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LES
CONFESSIONS
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J. Jo ROUSSEAU
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PREMIÈRE PARTIE,
LES
CONFESSIONS
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J.J.ROUSSEAU.
PREMIÈRE PARTIE,
'A GENE VE.
M. DCC. LXXXII.
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LES
CONFESSIONS
n E
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE PREMIER.
J E forme une entreprlfe qui n'eut jamais
<i'exemple , & dont l'exécution n'aura
point d'imitateur. Je veux montrer à
mes femblables un homme dans toute la
vérité de la nature i & cet homme, ce
fera moi.
Moi feul. Je fens mon coeur & je con-
nois les hommes. Je ne fuis fait comms
aucun de ceux que j'ai vus ; j'ofe croire
n'être fait comme aucun de ceux qui
exiftent. Si je ne vaux pas mieux , au
i« Partie, A
1 (E U V R £ 3
moins je fuis autre. Si la nature a bien
ou mal tait de brifer le moule dans le-
quel elle m'a jette, ceft ce dont on ne
peut juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du jugement der-
nier fonne quand elle voudra ; je vien-
drai ce livre à la main me préfenter
devant le fouverain Juge. Je dirai hau-
tement : voilà ce que j'ai fait , ce que
j'ai penfé, ce que je fus. J'ai dit le bien
& le mal avec la même franchife. Je n'ai
rien tu de mauvais, rien ajouté de bon,
^ s'il m'efl: arrivé d'employer quelque
ornement indiffe'rent , ce n'a jamais été
que pour remplir un vide occadonné par
mon défaut de mémoire \ j'ai pu fuppofer
vrai ce que je favois avoir pu l'être , ja-
mais ce que je favois être faux. Je me fuis
montré tel que je fus. méprifable & vil
quand je l'ai été, bon , généreux, fu-
blime , quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon
intérieur tel que tu l'as vu toi-même.
Etre éternel , raflembie autour de moi
l'innombrable foule de mes femblables :
qu'ils écoutent mes Confeflions , qu'ils
gémiiïent de mes indignités , qu'ils rou-
giiîcnt de mes miferes. Que chacun d'eux
découvre à (on tour fon cœur aux pieds
de ton trône avec la même fincérité, &
Diverses, 5
puis qu'un feul te dife, s'il I'oÇq-^jc fus
meilleur que cet homme la.
Je luis né a Genève en J712 d'Jfaac
RouJ/eau Citoyen, ik. ût Sujunne Ber"
nard Citoyenne; un bien fort médiocre
à partager entre quinze enfans , ayant
réduit prefqu a rien la portion de mon
père, il n'avoit pour fublifter que ion
métier d'Horloger, dans lequel il étoit,
à la vérité, fort habile. Ma mère, fille
du Miniftre Bernard , étoit plus riche ,
elle avoit de h fagefie & de la beauté :
ce n'étoit pas (ans peine que mon pera
i'avoit obtenue. Leurs amours avoient
commencé prefque avec leur vie ; dès
l'âge de huit à neut ans ils fe prome-
noient enfemble tous les foirs fur la
Treille ; à dix ans ils ne pouvoient plus
fe quitter. La fympathie , l'accord des
âmes affermit en eux le fentiment qu'a-
voit produit l'habitude. Tous deux, nés
tendres & fenhbles, n'attendoient que
Je moment de trouver dans un autre la
même difpofition , ou plutôt ce moment
les attendoit eux-mêmes^ & chacun d'eux
jetta fon cœur dans le premier qui s'ou-
vrit pour le recevoir. Le fort qui fem-
bloit contrarier leur paflion, ne fit que
l'animer. Le jeune amant ne pouvant
A ij
A. (S U V R E S
obtenir fa maîtrcfls , fe confumolt de
douleur ; elle lui confeilla de voyager
pour Toublier. Il voyagea fans fruit &
revint plus anîoureux que jamais. Il re-
trouva celle qu'il aimoit tendre & fidelle.
Après cette épreuve il ne reftoit qu'à
s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, &
le Ciel bénit leur ferment.
Gabriel Bernard, frère de ma mère,
devint amoureux d'une des foeurs de
mon père, mais elle ne confentit à épou-
fer le frère qu'à condition que fon frère
épouferoit la fœur. L'amour arrangea
tout, & les deux mariages fe firent le
même jour. Ainfi mon oncle étoit le
mari de ma tante, & leurs enfans furent
doublement mes coufîns germains. Il en
ïiaquit un de part & d'autre au bout
d'une année ; enfuite il fallut encore fe
féparer.
Mon oncle Bernard étoit Ingénieur :
il alla fervir dans l'Empire &: en Hon-
grie fous le Prince Eugène. Il fe diflin*
gua au fiége & à la bataille de Bel-
grade, Mon père, après la naiflance de
mon frère unique, partit pour Conftan-
tinople 011 il étoit appelle, & devint
Horloger du Sérail, Durant fon ab-
ftnce, la beauté de ma niere^ fon efprit.
Diverses» j*
fes talens ('*'), lui attirèrent àt$> hom-
mages. Moniieur de la Clcfure , Réfi-
dent de France, fut des plus empreflés
à lui en oftlir. Il falloit que fa paîîion
fût vive, puifqu'au bout de trente ans
je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle.
Ma mère avoit plus que de la vertu
pour s'en défendre, elle aimoit tendre-
ment fon mari ; elle le prelTa de reve-
nir. Il quitta tout & revint. Je fus le
trifte fruit de ce retour. Dix mois après ,
je naquis infirme & malade; je coûtai
la vie à ma mère, & ma nailîance fut
le premier de mes malheurs.
( * ) Elle en avoit He trop brillans pour fou
état; le Miniftre fon père qui l'adoroit , ayant
pris o;raad foin de fon éducation. Elle delTinoit,
elle chantoit, elle s'accompao;noic du Théorbe,
elle avoit de la lecfture & faifoic des vers paya-
bles. Eli voici qu'elle fit impromptu dans l'ab-
fence de fon frcre & de fon mari , fe prome-
nant avec fa bclle-fœur & leurs deux enfans ,
fur un propos que quelqu'un lui tint à leur fujec.
Ces deux Meilieurs qui font abfcns
Nous font chers de bien des nianiercî ;
Ce font nos amis, nos amans;
Ce font nos maris ic nos frères ;
Et les pères de ces enfans,
A iij
C (E V V R E s
Je n'ai pas fu comment mon père
fupporta cette perte; mais je fais qu'il
ne s'en confola jamais. Il croyoit la re-
voir en moi , Tans pouvoir oublier que
je la lui avois ôtée i jamais il ne m'em-
bralTa que je ne TentifTe à fes foupirs, à
{&s convuHîves étreintes, qu'un regret
amer fe mêloit à fes careflesi elles n'en
étoient que plus tendres. Quand il me
difoit : Jean Jacques , parlons de ta
mère : je lui difois ; hé bien, mon père,
nous allons donc pleurer; &: ce mot
feul lui tiroit déjà des larmes. Ah I
difoit-il en gémilîant ; rends-'a moi,
confole - moi d'elle , remplis le vide
quelle a laiflié dans mon ame. T'aime-
rois-je ainfi fi tu n'étois que mon hîs?
Quarante ans après l'avoir perdue, il eft
mort dans les bras d'une féconde tem-
me , mais le nom de la première à 4a
bouche , & Ton image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours.
De tous les dons que le Ciel leur avoit
départis, un cœur fenfible eft le feul
qu'ils m.e hiiïerent ; mais il avoit fait
leur bonheur, & fit tous les malheurs
de ma vie.
J'ctois né prefque mourant; on efpé-
roit peu de me conferver. J'apportai le
Diverses, 7
germe d'une incommodité que les ans
ont renforcée, & qui maintenant ne me
donne quelquefois des relâches que pour
me laifler fouffrir plus cruellement d'une
autre façon. Une fœur de mon père ,
iiUe aimable & fage, prit fi grand loin
de moi qu'elle me fauva. Au moment
où j'écris ceci elle efi: encore en vie ,
foignant à l'âge de quatre-vingt ans un
mari plus jeune qu'elle, mais ufé par la
boiiTon. Chère tante, je vous pardonne
de m'avoir tait vivre, & je m'afflige de
ne pouvoir vous rendre à la hn de vos
jours les tendres foins que vous m'avez
prodigués au commencement des miens.
J'ai aufiî ma mie Jaqueline encore vi-
vante, faine & robude. Les mains qui
m'ouvrirent les yeux à ma naiflance ,
pourront me les fermer à ma mort.
Je fentis avant de penfer ; c'eftle fort
commun de Thumanité. Je l'éprouvai
plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis
jufqu'à cinq ou fix ans : je ne fais com-
ment j'appris à lire ; je ne me fouviens
que de mes premières lectures 8c de leur
effet fur moi : c'efl: le tems d'où je date
fans interruption la confcience de moi-
même. Ma mère avoit laiffé des Ro-
mans, Nous nous mîmes à les lire après
A iv
8 (Ouvres
foupé, mon père & moi. Il n'étoît quef-
tion d'abord que de m'exercer à la lec-
ture par des livres amufans \ mais bien-
tôt Tintérêt devint (i vif que nous lifions
tour à-tour fans relâche , & payions les
nuits à cette occupation. Nous ne pou-
vions jamais quitter qu'à la hn du volume.
Quelquefois mon père , entendant le ma-
tin les hirondelles , difoit tout honteux:
allons nous coucher, je fuis plus enfant
<jue toi.
En peu de tems j'acquis par cette dan-
gereufe méthode , non -feulement unô
extrême facilité à lire & à m'entendre ,
mais une intelligence unique à mon âge
fur les partions. Je n'avois aucune idée
^Q.% chofes , que tous les fentimens m'é-
toient déjà connus. Je n'avois rien con-
çu ; j'avois tout fenti. Ces émotions
confufcs que j'éprouvai coup fur coup
n'aîtoroient point la raifon que je n'avois
pas encore ; mais elles m'en formèrent
une d'une autre trempe, & me donnè-
rent de la vie humaine des notions bi-
zarres &: romanefques, dont l'expérien-
ce & la réflexion n'ont jamais bien pu
me guérir.
Les Romans finirent avec l'été de
lyic,'. L'hiver fuivant ce fut autre cho-
Diverses, p'
fe. La bibliothèque de ma mère épui-
fée , on eut recours à la portion de celle
de fon père qui nous écoit échue. Heu-
reuiement il s'y trouva de bons livres;
& cela ne pouvoit gueres être autre-
ment; cette bibliothèque ayant été for-
mée par un Miniftre, à la vérité, &:
favant même; car c'étoit la mode alors,
mais homme de goût & d'efprit. L'hif-
toire de TEglife & de l'Empire par le
Sueur , le difcours de BoflTuet fur Thif-
toire univerfelle, les hommes illuftres
de Plutarque , i'hiftoire de Venife par
Nani , les métamorphofes d'Ovide , La
Bruyère , les mondes de Fontanelle ,
fes Dialogues des m^orts, &: quelques
tomes de Molière , furent tranfportés
dans le cabinet de mon père , 8i je les
lui lifois tous les jours durant fon tra-
vail. JV pris un goût rare & peut être
unique à cet âge. plutarque, lur-tout ,
devint ma ledure favorite. Le plaihr
que je prenois à le relire fans cefie me
guérit un peu des Romans , & je pré-
férai bientôt Agefilas, Brutus, Arif-
tide , à Orondate , Artamene &: Juba,
De cesintérefTantes lediures, des entre-
tiens qu'elles occafionnoient entre mon
père & moi fe forma cet efprit libre 1-l
A Y
jO (K V V R £ s
lépublicain , ce caradere indomptable
&tîer, impatient de joug & de iervi-
îude qui m'a tourmenté tout le tems de
ma vie dans les fîtuations les moins pro-
pres à lui donner l'enbr. Sans celle oc-
cupé de Rome &: d'Athènes ; vivant,
pour ainfi dire, avec leurs grands hom-
mes , né moi-même Citoyen d'une répu-
blique , & fils d'un père dont l'amour
de la patrie étoit la plus forte paflion ,
je m'en enflammois à Ton exemple; je
me croyois Grec ou Romain ; je deve-
nois le perfonnage dont je lifois la vie :
îe récit des traits de confiance & d'in-
trépidité qui m'avoient frappé me ren-
doit les yeux étincelans & la voix forte.
Un jour que je racontois à table l'avan-
ture de Scevola , on fut effrayé de me
voir avancer & tenir la main fur un ré-
chaud pour repréfenter fon aâiion.
J'avois un frère plus âgé que moi de
fept ans. Il apprenoit la profcflion de
mon père. L'extrême affeélion qu'on
avoit pour moi le faifoit un peu négli-
ger, & ce n'eft pas cela que j'approu-
ve. Son éducation fe fentit de cette
négligence. Il prit le train du libertina-
ge , même avant l'âge d'être un vrai li-
bertin. On le mit chez un autre maître.
DlV.ERS£S. îï
d'où il faifoit des efcapades, comme il
en avoit fait de la maiton paternelle. Je
ne le voyois prtTque point : à peine
puis-je dire avoir fait connoifTance avec
lui : mais je ne laiflbis pas de l'aimec
tendrement , & il m'aimoit , autant qu'ua
poliflon peut aimer quelque chofe. Je
îiie fouviens qu'une fois que mon père
]e châtioit rudement & avec colère, je
me jettai impétueufement entre deux
l'embraflant étroitement. Je le couvris
ainfi de mon corps recevant les coups
qui luiétoientporte's, & je m'obftinai (i
bien dans cette attitude qu'il fallut en-
fin que mon père lui fît grâce , foit dé-
iarmé par mes cris & mes larmes, foit
pour ne pas me maltraiter plus que lui.
Enfin mon frère tourna i\ mal qu'il s'en-
fuit & difparut tout-à-fait. Quelque tems
après on fut qu'il étoit en Allemagne. Il
n'e'crivit pas une feule fois. On n'a plus
eu de fes nouvelles depuis ce teras-là ,
& voilà comment je fuis demeuré fils
unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négli-
gemment , il n'en fut pas ainfi de fon
frère , & les enfans des Rois ne lau-
roient être foignésavec plus de zele que
je le fus durant mes premiers ans , ido-
A vj
22 Œuvres,
lâtré de tout ce qui m'environnoît , &
toujours , ce qui eft bien plus rare ,
traité en enfant chéri, jamais en enfant
gâté. Jamais une feule fois , jufqu'à ma
fortie de la maifon paternelle, on ne m'a
laiOe courir feul dans la rue avec les
autres enfans ; jamais on n'eut à répri-
mer en moi ni à fatisfaire aucune de ces
fantafques humeurs qu'on impute à la
nature , & qui naiflent toutes de la feule
éducation. J'avois les défauts de mon
âge ; j'étois babillard, gourmand, quel-
quefois menteur. J'aurois volé des truits,
des bonbons , de la mangeaille ; mais
jamais je n'ai pris plailir à faire du mal,
du dégxt, à charger les autres, à tour-
menter de pauvres animaux. Je mefou-
viens pourtant d'avoir une fois pifle dans
la marmite d'une de nosvoilines appel-
lée Madame Clôt , tandis qu'elle étoit
au prcche. J'avoue même que ce fou-
venir me fait encore rire , parce que
Madame Clôt, bonne femme au demeu-
rant, étoit bien la vieille la plus gro-
gnon que je connus de ma vie. Voilà
la courte & véridique hiftoire de tous
mes méfaits entantins.
Comment ferois-je devenu méchant ,
quand je n'avois fous les yeux que des
exemples de douceur , & autour de
moi que les meilleures gens du monde?
Mon père , ma tante , ma mie , mes
parens , nos amis, nos voilins , tout ce
qui m'environnoit ne m'obéilToit pas à
la vérité, mais m'aimoit ; ik moi je les
aimois de même. Mes volontés étoient
11 peu excitées & fi peu contrariées
qu'il ne me venoit pas dans l'efprit d'en
avoir. Je puis jurer que jufqu'à mori
ailerviflement fous un maître , je n'ai
pas fu ce que c'étoit qu'une fantaifie.
Hors le tems que je paflbis à lire ou
écrire auprès de mon père , & celui où
ma mie me menoit promener ,j'étois
toujours avec ma tante , à la voir bro-
der, à l'entendre chanter, aflis ou de-
bout à côté d'elle , & j'étois content.
Son enjouement , fa douceur , fa figure
agréable , m'ont laifle de fi fortes im-
preffions , que je vois encore fon air ,
fon regard , fon attitude ; je me fou-
viens de fes petits propos careffans : je
dirois comment elle étoit vêtue & coit-
fée , fans oublier les deux crochets que
fes cheveux noirs faifoient fur fes tempes ,
félon la mode de cetems-là.
Je fuis perfuadé que je lui dois le^
goût ou plutôt la paillon pour la mu-
14 Œuvres
flque qui ne s'eft bien développée en
moi que long-tems après. Elle favoit
une quantité prodigieufe d'airs &: de
chanfons qu'elle chantoit avec un filet
de voix fort douce. La férénité d'ame
de cette excellente fille éloignoit d'elle
& de towt ce qui l'environnoit la rêve-
rie-& la trifteffe. L'attrait que fon chant
avoit pour moi fut tel que non-(eule-
ment plulieurs de Tes chanfons me font
toujours reliées dans la mémoire; mais
qu'il m'en revient mcme , aujourd'hui
que je l'ai perdue, qui, totalement ou-
bliées depuis mon enfance , fe retracent
à mcfure que je vieillis , avec un charme
que je ne puis exprimer. Diroit-on que
moi , vieux radoteur , rongé de foucis
& de peines , je me furprends quelque-
fois à pleurer comme un enfant en mar-
motant ces petits airs d'une voix déjà
caflee & tremblante ? Il y en a un fur-
tout , qui m'eft bien revenu tout en-
tier, quant à l'air; mais la féconde moi-
tié des paroles s'efl conllamment refu-
fée à tous mes efforts pour me la rap-
peller , quoiqu'il m'en revienne confu-
lément les rimes. Voici le commence-
ment, & ce que j'ai pu me rappeller du
refte.
DlV£RSES^ IS
Tircis , je n'ofc
Ecouter ton chalumeau
Sous l'Ormeau j
Car on en caufe
Déjà dans notre hanaeau."
; . . un Berger
, . . s'engager
. . . fans danger j
Ec toujours l'cpine eft fous la rofe.
Je cherche où eft le charme atten-
driiïant que mon cœur trouve à cette
chanfon : c'eft un caprice auquel je ne
comprends rien; mais il m'eft de toute
impoflibilité de la chanter jufqu'à la fm,
fans être arrêté par mes larmes. J'ai
cent fois projette d'écrire à Paris pour
faire chercher le refte des paroles , fi
tant eft que quelqu'un les connoilTe en-
core. Mais je fuis prefque fur que le
plaifir que je prends à me rappeller cet
air s'évanouiroit en partie , li j'avois la
preuve que d'autres que ma pauvre tante
Sujon l'ont chanté.
Telles furent les premières affedions
de mon entrée à la vie ; ainfi commen-
çoit à fe former ou à fe montrer en
moi ce cœur à la fois fi fier & iî ten-
dre , ce caraftere efféminé , mais pour-
id Œuvres
tant indomptable, qui, flottant toujours
entre la foibleiTe & le courage, entre
la moîlefl'e & la vertu , m'a jurqu'au
bout mis en contradiction avec moi-
même j & a fait que l'ablHnence & la
jouiflance, le plaifir & la fagelTe, m'ont
également échappé.
Ce train d'éducation fut interrompu
par un accident dont les fuites ont in-
flué fur le refte de ma vie. Mon père
eut un démêlé avec un M. G***. , Ca-
pitaine en France , & apparenté dans
ie Confeil. Ce G^*^. , homme infolent
& lâche , faigna du nez , & pour fe
venger accufa mon père d'avoir mis l'é-
pée à la main dans la ville. Mon père ,
qu'on voulut envoyer en prilon , s'obf-
tinoit à vouloir que , (elon la loi , l'accu-
fateur y entrât aufîi bien que lui. N'ayant
pu l'obtenir, il aima mieux fortir de
Genève & s'expatrier pour le refte de
fa vie , que de céder fur un point oii
l'honneur & la liberté lui paroilToient
compromis.
Je reftai fous la tutelle de mon on-
cle Bernard alors employé aux forti-
fications de Genève. Sa fille aînée étoit
morte , mais il avoit un fils de même
âge que moi, Nous fumes mis enfem-;
Diverses, 17
ble à Bofley en penfion chez le Mi-
nière Lambercier , pour y apprendre ,
avec le latin , tout le menu fatras dont
on l'accompagne fous le nom d'édu-
cation.
Deux ans païïes au village adoucirent
un peu mon âpreté romaine , bc me
ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève
Q\x l'on ne m'impofoit rien , j'aimois
l'application , la ledure , c'étoit pref-
que mon feul amufement. A Bofley le
travail me fit aimer les jeux qui lui fer-
voient de relâche. La campagne étoit
pour moi fi nouvelle que je ne pou-
vois me lafler d'en jouir. Je pris pour
elle un goût li vif qu'il n'a jamais pu
s'éteindre. Le fouvenir des jours heu-
reux que j'y ai paflés m'a fait regret-
ter fon féjour & fes plaifirs dans tous
les âges , jufqu'à celui qui m'y a ra-
mené. M. Lnmherder étoit un homme
fort raifonnable, qui , fans négliger notre
inftruciion, ne nous chargeoit point de
devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y
prenoit bien eft que , malgré mon aver-
fion pour la gêne , je ne me luis ja-
mais rappelle avec dégoût mes heures
d'étude , & que , fi je n'appris pas de
lui beaucoup de chofes , ce que j'ap-
l8 Œuvres
pris je l'appris fans peine , & n'en airleit
oublié.
La (implicite de cette vie champêtre
me fit un bien d'un prix ineftimable
en ouvrant mon cœur à l'amitié. Juf-
qu'alors je n'avois connu que des (enti-
mens élevés , mais imaginaires. L'habi-
tude de vivre enfemble dans un état
paifible' m'unit tendrement àmoncouiin
Bernard, En peu de tems j'eus pour
lui des fentimens plus affectueux que
ceux que j'avois eu pour mon frère, 6c
qui ne fe font j.îmais effacés. C'étoit un
grand garçon fort efflanqué, fort fluet,
aulfi doux d'efprit que foible de corps ,
& qui n'abufoit pas trop de la prédi-
lection qu'on avoit pour lui dans la mai-
fon , comme fils de mon tuteur. Nos
travaux , nos amufemens , nos goûts
étoient les mêmes ; nous étions feuls ;
nous étions de même âge ; chacun des
deux avoit befoin d'un camarade : nous
féparer écoit en quelque forte nous anéan-
tir. Quoique nous enflions peu d'occa-
fions de faire preuve de notre attache-
ment l'un pour l'autre, il étoit extrême,
& non-feulement nous ne pouvions vi-
vre un inflant féparés , mais nous n'imagi»
nions pas que nous pufllons jamais l'être.
Tous deux d'un efprit facile à céder
aux carefies , complaifans quand on ne
vouloit pas nous contraindre , nous
étions toujours d'accord fur tout. Si ,
par la faveur de ceux qui nous gouver-
noient , il avoit fur moi quelque amen-
dant fous leurs yeux; quand nous étions
feuîs j'en avois un fur lui qui réîablii-
foit l'équilibre. Dans nos études, je lui
fouffiois fa leçon quand il héfitoit ; quand
mon thème étoit fait, je lui aidois à
faire le lien , & dans nos amufemens
mon goût plus adif lui fervoit toujours
de guide. Enfin nos deux caraderes s'ac-
cordoient (i bien , & l'amitié qui nous
unilToit étoit fi vraie , que dans plus de
cirq ans que nous fûmes prefque infé-
parables tant à Bofley qu'à Genève ,
nous nous battîmes fouvent , je l'avoue;
mais jamais on n'eut befoin de nous fé-
parer , jamais une de nos querelles ne
dura plus d'un quart-d'heure , & jamais
une feule fois nous ne portâmes l'un
contre l'autre aucune accufation. Ces
remarques font , fi l'on veut, puériles,
mais il en réfulte pourtant un exemple
peut être unique, depuis qu'il exifte des
enfans.
La manière dont je vivois à BofTey
20 Œuvres
ine convenoit lî bien , qu'il ne lui a man-
qué que de durer plus long-tems pour
fixer abfolument mon caradere. Les (en-
timens tendres , aft'eâiueux, paifibles, en
faifoient le fond. Je crois que jamais
individu de notre efpece n'eut naturel--
lement moins de vanité que moi. Je
m'élevois par élans à des mouvemens
fublimes , mais je retombois auilî-tôt
dans ma langueur. Etre aimé de tout
ce qui m'approchoit étoit le plus vif de
mes defirs. J'écois doux, mon coufiii
l'étoit; ceux qui nous gouvernoient l'é-
toient eux-mêmes. Pendant deux ans
entiers je ne fus ni témoin ni viclime
d'un fentiment violent. Tout nourrif-
foit dans mon cœur les difpofitions qu'il
reçut de la nature. Je ne connoilTois
rien d'aulîi charmant que de voir tout
le monde content de moi & de toute
chofe. Je me fouviendrai toujours qu'au
temple répondant au catéchifme , rien
ne me troubîoit plus quand il m'arrivoit
d'héfiter , que de voir fur le vifage de
Mlle. Lambercier des marques d'inquié-
tude & de peine. Cela feul m'atfligeoit
plus que la honte de manquer en pu-
blic , qui m'affeftoit pourtant extrême-
ment ; car quoique peu fenfible aux
D T V E R 3 s S\ 21
louanges, je le fus toujours beaucoup à
la honte, & je puis dire ici que l'attente
A^s réprinnandes de IsXWt^LamhercïermQ
donnoit moins d'alarmes que la crainte
de la chagriner.
Cependant elle ne manquoit pas au
befoin de févérité , non plus que fon
frère : mais comme cette févérité, pref-
que toujours jufte, n'étoit jamais em-
portée , je m'en affligeois & ne m'en
mutinois point. J'étois plus fâché de
déplaire que d'être puni, & le (igne du
mécontentement m'étoit plus cruel que
la peine affliétive. Il eft embarraflant de
m'expliquer mieux, mais cependant ii
le faut. Qu'on changeroit de méthode
avec la jeunefl'e fi l'on voyoit mieux
les effets éloignés de celle qu'on em-
ployé toujours indiftindement & fou-
vent indifcrétement ! La grande leçon
qu'on peut tirer d'un exem.ple auflî com-
mun que funefte , me fait réfoudre à le
donner.
Comme Mlle. Lamhercîer avoit pour
nous l'affedion d'une mère , elle en avoit
aufli l'autorité , & la portoit quelque-
fois jufqu'à nous infliger la punition
des enfans , quand nous l'avions méri*
22 Œuvres
tée. Afïez long-tems elle s'en tînt à la
menace , & cette menace d'un châti-
ment tout nouveau pour moi me fem-
bloit très- effrayante ; mais après l'exé-
cution , je la trouvai moins terrible à
l'épreuve que l'attente ne l'avoit été ,
& ce qu'il y a de plus bizarre eft que
ce châtiment m'affeélionna davantage
encore à celle qui me l'avoit impofé.
Il falloit même toute la vérité de cette
afteâion & toute ma douceur naturelle
pour m'empécherde chercher le retour du
même traitement en le méritant : car
j'avois trouvé dans la douleur, dans la
honte même , un m^élange de fenfua-
lité qui m'avoit lailïé plus de deiir que
de crainte de l'éprouver de rechef par
la même main. Il eft vrai que , comme
il fe mêloit fans doute à cela quelque
inftinâ: précoce du fexe, le même châ-
timent reçu de fon frère , ne m'eût
point du^ tout paru plaifant. Mais de
l'humeur dont il étoit, cette fubftitu-
tion n'étoit gueres à craindre , & (i je
m'abflenois de mériter la correélion ,
c'ctoit uniquement de peur de fâcher
]\îlle. Lambercier ; car tel eft en moi
l'empire de la bienveillance, & même
DivjErsjss. 23
de celle que les fens ont fait naître»
qu'elle leur donna toujours la loi dans
mon cœur.
Cette récidive que j'éloignois fans la
craindre arriva ians qu'il y eut de ma
faute, c'eft- à-dire de ma volonté, &
j'en profitai , je puis dire , en fureté
de confcicnce. Mais cette leconde fois
fut aufli la dernière : car Mlle. Lamber^
cier s'étant fans doute apperçue à quel-
ques fignes que ce châtiment n'alloit pas
à (on but, déclara qu'elle y renonçoit
& qu'il la fatiguoit trop. Nous avions
jufques-là couché dans fa chambre, <Sc
même en hiver quelquefois dans fon
lit. Deux jours après on nous fit cou-
cher dans une autre chambre, t\. j'eus
délormais l'honneur , dont je me ferois
bien paflé, d'être traité par elle en grand
garçon.
Qui croiroit que ce châtiment d'en-
fant, reçu à huit ans par la main d'une
fille de trente, a décidé de mes goûts,
de mes defirs , de mes paflions , de
moi pour le refte de ma vie, & cela,
précifément dans le fens contraire à
ce qui devoit s'enfuivre naturellement?
En même tems que mes fens furent al-
lumés , mes defirs prirent fi bien le
%.j^ (S, U V R F s
change , que , bornés à ce que j'avols
éprouvé, ils ne s'aviferent point de cher-
cher autre chofe. Avec un fang brûlant
de fenfualité prefque dès ma naiflance ,
je me confervai pur de toute fouillure
jufqu'à l'âge où les tempéramens les plus
froids & les plus tardifs fe développent.
Tourmenté long-tems, fans favoir de
quoi , je dévorois d'un ceil ardent les
belles perfonnes j mon imagination me
les rappelloit fans cefTe ; uniquement
pour les mettre en œuvre à ma mode ,
& en faire autant de Demoifelles Lam-
bercier.
Même après l'âge nubile , ce goût
bizarre toujours perfiftant, & porté juf-
qu'à la dépravation, jufqu'à la tolie, ma
confervé les mœurs honnêtes qu'il fem-
bleroit avoir dû m'ôter. Si jamais édu-
cation fut modefte & charte, c'eft aflu-
rément celle que j'ai reçue. Mes trois
tantes n'étoient pas feulement des per-
fonnes d'une fagefïe exemplaire , mais
d'une réferye que depuis long tems les
femmes ne connoifl'ent plus. Mon père,
homme de plaifir, mais galant à la vieille
mode, n'a jamais tenu près des femmes
qu'il aimoit le plus des propos dont une
.vierge eût pu rougir i 6w jamais on n'a
pou0ç
'Diverses^ aj,
pouiïe plus loin que dans ma famille Se
devant moi le refpe<fi; qu'on doit aux cn-
fans. Je ne trouvai pas moins d'attention
chez M. Lambercier fur le même article,
& une fort bonne fervante y fut mife
à la porte , pour un mot un peu gail-
lard qu'elle avoit prononcé devant nous.
Non-feulement je n'eus jufqu'à mon ado-
lefcence aucune idée diftinde de l'unioa
àç.s fexes; mais jamais cette idée con-
fufe ne s'offrit à moi que fous une image
odieufe & dégoûtante. J'avois pour les
filles publiques une horreur qui ne st'ii
jamais effacée ; je ne pouvois voir ua
débauché fans dédain , fans effroi même :
car mon averfion pour la débauche al-
loit jufques-Ià, depuis qu'allant un joue
au petit Sacconex par un chemin creux,
je vis des deux côtés des cavités dans
la terre oii l'on me dit que ces genslà fai-
foient leurs accouplemens. Ce que j'a-
vois vu de ceux des chiennes, me re-
venoit auffi toujours à Tefprit en penfanc
aux autres , & le cceur me foulevoit à
ce feul (ouvenir.
Ces préjugés de l'éducation, propres
par eux-mêmes à retarder les premières
explofions d'un tempérament combufli-
ble , furent aidés , comme j'ai dit , pac
Ire Pardcx B
2.6 Œ ù' y R £ -s
Ja diverfion que firent fur moi les pre-
mières pointes de la fenfualité. N'ima-
ginant que ce que j'avois fenti; malgré
des eftervefcences de fang très incommo-
des, je ne favois porter mes deHrs que
vers refpece de volupté qui m'étoit con-
nue, fans aller jamais jufqu'à celle qu'on
m'avoit rendue haïflable , &c qui tenoit
de fi près à Tautre , fans que j'en eufle
le moindre foupçon. Dans mes fottes
fantaifies , dans mes erotiques fureurs ,
dans les ades extravagans auxquels elles
me portoient quelquefois, j'empruntois
imaginairement le fecours de l'autre
fexe, fans penfer jamais qu'il fut propre
à nul autre ufage qu'à celui que je brû-
lois d'en tirer.
Non-feulement donc c'eft: ainfi qu'a-
vec un tempérament très-ardent, très-
lafcif, très-précoce, je paflai toutefois
l'âge de puberté fans dedrcr , fans con-
noître d'autres plaifirs des fens que ceux
dont Mlle Lambercier m'avoittrès inno-
cemment donné l'idée ; mais quand enfin
le progrès ûqs ans m'eut fait homme ,
c'eft encore ainfi que ce qui devoit me
perdre, me conferva. Mon ancien goût
d'enfant, au lieu de s'évanouir s'aiïbcia
icHement à Tautre, que je ne pus j:.mais
Diverses, S.'J
fécarter des dedrs allumés par mes fens ;
& cette folie , jointe à ma timidité
naturelle, m'a toujours rendu très peu
entreprenant près des temmes , faute
d'ofer tout dire ou de pouvoir tout
taire; l'efpece de jouifTance dont l'au-
tre n'étoit pour moi que le derniec
terme ne pouvant être ufurpée par ce-
lui qui la defire , ni devinée par celle
qui peut l'accorder. J'ai ainii paflé ma
vie à convoiter & à me taire auprès
des perfonnes que j'aimois le plus. N'o-
fant jamais déclarer mon goût je l'amu-
ibis du moins par des rapports qui m'ea
confervoient l'idée. Etre aux genoux
d'une maîtrefle impérieufe, obéir à Tes
ordres , avoir des pardons à lui deman-
der , étoient pour moi de très-douces
.Jouiiïances , & plus ma vive imagination
m'enflammoit le Tang, plus j'avois l'air
d'un amant tranli. On conçoit que cette
manière de faire rameur n'amené pas des
progrès bien rapides, & n'efi: pas fort
dangereufe à la vertu de celles qui en
font l'objet. J'ai donc lort peu pofledé,
mais je n'ai pas laiHé de jouir beaucoup
à ma manière ; c'eft-à-dire , par l'ima-
gination. Voilà comment mes ^ens, d'ac-
<;ord avec mon humeur timide & mon
Bij
îtS iSL u r R E s
efprlt romanefque , m'ont confervé des
fentimens purs & des mœurs honnêtes,
par les mêmes goûts qui , peut-être avec
un peu plus d'effronterie , m'auroient
plongé dans les plus brutales voluptés.
J'ai fait le premier pas & le plus pé-
nible dans le labyrinthe obCcur & fan-
geux de mes conférions. Ce n'eft pas
ee qui eit criminel qui coûte le plus à
dire, c'eft ce qui eft ridicule &: honteux.
Dès à préfent je fuis fur de moi ; après
ce que je viens d'ofer dire, rien ne peut
plus m'arréter. On peut juger de ce
qu'ont pu me coûter de femblables
aveux , fur ce que dans tout le cours
de ma vie , emporté quelquefois près
de celles que j'aimois par les fureurs
d'une paffion qui m'ôtoit la faculté de
voir, d'entendre, hors de fens , & faifi
d'un tremblement convulfif dans tout
mon corps ; jamais je n'ai pu prendre
fur moi de leur déclarer ma folie , &
d'implorer d'elles dans la plus intime
familiarité la feule faveur qui manquoit
^iax autres. Cela ne oj'efi: jamais arrivé
qu'une fois dans l'enfance, avec un en-
fant de mon âge ; encore fut-ce elle qui
en fit la première propohtion.
^n remontant de cette forte aux prç-,
"Diverses* S,^
mleres traces de mon être fenfible , je
trouve des élémens qui, femblant quul-
quefois incompatibles , n'ont pas laitlé
de s'unir pour produire avec force un
effet uniforme & fimple , & j'en trouve
d'autres qui, les mêmes en apparence,
ont formé par le concours de certaines
circonftances de li diffe'rentes combinai-
fons , qu'on n'imagineroit jamais qu'ils
euffent entr'eux aucun rapport. Qui croi-
roit , par exemple ,' qu'un des reilorts
les plus vigoureux de mon ame fût
trempé dans la mérne fource d'où la
luxure & la moUefle ont coulé dd.ni mon
fang? Sans quitter le fujet dont je viens
de parler, on en va voir fortir une im-
preffion bien différente.
J'étudiois un jour feul ma leçon dans
la chambre contigue à la cuiline. La
fervante avoit mis fécher à la plaque les
peignes de Mile Lambercier, Quand elle
revint les prendre , il s'en trouva un
dont tout un côté de dents étoit brifé,
A qui s'en prendre de ce dégât ? per-
fonne autre que moi n'étoit entré dans
la chambre. On m'interroge; ic nie d'a-
voir touché le peigne. M. & Mlle Lam~
hercier fe réunifient ; m'exhortent , me
prellent, me menacent j je nerfille avec
B iij
'^O ^ V y R E s
cpiriâtreté : mais la convicftion étok
trop forte , elle l'emporta fur toutes mes
proteftations , quoique ce fût la pre-
mière fois qu'on m'eût trouvé tant d'au-
dace à mentir. La chofe fut prife au
férieux , elle méritoit de l'être. La mé-
chanceté, le menfonge, l'obûination pa-
rurent également dignes de punition :
mais pour le coup ce ne fut pas par
Mlle Lambercier qu'elle me fut infligée.
On écrivit à mon oncle Bernard ; il
vint. Mon pauvre coufin étoit chargé
d'un autre délit non moins grave : nous
fûmes enveloppés dans la même exécu-
tion. Elle fut terrible. Quand, cherchant
le remède dans le m.al même, on eût
voulu pour jamais amortir mes fens dé-
praves , on n'aurait pu mieux s^y pren-
dre. AuflTi me kiflerent-ils en repos pour
long-tems.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on
exigeoit. Repris à plusieurs fois , & mis
dans l'état le plus affreux, je fus iné-
branlable. J'aurois fouffert la mort & j'y
étois réfolu. Il fallut que la force même
cédât au diabolique entêtement d'un en-
fant ; car on n'appella pas autrement ma
confiance. Enfin je fortis de cette cruelle
épreuve en pièces , mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante
ans de cette avanture, & je n'ai pas peur
d'ctre puni de rechef pour le mcme fait.
Hé bien , je déclare à la face du Ciel
que j'en étois innocent , que je n'avois
ni cafle ni touché le peigne , que je n'a-
vois pas approché de la plaque , & que
je n'y avois pas même fongé. Qu'on ne
me demande pas comment ce dégât fe
fit ; je l'ignore , & ne puis le compren-
dre ; ce que je fais très-certainement,
c'eft que j'en étois innocent.
Qu'on fe figure un caradere timide
Se docile dans la vie ordinaire, mais ar-
dent, fier, indomptable dans ^les'paf-
fions ; un enfant toujours gouverné pat
ia voix de la raifon , toujours traité
avec douceur, équité, comiplaifance ;
qui n'avoit pas mém.e l'idée de l'injuf-
tice , & qui , pour la première fois , en
éprouve une (i terrible , de la part pré-
cifément des gens qu'il chérit &: qu'il
refpeâe le plus. Quel renverfement d'i-
dées ! quel défordre de fentimens ! quel
bouleverfement dans fon cœur , dans
fa cervelle , dans tout fon petit être in-
telligent & moral ! Je dis qu'on s'ima-
gine tout cela , s'il eft poflible ; car
pour moi, je ne me fens pas capable de
B iv
52 Œ. V y H £ <s
démêler , de fuivre la moindre trace de
ce qui fe pafloit alors en moi.
Je n'avois pas encore afTez de raifon
pour fentir combien les apparences me
condamnoient, & pour me mettre à la
place des autres. Je me tenois à la mien-
ne , & tout ce que je fentois , c étoit îa
rigueur d'un châtiment effroyable pour
un crime que je n'avois pas corn. mis.
La douleur du corps , quoique vive ,
m'étoit peu fenîîble, je ne fentois que
î'indignation , la rage , le dérefpoir.
Mon coutm , dans un cas à peu près
iemblable , & qu'on avoit puni ^\:^nQ
faute involontaire comme d'un afte pré-
rnédité , fe mettoit en fureur à mon
exemple, & fe raontcit, pour ainii dire,
à mon unifîbn. Tous deux dans le mê-
me lit nous nous embrafiions avec à.(iS
.îranfports convullîfs, nous étoufHons;
& quand nos jeunes cœurs un peu fou-
lages , pouvoient exhaler leur colère ,
nous nous levions fur notre féant , &
nous nous mettions tous deux à crier
cent fois de toute notre force : Carni'
fex , Car/iijex , Carnifex,
Je fens en écrivant ceci que mon
pouls s'élève encore ; ces momens me
feront toujours prélens , q^uand je vi'
D I V X R s E 3\ 31
vrols cent mille ans. Ce premier fenti-
ment de la violence & de rinjuftice eft
reflé fi profondément gravé dans mon
ame, que toutes les idées qui s'y rap-
portent me rendent ma première émo-
tion ; & ce fentiment , relatif à moi dans
fon origine, a pris une telle confillance
en liiiméme , & s'eft tellement détaché
de tout intérêt perfonnel , que mon
cœur s'enflamme au fpeâacle ou au ré-
cit de toute aélion injufte, quel qu'en
foit l'objet &: en quelque lieu qu'elle fe
commette , comme fi l'effet en reîom-
boit fur moi. Quand je lis les cruautés
d'un tyran féroce, les fubtiles noirceurs
d'un fourbe de prêtre , je partirois vo-
lontiers pour aller poignarder ces mi-
férables , duflai-je cent fois y périr. Je
me fuis fouvent mis en nage , à pour-
fuivre à la courfe , ou à coups de pierre
un coq 5 une vache , un chien , un ani-
mal que j'en voyois tourmenter un au-
tre , uniquement parce qu'il fe fentoit
le plus fort. Ce mouvement peut m'érre
naturel , & je crois qu'il l'efl: ; mais le
fouvenir profond de la première injuf-
. tice que j'ai foufferte y fut trop long-
tems & trop fortement lié , pour ne
l'avoir pas beaucoup renforcé.
13 V
'44 Œuvres
Là fut le tçrme de la férénité de ma
vie enfantine. Dès ce moment je cefTai
de jouir d'un bonheur pur, & je fens
aujourd'hui même que le fouvenir des
charmes de mon enfance s'arrête là.
Nous reftâmes encore à BoITey quelques
mois. Nous y fûmes comme on nous
repréfente le premier homme encore
dans le paradis terreftre, mais ayant ceflé
d'en jouir. C'e'toit en apparence la mê-
ine Situation , & en effet une toute autre
manière d'être. L'attachement, le ref-
ped , l'intimité , la confiance , ne lioient
plus les élevés à leurs guides ; nous ne
les regardions plus comme desDieux qui
lifoient dans nos cœurs : nous étions
moins honteux de mal faire , & plus
craintifs d'être accufés : nous commen-
cions à nous cacher, à nous mutiner,
à mentir. Tous les vices de notre âge
corrompoient notre innocence & enlai-
difloient nos jeux. La campagne même
perdit à nos yeux cet attrait de douceur
& de limplicité qui va au cœur. Elle
nous fembloit déferte & fombre; elle
s'étoit comme couverte d'un voile oui
TOUS en cachoit les beautés. Nous cef-
fàmes de cultiver nos petits jardins ,
nps herbes, nos fleurs. Nous n'allions
Diverses, 55*
pîus gratter légèrement la terre & crier
de joie, en découvrant le germe du graia
que nous avions femé. Nous nous dé-
goûtâmes de cette vie ; on fe dégoûta
de nous; mon oncle nous retira, & nous
nous réparâmes de M. & Mile Lamher-
cier, raiTaffiés les uns des autres, & re*
grettant peu de nous quitter.
Près de trente ans fe font pafTés de-
puis ma fortie de Bofîey, fans que je m'en
lois rappelle le féjour d'une manière
Egréable par des fouvenirs un peu liés:
mais depuis qu'ayant pafîe l'âge mûr je
décline vers la vieillelTe , je fens que
ces mêmes fouvenirs renailïent, tandis
que les autres s'effacent, ix fe grave dans
ma mémoire avec des traits dont le
charme & la force augmentent de jour
en jour ; comme fi fentant déjà la vie
qui s'échappe, je cherchois à la refaifiL'
par fes commencemens. Les moindres
faits de ce tems-là me plàifent par cela
feul qu'ils font de ce tems-là. Je me rap-
pelle toutes les circonftances des lieux,
des perfonnes , des heures. Je vois la
fer vante ou le valet agiffant dans la
chambre, une hirondelle entrant par la
fenêtre, une mouche fe pofer fur ma
main , tandis que je récitois ma leçon ;
Bvj
^6 (E u r R £ s
je vois tout rarrangement de la cham-
bre où nous étions ; le cabinet de M,
Lambcrcier à main droite, une eilampe
repréfentant tous les Papes, un baro-
mètre, un grand calendrier; des frara-
boifiers qui, d'un jardin fort élevé dnns
lequel la maifon s'enfonçoit fur le der-
rière, venoient ombrager la fenêtre, &
palloient quelquefois jufqu'en dedans. Je
iais bien que le ledeur n'a pas grand befoin
de favoir tout cela; mais j'ai befoin,moi,
de le lui dire. Que n'ofé-je lui raconter
de même toutes les petites anecdotes de
cet heureux âge , qui me font encore
treflaillir d'aife quand je me les rappelle.
. Cinq ou lix fur-tout compofons.Je
vous fais grâce de cinq, mais j'en veux
ime , une (eule ; pourvu qu'on me la îaifle
conter le plus longuement qu'il me fera
pofïible, pour prolonger mon plaiGr.
Si je ne chcrchois que le vôtre , je
pourroischoifircelleduderrieredeMlIe.
Lambercier, qui, par une malheureufe
culbute au bas du pré, fut étalé tout en
plein devant le Roi de Sardaigne à fon
paflage ; mais celle du noyer de la ter-
raiïe eft plus amufante pour moi qui
{\\& adeur, au lieu que je ne fus qua
fpeaateur de h culbute, & j'avoue que
Diverses» 57
je ne trouvai pas le moindre mot pour
rire à un accident qui , bien que co-
mique en lui même , m'alarmoit pour
une perfonne que j'aimois comme une
mère, & peut-être plus.
O vous , lecteurs curieux de la grande
hiftoire du noyer de la terraiTe , écou-
tez-en l'horrible tragédie , & vous abf-
tenez de frémir ii vous pouvez.
Il y avoit hors la porte de la cour
une terraiïe à gauche en entrant , fur la-
quelle on alloit fouvent s'alleoir Taprès-
midi, mais qui n'avoit point d'ombre.
Pour lui en donner ?4. Lambercier y lit
planter un noyer, La plantation de cet
arbre fe fit avec foîemnité. Les deux
peniionnaires en furent les parrains, &
tandis qu'on combloit le creux, nous
tenions l'arbre chacun d'une main, avec
des chants de triomphe. On fit pour
Tarrofer une efpece de baflin tout aîi-
tour du pied. Chaque jour , ardens fpec-
tateurs de cet arrofement , nous nous
confirmions mon coufin & moi , dans
l'idée très-naturelle qu il étoit plus beau
de planter un arbre fur la terrafie qu'un
drapeau fur la brèche ; & nous réfo-
lûmes de nous procurer cette gloire ^
(ans la partager avec q^oi que ce fût»
38 (E V V R E 9
Pour cela, nous allâmes couper une
bouture d'un jeune faule , & nous la
plantâmes fur la terraffe , à huit ou dix
pieds de Taugurte noyer. Nous n'ou-
bliâmes pas de faire aufli un creux au-
tour de notre arbre : la difficulté étoit
d'avoir de quoi le remplir ; car Teaii
venoit d'alTez loin , & on ne nous laif-
foit pas courir pour en aller prendre.
Cependant il en falloit abfolument pour
notre faule. Nous employâmes toutes
fortes de rufes pour lui en fournir du-
rant quelques jours , & cela nous réurtit
fi bien que nous le vîmes bourgeon-
ner & poufler de petites feuilles dont
nous mefurions l'accroiffement d'heure
en heure ; perfuadés , quoiqu'il ne fût
pas à un pied de terre , qu'il ne tarde-
roit pas à nous ombrager.
Comme notre arbre , nous occupant
tout entiers , nous rendoit incapables
de toute application , de toute étude ,
que nous étions comme en délire , ^
que ne fâchant à qui nous en avions ,
on nous tenoit de plus court qu'aupa-
ravant ; nous vîmes i'inftant fatal où
l'eau nous alloit manquer, & nous nous
défolions dans l'attente de voir notre
arbre périr de fécherefle. Enfin la né-
D I V ^ R s £ s^ S9
cefïité , mère de l'induftrle , nous fug-
géra une invention pour garantir l'arbre
ëc nous d'une mort certaine : ce fut
de faire par deflbus terre une rigole qui
conduisît fecrétement au faule une par-
tie de l'eau dont on arrofoit le noyer.
Cette entreprife,exe'cute'eavecardeur, ne
re'uflît pourtant pas d'abord. Nous avions
fi mal pris la pente que l'eau ne couloit
point. La terre s'ébouloit & bouchoitla
rigole ; l'entre'e fe remplidoit d'ordures ;
tout alloit de travers. Rien ne nous
rebuta. Omnïa vincit labor improbus.
Nous creufâmes davantage la terre &
notre baflin pour donner àl'eau Ton écou-
lement ; nous coupâmes des fonds de
boîtes en petites planches étroites, dont
les unes mifes de plat à la tile, & d'au-
tres pofées en angle des deux côtés fur
celles-là nous firent un canal triangu-
laire pour notre conduit. Nous plan-
lames à l'entrée de petits bouts de bois
minces & à claire voie qui, faifantune
efpece de grillage ou de crapaudine ,
retsnoient le limon & les pierres, fans
boucher le pafïage à l'eau. Nous recou-
vrîmes foigneufement notre ouvrage de
terre bien foulée , & le jour où touC
fut fait, nous attendîmes dans des tranfes
'^ (E U V R £ s
d*efpérance & de crainte l'heure de l'ar-r
rolement. Après des iiecles d'attente
cette heure vint enfin ; M. Lambercier
vint aufli à Ton ordinaire aflTifler à l'opé-
ration , durant laquelle nous nous te-
nions tous deux derrière lui pour cacher
notre arbre, auquel très-heureufement
il tournoit le dos.
A peine achevoit on de verfer le pre-
mier fceau d'eau que nous commençâmes
d'en voir couler dans notre ballin. A cet
afped la prudence nous abandonna; nous
nous mîmes à pouffer des cris de joie
qui firent retourner M. Lambercier &
ce fut dommage : car il prenoit grand
plailîr à voir comment la terre du noyer
étoit bonne & buvoit avidement fon
eau. Frappé de la voir fe partager entre
deux baflins , il s'écrie à fon tour , re-
garde, apperçoit la friponnerie, fe fait
brufquementapporter une pioche, donne
un coup , fait voler deux ou trois éclats
de nos planches, & criant à pleine tête :
vn (icjlueduc , un aqueduc! il frappe de
toutes parts des coups impitoyables ,
dont chacun portoit au milieu de nos
cœurs. En un moment les planches, le
conduit , le baflîn , le faule , tout fut dé-
truit, tout fut labouiéj fans qu'il y eût
X)lVERSES, 41
durant cette expédition terrible , nui
autre mot prononcé , finon 1 exclama-
tion qu'il répétoitfans cefle. Un aqueduc^
s'écrioit-il en brifant tout, uti aqueduc^
lin aqueduc !
On croira que l'aventure finit mal
pour les petits architedes. On fe trom-
pera : tout fut fini. M. Lambercier oe
nous dit pas un mot de reproche , ne
nous fit pas plus mauvais vifage, & ne
nous en parla plus ; nous l'entendîmes
même un peu après rire auprès de Ta
fœur à gorge déployée ; car le rire de
M. Lambercier s'entendoit de loin ; Ôc
ce qu'il y eut de plus étonnant encore,
ceft que, paflé le premier failifTement ,
nous ne fûmes pas nous-mêmes fort
affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre
arbre, & nous nous rappellions fùuyent
la cataftrophe du premier , en répétant
entre nous avec emphafe ; -z^tz aqueduc^
un aqueduc ! Jufques-là j'avois eu des
accès d'orgueil par intervalles quand
j'étois Ariftide ou Erutus. Ce fut ici
mon premier mouvement de vanité bien
marquée. Avoir pu conflruîre un aque-
duc de nos mains , avoir mis une bou-
ture en concun-ence avec un grand arbre ,
me paroiflfoit le fuprême degré de la
4|2 Œ u r R E s
gloire. A dix ans j'en jugeois mieux
que Céfar à trente.
L'idée de ce noyer & la petite hif-
toire qui s'y rapporte m'eft ii bien ref- 1
tée ou revenue , qu'un de mes plus ■
agréables projets dans mon voyage de
Genève en lyy-^, étoit d'aller à BofTey
revoir les monumens des jeux de mon
enfance , & fur-tout le cher noyer qui
devoit alors avoir déjà le tiers d'un
fiecle. Je fus fi continuellement obfédé,
fi peu maître de moi-même , que je
ne pus trouver le moment de me fa-
tisfaire. Il y a peu d'apparence que cette
occafion renailTe jamais pour moi. Ce-
pendant je n'en ai pas perdu le defir
avec l'efpérance; & je fuis prefque fur,
que fi jamais, retournant dans ces lieux
chéris, j'y retrouvois mon cher noyer
encore en être , je l'arroferois de mes
pleurs.
De retour à Genève , je paffai deux
ou trois ans chez mon oncle en atten-
dant qu'on réfolût ce que l'on feroit
de moi. Comme il deftinoit fon fils au
génie , il lui fit apprendre un peu de
delîin & lui enfeignoit les élémens
d'Euclide. J'apprenois tout cela par
compagnie 5 & j'y pris goût, fur- tout
Z>irERSBS. 4J
au deflîn. Cependant on délibéroit fi
l'on me feroit horloger , procureur ou
miniftre. J'aimols mieux être miniftre,
car je trouvois bien beau de prêcher.
Mais le petit revenu du bien de ma
mère , à partager entre mon frère &
moi, ne fiiffifoit pas pour pouffer mes
études. Comme Tâge où fétois ne ren-
doit pas ce choix bien preflant encore ^
je reftois en attendant chez mon on-
cle , perdant à peu près mon tems , &
ne laidant pas de payer , comme il étoit
jufte, une affez forte pennon._
Mon oncle, homme de plaifir , ainfi
que mon père, ne favoit pas comme
lui fe captiver pour fes devoirs , & pre-
noit aïïez peu de foin de nous. Ma tante
étoit une dévote un peu piétifte , qui
aimoit mieux chanter les pfeauraes que
veillera notre éducation. On^nouslaif-
foit prefque une liberté entière dont
nous n'abufâmes jamais. Toujours in-
féparables , nous nous fuffifions l'un à
l'autre , & n'étant point tentés de fré-
quenter les poliflons de notre âge, nous
ne prîmes aucune des habitudes liber-
tines que l'oifiveté nous pouvoit infpi-
rer. J'ai même tort de nous fuppofer
oififs , car de la vie nous ne le fûmes
44 Œ V V R E s 1
moins , & ce qu'il y avoit d'heureux:
ctoit que tous les amufemens dont nous ,
nous paffionnions fucceflivement nous |
tenoient enfemble occupés dans la mai-
fon , fans que nous fuinons même ten-
tés de defcendre à la rue. Nous faifions
des cages, des fiûtes , A^s volans, à<is
tambours , ào.^ maifons , des équiffles ,
éiQS arbalétres. Nous gâtions les outils'de
mon bon vieux grand père , pour faire
des montres à fon imitation. Nous avions
fur-tout un goût de préférence , pour
barbouiller du papier, deiriner, laver,
enluminer, faire un dégât de couleurs.
Il vint à Genève un charlatan Italien ,
appelle Gamba-corca ; nous allâmes îe
voir une fois , &: puis nous n'y vou-
lûmes plus aller : mais il avoit des ma-
rionettes , & nous nous mîmes à faire
desmarionettesjfesmarionettes jouoient
des manières de comédies, & nous finies
des comédies pour les nôtres. Faute de
pratiques nous contrefiidons du gofier
la voix de polichinelle , pour jouer ces
charmantes comédies que nos pauvres
bons parens avoient la patience de voir
& d'entendre. Mais mon oncle Bernard
ayant un jour lu dans la famille un très-
beau fermon de fa façon , nous quiu
Diverses, ,^f
tamesles comédies, & nous nous mîmes
à compofer dQS fermons. Ces détails
ne font pas fort intéreflans , je l'avoue ;
mais ils montrent à quel point il talloit
que notre première éducation eût été
bien dirigée pour que , maîtres prefque
de notre tems& de nous dans un âge fi
tendre , nous fuflions fî peu tentés
d'en abufer. Nous avions fi peu befoin
de nous faire des camarades, que nous
en négligions même l'occafion. Quand
nous allions nous promener nous regar-
dions en paflant leurs jeux fans convoi-
tife , fans fonger mêm.e à y prendre
part. L'amitié remplifToit fi bien nos
cœurs , qu'il nous fuffifoit d'être enfem-
bfie 5 pour que les plus fimples goûts
fiflent nos délices.
A force de nous voir inféparables on
y prit garde ; d'autant plus que mon
coufin étant très-grand & moi très-pe-
tit , cela faifoit un couple aflez plai-
famment afibrti. Sa longue figure effi-
lée, fon petit vifage de pomme cuite,
fon air mou, fa démarche nonchalante
excitoient les enfans à fe moquer de lui.
Dans le patois du pays on lui donna
le furnom de Barna Bredanna, & fii
tôt (jue nous fortions nous n'entendions
>•
f^
^^6 Œuvres
que Barnâ Bredanna tout autour de
nous. Il enduroit cela plus tranquille-
ment que moi> Je me fâchois, je vou-
lus me battre ; c'étoit ce que les petits
coquins demandoient. Je battis , je tus
battu. Mon pauvre coulîn me loutenoit
de Ton mieux; mais il étoit foible, d'un
coup de poing on le renverloit. Alors
je devenois furieux. Cependant quoique
j'attrapafle force horions, ce n'étoit pas
à moi qu'on en vouloit, c'étoit ^ Barnâ
Bretanna ; mais j'augmentai tellement
le mal par ma mutine colère , que nous
n'ofions plus fortir qu'aux heures où
l'on étoit en clafle, de peur d'être hués
& fuivis par les écoliers.
Me voilà déjà redreOeur des torts.
Pour être un paladin dans les formes
il ne me manquoit que d'avoir une
Dame ; j'en eus deux. J'allois de tems en
tems voir mon père à Nion , petite ville
du pays de Vaud où il s'étoit établi.
Mon père étoit fort aimé , & Ton fils
fe fentoit de cette bienveillance. Pen-
dant le peu de féjour que je faifois près
de lui , c'étoit à qui me fétercir. Une
Madame de Vulfon /ur-tout me fsi-
foit mille careOes, &: pour y mettre le
tomble , fa tîllc me piit pour Ton ga-
D I r E p. s E s. 47
îant. On fent ce que c'eft qu'un galant
d'onze ans , pour une fîlle de vingt-
deux. Mais toutes ces friponnes font fi
aifes de mettre ainii de petites poupées
en avant pour cacher les grandes , ou
pour les tenter par l'image d'un jeu
qu'elles favent rendre attirant. Pour moi
qui ne voyois point entre elle & moi
de difconvenance , je pris la chofe au
férieux; je me livrai de tout mon cœur,
ou plutôt de toute ma tcte ; car je n'é-
tois gueres amoureux que par-là, quoi-
que ]Q le fufTe à la folie , & que mes
tranfports , mes agitations , mes fu-
reurs donnaiïent des fcenes à pâmer de
rire.
Je connois deux fortes d'amours très-
diftinds, très- réels, & qui n'ont pref-
que rien de commun , quoique très-
vifs l'un & l'autre , & tous deux difFé-
rens de la tendre amitié. Tout le cours
de ma vie s'eft partagé entre ces deux
amours de fi diverfes natures, & je les
I ai même éprouvés tous deux à la fois;
car, par exemple, au moment dont je
parle , tandifc que je m'emparois de
Mlle, de Vulfon fi publiquement & ii
tyranniquement que je ne pouvois fouf-
frir qu'aucun homme approchât d'elle ,
^S (E u V R E s
f avois avec une petite Mlle. Goton des'
tête-à-tétes aflez courts mais afïez vifs ,
dans lefquels elle daignoit faire la mai-
trede d'école , & c étoit tout ; mais ce
tout, qui en effet étoit tout pour moi,
me paroilToit le bonheur fupréme , &
fentant déjà le prix du myftere , quoi-
que je n'en fufle ufer qu'en enfant, je
rendois à Mlle. Vulfon , qui ne s'en
doutoit gueres , le foin quelle prenoit
de m'employer à cacher d'autres amours.
Mais à mon grand regret mon fecret fut
découvert ou moins bien gardé de la
part de ma petite maîtrelTe d'école que
de la mienne ; car on ne tarda pas à
nous féparer.
Cétoit en vérité une fînguliere per-
fonne que cette petite Mlle. Goton. Sans
être belle elle avoit une figure difficile
à oublier , & que je me rappelle en-
core , fouvent beaucoup trop pour un
vieux fou. Ses yeux fur-tout n'étoient
pas de fon âge , ni fa taille , ni fon
maintien. Elle avoit un petit air impo-
fant & fier, très-propre à fon rôle, &
qui en avoit occa(ionné la première
idée entre nous. Mais ce qu'elle avoit
de plus bizarre étoit un mélange d'au-
dace & de r^ferve difficile à concevoir.
Elle
D I r i^ R s M s. 4^)
Elle fe permettoit avec moi les plus
grandes privautés fans jamais m'en per-
mettre aucune avec elle j elle me trai-
toit exaélement en enfant. Ce qui me
fait croire , ou qu'elle avoit déjà ceffé
de rétre , ou qu'au contraire elle Té-
toit encore afïez elle-même pour ne voir
qu'un jeu dans le péril auquel elle
s'expofoit.
J'étois tout entier pour ainfi dire à
chacune de ces deux perfonnes , & fi
parfaitement qu'avec aucune des deux
il ne m'arrivoit jamais de fonger à
l'autre. Mais du refte rien de femblable
en ce qu'elles me faifoient éprouver.
J'auroispaflé ma vie entière avec Mlle de
Kidfon fans fonger à la quitter ; mais
en l'abordant ma joie étoit tranquille &:
n'alJoit pas à l'émotion^ Je l'aimois fur-
tout en grande compagnie ; les plaifan-
teries , les agaceries , les jaloulies mê-
mes m'attachoient , m'intéreflfoient ; je
triomphois avec orgueil de fes préfé-
rences, près des grands rivaux qu'elle
paroifToit maltraiter. J'étois tourmenté,
mais j'aimois ce tourment. Les applau-
diÇTemens , les encouragemens , les ris
m'échauffoient , m'animoient. J'avois
des emportemens, des faillies; j'étois.
l'e Partie» Q
JO CE U V R -E ■s
tranfporté d'amour dans un cercle. Tête-
à- tête j'aurois été contraint, froid,
peut-être ennuyé. Cependant je m'in-
térelTois tendrement à elle , je fouflrois
quand elle étoit malade : j'aurois donné
ma (anté pour rétablir la lienne , &:
notez que je favois très-bien par eNpé-
rience ce que c'étoit que maladie , &
ce que c'étoit que fanté. Abfent d'elle
j'y penfois, elle me manquoit; préfent,
fes carefles m'étoient douces au cœur ,
non aux fens. J'étois impunément fami-
lier avec elle ; mon imagination ne me
demandoit que ce qu'elle m'accordoit :
cependant je n'aurois pu fupporter de
lui en voir faire autant à d'autres. Je
l'aimols en frère; mais j'en étois jaloux
en amant.
Je l'euffe été de Mlle. Goton en Turc,
en furieux , en tigre , li j'avois feule-
ment imaginé qu'elle pût faire à un
autre le même traitement qu'elle m'ac-
cordoit; car cela même étoit une grâce
qu'il falloit demander à genoux. J'abor-
dois Mlle, de Fulfon avec un plaiHr
très -vif, mars fans trouble; au lieu qu'en
voyant feulement Mlle. Goion , je ne
voyois plus rien ; tous mes fcns étoient
bouleverfés, J'crois funilier avec la pre-
inîere , fans avoir de familiarités ; au
contraire j'étois auiîi tremblant qu'agité
devant la féconde , même au fort des
plus grandes familiarités. Je crois que
i\ j'avois refté trop long-tems avec ella
je n'aurois pu vivre ; les palpitations
m'auroient étouffé. Je craignois égale-
ment de leur déplaire; mais j'étois plus
complaifant pour l'une & plus obéilîant
pour l'autre. Pour rien au monde je n'au-
rois voulu tâcher Mlle, de Fuljon, mais
il WvWq. Goton m'eût ordonné de m.e jet-
ter dans les flammes , je crois qu'à Vïn(-
tant j'aurois obéi. ■■'
iMes amours ou plutôt mes rendez*-
vous avec celle-ci durèrent peu, très-
heureufement pour elle & pour moi.
Quoique mes liaifons avec Mlle, de
yulj on nQu(ïtnt pas le même danger,
elles ne laiiïerent pas d'avoir aufii leur
cataftrophe , après avoir un peu plus
long-tems duré. Les fins de tout cela
dévoient toujours avoir l'air un peu ro-
manefque & donner prife aux exclama-
tions. Quoique mon commerce avec
Mlle, de Pulfon fût moins vif, il ctoit
plus attachant peut-être. Nos fépara-
tions ne fe faifoient jamais fans larmes,
3*: il efl: fingulier dans quel vide acca-
Cij
rx (S. U ?' R £ s
bhnt je me fentols plongé après l'avoir
quittée. Je ne pouvais parler que d'elle,
ni penLer qu'à elle ; mes regrets étoient
vrais ôcvits : mais je crois qu'au fond ces
héroïques regrets n'étcient pas tous pour
elle, is: que, lans que je m'en apper-
çufle , les amuCemens dont elle étoit le
centre y avoient leur bonne part. Pour
tempérer les douleurs de rabfence , nous
nous écrivions des lettres d'un pathé-
tique à faire fendre les rochers. Enfin
5'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir
Zi qu'elle vint me voir à Genève. Pour
le coup 1a tête acheva de me tourner ;
§e fus ivre ^' fou Igs deux jours qu elle
y rçfta. Qi.and elle partit, je voulois
jne jetter a.ins l'eau après elle , & je
fis long-t-ms retentir l'air de mes cris.
Huit )ours après elle m'envoya des bon»
bons ^ des' gants ; ce qui m'eut paru
fort galant, fi je neulle appris en même
tems qu'elle étoit mririée , &: que ce
vovage dent il lui avoit plu de me faire
honneur , étoit pour acheter (^s habits
de noces. Je ne décriiJil pas ma fureur;
elle fe conçoit. Je jurai dans mon noble
courroux de ne plus revoir la perfide,
n'imaginant pas pour elle de plus ter-
fible punition, Elle n'çn mourut pas,
DlV£Ry9JES» j*^
cependant ; car vingt ans après , étant
allé voir mon père , & me promenant
avec lui fur le lac , je demandai qui
étaient à^s Dames que je voyois dans
un bateau peu loin du nôtre. Corn-
ment, me dit mon père en fouriant.
Je cœur ne te le dit-il pas ? Ce font tes
anciennes amours ; c'eft Madame Crïf-
tin, c'eft Mlle, de f^ul/bn.jQ treflaillis
à ce nom prefque oublié : mais je dis
aux bateliers de changer de route ; ne
jugeant pas, quoique feufle ailez beau
jeu pour prendre alors "ma revanche ,
que ce fût la peine d'être parjure , êc
de renouveller une querelle de vingt
ans avec une femme de quarante.
Aiiifî fe perdoit en niaiferies le plus
précieux tems de mon enfance , avant
qu'on eût décidé de ma deftination.
Après de longues délibérations pour
fuivre mes difpofitions naturelles , on
prit enfin le parti pour lequel j'en avois
le moins , & Ton me mit chez M. MdJ^
Jcron , greffier de la ville, pour ap-
prendre fous lui, comme difoit M. Ber-
nard, l'utile métier de grapignan. Ce
furnom me déplalfoit fouvcrainement ;
l'efpoir de gagner force écus par une
voie ignoble flattoit peu mon humeur
C iij
j-^ (E V r Jt E ^
hautaine; l'occupation me paroifToit en-
Buyeufe, infupportable; l'affiûiiité, l'af-
l'ujettifiement achevèrent de m'en rebu-
ter , & je n'entrois jamais au greffe
qu'avec une horreur qui croirioit^ de
jour en jour. M. Majjeron, de fon côté,
peu content de moi, me traitoit avec
Qiépris , me reprochant fans cefle mon.
cngourdiffement , ma tétife ; me répé-
tant tous les jours que mon oncle 1 a-
\oita{ïuré, gue je fauois, quejiJavoiSy
tandis que dans le vrai je ne favois rien;
qu'il lui avoit promis un joli garçon,
& qu'il ne lui avoit donné qu'un âne.
Enfin je fus renvoyé du grefle ignomi-
jiieufement pour mon ineptie, & il fut
prononcé par les clercs de M. A4af-
feron que je n'étois bon qu'à mener la
lime.
Ma vocation ainfi déterminée, je fus
mis en apprentiflage ; non toutefois chez
un horloger , mais chez un graveur.
Les dédains du greffier ra'avoient ex-
trêmement humilié, & j'obéis fans mur-
mure. Mon maître appelle M. Ducom-
mun étoit un jeune homme ruftre &
violent, qui vint à bout en très peu de
tems de ternir tout l'éclat de mon en-
fance , d'abrutir mon çaradere aimant
jDIV£RS£S, j'y
& vif, £c de me réduire par refprit
ainfi que par la fortune à mon véri-
table état d'apprentif. Mon latin , mes
antiquités, mon hiftoire , tout fut pour
long-tems oublié : je ne me fouvenois
pas même qu'il y eut eu dts Romains
au monde. Mon père , quand je Tallois
voir , ne trouvoit plus en moi fon idole ;
je n'étois plus pour les Dames le ga-
lant Jean-Jacques , & je fentois ii bien
moi-même que M. & Mlle. Larnbercier
nauroient plus reconnu en moi leur
élevé , que j'eus bonté de me repré-
fenter à eux , & ne les ai plus revus
depuis lors. Les goûts les plus vils, la
plus bafle poliffonnnerie fuccéderent à
mes aimables amufemens , fans m'en
laifler même la moindre idée. Il faut
que malgré l'éducation la plus honnête,
j'eufle un grand penchant à dégénérer ;
car cela fe fit très - rapidement , fans
la moindre peine , & jamais Céfar fi
précoce ne- devint fi promptement La-
ridon.
Le métier ne me dépîaifoit pas en
lui-même; j'avois un goût vif pour le
dellin ; le jeu du burin m'amufoit af-
fez, & comme le talent du graveur pour
l'horlogerie eft très borné, j'avois l'sf-
C iv
^6 (R u V R £ »
poir d'en atteindre la perfeftion. J y
lerois parvenu, peut-être, fi la bruta-
lité de mon maître & la gêne excellive
ne m'avoient rebuté du travail. Je lui
dérobois mon tems , pour l'employer
en occupations du même genre , mais
qui avoient pour moi l'attrait de la li-
berté. Je gravois des efpeces de mé-
dailles pour nous fervir à moi & à mes
camarades d'ordre de Chevalerie. Mon
maître me furprit à ce travail de con-
trebande , & me roua de coups , difant
c|ue je m'exerçois à faire de la faulTe
monnoie , parce que nos médailles
avoient les armes de la République. Je
puis bien jurer que je n'uvois nulle idée
de la faufle monnoie , & très-peu de la
véritable. Je favois mieux comment fe
faifoient les As romains que nos pièces
de trois fous.
La tyrannie de mon maître finit par
me rendre infupportable le travail que
i'aurois aimé , & par me donner des
vices que j'aurois hviïs, tels que le men-
fonge , la fainéantife , îe vol. Rien ne
m'a mieux appris la différence qu'il y
a de la dépendance filiale à l'efclavage
fervile , que le fouvenir des change-
mens que produifit en moi cette époque»
Diverses, 5*7
Naturellement timide & honteux , je
n'eus, jamais plus d'éloignement pour
aucun détaut que pour l'effronterie. Mais
j'avois joui d'une liberté honnête qui
feulement s'étoit reftreinte jufques-là
par degrés , & s'évanouit enlîn tout-à-
fait. J'étois hardi chez mon père , libre
chez M. Lamùerder, difcret chez mon
oncle ; je devins craintif chez mon m.ai-
tre , & dès-lors je fus un enfant perdu.
Accoutumé à une égalité parfaite avec
mes fupérieurs dans la manière de vivre,
à ne pas connoître un plaKir qui ne Fùc
à ma portée , à ne pas voir un mets
dont je n'euiïe ma part, à n'avoir pas
un defir que je ne témoignage, à mettre
enlîn tous les mouvemens de mon cœuc
fjr mes lèvres, qu'on juge de ce que
je dus devenir dans une maifon où je
n'ofois pas ouvrir la bouche , où il fnl-
loit fortir de table au tiers du repas ,
& de la chambre aulli-tôt que je n'y
avois rien à faire , où fans ceffe en-
chaîné à mon travail , je ne voyois
qu'objets de jouiflances pour d'autres &
de privations pour moi feul , où l'image
de la liberté du maître & des compa-
gnons augmentoit le poids de mon af-
fujettiffement, où, dans les difputes fjc
C V
58 (S u y R £ s
ce que je favois le mieux je n'ofois ou-
vrir la bouche , où tout enfin ce que
je voyois devenoit pour mon cœur un
objet de convoitife, uniquement parce
que j'étois privé de tout. Adieu , l'ai-
lance, la gaité , les mots heureux qui
jadis louvent dans mes tautes m'avoient
fait échapper au châtiment. Je ne puis
me rapp^Uer fans rire qu'un foir chez
mon père 5 étant condamné pour quel-
que elpiéglerie à m'aller coucher fans
louper , & pallant par la cuifine avec
mon trifie morceau de pain , je vis &
fiairai le rôti tournant à la broche. On
étoit autour du teu ; il tallut en paflanc
faluer tout le monde. Quand la ronde
fut faite , lorgnant du coin de l'oeil ce
rôti qui avoit ii bonne mine &; qui fen-
toit fi bon, je ne pus m'abflenir de lui
faire audi la révérence &: de lui dire d'un
ton piteux : adieurâti. Ceite faillie de naï-
veté parut fi plaifante qu'on me fît refter
à fouper. Peut être eût-elle eu le même
bonheur chez mon maître, mais il eft
fur qu'elle ne m'y feroit pas venue , ou
que je n'aurois ofé m'y livrer.
Voilà comment j'appris à convoiter
en hlence, à me cacher, à dilîîmuler,
à mentir, &: à dérober, enfin; fantaitie
D I V £ R s £ s. j"^
qui jufqu'alors ne m'etoit pas venue , &
dont je n'ai pu depuis lors bien rae
guérir. La convoitife &: l'impuillance
mènent toujours là. Voilà pourquoi tous
les laquais font fripons , & pourquoi
tous les apprentits doivent l'être; mais
dans un état égal tS; tranquille, où tout
ce qu'ils voy ent efl à leur portée, ces der-
niers perdent en grandiflant ce honteux
penchant. N'ayant pas eu le même avan-
tage 5 je n'en ai pu tirer le même profit.
Ce font prefque toujours de bons
fentimens mal dirigés qui font taire aux
enfans le premier pas vers le mal. Mal-
gré les privations tk: les tentations con-
tinuelles , i'avois demeuré plus d'un au
chez mon maître fans pouvoir me ré-
foudre à rien prendre , pas même des
chofes à manger. Mon premier vol fut
une affaire de complaifance ; mais il ou-
vrit la porte à d'autres , qui n'avoient
pas une li louable iin.
Il y avoit chez mon maître un com-
pagnon appelle M. Verrat^ dont la mai-
Ion , dans le voihnage, avoit un jardin
allez éloigné qui produiloit de très-
belles afperges. Il prit envie à M. J^^er-
rat , qui n'avoit pas beaucoup d'argent,
de voler à la mère des afperges dans
Cvj
6o (E U V R £ s
leur primeur, & de les vendre pour faire
quelques bons déjeunes. Comme il ns
vouloit pas s'expofer luî-méme &: qu'il
n'étoit pas fort imgambe, il me choidt
pour cette expédition. Après quelques
cajoleries préliminaires qui me gagnè-
rent d'autant mieux que je n'en voyois
pas le but, il me la propofa comme
une idée qui lui venoit fur le champ.
Je difputai beaucoup \ il inHfta. Je n'ai
jamais pu réfifter aux carefles ; je me
rendis. J'aî-Iois tous les matins moiflon-
ncr les plus belles afperges; je les por-
îois dU Molard, où quelque bonne femme
qui voyoit que je venois de les voler ,
iTie le difoit pour les avoir à meilleur
compte. Dans ma frayeur je prenois ce
qu'elle vouloit bien me donner; je le
portois à M. Verrat, Cela fe changeoit
promptement en un déjeûné dont j'étoi3
3e pourvoyeur , & qu'il partageoit avec
un autre camarade; car pour moi, très-
content d'en avoir quelque bribe, je ne
touchais pas même à leur vin.
Ce petit manège dura pîulieurs jours
-fins qu'il me vînt même à l'efprit de voler
le voleur , & de dîmer fur M. Verrat le
produit de fes afperges. J'exécutois ma
friponnerie avec la plus grande fidé--.
Diverses, 6î
lîté; mon feul motif étoit de complaire
à celui qui me la faifoit faire. Cepen-
dant fi j'eulTe été furpris, que de coups,
que d'injures , quels traitemens cruels
n'euiïai-je point efluyés, tandis que le
miférable en m.e démentant eût été cru
fur fa parole , & moi doublement puni
pour avoir ofé le charger , attendu qu'il
étoit compagnon, de que je n'étois qu'ap-
prentif. Voilà comment en tout état le
fort coupable fe fauve aux dépens du
foible innocent.
J'appris ainli qu*îl n'étoit pas fi ter-
rible de voler que je Tavois cru , Se je
tirai bientôt fi bon parti de ma fcience,
que rien de ce que je convoitois n'étoit
à ma portée en fureté. Je n'étois pas
abfolument mal nourri chez mon maî-
tre, & la fobriété ne m'étoit pénible-qu'en
la lui voyant fi mal garder. L'ufage de
faire fortir de table les jeunes gens quand
on y fert ce qui les tente le plus , me
paroît très-bien entendu pour les ren-
dre aufîi friands que fripons. Je devins
en peu de tems Tun èc l'autre , & je
m'en trouvois fort bien pour l'ordi-
naire, quelquefois fort mal, quand j'é-
tois furpris.
Un fouvenir qui me fait frémir en-r
(5'2 (Ë U V R E s
core & rire tout à la fois , efl: celui
d'une chaiïe aux pommes qui me coûta
cher. Ces pommes étoient au fond d'une
dépeiife , qui par une jaloulie élevée re-
cevoir du jour de la cuiiine. Un jour
que fétois feul dans la maifon, je mon-
tai fur la may pour regarder dans le
jardin des Heipérides ce précieux fruit
dont je ne pouvois approcher. J'allai
chercher la broche pour voir fi elle y
pourroit atteindre : elle étoit trop courte.
Je l'allongeai par une autre petite bro-
che qui fervoit pour le menu gibier ;
car mon maître aimoit la chaÛe. Je pi-
quai plufieurs fois fans fucccs; enfin je
ftntis avec tranfport que j'amenois une
pomme ; je tirai très-doucement ; déjà
la pomme touchoit à la jaloufie ; j'étoîs
prêt à la fai{ir. Qui dira ma douleur. La
pomme étoit trop groiTeielleneputpafTer
par le trou. Que d'inventions ne mis-je
point en ufage pour la tirer ? Il fallut
trouver des fupports pour tenir la bro-
che en état , un couteau afiez long pour
fendre la pomme , une latte pour la
foutenir. A force d'adrefle & de tems je
parvins à la partager, efpérant tirer en-
fuite les pièces l'une après l'autre. Mais
à peine furent-elles féparées qu'elles tom-
D I V £ R s £ s, ^O
berent toutes deux dans la dépenfe. Lec-
teur pitoyable, partagez mon affliétion!
Je ne perdis point courage; mais j a-
vois perdu beaucoup de tems. Je crai-
gnois d'être furpris ; je renvoie au len-
demain une tentative plus heureufe , §c
je me remets à l'ouvrage tout auffi tran-
quillement que fi je n'avois rien fait ,
fans fonger aux deux te'moins indifcrets
qui dépofoient contre moi dans la de'-
penfe.
Le lendemain retrouvant l'occafîon
belle, je tente un nouvel efTii. Je monte
fur mes tretaux, j'allonge la broche, je
lajufte^ j'étois prêt à piquer mal-
Iieureufement le dragon ne dormoit pas;
tout-à-coup la porte de la dépenfe s'ou-
vre ; mon maître en fort, croife les
bras, me regarde, & me dit ; cou-
^^gf La plume me tombe des
mams.
Bientôt à force d'efTuyer de mauvais
trairemens, j'y devins moins fenfible ;
lis me parurent enfin une forte de corn'
penfarion du vol , qui me mettoit en
droit de le continuer. Au lieu de re-
tourner les yeux en arrière &: de regar-
der la punition, je les porrois enaïant
& je regardois la vengeance. Je jugeois
(5^ (& u V s £ s
que me battre comme fripon , c'était
m'autorifer à l'être. Je trouvois que vo-
ler & être battu alloient enfemble, &:
conftituoient eu quelque forte un état ,
& qu'en remplilTant la partie de cet état
qui dépendoit de moi , je pouvais laif-
fer le foin de l'autre à mon maître. Sur
cette idée, je me mis à voler plus tran-
quillement qu'auparavant. Je me difois ;
qu*en arrivera-t-il enfin? Je ferai battu*
Soit : je fuis fait pour l'être.
J'aime à manger fans être avide ; je
fuis fenfuel & non pas gourm.and. Trop
d'autres goûts me diilraifent de celui-là.
Je ne me fuis jamais occupé de ma bou-
che que quand mon cœur étoit oifif ,
& cela m'eft i\ rarement arrivé dans ma
vie , que je n'ai guercs eu le tems de
fonger aux bons morceaux. Voilà pour-
quoi je ne bornai pas long- tems ma fri-
ponnerie au comeftible, jel'étendis bien-
tôt à tout ce quime tentoit , bi fi je ne
devins pas un voleur en forme , c'eft
que je n'ai jamais été beaucoup tenté
d'argent. Dans le cabinet commun mon
maître avoit un autre cabinet à part , qui
fermoit à clef ; je trouvai le moyen
d'en ouvrir la porte & de la refermer
fans qu'il y parût. Là je meitois à con-.
D I -^ £ R s i: s, 6^
tnbution Tes bons outils , Tes meilleurs
deifins, Tes empreintes, tout ce qui me
faifoit envie & qu'il afFcéloit d'éloigner
de moi. Dans le fond ces vols e'toient
bien innocens, puifqu'ils n'étoient faits
que pour erre employés à fon fervice i
mais j'étois tranfporté de joie d'avoir ces
bagatelles en mon pouvoir; je croyois
voler le talent avec fes produirions. Du
refte il y avoit dans des boîtes des re-.
coupes d'or de d'argent , de petits bi-
joux, des pièces de prix, de la mon-
noie. Quand j'avois quatre ou cinq fols
dans ma poche, c'étoit beaucoup ; ce-
pendant loin de toucher à rien de tout
cela , je ne me fouviens pas même d'y
avoir jette de ma vie un regard de con-
voitife. Je le voyois avec plus d'effroi
que de plaifir. Je crois bien que cette
horreur du vol de l'argent 6: de ce qui
en produit me venoit en grande partie
de l'éducation. Il fe méloit à cela des
idées fecretes d'infamie, de prifon, ds
châtiment, de potence, qui ra'auroient
fait frémir fi j'avois été tenté , au lieu
que mes tours ne mc^ fembloient que
des cfpi-îglerie? , i'^ n'étoient pas autre
chofe en t ffo". Tour celn ne pouvoir va-
loir que a'ctrs bien étrillé par mon mai-
66 (E u y R £ s
tre , & d'avance je m'arrangeois là-
delTus.
Mais encore une fols, je ne convoi-
fols pas même affez pour avoir à m'ab-
ftsnir ; je ne fentois rien à combattre.
Une feule feuille de beau papier à deflî-
ner me tentoit plus que Fargent pour en
payer une rame. Cette bizarrerie tient
à une des fingularltés de mon carade-
re ; elle a eu tant d'infiuence (ur ma
conduite, qu'il importe de l'expliquer.
J'ai des pallions très - ardentes, &
tandis qu'elles m'agitent rien n'égale mon
impétuodté ; je ne connois plus ni mé-
ragement ni refpeâ:,ni crainte ni bien-
féance; je fuis cynique , effronté , violent,
intrépide: il n'y a ni honte qui m'arrête
^ ni danger qui m.'effraye. Hors le feul
objet qui m'occupe , Tunivers n'eftplus
rien pout. moi ; mais tout cela ne dure
qu'un moment , vi le moment qui fuit
me jette dans ranéantiflement. Prenez-
moi dans le caime je fuis l'indolence &:
la timidité même : tout m'effarouche ,
tout me rebute , une mouche envolant
me fait peur; un mot à dire, un gefte
à faire épouvante ma parefTe , la crainte
& la honte me fubjuguent à tel point ,
que je voudrois m'éclipfer aujc yeux
Diverses. 6j
de tous les morEels. S'il faut agir je ne
fais que faire ; s'il faut parler je ne fais
que dire; li l'on me regarde je fuis dé-
contenancé. Quand Je me pafiîonne je
fais trouver quelquefois ce que j'ai à dire i
mais dans les entretiens ordinaires je ne
trouve rien, rien du tout; ils me font
infupportûbles par cela feul que je fuis
obligé de parler.
Ajourez qu'aucun de mes goûts do-
minans ne confifte en choies qui s'achè-
tent. Il ne me faut que des plaifirs purs,
& l'argent les enipoifonne tous. J'aime ,
par exemple , ceux de la table; mais ne
pouvant fouffrir , ni la gène de la bon-
ne compagnie , ni la crapule du caba-
ret , je ne puis les goûter qu'avec un
ami, car feul , cela ne m'eft pas poiîi-
ble : mon imagination s'occupe alors
d'autre chofe . & je n'ai pas le plaifir
de manger. Simon fang allumé me de-
mande d^s femmes , mon coeur ému me
demande encore plus de l'amour. Des
femmes à prix d'argent perdroient pour
moi tous leurs charmes ; je doute même
s'il feroit en moi d'en profiter. Il en eft
ainfi de tous les plaifirs à ma portée :
s'ils ne font gratuits je les trouve infipi-
des. J'aime les feuls biens qui ne font à
6S Œuvres
perfonne qu'au premier qui fait les goûter*
Jamais l'argent ne me parut une cho-
fe aufli précieufe qu'on la trouve. Bien
plus: il ne m'a même jamais paru fort
commode; il n'eft bon à rien par lui-
même ; il faut le transformer pour en
jouir; il faut acheter , marchander, fou-
vent être dupe, bien payer, être mal
fervi. Je voudrois une choie bonne dans
fa qualité : avec mon argent je fuis fur
de l'avoir mauvaife. J'achète cher un
ceuf frais, il efl: vieux; un beau fruit,
il eft verd ; une fille , elle eft gâtée. J'ai-
me le bon vin; mais où en prendre?
Chez un marchand de vin ? Comme que
■je faiïe il m'enpoifonnera. Veux-je ab(o-
îument être bien fervi? Que de foins ,
que d'embarras! avoir des amis , des
correfpondans , donner des commifiTions ,
écrire, aller, venir, attendre, & fou-
vent au bout être encore trompé. Que
de peine avec mon argent ! je la crains
plts que je n'aime le bon vin.
Mille fois durant mon apprentiffage
& depuis, je fuis forti dans le deflcn
d'acheter quelque friandile. J'approche
de la boutique d'un pâtifiicr , j'apperçois
des femmes au comptoir; je crois déjà
les voir rire ^ fe moquer entr'ellcs du
Diverses» 6^
petit gourmand. Je pafle devant une
fruitière, je lorgne du. coin de l'œil de
belles poires, leur parfum me tente ; deux
ou trois jeunes gens tout près de-làme
regardent ; un homme qui me connoiit
ell devant fa boutique; je vois de loin
venir une fille 5 n'eft-ce point la fervante
de la maifon ? Ma vue courte me fait
mille illuiions. Je prends tous ceux qui
paflent pour des gens de ma connoif-
lance : partout je fuis intimidé, retenu
parquelqu'obftacle ; mon dtCr croît ave.c
ma honte, & je rentre enfin comme
vin fot , dévoré de convoirife , ayant
dans ma poche de quoi la faii^faire , èc
n'ayant ofé rien acheter.
J'entrerois dans les plus infjpides dé-
tails , fi je fuivois dans l'emploi de mon
argent , foit par moi foit par d'autres,
l'embarras , la honte, la répugnance, les
jnconvériiens, les dégoûts de toute ef-
pece que j'ai toujours éprouvés. A me-
fure qu'avançant dans ma vie le i«;d:eur
prendra connoifiance de mon humeur,
il fentira tout cela fans que je m'appé-
fantiiïe à le lui dire.
Cela compris , on comprendra fans
peine une de mes prétendues contradic-
tions ; celle d'allier une avarice prefque
•70 (E V y R £ S
fordide avec le plus grand mépris pour
l'argent. C'efl: un meuble pour moi fi
peu commode, que je ne m'avife pas
même de defirer celui que je n'ai pas,&
que quand j'en ai je le garde long-tems
lans le dépenfer , faute de fa voir rem-
ployer à ma fantaifie : mais l'occafion
commode & agréable fe préfente-t-elle?
j'en profite fi bien que ma bourfe fe
vuide avant que je m'en fois apperçu.
Du reOe, ne cherchez pas en moi le
tic des avares, celui de dépenfer pour
l'oftentaîion; tout au contraire, je dé-
penfe en fecret & pour le plaifir : loin
de me faire gloire de dépenfer , je m'en
cache. Je fens fi bien que l'argent n'eft
pas à mon ufage, que je fuis prefque
honteux d'en avoir , encore plus de m'en
fervir. Si j'avois eu jamais un revenu fuf-
iîfant pour vivre commodément , je
n'aurois point été tenté d'étxe avare ,
j'en fuis très- fur. Je dépenferois tout
non revenu fans chercher à l'augmen-
ter ; mais ma iltuation précaire me tient
en crainte. J'adore la liberté: j'abhorre
la o-cne, la peine , rafliijetfiiToment. Tant
que dure l'argent que j'ai dans ma bour-
fe, il alTure mon indépendance, il me
difpenfe de m'intriguer pour en trouver
D I V E !i .î E s. 71
d'autre; nécefilîté qae j'eus toujours en
hoTeur : mais de peur de le voir finir ,
je le choyé : l'argent qu'on poiïede eft
l'inflrument de la liberté; celui qu'oa
pourchaiïe eft celui de la fervitude. Voi-
là pourquoi je ferre bien & ne con-
voite rien.
Mon définte'reflement n'eft donc que
parefle; le plaifir d'avoir ne vaut pas la
peine d'acquérir ; & ma difl^pation n'eft
encore que parefle : quand l'occafion dô
dépenftr agréablement fe préfente , on
ne peut trop la mettre à profit. Je fuis
moins tenté de l'argent que des chofes,
parce qu'entre l'argent & la pofleflîon
defirée , il y a toujours un intermédiaire,
au lieu qu'entre la chofe même & fa
jouiflance il n'y en a point. Je vois la
cho(e, elle me tente ; fi je ne vois que
le moyen de l'acquérir, il ne me tente
pas. J'ai donc été fripon , & quelquefois
je le fuis encore de bagatelles qui me
tentent & que j'aime mieux prendre que
demander. Mais, petit ou grand , je ne
me fouviens pas d'avoir pris de ma vie
un liard à perfonne : hors une feule fois,
il n'y a pas quinze ans, que je volai fept
livres dix fous. L'aventure vaut la peine
d'être contée; car il s'y trouve un coii?
IJ.2 (S V y s E S
cours impayable d'effronterie & de bé-
nie, que j'aurois peine moi-même à
croire , s'il regardoit un autre que moi.
Cetoit à Pans. Je mepromenois avec
M, de Francueil au Palais-Royal fur les
cinq heures. Il tire fa montre, la regar-
de , & me dit; allons à l'Opéra: je le
veux bien ; nous allons. Il prend deux
billets d'amphithéâire, m'en donne un,
& pafle le premier avec l'autre, je le
fuis, il entre. En entrant après lui, je
trouve la porteenibarraflee. Je regarde,
je vois tout le monde debout, je juge
que je pourrai bien me perdre dans cette
foule , ou du moins laifler fuppofer à
M. de Trancueil que j'y fuis perdu. Je
fors, je reprends ma contremarque, puis
mon argent, & je m'en vais, fans ion-
ger qu'à peine avois-je atteint la porte ,
que tout le monde étoit aflis , & qu'a-
lors M. de FrancueiL voyoit clairement
que je n'y étois plus.
Comme jamais rien ne fut plus éloi-
gné de mon humeur que ce trait-là, je
le note , pour montrer qu'il y a des mo-
mens d'une efpece de délire , où il ne
faut point juger des hommes par leurs
aaipns. Ce n'étoit pas précifément vo-
ler cet argents c'étoic en voler l'emploi;
moins
Diverses* 73
fcoins c'etoit un vol , plus c'étoit une
infamie.
Je ne finirois pas ces détails, 1j je
voulois fuivre toutes les routes par lef-
quelles , durant mon apprentiffage , js
paflai de la fublimité de l'héroiTme à
la bsflefle d'un vaurien. Cependant e:î
prenant les vices de mon état, il me fut
impolllble d'en prendre tout- à- fait les
goûts. Je m'ennuyois des amuferaens
de mes camarades , & quand la trop
grande gêne m'eut aulTi rebuté du tra-
vail, je m'ennuyai détour. Cela me ren-
dit le goût de la ledure que j'avois per-
du depuis long-rems. Ces ledures, pri-
fes fur mon travail , devinrent un nou-
veau crime , qui m'attira de nouveaux
châtimens. Ce goût irrité par la con-
trainte, devint paffion , bientôt fureur.
La Tribu j fameufe loueufe de livres ,
m'en fourniflbit de toute efpece. Bons
,& mauvais tout pafToit, je ne dioifif-
fois point ; je lifois tout avec une égale
avidité. Je lifois à rétabli, je lifois en
allant faire mes mefTages , je lifois à la
garderobe & m'y oubliois des heures
entières, la tête me tournoit de la lec-
îure, je ne faifois plus que lire. Mon
maître m'épioit, me furprenoit, mebac-
^ «. (S U V R s s
toit , me prenoit mes livres. Que de vo-
lumes furent déchirés, brûlés, jettes par
les fenêtres ! Que d'ouvrages refterent
dépareillés chez la Tribu! Quand je
n'avois plus de quoi la payer , je lui don-
nois mes chemifes, mes cravates, mes
tardes, mes trois fous d'étrennes tous
les dimanches lui étoient régulièrement
portés. ,
Voilà donc , me dira-t on , 1 argent
devenu néccflaire. Il eft vrai j mais ce
fut quand la lefture m'eut ôté toute ac-
tivité. Livré tout entier à mon nouveau
goût, je ne faifois plus que lire, je ne
volois plus. C'eft encore ici une de mes
différences caradériftiques. Au fort d'u-
ne certaine habitude d'être un rien me
diftrait, me change, m'attache , enfin
me paffionne, & alors tout eft oublié.
Je ne fonge plus qu'au nouvel objet qui
m'occupe. Le cœur me bactoit d'impa-
tience de feuilleter le nouveau livre que
î'avois dans la poche ; je le tirois aulli-
tôt que j'étois fèul , & ne fongeois plus
à fouiller le cabinet à^ mon maure. J^ai
même peine à croire que j'eufie volé ,
quand mcmej'aurois eu des pallions plus
coûteufes. Borné au moment ^préfent,
il n etoit pas dans mon tour d'efprit de
Diverses» yc*
m'arranger ainfi pour l'avenir. La Trïbu.
me faifoic crédit, les avances étoient pe-
tites , & quand j'avois empoché mon
livre , je ne fongeois plus à rien. L'ar-
gent qui me venoit naturellement paAToit
de même à cette femme, & quand elle
devenoit prelTante, rien n'étoit plutôt
fous ma main , que mes propres effets.
Voler par avance, étoit trop de pré-
voyance , & voler pour payer n'étoit
pas même une tentation.
A force de querelles , de coups a de
ledures dérobées & mal choifies , mon
humeur devint taciturne, fauvage, ma
tétecommençoit à s'altérer , & je vivois
en vrai loup-garou. Cependant fi mon
goût ne me préferva pas des livres plats
& fades, mon bonheur me préferva des
livres obfcenes & licencieux; non que
la Tribu, femme à tous égards très ac-^
commodante, fe fît un fcrupule de m'en
prêter. Mais pour les faire valoir elle
me les nommoit avec un air de myftere.
qui me forçoit précifément à les refu-
fer, tant par dégoût que par honte, &
le hafard féconda fi bien mon humeur
pudique, que j'avois plus de trente ans
avant que j'eulTe jette les yeux fur aucun
de ces dangereux livres,
Dij'
-r^ (E U V R -E S
En moins d'un an j'épuifai la mince
boutique de La Iribu , Ôc alors je me
trouvai dans mes loifirs crueliement de'-
fœuvré, Guéri de mes goûts d'entant &
de poli0on par celui de ia ledure , &
même par mes ledures , qui , bien que
ians clioix & louvent mauvaites, ramç'
poient pourtant mon cceur à des (enti-
j-nens plus nobles que ceux que m'avoit
donné mon état. Dégoûté de tout ce qui
étoit à ma portée , & fentant trop loin
de moi tout ce qui m'auroit tenté , je
ne voyois rien de polïible qui pût flat-
ter mon coeur. Mes fens émus depuis
îongtems me demandoient une jouif-
fance dont je ne favois pas même irna-
<Tiner l'objet. J'étois aufii loin du véri-
table que fi jen'avoispoint eudeTexe,
ac déjà pubère & fenlible , je penlois
quelquefois à mes folies . mais je ne voyois
j-ien au-delà. Dans cette étrange fitua-
tion, mon inquiète imagination prit un
parti qui me fauva de moi-même èc calma
îîia naiilants fenrualité. Ce fut de fe nour-
rir des fituations qui m^avoient intéref-
fé dans mes lec-hires, de les rappcller ,
de les varier, de les combiner, de me
les approprier tellement que je devinlfe
un des perfonnagcs que j'imaginois , (jue
Diverses* 77
je me vlfTs toujours dans les pofîtions
les plus agréables félon mon goût; enfin
que l'état fiftif où je venois à bout de
me mettre , me fît oublier m.on état réel
dont i'étois fi m.écontent. Cetamourdes
objets imaginaires 6c cette facilité de
m'en occuper, achevèrent de me dégoû-
ter de tout ce qui m'entouroit, & déter-
minèrent ce goût pour la folitude, qui
m'eft toujours refté depuis ce tems là.
On verra plus d'uîîe fois dans la fuite
les bizarres effets de cette difpofition ii
mifantrope & fi fombre en apparence,
mais qui vient en effet d'un cœur trop
affëélueux, trop aim.ant, trop tendre,
qui, faute d'en trouver d'exiftans qui lui
reflemblent, eft forcé de s'alimenter ds
fiélions. Il me fuffit , quant à préfent ,
d'avoir marqué l'origine & la premiers
caufe d'un penchant qui a modifié tou-
tes mes paffions, & qui, les contenant
par elles-mêmes, m'a toujours rendu pa-
reflcux à faire , par trop d'ardeur à defirer.
J'atteignis ainfi ma feizieme année ,
inquiet, mécontent de tout ^ de moi ,
fans goûts de mon état, fans plaîfirs de
mon âge, dévoré de defirs dont j'igno-
rois l'objet , pleurant fans fujet de lar-
mes , foupirant fans favoir de quoi ; enfin
Diij
78 Ouvres
careffant tendrement mes chimères faute
de rien voir autour de moi qui les va-
lût. Les dimanches mes camarades ve-
noient me chercher après le prêche pour
aller m'ébaure avec eux. Je leur aurois
volontiers échappé fi j'avois pu : mais
ime fois en train dans leurs jeux, j'étois
plus ardent 5c failois plus loin qu'aucua
autre ; difficile à ébranler &: à retenir.
Ce fuî-là de tout temps ma dilpofition
confiante. Dans nos promenades hors
de la ville , j'allois toujours en avant fnns
fonger au retour, à moins que d'autres
n'y fongeaflent pour moi. J'y fus pris
deux fois ; les portes furent fermées
iivant que je pu(fe arriver. Le lendemain
je fus traité comme on s'imagine, & la
féconde fois il me fut promis un tel ac-
cueil pour la troificme, que je réfolus
de ne m'y pas expofer. Cette troifieme
fois fi redoutée arriva pourtant. Ma vi-
gilance fat mife en défaut par un mau-
dit Capitaine appelle M. Minutoli, qui
fermoit toujours la porte oii il étoitde
garde une- demie heure avant les autres.
Je revenois avec deux camarades. A de-
mi lieue de la ville j'entends fonner la
retraite; je double le pas; j'entends bat-
tre la caiife, je cours à toutes jambes;
Diverses. 7^
f arrive efloufflé , tout en nage: le cœur
me bat; je vois de loin les foldars à
leur pofte; j'accours, jecrie d'une voix
étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas
de l'avancée, je vois lever le premier
pont. Je frémis en voyant en l'air ces
cornes terribles , (jniftre ti. fatal augure
du (ort inévitable que ce moment com-
niençoit pour moi.
Dans le premier tianfport de ma dou-
leur je me jettai fur le glacis & mordis
la terre. Mes camarades rianc de leur
malheur, prirent à l'mftant leur parti.
Je pris aufïi le mien, mais ce fut d'une
autre manière. Sur le lieu même je jurai
dene retourner jamais chez mon maître;
& le lendemain , quand à l'heure de la
découverte ils rentrèrent en ville , je leur
dis adieu pour jamais, les priant feule-
ment d'avertir en fecret mon coufin
Bernard de la réfolution que j'avois pri-
fe , & du lieu oii il pourroit me voir
encore une fois.
A mon entrée en apprentiffage, étant
plus féparé de lui, je le vis moins. Tou-
tefois durant quelque tems nous nous
raffemblions les dimanches : mais infen-
fîblement chacun prit d'autres habitu-
des, & nous nous vîmes plus rarement.
Div
go (B U V R E s
Je fuis perfuadé que fa mère contribua
beaucoup à ce changement. Ilétoit, lui,
un garçon au haut; moi , chétif appicn-
tif, je n'étois plus qu'un enfant de Saint
Cervaïs, Il n'y avoit plus entre nous
d'égalité malgré la naiHance; c'étoit dé-
roger que de me fréquenter. Cependant
les llaifons ne cefTerent point^ tout-à-
fait entre nous, & comme c'étoit un
garçon d'un bon naturel, il fuivoit quel-
quefois Ton coeur m.algré les leçons de
la mère. Inftruit de ma réfolution , il
accourut , non pour m'en diiïuader ou
îa partager, mais pour jetter par de pe-
îits préfens quelque agrément dans ma
fuite ; car mes propres refïources ne
pouvoient me miener fort loin. Il me
donna entr'autres une petite épée dont
î'étûis fort épris , ^c que j'ai portée juf-
qu à Turin , où le befoin m'en fit dé-
faire , & où je me la paOai , comjiie on
dit, au travers du corps. Plus fal ré-
fléchi depuis à la manière dont il fa
conduiht avec moi dans ce moment cri-
tique , plus je me fuis perfuadé qu'il
fuivit les infcrudions de fa mère & peut-
être de fon père-, car il n'eft pas pofli-
ble que de lui même il n'eût fait quel-
que effort pour me retenir, ou qu'il
n'eût été tenté de me fuivre : mais point.
ïlm^encouragea dans mon delTein plutôt
qu'il ne m'en détourna : puis quand il
me vit bien réfolu , il me quitta fans
beaucoup de larmes. Nous ne nous fom-
mes jamais écrit ni revus; c'efi domma-
ge. Il étoit d'un caradere eiTentiellement
bon : nous étions faits pour nous alm.er.
Avant de m'abandonner à la fatalité
de ma deilinée, qu'on me permette de
tourner un moment les yeux fur celle
qui m'attendoit naturellement, fi j'étois
tombé dans les mains d'un meilleur maî-
tre. Rien n'étoit plus convenable à mon
humeur ni plus propre à me rendre heu-
reux, que l'état tranquille 2i obfcur d'un
bon artifan , dans certaines clafîes fur-
tout , telles qu'efi à Genève celle des
graveurs. Cet état , aflez lucratif pour
donner une fubliftance aifée, & pas affez
pour mener à la fortune, eût borné mon
ambition pour le refte de mes jours, <k.
me laiflant un loilir honnête pour cul-
tiver des goûts modérés , il m'eût con-
tenu dans ma fphere fans m'offrir au-
cun moyen d'en fortir. Ayant une ima-
gination alfez riche pour orner de fes
chimères tous les états, a0ez puilhmte
pour me tranfporter , pour ainfi dire,
à mon gré de l'un à l'autre , 11 m'im-
Dv
^2 Œ U V R £ S '
portoit peu dans lequel je fufle en effet.
Il ne pouvoic y avoir (i loin du lieu oii
î'étois au premier château en Efpagne,
qu'il ne me tut aifé de m'y établir. De cela
feul il fuivoit que l'état le plus (impie,
celui qui donnoit le moins de tracas &
de foins j celui qui laifloit refprit le plus
libre , étoit celui qui me convenoit le
mieux, &. c'étoit précifément le mien.
J'aurois paflé dans le feln de ma religion,
de ma patrie,de ma famille & de mesamis,
uneviepaifible 5c douce, telle qu'il la fal-
loit à mon caraélere, dans l'uniformité
d'un travail de mon ?oût, & d'une fociété
félon mon cœur. J'aurois été bon chré-
tien, bon citoyen, bon père de famille,
bon ami, bon ouvrier, bon homme en
toute chofe. J'aurois aimé mon état, je
l'aurois honoré peut-être; & après avoir
pafle une vie obfcure & fimple , niais
Egale & douce, je ferois mort paidble-
înent dans le fein des miens. Bientôt
oublié, fans doute, j'aurois été regretté
du moins aufii long-tems qu'on fe feroit
fouvenu de moi.
Au lieu de cela... quel tableau vaisjc
faire? Ah ! n'anticipons point furies mi-
fer«rs de ma vie , je n'occuperai que trop
mes ledeurs de ce trifte fujet.
fin du premier Livre,
LES
CONFESSIONS
D E
L J. ROUSSEAU.
LIFRE SECOND,
.UTANT le moment où l'effroi me
iuggéra le projet de fuir m'avoit paru
trille , autant celui où je l'exécutai me
parut charmant. Encore enfant, quittée
mon pays , mes parens , mes appuis ,
mes reflburces, laifler un apprentiflage
à moitié fait , fans favoir mon métier
affez pour en vivre ; me livrer aux
horreurs de la mifere fans voir aucun
moyen d'en fortir; dans l'âge de la foi-
bleffe & de l'innocence m'expofer à
toutes les tentations du vice & du dé-
fefpoir; chercher au loin les maux, les
erreurs, les pièges, l'eklavage &: la
mort, fous un joug bien plus inflexible
ique celui que je n'avois pu foufîrir j
Dvj
8,^ (E u y R X ^
c'étolt-là ce que j'allois faire, c'e'toit h
perfpeélive que j'aurois dû envilager.
Que celle que je me peignois étoit diffé-
rente ! L'inde'pendance que je croyois
avoir acquife, e'toit le feul fentiment
qui m'aftedoit. Libre & maître de moi-
même , je croyois pouvoir tout faire ,
atteindre à tout : je n'avois qu'à m'éian-
cer pour m'élever & voler dans les airs.
J'entrois avec fécurité dans le vail:e
efpace du monde j mon me'rite alloit le
remplir : à chaque pas j'allois trouver
des feftins, des tréfors , des aventures,
des amis prêts à me fervir , à^Qs maî-
trefles emprefîées à me plaire : en me
montrant, j'allois occuper de moi Tuni-
vers : non pas pourtant l'univers tout
entier ; je l'en difpenfois en quelque
forte , il ne m'en falloit pas tant. Une
fociété charmante me fuiîifoit fans m'em-
barrader du refle. Ma modération m'inf-
crivoit dans une fphere étroite , mais
délicieufement choifie , où j'étoisafluré
de régner. Un feul château bornoit mon
ambition. Favori du feigneur ^v de la
dame, amant de la demoifelle, arni du
frère , & protedeur des voihns, j'étois
ontent; il ne m'en falloit pas davanr
tage.
Diverses, S^
En attendant ce modefle avenir 3
j'errai quelques jours autour de la
ville, logeant chez des paylans de ma
connoiiTaoce, qui tous me reçurent avec
plus de bonté que n'auroient fiiit des
urbains. Ils m'accuellloient , me lo-
geoient, me nourritloient trop bonne-
ment pour en avoir le mérite. Cela ne
pouvoit pass'appeller faire l'aumône ; ils
n'y mettoient pas aflez Tair de la fupé-
riorité.
A force de voyager & de parcourir
le monde , j'allai jufqu'à Confignon ,
terres de Savoie, à deux lieues de Ge-
nève. Le curé s'appelloit M. de Pont-
verre, Ce nom flu:;ieux dans rhiftoire
de la République me frappa beaucoup.
J'étois curieux de voir comment étoient
faits les defcendans des gentilshommes
de la cuiller. J'allai voir M. de Pont-
verre^ Il me reçut bien , me parla de
rhéréfie de Genève , de l'autorité de
la fainte mère Eglife, & me donna à
dîner. Je trouvai peu de chofes à ré-
pondre à des argumens qui finiiToient
ainfi , & je jugeai que des curés chez
qui l'on dînoit {i bien valoient tout au
moins nos minières. J'étois certaine-
ment plus favant que M. de Foiuvarre^
$6 Œuvres
tout gentilhomme qu'il étoit ; mais j'é-
tois trop bon convive pour être fi bon
théologien ; & fon vin de Frangi , qui
me parut excellenr, argumentoit ii vic-
torieufement pour lui , que j'aurois rougi
de fermer la bouche à un fi bon hôte.
Je cédois donc, ou du moins je ne ré-
fiftois pas en face. A voir les ménage-
mens dont j'u(ois on m'auroit cru faux ;
on fe fût trompé. Je n'étois qu'hon-
nête , cela eft certain. La flatterie , ou
plutôt la condefcendance n'eft pas tou-
jours un vice, elle cfl: plus fouvent une
vertu, fur -tout dans les jeunes gens.
La bonté avec laquelle un homme nous
traite , nous attache à lui ; ce n'eft pas
pour l'abufer qu'on lui cède, c'eH: pour
ne pas l'attrifler , pour ne pas lui rendre
îe mal pour le bien. Quel intérêt avoit
M. de Poncverre à m'accueillir , à me
bien traiter, à vouloir me convaincre?
Nul autre que le mien propre. Mon
jeune coeur fe difoit cela. J'étois tou-
ché de reconnoiilance & ce refpecl pour
ie bon prêtre. Je fentois ma lupério-
rité ; je ne voulois pas l'en accabler
pour prix de fon hofpitalité. Il n'y avoit
point de motif hypocrite à cette con-
duite : je ne fongeois point à changer
Diverses, Sy
de religion ; & bien loin de me fami-
liaiifer (i vite avec cette idée , je ne l'en^
vifageois qu*avec une horreur qui devoit
l'écarter de moi pour long-tems ; je vou-
lois feulement ne point fâcher ceux qui
me carelToient dans cette vue ; je vou-
lois cultiver leur bienveillance & leur
laifler Tefpoir du fuccès , en paroiflanî
moins armé que je ne rétois en eifet.
Ma faute en cela reffembloit à la co-
quetterie des honnêtes femmes , qui
quelquefois pour pai venir à leurs fins,
favent, fans rien permettre ni rien prvO-
mettre , faire efpérer plus qu'elles ne
veulent tenir,
La raifonjla pitié, l'amour de Tordre
exigeoient aflurément que loin de fe
prêter à ma folie, on m'eloignât de ma
perte où je courois , en me renvoyant
dans ma famille. C'elr là ce qu'auroit
fait ou tâché de faire tout homme vrai-
ment vertueux. Mais quoique M. de
Pontuerre fût un bon homme , ce n'é-
toit adurément pas un homme vertueux.
Au contraire , c'étoit un dévot qui ne
connolfîoic d'autre vertu que d'adorer
les images & de dire le rofaire ; une
efpece de miiTionnaire qui n'imaginoit
rien de mieux pour le bien de la foi ,
83 ' (B u V n E s
que de faire des libelles contre les mî-
niftres de Genève. Loin de penfer à me
renvoyer chez moi il profita du defir
que j'avois de m'en éloigner , pour me
mettre hors d'e'tat d'y retourner, quand
rrjême il m'en prendroit envie. Il y avoit
tout à parier qu'il m'envoyolt pe'rir de
mifere ou devenir un vaurien. Ce n'é-
toit point-là ce qu'il voyoit. Il voyoît
une ame ctée à l'he'réiie & rendue à
rEglife. Honnête homme ou vaurien ,
qu'importoit cela pourvu que j'allafle à
la meflTe ? Il ne faut pas croire , au refte,
que cette façon de penfer foit parti-
culière aux catholiques \ elle eft^ celle
de toute religion dogmatique oii l'on
fait l'eflentiel , non de faire , mais de
croire.
Dieu vous appelle , me dit M. de
Tontverre, Allez à Annecy ; vous y
trouverez une bonne dame bien chari-
table, que les bienfaits du Pvoi mettent
en état de retirer d'autres âmes de l'er-
reur dont elle eft fortie elle-même. II
s'agiiïbit de madame de ff^arens , nou-
velle convertie , que les prêtres forçoient
en effet de partager avec la canaille qui
venoit vendre 4 foi, une penfion de
4eux mille francs que lui donnoit le roi
Diverses, 8p
de Saf daigne. Je me fentois fort hu-
milié d'avoir befoin d'une bonne dame
bien charitable. J'aim.ois fort qu'on me
donnât mon néceiïaire , mais non pas
qu'on me fit la charité, & une décote
n'étoit pas pour moi fort attirante, tou-
tefoispreffé par M. de Pontverre, par la
faim qui me talonnolt ', bien aife auPu de
faire un voyage & d'avoir un but , je
prends m.on parti , quoiquavec peine,
& je pars pour Annecy, j'ypouvois être
aifément en un jour ; mais je ne me prel-
fois pas , j'en mis trois. Je ne voyoiS
pas un château à droite ou à gauche ,
fans aller chercher l'avanture que j'étois
fur qui m'y attendoit. Je n'ofois entrer
dans le château , ni heurter ; car j'étois
fort timide. Mais je chantois fous la
fenêtre qui avoit le plus d'apparence ,
fort furpris , après m'être long-tems
époumonnéjdenevoirparo'.trenidames
ni demoirelles qu'attirât la beauté de
ma voix, ou le (el de mes chanfons;
vu que j'en favois d'admirables que mes
camarades m'avoit-nt a;:priies , &: que je
chantois admirablement.
J'arrive enfin ; je vois madame
de JVarens. Cette époque de ma vie
a décidé de mon caractère \ je ne
$0 (E u y R X s
puis me refondre à la paffer légère-
ment. J'étols au milieu de ma fei-
zieme année. Sans être ce qu'on ap-
pelle un beau garçon , j'étois bien pris
dans ma petite taille ; j'avois un joli
pied, la jambe fine, l'air dégagé, la
phyfionomie animée , la bouche mi-
gnone, les fourcils & les cheveux noirs,
les yeux petits & même enfoncés , mais
qui lançoientavec force le feu dont mon
fàng étoit cmbrâfé. Maîheureufement je
ne favois rien de tout cela , & de ma
vie il ne m'ef): arrivé de fonger à ma
figure , que lorfqu'il n'étoit plus rems
d'en tirer parti. Ainfî j'avois avec la
timidité de mon âge celle d'un naturel
très- aimant, toujours troublé par la
crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique
j'eufTe l'efprit affez orné, n'ayant jamais
vu le monde je manquois totalement de
manières ; & mes connoiflances loin d'y
fuppléer, ne fervoient qu'à m'intimider
davantage, en me faifant fentir combien
j'en manquois.
Craignant donc que mon abord ne
prévînt pas en m.a faveur, je pris autre-
ment mes avantages , & je fis une belle
lettre en ftyle d'orateur, où, coufant
des phrafes des livres avec des locu-
tîons d'apprentif , je déployois toute
mon éloquence pour capter la bienveil-
lance de madame de W arens. J'enfer-
mai la lettre de M. de Pontverre dans
la mienne , & je partis pour cette ter-
rible audience. Je ne trouvai point ma-
dame de Jf^arens ; on me dit qu'elle
venoit de fortir pour aller à l'Eglife.
C'étoit le jour des Rameaux de l'année
1728. Je cours pour la fuivre : je la
vois, je l'atteins, je lui parle je
dois me fouvenir du lieu ; je l'ai fou-
vent depuis mouillé de mes larmes &
couvert de mes baifers. Que ne puis-
je entourer d'un baluftre d'or cette heu*
reufe place ! que n'y puis-je attirer les
hommages de toute la terre! Quiconque
aime à honorer les monumens du falut
des hommes n'en devroit approcher qu'à
genoux.
C'étoit un pafTage derrière fa mai-
fon , entre un ruifleau à main droite
qui la féparoit du jardin , & le mur de
la cour à gauche , conduifant par une
fauffe porte à l'églife des Cordeliers,
Prête à entrer dans cette porte, madame
de W^arens fe retourne à ma voix. Que
devins-je à cette vue ! Je m'étois figuré
une vieille dévote bien réchignée : U
^2 (E u r R E S
bonne dame de M. de Pontverre ne
pouvoit être autre chofe à mon avis.
Je vois un vifage pe'tri de grâces , de
beaux yeux bleus pleins de douceur,
un teint éblouiiïànt , le contour d'une
gorge enchantcreile. Pvien n'échappa au
rapide coup d'oeil du jeune prolélyte;'
car je devins à l'inftant le fien ; fur
qu'une religion préchée par de tels mif-
fionnaires ne pouvoit manquer de me-
ner en paradis. Elle prend en fouriant
la lettre que je lui préfente d'une main
tremblante , l'ouvre , jette un coup-
d'oeil fur celle de M. de Pontverre , re-
vient à la mienne qu'elle lit toute en-
tière , & qu'elle eût relue encore, fi fon
laquais ne l'eût avertie qu'il étoit tems
d'entrer. Eh! mon enfant, me dit- elle
d'an ton qui me fit trenaillir, vous voilà
courant le pays bien jeune ; c'eft dom-
mage, en vérité. Puis fans attendre ma
réponfe , elle ajouta : allez chez moi
m'attendre ; dites qu'on vous donne à
déjeuner : après la meffe j'irai caufer
avec vous.
Louife-Eléonore de IP^arens étoit
une demoifelle de la Tour de Pi! , noble
& ancienne famille de Vevay, ville du
pays de Vaud. Elle avoit époufé fort
DirEK.SE s. p5
jeune M, de Warens de la maifon de
Loys , fils aîné de M. àc _t^iUardïn de
Laufanne. Ce mariage, qui ne produifit
point d'cnfans , n'ayant pas trop réufli ;
madame de If^arens ^ poufïée par quel-
que chagrin domeflique , prit le tems
que le roi Victor- Amedée étcit à Evian
pour pafTer le lac & venir fe jetter aux
pieds de ce Prince ; abandonnant ainfi
fon. mari , fa famille & fon pays , par
une étourderie afiez femblable à la
mienne, & qu'elle a eu tout le terns de
pleurer aufli. Le Roi , qui aimoit à
faire le zélé catholique , la prit fous
fa protedion , lui donna une penfion
«de quinze cents livres de Piémont , ce
qui étoit beaucoup pour un Prince
audi peu prodigue , & voyant que fur
cet accueil on l'en croyoit amoureux,
il l'envoya à Annecy, efçortée par un
détachement de {^% Gardes , oia , fous
la direftion de Michel Gabriel de Ber-
nex , Evêque titulaire de Genève, elle
fit abjuration au Couvent de la Viii-
tation.
Il y avoit fix ans qu'elle y étoitquand
j'y vins , 8c elle en avoit alors vingt-
nuit , étant née avec le fiecle. Elle avoit
de ces beautés qui fe confervent, parcQ
^^ (3 u r R E »
qu'elles font plus dans la phyfîonomie
que dans les traits; auflfi la fienne étoiî-
elle encore dans tout fon premier éclat.
Elle avoit un air careflant & tendre ,
un regard très-doux , un fourire angé-
lique , une bouche à la mefure de la
mienne , des cheveux cendrés d'une
beauté peu commune, & auxquels elle
donnoit un tour négligé qui la rendoit
très-piquante. Elle étoit petite de fhture,
courte même , & ramalïee un peu dans
fa taille, quoique fans difformité. Mais
il étoit impolTible de voir une plus belle
tête , un plus beau fein, de plus belles
mains, & de plus beaux bras.
Son éducation avoit été fort mêlée.
Elle avoit ainfi que moi perdu fa mère
dès fa nalffance, & recevant indifférem-
ment des inftrudions comme elles s'é-
toient préfentées, elle avoit appris un
peu de fa gouvernante, un peu de fon
père, un peu de fes maîtres, & beau-
coup de fes amans; fur tout d'un M. de
Tavel, qui, ayant du goût di des con-
noiffances, en orna la perfonne qu'il al-
moit. Mais tant de genres diftérens fe
nuifirent les uns aux autres, & le peu
d'ordre qu'elle y mit , empêcha que fes
diverfes études n'étendiffcnc la jufteffe
Diverses. p^
naturelle de Ton erprit. Ainfi, quoiqu'elle
■ eût quelques principes de philofophie &
de phyfique, elle ne laifla pas de pren-
dre le goût que Ton père avoir pour la
médecine empyrique, & pour l'alchy-
mie ; elle faifoit des élixirs , des teintu-
res , des baumes, des magifteres, elle
prétendoit avoir des fecrets. Les charla-
tans profitant de fa foibleflTe s'emparèrent
d'elle , l'obféderent , la ruinèrent, & con-
fumerent au milieu des fournaux & des
drogues fon efprit, fes talens & fes char-
mes , dont elle eût pu faire les délices
des meilleures fociétés.
Mais fi de vils fiipons abuferent de
ion éducation mal dirigée pour obfcur-
cir les lumières de fa raifon, fi^n excel-
lent cœur fut à l'épreuve & demeura
toujours le même : fon caraâere aimant
& doux, fa fenfibilité pour les malheu-
reux, fon inépuifable bonté, fon humeur
gaie , ouverte &: franche , ne s'altérèrent
jamais ; & même aux approches de la
vieillefTe , dans le fein de l'indigence ,
des maux, des calamités diverfes, la fé-
rénité de fa belle ame lui conferva jus-
qu'à la fin de fa vie toute la gaîtéde (es
plus beaux jours.
Ses erreurs lui vinrent d'ua fond d'aci
p5 Œuvres
tivité inépuifable , qui voulolt fans ceHe
de l'occupation. Ce n'étoicRt pas des in-
tri"-iies de femmes qu'il lui falloir, c'é-
toit des entreprifes à faire & à diriger.
Elle étoit ne'e pour les grandes affaires.
A fa place Madame de LonguevUle n'eut
été qu'une tracatliere ; à la place de Ma-
dame de LonguevUle elle eût gouverné
l'Etat. Ses talens ont été déplacés, & ce
qui eût fait fa gloire dans une fituation
plus élevée , a fait fa perte dans celle où
elle a vécu. Dans les chofes qui étoient
à fa portée elle étendoit toujours fon
plan dans fa tête. & voyoït toujours fon
objet en grand. Celafaifoit qu'^employant
des moyens proportionnés à fes vues
plus qua fes forces, elle éciiouoit par
la faute des autres , & fon projet venant
à manquer , elle étoit ruinée ou d'autres
n'auroient prefque rien perdu. Ce goûs
àQS affaires qui lui fit tant de maux, lui
fit du moins un grand bien dans fon
afyle monaftique , en l'empêchant de s'y
fixer pour le refte de fes jours , comm.e
elle en étoit tentée. La vie uniforme &
fimple des Religieufes, leur petit caille-
îage de parloir , tout cela ne pouvoit
flatter un efpnt toujours en mouvement,
qui, formant chaque jour de nouveaux
■ fy{lèmes|
Diverses, py
fyftêmes, avoit befoin de liberté pour
s'y livrer. Le bon Evêqiie de Bcrnex ^
avec moins d'efprit que François de Sa-
les , lui reflembloit fur bien des points,
& Madame de Jf^arens qu'il appelîoic
fa fille, U qui refTembloit à Madame de
Chantai fur beaucoup d'autres, eût pu
îui refiTembler encore dans fa retraite,
fî fon goût ne l'eût détournée 'de l'oi-
fiveté d'un couvent. Ce ne fut point
manque de zcle , fi cette aimable fem-
me ne fe livra pas aux menues pratiques
de dévotion qui fembloient convenir à
une nouvelle convertie, vivant fous la
direâion d'un Prélat. Quel queût été
le motif de fon changement de religion,
elle fut lincere dans celle qu'elle avoic
embraffie. Elle a pu fe repentir d'avoir
commis la faute, mais non pas defircr
d'en revenir. Elle n'eft: pas feulement
morte bonne catholique , elle a vécu
telle de bonne foi , èi j'ofe affirmer, moi
qui penfe avoir lu dans le fond de fon
ame, que c'étoit uniquement par aver-
fîon pour les fimagrées, qu'elle ne faifoit
point en public la dévote. Elle avoit une
piété trop folide pour affecter de la dé-
votion. Mais ce n'eft pas ici le lieu d»
Ire Punie, E
o3 (E U V R s s
in'étendre fur fcs principes ; j'aurai d'au-
tres occafions d'en parler.
Que ceux qui nient la fympathiedes
âmes expliquent, s'ils peuvent, com-
ment de la première entrevue, du pre-
mier mot , du premier regard. Madame
de IP^anns m'infpira , non-feulement le
plus vif attachement, mais une confian-
ce parfaite , & qui ne s'eft jamais dé-
mentie. Suppofons que ce que j'ai fenti
pour elle fût véritablement de l'amour;
ce qui paroîtra tout au moins douteux
à qui fuivra VhiRoire de nos liaifons ;
comment cette pallion fut-elle accom-
pagnée, dès fa naiffance , des fentimens
qu'elle infpire le moins ; la paix du cœur,
ie calme, la férénité, la fécurité. l'allu-
rance ? Comment en approchant pour
la première fois d'une fem.me aimable ,
polie, éblouiiTante; d'une Dame^ d'un
état fupérieur au mien , dont je n'avois
jamais abordé la pareille, de celle dont
dépendoit mon fort en quelque forte ,
par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle
y prendroit ; comment , dis-je , avec tout
cela me trouvai-jeà l'indant aufli libre,
audi à mon aifc, que fi j'euHe été par-
faitement fur de lui plaira? Comment
îi'cus - je pas un moment d'embarras ,
de timidité , de gêne ? Naturellement
honteux, décontenancé, n'ayant jamais
vu le monde, comment pris-je avec elle
du premier jour, du premier inftanc ,
les manières faciles, Je langage tendre,
le ton familier que j'avois dix ans après,
lorfque la plus grande intimité l'eut ren-
du naturel ? A-t-on de l'amour, je ne
dis pas fans defirs , j'en avoisj mais fans
inquiétude, fans jaloiifie? Ne veut -on
pas au moins apprendre de l'objet qu'on
aime fi l'on eft aimé? C'eft unequefcion
qni ne m'eft pas plus venue dans l'ef-
prit de lui faire une fois en m.a vie
que de me demander à moi-même fi ja
m'aimois, & jamais elle n'a été plus cu-
rieufe avec moi. Il y eut certainement
qi'.elque chofe de fingulier dans mes [qïi-
tjmens pour cette charmante femme, &
l'on y trouvera dans la fuite des bizar-
reries auxquelles on ne s'attend pas.
Il fut queftion de ce que je devien-
drois, & pour en caufer plus à loifir ,
elle me retint à dîner. Ce fut le premier
repas de ma vie où j'euffe manqué d'ap-
pe'tir, & fa femme-de-chambre qui nous
fervoir, dit aufli que j'érois le premier
voyageur de mon âge & de mon étofte
qu elle en eût vu manquer. Cette remar-
■joo ^ u r R £' ■s
nue, qui ne me nuifit pas dans rerprlt
de fa maitrelTe , tombcit un peu a plomb
fur un gros manan qui dînoit avec nous ,
ti qui dévora lui tout feul un repas
honnête pour fix perfonnes. Pour moi
i'étois dans un ravifTement qui ne me
permettoit pas de manger, ^lon cœur
ie nourrilToit d'un (entiment tout nou-
veau dont il occupoit tout mon être :
il ne me laiiToit des efprits pour nulle
autre forclion.
Madame de jrarensvo\i\\M lavoir les
détails de ma petite hiftoire ; je retrou-
vai pour la lui conter, tout 1^ tcu que
î'avois perdu chez mon maître. Plus) in-
téreflbis cette excellente ame en ma ta.
veur. plus elle plalgnoit le fort auquel
î'allois m'expofer. Sa tendre compaflion
Je marquoit dans fon air, dans Ton re-
gard, dans fesgeftes. Ellenofoitmex.
horter à retourner à Genève. Dans (a
polition , ç'^ut été un crime de leze-
catholicité. & elle n'ignoroit pas com^
K-en elleétoit furveillée, & combien les
difcours étoient peles. Mais elle me par-
îoitd'un ton fi touchant de lam;aion
de mon père, qu'on voyou bien qu elle
eue approuve que j'allalTe le confolcr.
I^llç ne lavolt pas combien fans y longée
Diverses, îOi
elle plaidoit contre elle-même. Outre
que ma réfolution étoit prife comme Je
crois l'avoir dit ; plus je la trouvois élo-
quente perfuafive, plus fes difcours m'ai-
lolent au cœur, & moins je pouvoisme
refondre à me détaeher d'elle. Je fentois
que retourner à Genève étoit mettre en-
tr'elle & moi une barrière prefque infur-
montable , à moins de revenir à la dé-
marche que j'avois faite, & à laquelle
mieux valoit me tenir tout d'un coup.
Je m'y tins donc. Madame de Jfarens
voyant fes efforts inutiles ne les poufla
pas jufqu'à fe compromettre, mais elle
me dit avec un regard de commifération.
Pauvre petit , tu dois aller o\x Dieu t'ap-
pelle j mais quand tu feras grand tu te
fouviendras de moi. Je crois qu'elle ne
penfoit pas elle-même que cette prédic-/*
tion s'accompliroit fi cruellement.
La difficulté reftoit toute entière.
Comment fubfifter fi jeune hors de mon
pays? A. peine à la moitié- de mon ap-
prentidi^e . j'étols bien loin de favoic
mon métier. Quand je l'aurois fu, je
n'en aurois pu vivre en Savoie, pays
trop pauvre pour avoir des arts. Le ma-
nan qui dînoit pour nous, forcé de faire
une paufe pour repofer fa mâchoire, ou-
E iij
102 (E V V n M S
vrit un avis qu'il difoit venir du ciel,
& qui , à juger par les fuites , venoic
plutôt du côté contraire. Cctoit que i'al-
lafle à Turin, o\x , dans un Hofpice éta-
bli pour l'inftruaion des cathécumenes ,
j'aurois, dit-il. la vie temporelle & fpi-
rituelle , jufqu'à ce qu'entré dans le feiri
de TEglife, je trouvaOe par la charité
des bonnes âmes une place qui me con-
vînt. A l'égard des frais du voyage , con-
tinua mon homme , fa Grandeur Mon-
feigneur TEvêque ne manquera pas , fi
Madame lui propofe cette fainte œuvre,
de vouloir charitablement y pourvoir , &
Madame la Baronne qui eft fi charitable,
dit- il en s'inclinant fur fon afllette , s'em-
preflera fûrement d'y contribuer aulli.
Je trouvois toutes ces charités bien
dures; javois le coeur ferré, je nedifois
rien , & Madame de JFarens , fans faifir
ce projet avec autant d'ardeur qu'il étoit
offert , fe contenta de répondre que cha-
cun devoit contribuer au bien félon (on
pouvoir , & qu'elle en parleroit àMon-
feigneur : mais mon diable d'homme ,
quf craignit qu'elle n'en parla: pas à fon
gré , & qui avoir fon petit intérêt dans
cette affaire , courut prévenir les aumô-
niers, & emboucha fi bien les bons prc-
JJ I F E R s £ s. 103
très, que quand Madame de Tf^arens ,
qui craignoit pour moi ce voyage , en
voulut parler à l'Evêque , elie trouva
que c'étoit une affaire arrangée, & il lui
remit à l'inftant l'argent defliné pour
mon petit viatique. Elle n'ofa inlîiler
pour me faire refier : j'approchois d'un
âge où une femme du fien ne pouvoir
décemment vouloir retenir un jeune
homme auprès d'elle.
Mon voyage étant ainfi réglé par ceux
q-ji prcnoient foin de moi , il fallut bien
me foumettre, &: c'ell même ce que je
fis fans beaucoup de répugnance. Quoi-
que Turin fût plus loin que Genève ,
je jugeai qu'étant la capitale, elie avoit
avec Annecy des relations plus étroites
qu'une ville étrangère d'état & de reli-
gion , & puis , partantpour obéir à Ma-
dame de Warens, je me regardois comme
vivant toujours fous fa diredion; c'étoit
plus que vivre à fon voifînage. Enfin
l'idée d'un grand voyage flattoit ma ma-
nie ambulante, qui déjà commençoit à
fe déclarer. Il me paroifloit beau de paf-
fer les monts à mon âge , & de rn'élever
au deffus de mes camarades de toute la
hauteur des alpes. Voir du pays efl un
appât auquel un Genevois ne réfiflc
JE iv
«04- (E V V R £ s
guères: je donnai donc mon confente-
nient.Mon manan devoit partir dansdeux
jours avec fa femme. Je leur fus confié
& recommandé. Ma bourfe leur fut re-
jnife renforcée par Madame de JVarens ^
qui de plus me donna fecrétement un
petit pécule auquel elle joignit d'amples
jnftruaions,& nous partîmes le Mercre-
di Saint.
Le lendemain de mon départ d'An-
necy, mon père y arriva courant a ma
plfte avec un M. Rivai fon ami, hor-
loger comme lui, homme d'efprit, bel-
efprit même , qui faifoit des vers mieux
que la Motte , & parloit prefque aulli
bien que lui; de plus, parfaitement hon-
nête homme, mais dont la littérature
déplacée n'aboutit qu'à faire un de fes
fils comédien.
Ces Meilleurs virent Madame de IFû.-
rens , & fe contentèrent de pleurer mon
fort avec elle, au lieu de me fuivre &
de m'atteindre , comme ils l'auroient pu
facilement , étant à cheval & iiioi à pied.
La même chofe étoit arrivée à mon on-
cle Bernard. Il étoit venu à Confignon ,
Sddelà fâchant que j'étois à Annecy,
il s'en retourna à Genève. Il fembloit
que mes proches confpiraflent avec mon
Diverses. iq;*
éîôlle , pour me livrer au deftin qui
m'atcendoir. Mon frère s'étoic perdu par
une femblable négligence ,& (i bien per-
du , qu'on n'a jamais fu ce qu'il étoic
devenu.
Mon père n'étoit pas feulement un
homme d'honneur ; c étoit un homme
d'une probicé^ïire & il avoit une de ces
âmes fortes qui font les grandes vertus.
De plus , il étoit bon père, fur -tout
pour moi. Il m'aimoittrès-têndrement,
miis il aimoit aulTi (qs plaifirs, & d'au-
tres goûts avoient un peu attiédi i'aftec-
tlon paternelle depuis que je vivois loin
de lui. Il s'étoit remarié à Nion , &:
quoique fa femme ne fût plus en âge de
me donner <iQ.s frères, elle avoit des
parens : cela (aifoit une autre famille ,
d'autres objets , un nouveau ménage ^
qui ne rappelloit plus fi fouvent mon
fouvenir. Mon père vieiliifïoit oc n'avoit
aucun bien pour foutenir fa vieilleffe.
Nous avions mon frère & moi quelque
bien de ma mère dont le revenu devoit
appartenir à mon père durant notre éîoi-
gnement. Cette idée ne s'oiTroit pas à
lui diredement & ne l'empéchoit pis de
faire fon devoir , mais elle agifibit four-
dement fans c^u'il s'en appercût lui-raê-
Ev
îo6 (E u r R £ s
me, & ralentiflblt quelquefois Ton zète
qu'il eût pouilé plus loin fans cela. Voi-
là , je crois, pourquoi, venu d'abord à
Annecy fur mes traces, il ne me fuivit
pas julqu'à Chamberi où il étoit mora-
lement fur de m'atteindre. Voilà pour-
quoi encore l'étant allé voir fouvent de-
puis ma fuite , je reçus toujours de lui
des carefles de père , mais fans grands
efforts pour me retenir.
Cette conduite d'un père dont j'ai fi
bien connu la tendrelîe & la vertu , m'a
fait faire des réflexions fur moi-même,
qui n'ont pas peu contribué à me mainte-
nir le cœur fain. J'en ai tiré cette gran-
de maxime de morale , la feule peut-être
d'ufage dans la pratique , d*éviter les (ï-
luations qui mettent nos devoirs en op-
pofition avec nos intérêts , ^ qui nous
montrent notre bien dans le mal d'au-
trui : fur que dans de telles fituations ,
quelque fîncere amour de la vertu qu'on
y porte , on foibiit tôt ou tard fans s'en
appcrcevoir , & l'on devient injufte &:
méchant dans le fait , fans avoir ceflé
d'être jufte & bon dans l'ame.^
Cette maxime fortement imprimée
au fond de mon cœur & mife en prati-
que , quoiqu'un peu tard , dans toute ma
DiruRSÊst Î07
conduite, efi: une de celies qui m'ont
donné l'air le plus bizarre & le plus fou
dans le public , & fur- tout parmi nics
connoiflances. On m'a imputé de vou-
loir être original & taire autrement
que les autres. En vérité je ne fongeois
gueres à faire ni comme les autres ni
autrement qu'eux. Je décrois fincere-
ment de faire ce qui étoit bien. Je m.s
dérobois de toute ma force à des (itua-
tions qui me donnalTent un intérêt con-
traire à l'intérêt d'un autre homme, &
par conféquent un defir fecret quoiqu'ia-
volontaire du mal de cet hommie-Ià.
Il y a deux ans que Milord Maréchal
me voulut mettre dans fon teflament.
Je m'y oppofai de toute ma force. Je
lui marquai que je ne voudrois pour rien
au monde me (avoir dans le tef!:ament
de qui que ce fut, & beaucoup mioins
dans le lien. Il fe rendit; maintenant il
veut me faire une penfion viagère, &:
je ne m'y oppofe pas. On dira que je
trouve mon compte à ce changement :
cela peut être. Mais ô mon bienfaiLeur
& mon père , fi j'ai le malheur de vous
furvivre je fais qu'en vous perdant j'ai
tout à perdre, & que je n'ai rien à ga-
gner.
E vj
.lOS (E U V R E s
C'ed-là , félon moi, la bonne phi-
lofophie , la feule vraiment aflortie au
cœur humain. Je me pénètre chaque
jour davantage de fa profonde folidité ,
& je l'ai retournée de différentes maniè-
res dans tous mes derniers écrits ; mais
le public qui eft frivole ne l'y a pas lu
remarquer. Si je furvis allez à cette en-
ireprife confommée pour en reprendre
une autre , je me propofe de donner
dans la fuite de l'Emile un exemple fi
charmant & fi frappant de cette même
maxime que mon ledeur foit forcé d'y
faire attention. Mais c'efl allez de ré-
flexions pour un voyageur \ il eft tems
de reprendre ma route.
Je la fis plus agréablement que je
n'aurois dû m'y attendre , & mon ma-
nan ne fut pas fi bourru qu'il en avoit
l'air. C'ctoit un homme entre deux âges,
portant en queue fes cheveux noirs gri-
fonnans ; l'air grenadier, la voix for-
te , aflez gai , m'archant bien , mangeant
mieux, & quifaifoit toute forte de me'-
tiers faute c'en favoir aucun. Il avoit
propofé, je crois, d'établir à Annecy,
je ne fais quelle manufadure. Madame
de Warem n'avoit pas manqué de don-
ner dans le projet, & g'étoit pour tâ-^
Diri:RS£S, îOp-
cher de le faire agréer au Miniftre , qu'il
faifoit , bien défrayé , le voyage de Tu-
rin. Notre homme avoir le talent d'in-
triguer en fe fourrant toujours avec les
prêtres, &, faifant TemprelTé pour les
fervir, il avoit pris à leur école un cer-
tain jargon dévot dont il ufoit lans cef-
fe , fe piquant d'être un. grand prédica-
teur. Il favoit même un paflage latin de
la bible , & s'étoit comme s'il en avoit
fu mille , parce qu'il le répétoit mille
fois le jour. Du refte, manquant rare-
ment d'argent quand il en favoit dans la
bourfe des autres. Plus adroit pourtant
que fripon , & qui débitant d'un ton de
racoleur (qs capucinades , reflembloit à
l'hermite Pierre , prêchant la croifads
le fabre au côté.
Pour Madame Sabrari fon époufe ,
c'étoit une aflez bonne femme , plus
tranquille le jour que la nuir. Comme
je couchois toujours dans leur cham-
bre , fes bruyantes infomnies m'éveil-
loient fouvent , & m'auroient éveillé
bien davantage fi j'en avois compris le
fujet. Mais je ne m'en doutois pas mê-
me, & j'étois fur ce chapitre d'une bc-
tife qui a laifle à la feule nature tout le
foin de mon inftrudion.
110 (E u y R E %
Je m'acheminols gaîment avec mon
dévot guide & fa femillante compagne.
Nul accident ne troubla mon voyage ;
j'e'tols dans la plus heureufe fituation de
corps & d'efprit où j'aye été de mes
jours. Jeune, vigoureux, plein de fan-
té, de fccurité , de confiance en moi &
aux autres , j'étois dans ce court mais
précieux moment de la vie où fa pléni-
ritude expanfive étend pour ainfi-dire
notre être par toutes nos fenfations , &
embellit à nos yeux la nature entière
du charme de notre exiftence. Ma dou-
ce inquiétude avoit un objet qui la ren-
doit moins errante &: fixoit mon imagi-
nation. Je me regardois comme l'ou-
vrage , l'élevé, l'ami ,^ prefque l'amant
de Madame de Jf'arens. Les chofes obli-
geantes qu'elles m'avoit dites , les pe-
tites carefTes qu'elles m'avoit faites, l'in-
térêt fi tendre qu'elle avoit paru pren-
dre à moi , (qs regards charmans qui me
fem.bloient pleins d'amour psrce qu'ils
m'en infpiroient : tout cela nourriflbit
mes idées durant la marche , ôc me fai-
foit rêver délicieufement. Nulle crainte,
nul doute fur mon fort ne troubloit ces
rêveries. M'envoyer à Turin c'étoit ,
fclon moi, s'engager à m'y faire vivre.
Diverses, m
à m'y placer convenablement. Je n'a-
vois plus de fouci fur moi-même ; d'au-
tres s'étoient chargés de ce foin. Ainfi
je marchois légèrement allégé de ce
poids ; les jeunes defirs , Telpoir en-
chanteur, les brillants projets remplif-
foient mon ame. Tous les objets que je
voyois me fembloient les garans de ma
prochaine félicité. Dans les maifons j'i-
maginois des feftins ruftiques , dans les
prés de folâtres jeux, le long des eaux,
les bains, des promenades, la pèche,
fur les arbres des fruits délicieux, fous
leur ombre de voluptueux téte-à-têtes ,
fur les montagnes des cuves de lait &
de crème, une oifîveté charmante, la
paix, la (implicite, le plaiiîr d'aiîer fans
favoir où. Enfin rien ne frappoit mes
yeux fans porter à mon cœur quelque
attrait de jouiffance. La grandeur , la
variété , la beauté réelle du fpeclacle
rendoit cet attrait digne de la raifon ; la
vanité même y mêloit fa pointe. Si jeu-
ne, aller en Italie , avoir déjà vu tant
de pays , fuivre Annibal à travers les
monts me paroifloit une gloire au defTus
de mon âge. Joignez à tout cela des fta-
tions fréquentes & bonnes , un grand
appétit & de quoi le contenter : car ea
Il2 (S U V R £ S
vérité ce n'étoit pas la peine de m'en
faire faute , & fur le dîné de M. Sabran
le mien ne paroifloit pas.
Je ne me fouviens pas d'avoir eu dans
tout le cours de ma vie d'intervalle plus
parfaitement exempt de foucis & de pei-
ne , que celui des fept ou huit jours que
nous mîmes à ce voyage ; car le pas de
Madame Sabran fur lequel il filloit ré-
gler le nôtre n'en fit qu'une longue pro-
menade. Ce fouvenir m'a laifl'é le goût
le plus vif pour tout ce qui s'y rap-
porte, fur-tout pour les montagnes &
les voyages pédeftres. Je n'ai voyagé à
pied que dans mes beaux jours , & tou-
jours avec délices. Bientôt les devoirs,
les affaires , un bagage à porter m'ont
forcé de faire le Monlieur, & de pren-
dre des voitures, les foucis rongeans,
les embarras , la gène y font montés
avec moi, & dès-lors , au lieu qu'au-
paravant dans mes voyages je ne fentois
que le plaifir d'aller , je n'ai plus fenti
que le befoin d'arriver. J'ai cherché
long-temps à Paris deux camarades du
même goût que moi , qui vouluflent
coniacrer chacun cinquante louis de fa
bourfe & un an de fon tems à faire en-
femblc à pied le tour de l'Italie , fans
autre équipage qu'un garçon qui portât
avec nous un Tac de nuit. Beaucoup de
gens fe font préfentés enchantés de ce
projet en apparence : mais au fond le
prenant tous .pour un pur cliâteau en
Elpagne dont on caufe en converfation
fans vouloir l'exécuter en effet. Je me
fouviens que parlant avec paQion de ce
projet avec Diderot & Grimm , je leur
en donnai enfin la fantaifie. Je crus une
fois l'affaire faite ; mais le tout fe ré-
duifit à vouloir faire un voyage par
écrit , dans lequel Grimm ne trouvoit
rien de fi plaifant que de faire faire à
Diderot beaucoup d'impiétés , & de me
faire fourrer à l'inquifition à fa place.
Mon regret d'arriver fi vite à Turin
fut tempéré par le plaifir de voir une
grande ville , & par l'efpoir d'y fan-e
bientôt une figure digne de moi ; car
déjà les fumées de l'ambition me mon-
toient à la tête ', déjà je me regardois
comme infiniment audelTus de mon an-
cien état d'apprentif i j'étois bien loin
de prévoir que dans peu j'allois être
fort audeffous. .
Avant que d'aller plus loin ie do^is
au ledeur mon excufe ou ma juftin-
cation tant fur les menus détails où
114 Ouvres
j.e viens d'entrer que fur ceux où j'en-
trerai dans la fuite, & qui n'ont rien
d'inte'reffant à {qs yeux. Dans l'entre-
prife que j'ai faite de me montrer tout
entier au public , il faut que rien de
moi ne lui refte obfcur ou caché j il
faut que je me tienne inceffamment fous
ïjs yeux , qu'il me fuive dans tous les
égaremens de mon cceur, dans tous les
recoins de ma vie ; qu'il ne me perde
pas de vue un feul inftant, de peur que
trouvant dans mon récit la moindre la-
cune j le moindre vide , & fe deman-
dant quVt-il fait durant ce tems-là , il
ne m'accufe de n'avoir pas voulu tout
dire. Je donne afiez de prife à la maligni-
té des hommes par mes récits fans lui
en donner encore par mon fîlence.
Mon petit pécule étoit parti ; j'avois
jafé , & mon indifcrétion ne fut pas pour
mes conduéteurs à pure perte. Mada-
me Sabran trouva le moyen de m'ar-
racher jufqu'à un petit ruban glacé d'ar-
gent que Madame de Warens m'avoit
donné pour ma petite épée, &: que je re-
grettai plus que tout le refle: l'épée même
eût refté dans leurs mains fi je m'étois
moins ooftiné. Ils m'avoient Hdellement
défrayé dans h route , mais ils ne ma-
Diverses, llj"
voient rien laifïé. J'arrive à Turin fans
habits, fans argent, fans linge, & laif-
fant très-exaétement à mon ieul mérite
tout l'honneur de la fortune que j'allois
faire.
J'avois des lettres , je les portai, &
tout de fuite je fus mené à î'hofpice des
cathécumenes , pour y être InAruit dans
la religion pour laquelle on me vendoit
ma fubfidance. En entrant je vis une
grolîe porte à barreaux de fer, qui dès
que je fus pafié , fut fermée à double tour
fur mes talons. Ce début me parut plus
impofant qu'agréable , & commençoit
à me donner à penfer , quand on me fit
entrer dans une aflez grande pièce. J'y
vis pour tout meuble un autel de bois
furmonté d'un grand crucifix au fond de
la chambre, U autour, quatre ou cinq
chaifes aulli de bois qui paroiflbient
avoir été cirées , mais qui feulement
étoient lui Tantes à force de s'en fervir
Zi de les frotter. Dans cette falle d'af-
femblée étoient quatre ou cinq affreux
bandits , mes camarades d'inflruftion ,
& qui fembloient plutôt des archers du
Diable que des aipirans à fe taire en-
fans de Dieu. Deux de ces coquins
ctoient à'i% EfcUvons qui fe difoient
'tl6 (E V V s E s
Juifs & Maures , & qui comme ils me
l'avouèrent , palToient leur vie à couric
l'Efpagne & llialie, embraiïant le chrif-
tianifme & fe faifant baptifer, par-tout
où le produit en valoit la peine. On
ouvrit une autre porte de fer, qui par-
tageoit en deux un grand balcon régnant
fur la cour. Par cette porte entrèrent
nos fceurs les cathécumenes, qui comme
moi s'alloient régénérer , non par le bap-
tême , mais par une folemnelle abjura-
tion. C'étoient bien les plus grandes fa-
lopss &: les plus vilaines coureufes qai
jamais aient empuanti le bercail du fei-
gneur. Une feule me parut jolie & allez
intéreflante. Elle étoit à-peu près de mon
âge, peut-être un an ou deux de plus.
Elle avoit des yeux fripons qui rencon-
troient quelquefois les miens. Cela m'inf-
pira quelque defir de faire connoiilance
avec elle ; mais pendant près de deux
mois qu'elle demeura encore dans cette
maifon où elle étoit depuis trois, il me
fut ablolument impoffible de Taccofter;
t.mt elle étoit recommandée à notre
vieille geôlière & obfedcc par le faint
miflionnaire qui travailloit à fa conver-
fion avec plus de zèle que de diligence.
Il falloit qu'elle fut extrêmement ftu-
X) I r E R s s s» 117
pide; quoiqu'elle n'en eût pas l'air; cac
jamais inftrudion ne fut plus longue.
Le faint homme ne la trouvoit toujours
point en état d'abjurer ; mais elle s'en-
nuya de fa clôture , & dit qu'elle vou-
loit (crtir , chrétienne ou non. Il fallut
la prendre au mot, tandis qu'elle con-
fentoit encore à l'être , de peur qu'elle
ne fe mutinât & qu'elle ns le voulut
plus.
La petite communauté fut aiîemblee
en l'honneur du nouveau venu. On nous
fit une courte exhortation , à moi pour
m'en^ager à répondre à la grâce que
Dieu'me faifoit , aux autres pour les
inviter à m'accorder leurs prières & à
m'édifier par leurs exemples. Après quoi,
nos vierges étant rentrées dans leur clô-
ture , j'eus le tems de m'étonner tout à
mon'aife de celle oii je me trouvois.
, Le lendemain matin on nous aflem-
bîa de nouveau pour i'inftrudion , & ce
fut alors que je commençai à réfléchie
pour la première fois fur le pas que j'ai-
lois faire, & fur les démarches qui m'y
avoient entraîné.
J'ai dit, je répète , & je répéterai
peut-être une chofe dont je fuis tous les
jours plus pénétré i c'eft que fi jamais en-
lïS Œuvres
fant reçut une éducation raifonnable &:
faine , c'a été moi. Né dans une famille
que fes mœurs diftinguoient du peuple,
je n'avois reçu que des leçons de fagefïe
&; dQS exemples d'honneur de tous mes
parens. Mon père , quoique homme de
plaifir, avoit non-feulement une probité
fûre, mais beaucoup de religion. Ga-
lant homme dans le monde &: chré-
tien dans l'intérieur, il m'avoit infpiré
de bonne heure les fentimens dont il
étoit pénétré. De mes trois tantes, tou-
tes fages & vertueufes, \e^ deux aînées
étoient dévotes, & la troiiieme, fille à
la fois pleine de grâces, d'efprit & de
fens, l'étoit peut-être encore plus qu'el-
les, quoiqu'avec moins d'oftentation. Du
fein de cette eflimable famiile je paflai
chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme
d'églife & prédicateur, étoit croyant en
dedans, &; faifoit prefque au(îi bien qu'il
difoit. Sa foeur & lui cultivèrent par des
inftruftions douces & judicieufes les prin-
cipes de piété qu'ils trouvèrent dans mon
cœur. Ces dignes gens employèrent pour
cela des moyens fî vrais, fi difcrets, fi
raifonnables , que loin de m'ennuyer au
fermon, je n'en fortois jamais fans être
intérieurement touché & fans faire àQ%
Diverses, iip
rcfolutions de bien vivre auxquelles je
manquois rarement en y penfant. Chez
matante ^er/z^r^' la dévotion m'ennuyoit
un peu plus , parce qu'elle en faifoit un
métier. Chez mon maître je n'y penfois
plus gueres, fans pourtant penfsr diffé-
remment. Je ne trouvai point de jeunes
gens qui me pervertiflent. Je devins po-
liiïop, mais non libertin.
J'avois donc de la religion tout ce
qu'un enfant à l'âge oii j'étois en pou-
voit avoir. J'en avois mcme davantage,
car pourquoi déguifer ici ma penfée ?
Mon enfance ne fut point d'un enfant.
Je fentis , je pendii toujours en homme.
Ce n'efl: qu'en grandifiant que je fuis
rentré dans la claiïe ordinaire , en naiC-
fant j'en étois forti. L'on rira de me
voir me donner modeftement pour un
prodige. Soit; mais quand on aura bien
ri , qu'on trouve un enfant qu'à fix
ans les romans attachent , interelTent ,
tranfportent , au point d'en pleurer à
chaudes larmes; alors je fentirai ma va-
nité ridicule , & je conviendrai que
j'ai tort.
- Ainfi quand j'ai dit qu'il ne falloit
point parler aux en fans de religion fï
l'on voulolt qu'un jour ils en eufTent,
120 (E U V R E S
& qu'ils étoient Incapables de connoître
Dieu, même à notre manière, j'ai tiré
mon fentiment de mes obfervations ,
non de ma propre expe'rience : je fa-
vois qu'elle ne concluoit rien pour les
autres. Trouvez des J. J. RouJJeau à (ix
ans , & parlez leur de Dieu à fept, je
vous réponds que vous ne courez aucun
rifque.
On fent , je crois , qu'avoir de la
religion pour un enfant, & même pour
un homme , ceft fuivre celle où il eft
né. Quelquefois on en ôte; rarement on
y ajoute; la foi dogmatique efl un truit
de l'éducation. Outre ce principe com-
mun qui m'attachoit au culte de mes
pères , j'avois l'averfion particulière à
notre ville pour le catholicifme , qu'on
nous donnoit pour une aÔVeufe idolâ-
trie , & dont on nous peignoit le clergé
fous les plus noires couleurs. Ce fen-
timent aVloit li loin chez moi qu'au com-
mencement je n'entrevoyois jamais le
dedans d'une Eglife, je ne rencontrois
jamais un prêtre en furplis, je n'enten-
dois jamais la fonnettc d'une procerfion
fans un frémifTement de terreur &' d'et-
froi qui me quitta bientôt dans les vil-
les, mais qui fouvent m'a repris dans
les
Diverses. 121
les paroinTes de campagne , plus fembla-
blesà celles où je l'avois d'abord éprouvé.
Il efl: vrai que cette imprefllon étoitlin-
guliérement conftatée par le fouvenir
des carefies que les curés à.QS environs
de Genève font volontiers aux enfans
de la ville. En même-tems que la fon-
nette du viatique me faifoit peur , la
cloche de la melle & de vêpres me rap-
pelloit un déjeuner , un goûter , du
beurre frais, des fruits, du laitage. L©
bondinédeM.^e Po/z^^-eA-r^avoit produit
encore un grand effet. Ainû je m'étois
aifément étourdi fur tout cela. N'envi-
fageant le papifme que par fes liaifons
avec les amufemens & la gourmandife,
je m'étois apprivoifé fans peine avec
l'idée d*y vivre ; mais celle d'y entrer
folemnellement ne s'étoit préfentée à
moi qu'en fuyant & dans un avenir éloi-
gné. Dans ce moment il n'y eut plus
moyen de prendre le change : je vis
avec l'horreur la plus vive l'efpece d'en-
gagement que i'avois pris & fa fuite iné-
vitable. Les futurs néophytes que j'avois
autourdemoin'étoient pas propres à fou-
tenir mon courage par leur exemple,
& je ne pus me diUimuler que la fainte
œuvre que j'allois faire n'étoit au fond
lr& Partie, F.
122 (E U F R £ S
queTadion d'un bandit. Tout jeune en-
core je fentis que quelque religion qui
fut la vraie j'allois vendre la mienne,
& que , quand même je choilirois bien,
î'allois au tond de mon cœur mentir au
Saint-Efprit , & mériter le mépris àzs
hommes. Plus j'y penfois, plus je m'in-
dignois contre moi-même, & je gémif-
fois du fort qui m'avoit amené là, com-
me (i ee fort n'eût pas été mon ouvrage.
ÏI y eût des momens où ces réflexions
«devinrent lî fortes que li j'avois un in(^
tant trouvé la porte ouverte, je me fe-
Tois certainement évadé ; mais il ne
ine fut pas pouîble , & cette réfo-
îution ne tint pas non plus bien for-
tement.
Trop de delîrs fecrets la com.bat-
toient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs
l'obdination du deffein form.é de ne pas
retourner à Genève ; la honte , la diffi-
culté même de repafler les monts; l'em*
barras de miC voir loin de mon pays
fans amis, fans relTources ; tout cela con-
couroit à me faire regarder comme ua
repentir tardif les remords de ma conf-
çience; j'affeélois de me reprocher ce
que j'avois fait , pour excu(er ce que
fallois faire. En aggravant les torts da
Diverses» 125
pafTé j fen regardois l'avenir comme une
fuite nécefïaire. Je ne medifois pas ; rien
n'eft fait encore & tu peux être inno-
cent fi tu veux : mais je me difois :
gémis du crime dont tu t'es rendu cou-
pable, & que tu t'eft mis dans la nécellité
d'achever.
En effet , quelle rare force d'ame ne
me faîloit-il pointa mon âge , pour ré-
voquer tout ce que jufques-là j'avois pu
promettre ou laifl'er efpérer , pour rom-
pre les chaînes que je m'étois données,
pour déclarer avec intrépidité que je
voulois refter dans la religion de mes
pères, au rifque de tout ce qui en pou-
voit arriver? Cette vigueur n'ét jit pas
de mon âge , & il eft peu probable qu'elle
eût eu un heureux fucccs. Les chofes
ctoient trop avancées pour qu'on vou-
lût en avoir le démenti , & plus ma
réfiftance eût été grande, plus de ma-
nière ou d'autre ou fe iût fait une loi de
la furmonter.
Le fophifme qui me perdit efl: celui
de la plupart des hommes, qui fe plai-
gnent de manquer de force quand il efl:
déjà trop tard pour en u(er. La vertu
ne nous coûte que par notre faute , & li
nous voulions ctre toujours fages , ra-
Fij
ï2^ Œuvres
rement aurions-nous beloin d'être ver-
tueux. Mais Aqs penchans taciles à fur-
monter nous entraînent fans réfiftance :
nous cédons à des tentations légères
dont nous méprifons le danger. Infenfi-
blement nous tombons dans qqs fitua-
tions périlleufes dont nous pouvions ai-
lemerit nous garantir , mais dont nous
ne pouvons plus nous tirer (ans des ef-
forts héroïques qui nous effrayent , Se
nous tombons eniin dans l'abyme , en
difant à Dieu , pourquoi m'as tu fait
îî foible ? Mais malgré nous il répond
a nos confciences ; je t'ai fait trop
foible pour fortir du gouifre , parce
que je t'ai fait allez fort pour n'y pas
çom.ber.
Je ne pris pas précifément la réfolu-
tion de me faire catholique : mais voyant
le terme encore éloigné, je pris le tems
de m'apprivoifer à cette idée , & en at-
tendant je me figurois quelque événe-
ment imprévu qui me tireroit d'embar-
ras. Je réfolus pour gagner du tems de
faire la plus belle défenfe qu'il me fe-
roit podible. Bientôt ir.a vanité me dif-
pcnfa de fon,G:er à ma réfolution, & dès
que je n'apperçus que j'embarralfois
mieîqiitfois ceux qui vouloient m'inf-,
Diverses^ î2f
truîre , il ne m'en fallut pas ciavant?4ge
pour chercher à les terraiïer tout-à-fait.
Je mis même à cette entreprife un zèle
bien ridicule : car tandis qu'ils travail-
loient fur moi je voulus travailler fuc
eux. Je croyois bonnement qu'il ne fal-
loitque les convaincre, pour les engagée
à fc faire proteftans.
Ils ne trouvèrent donc pas en moî
tout-à-rait autant de facilité qu'ils en
attendoient , ni du côté des lumières ,
ni du côté de la volonté, h'^^ proteftans
font généralement mieux inftruits qutî
les catholiques. Cela doit être : la doc-
trine des uns exige la difcuflion , celle
des autres la foumiilion. Le catholique
doit adopter la décifion qu'on lui donne,
le proteftant doit apprendre à fe déci-
der. On favolt cela ; mais on n'atten-
doit ni de mon état, ni de mon âge de
grandes difficultés pour des gens exer-
cés. D'ailleurs, je n'avois point fait en-
core ma première communion , ni reçu
les inftrudions qui s'y rapportent : ont
le favoit encore ; mais on ne favoit pas
qu'en revanche j'avois été bien inftruic
chez M. Larnbercier ; & que de plus ,
j avois par devers moi un petit magafin
fort incommode à ces Mefiieurs dans
F ii;
12$ (E u r R E S
jniifioire de l'Eglife & de l'Empire que
j'avois apprife prefque par cœur chez
mon père , & depuis à peu près oubliée ,
mais qui me revint , à mefure que h
difpute s'échaufFoit.
Un vieux prêtre , petit , mais affez
vénérable, nous fit en commun la pre-
mière conférence. Cette conférence étoit
pour mes camarades un cathéchifme plu-
tôt qu'une controverfe , &: il avoit plus
à faire à les inftruire qu'à réfoudre leurs
objedions. Il n'en fut pas de mcme
avec moi. Quand mon tour vint, je l'ar-
rêtai fur tout, je ne lui fauvai pas une
d^s difficultés que je pus lui faire. Cela
rendit la conférence fort longue, & fort
ennuyeufe pour les alliflans. Mon vieux
prêtre parloit beaucoup , s'échauffoit ,
battoit la campagne , ex: fe tiroir d'af-
faire en difant qu'il n'entendoit p?s bien
le françois. Le lendemain de peur que
mes indifcretes objeftions ne fcandali-
faffent mes camarades, on me mit à part
dans une autre chambre avec un autre
prêtre plus jeune, beau parleur, c'eft-
à dire , faifeur de longues phr.ifcs &
content de hii fi jamais doéleur le fut.
Je ne me hifiai pourtant pas trop fub-
juguer ù fa mine impofante, & Tentant
Diverses» 127
qu'après tout fe faifois ma tâche, je me
mis à lui répondre avec afTez d'afiu-
rance & à le bourrer par-ci par- là du
mieux que je pus. Il croyoit m'afîom-
mer avec Saint Augufting Saint Gré-
goire & les autres Pères, & il trouvoit
avec une furprife irscroyâble que je ma-
riois tous ces Peres-là prefque au(li lé-
gèrement que lui ; ce n'éîoit pas que je
les eufie jamais lus, ni lui peut-être ; mais
j'en avois retenu beaucoup de paOages
tirés de mon le Sueur; & fi- tôt qu'il m'en
citoit un , fans difputer fur la ciîatioa
je lui ripoftois par un autre du m.ême
Père, & qui fouvent l'embarrafToit beau-
coup. Il l'emportoit pourtant à la fin y
par deux raifons. L'une qu'il étoit le plus
tort, & que me Tentant pour ainfidire,
je jugeois très bien à fa merci , quelque
jeune que Je fufie, qu'il ne falloit pss le
poufler à bout; car je voyois aflez que le
vieux petit prêtre n'avoit pris en ami-
tié ni mon érudition ni moi. L'autre
raifon étoit que le jeune avoit de l'é-
tude & que je n'en avois point. Cela
faifoit qu'il mettoit dans fa manière d'ar-
gumenter une méthode que je ne pou'
vo!S pas fuivre, & que, fi tôt qu'il Te
fentoit prelTé d'une objedion imprévue,
F iv
12^ Œuvres
il ia remettolt au lendemam, d'ifant que
je fortois du fujet préfent. Il rejettoit
même quelquefois toutes mes citations
foutenant qu'elles étoient faulles , & s'of-
frant à m'aller chercher le livre, me
déHoit de les y trouver. Il (entoit qu'il
ne rifquoit pa-s grand'chofe , & qu'avec
toute mon érudition d'emprunt , j'étois
Trop peu exercé à manier les livres , ^
trop peu latinlfte pour trouver un paf-
fage dans un gros volume, quand mem.e
je^^ferois aii'uré qu'il y eft. Je le foup-
çonne même d'avoir ufé de l'infidélité
dont il accufoit les Miniftres , & d'a-
voir fabriqué quelquefois des palTages
pour fe tirer d'une obje^Ttion qui l'in-
commodoit.
Mais enfin le féjour de rhofplce me
devenant chaque jour plus délc\^!;rc.ible,
tk n'appercevant pour en fortir qu'une
foule voie , je m'emprelTai de la prendre
iiutant que jufques-là je m'étois ctTorcé
de T'él oigne r.
Les deux africains avoient été bap-
tifés en grande cérémonie , habillés de
blanc de la tétc aux pieds pour repré-
fenter la candeur de leur ame régénérée.
Mon tour vint un mois après ; car il
fallut tout ce tems-là pour domisr à u:-c=s
dîre(5î:eurs l'honneur d'une converfion
difficile, &:ronmefitpafl"er en revue tous
les dogmes pour triompher de ma nou-
velle docilité.
Enfin , fuffifamment inllruit S: fuf-
fifamment difpofé au gré de mes maî-
tres, je fus mené procellioniieUemen.t
à l'églife métropolitaine de St. Jean
pour y faire une abjuration folemnelle ,
& recevoir les accefToires du baptême,
quoiqu'on ne me rebaptifât pas réelle-
ment : mais comme ce font à-peu-près
les mêmes cérémonies, cela fert à per-
fuader au peuple que les proteftans ne
font pas chrétiens* J'éîois revêtu d'uae
certaine robe grife , garnie de brande-
bourgs blancs & deftinée pour ces fortes
d'occafions. Deux hommes portoient
devant & derrière moi des baffins de
cuivre fur lefquels ils frappoient avec
une clef, & oii chacun mettoit fon au-
mône au gré de fa dévotion ou de l'in-
térêt qu'il prenoit au nouveau converti.
Enfin rien du fafle catholique ne fut
omis pour rendre la folemnité plus édi-
fiante pour le public , & plus humi-
liante pour moi. Il n'y eut que l'habit
blanc qui m'eût été fort utile , & qu on
ne me donna pas comme au maure , at-
F ¥
1^0 (R u V K i: s
tendu que je n'avois pas l'honneur d'être
Juif.
Ce ne fut pas tout. Il fallut enfulte
aller à rinquilition recevoir l'abfolution
du crime d'hére'fïe & rentrer dans le
fein de l'Eglife avec la même cérémo-
nie, à laquelle Henri IV fut fournis par
fon Ambafladeur. L'air ^' les manières
du très-révérend père inquiliteur , n'é-
îoient pas propres à dillîper la terreur
fecrete qui m'avoit faifi en entrant dans
cette maifon. Après plufîeurs quefiions
fur ma foi, fur mon état, fur ma fa-
mille , il m.e demanda brufquement iî
rna mère étoit damnée. L'efiloi me fit
réprimer le premier mouvement de mon
indignation ; je me contentai de répon-
dre que je voulois efpérer qu'elle ne
î'étoit pas , & que Dieu avoit pu l'é-
clairer à fa dernière heure. Le moine
fe tut , mais il fit une grimace qui ne me
parut point du tout un ligne d'appro-
tation.
Tout cela fait ; au moment où je
penfois être enfrn placé félon mes efpé-
rances , on me mit à la porte avec un
peu plus de vingt francs en petite mon-
naoie qu'avoit produit ma quête. On me
recommanda de vivre en bon chrétien.
d'être 'fidèle à la grâce; on me fouhalta
bonne fortune , on ferma fur moi la
porte^ & tout difparut.
Ainli s'éclipferent en un inftant toutes
mes grandes efpe'rances , & il ne me
refta de la de'marche intérelfe'e que je
venois de faire, que le (ouvenir a avoir
été apoftat & dupe tout à la fois. Il eil
aifé de juger quelle brufque révolution
dut fe faire dans mes idées , lorfque de
mes bnllans projets de fortune , je me
vis tomber dans la plus complète mi-
fere , & qu'après avoir délibéré le ma-
tin fur le choix du palais que j'habite-
rois, je me vis le foir réduit à coucher
dans la rus. On croira que je commen-
çai par me livrer à un déi'efpoir d'au-
tant plus cruel que le regret de m^es
fautes devoit s'irriter en me reprochant
que tout mon malheur étoiî mon ou-
vrage. Rien de tout cela. Je vtnois
pour la première fois de ma vie d'être
enfermé pendant plus de deux mois.
Le premier fentiment que je goûtai fut
celui de la liberté que j'avois recouvrée.
Après un long efclavage, redevenu maî-
tre de moi-mém.e & de mes adions,
je me voyois au milieu d'une grande
ville abondante en reUources, pleine de
F vj
1^2 (E u r R £ S
gens de condition , dont mes talens &
mon mérite ne pouvoient manquer de
me udre accueillir fi-tôt que j'en ferais
connu. J'avois, de plus, tout le tems
d'attendre , & vingt francs que j'avois
dans ma poche, me fembloient un tré-
for qui ne pouvoit s'épuifer. J'en pou-
vois difpofer à mon gré . fans rendre
compte ,à perfonne. C'étoit la première
fois que je m'étois vu (î riche. Loin de
me livrer au découragement & aux lar-
mes, je ne fis que changer d'efpérances ;
& l'amour- propre n'y perdit rien. Jamais
je ne me fentis tant de confiance & de
iecurité : je croyois déjà ma fortune
faite , & je trouvois beau de n'en avoir
l'obligation qu'à moi feul,
La première chofe que je fis , fut de
fatisfaire ma curiodté en parcourant
toute la ville , quand ce n'eut été que
pour faire un ade de ma liberté. J'al-
lai voir monter la garde ; les inflrumens
jnilitaires me plaifoient beaucoup. Je
fuivis à.QS proceflions ; j'aimois le faux
bourdon des prêtres. J'allai voir le pa-
lais du Roi : j'tn approchois aveccraintc ;
mais voyant d*autres gens entrer, je fi;S
comme eux, on me laifla faire. Peut-
wtre dus-je cette grâce au petit paquQt
Diverses, 133
que j'avois fous \t bras. Quoi qu'il en
foit , je conçus une grande opinion de
n-oi-même en me trouvant dans ce pa-
lais : déjà je m'en regardois prefque
comme un habitant» Enfin, à force d'al-
ler ^ venir, je me laflai , j'avois faim,
il faifoit chaud ; j'entrai chez une mar-
chande de laitage : on me donna de la
giuncà , du lait caillé , & avec deux
grilles de cet excellent pain de Pié-
mont que j'aime plus qu'aucun autre ,
je fis pour mes cinq ou fix fols un
des bons dinés que j'aye faits de mes
jours.
,11 fallut chercher un gîte. Comme je
fevois déjà afïez de piémontois pour ms
foire entendre , il ne me fut pas diffi-
cile à trouver, & j'eus la prudence de
le choifir, plus félon ma bourfe que fé-
lon mon goût. On m'enfeigna dans la
rue du Pô la femme d'un foldat , qui
retiroit à un fou par nuit des domefti-
ques hors de fervice. Je trouvai chez
elle un grabat vide , & je m'y établis.
Elle étoit jeune, & nouvellement ma-
riée , quoiqu'elle eût déjà cinq ou fix
enfans. Nous couchâmes tous dans la
même chambre , la mère , les enfans ,
les hôtes j^ & cela dura de cette fa^oçi
1^^ Œuvres
tant que je reftai chez elle. Au demeu-^
rant c étoit une bonne femme , jurant
comme un charretier , toujours débrail-
lée & décoiffée , mais douce de cœur ,
officieufe, qui me prit en amitié, & qui
même me fut utile.
Je pallai pludeurs jours à me livrer
uniquement au plailtr de l'indépendance
& de la curiofité. J'allois errant dedans
& dehors la ville, furetant, vifitant tout
ce qui me paroifToit curieux & nou-
veau , & tout l'étoit pour un jeune
hom.me fortant de fa niche qui n'avoit
jamais vu de capitale. J'étois fur-tout fort
exad: à faire ma cour, & )'aflîfl:ois régu-
lièrement tous les matins à la melle du
Roi. Je trouvois beau de me voir dans
la même chnpelie avec ce Prince & fa
fuite: mais ma paffion pour la mufïque,
qui commençoit à fe déclarer, avoit plus
de part à mon aflîduitc que la pompe de
la cour qui bientôt vue & toujours la
même, ne frappe paslong-tems. Le Roi
de Sardaigne avoit alors la meilleure
fymphonie de l'Europe. Somls, Desjar-
dins , les Bezuzzi y brilloient alterna-
tivement. Il n'en falloit pas tant pour
attirer un jeune homme que le jeu du
moindre inftrument, pourvu qu'il fût
Diverses, 135'
jude, tranfportoit d'aife. Du refte , je
n'avois pour la magnificence qui trap-
poit mes yeux qu'une admiration flupide
& fans convoitifs. La feule chofe qui
m'intérefsât dans tout l'éclat de la courg
étoit de voir s'il n'y auroit point là quel-
que jeune PrinceOe qui m.éritât mon hom-
mage, & avec laquelle je pufle faire un
roman.
Je faillis en commencer un dans un
état moins brillant, mais où, (i je l'euflg
mis à fin , j'aurois trouvé des plailirs
mille fois plus délicieux.
Quoique je vécufïe avec beaucoup
d'économie , ma bourfe infenfiblement
s'épuifoit. Cette économie au refte étoit
moins l'effet de la prudence que d'une
iimplicité de goût que même aujour-
d'hui i'ufage à.^% grandes tables n'a point
altéré. Je ne connoifTois pas, & je ne con-
nois pas encore de meilleure chère que
celle d'un repas ruftique. Avec du lai-
tage, desccufs, désherbes, du fromage >
du pain bis & du vin payable , on eft
toujours fur de me bien régaler ; mon
bon appétit fera le refle quand un maî-
tre d'hôtel & des laquais autour de moi
ne me raflafieront pas de leur im.portun
afpeél. Je faifois alors de beaucoup meiS-
t^6 (E u V R X s
leurs repas avec fix ou fept fols de de-
penfe que je ne les ai fait depuis à (ix
ou fept francs. J'étois donc fobre faute
d'être tenté de ne pas l'être ; encore
ai-je tort d'appeller tout cela (obriété;
car j'y mettois toute la fenfualité polll-
ble. Mes poires, ma giuncà, mon fro-
mage, mes griffes, & quelques verres
d'un gros vin de Monferrat à couper par
tranches, me rendoient le plus heureux
àt% gourmands. Mais encore avec tout
cela pouvoit-on voir la tin de vingt
livres. C'étoit ce que j'appercevois plus
fenfiblement de jour en jour, 2e malgré
Tétourderie de mon âge , mon inquié-
tude fur l'avenir , alla bientôt jufqu'à
l'effroi. De tous mes châteaux en Efpa-
gne , il ne me refta que celui de cher-
cher une occupation qui me fit vivre ,
encore n'étoit-il pas facile à réalifer. Je
fongeai à mon "ancien métier ; mais je
ne le favois pas affez pour aller travail-
ler chez un maître , & les maîtres même
n'abondoient pas à Turin. Je pris donc
en attendant mieux le parti d'aller m'of-
frir de boutique en boutique pour gra-
ver un chiffre ou des armes lur de la
vaiffelle , efpérant tenter les gens par
le bon marché , en me mettant à leujî
Diverses. 137
difcrétion. Cet expédient ne fut pas fort
heureux. Je fus prefque par-tout écon-
duit , & ce que je trouvois à faire étoit
fi peu de chofe , qu'à peine y gagnai-je
quelques repas. Un jour , cependant ,
pafTant d'aflez bon matin dans la contra
nova , je vis à travers les vitres d'un
comptoir une jeune m.archande de ii
benne grâce, &: d'un air fi attirant, que
malgré ma timidité près des dames , je
n hélîtai pas d'entrer & de lui offrir mon
petit talent. Elle ne me rebuta point ,
me fit aiïeoir, conter ma petite hifioi-
re , me plaignit , me dit d'avoir bon
courage , & que les bons chrétiens n-e
m'abandonneroient pas : puis , tandis
qu'elle envoyoit chercher chez un or-
fèvre du voifînage les outils dont j'avois
dit avoir- befoin , elle monta dans fa
cuiflne & m'apporta elle-même à dé-
jeûner. Ce début me parut de bon au-
gure ; la fuite ne le démentit pas. Elle
parut contente de mon petit travail ;
encore plus de mon petit babil quand je
me fus un peu raffuré : car elle étoit bril-
lante & parée , & malgré fon air gra-
cieux, cet éclat m'en avoit impofé. Mais
fon accueil plein de bonté , fon ton
compatiflantj fes manières douces & ca,-
i^B (E V V R E s
reflantes me mirent bientôt à mon alfe.
Je vis que je réufiîfi'cis, & cela me fit
réufTir davantage. Mais quoiqu'Italienne,
& trop jolie pour n'être pas un peu co-
quette , elle étoit pourtant fi modefte ,
& moi li timide, qu'il étoit difficile que
cela vînt {itôt à bien. On ne nous laiiTa
pas le tems d'achever l'aventure. Je ne
m'en rappelle qu'avec plus de charmes
les courts momens que j'ai pafîe's au-
près d'elle, ^; je puis dire y avoir goûté
dans leurs prémices les plus doux aind
que les plus purs plaiHrs de l'amour.
C'étoit une brune extrêmement pi-
quante, mais dont le bon naturel peint
fur fon joli vifage, rendoit la vivacité
touchante. Elle s'appelloit Madame Ba,-
file. Son mari, plus âgé qu'elle &: pafla-
blement jaloux, la laifToit durant fes
voyages fous la garde d'un commis trop
maiiHade pour erre réJuifant , & qui ne
laiiïoit pas d'avoir des prétentions pour
fon compte, qu'il ne montroit gueres
que par fa mauvaife humeur. Il en prit
beaucoup contre moi , quoique j'aimafTè
à Tenrendre jouer de la flûte, dont il
jouoit aiïèz bien. Ce nouvel Egiftegro-
gnoit toujours quand il me voyoit en-
irer chez fa Dame j il me traitoit avec
Diverses. 13^
lin dédain qu'elle lui rendoit bien. Il
fembloit même qu'elle fe plût pour le
tourmenter à me careiTer en fa préfence ,
& cette forte de vengeance, quoique
fort de mon goût, l'eût été bien plus
dans le téte-à-téte. Mais elle ne la pouf-
Ibit pas jufques-là , ou du moins ce n'é-
toit pas de la même manière. Soit qu elle
me trouvât trop jeune, foit qu'elle ne
fût point faire les avances , foit qu'elle
voulût férieufement être fage , elle avoic
alors une forte de réferve qui n'étoit pas
repouffante, mais qui m'intimidoit fans
que je fufle pourquoi- Quoique je ne me
fentilTe pas pour elle ce rerpcd auflivrai
que tendre que j'avois pour Madame de
Jp^arens , je me fentois plus de crainte
& bien moins de familiarité. J'étois em-
barrafle, tremblant, je n'ofois la regar-
der, je n'ofois refpirer auprès d'elle; ce-
pendant je craignois plus que la mort de
m'en éloignée. Je dévorois d'un œil avi-
de tout ce que jepouvois regarder fans
être apperçu : les fleurs de fa robe, le
bout de fon joli pied , l'intervalle d'un
bras ferme & blanc qui paroifloit entre
fon gant & fa manchette, & celui qui
fe faifoit quelquefois entre fon tour de
gorge & fon mouchoir. Chaque objet
140 Œ, V V R £ s
ajoutoit à rimpreflion desautres. A force
de regarder ce que je pouvois vo:r ^
même au delà, mes yeux fe troubloienr,
ma poitrine s'oppreflbit , ma refpiration
d'inftant en inflant plus embarrafîee ,
me donnoit beaucoup de peine à gou-
verner , & tout ce que je pouvois taire
étoit de 61er fans bruit des foupirs fort
incommodes dans le lilence où nous
étions ailez fouvent. Heureufement Ma-
dame Bafde, occupée à Ton ouvrage,
ne s'en appercevoit pas à ce qu'il me
fembloit. Cependant je voyois quelque-
fois par une forte de fympaihie, Ton fi-
chu fe renfler afiez fréquemment. Ce
dangereux fpeélacle achevoit de m.e per-
dre , & quand j'étois prêt à céder à mon
tranfport, elle m'adrefloit quelque mot
d'un ton tranquille, qui me faifoit ren-
trer en moi-même à l'inflanr.
Je la vis pluueurs fois feule de cette
manière, fans que jamais un mot, un
gefte , un regard même trop exprellif ,
marquât entre nous la moindre intelli-
gence. Cet état, très-tourmentant pour
moi , faifoit cependant mes délices , &
à peine dans la fimplicitc de mon cœur
pouvois-je imaginer pourquoi j'étois fi
tourmenté. Il paroilToit que ces petits
D I VERSES, l^t
tête-à-têtes ne lui déplaifoient pas non
plus; du moins elle en rendoit les occa-
iions alfez fréquentes; foin bien gratuit
affurémentdefa part, pour l'ufage qu'elle
en falfoit, & qu'elle m'en laifloit faire.
Un jour qu'ennuye'e des fots collo-
ques du commis, elle avoit monté dans
fa chambre , je me hâtai dans i'arrière-
boutique oià j'étois d'achever ma petite
tâche, & je la fuivis. Sa chambre étoit
entr'ouverte ; j'y entrai ians être apperçu.
Elle brodoit près d'une fenêtre ayant en
face le côté de la chambre oppofé à îa
porte. Elle ne pouvoit me voir entrer ,
ni mi'entendre , à caufe du bruit que des
chariots faifoient dans la rue. Elle fe
imettoit toujours bien : ce jour-là fa pa-
rure approchoit de la coquetterie. Son
attitude étoit gracieufe, fa tête un peu
baiffée laifloit voir la blancheur de fon
cou , fes cheveux relevés avec élégance
éîoient ornés de fleurs. Il régnoit dans
tout.e fa figure un charme que j'eus le
tems de confidérer, & qui me mit hors
de moi. Je me jettai à genoux à l'entrée
de la chambre, en tendant les bras vers
elle d'un mouvement paflionné, bien fur
i^u'elle ne pouvoit m'entendre , & ne
penfant pas qu'elle piu me voir : mais
ÏA2 (OUVRES
il y avoir à la cheminée une glace qui
me trahir. Je ne fais quel effet ce tranf-
port fir fur elle; elle ne me regarda
poinr, ne me parla point; mais tour-
nanr à demi la têre. d'un fimple mou-
vement de doigrelle me mourra la narte
à Tes pieds. TrefTaillir, pouffer un cri.
m'élancer à la place qu'elle nVavoir mar-
quée ne fut pour moi qu'une mcmecho-
fe : mais ce qu'on auroit peine à croire,
cfl: que dans cet état je n'ofai rien en-
treprendre au-delà , ni dire un feul mor,
ni lever les yeux fur elle , ni la roucher
même dans une artitude auffi contrainte,
pour m'appuyer un ir.flant fur fes ge-
noux. J'étois muer , immobile ; mais non
pas rranquUlenffurémenr: tout marquoit
en moi l'agitation, la joie, la recon-
noiffance, les ardens deiirs mcerrams
dans leur objer , &: conrenus par la
frayeur de déplaire , fur laquelle mon
jeune cœur ne pouvoir fe rallurer. _
Elle ne paroiffoit ni plus tranquille
ni moins timide que moi. Troublée de
me voir là, interdite de m'y avoir at-
tiré , 6c commençant à fentir route la
confcquence d'un ligne parri fansdoure
avant 'la réflexion , elle ne m'accueiHoïc
ni me repouffoit ; elle n'otoit pas les yeux
Diverses. 1^5
de defius (on ouvrage ; elle tâchoit de
faire comme fi elle ne m'eût pas vu à
fes pieds, mais toute ma bécife ne m'em-
pêchoit pas de juger qu'elle partageoic
mon embarras, peut-être mes defirsôc
qu'elle étoit retenue par une honte fem-
blable à la mienne, fans que cela me
donnât la force de la furmonter. Cinq
ou lîx ans qu'elle avoit de plus que moi ,
dévoient, félon moi , mettre de fon côté
toute la hardieffe , & je me difois que
puifqu'elle ne faifoit rien pour exciter
la mienne, elle ne vouloit pas que j'en
euffe. Même encore aujourd'hui je trou-
ve que je penfois juire , & fùrement
elle avoit trop d'efprit pour ne pas voir
qu'un novice tel que moi avoit befoin,
non-feulement d'être encouragé , mais
d'être inftruit.
Je ne fais comment eût fini cette fce-
ne vive & muette , ni combien de tems
j'aurois demeuré immobile dans cet état
ridicule & délicieux, fi nous n'euflîons
été interrompus- Au plus fort de mes
agitations, j'entendis ouvrir la porte de
la cuifme qui touchoit la chambre où
nous étions, & Madame Bafde alarmée
me dit vivement de la voix & du ij^efte;
levej-vous, voici i?t>/i//a. En me levanc
îj.^ (E u r R E 9
en hâte , je faifis une main qu'elle me
tendoit, & j'y appliquai deux baifers
brûlans, au fécond defquels je fentis cette
charmante main fe preiTerun peu contre
mes lèvres. De mes jours je n'eus un li
doux moment: mais l'occafion que j'a-
vois perdue ne revint plus , & nos jeu-
nes amours en refterent là.
C'eft peut-être pour cela même que
l'image de cette aimable femme eft refte'e
empreinte au fonds de mon cœur en
traits fi charmans. Elle s'y eft mcme
embellie à mefure que j'ai mieux connu !e
monde& les femmes. Pour peuqu'elle eût
eu d'expérience, elle s'y fût prife autre-
ment pour animer un petit garçon: mais
fi Ton coeur e'tolt foible , il écoit honnête;
elle cédoit involontairement au pen-
chant quil'entraînoit, c'étoi: félon toute
apparence fa première infidélité, & j'au-
rois peut-ctre eu plus à faire à vaincre
fa honte, que la mienne. Sans en ctre
venu là j'ai goûté près d'elle des dou-
ceurs inexprimables. Rien de tout ce
que m'a fait fentir la poflenion des fem-
mes ne vaut les deux minutes que j'ai
paffées à fes pieds , fans mcme ofer tou-
cher à fa robe. Non , il n'y a point de
touiCfances pareilles à celles que peut
donner
Diverses, i^^
Sonner une honnête femme qu'on aime:
tout eft faveur auprès d'elle. Un petit
figne du doigt, une main légèrement
prefTée contre ma bouche, font les feules
faveurs que je reçus jamais de Madam.e
Bafiky & le fouvenir de (es faveurs fi lé-
gères me tranfporte encore en y penfanr.
Les deux jours fuivans j'eus beau guet-
ter un nouveau tête -à -tête; il me fut
impolîîble d'en trouver le moment , &
je n'appei-çus de fa part aucun foin poiii:
le ménager. Elle eut même le maintien ,
non plus froid, mais plus retenu qu'à
l'ordinaire , & je crois qu'elle évitoit mes
regards de peur de ne pouvoir affez gou-
verner les Tiens. Son maudu commis fut
plus délolant que jamais. Il devint mê-
me railleur, goguenard; il me dit que
je ferois mon chemin près des Dames.
Je tremblois d'avoir commis quelque
indifcrétion, & me regardant déjà com-
me d'intelligence avec elle, je voulus
couvrir du myftere un goûr qui jufqu'a-
lors n'en avoit pas grand befoin. Cela
me rendit plus circonfpeeil à faifir les
occafions de le fatisfaire, &' à force de les
vouloir fûresj je n'en trouvai plusdu tour.
Voici encore une autre folie roma-
nefque dont jamais je n'ai pu me guérir.
In Partie, G
-jd.6 (E V V R E s
^ qui, jointe à ma timidité naturelle,
a beaucoup de'menti les prédictions du
commis. J'aimois tropfincérement, trop
parfaitement, j'ofe dire, pour pouvoir
aifément être heureux. Jamais pallions
ne furent en même tems plus vives ô:
pkis pures quelesmiennes; jamais amour
ne fat plus tendre, plus vrai, plus dé-
iintéreilé. J'aurois mille fois facriiiémon
bonheur à celui de la perfonne que j'ai-
mois; fa réputation m'étoit plus chère
que ma vie , & jamais pour tous les
plaihrs de la jouiflance, je n'aurois voulu
compromettre un moment fon repos.
Cela m'a fait apporter tant de foins ,
tant de fecret, tant de précaution dans
mes entreprifes, que jamais aucune n'a
pu réufljr. Mon peu de fuccès près des
femmes eft toujours venu de les trop
aimer.
Pour revenir au Auteur Egide , ce
qu il y avoit de fingulier étoit qu'en de-
venant plus infupportable , le traître fem-
bloit devenir plus complaiiant. Dès le
premier jour que fa dame m'avoit pris
en affedion , elle avoit fongé à me ren-
dre utile dans le magafin. Je favois paf-
fablement l'arithmétique; elle lui avoit
propofé de m'apprtndre à tenir les lij
Diverses* 147
vres r mais mon bourru reçut très-mal
Ja propoiition , craignant peut-étred'écre
fuppîanté. Ainfi tout mon travail , après
mon burin , étoit de tranfcrire quelques
comptes & mémoires, de mettre au net
quelques livres, & de traduire quelques
lettres de commerce d'italien en François.
Tout d'un coup mon homme s'avifa de
revenir à la proporition faite & rejettée,
& dit qu'il m'apprendroit les comptes à
parties doubles , &: qu'il vouloit me met-
tre en état d'offrir mes fervices à M. 5^-
file^ quand il feroit de retour. Il y avoic
dans fon ton, dans fon air, je ne fais
quoi de faux, de malin , d'ironique , qui
ne me donnoit pas de la confiance. Ma-
dame Bafile fans attendre ma réponfe
lui dit féchement que je lui étois obligé
de fes offres ; qu'elle efpéroit que la for-
tune favoriferoit enfin mon mérite , &
que ce feroit grand dommage qu'avec
tant d'efprit je ne fuife qu'un commis.
Elle m'avoit dit plufieurs fois qu'elle
vouloit me faire faire une connoiffance
qui pourroit m'ctre utile. Elle penfcit
affez fagement pour fentir qu'il étoic
tems de me détacher d'elle. Nos muerres
déclarations s'étoient faites le jeudi. Le
dimanche elle donna un diné où je n^e
G ij
1^8 (E u r R E 3
trouvai; & où fe trouva aufli un Jacobirï
de bonne mine , auquel elle me préfenta.
Le moine me traita très - afrectueufe-
ment, me félicita fur ma converlion ,
& me dit plulieurs chofes fur mon hif-
toire qui m'apprirent qu'elle la lui avoit
détaillée : puis me donnant deux petits
coups d'un revers de main fur la joue,
il me dit d'être fage , d'avoir bon cou-
rage & de l'aller voir , que nous cau-
ferions plus à loifir enfemble. Je jugeai
par les égards que tout le monde avoit
pour lui, que c'étoit un homme de con-
lldération, & par le ton paternel qu'il
prenoit avec Madame Bafile qu'il étoit
Ion confefleur. Je me rappelle bien aulli
que fa décente familiarité étoit mêlée
de' marques d'eftime & même de refpeit
pour fa pénitente, qui me tirent alors
moins d'impreflîon qu'elle ne m'en font
aujourd'hui. Si j'avois eu plus d'intelli-
gence , combien j'euffe été touché d'a-
voir pu rendre fenfible une jeune temme
refpedée par fon confeffeur!
La table ne fe trouva pas pflez grande
pour le nombre que nous étions. II en
fallut une petite où j'eus l'agréable tête-
à-tête de Monfieur le commis. Je n'y
perdis rien du côté des attentions ik de
"Diverses, 145)
'\îa bonne chère ; il y eut bien des af-
/dettes envoyées à la petite table dont
l'intention n'e'toit fûrement pas pour lui.
Tout alloit très bien jufqueslà; les fem-
mes étoient fort gaies , les hommes fort
galans , Madame Bafile faifoit fes hon-
neurs avec une grâce charmante. Au mi-
lieu du dîné on entend arréterune chaifa
à la porte, quelqu'un fnonte; c'efl M,
Bafile. Je le vois comme s'il entroitac
îuellement , en habit d'écarîare à bou-
tons d'or ; couleur que j'ai pri.fe en aver-
fion depuis ce jour là. M. Bapde éroic
un grand &: bel homme, qui fe préfen»
toit très bien. Il entre avec Fracas , & de
l'air de quelqu'un qui furprend fon mon-
de , quoiqu'il n'y eût laque de fes amis.
Sa femme lui faute au cou, lui prend
les mains , lui fait mille carefles qu'il
reçoit fans les lui rendre. Il falue la
compap'nie, on lui donne un couvert,
il ma.igc. A peine avoit-on commencé
de parler de fon voyage, que jettant les
yeux fin- la petite table, il demande d'un
ton févere , ce que c'eft: que ce petit
garçon qu'il apperçoit là. Madame Ba~
file le lui dit tout naivement. Il demande
fi je loge dans la maifon ? On lui dit
que non, Pourquoi non ? reprend - il
G iij
IjO (E u r R £ s
grofliérement: puifqu'il s'y tient le jouif
il peut bien y refier la nuit. Le moins
prit la parole , 5< après un éloge grave
& vrai de Madame Bafile , il fit le mien
en peu de mots ; ajoutant que loin de
blâmer la pleufe charité de fa femme ,
il devoit s'empreiïer d'y prendre part;
puifque rien n'y paiToit les bornes de la
' difcrétion. Le mari répliqua d'un ton
d'humeurdonrll cachoit la moitié, con-
tenu par la préfence du moine, mais qui
fuffit pour me faire fentir qu'il avoit des
inftiuaions fur mon compte , & que le
commis m'avoit fervi de fa façon.
A peine étoit on hors de table , que
celui-ci dépéché par fon bourgeois,
vint en triomphe me fîgnifier de fa part
de fortir à l'inftant de chez lui &: de n'y
remettre les pieds de ma vie. Il aflai-
fonna fa commiflîon de tout ce qui
pouvoit la rendre infultante & cruelle.
Je partis fans rien dire , mais le coeur
navré , m.oins de quitter cette aimable
femme , que de la laifler en proie à la
brutalité de fon mari. Il avoit raifon ,
fans doute , de ne vouloir pas qu'elle
fut infidelle ; m.ais quoique fage Jk bien
née, elle étoit italienne , cell-à-dire,
fenfible & vindicative , & il avoit tort ,
Diverses, I JI
ce me femble, de prendre avec elle les
moyens les plus propres à s'attirer le
malheur qu'il craignoit.
Tel fut le fuccès de ma première
avanture. Je voulus eflayer de reparler
deux ou trois fois dans la rue, pour revoir
au moins celle que mon cœur regret-
toit fans cefTe : mais au lieu d'elle je ne
vis que Ton mari & le vigilant commis ,
qui m'ayant apperçu, me fit avec Faune
de la boutique un gcfte plus exprefiif
qu'attirant. Me voyant fi bien guetté »
je perdis courage & n'y pafiai plus. Je
voulus aller voir au moins le patron
qu'elle m'avoit ménagé. Malheureufe-
ment je ne favois pas Ton nom. Je rôdai
plufieurs fois inutilement autour du cou-
vent pour tâcher de le rencontrer. Enfin
d'autres événemens m'ôterent les char-
mans fouvenirs de Madame Bafde , &
dans peu je l'oubliai fi bien , qu'aulîi
fîmple & aiiiTi novice qu'auparavant , je
ne reftai pas même afiriandé de jolies
femmes.
Cependant Tes libéralités avoient un
peu remonté mon petit équipage; très-
modeftement toutefois, & avec la pré-
caution d'une femme prudente, qui re-
gardoitplus à la propreté qu'à la parure,
G iv
ïjrs (ïï ^ y R £ s
& qui vouloit m*empécher de fouffrir ,
& non pas me faire briller. Mon habit
que j'avois apporté de Genève, étoit
bon & portable encore; elle y ajouta
feulement un chapeau &: quelque linge.
Je n'avois point de manchettes; elle ne
voulut point m'en donner, quoique j'en
euffe bonne envie. Elle fe contenta de
me mettre en état de me tenir propre, &
c*eft un foin qu'il ne fallut pas me re-
commander , tant que je parus devant
elle.
Peu de jours après ma cataftrophe ,
mon hôtcfîe qui, comme j'ai dii, m'a-
voit pris en amitié, me cit qu'elle m'a-
voit peut-être trouvé une place, & qu'une
dame de condition vouloit me voir. A
ce mot, je me crus tout de bon dans les
hautes aventures; car j'en revenois tou-
jours-là. Celle-ci ne le trouva pas aufll
brillante que je me l'étois figurée. Je
fus chez cette dame avec le domeftique
qui lui avoit parlé de moi. Elle m'inter-
rogea, m'examina i je ne lui déplus pas;
& tout de (uite j'entrai à fon fervice ,
non pas tout-à-fait en qualité de favori,
mais en qualité de laquais. Je fus vêtu
de la couleur de fes gens : la (eule dif-
tindion fut qu'ils portoient réguillette,
& qu'on ne me la dor.na pas : corams
il n'y avoit point de galons à fa livrée,
cela faifoit à-peu-près un habit bour-
geois. Voilà le terme inattendu auquel
aboutirent enfin toutes mes grandes ef-
pérances.
Madame la comteO^i de Vercellls ,
chez qui j'entrai , e'-toit veuve & fans
encans. Ton mari étoit piémontois; pour
elle, je l'ai toujours crue favoyarde ,
ne pouvant imaginer qu'une piémontoife
parlât fi bien François & eût un accent
il pur. Elle étoit entre deux âges, d'une
figure fort noble, d'un efprit orné, ai-
mant la littérature françoife, & s'y con-
noiflant. Elleécrivoit beaucoup ^ èi tou-
jours en François. Sts lettres avolent le
tour & prefque la grâce de celles de
Madam.e de Scvigné\ on auroit pu s'y
tromper à queiquesunes. Mon principal
emploi, U qui ne me déplaifoit pas,
etoit de les écrire fous fa didée ; un
cancer au fein qui la Faifoit beaucoup
fouftrir, ne lui permettant plus d'écrire
elle même.
Madame de Vercellh avoit, non-feu-
lement beaucoup d'efprit, mais une ame
élevée & forte. J'ai fulvi fa dernière ma-
jadie , je l'ai vue fouftrir & mourir fans
G V
jr-^ (E U V R E S
îamais marquer un iRptant de folblefle,
fans faire le moindre effort pour le con-
traindre, fans fortir de Ton rôle de tern-
me, & Tans fe douter qu'il y eut a cela
de la philofophie ; mot qui n étoit pas
encore à la mode , t< qu'elle ne con-
roilToit même pas dans le fcns qu'il porte
aujourd'hui. Cette torce de piac].ere al-
loit quelquefois jurqu'à la fécherefle. Elle
m'a toujours paru auHi peu fenfible pour
?.utrui que pour elle-même, & quand ehe
faifoit du bien aux malheureux, cetoit
pour faire ce qui étoit bien en foi, plu-
îôt que par une véritable commiléra-
îion. J'ai un peu éprouvé de cette in-
fenfîbilité pendant les trois mois que ] ai
paflesauprèsd'elle.Il étoit naturel qu elle
prît en affeftion un jeune homme de
quelque efpérance qu'elle avoit inceiïam-
ment fous les yeux, & qu'elle fongeat ,
fe Tentant mourir , qu'après elle il au-
roit befoin de fecours & d'appui : cepen-
dant, foit qu elle ne me jugeât pas digne
d'une attention particulière, foit que les
eens qui l'obfédoient ne lui aient permis
de fonger qu'à eux, elle ne ht rien peur
moi. r j •
Te me rappelle pourtant fort bien
:qu'aie avoit marqué quelque çuïiolite
DirsRSES. î^f
de me connoître. Elie m'interrogeoit
quelquefois; elle étoit bien aife que je
lui montrafle les lettres que j'écrivois à
Madame de U^areiis ^ que je lui rendifle
compte de mes fentimens. ]\lais elle ne
s'y prenoit afluiément pas bien pour les
connoître en ne me montrant jamais les
liens. Mon cœur aimoit à s'épancher,
pourvu qu'il fentit que c'e'toit dans \xx\
autre. Des interrogations reciies & froi-
des, fans aucun ligne d'approbation ni
de blâme fur mes réponfes, ne me don-
noient aucune confiance. Quand rien nîî
m'apprenoit fi mon babil plaifoit ou dé-
plailoit, fétois toujours en crainte, &
je cherchois moins à ra0ntrer ce que je
peofois qu'à ne rien dire qui put m.e
nuire. J'ai remarqué depuis que cetta
manière feche d'interroger les gens pour
les connoître, efl: un tic aflez commun
chez les femmes qui fe piquent d'efprir.
Elles s'im.aginent qu'en ne laiflant point
paroître leur fentim.ent , elles parvien-
dront à mieux pénétrer le vôtre; mais
elles ne voyent pas qu'elles ôtent par-là
le courage de le montrer. Un hom^me
qu'on interroge commence par cela feul
à fe mettre en garde, & s'il croit que,
fans prendre à lui un véritable intérêt,
G vj
.1^6 (E V V R £ s
on ne veut que le faire jafer ; il ment ,
ou fe tait , ou redouble d'attention fur
lui-même , & aime encore mieux paiïer
pour un fot que d'être dupe de votre
curiolîté. Enfin c'eft toujours un mau-
vais moyen de lire dans le cœur des
autres que d'alTeder de cacher le fien.
Madame de Vcrcdlïs ne m'a jamais
<3it un mot qui fentît l'affedion , la
pitié , la bienveillance. Elle m'inter-
rogeoit froidement , je répondois avec
réierve. Mes réponfes étoient fi timides
■qu'elle dut les trouver bafîes & s'en en-
nuya. Sur la fin elle ne me queftion-
noit plus, ne me parloit plus que pour
fon fervice. Elle me jugea moins (ur
ce que j'étois, que fur ce qu'elle m'a-
voit fait , & à force de ne voir en moi
qu'un laquais, elle m'empêcha de lui
paroître autre chofe.
Je crois que j'éprouvai dès lors ce
jeu malin des intérêts cachés qui m'a
traverfé toute ma vie, ^ qui m'a donné
une averfion bien naturelle pour Tordre
apparent qui les produit. Madame de
Vercellïs n'ayanf point d'enfan» , avoit
pour héritier fon neveu le comte de la
Roque qui lui faifoit afiiduement fa cour.
Outre cela fes principaux domeftiques
Diverses, ISI
qui la voyoient tirer à fa fin ne sou-
blioient pas , & il y avoit tant d'em-
preffés autour d'elle , qu'il étoit diffi-
cile qu'elle eût du tems pour penfer a
moi. A la tête de fa maifon étoit un
nommé M. Loren:^y , homme adroit,
dont la femme encore plus adroite ,
s'étoit tellement infinue'e dans les bonnes
grâces de fa maîtrefle , qu elle e'toit plu-
tôt chez elle fur le pied d'une amie
que d'une femme à fes gages. Elle lui
avoit donné pour femme de chambre
une nièce à elle, appellée W\t. Pontal^
fine mouche , qui fe donnoit des airs
de demoifelle fuivante & aidoit fa tante
à obféder H bien leur maîtrefle qu'elle
ne voyoit que par leurs yeux^ & n'a-
giflbit que par leurs mains. Je n'eus pas
le bonheur d'agréer à ces trois perfon-
nes : je leur obélflbis , mais je ne les
fervois pas ; je n'imaginois pas qu'outre
le fervice de notre commune maîtrefle
je dufle être encore le valet de (qs va-
lets. J'étois d'ailleurs une efpece de per-
fonnage inquiétant peureux. Ils voyoient
bien que je n étois pas à ma place ; ils
craignoient que madame ns le vît aufli,
& que ce qu'elle feroit pour m'y mettre
ne diminuât leurs portions; car ces fortes
IjS Œ u p- R E s
de gens, trop avides pour être jufles,^
regardent tous les legs qui font pour
d'autres comme pris fur leur propre
bien. Ils fe réunirent donc pour in'é-
carter de Tes yeux. Elle aimoit à écrire
des lettres ; c'étoit un amufement pour
elle dans fon état ; ils l'en dégoûtèrent
& l'en firent détourner par le médecin
en la perfuadant que cela la fatiguoit.
Sous prétexte que je n'entendois pas le
fervice, on employoit au lieu de moi
deux gros manans de porteurs de chaifes
autour d'elle : enfin l'on fit fi bien
que quand elle fit fon teftament , il y
avoit huit jours que je n'étois entré dans
fa chambre. Il eft vrai, qu'après cela
iy entrai comme auparavant, & j'v fus
même plus alîidu que perfonne : car
\qs douleurs de cette pauvre femme me
déchiroient , la confiance avec laquelle
elle les foufiroit me la rendoit extrê-
mement refpedable & chère , ^ j\ii
bien verfé dans fi chambre des larmes
iinceres , fans qu'elle ni perfonne s'en
apperçût.
Nous la perdîmes enfin. Je la vis
expirer. Sa vie avoit écé celle d'une
femme d'efprit & de fens ; fa mort fut
celle d'un fage. Je puis dire qu'elle me
Diverses, 1$^
rendit la religion catholique aimable par
la férénité d'ame avec laquelle elle en
remplit les devoirs, fans négligence &
fans affeétation. Elle étoit narurellement
férieufe. Sur la fin de fa maladie elle prit
une forte de gaîté trop égale pour être
jouée, & qui n'étoit qu'un eontre-poids
donné par la raifon même, contre a
trifteffe de fon état. Elle ne garda le
lit que les deux derniers jours , & ne
ceffa de s'entretenir paidblement avec
tout le monde. Enfin ne parlant plus,
& déjà dans les combats de l'agonie,
elle fit un gros pet. Bon dit-elle en le
retournant, femme qui pette neft^pas
morte. Ce furent les derniers motsqu elle
prononça.
Elle avoit îéc^ué un an de leurs gages
à fes bas domeftiques; mais n'étant point
couché fur l'état de fa maifon je n eus
rien. Cependant le comte de la Roque
me fit donner trente livres & me laifla
l'habit neuf que j'avois fur le^ corps
& que M. Lcren^y vouloit m'ôter. II
promit même de chercher à me pla-
cer £c me permit de l'aller voir. J y
fus deux ou trois fois fans pouvoir lui
parler. J'étois facile à rebuter, je ny
t(?0 Œuvres
retournai plus. On verra bientôt que
j'eus tort.
Que n'ai-je achevé tout ce que j'a-
vois à dire de mon féjour chez Madame
de Vercellis l Mais , bien que mon ap-
parente fituation demeurât la même, je
ne fortis pas de fa maifon comme j'y
étois entré. J'en emportai les longs fou-
venirs du crime & rinfupportable poids
des remords dont au bout de quarante
ans ma conlcience eft encore chargée,
& dont Tamer fentiment, loin de Vaf-
foiblir, s'irrite à mefure que je vieillis.
Qui croiroit que la faute d'un enfant
pût avoir des fuites aufn cruelles ? Ceft
de ces fuites plus que probables que mon
ca'ur ne fauroit fe confoler. J'ai peut-
être fait périr dans l'opprobre & dans
la mifere une fille aimable , honnête ,
eftimable , & qui fiirement valoit beau-
coup mieux que moi.
^ Il eft bien difficile que la diffolution
d'un ménage n'entraîne un peu de con-
fufion dans h maifon, & qu'il ne s'égare
bien Açi% chofes. Cependant, telle ctoit
la fidélité àts domefliques, & la vi^-i-
lance de M. & Madame lom^^y, q*ue
rien ne fe trouva de manque fur Tin-
D Z V E R s £ s» I<^I
ventaire. La feule Mlle. Fontal perdit
un petit ruban couleur de rofe & ar-
gent déjà vieux. Beaucoup d'autres meil-
leures chofes étoient à ma portée ; ce
ruban feul me tanta , je le volai , &
comme je ne le cachois gueres on me
le trouva bientôt. On voulut favoir où
je l'avois pris. Je me trouble , je bal-
butie, & enfin je dis en rougidant, que
c'eft Marïon qui me l'a donné. Marïoti
étoit une jeune mauriennoife , dont Aia-
dame de Vercellïs avoit fait fa cuid-
niere, quand, cefiant de donner à man-
ger, elle avoit renvoyé la iienne, ayant
plus befoin de bons bouillons que de
ragoûts fins. Non - feulement Manon
étoit jolie, mais qlle avoit une fraîcheur
de coloris qu'on ne trouve que dans les
montagnes, & fur-tout un air de mo-
dcflie & de douceur qui faifolt qu'on
ne pouvoit la voir fans l'aimer. D'ail-
leurs bonne fille, fage , & d'une fidé-
lité à toute épreuve. C'eft ce qui furprit
quand je la nommai. L'on n'avoit gueres
moins de confiance en moi qu'en elle,
& l'on jugea qu'il importoit de vérifier
lequel étoit le fripon des deux. On la
fit venir; l'afTembiée étoit nombreufe ,
le comte de la Ko^uq y étoit. Elle âi-
l62 (É V y s i: 3
rive j on lui montre le ruban , je îa
charge effrontément; elle relie interdite,
fe tait, me jette un regard qui auroit dé-
farmé les démons & auquel mon barbare
eœurréiifle. Elle nieenfin avec afïïirance,
mais fans emportement, m'apoPirophe ,
m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne
pas déshonorer une fille innocente qui
na m'a jamais fait de mal ; & rnoi avec
une impudence infernale je confirme
ma déclaration & lui foutiens en face
qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre
fille fe mit à pleurer, & ne me dit que
ces mots. Ah RouJJeau! je vouscroyois
un bon caradere. Vous me rendez "bien
malheureufe , mais je ne voudrois pas
être à votre place. Voilà tout. Elle con-
tinua de fe défendre avec autant de fim-
plicité que de fermeté, mais fans fe
permettre jamais contre moi la moindre
invedive. Cette modération comparée à
mon ton décidé lui fit tort. Il ne fembloit
pas naturel de fuppofer d'un coté une
audace aufli diabolique , & de l'autre
une auflli angélique douceur. On ne pa-
rut pas fe décider abfolument, mais les
préjugés étoient pour m.oi. Dans le tra-
cas où l'on ctoit on ne fe donna pas le
tems d'approfondir la chofe, & le comte
de la Roque en nous renvoyant tous
deux fe contenta de dire que la conf-
cience du coupable vengeroit allez 1 in-
nocent. Sa prédiaion n'a pas été vaine j
elle ne celle pas un feul jour de s ac-
complir.
J'ignore ce que devint cette victime
de ma calomnie ; mais il n'y a pas d'ap-
parence quelle ait'^après cela trouvé fa-
cilement à fe bien placer. Elle empor-
toit une imputation cruelle à fon hon-
neur de toutes manières. Le vol n étoit
qu'une bagatelle , mais enfin c'étoit un
vol , 6c qui pis eft , employé à féduire
u-n jeune garçon ; enfm le menfonge &
l'obi^ination ne laifloient rien à efpérer
de celle en qui tant de vices étoient
réunis. Je ne regarde pas même la mi-
fere & l'abandon comme le plus grand
danger auquel je l'aye exporée. Qui fait,
à Ton âge, où le découragement de Tin-
nocence avilie a pu la porter. Eh! h le
remord i d'avoir pu la rendre aialheu-
reufe u-il in fuppor table , qu'on juge de
celui d'avoir pu la rendre pire que moi.
Ce fouvenir cruel me trouble quel-
quefois & me bouleverfe au point de
voir dans mes infomnies cette pauvre
tille venir me reprocher mon crime ,.
3^4 "(S V y R E s
comme s'il n'étoit commis que d'hier.
Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins
tourmenté , mais au milieu d'une vie
orageufe il m'ôte la plus douce confola-
îion des innocens perfécutés : il me tait
bien fentir ce que je crois avoir dit dans
quelque ouvrage , que le remords s'en-
dort durant un deftin profpere & s'aigrit
dans i'adverfité. Cependant je n'ai ja-
mais pu prendre fur moi de décharger
mon cœur de cet aveu dans le fein d'ua
ami. La plus étroite intimité ne me l'a
jamais fait faire à perfonne , pas même
Madame de Jf^arens, Tout ce que j'ai pu
faire a été d'avouer que j'avois à me re-
procher une adion atroce , mais jamais
je n'ai dit en quoi elle conliftoit. Ce
poids efl: donc reflé jufqu'à ce jour fans
allégement fur ma confcience , & je puis
dire que le defir de m'en délivrer en
quelque forte a beaucoup contribué à la
réfolution que j'ai prife d'écrire mes
confelTions.
J'ai procédé rondement dans celle que
je viens de faire , & l'on ne trouvera fù-
rement pas que j'aye ici pallié la noir-
ceur de mon forfait. Mais je ne rempli-
rois pas le but de ce livre (i je n'expo-
fois en même tems mes difpofitions in-
Diverses, i6^.
térleures , èc que je craignllfe de m'ex-
culer en ce qui eft conforme à la vérité.
Jamais la méchanceté ne fut plus loin
de moi que dans ce cruel moment, ôc
lorfque je chargai cette malheureufe fil-
le , il eft bizarre mais il eft vrai que mon
amitié pour elle en fut la caule. Elle
étoit préfente à ma penfée , je m'excu-
fai fur le premier objet qui s'offrit. Je
l'accufai d'avoir tait ce que je voulois
faire & de m'avoir donné le ruban parce
que mon intention étoit de le lui donner.
Quand je la vis paroitre enfuite mon
cœur fut déchiré , mais la préfence de
tant de monde fut plus forte que mon
repentir. Je craignois peu la punition ,
je ne craignois que la honte ; mais je la
craignois plus que la mort , plus que le
crime, plus que tout au monde. J'au-
rois voulu m'enfoncer, m'étoufier dans
le centre de la terre : l'invincible honte
l'emporta fur tout, la honte feule fit
mon impudence , & plus je devenois
criminel , plus l'effroi d'en convenir
me rendoit intrépide. Je ne voyois
que l'horreur d'être reconnu , déclaré
publiquement , moi préfent , voleur,
menteur , calomniateur. Un trouble uni-
verfel m'ôtoit tout autre fentjment. Si
iC6 (E U V R E s
l'on m'eût laiflé revenir à mol -même,
j'aurois infailliblement tout déclaré. Si
M. de la Phoque m'eût pris à part, qu'il
m'eût dit ; ne perdez pas cette pauvre
fille. Si vous êtes coupable , avouez-
le moi ; je me ferois jette à fes pieds
dans l'inftant ; j'en fuis parfaitement fiir.
Mais oiî ne fit que m'intimider quand il
falloit me donner du courage. L'âge eft
encore une attention qu'il eft jufte de
faire. A peine étois je forti de l'enfan-
ce , ou plutôt j'y étois encore. Dans la
jeunefle les véritables noirceurs font plus
criminelles encore que dans l'âge mûr;
mais ce qui n'eft que foiblefie l'eft beau-
coup moins , & ma faute au fond n'étoit
gueres autre chofe. Auffi Ton fouvenir
m'afflige-t-il moins à caufe du mal en lui-
même, qu'à caufe de celui qu'il a dû
caufer. Il m'a même fait ce bien de me
garantir pour le refte de ma vie de tout
ade tendant au crime par l'impreflion
terrible qui m'eft reftée du feul que j'aye
jamais commis, & je crois fentir que
mon averlion pour le menfonge me vient
en grande partie du regret d'en avoir
pu taire un lufli noir. Si c'eft un crime
qui puitfe erre eypié, comme j'ofe le
croire , il doit l'être par tant de mal-
D I V E R a E s, i6y
heurs dont la fin de ma vie efl accablée,
par quarante ans de droiture & d'hon-
neur dans des occafîons difficiles, de la
pauvre Marion trouve tant de vengeurs
en ce monde , que quelque grande qu'ait
été mon oflenfe envers elle , Je crains
peu d'en emporter la coulpe avec moi.
Voilà ce que j'avois à dire fur cet arti-
cle. Qu'il me foit permis de n'en re-
parler jamais.
Fin du Livre fécond^
LES
CONFESSIONS
D E
J. J. ROUSSEAU.
LITRE TROISIEME,
OoRTi de chez Madame de Vercel-
lis à-peu-près comme j'y étois entré, je
retounai chez mon ancienne hôtefle , &:
j'y reftai cinq ou fix femaines , durant
lefquelles la fanté , la jeuneflc & Toifi-
veté me rendirent fouvent mon tem-
pérament importun. J'étois inquiet , dif-
trait, rêveur ; je pleurois, je ïoupirois,
je defirois un bonheur dont je n'avois
pas d'idée , & dont je fentois pourtant
la privation. Cet état ne peut fe décrire
& peu d'hommes mcme le peuvent ima-
giner ; parce que la plupart ont préve-
nu cette plénitude de vie , à la lois tour-
mentante & dclicieufe qui dans l'ivrcOe
du defir donne un avant goût de la jouit-
fànce*
Diverses, iCp
fânce. Mon fang allumé femplifToit in-
ceflamment mon cerveau de tilles & de
femmes, mais n'en tentant pas le vérita-
ble u(age, je les occupois bizarrement
en idées à mes tantaifies lans en favoic
rien faire Ue plus j & ces idées tenoient
mes fens dans une adivité très -incom-
modé, dont par bonheur elles ne m'ap-
prenoient point à me délivrer, J'aurois
donné ma vie pour retrouver un quart-
d'heure une demoifelle Goton, Mais ce
n'étoit plus le tems ou les jeux de l'en»
fance alloient là comme d'eux-mêmes.
La honte, compagne de la confcience du
mal , étoit venue avec les années ; elle
avoit accru ma timidité naturelle au
point de la rendre invincible, & jamais
ni dans ce tems-Ià ni depuis , je n'ai pu
parvenir à faire une proportion lafci-
ve , que celle à qui je la faifois ne m'y
ait en quelque forte contraint par (qs
avances , quoique fâchant qu'elle n'étoit
pas fcrupuleufe, & prefque affuré d'être
pris au mot.
Mon féjour chez Madame de Vercellis
m'avoit procuré quelques connoifTances
que j'entretenois, dans l'efpoir qu'elles
pourroient m'être utiles. J'allois voie
quelquefois entre autres un abbé fa^
Ire ?arùu H
l'^Q Œuvres
voyard appelle M. Gaime , précepteut
des enfans du comte de MeLlarede» Il
étoit jeune encore , & peu répandu ,
jnais plein de bon fens, de probité, dç
lumières & l'un des plus honnêtes hom-
mes que j'aye connus. Il ne me fut d'au-
cune reflource pour l'objet qui m'atti-
roit chez lui \ il n'avoit pas afl'ez de cré"
dit pour me placer ; mais je trouvai
près de lui des avantages plus précieux
qui m'ont profité toute ma vie ; les le-
çons de la laine morale, & les maximes
de la droite raiion. Dans l'ordre fuccef-
fif de mes goûts & de mes idées , j'avois
toujours été trop haut ou trop bas ;
Achille ou Therfue , tantôt héros & tan-
tôt vaurien. M. Gaime prit le foin de
me mettre à ma place & de me mon-
trer à moi-même fans m*épargner ni me
décourager, Il me parla très- honora-
blement de mon naturel & de mes ta-
lens ; mais il ajouta qu'il en voyoit naî^
tre les obftacles qui m'empêcheroient
d'en tirer parti , de forte qu'ils dévoient,
ielon lui , bien moins me fervir de de-
grés pour monter à la fortune que de
reflburces pour m'en palfer. Il me fit un
tableau vrai de la vie humaine dont je
n'avois que de faufTes idées ; il me mon-
tra çomqient dans un deftin contraire
Diverses, l-ji
fhomme fage peut toujours tendre au
bonheur, & courir au plus près du vent
pour y parvenir , comment il n'y a point
de vrai bonheur fans fagefle, & com-
ment la fagefTe eft de tous les états. II
amortit beaucoup mon admiration pour
la grandeur en me prouvant que ceux
qui dominoient les autres , n'étoient ni
plus {2,^0,% ni plus heureux qu'eux. II
me dit une chofe qui m'efl: fouvent re-
venue à la mémoire , c'efl: que fi chaque
homme pouvoit lire dans les cœurs de
tous les autres , il y auroit plus de gens
qui voudroient defcendre que de ceux
qui voudroient monter. Cette réflexion
dont la vérité frappe , & qui n*a rien
d'outré, m'a été d'un grand ufage dans le
cours de ma vie pour me faire tenii:
à ma place paihblement. Il me donna les
premières vraies idées de l'honnête, que
mon génie ampoulé n'avoit faifi que
dans fes excès. Il me fit fentir que l'en-
thoufiafme des vertus fublimes étoit peu
d'ufage dans la fociété , qu'en s'élançant
trop haut , on étoit fujet aux chûtes ,
que la continuité des petits devoirs tou-
jours bien remplis ne demandoit pas
moins de force que les aétions héroï-
ques, qu'on en tiroit meilleur parti pour
Hij
172 Œuvres
l'honneur & pour le bonheur, & qu'il
valoit infiniment mieux avoir toujours
i'eftime des hommes , que quelquefois
leur admiration.
Pour établir les devoirs de l'homme
il falloit bien remonter à leurs princi-
pes. D'ailleurs le pas que je venois de
taire , & dont mon état préfent étoit la
fuite, nous conduifoit à parler de reli-
gion. L'on conçoit déjà que l'honnête
M. Gaime eft , du moins en grande par-
tie, l'original du Vicaire Savoyard. Seu-
lement la prudence l'obligeant à parler
avec plus de réferve , il s'expliqua moins
ouvertement fur certains points; mais au
reile (qs maximes , fes fentimens , fes
avis furent les mêmes, & jufqu'au con-
feil de retourner dans ma patrie , tout
fut comme je l'ai rendu depuis au pu-
blic. Aind fans m'étendre (ur des en-
tretiens dont chacun peut voir la fubf-
tancc , je dirai que fes leçons fages ,
mais d'abord fans etiet, furent dans mou
cœur un germe de vertu & de religion
qui ne s'y étouffa jamais, & qui n'attcn-
doit pour frudifier que les foins d'une
main plus chérie.
Quoiqu'alors ma converhon fût peu
folide , je ne lailTois pas d'être ému.
Loin de m'ennuyer de ï^s entretiens ,
Diverses. 173
j'y pris goût à caufe de leur clarté, de
leur f implicite , & fur-tout d'un certain
intérêt de cœur dont je fentois qu'ils
etoient pleins. J'ai l'ame aimante , &
je me fuis toujours attaché aux gens,
raoins à proportion du bien qu'ils m'ont
fait que de celui qu'ils m'ont voulu , &
c'eft fur quoi mon taét ne me trompe
gueres. Auflli je m'affecftionnois vérita-
blement à M. Gaime , j'étois pour ainfî
dire Ton fécond difciple, & cela me fit
pour le moment même l'inelHmable bien
de me détourner de la pente au vice ^
oii m'entrainoit mon oifiveté.
Un jour que je ne penfois à rien
moins, on vient me chercher de la part
du comte de la Roque. A force d'y aller
& de ne pouvoir lui parler, je m'étois
ennuyé, je n'y allois plus : je crus qu'il
m'avoit oublié, ou qu'il lui étoit relié de
mauvaifesimprefîionsdemoi.Jemetrom-
pois. Il avoit été témoin plus d'une fois
du plaifir avec lequel je rem.pliflbis mon
devoirauprèsde fa rante, il le luiavoitmc-
me dit, & il m'en reparla quand moi mê-
me je n'y fongeoisplus.il me reçut bien,
me dit que fans m'amu fer de promefles va-
gues , il avoit cherché à me placer, qu'il
avoit rculli^ qu'il me mettoit en chemin
Hiij
ÎJ^ (S U l' R X s
de devenir quelque chofe, que c'étoit à
moi de faire le refte ; que la maifon où
il me faifoit entrer, étoit puiflante bc
confîdérée , que je n'avois pas befoin
d'autres protecteurs pour m'avancer , &
que , quoique traité d'abord en (impie
domeftique, comme je venois de l'être,
je pouvois ctre aiïliré que (i l'on me ju-
geoit par mes fentimens & par ma con-
duite au-deflus de cet état, on étoit dif-
pofé à ne m'y pas laifler. La fin de ce
cifcours démentit cruellement les bril-
lantes efpérances que le commencement
m'avoit données. Quoi ! toujours laquais ?
jne dis-je en moi-même avec un dépit
amer que la confiance effaça bientôt. Je
me fentois trop peu fait pour cette place
pour craindre qu'on m'y laiflât.
Il me mena chez le comte de Gou^
yon, premier écuyer de la reine & chef
de l'illuftre maifon de Solar, L'air de
dignité de ce refpedable vieillard me
rendit plus touchante l'affabilité de fon
accueil. Il m'interrogea avec intérêt, &
Je lui répondis avec fincérité. Il dit ou
comte de la Roque que j'avois une phy-
fionomie agréable & qui promettoit de
l'efprit, qu'il lui paroilToit qu'en effet je
n'en manquois pas, mais que ce n étoit
Diverses. -27^
pas là tout, & qu'il falloit voir le reftôé
Puis fe tournant vers moi; mon enfant »
me dit-il, prefque en toutes chofes les
commencemens font rudes; les vôtres
ne le feront pourtant pas beaucoup. Soyez
fage, & cherchez à plaire ici à tout le
monde ; voilà quant à préfent votre uni-
que emploi. Du refle, ayez bon cou-
rage ; on veut prendre foin de vous.
Tout de fuite il pafla chez la Mar-
quife de Brdl fa belle HUe , & me pré-
fenta à elle, puis à l'Abbé de Couvait
fon fils. Ce début me parut de bon au-
gure. J'en favois alTez déjà pour juger
qu'on ne fait pas tant de façon à la ré-
ception d'un laquais. En effet on ne me
traita point comme tel. J'eus la table
de l'Office; on ne me donna point d'ha-
bit de livrée, & le comte de Favrïa ,
jeune étourdi, m'ayant voulu faire mon-
ter derrière fon carrofîe , fon grand-pere
défendit que je montafie derrière aucun
carroffe , & que je fuiviffe pcrfonne hors
de la maifon. Cependant je fervois à ta-
ble, & je faifois àpeu-près au dedans
Je fervice d'un laquais; mais je le faifois
en quelque façon librement, fans être
attaché nommément à perfonne. Hors
quelques lettres qu'on me didoit , ^
Hiv
^j6 Œuvres
des images que le comte de Favrla me
faifoit découper , j'étois prefque le maî-
tre de tout mon tems dans la journée.
Cette épreuve dont je ne m'appercevois
pas étoit aflurément très-dangereufe ; elle
n'étoit pas même fort humaine; car cetts
grande, oifiveté pouvoit me faire con-
trader des vices que je n'aurois pas eus
fans cela.
Mais c'eft ce qui très-heureufement
n'arriva point. Les leçons de M. Gaime
avoient fait imprelîion fur mon cœur ,
& j'y pris tant de goiit que je m'échap-
pois quelquefois pour aller les enten-*
dre encore. Je crois que ceux qui me
voy oient fortirainli furtivement, ne de-
vinoient gueres où j'allois. Il ne fe peut
rien de plus fenfé que les avis qu'il me
donna fur ma conduite. Mes commen-
cemens furent admirables; j'étois d'une
afliduité, d'une attention, d'un zèle qui
charmoient tout le monde. L'abbé Gairne
m'avoitfagement averti de modérer cette
première ferveur, de peur qu'elle ne vînt
à fe relâcher & qu'on n'y prît garde.
Votre début, me dit-il, eft la règle de
ce qu'on exigera de vous: tâchez de vous
ménager de quoi faire plus dans la fuite,
mais gardez-vous de faire jamais moins.
Diverses, 177
Comme on ne m'avoit gueres exa-
miné fur mes petits talens & qu'on ne
me fuppofoit que ceux que m'avoit
donné la nature, il ne paroiffbit pas,
malgré ce que le Comte de Goavon.
m'avoit pu dire, qu'on fongeât à tirée
parti de moi. Des affaires vinrent à la
traverfe , & je fus à-peu-près oublié.
Le Marquis de Breil , fils du Comte de
Gouvon , étoit alors Ambaffadeur à
Vienne. Il iurvint des mouvemens à la
Cour, qui fe firent fentir dans la fa-
mille , & l'on y fut quelques femaines
dans une agitation qui ne lailToit gueres
k tems de penfer à moi. Cependant
jufques-là je m'étois peu relâché. Une
chofe me fit du bien & du mal , en
m'éloignant de toute diflipation exté-
rieure, mais en me rendant un peu plus
diftrait fur mes devoirs.
Mademoifelle de 5m7 étoit une jeune
perfonne à-peu-près de mon âge , bien
faite , afïez belle , très blanche , avec
des cheveux très-noirs , & , quoique
brune , portant fur fon vifage cet air
de douceur des blondes auquel mon
cœur n'a jamais réfifté. L'habit de Cour,
fi favorable aux jeunes perfonrjes , mar-
guoit fa jolie Uille , dégageoit fa poi-.
H-v,
178 ^ V V i £ s
trine & Tes épaules, & rendoit Ton teint
encore plus éblouififant pra* le deuil
qu'on portoit alors. On dira que ce
n'eft pas à un domeftique de s'apper-
cevoir de ces chofes là; j'avois tort,
lans doute , mais je m'en appercevois
toutefois, & même je n'étois pas le feul.
ÎLe maître d'hôtel & les valets-de-cham-
bre en parloient quelquefois à table
avec une grofiie'reté qui me faifoit cruel-
lement fouffrir. La tête ne me tournoit
pourtant pas au point d'être amoureux
tout de bon. Je ne m'oubliois point ;
je me tenois à ma place , & mes defirs
même ne s'émancipoient pas. J'aimois
a voir Mademoifelle de Breil^ à lui en-
tendre dire quelques mots qui mar-
quoient de l'efprit, du fcns, de l'hon-
nêteté; mon ambition bornée au plaifîr
de la fervir n'alloit point au-delà de
mes droits. A table j'étois attentif à
chercher Toccafion de les faire valoir.
Si fon laquais quittoit un moment fa
chaife , à l'inflant on m^ voyoit établi :
hors de là je me tenois vis-à-vis d'elle;
je cherchois dans Tes yeux ce qu'elle
alloit demander, j'épiois le moment de
changer fon afliette. Que n'aurois-je
point fait pour qu elle daignât m ordon-
Diverses» 17^
ner quelque chofe , me regarder ., me
dire un feul mot ; mais point ; j'avois
la mortification d'être nul pour elle;
elle ne s'appercevoit pas même que j'é-
tois là. Cependant fon frère qui m'adref-
foit quelquefois la parole à table , m'ay ant
dit je ne fais quoi de peu obligeant ,
je lui fis une réponfe ii fine & ii bien
tournée qu'elle y fit attention & jetta
les yeux fur moi. Ce coup-d'œil qui
fut court ne laiiïa pas de me tranfporter.
Le lendemain l'occation fe préfenta Ci^xv
obtenir un fécond & j'en profitai. On
donnoit ce jour-là un grand dîné , où
pour la première fois je vis avec beau--
coup d'étonnementle maître-d'hôtel ler-
vir l'épée au côté ^ le chapeau fur la
tête. Par hafard on vint à parler de la
devife de la maifon de Solar qui étoit
fur la tapifferie avec les armoiries. Tel
fiert qui ne tue pas. Comme les pié-
montois ne font pas pour l'ordinaire
confommés dans la langue françoife ,
quelqu'un trouva dans cette devile une
faute d'orthographe , & dit qu'au mot
fiert il ne falloit point de t.
Le vieux comte de Gonvon alloit
répondre , mais ayant jette les yeux fur
moi, il vit que je fowriois fans ofer ritu
Hvj
îSo (E u r R z s
dire : il m'ordonna de parler. Alors je disf
que je ne rro) ois pas que le r fut de trop ;
que fiert e'toit un vieux mot François
qui ne venoit pas du nom férus fier,
mena-çant ; mais du verbe /c'/-ir il frappa,
il bielle. Qu'ainli la devile ne me pa-
roilloit p35 dire, tel menace , mais ^^Z
frappe qui ne Lue peu.
Tout le ""monde me regardolt &: fe
regardoit fans rien dire. On ne vit de
la vie un pareil étonnement. Mais es
qui me flatta davantage fut de voir clai-
rement f^jr le vifage de Mademoifeîle de
Brell un air de fatisfaclion. Cette per-
fonne fi dédaigneufe daigna me jettcr
un fécond regard qui valoit tout au
moins le premier ; puis tournant les
yeux vers fon grand papa, elle femhloit
attendre avec une forte d'impatience la
louange qu'il me devoit , & qu'il me
donna en effet fi pleine & entière, &
d'un air fi content que toute la table
s'emprefîa de faire chorus. Ce moment
fut court, mais délicieux â tous égards.
Ce fut un de ces momcns trop rares
qui replacent les chofes dans leur ordre
naturel & vengent le mérite avili des
outrages de la fortune. Quelques mi^
nutes après j MademoiCelle de Bral le-
D I r £ R s s s, l'gî
vant derechef les yeux fur mol me pria
d'un ton de voix auffi timide qu'affable
de lui donner à boire. On juge que je
ne la fis pas attendre» Mais en appro-
chant je tus faifi d'un tel tremblement
qu'ayant trop rempli le verre je répandis
une partie de l'eau fur Talfiette & même
fur elle. Son frers me demanda étour-
diment pourquoi je trembîois fi fort;
Cette quefiion ne fervit pas à me raf-
furer , & Mademoifelle de BreiL rougit
jufqu'au blanc dQs yeux.
Ici finit le roman ; oii l'on remar-
quera , comme avec Madame Bafele &
dans toute la fuite de ma vie que je ns
fuis pas heureux dans la concluiion de
mes amours. Je m'affedionnai inutile-
ment à l'antichambre de Madame da
Bn'd'., je n'obtins plus une. feule marque
d'attention de la part de fa fille. Elle
fortoit & entroit fans me regarder , Si
moi. j^ofois à peine jetter les yeux fur
elle. J'étois même fi bête & fi m"àl-
adroit qu'un jour qu'elle avoit en paffant
laifïé tomber fon gant ; au lieu de m'é-
lancer fur ce gant que j'aurois voulu
couvrir de baifers , je n'ofai fortir de
ma place, & je laiflai ramalTer le gant
par un gros butor, ds valet que j'aurois
Χ1 (E u r R E s
volontiers écrafc. Pour achever de m'in-
timider , je m'apperçus que je n'avois
pas le bonheur d'agréer à Maaame de
Breil. Non feulement elle ne m'ordon-
noit rien , mais elle n'acceptoit jamais
mon fervice, & deux fois me trou-
vant dans fon antichambre elle me de-
manda d'un ton fort fec fi je n'avois
rien à faire? Il fallut renoncer à cette
chère antichambre : j'en eus d'abord
du regret; mais les dirtradions vin-
rent à la traverfe , & bientôt je n y
penfai plus.
J'eus de quoi me confoler du dedam
de Madame de Breil par les bontés de
fon beau-pere, qui s'apperçut enfin que
j'étois là. Le foir du dîné dont ] ai
parlé , il eut avec moi un entretien d'une
demi-heure , dont il parut content &
dont je fus enchanté. Ce bon vieillard,
quoiqu'homme aefprir, en avoit moins
que Madame de VenelLis , mais il avoit
plus d'entrailles, & je réullis mieux au-
près de lui. Il me dit de m'attacher a
l'abbé de Gouvon fon fils , qui m'avoit
pris en affedion , que cette aftedion h
fen profitois pouvoit m'étre utile , &
•me faire acquérir ce qui me manquoit
pour les vues qu'on avoit fur moi. Dès
Diverses» iS^
îe lendemain matin je volai chez M,
l'abbé. Il ne me reçut point en domef-
tique ; il me fit afleoir au coin de Ton
feu , & m'interrogeant avec la pius
grande douceur, il vit bientôt que mon
éducation , commencée fur tant de cho-
fes 9 n'étoit achevée fur aucune. Trou-
vant fur-tout que j'avois peu de latin,
il entreprit de m'en enfeigner davantage.
Nous convînmes que je me rendrois
chez lui tous les matins, & je commen-
çai dès le lendemain. Ainfi par une de
ces bizarreries qu'on trouvera fouvent
dans le cours de ma vie , en même
tems au-deflus & au-deflous de mcn
état , j etois difciple &: valet dans la
même maifon , & dans ma fervitude
j'avois cependant un précepteur d'une
naiflance à ne l'être que ài^% enfans des
Rois.
M. l'abbé de Gouvon éroit un cadet
deftiné par fa famille à l'épifcopaî, &
dont par cette raifon l'on avoit pouffé
les études, plus qu'il n'eft ordinaire aux
enfans de qualité. On l'avoit envoyé à
l'univerfité de Sienne , où il avoit refté
plufieurs années, & dont il avoit rap-
porté une affez forte dofe de crufcantif-
xne , pour être à-peu-près à Turin ce
ï84 ^ U V R M s^
qu'étoit jadis à Paris l'abbé de Dangeail,
Le dégoût de la théologie l'avoir jette
dans les belles - lettres, ce qui eft très-
ordinaire en Italie à ceux qui courent la
carrière de la pr^lature. Il avoit bien lu
les poctes j il faifoit palTablement des
vers latins & italiens. En un mot , il
avoit le goût qu'il falloit pour former \&
mien , & mettre quelque choix dans le
fatras dont je m'étois farci la tête. Mais
foit que mon babil lui eût fiit quelque
illufion fur mon favolr , folt qu'il ne pût
fupporter l'ennui du latin élémentaire,
il me mit d'abord beaucoup trop haut »,
& à peine m'eût-iliait traduire quelques
fables de Phèdre qu'il me jetta dans Vir*
glle où je n'entendois prefque rien. J'é*
toisdeftiné, comme on verra dans !a fuite,
à rapprendre fouvent le latin , & à ns-
le (avoir jamais. Cependant je travail-
lois avec affez de zele,&: M. l'abbé me
prodiguoir fes foins avec une bonté dotit
le fouvenir m'attendrit encore. Je paflbij
avec lui une bonne partie de la mati*
née , tant pour mon inftrudion que i
pour fon fervice : non pour celui de fa
perfjnne , car il ne fouifrit jamais que
je lui en rendilTe aucun, mais pour écrii-
ïfi fous fa diaée & pour copier , & ma
"Diverses, iSj"
foniftion de fecrétaire me fut plus utile
que celle d'e'colier. Non-feulement j'ap
pris ainfi l'Italien dans fa pureté, mais
je pris du goût pour la littérature , Ôi
quelque difcernement des bons livres qui
me s'acquéroient pas chez la Tribu, dC
qui me fervit beaucoup dans la fuite ,
quand je me mis à travailler feul.
Ce tems fut celui de ma vie où fans
projets romanefques, je pouvois le plus
raifonnablement me livrer à l'efpoir de
parvenir.M. l'abbé, très-content de moi,
le difoit à tout le m.onde, & fon père
m'avoit pris dans une alïeclion fi (în-
guliere , que le Comte de Favria m'ap-
prit qu'il avoit parlé de moi au Roi.
Madame de Breil elle-même avoit quitté
pour moi fon air méprifant. Enfin je de-
vins une efpece de favori dans la mai-
fon, à la grande jaloufie des autres do-
mefiiques, qui, me voyant honoré des
inftrudlons du fils de leur maître, fen-
toient bien que ce n'écoit pas pour refter
long-tems leur égal.
Autant que j'ai pu juger des vues
qu'on avoit fur moi par quelques mots
lâchés à la volée, & auxquels je n'ai
réRéchi qu'après coup, il m'a paru que
la maifon de Solar voulani courir la car-
y
;i8(J <S u r Jt £ s
riere des ambafTades, & peut être s^ou-
vrir de loin celle du miniftere , auroit
été bien aife de fe former d'avance un fu-
jet qui eût du mérite & des talens , &
qui dépendant uniquement d'elle , eût
pu dans la fuite obtenir fa confiance Se
la fervir utilement. Ce projet du Comte
de Gouuon étoit noble, judicieux, ma-
gnanime, & vraiment digne d'un grand
feigneur bienfaifant & prévoyant : mais
outre que je n'en voyois pas alors toute
l'étendue, il étoit trop fenfé pour ma
tcte, & demandoit un trop long aflujet-
tifîement. Ma folle ambition ne cher-
choiî la fortune qu'à travers les avan-
tures; & ne voyant point de femme à
tout cela , cette manière de parvenir me
paroifloic lente, pénible & trifte ; tan-
dis que j'aurois dû la trouver d'autant
plus honorable & fûre que les femmes
ne s'en mêloient pas ; l'efpece de mé-
rite qu'elles proté;:^ent ne valant alTuré-
ment pas celui qu'on me fuppofoit.
Tout alloit à merveilles. J'avois ob-
tenu , prefque arraché l'efHme de tout
le monde, les épreuves étoient finies, &
l'on me regardoit généralement dans la
maifon comme un jeune homme de la
plus grande efpérance, qui n'étoit pas à
Diverses^ 1S7
fa place, & qu'on s'attendoit d'y voir
arriver. Mais ma place n'étoit pas celle
qui m'étoit affignée parles hommes, &
j'y devois parvenir par des chemins bien
difFérens. Je touche à un de ces traits
carade'riftiques qui me font propres, &
qu'il fuffit de préfenter au ledeur , fans
y ajouter de réflexion.
Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de
nouveaux convertis de mon efpece , je
ne les aimois pas, & n'en avois jamais
voulu voir aucun. Mais j'avois vu quel-
ques Genevois qui ne l'étoient pas ; en-
tr'autres un M. M///'^rd',furnommé tord-
gueule , peintre en miniature & un peu
mon parent. Ce M. Mujfard déterra
ma demeure chez le Comte de Gouvon,
te vint m'y voir avec un autre Gene-
vois appelle Bâcle, dont j'avois été ca-
marade durant mon apprentiiFage. Ce
Bâcle étoit un garçon très - amufant ,
très- gai , plein de faillies bouffonnes ,
que fon âge rendoit agréables. Me voilà
tout d'un coup engoué de M. Bâcle ,
mais engoué au point de ne pouvoir le
quitter. Il alloit partir bientôt pour s'en
retourner à Genève. Quelle perte j'alîois
faire! J'en fenris bien toute la grandeur.
Pour mettre du moins à proht le tcms
ïSS (Ë V V R E »
qui m'étoit laifle, je ne le quitîoîsplus ^
ou plutôt il ne mequittoit pas lui-même,
car la xtio. ne me tourna pas d'abord au
point d'aller hors de l'hôtel pafl'er la
journée avec lui fans congé : mais bien-
tôt voyant qu'il m'obfédoir entièrement
on lui défendit la porte, & je m'cchaut
fai fi bien, qu'oubliant tout, hors mon
ami Bâcle , je n'allois ni chez M^ l'abbé
ni chez M. le Comte, & l'on ne me
voyoit plus dans la maifon. On me lit
des réprimandes que je n'écoutai pas.
On me menaça de me congédier. Cette
menace fut ma perte; elle me fit entre-
voir qu'il étoit pollible que Bâcle ne
s'en allât pas feul. Dès-lors je ne vis
plus d'autre plaifir, d'autre fort, d'au-
tre bonheur que celui de faire un pa-
reil voyage , & je ne voyois à cela
que l'ineffable félicité du voyage , au
bout duquel , pour furcroît , j'entre-
voyois Madame de J^arens , mais dans
«n éloignement immenfe ; car pour re*
tourner à Genève , c'efl: à quoi je ne
penfois jamais. Les m^onts , les prés , les
bois, les ruiflfeaux, les villages, (e iuc-
cédoient fans fin & fans ccffe avec de
nouveaux charmes; ce bienheureux tra-
jet fembloit devoir abfoiber ma vie en^
Diverses* iSp
tlere. Je me rappellois avec délices com-
bien ce même voyage m'avoit paru
charmant en venant. Que devoit-ce être
lorfqu'à tout l'attrait de 1 indépendance
fe joindroit celui de faire route avec un
camarade de mon âge, de mon goûrôc
de bonne humeur, fans gcne , fans de-»
voir , fans contrainte , fans obligation
d'aller ou refter que comme il nous plai-
rait? Il falloit être iou pour facnfier une
pareille fortune à des projets d'ambition
d'une exécution lente, difficile, incertai-
ne , & qui j les fuppofant réalilés un
jour, ne valoient pas dans tout leur éclat
un quart d'heure de vraiplaifir & de li-
berté dans la jeuneffe.
Plein de cette fage fantaifie , je me
conduifis fi bien q-ue je vins à bout de
me faire chafler, & en vérité ce ne fut
pas fans peine. Un foir comme je ren-
trois , le maître-d'hôtel me fignifia mon
congé de la part de M. le Comte. C'é-
toit précifénient ce que je demandois ;
car ientant malgré moi l'extravagance
de ma conduite , j'y ajoutois pour m'ex-
cufer rinjuftice &: l'ingratitude, croyant
mettre ainfi les gens dans leur tort, &
me juftifier à moi-même un parti pris
par néceflité. On me dit de la part d*
ipo <S u y it X 3
Comte Fdvrïa d'aller lui parler le len-
demain matin avant mon départ , &
comme on voyoit que la tête m'ayant
tourné j'étois capable de n'en rien faire,
le maître-d'hôtel remit après cette vifite
à me donner quelque argent qu'on m'a-
voit deftiné , & qu'afTurément j'avois
fort mal gagné : car', ne voulant pas me
laifTer dans l'état de valet , on ne m'a-
voit pas fixé de gages.
Le Comte de Favria, tout jeune &
tout étourdi qu'il étoit, me tint en cette
occafion les difcours les plus fenfés, Se
j'oferois prefque dire les plus tendres;
tant il m'expofa d'une manière flatteufe Se
touchante les foins de fon oncle & les in-
tentions de fon grand-pere. Enfin, après
m'avoir mis vivement devant lesyeux tout
ce que je facrifiois pour courir à ma perte,
il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour
toute condition que je ne viiTe plus ce
petit malheureux qui m'avoit féduit.
Il étoit fi clair qu'il ne difoit pas tout
cela de lui-même, que malgré mon ftu-.
pide aveuglement je fentis toute la bonté
de mon vieux maître & j'en fus touché:
mais ce cher voyage étoit trop empreint
dans mon imagination pourquerien pût
en balancer le charme. J'e'tois tout- à-fait
D I y M R ê £ s, ipii
lîors de fens, je me raffermis, je m'en*
durcis, je fis le fier, & je répondis arro.
gamment que puifqu'on m'avoit donné
mon congé, je l'avois pris, qu'il n'étoit
plus tems de s'en dédire , 3c que , quoi-
qu'il pût m'arriver en ma vie , j'étois bien
réfolu de ne jamais me faire chafler deux
fois d'une maifon. Alors ce jeune hom^
jne juflement irrité, me donna les noms
que je méritois , me mit hors de fa cham*
bre par les épaules , &: me ferma la porte
aux talons. Moi , je fortis triomphant
comme fi je venois d'emporter la plus"
grande vi<floire, & de peur d'avoir un
fécond combat à foutenir , j'eus rindi»
gnité de partir , fans aller remercier M.
J'abbé de fes bontés.
Pour concevoir jufqu'où mon délire
alloit dans ce moment, il faudroitcon-
noître à quel point mon cœur eft fujet à
s*échauffer fur les moindres chofes Ôc
avec quelle force il fe plonge dans Tima-»
gination de l'objet qui l'attire , quelque
vain que foit quelquefois cet objet. Les
plans les plus bifarres, les plus enfantins,
les plus foux 3 viennent careffer mon
idée favorite & me montrer de la vrai-
femblance à m'y livrer. Croiroit-on
<^u'4 près de dix-neuf 4ns qi) puiûe fon*
Ip2 (H V y R ^ S
der fur une phiole vide la fubfiflance du
refte de les jours ? Or écoutez.
L'abbé de Gouvon m'avoit fait pré-
fent , il y avoit quelques femaines, d'une
petite fontaine de héron fort jolie , 6c
dont f étois tranfporté. A force de faire
jouer cette fontaine & de parler de no-
tre voyage, nous penlâmes, le lage B-â-
de & moi, que l'une pourroit bien fer-
vir à l'autre & le prolonger. Qu'y avoit-
il dans le monde d'aulli curieux qu'une
fontaine de héron? Ce principe fut le ton-
dement fur lequel nous bâtimes l'édifice
de notre fortune. Nous devions dans
chaque village aflembler les payfans au-
tour de notre fontaine , & là les repas &
îa bonne chère dévoient nous tomber
avec d'autant plus d'abondance que nous
étions perfuadés l'un Se l'autre que les
vivres ne coûtent rien à ceux qui les re-
cueillent, & que quand ils n'en gorgent
pas les pafTans, c'eft pure mauvaife vo-
lonté de leur part. Nous n'imaginions
par-tout que feftins & noces, comptant
que fans rien débourfer que le vent de
nos poumons & l'eau de notre fontai-
ne, elle pouvoit nous défrayer en Pié-
mont , en Savoye , en France & par
tout le monde. Nous faiiions des pro-
jets
jets de voyage qui ne finiflbient point,
& nous dirigions d'abord notre courfe
au nord , plutôt pour le plaifir de pafTer
l^s alpes , que pour la néceflité fuppo-
fe'e de nous arrêter enfin quelque part.
Tel fut le plan fur lequel je me mis
en campagne , abandonnant fans regret
mon protedeur, mon précepteur , mes
études, mes efpe'rances & l'attente Q uns
fortune prefque affurée , pour commen-
cer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la
capitale, adieu la Cour, l'ambition , la
vanité, l'amour, les belles & toutes les
grandes avantures dont l'efpoir m'avoit
amené l'année précédente. Je pars avec
ma fontaine & mon ami Bâcle ^ la bourfe
légèrement garnie , mais le coeur faturé
de joie & ne fongeant qu'à jouir de cette
ambulante félicité à laquelle )'a\ ois tout-
à-coup borné mes brillans projets.
Je fis cet extravagant voyage pref-
que aufli agréablement toutefois que je
m'y étois attendu , mais non pas tout-
à-fait de la même manière ; car biea
que notre fontaine amufât quelques mo-
mens dans les cabarets les hôtefles &
leurs fervantes, il n'en falloit pas moins,
payer en fortaiit. ?vlais cela ne noustrou-
bloit gueres &; nous ne fongions à tirejc
Ire partie, I
154- (S, U V R s s
parti tout de bon de cette reflource que
quand l'argent viendroit à nous manquer.
Un accident nous en évita la peine ; la
fontaine fe calla près de Bramant , ôc il
en étolt tems ; car nous (entions, fans
ofer nous le dire , qu'elle commençoit à
nous ennuver. Ce malheur nous rendit
plus gais qu auparavant , & nous rîmes
beaucoup de notre étourderie , d'avoir
oublié que nos habits &: nos fouliers s'u-
feroient , ou d'avoir cru les renouveller
avec le jeu de notre fontaine. Nous con-
tinuâmes notre voyage aulîi allégremenE
(jue nous l'avions commencé, mais fi-
lant un peu plus droit vers le terme,
cà notre bourfe tariflante nous faifoit
une néceffité d'arriver.
A Chambéri je devins penfif , non
fur la fottife que je venois de faire : ja-
mais hom.me ne prit (î-tôt ni fi bien fon
parti fur le pafré ; mais fur l'accueil qui
m'attcndoit chez Madame de IF'arens ^
car j'envifageois exa((tement fa mail'on
comme ma maifon paternelle. Je lui
avois écrit mon entrée chez le Comte
de Gouvon ; elle favoit fur quel pied j'y
etois, & en m'en félicitant elle m'avoit
donné des leçons trcs-fages fur la ma-
nière dont jç devois coirefpondre aux
Diverses, 15)5"
bontés qu'on avoit pour moi. Elle re-
gardoit ma fortune comme aflure'e fi je
ne la de'truifois pas par ma faute. Qu'al-
loit-elle dire en me voyant arriver ? Il
ne me vint pas même à l'efprit qu'elle
pût me fermer fa porte ; mais je crai-
gnois le chagrin que j'allois lui donner;
je craignois fes reproches plus durs pour
moi que la mifere. Je -réfolus de tout
endurer en filence , & de tout faire pour
i'appaifer. Je ne voyois plus dans l'uni-
vers qu'elle feule : vivre dans fa dif-
grace étoit une chofe qui ne fe pouvoit
pas.
Ce qui m'inquîétoit le plus étoit mon
compagnon de voyage dont je ne vou-
iois pas lui donner le furcroît, & dont
je cragnois de ne pouvoir me débarraf-
fer aifément. Je préparai cette fépara-
tion en vivant aiïez froidement avec lui
la dernière journée. Le drôle me com-
prit ; il étoit plus fou que fot. Je crus
qu'il s'affederoit de mon inconftance ;
j'eus tort , mon ami Bâcle ne s'alïec-
toit de rien. A peine en entrant à An-
necy avions -nous mis le pied dans la
ville, qu'il me dit; te voilà chez toi,
m'embraffa , me dit adieu , fit une pi-
touette , ôc difparut. Je n'ai jamais plus
iç6 Œ LT r /i js s
entendu parler de lui. Notre connolf'
lance & notre amitié durèrent en tout
environ (ix iemaines, mais les fuites en
dureront autant que moi.
Que le coeur me battit en approchant
de la maifon de Madame de ff^arens 1
mes jambes trembloient fous moi, mes
yeux fe couvroient d'un voile , je ne
voyois rien , je n'entendois rien , je
n'aurois reconnu perfonne ; je fus con-
traint de m'arréter plufieurs tois pour
refpirer & reprendre mes fens. Etoit-ce
la crainte de ne pas obtenir les fecours
dont j'avois befoin qui me troubloit à
ce point? A l'âge où j'étois , la peur
de mourir de faim donne-t-ellc de pa-
reilles alarmes ? Non , non , je le dis
avec autant de vérité que de fierté ; ja-
mais en aucun tems de'm.a vie il n'ap-
partint à l'intérêt ni à l'indigence de m'é-
panouir ou de me ferrer le cœur. Dans
le cours d'une vie inégale & mémora-
ble par fes vicKîitudes, fouvent fans afyle
& fans pain, j'ai toujours vu du même ccil
l'opulence & la mifere. Au befoin j'aurois
pu mendier ou voler comme un autre,
mais non pas me troubler pour en être
réduit-là. Peu d'hommes ont autant gémi
que moi, peu ont autant verfc de pleurs
J)irERSES, 15)7
dans leur vie, mais jamais la pauvreté
ni la crainte d'y tomber ne m'ont iait
poulïer un foupir ni répandre une larme.
Mon ame à l'épreuve de la fortune n a
connu de vrais biens ni de vrais maux
que ceux qui ne dépendent pas d'elle ,
ôc c'eft quand rien ne m'a manqué pour
le néceflaire que je m.e fuis fenti le plus
malheureux des mortels.
A peine parus-je aux yeux de Ma-
dame de Jf^arcns que Ton air me raf-
fura. Je trefiaillls au premier foti de
fa voix, je me précipite à Tes pieds,
& dans les tranfports de la plus vive
joie je colle ma bouche fur fa mam.
Pour elle , j'ignore fi elle avoit fu de
mes nouvelles, mais je vis peu de fur-
prife fur fon vifage , & je n'y vis au-
cun chagrin. Pauvre petit, me^ dit-elle
d'un ton careffant , te revoilà donc ?
Je favois bien que tu étois trop jeune
pour ce voyage ; je fuis bien aife au
moins qu'il n'ait pas aufli mal tourné que
j'avois craint. Enfuite elle me fit comp-
ter mon hiftoire , qui ne fut pas lon-
gue , & que je lui fis très fideliement ,
en fupprimant cependant quelques ar-
ticles; mais au refte fans m'épargner ni
m'excufer,
I il]
1^8 Œ U V M £ s
Il fut quefiion de mon gîte. Elle
confulta fa femme de chambre. Je r o-
io'is refpirer durant cette délibe'ration ,
mais quand j'entendis que je couche-
rois dans la maifon j'eus peine à me
contenir , & je vis porter mon petit
paquet dans la chambre qui m'e'toit def-
tinée , à-peu-près comme St. Preux vit
remifer fa chaife chez Madame de jrol-
mar. J'eus pour furcroît le plaifïr d'ap-
prendre que cette faveur ne feroit point
pafTagere, & dans un moment où l'on
me croyoit attentif à toute autre chofe,
j'entendis qu'elle di'foit : on dira ce qu'on
voudra, mais puifque la providence me
le renvoyé , je fuis déterminée à ne pas
l'abandonner.
J\Ie voilà donc enfin établi chez elle.
Cet établiiïement ne fut pourtant pas
encore celui dont je date les jours heu-
reux de ma vie , mais il fervit à le pré-
parer. Quoique cette fenlibiliré de coeur
qui nous fait vraiment jouir de nous
foit l'ouvrage de la nature & peut-être
un produit de l'organifation , elle a be-
foin de iituations qui la développent.
Sans ces caufes occalîonnellcs, un hom-
me né trcs-fenfible ne fentiroit rien , &
mourroit fans avoir connu fou être. Tel
X)lVERSSS, l^P
à- peu-près favois éié jurqu alors, & tel
j'aurois toujours été peut-être , i\ je
n'avois jamais connu Madame da ff^a-
rens , ou fi même l'ayant connue , je
n'avois pas vécu aflfez long-tems auprès
d'elle pour contrader la douce habitude
des fentimens aflfedueux qu'elle m'inf-
plra. J'oferai le dire ; qui ne fent que
l'amour ne fent pas ce qu'il y a de plus
doux dans la vie. Je connois un autre
fentiment, moins impétueux peut-être,
mais plus délicieux mille fois, qui quel-
quefois eft joint à l'amour & qui fou-
vent en eft féparé. Ce fentiment n'efl:
pas non plus l'amitié feule; il^efl: plus
voluptueux, plus tendre ; je n'imagine
pas qu'il puifle agir pour quelqu'un du
même fexe ; du moins je fus ^ami fi
jamais homme le fut, & je ne l'éprou-
vai jamais près d'aucun de mes amis.
Ceci n'eft pas clair, mais il le devien-
dra dans la fuite ; les fentimens ne fe
décrivent bien que par leurs effets.
1 Elle habitoit une vieille maifon , mais
a(Tez grande pour avoir une belle pièce
de réferve dont elle fit fa chambre de
parade, & qui fut celle où l'on me logea.
Cette chambre étoit fur le paffage dont
j'ai parlé où fe fit notre première entre-
I iv
2.00 Ouvres
vue, & au-delà du ruifTeau & ^ti jar-
dins on découvroit la campagne. Ctt
afpeâ: n'étoit pas pour le jeune habi-
tant une chofe indifférente. C'étoit depuis
Bofiey , la première fois que j'avois du
verd devant mes fenêtres. Toujours maf-
qué par des murs, je n'avois eu fous les
yeux que des toits & le gris des rues.
Combien cette nouveauté me fut fenfi-
ble & douce! elle augmenta beaucoup
mes difpofitions à l'attendriffement. Je
faifois de ce charmant payfage encore un
des bienfaits de ma chère patronne : il
me fembloit qu'elle l'avoit mis là tout
exprès pour moi; je m'y plaçois paifî-
blement auprès d'elle; je la voyois par-
tout entre les fleurs & la verdure ; {ti
charmes & ceux du printems fe confon-
doient à mes yeux. Mon cœur jufqu'a-
lors comprimé fe trouvoit plus au large
dans cet efpace , & mes foupirs s'exha-
loient plus librement parmi ces vergers.
On ne trouvoit pas chez Madame de
Warens la magnificence que j'avois vue
à Turin, mais on y trouvoit la pro-
preté , la décence , & une abondance
patriarcale avec laquelle le fafte ne s'allie
jamais. Elle avoit peu de vaiflclle d'ar-
gent, point de porcelaine, point de gi-
T)rv£XSÈs. 2.0 1
bîer dans fa cuifine , ni dans fa cave de
vins étrangers; mais l'une & l'autre étoient
bien garnies au fervice de tout le monde,
& dans des tafTes de fayance elle donnoic
d'excellent café. Quiconque la venoic
voir , étoit invité à diner avec elle ou
chez elle , & jamais ouvrier , mefiager
ou paffant ne fortoit fans manger ou
boire. Son domeftique étoit compofé
d'une femme de chambre fribourgeoife
allez jolie, appelléeMe/'<r^r6/', d'un valet de
fon pays appelle Claude Anet, dont il
fera queftion dans la fuite, d'une cuifiniere
& de deux porteurs de louage quand elle
alloit en vifite , ce qu'elle faifoit rare-
ment. Voilà bien des chofes pour deux
mille livres derentej cependant fon petit
revenu bien ménagé eût pu fuffire à tout
cela, dans un pays où la terre efttrès-bonne
èc l'argent très-rare. Malheureufement
l'économie ne fut jamais fa vertu favo-
rite ; elle s'endettoit, elle payoit , l'ar-
gent faifoit la navette & tout alloir.
La manière dont fon ménage étoit
monté étoit précifément celle que j'au-
rois choifie; on peut croire que j'en pro-
iitois avec plaifir. Ce qui m'en plaifoic
moins étoit qu'il falloit refter très-long-
tems à table. Elle fupportoit avec peine la
I Y
2.02 (E v y R E S
première odeur du potage & des mefs.
Cette odeur la faifoit prelque tomber en
défaillance , & ce dégoût duroit long-
tems. Elle fe remettoit peu-à-peu, cau-
foit, & ne mangeoit point. Ce n'etoit
qu'au bout d'une demi -heure qu'elle
eiTayoit le premier morceau. J'aurois
dîné trois fois dans cet intervalle : moa
lepas étoii fait long-tems avant qu'elle
eût commencé le fien. Je recomtneRçois
de compagnie; ainfi je mangeois pour
deux, & ne m'en trouvois pas plus mal.
JEnfin je me livrois d'autant plus au doux
Sentiment du bien-être, que j'éprouvois
cauprès d'elle, que ce bien-ctre dont je
louiflbis n'étoit même d'aucune inquié-
tude fur les moyensde le foutenir. N'étant
point encore dans l'étroite confidence de
ies affaires, je les fuppofois en état d'aller
toujours fur le même pied. J'ai retrouvé
îe mêmes agrémens dans fa maifon par
Ja fuite; mais, plus inftruit de fa fitua-
îion réelle, & voyant qu'ils anricipoien:
fur fes rentes, je ne les ai plus goûtés
il tranquillement. La prévoyance a tou-
jours garé chez moi la jouiflance. J'ai
vu Tavenir à pure perte : je n'ai jamais
pu l'éviter.
Dès le premier jour la familiarité la
D I r E R s E s. 20^
plus douce s'établit entre nous au même
degré où elle a continué tout le refle de
fa vie. Peut fut mon nom, Maman fut
le fien , & toujours nous demeurâmes
Petit & Maman, même quand le nom-
bre des années en eût prelque effacé la
différence entre nous. Je trouve que ces
deux noms rendent à merveille fidée de
notre ton , la (implicite de nos manières,
& fur-tout la relation de nos cœurs. Elle
fut pour moi la plus tendre des mères
qui jamais ne chercha fon plaifir, mais
toujours mon bien ; & fi les fens en-
trèrent dans mon attachement pour ellcg
ce n'étoit pas pour en changer la nature,
mais pour le rendre feulement plus ex-
quis, pour m'enivrer du charme d'avoic
une Maman jeune & jolie qu'il m'étoit
délicieux de carefTer ; je dis, carelfer au.
pied de la lettre; car jamais elle n'ima-
gina de m'épargner les baifers ni les plus
tendres careffes maternelles, & jam.ais il
n'entra dans mon cœur d'en abufer. On
dira que nous avons pourtant eu à la fin
des relations d'une autre efpece ; j'en
conviens , mais il fiut attendre ; je ne
puis tout dire à la fois.
Le coup-d'œii de notre preiriiere en-
trevue fut le fçul moment vraiment paf-
Ivj
204 (E u y R E s
fionné qu'elle m'ait jamais fait fentir 3
encore ce moment fut- il l'ouvrage de la
furprife. Mes regards indifcrets n'alloient
jamais furetant fous fon mouchoir, quoi-
qu'un embonpoint mal caché dans cette
place eût bien pu les y attirer. Je n avois
ni tranfports ni defirs auprès d'elle : j'étois
dans un calme raviffant , jouiflant fans
favoir de quoi. J'aurois ainfi paiTé ma
vie & l'éternité même fans m'ennuyer un
inftant. Elleeflla feule perfonne avec qui
je n'ai jamais fenti cette fécherefifede con-
verfation qui me fait un fupplice du de-
voir de la foutenir. Nos tête -à- têtes
étoient moins des entretiens qu'un babil
intariiïable qui pour finir avoit befoin
d'être interrompu. Loin de me faire une
loi de parler, il falloit plutôt m'en faire
une de me taire. A force de méditer {qs
projets elle tomboit fouvent dans la rê-
verie. Hé bien, je la laiiïbis rêver ; je me
taifois , je la contemplois , & j'étois le
plus heureux des hommes. J'avois en-
core un tic fort fingulier. Sans prétendre
aux faveurs du tête-à-tête, je le recher-
chois fans cefie , &: j'en jouiflois avec
une paflion qui dégcnéroit en tureur ,
quand des importuns venoient le trou-
bler. Sitôt que quelqu'un arrivoit, homme
'D T y E R s £ s* âô|
ou femme, il n'importoit pas, je fortois
en murmurant, ne pouvant foufFrir de
refter en tiers auprès d'elle. J'allois comp-
ter les minutes dans fon antichambre,
maudiffant mille fois ces e'ternelsvifiteurs,
& ne pouvant concevoir ce qu'ils avoient
tant à diTe, parce que f avois à dire encore
plus.
Je ne fentois toute la force de mon
attachement pour elle que quand je ne
la voyois pas. Quand je la voyois je
n'e'tois que content ; mais mon inquié-
tude en (on abfence allolt au point d'être
douloureufe. Le befoin de vivre avec
elle me donnoit des élans d'attendriiïe-
ment qui fouvent alloient jufqu'aux lar-
mes. Je 'me fouviendrai toujours qu'un
jour de grande fête , tandis qu'elle étoit
à vêpres, j'allai me promener hors de
la ville , le coeur plein de fon image &
du de(ir ardent de pafler mes jours au-
près d'elle. J'avols affez de fens pour
voir que quant à préfent cela n'étoit pas
poa'ible, & qu'un bonheur que je goû-
tois fi bien feroit court. Cela donnoit à
ma rêverie une trifteflTe qui n'avoitpour-
tant rien de fombre & qu'un efpoir flat-
teur tempéroit. Le fon des cloches qui
m'a toujours finguliérement affedlé , le
chant des oifeaux , la beauté du jour.
'zo6 (B u y R £ s
la douceur du payfage, les maifons eparj
(qs & champétresdans lefquelles je plaçois
en idée notre commune demeure; tout
cela me frappoit tellement d'une impref-
(ion vive, tendre, trifte & touchante,
que je me vis comme en exiafe tranfporté
dans cet heureux teras & dans cet heu-
reux féjour, où mon cœur pofledant
toute la félicité qui pouvoir lui plaire ,
la goûtoit dans des raviflemens inexpri-
mables, fans fonger même à la volupté
dQS fens. Je ne me fouviens pas de m^etre
élancé jamais dans l'avenir avec plus de
force & d'illufîon que je fis alors; & ce
qui m'a frappé le plus dans le fouvenir
de cette rêverie quand elle s'eft réalifée,
c eft d'avoir retrouvé des objets tels exac-
tement que je les avois imaginés. Si ja-
mais rêve d'un homme éveillé eut Tair
d'une vlfion prophétique, ce fur afluré-
ment celui-là. Je n'ai été déçu que dans
fa durée imaginaire; car les jours & les
ans & la vie entière s'y pafloit dans une
inaltérable tranquillité, au lieu qu'en eifet
tout cela n'a duré qu'un moment. Hé-
las ! mon plus confiant bonheur fut en
fonge. Son accompliffement fut prefque
à l'inflant fuivi du réveil.
Je ne finirois pas fi j'entrois dans le
détail de toutes les foliçs que le fouvenii
Diverses, ZOJ
de cette chère Maman me faitoit faire ,
quand je n'étois plus fous Tes yeux. Com-
bien de fois j'ai baifé mon lit en fon-
géant qu'elle y avoir couché , mes ri-
deaux, tous les meubles de ma chambre
en fongeant qu'ils étoient à elle, que fa
belle main les avoit touche's ; le plan-
cher mêm.e fur lequel je me profternois
en fongeant qu'elle y avoir marché. Quel-
quefois même en fa préfence il m'échap-
poit des extravagances que le plus vio-
lent amour feul fembloit pouvoir infpi-
rer. Un jour à table, au moment qu'elle
avoit mis un morceau dans fa bouche,
je m'écrie que j'y vois un cheveu; elle
rejette le morceau fur fon afliette , je
m'en faifis avidement & l'avale. En un
mot , de moi à l'amant le plus paffionné
il n'y avoit qu'une différence unique,
mais effentielle , & qui rend mon état
prefque inconcevable à la raifon.
J'étoJs revenu d'Italie , non tout-à-
fait comme j'y étois ailé ; mais comme
peut-être jamais à mon âge on n'en eit
revenu. J'en avois rapporté non ma vir-
ginité, mais mon pucelage. J'avois fenti
le progiès des ans; mon tempérament
inquiet s'étoit enfin déclaré , & fa pre-
mière éruption ucs-in volontaire, m'avoit
ÛOS (E U V R £ s
donné fur ma fanté des alarmes qui pei-
gnent mieux' que toute autre chofe Tin-
nocence dans laquelle j'avois vécu juf-
qu'alors. Bientôt rafiuré j'appris ce dan-
gereux fupplément qui trompe la nature
& fauve aux jeunes gens de mon humeur
beaucoup de défordres aux dépens de
leur fanté, de leur vigueur, & quelque-
fois de leur vie. Ce vice que la honte
& la timidité trouvent fi commode , a
de plus un grand attrait pour les imagi-
nations vivesi c'eft de difpofer pour ainfi
dire à leur gré de tout le fexe, & de
faire fervir à leurs plaifirs la beauté qui
les tente fans avoir befoin d'obtenir fon
aveu. Séduit par ce funelle avantage je
travaillois à détruire la bonne conititu-
tion qu'avoit rétablie en moi la nature,
& à qui j'avois donné le tems de fe bien
former. Qu'on ajoute à cette difpofition
le local de ma fituation préfente ; logé
chez une jolie femme, careîfant fon image
au fond de mon cœur , la voyant (ans
cefle dans la journée; le foir entouré
d'objets qui me la rappellent , couché
dans un lit où je fais qu'elle a couché.
Que de (limulansl tel leéleur qui fe les
repréfente , me regarde déjà comme à
depii-mort. Tout au contraire : ce qui
Diverses* ZOÇ
devoit me perdre, fut précifément ce qui
me fauva , du moins pour un tems. Eni-
vré du charme de vivre auprès d'elle ,
du defir ardent d'y pafler mes jours ,
ab fente ou préfenre je voyois toujours
en elle une tendre mère , une foeur
chérie , une délicieufe amie , de rien
de plus. Je la voyois toujours ainfi,
toujours la même, & ne voyois ja-
mais qu'elle. Son image, toujours pré-
fente à mon cœur , n'y laiflToit place à
nulle autre; elle étoit pour moi la feule
femme qui fut au monde, & l'extrême
douceur des fentimens qu'elle m'infpiroit
ne laiiïant pas à mes fens le tems de s'éveil-
ler pour d'autres , me garantiffbit d'elle
& de tout fon fexe. En un mot, j'étois
fage parce que je l'aimois. Sur ces effets
que je rends mal , dife qui pourra de
quelle efpece étoit mon attachement pour
elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire
eft que s'il paroîtdéja fort extraordinaire ,
dans la fuite il le paroîtra beaucoup plus.
Je pafTjis mon tems le plus agréable-
ment du monde, occupé des chofes qui
me plaifoient !e moins. C'étoit des pro-
jets à rédiger, des mémoires à mettre au
net, des recettes à tranfcrire; c'étoient
des hcrhes à trier ; des drogues à piler ,
des alambics à gouverner. Tout à traver
3ïO (E u y s £ s
tout cela venoient des foules de paf-
fans , de mendians , de vîntes de toute
efpece. Il falloit entretenir tout à la
fois un foldat , un apothicaire , un cha-
noine , une belle dame, un frère lay.
JepeftoiSjje grommelois, je jurois, je
donnois au diable toute cette maudite
cohue. Pour elle qui prenoit tout en
gaîté , mes fureurs la faKoient rire aux
larmes , & ce qui la faifoit rire encore
plus , étoit de me voir d'autant plus fu-
rieux que je ne pouvois moi-même m'em-
pêcher de rire. Ces petits intervalles oii
î'avois le plaifir de grogner étoient char-
mans, & s'il furvenoit un nouvel impor-
tun durant la querelle, elle en lavoit en-
core tirer parti pour l'amufement en pro-
longeant malicieufement la vlfite, & me
jettant des coups-d'œll pour lefqutls js
l'aurois volontiers battue. Elle avoir peine
à s'abHenlr d'éclater en me voyant con-
traint & retenu par la bienféance lui faire
des yeux de poifédé, tandis qu'au fond
de mon cœur , & même en dépit de
inoi , je trouvois cela très-comique.
Tout cela , fans me plaire en foi ,
m'amufoit pourtant , parce qu'il faifoic
partie d'une manière d'être qui m'étoit
charmante. Rien de ce qui fe faifolt au-
tour de moi , rien de tout ce qu'on me
Diverses, 21 î
faifoit faire , n'étoit félon mon goût ,
mais tout étoit félon mon cœur. Je crois
que je ferois parvenu à aimer la méde-
cine , li mon dégoût pour elle n'eût fourni
des fcènes folâtres qui nous égayoient
fans ceiïè ; c'efl: peut-être la première
fois que cet art a produit un pareil effet.
Je prétendois connoîcre à l'odeur un
livre de médecine, & ce qu'il y a de plai-
fant, eft que je m'y trompois rarement.
Elle me faifoit goûter des plus déteftables
drogues. J'avois beau fuir ou vouloir
me défendre ; malgré ma réfiftance &
mes horribles grimaces, malgré moi &:
mes dents ; quand je voyois ces jolis
doigts barbouillés s'approcher de ma bou*
che, il falloit finir par l'ouvrir & fucer.
Quand tout fon petit ménage étoit raf-
femblé dans la même chambre, à nous
entendre courir & crier au milieu des
éclats de rire, on eût cru qu'on y jouoit
quelque farce, & non pas qu'on y fai-
foit de l'opiate ou de l'élixir.
Mon rems ne fe pafloit pourtant pas
tout entier à ces poliffonneries. J avois
trouvé quelques livres dans la chambre
que j'occupois ; le Spectateur, Puffen-
dorff, St Evremond, la Henrlade. Quoi-»
que je n'euiïe plus mon ancienne fureut
ai2 -Œuvres
de lefture, par défcEuvrement je liroîs
un peu de toat cela. Le Speélateur fur-
tout me plût beaucoup & me fit du bien.
M. L'abbé de Gouvon m'avoit appris à
lire moins avidement & avec plus de
réflexion; la ledure me profitoit mieux.
Je m'accoutumois à réfléchir fur l'élo-
cution , fur les conftruâ:ions élégantes;
je m'exerçois à difcerner le françois pur
de mes idiomes provinciaux. Par exem-
ple , je fus corrigé d'une faute d'ortho-
graphe que je faifois avec tous nos Ge-
nevois par ces deux vers de la Henriadct
Soit qu'un ancien refpe<Sk pour le fang de leurs maîtres.
Parlât encore pour lui dans le cœur de ces traîtres :
Ce mol parlât qui me frappa, m'ap-
prit qu'il falloit un ^ à la troideme per-
fonne du fubjondif; au lieu qu'aupara-
vant je l'écrivois & prononçois /-ir/^^ ,
comme le préfent de l'indicatiL
Quelquefois je caufois avec Maman
de mes ledures; quelquefois je lifois au-
près d'elle ; j'y prenois grand plaifir; je
m'exerçois à bien lire , .?; cela me fut
utile aulTi. J'ai dit qu'elle avoit l'efpric
orné. Il éroit alors dans toute fa fleur.
Plufieurs gens de lettres s'étoient em-
preiTés à lui plaire , & lui avoient apprig
D I V E R s :e s, 21^
à juger des ouvrages d'efprir. Elle avoir,
(i je puis parler ainfi , le goût un peu
proteftanc; elle ne parloir que de Bayle
& faifoit grand cas de St Evremond ,
qui depuis long-^tems écoit mort en Fran-
ce. Mais cela n'empêchoit pas qu'elle ne
connût la bonne littérature & qu'elle n'en
parlât fort bien. Elle avoit été élevée dans
des fociétés choifies, & venue en Savoye
encore jeune , elle avoit perdu dans le
commerce charmant de la nobleffe du
pays ce ton maniéré du pays de Vaud
oii les femmes prennent le bel efprit
pour l'efprit du monde , & ne favent
parler que par épigrammes.
Quoiqu'elle n'eût vu la Cour qu'en
paiTant, elle y avoit jette un coup-d'œil
rapide qui lui avoit fuffi pour la connoî-
tre. Elle s'y conferva toujours des amis,
3c malgré de fecrettes jaloufies, malgré
les murmures qu'excitoient fa conduite
& fes dettes , elle n'a jam.ais perdu fa
penfion. Elle avoit l'expérience du mon-
de , & fcfprit de réflexion qui fait tirer
parti de cette expérience. C'étoit le fujet
favori de ies converfarions, & c'étoit
précifément, vu mes idées chimériques,
la forte d'inflrudion dent j'avois le plus
grand befoin. Nous lilions enfemble la
214 (E U V R E s
Bruyère: il lui plaifoit plus que la Ro-
chefoucault , livre trifte & défolant ,
principalement dans la jeunefle oii l'on
n'aime pas avoir Thorame comme il eft.
Quand elle moralifoit , elle fe perdoit
quelquefois un peu dans les elpaces;
mais en lui baifanc de tems en tems la
bouche ou les mains je prenois patience ,
& fes longueurs ne m'ennuyoient pas.
Cette vie étoit trop douce pour pou-
voir durer. Je le fentois & Tinquiétude
de la voir finir étoit la feule chofe qui
en troubloit la jouiflance. Tout en folâ-
trant Maman m'e'tudiolt, m'obfervoit,
m'interrogeoit, & bâtifToit pour ma for-
tune force projets dont je me ferois bien
paffë. Heureuiement ce n'étoit pas le
tout de connoîrre mes penchans , mes
goûts, mes petits talens, il falloir trou-
ver ou faire naître les occafîons d'en ti-
rer parti , & tout cela n'étoit pas l'af-
fiiire d'un jour. Les pre'jugés même qu'a-
voit conçus la pauvre femme en faveur
de mon mérite reculoient les momens
de le mettre en œuvre, en la rendant
plus difficile fur le choix des moyens;
enfin tout alloit au gré de mes defirs,
grâce à la bonne opinion qu'elle avoit
^ moij mais il en fallut fabattre, &
D I V E R a E s* ^\^
dès-lors , adieu la tranquillité. Un de
fes parens appelle M. à' Aubonne la vint
voir, C'étoit un homme de beaucoup
d'efpric , intrigant , génie à projets com-
me elle, mais qui ne s'y ruinoit pas, une
efpece d'avanturier. Il venoit de propo-
fer au Cardinal de Fleury un plan de
lotterie très-compofée , qui n'avoit pas
été goûté. Il alloit le propofer à la Cour
de Turin cù il fut adopté & mis en
exécution. Il s'arrêta quelque tems à An-
necy & y devint amoureux de Madame
rintendante , qui étoii une perfonne
fort aimable , fort de mon goût , & la
feule que je vilTe avec plaifir chez Ma-
n^an. M. d' Aubonne me vit , fa parente
lui parla de moi , il fe chargea de m'exa-
miner , de voir à quoi j'étois propre, &
s'il me trouvoit de l'étoffe , de chercher
à me placer.
Madame de Warens m'envoya chez
lui deux ou trois matins de fjite, fous
prétexte de quelque commiflîon & fans
me prévenir de rien. Il s'y prit très-bien
pour me faire jafer, fe familiarifa avec
moi , me mit à mon aife autant qu'il étoit
poflible , me parla de niaiferies & de
toutes fortes de fujets. Le tout fans pa-
raître m'obferver, fans la moindre aflec-r
2.i6 Œ ff V R s s
tation , & comme fi , fe plaifant aveC
moi, il eût voulu converfer fans gcne.
J etois enchanté de lui. Le réfuhat de Tes
obfervations fut que malgré ce que pro-
mettoient mon extérieur & maphyfiono-
mie animée , j'étois, finon tout à fait
inepte , au moins un garçon de peu
d'efprit, fans idées , prefque fans acquis,
très-borné en un mot à tous égards, &
que rhonneur de devenir quelque jour
Curé de village étoit la plus haute for-
tune à laquelle je dufle afpirer. Tel fut
Je compte qu'il rendit de moi à Madame
de Warens, Ce fut la féconde ou troi-
fieme fois que je fus ainfi jugé; ce ne
fat pas la dernière, & Tarrét de M. Alaj-
fcroii a fouvent été conHrmé.
La caufe de ces jugemens tient trop
à mon caradere , pour n'avoir pas ici
befoin d'explication: car en confcience,
on fent bien que je ne puis iincérement
yfoufcrire, U qu'avec toute Tim-partia-
lité poflible , quoiqu'aient pu dire M".
MaJJeron , à'Aubonne , & beaucoup
d'autres 3 je ne les faurois prendre au
mot.
Deux chofes prefque inalliables s'unif-
(ent en moi fans que j'en puifle conce-
voir la manière. Un tempérament très-
ardent.
DljrsRSS3, 217
ardent, des paillons vives, impétueufes,
te des idées lentes à naître , embarralTées ,
& qui ne Te piéfcntent jamais qu'après-
coup. On diroit que mon cœur & mon
efprit n'appartiennent pas au même indi-
vidu. Le fentiment plus prompt que
réclair vient remplir mon ame , mais
au lieu de m'éclairer il me brûle &
m'éblouit. Je Cens tout & je ne vois rien.
Je fuis emporté, mais ftupide ; il fauc
que je fois de fang-froid pour penfer. Ce
qu'il y a d'étonnant eft que j'ai cepen-
dant le tad aiïez fur, de la pénétration,
de la tineiTe même , pourvu qu'on m'at-
tende: je fais d'excellens impromptus à
lolfîr; mais fur le tems je n'ai jamais rieti
fait ni dit qui vaille. Je ferois une fort
Jolie converfation par la pofle , comme
on dit que les Efpagnols jouent aux
échecs. Quand je lus le trait d'un Duc
de Savoye qui fe retourna , faifant route,
pour crier ; à votre gorge , marchand
de Paris , je dis , me voilà.
Cette lenteur de penfer jointe à cette
vivacité de fentir , je ne l'ai pa^- feule-
ment dans la converfation , je l'ai même
feul ^ quand je travaille. Mes idées s'ar-
rangent dans ma tctc avec la plus in«
croyable difficulté. Elles y circulent
Ir( Partie» K
5lîÇ (S. V V R E 9
lourdement ; elles y fermentent jufqu'à
m'émouvoir , m'échaufFer , me donner
des palpitations ; & au milieu de toute
cette émotion je ne vois rien nettement;
je ne faurois écrire un feu! mot, il faut
que j'attende. Infenfiblement ce grand
mouvement s'appaife , ce cahos fe dé-
brouille ; chaque chofe vient fe mettre à fa
place, mais lentement & après une longue
^c confufe agitation. N'avez-vous point
vu quelquefois Topera en Italie? Dans les
changemens de fcene il règne fur ces
grands théâtres un défordre défagréable ,
S: qui dure aflez long-temps : toutes les
décorations font entremêlées; on voit
de toutes parts un tiraillement qui fait
peine ; on croit que tout va renverfer.
Cependant peu-à-peu tout s'arrange,
rien ne manque , & Ton eft tout furpris
de voir fuccéder à ce long tumulte un
fpeélacle ravifiant. Cette manœuvre eft
à-peu-près celle qui fe fait dans mon cer-
veau quand je veux écrire. Si j'avois fu
premièrement attendre, & puis rendre
dans leur beauté les chofes qui s'y font
ainfi peintes, peu d'Auteurs m'auroient
furpafle.
De-là vient l'extrême difficulté que je
trouve à écrire. Mes manufcrits raturés^
I
barbouillés , mêlés , indéchiffrables, at-
teftent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il
n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu tranf-
criie quatre ou cinq fois avant de le don-
ner à la prefle. Je n'ai jamais pu rien fai-
re la plume à la main vis-à-vis d'une
table & de mon papier : c'efl: à la pro-
menade au milieu des rochers & des bois ;
c'eft la nuit dans mon lit & durant mes
infomnies que j'écris dans mon cerveau,
l'on peut juger avec quelle lenteur , fur-
tout pour un homme abfolument dé-
pourvu de mémoire verbale, & qui de
la vie n'a pu retenir fix vers par cœur.
Il y a telle de mes périodes que j'ai tour-
née & retournée cinq ou fix nuits dans
ma tête avant qu'elle fût en état d'être
mife fur le papier. De-là vient encore
que je réulÏÏs mieux aux ouvrages qui
damandent du travail, qu'à ceux qui veu-
lent être faits avec une certaine légèreté; ^
comme les lettres ; genre dont je n'ai
jamais pu prendre le ton, & dont l'oc-
cupation me met au fupplice. Je n'écris
point de lettres fur les moindres fujets
qui ne me coûtent des heures de fatigue ,
ou fi je veux écrire de fuite ce qui me
vient, je ne fais ni commencer ni finir,
ma lettre efl: un long & confus verbia-
ge j à peine m'entend-on quand on la Ut.
*20 (E u r R £ S
Non-feulement les idées me coûtent
à rendre , elles me coûtent même à re-
cevoir. J'ai étudié les hommes & je me
crois affez bon obfervateur. Cependant
je ne fais rien voir de ce que je vois ; je ne
vois bien que ce que je me rappelle, & je
n'aiderefpritquedansmesfouvenirs.De
tout ce qu'on dit , de tout ce qu'on fait, de
tout ce qui fe pafle en ma préfence , je ne
fens rien, je ne pénètre rien. Le (ïgne
extérieur eft tout ce qui me frappe. Mais
enfuite tout cela me revient : je me rap-
pelle le lieu, le tems, le ton , le regard,
le gefle, la circonflance , rien ne m'échap-
pe. Alors fur ce qu'on a fait ou dit, je
trouve ce qu'on a penfé , & il eil rare que
je me trompe.
Si peu maître de mon efprit feul avec
moi-même , qu'on juge de ce que je dois
être dans la converfation , où, pour
parlera propos, il faut penfer à la fois
S: fur le champ à mille chofes. La feule
idée de tant de convenances dont je fuis
fur d'oublier au moins quelqu'une, fuf-
tit pour m'incimider. Je ne comprends
pas même comment on ofe parler dans
un cercle : car à chaque mot il faudroit
palier en revue tous les gens qui font là:
il faudroit connoitre tous leurs carade-
res. favoir leurs hiftoires, pour être fur
de us rien dire qui puifîe oiïenfer quel-
Divers es, 2.21
qu'un. Là-deiTus ceux qui vivent dans le
inonde ont un grand avantage : fâchant
mieux ce qu'il faut taire , ils font plus
furs de ce qu'ils difent : encore leur échap-
pe-t-il fouveqt des balourdifes. Qu'on
juge de celui qui ton:ibe là des nues ! Il
lui eft prefque impoOible de parler une
minute impunément. Dans le tête-à-tête
il y a un autre inconvénient que je trou-
ve pire ; la néceffité de parler toujours.
Quand on vous parle, il faut répendre ,
& fi l'on ne dit mot , il faut relever la
converfarion. Cette infupportable con-
trainte m'eût feule dégoûté de la fociété.
Je ne trouve point de gêne plus terrible
que l'obligation de parler fur le champ
éc toujours. Je ne fais fi ceci tient à ma
mortelle averfion pour tout afFujettiffe-
ment ; mais c'eft aiïez qu'il faille abfo-
lument que je parle pour que je difs
une fottife infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal cH: qu'au lien
de favoir me taire quand je n'ai rien à
dire, c'efl: alors que pour payer plutôt
ma dette j'ai la fureur de vouloir parler.
Je me hâte de balbutier promptement des
paroles fans idées, trop heureux quand
elles ne fignlfient rien du tout. En vou-
lant vaincre ou cacher mon ineptie, je
manque rarement de la montrer.
K iij
S.22 (B tV R E S
Je crois que voilà de quoi faire affez
comprendre commeiu n'étant pas un
fot, j'ai cependant fouvent paffe pour
l'être , même chez des gens en état de
bien juger : d'autant plus malheureux
que ma phyfîonomie & mes yeux pro-
mettent davantage, & que cette attente
fruftrée rend plus choquante aux autres
ma flupidité. Ce détail qu'une occafîon
particulière a fait naître n'eft: pas inutile
à ce qui doit fuivre. Il contient la clef
de bien des chofes extraordinaires qu'on
m'a vu faire , & qu'on attribue à une
humeur fauvage que je n'ai point. J'ai-
merois la fociété comme un autre, fi je
n'étois fur de m'y montrer non-feule-
ment à mon défavantage, mais tout au-
tre que je ne fuis. Le parti que j'ai pris
d'écrire & de me cacher eft précifément
celui qui me convenoit. Moi prcfent on
n'auroit jamais fu ce que je valois, on ne
l'auroic pas foupçonné même ;& c'eftce
qui eft arrivé à Madame Dupin , quoique
femme d'efprit , & quoique j'aye vécu
dans fa maifon plufieurs années. Elle me
l'a dit bien des fois elle-même depuis ce
tems-là. Au refte tout ceci fouffre de
certaines exceptions , & j'y reviendrai
dans la fuite.
La mefure de mes talens ainfi fixée.
Tétat qui me convenoit ainfî défigné , il
ne fut plus queftion pour la féconde
fois que de remplir ma vocation. La dif-
ficulté fut que je n'avois pas fait mes étu-
des & que je ne favois pas même affez de
latin pour être Prêtre. Madame de Jf^a-
rens imagina de me faire inftruire au
féminaire pendant quelque tems. Elle
en parla au fupérieur ; c'étoit un laza-
rifte appelle M. Gros, bon petit homme
à moitié borgne, maigre, grifon , le
plusfpirituel & le moins pédant lazarifle
que'i'aye connu; ce qui n'efk pas beau-
coup dire, à la vérité*
Il venoit quelquefois chez Maman
qui l'accueilloit, le careflbit, l'agaçoit
même , & fe faifoit quelquefois lacer par
lui, emploi dont il fe chargeoit ailez
volontiers. Tandis qu'il étoit en fonction ,
elle couroit par la chambre de côté &
d'autre, faifant tantôt ceci tancôt cela.
Tiré par le lacet , Monfieur le fupérieur
fuivoit en grondant, & difantà tout mo-
ment; mais Madame, tenez-vous donc.
Cela faifoit un fujet affez pittorefque.
M. Gros fe prêta de bon coeur au
projet de Maman. Il fe contenta d'une
penfion très modique, & fe chargea de
l'inftruélion. Il ne fut queftion que du
confenteraentde l'Evêque, qui non-feu-
i^ir
224 (E V V R X s
lement l'accorda, mais qui voulut payer
la penfion. li permit auiîi que je reftaffe
en habit laïque, jufqu'à ce qu'on pût
juger par un effai du fuccès qu'on devoit
elpérer.
Quel changement lll fallut m'y fou-
jnettre. J'allai au féminaire comme j'au-
lois été au fupplice. La trifte mai-
fon qu'un féminaire ; fur - tout pour
qui fort de celle d'une aimable femme.
J'y porrois un feul livre que j'avois prié
Maman de me prêter , & qui me fut
d'une grande reffource. On ne devinera
pas quelle forte de livre c'écoit ; un livre
de muilque. Parmi les talens qu'elle avoit
cultivés , la mufique n'avoit pas été ou-
bliée. Elle avoit de la voix, chantoit
paflablement & jouoit un peu du clave-
cin. Elle avoit eu la complaifance de
me donner quelques leçons de chant, &
il fallut commencer de loin, car à peine
favois-je la muHque de nos pfeaumes.
Huit ou dix leçons de femme & fort in-
terrompues, loin de me mettre en état
de folfier ne m'apprirent pas le quart
des fîgnes de la mufiquc. Cependant
î'avois une telle pallîon pour cet art,
que je voulus efiaycr de m'exercer feul.
Le livre que j'emportai n'étoit pas même
des plus faciles; c'écoient les cantates de
T>IVER9ES, 225"
CUramhault, On concevra quelle fut
mon application & mon obftination ,
quand je dirai que fans conncicrc ni
tranfpofuion ni quantité, je parvins à
dcchitfrer & chanter fans faute le pre-
mier re'citatif & le premier air de la can-
tate à'Alphée & Arétufe ; & il eft vrai
que cet air eft fcandé fi jufte , qu'il ne
faut que réciter les vers avec leur mefure
pour y mettre celle de l'air.
Il y avolt au féminaire un maudit
lazarifte qui m'entreprit & qui^ me fit
prendre en horreur le latin qu'il vou-
loit m'enfeigner. H avoit des cheveux
plats, gras & noirs, un vifage de pain
û'épice , une voix de buffle, un regard
de chat-huant, des crins de fanglier au
lieu de barbe ; fon fourire étoit fardo-
nique ; fes membres jouoient comme
les poulies d'un manequin ; j'ai oublié
fon odieux nom ; mais fa figure ef-
frayante & doucereufe m'eft bien ref-
tée , & j'ai peine à me la rappeller fans
frémir. Je crois le rencontrer encore
dans les corridors, avançant gracieufe-
ment fon crafTeux bonnet quarré pour
me faire figne d'entrer dans fa chambre,
plus aflfreufe pour moi qu'un cachot.
^ Qu'on juge du contrafte d'un pareil
i K V
226 Œuvres
maître pour le difciple d'un Abbé de
.Cour !
Si j'étois refté deux mois à la merci
de ce monftre , je fuis perfuadé que
ma tête n'y auroit pas réiifté. Mais le
bon M. Gros qui s'apperçut que j'e'tois
trifte , que je ne mangeois pas, que je
maigrilTois , devina le fujet de mon
chagrin ; cela n'e'toit pas difficile. II
m'ôta des griffes de ma béte , & par un
autre contraire encore plus marqué me
lemit au plus doux des hommes. Ce-
toit un jeune abbé Faucigneran , ap-
pelle M. Gâder qui faifoit fon fémi-
naire & qui par complaifance pour
M, Gros , & je crois , par humanité,
vouloir bien prendre fur io.^ études le
tems qu'il donnoit à diriger les miennes»
Je n'ai jamais vu de phyfionomie plus
touchante que celle de M. Gâtïer, Il
étOLt blond &: fa barbe tiroit fur le
roux. Il avoit le maintien ordinaire aux
gens de fa province^ qui fous une figure
cpaifle cachent tous beaucoup d'cfprit^
mais ce qui fe marquoit vraiment en
lui étoic une ame fenfible , affedhicufe ,
aimante. Il y avoit dans (^s, grands yeux
bleus un mélange de douceur, de ten-
drcflc 5c de trifteffe, qui faifoit qu'on ne
Diverse *. 227
pouvoit le voir fans s'intérefîer à lui.
Aux regards , au ton de ce pauvre jeune
homme , on eût dit qu'il prévoyoit fa
deftinée, & qu'il fe fentoit né pour être
malheureux.
Son caradere ne de'mentoit point fa
phylionomie. Plein de patience & de
complaifance , il fembloit plutôt étu-
dier avec moi que m'inftruire. 11 n'en
falloit pastant pour me le faire aimer, fon
prédécefleur avoit rendu cela très-facile.
Cependant malgré tous le tems qu'il
me donnoit, malgré toute k bonne vo-
lonté que nous y mettions l'un^ & l'au-
tre, & quoiqu'il s'y prît très-bien, j'a-
vançai peu en travaillant beaucoup. Il
eft lingulier qu'avec affez de concep-
tion je n'ai jamais pu rien apprendra
avec des maîtres , excepté mon père Ôc
M. Lambercier. Le peu que je iais de
plus , je l'ai appris feul , comme on
verra ci-après. Mon efprit impatient de
toute efpece de joug ne peut s'aiTer-
vir à la loi du moment. La crainte-
même de ne pas apprendre m'empêche-
d'être attentif. De peur d'impatienter
celui qui me parle, je feins d'entendre;:
il va en avant & je n'entends rien. Mon^
efprit veut marcher à fon heure , il ne:
peut fe foumettre à celle d'autrui.
fc K vi
i228 (S. V V R E 9
Le tems des ordinations étant venu,
M. Gâtier s'en retourna diacre dans fa
province. Il emporta mes regrets , mon
attachement, ma reconnoifiance. Je fis
pour lui des vœux qui n'ont pas été
plus exaucés que ceux que j'ai faits pour
moi-même. Quelques années après j'ap-
pris qu'étant vicaire (fans une paroiffe
îl avoit fait un enfant à une fille , la
leule dont avec un cccur très-tendre il
eût jamais été amoureux. Ce fut un
fcandale effroyable dans un diocèfe ad-
miniftré très-févérement. Les Prêtres ,
en bonne règle , ne doivent faire des
enfans qu'à des femmes mariées. Pour
avoir manqué à cette loi de convenance
il fut mis en prifon , diffamé, chafl'é.
Je ne fais s'il aura pu dans la fuite ré-
tablir {qs affaires ; mais le fentiment de
fon infortune profondément gravé dans
mon coeur me revint quand j'écrivis
1 Emile , & réunifiant M. Gàùer avec
M. Gairne , je fis de ces deux dignes
Prêtres l'original du vicaire Savoyard.
Je me flatte que l'imitation n'a pas désho-
noré fes modèles.
Pendant que j'étois au féminaire ,
M. à\4vhonne fut obligé de quitter An-
necy. M * * *. s'avifa de trouver mau-
vais qu'il iii l'amoiu à fa femme. C'étoit
faire comme le chien du jardinier; car
quoique Madame ^ * *. fût aimable , il
vivoit fort mal avec elle : & la traitoit
fi brutalement qu'il fut queftion de fé-
paration. M "^ "^ ^. étoit un vilain homme ,
noir comme une taupe , fripon comme
une chouette , & qui à force de vexa-
tions, finit par fe faire chafïer lui-même.
On dit que les Provençaux fe vengent
de leurs ennemis par des chaulons ;
M. A'Aiibonne fe vengea du fien par une
comédie ; 11 envoya cette pièce à Ma-
dame de IVarens qui me la fit voir.
Elle me plut & me fit naître la fantaifie
d'en faire une pour effayer fi j'étois en
effet aufli bête que l'auteur l'avoit pro-
noncé : mais ce ne fut qu'à Chambéri
que j'exécutai ce projet en écrivant f^-
mant de luï-mcme. Ainfi quand j'ai dit
dans la préface de cette pièce que J3 l'a-
vois écrite à dix-huit ans, j*ai menti de
quelques années.
C'eft à-peu-près à ce tems-ci que fe
rapporte un événement peu important
en lui-même , mais qui a eu pour moi
des fuites , & qui a fait du bruit dans
le monde quand je l'avois oublié. Toutes
les femaines j'avois une fois la permif-
fion de fortir; je n'ai pas befoin de dire
quel ufage j'en faifois» Un dimanche
230 (E If r R E s
que j'étois chez Maman , le feu prit a
un bâtiment des Cordeliers attenant à
la maifon qu elle occupoit. Ce bâtiment
où étoit leur four étoit plein jufqu'au
comble de fafcines feches. Tout fut em-
brâfé en très-peu de tems. La maifon
étoit en grand péril & couverte par les
flammes que le vent y portoit. On fe
mit en devoir de déménager en hâte &
de porter les meubles dans le jardin ,
qui étoit vis-à-vis mes anciennes fe-
nêtres & au-delà du ruifleau dont j'ai
parlé. J'étois fi troublé que je jettois
indifféremment par la fenêtre tout ce
qui me tomboit fous la main , iufqu'à
un gros mortier de pierre qu'en tout
autre tems j'aurois eu peine à foulever :
j'étois prêt à y jetter de même une
grande glace, fi quelqu'un ne m'eût re-
tenu. Le bon Evêque qui étoit venu
voir Maman ce jour-là ne refta pas ,
non plus, oifif. Il l'emmena dans le jar-
din où il fe mit en prières avec elle &
tous ceux qui étoient là, en forte qu'ar-
rivant quelque tems après je vis tout le
monde à genoux hc m'y mis comme les
autres. Durant la prière du faint homme
le vent changea , mais fi brufquement
& fi à propos que les flammes qui cou-
vroient la maifon & entroient déjà par les
Diverses, &^t
fenêtres furent portées de l'autre côté
de la cour ^ & la. rnaifon n'eut aucua
mal. Deux ans après, M. de Bermx
étant mort , les Antonins , Tes anciens
confrères , commencèrent à recueillir les.
pièces qui pouvoient fervir à fa béati-
fication. A la prière du P. Boudée je
joignis à ces pièces une atteftation du
fair que je viens de rapporter , en quoi
je fis bien; mais en quoi je fis mal, ca
fut de donner ce fait pour un miracle.
J'avois vu l'Evêque en prière , & durant
fa prière j'avois vu le vent changer, &:
même très-à propos : voilà ce que j©
pouvois dire & certifier : mais qu'une
de ces deux chofesfût la eaule de l'au-
tre , voilà ce que je ne devois pas at-
tefter, parce que je ne pouvois le favoir.
Cependant autant que je puis me rappeU
1er mes idées, alors fincérement catho-
lique , j'étois de bonne foi. L'amour du
merveilleux fi naturel au cœur hum.ain,
ma vénération pour ce vertueux Pré-
lat 5 l'orgueil fecret d'avoir peut-être
contribué moi-même au miracle , ai-
dèrent à me féduire , & ce qu'il y a
de sûr efi que fi ce miracle eut été
l'effet des plus ardentes prières, j'aurois
bien pu m'en attribuer ma part.
Plus de trente ans après, lorfque
232 (JE u y R E i
j'eus publié les Lettres de la montagne,
M. Fréron déterra ce certificat , je ne
fais comment , & en fit ufage dans Tes
feuilles. Il faut avouer que la découverte
étoit heureufe & l'à-propos me parut à
moi-même très-plailant.
J'étols deftiné à être le rebut de tous
les états. Quoique M. Gdtier eût rendu
de mes progrès le compte le moins dé-
favorable qu'il lui fut polîîble , on voyoit
qu'ils n'étoient pas proportionnés à mon
travail, & cela n'étoit pas encourageant
pour me faire pouffer mes études. Aufiî
î'Evêque & le Supérieur fe rebuterent-
ils, & on me rendit à Madame de IP^a-
rens co\r\ïGQ un fujetqui n'étoit pas même
bon pour être prêtre ; au refte aflez bon
garçon, difoit-on, & point vicieux; ce
qui fit que malgré tant de préjugés re-
butans fur mon compte , elle ne m'a-
bandonna pas.
Je rapportai chez elle en triomphe
fon livre de mufique dont j'avois tiré
fi bon parti. Mon air d'Alphée & Aré-
thufe étoit à-pcu-prcs tout ce que j'a-
vois appris au féminairc. Mon goût mar-
qué pour cet art lui fit naître la penfée
de me faire muficien. L'occafion étoit
commode. On faifoit cliezelle au moins
une fois la femaine de la mufique , ^
Diverses^ 233
îe maître de mufique de la cathédrale
qui ûirigeoit ce petit concert venoit la
voir tres-fouvent. Cétoit un Panfien
nommé M. le Maître , bon compoii-
teur, fort vif, fort gai, jeune encore,
afTez bien fait, peu d'efprit , mais au
demeurant très-bon homme. Maman me
fit faire fa connoiflance ; je m'attachois
à lui , je ne lui déplaifois pas : on parla
•de penfion; l'on en convint. Bref,] en-
trai chez lui, & j'y paffai l'hiver dau-
tant plus agréablement que la maitrile
n'étant qu'à vingt pas de la maifon de
Maman , nous étions chez elle en un
moment, &nous y foupions très-fouvent
enfemble. . j 1 "
On jugera bien que la vie de la mai-
trife toujours chantante & gaie , avec
les muiiciens & les enfans de chceur , me
plaifoitpîus que celle du fémmaire avec
les pères de St. Lazare. Cependant cette
vie , pour être plus libre, nen etoit
pns moins égale & réglée. J étois fait
pour aimer l'indépendance U pour nen
abufer jamais. Durant fix mois entiers,
ie ne fortis pas une feule fois que pour
al'er che2 Maman ou à l'églife , & je
n'en fus pas même tenté. Cet intervalle
eft un de ceux .où j'ai vécu dans le plus
grand calme , & que je me luis rap-
254' (B V r R s s
pelles avec le plus de plaifir. Dans leS
i-ituations diverfes où je me fuis trouvé ^
quelques-uns ont été marqués par un tel
fentiment de bien-être , qu'en les remé-
morant j'en fuis afFedé comme fi j'y étois
encore. Non-feulement je me rappelle
Jes tems, \ts lieux, \ç,s perfonnes, mais
tous les objets environnans la tempé-
rature de l'air, fon odeur, fa couleur,
une certaine impreflion locale qui ne
s'eft fait fentir que là , & dont le fou-
venir vif m'y tranfporte de nouveau.
Par exemple, tout ce qu'on répétoit à
Ja maîtrife , tout ce qu'on chantoit au
chœur , tout ce qu'on y faifoit , le bel
& noble habit des Chanoines, les cha-
fubles des Prêtres, les mitres des chan-
tres, la figure des muficiens, un vieux
charpentier boiteux qui jouoit de la
contrebaffe, un petit abbé blondin qui
jouoit du violon, le lambeau de foutane
qu'après avoir pofé fon épée , M. le
Maître endoffoit par-defTus fon habit
laïque, & le beau furplis fin dont il
en couvroit les loques pour aller au
choeur : l'orgueil avec lequel j'allois ,
tenant ma petite flûte à bec m'établit
dans l'orcheftre à la tribune , pour un
petit bout de récit que M. le Maître.
avoit fait exprès pour moi : le bon dîaé
D T V £ R s £ â, 2-35:^
^ui nous attendoit enfuite, le bon ap-
pétit qu'on y portoit; ce concours d'ob-
jets vivement retracé m'a cent fois char-
mé dans ma mémoire j autant & plus que
dans la réalité. J'ai gardé toujours une
affeaion tendre pour un certain air du
Conduor aime fyderum qui marche pac
jambes ; parce qu'un dimanche de l'A-
vcnt j'entendis de mon lit chanter cette
hymne avant le jour fur le perron de
la cathédrale , félon un rite de cette
Eglife-là. Mlle. Merceret , femme-de-
chambre de Maman, favoit un peu de
mufîque : je n'oublierai jamais un petit
motet aferte que M. le Maître me fit
chanter 'avec elle & que fa maîtrefle
écoutoit avec tant de plaifir. Enfin tout
iufqu'à la bonne fervante Perr'me qui
étoit fi bonne fille & que les enfans de
choeur faifoient tant endéver, tout dans
les fouvenlrs de ces tems de bonheur &
d'innocence revient fouvent me ravir &
m'attrifter. ^ ^
Je vivols à Annecy depuis près dun
an fans le moindre reproche ; tout le
monde étoit content de moi. Depuis mon
départ de Turin je n'avois point fait
de fottife, 6c je n'en fis point tant que
je fus fous les yeux de Maman. Elle
jne conduifoit , & me conduifoit tou-
2^6 (Ë U V R E s
îours bien; mon attachement pour elle
étoit devenu ma leule paffion , & ce
qui prouve que ce n'étoit pas une paf-
fîon folle c'eft que mon cœur formoit
ma raifon. Il ^ft vrai qu'un feul fenti-
menr abforbantpourainîi dire toutes mes
facultés, me mettoit hors d'e'tat de rien
apprendre ; pas même la mufîque, bien
que jy fiflfe tous mes efforts. Mais il ny
avoit point de ma faute ; la bonne vo-
lonté y étoit toute entière, l'affiduité
y étoit. J'étois diftrait, rêveur, je fou-
pirois;qu'y pouvois-je taire? Il ne man-
quoit à mes progrès rien qui dépendît
de moi; mais pour que je riffe de nou-
velles folies, il ne falloit qu'un fujet qui
vînt me les infpirer. Ce fujet fe pré-
fenta ; le hafard arrangea les chofes
& comme on verra dans la fuite , ma
mauvaife tête en tira parti.
Un foir du mois de Février qu'il fai-
foit bien froid, comme nous étions tous
autour du feu, nous entendîmes frapper
a la porte de la rue. Perrlne prend fa
lenterne , defcend , ouvre : un jeune
homme entre avec elle, monte, fe pré-
fente d'un air aifé, & fait à M. le Maî-
tre un compliment court & bien tourné,
fe donnant pour un muficien françois
que le mauvais état de i^^ finances for-
Diverses: 257
çolt de vicarier pour pafler fon chemin.
A ce mot de muficien François le cœur
treflaillit au bon le Maître ; il aimoit
paflionnément fon pays & fon art. Il
accueillit le jeune paflager, lui offrit le
gîte dont il paroifl'ôit avoir grand befoin
de qu'il accepta fans beaucoup de façon.
Je l'examinai tandis qu'il fe chauffoit &:
qu'il jafoit en attendant le foupé. H étoit
court de ftature mais large de quarrure ;
il avoit je ne fais quoi de contrefait
dans fa taille fans aucune difformité par-
ticulière ; G étoit pour ainfi dire un bolTu
à épaules plattes , mais je crois qu'il
boitoit un peu. Il avoit un habit noir
plutôt ufé que vieux, & qui tomboit
par pièces , une chemife très fine & très-
fale, de belles manchettes d'effilé, des
guêtres dans chacune defquelles il au-
roit mis fes deux jambes, & pour fe
garantir de la neige un petit chapeau à
porter fous le bras. Dans ce comique
équipage il y avoit pourtant quelque
chofe de noble que fon maintien ne dé-
mentoit pas ; fa phyfionomie avoit de
la fineffe & de l'agrément , il parloic
facilement & bien , mais très-peu mo-
deftcment. Teut marquoit en lui un
jeune débauché qui avoit eu de l'éduca-
tion & qui n'alloit pas gueufant comme ua
i238 <E u V R £ s
gueux, mais comme un fou. II nous dit
qu'il s'appelloit Venture de Villeneuve y
qu'il venoit de Paris , qu'il s'e'toit égaré
dans fa route', & oubliant un peu fon
rôle de muficien , il ajouta qu'il alloit
à Grenoble voir un parent qu'il avoit
dans le Parlement.
Pendant le foupé on parla de mu-
fîque , & il en parla bien. Il connoifloit
tous les grands virtuofes , tous les ou-
vrages célèbres, tous les adeurs, toutes
les adrices, toutes les jolies femmes,
tous les grands feigneurs. Sur tout ce
qu'on difoit il paroiilbit au fait ; mais
à peine un fujet étolt-il entamé qu'il
brouilloit l'entretien par quelque polif-
fonnerie qui faifoit rire &: oublier ce
qu'on avoit dit. C'étoit un famedi ; il
y avoit le lendemain mufique à la ca-
thédrale. M. le Maître lui propofe d'y
chanter ; très-volontiers ; lui demande
quelle tft fa partie? la Haute-contre , &c
il parle d'autre chofe. Avant d'aller à
l'églife on lui offrit fa partie à prévoir;
il n'y jetta pas les yeux. Cette gafco-
nade furprit le Maître : vous verrez,
me dit-il à l'oreille qu'il ne fait pas une
note de mufique. J'en ai grand'peur ,
lui répondis-je. Je les fuivis très-inquiet,
(^uand on commença, le cœur me bat-
D T y £ R s JE s, i^p
lit d'une terrible force; car je m'intéref-
io'is beaucoup à lui.
J'eus bientôt de quoi me raiïurer. Il
chanta {qs deux récits avec toute la juf-
teiïe & tout le goût imaginables, & qui
plus eft avec une très-jolie voix. Je n'ai
gueres eu de plus agréable furprife. Après
lamefTe M. Ventura reçut des compli-
mens à perte de vue des chanoines ôc
des muficiens, auxquels il répondoit en
poliflonnant, mais toujours avec beau-
coup de grâce. M. le Maître TembraiTa
de bon cceur ; j'en fis autant : il vit que
j'étois bien aife, & cela parut lui faire
plaifir.
On convieadra je m'aiïure , qu'après
m'être engoué de M, Bâcle, qui tout
compté n'étoit qu'un manan , je pou-
vois m'engouer de M. f^enture qui avoit
de l'éducation , des talens , de l'efprit ,
de Tufage du monde, &qui pouvoitpaf.
fer pour un aimable débauché. C'efl
aulli ce qui m'arriva , & ce qui feroit
arrivé , je penfe , à tout autre jeune
homme à ma place , d'autant plus faci-
lement encore qu'il auroit eu un meil-
leur taét pour fentir le mérite , & un
meilleur goût pour s'y attacher : car
Venture en avoit , fans contredit , & il
€;n avoit fur-tout un bien rare à fon âge.
2^o Ouvres
celui de n'être point preflé de montrer
fon acquis. Il eft vrai qu'il le vantoit
de beaucoup de choies qu'il ne iavoit
point; mais pour celles qu'il favoit &
qui étoient en allez grand nombre , il
n'en difoit rien : il attenûoit l'occadon
de les montrer ; il s'en prévaloit alors
fansemprelTement, & cela lailoit le plus
grand effet. Comme il s'arretoit après
chaque chofe fans parler du rcfte , on
ïie favoit plus quand il auroit tout mon-
tré. Badin , folâtre, inépuifable, fédui-
fant dans la converfation , (ourlant tou-
jours & re riant jamais, il difoit du toa
le plus élégant les choies les plus grol-
iîeres & les faifoit palfer. Les femmes
mêmes les plus modeftes s'étonnoient
de ce qu'elles enduroient de lui. Elles
avoient beau fentir qu'il falloit fe fucher,
elles n'en avoient pas la force. Il ne lui
falloit que des filles perdues, & je ne
crois pas qu'il fut fait pour avoir des
bonnes fortunes, mais il étoit fait pour
mettre un agrément infini dans la fo-
ciété des gens qui en avoient. Il étoit
difficile qu'avec tant de talens agréables,
dans un pays où l'on s'y connoît & où
on les aime , il reflât borné longtems à
la fphere des muHciens.
Mon goût pour M. Vcnture. plus rai-
fonnable
fonnable dans fa caufe , fut auffi moins
extravagant dans Ces effets, quoique plus
vif & plus durable que celui que j'avoi$
pris pour M. Bâcle. J^aimois à le voir ,
à l'entendre , tout ce qu'il faitoit me
paroiiïoit charmant, tout ce quil diloïC
nie fembloit des oracles : mais mon en-
gouement n'alloit point jufqu'a ne pou»
voir me féparer de lui. J'avois a mom
voifmage un bon préfervatif contre cet
excès. D'ailleurs trouvant fes maximes
très-bonnes pour lui, je fentois qu'elles
n'étoient pas à mon ufage ; il me talloit
une autre forte de volupté dont il n avoit
pas ridée , & dont je n ofois même lui
parler, bien fur qu'il fe feroit moque
de moi. Cependant j'aurois voulu alliée
cet attachement avec celui qui me do-
minoit. Ten parlois à Maman avec tranl-
port ; le Maître lui en parloit avec élo-
ges Elle confentit qu'on le lui amenât i
riais cette entrevue ne réulllt point du
tout : il la trouva précieufe ; elle le trouva
libertin, &s'akrmant pour moid^uneaufli
mauvai(e connoiffance , non^feulement
elle me défendit de le lui ramener, mais
cl'.e me peignit fi fortement les dangers
que je courois avec ce jeune homme , que
je devins un peu plus circonfped à my
2^2 (E u r R E S
livrer, & très-heureufement pour mes
mœurs & pour ma tête , nous fume^
bientôt féparés.
i\!. le Makre avoit les goûts de fon
art ; il aimait le vin. A table , cepen-
dant il étoiî fobre ; mais en travaillant
dans Ion cabinet il talloit qu'il but. Sa
fervante le favoit ii bien que litôt qu'il
préparoit fon papier pour compofer &
qu'il prenoit Ton violoncelle , fon pot
& fon verre arrivoient l'inftant d'après,
& le pot fe renouvelloit de tems à au-
tre. Sans jamais être abfolument ivre
il éîoit^ prefque toujours pris de vin , &
en vérité c'éroit dommage, car c'étoit
-un garçon eOentiellement bon, & (î gai
«lue Maman ne Tappelloit (\\iq petit chat,
Malheureufement il aimoit fon talent ,
travailloit beaucoup, ^ buvoit de mê-
me. Cela prit fur fa fanté & enfin fur Ton
humeur; il étoit quelquefois ombrageux
& facile à oflenfer. Incapable de grolfié-
xeté, incapable de manquera qui que
ce fût, il n'a jamais dit une mauvaife
parole , même à un de ks enfans de
chœur. Mais il ne falloit pas non plus
lui manquer, &: cela étoit iufle. Le mai
étoit qu'ayant peu d'efprit il ne difcer-
Roit pas Us tons & Us paraéleres , 2;
Diverse s^ ^45
preilolt fjuvent la mouche fur rien.
L'ancien chapitre de Genève , où jadis
tant de Princes ^ û Evèques fe faitbienc
un honneur d'entrer, a perdu dans fou
exil fon ancienne fplendeur , mais il a
confervé fa fierté. Pour pouvoir y être
admis , il faut toujours être gentilhomme
ou docleur de Sorbonne , & s'il eft un
orgueil pardonnable après celui qui fe
tire du mérite perfonnel, c'eft celui qui
fe tire de la naiflance. D'ailleurs tous les
prêtres qui ont des laïques à leuis gages
les traitent d'ordinaire avec allez de hau-
teur. C'eft ainfi que les chanoines trai-
tolent fouvent le pauvre le Maître. Le
chantre fur-tout, appelle M. l'Abbé de
Vïdonne^(\\x\^ du refte étoit un très-galant
homme , mais trop plein de fa nobleffe,
n'avoit pas toujours pour lui les égards
que méritoient fes talens, &: l'autre n'en-
duroit pas volontiers ces dédains. Cette
année ils eurent durant la femaine fainte
un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans
un dîné de régie que PEvéque donnoit
aux chanoines , & où le Maître étoic
toujours invité. Le chantre lui fit quel-
que pade-droit & lui dit quelque parole
dure, que celui-ci ne put digérer. Il prit
fur le champ la réfolution de s'enfuir la
Lij
244 <B U V R E s
nuit fuivante , & rien ne put l'en faire
démordre, quoiquePrladamede Ifarens,
à qui ii aila iaîre fts adieux, n'épargnât
lien pour l'appaifer. Il i;^ put renoncer
au pîaifir de fe venger de fes tyrans, en
les laiflant dans l'embarras aux fctes de
Pâques, tems où l'on avoit le plus grand
beToin de lui. Mais ce qui l'embarrallbit
.lui-même , étoit fa muiique qu'il vcu -
loit emporter, ce qui n'étoit pas facile.
Elle formoit une caifïe aiïez groHe H
fort lourde, qui ne s'emportoit pas fous
Je bras.
Maman fit ce que j'auroîs fait & ce
que ]c ferois encore à fa place. Apres
bien des efforts inutiles pour le retenir,
le voyant réfolu de partir comme que
ce fut, elle prit le parti de Taider en
tout ce qui dépendoit d'elle. J'ofe dire
qu'elle le devoit. Le Maître s'étoit con-
lacré, pour ainfi dire, à fon fervice. Soit
en ce qui tenoit à fon art, foit en ce qui
tenoit à fes foins, il étoit entiérem^ent
à {t% ordres , & le cœur avec lequel il
les fuivoit , donnoit à fa complaifance
un nouveau prix. Elle ne faifoit donc
que rendre à un ami dans une occadon
eflentielle ce qu'il fiifoic pour elle en
détail depuis trois ou quatre ans ; mais
Diverses, a^T,
elle avoit une ame qui , pour remplir de
pareils devoirs, n'avoit pas befoin de
fonger que c'en étoient pour elle. Lhe
me fcit venir, m'ordonna de fuivre M. le
Maître au moins jufqu'à Lyon , & de
m'attacher à lui aulTi long-tems qu il au-
roit befoin de moi. Elle m'a depuis avoue
que le defir de m'éloigner de Fenturs
étoit entré pour beaucoup dans cet ar-
rangement. Elle confulta Claude Anet fou
f^deic domeftique pour le tranfportde la
caiiîe. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre a
Annecy une béte de fomme qui^ nous
feroit infailliblement découvrir, il fal-
loir, quand il feroit nuit, porter la caifle
à bras jufqu'à une certaine dlftance, &:
louer enfuite un âne dans un village,
pour la tranfporter jufqu'à Seyffel , où
étant fur terres de France nous n'aurions
plus rien à rifquer. Cet avisjut fuivi ;
nous partîmes le même foir à fept heu-
res , & Maman , fous prétexte de payer
ma dépenfe , groflit la petite bourfe du
pauvre petit-chat d'un furcroît qui ne
lui fut pas inutile. Claude Anet, le jar-
dinier & moi, portâmes la caidfe comme
nous pûmes jufqu au^premier village, où
vin âne nous relaya, ^& la même nuit
nous nous rendîmes à Seyfleî,
Liij
2;^d^ Œuvres
Je crois avoir déjà remarqué qu'if y
a des tems où je fuis fi peu femblable
à moi-même, qu'on me prendroit pour
un autre homme de caraftcre tout op-
pofé. On en va voir un exemple. iVL
Reydelet , curé de Seyiïel , étoit cha-
noine de St Pierre, par conféqucnt de
îa connoi/îance de M. le Maître, & l'un
des hommes dont il devoit le plus fe
cacher. Mon avis fut au contraire d'aller
Jîous préfenter à lui , & lui demander
gîte fous quelque prétexte , comme fî
nous étions là du confentemenf du cha-
pitre. Le Maître goûta cette idée qui
jendoïî fa vengeance moqueufe &: piaifc.n-
te. Nous allâmes donc effrontément chcz
M. Reydelet y qui nous reçut très-bien.
Le Maître lui dit qu^il alloit à Eelhiy à
H prière de l'Evéque diriger fa mufique
aux fêtes de Pâques, qu'il comptoit re-
pafler dans peu de jours, & moi à l'appui
de ce menfonge , j'en enfilai cent autres
^ naturels, que M. Reydelet me trouvant
]OÎî garçon , me prit en amitié &: me ht
mille carefles. Nous fûm.es bien régalés,
bien couchés, M. i?^y<7^/f^ ne favoit quelle
chère nous faire ; & nous nous féparâ-
mes îes meilleurs amis du monde, avec
proratiTe de nous arrêter plus long teins
J) r V E R s £ ^* ^47
au retour. A peine pûmes-nous attendre
que nous tullions feuls pour commencer
nos éclats de rire , & j'avoue qu'ils ms
reprennent encore en y penfant ; car on
ne lauroit imaginer une eipiéglerie mieux
foutenue ni plus heureufe. Elle nous eut
égciyés durant toute la route, li M. le
Maître^ qui ne cefloit de boire & de
battre la campagne ,^ n'eût été attaqué
deux ou trois fois d'une atteinte à la-
quelle il devenoit très-fujet, & quiref-
fembloit fort à l'épilelie. Cela me jetta
dans ces embarras qui m'effrayèrent, &
dont je penfai bientôt à me tirer comme
\z pourrois- ^
Nous allâmes à Bellay pafler les letes
de Pâques comme nous l'avions^ d;t à
}A. Keydelef-, & quoique nous n'y fui-
rions point attendus, nous fumes reçus
du maître de mulique &^ accueillis de
tout le monde avec grard plaiiir. M. le
Maître avoit de la confidération dans
Ton art & la méritoit. Le maître de mu-
fique de Bellay fe fit honneur de Tes
meilleurs ouvrages, & tâcha d'obtenir
l'approbation d'un fi bon juge : car outre
que le Nïo.Ure étoit connoifTeur , il étoiJi:
équitable, point jaloux, & point ffagor^
îieur» il étoit fi fupérieur à tous ces ma£-r
1248 Œuvres
très de mufique de province , & ils îe
fentoient (î bien eux-mêmes , qu'ils le
regardoient moins comme leur confrère
que comme leur chef.
Après avoir palTé très agréablement
quatre ou cinq jours à Bellay, nous en
repartîmes & continuâmes notre route,
fans aucun accident que ceux dont je
viens de parler. Arrivés à Lyon, nous
fûmes loge*" à notre Dame de pitié, &
en attendant la caille, qu'à la faveur d'un
autre menfonge nous avions embarquée
fur le Rhône par les foins de notre bon
patron M. Reydelet^ M. le Maître alla
voir fes connoilTances , entr'autres le Père
Caton, cordelier, dont il fera parlé dans
la fuite , & l'abbé Dortan , comte de
Lyon. L'un & l'autre le reçurent bien ,
mais ils le trahirent, comme on verra
tout-à- l'heure ; fon bonheur s'étoit épuifc
che?, M. Reydelet,
Deux jours après notre arrivée à
Lyon , comme nous pallions dans une
petite rue non loin de notre auberge,
le Maître fut furpris d'une de {(ts attein-
tes, & celle là fut li violente que j'erî
fus faifi d'effroi. Je fis des cris , appellaî
du fecours, nommai fon auberge & fup-
pliai (],u'on l'y fît porter j puis tandis qu'oq
Diverses, 249
s'affemblolt & s'empreiïbit autour d'un
homme tombé fans fentiment & fcumant
au milieu de la rue, il fut délaifle du
feul ami fur lequel il eût dû compter.
Jeprisl'inftant où perfonne ne fongeort
à moi , je tournai le coin de la rue &
\Q difparus. Grâces au ciel j'ai fini ce
troiiieme aveu pénible ; s'il m en refloit
beaucoup de pareils à faire, j'abandon-
nerois le travail que j'ai comrnence. ^
De tout ce que j'ai dit julqu a pre-
fent, il en eft refté quelques traces dans
les lieux où j'ai vécu; mais ce que ] ai
à dire dans le livre fulvant eft pre(que
entièrement ignoré. Ce font les plus
grandes extravagances de ma vie, u il
eft heureux qu'elles n'aient pas plus mal
fini. Mais ma tête montée au ton duti
inftrument étranger étoit hors de (on
diapafon; elle y revint d'elle même, &
alors je celTai mes folies, ou du moins
l'en fis de plus accordantes à mon na-
turel. Cette époque de ma jeuncfle elt
celle dont j'.i l'idée la plus confule^
Rien prefque ne s^ eO p ^né d'affez inte-
reffant à mon cœur pour m'en retracer
vivement le fouvenir, & il eft Qifficile
que dans tant d'allées & venues , dans
tant dedéplacemensiucceflits, je ne taile
^JO (R » y R £ s
pas quelques tranfpofitions de tems oti
de Jieu. J'écris abiolument de mémoire,
fans monumens, fans matériaux qui puif-
fent me la rappelîer. Il y a d^s événe-
mQns de ma vie qui me font aulîi pré-
fens que s'ils venoient d'arriver ; mais
il y a des lacunes & des vides que je ne
peu remplir qu'à l'aide de récits àufli
confus que le fouvenir qui m'en eil refté.
J ai donc pu faire des erreurs quelque-
fois, & j'en pourrai faire encore fur di:s
bagatelles , jufqu au tems on j'ai de moi
dQ^^ renfeignemens plus furs; mais en ce
qui importe vraiment au fujet je fuis
alTuré d'être exad & fidèle , comme je
tâcherai toujours de l'être en tout : voilà
fur quoi l'on peut compter.
Sitôt que j'eus quitté M. le Maître
ma réfolution fut prife , & je repartis
pour Annecy. La caufe ^ le myftere de
notre départ m'avoit donné un grand in-
térêt pour la fureté de notre retraite ;
& cet intérêt m'occupant tout entier,
avoit fait diverfion durant quelques jours
à celui qui me rappelloit en arrière : mais
àhs que la fécurité me laifla plus tran-
quille le fentiment dominant reprit fa
place. Rien ne me flattoit , rien ne me
tentoit, je n'avois de defir pour rieii
Diverses, i^X
que pour retourner auprès de Maman»
La tendrefle & la vérité de mon atta-
chement pour elle avoit déraciné de mon
cœur tous les projets imaginaires, toutes
les folies de l'ambition. Je ne voyois plus
d'autre bonheur que celui de vivre au^
près d'elle , & je ne faifois pas un pas
lans fentir que je m'éloignois de ce bon-
heur. J'y revins donc aulîi-tôt que cela
me fut polllble. Mon retour fut fi prompt
& mon efprit fi diftrait que, quoique je
me rappelle avec tant de plaifir tous mes
autres voyages, je n'ai pas le moindre
fouvenir de celui-là. Je ne m'en rappelle
rien du tout, finon mon départ de Lyon
& mon arrivée à Annecy. Qu'on juge
fur-tout fi cette dernière époque a dû
fortir de ma mémoire ! en arrivant je ne
trouvai plus Madame de îf^arens : elle
étoit partie pour Paris.
Je n'ai jamais bien fu le fecret de ce
voyage. Elle me l'auroit dit, j'en fuis
très-fur , fi je l'en avois preflee ; mais
jamais homme ne fut moins curieux que
moi du fecret de (es amis. Mon cœur,
uniquement occupé du préfent , en rem-
plit toute fa capacité, tout fon efpace,
& hors les plaifirs pafles qui font dé-
sormais mes uniques jouillançes, il ny
25*2 <E U V R ES
refte pas un coin de vide pour ce qui
n'efi: plus. Tout ce que j'ai cru d'entre-
voir dans le peu quelle m'en a dit, eft
que dans la révolution caufée à Turin
par l'abdication du roi de Sardaigne ,
elle craignit d"'être oubliée, & voulut,
à la faveur des intrigues de M. ^ Au-
honnc, chercher le même avantage à la
cour de France , où elle m'a fouvent
dit qu'elle l'eût préféré ; parce que la
jnultirude des grandes affaires fait qu'on
n'y eft pas fi déiagréablement furveillé.
Si cela eft, il eft bien étonnant qu'à Ton
retour on ne lui ait pas fait plus mau-
vais vifage, èi qu'elle ait toujours joui
de fa penfîon fans aucune interruption.
Bien <^Q.s gens ont cru qu'elle avoit été
charp"ée de quelque commiflîon fecrete ,
foit de ia part de TEvéque qui avoit
alors des affaires à la cour de France ,
oi^i il fut lui-même obligé d'aller, foit de
îa part de quelqu'un plus puiiTant encore,
qui fut lui ménager un heureux retour.
Ce qu'il y a de sur, fi cela eft, eft que
fambairadrice n'étoit pas mal choifie ,
&: que , jeune &' belle encore , elle
avoit tous les talens néceftaires pour fe
hïQn. tirer d'une négociation.
Fin du Liyre troijieme,
LES
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