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Full text of "Les confessions de J.J. Rousseau. Première[-seconde] partie"

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LES 

CONFESSIONS 


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J.  Jo  ROUSSEAU 


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PREMIÈRE  PARTIE, 


LES 

CONFESSIONS 

J>  M 

J.J.ROUSSEAU. 


PREMIÈRE   PARTIE, 


'A    GENE  VE. 


M.  DCC.  LXXXII. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Inttp://www.archive.org/details/ln1782lesconfessi01rous 


LES 

CONFESSIONS 

n  E 

J.   J.   ROUSSEAU. 

LIVRE   PREMIER. 

J  E  forme  une  entreprlfe  qui  n'eut  jamais 
<i'exemple  ,  &  dont  l'exécution  n'aura 
point  d'imitateur.  Je  veux  montrer  à 
mes  femblables  un  homme  dans  toute  la 
vérité  de  la  nature  i  &  cet  homme,  ce 
fera  moi. 

Moi  feul.  Je  fens  mon  coeur  &  je  con- 
nois  les  hommes.  Je  ne  fuis  fait  comms 
aucun  de  ceux  que  j'ai  vus  ;  j'ofe  croire 
n'être  fait  comme  aucun  de  ceux  qui 
exiftent.  Si  je  ne  vaux  pas  mieux ,  au 

i«  Partie,  A 


1  (E    U    V   R    £    3 

moins  je  fuis  autre.  Si  la  nature  a  bien 
ou  mal  tait  de  brifer  le  moule  dans  le- 
quel elle  m'a  jette,  ceft  ce  dont  on  ne 
peut  juger  qu'après  m'avoir  lu. 

Que  la  trompette  du  jugement  der- 
nier fonne  quand  elle  voudra  ;  je  vien- 
drai ce  livre   à  la   main   me  préfenter 
devant  le  fouverain  Juge.  Je  dirai  hau- 
tement :  voilà  ce  que  j'ai  fait ,  ce  que 
j'ai  penfé,  ce  que  je  fus.  J'ai  dit  le  bien 
&  le  mal  avec  la  même  franchife.  Je  n'ai 
rien  tu  de  mauvais,  rien  ajouté  de  bon, 
^  s'il  m'efl:  arrivé  d'employer  quelque 
ornement  indiffe'rent ,  ce  n'a  jamais  été 
que  pour  remplir  un  vide  occadonné  par 
mon  défaut  de  mémoire  \  j'ai  pu  fuppofer 
vrai  ce  que  je  favois  avoir  pu  l'être ,  ja- 
mais ce  que  je  favois  être  faux.  Je  me  fuis 
montré  tel  que  je  fus.  méprifable  &  vil 
quand  je  l'ai  été,  bon  ,  généreux,  fu- 
blime ,  quand  je  l'ai  été  :  j'ai  dévoilé  mon 
intérieur  tel  que  tu  l'as  vu  toi-même. 
Etre  éternel ,  raflembie  autour  de  moi 
l'innombrable  foule  de  mes  femblables  : 
qu'ils  écoutent  mes  Confeflions  ,  qu'ils 
gémiiïent  de  mes  indignités  ,  qu'ils  rou- 
giiîcnt  de  mes  miferes.  Que  chacun  d'eux 
découvre  à  (on  tour  fon  cœur  aux  pieds 
de  ton  trône  avec  la  même  fincérité,  & 


Diverses,  5 

puis  qu'un  feul  te  dife,  s'il  I'oÇq-^jc  fus 
meilleur  que  cet  homme  la. 

Je  luis  né  a  Genève  en  J712  d'Jfaac 
RouJ/eau  Citoyen,  ik.  ût  Sujunne  Ber" 
nard  Citoyenne;  un  bien  fort  médiocre 
à  partager  entre  quinze  enfans  ,  ayant 
réduit  prefqu  a  rien  la  portion  de  mon 
père,  il  n'avoit  pour  fublifter  que  ion 
métier  d'Horloger,  dans  lequel  il  étoit, 
à  la  vérité,  fort  habile.  Ma  mère,  fille 
du  Miniftre  Bernard ,  étoit  plus  riche  , 
elle  avoit  de  h  fagefie  &  de  la  beauté  : 
ce  n'étoit  pas  (ans  peine  que  mon  pera 
i'avoit  obtenue.  Leurs  amours  avoient 
commencé  prefque  avec  leur  vie  ;  dès 
l'âge  de  huit  à  neut  ans  ils  fe  prome- 
noient  enfemble  tous  les  foirs  fur  la 
Treille  ;  à  dix  ans  ils  ne  pouvoient  plus 
fe  quitter.  La  fympathie  ,  l'accord  des 
âmes  affermit  en  eux  le  fentiment  qu'a- 
voit  produit  l'habitude.  Tous  deux,  nés 
tendres  &  fenhbles,  n'attendoient  que 
Je  moment  de  trouver  dans  un  autre  la 
même  difpofition ,  ou  plutôt  ce  moment 
les  attendoit  eux-mêmes^  &  chacun  d'eux 
jetta  fon  cœur  dans  le  premier  qui  s'ou- 
vrit pour  le  recevoir.  Le  fort  qui  fem- 
bloit  contrarier  leur  paflion,  ne  fit  que 
l'animer.  Le  jeune  amant  ne   pouvant 

A  ij 


A.  (S    U    V    R     E    S 

obtenir  fa  maîtrcfls  ,  fe  confumolt  de 
douleur  ;  elle  lui  confeilla  de  voyager 
pour  Toublier.  Il  voyagea  fans  fruit  & 
revint  plus  anîoureux  que  jamais.  Il  re- 
trouva celle  qu'il  aimoit  tendre  &  fidelle. 
Après  cette  épreuve  il  ne  reftoit  qu'à 
s'aimer  toute  la  vie;  ils  le  jurèrent,  & 
le  Ciel  bénit  leur  ferment. 

Gabriel  Bernard,  frère  de  ma  mère, 
devint  amoureux  d'une  des  foeurs  de 
mon  père,  mais  elle  ne  confentit  à  épou- 
fer  le  frère  qu'à  condition  que  fon  frère 
épouferoit  la  fœur.  L'amour  arrangea 
tout,  &  les  deux  mariages  fe  firent  le 
même  jour.  Ainfi  mon  oncle  étoit  le 
mari  de  ma  tante,  &  leurs  enfans  furent 
doublement  mes  coufîns  germains.  Il  en 
ïiaquit  un  de  part  &  d'autre  au  bout 
d'une  année  ;  enfuite  il  fallut  encore  fe 
féparer. 

Mon  oncle  Bernard  étoit  Ingénieur  : 
il  alla  fervir  dans  l'Empire  &:  en  Hon- 
grie fous  le  Prince  Eugène.  Il  fe  diflin* 
gua  au  fiége  &  à  la  bataille  de  Bel- 
grade, Mon  père,  après  la  naiflance  de 
mon  frère  unique,  partit  pour  Conftan- 
tinople  011  il  étoit  appelle,  &  devint 
Horloger  du  Sérail,  Durant  fon  ab- 
ftnce,  la  beauté  de  ma  niere^  fon  efprit. 


Diverses»  j* 

fes  talens  ('*'),  lui  attirèrent  àt$>  hom- 
mages. Moniieur  de  la  Clcfure ,  Réfi- 
dent  de  France,  fut  des  plus  empreflés 
à  lui  en  oftlir.  Il  falloit  que  fa  paîîion 
fût  vive,  puifqu'au  bout  de  trente  ans 
je  l'ai  vu  s'attendrir  en  me  parlant  d'elle. 
Ma  mère  avoit  plus  que  de  la  vertu 
pour  s'en  défendre,  elle  aimoit  tendre- 
ment  fon  mari  ;  elle  le  prelTa  de  reve- 
nir. Il  quitta  tout  &  revint.  Je  fus  le 
trifte  fruit  de  ce  retour.  Dix  mois  après , 
je  naquis  infirme  &  malade;  je  coûtai 
la  vie  à  ma  mère,  &  ma  nailîance  fut 
le  premier  de  mes  malheurs. 


(  *  )  Elle  en  avoit  He  trop  brillans  pour  fou 
état;  le  Miniftre  fon  père  qui  l'adoroit  ,  ayant 
pris  o;raad  foin  de  fon  éducation.  Elle  delTinoit, 
elle  chantoit,  elle  s'accompao;noic  du  Théorbe, 
elle  avoit  de  la  lecfture  &  faifoic  des  vers  paya- 
bles. Eli  voici  qu'elle  fit  impromptu  dans  l'ab- 
fence  de  fon  frcre  &  de  fon  mari ,  fe  prome- 
nant avec  fa  bclle-fœur  &  leurs  deux  enfans  , 
fur  un  propos  que  quelqu'un  lui  tint  à  leur  fujec. 

Ces  deux  Meilieurs  qui  font  abfcns 
Nous  font  chers  de  bien  des  nianiercî  ; 
Ce  font  nos  amis,  nos  amans; 
Ce  font  nos  maris  ic  nos  frères  ; 
Et  les  pères  de  ces  enfans, 

A  iij 


C  (E    V    V    R    E    s 

Je  n'ai  pas  fu  comment  mon  père 
fupporta  cette  perte;  mais  je  fais  qu'il 
ne  s'en  confola  jamais.  Il  croyoit  la  re- 
voir en  moi ,  Tans  pouvoir  oublier  que 
je  la  lui  avois  ôtée  i  jamais  il  ne  m'em- 
bralTa  que  je  ne  TentifTe  à  fes  foupirs,  à 
{&s  convuHîves  étreintes,  qu'un  regret 
amer  fe  mêloit  à  fes  careflesi  elles  n'en 
étoient  que  plus  tendres.  Quand  il  me 
difoit  :  Jean  Jacques  ,  parlons  de  ta 
mère  :  je  lui  difois  ;  hé  bien,  mon  père, 
nous  allons  donc  pleurer;  &:  ce  mot 
feul  lui  tiroit  déjà  des  larmes.  Ah  I 
difoit-il  en  gémilîant  ;  rends-'a  moi, 
confole  -  moi  d'elle  ,  remplis  le  vide 
quelle  a  laiflié  dans  mon  ame.  T'aime- 
rois-je  ainfi  fi  tu  n'étois  que  mon  hîs? 
Quarante  ans  après  l'avoir  perdue,  il  eft 
mort  dans  les  bras  d'une  féconde  tem- 
me  ,  mais  le  nom  de  la  première  à  4a 
bouche ,  &  Ton  image  au  fond  du  cœur. 

Tels  furent  les  auteurs  de  mes  jours. 
De  tous  les  dons  que  le  Ciel  leur  avoit 
départis,  un  cœur  fenfible  eft  le  feul 
qu'ils  m.e  hiiïerent  ;  mais  il  avoit  fait 
leur  bonheur,  &  fit  tous  les  malheurs 
de  ma  vie. 

J'ctois  né  prefque  mourant;  on  efpé- 
roit  peu  de  me  conferver.  J'apportai  le 


Diverses,  7 

germe  d'une  incommodité  que  les  ans 
ont  renforcée,  &  qui  maintenant  ne  me 
donne  quelquefois  des  relâches  que  pour 
me  laifler  fouffrir  plus  cruellement  d'une 
autre  façon.  Une  fœur  de  mon  père  , 
iiUe  aimable  &  fage,  prit  fi  grand  loin 
de  moi  qu'elle  me  fauva.  Au  moment 
où  j'écris  ceci  elle  efi:  encore  en  vie  , 
foignant  à  l'âge  de  quatre-vingt  ans  un 
mari  plus  jeune  qu'elle,  mais  ufé  par  la 
boiiTon.  Chère  tante,  je  vous  pardonne 
de  m'avoir  tait  vivre,  &  je  m'afflige  de 
ne  pouvoir  vous  rendre  à  la  hn  de  vos 
jours  les  tendres  foins  que  vous  m'avez 
prodigués  au  commencement  des  miens. 
J'ai  aufiî  ma  mie  Jaqueline  encore  vi- 
vante, faine  &  robude.  Les  mains  qui 
m'ouvrirent  les  yeux  à  ma  naiflance  , 
pourront  me  les  fermer  à  ma  mort. 

Je  fentis  avant  de  penfer  ;  c'eftle  fort 
commun  de  Thumanité.  Je  l'éprouvai 
plus  qu'un  autre.  J'ignore  ce  que  je  fis 
jufqu'à  cinq  ou  fix  ans  :  je  ne  fais  com- 
ment j'appris  à  lire  ;  je  ne  me  fouviens 
que  de  mes  premières  lectures  8c  de  leur 
effet  fur  moi  :  c'efl:  le  tems  d'où  je  date 
fans  interruption  la  confcience  de  moi- 
même.  Ma  mère  avoit  laiffé  des  Ro- 
mans, Nous  nous  mîmes  à  les  lire  après 

A  iv 


8  (Ouvres 

foupé,  mon  père  &  moi.  Il  n'étoît  quef- 
tion  d'abord  que  de  m'exercer  à  la  lec- 
ture par  des  livres  amufans  \  mais  bien- 
tôt Tintérêt  devint  (i  vif  que  nous  lifions 
tour  à-tour  fans  relâche  ,  &  payions  les 
nuits  à  cette  occupation.  Nous  ne  pou- 
vions jamais  quitter  qu'à  la  hn  du  volume. 
Quelquefois  mon  père ,  entendant  le  ma- 
tin les  hirondelles  ,  difoit  tout  honteux: 
allons  nous  coucher,  je  fuis  plus  enfant 
<jue  toi. 

En  peu  de  tems  j'acquis  par  cette  dan- 
gereufe  méthode  ,  non -feulement  unô 
extrême  facilité  à  lire  &  à  m'entendre , 
mais  une  intelligence  unique  à  mon  âge 
fur  les  partions.  Je  n'avois  aucune  idée 
^Q.%  chofes ,  que  tous  les  fentimens  m'é- 
toient  déjà  connus.  Je  n'avois  rien  con- 
çu ;  j'avois  tout  fenti.  Ces  émotions 
confufcs  que  j'éprouvai  coup  fur  coup 
n'aîtoroient  point  la  raifon  que  je  n'avois 
pas  encore  ;  mais  elles  m'en  formèrent 
une  d'une  autre  trempe,  &  me  donnè- 
rent de  la  vie  humaine  des  notions  bi- 
zarres &:  romanefques,  dont  l'expérien- 
ce &  la  réflexion  n'ont  jamais  bien  pu 
me  guérir. 

Les  Romans   finirent  avec  l'été  de 
lyic,'.  L'hiver  fuivant  ce  fut  autre  cho- 


Diverses,  p' 

fe.  La  bibliothèque  de  ma  mère  épui- 
fée  ,  on  eut  recours  à  la  portion  de  celle 
de  fon  père  qui  nous  écoit  échue.  Heu- 
reuiement  il  s'y  trouva  de  bons  livres; 
&  cela  ne  pouvoit  gueres  être  autre- 
ment; cette  bibliothèque  ayant  été  for- 
mée par  un  Miniftre,  à  la  vérité,  &: 
favant  même;  car  c'étoit  la  mode  alors, 
mais  homme  de  goût  &  d'efprit.  L'hif- 
toire  de  TEglife  &  de  l'Empire  par  le 
Sueur ,  le  difcours  de  BoflTuet  fur  Thif- 
toire  univerfelle,  les  hommes  illuftres 
de  Plutarque  ,  i'hiftoire  de  Venife  par 
Nani ,  les  métamorphofes  d'Ovide  ,  La 
Bruyère  ,  les  mondes  de  Fontanelle  , 
fes  Dialogues  des  m^orts,  &:  quelques 
tomes  de  Molière  ,  furent  tranfportés 
dans  le  cabinet  de  mon  père  ,  8i  je  les 
lui  lifois  tous  les  jours  durant  fon  tra- 
vail. JV  pris  un  goût  rare  &  peut  être 
unique  à  cet  âge.  plutarque,  lur-tout , 
devint  ma  ledure  favorite.  Le  plaihr 
que  je  prenois  à  le  relire  fans  cefie  me 
guérit  un  peu  des  Romans  ,  &  je  pré- 
férai bientôt  Agefilas,  Brutus,  Arif- 
tide  ,  à  Orondate  ,  Artamene  &:  Juba, 
De  cesintérefTantes  lediures,  des  entre- 
tiens qu'elles  occafionnoient  entre  mon 
père  &  moi  fe  forma  cet  efprit  libre  1-l 

A  Y 


jO  (K    V    V    R    £    s 

lépublicain  ,  ce  caradere  indomptable 
&tîer,  impatient  de  joug  &  de  iervi- 
îude  qui  m'a  tourmenté  tout  le  tems  de 
ma  vie  dans  les  fîtuations  les  moins  pro- 
pres à  lui  donner  l'enbr.  Sans  celle  oc- 
cupé de  Rome  &:  d'Athènes  ;  vivant, 
pour  ainfi  dire,  avec  leurs  grands  hom- 
mes ,  né  moi-même  Citoyen  d'une  répu- 
blique ,  &  fils  d'un  père  dont  l'amour 
de  la  patrie  étoit  la  plus  forte  paflion  , 
je  m'en  enflammois  à  Ton  exemple;  je 
me  croyois  Grec  ou  Romain  ;  je  deve- 
nois  le  perfonnage  dont  je  lifois  la  vie  : 
îe  récit  des  traits  de  confiance  &  d'in- 
trépidité qui  m'avoient  frappé  me  ren- 
doit  les  yeux  étincelans  &  la  voix  forte. 
Un  jour  que  je  racontois  à  table  l'avan- 
ture  de  Scevola  ,  on  fut  effrayé  de  me 
voir  avancer  &  tenir  la  main  fur  un  ré- 
chaud pour  repréfenter  fon  aâiion. 

J'avois  un  frère  plus  âgé  que  moi  de 
fept  ans.  Il  apprenoit  la  profcflion  de 
mon  père.  L'extrême  affeélion  qu'on 
avoit  pour  moi  le  faifoit  un  peu  négli- 
ger, &  ce  n'eft  pas  cela  que  j'approu- 
ve. Son  éducation  fe  fentit  de  cette 
négligence.  Il  prit  le  train  du  libertina- 
ge ,  même  avant  l'âge  d'être  un  vrai  li- 
bertin. On  le  mit  chez  un  autre  maître. 


DlV.ERS£S.  îï 

d'où  il  faifoit  des  efcapades,  comme  il 
en  avoit  fait  de  la  maiton  paternelle.  Je 
ne  le  voyois  prtTque  point  :  à  peine 
puis-je  dire  avoir  fait  connoifTance  avec 
lui  :  mais  je  ne  laiflbis  pas  de  l'aimec 
tendrement ,  &  il  m'aimoit ,  autant  qu'ua 
poliflon  peut  aimer  quelque  chofe.  Je 
îiie  fouviens  qu'une  fois  que  mon  père 
]e  châtioit  rudement  &  avec  colère,  je 
me  jettai  impétueufement  entre  deux 
l'embraflant  étroitement.  Je  le  couvris 
ainfi  de  mon  corps  recevant  les  coups 
qui  luiétoientporte's,  &  je  m'obftinai  (i 
bien  dans  cette  attitude  qu'il  fallut  en- 
fin que  mon  père  lui  fît  grâce  ,  foit  dé- 
iarmé  par  mes  cris  &  mes  larmes,  foit 
pour  ne  pas  me  maltraiter  plus  que  lui. 
Enfin  mon  frère  tourna  i\  mal  qu'il  s'en- 
fuit &  difparut  tout-à-fait.  Quelque  tems 
après  on  fut  qu'il  étoit  en  Allemagne.  Il 
n'e'crivit  pas  une  feule  fois.  On  n'a  plus 
eu  de  fes  nouvelles  depuis  ce  teras-là  , 
&  voilà  comment  je  fuis  demeuré  fils 
unique. 

Si  ce  pauvre  garçon  fut  élevé  négli- 
gemment ,  il  n'en  fut  pas  ainfi  de  fon 
frère  ,  &  les  enfans  des  Rois  ne  lau- 
roient  être  foignésavec  plus  de  zele  que 
je  le  fus  durant  mes  premiers  ans ,  ido- 

A  vj 


22  Œuvres, 

lâtré  de  tout  ce  qui  m'environnoît ,  & 
toujours ,  ce  qui  eft    bien  plus    rare , 
traité  en  enfant  chéri,  jamais  en  enfant 
gâté.  Jamais  une  feule  fois  ,  jufqu'à  ma 
fortie  de  la  maifon  paternelle,  on  ne  m'a 
laiOe  courir   feul  dans   la  rue  avec  les 
autres  enfans  ;  jamais  on  n'eut  à  répri- 
mer en  moi  ni  à  fatisfaire  aucune  de  ces 
fantafques   humeurs  qu'on  impute  à  la 
nature  ,  &  qui  naiflent  toutes  de  la  feule 
éducation.   J'avois  les  défauts  de  mon 
âge  ;  j'étois  babillard,  gourmand,  quel- 
quefois menteur.  J'aurois  volé  des  truits, 
des  bonbons  ,  de  la  mangeaille  ;  mais 
jamais  je  n'ai  pris  plailir  à  faire  du  mal, 
du  dégxt,  à  charger  les  autres,  à  tour- 
menter de  pauvres  animaux.  Je  mefou- 
viens  pourtant  d'avoir  une  fois  pifle  dans 
la  marmite  d'une  de  nosvoilines  appel- 
lée  Madame  Clôt  ,  tandis  qu'elle  étoit 
au  prcche.    J'avoue  même  que  ce  fou- 
venir  me  fait  encore  rire  ,  parce  que 
Madame  Clôt,  bonne  femme  au  demeu- 
rant,  étoit  bien  la  vieille  la  plus  gro- 
gnon que  je  connus  de  ma  vie.  Voilà 
la  courte  &  véridique  hiftoire  de  tous 
mes  méfaits  entantins. 

Comment  ferois-je  devenu  méchant , 
quand  je  n'avois  fous  les  yeux  que  des 


exemples  de   douceur  ,    &   autour   de 
moi  que  les  meilleures  gens  du  monde? 
Mon  père  ,   ma  tante  ,  ma   mie  ,  mes 
parens  ,  nos  amis,  nos  voilins ,  tout  ce 
qui  m'environnoit  ne  m'obéilToit  pas  à 
la  vérité,  mais  m'aimoit  ;  ik  moi  je  les 
aimois  de  même.  Mes  volontés  étoient 
11    peu   excitées   &    fi   peu   contrariées 
qu'il  ne  me  venoit  pas  dans  l'efprit  d'en 
avoir.  Je  puis  jurer   que  jufqu'à  mori 
ailerviflement  fous  un   maître  ,  je  n'ai 
pas   fu   ce   que  c'étoit  qu'une  fantaifie. 
Hors  le  tems  que  je  paflbis  à  lire  ou 
écrire  auprès  de  mon  père ,  &  celui  où 
ma  mie  me  menoit  promener  ,j'étois 
toujours  avec  ma  tante ,  à  la  voir  bro- 
der, à  l'entendre  chanter,  aflis  ou  de- 
bout à  côté  d'elle  ,  &  j'étois  content. 
Son  enjouement ,  fa  douceur  ,  fa  figure 
agréable  ,  m'ont  laifle  de  fi  fortes  im- 
preffions  ,  que  je  vois  encore  fon  air , 
fon  regard  ,  fon  attitude  ;   je  me  fou- 
viens  de  fes  petits  propos  careffans  :  je 
dirois  comment  elle  étoit  vêtue  &  coit- 
fée ,  fans  oublier  les  deux  crochets  que 
fes  cheveux  noirs  faifoient  fur  fes  tempes  , 
félon  la  mode  de  cetems-là. 

Je  fuis  perfuadé  que  je   lui  dois  le^ 
goût  ou  plutôt  la  paillon  pour  la  mu- 


14  Œuvres 

flque  qui  ne  s'eft  bien  développée  en 
moi  que  long-tems  après.  Elle  favoit 
une  quantité  prodigieufe  d'airs  &:  de 
chanfons  qu'elle  chantoit  avec  un  filet 
de  voix  fort  douce.  La  férénité  d'ame 
de  cette  excellente  fille  éloignoit  d'elle 
&  de  towt  ce  qui  l'environnoit  la  rêve- 
rie-&  la  trifteffe.  L'attrait  que  fon  chant 
avoit  pour  moi  fut  tel  que  non-(eule- 
ment  plulieurs  de  Tes  chanfons  me  font 
toujours  reliées  dans  la  mémoire;  mais 
qu'il  m'en  revient  mcme  ,  aujourd'hui 
que  je  l'ai  perdue,  qui,  totalement  ou- 
bliées depuis  mon  enfance ,  fe  retracent 
à  mcfure  que  je  vieillis  ,  avec  un  charme 
que  je  ne  puis  exprimer.  Diroit-on  que 
moi ,  vieux  radoteur  ,  rongé  de  foucis 
&  de  peines  ,  je  me  furprends  quelque- 
fois à  pleurer  comme  un  enfant  en  mar- 
motant  ces  petits  airs  d'une  voix  déjà 
caflee  &  tremblante  ?  Il  y  en  a  un  fur- 
tout  ,  qui  m'eft  bien  revenu  tout  en- 
tier,  quant  à  l'air;  mais  la  féconde  moi- 
tié des  paroles  s'efl  conllamment  refu- 
fée  à  tous  mes  efforts  pour  me  la  rap- 
peller ,  quoiqu'il  m'en  revienne  confu- 
lément  les  rimes.  Voici  le  commence- 
ment, &  ce  que  j'ai  pu  me  rappeller  du 
refte. 


DlV£RSES^  IS 

Tircis ,  je  n'ofc 
Ecouter  ton  chalumeau 

Sous  l'Ormeau  j 

Car  on  en  caufe 
Déjà  dans  notre  hanaeau." 

;     .     .     un  Berger 
,     .     .     s'engager 
.     .      .     fans  danger  j 
Ec  toujours  l'cpine  eft  fous  la  rofe. 

Je  cherche  où  eft  le  charme  atten- 
driiïant  que  mon  cœur  trouve  à  cette 
chanfon  :  c'eft  un  caprice  auquel  je  ne 
comprends  rien;  mais  il  m'eft  de  toute 
impoflibilité  de  la  chanter  jufqu'à  la  fm, 
fans  être  arrêté  par  mes  larmes.  J'ai 
cent  fois  projette  d'écrire  à  Paris  pour 
faire  chercher  le  refte  des  paroles ,  fi 
tant  eft  que  quelqu'un  les  connoilTe  en- 
core. Mais  je  fuis  prefque  fur  que  le 
plaifir  que  je  prends  à  me  rappeller  cet 
air  s'évanouiroit  en  partie  ,  li  j'avois  la 
preuve  que  d'autres  que  ma  pauvre  tante 
Sujon  l'ont  chanté. 

Telles  furent  les  premières  affedions 
de  mon  entrée  à  la  vie  ;  ainfi  commen- 
çoit  à  fe  former  ou  à  fe  montrer  en 
moi  ce  cœur  à  la  fois  fi  fier  &  iî  ten- 
dre ,  ce  caraftere  efféminé ,  mais  pour- 


id  Œuvres 

tant  indomptable,  qui,  flottant  toujours 
entre  la  foibleiTe  &  le  courage,  entre 
la  moîlefl'e  &  la  vertu ,  m'a  jurqu'au 
bout  mis  en  contradiction  avec  moi- 
même  j  &  a  fait  que  l'ablHnence  &  la 
jouiflance,  le  plaifir  &  la  fagelTe,  m'ont 
également  échappé. 

Ce  train  d'éducation  fut  interrompu 
par  un  accident  dont  les  fuites  ont  in- 
flué fur  le  refte  de  ma  vie.  Mon  père 
eut  un  démêlé  avec  un  M.  G***. ,  Ca- 
pitaine en  France  ,  &  apparenté  dans 
ie  Confeil.  Ce  G^*^. ,  homme  infolent 
&  lâche  ,  faigna  du  nez  ,  &  pour  fe 
venger  accufa  mon  père  d'avoir  mis  l'é- 
pée  à  la  main  dans  la  ville.  Mon  père  , 
qu'on  voulut  envoyer  en  prilon  ,  s'obf- 
tinoit  à  vouloir  que ,  (elon  la  loi ,  l'accu- 
fateur  y  entrât  aufîi  bien  que  lui.  N'ayant 
pu  l'obtenir,  il  aima  mieux  fortir  de 
Genève  &  s'expatrier  pour  le  refte  de 
fa  vie  ,  que  de  céder  fur  un  point  oii 
l'honneur  &  la  liberté  lui  paroilToient 
compromis. 

Je  reftai  fous  la  tutelle  de  mon  on- 
cle Bernard  alors  employé  aux  forti- 
fications de  Genève.  Sa  fille  aînée  étoit 
morte ,  mais  il  avoit  un  fils  de  même 
âge  que  moi,  Nous  fumes  mis  enfem-; 


Diverses,  17 

ble  à  Bofley  en  penfion  chez  le  Mi- 
nière Lambercier  ,  pour  y  apprendre  , 
avec  le  latin  ,  tout  le  menu  fatras  dont 
on  l'accompagne  fous  le  nom  d'édu- 
cation. 

Deux  ans  païïes  au  village  adoucirent 
un  peu  mon  âpreté   romaine  ,    bc  me 
ramenèrent  à  l'état  d'enfant.  A  Genève 
Q\x  l'on   ne    m'impofoit  rien  ,  j'aimois 
l'application  ,    la  ledure  ,  c'étoit  pref- 
que  mon  feul  amufement.  A  Bofley  le 
travail  me  fit  aimer  les  jeux  qui  lui  fer- 
voient  de  relâche.  La  campagne  étoit 
pour  moi  fi  nouvelle  que  je   ne  pou- 
vois  me  lafler  d'en  jouir.  Je  pris  pour 
elle  un  goût  li  vif  qu'il  n'a  jamais  pu 
s'éteindre.  Le  fouvenir   des  jours  heu- 
reux que  j'y  ai  paflés  m'a   fait  regret- 
ter fon  féjour  &  fes  plaifirs  dans  tous 
les  âges  ,   jufqu'à  celui  qui  m'y  a  ra- 
mené. M.  Lnmherder  étoit  un  homme 
fort raifonnable, qui , fans  négliger  notre 
inftruciion,  ne  nous  chargeoit  point  de 
devoirs  extrêmes.  La  preuve  qu'il   s'y 
prenoit  bien  eft  que  ,  malgré  mon  aver- 
fion   pour   la  gêne  ,  je   ne  me  luis  ja- 
mais rappelle  avec  dégoût  mes  heures 
d'étude  ,  &  que  ,  fi  je  n'appris  pas  de 
lui   beaucoup  de  chofes ,  ce  que  j'ap- 


l8  Œuvres 

pris  je  l'appris  fans  peine ,  &  n'en  airleit 
oublié. 

La  (implicite  de  cette  vie  champêtre 
me  fit  un  bien  d'un  prix  ineftimable 
en  ouvrant  mon  cœur  à  l'amitié.  Juf- 
qu'alors  je  n'avois  connu  que  des  (enti- 
mens  élevés ,  mais  imaginaires.  L'habi- 
tude de  vivre  enfemble  dans  un  état 
paifible' m'unit  tendrement  àmoncouiin 
Bernard,  En  peu  de  tems  j'eus  pour 
lui  des  fentimens  plus  affectueux  que 
ceux  que  j'avois  eu  pour  mon  frère,  6c 
qui  ne  fe  font  j.îmais  effacés.  C'étoit  un 
grand  garçon  fort  efflanqué,  fort  fluet, 
aulfi  doux  d'efprit  que  foible  de  corps , 
&  qui  n'abufoit  pas  trop  de  la  prédi- 
lection qu'on  avoit  pour  lui  dans  la  mai- 
fon ,  comme  fils  de  mon  tuteur.  Nos 
travaux  ,  nos  amufemens  ,  nos  goûts 
étoient  les  mêmes  ;  nous  étions  feuls  ; 
nous  étions  de  même  âge  ;  chacun  des 
deux  avoit  befoin  d'un  camarade  :  nous 
féparer  écoit  en  quelque  forte  nous  anéan- 
tir. Quoique  nous  enflions  peu  d'occa- 
fions  de  faire  preuve  de  notre  attache- 
ment l'un  pour  l'autre,  il  étoit  extrême, 
&  non-feulement  nous  ne  pouvions  vi- 
vre un  inflant  féparés ,  mais  nous  n'imagi» 
nions  pas  que  nous  pufllons  jamais  l'être. 


Tous  deux  d'un   efprit  facile  à  céder 
aux  carefies ,  complaifans  quand  on  ne 
vouloit    pas    nous  contraindre  ,    nous 
étions  toujours  d'accord  fur  tout.  Si  , 
par  la  faveur  de  ceux  qui  nous  gouver- 
noient ,  il  avoit  fur  moi  quelque  amen- 
dant fous  leurs  yeux;  quand  nous  étions 
feuîs  j'en  avois  un  fur  lui  qui  réîablii- 
foit  l'équilibre.  Dans  nos  études,  je  lui 
fouffiois  fa  leçon  quand  il  héfitoit  ;  quand 
mon  thème  étoit  fait,  je  lui   aidois  à 
faire  le  lien  ,  &  dans  nos  amufemens 
mon  goût  plus  adif  lui  fervoit  toujours 
de  guide.  Enfin  nos  deux  caraderes  s'ac- 
cordoient  (i  bien ,  &  l'amitié  qui  nous 
unilToit  étoit  fi  vraie ,  que  dans  plus  de 
cirq  ans  que  nous  fûmes  prefque  infé- 
parables  tant  à   Bofley  qu'à  Genève  , 
nous  nous  battîmes  fouvent ,  je  l'avoue; 
mais  jamais  on  n'eut  befoin  de  nous  fé- 
parer ,  jamais  une  de  nos  querelles  ne 
dura  plus  d'un  quart-d'heure ,  &  jamais 
une  feule  fois  nous   ne  portâmes  l'un 
contre   l'autre  aucune  accufation.   Ces 
remarques  font ,  fi  l'on  veut,  puériles, 
mais  il  en  réfulte  pourtant  un  exemple 
peut  être  unique,  depuis  qu'il  exifte  des 
enfans. 

La  manière  dont  je  vivois  à  BofTey 


20  Œuvres 

ine  convenoit  lî  bien  ,  qu'il  ne  lui  a  man- 
qué que  de  durer  plus  long-tems  pour 
fixer  abfolument  mon  caradere.  Les  (en- 
timens  tendres ,  aft'eâiueux,  paifibles,  en 
faifoient  le  fond.  Je  crois  que  jamais 
individu  de  notre  efpece  n'eut  naturel-- 
lement  moins  de  vanité  que  moi.  Je 
m'élevois  par  élans  à  des  mouvemens 
fublimes  ,  mais  je  retombois  auilî-tôt 
dans  ma  langueur.  Etre  aimé  de  tout 
ce  qui  m'approchoit  étoit  le  plus  vif  de 
mes  defirs.  J'écois  doux,  mon  coufiii 
l'étoit;  ceux  qui  nous  gouvernoient  l'é- 
toient  eux-mêmes.  Pendant  deux  ans 
entiers  je  ne  fus  ni  témoin  ni  viclime 
d'un  fentiment  violent.  Tout  nourrif- 
foit  dans  mon  cœur  les  difpofitions  qu'il 
reçut  de  la  nature.  Je  ne  connoilTois 
rien  d'aulîi  charmant  que  de  voir  tout 
le  monde  content  de  moi  &  de  toute 
chofe.  Je  me  fouviendrai  toujours  qu'au 
temple  répondant  au  catéchifme ,  rien 
ne  me  troubîoit  plus  quand  il  m'arrivoit 
d'héfiter ,  que  de  voir  fur  le  vifage  de 
Mlle.  Lambercier  des  marques  d'inquié- 
tude &  de  peine.  Cela  feul  m'atfligeoit 
plus  que  la  honte  de  manquer  en  pu- 
blic ,  qui  m'affeftoit  pourtant  extrême- 
ment ;  car   quoique  peu  fenfible  aux 


D    T    V   E    R    3    s    S\  21 

louanges,  je  le  fus  toujours  beaucoup  à 
la  honte,  &  je  puis  dire  ici  que  l'attente 
A^s  réprinnandes  de  IsXWt^LamhercïermQ 
donnoit  moins  d'alarmes  que  la  crainte 
de  la  chagriner. 

Cependant  elle  ne  manquoit  pas  au 
befoin   de  févérité  ,  non  plus  que  fon 
frère  :  mais  comme  cette  févérité,  pref- 
que  toujours  jufte,  n'étoit  jamais  em- 
portée ,  je  m'en  affligeois  &  ne  m'en 
mutinois   point.    J'étois   plus  fâché  de 
déplaire  que  d'être  puni,  &  le  (igne  du 
mécontentement  m'étoit  plus  cruel  que 
la  peine  affliétive.  Il  eft  embarraflant  de 
m'expliquer  mieux,  mais  cependant  ii 
le  faut.  Qu'on  changeroit  de  méthode 
avec  la  jeunefl'e   fi  l'on  voyoit  mieux 
les  effets  éloignés  de  celle  qu'on  em- 
ployé toujours  indiftindement  &  fou- 
vent  indifcrétement  !  La  grande  leçon 
qu'on  peut  tirer  d'un  exem.ple  auflî  com- 
mun que  funefte ,  me  fait  réfoudre  à  le 
donner. 

Comme  Mlle.  Lamhercîer  avoit  pour 
nous  l'affedion  d'une  mère  ,  elle  en  avoit 
aufli  l'autorité ,  &  la  portoit  quelque- 
fois jufqu'à  nous  infliger  la  punition 
des  enfans ,  quand  nous  l'avions  méri* 


22  Œuvres 

tée.  Afïez  long-tems  elle  s'en  tînt  à  la 
menace  ,  &  cette  menace  d'un  châti- 
ment tout  nouveau  pour  moi  me  fem- 
bloit  très- effrayante  ;  mais  après  l'exé- 
cution ,  je  la  trouvai  moins  terrible  à 
l'épreuve  que  l'attente  ne  l'avoit  été , 
&  ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  eft  que 
ce  châtiment  m'affeélionna  davantage 
encore  à  celle  qui  me  l'avoit  impofé. 
Il  falloit  même  toute  la  vérité  de  cette 
afteâion  &  toute  ma  douceur  naturelle 
pour  m'empécherde  chercher  le  retour  du 
même  traitement  en  le  méritant  :  car 
j'avois  trouvé  dans  la  douleur,  dans  la 
honte  même  ,  un  m^élange  de  fenfua- 
lité  qui  m'avoit  lailïé  plus  de  deiir  que 
de  crainte  de  l'éprouver  de  rechef  par 
la  même  main.  Il  eft  vrai  que ,  comme 
il  fe  mêloit  fans  doute  à  cela  quelque 
inftinâ:  précoce  du  fexe,  le  même  châ- 
timent reçu  de  fon  frère  ,  ne  m'eût 
point  du^  tout  paru  plaifant.  Mais  de 
l'humeur  dont  il  étoit,  cette  fubftitu- 
tion  n'étoit  gueres  à  craindre ,  &  (i  je 
m'abflenois  de  mériter  la  correélion  , 
c'ctoit  uniquement  de  peur  de  fâcher 
]\îlle.  Lambercier  ;  car  tel  eft  en  moi 
l'empire  de  la  bienveillance,  &  même 


DivjErsjss.  23 

de  celle  que  les  fens  ont  fait  naître» 
qu'elle  leur  donna  toujours  la  loi  dans 
mon  cœur. 

Cette  récidive  que  j'éloignois  fans  la 
craindre  arriva  ians  qu'il  y  eut  de  ma 
faute,  c'eft- à-dire  de  ma  volonté,  & 
j'en  profitai  ,  je  puis  dire ,  en  fureté 
de  confcicnce.  Mais  cette  leconde  fois 
fut  aufli  la  dernière  :  car  Mlle.  Lamber^ 
cier  s'étant  fans  doute  apperçue  à  quel- 
ques fignes  que  ce  châtiment  n'alloit  pas 
à  (on  but,  déclara  qu'elle  y  renonçoit 
&  qu'il  la  fatiguoit  trop.  Nous  avions 
jufques-là  couché  dans  fa  chambre,  <Sc 
même  en  hiver  quelquefois  dans  fon 
lit.  Deux  jours  après  on  nous  fit  cou- 
cher dans  une  autre  chambre,  t\.  j'eus 
délormais  l'honneur ,  dont  je  me  ferois 
bien  paflé,  d'être  traité  par  elle  en  grand 
garçon. 

Qui  croiroit  que  ce  châtiment  d'en- 
fant, reçu  à  huit  ans  par  la  main  d'une 
fille  de  trente,  a  décidé  de  mes  goûts, 
de  mes  defirs  ,  de  mes  paflions  ,  de 
moi  pour  le  refte  de  ma  vie,  &  cela, 
précifément  dans  le  fens  contraire  à 
ce  qui  devoit  s'enfuivre  naturellement? 
En  même  tems  que  mes  fens  furent  al- 
lumés ,  mes   defirs   prirent  fi  bien  le 


%.j^  (S,    U    V    R    F    s 

change ,  que ,  bornés  à  ce  que  j'avols 
éprouvé,  ils  ne  s'aviferent  point  de  cher- 
cher autre  chofe.  Avec  un  fang  brûlant 
de  fenfualité  prefque  dès  ma  naiflance  , 
je  me  confervai  pur  de  toute  fouillure 
jufqu'à  l'âge  où  les  tempéramens  les  plus 
froids  &  les  plus  tardifs  fe  développent. 
Tourmenté  long-tems,  fans  favoir  de 
quoi ,  je  dévorois  d'un  ceil  ardent  les 
belles  perfonnes  j  mon  imagination  me 
les  rappelloit  fans  cefTe  ;  uniquement 
pour  les  mettre  en  œuvre  à  ma  mode  , 
&  en  faire  autant  de  Demoifelles  Lam- 
bercier. 

Même  après  l'âge  nubile  ,  ce  goût 
bizarre  toujours  perfiftant,  &  porté  juf- 
qu'à la  dépravation,  jufqu'à  la  tolie,  ma 
confervé  les  mœurs  honnêtes  qu'il  fem- 
bleroit  avoir  dû  m'ôter.  Si  jamais  édu- 
cation fut  modefte  &  charte,  c'eft  aflu- 
rément  celle  que  j'ai  reçue.  Mes  trois 
tantes  n'étoient  pas  feulement  des  per- 
fonnes d'une  fagefïe  exemplaire ,  mais 
d'une  réferye  que  depuis  long  tems  les 
femmes  ne  connoifl'ent  plus.  Mon  père, 
homme  de  plaifir,  mais  galant  à  la  vieille 
mode,  n'a  jamais  tenu  près  des  femmes 
qu'il  aimoit  le  plus  des  propos  dont  une 
.vierge  eût  pu  rougir  i  6w  jamais  on  n'a 

pou0ç 


'Diverses^  aj, 

pouiïe  plus  loin  que  dans  ma  famille  Se 
devant  moi  le  refpe<fi;  qu'on  doit  aux  cn- 
fans.  Je  ne  trouvai  pas  moins  d'attention 
chez  M.  Lambercier  fur  le  même  article, 
&  une  fort  bonne  fervante  y  fut  mife 
à  la  porte  ,  pour  un  mot  un  peu  gail- 
lard qu'elle  avoit  prononcé  devant  nous. 
Non-feulement  je  n'eus  jufqu'à  mon  ado- 
lefcence  aucune  idée  diftinde  de  l'unioa 
àç.s  fexes;  mais  jamais  cette  idée  con- 
fufe  ne  s'offrit  à  moi  que  fous  une  image 
odieufe  &  dégoûtante.  J'avois  pour  les 
filles  publiques  une  horreur  qui  ne  st'ii 
jamais  effacée  ;  je  ne  pouvois  voir  ua 
débauché  fans  dédain ,  fans  effroi  même  : 
car  mon  averfion  pour  la  débauche  al- 
loit  jufques-Ià,  depuis  qu'allant  un  joue 
au  petit  Sacconex  par  un  chemin  creux, 
je  vis  des  deux  côtés  des  cavités  dans 
la  terre  oii  l'on  me  dit  que  ces  genslà  fai- 
foient  leurs  accouplemens.  Ce  que  j'a- 
vois vu  de  ceux  des  chiennes,  me  re- 
venoit  auffi  toujours  à  Tefprit  en  penfanc 
aux  autres ,  &  le  cceur  me  foulevoit  à 
ce  feul  (ouvenir. 

Ces  préjugés  de  l'éducation,  propres 
par  eux-mêmes  à  retarder  les  premières 
explofions  d'un  tempérament  combufli- 
ble ,  furent  aidés  ,  comme  j'ai  dit ,  pac 

Ire  Pardcx  B 


2.6  Œ    ù'    y    R    £   -s 

Ja  diverfion  que  firent  fur  moi  les  pre- 
mières pointes  de  la  fenfualité.  N'ima- 
ginant que  ce  que  j'avois  fenti;  malgré 
des  eftervefcences  de  fang  très  incommo- 
des, je  ne  favois  porter  mes  deHrs  que 
vers  refpece  de  volupté  qui  m'étoit  con- 
nue, fans  aller  jamais  jufqu'à  celle  qu'on 
m'avoit  rendue  haïflable  ,  &c  qui  tenoit 
de  fi  près  à  Tautre ,  fans  que  j'en  eufle 
le  moindre  foupçon.  Dans  mes  fottes 
fantaifies ,  dans  mes  erotiques  fureurs  , 
dans  les  ades  extravagans  auxquels  elles 
me  portoient  quelquefois,  j'empruntois 
imaginairement  le    fecours    de   l'autre 
fexe,  fans  penfer  jamais  qu'il  fut  propre 
à  nul  autre  ufage  qu'à  celui  que  je  brû- 
lois  d'en  tirer. 

Non-feulement  donc  c'eft:  ainfi  qu'a- 
vec un  tempérament  très-ardent,  très- 
lafcif,  très-précoce,  je  paflai  toutefois 
l'âge  de  puberté  fans  dedrcr ,  fans  con- 
noître  d'autres  plaifirs  des  fens  que  ceux 
dont  Mlle  Lambercier  m'avoittrès  inno- 
cemment donné  l'idée  ;  mais  quand  enfin 
le  progrès  ûqs  ans  m'eut  fait  homme  , 
c'eft  encore  ainfi  que  ce  qui  devoit  me 
perdre,  me  conferva.  Mon  ancien  goût 
d'enfant,  au  lieu  de  s'évanouir  s'aiïbcia 
icHement  à  Tautre,  que  je  ne  pus  j:.mais 


Diverses,  S.'J 

fécarter  des  dedrs  allumés  par  mes  fens  ; 
&  cette  folie  ,  jointe  à  ma  timidité 
naturelle,  m'a  toujours  rendu  très  peu 
entreprenant  près  des  temmes  ,  faute 
d'ofer  tout  dire  ou  de  pouvoir  tout 
taire;  l'efpece  de  jouifTance  dont  l'au- 
tre n'étoit  pour  moi  que  le  derniec 
terme  ne  pouvant  être  ufurpée  par  ce- 
lui qui  la  defire  ,  ni  devinée  par  celle 
qui  peut  l'accorder.  J'ai  ainii  paflé  ma 
vie  à  convoiter  &  à  me  taire  auprès 
des  perfonnes  que  j'aimois  le  plus.  N'o- 
fant  jamais  déclarer  mon  goût  je  l'amu- 
ibis  du  moins  par  des  rapports  qui  m'ea 
confervoient  l'idée.  Etre  aux  genoux 
d'une  maîtrefle  impérieufe,  obéir  à  Tes 
ordres ,  avoir  des  pardons  à  lui  deman- 
der ,  étoient  pour  moi  de  très-douces 
.Jouiiïances ,  &  plus  ma  vive  imagination 
m'enflammoit  le  Tang,  plus  j'avois  l'air 
d'un  amant  tranli.  On  conçoit  que  cette 
manière  de  faire  rameur  n'amené  pas  des 
progrès  bien  rapides,  &  n'efi:  pas  fort 
dangereufe  à  la  vertu  de  celles  qui  en 
font  l'objet.  J'ai  donc  lort  peu  pofledé, 
mais  je  n'ai  pas  laiHé  de  jouir  beaucoup 
à  ma  manière  ;  c'eft-à-dire  ,  par  l'ima- 
gination. Voilà  comment  mes  ^ens,  d'ac- 
<;ord  avec  mon  humeur  timide  &  mon 

Bij 


îtS  iSL  u  r  R  E  s 

efprlt  romanefque  ,  m'ont  confervé  des 
fentimens  purs  &  des  mœurs  honnêtes, 
par  les  mêmes  goûts  qui ,  peut-être  avec 
un   peu  plus  d'effronterie  ,  m'auroient 
plongé  dans  les  plus  brutales  voluptés. 
J'ai  fait  le  premier  pas  &  le  plus  pé- 
nible dans  le  labyrinthe  obCcur  &  fan- 
geux de  mes  conférions.  Ce  n'eft  pas 
ee  qui  eit  criminel  qui  coûte  le  plus  à 
dire,  c'eft  ce  qui  eft  ridicule  &:  honteux. 
Dès  à  préfent  je  fuis  fur  de  moi  ;  après 
ce  que  je  viens  d'ofer  dire,  rien  ne  peut 
plus   m'arréter.  On    peut  juger  de    ce 
qu'ont    pu   me   coûter   de    femblables 
aveux  ,  fur  ce  que  dans  tout  le  cours 
de  ma  vie  ,  emporté  quelquefois  près 
de  celles  que  j'aimois  par  les  fureurs 
d'une  paffion  qui  m'ôtoit  la  faculté  de 
voir,  d'entendre,  hors  de  fens ,  &  faifi 
d'un  tremblement  convulfif  dans  tout 
mon  corps  ;  jamais  je  n'ai  pu  prendre 
fur  moi  de   leur  déclarer  ma  folie  ,  & 
d'implorer  d'elles  dans  la  plus   intime 
familiarité  la  feule  faveur  qui  manquoit 
^iax  autres.  Cela  ne  oj'efi:  jamais  arrivé 
qu'une  fois  dans  l'enfance,  avec  un  en- 
fant de  mon  âge  ;  encore  fut-ce  elle  qui 
en  fit  la  première  propohtion. 

^n  remontant  de  cette  forte  aux  prç-, 


"Diverses*  S,^ 

mleres  traces  de  mon  être  fenfible ,  je 
trouve  des  élémens  qui,  femblant  quul- 
quefois  incompatibles  ,  n'ont  pas  laitlé 
de  s'unir  pour  produire  avec  force  un 
effet  uniforme  &  fimple ,  &  j'en  trouve 
d'autres  qui,  les  mêmes  en  apparence, 
ont  formé  par  le  concours  de  certaines 
circonftances  de  li  diffe'rentes  combinai- 
fons  ,  qu'on  n'imagineroit  jamais  qu'ils 
euffent  entr'eux  aucun  rapport.  Qui  croi- 
roit  ,  par  exemple  ,'  qu'un  des  reilorts 
les  plus  vigoureux  de  mon  ame  fût 
trempé  dans  la  mérne  fource  d'où  la 
luxure  &  la  moUefle  ont  coulé  dd.ni  mon 
fang?  Sans  quitter  le  fujet  dont  je  viens 
de  parler,  on  en  va  voir  fortir  une  im- 
preffion  bien  différente. 

J'étudiois  un  jour  feul  ma  leçon  dans 
la  chambre  contigue  à  la  cuiline.  La 
fervante  avoit  mis  fécher  à  la  plaque  les 
peignes  de  Mile  Lambercier,  Quand  elle 
revint  les  prendre  ,  il  s'en  trouva  un 
dont  tout  un  côté  de  dents  étoit  brifé, 
A  qui  s'en  prendre  de  ce  dégât  ?  per- 
fonne  autre  que  moi  n'étoit  entré  dans 
la  chambre.  On  m'interroge;  ic  nie  d'a- 
voir touché  le  peigne.  M.  &  Mlle  Lam~ 
hercier  fe  réunifient  ;  m'exhortent ,  me 
prellent,  me  menacent  j  je  nerfille  avec 

B  iij 


'^O  ^  V  y  R  E  s 

cpiriâtreté  :   mais   la   convicftion    étok 
trop  forte  ,  elle  l'emporta  fur  toutes  mes 
proteftations  ,    quoique  ce  fût   la  pre- 
mière fois  qu'on  m'eût  trouvé  tant  d'au- 
dace à  mentir.  La  chofe  fut   prife   au 
férieux ,  elle  méritoit  de  l'être.  La  mé- 
chanceté, le  menfonge,  l'obûination  pa- 
rurent également  dignes  de  punition  : 
mais  pour  le  coup  ce  ne  fut  pas  par 
Mlle  Lambercier  qu'elle  me  fut  infligée. 
On   écrivit   à  mon   oncle  Bernard  ;  il 
vint.  Mon  pauvre  coufin  étoit  chargé 
d'un  autre  délit  non  moins  grave  :  nous 
fûmes  enveloppés  dans  la  même  exécu- 
tion. Elle  fut  terrible.  Quand,  cherchant 
le  remède  dans  le  m.al  même,  on  eût 
voulu  pour  jamais  amortir  mes  fens  dé- 
praves ,  on  n'aurait  pu  mieux  s^y  pren- 
dre. AuflTi  me  kiflerent-ils  en  repos  pour 
long-tems. 

On  ne  put  m'arracher  l'aveu  qu'on 
exigeoit.  Repris  à  plusieurs  fois  ,  &  mis 
dans  l'état  le  plus  affreux,  je  fus  iné- 
branlable. J'aurois  fouffert  la  mort  &  j'y 
étois  réfolu.  Il  fallut  que  la  force  même 
cédât  au  diabolique  entêtement  d'un  en- 
fant ;  car  on  n'appella  pas  autrement  ma 
confiance.  Enfin  je  fortis  de  cette  cruelle 
épreuve  en  pièces  ,  mais  triomphant. 


Il  y  a  maintenant  près  de  cinquante 
ans  de  cette  avanture,  &  je  n'ai  pas  peur 
d'ctre  puni  de  rechef  pour  le  mcme  fait. 
Hé  bien ,  je  déclare  à  la  face  du  Ciel 
que  j'en  étois  innocent ,  que  je  n'avois 
ni  cafle  ni  touché  le  peigne  ,  que  je  n'a- 
vois pas  approché  de  la  plaque ,  &  que 
je  n'y  avois  pas  même  fongé.  Qu'on  ne 
me  demande  pas  comment  ce  dégât  fe 
fit  ;  je  l'ignore  ,  &  ne  puis  le  compren- 
dre ;  ce  que  je  fais  très-certainement, 
c'eft  que  j'en  étois  innocent. 

Qu'on  fe  figure  un  caradere  timide 
Se  docile  dans  la  vie  ordinaire,  mais  ar- 
dent, fier,  indomptable  dans  ^les'paf- 
fions  ;  un  enfant  toujours  gouverné  pat 
ia  voix  de  la  raifon  ,  toujours  traité 
avec  douceur,  équité,  comiplaifance  ; 
qui  n'avoit  pas  mém.e  l'idée  de  l'injuf- 
tice  ,  &  qui  ,  pour  la  première  fois  ,  en 
éprouve  une  (i  terrible  ,  de  la  part  pré- 
cifément  des  gens  qu'il  chérit  &:  qu'il 
refpeâe  le  plus.  Quel  renverfement  d'i- 
dées !  quel  défordre  de  fentimens  !  quel 
bouleverfement  dans  fon  cœur  ,  dans 
fa  cervelle  ,  dans  tout  fon  petit  être  in- 
telligent &  moral  !  Je  dis  qu'on  s'ima- 
gine tout  cela  ,  s'il  eft  poflible  ;  car 
pour  moi,  je  ne  me  fens  pas  capable  de 

B  iv 


52  Œ.    V    y    H    £   <s 

démêler  ,  de  fuivre  la  moindre  trace  de 
ce  qui  fe  pafloit  alors  en  moi. 

Je  n'avois  pas  encore  afTez  de  raifon 
pour  fentir  combien  les  apparences  me 
condamnoient,  &  pour  me  mettre  à  la 
place  des  autres.  Je  me  tenois  à  la  mien- 
ne ,  &  tout  ce  que  je  fentois  ,  c  étoit  îa 
rigueur  d'un  châtiment  effroyable  pour 
un  crime  que  je  n'avois  pas  corn. mis. 
La  douleur  du  corps  ,  quoique  vive  , 
m'étoit  peu  fenîîble,  je  ne  fentois  que 
î'indignation  ,  la  rage  ,  le  dérefpoir. 
Mon  coutm  ,  dans  un  cas  à  peu  près 
iemblable  ,  &  qu'on  avoit  puni  ^\:^nQ 
faute  involontaire  comme  d'un  afte  pré- 
rnédité  ,  fe  mettoit  en  fureur  à  mon 
exemple,  &  fe  raontcit,  pour  ainii  dire, 
à  mon  unifîbn.  Tous  deux  dans  le  mê- 
me lit  nous  nous  embrafiions  avec  à.(iS 
.îranfports  convullîfs,  nous  étoufHons; 
&  quand  nos  jeunes  cœurs  un  peu  fou- 
lages ,  pouvoient  exhaler  leur  colère  , 
nous  nous  levions  fur  notre  féant  ,  & 
nous  nous  mettions  tous  deux  à  crier 
cent  fois  de  toute  notre  force  :  Carni' 
fex  ,  Car/iijex ,  Carnifex, 

Je  fens  en  écrivant  ceci  que  mon 
pouls  s'élève  encore  ;  ces  momens  me 
feront  toujours  prélens  ,  q^uand  je  vi' 


D    I    V   X    R    s    E    3\  31 

vrols  cent  mille  ans.  Ce  premier  fenti- 
ment  de  la  violence  &  de  rinjuftice  eft 
reflé  fi   profondément  gravé  dans  mon 
ame,  que  toutes  les  idées  qui  s'y  rap- 
portent me  rendent  ma  première  émo- 
tion ;  &  ce  fentiment ,  relatif  à  moi  dans 
fon  origine,  a  pris  une  telle  confillance 
en  liiiméme  ,  &  s'eft  tellement  détaché 
de   tout  intérêt    perfonnel  ,    que    mon 
cœur  s'enflamme  au  fpeâacle  ou  au  ré- 
cit de  toute  aélion  injufte,  quel  qu'en 
foit  l'objet  &:  en  quelque  lieu  qu'elle  fe 
commette  ,   comme  fi  l'effet  en  reîom- 
boit  fur  moi.  Quand  je  lis  les  cruautés 
d'un  tyran  féroce,  les  fubtiles  noirceurs 
d'un  fourbe  de  prêtre ,  je  partirois  vo- 
lontiers pour  aller  poignarder  ces  mi- 
férables  ,  duflai-je  cent  fois  y  périr.   Je 
me  fuis  fouvent  mis  en  nage ,  à  pour- 
fuivre  à  la  courfe  ,  ou  à  coups  de  pierre 
un  coq  5  une  vache  ,  un  chien ,  un  ani- 
mal que  j'en  voyois  tourmenter  un  au- 
tre ,   uniquement  parce  qu'il  fe  fentoit 
le  plus  fort.  Ce  mouvement  peut  m'érre 
naturel  ,  &  je  crois  qu'il   l'efl:  ;  mais  le 
fouvenir  profond  de  la  première  injuf- 
.  tice   que  j'ai  foufferte  y  fut  trop  long- 
tems   &  trop  fortement    lié  ,    pour  ne 
l'avoir  pas  beaucoup  renforcé. 

13  V 


'44  Œuvres 

Là  fut  le  tçrme  de  la  férénité  de  ma 
vie  enfantine.  Dès  ce  moment  je  cefTai 
de  jouir  d'un  bonheur  pur,  &  je  fens 
aujourd'hui  même  que  le  fouvenir  des 
charmes  de  mon  enfance  s'arrête  là. 
Nous  reftâmes  encore  à  BoITey  quelques 
mois.  Nous  y  fûmes  comme  on  nous 
repréfente  le  premier  homme  encore 
dans  le  paradis  terreftre,  mais  ayant  ceflé 
d'en  jouir.  C'e'toit  en  apparence  la  mê- 
ine  Situation ,  &  en  effet  une  toute  autre 
manière  d'être.  L'attachement,  le  ref- 
ped  ,  l'intimité  ,  la  confiance ,  ne  lioient 
plus  les  élevés  à  leurs  guides  ;  nous  ne 
les  regardions  plus  comme  desDieux  qui 
lifoient  dans  nos  cœurs  :  nous  étions 
moins  honteux  de  mal  faire  ,  &  plus 
craintifs  d'être  accufés  :  nous  commen- 
cions à  nous  cacher,  à  nous  mutiner, 
à  mentir.  Tous  les  vices  de  notre  âge 
corrompoient  notre  innocence  &  enlai- 
difloient  nos  jeux.  La  campagne  même 
perdit  à  nos  yeux  cet  attrait  de  douceur 
&  de  limplicité  qui  va  au  cœur.  Elle 
nous  fembloit  déferte  &  fombre;  elle 
s'étoit  comme  couverte  d'un  voile  oui 
TOUS  en  cachoit  les  beautés.  Nous  cef- 
fàmes  de  cultiver  nos  petits  jardins  , 
nps  herbes,  nos  fleurs.  Nous  n'allions 


Diverses,  55* 

pîus  gratter  légèrement  la  terre  &  crier 
de  joie,  en  découvrant  le  germe  du  graia 
que  nous  avions  femé.  Nous  nous  dé- 
goûtâmes de  cette  vie  ;  on  fe  dégoûta 
de  nous;  mon  oncle  nous  retira,  &  nous 
nous  réparâmes  de  M.  &  Mile  Lamher- 
cier,  raiTaffiés  les  uns  des  autres,  &  re* 
grettant  peu  de  nous  quitter. 

Près  de  trente  ans  fe  font  pafTés  de- 
puis ma  fortie  de  Bofîey,  fans  que  je  m'en 
lois  rappelle  le  féjour  d'une  manière 
Egréable  par  des  fouvenirs  un  peu  liés: 
mais  depuis  qu'ayant  pafîe  l'âge  mûr  je 
décline  vers  la  vieillelTe  ,  je  fens  que 
ces  mêmes  fouvenirs  renailïent,  tandis 
que  les  autres  s'effacent,  ix  fe  grave  dans 
ma  mémoire  avec  des  traits  dont  le 
charme  &  la  force  augmentent  de  jour 
en  jour  ;  comme  fi  fentant  déjà  la  vie 
qui  s'échappe,  je  cherchois  à  la  refaifiL' 
par  fes  commencemens.  Les  moindres 
faits  de  ce  tems-là  me  plàifent  par  cela 
feul  qu'ils  font  de  ce  tems-là.  Je  me  rap- 
pelle toutes  les  circonftances  des  lieux, 
des  perfonnes ,  des  heures.  Je  vois  la 
fer  vante  ou  le  valet  agiffant  dans  la 
chambre,  une  hirondelle  entrant  par  la 
fenêtre,  une  mouche  fe  pofer  fur  ma 
main ,  tandis  que  je  récitois  ma  leçon  ; 

Bvj 


^6  (E  u  r  R  £  s 

je  vois  tout  rarrangement  de  la  cham- 
bre où  nous  étions  ;  le  cabinet  de  M, 
Lambcrcier  à  main  droite,  une  eilampe 
repréfentant  tous  les  Papes,  un  baro- 
mètre, un  grand  calendrier;  des  frara- 
boifiers  qui,  d'un  jardin  fort  élevé  dnns 
lequel  la  maifon  s'enfonçoit  fur  le  der- 
rière, venoient  ombrager  la  fenêtre,  & 
palloient  quelquefois  jufqu'en  dedans.  Je 
iais  bien  que  le  ledeur  n'a  pas  grand  befoin 
de  favoir  tout  cela;  mais  j'ai  befoin,moi, 
de  le  lui  dire.  Que  n'ofé-je  lui  raconter 
de  même  toutes  les  petites  anecdotes  de 
cet  heureux  âge ,  qui  me  font  encore 
treflaillir  d'aife  quand  je  me  les  rappelle. 

.  Cinq  ou  lix  fur-tout compofons.Je 

vous  fais  grâce  de  cinq,  mais  j'en  veux 
ime ,  une  (eule  ;  pourvu  qu'on  me  la  îaifle 
conter  le  plus  longuement  qu'il  me  fera 
pofïible,  pour  prolonger  mon  plaiGr. 

Si  je  ne  chcrchois  que  le  vôtre  ,  je 
pourroischoifircelleduderrieredeMlIe. 
Lambercier,  qui,  par  une  malheureufe 
culbute  au  bas  du  pré,  fut  étalé  tout  en 
plein  devant  le  Roi  de  Sardaigne  à  fon 
paflage  ;  mais  celle  du  noyer  de  la  ter- 
raiïe  eft  plus  amufante  pour  moi  qui 
{\\&  adeur,  au  lieu  que  je  ne  fus  qua 
fpeaateur  de  h  culbute,  &  j'avoue  que 


Diverses»  57 

je  ne  trouvai  pas  le  moindre  mot  pour 
rire  à  un  accident  qui  ,  bien  que  co- 
mique en  lui  même  ,  m'alarmoit  pour 
une  perfonne  que  j'aimois  comme  une 
mère,  &  peut-être  plus. 

O  vous ,  lecteurs  curieux  de  la  grande 
hiftoire  du  noyer  de  la  terraiTe ,  écou- 
tez-en l'horrible  tragédie  ,  &  vous  abf- 
tenez  de  frémir  ii  vous  pouvez. 

Il  y  avoit  hors  la  porte  de  la  cour 
une  terraiïe  à  gauche  en  entrant ,  fur  la- 
quelle on  alloit  fouvent  s'alleoir  Taprès- 
midi,  mais  qui  n'avoit  point  d'ombre. 
Pour  lui  en  donner  ?4.  Lambercier  y  lit 
planter  un  noyer,  La  plantation  de  cet 
arbre  fe  fit  avec  foîemnité.    Les  deux 
peniionnaires  en  furent  les  parrains,  & 
tandis  qu'on  combloit  le   creux,  nous 
tenions  l'arbre  chacun  d'une  main,  avec 
des   chants  de  triomphe.  On  fit  pour 
Tarrofer  une  efpece  de  baflin  tout  aîi- 
tour  du  pied.  Chaque  jour ,  ardens  fpec- 
tateurs  de  cet  arrofement ,  nous  nous 
confirmions  mon   coufin  &  moi  ,  dans 
l'idée  très-naturelle  qu  il  étoit  plus  beau 
de  planter  un  arbre  fur  la  terrafie  qu'un 
drapeau  fur  la  brèche  ;  &  nous  réfo- 
lûmes  de   nous  procurer  cette  gloire  ^ 
(ans  la  partager  avec  q^oi  que  ce  fût» 


38  (E    V    V    R    E    9 

Pour  cela,  nous  allâmes  couper  une 
bouture  d'un  jeune  faule  ,  &  nous  la 
plantâmes  fur  la  terraffe ,  à  huit  ou  dix 
pieds  de  Taugurte  noyer.  Nous  n'ou- 
bliâmes pas  de  faire  aufli  un  creux  au- 
tour de  notre  arbre  :  la  difficulté  étoit 
d'avoir  de  quoi  le  remplir  ;  car  Teaii 
venoit  d'alTez  loin  ,  &  on  ne  nous  laif- 
foit  pas  courir  pour  en  aller  prendre. 
Cependant  il  en  falloit  abfolument  pour 
notre  faule.  Nous  employâmes  toutes 
fortes  de  rufes  pour  lui  en  fournir  du- 
rant quelques  jours ,  &  cela  nous  réurtit 
fi  bien  que  nous  le  vîmes  bourgeon- 
ner &  poufler  de  petites  feuilles  dont 
nous  mefurions  l'accroiffement  d'heure 
en  heure  ;  perfuadés ,  quoiqu'il  ne  fût 
pas  à  un  pied  de  terre  ,  qu'il  ne  tarde- 
roit  pas  à  nous  ombrager. 

Comme  notre  arbre  ,  nous  occupant 
tout  entiers  ,  nous  rendoit  incapables 
de  toute  application  ,  de  toute  étude  , 
que  nous  étions  comme  en  délire ,  ^ 
que  ne  fâchant  à  qui  nous  en  avions , 
on  nous  tenoit  de  plus  court  qu'aupa- 
ravant ;  nous  vîmes  i'inftant  fatal  où 
l'eau  nous  alloit  manquer,  &  nous  nous 
défolions  dans  l'attente  de  voir  notre 
arbre  périr  de  fécherefle.  Enfin  la  né- 


D  I  V  ^  R  s  £  s^  S9 

cefïité ,  mère  de  l'induftrle ,  nous  fug- 
géra  une  invention  pour  garantir  l'arbre 
ëc  nous  d'une   mort  certaine  :   ce  fut 
de  faire  par  deflbus  terre  une  rigole  qui 
conduisît  fecrétement  au  faule  une  par- 
tie de  l'eau  dont  on  arrofoit  le  noyer. 
Cette  entreprife,exe'cute'eavecardeur,  ne 
re'uflît  pourtant  pas  d'abord.  Nous  avions 
fi  mal  pris  la  pente  que  l'eau  ne  couloit 
point.  La  terre  s'ébouloit  &  bouchoitla 
rigole  ;  l'entre'e  fe  remplidoit  d'ordures  ; 
tout  alloit  de   travers.   Rien    ne  nous 
rebuta.    Omnïa   vincit   labor   improbus. 
Nous  creufâmes  davantage  la  terre  & 
notre baflin pour  donner  àl'eau  Ton  écou- 
lement ;  nous  coupâmes  des  fonds  de 
boîtes  en  petites  planches  étroites,  dont 
les  unes  mifes  de  plat  à  la  tile,  &  d'au- 
tres pofées  en  angle  des  deux  côtés  fur 
celles-là  nous  firent  un  canal  triangu- 
laire  pour  notre  conduit.  Nous  plan- 
lames  à  l'entrée  de  petits  bouts  de  bois 
minces  &  à  claire  voie  qui,  faifantune 
efpece  de  grillage  ou  de  crapaudine  , 
retsnoient  le  limon  &  les  pierres,  fans 
boucher  le  pafïage  à  l'eau.  Nous  recou- 
vrîmes foigneufement  notre  ouvrage  de 
terre  bien  foulée  ,  &  le  jour  où  touC 
fut  fait,  nous  attendîmes  dans  des  tranfes 


'^  (E    U    V    R    £    s 

d*efpérance  &  de  crainte  l'heure  de  l'ar-r 
rolement.  Après  des  iiecles  d'attente 
cette  heure  vint  enfin  ;  M.  Lambercier 
vint  aufli  à  Ton  ordinaire  aflTifler  à  l'opé- 
ration ,  durant  laquelle  nous  nous  te- 
nions tous  deux  derrière  lui  pour  cacher 
notre  arbre,  auquel  très-heureufement 
il  tournoit  le  dos. 

A  peine  achevoit  on  de  verfer  le  pre- 
mier fceau  d'eau  que  nous  commençâmes 
d'en  voir  couler  dans  notre  ballin.  A  cet 
afped  la  prudence  nous  abandonna;  nous 
nous  mîmes  à  pouffer  des  cris  de  joie 
qui  firent  retourner  M.  Lambercier  & 
ce  fut  dommage  :  car  il  prenoit  grand 
plailîr  à  voir  comment  la  terre  du  noyer 
étoit  bonne  &  buvoit  avidement  fon 
eau.  Frappé  de  la  voir  fe  partager  entre 
deux  baflins  ,  il  s'écrie  à  fon  tour ,  re- 
garde, apperçoit  la  friponnerie,  fe  fait 
brufquementapporter  une  pioche,  donne 
un  coup  ,  fait  voler  deux  ou  trois  éclats 
de  nos  planches,  &  criant  à  pleine  tête  : 
vn  (icjlueduc  ,  un  aqueduc!  il  frappe  de 
toutes  parts  des  coups  impitoyables  , 
dont  chacun  portoit  au  milieu  de  nos 
cœurs.  En  un  moment  les  planches,  le 
conduit ,  le  baflîn  ,  le  faule  ,  tout  fut  dé- 
truit, tout  fut  labouiéj  fans  qu'il  y  eût 


X)lVERSES,  41 

durant  cette  expédition  terrible  ,  nui 
autre  mot  prononcé  ,  finon  1  exclama- 
tion qu'il  répétoitfans  cefle.  Un  aqueduc^ 
s'écrioit-il  en  brifant  tout,  uti  aqueduc^ 
lin  aqueduc  ! 

On  croira  que   l'aventure  finit   mal 
pour  les  petits  architedes.  On  fe  trom- 
pera :  tout  fut  fini.  M.  Lambercier  oe 
nous  dit  pas  un  mot  de  reproche  ,  ne 
nous  fit  pas  plus  mauvais  vifage,  &  ne 
nous  en  parla  plus  ;  nous  l'entendîmes 
même  un  peu  après  rire  auprès  de  Ta 
fœur  à  gorge  déployée  ;  car  le  rire  de 
M.  Lambercier  s'entendoit  de  loin  ;  Ôc 
ce  qu'il  y  eut  de  plus  étonnant  encore, 
ceft  que,  paflé  le  premier  failifTement , 
nous   ne  fûmes  pas   nous-mêmes  fort 
affligés.  Nous  plantâmes  ailleurs  un  autre 
arbre,  &  nous  nous  rappellions  fùuyent 
la  cataftrophe  du  premier  ,  en  répétant 
entre  nous  avec  emphafe  ; -z^tz  aqueduc^ 
un  aqueduc  !  Jufques-là  j'avois  eu  des 
accès   d'orgueil   par    intervalles    quand 
j'étois  Ariftide    ou   Erutus.   Ce   fut  ici 
mon  premier  mouvement  de  vanité  bien 
marquée.  Avoir  pu  conflruîre  un  aque- 
duc de  nos  mains ,  avoir  mis  une  bou- 
ture en  concun-ence  avec  un  grand  arbre  , 
me   paroiflfoit  le  fuprême  degré  de  la 


4|2  Π u  r  R  E  s 

gloire.  A  dix  ans  j'en  jugeois  mieux 
que  Céfar  à  trente. 

L'idée  de  ce  noyer  &  la  petite  hif- 
toire  qui  s'y  rapporte  m'eft  ii  bien  ref-  1 
tée  ou  revenue  ,  qu'un  de  mes  plus  ■ 
agréables  projets  dans  mon  voyage  de 
Genève  en  lyy-^,  étoit  d'aller  à  BofTey 
revoir  les  monumens  des  jeux  de  mon 
enfance ,  &  fur-tout  le  cher  noyer  qui 
devoit  alors  avoir  déjà  le  tiers  d'un 
fiecle.  Je  fus  fi  continuellement  obfédé, 
fi  peu  maître  de  moi-même  ,  que  je 
ne  pus  trouver  le  moment  de  me  fa- 
tisfaire.  Il  y  a  peu  d'apparence  que  cette 
occafion  renailTe  jamais  pour  moi.  Ce- 
pendant je  n'en  ai  pas  perdu  le  defir 
avec  l'efpérance;  &  je  fuis  prefque  fur, 
que  fi  jamais,  retournant  dans  ces  lieux 
chéris,  j'y  retrouvois  mon  cher  noyer 
encore  en  être  ,  je  l'arroferois  de  mes 
pleurs. 

De  retour  à  Genève ,  je  paffai  deux 
ou  trois  ans  chez  mon  oncle  en  atten- 
dant qu'on  réfolût  ce  que  l'on  feroit 
de  moi.  Comme  il  deftinoit  fon  fils  au 
génie  ,  il  lui  fit  apprendre  un  peu  de 
delîin  &  lui  enfeignoit  les  élémens 
d'Euclide.  J'apprenois  tout  cela  par 
compagnie  5  &  j'y  pris  goût,  fur- tout 


Z>irERSBS.         4J 

au  deflîn.  Cependant  on  délibéroit  fi 
l'on  me  feroit  horloger ,  procureur  ou 
miniftre.  J'aimols  mieux  être  miniftre, 
car  je  trouvois  bien  beau  de  prêcher. 
Mais  le  petit  revenu  du  bien  de  ma 
mère ,  à  partager  entre  mon  frère  & 
moi,  ne  fiiffifoit  pas  pour  pouffer  mes 
études.  Comme  Tâge  où  fétois  ne  ren- 
doit  pas  ce  choix  bien  preflant  encore  ^ 
je  reftois  en  attendant  chez  mon  on- 
cle ,  perdant  à  peu  près  mon  tems  ,  & 
ne  laidant  pas  de  payer ,  comme  il  étoit 
jufte,  une  affez  forte  pennon._ 

Mon  oncle,  homme  de  plaifir ,  ainfi 
que  mon  père,   ne  favoit  pas  comme 
lui  fe  captiver  pour  fes  devoirs ,  &  pre- 
noit  aïïez  peu  de  foin  de  nous.  Ma  tante 
étoit  une  dévote  un  peu  piétifte ,  qui 
aimoit  mieux  chanter  les  pfeauraes  que 
veillera  notre  éducation.  On^nouslaif- 
foit  prefque   une  liberté  entière  dont 
nous  n'abufâmes  jamais.  Toujours  in- 
féparables ,  nous  nous  fuffifions  l'un  à 
l'autre ,  &  n'étant  point  tentés  de  fré- 
quenter les  poliflons  de  notre  âge,  nous 
ne  prîmes  aucune  des  habitudes  liber- 
tines que  l'oifiveté  nous  pouvoit  infpi- 
rer.   J'ai  même  tort  de  nous  fuppofer 
oififs ,  car  de  la  vie  nous  ne  le  fûmes 


44  Π  V    V   R    E    s  1 

moins ,  &  ce  qu'il  y  avoit  d'heureux: 
ctoit  que  tous  les  amufemens  dont  nous  , 
nous  paffionnions  fucceflivement  nous  | 
tenoient  enfemble  occupés  dans  la  mai- 
fon  ,  fans  que  nous  fuinons  même  ten- 
tés de  defcendre  à  la  rue.  Nous  faifions 
des  cages,  des  fiûtes ,  A^s  volans,  à<is 
tambours  ,  ào.^  maifons ,  des  équiffles  , 
éiQS  arbalétres.  Nous  gâtions  les  outils'de 
mon  bon  vieux  grand  père ,  pour  faire 
des  montres  à  fon  imitation.  Nous  avions 
fur-tout  un  goût  de  préférence ,  pour 
barbouiller  du  papier,  deiriner,  laver, 
enluminer,  faire  un  dégât  de  couleurs. 
Il  vint  à  Genève  un  charlatan  Italien  , 
appelle  Gamba-corca  ;  nous  allâmes  îe 
voir  une  fois  ,  &:  puis  nous  n'y  vou- 
lûmes plus  aller  :  mais  il  avoit  des  ma- 
rionettes ,  &  nous  nous  mîmes  à  faire 
desmarionettesjfesmarionettes  jouoient 
des  manières  de  comédies,  &  nous  finies 
des  comédies  pour  les  nôtres.  Faute  de 
pratiques  nous  contrefiidons  du  gofier 
la  voix  de  polichinelle ,  pour  jouer  ces 
charmantes  comédies  que  nos  pauvres 
bons  parens  avoient  la  patience  de  voir 
&  d'entendre.  Mais  mon  oncle  Bernard 
ayant  un  jour  lu  dans  la  famille  un  très- 
beau  fermon  de  fa  façon  ,  nous  quiu 


Diverses,         ,^f 

tamesles  comédies,  &  nous  nous  mîmes 
à  compofer   dQS  fermons.    Ces  détails 
ne  font  pas  fort  intéreflans ,  je  l'avoue  ; 
mais  ils  montrent  à  quel  point  il  talloit 
que  notre  première  éducation  eût  été 
bien  dirigée  pour  que ,  maîtres  prefque 
de  notre  tems&  de  nous  dans  un  âge  fi 
tendre   ,    nous   fuflions   fî    peu   tentés 
d'en  abufer.  Nous  avions  fi  peu  befoin 
de  nous  faire  des  camarades,  que  nous 
en  négligions  même  l'occafion.  Quand 
nous  allions  nous  promener  nous  regar- 
dions en  paflant  leurs  jeux  fans  convoi- 
tife  ,   fans  fonger  mêm.e  à   y   prendre 
part.    L'amitié  remplifToit  fi  bien   nos 
cœurs  ,  qu'il  nous  fuffifoit  d'être  enfem- 
bfie  5  pour  que  les  plus  fimples  goûts 
fiflent  nos  délices. 

A  force  de  nous  voir  inféparables  on 
y  prit  garde  ;  d'autant  plus  que  mon 
coufin  étant  très-grand  &  moi  très-pe- 
tit ,  cela  faifoit  un  couple  aflez  plai- 
famment  afibrti.  Sa  longue  figure  effi- 
lée,  fon  petit  vifage  de  pomme  cuite, 
fon  air  mou,  fa  démarche  nonchalante 
excitoient  les  enfans  à  fe  moquer  de  lui. 
Dans  le  patois  du  pays  on  lui  donna 
le  furnom  de  Barna  Bredanna,  &  fii 
tôt  (jue  nous  fortions  nous  n'entendions 


>• 

f^ 


^^6  Œuvres 

que  Barnâ  Bredanna  tout  autour  de 
nous.  Il  enduroit  cela  plus  tranquille- 
ment que  moi>  Je  me  fâchois,  je  vou- 
lus me  battre  ;  c'étoit  ce  que  les  petits 
coquins  demandoient.  Je  battis ,  je  tus 
battu.  Mon  pauvre  coulîn  me  loutenoit 
de  Ton  mieux;  mais  il  étoit  foible,  d'un 
coup  de  poing  on  le  renverloit.  Alors 
je  devenois  furieux.  Cependant  quoique 
j'attrapafle  force  horions,  ce  n'étoit  pas 
à  moi  qu'on  en  vouloit,  c'étoit  ^  Barnâ 
Bretanna  ;  mais  j'augmentai  tellement 
le  mal  par  ma  mutine  colère  ,  que  nous 
n'ofions  plus  fortir  qu'aux  heures  où 
l'on  étoit  en  clafle,  de  peur  d'être  hués 
&  fuivis  par  les  écoliers. 

Me  voilà  déjà  redreOeur  des  torts. 
Pour  être  un  paladin  dans  les  formes 
il  ne  me  manquoit  que  d'avoir  une 
Dame  ;  j'en  eus  deux.  J'allois  de  tems  en 
tems  voir  mon  père  à  Nion ,  petite  ville 
du  pays  de  Vaud  où  il  s'étoit  établi. 
Mon  père  étoit  fort  aimé  ,  &  Ton  fils 
fe  fentoit  de  cette  bienveillance.  Pen- 
dant le  peu  de  féjour  que  je  faifois  près 
de  lui ,  c'étoit  à  qui  me  fétercir.  Une 
Madame  de  Vulfon  /ur-tout  me  fsi- 
foit  mille  careOes,  &:  pour  y  mettre  le 
tomble  ,  fa  tîllc  me  piit  pour  Ton  ga- 


D  I  r  E  p.  s  E  s.         47 

îant.  On  fent  ce  que  c'eft  qu'un  galant 
d'onze  ans  ,  pour  une  fîlle  de  vingt- 
deux.  Mais  toutes  ces  friponnes  font  fi 
aifes  de  mettre  ainii  de  petites  poupées 
en  avant  pour  cacher  les  grandes ,  ou 
pour  les  tenter  par  l'image  d'un  jeu 
qu'elles  favent  rendre  attirant.  Pour  moi 
qui  ne  voyois  point  entre  elle  &  moi 
de  difconvenance  ,  je  pris  la  chofe  au 
férieux;  je  me  livrai  de  tout  mon  cœur, 
ou  plutôt  de  toute  ma  tcte  ;  car  je  n'é- 
tois  gueres  amoureux  que  par-là,  quoi- 
que ]Q  le  fufTe  à  la  folie  ,  &  que  mes 
tranfports  ,  mes  agitations  ,  mes  fu- 
reurs donnaiïent  des  fcenes  à  pâmer  de 
rire. 

Je  connois  deux  fortes  d'amours  très- 
diftinds,  très- réels,  &  qui  n'ont  pref- 
que   rien   de  commun ,   quoique  très- 
vifs  l'un  &  l'autre  ,  &  tous  deux  difFé- 
rens  de  la  tendre  amitié.  Tout  le  cours 
de  ma  vie  s'eft  partagé  entre  ces  deux 
amours  de  fi  diverfes  natures,  &  je  les 
I  ai  même  éprouvés  tous  deux  à  la  fois; 
car,  par  exemple,  au  moment  dont  je 
parle  ,    tandifc  que   je    m'emparois   de 
Mlle,  de  Vulfon  fi  publiquement  &  ii 
tyranniquement  que  je  ne  pouvois  fouf- 
frir  qu'aucun  homme  approchât  d'elle , 


^S  (E  u  V  R  E  s 

f  avois  avec  une  petite  Mlle.  Goton  des' 
tête-à-tétes  aflez  courts  mais  afïez  vifs , 
dans  lefquels  elle  daignoit  faire  la  mai- 
trede  d'école  ,  &  c  étoit  tout  ;  mais  ce 
tout,  qui  en  effet  étoit  tout  pour  moi, 
me  paroilToit  le  bonheur  fupréme ,  & 
fentant  déjà  le  prix  du  myftere ,  quoi- 
que je  n'en  fufle  ufer  qu'en  enfant,  je 
rendois  à  Mlle.  Vulfon  ,  qui  ne  s'en 
doutoit  gueres  ,  le  foin  quelle  prenoit 
de  m'employer  à  cacher  d'autres  amours. 
Mais  à  mon  grand  regret  mon  fecret  fut 
découvert  ou  moins  bien  gardé  de  la 
part  de  ma  petite  maîtrelTe  d'école  que 
de  la  mienne  ;  car  on  ne  tarda  pas  à 
nous  féparer. 

Cétoit  en  vérité  une  fînguliere  per- 
fonne  que  cette  petite  Mlle.  Goton.  Sans 
être  belle  elle  avoit  une  figure  difficile 
à  oublier  ,  &  que  je  me  rappelle  en- 
core ,  fouvent  beaucoup  trop  pour  un 
vieux  fou.  Ses  yeux  fur-tout  n'étoient 
pas  de  fon  âge  ,  ni  fa  taille  ,  ni  fon 
maintien.  Elle  avoit  un  petit  air  impo- 
fant  &  fier,  très-propre  à  fon  rôle,  & 
qui  en  avoit  occa(ionné  la  première 
idée  entre  nous.  Mais  ce  qu'elle  avoit 
de  plus  bizarre  étoit  un  mélange  d'au- 
dace &  de  r^ferve  difficile  à  concevoir. 

Elle 


D  I  r  i^  R  s  M  s.  4^) 
Elle  fe  permettoit  avec  moi  les  plus 
grandes  privautés  fans  jamais  m'en  per- 
mettre aucune  avec  elle  j  elle  me  trai- 
toit  exaélement  en  enfant.  Ce  qui  me 
fait  croire ,  ou  qu'elle  avoit  déjà  ceffé 
de  rétre ,  ou  qu'au  contraire  elle  Té- 
toit  encore  afïez  elle-même  pour  ne  voir 
qu'un  jeu  dans  le  péril  auquel  elle 
s'expofoit. 

J'étois  tout  entier  pour  ainfi  dire  à 
chacune  de  ces  deux  perfonnes  ,  &  fi 
parfaitement  qu'avec  aucune  des  deux 
il  ne  m'arrivoit  jamais  de  fonger  à 
l'autre.  Mais  du  refte  rien  de  femblable 
en  ce  qu'elles  me  faifoient  éprouver. 
J'auroispaflé  ma  vie  entière  avec  Mlle  de 
Kidfon  fans  fonger  à  la  quitter  ;  mais 
en  l'abordant  ma  joie  étoit  tranquille  &: 
n'alJoit  pas  à  l'émotion^  Je  l'aimois  fur- 
tout  en  grande  compagnie  ;  les  plaifan- 
teries  ,  les  agaceries ,  les  jaloulies  mê- 
mes m'attachoient  ,  m'intéreflfoient  ;  je 
triomphois  avec  orgueil  de  fes  préfé- 
rences, près  des  grands  rivaux  qu'elle 
paroifToit  maltraiter.  J'étois  tourmenté, 
mais  j'aimois  ce  tourment.  Les  applau- 
diÇTemens  ,  les  encouragemens  ,  les  ris 
m'échauffoient  ,  m'animoient.  J'avois 
des  emportemens,   des  faillies;  j'étois. 

l'e  Partie»  Q 


JO  CE    U     V    R    -E    ■s 

tranfporté  d'amour  dans  un  cercle.  Tête- 
à- tête  j'aurois    été   contraint,  froid, 
peut-être    ennuyé.  Cependant  je  m'in- 
térelTois  tendrement  à  elle ,  je  fouflrois 
quand  elle  étoit  malade  :  j'aurois  donné 
ma   (anté   pour   rétablir   la  lienne  ,   &: 
notez  que  je  favois  très-bien  par  eNpé- 
rience   ce  que   c'étoit  que  maladie  ,  & 
ce  que  c'étoit  que  fanté.  Abfent  d'elle 
j'y  penfois,  elle  me  manquoit;  préfent, 
fes  carefles  m'étoient  douces  au  cœur , 
non  aux  fens.  J'étois  impunément  fami- 
lier avec  elle  ;  mon  imagination  ne  me 
demandoit  que  ce  qu'elle  m'accordoit  : 
cependant  je  n'aurois  pu  fupporter  de 
lui  en  voir  faire  autant  à  d'autres.  Je 
l'aimols  en  frère;  mais  j'en  étois  jaloux 
en  amant. 

Je  l'euffe  été  de  Mlle.  Goton  en  Turc, 
en  furieux  ,  en  tigre  ,  li  j'avois  feule- 
ment imaginé  qu'elle  pût  faire  à  un 
autre  le  même  traitement  qu'elle  m'ac- 
cordoit; car  cela  même  étoit  une  grâce 
qu'il  falloit  demander  à  genoux.  J'abor- 
dois  Mlle,  de  Fulfon  avec  un  plaiHr 
très -vif,  mars  fans  trouble;  au  lieu  qu'en 
voyant  feulement  Mlle.  Goion ,  je  ne 
voyois  plus  rien  ;  tous  mes  fcns  étoient 
bouleverfés,  J'crois  funilier  avec  la  pre- 


inîere ,  fans  avoir  de  familiarités  ;  au 
contraire  j'étois  auiîi  tremblant  qu'agité 
devant  la  féconde  ,  même  au  fort  des 
plus  grandes  familiarités.  Je  crois  que 
i\  j'avois  refté  trop  long-tems  avec  ella 
je  n'aurois  pu  vivre  ;  les  palpitations 
m'auroient  étouffé.  Je  craignois  égale- 
ment de  leur  déplaire;  mais  j'étois  plus 
complaifant  pour  l'une  &  plus  obéilîant 
pour  l'autre.  Pour  rien  au  monde  je  n'au- 
rois voulu  tâcher  Mlle,  de  Fuljon,  mais 
il  WvWq.  Goton  m'eût  ordonné  de  m.e  jet- 
ter  dans  les  flammes  ,  je  crois  qu'à  Vïn(- 
tant  j'aurois  obéi.  ■■' 

iMes  amours  ou  plutôt  mes  rendez*- 
vous  avec  celle-ci  durèrent  peu,  très- 
heureufement  pour  elle  &  pour  moi. 
Quoique  mes  liaifons  avec  Mlle,  de 
yulj on  nQu(ïtnt  pas  le  même  danger, 
elles  ne  laiiïerent  pas  d'avoir  aufii  leur 
cataftrophe  ,  après  avoir  un  peu  plus 
long-tems  duré.  Les  fins  de  tout  cela 
dévoient  toujours  avoir  l'air  un  peu  ro- 
manefque  &  donner  prife  aux  exclama- 
tions. Quoique  mon  commerce  avec 
Mlle,  de  Pulfon  fût  moins  vif,  il  ctoit 
plus  attachant  peut-être.  Nos  fépara- 
tions  ne  fe  faifoient  jamais  fans  larmes, 
3*:  il  efl:  fingulier  dans  quel  vide  acca- 

Cij 


rx  (S.    U   ?'  R    £    s 

bhnt  je  me  fentols  plongé  après  l'avoir 
quittée.  Je  ne  pouvais  parler  que  d'elle, 
ni  penLer  qu'à  elle  ;  mes  regrets  étoient 
vrais  ôcvits  :  mais  je  crois  qu'au  fond  ces 
héroïques  regrets  n'étcient  pas  tous  pour 
elle,  is:  que,  lans  que  je  m'en  apper- 
çufle  ,  les  amuCemens  dont  elle  étoit  le 
centre  y  avoient  leur  bonne  part.  Pour 
tempérer  les  douleurs  de  rabfence ,  nous 
nous  écrivions  des  lettres  d'un  pathé- 
tique à  faire  fendre  les  rochers.   Enfin 
5'eus  la  gloire  qu'elle  n'y  put  plus  tenir 
Zi  qu'elle  vint  me  voir  à  Genève.  Pour 
le  coup  1a  tête  acheva  de  me  tourner  ; 
§e  fus  ivre  ^'  fou  Igs  deux  jours  qu  elle 
y  rçfta.   Qi.and  elle  partit,  je  voulois 
jne  jetter  a.ins  l'eau  après  elle  ,  &  je 
fis  long-t-ms  retentir  l'air  de  mes  cris. 
Huit  )ours  après  elle  m'envoya  des  bon» 
bons  ^  des'  gants  ;  ce  qui  m'eut  paru 
fort  galant,  fi  je  neulle  appris  en  même 
tems  qu'elle  étoit  mririée  ,   &:  que  ce 
vovage  dent  il  lui  avoit  plu  de  me  faire 
honneur ,  étoit  pour  acheter  (^s  habits 
de  noces.  Je  ne  décriiJil  pas  ma  fureur; 
elle  fe  conçoit.  Je  jurai  dans  mon  noble 
courroux  de  ne  plus  revoir  la  perfide, 
n'imaginant  pas  pour  elle  de  plus  ter- 
fible  punition,  Elle  n'çn  mourut  pas, 


DlV£Ry9JES»  j*^ 

cependant  ;  car  vingt  ans  après ,  étant 
allé  voir  mon  père  ,  &  me  promenant 
avec  lui  fur  le  lac  ,  je  demandai  qui 
étaient  à^s  Dames  que  je  voyois  dans 
un  bateau  peu  loin  du  nôtre.  Corn- 
ment,  me  dit  mon  père  en  fouriant. 
Je  cœur  ne  te  le  dit-il  pas  ?  Ce  font  tes 
anciennes  amours  ;  c'eft  Madame  Crïf- 
tin,  c'eft  Mlle,  de  f^ul/bn.jQ  treflaillis 
à  ce  nom  prefque  oublié  :  mais  je  dis 
aux  bateliers  de  changer  de  route  ;  ne 
jugeant  pas,  quoique  feufle  ailez  beau 
jeu  pour  prendre  alors  "ma  revanche  , 
que  ce  fût  la  peine  d'être  parjure  ,  êc 
de  renouveller  une  querelle  de  vingt 
ans  avec  une  femme  de  quarante. 

Aiiifî  fe  perdoit  en  niaiferies  le  plus 
précieux  tems  de  mon  enfance  ,  avant 
qu'on  eût  décidé  de  ma  deftination. 
Après  de  longues  délibérations  pour 
fuivre  mes  difpofitions  naturelles  ,  on 
prit  enfin  le  parti  pour  lequel  j'en  avois 
le  moins ,  &  Ton  me  mit  chez  M.  MdJ^ 
Jcron ,  greffier  de  la  ville,  pour  ap- 
prendre fous  lui,  comme  difoit  M.  Ber- 
nard,  l'utile  métier  de  grapignan.  Ce 
furnom  me  déplalfoit  fouvcrainement  ; 
l'efpoir  de  gagner  force  écus  par  une 
voie  ignoble  flattoit  peu  mon  humeur 

C  iij 


j-^  (E  V  r  Jt  E  ^ 

hautaine;  l'occupation  me  paroifToit  en- 
Buyeufe,  infupportable;  l'affiûiiité,  l'af- 
l'ujettifiement  achevèrent  de  m'en  rebu- 
ter ,   &   je  n'entrois   jamais   au   greffe 
qu'avec    une   horreur   qui   croirioit^  de 
jour  en  jour.  M.  Majjeron,  de  fon  côté, 
peu  content  de  moi,    me  traitoit  avec 
Qiépris  ,  me  reprochant  fans  cefle  mon. 
cngourdiffement  ,  ma  tétife  ;  me  répé- 
tant tous  les  jours  que  mon  oncle  1  a- 
\oita{ïuré,  gue  je  fauois,  quejiJavoiSy 
tandis  que  dans  le  vrai  je  ne  favois  rien; 
qu'il  lui  avoit  promis  un  joli  garçon, 
&  qu'il  ne  lui  avoit  donné  qu'un  âne. 
Enfin  je  fus  renvoyé  du  grefle  ignomi- 
jiieufement  pour  mon  ineptie,  &  il  fut 
prononcé  par    les  clercs  de  M.  A4af- 
feron  que  je  n'étois  bon  qu'à  mener  la 

lime. 

Ma  vocation  ainfi  déterminée,  je  fus 

mis  en  apprentiflage  ;  non  toutefois  chez 

un    horloger  ,  mais   chez  un   graveur. 

Les  dédains  du  greffier  ra'avoient  ex- 
trêmement humilié,  &  j'obéis  fans  mur- 
mure. Mon  maître  appelle  M.  Ducom- 
mun  étoit  un  jeune  homme  ruftre  & 
violent,  qui  vint  à  bout  en  très  peu  de 
tems  de  ternir  tout  l'éclat  de  mon  en- 
fance ,  d'abrutir  mon  çaradere  aimant 


jDIV£RS£S,  j'y 

&  vif,  £c  de  me  réduire  par  refprit 
ainfi  que  par  la  fortune  à  mon  véri- 
table état  d'apprentif.  Mon  latin ,  mes 
antiquités,  mon  hiftoire  ,  tout  fut  pour 
long-tems  oublié  :  je  ne  me  fouvenois 
pas  même  qu'il  y  eut  eu  dts  Romains 
au  monde.  Mon  père ,  quand  je  Tallois 
voir ,  ne  trouvoit  plus  en  moi  fon  idole  ; 
je  n'étois  plus  pour  les  Dames  le  ga- 
lant Jean-Jacques  ,  &  je  fentois  ii  bien 
moi-même  que  M.  &  Mlle.  Larnbercier 
nauroient  plus  reconnu  en  moi  leur 
élevé  ,  que  j'eus  bonté  de  me  repré- 
fenter  à  eux  ,  &  ne  les  ai  plus  revus 
depuis  lors.  Les  goûts  les  plus  vils,  la 
plus  bafle  poliffonnnerie  fuccéderent  à 
mes  aimables  amufemens  ,  fans  m'en 
laifler  même  la  moindre  idée.  Il  faut 
que  malgré  l'éducation  la  plus  honnête, 
j'eufle  un  grand  penchant  à  dégénérer  ; 
car  cela  fe  fit  très  -  rapidement ,  fans 
la  moindre  peine  ,  &  jamais  Céfar  fi 
précoce  ne-  devint  fi  promptement  La- 
ridon. 

Le  métier  ne  me  dépîaifoit  pas  en 
lui-même;  j'avois  un  goût  vif  pour  le 
dellin  ;  le  jeu  du  burin  m'amufoit  af- 
fez,  &  comme  le  talent  du  graveur  pour 
l'horlogerie  eft  très  borné,  j'avois  l'sf- 

C  iv 


^6  (R    u    V    R    £    » 

poir  d'en  atteindre   la  perfeftion.   J  y 
lerois  parvenu,  peut-être,  fi  la  bruta- 
lité de  mon  maître  &  la  gêne  excellive 
ne  m'avoient  rebuté  du  travail.  Je  lui 
dérobois  mon   tems ,  pour  l'employer 
en  occupations  du  même  genre ,  mais 
qui  avoient  pour  moi  l'attrait  de  la  li- 
berté. Je  gravois  des  efpeces  de  mé- 
dailles pour  nous  fervir  à  moi  &  à  mes 
camarades  d'ordre  de  Chevalerie.  Mon 
maître  me  furprit  à  ce  travail  de  con- 
trebande ,  &  me  roua  de  coups ,  difant 
c|ue  je  m'exerçois  à  faire  de  la  faulTe 
monnoie  ,    parce    que   nos    médailles 
avoient  les  armes  de  la  République.  Je 
puis  bien  jurer  que  je  n'uvois  nulle  idée 
de  la  faufle  monnoie ,  &  très-peu  de  la 
véritable.  Je  favois  mieux  comment  fe 
faifoient  les  As  romains  que  nos  pièces 
de  trois  fous. 

La  tyrannie  de  mon  maître  finit  par 
me  rendre  infupportable  le  travail  que 
i'aurois  aimé  ,  &  par  me  donner  des 
vices  que  j'aurois  hviïs,  tels  que  le  men- 
fonge  ,  la  fainéantife  ,  îe  vol.  Rien  ne 
m'a  mieux  appris  la  différence  qu'il  y 
a  de  la  dépendance  filiale  à  l'efclavage 
fervile  ,  que  le  fouvenir  des  change- 
mens  que  produifit  en  moi  cette  époque» 


Diverses,  5*7 

Naturellement  timide  &  honteux  ,   je 
n'eus,  jamais   plus   d'éloignement  pour 
aucun  détaut  que  pour  l'effronterie.  Mais 
j'avois  joui  d'une   liberté  honnête  qui 
feulement  s'étoit   reftreinte  jufques-là 
par  degrés  ,  &  s'évanouit  enlîn  tout-à- 
fait.  J'étois  hardi  chez  mon  père ,  libre 
chez  M.  Lamùerder,  difcret  chez  mon 
oncle  ;  je  devins  craintif  chez  mon  m.ai- 
tre ,  &  dès-lors  je  fus  un  enfant  perdu. 
Accoutumé  à  une  égalité  parfaite  avec 
mes  fupérieurs  dans  la  manière  de  vivre, 
à  ne  pas  connoître  un  plaKir  qui  ne  Fùc 
à  ma  portée  ,   à  ne  pas  voir  un  mets 
dont  je  n'euiïe  ma  part,  à  n'avoir  pas 
un  defir  que  je  ne  témoignage,  à  mettre 
enlîn  tous  les  mouvemens  de  mon  cœuc 
fjr  mes  lèvres,   qu'on  juge  de  ce  que 
je  dus  devenir  dans  une  maifon  où  je 
n'ofois  pas  ouvrir  la  bouche  ,  où  il  fnl- 
loit  fortir  de  table  au  tiers  du  repas  , 
&   de  la  chambre  aulli-tôt  que  je   n'y 
avois  rien   à  faire  ,   où  fans  ceffe  en- 
chaîné  à   mon  travail  ,    je   ne  voyois 
qu'objets  de  jouiflances  pour  d'autres  & 
de  privations  pour  moi  feul ,  où  l'image 
de  la  liberté  du  maître  &  des  compa- 
gnons augmentoit  le  poids  de  mon  af- 
fujettiffement,  où,  dans  les  difputes  fjc 

C  V 


58  (S   u   y   R   £   s 

ce  que  je  favois  le  mieux  je  n'ofois  ou- 
vrir la  bouche  ,  où  tout  enfin  ce  que 
je  voyois  devenoit  pour  mon  cœur  un 
objet  de  convoitife,  uniquement  parce 
que  j'étois  privé  de  tout.  Adieu  ,  l'ai- 
lance,  la  gaité  ,  les  mots  heureux  qui 
jadis  louvent  dans  mes  tautes  m'avoient 
fait  échapper  au  châtiment.  Je  ne  puis 
me  rapp^Uer  fans  rire  qu'un  foir  chez 
mon  père  5  étant  condamné  pour  quel- 
que elpiéglerie  à  m'aller  coucher  fans 
louper ,  &  pallant  par  la  cuifine  avec 
mon  trifie  morceau  de  pain  ,  je  vis  & 
fiairai  le  rôti  tournant  à  la  broche.  On 
étoit  autour  du  teu  ;  il  tallut  en  paflanc 
faluer  tout  le  monde.  Quand  la  ronde 
fut  faite ,  lorgnant  du  coin  de  l'oeil  ce 
rôti  qui  avoit  ii  bonne  mine  &;  qui  fen- 
toit  fi  bon,  je  ne  pus  m'abflenir  de  lui 
faire  audi  la  révérence  &:  de  lui  dire  d'un 
ton  piteux  :  adieurâti.  Ceite  faillie  de  naï- 
veté parut  fi  plaifante  qu'on  me  fît  refter 
à  fouper.  Peut  être  eût-elle  eu  le  même 
bonheur  chez  mon  maître,  mais  il  eft 
fur  qu'elle  ne  m'y  feroit  pas  venue ,  ou 
que  je  n'aurois  ofé  m'y  livrer. 

Voilà  comment  j'appris  à  convoiter 
en  hlence,  à  me  cacher,  à  dilîîmuler, 
à  mentir,  &:  à  dérober,  enfin;  fantaitie 


D    I    V   £    R    s    £    s.  j"^ 

qui  jufqu'alors  ne  m'etoit  pas  venue ,  & 
dont  je  n'ai  pu  depuis  lors  bien  rae 
guérir.  La  convoitife  &:  l'impuillance 
mènent  toujours  là.  Voilà  pourquoi  tous 
les  laquais  font  fripons  ,  &  pourquoi 
tous  les  apprentits  doivent  l'être;  mais 
dans  un  état  égal  tS;  tranquille,  où  tout 
ce  qu'ils  voy  ent  efl  à  leur  portée,  ces  der- 
niers perdent  en  grandiflant  ce  honteux 
penchant.  N'ayant  pas  eu  le  même  avan- 
tage 5  je  n'en  ai  pu  tirer  le  même  profit. 

Ce  font  prefque  toujours  de  bons 
fentimens  mal  dirigés  qui  font  taire  aux 
enfans  le  premier  pas  vers  le  mal.  Mal- 
gré les  privations  tk:  les  tentations  con- 
tinuelles ,  i'avois  demeuré  plus  d'un  au 
chez  mon  maître  fans  pouvoir  me  ré- 
foudre à  rien  prendre  ,  pas  même  des 
chofes  à  manger.  Mon  premier  vol  fut 
une  affaire  de  complaifance  ;  mais  il  ou- 
vrit la  porte  à  d'autres  ,  qui  n'avoient 
pas  une  li  louable  iin. 

Il  y  avoit  chez  mon  maître  un  com- 
pagnon appelle  M.  Verrat^  dont  la  mai- 
Ion  ,  dans  le  voihnage,  avoit  un  jardin 
allez  éloigné  qui  produiloit  de  très- 
belles  afperges.  Il  prit  envie  à  M.  J^^er- 
rat ,  qui  n'avoit  pas  beaucoup  d'argent, 
de  voler  à  la  mère  des  afperges  dans 

Cvj 


6o  (E    U    V  R   £  s 

leur  primeur,  &  de  les  vendre  pour  faire 
quelques  bons  déjeunes.  Comme  il  ns 
vouloit  pas  s'expofer  luî-méme  &:  qu'il 
n'étoit  pas  fort  imgambe,  il  me  choidt 
pour  cette  expédition.  Après  quelques 
cajoleries  préliminaires  qui  me  gagnè- 
rent d'autant  mieux  que  je  n'en  voyois 
pas  le  but,  il    me   la  propofa  comme 
une  idée  qui  lui  venoit  fur  le  champ. 
Je  difputai  beaucoup  \  il  inHfta.  Je  n'ai 
jamais  pu  réfifter  aux  carefles  ;  je  me 
rendis.  J'aî-Iois  tous  les  matins  moiflon- 
ncr  les  plus  belles  afperges;  je  les  por- 
îois  dU  Molard,  où  quelque  bonne  femme 
qui  voyoit  que  je  venois  de  les  voler , 
iTie  le  difoit  pour  les  avoir  à  meilleur 
compte.  Dans  ma  frayeur  je  prenois  ce 
qu'elle  vouloit  bien  me  donner;  je   le 
portois  à  M.  Verrat,  Cela  fe  changeoit 
promptement  en  un  déjeûné  dont  j'étoi3 
3e  pourvoyeur ,  &  qu'il  partageoit  avec 
un  autre  camarade;  car  pour  moi,  très- 
content  d'en  avoir  quelque  bribe,  je  ne 
touchais  pas  même  à  leur  vin. 

Ce  petit  manège  dura  pîulieurs  jours 
-fins  qu'il  me  vînt  même  à  l'efprit  de  voler 
le  voleur  ,  &  de  dîmer  fur  M.  Verrat  le 
produit  de  fes  afperges.  J'exécutois  ma 
friponnerie  avec  la  plus   grande  fidé--. 


Diverses,  6î 

lîté;  mon  feul  motif  étoit  de  complaire 
à  celui  qui  me  la  faifoit  faire.  Cepen- 
dant fi  j'eulTe  été  furpris,  que  de  coups, 
que  d'injures ,  quels  traitemens  cruels 
n'euiïai-je  point  efluyés,  tandis  que  le 
miférable  en  m.e  démentant  eût  été  cru 
fur  fa  parole ,  &  moi  doublement  puni 
pour  avoir  ofé  le  charger  ,  attendu  qu'il 
étoit  compagnon,  de  que  je  n'étois  qu'ap- 
prentif.  Voilà  comment  en  tout  état  le 
fort  coupable  fe  fauve  aux  dépens  du 
foible  innocent. 

J'appris  ainli  qu*îl  n'étoit  pas  fi  ter- 
rible de  voler  que  je  Tavois  cru ,  Se  je 
tirai  bientôt  fi  bon  parti  de  ma  fcience, 
que  rien  de  ce  que  je  convoitois  n'étoit 
à  ma  portée  en  fureté.  Je  n'étois  pas 
abfolument  mal  nourri  chez  mon  maî- 
tre, &  la  fobriété  ne  m'étoit  pénible-qu'en 
la  lui  voyant  fi  mal  garder.  L'ufage  de 
faire  fortir  de  table  les  jeunes  gens  quand 
on  y  fert  ce  qui  les  tente  le  plus ,  me 
paroît  très-bien  entendu  pour  les  ren- 
dre aufîi  friands  que  fripons.  Je  devins 
en  peu  de  tems  Tun  èc  l'autre  ,  &  je 
m'en  trouvois  fort  bien  pour  l'ordi- 
naire, quelquefois  fort  mal,  quand  j'é- 
tois  furpris. 

Un  fouvenir  qui  me  fait  frémir  en-r 


(5'2  (Ë    U    V    R     E    s 

core  &  rire  tout  à  la  fois  ,  efl:  celui 
d'une  chaiïe  aux  pommes  qui  me  coûta 
cher.  Ces  pommes  étoient  au  fond  d'une 
dépeiife ,  qui  par  une  jaloulie  élevée  re- 
cevoir du  jour  de  la  cuiiine.  Un  jour 
que  fétois  feul  dans  la  maifon,  je  mon- 
tai fur  la  may  pour  regarder  dans  le 
jardin  des  Heipérides  ce  précieux  fruit 
dont  je  ne  pouvois  approcher.  J'allai 
chercher  la  broche  pour  voir  fi  elle  y 
pourroit  atteindre  :  elle  étoit  trop  courte. 
Je  l'allongeai  par  une  autre  petite  bro- 
che qui  fervoit  pour  le  menu  gibier  ; 
car  mon  maître  aimoit  la  chaÛe.  Je  pi- 
quai plufieurs  fois  fans  fucccs;  enfin  je 
ftntis  avec  tranfport  que  j'amenois  une 
pomme  ;  je  tirai  très-doucement  ;  déjà 
la  pomme  touchoit  à  la  jaloufie  ;  j'étoîs 
prêt  à  la  fai{ir.  Qui  dira  ma  douleur.  La 
pomme  étoit  trop  groiTeielleneputpafTer 
par  le  trou.  Que  d'inventions  ne  mis-je 
point  en  ufage  pour  la  tirer  ?  Il  fallut 
trouver  des  fupports  pour  tenir  la  bro- 
che en  état ,  un  couteau  afiez  long  pour 
fendre  la  pomme  ,  une  latte  pour  la 
foutenir.  A  force  d'adrefle  &  de  tems  je 
parvins  à  la  partager,  efpérant  tirer  en- 
fuite  les  pièces  l'une  après  l'autre.  Mais 
à  peine  furent-elles  féparées  qu'elles  tom- 


D    I    V   £    R    s     £    s,  ^O 

berent  toutes  deux  dans  la  dépenfe.  Lec- 
teur pitoyable,  partagez  mon  affliétion! 
Je  ne  perdis  point  courage;  mais  j  a- 
vois  perdu  beaucoup  de  tems.  Je  crai- 
gnois  d'être  furpris  ;  je  renvoie  au  len- 
demain une  tentative  plus  heureufe  ,  §c 
je  me  remets  à  l'ouvrage  tout  auffi  tran- 
quillement que  fi  je  n'avois  rien  fait , 
fans  fonger  aux  deux  te'moins  indifcrets 
qui  dépofoient  contre  moi  dans  la  de'- 
penfe. 

Le  lendemain  retrouvant  l'occafîon 
belle,  je  tente  un  nouvel  efTii.  Je  monte 
fur  mes  tretaux,  j'allonge  la  broche,  je 

lajufte^  j'étois  prêt  à  piquer mal- 

Iieureufement  le  dragon  ne  dormoit  pas; 
tout-à-coup  la  porte  de  la  dépenfe  s'ou- 
vre ;  mon  maître  en  fort,  croife  les 
bras,  me  regarde,  &  me  dit  ;  cou- 
^^gf La   plume   me  tombe   des 


mams. 


Bientôt  à  force  d'efTuyer  de  mauvais 
trairemens,  j'y  devins  moins  fenfible  ; 
lis  me  parurent  enfin  une  forte  de  corn' 
penfarion  du  vol  ,  qui  me  mettoit  en 
droit  de  le  continuer.  Au  lieu  de  re- 
tourner les  yeux  en  arrière  &:  de  regar- 
der la  punition,  je  les  porrois  enaïant 
&  je  regardois  la  vengeance.  Je  jugeois 


(5^  (&  u  V  s  £  s 

que  me  battre  comme  fripon  ,  c'était 
m'autorifer  à  l'être.  Je  trouvois  que  vo- 
ler &  être  battu  alloient  enfemble,  &: 
conftituoient  eu  quelque  forte  un  état , 
&  qu'en  remplilTant  la  partie  de  cet  état 
qui  dépendoit  de  moi ,  je  pouvais  laif- 
fer  le  foin  de  l'autre  à  mon  maître.  Sur 
cette  idée,  je  me  mis  à  voler  plus  tran- 
quillement qu'auparavant.  Je  me  difois  ; 
qu*en  arrivera-t-il  enfin?  Je  ferai  battu* 
Soit  :  je  fuis  fait  pour  l'être. 

J'aime  à  manger  fans  être  avide  ;  je 
fuis  fenfuel  &  non  pas  gourm.and.  Trop 
d'autres  goûts  me  diilraifent  de  celui-là. 
Je  ne  me  fuis  jamais  occupé  de  ma  bou- 
che que  quand   mon  cœur   étoit  oifif , 
&  cela  m'eft  i\  rarement  arrivé  dans  ma 
vie  ,  que  je  n'ai  guercs  eu  le  tems  de 
fonger  aux  bons  morceaux.  Voilà  pour- 
quoi je  ne  bornai  pas  long- tems  ma  fri- 
ponnerie au  comeftible,  jel'étendis bien- 
tôt à  tout  ce  quime  tentoit ,  bi  fi  je  ne 
devins  pas  un    voleur  en  forme  ,  c'eft 
que  je  n'ai  jamais  été    beaucoup  tenté 
d'argent.  Dans  le  cabinet  commun  mon 
maître  avoit  un  autre  cabinet  à  part ,  qui 
fermoit  à   clef  ;   je   trouvai   le    moyen 
d'en  ouvrir  la  porte  &    de   la  refermer 
fans  qu'il  y  parût.  Là  je  meitois  à  con-. 


D  I  -^  £  R  s  i:  s,  6^ 

tnbution  Tes  bons  outils  ,  Tes  meilleurs 
deifins,  Tes  empreintes,  tout  ce  qui  me 
faifoit  envie  &  qu'il  afFcéloit  d'éloigner 
de  moi.  Dans  le  fond  ces  vols  e'toient 
bien  innocens,  puifqu'ils  n'étoient  faits 
que  pour  erre  employés  à  fon  fervice  i 
mais  j'étois  tranfporté  de  joie  d'avoir  ces 
bagatelles  en  mon  pouvoir;  je  croyois 
voler  le  talent  avec  fes  produirions.  Du 
refte  il  y  avoit  dans  des  boîtes  des  re-. 
coupes  d'or  de  d'argent ,  de  petits  bi- 
joux,  des  pièces  de  prix,  de  la  mon- 
noie.  Quand  j'avois  quatre  ou  cinq  fols 
dans  ma  poche,  c'étoit  beaucoup  ;  ce- 
pendant loin  de  toucher  à  rien  de  tout 
cela ,  je  ne  me  fouviens  pas  même  d'y 
avoir  jette  de  ma  vie  un  regard  de  con- 
voitife.  Je  le  voyois  avec  plus  d'effroi 
que  de  plaifir.  Je  crois  bien  que  cette 
horreur  du  vol  de  l'argent  6:  de  ce  qui 
en  produit  me  venoit  en  grande  partie 
de  l'éducation.  Il  fe  méloit  à  cela  des 
idées  fecretes  d'infamie,  de  prifon,  ds 
châtiment,  de  potence,  qui  ra'auroient 
fait  frémir  fi  j'avois  été  tenté  ,  au  lieu 
que  mes  tours  ne  mc^  fembloient  que 
des  cfpi-îglerie?  ,  i'^  n'étoient  pas  autre 
chofe  en  t  ffo".  Tour  celn  ne  pouvoir  va- 
loir que  a'ctrs  bien  étrillé  par  mon  mai- 


66  (E  u  y  R  £  s 

tre  ,   &  d'avance    je   m'arrangeois  là- 

delTus. 

Mais  encore  une  fols,  je  ne  convoi- 
fols  pas  même  affez  pour  avoir  à  m'ab- 
ftsnir  ;  je  ne  fentois  rien  à  combattre. 
Une  feule  feuille  de  beau  papier  à  deflî- 
ner  me  tentoit  plus  que  Fargent  pour  en 
payer  une  rame.  Cette   bizarrerie   tient 
à   une  des  fingularltés  de  mon  carade- 
re  ;   elle   a  eu  tant  d'infiuence   (ur   ma 
conduite,  qu'il  importe  de  l'expliquer. 
J'ai    des    pallions  très  -  ardentes,  & 
tandis  qu'elles  m'agitent  rien  n'égale  mon 
impétuodté  ;  je  ne  connois  plus  ni  mé- 
ragement  ni  refpeâ:,ni  crainte  ni  bien- 
féance;  je  fuis  cynique ,  effronté  ,  violent, 
intrépide:  il  n'y  a  ni  honte  qui  m'arrête 
^    ni   danger  qui  m.'effraye.  Hors  le  feul 
objet  qui  m'occupe  ,  Tunivers  n'eftplus 
rien  pout.  moi  ;  mais  tout  cela  ne  dure 
qu'un  moment ,  vi  le  moment  qui  fuit 
me  jette  dans  ranéantiflement.  Prenez- 
moi  dans  le  caime  je  fuis  l'indolence  &: 
la  timidité  même  :  tout  m'effarouche  , 
tout  me  rebute  ,  une  mouche  envolant 
me  fait  peur;  un  mot  à  dire,  un  gefte 
à  faire  épouvante  ma  parefTe  ,  la  crainte 
&  la  honte  me  fubjuguent  à  tel  point  , 
que  je  voudrois  m'éclipfer   aujc  yeux 


Diverses.  6j 

de  tous  les  morEels.  S'il  faut  agir  je  ne 
fais  que  faire  ;  s'il  faut  parler  je  ne  fais 
que  dire;  li  l'on  me  regarde  je  fuis  dé- 
contenancé. Quand  Je  me  pafiîonne  je 
fais  trouver  quelquefois  ce  que  j'ai  à  dire  i 
mais  dans  les  entretiens  ordinaires  je  ne 
trouve  rien,  rien  du  tout;  ils  me  font 
infupportûbles  par  cela  feul  que  je  fuis 
obligé  de  parler. 

Ajourez  qu'aucun  de  mes  goûts  do- 
minans  ne  confifte  en  choies  qui  s'achè- 
tent. Il  ne  me  faut  que  des  plaifirs  purs, 
&  l'argent  les  enipoifonne  tous.  J'aime  , 
par  exemple  ,  ceux  de  la  table;  mais  ne 
pouvant  fouffrir  ,  ni  la  gène  de  la  bon- 
ne compagnie  ,  ni  la  crapule  du  caba- 
ret ,  je  ne  puis  les  goûter  qu'avec  un 
ami,  car  feul ,  cela  ne  m'eft  pas  poiîi- 
ble  :  mon  imagination  s'occupe  alors 
d'autre  chofe .  &  je  n'ai  pas  le  plaifir 
de  manger.  Simon  fang  allumé  me  de- 
mande d^s  femmes ,  mon  coeur  ému  me 
demande  encore  plus  de  l'amour.  Des 
femmes  à  prix  d'argent  perdroient  pour 
moi  tous  leurs  charmes  ;  je  doute  même 
s'il  feroit  en  moi  d'en  profiter.  Il  en  eft 
ainfi  de  tous  les  plaifirs  à  ma  portée  : 
s'ils  ne  font  gratuits  je  les  trouve  infipi- 
des.  J'aime  les  feuls  biens  qui  ne  font  à 


6S  Œuvres 

perfonne  qu'au  premier  qui  fait  les  goûter* 

Jamais  l'argent  ne  me  parut  une  cho- 
fe  aufli  précieufe  qu'on  la  trouve.  Bien 
plus:  il  ne  m'a  même  jamais  paru  fort 
commode;  il  n'eft  bon  à  rien  par  lui- 
même  ;  il  faut  le  transformer  pour  en 
jouir;  il  faut  acheter  ,  marchander,  fou- 
vent  être  dupe,  bien  payer,  être  mal 
fervi.  Je  voudrois  une  choie  bonne  dans 
fa  qualité  :  avec  mon  argent  je  fuis  fur 
de  l'avoir  mauvaife.  J'achète  cher  un 
ceuf  frais,  il  efl:  vieux;  un  beau  fruit, 
il  eft  verd  ;  une  fille ,  elle  eft  gâtée.  J'ai- 
me le  bon  vin;  mais  où  en  prendre? 
Chez  un  marchand  de  vin  ?  Comme  que 
■je  faiïe  il  m'enpoifonnera.  Veux-je  ab(o- 
îument  être  bien  fervi?  Que  de  foins  , 
que  d'embarras!  avoir  des  amis  ,  des 
correfpondans  ,  donner  des  commifiTions  , 
écrire,  aller,  venir,  attendre,  &  fou- 
vent  au  bout  être  encore  trompé.  Que 
de  peine  avec  mon  argent  !  je  la  crains 
plts  que  je  n'aime  le  bon  vin. 

Mille  fois  durant  mon  apprentiffage 
&  depuis,  je  fuis  forti  dans  le  deflcn 
d'acheter  quelque  friandile.  J'approche 
de  la  boutique  d'un  pâtifiicr  ,  j'apperçois 
des  femmes  au  comptoir;  je  crois  déjà 
les  voir  rire  ^  fe  moquer  entr'ellcs  du 


Diverses»  6^ 

petit  gourmand.  Je  pafle  devant  une 
fruitière,  je  lorgne  du.  coin  de  l'œil  de 
belles  poires,  leur  parfum  me  tente  ;  deux 
ou  trois  jeunes  gens  tout  près  de-làme 
regardent  ;  un  homme  qui  me  connoiit 
ell  devant  fa  boutique;  je  vois  de  loin 
venir  une  fille  5  n'eft-ce  point  la  fervante 
de  la  maifon  ?  Ma  vue  courte  me  fait 
mille  illuiions.  Je  prends  tous  ceux  qui 
paflent  pour  des  gens  de  ma  connoif- 
lance  :  partout  je  fuis  intimidé,  retenu 
parquelqu'obftacle  ;  mon  dtCr  croît  ave.c 
ma  honte,  &  je  rentre  enfin  comme 
vin  fot  ,  dévoré  de  convoirife ,  ayant 
dans  ma  poche  de  quoi  la  faii^faire  ,  èc 
n'ayant  ofé  rien  acheter. 

J'entrerois  dans  les  plus  infjpides  dé- 
tails ,  fi  je  fuivois  dans  l'emploi  de  mon 
argent ,  foit  par  moi  foit  par  d'autres, 
l'embarras  ,  la  honte, la  répugnance,  les 
jnconvériiens,  les  dégoûts  de  toute  ef- 
pece  que  j'ai  toujours  éprouvés.  A  me- 
fure  qu'avançant  dans  ma  vie  le  i«;d:eur 
prendra  connoifiance  de  mon  humeur, 
il  fentira  tout  cela  fans  que  je  m'appé- 
fantiiïe  à  le  lui  dire. 

Cela  compris ,  on  comprendra  fans 
peine  une  de  mes  prétendues  contradic- 
tions ;  celle  d'allier  une  avarice  prefque 


•70  (E  V  y  R  £  S 


fordide  avec  le  plus  grand  mépris  pour 
l'argent.  C'efl:  un  meuble  pour  moi  fi 
peu  commode,  que  je  ne  m'avife  pas 
même  de  defirer  celui  que  je  n'ai  pas,& 
que  quand  j'en  ai  je  le  garde  long-tems 
lans  le  dépenfer  ,  faute  de  fa  voir  rem- 
ployer à  ma  fantaifie  :  mais  l'occafion 
commode  &  agréable  fe  préfente-t-elle? 
j'en  profite  fi  bien  que  ma  bourfe  fe 
vuide  avant  que  je  m'en  fois  apperçu. 
Du  reOe,  ne  cherchez  pas  en  moi  le 
tic  des  avares,  celui  de  dépenfer  pour 
l'oftentaîion;  tout  au  contraire,  je  dé- 
penfe  en  fecret  &  pour  le  plaifir  :  loin 
de  me  faire  gloire  de  dépenfer  ,  je  m'en 
cache.  Je  fens  fi  bien  que  l'argent  n'eft 
pas  à  mon  ufage,  que  je  fuis  prefque 
honteux  d'en  avoir  ,  encore  plus  de  m'en 
fervir.  Si  j'avois  eu  jamais  un  revenu  fuf- 
iîfant  pour  vivre  commodément  ,  je 
n'aurois  point  été  tenté  d'étxe  avare  , 
j'en  fuis  très- fur.  Je  dépenferois  tout 
non  revenu  fans  chercher  à  l'augmen- 
ter ;  mais  ma  iltuation  précaire  me  tient 
en  crainte.  J'adore  la  liberté:  j'abhorre 
la  o-cne,  la  peine  ,  rafliijetfiiToment.  Tant 
que  dure  l'argent  que  j'ai  dans  ma  bour- 
fe, il  alTure  mon  indépendance,  il  me 
difpenfe  de  m'intriguer  pour  en  trouver 


D    I    V    E    !i    .î     E    s.  71 

d'autre;  nécefilîté  qae  j'eus  toujours  en 
hoTeur  :  mais  de  peur  de  le  voir  finir , 
je  le  choyé  :  l'argent  qu'on  poiïede  eft 
l'inflrument  de  la  liberté;  celui  qu'oa 
pourchaiïe  eft  celui  de  la  fervitude.  Voi- 
là pourquoi  je  ferre  bien  &  ne  con- 
voite rien. 

Mon  définte'reflement  n'eft  donc  que 
parefle;  le  plaifir  d'avoir  ne  vaut  pas  la 
peine  d'acquérir  ;  &  ma  difl^pation  n'eft 
encore  que  parefle  :  quand  l'occafion  dô 
dépenftr  agréablement  fe  préfente  ,  on 
ne  peut  trop  la  mettre  à  profit.  Je  fuis 
moins  tenté  de  l'argent  que  des  chofes, 
parce  qu'entre  l'argent  &  la  pofleflîon 
defirée ,  il  y  a  toujours  un  intermédiaire, 
au  lieu  qu'entre  la  chofe  même  &  fa 
jouiflance  il  n'y  en  a  point.  Je  vois  la 
cho(e,  elle  me  tente  ;  fi  je  ne  vois  que 
le  moyen  de  l'acquérir,  il  ne  me  tente 
pas.  J'ai  donc  été  fripon  ,  &  quelquefois 
je  le  fuis  encore  de  bagatelles  qui  me 
tentent  &  que  j'aime  mieux  prendre  que 
demander.  Mais,  petit  ou  grand  ,  je  ne 
me  fouviens  pas  d'avoir  pris  de  ma  vie 
un  liard  à  perfonne  :  hors  une  feule  fois, 
il  n'y  a  pas  quinze  ans,  que  je  volai fept 
livres  dix  fous.  L'aventure  vaut  la  peine 
d'être  contée;  car  il  s'y  trouve  un  coii? 


IJ.2  (S  V   y  s  E  S 

cours  impayable  d'effronterie  &  de  bé- 
nie, que  j'aurois  peine  moi-même  à 
croire  ,  s'il  regardoit  un  autre  que  moi. 

Cetoit  à  Pans.  Je  mepromenois  avec 
M,  de  Francueil  au  Palais-Royal  fur  les 
cinq  heures.  Il  tire  fa  montre,  la  regar- 
de ,  &  me  dit;  allons  à  l'Opéra:  je  le 
veux  bien  ;  nous  allons.  Il  prend  deux 
billets  d'amphithéâire,  m'en  donne  un, 
&  pafle  le  premier  avec  l'autre,  je  le 
fuis,  il  entre.  En  entrant  après  lui,  je 
trouve  la  porteenibarraflee.  Je  regarde, 
je  vois  tout  le  monde  debout,  je  juge 
que  je  pourrai  bien  me  perdre  dans  cette 
foule  ,  ou  du  moins  laifler  fuppofer  à 
M.  de  Trancueil  que  j'y  fuis  perdu.  Je 
fors,  je  reprends  ma  contremarque,  puis 
mon  argent,  &  je  m'en  vais,  fans  ion- 
ger  qu'à  peine  avois-je  atteint  la  porte  , 
que  tout  le  monde  étoit  aflis ,  &  qu'a- 
lors M.  de  FrancueiL  voyoit  clairement 
que  je  n'y  étois  plus. 

Comme  jamais  rien  ne  fut  plus  éloi- 
gné de  mon  humeur  que  ce  trait-là,  je 
le  note ,  pour  montrer  qu'il  y  a  des  mo- 
mens  d'une  efpece  de  délire  ,  où  il  ne 
faut  point  juger  des  hommes  par  leurs 
aaipns.  Ce  n'étoit  pas  précifément  vo- 
ler cet  argents  c'étoic  en  voler  l'emploi; 

moins 


Diverses*  73 

fcoins  c'etoit  un  vol ,   plus  c'étoit  une 
infamie. 

Je  ne  finirois  pas  ces  détails,  1j  je 
voulois  fuivre  toutes  les  routes  par  lef- 
quelles  ,  durant  mon  apprentiffage  ,  js 
paflai  de  la  fublimité  de  l'héroiTme  à 
la  bsflefle  d'un  vaurien.  Cependant  e:î 
prenant  les  vices  de  mon  état,  il  me  fut 
impolllble  d'en  prendre  tout- à- fait  les 
goûts.  Je  m'ennuyois  des  amuferaens 
de  mes  camarades  ,  &  quand  la  trop 
grande  gêne  m'eut  aulTi  rebuté  du  tra- 
vail, je  m'ennuyai  détour.  Cela  me  ren- 
dit le  goût  de  la  ledure  que  j'avois  per- 
du depuis  long-rems.  Ces  ledures,  pri- 
fes  fur  mon  travail  ,  devinrent  un  nou- 
veau crime ,  qui  m'attira  de  nouveaux 
châtimens.  Ce  goût  irrité  par  la  con- 
trainte, devint  paffion  ,  bientôt  fureur. 
La  Tribu  j  fameufe  loueufe  de  livres  , 
m'en  fourniflbit  de  toute  efpece.  Bons 
,&  mauvais  tout  pafToit,  je  ne  dioifif- 
fois  point  ;  je  lifois  tout  avec  une  égale 
avidité.  Je  lifois  à  rétabli,  je  lifois  en 
allant  faire  mes  mefTages  ,  je  lifois  à  la 
garderobe  &  m'y  oubliois  des  heures 
entières,  la  tête  me  tournoit  de  la  lec- 
îure,  je  ne  faifois  plus  que  lire.  Mon 
maître  m'épioit,  me  furprenoit,  mebac- 


^  «.  (S    U    V   R    s    s 

toit ,  me  prenoit  mes  livres.  Que  de  vo- 
lumes furent  déchirés,  brûlés,  jettes  par 
les  fenêtres  !  Que  d'ouvrages  refterent 
dépareillés  chez  la  Tribu!  Quand  je 
n'avois  plus  de  quoi  la  payer ,  je  lui  don- 
nois  mes  chemifes,  mes  cravates,  mes 
tardes,  mes  trois  fous  d'étrennes  tous 
les  dimanches  lui  étoient  régulièrement 

portés.  , 

Voilà  donc  ,  me   dira-t  on ,  1  argent 
devenu  néccflaire.  Il  eft  vrai  j  mais  ce 
fut  quand  la  lefture  m'eut  ôté  toute  ac- 
tivité. Livré  tout  entier  à  mon  nouveau 
goût,  je  ne  faifois  plus  que  lire,  je  ne 
volois  plus.  C'eft  encore  ici  une  de  mes 
différences  caradériftiques.  Au  fort  d'u- 
ne certaine  habitude  d'être  un  rien  me 
diftrait,  me  change,  m'attache  ,   enfin 
me  paffionne,  &  alors  tout  eft  oublié. 
Je  ne  fonge  plus  qu'au  nouvel  objet  qui 
m'occupe.  Le  cœur  me  bactoit  d'impa- 
tience de  feuilleter  le  nouveau  livre  que 
î'avois  dans  la  poche  ;  je  le  tirois  aulli- 
tôt  que  j'étois  fèul ,  &  ne  fongeois  plus 
à  fouiller  le  cabinet  à^  mon  maure.  J^ai 
même  peine  à  croire  que  j'eufie  volé  , 
quand  mcmej'aurois  eu  des  pallions  plus 
coûteufes.  Borné   au  moment  ^préfent, 
il  n  etoit  pas  dans  mon  tour  d'efprit  de 


Diverses»  yc* 

m'arranger  ainfi  pour  l'avenir.  La  Trïbu. 
me  faifoic  crédit,  les  avances  étoient  pe- 
tites ,  &  quand  j'avois  empoché  mon 
livre  ,  je  ne  fongeois  plus  à  rien.  L'ar- 
gent qui  me  venoit  naturellement  paAToit 
de  même  à  cette  femme,  &  quand  elle 
devenoit  prelTante,  rien  n'étoit  plutôt 
fous  ma  main ,  que  mes  propres  effets. 

Voler  par  avance,  étoit  trop  de  pré- 
voyance ,  &  voler  pour  payer  n'étoit 
pas  même  une  tentation. 

A  force  de  querelles  ,  de  coups  a  de 
ledures  dérobées  &  mal  choifies  ,  mon 
humeur  devint  taciturne,  fauvage,  ma 
tétecommençoit  à  s'altérer  ,  &  je  vivois 
en  vrai  loup-garou.  Cependant  fi  mon 
goût  ne  me  préferva  pas  des  livres  plats 
&  fades,  mon  bonheur  me  préferva  des 
livres  obfcenes  &  licencieux;  non  que 
la  Tribu,  femme  à  tous  égards  très  ac-^ 
commodante,  fe  fît  un  fcrupule  de  m'en 
prêter.  Mais  pour  les  faire  valoir  elle 
me  les  nommoit  avec  un  air  de  myftere. 
qui  me  forçoit  précifément  à  les  refu- 
fer,  tant  par  dégoût  que  par  honte,  & 
le  hafard  féconda  fi  bien  mon  humeur 
pudique,  que  j'avois  plus  de  trente  ans 
avant  que  j'eulTe  jette  les  yeux  fur  aucun 
de  ces  dangereux  livres, 

Dij' 


-r^  (E    U    V    R    -E    S 

En  moins  d'un  an  j'épuifai  la  mince 
boutique  de  La  Iribu  ,   Ôc  alors  je  me 
trouvai  dans  mes  loifirs  crueliement  de'- 
fœuvré,  Guéri  de  mes  goûts  d'entant  & 
de  poli0on   par  celui  de  ia  ledure ,  & 
même  par  mes  ledures ,  qui ,  bien  que 
ians  clioix  &  louvent  mauvaites,  ramç' 
poient  pourtant  mon  cceur  à  des  (enti- 
j-nens  plus  nobles  que  ceux  que  m'avoit 
donné  mon  état.  Dégoûté  de  tout  ce  qui 
étoit  à  ma  portée ,  &  fentant  trop  loin 
de  moi  tout  ce  qui  m'auroit  tenté  ,  je 
ne  voyois  rien  de  polïible  qui  pût  flat- 
ter mon   coeur.  Mes  fens  émus   depuis 
îongtems  me  demandoient  une  jouif- 
fance  dont  je  ne  favois  pas  même  irna- 
<Tiner  l'objet.  J'étois  aufii  loin  du  véri- 
table que  fi  jen'avoispoint  eudeTexe, 
ac  déjà  pubère  &   fenlible ,  je  penlois 
quelquefois  à  mes  folies .  mais  je  ne  voyois 
j-ien  au-delà.  Dans  cette  étrange   fitua- 
tion,  mon  inquiète  imagination  prit  un 
parti  qui  me  fauva  de  moi-même  èc  calma 
îîia  naiilants  fenrualité.  Ce  fut  de  fe  nour- 
rir des  fituations  qui  m^avoient  intéref- 
fé  dans  mes  lec-hires,  de  les  rappcller , 
de  les  varier,  de  les  combiner,  de  me 
les  approprier  tellement  que  je  devinlfe 
un  des  perfonnagcs  que  j'imaginois ,  (jue 


Diverses*  77 

je  me  vlfTs  toujours  dans  les  pofîtions 
les  plus  agréables  félon  mon  goût;  enfin 
que  l'état  fiftif  où  je  venois  à  bout  de 
me  mettre  ,  me  fît  oublier  m.on  état  réel 
dont  i'étois  fi  m.écontent.  Cetamourdes 
objets  imaginaires  6c  cette  facilité  de 
m'en  occuper,  achevèrent  de  me  dégoû- 
ter  de  tout  ce  qui  m'entouroit,  &  déter- 
minèrent ce  goût  pour  la  folitude,  qui 
m'eft  toujours  refté  depuis  ce  tems  là. 
On  verra  plus  d'uîîe  fois  dans  la  fuite 
les  bizarres  effets  de  cette  difpofition  ii 
mifantrope  &  fi  fombre  en  apparence, 
mais  qui  vient  en  effet  d'un  cœur  trop 
affëélueux,  trop  aim.ant,  trop  tendre, 
qui,  faute  d'en  trouver d'exiftans  qui  lui 
reflemblent,  eft  forcé  de  s'alimenter  ds 
fiélions.  Il  me  fuffit ,  quant  à  préfent  , 
d'avoir  marqué  l'origine  &  la  premiers 
caufe  d'un  penchant  qui  a  modifié  tou- 
tes mes  paffions,  &  qui,  les  contenant 
par  elles-mêmes,  m'a  toujours  rendu  pa- 
reflcux  à  faire  ,  par  trop  d'ardeur  à  defirer. 
J'atteignis  ainfi  ma  feizieme  année  , 
inquiet,  mécontent  de  tout  ^  de  moi  , 
fans  goûts  de  mon  état,  fans  plaîfirs  de 
mon  âge,  dévoré  de  defirs  dont  j'igno- 
rois  l'objet ,  pleurant  fans  fujet  de  lar- 
mes ,  foupirant  fans  favoir  de  quoi  ;  enfin 

Diij 


78  Ouvres 

careffant  tendrement  mes  chimères  faute 
de  rien  voir  autour  de  moi  qui  les  va- 
lût. Les  dimanches  mes  camarades  ve- 
noient  me  chercher  après  le  prêche  pour 
aller  m'ébaure  avec  eux.  Je  leur  aurois 
volontiers  échappé  fi   j'avois  pu  :  mais 
ime  fois  en  train  dans  leurs  jeux,  j'étois 
plus  ardent  5c  failois  plus  loin  qu'aucua 
autre  ;  difficile  à  ébranler  &:  à  retenir. 
Ce  fuî-là  de  tout  temps  ma  dilpofition 
confiante.   Dans  nos  promenades  hors 
de  la  ville ,  j'allois  toujours  en  avant  fnns 
fonger  au  retour,  à  moins  que  d'autres 
n'y  fongeaflent  pour  moi.  J'y  fus  pris 
deux    fois  ;    les    portes   furent    fermées 
iivant  que  je  pu(fe  arriver.  Le  lendemain 
je  fus  traité  comme  on  s'imagine,  &  la 
féconde  fois  il  me  fut  promis  un  tel  ac- 
cueil pour  la  troificme,  que  je  réfolus 
de  ne  m'y  pas  expofer.  Cette  troifieme 
fois  fi  redoutée  arriva  pourtant.  Ma  vi- 
gilance fat  mife  en  défaut  par  un  mau- 
dit Capitaine  appelle  M.  Minutoli,  qui 
fermoit  toujours  la  porte  oii  il  étoitde 
garde  une-  demie  heure  avant  les  autres. 
Je  revenois  avec  deux  camarades.  A  de- 
mi lieue  de  la   ville  j'entends  fonner  la 
retraite;  je  double  le  pas;  j'entends  bat- 
tre la  caiife,  je  cours  à  toutes  jambes; 


Diverses.         7^ 

f arrive  efloufflé  ,  tout  en  nage:  le  cœur 
me  bat;  je  vois  de  loin  les  foldars  à 
leur  pofte;  j'accours,  jecrie  d'une  voix 
étouffée.  Il  étoit  trop  tard.  A  vingt  pas 
de  l'avancée,  je  vois  lever  le  premier 
pont.  Je  frémis  en  voyant  en  l'air  ces 
cornes  terribles  ,  (jniftre  ti.  fatal  augure 
du  (ort  inévitable  que  ce  moment  com- 
niençoit  pour  moi. 

Dans  le  premier  tianfport  de  ma  dou- 
leur je  me  jettai  fur  le  glacis  &  mordis 
la  terre.  Mes  camarades  rianc  de  leur 
malheur,  prirent  à  l'mftant  leur  parti. 
Je  pris  aufïi  le  mien,  mais  ce  fut  d'une 
autre  manière.  Sur  le  lieu  même  je  jurai 
dene  retourner  jamais  chez  mon  maître; 
&  le  lendemain  ,  quand  à  l'heure  de  la 
découverte  ils  rentrèrent  en  ville  ,  je  leur 
dis  adieu  pour  jamais,  les  priant  feule- 
ment d'avertir  en  fecret  mon  coufin 
Bernard  de  la  réfolution  que  j'avois  pri- 
fe  ,  &  du  lieu  oii  il  pourroit  me  voir 
encore  une  fois. 

A  mon  entrée  en  apprentiffage,  étant 
plus  féparé  de  lui,  je  le  vis  moins.  Tou- 
tefois durant  quelque  tems  nous  nous 
raffemblions  les  dimanches  :  mais  infen- 
fîblement  chacun  prit  d'autres  habitu- 
des, &  nous  nous  vîmes  plus  rarement. 

Div 


go  (B    U    V    R    E    s 

Je  fuis  perfuadé  que  fa  mère  contribua 
beaucoup  à  ce  changement.  Ilétoit,  lui, 
un  garçon  au  haut;  moi ,  chétif  appicn- 
tif,  je  n'étois  plus  qu'un  enfant  de  Saint 
Cervaïs,  Il  n'y  avoit  plus  entre  nous 
d'égalité  malgré  la  naiHance;  c'étoit  dé- 
roger que  de  me  fréquenter.  Cependant 
les  llaifons  ne  cefTerent  point^  tout-à- 
fait  entre  nous,  &  comme  c'étoit  un 
garçon  d'un  bon  naturel,  il  fuivoit  quel- 
quefois Ton  coeur  m.algré  les  leçons  de 
la  mère.  Inftruit  de  ma  réfolution ,  il 
accourut ,  non  pour  m'en  diiïuader  ou 
îa  partager,  mais  pour  jetter  par  de  pe- 
îits  préfens  quelque  agrément  dans  ma 
fuite  ;   car  mes   propres  refïources   ne 
pouvoient  me  miener  fort  loin.  Il  me 
donna  entr'autres  une  petite  épée  dont 
î'étûis  fort  épris ,  ^c  que  j'ai  portée  juf- 
qu  à  Turin  ,  où  le  befoin  m'en  fit  dé- 
faire ,  &  où  je  me  la  paOai ,  comjiie  on 
dit,  au  travers  du  corps.  Plus  fal  ré- 
fléchi depuis  à   la  manière   dont  il  fa 
conduiht  avec  moi  dans  ce  moment  cri- 
tique ,  plus  je   me  fuis  perfuadé   qu'il 
fuivit  les  infcrudions  de  fa  mère  &  peut- 
être  de  fon  père-,  car  il  n'eft  pas  pofli- 
ble  que  de  lui  même  il  n'eût  fait  quel- 
que effort  pour  me   retenir,   ou    qu'il 
n'eût  été  tenté  de  me  fuivre  :  mais  point. 


ïlm^encouragea dans  mon  delTein  plutôt 
qu'il  ne  m'en  détourna  :  puis  quand  il 
me  vit  bien  réfolu ,  il  me  quitta  fans 
beaucoup  de  larmes.  Nous  ne  nous  fom- 
mes  jamais  écrit  ni  revus;  c'efi  domma- 
ge. Il  étoit  d'un  caradere  eiTentiellement 
bon  :  nous  étions  faits  pour  nous  alm.er. 
Avant  de  m'abandonner  à  la  fatalité 
de  ma  deilinée,  qu'on  me  permette  de 
tourner  un  moment  les  yeux  fur  celle 
qui  m'attendoit  naturellement,  fi  j'étois 
tombé  dans  les  mains  d'un  meilleur  maî- 
tre. Rien  n'étoit  plus  convenable  à  mon 
humeur  ni  plus  propre  à  me  rendre  heu- 
reux, que  l'état  tranquille  2i  obfcur  d'un 
bon  artifan ,  dans  certaines  clafîes  fur- 
tout  ,  telles  qu'efi  à  Genève  celle  des 
graveurs.  Cet  état ,  aflez  lucratif  pour 
donner  une  fubliftance  aifée,  &  pas  affez 
pour  mener  à  la  fortune,  eût  borné  mon 
ambition  pour  le  refte  de  mes  jours,  <k. 
me  laiflant  un  loilir  honnête  pour  cul- 
tiver des  goûts  modérés ,  il  m'eût  con- 
tenu dans  ma  fphere  fans  m'offrir  au- 
cun moyen  d'en  fortir.  Ayant  une  ima- 
gination alfez  riche  pour  orner  de  fes 
chimères  tous  les  états,  a0ez  puilhmte 
pour  me  tranfporter  ,  pour  ainfi  dire, 
à  mon  gré  de  l'un  à  l'autre ,  11  m'im- 

Dv 


^2  Œ    U    V    R    £    S      ' 

portoit  peu  dans  lequel  je  fufle  en  effet. 
Il  ne  pouvoic  y  avoir  (i  loin  du  lieu  oii 
î'étois  au  premier  château  en  Efpagne, 
qu'il  ne  me  tut aifé  de  m'y  établir.  De  cela 
feul  il  fuivoit  que  l'état  le  plus  (impie, 
celui  qui  donnoit  le  moins  de  tracas  & 
de  foins  j  celui  qui  laifloit  refprit  le  plus 
libre  ,  étoit  celui  qui  me  convenoit  le 
mieux,  &.  c'étoit  précifément  le  mien. 
J'aurois  paflé  dans  le  feln  de  ma  religion, 
de  ma  patrie,de  ma  famille  &  de  mesamis, 
uneviepaifible  5c douce,  telle  qu'il  la  fal- 
loit  à  mon  caraélere,  dans  l'uniformité 
d'un  travail  de  mon  ?oût,  &  d'une  fociété 
félon  mon  cœur.  J'aurois  été  bon  chré- 
tien, bon  citoyen,  bon  père  de  famille, 
bon  ami,  bon  ouvrier,  bon  homme  en 
toute  chofe.  J'aurois  aimé  mon  état,  je 
l'aurois  honoré  peut-être;  &  après  avoir 
pafle  une  vie  obfcure  &  fimple  ,  niais 
Egale  &  douce,  je  ferois  mort  paidble- 
înent  dans  le  fein  des  miens.  Bientôt 
oublié,  fans  doute,  j'aurois  été  regretté 
du  moins  aufii  long-tems  qu'on  fe  feroit 
fouvenu  de  moi. 

Au  lieu  de  cela...  quel  tableau  vaisjc 
faire?  Ah  !  n'anticipons  point  furies  mi- 
fer«rs  de  ma  vie ,  je  n'occuperai  que  trop 
mes  ledeurs  de  ce  trifte  fujet. 
fin  du  premier  Livre, 


LES 

CONFESSIONS 

D  E 

L  J.   ROUSSEAU. 

LIFRE    SECOND, 


.UTANT  le  moment  où  l'effroi  me 
iuggéra  le  projet  de  fuir  m'avoit  paru 
trille ,  autant  celui  où  je  l'exécutai  me 
parut  charmant.  Encore  enfant,  quittée 
mon  pays  ,  mes  parens  ,  mes  appuis , 
mes  reflburces,  laifler  un  apprentiflage 
à  moitié  fait ,  fans  favoir  mon  métier 
affez  pour  en  vivre  ;  me  livrer  aux 
horreurs  de  la  mifere  fans  voir  aucun 
moyen  d'en  fortir;  dans  l'âge  de  la  foi- 
bleffe  &  de  l'innocence  m'expofer  à 
toutes  les  tentations  du  vice  &  du  dé- 
fefpoir;  chercher  au  loin  les  maux,  les 
erreurs,  les  pièges,  l'eklavage  &:  la 
mort,  fous  un  joug  bien  plus  inflexible 
ique  celui  que  je  n'avois  pu  foufîrir  j 

Dvj 


8,^  (E  u  y  R  X  ^ 

c'étolt-là  ce  que  j'allois  faire,  c'e'toit  h 
perfpeélive   que  j'aurois  dû  envilager. 
Que  celle  que  je  me  peignois  étoit  diffé- 
rente !  L'inde'pendance  que  je  croyois 
avoir   acquife,  e'toit  le  feul   fentiment 
qui  m'aftedoit.  Libre  &  maître  de  moi- 
même  ,  je  croyois  pouvoir  tout  faire , 
atteindre  à  tout  :  je  n'avois  qu'à  m'éian- 
cer  pour  m'élever  &  voler  dans  les  airs. 
J'entrois    avec   fécurité   dans    le  vail:e 
efpace  du  monde  j  mon  me'rite  alloit  le 
remplir  :  à  chaque  pas  j'allois  trouver 
des  feftins,  des  tréfors ,  des  aventures, 
des  amis  prêts  à  me  fervir ,  à^Qs  maî- 
trefles  emprefîées  à  me  plaire  :  en  me 
montrant,  j'allois  occuper  de  moi  Tuni- 
vers  :   non   pas  pourtant  l'univers  tout 
entier  ;  je    l'en  difpenfois    en    quelque 
forte  ,  il  ne  m'en  falloit  pas  tant.  Une 
fociété  charmante  me  fuiîifoit  fans  m'em- 
barrader  du  refle.  Ma  modération  m'inf- 
crivoit  dans   une  fphere  étroite  ,  mais 
délicieufement  choifie  ,  où  j'étoisafluré 
de  régner.  Un  feul  château  bornoit  mon 
ambition.  Favori  du  feigneur  ^v  de  la 
dame,  amant  de  la  demoifelle,  arni  du 
frère  ,  &  protedeur  des  voihns,  j'étois 
ontent;  il  ne  m'en  falloit  pas  davanr 
tage. 


Diverses,  S^ 

En  attendant  ce  modefle  avenir  3 
j'errai  quelques  jours  autour  de  la 
ville,  logeant  chez  des  paylans  de  ma 
connoiiTaoce,  qui  tous  me  reçurent  avec 
plus  de  bonté  que  n'auroient  fiiit  des 
urbains.  Ils  m'accuellloient  ,  me  lo- 
geoient,  me  nourritloient  trop  bonne- 
ment pour  en  avoir  le  mérite.  Cela  ne 
pouvoit  pass'appeller  faire  l'aumône  ;  ils 
n'y  mettoient  pas  aflez  Tair  de  la  fupé- 
riorité. 

A  force  de  voyager  &  de  parcourir 
le  monde  ,  j'allai  jufqu'à  Confignon  , 
terres  de  Savoie,  à  deux  lieues  de  Ge- 
nève. Le  curé  s'appelloit  M.  de  Pont- 
verre,  Ce  nom  flu:;ieux  dans  rhiftoire 
de  la  République  me  frappa  beaucoup. 
J'étois  curieux  de  voir  comment  étoient 
faits  les  defcendans  des  gentilshommes 
de  la  cuiller.  J'allai  voir  M.  de  Pont- 
verre^  Il  me  reçut  bien ,  me  parla  de 
rhéréfie  de  Genève  ,  de  l'autorité  de 
la  fainte  mère  Eglife,  &  me  donna  à 
dîner.  Je  trouvai  peu  de  chofes  à  ré- 
pondre à  des  argumens  qui  finiiToient 
ainfi ,  &  je  jugeai  que  des  curés  chez 
qui  l'on  dînoit  {i  bien  valoient  tout  au 
moins  nos  minières.  J'étois  certaine- 
ment plus  favant  que  M.  de  Foiuvarre^ 


$6  Œuvres 

tout  gentilhomme  qu'il  étoit  ;  mais  j'é- 
tois  trop  bon  convive  pour  être  fi  bon 
théologien  ;  &  fon  vin  de  Frangi ,  qui 
me  parut  excellenr,  argumentoit  ii  vic- 
torieufement  pour  lui ,  que  j'aurois  rougi 
de  fermer  la  bouche  à  un  fi  bon  hôte. 
Je  cédois  donc,  ou  du  moins  je  ne  ré- 
fiftois  pas  en  face.  A  voir  les  ménage- 
mens  dont  j'u(ois  on  m'auroit  cru  faux  ; 
on  fe  fût  trompé.  Je  n'étois  qu'hon- 
nête ,  cela  eft  certain.  La  flatterie ,  ou 
plutôt  la  condefcendance  n'eft  pas  tou- 
jours un  vice,  elle  cfl:  plus  fouvent  une 
vertu,  fur -tout  dans  les  jeunes  gens. 
La  bonté  avec  laquelle  un  homme  nous 
traite  ,  nous  attache  à  lui  ;  ce  n'eft  pas 
pour  l'abufer  qu'on  lui  cède,  c'eH:  pour 
ne  pas  l'attrifler ,  pour  ne  pas  lui  rendre 
îe  mal  pour  le  bien.  Quel  intérêt  avoit 
M.  de  Poncverre  à  m'accueillir  ,  à  me 
bien  traiter,  à  vouloir  me  convaincre? 
Nul  autre  que  le  mien  propre.  Mon 
jeune  coeur  fe  difoit  cela.  J'étois  tou- 
ché de  reconnoiilance  &  ce  refpecl  pour 
ie  bon  prêtre.  Je  fentois  ma  lupério- 
rité  ;  je  ne  voulois  pas  l'en  accabler 
pour  prix  de  fon  hofpitalité.  Il  n'y  avoit 
point  de  motif  hypocrite  à  cette  con- 
duite :  je  ne  fongeois  point  à  changer 


Diverses,  Sy 

de  religion  ;  &  bien  loin  de  me  fami- 
liaiifer  (i  vite  avec  cette  idée  ,  je  ne  l'en^ 
vifageois  qu*avec  une  horreur  qui  devoit 
l'écarter  de  moi  pour  long-tems  ;  je  vou- 
lois  feulement  ne  point  fâcher  ceux  qui 
me  carelToient  dans  cette  vue  ;  je  vou- 
lois  cultiver  leur  bienveillance  &  leur 
laifler  Tefpoir  du  fuccès  ,  en  paroiflanî 
moins  armé  que  je  ne  rétois  en  eifet. 
Ma  faute  en  cela  reffembloit  à  la  co- 
quetterie des  honnêtes  femmes  ,  qui 
quelquefois  pour  pai venir  à  leurs  fins, 
favent,  fans  rien  permettre  ni  rien  prvO- 
mettre  ,  faire  efpérer  plus  qu'elles  ne 
veulent  tenir, 

La  raifonjla  pitié,  l'amour  de  Tordre 
exigeoient  aflurément  que  loin  de  fe 
prêter  à  ma  folie,  on  m'eloignât  de  ma 
perte  où  je  courois  ,  en  me  renvoyant 
dans  ma  famille.  C'elr  là  ce  qu'auroit 
fait  ou  tâché  de  faire  tout  homme  vrai- 
ment vertueux.  Mais  quoique  M.  de 
Pontuerre  fût  un  bon  homme  ,  ce  n'é- 
toit  adurément  pas  un  homme  vertueux. 
Au  contraire  ,  c'étoit  un  dévot  qui  ne 
connolfîoic  d'autre  vertu  que  d'adorer 
les  images  &  de  dire  le  rofaire  ;  une 
efpece  de  miiTionnaire  qui  n'imaginoit 
rien  de  mieux  pour  le  bien  de  la  foi , 


83  '  (B  u  V  n  E  s 

que  de  faire  des  libelles  contre  les  mî- 
niftres  de  Genève.  Loin  de  penfer  à  me 
renvoyer  chez  moi  il  profita  du  defir 
que  j'avois  de  m'en  éloigner  ,  pour  me 
mettre  hors  d'e'tat  d'y  retourner,  quand 
rrjême  il  m'en  prendroit  envie.  Il  y  avoit 
tout  à  parier  qu'il  m'envoyolt  pe'rir  de 
mifere  ou  devenir  un  vaurien.  Ce  n'é- 
toit  point-là  ce  qu'il  voyoit.  Il  voyoît 
une  ame  ctée  à  l'he'réiie  &  rendue  à 
rEglife.  Honnête  homme  ou  vaurien  , 
qu'importoit  cela  pourvu  que  j'allafle  à 
la  meflTe  ?  Il  ne  faut  pas  croire  ,  au  refte, 
que  cette  façon  de  penfer  foit  parti- 
culière aux  catholiques  \  elle  eft^  celle 
de  toute  religion  dogmatique  oii  l'on 
fait  l'eflentiel ,  non  de  faire  ,  mais  de 
croire. 

Dieu  vous  appelle  ,  me  dit  M.  de 
Tontverre,  Allez  à  Annecy  ;  vous  y 
trouverez  une  bonne  dame  bien  chari- 
table, que  les  bienfaits  du  Pvoi  mettent 
en  état  de  retirer  d'autres  âmes  de  l'er- 
reur dont  elle  eft  fortie  elle-même.  II 
s'agiiïbit  de  madame  de  ff^arens ,  nou- 
velle convertie ,  que  les  prêtres  forçoient 
en  effet  de  partager  avec  la  canaille  qui 
venoit  vendre  4  foi,  une  penfion  de 
4eux  mille  francs  que  lui  donnoit  le  roi 


Diverses,  8p 

de  Saf daigne.  Je  me  fentois  fort  hu- 
milié d'avoir  befoin  d'une  bonne  dame 
bien  charitable.  J'aim.ois  fort  qu'on  me 
donnât  mon  néceiïaire  ,  mais  non  pas 
qu'on  me  fit  la  charité,  &  une  décote 
n'étoit  pas  pour  moi  fort  attirante,  tou- 
tefoispreffé  par  M.  de  Pontverre,  par  la 
faim  qui  me  talonnolt  ',  bien  aife  auPu  de 
faire  un  voyage  &  d'avoir  un  but  ,  je 
prends  m.on  parti ,  quoiquavec  peine, 
&  je  pars  pour  Annecy,  j'ypouvois  être 
aifément  en  un  jour  ;  mais  je  ne  me  prel- 
fois  pas  ,  j'en  mis  trois.  Je  ne  voyoiS 
pas  un  château  à  droite  ou  à  gauche  , 
fans  aller  chercher  l'avanture  que  j'étois 
fur  qui  m'y  attendoit.  Je  n'ofois  entrer 
dans  le  château  ,  ni  heurter  ;  car  j'étois 
fort  timide.  Mais  je  chantois  fous  la 
fenêtre  qui  avoit  le  plus  d'apparence  , 
fort  furpris  ,  après  m'être  long-tems 
époumonnéjdenevoirparo'.trenidames 
ni  demoirelles  qu'attirât  la  beauté  de 
ma  voix,  ou  le  (el  de  mes  chanfons; 
vu  que  j'en  favois  d'admirables  que  mes 
camarades  m'avoit-nt  a;:priies  ,  &:  que  je 
chantois  admirablement. 

J'arrive  enfin  ;  je  vois  madame 
de  JVarens.  Cette  époque  de  ma  vie 
a   décidé   de    mon   caractère  \    je    ne 


$0  (E   u  y  R   X  s 

puis  me  refondre  à  la  paffer  légère- 
ment. J'étols  au  milieu  de  ma  fei- 
zieme  année.  Sans  être  ce  qu'on  ap- 
pelle un  beau  garçon  ,  j'étois  bien  pris 
dans  ma  petite  taille  ;  j'avois  un  joli 
pied,  la  jambe  fine,  l'air  dégagé,  la 
phyfionomie  animée  ,  la  bouche  mi- 
gnone,  les  fourcils  &  les  cheveux  noirs, 
les  yeux  petits  &  même  enfoncés  ,  mais 
qui  lançoientavec  force  le  feu  dont  mon 
fàng  étoit  cmbrâfé.  Maîheureufement  je 
ne  favois  rien  de  tout  cela  ,  &  de  ma 
vie  il  ne  m'ef):  arrivé  de  fonger  à  ma 
figure  ,  que  lorfqu'il  n'étoit  plus  rems 
d'en  tirer  parti.  Ainfî  j'avois  avec  la 
timidité  de  mon  âge  celle  d'un  naturel 
très- aimant,  toujours  troublé  par  la 
crainte  de  déplaire.  D'ailleurs,  quoique 
j'eufTe  l'efprit  affez  orné,  n'ayant  jamais 
vu  le  monde  je  manquois  totalement  de 
manières  ;  &  mes  connoiflances  loin  d'y 
fuppléer,  ne  fervoient  qu'à  m'intimider 
davantage,  en  me  faifant  fentir  combien 
j'en  manquois. 

Craignant  donc  que  mon  abord  ne 
prévînt  pas  en  m.a  faveur,  je  pris  autre- 
ment mes  avantages ,  &  je  fis  une  belle 
lettre  en  ftyle  d'orateur,  où,  coufant 
des  phrafes  des  livres  avec  des  locu- 


tîons  d'apprentif  ,  je  déployois  toute 
mon  éloquence  pour  capter  la  bienveil- 
lance de  madame  de  W arens.  J'enfer- 
mai la  lettre  de  M.  de  Pontverre  dans 
la  mienne  ,  &  je  partis  pour  cette  ter- 
rible audience.  Je  ne  trouvai  point  ma- 
dame de  Jf^arens  ;  on  me  dit  qu'elle 
venoit  de  fortir  pour  aller  à  l'Eglife. 
C'étoit  le  jour  des  Rameaux  de  l'année 
1728.  Je  cours   pour  la  fuivre  :  je  la 

vois,  je  l'atteins,  je  lui  parle je 

dois  me  fouvenir  du  lieu  ;  je  l'ai  fou- 
vent  depuis  mouillé  de  mes  larmes  & 
couvert  de  mes  baifers.  Que  ne  puis- 
je  entourer  d'un  baluftre  d'or  cette  heu* 
reufe  place  !  que  n'y  puis-je  attirer  les 
hommages  de  toute  la  terre!  Quiconque 
aime  à  honorer  les  monumens  du  falut 
des  hommes  n'en  devroit  approcher  qu'à 
genoux. 

C'étoit  un  pafTage  derrière  fa  mai- 
fon  ,  entre  un  ruifleau  à  main  droite 
qui  la  féparoit  du  jardin ,  &  le  mur  de 
la  cour  à  gauche  ,  conduifant  par  une 
fauffe  porte  à  l'églife  des  Cordeliers, 
Prête  à  entrer  dans  cette  porte,  madame 
de  W^arens  fe  retourne  à  ma  voix.  Que 
devins-je  à  cette  vue  !  Je  m'étois  figuré 
une  vieille  dévote  bien  réchignée  :  U 


^2  (E  u   r  R   E  S 

bonne  dame  de   M.    de   Pontverre  ne 
pouvoit  être  autre  chofe  à  mon  avis. 
Je  vois  un  vifage  pe'tri  de  grâces ,  de 
beaux  yeux  bleus  pleins  de  douceur, 
un  teint  éblouiiïànt ,  le  contour  d'une 
gorge  enchantcreile.  Pvien  n'échappa  au 
rapide  coup  d'oeil  du  jeune  prolélyte;' 
car   je   devins   à   l'inftant   le  fien  ;  fur 
qu'une  religion  préchée  par  de  tels  mif- 
fionnaires  ne  pouvoit  manquer  de  me- 
ner en  paradis.  Elle  prend  en  fouriant 
la  lettre  que  je  lui  préfente  d'une  main 
tremblante  ,  l'ouvre  ,    jette  un   coup- 
d'oeil  fur  celle  de  M.  de  Pontverre  ,  re- 
vient à  la  mienne  qu'elle  lit  toute  en- 
tière ,  &  qu'elle  eût  relue  encore,  fi  fon 
laquais  ne  l'eût  avertie  qu'il  étoit  tems 
d'entrer.  Eh!  mon  enfant,  me  dit- elle 
d'an  ton  qui  me  fit  trenaillir,  vous  voilà 
courant  le  pays  bien  jeune  ;  c'eft  dom- 
mage, en  vérité.  Puis  fans  attendre  ma 
réponfe  ,   elle  ajouta  :  allez  chez  moi 
m'attendre  ;  dites  qu'on  vous  donne  à 
déjeuner  :    après  la  meffe  j'irai  caufer 
avec  vous. 

Louife-Eléonore  de  IP^arens  étoit 
une  demoifelle  de  la  Tour  de  Pi! ,  noble 
&  ancienne  famille  de  Vevay,  ville  du 
pays  de  Vaud.  Elle  avoit  époufé  fort 


DirEK.SE  s.         p5 

jeune  M,  de  Warens  de  la  maifon  de 
Loys ,  fils  aîné  de  M.  àc  _t^iUardïn  de 
Laufanne.  Ce  mariage,  qui  ne  produifit 
point  d'cnfans ,  n'ayant  pas  trop  réufli  ; 
madame  de  If^arens  ^  poufïée  par  quel- 
que chagrin  domeflique ,  prit  le  tems 
que  le  roi  Victor- Amedée  étcit  à  Evian 
pour  pafTer  le  lac  &  venir  fe  jetter  aux 
pieds  de  ce  Prince  ;  abandonnant  ainfi 
fon.  mari ,  fa  famille  &  fon  pays  ,   par 
une    étourderie    afiez    femblable    à    la 
mienne,  &  qu'elle  a  eu  tout  le  terns  de 
pleurer   aufli.    Le  Roi ,   qui  aimoit  à 
faire   le  zélé  catholique  ,  la  prit  fous 
fa  protedion  ,   lui   donna  une  penfion 
«de  quinze  cents  livres  de  Piémont ,  ce 
qui    étoit    beaucoup    pour    un   Prince 
audi  peu  prodigue ,  &  voyant  que  fur 
cet  accueil  on  l'en  croyoit  amoureux, 
il  l'envoya  à  Annecy,  efçortée  par  un 
détachement  de  {^%  Gardes  ,  oia  ,  fous 
la  direftion  de  Michel  Gabriel  de  Ber- 
nex ,  Evêque  titulaire  de  Genève,  elle 
fit  abjuration  au  Couvent  de  la  Viii- 
tation. 

Il  y  avoit  fix  ans  qu'elle  y  étoitquand 
j'y  vins ,  8c  elle  en  avoit  alors  vingt- 
nuit  ,  étant  née  avec  le  fiecle.  Elle  avoit 
de  ces  beautés  qui  fe  confervent,  parcQ 


^^  (3  u  r  R  E  » 

qu'elles  font  plus  dans  la  phyfîonomie 
que  dans  les  traits;  auflfi  la  fienne  étoiî- 
elle  encore  dans  tout  fon  premier  éclat. 
Elle  avoit  un  air  careflant  &  tendre  , 
un  regard  très-doux ,  un  fourire  angé- 
lique  ,  une  bouche  à  la  mefure  de  la 
mienne  ,  des  cheveux  cendrés  d'une 
beauté  peu  commune,  &  auxquels  elle 
donnoit  un  tour  négligé  qui  la  rendoit 
très-piquante.  Elle  étoit  petite  de  fhture, 
courte  même ,  &  ramalïee  un  peu  dans 
fa  taille,  quoique  fans  difformité.  Mais 
il  étoit  impolTible  de  voir  une  plus  belle 
tête  ,  un  plus  beau  fein,  de  plus  belles 
mains,  &  de  plus  beaux  bras. 

Son  éducation  avoit  été  fort  mêlée. 
Elle  avoit  ainfi  que  moi  perdu  fa  mère 
dès  fa  nalffance,  &  recevant  indifférem- 
ment des  inftrudions  comme  elles  s'é- 
toient  préfentées,  elle  avoit  appris  un 
peu  de  fa  gouvernante,  un  peu  de  fon 
père,  un  peu  de  fes  maîtres,  &  beau- 
coup de  fes  amans;  fur  tout  d'un  M.  de 
Tavel,  qui,  ayant  du  goût  di  des  con- 
noiffances,  en  orna  la  perfonne  qu'il  al- 
moit.  Mais  tant  de  genres  diftérens  fe 
nuifirent  les  uns  aux  autres,  &  le  peu 
d'ordre  qu'elle  y  mit ,  empêcha  que  fes 
diverfes  études  n'étendiffcnc  la  jufteffe 


Diverses.         p^ 

naturelle  de  Ton  erprit.  Ainfi,  quoiqu'elle 
■  eût  quelques  principes  de  philofophie  & 
de  phyfique,  elle  ne  laifla  pas  de  pren- 
dre le  goût  que  Ton  père  avoir  pour  la 
médecine  empyrique,  &  pour  l'alchy- 
mie  ;  elle  faifoit  des  élixirs  ,  des  teintu- 
res ,  des  baumes,  des  magifteres,  elle 
prétendoit  avoir  des  fecrets.  Les  charla- 
tans profitant  de  fa  foibleflTe  s'emparèrent 
d'elle ,  l'obféderent ,  la  ruinèrent,  &  con- 
fumerent  au  milieu  des  fournaux  &  des 
drogues  fon  efprit,  fes  talens  &  fes  char- 
mes ,  dont  elle  eût  pu  faire  les  délices 
des  meilleures  fociétés. 

Mais  fi  de  vils  fiipons  abuferent  de 
ion  éducation  mal  dirigée  pour  obfcur- 
cir  les  lumières  de  fa  raifon,  fi^n  excel- 
lent cœur  fut  à  l'épreuve  &  demeura 
toujours  le  même  :  fon  caraâere  aimant 
&  doux,  fa  fenfibilité  pour  les  malheu- 
reux, fon  inépuifable  bonté,  fon  humeur 
gaie  ,  ouverte  &:  franche  ,  ne  s'altérèrent 
jamais  ;  &  même  aux  approches  de  la 
vieillefTe  ,  dans  le  fein  de  l'indigence  , 
des  maux,  des  calamités  diverfes,  la  fé- 
rénité  de  fa  belle  ame  lui  conferva  jus- 
qu'à la  fin  de  fa  vie  toute  la  gaîtéde  (es 
plus  beaux  jours. 

Ses  erreurs  lui  vinrent  d'ua  fond  d'aci 


p5  Œuvres 

tivité  inépuifable  ,  qui  voulolt  fans  ceHe 
de  l'occupation.  Ce  n'étoicRt  pas  des  in- 
tri"-iies  de  femmes  qu'il  lui  falloir,  c'é- 
toit  des  entreprifes  à  faire  &  à  diriger. 
Elle  étoit  ne'e  pour  les  grandes  affaires. 
A  fa  place  Madame  de  LonguevUle  n'eut 
été  qu'une  tracatliere  ;  à  la  place  de  Ma- 
dame de  LonguevUle  elle  eût  gouverné 
l'Etat.  Ses  talens  ont  été  déplacés,  &  ce 
qui  eût  fait  fa  gloire  dans  une  fituation 
plus  élevée  ,  a  fait  fa  perte  dans  celle  où 
elle  a  vécu.  Dans  les  chofes  qui  étoient 
à  fa  portée    elle  étendoit  toujours  fon 
plan  dans  fa  tête.  &  voyoït  toujours  fon 
objet  en  grand.  Celafaifoit  qu'^employant 
des  moyens  proportionnés  à   fes    vues 
plus  qua  fes  forces,  elle  éciiouoit  par 
la  faute  des  autres ,  &  fon  projet  venant 
à  manquer ,  elle  étoit  ruinée  ou  d'autres 
n'auroient  prefque  rien  perdu.  Ce  goûs 
àQS  affaires  qui  lui  fit  tant  de  maux,  lui 
fit  du    moins  un   grand  bien  dans   fon 
afyle  monaftique  ,  en  l'empêchant  de  s'y 
fixer  pour  le  refte  de  fes  jours  ,  comm.e 
elle  en  étoit  tentée.  La  vie  uniforme  & 
fimple  des  Religieufes,  leur  petit  caille- 
îage  de  parloir  ,   tout  cela   ne  pouvoit 
flatter  un  efpnt  toujours  en  mouvement, 
qui,  formant  chaque  jour  de  nouveaux 
■  fy{lèmes| 


Diverses,  py 

fyftêmes,  avoit  befoin  de  liberté  pour 
s'y  livrer.  Le  bon  Evêqiie  de  Bcrnex  ^ 
avec  moins  d'efprit  que  François  de  Sa- 
les ,  lui  reflembloit  fur  bien  des  points, 
&  Madame  de  Jf^arens  qu'il  appelîoic 
fa  fille,  U  qui  refTembloit  à  Madame  de 
Chantai  fur  beaucoup  d'autres,  eût  pu 
îui  refiTembler  encore  dans  fa  retraite, 
fî  fon  goût  ne  l'eût  détournée  'de  l'oi- 
fiveté  d'un  couvent.  Ce  ne  fut  point 
manque  de  zcle  ,  fi  cette  aimable  fem- 
me ne  fe  livra  pas  aux  menues  pratiques 
de  dévotion  qui  fembloient  convenir  à 
une  nouvelle  convertie,  vivant  fous  la 
direâion  d'un  Prélat.  Quel  queût  été 
le  motif  de  fon  changement  de  religion, 
elle  fut  lincere  dans  celle  qu'elle  avoic 
embraffie.  Elle  a  pu  fe  repentir  d'avoir 
commis  la  faute,  mais  non  pas  defircr 
d'en  revenir.  Elle  n'eft:  pas  feulement 
morte  bonne  catholique  ,  elle  a  vécu 
telle  de  bonne  foi ,  èi  j'ofe  affirmer,  moi 
qui  penfe  avoir  lu  dans  le  fond  de  fon 
ame,  que  c'étoit  uniquement  par  aver- 
fîon  pour  les  fimagrées,  qu'elle  ne  faifoit 
point  en  public  la  dévote.  Elle  avoit  une 
piété  trop  folide  pour  affecter  de  la  dé- 
votion. Mais  ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  d» 
Ire  Punie,  E 


o3  (E  U  V  R   s  s 

in'étendre  fur  fcs  principes  ;  j'aurai  d'au- 
tres occafions  d'en  parler. 

Que  ceux  qui  nient  la  fympathiedes 
âmes  expliquent,   s'ils    peuvent,  com- 
ment de  la  première  entrevue,  du  pre- 
mier mot  ,  du  premier  regard.  Madame 
de  IP^anns  m'infpira  ,  non-feulement  le 
plus  vif  attachement,  mais  une  confian- 
ce parfaite  ,  &   qui  ne  s'eft  jamais  dé- 
mentie. Suppofons  que  ce  que  j'ai  fenti 
pour  elle  fût  véritablement  de  l'amour; 
ce  qui  paroîtra  tout  au  moins  douteux 
à  qui  fuivra   VhiRoire  de  nos  liaifons  ; 
comment  cette  pallion  fut-elle  accom- 
pagnée, dès  fa  naiffance  ,  des  fentimens 
qu'elle  infpire  le  moins  ;  la  paix  du  cœur, 
ie  calme,  la  férénité,  la  fécurité.  l'allu- 
rance  ?   Comment  en  approchant  pour 
la  première  fois  d'une  fem.me  aimable  , 
polie,  éblouiiTante;  d'une   Dame^  d'un 
état  fupérieur  au  mien ,  dont  je  n'avois 
jamais  abordé  la  pareille,  de  celle  dont 
dépendoit  mon  fort  en  quelque  forte  , 
par  l'intérêt  plus  ou  moins  grand  qu'elle 
y  prendroit  ;  comment ,  dis-je  ,  avec  tout 
cela  me  trouvai-jeà  l'indant  aufli  libre, 
audi  à  mon  aifc,  que  fi  j'euHe  été  par- 
faitement fur  de  lui  plaira?   Comment 
îi'cus  -  je  pas  un  moment  d'embarras  , 


de  timidité  ,   de   gêne  ?  Naturellement 
honteux,  décontenancé,  n'ayant  jamais 
vu  le  monde,  comment  pris-je  avec  elle 
du  premier  jour,  du  premier  inftanc  , 
les  manières  faciles,   Je  langage  tendre, 
le  ton  familier  que  j'avois  dix  ans  après, 
lorfque  la  plus  grande  intimité  l'eut  ren- 
du naturel  ?   A-t-on  de  l'amour,  je  ne 
dis  pas  fans  defirs  ,  j'en  avoisj  mais  fans 
inquiétude,  fans  jaloiifie?  Ne  veut -on 
pas  au  moins  apprendre  de  l'objet  qu'on 
aime  fi  l'on  eft  aimé?  C'eft  unequefcion 
qni  ne  m'eft  pas  plus  venue  dans  l'ef- 
prit  de  lui  faire  une  fois  en  m.a  vie 
que  de  me  demander  à  moi-même  fi  ja 
m'aimois,  &  jamais  elle  n'a  été  plus  cu- 
rieufe  avec  moi.  Il  y  eut  certainement 
qi'.elque  chofe  de  fingulier  dans  mes  [qïi- 
tjmens  pour  cette  charmante  femme, & 
l'on  y  trouvera  dans  la    fuite  des  bizar- 
reries auxquelles  on  ne  s'attend  pas. 

Il  fut  queftion  de  ce  que  je  devien- 
drois,  &  pour  en  caufer  plus  à  loifir  , 
elle  me  retint  à  dîner.  Ce  fut  le  premier 
repas  de  ma  vie  où  j'euffe  manqué  d'ap- 
pe'tir,  &  fa  femme-de-chambre  qui  nous 
fervoir,  dit  aufli  que  j'érois  le  premier 
voyageur  de  mon  âge  &  de  mon  étofte 
qu  elle  en  eût  vu  manquer.  Cette  remar- 


■joo  ^  u  r  R  £'  ■s 

nue,  qui  ne  me  nuifit  pas  dans  rerprlt 
de  fa  maitrelTe  ,  tombcit  un  peu  a  plomb 
fur  un  gros  manan  qui  dînoit  avec  nous , 
ti  qui  dévora  lui    tout  feul    un   repas 
honnête  pour  fix  perfonnes.  Pour  moi 
i'étois  dans  un   ravifTement  qui  ne  me 
permettoit  pas  de  manger,  ^lon   cœur 
ie  nourrilToit  d'un  (entiment  tout  nou- 
veau dont  il  occupoit  tout  mon  être  : 
il  ne   me  laiiToit  des  efprits  pour  nulle 
autre  forclion. 

Madame  de  jrarensvo\i\\M  lavoir  les 
détails  de  ma  petite  hiftoire  ;  je  retrou- 
vai pour  la  lui  conter,  tout  1^  tcu  que 
î'avois perdu  chez  mon  maître.  Plus)  in- 
téreflbis  cette  excellente  ame  en  ma  ta. 
veur.  plus  elle  plalgnoit  le  fort  auquel 
î'allois  m'expofer.  Sa  tendre  compaflion 
Je  marquoit  dans  fon  air,  dans  Ton  re- 
gard, dans  fesgeftes.  Ellenofoitmex. 
horter  à  retourner  à  Genève.  Dans   (a 
polition ,  ç'^ut  été   un   crime  de  leze- 
catholicité.  &  elle  n'ignoroit  pas  com^ 
K-en  elleétoit  furveillée,  &  combien  les 
difcours  étoient  peles.  Mais  elle  me  par- 
îoitd'un  ton  fi  touchant  de  lam;aion 
de  mon  père,  qu'on  voyou  bien  qu  elle 
eue  approuve  que  j'allalTe  le  confolcr. 
I^llç  ne  lavolt  pas  combien  fans  y  longée 


Diverses,  îOi 

elle  plaidoit  contre  elle-même.  Outre 
que  ma  réfolution  étoit  prife  comme  Je 
crois  l'avoir  dit  ;  plus  je  la  trouvois  élo- 
quente perfuafive,  plus  fes  difcours  m'ai- 
lolent  au  cœur,  &  moins  je  pouvoisme 
refondre  à  me  détaeher  d'elle.  Je  fentois 
que  retourner  à  Genève  étoit  mettre  en- 
tr'elle  &  moi  une  barrière  prefque  infur- 
montable ,  à  moins  de  revenir  à  la  dé- 
marche que  j'avois  faite,  &  à  laquelle 
mieux  valoit  me  tenir  tout  d'un  coup. 
Je  m'y  tins  donc.  Madame  de  Jfarens 
voyant  fes  efforts  inutiles  ne  les  poufla 
pas  jufqu'à  fe  compromettre,  mais  elle 
me  dit  avec  un  regard  de  commifération. 
Pauvre  petit ,  tu  dois  aller  o\x  Dieu  t'ap- 
pelle j  mais  quand  tu  feras  grand  tu  te 
fouviendras  de  moi.  Je  crois  qu'elle  ne 
penfoit  pas  elle-même  que  cette  prédic-/* 
tion  s'accompliroit  fi  cruellement. 

La  difficulté  reftoit  toute  entière. 
Comment  fubfifter  fi  jeune  hors  de  mon 
pays?  A.  peine  à  la  moitié- de  mon  ap- 
prentidi^e  .  j'étols  bien  loin  de  favoic 
mon  métier.  Quand  je  l'aurois  fu,  je 
n'en  aurois  pu  vivre  en  Savoie,  pays 
trop  pauvre  pour  avoir  des  arts.  Le  ma- 
nan  qui  dînoit  pour  nous,  forcé  de  faire 
une  paufe  pour  repofer  fa  mâchoire,  ou- 

E  iij 


102  (E  V   V   n  M  S 

vrit  un  avis  qu'il  difoit  venir  du  ciel, 
&  qui ,  à   juger   par  les  fuites  ,  venoic 
plutôt  du  côté  contraire.  Cctoit  que i'al- 
lafle  à  Turin,  o\x ,  dans  un  Hofpice  éta- 
bli pour  l'inftruaion  des  cathécumenes  , 
j'aurois,  dit-il.  la  vie  temporelle  &  fpi- 
rituelle  ,  jufqu'à  ce  qu'entré  dans  le  feiri 
de  TEglife,  je   trouvaOe  par  la  charité 
des  bonnes  âmes  une  place  qui  me  con- 
vînt. A  l'égard  des  frais  du  voyage  ,  con- 
tinua mon  homme  ,  fa  Grandeur  Mon- 
feigneur  TEvêque  ne  manquera  pas  ,  fi 
Madame  lui  propofe  cette fainte  œuvre, 
de  vouloir  charitablement  y  pourvoir ,  & 
Madame  la  Baronne  qui  eft  fi  charitable, 
dit-  il  en  s'inclinant  fur  fon  afllette  ,  s'em- 
preflera  fûrement  d'y    contribuer  aulli. 
Je  trouvois   toutes  ces  charités  bien 
dures;  javois  le  coeur  ferré,  je  nedifois 
rien  ,  &  Madame  de  JFarens  ,  fans  faifir 
ce  projet  avec  autant  d'ardeur  qu'il  étoit 
offert ,  fe  contenta  de  répondre  que  cha- 
cun devoit  contribuer  au  bien  félon  (on 
pouvoir  ,  &  qu'elle  en  parleroit  àMon- 
feigneur  :    mais  mon  diable  d'homme , 
quf  craignit  qu'elle  n'en  parla:  pas  à  fon 
gré  ,  &  qui  avoir  fon  petit  intérêt  dans 
cette  affaire  ,  courut  prévenir  les  aumô- 
niers, &  emboucha  fi  bien  les  bons  prc- 


JJ    I    F    E    R    s    £    s.  103 

très,  que  quand  Madame  de  Tf^arens , 
qui  craignoit  pour  moi  ce  voyage ,  en 
voulut  parler  à  l'Evêque ,  elie  trouva 
que  c'étoit  une  affaire  arrangée,  &  il  lui 
remit  à  l'inftant  l'argent  defliné  pour 
mon  petit  viatique.  Elle  n'ofa  inlîiler 
pour  me  faire  refier  :  j'approchois  d'un 
âge  où  une  femme  du  fien  ne  pouvoir 
décemment  vouloir  retenir  un  jeune 
homme  auprès  d'elle. 

Mon  voyage  étant  ainfi  réglé  par  ceux 
q-ji  prcnoient  foin  de  moi ,  il  fallut  bien 
me  foumettre,  &:  c'ell  même  ce  que  je 
fis  fans  beaucoup  de  répugnance.  Quoi- 
que Turin  fût  plus  loin  que  Genève  , 
je  jugeai  qu'étant  la  capitale,  elie  avoit 
avec  Annecy  des  relations  plus  étroites 
qu'une  ville  étrangère  d'état  &  de  reli- 
gion ,  &  puis  ,  partantpour  obéir  à  Ma- 
dame de  Warens,  je  me  regardois  comme 
vivant  toujours  fous  fa  diredion;  c'étoit 
plus  que  vivre  à  fon  voifînage.  Enfin 
l'idée  d'un  grand  voyage  flattoit  ma  ma- 
nie ambulante,  qui  déjà  commençoit  à 
fe  déclarer.  Il  me  paroifloit  beau  de  paf- 
fer  les  monts  à  mon  âge  ,  &  de  rn'élever 
au  deffus  de  mes  camarades  de  toute  la 
hauteur  des  alpes.  Voir  du  pays  efl  un 
appât   auquel   un    Genevois    ne   réfiflc 

JE  iv 


«04-  (E    V    V   R   £   s 

guères:  je  donnai  donc  mon  confente- 
nient.Mon  manan  devoit  partir  dansdeux 
jours  avec  fa  femme.  Je  leur  fus  confié 
&  recommandé.  Ma  bourfe  leur  fut  re- 
jnife  renforcée  par  Madame  de  JVarens  ^ 
qui  de  plus  me  donna  fecrétement  un 
petit  pécule  auquel  elle  joignit  d'amples 
jnftruaions,&  nous  partîmes  le  Mercre- 
di Saint. 

Le  lendemain  de  mon  départ  d'An- 
necy, mon  père  y  arriva  courant  a  ma 
plfte  avec  un  M.  Rivai  fon  ami,  hor- 
loger comme  lui,  homme  d'efprit,  bel- 
efprit  même ,  qui  faifoit  des  vers  mieux 
que  la  Motte  ,  &  parloit  prefque  aulli 
bien  que  lui;  de  plus,  parfaitement  hon- 
nête homme,  mais  dont  la  littérature 
déplacée  n'aboutit  qu'à  faire  un  de  fes 
fils  comédien. 

Ces  Meilleurs  virent  Madame  de  IFû.- 
rens  ,  &  fe  contentèrent  de  pleurer  mon 
fort  avec  elle,  au  lieu  de  me  fuivre  & 
de  m'atteindre  ,  comme  ils  l'auroient  pu 
facilement ,  étant  à  cheval  &  iiioi  à  pied. 
La  même  chofe  étoit  arrivée  à  mon  on- 
cle Bernard.  Il  étoit  venu  à  Confignon  , 
Sddelà  fâchant  que  j'étois  à   Annecy, 
il  s'en  retourna  à  Genève.   Il  fembloit 
que  mes  proches  confpiraflent  avec  mon 


Diverses.        iq;* 

éîôlle  ,  pour  me  livrer  au  deftin  qui 
m'atcendoir.  Mon  frère  s'étoic  perdu  par 
une  femblable  négligence  ,&  (i  bien  per- 
du ,  qu'on  n'a  jamais  fu  ce  qu'il  étoic 
devenu. 

Mon  père  n'étoit  pas  feulement  un 
homme  d'honneur  ;  c  étoit  un  homme 
d'une  probicé^ïire  &  il  avoit  une  de  ces 
âmes  fortes  qui  font  les  grandes  vertus. 
De  plus  ,  il  étoit  bon  père,  fur -tout 
pour  moi.  Il  m'aimoittrès-têndrement, 
miis  il  aimoit  aulTi  (qs  plaifirs,  &  d'au- 
tres goûts  avoient  un  peu  attiédi  i'aftec- 
tlon  paternelle  depuis  que  je  vivois  loin 
de  lui.  Il  s'étoit  remarié  à  Nion  ,  &: 
quoique  fa  femme  ne  fût  plus  en  âge  de 
me  donner  <iQ.s  frères,  elle  avoit  des 
parens  :  cela  (aifoit  une  autre  famille  , 
d'autres  objets  ,  un  nouveau  ménage  ^ 
qui  ne  rappelloit  plus  fi  fouvent  mon 
fouvenir.  Mon  père  vieiliifïoit  oc  n'avoit 
aucun  bien  pour  foutenir  fa  vieilleffe. 
Nous  avions  mon  frère  &  moi  quelque 
bien  de  ma  mère  dont  le  revenu  devoit 
appartenir  à  mon  père  durant  notre  éîoi- 
gnement.  Cette  idée  ne  s'oiTroit  pas  à 
lui  diredement  &  ne  l'empéchoit  pis  de 
faire  fon  devoir  ,  mais  elle  agifibit  four- 
dement  fans  c^u'il  s'en  appercût  lui-raê- 

Ev 


îo6  (E  u  r  R  £  s 

me,  &  ralentiflblt  quelquefois  Ton  zète 
qu'il  eût  pouilé  plus  loin  fans  cela.  Voi- 
là ,  je  crois,  pourquoi,  venu  d'abord  à 
Annecy  fur  mes  traces,  il  ne  me  fuivit 
pas  julqu'à  Chamberi  où  il  étoit  mora- 
lement fur  de  m'atteindre.  Voilà  pour- 
quoi encore  l'étant  allé  voir  fouvent  de- 
puis ma  fuite  ,  je  reçus  toujours  de  lui 
des  carefles  de  père  ,  mais  fans  grands 
efforts  pour  me  retenir. 

Cette  conduite  d'un  père  dont  j'ai  fi 
bien  connu  la  tendrelîe  &  la  vertu  ,  m'a 
fait  faire  des  réflexions  fur  moi-même, 
qui  n'ont  pas  peu  contribué  à  me  mainte- 
nir le  cœur  fain.  J'en  ai  tiré  cette  gran- 
de maxime  de  morale  ,  la  feule  peut-être 
d'ufage  dans  la  pratique  ,  d*éviter  les  (ï- 
luations  qui  mettent  nos  devoirs  en  op- 
pofition  avec  nos  intérêts ,  ^  qui  nous 
montrent  notre  bien  dans  le  mal  d'au- 
trui  :  fur  que  dans  de  telles  fituations  , 
quelque  fîncere  amour  de  la  vertu  qu'on 
y  porte ,  on  foibiit  tôt  ou  tard  fans  s'en 
appcrcevoir  ,  &  l'on  devient  injufte  &: 
méchant  dans  le  fait ,  fans  avoir  ceflé 
d'être  jufte  &  bon  dans  l'ame.^ 

Cette  maxime  fortement  imprimée 
au  fond  de  mon  cœur  &  mife  en  prati- 
que ,  quoiqu'un  peu  tard ,  dans  toute  ma 


DiruRSÊst  Î07 

conduite,  efi:  une  de  celies  qui  m'ont 
donné  l'air  le  plus  bizarre  &  le  plus  fou 
dans  le  public  ,  &  fur- tout  parmi  nics 
connoiflances.  On  m'a  imputé  de  vou- 
loir être  original  &  taire  autrement 
que  les  autres.  En  vérité  je  ne  fongeois 
gueres  à  faire  ni  comme  les  autres  ni 
autrement  qu'eux.  Je  décrois  fincere- 
ment  de  faire  ce  qui  étoit  bien.  Je  m.s 
dérobois  de  toute  ma  force  à  des  (itua- 
tions  qui  me  donnalTent  un  intérêt  con- 
traire à  l'intérêt  d'un  autre  homme,  & 
par  conféquent  un  defir  fecret  quoiqu'ia- 
volontaire  du  mal  de  cet  hommie-Ià. 

Il  y  a  deux  ans  que  Milord  Maréchal 
me  voulut  mettre  dans  fon  teflament. 
Je  m'y  oppofai  de  toute  ma  force.  Je 
lui  marquai  que  je  ne  voudrois  pour  rien 
au  monde  me  (avoir  dans  le  tef!:ament 
de  qui  que  ce  fut,  &  beaucoup  mioins 
dans  le  lien.  Il  fe  rendit;  maintenant  il 
veut  me  faire  une  penfion  viagère,  &: 
je  ne  m'y  oppofe  pas.  On  dira  que  je 
trouve  mon  compte  à  ce  changement  : 
cela  peut  être.  Mais  ô  mon  bienfaiLeur 
&  mon  père  ,  fi  j'ai  le  malheur  de  vous 
furvivre  je  fais  qu'en  vous  perdant  j'ai 
tout  à  perdre,  &  que  je  n'ai  rien  à  ga- 
gner. 

E  vj 


.lOS  (E    U    V  R    E    s 

C'ed-là  ,  félon  moi,  la  bonne  phi- 
lofophie  ,  la  feule  vraiment  aflortie  au 
cœur  humain.  Je  me  pénètre  chaque 
jour  davantage  de  fa  profonde  folidité  , 
&  je  l'ai  retournée  de  différentes  maniè- 
res dans  tous  mes  derniers  écrits  ;  mais 
le  public  qui  eft  frivole  ne  l'y  a  pas  lu 
remarquer.  Si  je  furvis  allez  à  cette  en- 
ireprife  confommée  pour  en  reprendre 
une  autre  ,  je  me  propofe  de  donner 
dans  la  fuite  de  l'Emile  un  exemple  fi 
charmant  &  fi  frappant  de  cette  même 
maxime  que  mon  ledeur  foit  forcé  d'y 
faire  attention.  Mais  c'efl  allez  de  ré- 
flexions pour  un  voyageur  \  il  eft  tems 
de  reprendre  ma  route. 

Je  la  fis  plus  agréablement  que  je 
n'aurois  dû  m'y  attendre ,  &  mon  ma- 
nan  ne  fut  pas  fi  bourru  qu'il  en  avoit 
l'air.  C'ctoit  un  homme  entre  deux  âges, 
portant  en  queue  fes  cheveux  noirs  gri- 
fonnans  ;  l'air  grenadier,  la  voix  for- 
te ,  aflez  gai ,  m'archant  bien ,  mangeant 
mieux,  &  quifaifoit  toute  forte  de  me'- 
tiers  faute  c'en  favoir  aucun.  Il  avoit 
propofé,  je  crois,  d'établir  à  Annecy, 
je  ne  fais  quelle  manufadure.  Madame 
de  Warem  n'avoit  pas  manqué  de  don- 
ner dans  le  projet,  &  g'étoit  pour  tâ-^ 


Diri:RS£S,  îOp- 

cher  de  le  faire  agréer  au  Miniftre  ,  qu'il 
faifoit ,  bien  défrayé ,  le  voyage  de  Tu- 
rin. Notre  homme  avoir  le  talent  d'in- 
triguer en  fe  fourrant  toujours  avec  les 
prêtres,  &,  faifant  TemprelTé  pour  les 
fervir,  il  avoit  pris  à  leur  école  un  cer- 
tain jargon  dévot  dont  il  ufoit  lans  cef- 
fe  ,  fe  piquant  d'être  un.  grand  prédica- 
teur. Il  favoit  même  un  paflage  latin  de 
la  bible  ,  &  s'étoit  comme  s'il  en  avoit 
fu  mille  ,  parce  qu'il  le  répétoit  mille 
fois  le  jour.  Du  refte,  manquant  rare- 
ment d'argent  quand  il  en  favoit  dans  la 
bourfe  des  autres.  Plus  adroit  pourtant 
que  fripon  ,  &  qui  débitant  d'un  ton  de 
racoleur  (qs  capucinades ,  reflembloit  à 
l'hermite  Pierre ,  prêchant  la  croifads 
le  fabre  au  côté. 

Pour  Madame  Sabrari  fon  époufe  , 
c'étoit  une  aflez  bonne  femme  ,  plus 
tranquille  le  jour  que  la  nuir.  Comme 
je  couchois  toujours  dans  leur  cham- 
bre ,  fes  bruyantes  infomnies  m'éveil- 
loient  fouvent  ,  &  m'auroient  éveillé 
bien  davantage  fi  j'en  avois  compris  le 
fujet.  Mais  je  ne  m'en  doutois  pas  mê- 
me, &  j'étois  fur  ce  chapitre  d'une  bc- 
tife  qui  a  laifle  à  la  feule  nature  tout  le 
foin  de  mon  inftrudion. 


110  (E   u  y   R   E   % 

Je  m'acheminols  gaîment  avec  mon 
dévot  guide  &  fa  femillante  compagne. 
Nul  accident  ne  troubla  mon  voyage  ; 
j'e'tols  dans  la  plus  heureufe  fituation  de 
corps  &  d'efprit  où  j'aye  été  de  mes 
jours.  Jeune,  vigoureux,  plein  de  fan- 
té,  de  fccurité  ,  de  confiance  en  moi  & 
aux  autres ,  j'étois  dans  ce  court  mais 
précieux  moment  de  la  vie  où  fa  pléni- 
ritude  expanfive  étend  pour  ainfi-dire 
notre  être  par  toutes  nos  fenfations ,  & 
embellit  à  nos  yeux  la  nature  entière 
du  charme  de  notre  exiftence.  Ma  dou- 
ce inquiétude  avoit  un  objet  qui  la  ren- 
doit  moins  errante  &:  fixoit  mon  imagi- 
nation. Je  me  regardois  comme  l'ou- 
vrage ,  l'élevé,  l'ami ,^  prefque  l'amant 
de  Madame  de  Jf'arens.  Les  chofes  obli- 
geantes qu'elles  m'avoit  dites ,  les  pe- 
tites carefTes  qu'elles  m'avoit  faites,  l'in- 
térêt fi  tendre  qu'elle  avoit  paru  pren- 
dre à  moi ,  (qs  regards  charmans  qui  me 
fem.bloient  pleins  d'amour  psrce  qu'ils 
m'en  infpiroient  :  tout  cela  nourriflbit 
mes  idées  durant  la  marche ,  ôc  me  fai- 
foit  rêver  délicieufement.  Nulle  crainte, 
nul  doute  fur  mon  fort  ne  troubloit  ces 
rêveries.  M'envoyer  à  Turin  c'étoit  , 
fclon  moi,  s'engager  à  m'y  faire  vivre. 


Diverses,  m 

à  m'y  placer  convenablement.  Je  n'a- 
vois  plus  de  fouci  fur  moi-même  ;  d'au- 
tres s'étoient  chargés  de  ce  foin.  Ainfi 
je  marchois  légèrement  allégé  de  ce 
poids  ;  les  jeunes  defirs  ,  Telpoir  en- 
chanteur, les  brillants  projets  remplif- 
foient  mon  ame.  Tous  les  objets  que  je 
voyois  me  fembloient  les  garans  de  ma 
prochaine  félicité.  Dans  les  maifons  j'i- 
maginois  des  feftins  ruftiques  ,  dans  les 
prés  de  folâtres  jeux,  le  long  des  eaux, 
les  bains,  des  promenades,  la  pèche, 
fur  les  arbres  des  fruits  délicieux,  fous 
leur  ombre  de  voluptueux  téte-à-têtes , 
fur  les  montagnes  des  cuves  de  lait  & 
de  crème,  une  oifîveté  charmante,  la 
paix,  la  (implicite,  le  plaiiîr  d'aiîer  fans 
favoir  où.  Enfin  rien  ne  frappoit  mes 
yeux  fans  porter  à  mon  cœur  quelque 
attrait  de  jouiffance.  La  grandeur  ,  la 
variété  ,  la  beauté  réelle  du  fpeclacle 
rendoit  cet  attrait  digne  de  la  raifon  ;  la 
vanité  même  y  mêloit  fa  pointe.  Si  jeu- 
ne, aller  en  Italie  ,  avoir  déjà  vu  tant 
de  pays  ,  fuivre  Annibal  à  travers  les 
monts  me  paroifloit  une  gloire  au  defTus 
de  mon  âge.  Joignez  à  tout  cela  des  fta- 
tions  fréquentes  &  bonnes  ,  un  grand 
appétit  &  de  quoi  le  contenter  :  car  ea 


Il2  (S    U    V   R    £    S 

vérité  ce  n'étoit  pas  la  peine  de  m'en 
faire  faute ,  &  fur  le  dîné  de  M.  Sabran 
le  mien  ne  paroifloit  pas. 

Je  ne  me  fouviens  pas  d'avoir  eu  dans 
tout  le  cours  de  ma  vie  d'intervalle  plus 
parfaitement  exempt  de  foucis  &  de  pei- 
ne ,  que  celui  des  fept  ou  huit  jours  que 
nous  mîmes  à  ce  voyage  ;  car  le  pas  de 
Madame  Sabran  fur  lequel  il  filloit  ré- 
gler le  nôtre  n'en  fit  qu'une  longue  pro- 
menade. Ce  fouvenir  m'a  laifl'é  le  goût 
le  plus  vif  pour  tout  ce  qui  s'y  rap- 
porte, fur-tout  pour  les  montagnes  & 
les  voyages  pédeftres.  Je  n'ai  voyagé  à 
pied  que  dans  mes  beaux  jours ,  &  tou- 
jours  avec  délices.  Bientôt  les  devoirs, 
les  affaires ,  un  bagage  à  porter  m'ont 
forcé  de  faire  le  Monlieur,  &  de  pren- 
dre des  voitures,  les  foucis  rongeans, 
les  embarras  ,  la  gène  y  font  montés 
avec  moi,  &  dès-lors  ,  au  lieu  qu'au- 
paravant dans  mes  voyages  je  ne  fentois 
que  le  plaifir  d'aller  ,  je  n'ai  plus  fenti 
que  le  befoin  d'arriver.  J'ai  cherché 
long-temps  à  Paris  deux  camarades  du 
même  goût  que  moi  ,  qui  vouluflent 
coniacrer  chacun  cinquante  louis  de  fa 
bourfe  &  un  an  de  fon  tems  à  faire  en- 
femblc  à  pied  le  tour  de  l'Italie  ,  fans 


autre  équipage  qu'un  garçon  qui  portât 
avec  nous  un  Tac  de  nuit.  Beaucoup  de 
gens  fe  font  préfentés  enchantés  de  ce 
projet  en  apparence  :  mais  au  fond  le 
prenant  tous  .pour  un  pur  cliâteau   en 
Elpagne  dont  on  caufe  en  converfation 
fans  vouloir  l'exécuter  en  effet.   Je  me 
fouviens  que  parlant  avec  paQion  de  ce 
projet  avec  Diderot  &  Grimm  ,  je  leur 
en  donnai  enfin  la  fantaifie.  Je  crus  une 
fois  l'affaire  faite  ;  mais  le  tout  fe  ré- 
duifit  à  vouloir  faire   un  voyage   par 
écrit ,   dans  lequel  Grimm  ne  trouvoit 
rien  de  fi  plaifant  que  de  faire  faire  à 
Diderot  beaucoup  d'impiétés  ,  &  de  me 
faire  fourrer  à  l'inquifition  à  fa  place. 

Mon  regret  d'arriver  fi  vite  à  Turin 
fut  tempéré  par  le  plaifir  de  voir  une 
grande  ville  ,  &  par  l'efpoir  d'y  fan-e 
bientôt  une  figure  digne  de  moi  ;  car 
déjà  les  fumées  de  l'ambition  me  mon- 
toient  à  la  tête  ',  déjà  je  me  regardois 
comme  infiniment  audelTus  de  mon  an- 
cien état  d'apprentif  i  j'étois  bien  loin 
de  prévoir  que  dans  peu  j'allois  être 
fort  audeffous.  . 

Avant  que  d'aller  plus  loin  ie  do^is 
au  ledeur  mon  excufe  ou  ma  juftin- 
cation    tant  fur  les  menus  détails  où 


114  Ouvres 

j.e  viens  d'entrer  que  fur  ceux  où  j'en- 
trerai dans  la  fuite,  &  qui  n'ont  rien 
d'inte'reffant  à  {qs  yeux.  Dans  l'entre- 
prife  que  j'ai  faite  de  me  montrer  tout 
entier  au  public  ,  il  faut  que  rien  de 
moi  ne  lui  refte  obfcur  ou  caché  j  il 
faut  que  je  me  tienne  inceffamment  fous 
ïjs  yeux ,  qu'il  me  fuive  dans  tous  les 
égaremens  de  mon  cceur,  dans  tous  les 
recoins  de  ma  vie  ;  qu'il  ne  me  perde 
pas  de  vue  un  feul  inftant,  de  peur  que 
trouvant  dans  mon  récit  la  moindre  la- 
cune j  le  moindre  vide ,  &  fe  deman- 
dant quVt-il  fait  durant  ce  tems-là  ,  il 
ne  m'accufe  de  n'avoir  pas  voulu  tout 
dire.  Je  donne  afiez  de  prife  à  la  maligni- 
té des  hommes  par  mes  récits  fans  lui 
en  donner  encore  par  mon  fîlence. 

Mon  petit  pécule  étoit  parti  ;  j'avois 
jafé  ,  &  mon  indifcrétion  ne  fut  pas  pour 
mes  conduéteurs  à  pure  perte.  Mada- 
me Sabran  trouva  le  moyen  de  m'ar- 
racher  jufqu'à  un  petit  ruban  glacé  d'ar- 
gent que  Madame  de  Warens  m'avoit 
donné  pour  ma  petite  épée,  &:  que  je  re- 
grettai plus  que  tout  le  refle:  l'épée  même 
eût  refté  dans  leurs  mains  fi  je  m'étois 
moins  ooftiné.  Ils  m'avoient  Hdellement 
défrayé  dans  h  route ,  mais  ils  ne  ma- 


Diverses,  llj" 

voient  rien  laifïé.  J'arrive  à  Turin  fans 
habits,  fans  argent,  fans  linge,  &  laif- 
fant  très-exaétement  à  mon  ieul  mérite 
tout  l'honneur  de  la  fortune  que  j'allois 
faire. 

J'avois  des  lettres ,  je  les  portai,  & 
tout  de  fuite  je  fus  mené  à  î'hofpice  des 
cathécumenes  ,  pour  y  être  InAruit  dans 
la  religion  pour  laquelle  on  me  vendoit 
ma  fubfidance.    En  entrant  je  vis  une 
grolîe  porte  à  barreaux  de  fer,  qui  dès 
que  je  fus  pafié ,  fut  fermée  à  double  tour 
fur  mes  talons.  Ce  début  me  parut  plus 
impofant  qu'agréable  ,  &  commençoit 
à  me  donner  à  penfer ,  quand  on  me  fit 
entrer  dans  une  aflez  grande  pièce.  J'y 
vis  pour  tout  meuble  un  autel  de  bois 
furmonté  d'un  grand  crucifix  au  fond  de 
la  chambre,  U  autour,  quatre  ou  cinq 
chaifes  aulli   de   bois    qui   paroiflbient 
avoir   été  cirées ,   mais  qui  feulement 
étoient  lui  Tantes  à  force  de  s'en  fervir 
Zi  de  les  frotter.   Dans  cette  falle  d'af- 
femblée  étoient  quatre   ou  cinq  affreux 
bandits  ,  mes  camarades  d'inflruftion  , 
&  qui  fembloient  plutôt  des  archers  du 
Diable  que  des  aipirans  à  fe   taire  en- 
fans  de  Dieu.    Deux    de  ces    coquins 
ctoient   à'i%  EfcUvons  qui  fe  difoient 


'tl6  (E    V    V    s    E    s 

Juifs  &  Maures ,  &  qui  comme  ils  me 
l'avouèrent ,  palToient  leur  vie  à  couric 
l'Efpagne  &  llialie,  embraiïant  le  chrif- 
tianifme  &  fe  faifant  baptifer,  par-tout 
où  le  produit  en  valoit  la  peine.  On 
ouvrit  une  autre  porte  de  fer,  qui  par- 
tageoit  en  deux  un  grand  balcon  régnant 
fur  la  cour.  Par  cette  porte  entrèrent 
nos  fceurs  les  cathécumenes,  qui  comme 
moi  s'alloient  régénérer ,  non  par  le  bap- 
tême ,  mais  par  une  folemnelle  abjura- 
tion. C'étoient  bien  les  plus  grandes  fa- 
lopss  &:  les  plus  vilaines  coureufes  qai 
jamais  aient  empuanti  le  bercail  du  fei- 
gneur.  Une  feule  me  parut  jolie  &  allez 
intéreflante.  Elle  étoit  à-peu  près  de  mon 
âge,  peut-être  un  an  ou  deux  de  plus. 
Elle  avoit  des  yeux  fripons  qui  rencon- 
troient  quelquefois  les  miens.  Cela  m'inf- 
pira  quelque  defir  de  faire  connoiilance 
avec  elle  ;  mais  pendant  près  de  deux 
mois  qu'elle  demeura  encore  dans  cette 
maifon  où  elle  étoit  depuis  trois,  il  me 
fut  ablolument  impoffible  de  Taccofter; 
t.mt  elle  étoit  recommandée  à  notre 
vieille  geôlière  &  obfedcc  par  le  faint 
miflionnaire  qui  travailloit  à  fa  conver- 
fion  avec  plus  de  zèle  que  de  diligence. 
Il  falloit  qu'elle  fut  extrêmement  ftu- 


X)  I  r  E  R  s  s  s»         117 

pide;  quoiqu'elle  n'en  eût  pas  l'air;  cac 
jamais  inftrudion  ne  fut  plus  longue. 
Le  faint  homme  ne  la  trouvoit  toujours 
point  en  état  d'abjurer  ;  mais  elle  s'en- 
nuya de  fa  clôture  ,  &  dit  qu'elle  vou- 
loit  (crtir ,  chrétienne  ou  non.  Il  fallut 
la  prendre  au  mot,  tandis  qu'elle  con- 
fentoit  encore  à  l'être ,  de  peur  qu'elle 
ne  fe   mutinât  &  qu'elle  ns  le  voulut 

plus. 

La  petite  communauté  fut  aiîemblee 
en  l'honneur  du  nouveau  venu.  On  nous 
fit  une  courte  exhortation  ,  à  moi  pour 
m'en^ager  à  répondre  à  la  grâce  que 
Dieu'me  faifoit  ,  aux  autres  pour  les 
inviter  à  m'accorder  leurs  prières  &  à 
m'édifier  par  leurs  exemples.  Après  quoi, 
nos  vierges  étant  rentrées  dans  leur  clô- 
ture ,  j'eus  le  tems  de  m'étonner  tout  à 
mon'aife  de  celle  oii  je  me  trouvois. 
,     Le  lendemain  matin  on  nous  aflem- 
bîa  de  nouveau  pour  i'inftrudion  ,  &  ce 
fut  alors  que  je  commençai  à  réfléchie 
pour  la  première  fois  fur  le  pas  que  j'ai- 
lois  faire,  &  fur  les  démarches  qui  m'y 
avoient  entraîné. 

J'ai  dit,  je  répète  ,  &  je  répéterai 
peut-être  une  chofe  dont  je  fuis  tous  les 
jours  plus  pénétré  i  c'eft  que  fi  jamais  en- 


lïS  Œuvres 

fant  reçut  une  éducation  raifonnable  &: 
faine ,  c'a  été  moi.  Né  dans  une  famille 
que  fes  mœurs  diftinguoient  du  peuple, 
je  n'avois  reçu  que  des  leçons  de  fagefïe 
&;  dQS  exemples  d'honneur  de  tous  mes 
parens.  Mon  père ,  quoique  homme  de 
plaifir,  avoit  non-feulement  une  probité 
fûre,  mais  beaucoup  de  religion.  Ga- 
lant homme  dans  le  monde  &:  chré- 
tien dans  l'intérieur,  il  m'avoit  infpiré 
de  bonne  heure  les  fentimens  dont  il 
étoit  pénétré.  De  mes  trois  tantes,  tou- 
tes fages  &  vertueufes,  \e^  deux  aînées 
étoient  dévotes,  &  la  troiiieme,  fille  à 
la  fois  pleine  de  grâces,  d'efprit  &  de 
fens,  l'étoit  peut-être  encore  plus  qu'el- 
les, quoiqu'avec  moins  d'oftentation.  Du 
fein  de  cette  eflimable  famiile  je  paflai 
chez  M.  Lambercier,  qui,  bien  qu'homme 
d'églife  &  prédicateur,  étoit  croyant  en 
dedans,  &;  faifoit  prefque  au(îi  bien  qu'il 
difoit.  Sa  foeur  &  lui  cultivèrent  par  des 
inftruftions  douces  &  judicieufes  les  prin- 
cipes de  piété  qu'ils  trouvèrent  dans  mon 
cœur.  Ces  dignes  gens  employèrent  pour 
cela  des  moyens  fî  vrais,  fi  difcrets,  fi 
raifonnables ,  que  loin  de  m'ennuyer  au 
fermon,  je  n'en  fortois  jamais  fans  être 
intérieurement  touché  &  fans  faire  àQ% 


Diverses,  iip 

rcfolutions  de  bien  vivre  auxquelles  je 
manquois  rarement  en  y  penfant.  Chez 
matante  ^er/z^r^' la  dévotion  m'ennuyoit 
un  peu  plus  ,  parce  qu'elle  en  faifoit  un 
métier.  Chez  mon  maître  je  n'y  penfois 
plus  gueres,  fans  pourtant  penfsr  diffé- 
remment. Je  ne  trouvai  point  de  jeunes 
gens  qui  me  pervertiflent.  Je  devins  po- 
liiïop,  mais  non  libertin. 

J'avois  donc  de  la  religion  tout  ce 
qu'un  enfant  à  l'âge  oii  j'étois  en  pou- 
voit  avoir.  J'en  avois  mcme  davantage, 
car  pourquoi  déguifer  ici  ma  penfée  ? 
Mon  enfance  ne  fut  point  d'un  enfant. 
Je  fentis  ,  je  pendii  toujours  en  homme. 
Ce  n'efl:  qu'en  grandifiant  que  je  fuis 
rentré  dans  la  claiïe  ordinaire  ,  en  naiC- 
fant  j'en  étois  forti.  L'on  rira  de  me 
voir  me  donner  modeftement  pour  un 
prodige.  Soit;  mais  quand  on  aura  bien 
ri  ,  qu'on  trouve  un  enfant  qu'à  fix 
ans  les  romans  attachent  ,  interelTent , 
tranfportent  ,  au  point  d'en  pleurer  à 
chaudes  larmes;  alors  je  fentirai  ma  va- 
nité ridicule  ,  &  je  conviendrai  que 
j'ai  tort. 

-  Ainfi  quand  j'ai  dit  qu'il  ne  falloit 
point  parler  aux  en  fans  de  religion  fï 
l'on  voulolt  qu'un  jour  ils  en  eufTent, 


120  (E    U    V    R    E    S 

&  qu'ils  étoient  Incapables  de  connoître 
Dieu,  même  à  notre  manière,  j'ai  tiré 
mon  fentiment  de  mes  obfervations  , 
non  de  ma  propre  expe'rience  :  je  fa- 
vois  qu'elle  ne  concluoit  rien  pour  les 
autres.  Trouvez  des  J.  J.  RouJJeau  à  (ix 
ans  ,  &  parlez  leur  de  Dieu  à  fept,  je 
vous  réponds  que  vous  ne  courez  aucun 
rifque. 

On  fent  ,  je  crois  ,  qu'avoir  de  la 
religion  pour  un  enfant,  &  même  pour 
un  homme ,  ceft  fuivre  celle  où  il  eft 
né.  Quelquefois  on  en  ôte;  rarement  on 
y  ajoute;  la  foi  dogmatique  efl  un  truit 
de  l'éducation.  Outre  ce  principe  com- 
mun qui  m'attachoit  au  culte  de  mes 
pères ,  j'avois  l'averfion  particulière  à 
notre  ville  pour  le  catholicifme ,  qu'on 
nous  donnoit  pour  une  aÔVeufe  idolâ- 
trie ,  &  dont  on  nous  peignoit  le  clergé 
fous  les  plus  noires  couleurs.  Ce  fen- 
timent aVloit  li  loin  chez  moi  qu'au  com- 
mencement je  n'entrevoyois  jamais  le 
dedans  d'une  Eglife,  je  ne  rencontrois 
jamais  un  prêtre  en  furplis,  je  n'enten- 
dois  jamais  la  fonnettc  d'une  procerfion 
fans  un  frémifTement  de  terreur  &'  d'et- 
froi  qui  me  quitta  bientôt  dans  les  vil- 
les, mais  qui  fouvent  m'a  repris  dans 

les 


Diverses.        121 

les  paroinTes  de  campagne  ,  plus  fembla- 
blesà  celles  où  je  l'avois  d'abord  éprouvé. 
Il  efl:  vrai  que  cette  imprefllon  étoitlin- 
guliérement  conftatée  par  le  fouvenir 
des  carefies  que  les  curés  à.QS  environs 
de  Genève  font  volontiers  aux  enfans 
de  la  ville.  En  même-tems  que  la  fon- 
nette  du  viatique  me  faifoit  peur ,  la 
cloche  de  la  melle  &  de  vêpres  me  rap- 
pelloit  un  déjeuner  ,  un  goûter  ,  du 
beurre  frais,  des  fruits,  du  laitage.  L© 
bondinédeM.^e  Po/z^^-eA-r^avoit  produit 
encore  un  grand  effet.  Ainû  je  m'étois 
aifément  étourdi  fur  tout  cela.  N'envi- 
fageant  le  papifme  que  par  fes  liaifons 
avec  les  amufemens  &  la  gourmandife, 
je  m'étois  apprivoifé  fans  peine  avec 
l'idée  d*y  vivre  ;  mais  celle  d'y  entrer 
folemnellement  ne  s'étoit  préfentée  à 
moi  qu'en  fuyant  &  dans  un  avenir  éloi- 
gné. Dans  ce  moment  il  n'y  eut  plus 
moyen  de  prendre  le  change  :  je  vis 
avec  l'horreur  la  plus  vive  l'efpece  d'en- 
gagement que  i'avois  pris  &  fa  fuite  iné- 
vitable. Les  futurs  néophytes  que  j'avois 
autourdemoin'étoient  pas  propres  à  fou- 
tenir  mon  courage  par  leur  exemple, 
&  je  ne  pus  me  diUimuler  que  la  fainte 
œuvre  que  j'allois  faire  n'étoit  au  fond 
lr&  Partie,  F. 


122  (E    U    F    R    £    S 

queTadion  d'un  bandit.  Tout  jeune  en- 
core je  fentis  que  quelque  religion  qui 
fut  la  vraie  j'allois  vendre  la  mienne, 
&  que  ,  quand  même  je  choilirois  bien, 
î'allois  au  tond  de  mon  cœur  mentir  au 
Saint-Efprit  ,  &  mériter  le  mépris  àzs 
hommes.  Plus  j'y  penfois,  plus  je  m'in- 
dignois  contre  moi-même,  &  je  gémif- 
fois  du  fort  qui  m'avoit  amené  là,  com- 
me (i  ee  fort  n'eût  pas  été  mon  ouvrage. 
ÏI  y  eût  des  momens  où  ces  réflexions 
«devinrent  lî  fortes  que  li  j'avois  un  in(^ 
tant  trouvé  la  porte  ouverte,  je  me  fe- 
Tois  certainement  évadé  ;  mais  il  ne 
ine  fut  pas  pouîble  ,  &  cette  réfo- 
îution  ne  tint  pas  non  plus  bien  for- 
tement. 

Trop  de  delîrs  fecrets  la  com.bat- 
toient  pour  ne  la  pas  vaincre.  D'ailleurs 
l'obdination  du  deffein  form.é  de  ne  pas 
retourner  à  Genève  ;  la  honte  ,  la  diffi- 
culté même  de  repafler  les  monts;  l'em* 
barras  de  miC  voir  loin  de  mon  pays 
fans  amis,  fans  relTources  ;  tout  cela  con- 
couroit  à  me  faire  regarder  comme  ua 
repentir  tardif  les  remords  de  ma  conf- 
çience;  j'affeélois  de  me  reprocher  ce 
que  j'avois  fait  ,  pour  excu(er  ce  que 
fallois  faire.  En  aggravant  les  torts  da 


Diverses»  125 

pafTé  j  fen  regardois  l'avenir  comme  une 
fuite  nécefïaire.  Je  ne  medifois  pas  ;  rien 
n'eft  fait  encore  &  tu  peux  être  inno- 
cent fi  tu  veux  :  mais  je  me  difois  : 
gémis  du  crime  dont  tu  t'es  rendu  cou- 
pable, &  que  tu  t'eft  mis  dans  la  nécellité 
d'achever. 

En  effet ,  quelle  rare  force  d'ame  ne 
me  faîloit-il  pointa  mon  âge  ,  pour  ré- 
voquer tout  ce  que  jufques-là  j'avois  pu 
promettre  ou  laifl'er  efpérer ,  pour  rom- 
pre les  chaînes  que  je  m'étois  données, 
pour  déclarer  avec  intrépidité  que  je 
voulois  refter  dans  la  religion  de  mes 
pères,  au  rifque  de  tout  ce  qui  en  pou- 
voit  arriver?  Cette  vigueur  n'ét  jit  pas 
de  mon  âge ,  &  il  eft  peu  probable  qu'elle 
eût  eu  un  heureux  fucccs.  Les  chofes 
ctoient  trop  avancées  pour  qu'on  vou- 
lût en  avoir  le  démenti  ,  &  plus  ma 
réfiftance  eût  été  grande,  plus  de  ma- 
nière ou  d'autre  ou  fe  iût  fait  une  loi  de 
la  furmonter. 

Le  fophifme  qui  me  perdit  efl:  celui 
de  la  plupart  des  hommes,  qui  fe  plai- 
gnent de  manquer  de  force  quand  il  efl: 
déjà  trop  tard  pour  en  u(er.  La  vertu 
ne  nous  coûte  que  par  notre  faute  ,  &  li 
nous  voulions  ctre  toujours  fages ,  ra- 

Fij 


ï2^  Œuvres 

rement  aurions-nous  beloin  d'être  ver- 
tueux. Mais  Aqs  penchans  taciles  à  fur- 
monter  nous  entraînent  fans  réfiftance  : 
nous  cédons  à  des   tentations   légères 
dont  nous  méprifons  le  danger.  Infenfi- 
blement  nous  tombons  dans  qqs  fitua- 
tions  périlleufes  dont  nous  pouvions  ai- 
lemerit  nous  garantir ,  mais  dont  nous 
ne  pouvons  plus  nous  tirer  (ans  des  ef- 
forts héroïques  qui  nous  effrayent ,  Se 
nous  tombons  eniin  dans  l'abyme  ,  en 
difant  à  Dieu ,    pourquoi  m'as  tu  fait 
îî  foible  ?  Mais  malgré  nous  il  répond 
a  nos    confciences  ;    je   t'ai    fait   trop 
foible   pour   fortir    du  gouifre  ,   parce 
que  je  t'ai  fait  allez  fort  pour  n'y  pas 
çom.ber. 

Je  ne  pris  pas  précifément  la  réfolu- 
tion  de  me  faire  catholique  :  mais  voyant 
le  terme  encore  éloigné,  je  pris  le  tems 
de  m'apprivoifer  à  cette  idée  ,  &  en  at- 
tendant je  me  figurois  quelque  événe- 
ment imprévu  qui  me  tireroit  d'embar- 
ras. Je  réfolus  pour  gagner  du  tems  de 
faire  la  plus   belle  défenfe  qu'il  me  fe- 
roit  podible.  Bientôt  ir.a  vanité  me  dif- 
pcnfa  de  fon,G:er  à  ma  réfolution,  &  dès 
que    je  n'apperçus    que    j'embarralfois 
mieîqiitfois  ceux  qui  vouloient  m'inf-, 


Diverses^  î2f 

truîre ,  il  ne  m'en  fallut  pas  ciavant?4ge 
pour  chercher  à  les  terraiïer  tout-à-fait. 
Je  mis  même  à  cette  entreprife  un  zèle 
bien  ridicule  :  car  tandis  qu'ils  travail- 
loient  fur  moi  je  voulus  travailler  fuc 
eux.  Je  croyois  bonnement  qu'il  ne  fal- 
loitque  les  convaincre,  pour  les  engagée 
à  fc  faire  proteftans. 

Ils  ne  trouvèrent  donc  pas  en  moî 
tout-à-rait  autant  de  facilité  qu'ils  en 
attendoient ,  ni  du  côté  des  lumières  , 
ni  du  côté  de  la  volonté,  h'^^  proteftans 
font  généralement  mieux  inftruits  qutî 
les  catholiques.  Cela  doit  être  :  la  doc- 
trine des  uns  exige  la  difcuflion  ,  celle 
des  autres  la  foumiilion.  Le  catholique 
doit  adopter  la  décifion  qu'on  lui  donne, 
le  proteftant  doit  apprendre  à  fe  déci- 
der. On  favolt  cela  ;  mais  on  n'atten- 
doit  ni  de  mon  état,  ni  de  mon  âge  de 
grandes  difficultés  pour  des  gens  exer- 
cés. D'ailleurs,  je  n'avois  point  fait  en- 
core ma  première  communion  ,  ni  reçu 
les  inftrudions  qui  s'y  rapportent  :  ont 
le  favoit  encore  ;  mais  on  ne  favoit  pas 
qu'en  revanche  j'avois  été  bien  inftruic 
chez  M.  Larnbercier  ;  &  que  de  plus  , 
j  avois  par  devers  moi  un  petit  magafin 
fort  incommode  à  ces  Mefiieurs  dans 

F  ii; 


12$  (E  u  r  R  E  S 

jniifioire  de  l'Eglife  &  de  l'Empire  que 
j'avois  apprife  prefque  par  cœur  chez 
mon  père ,  &  depuis  à  peu  près  oubliée , 
mais  qui  me  revint  ,  à  mefure  que  h 
difpute  s'échaufFoit. 

Un  vieux  prêtre  ,  petit ,  mais  affez 
vénérable,  nous  fit  en  commun  la  pre- 
mière conférence.  Cette  conférence  étoit 
pour  mes  camarades  un  cathéchifme  plu- 
tôt qu'une  controverfe ,  &:  il  avoit  plus 
à  faire  à  les  inftruire  qu'à  réfoudre  leurs 
objedions.    Il  n'en   fut   pas   de   mcme 
avec  moi.  Quand  mon  tour  vint,  je  l'ar- 
rêtai fur  tout,  je  ne  lui  fauvai  pas  une 
d^s  difficultés  que  je  pus  lui  faire.  Cela 
rendit  la  conférence  fort  longue,  &  fort 
ennuyeufe  pour  les  alliflans.  Mon  vieux 
prêtre  parloit  beaucoup  ,   s'échauffoit , 
battoit  la  campagne  ,  ex:  fe  tiroir  d'af- 
faire en  difant  qu'il  n'entendoit  p?s  bien 
le  françois.  Le  lendemain  de  peur  que 
mes  indifcretes  objeftions  ne  fcandali- 
faffent  mes  camarades,  on  me  mit  à  part 
dans  une  autre  chambre  avec  un  autre 
prêtre  plus  jeune,  beau  parleur,  c'eft- 
à  dire  ,   faifeur   de  longues  phr.ifcs   & 
content  de  hii  fi  jamais  doéleur  le  fut. 
Je  ne  me  hifiai  pourtant  pas  trop  fub- 
juguer  ù  fa  mine  impofante,  &  Tentant 


Diverses»  127 

qu'après  tout  fe  faifois  ma  tâche,  je  me 
mis  à  lui  répondre  avec  afTez  d'afiu- 
rance  &  à  le  bourrer  par-ci  par-  là  du 
mieux  que  je  pus.  Il  croyoit  m'afîom- 
mer  avec  Saint  Augufting  Saint  Gré- 
goire &  les  autres  Pères,  &  il  trouvoit 
avec  une  furprife  irscroyâble  que  je  ma- 
riois  tous  ces  Peres-là  prefque  au(li  lé- 
gèrement que  lui  ;  ce  n'éîoit  pas  que  je 
les  eufie  jamais  lus,  ni  lui  peut-être  ;  mais 
j'en  avois  retenu  beaucoup  de  paOages 
tirés  de  mon  le  Sueur;  &  fi- tôt  qu'il  m'en 
citoit  un  ,  fans  difputer  fur  la  ciîatioa 
je  lui  ripoftois  par  un  autre  du  m.ême 
Père,  &  qui  fouvent  l'embarrafToit  beau- 
coup. Il  l'emportoit  pourtant  à  la  fin  y 
par  deux  raifons.  L'une  qu'il  étoit  le  plus 
tort,  &  que  me  Tentant  pour  ainfidire, 
je  jugeois  très  bien  à  fa  merci ,  quelque 
jeune  que  Je  fufie,  qu'il  ne  falloit  pss  le 
poufler  à  bout;  car  je  voyois  aflez  que  le 
vieux  petit  prêtre  n'avoit  pris  en  ami- 
tié ni  mon  érudition  ni  moi.  L'autre 
raifon  étoit  que  le  jeune  avoit  de  l'é- 
tude &  que  je  n'en  avois  point.  Cela 
faifoit  qu'il  mettoit  dans  fa  manière  d'ar- 
gumenter une  méthode  que  je  ne  pou' 
vo!S  pas  fuivre,  &  que,  fi  tôt  qu'il  Te 
fentoit  prelTé  d'une  objedion  imprévue, 

F  iv 


12^  Œuvres 

il  ia  remettolt  au  lendemam,  d'ifant  que 
je  fortois  du  fujet  préfent.  Il  rejettoit 
même  quelquefois  toutes  mes  citations 
foutenant  qu'elles  étoient  faulles ,  &  s'of- 
frant   à  m'aller  chercher  le  livre,   me 
déHoit  de  les  y  trouver.  Il  (entoit  qu'il 
ne  rifquoit  pa-s  grand'chofe ,  &  qu'avec 
toute  mon  érudition  d'emprunt ,  j'étois 
Trop  peu  exercé  à  manier  les  livres  ,  ^ 
trop  peu  latinlfte  pour  trouver  un  paf- 
fage  dans  un  gros  volume,  quand  mem.e 
je^^ferois  aii'uré  qu'il  y  eft.  Je  le  foup- 
çonne  même  d'avoir  ufé  de  l'infidélité 
dont  il  accufoit  les  Miniftres  ,    &  d'a- 
voir fabriqué  quelquefois  des  palTages 
pour  fe  tirer  d'une  obje^Ttion  qui  l'in- 
commodoit. 

Mais  enfin  le  féjour  de  rhofplce  me 
devenant  chaque  jour  plus  délc\^!;rc.ible, 
tk  n'appercevant  pour  en  fortir  qu'une 
foule  voie  ,  je  m'emprelTai  de  la  prendre 
iiutant  que  jufques-là  je  m'étois  ctTorcé 
de  T'él  oigne r. 

Les  deux  africains  avoient  été  bap- 
tifés  en  grande  cérémonie  ,  habillés  de 
blanc  de  la  tétc  aux  pieds  pour  repré- 
fenter  la  candeur  de  leur  ame  régénérée. 
Mon  tour  vint  un  mois  après  ;  car  il 
fallut  tout  ce  tems-là  pour  domisr  à  u:-c=s 


dîre(5î:eurs  l'honneur  d'une  converfion 
difficile,  &:ronmefitpafl"er  en  revue  tous 
les  dogmes  pour  triompher  de  ma  nou- 
velle docilité. 

Enfin  ,  fuffifamment  inllruit  S:  fuf- 
fifamment  difpofé  au  gré  de  mes  maî- 
tres, je  fus  mené  procellioniieUemen.t 
à  l'églife  métropolitaine  de  St.  Jean 
pour  y  faire  une  abjuration  folemnelle  , 
&  recevoir  les  accefToires  du  baptême, 
quoiqu'on  ne  me  rebaptifât  pas  réelle- 
ment :  mais  comme  ce  font  à-peu-près 
les  mêmes  cérémonies,  cela  fert  à  per- 
fuader  au  peuple  que  les  proteftans  ne 
font  pas  chrétiens*  J'éîois  revêtu  d'uae 
certaine  robe  grife  ,  garnie  de  brande- 
bourgs blancs  &  deftinée  pour  ces  fortes 
d'occafions.  Deux  hommes  portoient 
devant  &  derrière  moi  des  baffins  de 
cuivre  fur  lefquels  ils  frappoient  avec 
une  clef,  &  oii  chacun  mettoit  fon  au- 
mône au  gré  de  fa  dévotion  ou  de  l'in- 
térêt qu'il  prenoit  au  nouveau  converti. 
Enfin  rien  du  fafle  catholique  ne  fut 
omis  pour  rendre  la  folemnité  plus  édi- 
fiante pour  le  public  ,  &  plus  humi- 
liante pour  moi.  Il  n'y  eut  que  l'habit 
blanc  qui  m'eût  été  fort  utile ,  &  qu  on 
ne  me  donna  pas  comme  au  maure  ,  at- 

F    ¥ 


1^0  (R   u  V  K  i:  s 

tendu  que  je  n'avois  pas  l'honneur  d'être 

Juif. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Il  fallut  enfulte 
aller  à  rinquilition  recevoir  l'abfolution 
du   crime  d'hére'fïe  &  rentrer  dans  le 
fein  de  l'Eglife  avec  la  même  cérémo- 
nie, à  laquelle  Henri  IV  fut  fournis  par 
fon  Ambafladeur.  L'air  ^'  les  manières 
du  très-révérend  père  inquiliteur  ,  n'é- 
îoient  pas  propres  à  dillîper  la  terreur 
fecrete  qui  m'avoit  faifi  en  entrant  dans 
cette  maifon.  Après  plufîeurs  quefiions 
fur  ma  foi,  fur  mon  état,  fur  ma  fa- 
mille ,  il  m.e  demanda  brufquement  iî 
rna  mère  étoit  damnée.  L'efiloi  me  fit 
réprimer  le  premier  mouvement  de  mon 
indignation  ;  je  me  contentai  de  répon- 
dre que  je  voulois  efpérer   qu'elle  ne 
î'étoit  pas  ,  &  que  Dieu  avoit  pu  l'é- 
clairer à  fa  dernière  heure.  Le  moine 
fe  tut ,  mais  il  fit  une  grimace  qui  ne  me 
parut  point  du  tout  un  ligne  d'appro- 
tation. 

Tout  cela  fait  ;  au  moment  où  je 
penfois  être  enfrn  placé  félon  mes  efpé- 
rances  ,  on  me  mit  à  la  porte  avec  un 
peu  plus  de  vingt  francs  en  petite  mon- 
naoie  qu'avoit  produit  ma  quête.  On  me 
recommanda  de  vivre  en  bon  chrétien. 


d'être 'fidèle  à  la  grâce;  on  me  fouhalta 
bonne  fortune  ,  on  ferma  fur  moi  la 
porte^  &  tout  difparut. 

Ainli  s'éclipferent  en  un  inftant  toutes 
mes  grandes  efpe'rances  ,  &  il  ne  me 
refta  de  la  de'marche  intérelfe'e  que  je 
venois  de  faire,  que  le  (ouvenir  a  avoir 
été  apoftat  &  dupe  tout  à  la  fois.  Il  eil 
aifé  de  juger  quelle  brufque  révolution 
dut  fe  faire  dans  mes  idées ,  lorfque  de 
mes  bnllans  projets  de  fortune  ,  je  me 
vis  tomber  dans  la  plus  complète  mi- 
fere  ,  &  qu'après  avoir  délibéré  le  ma- 
tin fur  le  choix  du  palais  que  j'habite- 
rois,  je  me  vis  le  foir  réduit  à  coucher 
dans  la  rus.  On  croira  que  je  commen- 
çai par  me  livrer  à  un  déi'efpoir  d'au- 
tant plus  cruel   que   le  regret  de  m^es 
fautes  devoit  s'irriter  en  me  reprochant 
que  tout  mon  malheur  étoiî  mon  ou- 
vrage.   Rien    de   tout   cela.  Je    vtnois 
pour  la  première  fois  de  ma  vie  d'être 
enfermé  pendant  plus    de  deux   mois. 
Le  premier  fentiment  que  je  goûtai  fut 
celui  de  la  liberté  que  j'avois  recouvrée. 
Après  un  long  efclavage,  redevenu  maî- 
tre de  moi-mém.e  &  de  mes  adions, 
je  me  voyois  au  milieu  d'une   grande 
ville  abondante  en  reUources,  pleine  de 

F  vj 


1^2  (E   u   r  R   £  S 

gens  de  condition  ,  dont  mes  talens  & 
mon  mérite  ne  pouvoient  manquer  de 
me  udre  accueillir  fi-tôt  que  j'en  ferais 
connu.  J'avois,  de  plus,  tout  le  tems 
d'attendre  ,  &  vingt  francs  que  j'avois 
dans  ma  poche,  me  fembloient  un  tré- 
for  qui  ne  pouvoit  s'épuifer.  J'en  pou- 
vois  difpofer  à  mon  gré  .  fans  rendre 
compte ,à  perfonne.  C'étoit  la  première 
fois  que  je  m'étois  vu  (î  riche.  Loin  de 
me  livrer  au  découragement  &  aux  lar- 
mes, je  ne  fis  que  changer  d'efpérances  ; 
&  l'amour- propre  n'y  perdit  rien.  Jamais 
je  ne  me  fentis  tant  de  confiance  &  de 
iecurité  :  je  croyois  déjà  ma  fortune 
faite  ,  &  je  trouvois  beau  de  n'en  avoir 
l'obligation  qu'à  moi  feul, 

La  première  chofe  que  je  fis ,  fut  de 
fatisfaire  ma  curiodté  en  parcourant 
toute  la  ville ,  quand  ce  n'eut  été  que 
pour  faire  un  ade  de  ma  liberté.  J'al- 
lai voir  monter  la  garde  ;  les  inflrumens 
jnilitaires  me  plaifoient  beaucoup.  Je 
fuivis  à.QS  proceflions  ;  j'aimois  le  faux 
bourdon  des  prêtres.  J'allai  voir  le  pa- 
lais du  Roi  :  j'tn  approchois  aveccraintc  ; 
mais  voyant  d*autres  gens  entrer,  je  fi;S 
comme  eux,  on  me  laifla  faire.  Peut- 
wtre  dus-je  cette  grâce  au  petit  paquQt 


Diverses,  133 

que  j'avois  fous  \t  bras.  Quoi  qu'il  en 
foit  ,  je  conçus  une  grande  opinion  de 
n-oi-même  en  me  trouvant  dans  ce  pa- 
lais :  déjà  je  m'en  regardois  prefque 
comme  un  habitant»  Enfin,  à  force  d'al- 
ler ^  venir,  je  me  laflai ,  j'avois  faim, 
il  faifoit  chaud  ;  j'entrai  chez  une  mar- 
chande de  laitage  :  on  me  donna  de  la 
giuncà  ,  du  lait  caillé  ,  &  avec  deux 
grilles  de  cet  excellent  pain  de  Pié- 
mont que  j'aime  plus  qu'aucun  autre  , 
je  fis  pour  mes  cinq  ou  fix  fols  un 
des  bons  dinés  que  j'aye  faits  de  mes 
jours. 

,11  fallut  chercher  un  gîte.  Comme  je 
fevois  déjà  afïez  de  piémontois  pour  ms 
foire  entendre  ,  il  ne  me  fut  pas  diffi- 
cile à  trouver,  &  j'eus  la  prudence  de 
le  choifir,  plus  félon  ma  bourfe  que  fé- 
lon mon  goût.  On  m'enfeigna  dans  la 
rue  du  Pô  la  femme  d'un  foldat  ,  qui 
retiroit  à  un  fou  par  nuit  des  domefti- 
ques  hors  de  fervice.  Je  trouvai  chez 
elle  un  grabat  vide  ,  &  je  m'y  établis. 
Elle  étoit  jeune,  &  nouvellement  ma- 
riée ,  quoiqu'elle  eût  déjà  cinq  ou  fix 
enfans.  Nous  couchâmes  tous  dans  la 
même  chambre  ,  la  mère  ,  les  enfans  , 
les  hôtes  j^  &  cela  dura  de  cette  fa^oçi 


1^^  Œuvres 

tant  que  je  reftai  chez  elle.  Au  demeu-^ 
rant  c  étoit  une  bonne  femme ,  jurant 
comme  un  charretier ,  toujours  débrail- 
lée &  décoiffée ,  mais  douce  de  cœur  , 
officieufe,  qui  me  prit  en  amitié,  &  qui 
même  me  fut  utile. 

Je  pallai  pludeurs  jours  à  me  livrer 
uniquement  au  plailtr  de  l'indépendance 
&  de  la  curiofité.  J'allois  errant  dedans 
&  dehors  la  ville,  furetant,  vifitant  tout 
ce  qui  me  paroifToit  curieux  &  nou- 
veau ,  &  tout  l'étoit  pour  un  jeune 
hom.me  fortant  de  fa  niche  qui  n'avoit 
jamais  vu  de  capitale.  J'étois  fur-tout  fort 
exad:  à  faire  ma  cour,  &  )'aflîfl:ois  régu- 
lièrement tous  les  matins  à  la  melle  du 
Roi.  Je  trouvois  beau  de  me  voir  dans 
la  même  chnpelie  avec  ce  Prince  &  fa 
fuite:  mais  ma  paffion  pour  la  mufïque, 
qui  commençoit  à  fe  déclarer,  avoit  plus 
de  part  à  mon  aflîduitc  que  la  pompe  de 
la  cour  qui  bientôt  vue  &  toujours  la 
même,  ne  frappe  paslong-tems.  Le  Roi 
de  Sardaigne  avoit  alors  la  meilleure 
fymphonie  de  l'Europe.  Somls,  Desjar- 
dins ,  les  Bezuzzi  y  brilloient  alterna- 
tivement. Il  n'en  falloit  pas  tant  pour 
attirer  un  jeune  homme  que  le  jeu  du 
moindre  inftrument,  pourvu  qu'il  fût 


Diverses,         135' 

jude,  tranfportoit  d'aife.  Du  refte ,  je 
n'avois  pour  la  magnificence  qui  trap- 
poit  mes  yeux  qu'une  admiration  flupide 
&  fans  convoitifs.  La  feule  chofe  qui 
m'intérefsât  dans  tout  l'éclat  de  la  courg 
étoit  de  voir  s'il  n'y  auroit  point  là  quel- 
que jeune  PrinceOe  qui  m.éritât  mon  hom- 
mage, &  avec  laquelle  je  pufle  faire  un 
roman. 

Je  faillis  en  commencer  un  dans  un 
état  moins  brillant,  mais  où,  (i  je  l'euflg 
mis  à  fin  ,  j'aurois  trouvé  des  plailirs 
mille  fois  plus  délicieux. 

Quoique  je  vécufïe  avec  beaucoup 
d'économie  ,  ma  bourfe  infenfiblement 
s'épuifoit.  Cette  économie  au  refte  étoit 
moins  l'effet  de  la  prudence  que  d'une 
iimplicité  de  goût  que  même  aujour- 
d'hui i'ufage  à.^%  grandes  tables  n'a  point 
altéré.  Je  ne  connoifTois  pas,  &  je  ne  con- 
nois  pas  encore  de  meilleure  chère  que 
celle  d'un  repas  ruftique.  Avec  du  lai- 
tage, desccufs,  désherbes,  du  fromage > 
du  pain  bis  &  du  vin  payable  ,  on  eft 
toujours  fur  de  me  bien  régaler  ;  mon 
bon  appétit  fera  le  refle  quand  un  maî- 
tre d'hôtel  &  des  laquais  autour  de  moi 
ne  me  raflafieront  pas  de  leur  im.portun 
afpeél.  Je  faifois  alors  de  beaucoup  meiS- 


t^6  (E  u  V  R  X  s 

leurs  repas  avec  fix  ou  fept  fols  de  de- 
penfe  que  je  ne  les  ai  fait  depuis  à  (ix 
ou  fept  francs.  J'étois  donc  fobre  faute 
d'être  tenté  de  ne  pas  l'être  ;  encore 
ai-je  tort  d'appeller  tout  cela  (obriété; 
car  j'y  mettois  toute  la  fenfualité  polll- 
ble.  Mes  poires,  ma  giuncà,  mon  fro- 
mage, mes  griffes,  &  quelques  verres 
d'un  gros  vin  de  Monferrat  à  couper  par 
tranches,  me  rendoient  le  plus  heureux 
àt%  gourmands.  Mais  encore  avec  tout 
cela  pouvoit-on  voir  la  tin  de  vingt 
livres.  C'étoit  ce  que  j'appercevois  plus 
fenfiblement  de  jour  en  jour,  2e  malgré 
Tétourderie  de  mon  âge  ,  mon  inquié- 
tude fur  l'avenir  ,  alla  bientôt  jufqu'à 
l'effroi.  De  tous  mes  châteaux  en  Efpa- 
gne ,  il  ne  me  refta  que  celui  de  cher- 
cher une  occupation  qui  me  fit  vivre , 
encore  n'étoit-il  pas  facile  à  réalifer.  Je 
fongeai  à  mon  "ancien  métier  ;  mais  je 
ne  le  favois  pas  affez  pour  aller  travail- 
ler chez  un  maître ,  &  les  maîtres  même 
n'abondoient  pas  à  Turin.  Je  pris  donc 
en  attendant  mieux  le  parti  d'aller  m'of- 
frir  de  boutique  en  boutique  pour  gra- 
ver un  chiffre  ou  des  armes  lur  de  la 
vaiffelle  ,  efpérant  tenter  les  gens  par 
le  bon  marché ,  en  me  mettant  à  leujî 


Diverses.  137 

difcrétion.  Cet  expédient  ne  fut  pas  fort 
heureux.  Je  fus  prefque  par-tout  écon- 
duit ,  &  ce  que  je  trouvois  à  faire  étoit 
fi  peu  de  chofe  ,  qu'à  peine  y  gagnai-je 
quelques  repas.  Un  jour  ,  cependant  , 
pafTant  d'aflez  bon  matin  dans  la  contra 
nova  ,  je  vis  à  travers  les  vitres  d'un 
comptoir  une  jeune    m.archande  de   ii 
benne  grâce,  &:  d'un  air  fi  attirant,  que 
malgré  ma  timidité  près  des  dames  ,  je 
n  hélîtai  pas  d'entrer  &  de  lui  offrir  mon 
petit  talent.  Elle  ne  me  rebuta  point  , 
me  fit  aiïeoir,  conter  ma  petite  hifioi- 
re  ,   me  plaignit ,  me  dit  d'avoir  bon 
courage ,  &  que  les  bons  chrétiens  n-e 
m'abandonneroient  pas  :   puis  ,  tandis 
qu'elle  envoyoit  chercher  chez  un  or- 
fèvre du  voifînage  les  outils  dont  j'avois 
dit  avoir-  befoin  ,   elle   monta  dans  fa 
cuiflne   &  m'apporta  elle-même  à  dé- 
jeûner. Ce  début  me  parut  de  bon  au- 
gure ;  la  fuite  ne  le  démentit  pas.  Elle 
parut  contente  de   mon   petit  travail  ; 
encore  plus  de  mon  petit  babil  quand  je 
me  fus  un  peu  raffuré  :  car  elle  étoit  bril- 
lante &  parée  ,  &  malgré  fon  air  gra- 
cieux, cet  éclat  m'en  avoit  impofé.  Mais 
fon   accueil  plein  de  bonté  ,    fon   ton 
compatiflantj  fes  manières  douces  &  ca,- 


i^B  (E    V    V    R    E    s 

reflantes  me  mirent  bientôt  à  mon  alfe. 
Je  vis  que  je  réufiîfi'cis,  &  cela  me  fit 
réufTir  davantage.  Mais  quoiqu'Italienne, 
&  trop  jolie  pour  n'être  pas  un  peu  co- 
quette ,  elle  étoit  pourtant  fi  modefte  , 
&  moi  li  timide,  qu'il  étoit  difficile  que 
cela  vînt  {itôt  à  bien.  On  ne  nous  laiiTa 
pas  le  tems  d'achever  l'aventure.  Je  ne 
m'en  rappelle  qu'avec  plus  de  charmes 
les  courts  momens  que  j'ai  pafîe's  au- 
près d'elle,  ^;  je  puis  dire  y  avoir  goûté 
dans  leurs  prémices  les  plus  doux  aind 
que  les  plus  purs  plaiHrs  de  l'amour. 

C'étoit  une  brune  extrêmement  pi- 
quante, mais  dont  le  bon  naturel  peint 
fur  fon  joli  vifage,  rendoit  la  vivacité 
touchante.  Elle  s'appelloit  Madame  Ba,- 
file.  Son  mari,  plus  âgé  qu'elle  &:  pafla- 
blement  jaloux,  la  laifToit  durant  fes 
voyages  fous  la  garde  d'un  commis  trop 
maiiHade  pour  erre  réJuifant  ,  &  qui  ne 
laiiïoit  pas  d'avoir  des  prétentions  pour 
fon  compte,  qu'il  ne  montroit  gueres 
que  par  fa  mauvaife  humeur.  Il  en  prit 
beaucoup  contre  moi ,  quoique  j'aimafTè 
à  Tenrendre  jouer  de  la  flûte,  dont  il 
jouoit  aiïèz  bien.  Ce  nouvel  Egiftegro- 
gnoit  toujours  quand  il  me  voyoit  en- 
irer  chez  fa  Dame  j  il  me  traitoit  avec 


Diverses.  13^ 

lin  dédain  qu'elle   lui   rendoit   bien.  Il 
fembloit  même  qu'elle  fe  plût  pour  le 
tourmenter  à  me  careiTer  en  fa  préfence , 
&  cette  forte  de   vengeance,  quoique 
fort  de  mon  goût,  l'eût  été  bien  plus 
dans  le  téte-à-téte.  Mais  elle  ne  la  pouf- 
Ibit  pas  jufques-là  ,  ou  du  moins  ce  n'é- 
toit  pas  de  la  même  manière.  Soit  qu  elle 
me  trouvât  trop  jeune,  foit  qu'elle  ne 
fût  point  faire  les  avances  ,  foit  qu'elle 
voulût  férieufement  être  fage  ,  elle  avoic 
alors  une  forte  de  réferve  qui  n'étoit  pas 
repouffante,  mais  qui  m'intimidoit  fans 
que  je  fufle  pourquoi-  Quoique  je  ne  me 
fentilTe  pas  pour  elle  ce  rerpcd  auflivrai 
que  tendre  que  j'avois  pour  Madame  de 
Jp^arens ,  je  me  fentois  plus  de  crainte 
&  bien  moins  de  familiarité.  J'étois  em- 
barrafle,  tremblant,  je  n'ofois  la  regar- 
der, je  n'ofois  refpirer  auprès  d'elle; ce- 
pendant je  craignois  plus  que  la  mort  de 
m'en  éloignée.  Je  dévorois  d'un  œil  avi- 
de tout  ce  que  jepouvois  regarder  fans 
être  apperçu  :  les  fleurs  de   fa  robe,  le 
bout  de  fon  joli  pied ,  l'intervalle  d'un 
bras  ferme  &  blanc  qui  paroifloit  entre 
fon  gant  &  fa  manchette,  &  celui  qui 
fe  faifoit  quelquefois  entre  fon  tour  de 
gorge  &  fon  mouchoir.  Chaque  objet 


140  Œ,    V    V    R    £    s 

ajoutoit  à  rimpreflion  desautres.  A  force 
de  regarder  ce  que  je  pouvois  vo:r  ^ 
même  au  delà,  mes  yeux  fe  troubloienr, 
ma  poitrine  s'oppreflbit ,  ma  refpiration 
d'inftant  en  inflant  plus  embarrafîee , 
me  donnoit  beaucoup  de  peine  à  gou- 
verner ,  &  tout  ce  que  je  pouvois  taire 
étoit  de  61er  fans  bruit  des  foupirs  fort 
incommodes  dans  le  lilence  où  nous 
étions  ailez  fouvent.  Heureufement  Ma- 
dame Bafde,  occupée  à  Ton  ouvrage, 
ne  s'en  appercevoit  pas  à  ce  qu'il  me 
fembloit.  Cependant  je  voyois  quelque- 
fois par  une  forte  de  fympaihie,  Ton  fi- 
chu fe  renfler  afiez  fréquemment.  Ce 
dangereux  fpeélacle  achevoit  de  m.e  per- 
dre ,  &  quand  j'étois  prêt  à  céder  à  mon 
tranfport,  elle  m'adrefloit  quelque  mot 
d'un  ton  tranquille,  qui  me  faifoit  ren- 
trer en  moi-même  à  l'inflanr. 

Je  la  vis  pluueurs  fois  feule  de  cette 
manière,  fans  que  jamais  un  mot,  un 
gefte  ,  un  regard  même  trop  exprellif , 
marquât  entre  nous  la  moindre  intelli- 
gence. Cet  état,  très-tourmentant  pour 
moi ,  faifoit  cependant  mes  délices  ,  & 
à  peine  dans  la  fimplicitc  de  mon  cœur 
pouvois-je  imaginer  pourquoi  j'étois  fi 
tourmenté.  Il  paroilToit  que  ces  petits 


D   I    VERSES,  l^t 

tête-à-têtes  ne  lui  déplaifoient  pas  non 
plus;  du  moins  elle  en  rendoit  les  occa- 
iions  alfez  fréquentes;  foin  bien  gratuit 
affurémentdefa  part,  pour  l'ufage  qu'elle 
en  falfoit,  &  qu'elle  m'en  laifloit  faire. 
Un  jour  qu'ennuye'e  des  fots  collo- 
ques du  commis,  elle  avoit  monté  dans 
fa  chambre ,  je  me  hâtai  dans  i'arrière- 
boutique  oià  j'étois  d'achever  ma  petite 
tâche,  &  je  la  fuivis.  Sa  chambre  étoit 
entr'ouverte  ;  j'y  entrai  ians  être  apperçu. 
Elle  brodoit  près  d'une  fenêtre  ayant  en 
face  le  côté  de  la  chambre  oppofé  à  îa 
porte.  Elle  ne  pouvoit  me  voir  entrer  , 
ni  mi'entendre  ,  à  caufe  du  bruit  que  des 
chariots  faifoient   dans  la  rue.    Elle  fe 
imettoit  toujours  bien  :  ce  jour-là  fa  pa- 
rure approchoit  de  la  coquetterie.  Son 
attitude  étoit  gracieufe,  fa  tête  un  peu 
baiffée  laifloit  voir  la  blancheur  de  fon 
cou  ,  fes  cheveux  relevés  avec  élégance 
éîoient  ornés  de  fleurs.  Il  régnoit  dans 
tout.e   fa    figure  un  charme  que  j'eus  le 
tems  de  confidérer,  &  qui  me  mit  hors 
de  moi.  Je  me  jettai  à  genoux  à  l'entrée 
de  la  chambre,  en  tendant  les  bras  vers 
elle  d'un  mouvement  paflionné,  bien  fur 
i^u'elle    ne  pouvoit  m'entendre  ,    &  ne 
penfant  pas  qu'elle  piu  me  voir  :  mais 


ÏA2  (OUVRES 

il  y  avoir  à  la  cheminée  une  glace  qui 
me  trahir.  Je  ne  fais  quel  effet  ce  tranf- 
port  fir  fur  elle;  elle  ne  me  regarda 
poinr,  ne  me  parla  point;  mais  tour- 
nanr  à  demi  la  têre.  d'un  fimple  mou- 
vement de  doigrelle  me  mourra  la  narte 
à  Tes  pieds.  TrefTaillir,  pouffer  un  cri. 
m'élancer  à  la  place  qu'elle  nVavoir  mar- 
quée ne  fut  pour  moi  qu'une  mcmecho- 
fe  :  mais  ce  qu'on  auroit  peine  à  croire, 
cfl:  que  dans  cet  état  je  n'ofai  rien  en- 
treprendre au-delà  ,  ni  dire  un  feul  mor, 
ni  lever  les  yeux  fur  elle ,  ni  la  roucher 
même  dans  une  artitude  auffi  contrainte, 
pour  m'appuyer  un  ir.flant  fur  fes  ge- 
noux. J'étois  muer ,  immobile  ;  mais  non 
pas  rranquUlenffurémenr:  tout  marquoit 
en  moi  l'agitation,  la  joie,  la  recon- 
noiffance,  les  ardens  deiirs  mcerrams 
dans  leur  objer ,  &:  conrenus  par  la 
frayeur  de  déplaire ,  fur  laquelle  mon 
jeune  cœur  ne  pouvoir  fe  rallurer.     _ 

Elle  ne  paroiffoit  ni  plus  tranquille 
ni  moins  timide  que  moi.  Troublée  de 
me  voir  là,  interdite  de  m'y  avoir  at- 
tiré ,  6c  commençant  à  fentir  route  la 
confcquence  d'un  ligne  parri  fansdoure 
avant  'la  réflexion  ,  elle  ne  m'accueiHoïc 
ni  me  repouffoit  ;  elle  n'otoit  pas  les  yeux 


Diverses.       1^5 

de  defius  (on  ouvrage  ;  elle  tâchoit  de 
faire  comme  fi  elle  ne  m'eût  pas  vu  à 
fes  pieds,  mais  toute  ma  bécife  ne  m'em- 
pêchoit  pas  de  juger  qu'elle  partageoic 
mon  embarras,  peut-être  mes  defirsôc 
qu'elle  étoit  retenue  par  une  honte  fem- 
blable  à  la  mienne,  fans  que  cela  me 
donnât  la  force  de  la  furmonter.  Cinq 
ou  lîx  ans  qu'elle  avoit  de  plus  que  moi , 
dévoient,  félon  moi  ,  mettre  de  fon  côté 
toute  la  hardieffe  ,  &  je  me  difois  que 
puifqu'elle  ne  faifoit  rien  pour  exciter 
la  mienne,  elle  ne  vouloit  pas  que  j'en 
euffe.  Même  encore  aujourd'hui  je  trou- 
ve que  je  penfois  juire  ,  &  fùrement 
elle  avoit  trop  d'efprit  pour  ne  pas  voir 
qu'un  novice  tel  que  moi  avoit  befoin, 
non-feulement  d'être  encouragé ,  mais 
d'être  inftruit. 

Je  ne  fais  comment  eût  fini  cette  fce- 
ne  vive  &  muette  ,  ni  combien  de  tems 
j'aurois  demeuré  immobile  dans  cet  état 
ridicule  &  délicieux,  fi  nous  n'euflîons 
été  interrompus-  Au  plus  fort  de  mes 
agitations,  j'entendis  ouvrir  la  porte  de 
la  cuifme  qui  touchoit  la  chambre  où 
nous  étions,  &  Madame  Bafde  alarmée 
me  dit  vivement  de  la  voix  &  du  ij^efte; 
levej-vous,  voici  i?t>/i//a.  En  me  levanc 


îj.^  (E   u  r  R  E  9 

en  hâte  ,  je  faifis  une  main  qu'elle  me 
tendoit,  &  j'y  appliquai  deux  baifers 
brûlans,  au  fécond  defquels  je  fentis  cette 
charmante  main  fe  preiTerun  peu  contre 
mes  lèvres.  De  mes  jours  je  n'eus  un  li 
doux  moment:  mais  l'occafion  que  j'a- 
vois  perdue  ne  revint  plus  ,  &  nos  jeu- 
nes amours  en  refterent  là. 

C'eft  peut-être  pour  cela  même  que 
l'image  de  cette  aimable  femme  eft  refte'e 
empreinte  au  fonds  de  mon  cœur  en 
traits  fi  charmans.  Elle  s'y  eft  mcme 
embellie  à  mefure  que  j'ai  mieux  connu  !e 
monde&  les  femmes.  Pour  peuqu'elle  eût 
eu  d'expérience,  elle  s'y  fût  prife  autre- 
ment  pour  animer  un  petit  garçon:  mais 
fi  Ton  coeur  e'tolt  foible  ,  il  écoit  honnête; 
elle  cédoit  involontairement  au  pen- 
chant quil'entraînoit,  c'étoi:  félon  toute 
apparence  fa  première  infidélité,  &  j'au- 
rois  peut-ctre  eu  plus  à  faire  à  vaincre 
fa  honte,  que  la  mienne.  Sans  en  ctre 
venu  là  j'ai  goûté  près  d'elle  des  dou- 
ceurs inexprimables.  Rien  de  tout  ce 
que  m'a  fait  fentir  la  poflenion  des  fem- 
mes ne  vaut  les  deux  minutes  que  j'ai 
paffées  à  fes  pieds  ,  fans  mcme  ofer  tou- 
cher à  fa  robe.  Non  ,  il  n'y  a  point  de 
touiCfances  pareilles  à  celles  que  peut 

donner 


Diverses,  i^^ 

Sonner  une  honnête  femme  qu'on  aime: 
tout  eft  faveur  auprès  d'elle.  Un  petit 
figne  du  doigt,  une  main  légèrement 
prefTée contre  ma  bouche,  font  les  feules 
faveurs  que  je  reçus  jamais  de  Madam.e 
Bafiky  &  le  fouvenir  de  (es  faveurs  fi  lé- 
gères me  tranfporte  encore  en  y  penfanr. 

Les  deux  jours  fuivans  j'eus  beau  guet- 
ter un  nouveau  tête -à -tête;  il  me  fut 
impolîîble  d'en  trouver  le  moment ,  & 
je  n'appei-çus  de  fa  part  aucun  foin  poiii: 
le  ménager.  Elle  eut  même  le  maintien  , 
non  plus  froid,  mais  plus  retenu  qu'à 
l'ordinaire  ,  &  je  crois  qu'elle  évitoit  mes 
regards  de  peur  de  ne  pouvoir  affez  gou- 
verner les  Tiens.  Son  maudu  commis  fut 
plus  délolant  que  jamais.  Il  devint  mê- 
me railleur,  goguenard;  il  me  dit  que 
je  ferois  mon  chemin  près  des  Dames. 
Je  tremblois  d'avoir  commis  quelque 
indifcrétion,  &  me  regardant  déjà  com- 
me d'intelligence  avec  elle,  je  voulus 
couvrir  du  myftere  un  goûr  qui  jufqu'a- 
lors  n'en  avoit  pas  grand  befoin.  Cela 
me  rendit  plus  circonfpeeil  à  faifir  les 
occafions  de  le  fatisfaire,  &'  à  force  de  les 
vouloir  fûresj  je  n'en  trouvai  plusdu  tour. 

Voici  encore  une  autre  folie  roma- 
nefque  dont  jamais  je  n'ai  pu  me  guérir. 

In  Partie,  G 


-jd.6  (E  V  V  R  E  s 

^  qui,  jointe  à  ma   timidité  naturelle, 
a  beaucoup  de'menti  les  prédictions  du 
commis.  J'aimois  tropfincérement,  trop 
parfaitement,  j'ofe  dire,  pour  pouvoir 
aifément  être  heureux.  Jamais  pallions 
ne  furent  en  même  tems  plus  vives  ô: 
pkis  pures  quelesmiennes;  jamais  amour 
ne  fat  plus  tendre,  plus  vrai,  plus  dé- 
iintéreilé.  J'aurois  mille  fois  facriiiémon 
bonheur  à  celui  de  la  perfonne  que  j'ai- 
mois; fa  réputation  m'étoit  plus  chère 
que   ma  vie  ,   &    jamais  pour  tous  les 
plaihrs  de  la  jouiflance,  je  n'aurois  voulu 
compromettre  un   moment   fon   repos. 
Cela  m'a  fait  apporter  tant  de   foins  , 
tant  de  fecret,  tant  de  précaution  dans 
mes  entreprifes,  que  jamais  aucune  n'a 
pu  réufljr.  Mon  peu  de  fuccès  près  des 
femmes  eft  toujours  venu  de   les  trop 
aimer. 

Pour  revenir  au  Auteur  Egide  ,  ce 
qu  il  y  avoit  de  fingulier  étoit  qu'en  de- 
venant plus  infupportable  ,  le  traître  fem- 
bloit  devenir  plus  complaiiant.  Dès  le 
premier  jour  que  fa  dame  m'avoit  pris 
en  affedion  ,  elle  avoit  fongé  à  me  ren- 
dre  utile  dans  le  magafin.  Je  favois  paf- 
fablement  l'arithmétique;  elle  lui  avoit 
propofé  de  m'apprtndre  à  tenir  les  lij 


Diverses*  147 

vres  r  mais  mon  bourru  reçut  très-mal 
Ja  propoiition  ,  craignant  peut-étred'écre 
fuppîanté.  Ainfi  tout  mon  travail ,  après 
mon  burin ,  étoit  de  tranfcrire  quelques 
comptes  &  mémoires,  de  mettre  au  net 
quelques  livres,  &  de  traduire  quelques 
lettres  de  commerce  d'italien  en  François. 
Tout  d'un  coup  mon  homme  s'avifa  de 
revenir  à  la  proporition  faite  &  rejettée, 
&  dit  qu'il  m'apprendroit  les  comptes  à 
parties  doubles  ,  &:  qu'il  vouloit  me  met- 
tre en  état  d'offrir  mes  fervices  à  M.  5^- 
file^  quand  il  feroit  de  retour.  Il  y  avoic 
dans  fon  ton,  dans  fon  air,  je  ne  fais 
quoi  de  faux,  de  malin  ,  d'ironique  ,  qui 
ne  me  donnoit  pas  de  la  confiance.  Ma- 
dame Bafile  fans  attendre  ma  réponfe 
lui  dit  féchement  que  je  lui  étois  obligé 
de  fes  offres  ;  qu'elle  efpéroit  que  la  for- 
tune favoriferoit  enfin  mon  mérite  ,  & 
que  ce  feroit  grand  dommage  qu'avec 
tant  d'efprit  je  ne  fuife  qu'un  commis. 
Elle  m'avoit  dit  plufieurs  fois  qu'elle 
vouloit  me  faire  faire  une  connoiffance 
qui  pourroit  m'ctre  utile.  Elle  penfcit 
affez  fagement  pour  fentir  qu'il  étoic 
tems  de  me  détacher  d'elle.  Nos  muerres 
déclarations  s'étoient  faites  le  jeudi.  Le 
dimanche  elle  donna  un  diné  où  je  n^e 

G  ij 


1^8  (E  u  r  R  E  3 

trouvai;  &  où  fe  trouva  aufli  un  Jacobirï 
de  bonne  mine  ,  auquel  elle  me  préfenta. 
Le  moine  me    traita  très  -  afrectueufe- 
ment,  me  félicita  fur  ma  converlion  , 
&  me  dit  plulieurs  chofes  fur  mon  hif- 
toire  qui  m'apprirent  qu'elle  la  lui  avoit 
détaillée  :  puis   me  donnant  deux  petits 
coups  d'un  revers  de  main  fur  la  joue, 
il  me  dit  d'être  fage ,  d'avoir  bon  cou- 
rage &  de   l'aller  voir ,   que  nous  cau- 
ferions  plus  à  loifir  enfemble.  Je  jugeai 
par  les  égards  que  tout  le  monde  avoit 
pour  lui,  que  c'étoit  un  homme  de  con- 
lldération,  &  par  le  ton  paternel  qu'il 
prenoit  avec  Madame  Bafile  qu'il  étoit 
Ion  confefleur.  Je  me  rappelle  bien  aulli 
que  fa  décente  familiarité    étoit   mêlée 
de'  marques  d'eftime  &  même  de  refpeit 
pour  fa  pénitente,   qui  me  tirent  alors 
moins  d'impreflîon  qu'elle  ne  m'en  font 
aujourd'hui.  Si  j'avois  eu  plus  d'intelli- 
gence ,  combien  j'euffe  été  touché  d'a- 
voir pu  rendre  fenfible  une  jeune  temme 
refpedée  par  fon  confeffeur! 

La  table  ne  fe  trouva  pas  pflez  grande 
pour  le  nombre  que  nous  étions.  II  en 
fallut  une  petite  où  j'eus  l'agréable  tête- 
à-tête  de  Monfieur  le  commis.  Je  n'y 
perdis  rien  du  côté  des  attentions  ik  de 


"Diverses,  145) 

'\îa  bonne  chère  ;  il  y  eut  bien  des  af- 
/dettes  envoyées  à  la  petite  table  dont 
l'intention  n'e'toit  fûrement  pas  pour  lui. 
Tout  alloit  très  bien  jufqueslà;  les  fem- 
mes étoient  fort  gaies  ,  les  hommes  fort 
galans ,  Madame  Bafile  faifoit  fes  hon- 
neurs avec  une  grâce  charmante.  Au  mi- 
lieu du  dîné  on  entend  arréterune  chaifa 
à  la  porte,  quelqu'un  fnonte;  c'efl  M, 
Bafile.  Je  le  vois  comme  s'il  entroitac 
îuellement  ,  en  habit  d'écarîare  à  bou- 
tons d'or  ;  couleur  que  j'ai  pri.fe  en  aver- 
fion  depuis  ce  jour  là.  M.  Bapde  éroic 
un  grand  &:  bel  homme,  qui  fe  préfen» 
toit  très  bien.  Il  entre  avec  Fracas  ,  &  de 
l'air  de  quelqu'un  qui  furprend  fon  mon- 
de ,  quoiqu'il  n'y  eût  laque  de  fes  amis. 
Sa  femme  lui  faute  au  cou,  lui  prend 
les  mains ,  lui  fait  mille  carefles  qu'il 
reçoit  fans  les  lui  rendre.  Il  falue  la 
compap'nie,  on  lui  donne  un  couvert, 
il  ma.igc.  A  peine  avoit-on  commencé 
de  parler  de  fon  voyage,  que  jettant  les 
yeux  fin-  la  petite  table,  il  demande  d'un 
ton  févere  ,  ce  que  c'eft:  que  ce  petit 
garçon  qu'il  apperçoit  là.  Madame  Ba~ 
file  le  lui  dit  tout  naivement.  Il  demande 
fi  je  loge  dans  la  maifon  ?  On  lui  dit 
que    non,   Pourquoi  non  ?  reprend  -  il 

G  iij 


IjO  (E   u  r  R  £  s 

grofliérement:  puifqu'il  s'y  tient  le  jouif 
il  peut  bien  y  refier  la  nuit.  Le  moins 
prit  la  parole  ,  5<  après  un  éloge  grave 
&  vrai  de  Madame  Bafile ,  il  fit  le  mien 
en  peu  de  mots  ;  ajoutant  que  loin  de 
blâmer  la  pleufe  charité  de  fa  femme  , 
il  devoit  s'empreiïer  d'y  prendre  part; 
puifque  rien  n'y  paiToit  les  bornes  de  la 
'  difcrétion.  Le  mari  répliqua  d'un  ton 
d'humeurdonrll  cachoit  la  moitié,  con- 
tenu par  la  préfence  du  moine,  mais  qui 
fuffit  pour  me  faire  fentir  qu'il  avoit  des 
inftiuaions  fur  mon  compte  ,  &  que  le 
commis  m'avoit  fervi  de  fa  façon. 

A  peine  étoit  on  hors  de  table ,  que 
celui-ci  dépéché  par  fon  bourgeois, 
vint  en  triomphe  me  fîgnifier  de  fa  part 
de  fortir  à  l'inftant  de  chez  lui  &:  de  n'y 
remettre  les  pieds  de  ma  vie.  Il  aflai- 
fonna  fa  commiflîon  de  tout  ce  qui 
pouvoit  la  rendre  infultante  &  cruelle. 
Je  partis  fans  rien  dire  ,  mais  le  coeur 
navré  ,  m.oins  de  quitter  cette  aimable 
femme  ,  que  de  la  laifler  en  proie  à  la 
brutalité  de  fon  mari.  Il  avoit  raifon  , 
fans  doute  ,  de  ne  vouloir  pas  qu'elle 
fut  infidelle  ;  m.ais  quoique  fage  Jk  bien 
née,  elle  étoit  italienne  ,  cell-à-dire, 
fenfible  &  vindicative ,  &  il  avoit  tort , 


Diverses,  I  JI 

ce  me  femble,  de  prendre  avec  elle  les 
moyens  les  plus  propres  à  s'attirer  le 
malheur  qu'il  craignoit. 

Tel  fut  le  fuccès  de  ma  première 
avanture.  Je  voulus  eflayer  de  reparler 
deux  ou  trois  fois  dans  la  rue,  pour  revoir 
au  moins  celle  que  mon  cœur  regret- 
toit  fans  cefTe  :  mais  au  lieu  d'elle  je  ne 
vis  que  Ton  mari  &  le  vigilant  commis , 
qui  m'ayant  apperçu,  me  fit  avec  Faune 
de  la  boutique  un  gcfte  plus  exprefiif 
qu'attirant.  Me  voyant  fi  bien  guetté  » 
je  perdis  courage  &  n'y  pafiai  plus.  Je 
voulus  aller  voir  au  moins  le  patron 
qu'elle  m'avoit  ménagé.  Malheureufe- 
ment  je  ne  favois  pas  Ton  nom.  Je  rôdai 
plufieurs  fois  inutilement  autour  du  cou- 
vent pour  tâcher  de  le  rencontrer.  Enfin 
d'autres  événemens  m'ôterent  les  char- 
mans  fouvenirs  de  Madame  Bafde ,  & 
dans  peu  je  l'oubliai  fi  bien  ,  qu'aulîi 
fîmple  &  aiiiTi  novice  qu'auparavant ,  je 
ne  reftai  pas  même  afiriandé  de  jolies 
femmes. 

Cependant  Tes  libéralités  avoient  un 
peu  remonté  mon  petit  équipage;  très- 
modeftement  toutefois,  &  avec  la  pré- 
caution d'une  femme  prudente,  qui  re- 
gardoitplus  à  la  propreté  qu'à  la  parure, 

G  iv 


ïjrs  (ïï  ^  y  R  £  s 

&  qui  vouloit  m*empécher  de  fouffrir  , 
&  non  pas  me  faire  briller.  Mon  habit 
que  j'avois  apporté  de  Genève,  étoit 
bon  &  portable  encore;  elle  y  ajouta 
feulement  un  chapeau  &:  quelque  linge. 
Je  n'avois  point  de  manchettes;  elle  ne 
voulut  point  m'en  donner,  quoique  j'en 
euffe  bonne  envie.  Elle  fe  contenta  de 
me  mettre  en  état  de  me  tenir  propre,  & 
c*eft  un  foin  qu'il  ne  fallut  pas  me  re- 
commander ,  tant  que  je  parus  devant 
elle. 

Peu  de  jours  après  ma  cataftrophe  , 
mon  hôtcfîe  qui,  comme  j'ai  dii,  m'a- 
voit  pris  en  amitié,  me  cit  qu'elle  m'a- 
voit  peut-être  trouvé  une  place,  &  qu'une 
dame  de  condition  vouloit  me  voir.  A 
ce  mot,  je  me  crus  tout  de  bon  dans  les 
hautes  aventures;  car  j'en  revenois  tou- 
jours-là. Celle-ci  ne  le  trouva  pas  aufll 
brillante  que  je  me  l'étois  figurée.  Je 
fus  chez  cette  dame  avec  le  domeftique 
qui  lui  avoit  parlé  de  moi.  Elle  m'inter- 
rogea, m'examina  i  je  ne  lui  déplus  pas; 
&  tout  de  (uite  j'entrai  à  fon  fervice  , 
non  pas  tout-à-fait  en  qualité  de  favori, 
mais  en  qualité  de  laquais.  Je  fus  vêtu 
de  la  couleur  de  fes  gens  :  la  (eule  dif- 
tindion  fut  qu'ils  portoient  réguillette, 


&  qu'on  ne  me  la  dor.na  pas  :  corams 
il  n'y  avoit  point  de  galons  à  fa  livrée, 
cela  faifoit  à-peu-près  un  habit  bour- 
geois. Voilà  le  terme  inattendu  auquel 
aboutirent  enfin  toutes  mes  grandes  ef- 
pérances. 

Madame  la  comteO^i  de  Vercellls  , 
chez  qui  j'entrai  ,  e'-toit  veuve  &  fans 
encans.  Ton  mari  étoit  piémontois;  pour 
elle,  je  l'ai  toujours  crue  favoyarde  , 
ne  pouvant  imaginer  qu'une  piémontoife 
parlât  fi  bien  François  &  eût  un  accent 
il  pur.  Elle  étoit  entre  deux  âges,  d'une 
figure  fort  noble,  d'un  efprit  orné,  ai- 
mant la  littérature  françoife,  &  s'y  con- 
noiflant.  Elleécrivoit  beaucoup  ^  èi  tou- 
jours en  François.  Sts  lettres  avolent  le 
tour  &  prefque  la  grâce  de  celles  de 
Madam.e  de  Scvigné\  on  auroit  pu  s'y 
tromper  à  queiquesunes.  Mon  principal 
emploi,  U  qui  ne  me  déplaifoit  pas, 
etoit  de  les  écrire  fous  fa  didée  ;  un 
cancer  au  fein  qui  la  Faifoit  beaucoup 
fouftrir,  ne  lui  permettant  plus  d'écrire 
elle  même. 

Madame  de  Vercellh  avoit,  non-feu- 
lement beaucoup  d'efprit,  mais  une  ame 
élevée  &  forte.  J'ai  fulvi  fa  dernière  ma- 
jadie ,  je  l'ai  vue  fouftrir  &  mourir  fans 

G  V 


jr-^  (E    U    V   R    E    S 

îamais  marquer  un  iRptant  de  folblefle, 
fans  faire  le  moindre  effort  pour  le  con- 
traindre, fans  fortir  de  Ton  rôle  de  tern- 
me,  &  Tans  fe  douter  qu'il  y  eut  a  cela 
de  la  philofophie  ;  mot  qui  n  étoit  pas 
encore  à  la  mode  ,  t<  qu'elle  ne  con- 
roilToit  même  pas  dans  le  fcns  qu'il  porte 
aujourd'hui.  Cette  torce  de  piac].ere  al- 
loit  quelquefois  jurqu'à  la fécherefle.  Elle 
m'a  toujours  paru  auHi  peu  fenfible  pour 
?.utrui  que  pour  elle-même,  &  quand  ehe 
faifoit  du  bien  aux  malheureux,  cetoit 
pour  faire  ce  qui  étoit  bien  en  foi,  plu- 
îôt  que  par  une  véritable  commiléra- 
îion.  J'ai  un  peu  éprouvé  de  cette  in- 
fenfîbilité  pendant  les  trois  mois  que  ]  ai 
paflesauprèsd'elle.Il  étoit  naturel  qu  elle 
prît  en  affeftion  un   jeune  homme  de 
quelque  efpérance  qu'elle  avoit  inceiïam- 
ment  fous  les  yeux,  &  qu'elle  fongeat , 
fe  Tentant  mourir ,  qu'après  elle  il  au- 
roit  befoin  de  fecours  &  d'appui  :  cepen- 
dant, foit  qu  elle  ne  me  jugeât  pas  digne 
d'une  attention  particulière,  foit  que  les 
eens  qui  l'obfédoient  ne  lui  aient  permis 
de  fonger  qu'à  eux,  elle  ne  ht  rien  peur 

moi.  r       j  • 

Te   me  rappelle  pourtant  fort   bien 

:qu'aie  avoit  marqué  quelque  çuïiolite 


DirsRSES.        î^f 

de  me  connoître.  Elie  m'interrogeoit 
quelquefois;  elle  étoit  bien  aife  que  je 
lui  montrafle  les  lettres  que  j'écrivois  à 
Madame  de  U^areiis ^  que  je  lui  rendifle 
compte  de  mes  fentimens.  ]\lais  elle  ne 
s'y  prenoit  afluiément  pas  bien  pour  les 
connoître  en  ne  me  montrant  jamais  les 
liens.  Mon  cœur  aimoit  à  s'épancher, 
pourvu  qu'il  fentit  que  c'e'toit  dans  \xx\ 
autre.  Des  interrogations  reciies  &  froi- 
des, fans  aucun  ligne  d'approbation  ni 
de  blâme  fur  mes  réponfes,  ne  me  don- 
noient  aucune  confiance.  Quand  rien  nîî 
m'apprenoit  fi  mon  babil  plaifoit  ou  dé- 
plailoit,  fétois  toujours  en  crainte,  & 
je  cherchois  moins  à  ra0ntrer  ce  que  je 
peofois  qu'à  ne  rien  dire  qui  put  m.e 
nuire.  J'ai  remarqué  depuis  que  cetta 
manière  feche  d'interroger  les  gens  pour 
les  connoître,  efl:  un  tic  aflez  commun 
chez  les  femmes  qui  fe  piquent  d'efprir. 
Elles  s'im.aginent  qu'en  ne  laiflant  point 
paroître  leur  fentim.ent ,  elles  parvien- 
dront à  mieux  pénétrer  le  vôtre;  mais 
elles  ne  voyent  pas  qu'elles  ôtent  par-là 
le  courage  de  le  montrer.  Un  hom^me 
qu'on  interroge  commence  par  cela  feul 
à  fe  mettre  en  garde,  &  s'il  croit  que, 
fans  prendre  à  lui  un  véritable  intérêt, 

G  vj 


.1^6  (E  V  V  R  £  s 

on  ne  veut  que  le  faire  jafer  ;  il  ment , 
ou  fe  tait ,  ou  redouble  d'attention  fur 
lui-même  ,  &  aime  encore  mieux  paiïer 
pour  un  fot  que  d'être  dupe  de  votre 
curiolîté.    Enfin   c'eft  toujours  un  mau- 
vais moyen  de  lire  dans  le  cœur  des 
autres  que  d'alTeder  de  cacher  le  fien. 
Madame  de  Vcrcdlïs  ne  m'a  jamais 
<3it   un    mot    qui    fentît   l'affedion  ,   la 
pitié  ,   la    bienveillance.  Elle   m'inter- 
rogeoit  froidement ,  je  répondois  avec 
réierve.  Mes  réponfes  étoient  fi  timides 
■qu'elle  dut  les  trouver  bafîes  &  s'en  en- 
nuya. Sur  la  fin  elle  ne  me  queftion- 
noit  plus,  ne  me  parloit  plus  que  pour 
fon  fervice.    Elle  me  jugea  moins  (ur 
ce  que  j'étois,   que  fur  ce  qu'elle  m'a- 
voit  fait ,  &  à  force  de  ne  voir  en  moi 
qu'un  laquais,   elle  m'empêcha  de  lui 
paroître  autre  chofe. 

Je  crois  que  j'éprouvai  dès  lors  ce 
jeu  malin  des  intérêts  cachés  qui  m'a 
traverfé  toute  ma  vie,  ^  qui  m'a  donné 
une  averfion  bien  naturelle  pour  Tordre 
apparent  qui  les  produit.  Madame  de 
Vercellïs  n'ayanf  point  d'enfan» ,  avoit 
pour  héritier  fon  neveu  le  comte  de  la 
Roque  qui  lui  faifoit  afiiduement  fa  cour. 
Outre  cela  fes  principaux  domeftiques 


Diverses,  ISI 

qui  la  voyoient  tirer  à  fa  fin  ne  sou- 
blioient  pas  ,  &  il   y  avoit  tant  d'em- 
preffés  autour  d'elle  ,  qu'il  étoit  diffi- 
cile qu'elle  eût  du  tems  pour  penfer  a 
moi.  A  la  tête  de  fa  maifon  étoit  un 
nommé  M.  Loren:^y  ,  homme  adroit, 
dont  la  femme    encore  plus  adroite  , 
s'étoit  tellement  infinue'e  dans  les  bonnes 
grâces  de  fa  maîtrefle ,  qu  elle  e'toit  plu- 
tôt chez  elle   fur  le  pied  d'une  amie 
que  d'une  femme  à  fes  gages.  Elle  lui 
avoit  donné  pour  femme  de  chambre 
une  nièce  à  elle,  appellée  W\t.  Pontal^ 
fine  mouche  ,    qui  fe  donnoit  des  airs 
de  demoifelle  fuivante  &  aidoit  fa  tante 
à  obféder  H  bien  leur  maîtrefle  qu'elle 
ne   voyoit  que  par   leurs  yeux^  &  n'a- 
giflbit  que  par  leurs  mains.  Je  n'eus  pas 
le  bonheur  d'agréer  à  ces  trois  perfon- 
nes  :  je  leur  obélflbis  ,  mais  je  ne  les 
fervois  pas  ;  je  n'imaginois  pas  qu'outre 
le  fervice  de  notre  commune  maîtrefle 
je  dufle  être  encore  le  valet  de  (qs  va- 
lets. J'étois  d'ailleurs  une  efpece  de  per- 
fonnage  inquiétant  peureux.  Ils  voyoient 
bien  que  je  n  étois  pas  à  ma  place  ;  ils 
craignoient  que  madame  ns  le  vît  aufli, 
&  que  ce  qu'elle  feroit  pour  m'y  mettre 
ne  diminuât  leurs  portions;  car  ces  fortes 


IjS  Π  u   p-  R  E  s 

de  gens,  trop  avides  pour  être  jufles,^ 
regardent  tous  les  legs  qui   font  pour 
d'autres   comme    pris   fur  leur  propre 
bien.  Ils  fe   réunirent  donc  pour  in'é- 
carter  de  Tes  yeux.  Elle  aimoit  à  écrire 
des  lettres  ;  c'étoit  un  amufement  pour 
elle  dans  fon  état  ;  ils  l'en  dégoûtèrent 
&  l'en  firent  détourner  par  le  médecin 
en  la  perfuadant  que  cela  la  fatiguoit. 
Sous  prétexte  que  je  n'entendois  pas  le 
fervice,  on  employoit  au  lieu  de   moi 
deux  gros  manans  de  porteurs  de  chaifes 
autour   d'elle    :    enfin  l'on    fit   fi    bien 
que  quand  elle  fit  fon  teftament ,  il  y 
avoit  huit  jours  que  je  n'étois  entré  dans 
fa  chambre.    Il  eft  vrai,  qu'après  cela 
iy  entrai  comme  auparavant,  &  j'v  fus 
même    plus   alîidu  que   perfonne  :   car 
\qs  douleurs  de  cette  pauvre  femme  me 
déchiroient ,  la  confiance  avec  laquelle 
elle  les  foufiroit  me  la   rendoit  extrê- 
mement   refpedable  &   chère  ,   ^   j\ii 
bien  verfé  dans  fi  chambre  des  larmes 
iinceres  ,  fans   qu'elle  ni  perfonne   s'en 
apperçût. 

Nous  la  perdîmes  enfin.  Je  la  vis 
expirer.  Sa  vie  avoit  écé  celle  d'une 
femme  d'efprit  &  de  fens  ;  fa  mort  fut 
celle  d'un  fage.  Je  puis  dire  qu'elle  me 


Diverses,  1$^ 

rendit  la  religion  catholique  aimable  par 
la  férénité  d'ame  avec  laquelle   elle  en 
remplit  les  devoirs,   fans  négligence  & 
fans  affeétation.  Elle  étoit  narurellement 
férieufe.  Sur  la  fin  de  fa  maladie  elle  prit 
une  forte  de  gaîté  trop  égale  pour  être 
jouée,  &  qui  n'étoit  qu'un  eontre-poids 
donné  par    la  raifon  même,  contre    a 
trifteffe  de  fon  état.  Elle  ne  garda  le 
lit  que  les  deux  derniers  jours  ,  &  ne 
ceffa  de  s'entretenir  paidblement  avec 
tout  le  monde.   Enfin  ne  parlant  plus, 
&  déjà  dans  les  combats  de  l'agonie, 
elle  fit  un  gros  pet.  Bon  dit-elle  en  le 
retournant,   femme  qui  pette  neft^pas 
morte.  Ce  furent  les  derniers  motsqu  elle 
prononça. 

Elle  avoit  îéc^ué  un  an  de  leurs  gages 
à  fes  bas  domeftiques;  mais  n'étant  point 
couché  fur  l'état  de  fa  maifon  je  n  eus 
rien.  Cependant  le  comte  de  la  Roque 
me  fit  donner  trente  livres  &  me  laifla 
l'habit   neuf  que  j'avois  fur  le^  corps 
&  que  M.  Lcren^y  vouloit  m'ôter.  II 
promit  même  de  chercher   à  me  pla- 
cer  £c  me  permit  de  l'aller  voir.  J  y 
fus  deux  ou  trois  fois  fans  pouvoir  lui 
parler.  J'étois  facile  à  rebuter,  je  ny 


t(?0  Œuvres 

retournai  plus.  On  verra  bientôt  que 
j'eus  tort. 

Que  n'ai-je  achevé  tout  ce  que  j'a- 
vois  à  dire  de  mon  féjour  chez  Madame 
de  Vercellis  l  Mais  ,  bien  que  mon  ap- 
parente fituation  demeurât  la  même,  je 
ne  fortis  pas  de  fa  maifon  comme  j'y 
étois  entré.  J'en  emportai  les  longs  fou- 
venirs  du  crime  &  rinfupportable  poids 
des  remords  dont  au  bout  de  quarante 
ans  ma  conlcience  eft  encore  chargée, 
&  dont  Tamer  fentiment,  loin  de  Vaf- 
foiblir,  s'irrite  à  mefure  que  je  vieillis. 
Qui  croiroit  que  la  faute  d'un  enfant 
pût  avoir  des  fuites  aufn  cruelles  ?  Ceft 
de  ces  fuites  plus  que  probables  que  mon 
ca'ur  ne  fauroit  fe  confoler.  J'ai  peut- 
être  fait  périr  dans  l'opprobre  &  dans 
la  mifere  une  fille  aimable  ,  honnête  , 
eftimable ,  &  qui  fiirement  valoit  beau- 
coup mieux  que  moi. 

^  Il  eft  bien  difficile  que  la  diffolution 
d'un  ménage  n'entraîne  un  peu  de  con- 
fufion  dans  h  maifon,  &  qu'il  ne  s'égare 
bien  Açi%  chofes.  Cependant,  telle  ctoit 
la  fidélité  àts  domefliques,  &  la  vi^-i- 
lance  de  M.  &  Madame  lom^^y,  q*ue 
rien  ne  fe  trouva  de  manque  fur  Tin- 


D    Z    V   E    R    s    £    s»  I<^I 

ventaire.  La  feule  Mlle.  Fontal  perdit 
un  petit  ruban  couleur  de  rofe  &  ar- 
gent déjà  vieux.  Beaucoup  d'autres  meil- 
leures chofes  étoient  à  ma  portée  ;  ce 
ruban   feul  me  tanta  ,  je  le  volai ,  & 
comme  je  ne  le  cachois  gueres  on  me 
le  trouva  bientôt.  On  voulut  favoir  où 
je  l'avois  pris.  Je  me  trouble  ,  je  bal- 
butie, &  enfin  je  dis  en  rougidant,  que 
c'eft  Marïon  qui  me  l'a  donné.  Marïoti 
étoit  une  jeune  mauriennoife ,  dont  Aia- 
dame  de  Vercellïs  avoit  fait  fa   cuid- 
niere,  quand,  cefiant  de  donner  à  man- 
ger, elle  avoit  renvoyé  la  iienne,  ayant 
plus  befoin  de  bons   bouillons  que  de 
ragoûts  fins.  Non  -  feulement  Manon 
étoit  jolie,  mais  qlle  avoit  une  fraîcheur 
de  coloris  qu'on  ne  trouve  que  dans  les 
montagnes,  &  fur-tout  un  air  de  mo- 
dcflie  &   de  douceur  qui  faifolt  qu'on 
ne  pouvoit  la  voir  fans  l'aimer.  D'ail- 
leurs bonne  fille,  fage  ,  &  d'une  fidé- 
lité à  toute  épreuve.  C'eft  ce  qui  furprit 
quand  je  la  nommai.  L'on  n'avoit  gueres 
moins  de  confiance  en  moi  qu'en  elle, 
&  l'on  jugea  qu'il  importoit  de  vérifier 
lequel  étoit  le  fripon  des  deux.  On  la 
fit  venir;  l'afTembiée  étoit  nombreufe , 
le  comte  de  la  Ko^uq  y  étoit.  Elle  âi- 


l62  (É   V  y  s  i:  3 

rive  j  on  lui  montre  le  ruban  ,  je  îa 
charge  effrontément;  elle  relie  interdite, 
fe  tait,  me  jette  un  regard  qui  auroit  dé- 
farmé  les  démons  &  auquel  mon  barbare 
eœurréiifle.  Elle  nieenfin  avec  afïïirance, 
mais  fans  emportement,  m'apoPirophe , 
m'exhorte  à  rentrer  en  moi-même,  à  ne 
pas  déshonorer  une  fille  innocente  qui 
na  m'a  jamais  fait  de  mal  ;  &  rnoi  avec 
une  impudence  infernale  je  confirme 
ma  déclaration  &  lui  foutiens  en  face 
qu'elle  m'a  donné  le  ruban.  La  pauvre 
fille  fe  mit  à  pleurer,  &  ne  me  dit  que 
ces  mots.  Ah  RouJJeau!  je  vouscroyois 
un  bon  caradere.  Vous  me  rendez  "bien 
malheureufe  ,  mais  je  ne  voudrois  pas 
être  à  votre  place.  Voilà  tout.  Elle  con- 
tinua  de  fe  défendre  avec  autant  de  fim- 
plicité  que  de  fermeté,  mais  fans  fe 
permettre  jamais  contre  moi  la  moindre 
invedive.  Cette  modération  comparée  à 
mon  ton  décidé  lui  fit  tort.  Il  ne  fembloit 
pas  naturel  de  fuppofer  d'un  coté  une 
audace  aufli  diabolique  ,  &  de  l'autre 
une  auflli  angélique  douceur.  On  ne  pa- 
rut pas  fe  décider  abfolument,  mais  les 
préjugés  étoient  pour  m.oi.  Dans  le  tra- 
cas où  l'on  ctoit  on  ne  fe  donna  pas  le 
tems  d'approfondir  la  chofe,  &  le  comte 


de  la  Roque  en  nous  renvoyant  tous 
deux  fe  contenta  de  dire  que  la  conf- 
cience  du  coupable  vengeroit  allez  1  in- 
nocent. Sa  prédiaion  n'a  pas  été  vaine  j 
elle  ne  celle  pas  un  feul  jour  de  s  ac- 
complir. 

J'ignore  ce  que  devint  cette  victime 
de  ma  calomnie  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'ap- 
parence quelle  ait'^après  cela  trouvé  fa- 
cilement à  fe  bien  placer.  Elle  empor- 
toit  une  imputation  cruelle  à  fon  hon- 
neur de  toutes  manières.  Le  vol  n  étoit 
qu'une  bagatelle ,  mais  enfin  c'étoit  un 
vol ,  6c  qui  pis  eft  ,   employé  à  féduire 
u-n  jeune  garçon  ;  enfm  le  menfonge  & 
l'obi^ination  ne  laifloient  rien  à  efpérer 
de  celle  en   qui  tant  de  vices  étoient 
réunis.  Je  ne  regarde  pas  même  la  mi- 
fere  &  l'abandon  comme  le  plus  grand 
danger  auquel  je  l'aye  exporée.  Qui  fait, 
à  Ton  âge,  où  le  découragement  de  Tin- 
nocence  avilie  a  pu  la  porter.  Eh!  h  le 
remord  i   d'avoir  pu  la  rendre  aialheu- 
reufe  u-il  in fuppor table  ,  qu'on  juge  de 
celui  d'avoir  pu  la  rendre  pire  que  moi. 
Ce  fouvenir  cruel  me  trouble  quel- 
quefois &  me  bouleverfe  au  point  de 
voir  dans  mes  infomnies  cette  pauvre 
tille  venir  me  reprocher  mon  crime ,. 


3^4  "(S   V   y  R  E  s 

comme  s'il  n'étoit  commis  que  d'hier. 
Tant  que  j'ai  vécu  tranquille  il  m'a  moins 
tourmenté ,  mais  au  milieu  d'une  vie 
orageufe  il  m'ôte  la  plus  douce  confola- 
îion  des  innocens  perfécutés  :  il  me  tait 
bien  fentir  ce  que  je  crois  avoir  dit  dans 
quelque  ouvrage  ,  que  le  remords  s'en- 
dort durant  un  deftin  profpere  &  s'aigrit 
dans  i'adverfité.  Cependant  je  n'ai  ja- 
mais pu  prendre  fur  moi  de  décharger 
mon  cœur  de  cet  aveu  dans  le  fein  d'ua 
ami.  La  plus  étroite  intimité  ne  me  l'a 
jamais  fait  faire  à  perfonne  ,  pas  même 
Madame  de  Jf^arens,  Tout  ce  que  j'ai  pu 
faire  a  été  d'avouer  que  j'avois  à  me  re- 
procher une  adion  atroce  ,  mais  jamais 
je  n'ai  dit  en  quoi  elle  conliftoit.  Ce 
poids  efl:  donc  reflé  jufqu'à  ce  jour  fans 
allégement  fur  ma  confcience  ,  &  je  puis 
dire  que  le  defir  de  m'en  délivrer  en 
quelque  forte  a  beaucoup  contribué  à  la 
réfolution  que  j'ai  prife  d'écrire  mes 
confelTions. 

J'ai  procédé  rondement  dans  celle  que 
je  viens  de  faire  ,  &  l'on  ne  trouvera  fù- 
rement  pas  que  j'aye  ici  pallié  la  noir- 
ceur de  mon  forfait.  Mais  je  ne  rempli- 
rois  pas  le  but  de  ce  livre  (i  je  n'expo- 
fois  en  même  tems  mes  difpofitions  in- 


Diverses,       i6^. 

térleures ,  èc  que  je  craignllfe  de  m'ex- 
culer  en  ce  qui  eft  conforme  à  la  vérité. 
Jamais  la  méchanceté  ne  fut  plus  loin 
de  moi  que  dans  ce  cruel  moment,  ôc 
lorfque  je  chargai  cette  malheureufe  fil- 
le ,  il  eft  bizarre  mais  il  eft  vrai  que  mon 
amitié  pour  elle  en  fut  la  caule.   Elle 
étoit  préfente  à  ma  penfée ,  je  m'excu- 
fai  fur  le  premier  objet  qui  s'offrit.    Je 
l'accufai   d'avoir  tait  ce  que  je  voulois 
faire  &  de  m'avoir  donné  le  ruban  parce 
que  mon  intention  étoit  de  le  lui  donner. 
Quand  je  la  vis  paroitre   enfuite  mon 
cœur  fut  déchiré  ,  mais  la  préfence  de 
tant  de  monde  fut  plus  forte  que  mon 
repentir.  Je  craignois  peu  la  punition  , 
je  ne  craignois  que  la  honte  ;  mais  je  la 
craignois  plus  que  la  mort ,  plus  que  le 
crime,  plus  que  tout  au  monde.    J'au- 
rois  voulu  m'enfoncer,  m'étoufier  dans 
le  centre  de  la  terre  :  l'invincible  honte 
l'emporta  fur  tout,    la  honte  feule  fit 
mon    impudence  ,   &  plus  je  devenois 
criminel  ,     plus  l'effroi  d'en   convenir 
me   rendoit    intrépide.     Je   ne  voyois 
que  l'horreur  d'être  reconnu  ,   déclaré 
publiquement  ,    moi  préfent  ,  voleur, 
menteur ,  calomniateur.  Un  trouble  uni- 
verfel  m'ôtoit  tout  autre  fentjment.  Si 


iC6  (E   U   V   R   E  s 

l'on  m'eût  laiflé  revenir  à  mol -même, 
j'aurois  infailliblement  tout  déclaré.  Si 
M.  de  la  Phoque  m'eût  pris  à  part,  qu'il 
m'eût  dit  ;  ne  perdez  pas  cette  pauvre 
fille.  Si  vous  êtes  coupable  ,  avouez- 
le  moi  ;  je  me  ferois  jette  à  fes  pieds 
dans  l'inftant  ;  j'en  fuis  parfaitement  fiir. 
Mais  oiî  ne  fit  que  m'intimider  quand  il 
falloit  me  donner  du  courage.  L'âge  eft 
encore  une  attention  qu'il  eft  jufte  de 
faire.  A  peine  étois  je  forti  de  l'enfan- 
ce ,  ou  plutôt  j'y  étois  encore.  Dans  la 
jeunefle  les  véritables  noirceurs  font  plus 
criminelles  encore  que  dans  l'âge  mûr; 
mais  ce  qui  n'eft  que  foiblefie  l'eft  beau- 
coup moins  ,  &  ma  faute  au  fond  n'étoit 
gueres  autre  chofe.  Auffi  Ton  fouvenir 
m'afflige-t-il  moins  à  caufe  du  mal  en  lui- 
même,  qu'à  caufe  de  celui  qu'il  a  dû 
caufer.  Il  m'a  même  fait  ce  bien  de  me 
garantir  pour  le  refte  de  ma  vie  de  tout 
ade  tendant  au  crime  par  l'impreflion 
terrible  qui  m'eft  reftée  du  feul  que  j'aye 
jamais  commis,  &  je  crois  fentir  que 
mon  averlion  pour  le  menfonge  me  vient 
en  grande  partie  du  regret  d'en  avoir 
pu  taire  un  lufli  noir.  Si  c'eft  un  crime 
qui  puitfe  erre  eypié,  comme  j'ofe  le 
croire  ,  il  doit  l'être  par  tant  de  mal- 


D  I  V  E  R  a  E  s,  i6y 

heurs  dont  la  fin  de  ma  vie  efl  accablée, 
par  quarante  ans  de  droiture  &  d'hon- 
neur dans  des  occafîons  difficiles,  de  la 
pauvre  Marion  trouve  tant  de  vengeurs 
en  ce  monde ,  que  quelque  grande  qu'ait 
été  mon  oflenfe  envers  elle  ,  Je  crains 
peu  d'en  emporter  la  coulpe  avec  moi. 
Voilà  ce  que  j'avois  à  dire  fur  cet  arti- 
cle. Qu'il  me  foit  permis  de  n'en  re- 
parler jamais. 


Fin  du  Livre  fécond^ 


LES 

CONFESSIONS 

D  E 

J.  J.   ROUSSEAU. 

LITRE    TROISIEME, 


OoRTi  de  chez  Madame  de  Vercel- 
lis  à-peu-près  comme  j'y  étois  entré,  je 
retounai  chez  mon  ancienne  hôtefle  ,  &: 
j'y  reftai  cinq  ou  fix  femaines ,  durant 
lefquelles  la  fanté ,  la  jeuneflc  &  Toifi- 
veté  me  rendirent  fouvent  mon  tem- 
pérament importun.  J'étois  inquiet ,  dif- 
trait,  rêveur  ;  je  pleurois,  je  ïoupirois, 
je  defirois  un  bonheur  dont  je  n'avois 
pas  d'idée  ,  &  dont  je  fentois  pourtant 
la  privation.  Cet  état  ne  peut  fe  décrire 
&  peu  d'hommes  mcme  le  peuvent  ima- 
giner ;  parce  que  la  plupart  ont  préve- 
nu cette  plénitude  de  vie ,  à  la  lois  tour- 
mentante &  dclicieufe  qui  dans  l'ivrcOe 
du  defir  donne  un  avant  goût  de  la  jouit- 

fànce* 


Diverses,  iCp 

fânce.  Mon  fang  allumé  femplifToit  in- 
ceflamment  mon  cerveau  de  tilles  &  de 
femmes,  mais  n'en  tentant  pas  le  vérita- 
ble u(age,  je  les  occupois  bizarrement 
en  idées  à  mes  tantaifies  lans  en  favoic 
rien  faire  Ue  plus  j  &  ces  idées  tenoient 
mes  fens  dans  une  adivité  très -incom- 
modé, dont  par  bonheur  elles  ne  m'ap- 
prenoient  point  à  me  délivrer,  J'aurois 
donné  ma  vie  pour  retrouver  un  quart- 
d'heure  une  demoifelle  Goton,  Mais  ce 
n'étoit  plus  le  tems  ou  les  jeux  de  l'en» 
fance  alloient  là  comme  d'eux-mêmes. 
La  honte,  compagne  de  la  confcience  du 
mal ,  étoit  venue  avec  les  années  ;  elle 
avoit  accru  ma  timidité  naturelle  au 
point  de  la  rendre  invincible,  &  jamais 
ni  dans  ce  tems-Ià  ni  depuis  ,  je  n'ai  pu 
parvenir  à  faire  une  proportion  lafci- 
ve ,  que  celle  à  qui  je  la  faifois  ne  m'y 
ait  en  quelque  forte  contraint  par  (qs 
avances  ,  quoique  fâchant  qu'elle  n'étoit 
pas  fcrupuleufe,  &  prefque  affuré  d'être 
pris  au  mot. 

Mon  féjour  chez  Madame  de  Vercellis 
m'avoit  procuré  quelques  connoifTances 
que  j'entretenois,  dans  l'efpoir  qu'elles 
pourroient  m'être  utiles.  J'allois  voie 
quelquefois   entre  autres   un  abbé  fa^ 

Ire  ?arùu  H 


l'^Q  Œuvres 

voyard  appelle  M.  Gaime ,  précepteut 
des  enfans  du  comte  de  MeLlarede»  Il 
étoit  jeune  encore ,    &  peu  répandu  , 
jnais  plein  de  bon  fens,  de  probité,  dç 
lumières  &  l'un  des  plus  honnêtes  hom- 
mes que  j'aye  connus.  Il  ne  me  fut  d'au- 
cune reflource  pour  l'objet  qui  m'atti- 
roit  chez  lui  \  il  n'avoit  pas  afl'ez  de  cré" 
dit  pour  me  placer  ;   mais   je  trouvai 
près  de  lui  des  avantages  plus  précieux 
qui  m'ont  profité  toute  ma  vie  ;  les  le- 
çons de  la  laine  morale,  &  les  maximes 
de  la  droite  raiion.  Dans  l'ordre  fuccef- 
fif  de  mes  goûts  &  de  mes  idées  ,  j'avois 
toujours  été   trop  haut  ou   trop  bas  ; 
Achille  ou  Therfue ,  tantôt  héros  &  tan- 
tôt vaurien.   M.    Gaime  prit  le  foin  de 
me  mettre  à  ma  place  &  de  me  mon- 
trer à  moi-même  fans  m*épargner  ni  me 
décourager,    Il  me  parla  très- honora- 
blement de  mon  naturel  &  de  mes  ta- 
lens  ;  mais  il  ajouta  qu'il  en  voyoit  naî^ 
tre  les   obftacles   qui  m'empêcheroient 
d'en  tirer  parti ,  de  forte  qu'ils  dévoient, 
ielon  lui ,  bien  moins  me  fervir  de  de- 
grés pour  monter  à  la  fortune  que  de 
reflburces  pour  m'en  palfer.  Il  me  fit  un 
tableau  vrai  de  la  vie  humaine  dont  je 
n'avois  que  de  faufTes  idées  ;  il  me  mon- 
tra çomqient  dans  un  deftin  contraire 


Diverses,  l-ji 

fhomme  fage  peut  toujours  tendre  au 
bonheur,  &  courir  au  plus  près  du  vent 
pour  y  parvenir  ,  comment  il  n'y  a  point 
de  vrai  bonheur  fans  fagefle,  &  com- 
ment  la  fagefTe  eft  de  tous  les  états.  II 
amortit  beaucoup  mon  admiration  pour 
la  grandeur  en  me  prouvant  que  ceux 
qui  dominoient  les  autres ,  n'étoient  ni 
plus  {2,^0,%  ni  plus  heureux  qu'eux.  II 
me  dit  une  chofe  qui  m'efl:  fouvent  re- 
venue à  la  mémoire  ,  c'efl:  que  fi  chaque 
homme  pouvoit  lire  dans  les  cœurs  de 
tous  les  autres ,  il  y  auroit  plus  de  gens 
qui  voudroient  defcendre  que  de  ceux 
qui  voudroient  monter.  Cette  réflexion 
dont  la  vérité  frappe  ,  &  qui  n*a  rien 
d'outré,  m'a  été  d'un  grand  ufage  dans  le 
cours  de  ma  vie  pour  me  faire  tenii: 
à  ma  place  paihblement.  Il  me  donna  les 
premières  vraies  idées  de  l'honnête,  que 
mon  génie  ampoulé  n'avoit  faifi  que 
dans  fes  excès.  Il  me  fit  fentir  que  l'en- 
thoufiafme  des  vertus  fublimes  étoit  peu 
d'ufage  dans  la  fociété ,  qu'en  s'élançant 
trop  haut ,  on  étoit  fujet  aux  chûtes  , 
que  la  continuité  des  petits  devoirs  tou- 
jours bien  remplis  ne  demandoit  pas 
moins  de  force  que  les  aétions  héroï- 
ques, qu'on  en  tiroit  meilleur  parti  pour 

Hij 


172  Œuvres 

l'honneur  &  pour  le  bonheur,  &  qu'il 
valoit  infiniment  mieux  avoir  toujours 
i'eftime  des  hommes ,  que  quelquefois 
leur  admiration. 

Pour  établir  les  devoirs  de  l'homme 
il  falloit  bien  remonter  à  leurs  princi- 
pes.   D'ailleurs  le  pas  que  je  venois  de 
taire  ,  &  dont  mon  état  préfent  étoit  la 
fuite,  nous  conduifoit  à  parler  de  reli- 
gion. L'on  conçoit  déjà  que  l'honnête 
M.  Gaime  eft ,  du  moins  en  grande  par- 
tie, l'original  du  Vicaire  Savoyard.  Seu- 
lement la  prudence  l'obligeant  à  parler 
avec  plus  de  réferve ,  il  s'expliqua  moins 
ouvertement  fur  certains  points;  mais  au 
reile  (qs  maximes ,   fes  fentimens  ,  fes 
avis  furent  les  mêmes,  &  jufqu'au  con- 
feil  de  retourner  dans  ma  patrie  ,  tout 
fut  comme  je  l'ai  rendu  depuis  au  pu- 
blic.   Aind  fans  m'étendre  (ur  des  en- 
tretiens dont  chacun  peut  voir  la  fubf- 
tancc  ,  je  dirai  que   fes  leçons  fages  , 
mais  d'abord  fans  etiet,  furent  dans  mou 
cœur  un  germe  de  vertu  &  de  religion 
qui  ne  s'y  étouffa  jamais,  &  qui  n'attcn- 
doit  pour  frudifier  que  les  foins  d'une 
main  plus  chérie. 

Quoiqu'alors  ma  converhon  fût  peu 
folide  ,  je  ne  lailTois  pas  d'être  ému. 
Loin  de  m'ennuyer  de  ï^s  entretiens , 


Diverses.         173 

j'y  pris  goût  à  caufe  de  leur  clarté,  de 
leur  f implicite  ,  &  fur-tout  d'un  certain 
intérêt  de  cœur  dont  je  fentois  qu'ils 
etoient  pleins.  J'ai  l'ame  aimante ,  & 
je  me  fuis  toujours  attaché  aux  gens, 
raoins  à  proportion  du  bien  qu'ils  m'ont 
fait  que  de  celui  qu'ils  m'ont  voulu ,  & 
c'eft  fur  quoi  mon  taét  ne  me  trompe 
gueres.  Auflli  je  m'affecftionnois  vérita- 
blement à  M.  Gaime ,  j'étois  pour  ainfî 
dire  Ton  fécond  difciple,  &  cela  me  fit 
pour  le  moment  même  l'inelHmable  bien 
de  me  détourner  de  la  pente  au  vice  ^ 
oii  m'entrainoit  mon  oifiveté. 

Un  jour  que  je  ne  penfois  à  rien 
moins,  on  vient  me  chercher  de  la  part 
du  comte  de  la  Roque.  A  force  d'y  aller 
&  de  ne  pouvoir  lui  parler,  je  m'étois 
ennuyé,  je  n'y  allois  plus  :  je  crus  qu'il 
m'avoit  oublié,  ou  qu'il  lui  étoit  relié  de 
mauvaifesimprefîionsdemoi.Jemetrom- 
pois.  Il  avoit  été  témoin  plus  d'une  fois 
du  plaifir  avec  lequel  je  rem.pliflbis  mon 
devoirauprèsde  fa  rante,  il  le  luiavoitmc- 
me  dit,  &  il  m'en  reparla  quand  moi  mê- 
me je  n'y  fongeoisplus.il  me  reçut  bien, 
me  dit  que  fans  m'amu  fer  de  promefles  va- 
gues ,  il  avoit  cherché  à  me  placer,  qu'il 
avoit  rculli^  qu'il  me  mettoit  en  chemin 

Hiij 


ÎJ^  (S    U    l'    R    X    s 

de  devenir  quelque  chofe,  que  c'étoit  à 
moi  de  faire  le  refte  ;  que  la  maifon  où 
il  me   faifoit  entrer,  étoit  puiflante  bc 
confîdérée  ,  que  je   n'avois  pas  befoin 
d'autres  protecteurs  pour  m'avancer ,  & 
que ,  quoique  traité  d'abord  en  (impie 
domeftique,  comme  je  venois  de  l'être, 
je  pouvois  ctre  aiïliré  que  (i  l'on  me  ju- 
geoit  par  mes  fentimens  &  par  ma  con- 
duite au-deflus  de  cet  état,  on  étoit  dif- 
pofé  à  ne  m'y  pas  laifler.  La  fin  de  ce 
cifcours  démentit  cruellement  les  bril- 
lantes efpérances  que  le  commencement 
m'avoit  données.  Quoi  !  toujours  laquais  ? 
jne  dis-je  en  moi-même  avec  un  dépit 
amer  que  la  confiance  effaça  bientôt.  Je 
me  fentois  trop  peu  fait  pour  cette  place 
pour  craindre  qu'on  m'y  laiflât. 

Il  me  mena  chez  le  comte  de  Gou^ 
yon,  premier  écuyer  de  la  reine  &  chef 
de  l'illuftre  maifon  de  Solar,  L'air  de 
dignité  de  ce  refpedable  vieillard  me 
rendit  plus  touchante  l'affabilité  de  fon 
accueil.  Il  m'interrogea  avec  intérêt,  & 
Je  lui  répondis  avec  fincérité.  Il  dit  ou 
comte  de  la  Roque  que  j'avois  une  phy- 
fionomie  agréable  &  qui  promettoit  de 
l'efprit,  qu'il  lui  paroilToit  qu'en  effet  je 
n'en  manquois  pas,  mais  que  ce  n étoit 


Diverses.  -27^ 

pas  là  tout,  &  qu'il  falloit  voir  le  reftôé 
Puis  fe  tournant  vers  moi;  mon  enfant  » 
me  dit-il,  prefque  en  toutes  chofes  les 
commencemens  font  rudes;  les  vôtres 
ne  le  feront  pourtant  pas  beaucoup.  Soyez 
fage,  &  cherchez  à  plaire  ici  à  tout  le 
monde  ;  voilà  quant  à  préfent  votre  uni- 
que emploi.  Du  refle,  ayez  bon  cou- 
rage ;  on  veut  prendre  foin  de  vous. 
Tout  de  fuite  il  pafla  chez  la  Mar- 
quife  de  Brdl  fa  belle  HUe ,  &  me  pré- 
fenta  à  elle,  puis  à  l'Abbé  de  Couvait 
fon  fils.  Ce  début  me  parut  de  bon  au- 
gure. J'en  favois  alTez  déjà  pour  juger 
qu'on  ne  fait  pas  tant  de  façon  à  la  ré- 
ception d'un  laquais.  En  effet  on  ne  me 
traita  point  comme  tel.  J'eus  la  table 
de  l'Office;  on  ne  me  donna  point  d'ha- 
bit de  livrée,  &  le  comte  de  Favrïa  , 
jeune  étourdi,  m'ayant  voulu  faire  mon- 
ter derrière  fon  carrofîe ,  fon  grand-pere 
défendit  que  je  montafie  derrière  aucun 
carroffe  ,  &  que  je  fuiviffe  pcrfonne  hors 
de  la  maifon.  Cependant  je  fervois  à  ta- 
ble, &  je  faifois  àpeu-près  au  dedans 
Je  fervice  d'un  laquais;  mais  je  le  faifois 
en  quelque  façon  librement,  fans  être 
attaché  nommément  à  perfonne.  Hors 
quelques  lettres  qu'on  me  didoit ,  ^ 

Hiv 


^j6  Œuvres 

des  images  que  le  comte  de  Favrla  me 
faifoit  découper ,  j'étois  prefque  le  maî- 
tre de  tout  mon  tems  dans  la  journée. 
Cette  épreuve  dont  je  ne  m'appercevois 
pas  étoit  aflurément  très-dangereufe  ;  elle 
n'étoit  pas  même  fort  humaine;  car  cetts 
grande,  oifiveté  pouvoit  me  faire  con- 
trader  des  vices  que  je  n'aurois  pas  eus 
fans  cela. 

Mais  c'eft  ce  qui  très-heureufement 
n'arriva  point.  Les  leçons  de  M.  Gaime 
avoient  fait  imprelîion  fur  mon  cœur  , 
&  j'y  pris  tant  de  goiit  que  je  m'échap- 
pois  quelquefois  pour  aller  les  enten-* 
dre  encore.  Je  crois  que  ceux  qui  me 
voy oient  fortirainli  furtivement,  ne  de- 
vinoient  gueres  où  j'allois.  Il  ne  fe  peut 
rien  de  plus  fenfé  que  les  avis  qu'il  me 
donna  fur  ma  conduite.  Mes  commen- 
cemens  furent  admirables;  j'étois  d'une 
afliduité,  d'une  attention,  d'un  zèle  qui 
charmoient  tout  le  monde.  L'abbé  Gairne 
m'avoitfagement  averti  de  modérer  cette 
première  ferveur,  de  peur  qu'elle  ne  vînt 
à  fe  relâcher  &  qu'on  n'y  prît  garde. 
Votre  début,  me  dit-il,  eft  la  règle  de 
ce  qu'on  exigera  de  vous:  tâchez  de  vous 
ménager  de  quoi  faire  plus  dans  la  fuite, 
mais  gardez-vous  de  faire  jamais  moins. 


Diverses,  177 

Comme  on  ne  m'avoit  gueres  exa- 
miné fur  mes  petits  talens  &  qu'on  ne 
me   fuppofoit    que    ceux   que    m'avoit 
donné  la  nature,  il  ne  paroiffbit  pas, 
malgré    ce  que    le  Comte  de    Goavon. 
m'avoit  pu  dire,  qu'on  fongeât  à  tirée 
parti  de  moi.  Des  affaires  vinrent  à  la 
traverfe  ,  &  je  fus  à-peu-près  oublié. 
Le  Marquis  de  Breil ,  fils  du  Comte  de 
Gouvon  ,    étoit   alors   Ambaffadeur    à 
Vienne.  Il  iurvint  des  mouvemens  à  la 
Cour,   qui  fe  firent  fentir  dans  la  fa- 
mille ,  &  l'on  y  fut  quelques  femaines 
dans  une  agitation  qui  ne  lailToit  gueres 
k  tems   de  penfer  à   moi.    Cependant 
jufques-là  je  m'étois  peu  relâché.  Une 
chofe    me  fit  du  bien  &  du  mal  ,   en 
m'éloignant  de  toute  diflipation   exté- 
rieure, mais  en  me  rendant  un  peu  plus 
diftrait  fur  mes  devoirs. 

Mademoifelle  de  5m7  étoit  une  jeune 
perfonne  à-peu-près  de  mon  âge  ,  bien 
faite  ,  afïez  belle  ,  très  blanche  ,  avec 
des  cheveux  très-noirs  ,  &  ,  quoique 
brune  ,  portant  fur  fon  vifage  cet  air 
de  douceur  des  blondes  auquel  mon 
cœur  n'a  jamais  réfifté.  L'habit  de  Cour, 
fi  favorable  aux  jeunes  perfonrjes  ,  mar- 
guoit  fa  jolie  Uille ,  dégageoit  fa  poi-. 

H-v, 


178  ^    V    V    i    £    s 

trine  &  Tes  épaules,  &  rendoit  Ton  teint 
encore  plus  éblouififant  pra*  le  deuil 
qu'on  portoit  alors.  On  dira  que  ce 
n'eft  pas  à  un  domeftique  de  s'apper- 
cevoir  de  ces  chofes  là;  j'avois  tort, 
lans  doute  ,  mais  je  m'en  appercevois 
toutefois,  &  même  je  n'étois  pas  le  feul. 
ÎLe  maître  d'hôtel  &  les  valets-de-cham- 
bre en  parloient  quelquefois  à  table 
avec  une  grofiie'reté  qui  me  faifoit  cruel- 
lement fouffrir.  La  tête  ne  me  tournoit 
pourtant  pas  au  point  d'être  amoureux 
tout  de  bon.  Je  ne  m'oubliois  point  ; 
je  me  tenois  à  ma  place ,  &  mes  defirs 
même  ne  s'émancipoient  pas.  J'aimois 
a  voir  Mademoifelle  de  Breil^  à  lui  en- 
tendre dire  quelques  mots  qui  mar- 
quoient  de  l'efprit,  du  fcns,  de  l'hon- 
nêteté; mon  ambition  bornée  au  plaifîr 
de  la  fervir  n'alloit  point  au-delà  de 
mes  droits.  A  table  j'étois  attentif  à 
chercher  Toccafion  de  les  faire  valoir. 
Si  fon  laquais  quittoit  un  moment  fa 
chaife  ,  à  l'inflant  on  m^  voyoit  établi  : 
hors  de  là  je  me  tenois  vis-à-vis  d'elle; 
je  cherchois  dans  Tes  yeux  ce  qu'elle 
alloit  demander,  j'épiois  le  moment  de 
changer  fon  afliette.  Que  n'aurois-je 
point  fait  pour  qu  elle  daignât  m  ordon- 


Diverses»  17^ 

ner  quelque  chofe  ,  me  regarder .,  me 
dire  un  feul  mot  ;  mais  point  ;  j'avois 
la  mortification  d'être   nul  pour  elle; 
elle  ne  s'appercevoit  pas  même  que  j'é- 
tois  là.  Cependant  fon  frère  qui  m'adref- 
foit  quelquefois  la  parole  à  table ,  m'ay  ant 
dit  je  ne  fais  quoi  de  peu  obligeant  , 
je  lui  fis  une  réponfe  ii  fine  &  ii  bien 
tournée  qu'elle  y  fit  attention   &  jetta 
les  yeux  fur  moi.  Ce  coup-d'œil   qui 
fut  court  ne  laiiïa  pas  de  me  tranfporter. 
Le  lendemain  l'occation  fe  préfenta  Ci^xv 
obtenir  un  fécond  &  j'en  profitai.  On 
donnoit  ce  jour-là  un  grand  dîné  ,  où 
pour  la  première  fois  je  vis  avec  beau-- 
coup  d'étonnementle  maître-d'hôtel  ler- 
vir  l'épée  au  côté  ^  le  chapeau  fur  la 
tête.   Par  hafard  on  vint  à  parler  de  la 
devife  de  la  maifon  de  Solar  qui  étoit 
fur  la  tapifferie  avec  les  armoiries.  Tel 
fiert  qui   ne  tue  pas.  Comme  les  pié- 
montois   ne  font  pas  pour  l'ordinaire 
confommés    dans   la  langue  françoife , 
quelqu'un  trouva  dans  cette  devile  une 
faute  d'orthographe  ,  &   dit  qu'au  mot 
fiert  il  ne  falloit  point  de  t. 

Le  vieux  comte  de  Gonvon  alloit 
répondre  ,  mais  ayant  jette  les  yeux  fur 
moi,  il  vit  que  je  fowriois  fans  ofer  ritu 

Hvj 


îSo  (E  u  r  R  z  s 

dire  :  il  m'ordonna  de  parler.  Alors  je  disf 
que  je  ne  rro)  ois  pas  que  le  r  fut  de  trop  ; 
que  fiert  e'toit  un  vieux  mot  François 
qui  ne  venoit  pas  du  nom  férus  fier, 
mena-çant  ;  mais  du  verbe /c'/-ir  il  frappa, 
il  bielle.  Qu'ainli  la  devile  ne  me  pa- 
roilloit  p35  dire,  tel  menace ,  mais  ^^Z 
frappe  qui  ne  Lue  peu. 

Tout  le  ""monde  me  regardolt  &:  fe 
regardoit  fans  rien  dire.  On  ne  vit  de 
la  vie  un  pareil  étonnement.  Mais  es 
qui  me  flatta  davantage  fut  de  voir  clai- 
rement f^jr  le  vifage  de  Mademoifeîle  de 
Brell  un  air  de  fatisfaclion.  Cette  per- 
fonne  fi  dédaigneufe  daigna  me  jettcr 
un  fécond  regard  qui  valoit  tout  au 
moins  le  premier  ;  puis  tournant  les 
yeux  vers  fon  grand  papa,  elle  femhloit 
attendre  avec  une  forte  d'impatience  la 
louange  qu'il  me  devoit ,  &  qu'il  me 
donna  en  effet  fi  pleine  &  entière,  & 
d'un  air  fi  content  que  toute  la  table 
s'emprefîa  de  faire  chorus.  Ce  moment 
fut  court,  mais  délicieux  â  tous  égards. 
Ce  fut  un  de  ces  momcns  trop  rares 
qui  replacent  les  chofes  dans  leur  ordre 
naturel  &  vengent  le  mérite  avili  des 
outrages  de  la  fortune.  Quelques  mi^ 
nutes  après  j  MademoiCelle  de  Bral  le- 


D  I  r  £  R  s  s  s,  l'gî 

vant  derechef  les  yeux  fur  mol  me  pria 
d'un  ton  de  voix  auffi  timide  qu'affable 
de  lui  donner  à  boire.  On  juge  que  je 
ne  la  fis  pas  attendre»  Mais  en  appro- 
chant je  tus  faifi  d'un  tel  tremblement 
qu'ayant  trop  rempli  le  verre  je  répandis 
une  partie  de  l'eau  fur  Talfiette  &  même 
fur  elle.  Son  frers  me  demanda  étour- 
diment  pourquoi  je  trembîois  fi  fort; 
Cette  quefiion  ne  fervit  pas  à  me  raf- 
furer ,  &  Mademoifelle  de  BreiL  rougit 
jufqu'au  blanc  dQs  yeux. 

Ici  finit  le  roman  ;  oii  l'on  remar- 
quera ,  comme  avec  Madame  Bafele  & 
dans  toute  la  fuite  de  ma  vie  que  je  ns 
fuis  pas  heureux  dans  la  concluiion  de 
mes  amours.  Je  m'affedionnai  inutile- 
ment à  l'antichambre  de  Madame  da 
Bn'd'.,  je  n'obtins  plus  une. feule  marque 
d'attention  de  la  part  de  fa  fille.  Elle 
fortoit  &  entroit  fans  me  regarder ,  Si 
moi.  j^ofois  à  peine  jetter  les  yeux  fur 
elle.  J'étois  même  fi  bête  &  fi  m"àl- 
adroit  qu'un  jour  qu'elle  avoit  en  paffant 
laifïé  tomber  fon  gant  ;  au  lieu  de  m'é- 
lancer  fur  ce  gant  que  j'aurois  voulu 
couvrir  de  baifers  ,  je  n'ofai  fortir  de 
ma  place,  &  je  laiflai  ramalTer  le  gant 
par  un  gros  butor,  ds  valet  que  j'aurois 


Χ1  (E  u  r  R  E  s 

volontiers  écrafc.  Pour  achever  de  m'in- 
timider  ,  je  m'apperçus  que  je  n'avois 
pas  le  bonheur  d'agréer  à  Maaame  de 
Breil.  Non  feulement  elle  ne  m'ordon- 
noit  rien  ,  mais  elle  n'acceptoit  jamais 
mon  fervice,   &   deux  fois  me  trou- 
vant dans  fon  antichambre  elle  me  de- 
manda d'un  ton  fort  fec  fi   je  n'avois 
rien  à   faire?  Il  fallut  renoncer  à  cette 
chère  antichambre  :  j'en  eus    d'abord 
du  regret;    mais  les  dirtradions  vin- 
rent   à  la  traverfe  ,   &  bientôt  je  n  y 
penfai  plus. 

J'eus  de  quoi  me  confoler  du  dedam 
de  Madame  de  Breil  par  les  bontés  de 
fon  beau-pere,  qui  s'apperçut  enfin  que 
j'étois    là.   Le    foir   du   dîné   dont   ]  ai 
parlé  ,  il  eut  avec  moi  un  entretien  d'une 
demi-heure  ,   dont  il  parut  content  & 
dont  je  fus  enchanté.  Ce  bon  vieillard, 
quoiqu'homme  aefprir,  en  avoit  moins 
que  Madame  de  VenelLis ,  mais  il  avoit 
plus  d'entrailles,  &  je  réullis  mieux  au- 
près de  lui.  Il   me  dit  de  m'attacher  a 
l'abbé  de  Gouvon  fon  fils  ,  qui  m'avoit 
pris  en  affedion  ,  que  cette  aftedion  h 
fen  profitois  pouvoit  m'étre  utile  ,  & 
•me  faire  acquérir  ce  qui  me  manquoit 
pour  les  vues  qu'on  avoit  fur  moi.  Dès 


Diverses»  iS^ 

îe  lendemain  matin  je  volai  chez  M, 
l'abbé.  Il  ne  me  reçut  point  en  domef- 
tique  ;  il  me  fit  afleoir  au  coin  de  Ton 
feu  ,  &  m'interrogeant  avec  la  pius 
grande  douceur,  il  vit  bientôt  que  mon 
éducation ,  commencée  fur  tant  de  cho- 
fes  9  n'étoit  achevée  fur  aucune.  Trou- 
vant fur-tout  que  j'avois  peu  de  latin, 
il  entreprit  de  m'en  enfeigner  davantage. 
Nous  convînmes  que  je  me  rendrois 
chez  lui  tous  les  matins,  &  je  commen- 
çai dès  le  lendemain.  Ainfi  par  une  de 
ces  bizarreries  qu'on  trouvera  fouvent 
dans  le  cours  de  ma  vie  ,  en  même 
tems  au-deflus  &  au-deflous  de  mcn 
état ,  j  etois  difciple  &:  valet  dans  la 
même  maifon ,  &  dans  ma  fervitude 
j'avois  cependant  un  précepteur  d'une 
naiflance  à  ne  l'être  que  ài^%  enfans  des 
Rois. 

M.  l'abbé  de  Gouvon  éroit  un  cadet 
deftiné  par  fa  famille  à  l'épifcopaî,  & 
dont  par  cette  raifon  l'on  avoit  pouffé 
les  études,  plus  qu'il  n'eft  ordinaire  aux 
enfans  de  qualité.  On  l'avoit  envoyé  à 
l'univerfité  de  Sienne  ,  où  il  avoit  refté 
plufieurs  années,  &  dont  il  avoit  rap- 
porté une  affez  forte  dofe  de  crufcantif- 
xne ,  pour  être  à-peu-près  à  Turin  ce 


ï84  ^  U  V  R  M  s^ 

qu'étoit  jadis  à  Paris  l'abbé  de  Dangeail, 
Le  dégoût  de  la  théologie  l'avoir  jette 
dans  les  belles  -  lettres,  ce  qui  eft  très- 
ordinaire  en  Italie  à  ceux  qui  courent  la 
carrière  de  la  pr^lature.  Il  avoit  bien  lu 
les   poctes  j   il    faifoit    palTablement  des 
vers   latins   &   italiens.  En  un  mot  ,   il 
avoit  le  goût  qu'il  falloit  pour  former  \& 
mien  ,    &  mettre  quelque  choix  dans  le 
fatras  dont  je  m'étois  farci  la  tête.  Mais 
foit  que  mon  babil  lui  eût  fiit  quelque 
illufion  fur  mon  favolr  ,  folt  qu'il  ne  pût 
fupporter  l'ennui  du  latin  élémentaire, 
il  me  mit  d'abord  beaucoup  trop  haut  », 
&  à  peine  m'eût-iliait  traduire  quelques 
fables  de  Phèdre  qu'il  me  jetta  dans  Vir* 
glle  où  je  n'entendois  prefque  rien.  J'é* 
toisdeftiné,  comme  on  verra  dans  !a  fuite, 
à  rapprendre  fouvent  le  latin  ,  &  à  ns- 
le  (avoir  jamais.  Cependant  je  travail- 
lois  avec  affez  de  zele,&:  M.  l'abbé  me 
prodiguoir  fes  foins  avec  une  bonté  dotit 
le  fouvenir  m'attendrit  encore.  Je  paflbij 
avec  lui  une  bonne  partie  de  la  mati* 
née ,    tant    pour    mon   inftrudion  que  i 
pour  fon  fervice  :  non  pour  celui  de  fa 
perfjnne  ,   car  il  ne  fouifrit  jamais  que 
je  lui  en  rendilTe  aucun,  mais  pour écrii- 
ïfi  fous  fa  diaée  &  pour  copier ,  &  ma 


"Diverses,         iSj" 

foniftion  de  fecrétaire  me  fut  plus  utile 
que  celle  d'e'colier.  Non-feulement  j'ap 
pris  ainfi  l'Italien  dans  fa  pureté,  mais 
je  pris  du  goût  pour  la  littérature ,  Ôi 
quelque  difcernement  des  bons  livres  qui 
me  s'acquéroient  pas  chez  la  Tribu,  dC 
qui  me  fervit  beaucoup  dans  la  fuite , 
quand  je  me  mis  à  travailler  feul. 

Ce  tems  fut  celui  de  ma  vie  où  fans 
projets  romanefques,  je  pouvois  le  plus 
raifonnablement  me  livrer  à  l'efpoir  de 
parvenir.M.  l'abbé,  très-content  de  moi, 
le  difoit  à  tout  le  m.onde,  &  fon  père 
m'avoit  pris  dans  une  alïeclion  fi  (în- 
guliere  ,  que  le  Comte  de  Favria  m'ap- 
prit qu'il  avoit  parlé  de  moi  au  Roi. 
Madame  de  Breil  elle-même  avoit  quitté 
pour  moi  fon  air  méprifant.  Enfin  je  de- 
vins une  efpece  de  favori  dans  la  mai- 
fon,  à  la  grande  jaloufie  des  autres  do- 
mefiiques,  qui,  me  voyant  honoré  des 
inftrudlons  du  fils  de  leur  maître,  fen- 
toient  bien  que  ce  n'écoit  pas  pour  refter 
long-tems  leur  égal. 

Autant  que  j'ai  pu  juger  des  vues 
qu'on  avoit  fur  moi  par  quelques  mots 
lâchés  à  la  volée,  &  auxquels  je  n'ai 
réRéchi  qu'après  coup,  il  m'a  paru  que 
la  maifon  de  Solar  voulani  courir  la  car- 


y 


;i8(J  <S  u  r  Jt  £  s 

riere  des  ambafTades,  &  peut  être  s^ou- 
vrir  de  loin  celle  du  miniftere  ,  auroit 
été  bien  aife  de  fe  former  d'avance  un  fu- 
jet  qui  eût  du  mérite  &  des  talens  ,  & 
qui  dépendant  uniquement  d'elle  ,  eût 
pu  dans  la  fuite  obtenir  fa  confiance  Se 
la  fervir  utilement.  Ce  projet  du  Comte 
de  Gouuon  étoit  noble,  judicieux,  ma- 
gnanime, &  vraiment  digne  d'un  grand 
feigneur  bienfaifant  &  prévoyant  :  mais 
outre  que  je  n'en  voyois  pas  alors  toute 
l'étendue,  il  étoit  trop  fenfé  pour  ma 
tcte,  &  demandoit  un  trop  long  aflujet- 
tifîement.  Ma  folle  ambition  ne  cher- 
choiî  la  fortune  qu'à  travers  les  avan- 
tures;  &  ne  voyant  point  de  femme  à 
tout  cela  ,  cette  manière  de  parvenir  me 
paroifloic  lente,  pénible  &  trifte  ;  tan- 
dis que  j'aurois  dû  la  trouver  d'autant 
plus  honorable  &  fûre  que  les  femmes 
ne  s'en  mêloient  pas  ;  l'efpece  de  mé- 
rite qu'elles  proté;:^ent  ne  valant  alTuré- 
ment  pas  celui  qu'on  me  fuppofoit. 

Tout  alloit  à  merveilles.  J'avois  ob- 
tenu ,  prefque  arraché  l'efHme  de  tout 
le  monde,  les  épreuves  étoient finies,  & 
l'on  me  regardoit  généralement  dans  la 
maifon  comme  un  jeune  homme  de  la 
plus  grande  efpérance,  qui  n'étoit  pas  à 


Diverses^  1S7 

fa  place,  &  qu'on  s'attendoit  d'y  voir 
arriver.  Mais  ma  place  n'étoit  pas  celle 
qui  m'étoit  affignée  parles  hommes,  & 
j'y  devois  parvenir  par  des  chemins  bien 
difFérens.  Je  touche  à  un  de  ces  traits 
carade'riftiques  qui  me  font  propres,  & 
qu'il  fuffit  de  préfenter  au  ledeur ,  fans 
y  ajouter  de  réflexion. 

Quoiqu'il  y  eût  à  Turin  beaucoup  de 
nouveaux  convertis  de  mon  efpece  ,  je 
ne  les  aimois  pas,   &  n'en  avois  jamais 
voulu  voir  aucun.  Mais  j'avois  vu  quel- 
ques Genevois  qui  ne  l'étoient  pas  ;  en- 
tr'autres  un  M.  M///'^rd',furnommé  tord- 
gueule  ,  peintre  en  miniature  &  un  peu 
mon  parent.   Ce  M.   Mujfard  déterra 
ma  demeure  chez  le  Comte  de  Gouvon, 
te  vint  m'y  voir  avec  un  autre  Gene- 
vois appelle  Bâcle,  dont  j'avois  été  ca- 
marade durant  mon  apprentiiFage.  Ce 
Bâcle  étoit   un  garçon  très  -  amufant , 
très- gai  ,  plein  de  faillies  bouffonnes  , 
que  fon  âge  rendoit  agréables.  Me  voilà 
tout  d'un  coup  engoué  de  M.  Bâcle  , 
mais  engoué  au  point  de  ne  pouvoir  le 
quitter.  Il  alloit  partir  bientôt  pour  s'en 
retourner  à  Genève.  Quelle  perte  j'alîois 
faire!  J'en  fenris  bien  toute  la  grandeur. 
Pour  mettre  du  moins  à  proht  le  tcms 


ïSS  (Ë    V    V    R    E    » 

qui  m'étoit  laifle,  je  ne  le  quitîoîsplus  ^ 
ou  plutôt  il  ne  mequittoit  pas  lui-même, 
car  la  xtio.  ne  me  tourna  pas  d'abord  au 
point  d'aller  hors  de  l'hôtel  pafl'er  la 
journée  avec  lui  fans  congé  :  mais  bien- 
tôt voyant  qu'il  m'obfédoir  entièrement 
on  lui  défendit  la  porte,  &  je  m'cchaut 
fai  fi  bien,  qu'oubliant  tout,  hors  mon 
ami  Bâcle  ,  je  n'allois  ni  chez  M^  l'abbé 
ni  chez  M.  le  Comte,  &  l'on  ne  me 
voyoit  plus  dans  la  maifon.  On  me  lit 
des  réprimandes  que  je  n'écoutai  pas. 
On  me  menaça  de  me  congédier.  Cette 
menace  fut  ma  perte;  elle  me  fit  entre- 
voir qu'il  étoit  pollible  que  Bâcle  ne 
s'en  allât  pas  feul.  Dès-lors  je  ne  vis 
plus  d'autre  plaifir,  d'autre  fort,  d'au- 
tre bonheur  que  celui  de  faire  un  pa- 
reil voyage  ,  &  je  ne  voyois  à  cela 
que  l'ineffable  félicité  du  voyage  ,  au 
bout  duquel  ,  pour  furcroît  ,  j'entre- 
voyois  Madame  de  J^arens  ,  mais  dans 
«n  éloignement  immenfe  ;  car  pour  re* 
tourner  à  Genève ,  c'efl:  à  quoi  je  ne 
penfois  jamais.  Les  m^onts ,  les  prés  ,  les 
bois,  les  ruiflfeaux,  les  villages,  (e  iuc- 
cédoient  fans  fin  &  fans  ccffe  avec  de 
nouveaux  charmes;  ce  bienheureux  tra- 
jet fembloit  devoir  abfoiber  ma  vie  en^ 


Diverses*  iSp 

tlere.  Je  me  rappellois  avec  délices  com- 
bien ce  même  voyage  m'avoit  paru 
charmant  en  venant.  Que  devoit-ce  être 
lorfqu'à  tout  l'attrait  de  1  indépendance 
fe  joindroit  celui  de  faire  route  avec  un 
camarade  de  mon  âge,  de  mon  goûrôc 
de  bonne  humeur,  fans  gcne ,  fans  de-» 
voir  ,  fans  contrainte  ,  fans  obligation 
d'aller  ou  refter  que  comme  il  nous  plai- 
rait? Il  falloit  être  iou  pour  facnfier  une 
pareille  fortune  à  des  projets  d'ambition 
d'une  exécution  lente,  difficile,  incertai- 
ne ,  &  qui  j  les  fuppofant  réalilés  un 
jour,  ne  valoient  pas  dans  tout  leur  éclat 
un  quart  d'heure  de  vraiplaifir  &  de  li- 
berté dans  la  jeuneffe. 

Plein  de  cette  fage  fantaifie ,  je  me 
conduifis  fi  bien  q-ue  je  vins  à  bout  de 
me  faire  chafler,  &  en  vérité  ce  ne  fut 
pas  fans  peine.  Un  foir  comme  je  ren- 
trois  ,  le  maître-d'hôtel  me  fignifia  mon 
congé  de  la  part  de  M.  le  Comte.  C'é- 
toit  précifénient  ce  que  je  demandois  ; 
car  ientant  malgré  moi  l'extravagance 
de  ma  conduite  ,  j'y  ajoutois  pour  m'ex- 
cufer  rinjuftice  &:  l'ingratitude,  croyant 
mettre  ainfi  les  gens  dans  leur  tort,  & 
me  juftifier  à  moi-même  un  parti  pris 
par  néceflité.  On  me  dit  de  la  part  d* 


ipo  <S  u  y  it  X  3 

Comte  Fdvrïa  d'aller  lui  parler  le  len- 
demain matin  avant  mon  départ ,  & 
comme  on  voyoit  que  la  tête  m'ayant 
tourné  j'étois  capable  de  n'en  rien  faire, 
le  maître-d'hôtel  remit  après  cette  vifite 
à  me  donner  quelque  argent  qu'on  m'a- 
voit  deftiné  ,  &  qu'afTurément  j'avois 
fort  mal  gagné  :  car',  ne  voulant  pas  me 
laifTer  dans  l'état  de  valet ,  on  ne  m'a- 
voit  pas  fixé  de  gages. 

Le  Comte  de  Favria,  tout  jeune  & 
tout  étourdi  qu'il  étoit,  me  tint  en  cette 
occafion  les  difcours  les  plus  fenfés,  Se 
j'oferois  prefque  dire  les  plus  tendres; 
tant  il  m'expofa  d'une  manière  flatteufe  Se 
touchante  les  foins  de  fon  oncle  &  les  in- 
tentions de  fon  grand-pere.  Enfin,  après 
m'avoir  mis  vivement  devant  lesyeux  tout 
ce  que  je  facrifiois  pour  courir  à  ma  perte, 
il  m'offrit  de  faire  ma  paix,  exigeant  pour 
toute  condition  que  je  ne  viiTe  plus  ce 
petit  malheureux  qui  m'avoit  féduit. 

Il  étoit  fi  clair  qu'il  ne  difoit  pas  tout 
cela  de  lui-même,  que  malgré  mon  ftu-. 
pide  aveuglement  je  fentis  toute  la  bonté 
de  mon  vieux  maître  &  j'en  fus  touché: 
mais  ce  cher  voyage  étoit  trop  empreint 
dans  mon  imagination  pourquerien  pût 
en  balancer  le  charme.  J'e'tois  tout- à-fait 


D  I  y  M  R  ê  £  s,  ipii 

lîors  de  fens,  je  me  raffermis,  je  m'en* 
durcis,  je  fis  le  fier,  &  je  répondis  arro. 
gamment  que  puifqu'on  m'avoit  donné 
mon  congé,  je  l'avois  pris,  qu'il  n'étoit 
plus  tems  de  s'en  dédire  ,  3c  que ,  quoi- 
qu'il  pût  m'arriver  en  ma  vie ,  j'étois  bien 
réfolu  de  ne  jamais  me  faire  chafler  deux 
fois  d'une  maifon.  Alors  ce  jeune hom^ 
jne  juflement  irrité,  me  donna  les  noms 
que  je  méritois  ,  me  mit  hors  de  fa  cham* 
bre  par  les  épaules ,  &:  me  ferma  la  porte 
aux  talons.  Moi  ,  je  fortis  triomphant 
comme  fi  je  venois  d'emporter  la  plus" 
grande  vi<floire,  &  de  peur  d'avoir  un 
fécond  combat  à  foutenir  ,  j'eus  rindi» 
gnité  de  partir  ,  fans  aller  remercier  M. 
J'abbé  de  fes  bontés. 

Pour  concevoir  jufqu'où  mon  délire 
alloit  dans  ce  moment,  il  faudroitcon- 
noître  à  quel  point  mon  cœur  eft  fujet  à 
s*échauffer  fur  les  moindres  chofes  Ôc 
avec  quelle  force  il  fe  plonge  dans  Tima-» 
gination  de  l'objet  qui  l'attire ,  quelque 
vain  que  foit  quelquefois  cet  objet.  Les 
plans  les  plus  bifarres,  les  plus  enfantins, 
les  plus  foux  3  viennent  careffer  mon 
idée  favorite  &  me  montrer  de  la  vrai- 
femblance  à  m'y  livrer.  Croiroit-on 
<^u'4  près  de  dix-neuf  4ns  qi)  puiûe  fon* 


Ip2  (H  V  y  R  ^  S 

der  fur  une  phiole  vide  la  fubfiflance  du 
refte  de  les  jours  ?  Or  écoutez. 

L'abbé  de  Gouvon  m'avoit  fait  pré- 
fent ,  il  y  avoit  quelques  femaines,  d'une 
petite  fontaine  de  héron  fort  jolie  ,  6c 
dont  f  étois  tranfporté.  A  force  de  faire 
jouer  cette  fontaine  &  de  parler  de  no- 
tre voyage,  nous  penlâmes,  le  lage  B-â- 
de  &  moi,  que  l'une  pourroit  bien  fer- 
vir  à  l'autre  &  le  prolonger.  Qu'y  avoit- 
il  dans  le  monde  d'aulli  curieux  qu'une 
fontaine  de  héron?  Ce  principe  fut  le  ton- 
dement  fur  lequel  nous  bâtimes  l'édifice 
de  notre  fortune.  Nous  devions  dans 
chaque  village  aflembler  les  payfans  au- 
tour de  notre  fontaine  ,  &  là  les  repas  & 
îa  bonne  chère  dévoient  nous  tomber 
avec  d'autant  plus  d'abondance  que  nous 
étions  perfuadés  l'un  Se  l'autre  que  les 
vivres  ne  coûtent  rien  à  ceux  qui  les  re- 
cueillent, &  que  quand  ils  n'en  gorgent 
pas  les  pafTans,  c'eft  pure  mauvaife  vo- 
lonté de  leur  part.  Nous  n'imaginions 
par-tout  que  feftins  &  noces,  comptant 
que  fans  rien  débourfer  que  le  vent  de 
nos  poumons  &  l'eau  de  notre  fontai- 
ne, elle  pouvoit  nous  défrayer  en  Pié- 
mont ,  en  Savoye  ,  en  France  &  par 
tout  le  monde.  Nous  faiiions  des  pro- 
jets 


jets  de  voyage  qui  ne  finiflbient  point, 
&  nous  dirigions  d'abord  notre  courfe 
au  nord  ,  plutôt  pour  le  plaifir  de  pafTer 
l^s  alpes ,  que  pour  la  néceflité  fuppo- 
fe'e  de  nous  arrêter  enfin  quelque  part. 

Tel  fut  le  plan  fur  lequel  je  me  mis 
en  campagne  ,  abandonnant  fans  regret 
mon  protedeur,  mon  précepteur ,  mes 
études,  mes  efpe'rances  &  l'attente  Q  uns 
fortune  prefque  affurée  ,  pour  commen- 
cer la  vie  d'un  vrai  vagabond.  Adieu  la 
capitale,  adieu  la  Cour,  l'ambition  ,  la 
vanité,  l'amour,  les  belles  &  toutes  les 
grandes  avantures  dont  l'efpoir  m'avoit 
amené  l'année  précédente.  Je  pars  avec 
ma  fontaine  &  mon  ami  Bâcle  ^  la  bourfe 
légèrement  garnie ,  mais  le  coeur  faturé 
de  joie  &  ne  fongeant  qu'à  jouir  de  cette 
ambulante  félicité  à  laquelle  )'a\  ois  tout- 
à-coup  borné  mes  brillans  projets. 

Je  fis  cet  extravagant  voyage  pref- 
que aufli  agréablement  toutefois  que  je 
m'y  étois  attendu ,  mais  non  pas  tout- 
à-fait  de  la  même  manière  ;  car  biea 
que  notre  fontaine  amufât  quelques  mo- 
mens  dans  les  cabarets  les  hôtefles  & 
leurs  fervantes,  il  n'en  falloit  pas  moins, 
payer  en  fortaiit.  ?vlais  cela  ne  noustrou- 
bloit  gueres  &;  nous  ne  fongions  à  tirejc 

Ire  partie,  I 


154-  (S,   U   V  R   s  s 

parti  tout  de  bon  de  cette  reflource  que 
quand  l'argent  viendroit  à  nous  manquer. 
Un  accident  nous  en  évita  la  peine  ;  la 
fontaine  fe  calla  près  de  Bramant ,  ôc  il 
en  étolt  tems  ;  car  nous  (entions,  fans 
ofer  nous  le  dire  ,  qu'elle  commençoit  à 
nous  ennuver.  Ce  malheur  nous  rendit 
plus  gais  qu  auparavant  ,  &  nous  rîmes 
beaucoup  de  notre  étourderie  ,  d'avoir 
oublié  que  nos  habits  &:  nos  fouliers  s'u- 
feroient ,  ou  d'avoir  cru  les  renouveller 
avec  le  jeu  de  notre  fontaine.  Nous  con- 
tinuâmes notre  voyage  aulîi  allégremenE 
(jue  nous  l'avions  commencé,  mais  fi- 
lant un  peu  plus  droit  vers  le  terme, 
cà  notre  bourfe  tariflante  nous  faifoit 
une  néceffité  d'arriver. 

A  Chambéri  je  devins  penfif ,  non 
fur  la  fottife  que  je  venois  de  faire  :  ja- 
mais hom.me  ne  prit  (î-tôt  ni  fi  bien  fon 
parti  fur  le  pafré  ;  mais  fur  l'accueil  qui 
m'attcndoit  chez  Madame  de  IF'arens  ^ 
car  j'envifageois  exa((tement  fa  mail'on 
comme  ma  maifon  paternelle.  Je  lui 
avois  écrit  mon  entrée  chez  le  Comte 
de  Gouvon  ;  elle  favoit  fur  quel  pied  j'y 
etois,  &  en  m'en  félicitant  elle  m'avoit 
donné  des  leçons  trcs-fages  fur  la  ma- 
nière dont  jç  devois  coirefpondre  aux 


Diverses,  15)5" 

bontés  qu'on  avoit  pour  moi.  Elle  re- 
gardoit  ma  fortune  comme  aflure'e  fi  je 
ne  la  de'truifois  pas  par  ma  faute.  Qu'al- 
loit-elle  dire  en  me  voyant  arriver  ?  Il 
ne  me  vint  pas  même  à  l'efprit  qu'elle 
pût  me  fermer  fa  porte  ;  mais  je  crai- 
gnois  le  chagrin  que  j'allois  lui  donner; 
je  craignois  fes  reproches  plus  durs  pour 
moi  que  la  mifere.  Je  -réfolus  de  tout 
endurer  en  filence  ,  &  de  tout  faire  pour 
i'appaifer.  Je  ne  voyois  plus  dans  l'uni- 
vers qu'elle  feule  :  vivre  dans  fa  dif- 
grace  étoit  une  chofe  qui  ne  fe  pouvoit 

pas. 

Ce  qui  m'inquîétoit  le  plus  étoit  mon 
compagnon  de  voyage  dont  je  ne  vou- 
iois  pas  lui  donner  le  furcroît,  &  dont 
je  cragnois  de  ne  pouvoir  me  débarraf- 
fer  aifément.  Je  préparai  cette  fépara- 
tion  en  vivant  aiïez  froidement  avec  lui 
la  dernière  journée.  Le  drôle  me  com- 
prit ;  il  étoit  plus  fou  que  fot.  Je  crus 
qu'il  s'affederoit  de  mon  inconftance  ; 
j'eus  tort  ,  mon  ami  Bâcle  ne  s'alïec- 
toit  de  rien.  A  peine  en  entrant  à  An- 
necy avions -nous  mis  le  pied  dans  la 
ville,  qu'il  me  dit;  te  voilà  chez  toi, 
m'embraffa  ,  me  dit  adieu  ,  fit  une  pi- 
touette  ,  ôc  difparut.  Je  n'ai  jamais  plus 


iç6  Œ  LT  r  /i  js  s 

entendu  parler  de  lui.  Notre  connolf' 
lance  &  notre  amitié  durèrent  en  tout 
environ  (ix  iemaines,  mais  les  fuites  en 
dureront  autant  que  moi. 

Que  le  coeur  me  battit  en  approchant 
de  la  maifon  de  Madame  de  ff^arens  1 
mes  jambes  trembloient  fous  moi,  mes 
yeux  fe  couvroient  d'un  voile  ,  je  ne 
voyois  rien  ,  je  n'entendois  rien  ,  je 
n'aurois  reconnu  perfonne  ;  je  fus  con- 
traint de  m'arréter  plufieurs  tois  pour 
refpirer  &  reprendre  mes  fens.  Etoit-ce 
la  crainte  de  ne  pas  obtenir  les  fecours 
dont  j'avois  befoin  qui  me  troubloit  à 
ce  point?  A  l'âge  où  j'étois ,  la  peur 
de  mourir  de  faim  donne-t-ellc  de  pa- 
reilles alarmes  ?  Non ,  non  ,  je  le  dis 
avec  autant  de  vérité  que  de  fierté  ;  ja- 
mais en  aucun  tems  de'm.a  vie  il  n'ap- 
partint à  l'intérêt  ni  à  l'indigence  de  m'é- 
panouir  ou  de  me  ferrer  le  cœur.  Dans 
le  cours  d'une  vie  inégale  &  mémora- 
ble par  fes  vicKîitudes,  fouvent  fans  afyle 
&  fans  pain,  j'ai  toujours  vu  du  même  ccil 
l'opulence  &  la  mifere.  Au  befoin  j'aurois 
pu  mendier  ou  voler  comme  un  autre, 
mais  non  pas  me  troubler  pour  en  être 
réduit-là.  Peu  d'hommes  ont  autant  gémi 
que  moi,  peu  ont  autant  verfc  de  pleurs 


J)irERSES,  15)7 
dans  leur  vie,  mais  jamais  la  pauvreté 
ni  la  crainte  d'y  tomber  ne  m'ont  iait 
poulïer  un  foupir  ni  répandre  une  larme. 
Mon  ame  à  l'épreuve  de  la  fortune  n  a 
connu  de  vrais  biens  ni  de  vrais  maux 
que  ceux  qui  ne  dépendent  pas  d'elle  , 
ôc  c'eft  quand  rien  ne  m'a  manqué  pour 
le  néceflaire  que  je  m.e  fuis  fenti  le  plus 
malheureux  des  mortels. 

A  peine  parus-je  aux  yeux  de  Ma- 
dame de   Jf^arcns  que  Ton  air  me  raf- 
fura.  Je  trefiaillls   au  premier  foti  de 
fa  voix,   je  me  précipite  à  Tes  pieds, 
&  dans  les  tranfports  de  la  plus  vive 
joie   je  colle  ma   bouche  fur  fa  mam. 
Pour  elle  ,  j'ignore  fi  elle  avoit  fu  de 
mes  nouvelles,  mais  je  vis  peu  de  fur- 
prife  fur  fon  vifage  ,  &  je  n'y  vis  au- 
cun chagrin.  Pauvre  petit,  me^  dit-elle 
d'un  ton   careffant  ,  te   revoilà  donc  ? 
Je  favois  bien  que  tu  étois  trop  jeune 
pour   ce  voyage  ;  je  fuis  bien  aife  au 
moins  qu'il  n'ait  pas  aufli  mal  tourné  que 
j'avois  craint.  Enfuite  elle  me  fit  comp- 
ter mon  hiftoire  ,  qui  ne  fut   pas  lon- 
gue ,  &  que  je  lui  fis  très  fideliement , 
en  fupprimant  cependant  quelques  ar- 
ticles; mais  au  refte  fans  m'épargner  ni 

m'excufer, 

I  il] 


1^8  Œ    U    V    M    £    s 

Il  fut  quefiion  de  mon  gîte.  Elle 
confulta  fa  femme  de  chambre.  Je  r  o- 
io'is  refpirer  durant  cette  délibe'ration , 
mais  quand  j'entendis  que  je  couche- 
rois  dans  la  maifon  j'eus  peine  à  me 
contenir  ,  &  je  vis  porter  mon  petit 
paquet  dans  la  chambre  qui  m'e'toit  def- 
tinée  ,  à-peu-près  comme  St.  Preux  vit 
remifer  fa  chaife  chez  Madame  de  jrol- 
mar.  J'eus  pour  furcroît  le  plaifïr  d'ap- 
prendre que  cette  faveur  ne  feroit  point 
pafTagere,  &  dans  un  moment  où  l'on 
me  croyoit  attentif  à  toute  autre  chofe, 
j'entendis  qu'elle  di'foit  :  on  dira  ce  qu'on 
voudra,  mais  puifque  la  providence  me 
le  renvoyé  ,  je  fuis  déterminée  à  ne  pas 
l'abandonner. 

J\Ie  voilà  donc  enfin  établi  chez  elle. 
Cet  établiiïement  ne  fut  pourtant  pas 
encore  celui  dont  je  date  les  jours  heu- 
reux de  ma  vie ,  mais  il  fervit  à  le  pré- 
parer. Quoique  cette  fenlibiliré  de  coeur 
qui  nous  fait  vraiment  jouir  de  nous 
foit  l'ouvrage  de  la  nature  &  peut-être 
un  produit  de  l'organifation ,  elle  a  be- 
foin  de  iituations  qui  la  développent. 
Sans  ces  caufes  occalîonnellcs,  un  hom- 
me né  trcs-fenfible  ne  fentiroit  rien  ,  & 
mourroit  fans  avoir  connu  fou  être.  Tel 


X)lVERSSS,  l^P 

à- peu-près  favois  éié  jurqu alors,  &  tel 
j'aurois  toujours   été   peut-être  ,   i\  je 
n'avois  jamais  connu  Madame  da  ff^a- 
rens  ,  ou  fi  même  l'ayant  connue ,  je 
n'avois  pas  vécu  aflfez  long-tems  auprès 
d'elle  pour  contrader  la  douce  habitude 
des  fentimens  aflfedueux  qu'elle  m'inf- 
plra.  J'oferai  le  dire  ;  qui  ne  fent  que 
l'amour  ne  fent  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus 
doux  dans  la  vie.  Je  connois  un  autre 
fentiment,  moins  impétueux  peut-être, 
mais  plus  délicieux  mille  fois,  qui  quel- 
quefois eft  joint  à  l'amour  &  qui  fou- 
vent  en  eft  féparé.  Ce  fentiment  n'efl: 
pas  non  plus  l'amitié  feule;  il^efl:  plus 
voluptueux,  plus  tendre  ;  je  n'imagine 
pas  qu'il  puifle  agir  pour  quelqu'un  du 
même  fexe  ;    du  moins  je    fus  ^ami  fi 
jamais  homme  le  fut,  &  je  ne  l'éprou- 
vai jamais  près   d'aucun   de  mes  amis. 
Ceci  n'eft  pas  clair,  mais  il  le  devien- 
dra dans  la  fuite  ;  les  fentimens  ne  fe 
décrivent  bien  que  par  leurs  effets. 
1        Elle  habitoit  une  vieille  maifon  ,  mais 
a(Tez  grande  pour  avoir  une  belle  pièce 
de  réferve  dont  elle  fit  fa  chambre  de 
parade,  &  qui  fut  celle  où  l'on  me  logea. 
Cette  chambre  étoit  fur  le  paffage  dont 
j'ai  parlé  où  fe  fit  notre  première  entre- 

I  iv 


2.00  Ouvres 

vue,  &  au-delà  du  ruifTeau  &  ^ti  jar- 
dins on  découvroit  la  campagne.   Ctt 
afpeâ:  n'étoit  pas  pour  le  jeune  habi- 
tant une  chofe  indifférente.  C'étoit  depuis 
Bofiey ,  la  première  fois  que  j'avois  du 
verd  devant  mes  fenêtres.  Toujours  maf- 
qué  par  des  murs,  je  n'avois  eu  fous  les 
yeux  que  des  toits  &  le  gris  des  rues. 
Combien  cette  nouveauté  me  fut  fenfi- 
ble  &  douce!  elle  augmenta  beaucoup 
mes  difpofitions  à  l'attendriffement.  Je 
faifois  de  ce  charmant  payfage  encore  un 
des  bienfaits  de  ma  chère  patronne  :  il 
me  fembloit  qu'elle  l'avoit  mis  là  tout 
exprès  pour  moi;  je  m'y  plaçois  paifî- 
blement  auprès  d'elle;  je  la  voyois  par- 
tout entre  les  fleurs  &  la  verdure  ;  {ti 
charmes  &  ceux  du  printems  fe  confon- 
doient  à  mes  yeux.  Mon  cœur  jufqu'a- 
lors  comprimé  fe  trouvoit  plus  au  large 
dans  cet  efpace ,  &  mes  foupirs  s'exha- 
loient  plus  librement  parmi  ces  vergers. 
On  ne  trouvoit  pas  chez  Madame  de 
Warens  la  magnificence  que  j'avois  vue 
à    Turin,   mais  on   y  trouvoit   la    pro- 
preté ,  la  décence ,    &    une  abondance 
patriarcale  avec  laquelle  le  fafte  ne  s'allie 
jamais.  Elle  avoit  peu  de  vaiflclle  d'ar- 
gent, point  de  porcelaine,  point  de  gi- 


T)rv£XSÈs.  2.0 1 

bîer  dans  fa  cuifine ,  ni  dans  fa  cave  de 
vins  étrangers;  mais  l'une  &  l'autre  étoient 
bien  garnies  au  fervice  de  tout  le  monde, 
&  dans  des  tafTes  de  fayance  elle  donnoic 
d'excellent  café.  Quiconque  la  venoic 
voir ,  étoit  invité  à  diner  avec  elle  ou 
chez  elle  ,  &  jamais  ouvrier  ,  mefiager 
ou  paffant  ne  fortoit  fans  manger  ou 
boire.  Son  domeftique  étoit  compofé 
d'une  femme  de  chambre  fribourgeoife 
allez  jolie,  appelléeMe/'<r^r6/',  d'un  valet  de 
fon  pays  appelle  Claude  Anet,  dont  il 
fera  queftion  dans  la  fuite,  d'une  cuifiniere 
&  de  deux  porteurs  de  louage  quand  elle 
alloit  en  vifite  ,  ce  qu'elle  faifoit  rare- 
ment. Voilà  bien  des  chofes  pour  deux 
mille  livres  derentej  cependant  fon  petit 
revenu  bien  ménagé  eût  pu  fuffire  à  tout 
cela,  dans  un  pays  où  la  terre  efttrès-bonne 
èc  l'argent  très-rare.  Malheureufement 
l'économie  ne  fut  jamais  fa  vertu  favo- 
rite ;  elle  s'endettoit,  elle  payoit ,  l'ar- 
gent faifoit  la  navette  &  tout  alloir. 

La  manière  dont  fon  ménage  étoit 
monté  étoit  précifément  celle  que  j'au- 
rois  choifie;  on  peut  croire  que  j'en  pro- 
iitois  avec  plaifir.  Ce  qui  m'en  plaifoic 
moins  étoit  qu'il  falloit  refter  très-long- 
tems  à  table.  Elle  fupportoit  avec  peine  la 

I  Y 


2.02  (E    v   y  R   E   S 

première  odeur  du  potage  &  des  mefs. 
Cette  odeur  la  faifoit  prelque  tomber  en 
défaillance  ,  &  ce  dégoût  duroit  long- 
tems.  Elle  fe  remettoit  peu-à-peu,  cau- 
foit,  &  ne  mangeoit  point.  Ce  n'etoit 
qu'au  bout  d'une  demi -heure  qu'elle 
eiTayoit  le  premier  morceau.  J'aurois 
dîné  trois  fois  dans  cet  intervalle  :  moa 
lepas  étoii  fait  long-tems  avant  qu'elle 
eût  commencé  le  fien.  Je  recomtneRçois 
de  compagnie;  ainfi  je  mangeois  pour 
deux,  &  ne  m'en  trouvois  pas  plus  mal. 
JEnfin  je  me  livrois  d'autant  plus  au  doux 
Sentiment  du  bien-être,  que  j'éprouvois 
cauprès  d'elle,  que  ce  bien-ctre  dont  je 
louiflbis  n'étoit  même  d'aucune  inquié- 
tude fur  les  moyensde  le  foutenir.  N'étant 
point  encore  dans  l'étroite  confidence  de 
ies  affaires,  je  les  fuppofois  en  état  d'aller 
toujours  fur  le  même  pied.  J'ai  retrouvé 
îe  mêmes  agrémens  dans  fa  maifon  par 
Ja  fuite;  mais,  plus  inftruit  de  fa  fitua- 
îion  réelle,  &  voyant  qu'ils  anricipoien: 
fur  fes  rentes,  je  ne  les  ai  plus  goûtés 
il  tranquillement.  La  prévoyance  a  tou- 
jours garé  chez  moi  la  jouiflance.  J'ai 
vu  Tavenir  à  pure  perte  :  je  n'ai  jamais 
pu  l'éviter. 

Dès  le  premier  jour  la  familiarité  la 


D    I    r  E    R   s   E   s.  20^ 

plus  douce  s'établit  entre  nous  au  même 
degré  où  elle  a  continué  tout  le  refle  de 
fa  vie.  Peut  fut  mon  nom,  Maman  fut 
le  fien  ,  &  toujours  nous  demeurâmes 
Petit  &  Maman,  même  quand  le  nom- 
bre des  années  en  eût  prelque  effacé  la 
différence  entre  nous.  Je  trouve  que  ces 
deux  noms  rendent  à  merveille  fidée  de 
notre  ton ,  la  (implicite  de  nos  manières, 
&  fur-tout  la  relation  de  nos  cœurs.  Elle 
fut  pour  moi  la  plus  tendre  des  mères 
qui  jamais  ne  chercha  fon  plaifir,  mais 
toujours  mon   bien  ;   &  fi  les  fens  en- 
trèrent dans  mon  attachement  pour  ellcg 
ce  n'étoit  pas  pour  en  changer  la  nature, 
mais  pour  le  rendre  feulement  plus  ex- 
quis, pour  m'enivrer  du  charme  d'avoic 
une  Maman  jeune  &  jolie  qu'il  m'étoit 
délicieux  de  carefTer  ;  je  dis,  carelfer  au. 
pied  de  la  lettre;  car  jamais  elle  n'ima- 
gina de  m'épargner  les  baifers  ni  les  plus 
tendres  careffes  maternelles,  &  jam.ais  il 
n'entra  dans  mon  cœur  d'en  abufer.  On 
dira  que  nous  avons  pourtant  eu  à  la  fin 
des  relations    d'une  autre   efpece  ;  j'en 
conviens  ,  mais  il  fiut  attendre  ;  je  ne 
puis  tout  dire  à  la  fois. 

Le  coup-d'œii  de  notre  preiriiere  en- 
trevue fut  le  fçul  moment  vraiment  paf- 

Ivj 


204  (E  u  y  R  E  s 

fionné  qu'elle  m'ait  jamais  fait  fentir  3 
encore  ce  moment  fut- il  l'ouvrage  de  la 
furprife.  Mes  regards  indifcrets  n'alloient 
jamais  furetant  fous  fon  mouchoir,  quoi- 
qu'un embonpoint  mal  caché  dans  cette 
place  eût  bien  pu  les  y  attirer.  Je  n  avois 
ni  tranfports  ni  defirs  auprès  d'elle  :  j'étois 
dans  un  calme  raviffant ,  jouiflant  fans 
favoir  de  quoi.  J'aurois  ainfi  paiTé  ma 
vie  &  l'éternité  même  fans  m'ennuyer  un 
inftant.  Elleeflla  feule  perfonne  avec  qui 
je  n'ai  jamais  fenti  cette  fécherefifede  con- 
verfation  qui  me  fait  un  fupplice  du  de- 
voir de  la  foutenir.  Nos  tête -à- têtes 
étoient  moins  des  entretiens  qu'un  babil 
intariiïable  qui  pour  finir  avoit  befoin 
d'être  interrompu.  Loin  de  me  faire  une 
loi  de  parler,  il  falloit  plutôt  m'en  faire 
une  de  me  taire.  A  force  de  méditer  {qs 
projets  elle  tomboit  fouvent  dans  la  rê- 
verie. Hé  bien,  je  la  laiiïbis  rêver  ;  je  me 
taifois  ,  je  la  contemplois ,  &  j'étois  le 
plus  heureux  des  hommes.  J'avois  en- 
core un  tic  fort  fingulier.  Sans  prétendre 
aux  faveurs  du  tête-à-tête,  je  le  recher- 
chois  fans  cefie ,  &:  j'en  jouiflois  avec 
une  paflion  qui  dégcnéroit  en  tureur  , 
quand  des  importuns  venoient  le  trou- 
bler. Sitôt  que  quelqu'un  arrivoit,  homme 


'D  T  y  E  R  s  £  s*  âô| 

ou  femme,  il  n'importoit  pas,  je  fortois 
en  murmurant,  ne  pouvant  foufFrir  de 
refter  en  tiers  auprès  d'elle.  J'allois  comp- 
ter  les  minutes  dans  fon  antichambre, 
maudiffant  mille  fois  ces  e'ternelsvifiteurs, 
&  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'ils  avoient 
tant  à  diTe,  parce  que  f  avois  à  dire  encore 
plus. 

Je  ne  fentois  toute  la  force  de  mon 
attachement  pour  elle  que  quand  je  ne 
la  voyois  pas.  Quand  je  la  voyois  je 
n'e'tois  que  content  ;  mais  mon  inquié- 
tude en  (on  abfence  allolt  au  point  d'être 
douloureufe.  Le  befoin  de  vivre  avec 
elle  me  donnoit  des  élans  d'attendriiïe- 
ment  qui  fouvent  alloient  jufqu'aux  lar- 
mes. Je  'me  fouviendrai  toujours  qu'un 
jour  de  grande  fête ,  tandis  qu'elle  étoit 
à  vêpres,  j'allai  me  promener   hors  de 
la  ville  ,  le  coeur  plein  de  fon  image  & 
du  de(ir  ardent  de  pafler  mes  jours  au- 
près d'elle.  J'avols  affez  de  fens  pour 
voir  que  quant  à  préfent  cela  n'étoit  pas 
poa'ible,  &  qu'un  bonheur  que  je  goû- 
tois  fi  bien  feroit  court.  Cela  donnoit  à 
ma  rêverie  une  trifteflTe  qui  n'avoitpour- 
tant  rien  de  fombre  &  qu'un  efpoir  flat- 
teur tempéroit.  Le  fon  des  cloches  qui 
m'a  toujours  finguliérement  affedlé  ,  le 
chant  des  oifeaux ,  la  beauté  du  jour. 


'zo6  (B  u  y  R  £  s 

la  douceur  du  payfage,  les  maifons  eparj 
(qs  &  champétresdans  lefquelles  je  plaçois 
en  idée  notre  commune  demeure;  tout 
cela  me  frappoit  tellement  d'une  impref- 
(ion  vive,  tendre,  trifte  &  touchante, 
que  je  me  vis  comme  en  exiafe  tranfporté 
dans  cet  heureux  teras  &  dans  cet  heu- 
reux féjour,  où  mon  cœur  pofledant 
toute  la  félicité  qui  pouvoir  lui  plaire  , 
la  goûtoit  dans  des  raviflemens  inexpri- 
mables, fans  fonger  même  à  la  volupté 
dQS  fens.  Je  ne  me  fouviens  pas  de  m^etre 
élancé  jamais  dans  l'avenir  avec  plus  de 
force  &  d'illufîon  que  je  fis  alors;  &  ce 
qui  m'a  frappé  le  plus  dans  le  fouvenir 
de  cette  rêverie  quand  elle  s'eft  réalifée, 
c  eft  d'avoir  retrouvé  des  objets  tels  exac- 
tement que  je  les  avois  imaginés.  Si  ja- 
mais rêve  d'un  homme  éveillé  eut  Tair 
d'une  vlfion  prophétique,  ce  fur  afluré- 
ment  celui-là.  Je  n'ai  été  déçu  que  dans 
fa  durée  imaginaire;  car  les  jours  &  les 
ans  &  la  vie  entière  s'y  pafloit  dans  une 
inaltérable  tranquillité,  au  lieu  qu'en  eifet 
tout  cela  n'a  duré  qu'un  moment.  Hé- 
las !  mon  plus  confiant  bonheur  fut  en 
fonge.  Son  accompliffement  fut  prefque 
à  l'inflant  fuivi  du  réveil. 

Je  ne  finirois  pas  fi  j'entrois  dans  le 
détail  de  toutes  les  foliçs  que  le  fouvenii 


Diverses,  ZOJ 

de  cette  chère  Maman  me  faitoit  faire , 
quand  je  n'étois  plus  fous  Tes  yeux.  Com- 
bien de  fois  j'ai  baifé  mon  lit  en  fon- 
géant  qu'elle  y  avoir  couché  ,  mes  ri- 
deaux, tous  les  meubles  de  ma  chambre 
en  fongeant  qu'ils  étoient  à  elle,  que  fa 
belle  main  les  avoit  touche's  ;  le  plan- 
cher mêm.e  fur  lequel  je  me  profternois 
en  fongeant  qu'elle  y  avoir  marché.  Quel- 
quefois même  en  fa  préfence  il  m'échap- 
poit  des  extravagances  que  le  plus  vio- 
lent amour  feul  fembloit  pouvoir  infpi- 
rer.  Un  jour  à  table,  au  moment  qu'elle 
avoit  mis  un  morceau  dans  fa  bouche, 
je  m'écrie  que  j'y  vois  un  cheveu;  elle 
rejette  le  morceau  fur  fon  afliette  ,  je 
m'en  faifis  avidement  &  l'avale.  En  un 
mot ,  de  moi  à  l'amant  le  plus  paffionné 
il  n'y  avoit  qu'une  différence  unique, 
mais  effentielle  ,  &  qui  rend  mon  état 
prefque  inconcevable  à  la  raifon. 

J'étoJs  revenu  d'Italie  ,  non  tout-à- 
fait  comme  j'y  étois  ailé  ;  mais  comme 
peut-être  jamais  à  mon  âge  on  n'en  eit 
revenu.  J'en  avois  rapporté  non  ma  vir- 
ginité, mais  mon  pucelage.  J'avois  fenti 
le  progiès  des  ans;  mon  tempérament 
inquiet  s'étoit  enfin  déclaré  ,  &  fa  pre- 
mière éruption  ucs-in volontaire,  m'avoit 


ÛOS  (E    U    V    R    £    s 

donné  fur  ma  fanté  des  alarmes  qui  pei- 
gnent mieux' que  toute  autre  chofe  Tin- 
nocence  dans  laquelle  j'avois  vécu  juf- 
qu'alors.  Bientôt  rafiuré  j'appris  ce  dan- 
gereux fupplément  qui  trompe  la  nature 
&  fauve  aux  jeunes  gens  de  mon  humeur 
beaucoup  de  défordres  aux  dépens  de 
leur  fanté,  de  leur  vigueur,  &  quelque- 
fois de  leur  vie.  Ce  vice  que  la  honte 
&  la  timidité  trouvent  fi  commode  ,  a 
de  plus  un  grand  attrait  pour  les  imagi- 
nations vivesi  c'eft  de  difpofer  pour  ainfi 
dire  à  leur  gré  de  tout  le  fexe,  &  de 
faire  fervir  à  leurs  plaifirs  la  beauté  qui 
les  tente  fans  avoir  befoin  d'obtenir  fon 
aveu.  Séduit  par  ce  funelle  avantage  je 
travaillois  à  détruire  la  bonne  conititu- 
tion  qu'avoit  rétablie  en  moi  la  nature, 
&  à  qui  j'avois  donné  le  tems  de  fe  bien 
former.  Qu'on  ajoute  à  cette  difpofition 
le  local  de  ma  fituation  préfente  ;  logé 
chez  une  jolie  femme,  careîfant  fon  image 
au  fond  de  mon  cœur ,  la  voyant  (ans 
cefle  dans  la  journée;  le  foir  entouré 
d'objets  qui  me  la  rappellent ,  couché 
dans  un  lit  où  je  fais  qu'elle  a  couché. 
Que  de  (limulansl  tel  leéleur  qui  fe  les 
repréfente  ,  me  regarde  déjà  comme  à 
depii-mort.  Tout  au  contraire  :  ce  qui 


Diverses*  ZOÇ 

devoit  me  perdre,  fut  précifément  ce  qui 
me  fauva  ,  du  moins  pour  un  tems.  Eni- 
vré du  charme  de  vivre  auprès  d'elle  , 
du  defir  ardent  d'y  pafler  mes  jours  , 
ab fente  ou  préfenre  je  voyois  toujours 
en  elle  une  tendre  mère  ,  une  foeur 
chérie ,  une  délicieufe  amie ,  de  rien 
de  plus.  Je  la  voyois  toujours  ainfi, 
toujours  la  même,  &  ne  voyois  ja- 
mais qu'elle.  Son  image,  toujours  pré- 
fente à  mon  cœur  ,  n'y  laiflToit  place  à 
nulle  autre;  elle  étoit  pour  moi  la  feule 
femme  qui  fut  au  monde,  &  l'extrême 
douceur  des  fentimens  qu'elle  m'infpiroit 
ne  laiiïant  pas  à  mes  fens  le  tems  de  s'éveil- 
ler pour  d'autres ,  me  garantiffbit  d'elle 
&  de  tout  fon  fexe.  En  un  mot,  j'étois 
fage  parce  que  je  l'aimois.  Sur  ces  effets 
que  je  rends  mal ,  dife  qui  pourra  de 
quelle  efpece  étoit  mon  attachement  pour 
elle.  Pour  moi,  tout  ce  que  j'en  puis  dire 
eft  que  s'il  paroîtdéja  fort  extraordinaire , 
dans  la  fuite  il  le  paroîtra  beaucoup  plus. 
Je  pafTjis  mon  tems  le  plus  agréable- 
ment du  monde,  occupé  des  chofes  qui 
me  plaifoient  !e  moins.  C'étoit  des  pro- 
jets à  rédiger,  des  mémoires  à  mettre  au 
net,  des  recettes  à  tranfcrire;  c'étoient 
des  hcrhes  à  trier  ;  des  drogues  à  piler , 
des  alambics  à  gouverner.  Tout  à  traver 


3ïO  (E  u  y  s  £  s 

tout  cela  venoient  des  foules  de  paf- 
fans  ,  de  mendians ,  de  vîntes  de  toute 
efpece.  Il  falloit  entretenir  tout  à  la 
fois  un  foldat ,  un  apothicaire  ,  un  cha- 
noine ,  une  belle  dame,  un  frère  lay. 
JepeftoiSjje  grommelois,  je  jurois,  je 
donnois  au  diable  toute  cette  maudite 
cohue.  Pour  elle  qui  prenoit  tout  en 
gaîté ,  mes  fureurs  la  faKoient  rire  aux 
larmes ,  &  ce  qui  la  faifoit  rire  encore 
plus  ,  étoit  de  me  voir  d'autant  plus  fu- 
rieux que  je  ne  pouvois  moi-même  m'em- 
pêcher  de  rire.  Ces  petits  intervalles  oii 
î'avois  le  plaifir  de  grogner  étoient  char- 
mans,  &  s'il  furvenoit  un  nouvel  impor- 
tun durant  la  querelle,  elle  en  lavoit  en- 
core tirer  parti  pour  l'amufement  en  pro- 
longeant malicieufement  la  vlfite,  &  me 
jettant  des  coups-d'œll  pour  lefqutls  js 
l'aurois  volontiers  battue.  Elle  avoir  peine 
à  s'abHenlr  d'éclater  en  me  voyant  con- 
traint &  retenu  par  la  bienféance  lui  faire 
des  yeux  de  poifédé,  tandis  qu'au  fond 
de  mon  cœur  ,  &  même  en  dépit  de 
inoi ,  je  trouvois  cela  très-comique. 

Tout  cela ,  fans  me  plaire  en  foi , 
m'amufoit  pourtant  ,  parce  qu'il  faifoic 
partie  d'une  manière  d'être  qui  m'étoit 
charmante.  Rien  de  ce  qui  fe  faifolt  au- 
tour de  moi ,  rien  de  tout  ce  qu'on  me 


Diverses,  21  î 

faifoit  faire  ,  n'étoit  félon  mon  goût  , 
mais  tout  étoit  félon  mon  cœur.  Je  crois 
que  je  ferois  parvenu  à  aimer  la  méde- 
cine ,  li  mon  dégoût  pour  elle  n'eût  fourni 
des  fcènes  folâtres  qui  nous  égayoient 
fans  ceiïè  ;  c'efl:  peut-être  la  première 
fois  que  cet  art  a  produit  un  pareil  effet. 
Je  prétendois  connoîcre  à  l'odeur  un 
livre  de  médecine,  &  ce  qu'il  y  a  de  plai- 
fant,  eft  que  je  m'y  trompois  rarement. 
Elle  me  faifoit  goûter  des  plus  déteftables 
drogues.  J'avois  beau  fuir  ou  vouloir 
me  défendre  ;  malgré  ma  réfiftance  & 
mes  horribles  grimaces,  malgré  moi  &: 
mes  dents  ;  quand  je  voyois  ces  jolis 
doigts  barbouillés  s'approcher  de  ma  bou* 
che,  il  falloit  finir  par  l'ouvrir  &  fucer. 
Quand  tout  fon  petit  ménage  étoit  raf- 
femblé  dans  la  même  chambre,  à  nous 
entendre  courir  &  crier  au  milieu  des 
éclats  de  rire,  on  eût  cru  qu'on  y  jouoit 
quelque  farce,  &  non  pas  qu'on  y  fai- 
foit de  l'opiate  ou  de  l'élixir. 

Mon  rems  ne  fe  pafloit  pourtant  pas 
tout  entier  à  ces  poliffonneries.  J  avois 
trouvé  quelques  livres  dans  la  chambre 
que  j'occupois  ;  le  Spectateur,  Puffen- 
dorff,  St  Evremond,  la  Henrlade.  Quoi-» 
que  je  n'euiïe  plus  mon  ancienne  fureut 


ai2  -Œuvres 

de  lefture,  par  défcEuvrement  je  liroîs 
un  peu  de  toat  cela.  Le  Speélateur  fur- 
tout  me  plût  beaucoup  &  me  fit  du  bien. 
M.  L'abbé  de  Gouvon  m'avoit  appris  à 
lire  moins  avidement  &  avec  plus  de 
réflexion;  la  ledure  me  profitoit  mieux. 
Je  m'accoutumois  à  réfléchir  fur  l'élo- 
cution ,  fur  les  conftruâ:ions  élégantes; 
je  m'exerçois  à  difcerner  le  françois  pur 
de  mes  idiomes  provinciaux.  Par  exem- 
ple ,  je  fus  corrigé  d'une  faute  d'ortho- 
graphe que  je  faifois  avec  tous  nos  Ge- 
nevois par  ces  deux  vers  de  la  Henriadct 

Soit  qu'un  ancien  refpe<Sk  pour  le  fang  de  leurs  maîtres. 
Parlât  encore  pour  lui  dans  le  cœur  de  ces  traîtres  : 

Ce  mol  parlât  qui  me  frappa,  m'ap- 
prit qu'il  falloit  un  ^  à  la  troideme  per- 
fonne  du  fubjondif;  au  lieu  qu'aupara- 
vant je  l'écrivois  &  prononçois /-ir/^^ , 
comme  le  préfent  de  l'indicatiL 

Quelquefois  je  caufois  avec  Maman 
de  mes  ledures;  quelquefois  je  lifois  au- 
près d'elle  ;  j'y  prenois  grand  plaifir;  je 
m'exerçois  à  bien  lire  ,  .?;  cela  me  fut 
utile  aulTi.  J'ai  dit  qu'elle  avoit  l'efpric 
orné.  Il  éroit  alors  dans  toute  fa  fleur. 
Plufieurs  gens  de  lettres  s'étoient  em- 
preiTés  à  lui  plaire  ,  &  lui  avoient  apprig 


D  I  V  E  R  s  :e  s,        21^ 

à  juger  des  ouvrages  d'efprir.  Elle  avoir, 
(i  je  puis  parler  ainfi  ,  le  goût  un  peu 
proteftanc;  elle  ne  parloir  que  de  Bayle 
&  faifoit  grand  cas  de  St  Evremond  , 
qui  depuis  long-^tems  écoit  mort  en  Fran- 
ce. Mais  cela  n'empêchoit  pas  qu'elle  ne 
connût  la  bonne  littérature  &  qu'elle  n'en 
parlât  fort  bien.  Elle  avoit  été  élevée  dans 
des  fociétés  choifies,  &  venue  en  Savoye 
encore  jeune  ,  elle  avoit  perdu  dans  le 
commerce  charmant  de  la  nobleffe  du 
pays  ce  ton  maniéré  du  pays  de  Vaud 
oii  les  femmes  prennent  le  bel  efprit 
pour  l'efprit  du  monde  ,  &  ne  favent 
parler  que  par  épigrammes. 

Quoiqu'elle  n'eût  vu  la  Cour  qu'en 
paiTant,  elle  y  avoit  jette  un  coup-d'œil 
rapide  qui  lui  avoit  fuffi  pour  la  connoî- 
tre.  Elle  s'y  conferva  toujours  des  amis, 
3c  malgré  de  fecrettes  jaloufies,  malgré 
les  murmures  qu'excitoient  fa  conduite 
&  fes  dettes ,  elle  n'a  jam.ais  perdu  fa 
penfion.  Elle  avoit  l'expérience  du  mon- 
de ,  &  fcfprit  de  réflexion  qui  fait  tirer 
parti  de  cette  expérience.  C'étoit  le  fujet 
favori  de  ies  converfarions,  &  c'étoit 
précifément,  vu  mes  idées  chimériques, 
la  forte  d'inflrudion  dent  j'avois  le  plus 
grand  befoin.  Nous  lilions  enfemble  la 


214  (E    U    V    R    E   s 

Bruyère:  il  lui  plaifoit  plus  que  la  Ro- 
chefoucault  ,  livre  trifte  &  défolant  , 
principalement  dans  la  jeunefle  oii  l'on 
n'aime  pas  avoir  Thorame  comme  il  eft. 
Quand  elle  moralifoit  ,  elle  fe  perdoit 
quelquefois  un  peu  dans  les  elpaces; 
mais  en  lui  baifanc  de  tems  en  tems  la 
bouche  ou  les  mains  je  prenois  patience , 
&  fes  longueurs  ne  m'ennuyoient  pas. 

Cette  vie  étoit  trop  douce  pour  pou- 
voir durer.  Je  le  fentois  &  Tinquiétude 
de  la  voir  finir  étoit  la  feule  chofe  qui 
en  troubloit  la  jouiflance.  Tout  en  folâ- 
trant Maman  m'e'tudiolt,  m'obfervoit, 
m'interrogeoit,  &  bâtifToit  pour  ma  for- 
tune force  projets  dont  je  me  ferois  bien 
paffë.  Heureuiement  ce  n'étoit  pas  le 
tout  de  connoîrre  mes  penchans ,  mes 
goûts,  mes  petits  talens,  il  falloir  trou- 
ver ou  faire  naître  les  occafîons  d'en  ti- 
rer parti ,  &  tout  cela  n'étoit  pas  l'af- 
fiiire  d'un  jour.  Les  pre'jugés  même  qu'a- 
voit  conçus  la  pauvre  femme  en  faveur 
de  mon  mérite  reculoient  les  momens 
de  le  mettre  en  œuvre,  en  la  rendant 
plus  difficile  fur  le  choix  des  moyens; 
enfin  tout  alloit  au  gré  de  mes  defirs, 
grâce  à  la  bonne  opinion  qu'elle  avoit 
^  moij  mais  il  en  fallut  fabattre,  & 


D    I   V  E  R   a  E  s*  ^\^ 

dès-lors  ,  adieu  la  tranquillité.  Un  de 
fes  parens  appelle  M.  à' Aubonne  la  vint 
voir,  C'étoit  un  homme  de  beaucoup 
d'efpric ,  intrigant ,  génie  à  projets  com- 
me elle,  mais  qui  ne  s'y  ruinoit  pas,  une 
efpece  d'avanturier.  Il  venoit  de  propo- 
fer  au  Cardinal  de  Fleury  un  plan  de 
lotterie  très-compofée  ,  qui  n'avoit  pas 
été  goûté.  Il  alloit  le  propofer  à  la  Cour 
de  Turin  cù  il  fut  adopté  &  mis  en 
exécution.  Il  s'arrêta  quelque  tems  à  An- 
necy &  y  devint  amoureux  de  Madame 
rintendante  ,  qui  étoii  une  perfonne 
fort  aimable ,  fort  de  mon  goût ,  &  la 
feule  que  je  vilTe  avec  plaifir  chez  Ma- 
n^an.  M.  d' Aubonne  me  vit  ,  fa  parente 
lui  parla  de  moi ,  il  fe  chargea  de  m'exa- 
miner  ,  de  voir  à  quoi  j'étois  propre,  & 
s'il  me  trouvoit  de  l'étoffe ,  de  chercher 
à  me  placer. 

Madame  de  Warens  m'envoya  chez 
lui  deux  ou  trois  matins  de  fjite,  fous 
prétexte  de  quelque  commiflîon  &  fans 
me  prévenir  de  rien.  Il  s'y  prit  très-bien 
pour  me  faire  jafer,  fe  familiarifa  avec 
moi ,  me  mit  à  mon  aife  autant  qu'il  étoit 
poflible  ,  me  parla  de  niaiferies  &  de 
toutes  fortes  de  fujets.  Le  tout  fans  pa- 
raître m'obferver,  fans  la  moindre  aflec-r 


2.i6  Π ff  V  R  s  s 

tation ,  &  comme  fi ,  fe  plaifant  aveC 
moi,  il  eût  voulu  converfer  fans  gcne. 
J  etois  enchanté  de  lui.  Le  réfuhat  de  Tes 
obfervations  fut  que  malgré  ce  que  pro- 
mettoient  mon  extérieur  &  maphyfiono- 
mie  animée  ,  j'étois,  finon  tout  à  fait 
inepte ,  au  moins  un  garçon  de  peu 
d'efprit,  fans  idées  ,  prefque  fans  acquis, 
très-borné  en  un  mot  à  tous  égards,  & 
que  rhonneur  de  devenir  quelque  jour 
Curé  de  village  étoit  la  plus  haute  for- 
tune à  laquelle  je  dufle  afpirer.  Tel  fut 
Je  compte  qu'il  rendit  de  moi  à  Madame 
de  Warens,  Ce  fut  la  féconde  ou  troi- 
fieme  fois  que  je  fus  ainfi  jugé;  ce  ne 
fat  pas  la  dernière,  &  Tarrét  de  M.  Alaj- 
fcroii  a  fouvent  été  conHrmé. 

La  caufe  de  ces  jugemens  tient  trop 
à  mon  caradere  ,  pour  n'avoir  pas  ici 
befoin  d'explication: car  en  confcience, 
on  fent  bien  que  je  ne  puis  iincérement 
yfoufcrire,  U  qu'avec  toute  Tim-partia- 
lité  poflible  ,  quoiqu'aient  pu  dire  M". 
MaJJeron  ,  à'Aubonne  ,  &  beaucoup 
d'autres  3  je  ne  les  faurois  prendre  au 
mot. 

Deux  chofes  prefque  inalliables  s'unif- 
(ent  en  moi  fans  que  j'en  puifle  conce- 
voir la  manière.  Un  tempérament  très- 
ardent. 


DljrsRSS3,  217 

ardent,  des  paillons  vives,  impétueufes, 
te  des  idées  lentes  à  naître  ,  embarralTées , 
&  qui  ne  Te  piéfcntent  jamais   qu'après- 
coup.  On  diroit  que  mon  cœur  &  mon 
efprit  n'appartiennent  pas  au  même  indi- 
vidu.  Le   fentiment   plus    prompt   que 
réclair  vient  remplir  mon  ame ,   mais 
au  lieu   de   m'éclairer   il   me   brûle  & 
m'éblouit.  Je  Cens  tout  &  je  ne  vois  rien. 
Je  fuis  emporté,  mais  ftupide  ;  il  fauc 
que  je  fois  de  fang-froid  pour  penfer.  Ce 
qu'il  y  a  d'étonnant  eft  que  j'ai   cepen- 
dant le  tad  aiïez  fur,  de  la  pénétration, 
de  la  tineiTe  même  ,  pourvu  qu'on  m'at- 
tende: je  fais  d'excellens  impromptus  à 
lolfîr;  mais  fur  le  tems  je  n'ai  jamais  rieti 
fait  ni  dit  qui  vaille.  Je  ferois  une  fort 
Jolie  converfation  par  la  pofle  ,  comme 
on   dit  que  les  Efpagnols    jouent   aux 
échecs.  Quand  je  lus  le  trait  d'un  Duc 
de  Savoye  qui  fe  retourna  ,  faifant  route, 
pour  crier  ;   à   votre  gorge ,   marchand 
de  Paris  ,  je  dis ,  me  voilà. 

Cette  lenteur  de  penfer  jointe  à  cette 
vivacité  de  fentir ,  je  ne  l'ai  pa^-  feule- 
ment dans  la  converfation  ,  je  l'ai  même 
feul  ^  quand  je  travaille.  Mes  idées  s'ar- 
rangent dans  ma  tctc  avec  la  plus  in« 
croyable  difficulté.  Elles  y  circulent 
Ir(   Partie»  K 


5lîÇ  (S.    V    V    R    E    9 

lourdement  ;   elles  y  fermentent  jufqu'à 
m'émouvoir ,   m'échaufFer  ,   me  donner 
des  palpitations  ;  &  au  milieu  de  toute 
cette  émotion  je  ne  vois  rien  nettement; 
je  ne  faurois  écrire  un  feu!  mot,  il  faut 
que  j'attende.   Infenfiblement  ce  grand 
mouvement  s'appaife  ,   ce  cahos  fe  dé- 
brouille ;  chaque  chofe  vient  fe  mettre  à  fa 
place,  mais  lentement  &  après  une  longue 
^c  confufe  agitation.  N'avez-vous  point 
vu  quelquefois  Topera  en  Italie?  Dans  les 
changemens  de  fcene  il   règne  fur   ces 
grands  théâtres  un  défordre  défagréable , 
S:  qui  dure  aflez  long-temps  :  toutes  les 
décorations  font   entremêlées;    on  voit 
de  toutes  parts  un  tiraillement  qui  fait 
peine  ;  on  croit  que  tout  va  renverfer. 
Cependant   peu-à-peu   tout    s'arrange, 
rien  ne  manque  ,  &  Ton  eft   tout  furpris 
de  voir  fuccéder  à  ce  long  tumulte    un 
fpeélacle  ravifiant.  Cette  manœuvre  eft 
à-peu-près  celle  qui  fe  fait  dans  mon  cer- 
veau quand  je  veux  écrire.  Si  j'avois  fu 
premièrement  attendre,   &  puis  rendre 
dans  leur  beauté  les  chofes  qui  s'y  font 
ainfi  peintes,  peu  d'Auteurs  m'auroient 
furpafle. 

De-là  vient  l'extrême  difficulté  que  je 
trouve  à  écrire.  Mes  manufcrits  raturés^ 


I 


barbouillés  ,  mêlés ,  indéchiffrables,  at- 
teftent  la   peine  qu'ils  m'ont  coûtée.  Il 
n'y  en  a  pas  un  qu'il  ne  m'ait  fallu  tranf- 
criie  quatre  ou  cinq  fois  avant  de  le  don- 
ner à  la  prefle.  Je  n'ai  jamais  pu  rien  fai- 
re la  plume  à  la  main  vis-à-vis  d'une 
table  &  de  mon  papier  :  c'efl:  à  la  pro- 
menade au  milieu  des  rochers  &  des  bois  ; 
c'eft  la  nuit  dans  mon  lit  &  durant  mes 
infomnies  que  j'écris  dans  mon  cerveau, 
l'on  peut  juger  avec  quelle  lenteur ,  fur- 
tout  pour   un  homme  abfolument  dé- 
pourvu de  mémoire  verbale,  &  qui  de 
la  vie  n'a  pu  retenir  fix  vers  par  cœur. 
Il  y  a  telle  de  mes  périodes  que  j'ai  tour- 
née &  retournée  cinq  ou  fix  nuits  dans 
ma  tête  avant  qu'elle  fût  en  état  d'être 
mife  fur  le  papier.  De-là  vient  encore 
que  je  réulÏÏs  mieux  aux  ouvrages  qui 
damandent  du  travail,  qu'à  ceux  qui  veu- 
lent être  faits  avec  une  certaine  légèreté;  ^ 
comme  les   lettres  ;   genre  dont  je  n'ai 
jamais  pu  prendre  le  ton,  &  dont  l'oc- 
cupation me  met  au  fupplice.  Je  n'écris 
point  de  lettres  fur  les  moindres  fujets 
qui  ne  me  coûtent  des  heures  de  fatigue  , 
ou  fi  je  veux  écrire  de  fuite  ce  qui  me 
vient,  je  ne  fais  ni  commencer  ni  finir, 
ma  lettre  efl:  un  long  &   confus  verbia- 
ge j  à  peine  m'entend-on  quand  on  la  Ut. 


*20  (E   u   r   R   £   S 

Non-feulement  les  idées  me  coûtent 
à  rendre  ,  elles  me  coûtent  même  à  re- 
cevoir. J'ai  étudié  les  hommes  &  je  me 
crois  affez  bon  obfervateur.  Cependant 
je  ne  fais  rien  voir  de  ce  que  je  vois  ;  je  ne 
vois  bien  que  ce  que  je  me  rappelle,  &  je 
n'aiderefpritquedansmesfouvenirs.De 
tout  ce  qu'on  dit ,  de  tout  ce  qu'on  fait,  de 
tout  ce  qui  fe  pafle  en  ma  préfence ,  je  ne 
fens  rien,  je  ne  pénètre  rien.  Le  (ïgne 
extérieur  eft  tout  ce  qui  me  frappe.  Mais 
enfuite  tout  cela  me  revient  :  je  me  rap- 
pelle le  lieu,  le  tems,  le  ton  ,  le  regard, 
le  gefle,  la  circonflance ,  rien  ne  m'échap- 
pe. Alors  fur  ce  qu'on  a  fait  ou  dit,  je 
trouve  ce  qu'on  a  penfé  ,  &  il  eil  rare  que 
je  me  trompe. 

Si  peu  maître  de  mon  efprit  feul  avec 
moi-même ,  qu'on  juge  de  ce  que  je  dois 
être  dans  la  converfation  ,  où,  pour 
parlera  propos,  il  faut  penfer  à  la  fois 
S:  fur  le  champ  à  mille  chofes.  La  feule 
idée  de  tant  de  convenances  dont  je  fuis 
fur  d'oublier  au  moins  quelqu'une,  fuf- 
tit  pour  m'incimider.  Je  ne  comprends 
pas  même  comment  on  ofe  parler  dans 
un  cercle  :  car  à  chaque  mot  il  faudroit 
palier  en  revue  tous  les  gens  qui  font  là: 
il  faudroit  connoitre  tous  leurs  carade- 
res.  favoir  leurs  hiftoires,  pour  être  fur 
de  us  rien  dire  qui  puifîe  oiïenfer  quel- 


Divers   es,         2.21 
qu'un.  Là-deiTus  ceux  qui  vivent  dans  le 
inonde  ont  un  grand  avantage  :  fâchant 
mieux  ce  qu'il  faut  taire ,  ils  font  plus 
furs  de  ce  qu'ils  difent  :  encore  leur  échap- 
pe-t-il  fouveqt  des  balourdifes.   Qu'on 
juge  de  celui  qui  ton:ibe  là  des  nues  !  Il 
lui  eft  prefque  impoOible  de  parler  une 
minute  impunément.  Dans  le  tête-à-tête 
il  y  a  un  autre  inconvénient  que  je  trou- 
ve pire  ;   la  néceffité  de  parler  toujours. 
Quand  on  vous  parle,  il  faut  répendre , 
&  fi  l'on  ne  dit  mot ,  il   faut  relever  la 
converfarion.  Cette  infupportable  con- 
trainte m'eût  feule  dégoûté  de  la  fociété. 
Je  ne  trouve  point  de  gêne  plus  terrible 
que  l'obligation  de  parler  fur  le  champ 
éc  toujours.  Je  ne  fais  fi  ceci  tient  à  ma 
mortelle  averfion  pour  tout  afFujettiffe- 
ment  ;  mais  c'eft  aiïez  qu'il  faille  abfo- 
lument   que   je  parle  pour  que  je  difs 
une  fottife  infailliblement. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  fatal  cH:  qu'au  lien 
de  favoir  me  taire  quand  je  n'ai  rien  à 
dire,  c'efl:  alors  que  pour  payer  plutôt 
ma  dette  j'ai  la  fureur  de  vouloir  parler. 
Je  me  hâte  de  balbutier  promptement  des 
paroles  fans  idées,  trop  heureux  quand 
elles  ne  fignlfient  rien  du  tout.  En  vou- 
lant vaincre  ou  cacher  mon  ineptie,  je 
manque  rarement  de  la  montrer. 

K  iij 


S.22  (B    tV    R    E    S 

Je  crois  que  voilà  de  quoi  faire  affez 
comprendre  commeiu  n'étant  pas  un 
fot,  j'ai  cependant  fouvent  paffe  pour 
l'être ,  même  chez  des  gens  en  état  de 
bien  juger  :  d'autant  plus  malheureux 
que  ma  phyfîonomie  &  mes  yeux  pro- 
mettent davantage,  &  que  cette  attente 
fruftrée  rend  plus  choquante  aux  autres 
ma  flupidité.  Ce  détail  qu'une  occafîon 
particulière  a  fait  naître  n'eft:  pas  inutile 
à  ce  qui  doit  fuivre.  Il  contient  la  clef 
de  bien  des  chofes  extraordinaires  qu'on 
m'a  vu  faire  ,  &  qu'on  attribue  à  une 
humeur  fauvage  que  je  n'ai  point.  J'ai- 
merois  la  fociété  comme  un  autre,  fi  je 
n'étois  fur  de  m'y  montrer  non-feule- 
ment à  mon  défavantage,  mais  tout  au- 
tre que  je  ne  fuis.  Le  parti  que  j'ai  pris 
d'écrire  &  de  me  cacher  eft  précifément 
celui  qui  me  convenoit.  Moi  prcfent  on 
n'auroit  jamais  fu  ce  que  je  valois,  on  ne 
l'auroic  pas  foupçonné  même  ;&  c'eftce 
qui  eft  arrivé  à  Madame  Dupin ,  quoique 
femme  d'efprit  ,  &  quoique  j'aye  vécu 
dans  fa  maifon  plufieurs  années.  Elle  me 
l'a  dit  bien  des  fois  elle-même  depuis  ce 
tems-là.  Au  refte  tout  ceci  fouffre  de 
certaines  exceptions  ,  &  j'y  reviendrai 
dans  la  fuite. 

La  mefure  de  mes  talens  ainfi  fixée. 


Tétat  qui  me  convenoit  ainfî  défigné  ,  il 
ne  fut  plus  queftion  pour  la  féconde 
fois  que  de  remplir  ma  vocation.  La  dif- 
ficulté fut  que  je  n'avois  pas  fait  mes  étu- 
des &  que  je  ne  favois  pas  même  affez  de 
latin  pour  être  Prêtre.  Madame  de  Jf^a- 
rens  imagina  de  me  faire  inftruire  au 
féminaire  pendant  quelque  tems.  Elle 
en  parla  au  fupérieur  ;  c'étoit  un  laza- 
rifte  appelle  M.  Gros,  bon  petit  homme 
à  moitié  borgne,  maigre,  grifon  ,  le 
plusfpirituel  &  le  moins  pédant  lazarifle 
que'i'aye  connu;  ce  qui  n'efk  pas  beau- 
coup dire,  à  la  vérité* 

Il  venoit  quelquefois  chez  Maman 
qui  l'accueilloit,  le  careflbit,  l'agaçoit 
même ,  &  fe  faifoit  quelquefois  lacer  par 
lui,  emploi  dont  il  fe  chargeoit  ailez 
volontiers.  Tandis  qu'il  étoit  en  fonction , 
elle  couroit  par  la  chambre  de  côté  & 
d'autre,  faifant  tantôt  ceci  tancôt  cela. 
Tiré  par  le  lacet ,  Monfieur  le  fupérieur 
fuivoit  en  grondant,  &  difantà  tout  mo- 
ment; mais  Madame,  tenez-vous  donc. 
Cela  faifoit  un  fujet  affez  pittorefque. 

M.  Gros  fe  prêta  de  bon  coeur  au 
projet  de  Maman.  Il  fe  contenta  d'une 
penfion  très  modique,  &  fe  chargea  de 
l'inftruélion.  Il  ne  fut  queftion  que  du 
confenteraentde  l'Evêque,  qui  non-feu- 

i^ir 


224  (E    V    V   R    X   s 

lement  l'accorda,  mais  qui  voulut  payer 

la  penfion.  li  permit  auiîi  que  je  reftaffe 

en  habit  laïque,    jufqu'à    ce  qu'on  pût 

juger  par  un  effai  du  fuccès  qu'on  devoit 

elpérer. 

Quel  changement lll  fallut  m'y  fou- 
jnettre.  J'allai  au  féminaire  comme  j'au- 
lois  été  au  fupplice.  La  trifte  mai- 
fon  qu'un  féminaire  ;  fur  -  tout  pour 
qui  fort  de  celle  d'une  aimable  femme. 
J'y  porrois  un  feul  livre  que  j'avois  prié 
Maman  de  me  prêter  ,  &  qui  me  fut 
d'une  grande  reffource.  On  ne  devinera 
pas  quelle  forte  de  livre  c'écoit  ;  un  livre 
de  muilque.  Parmi  les  talens  qu'elle  avoit 
cultivés ,  la  mufique  n'avoit  pas  été  ou- 
bliée. Elle  avoit  de  la  voix,  chantoit 
paflablement  &  jouoit  un  peu  du  clave- 
cin. Elle  avoit  eu  la  complaifance  de 
me  donner  quelques  leçons  de  chant,  & 
il  fallut  commencer  de  loin,  car  à  peine 
favois-je  la  muHque  de  nos  pfeaumes. 
Huit  ou  dix  leçons  de  femme  &  fort  in- 
terrompues, loin  de  me  mettre  en  état 
de  folfier  ne  m'apprirent  pas  le  quart 
des  fîgnes  de  la  mufiquc.  Cependant 
î'avois  une  telle  pallîon  pour  cet  art, 
que  je  voulus  efiaycr  de  m'exercer  feul. 
Le  livre  que  j'emportai  n'étoit  pas  même 
des  plus  faciles;  c'écoient  les  cantates  de 


T>IVER9ES,  225" 

CUramhault,  On  concevra  quelle  fut 
mon  application  &  mon  obftination  , 
quand  je  dirai  que  fans  conncicrc  ni 
tranfpofuion  ni  quantité,  je  parvins  à 
dcchitfrer  &  chanter  fans  faute  le  pre- 
mier re'citatif  &  le  premier  air  de  la  can- 
tate à'Alphée  &  Arétufe  ;  &  il  eft  vrai 
que  cet  air  eft  fcandé  fi  jufte  ,  qu'il  ne 
faut  que  réciter  les  vers  avec  leur  mefure 
pour  y  mettre  celle  de  l'air. 

Il    y  avolt  au  féminaire  un  maudit 
lazarifte   qui  m'entreprit  &  qui^  me  fit 
prendre  en  horreur  le  latin  qu'il  vou- 
loit  m'enfeigner.  H  avoit  des  cheveux 
plats,  gras  &  noirs,  un  vifage  de  pain 
û'épice ,  une  voix  de  buffle,  un  regard 
de  chat-huant,  des  crins  de  fanglier  au 
lieu  de  barbe  ;   fon  fourire  étoit  fardo- 
nique  ;   fes  membres  jouoient  comme 
les  poulies  d'un  manequin  ;  j'ai  oublié 
fon  odieux  nom  ;    mais  fa  figure  ef- 
frayante &  doucereufe  m'eft  bien  ref- 
tée  ,  &  j'ai  peine  à  me  la  rappeller  fans 
frémir.  Je  crois   le  rencontrer  encore 
dans  les  corridors,  avançant  gracieufe- 
ment  fon  crafTeux  bonnet  quarré  pour 
me  faire  figne  d'entrer  dans  fa  chambre, 
plus  aflfreufe   pour   moi  qu'un  cachot. 
^       Qu'on   juge    du   contrafte  d'un  pareil 
i  K  V 


226  Œuvres 

maître  pour  le  difciple  d'un  Abbé  de 
.Cour  ! 

Si  j'étois  refté  deux  mois  à  la  merci 
de  ce  monftre  ,    je  fuis   perfuadé  que 
ma  tête  n'y   auroit  pas  réiifté.  Mais  le 
bon  M.  Gros  qui  s'apperçut  que  j'e'tois 
trifte  ,  que  je  ne  mangeois  pas,  que  je 
maigrilTois  ,   devina  le    fujet   de    mon 
chagrin  ;    cela    n'e'toit   pas   difficile.    II 
m'ôta  des  griffes  de  ma  béte ,  &  par  un 
autre  contraire  encore  plus  marqué  me 
lemit  au  plus  doux  des  hommes.  Ce- 
toit  un  jeune   abbé  Faucigneran  ,  ap- 
pelle  M.   Gâder  qui   faifoit  fon   fémi- 
naire    &    qui    par    complaifance    pour 
M,   Gros ,   &  je  crois  ,  par  humanité, 
vouloir  bien  prendre  fur  io.^  études  le 
tems  qu'il  donnoit  à  diriger  les  miennes» 
Je  n'ai  jamais  vu  de  phyfionomie  plus 
touchante  que  celle   de  M.    Gâtïer,  Il 
étOLt  blond   &:   fa    barbe   tiroit   fur  le 
roux.  Il  avoit  le  maintien  ordinaire  aux 
gens  de  fa  province^  qui  fous  une  figure 
cpaifle  cachent  tous  beaucoup  d'cfprit^ 
mais  ce    qui  fe  marquoit  vraiment  en 
lui  étoic  une  ame  fenfible  ,  affedhicufe  , 
aimante.  Il  y  avoit  dans  (^s,  grands  yeux 
bleus  un  mélange  de  douceur,  de  ten- 
drcflc  5c  de  trifteffe,  qui  faifoit  qu'on  ne 


Diverse  *.  227 

pouvoit  le  voir  fans  s'intérefîer  à  lui. 
Aux  regards  ,  au  ton  de  ce  pauvre  jeune 
homme  ,  on  eût  dit  qu'il  prévoyoit  fa 
deftinée,  &  qu'il  fe  fentoit  né  pour  être 
malheureux. 

Son  caradere  ne  de'mentoit  point  fa 
phylionomie.  Plein   de   patience  &  de 
complaifance  ,  il  fembloit  plutôt  étu- 
dier avec  moi  que  m'inftruire.  11  n'en 
falloit  pastant  pour  me  le  faire  aimer,  fon 
prédécefleur  avoit  rendu  cela  très-facile. 
Cependant   malgré  tous    le   tems   qu'il 
me  donnoit,  malgré  toute  k  bonne  vo- 
lonté que  nous  y  mettions  l'un^  &  l'au- 
tre, &  quoiqu'il  s'y  prît  très-bien,  j'a- 
vançai peu  en  travaillant  beaucoup.  Il 
eft  lingulier   qu'avec  affez  de  concep- 
tion  je   n'ai  jamais   pu  rien  apprendra 
avec  des  maîtres ,  excepté  mon  père  Ôc 
M.  Lambercier.  Le  peu  que  je  iais  de 
plus  ,   je  l'ai  appris  feul  ,   comme  on 
verra  ci-après.  Mon  efprit  impatient  de 
toute  efpece  de  joug  ne   peut  s'aiTer- 
vir   à   la  loi  du  moment.  La    crainte- 
même  de  ne  pas  apprendre  m'empêche- 
d'être  attentif.   De  peur  d'impatienter 
celui  qui  me  parle,  je  feins  d'entendre;: 
il  va  en  avant  &  je  n'entends  rien.  Mon^ 
efprit  veut  marcher  à  fon  heure  ,  il  ne: 
peut  fe  foumettre  à  celle  d'autrui. 
fc  K  vi 


i228  (S.    V    V    R    E   9 

Le  tems  des  ordinations  étant  venu, 
M.  Gâtier  s'en  retourna  diacre  dans  fa 
province.  Il  emporta  mes  regrets  ,  mon 
attachement,  ma  reconnoifiance.  Je  fis 
pour  lui  des  vœux  qui  n'ont  pas  été 
plus  exaucés  que  ceux  que  j'ai  faits  pour 
moi-même.  Quelques  années  après  j'ap- 
pris qu'étant  vicaire  (fans  une  paroiffe 
îl  avoit  fait  un  enfant  à  une  fille  ,  la 
leule  dont  avec  un  cccur  très-tendre  il 
eût  jamais  été  amoureux.  Ce  fut  un 
fcandale  effroyable  dans  un  diocèfe  ad- 
miniftré  très-févérement.  Les  Prêtres  , 
en  bonne  règle  ,  ne  doivent  faire  des 
enfans  qu'à  des  femmes  mariées.  Pour 
avoir  manqué  à  cette  loi  de  convenance 
il  fut  mis  en  prifon  ,  diffamé,  chafl'é. 
Je  ne  fais  s'il  aura  pu  dans  la  fuite  ré- 
tablir {qs  affaires  ;  mais  le  fentiment  de 
fon  infortune  profondément  gravé  dans 
mon  coeur  me  revint  quand  j'écrivis 
1  Emile  ,  &  réunifiant  M.  Gàùer  avec 
M.  Gairne ,  je  fis  de  ces  deux  dignes 
Prêtres  l'original  du  vicaire  Savoyard. 
Je  me  flatte  que  l'imitation  n'a  pas  désho- 
noré fes  modèles. 

Pendant  que  j'étois  au  féminaire  , 
M.  à\4vhonne  fut  obligé  de  quitter  An- 
necy. M  *  *  *.  s'avifa  de  trouver  mau- 
vais qu'il  iii  l'amoiu  à  fa  femme.  C'étoit 


faire  comme  le  chien  du  jardinier;  car 
quoique  Madame  ^  *  *.  fût  aimable ,  il 
vivoit  fort  mal  avec  elle  :  &  la  traitoit 
fi  brutalement  qu'il  fut  queftion  de  fé- 
paration.  M  "^  "^  ^.  étoit  un  vilain  homme  , 
noir  comme  une  taupe ,  fripon  comme 
une  chouette  ,  &  qui  à  force  de  vexa- 
tions, finit  par  fe  faire  chafïer  lui-même. 
On  dit  que  les  Provençaux  fe  vengent 
de    leurs   ennemis  par    des  chaulons  ; 
M.  A'Aiibonne  fe  vengea  du  fien  par  une 
comédie  ;  11  envoya  cette  pièce  à  Ma- 
dame de   IVarens  qui  me  la  fit  voir. 
Elle  me  plut  &  me  fit  naître  la  fantaifie 
d'en  faire  une  pour  effayer  fi  j'étois  en 
effet  aufli  bête  que  l'auteur  l'avoit  pro- 
noncé :  mais  ce  ne  fut  qu'à  Chambéri 
que  j'exécutai  ce  projet  en  écrivant  f^- 
mant  de  luï-mcme.  Ainfi   quand  j'ai  dit 
dans  la  préface  de  cette  pièce  que  J3  l'a- 
vois  écrite  à  dix-huit  ans,  j*ai  menti  de 
quelques  années. 

C'eft  à-peu-près  à  ce  tems-ci  que  fe 
rapporte  un  événement  peu  important 
en  lui-même ,  mais  qui  a  eu  pour  moi 
des  fuites  ,  &  qui  a  fait  du  bruit  dans 
le  monde  quand  je  l'avois  oublié.  Toutes 
les  femaines  j'avois  une  fois  la  permif- 
fion  de  fortir;  je  n'ai  pas  befoin  de  dire 
quel   ufage  j'en  faifois»  Un  dimanche 


230  (E  If  r  R  E  s 

que  j'étois  chez  Maman  ,  le  feu  prit  a 
un  bâtiment  des  Cordeliers  attenant  à 
la  maifon  qu  elle  occupoit.  Ce  bâtiment 
où  étoit  leur  four  étoit  plein  jufqu'au 
comble  de  fafcines  feches.  Tout  fut  em- 
brâfé  en  très-peu  de  tems.  La  maifon 
étoit  en  grand  péril  &  couverte  par  les 
flammes  que  le  vent  y  portoit.  On  fe 
mit  en  devoir  de  déménager  en  hâte  & 
de  porter  les  meubles  dans  le  jardin  , 
qui  étoit  vis-à-vis  mes  anciennes  fe- 
nêtres &  au-delà  du  ruifleau  dont  j'ai 
parlé.  J'étois  fi  troublé  que  je  jettois 
indifféremment  par  la  fenêtre  tout  ce 
qui  me  tomboit  fous  la  main  ,  iufqu'à 
un  gros  mortier  de  pierre  qu'en  tout 
autre  tems  j'aurois  eu  peine  à  foulever  : 
j'étois  prêt  à  y  jetter  de  même  une 
grande  glace,  fi  quelqu'un  ne  m'eût  re- 
tenu. Le  bon  Evêque  qui  étoit  venu 
voir  Maman  ce  jour-là  ne  refta  pas , 
non  plus,  oifif.  Il  l'emmena  dans  le  jar- 
din où  il  fe  mit  en  prières  avec  elle  & 
tous  ceux  qui  étoient  là,  en  forte  qu'ar- 
rivant quelque  tems  après  je  vis  tout  le 
monde  à  genoux  hc  m'y  mis  comme  les 
autres.  Durant  la  prière  du  faint  homme 
le  vent  changea ,  mais  fi  brufquement 
&  fi  à  propos  que  les  flammes  qui  cou- 
vroient  la  maifon  &  entroient  déjà  par  les 


Diverses,       &^t 

fenêtres  furent  portées  de  l'autre  côté 
de  la  cour  ^  &  la.  rnaifon  n'eut  aucua 
mal.  Deux  ans  après,    M.  de  Bermx 
étant  mort ,  les  Antonins ,   Tes  anciens 
confrères ,  commencèrent  à  recueillir  les. 
pièces  qui  pouvoient  fervir  à  fa  béati- 
fication. A  la  prière  du  P.  Boudée  je 
joignis  à  ces  pièces  une  atteftation  du 
fair  que  je  viens  de  rapporter  ,  en  quoi 
je  fis  bien;  mais  en  quoi  je  fis  mal,  ca 
fut  de  donner  ce  fait  pour  un  miracle. 
J'avois  vu  l'Evêque  en  prière ,  &  durant 
fa  prière  j'avois  vu  le  vent  changer,  &: 
même  très-à  propos  :  voilà  ce  que  j© 
pouvois  dire  &  certifier  :  mais  qu'une 
de  ces  deux  chofesfût  la  eaule  de  l'au- 
tre ,  voilà  ce  que  je  ne  devois  pas  at- 
tefter,  parce  que  je  ne  pouvois  le  favoir. 
Cependant  autant  que  je  puis  me  rappeU 
1er  mes  idées,  alors fincérement  catho- 
lique ,  j'étois  de  bonne  foi.  L'amour  du 
merveilleux  fi  naturel  au  cœur  hum.ain, 
ma  vénération  pour  ce  vertueux  Pré- 
lat 5    l'orgueil  fecret  d'avoir   peut-être 
contribué  moi-même   au   miracle  ,   ai- 
dèrent à  me  féduire  ,   &  ce   qu'il  y  a 
de   sûr  efi    que  fi  ce  miracle   eut  été 
l'effet  des  plus  ardentes  prières,  j'aurois 
bien  pu  m'en  attribuer  ma  part. 

Plus  de  trente  ans  après,   lorfque 


232  (JE  u  y  R  E  i 

j'eus  publié  les  Lettres  de  la  montagne, 
M.  Fréron  déterra  ce  certificat  ,  je  ne 
fais  comment ,  &  en  fit  ufage  dans  Tes 
feuilles.  Il  faut  avouer  que  la  découverte 
étoit  heureufe  &  l'à-propos  me  parut  à 
moi-même  très-plailant. 

J'étols  deftiné  à  être  le  rebut  de  tous 
les  états.  Quoique  M.  Gdtier  eût  rendu 
de  mes  progrès  le  compte  le  moins  dé- 
favorable qu'il  lui  fut  polîîble ,  on  voyoit 
qu'ils  n'étoient  pas  proportionnés  à  mon 
travail,  &  cela  n'étoit  pas  encourageant 
pour  me  faire  pouffer  mes  études.  Aufiî 
î'Evêque  &  le  Supérieur  fe  rebuterent- 
ils,  &  on  me  rendit  à  Madame  de  IP^a- 
rens  co\r\ïGQ  un  fujetqui  n'étoit  pas  même 
bon  pour  être  prêtre  ;  au  refte  aflez  bon 
garçon,  difoit-on,  &  point  vicieux;  ce 
qui  fit  que  malgré  tant  de  préjugés  re- 
butans  fur  mon  compte ,  elle  ne  m'a- 
bandonna pas. 

Je  rapportai  chez  elle  en  triomphe 
fon  livre  de  mufique  dont  j'avois  tiré 
fi  bon  parti.  Mon  air  d'Alphée  &  Aré- 
thufe  étoit  à-pcu-prcs  tout  ce  que  j'a- 
vois appris  au  féminairc.  Mon  goût  mar- 
qué pour  cet  art  lui  fit  naître  la  penfée 
de  me  faire  muficien.  L'occafion  étoit 
commode.  On  faifoit  cliezelle  au  moins 
une  fois  la  femaine  de  la  mufique ,  ^ 


Diverses^  233 

îe  maître   de  mufique  de  la  cathédrale 
qui  ûirigeoit  ce  petit  concert  venoit  la 
voir   tres-fouvent.   Cétoit  un  Panfien 
nommé  M.  le  Maître  ,  bon  compoii- 
teur,  fort  vif,  fort  gai,  jeune  encore, 
afTez   bien  fait,  peu  d'efprit ,   mais  au 
demeurant  très-bon  homme.  Maman  me 
fit  faire  fa  connoiflance  ;  je  m'attachois 
à  lui ,  je  ne  lui  déplaifois  pas  :  on  parla 
•de  penfion;  l'on  en  convint.  Bref,]  en- 
trai chez  lui,  &  j'y  paffai  l'hiver  dau- 
tant  plus  agréablement  que  la  maitrile 
n'étant  qu'à  vingt  pas  de  la  maifon  de 
Maman  ,  nous  étions  chez  elle  en  un 
moment,  &nous  y  foupions  très-fouvent 

enfemble.  .     j    1         " 

On  jugera  bien  que  la  vie  de  la  mai- 
trife  toujours  chantante  &  gaie  ,  avec 
les  muiiciens  &  les  enfans  de  chceur ,  me 
plaifoitpîus  que  celle  du  fémmaire  avec 
les  pères  de  St.  Lazare.  Cependant  cette 
vie  ,   pour  être  plus  libre,  nen  etoit 
pns  moins  égale  &  réglée.  J  étois  fait 
pour  aimer  l'indépendance  U  pour  nen 
abufer  jamais.  Durant  fix  mois  entiers, 
ie  ne  fortis  pas  une  feule  fois  que  pour 
al'er  che2  Maman  ou  à  l'églife  ,  &  je 
n'en  fus  pas  même  tenté.  Cet  intervalle 
eft  un  de  ceux  .où  j'ai  vécu  dans  le  plus 
grand  calme  ,  &  que  je  me  luis  rap- 


254'  (B  V  r  R  s  s 

pelles  avec  le  plus  de  plaifir.  Dans  leS 
i-ituations  diverfes  où  je  me  fuis  trouvé  ^ 
quelques-uns  ont  été  marqués  par  un  tel 
fentiment  de  bien-être  ,  qu'en  les  remé- 
morant j'en  fuis  afFedé  comme  fi  j'y  étois 
encore.  Non-feulement  je  me  rappelle 
Jes  tems,  \ts  lieux,  \ç,s  perfonnes,  mais 
tous  les  objets  environnans  la  tempé- 
rature de  l'air,  fon  odeur,  fa  couleur, 
une  certaine  impreflion   locale  qui  ne 
s'eft  fait  fentir  que  là  ,  &  dont  le  fou- 
venir   vif  m'y  tranfporte  de  nouveau. 
Par  exemple,  tout  ce  qu'on  répétoit  à 
Ja    maîtrife  ,  tout  ce  qu'on  chantoit  au 
chœur ,  tout  ce  qu'on  y  faifoit ,  le  bel 
&  noble  habit  des  Chanoines,  les  cha- 
fubles  des  Prêtres,  les  mitres  des  chan- 
tres, la  figure  des  muficiens,  un  vieux 
charpentier    boiteux   qui   jouoit  de  la 
contrebaffe,  un  petit  abbé  blondin  qui 
jouoit  du  violon,  le  lambeau  de  foutane 
qu'après   avoir  pofé  fon    épée  ,  M.  le 
Maître  endoffoit  par-defTus   fon   habit 
laïque,   &   le   beau   furplis  fin  dont  il 
en   couvroit  les  loques   pour  aller  au 
choeur  :  l'orgueil  avec  lequel  j'allois  , 
tenant  ma  petite  flûte  à  bec  m'établit 
dans  l'orcheftre  à  la  tribune  ,  pour  un 
petit  bout   de  récit  que  M.  le  Maître. 
avoit  fait  exprès  pour  moi  :  le  bon  dîaé 


D    T    V  £    R    s    £    â,  2-35:^ 

^ui  nous  attendoit  enfuite,  le  bon  ap- 
pétit qu'on  y  portoit;  ce  concours  d'ob- 
jets vivement  retracé  m'a  cent  fois  char- 
mé dans  ma  mémoire  j  autant  &  plus  que 
dans  la  réalité.  J'ai  gardé  toujours  une 
affeaion  tendre  pour  un  certain  air  du 
Conduor  aime  fyderum  qui  marche  pac 
jambes  ;  parce  qu'un  dimanche  de  l'A- 
vcnt  j'entendis  de  mon  lit  chanter  cette 
hymne  avant  le  jour  fur  le  perron  de 
la  cathédrale  ,   félon  un  rite  de  cette 
Eglife-là.  Mlle.  Merceret ,  femme-de- 
chambre  de  Maman,  favoit  un  peu  de 
mufîque  :  je  n'oublierai  jamais  un  petit 
motet  aferte  que  M.  le  Maître  me  fit 
chanter  'avec    elle   &   que  fa  maîtrefle 
écoutoit  avec  tant  de  plaifir.  Enfin  tout 
iufqu'à   la  bonne  fervante  Perr'me  qui 
étoit  fi  bonne  fille  &  que  les  enfans  de 
choeur  faifoient  tant  endéver,  tout  dans 
les  fouvenlrs  de  ces  tems  de  bonheur  & 
d'innocence  revient  fouvent  me  ravir  & 
m'attrifter.  ^       ^ 

Je  vivols  à  Annecy  depuis  près  dun 
an  fans  le  moindre  reproche  ;  tout  le 
monde  étoit  content  de  moi.  Depuis  mon 
départ  de  Turin  je  n'avois  point  fait 
de  fottife,  6c  je  n'en  fis  point  tant  que 
je  fus  fous  les  yeux  de  Maman.  Elle 
jne  conduifoit ,  &  me  conduifoit  tou- 


2^6  (Ë    U    V    R    E    s 

îours  bien;  mon  attachement  pour  elle 
étoit  devenu  ma  leule  paffion  ,    &  ce 
qui  prouve  que  ce  n'étoit  pas  une  paf- 
fîon  folle  c'eft  que  mon  cœur  formoit 
ma  raifon.  Il  ^ft  vrai  qu'un  feul  fenti- 
menr  abforbantpourainîi  dire  toutes  mes 
facultés,  me  mettoit  hors  d'e'tat  de  rien 
apprendre  ;  pas  même  la  mufîque,  bien 
que  jy  fiflfe  tous  mes  efforts.  Mais  il  ny 
avoit  point  de  ma  faute  ;  la  bonne  vo- 
lonté y  étoit    toute  entière,  l'affiduité 
y  étoit.  J'étois  diftrait,  rêveur,  je  fou- 
pirois;qu'y  pouvois-je  taire?  Il  ne  man- 
quoit  à  mes  progrès  rien  qui  dépendît 
de  moi;  mais  pour  que  je  riffe  de  nou- 
velles folies,  il  ne  falloit  qu'un  fujet  qui 
vînt  me  les  infpirer.  Ce  fujet  fe  pré- 
fenta  ;    le  hafard  arrangea  les  chofes 
&  comme  on  verra  dans  la  fuite  ,  ma 
mauvaife  tête  en  tira  parti. 

Un  foir  du  mois  de  Février  qu'il  fai- 
foit  bien  froid,  comme  nous  étions  tous 
autour  du  feu,  nous  entendîmes  frapper 
a  la  porte  de  la  rue.  Perrlne  prend  fa 
lenterne  ,  defcend  ,  ouvre  :  un  jeune 
homme  entre  avec  elle,  monte,  fe  pré- 
fente d'un  air  aifé,  &  fait  à  M.  le  Maî- 
tre un  compliment  court  &  bien  tourné, 
fe  donnant  pour  un  muficien  françois 
que  le  mauvais  état  de  i^^  finances  for- 


Diverses:         257 
çolt  de  vicarier  pour  pafler  fon  chemin. 
A  ce  mot  de  muficien  François  le  cœur 
treflaillit  au  bon  le  Maître  ;  il  aimoit 
paflionnément  fon  pays  &  fon  art.  Il 
accueillit  le  jeune  paflager,  lui  offrit  le 
gîte  dont  il  paroifl'ôit  avoir  grand  befoin 
de  qu'il  accepta  fans  beaucoup  de  façon. 
Je  l'examinai  tandis  qu'il  fe  chauffoit  &: 
qu'il  jafoit  en  attendant  le  foupé.  H  étoit 
court  de  ftature  mais  large  de  quarrure  ; 
il  avoit  je  ne  fais  quoi  de   contrefait 
dans  fa  taille  fans  aucune  difformité  par- 
ticulière ;  G  étoit  pour  ainfi  dire  un  bolTu 
à  épaules  plattes  ,  mais  je  crois  qu'il 
boitoit  un  peu.  Il  avoit  un  habit  noir 
plutôt  ufé  que  vieux,  &  qui  tomboit 
par  pièces  ,  une  chemife  très  fine  &  très- 
fale,  de  belles  manchettes  d'effilé,  des 
guêtres  dans  chacune  defquelles  il  au- 
roit   mis  fes  deux  jambes,  &  pour  fe 
garantir  de  la  neige  un  petit  chapeau  à 
porter  fous  le  bras.  Dans  ce  comique 
équipage   il  y  avoit  pourtant  quelque 
chofe  de  noble  que  fon  maintien  ne  dé- 
mentoit  pas  ;  fa  phyfionomie  avoit  de 
la  fineffe  &  de  l'agrément ,   il  parloic 
facilement  &  bien ,  mais  très-peu  mo- 
deftcment.  Teut    marquoit  en  lui  un 
jeune  débauché  qui  avoit  eu  de  l'éduca- 
tion &  qui  n'alloit  pas  gueufant  comme  ua 


i238  <E  u  V  R  £  s 

gueux,  mais  comme  un  fou.  II  nous  dit 
qu'il  s'appelloit  Venture  de  Villeneuve  y 
qu'il  venoit  de  Paris ,  qu'il  s'e'toit  égaré 
dans  fa  route',  &  oubliant  un  peu  fon 
rôle  de  muficien  ,  il  ajouta  qu'il  alloit 
à  Grenoble  voir  un  parent  qu'il  avoit 
dans  le  Parlement. 

Pendant  le  foupé  on  parla  de  mu- 
fîque ,  &  il  en  parla  bien.  Il  connoifloit 
tous  les  grands  virtuofes  ,  tous  les  ou- 
vrages célèbres,  tous  les adeurs,  toutes 
les  adrices,  toutes  les  jolies  femmes, 
tous  les  grands  feigneurs.  Sur  tout  ce 
qu'on  difoit  il  paroiilbit  au  fait  ;  mais 
à  peine  un  fujet  étolt-il  entamé  qu'il 
brouilloit  l'entretien  par  quelque  polif- 
fonnerie  qui  faifoit  rire  &:  oublier  ce 
qu'on  avoit  dit.  C'étoit  un  famedi  ;  il 
y  avoit  le  lendemain  mufique  à  la  ca- 
thédrale. M.  le  Maître  lui  propofe  d'y 
chanter  ;  très-volontiers  ;  lui  demande 
quelle  tft  fa  partie?  la  Haute-contre ,  &c 
il  parle  d'autre  chofe.  Avant  d'aller  à 
l'églife  on  lui  offrit  fa  partie  à  prévoir; 
il  n'y  jetta  pas  les  yeux.  Cette  gafco- 
nade  furprit  le  Maître  :  vous  verrez, 
me  dit-il  à  l'oreille  qu'il  ne  fait  pas  une 
note  de  mufique.  J'en  ai  grand'peur , 
lui  répondis-je.  Je  les  fuivis  très-inquiet, 
(^uand  on  commença,  le  cœur  me  bat- 


D   T  y  £  R   s  JE  s,  i^p 

lit  d'une  terrible  force;  car  je  m'intéref- 
io'is  beaucoup  à  lui. 

J'eus  bientôt  de  quoi  me  raiïurer.  Il 
chanta  {qs  deux  récits  avec  toute  la  juf- 
teiïe  &  tout  le  goût  imaginables,  &  qui 
plus  eft  avec  une  très-jolie  voix.  Je  n'ai 
gueres  eu  de  plus  agréable  furprife.  Après 
lamefTe  M.  Ventura  reçut  des  compli- 
mens  à  perte  de  vue  des  chanoines  ôc 
des  muficiens,  auxquels  il  répondoit  en 
poliflonnant,  mais  toujours  avec  beau- 
coup de  grâce.  M.  le  Maître  TembraiTa 
de  bon  cceur  ;  j'en  fis  autant  :  il  vit  que 
j'étois  bien  aife,  &  cela  parut  lui  faire 
plaifir. 

On  convieadra  je  m'aiïure ,  qu'après 
m'être  engoué  de  M,  Bâcle,  qui  tout 
compté  n'étoit  qu'un  manan  ,  je  pou- 
vois  m'engouer  de  M.  f^enture  qui  avoit 
de  l'éducation ,  des  talens ,  de  l'efprit  , 
de  Tufage  du  monde,  &qui  pouvoitpaf. 
fer  pour  un  aimable  débauché.  C'efl 
aulli  ce  qui  m'arriva  ,  &  ce  qui  feroit 
arrivé  ,  je  penfe  ,  à  tout  autre  jeune 
homme  à  ma  place  ,  d'autant  plus  faci- 
lement  encore  qu'il  auroit  eu  un  meil- 
leur taét  pour  fentir  le  mérite  ,  &  un 
meilleur  goût  pour  s'y  attacher  :  car 
Venture  en  avoit ,  fans  contredit ,  &  il 
€;n  avoit  fur-tout  un  bien  rare  à  fon  âge. 


2^o  Ouvres 

celui  de  n'être  point  preflé  de  montrer 
fon  acquis.  Il  eft  vrai  qu'il  le  vantoit 
de  beaucoup  de  choies  qu'il  ne  iavoit 
point;  mais  pour  celles  qu'il  favoit  & 
qui  étoient  en  allez  grand  nombre  ,  il 
n'en  difoit  rien  :  il  attenûoit  l'occadon 
de  les  montrer  ;  il  s'en  prévaloit  alors 
fansemprelTement,  &  cela  lailoit  le  plus 
grand  effet.  Comme  il  s'arretoit  après 
chaque  chofe  fans  parler  du  rcfte  ,  on 
ïie  favoit  plus  quand  il  auroit  tout  mon- 
tré. Badin  ,  folâtre,  inépuifable,  fédui- 
fant  dans  la  converfation ,  (ourlant  tou- 
jours &  re  riant  jamais,  il  difoit  du  toa 
le  plus  élégant  les  choies  les  plus  grol- 
iîeres  &  les  faifoit  palfer.  Les  femmes 
mêmes  les  plus  modeftes  s'étonnoient 
de  ce  qu'elles  enduroient  de  lui.  Elles 
avoient  beau  fentir  qu'il  falloit  fe  fucher, 
elles  n'en  avoient  pas  la  force.  Il  ne  lui 
falloit  que  des  filles  perdues,  &  je  ne 
crois  pas  qu'il  fut  fait  pour  avoir  des 
bonnes  fortunes,  mais  il  étoit  fait  pour 
mettre  un  agrément  infini  dans  la  fo- 
ciété  des  gens  qui  en  avoient.  Il  étoit 
difficile  qu'avec  tant  de  talens  agréables, 
dans  un  pays  où  l'on  s'y  connoît  &  où 
on  les  aime ,  il  reflât  borné  longtems  à 
la  fphere  des  muHciens. 

Mon  goût  pour  M.  Vcnture.  plus  rai- 

fonnable 


fonnable  dans  fa  caufe ,  fut  auffi  moins 
extravagant  dans  Ces  effets,  quoique  plus 
vif  &  plus  durable  que  celui  que  j'avoi$ 
pris  pour  M.  Bâcle.  J^aimois  à  le  voir  , 
à  l'entendre  ,  tout  ce  qu'il  faitoit  me 
paroiiïoit  charmant,  tout  ce  quil  diloïC 
nie  fembloit  des  oracles  :  mais  mon  en- 
gouement n'alloit  point  jufqu'a  ne  pou» 
voir  me  féparer  de  lui.  J'avois  a  mom 
voifmage  un  bon  préfervatif  contre  cet 
excès.  D'ailleurs  trouvant  fes  maximes 
très-bonnes  pour  lui,  je  fentois  qu'elles 
n'étoient  pas  à  mon  ufage  ;  il  me  talloit 
une  autre  forte  de  volupté  dont  il  n  avoit 
pas  ridée ,  &  dont  je  n  ofois  même  lui 
parler,  bien  fur  qu'il  fe  feroit  moque 
de  moi.  Cependant  j'aurois  voulu  alliée 
cet  attachement  avec  celui  qui  me  do- 
minoit.  Ten  parlois  à  Maman  avec  tranl- 
port  ;  le  Maître  lui  en  parloit  avec  élo- 
ges  Elle  confentit  qu'on  le  lui  amenât  i 
riais  cette  entrevue  ne  réulllt  point  du 
tout  :  il  la  trouva  précieufe  ;  elle  le  trouva 
libertin, &s'akrmant  pour moid^uneaufli 
mauvai(e  connoiffance  ,  non^feulement 
elle  me  défendit  de  le  lui  ramener,  mais 
cl'.e  me  peignit  fi  fortement  les  dangers 
que  je  courois  avec  ce  jeune  homme ,  que 
je  devins  un  peu  plus  circonfped  à  my 


2^2  (E  u   r   R   E  S 

livrer,  &  très-heureufement  pour  mes 
mœurs  &  pour  ma  tête  ,  nous  fume^ 
bientôt  féparés. 

i\!.  le  Makre  avoit  les  goûts  de  fon 
art  ;  il  aimait  le  vin.  A  table ,  cepen- 
dant il  étoiî  fobre  ;  mais  en  travaillant 
dans  Ion  cabinet  il  talloit  qu'il  but.  Sa 
fervante  le  favoit  ii  bien  que  litôt  qu'il 
préparoit  fon  papier  pour  compofer  & 
qu'il  prenoit  Ton   violoncelle  ,  fon  pot 
&  fon  verre  arrivoient  l'inftant  d'après, 
&  le  pot  fe  renouvelloit  de  tems  à  au- 
tre. Sans  jamais  être  abfolument  ivre 
il  éîoit^  prefque  toujours  pris  de  vin  ,  & 
en  vérité  c'éroit  dommage,  car  c'étoit 
-un  garçon  eOentiellement  bon,  &  (î  gai 
«lue  Maman  ne  Tappelloit  (\\iq petit  chat, 
Malheureufement  il  aimoit  fon  talent , 
travailloit  beaucoup,  ^  buvoit  de  mê- 
me. Cela  prit  fur  fa  fanté  &  enfin  fur  Ton 
humeur;  il  étoit  quelquefois  ombrageux 
&  facile  à  oflenfer.  Incapable  de  grolfié- 
xeté,  incapable  de  manquera  qui  que 
ce  fût,  il  n'a  jamais  dit  une  mauvaife 
parole  ,  même  à  un    de  ks  enfans  de 
chœur.  Mais  il  ne  falloit  pas  non  plus 
lui  manquer,  &:  cela  étoit  iufle.  Le  mai 
étoit  qu'ayant  peu  d'efprit  il  ne  difcer- 
Roit  pas  Us  tons  &  Us  paraéleres  ,  2; 


Diverse  s^  ^45 

preilolt  fjuvent    la    mouche   fur   rien. 
L'ancien  chapitre  de  Genève ,  où  jadis 
tant  de  Princes  ^  û  Evèques  fe  faitbienc 
un  honneur  d'entrer,  a  perdu  dans  fou 
exil  fon  ancienne  fplendeur ,  mais  il  a 
confervé  fa  fierté.  Pour  pouvoir  y  être 
admis ,  il  faut  toujours  être  gentilhomme 
ou  docleur  de  Sorbonne  ,  &  s'il  eft  un 
orgueil  pardonnable  après  celui  qui  fe 
tire  du  mérite  perfonnel,  c'eft  celui  qui 
fe  tire  de  la  naiflance.  D'ailleurs  tous  les 
prêtres  qui  ont  des  laïques  à  leuis  gages 
les  traitent  d'ordinaire  avec  allez  de  hau- 
teur.  C'eft  ainfi  que  les  chanoines  trai- 
tolent  fouvent  le  pauvre  le  Maître.  Le 
chantre  fur-tout,  appelle  M.  l'Abbé  de 
Vïdonne^(\\x\^  du  refte  étoit  un  très-galant 
homme  ,  mais  trop  plein  de  fa  nobleffe, 
n'avoit  pas  toujours  pour  lui  les  égards 
que  méritoient  fes  talens,  &:  l'autre  n'en- 
duroit  pas  volontiers  ces  dédains.  Cette 
année  ils  eurent  durant  la  femaine  fainte 
un  démêlé  plus  vif  qu'à  l'ordinaire  dans 
un  dîné  de  régie  que  PEvéque  donnoit 
aux  chanoines  ,  &  où  le  Maître  étoic 
toujours  invité.  Le  chantre  lui  fit  quel- 
que pade-droit  &  lui  dit  quelque  parole 
dure,  que  celui-ci  ne  put  digérer.  Il  prit 
fur  le  champ  la  réfolution  de  s'enfuir  la 

Lij 


244  <B   U    V  R  E  s 

nuit  fuivante ,  &  rien  ne  put  l'en  faire 
démordre,  quoiquePrladamede  Ifarens, 
à  qui  ii  aila  iaîre  fts  adieux,  n'épargnât 
lien  pour  l'appaifer.  Il  i;^  put  renoncer 
au  pîaifir  de  fe  venger  de  fes  tyrans,  en 
les  laiflant  dans  l'embarras  aux  fctes  de 
Pâques,  tems  où  l'on  avoit  le  plus  grand 
beToin  de  lui.  Mais  ce  qui  l'embarrallbit 
.lui-même  ,  étoit  fa  muiique  qu'il  vcu - 
loit  emporter,  ce  qui  n'étoit  pas  facile. 
Elle  formoit  une  caifïe  aiïez  groHe  H 
fort  lourde,  qui  ne  s'emportoit  pas  fous 
Je  bras. 

Maman  fit  ce  que  j'auroîs  fait  &  ce 
que  ]c  ferois  encore  à  fa  place.  Apres 
bien  des  efforts  inutiles  pour  le  retenir, 
le  voyant  réfolu  de  partir  comme  que 
ce  fut,  elle  prit  le  parti  de  Taider  en 
tout  ce  qui  dépendoit  d'elle.  J'ofe  dire 
qu'elle  le  devoit.  Le  Maître  s'étoit  con- 
lacré,  pour  ainfi  dire,  à  fon  fervice.  Soit 
en  ce  qui  tenoit  à  fon  art,  foit  en  ce  qui 
tenoit  à  fes  foins,  il  étoit  entiérem^ent 
à  {t%  ordres ,  &  le  cœur  avec  lequel  il 
les  fuivoit ,  donnoit  à  fa  complaifance 
un  nouveau  prix.  Elle  ne  faifoit  donc 
que  rendre  à  un  ami  dans  une  occadon 
eflentielle  ce  qu'il  fiifoic  pour  elle  en 
détail  depuis  trois  ou  quatre  ans  ;  mais 


Diverses,        a^T, 
elle  avoit  une  ame  qui ,  pour  remplir  de 
pareils  devoirs,  n'avoit  pas  befoin  de 
fonger  que  c'en  étoient  pour  elle.  Lhe 
me  fcit  venir,  m'ordonna  de  fuivre  M.  le 
Maître  au  moins  jufqu'à  Lyon  ,  &  de 
m'attacher  à  lui  aulTi  long-tems  qu  il  au- 
roit  befoin  de  moi.  Elle  m'a  depuis  avoue 
que  le  defir  de  m'éloigner  de   Fenturs 
étoit  entré  pour  beaucoup  dans  cet  ar- 
rangement. Elle  confulta  Claude  Anet  fou 
f^deic  domeftique  pour  le  tranfportde  la 
caiiîe.  Il  fut  d'avis  qu'au  lieu  de  prendre  a 
Annecy  une  béte  de  fomme  qui^  nous 
feroit  infailliblement  découvrir,  il  fal- 
loir, quand  il  feroit  nuit,  porter  la  caifle 
à  bras  jufqu'à  une  certaine  dlftance,  &: 
louer  enfuite  un  âne  dans  un  village, 
pour  la  tranfporter  jufqu'à  Seyffel ,  où 
étant  fur  terres  de  France  nous  n'aurions 
plus  rien  à  rifquer.  Cet  avisjut  fuivi  ; 
nous  partîmes  le  même  foir  à  fept  heu- 
res ,  &  Maman ,  fous  prétexte  de  payer 
ma  dépenfe ,  groflit  la  petite  bourfe  du 
pauvre  petit-chat  d'un  furcroît  qui  ne 
lui  fut  pas  inutile.  Claude  Anet,  le  jar- 
dinier &  moi,  portâmes  la  caidfe  comme 
nous  pûmes  jufqu  au^premier  village,  où 
vin  âne  nous  relaya, ^&  la  même  nuit 
nous  nous  rendîmes  à  Seyfleî, 

Liij 


2;^d^  Œuvres 

Je  crois  avoir  déjà  remarqué  qu'if  y 
a  des  tems  où  je  fuis  fi  peu  femblable 
à  moi-même,  qu'on  me  prendroit  pour 
un  autre  homme  de  caraftcre  tout  op- 
pofé.  On  en  va  voir  un  exemple.  iVL 
Reydelet ,  curé  de  Seyiïel  ,  étoit  cha- 
noine de  St  Pierre,  par  conféqucnt  de 
îa  connoi/îance  de  M.  le  Maître,  &  l'un 
des  hommes  dont  il  devoit  le  plus  fe 
cacher.  Mon  avis  fut  au  contraire  d'aller 
Jîous  préfenter  à  lui  ,  &  lui  demander 
gîte  fous  quelque  prétexte  ,  comme  fî 
nous  étions  là  du  confentemenf  du  cha- 
pitre. Le  Maître  goûta  cette  idée  qui 
jendoïî  fa  vengeance  moqueufe  &:  piaifc.n- 
te.  Nous  allâmes  donc  effrontément  chcz 
M.  Reydelet  y  qui  nous  reçut  très-bien. 
Le  Maître  lui  dit  qu^il  alloit  à  Eelhiy  à 
H  prière  de  l'Evéque  diriger  fa  mufique 
aux  fêtes  de  Pâques,  qu'il  comptoit  re- 
pafler  dans  peu  de  jours,  &  moi  à  l'appui 
de  ce  menfonge ,  j'en  enfilai  cent  autres 
^  naturels,  que  M.  Reydelet  me  trouvant 
]OÎî  garçon  ,  me  prit  en  amitié  &:  me  ht 
mille  carefles.  Nous  fûm.es bien  régalés, 
bien  couchés,  M. i?^y<7^/f^  ne  favoit  quelle 
chère  nous  faire  ;  &  nous  nous  féparâ- 
mes  îes  meilleurs  amis  du  monde,  avec 
proratiTe  de  nous  arrêter  plus  long  teins 


J)  r  V  E  R  s  £  ^*  ^47 

au  retour.  A  peine  pûmes-nous  attendre 
que  nous  tullions  feuls  pour  commencer 
nos  éclats  de  rire  ,  &  j'avoue  qu'ils  ms 
reprennent  encore  en  y  penfant  ;  car  on 
ne  lauroit  imaginer  une  eipiéglerie  mieux 
foutenue  ni  plus  heureufe.  Elle  nous  eut 
égciyés  durant  toute  la  route,  li  M.  le 
Maître^  qui  ne  cefloit  de  boire  &   de 
battre   la  campagne  ,^  n'eût  été  attaqué 
deux  ou  trois  fois  d'une  atteinte  à  la- 
quelle il  devenoit  très-fujet,  &  quiref- 
fembloit  fort  à  l'épilelie.  Cela  me  jetta 
dans  ces  embarras  qui  m'effrayèrent,  & 
dont  je  penfai  bientôt  à  me  tirer  comme 
\z  pourrois-  ^ 

Nous  allâmes  à  Bellay  pafler  les  letes 
de  Pâques  comme  nous  l'avions^  d;t  à 
}A.  Keydelef-,  &  quoique  nous  n'y  fui- 
rions point  attendus,  nous  fumes  reçus 
du   maître  de  mulique  &^  accueillis  de 
tout  le  monde  avec  grard  plaiiir.  M.  le 
Maître  avoit  de   la  confidération  dans 
Ton  art  &  la  méritoit.  Le  maître  de  mu- 
fique   de  Bellay  fe  fit  honneur  de   Tes 
meilleurs  ouvrages,  &  tâcha  d'obtenir 
l'approbation  d'un  fi  bon  juge  :  car  outre 
que  le  Nïo.Ure  étoit  connoifTeur  ,  il  étoiJi: 
équitable,  point  jaloux,  &  point  ffagor^ 
îieur»  il  étoit  fi  fupérieur  à  tous  ces  ma£-r 


1248  Œuvres 

très  de  mufique  de  province ,  &  ils  îe 
fentoient  (î  bien  eux-mêmes ,  qu'ils  le 
regardoient  moins  comme  leur  confrère 
que  comme  leur  chef. 

Après  avoir  palTé  très  agréablement 
quatre  ou  cinq  jours  à  Bellay,  nous  en 
repartîmes  &  continuâmes  notre  route, 
fans  aucun  accident  que  ceux  dont  je 
viens  de  parler.  Arrivés  à  Lyon,  nous 
fûmes  loge*"  à  notre  Dame  de  pitié,  & 
en  attendant  la  caille,  qu'à  la  faveur  d'un 
autre  menfonge  nous  avions  embarquée 
fur  le  Rhône  par  les  foins  de  notre  bon 
patron  M.  Reydelet^  M.  le  Maître  alla 
voir  fes  connoilTances ,  entr'autres  le  Père 
Caton,  cordelier,  dont  il  fera  parlé  dans 
la  fuite ,  &  l'abbé  Dortan  ,  comte  de 
Lyon.  L'un  &  l'autre  le  reçurent  bien  , 
mais  ils  le  trahirent,  comme  on  verra 
tout-à-  l'heure  ;  fon  bonheur  s'étoit  épuifc 
che?,  M.  Reydelet, 

Deux  jours  après  notre  arrivée  à 
Lyon  ,  comme  nous  pallions  dans  une 
petite  rue  non  loin  de  notre  auberge, 
le  Maître  fut  furpris  d'une  de  {(ts  attein- 
tes, &  celle  là  fut  li  violente  que  j'erî 
fus  faifi  d'effroi.  Je  fis  des  cris  ,  appellaî 
du  fecours,  nommai  fon  auberge  &  fup- 
pliai  (],u'on  l'y  fît  porter  j  puis  tandis  qu'oq 


Diverses,        249 

s'affemblolt  &  s'empreiïbit  autour  d'un 
homme  tombé  fans  fentiment  &  fcumant 
au  milieu  de  la  rue,  il  fut  délaifle  du 
feul  ami  fur  lequel  il  eût  dû  compter. 
Jeprisl'inftant  où  perfonne  ne  fongeort 
à  moi ,  je  tournai  le  coin  de  la  rue  & 
\Q  difparus.   Grâces  au  ciel  j'ai  fini  ce 
troiiieme  aveu  pénible  ;  s'il  m  en  refloit 
beaucoup  de  pareils  à  faire,  j'abandon- 
nerois  le  travail  que  j'ai  comrnence.    ^ 
De  tout  ce  que  j'ai  dit  julqu  a  pre- 
fent,  il  en  eft  refté  quelques  traces  dans 
les  lieux  où  j'ai  vécu;  mais  ce  que  ]  ai 
à  dire  dans  le  livre  fulvant  eft  pre(que 
entièrement  ignoré.   Ce  font  les   plus 
grandes  extravagances  de  ma  vie,  u  il 
eft  heureux  qu'elles  n'aient  pas  plus  mal 
fini.  Mais  ma  tête  montée  au  ton  duti 
inftrument  étranger  étoit  hors  de  (on 
diapafon;  elle  y  revint  d'elle  même,  & 
alors  je  celTai  mes  folies,  ou  du  moins 
l'en  fis  de  plus  accordantes  à  mon  na- 
turel. Cette  époque  de  ma  jeuncfle  elt 
celle   dont   j'.i  l'idée    la  plus  confule^ 
Rien  prefque  ne  s^  eO  p  ^né  d'affez  inte- 
reffant  à  mon  cœur  pour  m'en  retracer 
vivement  le  fouvenir,  &  il  eft  Qifficile 
que  dans  tant  d'allées  &  venues  ,  dans 
tant  dedéplacemensiucceflits,  je  ne  taile 


^JO  (R   »   y   R   £  s 

pas  quelques  tranfpofitions  de  tems  oti 
de  Jieu.  J'écris  abiolument  de  mémoire, 
fans  monumens,  fans  matériaux  qui  puif- 
fent  me  la  rappelîer.  Il  y  a  d^s  événe- 
mQns  de  ma  vie  qui  me  font  aulîi  pré- 
fens  que  s'ils  venoient  d'arriver  ;  mais 
il  y  a  des  lacunes  &  des  vides  que  je  ne 
peu  remplir  qu'à  l'aide  de  récits  àufli 
confus  que  le  fouvenir  qui  m'en  eil  refté. 
J  ai  donc  pu  faire  des  erreurs  quelque- 
fois, &  j'en  pourrai  faire  encore  fur  di:s 
bagatelles  ,  jufqu  au  tems  on  j'ai  de  moi 
dQ^^  renfeignemens  plus  furs;  mais  en  ce 
qui  importe  vraiment  au  fujet  je  fuis 
alTuré  d'être  exad  &  fidèle ,  comme  je 
tâcherai  toujours  de  l'être  en  tout  :  voilà 
fur  quoi  l'on  peut  compter. 

Sitôt  que  j'eus  quitté  M.  le  Maître 
ma  réfolution  fut  prife  ,  &  je  repartis 
pour  Annecy.  La  caufe  ^  le  myftere  de 
notre  départ  m'avoit  donné  un  grand  in- 
térêt pour  la  fureté  de  notre  retraite  ; 
&  cet  intérêt  m'occupant  tout  entier, 
avoit  fait  diverfion  durant  quelques  jours 
à  celui  qui  me  rappelloit  en  arrière  :  mais 
àhs  que  la  fécurité  me  laifla  plus  tran- 
quille le  fentiment  dominant  reprit   fa 
place.  Rien  ne  me  flattoit ,  rien  ne  me 
tentoit,  je  n'avois  de  defir  pour  rieii 


Diverses,  i^X 

que  pour  retourner  auprès  de  Maman» 
La  tendrefle  &  la  vérité  de  mon  atta- 
chement pour  elle  avoit  déraciné  de  mon 
cœur  tous  les  projets  imaginaires,  toutes 
les  folies  de  l'ambition.  Je  ne  voyois  plus 
d'autre  bonheur  que  celui  de  vivre  au^ 
près  d'elle  ,  &  je  ne  faifois  pas  un  pas 
lans  fentir  que  je  m'éloignois  de  ce  bon- 
heur. J'y  revins  donc  aulîi-tôt  que  cela 
me  fut  polllble.  Mon  retour  fut  fi  prompt 
&  mon  efprit  fi  diftrait  que,  quoique  je 
me  rappelle  avec  tant  de  plaifir  tous  mes 
autres  voyages,  je  n'ai  pas  le  moindre 
fouvenir  de  celui-là.  Je  ne  m'en  rappelle 
rien  du  tout,  finon  mon  départ  de  Lyon 
&  mon  arrivée  à  Annecy.  Qu'on  juge 
fur-tout  fi  cette  dernière  époque  a  dû 
fortir  de  ma  mémoire  !  en  arrivant  je  ne 
trouvai  plus  Madame  de  îf^arens  :  elle 
étoit  partie  pour  Paris. 

Je  n'ai  jamais  bien  fu  le  fecret  de  ce 
voyage.  Elle  me  l'auroit  dit,  j'en  fuis 
très-fur  ,  fi  je  l'en  avois  preflee  ;  mais 
jamais  homme  ne  fut  moins  curieux  que 
moi  du  fecret  de  (es  amis.  Mon  cœur, 
uniquement  occupé  du  préfent ,  en  rem- 
plit toute  fa  capacité,  tout  fon  efpace, 
&  hors  les  plaifirs  pafles  qui  font  dé- 
sormais mes  uniques  jouillançes,  il  ny 


25*2  <E    U    V    R     ES 

refte  pas  un  coin  de  vide  pour  ce  qui 
n'efi:  plus.  Tout  ce  que  j'ai  cru  d'entre- 
voir dans  le  peu  quelle  m'en  a  dit,  eft 
que  dans  la  révolution  caufée  à  Turin 
par  l'abdication  du  roi  de  Sardaigne , 
elle  craignit  d"'être  oubliée,  &  voulut, 
à  la  faveur  des  intrigues  de  M.  ^ Au- 
honnc,  chercher  le  même  avantage  à  la 
cour  de  France  ,  où  elle  m'a  fouvent 
dit  qu'elle  l'eût  préféré  ;  parce  que  la 
jnultirude  des  grandes  affaires  fait  qu'on 
n'y  eft  pas  fi  déiagréablement  furveillé. 
Si  cela  eft,  il  eft  bien  étonnant  qu'à  Ton 
retour  on  ne  lui  ait  pas  fait  plus  mau- 
vais vifage,  èi  qu'elle  ait  toujours  joui 
de  fa  penfîon  fans  aucune  interruption. 
Bien  <^Q.s  gens  ont  cru  qu'elle  avoit  été 
charp"ée  de  quelque  commiflîon  fecrete  , 
foit  de  ia  part  de  TEvéque  qui  avoit 
alors  des  affaires  à  la  cour  de  France , 
oi^i  il  fut  lui-même  obligé  d'aller,  foit  de 
îa  part  de  quelqu'un  plus  puiiTant  encore, 
qui  fut  lui  ménager  un  heureux  retour. 
Ce  qu'il  y  a  de  sur,  fi  cela  eft,  eft  que 
fambairadrice  n'étoit  pas  mal  choifie  , 
&:  que ,  jeune  &'  belle  encore  ,  elle 
avoit  tous  les  talens  néceftaires  pour  fe 
hïQn.  tirer  d'une  négociation. 

Fin  du  Liyre  troijieme, 

LES 


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