chacun dans fa partie, l'un de la 
doftrine, & l'autre du délit. Ainfî la puiiTanc^ 
civile & l'cccîcfîaftique reftent chacune en fon 
entier fous l'autorité commune du Souverain; 
& que fignifieroit ici ce mot môme de riiîjjance 
civile, s'il n'y avoit une autre PuîJJance fous- 
entendue? Pour moi Je ne vois rien dans ce 
paHnge qui change le fens naturel de ceux que 
j'ai cites. Et bien loin de-là; les' lignes qui 
fuivent les confirment , en déterminant l'état 
où le Confifloire doit avoir mis la procédure 
avant qu'elle foit portée au Confeil. C'efl: pré- 
cifément la conclufion contraire à celle qu& 
l'Auteur en voudroit tirer. 



(é) U examen ^ la dijsvjjïon de cette matière, ûi- 
fent-ils page 42 , appartiennetit mieux aux Miniflres 
de l Evangile qu'au Magnifique Confeil. Quelle ell: la 
matière dont il s'agit dans ce "palVage? C'efl: la 
qucflion fi fous l'apparence des doutes j'ai rafTeiti- 
blé dans mon Livre tout ce qui peut tendre à fap^ 
pcT ébranler & détruire les principaux fondemens 
de la Religion Chrétienne. L'Auteur des Lettres 
paît dc-Ià pour faire dire aux Répréfcntans que dans 
ces matières les Miniflres font des Juges plus natu- 
rels que les Confcils. Ils font lans contredit des 
Juges plus natiuels de la queftion de Théologie., 
mais non pas de la peine duc au délit , &; c'efl 
aufîî ce que les Répréfcntans n'ont ni dit ni fait ^ 
entendre». 



L ET T R E. 1^9^ 

Mais voyez comment, n'ofant attaquer l'Or- 
donnance par les termes , il l'attaque par les 
conféquences. 

„ L'Ordonnance a-t-elle voulu lier les mains 
„ à la puifTance civile, & l'obliger à ne répri. 
„ mer aucun délit contre la Religion qu'après 
„ que le Confifloire en auroit connu? Si cela 
„ étoit ainfi il en réfulteroit qu'on pourroit 
„ «impunément écrire contre la Religion ; car 
j, en faifant femblant de fe ranger l'accufc 
„ pourroit toujours échapper, & celui qui aii- 
„ roit diiFamé la Religion par toute, la terre 
„ devroit être fupporté fans difFame au moyen 
„ d'un repentir fimulé (/) " 

C'efl: donc pour éviter ce malheur affreux, 
c^ette impunité fcandaleufe , que l'Auteur ne 
veut pas qu'on fuive la Loi à la Lettre. Tou- 
tefois feize pages après , le même Auteur vous 
parle ainfi. 

,, La politique & la philofophie pourront 
„ foutcnir cette liberté de tout écrire , mais 
,, nos Loix l'ont réprouvée: or il s'agit de fa- 
„ voir fi le jugement du Confeil contre les Ou- 
,, vrages de M. Rouffeau & le décret contre fa 
5, perionne font contraires à nos Loix, &; non 
„ de favoir s'ils font. conformes à la philofophie 
„ & à la politique (g).'' 

if) Page 14, (g) Page 30.. 



1(^6 CI N QUI E M E " 

Ailleurs encore cet Auteur , convenant que-'' 
la fléti'iffare d'un Livre n'en détruit pas les ar- ■- 
gumens & peut même leur donner une publicité 
plus grande , ajoute : ,, A cet égard, je re- 
„ trouve afTez niei maximes dans celles des Ré- 
„ prcfentations. Mais ces maximes ne font pas 
„ .celles de nos Loix (i)." 

En reiFerrant Se liant tous ces paiTages , je 
leiîr trouve à-peu-près le fens qui fuit. 

Qtioique la Philofo^'bie h Politiq'ie ^ ta raifon 
puîjjunt foutcnir la liberté de tout écrire , on dois 
dans- notre Etat punir cette liberté, parce que nos 
Loix la répreuvent. M.iis il ne faut pourtant [a: 
Cuivre nos Loi-: à la Lettre , parce qu'alors on ns^ 
pufi^roiî p:is cette liberté. 

A parler vrai, j'entrevois là je ne fais quel 
galimathias qui me choque ; & pourtant l'Au- 
teur me paroit homme d'efprit : ainfi dans ce 
réfumé je penche à croire que jç me trompe , 
fans qu'il me foit poflîble de voir en quoi. Com- 
parez donc vous-même les pages 14, 22, 3c; 
& vous verrez fi j'ai tort ou raifon. 

Quoi qu'il en foit, en attendant que l'Aufcur 
nous montre ces autres Loix où les préceptes 
dû la Philofophîe & delà Politique font réprou- 
vés, reprenons l'-examen de fes objeftions con- 
tre celle-ci. 

(p) Page.. 2 2, 



t E T T R E; ï6ï: 

Premièrement , loin que , de peur de biffer ■ 
un délit impuni, il foit permis dans une Répu- 
blique au Magiflrat d'aggraver la Loi, il ne lui 
eft pas même permis de l'étendre aux délits far 
lerquels elle n'eft pas formelle ,.& l'on fait 
combien de coupables échappent en Angleterre 
à la faveur de la moindre diftinélion fubtile dans 
les termes de la Loi. Qtiiconiiui- ejl plus févere 
jMC les Loix , dit Vauvenargue , eft un Tyran ({)• 

Mais voj'-ons fi la conféquence de l'impunité, 
dans l'efpece. dont il s'agit , ell fi terrible qui 
l'a fait l'Auteur des Lettres. 

Il faut, pour bien juger de l'efprit de la 
Loi , fe rappeller ce grand principe , que les 
meilleures Loix criminelles font toujours celles 
qui tirent de la nature des crimes les châtimens 
qui leur font impoTés. Ainfi les aTafTins doivent 
être punis de m.ort, les voleurs, de h perte de 



(i) Comme il n'y a point à Genève de Loix pé- 
nales proprement "dites , le Magilîrnt inflige arbi- 
trairement la peine des crimes ; ce qui eiT; affuré- 
ment un grand défaut dans la Légiflation & un abus 
énorme dans un Etat libre. Mais cette autorité du 
Magillrat ne s'étend qu'aux crimes coiitre la loi na- 
turelle & reconnus tels dans toute fociétc^ ou aux 
chofes fpécialement défendues par la loi pofitive ; 
elle ne va pas jufqu'à forger un délit imaginaire où 
il n'y en a point, ni, fur quelque délit que cepuif- 
fe être, jufqua renverfer, de peur qu'un coupable 
iVéchapc , l'ordre de la procédure liié par la Loi. . 



ïdi C I N Q U I F. M E 

l'eor bien, ou, s'ils n'en ont pas, de cdlft-de' 
leur liberté, qui efl alors le feul bien qui leur 
refte. De môme, dans les délits qui font uni- 
quement contre ki Religion , les peines doivent 
être tirées uniquement de la Religion; tel efl: ,- 
par exemple, la privation de la preuve par fer- 
ment en chofes qui l'exigent; telle eft encore 
l'excommunication, prefcritte ici comme la pei- 
ne la plus grande de quiconque a dogmatifc 
contre la Religion. Sauf, enfuite, le renvoi 
au Magiftrat , pour la peine civile due au délit 
civil, s'il y en a. 

Ot il faut fe reflfouvenir que l'Ordonnance, 
l'Auteur des Lettres, & moi, ne parlons ici que 
d'un délit fimple contre la Religion. Si le dé- 
lit étoit complexe , comme fi , pcr exemple , 
j'avois imprimé mon Livre dans l'Etat fans per- 
miflion , il efl: inconteflable que pour ûtre ab- 
fous devant le Confiftoire, je ne le fcrois pas 
devant le Mngirtrat. 

Cette diftinclion faite, je reviens & je dis ; 
il y a cette différence entre les délits contre la" 
Religion & les délits civils , que les derniers 
font aux hommes ou aux Loix un tort un mal 
réel pour lequel la fureté publique exige nécef- 
faircment réparation à punition; mais les autres" 
font feulement des ofFenfes centre la divinité,, 
à qui nul ne peut nuire & qui pardonne au re- 
pentir. Quand la divinité eftappaifée; il n'y 



LETTRE. 153 

a plus de délit à punir , faiif le fcandale, & Is 
kandale fe répare en donnant au repentir la 
môme publicité qu'a eu la faute. La charité 
Chrétienne imite alors la clémence divine, & 
ce feroit une inconféquence abfurde de venger 
la Religion par uns rigueur que la Religion ré- 
prouve. La juftice humaine n'a & ne doit avoir 
nul égard au repentir, je l'avoue; mais voila, 
précifément pourquoi,, dans une efpece de délie 
que le repentir peut réparer, l'Ordonnance n 
pris des mefurcs pour que le Tribunal civil n'en, 
prit pas d'abord connoiiTance. 

L'inconvénient terrible que l'Auteur trouve 4- 
laiffer impunis civilement les délits contre la Re- 
ligion n'a donc pas la réalité qu'il lui donne, 
& la conféquence qu'il en tire pour prouver que 
tel n'cft pas l'efprit de la Loi, n'efl: point juflSj- 
contre les termes formels de la Loi. 

Ainji quel qu'ait été le délit contre- la Religion^ 
ajoute-t-il , l'accufé en faijant JemUant de Je ratt' 
ger pourra toujours échapper. L'Ordonnance ne 
dit pas; s'il fait Jembhnt de Je ranger, elle dit^ 
s'il Je range, â il y a des règles aufli certaines 
qu'on en puiffe avoir en tout autre cas pour dif- 
tinguer ici la réalité de la faufTe apparence, fur- 
tout quant aux effets extérieurs, feuls compris 
fous ce mot, s'il Je rang». 

Si le délinquant s'étant rangé retombe, il 
aommc: un nouveau délit plus grave & qui. ui6 



Î44- CINQUIEME 

rite un traitement plus rigoureux. Il eft relapsf 
& les voyes de le ramener à fon devoir font 
plus féveres. Le Ccnfeil a là deflÀis pour modè- 
le les formes judiciaires de Tinquifiaon (k) , & 
il rj:\uteur des Lettres n'approuve pas -qu'il foit 
auffi doux qu'elle, il doit au moins lui lailTer 
toujours la diilinclion des cas,* car il n'eft pas 
permis, de peur qu'un délinquant ne retombe,, 
lie le traiter d'avance comme s'il étoit déjà re- 
tombé. 

Ceft pourtant fur ces faufles conféquenccs - 
que cet Auteur s'appuye pour affirmer que l'E. 
dit dans cet Article n'a pas eu pour objet de ré- 
gler la procédure & de fixer la compétence des 
Tribunaux. Qu'a donc voulu l'Edit, félon lui? 
Le voici. 

Il a voulu empêcher que le Confifloîrc ne fé- 
vit contre des gens auxquels on imputeroit ce 
qu'ils n'auroient peut-être point dit , ou dont 
on auroit exagéré les écarts; qu'il ne févit, dis- 
je, contre ces gens-là fans en avoir conféré avec 
eux , fans avoir' effayé de les gagner. 

Mais qu'eft-ce que févir , de la part du Con» 
fiftoire? Ceft excommunier, 6c déférer au Con- 
feil. Ainfi, de peur que le Confiftoire ne défe- 
retrop légèrement un coupable au Confeil , l'E- 
dit le livre tout d'un coup au Confeil. Ccftune 

(*^) Voyez le manuel des Inquinteurs. ■ 



L E T T E E. r6s 

■ prt^cniuîon d'une efpece toute nouvelle. Cela 
efi: admirable que, dans le môme cas, la Loi 
.prenne tant de mefures pour empêcher le Con- 

■ fiftoire.de févir précipitamment, & qu'elle n'eu 
prenne aucune pour empêcher le Confeil de fé- 

' vir précipitamment; qu'elle porte une attentioa 
fi fcrupuleufe à prévenir la diffamation , & 
qu'elle n'en donne aucune à prévenir le fuppiî- 

.ce; qu'elle pourvoye à tant de chofes pour qu'un 
homme ne foit pas excommunié mal-à-propos, 

,-& qu'elle ne pourvoye à rien pour qu'il ne foLt 
pas brûlé mal-à-propos; qu'elle craigne 11 fort 

■ la rigueur des Miniftres , & fi peu celle des Ju- 
• ges ! C'étoit bien fait aiTurément de corapte-r 

pour beaucoup la communion des fidelles ; mai* 
ce n'étoit pas bien fait de compter pour fi peu 
leur fureté, leur liberté, leur vie ; & cette mê- 
.me Religion qui prefcrivoit tant d'indulgence à 
Tes gardiens , ne devoit pas donner tant de bar- 
barie à fes vengeurs. 

Voila toutefois , félon notre Auteur, la fO' 
lide raifon pourquoi l'Ordonnance n'a pas vou- 
lu dire ce qu'elle dit. Je crois que l'expo fer 
c'eft alTez y répondre. Paffons maintenant à 
l'application; nous ne la trouverons pas moin* 
:,curieufc que rinterprétatiou. 

L'Article 88 n'a pour objet que celui qui 

dogmatife, qui enfeigne , qui infiruit. Il ne 

.parle point d'un fimple Auteur , d'un homûifi 



1155 CINQUIEME 

qui ne fait que publier un Livre , & qui , m 
furplus, fe tient en repos. A dire la vérité-, 
cette diftinction me paroit un peu fubtile ; car, 
comme difent très bien les Répréfentans , on 
dogmatife par écrit, tout comme de vive voix. 
Mais admettons cette fubtilité; nous y trouve- 
îons une diflinclion de faveur pour adoucir la 
Loi , non de rigueur pour l'aggraver. 

Dans tous les Etats du monde la police veil- 
le avec le plus grand foin fur ceux qui inllrui- 
fent qui cnfeignent qui dogmatifcnt ; elle ne 
permet ces fortes de fondions qu'à gens autori- 
fés. II n'eft pas même permis de prêcher la 
bonne doflrine fi l'on n'efl: reçu prédicateur. 
Le Peuple aveugle eft facile à féduire; un hom- 
me qui dogmatife, attroupe, & bientôt il peut 
ameuter. La moindre entreprife en ce point 
cû toujours regardée comme un attentat punif- 
fable, à caufe des confcquenccs qui peuvent en 
réfultcr. 

11 n'en eft pas de même de l'Auteur d'un Li- 
vre ; s'il enfeigne, au moins il n'attroupe point, 
il n'ameute point, il ne force perfonne à l'é- 
couter, à le lire,- il ne vous recherche point, 
il ne vient que quand vous le recherchez vous- 
inÊme; il vous laifle réfléchir fur ce qu'il vous 
dit, il ne difpute point avec vous, ne s'anime 
point, ne s'obftine point, ne levé point vos 
doutes , ne réfout point vos objcclioui , us 



L E T T R E. 157 

xVous pourfuit point; voulez-vous le quitter, il 
vous quitte, ôc , ce qui efl: ici l'article impor- 
tant, il ne parle pas au peuple. 

Auflî jamais la publication d'un Livre ne fut- 
cl!e regardée par aucun Gouvernement du mê- 
me œil que les pratiques d'un dogmatifeur. Il 
y a même des pays où la liberté de la prefTe eH: 
entière ; mais îl n'y en a aucun où il foit per- 
mis à tout le monde de dogmatifcr indifférem- 
ment. Dans les pays où il efl: défendu d'impri- 
mer des Livres fans permifîîon, ceux qui déf9. 
téiffent font punis quelquefois 'pour avoir défo- 
béi; mais la preuve qu'on ne regarde pas au 
fond ce que dit un Livre comm€ une chofe fort 
importante eft, la facilité avec laquelle on laifle 
entrer dans l'Etat ces rhômes Livres que, pour 
n'en pas paroître approuver les maximes , on 
n'y laiffe pas imprimer. 

Tout ceci eft vrai, furtout, des Livres qui 
ne font point écrits pour le peuple tels qu'ont 
toujours été les miens. Je fais que votre Con- 
feil affirme dans fes réponfes que, félon rinten- 
titn de V Auîeur , l'Emile doit fervir de guide aux: 
pères ^ aux vieres (/) : mais cette aiïertion n'eft 
pas excufable , puifque j'ai manifeflié dans la 
préface & plusieurs fois dans le Livre une in- 



(0 Page 22 & 23 , des Répréfentations impri- 



263 C I N Q U I E M E 

tentton toiite difFérente. Il s'agit d'un nouveia 
fyftême d'éducation donc j'ofFre le plan à l'exa- 
men des fages , & non pas d'une méthode pour 
les pères & les mères, à laquelle je n'ai jamaij 
fongé. Si quelquefois , par une figure aiTcs 
"Commune, je parois leur adrelTcr la parole, 
cefl; , ou pour me faire mieux entendre , ou 
pour m'exprimer en moins de niots. Il eft vrai 
que j'entrepris mon Livre à la follicitation d"u-. 
ne merci mais cette mère, toute jeune & toute 
-aimable qu'elle eft, a de la phi'ofophic & con- 
îioit le cœur humain; elle eft par la 6gure un 
^ornement de fon fexe, & par le génie une ex- 
-ception. C'eft pour les efprits de la trempe du 
fien que j'ai pris la plume , non pour des Mef- 
'fieurs tel ou tel, ni pour d'autres Ivleiiicuis de 
pareille étoffe, qui me lifent fans m'entendre, 
-■& qui m'outragent fans me fâcher. 

Il réfulte de la diftinétion fuppofce que fi la 
procédure prefcritte par l'Ordonnance contre 
un homme qui dogmatife n'eft pas applicable à 
l'Auteur d'un Livre, c'eft qu'elle cft trop févc- 
re pour ce dernier. Cette conféquence fi natu- 
-relie, cette conféquence que vous & tous mes 
lefteurs tirez fûrement ainfi que moi , n'eft 
point cçlle de l'Auteur des Lettres. 11 en -tire 
une toute contraire. Il faut l'écouter lui-môme: 
vous ne m'en croiriez pas, fi Je vous parlois 
d'après lui. 

« Il 



LETTRE. 159 

■„ Il ne faut que lire cet Article de HOrdon- 
y. nance pojr voir évidemment qu'elle n'a en 
f, vue que cet ordre de pcrfonnes qui répan- 
f, dent par leurs difcours des principes eftimés 
,, dangereux. Si ce; perfonnes fe rangent ^ y eit- 
„ il dit, qu'on les fupporte faiif diffame. Pour» 
,, quoi ? C'efb qu'alors on a une fureté rai- 
„ . fonnable qu'elles ne répandront plus cette 
„ yvraye,' c'efl; qu'elles ne font plus à craindre. 
,^ Mais qu'importe la. rétractation vraie ou fi- 
,, mulée de celui qui par la voye de l'impreffion 
„ a imbu tout le monde de fes opinions? Le 
,, délit cfl: con.fommé; il fubfiitcra toujours, & 
,, ce délit, aux yeux 'de la Loi, efl de la mê- 
,, iiic efpece que tous les autres, où le repeii- 
,, tir efi: inutile dès que la juilice en a pris 
„ coiinoiiTance." 

11 y a là deqiioi s'émouvoir, mais calmons- 
cou?, & raifbnnons. Tant qu'un homme 'dog- 
matife, il fait du mal continuellement; jufqu'à 
ce qu'il fe foit rangé cet homme efl: à craindre; 
fa liberté même cft un mal , parce qu'il en ufe 
pour niiire , pour continuer de dogmatifer. 
Que s'il fe range à la lin, n'importe; les enfei- 
gnemens qu'il a donné font toujours donnés, 
&, le délit à cet égard eft autant confommé qu'il 
peut l'être. Au contraire, aulïïtôt qu'un Livre 
cft publié, l'Auteur ne fait plus de mal, c'eft 
1:6 Livre feul qui çn fait. Que l'Auteur foit II- 
II 



170 CINQUIEME 

bie ou' foit arrêté, le Livre va toujours fou 
train. La détention de l'Auteur peut être ua 
châtiment que la Loi prononce, mais elle n'eft 
jamais un remède au mal qu'il a fait, ni une 
précaution pour en arrêter le progrès. 

Ainfi les remèdes à ces deux maux ne font 
pas les mêmes. Pour tarir la fource du mal que 
fait le dogmatifeur, il n'y a nul moyen prompt 
& fur que de l'arrêter : mais arrêter l'Auteur 
c'eft ne remédier à rien du tout ; c'eft au con- 
traire augmenter la publicité du Livre, & par 
conféquent empirer le mal, comme le dit très 
bien ailleurs l'Auteur des Lettres. Ce n'eft donc 
pas là un préliminaire à la procédure, ce n'eft 
pas une précaution convenable à la chofe; c'eft 
une peine qui ne doit être infligée que par ju- 
gunent , & qui n'a d'utilité que le châtiment 
du coupable. A moins donc que fon délit ne 
foit un délit civil, il faut commencer par rai- 
fonner avec lui, l'admonefter , le convaincre, 
l'exhorter à réparer le mal qu'il a fait, à don- 
ner une rétraftation publique, à la donner li- 
brement afin qu'elle faffe fon effet, & à la mo. 
tiver fî bien que ces derniers fentimens ramè- 
nent ceux qu'ont égaré les premiers. Si loin 
de fe ranger il s'obftine , alors feulement on 
doit févir contre lui. Telle eft certainement la 
marche pour aller au bien de la chofe; tel eft 
le but de la Loi, tel fera celui d'un fagc Gou' 



LETTRE. Î7I 

verncment , qui doit bien moîn? Je propofer dt 
punir V Auteur que d'empêcher l'effet de l'ouvrn- 
ge (m). 

Comment ne le feroif-ce pas pour l'Auteur 
d'un Livre, puifque l'Ordonnance, qui fuit en 
tout les voyes convenables à l'efprit du Clirif- 
tianifma , ne veut pas même qu'on arrête lé 
dogmatifcur avant d'avoir cpuifé tous les 
moyens poffib!es pour le ramener au devoir ? 
elle aime mieux courir les rifques du mal qu'il 
peut continuer de faire que de manquer à la 
charité. Cherchez, de grâce, comment de ce 
la feul on peut conclurre que la môme Ordon- 
nance veut qu'on débute contre l'Auteur par un 
décret de prife de corps ? 

Cependant l'Auteur des Lettres , après avoir 
déclaré qu'il retrouvoit aflez fes maximes fur 
cet article dans celles des Répréfentans, ajou« 
te ; mais ces maximes ne Jent pas celles de nos 
Loix , & un moment après il ajoute encore, que 
ceux qui inclinent à une pleine tolérance pourroient 
tout au plus critiquer le Cur^eil de n'avoir pas dans 
ce cas fait taire, une- Loi dont l'exercice ne leur 
pur oit pas convenille (n). Cette conclulion doft 
furprendre , après tant d'efforts pour prouver 
que la feule Loi qui paroit s'appliquer à mon 



Qm) Page 25. (n) Pege .23, 

U 2 



172 CINQUIEME 

délit ne s'y applique pas néccflliircinent. Cs 
qu'on reproche au Confeil n'eft point de n'avoir 
pas fait taire une Loi qui exifte, c'eft d'en avoir 
fait parler une qui n'exifte pas. 

La Logique employée ici par l'Auteur me 
paroit toujours nouvelle. Qu'en penfcz-vous , 
Monficur .? connoiiTez- vous beaucoup d"argu- 
mens dans la forme de celui-ci ? 

La Loi force le Cutifail à ftvir 'contre l'Auteiit 
du Livre. 

Et où efl-ellc cette Loi qui force le Confeil 
i févir contre l'Auteur du Livre? 

Elle n'exijle pas, à la vérité: mais il en exif- 
tfi une autre, qui, ordonnant de traiter avec dou' 
ceur celui qui degmatife , ordonne , par conféquent, 
lie traiter avec rigueur l" Auteur , dont elle ne par- 
le point. 

Ce raifonncment devient bien plus étrange 
encore pour qui fait que ce fut comme Auteur 
& non comme dogmatifcur que Morelli fut pour- 
fuivi ; il avoit aullî fait un Livre , & ce fut pour 
ce Livre feul qu'il fut accufé. Le corps du dé- 
lit , félon la maxime* de notre Auteur étoit dans 
le Livre même, l'Auteur n'avoit pas bcfoin d'ô- 
tje entendu j cependant il le fut, & non feule- 
ment on l'entendit, mais on l'attendit; on fui- 
vit de point en point toute la procédure pref- 
criteparcc même article de l'Ordonnance qu'on 
iious dit us regarder ni les Livr-es ni les Au- 



L E T T R" Ë. 17s 

feiii's. On ne brûla même le Livre qu'après la 
retraite de l'Auteur , jamais il ne fut décrété, 
l'on ne parla pas du Bourreau (0) ; enfin tout 
cela fe fit fous les yeux du Légiflateur , par les 
rédafbeurs de l'Ordonnance, au moment qu'elle 
venoit de paiTer dans le tcms môme où régnoit 
cet efprit de févérité qui , félon notre Anony- 
me, l'avoit diftée, & qu'il allègue en juftifica. 
tion très claire de la rigueur exercée aujour- 
d'hui contre moi. 

Or écoutez là-deiTus la diilinclion qu'il fait. 
Après avoir expofé toutes les voyes de douceuî? 
dont on ufa envers Morelli, le tems qu'on lui 
donna pour fe ranger , la procédure lente & 
régulière qu'on fuivit avant que fon Livre fut 



(0) Ajoutez la circonfpeftion du Magiftrat dans 
toute cette affaire , fa marche lente & graduelle dans 
la procédure , le rapport du Confiftoire , l'appareif 
du jugement. Les Sindics montent fur leur Tribu'- 
nal public, ils invoquent le nom de Dieu, ils ont- 
fous leurs yeux la fainte Ecriture; aprèi une meure 
délibération', après avoir pris confeil des Citoyens, 
ils prononcent leur jugement devant le peuple aair 
qu'il en fâche les caufes , ils le font imprimer & 
pa.iblier, & tout cela pour la limple condannation 
d'an Livre, fans flétriiTure , fans décret contre l'Au- 
teur , opiniâtre & contumax. Ces Meffieurs, de- 
puis lors , ont appris à difpofer moins cérémonieiv 
fom^nt de l'honneur & de la libcité des hommes ,- 
& furrout des Citoyens: Car il eft à remarquer rj,ie- 
Moidli ne l'étoit pas. 

H 3 



174 CINQUIEME 

brûlé , il ajoute. „ Toute cette marche eft 
„ très fage. Mais en faut-il conclurre que dans 
„ tous les cas & dans des cas très difFérens , il 
j, en faille abfolument tenir une femblable ?■ 
„ Doit-on procéder coatre un homme abfent 
„ qui attaque la Religion de la* même manière 
„ qu'on procéderoit contre un homme préfent 
„ qui ccnfure la difcipline (p) ? " C"cft-à-dirc 
en d'autres termes ; „ doit-on procéder contre 
„ un homme qui n'attaque point les Loix, & 
„ qui vit hors de leur jurifdiction, avec au- 
„ tant de douceur que contre un homme qui 
„ vit fous leur jurifdiftion & qui les attaque?'* 
11 ne fembleroit pas , en efFet , que cela dut 
faire une queftion. Voici, j'en fuis fur , la 
première fois qu'il a paffé par l'efprit humain 
d'aggraver la peine d'un coupable, uniquement 
parce que le crime n'a pas écc commis dans 
l'Etatv 

„ A la vérité," continue-t-il , „ on remar«^ 
„ que dans les Répréfentations à l'avantage de 
„ M. Rouflcau que Morelli avoit écrit contre 
,, un point de difcipline, au lieu que les Li- 
„ vres de M. RoufTeau. , au fentiment de fes 
„ Juges , attaquent proprement la Religion. 
„ Mais cette remarque pourroit bien n'être pas 
,, généralement adoptée, & ceux qui regardeivt 

(.P) Paçe 17. 



LETTRE. 175 

y la Religion comme l'Ouvrage de Dieu & l'ap- 
„ pui de la eonftituticn pourront pcnfer qu'il 
,, eft moins permis de l'attaquer que des points 
„ de difcipline , qui , n'étant que l'Ouvrage 
„ des hommes peuvent être fufpcfts d'erreur, & 
„ du moins fufceptibles d'une infinité de for-- 
„ mes & de combinaifons différentes (î)?" 

Ce difcours, je vous l'avoue, me paroîtroit 
tout au plus paffable dans la bouche d'un Capu- 
cin , mais il me- choqueroit fort fous la plume 
d'un Magiftrat. Qu'importe que la» remarque 
des Répréfentans ne Toit pas généralement adop- 
tée , fi ceux qui la rejettent ne le font que par- 
ce qu'ils raifdnnent mal? 

Attaquer la Religion eft fans contredit un- 
plus grand péché devant Dieu que d'attaquer la^ 
difcipline. Il n'en eft pas de même devant les 
Tribunaux humains qui font établis pour punir 
les crimes, non les péchés, & qui ne font pas 
les vengeurs de Dieu mais des Loix. 

La Religion ne peut jamais faire partie de la 
Légillation qu'en ce qui concerne les aflions des 
hommes. La Loi ordonne de faire ou de s'ab- 
ftenir, mais elle ne peut ordonner de croire. 
Ainfi quiconque n'attaque point la pratique de 
la Religion n'attaque point la Loi, 

Mais la difcipline établie par la Loi fait ef- 

(f) Page jS. 



176 C I N Q U I E M E 

fenciellement partie de la Légiflation , elle de- 
vient Loi elle-mêiïie. Quiconque l'attaque a(' 
taque la Loi & ne tend pas à moins qu'à trou- 
bler la conftitation de l'Etat. Que cette con- 
fiitution fut, avant d'être établie, fufceptibl.c 
de plufieurs formes & combinaifons difFcrentes ', 
en efl:-elle moins refpeétable & facrée fous une 
de ces formes, quand elle en efl: une fois rêvé* 
tue à l'cxclufion de toutes les autres ; & dès lors 
to Loi politique n'eft-ellc pas confiante &. fixe 
ainfi que la Loi divine? 

Ceux donc qui n'adopteroient pas en cette 
. affaire la remarque des Répréfcntans auroien; 
d'autant plus de toit que cette' remarque fu; 
faite par le Confeil même dans la fentence con- 
tre le Livre de Moreili, qu'elle accufe fuitoui 
de tendre à faire Jchîjme ^ trouble clans l'Eta; 
d'une manière Jédiiieuf! ; imputation donc il fc- 
roit difficile de charger le mien. 

Ce que les Tribunaux civils ont à défendre 
n'eft pas l'Ouvrage de Dieu , c'eft l'Ouvrnge 
des hommes ; ce n'efl: pas des âmes qu'ils font 
chargés, c'eft des corps; c'cft de l'Etat & non 
del'Eglife qu'ils font, les vrais gardiens, & lorf- 
qu'ils fe mêlent des matières de Religion, ce 
n'efl: qu'autant qu'elles font du reflbr.t des Loix, 
autant que ces matières importent au bon ordre 
& à la fureté publique. VoîT{\ les faines maxi- 
mes delà Mngiftratm-e. Ce n'eft pas, fîj'on 

veuf. 



/ 



t E r T R" Ë. 1-77^ 

veut, là doctrine de la piiifTance abfoliie, mais 
c'efl: celle de la jiiilice & de la rai Ton. Jamais 
on ne s'en écart<.ra dans les Tribunaux civils 
fans donner dans les plus funeftcs abus, fans 
mettre l'Etat en conibunion , fans faire des Loix 
& de leur autorité le plus odieux brigandage-. 
Je fuis fâché pour le peuple de Genève que le 
Confcil le niéprife aflez pour l'ofer leurer par 
de tels difcours, dont les plus bornés à les 
plus fuperftitieux de l'Europe ne font plus les 
dupes. Sur cet Article vos Répréfentans rai- 
fonnent en hommes dEiat, ci vos Mâgiftratrs- 
rai Tonnent en Moines. 

Pour prouver que l'exemple de MorelU ne 
fait pas règle, l'Auteur desTlettres oppofe à la 
procédure faite contre lui celle qu'on fit en 1632 
contre Nicolas Antoine , un pauvre fou qu'à la 
follicitation des Minières le Confeil lit brûler 
pour le bien de fon ame. Ces Auto-da-fès n'é- 
toient pas rares jadis à Genève, & il paroit par 
ee qui me logarde que ces iJelîîeurs ne man- 
quent pas de goût pour les renouveller. 

Commençons toujours par tranfcrire fidelle* 
ment les paifages , pour ne jvas imiter la me* 
thode de mes pcrfécuteurs. 

„ Qu'on voye le procès de Nicolas Antoinei 

„■ L'Ordonnance eccléfiaftique cxiftoit , & on 

„ étoit afleZi près du tems où elle avoit été ré- 

jy.digée pour en connoître l'efpxit ; Antoine 

JI 5 



jt^ C r NT Q U I E KT £• 

„ fut-il cité au Confiftoire ? Cependant paTtni* 
,, tant de voix qui s'élevèrent contre cet Arrêt 
j, fanguinairc , & au milieu des efforts que fî- 
„ rcut pour le fauver les gens humains & mo- 
„ dércs, y eut-il quelqu'un qui réclamât contre 
^ l'irrégularité de la procédure? Morelli fut ci- 
,^ té au ConCfloire,. Antoine ne le fut pas; la 
,^ citation au Confiiîoire n'cfl: donc pas nécef- 
yf, faire dans tous les cas (r)." 

Vous croirez là-deiïïis que le Confeil procé- 
da d'emblée contre Nicolas Antoine comme il a- 
fait contre moi , & qu'il ne fut pas feulement 
queftion du Confiftoire ni des Miniflres : Vouç- 
allez voir- 
Nicolas Antoine ayant été, dans un de Tes 
accès de fureur, fur le point de fe précipiter 
éans le Rhône, le Magiftrat fc détermina à le 
tirer du logis public où il étoit^ pour le met- 
tre à l'Hôpital , où les Médecins le traitèrent. 
Il- y rcfta quelque tems proférant divers bhf- 
ighemes contre la Religion Chrétienne. ,, Les 
^ Miniffres le voyoient tous les Jours, & tà- 
„, choient, lorfque fa fureur paroiffoit un peu 
,y, calmée, de le faire revenir de fes erreurs, 
„ ce' qui n'aboutit à rien, Antoine ayant dit 
.». qu'il perfifteroit dans fes fentimens jufqu'à la 
jj,. mort qu'il étoit prct de foufFrir pour la gloi- 
■ .— ^»— — — ^—i ^i^— — ■** 

(p^ Fage. j;. 



LETTRÉ. 179 

,;■' it du grand Dieu d'Jfraël. N'ayant pu rien 
„ gagner fur lui, ils en informèrent le Con- 
„ feil , où ils le répréfen tarent pire que Ser- 
,, vet, Gentilis & tous les autres Antitrinitai- 
„ res, concluant à ce qu'il fut mis en chambre 
„ claufe; ce qui fut exécuté.-' (s). 

Vous voye;? là d'abord pourquoi il ne fut pas 
cité au Confiftoire ; c'eft qu'étant grièvement 
malade & entre les mains des Médecins , il lui 
étoit impoflible d'y comparoitre. Mais s'il n"at- 
lt)it pas au Confiftôire , le Confiftoire ou fes 
membres alloient vers lui. Les Miniftres le 
Voyoient tous les jours , l'exhortoient tous les 
jours. Enfin n'ayant pîi rien gagner fur lui, ils 
le dénoncent au Confeil, le répréfcntent pire 
que d'autres qu'on avoit punis de mort , re- 
quièrent qu'il foit mis en prifon, & fur leur 
lequifition cela eft exécuté. 

En prifon même les Miniftres firent de leur 
mieux pour le ramener, entrèrent avec lui dars 
la difcuffion de divers paflagés de l'ancien Tef- 
tament, & le conjurèrent par tout ce qu'ils pu» 
rent imagiricr de plus touchant de renoncer à 
fes erreurs (t) , mais il y demeura ferme. Il le 



(j) Hiftoire de Genève, in- 12. T. 2. page 550 
& fuiv. à la note. 

(t) S'il y eut renoncé, eut-il également été hrà- 
léV S€lon la maxime de l'Auteur des Lettres il au- 

ne 



iSo CINQUIEME 

fut aufll devant le Magiftmt , qui lui fit fiibit: 
les interrogatoires ordinaires. Lorfquïl fut, 
qiieftion de juger cette affaire, le • Magiftrat. 
confiilta encore les Miniftres, qui comparurent. 
Cil Confcil au nombre de quinze, tant Talteurs 
que Profencurs. Leurs opinions furent parta- 
gées , mais l'avis du plus grand non.bre fut 
fuivi & Nicolas exécuté. De forte que le- 
procès fut tout eccléiiaîlique , &" que Nicolas 
fut , .pour, ainfî dire., brûlé par la main des. 
;Miniftre.«.. • 

Tel fut, Monfieur, l'ordre de la procédure, 
dans- laquelle l'Auteur des Lettres nous alTure 
qu'z\ntoine ne fut pas cité au Gonfiftoirc. D'où 
il conclud que cette citation n'eft donc pas 
touiours néceflaire. Lleieinple vous paroit-il, 
bien tiaoifi.? 

Suppofons qu'il le foit , que s'enfuivra-t-il?: 
Les Répréfcntans conchioicnt d'un fait en con- 
fkm'ition d'une Loi. L'Auteur des Lettres con-- 
clud d'un fait contre cette même Loi. Si l'au- 
to, ité de chacun de ces deux faits détruit celle: 
de l'autre, relie la Loi dans fon entier. Cette: 
X.oi;, qyoiqu'iine fois eafieinte , , en eft-cllc, 



ÎDÎI dû l'être. Cependant il paroit qu'il ne l'auroit 
pas écé;.puirque , malgré fon obrUliation , le Ma- 
giiirat ne laifl'a pas de coiifuitcr les Miniftrc-;. JI le; 
.ieg..rdùit, çn quelque loi te, comme étant enceie 
iious kuj juj;M^ctipa 



L E T T R Ë. iSr: 

îTioÎHS expreflc , & fuffivoit-it de l'avoir vio- 
lée une fois pour avoir droit de la- violer tou- • 
jOLirs? 

' , eoncluorrs à notre tour. Si j'ai dognintifé, 
je fuis certainement dans le cas de la Loi: fi je^ 
n'ai pas dogmatifé, qu'a- 1 -on à me dire? au-- 
cune Loi n'a parlé de moi (ii). Donc on a- 
tranfgreffé la Loi qui exifte , ou fuppofé celle 
qui n'exifte pas. 

Il eft vrai qu'en Jugeant l'Ouvrage on n'a pas- 
jugé définitivement l'Auteur. On n'a- fuit enco-- 
re que*Ie décréter , & l'on compte cela pour' 
rien. Cela me paroit dur, cependant; mais ne- 
foyons jamais injufces, même envers ceux qui 
le font, envers- nous, & ne cherchons point l'ini-- 
quiré où elle peut ne pas être. Je ne fais point- 
un crime au Confeil , ni mome''à l'Auteur des Let- 
tres de la dirtinclion qu'ils mettent entre l'hom- 
me &. le Livre, pour fe difculpcr de m'avoir. 
jugé fans m'entendre. Les Juges ont pu voir 
la chofe comme ils la montrent, ainfi je ne les* 
aecufe en cela ni de fupertherie ni de mauvai»- 
fe foi,. Je les accufe feulement de s'être trom- 
pes à mes dépends en un point très grave; & 



(u) Rien de ce qui ne bleHe aucune Loi natu- 
relle ne devient criminel, que lorfqu'il eft défendu- 
par quelque Loi polîtive. Cette remarque a pour., 
b'ut de faire fentir aux raifonneurs fuperiiciels que. 
ffiûu dilemme eft exa*^. 

H. 7, 



î82- Cî N Q U I E M^ E 

fe tromper pour abfoudre eft pardonnable , iniis'- 
fe tromper pour punir eft une erreur bien- 
cruelle. 

Le Confeil avançoit dans fes réponfes que, 
malgré la flétrilTure de mon Livre, je reftois, 
quant à ma perfonne, dans toutes mes excep- 
tions & défenfes.- 

Les Ai.teurs dès Repréfentâtions répliquent" 
qu'on ne comprend pas quelles exceptions de 
d^ifcnfes il refte à un homme déclaré impie, té- 
méraire, fcandalcux, & flétri même par la main 
du Bourreau dans des ouvrages qui portent fon 
nom. 

,, Vous- fuppofez ce qui n'efl point, " dit 
à cela l'Auteur .des Lettres; ,, favoir, que le 
,, jugement porte fur celui dont l'Ouvrage: 
„ porte le nom: mais ce jugement ne l'a pas 
„ encore effleuré , fes exceptions & défenfes- 
„ lui relient donc entières." (x). • 

Vous vous trompez vous-même, dirois-je à' 
cet écrivain. Il eft vrai que le jugement qui 
qualifie & flétrit le Livre n'a pas encore atta- 
qué la vie de l'Auteur, mais il a déjà tué fon 
honneur: fes exceptions & défenfes lui reftent 
encore entières pour ce qui regarde la peine 
afflitftive , mais il a déjà reçu la peine infaman- 
te: 11 eft déjà flétri & deihonuoré, autant qn'il 

(x^.Page il. 



LETTRE. 183 

dépend de fes juges: La feule chofe qui leur/ 
lefte à décider, c'eft s'il fera brûlé ou non. 

La difdnclion fur ce point entre le Livre & 
l'Auteur eft inepte, puifqu'un Livre n'cll pas 
puniiTable. Un Livre n'eft en lui - même ni im- 
pie ni téméraire ; ces épithetes ne peuvent 
tomber, que fur la doflrine qu'il contient, c'eftr 
à-dire fur l'Auteur de cette doftrine. Quand 
on brûle un Livre,, que fait là le Bourreau? 
Deshonore- 1- il les feuillets du Livre? qui ja- " 
mais ouït dire qu'un Livre eut de l'honneur? 

Voila l'erreur; en voici la fource : un ufage. 
mal entendu. 

On écrit beaucoup de Livres; on en écrit 
peu avec un defir fîiicere d'aller au bien. De 
cent Ouvrages qui paroiiTcnt , foixante au 
moins ont pour objet des motifs d'intérêt & 
d'ambition. Trente autres, dictés par l'efprit de 
parti, -par la haine , vont, à la faveur de l'a- 
nonyme porter dans le public le poifon de la- 
calomnie & de la fatyre. Dix, peut-être, & 
c'efl beaucoup, font écrits dans de bonnes vues: 
on y dit la vérité qu'on fait, on y cherche le 
bien qu'on aime. Oui; mais où eft l'homme à 
qui l'on pardonné la vérité ? Il faut donc fe 
cacher pour la dire. Pour être utile impuné- 
ment, on lâche fon Livre dans le public, & 
l'on fait le plongeon. 

D* ces divers Livres, quelques uns des mau- 



184 CI N Q- U' I E M E 

vais & à peu - près to.is les bons font d>.!nonccl5 
.& profcrits dans les Tribunaux: la raifon de 
eeh fe voit fans que je la dife. Ce n'ell, au 
furplus , qu'une fimple formalité , pour ne pis 
paroître approuver tacitement ces Livres. Du 
refte, pourvu que '-les noms des Auteurs n'y 
foient pas, ces Auteurs, quoique tout le mon* 
de les connoiiTe & les nomme , ne font pas 
connus du Rla^illrat. Plufieurs même font dans 
■ t'^ufage d'avouer ces Livres pour s'en faire hon- 
neur, & de les renfer pour fe mettre à cou* 
vert ,• le même homme fera l'Auteur ou ne le 
fera pas. devant le même homme, félon qu'ils 
feront à l'audience ou dans un foupé. C'eft al*, 
ternativemerit oui & non^ fens diiSculté, fans 
fcrupule. De cette façon la fûrcté ne coûte 
rien à la vanité. C'eft là la prudence & l'habi- 
leté que l'Auteur des Lettres me reproche de 
n'avoir pas eue, & qui pourtant n'exige pasj 
ce me fcmble, que pour l'avoir on fe mette en 
grands fraix d'efprit. 

Cette manière de procéder contre des Livres 
anonymes dont on ne veut pas connoîcre les 
Auteurs cft devenue un ufaçe judiciaire. Quand 
on veut févir contre le Livre'on le brûle, par- 
ce qu'il n'y a perfonne à entendre, & qu'orr 
voit bien que l'Auteur qui fe cache n'eft pas 
d'humeur à l'avouer , fauf à rire le foir avec 
îal-iiiêinc des. iuforiBacions qu'on vient d'orioa- 



L E T T R E: î85 

1er le matin contre lui. Tel efl: VnCngc. 

Mais lorfqu'un Auteur mal -adroit, c'efl-A» 
dire, -un Auteux qui connoit Qyi^ devoir, qui 
le veut remplir, fe croit obligé de ne rien di- 
r-e au public qu'il ne l'avoue, qu'il ne fe nom- 
me , qu'il ne fe montre pour en répondre, 
alors l'équité, qui ne doit pas punir comme 
un crime la mal-adreiïe d'un homme d'hon- 
neur, veut qu'on procède avec lui d'une autr3 
manière; elle veut qu'on ne fépare pDint la 
caufe du Livre de celle de Ihomme, puifqu'il 
déclare en mettant fon nom ne les vouloir point 
réparer ; elle veut qu'on ne juge l'ouvrage qui 
ne peut répondre, qu'nprcs avoir ouï l'Auteur 
qui répond pour lui. Ainfi, bien que condanner 
un Livre anonyme foit en' effet ne condanner 
■que le Livre, condanner un Livre qui porte le 
nom de l'Auteur,, c'cft condanner L'Auteur inê« 
me, & quand on ne l'a point mis à portée de 
répondre, c'eft le juger fans l'avoir entendu. 

L'aflignation préliminaire , même , lî l'on 
veut, le décret de prife de corps ell donc in. 
difpenfable en pareil cas avant de procéder au 
jugement du Livre, & vainement diroit-on 
avec l'Auteur des Lettres que le délit eft évi- 
dent , qu'il ell dans le Livre môme; cela ne 
difpenfe point de fuivre la forme judiciaire 
qu'on fuit dans les plus grands crimes, dans les 
plus avérés, dans les mieux prouvés; car quand 



ne CINQUIEME" 

toute la Ville auroit vu un homme en aflaffiner 
un autre, enco-re ne jugeroit-on point rafTaflîn^ 
fans l'entendre, ou fans- l'avoir mis à portée 
d'être entendu. 

Et pourquoi cette franchife d'un Auteur qur 
fe nomme tourneroit: - elle ainfi contre lui? Ne 
doit -elle pas, au contraire, lui mériter des 
égards? Ne doit-elle pas impofer aux Juges plus 
de circonfpeftion que s'il ne fe fut pas nom» 
mé? Pourquoi, quand il traite des queflions 
hardies s'expoferoit-il ainfi, s'il ne fe fentoit 
lafTuré contre les dangers , par des raifons qu'il 
peut alléguer en fa faveur & qu'on peut pré- 
fumer fur fa conduite même valoir la peine 
d'être entendues? L'Auteur des Lettres aura 
beau qualifier cette conduite d'imprudence & 
de mal-adrefle; elle n'en eft pas moins celle 
d'un homme d'honneur , qui voit fon devoir où 
d'autres voyent cette imprudence, qui fcnt n'a- 
voir rien. à craindre de quiconque voudra pro- 
oéder^avec lui juftement, & qui regarde comme 
une lâcheté puniiïable de publier des chofes 
qu'on ne veut pas avouer. 

S'il n'efl: queftion que de la réputation d'Au- 
teur , a-t-on bcfoin de mettre fon nom à fon 
Livre? Qui ne fait comment on s'y prend pour 
en avoir tout l'honneur fans rien rifquer, pour 
s'en glorifier fans en répondre, pour prendre, 
un air humble à force de vanité? De quels Au^ 



LETTRE. r8r 

teurs d'une certaine volée ce petit tour d'adref^ 
fe eft-il ignoré? Qui d'entre eux ne fait qu'il 
cft même au deffous de la dignité de fe noiî> 
mer, comme fi ciiacun ne devoit pas en lifantr 
l'Ouvrage deviner le Grand homme quil'acoiii- 
pofé? 

Mais ces Meflîears n'ontr'vu que l'ufage or- 
dinaire, & loin de voir l'exception qui faifoit 
en ma faveur, ils l'ont fait, fervir contre moi. 
Ils dévoient brûler le Livre fans faire mention^ 
de l'Auteur, ou s'ils en vouloient à l'Auteur, 
attendre qu'il fut préfent ou contumax pour- 
brûler le Livre. Mais point; ils brûlent le" 
Livre comme fi l'Auteur n'étoit pas connu, & 
décrètent l'Auteur comme fi le Livre n'étoit 
pas brûlé. Me décréter après m'avoir diffamé l 
que me vouloient ils donc encore? Que me ré- 
fcrvoient-ils de pis dans la fuite? Ignoroient-ils 
que l'honneur d'un honnête homme lui efi: plus 
cher que là vie? Quel mal refte-t-il à lui fai- 
re quand on a commencé par le flétrir? Que- 
me fert de me préfenter innocent devant les 
Juges, quand le traitement qu'ils me font avant 
de m'entendre eft la plus cruelle peine qu'ils 
pourroient m'impofer fi j'étois jugé criminel? 

On commence par me traiter à tous égards 
comme un malfaiteur qui n'a plus d'honneur à. 
perdre & qu'on ne peut punir déformais que- 
dans fou torps, & puis on dit tranquillement: 



188 C I N Q U I Ë M' E- 

que je rcflc dans toutes mes exceptions & dé- 
fénfes ! Mais comment ces exceptions & dcfcn- 
fès effaceront - elles l'ignominie & le mal qu'on' 
m'aura fait foufFrij d'a:vance & dans mon Livre 
& dans ma perfonne , quand j'aurai été prome- 
né dans les rues par des archers, quand aur 
maux qui m'accablent on aura pris foin d'a- 
jouter les rigueurs de la prifon? Quoi doncf 
pour être judiG doit -on confondre dans la mâ- 
sie clafle &. dans le même traitement toutes les 
fautes & tous les hommes? pour un afle de 
franchife appelle mal-adreffc, faut -il débuter 
'par traîner un Citoyen fans reproche dans les 
prifons comme un fcélérat? Et quel avantage 
aura donc devant les' juges l'eftime jîublique & 
l'intégrité de la vie entière, fi cinquante ans^ 
d'honneur vis à vis du moindre indice (y) ne 
fàuvent un homme" d'aucun affront ? 

(y) II. y auroit, à l'examen, beaucoup à rabattre 
des préfomptions que l'Auteur des Lettres affecte 
d'accumuler contre moi.. Il dit, par exemple, que 
les Livres ùéférés paroiilbient fous le mcmc format 
que mes autres ouvrages. 11 efl: vrai qu'ils étoient 
in douze & in oclavo; fous quel fomiat font donc 
ceux de» autres- Auteurs? 11 ajoute qu'ils étoient im- 
priiués pir le mûme Libraire; voila ce qui n'clV 
pas. L'Emile fut imprimé par dés Libiaires ditTére.is 
du mien , & avec des carafteres qui n'avoent fervi 
à nul au rc do m.s Ecrits. Ainfi l'indice qui réful- 
toit de Cette coiifrontation n'étoit point, contre moi ,_ 
il étoit à ma décharge. 



LETTRE. JS9 

.„ La co;n;-)ar:iïron d'Emile & du Contrafl: So- 
„ ciul avec d'autres Ouvrages qui ont été to!é- 
„ rés , & la partialité qu'on en prend occafion 
„ de reprocher au Confei! ne me femblent pas 
„ fondées. Ce ne feroit pas bien raifonner que 
„ de prétendre qu'un Gouvernement parce 
„ qu'il auroit une fois difîîmulé feroit obligé 
y, de diffimuler toujours: fî c'cft une négligen- 
,, ce on peut la redrefTer; fi c'eft un filcnce 
yy forcé par les circonflances. ou par la politi- 
„ que, il y auroit peu de juiUce à en faire la 
„ matière d'un reproche. Je ne prétends point 
„ juftiûer les ouvrages délignés dans les Répré- 
„ fentations; mais en confcience y a-t-il parité* 
„ entre des Livres oili l'o.i trouve des traits 
„ épars &*indifcrcts centre la Reh'gion, ù. des 
„ Livres où fans détour fans ménagement on 
,, l'attaque dans fes dogmes dans fa morale , 
yy dans fon influence fur la Société civile? Fai- 
„ fons impartialement la comparaifon de ces 
„ Ouvrages, jugeons en par l'impreflion qu'ils 
„ ont faite dans le monde; les uns s'impriment 
„ & fe débitent par tout ; on fait comment y 
„ ont été reçus les autres (s) " 

J'ai cru devoir cranfcrire d'abord ce paragra- 
phe en entier. Je le reprendrai maintenant par 
fragmcns. Il mérite un peu d'analyfe. 



(s) Page 23 & 24. 



190 CINQUIEME 

Que n'imprime- t-on pas à Genève; que "n'y 
tolere-t-on pasV Des Ouvrages qu'on a peine à 
lire fans indignation s'y débitent publiquement; 
tout le monde les lit, tout le monde les aime, 
les Magiflrats fe taifentjes Minidres fourient, 
• l'air auilcrc n'cfl: plus du bon air. Moi feul & 
mes Livres avons mérité l'animadverfion du 
Confcil, & quelle anim^adve-rfion? L'on ne peut 
même l'imaginer plus violente ni plus terrible. 
Mon Dieu! Je n'aurois jamais cru d'être un fi 
grand fcélérat. 

La eompar&ifai d'Emtle ^ du Contrat Sciât 
avec d'autres Ouvrages toléréi ne me Jemble pat 
fondée. Ah je l'efperel 

Ce ne ferait pas bien raifonner de prétendra 
quun Gouvernement , parce qu'il aiirôit une fuis 
dijfimulé , ferait obligé de diffimuler toujours. Soit; 
mais voyez les tems les lieux les perfonnes; 
voyez les écrits fur lefquels on difllmule, «Se 
ceux qu'on choifit pour ne plus difllcnuler ; 
voyez les Auteurs qu'on fcte à Genève, & 
voyez ceux qu'on y pourfuit. 

Si cefi une négligence on peut h redreffer. 
Onlcpouvoit, on l'auroit dû, l'a -t-on fait? 
Mes écrits & leur Auteur ont été flétris fans 
avoir mérité de l'être; & ceux qui l'ont mérité 
ne font pas moins tolérés qu'auparavant, L'cx- 
ecption n'efl: que pour moi feul. 

Si c'cjl un filence forcé par les circenfîanccs ^ 



I. E T T R E. i(^t 

f<:iT la politique , il y aurait peu de jnjlice à en 
faire la matière d'un reproche. Si l'on vous for- 
ce à tolérer des Ecrits punilTables , tolérés donc 
aufll ceux qui ne le font pa5. La décence au 
moins exige qu'on cache au peuple ces cho- 
quantes acceptions de perfonnes, qui punifTenC 
le foible innocent des fautes du puiiïant coupa- 
'ble. Quoi ! ces diftinélions fcandaleufes font- 
.clles donc des raifons, & feront -elles toujours 
des dupes? Ne diroit-on pas que le fort de 
quelques fatyres obCcenes intérefle beaucoup 
les Potentats, & que votre Ville va être écrafée 
fi l'on n'y tolère, fi l'on n'y imprime, fi l'on 
n'y vend publiquement ces mêmes Ouvrages 
qu'on profcrit dans le pays des Auteurs ? Peu- 
ples, combien on vous en fait accroire en fai- 
fant fi fouvent intervenir les Puiflances pour 
autorifer le mal qu'elles ignorent & qu'on veut 
faire en leur nom ! 

Lorfque j'arrivai dans ce pays on eut dit que 
tout le Royaume de France étoit à mes troufies. 
On brûle mes Livres à G^ève;c'eft pour com- 
plaire à la France. On m'y décrète; la France 
le veut ainfi. L'on me fait chafler du Canton 
.de IJerne ; c'efl: la France qui l'a demandé. L'on 
me pourfuit jufques dans ces Montagnes; fi 
l'on m'en eut pu chafTer, c'eut encore été la 
France. Forcé par mille outrages j'écris une let- 
tre apologétique. Pour le co:ip tout étoit perdu. 



I9B C I N QUI E M E 

îj'ctois entouré, furveillé; la Fiance envoyoit 
-des efpion5^50ur me guetter, des foldats pour 
m'enlever , des brigands pour m'aiTafllner ; il 
.étolt même imprudent de for tir de ma inaiibn, 
7"ous les dangers me vi^noient toujours de la 
France, du PaTiemcnt, du Clergé, de la Cour 
•même; ou ne vit de la vie un pauvre bar- 
-boailleur de papier devenir pour ion malheur 
«n homme auffî impoi-tant. Ennuyé de tant de 
têtifes, je vais en France; je connoiiiois les 
François, & j'étois malheureux. On m'accueil- 
le, on me carefTe , je reçois mille honnête- 
tés & il ne tient qu'à moi d'en reccvoix .da- 
vantage.- Je retourne tranquillement chez moi. 
L'on tombe des nues ; on n'en revient pai.; 
■on blâme fortement mon étourderie, mais ou 
celle de me m;.nacer de la France; on a rai- 
son. Si jamais des aiïairnii daignent terminer 
mes foufFrances, ce n'efc furement. pas de ce 
payslà qu'ils viendront, 

. Je' ne confonds point les diverfes ca.ifes de 
mes difgraces; je fiits bien difcerner celles qui 
font l'effet des circonrtances , l'ouvrage de la 
trifte iiéceflité , de celles qui me viennent uni- 
quement de la haine de mes ennemis. Eh! 
plut-à- Dieu que je n'en euue pas plus à Ge- 
nève qu'en France , &, qu'ils n'y fufient pas 
plus implacables! Chacun fait aujourd'hui d'où 
font partis les coups qu'on m'.a poités & qui 

m'ont 



LETTRE. 193 

fii'ont été les plus fcnfibles. Vos gens me re- 
prochent mes malheurs comme s'ils n'éLoicnt 
pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruel- 
le que de me faire un crime à Genève des 
perfécutions qu'on me fufcitoit dans la Suifle, 
& de m'accufer de n'être admis nulle part, en 
me faifant chafTer de par to.it! Faut -il que je 
reproche à l'amitié qui m'appella dans .ces con- 
trées le voifinage de mon pays? J'ofe en ac- 
tefter tous les Peuples de l'Iùirope; y en a t-il 
un feul , excepté la SuilTe , où je n'euffe pas 
été reçu, même avec honneur? Toutefois dois- 
jc me plaindre du choix de ma retraite ? Non , 
malgré tant d'acharnement & d'outrages , j'ai 
plus gagné que perdu; j'ai trouvé un homme. 
Ame noble & grande! 6 George Keith! mon 
protedeur , mon ami , mon pcre ! où que vous 
foyez , où que j'achève mes triftcs jours , & 
duITc-je ne vous revoir de ma vie; non, je ne 
reprocherai point au Ciel mes miferes ; je leur 
dois votre amitié. 

En conf-ience , y a-t il parité entre des Li- 
vres où l'on trouve quelques traits épars ^ in- 
difcrets contre la Religion, ^ ries Livre; oîi fnns 
détour fans ménagement on l'attaque dans Jus 
dogmes , dans fa morale , dans fon influence fur 
la fociété ? 

En confcience! Il ne fiéroit pas à ua 

impie tel que moi d'ofer parler de confcience... 
l 



194. CINQUIEME 

.... fur tout vis-à-vis de ces bons Chrétiens.^' 

ainfi je me tais C'efl pourtant une fingu- 

lierc confcience que celle qui fait dire à de» 
Magiflrats ; nous foulFrons volontiers qu'on 
blafphême, mais nous ne fouftrons pas qu'on 
rsifonne! Otons, Monfieur, la difparicé des 
fujets; c'efi: avec ces mêmes façons de penfer 
que les Athéniens applaudiiToient aux impiétés 
d'Ariftophane & firent mourir Socratc. 

Une des cliofes qui me donnent le plus de 
confiance dans mes principes eft de trouver leur 
application toujours juice dans les cas que j'a- 
vois le moins prévus ; tel eft celui qui fe pré- 
fente ici. Une des maximes qui découlent de 
l'analyfe que j'ai faite de la Religion & de ce 
qui lui eft efienciel eft que les hommes ne doi- 
vent fe mêler de celle d'autrui qu'en ce qui 
les intéreiïe ; d'oîi il fuit qu'ils ne doivent ja- 
mais punir des offenfes (aa) faites uniquement 



(oa) Notez que je me fers de ce mot offenfcr 
Dieu félon l'ulage , quoique je fois très éloitzné de 
l'admetue dans fon fcns propre , & que je le trou- 
ve très mal appliqué; comme fi quelque être que 
ce foi t, un homme, un Ange, le Diable même 
pouvoit jamais oflrenfer Dieu. Le mot que nous 
rendons par offevfes eft traduit comme prefque tout 
le refte du texte facré ; c'eft tout dire. Des hom- 
mes enfarinés de leur théologie ont rendu & défi- 
guré ce Livre admirable félon leurs petites idées, 
& voila dequoi l'on entretient la folie & le fana- 



LETTRE. 195 

à Dieu, qui (aura bien les punir lui-même, 
li faut honorer la divinité ^ ne la venger jamais , 
difent après MonEefquieu les Répréfcntans; ils 
ont raifon. Cependant les ridicules outrageans, 
les impiétés groflîercs, les blafphêmes contre la 
Religion font puniiïiibles , jamais les raifonne- 
mens. Pourquoi cela? Parce que dans ce pre- 
mier cas on n'attaque pas feulement la Reli- 
gion, mais ceux qui la profeffent, on les inful- 
te , on les outrage dans leur culte, on marque 
un mépris révoltant pour ce qu'ils refpeélent 
& par conféquent pour eux. De tels outraget 
doivent être punis par les loix, parce qu'ils 
retombent fur les hommes , & que les hommes 
ont droit de s'en reffentir. Mais où eft le mor- 
tel fur la terre qu'un raifonnement doive of- 
fenfer? Où eft celui qui peut fe fâcher de c& 
qu'on le traite en homme & qu'on le fuppofe 



t:tme du peuple. Je trouve très fage la circonfpec- 
tion de rÈglife Romaine fur les traduélionsde l'E- 
criture en langue vulgaire , & comme il n'cft pas 
néceiTaire de propcfer toujours au peuple les mé- 
ditations voiuptueufes du Cantique des Cantiques , 
ji'i les malédictions continuelles de David contre 
fes ennemis , ni les fubtilitcs de St. Paul fur la 
grâce , il eft dangereux de lui propofer la fublimc 
«loiale de l'Evangile dans des termes qui ne ren- 
dent pas exaftement le fens de l'Auteur; car pour 
peu qu'on s'en écarte , en prenant une autte route 
on va très loin, 

I z 



Î96 CINQUIEME 

raifonnable? fi le raifonncur fe trompe ou nous 
trompe, & que vous vous intérelîiez à lui ou à 
nous, montrez lui fon tort, défabufez-nous , 
battez -le de fes propres armes. Si vous n'en 
voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne 
l'écoutezpas, laiflTez-le raifonner ou déraifon- 
rer , & tout eft fini fans bruit, fans querelle, 
fans infulte quelconque pour qui que ce foit. 
Mais fur quoi peut- on fonder la maxime con- 
traire de tolérer la raillerie le mépris l'outra- 
ge, & de punir la raifonV La mienne s'y perd. 

Ces Mcfîîeurs voyent fi fouvent M. de Vol- 
taire, Comment ne leur a t-il point infpiré cet 
tfprit de tolérance qu'il prêche fans celTe, & 
dont il a quelquefois befoin? S'ils l'eufTent un 
peu confulté dans cette aifaire, il me paroit 
«]u'ii eut pu leur parler à peu près ain fi. 

„ Meflleurs, ce ne fjnt point les nifon* 
^, îjcurs qui font du mal, ce font les calFards. 
„ La Philofophie peut aller fon train fans rif- 
„ que; le peuple ne l'entend pas ou la laiffe 
„ dire, & lui rend tout le dédain qu'elle a pour 
„ lui. Raifonner efi: de toutes les folies des 
„ iîommes celle qui nuit le moins au genre hu- 
,, main , & l'on voit même des gens fages enti- 
„ chés par fois de cette folie-là. Je ne raifoii- 
„ ne pas , moi, cela eft vrai , mais d'autres 
„ raifonnentj quel mal en arrive t-il? Voyez , 
^, tel, td, & tel ouvrage; n'y a- t-il que des 



L E T T R E. 191 

)] plaifanteries dans ces Livres-là? Moi-même 
„ enfin, fi Je ne raifonne pas, je fais mieux; 
„ je fais raifonner mes lefleurs. Voyez mon 
„ chapitre des Juifs; voyez le mcme chapitre 
„ plus développé dans le Sermon des cinquan- 
„ te. Il y a là du raifonnement ou l'équiva* 
„ lent, je penfe. Vous conviendrez aulî qu'il 
,, y a peu de détour, & quelque chofe de plus 
„ que des traits épars ^ indifcrets. 

„ Nous avons arrangé que mon grand cré- 
„ dit à la Caur & ma taute puiiTance prétcn- 
„ due vo-us ferviroient de prétexte pour laifTeir 
„ courir en paix les jeux badins de mes vieux 
„ ans: cela eft bon, mais ne brûlez pas pour 
„ cela des écrits plus graves; car alors cela fc« 
jf roit trop choquant. 

„ J'ai tant prêché la tolérance! Il ne fnut 
„ pas toujours l'exiger des autres & n'en ja- 
„ mais ufer avec eux. Ce pauvre homme croit 
„ en Dieu? pafTons-lui cela, il ne fera pas 
„ fefte. Il efl: ennuyeux? Tous les raifonneurs 
„ le font. Nous ne mettrons pas celui-ci de 
„ nos foupés; du relie, que nous importe? Si 
„ l'on brîlloit tous les Livres ennuyeux, que 
„ deviendroient les Bibliothèques ? & û l'on 
„ brîlloit tous les gens ennuyeux, il faudroit 
„ faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laif- 
„ ions raifonner ceux qui nous laifTent plaifan- 
„ ter ; ne brûlons ni g-ens ni Livres , & reiloaa 
I 3, 



ïpg CINQUIEME 

„ en paix; c'eft mon avis. "Voila, fclon moî^ 
ce qu'eut pu dire d'un meilleur ton M. de Vol- 
taire, & ce n'eut pas été là , ce me fcmble, le 
plus mauvais confeil qu'il auroic donné. 

Faifons impartialement la comparnijon de ces ou- 
vrages ; jugeons en par VimpreJJlcn qu'ils eut fai- 
te dans le monde. J'y confens de tout mon cœur. 
Les uns s'impriment ^ Je débitent partout. On 
fait ceminent y ont été reçus les autres. 

Ces mots les uns & les autres fout équivo- 
ques. Je ne dirai pas fous Icfqiiels l'Auteur en- 
tend mes écrits; mais ce que je puis dire, c'efî 
«ju'on les imprime dans tous les pays, qu'on les 
traduit dans toutes les langues, qu'on a mcrre 
fait à la fois deux traduflions de l'Emile à Lon- 
dres , honneur que n'eut jamais aucun autiei 
Livre excepté l'Hélo'ffe, au moins, que je fâ- 
che. Je dirai, de plus, qu'en France, en An- 
gleterre, en Allemagne, même en Italie on me 
plaint on m'aime on voudroit m'accueillir, & 
qu'il n'y a par tout qu'un cri d'indignation con- 
tre le Confeil de Genève. Voila ce que je fais 
du fort de mes Ecrits ; j'ignore celui des autres.. 

Il eft tems de finir. Vous voyez, Monficur, 
que dans cette Lettre & dans la précédente je 
me fuis fuppofé coupable; mais dans les trois- 
premières j'ai montré que je ne l'étois pas. Or 
jugez de ce qu'une procédure injufte contre un 
coupable doit être contre un innocent!. 



L E T T R E. ï51> 

Cepiendant ces JMeflieurs , bien déterminés à 
laiffer ilibfiiler cette procédure, ont hautement 
déclaré que le bien de la^ Religion ne leur per- 
mcttoit pas de reconnoître leur tort, ni l'hon- 
neur du Gouvernement de réparer leur injulli- 
ce. Il faudroit un ouvrage entier pour montrer" 
lies conféquences de cette maxime qui confacre 
& change en arrêt du dellin toutes les iniquités 
des Miniilres des Loix. Ce n'eft pas de cela qu'il 
s'agit, encore, & je ne me fuis propofé jufqu'ici 
que d'examiner fi l'injuftice avoit été commife, 
& non fi elle devoit être réparée. Dans le cas 
de l'affirmative , nous verrons ci -après quelle' 
refiburce vos Loix fe font ménagée pour remé- 
dier à leur violation. En attendant, que faut-il 
penfer de ces juges inflexibles, qui procèdent 
dans leurs jugemens auflî légèrement que s'ils 
ne tiroient point à conféquence, & qui les main- 
tiennent avec autant d'obitination que s'ils y 
avoient apporté le plus mur examen?' 

Quelques longues qu'aient été C2s dircuilîons, 
j'ai cru que leur objet vous donneroit la patien- 
ce de les fuivre; j'ofe môme dire que vous le 
deviez , puifqu'elles font autant l'apologie de 
vos loix que la mienne. Dans un pays libre & 
dans une Religion raifonnable, la Loi qui ren- 
droit criminel un Livre pareil au mien feroit 
une Loi funcfl:e, qu'il faudroit fc hâter d'abro»- 
ger pour l'honneur & le bien de l'Etat. Mais 
14 



too CINQUIEME 

grâce au Ciel il n'e.Nifte rien de tel parmi vons> 
coir.me je viens de le prouver, & il vaut 
raieux que rinjuftice dont je fuis la victime foit 
l'ouvrage du Mrgiflrat que des Loix; car les 
erreurs des hommes font palFageies , mais celles 
des Loix durent autant qu'elles. Loin que l'o- 
Ûracifme qui m'txile à jamais de mon pays foit 
l'ouvrage de mes fautes, je n'ai jamais mieux 
rempli mon devoir de Citoyen qu'au moiuent 
que je cefle de l'être, & j'en aurois mérité le ti- 
tre par l'afle qui m'y fait renoncer. 

Rappellez-vous ce qui venoit de fe pafler il 
y avoit peu d'années au fujet de l'Article Genè- 
ve de M. d'Alembert. Loin de calmer les mur- 
mures excités par cet Article l'Ecrit publié par 
les Pafteurs l'avoient augmenté, & il n'y a per- 
fonne qui ne fâche que mon ouvrage leur lit 
plus de bien que le leur. Le parti Proteftant , 
mécontent d'eux, n'éclatoit pas, mais il pou- 
voit éclater d'un moment à l'autre» & malhcu- 
jeufement les Gouvernemens s'allarment de ft 
peu de chofe en Ces matières , que les querelles 
«les Théologiens, faites pour tomber dans l'ou- 
bli d'elles-mêmes prennent toujours de l'impor- 
tance par celle qu'on leur veut doniier. 

Pour moi je regardois comme la gloire & le 
bonheur de la Patrie d'avoir un Clergé animé 
d'un efprit fi rare dans fon ordre, & qui^ 
i^ns s'attacher à la doi^rine purement fpéculati- 



LETTRE. 2GÏ 

te , rappoitoit tout à la morale & aux devoirs 
de l'homme & du Citoyen. Je penfais que, 
fans faire diredement fon apologie, juftifier ics 
maximes que je lui fuppofois & prévenir les 
cenfures qu'on en pourroit faire étoit un fcr- 
vicc à rendre à l'Etat. En montrant que ce qu'il 
négligeoit n'étoit ni certain ni utile, j'efpérois 
contenir ceux qui voudroient lui en faire un 
crime : fans le nommer , fans le défigner , fans 
eorapromettre fon orthodoxie, c'il'toit le don- 
ner en exemple aux autres Théologiens. 

L'entreprife étoit hardie, mais elle n'étoie 
pas téméraire, & fans des circonftances qu'il 
étoit difficile de prévoir, elle devoit naturellc- 
aient réuflîr. Je n'étois pas feul de ce fenti- 
ment; des gens très éclairés d'illuftres Magiftracs 
même penfoient comme moi. Confidérez l'état 
religieux de l'Europe au moment où je publiai 
mon Livre , & vous verrez qu'il étoit plus que 
probable qu'il feroit par tout accueilli. La Re- 
ligion décréditée en tout lieu par la philofophie 
avoit perdu fon afcendant jufques fur le peu- 
ple. Les Gens d'EgUle, obllinés à l'étayer par 
fon côté foible , avoient laifle miner tout le 
relie, & l'édifice entier portant à faux étoit prêt 
à s'écrouler. Les controverfes avoient cefTé par- 
ce qu'elles n'intérefibient plus perfonne, & la 
paix regHoit entre les différens partis , parce 
que nul ne fe foucioit plus du fien. Pour ocer 
I 5 



202 CINQUIEME 

Jes mauvaifes branches on avoit abattu l'arbre;: 
pour le replanter il falloit n'y laiffer que le 
tronc. 

Quel moment plus heureux pour établir foli- 
dement la paix univerfelle, que celui cù l'ani- 
mofuc des partis fufpendue laiflbit tout le mon- 
de en état d'écouter la raifon? A qui pouvoit 
déplaire un ouvrage où fans blâmer, du moins 
fans exclurre peifonne, on faifoit voir qu'au 
fond tous étoient d'accord ; que tant de diflen- 
tions ne s'étoient élevées , que tant de fang. 
li'avoit été verfé que pour des malentendus ; que 
chacun devoit refter en repos dans fon culte, 
fans troubler celui des autres; que partout on 
devoit fervir Dieu, aimer fon prochain, obéir 
aux Loix, & qu'en cela feul confiftoit l'eflence 
de toute bonne Religion ? Cîétoit établir à la 
fois la liberté philofophique & la piété reli- 
gieufc; c'étoit concilier l'amour de l'ordre & 
les égards pour les préjugés d'autrui; c'étoit fans 
détruire les divers partis les ramener tous au 
terme commun de l'huirnnité & de la raifon ; 
loin d'exciter des querelles, c'étoit couper la 
racine à celles qui gcunent encore, & qui re- 
naîtront infailliblement d'un jour à l'autre, lorf- 
que le zèle du fanatifme qui n'eft qu'affoupi fe 
léveillera: c'éroit , en un mot, dans ce fiécle 
pacifique par indifFcrencc, donîicr à chacun des 
laifons très fortes, d'Ctre toujours ce qu'il eft 
aiaintenant faus fa voir pourquoi. 



LETTRE. tôt 

Que de maux tout prêts à renaître n'étoient 
point prévenus fi l'on m'eut écouté ! Quels in* 
convéniens étoient attachés à cet avantage ? Pas- 
un , non , pas un. Je défie qu'on m'en montre- 
un feul probable & même polîîble, fi ce n'efi: 
l'impunité des erreurs innocentes & l'impuifTan- 
ce des perfécuteurs. Eh comment fe peut -il 
qu'après tant de triftes expériences & dans un 
fiécle fi éclairé, les Gouvern'emens n'aient pas 
encore appris à jetter & brifer cette arme ter- 
rible, qu'on ne peut manier avec tant d'adreffe 
qu'elle ne coupe la main qui s'en veut fervir? 
L'Abbé de Saint Pierre vouloit qu'on ôtât les- 
écoles de théologie & qu'on foutint la Religion.. 
Quel parti prendre pour parvenir fans bruit à-, 
ce double objet, qui, bien vi>, fe confond eni 
un? Le parti que j'avois pris. 

Une circonflance malheureufe- en arrêtant 
l'efFet de mes bons defleins a raflemblé fur ma, 
tête tous les maux dont je voulois délivrer le 
genre humain. Renaîtra- 1- il jamais un autre 
ami de la vérité que mon fort n'effraye pas? 
je l'ignore. Qu'il foit plus fage, s'il a le même 
zèle en fera-t-il plus heureux? J'en doute. Le 
moment que j'avois faifi, puifqu'il efl: manqué, 
ne reviendra plus. Je fouhaite de tout mon 
cœur que le Parlement de Paris ne fe repente pas 
un jour lui-même d'avoir remis dans la main de 
la fupeiflition le poignard que j'en faifois toai' 
bel. I 6 



2«4 CINQUIEME" 

Mais laifTons les lieux & les tems éloigné?, & 
retournons à Genève. C'eft là que je veux vous 
ramener par une dernière obfervation que vous 
êtes bien à portée défaire, & qui doit certaine* 
ment vous frapper. Jettez les- yeux fur ce qui fa 
paiTe autour de vous. Quels font ceux qui ine 
pourfuivent , quels font ceux qui me défen- 
dent? Voyez parmi les Répréfentans l'élite de 
vos Citoyens, Genève en a-t-elle de plus efti^ 
mables ? Je ne veux point parler de mes perfé- 
cuteurs ; à Dieu ne plaife que je fouille jamais 
ma plume & macaufe des traits de la Satyre; 
je laiffe fans regret cette arme à mes ennemis : 
Mais comparez & jugez vous-même. De quel 
côté font les mœurs, les vertus, la folide pié- 
té, le plus vrai patriotifme? Quoi! j'ofFenfe les 
loix , & leurs plus zélés défenfeurs font les 
miens! J'attaque le Gouvernement, & les meil- 
leurs Citoyens m'approuvent! J'attaque la Re- 
ligion , & j'ai pour moi ceux qui ont le plus 
de Religion! Cette feule obfervation dit tout; 
elle feule montre mon vrai crime & le vrai fu* 
jet de mes difgraces. Ceux qui me haïiTcnt ôi 
m'outiagent font mon éloge en dépit d'eux. 
Leur haine s'explique d'elle -mC'mç, Un Gêne» 
yoispeut-il s'y trompera 



LETTRE. 205 

SIXIEME LETTRE. 



E 



iNcoRE une Lettre, Monfieur, & vous etes' 
délivré de moi. Mais je me trouve en la corn» 
mençant dans une fituation bien bizarre; obli- 
gé de récrire y & ne fâchant de quoi la remplir. 
Concevez- vous qu'on ait à Ce juftifier d'un cri- 
me qu'on ignore , & qu'il faille fe défendre 
fans favoir de quoi l'on eft accufé ? C'eft pour- 
tant ce que j'ai à faire au fujet des Gouvern-e- 
mens. Je fuis , non pas accufé , mais jugé^ 
mais flétri pour avoir publié deux Ouvrages té- 
méraires fcandaleux impies, tendans à détruire la 
Religion Clirétiemie ^ tous les Gouvernemens^ 
Quant à la Religion, nous avons eu du moins 
quelque prife pour trouver ce qu'on a voulu 
dire , & nous l'avons examiné, M<^is quant 
aux Gouvernemens, rien ne peut nous fournir 
le moindre indice. On a toujours évité toute 
efpece d'explication fur ce point : on n'a jamais 
voulu dire en quel lieu j'entreprenois ainfl de 
les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien» 
de ce qui peut conftater que le délit n'eft pas. 
imaginaire. C'eft comme fi l'on jugeoit quel- 
n^u'un pour avoir tué un homme fans, dire ni" 



2C6 s I X I E ]\r E 

0Ù, ni qui, ni quand ; pour un n-.eurtre ab- 
lirait. A rinquifition l'on force bien l'accufé 
de dévintr de quoi on l'accufe, mais on ne le 
juge pas fans dire fur quoi. 

L'Auteur des Lettres écrites de la Campagne 
évite avec le même foin de s'expliquer fur ce 
pi étendu délit; il joint également la Religion 
& les Gouvernemens dans la même accufarion 
générale: puis, entrant en matière fur la Reli- 
gion, il déclare vouloir s'y borner , & il tient 
parole. Comment parviendrons-nous à vérifier 
Taccufation qui regarde les Gouvernemens , fi 
ceux qui l'intentent refuitnt de dire fur quoi 
elle porte? 

Remarquez même com.ment d"un trait de plu- 
me cet Auteur change l'état de la queftion. Le 
Gonfeil prononce que mes Livres tendent à dé- 
truire tous les Gouvernemens. L'Auteur des 
Lettres dit feulement que les Gouvernemens y 
font livrés à la plus audacieufe critique. Cela 
eft fort différent. Une critique, quelque auda- 
cieufe qu'elle puiiTe être n'eft point une confpi- 
ration. Critiquer ou blâmer quelques Loix ri'ell 
pas renverfer toutes les Loix. Autant vaudroit 
accufer quelqu'un d'adaffiner les malades lorf* 
qu'il montre les fautes des Médecins. 

Encore une fois, que répondre à des raifons 
qu'on ne veut pas dire? Comment fe juftifier 
contre im jugement porté fans motifs ? Que, 



LETTRE. 207 

tans preuve de part ni d'autre, ces Mefîîeurs 
difent que je veux renverfer tous les Gouverne, 
mens , & que je dife, moi, que je ne veux pas 
renverfer tous les Gouvermens , il y a dans ces 
affenions parité exaéte, excepté que le préju- 
gé eft pour moi; car il eft à préfumer que je 
fais mieux que perfonne ce que je veux faire. 

Mais où la parité manque, c'eft dans l'efFet 
de l'alTertion. Sur la leur mon Livre eft brûlé , 
ma perfonne eft décrétée ; & ce que j'affirme: 
ne rétablit rien. Seulement, fi je prouve que 
l'accufation eft faufle & le jugement inique ,. 
l'affront qu'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes ; 
Le décret , le Bourreau tout y devroit retour- 
ner; puifque nul ne détruit fî radicalem.ent le 
Gouvernement, que celui qui en tire un ufage- 
directement concraire à la fin pour laquelle il 
eft inftitué. 

Il ne fufSt pas que j'affirme, il faut que je: 
prouve ; & c'eft ici qu'on voit combien eft dé- 
plorable le fort d'un particulier fournis à d'in- 
juftes Magiftrats, quand ils n'ont rien à crain- 
dre du Souverain, & qu'ils fe mettent au def« 
fus des loix. D'une affirmation fnns preuve,, 
ils font une déraonftration ; voila l'innocent 
puni. Bien plus, de fa défenfe même ils lui- 
font un nouveau crime , & il ne tiendroit pas- 
à eux de le punir encore d'avoir prouvé qu'ils 
étoit innocent. 



208 s I X I E ]\I E 

Comment m'y prendre pour montrer qulfs 
n'ont pas dit vrai ; pour prouver que je ne dé- 
truis point les Gouvernemens ? Quelque endroit 
de mes Ecrits que je défende , ils diront que 
ce n'efl: pas celui-là qu'ils ont condanné; quoi- 
qu'ils ayent condanné tout, le bon comme le 
mauvais, fans nulle diflinclion. Pour ne leur 
lailTer aucune défaite, il faudroit donc tout re- 
prendre, tout fuivre d'un bout à l'autre, Li- 
vre à Livre, page à page, ligne à ligne, & 
prefque enfin, mot à mot. Il faudroit de plus, 
examiner tous les Gouvernemens du monde, 
puifqu'ils difent que je les détruis tous. Quel- 
le entreprife! que d'années y faudroit - il em- 
ployer? Que à'in- folios faudroit-il écrire; & a- 
près cela, qui les liroit? 

Exigez de moi ce qui eft faifable. Tout 
homme fenfé doit fe contenter de ce que j'ai à 
vous dire : vous ne voulez fùrement rien de 
plus. 

De mes deux Livres brûlés à la fois fo-us des 
imputations communes , il n'y en a qu'un qui 
traite du droit politique & des matières de Gou- 
Yernement, Si l'autre en traite, ce n'efl: que 
dans un extrait du premier. Ainfi je fuppofe 
que &'eft fur celui-ci feulement que tombe Tac- 
cufation. Si cette accufation portoit fur queU 
que paflage particulier , on l'auroit cité, fan» 
«Loute; on en auroit du moins extrait quelque 



LETTRE. 209 

îRaxi'me, fidelle ou infidelle , comme on a fait 
fur les poiuts concernans la Religion. 

C'eft donc le Syftême établi dans le corps de 
l'ouvrage qui détruit les Gouvernemens ; il ne 
s'agit donc que d'expofer ce .Sj^llôme ou de fai- 
re une analyfe du Livre; & fî noiis n'y voyons 
évidemment , les principes deftruclifs doiu il 
s'agit, nous faurons du moins où les chercher 
dans l'ouvrage, en fuivant la méthode de l'Au- 
teur. 

Mais, Monfieur, fi durant cette analyfe, 
qui fera courte, vous trouvez quelque confé- 
quence à tirer, de grâce ne vous preffez pas. 
Attendez que nous en raifonnions enfembic. 
Après cela vous y reviendrez fi vous voulez. 

Qu'cfl-ce qui fait que l'Etat eu un ? C'eft 
l'union de fes membres. Et d'où nait l'union 
de fes membres ? De l'obligatian qui les lie. 
Tout eft d'accord jufqu'ici. 

Mais quel efl: le fondement de cette obliga- 
tion? Voila où les Auteurs fc divifent. Selon 
les uns, c'eft la force; félon d'autres , l'auto- 
rité paternelle ; félon d'autres , la volonté de 
Dieu. Chacun établit fon principe & attaque 
celui des autres: je n'ai pas moi-même fait au- 
trement , & , fuivant la plus faine partie de 
ceux qui ont difcuté ces matières , j'ai pofé 
pour fondement du corps politique la conven- 
tion de fes membres, j'ai réfuté les principes 
iifFéicns du mien. 



110 SIXIEME 

Indépendamment de la vérité de ce principe, 
il l'emporte ûir tous les autres par la folidité 
du fondement qu'il établit; car quel fondement 
plus fur peut avoir l'obligation parmi les hom- 
mes que le libre engagement de celui qui s'o- 
blige ? On peut difputer tout autre princi- 
pe (fl); on ne fauroit difputer celui-là. 

Mais par cette condition de la liberté, qui 
en renferme d'autres , toutes fortes d'engagé, 
mens ne font pas valides , même devant les Tri- 
bunaux humains. Ainfi pour déterminer celui- 
ci l'on doit en expliquer la nature, on doit en 
trouver Tufcge & la fin , on doit prouver qu'il 
eft convenable à des hommes , & qu'il n'a rien 
de contraire aux Loix naturelles : car il n'efl: 
pas plus permis d'enfreindre les Loix naturelles 
par le Contraâ: Social, qu'il n'cft permis d'en- 
freindre les Loix pofitives par les Contrats des 
particuliers, & ce n'efl: que par ces Loix- mô- 
mes qu'exille la liberté qui donne force à l'en- 
gagement. 

J'ai pour réfultat do cet examen que l'éta- 
bliffement du Contrat Social cfl: un pacte d'une 



(a) Même œ'ui de la volonté de Dieu, du moins 
quant ta l'application. Car bien qu'il foit clair que 
ce que Dieu veut I homme doit le vouloir , il n'eft 
p;is clair que Dieu veuille qu'on préfère tel Gou^ 
vcrnemcnt à tel autre , ni qu'on obéille à Jaques 
plutôt qu'à Guillaume. Or voila dequoi il s'agit. 



LETTRE. 211 

icrpece particulière, par lequel chacun s'engage 
.envers tous , d'où s'enfuit l'engagement récipro-"' 
que de tous envers chacuH, qui eft l'objet im- 
médiat de l'union. 

Je dis que cet engagement eH: d'une efpece 
particulière, en ce qu'étant abfolu, fans con- 
dition, fans réferve, il ne peut toutefois être 
■injuPce ni fufceptible d'abus ; puifqu'il n'eft pas 
3>o(rible que le corps fe veuille nuire à lul-mû- 
sme, tant que le tout ne veut que pour tous. 

Il eft encore d'une efpece particulière en ce 
qu'il lie les contraclans fans les aiTujétir à per- 
fonne, & qu'en leur donnant leur feule volon- 
té pour règle il les laiflb aulîl libres qu'aupara- 
vant. 

La volonté de tous efi: donc l'ordre la règle 
fuprème, & cette règle générale &. perfonifiée 
cfl ce que j'appelle le Souverain. 

Il fuit de-là que la Souveraineté efl: indivîiî. 
hle , inaliénable, & qu'elle réfide eiïenciellc- 
ment dans tous les membres du corps. 

Mais comment agit cet être abftrait & col- 
leftif? Il agit par des Loix , & il ne fauroit 
agir autrement. 

Et qu'eft-ce qu'une Loi? C'efl: une déclara- 
tion publique & folemnellc de la volonté géné- 
rale, fur un objet d'intérêt commun. 

Je dis, fur un objet d'intérêt commun; par- 
ce que la Loi perdroit fa force & ceflferoit d'ê; 



212 SIXIEME 

tre légitime , fi Tobjet n'en importoit à tous, 

La Loi ne peut par- fa nature avoir un objet 
particulier & individuel: mais l'application de 
la Loi tombe fur des objets particuliers &. indi- 
vitluels. 

Le pouvoir Légiflatif qui efl le Souverain a 
donc befoin d'un autre pouvoir qui exL^cute, 
c'eft-à-dire, qui réduife la Loi en a^jtes particu- 
liers. Ce fécond pouvoir doit être établi de 
manière qu'il exécute toujours la Loi, & qu'il 
n'exécute jamais que la Loi. Ici vient l'inili- 
tution du Gouvernement. 

Qu'eft-ce que le Gouvernement? C'eft un 
corps intermédiaire établi entre les fujets & le 
Souverain pour leur mutuelle correfpondance , 
chargé de l'exécution des Loix & du maintien 
de la Liberté tant civile que politi(]ue. 

Le Gouvernement comme partie intégrante 
du corps politique participe à la volonté géné- 
rale qui le conftitue; comme corps lui même il 
a fa volonté propre. Ces deux volontés quel- 
ques fois s'accordent & quelques fois fe com- 
battent. C'eft de l'efFet combiné de ce con- 
cours & de ce conflit que réfulte le jeu de tou- 
te la machine. 

Le principe qui conftitue les diverfes formes 
du Gouvernement confifte dans le nombre des 
membres qui le compofcnt. Plus ce nombre efl: 
petit, plus le Gouvernement a de force ; plus 

•le 



LETTRE. ai3 

le nombre cfl grand, plus le Gouverncmenc eft 
foible ; & comme I:i foaveraineté tend toujours 
au relâchement, le Gouvernement tend toujours 
à fe renforcer. Ainfi le Corps exécutif doit 
l'emporter à la longue fur le corps légiflatif, & 
quand la Loi eft enfm foumifc aux hommes , il 
ne rcfte que des efclaves & des maîtres ; l'Etat 
eft détruit. 

Avant cette dcftruélion , le Gouvernement 
doit par fon progrès naturel changer de forme 
& p-Urer par degrés du grand nombre au moin- 
dre. 

Les diverfes formes dont le Gouvernement 
eft fafceptible fe réduifent à trois principales. 
Après les avoir comparées par leurs avantages 
& par leurs inconvéniens , je donne la préfé- 
rence à .celle qui eft intermédiaire entre les 
deux extrêmes , & qui porte le nom d'Arifto- 
cratie. On doit fe fouvenir ici que la conftitu- 
tion de l'Etat & celle du Gouvernement font 
deux chofes très diftinftes , & que je ne les ai 
pas confondues. Le meilleur des Gouverne- 
mens eft l'ariftocratique; la pire des fouverai- 
netés eft l'ariftocratique. 

Ces difcuflîons en amènent d'autres fur la 
manière dont le Gouvernement dégénère , & 
fur les moyens de retarder la deftruftion du 
corps politique. 

Enfin dans le dernier Livre j'examine par 
K 



2U S I X I E M E 

voye de comparaifon avec le meilleur Gouver- 
nement qui aie exifté, favoir celui de Rome, la 
police la plus favorable à la bonne confutution 
èe l'Etat; puis je termine ce Livre & tout l'Ou- 
vrage par 'des recherches fur la manière dont la 
Religion peut & doit entrer comme partie con- 
ilitutive dans la compofition du corps politi- 
que. 

Que penfiez-vous, JMonfieur, en lifant cette 
analyfe courte & fidelle de mon Livre? Je le 
devine. Vous difiez en vous-même; voila l'hif- 
toire du Gouvernement de Genève. C'eft ce 
qu'ont dit à la lefture du même Ouvrage tous 
ceux qui connoiffent votre Conftitution. 

P2t en efFet, ce Contract primitif, cette ef- 
fence de la Souveraineté, cet empire des Loix, 
cette inftitution du Gouvernement , cette ma- 
nière de le reflerrer à divers dégrés pour com- 
penfcr 1 autorité par la force, cette tendance à 
l'ufurpation, ces affemblécs périodiques, cette 
adrelTe à les ôter , cette dclh-uction prochaine, 
-enfin, qui vous menace & que je voulois pré- 
venir; n'cHi-ce pas trait pour trait Tiinage de 
votre République, depuis fa naiffance jufqu'à 
ce jour? 

J'ai donc pris votre Confiitution , que je 
■trouvois belle , pour modelé des irditutions 
politiques , & vous propofimt en exemple d 
l'Europe, loin de chercher à vous détruire j'ex- 



LETTRE. 115 

pofolî les moyens de vous conferver. Cette 
Conftitution , toute bonne qu'elle eft, n'eft pas 
fans défaut; on pouvoit prévenir les altérations 
qu'elle a fouffertes, la garantir du danger qu'el- 
le court aujourd'hui. J'ai prévu ce danger, je 
Tai fait entendre, j'indiquûis des préfervatifs ; 
ctoit-ce la vouloir détruire que de montrer ce 
qu'il falloit fuire pour la maintenir ? C'étoit 
par mon attachement pour elle que j'aurois vou- 
lu que rien ne put l'altérer. Voila tout mon 
crime; j'avois tort, peut-être; mais G. l'amour 
de la patrie m'aveugla fur cet article, étoit-ce 
à elle de m'en punir? 

Comment pouvois-je tendre à renverfer tous 
les Gouvernemens, en pofant en principes tous 
■ceux du vôtre? Le fait feul détruit l'accufation. 
Puifqu'il 3' avoit un Gouvernement exiftant fur 
mon modèle, je ne tendois donc pas à détruire 
tous ceux qui exiftoient. Eh! Mo a (leur : fi je 
n'avois fait qu'un Syftême, vous êtes bien fur 
qu'on n'auroit rien dit. On fe fut contenté de 
reléguer, le Contracl Social avec la République 
de Platon l'Utopie & les Sévarambes dans le 
pays des chimères. Mais je peignois un objet 
exiftant, & l'on vouloit que cet objet changeât 
<ic face. Mon Livre portoit témoignage contre 
l'attentat qu'on allolt faire. Voila ce qu'on ne 
m'a pas pardonné. 

Mais voici qui vous paroitra bizarre. Mo» 
K 2 



^16 SIXIEME 

Livre attaque tous les Gouvernemens , & il 
n'eft piofciit dans aucun! Il en établit un feul, 
il le propofe en exemple, & c'ell d?-ns celui-là 
qu'il efl: brûlé! N'eft -il pas fiogulier que les 
Gouvernemens attaqués fe taifent , & que le 
Gouvernement reTpeclé févifle? Quoi! Le Ma- 
giftrat de Genève fe fait le protecteur des autres 
Gouvernemens contre le fien môme! Il punit 
fon propre Citoyen d'avoir préféré les Loix de 
fon pays à toutes les autres ! Cela eft-il conce- 
vable , & le croiriez -vous fi vous ne l'eufllcz 
vu ? Dans tout le relie de l'Europe quelqu'un 
s'eft-il avifé de flétrir l'ouvrage? Non; pas mê- 
me l'Etat où il a été imprimé (b). Pas mcine 
la France où les Magiftrats font là-delTus fi fe- 
veres. Y a-t-on défendu le Livre ? Rien de 
femblable; on n'a pas laiiré d'abord entrer l'é- 
dition de Hollande, mais on l'a contrefaite en 
France , & l'ouvrage y court fans difficulté. 
C'étoit donc une aft'aire de commerce à non de 
police: on préféroit le profit du Libraire de 
France au profit du Libraire étranger. Voila 
tout. 

Le Contracl Social n"a été brûlé nulle part 

(b) Dans le fort des premières clameurs caufées 
par les procédures de Paris & de Genève, le Magi- 
ftrat furpris défendit les deux Livres : nnis fur fon 
propre examen ce fagc Magiftrat a bien ciiangé de 
iêntiment , furtout quant au Contract Social. 



LETTRE. 2Tr 

qu'à Genève où il n'a pas été imprimé; le feul 
Magiftrat de Genève y a trouvé des principes 
deflruclifs de tous les Gouvernemens. A la vé- 
rité , ce Magiftrat n'a point dit quels étoient 
ces principes; en cela je crois qu'il a fort pru- 
demment fait. 

L'efFet des défenfes indifcretes efi: de n'être 
point abférvées & d'énerver la force de l'auto- 
rité. Mon Livre eft dans les mains de tout le 
inonde à Genève, & que n'eft-il -également dan-s 
tous les cœurs! Lifez-Ie, Monfieur, ce Livre 
fi décrié, mais fi nécelTaire; vous y verrez par- 
tout la Loi mife au deffus des hommes ; vous y 
verrez par tout la liberté réclamée, mais tou- 
jours fous l'autorité desloix, fans lefquelles la 
liberté ne peut exifter, & fous lefquelles on eft: 
toujours libre , de quelque façon qu'on foit 
gouverné. Par là je ne fais pas, dit- on, ma 
cour aux puiiTances : tant pis pour elles ; car 
je fais leurs vrais intérêts, fi elles favoient les 
voir &. les fuivre. Mais les palîîons aveuglciit 
les hommes fur leur propre bien. Ceux qui 
foumettent les Loix aux paillons humaines font 
ks vrais d^ftrufteurs des Gouvernemens : voila 
les gens qu'il faudroit punir. 

Les fondemens de l'Etat font les mêmes dans 

tous les Gouvernemens, & ces fondemens font 

mieux pofés dans mon Livre que dans aucun 

autre. Quand il s'agit enfuite de comparer Us 

K q 



2i8 s I X I E M E 

diverfes formes de Gouvernement, on ne peut 
éviter de pefer féparémeiK les avantages & les 
inconvéniens de chacun: c'eft ce que je crois 
avoir fait avec impartialité. Tout balancé, j'ai 
•donné la préférence au Gouvernement de mon- 
pays. Cela étoit naturel & raifonnable ; on 
m'auroit blâmé fi je ne l'eufie pas fait. Mais je 
n'ai point donné d'exclufion aux autres Gouver- 
nemem ; au contraire : j'ai montré que chacun 
avoit fa raifon-qui pouvoir le rendre préférable 
à tout autre, félon les hommes les tems & les 
lieux. Ainfi loui de détruire tous les Gou\er- 
Demens, je les ai tous établis. 

En parlant du Gouvernement Monarchique 
en particulier , j'en ai bien fait valoir l'avanta- 
ge, & je n'en ai pas non plus déguifé les dé- 
fauts. Cela eft, je penfe, du droit d'un hom- 
me qui raifonne ; & quand Je lui aurois donné 
l'exclufion , ce qu'alTurément je n'ai pas fait, 
s'enfuivroit-il qu'on dut m'en punir à Genève? 
Hobbes a-t-il été décrété dans quelque Monar- 
chie parce -que fcs principes font deîlruftifs de 
tout Gouvernement républicain , & fait -on le 
procès chez les Rois aux Auteurs qui rejettent 
& dépriment les Républiques? Le droit n'eft-il 
pas réciproque, & les Républicains ne font- ils 
pas Souverains dans leur pays comme les Rois 
le font dans le leur. Pour moi, je n'ai rejette 
aucun Gouvernement, je n'en ai méprifé aucun. 



L E T ï R E. 2ir 

En les examinant, en les comparant j'ai tenu la 
balance & j'ai calculé, les poids ; je n'ai rieiy 
fait de plus. 

On ne doit punir la raifon nulle part, ni' 
même le raifonnement; cette punition prouve- 
roit trop contre ceux qui rinipoferoient. Les 
Répréfentans ont très bien établi que mon Li- 
vre, où je ne fors pas de la théfe générale, 
n'attaquant point le Gouvernement de Genève 
& imprimé hors du territoire, ne peut être con- 
fidéré que dans le nombre de ceux qui traitent 
du droit naturel & politique, fur lefquels les 
Loix ne donnent au Confeil aucun pouvoir, & 
qui fe font toujours vendus publiquement dans 
la Ville, quelque principe qu'oiv y avance & 
quelque fenciment qu'on y foutienne. Je ne 
fuis pas le feul qui difcutant par abftraiTcion des 
queftions de politique ait pu les traiter avec 
quelque hardielTe; chacun ne le fait pas, mais 
tout homme a droit de le faire; plufieurs ufent" 
de ce droit , & je fuis le féal qu'on punilTs 
pour en avoir u(é. L'infortuné SyJnei penfoit 
comme moi ,- mais il agifToit ; c'effc pour fon 
fait & non pour fon Livre qu'il eut l'honneur 
de verfer fon fang. Akhufius en Allemagne- 
s'attira des ennemis, mais on ne s'avifa pas de 
le pourfaivre criminellement. Locke , Mon- 
tefqciieu, l'Abbé de Saint Pierre ont traité les- 
mèines matières, & fouvcnt avec la même li« 
K 4 



220 SIXIEME LETTRE. 

berté tout au moins. Locke en particiilfer les 
a traitées exaclcment dans les mêmes principes 
que moi. Tous trois font nés fous des Rois , 
ont vécu tranquilles & font morts honorés dar.s 
leurs pays. Vous favez comment j'ai été tiaitré 
dans le mien. 

Auiïî foyez fur que loin de rougir de ces 
flétriffiircs je m'en glorifie, paifqu'elles ne fer- 
vent qu'à mettre en évidence le motif qui me 
les attire , & que ce motif n'eft que d'avoir 
bien mérité de mon pays. La conduite du Con- 
feil envers moi m'afflige , fans doute, en rom- 
pant des nœuds qui m'étoient fi chers; mais 
peut-elle m'avilirv Non, elle m'élève, elle me 
met au rang de ceux qui ont foufiert pour h 
li'berté. Mes Livres, quoi qu'on faffe, porte- 
ront toujours témoignage d'eux-mêmes, (5; le 
tiaitement qu'ils ont reçu ne fera que fauver 
de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'être 
brûlés après eux. 

Fin de la première Partie^ 




LET- 



LETTRES 



E C Pv I TE 3 DE LA 



MONTAGNE. 

SECONDE PARTIE. 
SEPTIEME LETTRE,. 



V< 



ous m'aurez trouvé difFu s, Monfieur; mais' 
il falloit l'ôtre, & les fujets que j'avois à trai- 
ter ne fe difcutent pas par des épigrammes. 
D'ailleurs ces fujets m'éloignoient moins qu'il' 
ne femble de celui qui vous intéreffe. En par- 
lant de moi je penfois à vous; & votre quef- 
tion tenoic fi bien à la mienne, que l'une eft 
déjà réfolue avec l'autre, il ne me reilc que la 
conféquence à tirer. Par tout où l'innocence 
n'eft pas en fureté, rien n'y peut être: par tout 
où les Loix font violées impuriéjnent, il n'y. a- 
plus de liberté. 

Cependant comme on peut féparer l'intérêt' 
i^'un particulier de celui du public, vos idées 
for ce point font encore incertaines ; vous per- 
K 5 



222 SEPTIEME 

filiez à vouloir que je vous aide à les fixer. 
Vous demandez quel efl: l'dtat préfent de votre 
République , & ce que doivent faire fes Ci- 
toyens V Il efl plus càîé de répondre à !a pre- 
mière qneflion qu'à l'autre. 

Cette preifiiere queflion vous embarraTe (à- 
'rement moins par elle-même que p.'.r les folu- 
tions contradictoires qu'on lui donne autour de 
vous. Des Gens de très bon fens vous dlfcnt; 
nous fomnies le plus libre de tous les peuples, 
& d'autres Gens de très bon fens vous difent ; 
nous vivons fous le plus dur efclavage. Lef- 
t]ue]s ont rsifon, me demandez - vous ? Tous, 
Monfieur; mais à difTérens égards : une diflinc- 
tion très fimple les concilie. Rien n'efl plus 
libre, que votre état légitime ; rien n'efl plus 
fervile que votre état aftucl. 

Vos loix ne tiennent leur autorité que de 
vous ; vous né reconnoilTez que celles que 
vous faites ; vous ne payez que les droits que 
vous impofez ; vous élifez les Chefs qui vous 
gouvernent; ils n'ont droit de vous juger que 
pair des formes prefcrites. En Confeil général 
vous êtes Légiflateurs , Souverains , inJépen* 
dans de toute puifTance humaine ; vous ratifiez 
les traités, vous décidez de la paix & de la 
guerre; vos Magiflrats eux-mêmes vous traitent 
de Magnifiques , très honorés cif fonveraiùs Sei- 
gneurs. Voila votre liberté : voici votre fervi- 
tude. 



L E T T îî' E^ 2'23 

te corps charge de l'exécution de vos Lois 
en eft riPiterprete & l'arbitre fupreme; il les 
fait parler comme il lui plait; 11 peut les faire 
taire ; il peut même les violer fans que vous 
puilîîez y mettre ordre ; il efl au defTus des 
Loix. 

Les Chefs que vous élifez ont, indépendam- • 
ment de votre choix , d'autres pouvoirs qu'ils 
ne tiennent pas de vous, & qu'ils étendent aux 
dépends de ceux qu'ils en tiennent. Limités 
dans vos élections à un petit nombre d'hom- 
mes , tous dans les mêmes principes & tous- 
animés du même intérêt, vous faites avec un^ 
grand appareil un choix de peu d'importance.- 
Ce qui impoitero't dans cette affaire feroit de 
pouvoir rejetter tous ceux entre lefquels on 
■vous force de choifir. Dans une élection libre 
en apparence vous êtes fi gênés de toutes parts 
que vous ne pouvez pas même élire un pre- 
mier Syndic ni un Syndic de la Garde: le Chef 
de la République & le Commandant de la Place 
ne font pas à votre choix. 

Si l'on n'a pas le droit de mettre fur vou.'î 
de nouveaux impôts , vous n'avez pas celui de 
rejetter les vieux. Les linances de l'Etat font 
fur un tel pied que fans votre concours elles 
peuvent fuffire à tout. On n'a donc jamais 
befoin de vous ménager dans cette vue , & 
vos droits à cet égard fe réduifent à ètie 
K 6 



224 SEPTIEME: 

exempts en partie & à n'être jamais nëceflairesv 

Les procédures qu'on doit fiiivre en vous ju- 
geant font prefcrites ; mais quand le Confeil 
veut ne les pas fuivre perfonne ne peut l'y con- 
traindre, ni l'obliger à réparer les irrégularités 
qu'il commet. Là-defllis je fuis qualifié pour 
•. faire preuve , & vous favez fi je fuis le feul. 

En Confeil général votre fcuveraine pui(rr.n- 
ce eft enchaînée : vous ne pouvez agir que 
quand il plait à vos Magiftrats, ni parler que 
quand ils vous interrogent. S'ils veulent même 
•ne point affembler de Confeil général , votïc 
autorité votre exiftcnce eft anéantie , fans que 
vouspuifllcz leur oppofer que de vains murniu- 
les qu'ils font en pofleiHon de méprifcr. 

Enfin fi vous êtes Souverains Seigneurs dr.ns 
î'aflemblée , en fortant de -là vous n'êtes plus 
xien. Quatre heures par an Souverains fubor- 
donnés, vous êtes fujets le rcrte de la vie & 
livrés fans réferve à la difcrétion d'autrui. 

11 vous eft arrivé, Meflîeurs , ce qu'il arri- 
ve à tous les Gouvcrnemens femblables au vô- 
tre. D'abord la puifiance Légifiative & la puif- 
fance executive qui conftitucnt la fouverainesé 
n'en font pas diftinfccs. Le Peuple Souverain 
veut par lui-même, & par lui-même il fait ce 
qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce con- 
cours de tous à toute chofe force le Peuple Sou 
Terain de charger quelques-uns de fcs membre 



LETTRE. 22^ 

rf'eiécuter fes volontés. Ces Officiers , après 
avoir rempli leur commiffion en rendent comp- 
te, & rentrent dans la commune égalité. Peu- 
à-peu ces commiiïlons deviennent fréquentes, 
enfin permanences. Infenfiblement il fe forme 
lin corps qui agit toujours. Un corps qui agit 
toujours ne peut pas rendre compte de chaque 
acte: il ne rend plus compte que des princi- 
paux ; bientôt il vient à bout de n'en rendre 
d'aucun. Plus la puilTance qui agit eft aftive, 
plus elle énerve la puilfance qui veut. La vo- 
lonté d'hier efl: cenfée être aufîl celle d'aujour- 
d'hui ; au lieu que l'adte d'hier ne difpenfe pas 
d'agir aujourd'hui Enfin l'inaflion de la puiC 
fance qui veut la foumet à la puiflance qui exé- 
cute; celle-ci rend peu-à-peu fes aoTiions indé- 
pendantes, bientôt fes volontés: au lieu d'agir 
pour la puiffance qui veut , elle agit fur elle. 
Il ne refte alors dans l'Etat qu'une puiffanie 
agilTante, c'efl l'executive. La puiflance exe- 
cutive n'eft que la force , & où règne la feule 
force l'Etat efl: dilTout. Voila, Monfieur, com- 
ment périflent à la lin tous les Etats démocrati- 
ques. 

Parcourez les annales du vôtre , depuis- le 
tems où vos Syndics , Amples procureurs éta* 
blis par la Communauté pour vaquer à telle ou 
telle affaire, lui rendoient compte de leur Com- 
miffion le chapeau bas , & rcntroicnt à l'inflant 
K 7 



216 SEPTIEME 

dans l'ordre des particuliers, jufqu'à celui ok- 
ces mêmes Syndics , dédaignant les droits de - 
Chefs & de Juges qu'ils tiennent de leur c'ec- 
tion , leur préfèrent le pouvoir arbitraire d'un 
corps dont la Communauté n'élit point les mem- 
bres , & qui s'établit au defTus d'elle contre les 
Loix: faivez les progrès qui féparent ces deux 
termes, vous connoitrez à quel point vous en 
êtes & par quels dégrés vous y êtes parvenus. 

Il y a deux-fîécles qu'un Politique auroit pii 
prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit; I'ln« 
ftitution que vous formez eO: bonne pour le 
préfent , & mauvaife pour l'avenir ,• elle ell 
bonne pour établir la liberté publique , mau» 
vaife pour la conferver, & ce qui fait mainte- 
nant votre fureté fera dans peu la matière de 
vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent tel- 
lement l'un dans l'autre, que du moindre dé- 
pend l'activité du plus grand, font en équilibre 
tant que l'action du plus grand efl: néceflaire & 
que la Légiflation ne peut fe paflTer du Légilla- 
teur. Mais quand m-\Q fois l'étabiiirement fera 
fait , le corps qui l'a formé manquant de pou- 
voir pour le maintenir, il faudra qu'il tombe 
en ruine, & ce feront vos Loix mêmes qui eau- 
feront votre deftrufdon. Voila précifément ce 
qui vous eO: arrivé. C'cft , fauf la difpropor- 
tion, la chute du Gouvernement Polonois par 
l'extrémité contraire. La coni.ulucioji de la 



LETTRE, 217: 

République de Pologne n'efl: bonne que pour 
un Gouvernement où il n'y a plus rien à faire. 
La vôtre, au contraire, n'eft bonne qu'autann 
que le Corps légiflatif agit toujours. 

Vos Magiftiats ont travaillé de tous les tems- 
& fnns relâche à faire pafler le pouvoir fuprê- 
me du Confeil génf^ral au petit Confeil par la 
gradation du Deux -Cent ; mais leurs eiTorts 
ont eu des efFets difFérens, félon la manière 
dont ils s'y font pris. Prefque toutes leurs en- 
treprifes d'éclat ont échoué , parce qu'alors 
ils ont trouvé de la réfidance, & que dans un 
Etat tel que le vôtre, la réfiftance publique eft 
toujours fùre , quand elle eft fondée fur les- 
Loix. 

La raifon de ceci eil évidente. Dans tout 
Etat la Loi parle où parle le Souverain. Or 
dans une Démocratie où le Peuple eft Souve* 
rain,qur;nd les divifions inteftines fufpendent 
toutes les formes & font taire toutes les auto-- 
rités , la fienne feule demeure , & où fe porte 
alors le plus grand nombre,, là réfidela Loi & 
Fautorité. 

Que fi les Citoyens & Bourgeois réunis ne 
font pas le Souverain, les Confeils fans les Ci- 
toyens & Bourgeois le font beaucoup moins en- 
core, puifquils n'en font que la moindre par- 
tie en quantité. Sitôt qu'il s'agit de l'autorité 
fuprcme, tout reotre à Genève dans l'égalité^ 



22ff S E P '? I E M E 

felon les termes de l'Edit. Que tous foîjiit cm- 
tem en degré de Citnyens ^ Bourgeois , fans voh- 
loir Je préférer ^ s'attribuer quelque autorité (f 
Seigneurie par dejfus Us autres. Hors du Con- 
feil général, il n'y a point d'autre Souverain 
que la Loi, mais quand- la Loi même eft atta- 
quée par fcs Minières , c'eft- au Légiflateur à 
la foutenir. Voila ce qui fait que partout où 
rcgne une véritable liberté, dans les entrepri- 
fes marquées le Peuple a prefque toujours l'a- 
vantage. 

Mais ee n'eft pas par des entreprifcs mac- 
quées que vos Magiftrats ont amené les chofos 
au poiiJt où elles font; c'cft par deô efl'orts mo- 
dérés & continus, par des changemens prefque 
infenfibles dont vous ne pouviez prévoir la 
Gonféquence, &. qu'à peine môme pouviez-voits 
remarquer. 11 n'eft pas poflîble au Peuple de 
fc tenir fans cefTe en garde contre tout ce qui 
fe fait, & cette vigilance lui tourneroit même 
à reproche. On l'accuferoit d'être inquiet & 
remuant , toujours prêt à s'allarmer fur des 
riens. Mais de ces riens-là fuç lefquels on <c 
tait, le Confeil fait avec le toms faire quelque 
chofe. Ce qui fe paffe aduellemcnt fous vos 
yeux en efl: la preuve. 

Toute l'autorité de la République réfide dans 
les Syndics qui font élus dans le Confeil géné- 
ral.. Ils y. prêtent ferment parce qu'il eft leur 



LETTRE. 2ip 

feul Supéritur , & ils ne le prêtent que dans 
ce Confeil , parce que c'eft à lui feul qu'ils doi- 
vent compte de leur conduite, de leur fidélité 
à remplir le ferment qu'ils y ont fait. Ils ju- 
rent de rendre bonne & droite juftice ; ils foi^t 
les feu! s Magiflrats qui jurent cela dans cette 
affemblée, parce qu'ils font les feuls à qui ce 
droit foit conféré par le Souverain (a) , & qui 
l'exercent fous fa feule autorité. Dans le juge- 
ment public des criminels ils jurent encore feuls 
devant le Peuple, en fe levant (b) & hauflant 
leurs bâtons, C\' avoir fait droit jugement , Jans 
haine ni faieur , priant Dieu de les punir s'ils oni 
fait au contraire; & jadis les fentences crimi- 
nelles fe rendoient en leur nom feul, fans qu'il 



(a) Il n'eîï conféré à leur Lieutenant qu"en fous' 
ordre, ■& c'efl; pour cela qu'il ne prête point fer- 
ment en Confeil génén:l. Mais, dit l'Auteur des 
Lettres, le fermefit que prêtent les mtmbres du Confeil 
ejl il moins obliga-oire, ^ l'exécution des engagcmens- 
eontra&es avec la divinisé même dcpend-elie du lieu 
dans lequel on les contrciEtc? Non , fans doute, mais 
s'enfuit - il qu'il foit indiffèrent dans quels lieux &. 
dans quelles mains le ferment foit prêté , & ce 
choix ne marque-t -il pas ou par qui l'autorité elV 
conférée , ou à qui Ton doit compte de l'ufage qu'oia 
en fait? A quels hommes d'Etat avons-nous à faire 
s'il faut leur dire ces chofes-là? Les ignorent- ils , 
ou s'ils feignent de les ignorer? 

(b) Le Confeil cil: préfent aulU, mais fes mem- 
bres ne jurent point & demeurent affis.. 



î-jQ SEPTIEME 

fut fait mention d'autre Confeil que de celui 
des Citoj'ens, comme on le voit par la fonten- 
ce de IMorelli ci-devant tranfcrite, & par celle 
de Valentin Gentil rapportée dans les opufcules 
ëe Calvin. 

Or vous fentez bien que cette pui (Tance ex- 
clufive, ainfi reçue immédiatement du Peuple , 
gêne beaucoup les prétentions du Confeil. Il 
ell: donc naturel que pour fe délivrer de cette 
dépendance il tâche d'afFoibllr peu-à-peu l'au- 
torité des Syndics, de fondre dans le Confeil 
la jurifdiclion qu'ils ont reçue , & de tranfmct- 
tre infenfiblement à ce corps permanent, dont 
le Peuple n'élit point les membres , le pouvoir 
grand mais pafTager des Magiftrats qu'il élit. 
Les Syndics eux-mêmes, loin de s'oppofer à 
ce changement doivent auflj le favorifer; parce 
qu'ils font Syndics feulement tous les quatre 
ans, & qu'ils peuvent même ne pas l'Itre; au 
lieu que, quoi qu'il arrive, ils font Confeillers 
toute leur vie , le Grabcau n'étant plus qu'un 
vain cérémonial (c). 

(c) Dans la première Inftiturion , les quatre Syn- 
dic> nouvellement élus & les qua:re anciens Syn.lics 
rejettolent tous les ans huit membres des feize ref- 
tans du petit Confeil & en propofoient huit nou- 
veaux, lefquels paiToient cndiite aux fulFrages des 
Deux-Cens , pour ctrc admis ou rejettes. ?\lais in- 
fenriûlemcnt on ne rejctta des vieux Confeillers que 



lettre; 231. 

Cela gagné, rélet^ion des Syndics devien- 
dra- de iTivîme une cérémonie tout auffî vaine 
que l'cfE déjà la tenus des Confeiis généraux, 
& le petit Confeil verra fort paifiblement les 
exclurions ou préférences que le Peuple peut 
donner pour le Syndicat à Tes membres , lorf- 
que tout cela ne décidera plus de rien. 

Il a d'abord pour parvenir à cette fin un 
grand moyen dont le Peuple ne peut connoi- 
tre; c'ef^ la police intérieure du Confeil, dont, 
qLioi.]ue réglée par les EJits , il peut diriger 



ceux dont la conduite avoit donné prife au blâme, 
& lorfqj'i's avoicnt commis quelque faute grave, on 
n'attcndoic pas les élections pour les punir ; mais 
on les mettoit d'abovd en prifon, & on Jeur faifoit 
leur procès comm.e au dernier particulier. Par cet- 
te règle d'anticiper le chitiment & de le rendre fé- 
vcrc , les Coiifcillers reliés étant tous irréprocha- 
bles ne donnoient aucune prife à l'exclufion : ce 
qui changea cet ufage en la formalité cérémonieufe 
& vaine (]ui porte aujourd'hui le nom de Grabeau. 
Admirable effet des Gouvernemens libres , où les 
ufnrpations mêmes ne peuvent s'établir qu'à l'appui " 
de la vertu ! 

Au refte le droit réciproque des deux Confeiis 
empécheroit feul aucun des deux d'ofer s'en fervir 
fur l'autre i'mon de concert avec lui , de peur de 
s'expùfer aux répréfailles. Le Grabeau ne fert pro- 
prement qu"à les tenir bien unis contre la bourgeoi- 
fie , & à faire fauter l'un par l'autre les membres^ 
qui n'auroient pas l'efprit du corps. 



232 SEPTIEME 

la forme à Ton gré (d) , n'ayant aucun furveiî- 
lanc qui l'en empêche; car quant au Procureur 
général , on doit en ceci !e compter pour rien 
(c). Mais cela ne fulîît pas encore ; il faut ac- 
eoutumer le Peuple même à ce tranfport de ju.- 
rifdiction. Pour cela on ne commence pas par 
ériger dans d'importantes affaires des Triba- 
naux compofés des feuls Confeillcrs, mais on en 
érige d'abord de moins remarquables fur des 

(^) C'efl ainfi que de.; Tannée 1655 le petit Con- 
feil & le Deux-Cent établirent dans leurs Corps la 
balote & les billets , contre l'Edit. 

(e) Le Procureur général, établi pour être l'hom- 
me de la Loi, nefl- que l'homme du Confeil. Deux 
caufes font prefque toujours exercer cette charge 
contre l'efprit de fou inllitution. L'une ell le vice 
de rinftitu'ion même qui fait de cette Magiilrntu- 
re un degré pour parvenir au Confeil: au lieu 
qu'un Procureur général ne devoit rien voir au 
delTus de fa place & qu'il devoit lui être interdit 
par la Loi d'afpirer à nulle autre. La féconde cau- 
fe ell l'imprudence du Peuple qui confie cette 
charge à des hommes apparentés dans le Confeil, 
ou qui font de familles en pollellion d'y entrer, 
fans confiJérer qu'ils ne manqueront pas ainfi d'em- 
ployer contre lui les armes qu'il leur donne poiu: 
fa défenfe. J'ai oui des Genevois dillinguer l'hom- 
me du peuple d'avec l'homme de la Loi , comuic 
fi ce n'étoit pas la même chofe. Les Procureurs gé- 
néraux devroient être durant leurs fix ans les Chefs 
de la Bourgcoifie , & devenir fon confeil apiès ce- 
la: mais ne la voila- 1- il pas bien protégée & bien 
confeillée, & n.'a.-t-elle pas fort à fe féliciter de- 
fon choix? 



L R T T R E. 233 

objets peu intéreiTans. On fait ordinairement 
préfider ces Tribunaux par un Syndic auquel 
on fubftitue quelquefois un ancien Syndic, puis 
nn Confeiller , fans que perfonne y fade atcen. 
tion ; on repette fans bruit cette manœuvre juf. 
qu'à ce qu'elle fiiffe ufage,- on la tranfporte 
au criminel. Dans une occafion plus impor» 
tante on érige un Tribunal pour juger des Ci- 
toyens. A la faveur de la Loi des récufations 
on fait préfider ce Tribunal par un Confeil- 
ler. Alors le Peuple ouvre les yeux & mur- 
mure. On lui dit, dequoi vous plaignez-vous? 
Voyez les exemples; nous n'innovons rien. 

Voila, Monficur, la politique de vos Ma- 
giftrats. Ils font leurs innovations peu -à -peu, 
lentement, fans que perfonne en voye la con- 
féqiien-ce ; & quand enfin l'on s'en apperçoit 
& qu'on y veut porter remède, ils crient qu'on 
veut innover. 

Et voyez, en effet, fans fortir de cet exem- 
ple, ce qu'ils ont dit à cette occafîon. 115 
s'appuyoient fur la Loi des récufations : on 
leur répond; la Loi fondamentale de l'Etat 
veut que les Citoyens ne foient jugés que par 
leurs Syndics. Dans la concurrence de ces 
deux Loix celle-ci doit exclure l'autre; en pa- 
reil cas pour les obferver toutes deux on de- 
vroit plutôt élire un Syndic ad a£lum. A ce 
mot, tout eil perdu! Un Syndic ad a^uml 



o32^ SEPTIEME 

innovation! Pour moi, je ne vois rien là da 
fi nouveau qu'ils difenc: fi c'eft le mot, on 
•s'en.fert tous les ans <iux éleftions; & û c"eil 
la chofe, elle eft encore inoins nouvelle; puif- 
que les premiers Syndics qu'ait eu la Ville 
n'ont été SynJics qu'ai aùum: lorfque le Pro- 
cureur général eft recufable, n'en faut -il pas 
un autre fli aîium pour faire fes fonctions; & 
les adjoints tirés du Deux - Cent pour rem- 
plir les TrFbunaux., que font - ils autre chofs 
que dos Confeillers ad actmn? Quand un nou- 
vel abus s'introduit ce n'e.T: point innover que 
■d'ypropoffr un nouveau renie Je; au contrai- 
re , c'eft chercher à rétablir les chofes fur 
Tancien pied. Mais ces Mciîîeurs n'aiment 
point qu'on fouille ainfi dans les antiquités de 
leur Ville: Ce n'eft que dans celles de Car- 
tilage & de Rome qu'ils permettent de chercher 
l'explication de vos Loix. 

Je n'entreprendrai point le parallèle de cel- 
les de leurs entreprifes qui ont manqué & de 
celles qui ont réufïï: quand il y auroit corn- 
pcnfation dans le nombre , il n'y en auroit 
point dans l'effet total. Danj une entrcprife 
exécutée ils gagnent des forces; dans une en- 
treprifc manquéc ils ne perdent que du tems. 
Vous , au contraire , qui ne cherchez & ne 
pouvez chercher qu'à maintenir votre conftitu- 
tion , quand vous perdez, vos pertes font réel- 



L E T T R E. £35 

îe<; , & quand vous gngnez, vous ne .gagnez 
iien. Dans un progrès de cette efpece com- 
ment eCpérer de relier au même point? 

De toutes les époques qu'ofFre à méditer 
rhli1:oire inftruftive de votre Gouvernement, 
la plus remarquable par fa caufe & la plus iin* 
portante par fon' effet , eH: celle qui a produit 
le règlement de la IMédiation. Ce qui donna 
lieu primitivemient à cette célebie époque fut 
une entreprife indifcrete , faite hors de tems 
par vos Mngiftrats. Avant d'avoir affez affer- 
mi leur puilfance ils voulurent ufarper le droit 
de mettre des impôts. l\u lieu de réferver ce 
coup pour le dernier l'avidité le leur fit porter 
avant les autres , & précifément après une 
commotion qui n'étoit pas bien aflbupie. Cette 
faute en attira de plus grandes, difficiles à ré- 
parer. Comment de fi fins politiques ignoroient- 
ils une maxime aufîî fimple que celle qu'ils 
choqueront en cette occafionV Par tout pays le 
peuple ne s'appcrçoit qu'on attente à fa liberté 
que lorfqu'on attente à fa. bourfe; ce qu'auflî 
les ufurpateurs adroits fe gardent bien de faire 
que tout le relie ne foit fait. Ils voulurent 
renverfer cet ordre & s'en trouvèrent mal (/). 

(/■) L'objet des impôts étab'is en 1716 étoit la 
dépcinfe des nouvelle? fortifications: Le plan de 
ces nouvelles fortilications éioit iminenfc & il a été 
exécuté en partie. De li vaflcs fortifications reu- 



126 S E P T I E M E 

Les fuites d,c cette affaire produinrent les niou- 
▼emens de 173.;. &. l'aiFreux complot qui en fut 
le fruit. 

Ce fut une féconde faute pire que la pre- 
mière. Tous les avantages du tcms font pour 
eux; ils fe les ôtent dans les entreprifes bruf- 
ques, & mettent la machine dans le cas de fe 
remonter tout d'un coup; c'eft ce qui faillit ar- 
river dans cette affaire. Les événemens qui 
précédèrent la Médiation leur firent perdre un 
fiécle & produifircnt un autre effet défavorable 
pour eux. Ce fut d'apprendre à l'Europe que 
cette Bourgeoifie qu'ils avoient voulu détruire 
& qu'ils peignoient comme une populace effré- 
née , Rivoit garder dans fcs avantages la mo- 
dération qu'ils ne connurent jamais dans les 
leurs. 

Je ne dirai pas fi ce recours à la Médiation 
doit être compté comme une troifieme faute. 
Cette Médiation fut ou parut offerte; fi cette 
oftVe fut réelle ou follicitée c'eft ce que je 
ne puis ni ne veux jpénétrer: je fais feulement 

que 

doicnt néceffaire ime groffc garnifon , (5: cette groTe 
gariiifon avoit pour but de tenir les Citoyens & 
Bourgeois fous le joug. On parvcnoit par cette 
voye à former à leurs dépends les fers qu'on leur 
préparoit. Le projet étoit bien lié , mais il mar- 
choic dans un ordre rétrograde. Aulîî n'a -t -il pu 
réuflir. 



LETTRE, 237 

que tandis que vous couriez le plus grand dan- 
ger tout garda le filence, & que ce filence ne 
fut rompu que quand le danger paffa dans l'au- 
tre parti. Du rede, je veux d'autant moins im- 
puter à vos Magiltrats d'avoir imploré la Mé- 
diation, qu'ofer même en parler ell; à leurs yeux 
le plus grand des crimes. 

Un Citoyen fe plaignant d'un emprifonne* 
ment illégal injufte & deshonorant, demandoit 
comment il falloit s'y prendre pour recourir i 
la garantie. Le Magillrat auquel il s'adrelFoic 
ofa lui répondre que cette feule propofition 
méritoit la mort. Or vis-à-vis du Souverain le 
crime feroit auflî grand & plus grand, peut-être, 
de la part du Confeil que de la part d'un fimpls 
particulier; & Je ne vois pas où l'on en peut 
trouver un digne de mort dans un fécond re- 
cours , rendu légitime par la garantie qui fut 
l'effet du premier. 

Encore un coup , je n'entreprends point de 
difcuter une queftion fi délicate à traiter & lî 
dilHcile à rcfoudre. J'entreprends fimplemeut 
d'examiner, fur l'objet qui nous occupe, l'état 
de votre Gouvernement, fixé ci -devant par le 
régleoient des Plénipotentiaires, mais dénaturé 
maintenant par les nouvelles entreprifes de vos 
Magiftrats. Je fuis obligé de faire un long cir- 
cuit pour aller à mon but, mais daignez œc fui- 
vre , & nous nous ictrouverons bien, 
L 



238 S E P T I E M E 

Je n'ai point la témérité de vouloir critiquer 
ce règlement; au contraire, j'en admire la fa- 
geffc & j'en refpefte l'impartialité. J'y crois 
voir les intentions les plus droites & les difpo- 
fîtions les plus judicieufes. Quand on fait com- 
bien de chofes étoient contre vous dans ce mo- 
ment critique , combien vous aviez de préjugés 
à vaincre, quel crédita furmontcr, que de faux 
expofés à détruire; quand on fe rappelle avec 
quelle confiance vos adverfaires comptoient vous 
écrafcr par les mains d'autrui , l'on ne peut 
qu'l'onorer le zèle la confiance & les talens de 
vos défenfeurs, l'équité des Puiflances média, 
triées & l'intégrité des Plénipotentiaires qui ont 
confommé cet ouvrage de paix. 

Quoi qu'on en puifle dire, l'Edit de la Mé- 
diation a été le falut de la République , & 
quand on ne l'enfreindra pas il en fera la con- 
feivation. Si cet Ouvrage n'efl pas parfait en 
lui-même, il l'eft relativement; il l'efi: quant 
aux tems aux lieux aux circonftances , il ell 
le meilleur qui vous put convenir. Il doit vous 
tire inviolable & facré par prudence, quand il 
ne le feroit pas par néceffité, & vous n'en de- 
vriez pas ôter une Ligne, quand vous feriez les 
maîtres de l'anéantir. Bien plus, la raifon même 
qui le rend néceffaire, le rend nécefTaire dans 
fon entier. Comme tous les articles balancés 
forment l'équilibre, un fcul article altéré le 



LETTRE. Î39 

détruit. Plus le règlement eft utile, plus il fe- 
roit nuifible ainfî mutilé. Rien ne feroit plus 
dangereux que plufieurs articles pris féparément 
& détachés du corps qu'ils afFermiflent. Il vau- 
droit mieux que l'édifice fut rafé qu'ébranlé. 
•LaifTez ôter une feule pierre de la voûte , & 
vous ferez écrafés fous fes ruines. 

Rien n'efl: plus facile à fcntir par l'examen 
des articles dont le Confeil fe prévaut & de 
■ceux qu'il veut éluder. Souvenez- vous , Mon- 
fieur, de l'efprit dans lequel j'entreprends cet 
examen. Loin de vous confeiller de toucher 
à l'Edit de la Médiation, je veux vous faire 
fentir combien il vous importe de n'y lailTer 
porter nulle atteinte. Si je parois critiquer 
quelques articles, c'efl: pour montrer de quel- 
le conféquence il feroit d'ôter ceux qui les rec- 
tifient. Si je parois propofer des expédiens qui 
ne s'y rapportent pas , c'eft pour montrer la 
mauvaife foi de ceux qui trouvent des difficul- 
tés infurmontables où rien n'eft plus aifé que 
de lever ces difficultés. Après cette explication 
j'entre en matière fans fcrupule, bien perfua. 
dé que je parle .à un Romme trop équitable 
pour me prêter un delTein tout contraire a^i 
mien. 

Je fens bien que fi je m'adreffois aux étran- 
gers il conviendroit pour me faire entendre 
de commencer par un tableau de votre. coniïi- 
L t 



24Ô SEPTIEME 

tution ; mais ce tableau Te trouve dcja trace 
fuffifamment pour eux danis rarticle Genève de 
M. d'AlemlDert , & un expofé plus détaillé fe- 
roit fuperflu pour vous qui conhoifTez vos Loix 
politiques mieux que moi-même, ou qui du 
moins en avez vu le jeu de plus près. Je me 
borne donc à parcouiir les articles du règle- 
ment qui tiennent à là quellion pré fente & qui 
peuvent le mîeuk èri fournir la folution. 

Dès le pretrier' je vois votre Gouvernement 
compofé de cinq ordres fubordonnés mais in- 
dcpendans, c'eft-à-dire cxiflans néceflairement, 
dont aucun ne peut donner atteinte aux droits 
& attributs d'un autre, & dans ces cinq ordres 
je vois compris le Confeil général. Dès -là je 
vois dans chacun des cinq une portion particu- 
lière du Gouvernement; mais je n'y vois point 
la PuifTance cônftitutive qui les établit, qui les 
lie, & de laquelle 'ils dépendeiftt tous : je n'y 
vois point le Souverain. Or dans tout Etat poli- 
tique il faut'UTie PuifTance fuprôme, un centre 
du tout fe rapf)brte ', 'un' prinèîpe d'où tout dé- 
rive, un Souverain qui'pliilTe tout. 

Figurez-vous, Mohfieur, que quelqu'un vous 
rendait compte" de la cdfi'ftitution de l'Angleter- 
re vous parle ainfi. „ Le Gouvernement de la 
„ Grande Bretagne eft compofé de quatre Or- 
„ dres dont aucun ne peut attentei' aux droits 
„ & artfributions dcsaiitres;' favoir, le Roi, la 



LETTRE. 242 

'y, Qiambre haute, la Chambre baffe, & le Par- 
,, lement ", Ne diriez -vous pas à l'inftantj 
vous vous trompez: il n'y., a que trois Ordres, 
Le Parlement qui, lorfque te- Roi y fiége, les 
comprend tous , n'en cil pas un quatrième : il 
cft le tout; il eil le pouvoir unique & fuprê- 
me duquel chacun tire fon exiftence & fes 
droits. Revôtu de l'autorité légiflative, il peut 
.changer même la Loi fondamentale en vertu de 
laquelle chacun de ces ordres exille; il le peut, 
à de plus , il l'a fait. 

Cette réponfe ell jufte, l'application en efl 
claire; & cependant il y a encore cette diffé- 
rence que le Parlement d'Angleterre n'efl: fou- 
verain qu'en vertu de la Loi & feulement par 
attribution & députation. Au lieu que le Con- 
feil général de Genève n'eft établi ni député 
de perfonne; il efl: fouveraîn de fon propre 
chef: il efl la Loi vivante & fondamentale 
qui donne vie & force à tout le refle, & qui 
ne connoit d'autres droits que les liens. Le 
Confeil général n'cfl: pas un ordre dans l'Etat ,,il: 
ell l'Etat même. 

. • L'Article fécond porte que les Syndics ne" 
pourront être pris que dans le Confeil des 
Vingt cinq. Or les Syndics font des Magillrats 
annuels que le peuple élit & choifit, non feule- 
ment pour être fes juges, mais pour ctre fes 
Pr-oteiJljurs aw befoin contre les membres per- 



242 SEPTIEME 

pétuels des Confcils, qu'il ne choifit pas (g"). 
L'effet de cette rcfl:ri6lion dépend de h dif- 
férence qu'il y a entre l'autorité des membre* 
du Confeil & celle des Syndics. Car (i la dif- 
férence n'eft très grande, & qu'un Syndic n'ef- 
time plus fon autorité annuelle comme Syndic 
que fon autorité perpétuelle comme Confeiller, 
cette éleftion lui fera prefque indifférente; il 
fera peu pour l'obtenir & ne fera rien pour la 
juftifier. Quand tous les membres du Confeil 
animés du même efprit fuivront les mêmes 
maximes , le Peuple , fur une conduite commu- 
ne à tous ne pouvant donner d'exclufîon à per- 
Yonne, ni choifir que des Syndics déjà Confeit- 
'1ers , loin de s'affurer par cette éleflion des Pa- 
trons contre les attentats du Confeil, ne fera 



(g) En attribuant la nomination des membres du 
petit ConfeiL au Deux- Cent rien n'étoit plus aifé 
que d'ordonner cette attribution félon la Loi fon- 
damentale. Il fuffifoit pour cela d'ajouter qu'on ne 
pourroit entrer au Confeil qu'après avoir été Audi- 
teur. J)e cette manière la gradation des charges 
étoit mieux obfervée, & les trois Confeils concou- 
roient au choix de celui qui fait tout mouvoir; ce 
qui étoit non feulement important mais indifpen fa- 
ble, pour maintenir l'unité de la conllitution. Les 
Genevois pourront ne pas fentir l'avantage de cette 
claufe, vu que le choix des Auditeurs ed: aujour- 
d'hui de peu d'effet; mais on l'eut confidéré bien 
dilVéremmcnt quand cette cbarj^e fut devcDue la 
fcule porte du Conft;il. 



LETTRE. 243 

que donner au Confeil de nouvelles forces pour 
opprimer la liberté. 

Quoique ce même choix, eut lieu pour l'or- 
dinaire dans l'origine de l'inftitution , tant qu'il 
fut libre il n'eut pas la même conféquence. 
Quand le Peuple nommoit les Confeillers lui- 
même, ou quand il les nommoit indireéteraent 
par les Syndics qu'il avoit nommés, il lui étoit 
indifférent & même avantageux de choifir fes 
Syndics parmi des Confeillers déjà de fon choix 
(^}, & il étoit fage alors de préférer des chefs 
déjà verfés dans les affaires: mais une confîdé- 
ration plus importante eut dû l'emporter au- 
jourd'hui fur celle-là. Tant il eft vrai qu'un 



Qf) Le petit Confeil dans fon origine n'étoit 
qu'un choix fait entre le Peuple , par les Syndics 
de quelques Notables ou Prud- hommes pour leur 
fervir d'Affeffeurs. Chaque Syndic en choifilToit 
quatre ou cinq dont les fonctions finiiroicat avec 
les fiennes : quelquefois même il les changeoit du- 
rant le cours de fon Syndicat. Henri dit l'Ej'pagne 
fut le premier Confeiller à vie en 1487, & il fut 
établi par le Confeil général. Il n'étoit pas méms 
nécclfaire d'être Citoyen pour remplir ce poftc. La 
Loi n'en fut faite qu'à l'occalîon d'un certain Mi- 
chel Gurilét de Thonon, qui ayant été mis du Con- 
feil étroit, s'en fit chaffcr pour avoir ufé de mille 
fineffes ultramontaines qu'il apportoit de Rome oii 
il avoit été nourri. Les Magiftrats de la Ville, alors 
vrais Genevois & Pères du Peuple, avoient toutes 
ces fubtilités en horreur. 

L 4 



a,â SEPTIEME 

même ufage a des effets différens par les chau- 
gemens des ufages qui s'y rapportent, & qu'ea 
cas pareil c'eft innover que n'innover pas ! 

L'Article III. du Règlement eftleplus confidd- 
rable. Il traite du Confeil général légitimement 
aflfemblé : il en traite pour fixer les droits & 
attributions qui lui font propres, & il lui en 
rend plufieurs que les Confeils inférieurs a- 
▼oient ufurpés. Ces droits en totalité font 
grands &. beaux, fans doute; mais première- 
ment ils font fpécifiés, & par cela foui limités; 
ce qu'on pofe exclud ce qu'on ne pofc pas, 
& même le mot limités efl: dans l'Article. Or il 
cft de l'elTence de la Puiffancc Souveraine de 
ne pouvoir être limitée : elle peut tout ou elle 
îi'efl: rien. Comme elle contient éminemment 
toutes les puilTances avives de l'Etat & qu'il 
n'exifte que par elle, elle n'y peut reco'nnot. 
tre d'autres droits que les Tiens & ceux qu'elle 
communique. Autrement les pofTeffeurs de ces 
(Jroits ne feroicnt point partie du corps politi • 
que,' ils lui feroient étrangers par ces droits 
qui ne feroient pas en lui, & la perfonne mo- 
rale manquant d'unité s'évanouïroit. 

cette limitation même eft pofitive en ce qui 
concerne les Impôts. Le Confeil Souverain 
lui-même n'a pas le droit d'abolir ceux qui étoit 
établis avant 1714. Le voila donc à cet égard 
fournis à une puilTance fupérieure. Quelle eft 
cette Puidance ? Le 



£. E T T R E. 2-45 

Le pouvoir Légiflitif confifte en deux cho- 
fes infcpiiables : faire les Lois & les maliiCe- 
nîr; 'CVlt - à - dire , avoir inrpectrpn' fur le pou- 
Toir exécutif. H n'y a point d'Etat au monde 
où le Souverain n'ait , cette infpeftion. Sans 
cela toute liaifon toute fubordination man- 
quant entre ces deux pouvoirs , le /dernier 
ne dépenJroit point de l'autre; l'exécution n'aa-- 
roit aucun rapport néccfûiirc aux Loix; la Loi 
ne feroit qu'un mot, & ce mot' ne fignifieroit 
rien. Le Confeil général eut de tout tems ce 
droit de protection fur fon propre ouvrage , il 
l'a toujours exercé; Cependant il n'en cft point 
parlé dans cet article , & s'il, n'y étoic fuppléé' 
d'ans un autre, par ce feul fiknce votre Etat fc-- 
roît renverfé. Ce point ell important & j'y re-- 
viendrai ci -après. 

Si vos droits font bornés d'un côté dans cet" 
Article, ils y foiit étendus de l'autre par les 
paragraphes 3 & 4: lîiais cela fait -il compeu- 
fation ? Par les principes établis dans le Con- 
Xïzti Social , on voit que malgré l'opinion com»- 
mune, les alliances d'Etat à Etat, les déclara- 
tions de Guerre & les traités de paix ne fouc 
pas des aflcs de fouveraincfé mais de Gouver- 
nement, & ce fentiment eft conforme à l'ufage 
des Nations qui ont le mieux connu les vrais 
principes du Droit politique. L'exercice exté- 
rieur de la PuilTance ne convient point au Pei»-- 
E s 



146 SEPTIEME 

pie; les grandes maximes d'Etat ne font pas k 
fa portée; il doit s'en rapporter là-deffus à 
fes chefs qui, toujours plus éclairés que lui 
fur ce point , n'ont guère intérêt à faire au 
dehors des traités défavantageux à la patrie; 
l'ordre veut qu'il leur laifle tout l'éclat extérieur 
'& qu'il s'attache uniquement au folidc. Ce qui 
.importe effcncicllcinent à chaque Citoyen, c'eft 
.'i'obfervation des Loix au dedans, la propriété 
"des biens, la fureté des particuliers. Tant que 
,tout ira bien fur ces trois points, lailTez les 
'Confeils négocier & traiter avec l'étranger; 
,06 n'eft. pas delà que viendront vos dangers 
ks plus à craindre. C'eft autour des individus 
qu'il faut raffembler les droits du Peuple, & 
ijuand on peut l'attaquer féparément on le fub- 
juguc toujours. Je pourrois alléguer la fagefle 
des Romains qui , laiiTant au Sénat un grand 
pouvoir au dehors le forçoient dans la Ville 
à refpecler le dernier Citoyen; mais n'allons 
pas fî loin chercher des modèles. Les Bour- 
geois de Neufchâtel fe font conduits bien plus 
fagement fous leurs Princes que vous fous vos 

Magiftrats (0- ^'s "^ fo"' ^^ ^^ P^'^ "i î* 
guerre, ils ne ratifient point les traités; mais 
ils jouîflent en fureté de leurs franchifes; & 



- (t) Ceci foit dit en mettant à part les abus, 
qu'aflurémcnt je fuis bien éloigné d'approuver. 



LETTRE. 247 

comme la Loi n'a point préfumé que dans une 
petite Ville un petit nombre d'honnêtes Bour- 
geois feroient des fcélérats , on ne reclame point 
dans leurs murs, on n'y eonnoit pas même l'o- 
dieux droit d'emprifonner fans formalités. .Chez 
vous on s'eft toujours laiffé féduire à l'apparen- 
ce, & l'on a négligé l'eflenciel. On s'efl: trop 
occupé du Confeil général, & pas affez de fes 
membres: il falloit moins fonger à l'autorité, 
& plus à la liberté. Revenons aux Confeils 
généraux. 

Outre les Limitations de l'Article III, les 
Articles V & VI en offrent de bien plus étran- 
ges. Un corps fouverain qui ne peut ni fe 
former ni former aucune opération de lui - mê- 
me, &. foumis abfolumcnt, quant à fon aflivi- 
té & quant aux matières qu'il traite, à des tri- 
bunaux fubalternes. Comme ces Tribunaux 
n'approuveront certainement pas des propofi- 
tions qui leur feroient en particulier préjudicia- 
bles, fi l'intérêt de l'Etat fe trouve en conflit 
avec le leur le dernier a toujours la préférence , 
parce qu'il n'efl: permis au Lcgiflateur de con- 
noître que de ce qu'ils ont approuvé. 

A force de tout foumcttre à la règle on dé- 
truit la première des règles , qui eft la juftice 
& le bien public. Quand les hommes fentiront- 
ils qu'il n'y a point de défordre aufîî funefte 
que le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pen- 
L 6 



248 SEPTIEME 

fcut y reméd er? Ce pouvoir eft lui-même le 
pire de touô les défordres : employer un tel 
moyen pour les prévenir , c'efl tuer les gens 
afin qu'ils n'aient pas la fièvre. 

Une grande Troupe formée en tumulte peut 
faire beaucoup de mal. Dans une affcmblce 
Bombreufe, quoique régulière, fi chacun peut 
dire & propofer ce qu'il veut , on perd bien 
du tems à écouter des folies & l'on peut être 
en danger d'en faire. Voila des vérités incon- 
teflables ; mais eft-ce prévenir l'abus d'une ma- 
nière raifonnable, que de faire dépendre cette 
ûfTemblée uniquement de ceux qui voudroient 
l'anéantir, & que nul n'y puiiTe rien propofer 
«]ue ceux qui ont le plus grand intérêt de lui- 
•nuire? Car, Monfieur; n'eil-cepas exadlcmeut 
là l'état des chofes , & y a-t-:l un feul Genevois 
qui puifle douter que fi l'cxidence da Confcil 
général dépendoit tout -à- fait du petit Confeil, 
le Confcil général ne fut pour jamais fuppri- 
mé? 

Voila pourtant le Corps qui fcul convoque 
ecs afTcmblées & qui feul y propofe ce qu'il lui 
plait: car pour le Deux -Cent il ne fait que ré- 
j)étcr les ordres du petit Confeil, & quand une 
fois celui ci fera délivré du Confeil général le 
Deux-Cent ne rcmbarrafiora gneres; il ne fera 
que fuivre avec lui la foutc qu'il a frayée avec 

fOUS.. 



LETTRE.. 24^ 

Or qu'ai je à craindre d'un fupûicur inco- 
mode dont je n'ai jamais befoin, qui ne peut 
fe montrer que quand je le lui permets , ni ré- 
pondre que quand je l'interroge? Quand je l'ai 
réduit à ce point ne puis -je pas afen regarder 
comme délivré ? 

Si l'on dit que la Loi de l'Etat a préveim 
l'abolition des Confcils généraux en les rendant' 
néceiïaires à l'élecflion des A^îagidrats & à la 
fanftion des nouveaux Editsj.je réponds, quant 
au premier point, q'^ic toute la force du Gou- 
vernement étant pafTée des mains des Magiftrats 
élus par le Peuple dans celles du petit Confeil 
qu'il, n'élit point & d'où- fe tirent les principaux 
de ces Magifïrats , l'éleclion & raffemblée ok 
elle fe fait ne font plus qu'une vaine formalité 
fans confiftance, & que des Confeils généraux, 
tenus pour cet unique objet peuvent être regar- 
dés comme nuls. Je réponds encore que par 
le tour que prennent les chofes il feroit même 
aifé d'éluder ccLte Loi fans que le cours des af- 
faires en fut arrêté : car fuppofons que , foit 
par la rejcction de tous les fujets pré fentes , foit 
fous d'autres prétextes, on ne procède point à 
l'éle'fcion des Syndics, le Confeil, dans lequel 
leur jurifdicbion fe fond infenfiblemcnt, ne Te- 
xercera-t-il pas à leur défaut, comme il l'exerce 
dès à préfent indépendamment d'eux? N'ofe-t- 
©n £»as déjà vous dire que le petit Confdl, mè- 
L 7 



2^0 SEPTIEME 

me fans les Syndics, cfi: le Gouvernement? 
Donc fans les Syndics l'Etat n'en fera pas moins 
gouverné. Et quant aux nouveaux Edits , je 
réponds qu'ils ne feront jamais alTez néceffaires 
pour qti'à l'aide des anciens & de fes ufurpa- 
tions, ce môme Confeil ne trouve aifément le 
moyen d'y fuppléer. Qui fe met au deffus dos 
anciennes Loix peut bien fe paJer des noa-, 
velles. 

Toutes les mefures font prifes pour que vos 
Aiïemblées générales ne foient jamais néceflai» 
rcs. Non feulement le Confeil périodique in- 
ftitué ou plutôc rétabli (k) l'an 1707. n'a jamais 
été tenu qu'une fois & feulement pour l'abo- 
lir (/) , mais par le paragraphe 5 du troifieme 



(k) ces Confeils périodiques font auiîî anciens 
que la Légiflation, comme on le voit par le dernier 
Article de l'Ordonnance eccicfialtique. Dans celle 
de 1576 imprimée en 1735 ces Confeils font fixés 
de cinq en cinq ans; mais dans l'Ordonnance de 
1561 imprimée en 1562 ils étoient fixés de trois en 
trois ans. 11 n'cft pas raifonnable de dire que ces 
Confeils n'avoient pour objet que la letlure de cette 
Ordonnance, puifque l'iraprefTion qui en fut faite 
en même teins donnoit à chacun la facilité de la li- 
re à toute heure à fon aife , fans qu'on eut belbin 
pour cela feul de l'appareil d'un Confeil général. 
Malheureufement on a pris grand foin d'effacer bien 
des traditions anciennes qui fcroient maintenant 
d'un grand ufage po.ir récIairciiTcment des Edits. 

(0 J'examinerai ci-après cet Edit d'abolition. 



LETTRE. î5i 

Article du règlement il a été pourvu fans vous 
& pour toujours aux frais de l'adminiftration. 
Il n'y a que le feul cas chimérique d'une guerre 
indirpenfuble où le Confeil général doive abfo- 
lument être convoqué. 

Le petit Confeil pourroit donc fupprimer ab« 
folument les Confeils généraux fans autre in- 
convénient que de s'attirer quelques -répréfcn- 
tations qu'il effc en pofleinon de rebuter , ou 
d'exciter quelques vains murmures qu'il peut 
méprifer fans rifque; car par les articles VIL 
XXIIL XXIV. XXV. XLIII. toute efpece de 
réfillance efl: défendue en quelque cas que ce 
puilTe être, & les refTources qui font hors de 
la conftitution n'en font pas partie & n'en cor- 
rigent pas les défauts. 

Il ne le fait pas, toutefois, parce qu'au fond 
cela lui efl très indifférent, & qu'un fîmulacre 
de liberté fait endurer plus patiemment la fervi- 
tude. Il vous amufe à peu de frais, foit par 
des élections fans conféquence quant au pou- 
voir qu'elles confèrent & quant au choix des 
fujets élus, foit par des Loix qui paroilTent im- 
portantes, mais qu'il a foin de rendre vaines, 
en ne les obfervant qu'autant qu'il lui plait. 

D'ailleurs on ne peut rien propofer dans ces 
alTemblées, on n'y peut rieg difcuter, on n'y 
peut délibérer fur rien. Le petit Confeil y 
piéflde, & par lui-uicme, & par les S/ndics 



-Si SEPTIEME' 

qui n'y portent que rcfprit du corps. .Là-mime 
il eft MnginirrLt encore & makre de fon Souv(i- 
'ta'tt. N'eft-il pns coîitre toute rai fon que le 
corps exécutif règle la police du corps Légina- 
fif , qu'il lui prcfcrive les matières dont il doit 
çonnoître, qu'il lui inter.îifo le droit d'opinef, 
& qu'il exerce fu puifuuice abfolue jufques dans 
les actfs faits pour la contenir? 

Qu'un corps fi no:nbreux (w) ait befoin de 



(m) Lcb Confei's généraux étoient autrefois très 
fréquens à Genève, &. coût ce qui le fiàfoit de quel- 
que* impmtance y étoit porté. En 1707 M. le Syn- 
dic Chouet difoit dans une harangue devenue célè- 
bre que de cette frérjuence venoit jadis la foibleilc 
& le malheur de l'Etat ,' nous verrons bientôt ce 
qu'il en faut croire. Il infifte aufîî fur l'extrême aug- 
mentation du nombre des membres, qui rendroit 
aujourd'hui, cette fréquence impoflible , affirmant 
qu'autrefois cette alTembiée ne paflbit pas deux a 
trois cents, & qu'elle eu à préfent de treize à qua- 
torze cents. Il y a des deux côtés beaucoup d'e- 
xagération. 

Les plus anciens Cbnfeils généraux étaient au 
moins de cinq à fix cents membres; on feroit peut, 
être bien embarraffé d'en citer un feuî qui n'ait été 
que de deux ou trois cents. - En 1420 on y en 
compta 720 ftip ilans pour tous les autres, & peu 
de tcms après on reçut encore plus de deux cents- 
Bou-.g'--ois. 

Quoique la Ville de Genève foit devenue plus 
commerçante & p'us riche , elle n'a pu devenir 
beaucoup p'us peui?!ée , les fortifications n'ayant pas 
permis d'aggrmidir i'tJiceintc de fws liiUis & ayant- 



LETTRE. 25^ 

police & d'ordre, je l'accorde : Mais que cette 
police &: cet ordre ne rcnverfent pas le but de 



fait rafer fes fjuixîiourgs. D'ailleurs , prefque fans 
territoire & à la merci de fes voiilns pour fa fubfif- 
tance , elle nauroit pîi s';.ggrandir fans s'aftoiblir. 
En 1401 on y compta treize cents feux faifant au 
moins treize mille âmes. Il n'y en a gueres plus 
de vii-gt mille aujourd'hui; rapport bien éloigné de 
celui de 3 à 14. Or de ce nombre il faut déduire 
encore celui des natifs , habitans , étrangers , qui 
r'cRirert pas au Confeil général ; nombre fort aug- 
menté relativement à celai des Bourgeois depuis le 
refuge des François & le progrès de l'induftrie. 
Quelques Confeils généraux font allés de nos jours 
à quatorze & même à quinze cents ; mais communé- 
ment ils n'approchent pas de ce nombre; fi queU 
ques-uns même vont à treize, ce n'eft que dans des 
orcafions critiques où tous les bons Citoyens croi- 
roient manquer à leur ferment de s'abfenter , & où 
les Magiftrats , de leur c^té , font venir du dehors 
leurs cliens pour favori fer leurs manœuvres ; or ces 
manœuvres , incoimucs au quinzième fiécle n'exi- 
geoicnt point alors de pareils expédiens. Généra- 
lement le nombre ordinaire roule entre huit à neuf 
cents; quelquefois il relie au-deffous de celui de 
l'an 1420 , furtout lorfque l'affemblée fe tient en 
été & qu'il s'agit de chofes peu importantes. J'ai 
moi-même afillîté en 1754 à un Confeil général qui 
n'étoit certainement pas de fcpt cents membres. 

Il réfulte de ces di\erfes considérations que, tout 
balancé, le Confeil gérerai efl: à -peu -près au'our- 
d'hui, quant au nombre, ce qu'il étoit il y a dQvx 
ou trois fiécles, ou du moins que la diitérence cil 
peu confidérable. Cependant tout le mor.de y par- 
loit alors ', la police & la décence qu'on y voit.ré- 



254 SEPTIEME 

foti inftitution. Eft-ce donc une chofe plus- 
difficile d'établir la règle fans fervitude encre 
quelques centaines d'hommes naturellement gra- 
ves & froids , qu'elle ne l'étoit à Athènes, 
dont on nous parle, dans l'alTemblée de plu- 
lîeurs milliers de Citoyens emportés bouillans 
& prefque effrénés ; qu'elle ne l'étoit dans la 
Capitale du monde , où le Peuple en corps 
exerçoit en partie la Puiffance executive , & 
qu'elle ne l'eft aujourd'hui même dans le grand 
Confeil de Venife , auflî nombreux que votre 
Confeil général ? On fe plaint de l'impolice 
qui règne dans le Parlement d'Angleterre ; & 
toutefois dans ce corps compofé de plus de fept 
cents membres , où fe traitent de fi grandes af- 
faires, où tant d'intérêts fe croifent, où tant 
de cabales fe forment , ou tant de têtes s'é- 
chaufFent, où chaque membre a le droit de par- 
ler, tout fe fait, tout s'expédie, cette grande 
Monarchie va fon train; & chez vous où les 
intérêts font fî fimples fi peu compliqués , où 
l'on n'a , pour ainfî à régler que les affaires 
d'une famille , on vous fait peur des orages 
comme fî tout alloit renverfer ! Monfieur, la 



gner aujourd'hui n'étoit pas établie. On crioit quel- 
quefois ; mais le peuple étoit libre , le Magirtrat 
refpcclé , & le Confeil s'alfembloit fréquemment. 
Donc M. le Syndic Chouet accufoit faux, &raifon- 
noit mal. 



LETTRE. 255 

police de votre Confeil général eft la chofe du 
monde la plus facile; qu'en veuille fîncérement 
l'établir pour le bien public, alors tout y fera 
libre & tout s'y paflera plus tranquillement 
qu'aujourdhui. 

Suppofons que dans le Règlement on eut 
pris la méthode oppofée à celle qu'on a fuivie ; 
qu'au lieu de fixer les Droits du Confeil général 
on eut fixé ceux des autres Confeils , ce qui 
par là -même eut montré les fiens ; convenez 
qu'on eut trouvé dans le feul petit Confeil un 
àflemblage de pouvoirs bien étrange pour un 
Etat libre & démocratique, dans des chefs que 
le Peuple ne choiût point & qui relient en place 
toute leur vie. 

D'abord l'union de deux chofcs par-tout ail- 
leurs incompatibles ; favoir , l'adminiftration 
des affaires de l'Etat & l'exercice fuprôme de 
la juftice fur les biens la vie & l'honneur des 
Citoyens. 

Un Ordre, le dernier de tous par fon rang 
& le premier par fa puilTance. 

Un Confeil inférieur fans lequel tout eft 
mort dans la République ; qui propofe feul, 
qui décide le premier, & dont la feule voix, 
même dans fon propre fait, permet à fes fupé- 
lieurs d'en avoir une. 

Un Corps qui reconnoit l'autorité d'un autre , 
& qui feul a la nomination des membres de ce 
corps auquel il eft fubordooné. 



2.^6 SEPTIEME 

Un Tiibunal fuprême duquel on appelle; o\s 
bien au contraire, un Juge inférieur qui préfi- 
de dans les Tribunaux fupérieurs au fien. 

Qui , après avoir fiégé comme Juge inférieur 
dans le Tribunal dont oii appelle, non feiile- 
.ment va fiéger comme Juge fuprôme dans le 
Tribunal où eft appelle, mais n'a dans ce Tri- 
bunal fupicine que les collègues qu'il s'eft lui< 
■même choifis. 

Un Ordre , enîîn , qui feul a fon activité 
.propre, qui donne à tous les autres la leur, 6c 
qui dans tous foutenant les réfolutions qu'il a 
prifes, opine deux fois & vote trois (»). 



(/O Dans un Etit qui fe gouverne en Répabll- 
.qjLie ôc où l'on parle la langue françoife , il faudroit 
fc faire un langage à part pour le Gouvernement. 
Par exîmple , Ddikrcr , Opiier , Voter, font trois 
chofes très différentes & que les François ne dillin- 
guent pas alfez. Délibtrer , c'ell pcfer le pour ik. 
le contre ; Opimr c'ell dire fon avis & le motiver,; 
Foter c'ert: donner fon fufTrage, quand il ne rcfte 
plus qu'à recueillir les voix. On met d'abord là ma- 
tière en délibération. Au premier tour on opiné; 
on vote au derioier. Le^ rribunaux ont par xout à- 
"peu-près les mOmes formes, mais comme dans les 
'Monarchies le p-.ib:ic n'a p'is bi'foin d'en apprendre 
les termes, ils relient confacrés au Barteau. ' G'ell 
par une autre iuexaclituJe de la Langue en ces ma- 
tières que M. de Montefquieu , qui la fa voit (î 
bien , n'a p is Uiiiré de dire toujours la Fiiiffance exé- 
cutrice, bleffanc ainfi l'analogie, & faifuit adjectif 
le mot exécuteur qai eft fublîantif. . Ç'eil la mC*u\e 
faute {|ue s'il eut dit; le Fouvoir Icgiflateur, 



LETTRE. 257 

X.'appel du petit Confcil au Deux Cent cd: un 
véritable jeu d'enfant. C'efl une farce en poli- 
tique, s'il en fut jamais. Aulîl n'appeUc-t-oj-i 
pas proprement cet appel un appel ; c'efl: une 
graqe qu'on implore en juftice, un recours eti 
caflation d'arrêt ; on ne comprend pas ce que 
c'eft. Croit -on que fi le petit Confcil n'eut 
bien fenti que ce dernier recours étoit fans 
conféquence , il :S'en fut volontairement dé- 
pouillé comme il fit? Ce défîntéreffement n'efl: 
pas dans fes maximes. 

Si les jugemens du petit Confeil ne font pas 
toujours confirmés en Deux-Cent, c'eft dans les 
affaires particulières & contradiétoires oii il 
n'importe guère au Magiflrat laquelle des deux 
Parties perde ou gagne fon procès. Mais dans 
les atFaîreâ qu'on pourfuit d'office , dans toute 
affaire où le Confeil lui-niême prend intérêt, 
le Deux- Cent réparc-t-il jamais fes injuftices, 
protege-t-il jamais l'opprimé , ofe t-il ne pas 
confirmer tout ce qu'a fait le Confeil, ufa-til 
jamais une feule fois avec honneur de fon droit 
de faire grâce ? Je rappelle à regret des tems 
dont la' mémoire' eft terrible & nécefTaire. Un 
Citoyen que le Confeil immole à fa vengeance 
a recours au Deux -Cent; l'infortuné s'avilit 
jufqu'à demander grâce ; fon innocence n'efl 
ignorée de perfonne ; toutes les règles ont été 
violées dans fon procès : la grâce cû refufie. 



258 SEPTIEME 

& l'innocent périt. Fatio fentit fî bien l'inuti- 
lité du recours au Deux -Cent qu'il ne daigna 
pas s'en fcrvir. 

Je vois clairement ce qu'eft le Deux- Cent i 
Zurich , à Berne, à Fribourg & dans les autres 
Etats ariflocrntiques ; mais je ne faurois voir 
ce qu'il efl: dans votre Conflitution ni quelle 
place il y tient. Eft-ce un Tribunal fupérieur? 
En ce cas, il eft abfurdc que le Tribunal infé- 
rieur y fiége. Ell-ce un corps qui répréfentc 
le Souverain ? En ce cas c'efl: au Répréfenté 
de nommer fon Répréfentant. L'établilTement 
du Deux -Cent ne peut avoir d'autre fin que de 
modérer le pouvoir énorme du petit Confell; 
& au contraire , il ne fait que donner plus de 
poids à ce môme pouvoir. Or tout Corps qui 
agit conftamment contre l'efprit de fon Inftitu- 
tion eft mal inftitué. 

Que fert d'appuyer ici fur des chofes notoi- 
res qui ne font ignorées d'aucun Genevois ? Le 
Deux-Cent n'eft rien par lui-môme; il n'eft que 
le petit Confeil qui reparoit fous une autre 
forme. Une feule fois il voulut tâcher de fe- 
couer le joug de fes maîtres & fe donner une 
exiftence indépendante, & par cet unique effort 
l'Etat faillit être renverfé. Ce n'eu qu'au feul 
Conleil général que le Deux -Cent doit encore 
une apparence d'autorité. Cela fe vit bien clai- 
lemcnt dans l'époque dont je parle, & cela fe 



LETTRE. ^S9 

verra bien mieux dans la fuite, fi le petit Con- 
feil parvient à fon but : ainfi quand de concert 
avec ce dernier le Deux-Cent travaille à dépri- 
mer le Confeil général , il travaille à fa propre 
ruine, & s'il croit fuivre les brifées du Deux- 
Cent de Berne , il prend bien groffiérement le 
change; mais on a prefque toujours vu dans ce 
Corps peu de lumières & moins de courage, & 
cela ne peut gaere être autrement par la maniè- 
re dont il ell rempli Ço). 

Vous voyez, Monfieur, combien au lieu de 
fpéciiier les droits du Confeil Souverain, il eue 
été plus utile de fpécifîer les attributions des 



(o) Ceci s'entend en général & feulement de l'cf- 
prit du corps: car je fais qu'il y. a dans le Deux- 
Cent des membres très éclairés & qui ne' manquent 
pas de zèle : mais incelTamment fous les yeux du 
petit Confeil , livrés à fa merci fans appui fans ref- 
fource, & fentant bien qu'ils feroicnt abandonnés 
de leur Corps, ils s'abfliennent de tenter des dé- 
marches inutiles qui ne feroient que les compromet- 
,tre & les perdre. La vile tourbe bourdonne & 
triomphe. Le fage fe tait & gémit tout bas. 

Au refte le Deux-Cent n'a pas toujours été dans 
le difcrédit où il efi: tombé. Jadis il jouît de la con- 
fidératioij publique & de la confiance des Citoyens: 
auflî lui laiffoient - ils fans inquiétude exercer les 
droits du Confeil général , que le petit Confeil tacha 
dès lois d'attirer à lui par cette voye indirefte. Nou- 
velle preuve de ce qui fera dit plus bas , que la 
}iourgeoi(ie de Genève efi: peu remuante & ne 
cherche guère à s'intriguer des aliaires d'Etat. 



2ÏÎ0 SEPTIEME 

corps qui lui font fubordonnés , & fa-ns aller 
plus loin, vous voyez plus évidemment eiicore 
que, par la force de certains articles pris fépa» 
parement, le petit Cojifeil eft l'arbitre fuprc- 
nie des Loix &. par elles du fort de tous les 
particuliers. Quand on confiderc les droits des 
Citoyens & Bourgeois affcmblés en Confeil gc*> 
néral , rien n'efl: plus brillar^t; Mais confîdirez 
hors de -là ces mêmes Citoyens & Bourgeois 
comme individus; que font ils, que deviennent 
îls ? Efclaves d'un pouvoir arbitraire, ils font 
livrés fans défenfe à la merci de vingt -cinq 
Defpotes ; les Athéniens du moins en avoient 
trente. Et que dis -je vingt- cinq V Neuf fufS- 
fent pour un jugement civil , treize pour un 
jugement criminel (p). Sept ou huit d'accord 
dans ce nombre vont être pour vous autant de 
Déccmvirs ; enaore les Décemvirs furent- ils 
élus par le peuple ; au lieu qu'aucun de ces 
juges n'eft fle votre choix; & l'on appelle cela 
Être libres! 

(/)) Edits civils Tit. I. Art. XXXVI. 




HUI- 



LETTRE, iCr 

^^^^^■.^^^^?^'^^^^^,^^^^ 
HUITIEME LETTRE. 

J'ai tiré, Monfieur , l'examen de votre Goii. 
veriiemeiic préfent du Règlement de la Média- 
tion par lequel ce Gouvernement eft fixé,* mais 
loin d'imputer aux Médiateurs d'avoir voulu 
vous réduire en fervitude, je prouverois aifé- 
ment au contraire, qu'ils ont rendu votre fitua- 
tion meilleure à plufieurs .égards qu'elle n'étoi6 
avant les troubles qui vous forcèrent d'accepter 
leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville en 
armes; tout étoit à leur arrivée dans un état de 
crife & de confufion qui ne leur permettoit pas 
de tirer de cet état la régie de leur ouvrage. 
Ils font remontés aux tems pacifiques , ils ont 
étudié la conftitution primitive de votre Gou- 
vernement ; dans les progrès qu'il avoit.déja 
fait, pour le remonter il eut fallu le refondre: 
la raifon l'équité ne permettoient pas qu'ils 
vous en donnaffent un autre, & vous ne l'au- 
riez pas accepté. N'en pouvant donc ôter les 
défauts, ils ont borné leurs foins à l'affermir 
tel que l'àvoient laiffé vos percs ; ils l'ont cor- 
rigé môrae en divers points, & des abus que je 
viens de remarquer , il n'y en a pas un qui 



46* H U I T I E M E 

n'exifcfit dans la République longtems avant que 
les Médiateurs en euffent pris connoiflance. Le 
Teul tort qu'ils feinblenc vous avoir fait a été 
d'ôter au Légiflateur tout exercice du pouvoir 
exécutif & lufage de la force à l'apui de la 
juftice ; mais en vous donnant une reiTource 
auflî fîire & plus légitime , ils ont changé ce 
mal apparent en un vrai bienfait: En fe ren- 
dant garants de vos droits ils vous ont difpenfés 
de les défendre vous-mêmes. Eh! dans la mi- 
fere des chofes humaines quel bien vaut la peine 
d'être acheté du fang de nos frères? La liberté 
même eft trop chère à ce prix. 

Les Médiateurs ont pu fe tromper , ils é« 
toicnt hommes; mais ils n'ont point voulu vous 
tromper ; ils ont voulu être jullcs. Cela fe 
voit, même cela fe prouve; & tout montre, en 
cfFet, que ce qui eft équivoque ou dcfectueux 
dans leur ouvrage vient fouvent de néceffité, 
quelquefois d'erreur , jamais de mauvaife vo- 
lonté. Ils avoient à concilier des chofes pref- 
que incompatibles, les droits du Peuple & les 
prétentions du Confeil, l'empire des Loix & la 
puilTancc des hommes, l'indépendance de l'E- 
tat & la garantie du Règlement. Tout cela ne 
pouvoit fe faire fans un peu de contradiction , 
& c'efl: de cette contradiction, que votre Magi- 
ftrat tire avantage, en tournant tout en fa fa- 
veur, &: faifant fervk la moitiéde vos Loix à 
violer l'autre. 



LETTRE. 163 

Il eH: clair d'abord que le Règlement lui -mê- 
me n'eft point une Loi que les Médiateurs 
aycnt voulu impofer à la République , mais 
feulement un accord qu'ils ont établi entre fes 
membres, & qu'ils n'ont par conféquent porté 
nulle atteinte à fa fouveraineté. Cela eft clair, 
dis-je, par l'Article XLIV,qui lailTe au Confeil 
général légitimement alTemblé le droit de faire 
aux articles du Règlement tel changement qu'il 
luiplait. Ainfi les Médiateurs ne mettent point 
leur volonté au deffus de la fîenne, ils n'inter- 
viennent qu'en cas de divifion. C'efl: le fens de 
l'Article XV. 

Mais de là réfulte auflî la nullité des réfer- 
ves & limitations données dans l'Article III aux 
droits & attributions du Confeil général : car 
fi le Confeil général décide que ces réferves & 
limitations ne borneront plus fa puiffance, el- 
les ne la borneront plus ; & quand tous les 
membres d'un Etat fouverain règlent fon pou- 
voir fur eux-mêmes , qui efl: ce qui a droit de 
s'y oppofer? Les exclufions qu'on peut inférer 
de l'Article III ne fignilieiit donc autre chofe , 
finon que le Confeil général fe renferme ùans 
leurs limites- jufqu'à ce qu'il trouve à propos 
de les pafler. 

C'eft ici l'une des contradiélions dont j'ai 
parlé, & l'on en démêle aifément la cau^'e. Il 
étoit d'ailleurs bien difficile aux Plénipotentiai- 
M 2 



f6i HUITIEME 

res pleins des maximes de Gouvernemens toitt 
difFérens , d'approfondir affez les vrais princi- 
pes du vôtre. Ltt Conftitution démocratique a 
jufqu'à préfent été mal examinée. Tous ceux 
qui en ont parlé, ou ne la connoifToient pas, 
ou y prenoient trop peu d'intérêt, ou avoient 
intérêt de la préftnter fous un faux Jour. Au- 
cun d'eux n'a fuffifamment diftingué le Souve- 
rain du Gouvernement, la Puiffance légidative 
de l'executive. Il n'y a point d'Etat où ces 
deux pouvoirs foient fi féparés, & où l'on ait 
tant afFefté de les confondre. Les uns s'ima- 
ginent qu'une Démocratie efl: un Gouvernement 
où tout le Peuple eft Magiftrat & Juge. D'au- 
tres ne voyent la liberté que dans le droit d'é- 
lire fes chefs , & n'étant fournis qu'à des Prin- 
ces , croyent que celui qui commande eft tou- 
jours le Souverain. La Conftitution démocra- 
tique eft certainement le Chef-d'œu\Te de l'art 
politique: mais plus l'artifice en eft admirable, 
moins il appartient à tous les yeux de le péné- 
trer. N'eft-il pas vrai, Monfieur, que la pre- 
mière précaution de n'admettre aucun Confeil 
général légitime que fous la convocation du pe- 
tit Confeil , & la féconde précaution de n'y 
foufFrir aucune propofition qu'avec l'approba- 
tion du petit Confeil , fuffifoient feules pour 
maintenir le Confeil général dans la plus entiè- 
re dépendance ? La troifieme précaution d'y 



LETTRE. 2^s; 

régler la compétence des matières étoit donc la 
choie du monde la plus fuperfiue; & quel eut: 
été l'inconvénient de laiSer au Confeil général 
la plénitude des droits fuprômes, puifqu'il n'en 
peut faire aucun ufage qu'autant que le petit 
Confeil le lui permet? En ne bornant pas les 
droits de la Puiffance fouveraine on ne la ren- 
doit pas dans le fait moins dépendante & l'on' 
évicoit une contradiction : ce qui prouve que 
c'eft pour n'avoir pas bien connu votre Con- 
ftitution qu'on a pris des précautions vaines en; 
elles-mêmes & contradiftoires dans leur objet. 

On dira que ces limitations avoient feule- 
ment pour fin de marquer les cas où les Con- 
feils inférieurs feroient obligés d'afTembler le 
Confeil général. J'entens bien cela; mais n'ë- 
toit - il pas plus naturel & plus fimple de mar- 
quer les droits qui leur étoient attribués à eux- 
mêmes, & qu'ils pouvoient exercer fans le con- 
cours du Confeil général? Les bornes étoîent- 
elles moins fixées par ce qui eft au deçà que 
par ce qui eft au delà , & lorfque les Confeils 
inférieurs vouloient paflTer ces bornes,, n'eft-il 
pas clair qu'ils avoient befoin d'ê.tre autorifés? 
Par là, je l'avoue, on mettoit plus en vue tant 
de pouvoirs réunis dans les mêmes mains , 
mais on préfentoit les objets dans leur jour 
véritable, on tiroit de la nature de la chofc 
le moyen de fixer les droits refpeclifs des 
M 3 



%te HUITIEME 

divers corps , & l'on fauvoit toute contradic- 
tion. 

A la vérité l'Auteur des Lettres prétend que 
le petit Confeil étant le Gouvernement même 
doit exercer à ce titre toute l'autorité qui n'eft 
pas attribuée aux autres corps de l'Etat; mais 
c'eft fuppofer la fienne antérieure aux Edits; 
c'efl: fiippoTer que le petit Confeil, fource pri- 
jnitive de la puiflance , garde" ainfi tous les 
droits qu'il n'a pas aliénés. Reconnoiflez vous, 
Monfieur, dans ce principe celui de votre Con- 
ftitution ? Une preuve fi curieufe mérite de 
nous arrêter umnoment. 

Remarquez d'abord qu'il s'agit là (a) du pou- 
voir du petit Confeil, mis en oppofition avec 
celui des Syndics , c'eftà-dire , de chacun de 
ces deux pouvoirs féparé de l'autre. L'Edit 
parle du pouvoir, des Syndics fans le Confeil, 
il ne parle point du pouvoir du Confeil fans 
les Syndics ; pourquoi cela? Parce que le Con- 
feil fans les Syndics eft le Gouvernement. 
'ÎDonc le filence môme des Edits fur le pouvoir 
du Confeil loin de prouver la nullité de ce 
pouvoir en prouve l'étendue. V^oila , fans dou- 
te , une conclufion bien neuve. y\dmettons- 
la toutefois , pourvu que l'antécédent foit 
prouvé. 



(a) Lettres écrites de la Campagne page (5<5. 



LETTRE. 2(57 

Si c'eft parce que le petit Confeil eîl le Gou- 
vernement que les Edits ne parlent point de 
fon pouvoir, ils diront du moins que le petit 
Confeil eft le Gouvernement ; à moins que de 
preuve en preuve leur lilence n'établifle toujours 
le contraire de ce qu'ils ont dit. 

Or je demande qu'on me montre dans vos 
Edits où il efl: dit que le petit Confeil eft le 
Gouvernement, éc en attendant je vais vous 
montrer, moi, où il eft dit tout le contraire. 
Dans l'Edit politique de 1568 , je trouve le 
préambule conçu dans ces termes. Pource qus 
le Gouvernement ^ EJlat de cette Fille confifts 
par qintre Synditques, le Confeil des vingt - cinq y 
le Confeil des foixante , des Deux-Cents , du Géné- 
ral, ^ un Lieutenant en la jujlice ordinaire, a- 
vec autres Offices , fvlon que bonne police le re- 
quiert , tant pour Vadminiftration du bien public 
que de la jujlice , nous avons recueilli l'ordre qui 

jufquici a été ohfcrvé afin qu'il foiù 

gardé à l'avenir comme s'enfuit. 

Dès l'article premier de l'Edit de 1738, je 
vois encore que cinq Ordres compofent le Gouver- 
nement de Genève. Or de ces cinq Ordres les 
quatre Syndics tout feuls en font un, le Con- 
feil des vingt-cinq , où font certainement com- 
pris les quatre Syndics en fait un autre, & les 
Syndics entrent encore dans les trois fuivans. 
Le petit Confeil fans les Syndics n'ell donc pas 
le Gouvernement. M 4 



268 H U I T 1 E M E 

J'ouvre l'Edit de 1707, & j'y vois à l'Arti- 
cle V en propres termes , que MeJJlews les 
Syndics ont la direciion ^ le Gouvernement de 
ïEtat. A rinftant je ferme le Livre , & je 
dis ; certainement félon les Edits le petit Con- 
feil fans les Syndics n'eft pas le Gouverne- 
ment , quoique l'Auteur des Lettres affirme 
qu'il l'eft. 

On dira que moi-même j'attri'oue fouvcnt 
dans ces Let-tres le Gouvernement au petit 
Confeil. J'en conviens; mais c'eft au petit Con- 
feil préfidé par les Syndics; & alors il eft cer- 
tain que le Gouvernement provifionnel y réfule 
dans le fens que je donne à ce mot : mais ce 
fens n'eft pas celui de l'Auteur des Lettres; 
puifque dans le mien le Gouvernement n'a que 
les pouvoirs qui lui font donnés par la Loi ^ 
& que dans, le fien , au contraire, le Gouvc;r- 
nement a tous les pouvoirs que la Loi ne lui 
ôte pas. 

Refte donc dans toute fa force l'objeflion 
des Répréfentans , que, quand l'Edit parle des 
Syndics , il parle de leur puiiTance , & que, 
quand il parle du Confeil, il ne parle que de 
fon devoir. Je dis que cette objeclion refte 
dans toute fa force ; car l'Auteur des Lettres- 
n'y répond que par une aflfertion démentie par 
tous les Edits. Vous me ferez plaifir , Mon» 
fieur, fi je me trompe, de m'appreudre en quoi 
pèche mon raifonnement. Ce- 



LETTRE. 269 

Cependant cet Auteur, très content du fien, 
demande comment, fi le Légiflateitr lïavoit pas 
confidéré de cet ceîl le petit Confeil , on pourvoit 
nncevoîr que dans aucun endroit de VEdit il n'en 
réglât V autorité; qu'il l'a Jiippofàt par tout ^ qu'il 
ne la déterminât mdle part (i)? 

J'ofeiai tenter d'éclaircir ce profond myfte- 
re. Le Légillateur ne règle point la puiffance 
du Confeil, parce qu'il ne lui en donne aucu- 
ne indépendamment des Syndics , & lorfqu'il 
la fuppofc, c'eft en le fuppofant aufïï préfidé 
par eux. Il a déterminé la leur, par confé- 
quent il eft fuperflu de déterminer la fienne. 
Les Syndics ne peuvent pas tout fans îe Con- 
feil, mais le Confeil ne peut rien fans les Syn=- 
dics ; il n'efl rien fans eux-, il eft moins que 
n'étoit le Deux-Cent même lorfqu'il fut préfidé 
par l'Auditeur Sarrazin. 

Voila, je crois, la feule manière raifonna- 
ble d'expliquer le filence des Edits fur le pou- 
voir du Confeil ; mais ce n'efl pas celle qu'il' 
convient aux Aîagiftrats d'adopter. On eut 
prévenu dans le règlement leurs fingulieres in- 
terprétations fi l'on eut pris une méthode con- 
traire, & qu'au lieu de marquer les droits du 
Confeil général on eut déterminé les leurs,. 
Mais pour n'avoir pas voulu dire ce que n'ont: 

{h) Ibid, page 67. ' 

M S 



270 HUITIEME 

pas dit les Edics , on a fait entendre ce qu'ils 
n'ont jamais fuppofé. 

Que de chofes contraires à la liberté pubU* 
que & aux droits des Citoyens & Bourgeois , 
& combien n'en pourrois-je pas ajouter enco. 
le? Cependant tous ces défavantages qui naif- 
foient ou fembloient naitre de votre Conflitu- 
tion & qu'on n'auroit pu détruire fans Tébraiï- 
1er , ont été balancés & réparés avec la plus 
grande fagefle par des compenfations qui en 
naifToient auffi, & telle étoit précifément l'in- 
tention des Médiateurs, qui, félon leur propre 
déclaration , fut de conferver à chacun fes droits 
fes attributions particulières proi:ena?it de la Loi 
fondamentale de l'Etat. M. Michel i Du Cret 
aigri par fes malhinirs contre cet ouvrage dans 
lequel il fut oublié, l'accu fe de renverfer l'in- 
ftitution fondamentale du Gouvernement & de 
dépouiller les Citoyens & Bourgeois de leurs 
droits; fans vouloir voir combien de ces droits, 
tant publics que particuliers , ont été confer* 
vés ou rétablis par cet Edit, dans les Articles 
ïll, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI, 
XXXII, XXXIV, XLII, & XLIV ; fans fon- 
gcr furtout que la force de tous ces Articles 
dépend d'un feul qui vous a auflî été confervé. 
Article eflcn-icl, Article cquiponderant à tous 
ceux qui vous font contraires, & fi nécelTairc à 
l'effet de QQiw qui vou^ footjfavoiables qu'il* 



LETTRE. 271 

Tcroient tous inutiles fi l'on venoic à bout d'é- 
luder celui-là, ainfi qu'on l'a entrepris. Nou3 
voici parvenus au point important; mais pour 
en bien fentir l'importance il falloit pefer tout 
ce que je viens d'expofcr. 

On a beau vouloir confondre l'indépendance 
& la liberté. Ces deux chofes font fi différen- 
tes que même elles s'excluent mutuellement. 
Quand chacun. fait ce qu'il lui plait , on fait 
fouvent ce qui déplait à d'autres, & cela ne 
s'appelle pas un état libre. La liberté confil^o 
moins à faire fa volonté qu'à n'être pas fournis 
à celle d'autrui; elle confille encore à ne pas 
foumettre la volonté d'autrui à la nôtre. Qui- 
conque efi: maître ne peut être libre, & régner 
c'eft obéir.. Vos Magiftrats favent cela mieux 
que perfonne, eux qui comme Othon n'omet- 
tent rien de fervile pour commander (c). J- 



(c) Eh général, dit l'Auteur des Lettres , les lo::f 
mes craignent encore plus d'obéir qu'ils n'aiment à coit- 
mander. Tacite en jugeoit autrement & connoilToit 
Le cœur humain. Si la maxime étoit vraie, les Va- 
lets des Grands feroient moins infolens avec les 
Bourgeois, & l'on verroit moins de fainéans ram- 
per dans les Cours des Princes. 11 y a peu d'hom- 
mes d'un cœur afiez fain pour favoir aimer la liber- 
té : Tous veulent commander , à ce prix nul ne 
craint d'obéir. Un petit parvenu fe donne cent mai- 
tres pour acquérir dix valets. 11 n'y a qu'à voir la 
li'crté des nobles dans les Monarchies ; avec quelle 
M 6 



272 HUITIEME 

ne connois de volonté vraiment libre que ceilc 
à laquelle nul n'a droit d'oppofer de la ré(i- 
llance ;. dans la liberté commune nul n'a droit 
de. faire ce que la liberté d'un autre lui inter- 
dit , & la vraie liberté n'eft jamais deftruélive 
d'elle-même. Ainfi la liberté fans la juflice efi: 
une véritable contradiftion ; car comme qu'on 
s'y prenne tout gêne dans l'èxécutiou d'une vo- 
lonté défordonnée. 

Il n'y a donc point- de liberté fansLoix, ni 
où quelqu'un eft au deffiis des Loix : dans l'é- 
tat même de nature l'homme n'eft libre qu'à la 
faveur de la Loi naturelle qui commande à 
tous. Un peuple libre obéit, mais il ne fort 
|)as ; il a des chefs & non pas des mnitres ; il 
obéit aux Loix, mais il n'obéit qu'aux Loix, 
& c'eft par la force des Loix qu'il n'obéit pas 
aux hommes. Toutes les barr.'eres qu'on donne 
dans les Républiques au pouvoir des Magiftrais 
ne (ont établies que pour garantir de leurs at- 
teintes l'enceinte facrée des Loix : ils en font 
les Miniftres non les arbitres , ils doivent les 
garder non les enfreindre. Un Peuple eft 11- 



emphafe ils prononcent ces mots defervice & deffr- 
vir ; combien ils s'eftiment grands & refpectables 
quand ils peuvent avoir l'honneur de dire , le Roi 
msn maître; combien ils méprifcnt des Républicains 
qui ne font que libres, d qui certainement font plus 
aobiss qu'eux. 



LETTRE. £73v 

hce, quelque formi: qu'ait fon Gouvernement, 
quand dans celui qui le gouverne il ne voit 
point l'homme, mais l'organe de la Loi. En 
un mot , la liberté fuit toujours le fort des 
Loix , elle règne ou périt avec elles ; je na 
fâche rien de plus certain. 

Vous avez des Loix bonnes & ftges , foit en 
elles-mêmes, foit par cela feul que ce font des 
Loix. Toute condition impofée à chacun par 
tous ne peut être onéreufe à performe, & la 
pire des Loix vaut encore mieux que le meil- 
leur maître; car tout maître a des préférences,, 
& la Loi n'en a jamais. 

Depuis que la ConftiLUtion de votre Etat a 
pris une forme fixe & fiable, vos fonctions de 
Légiflateur font finies. La fureté de l'édifice 
veut qu'on trouve à préfent autant d'obitacles 
pour y toucher qu'il falloit d'abord de facilités 
pour le conftruire. Le droit négatif des Con- 
feils pris en ce fens eft l'appui de la Républi- 
que : l'Article VI du Règlement eft clair & 
précis; je me rends fur ce point aux raifonne- 
mens de l'Auteur des Lettres , je les trouve fans 
réplique , & quand ce droit fi juflement récla- 
mé par vos Magiftrats feroit contraire à vos- 
intérêts, il faudroit foufFrir & vous taire. Des- 
hommes droits ne doivent jamais fermer les 
yeux à l'évidence, ni difputer contre la vérité. 

L'ouvrage cft confommé, il ne s'agit plus 
M 7 



274 H U I T I E Aï E 

que de le rendre inaltérable. Or l'ouvra.qe du 
Légiflatcur ne s'altère & ne fe détruit jamais 
que d'une manière ; c'eft quand les dépofitaires 
de cet ouvrage abufent de leur dépôt , & fe 
font obéir au nom des Loix en leur défobéif- 
fant eux-mêmes (i/^. Alors la pire choie nait 
de la meilleure, & la Loi qui fert de fauvegar- 
de à la Tyrannie cfl: plus funefte que la Tyran- 
nie elle-même. VoiUt précifément ce que pré. 
vient le droit de Répréfeniation ftipulé dans 
vos Edits & reftraint mais confirmé par la Mé- 
diation. Ce droit vous donne infpechion , non 
plus fur la Légiflation comme auparavant, mais 
fur l'adminiftration ; & vos Magiftrats , tout 
puiiTans au nom des Loix , feuls maîtres d'en 
propofcr au Légiflatcur de nouvelles, font fou- 



(d) Jamais le Peuple ne s'cfl: rebellé contre les 
Loix que les Chefs n'aient commencé' par les en- 
freindre en quelque chofe. C'ell: fur ce principe cer- 
tain qu'à la Chine quand il y a quelque révolte dans 
une Province on commence toujours par punir le 
Gouverneur. En Europe les Rois fuivent confl-am- 
ment la maxime contraire , aufîi voyez comment 
profperent leurs Etats 1 La population diminue par 
tout d'un dixième tous les trente ans; elle ne dimi- 
nue point à la Chine. Le Defpotifme oriental fe 
foutient parce qu'il eft plus févere fur les Grands 
que far le Peuple: il tire ainfi de lui môme fon pro- 
pre remède. J'entends dire qu'on commence à pren- 
dre à la Porte la maxime Chrétienne. Si cela eft, 
on verra dans peu ce qu'il en rélukiira. 



LETTRE. 275 

mis à fes jiigemens s'ils s'écartent de celles qui 
font établies. Par cet Article feiil votre Gou- 
vernement , fujet d'ailleurs à plufieurs défauts 
conndérables , devient le meilleur qui jamais ait 
exifté : car quel meilleur Gou\'ernement que 
celui dont toutes les parties fe balancent dans 
un parfait équilibre, où les particuliers ne peu- 
vent tranfgrelTer les Loix parce qu'ils font fou- 
rnis à des Juges , & où ces Juges ne peuvent 
pas non plus les tranfgreffer, parce qu'ils font 
furveillés par le Peuple? 

Il efl: vrai que pour trouver quelque réalité 
dans cet avantage, il ne faut pas le fonder fur 
un vain droit: mais qui dit un droit ne dit pas 
une chofe vaine. Dire à celui qui a tranfgref- 
fé la Loi qu'il a tranfgrefle la Loi, c'ell: pren- 
dre une peine bien ridicule;- c'efl lui apprendre 
une chofe qu'il fait aufli bien que vous. 

Le droit efl:, félon PufFendorf, une qualité 
morale par laquelle il nous efl: dû quelque chc^- 
fc. La fimple liberté de fe plaindre n'efl: donc 
pas un droit, ou du moins c'efl: un droit que 
la nature accorde à tous & que la Loi daucun 
pays n'ôte à perfonne. S'avifa t-on jamais de 
ftipuler dans des Loix que celui qui perJroic 
un procès auroit la liberté de fe plaindre? S'a- 
vifa-t-on jamais de punir quelqu'un pour l'avoir 
fait? Où eft le Gouvernement, quelque abfu'a 
qu'il puiiTc être, où tout Citoyen n'ait pas I0 



2.70- lï U I T î E Ri E 

droit de donner des mémoires au Prince ou à 
fon Minillre fur ce qu'il croit utile à l'Eta: , 
& quelle rifée n'exciteroit pas un Edit public 
par lequel on accorderoit formellement aux 
fujets le droit de donner de pareils mémoires ? 
Ce n'eft pourtant pas dans un Etat defpotique,. 
c'eft dans une République, c'efl dans une Dé- 
mocratie , qu'on donne authentiquement aux 
Gitoyens , aux membres du Souverain, la per- 
miflîoiî d'ufer auprès de leur Magiftrat de ce 
môme droit que nul Defpote n'ôta jamais au 
dernier de fes efclaves. • 

Quoi 1 Ce droit de Rcpréfentation confifte- 
ïoit uniquement à remettre un papier qu'on efb 
même difpenfé de lire , au moyen d'une ré- 
ponfe féchement négative (<;)? Ce droit fi fa- 
lemnellement flipulé en compen Cation de tant 
de facrifices, fe borneroit à la rare prérogaii- 
ve de demander & ne rien obtenir? Qfer avan» 
cer une telle propofition , c'eft accufer les 
Médiateurs d'avoir ufé avec la Eourgeoifie de 
Genève de la plus indigne fupercherie , c'eft 
ofFenfer la probité des Plénipotentiaires , l'é- 
quité des Puiffances médiatrices ; c'eft blefler 



(e) Telle, par exemple , que celle que iit le Con- 
feil le lo Août 1763 aux Répréfentations remifes le 
8 à M. le premier Syndic par un grand nombie de 
Gitoyens 6c Bourgeois. 



L ET T R E. 277 

toute bienféance, c'efl: outrager même le boa 
fens. 

Mais enfin quel effc ce droit? jufqu'où s'é- 
tend -il? comment peut -il être exercé? Pour- 
quoi rien de tout cela n'eft-il fpécifié dans 
l'Article yil? Voila des queftions raifonna- 
blés ; elles offrent des difBcultés qui méritent 
examen. 

La folution d'une feule nous donnera celle 
^e toutes les autres, & nous dévoilera le vé- 
ritable efprit de cette inftitution. 

Dans un Etat tel que le vôtre , où la fou-- 
veraineté eil entre les mains du Peuple , le 
Légifkiteur exilie toujours , quoiqu'il ne fe 
montre pas toujours. Il n'eft raffemblé & ne 
parle authentiquement que dans le Confeil gé- 
néral; mais hors du Confeil général il n-sd: 
pas anéanti; fes me.-nbres font épars, mais ils 
ne font pas morts; ils ne peuvent parler par 
des Loix , mais ils peuvent toujours veiller fur 
l'adminiftration des Loix ; c'eft un droit , c'cll 
même un devoir attaché à leurs perfonnes, & 
qui ne peut leur être ôté dans aucun tems, 
De-là le droit de Répréfentation. Ainfi la Ré- 
préfcntation d'un Citoyen d'un Bourgeois oii. 
de plufieurs n'efl: que la déclaration de leur avis- 
fur une matière de leur compétence. Ceci eft' 
le fens clair & nécelTaire de TEdit de 1707,, 
dans l'Article V qui concerne les F,épréfcnta* 
tions. 



278 ?1 U I T I E M E 

Dans cet Article on profcrit avec ralfon la 
voye des fignaturcs , parce que cette voyc cft 
une manière de donner fon fufFrage, de voter 
par tête comme fi déjà l'on étoit en Confeil 
général , & que la forme du Confeil gé- 
néral ne doit être fiiivie que lorfqu'il cfl: lé- 
gitimement affemblé. La voye des Répréftnta- 
tions a le m-ême avnntnge, fans avoir le même 
inconvénient. Ce n'eft pas voter en Conftil gé- 
néral , c'efl: opiner fur les matières qui doivenc 
y être portées; puifqu'on ne compte pas le3 
voix ce n'eft pas donner fon fufFrage , c'cfl 
feulement dire fon avis. Cet avis n'efl, à la 
vérité, que celui d'un particulier ou de pla- 
ceurs ; mais ces particuliers étant membres da 
Souverain & pouvant le repréfenter quelque- 
fois par leur multitude, la raifon veut qu'alors 
on ait égard à leur avis, non comme à une dé- 
cifion , mais comme à une propofîtion qui la 
demande, & qui la rend quelquefois nécefTaire. 

Ces Répréfentations peuvent rouler fur deux 
objets principaux , & la différence de ces ob- 
jets décide de la diverfe manière dont le Con^ 
fcil doit faire droit fur ces mêmes Répréfenta- 
tions. De ces deux objets, l'un eil de faire 
quelque chargement à la Loi, l'autre de répa- 
rer quelque tranfgrefîîon de la Loi. Cette divi- 
fion tlt complctte & comprend toute la matière 
fur laquelle peuvent rouler les Répréfentations. 
Elle eft fondée fur l'Edit même qui, dilTingant 



LETTRE. 119 

les termes félon ces objets impofe au Procu- 
reur général de faire des inflances ou des re- 
montrances félon que les Citoyens lui ont fait 
des plaintes ou des réquijîtions (/). 

Cette diftinélion une fois établie, le Con- 
feil auquel ces Répréfentations font adreffées 
doit [es cnvifager bien difFéreminent félon celui 
de ces deux objets auquel elles fe rapportent. 
Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix 
ont déjà leur afficte , on doit autant qu'il fe 
peut éviter d'y toucher & furtout dans les pe- 
tites Républiques , où le moindre ébranlement 
défunit tout. L'nverfion des nouveautés eft 
donc généralement bien fondée; elle l'efl: fur- 
tout pour vous qui ne pouvez qu'y perdre, & 
le Gouvernement ne peut apporter un trop 
grand obftacle à leur établifTement; car quel- 
ques utiles que fuITent des Loix nouvelles , les 



(/) Réquérir n'efl pas feulement demander , mais 
demander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir. 
Cette acception eft établie par toutes les formules 
judiciaires dans lefquelles ce terme de Palais cil 
employé. On dit requérir jujlice ; on n'a jamais dit 
requérir grâce. Ainfi dans les deux cas les Citoyens 
avoient également droit d'exiger que leurs réquifi' 
tions ou leurs plaintes , rejettées par les Confeils 
inférieurs , fulTent portées en Confeil général. Mais 
par le mot ajouté dans l'Article VI. de l'Edit de 
1738, ce droit efl rcflrp.int feulement au cas de 
la plainte , comme il fera dit dans le texte. 



280- HUITIEME 

avantngeiç en font prefque toujours moins fùrs- 
nue les dangers n'en font grands. A cet égard 
quand le Citoyen quand le Bourgeois a propo- 
fé fon avis il a fait fon devoir , il doit au 
furplus avoir afiez de confiance en fon M:igi. 
ftrat pour le juger capable de pefer l'avantage 
de ce qu'il lui propofe & porté à l'approuver 
s'il le croit utile au'bien public. La Loi a donc 
très fagement pourvu à ce que l'établilTeinent 
& même la propofition de pareilles nouveautés 
me pafTât pas fans l'aveu des Confeils, & voila 
en quoi doit confifter le droit négatif qu'ils 
réclament, & qui» félon moi, leur appartient 
inconteflablement- 

Mais le fécond objet ayant un principe tout 
oppofé doit être envifagé bien différemment. 
11 ne s'agit pas ici d'innover; il s'agit, au 
contraire, d'empêcher qu'on tf innove; il s'agit 
non d'établir de nouvelles Loix, mais de main- 
tenir les anciennes. Quand les chofes tendent 
au changemejit par leur pente, il faut fans cefle 
de nouveaux foins pour les arrêter. Voila ce 
que les Citoyens & Bourgeois, qui ont un fî" 
grand intérêt à prévenir tout changement, fe 
propofcnt dans les plaintes dont parle l'Edit. 
Le Légiflateur exiftant toujours voit l'effet ou 
l'abus de fes Loix : il voit fi elles font fuivies 
ou tranfgrcffées, interprétées de bonne ou de 
mauvaife foi, il y veille; il y doit veiller; ce- 



LETTRE.' 28î 

la cft de fon droit , de Ton devoir , même de 
fon ferment. C'efi: ce devoir qu'il remplit dans 
les Répréfentations, c'eft ce droit, alors, qu'il 
-exerce; & il feroit contre toute raifon, il fe- 
roit même indécent , de vouloir étendre le droit 
négatif du Confeil à cet objet- là. . 

Cela feroit contre toute raifon quant au Lé- 
gifliiteur,' parce qu'alors toute la folemnicé des 
Loix feroit vaine & ridicule, & que réelle- 
ment l'Etat h'auroit point d'autre Loi que la 
volonté du petit Confeil, maître abfolu de né- 
gliger, méprifer , violer , tourner à fa mode 
les règles qui lui feroient prefcrites , & de 
prononcer noir où la Loi diroit blanc , fans 
en répondre à perfonne. A quoi bon s'afTem- 
bler folemnellement dans le Temple de Saint 
Pierre , pour donner aux Edits une fanftion 
fans effet; pour dire au petit Confeil: Mef- 
fieiirs , voila le Corps de Loix que nous établi/' 
fons dans l'Etat, £ff dont nous vous rendons les 
dépofitaires , pour vous y conformer quand vous le 
jugerez à propos , ^ pour le tranfgrejjer quand il 
TOUS plaira. 

Cela feroit contre la raifon quant aux Ré- 
préfentations. Parce qu'alors le droit (lipulc 
par un Article exprès de l'Edit de 1707 & con- 
firmé par un Article exprès de l'Sdit de 1738 
feroit un droit illufoire & fallacieux, qui ne 
iîgniOeroit que la liberté de fe plaindre inutile- 



282 J-I U I T I E M E 

ment quand on efi: vexé ; liberté qui , n'ayant 
jamais été difpLitée à pcrfonne, efl: ridicule à 
établir par la Loi, 

Enfjn cela fcroit indécent en ce que par 
une telle fuppofuion la probité des Médiateurs 
feroit outrr.gçe , que ce ferôit prendre vos JVîa- 
giftrats pour des fourbes & vos Bourgeois pour 
des dupes d'avoir négocié traité tranfigé avec 
tant d'appareil pour mettre une des Parties à 
l'entière difcrction de l'autre, & 'd'avoir com- 
penfé les concefllons les plus fortes par des fii- 
retés qui ne fîgnifieroicnt rien. 

Mais , difent ces Meilleurs , les termes de 
l'Edit font formels : // jie fer.i rienjorté au Con- 
Jeil général qu'il n'ait été traité ^ op'^rouvé, d'a- 
bord dans le Confeil des Fingt-iitiq, puis dans ce- 
lui des Deux -Cents. 

Ptemiércment qu'eft-ce.que cela prouve au- 
tre chofe dans la quellion préfcnte, fi ce n'efl: 
une marche réglée &. conforme à l'Ordre, & 
l'obligation dans les Confcils inférieurs de trai- 
ter & approuver préalablement ce qui doit être 
porté au Confeil général? Les Confeils ne font- 
ils pas tenus c'approuver ce qui cfl: prcfcrit 
par la Loi? Quoi! fi les Confeil? n'approu- 
voient pas qu'on procédât à l'éleftion des Syn- 
dics, n'y di^vroit-on plus procéder, & files fu- 
jets qu'ils propofent font rejettes, ne font-ils 
pas contraints d'approuver qu'il en foit propo* 
fé d'autres? 



LETTRE. 283 

D'ailleurs, qui ne voit que ce droit d'ap- 
prouver & de rejetter , pris dans fon fens abfo- 
lu s'applique feulement aux propofitions qui 
renferment des noiiveaut^'S, & non à celles qui 
n'ont pour objet que le maintien de ce qui efl: 
établi? Trouvez-vous du bon fens à fuppofer 
qu'il faille une approbation nouvelle pour ré- 
parer les tranfgrefllons d'une ancienne Loi ? 
Dans l'approbation donnée à cette Loi lorf- 
qu'elle fut promulguée font contenues toutes 
celles qui fe rapportent à fon exécution: Quand 
les Confeils approuvèrent que cette Loi fe- 
roit établie, ils approuvèrent qu'elle feroit ob- 
fervée, par conféquent qu'on en puniroit les 
tranfgrefleurs; & (juand les Bourgeois dans leurs 
plaintes fe bornent à demander réparation fans 
punition , l'on veut qu'une telle propofition 
ait de nouveau befoin d'être approuvée? Mon- 
fieur, fi ce n'eft pas là fe moquer des gens, 
dites-moi comment on peut s'en moquer? 

Toute la diflàculté confifte donc ici dans la 
feule queftion de fait. La Loi a-t-elle été tranf- 
greffée, ou ne l'a-t-elle pas été? Les Citoyens 
& Bourgeois difent qu'elle l'a été ; les Ma- 
giftrats le nient. Or voyez, je vous prie, fi 
l'on peut rien concevoir de moins raifonnable 
en pareil cas que ce droit négatif qu'ils s'at- 
tribuent? On leur dit , vous avez tranfgreffé 
la Loi. Ils répondent ; nous ne l'avons pas 



ûS4 HUITIEME 

■tranfgrefrée; &, devenus ainfi juges fuprèmes 
dans leur propre caufe , les voila juftitiés con- 
tre l'évidence par leur feule affirmation. 

Vous me demanderez fi je prétends que l'af- 
fînnation contraire foit toujours l'évidence? Je 
■ne dis pas cela; je dis que quand elle le feroit 
vos Magiftrats ne s'en tiendroient pas moins 
contre l'évidence à leur prétendu droit négatif. 
Le cas eft actuellement fous vos yeux; & pour 
qui doit être ici le préjugé le plus légitime ? 
Eli; il croyable, eft-il naturel que des particuliers 
fans pouvoir fans autorité viennent dire à leurs 
Magiftrats qui peuvent être demain leurs Ju- 
ges; vous avez fait une iJtjufiice , lorfque cela 
n'elT: pas vrai ? Que peuvent ef^iérer ces parti- 
culiers d'une démarche auflî folle , quand mô- 
me ils feroient fûrs de l'impunité?- Peuvent -ils 
penfer qucdesMngiftrats Ci hautains jufques dans 
leurs torts, iront convenir fottement des torts 
mômes qu'ils n'auroient pas? Au contraire, y 
a-t-il rien de plus naturel que de nier les fau- 
tes qu'on a faites? N'a- 1- on pas intérêt de les 
foutenir, & n'eft- on pas toujours tenté de le 
faire lorfqu'on le peut impunément & qu'on a 
la force en main? Quand le foible & le fort 
ont enfcmble quelque difpute, ce qui n'arrive 
gueres qu'au détriment du premier , le fenti- 
ment par cela feul le plus probable eft tou. 
jours que c'eft le plus fort qui a tort. 

Les 



LETTRE. 285 

Les probabilités , je le fais , ne font pas 
t3es preuves : Mais dans des faits notoires com- 
parés aux Loix , lo'.Tque nombre de Citoy.-ns 
affirment qa'il y a injuflice, & que le Magif- 
trat accufé de cette injuftice affirme qu'il n'/ 
en a pas, qui peut être juge, fî ce n'eft le 
public inftruit, & où trouver ce public infuuit 
à Genève fî ce n'efî: dans le Confcil' général 
compofé des deux, partis? 

Il n'y a point d'Etat au monde où le fujet 
\ézé par un Ivîagifcrat injulle ne puiile par 
quelque voye porter fa plainte au Souverain, 
& la crainte que cette redouroe infpire ell: un 
frein qui contient beaucoup d'iniquités. En 
France mjme, où l'attachement des Parlemens 
aux Loix eft extrême , la voye judiciaire cfl 
ouverte contre eux en pluîlcurs cas par des 
requêtes en cafTation dArrêt. Les Genevois 
font privés d'un pareil avanta,:^e; la Partie con- 
dannée par les Confeiis ne peut plus, en quel- 
que cas que ce puiiTe ctre, avoir aucun recours 
au Souverain: mais ce qu'un particulier ne peut 
faire pour fon intérêt privé, tous peuvent le 
faire pour l'intérêt commun: car toute tranf- 
greffion des Loix étant une atteinte portée à 
la liberté devient une affaire publique, & quand 
la voix publique s'élève, la plainte doit être 
portée au Souverain. 11 n'y auroit fans cela ni 
Parlement ni Sénat ni Tribunal fur la terre qui 
N 



ft86 H U I T I E M Ti: 

ne fut armé du funefte pouvoir qu'ofe ufurper 
votre Magiftrat; il n'y auroit point dans aucun 
Etat de fort auflî dur que le vôtre. Vous m'a- 
vouerez que ce feroit là une étrange liberté! 

Le droit de Répréfentation eft intimement 
lié à votre conflitution : il eft le feul moven 
pofflble d'unir la liberté à la fubordination , 
& de maintenir le Magiflrat dans la dépendance 
des Loix fans altérer fon autorité fur le peu- 
ple. Si les plaintes font clairement fondées , fi 
les raifons font palpables, on doit préfumer le 
Confeil aflez équitable pour y déférer. S'il ne 
rétoit pas , ou que les griefs n'euflent pas ce 
degré d'évidence qui les met au deffus du dou- 
te, le cas changeroit, & ce feroit alors à la 
volonté générale de décider; car dans votre Etat 
cette volonté eft le Juge fupremc & l'unique 
Souverain. Or comme dès le commencement 
de la République cette volonté avoit toujours 
des moyens de fe faire entendre & que ces 
moyens tenoient à votre Conftitution, il s'en- 
fuit que l'Edit de 1707 fondé d'ailleurs fur un 
droit immémorial & fur l'ufage confiant de ce 
droit, n'avoit pas befoin de plus grande expli- 
cation. 

Les Médiateurs ayant eu pour maxime fon- 
damentale de s'écarter' des anciens Edits Je 
moins qu'il étoit pofîîbic, ont lailfé cet Arti- 
cle tel qu'il étoit auparavant , & nacme y ont 



LETTRE. £87 

teiivoyé. Ain fi par le Règlement de la Mé- 
diation votre droit fur ce point eft demeuré 
parfaitement le même, puifque l'Article qui le 
pofe efl: rappelle tout entier. 

Mais les Médiateurs n'ont pas vu que les 
changemens qu'ils étoient forcés de faire à d'au- 
tres Articles les obligeoient , pour être con- 
féquens, d'éclaircir celui-ci, & d'y ajouter de 
nouvelles explications que leur travail rèndoit 
néceflaires. L'efFet des Répréfentations des par- 
ticuliers négligées eft de devenir enfin la voix 
du public & d'obvier ainfi au déni de juftice. 
Cette transformation étoit alors légitime & con- 
forme à la Loi fondamentale , qui , par tout 
pays arme en dernier refTort le Souverain de 
la force, publique pour l'exécution de fes vo- 
lontés. 

Les Médiateurs n'ont pas fuppofé ce déni 
de juftice. L'événement prouve qu'ils l'ont du 
iTuppofer. Pour affurer la tranquillité publique 
ils ont jugé à propos de fcparer du Droit la 
puiflance , & de fupprimer môme les alTemblées 
& députations pacifiques de la bourgeoi fie; mais 
puifqu'ils lui ont d'ailleurs confirmé fon droit, 
ils dévoient lui fournir dans la forme de î'infti» 
tution d'autres moyens de le faire valoir, à la 
place de ceux qu'ils lui ôtoient: ils ne l'ont 
pas fait. Leur ouvrage à cet égard efl donc 
fefté défcducux ; car le droit étant demeuré 
N 2 



1RS HUITIEME 

le mênic , doit toujours avoir les mêmes ef- 
fets. 

Aufïï voyez avec quel art vos Mngifîrats fe 
prévalent de l'oubli des Médiateurs ! En quel* 
que nombre que vous puiffiez être ils ne voyent 
plus en vous que des particuliers , & depuis 
qu'il vous a été interdit de vous montrer en 
corps ils regardent ce corps comme anéanti : il 
ne l'efl: pas toutefois, puifqu'il confcrve tous 
fes droits , tous fes privilèges , & qu'il fait 
toujours la principale partie de l'Etat & du 
l.égiliatcur. Ils partent de cette fuppofition 
fa-ùife pour vous faire mille difficultés chiméri- 
ques fur l'autorité qui peut les obliger d'af- 
fembler le Confeil général. Il n'y a point d'au- 
torité qui le puilTe hors celle des Loix, quand 
Ils les obfcrvent : mais l'autorité de la Loi 
qu'ils tranfgucŒcnt retourne au Légifiateur; ^ 
n'ofant nier tout- à-fait qu'en parti 1 cas cette 
autorité ne foit dans le plus grand nombre , 
ils raffemblent leurs objeflions fur les moyens 
de le conftater. Ces moyens feront toujours 
faciles fitôt qu'ils feront permis, & ils feront 
fans inconvénient, puifqu'il efl aifé d''en pré- 
venir les abus. 

Il ne s'agilToit .là ni de tumultes ni de 
Tiolence : il ne s'agifToit point de ces reffour- 
ccs quelquefois néceiTaircs mais toujours ter- 
ribles, qu'on vous a très fagemcnt interdites; 



LETTRE. 289 

■non que vous en ayez jamais abufé , puif- 
qu'au contraire vous n'en ufâtes jamais qu'à la 
dernière extrémité , feulement pour votre dé- 
fenfe,, & toujours avec une modération qui 
peut-être eut dû vous conferver le droit des ar- 
mes , fi quelque peuple eut pu l'avoir fans dan- 
ger. Toutefois je bénirai le Ciel , quoi qu'il arri- 
ve, de ce qu'on n'en verra plus l'afFreux appareil 
au milieu de vous. Tout efi Per.nis diïns les mnix 
extrêmes , dit plufieurs fois l'Auteur des Let- 
tres. Cela fut -il vrai tout ne fcroit pas expé- 
dient. Quand l'excès de la Tyrannie met celui 
qui la foufFre au deffus des Loix, encore faut- 
il que ce qu'il tente pour la détruire lui lailfe 
quelque efpoir d'y réuiFir. Vcudroit-on vous 
réduire à cette extrémité? je ne puis le croi- 
re, & quand vous 'y feriez., je penfe encore 
moins qu'aucune voye de fait put jamais vous 
en tirer. Dans votre pofition toute faufle dé- 
marche efl fatale, tout ce qui vous induit à la 
faire eft un piège, ôi fuffiez-vous un infliant 
les maîtres, en moins de quinze jours vous fe- 
riez écrafés pour jamais. Quoi que fanent vos 
Magiftrats , quoi que dife l'Auteur des Lettres, 
les moyens violens ne conviennent point à la 
caufe Julie : fans croire qu'on veuille vous for- 
cer à les prendre , je crois qu'on vous les ver- 
roit prendre avec plaifir ; & je crois qu'on rie 
doit pas vous faire envifager comme une ref- 
N 3 



^$0- HUITIEME 

fource ce qui ne peut que vous ôter toutes 
les autres. La juflice & les Loix font pour 
vous; ces appuis, je le fais, font bien foiblcs 
contre le crédit & l'intrigue; mais ils font les 
feuls qui vous reftent : tenez -vous -y jufqu'à 
la fin., 

'Eh! comment approuverois - je qu'on voulut 
troubler la p^.ix civile pour quelque intérêt 
que ce fut , moi qui lui facrifiai le plus cher 
de tous les miens? Vous le favez, Monfieur, 
j'étois défiré, follicité; je n'avois qu'à paroî- 
tre; mes droits étoient foutenus , peut-être 
mes affronts réparés. Ma préfence eut du 
moins intrigué mes perfécuteurs, & j'étois dans 
une de ces pofîtions enviées, dont quiconque 
aime à faire un rolle fe prévaut toujours avi- 
dement. J'ai préféré l'exil perpétuel de ma pa- 
trie; j'ai renoncé à tout, même à l'efpérance, 
plutôt que d'expofer la tranquillité publique; 
j'ai mérité d'être cru fincere , lorfque je parle 
en fa faveur. 

Mais pourquoi fupprimer des afTemblées pai- 
iibles & purement civiles , qui ne pouvoient 
avoir qu'un objet légitime, puifqu'elles reftoient 
toujours dans la fubordination due au Magi- 
ftrat? Pourquoi, laillant à la Bourgeoifie le 
droit de faire des Répréfentations, ne les lui 
pas laifler faire avec l'ordre & l'authenticité 
convenables ? Pourquoi lui ôter les moyens 



LETTRE, i^î 

à'en délibérer entre elle, &, pour éviter des 
afTcmblées trop nombreufes, au moins par Tes 
députés? Peut -on rien imaginer de mieux ré- 
glé., de plus décent, de plus convenable que 
les aiTemblées par compagnies & la forme de 
traiter qu'a fuivi la Bourgeoîfie pendant qu'elle 
a été la maîtrelTe de l'Etat? N'eft-il pas d'une 
police mieux entendue de voir monter à l'iT.^- 
tel-de- Ville une trentaine de députés au nom 
de tous leurs Concitoyens, que de voir toute 
une ■ Bourgeoifîe 7 monter en foule; chacun 
ayant fa déclaration à faire, & nul ne pouvant 
parler que pour foi ? Vous avez vu , Mon- 
fieur, les Répiéfentans en grand nombre, for- 
cés de fe divifer par pelotons pour ne pas 
faire tumulte & cohue, venir féparément par 
bandes de trente ou quarante, & mettre dans 
leur démarche encore plus de l)ienféance & de 
modeftie qu'il ne leur en étoit prefcrit par \x 
Loi, Mais tel eft l'efprit de la Bourgeoifie de 
Genève; toujours plutôt en deçà qu'en delà de 
fes droits, elle, eft ferme quelquefois, elle n'eft 
j^i;iiais fcditîeufe. Toujours la Loi dans le cœur, 
toujours- le refpeâ: du Magillrat fous les yeux, 
dans le tems môme 'ou la plus vive indigna- 
tion devoit animer fa colère, & où rien ne 
l'empéchoit de la ' contester , elle ne s'y livra 
jamais. Elle fut jurte étant la plus forte; môme 
elle fut pardonner. En eut -on pu dire autait' 
i. ■ Ni. 



252 HUITIEME 

de Tes oppreffeurs? On fait le fort qu'ils lui 
firent épiouver autrefois ; on fait celui qu'ils 
lui prépaioient encore. 

^..Tds font les hommes vraiment dignes de la 
liberté parce qu'ils n'en abufent, jamais, qu'on 
chaigc pourtant de liens & d'entraves comme 
l;'. plus vile populace. Tels font les Citoyens, 
les membres du Souvernih qu'on traite en fu- 
jets, &. plus mal que des fujets mêmes; puif- 
que dans les Gouvernemens les plus abfolus on 
permet des aflembîées de communautés qui ne 
font prcfidées d'aucun Magiftrat. 

Jamais,: comme qu'on s'y prenne, des régle- 
mens contradidoires ne pourront être obfervés 
à la foi?. On permet on atltorife le droit de 
Hépréfcntation, & l'on reproche aux Rcprcfen- 
tans de manquer de cojjflftancc en les empê^ 
chant d'en avoir. Cela n'eft. pas jufte, & quand! 
on vous met hors d'état de faire vos démarches. 
en corps , il ne faut pas .vous objecter que 
vous n'êtes que des particuliers. Comment ne- 
voit-on point que fi le poids des Répréfeiua. 
tiens dépend du nombre des Répréfentars , 
quand elles font générales il eft impofiible de 
les faire un à un ; & quel ne fcroit pas l'em. 
ban as du Magillrat s'il avoit à lire fucceirive- 
icent les Llémoircs ou à écouter les difcours 
d'un irillicr d'hommes, comme il y efl obligé 
par la Loi ? 

"Voici 



LETTRE. 29S 

Voici donc la facile folution de cette grande 
difficulté que l'Auteur des Lettres fait valoir 
comme infolable (x). Que lorfque le Magiftrat 
n'aura eu nul égard aux plaintes des partica- 
liers portées en Répréfentations , il permette 
l'alTemblée des Compagnies bourgeoifes; qu'il 
la permette féparément en des lieux en des 
tems différens ,• que celtes de ces Compagnies 
qui voudront à la pluralité des fuffrages ap- 
puyer les Répréfentations le fafTent par leurs 
Députés. Qu'alors le nombre des Députés ré 
préfentans fe compte ; leur nombre total eft 
fixe ; on verra bientôt fi leurs vœux font ou ne 
font pas ceux de l'Etat. 

Ceci ne fîgnifie pas, prenez -7 bien garde, 
que ces airemblées partielles puifTent avoir au- 
cune autorité, f» ce n'eft de faire entendre leur 
fentiment fur la matière des Répréfentations, 
Elles n'auront, comme aTe'mblées autorifées 
pour ce feul cas, nui autre droit que celui des. 
particuliers ; leur objet n'eft pas de changer la 
Loi mais de juger fi elle eft fuivie, ni de r3- 
drefler des griefs mais de montrer le befoia 
d'y pourvoir: leur avis , fut -il unanime, ne 
fera jamais qu'une Répréfentation. On faura 
feulement par là fi cette Répréfentation mérite 
<]u'on y défère, foit pour alTembler le Confeil 

(x) Page 88.. 



294- HUITIEME 

général fi les Magiflrats Tapprouvent, foit peur 
s'en difpenfer s'ils l'aimenc mieux, en faifant 
droit par eux-mêmes far les juftes plaintes des 
Citoyens & Bourgeois. 

Cette voye eft fimple , naturelle, fine , elle 
cft fans inconvénient. Ce n'eft pas même une 
Loi nouvelle à faire, c'eft feulement un Arti- 
cle à révoquer pour ce feul cas. Cependant fi 
elle effraye encore trop vos Magiftrats, il en 
refl:e une autre non moins facile, & qui n'eft 
pas plus nouvelle: c'ell de rétablir les Confeils 
généraux périodiques , & d'en borner l'abjet- 
aux plaintes mifes en Répréfcntations durant 
l'Intervalle écoulé de Tun à l'autre, fans qu'il 
foit permis d'y porter aucune autre queftion. 
Ges afiemblées, qui par une diflrinflion très im- 
portante (y) n'auroient pas l'autorité du Sou- 
verain mais du Magiftrat fuprême, loin de pou- 
voir rien innover ne pourroient qu'empêcher 
toute innovation de la part des Confeils , & 
remettre toutes chofcs dans l'ordre de la Légi- 
ftation , dont le Corps dspoficaire de la force 
jîublique peut n'.r.intenant s'écarter fans gêne 
autant qu'il lui plait. En forte que, pour faire 
tomber ces aflemblées d'elles mêmes, les Ma- 
giflrats n'auroient qu'à fuivre exactement les 
Loix : car la convocation d'un Confeil général 

fiy) Voyez le Conaaa Social. L.UL Chap. 17. 



LE T T R E. 2D5' 

féroit inutile & ridicule lorfqu'on n'auroit rien. 
à y porter; &: il y a grande apparence que 
c'eft ainfi que fe perdit l'ufage des Confeils gé. 
moraux périodiques au feizième fiéclc, comme 
il a été dit ci - devant. 

Ce fut dans la vue que je viens d'expofer 
qu'on les rétablit en 1707, & cette vieille 
queflion renouvellée aujourd'hui fut décidée • 
alors par le fait même de trois Confeils géné- 
raux confécutifs, au dernier defquels paffa l'Ar- 
ticle concernant le droit de Répréft-ntation. Ce - 
droit n'étoit pas conteflé mais éludé; les Ma» 
giftrats n'ofoient difcon venir que lorfqu'ils re-- 
fufoiçn.t de fatisfaire aux plaintes de la Bour- 
'geoifie la queftioq ne dut être portée en Con- 
feil général; mais comme il appartient à eux^ 
feuls de le convoquer, ils prétcndoient fous 
ce prétexte pouvoir en différer la tenue à leur 
volonté, & comptoicnt lalTer à force de délais 
la confiance de la Bourgeoi fie. Toutefois fon 
droit fut enfin fi bien reconnu qu'on fit dès la 
9 Avril convoquer l'aflemblée générale pour le 
5 de Mai, afin, dit le Placard, de lever par ce 
moyen les infinuations qui ont été répandues que 
la convocation en pourroit être éludée ^ renvoyée 
encore loin.' 

Et qu'on ne dife pas que cette convocation 
fut forcée par quelque ade de violence ou par 
quelque tumuloe tendant à fédition , puifque 
N 6 



2Ç)5 HUITIEME 

tout fe traitoit alors par députacion , coimne le 
Confeil l'avoit defiré , & que jamais les Ci- 
toyens & Bourgeois ne furent plus paifibles: 
ilans leurs afTemblées , évitant de les faire trop- 
nombreufes & de leur donner un air iinpo- 
fanc. Ils pouflèreot même fi loin la décence 
ÔE, j'ofc dire, la dignité, que ceux d'entre 
eus qUii povtoient habituellement l'épée la po- 
f-eient toujours pour y affifter (s). Ce ne fut 
qu'après que tout fut fait, c'e(l-à-dire à la fin 
ilu troificme Confeil général, qu'il y eut un cri 
d'ai.mes. caufé par la faute du Coi:feil, qui eut 
l'i-raprudence d'envoyer trois Compagnies de la 
g-arnifoa la bayonnete au bout du fufil , pour 
forcer deux ou trois cens Citpyens encore af- 
femblés à Saint Pierre. 

Ces Con'eils périodiv:]ues rétablis ett 1707-. 
furent révoqués cinq ans après; mais par quels» 
riîoyens & dans quelles circonftances ? Un- 
court examen de cet Edit de 171 2 nous fera 
jager de fa validité. 

Premièrement le Peuple efFrayé par les exé- 

(2) Ils eurent îa même attention en 1734 dans 
leuïs Répréû-ntaaons du + Mars, appuyées de mib 
le ou dou/îe cents Citoyens ou Bourgeois en per- 
fonnes , dort pas un fcul n'avoit l'épée au côté. 
Ces foins, qui pnroJtroient minutieux d:irs tout au- 
tre Etat, ne le font pas dans ure Dénv (.r;tie, & 
carsiftériiént peut- être ittieux un peuple q^ue des 
traits plus ^clatans^ 



LETTRE. 297 

codons & profcriptions récentes n'avoit ni li- 
berté ni (ûreté ; il ne pouvoit plus compter 
fur rien après la fraudu'Ieufe amniftie qu'oiï 
employa pour l-e furprendre. Il croyoit à cha- 
que inftant revoir à fes portes les Suifles qui 
fervirerrt: d'archers à ces fanglantes exécutions. 
Mal revenu ^n- effroi que le début de l'Edit 
étoit très propre à réveiller, il eut tout accor- 
dé par la feule crainte ; il fcntoit bien qu'on 
ne l'aiïembloit pas pour donner la Loi mais 
pour la recevoir. 

Les motifs de cette révocation , fondés fur 
les dangers des Con'eils généraux périodiques, 
font d'une abfurdité palpable à qui connoit le 
mo;ns du monde Tefprit de votre Conftitution 
& celui de votre Bourgeoifie, On allègue les 
tems de pede de famine & de guerre, comme 
Il la famine ou la guerre étoient un obilaclc à 
la tenue d'un Confeil , & quant à la pefte, 
vous m'avouerez que c'eft prendre fes précau- 
tions de lo^in. On s'eiFraye de l'ennemi, des 
mal-intentiorhnés , des cabales; jamais on ne vit 
des gens fi timides ; l'expérience du paffé de- 
voit les rafiTurer : Les fréqueas Confeils géné- 
raux ont été dans les tems les plus ora'geux le 
falut de la République, comme il fera montré 
ci-après, & jamais on n'y a pris que des réfo- 
lutions fages & courogcufes. On fouticnt ces 
aflejûblées contraires à la Conltitution , dont 
N 7 



£o8: H:U I T I E M E 

elles font le plus' ferme appui; on les dit con- 
îraires aux Edics, & elles font établies, par les 
Edits; on les accafede. nouveauté, & elles font' 
audi anciennes que ia.Légiflition. 11 n'y a pns 
une ligne dans ce préambule qui ne foit une 
fauflfctéou une extravagance, & c'eft fur ce bel 
expofé que la révocation pafTe , fans program»' 
nre antérieur qui ait inflruit les membres de 
PâiTemblce de la propu.ltion qu'on leur vouloit 
faire, fans leur donner le loifir d'en dilibirer 
entre eux, môme d'y penfcr, & dans un tems 
oùla Bourgeôifie mal inftruite de l'hiftoire de 
fon Gouverneirtent s'ealailToit aiféinent impo»- 
fer par le Magiftrat. 

Mais un moyen de nuUité plus grave encore" 
eft là violation de l'Edit dans fa partie à cetr 
égard la plus importante, favoir la manière de" 
déchtirrer les billets ou de compter les voix;- 
car dans l'Article 4 de l'Edit de' 1707 il eft d<t- 
qu'on établira quatre Secrétaires ad avlum pour 
recueillir les fufFragcs , deux des Deux -Cents: 
& deux du Peuple, lefquels feront choiûs fur 
le champ par M. le premier Syndic & prête*- 
ront ferment dans le Temple. Et toutefois dans 
le Confeil général de 1712, fans aucun égard 
à l'Edit précédent on fait recueillir les fufFrages 
par les deux Secrétaires. d'Etat. Quelle fut 
donc la raifon de ce changement, & pourquoi 
cette manœuvre UKsqIc d?(ns un point fî capi- 



L E T. T R E;. î-p5 

tal', comme fi l'on eut voulu tranfgrefTer à plan 
fir la Loi qui venoit d'être faite? On comirien*- 
C€ par violer dans un article l'Edit qu'on veut: 
annuler dans un autre! Cette marche eft-elle" 
régulière? fi comme porte cet Edit de révoca- 
tion l'avis du Confeil fut approuvé prefque una- 
mniement Çaa) , pourquoi donc la furprife & la 

conftemation que marquoient les Citoyens en 
x^ • 

(a.i) Par là manière dont il m'eft rapporté qu'on 
s'y prit, cette unanimité n'étoit pas difficile à obte- 
nir, & il ne tint qu'à ces Meflîeurs de la rendre' 
complette. , _ , 

Avant rafiemblée, le Secrétaire d'Etat Meftrezat' 
dit : LciiJJez les venir; je les tiens. Il employa, dit- 
on , pour cette fin les deux mots approbation , & 
RejeSio?!, qui depuis font demeurés en ufage dans 
les billets : en forre que quelque parti qu'on prit 
tout revenoit au même. Car fi l'on choififToit ^p- 
probation l'on approuvoit l'avis des Conftils , qui 
rejettoit l'aiTcmblée périodique ; & fi l'on prenoit 
Rêjgciion l'on rejettoit l'aiTemblée périodique. Je ■ 
n'invente joss ce fait , & je ne le rapporte pas (-ans 
autorité; je prie le led^'ur de le croire ; mais je 
dois à la véricé de. dire qu'il ne me vient pas de 
Genève , &. à la juftice d'ajouter que je ne le crois • 
pas vrai : j& fais feulement que l'équivoque de ces 
deux mots abufa bien des yotans fur celui qu'ils dé- 
voient choifir pour exprimer leur intention, & j'a- 
voue encore que je ne puis imaginer aucun motif 
honnête ni aucune excufc légitime à là tranfgreffion 
de la loi dans le recueillement des fufFrages,- Rien 
ne prouve mieux la terreur dont le Peuple étoit fai- 
fiq.ie le filenee avec lequel il lailTa paflcr celte ir- 
régularité, 



3©o HUITIEME 

fortant du Confeil , tandis qu'on voyoit un air 
4e triomphe & de fatisfaction fur les vifages 
des Magidrats (bb)^ Ces différentes contenan» 
ces font-elles naturelles à gens qui viennent d'é» 
trc unanimement du même avis? 

Ainfi donc pour arracher cet Edit de révo- 
cation l'on ufa de terreur, de furprife, vrai- 
fcmblablemcnt de fraude, & tout au moins oa 
viola certainement la Loi. * Qu'on juge fi ces 
caractères font compatibles avec ceux d'une Loi 
facrée , comme on affecte de l'appeller? 

Mais fuppofons que cette révocation foit 
légitime ■& qu'on n"en ait pas enfreint les con- 
ditions {ce) r quel- autre effet peut-on lui don- 
ner , que de remettre les chofes fur le pied 
où elles étoient avant i'établiffement de la Loi 
révoquée , & par conféquent la Bourgeoifie 
dans le droit dont elle étoit en poffeffion ? 
Quand on caffe une tranfadtion, les Parties ne 



(bb) Ils difoient entre eux en fortant, & bien 
d'auties l'entendirent; nous venom de faire une grc»\' 
de journée. Le lendemain nombre de Citoyens fu- 
rent fe plaindre qu'on les avoit trompés , & qu'ils 
n'avoiert point entendu rejetter les affemblées gé- 
nérales , mais l'avis des Confeils. On fe moqua 
d'eux. 

(rc) Ces conditions portent qxxaucun chvigcmer.i- 
à l'Edit n'auraforre qu'il n'ait été approuvé dans ce fou- 
reraîn Confeil. Refte donc à ni\oir fi les infr.iclionS' 
de l'Edit ne font pas àçs changeuiejj^ à l'Edic? 



LETTRE. 30Î 

#cftent-el]es pas comme elles étoient avant qu'el- 
le fut paffee? 

Convenons que ces Confeîls généraux pério- 
diques n'auroient eu qu'un fcul inconvénient, 
mais terrible ; c'eut été de forcer les Magiff 
trats & tous les ordres de fe contenir dans l'es 
bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par 
cela feu 1 je fais que ces alTemblées fi cffarou- 
chantes ne feront jamais rétablies , non plus 
que celles de la Bourgeoifie par compagnies; 
mais auffi n'efl:-ce pas de cela qu'il s'agit; je 
n'examine point ici ce qui doit ou ne doit pa» 
fe faire , ce qu'on fera ni ce qu'on ne fera pas. 
Les expédiens que j'indique fimplement comme 
pofîîbles & faciles , comme tirés de votre con- 
ftitutiorr, n'étant plus conformes aux nouveaux 
Edits ne peuvent pafler que du confentcment 
des Confeils, & mon avrs n'cft alfurément pas. 
qu'on les leur propofe : mais adoptant un mo- 
Rient la ûippo(;cion de TAuteur des Lettres, je 
léfous des objections frivoles; je fais voir qu'il- 
cherche dans la nature des chofes des obflacles 
qui n'y font point, qu'ils ne font tous que dans 
la mauvaife volonté du Confeil, & qu'il y avoit 
s-'il l'eut voulu cent moyens de lever ces pré- 
tendus obftacles , fans altérer la Conftitution, 
fans troubler l'ordre, & fans jamais expofer le 
repos public. 

Mais pour rentrer dans la qucHion tenons» 



♦02- ÎT U I T I E M E: 

nous exactement au dernier Edit, & vous n'y 
verrez pas une feule difficulté réelle contre "l'ef-" 
fet nécelTaire du droit de Répréfcntation. 

■I. Celle d'abord de fixer le nombre des Ré- 
préfentuns effc vaine par l'Edit môme, qui ne 
fait aucuioe diflinction du nombre, ik ne donne 
pas moins de force à la Répréfcntation d'un 
feul qu'à celle de cent. 

2. Celle de donner à des particuliers le 
droit de faire aliembler le Confeil' gvnéral eft 
vaine encore; puifque ce droit, dangereux ou 
non , ne réfulte pas de J'efFct néceifaire des 
Répréfeiitations. Comme il y a tous les ans 
deux Confeils généraux pour les élevions , il 
n'en faut point pour cet effet aflembler d'extra- 
ordinaire. Il fuffit que la Répréfcntation , après 
avoir été examinée dans les Confeils, foit por- 
tée au plus prochain Confeil général , quand 
elle cft de nature à l'être (dd):' La féance n'en 
fera pasi.meine prolongée d'une heure, comme 
il eft manifefte à qui connoit l'ordre obfervé 
dans ces afTemblées. 11 faut feulement prendre 
la précaution que la. propofition pqiTe aux voix- 
avant les. éleftions : .car fî l'on atccndoit que^ 
l'éleftion fut faite r,jie3ùiSyodic3..!iïe manque-i 



(dd) J'ai diftingué ci -devant les cas où les Con' 
feils font tenus de l'y portçr , & ceiux où ils- ne ic- 
font pas. ' ' • .ji ■ 



LETTRE. 303? 

noient pas de rompre auflîtôt l'affemblée, corn* 
Hie ils firent en 1735. 

3. Celle de multiplier les Confeils généraur 
eft levée avec la précédente & quand elle ne 
le feroit pas, oîi feroient les dangers qu'on y 
tïouveV c'eH: ce que je ne faurois voir. 

On frémit en lifant l'énumération de ces- 
dangers dans les Lettres écrites de la Campa- 
gne, dans l'Edit de 1712, dans la Harangue de 
M. Chouet ; mais vérifions. Ce dernier dit 
que la République ne fut tranquille que quand 
ces affemblées devinrent plus rares. 11 y a là 
une petite inverfîon à rétablir. H falioit dire 
que ces afTeroblées devinrent plus rares quand 
la République fut tranquille. Lifez, Monfieur,. 
les faites de votre Ville durant le feizieme fié- 
cle. Comment fecoua-t-eI!e le double joug qui 
l'écrafoit ? Comment étoufTa-t-elle les faétions 
qui la déchiroient? Comment réfifta-t-elle à fes 
voifins avides, qui ne la fecouroient que pour 
l'alTervir? Comment s'établit dans fon fein la 
liberté évangélique & politique ? Comment fa 
conftitution prit -elle de la confiftancc? Com- 
ment fe forma le fyfteme de fon Gouverne- 
ment? L'hiftoire de ces mémorables tems eft un 
enchaînement de prodiges. Les Tyrans , les 
Voifins, les ennemis, les amis, les fujets,, les 
Citoyens,. la guerre, la pefte , la famine, tout, 
fembioit concourir à la perte de cette malheu* 



304 H U I T î E M E 

reufe Ville. Oa conçoit à peine comment un 
Etat déjà formé eut pu échapper à tous ces pé- 
rils." Non feulement Genève en échappe, mais 
c'eft durant ces cri Tes terribles que fe confom- 
rae le g:and Ouvrage de fa LégilliLion. Ce fut 
par fe^ fréqucns Confeils généraux (ee), ce fut 
par la prudence & la fermeté que fes Citoyens 
y portèrent qu'ils vainquirent enfin tous les ob* 
ftacles , & rendirent leur Ville libre & tranquil- 
le , de fujette & déchirée qu'elle étoit aupara- 
vant; ce fut après avoir tout mis en ordre au 
dedans qu'ils fe virent en état de faire au de- 
hors la guerre avec gloire. Alors le Confeil 
Souverain avoit fini fes fonctions , c'étoit r.u 
Gouvernement de faire les fiennes; il ne reftoit 
plus aux Genevois qu'à défendre la liberté qu'ils 
venoient d'établir, & à fe montrer aufll braves 
foldats en campagne qu'ils s'étaient montrés di- 
gnes Citoyens au Confeil : c'eft ce qu'ils firent. 
Vos annales atteftent par tout l'utilité des Con- 



(ee) Comme on les affembloit alors dans tous les 
cas ardus félon les Edit^ , & que ces cas ardus re- 
venoient très fouvent dans ces tems orageux , le 
Confeil général étoit alors plus fréquemment con- 
voqué que n'eft aujouid'hui le DeuxCenl:. Qu'on 
en juge par une feule époque. Durant les huit pre- 
miers mois de l'année 1540 il fe tint dix- huit Con- 
feils généraux , & cette année n'eut rien de plus ex- 
traordinaire que celles qui avoient précédé & que 
celles qui fuivirent. 



L E T T R E.- 305 

feils généraux ; vos Meffieurs n'y voyent que 
des maux effroyable?. Ils -t'ont l'objeftion, mais 
i'hiftoire la réfoi'.t. 

4. Celle de s'expcfer aux faillies du Peuple 
quand on avoifine à de grandes Puiffances fe 
réfout de même.. Je ne fâche point en ceci de 
meilleure réponfe à des fophifraes que des faits 
conftans. Toutes les réfolutions des Confeils 
généraux ont été dans tous les tems aufïï pleines 
de fageiTe que de courage; jamais elles ne fu- 
rent infolentes, ni lâches; on y a quelquefois 
juré de mourir pour la patrie; mais je défie 
qu'on m'en cite un feul , mèaie de ceux où le 
Peuple a le plus influé, dans lequel on ait par 
étourderic indifpofé les PuilTances voiûnes, 
non plus qu'un feul où l'on ait rampé devant 
elles. Je ne ferois pas un pareil défi pour tous 
les arrêtés du petit Confeil : mais paiTons, 
Quand il s'agit de nouvelles réfolutions à pren- 
dre, c'eft aux Confeils inférieurs de les propo- 
fer, au Confeil général de les rejettcr ou de 

'les admettre; il ne peut rien faire de plus; on 
ne difpute pas de cela: Cette- objection porte 
donc à faux. 

5. Celle de jctcer du doute & de l'obfcurité 
fur toutes les Loix n'eft pas plus folide, parce 
qu'il ne s'agit pas ici d'une interprétation va- 
gue , générale , & fufceptible de fubtilités; 
«luis d'une application nitte â précife d'un lait 



3^(Ç HUITIEME 

à la Loi. Le Magiflrat peut avoir fes raifoQs 
pour trouver obfcure une chofe claire , mais 
cela n'en détruit pas la clarté. Ces Mcflîeurs 
dénaturent la queftion. Montrer par la lettre 
d'une Loi qu'elle a été violée n'eft pas propo» 
fer des doutes fur cette Loi, S'il y a dans les 
termes de la Loi un feiil fens félon lequel le 
fait foit juftifié, le Confcil dans fa rcponfe ne 
manquera pas d'établir ce fens. Alors la Ré» 
préfentation perd fa force , & fi Ton y perfifte, 
elle tombe infailliblement en Confeil général: 
Car l'intérêt de tous efi: trop grand, trop pré- 
fent , trop fenfiblc, furtout dans une Ville de 
■commerce , pour que la généralité veuille ja- 
mais ébranler l'autorité , le Gouvernement, la 
Légiflation , en prononçant qu'une Loi a été 
tranfgreGTée , lorfqu'il eft poiîible qu'elle ne 
l'ait pas été. 

C'efl: au Légiflateur, c'efl: au rédacteur des 
Loix à n'en pas laiffer les termes équivoques. 
Quand ils le font ; c'efl à l'équité du Magillrat 
d'en fixer le fens dans la pratique; quand la 
Loi a plufieurî fens , il ufe de fon droit en 
préférant celui qu'il lui plait; mais ce droit ne 
va point jufqu'à changer le fens littéral des 
loix & à leur en donner un qu'elle n'ont pas ; 
autrement il n'y auroit plus de Loi. La quef- 
tion aiufi pofée eft fi nette qu'il eft facile au 
bon fens de prononcer , & ce bon fens qui 



L E T T R E;' 307 

•prononce fe trouve alors dans le Confeil géné- 
ral. Loin que de-là naifîent des difcuffions in- 
terminables, c'efl: par là qu'au contraire on les 
prévient ; c'ell: par là qu'élev^ant les Edits au- 
deffus des interprétations arbitraires & particu- 
lières que fintévêt ou la pafTion peut fuggérer, 
on tû fur qu'ils difent toujours ce qu'ils difent, 
& que les particuliers ne font plus en doute , 
fur chaque aiFaire, du fens qu'il plaira au Ma- 
giftrat de donner à la Loi. N'eft-il pas clair que 
les diiîicultés dont il s'agit maintenant n'exifte- - 
roient plus fi l'on eut pris d'abord ce moyen dé 
les ré foudre? 

6. Celle de foumettre les ConfeiJs aux or- 
.dres des Citoyens cft ridicule. Il eft certain 
■que des Répréfentations ne font pas des ordres, 
non plus que la requête d'un homme qui de- 
mande jullice n'efl pas un ordre; mais le Ma- 
gillrat n'en efl pas moins obligé de rendre au 
fuppliant la jufbice qu'il demande, & le Con- 
feil de faire droit fur les Répréfentations des 
Citoyens & Bourgeois. Quoique les Magiftrats 
foient les fupérieurs des particuliers, cette fu» 
périorité ne les difpenfe pas d'accorder à leurs 
inférieurs ce qu'ils leur doivent , & les termes 
Tefpeâ:ucux qu'employent ceux-ci pour le de- 
mander n'ôtent ricTi au droit qu'ils ont de l'ob- 
tenir. Une Répréfentation cft , fi l'on veut, 
un ordre donné au Confeil, comme elle cft un 



3o8 HUITIEME 

jordre donné au premier Syndic à qui on la pré- 
fente de la communiquer au Conicil ; car c'eft 
ce qu'il eft toujours obligé de faire, Ibit qu'il 
approuve la Répréfentation, foit qu'il ne l'ap- 
prouve pas. 

Au rcrte quand le Confeil tire avantage da 
mot de Rtpréjmtation qui marque infériorité.; 
en difant une chofe que pçrfonnene difpute, 
il oublie cependant que ce mot employé daj]s 
le Règlement n'eft pus dans l'Edic auquel il 
.renvoyé, mais bien celui de Remontrances qui 
préfente un tout autre fens ; à quoi l'on peut 
ajouter qu'il y a de la dillerence entre les Re- 
montrances qu'un corps de Magiftrature/ fait à 
fon Souverain , & celles que des membres du 
Souverain font à un corps de Magifrraturc. 
Vous direz que j'ai tort de répondre à une pa- 
reille objection; mais elle vaut bien la plupart 
des autres. 

7. Celle enfin d'un homme en crédit con- 
tenant le fens ou l'application d'une Loi qui 
le condanne, & féduifant Je public eu fa fa- 
veur-, eft telle que je crois devoir m'abilenir 
de la qualifier. Eh! qui donc a connu la 
Bourgeoifie de Genève pour un peuple fer- 
vilc, ardent, imitateur, flupiJe, ennemi des 
. loix, & n prompt à s'erjfiammer pour les in- 
térêts d'autnii V II faut que chacun ait bien 
■vu le fien compromis dans, les alTaires pubi: 



L E T T R E. 3-9 

ques , avant qu'il puilTe fc réfoudre à s'en 
mêler. 

Souvent rinjuftice & la fraude trouvent des 
prote6heurs ; jamais elles n'ont le public pour 
elles; c'efl: en ceci que la voix du Peuple cft 
la voix de Dieu ; mais malheureufement cette 
voix facrée eft toujours foible dans les affaires 
contre le cri de la puilfance, & la plainte de 
l'innocence opprimée s'exhale en murmures mé- 
prifcs par la tyrannie. Tout ce qui fe fait 
par brigue & féduélion fe fait par préférence 
aa profit de ceux qui gouvernent; cela ne fau- 
roit être autrement. La rufe,~k; préjugé, l'in- 
térêt, la crainte, l'efpoir, la vanité, les cou- 
leurs fpécieufes , un air d'ordre & de fubordi- 
nation, tout efl: pour des hommes habiles con- 
ftitués en autorité & verfés,;dans l'art d'abufer 
le peuple. Quand il s'agit d'oppofer l'adreOTe à 
l'adrelTe, ou le crédit au crédit, quel avantage 
immenfe n'ont pas dans une petite Ville les 
premières familles toujours unies pour domi- 
ner, leurs amis , leurs cliens , leurs créatures, 
tout cela joint à tout le pouvoir des Confeils, 
pour écrafer des particuliers qui of^roient leur 
faire tête , avec des fophifmes pour toutes ar- 
mes? Voyez autour de vous dans cet inftant 
môme. L'appui des loix, l'équité, la vérité, 
l'évidence , l'intérct commun , le foin de la 
fureté particulière , tout ce qui dcvroit entra!- 
O 



310 II U I T I E RI E 

ner la foule fuffit à peine pour protéger des 
Citoyens refpeclés qui réclament contre l'ini- 
quité la plus manifefte ; & l'on veut que chez 
un Peuple éclairé l'intérêt d'un brouillon falTe 
plus de partifans que n'en peut faire celui de 
l'Ecnt ? Ou je connois mal votre Bourgeoille & 
vos Chefs, ou fi jamais il fe fait une feule Hé- 
préfentation mal fondje, ce qui n'efi: pas en- 
core arrivé que je fâche ; l'Auteur , sll n'eft 
méprifable, eft un homme perdu. 

Eft-il befoin de réfuter des objeclions de 
cette efpece quand on parle à des Genevois ? 
y a-t-il dans votre Ville un feul homme qui 
n'en fente la uiauvaife foi, & peut-on férieufc- 
aient balancer l'ufnge d'un droit facré, fonda- 
mental, confirmé, néccOaire , par des incon- 
véniens chimériques que ceux mêmes qui les 
objectent favent mieux que pcrfonnc ne pou- 
voir exider ? Tandis qu'au contraire ce droit 
enfreint ouvre la porte aux excès de la plus 
odieufe Olygarchie, au point qu'on la voit at- 
tenter déjà fans prétexte à la liberté des Cito- 
yens , & s'arroger hautement le pouvoir de les 
cmprifonner fans aftridlion ni condition , fans 
formalité d'aucune efpece, contre la teneur des 
Loix les plus précifes , & malgré toutes les 
proteftations. 

L'explication qu'on ofe donner à ces Loix 
«ft plus infultante encore que la tyrannie qu'on 



LETTRE. 311 

exerce en leur nom. De quels raifonnemcns on 
vous paye ? Ce n'eft pas alTcz de vous traiter 
en efclaves fi l'on ne vous traite encore en en- 
fans. Eh Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en 
doute des queftions auflî claires, comment a-t- 
■on pu les embrouiller à ce point ? Voyez, 
Monfieur, fi les pofer n'efl: pas les réfoudre? 
En linifiant par là cette Lettre, j'efpere ne la 
pas alonger de beaucoup. 

Un homme peut être conflitué prifonnier de 
trois manières. L'une à l'infiiance d'un autre 
homme qui fait contre lui Partie formelle; la 
féconde étant furpris en flagrant dclir. & faifi fur 
le champ, ou, ce qui revient au même, pour 
crime notoire dont le public eft témoin; & la 
troifieme, d'office, par la fimple autorité du 
Magiftrat, fur des avis fecrets , fur des indices, 
ou fur d'autres raifons qu'il trouve fuffifantes. 

Dans le premier cas , il eft ordonné par les 
Loix de Genève que l'accufateur revête les pri- 
fons , ainfi que l'accufé; & de plus, 's'il n'eft 
pas folvable, qu'il donne caution des dépends 
& de l'adjugé. Ainfi l'on a de ce côté dans 
rintcrct de l'accufateur une fîlreté raifonnable 
que le prévenu n'efl: pas arrêté injufliement. 

Dans le fécond cas , la preuve eft dans le 
fait même, & l'accufé eft en quelque forte con- 
vaincu par fa propre détention. 

Mais dans le troifieme cas on n'a ni la mé- 
O s 



314 HUITIEME 

me fureté que dans le premier , ni la même 
évidence que dans le fécond, & c'eft pour ce 
dernier cas que la Loi, fuppofant le Mr.giftrat 
équitable, prend feulement des mefures pour 
qu'il ne foit pas furpris. 

Veila les principes fur lefquels leLégiflateur 
fe dirige dans ces trois cas ; en voici mainte- 
nant l'application. 

Dans le cas de la Partie formelle, on a dès 
le commencement un procès en règle qu'il faut 
fuivrc dans toutes les formes judiciaires : c'cil 
pourquoi l'affaire efï dabord traitée en premiè- 
re inftance. L'emprifonnement ne peut être 
fait_^, parties ouïes, il n'a été permis par jujîi- 
ce (ff). Vous favez que ce qu'on appelle à 
Genève la Juftice clt le Tribunal du Lieutenant 
& de fcs afliflans appelles auditeurs. Ainfi 
c'cll: à ce» Mngiftrats & non à d'autre-5 , pas 
même aux Syndics , que la plainte en pareil 
cas doit ôtre portée, & c'eft à eux d'ordonner 
l'emprifc^nnement des deux parties ; fauf alors 
\c recours de l'une des deux aux Syndics, yî, 
félon 4cs termes de l'Edit, elle fe fentoit grézxe 
par ce qui aura été ttdonné (gg). Les trois pre- 
miers Articles du Titre XII , fur les matières 
criminelles fc rapportent évidemment à ce cas-là, 

(ff) Edits civils. Tit. XII. Art. i. 
(£S) Ibid. Art. 2. 



LETTRE. 313 

Dans le cas du fingrant délit, foit pour cri- 
me, foit pour excès que la police doit punir, 
il eft permis à toute perfonne d'arrêter le cou- 
pable ; mais il n'y a que les M'.gillrats chargés 
de quelque partie du pouvoir exécutif , tels 
que les Syndics, le Confeil, le Lieutenant, un 
Auditeur,' qui puiiTent l'écrouer ; un Confcillcr 
ni plufieurs ne le pourroient pas; & le prifor:- 
nier doit être interrogé dans les vingt -quatre 
heures. Les cinq Auicles fuivans du même 
Edit fe rapportent uniq^iement àxe fécond cas; 
comme il eft clair, tant par l'ordre de la ma- 
tière , que par le nom de criminel donné au 
prévenu , puifqu'il n'y a que le feul cas du fla- 
grant délit ou du crime notoire, où l'on puiflTe 
appeller criminel un accufé avant que fon pro- 
cès lui foit fait. Que fi l'on s'obfline à vou- 
loir qu'accufé & criminel foient Anonymes , il 
faudra , p^r 'ce môme langage , qa'i?inocent & 
crimlnsl le ibient aufïi. 

Dans le refi:e du Titre XII il n'efl; pliis quef- 
tion d'emprifonnement , & depuis l'Aroicle 9 
inclufivement tout roule fur la procédure & 
fur la forme du jugement dans toute efpece de 
procès criminel. Il n'y efl: point parlé des 
emprifonnemens faits d'orHce. 

Mais il en eft parlé dans l'Edit politique fur 
rOifice des quatre Syndics. Pourquoi cela? 
Parce que cet Article tient immédiatement à la 
O 1 



314 HUITIEME 

liberté civile , que le pouvoir exercé fur ce 
point par le Magiftrat eft un acte de Gouverne- 
ment plutôt que de Magiilrature, & qu'un (am- 
ple Tribunal de juftice ne doit pas être revêtu 
d'un pareil pouvoir. Auflî l'Edit l'accorde-t-il 
aux Syndics feuls, non au Lieutenant ni à au- 
cun autre Magiftrat. 

Or pour garantir les Syndics de la furprife 
dont j'ai parlé, l'Edit leur prefcrit de mander 
premièrement ceuy: qu'il appartiendra , d'exami- 
ner d'interroger , & enfin de faire emprifonner 
Jî mejîier eft. Je crois que dans un pays libre 
h Loi ne pouvoit pas nK)ins faire pour mettre 
un frein à ce terrible pouvoir. Il faut que les 
Citoyens aient toutes les fùrctés raifonnables 
qu'en faifant leur devoir ils pourront coucher 
dans leur lit. 

L'Article fuivant du même Titre rentre , 
comme il eft manifefte , dans le cas du crime 
notoire & du flagrant délit, de même que l'Ar- 
ticle premier du Titre des matières criminelles , 
dans le même Edit politique. Tout cela peut 
paroîcre une répétition : mais dans l'Edit ciril 
la matière eft confidérée quant à l'exercice de 
la juftice, & dans l'Edit politique quant à II 
fureté des Citoyens. D'ailleurs les Loix ayant 
été faites en diiférens tcms , & ces Loix étant 
l'ouvrage des hommes, on n'y doit pas cher- 
cher un ordre qui ne fe démente jamais & une 



LETTRE. 2rs 

perfedîon fans défaut. Il fuffit qu'en méditant 
fur le tout & en comparant les Articles, on y 
découvre l'efprit du Légidateur & les raifons du 
difpofitif de fon ouvrage. 

Ajoutez une réflexion. Ces droits fi judi- 
cieufement combinés; ces droits réclamés par 
les Répréfentans en vertu des Edits , vous en 
jouiflîez fous la fouveraineté des Evêques , 
Neufchâtel en jouit fous fes Princes , & à vous- 
Républicains on veut les ôter ! Voyez les Ar- 
ticles 10, II , & plufieurs autres des franchi- 
fes de Gencve dans l'aifte d'Ademarus Fabri.- 
Ce monument n'eft pas moins refpeftable aux- 
Genevois que ne Tefl: aux Anglois la grande 
Ghartre encore plus ancienne , & je doute' 
qu'on fut bien venu chez ces derniers à par- 
ler de leur Chartre avec autant de mépris que 
l'Auteur des Lettres ofe en marquer pour la 
vôtre. 

Il prétend qu'elle a été abrogée par les Con- 
îlltutions de la République (ii). Mais au con- 
traire je vois très fouvent dans v-os Edits ce 



(/j/j) Cétoit par une Logique tonte fc;nhlable 
qu'en 1742. on n'eut aucun égard au Traité de So- 
lèure de 1579? foutenant qu'il étoit furanné ; quoi- 
qu'il fut déclaré perpétuel dans l'Acte même, qu'il 
n'ait jamais été abrogé par aucun autre, & qu'il ait 
été rappelle plufieurs fois, notaniurjnt dans l'acle 
de la. Médiation, 

O 4 



3i6 HUITIEME 

mot, comme d'ancienneté , qui renvoyé aux ufa- 
ges anciens, par conféquent aux droits fur lef- 
quels ils étoient fondés; & comme fi TEvêquc 
eut prcvu que ceux qui dévoient protéger les 
franchifes Les attaqucroient , je vois qu'il dé- 
clare dans l'Afte même qu'elles feront perpé- 
tuelles, fans que le non-ufage ni aucune prcf- 
cription les puiffe abolir. Voici , vous en 
conviendrez , une oppofiLion bien finguliere. 
Le favant Syndic Chouet dit dans fon INI^moi- 
re à Mylord Towfcnd que le Peuple de Genève 
entra, parla Réformation , dans les droits de 
rEvi}que, qui étoit Prince temporel & fpiri- 
tuel de cette Ville. L'Auteur des Lettres 
nous affure au contraire que ce même Peuple 
perdit en cette occafion les franchifes que l'E- 
vêque lui avoit accordées. Auquel des deux 
croirons nous? 

Quoi ! vous perdez étant libres des droits 
dont vous iouiflîez étant fujets î Vos Mpgiftrats 
vous d pouillent de ceux c]ue vous accordèrent 
V '- Princes! fi telle cil la liberté que vous ont 
acquis vos percs , vous avez dequoi regretter 
le fang qu'ils vtrferent pour tilt.'. Cet a6te 
fîngulier qui vous rendant Souverains vous ôia 
vos franchifes, valoit bien, ce me fcmblc, la 
peine d'être énoncé , & , du moins pour le 
rendre croyable, on ne pouvoit le rendre trop 
folemnel. Où c(l-il doue cet aélc d'abrogation ? 

Affu. 



LETTRE, 317 

AOTurément pour fe prévaloir d'une pièce aufli' 
bizarre le moins qu'on puifTe faire efl de com- 
mencer par la montrer. 

De tout ceci je crois pouvoir conclurre avec 
certitude , qu'en aucun cas poffible , la Loi 
dans Genève n'accorde aux Syndics ni à perfom- 
ne le droit abfolu d'emprifonner les particuliers 
fans aftriclion ni condition. Mais n'importe % 
le Confeil en réponfe aux Répréfentations éta- 
blit ce droit fans réplique. Il n'en coûte q,ae: 
de vouloir » & le voila en poflTeffion. TelLe 
el1: la comodité du droit négatif. 

Je me propofois de montrer dans cette Let- 
tre que le droit de Répréfentation , intimement;: 
lié à la forme de votre Conftitution n'étoit pas 
un droit ilkifoire & vain; mais qu'ayant: été 
formellement établi par l'Edit de 1707 & con-- 
firme par celui de 1738, il dcvoit néceffaire- 
ment avoir un^ effet réel : que cet effjc n'^a;* 
voit pas été ftipulé dans rAâ:e de la Médiation» 
parce qu'il ne l'étoic pas dans l'Edit, & qu'il 
ne l'avoit pas été dans l'Edit, tant parce qu'il ' 
réfultoit alors par lui-même de la nature de 
votre Conftitution, que parce que le même E* 
dit en établilToit la fiireté d'une autre manierez 
Que ce droit & fon effet néceiTaire donnanc 
feul de la confiftance à tous les autres, étoic 
l'unique & véritable équivalent de ceux qu'ora 
avoit ôtéo à la Bourgeoifie ; que cet étiui'vai- 
O 5 



§18 HUITIEME 

lent, fuffifant pour établir un folide équilibre 
entre toutes les parties de l'Etat , montroit la 
fageffe du Règlement qui fans cela feroit l'ou- 
vrage le plus inique qu'il fut polTible d'imagi— 
2ier : qu'enfin les difficultés qu'on élevoit con- 
tre l'exercice de ce droit étoient des difficultés- 
frivoles, qui n'exiftoient que dans la mauvaife 
volonté de ceux qui les propofoient, & qui 
ne balançoient en aucune manière les dangers 
du droit négatif abfoju. Voila, Monfieur , ce 
que j'ai voulu faire; c'cft à vous à voir fi j'ai. 
zéufli.. 









LETTRE. 315 

N E U V I E JM E LETTRE. 

J'Ai cru, Monfieur , -q'.i'il valoit mieux établir- 
directement ce que j'avois à dire, que de m'at- 
taclier à de longues réfutations. Entreprendre 
un examen fuivi des Lettres écrites de la cam« 
pagne feroit s'embarquer dans une mer de (o-- 
phifmes. Les faifir, les expofer feroit félon: 
moi les réfuter; mais ils naçent dans un tel flux- 
de do6lrine, ils en font fi fort inondés, qu'on 
fe noyc en voulant les mettre à fec. 

Toutefois en achevant mon travail je ne puis 
me difpenfer de jetter un coup d'oeil fur celui. 
de cet Auteur. Sans analyfer les fubtilités po- 
litiques dont il vous leurre, je me contenterai 
d'en examiner les principes , & de vous mon- 
trer dans quelques exemples !e vice de fes rai*- 
fonnemens. 

Vous en avez vu ci-devant rinconféquencc- 
par rapport à moi : par rapport à votre Répu- 
blique ils font plus captieux quelquefois, & ne 
font jrimuis plus folides. Le feul & véritable 
objet de ces Lettres eft d'établir le prétendis 
droit négatif dans la plénitude que lui donnent: 
les ufurpations du Confeil, C'eft à ce but qvus-' 
6 



3ia N E U V I E. M E 

tout fe rappurct:; ; foit directement , par uit 
ench àuemenc nécefiaire; foit indiredlemcat par 
lin tour d'adreffe , en donnant le change au pu* 
blic fur le fond de la queftion. 

Les imputatfons quf me regardent font dans 
le premier' cas. Le Confeil m'a jugé contre la 
Loi: des Répréfentations s'élèvent. Pour éra- 
blir le droit négatif il faut éconduire les Répré- 
fentans ; pour les éconduire il faut prouver 
qu'ils ont tort; pour prouver qu'ils ont tort il 
faut foutenir que je fuis coupable, mais coupa- 
ble à tel point que pour punir mon crime il 2 
fallu déroger à la Loi. 

Que les hommes frémiroicnt au premier mal 
qu'ils font, s'ils voyoient qu'ils fe mettent dans 
Ta trifte nêceflité d'en toujours faire, d'être mé- 
chans toute leur vie pour avoir pu l'être un 
moment, & de pourfuivre jufqu'à la mort le 
mnlheureux qu'ils ont une fois perfécuié 1 

La quertion de la préfidence des Syndics 
dans les Tribunaux criminels fe rapporte au 
fécond cas. Croyez-vous qu'au fond le Confeil 
a'embarralfe beaucoup que ce (oient des Syn- 
dics 0,1 des ConfciJlers qui préfuient , depuis 
q^u'iJ a fondu les droits des premiers dans tout 
Ile corps ? Les Syndics , jadis choifis parmi 
tiout le Peuple (aj , ne l'ccant plus que dans. 



(a) On. pouûoit.fLloin ratteiition pour qu'il.a-y 



LETTRE. 323 

le Coiîfeil, de chefs qu'ils étoient dos autre» 
Magiftrats font demeurés leurs collègues, & 
vous avez pu voir clairement dans cette affaire 
que vos Syndics, peu jaloux d'une autorité paf- 
fagjre, ne font plus que des Confeiilers, Aliis 
on fcinfc de traiter cette queftion comme im-' 
portante, pour voms diftraire de celle qiù l'efî: 
véritablement, pour vous laifTer croire encore 
que vos pie iiieis Magiflrats font toujours élus 
par vous , & que leur puiflance efl toujours. 
la môme. 

LniflTons donc ici ces queftions acce'.Toires 
que, par la manière dont l'Auteur les traite 
on voit qu'il ne prend guère à cœur. Bor- 
nons-nous à pefer les raifons qu'il allègue en 
faveur du droit négatif auquel il s'attache avec 
plus de foin, & par lequel feul , aduiis ou re- 
jette , vous êtes efclaves ou libres. 

L'art qu'il employé le plus adroitement pour 
cela eu de réduire en propofitionï générales 
un fyftême dont on verroic trop aifémc;jt le 
foible s'il en faifoit toujours l'appli-cinion. 
Pour vous écarter de l'objet particulier il fl:ue 
votre amour -propre en étendant vos vues fur 



eut dans ce choix ni exclufion ni préférence autre 
que celle du mérite, que par un Edit qui a été abro* 
gé deux Syndics dévoient toujours être pris dans le 
bas. de la Ville & deux dans le haut. 



Q 1 



322> NEUVIEME' 

de grandes quen:ions,& tandis qu'il metcesqucf- 
tions hors de la portée de ceux qu'il veut fé- 
duire, il les cajolé & les gagne en paroiflant 
les traiter en hommes d'Etat. Il éblouit ainii 
le peuple pour l'aveugler, & change en the- 
fes de philo fophie des queftions qui n'exigent 
que du bon fens, 'afin qu'on ne puiflTe l'en dé- 
dire, & que ne l'entendant pas, on n'ofele dé-- 
favoaer. 

Vouloir le fuivre dans Tes TophiTmcs ab- 
ftraits feroit tomber dans la faute que je lui 
reproche. D'ailleurs, fur des qiieftions ainfi 
traitées on prend le parti qu'on veut fans avoir 
jamais tort: car il entre tant d'élémefis dans 
ces propofitions , on peut les enviûiger par 
tant de faces, qu'il y a toujours quelque côté 
fufceptible de l'afpcfl qu'on veut leur donner. 
Quand on fait pour tout le public en géné- 
ral un Livre de politique on y peut philofo- 
pher à fon aife : l'Auteur, ne voulant qu'être 
lu & jugé par les hommes inftruits de toutes 
les Nations & verfés dans la matière qu'il trai- 
te , abflrait & généralife fans crainte ; il ne 
s'appéfantit pas fur les détails élémentaires. 
Si je parlois à vous feul, je pourrois ufer de 
cette méthode;^ mais le fujet de ces Lettres in- 
térefle un peuple entier , compofé dans fon 
plus grand nombre d'hommes qui ont plus de 
fens & de jugement que de Icfture & d'étude,. 



LETTRE. 3^3 

(& qui pour n'avoir pas le jargon fcientifique 
•n'en font; que plus propres à faifir le vrai dans- 
toute fa fimplicité. Il faut opter en pareil cas 
entre l'intérêt de l'Auteur & celui des Lefteurs,. 
& qui veut fe rendre plus utile doit fa réfou» 
dre à être moins éblouifTant. 

Une autre fource d'erreurs & de faufTes ap»- 
plications, efl d'avoir laifTé les idées de ce droit 
négatif trop vagues trop inexa6les; ce qui fert 
à citer avec un air de preuve les exemples qui 
s'y rapportent le moins, à détourner vos Con- 
citoyens de leur objet par la pompe de ceur. 
qu'on leur préfente , à foulevcr leur orgueil 
contre leur raifon , & à les confoler douce- 
ment de n'être pas plus libres que les maîtres 
du monde. On fouille avec érudition dans l'oh»- 
fcurité des fiédes, on vous promené avec fafte 
chez les Peuples de l'antiquité. On vous étale 
fucceflivement Athènes, Sparte, Rome, Car- 
thage; on vous jette aux yeux le fable de laLy- 
bic pour vous empêcher de voir ce qui fe paflc 
autour de vous. 

Qu'on fixe avec précifion , comme j'ai tâché 
de faire, ce droit négatif, tel que prétend 
l'exercer le Confeil; & je foutiens qu'il n'y eut 
jamais un feul Gouvernement fur la terre où le 
Légiflateur enchaîné de toutes manières par le 
corps exécutif, après avoir livré les Loix fans 
réferve ;\ fa merci, fut réduit à les lui voir ex- 



524 NEUVIEME 

pliquer, éluder, tranfgreiTer à volonté, faiîs 
pouvoir jamais apporter à cet abus d'autre op- 
pofition , d'autre droit , d'autre réfulance qu'un 
murmure inutile & d'impuilTantes clameurs. 

Voyez en elFct à quel point votre Anony- 
me eft forcé de dénaturer la qiieftion , pour y 
rapporter moins mal -à -propos fes exemples. 

Le droit négatif 11 étaiit pas j dit-il page iio-, 
le pouvoir de faire des Loix , mais d'empêcher que 
tout le monde indijîinàement ne puïjje mettre en 
m-'Wvement la puijj'inre qui fait les Loix , ^ r^e 
donnant p2s la fa ilité d innover , mais le p':-uvoir 
de s'oppojer awc innovations, va direàement au 
grand but que Je propofe une Jociétt politique , qui 
ejl de je conjerver en conjervant fa confiitution. 

Voila un droit négatif très raifonnable, & 
dans le ftns e.xpofé ce droit eft en effet une 
partie fi e.Tenciclle de la confiitution démocra- 
tique, qiVil feroit généralement impoflîble qu'el- 
le fe maintint, fi la PuifTance Légiflativc pou- 
voit toujours être mife en mouvement par cha- 
am de ceux qui la compofent. Vous concevez 
qu'il n'eft pas difficile d'apporter des exemples 
en confirmation d'un principe aufil certain. 

Mais H cette notion n'ell point celle du droit 
négatif en quellion , s'il n'y a pas dans ce paffa- 
ge un feul mot qui ne porte à faux par l'appli^ 
cation que l'Auteur en veut faire, vous m'a- 
vouerez q^ue les preuves, de l'avantage d"ua 



LETTRE. 325 

droit négatif tout différent ne font pas fort con- 
cluantes en faveur de celui qu'il veut établir. 

Le droit négatif iVefl pas celui de faire des 
Lûix. Non , mais il eft celui de fe paffcr de 
Loix. Faire de chaque afle de fa volonté une 
Loi particulière eft bien plus commode que 
de fuivre des Loix générales, quand même on 
en feroit foi -même l'Auteur. Mais d'empêcher 
que tout le monde indijiin£lement ne piiijje mettre 
en mouvement la puijfance qui fait les Loix. II fal- 
loit dire au lieu de cela : ?nais d' empêcher que 
qui que ce fait ne puijje protéger les Loix contre la 
puijfance qui les fiibjugue, 

Otii ne donnant pas la facilité d'i?inover. .... 
Pourquoi non? Qui eft -ce qui peut empêcher 
d'innover celui qui a la force en main, & qui 
n'eft obligé de rendre compte de fa condui- 
te à pcrfonne? Mais le pouvoir d'empêcher les 
innovations. Difons mieux; le pouvoir d'empêcher 
quon ne s'oppofe aux innovations. 

C'eft ici , Monficur , le fophifme le plus 
fubiil , & qui revient le plus fouvent dans l'é- 
crit que j'examine. Celui qui a la PuiiTance 
executive n'a jamais befoin d'innover par des 
actions d'éclat. Il n'a jamais befoin de confta- 
ter cette innovation par des aftes foL'mnels. 
Il lui fufSt, dans l'exercice continu de fa puif- 
fance de plier peu à peu chaque chofe à fa 
volonté, & cela ne fait jamais une fcnfatioa 
bien forte. 



31(5 NEUVIEME' 

Ceux au contraire qui ont l'œil afTez attentif 
& l'efprit afle2 pénétrant pour remarquer ce 
progrès & pour en prévoir la conféquence , 
n'ont, pour l'arrêter qu'un de ces deux parcis 
à prendre; ou de- s'oppofer d'abord- à la pre- 
mière innovation qui n'eft jamais qu'une baga- 
telle , & alors on les traite de gens inquiets , 
brouillons, pointilleux, toujours prêts à cher- 
cher querelle; ou bien de s'élever enfin contre 
un abus qui fe renforce , & alors on crie à 
l'innovation. Je délie que, quoi que vos Ma* 
giitrats entreprennent, vous puifîîez en vous y 
oppofant éviter à la fois ces deux reproches. 
Mais à choix , préférez {■g premier. Chaque 
fois que le Confeil altère quelque ufagc, il a 
fon but que perfonne ne voit, &. qu'il fe' gar- 
de bien de montrer. Dans le doute, arrêtez 
toujours toute nouveauté , petite ou grande. 
Si les Syndics étoient dans l'ufage d'entrer au 
Confeil du pied droit, & qu'ils y voulufTent 
entrer du pied gauche, je dis qu'il faudroit les 
en empêcher. 

Nous avons ici la preuve bien fenfîbîe de la 
facilité de conclurre le pour & le contre par 
la méthode que fuit notre Auteur: car appii» 
■quez au droit de Répréfentation des Citoyens, 
ce qu'il applique au droit négatif des Con- 
feils ,. & vous trouverez que fa propofition 
g^énéralc convient encore mieux à votre aj-- 



LETTRE. 3î7 

plicatîon qu'à la fîenne. Lo droit de Rèpréfenta- 
tion, direz-vous, n'étant pas le droit de faire des 
Loix , mais d'empêcher que la piiijjance qui dùii 
les adniinijîrer ne les tranfgreffe , cf "^ donnanù 
pas le pouvoir d'inmver mais de s'oppofer aux noU' 
veautés , va direciement an grand but que fe prc- 
pôfe îme focitté polititiue; celui de fe conferver en, 
confervant fa conflitution. N'eft-ce pas exaéle- 
ment là ce que les Répréfentans avoient à di- 
re, &; ne femble-t-il pas que l'Auteur ait rai- 
fonné pour eux? II ne faut point que les mots 
nous donnent le change fur les idées. Le pré- 
tendu droit né;?atif du Confeil eft réellement 
un droit pofitif, & le plus pofitif même que 
l'on puiiTe imaginer , puifqu'il rend le petit 
Confeil feul maître direfl & abfoUi de rEtac 
& de toutes les Loix, & le droit de Répré- 
Tentation pris dans fon vrai fens n'efi: lui- 
même qu'un droit négatif. Il confiile unique- 
ment à empêcher la paiffance executive de rien 
exécuter contre les Loix. 

Suivons les aveux de ry\ui:eur fur les pro-- 
polîtions qu'il préfente; avec trois mots ajoû' 
tés, il aura pofé le mieux du monde votre- 
,état préfent. 

Comme il ny awoit point de liberté dans un 
Etat où le corps charge de l'exécution des Loix 
aurait droit de les faire parler à fa fantaifie., puif- 
qu'il pourrait faire exécuter comme des Loix fes 
volontés les plus tyrnnniques. 



328 NEUVIEME 

Voila, je penfe , un tableau d'après nntii- 
re; vous allez voir un tableau de fantaifie mis 
en oppofition. 

// n'y auroit peint avffi de Gmverriement dans 
U7i Etat où le Peu^'le exercerait Jans règle la, puij' 
fance- Lég'.JÎnîive. D'accord; mais qui eftce qui 
a propofé que le peuple exerçât fans règle la 
puiflance légidative? 

Après avoir ainfi pofé un autre droit néga- 
tif que celui dont il s'ag't, l'Auteur s'inquicte 
beaucoup pour favoir où l'on doit placer ce 
droit négatif dont il ne s'agit point, & il éta- 
blit là-deflus un principe qu'alfurément je ne 
contefterai pas. C'eft que , ft cette force négatïvi 
peut fans incenv-nient réfider dans- le Gouverne- 
ment, il fera, de la nature ^ du bien de la cbofe 
qu'on l'y place. Puis viennent les exempes. que 
je ne m attacherai pas à fuivre; parce qu'ils 
font trop éloignés de nous & de tjut point 
étrangers à la queftion. 

Celui feul de l'Angleterre qui eft fous nos 
yeiix & qu'il cite avec raifon comrne un mo- 
dèle de la Julie balance des pouvoirs rcfpcc- 
tifs , mérite un moment d'examen , & je ne 
me permets ici qu'après lui la coraparaifon du 
petit au grand. 

Milg^'é la puiffance Royale, qui ejî très grin- 
de la N tion n a pas craint de donner encore au 
Roi la voi^ îiégitive» Mais cêmme il 71e peut ft 



LETTRE. 329 

faffer longtems de la puijfance légijlaiive , ^ qu'il 
n'y aurait pas de fureté pour lui à l'irriter, cetît 
force négative ii'efl dans le fait qu'un moyen d'ar- 
rêter les entreprifes de la puiffance légiflative ^ 
^ le Frince , tranquille dans la pofjeffion du pou- 
voir étendu que la Confiitution lui affure fera in- 
■ téreffé à la protéger (p). 

Sur ce raifonncmcnt & fur l'cnpplication qu'on 
en veut faire, vous croiriez que le pouvoir 
exécutif du Roi d'Angleterre efl plus grand 
que celui du Confeil î Genève, que le droit né- 
gatif qu'a ce Prince eft feniblable à celui qu'u- 
furpent vos Mngiftrats, que votre Gouverne- 
ment ne peut pas plus fe pafTer que celui d'An- 
gleterre de la puiffance légiflative, & qu'eniîn 
l'un & l'autre ont le même intérêt de protéger 
la conftitution. Si l'Auteur n'a pas voulu dire 
cela qu'a-t-il donc voulu dire , & que fait cet 
exemple à fon fujet? 

C'eft pourtant tout le contraire à tous égards. 
Le Roi d'Angleterre, revêtu parles Loix d'une 
û grande puiffance pour les. protéger , n'en a 
point pour les enfreindre: perfonne en pareil 
cas ne lui voudroit obéir, chacun crainiroit 
pour fa tête; les Miniftres eux-mêmes la peu- 
vent perdre s'ils irritent le Parlement; on y 
examine fa propre conduite. Tout Anglois à 

(b) Page 117. 



Z^o N F, U V I E M K 

l'abri des Loix peur, braver la puiffance Roya- 
le; le dernier du peuple ptuc exiger & obte* 
nir la réparation la plus authentique s'il eft le 
moins du monde ofFenfé; fuppofé que le Prin- 
ce ofât enfreindre la Loi dans la moindre cho« 
fe , l'infraction feroit à l'inllant relevée; il eft 
fans droit &• feroit fans pouvoir pour la fou- 
tenir. 

Chez vous la Puidance du petit Conseil efl: 
abfolue à tous t-gards; il eft le Miniftrc & Is 
Prince, la partie & le Juge tout- à- la- fois ; il 
ordonne & il exécute; il cite, il faifit, il eni- 
prifonne, il juge, il punit lui-uicme: il a la 
force en main pour tout faire; tous ceux qu'il 
employé font irrécherchables; il ne rend comp- 
te de fa conduite ni de la leur à perfonne; il 
n'a rien à craindre du Légidateur, auquel il a 
fcul droit d'ouvrir la bouche, & devant lequel 
il n'ira pas s'accufer. 11 n'ell jamais contraint 
de réparer fes injuftices, & tout ce que peut 
efpércr de plus heureux l'innocent qu'il oppii* 
me, c'eft d'échapper cnÇm fain & fauf , mais 
fans fatisfaftion ni dédomagement. 

Jugez de cette différence par les faits Ie« 
plus récens. On imprime à Londres un ouvrage 
violemment fatyriquc contre les Minières , le 
Gouvernement, le Roi môme. Les Imprimeurs 
font arrêtés. La Loi n'auterife pas cet arrêt, 
un murmure public s'élève, il faut les relâcher. 



L E T T II E, 331 

L'afFairc ne finit pas là: les Ouvriers prennent 
à leur tour le Magiftrat à partie, & ils obtien- 
-ncnt d'immenfes dommages & intérêts. Qu'on 
mette en parallèle avec cette afFaire celle du 
Sieur Bardin libraire à Genève; j'en parlerai ci- 
apiès. Autre cas; il fe fait un vol dans la 
Ville; fans indice & fur des foupçons en l'air 
un Citoyen cft cmprifonné contre les loix; fa 
maifon eft fouillée, on ne lui épargne aucun 
des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin fon 
innocence eft reconnue, il eft relâché, il fe 
plaint, on le laifTe dire, & tout eft fini. 

Suppofons qu"à Londres j'eiiiTe eu le mal* 
heur de déplaire à la Cour, que fans juftice & 
fans raifon elle eut faifi le prétexte d'un de 
mes Livres pour le faire brûler & me décré- 
ter. J'aurois préfenté requête au Parlement 
comme ayant été jugé contre les Loix ; je 
l'aurois prouvé; j'aurois obtenu la fatisfaftioa 
la plus authentique, & le juge eut été pimi , 
peut-être caffé. 

Tranfportons maintenant M. Wilkes à Ge- 
nève, difant , écrivant, imprimant, publiant» 
contre le petit Confeil le quart de ce qu'il a 
dit, écrit, imprimé, publié hautement à Lon- 
dres contre le Gouvernement la Cour le Prin- 
ce. Je n'affirmerai pas absolument qu'on l'eut 
fuit mourir , quoique je le penfe ; mais fù- 
remcnt il eut été faifi dans l'inftant mô- 



332 NEUVIEME 

me , & dans peu très grièvement puni (c). 

On dira que M. "\ViIke<; étoit membre du 
corps légiOatjf dans fon pays ; & moi , ne 
l'étois-je pas auflî dans le mien? Il eft vrai 
que l'Auteur des Lettres veut qu'on n'ait aucun 
égard â la qualité de Citoyen. Les règles, dic-il, 
de la procédure font cS? doivent i'tre égales peur 
tous les hommes : elles ne drivent pas du droit de 
la Cité; elles émanent du d'oit de lliiniatiité (i). 

Hcureufement pour vous le fait n'ell pas 
vrai (e); & quant à la maxime, c'cft fous 

des 



(c) La Loi mettant ]\L Wilkes à couvert de ce 
côté, il a fallu pour l'inquiéter prendre un autre 
tour, & c'eft encore la Religion qu'on a fait in- 
tervenu- dans cette affaire. 

(0 Page 54. 

(e) Le droit de recours à la grâce n'appartenoit 
p;ir lEdit qu'aux Citoyens & Bourgeois; mais par 
leurs bons offices ce droit & d'autres furent com- 
muniqués aux natifs & habitans, qui, ayant fait 
caufe commune avec cjx, avoient befoin des mê- 
mes précautions pour leur fureté; les étrangers en 
"font demeurés exclus. L'on fcnt ai/ffi que le choix 
de quatre parcns ou amis pour affifrer le prévenu 
dans un procès criminel n'cil pas fort utile à ces 
derniers ; il ne l'efl quà ceux que le Magiflrat 
peut avoir intérêt de perdre , & à qui la Loi don- 
ne 'eur ennemi naturel pour Juge. Il eft étonnant 
même qu'après tant d'exemples effrayans les Ci- 
toycjis 6: Bourgeois n'aient pas pris plus de mefu- 
reslpour la fureté de leurs perfonnes, & que tou- 
te 



L E T T R E. ?33 

dts mots très honnêtes cacher un fophifme 
bien cruel. L'intérêt du Magiftrat , qui dans vo- 
tre Etat le rend fouvent partie contre le Ci" 
toyen , jamais contre l'étranger, exige dans le 
premier cas que la Loi prenne des précautions 
beaucoup plus grandes pour que l'accu fé ne 
foit pas condanné injullement. Cccte diftinc- 
tion n'eft que trop bien confirmée par les faits. 
Il n'y a peut-être pas, depuis l'établiff^ment de 
la République, un feul exemple d'un jugement 
injufte contre un étranger , & qui comptera 
dans vos annales combien il y en a d'injuftes 
& même d'atroces contre des Citoyens? Du 
relie, il eft très vrai que les précautions qu'il 
importe de prendre pour la fureté de ceux-ci 
peuvent fans inconvénient s'étendre à tous les 
prévenus , parce qu'elles n'ont pas pour but 



te la matière criminelle refte , fan? Edits & fans 
Loix, prefque abandonnée à la difcrétion du Con- 
feil. Un fervice pour lequel feul les Genevois & 
tous les hommes juftes doivent bénir à jamais les' 
Médiateurs eft l'abolition de la queilion prépara- 
toire. Jai toujours fur les lèvres un rire amer 
quand je vois tant de beaux Livres, où les Euro- 
péens s'admirent & fe fofit compliment fur leur hu- 
manité, fortir des mêmes pays où l'on s'amufe à 
difljqusr & brifer les membres des hommes , en 
attendant qu'on fâche s'ils font coupables ou non. 
Je déiinis la torture un moyen prefque infaillil)lc 
eiDpIoyé par le fort pour charger le foible des cii- 
mcs dont il le veut punir. 



t534 NEUVIEME 

de fauver le coupable, mais de garantir I in- 
nocent. C'eft pour cela qu'il n'eft fait aucune 
exception dans l'article XXX du règlement , 
qu'on voit affez n'être utile qu'aux Genevois. 
Revenons à la comparaifon da droit négatif 
dans les deux Etats. 

Celui du Roi d'Angleterre confifte en deux 
chofes; à pouvoir feul convoquer & difToudre 
le corps légiflatif, & à pouvoir rejetter lesLoix 
qu'on lui propofe; mais il ne confilla Jamais à 
empêcher la puiffance légidiitive de connoîtrc 
des infradions qu'il peut faire à la Loi. 

D'ailleurs cette force négative eft bien tem- 
pérée; premièrement, par la Loi triennale (/) 
qui l'oblige de convoquer un nouveau Parle- 
ment au bout d'un certain tems; de plus, par 
fa propre néceflîté qui l'oblige à le laiiTer pref- 
que toujours aiTemblé (g) ; enfin , par ,1e droit 
négatif de la chambre des communes , qui en a , 
vis-à-vis de lui -même, un non moins puiiTant 
que le fien. 

Elle eft tempérée encore par la pleine auto- 
rité que chacune des deux Chambres une fois 
aflTemblées a fur clle-mêmp; foit pour propofer, 

(/) Devenue feptennale par une faute dont les 
Anglois ne font pas à fe repentir. ■ 

(g) Le Parlement n'accordant les fubfides que 
pour une année , force ainû le Roi de les lui re* 
demander tous les ans. 



LETTRE. 535 

îf aiter , difcuter , examiner les Loix & toutes les 
matières du Gouvernement ; foit par la paitie 
de la puiiïiince executive qu'elles exercent & 
eonjointemcnt & féparément; tant dans la Cham- 
bre des Communes, qui connoit des griefs pu- 
blics & des atteintes portées aux Loix , que dans 
la Chambre des Pairs, Juges fuprêmes dans les 
matières criminelles, & furtout dans celles qui 
ont rapport aux crimes d'Etat. 
. Voila, Monfieur, quel eft le droit négatif du 
Roi d'Angleterre. Si vos Magiflrats n'en récla- 
ment qu'un pareil, je vous confeille de ne le 
leur pas contefter. Mais je ne vois point quel 
befoin, dans votre fituation préfente, ils peu- 
vent jamais avoir de la puiffance légiflative, ni 
ce qui peut les contraindre à la convoquer pour 
agir réellement, dans quelque cas que ce puitTe 
être; puifque de nouvelles Loix ne font jamais 
néceflaires à gens qui font au delTus des Loix, 
qu'un Gouvernement qui fubfflle avec fcs finan- 
ces & n'a point de guerre n'a nul befoin de 
nouveaux impôts , & qu'en revêtant le corps 
entier du pouvoir des ch i-fs qu'on en tire, on 
rend le choix de ces chefs prefque indifTérent. 
Je ne vois pas même en quoi pourroit les 
contenir le Légiflateur, qui, quand il exifte, 
n'exifte qu'un initant, & ne peut jamais déci- 
der que l'uiiique point fur lequel ils l'inter- 
rogent. 

P z 



3-<(^ N E U V I -E :M E 

11 eft vrai que le Roi d'Angleterre peut faire 
la guerre & la paix; mais outre que cette puif- 
fanoe elT: plus apparente que réelle, du moins 
quant à la guerre, j'ai déjà fait voir ci- devant 
& dans le Contraiîl: Social que ce n'ell: pas de 
cela qu'il s'agit pour vous, & qu'il faut renon- 
cer aux droits honorifiques quand on veut jouir 
de la liberté. J'avoue encore que ce Prince peut 
donner & ôter les places au gié de fes vues, & 
corrompre en détail le Légiflateur. C'cftprécifé- 
nient ce qui met tout l'avantage du côté du Con- 
feil , à qui de pareils moyens font peu néceUai- 
res & qui vous enchaîne à moindre frais. La 
corruption eft un abus de la liberté; mais elle 
eft une preuve que la liberté exifte, & l'on n'a 
pas befoin de corrompre les gens que l'on tient 
en fon pouvoir: quant aux places, fans parler 
de celles dont le Confeil difpofe ou par luimê* 
B'.e , ou par le Deux -Cent, il fait mieux pou-r 
les plus importantes; il les remplit de fcs pro- 
Jjrcs membres, ce qui lui eft plus avantageux 
encore ; car on eft toujours plus fur de ce qu'on 
fait par fes mains que de ce qu'on fait par cel- 
les d'autrui. L'hiftoirc d'Angleterre eft pleine 
de preuves de la réfiftance qu'ont faite les Offi- 
ciers royaux à leurs Princes, quand ils ont vou- 
lu tranfgrelTer les Loix. Voyez fi vous trouve- 
rez chez vous bien des traits d'une réfiftance 
pareille faue au Confeil par les Officiers de l'-E* 



LETTRE". 337 

tat, même dans les cas les plus odieux? Qui* 
conque à Genève eft aux gages de la RépuoIL- 
que cefle à l'inftant môme d'être Citoyen ; il n'eft ' 
plus que l'efclave & le fatellite des vingt -cinq, 
prêt à fouler aux pieds la Patrie &les Loix CnàZ 
qu'ils l'ordonnent. Enfin la Loi , qui ne laifTe en 
Angleterre aucune puiffance au Roi pour mal 
faire, lui en donne une très grande pour faire 
le bien; il ne paroit pas que ce foit de ce côté 
que le Confeil eft jaloux d'étendre la fienne. 

Les Rois d'Angleterre aiTurés de' leurs avan- 
tages font intérefles à protéger la conftitution 
préfente , parce qu'ils ont peu d'efpoir de la 
changer. Vos Magiftrats , au contraire, fùrs de 
fe fervir des formes de la vôtre pour en chari- 
ger tout à fait le fond, font intérefles à con- 
ferver ces formes comme l'inflrument de leurs 
ufurpations; Le dernier pas dangereux qu'il leur 
refte à faire eft celui qu'ils font aujourd'hui. Ce 
pas fait, ils pourront fe dire encore plus inté- 
.Tefl"és que le Roi d'Angleterre à conferver la 
conftitution établie, mais par un motif bien 
différent. Voila toute la parité que je trouve 
entre l'état politique de l'Angleterre & le vô- 
tre. Je vous laifle à juger dans lequel eft la li- 
berté. 

Après cette comparaifon, l'Auteur , qui fe 
pîait à vous préfenter de grands exemples , 
vous offre celui de l'ancienne Rome. Il lui 
P 3 



338 N E U V I E M E 

reproche avec dédain Tes Tribuns brouillons 
& féditieux : Il déplore amèrement fous cette 
orageufe adminillration le trille fort de cette 
malheureufe Ville, qui pourtant n'étaiit rien en- 
core à l'éreftion de cette Mag'ftrature, eut fous 
elle cinq cents ans de gloire & de profpérités , 
& devint la capitale du nionde. Elle finit enfin 
parce qu'il faut que tout finiffe; elle finit par 
les ufurpations de fcs Grands, de fcs Confuls, 
de fcs Généraux qui l'envahirent : elle périt par 
l'excès de fa puiffance; mais elle ne l'avoit ac- 
quife que par la bonté de fon Gouvernement. 
On peut dire en ce fens que fes Tribuns la dé- 
truifirent (i). 



(è) Les Tribuns ne fortoient point de la Ville ; 
ils n'avoient aucune autorité hors de fes murs; aullî 
les Confuls pour fe fouftraire à leur infpcction te- 
jioient-ils quelquefois les Comices dans la campa- 
gne. Or les fers des Romains ne furent point for- 
gés dans Rome , mais dans fes armées , & ce fut 
par leurs conquêtes qu'ils perdirent leur liberté. 
Cette perte ne vint donc pas des Tribuns. 

Il ell vrai que Céfar fe fervit d'eux comme Sylîa 
s'étoit fervi du Sénat; chacun prenoir, les moyens 
qu'il jugeoit les plus prompts ou les plus fûrs pour 
parvenir: mais il falloit bien que quelqu'un par- 
vint, & qu'importoit qui de Marius ou de Sylla, 
de Céfar ou de Pompée, d'Oiftave ou d'Antoine 
fut l'ufurpateur? Quelque parti qui l'emportât Fu- 
furpation n'en étoit pas moins inévitable; il falloit 
des chefs aux Armées éloignées , & il étoit fur 
qu'un de ces chefs devicndroit le maître de 1 Etat : 



LETTRE. sjg 

Au refte je n'excufe pas les fautes du Peu- 
ple Romain , je les ai dites dans le Contraft 
Social; je l'ai blâmé d'avoir ufurpé la puliFan- 
ee executive qu'il devoit feulement contenir 
(î). J'ai montré fur quels principes le Tribunat 
.devoit être inftitué , les bornes qu'on devoit 
lui donner, & comment tout cela fe pouvoic 
faire. Ces règles furent mal fuivies à Rome ; el- 
les auroient pu l'être mieux. Toutefois voyez 
ce que fit le Tribunat avec fes abus, que n'eut- 
il point fait bien dirigé? Je vois peu ce que 
veat ici l'Auteur des Lettres: pour conclurre 
contre lui-même j'aurois pris le même exemple 
qu'il a choifî. 

Le Tribunat ne faifoit pas à cela la moindre chofe» 
Au rCile , cette même foi tic que fait ici l'Auteur 
des Lettres écrites de la Campagne fur les Tri- 
buns du Peuple, avoit été déjà faite en 1715 par 
M, de Chapeaurouge Confeiller d'Etat dans un 
Mémoire contre L'Office de Procureur général, M. 
Louis Le Fort, qui rempliflbit alors cette charg» 
avec éclat, lui fit voir .dans une très belle lettre 
en réponfe à ce Mémoire, que le crédit & l'auto- 
rité des Tribuns avoient été le falut de la Républi- 
que , & que fa dellruftion n'étoit point venue 
d'eux, mais des Confuls. Sûrement le Procureur 
général Le Fort ne prévoyoit gueres par qui feroic 
renouvelle de nos jours le fentiment qu'il réfutoit 
fi bien. 

(î) Voyez le Contrat Social Livre IV. Chap. V. 
Je crois qu'on trouvera dans ce Chapitre qui efl 
tort court , quelques bonnes max,iraes fur cetto- 
matierc. 

P4- 



340 NEUVIEME 

Mais n'allons pas chercher fi loin ces illuftre» 
exemples, fi faftueux par eux-mêmes, & i* 
trompeurs par leur application. Ne laiffez point 
forger vos chaînes par l'amour -propre. Trop 
petits pour vous comparer à rien , reliez en> 
vous mêmes, & ne vous aveuglez point fur vo- 
tre- pofition. Les anciens Peuples ne font plus 
un modèle pour les modernes; ils leur font trop 
étrangers à tous égards. Vous furtout, Gene- 
vois, gardez votre place, & n'allez point aux 
objets t'Itvés qu'on vous préfentc pour vous ca- 
cher l'abyme qu'on creufe au devant de rous. 
Vous n'êtes ni Romains , ni Spartiates; vous 
n'êtes pas même Athéniens. Laiflez là ces grands 
noms qui" ne vous vont point. Vous êtes des 
Marchands, des Artifans, des Bourgeois, tou- 
jours occupés de leurs intérêts privés de leur 
travaiJ de- leur trafic de leur gain ; des -gens pour 
qui la liberté même n'ell qu'un moyen d'acqué- 
rir fans obftacle & de poITcder en fureté. ■ 

Cette fituatlon demande pour vous des maxi- 
mes particulières. N'étant pas oififs comme é- 
toient les anciens Peuples , vous ne pouvez 
comme eux vous occuper fans cefle du Gouver- 
nement: mais par cela même que vous pouvezi 
moins y veiller de fuite, il doit être ijiftitué de 
manière qu'il vous foit plus aiie d'en voir les 
manœuvres & de pourvoir aux abus. Tout foin 
pu'olic que votre intérêt exige doit vous être 

rendt-î 



LE T- T R E.' 341 

rendu d'autant plus facile à remplir que c'eft un 
foin qui vous coûte & que vous ne prenez pas 
volontiers. Car vouloir vous en décharger tout- 
à-faic c'eft vouloir celTer d'être libres. Il f^ut 
opter, dit le Philofophe bienfaifant , & ceux 
qui ne peuvent fupporter le travail n'ont qu'à 
chercher le repos dans la feivitude. 

Un peuple inquiet défœuvré remuant, &, 
faute d'affaires particulières toHJours prêt à fe 
mêler de celles de l'Etat, a befoin d'être cou- 
tenu , je le fais; mais encore un coup la Eour- 
geoifie de Genève eft-elle ce Peuple- là V E.ien 
n'y relTemble moins ; elle en eft l'antipode. Vos 
Citoyens, tout abforbés dans leurs occupations 
domeftiques & toujours- froids' fur le refte , ne 
fongent à l'intérêt, public que quand le leur 
propre eft attaqué. Trop peu foigneux d'éclai- 
rer la conduite de leurs chefs, ils ne voyant les 
fers qu'on leur prépare que quand ils en fen- 
tent le poids. Toujours diftraits , toujours trom* 
pés , toujours fixés fur d'autres objets , ♦ils fe 
laifTent donner lé change fur ie plus important 
de tous , & vont toujours cherchant le reme* 
de , faute d'avoir fu prévenir le mal. A force 
de compafTer leurs démarches ils ne les fonû 
jamais qu'après coup. Leurs lenteurs les -au- 
roient déjà perdus cent fois fi l'impatience da 
Magiftrat ne les eut fauves, &fi, preflTé d'exer- 
cer ce pouvoir fuprême auque^ il aQure, vil• 
P 5 « 



34i NEUVIEME 

ne les eut lai -même avertis du danger. 

Suivez l'hidorique de votre Gouvernement, 
vous verrez toujours le Confeil, ardent dans 
fes entreprifes , les manquer le plus fouvent 
par trop d'empreffement à les accomplir , & 
vous verrez toujours la Bourgeoifie revenir en- 
fin fur ce qu'elle a laifle faire fans y mettre op. 
pofition. 

En 1570. l'Etf.t étoit obéré de dettes & affli- 
gé de plufieurs fléaux. Comme il étoit mal aifé' 
dans la circonftancc d'affembler fouvent le Con. 
feil général, on y propofe d'autorifer les Con- 
fcilS'de pourvoir aux befoins préfens : la pro- 
pofition palTe. Ils partent de-la pour s'arroger 
ie droit perpétuel d'établir des impôts, & pen- 
dant plus d'un fiéclc on les laifTc faire fans la 
moindre oppofition. 

En 1714. on fait par des vues fccrettes (k) 
l'entreprife immenfc & ridicule des fortifica- 
tions, fans daigner confulter le Confeil géné- 
lal, & contre la teneur dts,Edits. En confé- 
quence de ce beau projet on établit pour dix 
ans des impôts fur Icfqutls on ne le confulte 
pas davantage. 11 s'élève quelques plaintes ; on 
ks dédaigne; & tout fe tait. 

En 1725 le terme des impôts expire; il s'a- 



(*) H' en a' été parlé ci-devanti 

• 



L E T T R E, J431 

gic de les prolonger. C'étoit pour la Bburgeoi- 
fie le momenc tardif mais nécelTaire de reven- 
diquer fon droit négligé fi longtems. Mais la 
pelle de Marfeille & la Banque royale ayant dé- 
rangé le commerce , chacun occupé des dan- 
gers de fa fortune oublie ceux de fa liberté. 
Le Confeil, qui n'oublie pas fes vues, renou- 
velle en Deux- Cent les impôts, fans qu'il foit 
queftion du Confeil général, 

A l'expiration du fécond terme lès Citoyens 
fe réveillent, & après cent foixante ans d'in»- 
dolence, ils réclament enfin tout de bon leuc 
droit. Alors au lieu de céder ou temporifer, on- 
trame une confpiration (/). Le complot fe dé» 



(0 11 s'agiflbit de former , par une enceinte bar- 
ricadée , une efpece de Citadelle autour de l'élé- 
vation fur laquelle efl: l'Hôtel-de- Ville, poiu- alTer-. 
vir de là tout le Peuple. Les bois déjà préparés 
pour cette enceinte, un plan de difpofîtion pour 
la garnir , les ordres donnes en conféquence aux. 
Capitaines de la garniiûi>, des tianfports de muni- 
tions & d'armes de l'Arfcnal à l'Hôtel -de- Ville, 
le tamponnement de vingt - deux pièces de canon 
dans un boulevard éloigné , le tranfmarchement 
clandellin de plufieurs autres ; en un mot tous les- 
apprccs de la plus violente entreprife faits fans l'a- 
veu des Confcils par le Syndic de la garde & d'au^ 
très Magiflrats , ne purent fuffire , quand tout cela 
fut découvert, pour obtenir qu'on fit le procès aux 
coupables , ni même qu'on improuvât nettement 
leur projet. Cependant la Bourgeoifie , alors maî- 
trdie de la Place , les iaifià paifiblement fortir-fans 
P 6 



3U N E U V I E M E 

couvre; les Bourgeois font forcés de prenûfo- 
Ics armes, & par cette violente entreprife le 
Gonfeil. perd en un mojnent un fiécle d'ufurpi-. 
tion. 

A peine tout femble pacifié que, ne pou. 
rant endurer cette efpece de défaite, on for- 
me un nouveau complot. Il faut derechef re- 
courir aux armes ,• les Puiflances voifines inter- 
viennent, & les droits mutuels font enfin réglés* 

En 1650. les Confeils inférieurs introduifent 
dans leurs corps une manière de recueillir les 
fuiTiages , meilleure que celle qui eft établie, 
mais qui n'cft . pas conforme aux Edits. On 
continue en Confeil général de fuivre l'ancien"- 
lie où fe gliffent bien des abus, & cela dure cin- 
quante ans & davantage, avant que les Citoyens 
fongent à fe plaindre de la contravention ou à 
demander, l'introduflion d'un pareil ufage dans 
le Confeil dont ils font membres. Ils la deman. 
dent enfin , & ce qu'il y a d'incroyable eft qu'on 
]eur oppofe tranquillement ce même Edit qu'on 
viole depuis un' demi-fiécle. 

En 1707. un Citoyen cfl jugé clandcftine- 



troubler leur retraite, fans leur faire la moindre 
infultc , fans entrer dans leurs maifons, fans inr 
quiéter leurs familles , fans toucher à rien qui leur 
appartint. En tout autre pays le Peuple eut com- 
mencé par mafiacrer cci confpirat€urs , & mettre 
leurs msifons au pillage. 



LE T T R s;- 5i|5 

ment contre les Loix , condanné, arquebufé 
dans la prifon , un autre cft pendu fur la dépo 
lîtion d'un feul faux-témoin connu pour tel , un 
autre eft trouvé mort. Tout cela pafle, & il 
n'en eft plus parlé qu'en 1734. que quelqu'un 
s'avife de demander au Magiftrat des nouvelles 
du Citoyen arquebufé trente ans auparavant. 

En 1736 on érige des Tribunaux criminels 
fans Syndics. Au milieu des troubles qui réi- 
gnoient alors, les Citoyens , occupés de tant 
d'autres affaires , ne peuvent fonger à tout. 
En 1758. on répète la même manœuvre; celui 
qu'elle regarde veut fe plaindre ; on le fait tai- 
re, & tout fc tait. En 1762. on la renouvel- 
le encore (jn) : les Citoyens fe plaignent enfin 



(m) Et à quelle occafion ! Voila une inquifition 
d'Etat à faire frémir. Eft-il concevable que dans un 
pays libre on punifle criminellement un Citoyen 
pour avoir, dans une lettre à un autre Citoyen non 
imprimée , raifonnc en termes décens & mefurés 
fur la conduite du JNIagiftrat envers un troifieme Ci- 
toyen? Trouvez -vous des exemples de violences 
pareilles dans les Gouvernemens les plus abfolus? 
A la retraite, de M. de Silhouette je lui écrivis una 
Lettre qui courut Paris. Cette Lettre étoit d'une 
hardiefle que je ne trouve pas moi-même exempte 
de blâme; c'eft peut-être la feule chofe répréhenfi- 
ble que j'aye écrite en ma vie. Cependant m'a-t-on 
dit le moindre mot à ce fujet? On n'y a pas mcme 
fongi^. En France on punit les libelles; on fait très 
bien ; mais on laiHe aux particuliers une liberté 
P 7 



546 NEUVIEME 

Fannée fuivante. Le Confeil répond; vous ve- 
nez trop tard; l'iifage cft établi. 

En Juin 1762. un Citoyen que le Confeil' 
avoit pris en haine efl flétri dans fes Livres , 
^ pcrfonncllement décrété contre l'Edit le plus 
formel. Ses parons étonnés demandent par re- 
quête communication du décret ; elle leur eflr 
refufée, & tout fe tait. Au bout d'un an d'at- 
tente le Citoyen flétri voyant que nul ne prc- 
telle renonce à fon droit de Cité. La Bourgeoi- 
fie ouvre enfin les yeux & réclame contre la vio- 
lation de la Loi : il n'étoit plus tems. 

Un fait plus mémorable par fon efpece , 
quoifp'il ne s'agiiïe que d'une bagatelle efl: celui 
du Sieur Bardin. Un Libraire commet à fon 
eorrefpondant des exemplaires d'un Livre nou- 
veau; avant que les e^çemplaires arrivent le Li- 
vre efl: défendu. Le Libraire va déclarer au 
Magiftrat fa commiflîon, & demander ce qu'il 
doit fiire. On lui ordonne d'avenir quand les 
exemplaires arriveroiK; ils arrivent, il les dé' 

honnête ds raifonner entre eux fur les aiFaircs pu- 
bliques , & il efl: inoui qu'on ait cherché querelle à 
quelqu'un pour avoir , dans des lettres reftées ma- 
nufcrites, dit fon avis, fans fatyre 6: fans inveftive, 
fur ce qui fe fait dans les Tribunaux. Après avoir 
tant aimé le Gouvernement républicain faudra-t-il 
changer de fjntiment dans ma vieillelfe , & trouver 
enfin qu'il y a plus de véritable liberté dans les Mo* 
naichies que dans nos llépubliqiies? 



L E T T R E; 3iT 

clave, on les faiflt; il attend qu'on les îlii ren- 
de ou qu'on les lui p^ye ; on ne fait ni l'un m> 
Tàutre ; il fes redemande^ on les garde. Ii> 
préfente requête pour qu'ils foient renvoyés ,, 
rendus, ou payés: On refufe tout. Il perd fes- 
Livres, & ce font des hoinines publics chargés^ 
de punir le vol, qui_ les ont gardés. 

Qu'on pefe bien toutes les circonftances de' 
ce fait , & je doute qu'on trouve aucun autre 
exemple femblable dans aucun Parlement, dans 
aucun Sénat, dans aucun Confeil. dans aucun 
Divan , dans quelque Tribunal que ce puifTe 
Être. Si l'on vouloit attaquer le droit de pro« 
priété fans raifon fans prétexte & jufques dans 
fa racine , il fcroit impoiîible de s'y prendre 
plus ouvertement. Cependant l'affaire palTe , 
toute le monde fe tait, & fans des griefs plus 
graves il n'eut jamais été queftion de celui -là. 
Combien d'autres font reftés dans l'obfcurité 
faute d'occafions pour les mettre en évidence ? 

Si l'exemple précédent efl: peu important en 
lui - môme , en voici un d'un genre bien diffé- 
rent. Encore un peu d'attention , Monfieur, 
pour cette affaire, & je fupprime toutes celles 
que je 'pourrois ajouter. 

Le 20 Novembre 1763 au Confeil général 
aiïenablé pour l'éleftion du Lieutenant & du 
Tréforier, les Citoyens remarquent une diffé* 
xcnce entre l'EJit imprimé qu'ils ont & l'Edit 



348 N-E U V I E M E 

înaniifcnt dont un Secrétaire d'Etat fait lecture?, 
en ce que l'éledion du Tréforier doit par le 
pl-emier fe faire avec celle des Syndics, & par 
le fécond avec celk du Lieutenant. Ils remar- 
quent , de plus , que l'élection du Tréforier 
qui félon l'Edit doit fe faire tous les trois ansj' 
ne fe fait que tous les fix ans félon l'ufage , & 
qu'au bout des trois ans on fe contente de pro= 
pofer la confirmation de celui qui ell: en place» 

Ces différences du texte de la Loi entre le 
Manufcrit du Confeil 6c l'Edit imprimé, qu'oa 
n'avoit point encore obfervées, en font remar- 
quer d'autres qui donnent de l'inquiétude fur 
îe relie. Malgré rexi>érience qui apprend aux 
Gitoyens l'inutilité de leurs Répréfentations les 
mieux fondées, ils en font à ce fujet de nou* 
velles , demandant que le texte original des- 
Edits foit dépofé en Chancellerie ou dans tel 
autre lieu public au choix du Confeil, où l'oii 
puilTe comparer ce texte avec l'imprimé. 

Or vous vous rappellerez, Monlîeur, qfue 
pal- l'Article XLII de l'Edit de 1738 il ell dit 
qu'on fera imprimer au plutôt un Code général 
des Loix de l'Etat , qui contiendra tous les- 
Edits & Réglemcns. Il n'a pas encore été quef- 
îion de ce Code au bout de vingt fix ans , & 
les Citoyens ont gardé le filence (n). 

00 Dequplle excufe de quel prétexte pcut-oi> 



L E T T R E: 349 

Vous vous rappellerez encore que, dans un 
Mémoire imprimé en 1745 , un membre prof* 
cric des Deux - Cents jetta de violens foupçons 
fur la fidélité des Edits imprimés en 17 13 & 
réimprimés en 1735,. deux époques également 
fufpectes. Il dit avoir collationné fur des Edits 
manufcrits ces imprimés , dans lefquels il afïïr- 
me avoir trouvé quantité d'erreurs dont il a 
fait note , & il rapporte les propres termes 
d'un Edit de 1556, omis tout entier dans l'im- 
primé. A des imputations fl graves le Confeil 
n'a rien répondu , & les Citoyens ont gardé le 
filence. 

Accordons , û l'on veut , que la dignité da 
Confeil ne lui permettoit pas de répondre alors 
aux imputations d'un profcrit. Cette même di- 
gnité, l'honneur compromis, la fidélité fufpeo- 
tée exigeoient maintenant une vérification que 



couvrir l'inobfervation d'un Article aulîî exprès & 
auflî'important? Cela ne fe conçoit pas. Quand par 
hazard on en parle à quelques Magiftrats en cor? 
verfatlon , ils répondent froidement. Chaque Edît 
particulier ejt imprimé , ra[}hnblez-les. Comme fi l'on 
étoit fur que tout fut imprimé , & conime fi le rer- 
cueil de ces chiffons formoit un corps de Loix 
complet, un code général revêtu de l'authenticité 
requife & tel que l'annonce l'Article XLII ! Eft-ce 
ainfi que ces Meflleurs remplilfent un engagement 
aiiflî formel ? Quelles conféquences finifi:res na 
pourroit-on pas tirer de pareille* omiflions ? - 



550 NEUVIEME 

tant d'indices rendoient nécedaire, & que ceux 
qui la demandoicnt avoient droit d'obtenir. 

Point du tout. Le petit Confeil juftifie le 
changement fait à l'Edit par un ancien ufage 
auquel le Confeil général ne s'étant pas oppo» 
fé dans fon origine n'a plus droit de s'oppofer 
aujourd'lîui. 

Il donne pour raifbn de la différence qui eft 
entre le Manufcrit du Confeil & l'imprimé^ 
que ce Manufcrit eft un recueil des Edits avec 
les changemens pratiqués , & confentre par le 
filence du Confeil général ; au lieu que l'iin- 
primé n'efl que le recueil des mêmes Edits,. 
tels qu'ils ont pafTé en Confeil général. 

Il juftifîe la coufirniation du Tréforier con- 
tre l'Edit qui veut que l'on en élife un autre, 
encore par un ancien ufage. Les Citoyens 
n'apperçoivent pas une contravention aux Edits 
qu'il n'autorife par des contraventions antérieu- 
res : ils ne font pas une plainte qu'il ne rebu- 
te , en leur reprochant de ne s'Otre pas plaints 
plutôt. 

Et quant à la communication du texte origi- 
nal des Loix, elle cft nettement refufce (o) ; 

(o) Ces refus fi durs & fi fûrs à toutes les Répré- 
fcntat'ons les plus raif^iinables &. les plus juftes pa- 
Toiffcnt peu mturcls. Ed-ii concevable que le Con- 
feil de Genève y compofc dans fa majeure partis 
d'hommes éclairés & judicieux, n'ait pas fenii le 



LETTRE. 25Î 

fott comme étant cojitraire aux règles ; foit par- 
ce que les Citoyens & Bourgeois ne doivent con- 
nottre d'autre texte des Loix que le texte imprimé, 
quoique le ' petit Confeil en faive un autre & 
le fafTe fuivre en Confeil général (p). 

Il elt donc contre les règles que celui qui a 
paffé un a6le ait communication de l'original de 
cet afle, lorfque les variantes dans les copies 
les lui font foupçonner de falfîiication ou d'in- 
corre(51:ion , & il eft dans la règle qu'on ait deux. 

fcandale odieux & même effrayant de refufer à des 
bommcs libres, à des membics du Lcgiilateur, la 
communication du texte authentique dea Loix, & 
de fomenter ainfi comme à plaifir des foupçons pro- 
duits par l'air de myftere & de ténèbres dont il 
s'environne fans ccile à leurs yeux? Pour moi, je 
penche à croire que ces refus lui coûtent, mais 
qu'il s'ell prefcrit pour rcgle de faire tomber l'ufage 
des Répréfentations , par des réponfes conftammenc 
négatives. En effet cfl-il à préfuraer que les hom- 
mes les plus paticns ne fe rebutent pas de deman- 
der pour ne rien obtenir V Ajoutez la propofition 
déjà faite en Deux -Cent d'informer contre les Au- 
teurs des dernières Pvépréfentations , pour avoir ufé 
d'un droit que la Loi leur donne. Qui voudra dé- 
formais s'expofer à des pourfuites pour des démar- 
ches qu'on fait d'avance être fans fuccès? Si ceH: 
là le plan que s'eft fait le petit Confeil, il faut 
avouer qu'il le fuit très bien. 

(p) Extrait des Regiftres du Confeil du 7. Dé- 
cembre 1763. en réponfe aux. Répréfentations ver- 
bales faites le 2i Novembre par fix Citoyens ou, 
Bo'iîrgeois. •• 



35a N- E U V r E M S 

difFërens textes des mêmes Loix, l'un pour hi 
paiticaliers iic l'autre pour le Gouvernementl 
Oaïces-vous jamais rien de femblable ? Et tou- 
tefois fur toutes ces découvertes taidives , fur 
tous ces refus révoltans , les Citoyens, écon* 
duits dans leurs demandes les plus légitimes, fe 
taifent, attendent, & demeurent en repos. 

"Voila, Monficur , des faits notoires dans 
votre Ville , & tous plus connus de vous que 
de moi; j'en pourrois ajouter cent autres, fans 
compter ceux qui me font échapés. Ceux-ci 
fuffiront pour- juger fi la Bourgeoifie de Genève 
eft ou fut jamais , je ne dis pas remuante & fé- 
ditieufe , mais vigilante , attentive , facile à 
s'émouvoir pour défendre fes droits les mieux 
établis & le plus ouvertement attaqués? 

On nous dit <.]u'une Nation vive , ingéniexife 
^ très ocivpie de fes droits politiques aiiroit un 
extrême lejoin de dinuer à Jon Gsuvernement wie 
force négative (q)-. En expliquant cette force 
négative on peut convenir du principe ; mais 
eft-ce à vous qu'on en veut faire l'application ? 
A-t-on donc oublié qu'on vous donne ailleurs 
plus de fang-froid qu'aux au ti' es Peuples (»•)? 
Et comment peut-on dire que celui de Genève* 
s'occupe beaucoup de fes droits politiques» 
quand on voit qu'il ne s'en occupe jamais que 

(?) Page 170. (r) Page 154, 



L E T T R E. 353 

tard, nvec répugnance, & feulement quand le 
péril le plus preflTant l'y contraint ? De forte 
qu'en n'attaquant pas fi brufquement les droits 
de la Bourgeoifie , il ne tient qu'au Confeil 
qu'elle ne s'en occupe jamais. 

Mettons un moment en parallèle les deux 
partis pour juger duquel l'aclivité eft le plus à 
craindre, .& où doit être placé le droit négatif 
pour modeîer cette aflivité. 

D'un côté je vois un peuple très - peu nom- 
breux , paifible & froid , compofé d'hommes 
laborieux, amateurs du gain, fournis pour laur 
propre intérêt aux Loix & à leurs Minières, 
tout occupés de leur négoce ou de leurs mé- 
tiers; tous, égaux par leurs droits & peu dif- 
tingués par la fortune, n'ont entre euxni chefs 
ni cliens; tous, tenus par leur commerce par 
leur état par leurs* biens dans une grande dé- 
pendance du Magiilrat, ont à le ménager; tous 
craignent de lui déplaire; s'ils veulent fe mêler 
des affaires publiques c'eft toujours au préjudi- 
ce des leurs. Diftraits d'un côté par des objets 
plus intéreffans pour leurs familles; de l'autre, 
arrêtés par des confidérations de prudence, par 
l'-expérience de tous les tems , qui leur apprend 
combien dans un auffî petit Etat eue le vôtre où 
tout particulier efl: inceflamment >bus les yeux 
du Confeil il eft dangereux de l'ofFenfer, ils 
font pon;és par les raifoiis les plus fortes à tout 



554- NEUVIEME 

facrifier à la paix,* car c'eft par elle feule qu'ils 
peuvent profpérer; & dans cet état de chofes 
chacun trompé par fon intérêt privé aime enco- 
re mieux être protégé que libre, & fait fa cour 
pour faire fou bien. 

De l'autre côté je vois dans une petite Vil- 
le, dont les affaires font au fond très peu de 
chofe, un corps Je Magiftrats indépendant & 
perpétuel, prefqiie oifif par état, fiffre fa prin- 
cipale occupation d'un intérêt très grand , & 
très naturel pour ceux qui commandent, c'eft 
d'accroître inceffamment fon empire; car l'am- 
bition comme l'avarice fe nourrit de fes avan- 
tages , & plus on étend fa puiflancc, plus on 
eft dévoré du défir de tout pouvoir. Sans ceffe 
attentif ;à marquer des diflances trop peu fenfi- 
bles dans fes égaux de naiilance, il ne voit en 
eux que fes inférieurs , & -brûle d'y voir fes 
fujets. Armé de toute la force publique, de- 
pofiiaire de toute l'autorité , interprête & dif- 
pcnfateur des Loix qui le gênent, il s'en fait 
Ujie arme offenfive & défenfive, qui le rend 
redoutable, refpcftable, facré pour tous ceux 
qu'il veut outrager. C'efl: au nom même de la 
Loi qu'il peut la tranfgreffer impunément. Il 
peut attaquer la conftitution en feignant de la 
défendre; il peut punir comme un rebelle qui- 
conque ofe la défendre en effet. Toutes les 
eotreprifes de ce corps lui deviennent, faciles; 



L E T T Pv E. 355^ 

îlnelaiffe à perfonne le droit de les arrêter ni 
d'en.connoître; il peut agir , différer, fLifpen- 
dre; il peut féduire effrayer punir ceux qui lui 
réfiftent, & s'il daigne employer pour cela des 
prétextes , c'eft plus pa^ bienféance que par 
néceiîité. Il a donc la volonté d'étendre fa 
puiffance , & le moyen de parvenir à tout ce 
qu'il veut. Tel eft l'état relatif du petit Con- 
feil & de la Bourgeoifie de Genève. Lequel de 
ces deux corps doit avoir le pouvoir négatif 
pour arrêter les entreprifes de l'autre? L'Au- 
teur des Lettres affure que c'tft le premier. 

Dans la plupart des Etats les troubles inter- 
nes viennent d'une populace abrutie & flupide, 
écliauffée d'abord par d'inO-ipportables vexa- 
tions , puis ameutée en fecret par des brouil- 
lons adroits, revêtus de quelque autorité qu'ils 
veulent étendre. Mais eft-il rien de plus faux 
qu'une pareille idée appliquée à la Bourgeoifie 
de Genève, à fa partie au moins qui fait face 
h la puiffance pour le maintien des Loix? Dana 
tous les tems cette partie a toujours été l'ordre 
moyen entre les riches & les pauvres , entre les 
chefs de l'Etat & la populace. Cet ordre, 
compofé d'hommes à-peu-près égaux en fortu- 
ne, en état, en lumières, n'ed ni affez élevé 
pour avoir des prétentions , ni affez bas pour 
n'avoir rien h perdre. Leur grand intérêt leur 
intérêt commun cfl que les Loix foicnt obfer- 



$56 NEUVIEME 

vées, les Magiftrats refpeflés, que !a conftitii. 
tion fe foutienne & que l'Etat foit tranquille. 
Perfonne dans cet ©rdrc ne jouît à nul égard 
d'une telle fupériorité fur les autres qu'il puiiFe 
les mettre en jeu pour fon intérêt particulier. 
C'eft la plus faine partie de la République, la 
feule qu'on foit afTuré ne pouvoir dans fa con- 
duite fe propofer d'autre objet que le bien 3e 
tous. Aufîî voit-on toujours dans leurs démar- 
ches communes une décence, une modeflie, 
une fermeté refpeclueufe, une certaine gravité 
d'hommes qui fe fentent dans leur droit & qui 
fe tiennent dans leur devoir. Voyez, au con- 
ti-fiire , de quoi l'autre parti s'étaye; de gens 
qui nagent dans l'opulence , & du peuple le 
plus abject, Eft-ce dans ces deux extrêmes, l'un 
fait pour acheter l'autre pour fe vendre, qu'on 
doit chercher l'amour de la juftice & des loix? 
C'eft par eux toujours que l'Etat dégénère : Le 
riche tient la Loi dans fa bourfe , & le pauvre 
aime mieux du pain que la liberté. Il fufEt de 
comparer ces deux partis pour jirgcr lequel doit 
porter -aux Loix la première atteinte ; &; cher- 
chez en effet dans votre hiftoire fi tous les 
complots ne font pas toujours venus du côté de 
la Magiftrature , & fi jamais les Citoyens ont 
eu recours à la force que lorfqu'il l'a fallu pour 
s'en garantir ? 

On raille, fans doute, quand, fur les con- 

fé. 



L E T' T R E. 35? 

f^quences du droit que réclament vos Concito- 
yens , on vous répréfcnte TEcat en proye à la 
•brigue, à la féduflion, au premier venu. Ce 
droit négatif que veut avoir le Confeil fut in- 
connu jufqu'ici; quels maux en eft-il arrivé? Il 
en fut arrivé d'affreux s'il eut voulu s'y tenir 
quand la Bourgeoifie a fait valoir le fien. Ré- 
torquez l'argument qu'on tire de deux cents ans 
deprofpérité ; que peut-on répondre? Ce Gou- 
vernement , direz -vous, établi par le tems , 
foutenu par tant de titres, aiiterifé par un fî 
■long ufage , confacré par fes fuccès, & où le 
droit négatif des Confeils fut toujours ignoré, 
ne vaut-il pas bien cet autre Gouvernement ar- 
■bitraire, dont nous ne connoiifons encore ni 
les propriétés , ni fes rapports avec notre bon- 
heur, & où la raifon ne peut nous montrer 
que le comble de notre mifcre? 

Suppofertous les abus dans le parti qu'on at- 
taque & n'en fuppofer aucun dans le fien, cft 
un fophifme bien grolîler & bien ordinaire, 
dont tout 'nomme fenfé doit fe garantir. 11 faut 
fuppofer des abus de part & d'autre, parce qu'il 
s'en glifle par tout ; mais ce n'efl: pas à dire 
qu'il y ait égalité dans leurs conféquenccs. 
Tout abus efl: un mal , fouvcnt inévitable, pour 
lequel on ne doit pas profcrire ce qui cil bon 
en foi. Mais comparez, & vous trouverez d'un 
côté des maux fûrs, des maux terribles fans 
borne & fans fin; de l'autre l'abus mômedilH- 



358 N E U V I E II E 

cile, qui s'il eft grand fera paHager, & ttî, 
que quand il a lieu il porte toujours avec lui ion 
remède. Car encore une fois il n'y a de liberté 
poiîîble que dans l'obTcrvation des Loix ou de 
la volonté générale, ^ il n'eft pas plus dans la 
volonté générale de nuire à tous , que dans la 
volonté particulière de nuire à foi-môme. M'.;is 
fuppofons cet abus de la liberté aufïj natuiel 
que l'abus de la puifTance. 11 y aura toujours 
cette dilTérence entre l'un & l'autre, que l'abus 
de la liberté tourne au préjudice du peuple oiii 
en nbufe, & le punilTant de fon propre tort le 
force à en chercher le remède ; ainfrde ce côté 
le mal n'cft jamais qu'une crife, il ne peut fai- 
re un état permanent. Au lieu que l'abus de 
la pu i fiance ne tournaijt poinc au préjudice du 
puifTant mais du foible, cft par fa nature fans 
mefure fans frein fans limites; Il ne linit que 
par la deftniclion de celui qui fcul en reTtnt le 
mal. Difons donc qu'il faut que le Gouvcriie- 
Eient appartienne au petit nombre , l'infpcélion 
fur le Gouvernement à la généralité, & que fi 
de part ou d'autre l'abus ell: inévitable, il vaut 
encore mieux qu'un peuple foit malheureux par 
fa faute qu'opprimé fous la main d'autrui. 

Le premier & le plus grand intérêt public e(l 
toujours la juftice. Tous veulent que les con* 
ditions foicnt égales pour tous , & la juflice 
Tî'eft que cette égalité. Le Citoyen ne veut que 
Iw Loix & que robfcrvatlon des Loix. Chaque 



LETTRE, STÎ? 

particulier dans le peuple fait bien que s"il y a 
des exceptions, elles ne feront pas en fa faveur. 
Ainfi tous craignent les exceptions , &qui craint 
les exceptions aime li Loi. Ctiez les Chefs 
c'eft toute autre cliofe : leur état niôaie efl: un 
état de préférence, & ifs cherchent des préfc- 
rcnces par tout (s). S'ils veulent des Loix, ce 
n'eft pas pour leur obéir, c'eft pour en être les 
arbitres. Ils veulent des Loix pour fe mettre à 
leur place & pour fe fair^ craindre en leur nom. 
Tout les favorife dans ce projet. Ils fe fervent 
des droits qu'ils ont pour ufurpcr fans rifjue 
ceux qu'ils n'ont pas. Co.nnie ils parlent tou- 
jours au nom de la Loi, même en la violant, 
quiconque ofe la dJ-fendre contre eux efl un fé- 
ditieux un rebelle: il doit périr; & pour eux^, 
toujours fûts de l'impunité dans leurs entrepri- 
fes, le pis qui leur arrive eft de ne pas réuflîr» 
S'ils ont befoin d'appuis , par tout ils en troa^ 
vent. C'eft une ligue naturelle que celle des 

(y) La juftice dans le peup'e efl: une vertu d'état; 
la violence & la Tyranni'j efi de même dms les 
Ciiefs un vice d'état. Si nom étions à leurs ph;ccs 
nous autres particuliers , nous deviendrions conme 
eux violons ufurpateurs iniques. Quand des Magif- 
traLs viennent donc noui préchjr leur intégrité leur 
modération, lejr juHicc , ils nous trompent, s'ils 
veulent obtenir'aiafi la confiance que nous ne leur 
devons pas : non qu'ils ne puilrint' avoir perfonnel- 
Icincntces vertus dont ils fe vantent; mais alors ils 
font une exception ; & ce n'cfl p.is aux exceptions 
que la L'Ji doit avoir égard. 

Q 2 



?5ô N E U V I E M 2 

forts, & ce qui fait la foiblefTe des foibles eftde 
ne pouvoir fe liguer ainfi. Tel eft le deftin du 
peuple d'avoir toujours au dedans & au dehors 
les parties pour juges. Heureux! quand il en 
peut trouver d'aflez équitables pour le protéger 
contre leurs propres maximes, contre ce fenti- 
ment fi gravé dans le cœur humain d'aimer 6c fa- 
vorifer les intérêts femblables aux nôtres. Vous 
avez eu cet avantage une fois, & ce fut contre 
LDute attente. Quand la Médiation fut acceptée, 
on vous crut écrafés : mais vous eiues des d.-fcn- 
feurs éclairés & fermes, des Médiateurs intègres 
& généreux; la juftice & la vérité triomphèrent. 
PuifTrez-vous être heureux deux fois! vous aurez; 
jouï d'un hdnheur bien rare, & dont vos op- 
preflfeurs ne paroifTcnt guère allarmés. 

Apres vous avoir étalé tous les maux imagi- 
naires d'un droit auiîi ancien que votre Confti- 
tution & qui jamais n'a produit aucun mal, on 
pallie, on nie ceux du Droit nouveau qu'on 
ufurpe & qui fe font fentir dès aujourd'hui. 
Forcé d'avouer que îc Gouvernement peut abu- 
fer du droit négatif jufqu'à la plus intolérable 
tyrannie, on affirme que ce qui arrive n'arri- 
vera pas , & l'on change en poffibilité fans vrai- 
femblance ce qui fe pafTe aujourd'hui fous vos 
yeux. Perfonne, ofe-t-on dire, ne dira que le 
Gouvernement ne foit équitable & doux; & re- 
marquez que cela fe dit en réponfe à des Ré- 
réfcntations où l'on Ce. plaint dts injufticcs i':; 



L E T T R E,.. 3(îx 

des violences du Gouvernement. C'ell là vrai- 
ment ce qu'on peut appcllcr du beau ftyle :, 
c'eft l'éloquence de Périclès, qui rcnverfé par 
Thucydide à la lutte, prouvoit aux fpeclateurs, 
que c'étoit lui qui l'avoit tcrrafîe. 

Alnû donc en s'emparant du bien d'autrul 
fans prétexte, en cmprifonnant fans raifon les 
ianocens, en flétriffant un Citoyen fans l'ouïr, 
en jugeant illégalement un autre, en protégeant 
les Livres obfcenes, en brûlant ceux qui refpi-. 
rent la vertu, en perfécutant leurs auteurs, en. 
cachant le vrai te:>te des Loix, en refufant les 
fatisfadions les plus juftcs,. en exerçant le plus 
dur defpotifjne, en détruifant la. liberté qu'ils 
devroient défendre, en opprimant. la Patrie dont 
ils devroient être les pères, ces Meilleurs fo, 
font compliment à eux-mêmes fur la grande 
équité de leurs jugemens , ils s'extafient fur la 
douceur de leur adminiftration , ils affirment, 
avec confiance que tout le monde efl: de leur 
avis fur ce point. Je doute. fort, toutefois, que 
cet avis foit le vôtre, & je fuis fur au moins 
qu'il n'eft pas celui des Répréfentans. 

Que l'intérêt particulier ne me rende point 
injufte. C'efl: de tous nos penchans celui contre 
lequel je me tiens le plus en garde & auquel 
j'efpere avoir le mieux réfidé. Votre Magiftrat 
efl: équitable dans les chofes indilFérentes , je 
le crois porté mcme à l'être toujours; ft-s places 
fjQnt,.peu lucratives; il rend la jullice'& ne.ls . 
Q 3 



352 N E U V I E M E 

vend point; il cfl perfonneHemenc intègre, dé* 
fintérelTé , & je fais que dans ce Confcil fi def- 
potique il règne encore de la droiture & des 
vertus. En vous montrant les conféquences du 
droit négatif je vous ai moins dit ce qu'ils fe- 
ront devenus Souverains, que ce qu'ils conti- 
nueront à fiiire pour l'être. Une fois reconnus 
te'i leur intérêt fera d'être toujours juftes , & il 
l'cfr dès aujourd'hui d'être juftes le plus fou- 
vent: mais malheur à quiconque ofera recourir 
aux Loix encore, & réclamer la liberté! C'cft 
contre ces infortunés que tout devient permis, 
légitime. L'équité, la vertu, l'intérêt même ne 
tiennent point devant l'amour de la domination, 
& celui qui fera jufle étant le maître n'épargne 
aucune injuftice pour le devenir. 

Le vrai chemin de la Tyrannie n'eft point 
d'attaquer directement le bien public; ce feroit 
réveiller tout le monde pour le défendre ; mais 
c'eft d'attaquer fucccfîîvement tous fes défen- 
fcurs,^ d'effrayer quiconque oferoit encore af- 
pircrà l'être. Perfuadez à tous (]ue l'intérêt pu- 
blic n'eft celui de perfonne, & par cela feul la 
fervitude eft établie; car quand chacun fera fous 
le joug où fera la liberté commune? Si quicon» 
que ofe parler eft écrafé dans l'inftant même, 
où feront ceux qui voudront l'imiter , & quel 
fera l'organe de la généralité quand chaque in- 
dividu gardera le filcnce ? Le Gouvernement 
févira donc contre les zélés- & fera jufte avec les 



L H T T R E. 35;^ 

autres, jufqirà ce qu'il pv.ifTe être inj'jde avec 
tous impunément. Alors fa juftice no fi-V-i plus 
qu'une économie pour ne pas diTiper fans rai- 
fon fon propre bien. 

Il y a donc un fcns dans lequel le Confeil efl: 
jufte, & doit l'être par intérêt: mais il y en a 
un dans lequel il cfl du fyftcmc qu'il s'eft fait 
d'être fouvcrainement injuftc, & mille exemples 
ont du vous apprendre combien la proteflioii 
des Loix efl infuffifante contre la haine du Ma- 
giRrat. Que fera-ce, lorfque devenu feul maî- 
tre abfolu par fon droit négatif il ne fera plus 
gêné par rien dans fa conduite, & ne trouvera 
plus d'obftacle à fcs palTions? Dans un fî petit 
Etat où nul ne peut fe cacher dans la foule, qui 
ne vivra pas alors dans d'éternelles frayeurs, & 
ne fentira pas à chaque inftant de fa vie le mal- 
heur d'avoir fes égaux pour maîtres? Dans les 
grands Etats les particuliers font trop loin du 
Prince & des chefs pour en être vus, leur peti- 
te^^ti les fauve, & pourvu que le peuple paye 
on lelaiffe en paix. Mais vous ne pourrez faire 
un pas fans fentir le poids de vos fers. Les pa- 
ïens, les amis, les protégés , les efpions de vos 
maîtres feront plus vos maîtres qu'eux ; vous 
n'oferez ni défendre vos droits ni réclamer vo- 
tre bien, crainte de vous fiMrc des ennemis; les 
recoins les plus obfcurs ne pourront vous déro- 
ber à la Tyrannie, il faudra néceffairement en 
être falellite ou viftime : Vous fentircz à la fois 
Q4 



364 NEUVIEME 

l'efclavage politique & le civil, à peine ofcre"- 
vous refpirer en liberté. Voila, Mon-(îeur,où 
doit naturelleinent vous mener Tuflige du droit 
négatif .tel que le Confeil fe Tarroge. ]c crois 
qu'il n'en voudra pas faire un ufage auffi funcf- 
te, mais il le pourra certainement, & la feuia 
certitude qu'il peut impunément être injufte,, 
vous fera fcntir les mcmes maux que s'il l'ctoiL 
en eiïct. 

Je vous ai montre, Monfieur, l'état de votrei 
Gonftitution tel qu'il fe préfcntc à mes yeux. Il 
rc fuite de cet expofé que cette Conilitution, pri- 
fe dans fonenfemble eft bonne & faine, & qu'en 
donnant à la liberté fes véritables bornes, elle 
lui donne en môme tems toute la folidité qu'el- 
le doit avoir. Car le Gouvernement ayant un- 
droit négatif contre les innovations du Légifia- 
teur, & le Peuple un droit négatif contre les 
ufurpations du Confeil, les Loix feules régnent 
<k régnciît fur tous ; le premier de l'Etat ne leur 
fil pas moins foumis que le dernier, aucun ne; 
jicut les enfreindre, nul intérêt particulier ne, 
peut les changer , & la ConiHtution demeure 
Inébranlable. 

Mais fi au contraire 1rs Minières des Loix 
çji deviennent les feuls arbitres, 6c qu'ils puif- 
fcnt les faire parler ou taire à leur gré : fi le 
droit de Répréfentation feul garant dos Loix & 
de la liberté n'efl: qu'un droit illufoire & vain 
qjLii n'ai^t en aucun cas. aucun, effet néçelTairc; Je 

ne 



LETTRE.. 3(5> 

ne vois point de fervitnde pareille à la v6tre , & 
l'image de la liberté n'cft plus cliez vous qu'un, 
leurre méprifant & puérile , qu'il cft môme iu- 
cléceiît d'ofl'rir à des hommes fenfés. Que fcrt 
alors d'affcmbler le Légi dateur, puifque la vo» 
lonté du Confeil eft Tunique Loi? Que ferC. 
d'élire folemneilement des Rlngiflrats qui d'a- 
vance étoient déjà vos Juges, & qui ne tiennent 
de cette éleclion qu'un pouvoir qu'ils exerçoicnt 
auparavant? Soumettez-vous de bonne grâce, &. 
renoncez à ces jeux d'enfanîs , qui , devenus fri' 
v^jles, ne font pour vous qu'un aviliiTement de, 
plus. 

Cet état étant le pire où l'on puifTe tomber 
n.'a qu'un avantage; c'ell qu'il ne fauroit changer, 
qu'en mieux. C'eft l'unique reflburce des maux.- 
extrêmes, mais cette reflburce eft toujours gran- 
de, quand des hommes de fens & de cœur la 
fentent & favent s'en prévaloir. Que la certitude! 
de ne pouvoir tomber plus bas que vous n'êtes 
doit vous rendre fermes dans vos démarches!- 
mais foyez fùrs que vous ne fortirez point de 
l'abîme, tant que vous ferez divifés , tant que. 
les uns- voudront agir & les autres rcfler tran- 
quilles. 

Me voici , MonHeur , s la conclufion de ces. 
Lettres. Après vous avoir montre l'état où vous- 
ùt^s, je n'entreprendrai point de vous tracer la.- 
route que vous devez fuivre pour en fortir. S'il 
en eft une, étajot fur les. lieux mêmes, vous & 



36^ N E U V I E M E 

vos Concitoyens la devez voir mieux que moi;, 
quand on fait où l'on eil: & ou l'on doit aller, 
on peut fe diriger fans peine. 

L'Auteur des Lettres dit que /r on remarqucit 
ians un Gouvernement une pe-nte à la violetîce il ne 
faudrait paî attendre à laredrejjer que la Tyrannie 
s'y fut f unifiée {t). Il dit encore, en fuppofaut 
un cas qu'il traite à la vérité de chimère, qu'/i 
refieroit un remède trijîe mais légal , ^ qui dvis 
ce cas extrême pourrait être eintdoyé comme m em- 
ployé Id main d'un Chirurgien , quand la gangrène 
Je déclare (y). Si -vous êtes ou non dans ce cas- 
fuppofvi chimiiriL]ue , c'cft ce que je viens d'oxa- 
ininer. Mon confeil n'eft donc plus ici néceGTai' 
re; l'Auteur des Lettres vous l'a donné pour 
moi. Tous les moyens de réclamer contre l'in- 
juftice font permis quand ils font paifibles, à 
plus forte raifon font permis ceux, qu'autorifent 
les loix. 

Quand elles font tranfgrefrées dans des cas 
particuliers vous avez le droit de Répréfentation 
pour y pourvoir. Mais quand ce droit même cft 
contcfté , c'eft le sas de la garantie. Je no l'ai 
point mife au nombre des moyens qui peuvent 
rendre efficace une Répréfentation , les Média- 
teurs eux-mêmes n'ont point entendu l'y mettre, 
puifqu'ils ont déclaré ne vouloir porter nulle 
atteinte à l'indépendance de l'Etat, & qu'alors, 

(0 Page 172. • (v) Page lor. 



LETTRE. 3J67 

cependant, ils auroient ini';, pour ainli dire, la 
Clef du Gouvememcnt dans leur poche (x). 
Ainfi dans le cas particulier l'effc-t des Répré- 
feiuations rejectces cil dî produire un Confeil 
général; mais reffct du droit même de Repré- 
sentation rejette paroit être le recours à la ga- 
rantie. 11 faut que la ir.achinc ait en elle-même 
tous les reiTorts qui doivent la faire jouer : 
quand elle s'arrtte, il faut appeller l'Ouvrier 
pour la remonter. 

Je vois trop où va cette reTource , & jt- fens 
encore mon cœur patriote en gémir. AuiTi, je 
le répète, je ne vous propofe rien ; qu'oferois-jc 
dire ? Délibérez avec vos Concitoyens & ne 
comptez les voix qu'après les avoir peféc?. Dé- 
fiez-vous de la turbulente jeunelle, de l'opulen- 
ce infolente & de l'indigence vénale; nul fahi- 
tairc confeil ne peut venir de ces côtés-là. Con- 
fultez ceux qu'une honnête médiocrité garantie 
des féductions de l'ambition & de lamifere; ceux 
dont une honorable vieillcfTe couronne une vie 
fans reproche; ceux qu'une longue expérience 



(x) I,a conféquence d'un tel fyftême eut été d'é- 
lablir un Tribunal de la Médiation réfident à Genè- 
ve, pour connoitre des tranfgrelîîons dej f^oix. Par 
ce Tribunal la fouveraineté de la République eiit 
bientôt été détruite, mais la liberté des Citoyens 
eut été beaucoup plus alTurée qu'elle ne peut l'être 
fi l'on ôte le droit de jlépréfentation. Or de n'être 
Souverain que de nom ne n!;nifie pas grand'-chofc , 
mais d'être libre en effet lignillc beaueoup. 



ZCZ NE'UVÏEAÎE LETT'RE. 

c verfés dans les affaires publiques; ceux qui, 
fans ambition dans l'Etat n'y veulent d'autre 
-rang que celui de Citoyens; enfin ceux qui n'a- 
yant jamais ^u pour objet dans leurs démarches 
•<]uc le bien de la patrie & le maii)"tien des Loix, 
ont mérité par leurs vertus l'cflime du public-, 
■& la confiance de leurs (:gaux. 

Mais furtout réuniffez- vous tous. Vous êtes 
perdus fans reffource fi vous reliez divifés. Rt 
pourquoi le feriez-vous , quand de fi grands in- 
térêts communs vous uniîfent ? Comment dans 
un pareil danger la bafle jaloufie & les petites 
pafîîons ofent- elles fe faire entendre? Valent- 
-elles qu'on les contente à fi haut prix,& faudra- 
t-il que vos enfans difent un jour en pleurant 
fur leurs fers; voila le fruit des diffcntiôns de 
r.os pères? En un mot, il s'agit moins ici de dé- 
libération que de concorde; le choix du parti 
que vous prendrez n'eft pas la plus grande af- 
faire : Fut- il mauvais en lui -môme, prenez -le 
toL!s enfemblc ; par cela feul il deviendra le 
meilleur, & vous ferez toujours ce qu'il fa.tt 
faire pourvu que vous le fafiîcz de concert. Voi» 
la mon avis, Monfieur, & je linis par où j'ai 
commencé. En vous obéilTant j'ai rempli mou 
dernier devoir envers la Patrie. Maintenant je 
prends congé de ceux qui l'habitent; il ne 
leur rcfi:e aucun mal à me faire, & je ne puis 
plus leur faire aucun bicfl. 
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