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Full text of "Histoire de Charles XII."

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^' HISTOIRE 



DE 



CHARLES XII, 



PAU VOLTAIRE. 



Stetaulausgabe mit Worterbuch 

Ton 
A. DE SAULES. 



Siehcnte Au/tage, 



Preis: 8 Neugroschen. 



Leipzig, 1868. 
Verlag von Gustav Brauns. 



#♦ 



TABLE. 



Pages 
HISTOIRE DE CHARLES XII l 



LITRE I. 

Histoire abrégée de la Suède Jusqu*à Charles XII. Son 
éducation; ses ennemis. Caractère du czar Pierre Aie- 
ziowitz. Particularités très-curieuses sur ce prince et 
sur la nation russe. La Moscovie, la Pologne, et le Da- 
nemarck, se réunissent contre Charles XII. 

•- 

LIVRE II. 

Changement prodigieux et subit dans le caractère de Char- 
les XII. A l'âge de dix-huit ans , il soutient la guerre 
contre le Danemarck, la Pologne, et la Moscovie, ter- 
mine la guerre de Danemarck en six semaines, défait 
quatre-vingt mille Moscovites avec huit mille Suédois, et 



207790 



VI TABLE. 

Pages 
passe en Pologne. Description de la Pologne et de son 

gouvernement. Charles gagne plusieurs batailles, et est 

maître de la Pologne , où il se prépare à nommer un roi. 24 



LIVRE III. 

Stanislas Leczinsky élu roi de Pologne. Mort du cardinal 
primat. Belle retraite du général Schullembourg. Ex- 
ploits du czar. Fondation de Pétersbourg. Bataille de 
Frauenstad. Charles entre en Saxe. Paix d*Altranstad. 
Auguste abdique la couronne, et la cède à Stanislas. Le 
général Palkul, plénipotentiaire du czar, est roué et écar- 
télé. Charles reçoit en Saxe des ambassadeurs de tous 
les princes: il va seul à Dresde voir Auguste avant de 
partir 67 



LIVRE IV. 

Charles victorieux quitte la Saxe; poursuit le czar; s*en« 
fonce dans l'Ukraine. %es pertes. Sa blessure. Bataille 
de Pultava. Suite de cette bataille. Charles réduit à 
fuir en Turquie. Sa réception en Bessarabie. • • 102 



LIVRE V. 

État de la Porte Ottomane. Charles séjourne près de fieo« 
der. Ses occupations. Ses intrigues à la Porte. Ses des- 



TABLE. vu 

Pages 
seins. Auguste remonte sur son trône. Le roi de Dane- 

marck fait une descente en Suède. Tous les autres États 
de Charles sont attaqués. Le czar triomphe dans Mos- 
cou. Affaire du Pruth. Histoire de la czarine, paysanne 
devenue impératrice. • • • 130 



LIVRE VI. 

Intrigues à la Porte Ottomane. Le kan des Tartares et le 
bâcha de Bender Teulent forcer Charles de partir. Il se 
défend avec quarante domestiques contre une armée. Il 
est pris et traité en prisonnier 161 



LIVRE VIÏ. 

Les Turcs transfèrent Charles à Démirtash. Le roi Stanis- 
las est pris dans le même temps. Action hardie de M. 
de Villelongue. Révolution dans le sérail. Bataille don- 
née en Poméranie. Altena brûlée par les Suédois. Char- 
les part enfin pour retourner dans ses États. Sa ma- 
nière étrange de voyager. Son arrivée h Slralsund. Dis- 
grâces de Charles. Succès de Pierre le Grand. Son 
triomphe dans Pétersbourg 187 



▼ni TABLE. 



Page 



LITRE VIIL 

Charles marie la princesse sa sœur au prince de Hesse. Il 
est assiégé dans Slralsund, et se sauve en Suède. Entre- 
prise du baron de Gortz, son premier ministre. Projets 
d*une réconciliation avec le czar, et d'une descente en 
Angleterre. Charles assiège Fréderickshall en Norvège. 
Il est tué. Son caractère. Gortz est décapité. . . 315 



HISTOIRE 

DE CHARLES XII, 

ROI DE SUÉDE. 



LIVRE I. 

Histoire abrégée de la Suède Jusqu'à Charles XII. Son éducation; 
ses ennemis. Caractère du czar Pierre Alexiowitz. Particula- 
rités très-curieuses sur ce prince et sur la nation russe. La 
Moscovie, la Pologne, et le Danemarck , se réunissent contre 
Charles XII. 

JLa Suède et la Fiolande composent un royaume large 
d'environ deux cents de nos lieues , et long de trois cents. 
Il s'étend du midi au nord , depuis le cinquante-cinquième 
degré, ou à peu près, jusqu'au soixante et dixième, sous 
un climat rigoureux, qui n'a presque ni printemps ni au- 
(omne. L'hiver y règne neuf mois de l'année : les chaleurs 
de l'été y succèdent tout à coup à un froid excessif; et il y 
gèle dès le mois d'octobre, sans aucune de ces gradations 
insensibles qui amènent ailleurs les saisons, et en rendent 
le changement plus doux. La nature , en récompense, a 
donné à ce climat rude un ciel serein y un air pur. L'été, 
presque toujours échauffé par le soleil, y produit les fleurs 
et les fruits en peu de temps. Les longues nuits de l'hiver 
y sont adoucies par des aurores et des crépuscules, qui du- 
rent à proportion que le soleil s'éloigne moins de la Suède; 
et la lumière de la lune, qui n'y est obscurcie par aucun 
nuage, augmentée encore par le reflet de la neige qui couvre 

Charges XII. 1 



2 HISTOIRE 

la terre ^ et très-souveot par des feux semblables à la lumière 
zodiacale , fait qu'on voyage en Suède la nuit comme le jour. 
Les bestiaux y sont plus petits que dans les pays méridionaux 
do l'Europe, faute de pâturages. Les hommes y sont 
grands; la sérénité du ciel les rend sains, la rigueur du 
climat les fortifie : ils vivent longtemps , quand ils ne s'af- 
faiblissent pas par l'usage immodéré des liqueurs fortes et 
des vins, que les nations septentrionales semblent aimer 
d'autant plus que la nature les leur a refusés. 

Les Suédois sont bien faits, robustes, agiles, capables 
de soutenir les plus grands travaux , la faim , et la misère ; 
nés guerriers , pleins de fierté, plus braves qu'industrieux, 
ayant longtemps négligé et cultivant mal aujourd'hui le com- 
merce , qui seul pourrait leur donner ce qui manque à leur 
pays. On dit que c'est principalement de la Suède, dont 
une partie se nomme encore Gothie , que se débordèrent ces 
multitudes de Goths qui inondèrent l'Europe , et l'arrachè- 
rent à l'empire romain , qui en avait été cinq cents années 
l'usurpateur , le tyran et le législateur. 

Les pays septentrionaux étaient alors beaucoup plus peu- 
plés qu'ils ne le sont de nos jours, parce que la religion lais- 
sait aux habitants la liberté de donner plus de citoyens à 
l'État par la pluralité de leurs femmes; que ces femmes 
elles-mêmes ne connaissaient d'opprobre que la stérilité et 
l'oisiveté; et qu'aussi laborieuses et aussi robustes que les 
hommes, elles en étaient plus t6t et plus longtemps fécon- 
des. Mais la Suède, avec ce qui lui reste aujourd'hui de la 
Finlande, n'a pas plus de quatre millions d'habitants. Le 
pays est stérile et pauvre ; la Scanie est sa seule province 
qui porte du froment. Il n'y a pas plus de neuf millions de 
nos livres en argent monnayé dans tout le pays. La banque 
publique, qui est la plus ancienne de l'Europe, y fut in- 
troduite par nécessité , parce que les payements se faisant 
en monnaie de cuivre et de fer, le transport était trop 
difficile. 



DE CHARLES XII. 3 

La Suède fut toujours libre jusqu'au milieu du quator- 
zième siècle. Dans ce long espace de temps le gouverne- 
ment changea plus d'une fois; mais toutes les innovations 
furent en faveur de la liberté. Leur premier magistrat eut 
le nom de roi, titre qui en différents pays se donne à des 
puissances bien différentes ; car en France , en Espagne , il 
signifie un homme absolu, et en Pologne, en Suède, en 
Angleterre, Thomme de la république. Ce roi ne pouvait 
rien sans le sénat : et le sénat dépendait des Étals généraux, 
que l'on convoquait souvent. Les représentants de la nation 
dans ces grandes assemblées étaient les gentilshommes , les 
évoques, les députés des villes; avec le temps on y admit 
les paysans même, portion du peuple injustement méprisée 
ailleurs , et esclave dans presque tout le nord. 

Environ Tan 1492, cette nation si jalouse de sa liberté, 
et qui est encore fîère aujourd'hui d'avoir subjugué Rome il 
y a treize siècles , fut mise sous le joug par une femme et 
par un peuple moins puissant que les Suédois. 

Marguerite de Waldemar, la Sémiramis du nord , reine 
de Danemarck et de Norvège, conquit la Suède par force et 
par adresse, et fit un seul royaume de ses trois vastes États. 
Après sa mort , la Suède fut déchirée par des guerres civi- 
les; elle secoua le joug des Danois , elle le reprît, elle eut 
des rois, elle eut des administrateurs. Deux tyrans l'op- 
primèrent d'une manière horrible vers l'an 1520. L'un 
était Chrîstiern II , roi de Danemarck , monstre formé de 
vices sans aucune vertu: l'autre, un archevêque dlJpsal, 
primat du royaume, aussi barbare que Christiern. Tous 
deux de concert firent saisir un jour les consuls , les ma- 
gistrats de Stockholm, avec quatre-vingt-quatorze sénateurs, 
et les firent massacrer par des bourreaux, sous prétexte 
qu'ils étaient excommuniés par le pape, pour avoir défendu 
les droits de l'État cobtre l'archevêque. 

Tandis que ces deux hommes, ligués pour opprimer, 
désunis quand il fallait partager les dépouilles, exerçaient 



4 HISTOIRE 

ce qne ]e despotisme a de plus tyranniqne, et ce qne la ven- 
geance a de plus cruel , un nouvel événement changea la 
face du nord. 

Gustave Vasa, jeune homme descendu des anciens rois 
du pays 9 sortit du fond des forêts de la Dalécarlie, où il 
était caché, et vint délivrer la Suède. C'était une de ces 
grandes âmes que la nature forme si rarement, avec toutes 
les qualités nécessaires pour commander aux hommes. Sa 
taille avantageuse et son grand air lui faisaient des partisans 
dès qu'il se montrait; son éloquence, à qui sa bonne mine 
donnait de la force était d'autant plus persuasive qu'elle était 
sans art; son génie formait de ces entreprises que le vul- 
gaire croit téméraires, et qui ne sont que hardies aui yeux 
des grands hommes; son courage infatigable les faisait 
réussir. Il était intrépide avec prudence, d*un naturel 
doux dans un siècle féroce, vertueux enOn, à ce que l'on 
dit, autant qu'un chef de parti peut l'être. 

Gustave Vasa avait été otage de Christiern, et retenu 
prisonnier contre le droit des gens. Échappé de sa prison, 
il avait erré, déguisé en paysan, dans les montagnes et 
dans les bois de la Dalécarlie ; là il s'était vu réduit à la né- 
cessité de travailler aux mines de cuivre, pour vivre et pour 
se cacher. Enseveli dans ces souterrains, il osa songer à 
détrôner le tyran. Il se découvrit aux paysans; il leur parut 
un homme d'une nature supérieure, pour qui les hommes 
ordinaires croient sentir une soumission naturelle : il fit en 
peu de temps de ces sauvages des soldats aguerris. Il atta< 
qua Christiern et l'archevêque, les vainquit souvent, les 
chassa tous deux de la Suède, et fut élu avec justice par les 
états roi du pays dont il était le libérateur. 

À peine affermi sur le trône, il tenta une entreprise plus 
difficile que des conquêtes. Les véritables tyrans de l'État 
étaient les évêques, qui, ayant presque toutes les richesses 
de la Suède, s'en servaient pour opprimer les sujets, et 



DE CHARLES XII. 5 

pour faire la guerre aux rois. Cette puissance était d'autant 
plus terrible que l'ignorance des peuples l'avait rendue sa- 
crée. Il punit la religion catholique des attentats de ses 
ministres: en moins de deux ans il rendit la Suède luthé^ 
rienne, par la supériorité de sa politique plus encore que 
par autorité. Ayant ainsi conquis ce royaume , comme il 
In disait , sur les Danois et sur le clergé , il régna beureui et 
absolu jusqu'à l'âge de soixante etdiians^ et mourut plein 
de gloire , laissant sur le trône sa famille et sa religion. 

L'un de ses descendants fut ce Gustave-Adolphe , qu'on 
nomme le grand Gustave. Ce roi conquit l'Ingrie, la Li- 
vonie, Brème, Yerden, Vismar, la Poméranie, sans compter 
plus de cent places en Allemagne, rendues par la Suède 
après sa mort. Il ébranla le trône de Ferdinand II ; il pro- 
tégea les luthériens en Allemagne , secondé en cela par les 
intrigues de Rome même , qui craignait encore plus la puis- 
sance de l'empereur que celle de Thérésie. Ce fut lui qui, 
par ses victoires , contribua alors en effet à l'abaissement de 
la maison d'Autriche , entreprise dont on attribue toute la 
gloire au cardinal de Richelieu , qui savait l'art de se faire 
une réputation , tandis que Gustave se bornait à faire de 
grandes choses. Il allait porter la guerre au delà du Danube, 
et peut-être détrôner l'empereur, lorsqu'il fut tué, à l'âge 
de trente-sept ans , dans la bataille de Lutzen , qu'il gagna 
contre Yalstein, emportant dans le tombeau le nom de grand, 
les regrets du nord, et Testime de ses ennemis. 

Sa fille Christine , née avec un génie rare , aima mieux 
converser avec des savants que de régner sur un peuple qui 
ne connaissait que les armes. Elle se rendit aussi illustre 
en quittant le trône , que ses ancêtres l'étaient pour l'avoir 
conquis ou affermi. Les protestants l'ont déchirée, comme 
si on ne pouvait pas avoir de grandes vertus sans croire -à 
Luther ; et les papes triomphèrent trop de la conversion 
d'une femme qui n'était que philosophe. Elle se retira à 
Rome , où elle passa le reste de ses jours dans le centre des 



C HISTOIRE 

arts qu*elle aimait, et pour lesquels elle avait reDOoeé à un 
empire à Tâge de vingt-sept ans. 

Avant d'abdiquer, elle engagea les états de la Suède h 
élire en sa place son cousin Charles-Gustave , dixième de 
ce nom , fils du comte palatin duc de Deux-Ponts. Ce roi 
ajouta de nouvelles conquêtes & celles de Gustave-Adolphe. 
Il porta d'abord ses armes en Pologne , où il gagna la célè- 
bre bataille de Varsovie, qui dura trois jours; il fit long- 
temps la guerre heureusement contre les Danois , assiégea 
leur capitale , réunit la Scanie à la Suède , et fit assurer , du 
moins pour un temps, la possession de Slesvick au duc de 
Holstein. Ensuite, ayant éprouvé des revers, et fait la 
paix avec ses ennemis, il tourna son ambition contre ses 
sujets. Il conçut le dessein d'établir en Suède la puissance 
arbitraire, mais il mourut à l'Age de trente-sept ans, comme 
le grand Gustave, avant d'avoir pu achever cet ouvrage du 
despotisme , que son fils Charles XI éleva jusqu'au comble. 

Charles XI , guerrier comme tous ses ancêtres , fut plus 
absolu qu'eux; il abolit l'autorité du sénat, qui fut déclaré 
le sénat du roi, et non du royaume. Il était frugal^ vigi- 
lant, laborieux, tel qu'on l'eût aimé si son despotisme n'eût 
réduit les sentiments de ses sujets pour lui à celui de la 
crainte. 

Il épousa, en 1680, Ulrique-ÉIéonore, fille de Frédé- 
ric III, roi de Danemarck, princesse vertueuse, et digne 
de plus de confiance que son époux ne lui en témoigna : de 
ce mariage naquit le roi Charles XII, l'homme le plus ex- 
traordinaire peut-être quiaitjamaisélésur la terre, qui a 
réuni en lui toutes les grandes qualités de ses aïeux, et qui 
n'a eu d'autre défaut ni d'autre malheur que de les avoir tou- 
tes outrées. C'est lui dont on se propose ici d'écrire ce 
qu'on a appris de certain touchant sa personne et ses ac- 
tions. 

Le premier livre qu'on lui fit lire fut l'ouvrage de Samuel 
Puffendorf, afin qu'il pût connaître de bonne heure ses 



DE CHARLES XII. 7 

États et ceux de ses voisins. Il apprit d'abord rallemand, 
qu'il parla toujours depuis aussi bien que sa langue mater- 
nelle. A l'Age de sept ans il savait manier un cbeval. Les 
exercices violents où il se plaisait , et qui découvraient ses 
inclinations martiales, lui formèrent de bonne heure une 
constitution vigoureuse , capable de soutenir les fatigues o ji 
le portait son tempérament. 

Quoique doux dans son enfance , il avait une opiniâtreté 
insurmontable : le seul moyen de le plier était de le piquer 
d'honneur; avec le mot de gloire on obtenait tout de lui. Il 
avait de l'aversion pour le latin ; mais dès qu'on lui eut dit 
que le roi de Pologne et le roi de Danemarck l'entendaient, 
il l'apprit bien vite , et en retint assez pour le parler le reste 
de sa vie. On s'y prit de la même manière pour l'engager à 
entendre le français; mais il s'obstina tant qu'il vécut à ne 
jamais s'en servir, même avec des ambassadeurs français 
qui ne savaient point d'autre langue. 

Dès qu'il eut quelque connaissance de la langue latine, 
on lui fît traduire Qui nte>Curce: il prit pour ce livre un goût 
que le sujet lui inspirait beaucoup plus encore que le style. 
Celui qui lui expliquait cet auteur lui ayant demandé ce 
qu'il pensait d'Alexandre : „ Je pense, dit le prince, que je 
>, voudrais lui ressembler. *' Mais, lui dit-on, il n'a vécu 
que trente-deux ans. ,,Ah! reprit-il, n'est-ce pas assez 
„quand on a conquis des royaumes?** On ne manqua. pas 
de rapporter ces réponses au roi son père, qui s'écria: ,,yoilk 
„ un enfant qui vaudra mieux que moi , et qui ira plus loin 
„que le grand Gustave. *' Un jour il s'amusait dans l'ap- 
partement du roi à regarder deux cartes géographiques, 
l'une d'une ville de Hongrie prise par les Turcs sur l'empe- 
reur, et l'autre de Riga, capitale de la Livonie, province 
conquise par les Suédois depuis un siècle ; au bas de la 
carte de la ville hongroise il y avait ces mots, tirés du livre 
de Job: „ Dieu me l'a donné. Dieu me l'a ôté; le nom dq 
„ Seigneur soit béni ! ** Le jeune prince ayant lu ces paro^ 



8 HISTOIRE 

les> prit suMe-ehamp un crayon, et écrivit aa bas de la 
carte de Riga, ,»Dlea me Ta donnée, le diable ne me Va- 
tera pas */' Ainsi dans les actions les plas indifférentes de 
son enfance ce naturel indomptable laissait souvent échap- 
per de ces traits qui caractérisent les Ames singulières , et 
qui marquaient ce qu'il deyait être un jour. 

Il avait onze ans lorsqu'il perdit sa mère : cette princesse 
mourut d'une maladie causée , dit-on , par les chagrins que 
lui donnait son mari , et par les efforts qu'elle faisait pour 
les dissimuler. Charles XI avait dépouillé de leurs biens 
un grand nombre de ses sujets , par le moyen d'une espèce 
de cour de justice nommée la chambre des liquidations. 
Une foule de citoyens ruinés par cette chambre, nobles, 
marchands, fermiers, veuves, orphelins, remplissaient 
les rues de Stockholm , et venaient tous les jours à la porte 
du palais pousser des cris inutiles: la reine secourut ces 
malheureux de tout ce qu'elle avait; elle leur donna son ar- 
gent , ses pierreries , ses meubles , aes habits même. Quand 
elle n'eut plus rien à leur donner, elle se jeta en larmes aux 
pieds de son mari , pour le prier d'avoir compassion de ses 
sujets. Le roi lui répondit gravement: „ Madame, nous 
vous avons prise pour nous donner des enfants, et non pour 
nous donner des avis. *' Depuis ce temps il la traita, dit- 
on , avec une dureté qui avança ses jpurs. 

Il mourut quatre ans après elle , dans la quarante-deu- 
xième année de son Age , et dans la trente-septième de son 
règne, lorsque l'Empire, l'Espagne, la Hollande d'un côté, 
et la France de l'autre, venaient de remettre la décision de 
leurs querelles & sa médiation, et qu'il avait déjà entamé 
l'ouvrage de la paix entre ces puissances. 

Il laissa à son fils, Agé de quinze ans , un trône affermi, 
et respecté au dehors; des sujets pauvres , mais belliqueux 
et soumis , avec des finances en bon ordre , ménagées par 
des ministres habiles. 

* Deux ambassadeurg de France en Suède m'ont coaté ce fait. 



DE CHARLES XII. 9 

Charles XII à son avènement non-seulement se trouva 
maître absolu et paisible de la Suède et de la Finlande, 
mais il régnait encore sur la Livonie , la Carélie , l'Ingrie ; 
il possédait Yismar, Yibourg, les llesdeRugen, d'Oesel, 
et la plus belle partie de la Poméranie , le duché de Brème 
et de Yerden ; toutes conquêtes de ses ancêtres , assurées à 
la couronne par une longue possession , et par la foi des 
traités solennels de Munster et d'Oliva , soutenus de la ter- 
reur des armes suédoises. La paix de Rysvick , commen- 
cée sous les auspices du père , fut conclue sous ceux du fils : 
il fut le médiateur de TËurope dès qu'il commença à régner. 

Les lois suédoises fixent la majorité des rois à quinze ans ; 
mais Charles XI, absolu en tout, retarda par son testament 
celle de son fils jusqu'à dix-huit: il favorisait par cette dis- 
position les vues ambitieuses de sa mère , Edwige-Éléonore 
de Holstein , veuve de Charles X. Cette princesse fut dé- 
clarée par le roi son fils tutrice du jeune roi son petit-fils, 
et régente du royaume conjointement avec un conseil de 
cinq personnes. 

La régente avait eu part aux affaires sous le règne du roi 
son fils : elle était avancée en âge ; mais son ambition , plus 
grande que ses forces et que son génie , lui faisait espérer 
de jouir longtemps des douceurs de l'autorité sous le roi son 
petit-fils ; elle i'éloignait autant qu'elle pouvait des affaires. 
Le jeune prince passait son temps à la chasse, ou s'occu- 
pait à faire la revue des troupes ; il faisait même quelque- 
fois l'exercice avec elles: ces amusements ne semblaient 
que l'effet naturel de la vivacité de son âge ; il ne paraissait 
dans sa conduite aucun dégoût qui pût alarmer la régente, 
et cette princesse se flattait que les dissipations de ces exer- 
cices le rendraient incapable d'application , et qu'elle en 
gouvernerait plus longtemps. 

Un jour, au mois de novembre, la même année de la 
mort de son père, il venait de faire la revue de plusieurs ré- 
giments; le conseiller d'État Piper était auprès de lui; le 



10 HISTOIRE 

roi paraissait abimé dans une rêverie profonde. ,,Puis-je 
,) prendre la liberté, lui dit Piper, de demander à votre ma- 
, Jesté à quoi elle songe si sérieusement? — Je songe, ré- 
„ pondit le prince , que je me sens digne de commander à 
„ces braves gens; et je voudrais que ni eux ni moi ne re- 
,, eussions l'ordre d'une femme. ** Piper saisit dans le mo- 
ment l'occasion de faire une grande fortune. Il n'avait pas 
assez de crédit pour oser se charger lui-même de l'entre- 
prise dangereuse d'6ter la régence à la reine , et d'avancer 
la majorité du roi; il proposa cette négociation au comte 
Axel Sparre, homme ardent, et qui cherchait à se donner 
de la considération: il le flatta de la confiance du roi. Sparre 
le crut, se chargea de tout, et ne travailla que pour Piper. 
Les conseillers de la régence furent bientôt persuadés : c*é« 
tait à qui précipiterait l'exécution de ce dessein, pour s'en 
faire un mérite auprès du roi. 

Ils allèrent en corps en faire la proposition à la reine, 
qui ne s'attendait pas à une pareille déclaration. Les Étals 
généraux étaient assemblés alors; les conseillers de la ré- 
gence y proposèrent l'affaire : il n'|f eut pas une voix contre; 
la chose fut emportée d'une rapidité que rien ne pouvait ar- 
rêter ; de sorte que Charles XII souhaita de régner , et en 
trois jours les états lui déférèrent le gouvernement. Le 
pouvoir de la reine et son crédit tombèrent en un instant. 
Elle mena depuis une vie privée, plus sortable à son âge, 
quoique moins à son humeur. Le roi fut couronné le ^4 dé- 
cembre suivant, il fit son entrée dans Stockholm sur un 
cheval alezan, ferré d'argent, ayant le sceptre à la main et 
la couronne en tète , aux acclamations de tout un peuple, 
idolâtre de ce qui est nouveau , et concevant toujours de 
grandes espérances d'un jeune prince. 

L'archevêque d'Upsal est en possession de faire la céré- 
monie du sacre et du couronnement; c'est de tant de droits 
que ses prédécesseurs s'étaient arrogés , presque le seul qui 
lui reste. Après avoir, selon l'usage, donné l'onction au 



DE CHARLES XII. 1 1 

prince , il tenait entre ses inaîns la couronne pour la lui re- 
mettre sur la tête : Charles Tarracha des mains de Tarche- 
vèque, et se couronna lui-même, en regardant fièrement 
le prélat. La multitude , à qui tout air de grandeur impose 
toujours, applaudit à l'action du roi ; ceux même qui avaient 
le plus gémi sous le despotisme du père se laissèrent entraî- 
ner à louer dans le Gis cette Gertë qui était l'augure de leur 
servitude. 

Dès que Charles fut maître , il donna sa confiance et le 
maniement des affaires au conseiller Piper, qui fut bientôt 
son premier ministre, sans en avoir le nom. Peu de jours 
après il le fît comte; ce qui est une qualité éminente en 
Suède, et non un vain titre qu'on puisse prendre sans con- 
séquence comme en France. 

Les premiers temps de l'administration du roi ne donnè- 
rent point de lui des idées favorables : il parut qu'il avait été 
plus impatient que digne de régner. II n'avait à la vérité 
aucune passion dangereuse ; mais on ne voyait dans sa con- 
duite que des emportements de jeunesse, et de l'opiniâtreté: 
11 paraissait inappliqué et hautain: les ambassadeurs qui 
étaient à sa cour le prirent même pour un génie médiocre, 
et le peignirent tel à leurs maîtres. La Suède avait de lui 
la même opinion: personne ne connaissait son caractère; 
il rignorait lui-même, lorsque des orages formés tout à 
coup dans le nord donnèrent à ses talents cachés occasion de 
se déployer. 

Trois puissants princes, voulant se prévaloir de son ex- 
trême jeunesse, conspirèrent sa ruine presque en même 
temps. Le premier fut Frédéric IV, roi de Danemarck, son 
cousin; le second, Auguste, électeur de Saxe , roi de Po- 
logne: Pierre le Grand, czar de Moscovie, était le Iroi- 
sième , et le plus dangereux. Il faut développer l'origine 
de ces guerres qui ont produit de si grands événements , et 
commencer par le Danemarck. 

De deux sœurs qu'avait Charles XII, l'atnée avait épousé 



12 fllSTOIRE 

le dac de Holstein, jeane prince plein de bravoure et de 
douceur: le duc, opprimé par le roi de Danemarck, \intà 
Stockholm avec son épouse se jeter entre les bras du roi, et 
lui demander du secours non-seulement comme à son beau- 
frère , mais comme au roi d'une nation qui a pour les Da- 
nois une haine irréconciliable. 

I/ancicnne maison de Holstein, fondue dans celle d'Ol- 
denbourg, était montée sur le trône de Danemarck, par 
élection, en 1449: tous les royaumes du nord étaient alors 
électifs: celui de Danemarck devint bientôt héréditaire. Un 
de ses rois, nommé Christiern III, eut pour son frère 
Adolphe une tendresse ou des ménagements dont on ne 
trouve guère d'exemple chez les princes. Il ne voulait point 
le laisser sans souveraineté, mais il ne pouvait démembrer 
ses propres États: il partagea avec lui, par un accord bi^ 
zarre^ les duchés de Holstein-Gottorp et deSlesvick, éta- 
blissant que les descendants d'Adolphe gouverneraient dé- 
sormais le Holstein conjointement avec les rois de Dane- 
marck , que ces deux duchés leur appartiendraient en com- 
mun , et que le roi de Danemarck ne pourrait rien innover 
dans le Holstein sans le duc, ni le duc sans le roi. Une 
union si étrange, dont pourtant il y avait déjà eu un exemple 
dans la même maison pendant quelques années , était de- 
puis près de quatre-vingts ans une source de querelles entre 
la branche de Danemarck et celle de Holstein-Gottorp , les 
rois cherchant toujours à opprimer les ducs, et les ducs à 
être indépendants. Il en avait coûté la liberté et la souve- 
raineté au dernier duc: il avait recouvré l'une et l'autre aux 
conférences d'Altena, en 16S9, par l'entremise de la Suède, 
de l'Angleterre , et de la Hollande , garants de l'exécution 
du traité. Mais comme un traité entre les souverains n'est 
souvent qu'une soumission à la nécessité jusqu'à ce que le 
plus fort puisse accabler le plus faible, la querelle renais- 
sait plus envenimée que jamais entre le nouveau roi de Da- 
nemarck et le jeune duc. Tandis que le duc était à Stock- 



DE CHARLES XII. 13 

holm , les Danois faisaient déjà des actes d'hostilité dans le 
pays de Holstein , et se liguaient secrètement avec le roi de 
Pologne , pour accabler le roi de Suède lui-même. 

Frédéric-Auguste, électeur de Saxe , que ni l'éloquence 
et les négociations de l'abbé de Polignae , ni les grandes 
qualités du prince de Conti , son concurrent au trône, n'a- 
raient pu empêcher d'être élu depuis deux ans roi de Po- 
logne, était un prince moins connu encore par sa force de 
corps incroyable , que par sa bravoure , et la galanterie de 
son esprit. Sa cour était la plus brillante de l'Europe après 
celle de Louis XIV. Jamais prince ne fut pins généreux, ne 
donna plus, n'accompagna ses dons de tant de grâce. Il 
avait acheté la moitié des suffrages de la noblesse polonaise, 
et forcé l'autre par l'approche d'une armée saxonne. 11 crut 
avoir besoin de ses troupes pour se mieux affermir sur le 
trône, mais il fallait un prétexte pour les retenir en Pologne*, 
il les destina à attaquer le roi de Suède en Livonie, à l'occa- 
sion que l'on va rapporter. 

La Livonie , la plus belle et la plus fertile province du 
nord , avait appartenu autrefois aux chevaliers de Tordre 
Teutonique : les Russes , les Polonais et les Suédois s'en 
étaient disputé la possession. La Suède l'avait enlevée de- 
puis près de cent années, et elle lui avait été enfin cédée so- 
lennellement par la paix d'OIiva. 

Le feu roi Charles XI dans ses sévérités pour ses sujets 
n'avait pas épargné les Livoniens; il les avait dépouillés de 
leurs privilèges, et d'une partie de leur patrimoine. Patkul, 
malheureusement célèbre depuis par sa mort tragique, fut 
député de la noblesse livonienne pour porter an trône les 
plaintes de la province : il fit à son maître une harangue res- 
pectueuse, mais forte, et pleine de cette éloquence mâle 
que donne la calamité quand elle est jointe à la hardiesse. 
Mais les rois ne regardent trop souvent ces harangues pu- 
bliques que comme des cérémonies vaines qu'il est d'usage 
de souffrir sans y faire attention. Toutefois Charles XI, 



U HISTOIRE 

dissimulé qaaod il oe se livrait pas aux emportements de sa 
colère, frappa doucement sur l'épaule de Patkul: „You8 
avez parlé pour votre patrie en brave homme, lui dit-il; je 
vous en estime , continuez. * * Mais peu de jours après il le 
fit déclarer coupable de lèse-majesté, et comme tel condam- 
ner à la mort. Patkul, qui s'était caché, prit la fuite: il 
porta dans la Pologne ses ressentiments. Il fut admis de- 
puis devant le roi Auguste. Charles XI était mort , mais la 
sentence de Patkul et son indignation subsistaient. Il re- 
présenta au monarque polonais la facilité de la conquête de 
la Livonie ; des peuples désespérés prêts à secouer le joug 
de la Suède , un roi enfant, incapable de se défendre. Ces 
sollicitations furent bien reçues d*un prince déjà tenté de 
cette conquête. Auguste à son couronnement avait promis 
de faire ses efforts pour recouvrer les provinces que la Po-» 
logne avait perdues : il crut par son irruption en Livonie 
plaire à la république, et affermir son pouvoir; mais il se 
trompa dans ces deux idées qui paraissaient si vraisembla- 
bles. Tout fut prêt bientôt pour une invasion soudaine, 
bans même daigner recourir d'abord à la vaine formalité des 
déclarations de guerre et des manifestes. Le nuage grossis- 
sait en même temps du côté de la M oscovie. Le monarque 
qui la gouvernait mérite Tattention de la postérité. 

Pierre Alexiowitz, czar de Russie, s'était déjà rendu re- 
doutable par la bataille qu'il avait gagnée sur les Turcs en 
1697, et par la prise d'Azoph, qui lui ouvrait l'empire de 
la mer Noire : mais c'était par des actions plus étonnantes 
que des victoires qu'il cherchait le nom de grand, La Mos- 
covie ou Russie embrasse le nord de l'Asie et celui de l'Eu- 
rope , et depuis les frontières de la Chine s'étend l'espace de 
quinze cents lieues jusqu'aux confins de la Pologne et de la 
Suède: mais ce pays immense était à peine connu de l'Eu- 
rope avant le czar Pierre : les Moscovites étaient moins ci- 
vilisés que les Mexicains quand ils furent découverts par 
Cortez ; nés tous esclaves de maîtres aussi barbares qu'eux, 



DB CHARLES XII. 15 

UscrotipissafentdaDS l'ignorance, dans le besoin de tons les 
arts, et dans l'insensibilité de ces besoins qui étouffait toute 
industrie. Une ancienne loi sacrée parmi eux leur défen- 
dait, sous peine de mort, de sortir de leur pays sans la per- 
mission de leur patriarche. Cette loi, faite pour leur ôter 
les occasions de connaître leur joug, plaisait à une nation 
qui, dans l'abîme de son ignorance et de sa misère , dédai- 
gnait tout commerce avec les nations étraugères. 

L'ère des Moscovites commençait à la création du 
monde ; ils comptaient 7207 ans au commencement du siè- 
cle passé, sans pouvoir rendre raison de cette date: le pre- 
mier jour de leur année venait au 13 de notre mois de sep- 
tembre. Ils alléguaient pour raison de cet établissement 
qu'il était vraisemblable que Dieu avait créé le monde en 
automne, dans la saison où les fruits de la terre sont dans 
leur maturité. Ainsi les seules apparences de connaissan- 
ces qu'ils eussent étalent des erreurs grossières : personne 
ne se doutait parmi eux que l'automne de Moscovie pût être 
le printemps d'un autre pays dans les climats opposés* Il 
n'y avait pas longtemps que le peuple avait voulu brûler à 
Moscou le secrétaire d'un ambassadeur de Perse, qui avait 
prédit une éclipse de soleil. Ils ignoraient jusqu'à l'usage 
des chiffres ; ils se servaient pour leurs calculs de petites 
boules enfilées dans des fils d'arcbal : il n'y avait pas d'au- 
tre manière de compter dans tous les bureaux de recettes, 
et dans le trésor du czar. 

Leur religion était et est encore celle des chrétiens grecs, 
mais mêlée de superstitions, auxquelles ils étaient d'autant 
plus fortement attachés qu'elles étaient plus extravagantes, 
et que le joug en était plus gênant. Peu de Moscovites osaient 
manger du pigeon, parce que le Saint-Esprit est peint en 
forme de colombe. Ils observaient régulièrement quatre 
carêmes par an, et dans ces temps d'abstinence ils n'osaient 
se nourrir ni d'œufs ni de lait. Dieu et saint Nicolas étaient 
les objets de leur culte, et immédiatement après eux le czar 



16 HISTOIRE 

et le patriarche. L'autorité de ce dernier était sans bornes 
comme leur ignorance : il rendait des arrêts de mort , et in- 
fligeait les supplices les plus cruels sans qu'on pût appeler 
de son tribunal. Il se promenait à cheval deux fois Tan, 
suivi de tout son clergé en cérémonie; et le peuple se pros- 
ternait dans les rues comme les Tartares devant leur grand 
lama. La confession était pratiquée, mais ce n'était que 
dans le cas des plus grands crimes: alors l'absolution leur 
paraissait nécessaire, mais non le repentir: ils se croyaient 
purs devant Dieu avec la bénédiction de leurs papas. Ainsi 
ils passaient sans remords de la confession au vol et à l'ho- 
micide; et ce qui est un frein pour d'autres chrétiens était 
chez eux un encouragement à l'iniquité. Ils faisaient scru- 
pule de boire du lait un jour de jeûne ; mais les pères de fa- 
mille, les prêtres, les femmes, les filles, s'enivraient d'eau- 
de-vie les jours de fêtes. On disputait cependant sur la 
religion en ce pays comme ailleurs : la plus grande querelle 
était si les laïques devaient faire le signe de la croix avec 
deux doigts ou avec trois. Un certain Jacob Nursuff , sous 
le précédent règne , avait excité une sédition dans Astracan 
au siget de celte dispute: il y avait même des fanatiques, 
comme parmi ces nations policées chez qui tout le monde est 
théologien ; et Pierre, qui poussa toujours la justice jusqu'à 
la cruauté, fit périr par le feu quelques uns de ces miséra- 
bles qu'on nommait Vosko-jésuites. 

Le czar dans son vaste empire avait beaucoup d'autres 
sujets qui n'étaient pas chrétiens: les Tartares, qui habitent 
le bord occidental de la mer Caspienne et des Palus-Méoti- 
des sont mahométans; les Sibériens, les Ostiaques, les 
Samoîèdes , qui sont vers la mer Glaciale , étaient des sau- 
vages, dont les uns étaient idolâtres, les autres n'avaient 
pas même la connaissance d'un dieu : et cependant les Sué- 
dois envoyés prisonniers parmi eux ont été plus contents de 
leurs mœurs que de celles des anciens Moscovites. 

Pierre Alexiowitz avait reçu une éducation qui tendait h 



DE CHARLES XU. 17 

Jbgmenler encore la barbarie de cette partie du monde. Son 
naturel lui fit d'abord aimer les étrangers avant qu'il sût è 
quel point ils pouvaient lui être utiles. Le Fort, comme on 
l'a déjà dit, fut le premier instrument dont il se servit pour 
changer depuis la face de la Moscovie. Son puissant génie, 
qu'une éducation barbare avait pu détruire, se développa 
presque tout à coup : il résolut d'être homme , de compnan- 
der à des hommes, et de créer une nation nouvelle. Plu- 
sieurs princes avaient avant lui renoncé à des couronnes par 
dégoût pour le poids des affaires ; mais aucun n'avait cessé 
d'être roi pour apprendre mieux à régner: c'est ce que fit 
Pierre le Grand. 

Il quitta la Russie en 1698, n'ayant encore régné que 
deux années, et alla en Hollande, déguisé sous un nom 
vulgaire, comme s'il avait été un domestique de ce même le 
Fort , qu'il envoyait ambassadeur extraordinaire auprès des 
États-généraux. Arrivé à Amsterdam , inscrit dans le rôle 
des charpentiers de l'amirauté des Indes, il y travaillait 
dans le chantier comme les autres charpentiers. Dans les 
intervalles de son travail il apprenait les parties des mathé- 
matiques qui peuvent être utiles à un prince, les fortifica- 
tions, la navigation, l'art de lever des plans. Il entrait 
dans les boutiques des ouvriers, examinait toutes les ma- 
nufactures; rien n'échappait à ses observations. De là il 
passa en Angleterre , où il se perfectionna dans la science 
de la construction des vaisseaux : il repassa en Hollande, et 
vit tout ce qui pouvait tourner à l'avantage de son pays. En- 
fin, après deux ans de voyages et de travaux auxquels nul 
autre homme que lui n'eût voulu se soumettre, il reparut en 
Russie, amenant avec lui les arts de l'Europe. Des artisans 
de toute espèce l'y suivirent en foule. On vit pour la pre- 
mière fois de grands vaisseaux russes sur la mer Noire, dans 
la Baltique, et dans l'Océan; des bâtiments d'une archi- 
tecture régulière et noble furent élevés au milieu des huttes 
moscovites. Il établit des collèges, des académies, des 

CharUi XJJ. 2 



18 HISTOIRE 

Imprimeries, des bibliothèques: les villes furent policée^; 
les habillements, les coutumes changèrent peu à peu, quoi- 
que avec difficulté: les Moscovites connurent par degrés ce 
que c'est que la société. Les superstitions même furent 
abolies : la dignité de patriarche fut éteinte : le czar se dé- 
clara le chef de la religion ; et cette dernière entreprise, qui 
aurait coûté le trône et la vie à un prince moins absolu, 
réussit presque sans contradiction , et lui assura le succès 
de toutes les autres nouveautés. 

Après avoir abaissé un clergé ignorant et barbare, il osa 
essayer de l'instruire; et par-là même il risqua de le rendre 
redoutable : mais il se croyait assez puissant pour ne le pas 
craindre. Il a fait enseigner dans le peu de cloîtres qui 
restent la philosophie et la théologie : il est vrai que cette 
théologie tient encore de ce temps sauvage dont Pierre 
Alexiowitz a retiré sa patrie. Un homme digne de foi m'a 
assuré qu'il avait assisté à une thèse publique où il s'agissait 
de savoir si l'usage du tabac à fumer était un péché : le ré- 
pondant prétendait qu'il était permis de s'enivrer d'eau-de- 
vie, mais non de fumer, parce que la très-sainte Écriture 
dit que ce qui sort de la bouche de l'homme le souille, et 
que ce qui y entre ne le souille point. 

Les moines ne furent pas contents de la réforme. À peine 
le czar eut-il établi des imprimeries qu'ils s'en servirent 
pour le décrier: ils imprimèrent qu'il était l'Antéchrist; 
leurs preuves étaient qu'il 6tait la barbe aux vivants, et 
qu'on faisait dans son académie des dissections de quelques 
morts. Mais un autre moine, qui voulait faire fortune, ré- 
futa ce livre, et démontra que Pierre n'était pas l'Antéchrist, 
parce que le nombre de 666 n'était pas dans son nom. L'au- 
teur du libelle fut roué , et celui de la réfutation fut fait 
évèque de Rezan. 

Le réformateur de la Moscovie a surtout porté une loi 
sage qui fait honle à beaucoup d'États policés: c'est qu'il 
n'est permis à aucun homme au service de l'État , ni à un 



DE CHARLES XIL • 19 

boargeois établi, ni surtont à un mineur, de passer dans un 
cloître. 

Ce prince comprit combien il importe de ne point con- 
sacrer à Toisiveté des sujets qui peuvent être utiles, et de 
ne point permettre qu'on dispose à jamais de sa liberté dans 
un âge où Ton ne peut disposer de la moindre partie de sa 
fortune. Cependant l'industrie des moines élude tous les 
jours cette loi, faite pour le bien de l'humanité; comme si 
les moines gagnaient en effet à peupler les cloîtres aux dé- 
pens de la patrie. 

Le czar n'a pas assujetti seulement l'Église à l'État, à 
l'exemple des sultans turcs ; mais , plus grand politique , il 
a détruit une milice semblable à celle des janissaires; et ce 
que les Ottomans ont vainement tenté , il Ta exécuté en peu 
de temps: il a dissipé les janissaires moscovites, nommés 
strélitZf qui tenaient les czars en tutelle. Cette milice, 
plus formidable à ses maîtres qu'à ses voisins , était com- 
posée d'environ trente mille hommes de pied, dont la moitié 
restait à Moscou, et l'autre était répandue sur les frontières, 
un strélitz n'avait que quatre roubles par an de paye ; mais 
des privilèges ou des abus le dédommageaient amplement. 
Pierre forma d'abord une compagnie d'étrangers , dans la- 
quelle il s'enrôla lui-même, et ne dédaigna pas de com- 
mencer par être tambour, et d'en faire les fonctions ; tant 
la nation avait besoin d'exemples ! Il fut officier par degrés. 
Il fit petit à petit de nouveaux régiments; et enfin, se sen- 
tant maître de troupes disciplinées, il cassa les strélitz, qui 
n'osèrent désobéir. 

La cavalerie était à peu près ce qu'est la cavalerie polo-^ 
naise, et ce qu'était autrefois la française quand le royaume 
de France n'était qu'un assemblage de fiefs. Les gentils- 
hommes russes montaient à cheval à leurs dépens, et com- 
battaient sans discipline, quelquefois sans autres armes 
qu'un sabre ou un carquois, incapables d'être commandés, 
et par conséquent de vaincre. 

2* 



20 • HISTOIRE 

Pierre le Grand leur apprit à obéir par san exemple , et 
par les supplices ; car il servait en qualité de soldat et d*ofli- 
cier subalterne, et punissait rigoureusement en ciar les 
boyards, c'est-à-dire les gentilshommes, qui prétendaient 
que le privilège de la noblesse était de ne servir TËtat qu'à 
leur?olonté. Il établit un corps régulier pour servir l'ar- 
tillerie , et prit cinq cents cloches aux églises pour fondre 
des canons. Il a eu treize mille canons de fonte en l'année 
1714. Il a formé aussi des corps de dragons, milice très- 
convenable au génie des Moscovites, et à la forme de 
leurs chevaux , qui sont petits. La Moscovie a aujourd'hui 
(en 1738) trente régiments de dragons, de mille hommes 
chacun, bien entretenus. 

C'est lui qui a établi des houssards en Russie. Enfin il 
a eu jusqu'à une école d'ingénieurs dans un pays on per- 
sonne ne savait avant lui les éléments de la géométrie. 

Il était bon ingénieur lui-même ; mais surtout il excel^ 
tait dans tous les arts de la marine; bon capitaine de vais- 
seau, habile pilote, bon matelot, adroit charpentier, et 
d'autant plus estimable dans ces arts qu'il était né avec une 
crainte extrême de l'eau; il ne pouvait dans sa jeunesse 
passer sur un pont sans frémir; il faisait fermer alors les 
volets de bois de son carrosse : le courage et le génie domp- 
tèrent en lui cette faiblesse machinale. 

Il fit construire un beau port auprès d'Aeopb, à l'em- 
bouchure du Tanaîs: il voulait y entretenir des galères ; et 
dans la suite, croyant que ces vaisseaux longs, plats > et 
légers, devaient réussir dans la mer Baltique, il en a fait 
construire plus de trois cents dans sa ville favorite dePéters- 
bourg: il a montré à ses sujets l'art de les bâtir avec du 
simple sapin , et celui de les conduire. Il avait appris jus- 
qu'à la chirurgie ; on l'a vu dans un besoin faire la ponction 
à un hydropique : il réussissait dans les mécaniques, et ins- 
truisait les artisans. 



DE CHARLES XII. 21 

Les Gnances du czar étaieot à la yérité peu de chose par 
rapport à rimmeosité de ses États; il n'a jamais en viagt- 
quatre millions de revenu , à compter le marc k près de cin- 
quante livres, comme nous faisons aujourd'hui , et comme 
nous ne ferons peut-être pas demain ; mais c'est être très- 
riche chez soi que de pouvoir faire de grandes choses. Ce 
n'est pas la rareté de l'argent, mais celle des hommes et des 
talents, qui rend un empire faible. 

La nation russe n'est pas nombreuse, quelque les 
femmes y soient fécondes et les hommes robustes» Pierre 
lui-même, en poliçant ses États , a malheureusement con- 
tribué à leur dépopulation : de fréquentes recrues dans des 
guerres longtemps malheureuses , des nations transplantées 
des bords de la mer Caspienne à ceux de la mer Baltique, 
consumées dans les travaux, détruites par les maladies ; les 
trois quarts des enfants mourants en Moscovie de la petite 
vérole, plus dangereuse en ce^ climats qu'ailleurs, enfin les 
tristes suites d'un gouvernement longtemps sauvage^ et bai^ 
bare même dans sa police, sont cause que cette grande par- 
tie du continent a encore de vastes déserts. On compte à 
présent en Russie cinq cent mille familles de gentils- 
hommes , deux cent mille de gens de loi , un peu plus de 
cinq millions de bourgeois et de paysans payant une espèce 
de taille, six cent mille hommes dans les provinces con- 
quises sur la Suède : les Cosaques de l'Ukraine , et les Talv 
tares vassaux de la Moscovie , ne se montent pas à plus de 
deux millions; enfin l'on a trouvé que ces pays immenses 
ne contiennent pas plus de quatorze millions d'hommes *, 
c'est-à-dire un peu plus des deux tiers des habitants de la 
France. 

Le czar Pierre, en changeant les mœurs, les lois, la 
milice , la face de son pays , voulait aussi être grand par le 
commerce, qui fait à la fois la richesse d'un État et les avan- 

* Gela fut écrit en t127. la population a augmenté depuis par 
les conquêtes , par la police, et par le soin d'attirer les étrangers. 



22 HISTOIRE 

tages da monde entier. Il entreprit de rendre la Russie le 
centre du négoce de l'Asie et de rEurope : il voulait joindre 
par des canaux , dont il dressa le plan , la Duine, le Volga, 
le Tanaîs , et s'ouvrir des chemins nouveaux de la mer Bal- 
tique au Pont-Euxin et h la mer Caspienne , et de ces deux 
mers à l'océan septentrional. 

Le port d'Àrchangel, fermé par les glaces neuf mois de 
Tannée, et dont Tabord exigeait un circuit long et dangereux, 
ne lui paraissait pas assez commode: il avait dès Tan 1700 
le dessein de bâtir sur la mer Baltique un port qui devien- 
drait le magasin du nord, et une ville qui serait la capitale 
de son empire. 

Il cherchait déjà un passage par les mers du nord-est à 
la Chine; et les manufactures de Paris et de Pékin devaient 
embellir sa nouvelle ville. 

Un chemin par terre de sept cent cinquante -quatre 
verstes , pratiqué à travers des marais qu'il fallait combler, 
conduit de Moscou à sa nouvelle ville. La plupart de ses 
projets ont été exécutés par ses mains ; et deux impératrices, 
qui lui ont succédé Tune après l'autre, ont encore été au- 
delà de ses vues quand elles étaient praticables, et n'ont 
abandonné que l'impossible. 

Il a voyagé toujours dans ses États , autant que ses guer- 
res l'ont pu permettre ; mais il a voyagé en législateur et en 
physicien , examinant partout la nature , cherchant à la cor- 
riger ou à la perfectionner, sondant lui-même les profon- 
deurs des fleuves et des mers , ordonnant des écluses, visi- 
tant des chantiers^ faisant fouiller des mines, éprouvant 
les métaux , faisant lever des cartes exactes, et y travaillant 
de sa main. 

Il a bâti dans un lieu sauvage la ville impériale dePéters- 
bourg , .qui contient aujourd'hui soixante mille maisons , où 
s'est formée de nos jours une cour brillante , et où enfin on 
connaît les plaisirs délicats. It a bâti le port de Cronstadt 
sur la Neva , Sainte-Croix sur les frontières de la Perse» 



DE CHARLES XII. 23 

des forts dans l'Ukraine , dans la Sibérie ; des amirautés à 
Àrchangel, à Pétersbonrg, àAstracan» àÀzoph; des ar~ 
senaux, des hôpitaux. 11 faisait toutes ses maisons petites 
et de mauvais goût; mais il prodiguait pour les maisons pu- 
bliques la magniGcence et la grandeur. 

Les sciences , qui ont été ailleurs le fruit tardif de tant 
de siècles , sont venues par ses soins dans ses États toutes 
perfectionnées. Il a créé une académie sur le modèle des 
sociétés fameuses de Paris et de Londres : les Delisle , les 
Bulfinger, les Hermann, les Bernouilli, le célèbre Wolf, 
homme excellent en tout genre de philosophie, ont été appe- 
lés à grands frais à Pétersbourg. Cette académie subsiste 
encore, et il se forme enfin des philosophes moscovites. 

Il a forcé la jeune noblesse de ses États à voyager, à 
s'instruire, à rapporter en Russie la politesse étrangère. 
J'ai vu déjeunes Russes pleins d'esprit et de connaissances. 
C'est ainsi qu'un seul homme a changé le plus grand empire 
du monde. 11 est affreux qu'il ait manqué à ce réformateur 
des hommes la principale vertu , l'humanité. De la bruta- 
lité dans ses plaisirs , de la férocité dans ses mœurs, delà 
barbarie dans ses vengeances , se mêlaient à tant de vertus. 
Il poliçait ses peuples, et il était sauvage. Il a de ses pro- 
pres mains été l'exécuteur de ses sentences sur des crimi- 
nels , et dans une débauche de table il a fait voir son adresse 
à couper des tètes. Il y a dans l'Afrique des souverains qui 
versent le sang de leurs sujets de leurs mains, mais ces 
monarques passent pour des barbares. La mort d'un fils, 
qu'il fallait corriger ou déshériter , rendrait la mémoire de 
Pierre odieuse , si le bien qu'il a fait à ses sujets ne faisait 
presque pardonner sa cruauté envers son propre sang. 

Tel était le czar Pierre; et ses grands desseins n'étaient 
encore qu'ébauchés lorsqu'il se joignit aux rois de Pologne et 
de Danemarck contre un enfant qu'ils méprisaient tous. Le 
fondateur de la Russie voulut être conquérant; il crut pou- 
voir le devenir sans peine, et qu'une guerre si bien projetée 



24 HISTOIRE 

serait utile à tous ses projets. L*art de la guerre était ud art 
nouveau qu'il fallait montrer à ses peuples. 

D'ailleurs il avait besoin d'un port à l'orient de la mer 
Baltique pour l'exécution de toutes ses idées. Il avait besoin 
de la province de l'Ingrie , qui est au nord-est de la Livonie. 
Les Suédois en étaient maîtres; il fallait la leur arracher. 
Ses prédécesseurs avaient eu des droits sur l'Ingrie , l'Es* 
tonie , la Livonie ; le temps semblait propice pour faire re- 
vivre ces droits perdus depuis cent ans , et anéantis par des 
traités. Il conclut donc une ligue avec le roi de Pologne 
pour enlever au jeune Charles XII tous ces pays qui sont 
entre le golfe de Finlande , la mer Baltique, la Pologne , et 
la Moscovie. 



LIVRE II. 

Changement prodigieux cl subit dans le caractère de Charles XII. 
A l'âge de dix-huit ans, il soutient la guerre contre le Dane- 
marck, la Pologne, et la Moscovie, termine la guerre de Dane- 
niarck en six semaines, défait quatre-vingt mille Moscovites 
avec huit mille Suédois, et passe en Pologne. Description de la 
Pologne et de son gouvernement. Charles gagne plusieurs ba- 
tailles, et est maître de la Pologne, où il se prépare à nommer 
un roi. 

Trois puissants rois menaçaient ainsi l'enfance de Char- 
les XII. Les bruits de ces préparatifs consternaient la 
Suède, et alarmaient le conseil. Les grands généraux 
étaient morts; on avait raison de tout craindre sous un 
jeune roi qui n'avait encore donné de lui que de mauvaises 
impressions. Il n'assistait presque jamais dans le conseil 
que pour croiser les jambes sur la table ; distrait^ indifférent, 
il n'avait paru prendre part à rien. 

Le conseil délibéra en sa présence sur le danger où l'on 
était: quelques conseillers proposaient de détourner la tem- 
pête par des négociations ; tout d'un coup le jeune prince se 
lève avec l'air de gravité et d'assurance d'un homme supé- 
rieur qui a pris son parti: ,, Messieurs, dit-ll, j'ai résolu 



DE CIURL£S XII. 2b 

y, de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n'en finir 
y, une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma réso« 
„ lution est prise ; j'irai attaquer le premier qui se déclarera ; 
„et quand je l'aurai vaincu, j'espère faire quelque peur 
aux autres.'^ Ces paroles étonnèrent tous ces \ieux con- 
seillers; ils se regardèrent sans oser répondre. Enfin, 
étonnés d'avoir un tel roi, et honteux d'espérer moins que 
lui , ils reçurent avec admiration ses ordres pour la guerre. 

On fut bien pliis surpris encore quand on le vit renoncer 
tout d'un coup aux amusements les plus inlioiîents de la 
jeunesse. Du moment qu'il se prépara è la guerre , il com- 
mença une vie toute nouvelle, dont il né s'est jamais de- 
puis écarté un seul moment. Plein de l'idée d'Alexandre et 
de César, il se proposa d'imiter tout de ces deux conqué- 
rants, hors leurs vices. Il ne connut plus ni magnificence, 
ni jeux, ni délassements; il réduisit sa table à la frugalité 
la plus grande. Il avait aimé le faste dans les habits ; il ne 
fut vêtu depuis que comme un simple soldat. On l'avait 
soupçonné d'avoir eu une passion pour une femme de sa 
cour: soit que cette intrigue fût vraie ou non, il est certain 
qu'il renonça alors aux femmes pour jamais, non seulement 
de peur d'en être gouverné, mais pour donner Texempleà 
ses soldats, qu'il voulait contenir dans la discipline la plus 
rigoureuse ; peut-être encore par la vanité d'être le seul de 
tous les rois qui domptAt un penchant si di£SciIe à sur- 
monter. Il résolut aussi de s'abstenir de vin tout le reste 
de sa vie. Les uns m'ont dit qu'il n'avait pris ce parti que 
pour dompter en tout la nature , et pour ajouter une nou- 
velle vertu à son héroïsme ; mais le plus grand nombre m'a 
assuré qu'il voulut par là se punir d'un excès qu'il avait com- 
mis, et d'un affront qu'il avait fait à table à une femme , en 
présence même de la reine sa mère. Si cela est ainsi , cette 
condamnation de soi-même, et cette privation qu'il s'im- 
posa toute sa vie , sont une espèce d'héroïsme non moins 
admirable. 



,s 



26 HISTOIRE 

Il commença par assurer des secours au duc de Holsteiu, 
son beau-frère. Huit mille hommes furent envoyés d'abord 
enPoméranie, province voisine du Holstein, pour fortiûer 
le duc contre les attaques des Danois. Le -duc en avait 
besoin; ses États étaient déjà ravagés, soa château de 
Gottorp pris, sa ville de Tonningue pressée par un siège opi- 
niâtre , où le roi de Danemarck était venu en personne pour 
jouir d'une conquête qu'il croyait sûre. Cette étincelle 
commençait à embraser l'empire. D'un côté les troupes 
saxonnes du roi de Pologne, celles de Brandebourg, de 
Yolfenbuttel , de Hesse-Cassel , marchaient pour se joindre 
aux Danois; de l'autre les huit mille hommes du roi de 
Suède , les troupes de Hanover et de Zell, et trois régiments 
de Hollande , venaient secourir le due./ Tandis que le petit 
pays de Holstein était ainsi le théâtre de la guerre , deux 
escadres , l'une d'Angleterre , et l'autre de Hollande , paru- 
rent dans la mer Baltique.^ Ces deux États étaient igarant^ 
du traité d'Àltena , rompu p^r les Danois; ils s'empressaient 
(\ M •;> alors à secourir le duc de Holstein opprimé, parce que l'in- 
térêt de leur commerce s'opposait à l'agrandissement du roi 
de Danemarck. Ils savaient que le Danois , étant maître du 
passage du Sund , imposerait des lois onéreuses aux nations 
commerçantes quand il serait assez fort pour enliser ainsi, 
impunément. Cet intérêt a long-temps engagé les Anglais 
et les Hollandais à tenir autant qu'ils l'ont pu la balance 
égale entre les princes du nord: ils se joignirent au jeune 
roi de Suède, qui semblait devoir être accablé par tant 
d'ennemis réunis, et le secoururent par la même raison 
pour laquelle on l'attaquait, parce qu'on ne le croyait pas 
capable de se défendre. 

Il était à la chasse aux ours quand il reçut la nouvelle de 
l'irruption des Saxons en Livonie: il faisait 6ette chasse 
d'une manière aussi nouvelle que dangereuse ; on n'avait 
d'autres armes que des bâtons fourchus derrière un filet 
tendu à des arbres: un ours d'une grandeur démesurée vint 



DE CHARLES XII. 27 






droit au roi , qui le terrassa , après une longue lutte , à Taide 
du filet et de son bAton.)^Il faut avouer qu'en considérant de 
telles aventures, la force prodigieuse du roi Auguste et les 
voyages du czar, on croirait être au temps des Hercule et 
des Thésée. ' 

Il partit pour sa première campagne le 8 mai , nouveau 
style, de Tannée 1700. Il quitta Stockholm, où il ne re- 
vint jamais. Une foule innombrable de peuple l'accom- 
pagna jusqu'au port de Carelscroon , en faisant des vœux 
pour lui , en versant des larmes, et en l'admirant. Avant 
de sortir de Suède il établit à Stockholm un conseil de dé- 
fense, composé de plusieurs sénateurs. Cette commission . 
devait prendre soin de tout ce qui rega rdait la flotte, les l>C/t-^r 
troupes , et les fortifications du pays. Le corps du sénat 
devait régler tout le reste provisionnellement dans l'intérieur 
du royaume. Ayant ainsi mis un ordre certain dans ses 
États, son esprit, libre de tout autre soin, ne s'occupa 
plus que de la guerre. Sa flotte était composée de quarante- 
trois vaisseaux : celui qu'il monta , nommé le Roi-Charles, 
le plus grand qu'on ait jamais vu, était de cent vingt pièces 
de canon; le comte Piper, son premier ministre , et le gé- 
néral Renschild, s'y embarquèrent avec lui. Il joignit les 
escadres des alliés. La flotte danoise évita le combat, et 
laissa la liberté aux trois flottes combinées de s'approcher 
assez près de Copenhague pour y jeter quelques bombes.V 

Il est certain que ce fut le roi lui-même qui proposa alors 
au général Renschild de faire une descente , et d'assiéger 
Copenhague par terre, tandis qu'elle serait bloquée par 
mer. Renschild fut étonné d'une proposition qui marquait 
autant d'habileté que de courage dans un jeune prince sans 
expérience. Bientôt tout fut prêt pour la descente ; les or- 
dres furent donnés pour faire embarquer cinq mille hommes 
qui étaient sur les côtes de Suède, et qui furent joints aux 
troupes qu'on avait à bord. Le roi quitta son grand vais- 
seau, et monta une frégate plus légère: on commença par 



28 fllSTOlRB 

faire partir trois eeats grenadiers dans de petites chaloupes. 
Entre ces chaloupes, de petits bateaux plats portaient des 
fascines, des chevaux de frise, et les instruments des 
pionniers. Cinq cents hommes d'élite saivaientdans d'autres 
chaloupes. Après venaient les vaisseaux de guerre du roi, 
avec deux frégates anglaises et deux hollandaises , qui de- 
vaient favoriser la descente à coups de canon. 

Copenhague, ville capitale du Danemarck, est située 
dans nie de Zéeland , au milieu d'une belle plaine , ayant 
au nord-ouest le Sund , et à l'orient la mer Baltique, où était 
alors le roi de Suède. Au mouvement imprévu des vaisseaux 
qui menaçaient d'une descente , les habitants , consternés 
par l'inaction de leur flotte et par le mouvement des vais- 
seaux suédois, regardaient avec crainte en quel endroit fon- 
drait l'orage : la flotte de Charles s'arrêta vis-à-vis Humble- 
bek, à sept milles de Copenhague. Aussitôt les Danois 
rassemblent en cet endroit leur cavalerie. Ces milices furent 
placées derrière d'épais retranchements , et l'artillerie qu'on 
put y conduire fut tournée contre les Suédois. 

Le roi quitta alors sa frégate pour s'aller mettre dans la 
première chaloupe , à la tète de ses gardes. L'ambassadeur 
de France était alors auprès de luisj^,, Monsieur Tambassa- 
,,deur, lui dit-il en latin (car il ne voulait jamais parler 
„ français), vous n'avez rien à démêler avec les Danois : vous 
„ n'irez pas plus loin, s'il vous plait. — Sire, lui répondit 
,,le comte de Guiscard en français, le roi mon maître m'a 
„ ordonné de résider auprès de votre majesté ; je me flatte 
„ que vou$ ne me chasserez pas aujourd'hui de votre cour, 
„ qui n'a jamais été si brillante. " En disant ces paroles il 
donna la main au roi , qui sauta dans la chaloupe , où le 
comte de Piper et l'ambassadeur entrèrent. On s'avançait 
sous les coups de canon des vaisseaux qui favorisaient la 
descente. Les bateaux de débarquement n'étaient encore 
qu'à trois cents pas du rivage. Charles XII , impatient de 
ne pas aborder assez près ni assez tôt, se jette de sa cha- 



D& CHARLES XII. 29 

loupe dans k mer , Tépée à la main, ayant de l'eau par delà 
la ceinture; ses ministres, l'ambassadeur de France, les 
officiers , les soldats , suiybnt aussitôt son exemple , et mar- 
chent au rivage malgré une grêle de monsqnetades. Le roi, 
qui n*avait jamais entendu de sa vie de mousqueterie chargée 
à balle, demanda au major général Stuart, qui se trouva 
auprès de lui , ce que c'était que ce petit sifflement qu'il 
entendait à ses oreilles^ „ C'est le bruit q^ie font les balles 
^ „ de fusil qu'on vous tire , lui dit le major. t^ „ Bon ! dit le 
,,roi, ce sera là dorénavant ma musique. ** Dans le même 
moment le msjor qui expliquait le bruit des mousquetades 
en reçut une dans l'épaule , et un lieutenant tomba mort à 
l'autre côté du roi.. 
1 II e;rt ordinaire à des troupes attaquées dans leur^s re* 

tranchements d'être battues>^ parce que yeeux qui attaquent 
ont toujours une in^pétuosité qoe ne peuvent avoir ceux qui 
se défendent, et qu'attendre les ennemis dans ses lignes 

$ c'est souvent un aveu de sa foiblesse et de leur supériorité. 
La cavalerie danoise et les milices s'enfuirent après une 
faible résistance. Le roi , maître de leurs retranchements, 
se jeta à genoux pour remercier Dieu dQ_pr0mier>8uccès de 
se/i arme;!. Il fit «ur-le^ehamp élever des redoute^ vert la 

t^ ville, et marqua lui-même un campement. En même temM 

il renvoya iejs vaisseaux en JScanie , partie de la Suéde vof- 

;Sine de Copenhague, pour chercher neuf mille iiommes de 

renfort. Tout co^irait à ^rvir la vivacité de Charles : 

les* neuf mille homm^ étaient^r le rivage prêt^ à^'embar- 

I ^ quer , et d^ le lendemain un vent favorable \eé lui amena. 
Tout cela s'était fait à la vue de la flotte dano^e , qui 
n'avait osé s'avancer. Copenhague intimidée envoya aussi- 
tôt d^ xléputés au roi pour le supplier de ne point bombar- 
der la ville. Il le^ reçut à cheval , à la tête de^on régiment 

^ d^ gardées : le;i deput^ se mirent à genoux devant lui ; il fit 
payer à la ville quatre cent mille rUdales, avec ordre de flaire 
voiturer au camp tonte^^ortes deprovhdo^, qu'il promit 



30 (y HISTOIRE 

de faire payer fidèlement. On lui apporta des vivres » parce 
qa'il fallait obéir; mais on ne s'attendait guère que des 
Z S^ vainqueurs daignassent payer; ceux qui les apportèrent fu- 
rent bien étonnés d'être payés généreusement et sans délai 
par les moindres soldats de Tarmée. Il régnait depuis long- 
temps dans les troupes suédoises une discipline qui n'avait 
paSrpeu contribué à leur victoire : le jeune roi en augmenta ^^ 
3 C^ encore la sévérité. Un soldat n'eût pas osé refuser le paye- 
ment de ce qu'il achetait, encore moins aller en maraude, pas ^, / 
même sortir du camp. Il voulut de plus que dans une vie- n (>'' 
toire ses troupes ne dépouillassent les morts qu'après cj 
en-avoir eu la permission; et il parvint aisément à faire > 
^^ observer cette loi. On faisait toujours dans son camp la 
prière deux fois par jour, à sept heures du malin, et h 
quatre heures du soir: il ne manqua jamais d'y assister, 
et de donner à ses soldats l'exemple de la piété, qui fait 
toujours impression sur les hommes quand ils n'y soup- ^ 
/j (T çonnent pas de l'hypocrisie» Son camp , mieux policé que ^ . 
Copenhague, eut tout en abondance ; les paysans aimaient 
^^^ ^^\ \ mem vendre leurs denrées aux Suédois, leurs ennemis, 
/ /"^ qu'aux Danois, qui ne les payaient pas si bien: les bour- 
geois de la ville furent même obligés de venir plus d'une fois 
/| 5^ chercher au camp du roi de Suède des provisions qui man- 
quaient dans leurs marchés. 

Le roi de Danemarck était alors dans le Holstein, où il 
semblait ne s'être rendu que pour lever le siège deTonningue. 
Il voyait la mer Baltique couverte de vaisseaux ennemis , un 
^ 5 i\^^^^ conquérant déjà maître de la Zéeland , et prêt à s'em- ^ \ 
parer de la capitale. Il fît publier dans ses États que ceux 
qui prendraient les armes contre les Suédois auraient leur 
liberté. Cette déclaration était d'un grand poids dans un 
pays autrefois libre, où tous les paysans, et même beau- 
^fcoup de bourg^is, sont esclaves aujourd'hui. Charles fit U'' 
dire au roi de Danemarck qu'il ne faisait la guerre que pour 
Uobli^er à faire la paix; qu'il n'avait qu'à se résoudre à ren- 



T . 



DE CHARLES XII. 31 

dre justice au duc de Holstein , ou à voir Copenhague dé- 
truite , et son royaume mis à feu et à sang. Le Danois était . 
trop heureux d'avoir affaire à un vainqueur qui se piquait DV 
de justice. On assembla un congrès dans la ville de Tra- 
vendal , sur les frontières de Holstein. Le roi de Suède ne 
souffrit pas que l'art des ministres traînât les négociations 
en longueur : il voulut que le traité s'achevât aussi rapide- 
ment qu'il était descendu en Zéeland. Effectivement il fut 
conclu, le 5 d'auguste, à l'avantage du duc de Holstein, 
qui fut indemnisé de tous les frais de la guerre , et délivré 
d'oppression. Le roi de Suède ne voulut rien pour lui- 
même , satisfait d'avoir secouru son allié et humilié son en- 
nemi. Ainsi Charles XII, à dix-huit ans, commença et 
iinit cette guerre en moins de su semaines. 

Précisément dans le même temps le roi de Pologne inves- 
tissait la ville de Riga , capitale de la Livonie, et le czar s'a- 
vançait du côté de l'orient à la tête de près de cent mille 
hommes. Riga était défendue par le vieux comte d'Àlbetg, 
général suédois, qui , à l'Age de quatre-vingts ans, joignait 
le feu d'un jeune homme à l'expérience de soixante camp^ 
gnes. Le comte Fleming, depuis ministre de Pologne, 
grand homme de guerre et de cabinet, et le LivonienPatkul, 
pressaient tous deux le siège sous les yeux du roi; mais, 
malgré plusieurs avantages que les assiégeants avaient rem- 
portés, l'expérience du vieux comte d'Àlberg rendait inuti.- 
les leurs efforts , et le roi d^ Pologne désespérait de prendre 
la ville. Il saisit en6n une occasion honorable de lever l« 
siège. Riga était pleine de marchandises appartenant aux 
Hollandais: les États-généraux ordonnèrent à leur ambas- v 
sadcur auprès du roi Auguste de lui faire sur cela des repré- 
sentations. Le roi de Pologne ne se fît pas longtemps prier; 
il consentit à lever le siège plutôt que de causer le moindre .. . 
dommage à ses alliés, qui ne furent point étonnés de cet ex- ^(/ 
ces de complaisance , dont ils furent la véritable cause. 

n ne restait donc plus à Charles XII, pour achever sa 



¥ 



\W 



32 HISTOIRE 

première campagne^ qae de marcher contre son rival de 
gloire , pierre Alexiowitz. Il était d'autant plus animé con* 
tre loi quMl y avait encore à Stockholm trois ambassadeurs 
moscovites qui venaient de jurer le renouvellement d'une 
paix inviolable. Il ne pouvait comprendre, lui qui se pi- 
quait d'une probité sévère , qu'un législateur comme le czar 
se fît un jeu de ce qui doit être si sacré: le jeune prince, 
plein d'honneur, ne pensait pas qu'il y eût une morale dif- 
i'érente pour les rois et pour les particuliers. L'empereur 
de(Moscoyie| venait|de|faire|parattreiun!manifestel qu'iljeût 
mieux jfailj de| supprimerj: imlléguaic|po^r|raison|de| lajguèrre 
qu'on I n» |lui { avait] pasjreftidu 'assez/ d'honneurs lorsqu'il 
5 • avait passé/mcogTwVo |à|RigaJ et'iïu'onl availj vendul le^ vi- 
vres! trop- cherl à| ses| ambassadeurs :| c'étaient] làlles[ griefs 
pour [lesquels | il f ravageaitl l'I ngrie< avec Quatre - vingt (mille 
hommes. 

11 parut devant Narva à la tète de cette grande armée , le 
1er octobre, dans un temps plus rude en ce climat que ne 

« l'est le mois de janvier à Paris. Le czar , qui dans de pa- 
reilles saisons faisait quelquefois quatre cents lieues en 
poste, à cheval, pour aller visiter lui-même une mine ou 
quelque canal, n'épargnait pas plus ses troupes que lui- 
même : il savait d'ailleurs que les Suédois, depuis le temps 
de Gustave-Adolphe, faisaient la guerre an cœur de l'hiver 
comme dans l'été: il voulut accoutumer aussi ses Moseovi- 

/ ^ tes à ne point connaître de saisons, et les rendre un jour 
pour le moins égaux'aux Suédois. Ainsi dans un temps oit^ 

- les glaces et les neiges forcent les autres nations, dans des \^ 

(T climats tempérés, à suspendreyia guerre, le czar Pierre as- 
siégeait Narva à trente degréi^ du pôle ; et Charles XII s'a^ 
vançait pour la secourir. ^Le czar ne fut pas plutôt arrivé 
devant la place qu'il se hâta èe mettre en pratique tout ce 
qu'il venait d'apprendre dans ses voyages: il traça son camp, 
le fit fortifier d^ tous côtés , éleva des redoutes de distance 
en distance , et ouvrit lui-même la tranchée. Il avait donné 



\ 



s 




DE CHARLES XII. 33 

le commandement de son armée au duc de Croî, Allemand, 
général habile, mais peu secondé alors par les officiers rus- 
ses: pour lui, il n'avait dans ses propres troupes que le 
rang de simple lieutenant. Il avait donné l'exemple de 
l'obéissance militaire à sa noblesse, jusque-là indiscipli^- 
nable , laquelle était en possession de conduire sans expé- 
rience et en tumulte des esclaves mal armés. Il n'était pas 
étonnant que celui qui s'était fait charpentier à Amsterdam 
pour avoir des flottes, fût lieutenant à Narva pour enseigoer 
à sa nation l'art de la guerre. 

Les Russes sont robustes , infatigables, peut-être aussi 
courageux que les Suédois ; mais c'est au temps à iigi|^nr 
les troupes, et à |a discipline à les rendre invincff^Qi^ Les 
seuls régiments dont, on pût espérer quelque cKoseJtaient 
commandés pai;,,^.W)fficie)rs allemands ; mais ils étoTent en 
petit nombre: le reçte mît des barbares arrachésN^i leurs 
forêts, couverts de peaux de bêtes sauvages, les ui>i armés 
de flècheVrtes autres ée massues&eu avaient d<ps fusils, 
aucun n'avait vu un siège régulieqMl n'y avait pal^un bon 
canonnierdâns toute rarmé||r Cen^uquante canons, qui 
auraient dû réduire la peiiS ville dé^Sgva en cétaares , ; 
avaient ^ peine fait brèche , tandis que Taftillerie dé la ville 
renversait à tout moment des rangs entiers dans léMran» 
chées/^^ Narva était presque sans fortifications: le baron de JT/i^ 
Hoorn, qui y conjmandait, n'avait pas mille hetmnes de HU 
troupes réglées; ce^enaant cette armée innombriiple n'i|«« 
vait pu la réduira en dix semaines. ^ 

On était déjà au 15 de novembre quand le czauppritque 
le roi de Suède, ayant traversé la mer avec deux cents vais- 
seaux de transport, marchait pour secourir Narva. Les 
Suédois n'étaient que vingt mille ; le czar n'avait quje la su- 
périorité du nombre AloIu donc de mépriser son ennemi, 
il employa tout ce qu'il avait d'art pour l'accabler. Non con- 
tent de quatre-vingt mille hommes, il se prépara à lui op- 
poser encore une autre armée, et à l'arrêter à chaque pas. 

Chartes XIT. 3 



/ 



34 HISTOIRE 

11 avait déjà mandé près de trente mille hommes , qui s*flh 
Tançaient de Pieskow à grandes journées. Il fit alors une 
démarche qui Teût rendu méprisable, si un législateur qui 
a fait de si grandes choses pouvait l'être. 11 quitta son camp, 
où sa présence était nécessaire , pour aller chercher ce nou- 
veau corps de troupes , qui pouvait très-bien arriver sans 
lui, et sembla ; par cette démarche, craindre de combattre 
dans un camp retranché un jeune prince sans expérience, 
qui pouvait venir l'attaquer^ 

Quoi qu'il en soit, il voulait enfermer Charles XII, entre 
deux armées. Ce n'était pas tout: trente mille hommes, 
détachés du camp devant Narva , étaient postés à une lieue 
de cette ville sur le chemin du roi de Suède ; vingt mille stré- 
litz étaient plus loin sur le même chemin ; cinq mille autres 
faisaient une garde avancée. • Il fallait passer sur le ventre 
à toutes ces troupes avant que d'arriver devant le camp, qui 
était muni d'un rempart et d'un double fossé. Le roi de 
Suède avait débarqué à Pernaw, dans le golfe de Riga, avec 
environ seize mille hommes d'infanterie , et un peu plus de 
quatre mille chevaux. De Pernaw il avait précipité sa marché 
jusqu'à Revel, suivi de toute sa cavalerie , et seulement de 
quatre mille fantassins./ Il marchait toujours en avant, 
sans attendre le reste de ses troupes. Il se trouva bientôt, 
avec ses huit mille hommes seulement , devant les premiers 
postes des ennemis. Il ne balança pas à les attaqa<eirtous 
les uns après les autres, sans leur donner le temps d'ap- 
prendre à quel petit nombre ils avaient affaire. Les Mosco- 
vites , voyant arriver les Suédois à eux , crurent avoir toute 
une armée à combattre. La garde avancée de cinq mille 
hommes , qui gardait entre des rochers un poste où cent 
hommes résolus pouvaient arrêter une armée entière , s'en- 
fuit à la première approche des Suédois. Les vingt mille 
hommes qui étaient derrière, voyant fuir leurs compagnons, 
prirent l'épouvante, et allèrent porter le désordre dans le 
camp. Tous les postes furent emportés en deux jours ^ et 



DE CHARLES XIL 35 

ce qui en d'autres occasions eût été compté pour trois vic- 
toires , ne retarda pas d'une heure la marche du roi. Il pa- 
rut donc enGn , avec ses huit mille hommes fatigués d'une 
si longue marche, devant un camp de quatre-vingt mille 
Russes, bordé de cent cinquante canons. À peine ses trou- 
pes eurent-elles pris quelque repos que, sans délibérer, il 
donna ses ordres pour Tattaquè. 

Le signal était deux fusées^ et le mot en allemand „Âvec 
l'aide de Dieu. '* Un officier général lui ayant représenté la 
grandeur du péril: ,,Quoi! vous doutez, dit-il, qu'avec 
,,me8 huit mille braves Suédois je ne passe sur le corps à ^ r- 
„ quatre-vingt mille Moscovites? *y Un moment après, crai- <C^ , 
gnant qu'il n'y eût un peu de fanfefonnade dans ses paroles, 
11 courut lui-même après cet officier: „N'étes-vous donc pas 
„de mon avis? lui ditp-il. N'ai-je pas deux avantages sur 
„ les ennemis: l'un que leur cavalerie ne pourra leur servir, 
„et l'autre que, le lieu étant resserré, leur grand nombre 
,,ne fera que les incommoder? et ainsi je serai réellement 
„ plus fort qu'eux. ** L'officier n'eut garde d'être d'un autre 
avis , et on marcha aux Moscovites à midi , le 30 novem- 
bre 1700. 

Dès que le canon des Suédois eut fait brèche aux retran- 
chements , ils s'avancèrent la baïonnette au bout du fusil, 
ayant au dos une neige furieuse qui donnait au visage des 
ennemis. Les Russes se firent tuer pendant une demi-heure 
sans quitter le revers des fossés. Le roi attaquait à la droite 
du camp, où était le quartier du czar ; il espérait le rencon- 
trer, ne sachant pas que Tempereur. lui-même avilit été 
chercher ces quarante mille hommes, qui devaient arriver 
dans peu. Aux premières décharges de la mousqueterie 
ennemie, le roi reçut une balte à la gorge; mais c'était une 
balle morte qui s'arrêta dans les plis de sa cravate noire, et 
qui ne lui fit aucun mal. Son cheval fut tué sous lui. M. de 
Spaar m'a dit que le roi sauta légèrement sur un autre che- 

3» 



/>v 



36 HISTOIRE 

Tal, en disant : ,, Ces gens-ci me font faire mes exercices ; ** 
et continua de combattre et de donner les ordres avec la 
même présence d'esprit. Après trois heures de combat, 
les retranchements furent forcés de tous côtés. Le roi pour- 
suivit la droite jusqu'à la rivière de Narva avec son aile 
gauche , si Ton peut appeler de ce nom environ quatre mille 
hommes qui en poursuivaient près de quarante mille. Lo 
pont rompit sous les fuyards : la rivière fut en un moment 
couverte de morts; les autres, désespérés, retournèrent à 
leur camn sans savoir où ils allaient. Ils trouvèrent quelques 
baraquesTderrière^ lesquelles ils se mirent; là ils se défen- 
dirent encore, parce qu'ils ne pouvaient pas se sauver: 
mais enfin leurs généraux Dolgorouky, Gollofkin, Fédéro- 
witz, vinrent se rendre au roi , et mettre leurs armes à ses 
pieds. Pendant qu'on les lui présentait arriva le duc de 
Croî, général de l'armée, qui venait se rendre lui-même 
avec trente ofiSciers. 

Charles reçut tous ces prisonniers d'importance avec 
une politesse aussi aisée et un air aussi humain que s'il leur 
eût fait dans sa cour les honneurs d'une fête. Il ne voulut 
garder que les généraux. Tous les officiers subalternes et 
les soldats furent conduits désarmés jusqu'à la rivière de 
Narva : on leur fournit des bateaux pour la repasser , et pour 
s'en retourner chez eux. Cependant la nuit s'approchait; 
la droite des Moscovites se battait encore: les Suédois 
n'avaient pas perdu six cents hommes : dix-huit mille Mos- 
covites avaient été tués dans leurs retranchements; un 
grand nombre était noyé ; beaucoup avaient passé la rivière : 
il en restait encore assez dans le camp pour exterminer 
jusqu'au dernier des Suédois. Mais ce n'est pas le nombre 
des morts, c'est l'épouvante de ceux qui survivent, qui Sait 
perdre les batailles. Le roi profita du peu de jour qui res- 
tait pour saisir l'artillerie ennemie. Il se posta avantageu- 
sement entre leur camp et la ville : là il dormit quelques ^ 
heures sur la terre , enveloppé dans son manteau , en at- 



DE CHARLES XII. 



37 



/ 



tendant qu'il pût fondre an point du jour sur Taile gauche 
des ennemis, qui n'avait point encore été tout à fait rom- 
pue. ; A deux heures du matin , le général Yede , qui com- 
mandait cette gauche, ayant su le gr açieui accueil que le 
roi avait fait aux autres généraux, et comment il avait ren- 
voyé tous les officiers subalternes et les soldats, l'envoya 
supplier de lui accorder la même grÂce. Le vainqueur lui 
Gt dire qu'il n'avait qu'à s'approcher à la tète de ses troupes, 
et venir mettre bas les armes et les drapeaux devant luiÇ^Ce 
général parut bientôt après avec ses autres Moscovites , qui 
étaieqt au nombre d'environ trente mille ; ils marchèrent 
tété^ue , spldats et officiers , à travers moins de sept mille 
Suédois ries soldats , en passant devant le roi , jetaient à 
terre leur^ fusils et leurs épées^ et les officiers portaient à 
ses pieds îès enseignes et les drapeaux>{41 fit repasser la ri- 
vière à toute cette multitude, sans en retenir un seul soldat 
prisonnier. S'il les avait gardés, le nombre des prison- 
niers eût été au moins cinq fois plus grand que celui des 
vainqueurs. 

Alors il entra victorieux dans Narva, accompagné du duc 
de Croï et des autres officiers généraux moscovites : il leur 
fit rendre à tous leurs épées; et sachant qu'ils manquaient > 
d'argent, et que les niarchands de Narva ne voulaient point 
leur en prêter, il envoya mille ducats au duc deCroî, et ' 
cinq cents à chacun des officiers moscovites , qui ne pou- * 
valent se lasser d'admirer ce traitement, dont ils n'avaient * 
pas même d'idée. On dressa aussitôt à Narva une relation . 
de la victoire, pour l'envoyer à Stockholm et aux alliés de la ^ . 
Suède; mais le roi retralac^ de sa main tout ce qui était - 
trop avantageux pouciui et trop injurieux pour le czar. Sa . 
modestie ne put em^cher qu'on ne frappAt à Stockholm 
plusieurs médailles pour perpétuer la mémoire de ces évé- 
I nements. Entre autres on en frappa une qui le représentait 
^d'un côté sur un piédestal , où paraissaient enchaînés un 
Moscovite, un Danois, un Polonais; de l'autre était un 



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38 HISTOIRE 

> Hercule armé de sa massue, tenant sous ses pieds un Cer- 
' bère , avec cette légende : Très uno contudit ictu, ^ 

Parmi les prisonniers faits à la journée de Narva on en 
• vit un qui était un grand exemple des révolutions de la for- 

> tune : il était fils aîné et héritier de la couronne de Géorgie ; 
on le nommait czarafis Àrtfchelou : ce titre de czarafis si- 

, gnifie prince ou fils duczar, chez tous les Tartares comme 
y/^en Moscovie ; car le mot de czar ou tzar voulait dire roi chez 

• les anciens Scythes , dont tous ces peuples sont descendus, 
, et ne vient point des Césars de Rome, si longtemps Incon- 
I nus à ces barbares. Son père Mittelleski, czar et mattre de 
, la plus belle partie des pays qui sont entre les montagnes 
I d'Àrarat et les extrémités orientales delà mer Noire, avait 
, été chassé de son royaume par ses propres sujets, en 1688, 
I et avait choisi de se jeter entre les bras de l'empereur de 
I Moscovie plutôt que de recourir à celui des Turcs. Le fils 
( de ce roi, âgé de dix-neuf ans, voulut suivre Pierre le Grand 
59ians son expédition contre les Suédois et fut pris en corn* 

, battant par quelques soldats finlandais qui l'avaient déjà 

• dépouillé , et qui allaient le massacrer. Le comte Ren- 
. schild Tarracha de leurs mains, lui fit donner un habit, et 
j le présenta à son maître. Charles l'envoya à Stockholm, où 
, ce prince malheureux mourut quelques années après. Le 
/ roi ne put s'empêcher, en le voyant partir, de faire tout 
< haut devant ses officiers uoe réflexion naturelle sur l'étrange 
) destinée d'un prince asiatique , né au pied du mont Cau- 
I case , qui allait vivre captif parmi les glaces de la Suède : 

^^T,, C'est, dit-il, comme si j'étais un jour prisonnier chez 
,, les Tartares de Crimée. '* Ces paroles ne firent alors au* 
cune impression ; mais dans la suite on ne s'en souvint que 
trop , lorsque l'événement en eut fait une prédiction. 

Le czar s'avançait à grandes journées avec l'armée de 
quarante mille Russes, comptant envelopper son ennemi de 
tous côtés. Il apprit à moitié chemin la bataille de Narva et 
la dispersion de tout son camp. Il ne s'obstina pas à vouloir 



DE CHARLES XII. 39 

attaquer, avec ses quarante mille hommes sans expérience 
et sans discipline, un yainqueur qui venait d'en détruire 
quatre-vingt mille dans un camp retranché ; il retourna sur 
ses pas , poursuivant toujours le dessein de discipliner ses 
troupes pendant qu'il civilisait ses sujets. ,, Je sais bien, 
„ dit-il, que les Suédois nous battront longtemps; mais à 
,,la fin ils nous apprendront eux-mêmes à les vaincre.'* 
Moscou, sa capitale, fut dans l'épouvante et dans la déso- 
lation à la nouvelle de cette défaite. Telle était la fierté et 
l'ignorance de ce peuple , qu'ils crurent avoir été vaincus 
par un pouvoir plus qu'humain , et que les Suédois étaient 
de vrais magiciens. Cette opinion fut si générale, que l'on 
ordonna à ce sujet des prières publiques à saint Nicolas, pa- 
tron de la Moscovie. Cette prière est trop singulière pour 
n'être pas rapportée ; la voici: 

,,0 toi, qui es notre consolateur perpétuel dans toutes 
, nos adversités, grand saint Nicolas , infiniment puissant, 
,par quel péché t'avons-nous offensé dans nos sacrifices^ 
, génuflexions, révérences, et actions de grâces, pour que 
,tu nous aies ainsi abandonnés? Nous avions imploré ton 
, assistance contre ces terribles, insolents, enragés, épou- 
,vantables, indomptables destructeurs, lorsque, comme 
, des lions ou des ours qui ont perdu leurs petits , Ils nous 
, ont attaqués , effrayés , blessés , tués par milliers , nous 
,qui sommes ton peuple. Comme il est impossible que 
,cela soit arrivé sans sortilège et enchantement, nous te 
, supplions, ô grand saint Nicolas, d'être notre champion 
, et notre porte-étendard, de nous délivrer de cette foule de 
, sorciers , et de les chasser bien loin de nos frontières avec 
, la récompense qui leur est due.** 

Tandis que les Russes se plaignaient à saint Nicolas de 
leur défaite, Charles XII faisait rendre grâce à Dieu , et se 
préparait à de nouvelles victoires. 

Le roi de Pologne s'attendit bien que son ennemi , vain- 
queur des Danois et des Moscovites, viendrait bientôt 



40 HISTOIBE 

fondre sur lui. Il se ligua plus étroitement que jamais ai^ec 
le czar. Ces deux princes convinrent d'une entrevue pour 
prendre leurs mesures de concert: ils se virent àBirzen, 
petite ville de Lithuanie , sans aucune de ces formalités qui 
ne servent qu'à retarder les affaires, et qui ne convenaient 
ni à leur situation ni à leur humeur. Les princes du nord 
se voient avec une familiarité qui n'est point encore établie 
dans le midi de l'Europe. Pierre et Auguste passèrent 
quinze jours ensemble dans des plaisirs qui allèrent jusqu'à 
l'excès ; car le czar , qui voulait réformer sa nation , ne put 
jamais corriger dans lui-même son penchant dangereux 
pour la débauche. 

Le roi de Pologne s'engagea à fournir au czar cinquante 
mille hommes de troupes allemandes, qu'on devait acheter 
de divers princes , et que le czar devait soudoyer. Celui-ci 
de son côté devait envoyer cinquante mille Russes en Po- 
logne pour y apprendre l'art de la guerre , et promettait de 
payer au roi Auguste trois millions de rixdales en deux ans. 
Ce traité, s'il eût été exécuté, eût pu être fatal au roi de 
Suède ; c'était un moyen prompt et sûr d'aguerrir les Mos- 
covites: c'était peut-être forger des fers à une partie de 
l'Europe. 

Charles XII se mit en devoir d'empêcher le roi de Po- 
logne de recueillir le fruit de cette ligue. Après avoir passé 
l'hiver auprès de Narva, il parut en Livonie auprès de cette 
même ville de Riga , que le roi Auguste avait assiégée inu- 
tilement. Les troupes saxonnes étaient postées le long de 
la rivière de Duina , qui est fort large en cet endroit: il fal- 
lait disputer le passage à Charles , qui était à l'autre bord 
du fleuve. Les Saxons n'étaient pas commandés par leur 
prince , alors malade ; mais ils avaient à leur tête le maré- 
chal de Stenau, qui faisait les fonctions de général; sous 
lui commandaient le prince Ferdinand, duc deCourlande, et 
ce même Patkul , qui défendait sa patrie contre Charles XII 
Tépée à la main , après en avoir soutenu les droits par la 



DE CHARLES XII. 41 

plame au péril de sa vie contre Charles XL Le roi de Suède 
avait fait construire de grands bateaux d'une invention nou- 
velle, dont les bords , beaucoup plus hauts qu'à l'ordinaire, 
pouvaient se lever et se baisser comme des ponts-levis; en 
se levant ils couvraient les troupes qu'ils portaient ; en se 
baissant ils servaient de pont pour le débarquement. Il 
mit encore en usage un autre artifice. Ayant remarqué que 
le vent soui&ait du nord où il était au sud oh étaient campés 
les ennemis, il fît mettre le feu à quantité de paille mouillée, 
dont la fumée épaisse , se répendant sur la rivière, dérobait 
aux Saxons la vue de ses troupes , et de ce qu'il allait faire. 
A la faveur de ce nuage il fît avancer des barques remplies 
de cette même paille fumante; de sorte que le nuage gros- 
sissant toujours, et chassé par le vent dans les yeux des en- 
nemis, les mettait dans l'impossibilité de savoir si le roi 
passait ou non. Cependant il conduisait seul l'exécution de 
son stratagème. Étant déjà au milieu de la rivière: „Eh 
„bien! dit^il au général Renschid, la Duina ne sera pas 
,,plus méchante que la mer de Copenhague: croyez-moi^ 
,, général, nous les battrons.*' Il arriva en un quart d'heure 
à l'autre bord, et fut mortifié de ne sauter à terre que le 
quatrième. Il fait aussitôt débarquer son canon , et forme 
sa bataille sans que les ennemis, offusqués de la fumée, 
puissent s'y opposer que par quelques coups tirés au ha- 
sard : le vent ayant dissipé ce brouillard , les Saxons virent 
le roi de Suède marchant déjà à eux. 

Le maréchal Stenau ne perdit pas un moment; à peine 
aperçut-il les Suédois qu'il fondit sur eux avec la meilleure 
partie de sa cavalerie. Le choc violent do cette troupe tom-> 
bant sur les Suédois dans l'instant qu'ils formaient leurs 
bataillons, les mit en désordre; ils s'ouvrirent, ils furent 
rompus et poursuivis jusque dans la rivière. Le roi de 
Suède les rallia le moment d'après au milieu de l'eau , aussi 
aisément que s'il eût fait une revue. Alors ses soldats, 
marchant plus serrés qu'auparavant, repoussèrent le mare- 



42 HISTOIRB 

chai Stenaa , et s'avancèrent dans la plaine. Stenan sentit 
que ses troupes étaient étonnées; il les fit retirer en habile 
homme dans un lieu sec, flanqué d'un marais et d'un bols 
où était son artillerie. L'avantage du terrain, et le temps 
qu'il avait donné aux Saxons de revenir de leur première 
surprise , leur rendit tout leur courage. Charles ne balança 
pas à les attaquer; il avait avec lui quinze mille hommes ; 
Stenaa et le duc de Courlande environ douze mille, n'ayant 
pour toute artillerie qu'un canon de fer sans affût. La ba- 
taille fut rude et sanglante; le duc eut deux chevaux tués 
sous lui: il pénétra trois fols au milieu de la garde du roi; 
mais enfin , ayant été renversé de son cheval d'un coup de 
crosse de mousquet, le désordre se mit dans son armée, 
qui ne disputa plus la victoire. Ses cuirassiers le retirèrent 
avec peine tout froissé et à demi-mort du milieu de la mêlée, 
et de dessous les chevaux qui le foulaient aux pieds. 

Le roi de Suède, après sa victoire, courut à Mittau, 
capitale de la Courlande. Toutes les villes de ce duché se 
rendent à lui à discrétion ; c'était un voyage plutôt qu'une 
conquête. Il passa sans s'arrêter en Lithuanle , soumettant 
tout sur son passage : il sentit une satisfaction flatteuse , et 
il l'avoua lui-même , quand il entra en vainqueur dans cette 
ville de Birzen , où le roi de Pologne et le czar avaient cons- 
piré sa ruine quelques mois auparavant. 

Ce fut dans cette place qu'il conçut le dessein de détrôner 
le roi de Pologne par les mains des Polonais mêmes. Là, 
étant un jour à table , tout occupé de cette entreprise , et 
observant sa sobriété extrême dans un silence profond , pa- 
raissant comme enseveli dans ces grandes idées , un colonel 
allemand, qui assistait à son dtner , dit assez haut pour être 
entendu , que les repas que le czar et le roi de Pologne 
avaient faits au même endroit étaient un peu différents de 
ceux de sa majesté. ^Oui, dit le roi en se levant, et j'en 
„ troublerai plus aisément leur digestion. ** £n effet, mê- 



DE CHARLES XII. 43 

tant alors un peu de politique h la force de ses armes , il ne 
tarda pas à préparer révénement qu'il méditait. 

La Pologne , cette partie de l'ancienne Sarmatie , est un 
peu plus grande que la France , moins peuplée qu'elle , mais 
plus que la Suède : ses peuples ne sont chrétiens que depuis 
environ sept cent cinquante ans. C'est une chose singulière 
que la langue des Romains , qui n'ont jamais pénétré dans 
ces climats , ne se parle aujourd'hui communément qu'en 
Pologne; tout y parle latin, jusqu'aux domestiques. Ce 
grand pays est très-fertile ; mais les peuples n'en sont que 
moins industrieux. Les ouvriers et les marchands qu'on 
voit en Pologne sont des Écossais, dés Français, surtout 
des Juifs; ils y ont près de trois cents synagogues, et à 
force de multiplier ils en seront chassés comme ils l'ont été 
d'Espagne : ils achètent à vil prix les blés , les bestiaux , les 
denrées du pays, les traGquent à Dantzick et en Allemagne, 
et vendent chèrement aux nobles de quoi satisfaire l'espèce 
de luxe qu'ils connaissent et qu'ils aiment. Ainsi ce pays, 
arrosé des plus belles rivières , riche en pâturages , en mines 
de sel, et couvert de moissons, reste pauvre malgré son 
abondance , parce que le peuple est esclave , et que la no- 
blesse est fière et oisive. 

Son gouvernement est la plus fidèle image de l'ancien 
gouvernement celte et gothique , corrigé ou altéré partout 
ailleurs: c'est le seul État qui ait conservé le nom de répu- 
blique avec la dignité royale. 

Chaque gentilhomme a le droit de donner sa voix dans 
l'élection d'un roi , et de pouvoir l'être lui-même. Ce plus 
beau des droits est joint au plus grand des abus : le trône 
est presque toujours à l'enchère ; et comme un Polonais est 
rarement assez riche pour l'acheter , il a été vendu souvent 
aux étrangers. La noblesse et le clergé défendent leur li- 
berté contre leur roi , et l'ôtent au reste de la nation. Tout 
le peuple y est esclave ; tant la destinée des hommes est que 
le plus grand nombre soit partout, de façon ou d'autre> 



i^é HISTOIRE 

sabjugué par le plus petit! là le paysan ne sème point pour 
lui , mais pour des seigneurs à qui lui , son champ et le 
travail de ses mains, appartiennent, et qui peuvent le ven- 
dre et regorger avec le bétail de la terre. Tout ce qui est 
gentilhomme ne dépend que de soi; il faut, pour les juger 
dans une affaire criminelle, une assemblée entière de la 
nation ; il ne peut être arrêté qu'après avoir été condamné : 
ainsi il n'est presque jamais puni. Il y en a beaucoup de 
pauvres ; ceux*là se mettent au service des plus puissants, 
en reçoivent un salaire » font les fonctions les plus basses. 
Ils aiment mieux servir leurs égaux que de s'enrichir par le 
commerce , et en pansant les chevaux de leurs maîtres ils se 
donnent le litre d'électeurs des rois, et de destructeurs des 
tyrans. 

Qui verrait un roi de Pologne dans la pompe de sa ma- 
jesté royale le croirait le prince le plus absolu de l'Europe; 
c'est cependant celui qui l'est le moins. Les Polonais font 
réellement avec lui ce contrat qu'on suppose chez d'autres 
nations entre le souverain et les sujets. Le roi de Pologne, 
à son sacre même, et en jurant les pacta conventa, dispense 
ses sujets du serment d'obéissance en cas qu'il viole les lois 
de la république. 

Il nomme h toutes les charges, et confère tous les hon- 
neurs. Rien n'est héréditaire en Pologne que les terres et 
le rang de noble; le fils d'un palatin et celui d'un roi n'ont 
nul droit aux dignités de leur père ; mais il y a cette grande 
différence entre le roi et la république , qu'il ne peut ôter 
aucune charge après l'avoir donnée , et que la république a 
le droit de lui êter la couronne s'il transgressait les lois de 
l'État. 

La noblesse, jalouse de sa liberté, vend souvent ses 
suffrages, et rarement ses affections, À peine ont-ils élu 
un roi qu'ils craignent son ambition , et lui opposent leurs 
cabales. Les grands qu'il a faits, et qu'il ne peut défaire, 
deviennent souvent ses ennemis au lieu de rester ses créa- 



DE CHARLES XII. 45 

tures. Ceux qui sont attachés à la cour sont Tobjet de la 
haine du reste de la noblesse : ce qui forme toujours deux 
partis ; division inévitable et même nécessaire dans les pays 
où l'on veut avoir des rois , et conserver sa liberté. 

Ce qui concerne la nation est réglé dans les états géné- 
raux qu'on appelle diètes. Ces états sont composés du corps 
du sénat et de plusieurs gentilshommes; les sénateurs sont 
les palatins et les évêques: le second ordre est composé des 
députés des diètes particulières de chaque palatinat. A ces 
grandes assemblées préside l'archevêque de Gnesne , primat 
de Pologne, vicaire du royaume dans les interrègnes , et la 
première personne de l'État après le roi : rarement y a-t-il 
en Pologne un autre cardinal que lui , parce que la pourpre 
romaine ne donnant aucune préséance dans le sénat, un 
évéque qui serait cardinal serait obligé ou de s'asseoir à son 
rang de sénateur, on de renoncer aux droits solides de la 
dignité qu'il a dans sa patrie , pour soutenir les prétentions 
d'un honneur étranger. 

Ces diètes se doivent tenir, par les lois du royaume, 
alternativement en Pologne et en Lithuanie : les députés y 
décident souvent leurs affaires le sabre à la main , comme les 
anciens Sarmates dont ils sont descendus, et quelquefois 
même au milieu de l'ivresse , vice que les Sarmates igno- 
raient. Chaque gentilhomme député à ces états-généraux 
jouit du droit qu'avaient à Rome les tribuns du peuple, de 
s'opposer aux lois du sénat; un seul gentilhomme qui dit, 
Je proteste , arrête par ce mot seul les résolutions unanimes 
de tout le reste ; et s'il part de l'endroit où se tient la diète, 
il faut alors qu'elle se sépare. 

On apporte aux désordres qui naissent de cette loi un re- 
mède plus dangereux encore. La Pologne est rarement sans 
deux factions. L'unanimité dans les diètes étant alors im- 
possible, chaque parti forme des confédérations, dans les- 
quelles on décide à la pluralité des voix , sans avoir égard 
aux protestations du plus petit nombre. Ces assemblées. 



46 HISTOIRE 

illégitimes selon les lois , mais autorisées par l'asage , se 
font au nom du roi , quoique souvent contre son consente- 
ment et contre ses intérêts ; à peu près comme la Ligue se 
servait en France du nom de Henri III pour l'accabler ; et 
comme en Angleterre le parlement, qui fit mourir Charles I 
sur un échafaud , commença par mettre le nom du prince à 
la tète de toutes les résolutions qu'il prenait pour le perdre. 
Lorsque les troubles sont finis , alors c'est aux diètes géné- 
rales à confirmer ou à casser les actes de ces confédérations ; 
une diète même peut changer tout ce qu'a fait la précédente, 
par la même raison que dans les États monarchiques un roi 
peut abolir les lois de son prédécesseur, et les siennes 
propres. 

La noblesse , qui fait les lois de la république , en fait 
aussi la force ; elle monte à cheval dans les grandes occa- 
sions, et peut composer un corps de plus de cent mille hom- 
mes: cette grande armée , nommée pospolite, semeutdif* 
ficilemcnt, et se gouverne mal; la dlMculté des vivres et des 
fourrages la met dans l'impuissance de subsister longtemps 
assemblée: la discipline, la subordination, l'expérience, 
lui manquent; mais l'amour de la liberté qui l'anime la rend 
toujours formidable. 

On peut la vaincre, ou la dissiper, ou la tenir même 
pour un temps dans l'esclavage; mais elle secoue bientêtle 
joug: ils se comparent eux-mêmes aux roseaux que la tem- 
pête couche par terre , et qui se relèvent dès que le vent ne 
soufQe plus. C'est pour cette raison qu'ils n'ont point de 
places de guerre ; ils veulent être les seuls remparts de leur 
république : ils ne souffrent jamais que leur roi bÂtisse des 
forteresses , de peur qu'il ne s'en serve moins pour les dé- 
fendre que pour les opprimer. Leur pays est tout ouvert, 
à la réserve de deux ou trois places frontières : que si dans 
leurs guerres , ou civiles , ou étrangères , ils s'obstinent à 
soutenir chez eux quelque siège , il faut faire à la hÂte des 
fortifications de terre, réparer de vieilles murailles à demi 



DE CHARLES XII. 47 

ruinées, élargir des fossés presque comblés; et la ville est 
prise avant que les retranchements soient achevés. 

La pospollte n'est pas toujours à cheval pour garder le 
pays; elle n'y monte que par Tordre des diètes, ou même 
quelquefois sur le simple ordre du roi dans les dangers ex- 
trêmes. 

La garde ordinaire de la Pologne est une armée qui doit 
toujours subsister aux dépens de la république: elle est com- 
posée de deux corps sous deux grands généraux différents ; 
le premier corps est celui de la Pologne , et doit être de 
trente-six mille hommes ; le second , an nombre de douze 
mille , est celui de Lithnanie. Les deux grands généraux 
sont indépendants l'un de l'autre; quoique nommés parle 
roi , ils ne rendent jamais compte de leurs opérations qu'à 
la république, et ont une autorité suprême sur leurs trou- 
pes. Les colonels sont les maîtres absolus de leurs régi- 
ments , c'est à eux à les faire subsister comme ils peuvent, 
et à leur payer leur solde; mais étant rarement payés eux- 
mêmes, ils désolent le pays , et ruinent les laboureurs pour 
satisfaire leur avidité et celle de leurs soldats. Les sei- 
gneurs polonais paraissent dans ces armées avec plus de ma- 
gnificence que dans les villes; leurs tentes sont plus belles 
que leurs maisons. La cavalerie , qui fait les deux tiers de 
l'armée, est presque toute composée de gentilshommes; 
elle est remarquable par la beauté des chevaux, et par la ri- 
chesse des habillements et des harnais. 

Les gendarmes surtout , que l'on distingue en houssards 
et pancernes, ne marchent qu'accompagnés de plusieurs 
' valets qui leur tiennent des chevaux de main , ornés de bri- 
des à plaques et clous d'argent, de selles brodées, d'arçons, 
d'étriers dorés, et quelquefois d'argent massif, avec de 
grandes housses traînantes à la manière des Turcs , dont les 
Polonais imitent autant qu'ils peuvent la magnificence. 

Autant cette cavalerie est parée et superbe , autant l'in- 
fanterie était alors délabrée, mal vêtue., mal armée, sans 



48 HISTOIRE 

habits d'ordonnance ni rien d'uniforme; c'est ainsi du moins 
qu'elle fut jusque vers 1710. Ces fantassins, quiressem* 
blent à des Tartares vagabonds, supportent avec une éton- 
nante fermeté la faim , le froid, la fatigue , et tout le poids 
de la guerre. 

On voit encore dans les soldats polonais le caractère des 
anciens Sarmates , leurs ancêtres : aussi peu de discipline, 
la même fureur à attaquer, la même promptitude à fuir et 
à revenir au combat , le même acharnement dans le carnage 
quand ils sont vainqueurs. 

Le roi de Pologne s'était flatté d'abord que dans le be- 
soin ces deux armées combattraient en sa faveur, que la 
pospolite polonaise s'armerait à ses ordres, et que toutes ces 
forces, jointes aux Saxons ses sujets, et aux Moscovites ses 
alliés, composeraient une multitude devant qui le petit 
nombre des Suédois n'oserait paraître. Il se vit presque 
tout à coup privé de ces secours par les soins mêmes qu'il 
avait pris pour les avoir tous à la fois. 

Accoutumé dans ses pays héréditaires au pouvoir absolu, 
il crut trop peut^êtie qu'il pourrait gouverner la Pologne 
comme la Saxe. Le commencement de son règne fit des 
mécontents ; ses premières démarches irritèrent le parti qui 
s'était opposé à son élection , et aliénèrent presque tout le 
reste. La Pologne murmura de voir ses villes remplies de 
garnisons saxonnes, et ses frontières de troupes: cette na- 
tion, bien plus jalouse de maintenir sa liberté qu'empressée 
à attaquer ses voisins, ne regarda point la guerre du roi Au- 
guste contre la Suède, et l'irruption en Livonie, comme 
une entreprise avantageuse à la république: on trompe dif- 
ficilement une nation libre sur ses vrais intérêts. Les Polo- 
nais sentaient que si cette guerre entreprise sans leur con- 
sentement était malheureuse , leur pays ouvert de tous cô- 
tés serait en proie au roi de Suède ; et que si elle était heu- 
reuse, ils seraient subjugués par leur roi même, qui, maî- 
tre alors de la Livonie comme de la Saxe , enclaverait la Po- 



DE CHARLES XII. 49 

logne entre ces deux pays. Dans cette alternative , ou d'ê- 
tre escIaTes du roi qu'ils avaient élu, ou d'être ravagés paf 
Charles XII justement outragé, Ils ne formèrent qu'un cri 
contre la guerre , qu'ils crurent déclarée à eux-mêmes plus 
qu'à la Suède; ils regardèrent les Saxons et les Moscovites 
comme les instruments de leurs chaînes. Bientôt, voyant 
que le roi de Suède avait renversé tout ce qui était sur son 
passage , et s'avançait avec une armée victorieuse au coeur 
de la Lithuanie, ils éclatèrent contre leur souverain avec 
d'autant plus de liberté quMls étaient malheureux. 

Deux partis divisaient alors la Lithuanie, celui des prin- 
ces Sapleha , et celui d'Oginski. Ces deux factions avaient 
commencé par des querelles particulières dégénérées en 
guerre civile. Le roi de Suède s'attacha les princes Sa- 
pieha; et Oginski, mal secouru par les Saxons, vit son 
parti presque anéanti. L'armée lithuanienne, que ces trou- 
bles et le défaut d'argent réduisaient à un petit nombre, 
était en partie dispersée par le vainqueur. Le peu qui tenait 
pour le roi de Pologne était séparé en petits corps de troupes 
fugitives qui erraient dans la campagne , et subsistaient de 
rapines. Auguste ne voyait en Lithuanie que de l'impuis- 
sance dans son parti , de la haine dans ses sujets , et une 
armée ennemie conduite par un jeune roi outragé, victo- 
rieux, et implacable. 

Il y avait à la vérité en Pologne une armée ; mais au lien 
d'être de trente-six mille hommes , nombre prescrit par les 
lois , elle n'était pas de dix-huit mille ; non-seulement elle 
était mal payée et mal armée, mais ses généraux ne savaient 
encore quel parti prendre. 

La ressource du roi était d'ordonner à la noblesse de le 
suivre ; mais il n'osait s'exposer à un refus, qui eût trop dé- 
couvert et par conséquent augmenté sa faiblesse. 

Dans cet état de trouble et d'incertitude tous les palati-» 
nats du royaume demandaient au ro! une diète; de même 
qu'en Angleterre , dans les temps difficiles , tous les corps 

Charles XJL 4 



50 UISTOIRB 

de l'État présentent des adresses au roi pour le prier de con- 
voquer un parlement. Auguste avait plus besoin d'une ar* 
mée que d'une diète, où les actions des rois sont pesées. Il 
fallut bien cependant qu'il la convoquât , pour ne point ai- 
grir la nation sans retour : elle fut donc indiquée à Varsovie 
pour le 2 de décembre de l'année 1701. Il s'aperçut bien- 
tôt que Charles XII avait pour le moins autant de pouvoir 
que lui dans cette assemblée. Ceux qui tenaient pour les 
Sapieha, les Lubomirsky, et leurs amis, le palatin Le- 
czinsky , trésorier de la couronne , qui devait sa fortune au 
roi Auguste , et surtout les partisans des princes Sobieski, 
étaient tous secrètement attachés au roi de Suède. 

Le plus considérable de ses partisans, et le plus dange- 
reux ennemi qu'eût le roi de Pologne , était le cardinal Rad- 
jouski, archevêque de Gnesne, primat du royaume, et 
président de la diète : c'était un homme plein d'artifice et 
d'obscurité dans sa conduite, entièrement gouverné par une 
femme ambitieuse , que les Suédois appelaient madame la 
Cardinale, laquelle ne cessait de le pousser à l'intrigue et à 
la faction. Le roi Jean Sobieski , prédécesseur d'Auguste, 
l'avait d'abord fait évéque de Varmie, et vice-chancelier du 
royaume. Radjouski, n'étant encore qu'évéque, obtint le 
cardinalat par là faveur du même roi : celte dignité lui ou- 
vrit bientôt le chemin à celle de primat; ainsi, réunissant 
dans sa personne tout ce qui impose aux hommes, il était 
en état d'entreprendre beaucoup impunément. 

Il essaya son crédit après la mort de Jean , pour mettre 
le prince Jacques Sobieski sur le trône ; mais le torrent de 
la haine qu'on portait au père , tout grand homme qu'il était, 
en écarta le fils. Le cardinal primat se joignit alors à l'abbé 
de Polignac , ambassadeur de France , pour donner la cou- 
ronne au prince de Conti , qui en effet fut élu. Mais l'ar- 
gent et les troupes de Saxe triomphèrent de ses négocia- 
tions; il se laissa enfin entraîner au parti qui couronna 



DE CHARLES XII. 51 

rélectear de Saxe , et attendit avec patience roecasion de 
mettre la division entre la nation et ce noaveau roi. 

Les victoires de Charles XII, protecteur du prince 
Jacques Sobieski , la guerre civile de Lithuanie , le soulè- 
vement général de tous les esprits contre le roi Auguste, 
firent croire au cardinal primat que le temps était arrivé où 
il pourrait renvoyer Auguste en Saxe , et rouvrir au fils du 
roi Jean le chemin du trône. Ce prince , autrefois l'objet 
innocent de la haine des Polonais, commençait à devenir 
leurs délices depuis que le roi Auguste était haî; mais il 
n'osait concevoir alors l'idée d'une si grande révolution ; et 
cependant le cardinal en jetait insensiblement les fonde- 
ments. 

D'abord il sembla vouloir réconcilier le roi avec la répu- 
blique : il envoya des lettres circulaires , dictées en appa- 
rence par l'esprit de concorde et par la charité, pièges usés 
et connus , mais où les hommes sont toujours pris : 11 écri- 
vit au roi de Suède une lettre touchante, le conjurant, au 
nom de celui que tous les chrétiens adorent également de 
donner la paix à la Pologne et à son roi. Charles XII répon- 
dit aux intentions du cardinal plus qu'à ses paroles : cepen- 
dant il restait dans le grand duché de Lithuanie avec son ar- 
mée victorieuse, déclarant qu'il ne voulait point troubler la 
diète ; qu'il faisait la guerre à Auguste et aux Saxons , non 
aux Polonais; et que, loin d'attaquer la république , il ve- 
nait la tirer d'oppression. Ces lettres et ces réponses étaient 
pour le public. Des émissaires qui allaient et venaient con- 
tinuellement de la part du cardinal au comte Piper, et des 
assemblées secrètes chez ce prélat, étaient les resiorts qui 
faisaient mouvoir la diète : elle proposa d'envoyer une am- 
bassade à Charles XII , et demanda unanimement au roi 
qu'il n'appelât plus les Moscovites sur les frontières, et qu'il 
renvoyât ses troupes saxonnes. 

La mauvaise fortune d'Auguste avait déjà fait ce que la 
diète exigeait de lui. La ligue conclue secrètement à Bir- 

4* 



&2 HISTOIRE 

zeo avec le Moscovite était devenue aussi inutile qu'elle avait 
paru d'alM>rd formidable. Il était bien éloigné de pouvoir 
envoyer au czar les cinquante mille Allemands qu'il avait 
promis de faire lever dans Tempire. Le czar même , dan- 
gereux voisin de la Pologne^ ne se pressait pas de secourir 
alors de toutes ses forces un royaume divisé dont il espérait 
recueillir quelques dépouilles; il se contenta d'envoyer dans 
laLithuanie vingt mille Moscovites, qui y firent plus de 
mal que les Suédois, fuyant partout devant le vainqueur, et 
ravageant les terres des Polonais, jusqu'à ce que, poursui- 
vis par les généraux suédois , et ne trouvant plus rien à pil- 
ler, ils s'en retournèrent par troupes dans leur pays. A 
l'égard des débris de l'armée saxonne battue à Riga, le roi 
Auguste les envoya hiverner et se recruter en Saxe, afin que 
ce sacrifice, tout forcé qu'il était, pût ramener à lui la na- 
tion polonaise irritée. 

Alors la guerre se changea en intrigues. La diète était 
partagée en presque autant de factions qu'il y avait de pala- 
tins; un jour les intérêts du roi Auguste y dominaient, le 
lendemain ils y étaient proscrits. Tout le monde criait pour 
la liberté et la justice , mais on ne savait point ce que c'était 
que d'être libre et juste ; le temps se perdait à cabaler en 
secret et à haranguer en public. La diète ne savait ni ce 
qu'elle voulait ni ce qu'elle devait faire : les grandes com-^ 
pagnies n'ont presque jamais pris de bons conseils dans les 
troubles civils, parce que les factieux y sont hardis , et que 
les gens de bien y sont timides pour l'ordinaire. La diète se 
sépara en tumulte le 17 février de l'année 170.2, après trois 
mois de cabales et d'irrésolution. Les sénateurs, qui sont 
les palatins et les évêques , restèrent dans Varsovie. Le sé- 
nat de Pologne a le droit de faire provisionnellement des 
lois, que rarement les diètes infirment: ce corps moins 
nombreux, accoutumé aux affaires, fut bien moins tumul- 
tueux, et décida plus vite. 

Ils arrêtèrent qu'on enverrait au roi de Suède Tambas- 



DE GUARLëS XII. 53 

sade proposée dans la diète, que la pospoKte monterait à 
cheval, et se tiendrait prête à tout événement: ils firent plu- 
sieurs règlements pour apaiser les troubles de Lithdànie , et 
plus encore pour diminuer Tantorité de leur roi , quoique 
moins à craindre que celle de Charles. 

Auguste aima mieux alors recevoir des lois dures de son 
vainqueur que de ses sujets. Il se détermina à demander 
la paix au roi de Suède , et voulut entamer avec heii un traité 
secret. Il fallait cacher celte démarche au sénat , qu'il re- 
gardait comme un ennemi encore plus intraitable. L'affaire 
était délicate, il s'en reposa sur la comtesse de Konigsmark, 
Suédoise d'une grande naissance, à laquelle il était alors 
attaché: c'est elle dont le frère est connu par sa mort mal- 
heureuse , et dont le fils a commandé les armées en France 
avec tant de succès et de gloire. Cette femme, célèbre dans 
le monde par son esprit et par sa beauté, était plus capable 
qu'aucun ministre de faire réussir une négociation ; de plus, 
comme elle avait du bien dans les États de Charles XII, et 
quelle avait été longtemps à sa cour, elle avait un prétexte 
plausible d'aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp 
des Suédois en Litbuanie, et s'adressa d'abord au comte 
Piper, qui lui promit trop légèrement une audience de son 
mattre. La comtesse, parmi les perfections qui la ren- 
daient une des plus aimables personnes de l'Europe, avait 
le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays 
qu'elle n'avait jamais vus avec autant de délicatesse que si 
elle y était née ; elle s'amusait même quelquefois k faire des 
vers français , qu'on eût pris pour être d'une personne née 
à Versailles: elle en composa pour Charles XII, que l'his- 
toire ne doit point omettre ; elle introduisait les dieux de la 
fable, qui tous louaient les différentes vertus de Charles: 
la pièce finissait ainsi : 

Enfia chacun des dieux, discourant à sa gloire. 
Le plaçait par avance au temple de mémoire: 
Hais Vénus ni Bacchus n'en dirent pas un mot. 



54 HISTOIRE 

Tant d'esprit et d'agréments étaient perdns anprès d'an 
homme tel que le roi de Suède ; il refusa constamment de la 
voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin dans les 
fréquentes promenades qu'il faisait à cheval. Effectivement 
elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit; elle 
descendit de carrosse dès qu'elle l'aperçut : le roi la salua 
sans lui dire un seul mot , tourna la bride de son cheval , et 
s'en retourna dans l'instant; de sorte que la comtesse de 
Konigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction 
de pouvoir croire que le loi de Suède ne redoutait qu'elle. 

Il fallut alors que le roi de Pologne se jetât dans les bras 
du sénat: il lui fit des propositions par le palatin de Marien- 
bourg: l'une, qu'on lui laissât la disposition de l'armée de 
la république, k laquelle il paierait de ses propres deniers 
deux quartiers d'avance ; l'autre , qu'on lui permit de faire 
revenir en Pologne douze mille Saxons. Le cardinal primat 
fit une réponse aussi dure qu'était le refus du roi de Suède; 
il dit au palatin de Marienbourg , au nom de l'assemblée, 
„ qu'on avait résolu d'envoyer à Charles XII une ambassade^ 
„ et qu'il ne lui conseillait pas de faire venir les Saxons. '* 

Le roi, dans cette extrémité, voulut au moins conserver 
les apparences de l'autorité royale. Un de ses chambellans 
alla de sa part trouver Charles , pour savoir de lui où et 
comment sa majesté suédoise voudrait recevoir l'ambassade 
du roi son maître et de la république. On avait oublié mal- 
heureusement de demander un passe-port aux Suédois pour 
ce chambellan. Le roi de Suède le fit mettre en prison au 
lieu de lui donner audience, en disant qu'il comptait rece- 
voir une ambassade de la république et rien du roi Auguste. 
Cette violation du droit des gens n'était permise que par la 
loi du plus fort. 

Alors Charles ayant laissé derrière lui des garnisons dans 
quelques villes de Lithuanie , s'avança au delà de Grodno, 
ville connue en Europe par les diètes qui s'y tiennent , mais 
mal bâtie et plus mal fortifiée. 



DE CHARLES XII. 55 

À quelques milles par delà Grodno il reacontra l'ambas- 
sade de la république : elle était composée de cinq séna- 
teurs: ils voulurent d'abord faire régler un cérémonial que 
le roi ne connaissait guère ; ils demandèrent qu'on traitât la 
république de sérénissime , qu'on envoyât au-devant d'eux 
les carrosses du roi et des sénateurs: on leur répondit que 
la république serait appelée illustre et non sérénissime; 
que le roi ne se servait jamais de carrosse; qu'il avait auprès 
de lui beaucoup d'officiers, et point de sénateurs; qu'on 
leur enverrait un lieutenant général , et qu'ils arriveraient 
sur leurs propres chevaux. 

Charles XII les reçut dans sa tente avec quelque appareil 
d'une pompe militaire: leurs discours furent pleins de mé- 
nagements et d'obscurités ; on remarquait qu'ils craignaient 
Charles XII, qu'ils n'aimaient pas Auguste, mais qu'ils 
étaient honteux d'ôter par l'ordre d'un étranger la couronne 
au roi qu'ils avaient élu. Rien ne se conclut, et Charles XII 
leur fit comprendre enfin qu'il conclurait dans Varsovie. 

Sa marche fut précédée par un manifeste dont le cardinal 
et son parti inondèrent la Pologne en huit jours. Charles 
par cet écrit invitait tous les Polonais à joindre leur vent 
geance à la sienne, et prétendait leur faire voir que leurs 
intérêts et les siens étaient les mêmes; ils étaient cependant 
bien différents: mais le manifeste, soutenu par un grand 
parti , par le trouble du sénat et par l'approche du conqué- 
rant, fit de très-fortes impressions. Il fallut reconnaître 
Charles pour protecteur , puisqu'il voulait l'être , et qu'on 
était encore trop heureux qu'il se contentât de ce titre. 

Les sénateurs contraires à Auguste publièrent haute- 
ment récrit sous ses yeux mêmes; le peu qui lui étaient 
attachés demeurèrent dans le silence. Enfin, quand on 
apprit que Charles avançait à grandes journées, tous se 
préparèrent en confusion à partir: le cardinal quitta Yar^ 
sovie des premiers; la plupart précipitèrent leur fuite , les 
uns pour aller attendre dans leurs terres le dénoûment de 



56 HISTOIRE 

cette affaire , les autres pour aller soulever leurs amis. Il 
ne demeura auprès du roi que l'ambassadeur de l'empereur, 
celui du czart Je nonce du pape, et quelques évèques et 
palatins liés à sa fortune. Il fallait fuir, et on n'avait en- 
core rien décidé en sa faveur; il se hâta, avant de partir, 
de tenir un conseil avec ce petit nombre de sénateurs qui 
représentaient encore le sénat. Quelque zélés qu'ils fus* 
sent pour son service, ils étaient Polonais; ils avaient tous 
conçu une si grande aversion pour les troupes saxonnes, 
qu'ils n'osèrent pas lui accorder la liberté d'en faire venir 
au delà de six mille pour sa défense; encore votèrent-ils que 
ces six mille hommes seraient commandés par le grand gé- 
néral de la Pologne , et renvoyés immédiatement après la 
paix. Quant aux armées de la république , ils lui en lais- 
sèrent la disposition. 

Après ce résultat le roi quitta Varsovie , trop faible con- 
tre ses ennemis, et peu satisfait de son parti même: il fit 
aussitôt publier ses universaux pour assembler la pospolite 
et les armées , qui n'étaient guère que de vains noms. Il 
n'y avait rien à espérer en Lithuanie , où étaient les Sué- 
dois. L'armée de Pologne, réduite à peu de troupes, 
manquait d'armes, de provisions et de bonne volonté. La 
plus grande partie de la noblesse , intimidée, irrésolue, ou 
mal disposée , demeura dans ses terres. En vain le roi, 
autorisé par les lois de l'Etat, ordonne sur peine de la vie 
à tous les gentilshommes de monter à cheval et de le suivre ; 
il commençait à devenir problématique si on devait lui 
obéir: sa grande ressource était dans les troupes de son 
électorat, où la forme du gouvernement entièrement abso- 
lue ne lui laissait pas craindre une désobéissance. Il avait 
déjà mandé secrètement douze mille Saxons, qui s'avan- 
çaient avec précipitation; il en faisait encore revenir huit 
mille, qu'il avait promis à l'empereur dans la guerre de 
l'Empire contre la France, et qu'il fut obligé de rappeler 
par la nécessité où il était réduit. Introduire tant de Saxons 



DE CHARLES XII. 57 

en Pologne, c'était révolter contre lui tons les esprits, et 
violer la loi faite par son parti même, qui ne lui en permet- 
tait que six mille : mais il savait bien que s'il était vainqueur 
on n'oserait pas se plaindre, et que s'il était*vaincu on ne lui 
pardonnerait pas d'avoir même amené les six mille hommes. 
Pendant que ces soldats arrivaient par troupes, et qu'il al- 
lait de palatinat en palatinat rassembler la noblesse qui lui 
était attachée , le roi de Suède arriva enfin devant Varsovie 
le 5 mai 170^. À la première sommation les portes lui fu- 
rent ouvertes ; il renvoya la garnison polonaise , congédia la 
garde bourgeoise, établit partout des corps de gardé, et 
ordonna aux habitants de venir remettre toutes leurs armes: 
mais , content de les désarmer, et ne voulant pas les aigrir, 
il n'exigea d'eux qu'une contribution de cent mille francs. 
Le roi Auguste assemblait alors ses forces à Cracovie ; il 
fut bien surpris d'y voir arriver le cardinal primat; cet 
homme prétendaitpeut-étre garder jusqu'au bout la décence 
de son caractère, et chasser son roi avec des dehors respec- 
tueux; il lui fit entendre que le roi de Suède paraissait dis- 
posé à un accommodement raisonnable, et demanda hum- 
blement la permission d'aller trouver le roi. Auguste accorda 
ce qu'il ne pouvait refuser, c'est-à-dire la liberté de lui 
nuire. 

Le cardinal primat courut incontinent voir le roi de 
Suède , auquel il n'avait point encore osé se présenter ; il 
vit ce prince à Praag , près de Varsovie , mais sans les céré- 
monies dont on avait usé avec les ambassadeurs de la répu- 
blique. Il trouva ce conquérant vêtu d'un habit de gros 
drap bleu, avec des boutons de cuivre doré, de grosses 
bottes, des gants de buffle qui lui venaient jusqu'au coude, 
dans une chambre sans tapisserie, où étaient le duc de 
Holstein, son beau-frère, le comte Piper, son premier 
ministre, et plusieurs officiers généraux. Le roi avança 
quelques pas au-devant du cardinal; ils eurent ensemble 
debout une conférence d'un quart d'heure, que Charles 



53 HISTOIRE 

finit en disant tout haut: „ Je ne donnerai point la paix aux 
„ Polonais qu'ils n'aient élu un autre roi. ^* Le cardinal, 
qui s'attendait à cette déclaration , la fit savoir aussitôt à 
tous les palatinats , les assurant de l'extrême déplaisir qu'il 
disait en avoir, et en même temps de la nécessité où l'on 
était de complaire au vainqueur. 

A cette nouvelle le roi de Pologne vit bien qu'il fallait 
perdre ou conserver son trône par une bataille : il épuisa 
ses ressources pour cette grande décision. Toutes ses trou- 
pes saxonnes étaient arrivées des frontières de Saxe; la 
noblesse du palatinat de Cracovie , où il était encore , venait 
en foule lui offrir ses services; il encourageait lui-même 
chacun de ces gentilshommes à se souvenir de leurs ser- 
ments : ils lui promirent de verser pour lui jusqu'à la der- 
nière goutte de leur sang. Fortifié de leurs secours , et des 
troupes qui portaient le nom de l'armée de la couronne, il 
alla pour la première fois chercher en personne le roi de 
Suède: il le trouva bientôt qui s'avançait lui-même vers 
Cracovie. 

Les deux rois parurent en présence le 13 juillet, dans 
une vaste plaine auprès de Clissau , entre Varsovie et Cra- 
covie. Auguste avait près de vingt-quatre mille hommes; 
Charles XII n'en avait que douze mille: le combat com- 
mença par des décharges d'artillerie. A la première volée, 
qui fut tirée par les Saxons, leducdeHoIstein, qui com- 
mandait la cavalerie suédoise, jeune prince plein de cou- 
rage et de vertu , reçut un coup de canon dans les reins. Le 
roi demanda s'il était mort; on lui dit que oui : il ne répon- 
dit rien ; quelques larmes tombèrent de ses yeux: il se cacha 
un moment le visage avec les mains ; puis tout à coup pous- 
sant son cheval à toute bride, il s'élança au milieu des en- 
nemis à la tète de ses gardes. 

Le roi de Pologne fit tout ce qu'on devait attendre d'un 
prince qui combattait pour sa couronne; il ramena lui- 
même trois fois ses troupes à la charge : mais il ne combat* 



DE CHARLES XII. &9 

tait qn*ayec ses Saxons : les Polonais , qaî formaient son 
aile droite , s'enfuirent tous dès le commencement de la ba- 
taille y les uns par terreur , les autres par mauvaise volonté. 
L'ascendant de Charles XII prévalut; il remporta une vic- 
toire complète: le camp ennemi, les drapeaux, rartillerio, 
la caisse militaire d'Auguste , lui demeurèrent. II ne s'ar- 
rêta pas sur le champ de bataille, et marcha droitàCracovie, 
poursuivant le roi de Pologne , qui fuyait devant lui. 

Les bourgeois de Cracovie furent assez hardis pour fer- 
mer leurs portes au vainqueur; il les fit rompre. La gar- 
nison n'osa tirer un seul coup ; on la chassa à coups de fouet 
et de canne jusque dans le château, où le roi entra avec elle. 
Un seul officier d'artillerie osant se préparer à mettre le feu 
au canon, Charles court à lui et lui arrache la mèche: le 
commandant se jette aux genoux du roi. Trois régiments 
suédois furent logés à discrétion chez les citoyens, et la ville 
taxée h une contribution de cent mille rixdales. Le comte 
de Steinbock, fait gouverneur de la ville, ayant oui dire 
qu'on avait caché des trésors dans les tombeaux des rois de 
Pologne, qui sont à Cracovie dans l'église de Saint-Nicolas^ 
les fit ouvrir: on n'y trouva que des ornements d'or et d'ar- 
gent qui appartenaient aux églises: on en prit une partie, et 
Charles XII envoya même un calice d'or à une église de 
Suède; ce qui aurait soulevé contre lui les Polonais catho- 
liques , si quelque chose avait pu prévaloir contre la terreur 
de ses armes. 

Il sortait de Cracovie bien résolu de poursuivre le roi 
Auguste sans relâche. A quelques milles de la ville son 
cheval s'abattit et lui fracassa la cuisse: il fallut le reporter 
k Cracovie, où il demeura au lit six semaines entre les mains 
des chirurgiens. Cet accident donna' à Auguste le loisir de 
respirer. Il fit aussitôt répandre dans la Pologne et dans 
l'Empire que Charles XII était mort de sa chute. Cette 
fausse nouvelle, crue quelque temps, jeta tous les esprits 
dans l'étonnement et dans l'incertitude. Dans ce petit in- 



6P HISTOIRB 

tervalle il assemble à Marienbourg , puis à Lablin, tons lei 
ordres du royaume, déjà convoqués à Seodomir. La foule 
y fut grande; peu de palatinats refusèrent d'y envoyer. Il 
regagna presque tous les esprits par des largesses , par des 
promesses, et par cette affabilité nécessaire aux rois abso- 
lus pour se faire aimer , et aux rois électifs pour se mainte- 
nir. La diète fut bientôt détrompée de la fausse nouvelle de 
la mort du roi de Suède; mais le mouvement était déjà donné 
à ce grand corps : il se laissa emporter à l'impulsion qu'il 
avait reçue; tous les membres jurèrent de demeurer fidèles 
à leur souverain ; tant les compagnies sont sujettes aux va- 
riations! Le cardinal primat lui-même, affectant encore 
d'être attaché au roi Auguste , vint à la diète de Lublin ; il 
y baisa la main au roi , et ne refusa point de prêter le ser- 
ment comme les autres. Ce serment consistait à jurer que 
Ton n'avait rien entrepris et qu'on n'entreprendrait rien con- 
tre Auguste. Le roi dispensa le cardinal de la première par- 
tie du serment, et le prélat jura le reste en rougfssant. Le 
résultat de cette diète fut que la république de Pologne en- 
tretiendrait une armée de cinquante mille hommes à ses dé- 
pens pour le service de son souverain ; qu'on donnerait sii 
semaines aux Suédois pour déclarer s'ils voulaient la paix 
ou la guerre, et pareil terme aux princes de Sapieha, les 
premiers auteurs des troubles de Lithuanie, pour venir de- 
mander pardon au roi de Pologne. 

Mais, durant ces délibérations , Charles XII, guéri de 
sa blessure, renversait tout devant lui. Toujours ferme 
dans le dessein de forcer les Polonais à détrôner eux-mêmes 
leur roi, il fit convoquer par les intrigues du cardinal pri- 
mat une nouvelle assemblée à Varsovie , pour l'opposer à 
celle de Lublin. Ses généraux lui représentaient que cette 
affaire pourrait encore avoir des longueurs et s'évanouir 
dans les délais ; que pendant ce temps les Moscovites s'a- 
guerrissaient tous les jours contre les troupes qu'il avait lais- 
sées en Livonie et en Ingrie ; que les combats qui se don- 



DE CHARLES XIL 61 

fiaient souvent dans ces provinces entre les Suédois et les 
Russes n'étaient pas toujours à l'avantage des premiers, et 
qu'enfin sa présence y serait peut-être bientôt nécessaire. 
Charles, aussi inébranlable dans ses projets que vif dans 
ses actions, kur répondit: „ Quand je devrais rester ici 
,, cinquante ans, je n'en sortirai point que je n'aie détrôné 
„ le roi de Pologne. ^* 

Il laissa l'assemblée de Varsovie combattre par des dis*- 
cours et par des écrits celle de Lublin , et chercher de quoi 
justifier ses procédés dans les lois du royaume, lois toujours 
équivoques, que chaque parti interprète à son gré, et que 
le succès seul rend incontestables. Pour lui, ayant aug- 
menté ses troupes victorieuses de six mille hommes de cava- 
lerie et de huit mille d^nfanterie qu'il reçut de Suède , il 
marcha contre les restes do l'armée saxonne qu'il avait bat- 
tue à Clissau , et qui avait eu le temps de se rallier et de se 
grossir pendant que sa chute de cheval l'avait retenu au lit. 
Cette armée évitait ses approches et se retirait vers la Prusse^ 
an nord-ouest de Varsovie. La rivière de Bug était entre 
lui et les ennemis: Charles passa à la nage à la tète de sa ca* 
Valérie; l'infanterie alla chercher un gué au-dessus. Oa 
arrive aui Saxons dans un lieu nommé Pultesk. Le général 
Stenau les commandait, au nombre d'environ dix mille. 
Le roi de Suède, dans sa marche précipitée, n'en avait pas 
amené davantage, sÛr qu'un moindre nombre lui suffisait. 
La terreur de ses armes était si grande , que la moitié de 
l'armée saxonne s'enfuit à son approche sans rendre le com- 
bat. Le général Stenau fit ferme un moment avec deux ré- 
giments; le moment d'après il fut lui-même entraîné dans 
la fuite générale de son armée, qui se dispersa avant d'être 
vaincue. Les Suédois ne firent pas mille prisonniers, et ne 
tuèrent pas six cents hommes, ayant plus de peine à les 
poursuivre qu'à les défaire. 

Auguste , à qui il ne restait plus que les dâ>ris des Sa- 
xons battus de tous côtés, se retira en hâte dans Thoro^ 



ùji HISTOIBE 

vieille ville de la Prusse royale sur la Vistule, laquelle est 
sous la protection des Polonais. Charles se disposa aussi* 
tôt à l'assiéger. Le roi de Pologne, qui ne s'y crut pas en 
sûreté , se retira , et courut dans tous les endroits de la Po- 
logne où il pouvait rassembler encore quelques soldats, et 
où les courses des Suédois n'avaient point pénétré. Cepen- 
dant Charles , dans tant de marches si vives , traversant des 
rivières à la nage , et courant avec son infanterie montée en 
croupe derrière ses cavaliers, n'avait pu amener de canon 
devant Thorn; il lui fallut attendre qu'il lui en vint de Suède 
par mer. 

En attendant il se posta à quelques milles de la ville; il 
s'avançait souvent trop près des remparts pour la reconnaî- 
tre; l'habit simple qu'il portait toujours lui était, dans ces 
dangereuses promenades , d'une utilité à laquelle il n'avait 
jamais pensé; il l'empêchait d'être remarqué et d'être choisi 
par les ennemis, qui eussent tiré à sa personne. Un jour 
s'étant avancé fort près avec un de ses généraux , nommé 
Lieven, qui était vêtu d'un habit bleu galonné d'or, il crai- 
gnit que ce général ne fût trop aperçu ; il lui ordonna de se 
mettre derrière lui , par un mouvement de cette magnani- 
mité qui lui était si naturelle, que même il ne faisait pas 
réflexion qu'il exposait sa vie à un danger manifeste pour 
sauver celle de son sujet. Lieven, connaissant trop tard 
sa faute d'avoir mis un habit remarquable qui exposait aussi 
ceux qui étaient auprès de lui , et craignant également pour 
le roi en quelque place qu'il fût, hésitait s'il devait obéir: 
dans le moment que durait cette contestation le roi le prend 
par le bras, se met devant lui et le couvre ; au même instant 
une volée de canon qui venait en flanc renverse le général 
mort sur la place même que le roi quittait à peine. La mort 
de cet homme tué précisément au lieu de lui , et parce qu'il 
l'avait voulu sauver, ne contribua pas peu à raffermir dans 
l'opinion où il fut toute sa vie d'une prédestination abso- 
lue , et lui fit croire que sa destinée , qui le conservait si 



DE CHARLES XII. 63 

siDgalièrement, le réservait à l'exécation des plus grandes 
choses. 

Tout lui réussissait, et ses négociations et ses armes 
étaient également heureuses. Il était comme présent dans 
toute la Pologne ; car son grand maréchal Renschild était au 
cœur de cet État avec un grand corps d'armée. Près de 
trente mille Suédois sous divers généraux, répandus au nord 
et à rorlent sur les frontières de la Moscovie , arrêtaient les 
efforts de tout l'empire des Russes; et Charles était à l'oc- 
cident, à l'autre bout de la Pologne, à la tète de l'élite de 
ses troupes. 

Le roi de Danemarck, lié par le traité de Travendal, que 
son impuissance l'empêchait de rompre , demeurait dans le 
silence. Ce monarque, plein de prudence, n'osait faire 
éclater son dépit de voir le roi de Suède si près de ses États. 
Plus loin, en tirant vers le sud-ouest, entre les fleuves de 
l'Elbe et du Yeser, le duché de Brème, dernier territoire 
des anciennes conquêtes de la Suède , rempli de fortes gar- 
nisons , ouvrait encore à ce conquérant les portes de la Saxe 
et de l'Empire. Ainsi, depuis l'océan germanique jus- 
qu'assez près de l'embouchure du Borysthène , ce qui fait la 
largeur de l'Europe , et jusqu'aux portes de Moscou , tout 
était dans la consternation et dans l'attente d'une révolution 
entière. Ses vaisseaux, maîtres de la mer Baltique, étaient 
employés k transporter dans son pays les prisonniers faits 
en Pologne. La Suède , tranquille au milieu de ces grands 
mouvements, goûtait une paix profonde, etjouissaitdela 
gloire de son roi sans en porter le poids, puisque ses troupes 
victorieuses étaient payées et entretenues aux dépens des 
vaincus. 

Dans ce silence général du nord devant les armes de 
Charles XII, la ville de Dantzick osa lui déplaire. Quatorze 
frégates et quarante vaisseaux de transport amenaient au roi 
un renfort de six mille hommes , avec du canon et des mu- 
nitions pour achever le siège de Thorn; il fallait que ce se- 



64 HISTOIRE 

cours remontât la Yistule. À l'embouchure de ce fleuve est 
Dantzick, ville riche et libre, qui jouit en Pologne, avec 
Tborn et Elbing , des mêmes privilèges que les villes im- 
périales ont dans FAllemagne. Sa liberté a été attaquée 
tour à tour par les Danois, la Suède, et quelques princes 
allemands, et elle ne Ta conservée que par la jalousie qu'ont 
ces puissances les unes des autres. Le comte de Steinbock^ 
un des généraux suédois, assembla le magistrat de la part 
du roi , demanda le passage pour les troupes et quelques 
munitions. Le magistrat, par une imprudence ordinaire à 
ceux qui traitent avec plus fort qu'eux , n'osa ni le refuser, 
ni lui accorder nettement ses demandes. Le général Stein- 
bock se fit donner de force plus qu'il n'avait demandé; on 
exigea même de la ville une contribution de cent mille écus, 
par laquelle elle paya son refus imprudent. Enfin les 
troupes de renfort, le canon et les munitions, étant arrivés 
devant Thorn , on commença le siège le %% septembre. 

Robel, gouverneur de la place, la défendit un mois avec 
cinq mille hommes de garnison. Au bout de ce temps il 
fut forcé de se rendre à discrétion : la garnison fut faite pri- 
sonnière de guerre, et envoyée en Suède. Robel futpré^ 
sente désarmé au roi. Ce prince , qui ne perdait jamais 
une occasion d'honorer le mérite dans ses ennemis, lui 
donna une épée de sa main , lui fit un présent considérable 
en argent, et le renvoya sur sa parole. Mais la ville, petite 
et pauvre, fut condamnée à payer quarante mille écus, con- 
tribution excessive pour elle. 

Elbing, bâtie sur un bras de la Yistule, fondée par les 
chevaliers teutons, et annexée aussi à la Pologne, ne profita 
pas de la faute des Dantzickois ; elle balança trop & donner 
passage aux troupes suédoises: elle en fut plus sévèrement 
punie que Dantzick. Charles y entra le 13 décembre à la 
tête de quatre mille hommes, la baïonnette an bout du fusil. 
Les habitants épouvantés se jetèrent à genoux dans les rues 
et lui demandèrent miséricorde: il les fit tous désarmer; 



DE CHARLES XII. 65 

logea ses soldats chez les bourgeois; ensuite ayant mandé 
le magistrat, il exigea le jour même une contribution de 
deux cent soixante mille écus : il y avait dans la ville deux 
cents pièces de canon et quatre cents milliers de poudre, 
qu'il saisit; une bataille gagnée ne lui eût pas valu de si 
grands avantages. Tous ces succès étaient les avant-cou* 
reurs du détrônement du roi Auguste. 

À peine le cardinal avait juré à son roi de ne rien entre- 
prendre contre lui, qu'il s'était rendu à rassemblée de Var- 
sovie, toujours sous le prétexte de la paix. Il arriva ne 
parlant que de concorde et d'obéissance, mais accompagné 
de soldats levés dans ses terres; Enfin il leva le masque, 
et déclara, au nom de l'assemblée, „ Auguste, électeur de 
,,Saxe, inhabile à porter la couronne de Pologne.'* On y 
prononça d'une commune voix que le trône était vacant. 
La volonté du roi de Suède , et par conséquent celle de cette 
diète , était de donner au prince Jacques Sobiesky le trône 
du roi Jean son père. Jacques Sobiesky était alors à Bres- 
lau en Silésie , attendant avec impatience la couronne qu'a- 
vait portée son père. Il était un jour & la chasse à quelques 
lieues de Breslau avec le prince Constantin, l'un de ses 
frères ; trente cavaliers saxons, envoyés secrètement par le 
roi Auguste, sortent tout à coup d'un bois voisin, entourent 
les deux princes et les enlèvent sans résistance: on avait 
préparé des chevaux de relais, sur lesquels ils furent sur- 
le-champ conduits à Leipsick , où on les enferma étroite- 
ment. Ce coup dérangea les mesures de Charles, du car- 
dinal , et de l'assemblée de Varsovie. 

La fortune , qui se joue des tètes couronnées , mit pres- 
que dans le même temps le roi Auguste sur le point d'être 
pris lui-même; il était h table, à trois lieues de Cracovie, 
se reposant sur une garde avancée et postée à quelque dis- 
tance, lorsque le général Renschild parut subitement 
après avoir enlevé cette garde. Le roi de Pologne n'eut que 
le temps de monter à cheval lui onzième. Le général Ren - 

Charles XIL 5 



66 HISTOIRE 

schild le poursuivit pendant quatre jours , prêt à le saisir ft 
tout moment. Le roi fuit jusqu'à Sendomir: le général 
suédois Ty suivit encore ; et ce ne fut que par un bonheur 
singulier que ce prince échappa. 

Pendant tout ce temps le parti du roi Auguste traitait 
celui du cardinal, et en était traité réciproquement, de 
traître à la patrie. L'armée de la couronne était partagée 
entre les deux factions. Auguste, forcé enfin d'accepter le 
secours moscovite , se repentit de n'y avoir pas eu recours 
assez tôt: il courait tantôt en Saxe, où ses ressources 
étaient épuisées, tantôt il retournait en Pologne, où l'on 
n'osait le servir. D'un autre côté le roi de Suède , Tietol>ieuY 
et tranquille , régnait en effet en Pologne. 

Le comte Piper, qui avait dans l'esprit autant de politi- 
que que son maître avait de grandeur dans le sîen , propesa 
alors à Charles XII de prendre pour lui-même la couronne 
de Pologne : il lui représentait combien l'exécution en était 
facile avec une armée victorieuse , et un parti puissant dans 
le coeur d'un royaume qui lui était déjà soumis; Il le tentait 
par le titre de défenseur de la religion évangélique, nom qui 
flattait l'ambition de Charles: il était aisé, disait-il, de 
faire en Pologne ce que Gustave Yasa avait fait en Suède, 
d'y établir le luthéranisme , et de rompre les chaînes du 
peuple, esclave de la noblesse et du clergé. Charles fut 
tenté un moment; mais la gloire était son idole; 11 lui sa- 
crifia son intérêt, et le plaisir qu'il eût eu d'enlever la Po- 
logne au pape. Il dit au comte Piper qu'il était plus flatté 
de donner que de gagner des royaumes; il «jouta en sou- 
riant ; „ Vous étiez fait pour être le ministre d'un prince 
„ italien.** 

Charles était encore auprès de Thorn , dans cette partie 
de la Prusse royale qui appartient à la Pologne ; il portait de 
là sa vue sur ce qui se passait à Varsovie, et tenait en res- 
pect les puissances voisines. Le prince Alexandre, frère 
des deux Sobiesky enlevés en Sllésie, vint lui demander 



DE CHARLES XII. 67 

vengeance. Charles la loi promit d'autant plus cpi'il la 
croyait aisée et qu'il se vengeait lui-même; mais , impa- 
tient de donner un roi à la Pologne, il proposa au prince 
Alexandre de monter sur le trône dont la fortune s'opIniAtrait 
à écarter son frère. Il ne s'attendait pas à un refus. Le 
prince Alexandre lui déclara que rien ne pourrait jamais 
l'engager à profiter du malheur de son atné. Le roi de Suède, 
le comte Piper , tous ses amis , et surtout le jeune palatin de 
PosnaniCf Stanislas Leczinsky, le pressèrent d'accepter la 
couronne ; 11 fut inébranlable. Les priDces voisins apprirent 
avec étonnement ce refus inouï, et ne savaient lequel ils 
devaient admirer davantage, ou un roi de Suède qui à l'Age 
de vingt-deux ans donnait la couronne de Pologne, ou le 
prince Alexandre qui la refusait. 



LIVRE lit. 

Stanislas Leczinsky éljijpoi de Pologne. Mort da cardinal primat 
Belle retraite du général Scbuliembourg. Exploits da czar. 
Fondation de Pétersbourg. Bataille de Frauenstad. Charles 
entre en Saxe. Paix d'Altranstad. Auguste abdique la couronne, 
et la cède à Stanislas. Le général Palkul, plénipotentiaire du 
czar, est roué et écartelé. Charles reçoit en Saxe des ambassa- 
deurs de tous les princes: il va seul à Dresde voir Auguste avant 
de partir. ' 

Le jeune Stanislas Leczinsity était alors député à l'assem- 
blée de Varsovie pour aller rendre compte au roi de Suède 
de plusieurs différends survenus dans le temps de l'enlève- 
ment du prince Jacques. Stanislas avait une physionomie 
heureuse , pleine de hardiesse et de douceur , avec un air de 
probité et de franchise , qui de tous les avantases extérieurs 
est le plus grand , et qui donne plus de pôïds aux paroles 
que réloquence même. La sagesse avec laquelle il parla du 
roi Auguste, de l'assemblée, du cardinal primat, et des 
intérêts différents qui divisaient la Pologne , frappa Charles. 

6* 






i 



68 HISTOIRE 

Le roi Stanislas m'a fait l'honneur de me raconter qa*|| dit 
en latin au roi de Suède : ,, Comment pourrons-nous fafre 
,,une élection, si les deux princes Jacques et Constantin 
„Sobiesky sont captifs?'* et que Charles lui répondit: 
,, Comment déiivrera-t-on la république, si on ne îait p^s 
,9 une élection?'* Cette conversation fut l'unique brigue qià 
mit Stanislas sur le trône. Charles prolongea exprès I^ 
conférence, pour mieux sonder le génie du jeune député/^ 
Après l'audience il dit tout haut qu'il n'avait jamais vu \ 
d'homme si propre à concilier tous les partis. Il ne tarda \ 
pas à s'informer du caractère du palatin Leczinsky. U nyt v 
qu'il était plein de bravoure, endurci à la fatigue; qu'il \ 
couchait toujours sur une espèce dç; paillasse , n'exigeant ^>*t- 
aucun service de ses domestiquj^ auprès de sa personne; 
qu'il était d'une tempérance peu commune dans ce climat, 
économe, adoré de ses vassaux, et le seul seigneur peut- 
être en Pologne qui eût quelques amis, dans un temps où 
]*on ne connaissait de liaisons que celles de l'intérêt et de la 
faction. Ce caractère, qui avait en quelques choses du 
rapport avec le sien , le détermina entièrement., Il dit tout 
haut après la conférence: ,,yoilà un homme qui sera tou- 
jours mon ami ; '* et on s'aperçut bientôt que ces mots sigpi- 
fiaient: Voilà un homme qui sera roi. 

Quand le primat de Pologne sut que Charles XII avait 
nommé le palatin Leczinsky, à peu près comme Alexandre 
avait nommé Abdolonyme, il accourut auprès du roi de 
Suède, pour tâcher de faire changer cette résolution: U 
voulait faire tomber la couronne à un Lubomirsky. ,,Mais 
„qu'avez-vous à alléguer contre Stanislas Leczinsky? dit le 
,, conquérant. — Sire, dit le primat, il est trop jeune.'* 
Le roi répliqua sèchement: „I1 est à peu près de mon âge, ** 
tourna le dos au prélat, et aussitôt envoya le comte de Hoorn 
signiGer â l'assemblée de Varsovie qu'il fallait élire un roi 
dans cinq jours , et qu'il fallait élire Stanislas Leczinsky. 
Le comte de Hoorn arriva le 7 juillet ; il fixa le jour de l'é- 



DE CHARLES' XII. 69 

leetion au 1!2, comme il aurait ordonné le décampement ^'>' -v- 
d'un bataillon. Le cardinal primat, frustré du fruit de 
tant d'intrigues, retourna à rassemblée, où il remua tout 
pour faire échouer une élection à laquelle il n'avait point de 
part: mais le roi de Suède arriva lui-même incognito à 
Varsovie; alors il fallut se taire. Tout ce que put faire le 
primat fut de ne point se trouver à l'élection ; il se réduisit à 
une neutralité inutile , ne pouvant s'opposer au vainqueur, 
et ne voulant pas le seconder. (A< ' 

Le samedi 12 juillet, jour Oxé pour l'élection, étant venu, 
on s'assembla à trois heures après midi au Colo, champ 
destiné pour cette cérémonie: l'évèque de Posnanie vint 
présider à l'assemblée à la place du cardinal primat. II 
arriva suivi des gcntilshthi|mes du parti. Le comte de 
Hoorn et deux autres officiefs<«^énéraui assistaient publi- 
quement à cette solennité, comme ambassadeurs extraor- 
dinaires de Charles auprès de la république. La séance 
dura jusqu'à neuf heures du soir;, l'évèque d^r^osnanie la 
finit, en déclarant au nom de la diète Stanislas élu roi de 
Pologne: tous les bonnets sautèrent en l'air, et le bruit des 
acclamations étouffa le cri des opposants. 

Il ne servit de rien au cardinal primat, et à ceux qui 
avaient voulu demeurer neutres, de s'ètré'absentés de l'élec- 
tion; il fallut que dès le lendemain ils vinssent tous rendue 
hommage au nouveau roi : la plus grande mortification qu'ils 
eurent fut d'être obligés de le suivre au quartier du roi de 
Suède. Ce prince rendit au souverain qu'il venait de faire 
tous les honneurs dus à un roi de Pologne; et pour donner 
plus de poids à sa nouvelle dignité, on lui assigna de l'ar- 
gent et des troupes. 

Charles XII partit aussitôt de Varsovie pour aller ache- 
ver la conquête de la Pologne. Il avait donné rendez-vous 
à son armée devant Léopold, capitale du grand palatinat de 
Russie, place importante par elle-même, et plus encore 
par les richesses dont elle était remplie. On croyait qu'elle 



70 HISTOIRE 

tiendrait quinze jours, à cause des fortifications que le roi 
Auguste y avait faites. Le conquérant Tinvestit le 5 septem- 
bre , et le lendenaain la prit d'assaut. Tout ce qui osa ré- 
sister fut passé au fil de l'épée. Les troupes victorieuses, 
et maîtresses de la ville , ne se débandèrent point pour cou- 
rir au pillage , malgré le bruit des trésors qui étaient dans 
Léopold: elles se rangèrent en bataille dans liygrande placey; 
Là ce qui restait de la garnison vint se rendre prisonnier de 
guerre. Le roi fît publier à son de trompe , que tous ceux 
des habitants qui auraient des eflets appartenant au roi Au- 
guste, ou à ses adhérents, les apportassent eux-mêmes 
avant la fin du jour, sur peine de la vie. | Les mesures fu- 
rent si bien prises que peu osèrent désobéir: on apporta au 
roi quatre cents caisses remplies d*or et d'argent monnayé, 
de vaisselle , et de choses précieuses. 

Le commencement du règne de Stanislas fut marqué 
presque le même jour par un événement bien différent. 
Quelques affaires qui demandaient absolument sa présence 
l'avaient obligé de demeurer dans Varsovie: il avait avec lui 
sa mère, sa femme, et ses deux filles; le cardinal primat^ 
révêque de Posnanie, et quelques grands de Pologne, com- 
posaient sa nouvelle cour. Elle était gardée par six mille 
Polonais de l'armée de la couronne , depuis peu passés à 
son service , mais dont la fidélité n'avait point encore été 
éprouvée: le général Hoorn, gouverneur de la ville, n'avait 
d'ailleurs avec lui que quinze cents Suédois. On était à 
Varsovie dans une tranquillité profonde, et Stanislas comp- 
tait en partir dans peu de jours pour aller à la conquête de 
Léopold.I Tout à coup il apprend qu'une armée nombreuse 
approcha de la ville : c'était le roi Auguste , qui , par un 
nouvel effort, et par une des plus belles marches que jamais 
général ait faites , ayant donné le change au roi de Suède, 
venait avec vingt mille hommes fondre dans Varsovie, et 
enlever son rival. 

Varsovie n'était pas fortifiée^ et les troupes polonaises 



DE CHARLES XII. 71 

qui la défendaient étaient peu sûres : Auguste avait des in« 
lelligences dans )a ville; si Stanislas demeurait, il était 
perdu./ Il renvoya sa famille enPosnanie, sous la garde 
des troupes polonaises, auxquelles il se fiait le plus. Il crut 
dans ce désordre avoir perdu sa seconde fille, âgée d'un an; 
elle fut égarée par sa nourrice : il la retrouva dans une auge 
d'écurie , où elle avait été abandonnée dans un village voi- 
sin : c'est ce que je lui ai entendu conter. Ce fut ce même 
enfant que la destinée , après de plus grandes vicissitudes, 
fit depuis reine de France j Plusieurs gentilshommes pri* 
rent des chemins différents: le nouveau roi partit lui-même 
pour aller trouver Charles XII , apprenant de bonne heure 
à souffrir des disgrâces , et forcé de quitter sa capitale six 
semaines après y avoir été élu souverain. 

Auguste entra dans la capitale en souverain irrité et 
victorieux. Les habitants, déjà rançonnés par le roi de 
Suède , le furent encore davantage par Auguste ; le pa}ais 
du cardinal, et toutes les maisons des seigneurs confédérés, 
tous leurs biens à la ville et à la campagne , furent livrés a^ 
pillage. Ce qu'il y eut de plus étrange dans cette révolution 
passagère, c'est qu'un nonce du pape, qui était venu avec 
le roi Auguste , demanda au nom de son maître qu'on lui 
livrât révéque de Posnanie, comme justiciable de la cour de 
Rome, en qualité d'évèque et de fauteur d'un prince mis sur 
(e trône par les armes d'un luthérien. 

La cour de Rome, qui a toujours songé à augmenter son 
pouvoir temporel à la faveur du spirituel , avait depuis très- 
longtemps établi en Pologne une espèce de juridiction à la 
tète de laquelle est le nonce du pape. Ses ministres n'avaient 
pas manqué de profiter de toutes les conjonctures favorables 
pour étendre leur pouvoir, révéré par la multitude, mais 
toujours contesté par les plus sages : ilsj'étaient attribué le 
droit de juger toutes les causes des ecclésiastiques, et 
avaient, surtout dans les temps de troubles, usurpé beau- "* 
coup d'autres prérogatives, dans lesquelles ils se sont main- 



72 niSTOiRfi 

tenus jasque vers Tannée 1728> où Ton a retranché ces abus, 
qui ne sont jamais réformés que lorsqu'ils sont devenus tout 
à fait intolérables. 

Le roi Auguste, bien aise de punir Tévêque de Posnanie 
avec bienséance , et de plaire à la cour de Rome , contre la- 
quelle il se serait élevé en tout autre temps, remit le prélat 
polonais entre les mains du nonce, j L'évèque , après avoir 
vu piller sa maison, fut porté par des soldats chez le minis- 
tre italien , et envoyé en Saxe , où il mourut. Le comte de 
Hoorn essuya dans le château où il était renfermé le feu 
continuel des ennemis: enfin, la place n*étant pas tenable, 
il se rendit prisonnier de guerre avec ses quinze cents Sué- 
dois. Ce fut là le premier avantage qu'eut le roi Auguste, 
dans le torrent de sa mauvaise fortune, contré les armes 
victorieuses de son ennemi. 

Ce dernier effort était l'éclat d'un feu qui s'éteint. Ses 
troupes, assemblées à la hâte, étaient des Polonais prêts à 
l'abandonner à la première disgrâce , des recrues de Saxons 
qui n'avaient point encore vu de guerres , des Cosaques va- 
gabonds, plus propres à dépouiller des vaincus qu'à vain- 
cre ; tous tremblaient au seul nom du roi de Suède. 

Ce conquérant, accompagné du roi Stanislas, alla cher- 
cher son ennemi à la tête de l'élite de ses troupes. L'armée 
saxonne fuyait partout devant lui ; les villes lui envoyaient 
leurs clefs de trente milles à la ronde ; il n'y avait point de 
jour qui ne fût signalé par quelque avantage. Les succès 
devenaient trop familiers à Charles ; il disait que c'était al- 
ler à la chasse plutôt que faire la guerre , et se plaignait de 
ne point acheter la victoire. 

Auguste confia pour quelque temps le commandement 
de son armée au comte Schullembourg, général très-habile, 
et qui avait besoin de toute son expérience à la tète d'une ar- 
mée découragée. Il songea plus à conserver les troupes de 
son maître qu'à vaincre ; il faisait la guerre avec adresse, et 



DE CHARLES XIL 73 

les deux rois avec vivacité. Il leur déroba des marches, oc- 
cupa des passages avantageux, sacrifia quelque cavalerie 
pour doDuer le temps à son infanterie de se retirer en sû- 
reté. Il sauva ses troupes par des retraites glorieuses de- 
vant un ennemi avec lequel on ne pouvait guère alors acqué- 
rir que cette espèce de gloire. 

A peine arrivé dans le palatinat de Posnanie, il apprend 
que les deux rois, qu'il croyait à cinquante lieues de lui, 
avaient fait ces cinquante lieues en neuf jours. Il n'avait 
que huit mille fantassins et mille cavaliers; il fallait se sou- 
tenir contre une armée supérieure , contre le nom du roi de 
Suède, et contre la crainte naturelle que tant de défaites ins- 
piraient aux Saxons. 11 avait toujours prétendu , malgré 
l'avis des généraux allemands, que l'infanterie pouvait ré- 
sister en pleine campagne, même sans chevaux de frise, à 
la cavalerie: il en osa faire ce jour-là l'expérience contre 
cette cavalerie victorieuse, commandée par deux rois, et 
par Télite des généraux suédois. / Il se posta si avantageu- 
sement qu'il ne put être entouré : son premier rang mit le 
genou en terre ; il était armé de piques et de fusils ; les sol- 
dats extrêmement serrés présentaient aux chevaux des en- 
nemis une espèce de rempart hérissé de piques et de baïon- 
nettes : le second rang , un peu courbé sur les épaules du 
premier, tirait par-dessus; et le troisième, debout, fai- 
sait feu en même temps derrière les deux autres. Les Sué- 
dois fondirent avec leur impétuosité ordinaire sur les Sa- 
xons, qui les attendirent sans s'ébranler: les coups de fu- 
sil, dépique, et de baïonnette, effarouchèrent les chevaux, 
qui se cabraient au lieu d'avancer; par ce moyen les Sué- 
dois n'attaquèrent qu'en désordre , et les Saxons se défen- 
dirent en gardant leurs rangs. 

Il en fit un bataillon carré long, et quoique chargé de 
cinq blessures, il se retira en bon ordre en cette fornje, au 
milieu de la nuit, dans la petite ville de Gurau, à trois lieues 
du champ de bataille A peine commençait-il de respirer 



74 HISTOIRE 

dans cet endroit, que les dcax rois paraissent tout à coup 
derrière lui. 

Au delà de Gurau , en tirant vers le fleuve de l'Oder» 
était un bois épais, au travers duquel le général saxon sauva 
son infanterie fatiguée: les Suédois, sans se rebuter, le 
poursuivirent par le bois mème> avançant avec difficulté 
dans des routes à peine praticables pour les gens de pied: 
les Saxonsii'eurent traversé le boisée cinq heures avant la 
cavalerie suédoise. Au sortir de ce bois coule la rivière de 
[,1»^ Parts, AILpii^ d'un village nommé Rutsen. Schullembourg 
avait envoyé en diligence rasseaabler des bateaux; il fait 
^^;,v ';((/'• passer la rivière h jâ troupe, qui était déjà diminaée de 
7.x*''- moitié: Charles arrive dans le temps que Schullembourg 
était à l'autre bord : jamais vainqueur n'avait poursuivi si 
vivement son ennemi. La réputation de Schullembourg 
dépendait d'échapper au roi de Suède ; le roi, de son côté, 
croyait sa gloire intéressée à prendre Schullembourg et le 
reste de son armée : il ne perd point de temps ; il fait passer 
sa cavalerie à un gué. Les Saxons se trouvaient enfermés 
entre cette rivière de Parts et le grand fleuve de l'Oder, qui 
prend sa source dans la Silésie, et qui est déjà profond el 



rapide en cet endroit. iv^'.li 

La perte de Schullembourg paraissait inévitable; ce^ I 
pendant , après avoir sacrifié peu de soldats , il passa l'Oder 
pendant la nuit. Jl sauva ainsi son armée; et Charles ne 
put s'empêcher de dire : „ Aujourd'hui Schullembourg nous 
f, a vaincus.^' 

C'est ce même Schullembourg qui fut depuis général des 

Vénitiens, et à qui la république a érigé une statue dans 

^/ Corfbu, pour avoir défendu contre les Turcs ce rempart de 

l'Italie, il n'y a que les républiques qui rendent de tçls 

honneurs ; les rois ne donnent que des récompenses. 

Mais ce qui faisait la gioife de Schullembourg n'était 
guère utile au roi Auguste. Ce prince abandonna encore 
une fois la Pologne à ses ennemis ; il se retira en Saxe , et 



I^ CHARLES XII. 75 

fît réparer avec précipitation les fortifications de Dresde, 
craignant déjà, non sans raison, pour la capitale de ses 
États héréditaires. 

Charles XII voyait la Pologne soumise ; ses généraux , à 
son exemple, venaient de battre en Gourlande plusieurs pe- 
tits corps moscovites qui, depuis la grande bataille de ^ 
Narva , ne se montraient glus gue par pelotons , et qui dans >* *- ' 
ces quartiers ne faisaient la guerre que comme des Tartares 
vagabonds, qui pillent, qui fuient, et qui reparaissent pour 
fuir encore. 

Partout où se trouvaient les Suédois , ils se croyaient 
sûrs delà victoire quand ils étaient vingt contre cent/ Dans 
de si heureuses conjonctures, Stanislas prépara son cou- 
ronnement: la fortune, qui Tavait fait élire à Yarsovie , et r 
qui l'en avait chassé , l'y rappela encore aux accl amations ^.a'' 
d'une foule de noblesse que le sort des armes lui attachait: 
une diète y fut convoquée ; tous les obstacles y furent apla- 
nis; il n'y eut que la cour de Rome seule qui le traversa. 

Il était naturel qu'elle se déclarât pour le roi Auguste, 
qui de protestant s'était fait catholique pour monter sur le 
trône, contre Stanislas placé sur le même trône par un 
grand ennemi de la religion catholique. Clément XI, alors -^ ^^ 
pape, envoya des brefs à tous les prélats de Pologne, «t sur- ^' •'»< 
tout au cardinal primat, par lesquels il les menaçait de l'ex- 
vvv commmucation , s'ils osaient\ssister au sacre de Stanislas, 
-^,- et attenter en rien contre les droits du roi Auguste. 

Si ces brefs parvenaient aux évéques qui étaient à Var- 
sovie , il était à craindre que quelques-uns n'obéissent par >d^ 
faiblesse, et que la plupart ne s'en prévalussent pour se 
rendre plus difficiles à mesure qu'ils seraient plus néces- 
saires. On avait donc pris toutes les précautions pour em- 
pêcher que les lettres du pape ne fussent reçues dans Var- 
sovie. Un franciscain reçut secrètement les brefs pour les 
délivrer en mains propres aux prélats: il en donna d'abord > '^^ 
un au suffragant de Chelm; ce prélat, très-attaché à Sta- 



-A 



L- 



76 HISTOIRE 

Dislas, le porta au roi tout cacheté. Le roi fit yenlr le re- 
ligieux , et lui demanda comment il avait osé se charger 
d'une telle pièce. Le franciscain répondit que c'était par 
Tordre de son général. Stanislas lui ordonna d'écouter dé- 
sormais les ordres de son roi préférablement à ceux du gé- 
néral des franciscains, et le fit sortir dans le moment de 
la ville. 

Le même jour on publia un placard du roi de Suède par 
lequel il était défendu à tous ecclésiastiques séculiers et ré- 
guliers dans Varsovie, sous des peines très-grièves, de se 
mêler des affaires d'État : pour plus de sûreté il fit mettre 
des gardes aux portes de tous les prélats , et défendit qu'au- h; 
eun étranger entrât dans la ville. Il prenait sur lui ces pe- 
tites sévérités , afin que Stanislas ne fût point brouillé avec 
le clergé à son avènement: il disait qu'il se délassait de ses 
fatigues militaires en arrêtant les intrigues de la cour ro- 
maine, et qu'on se battait contre elle avec du papier, au lieu 
qu'il fallait attaquer les autres souverains avec des armes 
véritables. 

Le cardinal primat était sollicité par Charles et par Sta- 
nislas de venir faire la cérémonie du couronnement. U ne 
crut pas devoir quitterDantzick pour sacrer un roi qu'il n'a- 
vait point voulu élire; mais comme sa politique était de ne 
jamais rien faire sans prétexte , il voulut préparer une ex- 
cuse légitime à son refus: il fit afficher pendant la nuit le 
bref du pape à la porte de sa propre maison ; le magistrat 
de D^ntzick, indigné, fit chercher les coupables, qu'on 
ne trouva point : le primat feignait d'être irrité ^ et était fort 
content; il avait une raison pour ne point sacrer le nouveau 
roi , et il se ménageait en même temps avec Charles XII, 
Auguste , Stanislas , et le pape. 1 U mourut peu de jours 
après, laissant son pays dans mie confusion affreuse, et 
n'ayant réussi par toutes ses intrigues qu'à se brouiller à la 
fois avec les trois rois Charles , Aaguste et Stanislas, avec 
sa république , et avec le pape, qui lui avait ordonné de ve- 



•DE CHARLES XII. . 77 

nir à Rome rendre compte de sa conduite ; mais comme les 
politiques même ont quelquefois des remords dans leurs der- 
niers moments^ il écrivit au roi Auguste en mourant, pour 
lui demander pardon. 

Le sacre se fit tranquillement et avec pompe dans la ville 
de Varsovie , malgré Tusage où l'on est en Pologne de cou- 
ronner les rois à Cracovie. Stanislas Leczinsky et sa femme 
Cbarlotta Opalinska furent sacrés roi et reine dePologne par ^ 
les mains de Tarchevéque de Léopold, assisté de beaucoup win^v t twvv. 
d'autres prélats. Charles XII vit cette cérémonie incognito, 
unique fruit qu'il retirait de ses conquêtes. 

Tandis qu'il donnait un roi à la Pologne soumise , que = t^^**'*^'^"^^ 
leDanemarck n'osait le troubler, que le roi de Prusse re- 
cherchait son amitié, et que le roi Auguste se retirait dans 
ses États héréditaires, le czar devenait de jour en jour plus 
i'edoutable: il avait faiblement secouru Auguste enPoIogue^ 
mais il avait fait de puissantes diversions en Ingrie. 

Pour lui, non-seulement il commençait à être grand 
liomme de guerre, mais même à montrer l'art à ses Mosco- 
vites: la discipline s'établissait dans ses troupes; il avait de 
bons ingénieurs, une artillerie bien servie, beaucoup de 
bons officiers; il savait le grand art de faire subsister des 
•armées: quelques-uns de ses généraux avaient appris et à 
bien combattre, et, selon le besoin, à ne combattre pas; 
bien plus, il avait formé une marine capable de faire tête 
aui Suédois dans la mer Baltique. 

Fort de tous ces avantages dus à son seul génie , et de 
l'absence du roi de Suède , il prit Narva d'assaut après un 
siljgc régulier, et après avoir empêché qu'elle ne fût secourue /^^»*/v^ 
par mer et par terre. Les soldats, maîtres de la ville, cou* 
rureni au pillage ; ils s'abandonnèrent aux barbaries les plus 
énormes: le czar courait de tous côtés pour arrêter le dé- 
sordre et le massacre; il arracha lui-même des femmes des 
mains des soldats qui les allaient égorger après les avoiryio- 
lées; il fut même obligé de tuer de sa main quelques AIos- 






T8 HISTOIRE 

covites qui n'écoutaient point ses ordres. On montre en* 
core à Narva^ dans Phôtel^e^ ville , la Ubie stp: laquelle il 
posa son épée en entrant, et on s^yrJ^ôùvlénC des paroles 
qu'il adressa aui citoyens qui s'y rassemblèrent: „ Ce n'est 
„ point du sang des habitants que cette épée est teinte, mais 
,,de celui des Moscovites que j'ai répandu pour sauver vos 
,,vies. '* .^.^«^,* i.i- 

Si le czar avait toujours eu celte humanité, c'était le pre- 
mier des hommes. Il aspirait à plus qu'à détruire des vil- 
les, il en fondait une alors peu loin de Narva même, au mi» 
lieu de ses nouvelles conquêtes; c'était la vijle de Péters- 
bourg , dont il fit depuis sa résidence , et le centri» du com- 
merce: elle est située entre la Finlande etl'lngrie, dans 
une lie marécageuse , autour de laquelle la Neva se divise 
en plusieurs bras avant de tomber dans le golfe deFinlande: 
lui-même traça le plan de la ville, de la forteresse, du port, 
des quais qui l'embellissent, et des forts qui en défendent 
l'entrée. 1 Cette tle Jj^c uJtejet déserte , qui n'était qu'un amas 
de boue \>en9'Sntie'c2urt^é-de ces climats , et dans l'hiver 
qu'un étang glacé, où l'on no4>ouvait aborder par terre qu'è 
travers des forêts sans route et.des marais profonds, et qui 
n'avait été jusqu'alors que le repaire des loups et des ours» 
fut remplie , en 1703 , de plus de trois cent mille hommes, 
que le czar avait rassemblés de ses États* Les paysans du 
royaume d'Àstracan, et ceux qui habitent les frontières de 
la Chine , furent transportés à Pétersbourg. Il fallut percer 
des forêts, faire des chemins,, sécher des marais, élever 
des digues, avant de jeter les fondements de la ville : la na- 
ture fut forcée partout. Le czar s'obstina à peupler un pays 
qui semblait n'être pas destiné pour des hommes: ni les 
inondations qui ruinèrent ses ouvrages, ni la stérilité du ter- 
rain, ni l'ignorance des ouvriers, ni la mortalité même, 
qui fit périr deux cent mille hommes dans ces commence- 
ments, ne lui firent point changer de résolution: la ville 
fut fondée parmi les obstacles que la nature , le génie det 



DE CHARLES XII. 79 

peuples, et une guerre malheureuse, y apportaient. Pé- 
tersbourg était déjà une ville en 1705, et son port était rem- 
pli de vaisseaux: l'empereur y. attirait les étrangers par des 
bienfaits, distribuant des terres aux uns, donnant des mai- 
sons aui autres, et encourageant tous les arts, qui venaient 
adoucir ce climat sauvage. Surtout il avait rendu Péters- 
bourg inaccessible aux efforts des ennemis : les généraux 
Suédois, qui battaient souvent ses troupes partout ailleurs, 
n'avaient pu endommager celte colonie naissante ; elle était 
tranquille au milieu de la guerre qui l'environnait. 

Le czar, en se créant ainsi de nouveaux États , tendait 
toujours la main au roi Auguste , qui perdait les siens : il 
lui persuada par le général Patkul> passé depuis peu au 
service de Moscovie, et alors ambassadeur du czar en Saxe, 
de venir à Grodno conférer encore une fois avec lui sur l'état 
malheureux de ses affaires. Le roi Auguste y vint avec quel- 
ques troupes, accompagné du général Scbullembourg, que 
son passage de l'Oder avait rendu illustre dans le nord , et 
en qui il mettait sa dernière espérance. Le czar y arriva, 
faisant marcher après lui une armée de soixante et dix mille 
hommes. Les deux monarques firent de nouveaux plans d« 
guerre. Le roi Auguste détrôné ne craignait plus d'irriter 
les Polonais en abandonnant leur pays aux troupes mosco- 
vites : il fut résolu que l'armée du czar se diviserait en plu- 
sieurs corps, pour arrêter le roi de Suède à chaque pas. Ce 
fut dans le temps de cette entrevue que le roi Auguste re- 
nouvela l'ordre de l'Aigle blanc ; ifaible ressource alors pour 
lui attacher quelques seigneurs polonais^ plus avides d'a- 
vantages réels que d'un vain honneur, qui devient ridicule 
quand on le tient d'un prince qui n'est roi que de nom. La 
conférence des deux rois finit d'une manière extraordinaire : 
le czar partit soudainement, et laissa ses troupes à son allié, 
pour courir éteindre lui-même une rébellion dont il était 
menacé à Astracan. A peine était-il par^i que le roi Au- 
guste ordomM que Palkul fût arrêté à Dresde. Toute l'Eu- 






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DE €HABLES XIL 81 

MenzikoiT, général moscovite : Charles , & la tète de sa ca- 
valerie , fit trente lieaes en vingt-quatre heures, chaque 
cavalier menant un cheval en main , pour le monter quand 
le sien serait rendu. Les Moscovites épouvantés, et réduits à 
un petit nombre, fuyaient en désordre audelàduBorysthène. y 

Tandis que Charles chassait devant lui les Moscovites 
jusqu'au fond de la Lithuanie , Schullembourg repassa en- 
fin l'Oder, et vint à la tète de vingt mille hommes présenter 
la bataille au grand maréchal Renschild , qui passait pour 
le meilleur général de Charles XII , et que Ton appelait le 
Parménion de l'Alexandre du nord. Ces deux illustres gé- 
néraux, qui sembUient participer à la destinée de leurs maî- 
tres, se rencontrèrent assez pxès de Punits, dans un lien 
nommé Frauenstad , ysipdSm déjà fatal aux troupes d'Au- 
guste : Renschild n'avait que treize bataillons et vingt-deux 
escadrons , qui faisaient en tout près de dix mille hommes ; 
Schullembourg en avait une fois autant. II est à remarquer 
qu'il y avait dans son armée un corps de six. à sept millq 
Moscovites, que l'on avait longtemps disciplinés, et sur 
lesquels on comptait comme sur des soldats aguerris. Cette 
bataille de Frauenstad se donna le 12 février 1706; mais 
ce même général Schullembourg, qui avec quatre mille 
homiàes avait en quelque façon troublé la fortune du roi de ;^v^ >"^ ' ^ 
Suède , succomX^a sous celle du général Renschild./ Le 
combat ne dura pas un quart d'heure ; les Saxons ne résis- 
tèrent pas un moment ; les Moscovites jetèrent leurs armes 
dès qu'ils virent les Suédois : l'épouvante fut si subite et 
le désordre si grand , que les vainqueurs trouvèrent sur le 
champ de bataille sept mille fusils tout chargés qu'on avait 
jetés à terre sans tirer. Jamais déroute né fut plus prompte, 
plus complète , et plus honteuse ; et cependant jamais gé- 
néral n'avait fait une si belle disposition que Schullem- 
bourg, de l'aveu de tous les officiers saxons et suédois , qui 
virent en cette journée combien la prudence humaine est 
peu maîtresse des événementa • 

charitt xn. e 



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52 HISTOIRE 

Parmi les prisonniers il se troava un régiment entier de 
Français. Ces infortunés avaient été pris par les troupes 
de Saxe, l'an 1704, à cette fameuse bataille de Hochstet, 
si funeste à la grandeur de Louis XIY: ils avaient passé 
depuis au service du roi Auguste , qui en avait fait un régi- 
ment de dragons, et en avait donné le commandement à un 
Français de la maison de Joyeuse. Le colopjîl fut tué à la 
première ou plutôt à la seule décharge des Suédois; le régi-* 
ment tout entier fut fait prisonnier de guerre. Dès le jour 
même ces Français demandèrent à servir Charles XII; et 
ils furent reçus à son service, par une destinée singulière 
qui les réservait à changer encore de vainqueur et de mattre, 

A regard des Moscovites , ils demandèrent la vie à ge- 
noux, mais on les massacra inhumainement plus de six 
heures après le combat, pour punir Sur eux les violences 
de leurs compatriotes, et pour se débarrasser de ces pri- 
sonniers , dont on n'eût su que faire./ 

Auguste se vit alors sans ressources. /Il ne lai resta plus 
que Çracovie, où il s'était enfermé avec deux régiments de 
Moscovites , deux de Saxons , et quelques troupes de Tar- 
niée de la couronne , par lesquelles même il craignait d'être 
livré au vainqueur ; mais son malheur fut au comble qo^nd 
il sut que Charles XII était enfin entré en Saxe le l" septem^ 
bre 1706. 

Il avait traversé la Silésie sans daigner seulement en 
faire avertir la cour de Vienne. L'Allemagne était conster- 
née : la diète de Ratisbonne , qui représente l'Empire, mais 
dont les résolutions sont souvent aussi infructueuses que 
solennelles, déclara le roi de Suède ennemi de l'Empire, 
s'il passait au-delà de l'Oder avec son armée; cela même 
le détermina à venir plus tôt en Allemagne. 

A son approche les villages furent déserts; les habitants 
fuyaient de tous côtés. Charles en usa alors comme à 
Copenhague; il fit afficher partout qu'il n'était venu que 
pour donner la paix; que tous ceux qui reviendraient chez 



DE CHARLES XII. S3 

eux, et qni payeraient les contributions qu*il ordonnerait, 
seraient traités comme ses propres sujets, et les autres 
poursuivis sans quartier. Cette déclaration d'un prince 
qu'on savait n'avoir jamais manqué à sa parole fit revenir 
en foule tons ceux que la peur avait écartés. Il choisit son 
camp à Àltranstad , près de la campagne de Lutzen , champ 
de bataille fameux par la victoire et par la mort de Gustave- 
Adolphe. Il alla voir la place où ce grand homme avaii 
été tué. Quand on l'eut conduit sur le lieu: „J'ai tâché, 
„ dit- il, de vivre comme lui; Dieu m'accordera peut-être 
„un JQur une mort aussi glorieuse. ** 

De ce camp il ordonna aux états de Saxe de s'assembler, 
et de lui envoyer sans délai les registres des finances de 
l'électorat. Dès qu'il les eut en son pouvoir, et qu'il fut 
informé au juste de ce que la Saxe pouvait fournir, il la 
taxa à six cent vingt>cinq mille rixdales par mois. Outre 
cette contribution , les Saxons furent obligés de fournir à 
chaque soldat suédois deux livres de viande, deux livres 
de pain , deux pots de bière , et quatre sous par jour, avec 
du fourrage pour la cavalerie^ Les contributions ainsi ré- 
glées , le roi établit une nouvelle police pour garantir les 
Saxons des insultes de ses soldats; il ordonna, dans toutes 
les villes où il mit garnison., que chaque hôte chez qui les 
soldats logeraient donnerait des certificats tous les mois de 
leur conduite, faute de quoi le soldat n'aurait point sa paye ; 
de plus 4 des inspecteurs allaient tous les quinze jours de 
maison en maison s'informer si les Suédois n'avaient point 
commis de dégât: ils avaient soip de dédoj^magerles hôtes, 
et de punir les coupables. ^ **''v' r- 

On sait sous quelle discipline sévère vivaient les troupes 
de Charles XII ; qu'elles ne pillaient pas les villes prises 
d'assaut avant d'en avoir reçu la permission, qu'elles al- 
laient même au pillage avec ordre, et le quittaient au pre- 
mier signal. Les Suédois se vantent encore aujourd'hui 
de la discipline qu'ils observèrent en Saxe , et cependant 



84 HISTOIRE 

les Saxons se plaignent des dégâts affrenx qu'ils y commU 
rent; contradictions qu'il serait impossible de concilier, 
Bi l'on ne savait combien les hommes voient différsnmifint «), 
les mêmes objets: il était bien difficile que les vainqueurs 
n'abusassent quelquefois de leurs droits, et que les vain* 
eus ne prissent les plus légères lésions pour des briganda-» 
ges barbares, Un jour le roi se promenant à cheval près 
de Leipsick , un paysan saxon vint se jeter à ses pieds poor 
lui demander justice d'un grenadier qui venait de lui enlever 
ce qui était destiné pour le dîner de sa famille: le roi fît 
„ venir le soldat: „Èst~i] vrai, ditr-il d'un visage sévère, 
,, que vous avez volé cet homme? — Sire , dit le soldat, je 
„ne lui ai pas fait tant de mal que votre majesté en a fait 
„à son maître; vous lui avez ôté un royaume, et je n'ai 
„ pris à ce manant qu'un dindon. ** Le roi donna dix ducats 
de sa main au paysan , et pardonna au soldat en faveur de 
la hardiesse du bon mot, en lui disant: „ Souviens-toi, 
„ mon ami , que si j'ai ôté un royaume au roi Auguste « je 
„ n'en ai rien pris pour moi. y 

La grande foire de Leipsick se tint comme À l'ordinaire ; 
les marchands y vinrent avec une sûreté entière : on ne vit 
pas un soldat suédois dans la foire; on eût dit que Tannée 
du roi de Suède n'était en Saxe que pour veiller k la eo»r 
servation du pays : il commandait dans tout l'électoral avee 
un pouvoir aussi absolu, et une tranquillité aussi profondé 
que dans Stockholm. 

Le roi Auguste , errant dans la Pologne , privé à la fois 
de son royaume et de son électorat , écrivit enfin une lettre 
de.^^main à Charles XII pour lui demander la paix: il 
cnargea en secret le baron d'Imhof d'aller porter la lettre, 
conjointement avec M. Fingsten, référendaire du^ conseil 
privé; il leur donna à tous deux ses plefnTpouvoirs, et son 
k/* ii>. blanc signé: „ Allez, leur dit-il ea propres mots, tÂchei de 
„m'obtënir des conditions raisoniiables et chrétiennes»'' 
Il était réduit à la nécessité de cacher ses démarches pour la 



/ 



D£ CHARLES XII. 85 

paix, et de ne recourir à la mëdiatioa d'aucun prince; car 
étant alors en Pologne à la merci des Moscovites, il craignait 
avec raison que le dangereui allié qu'il abandonnait ne se 
vengeât sur lui de sa soumission au vainqueur. I Ses deux 
plénipotentiaires arrivèrent de nuit au camp deCnarles XII : 
ils eurent une audience secrète. Le roi lut la lettre: 
„ Messieurs , dit-il aux plénipotentiaires, vous aurez dans 
,,un moment ma réponse.*^ lise retira aussitôt dans son 
>cabinet, et Gt écrire ce qui suit : 

Je coosens de donner la paix an conditions suivantes, anx- 
quelles il ne faut pas s'attendre que je change rien. 

T. 'Que le roi Auguste renonce pour jamais à la couronne de 
Pologne; qu'il reconnaisse Stanislas pour légitime roi; et qu'il 

Îromette de ne jamais songer à remontersur le trône, même après 
a mort de Stanislas. 

II. Qu'il renonce à tous autres traités, et particulièrement & 
ceux qu*il a faits avec la Moscôvie. 

III. Qu'il renvoie avec honneur en mon camp les princes So« 
biesky, et tous les prisonniers quil a pu faire. 

IV. Qu'il me livre tous les déserteurs qui ont passé A son ser- 
vice, et nommément Jean Patku|p et qu'il cesse toute procédure 
contre ceux qui de son service ont passé dans le mien. ^ - 

Il donna ce papier au comte Piper, le chargeant de négo- 
cier le reste avec^ les plénipotentiaires du roi Auguste. Ils 
furent épouvantés de la dureté de ces propositions: ils 
mirent en usage le peu d'art qu'on peut employer quand on 
est sans pouvoir, pour tâcher de fléchir la rigueur du roi de 
Suède, Ils eurent plusieurs conférences avec le comte 
Piper : ce m^stre ne répondit autre chose à toutes leurs 
,, insinuations/ 'sinon, „ Telle est la volonté du roi mon 
,, maître; il ne change jamais ses résolutions. '^ 

Tandis que cette paix se négociait sourdement en Saxe, 
la fortune sembla mettre le roi Auguste en état d'en obtenir 
une plus honorable, et de traiter avec son vainqueur sur un 
pied plus égal. 

Le prince MenzikoflT, généralissime des armées mosco- 
vites, vint avec trente mille hommes le trouver en Pologne, 



M. 



86 HISTOIRE 

dans le temps que non-seulement il ne souhaitait plus ses 
secours, mais que même il les craignait; il avait avec lui 
quelques troupes polonaises et saxonnes, qui faisaient en 
tout six mille hommes. I Environné avec ce petit corps de 
l'armée du prince Menzikoff, il avait tout à redouter en cas 
qu'on découvrît sa négociation : il se voyait en même tçmps 
détrôné par son ennemi , et en danger d'être arrêté prison- 
nier par son allié. Dans cette circonstance délicate, l'ar- 
mée se trouva en présence d'un des généraux suédois, nommé 
Meyerfeld , qui était à la tête de dix mille hommes à Calish, 
près du palatinat de Posnanie. Le prince Menzikoff pressa 
le roi Auguste de donner bataille. Le roi , très-embarrassé, 
différa sous divers prétextes ; car quoique les ennemis fus- 
sent trois fois moins forts que lui , il y avait quatre mille 
Suédois dans l'armée de Meyerfeld , et c'en était assez pour 
^ rendre l'événement douteux. Donner bataille aux Suédois 
U-^r-^ . pendant les négociations, et la perdre, c'était creuser l'a- 
^ btme où il était. Il prit le parti d'envoyer un fiomme de 
confiance au général ennemi, pour lui donner part du se- 
cret de la paix, et l'avertir de se retirer; mais cet avis eut 
un effet tout contraire à ce qu'il en attendait : le général 
Meyerfeld crut qu'on lui tendait un piège pour l'intimider, 
et sur cela seul il se résolut à risquer le combat. 

Les Russes vainquirent ce jour-là les Suédois en bataille 
rangée pour la première fois. Cette victoire , que le ro| 
Auguste remporta presque malgré lui, fut complète: il 
entra triomphant , au milieu de sa mauvaise fortune , dans 
Varsovie, autrefois sa capitale, ville alors démantelée et 
ruinée , prête à recevoir le vainqueur quel qu'il fût, et à re- 
connaître le plus fort pour son roi./ Il fut tenté de saisir ce 
moment de prospérité , et d'aller attaquer en Saxe le roi de 
Suède avec l'armée moscovite: mais ayant réfléchi que 
Charles XII était à la tête d'une armée suédoise jusqu'alors 
invincible; que les Russes l'abandonneraient au premier 
bruit de son traité commencé; que la Saxe, son pays héré- 



Q 






\ 



DE GHARtES XII. 8T 

ditaire, déjà épuisée d'argent et d'hommes , 'serait ravagée 
également par les Suédois et par les Moscovites; que l'Em- 
pire , occupé de la guerre contre la France , ne pouvait le 
secourir; qu'il demeurerait sans États, sans argent, sans 
amis , il conçut qu'il fallait fléchir sous la loi qu'imposait le 
roi de Suède. Cette loi ne devint que plus dure quand 
Charles eut appris que le roi Auguste avait attaqué ses 
troupes pendant la^ négociation. Sa colère, et le plaisir 
d'humilier drvantage un ennemi qui venait de le vaincre, le 
rendirent plus inflexible sur tous les articles du traité. Ainsi 
la victoire du roi Auguste ne servit qu'à rendre sa sittiation 
plus malheureuse; ce qui peut-être n'était jamais arrivé 
qu'à lui. 

Il venait de faire chanter le Te Deum dans Varsovie, 
lorsque Fingsten , l'un de ses plénipotentiaires , arriva de 
Saxe avec ce traité de paix qui lui était la couronne. Au- 
guste hésita, mais il signa, et partit pour la Saxe, dans la 
vaine espérance que sa présence pourrait fléchir le roi de 
Suède, et que son ennemi se souviendrait peut-être des an^ 
ciennes alliances de leurs maisons et du sang qui les 
unissait. 

Ces deux princes se virent pour la première fois dans un 
Heu nommé Gutersdorf, au quartier du comte Piper, sans 
aucune cérémonie. Charles XII était en grosses bottes, 
ayant pour cravate un taffetas noir qui lui serrait le cou; 
son habit était, comme à l'ordinaire, d'un gros drap bleu, 
avec des boutons de cuivre doré. Il portait au côté une lon- 
gue épée qui lui avait servi à la bataille de Narva , et sur le 
pommeau de laquelle il s'appuyait souvent. La conversa- 
tion ne roula que sur ses grosses bottes ; Charles XII dit au 
roi Auguste qu'il ne les avait quittées depuis six ans que 
pour se coucher : ces bagatelles furent le seul entretien de 
deux rois , dont Tun 6talt une couronne à l'autre ; Auguste 
surtout parlait avec un air de complaisance et de satis- 
faction, que les princes et les hommes accoutumés aux 



•■f •" 



6B HISTOIRE 

grandes affaires saTeot prendre au milieu des mortiGcatlons 
les plus cruelles. Les deui rois dlnèreut deux fois en- 
semble, Charles XII affecta toujours de donner la droite an 
roi Auguste ; mais , loin de rien relâcher de ses demandes, 
il en fit encore de plus dures. C'était déjà beaucoup qu'un 
souverain fût forcé à livrer un général d'armée, un ministre 
public; c'était un grand abaissement d'être obligé d'envoyer 
à son successeur Stanislas les pierreries et les archives de la 
couronne: mais ce fut le comble à cet abaissement, d'être 
réduit enfin à féliciter de son avènement au trône celui qui 
allait s'y asseoir à sa place. Charles exigea une lettre d'Au- 
guste à Stanislas: le roi détrôné se le fit dire plus d'une 
fois; mais Charles voulait cette lettre, et il fallait l'écrire. 
La voici telle que je l'ai vue depuis peu, copiée fidèlement 
sur l'original, que le roi Stanislas garde encore. 

MOMSIBVR BT Fr}(RB, 

Nous avions jugé qu'il n'était pas nécessaire d'entrer dans un 
commerce particulier de lettres avec votre majesté: cependant, 
pour faire plaisir à sa majesté suédoise, et aGn qu'on ne nous 
impute pas que nous faisons difficulté de satisraire à son désir, 
nous vous félicitons par celle-ci de voire avènement à la couronne, 
et vous souhaitons que vous trouviez dans votre patrie des sujets 
plus fidèles que ceux que nous y avons laissés. Tout le monde 
nous fera la justice de croire que nous n'avons été payés que d'iur 
gratitude pour tous nos bienfaits , et que la plupart de nos sujets 
ne se sont appliqués qu'à avancer notre ruine. Nous souhaitons 
que vous ne soyez pas expôséà de pareils maUieurs, vous reme^ 
tant à la protection de Dieu. 
A Dresde , le 8 avril 1707. 

Votre frère et voisin, Augdstk, roi. 

U fallut qu'Auguste ordonnât lui-même à tous ses offi- 
ciers de magistrature de ne plus le qualifîer de roi de Po- 
logne , et qu'il fit effacer des prières publiques ce titre au- 
quel il renonçait. Il eut moins de peine à élargir les So- 
biesky : ces princes au sortir de leur prison refusèrent de le 
voir; mais le sacrifice de Patkul fut ce qui dut lui coûter 
davantage: d'un côté le czar le redemandait hautement 



I ■ 



DE CHARLES XII. 89 

comme sou ambassadeur; de Tautre le roi de Suède exigeait 
en menaçant qu'on le lui liYràU Patkul était alors enfermé 
dans le château de Kœnigstein en Saxe. Le roi Auguste 
crut pouvoir satisfaire Charles Xtl et son honneur en même 
temps: il envoya des gardes pour livrer ce malheureux aux 
troupes suédoises; mais auparavant il envoya au gouver- 
neur de Kœnigstein un ordre secret de laisser échapper son 
prisonnier. La mauvaise fortune de Paikul l'emporta sur 
le soin qu'an prenait de le sauver. Le genverneur sachant 
que Patkul était très-riche, voulut lui faire acheter sa li- 
berté. Le prisonnier, comptant. encore sur le droit des gens, 
et informé des intentions du roi Auguste, refusa de payer ce 
qu'il pensait devoir obtenir pour rien- Pendant cet inter- 
valle les gardes commandés pour saisir le prisonnier arrivè- 
rent, et le livrèrent immédiatement à quatre capitaines sué-» 
dois , qui l'emmenèrent d'abord au quartier général d'Altr- 
ranstad , où il demeura trois mois attaché à un poteau avec , 
une grosse chaîne de fer ; djjàjl ftit conduit à Casimir. ;^«^^«w/ 

Charles XII oubliant que Patkul était ambassadeur du 
czar , et se souvenant seulement qu'il était né son sujet, or- 
donna au conseil de guerre de le juger avec la dernière ri- 
gueur, n fut condamné à être rompu vif et à être mis en 
quartiers. Un chapelain vint lui annoncer qu'il fallait mou- 
rir, sans lui appr^g^^e le genre du supplice. Àlo^ cet ^^SisnCjf.f^ 
homme qui avait i^^Tla mort dans tant de batailles, se ^ 

trouvant seul avec un prêtre, et son courage n'étant plus 
soutenu par la gloire ni par la colère , sources de l'intrépi- 
dité des hommes , répandit amèrement des larmes dans le 

. sjgin du chapelain. Il était fiancé avec une dame saxonne 
nommée Mme. d'Einsiedel, qui avait de la naissance, du 
mérite et de la beauté, et qu'il avait compté d'épouser à peu 
près, dans le temps même qu'on le livra au supplice./ Il re- 
commanda an chapelain d'aller la trouver pour la consoler, 
et de l'assurer qu'il mourait plein de tendresse pour elle^ 

f Quand on l'eut conduit au lieu du supplice, et qu'il vit les 



80 HISTOIRE 

roues et les pieux dressés, Il tomba dans des convulsions 
de frayeur, et se rejeta dans les bras du ministre, qui Tem- 
brassa en le couvrant de son manteau et en pleurant. Alors 
un officier suédois lut à haute voix un papier dans lequel 
étaient ces paroles: 

„ On fait savoir que l'ordre très-exprès de sa majesté, 

„ notre seigneur très-clément, est que cet homme, qui est 

„ traître à la patrie , soit roué et écartelé pour réparation de 

,,ses crimes et pour l'exemple des autres. Que chacun^e 

/^ A / „ donne de garde de la trahison, et serve son roi fidèle- 

/ ^^y^^ment!** A ces mots de „ prince très-clément:^* „Quelle 

y, clémence ! '* dit Patkul ; et à ceux de y , traître à la patrie : *' 

„HéIas! dit-il, je l'ai trop bien servie.'* Il reçut seize 

coups, et souffrit le supplice le plus long et le plus affreux 

C'mX .,i..iKM. qu'on puisse imagJ Der. Ainsi périt l'infortuné JeanRegi- 

nold Patkul, ambassadeur et général de l'empereur de 

Russie. 

Ceux qui ne voyaient en lui qu'un sujet révolté contre 
son roi disaient qu'il avait mérité la mort; ceux qui le re- 
gardaient comme un Livonien , né dans une province la- 
quelle avait des privilèges à défendre , et qui se souvenaient 
qu'il n'était sorti de la Livonie que pour en avoir soutenu 
les droits, l'appelaient le martyr delà liberté de son pays: 
tous convenaient d'ailleurs que le titre d'ambassadeur du 
czar devait rendre sa personne sacréei£.e seul roi de Suède, 
élevé dans les principes du despotisme, crut n'avoir fait 
qu'un acte de justice, tandis que toute l'Europe condamnait 
sa cruauté. 

Ses membres coupés en quartiers restèrent exposés sur 
des poteaux jusqu'en 1713 , qu'Auguste , étant remonté sur 
son trône ,, fit rassembler ces témoignages de la nécessité où 
il avait été réduit à Altranstad : on les lui apporta à Varsovie 
dans une cassette, en présence de Buzenval, envoyé de 
France. / Le roi de Pologne montrant la cassette à ce minis* 
tre: Voilà, lui dit-il simplement, tes membres de Patkul ; 



'.i 



DE CHARLES XII. 91 

sans rien ajouter pour blâmer on pour plaindre sa mémoire, 
et sans que personne de ceux qui étaient présents osât parler 

sur un sujet si délicat et si triste. 

Environ ce temps-là un Livonien nommé Paikel, officier 
dans les troupes saxonnes , fait prisonnier les armes à la 
main, venait d*ètre jugé à mort à Stockholm par arrêt du 
sénat; mais il n'avait été condamné qu'à perdre la tète. 
Cette différence de supplices dans le même cas faisait trop 
voir que Charles, en faisant périr Patkul d'une mort si 
cruelle , avait plus songé à se venger qu'à punir'S Bnoi qu'il 
en soit, Paikel, après sa condamnation, fit 'proposer au 
sénat de donner au roi le secret de faire de Tor, si on vou- 
lait lui pardonner: il fît faire l'expérience de son secret 
dans la prison , en présence du colonel Hamilton et des 
magistrats de la ville; et soit qu'il eût en effet découvert 
quelque art utile , soit qu'il n'eût que celui de tromper ha- 
bilement, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, on porta 
à la monnaie de'Stockholm l'or qui se trouva dans le creuset 
à la fin de l'expérience , et on en fit au sénat un rapport si 
juridique, et qui parut si important, que la reine aïeule de 
Charles ordonna de suspendre l'exécution jusqu'à ce que le 
roi, informé de cette singularité, envoyât ses ordres à Stock- 
holm./ ^^.-/^/ 

Le roi répondit qu'il avait refusé à ses amis la grâce du 
criminel, et qu'il n'accorderait jamais à l'intérêt ce qu'il 
n'avait pas donné à l'amitié. Cette inflexibilité eut quelque 
chose d'héroïque dans un prince qui d'ailleurs croyait le se- 
cret possible. Le roi Auguste, qui en fut informé, dit. 
,, Je ne m'étonne pas que le roi de Suède ait tant d'indiffé- 
,, rgpce pour la pierre philosophale ; il l'a trouvée en SaxeT?' 
Jjjuand le czar eut appris l'étrange paix que le roi Au- 
guste, malgré leurs traités, avait conclue à Altranstad, et 
que Patkul, son ambassadeur plénipotentiaire, avait été 
livré au roi de Suède au mépris des lois des nations, il fit 
éclater ses plaintes dans toutes les cours de l'Europe : il 



^ HISTOIRE 

écrivit à rempereur d'Allemagne, à U reine d'Angleterre, 
aux États généraux des Provinces-Unies: il appelait lA- 
cheté et perfidie la nécessité douloureuse sons laquelle Au- 
guste avait succombé : il coqjura toutes ces puissances d'in- 
terposer leur médiation pour lui faire rendre son ambassa- 
deur, et pour prévenir Tafiront qu'on allait faire en sa per- 
sonne à toutes les t6tes couronnées; il les pressa, par le 
motif de leur honneur, de ne pas s'avilir jusqu'è donner de 
la paix d'Altranstad une garantie que Charles XII leur arra- 
chait en menaçant. Ces lettres n'eurent d'autre effet que 
de mieux faire voir la puissance du roi de SuèdeJ L'empe- 
reur , l'Angleterre et la Hollande avaient -alors h soutenir 
contre la France une guerre ruineuse; ils ne jugèrent pas à 
propos d'irriter Charles ill par le refus de la vaine cérémo- 
nie de la garantie d'un traité, a A l'égard du malheureux 
Patkul , il n'y eut pas une puissance qui interposât ses bons 
offices en sa faveur, et qui ne fit voir combien peu un sujet 
doit compter sur des rois, et combien tout les rois alors 
craignaient celui de Suède.[ 

On proposa dans le condeil du czar d'user de représailles 
envers les officiers suédois prisonniers à Moscou : le ezar ne 
voulut point consentir h une barbarie qui eût eu des suites 
si funestes; il y avait plus de Moscovites prisonniers en 
Suède que de Suédois en Moscovie. 

U chercha une vengeance plus utile. La grande armée 
de son ennemi était en Saxe sans agir. Levenhaupt, gén^ 
rai du roi de Suède, qui était resté en Pologne à la tète d'en- 
viron vingt mille hommes , ne pouvait garder les passages 
dans un pays sans forteresses et plein de factions. Stanislas 
était an camp de Charles XII. L'empereur moscovite saisit 
cette conjoncture, et rentre en Pologne avec plus de soixante 
mille hommes : il les sépare en plusieurs corps , et marche 
avec un camp volant jusqu'à Léopold , où il n'y avait point 
de garnison suédoise. ■ Toutes les villes de Pologne sont à 
celui qui se présente à leurs portes avec des troupes. Il fit 



DE CHARLES XII. 93 

convoquer une assemblée iLéopoId, (elle à pea près que 
celle qui avait détrôné Auguste à Varsovie»; 

La Pologne avait alors deux primats» aussi bien que 
deux rois , l'un de la nomination d'Auguste , l'autre de Sta* 
nislas. Le primat nommé par Auguste convoqua l'assem- 
blée de Léopold, où se rendirent tous ceux que ce prince 
avait abandonnés par la paix d'Altranstad , et ceux que l'ar- 
gent du czar avait gagnés. On proposa d'élire un nouveau 
souverain. Il s'en fallut peu que la Pologne n'eût alors trois 
rois , sans qu'on eût pu dire quel était le véritable. 

Pendant les conférences de Léopold, le czar, lié d'in- 
térêt avec l'empereur d'Allemagne, par la crainte. commune 
où ils étaient du roi de Suède , obtint secrètenenA qu'on lui 
envoyât beaucoup d'officiers allemands. Ceux-ci venaient 
de jour en jour augmenter considérablement ses forces , en 
apportant avec eux la discipline et l'expérience. 11 les enga- 
geait à son service par des libéralités; et, pour mieuar. en- 
courager ses propres troupes, il donna son portrait enricbi 
de diamants aux officiers généraux et aux colonels qui 
avaient combattu à la bataille de Calish ; les officiers subal- 
ternes eurent des médailles d'or; les simples soldats en eu- 
rent d'argent. Ces monuments de la victoire de Calisb 
furent tous frappés dans sa nouvelle ville de Pétersbourg» 
où les arts fleurissaient àmesure qu'il apprenait à ses 
troupes à connaître l'é^luiation et la gloircy^ 

La confusion, la multiplicité des faciions, les ravages 
continuels en Pologne, empêchèrent la diète de Léopold de 
prendre aucune résolution. Le czar la fît transférer à Lu- 
blin. Le changement de lieu ne diminua rien des troubles 
et de l'incertitude où tout le monde était: FassembLée se 
contenta de ne reconnaître ni Auguste, qui avait abdiqué, 
ni Stanislas, élu malgré eux; mais ils ne furent ni assec 
unis ni assez hardis pour nommer un roi. Fendant ces éé- 
libérations inutiles le parti des princes Sapieha , odni d'9- 
ginsky, ceux qui tenaient en secret pour le roi Auguste, les 



ê' 



94 HISTOIRE 

nouveaux sujets de Stanislas, se faisaient tous la guerre, 
pillaient les terres les uns des autres, et achevaient la ruine 
de leur pays. Les troupes suédoises, commandées par 
Levenhaupt, dont une partie était en Livonie, une autre 
en Lithuanie, une autre en Pologne, cherchaient toutes 
ies troupes moscovites : elles brûlaient tout ce qui était en- 
nemi de Stanislas. Les Russes ruinaient également amis 
et ennemis; on ne voyait que des villes en cendres, et des 
troupes errantes de Polonais dépouillés de tout, qui dé- 
testaient (également et leurs deux rois, et Charles XII, et 
le czar. 

Le toi Stanislas partit d'Altranstad avec le général Ren^ 
schild, seize régiments suédois, et beaucoup d'argent, pour 
apaiofious ces troubles en Pologne, et se faire reconnaître 
pais'imement. I II fut reconnu partout où il passa: la dis- 
cipline de ses troupes , qui faisait mieux sentir la barbarie 
des Moscovites, lui gagna les esprits; son extrême afil^bi- 
lité lui réunit presque toutes les factions à mesure qu'elle 
fut connue ; son argent lui donna la plus grande partie de 
l'armée de la couronne. Le czar, craignant de manquer 
de vivres dans un pays que ses troupes avaient désolé, se 
retira en Lithuanie, où était le rendez-vous de ses corps 
d'armée , et où il devait établir des magasins. Cette re- ' 
traite laissa le roi Stanislas paisible souverain de presque 
toute la Pologne. 

Le seul qui le troublât alors dans ses États était le comte 
Siniawski, grand général de la couronne, delà nomination 
du roi Auguste. Cet homme, qui avait d'assez grands ta- 
lents et beaucoup d'ambition, était à la tète d'un tiers parti, 
il ne reconnaissait ni Auguste ni Stanislas; et après avoir 
tout tenté pour se faire élire lui-même, il se contentait d'être 
chef de parti , ne pouvant pas être roi. Les troupes de la 
couronne , qui étaient demeurées sous ses ordres , n'avaient 
guère d'autre solde que la liberté de piller impunément leur 
propre pays. Tous ceux qui craignaient ces brigandages 



DE GUABLES XII. 05 

OU qui en souffraient se donnèrent bientôt à Stanislas , dont 
la puissance s'affermissait de jour en jour.^ 

Le roi de Suède recevait alors dans son camp d'ÀItran- 
stad les ambassadeurs de presque tous les princes de la 
chrétienté. Les uns venaient le supplier de quitter les ter- 
res de l'Empire; les autres eussent bien voulu qu'il eût 
tourné ses armes contre l'empereur; le bruit s'était même 
répandu partout qu'il devait se joindre à la France pour ac- 
cabler la maison d'Autriche. Parmi tous ces ambassadeurs 
vint le fameux Jean, duc deMarlborough, de la part d'Anne, 
reine de la Grande-Bretagne. Cet homme , qui n'a jamais 
assiégé de ville qu'il n'ait prise , ni donné de bataille qu'il 
n'ait gagnée , était à Saint-James un adroit courtisan , dans • , /*/v i h 
le parlement un chef de parti , dans les pays étrangers le " * 
plus habile négociateur de son siècle. U avait fait autant 
de mal à la France par son esprit que par ses armes. On a 
entendu dire au secrétaire des États généraux, M. Fagel, 
homme d'un très-grand mérite, que plus d'une fois les 
États généraux ayant résolu de. s'opposer à ce que le duc 
de Mariborough devait leur proposer, le duc arrivait , leur 
parlait en français , langue dans laquelle il s'exprimait très- 
mal, et les persuadait tous: c'est ce que le lord Boling- 
broke m'a confirmé. 

U soutenait avec le prince Eugène , compagnon de ses 
victoires, et avecHeinsius, grand pensionnaire de Hollande, 
tout le poids des entreprises des alliés contre la France. 
Il savait que Charles était aigri contre l'Empire et contre 
l'empereur, qu'il était sollicité secrètement par les Fran- 
çais, et que si ce conquérant embrassait le parti de 
Louis XIY les alliés seraient opprimés. 

Il est vrai que Charles avait donrié sa parole de ne se 
mêler en rien de la guerre de Louis XIY contre les alliés ; 
mais le duc de Mariborough ne croyait pas qu'il y eût un 
prince assez esclave de sa parole pour ne la pas sacrifier à ^;:. 
sa grandeur et à son intérêt. II partit donc de la Haie dans ^ 



96 HISTOIRE 

le dessein d'aller sonder les intentions da roi de Suède. M. 
Fabrice , qui était alors auprès de Charles XII , m'a assuré ^ 
que le duc de Marlborough , en arrivant , s^adressa secrè- <-^ 
tement, non pa<i> au comte Piper, premier ministre , mais 
au baron deGôrtz, qui commençait à partager avec Piper 
la confiance du roi: il arriva même dans le carrosse de ee 
baron au quartier de Charles XII , et il y eut des froideurs 
marquées entre lui et le chancelier Piper. Présenté ensuite 
par Piper, avec Robinson , ministre d'Angleterre , il parla 
au roi en français: il lui dit qu'il s'estimerait heureux de 
pouvoir apprendre sous ses-ordres ce qu'il ignorait de l'art 
de la guerre. Le roi ne répondit i ee compliment par au- 
cune civilité , et parut oublier que c'était Marlborough qui 
lui pailait. Je sais même qu'il trouva que ce grand homme 
était vêtu d'une manière trop recherchée , et avait l'air trop 
peu guerrier. La conversation fut fatigante et générale, 
Charles XII s'exprimant en suédois , et Robinson servant 
d'interprète. Marlborough , qui ne se hâtait jamais de faire 
ses propositions , et qui avait , par une longue habitude, 
acquis l'art de démêler les hommes , et de pénétrer les rap- 
ports qui sont entre teors^ plus secrètes pensées , leurs a^. 
tions, leurs gestes, leurs discours, étudia attentivement 
le roi.| En lu parlant de guerre en général , il crut aper- 
cevoir dans Charles XII une aversion naturelle poxir la 
France ; il remarqua qu'il se plaisait à parler des conquêtes 
des alliés. Il lui prononça le nom du czar, et vit que les 
yeux du roi s'allumaient toujours à ce nom , malgré la mo- 
dération de cette conférence: il aperçut de plus sur une 
table une carte de Moscovie. Il ne lui en fallut pas davan- 
tage pour juger que le véritable dessein du roi de Suède et sa 
seule ambition étaient de détrôner le czar après le roi de 
Pologne. Il comprit que si ce prince restait en Saxe, c'était 
pour imposer quelques conditions un peu dures à l'empe- 
reur d'Allemagne. Il savait bien que l'empereur ne résis- 
terait pas , et qu'ainsi les affaires se termineraient aisément. 



DE CHARLES XIL 97 

Il laissa Charles XII à son penchant naturel ; et , satisfait 
de l'avoir pénétré , il ne lui fît aucune proposition. Ces par- 
ticularités m'ont été confirmées par madame^a duchesse de 
Marlborough, sa veuve, encore vivante ^v 

Comme peu de négociations s'achèvent sans argent, et 
qu'on voit quelquefois des ministres qui vendent la haine 
ou la faveur de leur maître, on ciut dans toute l'Europe 
que le duc de Marlborough n'avait réussi auprès du roi de 
Suède qu'en donnant à propos une grosse somme au comte 
Piper; et la mémoire de ce Suédois en est restée flétrie jus- 
qu'aujourd'hui. Pour moi , qui ai remonté autant qu'il m'a 
été possible à la source de ce bruit, j'ai su que Piper avait 
reçu un présent médiocre de l'empereur par les mains du 
comte de Wratislau , avec le consentement du roi son maî- 
tre, et rien du duc de Marlborough. Il est certain que 
Charles était inflexible dans le dessein d'aller détrôner l'em- 
pereur des Russes, qu'il ne recevait alors conseil de per- 
sonne, et qu'il n'avait pas besoin des avis du comte Piper 
pour prendre de Pierre Alexiovvitz une vengeance qu'il cher- 
chait depuis si longtemps. 

Enfin ce qui achève de justifier ce ministre, c'est l'hon- 
neur rendu longtemps après à sa mémoire par Charles XII, 
qui , ayant appris que Piper était mort en Russie , fit trans- 
porter son corps à Stockholm, et lui ordonna à ses dépens 
des obsèques magnifiques.J^ Y».*"/ 

Le roi, qui n'avait point encore éprouvé de revers, ni 
même de retardement dans ses succès , croyait qu'une an- 
née lui suffirait pour détrôner le czar, et qu'il pourrait en- 
suite revenir sur ses pas s'ériger en arbitre de l'Europe; 
mais il voulait auparavant humilier l'empereur d'Alle- 
magne. , 

Le baron de Stralheim, envoyé de Suède à Vienne, avait 
eu dans un repas une querelle avec le comte de Zobor, cham- 

* L'auteur écrivait en 1727. Oo voit par d'autres dates que 
l'ouvrage a élé retouché depuis à plusieurs reprises. 
Charles XJi. 7 



P8 HISTOIRE 

bellaD de l'empereur : celui-ci ayant refusé de boiro h la 
santé de Charles XII, et ayant dit durement que ce prince 
en usait trop mal avec son maître, Stralheim lui avait donne 
un démenti et un soufflet, et avait osé , après cette insulte, 
demander réparation à la cour impériale/ La crainte de dé- 
plaire au roi de Suède avait forcé l'empereur à bannir son 
sujet, qu'il devait venger. Charles XII ne fut pas satis- 
fait ; il voulut qu'on li# livrât le comte de Zobor. LaÛQxié 
de la cour de Vienne fut obligée de fléchir; on mit le comte 
entre les mains du roi , qui le renvoya après l'avoir gardé 
quelque temps prisonnier à Sletîn. 

Il demanda de plus, contre toutes les lois des nations, 
qu'on lui livrât quinze cents malheureux Moscovites , qui, 
ayant échappé à ses armes, avaient fui jusque sur les terres 
de l'Empire. Il fallut encore que la cour de Vienne consen- 
tit à cette étrange demande; et si l'envoyé moscovite à 
Vienne n'avait adroitement fait évader ces malheureux par 
divers chemins , ils étaient tous livrés à leurs ennemis. 

La troisième et la dernière de ses demandes fut la plus 
forte. Il se déclara le protecteur des sujets protestants de 
l'empereur en Silésie, province appartenant à la maison 
d'Autriche, non à l'Empire. Il voulut que l'empereur leur 
accordât des libertés et des privilèges , établis à la vérité par 
les traités de Vestphalie, mais éteints, ou du moins éludés, 
par ceux de Rysvïck. L'empereur, qui ne cherchait qu'à 
éloigner un voisin si dangereux, plia encore, et accorda 
tout ce qu'on voulut. Les luthériens de Silésie curent plus 
de cent églises , que les catholiques furent obligés de leur 
céder par ce traité ; mais beaucoup de ces concessions, que 
leur assurait la fortune du roi de Suède , leur furent ravies 
dès qu'il ne fut plus en état d'imposer des lois. 

L'empereur qui fit ces concessions forcées, et qui plia 
en tout sous la volonté de Charles XII, s'appelait Joseph ; 
il était fils aîné de Léopold, et frère de Charles VI, qui lui 
succéda depuis. L'internonce du pape, qui résidait alors 



DE CHARLES XII. 09 

auprès de Joseph , lui fît des reproches fort vifs de ce qu'un 
empereur catholique comme lui avait fait céder l'intérêt de 
sa propre religion à ceux des hérétiques. ,,yous êtes bien 
„ heureux, lui répondit l'empereur en riant, que le roi de 
,, Suède ne m'ait pas proposé de me faire luthérien ; car, s'il 
,, l'avait voulu, je ne sais pas ce que j'aurais fait. '* 

Le comte de Wratislau, son ambassadeur auprès de 
Charles XIT, apporta à Leipsick le traité en faveur des Silé- 
siens, signé de la main de son maître. Alors Charles dit 
qu'il était le meilleur ami de l'empereur; cependant il ne 
sut pas sans dépit que Rome l'eût traversé autant qu'elle l'a- 
vait pu. Il regardait avec mépris la faiblesse de cette cour, 
qui, ayant aujourd'hui la moitié de l'Europe pour ennemie 
irréconciliable, est toujours en défiance de l'autre, et ne 
soutient son crédit que par l'habileté des négociations ; ce-* 
pendant il songeait à se venger d'elle. Il dit au comte de 
Wratislau que les Suédois avaient autrefois subjugué Rome, 
et qu'ils n'avaient pas dégénéré comme elle. Il fit avertir le 
pape qu'il lui redemanderait un jour les effets que la reine 
Christine avait laissés àRome. On ne sait jusqu'où ce jeune 
conquérant eût porté ses ressentiments et ses armes, si la 
fortune eût secondé ses desseins. Rien ne lui paraissait 
alors impossible: il avait même envoyé secrètement plu- 
sieurs officiers en Asie, et jusque dans l'Egypte , pour lever 
le plan des villes, et l'informer des forces de ces États. II 
est certain que, si quelqu'un eût pu renverser l'empire des 
Persans et des Turcs, et passer ensuite en Italie, c'était 
Charles XII. 11 était aussi jeune qu'Alexandre , aussi guer- 
rier, aussi entreprenant, plus infatigable, plus robuste, 
et plus tempérant; et les Suédois valaient peut-être mieux 
que les Macédoniens : mais de parei ls projets, qui sont traï- ' ^^ 
tés de divins quand ils réussissent « ne sont regardés que 
comme des chimères quand on est malheureux. 

Enfin, toutes les difficultés étant aplanies, toutes ses 
volontés exécutées , après avoir humilié l'eniperenr, donné 



• • • •:• îv 



100 HISTOIRE 

la lo! dans TEinpire, avoir protégé sa religion luthérienne 
au milieu des catlioliques, détrôné un roi, couronné un 
autre, se voyant la terreur de tous les princes, il se prépara 
à partir. Les délices de la Saxe, où il était resté oisif une 
année y n'avaient en rien adouci sa manière de vivre. II 
montait à cheval trois fois par jour, se levait à quatre heures 
du matin, s^habillait seul, ne buvait point d« vin , ne res- 
tait à table qu'un quart d'heure, exerçait ses troupes tous 
les jours, et ne connaissait d'autre plaisir que celui de faire 
trembler l'Europe. 

Les Suédois ne savaient point encore où le roi voulait les 
mener: on se doutait seulement dans l'armée que Charles 
pourrait aller à Moscou. Il ordonna, quelques jours avant 
son départ, à son grand maréchal des logis, de lui donner 
par écri( la route depuis Leipsick.... il s'arrêta un moment 
à ce mot; et, de peur que le maréchal des logisne pût riexi^ 
deviner de ses proj.ets, il ajouta en riant, jusqu'à toutes les 
capitales de l'Europe. Le maréchal lui apporta une liste 
de toutes ces routes, h la tète desquelles il avait affçcté de y^ 
mettre en grosses lettres , Route de Leipsick à Stockhobn. 
La plupart des Suédoisn^'aspiraient qu'à y retourner; mais 
le roi était bien il^^oOe songer à leur faire revoir leur 
patrie. „ Monsieur le maréchal, dit-il, je vois bien où vous 
,9 voudriez me mener; mais nous ne retournerons pas à 
„ Stockholm sitôt.'* 

L'armée était déjà en marche, et passait auprès de 
Dresde: Charles était à la tète, courant toujours, selon sa 
coutume, deux ou trois cents pas devant ses gardes. On 
le perdit tout d'un coup de vue: quelques officiers s'avan- 
/ cèrcnt à bride abattue, pour savoir où il pouvait être: on 
couru t de t ous côtés ; on ne le trouva point: l'alarme est en 
/ un moment dans toute l'armée : on fait halte; les généraux 

s'assemblent; on était déjà dans la consternation: on ap- 
prit enfin d'un Saxon qui passait ce qu'était devenu le roi. 

L'envie lui avait pris, en passant si près de Dresde, d'al- 



DE CUAKLËS XII. 10 j 

ier rendre une visite au roi Auguste: il était entré à cheval 
dans la ville , suivi de trois ou quatre officiers généraux. 
On leur demanda leur nom à la barrière : Charles dit quMl 
s'appelait Cari, et qu'il était drabam; chacun prit un nom 
supposé. Le comte Flemming, ies^y<mmt^passer dans la 
place, n*ent que le temps de courir'^ayertSr Soîi maître. Tout 
ce qu'on pouvait faire dans une occasion pareille s'était déjà 
présenté à l'idée du ministre : il en parlait à Auguste ; Char- 
les entra tout botté dans la chambre , avant qu'Auguste eût 
eu même le temps de revenir de sa surprise. Il était malade 
alors , et en robe de chambre : il s'habilla en hâte. Char- 
les déjeuna avec lui comme un voyageur qui vient prendre 
congé de son ami; ensuite il voulut voir les fortifications. 
Pendant le peu de temps qu'il employa à les parcourir, un 
Livonien proscrit en Suède , qui servait dans les troupes de 
Saxe, crut que jamais il ne s'offrirait une occasion plus fa-^ 
Yorable d'obtenir sa grâce: il conjura le roi Auguste de la ' 
d'ëmander à Charles, b|en sûr que ce roi ne refuserait pas P'y\x a^ 
cette légère coMéscfëndance à un prince à qui il venait d'ôter ^ ^ ^ 

une couronne, et entre les mains duquel il était dans ce mo- / / ' ^*^ 

ment. Auguste se chargea aisément de cette affaire. Il 
était un peu éloigné du roi de Suède, et s'entretenait avec 
Hord, général suédois. „Je crois, lui dit>il en souriant, 
,, que votre maître ne me refusera pas. — Vous ne le con- 
,, naissez pas, repartit le général Hord; il vous refusera 
,, plutôt ici que partout ailleurs.*' Auguste ne laissa pas , 

de demander au roi, en termes pressants, la grâce du Li- 
vonien : Charles la refusa d'une manière à ne se la pas faire 
demander une seconde fois. Après avoir passé quelques 
heures dans celte étrange visite, il embrassa le roi Auguste, 
et partit. 11 trouva, en rejoignant son armée, tous ses gé- 
néraux encore en alarmes: ils lui dirent qu'ils comptaient 
assiéger Dresde , en cas qu'on eût retenu sa majesté prison- 
nière. Bon! dit le roi, on n'oserait. Le lendemain, sur 
Id nouvelle qu'on reçut que le roi Auguste tenait conseil ex- 

• • • • 



i i-n'i 



102 HISTOIRE 

traordinaire è Dresde, ^Yous verrez, dit le baron de Slral- 
„ heim , qu'ils délibèrent sar ce qa'ils devaient faire hier. *^ 
À quelques jours de là , Renschild étant venu trouver le roi, 
loi parla avec étonnement de ce voyage de Dresde. ,, Je me 
,,suis fié, dit Charles, sur ma bonne fortune: j*ai vu ce- 
,, pendant un moment qui u*étaitpasbien'de{r''FIemming 
„ n'avait nulle envie que je sortisse de Dresde sitôt. *^ 



LIVRE IV. 

Charles victorieux quitte la Saxe; poursuit le czar; s*enfonce 
dans l'Ukraine- Ses pertes. Sa blessure. Bataille de Pultava. 
Suite de cette bataille. Charles réduit à fuir en Turquie. Sa 
réception en Bessarabie. 

Charles partit enfin de Saxe en septembre 1707, suivi 
d'une armée de quarante-trois mille hommes, autrefois 
couverte de fer, et alors brillante d'or et d'argent, et enri- 
chie des dépouilles de la Pologne et de la Saxe ; chaque sol- 
dat emportait avec lui cinquante écus d'argent comptant; 
non-seulement tous les régiments étaient complets, mais il 
y avait dans chaque compagnie plusieurs surnuméraires. 
Outre cette armée, le comte Levenhaupt, l'un de ses meil- 
leurs généraux, l'attendait en Pologne avec vingt mille 
hommes; il avait encore une autre armée de quinze mille 
hommes en Finlande, et de nouvelles recrues lui venaient 
de Suède. Avec toutes ces forces on ne douta pas qu'il ne 
dût détrôner le czar. 

Cet empereur était alors en Lithuanie, occupé à ranimer 
un parti auquel le roi Auguste semblait avoir renoncé : ses 
troupes, divisées en plusieurs corps, fuyaient de tous cô- 
tés au premier bruit de l'approche du roi de Suède : il avait 
recommandé lui-même à tous ses généraux de ne jamais at- 
tendre ce conquérant avec des forces inégales; et il était 
bien obéi. 

Le roi de Suède, au milieu de sa marche victorieuse. 






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DE CHARLES XII. 103 

reçut un ambassadeur de la part des Turcs. L'ambassa- 
deur eut son audience au quartier du comte Piper; c'était 
toujours chez ce ministre' que se faisaient les cérémonies 
d'éclat: il soutenait la dignité de son maître par des dehors 
qui avaient alors un peu de magnificence; et le roi, tou- 
jours plus mal logé, plus mal servi, et plus simplement 
vêtu que le moindre officier de son armée, disait que son 
palais était le quartier de Piper. L'ambassadeur turc pré- 
senta à Charles cent soldats suédois qui , ayant été pris par 
desCalmouks^ et vendus en Turquie, avaient été racheté? 
par le grand-seigneur , et que cet empereur envoyait au roi 
comme le présent le plus agréable qu'il pût lui faire; non 
que la fierté ottomane prétendit rendre hommage à la gloire 
de Charles XII, mais parce que le sultan, ennemi naturel 
des empereurs deMoscovie et d'Allemagne, voulait se for* 
tifier contre eux de l'amitié de la Suède et de l'alliance de la 
Pologne. L'ambassadeur complimenta Stanislas sur son 
avènement: ainsi ce roi fut reconnu en peu de temps par 
l'Allemagne, la France, l'Angleterre, l'Espagne, et la 
Turquie : [il n'y eut que le pape qui voulut attendre pour le 
reconnaître que le temps eût affermi sur sa tète cette cou- 
ronne qu'une disgrâce pouvait faire tomber. 

^A peine Charles eut-il 'donné audience à l'ambassadeur 
de la Porte ottomane, qu'il courut chercher les Moscovites. 
Les troupes du czar étaient sorties de Pologne , et y étaient 
rentrées plus de vingt fois pendant le coun de la guerre : ce 
pays , ouvert de toutes parts , n'ayant pomt de places fortes 
qui coupent la retraite d'une armée, laissait aux Russes la 
liberté de reparaître souvent au même endroit où ils avaient 
été battus , et même de pénétrer dans le pays aussi avant 
que le vainqueur. Pendant le séjour de Charles en Saxe, le 
czar s'était avancé jusqu'à Léopold , à l'extrémité méridio- 
nale de la Pologne : il était alors vers le nord, à Grodno en 
Lithuanie , à cent lieues de Léopold. 

Charles laissa en Pologne Stanislas, qui, assisté de dix 



j j 






101 SISTOIBK 

mille Suédois et de ses nouveaux sujets, avait à con^Brver 
sou nouveau royaume contre les ennemis étrangers et ^do- 
mestiques: pour lui, il se mit à la tète de sa cavalerie, et 
marcha vers Grodno au milieu des glaces , au mois de jan- 
vier 1708. 

Il avait déjà passé le Niémen à deux lieues de la ville , et 
le czar ne savait encore rien de sa marche. À la première 
nouvelle que les Suédois arrivent, le czar sort par la porte 
du nord , et Charles entre par celle qui est au midi. Le roi 
n'avait avec lui que six cents gardes ; le reste n'avait pu le 
suivre. Le czar fuyait avec plus de deux mille hommes, 
dans Topinion que toute une armée entrait dans Grodno. Il 
apprend le jour même par un transfuge polonais qu'il n'a 
quitté la place qu'à six cents hommes , et que le gros de 
l'armée ennemie était encore éloigné de plus de cinq lieues: 
Il ne perd point de temps ; il détache quinze cents chevaux 
de sa troupe à l'entrée de la nuit, pour aller surprendre le 
roi de Suède dans la ville. Les quinze cents Moscovites ar- 
rivèrent à la faveur de l'obscurité jusqu'à la première garde 
suédoise sans être reconnus. Trente hommes composaient 
cette garde ; ils soutinrent seuls un demi-quart d'heure l'ef- 
fort des quinze cents hommes. Le roi , qui était à l'autre 
bout de la ville, accourut bientôt avec le reste de ses six 
cents gardes ; les Russes s'enfuirent avec précipitation. Son 
armée ne fut pas longtemps sans le joindre, ni lui sans pour- 
suivre l'ennemi. Tous les corps moscovites répandus dans 
la Lithuanie se retiraient en hâte du côté de l'orient, dans le 
palatinat de Minski^ près des frontières de la Moscovie , ou 
était leur rendez-vous. Les Suédois, que le roi partagea 
aussi en divers corps, ne cessèrent de les suivre pendant 
plus de trente lieues de chemin ; ceux qui fuyaient , et ceux 
qui poursuivaient, faisaient des marches forcées presque 
tous les jours , quoiqu'on fût au milieu de l'hiver. Il y avait 
déjà longtemps que toutes les saisons étalent devenues éga- 
les pour les soldats de Charles et pour ceux du czar: la seule 









* r * • • *• 



DE CHARLES XII. 105 

terreur qu'inspirait le nom du roi Charles mettait alors de la 
différence entre les Russes et les Suédois. 

Depuis Grodno jusqu'au Borysthène, en tirant vers 
l'orient, ce sont des marais, des déserts, des forêts im-< 
menses; dans les endroits qui sont cultivés on ne trouve 
point de vivres; les paysans enfouissent dans la terre tous 
les grains, et tout ce qui peut s'y conserver: il faut sonder 
la terre avec de grandes perches ferrées, pour découvrir ces 
magasins souterrains. Les Moscovites et les Suédois se ser^ 
virent tour à tour de ces provisions; mais on n'en trouvait 
pas toujours, et elles n'étaient pas suffisantes. 

Le roi d« Suède, qui avait prévu ces extrémités, avait 
fait apporter du biscuit pour la subsistance de son armée : 
rien ne l'arrêtait dans sa marche. Après qu'il eut traversé 
la forêt de Minski, où il fallut abattre à tout moment des ar- 
bres pour faire un chemin à ses troupes et à son bagage , il 
se trouva, le 25 juin 1708, devant la rivière de Bérézine, 
vis-à-vis Borislou. 

Le czar avait rassemblé en cet endroit la plus grande 
partie de ses forces; il y était avantageusement retranché: 
son dessein était d'empêcher les Suédois de passer la ri- 
vière. Charles posta quelques régiments sur le bord de la 
Bérézine, à l'opposite de Borislou, comme s'il avait voulu 
tenter le passage à la vue de l'ennemi. Dans le même temps 
il remonte avec son armée trois lieues au-delà vers la source 
de la rivière; il y fait jeter un pont, passe sur le ventre à un 
corps de trois mille hommes qui défendait ce poste , et mar- 
che à l'armée ennemie sans s'arrêter. Les Russes ne l'at- 
tendirent pas; ils décampèrent, et se retirèrent vers le Bo- 
rysthène, gâtant tous les chemins, et détruisant tout sur 
leur route , pour retarder au moins les Suédois. 

Charles surmonta tous les obstacles , avançant toujours 
vers le Borysthène. Il rencontra sur son chemin vingt mille 
Moscovites retranchés dans un lieu nommé Hollosin , der- 
rière UD marais , auquel on ne pouvait aborder qu'en pas- 



K'I^W^ 



/ 



106 HISTOIRE 

saDt une rivière. Charles n'attendit pas pour les attaquer 
que le reste de son infanterie fût arrivé; il se jette dans 
Teau à la tète de ses gardes à pied ; il traverse la rivière et le 
marais, ayant souvent de l'eau au-dessus des épaules. Pen- 
dant qu'il allait ainsi aux ennemis, il avait ordonné à sa ca- 
K^^îWVi^ r Valérie défaire le tour du marais pour prendre [les ennemis 
^ ^ en flanc. Les Moscovites , étonnés qu'aucune barrière ne 

pût les défendre, furent enfoncés en même temps par le roi, 
qui les attaquait à pied, et par la cavalerie suédoisjLi. ' 

• 

Cette cavalerie s'étant fait jour à travers les ennemis, 
joignit le roi au milieu du combat; alors il monta à cheval : 
mais quelque temps après il trouva dans la mêlée un jeune 
gentilhomme suédois nommé Gyilenstiern, qu'il aimait 
beaucoup, blessé et hors d'état de marcher; il le força à 
prendre sou cheval, et continua de commander à pied à la 
tôte de son infanterie. De toutes les batailles qu'il avait 
données celle-ci était peut-être la plus glorieuse, celle où 
il avait essuyé les plus grands dangers, et où il avait montré 
le plus d'habileté : on eu conserva la mémoire par une mé- 
daille où on lisait d'un côté: Silvœ, paludes, aggeret, 
hostesy victi; et de l'autre ce vers de Lucain: Fictrices 
copias alium latunu in orbem. 

Les Russes, chassés partout, repassèrent le Borysthène, 
qui sépare la Pologne de leur pays. Charles ne tarda pas à 
les poursuivre ; il passa ce grand fleuve après euxàMohtlou, 
dernière ville de la Pologne, qui appartient tantôt aux Po- 
lonais, tantôt aux czars^ destinée commune aux places 
frontières. 

Le czar, qui vit alors son empire, où il venait de faire 
naître les arts et le commerce, en proie h une guerre ca- 
pable de renverser dans peu tous ses grands desseins, et 
peut-être son trône, songea à parier de paix: il fit ha- 
sarder quelques propositions par un gentilhomme polonais 
qui vint à l'armée de Suède. Charles XII, accoutumé à 



DE CHARLES XIl 107 

n* accorder la paix à ses enDemis que dans leurs capitales, 
répondit: „Jfe traiterai avec le czar à Moscou.** Quand 
on rapporta au czar cette réponse hautaine: ,,Mon frère 
,, Charles, dlt-il, prétend faire toujours TÂlexandre ; mais 
,, je me flatte qu'il ne trouvera pas en moi un Darius/* 

De Mohilou , place on le roi traversa le Borysthène , si 
vous remontez au nord le long de ce fleuve , toujours sur les 
frontières de Pologne et de Moscovie , vous trouvez à trente 
lieues le pays de Smolensko , par où passe la grande route 
qui va de Pologne à Moscou. Le czar fuyait par ce chemin ; 
le roi le suivait à grandes journées. Une partie de l'arrière- 
garde moscovite fut plus d'une fois aux prises avec les dra- 
gons de Tavant-garde suédoise. L'avantage demeurait 
presque toujours à ces derniers; mais ils s'affaiblissaient à 
force de vaincre dans de petits combats qui ne décidaient 
rien, et où ils perdaient toujours du monde. 

Le 22 septembre de cette année, 1708, le roi attaqua au- 
près de Smolensko un corps de dix mille hommes de cava- 
lerie et de six mille Calmouks. 

Ces Calmouks sont des Tartares qui habitent entre le 
royaume d'Âstracan , domaine du czar, et celui de Samar- 
cande, pays des Tartares Usbecks, et patrie de Timur, 
connu sous le nom de Tamerlan. Le pays des Calmouks 
s'étend à l'orient jusqu'aux montagnes qui séparent le Mo- 
gol de l'Asie occidentale r ceux qui habitent vers Âstracân 
sont tributaires du czar : il prétend sur eux un empire ab- 
solu; mais leur vie vagabonde Tempèche d'en être le mattre, 
et fait qu'il se conduit avec eux comme le grand-seigneur 
avec les Arabes , tantôt souffrant leurs brigandages, et tan- / . ) 
tôt les punissant. Il y a toujours dejccs Calmouks dans les ^Jjd:^Si!t 
troupes de Moscovie ; le czar était même parvenu à les dis- 
cipliner comme le reste de ses soldats. 

Le roi fondit sur cette armée n'ayant avec lui que six ré- 
giments de cavalerie et quatre mille fantassins. Il enfonça 
d'abord les Moscovites à la tète de son régiment d'Ostrogo- ^' 



108 



HISTOIRE 




, * ■ 



tic; les ennemis se retirèrent. Le roi avança sur eux par 
des chemins creux et inégaux, où les Calmoul^s étaient 
cachés: ils parurent alors, et se jetèrent entre le régiment 
où le roi combattait et le reste de l'armée suédoise. À l'ins- 
tant et Russes et Calmoulis entourèrent ce régiment, et 
percèrent jusqu'au roi ; ils tuèrent deux aides de camp qui 
combattaient auprès de sa personne.! f Le cheval du roi fut 
tué sous lui: un écuyer lui en présentait un autre; mais 
l'écuyer et le cheval furent percés de coups. Charles com- 
battit à pied, entouré de quelques officiers qui accoururent 
incontinent autour de lui. 

Plusieurs furent pris , blessés ou tués, ou entraînés loin 
du roi par la foule qui se jetait sur eux ; il ne restait que 
cinq hommes auprès de Charles: il avait tué plus de douze 
ennemis de sa main sans avoir reçu une seule blessure , par 
ce bonheur inexprimable qui jusqu'alors l'avait accompagné 
partout, et sur lequel il compta toujours. Enfin un colonel 
nommé Dardof se fait jour à travers des Caimouks avec seu- 
lement une compagnie de son régiment; il arrive à temps 
pour dégager le roi : le reste des Suédois fit main basse sur 
ces Tartares. ^'armée reprit ses rangs: Charles monta h 
cheval; et, tout fatigué qu'il était, il poursuivit les Russes 
pendant deux lieues. 

.^^ Le vainqueur était toujours dans le grand chemin delà 
', capitale de la Moscovie. Il y a deSmolensko, auprès du- 
, , quel se donna ce combat, jusqu'à Moscou , environ cent de 
nos lieues françaises: l'armée n'avait presque plus de vivres. 
On pria fortement le roi d'attendre que le général Leven- 
haupt, qui devait lui en amener avec un renfort de quinze 
mille hommes, vint le joindre. Non-seulement le roi, qui 
rarement prenait conseil, n'écouta point cet avis judicieux, 
mais, au grand étonnement de toute l'armée, il quitta le 
chemiu de Moscou , et fit marcher au midi vers l'Ukraine, 
pays des Cosaques, situé entre la petite Tartarie, la Pologne, 
et la Moscovie. Ce pays a environ cent de nos lieues du 




DE CHARLES XII. i09 

midi au septentrion, et presque autant de Torient au cou- 
chant ; il est partagé en deux parties à peu près égales par le 
Berysthène , qui le traverse en coulant du nord>ouest an 
sud-est; la principale ville est Bathurin, sur la petite ri- 
vière de Sem. La partie la plus septentrionale de l'Ukraine 
est cultivée et riche; la plus méridionale, située près du 
quarante-huitième degré, est un des pays les plus fertiles 
du monde et les plus déserts ; le mauvais gouvernement y 
étouffait le bien que la nature s'efforce de faire aux hommes. 
Les habitants de ces cantons voisins de la petite Tartarie ne 
semaient ni ne plantaient, parce que les Tartares de Bud- 
zfac, ceux de Précop, les Moldaves, tous peuples brigands, 
auraient ravagé leurs moissons.^ 

L'Ukraine a toujours aspir"^ être libre ; mais étant en- 
tourée de la Moscovie, des états du grand-seigneur, et de la j^ 
Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur, etparcon- 4\^ Cyr^ 
séquent un maître, dans Tun de ces trois États. Elle se 
mit d'abord sous la protection de la Pologne , qui la traita 
trop en sujette; elle se donna depuis au Moscovite, qui la 
gouverna en esclave autant qu'il le put. D'abord les Ukrai- 
niens jouirent du privilège d'élire un prince sous le nom de 
général; mais bientôt ils furent dépouillés de ce droit, et 
leur général fut nommé par la cour de Moscou. 

Celui qui remplissait alors cette place était un gentil- 
homme polonais nommé Mazeppa , né dans le palatinat de 
Podolie: il avait été élevé page de Jean-Casimir, et avait 
pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une in- 
trigue qu'il eut dans sa jeunesse avec la femme d'un gentil- 
homme polonais ayant été découverte , le mari le fit lier tout 
nu sur un cheval farouche , et le laissa aller en cet état. Le 
cheval, qui était du pays de l'Ukraine, y retourna, et y porta 
Mazeppa demi-mort de fatigue et de faim. Quelques pay- 
sans le secoururent; il resta longtemps parmi eux, et se 
signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La su- 
périorité de ses lumières lui donna une grande considéra- 



110 HISTOIRE 

tioD parmi les Cosaques: sa réputation s'augmenlaot de 
jour en jour, obligea le czar à le faire prince de rUkraine. 

Un jour , étant à table à Moscou avec le czar , cet em- 
pereur lui proposa de discipliner les Cosaques» et de rendre 
ces peuples plus dépendants. Mazeppa répondit que la si-' 
tuation de l'Ukraine et le génie de cette nation étaient des 
obstacles insurmontables. Le czar, qui commençait à être 
échauffé par le vin , et qui ne commandait pas toujours à sa 
colère , Tappela traître , et le menaça de le faire empaler. 

Mazeppa de retour en Ukraine forma le projet d'une ré- 
volte: l'armée de Suède, qui parut bientôt après sur les 
frontières, lui en facilita les moyens: il prit la résolution 
d*ètre indépendant, et de se former un pui«sant royaume de 
l'Ukraine et des débris de l'empire de Russie. C'était un 
homme courageux, entreprenant, et d'un travail infatigable, 
quoique dans une grande vieillesse. Il se ligua- secrète- 
ment avec le roi de Suède pour hâter la chute du czar, et 
pour en profiter. 

Le roi lui donna rendez-vous auprès de la rivière de 
Desna ; Mazeppa promit de s'y readre avec trente mille hom- 
mes, des muoitioRS de guerre» des provisions débouche, 
et ses trésors, qui étaient immenses. L'armée suédoise 
marcha donc de ce c6té, au grand regret de tous les officiers, 
qui ne savaient rien du traité du roi avec les Cosaques. 
Charles envoya ordre à Levenhaupt de lui amener en dili- 
gence ses troupes et des provisions dans l'Ukraine, où il 
projetait de passer l'hiver, afin que s'étaut assuré de ce pays 
il pût conquérir laMoscovie au priotenips suivant; et cepen- 
dant il s'avança vers la rivière de Desna, qui tombe dans le 
Borysthène à Kiovie. 

Los obstacles qu'on avait trouvés jusqu'alors dans la 
route étaient légers, en comparaison de ceux qu'on rencon- 
tra dans ce nouveau chemin; il fallut traverser une forêt do 
cinquante lieues, pleine de marécages. Le général Lagcr- 
cron , qui marchait devant avec cinq mille hon)mcs et des 



DE CHARLES XII. lU 

pionniers , égara l'armée vers l'orient, à trente lieues de la 
véritable route. Après quatre jours de marche , le roi re- 
connut la faute de Lagercron: on se remit avec peine dans 
le chemin ; mais presque toute l'artillerie et tous les chariots 
restèrent embourbés ou abîmés dans les marais. 

Enfin , après douze jours d'une marche si pénible, pen- 
dant laquelle les Suédois avaient consommé le peu de bis- 
cuit qui leur restait, cette armée, exténuée de lassitude et 
de faim^ arrive sur les bords de la Desna, dans l'endroit 
où Mazeppa avait marqué le rendez-vous ; mais, au lieu d'y 
trouver ce prince, on trouva un corps de Moscovites qui 
avançait vers l'autre bord de la rivière. Le roi fut étonné; 
mais il résolut sur-le-champ de passer la Desna, et d'atta- 
quer les ennemis. Les bords de cette rivière étaient si es- 
carpés qu'on fut obligé de descendre les soldats avec des 
cordes. Ils traversèrent la rivière selon leur manière accou- 
tumée , les uns sur des radeaux faits à la hâte, les autres à 
la nage. Le corps des Moscovites, qui arrivait dans ce 
tcmps-Ià, n'était que de huit mille hommes; il ne résista 
pas longtemps, et cet obstacle fut encore surmonté. 

Charles avançait dans ces pays perdus, incertain de sa 
route et de la fidélité de Mazeppa : ce Cosaque parut enfin, 
mais plutôt comme un fugitif que comme un allié puissant. 
Les Moscovites avaient découvert et prévenu ses desseins. 
Ils étaient venus fondre sur ses Cosaques, qu'ils avaient 
taillés en pièces: ses principaux amis, pris les armes à la 
main, avaient péri au nombre de trente par le supplice de 
la roue; ses villes étaient réduites en cendres, ses trésors, 
pillés, les provisions qu'il préparait au roi de Suède saisies.: 
à peine avait-il pu échapper avec six mille hommes et quel- 
ques chevaux chargés d'or et d'argent. Toutefois il appor- 
tait au roi l'espérance de se soutenir par ses intelligences 
dans ce pays inconnu, et Taffection de tous les Cosaques, 
qui, ejpiragés contre les Russes, arrivaient par troupes au 
camp , et le firent subsister. 




HISTOIRE 

Charles espérait an moins qne son général Levenhanpt 
Viendrait réparer celte mauvaise fortune. Il devait amener 
environ quinze mille Suédois, qui valaient mieux que cent 
mille Cosaques, et apporter des provisions de guerre et 
de bouche. 11 arriva à peu près dans le même état que Ma- 
zeppa. 

II avait déjà passé le Borysthëne an-dessus de Mohilou, 
et s'était avancé vingt de nos lieues au-delà, sur le chemin 
de rUkraine. II amenait au roi un convoi de huit mille cha- 
riots, avec l'argent qu'il avait levé enLithuanie sur sa route. 
Quand il fut vers le bourg de Lesno, près de l'endroit où les 
rivières dePronia et Sossa se joignent pour aller tomber loin 
au-dessous dans le Borysthène , le czar parut à la tète de 
près de quarante mille hommes. 

Le général suédois , qui n'en avait pas seize mille com- 
plets, ne voulut pars se retrancher. Tant de victoires avaient 
donné aux Suédois une si grande conflance , qu'ils ne s'in- 
formaient jamais du nombre de leurs ennemis, mais seule- 
ment du lieu où ils étaient. Levenhaupt marcha donc à eux 
sans balancer, le 7 d'octobre après midi. Dans le premier 
choc les Suédois tuèrent quinze cents Moscovites. La con- 
fusion se mit dans l'armée du czar; on fuyait de jpus côtés. 
L'empereur des Russes vit le moment où il allait être entiè- 
rement défait.^ il sentait que le salut de ses États dépendait 
de cette journée, et qu'il était perdu si Levenhaupt joignait 
le roi de Suède avec une armée victorieuse.' 

Dès qu'il vit que ses troupes commençaient à reculer, i| 
courut à l'arrière-garde, où étaient des Cosaques et des Cal- 
mouks: „Je vous ordonne, leur dit-il, de tirer sur qui- 
,, conque fuira, et de me tuer moi-même, si j'étais assez 
,,lAche pour me retirer. ** De Iq il retourna à l'avant-garde, 
et rallia ses troupes lui-même, aidé du prince Menzikoffet 
du prince Gallitzïn. Levenhaupt, qui avait des ordres pres- 
sants de rejoindre son mattre, aima mieux continuer sa 
marche que recommencer le combat, croyant en avoir 



DE CHARLES XII. 113 

assez fait pour 6ter aux ennemis la résolation de le pour- 
suivre, j^y^j 

Dès^Telendemain à onze heures ie czar l'attaqua au bord 
d'un marais, et étendit son armée pour l'envelopper. Les 
Suédois firent CBcet^itout: on se battit pendant deux heu- 
res avec une cÇÏmatrlie égale. Les Moscovites perdirent 
trois fois plus de monde ; mais aucun ne lâcha pied , et la 
victoire fut indécise. 

A quatre heures le général Bayer amena au czar un ren- 
fort de troupes. La bataille recommença alors pour la troi- 
sième fois avec plus de furie et d'acharnement: elle dora 
jusqu'à la nuit: enfin le nombre l'emporta; les Suédois fu- 
rent rompus, enfoncés, eft poussés jusqu'à leur bagage. 
Levenhaupt rallia ses troupes derrière ses chariots. Les 
Suédois étaient vaincus, mais ils ne s'enfuirent point. Ils 
étaient environ neuf mille hommes, dont aucun ne s'écarta : 
le général les mit en ordre de bataille aussi facilement que 
s'ils n'avaient point été vaincus. Le czar , de l'autre côté, 
passa la nuit sous les armes : il défendit aux officiers, sous' 
peine d'être cassés , et aux soldats , sous peine de mort , de 
s'écarter pour piller. 

Le lendemain encore il commanda au point du jour une 
nouvelle attaque. Levenhaupt s'était retiré à quelques mil- 
les, dans un lieu avantageux, après avoir encloué une par- 
tie de son canon et mis ie feu à ses chariots. 

Les Mosco.vites arrivèrent assez à temps pour empêcher 
tout le|ï;o2v<i(^d'être consumé par les flammes; ils se saisi- 
rent de plus de six mille chariots qu'ils sauvèrent. Le czar, 
qui voulait achever la défaite des Suédois , envoya un de ses 
généraux, nommé Phulg, les attaquer encore pour la cin- 
quième fois: ce général leur offrit une capitulation hono- 
rable. Levenhaupt la refusa, et livra un cinquième combat, 
aussi sanglant que les premiers. De neuf mille soldats qu'il 
avait encore , il en perdit environ la moitié ; l'autre ne put 
être forcée: enfin, la nuit survenant, Levenhaupt, après 

Charles XU, 8 --- 



^ 



114 HISTOIRE 

avoir soateuu cinq combats contre quarante mille hommes, 

passa la Sossa avec environ cinq mille combattants qui loi 

^ restaientJ)CLe czar perdit près de dix mille hommes dans ces 

:^:tJf ^^'^Q combats, où il eut la gloire de vaincre les Snédois; et 

"^/^ Levenhaupt, celle de disputer troisjonrs la victoire, et de 

se retirer sans avoir été forcé dans son dernier poste. Il 

vint donc au camp de son maître avec l'honneur de s'être 

si bien défendu, mais n'amenant avec lui ni munitions ni 

armée. 

Le roi de Suède se trouva ainsi sans provisions et sans 
communication avec la Pologne, entouré d'ennemis, au 
milieu d'un pays où il n'avait guère de ressource que son 
courage. 

Dans cette extrémité le mémorable hiver de 1709, plus 
terrible encore sur ces frontières de l'Europe que nous ne 
l'avons senti en France, détruisit une partie de son armée. 
Charles voulait braver les saisons comme il faisait ses enne- 
mis; il osait faire de longues marches de troupes pendant 
ce froid mortel : ce fut dans une de ces marches que deux 
mille hommes tombèrent morts de froid sous ses yeux. Les 
cavaliers n'avaient plus de bottes, les fantassins étaient sans 
souliers et presque sans habits : ils étaient réduits à se foire 
des chaussures de peaux de bêtes, comme ils pouvaient; 
souvent ils manquaient de pain. On avait été réduit à jeter 
presque tous les canons dans des marais et dans des rivières, 
faute de chevaux pour les traîner. Cette armée, aupara- 
vant si florissante, était réduite à vingt-quatre mille hom- 
mes prêts à mourir de faim. On ne recevait plus de nouvel- 
les de la Suède , et on ne pouvait y en faire tenir. Dans cet 
état un seul officier se plaignit: „Hé quoi! lui dit le roi, 
„vous ennuyez-vous d'être loin de votre femme? Si vous 
„êtes un vrai soldpt, je vous mènerai si loin que vous pour- 
„rez à peine recevoir des nouvelles ^e Suèdeiun<^ fois en 
„troisans.** /' '■' ^^' • -^'^ M 

Le marquis de Brancas, depuis ambassadeur en Suède, 
^/ 



DE CHARLES XII. 115 

m'a conté qu'an soldat osa présenter au roi avec murmure, 
en présence de toute l'armée , un morceau de pain noir et 
moisi, fait d'orge et d'avoine, seule nourriture qu'ils avaient 
alors , et dont ils n'avaient pas même suffisamment. Le 
roi reçut le morceau de pain sans s'émouvoir, le mangea 
tout entier , et dit ensuite froidement au soldat : Il n'est pas 
bon , mais il peut se manger. ** Ce trait , tout petit qu'il 
est, si ce qui augmente le respect et la confiance peut être 
petit, contribua plus que tout le reste à faire supporter à 
l'armée suédoise des extrémités qui eussent été intolérables 
sous tout autre générai. 

Dans cette situation il reçut enfin des nouvelles de Stock- 
holm; elles lui apprirent la mort de la duchesse deHolstein, 
sa sœur , que la petite vérole enleva au mois de décembre 
1708, dans la vingt-septième année de son Âge. C'était 
une princesse aussi douce et aussi compatissante que son 
frère était impérieux dans ses volontés et implacable dans 
ses vengeances. Il avait toujours eu pour elle beaucoup de 
tendresse ; il fut d'autant plus affligé de sa perte , que , com- 
mençant alors à devenir malheureux , il en devenait un peu 
plus sensible. 

II apprit aussi qu'on avait levé des troupes et de l'argent, 
en exécution de ses ordres; mais rien ne pouvait arriver 
jusqu'à son camp, puisque entre lui et Stockholm il y avait 
près de cinq cents lieues à traverser, et des ennemis supé- 
rieurs en nombre à combattre. 

Le czar , aussi agissant que lui , après avoir envoyé de 
nouvelles troupes au secours des confédérés en Pologne, 
réunis contre Stanislas, sous le général Sinîawski, s'a- 
vança bientôt dans l'Ukraine , au milieu de ce rude hiver, 
pour faire tète au roi de Suède : là il continua dans la poli- 
tique d'affaiblir son ennemi par de petits combats; jugeant 
bien que l'armée suédoise périrait entièrement à la longue, 
puisqu'elle ne pouvait être recrutée, kll fallait que le froid 
fût bien excessif, puisque les deuiv^nemls furent con-> 



116 HISTOIRB 

traints de s'accorder uue suspension d'armes. Mais^ dès 
le premier février, on recommença à se battre au milieu 
des glaces et des neiges. 

Après plusieurs petits combats et quelques désavantages, 
le roi vit au mois d'avril qu'il ne lui restait plus que dix-huit 
mille Suédois. Mazeppa seul, ce prince des Cosaques, 
les faisait subsister; sans ce secours l'armée eût péri de 
faim et de misère. Le czar, dans cette conjoncture, fit 
proposer à Mazeppa de rentrer sous sadomination : mais le 
Cosaque fut fidèle à son nouvel allié, soit que le supplice 
affreux de la roue, dont avaient péri ses amis, le fit crain- 
dre pour lui-môme , soit qu'il voulût les venger. 

Charles , avec ses dix-huit mille Suédois, n'avait perdu 
ni le dessein ni l'espérance de pénétrer jusqu'à Moscou. Il 
alla, vers la fin de mai, investir Pul ta va, sur la rivière 
Vorskia , à l'extrémité orientale de l'Ukraine , à treize gran- 
des lieues du Borysthène: ce terrain est celui desZapora- 
viens , le plus étrange peuple qui soit sur la terre. C'est 
un ramas d'anciens Russes, Polonais, etTartares, faisant 
tous profession d'une espèce de christianisme et d'un bri- 
gandage semblable à celui des flibustiers. Ils élisent uo 
chef, qu'ils déposent ou qu'ils égorgent souvent: ils ne 
souffrent point de femmes chez eux, mais ils vont enlever 
tous les enfants à vingt et trente lieues à la ronde , et les 
élèvent dans leurs mœurs. L'été ils sont toujours en cam- 
pagne; l'hiver ils couchent dans des granges spacieuses, 
qui contiennent quatre ou cinq cents hommes. Ils ne crai- 
gnent rien ; ils vivent libres ; ils affrontent la mort pour le 
plus léger butin , avec la même intrépidité que Charles XII 
la bravait pour donner des couronnes. Le czar leur fit don- 
ner soixante mille florins, dans l'espérance qu'ils pren- 
draient son parti : ils prirent son argent , et se déclarèrent 
pour Charles XII , par les soins de Mazeppa ; mais ils ser- 
virent très-peu , parce qu'ils trouvent ridicule de combattre 
pour autre chose que pour piller. C'était beaucoup qu'ils 



D£ CHARLES XII. 117 

ne uuisissent pas: il y en eut environ deui mille toat au 
plus qui Grent le service. On présenta dix de leurs chefs 
un matin au roi, mais on eut bien de la peine à obtenir 
d'eux qu'ils ne fussent point ivres ; car c'est par là qu'ils 
commencent la journée. On les mena à la tranchée; ils y 
Grent paraître leur adresse à tirer avec de longues cara- 
bines; car, étant montés sur le revers, ils tuaient à la 
distance de six cents pas les ennemis qu'ils choisissaient. 
Charles ajouta à ces bandits quelque mille Valaques que lui 
vendit le kan de la petite Tartarie : il assiégeait donc Pul- 
tava avec toutes ses troupes de Zaporaviens , de Cosaques, 
de Valaques , qui , joints à ses dix-huit mille Suédois, fai- 
saient une armée d'environ trente mille hommes , mais une 
armée délabrée , manquant de tout. Le czar avait fait de 
Pultava un magasin. Si le roi le prenait, il se rouvrait le 
chemin de Moscou , et pouvait au moins attendre dans l'a- 
bondance de toutes choses les secours qu'il espérait encore 
de Suède, deLivonie, dePoméranie, et de Pologne. Sa 
seule ressource étant donc dans la prise de Pultava , il en 
pressa le siège avec ardeur. Mazeppa , qui avait des in- 
telligences dans la ville, l'assura qu'il en serait bientôt le 
maître : l'espérance renaissait dans l'armée ; les soldats re- 
gardaient la prise de Pultava comme la fin de toutes leurs 
misères. 

Le roi s'aperçut, dès le commencement du siège , qu'il 
avait enseigné l'art de la guerre à ses ennemis. Le prince 
MenzikofT, malgré toutes ses précautions, jeta du secours 
dans la ville : la garnison par ce moyen se trouva forte de 
près de cinq mille hommes. 

On faisait des sorties, et quelquefois avec succès; on 
Gt jouer une mine; mais ce qui rendit la ville imprenable, 
c'était l'approche du czar, qui s'avançait avec soixante et 
4ÎX mille combattants. /Charles XII alla les reconnaître le 
27 mai , jour de sa naissance, et battit un de leurs détache- 
ments: mais comme il retournait à son camp, il reçut un 



lis HISTOIRE 

coup^dé* carabine , qui lui perça la botte, et loi fracassa 
Tos du talon. On ne remarqua pas sur son visage le moin- 
dre changement qui pût faire soupçonner qu'il était blessé: 
il continua à donner tranquillement ses ordres, et demeura 
encore près de six heures à cheval. Un de ses domestiques 
s'apercevant que le soulier de la botte du prince était tout 
sanglant, courut chercher des chirurgiens: jla douleur du 
roi commençait à être si cuisante qu'il fallut l'aider à des- 
cendre de cheval , et l'emporter dans sa twe. Les chirur- 
giens visitèrent sa plaie : ils furent d'avis de lui couper la 
jambe. La consternation de l'armée était inexprimable. 
Un chirurgien , nommé Neuman , plus habile et plus hardi 
que les autres , assura qu'en faisant de profondes incisions, 
il sauverait la jambe- dirroi. „ Travaillez donc tout àl'heure, 
„]ui dit le roi; tétltêrirardiment; ne craignez rien.** 11 
tenait lui-même sa jambe avec les deux mains, regardant 
les incisions qu'on lui faisait , comme si l'opération eût été 
faite sur un autre, h 

Dans lejemps même qu'on lui mettait un appareil il or- 
donna un &saut pour le lendemain ; mais à peine avait-il 
donné cet ordre qu'on vint lui apprendre que toute l'armée 
ennemie s'avançait sur lui. U fallut alors prendre un autre 
parti. Charles, blessé et incapable d'agir, se voyait entre 
le Borysthène et la rivière qui passe à Pultava , dans un pays 
désert, sans places de sûreté, sans munitions, vis-à-vis 
une armée qui lui coupait la retraite et les vivres. Dans 
cette extrémité il n'assembla point de conseil de guerre, 
comme tant de relations l'ont débité; mais la nuit du 7 au 
8 de juillet il fit venir le feld-maréchal Renschild dans sa 
tente , et lui ordonna sans délibération , comme sans in- 
quiétude, de tout disposer pour attaquer le czar le lende- 
main: Renschild ne contesta point, et sortit pour obéir. 
A la porte de la tente du roi il rencontra le comte Piper, ave^ 
qui il était fort mal depuis longtemps , comme il arrive sou-- 
vent entre le ministre et le général : Piper lui demanda s'il 



DE GUARLES XII. 119 

n'y avait rien de nouveau: Non, dit le général froidement, 
et passa outre pour aller donner ses ordres. Dès que le 
comte Piper fut entré dans la tente : Renschild ne vous a-t-il 
rien appris? lui dit le roi. Rien, répondit Piper. Eh bien, 
je vous apprends donc, reprit le roi , que demain nous don- 
nons bataju^. Le comte Piper fut effrayé d'une résolution i^Ufff^y 
si déselpëree; mais il savait bien qu'on ne faisait jamais 
changer son maître d'idée ; il ne marqua son étonnement 
que par son silence, et laissa Charles dormir jusqu'à la 
pointe du jour. 

Ce fut le S juillet de Tannée 1709 que se donna cette ba- 
taille décisive de Pultava , entre les deui plus singuliers mo- 
narques qui fussent alors dans le monde : Charles XII illus- 
tre par neuf années de victoires, Pierre Aleiiowitz par neuf 
années de peines prises pour former des troupes égales aux 
troupes suédoises; l'un glorieux d'avoir donné des Ëtats, 
l'autre d'avoir civilisé les siens; Charles aimant les dan- 
gers, et ne combattant que pour la gloire, Aleiiowitz ne 
fuyant point le péril, et ne faisant la guerre que pour ses in- 
térêts; le monarque suédois libéral par grandeur d'Ame, le 
moscovit e ne donnant jamais c ^ue par quelque vue; celui' 
là d'une sobriété et d'une continence sans exemple , d'un 
naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois; 
celui-ci n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et 
de son pays, aussi terrible à ses sujets qu'admirable aux 
étrangers , et trop adonné à des excès qui ont même abrégé 
ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un moment 
pouvait lui êter; les nations avaient déjà donné à Pierre 
Alexiowitz le nom de Grand , qu'une défaite ne pouvait lui 
faire perdre , parce qu'il ne le devait pas à des victoires. 

Pour avoir une idée nette de cette bataille , et du lieu où 
elle fut donnée , 11 faut se figurer Pultava au nord , le camp 
du roi de Suède au sud, tirant un peu vers l'orient, son ba- 
gage derrière lui à environ un mille , et la rivière de Pultava 
au nord de la ville, coulant de l'orient à l'occident. 




120 H1ST0IR£ 

Le czar avait passé la rWière à une lieue de Pultava , du 
côté de l'occident , et commençait à former son camp. 

"31 la pointe du jour les Suédois parurent hors de leurs 
tranchées avec quatre canons de fer pour toute artillerie; le 
reste fut laissé dans le camp avec environ trois mille 
hommes; quatre mille demeurèrent au bagage: de sorte 
que l'armée suédoise marcha aux ennemis forte d'environ 
vingt un mille hommes, dont il y avait environ seize mille 
Suédois. 

Les généraux Renschild, Roos, Levenhaupt, Slipen- 
bak, Hoorn, Sparre, Hamilton, le prince de Wirtemberg, 
parent du roi, et quelques autres, dont la plupart avaient 
vu la bataille deNarva, faisaient tous souvenir les officiers 
subalternes de cette journée où huit mille Suédois avaient 
détruit une armée de quatre-vingt mille Moscovites dans un 
camp retrancha: les officiers le disaient aux soldats; tous 
s*encourageaient en marchant. 

Le roi conduisait la marche , porté sur un brancard à la 
tète de son infanterie. Une partie de la cavalerie s'avança 
par sou ordre pour attaquer celle des ennemis; la bataille 
commença par cet engagement à quatre heures et demie du 
matin: la cavalerie ennemie était à l'occident, à la droite 
du camp moscovite; le prince Menzikoff et le comte Golo- 
win l'avaient disposée par intervalles entre des redoutes 
garnies de canons : le général Slipenbak , à la tête des Sué- 
dois, fondit sur cette cavalerie. Tous ceux qui ont servi 
dans les troupes suédoises savent qu'il était presque impos- 
sible de résister à la fureur de leur premier choc; les esca- 
drons moscovites furent rompus et enfoncés : le czar ac- 
courut lui-même pour les rallier; son chapeau fut percé 
d'une balle de mousquet; Menzikoff eut trois chevaux tués 
sous lui : les Suédois crièrent victoire. 

Charles ne douta pas que la bataille ne fût gagnée: il 
avait envoyé au milieu de la nuit le général Creuts avec cinq 
mille cavaliers ou dragons , qui devaient prendre les enne- 



DE CHARLES XII. 121 

mis en flanc tandis qu'il les attaqaerait de front; mais son 
malhear voulut que Creuts s'Sgar&it, et ne parût point. Le 
czar, qui s'était cru perdu, eut le temps de rallier sa cava- 
lerie : il fondit à son tour sur celle du roi, qui, n'étant point 
soutenue par le détachement de Creuts , fut rompue à son 
tour; Slipenbak même fut fait prisonnier dans cet engage- 
ment: en même temps soixante et douze canons tiraient du 
camp sur la cavalerie suédoise; et l'infanterie russienne, 
débouchant de ses lignes, venait attaquer celle de Charles. , 

Le czar détacha alors le prince Meuzikoff pour aller se 
poster entre Pultava et les Suédois : le prince Menzilioff exé- 
cuta avec habileté et avec promptitude l'ordre de son maî- 
tre ; non-seulement il coupa la communication entre l'ar- 
mée suédoise et les troupes restées au camp devant Pultava, 
mais ayant rencontré un corps de réserve de trois mille 
hommes , il l'enveloppa et le tailla eu pièces. Si Menziliofif 
fît cette manœuvre de lui-même, la Russie lui dut son sa- 
lut; si le czar l'ordonna, il était un digne adversaire de 
Charles XII. Cependant l'infanterie moscovite sortait de 
ses lignes, et s'avançait en bataille dans la plaine: d'un 
autre côté la cavalerie suédoise se ralliait à un quart de 
lieue de l'armée ennemie ; et le roi , aidé de son feld-maré- 
chal Renschild , ordonnait tout pour un combat général. 

Il rangea sur deux lignes ce qui lui restait de troupes, 
son infanterie occupant le centre, sa cavalerie les deux ailes. 
Le czar disposa son armée de même : il avait l'aigplage du 
nombre et celui de soixante et douze canons, fSnuHique les 
Suédois ne lui en opposaient que quatre , et qu'ils com- 
mençaient à manquer de poudre. 

L'empereur moscovite était au centre de son armée, 
n'ayant alors que le titre de major-général, et semblait obéir 
au général Czermetoff; mais il allait, comme empereur, de 
rang en rang, monté sur un cheval turc, qui était un pré- 
sent du grand-seigneur , exhortant les capitaines et les sol- 
dats , et promettant à chacun des récompenses. 



122 HISTOIRE 

A neuf heures du matin la bataille recommença : une 
des premières volées du canon moscovite emporta les deux 
chevaux du brancard de Charles ; il en fit atteler deux au- 
tres; une seconde volée mit le brancard en pièces, et ren- 
versa le roi : de vingt-quatre drabans qui se reJi^aiçntpour «y -* 
le porter, vingt et un forent tués. Les Suédois consternés ^t^^"*^^ 
s'ébranlèrent, et, le canon ennemi continuant à les écra- 
ser, la première ligne se replia sur la seconde, et la se- 
conde s'enfuit. Ce ne fut en cette dernière action qu'une 
ligne de dix mille hommes de l'infanterie russe qui mit 
en déroute l'armée suédoise ; tant les choses étaient chan- 
gées! 

Tous les écrivains suédois disent qu'ils auraient gagné la 
bataille si on n'avait point fait de fautes ; mais tous les offi- 
ciers prétendent que c'en était une grande de la donner, et 
une plus grande encore de s'enfermer dans ces pays perdus, 
malgré l'avis des plus sages, contre un ennemi aguerri, trois 
fois plus fort que Charles XII par le nombre d'hommes , et 
par les ressources qui manquaient aux Suédois. Le souve- 
nir de Narva fut la principale cause du malheur de Charles 
à Pultava. 

Déjà le prince de Wirtemberg, le général Renschild, et 
plusieurs officiers principaux, étaient prisonniers, le camp 
devant Pultava forcé , et tout dans une confusion à laquelle 
il n'y avait plus de ressource. Le comte Piper avec quelques 
officiers de la chancellerie étaient sortis de ce camp , et ne 
savaient ni ce qu'ils devaient faire , ni ce qu'était devenu le 
roi; ils couraient de côté et d'autre dans la plaine: un ma- 
jor , nommé Bère , s'offrit de les conduire an bagage ; mais 
les nuages de poussière et de fumée qui couvraient la cam* 
pagne, et l'égarement d'esprit naturel dans cette désolation, 
les conduisirent droit sur la contrescarpe de la ville même, 
où ils furent tous pris par la garnison. 

Le roi ne voulut point fuir , et ne pouvait se défendre. 
II avait en ce moment auprès de lui le général Poniatowski, 




DE CHARLES XII. 123 

colonel de la garde suédoise du roi Stanislas, homme d'un 
mérite rare, que son attachement pour la personne de 
Charles avait engagé à le suivre en Ukraine sans aucun com- 
mandement: c'était un homme qui, dans toutes les occur- 
rences de sa vie, et dans les dangers où les autres n'ont 
tout au plus que de la valeur, prit toujours son parti sur-le- 
champ , et bien et avec bonheur : il fit signe à deux drabans, 
qui prirent le roi par-dessous les bras , et le mirent à ch^ 
val malgré les douleurs extrêmes de sa blessure. JK 

Poniatowski, quoiqu'il n'eût point de conimandement 
dans l'armée , devenu en cette occasion général par néces- 
sité, rallia cinq cents cavaliers auprès de la personne du roi; 
les uns étaient des drabans, les autres des officiers, quel- 
ques-uns de simples cavaliers : cette troupe rassemblée, et 
ranimée par le malheur de son prince, se fit jour à travers 
plus de dix régiments moscovites, et conduisit Charles au 
milieu des ennemis l'espace d'une lieue, jusqu'au bagage 
de l'armée suédoise. 

Le roi, fuyant et poursuivi, eut son cheval tué sous lui ; 
le colonel Gieta, blessé et perdant tout son sang, lui donna 
le sien. Ainsi on remit deux fois à cheval dans sa fuite ce 
conquérant qui n'avait pu y^ monter pendant la bataille. 

Cette retraite étonnante était beaucoup dans un si grand 
malheur; mais il fallait fuir plus loin : ou trouva dans le ba- 
gage le carrosse du comte Piper ^car le roi n'en eut jamais \ 
depuis qu'il sortit de Stockholm : on le mit dans cette voi- 
ture , et l'on prit avec précipitation la route du Borysthène. 
Le roi , qui , depuis le moment où on l'avait mis à cheval 
jusqu'à son arrivée au bagage , n'avait pas dit un seul mot, 
demanda alors ce qu'était devenu le comte Piper. Il est pris 
avec toute la chancellerie , lui répondit-on. Et le général 
Renschild , et le duc de Wlrtemberg? ajouta-t-il. Ils sont 
aussi prisonniers , lui dit Poniatowski. „ Prisonniers chez 
,, des Russes ! reprit Charles en haussant les épaules ; allons 
„ donc, allons plutAt chez les Turcs. ** On ne remarquait 



..;! 



12^ HISTOIRE 

pourtant point d'abattement sur son visage; et quiconque 
l'eût vu alors , et eût ignoré son état, n'eût point soupçonné 
qu'il était vaincu et hle^é, ^^ 

Pendant qu'il é'^ôignaîtT les Russes saisirent son artil- 
lerie dans le camp devant Pultava, son bagage, sa caisse 
militaire, où ils trouvèrent six millions en espèces, dépouil- 
les des Polonais et des Saxons. Près de neuf mille hommes 
suédois ou cosaques furent tués dans la bataille ; environ 
six mille furent prls.^ll restait encore environ seize mille 
hommes, tant suédois et polonais que cosaques, qui fuyaient 
vers le Borysthène, sous la conduite du général Levenhaupt; 
il marcha d'un côté avec ses troupes fugitives:/ le roi alla 
par un autre chemin &\ét quelques cavaliers. Le carrosse 
où il était rompit^^daq&Ja marche; on le remit à cheval. 
Pour comble de dis^fce il s'égara pendant la nuit dans un 
bois ; là, son courage ne pouvant plus suppléer à ses forces 
épuisées , les douleurs de sa blessure devenues plus insup^ 
portables par la fatigue, son cheval étant tombé de lassi- 
tude , il se coucha quelques heures au pied d'un arbre , en 
danger d'être surpris à tout moment par les vainqueurs, qui 
le cherchaient de tous côtés. 

Enfin , la nuit du 9 au 10 juillet, il se trouva vis-à-vis le 
Borysthène: Levenhaupt venait d'arriver avec les débris de 
l'armée; les Suédois revirent avec une joie mêlée de dou- 
leur leur roi qu'ils croyaient mort. L'ennemi approchait ; 
on n'avait ni pont pour passer le fleuve , ni temps pour en 
faire, ni poudre pour se défendre, ni provisions pour em- 
pêcher de mourir de faim une armée qui n'avait mangé de- 
puis deux jours. Cependant les restes de cette armée étaient 
des Suédois, /et ce roi vaincu était Charles XIL Presque 
tous les officiers croyaient qu'on attendrait là de pied ferme 
les Russes , et qu'on périrait ou qu'on vaincrait sur le bord 
du Borysthène. Charles eût pris sans doute celte résolution 
s'il n'eût été accablé de faiblesse: sa plaie suppurait, il avait 
la fièvre; et on a remarqué que la plupart des hommes les 



DE CHARLES XII. 125 

plas intrépides perdent dans la fièvre de la suppuration cet 
instinct de valeur qui , comme les autres vertus , demande 
une tète libre. Charles n'était plus lui-même; c'est ce qu'on 
m'a assuré, et qui est plus vraisemblable. On l'entraîna 
comme un malade qui ne se connaît plus. Il y avait encore 
par bonheur une mauvaise calèche qu'on avait amenée à tout . û». 

hasard jusqu'en cet endroit ;. on r^ieb grqua-sur un petit ba- »v^vk -l'^nr' 
teau: le roi se mit dans un autre avec le général Mazeppa. ' 

Celui-ci avait sauvé plusieurs coffres pleins d'argent; mais 
y-t^'ii^^^ courant étant trop rapide , et un vent violent commençant 
'^ à souffler , ce Cosaque jeta plus de trois quarts de ses tré- 
sors dans le fleuve pour soulager le bateau. Mullern, chan- 
celier du roi, et le comteTPoniatowlki , homme plus que ja- 
mais nécessaire au roi par les ressources que son esprit lui 
fournissait dans les disgrâces ,^/passèrent\dans d'autres bar- 
ques avec quelques. ofjjciers./ Trois cents cavaliers, et un 
très-grand nombre de polonais et de Cosaques , se fiant sur 
la bonté de leurs chevaux ,1 hasardèrent de passer le fleuve à 
la nage: leur troupe bien serrée résistait au courant, et rom- 
pait les vagues; mais tous ceui qui s'écartèrent un peu au- 
dessous furent emportés et abîmés dans le fleuve. De tous 
les fantassins qui risquèrent le passage, aucun n'arriva à 
l'autre bord. ) 

Tandis que les débris de l'armée étaient dans cette ex- 
trémité , le prince Menzikoff s'approchait avec dix mille ca- 
valiers, ayant chacun un fantassin en croupe. Les cada- 
vres des Suédois morts dans le chemin, ^e leurs blessures, 
de fatigue, et de faim, montraient assez au prince Men- 
zikoff la route qu'avait prise le gros de l'armée fugitive: le 
prince envoya au général suédois un trompette pour lui offrir 
une capitulation ; quatre officiers généraux furent aussitôt 
envoyés par Levenhaupt pour recevoir la loi du vainqueur. 
Avant ce jour seize mille soldats du roi Caries Xll/eussent 
attaqué toutes les forces de l'empire moscovite, et^eussent 
péri jusqu'au dernier plutôt que de se rendre ; mais après 



126 HISTOIRE 

UDe bataille perdue , après avoir Aii pendant deux jours, ne 
voyant plus leur prince, qui était contraint de fuir lui-même, 
les forces de chaque soldat étant épuisées, leur courage n'é- 
tant plus soutenu par aucune espérance , Tamour de la vie 
remporta sur l'intrépidité. Il n'y eut que le colonel Trout- 
fetre qui , voyant approcher les Moscovites , s'ébranla avec 
UQ bataillon suédois pour les charger, espérant entraîner le 
reste des troupes; mais Levenhaupt fut obligé d'arrêter ce 
mouvement inutile. La capitulation fut achevée; cette ar- 
mée entière fut faite prisonnière de guerre. Quelques sol- 
dats , désespérés de tomber entre les mains des Moscovites, 
se précipitèrent dans le Borysthène ; deux oflQciers du régi- 
ment de ce brave Troutf^tre s'entretuèrent ; le reste fut fait 
esclave. Ils défilèrent tous en présence du prince Menzikoff, 
mettant les armes à ses pieds, comme trente mille Mosco- 
vites avaient fait neuf ans auparavant devant le roi de Suède 
à Narva. Mais , an lieu' quele roi avait alors renvoyé tous 
ces prisonniers moscovites, qu'il ne craignait pas , leczar 
retint les Suédois pris à Pultava^^ ^ 

Ces malheureux furent disperséT^puis dans les États 
du czar, mais particulièrement en Sibérie, vaste province 
de la grande Tartarie, qui , du côté de l'orient, s'étend jus- 
qu'aux front|ère$ude l'empire chinois. Dans ce pays bar- 
bare, où r«(sa|ë^u pain n'était pas même connu, les Sué- 
dois, devenus ingénieux par le besoin, y exercèrent les mé- 
tiers et les arts dont ils pouvaient avoir quelque teinture. 
Alors toutes les distinctions que la fortune met entre les 
hommes furent bannie j:][^officier qui ne put exercer aucun 
métier fut réduit à féSare et à porter le boisdusoldatdevenu 
tailleur, drapier, menuisier, ou maçon, ou orfèvre, et 
qui gagnait de quoi subsister. Quelques officiers devin- 
rent peintres , d'autres architectes : il y en eut qui cnsel» 
gnèrent les langues, les mathématiques; ils y établirent 
même des écoles publiques , qui avec le temps devinrent si 
utiles et si connues qu'on y envoyait des enfants de Moscou. 



DE GHAilLKS XII. 127 

Le comte Piper, premier ministre du roi de Suède, fat 
longtemps eofermé à Pétersbourg. Le czar était persuadé, 
comme le reste de l'Europe, que ce ministre avait yendu 
son maître au duc de Marlborourgh , et avait attiré sur la 
Moscovie les armes de la Suède, qui auraient pu pacifier 
l'Europe: il lui rendit sa captivité plus dure. Ce ministre 
mourut quelques années après en Moscovie, peu secouru 
par sa famille , qui vivait k Stockholm dans l'opulence , et 
plaint inutilement par son roi, qui ne voulut jamais s'abais- 
ser à offrir pour son ministre une rançon qu'il craignait que 
le czar n'acceptât pas ; car il n'y eut jamais de cartel d'é<r 
change entre Charles et le czar. 

L'empereur moscovite, pénétré d'une joie qu'il ne se 
mettait pas en peine de dissimuler, recevait sur le champ 
de bataille les prisonniers qu'on lui amenait en foule, et de- 
mandait à tout moment: Où est donc mon frère Charles? 

Il fit aux généraux suédois l'honneur de les inviter à sa 
table. Entre autres questions qu'il leur fît , il demanda au 
général Renschild à combien les troupes du roi son maître 
pouvaient monter avant la bataille. Renschild répondit que 
le roi seul en avait la liste, qu'il ne communiquait h per- 
sonne ; mais que pour lui il pensait.que le tout pouvait aller 
à environ trente mille hommes; saimiif dix-huit mille Sué- 
dois, et le reste Cosaques. Le czar parut surpris, et de- 
manda comment ils avaient pu hasarder de pénétrer dans un 
pays si reculé, et d'assiéger Pultava avec ce peu de monde. 
Nous n'avons pas toujours été consultés, reprit le général 
suédois ; mais , comme fidèles serviteurs , nous avons obéi 
aux ordres de notre maître , sans jamais y contredire. Le 
czar se tourna, à cette réponse, vers quelques-uns de ses 
courtisans autrefois soupçonnés d'avoir trempé dans des 
conspirations contre lui: „Ah! dit-il, voilà comme il faut 
senir son souverain. *' Alors prenant un verre de vin : ,, A 
, , la santé , dit-il , de mes maîtres dans l'art de la guerre ! * ' 
Kenschild lui demanda qui étaient ceux qu'il honorait d'un 



/. 



128 HISTOIRE 

5i beau titre. „Voiis, messieurs les généraux suédois, '* 
reprit le czar. ,, Votre majesté est donc bien ingrate, re- 
„prit le comte, jd|avoir tant maltraité ses mattres!'* Le 
czar, après le rep^ fit rendre les épées à tous les officiers 
généraux , et les traita comme un prince qui voulait donner 
à ses sujets des leçons de générosité et de la politesse qu'il 
connaissait. Mais ce même prince qui traita si bien les gé- 
néraux suédois, fit rouer tous les Cosaques qui tombèrent 
dans ses mains^ y' 

Cependant cette armée suédoise, sortie de la Saxe si 
/ ^Vâ^'^^^™^^'^^^^' n'était plus; la moitié avait péri de misère, 
^^^^ l'autre moitié était esclave ou massacrée. Charles XII avait 
y/^ perdu en un jour le fruit de neuf ans de travaux et de près 
^ ] de cent combats: il fuyait dans une méchante calèche, 
ayant à son c6té le major général Hord , blessé dangereuse- 
ment; le reste de sa troupe suivait, les uns à pied, les au- 
tres à cheval , quelques-uns dans des charrettes , à travers 
un désert où ils ne voyaient ni huttes, ni tentes, ni hom- 
mes, ni animaux, ni chemins; tout y manquait, jusqu'à 
l'eau même. C'était dans le commencement de juillet. Le 
pays est situé au quarante-septième degré; le sable aride 
du désert rendait la chaleur du soleil plus insupportable; 
les chevaux tombaient; les hommes étaient près de mourir 
de soif. Un ruisseau d'eau bourbeuse fut l'unique ressource 
qu'on trouva vers la nuit; on remplit des outres de cette 
eau , qui sauva la vie à la petite troupe du roi de Suède. 
Après cinq jours de marche il se trouva sur le rivage du 
fleuve Hippanis, aujourd'hui nommé le Bogh par les bar- 
bares , qui ont défiguré jusqu'au nom de ces pays , que des 
colonies grecques firent fleurir autrefois. Ce fleuve se joint 
à quelques milles de là au Borysthène, et tombe avec lui 
dans la mer Noire. 

Au-delà duBogil, du côté du midi, est la petite ville 
d'Oczakou , frontière de l'empire des Turcs. Les habitants. 



DE CHARLES XII. 129 

voyant venir à enx une tronpe de gens de guerre dont Tha- 
billement et le langage leur étaient inconnus , refusèrent 
de les passer à Oczakou sans un ordre de Mehemet-Bacha, 
gouverneur de la ville. Le roi envoya un exprès à ce gouver- 
neur pour lui demander le passage ; ce Turc , incertain de 
ce qu'il devait faire, dans un pays où une fausse démarche 
coûte souvent la vie , n'osa rien prendre sur lui sans avoir 
auparavant la permission du séraskier de la province , qui 
réside à Bender dans la Bessarabie. Pendant qu'on atten- 
dait cette permission , les Russes , qui avaient pris l'armée 
du roi prisonnière, avaient passé le Borysthène , et appro- 
chaient pour le prendre lui-même : enfin le bâcha d'Oczakou 
envoya dire au roi qu*il fournirait une petite barque pour sa 
personne et pour deux ou trois hommes de sa suite. Dans 
cette extrémité les Suédois prirent de force ce qu'ils ne pou- 
vaient avoir de gré ; quelques-uns allèrent à l'autre bord, 
dans une petite nacelle, se saisir de quelques bateaux , et 
les amener à leur rivage: ce fut leur salut; car les patrons 
' des barques turques , craignant de perdre une occasion de 
gagner beaucoup, vinrent en foule offrir leurs services: 
précisément dans le même temps la réponse favorable du 
séraskier de Bender arrivait aussi ; et le roi eut la douleur 
de voir cinq cents hommes de sa suite saisis par ses enne- 
mis, dont il entendait les bravades insultantes. Le bâcha 
d'Oczakou lui demanda par un interprète pardon de ces re- 
tardements qui étaient cause de la prise de ces cinq cents 
hommes, et le supplia de vouloir bien ne point s'en plain- 
dre au grand-seigneur. Charles le promit, non sans lui 
faire une réprimande comme s'il eût parlé à un de ses 
sujets. 

Le commandant de Bender , qui était en même temps 
séraskier , titre qui répond à celui de général, et bâcha de la 
province, qui signifie gouverneur et intendant, envoya en 
hâte un aga complimenter le roi, et lui offrir une tente 
magnifique, avecles provisions, le bagage, les chariots, 

Charles XIJ. 9 



f> 



130 HISTOIRE 

les commodités , Jes officiers , toute la suite nécessaire pour 
le conduire avec splendeur jusqu'à Bender : car tel est Tu- 
sage des Turcs, non-seulement de défrayer les ambassa- 
deurs jusqu'au lieu de leur résidence, mais de fournir tout 
abondamment aux princes réfugiés chez eux pendant le 
temps de leur séjour. 



LIVRE V. 

État de la Porte Ottomane. Charles séjourne près de Bender. Ses 
occupations. Ses intrigues à la Porte. Ses desseins. Auguste 
remonte sur son trône. Le roi de Danemarck fait une descente 
en Suède. Tous les autres États de Charles sont attaqués. Le 
czar triomphe dans Moscou. Affaire du Pruib. Histoire de la 
czarine, paysanne devenue impératrice. 

Achmet III gouvernait alors l'empire de Turquie: il 
avait été mis en 1703 sur le trône à la place de son frère 
Mustapha , par une révolution semblable à celle qui avait 
donné en Angleterre la couronne de Jaques II à son gendre 
Guillaume. Mustapha, gouvernépar son muphti, que les 
Turcs abhorraient, souleva contre lui tout l'empire; son 
armée, avec laquelle il comptait punir les mécontents, se 
joignit à eux; il fut pris, déposé en cérémonie, et son frère 
tiré du sérail pour devenir sultan, sans qu'il y eût presque 
une goutte de sang de répandue. Achmet renferma le sul- 
tan déposé dans le sérail de Constantinople , où il vécut en- 
core quelques années, au grand étonnement de la Turquie, 
accoutumée à voir la mort de ses princes suivre toujours 
leur détrônement. 

Le nouveau sultan , pour toute récompense d'une cou- 
ronne qu'il devait aux ministres, aux généraux , aux officiers 
des janissaires, enfin à ceux qui avaient eu part à la révo- 
lution , les fit tous périr les uns après les autres , de peur 
qu'un jour ils n'en tentassent une seconde. Par le sacrifice 
de tant de braves gens il affaiblit les forces de l'enipire; 



DE CHARLES XII. 131 

mais il affermit son trône , du moins poar quelques années* 
Il s'appliqua depuis à amasser des trésors. C'est le premier 
des Ottomans qui ait osé altérer un peu la monnaie , et éta- 
blir de nouveaux impôts ; mais il a été obligé de s'arrêter 
dans ces deux entreprises, de crainte d'un soulèvement; car 
la rapacité et la tyrannie du grand-seigneur ne s'étendent 
presque jamais que sur les officiers de l'empire , qui , quels 
qu'ils soient, sont esclaves domestiques du sultan; mais 
le reste des musulmans vit dans une sécurité profonde; 
sans craindre ni pour leurs vies , ni pour leurs fortunes , ni 
pour leur liberté. 

Tel était l'empereur des Turcs chez qui le roi de Suède 
vint chercher un asile. Il lui écrivit dès qu'il fut sur ses 
terres; sa lettre est du 13 juillet 1709: il en courut plu- 
sieurs copies différentes, qui toutes passent aujourd'hui 
pour infidèles; mais de toutes celles que j'ai vues il n'en 
est aucune qui ne marquât de la hauteur, et qui ne fût plus 
conforme à son courage qu'à sa situation. Le sultan ne lui 
fit réponse que vers la fin de septembre. La fierté de la 
Porte Ottomane fit sentir à Charles XII la différence qu'elle 
mettait entre l'empereur turc et un roi d'une partie de la 
Scandinavie, chrétien, vaincu, et fugitif. Au reste, tou- 
tes ces lettres, que les rois écrivent très-rarement eux- 
mêmes, ne sont que de vaines formalités qui ne font con- 
naître ni le caractère des souverains , ni leurs affaires. 

Charles XII, en Turquie, n'était en effet qu'un captif 
honorablement traité. Cependant il concevait le dessein 
d'armer l'empire ottoman contre ses ennemis; il se flattait 
de ramener la Pologne sous le joug , et de soumettre la 
Russie : il avait un envoyé àConstantinople; mais celui qui 
le servit le plus dans ses vastes projets fut le comte Ponia- 
towski , lequel alla à Constantinople sans mission , et se 
rendit bientôt nécessaire au roi, agréable à la Porte, et enfin 
dangereux aux grands vizirs mêmes. 

yn de ceux qui secondèrent plus adroitement ses des- 

9» 



13!^ HISTOIBE 

seins fut le médecin Fonseca, Portugais, Jalf établi k Cons- 
tantinople, homme savant et délié, capable d'affaires, et 
le seul philosophe peut-être de sa nation : sa profession lui 
procurait des entrées à la Porte ottomane, et souvent la con- 
fiance des vizirs. Je Tai fort connu à Paris; il m'a eenfirmé 
tontes les particularités que je vais raconter. Le comte 
Pooiatowski m'a dit lui-même et m'a écrit qu'il avait eu 
l'adresse de faire tenir des lettres à la sultane validé , mère 
de l'empereur régnant, autrefois maltraitée par son fils, 
mais qui commençait à prendre du crédit dans le sérail. 
Une Juive , qui approchait souvent de cette princesse , ne 
cessait de lui raconter les exploits du roi de Suède , et la 
charmait par ses récits. La sultane , par une secrète incli- 
nation dont presque toutes les femmes se sentent surprises 
en faveur des hommes extraordinaires , même sans les avoir 
vus, prenait hautement dans le sérail le parti de ce prince; 
elle ne l'appelait que son lion. „ Quand voulez-vous donc, 
„ disait-elle quelquefois au sultan son fils , aider mon lion h 
„ dévorer ce czar?*' Elle passa même pai^dessus les lois 
austères du sérail, au point d'écrire de sa main plusieurs 
lettres au comte Poniatowski , entre les mains duquel elles 
sont encore au temps qu'on écrit cette histoire. 

Cependant on avait conduit le roi avec honneur à Ben- 
der , par le désert qui s'appelait autrefois la solitude des 
Gètes. Les Turcs eurent soin que rien ne manquât sur sa 
route de tout ce qui pouvait rendre son voyage plus agré- 
able: beaucoup de Polonais, de Suédois, de Cosaques, 
échappés les uns après les autres des mains des Moscovites, 
venaient par différents chemins grossir sa suite sur la route : 
il avait avec lui dix-huit cents hommes quand il se trouva à 
Bender; tout ce monde était nourri, logé, eux et leurs che- 
vaux, aux dépens du grand-seigneur. 

Le roi voulut camper auprès de Bender , au lieu de de- 
meurer dans la ville. Le séraskier Jussuf , bâcha , lui fit 
dresser une tente magnifique, et on en fournit à tous les 



DE CHARLES XII. 133 

seigneurs de sa suite: quelque temps après, le prince se fit 
bâtir une maison dans cet endroit; ses officiers enfirentau- 
tant, à son exemple; les soldats dressèrent des baraques : 
de sorte que ce camp devint insensiblemeiU une petite ville. 
Le roi n'étant point encore guéri de sa blessure, il fallut lui 
tirer du pied un os carié; mais dès qu'il put monter à che- 
val il reprit ses fatigues ordinaires , toujours se levant avant 
le soleil , lassant trois chevaux par jour, faisant faire Texer^ 
cice à ses soldats. Pour tout amusement il jouait quelque- 
fois aux échecs. Si les petites choses peignent les hommes, 
il est permis de rapporter qu'il faisait toujours marcher le 
roi à ce jeu; il s'en servait plus que des autres pièces, et 
par-là il perdait toutes les parties. 

II se trouvait à Bender dans une abondance de toutes 
choses, bien rare pour un prince vaincu et fugitif; car 
outre les provisions plus que suffisantes, et les cinq cents 
écus par jour qu'il recevait de la magnificence ottomane, il 
tirait encore de l'argent de la France , et il empruntait des 
marchands de Constantinople. Une partie de cet argent 
servit à ménager des intrigues dans le sérail , à acheter la 
faveur des vizirs, ou à procurer leur perte: il répandait 
l'autre partie avec profusion parmi ses officiers, et les ja- 
nissaires qui lui servaient de gardes à Bender. Grothusen, 
son favori et trésorier, était le dispensateur de ses libérali- 
tés: c'était un homme qui , contre l'usage de ceux qui sont 
en cette place , aimait autant k donner que son maître. Il 
lui apporta un jour un compte de soixante mille écus en 
deux lignes : „l)ix mille écus donnés aux Suédois et aux ja- 
nissaires par les ordres généreux de sa majesté, et le reste 
mangé par moi.^* „ Voilà comme j'aime que mes amis me 
„ rendent leurs comptes, dit ce prince: Muilern me fait 
,,lire des pages entières pour des sommes de dix mille 
„ francs; j'aime mieux le style laconique de Grothusen/* 
Un de ses vieux officiers, soupçonné d'être un peu avare, se 
plaignit à lui de ce que sa majesté donnait tout à Grothusen. 



134 HISTOIRE 

,,J€ ne donne de l'argent, répondit le roi, qu*h ceux qui 
„ savent en faire usage. ** Cette générosité le réduisit sou- 
vent à n'avoir pas de quoi donner. Plus d'économie dans 
ses libéralités eût été aussi honorable et plus utile; mais 
c'était le défaut de ce prince de pousser à l'excès toutes les 
vertus. 

Beaucoup d'étrangers accouraient de Constantinople 
pour le voir. Les Turcs, les Tartares du voisinage y ve- 
naient en foule; tous le respectaient et l'admiraient. Son 
opiniâtreté à s'abstenir du vin, et sa régularité à assister 
deux fois par jour aux prières publiques, leur faisaient dire : 
„ C'est un vrai musulman.** Ils brûlaient d'impatience de 
marcher avec lui à la conquête de la Moscovie. 

Dans ce loisir de Bender, qui fut plus long qu'il ne pen- 
sait , il prit insensiblement du goût pour la lecture. Le 
baron Fabrice, gentilhomme du duc de Holstein, jeune 
homme aimable , qui avait dans l'esprit cette gaieté et ce 
tour aisé qui platt aux princes, fut celui qui l'engagea à lire. 
Il était envoyé auprès de lui à Bender pour y ménager les 
intérêts du jeune duc de Holstein, et il y réussit en se rendant 
agréable. Il avait lu tous les auteurs français: il fit lire au 
roi les tragédies de Pierre Corneille, celles de Racine, et 
les ouvrages de Despréaux. Le roi ne prit nul goût aux sa- 
tires de ce dernier, qui en effet ne sont pas ses meilleures 
pièces; mais il aimait fort ses autres écrits. Quand on lui 
lut ce trait de la satire huitième où l'auteur traite Alexandre 
de fou et d'enragé, il déchira le feuillet. 

De toutes les tragédies françaises Mithrîdate était celle 
qui lui plaisait davantage , parce que la situation de ce roi 
vaincu et respirant la vengeance était conforme à la sienne. 
Il montrait avec le doigt à M. Fabrice les endroits qui le 
frappaient; mais il n'en voulait lire aucun tout haut, ni 
hasarder jamais un mot en français. Même quand il vit de- 
puis à Bender M. Désalenrs, ambassadeur de France à la 
Porte, homme d'un mérite distingué, mais qui ne savait 



DE CHARLES XII. 135 

que sa langue naturelle , il répondit à cet ambassadeur en 
latin ; et sur ce que M. Désaleurs protesta qu'il n'entendait 
pas quatre mots de cette langue^ le roi, plutôt que de parler 
français , fît venir un interprète. 

Telles étaient les occupations de Charles XII à Bender, 
où il attendait qu'une armée de Turcs vint à son secours. 
Son envoyé présentait des mémoires en son nom au grand- 
vizir, et Poniatowski les soutenait par le crédit qu'il savait se 
donner. L'insinuation réussit par-tout: il ne paraissait 
vêtu qu'à la turque ; il se procurait toutes les entrées. Le 
grand-seigneur lui fît présent d'une bourse de mille ducats, 
et le grand vizir lui dit : „ Je prendrai votre roi d'une main, 
et une épée dans l'autre, et je le mènerai à Moscou à la tête 
de deux cent mille hommes. ,,Ce grand vizir s'appelait 
Chourlouli-AIl-bacha : il était fils d'un paysan du village de 
Chourlou. Ce n'est point parmi les Turcs un reproche 
qu'une telle extraction; on n'y connaît point la noblesse, 
soit celle à laquelle les emplois sont attachés, soit celle qui 
ne consiste que dans des titres ; les services seuls sont cen- 
sés tout faire : c'est l'usage de presque tout l'orient; usage 
très-naturel et très-bon, si les dignités pouvaient n'être 
données qu'au mérite ; mais les vizirs ne sont d'ordinaire 
que des créatures d'un eunuque noir, ou d'une esclave fa- 
vorite. 

Le premier ministre changea bientôt d'avis. Le roi ne 
pouvait que négocier, et le czar pouvait donner de l'argent: 
il en donna, et ce fut de celui même de Charles XII qu'il se 
servit; la caisse militaire prise à Pultava fournit de nou- 
velles armes contre le vaincu. Il ne fut alors plus question 
de faire la guerre aux Russes. Le crédit du czar fut tout- 
puissant à la Porte: elle accorda à son envoyé des honneurs 
dont les ministres moscovites n'avaient point encore joui k 
Constantinople: on lui permit d'avoir un sérail, c'est-à- 
dire un palais dans le quartier des Francs , et de commu- 
niquer avec les ministres étrangers. Le czar crut même 



136 HISTOIRE 

pouvoir demander qa'oa lui livrit le général Hazeppa, 
comme Charles XII s'était fait livrer le malheureux Patkul. 
Chourlouli-Ali-bacha ne savait plus rien refuser à un prince 
qui demandait en donnant des millions: ainsi ce même 
grand vizir qui auparavant avait promis solennellement de 
mener le roi de Suède en Moscovie avec deux cent mille 
hommes, osa bien lui faire proposer de consentir au sacri- 
fice du général Mazeppa. Charles fut outré de cette de- 
mande. On ne sait jusqu'où le vizir eût poussé l'affaire, si 
Mazeppa, Âgé de soixante et dix ans, ne fût mort précisé- 
ment dans cette conjoncture. La douleur et le dépit du roi 
augmentèrent quand il apprit que Tolstoi , devenu l'am- 
bassadeur du czar à la Porte , était publiquement servi par 
des Suédois faits esclaves à Pultava , et qu'on vendait tous 
les jours ces braves soldats dans le marché de Constanti- 
nople. L'ambassadeur moscovite disait même hautement 
que les troupes musulmanes qui étaient à Bender y étaient 
plus pour s'assurer du roi que pour lui faire honneur. 

Charles , abandonné par le grand-vizir , vaincu par l'ar- 
gent du czar en Turquie, après l'avoir été par ses armes 
dans l'Ukraine , se voyait trompé , dédaigné par la Porte, 
presque prisonnier parmi des Tartares. Sa suite commen- 
çait à désespérer: lui seul tint ferme, et ne parut pas abattu 
un moment. Il crut que le sultan ignorait les intrigues de 
Chourlouli-AIi , son grand vizir; il résolut de les lui ap- 
prendre ; et Poniatowski se chargea de cette commission 
hardie. Le grand-seigneur va tous les vendredis à la mos- 
quée , entouré de ses solaks , espèces de gardes , dont les 
turbans sont ornés de plumes si hautes qu'elles dérobent le 
sultan à la vue du peuple. Quand on a quelque placet à pré- 
senter au grand-seigneur , on tAche de se mêler parmi ces 
gardes, et on lève en haut le placet: quelquefois le sultan 
daigne le prendre lui-même; mais le plus souvent il or- 
donne à un aga de s'en charger , et se feit ensuite représen- 
ter les placets au sortir de la mosquée. Il n'est pas à crain- 



DE CHARLES XII. 137 

dre qu'on ose Timportaner de mémoires inutiles, et de pla- 
cets sur des bagatelles , puisqu'on écrit moins à Constan- 
tinople en toute une année qu'à Paris en un seul jour: on se 
hasarde encore moins à présenter des mémoires contre les 
ministres, à qui pour l'ordinaire le sultan les renvoie sans 
les lire. Poniatowski n'avait que cette voie pour faire pas- 
ser jusqu'au grand-seigneur les plaintes du roi de Suède : il 
dressa un mémoire accablant contre le grand vizir. M. de 
Fériol, alors ambassadeur de France, et qui m'a conté le 
fait, fit traduire le mémoire en turc : on donna quelque ar- 
gent à un Grec pour le présenter; ce Grec s'étant mêlé parmi 
les gardes du grand-seigneur, leva le papier si haut, si 
longtemps, et fît tant de bruit, que le sultan l'aperçut, et 
prit lui-même le mémoire. 

On se servit plusieurs fois de ce moyen pour présenter 
au sultan des mémoires contre ses vizirs: un Suédois, 
nommé Leloing, en donna encore un autre bientôt après. 
Charles XII, dans l'empire des Turcs, était réduit à em- 
ployer les ressources d'un sujet opprimé. 

Quelques jours après le sultan envoya au roi de Suède, 
pour toute réponse à ses plaintes, vingt-cinq chevaux ara- 
bes, dont l'un, qui avait porté sa hautesse, était couvert 
d'une seïle et d'une housse enrichies de pierreries, avec des 
étriers d'or massif. Ce présent fut accompagné d'une lettre 
obligeante , mais conçue en termes généraux , et qui faisait 
soupçonner que le ministre n'avait rien fait que du consen- 
tement du sultan. Chourlouli, qui savait dissimuler, en- 
voya aussi cinq chevaux très-rares au roi. Charles dit fiè- 
rement à celui qui les amenait : ,, Retournez vers votre mat- 
,, tre , et dites- lui que je ne reçois point de présents de mes 
,, ennemis. ^* 

M. Poniatowski ayant déjà osé faire présenter un mé- 
moire contre le grand vizir, conçut alors le hardi dessein do 
le faire déposer: il savait que ce vizir déplaisait à la sultane 
mère, que le kislar-aga , chefdes eunuques noirs, etl'aga 



138 HISTOIRE 

des janissaires , le haïssaient ; il les excita tous trois à par- 
ler contre lui. C'était une chose bien surprenante de voir 
un chrétien, un Polonais, un agent sans caractère d'un roi 
suédois réfugié chez les Turcs, cabaler presque ouverte- 
ment à la Porte contre un vice-roi de l'empire ottoman , qui 
de plus était utile et agréable à son maître. Poniatowski 
n'eût jamais réussi , et l'idée seule du projet lui eût coûté la 
vie , si une puissance plus forte que toutes celles qui étaient 
dans ses intérêts n'eût porté les derniers coups à la fortune 
du grand vizir Chourlouli. 

Le sultan avait un jeune favori qui a depuis gouverné 
l'empire ottoman , et a été tué en Hongrie en 1716 , à la ba- 
taille de Pétervaradin , gagnée sur les Turcs par le prince 
Eugène de Savoie : son nom était Coumourgi-Ali-bacha ; sa 
naissance n'était guère différente de celle de Chourlouli; il 
était fils d'un porteur de charbon , comme Coumourgi le 
signifie; car coumour veut dire charbon en turc. L'empe- 
reur Àchmet II , oncle d'Achmet III, ayant rencontré dans 
un petit bois, près d'Andrinople, Coumourgi encore en- 
fant, dont l'extrême beauté le frappa, le fît conduire dans 
son sérail. Il plut à Mustapha, fils atné et successeur de 
Mahomet. Achmet III en fit son favori ; il n'avait alors que 
la charge de selictar-aga , porte-épée de la couronne. Son 
extrême jeunesse ne lui permettait pas de prétendre à l'em* 
ploi de grand vizir; mais il avait l'ambition d'en faire. La 
faction de Suéde ne put jamais gagner l'esprit de ce favori; 
il ne fut en aucun temps l'ami de Charles , ni d'aucun prince 
chrétien, ni d'aucun de leurs ministres; mais en cette oc- 
casion il servait le roi Charles XII sans le vouloir; il s'unit 
avec la sultane validé et les grands officiers de la Porte pour 
faire tomber Chourlouli , qu'ils haïssaient tous. Ce vieux 
ministre, qui avait longtemps et bien servi son maître, fut 
la victime du caprice d'un enfant et des intrigues d'un étran- 
ger : on le dépouilla de sa dignité et de ses richesses: on lui 
6ta sa femme, qui était fille du dernier sultan Mustapha ; et 



DE CHARLES XII. 130 

il fut relégué à Caffa , autrefois Théodosie , dnns la Tartarie 
Crimée. On donna le bul , c*est-à-dire le sceau de l'em- 
pire, àNumanCouprougli, petit-fils du grand Couprougli 
qui prit Candie. Ce nouveau vizir était tel que les chrétiens 
mal instruits ont peine à se figurer un Turc: homme d'une 
vertu inflexible , scrupuleux observateur de la loi , il oppo- 
sait souvent la justice aux volontés du sultan. II ne voulut 
point entendre parler de la guerre contre le Moscovite, qu'il 
traitait d'injuste et d'inutile; mais le même attachement à 
sa loi, qui l'empêchait de faire la guerre au czar malgré la 
foi des traités, lui fit respecter les devoirs de l'hospitalité 
envers le roi de Suède. Il disait h son maître: „La loi te 
„ défend d'attaquer le czar, qui ne t'a point offensé; mais 
„eile t'ordonne de secourir le roi de Suède, qui est mal- 
,, heureux chez toi. *' Il fît tenir à ce prince huit cents bour- 
ses (une bourse vaut cinq cents écus), et lui conseilla de 
s'en retourner paisiblement dans ses Etats par les terres de 
l'empereur d'Allemagne , ou par des vaisseaux français qui 
étaient alors au port de Constantinople , et que M. deFé- 
riol, ambassadeur de France à la Porte, offrait à Charles 
pour le transporter à Marseille. Le comte Poniatowski né- 
gocia plus que jamais avec ce ministre, et acquit dans les 
négociations une supériorité que l'or des Moscovites ne 
pouvait plus lui disputer auprès d'un vizir incorruptible. 
La faction russe crut que la meilleure ressource pour elle 
était d'empoisonner un négociateur si dangereux. On gagna 
un de ses domestiques, qui devait lui donner du poison 
dans du café: le crime fut découvert avant l'exécution ; on 
trouva le poison entre les mains du domestique dans une 
petite fiole, que l'on porta au grand-seigneur. L'empoi- 
sonneur fut jugé en plein divan, et condamné aux galères, 
parce que la justice des Turcs ne punit jamais de mort les 
crimes qui n'ont pas été exécutés. 

Charles XII , toujours persuadé que tôt ou tard il réus- 
sirait à faire déclarer l'empire turc contre celui de Russie, 



140 HISTOIRE 

n'accepta aucune des propositions qui tendaient à un retour 
paisible dans ses États; il ne cessait de représenter comme 
formidable aux Turcs ce même czar qu*il avait si longtemps 
méprisé; ses émissaires insinuaient sans cesse que Pierre 
Àleiiowitz voulait se rendre maître de la navigation de la 
mer Noire; qu'après avoir subjugué les Cosaques, il ea 
voulait à la Tartarie Crimée. Tantôt ses représentations 
animaient la Porte, tantôt les ministres russes les rendaient 
sans effet. 

Tandis que Charles XII faisait ainsi dépendre sa destinée 
des volontés des vizirs, qu'il recevait des bienfaits et des af- 
fronts d'une puissance étrangère, qu'il faisait présenter des 
placets au sultan , qu'il subsistait de ses libéralités dans uo 
désert, tous ses ennemis réveillés attaquaient ses États. 

La bataille de Pultava fut d'abord le signal d'une révolu- 
tion dans la Pologne. Le roi Auguste y retourna, protestant 
contre son abdication, contre la paix d'Àltrànstad, et accu- 
sant publiquement de brigandage et de barbarie Charles XII, 
qu'il ne craignait plus. Il mit en prison Fingsten et Imhof, 
ses plénipotentiaires, qui avaient signé son abdication, 
comme s'ils avaient en cela passé leurs ordres et trahi leur 
maître. Ses troupes saxonnes , qui avaient été le prétexte 
de son détrônement, le ramenèrent à Varsovie, accompagné 
de la plupart des palatins polonais , qui, lui ayant autrefois 
juré fidélité , avaient fait depuis les mêmes serments à Sta- 
nislas, et revenaient en faire de nouveaux à Auguste. 
Siniawski même rentra dans son parti, et, perdant l'idée 
de se faire roi , se contenta de rester grand général de la 
couronne. Flemming, son premier ministre, qui avait été 
obligé de quitter pour un temps la Saxe , de peur d'être livré 
avec Patkul , contribua alors par son adresse à ramener à 
son maître une grande partie de la noblesse polonaise. 

Le pape releva ses peuples du serment de fidélité qu'ils 
avaient fait à Stanislas. Cette démarche du saint-père faite 
à propos, et appuyée des forces d'Auguste, fut d'un assex 



DE CHARLES XII. 141 

grand poids; elle affermit le crédit de la cour de Rome en 
Pologne, où Ton n'avait nulle envie de contester alors aux 
premiers pontifes le droit chimérique de se mêler du tem- 
porel des rois : chacun retournait volontiers sous la domina- 
tion d'Auguste , et recevait sans répugnance une absolution 
inutile, que le nonce ne manqua pas de faire valoir comme 
nécessaire. 

La puissance de Charles et la grandeur de la Suède 
touchèrent alors à leur dernier période. Plus de dix tètes 
couronnées voyaient depuis longtemps avec crainte et avec 
envie la domination suédoise s'étendant loin de ses bornes 
naturelles, au-delà de la mer Baltique, depuis la Duna 
jusqu'à l'Elbe. La chute de Charles et son absence réveillè- 
rent les intérêts et les jalousies de tous ces princes, assou- 
pies longtemps par des traités et par l'impuissance de les 
rompre. 

Le czar, plus puissant qu'eux tous ensemble, proBtant 
de la victoire, prit Yibourg et toute la Carélie, inonda la 
Finlande de troupes, mit le siège devant Riga, et envoya un 
corps d'armée en Pologne , pour aider Auguste à remonter 
sur le trône. Cet empereur était alors ce que Charles avait 
été autrefois , l'arbitre de la Pologne et du nord ; mais il ne 
consultait que ses intérêts, au lieu que Charles n'avait jamais 
écouté que ses idées de vengeance et de gloire. Le 
monarque suédois avait secouru ses alliés et accablé ses 
ennemis sans exiger le moindre fruit de ses victoires; le 
czar, se conduisant plus en prince et moins en héros, ne 
voulut secourir le roi de Pologne qu'à condition qu'on lui 
céderait la Livonie, et que cette province, pour laquelle 
Auguste avait allumé la guerre, resterait aux Moscovites 
pour toujours. 

Le roi de Danemarck , oubliant le traité de Travendal, 
comme Auguste celui d'AItranstad, songea dès lors à se 
rendre matlre des duchés de Holstein et de Brème, sur 
lesquels il renouvela ses prétentions : le roi de Prusse avait 



14^ UISTOI&E 

d*ancieDS droits sur la Poméranie suédoise, qu*il voulait 
faire revivre : le duc de Mecklembourg voyait avec dépit que 
la Suède possédât encore Yismar, la plus belle ville du 
duché; ce prince devait épouser une nièce de Temperear 
moscovite; et le czar ne demandait qu'un prétexte pour 
s'établir en Allemagne , à l'exemple des Suédois: Georges, 
électeur de Hanover , cherchait de son côté à s'enrichir des 
dépouilles de Charles: Tévéque de Munster aurait bien 
voulu faire valoir quelques droits, s'il en avait eu le pouvoir. 

Douze à treize mille Suédois défendaient la Poméranie 
et les autres pays que Charles possédait en Allemagne: 
c'était là que la guerre allait se porter. Cet orage alarma 
l'empereur et ses alliés. C'est une loi de l'empire que 
quiconque attaque une de ses provinces est réputé l'ennemi 
de tout le corps germanique. 

Mais il y avait encore un plus grand embarras ; tous ces 
princes, h la réserve du czar, étaient réunis alors contre 
Louis Xiy, dont la puissance avait été quelque temps aussi 
redoutable à l'empire que celle de Charles. 

L'Allemagne s'était trouvée au commencement du siècle 
pressée du midi au nord entre les armées de la France et de 
la Suède. Les Français avaient passé le Danube , et les 
Suédois roder: si leurs forces, alors victorieuses, s'étaient 
jointes , l'Empire eût été perdu. Mais la même fatalité qui 
accabla la Suède avait aussi humilié la France : toutefois la 
Suède avait encore des ressources , et Louis XIY faisait la 
guerre avec vigueur, quoique malheureusement. Si la 
Poméranie et le duché de Brème devenaient le théâtre de la 
guerre, il était à craindre que l'Empire n'en souffrit, et 
qu'étant affaibli de ce côté, il n'en fût moins fort contre 
Louis XIV. Pour prévenir ce danger, l'empereur, les 
princes d'Allemagne , Anne, reine d'Angleterre, les Etats- 
généraux des Provinces-Unies, conclurent à la Haie, sur la 
fin de l'année 1709, un des plus singuliers traités que 
Jamais on ait signés. 



DE CHARLES XII. 143 

Il fat stipulé par ces puissances que la guerre contre les 
Suédois ne se ferait point en Poméranie, ni dans aucune des 
provinces de rAlIemagne, et que les ennemis de Charles XII 
pourraient l'attaquer partout ailleurs. Le roi de Pologne 
et le czar accédèrent eux-mêmes à ce traité: ils y Grent 
insérer un article aussi extraordinaire que le traité même, 
ce fut que les douze mille Suédois qui étaient en Poméranie 
n'en pourraient sortir pour aller défendre leurs autres 
provinces. 

Pour assurer l'exécution de ce traité, on proposa 
d'assembler une armée conservatrice de cette neutralité 
imaginaire: elle devait camper sur le bord de l'Oder. C'eût 
été une. nouveauté singulière qu'une armée levée pour em- 
pêcher une guerre: ceux même qui devaient la soudoyer 
avaient pour la plupart beaucoup d'intérêt à faire cette 
guerre, qu'on prétendait écarter: le traité portait qu'elle 
serait composée des troupes de l'empereur, du roi de 
Prusse, de l'électeur de Hanover, du landgrave de Hesse, 
de l'évêque de Munster. 

Il arriva ce qu'on devait naturellement attendre d'un 
pareil projet; il ne fut point exécuté: les princes qui 
devaient fournir leur contingent pour lever cette armée ne 
donnèrent rien; il n'y eut pas deux régiments formés: on 
parla beaucoup de neutralité, personne ne la garda ; et tous 
les princes du nord qui avaient des intérêts à démêler avec 
le roi de Suède restèrent en pleine liberté de se disputer les 
dépouilles de ce prince. 

Dans ces conjonctures le czar, après avoir laissé ses 
troupes en quartier dans laLithuanie, et avoir ordonné le 
siège de Riga, s'en retourna à Moscou étaler k ses peuples 
un appareil aussi nouveau que tout ce qu'il avait fait 
jusqu'alors dans ses États : ce fut un triomphe tel à peu 
près que celui des anciens Romains. Il fit son entrée dans 
Moscou sous sept arcs triomphaux dressés dans les rues, 
ornés de tout ce que le climat peut fournir, et de ce que le 



14i HISTOIRE 

commerce florissant par ses soins y avait pu apporter: no 
régiment des gardes commençait la marche, sniv! des 
pièces d'artillerie prises snr les Suédois à Lesno etàPuItava; 
chacune était traînée par huit chevaux couverts de housses 
d'écarlate pendantes à terre: ensuite venaient les étendards, 
les timbales, les drapeaux gagnés à ces deux batailles, 
portés par les officiers et par les soldats qui les avaient pris ; 
toutes ces dépouilles étaient suivies des plus belles troupes 
du czar. Après qu'elles eurent défilé , on vit sur un char 
fait exprès paraître le «brancard de Charles Xil, trouvé sur 
le champ de bataille de Pultava tout brisé de deux coups de 
canon ; derrière ce brancard marchaient deux à deux tous 
les prisonniers: on y voyait le comte Piper, premier mi- 
nistre de Suède, le célèbre maréchal Renschild, le comte 
deLevenhaupt, les généraux Slipenbak, Stackelberg, Ha- 
milton, tous les officiers et les soldats qu'on dispersa depuis 
dans la grande Russie. Le czar paraissait immédiatement 
après eux , sur le même cheval qu'il avait monté à la bataille 
de Pultava : à quelques pas de lui on voyait les généraux 
qui avaient eu part au succès de cette journée ; un autre 
régiment des gardes venait ensuite : les chariots de munî^ 
tions des Suédois fermaient la marche. 

Cette pompe passa au bruit de toutes les cloches de Mos- 
cou, au son des tambours , des timbales, des trompettes, 
et d'un nombre infini d'instruments de musique qui se fai- 
saient entendre par reprises, avec les salves de deux cents 
pièces de canon, et les acclamations de cinq cent mille hom- 
mes, qui s'écriaient, ,,yiverempereur notre père*' à cha- 
que pause que faisait le czar dans cette entrée triomphale. 

Cet appareil imposant augmenta la vénération de ses peu- 
ples pour sa personne : tout ce qu'il avait fait d'utile en leur 
faveur le rendait peut-être moins grand à leurs yeux. Il fit 
cependant continuer le blocus de Riga. Les généraux s'em- 
parèrent du reste de la Livonie et d'une partie de la Fin- 
lande; en même temps le roi de Danemarck vint avec toute 



DE CHARLES XII. 145 

sa flotte faire une descente en Saède: il y débarqua dix-sept 
raille hommes, qu'il laissa sous la conduite du comte de 
Ucventiau. 

La Suède était alors gouvernée par une régence compèsée 
de quelques sénateurs que le roi établit quand il partit de 
Stockholm. Le corps du sénat, qui croyait que le gouver- 
nement lui appartenait de droit, était jaloux de la régence. 
L'État souffrit de ces divisions; mais quand, après la ba- 
taille de Pultava, la première nouvelle qu'on apprit dans 
Stockholm fut que le roi était à Bender à la merci desTarta- 
res et des Turcs , et que les Danois étaient descendus en 
Scanie, où ils avaient pris la ville d'Helsinbourg, alors les 
jalousies cessèrent; ou ne songea qu'à sauver la Suède. 
Elle commençait à être épuisée de troupes réglées; car quoi- 
que Charles eût toujours fait ses grandes expéditions k la 
tète de petites armées , cependant les combats innombra- 
bles qu'il avait livrés pendant neuf années , la nécessité de 
recruter continuellement ses troupes, d'entretenir ses gar^ 
nisons, et les corps d'armée qu'il fallait toujours avoir sur 
pied dans la Finlande , dansTIngrie, laLivonie, laPomé- 
ranie, Brème, Yerden, tout cela avait coûté à la Suède 
pendant le cours de la guerre plus de deux cent cinquante 
mille soldats: il ne restait pas huit mille hommes d'ancien- 
nes troupes qui, avec les milices nouvelles, étaient les seu- 
les ressources de la Suède. 

La nation est née belliqueuse , et tout peuple prend in- 
sensiblement le génie de son roi. On ne s'entretenait d'un' 
bout du pays à l'autre que des actions prodigieuses de Char- 
les, de ses généraux, et des vieux corps qui avaient com- 
battu sous eux à Narva, à la Duna, àCIissau, àPultusk, 
à Hollosin ; les moindres Suédois en prenaient un esprit 
d'émulation et de gloire: la tendresse pour leur roi, la pi- 
tié, la haine irréconciliable contre les Danois, s'y joignirent 
encore. Dans bien d'autres pays les paysans sont esclaves, 
ou traités comme tels; ceux-ci, faisant un corps dans l'Ëtat, 

Chnrîes XI J. \Q 



146 HISTOIOB 

te regardaient comme des citoyens, et se formaient des sen* 
tiœents pins grands; de sorte que ces milices devenaient en 
peu de temps les meilleures troupes du nord. 

Le général Stcinbock se mit par ordre de la régence à la 
tête de huit mille iiommes d'anciennes troupes, et d'environ 
douze mille de ces nouvelles milices , pour aller chasser les 
Danois, qui ravageaient toute la côte d'Helsin bourg, et 
qui' étendaient déjà leurs contributions fort avant dans les 
terres* 

On n'eut ni le temps ni les moyens de donner aux milices 
des habits d'ordonnance; la plupart de ces laboureurs vin- 
rent vêtus de leurs sarraux de toile, ayant à leurs ceintures 
des pistolets attachés avec des cordes. Steinbeck , k la tête 
de cette armée extraordinaire, se trouva en présence des 
Danois à trots lieues d'Helsinbourg. Il voulut laisser à ses 
troupes quelques jours de repos , se retrancher, et donner 
à ses nouveaux soldats le temps de s'accoutumer àl'ennemi ; 
mais tous ces paysans demandèrent la bataille le même jour 
qu'ils arrivèrent. 

Des officiers qui y étaient m'ont dit les avoir vus alors 
presque tous écumer de colère; tant la haine nationale des 
Suédois contre les Danois est extrême ! Steinbock proGta de 
cette disposition des esprits, qui dans un jour de bataille 
vaut autant que la discipline militaire ; on attaqua les Da- 
nois; et c'est là qu'on vit (ce dont il n'y a peut-être pas deux 
exemples de plus) dés milices toutes nouvelles égaler dans 
le premier combat l'intrépidité des vieux corps. Deux ré- 
giments de ces paysans armés à la hâte taillèrent en pièces le 
régiment des gardes du roi de Danemarck , dont il ne resta 
que dix hommes. 

Les Danois entièrement défaits se retirèrent sous le ca- 
non d'Helsinbourg. Le trajet de Suède en Zéeland est si 
court, que le roi de Danemarck apprit le même jour à Co- 
penhague la défaite de son armée en Suède; il envoya sa 
flotte pour embarquer les débris de ses troupes. Les Da- 



DE CHARLES XIL UT 

Dois quittèrent la Suède avec précipitation ciuq jours après 
la bataille ; mais ne pouvant emmener leurs chevaux , et ne 
voulant pas les laisser à l'ennemi , ils les tuèrent tous aux 
environs d'Helsinbourg, et mirent le feu è leurs provisions, 
brûlant leurs grains et leurs bagages , et laissant dans Hel- 
sinbourg quatre mille blessés , dont la plus grande partie 
mourut par Tinfection de tant de chevaux tués , et par le dé- 
faut de provisions , dont leurs compatriotes même les pri- 
vaient pour empêcher que les Suédois n'en jouissent. 

Dans le même temps les paysans de la Dalécarlie ayant 
ouï dire dans le fond de leurs forêts que leur roi était pri- 
sonnier chez les Turcs, députèrent à la régence de Stock- 
holm, et offrirent d'aller à leurs dépens, au nombre de 
vingt mille, délivrer leur maître des mains de ses ennemis. 
Cette proposition, qui marquait plus de courage et d'affec** 
tion quelle n'était utile, fut écoutée avec plaisir, quoique 
rejetée, et on ne manqua pas d'en instruire le roi en lui en- 
voyant le détail de la bataille dllelsinbourg. 

Charles reçut dans son camp , près de Bender, ces nou- 
velles consolantes au mois de juillet 1710. Peu de temps 
après, un autre événement le confirma dans ses espé- 
rances. 

Le grand vizir Couprougli, qui s'opposait à ses desseins, 
fut déposé après deux mois de ministère. La petite cour de 
Charles XII , et ceux qui tenaient encore pour lui en Po- 
logne , publiaient que Charles faisait et défaisait les vizirs, 
et qu'il gouvernait l'empire turc du fond de sa retraite de 
Bender: mais il n'avait aucune part k la disgrâce de ce fa- 
vori; la rigide probité du vizir fut, dit-on, la seule cause 
de sa chute: son prédécesseur ne payait point les janissai- 
res du trésor impérial , mais de l'argent qu'il faisait venir 
par ses extorsions; Couprougli les paya de l'argent du tré- 
sor. Àchmet lui reprocha qu'il préférait l'intérêt des sujets 
à celui de l'empereur: „ Ton prédécesseur Chourlouli, lui 
n dit-il, savait bien trouver d'autres moyens de payer mes 

10 • 



i4S HISTOIRE 

„ troupes. *' Le grand yizir réponditr „ S'il avait l'art d'en- 
„ richir ta hantesse par des rapines , c'est un art que je fais 
„ gloire d'ignorer.^* 

Le secret profond du sérail permet rarement que de pa- 
reils discours transpirent dans le public ; mais celui-ci fut 
su avec la disgrâce de Gouprougli. Ce vizir ne paya point 
sa hardiesse de sa tète, parce que la vraie vertu se fait quel- 
quefois respecter lors même qu'elle déplaît: on lui permit 
de se retirer dans l'tle de Négrepont. J'ai su ces particula- 
rités par des lettres de M. Bru, mon parent, premier drog- 
man k la Porte Ottomane; et je les rapporte pour faire con- 
naître l'esprit de ce gouvernement. 

Le grand-seigneur fit alors revenir d'Alep Baltagi Mehe- 
met, baeha de Syrie, qui avait déjà été grand vizir avant 
Chourlouli. Les baltagis du sérail, ainsi nommés de balta, 
qui signifie cognée , sont des esclaves qui coupent le bois 
pour l'usage des princes du sang ottoman et des sultanes. 
Ce vizir avait été baltagi dans sa jeunesse, et en avait tou- 
jours retenu le nom, selon la coutume des Turcs, qui pren- 
nent sans rougir le nom de leur première profession, ou 
celle de leur père , ou du lieu de leur naissance. 

Dans le temps que Baltagi-Mehemet était valet dans le 
sérail , il fut assez heureux pour rendre quelques petits ser- 
vices au prince Àchmet, alors prisonnier d'État sous l'em- 
pire de son frère Mustapha: on laisse aux princes du sang 
ottoman, pour leurs plaisirs, quelques femmes d'un âge à 
ne plus avoir d'enfants (et cet âge arrive de bonne heure en 
Turquie), mais assez belles encore pour plaire. Àchmet, 
devenu sultan , donna une de ses esclaves qu'il avait beau- 
coup aimée en mariage à Baltagi-Mehemet. Cette femme,, 
par ses intrigues, fit son mari grand vizir; une autre intri- 
gue le déplaça, et une troisième le fit encore grand vizir. 

Quand Baltagi-Mehemet vint recevoir le bul de l'empire» 
il trouva le parti du roi.de Suède dominant dans le séraiU 
La sultane validé, Ali-Coumourgi , favori du grand-sei- 



DE CHARLES XII. 149 

gnear, le kislar-aga, chef des eunuques noirs, elTagades 
janissaires, voulaient la guerre contre le czar: le sultan y 
était déterminé. Le premier ordre qu'il donna au grand 
vizir fut d'aller combattre les Moscovites avec deux cent 
mille hommes. Baltagi-Mehemet n'avait jamais taÀi la 
guerre ; mais ce n'était point un imbécile , comme les Sué- 
dois mécontents de lui l'ont représenté. Il dit au grand- 
seigneur , en recevant de sa main un sabre garni de pierre- 
ries : „ Ta hautesse sait que j'ai été élevé à me servir d'une 
„ hache pour fendre du bois, et non d'une épée pour com- 
„ mander tes armées: je tâcherai de te bien servir; mais, 
„ si je ne réussis pas, souviens-toi que je t'ai supplié de ne 
„ me le point imputer. ** Le sultan l'assura de son amitié, 
et le vizir se prépara à obéir. 

La première démarche de la Porte Ottomane fût de met* 
tre au château desSept-Tours l'ambassadeur moscovite. La 
coutume des Turcs est de commencer d'abord par faire ar- 
rêter les ministres des princes auxquels ils déclarent la 
guerre: observateurs de l'hospitalité en tout le reste, ils 
violent en cela le droit le plus sacré des nations. Ils com- 
mettent cette injustice sous prétexte d'équité, s'imaginant 
ou voulant faire croire qu'ils n'entreprennent jamais que de 
justes guerres , parce qu'elles sont consacrées par l'appro- 
bation de leur muphti. Sur ce principe ils se croient armés 
pour châtier les violateurs de traités que souvent ils rom- 
pent eux-mêmes, et croient punir les ambassadeurs des 
rois leurs ennemis comme complices des infidélités de leurs 
maîtres. 

À cette raison se joint le mépris ridicule qu'ils affectent 
pour les princes chrétiens et pour les ambassadeurs , qu'ils 
ne regardent d'ordinaire que comme des consuls de mar* 
chauds. 

Le kan des Tartares de Crimée , que nous nommons le 
kan , reçut ordre de se tenir prêt avec quarante mille Tar- 
tares. Ce prince gouverne le Nagaî , le Bulziack , avec une 



150 HISTOIRE 

partie de la Circassie, et toute la Crimée, province connue 
dans l'antiquité sous le nom de Chersonèse Taurique , où 
les Grecs portèrent leur commerce et leurs arnies, et fon- 
dèrent de puissantes villes, et où les Génois pénétrèrent 
depuis , lorsqu'ils étaient les maîtres du commerce de l'Eu- 
rope. On voit en ce pays des ruines des villes grecques , et 
quelques monuments des Génois, qui subsistent encore au 
milieu de la désolation et de la barbarie. 

Le kan est appelé par ses sujets empereur; mais avec ce 
grand titre il n'en est pas moins l'esclave de la Porte. Le 
sang ottoman dont les kans sont descendus, et le droit qu'ils 
prétendent à l'empire des Turcs, au défaut de la race du 
grand-seigneur, rendent leur famille respectable au sultan 
même, et leurs personnes redoutables: c'est pourquoi le 
grand-seigneur n'ose détruire la race des kanstartares ; mais 
il ne laisse presque jamais vieillir ces princes sur le trône. 
Leur conduite est toujours éclairée par les bâchas voisins, 
leurs États entourés de janissaires, leurs volontés traversées 
par les grands vizirs , leurs desseins toujours suspects. Si 
les Tartares se plaignent du kan , la Porte le dépose sur ce 
prétexte ; s'il en est trop aimé , c'est un plus grand crime 
dont il est plus tôt puni : ainsi presque tous passent de la 
souveraineté à l'exil , et finissent leurs jours à Rhodes , qui 
est d'ordinaire leur prison et leur tombeau. 

Les Tartares leurs sujets sont les peuples les plus bri- 
gands de la terre, et en même temps (ce qui semble incon- 
cevable) les plus hospitaliers : ils vont à cinquante lieues 
de leur pays attaquer une caravane , détruire des villages : 
mais qu'un étranger quel qu'il soit passe dans leur pays, 
non-seulement il est reçu partout , logé et défrayé , mais 
dans quelque lieu qu'il passe les habitants se disputent l'hon- 
neur de l'avoir pour hôte ; le maître de la maison, sa femme, 
ses filles, le servent à l'envi. Les Scythes, leurs ancêtres, 
leur ont transmis ce respect inviolable pour l'hospitalité, 
qu'ils ont conservé, parce que le peu d'étrangers qui voya- 



DE CHARLES XII. 151 

gent chez eax , et le bas prix de toutes les dearées , ne leur 
rendent point cette vertu trop onéreuse. 

Quand les Tartares Tont à la guerre avec l'armée otto- 
mane , ils sont nourris par le grand-seigneur; le butin qu'ils 
font est leur seule paye: aussi sont-ils plus propres à piller 
qu'à combattre régulièrement. 

Le kan, gagné par les présents et par les intrigues du 
roi de Suède, obtint d'abord que le rendez-vous général des 
troupes serait à Bender même, sous les yeux de Charles XII, 
afin de lui marquer mieux que c'était pour lui qu'on faisait 
la guerre. 

Le nouveau vizir BaltaglMehemet n'ayant pas les mêmes 
engagements , ne voulait pas flatter h ce point un prince 
étranger: il changea l'ordre, et ce fut à Àndrinople que 
s'assembla cette grande armée. C'est toujours dans les 
vastes et fertiles plaines d'Àndrinople qu'est le rendez-vous 
pour des armées turques , quand ce peuple fait la guerre 
aux chrétiens ; les troupes venues d'Asie et d'Afrique s'y 
reposent et s'y rafraîchissent quelques semaines: mais le 
grand vizir, pour prévenir le czar, ne laissa reposer l'ar- 
mée que trois jours, et marcha vers le Danube, et de là 
vers la Bessarabie. 

Les troupes des Turcs ne sont plus aujourd'hui si formi- 
dables qu'autrefois lorsqu'elles conquirent tant d'États dans 
l'Asie, dans l'Afrique , et dans l'Europe; alors la force du 
corps, la valeur et le nombre des Turcs, triomphaient d'en- 
nemis moins robustes qu'eux et plus mal disciplinés; mais 
aujourd'hui que les chrétiens entendent mieux d'art de la 
guerre , ils battent presque toiyours les Turcs en bataille 
rangée, même à forces inégales. Si l'empire ottoman a 
depuis peu fait quelques conquêtes, ce n'est que sur la ré- 
publique de Venise, estimée plus sage que guerrière, dé- 
fendue par des étrangers, et mal secourue par les princes 
chrétiens , toujours divisés entre eux. 

Les janissaires et les spahis attaquent en désordre, in« 



t52 filSTOIRK 

capables d'écouter le commandemeiit et de se rallier : lenr 
cavalerie, qui devrait être exeelleole, attendu la bouté et 
la légèreté de leurs cbevaux, ue saurait soutenir le choc de 
la cavalerie allemande : l'infanterie ne savait point encore 
faire un usage avantageux de lia baïonnette au bout du fu- 
sil : de plus , les Turcs n'ont pas eu un grand général de 
terre parmi eux depuis Couprougli, qui conquit l'tle de 
Candie. Un esclave nourri dans l'oisiveté et dans le silence 
du sérail , fait vizir par faveur, et général malgré lui , con- 
duisait une armée levée à la bâte , sans expérience , sans 
discipline, contre des troupes moscovites aguerries par 
douze ans de guerre , et fières d'avoir vaincu les Suédois. 

Le czar, selon toutes les apparences, devait vaincre 
Ballagi-Mehemet; mais il fit la même faute avec les Turcs 
que le roi de Suède avait commise avec lui ; il méprisa trop 
son ennemi. Sur la nouvelle de l'armement des Turcs, il 
quitta Moscou ; et ayant ordonné qu'on changeât le siège 
de Riga en blocus, il assembla sur les frontières de Pologne 
quatre-vingt mille hommes de ses troupes. Avec cette ar- 
mée il prit son chemin par la Moldavie et la Yalachie, au- 
trefois le pays des Daces, aujourd'hui habile par des chré- 
tiens grecs tributaires du grand-seigneur. 

iLa Moldavie était gouvernée alors par le prince Cante- 
mir, ^rec d'origine, qui réunissait les talents des anciens 
Grecs, la science des lettres et celle des armes. On le fai- 
sait descendre du fameux Timur, connu sous le nom de 
Tamerlan ; cette origine paraissait plus belle qu'une grec- 
que: on proavait cette descendance par le nom de ce con- 
quérant: Timur, ditr-on, ressemble à Ternir; le titre de 
kan, que possédait Timur avant de conquérir TAsie, se 
retrouve dans le nom de Gantemir; ainsi le prince Gante- 
mir est descendant de Tamerlan. Voilà les fondements 
de la plupart des généalogies. 

De quelque maison que fût Gantemir, il devait toute sa 
fortune à la Porte Ottomane. A peine avait-il reçu l'inves- 



DE CHARLES XII. 153 

titure de sa priucipauté qa*il trahit Tempereur tare soa 
bienfaiteur, pour le czar dont il espérait davantage. Il se 
flattait qae le vainqueur de Charies XII triompherait aisé- 
ment d'un vizir peu estimé , qui n'avait jamais fait la guerre, 
et qui avait choisi pour son kiaia, c'est-à-dire pour son 
lieutenant, l'intendant des douanes de Turquie; il comp- 
tait que tous ses gens se rangeraient de son parti : les pa- 
triarches grecs Tencouragërent h cette défection. Le czar 
ayant donc fait un traité secrètement avec ce prince, et 
l'ayant reçu dans son armée , s'avança dans le pays , et ar- 
riva au mois de juin 1711 sur le bord septentrional du fleuve 
Hierase, aujourd'hui le Pruth, près d'Yassi, capitale de 
la Moldavie. 

Dès que le grand vizir eut appris que Pierre Àlexiowitz 
marchait de ce côté, il quitta aussi son camp, et, suivant 
le cours du Danube , il alla passer ce fleuve sur un pont de 
bateaux, près d'un bourg nommé Saccia , au même endroit 
où Darius ût construire autrefois le pont qui porta son nom. 
L'armée turque fit tant de diligence qu'elle parut bientôt en 
présence des Moscovites, la rivière de Pruth entre deux. 

Le czar, sûr du prince de Moldavie, ne s'attendait pas 
que les Moldaves dussent lui manquer: mais souvent le 
prince et les sujets ont des intérêts très-différents. Ceux-ci 
aimaient la domination turque, qui n'est jamais fatale 
qu'aux grands, et qui affecte de la douceur pour les peuples 
tributaires; ils redoutaient les chrétiens, et surtout les Mos- 
covites, qui les avaient toujours traités avec inhumanité: 
ils portèrent toutes leurs provisions à l'armée ottomane. 
Les entrepreneurs qui s'étaient engagés à fournir des nvres 
aux Moscovites exécutèrent avec le grand vizir le marché 
même qu'ils avaient fait avec le czar. LesYalaques, voi- 
sins des Moldaves, montrèrent aux Turcs la même affection ; 
tant Tancienne idée de la barbarie moscovite avait aliéné 
tous les esprits. 

Le czar ainsi trompé dans ses espérances, peut-être trop 



154 HISTOIRE 

légèrement prises, vit tout d'un coup son armée sans vivres 
et sans fourrages* Les soldais désertaient par troupes, et 
bientôt celte armée se trouva réduite à moins de trente mille 
hommes près de périr de misère. Le czar éprouvait sur le 
Prulh, pour s'être livré h Cantemir, ce que Charles XII 
avait éprouvé à Pullava pour avoir trop compté surMazeppa. 
Cependant les Turcs passent la rivière , enferment les Rus- 
ses, et forment devant eux un camp retranché. Il est sur- 
prenant que le czar ne disputa point le passage de la rivière, 
ou du moins qn*il ne répara pas celte faute en livrant ba- 
taille aux Turcs immédiatement après le passage, au lieu de 
leur donner le temps de faire périr son armée de faim et de 
fatigue. Il semble que ce prince fit dans celle campagne 
tout ce qu'il fallait pour être perdu ; il se trouva sans provi- 
sions , ayant la rivière de Prulh derrière lui, cent cinquante 
mille Turcs devant lui, et quarante mille Tartares qui le 
harcelaient continuellemeut à droite et à gauche. Dans cette 
extrémité il dit publiquement: „Me voilà du moins aussi 
,,mal que mon frère Charles l'était h Pullava. ** 

Le comte Poniatowski, infatigable agent du roi de Suède, 
était dans l'armée du grand vizir avec quelques Polonais et 
quelques Suédois, qui tous croyaient la perte du czar iné- 
vitable. 

Dès que Poniatowski vit que les armées seroient infail- 
liblement en présence, il le manda au roi de Suède, qui 
partit aussitôt de Bender, suivi de quarante officiers, jouis- 
sant par avance du plaisir de combattre l'empereur mosco- 
vite. Après beaucoup de perles et de marches ruineuses, le 
czar, poussé vers le Pruth, n'avait pour tout retranche- 
ment que des chevaux de frise et des chariots: quelques 
iroupes de janissaires et de spahis vinrent fondre sur son 
armée si mal retranchée ; mais ils attaquèrent en désordre, 
et les Moscovites se défendirent avec une vigueur que la 
présence de leur prince et le désespoir leur donnaient. 

Les Turcs furent deux fols repoussés. Le lendemain, 



DE CHARLES XII. 155 

M. Ponialowski conseilla au grand vizir d'affamer l'armée 
moscovite qui, manqaant de tout, serait obligée dans un 
jour de se rendre à discrétion avec son empereur. 

Le czar a depuis avoué plus d'une fois qu'il n'avait ja- 
mais rien senti de si cruel dans sa yie que les inquiétudes 
qui l'agitèrent cette nuit: il roulait dans son esprit tout ce 
qu'il avait fait depuis tant d'années pour la gloire et le bon- 
heur de sa nation; tant de grands ouvrages, toujours in- 
terrompus par des guerres^ allaient peut-être périr avec lui 
avant d'avoir été achevés ; il fallait ou être détruit par la 
faim, ou attaquer près de cent quatre-vingt mille hommes 
avec des troupes languissantes, diminuées de la moitié, 
une cavalerie presque toute démontée, et des fantassins ex- 
ténués de faim et de fatigue. 

11 appela le général Czeremetof vers le commencement 
de la nuit , et lui ordonna , sans balancer et sans prendre 
conseil, que tout fût prêt à la pointe du jour pour aller at- 
taquer les Turcs la baïonnette au bout du fusil. 

Il donna de plus ordre exprès qu'on brûlât tous les ba- 
gages, et que chaque officier ne réservât qu'un seul chariot, 
aGn que, s'ils étaient vaincus, les ennemis ne pussent du 
moins profiter du butin qu'ils espéraient. 

Après avoir tout réglé avec le général pour la bataille , il 
se retira dans sa tente accablé de douleur et agité de convul- 
sions, mal dont il était souvent attaqué, et qui redoublait 
toujours avec violence quand il avait quelque grande in- 
quiétude. Il défendit que personne osât de la nuit entrer 
dans sa tente sous quelque prétexte que ce pût être, ne vou- 
lant pas qu'on vint lui faire des remontrances sur une réso- 
lution désespérée mais nécessaire , encore moins qu'on fût 
témoin du triste état où il se sentait. 

Cependant on brûla, selon son ordre, la plus grande 
partie de ses bagages. Toute l'armée suivit cet exemple, 
quoiqu'à regret ; plusieurs enterrèrent ce qu'ils avaient de 
plus précieux. Les officiers généraux ordonnaient déjà la 



DE CHARLES XII. i57 

parce qu'il lui trouva une fermeté d'Ame capable de secon- 
der ses entreprises , et même de les continuer après lui. II 
avait déjà répudié depuis longtemps sa première femme Ot- 
tokefa, fille d'un boïard, accusée de s'opposer aux change- 
ments qu'il faisait dans ses États. Ce crime était le plus 
grand aux yeux du czar; il ne voulait dans sa famille que des 
personnes qui pensassent comme lui: il crut rencontrer 
dans cette esclave étrangère les qualités d'un souverain, 
quoiqu'elle n'eût aucune des vertus de son sexe ; il dédaigna 
pour elle les préjugés qui eussent arrêté un homme ordi- 
naire : il la fit couronner impératrice. Le même génie qui 
la fit femme de Pierre Àlexiowitz lui donna l'empire après la 
mort de son mari. L'Europe a vu avec surprise cette femme, 
qui ne sut jamais ni lire ni écrire, réparer son éducation et 
ses faiblesses par son courage, et remplir avec gloire le 
trône d'un législateur. 

Lorsqu'elle épousa le czar elle quitta la religion luthé- 
rienne, où elle était née, pour la moscovite: on la rebap- 
tisa selon l'usage du rite rnssien ; et au lieu du nom de 
Marthe elle prit le nom de Catherine, sous lequel elle a été 
connue depuis. Cette femme étant donc au camp de Pruth, 
tint un conseil avec les ofiBciers-généraux et le vice-chance- 
lier Schaffirof pendant que le czar était dans sa tente. 

On conclut qu'il fallait demander la paix aux Turcs, et 
engager le czar à faire cette démarche. Le vice-chancelier 
écrivit une lettre au grand vizir au nom de son maître; la 
czarine entra avec cette lettre dans la tente du czar , malgré 
la défense; et ayant, après bien des prières, des contesta- 
tions et des larmes, obtenu qu'il la signât, elle rassembla 
sur-le-champ toutes ses pierreries , tout ce qu'elle avait de 
plus précieux, tout son argent: elle en emprunta même des 
officiers généraux ; et ayant composé de cet amas un présent 
considérable, elle l'envoya à Osraan-Àga, lieutenant du 
grand vizir, avec la lettre signée par l'empereur moscovite. 
Mehemet-Baltagi , conservant d'abord la fierté d'un vizir et 



158 HISTOIRE 

d'un vainqueur, répondit: „ Que le czar m'envoie son pr&i 
„ mier ministre , et je verrai ce que j'ai à faire/^ Le vice- 
chancelier Schaffirof vint aussitôt , chargé de quelques pré- 
sents qu'il offrit publiquement lui-même au grand vizir, 
assez considérables pour lui marquer qu'on avait besoin de 
lui, mais trop peu pour le corrompre. 

La première demande du vizir fut que le czar se rendit 
avec toute son armée à discrétion. Le vice-chancelier ré- 
pondit que son maître allait l'attaquer dans un quart d'heure, 
et que les Moscovites périraient jusqu'au dernier, plutôt que 
de subir des conditions si infâmes. Osman ajouta ses re- 
montrances aux paroles de Schaffirof. 

Mehemet-Baltagi n'était pas guerrier; il voyait que les 
janissaires avaient été repoussés la veille: Osman lui per- 
suada aisément de ne pas mettre au hasard d'une bataille 
des avantages certains. Il accorda donc d'abord une sus- 
pension d'armes pour six heures , pendant laquelle on con- 
viendrait des conditions du traité. 

Pendant qu'on parlementait il arriva un petit accident, 
qui peut faire connaître que les Turcs sont souvent plus ja- 
loux de leur parole que nous ne croyons. Deux gentils- 
hommes italiens , parents de M. Brillo , lieutenant colonel 
d'un régiment de grenadiers au service du czar, s'étant 
écartés pour chercher quelque fourrage , furent pris par des 
Tartares, qui les emmenèrent à leur camp, et offrirent de 
les vendre à un officier des janissaires. Le Turc , indigné 
qu'on osât ainsi violer la trêve, fît arrêter les Tartares, et 
les conduisit lui-même devant le grand vizir avec ces deux 
prisonniers. 

Le vizir renvoya ces deux gentilshommes au camp du 
czar, et fit trancher la tête aux Tartares qui avaient eu le 
plus de part à leur enlèvement. 

Cependant le kan des Tartares s'opposait à la conclusion 
d'un traité qui lui ôtait l'espérance du pillage ; Poniatovsk! 
secondait le kan par les raisons les plus pressantes: mais 



DE CHARLES XII. 159 

Osman remporta sur rimpatience tartare et sur les insinua- 
tions de Poniatowski. 

Le Tizir crut faire assez pour le grand-seigneur son mal- 
tre'de conclure une paix avantageuse : il exigea que les Mos- 
covites rendissent Azoph , qu'ils brûlassent les galères qui 
étaient dans ce port; qu'ils démolissent les citadelles im- 
portantes bâties sur les Palus-Méotides, et que tout le ca- 
non et les munitions de ces forteresses demeurassent au 
grand-seigneur; que le czar retirât ses troupes de la Po- 
logne; qu'il n'inquiétât plus le petit nombre de Cosaques 
qui étaient sous la protection des Polonais, ni ceux qui dé- 
pendaient de la Turquie , et qu'il payât dorénavant aux Tar* 
tares un subside de quarante mille sequins par an , tribut 
odieux imposé depuis longtemps, mais dont le czar avait af- 
franchi son pays. 

Enfin le traité allait être signé sans qu'on eût seulement 
fait mention du roi de Suède. Tout ce que Poniatowski put 
obtenir du vizir fut qu'on insérât un article par lequel le Mos- 
covite s'engageait à ne point troubler le retour de Charles 
XII; et, ce qui est assez singulier, il fut stipulé dans cet 
article que le czar et le roi de Suède feraient la paix s'ils en 
avaient envie , et s'ils pouvaient s'accorder. 

A ces conditions le czar eut la liberté de se retirer avec 
son armée, son canon, son artillerie, ses drapeaux, son 
bagage. Les Turcs lui fournirent des vivres, et tout abonda 
dans son camp deux heures après la signature du traité, qui 
fut commencé le 21 juillet 1711, et signé le premier au- 
guste. 

Dans le temps que le czar, échappé de ce mauvais pas, 
se retirait tambour battant et enseignes déployées , arrive le 
roi de Suède , impatient de combattre et de voir son ennemi 
entre ses mains ; il avait couru plus de cinquante lieues h 
cheval depuis Bender jusqu'auprès d'Yassi : il arriva dans 
le temps que les Russes commençaient à faire paisiblement 
leur retraite. Il fallait pour pénétrer au camp des Turcs al- 



i'dO HISTOIRE 

1er passer le Prath sur un pont à trois lieues de là. Charles 
Xll, qui ne faisait rien comme les autres hommes , passa 
la rivière à la nage , au hasard de se noyer, et traversa le 
camp moscovite , au hasard d'être pris : il parvint à Tarmée 
turque , et descendit à la tente du comte Poniatowski , qui 
m'a conté et écrit ce fait. Le comte s'avança tristement vers 
lui ^ et lui apprit comment il venait de perdre une occasion 
qu'il ne recouvrerait peut-être jamais. 

Le roi , outré de colère, va droit à la tente du grand vi- 
zin: il loi reproche avec un visage enflammé le traité qu'il 
vient de conclure. „ J'ai droit, dit le grand vizir d'un air 
„ calme, de faire la guerre et la paix. Mais, reprend le roi, 
„n'avais*tu pas toute l'armée moscovite en ton pouvoir? 
,, Notre loi nous ordonne, repartit gravement le vizir, de 
„ donner la paix à nos ennemis quand ils implorent notre 
,, miséricorde* Hé! t'ordonne-t-elle , insiste le roi en co- 
„lère, de faire un mauvais traité, quand tu peux imposer 
„ telles lois que tu veux? ne dépendait-il pas de toi d'ame- 
„ ner le ezar prisonnier à Constantinople?'' 

Le Turc, poussé à bout, répondit sèchement: „Hé! 
„qai gouvernerait son empire en son absence? il ne faut 
y, pas que tous les rois soient hors de chez eux. '* Charles 
répliqua par un sourire d'indignation : il se jeta sur un sofa, 
et, regardant le vizir d'un air plein de colère et de mépris, 
il étendit sa jambe vers lui, et embarrassant exprès son épe- 
ron dans la robe du Turc, il la lui déchira , se releva sur- 
le-champ, remonta h cheval, et retourna à fiender le déses- 
poir dans le cœur. 

Poniatowski resta encore quelque temps avec le grand 
vizir pour essayer par des voies plus douces de l'engager à 
tirer un meilleur parti du ezar; mais l'heure de la prière 
étant venue, le Turc, sans répondre un seul mot, alla se 
laver, et prier Dieu. 



DE CHARLES XII. 161 



LIVRE VI. 

Intrigues à la Porte Ottomane. Le kan des Tartares et le bâcha 
de Bander veulent forcer Charles de partir. Il se défend ayec 
quarante domestiques contre une armée. Il est pris et traité en 
prisonnier. 

La fortune dn roi de Suède, si changée de ce qu'elle 
avait été, le persécutait dans les moindres choses : il trouva 
à son retour son petit camp de Bender et tout le logement 
inondés des eaux duNiester; il se retira à quelques milles, 
près d'un village nommé Varnitza; et, comme s'il eût eu 
un secret pressentiment de ce qui devait lui arriver, il fit 
bâtir en cet endroit une large maison de pierre , capable en 
un besoin de soutenir quelques heures un assaut; il la meu- 
bla même magnifiquement, contre sa coutume, pour im- 
poser plus de respect aux Turcs. 

Il en construisit aussi deux autres, l'une pour sa chan- 
cellerie , l'autre pour son favori Grothusen , qui tenait une 
de ses tables. Tandis que le roi bâtissait ainsi près de Ben- 
der comme s'il eût voulu rester toujours en Turquie, Bal- 
tagi Mehemet, craignant plus que jamais les intrigues et 
les plaintes de ce prince h la Porte , avait envoyé le résident 
de l'empereur d'Allemagne demander lui-même à Vienne 
un passage pour le roi de Suède par les terres héréditaires 
de la maison d'Autriche. Cet envoyé avait rapporté en trois 
semaines de temps une promesse de la régence impériale de 
rendre à Charles XII les honneurs qui lui étaient dus , et de 
le conduire en toute sûreté en Poméranie. 

On s'était adressé à cette régence de Vienne, parce qu'a- 
lors l'empereur d'Allemagne, Charles, successeur de Jo- 
seph I", était en Espagne, où il disputait la couronne h 
Philippe V. Pendant que l'envoyé allemand exécutait à 
Vienne cette commission, le grand vizir envoya trois hachas 
au roi de Suède pour loi signifier qu'il fallait quitter les ter- 
res de l'empire turc. 

Charles XIL H 



iù2 HISTOIRE 

Le roi, qui savait Tordre dont ils étaient chargés, leur 
fit d'abord dire que s'ils osaient lui rien proposer contre son 
honneur et lui manquer de respect, il les ferait pendre tous 
trois sur l'heure. Le bâcha de Salonique, qui portait la pa- 
role, déguisa la dureté de sa commission sous les termes 
les plus respectueux. Charles finit l'audience sans daigner 
seulement répondre: son chancelier Mnllern, qui resta 
aYee ces trois hachas , leur expliqua en peu de mots le refus 
de son mattre , qu'ils avaient assez compris par son silence. 

Le grand vizir ne se rebuta pas; il ordonna à Ismaël- 
Bâcha, nouveau séraskier de Bender, de menacer le rot de 
l'indignation du sultan s'il ne se déterminait pas sans délai. 
Ce séraskier était d'un tempérament doux et d'an esprit con^ 
eiliant, qui lui avait attiré la bienveillance de Charles et 
l'amitié de tous les Suédois. Le roi entra en conférence avec 
lui , mais ce fut pour lui dire qu'il ne partirait que quand 
Achmet lui aurait accordé deux choses , la punition de son 
grand vizir, et cent mille hommes pour retourner en Pologne. 

Baltagi-Mehemet sentait bien que Charles restait en Tur- 
quie pour le perdre ; il eut soin de faire mettre des gardes 
sur toutes les routes de Bender à Constantinople pour inter- 
cepter les lettres du roi: il fit plus, il lui retrancha son 
thalm, c'est-à-dire la provision que la Porte fournit aux 
princes à qui elle accorde un asile. Celle du roi de Suède 
était immense , consistant en cinq cents écus par jour en 
argent, et dans une provision de tout ce qui peut contribuer 
à l'entretien d'une cour dans la splendeur et dans l'abon- 
dance. 

Dès que le roi sut que le vizir avait osé retrancher sa sub^ 
sistance, il se tourna vers son grand maître d'hôtel, et lui 
dit: „yoas n'avez eu que deux tables jusqu'à présent, je 
,,vous ordonne d'en tenir quatre dès demain. ^^ 

Les officiers de Charles Xll étaient accoutumés à ne trou* 
ver rien d'impossible de ce qu'il ordonnait: cependant on 
n'avait ni provisions ni argent; on fut obligé d'emprunter à 



D& GHAni.ES XIL )6S 

vingt , h treute » à quarante pour cent des officiers , des do« 
mestiques, et des janissaires , devenus riches par lespro- 
{\i4/>.n» du roi. M. Fabrice, l'envoyé de Holstein, Jeffreys, 
ministre d'Angleterre , leurs secrétaires , leurs amis , don- 
nèrent ce qu'ils avaient. Le roi , avec sa fierté ordinaire 
et sans inquiétude du lendemain , subsistait de ces dons, 
qui n'auraient pas suffi longtemps. 11 fallut trpmper la vi- 
gilance des gardes, et envoyer secrètement à Constantinople 
pour emprunter de i*argent des négociants européens : tous 
refusèrent d'en prêter à un roi qui semblait s'être mis hors 
d'état de jamais rendre : un seul marchand anglais, nommé 
Couk , osa enfin prêter environ quarante mille écus , satis- 
fait de les perdre si le roi de Suède venait à mourir. On ap<r 
porta cet argent au petit camp du roi , dans le temps qu'on 
commençait à manquer de tout et à ne plus espérer de res^ 
source. 

Dans cet Intervalle M. Poniatowski écrivit du camp même 
du grand vizir une relation de la campagne de Pruth , dans 
laquelle il accusait Baltagi-Mehemet de lAcheté et de per- 
fidie. Un vieux janissaire , indigné de la faiblesse du vizir, 
et de plus gagné par les présents de Poniatowski, se chargea 
de cette relation; et ayant obtenu un congé, il présenta lui^ 
même la lettre au sultan. 

Poniatowski partit du camp quelques jours après, et alla 
h la Porte Ottomane former des intrigues contre le grand vi- 
zir, selon sa coutume. 

Les circonstances étaient favorables ; le czar en liberté 
ne se pressait pas d'accomplir ses promesses; les clefs 
d'Azoph ne venaient point: le grand vizir qui en était res« 
poosable, craignant avec raison l'indignation de son maître, 
n'osait s'aller présenter devant lui. 

Le sérail était alors plus rempli que jamais d'intrigues et 
de factions. Ces cabales que l'on voit dans toutes les cours, 
et qui se terminent d'ordinaire dans les nôtres par quelque 
déplacement de ministre, ou tout au plus par quelque exil, 

11* 



164 HISTOIRE 

font toujours tomber à Constantinople plus d'une tète: il 
en coûta la vie à l'ancien vizir CliourlouH et à Osman , ce 
lieutenant de Baltagi-Mehemet, qui était le principal au- 
teur de la paix de Pruth, et qui depuis cette paix avait ob- 
tenu une charge considérable à la Porte. On trouva parmi 
les trésors d'Osman la bague de la czarine, et vingt mille 
pièces d'or au coin de Saxe et de Moscovie; ce fut une 
preuve que l'argent seul avait tiré le czar du précipice, et 
avait ruiné la fortune de Charles XII. Le vizir Baltagi- 
Mehemet fut relégué dans l'Ile de Lemnos, où il mourut 
trois ans après. Le sultan ne saisit son bien ni h son exil ni 
à sa mort; il n'était pas riche, et sa pauvreté justifia sa mé- 
moire. 

A ce grand vizir succéda Jussuf, c'est-i-dire Joseph, 
dont la fortune était aussi singulière que celle do ses prédé- 
cesseurs. Né sur les frontières de la Moscovie, et fait pri- 
sonnier par les Turcs à l'Âge de six ans avec sa famille , il 
avait été vendu à un janissaire. Il fut longtemps valet dans 
le sérail , et devint enfin la seconde personne de l'empire où 
il avait été esclave ; mais ce n'était qu'un fantôme de mi- 
nistre. Le jeune sélictar Àli-Coumourgi l'éleva à ce poste 
glissant, en attendant qu'il pût s'y placer lui-même, etJus- 
suf, sa créature, n'eut d'autre emploi que d'apposer les 
sceaux de l'empire aux volontés du favorf. La politique de 
la cour ottomane parut toute changée dès les premiers jours 
decevîzirat: les plénipotentiaires du czar, qui restaient à 
Constantinople et comme ministres et comme otages, y fu- 
rent mieux traités que jamais: le grand vizir confirma avec 
eux la paix du Pruth ; mais ce qui mortifia le plus le roi de 
Suède, ce fut d'apprendre que les liaisons secrètes qu'on 
prenait à Constantinople avec le czar étaient le fruit de la 
médiation des ambassadeurs d'Angleterre et de Hollande. 

Constantinople , depuis la retraite de Charles à Bender, 
était devenue ce que Rome a été si souvent , le centre des 
négociations de la chrétienté. Le comte Désaleurs, am- 



DE CHARLES XII. 165 

bassadeur de France, y appuyait les intérêts de Charles et 
de Stanislas; le ministre de l'empereur allemand les traver- 
sait: les factions de Suède et de Moscovie s*entre-eho- 
qnaient, comme on a vu longtemps celles de France et d'Es- 
pagne agiter la cour de Rome. 

L'Angleterre et la Hollande , qui paraissaient neutres, 
ne Tétaient pas ; le nouveau commerce que le czar avait ou- 
vert dans Pétersbourg attirait l'attention de ces deux nations 
commerçantes. 

Les Anglais et les Hollandais seront toujours pour le 
prince qui favorisera le plus leur trafic. Il y avait beaucoup 
à gagner avec le czar: il n'est donc pas étonnant que les mi- 
nistres d'Angleterre et de Hollande le servissent secrète- 
ment à la Porte Ottomane. Une des conditions de cette 
nouvelle amitié fut que l'on ferait sortir incessamment 
Charles des terres de l'empire turc, soit que le czar espérât 
se saisir de sa personne sur les chemins, soit qu'il crût 
Charles moins redoutable dans ses Ëtats qu'en Turquie, où 
il était toujours sur le point d'armer les forces ottomanes 
contre l'empire des Russes. 

Le roi de Suède sollicitait toujours la Porte de le ren- 
voyer par la Pologne avec une nombreuse armée. Le divan 
réélut en effet de le renvoyer, mais avec une simple escorte 
de sept à huit mille hommes, non plus comme un roi qu'on 
voulait secourir, mais comme un hôte dont on voulait se dé- 
faire. Pour cet effet le sultan Achmet lui écrivit en ces 
termes: 

Très-puissant entre les rois adorateurs de Jésus, redresseur des 
torts et des injures, et protecteur de Injustice dans les ports et 
les républiques du midi et du septentrion; éclatant en majesté, 
ami de l'honneur et de la gloire, et de notre sublime Porte, 
Gtiarles, roi de Suéde, dont Dieu couronne les entreprises de 
bonheur. 

Aussitôt que le très-illustre Achmet, ci-devant chiaoux-pacbi, 
aura eu l'honneur de vous présenter cette lettre , ornée de notre 
sceau impérial, soyez persuadé et convaincu de la vérité de nos 



106 HISTOIRE 

intentions qui y sont contenues, à savoir que, quoique nous nous 
fussions propose de faire marcher de nouveau contre le ezar nos 
troupes toujours victorieuses, cependant ce prince, pour éviter le 
Juste ressentiment que nous avait donné son retardement à exé- 
cuter le traité eonclu sur les bords du Prutb^ et renouvelé depuis 
à notre sublime Porte, ayant rendu à notre empire le chftteau et la 
ville d'Azoph, et cherché, par la médiation des ambassadeurs 
d'Angleterre et de Hollande, nos anciens amis» à cultiver avec 
nons les liens d*une constante paix, nous la lui avons accordée, 
Pt donné à ses plénipotentiaires, qui nous restent pour otages, 
notre ratification impériale, après avoir reçu la sienne de leurs 
mains. 

Nous avons donné au très-honorable et vaillant Delvet Gberai» 
han do Budziack, de Grimée, de NagaT, et de Circassie, et à notre 
très-sage conseiller et généreux séraskier de Bender, Ismaël (que 
Dieu perpétue et augmente leurs magnificence et prudence), nos 
ordres inviolables et salutaires pour votre retour par la Pologne, 
selon votre premier dessein qui nons a été renouvelé de votre 
part. Vous devez donc vous préparer à partir sous les auspices de 
la Providence, et avec une honorable escorte, l'hiver prochain, 
pour vous rendre dans vos provinces, ayant soin de passer en ami 
par celles de la Pologne. 

Tout ce qui sera nécessaire pour votre voyage vous sera fourni 
par ma sublime Porte, tant en argent qu'en hommes, chevaux, et 
chariots. Nous vous exhortons surtout et vous recommandons de 
donner vos ordres les plus positifs et les plus clairs à tons les 
Suédois et autres gens qui se trouvent auprès de vous, de ne com- 
mettre aucun désordre, et de ne faire aucune action qui tende di- 
rectement ou indirectement à violer cette paix et amitié. ,\ 

Vous conserverez par là notre bienveillance, dont nous cher- 
cherons à vous donner d'aussi grandes et d'aussi fréquentes mar- 
ques qu'il s'en présentera d'occasions. Nos troupes destinées 
pour vous accompagner recevront des ordres conformes à nos in- 
tentions impériales. 

Donné à notre sublime Porte de Gonstantinople, le 14 de la 
lune rebyul eurech 1214. Ce qui revient au 19 avril 1712. 

Cette lettre ne fit point encore perdre l'espérance aa roi 
de Suède. Il écrivit au sultan qu'il serait toute sa Yie re- 
connaissant des faveurs dont sa bautesse l'avait comblé; 
mais qu'il croyait le sultan trop juste pour le renvoyer avec 
la simple escorte d'un camp volant dans un pays encore 
inondé des troupes du czar. En effet, l'empereur russe» 



DE CHARLES XII. 167 

malgré le premier article de la paix da Pruth, par lequel il 
s'était engagé à retirer toutes ses troupes do la Pologne, y 
en avait encore fait passer de nonyelles; et, ce qui semble 
étonnant, c'est que le grand-seigneur n'en saiait rien. 

La mauvaise politique de la Porte d'avoir toujours par 
vanité des ambassadeurs des princes chrétiens à Constaur- 
tinople, et de n« pas entretenir un seul agent dans les cours 
chrétiennes , fait que ceux-ci pénètrent et conduisent quel- 
quefois les résolutions les plus secrètes du sultan , et q«e le 
divan est toujours dans une profonde ignorance de ce qui se 
passe publiquement chez les chrétiens. 

Le sultan , enfermé dans son sérail parmi ses femmes et 
ses eunuques, ne voit que par les yeux de son grand vizir: 
ce ministre, aussi inaccessible que son maître , occupé des 
intrigues du sérail, et sans correspondance au dehors^ est 
d'ordinaire trompé, ou trompe le sultan, qui le dépose ou 
le fait étrangler à la première faute, pour en choisir un autre 
aussi ignorant ou aussi perfide, qui se conduit comme ses 
prédécesseurs , et qui tombe bientôt comme eux. 

Telle est pour l'ordinaire l'inaction et la sécurité pro-^ 
fonde de cette cour, que si les princes chrétiens se liguaient 
contre elle , leurs flottes seraient aux Dardanelles , et leur 
armée de terre aux portes d'Àndrînople, avant que les Turcs 
eussent songé à se défendre: mais les divers intérêts qui 
diviseront toujours la chrétienté sauveront les Turcs d'une 
destinée que leur peu de politique, et leur ignorance dans 
la guerre et dans la marine , semblent leur préparer au- 
jourd'hui. 

Achmet était si peu informé de ce qui se passait en Polo- 
gne , qu'il envoya un aga pour voir s'il était vrai que les ar- 
mées du czar y fussent encore : deux secrétaires du roi de 
Suède qui savaient la langue turque accompagnèrent l'aga, 
afin de servir de témoins contre lui en cas qu'il fit un faux 
rapport. 

Cet aga vit par ses yeux la vérité, et en vint rendre 



163 HISTOIRE 

compte au sultan même. Achmet iDdigné allait faire 
étrangler le grand vizir; mais le favori qui le protégeait, et 
qui croyait avoir besoin de lui, obtint sa grâce, et le soutint 
encore quelque temps dans le ministère. 

Les Russes étaient protégés ouvertement par le vizir , et 
secrètement par Àll-Coumourgi, qui avait changé de parti: 
mais le sultan était si irrité, Tinfraction du traité était si 
manifeste , et les janissaires , qui font trembler souvent les 
ministres, les favoris, et les sultans , demandèrent si hau- 
tement la guerre, que personne dans le sérail n'osa ouvrir 
un avis modéré. 

Aussitôt le grand-seigneur fit mettre aux Sept-Tours les 
ambassadeurs moscovites^ "déjà aussi accoutumés à aller en 
prison qu'à l'audience. La guerre est de nouveau déclarée 
contre le czar, les queues de cheval arborées, les ordres 
donnés à tous les bâchas d'assembler une armée de deux 
cent mille combattants. Le sultan lui-même quitta Cons- 
tantinople , et vint établir sa cour à Andrînople , pour être 
moins éloigné du théâtre de la guerre. 

Pendant ce temps une ambassade solennelle, envoyée 
au grand-seigneur de la part d'Auguste et de la république 
de Pologne, s'avançait sur le chemin d'AndrinopIe; le pa- 
latin de Mazovie était à la tête de l'ambassade avec une suite 
de plus de trois cents personnes. 

Tout ce qui composait l'ambassade fut arrêté, et retenu 
prisonnier dans l'un des faubourgs de la ville. Jamais le 
parti du roi de Suède ne s'était plus flatté que dans cette oc- 
casion ; cependant ce grand appareil devint encore inutile, 
et toutes ses espérances furent trompées. 

Si Ton en croit un ministre public, homme sage et clair- 
voyant, qui résidait alors à Constantinople , le jeune Cou- 
mourgi roulait déjà dans sa tête d'autres desseins que de 
disputer des déserts au czar de Moscovie dans une guerre 
douteuse; il projetait d'enlever aux Vénitiens de Pélopo- 



DE CHARLES XII. 160 

nèse , nommé aujourd'hui la Morée , et de se rendre maître 
de la Hongrie. 

Il n'attendait pour exécuter ses grands desseins que 
l'emploi de premier vizir, dont sa jeunesse l'écartait encore. 
Dans cette idée, il avait plus besoin d'être l'allié que l'en- 
nemi du czar: son intérêt ni sa volonté n'étaient pas de gar- 
der plus longtemps le roi de Suède, encore moins d'armer 
la Turquie en sa faveur» Non-seulement il voulait renvoyer 
ce prince , mais 11 disait ouvertement qu'il ne fallait plus 
souffrir désormais aucun ministre chrétien à Constantin 
nople ; que tous ces ambassadeurs ordinaires n'étaient que 
des espions honorables qui corrompaient ou qui trahissaient 
les vizirs , et donnaient depuis trop longtemps le mouve- 
ment aux intrigues du sérail; que les Francs, établis à 
Péra et dans les échelles du levant, sont des marchands qui 
n'ont besoin que d'un consul et non d'un ambassadeur. Le 
grand vizir, qui devait son établissement et sa vie même au 
favori , et qui de plus le craignait , se conformait à ses in- 
tentions d'autant plus aisément qu'il s'était vendu aux Mos- 
covites, et qu'il espérait se venger du roi de Suède qui avait 
voulu le perdre. Le muphti, créature d'Ali Coumourgi, était 
aussi l'esclave de ses volontés : il avait conseillé la guerre 
contre le czar quand le favori la voulait; et il la trouva 
injuste dès que ce jeune homme eut changé d'avis: ainsi à 
peine l'armée fut assemblée qu'on écouta des propositions 
d'accommodement. Le vice>chancelier Schaffirof, et le jeune 
Czeremetof , plénipotentiaires et otages du czar à la Porte, 
promirent, après bien des négociations, que le czar retire- 
rait ses troupes de la Pologne. Le grand vizir, qui savait 
bien que le czar n'exécuterait pas ce traité, ne laissa pas 
de le signer ; et le sultan , content d'avoir en apparence 
imposé des lois aux Russes, resta encore à Àndrinople. 
Ainsi on vit en moins de six mois la paix jurée avec le czar, 
ensuite la guerre déclarée , et la paix renouvelée encore. 

Le principal article de tous ces traités fut toujours qu'on 



J70 HISTOIRE 

ferait partir le roi de Suède. Le sultan ne voulait point 
commettre son honneur et celui de l'empire ottoman, en 
exposant le roi à être pris sur la route par ses ennemis : il 
fut stipulé qu'il partirait, mais que Fes ambassadeurs de 
Pologne et de Moscovie répondraient de la sûreté de sa per- 
sonne: ces ambassadeurs jurèrent au nom de leurs maîtres 
qu« ai le czar ni le roi Auguste ne troubleraient son pas- 
sage; et que Charles de son côté ne tenterait d'eiciler au- 
cun mouvement en Pologne. Le divan ayant ainsi réglé la 
destinée de Charles , Ismaël , séraskier de Bender , se trans- 
porta h Varnitza, où le roi était campé, et vint lui rendre 
compte des résolutions de iti Porte, en lui insinuant adroi- 
tement qu*ll n*y avait plus à différer, et qu'il fallait partir. 

Charles ne répondit autre chose sinon que le grand- 
seigneur lui avait promis une armée et non une escorte, et 
que des rois devaient tenir leur parole. 

Cependant le général Flemming , ministre et favori du 
roi Auguste, entretenait un« correspondance secrète avec 
le kan de Tartarie et le séraskier de Bender. La Mare , gen- 
tilhomme français, colonel au service de Saxe, avait fait 
plus d'un voyage d« Bender à Dresde, et tous ces voyages 
étaient suspects. 

Précisément dans ce temps le roi de Suède fit arrêter sur 
les frontières de la Valachie un courrier que Flemming en- 
voyait au prince de Tartarie. Les lettres lui furent appor- 
tées: on les déchiffra; on y vit une intelligence marquée 
entre lesTartares et la cour de Dresde; mais elles étaient 
conçues en termes si ambigus et si généraux , qu'il était dif- 
ficile de démêler si le but du roi Auguste était seulement de 
détacher les Turcs du parti de la Suède , ou s'il voulait que 
le kan livrât Charles à ses Saxons en le reconduisant en Po- 
logne. 

Il semblait difficile d'imaginer qu'un prince aussi géné- 
reux qu'Auguste voulût, en saisissant la personne du roi de 
Suède, hasarder la vie de ses ambassadeurs, et de trois 



DE CHAULES ^Xll. 171 

cents geotilshommes polonais qaf étaient retenu» dans Ao- 
drinople comme des gages do la sûreté de Charles. 

Mais d'un autre côté on savait que Flemming, ministre 
absolu d'Auguste , était très-déKé et peu scrupuleux. Les 
outrages faits au roi électeur par le roi de Suède semblaient 
rendre toute vengeance excusable; et en pouvait penser que 
si la cour de Dresde achetait Charles du kan des Tartares, 
elle pourrait acheter aisément de la cour ottomane la liberté 
des otages polonais. 

Ces raisons furent agitées entre le roi , Mullern , son 
chancelier privé, et Grothusen, son favori. Ils lurent et 
relurent les lettres; et la malheureuse situation où ils étaient 
les rendant plus soupçonneux , ils se déterminèrent à croire 
ce qu'il y avait de plus triste. 

Quelques jours après le roi fut confirmé dans ses soup- 
çons par le départ précipité d'un comte Sapieha, réfugié 
auprès de lui , qui le quitta brusquement pour aller en Po- 
logne se jeter entre les bras d'Auguste. Dans toute autre 
occasion Sapieha ne lui aurait paru qu'un mécontent; mais 
dans ces conjonctures délicates il ne balança pas à le croire 
un traître : les instances réitérées qu'on lui fit alors de par- 
tir changèrent ses soupçans en certitude. L'opjniàtreté 
de son caractère se joignant à toutes ces vraisemblances , il 
demeura ferme dans l'opinion qu'on voulait le trahir et le 
livrer à ses ennemis, quoique ce complot n'ait jamais été 
prouvé. 

Il pouvait se tromper dans l'idée qu'il avait que le roi 
Auguste avait marchandé sa personne avec les Tartares; 
mais il se trompait encore davantage en comptant sur le 
secours de la cour ottomane. Quoi qu'il en soit, il résolut 
de gagner du temps. 

Il dit au bâcha de Bcnder qu'il ne pouvait partir sans 
avoir auparavant de quoi payer ses dettes; car quoiqu'on 
lui eût rendu depuis longtemps son thaîm , ses libéralités 



172 QISTOIRB 

rayaient toujours forcé d'empranter. Le bâcha lui de- 
manda ce qu'il voulait; le roi répondit au hasard, mille 
bourses, qui font quinze cent mille francs de notre argent 
en monnaie forte. Le bâcha en écrivit à la Porte : le sultan, 
au lieu de mille bourses qu'on lui demandait, en accorda 
douze cents, et écrivit au bâcha la lettre suivante: 

LETTRE DU GRAND-SBIUMBUB AU BACHA DE BBNDBR. 

Le but de cette lettre impériale est pour vous faire savoir que 
sur votre recommandation et représentation, et sur celle du très- 
noble Delvet Gherai , kan à notre sublime Porte, notre impériale 
magnificence a accordé mille bourses au roi de Suède, qui seront 
envoyées à Bender sous la conduite et la charge du très-illustre 
Mehemet-Bacha, ci-devant chiaoux pachi, pour rester sous votre 
garde jusqu'au temps du départ du roi de Suède, dont Dieu dirige 
les pas 1 et lui être données alors avec deux cents bourses de plus, 
comme un surcroit de notre libéralité impériale qui excède sa 
demande. 

Quant à la route de Pologne qu'il est résolu de prendre, vous 
aurez soin, vous et le ban, qui devez l'accompagner, de prendre 
des mesures si prudentes et si sages , que pendant tout le passage 
les troupes qui sont sous votre commandement, et les gens du roi 
de Suède, ne causent aucun dommage et ne fassent aucune action 
qui puisse être réputée contraire à la paix qui subsiste encore 
entre notre sublime Porte et le royaume et la république de Po- 
logne : en sorte que le roi passe comme ami sous notre protection. 

Ge quç faisant, comme vous lui recommanderez bien expres- 
sément de faire, il recevra tous les honneurs et les égards dûs à 
Sa Majesté de la part des Polonais, ce dont nous ont fait assurer 
les ambassadeurs du roi Auguste et de la république, en s'offrant 
même à cette condition , aussi bien que quelques autres nobles 
polonais, si nous le requérons, pour otages et sûreté de son 
passage. 

Lorsque le temps dont vous serez convenu avec le très-noble 
Delvet Gberai pour la marche sera venu, vous vous mettrez à la 
tète de vos braves soldats, entre lesquels seront les Tartares, 
ayant à leur tête le han, et vous conduirez le roi de Suède avec ses 
gens. 

Qu'ainsi il plaise au seul Dieu tout-puissant de diriger vos pas 
et les leurs I Le bâcha d'AuIos restera à Bender, pour le garder en 
votre absence, avec un corps de spahis et un autre de janissaires ; 
et en suivant nos ordres et nos intentions impériales en tous ces 
points et articles , vous vous rendrez digne de la continuation de 



DE CHARLES XII. 1^3 

noire faveur impériale, aussi bien que des louanges et des récom- 
penses dues À tous ceux qui les observent. 

Fait à notre résidence impériale de Gonstantinople, le 2 de la 
lune de cheval, 1214 de l'hégire. 

Pendant qu'on attendait cette réponse da grand-sei- 
gneur, le roi écrivit à la Porte pour se plaindre de la trahi- 
son dont il soupçonnait le kan des Tartares: mais les passa- 
ges étaient bien gardés ; de plus , le ministère lui était con- 
traire; les lettres ne parvinrent point au sultan: le vizir 
empêcha même M. Désaleurs de venir à Andrinople, où était 
la Porte , de peur que ce ministre , qui agissait pour le roi 
de Suède , ne voulût déranger le dessein qu'on avait de le 
faire partir. 

Charles, indigné de se voir en quelque sorte chassé des 
terres du grand-seigneur, se détermina à ne point partir 
du tout. 

II pouvait demander à s'en retourner par les terres d'Al-^^ 
lemagne , ou s'embarquer sur la mer Noire pour se rendre à 
Marseille par la Méditerranée; mais il aima mieux ne de- 
mander rien , et attendre les événements. 

Quand les douze cents bourses furent arrivées, son tré- 
sorier Grothusen, qui avait appris la langue turque dans ce 
long séjour, alla vofr le bâcha sans interprète, dans le des« 
sein de tirer de lui les douze cents bourses, et de former 
ensuite à la Porte quelque intrigue nouvelle, toujours sur 
cette fausse supposition que le parti suédois armerait enfin 
Tempire ottoman contre le czar. 

Grothusen dit au hacha que le roi ne pouvait avoir ses 
équipages prêts sans argent: „Mais, dit le hacha, c'est 
,,nous qui ferons tous les frais de votre départ; votre mat- 
„ tre n'a rien k dépenser tant qu'il sera sous la protection du 
„mien.*' 

Grothusen répliqua qu'il y avait tant de différence entre 
les équipages turcs et ceux des Francs, qu'il fallait avoir re- 
cours aux artisans suédois et polonais qui étaient àVarnitza. 



174 HISTOIRE 

II rassura que son maître était disposé à partir , et qae 
cet argent faciliterait et avancerait son départ. Le bacba, 
trop confiant, donna les douze cents bourses. U vint quelques 
jours après demander au roi d'une manière très-respec- 
tueuse les ordres pour le départ. 

Sa surprise fut extrême quand le roi lui dit qu*il n'était 
pas prêt à partir, et qu*il lui fallait encore mille bourses. 
Le bâcha, confondu à cette réponse, fut quelque temps 
sans pouvoir parler; il se retira vers une fenêtre, où on le 
vit verser quelques larmes. Ensuite , s'adressant au roi : 
„I1 m'en coûtera la tête, dit-il, pour avoir obligé ta ma- 
„jesté; j'ai donné les douze cents bourses malgré Tordre 
„ exprès de mon souverain.^' Ayant dit ces paroles, il s'en 
retourna plein de tristesse. 

Le roi l'arrêta, et lui dit qu'il l'excuserait auprès du sul- 
tan: „Ab! repartit le Turc en s'en allant, mon maître ne 
, , sait point excuser les fautes ; il ne sait que les puoir. '* 

Ismaël-Bacha alla apprendre cette nouvelle au kan des 
Tartares , lequel ayant reçu le même ordre que le bâcha de 
ne point souffrir que les douze cents bourses fussent don- 
nées avant le départ du roi , et ayant consenti qu'on délivrât 
cet argent, appréhendait aussi bien que le hacha l'indigna- 
tion du grand*seigneur. Us écrivirent tous deux à la Porte 
pour se justifier ; ils protestèrent qu'ils n'avaient donné les 
douze cents bourses que sur les promesses positives d'un 
ministre du roi de partir sans délai ; et ils supplièrent sa 
hautesse que le refus du roi ne fût point attribué à leur déso- 
béissance. 

Charles, persistant toujours dans l'idée que le kan et le 
hacha voulaient le livrer k ses ennemis , ordonna k M. Funk, 
alors son envoyé auprès du grand-seigneur, de porter con- 
tre eux ses plaintes, et de demander encore mille bourses. 
Son extrême générosité et le peu de cas qu'il faisait de l'ar-- 
gent l'empêchaient de sentir qu'il y avait de l'avilissement 
dans cette proposition: il ne la faisait que pour s'attirer un 



DE CHARLES XII. 175 

refus: et pour avoir uo nouveau prélexte de ne point partir; 
mais c'était être réduit à d'étranges extrémités que d'avoir 
besoin de pareils artiCces. Savarl, sou interprète, homme 
adroit et entreprenant, porte sa lettre àÂndrinople, mal- 
gré la sévérité avec laquelle le grand vizir faisait garder les 
passages. 

Funk fut obligé d'aller faire cette demande dangereuse. 
Pour toute réponse on le fît mettre en prison. Le sultan in- 
digné fît assembler un divan extraordinaire , et y parla lui- 
même ; ce qu'il ne fait que très-rarement. Tel fut son dis- 
cours, selon la traduction qu'on en fît alors : 

„ Je n'ai presque connu le roi de Suède que par la dé- 
„ faite de Pultava , et par la prière qu'il m'a faite de lui ac- 
,, corder un asile dans mon empire: je n'ai, je crois, nul 
„ besoin de lui , et n'ai sujet ni de l'aimer ni de le crain- 
„ dre ; cependant, sans consulter d'autres motifs que l'hos- 
„pitallté d*un musulman, et ma générosité qui répand la 
„ rosée de ses faveurs sur les grands comme sur les petits, 
„ sur les étrangers comme sur mes sujets , je l'ai reçu et se- 
„ couru de tout, lui, ses ministres , ses officiers, sessol- 
„ dats , et n'ai cessé pendant trois ans et demi de l'accabler 
„ de présents. 

„ Je lui ai accordé une escorte considérable pour le con- 
„ duire dans ses États. Il a demandé mille bourses pour 
„ payer quelques frais, quoique je les fasse tous; au lieu 
„ de mille j'en ai accordé douze cents : après les avoir tirées 
„ de la main du séraskier de Bender il en demande encore 
„ mille autres, et ne veut point partir, sous prétexte que 
„ l'escorte est trop petite , au lieu qu'elle n'est que trop 
„ grande pour passer par un pays ami. 

„Je demande donc si c'est violer les lois de l'hospitalité 
9, que de renvoyer ce prince , et si les puissances étrangères 
„ doivent m'accuser de violence et d'injustice en cas qu'on 
„ soit réduit à le faire partir par force. '^ Tout le divan ré- 
pondit que le graudHseigneur agissait avec justice. 



176 HISTOIRE 

Le inuphti déclara qae l'hospitalité n'est point de corn* 
mande aux masalmans envers les Infidèles, encore moins 
envers les ingrats; et il donna son fetfa, espèce de mande- 
ment qui accompagne presque toujours les ordres impor- 
tants du grand-seigneur: ces fetfa sont révérés comme des 
oracles, quoique ceux dont ils émanent soient des esclaves 
du sultan comme les autres. 

L'ordre et le fetfa furent portés àBender par le bouyouk- 
Imraour, grand maître des écuries, et un chiaoux-bacha^ 
premier huissier. Le bâcha de Bender reçut Tordre chez le 
kan des Tartares: aussitôt il alla à Yarnitza demander si le 
roi voulait partir comme ami , ou le réduire à exécuter les 
ordres du sultan. 

Charles XII menacé n'était pas maître de sa colère: 
„ Obéis à ton maître si tu l'oses , lui dit-il , et sors de ma 
„ présence. '^ Le bâcha indigné s'en retourna au grand ga- 
lop, contre l'usage ordinaire des Turcs. En s'en retour- 
nant il rencontra Fabrice , et lui cria , toujours en courant : 
„Le roi ne veut point écouter la raison ; tu vas voir des cho- 
„ ses bien étranges. ^* Le jour même il retrancha les vivres 
au roi , et lui 6ta sa garde de janissaires : il fît dire aux Po- 
lonais et aux Cosaques qui étaient à Yarnitza que s'ils vou- 
laient avoir des vivres il fallait quitter le camp du roi de 
Suède , et venir se mettre dans la ville de Bend«r sous la 
protection de la Porte. Tous obéirent, et laissèrent le roi 
réduit aux officiers de sa maison , et à trois cents soldats 
suédois contre vingt mille Tartares et six mille Turcs. 

Il n'y avait plus de provisions dans le camp pour les 
hommes ni pour les chevaux. Le roi ordonna qu'on tuÂt 
hors du camp, à coups de fusil, vingt de ces beaux che- 
vaux arabes que le grand-seigneur lui avait envoyés , en di- 
sant: ,,Jc ne veux ni de leurs provisions ni de leurs che- 
„vaux. '^ Ce fut un régal pour les troupes tartares, qui, 
comme on sait, trouvent la chair de cheval délicieuse. Ce- 



DE CHARLES XII. 177 

pendant les Tares et les Tartares investirent de fous côtés le 
petit camp du roi. 

Ce prince, sans s'étonner, fit faire des retranchements 
réguliers par ses trois cents Suédois : il y travailla lui-même; 
son trésorier, ses secrétaires, les valets de cliambre, tous 
ses domestiques, aidaient à l'ouvrage: les uns barrica- 
daient les fenêtres , les autres enfonçaient des solives der- 
rière les portes en forme d'arcs-boutants. 

Quand on eut bien barricadé la maison , et que le roi eut 
fait le tour de ses prétendus retranchements, il se mit à 
jouer aux échecs tranquillement avec son favori Grothusen, 
comme si tout eût été dans une sécurité profonde. Heureu- 
sement Fabrice, l'envoyé de Uolstein, ne s'était point logé 
à Yarnitza, mais dans un petit village entre Varnitza et Ben- 
der, où demeurait aussi M. JelTreys^ envoyé d'Angleterre 
auprès du roi de Suède. Ces deux ministres , voyant l'o- 
rage prêt à éclater, prirent sur eux de se rendre médiateurs 
entre les Turcs et le roi. Le kan, et surtout le bâcha de 
Bender, qui n'avait nulle envie de faire violence à ce mo-^ 
narque, reçurent avec empressement les offres de ces deux 
ministres: ils eurent ensemble à Bender deux conférences, 
où assistèrent cet huissier du sérail et le grand-maître des 
écuries, qui avaient apporté l'ordre du sultan et le fetfa du 
muphti. 

M. Fabrice leur avoua que sa majesté suédoise avait de 
justes raisons de croire qu'on voulait le livrer à ses ennemis 
en Pologne. Le kan, le hacha, et les autres, jurèrent sur 
leurs tètes, prirent Dieu à témoin, qu'ils détestaient une 
si horrible perfidie, qu'ils verseraient tout leur sang plutôt 
que de souffrir qu'on manquât seulement de respect au roi 
en Pologne; ils dirent qu'ils avaient entre leurs mains les 
ambassadeurs russes et polonais , dont la vie leur répondait 
du moindre affront qu'on oserait faire au roi de Suède; en- 
fin ils se plaignirent amèrement des soupçons outrageants 
que le roi concevait sur des personnes qui l'avaient si bieo 

Charfei XJL 12 



178 HISTOIRE 

reça et si bien traité. Qaoiqae les serments ne soient sou- 
vent que le langage de la perfidie , Fabrice se laissa persua* 
der ; il crut voir dans leurs protestations cet air de vérité que 
le mensonge n'imite jamais qu'imparfaitement: il savait 
bien qu'il y avait eu une secrète correspondance entre le kan 
tartare et le roi Auguste; mais il demeura convaincu qu'il 
ne s'était agi dans leur négociation que de faire sortir Char- 
les XII des terres du grand-seigneur. Soit que Fabrice se 
trompAt ou non, il les assura qu'il représenterait au roi l'in- 
justice de ses défiances. „ Mais prétendez-vous le forcer à 
^, partir? ajouta-t-il. Oui, dit le bâcha, tel est l'ordre de 
„ notre maître. '* Alors il les pria encore une fois de bien 
considérer si cet ordre était de verser le sang d'une tète cou- 
ronnée. „Oui, répliqua le kan en colère, si cette tète cou- 
„ ronnée désobéit au grand-seigneur dans son empire. ** 

Cependant tout étant prêt pour l'assaut, la mort de Char- 
les XII paraissait inévitable ; et l'ordre du sultan n'étant pas 
positivement de le tuer en cas de résistance, le hacha enga* 
gea le kan à souffrir qu'on envoyât dans le moment un exprès 
k Andrinople, oà était alors le grand- seigneur, pour avoir 
les derniers ordres de sa hautesse. 

M. Jeffireys et M.Fabrice ayant obtenu ce peu de relâche, 
courent en avertir le roi: ils arrivent avec l'empressement 
de gens qui apportaient une nouvelle heureuse, mais ils fu- 
rent très-froidement reçus : il les appela médiateurs volon- 
taires , persista à soutenir que l'ordre du sultan et le fetfa 
du muphti étaient forgés , puisqu'on venait d'envoyer de- 
mander de nouveaux ordres à la Porte. 

Le ministre anglais se retira , bien résolu de ne se plus 
mêler des affaires d'un prince si inflexible. M. Fabrice, 
aimé du roi, et plus accoutumé à son humeur que le ministre 
anglais , resta avec lui pour le conjurer de ne pas hasarde 
une vie si précieuse dans une occasion si inutile. 

Le roi pour toute réponse lui fît voir ses retranchement; 
et le pria d'employer sa médiation seulement pour lui fai 



DE CHARLES XII. 179 

avoir des vivres. Oq obtint aisément des Tares de laisser 
passer des provisions dans le camp da roi en attendant que 
le eoarrier fût revenu d'Andrinopie ; le kan même avait dé- 
fendu à ses Tartares, impatients da pillage , de rien atten- 
ter contre les Suédois jusqu'à nouvel ordre: de sorte que 
Charles XII sortait quelquefois de son camp avec quarante 
chevaux, et courait au milieu des troupes tartares, qui lui 
laissaient respectueusement le passage libre; il marchait 
même droit à leurs rangs , et ils s'ouvraient plutôt que de 
résister. 

Enfin Tordre du grand-seigneur étant venu de passer au 
fil de l'épée tous les Suédois qui feraient la moindre résis- 
tance, et de ne pas épargner la vie du roi , le bâcha eut la 
complaisance de montrer cet ordre à M. Fabrice , afin qu'il 
fit un dernier effort sur l'esprit de Charles. Fabrice vint 
faire aussitôt ce triste rapport. , , Avez-vous vu Tordre dont 
„ vous parlez? dit le roi. Oui, répondit Fabrice. Eh bien, 
,, dites-leur de ma part que c'est un second ordre qu'ils ont 
„ supposé, et que je ne veux point partir.*' Fabrice se 
jeta à ses pieds, se mit en colère, lui reprocha son opiniâ- 
treté; tout fut inutile. „ Retournez à vos Turcs , lui dit le 
„roi en souriant; s'ils m'attaquent, je saurai bien me dé- 
„ fendre. '* 

Les chapelains du roi se mirent aussi à genoux devant 
lui , le conjurant de ne pas exposer à un massacre certain 
les malheureux restes de Pultava, et surtout sa personne 
sacrée ; l'assurant de plus que cette résistance était injuste, 
qu'il violait les droits de l'hospitalité ens'opiniAtrantàrester 
par force chez des étrangers qui l'avaient si longtemps et si 
généreusement secouru. Le roi , qui ne s'était point fAché 
contre Fabrice , se mit en colère contre ses prêtres, et leur 
dit qu'il les avait pris pour faire les prières et non pour lui 
dire leurs avis. 

Le général Hord et le général Bardoff, dont le sentiment 
avait toujours été de ne pas tenter un combat dont la suite 

12* 



ISO HISTOIRE 

De poavait être que faoeste, montrèrent au roi leurs esto^ 
macs couverts de blessures reçues à son service ; et l'assu- 
rant qu'ils étaient prêts à mourir pour lui , ils le supplièrent 
que ce fût au moins dans une occasion plus nécessaire. 
„Je sais, par vos blessures et par les miennes, leur dit 
„ Charles XII, que nous avons vaillamment combattu en- 
,, semble; vous avez fait votre devoir jusqu'à présent, fai- 
,,tes-le encore aujourd'hui.*' Il n'y eut plus alors qu'à 
obéir; chacun eut honte de ne pas chercher à mourir avec le 
roi. Ce prince, préparé à l'assaut, se flattait en secret du 
plaisir et de l'honneur de soutenir avec trois cents Suédois 
les efforts de toute une armée. Il plaça chacun à son poste: 
son chancelier Mullern, le secrétaire Empreus, et les clercs, 
devaient défendre la maison de la chancellerie; le baron Fief, 
à la tête des officiers de la bouche, était à un autre poste: 
les palefreniers, les cuisiniers, avaient un autre endroit à 
garder; car avec lui tout était soldat: il courait à cheval de 
ses retranchements à sa maison, promettant des récompen- 
ses à tout le monde, créant des officiers, et assurant de 
faire capitaines les moindres valets qui combattraient avec 
courage. 

On ne fut pas longtemps sans voir l'armée des Turcs et 
des Tartares qui venaient attaquer le petit retranchement 
avec dix pièces de canon et deux mortiers; les queues de 
cheval flottaient en l'air, les clairons sonnaient, les cris de 
j^lla. Alla! se faisaient entendre de tous côtés. Le baron 
deGrolhusen remarqua que les Turcs ne mêlaient dans leurs 
cris aucune injure contre le roi , et qu'ils l'appelaient seule- 
ment demirbàsh, tête de fer. Aussitôt il prend le parti de 
sortir seul sans armes des retranchements: il s'avança dans 
les rangs des janissaires, qui presque tous avaient reçu de 
l'argent de lui. ,,Eh quoi! mes amis, leur dit-il en pro- 
,, près mots, venez-vous massacrer trois cents Suédois sans 
,, défense? vous, braves janissaires, qui avez pardonné à 
„ cent mille Russes quand ils vous ont criéamman (pardon), 



DE CHARLES XII. 181 

„avez>yous oublié les bienfaits que vous avez reçus de nous? 
„et voulez-vous assassiner ce grand roi de Suède que vous 
,, aimez tant, et qui vous a fait tant de libéralités? Mes 
,, amis , il ne demande que trois jours, et les ordres du sul- 
,, tan ne sont pas si sévères qu'on vous le fait croire. *' 

Ces paroles firent un effet que Grothusen n'attendait pas 
lui-même; les janissaires jurèrent sur leurs barbes qu'ils 
n'attaqueraient point le roi , et qu'ils lui donneraient les 
trois jours qu'il demandait. En vain on donna le signal de 
Tassant, les janissaires, loin d'obéir^ menacèrent de se 
jeter sur leurs chefs si Ton n'accordait pas trois jours au roi 
de Suède ; ils vinrent en tumulte à la tente du bâcha de Ben» 
der, criant que les ordres du sultan étaient supposés. A 
cette sédition inopinée le bâcha n'eut a opposer que la pa- 
tience. 

Il feignit d'être content de la généreuse résolution des 
janissaires, et leur ordonna de se retirer à Bender. Le kan 
des Tartares , homme violent , voulait donner immédiate- 
ment l'assaut avec ses troupes ; mais le bâcha , qui ne pré- 
tendait pas que les Tartares eussent seuls l'honneur de pren- 
dre le roi , tandis qu'il serait puni peut-être de la déso- 
béissance de ses janissaires, persuada au kan d'attendre 
jusqu'au lendemain. 

Le bâcha, de retour à Bender, assembla tous les offi- 
ciers des janissaires et les plus vieux soldats; il leur lut et 
leur fît voir l'ordre positif du sultan et le fetfa du muphti. 
Soixante des plus vieux, qui avaient des barbes blanches 
vénérables , et qui avaient reçu mille présents des mains du 
roi, proposèrent d'aller eux-mêmes le supplier de se re- 
mettre entre leurs mains, et de souffrir qu'ils lui servissent 
de gardes. 

Le bâcha le permit; il n'y avait point d'expédient qu'il 
n'eût pris plutôt que d'être réduit à faire tuer ce prince. 
Ces soixante vieillards allèrent donc le lendemain matin h 
Varnitza , n'ayant dans leurs mains que de longs bâtons 



183 HISTOIRE 

blancs, seules armes des janissaires quand ils ne vont point 
au combat; car les Turcs regardent comme barbare la cou- 
tume des chrétiens de porter des épées en temps de paix, et 
d'entrer armés chez leurs amis et dans leurs églises. 

Ils s'adressèrent au baron de Grothusen et au chancelier 
Muilern ; ils leur dirent qu'ils venaient dans le dessein de 
servir de fidèles gardes au roi , et que s'il voulait ils le con- 
duiraient à Andrinople , où il pourrait parler lui-même au 
grand-seigneur. Bans le temps qu'ils faisaient cette pro- 
position , le roi lisait des lettres qui arrivaient de Constan- 
tinople, et que Fabrice, qui ne pouvait plus le voir, lui 
avait fait tenir secrètement par un janissaire: elles étaient 
du comte Poniatowski , qui ne pouvait le servir à Bender ni 
à Àndriaople , étant retenu à Constantinople par ordre de 
la Porte depuis l'indiscrète demande des mille bourses : il 
mandait au roi que les ordres du sultan pour saisir ou mas- 
sacrer sa personne royale en cas de résistance n'étaient que 
trop réels ; qu'à la vérité le sultan était trompé par ses mi- 
nistres , mais que plus l'empereur était trompé dans cette 
affaire, plus il voulait être obéi; qu'il fallait céder au 
temps , et plier sous la nécessité ; qu'il prenait la liberté de 
lui conseiller de tout tenter auprès des ministres par la voie 
des négociations, de ne point mettre de l'inflexibilité on il 
ne fallait que de la douceur, et d'attendre de la politiqae et 
du temps le remède à un mal que la violence aigrirait sans 
ressource. 

Mais ni les propositions de ces vieux janissaires ni les 
lettres de Poniatowski ne purent donner seulement au roi 
l'idée qu'il pouvait fléchir sans déshonneur: il aimait mieux 
mourir de la main des Turcs que d'être en quelque sorte 
leur prisonnier. 11 renvoya ces janissaires sans les vouloir 
voir, et l^ur fit dire que s'ils ne se retiraient il leur ferait 
couper la barbe ; ce qui est dans l'orient le plus outrageant 
de tous les affronts. 

Les vieillards , remplis de l'indignation la plus vive , s'en 



DE CHARLES XII. 1S3 

retournèrent en criant: ,, Ah, la tête de fer! puisqa*il veut 
„ périr, qu'il périsse ! ^* Ils vinrent rendre compte au bacba 
de leur commission, et apprendre à leurs camarades à Ben- 
der rétrange réception qu'on leur avait faite. Tous jurèrent 
alors d'obéir aux ordres du bâcha sans délai , et eurent au- 
tant d'impatience d'aller à l'assaut qu'ils en avaient eu peu 
le jour précédent. 

L'ordre est donné dans le moment : les Turcs marchent 
aux retranchements ; les Tartares les attendaient déjà, et les 
canons commençaient à tirer: les janissaires d'un côté, et 
les Tartares de l'autre , forcent en un instant ce petit camp. 
A peine vingt Suédois tirèrent l'épée ; les trois cents soldats 
furent enveloppés , et faits prisonniers sans résistance. Le 
loi était alors à cheval entre sa maison et son camp avec les 
généraux Hord, Dardorff, et Sparre: voyant que tous les 
sddats s'étaient laissé prendre en sa présence, il dit de 
saag froid à ces trois oflSciers: „ Allons défendre la mai- 
„ son ; nous combattrons , ajouta-t-il en souriant, pro arts 

aussitôt il galope avec eux vers cette maison , où il avait 
mis environ quarante domestiques en sentinelle , et qu'on 
avait fortifiée du mieux qu'on avait pu. 

Ces généraux, tout accoutumés qu'ils étaient à Topiniàtre 
intrépidité de leur maître , ne pouvaient se lasser d'admirer 
qu'il Toulût de sang froid et en plaisantant se défendre con- 
tre dix canons et toute une armée: ils le suivirent avec 
quelques gardes et quelques domestiques, ful faisaient en 
tout vingt personnes. 

Mais quand ils furent à la porte ils la trouvèrent assiégée 
de janissaires ; déjà près de deux cents Turcs ou Tartares 
étaient entrés par «ne fenêtre, et s'étaient rendus maîtres 
de tous les appartements , à la réserve d'une grande salle où 
les domestiques du roi s'étaient retirés. Cette salle était 
heureusement près de la porte par où le roi voulait entrer 
avec sa petite troupe de vingt personnes: 11 s'était jeté en 



184 HISTOIRE 

bas de son cheval le pistolet et l'épée à la maia , et sa suite 
CD avait fait autant. 

Les janissaires tombent sor lui de tous côtés ; ils étaient 
animés par la promesse qu'avait faite le bâcha de huit du- 
cats d'or à chacun de ceux qui auraient seulement touché 
son habit, en cas qu'on pût le prendre. Il blessait et il 
tuait tous ceux qui s'approchaient de sa personne. Un ja- 
nissaire qu'il avait blessé lui appuya son mousqueton sur le 
visage ; si le bras du Turc n'avait fait un mouvement, causé 
par la foule qui allait et qui venait comme des vagues, le roi 
était mort : la balle glissa sur son nez, lui emporta un bout 
de Toreille, et alla casser le bras au général Hord, dont la 
destinée était d'être toujours blessé à côté de son maître. 

Le roi enfonça son épée dans Testomac du janissaire ; ei 
même temps ses domestiques , qui étaient enfermés dans h 
grande salle, en ouvrent la porte: le roi entre comme vn 
trait, suivi de sa petite troupe; on referme la porte dans 
l'instant , et on la barricade avec tout ce qu'on peut trouver. 
Voilà Charles XII dans cette salle enfermé avec toute sa 
suite, qui consistait en près de soixante hommes, officiers, 
gardes, secrétaires, valets de chambre, domestiques de 
toute espèce. 

Les janissaires et les Tartarcs pillaient le reste de la 
maison , et remplissaient les appartements. „ Allons un 
„peu chasser de chez moi ces barbares, ** dit-il ; et se met- 
tant à la tète de son monde , il ouvrit lui-même la porte de 
la salle qui donnait dans son appartement à coucher ; il en- 
tre , et fait feu sur ceux qui pillaient. 

Les Turcs, chargés de butin, épouvantés de la subite 
apparition de ce roi qu'ils étaient accoutumés à respecter, 
jettent leurs armes, sautent par la fenêtre, ou se retirent 
jusque dans les caves: le roi profitant de leur désordre, et 
les siens animés par le succès, poursuivent les Turcs de 
chambre en chambre , tuent ou blessent ceux qui ne fuient 



DE CHARLES XII. 185 

point, et en un quart d'heure nettoient la maison d'en« 
nemis. 

Le roi aperçut, dans la chaleur du combat, deui janis- 
saires qui se cachaient sous son lit; il en tua un d'un coup 
d'épée ; l'autre lui demanda pardon en criant amman, „ Je 
„ te donne la vie , dit le roi au Turc, à condition que tu iras 
„ faire au baôha un fidèle récit de ce que tu as yu.*^ Le 
Turc promit aisément ce qu'on voulut, et on lui permit de 
sauter par la fenêtre comme les autres. 

Les Suédois étant enfin maîtres de la maison , refermè- 
rent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient 
point d'armes; une chambre basse pleine de mousquets et 
de poudre avait échappé à la recherche tumultueuse des 
janissaires; on s'en servit à propos: les Suédois tiraient à 
travers les fenêtres, presque à bout portant , sur cette mul- 
titude de Turcs, dont ils tuèrent deux cents en moins d'un 
demi-quart d'heure. 

Le canon tirait contre la maison ; mais, les pierres étant 
fort molles, il ne faisait que des trous, et ne renversait 
rien. 

Le kan desTartares et le hacha, qui voulaient prendre 
le roi en vie , honteux de perdre du monde , et d'occuper 
une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à 
propos de mettre le feu à la maison pour obliger le roi de se 
rendre; ils firent lancer sur le toit, contre les portes et con- 
tre les fenêtres , des flèches entortillées de mèches allu- 
mées: la maison fut en flammes en un moment ; le toit tout 
embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna 
tranquillement ses ordres pour éteindre le feu : trouvant un 
petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et, 
aidé de deux Suédois, il lejetteà l'endroit où le feu était le 
plus violent; il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de- 
vie : mais la précipitation , inséparable d'un tel embarras, 
empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus 
de rage*, l'appartement du roi était consumé; la grande 



186 HISTOIRE 

salle où les Suédois se tenaient était remplie d'une famée 
affreuse , mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les 
portes des appartements voisins ; la moitié du toit était abî- 
mée dans la maison même; Taotre tombait en dehors en 
éclatant dans les flammes. 

Un garde, nommé Walberg, osa, dans cette eitrémité, 
crier qu'il fallait se rendre. „ Yoilà an étrange homme , dit 
„le roi, qni s'imagine qa'il n'est pas plus beau d'être brftlé 
„ que d'être prisonnier! ** Un autre garde , nommé Rosen, 
s'avisa de dire que la maison de la chancellerie , qui n'était 
qu'à cinquante pas, avait un toit de pierres et était k l'é- 
preuve du feu , qu'il fallait faire une sortie , gagner cette 
maison , et s'y défendre : „ Yoilà un vrai Suédois , '* s'écria 
le roi : il embrassa ce garde , et le créa colonel sur-le-champ, 
p Allons, mes amis, dit-il , prenez avec vous le plus de 
„ poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chan- 
„ cellen'e l'épée à la main. ** 

Les Turcs , qui cependant entouraient cette maison ton! 
embrasée, voyaient avec une ^.dmiration mêlée^ d'épouvante 
que les Suédois n'en sortaient point"; mais .leur: ^t6auement 
fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et 
le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et 
ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets: 
chacun tira deux coups à la fois à l'instant que la porte s'ou- 
vrit; et dans le même clin d'œil, jetant leurs pistolets et 
s'armant de leurs épées , ils firent reculer les Turcs plus de 
cinquante pas; mais le moment d'après cette petite troupe 
fut entourée: le roi, qui était en bottes selon sa coutume, 
s'embarrassa dans ses éperons , et tomba ; vingt et un janis* 
saires se jettent aussitêt sur lui : il jette en l'air son épée 
pour s'épargner la douleur de la rendre; les Turcs l'em- 
mènent au quartier du hacha , les uns le tenant sous les 
jambes , les autres sous les bras, comme on porte un ma- 
lade que l'on craint d'incommoder. 

Au moment que le roi se vit saisi, la violence de son 



DE CHARLES XII. 187 

tempérament, et la fareur où un combat si long et si ter- 
rible avait dû le mettre firent place tout à coupa la douceur et 
à la tranquillité : il ne lui échappa pas un mot d'impatience, 
pas un coup d*œil de colère ; il regardait les janissaires en 
souriant, et ceux-ci le portaient en criant JUa avec une in- 
dignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris au 
même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. 
Ce fut le 12 février de l'an 1713 qu'arriva cet étrange événe- 
ment, qui eut encore des suites singulières. 



LIVRE VU. 

Les Turcs iransrèrent Charles à Démirlash. Le roi Stanislas est 
pris dans le même temps. Action hardie de M. de Villelongue. 
Révolution dans le sérail. Ralaiile donnée en Poméranie. Ai- 
teoa brûlée par les Suédois. Charles part enGn pour retourner 
dans ses Etats. Sa manière étrange de voyager. Son arrivée à 
Stralsund. Disgrâces de Charles. Succès de Pierre le Grand. 
Son triomphe dans Pétersbourg. 

Le bâcha de Bander attendait Charles gravement dans sa 
tente , ayant près de lui Marco pour interprète : il reçut ce 
prince avec un profond respect, et le supplia de se reposer 
sur un sofa ; mais le roi , ne prenant pas seulement garde 
aux civilités du Turc, se tint debout dans la tente. 

„Le Tout-Puissant soit béni, dit le bâcha, de ce que 
,,ta majesté est en vie! mon désespoir est amer d'avoir été 
,f réduit par ta majesté à exécuter les ordres de sa hautesse.** 
Le roi, fâché seulement de ce que ses trois cents soldats 
s'étaient laissé prendre dans leurs retranchements, dit au 
bâcha: „Àh! s'ils s'étaient défendus comme ils devaient, 
„on ne nous aurait pas forcés en dix jours. — Hélas l dit 
„ le Turc, voilà du courage bien mal employé. ** Il fit re- 
conduire le roi k Bender sur un cheval richement capara- 
çonné. Ses Suédois étaient ou tués ou pris; tout son 
équipage, ses meubles, ses papiers, ses hardes les plus 



188 HISTOIRE 

nécessaires , pillés ou brûlés ; on voyait sur les chemins 
des officiers suédois presque nus , enchaînés deux à deux, 
et suivant h pied des Tartares ou des janissaires. Le chan- 
celier, les généraux, n'avaient point un autre sort; ils 
étaient esclaves des soldats à qui ils étaient échus en 
partage. 

Ismaël-Bacha , ayant conduit Charles XII dans son sé- 
rail de Bender, lui céda son appartement, et le fit servir 
en roi , non sans prendre la précaution de mettre des janis- 
saires en sentinelles à la porte de la chambre. On lui pré- 
para un lit ; mais il se jeta tout botté sur un sofa , et dormit 
profondément; Un officier, qui se tenait debout auprès de 
lui, lui couvrit la tète d'un bonnet que le roi jeta en se ré- 
veillant de son premier sommeil; et le Turc voyait avec 
étonnement un souverain qui couchait en bottes et nu-tète. 
Le lendemain matin Ismaël introduisit Fabrice dans la 
chambre du roi : Fabrice trouva ce prince avec ses habits 
déchirés , ses bottes , ses mains et toute sa personne cou- 
vertes de sang et de poudre , les sourcils brûlés, mais Tair 
serein dans cet état affreux. Il se jeta à genoux devant lui 
sans pouvoir proférer une parole : rassuré bientôt par la 
manière libre et douce dont le roi lui parlait, il reprit avec 
lui sa familiarité ordinaire, et tous deux s'entretinrent en 
riant du combat de Bender. ,,Oo prétend, dit Fabrice, 
,,que votre majesté a tué vingt janissaires de sa main. ** — 
„ Bon , bon ! dit le roi , on augmente toujours les choses de 
,,]a moitié.'* Au milieu de cette conversation le hacha 
présenta au roi son favori Grothusen , et le colonel Ribbins, 
qu'il avait eu la générosité de racheter à ses dépens. Fa- 
brice se chargea de la rançon des autres prisonniers. 

Jeffreys, l'envoyé d'Angleterre, se joignit à lui pour 
fournir à cette dépense : un Français que la curiosité avait 
amené à Bender, et qui a écrit une partie des événements 
que Ton rapporte , donna aussi ce qu'il avait. Ces étran- 
gers, assistés des soins et même de l'argent du hacha, ra- 



D£ GHAHLES XII. 189 

chetèreDt non-seulement les officiers, mais encore leurs 
habits , des mains des Tares et des Tartares. 

Dès le lendemain on conduisit le roi prisonnier, dans ud 
chariot couvert d'écarlate , sur le chemin d'Andrinople : son 
trésorier Grothusen était avec lui ; le chancelier MuUern et 
quelques officiers suivaient dans un autre char : plusieurs 
étaient à cheval ; et lorsqu'ils jetaient les yeux sur le chariot 
où était le roi , ils ne pouvaient retenir leurs larmes ; le 
bâcha était à la tète de l'escorte. Fabrice lui représenta 
qu'il était honteux de laisser le roi sans épée , et le pria d« 
lui en donner une. „ Dieu m'en préserve ! dit le bâcha ; 11 
,, voudrait nous en couper la barbe: "• cependant il la lui 
rendit quelques heures après. 

Comme on conduisait ainsi prisonnier et désarmé ce roi 
qui peu d'années auparavant avait donné la loi à tant d'États, 
et qui s'était vu l'arbitre du nord et la terreur de l'Europe* 
on vit au même endroit un autre exemple de la fragilité des 
grandeurs humaines. 

Le roi Stanislas avait été arrêté sur les terres des Turcs, 
et on ramenait prisonnier à Bender dans le temps même 
qu'on transférait Charles XII. 

Stanislas, n'étant plus soutenu par la main qui l'avait 
fait roi, se trouvant sans argent, ei par conséquent sans 
parti en Pologne, s'était retiré d'abord en Poméranie; et 
ne pouvant plus se conserver son royaume, il avait défendu 
autant qu'il l'avait pu les États de son bienfaiteur. 11 avait 
même passé en Suède pour précipiter les secours dont on 
avait besoin dans la Poméranie et danslaLlvonie; il avait 
fait tout ce qu'on devait attendre de l'ami de Charles XII. 
En ce temps le premier roi de Prusse, prince très-sage, s'in- 
quiélant avec raison du voisinage des Moscovites, imagina 
de se liguer avec Auguste et la république de Pologne pour 
renvoyer les Russes dans leur pays, et de faire entrer 
Charles XII lui-même dans ce projet. Trois grands événe- 
ments devaient en être le fruit: la paix du nord , le retour 



190 HISTOIRE 

de Charles dans ses États, et une barrière opposée aux 
Russes , devenus formidables à l'Europe. Le préliminaire 
de ce traité , dont dépendait la tranquillité publique , était 
Tabdication de Stanislas: non-seulement Stanislas Tae* 
cepta , mais il se chargea d'être le négociateur d'une paix 
qui lui enlevait la couronne ; la nécessité , le bien public, 
la gloire du sacrifice , et Tinlérèt de Charles, k qui il devait 
tout et qu'il aimait , le déterminèrent. U écrivit k Bender ; 
il exposa au roi de Suède l'état des affaires , les malheurs 
et le remède : il le conjura de ne point s'opposer à une ab- 
dication devenue nécessaire par les conjonctures, et hono- 
rable par les motifs; il le pressa de ne point immoler les 
intérêts de la Suède à ceux d'un ami malheureux qui s'im- 
molait au bien public sans répugnance. Charles XII reçut 
ces lettres à Yarnitza : il dit en colère au courrier, en pré- 
sence de plusieurs témoins: ,,Si mon ami ne vent pas être 
„ roi, je saurai bien en faire un autre. ** 

Stanislas s'obstina au sacrifice que Charles refusait. Ces 
temps étaient destinés h des sentiments et à des actions ex- 
traordinaires : Stanislas voulut aller lui-même fléchir Char- 
les ; et il hasarda pour abdiquer un trêne plus qu'il n'avait 
fait pour s'en emparer. U se déroba un jour à dix heures 
du soir de l'armée suédoise, qu'il commandait en Pomé- 
ranie , et partit avec le baron Sparre , qui a été depuis am- 
bassadeur en Angleterre et en France , et avec un autre co- 
lonel : il prend le nom d'un Français, nommé Haran, alors 
major au service de Suède, et qui est mort depuis comman- 
dant de Dantaick. Il cêtoie toute l'armée des ennemis, 
arrêté plusieurs fois, et relâché sur un passe-port obtenu au 
nom de Haran ; il arrive enfin après bien des périls aux 
frontières de Turquie. 

Quand il est arrivé en Moldavie il renvoie k son armée le 
baron Sparre, entre dans Yassi, capitale de la Moldavie: 
se croyant en sûreté dans un pays où le roi de Suède avait 



DE GHABLES XII. iOl 

été si respecté, il était biea loin de soupçonner ce qui se 
passait alors. 

On lui demande qui il est: il se dit majot d'un régiment 
au service de Charles XII. On l'arrête à ce seul nom ; il 
est mené devant le hospodar de Moldavie , qui, sachant déjà 
par les gazettes que Stanislas s'était éclipsé de son armée, 
concevait quelques soupçons de la vérité. On lui avait dé- 
peint la figure du roi , très-alsé k reconnaître à un visage 
plein et aimable, et à un air de douceur assez rare. 

Le hospodar l'interrogea, lui fit beaucoup de questions 
captieuses, et enfin lui demanda quel emploi il avait dans 
l'armée suédoise. Stanislas et le hospodar parlaient latin. 
Mqfor sum , lui dit Stanislas : Imo maximus es, lui répon- 
dit le Moldave; et aussitôt lui présentant un fauteuil, il le 
traita en roi ; mais aussi il le traita en roi prisonnier, et on 
fit une garde exacte autour d'un couvent grec dans lequel il 
fut obligé de rester jusqu'à ce qu'on eût des ordres du sul- 
tan. Les ordres vinrent de le conduire à Bender , dont on 
faisait partir Charles. 

La nouvelle en vint au bâcha dans le temps qu'il accom- 
pagnait le chariot du roi de Suède. Le bâcha le dit à Fa- 
brice: celui-ci, s'approchant du chariot de Charles XII, 
lui apprit qu'il n'était pas le seul roi prisonnier entre les mains 
des Turcs, et que Stanislas était, à quelques milles de lui, 
conduit par des soldats. „ Courez à iui , mon cher Fabrice, 
„lui dit Charles sans se déconcerter d'un tel accident; 
„ dites-lui bien qu'il ne fasse jamais de paix avec le roi Au- 
„guste; assurez-le que dans peu nos affaires changeront. ** 
Telle était Tinflexibilité de Charles dans ses opinions , que, 
tout abandonné qu'il était en Pologne, tout poursuivi dans 
ses propres États , tout captif dans une litière turque , con- 
duit prisonnier sans savoir où on le menait, il comptait en- 
core sur sa fortune , et espérait toujours un sedours de cent 
mille hommes de la Porte Ottomane. Fabrice courut s'ac- 
quitter de sa commission, accompagné d'un janissaire, avec 



192 HISTOIRE 

Ja permission da bacba. Il trouva à quelques milles le gros 
de soldats qui conduisaient Stanislas : il s'adressa au milieu 
d'eux à un cavalier vêtu à la française et assez mal monté, 
et lui demanda en allemand oh était le roi de Pologne. Ce- 
lui à qui il parla était Stanislas lui-même , qu'il n'avait pas 
reconnu sous ce déguisement. ,,Eh quoi! dit le roi, ne 
„ Yous souvenez-vous donc plus de moi?'* Alors Fabrice lai 
apprit le triste état ou était le roi de Suède, et la fermeté 
inébranlable, mais inutile, de ses desseins. 

Quand Stanislas fut près de Bender, le bacba qui reve- 
nait, après avoir accompagné Charles XII quelques milles, 
envoya an roi polonais un cheval arabe avec un harnais 
magnifique. 

Il fut reçu dans Bender au bruit de Tartillerid ; et, à la 
liberté près qu'il n'eut pas d'abord, il n'eut point à se 
plaindre du traitement qu'on lui fit. Cependant on eon- 
duisait Charles sur le chemin d'Andrinople. Cette ville 
était déjà remplie du bruit de son combat. Les Turcs le 
condamnaient et l'admiraient; mais le divan irrité menaçtft 
déjà de le reléguer dans une lie de l'Archipel. 

Le roi de Pologne, Stanislas, qui m'a fait l'honneur de 
m'apprendre la plupart de ces particularités, m'a confirmé 
aussi qu'il fut proposé dans le divan de le confiner lui-même 
dans une lie de la Grèce; mais quelques mois après le 
grand-seigneur adouci le laissa partir. 

M. Désaleurs, qui aurait pu prendre son parti, et em- 
pêcher qu'on ne fît cet affront aux rois chrétiens , était à 
Constantinople , aussi bien que M. Poniatovski , dont oa 
craignait toujours le génie fécond en ressources. La plu- 
part des Suédois restés dans Andrinople étaient en prison. 
Le trône du sultan paraissait inaccessible de tous côtés aux 
plaintes du roi de Suède. 

Le marquis de Fierville , envoyé secrètement de la part 
de la France auprès de Charles à Bender, était pour lors h 
Andrinople. Il osa imaginer de rendre service à un prince 



DE CHARLES XII. 103 

dans le temps que tout l'abandoDnait ou Topprimait. Il fut 
heureusemeut secondé dans ce dessein par un gentilhomme 
français d'une ancienne maison de Champagne, nommé de 
Villelongue, homme intrépide, qui, n'ayant pas alors une 
fortune selon son courage , et charmé d'ailleurs de la répu- 
tation du roi de Suède, ét^it venu chez les Turcs dans le 
dessein de se mettre au service de ce prince. 

M. deFierville, avec l'aide de ce jeune homme, écrivit un 
mémoire au nom du roi de Suède , dans lequel ce monarque 
demandait vengeance au sultan de l'insulte faite en sa per- 
sonne à toutes les têtes couronnées, et de la trahison vraie 
ou fausse du kan et du hacha de Bender. 

On y accusait le vizir et les autres ministres d'avoir été 
corrompus par les Moscovites, d'avoir trompé le grand- 
seigneur, d'avoir empêché les lettres du roi de parvenir jus- 
qu'à sa hautesse, et d'avoir, par ses artifices, arraché du 
sultan cet ordre si contraire à l'hospitalité musulmane , par 
lequel on avait violé le droit des nations d'une manière si 
indigne d'un grand empereur, en attaquant avec vingt mille 
hommes un roi qui n'avait pour se défendre que ses dômes* 
tiques , et qui comptait sur la parole sacrée du sultan. 

Quand ce mémoire fut écrit, il fallut le faire traduire 
en turc, et l'écrire d'une écriture particulière, sur un pa- 
pier fait exprès, dont on doit se servir pour tout ce qu'on 
présente au sultan. 

On s'adressa à quelques interprètes français qui étaient 
dans la ville : mais les affaires du roi de Suède étaient si dé- 
sespérées, et le vizir déclaré si ouvertement contre lui, 
qu'aucun interprète n'osa seulement traduire l'écrit de M. 
de Fierville. On trouva enfin un antre étranger, dont la 
main n'était point connue à la Porte, qui, moyennant 
quelque récompense et l'assurance d'un secret profond, 
traduisit le mémoire en turc, et l'écrivit sur le papier con- 
venable ; le baron d'Àrvidson, ofllcier des troupes de Suède, 
contrefit la signature du roi; Fierville, qui avait le sceau 

CharUt XIL t3 



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194 HISTOIRE 

royal, l'apposa à Técrlt, et on cacheta le tout aTecles ar- 
mes de Suède. Yillelongue se chargea de remettre lui- 
même ce paquet entre les maios du graod-seigoeur lorsqu'il 
irait à la mosquée , selon la coutume. On s'était déjà serri 
d'une pareille voie pour présenter au sultan des mémoires 
contre ses ministres; mais cela même rendait le succès de 
cette entreprise plus difficile, et le danger beaucoup pins 
grand. 

Le \izir, qui prévoyait que les Suédois demanderaient 
justice à son mattre, et qui n'était que trop instruit par le 
malheur de ses prédécesseurs , avait expressément défendu 
qu'on' laissât approcher personne du grand-seigneur, et 
avait ordonné surtout qu'on arrêtât tous ceux qui se présen- 
teraient auprès de la mosquée avec des placets. 

yillelongue savait cet ordre , et n'ignorait pas qu'il y al- 
lait de sa tête. H quitta son habit franc , prit un vêtement 
à la grecque; et, ayant caché dans son sein la lettre qu'il 
voulait présenter, il se promena de bonne heure près de la 
mosquée où le grand-seigneur devait aller. Il contreGt l'in- 
sensé, s'avança en dansant au milieu de deux haies de janis- 
saires, entre lesquelles le grand-seigneur allait passer; il 
laissait tomber exprès quelques pièces d'argent de ses poches 
pour amuser les gardes. 

Dès que le sultan approcha on voulut faire retirer Ville- 
longue; il se jeta à genoux, et se débattit entre les mains 
des janissaires : son bonnet tomba ; de grands cheveux qu'il 
portait le firent reconnaître pour un Franc ! il reçut plu- 
sieurs coups, et fut très- maltraité. Le grand -seigneur, 
qui était déjà proche, entendit ce tumulte, et en demanda 
la cause. Yillelongue lui cria de toutes ses forces, Am" 
mon! amman! miséricorde! en tirant la lettre de son sein. 
Le sultan commanda qu'on le laissât approcher. Yillelon- 
gue court à lui dans le moment, embrasse son étrier , et lui 
présente l'écrit, en lui disant: Sued call dan ^ „ c'est le roi 
,, de Suède qui te le donne. ^< Le sultan mit la lettre dans 



■w <• 



DE CiURLES XII. 195 

son sein , et continua son chemin vers la uiosquée. Cepeo* 
dant on s'assure de Yillelongue, et on le conduit en prison 
dans les bâtiments extérieurs du séraiK 

Le sultan, au sortir de la mosquée, après avoir lu la let- 
tre , voulut lui-même interroger le prisonnier. Ce que je 
raconte ici paraîtra peut-être peu croyable; mais enûn je 
n'avance rien que sur la foi des lettres de M. de' Yillelongue 
lui-même : quand un si brave officier assure un fait sur son 
honneur, il mérite quelque croyance. Il m'a donc assuré 
que le sultan quitta l'habit impérial, comme aussi le turban 
particulier qu'il porte , et se déguisa en officier des janissai- 
res ; ce qui lui arrivait assez souvent. Il amena avec lui un 
vieillard de l'tle de Malte , qui lui servit d'interprète. À la 
faveur de ce déguisement Yillelongue jouit d'un honneur 
qu'aucun ambassadeur chrétien n'a jamais eu : il eut tête à 
tête une conférence d'un quart d'heure avec l'empereur turc. 
Il ne manqua pas d'expliquer les griefs du roi de Suède, 
d'accuser les ministres, et de demander vengeance avec 
d'autant plus de liberté, qu'en parlant an sultan même il 
était censé ne parler qu'à son égal. Il avait reconnu aisé- 
ment le grand-seigneur malgré l'obscurité de la prison, et 
il n'en fut que plus hardi dans la conversation. Le prétendu 
officier des janissaires dit à Yillelongue ces propres paroles: 
„ Chrétien, assure-toi que le sultan mon maître a l'Âme d'un 
,, empereur, et que si ton roi de Suède a raison , il lui fera 
„ justice." Yillelongue fut bientêt élargi. On vit quelques 
semaines après nn changement subit dans le sérail , dont 
les Suédois attribuèrent la cause à cette unique conférence. 
Le mufti fut déposé , le kan des Tartares exilé à Rhodes , le 
séraskier-bacha de Bender relégué dans une lie de l'Ar- 
chipel. 

La Porte Ottomane est si sujette à de pareils orages qu'il 
est bien difficile de décider si en effet le sultan voulait apai- 
ser le roi de Suède par ces sacrifices. La manière dont ce 

13* 



196 HISTOIRE 

prince fut traité ne prouve pas que la Porte s'empressât 
beaucoup à lui plaire. 

Le favori Àli-CounH)urgi fut soupçonné d'avoir fait seul 
tous ces changements pour ses intérêts particuliers. On dit 
qu'il fit exiler le kan de Tartarie et le séraskier de Bender 
sous prétexte qu'ils avaient délivré au roi les douze cents 
bourses malgré l'ordre du grand- seigneur. Il mit sur le 
trône des Tartares le frère du kan déposé, jeune homme de 
son Age, qui aimait peu son frère, et sur lequel Ali Cou- 
mourgi comptait beaucoup dans les guerres qu'il méditait 
A l'égard du grand-vizir Jussuf , il ne fut déposé que quel- 
ques semaines après , et Soiiman-Bacha eut le titre de pre- 
mier vizir. 

Je suis obligé de dire que M. de Yillelongue et plusieurs 
Suédois m'ont assuré que la simple lettre présentée au sul- 
tan au nom du roi avait causé tous ces grands changements 
à la Porte; mais M. de Fierville m'a de son côté assuré tout 
le contraire. J'ai trouvé quelquefois de pareilles contrarié- 
tés dans les mémoires que l'on m'a confiés. En ce cas tout 
ce que doit faire un historien c'est de conter ingénument 1« 
fait , sans vouloir pénétrer les motifs , et de se borner k 
dire précisément ce qu'il sait, au lieu de deviner ce qu'il ne 
sait pas. 

Cependant on avait conduit Charles XH dans le petit 
château de Démirtash, auprès d'AndrinopIe. Une foule 
innombrable de Turcs s'était rendue en cet endroit pour voir 
arriver ce prince: on le transporta de son chariot au châ- 
teau sur un sofa; mais Charles, pour n'être point vu de 
cette multitude, se mit un carreau sur la tète. 

La Porte se fit prier quelques jours de soufi'rir qu'il ha- 
bitât à Démotica , petite ville à six lieues d'AndrinopIe , près 
du fameux fleuve Hébrus, aujourd'hui appelé Merizza. 
Coumourgi dit au grand vizir Soliman: ^Ya, fais avertir 
,9 le roi de Suède qu'il peut rester à Démotica toute sa vie : 



i *■ * * ♦ • * 



DE GUAJRLES XIL 107 

,, je te réponds qa'avant aa an il demandera à s*en aller de 
„ lui-même ; mais surtout ne lui fais point tenir d'argent. ** 

Ainsi on transféra le roi à la petite ville de Démotica , où 
la Porte lui assigna un thaîm considérable de provisions 
pour lui et pour sa suite : on lui aecorda seulement vingt- 
cinq écus par jour en argent, pour acheter du cochon et du 
vin, deux sortes de provisions que les Turcs ne fournissent 
pas ; mais la bourse de cinq cents écus par jour , qu'il avait 
àBender, lui fut retranchée. 

À peine Ait-il à Démotica avec sa petite cour qu'on dé- 
posa le grand vizir Soliman ; sa place fut donnée à Ibrahim 
MoUa, fier, brave, et grossier i l'excès. 11 n'est pas inu- 
tile de savoir son histoire , afin que l'on connaisse plus par- 
ticulièrement tous ces vice-rois de l'empire ottoman, dont 
la fortune de Charles a si longtemps dépendu» 

Il avait été simple matelot k Favénement du sultan Ach- 
met III. Cet empereur se déguisait souvent en homme 
privé, en iman, ou en dervis; il se glissait le soir dans les 
cafés de Constantinople et dans les lieux publics pour en- 
tendre ce qu'on disait de lui , et pour recueillir par lui- 
même les sentiments du peuple. Il entendit un jour ce 
Molla qui se plaignait que les vaisseaux turcs ne revenaient 
jamais avec des prises, qui jurait que s'il était capitaine de 
vaisseau , il ne rentrerait jamais dans le port de Constan- 
tinople sans ramener avec lui quelque bâtiment des infi- 
dèles. Le grand-seigneur ordonna dès le lendemain qu'on 
lui donnât un vaisseau à commander , et qu'on l'envoyât en 
course. Le nouveau capitaine revint quelques jours après 
avec une barque maltaise et une galiote de Gênes. Au bout 
de deux ans on le fit capitaine-général de la mer, et enfin 
grand vizir. Dès qu'il fut dans ce poste il crut pouvoir se 
passer du favori; et, pour se rendre nécessaire , il projeta 
de faire la guerre aux Moscovites ; dans cette intention il 
fit dresset une tente près de l'endroit où demeurait le roi 
de Suède. 



198 HISTOIRE 

Il invita ce prince à l'y venir trouver, avec le nouveau 
kan des Tartares et l'ambassadeur de France. Le roi, d'au- 
tant plus altier qu'il était malheureux , regardait comme le 
plus sensible des affronts qu'un sujet osât l'envoyer cher- 
cher: il ordonna à son chancelier Mullern d'y aller k sa 
place ; et de peur que les Turcs ne lui manquassent de res- 
pect , et ne le forçassent à commettre sa dignité , ce prince, 
extrême en tout, se mit au lit, et résolut de n'en pas sortir 
tant qu'il serait à Démotica. Il resta dix mois couché, 
feignant d'être malade : le chancelier Mullern , Grothusen, 
et le colonel Dubens, étaient les seuls qui mangeassent 
avec lui. Us n'avaient aucune des commodités dont les 
Francs se servent; tout avait été pillé à l'affaire de Bender : 
de sorte qu'il s'en fallait bien qu'il y eût dans leurs repas de 
la pompe et de la délicatesse. Ils se servaient eux-mêmes ; 
et ce fut le chancelier Mullern qui fît pendant tout ce temps 
la fonction de cuisinier. 

Tandis que Charles XII passait sa vie dans son lit, fl 
apprit la désolation de toutes ses provinces situées hors de 
la Suède. 

Le général Steinbock, illustre pour avoir chassé les 
Danois de la Scanie, pour avoir vaincu leurs meilleures 
troupes avec des paysans , soutint encore quelque temps la 
réputation des armes suédoises: il défendit autant qu'il put 
la Poméranie et Brème , et ce que le roi possédait encore en 
Allemagne ; mais il ne put empêcher les Saxons et les Da- 
nois réunis d'assiéger Stade, ville forte et considérable, 
située près de l'Elbe, dans le duché de Brème ; la ville fut 
bombardée et réduite en cendres , et la garnison obligée de 
se rendre à discrétion , avant que Steinbock pût s'avancer 
pour la secourir. 

Ce général, qui avait environ douze mille hommes, dont 
la moitié était cavalerie , poursuivit les ennemis qui étaient 
une fois pins forts, et les atteignit enfîn dans le duché de 
Mecklenbourg, près d'un lieu nommé Gadebesck, et d'une 



DE CHARLES XII. 199 

petite rivière qui porte ce nom : il arriva vis-à-vis des Sa- 
xons et des Danois le 20 décembre 1712. Il était séparé d'eux 
par un marais : les ennemis , campés derrière ce marais, 
étaient appuyés à un bois; ils avaient l'avantage du nombre 
et du terrain , et on ne pouvait aller à eux qu'en traversant 
le marécage sous le feu de leur artillerie. 

Steinbock passe à la tète de ses troupes , arrive en ordre 
de bataille, et engage un des combats les plus sanglants et 
les plus acharnés qui se fussent encore donnés entre ces 
deux nations rivales. Après trois heures de cette mêlée si 
vive , les Danois et les Saxons furent enfoncés , et quittèrent 
le champ de bataille. 

Un fils du roi Auguste et de la comtesse de Konigsmarck, 
connu sous le nom de comte de Saxe , fit dans cette bataille 
son apprentissage de Tart de la guerre. C'est ce même 
comte de Saxe qui eut depuis l'honneur d'être élu duc de 
Courlande, et à qui il n'a manqué que la force pour jouir 
du droit le plus incontestable qu'un homme puisse jamais 
avoir sur une souveraineté , je veux dire les suffrages unani- 
mes du peuple. C'est lui qui s'est acquis depuis une gloire 
plus réelle en sauvant la France à la bataille de Fontenoy, 
en conquérant la Flandre, et en méritant la réputation du 
plus grand général de nos jours. Il commandait un régi- 
ment à Gadebesck , et y eut un cheval tué sous lui. Je lUâ 
ai entendu dire que les Suédois gardèrent toujours leurs 
rangs, et que, même après que la victoire fut décidée, les 
premières lignes de ces braves troupes ayant à leurs pieds 
leurs ennemis morts , il n'y eut pas un seul soldat suédois 
qui osât seulement se baisser pour les dépouiller avant que 
la prière eût été faite sur le champ de bataille; tant ils 
étaient inébranlables dans la discipline sévère à laquelle 
leur roi les avait accoutumés ! 

Steinbock, après cette victoire, se souvenant que les 
Danois avaient mis Stade en cendres , alla s'en venger sur 
Altena , qui appartient au roi de Danemarck. Altena est 



200 HISTOIRE 

an-dessous de Hamboarg , sur le fleuve de TElbe , qui peut 
apporter dans son port d'assez gros vaisseaux. Le roi de 
Danemarck fayorisait cette ville de beaucoup de privilèges : 
son dessein était d'y établir un commerce florissant; déjà 
même l'industrie des Aliénais , encouragée par les sages 
vues du roi , commençait à mettre leur ville au nombre des 
villes commerçantes et ricbes. Hambourg en concevait de 
la jalousie» et ne soubaitait rien tant que sa destruction. 
Dès que Steinbock fut à la vue d'Àltena , il envoya dire par 
un trompette aux habitants qu'ils eussent à se retirer avec 
ce qu'ils pourraient emporter d'effets, et qu'on allait dé* 
truire leur ville de fond en comble. 

Les magistrats vinrent se jeter à ses pieds , et offrirent 
cent mille écus de rançon. Steinbock en demanda deux 
cent mille. Les Altenais supplièrent qu'il leur fût permis 
au moins d'envoyer à Hambourg, où étaient leurs corres- 
pondances, et assurèrent que le lendemain ils apporte- 
raient cette somme : le général suédois répondit qu'il fallait 
la donner sur l'heure , ou qu'on allait embraser Aitena sans 
délai. 

Ses troupes étaient dans le faubourg le flambeau à la 
main; une faible porte de bois et un fossé déjà comblé 
étaient les seules défenses des Altenais. Ces malheureux 
furent obligés de quitter leurs maisons avec précipitation au 
milieu de la nuit: c'était le 9 janvier 1713; il faisait uo 
froid rigoureux , augmentépar un vent de nord violent, qui 
servit à étendre l'embrasement avec plus de promptitude 
dans la ville , et à rendre plus insupportables les extrémités 
où le peuple fut dans la campagne. Les hommes, les fem- 
mes, courbés sous le fardeau des meubles qu'ils empor- 
taient, se réfugièrent, en pleurant et en poussant des hur- 
lements, sur les coteaux voisins, qui étaient couverts de 
glace. On voyait plusieurs jeunes gens qui portaient sur 
leurs épaules des vieillards paralytiques. Quelques femmes 
nouvellement accouchées emportèrent leurs enfants , et 



DE CHARLES XII. !201 

moururent de froid avec eux sur la colline , en regardant de 
loin les flammes qui consumaient leur patrie. Tous les 
habitants n'étalent pas encore sortis de la ville lorsque les 
Suédois y mirent le feu. Altena brûla depuis minuit jus- 
qu'à dix heures du matin: presque toutes les maisons 
étaient de bois; tout fut consumé; et il ne parut pas le 
lendemain qu'il y eût eu une ville en cet endroit. 

Les vieillards, les malades, et les femmes les plus dé- 
licates , réfugiés dans les glaces pendant que leurs maisons 
étaient en feu, se traînèrent aux portes de Hambourg, et 
supplièrent qu'on leur ouvrit et qu'on leur sauvât la vie : 
mais on refusa de les recevoir, parce qu'il régnait dans Al- 
tena quelques maladies contagieuses ; et les Hambourgeois 
n'aimaient pas assez les Àltenais pour s'exposer , en les re- 
cueillant , à infecter leur propre ville. Ainsi la plupart de 
ces misérables expirèrent sous les murs de Hambourg, en 
prenant le ciel à témoin de la barbarie des Suédois , et de 
celle des Hambourgeois , qui ne paraissait pas moins in- 
humaine. 

Toute l'Allemagne cria contre cette violence. Les mi- 
nistres et les généraux de Pologne et de Danemarck écrivi- 
rent au comte de Steinbock pour lui reprocher une cruauté 
si grande, qui, faite sans nécessité et demeurant sans ex- 
cuse , soulevait contre lui le ciel et la terre. 

Steinbock répondit „ qu'il ne s'était porté à ces extrémi- 
„tés que pour apprendre aux ennemis du roi son maître à 
,,ne plus faire une guerre de barbares, et à respecter le 
„ droit des gens; qu'ils avaient rempli la Poméranie de 
„ leurs cruautés, dévasté cette belle province, et vendu 
,, près de cent mille habitants aux Turcs ; que les flambeaux 
„ qui avaient mis Altena en cendres étaient les représailles 
„ des boulets rouges par qui Stade avait été consumée. ** 

C'était avec cette fureur que les Suédois et leurs enne- 
mis se faisaient la guerre. Si Charles XII avait paru alors 
dans la Poméranie , il est à croire qu'il eût pu recouvrer sa 



202 HISTOIRE 

première fortuoe: ses armées, quoique éloignées de sa pré- 
sence, étaient encore animées de son esprit; mais l'ab- 
sence du chef est toujours dangereuse aux affaires, et em- 
pêche qu'on ne profite des victoires. Steinbock perdit par 
les détails ce qu'il avait gagné par des actions signalées, qui 
en un autre temps auraient été décisives. 

Tout vainqueur qu'il était, il ne put empêcher les Mos- 
covites, les Saxons, et les Danois, de se réunir. On lui 
enleva des quartiers ; il perdit du monde dans plusieurs es- 
carmouches: deux mille hommes de ses troupes se noyèrent 
en passant l'Eider pour aller hiverner dans le Holstein. 
Toutes ces pertes étaient sans ressource dans un pays où il 
était entouré de tous côtés d'ennemis puissants. 

Il voulut défendre le pays du Holstein contre le Dane- 
marck ; mais , malgré ses ruses et ses efforts , le pays fut 
perdu, toute l'armée fut détruite, et Steinbock fut pri- 
sonnier. 

LaPoméranie sans défense, à la réserve deStralsund, 
de nie de Rugen , et de quelques lieux circonvoisins, devint 
la proie des alliés: elle fut séquestrée entre les mains du 
roi de Prusse. Les États de Brème furent remplis de gar- 
nisons danoises. Au même temps les Russes inondaient 
la Finlande, et y battaient les Suédois, que la confiance 
abandonnait, et qui , étant inférieurs en nombre , commen- 
çaient à n'avoir plus sur leurs ennemis aguerris la supério- 
rité de la valeur. 

Pour achever les malheurs de la Suède , son roi s'obsti- 
nait à rester àDémotica, et se repaissait encore de l'espé- 
rance de ce secours turc, sur lequel il ne devait plus 
compter. 

Ibrahim-Moila, ce vizir si fier, qui s'obstinait à la guerre 
contre les Moscovites malgré les vues du favori , fut étranglé 
entre deux portes. 

La place du vizir était devenue si dangereuse que per- 
sonne n'osait l'occuper : elle demeura vacante pendant six 



DE CHARLES XII. 203 

mois. Enfin le favori Àli-Coumonrgi prit le titre de grand 
vizir: alors toutes les espérances du roi de Suède tombèrent. 
Il connaissait Coumourgi d'autant mieux qu'il en avait été 
servi quand les intérêts de ce favori s'accordaient avec les 
siens. 

Il avait été onze mois à Démotica , enseveli dans l'inac- 
tion et dans l'oubli: cette oisiveté extrême succédant tout 
à coup aux plus violents exercices , lui avait donné enfin la 
maladie qu'il feignait. On le croyait mort dans toute l'Eu- 
rope: le conseil de régence qu'il avait établi à Stockholm 
quand il partit de sa capitale n'entendait plus parler de lui* 
Le sénat vint en corps supplier la princesse Ulrique-Ëléo- 
nore, sœur du roi, de se charger de la régence pendant 
cette longue absence de son frère: elle l'accepta; mais 
quand elle vit que le sénat voulait l'obliger à faire la paix 
avec le czar et le roi de Danemarck, qui attaquaient la Suède 
de tous côtés , cette princesse , jugeant bien que son frère 
ne ratifierait jamais la paix, se démit de la régence, et en- 
voya en Turquie un long détail de cette affaire. 

Le roi reçut le paquet de sa sœur à Démotica. Le des- 
potisme qu'il avait sucé en naissant lui faisait oublier qu'au- 
trefois la Suède avait été libre , et que le sénat gouvernait 
anciennement le royaume conjointement avec les rois. 11 
ne regardait ce corps que comme uue troupe de domestiques 
qui voulaient commander dans la maison en l'absence du 
maître: il leur écrivit que s'ils prétendaient gouverner, il 
leur enverrait une de ses bottes , et que ce serait d'elle dont 
il faudrait qu'ils prissent les ordres. 

Pour prévenir donc ces prétendus attentats en Suède 
contre son autorité , et pour défendre enfin son pays , n'es- 
pérant plus rien de la Porte Ottomane , et ne comptant plus 
que sur lui seul , il fit signifier au grand vizir qu'il souhai- 
tait partir, et s'en retourner par l'Allemagne. 

M. Désaleurs, ambassadeur de France, qui s'était 
chargé des affaires de la Suède, fît la demande de sa part* 



204 HISTOIRE 

„Eh bien! dit le vizfr au comte Dësaleurs , o'avais-je pas 
,, bien dit que l'année ne se passerait pas sans que le roi de 
„ Suède demandât à partir? Dites-lui qu'il esta son choix 
„ de s'en aller ou de demeurer; mais qu'il se détermine 
„ bien , et qu'il fixe le jour de son départ , afin qu'il ne nous 
,, jette pas une seconde fois dans l'embarras de Bender* ** 

Le comte Désaleurs adoucit au roi la dureté de ces paro- 
les. Le jour fut choisi; mais Charles, avant que de quit- 
ter la Turquie, voulut étaler la pompe d'uB grand roi, 
quoique dans la misère d'un fugitif. Il donna à Grothusen 
le titre d'ambassadeur extraordinaire , et l'envoya prendre 
congé dans les formes à Constantinople , suivi de quatre- 
vingts personnes toutes superbement vêtues. 

Les ressorts secrets qu'il fallut faire jouer pour amasser 
de quoi fournir à cette dépense étaient plus humiliants que 
l'ambassade n'était pompeuse. 

M. Désaleurs prêta au roi quarante mille écus; Grot- 
husen avait des agents à Constantinople qui empruntaient 
en son nom, à cinquante pour cent d'intérêt, mille éeos 
d'un Juif, deux cents pistoles d'un marchand anglais , mille 
francs d'un Turc. 

On amassa ainsi de quoi jouer en présence du divan la 
brillante comédie de l'ambassade suédoise. Grothusen re- 
çut à Constantinople tous les honneurs que la Porte fait anx 
ambassadeurs extraordinaires de rois le jour de leur au- 
dience. Le but de tout ce fracas était d'obtenir de l'argent 
du grand vizir ; mais ce ministre fut inexorable. 

Grothusen proposa d'emprunter un million de la Porte: 
le vizir répliqua sèchement que son maître savait donner 
quand il voulait, et qu'il était au-dessous de sa dignité de 
prêter; qu'on fournirait au roi abondamment ce qui était 
nécessaire pour son voyage , d'une manière digne de celai 
qui le renvoyait; que peut-être même la Porte lui ferait 
quelque présent en or non monnayé, mais qu'on n'y devait 
pas compter. 



DE CHARLES XII. 205 

Enfin, le premier octobre 1714, le roi de Suède se mit 
en route pour quitter la Turquie : un capigi-bacha avec six 
chiaoux le vinrent prendre au château de Dëmirtash , où ce 
prince demeurait depuis quelques jours : on lui présenta de 
la paA du grand-seigneur une large tente d'écarlate brodée 
d'or, un sabre avec une poignée garnie de pierreries, et 
huit chevaux arabqs d'une beauté parfaite, avec des selles 
superbes , dont les étriers étaient d'argent massif. Il n'est 
pas indigne de l'histoire de dire qu'on écuyer arabe, qui 
avait soin de ses chevaux, donna au roi leur généalogie; 
c'est un usage établi depuis longtemps chez ces peuples, 
qui semblent faire beaucoup plus d'attention à la noblesse 
des chevaux qu'à celle des hommes ; ce qui peut-être n'est 
pas si déraisonnable, puisque chez les animaux les races 
dont on a soin, et qui sont sans mélange, ne d<^énèrent 
jamais. 

Soixante chariots chargés de toutes sortes de provisions, 
et trois cents chevaux, formaient le convoi. Le capigi- 
bâcha, sachant que plusieurs Turcs avaient prêté de l'argent 
aux gens de la suite du roi k un gros intérêt, lui dit que l'u- 
sure étant contraire à la loi mahométane, il suppliait sa 
majesté de liquider toutes ses dettes, et d'ordonner au ré- 
sident qu'il laissait k Constantinople de ne payer que le 
capital. M Non* ^^^ le roi, si mes domestiques ont donné 
„ des billets de cent écus, je veux les payer , quand ils n'en 
„ auraient reçu que dix* ** 

Il fit proposer aux créanciers de le suivre , avec l'assu- 
rance d'être payés de leurs frais et de leurs dettes. Plu- 
sieurs entreprirent le voyage de Suède, et Grothusen eut 
soin qu'ils fussent payés. 

Les Turcs , afin de montrer plus de déférence pour leur 
hête, le faisaient voyager k très-petites journées; mais 
cette lenteur respectueuse gênait l'impatience du roi : il se 
levait dans la rente à trois heures du matin , selon sa cou- 
tume; dès qu'il était habillé il éveillait lui-même lecapigi 



206 HISTOIRE 

et les chiaoux, et ordonnait la marche au milieu delà Doit 
noire. La gravité turqoe était dérangée par cette manière 
nouvelle de voyager; mais le roi prenait plaisir à leur em- 
barras, et disait qu'il se vengeait un peu de raffaire de 
Bender. 

Tandis qu'il gagnait les frontières des Turcs , Stanislas 
en sortait par un autre chemin , et allait se retirer en Alle- 
magne dans le duché de Deux -Ponts , province qui eon- 
fine au palatinat du Rhin et-à l'Alsace , et qui appartenait 
aux rois de Suède depuis que Charles X, successeur de 
Christine, avait joint cet héritage x la couronne. Charles 
assigna à Stanislas le revenu de ce duché, estimé alors 
soixante-dix mille écus. Ce fut là qu'aboutirent pour lors 
tant de guerres , tant de projets , et tant d'espérances: Sta-^ 
nislas voulait et aurait pu faire un traité avantageux avec le 
roi Auguste; mais l'indomptable opiniâtreté de Charles XII 
lui fit perdre ses terres et ses biens réels en Pologne , pour 
lui conserver le titre de roi. 

Ce prince resta dans le duché de Deux-Ponts jusqu'à la 
mort de Charles: alors cette province retournant à un prince 
de la maison palatine , il choisit sa retraite à Yeissembourg, 
dans l'Alsace française. Si. Sum , envoyé du roi Auguste, 
en porta ses plaintes au duc d'Orléans, régent deFranee; 
le duc d'Orléans répondit à M. Sum ces paroles remarqua* 
blés : ,, Monsieur, mandez au roi votre maître que la France 
,, a toujours été Tasile des rois malheureux. *' 

Le roi de Suède étant arrivé sur les confins de TAlle- 
magne , apprit que l'empereur avait ordonné qu'on le re^t 
dans toutes les terres de son obéissance avec une magnifi- 
cence convenable; les villes et les villages, où les maré- 
chaux des logis avaient par avance marqué sa route, fai- 
saient des préparatifs pour le recevoir; tous ces peuples 
attendaient avec impatience de voir passer cet homme ex- 
traordinaire, dont les victoires et les malheurs, les moin- 
dres actions, et le repos même, avaient fait tant de bruil 



DE CHARLES XII. 907 

en Europe et en Asie. Mais Charles n'avait nulle envie 
d'essuyer toute cette pompe , ni de montrer en spectacle le 
prisonnier de Bender ; il avait résolu même de ne jamais 
rentrer dans Stockholm qu'il n'eût auparavant réparé ses 
malheurs par une meilleure fortune. 

Quand il fut à Ter^^owitz, sur les frontières de la Tran- 
silvanie , après avoir congédié son escorte turque , il as- 
sembla sa suite dans une grange, et il leur dit à tous de ne 
se mettre point en peine de sa personne , et de se trouver 
le plus tôt qu'ils pourraient à Straisund en Poméranie, sur 
le bord de la mer Baltique , environ à trois cents lieues de 
l'endroit où ils étaient. 

Il ne prit avec lui queDuiing, et quitta toute sa suite 
gaiement, la laissant dans l'étonnement , dans la crainte 
et dans la tristesse. Il prit une perruque noire pour se 
déguiser, car il portait toujours ses cheveux; mit un cha- 
peau bordé d'or, avec un habit gris d'épine, et un manteau 
bleu ; prit le nom d'un officier allemand , et courut la poste 
à cheval avec son compagnon de voyage. 

Il évita dans sa route , autant qu'il le put, les terres de 
ses ennemis déclarés et secrets, prit son chemin par la 
Hongrie, la Moravie, l'Autriche, la Bavière, le Yirtem- 
berg, le Palatinat, la Yestphalie, et le Meckelbourg: 
ainsi il fit presque le tour de l'Allemagne , et allongea son 
chemin de la moitié. A la fin de la première journée , après 
avoir couru sans relâche, le jeune During, qui n'était pas 
endurci à ces fatigues excessives comme le roi de Suède, 
s'évanouit en descendant de cheval: le roi, qui ne voulait 
pas s'arrêter un moment sur la route , demanda à During, 
quand celui-ci fut revenu à lui, combien il avait d'argent: 
During ayant répondu qu'il avait environ mille écus en or: 
„ Donne-m'en la moitié , dit le roi ; je vois bien que tu n'es 
,, pas en état de me suivre , j'achèverai la route tout seul. ** 
During le supplia de daigner se reposer du moins trois heu* 
res, l'assurant qu'au bout de ce temps il serait en état de 



^08 HISTOIRE 

remonter à cheval et de suivre sa majesté; il le conjura de 
pensera tous les risques qu*ll allait courir: le roi, inexo- 
rable, se fît donner les cinq cents écus, et demanda des che- 
vaux. Alors During, effrayé de la résolution du roi , s'avisa 
d'un stratagème innocent; il tira à part le maitre de la 
poste, et lui montrant le roi de Suède: „Cet homme, lui 
,, dit-il^ est mon cousin; nous voyageons ensemble pour 
„la même affaire; il voit que je suis malade, et ne veut 
,,pas seulement m'attendre trois heures: donnez-lui, je 
„ vous prie , le plus méchant cheval de votre écurie , et cher- 
chez-moi quelque chaise ou quelque chariot de poste. ** 

Il mit deux ducats dans la main du maitre de la poste, 
qui satisfît exactement à toutes ses demandes. On donna 
au roi un cheval rétif et boiteux. Ce monarque partit seul 
à dix heures du soir dans cet équipage , au milieu d'uoe 
nuit noire, avec le vent, la neige et la pluie. Son compa- 
gnon de voyage, après avoir dormi quelques heures, se mit 
en route dans un chariot traîné par de forts chevaux. A 
quelques milles il rencontra au point du jour le roi de 
Suède, qui, ne pouvant plus faire marcher sa monture, 
s'en allait de son pied gagner la poste prochaine. 

Il fut forcé de se mettre sur le chariot de During ; il dor<* 
mit sur de la paille: ensuite ils continuèrent leur route, 
courant à cheval le jour, et dormant sur une charrette la 
nuit, sans s'arrêter en aucun lieu. 

Après seize jours de course , non sans danger d'être ar- 
rêtés plus d'une fois , ils arrivèrent enfîn aux porte» de la 
ville de Stralsund à une heure après minuit. 

Le roi cria à la sentinelle qu'il était un courrier dépêché 
de Turquie par le roi de Suède ; qu'il fallait qu'on le fit par^ 
1er dans le moment au général Ducker, gouverneur de la 
place : la sentinelle répondit qu'il était tard , que le gou- 
verneur était couché, et qu'il fallait attendre an point du 
jour. 

Le roi répliqua qu'il venait pour des affaires importan- 



DE CHARLES XII. 209 

tes, et leur déclara qae s'ils n'allaient pas réveiller le gouver- 
neur sans délai , ils seraient tons punis le lendemain matin. 
Un sergent alla enfin réveiller le gouverneur. Ducker s'i- 
magina que c'était peut-être un des généraux du roi de 
Suède ; on fit ouvrir les portes ; on introduisit ce courrier 
dans sa chambre. 

Ducker, à moitié endormi , lui demanda des nouvelles 
du roi de Suède: le roi le prenant par le bras, ,,Eh quoi! 
„ dit-il , Ducker, mes plus fidèles sujets m'ont-îls oublié?** 
Le général reconnut le roi : il ne pouvait croire ses yeux; il 
se jette en bas du lit , embrasse les genoux de son maître 
en versant des larmes de joie. La nouvelle en fut répandue 
à l'instant dans la ville: tout le monde se leva; les soldats 
vinrent entourer la maison du gouverneur; les rues se rem- 
plirent des habitants, qui se demandaient les uns aux au- 
tres: Est-il vrai que le roi est ici? On fît des illuminations 
à toutes les fenêtres; le vin coula dans les rues à la lumière 
de mille flambeaux, et au bruit de l'artillerie. 

Cependant on mena le roi au lit: il y avait seize jours 
qu'il ne s'était couché ; il fallut couper ses bottes sur les 
jambes, qui s'étaient enOées par l'extrême fatigue • Il n'a- 
vait ni linge ni habits ; on lui fit une garde-robe en hâte de 
ce qu'on put trouver de plus convenable dans la ville. Quand 
il eut dormi quelques heures, il ne se leva que pour aller 
faire la revue de ses troupes, et visiter les fortiGcations. 
Le jour même il envoya partout ses ordres pour recom- 
mencer une guerre plus vive que jamais contre tous ses en- 
nemis. Au reste toutes ces particularités, si conformes 
au caractère extraordinaire de Charles XII , m'ont été con- 
firmées par le comte de Croissy , ambassadeur auprès de ce 
prince , après m'avoir été apprises par M. Fabrice. 

L'Europe était alors dans un état bien différent de celui 
où elle était quand Charles la quitta , en 1709* 

La guerre qui en avait si longtemps déchiré toute la par- 
tie méridionale, c'est-à-dire l'Allemagne y l'Angleterre, la 
Charles XII. J 4 



210 niSTOUΠ

Hollande, la France, l'Espagne, le Portugal, et ritalie, 
était éteinte : cette paix générale avait été produite par des 
brouilleries particulières arrivées à la cour d'Angleterre. 
Le comte d'Oxford, ministre habile, et le lord Bolingbroke, 
un des plus brillants génies et Thomme le plus éloquent de 
son siècle, prévalurent contre le fameux duc de Uarl- 
borougb , et engagèrent la reine Anne à faire la paix avec 
Louis XIV. La France, n'ayant plus l'Angleterre pour 
ennemie, força bientôt les autres puissances à s'accom- 
moder. 

Philippe y, petit-fils de Louis XIV, commençait h ré^ 
gner paisiblement sur les débris de la monarchie espagnole* 
l'empereur d'Allemagne, devenu maître de Naples et de la 
Flandre, s'affermissait dans ses vastes États; Louis XTV 
n'aspirait plus qu'à achever en paix sa longue carrière. 

Anne, reine d'Angleterre, était morte le 10 auguste 
1714, haïe de la moitié de sa nation pour avoir dooné la 
paix à tant d'États: son frère Jacques Stuart, prince mal- 
heureux, exclu du trône presque en naissant, n'ayant point 
paru alors en Angleterre pour tenter de recueillir une sue- 
cession que de nouvelles lois lui auraient donnée, si son 
parti eût prévalu, George I", électeur de Hanover, fut 
reconnu unanimement roi de la Grande-Bretagne. Le trône 
appartenait h cet électeur, non en vertu du sang, quoi- 
qu'il descendit d'une fille de Jacques, mais en verta d'aa 
acte du parlement de la nation. 

George , appelé dans un âge avancé à gouverner un peu- 
ple dont il n'entendait point la langue et chez qui tout loi 
était étranger, se regardait comme l'électeur de Hanover 
plutôt que comme le roi d'Angleterre: toute son ambition 
était d'agrandir ses États d'Allemagne; il repassait pres- 
que tous les ans la mer pour revoir des sujets dont il était 
adoré. Au reste , il se plaisait plus à vivre en homme qu'en 
mattre ; la pompe de la royauté était pour lui un fardeau 
pesant: il vivait avec un petit nombre d'anciens courtisans 



DE CHARLES XIL 211 

qa'il admettait à sa familiarité ; ce n'était pas le roi d'Ea- 
rope qui eût le plus d'éclat, mais il était un des plus sages, 
et le seul qui connût sur le tr6ne les douceurs de la vie pri- 
vée et de l'amitié. Tels étaient les principaux monarques 
et telle la situation du midi de TEurope. 

Les changements arrivés dans le nord étaient d'une autre 
nature: ses rois étaient en guerre , et se réunissaient contre 
le roi de Suède. * 

Auguste était depuis longtemps remonté sur le trône de 
Pologne avec l'aide du czar , et du consentement le l'empe- 
reur d'Allemagne, d'Anne d'Angleterre, et des états- 
généraux, qui, tous garants du traité d'Altranstad quand 
Charles XU imposait les lois , se désistèrent de leur garantie 
quand il ne fut plus à craindre. 

Mais Auguste ne jouissait pas d'un pouvoir tranquille. 
La république de Pologne, en reprenant son roi, reprit 
bientôt ses craintes du pouvoir arbitraire ; elle était en ar- 
mes pour l'obliger à se conformer viipacta conventa, con- 
trat sacré entre les peuples et les rois, et semblait n'avoir 
rappelé son maître que pour lui déclarer la guerre. Dans 
les commencements de ces troubles on n'entendit pas pro- 
noncer le nom de Stanislas : son parti semblait anéanti , et 
l'on ne se ressouvenait en Pologne du roi de Suède que 
comme d'un torrent qui avait pour un temps changé le cours 
de toutes choses dans son passage. 

Pultava et l'absence de Charles XII , en faisant tomber 
Stanislas, avaient aussi entraîné la chute du duc de Hol- 
stein, neveu de Charles, qui venait d'être dépouillé de ses 
États par le roi de Danemarck. Le roi de Suède avait aimé 
tendrement le père ; il était pénétré et humilié des malheurs 
du fils: de plus, n'ayant rien fait en sa vie que pour la 
gloire , la chute des souverains qu'il avait faits ou rétablis 
fut pour lui aussi sensible que la perte de tant de provinces. 

C'était à qui s'enrichirait de ses pertes. Frédéric-Guil- 
laume, depuis peu roi de Prusse , qui paraissait avoir au- 



^\^ HISTOIBR 

tant d'inclination à la gaerre qae son père avait été pacifique, 
commença par se faire livrer Stetin et une partie de laPomé- 
ranie , sur laquelle il avait des droits pour quatre cent mille 
écus payés au roi de Daoemarck et au czar. 

George , électeur de Hanover , devenu roi d'Angleterre» 
avait aussi séquestré entre ses mains les duchés de Brème 
et de Yerden , que le roi de Danemarck lui avait mis en dé* 
pôt pour soixante mille pistoUs. Ainsi ^ disposait des 
dépouilles de Charles XII ; et ceux qui les avaient en garde 
devenaient par leurs intérêts des ennemis aussi dangereux 
que ceux qui les avaient prises. 

Quant au czar, il était sans doute le plus à craindre: ses 
anciennes défaites, ses victoires, ses fautes même, sa per- 
sévérance à s'instruire et à montrer k ses sujets ce qu'il avait 
appris, ses travaux continuels, en avaient fait un grand 
homme en tout genre. Déjà Riga était pris ; la Livonie, 
ringrie, laCarélie, la moitié de la Finlande, tant de pro- 
vinces qu'avaient conquises les rois ancêtres de Charles, 
étaient sous le joug moscovite. 

Pierre-Alexiowitz , qui vingt ans auparavant n'avait pas 
une barque dans la mer Baltique , se voyait alors maitre de 
cette mer, à la tête d'une flotte de trente grands vaisseaux 
de ligne. 

Un de ces vaisseaux avait été construit de ses propres 
mains; il était le meilleur charpentier, le meilleur amiral, 
le meilleur pilote du nord: il n'y avait point de pas* 
sage difficile qu'il n'eût sondé lui-même, depuis le fond du 
golfe de Bothnie jusqu'à l'océan, ayant joint le travail d'un 
matelot aux expériences d'un philosophe et aux desseins 
d'un empereur, et étant devenu amiral par degrés et à force 
de victoires, comme il avait voulu parvenir au généralat 
sur terre. 

Tandis que le prince Gallitzin , général formé par lui, 
et l'un de ceux qui secondèrent le mieux ses entreprises, 
achevait la conquête de la Finlande, prenait la ville de Yasa, 



DB CHARLES XII. >213 

et battait les Suédois, cet empereor se mit en mer pour 
aller conquérir l'Ile d'Alaad , située dans la mer Baltique, 
à douze lieues de Stockholm. 

Il partit pour cette expédition au commencement de juil- 
let 1714, pendant que son rival Charles XII se tenait dans 
son lit k Démotica. Il s'embarqua au port de Cronslot , qu'il 
avait bâti depuis quelques années à quatre milles de Péters- 
bourg. Ce nouveau port, la flotte qu'il contenait, les of- 
ficiers et les matelots qui lamentaient, tout cela était son 
ouvrage ; et d^ quelque côté qu'il jetAt les yeux, il ne voyait 
rien qu'il n'eût créé en quelque sorte. 

La flotte russe se trouva le 15 juillet i la hauteur d'Àland ; 
elle était composée de trente vaisseaux de ligne , de quatre- 
vingts galères, et de cent demi-galères: elle portait vingt 
mille soldats; l'amiral Apraxin la commandait; l'empereur 
russe y servait en qualité de contre-amiral. La flotte sué- 
doise vint le 16 à sa rencontre, commandée par le vice-ami- 
ral Erinschild; elle était moins forte des deux tiers, toutefois 
elle se battit pendant trois heures. Le czar s'attacha au 
vaisseau d'Ërinschild, et le prit après un combat opi- 
niâtre. 

Le jour de la victoire il débarqua seize mille hommes 
dans Àland ; et ayant pris plusieurs soldats suédois qui n'a- 
vaient pu encore s'embarquer sur la flotte d'Ërinschild , il 
les amena prisonniers sur ses vaisseaux. II rentra dans son 
port de Cronslot avec le grand vaisseau d'Erinsehild , trois 
autres de moindre grandeur, une frégate, et six galères, 
dont il s'était rendu maître dans ce combat. 

De Cronslot il arriva dans le port de Pétersbourg, suivi 
de toute sa flotte victorieuse, et des vaisseaux pris sur les 
ennemis. Il fut salué d'une triple décharge de cent cinquante 
canons; après quoi il Gt une entrée triomphale qui le flatta 
encore davantage que celle de Moscou, parce qu'il recevait 
ces honneurs dans sa ville favorite , en un lieu où dix ans 
auparavant il n'y avait pas une cabane, et où il voyait alors 



?U HISTOIRE 

trente-quatre mille cioq cents maisons ; enGn parce qu'il se 
trouTait non-seulement à la tète d'une marine victorieuse, 
mais de la première flotte russe qu'on eût jamais Tue dans la 
mer Baltique, et au milieu d'une nation à qui le nom de 
flotte n'était pas même connu avant lui. 

On observa k Pétersbourg h peu près les mêmes cérémo- 
nies qui avaient décoré le triomphe à Moscou : le vice-ami- 
ral suédois fut le principal ornement de ce triomphe non- 
veau; Pierre Alexiowitz y parut en qualité de contre-amiral ; 
un boyard russien , nommé Romanodowski , lequel repré- 
sentait le czar dans des occasions solennelles , était assis 
sur un trône, ayant à ses cêtés douze sénateurs. Le con- 
tre-amiral lui présenta la relation de sa victoire, et on le dé- 
clara vice-amiral en considération de ses services: cérémo- 
nie bizarre , mais utile dans un pays où la subordination 
mUitaire était une des nouveautés que le czar avait intro- 
duites. 

L'empereur moscovite , enGn victorieux des Suédois sur 
mer et sur terre , et ayant aidé à les chasser de la Pologne, 
y dominait à son tour : il s'était rendu médiateur entre la 
république et Auguste : gloire aussi flatteuse peut-être que 
d'y avoir fait un roi. Cet éclat et toute la fortune de Charles 
avaient passé au czar: il en jouissait même plus utilement 
que n'avait fait son rival, car il faisait senir tous ses suc- 
cès à l'avantage de son pays : s'il prenait une ville, les prin- 
cipaux artisans allaient porter à Pétersbourg leur industrie ; 
il transportait en Moscovie les manufactures , les arts, les 
sciences des provinces conquises sur la Suède : ses États 
s'enrichissaient par ses victoires ; ce qui de tous les conqué- 
rants le rendait le plus excusable. 

La Suède, au contraire, privée de presque toutes ses 
provinces au-delà de la mer, n'avait plus ni commerce, ni 
argent, ni crédit; ses vieilles troupes si redoutables avaient 
péri dans les batailles, ou de misère; plus de cent mille 
Suédois étaient esclaves dans les vastes États du czar , et 



DE CHARLES XII. ^13 

presque autant avaient été vendus aux Turcs et auiTarlares. 
L'espèce d'hommes manquait sensiblement; mais l'espé- 
rance renaquit dès qu'on sut le roi à Slralsund* 

Les impressions de respect et d'admiration pour lui 
étaient encore si fortes dans l'esprit de ses sujets, que la 
jeunesse des campagnes se présenta en foule pour s'enrôler, 
quoique les terres n'eussent pas assez de mains pour les 
cultiver. 



LIVRE VIII. 

Charles marie la princesse sa sœur au prince de Hesse. Il est as>» 
siégé dans Stralsund , et se sauve en Suéde. Entreprise du ba* 
ron de Gorti, son premier ministre. Projets d'une réconcilia- 
tion avec le czar , et d'une descente en Angleterre. Charles as- 
siège Frédericksball en Norvège. Il est tué. Son caractère* 
Gortz est décapité. 

Le roi , au milieu de ces préparatifs, donna la sœur qui 
lui restait , Ulrique-Éléonore , en mariage au prince Frédé- 
ric de Hesse-Cassel : la reine douairière, grand'mère de 
Charles XII et de la princesse , Agée de quatre-vingts ans, 
fit les honneurs de cette fête le 4 avril 1715, dans le palais 
de Stockholm , et mourut peu de temps après. 

Ce mariage ne fut point honoré de la présence du roi ; il 
resta dans Stralsund , occupé à achever les fortifications de 
cette place importante , menacée par les rois de Danemark 
et de Prusse. Il déclara cependant son beau-frère généra- 
lissime de ses armées en Suède. Ce prince avait servi les 
États-généraux dans les guerres contre la France: il était re- 
gardé comme un bon général ; qualité qui n'avait pas peu 
contribué à lui faire épouser une sœur de Charles XII, 

Les mauvais succès se suivaient alors aussi rapidement 
qu'autrefois les victoires. Au mois de juin de cette année 
1715 les troupes allemandes du roi d'Angleterre, et celles de 
Danemarck, investirent la forte ville de Vismar ; les Danois 



216 HISTOIRE 

et Jes Saxons, réunis au nombre de trente-six mille, mar* 
chèrent en même temps vers Stralsund pour en former le 
siège. Les rois de Danemarck et de Prusse coulèrent à fond 
près de Stralsund cinq vaisseaux suédois. Le czar était 
alors sur la mer Baltique avec vingt grands vaisseaux de 
guerre , et cent cinquante de transport , sur lesquels il y 
avait trente mille hommes ; il menaçait la Suède d'une des- 
cente: tantôt il avançait jusqu'à la côte de Helsinbourg, tan- 
tôt il se présentait à la hauteur de Stockholm. Toute la 
Suède était en armes sur les côtes, et n'attendait que le mo- 
ment de cette Invasion: dans ce même temps ses troupes 
de terre chassaient de poste en poste les Suédois des places 
qu'ils possédaient encore dans la Finlande , vers le golfe de 
Bothnie; mais le czar ne poussa pas plus loin ses entre- 
prises. 

A l'embouchure de l'Oder, fleuve qui partage en deux la 
Poméranie , et qui , après avoir coulé sous Stetin , tombe 
dans la mer Baltique, est la petite lie d'Usedom : cette place 
est très-importante par sa situation , qui commande TOder 
à droite et à gauche; celui qui en est le maître , l'est aussi 
de la navigation du fleuve. Le roi de Prusse avait délogé 
les Suédois de cette lie, et s'en était saisi, aussi bien que 
de Stetin* qu'il gardait en séquestre; „le tout, disait-il, 
„ pour l'amour de la paix. '* Les Suédois avaient repris l'Ile 
d'Usedom au mois de mai 1715; lis y avaient deux forts; 
l'un était le fort de la Suine, sur la branche de l'Oder qui 
porte ce nom; l'autre, de plus de conséquence, était Peu- 
namonder , sur l'autre cours de la rivière. Le roi de Suède 
n'avait pour garder ces deux forts et toute l'Ile que deux cent 
cinquante soldats poméraniens, commandés par un vieil 
oflBcier suédois, nommé Kuze-Slerp, dont le nom mérite 
d'être conservé. 

Le roi de Prusse envoie, le 4 auguste^ quinze cents 
hommes de pied et huit cents dragons pour débarquer dans 
l'Ile : ils arrivent , et mettent pied ë terre sans opposition 



D£ GHAKLES XII. 3^17 

du c6té du fort de la Saine. Le commandant suédois leur 
abandonna ce fort comme le moins important; et ne pou- 
vant partager le peu qu'il avait de monde , il se retira dans 
le château de Pennamonder avec sa petite troupe, résolu de 
se défendre jusqu'à la dernière extrémité. 

Il fallut donc l'assiéger dans les formes: on embarque 
pour cet effet de Tartillerie à Stetîn ; on renforce les troupes 
prussiennes de mille fantassins et de quatre cents cavaliers. 
Le 18 auguste, on ouvre la tranchée en deux endroits , et 
la place est vivement battue par le canon et par les mortiers. 
Pendant le siège un soldat suédois , chargé en secret d'une 
lettre de Charles XII , trouva le moyen d'aborder dans l'tle 
et de s'introduire dans Pennamonder: il rendit la lettre au 
commandant: elle était conçue en ces termes: „ Ne faites 
,, aucun feu que quand les ennemis seront au bord du fossé ; 
,, défendez-vous jusqu'à la dernière goutte de votre sang. Je 
„ vous recommande à votre bonne fortune. Charles. *' 

SIerp, ayant vu ce billet, résolut d'obéir, et de mourir, 
comme il lui était ordonné, pour le service de son maître. 
Le 122, au point du jour, les ennemis donnèrent l'assaut. 
Les assiégés, n'ayant tiré que quand ils virent les assié* 
géants au bord du fossé, en tuèrent un grand nombre ; mais 
le fossé était comblé , la brèche large , le nombre des as- 
siégeants trop supérieur: on entra dans le château par deux 
endroits à la fois. Le commandant ne songea alors qu'à 
vendre chèrement sa vie, et à ob'éir à la lettre : il abandonne 
les brèches par où les ennemis entraient; il retranche près 
d'un bastion sa petite troupe, qui a l'audace et la Odéiité de 
le suivre; il la place de façon qu'elle ne peut être entourée. 
Les ennemis courent à lui , étonnés de ce qu'il ne demande 
point quartier: il se bat pendant une heure entière, et après 
avoir perdu la moitié de ses soldats, il est tué enfin avec son 
lieutenant et son major. Alors cent soldats , qui restaient 
avec un seul oflGcier, demandèrent la vie, et furent faits pri- 



218 HISTOIRE 

soDDiers. On trouva dans la poche da commandant la let- 
tre de son maître , qui fat portée au roi de Prusse. 

Pendant que Charles perdit Ttle d'Usedom et les lies Yoi-i 
sines, qui furent bientôt prises, que Yismar était près de 
se rendre, qu'il n'avait plus de flotte, que la Suède était 
menacée, il était dans la ville de Stralsund; et cette place 
était déjà assiégée par trente- six mille hommes. 

Stralsund, ville devenue fameuse en Europe par le siège 
qu'y soutint le roi de Suède, est la plus forte place de la Po- 
méranie : elle est bâtie entre la mer Baltique et le lac de 
Franken , sur le détroit de Gella ; on n'y peut arriver de 
terre que sur une chaussée étroite, défendue par une cita- 
delle et par des retranchements qu'on croyait inaccessibles. 
Elle avait une garnison de près de neuf mille hommes, et 
de plus le roi de Suède lui-même. Les rois de Danemarck 
et de Prusse entreprirent ce siège avec une armée de trente- 
six mille hommes, composée de Prussiens, de Danois, et 
de Saxons. 

L'honneur d'assiéger Charles XII était un motif si pres^ 
sant qu'on passa par-dessus tous les obstacles, et qu'on oa- 
vrit la tranchée la nuit du 19 au 20 octobre de cette année 
1715. Le roi de Suède, dans le commencement du siège, 
disait qu'il ne comprenait pas comment une place bien for- 
tifiée et munie d'une garnison sufGsante pouvait être prises 
ce n'est pas que dans le cours de ses conquêtes passées il 
n'eût pris plusieurs places, mais presque jamais par on 
siège régulier; la terreur de ses armes avait alors tout em- 
porté : d'ailleurs il ne jugeait pas des autres par lui-même^ 
et n'estimait pas assez ses ennemis. Les assiégeants pres- 
sèrent leurs ouvrages avec une activité et des efforts qui fu- 
rent secondés par un hasard très-singulier. 

On sait que la mer Baltique n'a ni flux ni reflux Le re* 
tranchement qui couvrait la ville, et qui était appuyé du 
côté de l'occident à un marais impraticable, et du côté de 
l'orient à la mer ,* semblait hors de toute insulte : personne 



DE CHÀRLE9 XIL ^i^ 

n'avait fait attention que lorsque ]es vents d'occident son^ 
fiaient avec quelque violence , ils refoulaient les eaux de la 
mer Baltique vers l'orient , et ne leur laissaient que trois 
pieds de profondeur vers ce retranchement, qu'on eût cru 
bordé d'une mer impraticable. Un soldat s'étant laissé 
tomber du haut du retranchement dans la mer , fut étonné 
de trouver fond: il conçut que cette découverte pourrait 
faire sa fortune; il déserta, et alla au quartier du comte de 
Wackerbarth, général des troupes saxonnes, donner avis 
qu'on pouvait passer la mer à gué, et pénétrer sans peine 
au retranchement des Suédois. Le roi de Prusse ne tarda 
pas k profiter de l'avis. 

Le lendemain donc à minuit le vent d'occident soufflant 
encore, le lieutenant-colonel Koppen entra dans l'eau, 
suivi de dix-huit cents hommes ; deux mille s'avançaient en 
même temps sur la chaussée qui conduisait à ce retranche- 
ment : toute l'artillerie des Prussiens tirait, et les Prussiens 
et les Danois donnaient l'alarme d'un autre côté. 

Les Suédois se crurent sûrs de renverser ces deux mille 
hommes qu'ils voyaient venir si témérairement en appa- 
rence^ sur la chaussée ; mais tout-à-coup Koppen avec ses 
dix-huit cents hommes entre dans le retranchement du côté 
de la mer: les Suédois, entourés et surpris, ne purent ré- 
sister; le poste fut enlevé après un grand carnage. Quel- 
ques Suédois s'enfuirent vers la ville ; les assiégeants les y 
poursuivirent; ils entraient péle-méle avec les fuyards*, 
deux officiers et quatre soldats saxons étaient déjà sur le 
pont-levis; mais on eut le temps de le lever; ils furent pris, 
et la ville fut sauvée pour cette fois. 

On trouva dans ces retranchements vingt-quatre canons, 
que l'on tourna contre Stralsund. Le siège fat poussé avec 
l'opiniâtreté et la confiance que devait donner ce premier 
succès; on canonna et on bombarda la ville presque sans 
relâche. 

YiS'-à-vis Stralsund, dans la mer Baltique, est Ttle de 



290 HISTOIBS 

Ragen , qui sert de rempart à cette place , et où la garuison 
et les bourgeois auraient pu se retirer s'ils avaient eu des 
barques pour les transporter. Cette lie était d'une consé- 
quence extrême pour Cbarles ; il voyait bien que si les enne- 
mis en étaient les maîtres, il se trouverait assiégé par terre 
et par mer, et que, selon toutes les apparences, il serait 
réduit, ou à s'ensevelir sous les ruines de Stralsund, ou à 
se voir prisonnier de ces mêmes ennemis qu'il avait si long- 
temps méprisés, et auxquels il avait imposé des lois si 
dures. Cependant le malheureux état de ses affaires ne lui 
avait pas permis de mettre dans Rugen une garnison suffi- 
sante ; il n'y avait pas plus de deux mille hommes de troupe» 

Ses ennemis faisaient depuis trois mois toutes les dis- 
positions nécessaires pour descendre dans cette lie, dont 
l'abord est très-difficile; enfin, ayant fait construire des 
barques, le prince d'Ànhalt, à l'aide d'un temps favorable, 
débarqua dans Rugen le 15 novembre avec douze mille 
hommes. Le roi, présent partout, était dans cette lie ; il 
avait joint ces deux mille soldats, qui étaient retranchés 
près d'un petit port, à trois lieues de l'endroit où l'ennemi 
avait abordé: il se met à leur tète, et marche au milieu de 
la nuit dans un silence profond. Le prince d'Ànhalt avait 
déjà retranché ses troupes par une précaution qui semblait 
inutile. Les officiers qui commandaient sous lui ne s'atten- 
daient pas d'être attaqués la nuit même, et croyaient 
Charles XII à Stralsund ; mais le prince d'Anhalt, qui sa- 
vait de quoi Charles était capable, avait fait creuser un fossé 
profond bordé de chevaux de frise, et prenait toutes ses 
sûretés comme s'il eût eu une armée supérieure en nombre 
à combattre. 

À deux heures du matin Charles arrive aux ennemis sans 
faire le moindre bruit; les soldats se disaient les uns aux 
autres: „Àrrachez les chevaux de frise.'' Ces paroles 
furent entendues des sentinelles: l'alarme est donnée aus- 
sitôt dans le camp , les ennemis se mettent sous les armes. 



DE CHARLES XII. 221 

Le roi ayant 6té les cheyanx de frise , vit devant lai un large 
fossé: ,,Ah, dit-il, est-il possible? Je ne m'y attendais 
pas/' Cette surprise ne le découragea point: il ne savait 
pas combien de troapes étaient débarquées; ses ennemis 
ignoraient de leur côté à quel petit nombre ils avaient affaire. 
L'obscurité de la nuit semblait favorable à Charles, il prend 
son parti sur-le-champ ; il se jette dans le fossé , accom- 
pagné des plus hardis, et suivi en un instant de tout le 
reste; les chevaux de frise arrachés, la terre éboulée, les 
troncs et les branches d'arbre qu'on put trouver, les soldats 
tués par les coups de mousquet tirés au hasard, servirent de 
fascines. Le roi, les généraux qu'il avait avec lui, les offi- 
ciers, et les soldats les plus intrépides, montent sur l'épaule 
les uns des autres comme à un assaut. Le combat s'engage 
dans le camp ennemi : l'impétuosité suédoise mit d'abord le 
désordre parmi les Danois et les Prussiens ; mais le nombre 
était trop inégal: les Suédois furent repoussés après uq 
quart d'heure de combat, et repassèrent le fossé. Le prince 
d'Ànhalt les poursuivit alors dans la plaine : Il ne savait pas 
que dans ce moment c'étaitXharles XII lui-même qui fuyait 
devant lui. Ce roi malheureux rallia sa troupe en plein 
champ, et le combat recommença avec une opiniâtreté égale 
de part et d'autre. Grothusen, le favori du roi, et le géné- 
ral Dardorf, tombèrent morts auprès de lui. Charles en 
combattant passa sur le corps de ce dernier, qui respirait 
encore. During, qui l'avait seul accompagné dans son 
voyage de Turquie à Stralsund , fut tué à ses yeux. 

Au milieu de cette mêlée un lieutenant danois, dont je 
n'ai jamais pu savoir le nom , reconnut Charles; et lui sai- 
sissant d'une main son épée, et de l'autre le tirant avec force 
par les cheveux: Rendez-vous, sire, lui dit-il, ou je vous 
tue.*' Charles avait à sa ceinture un pistolet; 11 le tira de 
la main gauche sur cet ofiScier , qui en mourut le lendemain 
matin. Le nom du roi Charles qu'avait pronoccé ce Danois 
attira en un instant une foule d'ennemis; le roi fut entouré : 



222 HISTOIRE 

il reçat un coup de fasil au-dessous de la mamelle gauche ; 
le coup, qu'il appelait une contusion, enfonçait de deux 
doigts. Le roi était à pied, et près d'être tué on pris: le 
comte Poniatowski combattait dans ce moment auprès de sa 
personne; il lui avait sauvé la Tie àPultava, il eut le boa- 
heur de la lui sauver encore dans ce combat de Rugen, et le 
remit à cheval. 

Les Suédois se retirèrent vers un endroit de l'Ile nommé 
Alteferre, où il y avait un fort dont ils étaient encore maî- 
tres. De là le roi repassa à Straisund, obligé d'abandonner 
les braves troupes qui l'avaient si bien secondé dans cette 
entreprise ; elles furent faites prisonnières de guerre deni 
jours après. 

Parmi ces prisonniers se trouva ce malheureux régiment 
français, composé des débris de la bataille d'Ochstet, qui 
avait passé au service du roi Auguste , et de là à celui du roi 
de Suède : la plupart des soldats furent incorporés dans un 
nouveau régiment d'un fils du prince d'Anbalt , qui fut leur 
quatrième maître. Celui qui commandait dans Rugen ce 
régiment errant était alors ce même comte de Yillelongue, 
qui avait si généreusement exposé sa vie à Andrînople pour 
le service de Charles XII : il fut pris avec sa troupe, et ne 
fut ensuite que très-mal récompensé de tant de services, de 
fatigues , et de malheurs. 

Le roi, après tous ces prodiges de valeur qui ne senralent 
qu'à affaiblir ses forces, renfermé dans Straisund , et près 
d'y être forcé, était tel qu'on l'avait vu k Bender; il ne 
s'étonnait de rien : le jour il faisait faire des coupures et des 
retranchements derrière les murailles; la nuit il faisait des 
sorties sur l'ennemi. Cependant Straisund était battu ea 
brèche; les bombes pleuvaient sur les maisons; la moitié 
de la ville était en cendre: les bourgeois, loin de murmu- 
rer, pleins d'admiration pour leur maître, dont les fatigues, 
la sobriété, et le courage les étonnaient, étaient tous dev»* 



DB CHARLES XII. ^)23 

nos soldats sous lui ; ils raccompagoaient daos les sorties; 
ils étaient pour lui une seconde garnison. 

Un jour que le roi dictait des lettres pour la Suède à un 
secrétaire, une bombe tomba sur la maison, percale toit, 
et vint éclater près de la chambre même du roi ; la moitié du 
plancher tomba en pièces ; le cabinet o& le roi dictait étant 
pratiqué en partie dans une grosse muraille , ne souffrit 
point de l'ébranlement, et, par un bonheur étonnant , nul 
des éclats qui sautaient en l'air n'entra dans ce cabinet, dont 
la porte était ouverte. Au bruit de la bombe et au fracas de 
Ja maison qui semblait tomber, la plume échappa des mains 
du secrétaire : „Qu'y a-t-il donc? lui dit le roi d'un air 
„ tranquille; pourquoi n'écrivez-vous pas?*^ Celui-ci ne 
put répondre que ces mots: ^Eh, sire, la bombe! Eh 
,,bien, reprit le roi, qu'a de commun la bombe avec la 
„ lettre que je vous dicte? continuez. ** 

Il y avait alors dansStralsund un ambassadeur de France 
enfermé avec le roi de Suède: c'était un Colbert, comte de 
Croissy , lieutenant général des armées de France , frère du 
marquis de Torcy, célèbre ministre d'État, et parent de ce 
fameux Colbert dont le nom doit être immortel en France. 
Envoyer un homme à la tranchée ou en ambassade auprès de 
Charles XII, c'était presque la même chose. Le roi entre- 
tenait Croissy des heures entières dans les endroits les plus 
exposés, pendant que le canon et les bombes tuaient du 
monde à eôté et derrière eux, sans que le roi s'aperçût du 
danger, ni que l'ambassadeur voulût lui faire seulement 
soupçonner qu'il y avait des endroits plus convenables pour 
parler d'affaires. Ce ministre iit ce qu'il put avant le siège 
pour ménager un accommodement entre les rois de Suède et 
de Prusse ; mais celui-ci demandait trop, et Charles XII ne 
voulait rien céder. Le comte de Croissy n'eut donc dans 
son ambassade d'autre satisfaction que celle de jouir de la 
familiarité de cet homme singulier : il couchait souvent au- 
près de loi sur le même manteau ; il avait, en partageant set 



224 HISTOIRE 

dangers et ses fatigues , acqais le droit de lai parler aree If- 
berlé. Charles encourageait cette hardiesse dans ceux qu'il 
aimait: il disait quelquefois au comte de Croissy: Fmd^ 
maledicamus de rege: ,, Allons, disons un peu de mai de 
„ Charles XII. *' C'est ce que cet ambasslideur m'a raconté. 

Croissy resta jusqu'au 13 novembre dkns la ville; et en* 
fin , ayant obtenu des ennemis permission de sortir avec ses 
bagages, il prit congé du roi de Suède, qu'il laissa au mi- 
lieu des ruines de Stralsund avec une garnison dépérie des 
deux tiers , résolu de soutenir un assaui. 

En effet, on en donna un deux jou^ après à l'ouvrage à 
corne. Les ennemis s'en emparèrent deux fois, et en furent 
deux fois chassés. Le roi y combattit toujours parmi les gre« 
nadiers: enfin le nombre prévalut; les assiégeants en de- 
meurèrent les maîtres. Charles resta encore deux jours dans 
la ville , attendant à tout moment un assaut générai : il s'ar- 
rêta le 16 jusqu'à minuit sur un petit ravelin tout ruiné par 
les bombes et par le canon: le jour d'après, les officiers 
principaux le conjurèrent de ne plus rester dans une place 
qu'il n'était plus question de défendre : mais la retraite était 
devenue aussi dangereuse que la place même ; la mer Bal- 
tique était couverte de vaisseaux moscovites et danois; on 
n'avait dans le port de Stralsund qu'une petite barque à voi- 
les et à rames. Tant de périls qui rendaient cette retraite 
glorieuse y déterminèrent Charles : il s'embarqua , la nuit 
du 20 décembre 1715, avec dix personnes seulement: Il 
fallut casser la glace dont la mer était couverte dans le port; 
ce travail pénible dura plusieurs heures avant que la barque 
pût voguer librement. Les amiraux ennemis avaient des 
ordres précis de ne point laisser sortir Charles de Stralsund, 
et de le prendre mort ou vif. Heureusement ils étaient sous 
le vent , et ne purent l'aborder. Il courut un danger encore 
plus grand en passant h la vue de Ttle de Rugen , près d'un 
endroit nommé la Babette , où les Danois avaient élevé une 
batterie de douze canons ; ils tirèrent sur le roi : les mate« 



DE CHARLES XII. ^tlb 

lots faisaient force de voiles et de rames pour s'éloigner; un . 
coup de canon tua deux hommes à côté de Charles; un autre 
fracassa le mÂt de la barque. Au milieu de ces dangers le 
roi arriva vers deux de ses vaisseaux qui croisaient dans la 
mer Baltique. Dès le lendemain Straisund se rendit: la 
garnison fut faite prisonnière de guerre; et Charles aborda 
à Isted en Scanie , et de là se rendit à Carelscroon , dans un 
état bien autre que quand il en partit quinze ans auparavant 
sur un vaisseau de cent vingt canons, pour aller donner des 
lois au nord. 

Si près de sa capitale » on s'attendait qu'il la re verrait 
après cette longue absence ; mais son dessein était de n'y 
rentrer qu'après des victoires: il ne pouvait se résoudre 
d'ailleurs à revoir des peuples qui l'aimaient, et qu'il était 
forcé d'opprimer pour se défendre contre ses ennemis. Il 
voulut seulement voir sa sœur: il lui donna rendez-vous sur 
le bord du lac Yeter, en Ostrogothie; il s'y rendit en poste, 
suivi d'un seul domestique, et s'en retourna après avoir 
resté un jour avec elle. 

De Carelscroon , où il séjourna l'hiver, il ordonna de 
nouvelles levées d'hommes dans son royaume. 11 croyait 
que tous ses sujets n'étaient nés que pour le suivre à la 
guerre , et il les avait accoutumés à le croire aussi. On en- 
rôlait des jeunes gens de quinze ans. II ne resta dans plu- 
sieurs villages que des vieillards, des enfants, et des 
femmes; on voyait même en beaucoup d'endroits les femmes 
seules labourer la terre. 

Il était encore plus difficile d'avoir une flotte. Pour y 
suppléer on donna des commissions à des armateurs, qui, 
moyennant des privilèges excessifs et ruineux pour le pays, 
équipèrent quelques vaisseaux: ces efforts étaient les der- 
nières ressources de la Suède. Pour subvenir à tant de 
frais il fallut prendre la substance des peuples ; il n'y eut 
point d'extorsion que l'on n'inventât sous le nom de taxe et 
d'impôt; on fit la visite dans toutes les maisons, et on en 

Chartes XII. j5 



226 BiSTOlRB 

tira la moitié des provisions pour être mises dans les maga- 
sins du roi ; on acheta pour son compte tout le fer qui était 
dans le royaume, que le gouvernement paya en billets, et 
qu'il vendit en argent. Tous ceux qui portaient des habits 
où il entrait de la soie , qui avaient des perruques , des épëes 
dorées , furent taxés ; on mit un impôt excessif sur les che- 
minées. Le peuple, accablé de tant d'exactions, se fût 
révolté sous tout autre roi ; mais le paysan le plus malheu- 
reux de la Suède savait que son maître menait une vie en-> 
core plus dure et plus frugale que lui ; ainsi tout se soumet- 
tait sans murmure à des rigueurs que le roi endurait le 
premier. 

Le danger public fit même oublier les misères particu- 
lières. On s'attendait à tout moment à voir les Moscovites, 
les Danois, les Prussiens, les Saxons, les Anglais même, 
descendre en Suède : cette crainte était si bien fondée et si 
forte , que ceux qui avalent de l'argent ou des meubles pré- 
cieux les enfouissaient dans la terre. 

En effet , une flotte anglaise avait déjà paru dans la mer 
Baltique sans qu'on sût quels étaient ses ordres ; et le roi de 
Danemarck avait la parole du czar que les Moscovites joints 
aux Danois fondraient en Suède au printemps de 1716. 

Ce fut une surprise extrême pour toute l'Europe, atten- 
tive à la fortune de Charles XII, quand, au lieu de défendre 
son pays menacé par tant de princes , il passa en Norvège, 
au mois de mars 171 6, avec vingt mille hommes. 

Depuis Annibal on n'avait point encore vu de général 
qui, ne pouvant se soutenir chez lui-même contre ses enne- 
mis, fût allé leur faire la guerre au cœur de leurs Ëtats. 
Le prince de Hesse, son beau-frère, l'accompagna dans 
cette expédition. 

On ne peut aller de Suède en Norvège que par des 
défilés assez dangereux; et quand on les a passés on ren- 
contre, de distance en distance, des flaques d'eau que la 
mer y forme entre des rochers; il fallait faire des ponts 



DE CHARLES XIL 227 

chaque jour. Un petit nombre de Danois aurait pu arrêter 
Tarmëe suédoise; mais on n'avait pas prévu cette invasion 
subite. L'Europe fut encore plus étonnée que le czar 
demcurAt tranquille au milieu de ces événements, et ne fit 
pas une descente en Suède ^ comme il en était convenu avec 
ses alliés. 

La raison de cette inaction était un dessein des plus 
grands, mais en même temps des plus difficiles à exécuter, 
qu*ait jamais formés l'imagination humaine. 

Le baron Henri de Gortz, né en Franconie, et baron 
immédiat de l'empire, ayant rendu des services importants 
au roi de Suède pendant le séjour de ce monarque à Bender, 
était depuis devenu son favori et son premier ministre. 

Jamais homme ne fut si souple et si audacieux h la fois, 
si plein de ressources dans les disgrâces, si vaste dans ses 
desseins, ni si actif dans ses démarches: nul projet ne 
l'effrayait , nul moyen ne lui coûtait; il prodiguait les dons, 
les promesses, les serments, la vérité, et le mensonge. 

Il allait de Suède en France, en Angleterre, en Hollande, 
essayer lui-même les ressorts qu'il voulait faire jouer : il 
eût été capable d'ébranler l'Europe; et il en avait conçu 
l'idée: ce que son mattrç était à la tête d'une armée, il 
l'était dans le cabinet; aussi prit-il sur Charles XU un 
ascendant qu'aucun ministre n'avait eu avant lui. 

Ce roi , qui , h l'Âge de vingt ans , n'avait donné que des 
ordres au comte Piper , recevait alors des leçons du baron 
de Gortz ; d'autant plus soumis à ce ministre que le malheur 
le mettait dans la nécessité d'écouter des conseils, et que 
Gortz ne lui en donnait que de conformes à son courage. 
Il remarqua que de tant de princes réunis contre la Suède, 
George, électeur d'Hanover, roi d'Angleterre, était celui 
contre lequel Charles était le plus piqué, parce que c'était 
le seul que Charles n'eût point olfensé; que George était 
entré dans la querelle sous prétexte de l'apaiser, et unique- 
ment pour garder Brème et Yerdcn , auxquels il semblait 

15* 



228 HISTOIRE 

n'aToir d'autre droit que de les arofr achetées à vfl prix da 
roi de Daneraarck , à qui ils n'appartenaient pas. 

Il entrevit aussi de bonne heure que le czar était secrète- 
ment mécontent des alliés, qui tous l'avaient empêché 
d'avoir un établissement dans l'empire d'Allemagne , où ce 
monarque , devenu trop dangereux , n'aspirait qu'à mettre 
le pied. Yismar, la seule ville qui resiAt encore aux 
Suédois sur les côtes d'Allemagne, venait enfin de se rendre 
aux Prussiens et aux Danois, le 14 février 1716. Ceux-ci 
ne voulurent pas seulement souffrir que les troupes mosco- 
vites, qui étaient dans le Mecklenbourg, parussent à ce 
siège. De pareilles défiances, réitérées depuis deux ans, 
avaient aliéné l'esprit du czar, et avaient peut-être empêché 
la ruine de la Suède. Il y a beaucoup d'exemples d'États 
alliés conquis par une seule puissance ; il y en a bien peu 
d'un grand empire conquis par plusieurs alliés: si leurs 
forces réunies l'abattent, leurs divisions le relèvent bientôt. 

Dès l'année 1714, le czar eût pu faire une descente en 
Suède ; mais , soit qu'il ne s'accordât pas avec les rois de 
Pologne, d'Angleterre, deDanemarck, et de Prusse, alliés 
justement jaloux, soit qu'il ne crût pas encore ses troupes 
assez aguerries pour attaquer sur ses propres foyers cette 
même nation dont les seuls paysans avaient vaincu l'élite 
des troupes danoises, il recula toujours cette entreprise. 

Ce qui l'avait arrêté encore était le besoin d'argent. Le 
czar était un des plus puissants monarques du monde, mais 
un des moins riches; ses revenus ne montaient pas alors à 
plus de vingt-quatre millions de nos livres. Il avait dé- 
couvert des mines d'or, d'argent, de fer, de cuivre; mais 
le profit en était encore incertain , et le travail ruineux. II 
établissait un grand commerce; mais les commencements 
ne lui apportaient que des espérances : ses provinces nou- 
vellement conquises augmentaient sa puissance et sa gloire, 
sans accroître encore ses revenus. Il fallait du temps pour 
fermer les plaies de la Livonie , pays abondant, mais désolé 



DE CHARLES Xil. ' %%^ 

par quinze ans de guerre, par le fer, parle feu, et parla ' 
contagion; vide d'habitants, et qui était alors à charge à 
son vainqueur. Les flottes qu'il entretenait, les nouvelles 
entreprises qu'il faisait tous les jours, épuisaient ses finan- 
ces. Il avait été réduit à la mauvaise ressource de hausser 
les monnaies ; remède qui ne guérit jamais les maux d'un 
État, et qui est surtout préjudiciable à un paj-squi reçoit 
des étrangers plus de marchandises qu'il ne leur en fournit. 

Voilà en partie les fondements sur lesquels Gortz bâtit 
le dessein d'une révolution. Il osa proposer au roi de Suède 
d'acheter la paix de l'empereur moscovite à quelque prix 
que ce pût être, lui faisant envisager le czar irrité contre les 
rois de Pologne et d'Angleterre , et lui donnant à entendre 
que Pierre Alexiowitz et Charles XII réunis pourraient faire 
trembler le reste de l'Europe. 

Il n*y avait pas moyen de faire la paix avec le czar sans 
céder une grande partie des provinces qui sont à l'orient et 
au nord de la mer Baltique ; mais il lui fit considérer qu'en 
cédant ces provinces, que le czar possédait déjà , et qu'on 
ne pouvait reprendre , le roi pourrait avoir la gloire de re- 
mettre à la fois Stanislas sur le trône de Pologne, de replacer 
le fils de Jacques II sur celui d'Angleterre, et de rétablir le 
duc de Holstein dans ses États. 

Charles, flatté de ces grandes idées, sans pourtant y 
compter beaucoup, donna carte blanche à son ministre; 
(rortz partit de Suède, muni d'un plein-pouvoir qui l'autori- 
sait à tout sans restriction , et le rendait plénipotentiaire 
auprès de tous les princes avec qui il jugerait à propos de 
négocier. Il fit d'abord sonder la cour de Moscou par le 
moyen d'un Écossais nommé Areskins, premier médecin 
du czar, dévoué au parti du prétendant, ainsi que l'étaient 
presque tous les Écossais qui ne subsistaient pas des faveurs 
de la cour de Londres. 

Ce médecin fit valoir au prince Menzikoff l'importance 
et la grandeur du projet avec toute la vivacité d'un homme 



230 HISTOIRE 

qui y était intéressé. Le priuce MenzikoiT goûta ses ouver- 
tures; le czar les approuva. Au Heu de descendre en 
Suède, comme il en était convenu avec les alliés, il fit 
hiverner ses troupes dans le Mecklenbourg, et il y vint 
lui-même sous prétexte de terminer les querelles qui com- 
mençaient à naître entre le duc de Mecklenbourg et la 
noblesse de ce pays , mais poursuivant en elTet son dessein 
favori d'avoir une principauté en Allemagne, et comptanten- 
gager le duc de Mecklenbourg à lui vendre sa souveraineté. 

Les alliés furent irrités de cette démarche: ils ne vou- 
laient point d'un voisin si terrible, qui , ayant une fois des 
terres en Allemagne , pourrait un jour s'en faire élire em- 
pereur, et en opprimer les souverains. Plus ils étalent 
irrités, plus le grand projet du baron de Gortz s'avançait 
vers le succès. Il négociait cependant avec tous les princes 
confédérés, pour mieux cacher ses intrigues secrètes. Le 
czar les amusait tous aussi par des espérances. Charles XII 
cependant était en Norvège avec son beau-frère le prince de 
Uesse , à la tète de vingt mille hommes : la province n'était 
gardée que par onze mille Danois divisés eu plusieurs corps, 
que le roi et le prince de Hesse passèrent au fil de l'épée. 

Charles avança jusqu'à Christiania, capitale de ce ro- 
yaume: la fortune recommençait à lui devenir favorable 
dans ce coin du monde ; mais jamais le roi ne prit assez de 
précautions pour faire subsister ses troupes. Une armée 
et une (lotte danoises approchaient pour défendre la Nor- 
vège ; Charles, qui manquait de vivres , se retira en Suède, 
attendant l'issue des vastes entreprises de son ministre. 

Cet ouvrage demandait un profond secret et des prépa- 
ratifs immenses, deux choses assez incompatibles! Gortz 
ùi chercher jusque dans les mers de l'Asie un secours , qui, 
tout odieux qu'il paraissait, n'en eût pas été moins utile 
pour une descente en Ecosse , et qui du moins eût apporté 
en Suède de l'argent , des hommes , et des vaisseaux. 

11 y avait longtemps que des pirates de toutes nations, 



DE CHARLES XII. 331 

et particulièrement des Anglais, ayant fait entre eux une 
association, infestaient les mers de l'Europe et de TAmé- 
rique: poursuivis partout sans quartier , ils venaient de se 
retirer sur les côtes de Madagascar, grande lie à l'orient de 
l'Afrique. C'étaient des hommes désespérés, presque tous 
connus par des actions auxquelles il ne manquait que de la 
justi<5fe pour être héroïques. Ils cherchaient un prince qui 
voulût les recevoir sous sa protection ; mais les lois des na- 
tions leur fermaient tous les ports du monde. 

Dès qu'ils surent que Charles XII était retourné en 
Suède, ils espérèrent que ce prince passionné pour la guerre, 
obligé de la faire, et manquant de flotte et de soldats, leur 
ferait une bonne composition; ils lui envoyèrent un député, 
qui vint en Europe sur un vaisseau hollandais , et qui alla 
proposer au baron de Gortz de les recevoir dans le port de 
Gottembourg, où ils offraient de se rendre avec soixante vais- 
seaux chargés de richesses. 

Le baron Gt agréer au roi la proposition; on envoya 
même l'année suivante deux gentilshommes suédois, l'un 
nommé Cromstrom, et l'autre Mendal, pour consommer 
la négociation avec ces corsaires de Madagascar. On 
trouva depuis un secours plus noble et plus important dans 
le cardinal Alberoni , puissant génie , qui a gouverné l'Es- 
pagne assez longtemps pour sa gloire , et trop peu pour la 
grandeur de cet État. 

11 entra avec ardeur dans le projet de mettre le fils de 
Jacques II sur le trône d'Angleterre. Cependant, comme 
il ne venait que de mettre le pied dans le ministère , et qu'il 
avait l'Espagne à rétablir avant que de songer à bouleverser 
d'autres royaumes, il semblait qu'il ne pouvait de plusieurs 
années mettre la main à cette grande machine; mais en 
moins de deux ans on le vit changer la face de l'Espagne, 
lui rendre son crédit dans l'Europe, engager, à ce qu'on 
prétend, les Turcs à attaquer l'empereur d'Allemagne , et 
tenter en même temps d'ôter la régence de France au duc 
d'Orléans, et la couronne de la Grande-Bretagne au roi 



232 HISTOIRE 

George; tant an seul homme est dangereai quand fl est 
absola dans un puissant État , et qu'U a de la grandeur et du 
courage dans l'esprit! 

Gortz ayant ainsi dispersé à la cour deHoscovie et à celle 
d*Espagne les premières étincelles de l'embrasement qu'il 
méditait, alla secrètement en France, de là en Ho^ande, 
où il vit les adhérents du prétendant. 

Il s'informa plus particulièrement de leurs forces , du 
nombre et de la disposition des mécontents d'Angleterre, de 
l'argent qu'ils pouvaient fournir, et des troupes qu'ils pou- 
vaient mettre sur pied. Les mécontents ne demandaient 
qu'un secours de dix mille hommes , et faisaient envisager 
une révolution sûre avec l'aide de ces troupes. 

Le comte de Gyllembourg, ambassadeur de Suède eu 
Angleterre , instruit par le baron de Gortz , eut plusieurs 
conférences à Londres avec les principaux mécontents; il 
les encouragea, et leur promit tout ce qu'ils voulurent : le 
parti du prétendant alla jusqu'à fournir des sommes consi- 
dérables que Gortz toucha en Hollande. Il négocia l'achat 
de quelques vaisseaux , en acheta six en Bretagne avec des 
armes de toute espèce. 

Il envoya alors secrètement en France plusieurs offi- 
ciers, entre autres le chevalier deFolard, qui, ayant fait 
trente campagnes dans les armées françaises, et y ayant 
fait peu de fortune, avait été depuis peu offrir ses services 
au roi de Suède , moins par des vues intéressées que par le 
désir de servir sous un roi qui avait une réputation si éton- 
nante. Le chevalier de Folard espérait d'ailleurs faire goû- 
ter à ce prince les nouvelles idées qu'il avait sur la guerre; 
il avait étudié toute sa vie cet art en philosophe , et il a de- 
puis communiqué ses découvertes au public dans ses 
commentaires sur Polybe. Ses vues furent goûtées de 
Charles XII, qui lui-même avait fait la guerre d'une ma- 
nière nouvelle , et qui ne se laissait conduire en rien par la 
coutume : il destina le chevalier de Folard à être un des ins- 
truments dont il voulait se servir dans la descente projetée 



DE CHARLES XIL 233 

en Ecosse. Ce gentilhomme exécata en France les ordres 
secrets du baron de Gortz. Beaucoup d'officiers français, 
un plus grand nombre d'irlandais, entrèrent dans cette con- 
juration d'une espèce nouvelle, qui se tramait en même 
temps en Angleterre, en France, en Moscovie, et dont 
les branches s'étendaient secrètement d'un bout de l'Europe 
à l'antre. 

Ces préparatifs étaient encore peu de chose pour le ba« 
ron de Gortz; mais c'était beaucoup d'avoir commencé. Le 
point le plus important, et sans lequel rien ne pouvait réus- 
sir, était d'achever la paix entre le czar et Charles: il restait 
beaucoup de difficultés à aplanir. Le baron Osterman, 
ministre d'État en Moscovie, ne s'était point laissé entraîner 
d'abord aux vues de Gortz : il était aussi circonspect que le 
ministre de Charles était entreprenant; sa politique lente 
et mesurée voulait laisser tout mûrir; le génie impatient de 
l'autre prétendait recueillir immédiatement après avoir 
semé. Osterman craignait que l'empereur son maître, ébloui 
par l'éclat de cette entreprise, n'accordât à la Suède une 
paix trop avantageuse ; il retardait par ses longueurs et par 
ses obstacles la conclusion de cette affaire. 

Heureusement pour le baron de Gortz le czar lui-même 
vint en Hollande au commencement de 1717. Son dessein 
était de passer en France: il lui manquait d'avoir vu cette 
nation célèbre qui est depuis plus de cent ans censurée , en- 
viée , et imitée par tous ses voisins : il voulait y satisfaire 
sa curiosité insatiable de voir et d'apprendre , et exercer en 
même temps sa politique. 

Gortz vit deux fois à la Haye cet empereur; il avança 
plus dans ces deux conférences qu'il n'eût fait en six mois 
avec des plénipotentiaires. Tout prenait un tour favorable : 
ses grands desseins paraissaient couverts d'un secret im- 
pénétrable; il se flattait que l'Europe ne les apprendrait 
que par l'exécution. Il ne parlait cependant h la Haye que 
de paix: il disait hautement qu'il voulait regarder le roi 
d'Angleterre comme le paciGcateur du nord: il pressait 



23i HISTOIHE 

même en apparence la tenue d'un congrès à Brunswick , où 
les intérêts de la Suède et de ses ennemis devaient être dé- 
cidés à l'amiable. 

Le premier qui découvrit ses intrigues fut le duc d'Or- 
léans, régent de France: il avait des espions dans toute 
l'Europe. Ce genre d'hommes dont le métier est de vendre 
le secret de leurs amis, et qui subsiste de délations, et 
souvent même de calomnies, s'était tellement multiplié 
en France sous son gouvernement, que la moitié de la na- 
tion était devenue l'espion de l'autre. Le duc d'Orléans, 
lié avec le roi d'Angleterre par des engagements personnels, 
lui découvrit les menées qui se tramaient contre lui. 

Dans le même temps les Hollandais, qui prenaient des 
ombrages de la conduite de Gortz, communiquèrent leurs 
soupçons au ministre anglais. Gortz et Gyllembourg pour- 
suivaient leurs desseins avec chaleur, lorsqu'ils furent ar- 
rêtés tous deux, l'un à Devcnter en Gueidre, et l'autre h 
Londres. 

Comme Gyllembourg, ambassadeur de Suède, avait 
violé le droit des gens en conspirant contre le prince auprès 
duquel il était envoyé , on viola sans scrupule le même droit 
en sa personne; mais on s'étonna que les Etats-généraux, 
par une complaisance inouïe pour le roi d'Angleterre , mis* 
sent en prison le baron de Gortz : ils chargèrent même le 
comte de Welderen de l'interroger. Cette formalité ne fut 
qu'un ontrage de plus, lequel devenant inutile ne tourna 
qu'à leur confusion. Gortz demanda au comte de Welderen 
s'il était connu de lui. t,Oui, monsieur, répondit le 
„ Hollandais. Eh bien, dit le baron de Gortz, si vous me 
„ connaissez, vous devez savoir que je ne dis que ce que 
,, je veux. ** L'interrogatoire ne fut guère poussé plus loin : 
tous les ambassadeurs, mais particulièrement le marquis 
de Monteleon, ministre d'Espagne en Angleterre, protes- 
tèrent contre l'attentat commis envers la personne de Gortz 
et de Gyllembourg. Les Hollandais étaient sans excuse, 
ils avaient non-seulement violé un droit sacré en arrêtant 



DE CHARLES XH. 235 

le premier miDistre du roi de Suède, qui n'avait rien ma- 
chiné contre eux , mais ils agissaient directement contre les 
principes de cette liberté précieuse qui a attiré chez eux 
tant d'étrangers , et qui a été le fondement de leur grandeur. 

A l'égard du roi d'Angleterre il n'avait rien fait que de 
juste en arrêtant prisonnier un ennemi. Il fit pour sa justi- 
fication imprimer les lettres du baron de Gortz et du comte 
de Gyllembourg, trouvées dans les papiers du dernier. Le 
roi de Suède était alors dans la province de Scanie; on lui 
apporta ces lettres imprimées , avec la nouvelle de l'enlève- 
ment de ses deux ministres: il demanda en souriant si on 
n'avait pas aussi imprimé les siennes. Il ordonna aussitôt 
qu'on arrêtât à Stockholm le résident anglais avec toute sa 
famille et ses domestiques; il défendit sa cour au résident 
hollandais , qu'il fit garder à vue. Cependant il n'avoua ni 
ne désavoua le baron de Gortz: trop fier pour nier une entre- 
prise qu'il avait approuvée , et trop sage pour convenir d'un 
dessein éventé presque dans sa naissance, il se tint dans un 
silence dédaigneux avec l'Angleterre et la Hollande. 

Le czar prit tout un autre parti. Comme il n'était point 
nommé, mais obscurément impliqué dans les lettres de 
Gyllembourg et de Gortz, il écrivit au roi d'Angleterre une 
longue lettre pleine de compliments sur la conspiration , et 
d'assurances d'une amitié sincère : le roi George reçut ses 
protestations sans les croire, et feignit de se laisser tromper. 
Une conspiration tramée par des particuliers quand elle est 
découverte est anéantie; mais une conspiration de rois n'en 
prend que de nouvelles forces. Le czar arriva à Paris au 
mois de mai de la même année 1717: il ne s'y occupa pas 
uniquement à voir les beautés de Tart et de la nature , à vi- 
siter les académies, les bibliothèques publiques , les cabi- 
nets des curieux, les maisons royales; il proposa au duc 
d'Orléans, régent de France, un traité dont l'acceptation 
eût pu mettre le comble à la grandeur moscovite. Son des- 
sein était de se réunir avec le roi de Suède , qui lui cédait de 
grandes provinces, d'ôter entièrement aux Danois l'empire 



236 HISTOIRE 

de la mer Baltique , d'affaiblir les Anglais par aoe guerre 
civile , et d'attirer à la Moscovie tout le commerce du nord: 
il ne s'éloignait pas même de remettre le roi Stanislas aux 
prises avec le roi Auguste , afin que le feu étant allumé de 
tous cAtés» il pût courir pour l'attiser ou pour l'éteindre, 
selon qu'il y trouverait ses avantages. Dans ces vues il pro- 
posa au régent de France la médiation entre la Suède et la 
Moscovie, et de plus une alliance offensive et défensive avec 
ces couronnes et celles d'Espagne. Ce traité , qui parais- 
sait si naturel , si utile à ces nations , et qui mettait dans 
leurs mains la balance de l'Europe, ne fut cependant pas 
accepté du duc d'Orléans: il prenait précisément dans ce 
temps des engagements tout contraires; il se liguait avec 
l'empereur d'Allemagne et George d'Angleterre. La rai- 
son d'État changeait alors dans l'esprit de tous les princes 
au point que le czar était près de se déclarer contre son an- 
cien allié le roi Auguste , et d'embrasser les querelles de 
Charles son mortel ennemi , pendant que la France allait, 
en faveur des Allemands et des Anglais , faire la guerre au 
petit-fils de Louis XIV, après l'avoir soutenu longtemps 
contre ces mêmes ennemis aux dépens de tant de trésors et 
de sang. Tout ce que le czar obtint par des voies indirectes 
fut que le régent interposât ses bons offices pour l'élargisse- 
ment du baron de Gortz et du comte de Gyllembourg. Il 
s'en retourna dans ses États à la fin de juin , après avoir 
donné à la France le spectacle rare d'un empereur qui voya- 
geait pour s'instruire : mais trop de Français ne virent en lui 
que les dehors grossiers que sa mauvaise éducation lui avait 
laissés; et le législateur, le créateur d'une nation nouvelle, 
le grand homme, leur échappa. 

Ce qu'il cherchait dans le duc d'Orléans il le trouva bien- 
tôt dans le cardinal Alberoni , devenu tout-puissant en Es- 
pagne. Alberoni ne souhaitait rien tant que le rétablisse- 
ment du prétendant, et comme ministre de l'Espagne, que 
l'Angleterre avait si maltraitée, et comme ennemi person- 
nel du duc d'Orléans, lié avec l'Angleterre contre rEspagne» 



DE CHARLES XII. 237 

et enfin comme prêtre d'une Église pour laquelle le père du 
prétendant avait si mal à propos perdu sa couronne. 

Le duc d'Qrmond , aussi aimé en Angleterre que le duc 
de Mariborough y était admiré, avait quitté son pays à Ta- 
vénenient du roi George; et s'étant alors retiré à Madrid, 
il alla, muni de pleins-pouvoirs du roi d'Espagne et du pré- 
tendant, trouver le czar sur son passage à Mittau en Cour- 
lande, accompagné dlrnegan, autre Anglais , homme ha- 
bile et entreprenant: il demanda la princesse Anne Pe- 
trowna , fille du czar , en mariage pour le fils de Jacques II, 
espérant que cette alliance altacherait plus étroitement le 
czar aux intérêts de ce prince malheureux. Mais cette pro- 
position faillit à reculer les affaires pour un temps, au lieu 
de les avancer. Le baron de Gortz avait dans ses projets 
destiné depuis longtemps cette princesse au duc deHoIstein, 
qui en effet Ta épousée depuis : dès qu'il sut cette proposi- 
tion du duc d'Ormond , il en fut jaloux et s'appliqua à la 
traverser. 11 sortit de prison au mois d'auguste, aussi bien 
que le comte de Gyllembourg, sans que le roi de Suède eût 
daigné faire la moindre excuse au roi d'Angleterre, ni 
montrer le plus léger mécontentement de la conduite de son 
ministre. 

En même temps on élargit à Stockholm le résident an'« 
glaiset toute sa famille, qui avaient été traités avec beaucoup 
plus de sévérité que Gylïembourg ne l'avait été à Londres. 

Gortz en liberté fut un ennemi déchatné qui , outre les 
puissants motifs qui l'agitaient , eut encore celui de la ven- 
geance: il se rendit en poste auprès du czar, et ses insi- 
nuations prévalurent plus que jamais auprès de ce prince. 
D'abord il l'assura qu'en moins de trois mois il lèverait, 
avec un seul plénipotentiaire de Moscovie, tous les obsta- 
cles qui retardaient la conclusion de la paix avec la Suède: 
il prit entre ses mains une carte géographique que le czar 
avait dessinée lui-même, et, tirant une ligne depuis Vi- 
bourg jusqu'à la mer Glaciale, en passant par le lac La- 
doga , il se fit fort de porter son maître à céder ce qui était 



I^S HISTOIRE 

à Torient de celte ligne , aussi bien que la Carélie , ringri e, 
et la Livonie : ensuite il jeta des propositions de mariage 
entre la fille de sa majesté czariennMJ^Jc duc deHolstein, 
le flattant que ce duc lui pourrait c^der ses États moyen- 
nant un équivalent; que par-là il serait membre de l'Em- 
pire » lui montrant de loin la couronne impériale, soit pour 
quelqu'un de ses descendants, soit pour lui-même. Il flat- 
tait ainsi les vues ambitieuses du monarque moscovite, 6tait 
au prétendant la princesse czarienne , en même temps qu'il 
lui ouvrait le chemin de l'Angleterre; et il remplissait toutes 
ses vues à la fois. 

Le czar nomma l'Ile d'Aland pour les conférences que 
son ministre d'État Osterman devait avoir avec le baron de 
Gortz. On pria le duc d'Ormond de s'en retourner, pour 
ne pas donner de trop violents ombrages àTAngleterre, avec 
laquelle le czar ne voulait rompre que sur le point de l'in- 
vasion : on retint seulement à Pétersbourg Irnegan , le con- 
fident du duc d'Ormond , qui fut chargé des intrigues , et 
qui logea dans la ville avec tant de précaution , qu'il ne sor- 
tait que de nuit, et ne voyait jamais les ministres du czar 
que déguisé, tantôt en paysan , tantôt en Tartare. 

Dès que le duc d'Ormond fut parti, le czar fit valoir au 
roi d'Angleterre sa complaisance d'avoir renvoyé le plus 
grand partisan du prétendant; et le baron de Gortz, plein 
d'espérance, retourna en Suède. 

II retrouva son maître à la tête de trente-cinq mille hom- 
mes de troupes réglées, et les côtes bordées de milices. 11 
ne manquait au roi que de l'argent: le crédit était épuisé en 
dedans et en dehors du royaume. La France , qui lui avait 
fourni quelques subsides dans les dernières années de Louis 
XIV, n'en donnait plus sous la régence du duc d'Orléans, 
qui pe conduisait par des vues toutes contraires: l'Espagne 
en promettait, mais elle n'était pas encore en état d'en four- 
nir beaucoup. Le baron de Gortz donna alors une libre 
étendue à un projet qu'il avait déjà essayé avant d'aller en 
France et en Hollande , c'était de donner au cuivre la même 



D£ CHARLES XII. 239 

valeur qu'à l'argent ; de sorte qu'une pièce de cuivre dont 
la valeur intrinsèque est un demi-sou , passait pour qua- 
rante sous avec la marque du prince; à peu près comme, 
dans une ville assiégée , les gouverneurs ont souvent payé 
les soldats et les bourgeois avec de la monnaie de cuir, en 
attendant qu'on pût avoir des espèces réelles. Ces mon- 
naies fictives, inventées par la nécessité, et auxquelles la 
bonne foi seule peut donner un crédit durable , sont comme 
des billets de change, dont la valeur imaginaire peut excé- 
der aisément les fonds qui sont dans un État. 

Ces ressources sont d'un excellent usage dans un pays 
libre: elles ont quelquefois sauvé une république, mais 
elles ruinent presque sûrement une monarchie; car les 
peuples manquant bientAt de confiance , le ministre est ré- 
duit à manquer de bonne foi : les monnaies idéales se mul- 
tiplient avec excès , les particuliers enfouissent leur argent, 
et la machine se détruit avec une confusion accompagnée 
souvent des plus grands malheurs. C'est ce qui arriva au 
royaume de Suède. 

Le baron de Gortz, ayant d'abord répandu avec discré- 
tion dans le public les nouvelles espèces, fut entraîné en 
peu de temps au-delà de ses mesures par la rapidité du mou- 
vement qu'il ne pouvait plus conduire. Toutes les mar- 
chandises et toutes les denrées ayant monté à un prix exces- 
sif, il fut forcé d'augmenter le nombre des espèces de cui- 
vre: plus elles se multiplièrent, plus elles furent décrédi- 
tées. La Suède, inondée de cette fausse monnaie , ne forma 
qu'un cri contre le baron de Gortz. Les peuples, toujours 
pleins de vénération pour Charles XII , n'osaient presque le 
haïr, et faisaient tomber le poids de leur aversion sur uu 
ministre qui, comme étranger et comme gouvernant les 
finances, était doublement assuré de la haine publique. 

Un impôt qu'il voulut mettre sur le clergé acheva de le 
rendre exécrable à la nation; les prêtres, qui trop souvent 
joignent leur cause à celle de Dieu , l'appelèrent publique- 
ment athée y parce qu'il leur demandait de l'argent. Les 



240 HISTOIRE 

nouvelles espèces de cuivre avaient l'empreinte de quelques 
dieux de Tantiquité ; on en prit occasion d'appeler ces pièces 
de monnaie les dieux du baron de Gort%. 

A la haine publique contre lui se joignit la jalousie des 
ministres , implacable à mesure qu'elle était alors impuis- 
sante. La sœur du roi et le prince son mari le craignaient 
comme un homme attaché par sa naissance au due de Hol- 
stein , et capable de lui mettre un jour la couronne de Suède 
sur la tète. II n'avait plu dans le royaume qu'à Charles XII ; 
mais cette aversion générale ne servait qu'à confirmer l'ami- 
tié du roi , dont les sentiments s'afifermissaient toujours par 
les contradictions. Il marqua alors au baron une confiance 
qui allait jusqu'à la soumission ; il lui laissa un pouvoir ab- 
solu dans le gouvernement intérieur du royaume» et s'en re« 
mit à lui sans réserve sur tout ce qui regardait les négocia- 
tions avec le czar : il lui recommanda surtout de presser les 
conférences de l'Ile d'Àland. 

En effet , dès que Gortz eut achev4-à Shfclrtiolm les ar« 
rangements des finances qui demandaient sa présence, il 
partit pouï* aller consommer avec le ministre du czar le 
grand ouvrage qu'il avait entamé. 

Yoici les conditions préliminaires de cette alliance qui 
devait changer la face de l'Europe , telles qu'elles furent 
trouvées dans les papiers de Gortz après sa mort. 

Le czar, retenant pour lui toute la Livonie et une partie 
de ringrie et de la Carélie , rendait à la Suèdetont le reste : 
il s'unissait avec Charles XII dans le dessein de rétablir le 
roi Stanislas sur le trône de Pologne, et s'engageait àren* 
trer dans ce pays avec quatre-vingt mille Moscovites , pour 
détrôner ce même roi Auguste en faveur duquel il avait fait 
dix ans la guerre : il fournissait au roi de Suède les vais- 
seaux nécessaires pour transporter dix mille Suédois en An- 
gleterre, et trente mille en Allemagne: les forces réunies 
de Pierre et de Charles devaient attaquer le roi d'Angleterre 
dans ses États deHanover, et surtout dans Brème etVer- 
dcn ; les mêmes troupes auraient servi à rétablir le duc de 



DE CHARLES XIL 241 

Hûlstein , et forcé le roi de Prusse à accepter un traité par 
lequel on lui ôtait une partie de ce qu'il avait pris. Charles 
en usa dès lors comme si ses armées victorieuses, renfor- 
eëes de celles du czar , avaient déjà exécuté tout ce qu'on 
méditait: il fît demander hautement à l'empereur d'Alle- 
magne l'exécution du traité d'Altranslad. À peine la cour 
de Yienne daigna-t-elle répondre k la proposition d'un 
prince dont elle croyait n'avoir rien à craindre. 

Le roi de Pologne eut moins de sécurité; il vit l'orage 
qui grossissait de tous les côtés. La noblesse polonaise était 
confédérée contre lui ; et depuis son rétablissement il lui 
fillait toujours ou combattre ses sujets, ou traiter avec eitx: 
le czar, médiateur à craindre, avait cent galères auprès de 
Dantzick, et quatre-vingt mille hommes sur les frontières 
de Pologne. Tout le nord était en jalousies et en alarmes. 
Flemming, le plus défiant de tous les hommes, et celui 
dont les puissances voisines devaient le plus se défier, soup- 
çonna le premier les desseins du czar et ceux du roi de 
Suède en faveur de Stanislas: il voulut le faire enlever dans 
le duché de Deux-Ponts , comme on avait saisi Jacques So- 
biesky en Silésie. Un de ces Français entreprenants et in- 
quiets qui vont tenter la fortune dans les pays étrangers avait 
amené depuis peu quelques partisans français comme lui an 
service du roi de Pologne: il communiqua au ministre 
Flemming un projet par lequel il répondait d'aller avec 
trente officiers français déterminés enlever Stanislas dans 
son palais, et de l'amener prisonnier à Dresde. Le projet 
foi approuvé. Ces entreprises étaient alors assez commu- 
nes: quelques-uns de ceux qu'en Italie on appelle braves 
aveient fait des coups pareils dans le Milanais durant la der- 
nière guerre entre l'Allemagne et la France : depuis même, 
plusieurs Français réfugiés en Hollande avaient osé pénétrer 
jusqu'à Versailles, dans le dessein d'enlever le Dauphin, et 
i'éteient saisis de la personne du premier écuyer presque 
lous les fenêtres du château de Louis XIV. 

ChmrUiXU. 16 



24!^ HISTOIRE 

L'aventurier disposa donc ses hommes et ses relais pour 
surprendre et pour enlever Stanislas. L'entreprise fut dé- 
couverte la veille de l'exécution: plusieurs se sauvèrent, 
quelques-uns ibrent pris. Ils ne devaient point s'attendre 
à être traités comme des prisonniers de guerre, mais comme 
des bandits. Stanislas, au lieu de les punir, se contenta 
de leur faire quelques reproches pleins de bonté; il leur 
donna même de l'argent pour se conduire , et montra par 
cette bonté généreuse qu'en effet Auguste, son rival, avait 
riaison de le craindre. 

Cependant Charles partit une seconde fois pour la con- 
quête de la Norvège au mois d'octobre 1718: il avait si bien 
pris toutes ses mesures j qu'il espérait se rendre maître en 
six mois de ce royaume. Il aima mieux aller conquérir des 
rochers au milieu des neiges et des glaces , dans l'âpreté de 
l'hiver, qui tue les animaux en Suède même, où l'air est 
moins rigoureux, que d'aller reprendre ses belles provinces 
d'Allemagne des mains de ses ennemis: c'est qu'il espérait 
que sa nouvelle alliance avec le czar le mettrait bientôt en 
état de ressaisir toutes ces provinces ; bien plus , sa gloire 
était flattée d'enlever un royaume à son ennemi victorieux. 

A l'embouchure du fleuve Tistendall, près de la manche 
de Digaemarck, entre les villes de Bahus et d'Anslo , est si* 
tuée Frederickshall , place forte et importante, qu'on re- 
gardait comme la clef du royaume. Charles en forma le 
siège au mois de décembre. Le soldat, transi de froid, 
pouvait k peine remuer la terre endurcie sous la glace; 
c'était ouvrir la tranchée dans une espèce de roc: mais les 
Suédois ne pouvaient se rebuter en voyant à leur tête un roi 
qui partageait leurs fatigues. Jamais Charles n'en essuya 
de plus grandes: sa constitution, éprouvée par dix-huit ans 
de travaux pénibles , s'était fortifiée au point qu'il dormait 
en plein champ en Norvège, au cœur de l'hiver, sur delà 
paille ou sur une planche , enveloppé seulement d'un man- 
teau , sans que sa santé en fût altérée. Plusieurs de ses 



DE CHARLES XII. 243 

soldats tombaient morts de froid dans leurs postes ; et les 
autres, presque gelés, voyant leur roi qui souffrait comme 
eux, n'osaient proférer une plainte. Ce fut quelque temps 
avant cette expédition qu'ayant entendu parler en Scanie 
d'une femme, nommée Johus Dotter, qui avait vécu plu- 
sieurs mois sans prendre d'autre nourriture que de l'eau ; 
lui qui s'était étudié toute sa vie k supporter les plus ex- 
trêmes rigueurs que la nature humaine peut soutenir , vou- 
lut essayer encore combien de temps il pourrait supporter la 
faim sans en être abattu: il passa cinq jours entiers sans 
manger ni boire; le sixième au matin il courut deux lieues 
à cheval, et descendit chez le prince deHesse, son beau- 
frère , où il mangea beaucoup , sans que ni une abstinence 
de cinq jours l'eût abattu , ni qu'un grand repas à la suite 
d'un si long jeûne l'incommodât. 

* Avec ce corps de fer , gouverné par une Ame si hardie et 
ei inébranlable, dans quelque état qu'il pût être réduit, il 
n'avait point de voisin auquel il ne fût redoutable. 

Le 11 décembre, jour de Saint André, il alla sur les 
neuf heures du soir visiter la tranchée; et ne trouvant pas 
la parallèle assez avancée à son gré, il parut très-mécontent. 
M. Megret, ingénieur français, qui conduisait le siège, 
l'assura que la place serait prise dans huit jours: „Nous 
verrons,** dit le roi; et il continua de visiter les ouvrages 
avec l'ingénieur. Il s'arrêta dans un endroit où le boyau 
•friisait un angle avec la parallèle; il se mit h genoux sur le 
talus intérieur, et, appuyant ses coudes sur le parapet, 
resta quelque temps à considérer les travailleurs, qui con- 
tinuaient les tranchées à la lueur des étoiles. 

Les moindres circonstances deviennent essentielles 
quand il s'agit de la mort d'un homme tel que Charles XU: 
ainsi je dois avertir que toute la conversation que tant 
d'écrivains ont rapportée entre le roi et l'ingénieur Megret 
est absolument (ausse. Voici ce que je sais de véritable sur 
cet événement. 

16 • 



244 HISTOIRE 

Le roi était exposé presque à demi-corps à une batterie 
de canon , pointée Tis-à-vis l'angle oà il était: il n'y avail 
alors auprès de sa personne que deux Français; l'un était 
M.Siquier, son aide de camp, homme de tête et d'exécution, 
qui s'était mis à son service en Turquie , et qui était parti*^ 
culièrement attaché au prince de Hesse ; l'autre était cet 
ingénieur. Le canon tirait sur eux à cartouche ; mais lo 
roi, qui se découvrait davantage, était le plus exposé; h 
quelques pas derrière était le comte Svrerin, qui comman- 
dait la tranchée : le comte Posse, capitaine aux gardes, et un 
aide de camp , nommé Kulbert , recevaient des ordres de 
lui. Siquier et Megret virent dans ce inoment le roi de 
Suède qui tombait sur le parapet en poussant un grand 
soupir; ils s'approchèrent, il était déjà mort: une balle 
pesant une demi-livre l'avait atteint à la tempe droite, et 
avait fait un trou dans lequel on pouvait enfoncer trofs 
doigts; sa tète était renversée sur le parapet, l'œil gauche 
était enfoncé , et le droit entièrement hors de son orbite. 
L'instant de sa blessure avait été celui de sa mort; cepen- 
dant il avait eu la force, en expirant d'une manière si subite, 
de mettre, par un mouvement naturel, la main sur la gard« 
de son épée, et était encore dans cette attitude. A ce 
spectacle Megret , homme singulier et indifférent, ne dit 
autre chose sinon: „ Voilà la pièce finie, allons souper.** 
Siquier court sur-le-champ avertir le comte Swerin. Ils 
résolurent ensemble de dérober la connaissance de cette 
mort aux soldats jusqu'à ce que le prince de Hesse en pût 
être informé. On enveloppa le corps d'un manteau gris: 
Siquier mit sa perruque et son chapeau sur la tète du roi ; 
en cet état on transporta Charles , sous le nom du capitaine 
Carisberg , au travers des troupes , qui voyaient passer leur 
roi mort sans se douter que ce fût lui. 

Le prince ordonna à l'instant que personne ne sortit du 
camp, et fit garder tous les chemins de la Suède, afin d'avoir 
le temps de prendre ses mesures pour faire tomber la 



DE CIURLES XII. 245 

couronne snr la tête de sa femme, et pour en exclure le duc 
de Holstein qui pouvait y prétendre. 

Ainsi périt, à l'âge de trente-six ans et demi, Char- 
les XII, roi defiuède, après avoir éprouvé ce que la pros- 
périté a de plus grand et ce que l'adversité a de plus cruel, 
sans avoir été amolli par Tune , ni ébranlé un moment par 
Tautre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa 
vie privée et unie, ont été bien loin au-delà du vraisemblable. 
C'est peut-être le seul de tous les hommes , et jusqu'ici le 
seul de tous les rois , qui ait vécu sans faiblesse : il a porté 
tontes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi 
dangereuses que les vices opposés* Sa fermeté devenue 
opiniâtreté fit ses malheurs dans l'Ukraine , et le retint cinq 
ans en Turquie; sa libéralité dégénérant en profusion a 
rainé la Suède ; son courage poussé jusqu'à la témérité a 
causé sa mort: sa justice a été quelquefois jusqu'à la 
craauté; et dans les dernières années le maintien de son 
autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, 
dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait 
le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne ; 
mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses 
vengeances. Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être 
conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses États ; il voulait 
gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la 
gloire, pour la guerre, et pour la vengeance, l'empêcha 
d'être bon politique ; qualité sans laquelle on n'a jamais vu 
de conquérant. Avant la bataille et après la victoire il 
n'avait que de la modestie; après la défaite, que de la 
fermeté : dur pour les autres comme pour lui-même, comp- 
tant pour rien la peine et la vie de ses sujets aussi bien que 
la sienne; homme unique plutAt que grand homme , admi- 
rable plutAt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois 
combien un gouvernement pacifique et heureux est au- 
dessus de tant de gloire. 

Charles XII était d'une taille avantageuse et noble; il 
avait un très-beau front, de grands yeux bleus remplis de 



246 HISTOIRE 

doncenr, nn nez bien formé; mais lebas da visage désagré- 
able, trop souvent défigaré par un rire fréquent qui ne 
partait que des lèvres; presque point de barbe ni de 
cheveux: il parlait très-peu, et ne répondait souvent que par 
ce rire dont il avait pris l'habitude. On observait à sa table 
un silence profond. Il avait conservé dans l'inflexibilité de 
son caractère cette timidité qu'on nomme mauvaise honte ; 
il eût été embarrassé dans une conversation , parce que, 
s'ëtant donné tout entier aux travaux et à la guerre, il n'avait 
jamais connu la société. Il n'avait lu jusqu'à son loisir chez 
les Turcs que les Commentaires de César et l'histoire 
d'Alexandre; mais il avait écrit quelques réflexions sur la 
guerre, et sur ses campagnes depuis 1700 jusqu'à 1709; il 
l'avoua au chevalier de Folard, et lui dit que ce manuscrit 
avait été perdu à la malheureuse journée de Pultava. Quel- 
ques personnes ont voulu faire passer ce prince pour un bon 
mathématicien ; il avait sans doute beaucoup de pénétration 
dans l'esprit, mais la preuve que l'on donne de ses connais- 
sances en mathématiques n'est pas bien concluante; il 
voulait changer la manière de compter par dizaine, et il 
proposait à la place le nombre soixante-quatre, parce que 
ce nombre contenait à la fois un cube et un carré, et qu'étant 
divisé par deux , il était enfln réductible à l'unité. Cette 
idée prouvait seulement qu'il aimait en tout l'extraordiniire 
et le difficile. 

A l'égard de sa religion , quoique les sentiments d'un 
prince ne doivent pas influer sur les autres hommes, et que 
l'opinion d'un monarque aussi peu instruit que Charles ne 
soit d'aucun poids dans ces matières , cependant il faut sa- 
tisfaire sur ce point comme sur le reste la curiosité des 
hommes qui ont eu les yeux ouverts sur tout ce qui regarde 
ce prince. Je sais de celui qui m'a conflé les principaux 
mémoires de cette histoire, que Charles XII fut luthérien 
de bonne foi jusqu'à l'année 1707 : il vit alors à Leipsick le 
fameux philosophe M. Leibnitz , qui pensait et parlait libre- 
ment, et qui avait déjà inspiré ses sentiments libres à plus 



DE CHARLES XII. ^7 

d'nn prince : je ne crois pas que Charles XII puisa , comme 
on l'avait dit, de rindifférence pour le luthéranisme dans la 
conversation de ce philosophe, qui n'eut jamais l'honneur de 
l'entretenir qu'un quart d'heure ; mais M. Fabrice , qui ap- 
procha de lui familièrement sept années de suite , m'a dit 
que dans son loisir chez les Turcs, ayant vu plus de diverses 
religions, il étendit plus loin son indifférence. La Motraye 
même , dans ses Voyages, confirme cette idée ; le comte de 
Croissy pense de même, et m'a dit plusieurs fois que ce 
prince ne conserva de ses premiers principes que celui 
d'une prédestination absolue, dogme qui favorisait son cou- 
rage et qui justifiait ses témérités. Le czar avait les mêmes 
sentiments que lui sur la religion et sur la destinée , mais il 
en parlait plus souvent; car il s'entretenait familièrement 
de tout avec ses favoris, et avait par-dessus Charles l'étude 
de la philosophie et le don de l'éloquence. 

Je ne puis me défendre de parler ici d'une calomnie re- 
nouvelée trop souvent à la mort des princes, que les 
hommes malins et crédules prétendent toujours avoir été ou 
empoisonnés ou assassinés. Le bruit se répandit alors en 
Allemagne que c'était M. Siquier lui-même qui avait tué le 
roi de Suède : ce brave officier fut longtemps désespéré de 
cette calomnie ; un jour en m'en parlant il me dit ces pro- 
pres paroles: „ J'aurais pu tuer le roi de Suède; mais tel 
„ était mon re^ect pour ce héros , que si je l'avais voulu je 
,, n'aurais pas osé.*' 

Je sais bien que Siquier lui-même avait donné lieu à 
cette fatale accusation, qu'une partie de la Suède croit en- 
core; il m'avoua lui-même qu'à Stockholm, dans une fièvre 
chaude, il s'était écrié qu'il avait tué le roi de Suède; que 
même il avait dans son accès ouvert la fenêtre et demandé 
publiquement pardon de ce parricide: lorsque dans sa gué- 
rison ii eut appris ce qu'il avait dit dans sa maladie, il fut 
sur le point de mourir de douleur. Je n'ai point voulu ré- 
véler cette anecdote pendant sa vie: je le vis quelque temps 
avant sa mort, et je puis assurer que, loin d'avoir tué 



248 IIISTOIHE D£ CHARLES XII. 

Charles XII , il se serait fait tner pour lui mille fols. S'il 
avait été coupable d'un tel crime, ce ne pouvait être que 
pour servir quelque puissance qui l'en aurait sans doute 
bien récompensé; il est mort très-pauvre en France, et 
même il a en besoin du secours de ses amis. Si ces raisons 
ne suffisent pas, que Ton considère que la balle qui frappa 
Charles XII ne pouvait entrer dans un pistolet , et que Si> 
quier n'aurait pu faire ce coup détestable qu'avec un pistolet 
caché sous son habit. 

Après la mort du roi on leva le siège de Frederickshall; 
tout changea dans un moment : les Suédois , plus accablés 
que flattés de la gloire de leur prince, ne songèrent qu'à 
faire la paix avec leurs ennemis , et à réprimer chez eux la 
puissance absolue dont le baron de Gortz leur avait fait 
éprou^*er l'excès. Les états élurent librement pour leur 
reine la princesse sœur de Charles XII, et l'obligèrent so- 
lennellement de renoncer à tout droit héréditaire sur la cou- 
ronne, afin qu'elle ne la tint que des suffrages de la nation : 
elle promit par des serments réitérés qu'elle ne tenterait ja- 
mais de rétablir le pouvoir arbitraire; elle sacrifia depuis 
la jalousie de la royauté à la tendresse conjugale, en cédant 
la couronne à son mari ; et elle engagea les états à élire ce 
prince, qui monta sur le trône aux mêmes conditions qu'elle. 

Le baron de Gortz, arrêté immifdiatement après la mort 
de Charles, fut condamné par le sénat de Stockholm h avoir 
la tête tranchée au pied de la potence de la ville; exemple de 
vengeance peut-être encore plus que de justice , et affront 
cruel à la mémoire d'un roi que la Suède admire encore. 

On garde à Stockholm le chapeau de Charles XII ; et la 
petitesse du trou dont il est percé est une des raisons de 
ceux qui veulent croire qu'il périt par un assassinat. 

FIN DK l'histoire DB CHARLES XII.