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HISTOIRE
DE FRANGE
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HISTOIRE
DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTEE
Avec illustrations par VIERGE
TOME DEUXIEME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A LACROIX & G«, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1880
ToM (koitfl (te traduction at do rcproductloB réservéa.
l S^RVKJ > V j
CHAPITRE III
Suite du chapitre II. — Dissolution de l'Emp're carlovingien.
C'est sous Louis le Débonnaire, ou, pour traduire
plus fidèlement son nom, sous saint Louis, que devait
s'opérer le déchirement et le divorce des parties hété-
rogènes dont se composait l'Empire. Toutes soufiraient
d'être ensemble. Le mal, c'était la solidarité d'une
guerre immense, qui faisait ressentir sur la Loire les
revers de l'Ostrasie; c'était le tyrannique effort d'une
centralisation prématurée. Plus Charlemagne s'en
était approché, plus il avait pesé. Sans doute Pepiu,
et son père au marteau de forge, avaient durement
battu les nations. Ils n'avaient pas du moins entrepris
de les ramener, diverses et hostiles qu'elles étaient
encore, à cette intolérable unité; unité administrative
d'abord ; mais Charlemagne méditait celle de la légis-
lation. Son fils consomma l'unité religieuse en nom-
mant Benoît d'Aniane réformateur des monastères de
T. II. I
? HISTOIRE DE FRANCE.
îl'Empire, et les ramenant tous à la règle de saint Be-
loît.
C'est une loi de l'histoire : un monde qui finit, se
ferme et s'expie par un saint. Le plus pur de la race
en porte les fautes, l'innocent est puni. Son crime, à
l'innocent, c'est de continuer un ordre condamné à
périr, c'est de couvrir de sa vertu une vieille injustice
qui pèse au monde. A travers la vertu d'un homme,
l'injustice sociale est frappée. Les moyens sont odieux;
contre Louis le Débonnaire, ce fut le parricide. Ses
enfants couvrirent de leurs noms les nations diverses
qui voulaient s'arracher de l'Empire.
L'infortuné qui vient prêter sa vie à cette immola-
tion d'un monde social, qu'il s'appelle Louis le Débon-
naire, Charles I^i-, ou Louis XVI, n'est pas pourtant
toujours exempt de tout reproche. Sa catastrophe tou-
cherait moins s'il était au-dessus de l'homme. Non,
c'est un homme de chair et de sang comme nous, une
âme douce, un esprit faible, voulant le bien, faisant
parfois le mal, livré à ce qui l'entoure, et vendu par
les siens.
Le saint Louis du neuvième siècle S comme celui du
'>eizième, fut nourri dans les pensées de la croisade
* Il y a une singulière ressemblance entre les portraits que
l'histoire nous a laissés de Louis le Débonnaire et de saint Louis.
« Imperator erat... manibus longis, digitis reetis, tibiis longis et
ad: mensuram gracilibus, pedibus longis. » Theganus, de Gest.
Ludov. Pii, c. XIX, ap. Scr. Fr. VI, 78. — « Ludovicus (saint
Louis) erat subtilis et gracilis, macilentus, convenienter et longus,
habens vultum anglicum [angelicum?), et faciem gratiosam. » Sa-
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 3
Jeune encore, il conduisit plusieurs expéditions contre
les Sarrasins d'Espagne, et leur reprit la grande ville
de Barcelonf^ après un siège de deux ans. Élevé par le
Toulousain saint Guillaume, comme saint Louis par
Blanche de Castille, il eut de même dans la religion
la ferveur du Midi et la candeur du Nord. Les prêtres
qui l'avaient formé firent plus qu'ils ne voulaient ;
leur élève se trouva plus prêtre qu'eux et, dans son
intraitable vertu, il commença par réformer ses maî-
tres. Réforme des évoques : il leur fallut quitter leurs
armes, leurs clievaux, leurs éperons ^ Réforme des
monastères : Louis les soumit à l'inquisition du plus
sévère des moines, saint Benoit d'Aniane, qui trouvait
que la règle bénédictine elle-même avait été donnée
pour les faibles et pour les enfants ^ Ce nouveau roi
limbeni, 302; ap. Raumer, Gescliichte der Hohenstaufen, IV,
271. — L'un et l'autre se gardaient soigneusement de rire aux
éclats. « Nunquam in risu imperator exaltavit vocem suam, nec
quando in festivitatibus ad Isetitiam populi procedeLant themelici,
scurras et mimi cum choraulis et citharistis ad memsam coram
60 : tune ad mensuram coram eo ridebat populus ; ille nuncxuam
vel dentés candides sues in risu ostendit. » Thegan. ibid. — Sur
la gravité de saint Louis et son horreur pour les baladins et les
musiciens, F. le IP vol. — Enfin les deux saints ont montré le même
désir de réparer par des restitutions les injustices de leurs pères.
* L'Astronome.
• Acta SS. ord. S. Bened., sec. IV, p. 195. « Regulam B. Bene-
dicti tironibus seu inflrmis positam fore contestans, ad beati Ba-
bilii dicta necnon Pachomii regulam scandere nitens. » Astro-
nom., c, xxvîii, ap. Scr. Fr. VI, 100 : « Ludovicus... fecitcom-
poni ordinarique librum, canonicae vitse normam gestantem;
misit... qui transcribi facerent... itidemque constituit Benedictum
abbatem, et cum eo monachos strenuse vitse por omnia monacho-
rum euntes redeuntesque mouasteria, unifbnuem cunctis trade-
4 HISTOIRE DE FRANCE.
renvoya dans leur couvent Adalhard et WalaS deux
moines intrigants et habiles, petits -fils de Charles
Martel, qui dans les dernières années avaient gou-
verné Ciiarlemagne. Et le palais impérial eut aussi sa
réforme : Louis chassa les concubines de son père, et
les amants de ses sœurs, et ses sœurs elles-mêmes^.
Les peuples, opprimés par Charlemagne, trouvèrent
en son fils un juge intègre, prêt à décider contre
lui-même. Roi d'Aquitaine, il avait accueilli les récla-
mations des Aquitains, et s'était réduit à une telle
pauvreté, dit l'historien, qu'il ne pouvait plus rien
donner, à peine sa béuv,' diction ^ Empereur, il écouta
les plaintes des Saxons, et leur rendit le droit de suc-
rent monasteriis, tam vins quam feminis, vivendi secundum
regulam S. Benedic-i incommutabilem morem. »
^ S. Adhalardi Vita, ihid., 277. « Invidia... pulsus prassentibus
bonis, dignitate exutus, vulgi exi&timatione fœdatus... exilium
tulit. » — Acta SS. ord. S. Bened. sec. IV, p. 464 : « Wala...
cujus Augustus, efficaciam auspicatus ingenii, licet consobrinus
ipsius esset, patrui ejus fliius, decrevit humiliari, cujuslibet ins-
tinetu, etredigi inter infimes. » — P. 492. Un jour il dit à Louis
le Débonnaire : « Velim, reverendisdme imperator Auguste, dicas
nobis tuis quid est quod tantum propriis interdum relictis officiis,
2) J divina te transmittis. » Astronom., c. xxi : « Timebatur quam
maxime Wala, summi apud Garolum imperatorem habitus loci, ne
forte aliquid sinistri contra imperatorem moliretur. »
* Astronom., c. xxi : « Moverat ejus animum jamdudum,
quamquam natura mitissimum, illud quod a sororibus illius in
contubernio exercebatur paterne ; quo solo domus paterna inure-
batur nœvo... Misit... qui... aliquos stupri immanitate et supei'bia9
fa.;tU; reos majestatis caute ad adventum usque suum adserva-
r-e/it, » G. XXIII : « Omnem cœtum femineum, qui permaximus
erat, palatio excludi judicavit praitex^ pauci.s;-imas. Sororum autem
quasque in sua, quae a pâtre acceperat, concessit.
• Astronom., c. vu. « Le roi Louis donna bientôt une preuve
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEX. 5
céder S ôtant ainsi aux évêques, aux gouverneurs des
pays„ la puissance tyrannique de faire passer les hé-
ritages à qui ils voulaient. Les chrétiens d'Espagne,
réfugiés dans les Marches, étaient dépouillés par les
grands et les Ueutenants impériaux des terres que
Charlemagne leur avait attribuées; Louis rendit un
édit qui confirmait leurs droits-. Il respecta le prin-
de sa sagesse, et flt voir la tendresse de miséricorde qui lui était
naturelle. Il régla qu'il passerait les hivers dans quatre lieux
difiérents; après trois ans écoulés, un nouveau séjour devait le
recevoir pour le quatrième hiver; ces habitations étaient: Doué,
Ghasseneuil, Audiac et Ébreuil. Ainsi chacune, quand son tour
revenait, pouvait suffire à la dépense du service royal. Après
cette sage disposition, il défendit qu'à l'avenir on exigeât du
peuple les approvisionnements militaires, qu'on appelle vulgaire-
ment Çodemm. Les gens de guerre furent mécontents ; mais cet
homme de miséricorde, considérant et la misère de ceux qui
payaient cette taxe , et la cruauté de ceux qui la percevaient , et
la perdition des uns et des autres, aima mieux enti'etenir ses
hommes sur son Lien que de laisser suJjsister un impôt si dur pour
ses sujets. A la même époque, sa libéralité déchargea les Albigeois
d'une contribution de vin et de blé... Tout cela plut tellement,
dit-on, au roi son père, qu'à son exemple il supprima en France
l'impôt des approvisionnements militaires, et ordonna encore
beaucoup d'autres réformes, félicitant son fils de ses heureux pro-
grès. » — Voy. aussi Thegan., de gestis, etc.
^ Astronom., c. xxiv. « Saxonibus atque Frisonibus jus pateraa3
haereditatis, quod sub pâtre ob perfidiam legaliter perdiderant,
imperatoria restituit clementia... Post hsec easdem gentes seniper
bibi devotissimas habuit. »
' Diplomata Ludov. Imperat., ann. 816, ap. Scr. Fr. VI, 4SC,
487 : « jubemus ut hi, qui vel nostrum vel domini et genitoris
nostri prasceptum accipere meruerunt, hoc quod ipsi cum suis
hominibus de deserto excoluerunt, per nostram concessionem ha-
beant. Tli vero qui postea venerunt, et se aut comitibus aut vassis
nostris aut paribus suis se commendaverunt , et aJj eis terras ad
habitandum acceperunt, sub quali convenienti; atque conditione
i HISTOIRE DE FRANCE.
cipe des élections épiscopales, constamment violé par
son père ; il laissa les Romains élire, sans son autori-
sation, les papes- Etienne IV et Pascal I«^
Ainsi , cet héritage de conquêtes et de violences
était tombé aux mains d'un homme simple et juste
qui voulait à tout prix réparer. Les barbares, qui re-
connaissaient sa sainteté, se soumettaient à son arbi-
trage ^ Il siégeait au milieu des peuples, comme un
père facile et confiant. Il allait réparant, soulageant,
restituant; il semblait qu'il eût volontiers restitué
l'Empire.
Dans ce jour de restitution, l'ItaUe réclama aussi.
Elle ne voulait rien moins que la liberté ^ Les villes,
les évêques, les peuples se liguèrent; sous un prince
franc, n'importe. Charlemagne avait fait roi d'Itahe
Bernard, le fils de son aîné Pépin. Bernard, élève
d'Adalhard et Wala, longtemps gouverné par eux
dans sa royauté d'Italie, croyait avoir droit à l'empire
comme fils de l'aîné.
Cependant, le droit du frère puîné prévaut chez les
barbares sur celui du neveu ^. Charlemagne d'aiUeurs
acceperunt, tali eas in futurum et ipsi possideant, et suîe posteri-
tati derelinquant, etc. »
' Il fut pris pour arbitre entre plusieurs chefs danois qui se
disputaient riiéritage de Godfried, et décida en faveur d'Harold.
* La tentative de Bernard contre son oncle est le premier essai
de ritalie pour se délivrer des barbares.
« Omnes civitates regni et principes Italiœ verba conjurave-
runt, sed et omnes aditus, quibus in Italiam intratur; positis obi-
cibus et custodiis obserarunt. » — Astronom., c. xxix. — V. aussi
Eginli. A_nnal., ap. Scr. F. VI, 177.
• Ils veulent pour roi un homme plutôt qu'un enfant , et ordi-
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVIXGIEN. 7
avait désigné Louis; il avait consulté les grands un à
un, et obtenu leurs voix*. Enfln, Bernard lui-même
avait reconnu son oncle. Celui-ci avait pour lui l'u-
sage, la volonté de son père, enûn l'élection.
Aussi, Bernard, abandonné d'une grande partie des
siens, fut obligé de s'en remettre aux promesses de
l'impératrice Hermengarde, qui lui offrait sa média-
tion. Il se livra lui-même à Chalon-sur-Saône, et dé-
nonça tous ses complices ; un d'eux avait jadis cons-
piré la mort de Charlemagne. Bernard et tous les
autres furent condamnés à mort. L'empereur ne pou-
vait consentir à l'exécution ^ Hermengarde obtint du
moins qu'on privât Bernard de la vue; mais eUe s'y
prit de façon qu'il en mourut au bout de trois jours.
nairement l'oncle es.t liomme, est îUile, comme on disait alors,
longtemps avant le neveu.
' Thegan., c. vi. « Gum intellexisset appropinquare sibi diem
obitus sui, vocavit filium suum Ludovicum ad se cum omni exer-
citu, episcopis, abbatibus, ducibus, comitibus, loco positis... inter-
rogans omnes a maxime usque ad minimum , si eis placuisset ut
nomen suum , id est imperatoris , fllio suo Ludovico tradidisset.
Illi omnes responderunt Dei esse admonitionem illius rei. » — Il
avait aussi consulté Alcuin au tombeau de saint Martin de Tours :
« Quod in loco tenens manum Albini , ait secrète : Domine magis-
ter, quem de his filiis meis videtur tibi in isto honore quem indi-
gno quanqnam dédit mihi Deus, habere me successorem? At ille
vultum in Ludovicum dirigens, novissimum illorum, sed humili-
tate clarissimum, ob quam a multis despicabilis notabatur, ait :
Habebis Ludovicum humilem successorem eximdum. » Acta SS.
ord. S. Bened., sec. IV, p. 136.
^ Astron., c. xxx. « Cum lege judicioque Francorum deberent
capitali invectione feriri, suppressa tristiori sententia, luminibus
orbari consensit, licet multis obnitentibus, et animadverti in eos
tota severitate legali cupientibus. » Thegan., ibid., 79. « Judicium
mortale imperator exercere noluit; sed consiliarii Bernhardum
8 HISTOIRE DE FRANGE.
L'Italie ue remua pas seule; toutes les nations tri-
butaires avaient pris les armes. Les Slaves du ]N'orcl
avaient pour appui les Danois; ceux de la Pannomo
comptaient sur les Bulgares; les Basques de la Na-
varre tendaient la main aux Sarrasins ; les Bretons
comptaient sur eux-mêmes. Tous furent réprimés.
Les Bretons virent leur pays complètement envahi,
peut-être pour la première fois; les Basques furent
défaits, et les Sarrasins repoussés ; les Slaves vaincus
aidèrent contre les Danois : un roi de ces derniers
embrassa même le christianisme. L'archevêché de
Hambourg ftit fondé; la Suède eut un évêque, dépen-
dant de l'archevêque de Reims ^ Il est vrai que ces
premières conquêtes du christianisme ne tinrent pas :
le roi chrétien des Danois fut chassé par les siens.
Jusqu'ici le règne de Louis était, il faut le dire,
éclatant de force et de justice. Il avait maintenu l'in-
tégrité de l'Empire, étendu son influence. Les barba-
res craignaient ses armes et vénéraient sa sainteté.
Au milieu de ses prospérités, l'càme du saint molht, et
se souvint de l'humanité. Sa femme étant morte, il
fit, dit-on, paraître devant lui les filles des grands de
ses États et choisit la plus belle-. Judith, fille du
comte Welf, unissait en elle le sang des Ration^ les
luminibus privarunt... Berriiiardus obiit. Quod audiens impera-
tor, magno cùm dolore flevit multo tempore. »
* S. AnschaTrii vita, ibid., 303. « In civitate Hammaburg sedem
constituit archiepiscopaleni. » — Ibid., 305. « Ebo (archiep. Re-
men&îb"! quemdam... pontificali insignitum honore, ad partes di~
rexit Sueonum, etc. »
* Astron., c. lxxx. « Undecumque adductas procerum iilias
inspiciens, Judith^ » '■ — Thegan., c. xxvi. « Accepit filiam Weifl
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVIXGIEN. 9
plus odieuses aux Francs; sa mère était de Saxe, son
père, Welf, de Bavière, de ce peuple allié des Lom-
bards, et par qui les Slaves et les Avares furent ap-
pelés dans l'Empire ^ Savante ^ dit l'histoire, et plus
qu'il n'eût fallu, elle livra son mari à l'influence des
hommes élégants et polis du Midi. Louis était déjà fa-
vorable aux Aquitains, chez qui il avait été élevé.
Bernard, fils de son ancien tuteur, saint Guillaume de
Toulouse, devint son favori, et encore plus celui de
l'impératrice. Belle et dangereuse Eve, elle dégrada,
eue perdit son époux.
Depuis cette chute, Louis, plus faible, parce qu'il
avait cessé d'être pur, plus homme et plus sensible,
parce qu'il n'était plus saint, ouvrit son cœur au'
craintes, aux scrupules. Il se sentait diminué, wu.
vertu était sortie de lui. Il commença à se repentir de
ducis , qui erat de nobilissima stirpe Bavaroruin , et nomen vir-
ginis Judith, quœ erat ex parte matri,s nobiiissimi generis Saxo-
nici, eamque reginam constituit. Erat enim pulcbra valde. » —
L'évêque Friculfe lui éerit: « Si agitur de venustate corporis,
pulchritudine superas omnes, quas visus vel auditus nostrœ par-
vitatis comperit, reginas. » Scr. Fr. VI, 3&S.
* En outre, ils avaient été alliés de l'Aquitain Hunald.
" V. les épîtres dédicatoires du célèbre Raban de Fulde et de
l'évêque Friculfe. Celui-ci écrit: « In divinis et liberalibus stu-
diis, ut tu£e eruditiones cognovi fhcundiam , obstupui. » Script.
Fr. VI, 355, 356. — Walafridi ftrsus, ibid., 268:
Organa dulcisomo percurrit pectine Judith.
0 si Sappho loquax^ vel nos inviseret Holda,
Ludere jam pedibus...
Quidquid enim tibimet sesus subti'axit egestas,
Reddidit ingeniis culta atque exercita vita.
— Annal. Met., ibid., 212. « Pulcbra nimis et sapientise floribus
optime instructa. »
10 HISTOIRE DE FRANCE.
sa sévérité à l'égard de son neveu Bernard, à l'égard
des moines Wala et Adalhard, qu'il s'était pourtant
contenté de renvoyer aux devoirs de leur ordre. Il lui
fallut soulager son cœur. Il demanda, il obtint d'être
soumis à une pénitence publique. C'était la première
fois depuis Théodose qu'on voyait ce grand spectacle
de l'humiliation volontaire d'un homme tout-puissant.
Les rois Mérovingiens, après les plus grands crimes,
se contentent de fonder des couvents. La pénitence
de Louis est comme l'ère nouvelle de la moralité,
l'avènement de la conscience.
Toutefois l'orgueil brutal des hommes de ce temps
rougit, pour la royauté, de l'humble aveu qu'elle fai-
sait de sa faiblesse et de son humanité. Il leur sembla
que celui qui avait baissé le front devant le prêtre ne
pouvait plus commander aux guerriers. L'Empire en
parut, lui aussi, dégradé, désarmé. Les premiers
malheurs qui commencèrent uue dissolution inévitable
furent imputés à la faiblesse d'un roi pénitent. En
820, treize vaisseaux normands coururent trois cents
lieues de côtes , et se remplirent de tant de butin
qu'ils furent obligés de relâcher les captifs qu'ils
avaient faits. En 824, l'armée des ï'rancs ayant en-
vahi la Navarre fut battue comme à Ronce vaux. En
829, on craignit que ces Normands, dont les moindres
barques étaient si redoutables, n'envahissent par
terre, et les peuples reçurent ordre de se tenir prêts
à marcher en masse. Ainsi s'accumula le mécontente-
ment public. Les grands, les évêques le fomentaient;
ils accusaient l'empereur, ils accusaient l'Aquitain
Bernard; le pouvoir central les gênait; ils étaient im-
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLO\aNGIEN. il
patients de i'imité de l'Empire; ils voulaient régner
chacun chez soi.
Mais il fallait des chefs contre l'empereur ; ce furent
ses propres fils. Dès le commencement de son règne,
il leur avait donné, avec le titre de roi, deux pro-
vinces frontières cà gouverner et à défendre : à Louis
la Bavière, à Pépin l'Aquitaine, les deux barrières do
l'Empire. L'aîné, Lothaire, devait être empereur, avec
la royauté d'Italie. Quand Louis eut un fils de Judith,
il donna à cet enfant, nommé Charles, le titre de roi
d'Alamanie (Souabe et Suisse). Cette concession ne
changeait rien aux possessions des princes, mais
beaucoup à leurs espérances. Ils prêtèrent leur nom à
la conjuration des grands. Ceux-ci refusèrent de faire
marcher leurs hommes contre les Bretons, dont Louis
voulait réprimer les ravages. L'empereur se trouva
seul, Franc de naissance, mais gouverné par un Aqui-
tain, il ne fut soutenu ni du Midi ni du Nord; nous
avons déjà vu Brunehaut succomber dans cette posi-
tion équivoque. Le fils aîné, Lothaire, se crut déjà
empereur; il chassa Bernard, enferma Judith, jeta
son père dans un monastère ; pauvre vieux Lear, qui,
parmi ses enfants, ne trouva point de Cordelia.
Cependant ni les grands, ni les frères de Lothaire
n'étaient disposés à se soumettre à lui. Empereur
pour empereur, ils aimaient mieux Louis. Les moines,
qui le tenaient captif, travaillèrent à son rétablisse-
ment. Les Francs s'aperçurent que Louis leur ôtait
l'Empire; les Saxons, les Frisons, qui lui devaient
leur liberté, s'intéressèrent pour lui. Une diète fut
assemblée à Nimègue au miheu des peuples qui le
12 HISTOIRE DE FRANCE.
soutenaient. « Toute la Germanie y accourut pour
porter secours à l'empereur ^ » Lothaire se trouva
seul à son tour, et à la discrétion de son père ; Wala,
tous les chefs de la faction, furent condamnés à
mort. Le bon empereur voulut qu'on les épargnât.
Cependant l'Aquitain Bernard, supplanté dans la fav
veur de Louis par le moine Gondebaud, l'un de ses li-
bérateurs, rallume la guerre- dans le Midi ; il anime
Pépin. Les trois frères s'entendent de nouveau. Lo-
thaire amène avec lui l'Italien Grégoire IV, qui ex-
communie tous ceux qui n'obéiront pas au roi dltalie.
Les armées du père et des fils se rencontrent en Al-
sace. Ceux-ci font parler le pape; ils font agir la nuit
je ne sais quels moyens. Le matin, l'empereur, se
voyant abandonné d'une partie des siens, dit aux au-
tres : « Je ne veux point que personne meure pour
moi^ » Le théâtre de cette honteuse scène fut appelé
le champ du Mensonge.
' Astron,, c. xlv. « Hi qui imperatori contraria senti ebant,
alicubi in Francia conventum fieri genei^alem volebant. Imperator
autem clanculo obnitebatur, cliffidens quidem Francis, magisque
se credens Germani.-. Obtinuit tamen sententia imperatoris , ut
in iSeomago populi convenirent... Gmnicque Germania eo con-
fluait, imperatori auxilio futura. » Louis se réconcilie avec son
fils; le peuple, furieux, menace de massacrer et l'empereur et
Lothaire. On saisit les mutins. — « Quos postea ad judiciura ad-
ductos, cum omnes juris censores filiique imperatoris judicio
legali, tamquam reos majestatis, décernèrent capitali sententia
feriri, nullum ex eis permisit occidi. » — Voy. aussi Annal. Ber-
tinian., ibid. 193.
* Thegan., c. XLii. « Dicens : Ite ad filios meos. Nolo ut ullus
propter me vitam aut membra dimittat. Illi infusi lacrymis rece-
debant ab eo. »
^^=^ --^.^^5Eiia\ieË^
Il fit éf-'orger un (ivre de Bernard et jeter s;i s,our dans la SacJne.
Tome II
HIST. de FRANCE. XV
Impr. Wattier et C'«
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLO VIXGIEN. 13
: Lothaire, redevenu maître de la personne de Louis,
voulut en finir une fois, et achever son père. Ce Lo-
thaire était un homme à qui le sang ne répugnait
pas : il fit égorger un frère de Bernard et jeter sa
sœur dans la Saône ; mais il craignait l'exécration pu-
bhque s'il portait sur Louis des mains parricides. Il
imagina de le dégrader en lui imposant une pénitence
publique et si humihante, qu'il ne s'en pût jamais re-
lever. Les évêques de Lothaire présentèrent au pri-
sonnier une liste de crimes dont il devait s'avouer
coupable. D'abord, la mort de Bernard (il en était in-
nocent); puis les parjures auxquels il avait exposé le
peuple par de nouvelles divisions de l'Empire; puis
d'avoir fait la guerre en carême; puis d'avoir été trop
sévère pour les partisans de ses fils (il les avait sous-
traits à la mort) ; puis d'avoir permis à Judith et au-
tres de se justifier par serment ; sixièmement, d'avoir
exposé l'État aux meurtres, pillages et sacrilèges, en
excitant la guerre civile; septièmement, d'avoir excité
ces guerres civiles par des divisions arbitraires de
l'Empire; enfin d'avoir ruiné l'État qu'il devait dé-
fendre ^
Quand on eut lu cette confession absurde dans
l'église de Saint-Médard de Soissons, le pauvre Louis
ne contesta rien, il signa tout, s'humilia autant qu'on
voulut, se confessa trois fois coupable, pleura et de-
* De tous ces griefs, le septième est grave. Il révèle la censée
du temps. C'est la réclamation de l'esprit local, qui veut désor-
mais suivre le mouvement matériel et fatal des races, des con-
trées, des langues, et qui dou^ toute division politique ne voit que
violence et tyrannie.
14 HISTOIRE DE FRANCE.
manda la pénitence publique pour réparer les scan-
dales qu'il avait causés. Il déposa son baudrier mi-
litaire, prit le cilice, .et son fils l'emmena ainsi,
misérable, dégradé, humilié, dans la capitale de l'em-
pire, à Aix-la-Chapelle, dans la même ville où Charle-
magne lui avait jadis fait prendre lui-même la cou-
ronne sur l'autel.
Le parricide croyait avoir tué Louis. Mais une im-
mense pitié s'éleva dans l'Empire. Ce peuple, si mal-
heureux lui-même, trouva des larmes pour son vieil
empereur. On raconta avec horreur comment le fils
l'avait tenu à l'autel pleurant et balayant la poussière
de ses cheveux blancs ; . comment il s'était enquis des
péchés de son père, nouveau Cham qui livrait à la
risée la nudité paternelle ; comment il avait dressé sa
confession ; quelle confession ! toute pleine de calom-
nies et de mensonges. C'était l'archevêque Ebbon,
condisciple de Louis et son frère de lait, l'un de ces
fils de serfs qu'il aimait tant '', qui lui avait arraché
* Plusieurs faits témoignent de la prédilection de Louis pour
les serfs, pour les pauvi-es, pour les vaincus. Il donna un jour
tous les habits qu'il portait à un serf, vitrier du couvent de Saiut-
Gall. (Moine de Saint-Gall.) — On a vu son affection pour les
Saxons et les Aquitains; il avait dans sa jeunesse porté le cos-
tume de ces derniers. « Le jeune Louis, obéissant aux ordres de
son père, de tout son cœur et de tout son pouvoir, vint le trouver
àPaderborn, suivi d'une troupe de jeune,y '_jens de son âge, et
revêtu de l'habit gascon, c'est-à-dire portant le petit surtout
rond, la chemise à manches longues et pendantes jusqu'au genou,
les épions lacés sur les bottines, et le javelot à la main. Tel avait
été le plaisir et la volonté du roi. (L'Astronome.) — « De plus, et
se trouvant absent, le roi Louis voulut que les procès des pauvres
fussent réglés de manière aue l'un d'eux qui, quoique totalement
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 15
le baudrier et mis le cilice. Mais en lui enlevant la
ceinture et l'épée, en lui ôtant le costume des tyrans
et des nobles, ils l'avaient fait apparaître au peuple
comme peuple, comme saint et comme homme. Et son
Wstoire n'était autre que celle de l'homme biblique :
son Eve l'avait perdu ; ou si l'on veut, l'une de ces
filles des géants qui, dans la Genèse, séduisent les en-
fants de Dieu. D'autre part, dans ce merveilleux
exemple de souffrance et de patience, dans cet homme
injurié, conspué, et bénissant tous les outrages, on
croyait reconnaître la patience de Job, ou plutôt une
image du Sauveur; rien n'y avait manqué, ni le vi-
naigre ni l'absinthe.
Ainsi le vieil empereur se trouva relevé par son
infirme, paraissait doué de plus d'énergie et d'intelligence que les
autres , connût de leurs délits , prescrivît les restitutions de vols ,
la peine du talion pour les injures et les voies de fait, et prononçât
même , dans les cas plus graves , l'amputation des membres , la
perte de la tête, et jusqu'au supplice de la potence. Cet homme
établit des ducs, des tribuns et des centurions, leur donna des
vicaires, et remplit avec fermeté la tâche qui lui était confiée. »
(Moine de Saint-Gall.)
Thegan., c. xLiv. « Hebo Remensis episcopus, qui erat ex ori-
ginalium servorum stirpe... 0 qualem remunerationem reddidisti
el. Vestivit te purpura et pallio, et tu eum induicti cilicio., . Patres
tui fuerunt pastores caprarum, non consiliarii principum!... Sed
tentatio piissimi principis sicut et patientia beati Job. Qui
beato Job insultabant, reges fuisse leguntur; qui istum vero afiîi-
gebant, légales servi ejus erant ac patrum suorum. — Omnes
enim episcopi molesti fuerunt ei, et maxime hi quos ex servili
conditione honorâtes habebat, cum bis qui ex barbaris notionibus
ad hoc fastigium perducti sunt. — « Id.. c. xx: Jamdudum iJla
pessima consuetudo erat, ut ex vilissimis servis summi pontiflces
fièrent, et hoc non prohibuit... » Puis vient une longue invective
contre les parvenus.
16 HISTOIRE DE FRANCE.
abaissement même : tout le monde s'éloigna du parri-
cide. Abandonné des grands (834-5), et ne pouvant
cette fois séduire les partisans de son père', Lothaire
s'enfuit en Italie. Malade lui-même, il vit, dans le
coui's d'un été (836), mourir tous les chefs de son
parti, les évêques d'Amiens et de Troyes, son beau-
père Hugues, les comtes Matfried et Lambert, Agim-
bert de Perche, Godfried et son fils, Borgarit, préfet
de ses chasses, une foule d'autres. Ebbon, déposé du
siège de Reims, passa le reste de sa vie dans l'obscu-
rité et dans l'exil. Wala se retira au monastère de
Bobbio, près du tombeau de saint Colomban ; un frère
de saint Arnulf de Metz, l'aïeul des Carlo vingiens,
avait été abbé de ce monastère. Il y mourut l'année
même où périrent tant d'hommes de son parti, s'é-
criant à chaque instant : « Pourquoi suis-je né un
homme de querelle, un homme de discorde ^ ? » Ce pe-
* Tous se trouvaient d'accord , sans doute par mécontentement
contre Lothaire, c'est-à-dire contre l'unité de l'Empire. Bernard
semble pour l'empereur contre ses fils, mais pour Pépin , c'est-à-
dire pour l'Aquitaine, même contre l'empereur.
Nithardi Mstoriae, 1'. I, c. iv, ap Scr. Fr. VII, 12. « Occurrebat
uni versas plèbi verecundia et pœnitudo, quod bis imperatorem
dimiserant. » — C. v : « Fi^anci , eo quod imperatorem bis reli-
querant, pœnitudine correpti ; ad def ectionem impelli dedignati
gunt. » — Tous les peuples revenaient à Louis : « Gregatim populi
tam Francise quam Burgundite, necnon Aquitaniaî sed et Germa-
nia3 coeuntes, calamitatis querelis de imperatorio infortunio que-
rebantur, etc. » Astronom., c. xlix.
« Acta SS. ord. S. Bened., sec. iv, p. 453: « Virum rixas vi-
rumque di^cordiae se progenitum fréquenter ingemuerit. » —
Pascase Radbert, auteur de la vie de Wala, qui écrivait sous
Louis le Débonnaire et sous son fils Charles le Chauve, crut pru-
dent de déguiser ses personnages sous des noms supposés. Wala
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 17
tit-flls de Charles Martel, ce moine politique, ce saint
factieux, cet homme dur, ardent, passionné, enfermé
par Chaiiemagne dans un monastère, puis son conseil-
ler, et presque roi d'Italie sous Pépin et Bernard, eut
le malheur d'associer un nom, jusque-là sans tache,
aux révoltes parricides des fils de Louis.
Cependant le Débonnaire, dominé par les mêmes
conseils, faisait ce qu'il fallait pour renouveler la ré-
volte et tomber de nouveau. D'une part, il sommait
les grands de rendre aux églises les biens qu'ils
avaient usurpés ; de l'autre, il diminuait la part de
ses fils aînés, qui, il est vrai, l'avaient bien mérité, et
dotait à leurs dépens le fils de sou choix, le fils de Ju-
dith, Charles le Chauve. Les enfants de Pépin, qui ve-
nait de mourir, étaient dépouillés. Louis le Germani-
que était réduit à la Bavière. Tout était partagé entre
Lothaire et Charles. Le vieil empereur aurait dit au
premier : « VoiLà, mon fils, tout le royaume devant
tes yeux, partage, et Charles choisira ; ou, si tu veux
choisir, nous partagerons ^ » Lothaire prit l'Orient,
et Charles devait avoir l'Occident. Louis de Bavière
s'appelle Arsenius; Adhalard, Antonius ; honi^ le Débonnaire
Justi?iiamts ; Judith, Justina; Lothaire, Ho7iorius; Louis le Ger-
manique, Gratianus: Pépin, Melanius; Bernard de Septimanie
Naso et Amisarius. '
' Nithard., 1. L, c. vu: « Ecce, fili, ut promiseram , regnum
omne coram te est; divide illud prout iibuerit. Quod si tu divi-
seris, partium electio Gai^oli erit. Si autem nos illud diviserimus
similiter uartium electio tua erit. « Quod idem cum per triduum
dividere vellet, sed minime posset, Josippum atque Richardum
ad patrem direxit, deprecans ut ille et sui regnum di vidèrent
partiumque electio sibi coucederetur.... Testati quod pro nulla ré
18 HISTOIRE DE FRANCE.
armait pour empêcher l'exécution de ce traité, et par
une mutation étrange, le père cette fois avait pour lui
la France, et le fils l'Allemagne. Mais le vieux Louis
succomba au chagrin et aux fatigues de cette guerre
nouvelle. « Je pardonne à Louis, dit-il, mais qu'il
songe à lui-même, lui qui, méprisant la loi de Dieu, a
conduit au tombeau les cheveux blancs de son père. »
L'empereur mourut à Ingelheim dans une île du Rhin
près Mayence, au centre de l'Empire, et l'unité de
l'Empire mourut avec lui.
C'était une vaine entreprise que d'en tenter la ré-
surrection, comme le fit Lothaire. Et avec quelles for-
ces? Avec ritalie, avec les Lombards qui avaient si
mal défendu Didier contre Charlemagne, Bernard con-
tre Louis le Débonnaire. Le jeune Pépin qui se joignit
à lui par opposition à Charles le Chauve, amenait
pour contingent l'armée d'Aquitaine, si souvent dé-
faite par Pépin le Bref et Charlemagne. Chose
bizarre ! c'étaient les hommes du Midi, les vaincus,
les hommes de langue latine qui voulaient soutenir
l'unité de l'Empire contre la Germanie et la Neustrie.
Les Germains ne demandaient que l'indépendance.
Toutefois ce nom de fils aîné des fils de Charlema-
gne, ce titre d'empereur, de roi d'Italie, et aussi d'a-
voir Rome et le pape pour soi, tout cela imposait en-
core. Ce fut donc humblement, au nom de la paix, de
l'Église, des pauvres et des orphelins, que les rois de
alla, nisi sola ignorantia regionum, id peragere differret. Quamo-
brem pater, ut aegrius valuit, regnum omne absque Bajoria cum
suis divisit : et a Mosa partem Australem Lodliarius cum suis
elegit, Occiduam vero, ut Carolo confèrretur, consensit. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 19
Germanie et de Neustrie s'adressèrent à Lothaire
quand les armées furent en présence à Fontenai ou
Fontenaille près d'Auxerre : « Es lui offrirent en don
tout ce qu'ils avaient dans leur armée, à l'exception
des chevaux et des armes ; s'il ne voulait pas, ils con-
sentaient à lui céder chacun une portion du royaume,
l'un jusqu'aux Ardennes, l'autre jusqu'au Rhin; s'il
refusait encore, ils diviseraient toute la France en
portions égales, et lui laisseraient le choix. Lothaire
répondit, selon sa coutume, qu'il leur ferait savoir
par ses messagers ce qu'il lui plairait ; et envoyant
alors Drogon, Hugues et Héribert, il leur manda
qu'auparavant ils ne lui avaient rien proposé de tel,
et qu'il voulait avoir du temps pour réfléchir. Mais au
fait Pépin n'était pas arrivé, et Lothaire voulait l'at-
tendre ^ .
Le lendemain, au jour et à l'heure qu'ils avaient-
eux-mêmes indiqués à Lothaire, les deux frères l'atta-
quèrent et le défirent. Si l'on en croyait les histo-
riens, la bataille aurait été acharnée et sanglante ; si
sanglante qu'elle eût épuisé la population militaire de
l'Empire, et l'eût laissé sans défense aux ravages des
barbares ^ Un pareil massacre, difficile à croire en
tout temps, l'est surtout à cette époque d'amollisse-
* Kithard.
* Annal. Met., ap. Scr. Fr. VII, 184. « In qua pugna ita Franco
rum vires atténuâtes 'sunt..., ut nec ad tuendos proprios fines in
posteram suflicerent. » — « Dans cette bataille, dit une autre
chronique écrite au temps de Philippe-Auguste , presque tous les
guerriers de la France, de lAquitaine, de l'Italie, de lAllemagne,
de la Bourgogne, se tuèrent mutuellement. » Hist. reg. Fr., 2o9,
HISTOIRE DE FRANCE.
ment' et d'influence ecclésiastique. Nous avons déjà
vu, et nous verrons mieux encore, que le règne de
Charlemagne et de ses premiers successeurs devint
pour les hommes des temps déplorables qui suivirent,
une époque héroïque, dont ils aimaient à rehausser la
gloire par des fables aussi patriotiques qu'insipides. Il
était d'ailleurs impossible aux hommes de cet âge
d'expliquer par des causes politiques la dépopulation
de l'Occident et l'affaiblissement de l'esprit militaire.
Il était plus facile et plus poétique à la fois de suppo-
ser qu'en une seule bataille tous les vaillants avaient
péri; il n'était resté que les lâches.
La bataille fut si peu décisive, que les vainqueurs
ne purent poursuivre Lothaire ; ce fut lui au contraire
qui, à la campagne suivante, serra de près Charles le
Chauve. Charles et Louis, toujours en péril, formèrent
• On eu peut jugei'" par la modération extraordinaire des jeux
militaires donnés à Worms par Chai^les et Louis. « La multitude
se tenait tout autour ; et d'aiord , en nombre égal , les Saxons, le^
Gascons, les Ostrasiens et les Bretons de l'un et de l'autre parti,
comme s'ils voulaient se faire mutuellement la guerre , se préci-
pitaient les uns sur les autres d'une course rapide. Les hommes
de l'un des deux partis prenaient la fuite en se couvrant de leurs
boucliers, et feignant de Youloir échapper à la poursuite de l'en-
nemi; mais, faisant volte-face, ils se mettaient à poursuivre ceux
qu'ils venaient de fuir, jusqu'à ce qu'enfin les deux rois, avec toute
la jeunesse, jetant un grand cri, lançant leurs chevaux, et bran-
dissant leurs lances, vinssent charger et poursuivre dan.^ leur
fuite, tantôt les uns, tantôt les autres. C'était un beau spectacle à
cause de toute cette grande noblesse , et à cause de la modération
qui y régnait. Dans une telle multitude, et parmi tant de gens de
diverse origine , on ne vit pas même ce qui se voit souvent entre
gens peu nombreux et qui se connaissent, nul n'osait en blesser ou
en injurier un autre. » (>\"itliard.)
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 21
une nouvelle alliauce à Strasbourg, et essayèrent d'y
intéresser les peuples en leur parlant, non la langue
de l'Église, seule en usage jusque-là dans les traités
et les conciles, mais le langage populaire, usité en
Gaule et en Germanie. Le roi des Allemands fit ser
ment en langue romane, ou française ; celui des Fran
çais (nous pouvons dès lors employer ce nom) jura en
langue germanique. Ces paroles solennelles pronon-
cées au bord du Rhin, sur la limite des deux peuples,
sont le premier monument de leur nationalité.
Louis, comme l'aîné, jura le premier. « Pro Don
« amur, et pro Christian poblo, et nostro commun sal-
« vamento, dist di in avant, in quant Deus savir et
« podir me dunat, si salvareio cist meon fradre Kario
« et in adjudha, et in cadhuna cosa, si cùm om per
« dreit son fradre salvar dist, in o quid il mi altre si
« fazet. Et ab Ludher nul plaid numquam prindrai,
« qui meon vol cist meo fradre Karle, in damno sit. »
Lorsque Louis eut fait ce serment, Charles jura la
même chose en langue allemande : « In Godes minua
« ind um tes christianes folches, ind unser bedhero
« gehaltnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram
« so mir Got gewizei indi madh furgibit so hald ih
« tesan minan bruodher soso man mit rehtu sinan
« bruder seal, inthiu thaz er mig soso ma duo; indi
« mit Lutheren inno kleinnin thing ne geganga zhe
« minan vvillon imo ce scadhen vverhen^ » Le ser-
ment que les deux peuples prononcèrent, chacun dans
* « Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien , et notre
commun salut, de ce jour en avant, et tant que Dieu me donnera
22 HISTOIRE DE FRANCE.
sa propre langue, est ainsi conçu en langue romane :
« Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurât,
« conservât, et Karlus meos sendra de suo part non
« los tanit, si io returnar non lint pois, ne io ne nuels
« cui eo returnar int pois, in nuUa adjudha contra
« Lodiiuwig nun lin iver ^ . »
En langue allemande : « Oba Karl then eid then er
« sineno brodhuer Ludhuwighe gessuor geleistit, ind
« Ludii^dg min herro then er imo gesuor forbrih-
« chit, ob ina ih nés irrwenden ne mag, nah ih, nah
« th«ro, noli hein then ih es irrwenden mag, yvin-
« dhar Karle imo ce follusti ne wirdhit. »
« Les évoques prononcèrent, ajoute Nithard, que le
juste jugement de Dieu avait rejeté Lothaire, et trans-
mis le royaume aux plus dignes. Mais ils n'autorisè-
rent Louis et Charles à prendre possession qu'après
leur avoir demandé s'ils voulaient régner d'après les
de i^avoir et de pouvoir, je soutiendrai mon frère Karle ici présent,
par aide et en toute chose, comme il est juste cxu'on soutienne son
frère, tant qu'il fera de même pour moi. Et jamais, avec Lother,
je ne ferai aucun accord qui de ma volonté soit au détriment de
mon frère.
Nitliard., 1. III. c. v, ap. Scr. Fr. VII, 27, 35. —J'emprunte la
traduction de M. Aug. Thierry (Lettres sur FHittoire de France).
Mais je n'ai pas cru devoir adopter ses restitutions. Il est trop
hasardeux de changer les mots latins qui se rencontrent dans les
monuments d'une époque semblaile. Le latin devait se trouver
mêlé selon des proportions différentes dans les langues naissantes
de l'Europe.
* « Si Lodewig garde le serment qu'il a prêté à son frère Karle,
et si Karle, mon seigneur, de son côté ne le tient pas, si je ne puis
l'y ramener, ni moi ni aucun autre, je ne lui donnerai nul aide
contre Lodewig. » — Les Allemands répétèrent la même chose
dans leur langue, en changeant seulement Tordre des noms.
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 23
exemples de leur frère détrôné ou selon la volonté de
Dieu. Les rois ayant répondu, qu'autant que Dieu le
mettrait en leur pouvoir et à leur connaissance, ils se
gouverneraient, eux et leurs sujets, selon sa volonté.
les évêques dirent : Au nom de l'autorité divine,
prenez le royaume et le gouvernez selon la volonté dé
Dieu ; nous vous le conseillons, nous vous y exhortons
et vous le commandons. Les deux frères choisirent
chacun douze des leurs (j'étais du nombre), et s'en ré-
férèrent, pour partager entre eux le royaume, à leur
décision. »
Ce qui assura la supériorité à Charles et Louis, c'est
que Lothaire et Pépin ayant essayé de s'appuyer sur
les Saxons et les Sarrasins, l'Église se déclara contre
eux. Il fallut bien que Lothaire se contentât du titre
d'empereur sans en exercer l'autorité. « Les évêques
ayant tous été d'avis que la paix régnât entre les
trois frères, les rois firent venir les députés de Lo-
thaire, et lui accordèrent ce qu'il demandait. Ils pas-
sèrent quatre jours et plus à partager le royaume. On
arrêta enfin que tout le pays situé entre le Rhin et la
Meuse \ jusqu'à la source de la Meuse, de là jusqu'à
' « Tous les peuples qui habitaient entre la Meuse et la Seine
envoyèrent des messagers à Charles (840), lui demandant de venir
vers eux avant que Lothaire occupât leur pays, et lui promettant
d'attendre son arrivée. Charles, accompagné d'un petit nombre
de gens, se hâta de se mettre en route, et arriva d'Aquitaine à
Quiersy; il y reçut avec bienveillance les gens qui vinrent à lui
de la forêt des Ardennes et des pays situés au-dessous. Quant à
ceux qui habitaient au delà de cette forêt, Herenfried, Gislebert,
Bovon et d'autres, séduits par Odulf, manquèrent à lafidélit'
qu'ils avaient jurée. » Nithard.
n HISTOIRE DE FRANCE.
la source de la Saône, le long de la Saône jusqu'à son
confluent avec le Rhône, et le long du Rhône jusqu'à
la mer, serait offert à Lothaire comiae le tiers du
royaume, et qu'il posséderait tous les évêchés, toutes
les abbayes, tous les comtés, et tous les domaines
royaux de ces régions en deçà des Alpes, à l'excep-
tion de^.. » (Traité de Verdun, 843.)
« Les commissaires de Louis et de Charles ayant
fait diverses plaintes sur le partage projeté, on leur
demanda si quelqu'un d'eux avait une connaissance
claire de tout le royaume. Comme on n'en trouva au-
cun qui pût répondre, on demanda pourquoi, dans le
temps qui s'était déjà écoulé, ils n'avaient pas envoyé
des messagers pour parcourir toutes les provinces et
en dresser le tableau. On découvrit que c'était Lo-
thaire qui ne l'avait pas voulu; et on leur dit qu'il
était impossible de partager également une chose
qu'on ne connaissait pas. On examina alors s'ils
avaient pu prêter loyalement le serment de partager
le royaume également et de leur mieux, quand ils sa-
vaient que nul d'entre eux ne le connaissait. On remit
cette question à la décision des évêques -. »
L'odieux secours que Lothaire avait demandé aux
♦ païens ^, et dont plus tard son allié Pépin fit aussi
» Nithard.
« Nithard.
' Nithard. « Il envoya des messagers en Saxe, promettant aux
hommes libres et aux serfs [frilingi et lazzi) , dont le nombre est
immense, que, sïls se rangeaient de son parti, il leur rendrait les
lois dont leurs ancêtres avaient joui au temps où ils adoraient les
idoles. Les Saxons, avides de ce retour, se donnèrent le nouveau
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 2S
usage dans l'Aquitaine, sembla porter malheur à sa
famille. Charles le Chauve et Louis le Germanique,
appuyés des ^vêques de leurs royaumes, perpétuer'^-:.!
le nom de Charlemagne, et fondèrent au moins 1 ••*••
titution royale, qui, longtemps éclipsée sous la féo^ '■
lité, devait un jour devenir si puissant. Lothaire i
Pépin ne purent rien fonder. Ce Charles le Chauve,
qu'on croyait le fils du Languedocien Bernard, le fa-
vori de Louis le Débonnaire et de Judith, et qui res-
semblait à Bernard ^ paraît avoir eu en effet l'adresse
toute méridionale de ce dernier. D'abord c'est l'homme
des évêques, l'homme d'Hincmar, le grand archevê-
que de Reims : c'est en quelque sorte au nom de
l'Église qu'il fait la guerre à Lothaire, à Pépin, alliés
des païens. Celui-ci, dirigé par les conseils d'un fils
de Bernard, .n'avait pas hésité à appeler les Sarrasins,
nom de Stellinga , se liguèrent , chassèrent presque du pays leurs
seigneurs, et chacun, selon l'ancienne coutume, commença à
vivre sous la loi qui lui plaisait. Lothaire avait de plus appelé les
Northmans à son secours, leur avait soumis quelques tribus de
chrétiens, et leur avait même permis de piller le reste du peuple
de Christ. Louis craignit que les Northmans ainsi que les Escla-
vons ne se réunissent, à cause de la parenté, aux Saxons qui
avaient pris le nom de Stellinga, qu'ils n'envahissent ses États, et
n'y abolissent la religion chrétienne. »
Vo7/. aussi les Annales de Saint-Bertin , an 841 , les Annales de
Fulde, an 842, la Chronique d'Hermann Contract, ap. Scr. Fr.
VII, 232, etc.
' Thegan., c. xxxvi. «Impii... dixerunt Judith reginam viola-
tam esse a duce Bernhardo. » — Vita venerah. Walœ, ap. Scr.
Fr. VI, 289. — Agobardi, Apolog., ibid., 248. — Ariberti Narra-
tio, ap. Scr. Fr. VII, 286 : « Et os ejus mire ferebat, natura adul-
terium mater num prodente. »
26 HISTOIRE DE FRANCE.
les Normands * dans l'Aquitaine. Nous avons vu par le
mariage de la fille d'Eudes avec un émir, que le chris-
tianisme des gens du Midi ne s'effrayait pas de ces
alliances avec les mécréants. Les Sarrasins envahi-
rent au nom de Pépin la Septimanie, les Normands
prirent Toulouse. On dit qu'il en vint jusqu'à renier le
Christ, et jura sur un cheval au nom de "Woden. Mais
de tels secours devaient lui être plus funestes qu'uti-
les ; les peuples détestèrent l'ami des barbares, et lui
imputèrent leurs ravages. Livré à Charles le Chauve
par le chef des Gascons, souvent prisonnier, souvent
fugitif, il n'établit que l'anarchie.
La famille de Lothaire ne fut guère plus heureuse.
A sa mort (855), son aîné, Louis II, fut empereur ; les
deux autres, Lothaire II et Charles, roi de Lorraine
(provinces entre Meuse et Rhin) et roi d,e Provence,
Charles mourut bientôt. Louis, harcelé par les Sarra-
sins, prisonnier des Lombards ^ fut toujours malheu-
* Annal. Bertin, ap, Scr. Fr. VII, 06. — Chronic. S. Benigini
Divion., ibid. 229. — Translat. S. Vincent, 3o3. « Isortmanni...
a Pippino conducti mercimoniis , paiiter cum eo ad obsidendam
Tolosam adyentaverant. »
» SUR LA CAPTIVITÉ DE LOUIS n.
Audite omnes fines terre orrore cum tristitia,
Quale scelus fuit factum Beiievento civitas.
Lhuduicum comprenderunt, sancto pio Augusto.
Beneventani se adunarunt ad unum consilium,
Adalferio loquebatur et dicebant principi :
Si nos eum vivum dimittemus, certe nos peribimus.
Celus magnum preparavit in istam proviuciam,
Regnum nostrum nobis toUit, nos hal)et pro nilfnum,
l'iures mara nobis fecit, rectum est moriar.
Deposuerunt saucto pio de suo palatio :
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 27
reux, malgré son courage. Pour Lothaire II, son
règne semble l'avènement de la suprématie des papes
sur les rois. Il avait chassé sa femme Teutberge pour
vivre avec la sœur de l'archevêque de Cologne, nièce
de celui de Trêves, et il accusait Teutberge d'adul-
Adalferio illum ducebat isque ad pretorium,
Ille vero gaude visum tanquam ad martyi-ium.
Exierunt Sado et Saducto, invocabant inijjerio ;
Et ipse sancte plus incepiebat dicere :
Tanquam ad latronem venistis cum gladiis et fustibus,,
Fuit jam namque terapus vos allevavit in omnibus.
Modo vero surrexistis adversus me consilium,
Nescio pro quid causam vultis me occidere.
Generatio crudelis veni interficere,
Ecclesieque sanctis Dei venio diligere.
Sanguine veni vlndicare quod super terram fusus est.
Kalidus iiie temtador, ratum atque nomine
Coronam imperii sibi in caput pronet et dicebat populo i
Ecce sumus imperatoi', possum vobis l'egero.
Leto animo habebat de illo quo fecerat;
A demonio vexatur, ad terram ceciderat,
Exierunt multœ turmœ videra mirabilia.
Magnus Dominus Jésus Christus judicavit judicium t
Multa gens paganorum exit in Calabria,
Super Saierno pervenerunt, possidere civitas.
Juratum est ad Surete Dei reliquie
Ipse regum defendendum, et alium requirere.
« Ecoutez, limites de la terre, écoutez avec horreur, avec tris-
tesse , quel crime a été commis dans la ville de Bénévent. Ils ont
arrêté Louis, le saint , le pieux Augu,-te. Les Bénéventins se sont
assemblés en conseil ; Adalfleri parlait , et ils ont dit au prince : Si
nous le renvoyons; ^n vie, sans doute nous périrons tous. Il a pré-
paré de cruelles vengeances contre cette province : il nous enlève
notre royaume , il nous estime comme rien ; il nous a accablés de
maux: il est bien juste qu'il périsse. Et ce saint, ce pieux mo-
narque, ils l'ont fait sortir de son palais; Adalfieri l'a conduit au
prétoire, et lui, il paraissait se réjouir de sa persécution comme
un saint dans le martyre. Sado et Saducto sont sortis en invoquant
28 HISTOIRE DE FRANCE.
tère et d'inceste. Elle nia longtemps, puis avoua, sans
doute intimidée. Le pape Nicolas I^r, à qui elle s'était
adressée d'abord, refusa de croire à cet aveu. Il força
Lothaire de la reprendre. Lothaire vint se justifier à
Rome, et y reçut la communion des mains d'Adrien II.
Mais celui-ci l'avait en même temps menacé, s'il ne
changeait, de la punition du ciel. Lothaire mourut
dans la semaine, la plupart des siens dans l'année.
Charles le Chauve et Louis le Germanique profitèrent
de ce jugement de Dieu; ils se partagèrent Jes États
de Lothaire.
Le roi de France au contraire fut, au moins dans
les premiers temps, l'homme de l'Église. Depuis que
cette contrée avait échappé à l'influence germ9,nique,
l'Église seule y était puissante ; les séculiers n'y ba-
lançaient plus son pouvoir. Les Germains, les Aqui-
tains, des Irlandais même et des Lombards, semblent
avoir tenu plus de place que les Neustriens à la cour
les droits de Tempire; lui-même ii aisaii au peuple : Vous venez à
moi comme au-devant d"un voleur avec des épées et des bâtons;
un temps était où je vous ai soulagés, mais à présent vous avez
comploté contre moi, et je ne sais pourquoi vous voulez me tuer:
je suis venu pour détruire la race des infidèles; je suis venu pour
rendre un culte à l'Église et aux saints de Dieu; je suis venu pour
venger le sang qui avait été répandu sur la terre. Le tentateur a
osé mettre sur sa tête la couronne de l'Empire; il a dit au peuple :
Nous sommes empereur , nous pouvons vous gouverner , et il s'est
réjoui de son ou^Tage; mais le démon le tourmente et l'a renversé
par terre , et la foule est sortie pour être témoin du miracle. Le
grand maître Jésus-Chri^t a prononcé son jugement; la foule des
païens a envahi la Calabre ; elle est parvenue à Salerne pour pos-
séder cette cité : mais nous jurons sur les saintes reliques de Dieu,
de défendre ce royaume et d'en reconquérir un autre. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 29
carlovingienne. Gouvernée, défendue par les étran-
gers, la Neustrie n'avait depuis longtemps de force et
de vie que dans sod clergé. Du reste, il semble qu'elle
ne présentait guè.'e que des esclaves épars sur la
terres immenses et à moitié incultes des grands du
pays ; les premiers des grands , les plus riches ,
c'étaient les évêques et les abbés. Les villes n'étaient
rien, excepté les cités épiscopales; mais autour de
chaque abbaye s'étendait une ville, ou au moins une
bourgade ^ Les plus riches étaient Saint-Médard de
Soissons, Saint-Denis, fondation de Dagobert, berceau
de la monarchie, tombe de nos rois. Et par-dessus
toute la contrée, dominait, par la dignité du siège,
par la doctrine et par les miracles, la grande métro-
pole de Reims, aussi grande dans le Nord que Lyon
l'était dans le midi. Saint-Martin de Tours, Saint-Hi-
laire de Poitiers étaient bien déchues, au miheu des
guerres et des ravages. Reims succéda à leur in-
fluence sous la seconde race, étendant ses possessions
dans les provinces les plus lointaines, jusque dans les
• Une abbaye , dit fort bien M. de Chateaubriand , n'était autre
chose que la demeure d'un riche patricien romain , avec les di-
verses classes d'esclaves et d'ouvriers attachés au service de la
propriété et du propriétaire , avec les villes et les villages de leur
dépendance. Le Père abbé était le Maître ; les moines , comme les
affranchis de ce Maître , cultivaient les sciences , les lettres et les
arts. — L'abbaye de Saint-Ricxuier possédait la ville de ce nom ,
treize autres villes , trente villages , un nombre infini de métai-
ries. Les offrandes en argent faites au tombeau de saint Riquier
s'élevaient seules par an à près de deux millions de notre mon-
naie. — Le monastère de Saint-Martin d'Autun, moins riche, pos-
sédait cependant, sous les Mérovingiens , cent mille menses»
SO HISTOIRE DE FRANCE.
Vosges, jusqu'en Aquitaine ^ ; elle fut la ville épisco-
pale par excellence. Laon, sur son inaccessible som-
met, fut la ville royale, et eut le triste honneur de
défendre les derniers Carlo vingiens. Ii fallut que les
ravages des Normands fussent passés, pour que nos
rois de la troisième race se hasardassent à descendre
en plaine, et vinssent s'établir à Paris dans l'île de la
Cité, à côté de Saint-Denis, comme les Carlovingiens
avaient, pour dernier asile, choisi Laon à côté de
Reims.
Charles le Chauve ne fut d'abord que l'humble
client des évoques. Avant, après la bataille de Fonte-
nai, dans ses négociations avec Lothaire, il se plaint
surtout de ce que celui-ci ne respecte pas l'Eglise ^
Aussi Dieu le protège. Lorsque Lothaire arrive sur la
Seine avec son armée barbare et païenne, dont les
Saxons faisaient partie, le fleuve enfle miraculeuse-
ment et couvre Charles le Chauve ^ Les moines, avant
de délivrer Louis le Débonnaire, lui avaient demandé
s'il voulait rétablir et soutenir le culte divin; les évo-
ques interrogent de même Charles le Chauve et Louis
le Germanique, puis leur confèrent le royaume. Plus
tard les évêques sont d'avis que la paix règne entre les
trois frères^. Après la bataille de Fontenai, les évê-
« Frodoard.
« ^'ithard.
* ÎSlthard : « Sequana, mirabile dictu!... repente aère fcereno
tumeicere cœpit. »
* Nithard., 1. I, c, m. « Percontari... si respubliea ei re^titue-
retur, an eam erigere ac fovere vellet, maximeque cultum divi-
mim. » Isitljard, 1, IV, c, i. « Pallam illos percontati Bunt,,, an
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLO\TNGIEN. 31
ques s'assemblent, déclarent que Charles et Louis ont
combattu pour l'équité et la justice, et ordonnent un
jeûne de trois jours. — « Les Francs comme les Aqui-
tains, dit son partisan Nithard, méprisèrent le petit
nombre de ceux qui suivaient Charles. Mais les moi-
nes de Saint^lédard de Soissons vinrent à sa rencon-
tre, et le prièrent de porter sur ses épaules les reli-
ques de saint Médard et de quinze autres saints que
l'on transportait dans leur nouvelle basilique. Il les
porta en effet sur ses épaules en toute vénération,
puis il se rendit à Reims ^.. »
Créature des évêques et des moines, il dut leur
transférer la plus grande partie du pouvoir. Ainsi le
capitulaire d'Épernay (846) confirme le partage des
attributions des commissaires royaux ° entre les évê-
secundum Dei voluntatem regere voluissent. Respondentibus... se
velle... aiunt: Et auctoritate divina ut illud suscipiatis, et secun-
dum Dei voluntatem illud regatis monemus, hortamur atque prse-
eipimus. » Nithard, ibid.. c. m. « Solito more, ad episcopos sa-
cerdotesque rem referunt. Quibus cum undique ut pax inter illos
fleret melius videretur, consentiunt , legatos convocant, postulata
concedunt. »
* ISiithard. — Avant de quitter Angers (873), Charles le Chauve
voulut assister aux cérémonies que firent les Angevins à leur
rentrée dans la ville, pour remettre dans les châsses d'argent
qu'ils avaient emportées les corps de saint Aubin et de saint
Lézin.
* C'est par erreur qu'un historien récent a dit que ce pouvoir
avaitété transféré aux évêques exclusivement. Baluz., t. II, p. 31,
Gapitul. Sparnac. ann. 846, art. 20. « Misses ex utroque ordine...
mittatis... » Capitul. Car. Calvi ; ap. Scr. Fr. VII, 630. « Ut
unusquisque presbyter imbreviet in sua parrochia omnes malefac-
tores, etc., et eos extra ecclesiam faciat... Si se emendare nolue-
rint ad espiscopi praesentiam perducantur. »
32 HISTOIRE DE FRANCE.
ques et les laïques , celui de Kiersy (857) confère aux
curés un droit d'inquisition contre tous les malfai-
teurs ^ Cette législation tout ecclésiastique prescrit,
pour remède aux troubles et aux brigandages qui dé-
solaient le royaume, des serments sur les reliques que
prêteront les hommes libres et les centeniers. Elle re-
commande les brigands aux instructions épiscopales,
et les menace, s'ils persistent, de les frapper du glaive
spirituel de l'excommunication.
Les maîtres du pays étaient donc les évêques. Le
vrai roi, le vrai pape de la France, était le fameux
Hincmar, archevêque de Reims. Il était né dans le
nord de la Gaule, mais Aquitain d'origine, parent de
saint Guillaume de Toulouse et de ce Bernard, favori
de Judith, dont on croyait que Charles était le fils.
Personne ne contribua davantage à l'élévation de
Charles et n'exerça plus d'autorité en son nom dans
les premières années. C'est Hincmar qui , à la tête du
clergé de France, semble avoir empêché Louis le Ger-
manique de s'établir dans la Neustrie et dans l'Aqui-
taine, où les grands l'appelaient. Louis ayant envahi
le royaume de Charles en 859, le concile de Metz lui
envoya trois députés pour lui offrir l'indulgence de
l'Église, pourvu qu'il rachetât, par une pénitence pro-
portionnée, le péché qu'il avait commis en envahis-
sant le royaume de son frère, et en l'exposant aux
' En 851. « Traité d'alliance et de secours mutuels entre les
trois fils de Louis le Débonnaire , et pour faire poursuivre ceux
qui fuiraient rexcommunication des évêques d'un roj'aume à
l'autre, ou emmèneraient une parente incestueuse, une religieuse,
une femme mai'iée. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. aS
ravages de son armée. Hincmar était à la tête de
cette députation. « Le roi Louis, dirent les évêques à
leur retour au concile, nous donna audience à Worms,
le 4 juin, et il nous dit : Je veux vous prier, si je
vous ai offensés en aucune chose, de vouloir bien me
le pardonner, pour que je puisse ensuite parler en
sûreté avec vous. A cela Hincmar, qui était placé le
premier à sa gauche, répondit : Notre affaire sera
donc bientôt terminée, car nous venons justement
vous offrir le pardon que vous nous demandez. Gri-
mold, chapelain du roi, et l'évêque Théodoric, ayant
fait à Hincmar quelque observation, il reprit : Vous
n'avez rien fait contre moi qui ait laissé dans mon
coeur une rancune condamnable ; s'il en était autre-
ment, je n'oserais m'approcher de l'autel pour offrir
le sacrifice au Seigneur. — Grimold et les évêques
Théodoric et Salomon adressèrent encore quelques
mots à Hincmar, et Théodoric lui dit : — Faites ce
dont le seigneur roi vous prie : pardonnez-lui. — A
quoi Hincmar répondit : Pour ce qui ne regarde que
moi et ma propre personne, je vous ai pardonné et je
vous pardonne. Mais quant aux offenses contre
l'Église qui m'est commise, et contre mon peuple, je
puis seulement vous donner officieusement mes con-
seils, et vous offrir le secours de Dieu, pour que vous
en obteniez l'absolution, si vous le voulez. Alors les
évêques s'écrièrent : Certainement il dit bien. — Tous
nos frères s'étant trouvés unanimes à cet égard, et
ne s'en étant jamais départis, ce fut toute l'indul-
gence qui lui fut accordée, et rien de plus... car nous
attendions qu'il nous demandât conseil sur le salut
T. II. 3
U HISTOIRb DE FRANXE.
qui lui était offert, et alors nous l'aurions conseillé
selon l'écrit dont nous étions porteurs; mais il nous
répondit, de son trône, qu'il ne s'occuperait point de
cet écrit avant de s'être consulté avec ses évêques. »
Peu de temps après, un autre concile plus nom-
breux fut assemblé à Savonnières, près de Toul, pour
rétablir la paix entre les rois des Francs. Charles le
Chauve s'adressa aux pères de ce concile (en 859),
pour leur demander justice contre Wénilon, clerc de
sa chapelle, qu'il avait fait archevêque de Sens, et qui
cependant l'avait quitté pour embrasser le parti de
Louis le Germanique. La plainte du roi des Français
est remarquable par son ton d'humihté. Après avoir
récapitulé tous les bienfaits qu'il avait accordés à
Wénilon, tous les engagements personnels de celui-ci,
et toutes les preuves de son ingratitude et de son
manque de foi, il ajoute : « D'après sa propre élection
et celle des autres évêques et des fidèles de notre
royaume, qui exprimaient leur volonté, leur consente-
ment par leurs acclamations, Wénilon, dans son pro-
pre diocèse, à l'éghse de Sainte-Croix d'Orléans, m'a
consacré roi selon la tradition ecclésiastique, en pré-
sence des autres archevêques et des évêques ; il m'a
oint du saint-chrême, il m'a donné le diadème et le
sceptre royal, et il m'a fait monter sur le trône. Après
cette consécration, je ne devais être repoussé du trône
ou supplanté par personne, du moins sans ayoir été
entendu et jugé par les évêques, par le ministère des-
quels j'ai été consacré comme roi. Ce sont eux qui sont
nommés les trônes de la Divinité ; Dieu repose sur eux,
et par eux il rend ses jugements. Dans tous les temps
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 33
j'ai été prompt à me soumettre à leurs corrections pa-
ternelles, à leurs jugements castigatoires, et je le suis
encore à présent* ;
Le royaume de Neustrie était réellement une répu-
blique théocratique. Les évêques nourrissaient, soute-
naient ce roi qu'ils avaient fait ; ils lui permettaient de
lever des soldats parmi leurs hommes ; ils gouvernaient
les choses de la guerre comme celles de la paix.
« Charles, dit l'annaliste de Saint-Bertin, avait an-
noncé qu'il irait au secours de Louis avec une armée
telle qu'il avait pu la rassembler, levée en grande par-
tie par les évêques ». « Le roi, dit l'historien de
l'Église de Reims, chargeait l'archevêque Hincmar de
toutes les affaires ecclésiastiques, et de plus, quand
il fallait lever le peuple contre l'ennemi, c'était tou-
jours à lui qu'il donnait cette mission, et aussitôt
celui-ci, sur l'ordre du roi, convoquait les évêques et
les comtes *. »
Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel se trou-
vaient donc réunis dans les mêmes mains. Des évê-
ques, magistrats et grands propriétaires, comman-
daient à ce triple titre. C'est dire assez que l'épiscopat
allait devenir mondain et politique, et que l'État ne
serait ni gouverné ni défendu. Deux événements bri-
sèrent ce faible et léthargique gouvernement, sous
• Baluz., Capitul., ann. 859, p. 127. — Hincmar dit plus tard
expressément qu'il a élu Louis III. Hincmari ad Ludov III epist
(ap. Hincm. op. II, 198): « Ego cum collegis meis et c^eteris De'i
acprogenitorum ve^trorum fldelibu^, vos elegi ad regimen reo-ni
Bub conditione débitas leges servandi. » ' *' '
* Frodoard,
36 HISTOIRE DE FRANCE.
lequel le monde fatigué eût pu s'endormir. D'une part,
l'esprit humain réclama en sens divers contre le des-
potisme spirituel de l'Église; de l'autre, les incursions
des Northmans obligèrent les évêques à résigner, au
moins en partie, le pouvoir temporel à des mains plus
capables de défendre le pays. La féodalité se fonda;
la philosophie scolastique fut au moins préparée.
La première querelle fut celle de l'Eucharistie; la
seconde, celle de la Grâce et de la Liberté : d'abord la
question divine, puis la question humaine; c'est l'ordre
nécessaire. Ainsi, Arius précède Pelage, et Bérenger
Abailard. Ce fut au ix« siècle le panégyriste de Wala,
l'abbé de Corbie, Pascase Ratbert qui, le premier, en-
seigna d'une manière expUcite cette prodigieuse poésie
d'un Dieu enfermé dans un pain, l'esprit dans la ma-
tière, l'infini dans l'atome. Les anciens Pères avaient
entrevu cette doctrine, mais le temps n'était pas venu.
Ce ne fut qu'au ix<^ siècle, à la veille des dernières
épreuves de l'invasion barbare, que Dieu sembla des-
cendre pour consoler le genre humain dans ses extrê-
mes misères, et se laissa voir, toucher et goûter.
L'Église irlandaise eut beau réclamer au nom de la
logique, le dogme triomphant n'en poursuivit pas
moins sa route à travers le moyen âge.
La question de la liberté fut l'occasion d'une plus
vive controverse. Un moine allemand, un Saxon ^ Got-
* Dans sa profession de foi, Gotteschalk demande à prouver sa
doctrine en passant par quatre tonneaux d'eau Louillante, d'huile,
de poix, et en traversant un grand feu. [Voy. sur cette affaire les
textes qu'a réunis Gieseler, Kircliengescliiclite, II, lui, sqq.)
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 37
teschalk (gloire de Dieu), avait professé la doctrine de
la prédestination , ce fanatisme religieux qui immole
la liberté humaine à la prescience divine. Ainsi l'Alle-
magne acceptait l'héritage de saint Augustin ; elle en-
trait dans la carrière du mysticisme, d'où elle n'est
guère sortie depuis. Le Saxon Gotteschalk présageait
le Saxon Luther. Comme Luther, Gotteschalk alla à
Rome, et n'en revint pas plus docile; comme lui, il fit
annuler ses vœux monastiques.
Réfugié dans la France du Nord, il y fut mal reçu.
Les doctrines allemandes ne pouvaient être bien ac-
cueillies dans un pays qui se séparait de l'Allemagne.
Contre le nouveau prédestinianisme s'éleva un nouveau
Pelage.
D'abord l'Aquitain Hincmar, archevêque de Reims,
réclama en faveur du Ubre arbitre et de la morale en
péril. Violent et tyrannique défenseur de la liberté, il
fit saisir Gotteschalk, qui s'était réfugié dans son dio-
cèse, le fit juger par un concile, condamner, fustiger,
enfermer. Mais Lyon, toujours mystique, et d'ailleurs
rivale de Reims, sur laquelle elle eût voulu faire valoir
son titre de métropole des Gaules, Lyon prit parti pour
Gotteschalk. Des hommes éminents dans l'Éghse gau-
loise. Prudence, évêque deTroyes, Loup, abbé de Fer-
' rières, Ratramne, moine de Corbie, que Gotteschalk
) appelait son maître, essayèrent de le justifier, eninter-
i prêtant ses paroles d'une manière favorable. Il y eut
des saints contre des saints, des conciles contre des
conciles. Hincmar, qui n'avait pas prévu cet orage,
demanda d'abord le secours du savant Raban, abbé de
Fulde, chez lequel Gotteschalk avait été moine, et
38 rlISTOlRE DE FRA^XE
qui, le premier, avait dénoncé ses erreurs'. Rabau hé-
sitant, Hincmar s'adressa à un Irlandais qui avait
combattu Pascase Ratbert sur la question de l'Eucha-
ristie, et qui était alors en grand crédit près de Charles
le Chauve. L'Irlande était toujours l'école de l'Occi-
dent, la mère des moines, et comme on disait Vîh des
Maints. Son influence sur le continent avait diminué, il
est vrai, depuis que les Carlovingiens avaient partout
fait prévaloir la règle de saint Benoît sur celle de
saint Colomban. Cependant, sous Charlemagne même,
l'Ecole du Palais avait été confiée à l'Irlandais Clé-
ment ; avec lui étaient venus Dungal et saint Virgile.
Sous Charles le Chauve, les Irlandais furent mieux ac-
cueillis encore. Ce prince, ami des lettres, comme sa
mère Judith, confia l'école du Palais à Jean l'Irlandais
(autrement dit le Scot ou YÉrigèné). Il assistait à ses
leçons, et lui accordait le privilège d'une extrême fa-
miharité. On ne disait plus Y Ecole dio Palais , mais le
Palais de VÉcole.
Ce Jean, qui savait le grec et peut-être l'hébreu,
était célèbre alors pour avoir traduit, à la prière de
Charles le Chauve, les écrits de Denys l'Aréopagite,
* Selon quelques-uns, Raban et son maître Alcuin auraient été
Scots (Low.)
Guillaume de Malmesbury rapporte l'anecdote suivante : « Jean
était assis à table en face du roi, et de l'autre coté de la table. Les
mets ayant disparu, et comme les coupes circulaient, Charles, le
front gai, et après quelques autres plaisanteries, voyant Jean faire
quelque chose qui choquait la politesse gauloise, le tança douce-
ment en lui disant : Quelle di;7tance y a-t-il entre un sot et un
scoi? [Quid distat inîer sottum et scotum?) —Rien que la table,
répondit Jean, renvoyant lïnjure à son auteur. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 39
dont l'empereur de Constautinople venait d'envoyer le
manuscrit en présent au roi de France. On s'imaginait
que ces écrits, dont l'objet est la conciliation du néo-
platonisme alexandrin avec le christianisme, étaient
l'ouvrage du Denys l'Aréopagite dont parle saint Paul,
et l'on se plaisait à confondre ce Denys avec l'apôtre
de la Gaule.
L'Irlandais fit ce que demandait Hincmar. Il écrivit
contre Gotteschalk en faveur de la liberté ; mais il ne
resta pas dans les limites où l'archevêque de Reims eût
voulu sans doute le retenir. Comme Pelage, dont il re-
lève, comme Origène, leur maître commun, il attesta
moins l'autorité que la raison elle-même ; il admit la
foi, mais comme commencement de la science. Pour
lui, l'Ecriture est simplement un texte livré à l'inter-
prétation; la religion et la philosophie sont le même
mot^ Il est vrai qu'il ne défendait la liberté contre le
prédestinianisme de Gotteschalk que pour l'absorber et
la perdre dans le panthéisme alexandrin. Toutefois, la
violence avec laquelle Rome attaqua Jean le Scot
prouve assez combien sa doctrine effraya l'autorité.
Disciple du breton Pelage, prédécesseur du breton
^ * Jean Érigène : « La vraie philosophie est la vraie religion, et
réciproquement la vraie religion est la vraie philosophie. »
J. Erig De nat. divis., 1. 1, c. lxvi... « Il ne faut pas croire que,
pour faire pénétrer en nous la nature divine, la sainte Écriture se
herve toujours des mots et des signes propres et précis ; elle use
de similitudes, de termes détournés et figurés, condescend à notre
faiblesse, et élève, par un enseignement simple, nos esprits encore
grossiers et enfantins. » Dans le Traité Uepl oiaew; [xspiajjLou, l'autorité
est dérivée de la raison, nullement la raison de l'autorité. Toute
autorité qui n'est pas avouée par la raison paraît èans valeur, etc.
40 HISTOIRE DE FRANCE.
Abailard, cet Irlandais marque à la fois la renaissance
de la philosophie et la rénovation du libre génie celti-
que contre le mysticisme de l'Allemagne.
Au même moment où la philosophie essayait ainsi de
s'affranchir du despotisme théologique, le gouverne-
ment temporel des évêques était convaincu d'impuis-
sance. La France leur échappait ; elle avait besoin de
mains plus fortes et plus guerrières pour la défendre
des nouvelles invasions barbares. A peine débarrassée
des Allemands qui l'avaient si longtemps gouvernée,
elle se trouvait faible, inhabile, administrée, défendue
par des prêtres ; et cependant arrivaient par tous ses
fleuves, par tous ses rivages, d'autres Germains, bien
autrement sauvages que ceux dont elle était déh-
vrée.
Les incursions de ces brigands du Nord (Northmen)
étaient fort différentes des grandes migrations germa-
niques qui avaient eu heu du iv« au vi^ siècle. Les
barbares de cette première époque, qui occupèrent la
rive gauche du Rhin, ou qui s'établirent en Angle-
terre, y ont laissé leur langue. La petite colonie des
Saxons de Bayeux a gardé la sienne au moins cinq
cents ans. Au contraire, les Northmen du ix^ et du
x« siècle, ont adopté la langue des peuples chez les-
quels ils s'établissent. Leurs rois, Rou, de Russie et de
France (Ru-Rik, Rollon), n'ont point introduit dans
leur patrie nouvehe l'idiome germanique. Cette diffé-
rence essentielle entre les deux époques des invasions
me porterait à croire que les premières, qui eurent
lieu par terre, furent faites par des familles, par des
guerriers suivis de leurs femmes et de leurs enfants ;
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 41
moins mêlés aux vaincus par des mariages, ils purent
mieux conserver la pureté de leur race et de leur lan-
gue. Les pirates de l'époque où nous sommes parvenus
semblent avoir été le plus souvent des exilés, des ban-
nis, qui se firent rois de la mer, parce que la terre leur
manquait. Loups * furieux, que la famine avait chas-
sés du gîte paternel ^ ils abordèrent seuls et sans fa-
mille ^ ; et lorsqu'ils furent soûls de pillage, lorsqu'à
force de revenir annuellement, ils se furent fait une
patrie de la terre qu'ils ravageaient, il fallut des Sa-
bines à ces nouveaux Romulus ; ils prirent femme, et
les enfants, comme il arrive nécessairement, parlèrent
* Wargr. loup ; wargus, banni, V. Grimm.
* La faim fut le génie de ces rois de la mer. Une famine qui désola
le Jutland fit établir une loi qui condamnait tous les cinq ans à
l'exil les fils puînés. Odo Cluniac, ap. Scr. Fr. VI, 318. Dodo, de
Mor. Duc de Normann., 1. I. Guill. Gemetic, 1. 1, c. iv, b. — Un
Saga irlandais dit que les parents faisaient brûler avec eux leur
or, leur argent, etc., pour forcer leurs enfants d'aller chercher
fortune sur mer. Vatzdœla, ap. Barth. 438.
« Olivier Barnakall, intrépide pirate, défendit le premier à ses
compagnons de se jeter les enfants les uns aux autres sur la pointe
des lances : c'était leur habitude. Il en reçu le nom de Barnakall,
sauveur des enfants. » BarthoUn., p. 437. —Lorsque l'enthou-
siasme guerrier des compagnons du chef s'excitait jusqu'à la fré-
nésie, ils prenaient le nom de BerseMr (insensés» fous furieux). La
place du Bersekir était la proue. Les anciens Sagas font de ce titre
un honneur pour leur héros (V. l'Edda Saemundar, l'Hervarar-
Saga et plusieurs Sagas de Snorro). Mais dans le Vatzdsela-Saga,
le nom de Bersekir devient un reproche. Barthol. 3i5. — «Furore
bersekico si quis grassetur, relegatione puniatur. » Ann. Kristni-
Saga. Turner, Hist. of the Anglo-Saxons, I, 463, sqq.
* La forme poétique de la tradition qui leur donne pour com-.
pagnes les Vierges au bouclier indique assez que ce fut une excep-
tion, et qu'ils avaient rarement des femmes avec eux.
-42 • HISTOIRE DE FRANCE.
la langue de leurs mères. Quelques-uns conjecturent
que ces bandes purent être fortifiées par les Saxons fu-
gitifs, au temps de Charlemagne. Pour moi, je croirais
sans peine que non-seulement les Saxons, mais que
tout fugitif, tout bandit, tout serf courageux, fut reçu
par ces pirates, ordinairement peu nombreux, et qui
devaient fortifier volontiers leurs bandes d'un compa-
gnon robuste et hardi. La tradition veut que le plus
terrible des rois de la mer, Hastings, fût originaire-
ment un paysan de Troyes^ Ces fugitifs devaient leur
être précieux comme interprètes et comme guides.
Souvent peut-être la fureur des Northmans et l'atrocité
de leurs ravages, furent moins inspirées par le fana-
tisme odinique, que par la vengeance du serf et la
rage de l'apostat.
Loin de continuer l'armement des barques que Char-
lemagne avait voulu leur opposer à l'embouchure des
fleuves, ses successeurs appelèrent les barbares et les
prirent pour auxiliaires. Le jeune Pépin s'en servit
contre Charles le Chauve, et crut, dit-on, s'assurer de
leur secours en adorant leurs dieux. Ils prirent les
faubourgs de Toulouse, pillèrent trois fois Bordeaux,
* Eaoul Glaber : « Dans !a suite des temps naquit, près do
Troyes, un homme, de la plus basse classe des paysans, nommé
Hastings. Il était d'un village nommé Tranquille, à trois milles de
la ville ; il était robuste de corps et d'un esprit pervers. L'orgueil
lui inspira, dans sa jeunesse, du mépris pour la pau-v^eté de ses
parents; et cédant à son ambition, il s'exila volontairement de son
pays. Il parvint à s'enfuir chez les Normands. Là, il commença
par se mettre au service de ceux qui se vouaient à un brigandage
continuel pour procurer des vivres au reste de la nation, et qu'on
appelait la flotte (flotta).
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 43
saccagèrent Bayonne et d'autres villes au pied des
Pyrénées. Toutefois les montagnes, les torrents du
midi les découragèrent de bonne heure (depuis 864).
Les fleuves d'Aquitaine ne leur permettaient pas de
remonter aisément comme ils le faisaient dans la Loire,
dans la Seine, dans l'Escaut et dans l'Elbe.
Ils réussirent mieux dans le Nord. Depuis que leur
roi Harold eut obtenu du pieux Louis une province
pour un baptême (826)', ils vinrent tous à cette pâ-
ture. D'abord ils se faisaient baptiser pour avoir des
habits. On n'en pouvait trouver assez pour tous les
néophytes qui se présentaient. A mesure qu'on leur
refusa le sacrement dont ils se faisaient un jeu lucra-
tif, ils se montrèrent d'autant plus furieux. Dès que
leurs dragons, leurs serpents ^ sillonnaient les fleuves ;
dès que le cor d'ivoire ^ retentissait sur les rives, per-
• Tregan., xxxiii, ap. Scr. Fr. VI, 80 « ... Quem imperator ele-
vavit de fonte baptioiiiatis... Tune magnam partem Frisonum de-
dit ei. » Afetronom, c. XL, ibid., 107. — Eginh. Annal., ibid., 187.
— Annal. Bertin., ann. 870. « Cependant furent baptisés quelques
Isormands, amenés pour cela à l'empereur, par Hugues, abbé et
marquis : ayant reçu des présents, ils s'en retournèrent vers les
leurs; et après le baptême, ils se conduisirent de même qu'aupa-
ravant, en normands et comme des païens. »
• Ils appelaient ainsi leurs barques, drakars, snekMrs.
• Le cor d'ivoire joue un grand rôle dans les légendes relatives
aux Normands, par exemple, dalis la légende bretonne de Saint-
Florent : « Le moine Guallon fut envoyé à Saint-Florent... Lors-
qu'il fut entré dans le couvent, il chassa des cryptes les laies
sauvages qui s'y étaient établies avec leurs petits... En^.uite il alla
trouver Hastings, le chef normand, qui résidait encore à Nantes...
Lorsque le chef le vit venir à lui avec des présents, il se leva
aussitôt et quitta son siège, et appliqua ses lèvres sur ses lèvres ;
car il professait, dit-on, tellement quellement le christianisme... Il
44 HISTOIRE DE FRANCE.
sonne ne regardait derrière soi. Tous fuyaient à la
ville, à l'abbaye voisine, chassant vite les troupeaux ;
à peine en prenait-on le temps. Vils troupeaux eux-
mêmes, sans force, sans unité, sans direction, ils se
blottissaient aux autels sous les reliques des saints.
Mais les reliques n'arrêtaient pas les barbares. Ils
semblaient au contraire acharnés à violer les sanc-
tuaires les plus révérés. Ils forcèrent Saint-Martin de
Tours, Saint-Germain-des-Prés à Paris, une foule d'au-
tres monastères. L'effroi était si grand qu'on n'osait
plus récolter. On vit des hommes mêler la terre à la
farine. Les forêts s'épaissirent entre la Seine et la
Loire. Une bande de trois cents loups courut l'Aqui-
taine, sans que personne pût l'arrêter. Les bêtes fau-
ves semblaient prendre possession de la France.
Que faisaient cependant les souverains de la con-
trée, les abbés, les évêques? Ils fuyaient, emportant
les ossements des saints; impuissants comme leurs re-
liques, ils abandonnaient les peuples sans direction,
sans asile. Tout au plus, ils envoyaient quelques serfs
armés à Charles le Chauve , pour surveiller timide-
ment la marche des barbares, négocier, mais de loin,
avec eux, leur demander pour combien de livres d'ar-
gent ils voudraient quitter telle province, ou rendre
tel abbé captif. On paya un million et demi de notre
monnaie pour la rançon de l'abbé de Saint-Denise
donna au moine i;:i cor dïvoire, appelé le Cor des tonnerres,
ajoutant que, lorsque les siens débarqueraient pour le pillage, il
sonnât de ce cor, et qu'il ne craignit rien pour son avoir aussi loin
que le son pourrait être e* ^endu des pirates. »
* Le couvent se racheta lui-même plusieurs fois et finit par être
réduit en cendres.
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 45
Ces barbares désolèrent le Nord, tandis que des Sar-
rasins infestaient le Midi ; je ne donnerai pas ici la mo-
notone histoire de leurs excursions. Il me -suffit d'en
distinguer les trois périodes principales : celle des in-
cursions proprement dites, celle des stations, celle des
établissements fixes. Les stations des Northmen étaient
généralement dans des îles à l'embouchure de l'Es-
caut, de la Seine et de la Loire ; celles des Sarrasins à
Fraxinet (la Garde Fraisnet) en Provence, et à Saint-
Maurice-en-Valais ; telle était l'audace de ces pirates
qu'ils avaient osé s'écarter de la mer et s'établir au
sein même des Alpes, aux défilés où se croisent les
principales routes de l'Europe. Les Sarrasins n'eurent
d'établissements importants qu'en Sicile. Les North-
men, plus disciplinables, finirent par adopter le chris-
tianisme, et s'établirent sur plusieurs points de la
France, particulièrement dans le pays appelé de leur
nom, Normandie.
Quelques textes des annales de Saint-Bertin suffiront
pour faire connaître l'audace des Northmen, l'impuis-
sance et l'humihation du roi et des évêques , leurs vai-
nes tentatives pour combattre ces barbares ou pour les
opposer les uns aux autres.
« En 866, il fut convenu que tous les serfs pris par
les Normands, qui viendraient à s'enfuir de leurs
mains, leur seraient rendus, ou rachetés au prix qu'il
leur plairait, et que si quelqu'un des Normands était
tué, on payerait une somme pour le prix de sa vie. »
« En 861, les Danois qui avaient dernièrement in-
cendié la cité de Térouanne, revenant, sous leur chef
Wélaud, du pays des Angles, remontent la Seine avec
46 HISTOIRE DE FRANCE.
plus de deux cents navires, et assiègent les Normands
dans le château qu'ils avaient construit en l'ile dite
d'Oissel. Charles ordonna de lever, pour donner aux
assiégeants, à titre de loyer, cinq mille livres d'argent
avec une quantité considérable de bestiaux et de
grains, à prendre sur son royaume, afin qu'il ne fut
pas dévasté ; puis, passant la Seine, il se rendit à Mé-
hun-sur-Loire, et y reçut le comte Robert avec les hon-
neurs convenus. Guntfrid et Gozfrid, par le conseil
desquels Charles avait reçu Robert, l'abandonnèrent
cependant eux avec leurs compagnons, selon l'incons-
tance ordinaire de leur race et leurs habitudes natives,
et se joignirent à Salomons, duc des Bretons. Un autre
parti de Danois entra par la Seine avec soixante navi-
res dans la rivière d'Hières, arriva de là vers ceux qui
assiégeaient le château, et se joignit à eux. Les as-
siégés, vaincus par la faim et la plus affreuse misère,
donnent aux assiégeants six mille livres, tant or qu'ar-
gent, et se joignent à eux. »
« En 869, Louis, fils de Louis, roi de Germanie, se
prenant à faire la guerre avec les Saxons contre les
Wenèdes, qui sont dans le pays des Saxons, remporta
une sorte de victoire, avec un grand carnage des deux
partis. En revenant de là, Roland, archevêque d'Arles,
qui (non pas les mains vides) avait obtenu de l'empe-
reur Louis et d'Ingelberge l'abbaye de Saint-Césaire,
éleva dans l'ile de la Camargue, de tous côtés extrême-
ment riche, où sont la plupart des biens de cette ab-
baye, et dans laquelle les Sarrasins avaient coutume
d'avoir un port, une forteresse seulement de terre, et
construite à la hâte ; apprenant l'arrivée des Sarrasins,
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVIXGIEN. 47
il y entra assez imprudemment. Les Sarrasins, débar-
qués à ce château, y tuèrent plus de trois cents des
siens, et lui-même fat pris, conduit dans leur navire et
enchaîné. Auxdits Sarrasins furent donnés pour les ra-
cheter cent cinquante livres d'argent, cent cinquante
manteaux, cent cinquante grandes épées et cent cin-
quante esclaves, sans compter ce qui se donna de gré
à gré. Sur ces entrefaites, ce même évêque mourut sur
les vaisseaux. Les Sarrasins avaient habilement accé-
léré son rachat, disant qu'il ne pouvait demeurer plus
longtemps, et que si on voulait le ravoir, il fallait que
ceux qui le rachetaient donnassent promptement sa
rançon, ce qui fut fait : et les Sarrasins, ayant tout
reçu, assirent l'évêque dans une chaise, vêtu de ses
habits 'sacerdotaux dans lesquels ils l'avaient pris, et,
comme par honneur, le portèrent du navire à terre;
mais quand ceux qui l'avaient racheté voulurent lui
parler et le féliciter, ils trouvèrent qu'il était mort. Ils
l'emportèrent avec un gi^and deuil, et l'ensevelirent le
22 septembre dans le sépulcre qu'il s'était fait préparer
lui-même. »
Ainsi fut démontrée l'impuissance du pouvoir épis-
copal pour défendre et gouverner la France. En 870,
le chef de l'Église gallicane, l'archevêque de Reims,
Plincmar, écrivait au pape ce pénible aveu : « Voici les
plaintes que le peuple élève contre nous : Cessez de
vous charger de notre défense, contentez-vous d'y
aider de vos prières, si vous voulez notre secours pour
la défense commune... Priez le seigneur apostoUque de
ne pas nous imposer un roi qui ne peut, de si loin,
48 HISTOIRE DE FRANCE.
nous aider contre les fréquentes et soudaines incur-
sions des païens... »
Le pouvoir local des évêques, le pouvoir central du
roi, se trouvent également condamnés par ces graves
paroles. Ce roi, qui n'est rien dans l'Église, ne sera
que plus faible en s'en séparant. Il peut disposer de
quelques évêques \ opposer le pape de Rome au pape
' Annal. Bertin., année 839. « Charles distribua aux laïques
certains monastères, qui n'étaient jamais accordés qu'à des clercs. »
— Ann. 862 : « L'abbaye de Saint-Martin, qu'il avait donnée dé-
raisonnablement à son fils Hludowic, il la donna sans plus de rai-
son à Hubert, clerc marié. » Pendant longtemps il avait laissé
vacante la place d'abbé, et l'avait gardée à son profit. En 861 , il en
avait fait autant des abbayes de Saint-Quentin et de Saint- Waast.
■ — Ann. 876. Il récompensait, en leur donnant des abbayes, les
transfuges qui passaient dans son parti. — Ann. 86S. « Il nomma
de sa pleine autorité, avant que la cause eût été jugée, Vulfade à
l'archevêché de Bourges, etc., etc. » — Frodoard, 1. II, c. xvii. Le
synode de Troyes, qui avait désapprouvé la nomination de Vui-
fade, envoyait au pape le compte rendu de ses délibérations.
Charles exigea que la lettre lui fût remise, et brisa pour la lire,
les sceaux des archevêques, etc. — Vo^. aussi dans les Annales de
Saint-Bertin, en 876, sa conduite dure et hautaine envers les évê-
ques assemblés au concile de Ponthion. — En 867, il avait exigé
des évêques et des abbés un état de leurs possessions, afin de sa-
voir combien il pouvait en exiger de serfs pour les employer à des
constructions. Dix ans après, il fit contribuer tout le clergé pour
le payement d'un tribut aux Normands. Ann. Bertin. — Dans ses
expéditions militaires, il se fit peu de scrupule de piller les églises.
Jbid., ann. 8S1. — On alla jusqu'à douter de la pureté de sa foi
(Lotharius adversus Karolum occasione suspectée fidei queritur...
Multa catholicse fidei contrario in regno Karli, ipso quoque non
nescio, concitantur. Ibid., ann, 835). — Nous le voyons même
humilier l'archevêque de Reims, auquel il devait tout, en donnant
la primatie à celui de Sens. — Hincmar avait plusieurs côtés
faibles et vulnérables. D'une part, il avait succédé à l'archevêque
DISSOLUTION DE L'EMPIllI'] CARLOVlXGIEX. 49
de Roinis. Il peut accumuler de vains titres, se faire
couronner roi de Lorraine et partager avec les Alle-
mands le royaume de son neveu Lothaire II ; il n'en est
pas jjIus fort. Sa faiblesse est au comble quand il de-
vient empereur. En 875, la mort de son autre neveu,
Louis II, laissait Tllalie vacante, ainsi que la dignité
impériale. Il prévient à Rome les fils de Louis le Ger-
manique, les gagne de vitesse, et dérobe pour ainsi
dire le titre d'empereur. Mais le jour même de Noël où
il triomphe dans Rome sous la dalmatique grecque \
son frère, maître un instant de la Neustrie, triomphe
lui aussi dans le propre palais de Charles; le pauvre
empereur s'enfuit d'Italie à l'approche d'un de ses ne-
veux et meurt de maladie dans un village des Alpes
(877) \
Son fils Louis le Bègue, ne peut même conserver
l'ombre de puissance qu'avait eue Charles le Chauve.
L'Italie, la Lorraine, la Bretagne, la Gascogne, ne veu-
lent point entendre parler de lui. Dans le nord même
Ebbon, dont plusieurs désapprouvaient la déposition. De l'autre,
il s'était compromis dans l'affaire de Gotteschalk, et par des pro-
cédés illégaux envers l'hérétique, et par son alliance avec Jean
Scot. On lui reprochait aussi ses violences à l'égard de son neveu
Hincmar, évêque de Laon, jeune et savant prélat, qu'il ne trou-
vait pas assez soumis à la primatie de Reims.
' Annal. Fuld., ap. Scr. Fr. VII. « De Italia in Galliam rediens,
novos et insolentes habitus assumpsisse perhibetur : nam talari
dalmatica indutus, et balteo desuper accinctus pendente usque ad
pedes, necnon capite involuto serico velamine, ac diademate de-
super imposito, dominis et festis diebus ad ecclesiam procedere
solebat... Graecas glorias optimas arbitrabatur... »
* Suivant l'annaUste de Saint-Bertin, il fut empoisonné par un
médecin juif.
T. II. 4
50 HISTOIRE DE FRANCE.
de la France, il est obligé d'avouer aux prélats et aux
grands, quïl ne tient la couronne que de l'élection K
11 vit peu, ses fils encore moins. Sous l'un d'eux, le
jeune Louis, l'annaliste, jette en passant cette parole
terrible, qui nous fait mesurer jusqu'où la France était
descendue : « Il bâtit un château de bois ; mais il ser-
vit plutôt à fortifier les. païens qu'à défendre les chré-
tiens, car ledit roi ne put trouver personne à qui en
remettre la garde ^ »
Louis eut pourtant, en 881, un succès sur les North-
mans de l'Escaut. Les historiens n'ont su comment cé-
lébrer ce rare événement. Il existe encore en langue
germanique un chant qui fut composé à cette occa-
sion ^. Mais ce revers ne les rendit que plus terribles.
Leur chef Gotfried épousa Gizla, fille de Lothaire II,
se fit céder la Frise; et quand Charles le Gros, le nou-
veau roi de Germanie, y eut consenti, il voulut encore
un établissement sur le Rhin, au cœur même de l'Em-
pire. La Frise, disait-il, ne donnait pas de vin; il lui
fallait Coblentz et Andernach. Il eut une entrevue avec
l'empereur dans une île du Rhin. Là il élevait de nou-
velles prétentions au nom de son beau-frère Hugues.
» Annal. Bertin., ap. Scr. Fr. VIII, 27. Ego Ludovicus miseri-
cordia Domini Dei nostri et electione populi rex constitutus... polli-
«or servaturum leges et statuta populo, etc. »
* Annales de Saint-Bertin.
* Einen Kuning weiz ich,
Heisset er Ludwig
Der gerne Gott dienet, etc.
Un chroniqueur, postérieur de deux siècles, ne craint pas d'af-
firmer qu"Eudes, qui faisait la guerre pour Louis, tua aux îsorj
mands cent mille hommes. (Marianus Scotus.)
DISSOLUTION DE L'EMPIRE GARLOVINGIEN. 5»
Les impériaux perdirent patience et l'assassinèrent.
Soit pour venger ce meurtre, soit de concert avec
Cliarles le Gros, le nouveau chef Siegfried alla s'unir
aux Northmans de la Seine, et envahit la France du
Nord, qui reconnaissait mal le joug du roi de Germa-
nie, Charles le Gros, devenu roi de France par l'extinc
tion de la branche française des Caiiovingiens.
Mais l'humiliatioi^ n'est pas complète jusqu'à l'avéne-
ment du prince allemand (884). Celiù-ci réunit tout
l'empire de Charlemagne. Il est empereur, roi de Ger-
manie, d'Italie, de France. Magnifique dérision! Sous
lui les Northmans ne se contentent plus de ravager
l'Empire. Ils commencent à vouloir s'emparer des
places fortes. Ils assiègent Paris avec un prodigieux
acharnement. Cette ville, plusieurs fois attaquée,
n'avait jamais été prise. Elle l'eût été alors, si le comte
Eudes, fils de Robert le Fort, l'évêque Gozlin et l'abbé
de Saint-Germain-des-Prés, ne se fussent jetés dedans
et ne l'eussent défendue avec un grand courage. Eudes
osa même en sortir pour implorer le secours de Charles
le Gros. L'empereur vint en effet, mais il se contenta
d'observer les barbares, et les détermina à laisser
Paris, pour ravager la Bourgogne, qm méconnaissait
encore son autorité (885-886). Cette lâche et perfide
connivence déshonorait Charles le Gros.
C'est une chose k la fois trise et comique, de voir les
efforts du moine de Saint-Gall pour ranimer le courage
de l'empereur. Les exagérations ne coûtent rien au
bon moine. Il lui conte que son aïeul Pépin coupa la
tête à un lion d'un seul coup ; que Charlemagne (comme
auparavant Clotaire II) tua en Saxe tout ce qui se trou-
52 HISTOIRE DE FRA^XE.
Yait plus haut que son épée ; que le débonnaire fils de
Charlemagne étonnait de sa force les envoyés des
Northmans, et se jouait à briser leurs épées dans ses
mains ^ Il fait dire à un soldat de Charlemagne qu'il
portait sept, huit, neuf barbares embrochés à sa lance
comme de petits oiseaux -. Il l'engage à imiter ses
pères, à se conduire en homme, à ne pas ménager les
grands et les évêques. « Charlemagne ayant envoyé
consulter un de ses fils, qui s'était fait moine, sur la
manière dont il fallait traiter les grands, on le trouva
arrachant des orties et de mauvaises herbes : Rappor-
tez à mon père, dit-il, ce que vous m'avez vu faire...
Son monastère fut détruit. Pour quelle cause, cela n'est
pas douteux. Mais je ne le dirai pas que je n'aie vu
votre petit Bernard ceint d'une épée. »
Ce petit Bernard passait pour fils naturel de l'empe-
reur. Charles lui-même rendait pourtant la hose dou-
teuse, lorsqu'accusant sa femme devant la diète de 887,
il semblait se proclamer impuissant ; il assurait « qu'il
n'avait point connu l'impératrice, quoiqu'elle lui fût
unie depuis dix ans en légitime mariage. » Il n'y avait
que trop d'apparence : l'empereur était impuissant
comme l'Empire. L'infécondité de huit reines, la mort
• C'est ainbi qu"Haroun-al-Rascliid met en pièces les armes qiu
lui apportent les ambassadeurs de Constantinople. On sait riiiii.
toire de l'arc d'Ulysse dans V Odyssée, de l'arc du roi d'Étliiopio
dans Hérodote.
' Mon. SangalL, 1. Il, e. xx. « Is cum Behemanos, Wilzoz et
Avaros in modum prati secaret, et in avicularum modum de has-
tili suspenderet... aiebat : « Quid mihi ranunculi isti? Septem vel
octo, vel certe novem de illis hasta mca perforâtes et nescio quid
murmurantes, hue iilucque portar-e solebam. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. S3
prématurée de six rois, prouvent assez la dégéuëration
de cette race : elle finit d'épuisement comme celle des
Mérovingiens. La branche française est éteinte; la
France dédaigne d'obéir plus longtemps à la branche
allemande. Charles le Gros est déposé à la diète de
Tribur, en 887. Les divers royaumes qui composaient
l'empire de Charlemagne sont de nouveau séparés ; et
non-seulement les royaumes, mais bientôt les duchés,
lec comtés, les simples seigneuries.
L'année même de sa mort (877), Charles le Chauve
avait signé l'hérédité des comtés ; celle des fiefs exis-
tait déjà. Les comtes, jusque-là magistrats amovibles,
devinrent des souverains héréditaires, chacun dans le
pays qu'ils administraient. Cette concession fut amenée
par la force des choses. Charles le Chauve avait au
contraire défendu d'abord aux seigneurs de bâtir des
châteaux, défense vaine et coupable au miheu des ra-
vages des Northmans. Il finit par céder à la nécessité :
il reconnut l'hérédité des comtés (877) ^ ; c'était rési-
gner la souveraineté. Les comtes, les seigneurs, voilà
les véritables héritiers de Charles le Chauve. Déjà il a
marié ses filles aux plus vaillants d'entre eux, à ceux
de Bretagne et de Flandre.
Ces libérateurs du pays occuperont les défilés aes
montagnes, les passes des fleuves, ils y dresseront
leurs forts, ils s'y maintiendront à la fois, et contre les
barbares, et contre le prince, qui de temps en temps
* Il assure l'hcritage au fils, lors même qu'il est encore enfant
à la mort du père. S'il n'y a point de fils, le prince disposera du
comté.
54 HISTOIRE DE FRANCE.
aura la tentation de ressaisir le pouvoir qu'il aban-
donne à regret. Mais les peuples n'ont plus que haine
et mépris pour un roi qui ne sait point les défendre. Ils
se serrent autour de leurs défenseurs, autour des sei-
gneurs et des comtes. Rien de plus populaire que la
féodalité à sa naissance. Le souvenir confus de cette
popularité est resté dans les romans où Gérard de Rous-
sillon, où Renaud et les autres fils d'Aymon soutien-
nent une lutte héroïque contre Charlemagne. Le nom
de Charlemagne est ici la désignation commune des
Carlovingiens.
Le premier et le plus puissant de ces fondateurs de la
féodahté, est le beau-frère même de Charles le Chauve,
Boson, qui prend le titre de roi de Provence, ou Bour-
gogne Cisjuranc ^ (879). Presqu'en môme temps (888),
Rodolf Welf occupe la Bourgogne Transjurane, dont il
fait aussi un royaume. Voilà la barrière de la France
au sud-est. Les Sarrasins y auront des combats à ren-
dre contre Boson, contre Gérard de Roussillon, le cé-
lèbre héros de roman, contre l'évêque de Grenoble et
le vicomte de Marseille.
Au pied des Pyrénées, le duché de Gascogne est ré-
tabli par cette famille d'Hunald et de Guaifer ^ si mal-
* Il fut élu au concile de INIantailIe par vingt-trois évèques du
midi et de rOrlent de la Gaule.
^ F. la chartre de 84b, par laquelle Charles le Chauve refuse de
confisquer les dons prodigieux que le comte des Gascons Yandre-
gi&ile et sa famille (comtes de Bigorre, etc.'! avait faits à l'église
d'Alahon (diocèse d'Urgel). Histoire du Lang., I, note, p. 688 et
p. 8o des preuves. — II ne donnait pas moins que tout l'ancien
patrimoine de ses aïeux en Franco, tout ce qu'ils avaient eu de
pi-opriétés et de droits dans le Toulonsan, YAgénois. le Quiercpi
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 53
traitée par les Carlovingiens, qui lui durent le désas-
tre de Roncevaux. Dans l'Aquitaine, s'élèvent les
puissantes familles de Gothie (Narbonne, Roussillon,
Barcelone), de Poitiers et de Toulouse. Les deux pre-
mières veulent descendre de saint Guillaume, le grand
saint du Midi, le vainqueur des Sarrasins. C'est ainsi
que tous les rois d'Allemagne et d'Italie descendent de
Charlemagne, et que les familles héroïques de la
Grèce, rois de Macédoine et de Sparte, Aleuades de
Thessalie, Bacchides de Corinthe, descendaient d'IIer-
cule.
A l'est le comte de Hainaut, Reinier, disputera la
Lorraine aux Allemands, au féroce Swiutibald, iîls du
roi de Germanie. Reimev-I^enard restera le type et le
nom populaire de la ruse luttant avec avantage contre
la brutalité de la force.
Au nord, la France prend pour double défense con-
tre les Belges et les Allemands les forestiers de Flan-
dre* et les comtes de Vermandois, parents et alliés,
plus ou moins fidèles des Carlovingiens.
Mais la grande lutte est à l'ouest, vers la Norman-
Ic pa?/s d'Arles, le Périffîieux, la Saintonge et le Poitou. Le
bénédictins ne trouvent dans l'état matériel et la forme de celti
pièce aucun motif d'en suspecter l'authenticité. Ce serait le testa-
ment de l'ancienne dynastie aquitanique, réfugiée chez les Basques,
léguant à l'Église espagnole tout ce qu'elle a jamais possédé e;;
France. Du tiers de la France, le don est "réduit par Cliarles le
Chauve à quelques terres en Espagne, sur lesquelles il n'avait pa;:
grantl'chose à prétendre. (1833.) M. Rabanis a constaté l'autheiiti-
cité de la charte d'Alahon H 841).
• Les comtes de Flandre portèrent d'abord ce nom, ainsi que
les comtes d'Anjou.
m HISTOIRE DE FRANCE.
die et la Bretagne. Là, débarquent annuellement les
hommes du Nord. Le breton Nomenoé se met à la tête
du peuple, bat Charles le Chauve, bat les Northmans,
défend contre Tours l'indépendance de l'Église bre-
tonne, et veut faire de la Bretagne un royaume '.
Après lui, les Northmans reviennent en plus grand
nombre, le pays n'est plus qu'un désert, et quand l'un
de ses successeurs (937), l'héroïque Allan Barbetorte,
parvint à leur reprendre Nantes, il faut, pour arriver
à la cathédrale, où il va remercier Dieu, qu'il perce son
chemin l'épée à la main à travers les ronces. Mais,
cette fois, le pays est délivré; les Northmans, les Al-
lemands, appelés par le roi contre la Bretagne, sont
repoussés également. Allan assemble pour la première
fois les états du comté, et le roi finit par reconnaître
que tout serf réfugié en Bretagne devient par cela seul
homme libre.
En 859, les seigneurs avaient empêché le peuple de
s'armer contre les Northmans ^ En 864, Charles le
Chauve avait défendu aux seigneurs d'élever des châ-
teaux. Peu d'années s'écoulent, et une foule de chà-
• Histor. Britann., ap. Scr. Fr. VII, 49. «... In corde siio cogi-
tavit ut se regem faceret... Reperit ut episcopos totius suas regio-
nis manu Francorum regia factos, aliqua seductione à sedibus .'<uis
expelleret, et alios concessione sua constitutos in locis illoruia
sutirogaret, et si sic fieri possct, faciliter per hoc ad regiam digni
tatem ascenderet. »
* Annal. Bertin., ap. Scr. Fr. VII, 74 : « Vulgus promiscuum
inter Sequanam et Ligerim, inter se conjurans adversus Danos
in Sequana consistentes, fortiter rosistit. Sed quia incaute sus-
cepta est eorum conjuratio, à potcntioribus nostris facile interfl-
ciuntur. »
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 57
teaux se sont élevés; partout les seigneurs arment
leurs hommes. Les barbares commencent à rencontrer
des obstacles. Robert le Fort a péri en combattant les
Northmans à Brisserte (866). Son fils Eudes, plus heu-
reux, défend Paris contre eux en 885. Il sort de la
ville, il y rentre à travers le camp des Northmans \
Ils lèvent le siège et vont encore échouer sous les murs
de Sens. En 891 , le roi de Germanie Arnulf force leur
camp près de Louvaiu, et les précipite dans la Dyle.
En 933 et 955, les empereurs saxons, Henri l'Oiseleur
et Othon le Grand, remportent sur les Hongrois leurs
fameuses victoires de Mersebourg et d'Augsbourg.
Vers la même époque, l'évêque Izarii chasse les Sarra-
sins du Dauphiné, et le vicomte de Marseille, Guil-
laume, en délivre la Provence (965, 972).
Peu à peu les barbares se découragent; ils se rési-
gnent au repos. Ils renoncent au brigandage, et de-
mandent des terres. Les Northmans de la Loire, si
terribles sous le vieil Hastings, qui les mena jusqu'en
Toscane, sont repoussés d'Angleterre par le roi Alfred.
Ils ne se soucient point d'y mourir, comme leur héros
Rognard Lodbrog, dans un tonneau de vipères. Ils ai-
ment mieux s'établir en France, sur la belle Loire. Ils
riossèdent Chartres, Tours et Blois. Leur chef Théo-
bald, tige de la maison de Blois et Champagne, ferme
la Loire aux invasions nouvelles, comme tout à l'heure,
Radholf ou Rollon va fermer la Seine, sur laquelle il
* Annal. Vedast., ap. Scr. Fr, VIII, 85 : « Nortmanni, ejusre-
ditum prœscientes, accurerunt ei ante portani Tuiris ; sed ille,
emisso equo, a dextris et sinilris adversarios csedens, civitatem
ingressus. »
^^8 HISTOIRE DE FRANCE.
s'établit (911), du consentement du roi de France,
Charles le Simple ou le Sot. Il n'était pas si sot pour-
tant de s'attacher ces Northmans, et de leur donner
l'onéreuse suzeraineté de la Bretagne, qui devait user
Bretons et Northmans les uns par les autres. Rollon
reçut le baptême et fit hommage, non en personne,
mais par un des siens ; celui-ci s'y prit de manière
qu'en baisant le pied du roi, il le jeta à la renverse.
Telle était l'insolence de ces barbares.
Les Northmans se fixent donc et s'établissent. Les
indigènes se fortifient. La France prend consistance,
et se ferme peu à peu. Sur toutes ses frontières s'élè-
vent, comme autant de tours, de grandes seigneuries
féodales. Elle retrouve quelque sécurité dans la forma-
tion des puissances locales, dans le morcellement de
l'Empire, dans la destruction de l'unité. Mais quoi!
cette grande et noble unité de la patrie, dont le gou-
vernement romain et francique nous ont du moins
donné l'image, n'y a-t-il pas espoir qu'elle revienne un
jour? Avons-nous décidément péri comme nation? N'y
a-t-il point au milieu de la France quelque force cen-
tralisante qui permette de croire que tous les membres
se rapprocheront, et formeront de nouveau un corps?
Si ridée de l'unité subsiste, c'est dans les grands
sièges ecclésiastiques qui conservent la prétention de
la primatie. Tours est un centre sur la Loire, Reims en
est un dans le Nord. Mais partout le pouvoir féodal
limite celui des évêques. A Troyes, à Soissons, le
comte l'emporte sur le prélat. A Cambrai et à Lj-on il
y a partage. Ce n'est guère que dans le domaine du roi
que les évêques obtiennent ou conservent la seigneu-
DISSOLUTION DE L'EMl'IRE CARLO VIXGIEN. M
rie de leur cité. Ceux de Laon, Beauvais, Noyon,
Châlons-siir-Marne, Langres, devientient pairs du
roj'aiime, il en est de même des métropolitains de
Sens et de Reims. Le premier chasse le comte; le se-
cond lui résiste. L'archevêque de Reims, chef de
l'Église gallicane, est longtemps l'appui fidèle des
Carlovingiens K Lui seul semble s'intéresser encore à
la monarchie, à la dynastie.
Cette vieille dynastie, sous la tutelle des évêques,
ne peut plus rallier la France. Au milieu des guerres
et des ravages des barbares , le titre de roi doit passer
à quelqu'un des chefs qui ont commencé à armer le
peuple. Il faut que ce chef sorte des provinces centra-
les. L'idée de l'unité ne peut être reprise et défendue
par les hommes de la frontière. Cette unité leur est
odieuse; ils aiment mieux l'indépendance.
Le centre du monde mérovingien avait été l'Église
de Tours. Celui des guerres carlovingiennes contré les
Northmans et les Bretons est aussi sur la Loire , mais
plus à l'occident, c'est-à-dire dans l'Anjou, sur la
marche de Bretagne. Là, deux familles s'élèvent, tiges
des Capets et des Plantagenets , des rois de France et
d'Angleterre. Toutes deux sortent de chefs obscurs qui
s'illustrèrent en défendant le pays.
La seconde veut remonter à un Torthulf ou Tertulle,
' Lorsque Charles le Simple appela ses vassaux contre les
Hongrois, en 919, aucun ne vint à son ordre, hors rarchevêcxue de
Reims, Hérivée, qui lui amena quinze cents hommes d'armes
(Frodoard). — Louis d'Outremer confirma, en 9So, tous les an-
ciens privilèges de l'église de Reims ; ils furent confirmés de nou-
veau par Lothaire, en 95S, et plus tard par les Othons.
60 HISTOIRE DE FRA^■CE.
breton de Rennes, « simple paysan, dit la chronique,
vivant de sa chasse et de ce qu'il trouvait dans les
forêts. » Charles le Chauve le nomvja f^'^'^stier de la
forêt de Nid-de-Merle ^ Son fils du même nom reçut le
titre de sénéchal d'Anjou. Son petit fils Ingelger, et les
Foulques, ses descendants, furent des ennemis terri-
bles pour la Normandie et la Bretagne.
Les Capets sont aussi d'abord établis dans l'Anjou.
Il semble que ce soient des chefs saxons au service de
Charles le Chauve ^ Il confie à leur premier ancêtre
* Gesta consulum Andegav., c. i, 2, ap. Scr. Fr. VII, 2b6.
« Torquatus... seu Tortulfus... habitator rusticanus fuit, ex copia
silvestri et venatico exercitio victitans, etc. » V. aussi [iiid.)
Pactius Locliiensis, de Orig. comitum Andegavensium.
* Aimoin de Saint-Fleury, qui écrivit en lOOo, dit formellement
Rotbert... homme de race saxonne... Il eut pour fils Eudes et
Rotbert. Acta SS. ord. S. Bened., P. II. sec. IV. p. 337. Albéric
des Trois-Fontaines, qui écrivit deux siècles plus tard, n'a donc
pas été, comme Ta cru M. Sismondi, le premier à donner cette
généalogie. « Les rois Robert et Eudes furent fils de Robert le
Fort, marquis de la race des Saxons... Mais les historiens ne nous
apprennent rien de plus sur cette race. » Ibid., 283. — Guillaume
de Jumiéges : « Robert, comte d'Anjou, homme de race saxonne,
avait deux fils, le prince Eudes et Robert, frère d'Eudes. » Item.
Chron, de Strozzi, ap. Scr. Fr. X, 278. — Un anonyme, auteur
d'une vie de Louis VIII : « Le royaume passa de la race de Charles
à celle des comtes de Paris, qui provenaient d'origine saxonne. »
— Helgald, vie de Robert, c. i. « L'auguste famille de Robert,
comme lui-même l'assurait en saintes et humbles paroles, avait sa
souche en Au&onie. » (Ausonia, il faut peut-être lire Saxonia?) —
Quelques historiens font naître Robert en îseustrie ; les uns à Scez
(Saxia, civitas Saxorum), les autres à Saisseau (Saxiacum). V. la
préface du tome X des Historiens de France. Toutes ces opinions
se concilient et se confirment par leur divergence même, en ad-
mettant que Robert le Fort descendait des Saxons établis en
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 61
counu, Robert le Fort, la c^éfense du pays entre la
Seine et la Loire. Robert se fait tuer en combattant, à
Brisserte, le chef des Northmans, Hastings. Son fils
Eudes, plus heureux, les repousse au siège de Paris
(885), et remporte sur eux une grande victoire, à
Montfaucon. A l'époque de la déposition de Charles le
Gros, il est élu roi de France (888).
M. Augustin Thierry, dans ses Lettres sur Vliistoire
de France, a suivi avec beaucoup de sagacité les alter-
natives de cette longue lutte qui, dans l'espace d'un
siècle, fit prévaloir la nouvelle dynastie. Il m'est im-
possible de ne pas emprunter quelques pages de ce
beau récit. La question n'y est traitée que sous un
point de vue, mais avec une netteté singulière.
«A la révolution de 888, correspond de la manière
la plus précise un mouvement d'un autre genre, qui
élève sur le trône un homme entièrement étranger à la
famille des Carlovingiens. Ce roi, le premier auquel
notre histoire devrait donner le titre de roi de France,
par opposition au roi des Francs, est Ode, ou, selon la
prononciation romaine, qui commençait à prévaloir,
Eudes, fils du comte d'Anjou Robert le Fort. Élu au
détriment d'un héritier qui se qualifiait de légitime,
Eudes fut le candidat national de la population mixte
qui avait combattu cinquante ans pour former un État
par elle-même, et son règne marque l'ouverture d'une
seconde série de guerres civiles, terminées, après un
Neustrie, et particLiliérement à Bayeux. Tout le rivage s'appelait
litius Saxonicum. Les noms de Séez, de Saisseau, de la rivière
de Sée, etc., ont évidemment la même origine.
62 HISTOIRE DE FRANCE.
siècle, par l'exclusion définitive de la race de Charles
le Grand. En eifet, cette race toute germanique, se
rattachant, par le lien des souvenirs et les affections
de parenté, aux pays de la langue tudesque, ne pou-
vait être regardée par les Français que comme un
obstacle à la séparation sur laquelle venait de se fon-
der leur existence indépendante.
« Ce ne fut point par caprice, mais par politique,
que les seigneurs du nord de la Gaule, Francs d'ori-
gine, mais attachés à l'intérêt du pays, violèrent le
serment prêté par leurs aïeux à la famille de Pépin, et
firent sacrer roi à Compiègne, un homme de descen-
dance saxonne. L'héritier dépossédé par cette élection,
Charles, surnommé le Simple ou le Sot^ ne tarda pas
à justifier son exclusion du trône, en se mettant sous
te patronage d'Arnulf, roi de Germanie. « Ne pouvant
tenir, dit un ancien historien, contre la puissance
d'Eudes, il alla réclamer, en suppliant, la protection
du roi Arnulf. Une assemblée publique fut convoquée
dans la ville de Worms; Charles s'y rendit, et, après
avoir offert de grands présents à Arnulf, il fut investi
par lui de la royauté dont il avait pris le titre. li'ordro
fut donné aux comtes et aux évêques qui résidaient
aux environs de la Moselle de lui prêter secours, et de
le faire rentrer dans son royaume, pour quïl y fût
couronné; mais rien de tout cela ne lui profita. ï>
« Le parti des Carlo vin giens, soutenu par l'interven-
tion germanique, ne réussit point à l'emporter sur le
* Chronic. Ditmari, ap. Scr. Fr. X, 119 : « Fuit in occiduis par-
tiLus (juidam rex ab inculiss Karl Soi, id est Stolidus, ironice die-
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. G3
parti qu'on peut nommer français. Il fut plusieurs fois
battu avec son chef, qui, après chaque défaite, se
mettait en sûreté derrière la Meuse, hors des limites
•du royaume. Charles le Simple parvint cependant,
grâce au voisinage de l'Allemagne, à obtenir quelque
puissance entre la Meuse et la Seine. Un reste de la
vieille opinion germanique, qui regardait les Welskes
ou Wallons comme les sujets naturels des fils des
Francs, contribuait à rendre cette guerre de dynastie
populaire dans tous les pays voisins du Rhin. Sous
prétexte de soutenir les droits de la royauté légitime,
Swintibald, fils naturel- d'Arnulf, et roi de Lorraine,
envahit le territoire français en l'année 895. Il parvint
jusqu'à Laon avec une armée composée de Lorrains,
d'Alsaciens et de Flamands, mais fut bientôt forcé de
battre en retraite devant l'armée du roi Eudes. Cette
grande tentative ayant ainsi échoué, il se fit à la cour
de Germanie une sorte de réaction politique en faveur
de celui qu'on avait jusque-là qualifié d'usurpateur.
Eudes fut reconnu roi S et l'on promit de ne plus don-
ner à l'avenir aucun secours au prétendant. En efl'et,
Charles n'obtint rien tant que son adversaire vécut,
mais à la mort du roi Eudes, lorsque le changement
tus » Rad Glaber, L I, c. i, ibid iv : « Garolum Hebetem cognomi-
natum. » Ghronic. Strozzian., ibid., 273 : ...Garolum Simplicem. »
— Ghron. S. Maxent., ap. Scr. Fr. IX, 8 : « Karolus Follus. »
Richard. Pietav., ibid., 22 : « Karolus Simplex, sive StuUus. »
^ Il ne faut pas se représenter cet Eudes comme assis dans de
paisibles possessions, ainsi que le furent après lui Hugues le
Grand et Hugues Gapet. Il n'avait cxu'un royaume flottant, ou
plutôt qu'une ai'mée. G'est un chef de partisans qu'on voit com-
battre tour à tour le Nord et le Midi, la Flandre et l'Aquitaine.
64 HISTOIRE DE FRANCE.
de dynastie fut remis en question, le Keisar, ou empe-
reur, prit de nouveau parti pour le descendant des rois
francs,
« Charles le Simple, reconnu en 898, par une
grande partie de ceux qui avaient travaillé à l'exclure,
régna d'abord vingt-deux ans sans aucune opposition.
C'est dans cet espace de temps qu'il abandonna au
chef normand Rolf tous ses droits sur le territoire
voisin de l'embouchure de la Seine, et lui conféra le
titre de duc (912). Le duché de Normandie servit plus
tard à flanquer le royaume de France contre les atta-
ques de l'empire germanique et de ses vassaux lor-
rains ou flamands. Le premier duc fut fidèle au traité
d'alliance qu'il avait fait avec Charles le Simple, et le
soutint, quoique assez faiblement, contre Rotbert ou
Robert, frère du roi Eudes, élu roi en 922. Son fils,
Guillaume Je"*, suivit d'abord la même politique, et
lorsque le roi héréditaire eut été déposé et emprisonné
à Laon, il se déclara pour lui contre Radulf ou Raoul,
beau-frère de Robert, élu et couronné roi, en haine de
la dynastie franque. Mais peu d'années après, chan-
geant de parti, il abandonna la cause de Charles le
Simple et fit alliance avec le roi Raoul. En 936, espé-
rant qu'un retour à ses premiers errements lui procu-
rerait plus d'avantages, il appuya d'une manière éner-
gique la restauration du fils de Charles, Louis, sur-
nommé d'Outre-mer.
« Le nouveau roi, auquel le parti français soit par
fatigue, soit par prudence, n'opposa aucun compé-
titeur, poussé par un penchant héréditaire à chercher
des amis au delà du Rhin, contracta une alliance
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 6j
étroite avec Othoii, premier du nom, roi de Germanie
le prince le plus puissant et le plus ambitieux de l'é-
poque. Cette alliance mécontenta vivement les sei-
gneurs, qui avaient une grande aversion pour l'in-
fluence teutonique. Le représentant de cette opinion
nationale , et l'homme le plus puissant entre la Seine
et la Loire , était Hugues , comte de Paris , auquel on
donnait le surnom de Grand, à cause de ses immenses
domaines. Dès que les défiances mutuelles se furent
accrues au point d'amener, en 940, une nouvelle
guerre entre les deux partis , qui depuis cinquante ans
étaient en présence, Hugues le Grand, quoiqu'il ne
prît point le titre de roi , joua contre Louis d'Outre-
mer le même rôle qu'Eudes , Robert et Raoul avaient
joué contre Charles le Simple. Son premier soin fut
d'enlever à la faction opposée l'appui du duc de Nor-
mandie; il y réussit, et, grâce à l'intervention nor-
mande , parvint à neutraliser les effets de l'influence
germanique. Toutes les forces du roi Louis et du parti
franc se brisèrent , en 945 , contre le petit duché de
Normandie. Le roi, vaincu en bataille rangée, fut pris
avec seize de ses comtes, et enfermé dans la tour de
Rouen , d'où il ne sortit que pour être livré aux chefs
du parti national , qui l'emprisonnèrent à Laon.
« Pour rendre plus durable la nouvelle alliance de
ce parti avec les Normands , Hugues le Grand promit
de donner sa fille en mariage à leur duc. Mais cette
confédération des deux puissances gauloises les plus
voisines de la Germanie attira contre elles une coali-
tion des puissances teutoniques dont les principales
étaient alors Othon et le comte de Flandre. Le prétexte
T. II. 5
HISTOIRE DE FRANCE.
de la guerre devait être de tirer le roi Louis de sa
prison; Eûais les coalisés se promettaient des résultats
d'un autre genre. Leur but était d'anéantir la puis-
sauce normande, en réunissant ce duché à la couronne
de France, après la restauration du roi leur allié : en
retour, ils devaient recevoir une cession de territoire,
qui agrandirait leurs États aux dépens du royaume de
France. L'invasion, conduite par le roi de Germanie,
eut lieu en 946. A la tête de trente -deux légions,
disent les historiens du temps, Othon s'avança jusqu'à
Reims. Le parti national, qui tenait un loi en prison
et n'avait pas de roi à sa tête , ne put rallier autour
de lui des forces suffisantes pour repousser les étran-
gers. Le roi Louis fut remis en liberté , et les coalisés
s'avancèrent jusque sous les murs de Rouen : mais
cette campagne brillante n'eut aucun résultat décisif.
La Normandie resta indépendante, et le roi délivré
n'eut pas plus d'amis qu'auparavant. Au contraire, on
lui imputa les malheurs de l'invasion, et, menacé
bientôt d'être pour la seconde fois déposé , il retourna
au delà du Rhin pour implorer de nouveaux secours.
« En l'année 948 , les évêques de la Germanie s'as-
semblèrent, par ordre du roi Othon, en concile, à
Inghelheim, pour traiter, entre autres affaires, des
griefs de Louis d'Outre-mer contre le parti de Hugues
le Grand. Le roi des Français vint jouer le rôle de
solliciteur devant cette assemblée étrangère. Assis à
côté du roi de Germanie, après que le légat du pape
eut annoncé l'objet du synode, il se leva et parla en
ces termes : « Personne de vous n'ignore que des mes-
sagers du comte Hugues et des autres seigneurs de
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. G7
France sont venus me trouver au pays d'outre-mer,
m'invitant à rentrer dans le royaume qui était mon
héritage paternel. J'ai été sacré et couronné par le
vœu et aux acclamations de tous les chefs et de l'ar-
mée de France. Mais, peu de temps après, le comt;;;
Hugues s'est emparé de moi par trahison, m'a déposé
et emprisonné durant une année entière; enfln, je n'ai
obtenu ma délivrance qu'en remettant en son pouvoir
la ville de Laon , la seule ville de la couronne que mes
fidèles occupassent encore. Tous ces malheurs qui ont
fondu sur moi depuis mon avènement, s'il y a quel-
qu'un qui soutienne qu'ils me sont arrivés par ma
faute, je suis prêt à me défendre de cette accusation,
soit par le jugement du synode et du roi ici présent,
soit par un combat singulier. » Il ne se présenta,
comme on pouvait le croire, ni avocat, ni champion de
la partie adverse , pour soumettre un différend natio-
nal au jugement de l'empereur d'outre-Rhin , et le con-
cile, transféré à Trêves, sur les instances de Leudulf,
chapelain et délégué du César , prononça la sentence
suivante : « En vertu de l'autorité apostolique, nous
excommunions le comte Hugues , ennemi du roi Louis,
à cause des maux de tout genre qu'il lui a faits, jus-
qu'à ce que ledit comte vienne à résipiscence, et donne
pleine satisfaction devant le légat du souverain pontife.
Que s'il refuse de se soumettre, il devra faire le
voyage de Rome pour recevoir son absolution. »
« A la mort de Louis d'Outre-mer, en l'année 954,.
son flls Lothaire lui succéda sans opposition appa-
rente. Deux ans après, le comte Hugues mourut, lais-
sant trois fils, dont l'aîné, qui portait le même nom
68 HISTOIRE DE FRANCE.
[[lie liii, hérita du comté de Paris, qu'on appelait aussi
le duché de France. Son père avant de mourir, l'avait
recommandé à Rikard ou Richard, duc de Normandie,
comme au défenseur naturel de sa famille et de son
parti. Ce parti sembla sommeiller jusqu'en l'année 980.»
Ce sommeil, que M. Thierry néglige d'exphquer, ne
fut autre chose que la minorité du roi Lothaire et du
duc de France , Hugues Capet, sous la tutelle de leurs
mères Hedwige et Gerberge, toutes deux soeurs du
Saxon Othon, roi de Germanie *. Ce puissant monar-
que semble avoir gouverné la France par l'intermé-
diaire de son frère, Bruno, archevêque de Cologne, et
duc de Lorraine et des Pays-Bas ^ Ces relations expli-
quent suffisamment le caractère germanique que
M. Thierry remarque dans les derniers Carlo vingiens.
Il était naturel que Louis d'Outre-mer élevé chez les
Anglo-Saxons, que Lothaire, fils d'une princesse
saxonne, parlassent la langue allemande. La prépon-
dérance de l'Allemagne à cette époque, la gloire
d'Othon , vainqueur des Hongrois et maître de l'Itahe,
* « Louis d'Outre-mer épousa Gerberge, sœur de rempereur
Othon ; le duc Hugues le Grand voyant cela, afin de lui rendre
coup pour coup, et de contre-balancer le crédit que Louis avait
obtenu auprès d'Othon, prit pour femme l'autre soeur, Hedwige.
De ces deux sœurs sortirent la race impériale de Germanie et les
race.> royales de France et d'Angleterre. » (Albéric des Trois-
Fontaines.)
* Hedwige et Gerberge se mirent ensemble sous la protection
de Bruno, et il rétablit la paix entre ses neveux .Frodoard). Les
deux sœurs vinrent rendre visite à Othon, lorsqu'il vint à Aix,
en 963, et jamais, dit la chronique, ils ne ressentirent pareille joie.
'Vie de saint Bruno.)
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 69
justifieraient d'ailleurs la prédilection de ces princes
pour la langue du roi. Pour être parents des Othons,
les derniers Carlovingiens , les premiers Capétiens,
n'en furent pas plus belliqueux. Hugues Capet, et son
fils Robert, princes voués à l'Église, ne rappellent
guère le caractère aventureux de Robert le Fort et
d'Eudes, leurs aïeux, qui s'étaient fait si peu de scru-
pule de guerroyer contre les évêques, nommément
contre l'archevêque de Reims. Mais reprenons le récit
de M. Thierry.
Après la mort d'Othon le Grana, « le roi Lothaire,
s' abandonnant à l'impulsion de l'esprit français, rompit
avec les puissances germaniques, et tenta de reculer
jusqu'au Rhin la frontière de son royaume. Il entra à
l'improviste sur les terres de l'Empire, et séjourna en
vainqueur dans le palais d'Aix-la-Chapelle. Mais cette
expédition aventureuse, qui flattait la vanité fran-
çaise, ne servit qu'à amener les Germains, au nombre
de soixante mille. Allemands, Lorrains, Flamands et
Saxons, jusque sur les hauteurs de Montmartre, où
cette grande armée chanta en chœur un des versets
du Te Demïh. L'empereur Othon II, qui la conduisait,
fut plus heureux, comme il arrive souvent, dans l'in-
vasion que dans la retraite. Battu par les Français au
passage de l'Aisne, ce ne fut qu'au moyen d'une trêve
conclue avec le roi Lothaire qu'il put regagner sa
frontière. Ce traité, conclu, à ce que disent les chroni-
ques, contre le gré de l'armée française, ranima la
querelle des deux partis, ou plutôt fournit un nouveau
prétexte à des ressentiments qui n'avaient point cessé
d'exister.
■70 .HISTOIRE DE FRANCE.
<c Menacé, comme son père et son aïeul, par les ad-
versaires implacables de la race des Carlovingiens,
Lothaire tom^na les yeux du côté du Rhin pour obte-
nir un appui en cas de détresse. Il fît remise à la cour
impériale de ses conquêtes en Lorraine, et de toutes
les prétentions de la France sur une partie de ce
royaume. « Cette chose contrista grandement, dit un
auteur contemporain , le cœur des seigneurs de
Fi-auce, » Néanmoins, ils ne firent point éclater leur
mécontentement d'une manière hostile. Instruits par
le mauvais succès des tentatives faites depuis près de
cent ans, ils ne voulaient plus rien entreprendre
contre la dynastie régnante, à moins d'être sûrs de
réussir. Le roi Lothaire, plus habile et plus actif que
ses prédécesseurs ^ si l'on en juge par sa conduite, se
rendait un compte exact des difficultés de sa posi-
tion, et ne négligeait aucun moyen de les vaincre. En
983, profitant de la mort d'Othon II et de la minorité
de son fils, il rompit subitement la paix qu'il avait
* Nous remarquerons, à l'occasion de cette observation do
M. Thierry, que les Carlovingiens, dans leur dégénération, ne
tombèrent pas si bas que les Mérovingiens. Si Louis le Bègue fut
surnommé Nihil-fecit, il faut se souvenir qu'il ne régna que dix-
huit mois; et les Annales de Metz vantent sa douceur et son
équité. — Louis III et Carloman remportèrent une victoire sur les
Northmans (879). — Charles le Sot fît avec eux un traité fort
utile (9]1). Il battit son rival le roi Robert, et le tua, dit-on, de sa
main. — Louis d'Outre-m-er montra un courage et une activité
qui n'auraient pas dû lui attirer cette satire : « Dominus in convi-
vio, rex in cubiculo. » — Enfin, suivant 1" observation de D. Vais-
sette, la jeunesse de Louis le Fai?iéant lui-même, la brièveté de
son règne, et la valeur dont il fit preuve au biége de Reims, ne
méritaient pas ce surnom des derniers Mérovingiens.
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 71
conclue avec l'Empire, et envahit de recîief la Lor-
raine ; agression qui devait lui rendre un peu de popu-
larité. Aussi, jusqu'à la fin du règne de Lothaire, au-
cune rébellion déclarée ne s'éleva contre lui. Mais
chaque jour son pouvoir allait en décroissant; l'auto-
rité, qui se retirait de lui, pour ainsi dire, passa tout
entière aux mains du fils de Hugues le Grand, Hugues,
comte de l'Ile-de-France et d'Anjou, qu'on surnommait
Gapei ou Cliapet, dans la langue française du temps.
« Lothaire n'est roi que de nom , écrivait dans une de
ses lettres* l'un des personnages les plus distingués du
xe siècle ^ ; Hugues n'en porte pas le titre, mais il l'est
en fait et en œuvres. »
Les difficultés de tout genre que présentait, en 987,
une quatrième restauration des Carlovingiens effrayè-
rent les princes d'Allemagne; ils ne firent marcher
aucune armée au secours du prétendant Charles, frère
de l'avant-dernier roi, et duc de Lorraine sous la suze-
raineté de l'Empire. Réduit à la faible assistance de
ses partisans de l'intérieur, Charles ne réussit qu'à
s'emparer de la ville de Laon, où il se maintint en
état de blocus, à cause de la force de la place, jus-
qu'au moment où il fut trahi et livré par l'un des
siens. Hugues Capt. le fit emprisonner dans la tour
K'Orléans, où il mourut. Ses deux fils, Louis et Char-
les, nés en prison et bannis de France après la mort
lie leur père, trouvèrent un asile en Allemagne, où se
3onservfiit à leur égard l'ancienne sympathie d'origine
et de parenté.
«
' Gerbert.
'i HISTOIRE DE FRANCE.
€ Quoique le nouveau roi fût issu d'une famille ger-
manique, l'absence de toute parenté avec la dynastie
impériale, l'obscurité même de son origine dont on ne
trouvait plus de trace certaine après la troisième géné-
ration, le désignaient comme candidat à la race indi-
gène, dont la restauration s'opérait en quelque sorte
depuis le démembrement de l'Empire.
« L'avènement de la troisième race est, dans notre
histoire nationale, d'une bien autre importance que
celui de la seconde ; c'est, à proprement parler, la fin
du règne des Franks et la substitution d'une royauté
nationale au gouvernement fondé par la conquête. Dès
lors, notre histoire devient simple; c'est toujours le
même peuple, qu'on suit et qu'on reconnaît malgré
les changements qui surviennent dans les mœurs et la
civilisation. L'identité nationale est le fondement sur
lequel repose, depuis tant de siècles, l'unité de dynastie.
Un singulier pressentiment de cette longue succession
de rois paraît avoir saisi l'esprit du peuple à l'avéne-
ment delà troisième race. Le briiit courut qu'en 981
saint Valeri, dont Hugues Capet, alors comte de Paris,
venait de faire transférer les. reliques, lui était apparu
en songe et lui avait dit : A cause de ce que tu as fait,
toi et tes descendants vous serez rois jusqu'à la sep-
tième génération, c'est-à-dire à perpétuité ^ »
Cette légende populaire est répétée par tous les chro-
niqueurs sans exception, même par le petit nombre
de ceux qui, n'approuvant point le changement de dy-
nastie, disent que la cause de Hugues est une mau-
* Chronique de Sitliiu,
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 73
vaise cause, et l'accusent de trahison contre son sei-
gneur et de révolte contre les décrets de l'Église ^
C'était une opinion répandue parmi les gens de condi-
tion inférieure, que la nouvelle famille régnante sor-
tait de la classe plébéienne ; et cette opinion, qui s«
conserva plusieurs siècles, ne fut point nuisible à sa
causée
L'avènement d'une dynastie nouvelle fut à peine
remarquée dans les provinces éloignées ^ Qu'impor-
tait aux seigneurs de Gascogne, de Languedoc, de
Provence, de savoir si celui qui portait vers la Seine le
titre de roi s'appelait Charles ou Hugues Capet?
Pendant longtemps le roi n'aura guère plus d'impor-
tance qu'un duc ou un comte ordinaire. C'est quelque
chose cependant qu'il soit au moins l'égal des grands
vassaux, que la royauté soit descendue de la montagne
* Acta SS. ord. S. Bened., sec. V.
» Raoul Glaber, moine de Cluny, mort en 1048, se contente de
dire : « Hugues Capet était flls d'Hugues le Grand, et petit-flls de
Robert le Fort; mais j'ai différé de rappeler son origine, parce
qu'en remontant plus haut elle est fort obscure. » — Dante a re-
produit l'opinion populaire qui faisait descendre les Capet d'un
boucher de Paris.
Di me son nati i Filippi i Luigi,
Per cui novellamente è Francia relta.
Figluol fui d'un beccaio di Parigi,
Quando li régi antichi vener meno,
Tutti fuor ih' un renduto in panni bigi.
* Un moine de Maillezais (Poitou) dit dans sa Chronique :
Regnare Francis rex Robertus ferebatur. — Le duc d'Aqui-
taine, c'était alors (1016) Guillaume de Poitiers, reconnaissait le
roi d'Arles pour suzerain.
74 HISTOIRE DE FRANCE.
(le Laon, et sortie de la tutelle de l'arclievêque de
Reims ^ Les derniers Carlovingiens avaient souvent
lutté avec peine contre les moindres barons. Les
Capets sont de puissants seigneurs, capables de faire
tête par leurs propres forces au comte d'Anjou,
au comte de Poitiers. Ils ont réuni plusieurs comtés
dans leurs mains. A chaque avènement ils ont acquis
un titre nouveau, pour rançon de la royauté, pour
dédommagement de la couronne qu'ils voulaient bien
ne pas prendre encore. Hugues le Grand obtient de
Louis IV le duché de Bourgogne, et de Lothaire le
titre de duc d'Aquitaine.
Dans l'abaissement où l'avaient réduite les derniers
Carlo vingiens, la royauté n'était plus qu'un nom, un
souvenir bien près d'être éteint ; transférée aux Capets,
c'est une espérance, un droit vivant, qui sommeille, il
est vrai, mais qui, en temps utile, va peu à peu se
réveiller. La royauté recommence avec la troisième
race, comme avec la seconde, par une famille de grands
propriétaires, amis de l'Éghse. La propriété et l'Église,
la terre et Dieu, voilà les bases profondes sur loy-
• Déjà Charles le Chauve, dan^ la première époque de ^ou
règne, ne vo)"ait que par les yeux d'Hincmai'. Ce fut encore
liincmar qui dirigea Louis le Bègue et qui fit roi Loui., III,
coniiue il s'en vantait lui-même. — Son successeur Foulques fut
protecteur de Charles le Simple en bas-âge. Il le couronna en
93, à l'âge de quatorze ans, traita pour lui avec le roi Arnulf et
ivcc Eludes, et le fit enfin roi en J^98. — Après lui, Herivée ra-
mena à Charles le Simple, en 920, ses vassaux révoltés, et raf-
fermit sa royauté chancelante. Seul il vint le défendre avec ses
hommes contre l'invasion des Hongrois. — Louis d'Outre-mer fit
la guerre à Héribert avec l'archevêque Arnoul, et lui accorda le
droit de battre monnaie.
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. T6
quelles la monarchie doit se replacer pour revivre et
refleurir.
Parvenus au terme de la domination des Allemands,
à l'avènement de la nationalité française, nous devons
nous arrêter un moment. L'an 1000 approche, la gran-
de et solennelle époque où le moyen âge attendait la
fin du monde. En effet, un monde y finit. Portons nos
regards en arrière. La France a déjà parcouru deux
âges dans sa vie de nation.
Dans le premier, les races sont venues se déposer l'une
sur l'autre, et féconder le sol gaulois de leurs alluvions.
Par-dessus les Celtes se sont placés les Romains, enfin
les Germains, les derniers venus du monde. Voilà les
éléments, les matériaux vivants de la société.
Au second âge, la fusion des races commence et la
société cherche à s'asseoir. La France voudrait devenir
un monde social, mais l'organisation d'un tel monde
suppose la fixité et l'ordre. La fixité, l'attachement au
sol, k la. proprié lé, cette condition impossible à remplir,
tant que durent les immigrations de races nouvelles,
elle l'est à peine sous les Carlovingiens ; elle ne le sera
complètement que par la féodalité.
L'ordre, l'unité, ont été, ce semble, obtenus par les
Romains, par Charlemagne. Mais pourquoi cet ordre
a-t-il été si peu durable? c'est qu'il était tout matériel,
tout extérieur, c'est qu'il cachait le désordre profond,
la discorde obstinée d'éléments hétérogènes qui se trou-
vaient unis par force .
• Diversité de races, de langues et d'esprits, défaut
de communication, ignorance mutueUe, antipathies
76 HISTOIRE DE FRANCE.
instinctives; voilà ce que cachait cette magnifique
et trompeuse unité de l'administration romaine, plus
ou moins reproduite par Charlemagne. « Mortica quin
etiam jungehat corpora vivis, tormenti gemis. » C'était
une torture que cet accouplement tyrannique de na-
tures hostiles. Qu'on en juge par la promptitude et la
violence avec laquelle tous ces peuples s'efforcèrent
de s'arracher de l'Empire,
La matière veut la dispersion, l'esprit veut l'unité.
La matière, essentiellement divisible, aspire à la désu-
nion, à la discorde. Unité matérielle est un non-sens.
En politique, c'est une tyrannie. L'esprit seul a droit
d'unir; seul, il comprend, il embrasse, et, pour tout
dire, il aime.
L'Église elle-même doit devenir une. L'aristocratie
épiscopale a échoué dans l'organisation du monde car-
lovingien. H faut qu'elle s'humilie, cette aristocratie
impuissante, qu'elle apprenne à connaître la subordi-
nation, qu'elle accepte la hiérarchie, qu'elle devienne,
pour être efficace, la monarchie pontificale. Alors dans
la dispersion matérielle apparaîtra l'invisible unité des
intelligences, l'unité réelle, celle des esprits et des
volontés. Alors le monde féodal contiendra, sous l'ap-
parence du chaos, une harmonie réelle et forte, tandis
que le pompeux mensonge de l'unité impériale ne con-
tenait que l'anarchie.
En attendant que l'esprit vienne, et que Dieu ait
soufflé d'en haut, la matière s'en va et se dissipe vers
les quatre vents du monde. La division se subdivise,
le grain de sable aspire à l'atome. Ils s'abjurent et se
maudissent, ils ne veulent plus se connaître. Chacun
DISSOLUTION DE L'EMPIRE CARLOVINGIEN. 77
dit : Qui sont mes frères ? Ils se fixent, en s'isolant.
Celui-ci perche avec l'aigle, l'autre se retranche der-
rière le torrent. L'homme ne sait bientôt plus s'il
existe un monde au delà de son canton, de sa vallée.
Il prend racine, il s'incorpore à la terre. « Pes, modo
tam velox, pigo'is radicibus liœret. )> Naguère il se clas-
sait, il se jugeait par la loi propre à sa race, salique
ou bavaroise, bourguignonne, lombarde ou gothique.
L'homme était une personne, la loi était personnelle.
Aujourd'hui l'homme s'est fait terre, la loi est territo-
riale. La jurisprudence devient une affaire de géogra-
phie.
A cette époque, la nature se charge de régler les
affaires des hommes. Ils combattent, mais elle fait les
partages. D'abord elle s'essaye, et sur l'empire dessine
les royaumes à grands traits. Les bassins de Seine et
Loire, ceux de la Meuse, de la Saône, du Rhône, voilà
quatre royaumes. Il n'y manque plus que les noms ;
vous les appellerez, si vous le voulez, royaumes de
France, de Lorraine, de Bourgogne, de Provence. On
croit les réunir, et, loin de là, ils se divisent encore.
Les rivières, les montagnes réclament contre l'unité.
La division triomphe, chaque point de l'espace rede-
vient indépendant. La vallée devient un royaume, la
montagne un royaume.
L'histoire devrait obéir à ce mouvement, se disper-
ser aussi, et suivre sur tous les points où elles s'élè-
vent toutes les dynasties féodales. Essayons de prépa-
rer le débrouillement de ce vaste sujet, en marquant
d'une manière précise le caractère original des pro-
vinces où ces dynasties ont surgi. Chacune d'elles
78
HISTOIRE DE FRANCE.
obéit visiblement dans son développement historique
à l'influence diverse de sol et de climat. La liberté est
forte aux âges civilisés, la nature dans les temps bar-
bares; alors les fatalités locales sont toutes-puissantes,
la simple géo^i anMe est une histoire.
LiVIiE m
TABLEAU DE LA FRANGE
L'histoire de France commence avec la langue
française. La langue est le signe principal d'une na-
tionalité. Le premier monument de la nôtre est le ser-
ment dicté par Charles le Chauve à son frère, au
traité de 843. C'est dans le demi-siècle suivant que les
diverses parties de la France, jusque-là confondues
dans une obscure et vague unité, se caractérisent
chacune par une dynastie féodale. Les populations, si
longtemps flottantes, se sont enfin fixées et assises.
Nous savons maintenant où les prendre, et, en même
temps qu'elles existent et agissent à part, elles pren-
nent peu à peu une voix ; chacune a son histoire, cha-
cune se raconte elle-même.
La variété infinie du monde féodal, la multiplicité
d'objets par laquelle il fatigue d'abord la vue et l'at-
tention, n'en est pas moins la révélation de la France.
Pour la première fois elle se produit dans sa forme
rr^
80 HISTOIRE DE FRANCE.
géographique. Lorsque le vent emporte ce vain et
uniforme brouillard, dont l'empire allemand avait tout
couvert et tout obscurci, le pays apparaît, dans ses
diversités locales, dessiné par ses montagnes, par ses
1/ rivières. Les divisions politiques répondent ici aux di-
visions physiques. Bien loin qu'il y ait, comme on l'a
dit, confusion et chaos, c'est un ordre, une régularité
j inévitable et fatale. Chose bizarre ! nos quatre-vingt-
\ six départements répondent, à peu de chose près,
aux quatre-vingt-six districts des capitulaires , d'où
sont sorties la plupart des souverainetés féodales, et
la Révolution, qui venait donner le dernier coup à la
féodalité, l'a imitée malgré elle.
Le vrai point de départ de notre histoire doit être
une division politique de la France, formée d'après sa
division physique et naturelle. L'histoire est d'abord
toute géographie. Nous ne pouvons raconter l'époque
féodale ou provinciale (ce dernier nom la désigne
aussi bien), sans avoir caractérisé chacune des pro-
^ vinces. Mais il ne suffit pas de tracer la forme géo-
(t> ^ graphique de ces diverses contrées, c'est surtout par
leurs fruits qu'elles s'expliquent, je veux dire par les
hommes et les événements que doit offrir leur his-
toire. Du point où nous nou^ plaçons, nous prédirons-
ce que chacune d'elles doit faire et produire, nous
leur marquerons leur destinée, nous les doterons à
leur berceau.
Et d'abord contemplons l'ensemble de la France,
pour la voir se diviser d'elle-même.
Montons sur un des points élevés des Vosges, ou,
si vous voulez, au Jura. Tournons le dos aux Alpes.
1
TABLEAU DE LA FRANCE. 81
Nous distinguerons (pourvu que notre regard puisse
percer un horizon de trois cents lieues) une ligne on-
duleuse, qui s'étend des collines boisées du Luxem-
bourg et des Ardennes aux ballons des Vosges; de là,
par les coteaux vineux de la Bourgogne, aux déchire-
ments volcaniques des Cévennes, et jusqu'au mur pro-
digieux des Pyrénées. Cette hgne est la séparation
des eaux : du côté occidental, la Seine, la Loire et la
Garonne descendent à l'Océan; derrière s'écoulent la
Meuse au nord, la Saône et le Rhône au midi. Au
loin, deux espèces d'îles continentales : la Bretagne,
âpre et basse, simple quartz et granit, grand écueil
placé au coin de la France pour porter le coup des
courants de la Manche ; d'autre part, la verte et rude
Auvergne, vaste incendie éteint avec ses quarante
volcans.
Les bassins du Rhône et ae la Garonne, malgré
//leur importance, ne sont que secondaires. La vie forte
I est au nord. Là s'est opéré le grand mouvement des
I nations. L'écoulemenf^es races a eu heu de l'Alle-
magne à la France dans les temps anciens. La
grande lutte pohtique des temps modernes est entre
la France et l'Angleterre. Ces deux peuples sont pla-
cés front à front comme pour se heurter; les deux
contrées, dans leurs parties principales, offrent deux
pentes en face l'une de l'autre; ou si l'on veut, c'est
une seule vallée dont la Manche est le fond. Ici la
Seine et Paris; là Londres et la Tamise. Mais l'Angle-
terre présente à la France sa partie germanique ; elle
retient derrière elle les Celtes de Galles, d'Ecosse et
d'Irlande. La France, au contraire, adossée à ses ro-
T. ir. 6
82 HISTOIRE DE FRANXE.
vinces de langue germanique (Lorraine et Alsace), op-
pose un front celtique à l'Angleterre. Chaque pays se
montre à l'autre par ce qu'il a de plus hostile.
L'Allemagne n'est point opposée à la France, elle lui
est plutôt parallèle. Le Rhin, l'Elbe, l'Oder vont aux
mer sdu Nord, comme la Meuse et l'Escaut. La France
allemande sympathise d'ailleurs avec l'Allemagne, sa
mère. Pour la France romaine et ibérienne, quelle
que soit la splendeur de I\Iarseille et de Bordeaux,
elle ne regarde que le vieux monde de l'Afrique et de
l'Italie, et d'autre part le vague Océan. Le mur des
Pyrénées nous sépare de l'Espagne, plus que la mer
ne la sépare elle-même de l'Afrique. Lorsqu'on s'élève
au-dessus des pluies et des basses nuées jusqu'au vot
de Vénasque, et que la vue plonge sur l'Espagne, on
voit bien que l'Europe est finie; un nouveau monde
s'ouvre; devant, l'ardente lumière d'Afrique; derrière,
un brouillard ondoyant sous un vent éternel.
En latitude, les zones de la France se marquent ai-
sément par leurs produits. Au nord, les grasses et
basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs
champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne
amère du Nord. De Reims à la Moselle commence la
vraie vigne et le vin; tout esprit en Champagne, bon
et chaud en Bourgogne, il se charge, s'alourdit en
Languedoc pour se réveiller à Bordeaux. Le mûrier,
l'olivier , paraissent à Montauban ; mais ces enfants
délicats du Midi risquent toujours sous le ciel inégal
de la France ^ En longitude, les zones ne sont pas
* Arthur Young, Voyage agronomique, t. II de la traduction.
TABLEAU DE LA FRANCE. 83
moins marquées. Nous verrons les rapports intimes
qui unissent, comme en une longue bande, les pro-
vinces frontières des Ardennes, de Lorraine, de Fran-
che-Comté et de Dauphiné. La ceinture océanique,
composée d'une part de Flandre, Picardie et Normnn-
p. 189 : « La France peut se diviser en trois parties principales,
dont la première comprend les vignobles; la seconde, le maïs;
la troisième, les oliviers. Ces plants forment les trois districts :
1" du nord, où il n'y a pas de vignobles; 2° du centre, où il n'y
a pas de maïs; 3° du midi, où Ton trouve les vignes, les oliviers
et le maïs. La ligne de démarcation entre les pays vignobles et
ceux où l'on ne cultive pas la vigne, est, comme je l'ai moi-
même observé à Coucy, à trois lieues du nord de Soissons ; à
Glermont dans le Beauvoisis, à Beaumont dans le Maine, et à
Herbignai près Guérande, en Bretagne. » — Cette limitation,
peut-être trop rigoureuse, est pourtant généralement exacte.
Le tableau suivant des importations dont le règne végétal s'est
enrichi en France, donne une haute idée de la variété infinie de
sol et de climat qui caractérise notre patrie :
« Le verger de Charlemagne, à Paris, passait pour unique,
parce qu'on y voyait des poimiiiers, des poiriers, des noisetiers,
des sorliiers et des châtaigniers. La pomme de terre, qui nourrit
aujourd'hui une si grande partie de la population, ne nous est
venue du Pérou qu'à la fin du xvr siècle. Saint Louis nous a
apporté la renoncule inodore des plaines de la Syrie. Des ambas-
sadeurs employèrent leur autorité à procurer à la France la re-
noncule des jardins. C'est à la croisade du trouvère Thibaut,
comte de Champagne et de Brie, que Provins doit ses jardins de
roses. Constantinople nous a fourni le marronnier d'Inde au com-
mencement du xvii® siècle. Nous avons longtemps envié à la
Turquie, la tulipe, dont nous possédons maintenant neuf cents
espèces plus belles que celles des autres pays. L'orme était à
peine connu en France avant François I'^'", et l'artichaut avant le
xvr siècle. Le mûrier n'a été planté dans nos climats qu'au mi-
lieu du XI v« siècle. Fontainebleau est redevable de ses chas&elas
délicieux à l'île de Chypre. Nous sommes allés chercher le saule
pleureur aux environs de Babylone ; l'acacia, dans la Virginie
84 HISTOIRE DE FRANCE.
die, d'autre part de Poitou et Guienne , flotterait dans
son immense développement, si elle n'était serrée au
milieu par ce dur noeud de la Bretagne.
On l'a dit, Paris, Rouen, le Havre, sont une même
mile dont la Seine est la grancVrue. Éloignez-vous au
midi de cette rue magnifique, où les châteaux tou-
chent aux châteaux , les villages aux villages , passez
de la Seine-Inférieure au Calvados, et du Calvados à
la ^Manche, quelles que soient la richesse et la fertilité
de la contrée, les villes diminuent de nombre, les cul-
tures aussi ; les pâturages augmentent. Le pays est
sérieux ; il va devenir triste et sauvage. Aux châ-
teaux altiers de la Normandie vont succéder les bas
manoirs bretons. Le costuma semble suivre le change-
ment de l'architecture. Le bonnet triomphal des fem-
mes de Caux, qui annonce si dignement les filles des
conquérants de l'Angleterre, s'évase vers Caen, s'apla-
tit dès Villedieu ; à Saint-Malo, il se divise, et figure
au vent, tantôt les ailes d'un moulin, tantôt les voiles
le frêne noir et le thuya, au Canada; la belle-de-nuit, au
Mexique; Théliotrope, aux Cordillères; le réséda, en Egypte : le
millet altier, en Guinée; le ricin et le micocoulier, en Afrique; Iq
grenadille et le topinambour, au Brésil ; la gourde et Tagave, en
Amérique; le tabac, au Mexique; famomon, à Madère; Tangé-
lique, aux montagnes de la Laponie; l'hémérocalle jaune, en Si-
bérie ; la balsamine dans flnde ; la tubéreuse, dans l'île de Ceylan ;
l'épine-vinette et le chou-fleur, dans l'Orient; le raifort, à la
Chine; la rhubarbe, en Tartarie; le blé sarrasin, en Grèce; le
lin de la Nouvelle-Zélande, dans les terres au&trales. » Depping,
Description de la France, t. I, p. 31. — Voy. aus:^i de Candolle,
sur la Statistique végétale de la France, et A. de Humboldt,
Géographie botanique.
TABLEAU DE LA FRANCE. 83
d'un vaisseau. D'autre part, les habits de peau com-
mencent à Laval. Les forets qui vont s'épaississant, la
solitude de la Trappe, où les moines mènent en com-
mun la vie sauvage, les noms expressifs des villes.
Fougères et Rennes (Rennes veut dire aussi fougère),
les eaux grises de la Mayenne et de la Vilaine, tout
annonce la rude contrée.
C'est par là, toutefois, que nous voulons commencer
l'étude de la France. L'ainée de la monarchie, la pro-
vince celtique, mérite le premier regard. De là nous
descendrons aux vieux rivaux des Celtes, aux Basques
ou Ibères, non moins obstinés dans leurs montagnes
que le Celte dans ses landes et ses marais. Nous pour-
rons passer ensuite aux pays mêlés par la conquête
romaine et germanique. Nous aurons étudié la géo-
graphie dans l'ordre chronologique, et voyagé à la
fois dans l'espace et dans le temps.
La pauvre et dure Bretagne, l'élément résistant de
la France, étend ses champs de quartz et de schiste,
depuis les ardoisières de Chàteaulin près de Brest,
jusqu'aux ardoisières d'Angers. C'est là son étendue
géologique. Toutefois, d'Angers à Rennes, c'est un
pays disputé et flottant, un horcler comme celui d'An-
gleterre et d'Ecosse, qui a échappé de bonne heure à
la Bretagne. La langue bretonne ne commence pas
même à Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudéac4
et Chàtelaudren. De là, jusqu'à la pointe du Finistère, !
c'est la A-raie Bretagne, la Bretagne hretonnmite, pays
devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu'il 1
est resté trop fidèle à notre état primitif ; peu français,
tant il est gaulois; et qui nous aurait échappé plus
86 HISTOIRE DE FRAN'CE.
d'une fois, si nous ne le tenions serré, comme dans
des pinces et des tenailles, entre quatre villes fran-
çaises d'uji génie rude et fort : >;antes et Saint-Malo,
Rennes et Brest.
Et pourtant cette pauvre vieille province nous a
sauvés plus d'une fois; souvent, lorsque la patrie
était aux abois et qu'elle désespérait presque, il s'est
trouvé des poitrines et des têtes bretonnes plus dures
que le fer de l'étranger. Quand les hommes du Nord
couraient impunément nos côtes et nos fleuves, la ré-
sistance commença par le breton Noménoé; les An-
glais furent repoussés au xiv*^ siècle par Duguesclin, au
xviie, par Richelieu; au xviii% poursuivis sur toutes les
mers par Duguay-Trouin. Les guerres de la liberté re-
ligieuse, et celles de la liberté politique, n'ont pas de
gloires plus innocentes et plus pures que Lanoue et
Latour d'Auvergne, le premier grenadier de la Répu-
blique. C'est un Nantais, si l'on en croit la tradition,
(j^ui aurait poussé le dernier cri de Waterloo : La garde
meurt et ne se rend pas.
^ Le génie de la Bretagne, c'est un génie d'indomp-
table résistance et d'opposition intrépide, opiniâtre,
aveugle; témoin Moreau, l'adversaire de Bonaparte.
La chose est plus sensible encore dans l'histoire de la
philosophie et de la littérature. Le breton Pelage, qui
mit l'esprit stoïcien dans le christianisme, et réclama
le premier dans l'Église en faveur de la liberté hu-
maine, eut pour successeurs le breton Abailard et le
br.eton Descartes. Tous trois ont donné l'élan à la phi-
losophie de leur siècle. Toutefois, dans Descartes
même, le dédain des faits, le mépris de l'histoire et
TABLEAU DE LA FRANXE. 8"
des langues, indique assez que ce génie indépendant,
qui fonda la psychologie et doubla les mathématiques,
avait plus de vigueur que d'étendue ^
Cet esprit d'opposition, naturel à la Bretagne, est
marqué au dernier siècle et au notre par deux faits
contradictioires en apparence. La même partie de la
Bretagne (Saint-Malo, Dinan et Saint-Brieuc) qui a pro-
duit, sous Louis XV, Duclos, Maupertuis, et Lamettrie,
a donné, de nos jours, Chateaubriand et Lamennais.
Jetons maintenant un rapide coup-dœil sur la con-
trée.
A ses deux portes, la Bretagne a deux forêts, le
Bocage normand et le Bocage vendéen; deux villes,
Saint-Malo et Nantes, la ville des corsaires et celle des
négriers ^ L'aspect de Saint-Malo est singulièrement
laid et sinistre ; de plus, quelque chose de bizarre que
nous retrouverons par toute la presqu'île, dans les
costumes, dans les tableaux, dans les monuments^.
• Il a percé bien loin sur une ligne droite, sans regarder à
droite ni à gauche; et la première conséquence de cet idéalisme
qui semblait donner tout à Fliomme, fut, comme on le sait,
l'anéantissement de l'homme dans la vi.:>ion de Malebranche et le
panthéir^me de Spinosa.
. * Ce sont deux faits que je constate. Mais que ne faudrait-il pas
ajouter, si Ton voulait rendre justice à ces deux villes, et leur
payer tout ce que leur doit la Fj'ance?
Nantes a encore une originalité qu'il faut signaler : la perpé-
tuité des familles commerçantes, les fortunes lentes et honora-
bles, l'économie et l'esprit de famille; quelque âpreté dans les
affaires, parce qu'on veut faire honneur à ses engagements. Les
jeunes gens s'y ob.tervent, et les mœurs y valent mieux que dans
aucune ville maritime.
» Par exemple, dans les clochers penchés, ou découpas en jeux
û. - y^ MA4/f\_
88 HISTOIRE DE FRANCE. ,.
Petite ville, riche, sombre et triste, nid de vautours ou >
d'orfraies, tour à tour île et presqu'île selon le flux ou
'/. le reflux; tout bordé d'écueils sales et fétides, où le
varech pourrit à plaisir. Au loin, une côte de rochers
blancs, anguleux, découpés comme au rasoir. La
' ^ '' guerre est le bon temps pour Saint-Malo; ils ne con-
naissent pas de plus charmante fête. Quand ils ont eu
récemment l'espoir de courir sus aux vaisseaux hol-
landais, il fallait les voir sur leurs noires murailles
avec leurs longues-vues, qui couvaient déjà l'Océan ^'''^*^'*^ ''^''^^
A l'autre bout, c'est Brest, le grand port militaire,
la pensée de Richelieu, la main de Louis XIV; fort,
arsenal et bagne, canons et vaisseaux, armées et mil-
lions, la force de la France entassée au bout de la
France : tout cela dans un port serré, où l'on étouffe '^^'^<^^^
entre deux montagnes chargées d'immenses construc-
,1. '<-'■-'''•■ tiens. Quand vous parcourez ce port, c'est comme si
vous passiez dans une petite barque entre deux vais-
seaux de haut bord ; il semble que ses lourdes masses
vont venir à vous et que vous allez être pris entre
elles. L'impression générale est grande, mais pénible.
C'est un prodigieux tour de force, un défi porté à
f l'Angleterre et à la nature. J'y sens partout l'effort,
j et l'air du bagne et la chaîne du forçat. C'est juste-
ment à cette pointe où la mer, échappée du détroit de
de cartes, ou lourdement étages de Laluiïtrados, qu"on voit à Tré-
guier et à Landernau : dans la cathédrale tortueuse de Quimper,
où le choeur est de travers par rapport à la nef; dans la triple
église de Vannes, etc. Saint-Malo n'a pas de cathédrale, malgré
ses belles légendes.
* L'auteur était à Saint-Malo au mois de septembre 183L
TABLEAU DE LA FRANCE. 89
la Manche, vient briser avec tant de fureur que nous
avons placé le grand dépôt de notre marine. Certes, il
est bien gardé. J'y ai vu mille canons ^ L'on n'y en-
trera pas; mais l'on n'en sort pas comme on veut.
Plus d'un vaisseau a péri à la passe de Brest \ Toute , -
cette côte est un cimetière. Il s'y perd soixante em-
barcations chaque hiver. La mer est anglaise d'incli- ^ f
nation; elle n'aime pas la France; elle brise nos vais- '
seaux ; elle ensable nos ports ^
Rien de sinistre et formidable comme cette côte de
Brest; c'est la limite extrême, la pointe, la proue de
l'ancien monde. Là, les deux ennemis soot en face : la
terre et la jn^^ l'homme et la nature. Il faut voir
quand elle s'émeut, la furieuse, quelles monstrueuses
vagues elle entasse à la pointe do Saint-Mathieu, à
cinquante, à soixante, à quatre-vingts pieds; l'écume
vole jusqu'à l'église où les mères et les sœurs sont en
prières \ Et même dans les moments de trêve, quand
l'Océan se tait, qui a parcouru cette côte funèbre sans
dire ou sentir en soi : Tristis usque ad morlem!
C'est qu'en effet il y a là pis que les écueils, pis que
la tempête. La nature est atroce, l'homme est atroce,
et ils semblent s'entendre. Dès que la mer leur jette
un pauvre vaisseau, ils courent à la côte, hommes,
femmes et enfants; ils tombent sur cette curée. N'es-
* A Farsenal, sans compter les batteries (1833).
* Par exemple, le RépuHicaiii, vaisseau de cent vingt canon >
en 1793.
> Dieppe, le Havre, la Rochelle, Cette, etc.
* Goélans, goélans^
Ramenez-nous nos maris, nos amansl
:^'
90 HISTOIRE DE FRANCE.
pérez pas arrêter ces loups, ils pilleraient tranquille-
ment sous le feu de la gendarmerie \ Encore s'ils
attendaient toujours le naufrage, mais on a'ssure qu'ils
l'ont souvent préparé. Souvent, dit-on, une vache,
promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené
les vaisseaux sur les écueils. Dieu sait alors quelles
scènes de nuit! On en a vu qui, pour arracher une
bague au doigt d'une femme qui se noyait, lui cou-
paient le doigt avec les dents ^.
L'homme est dur sur cette côte. Fils maudit de la
création, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel?
La nature ne lui pardonne pas. La vague l'épargne-t-
elle quand, dans les terribles nuits de l'hiver, il va
par les écueils attirer le varech flottant qui doit en-
graisser son champ stérile, et que si souvent le fiot
apporte l'herbe et emporte l'homme? L'épargne-telle
quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz,
aux rochers rouges où s'abîme Yenfer de Plogoff, à
côté de la laie des Trépassés, où les courants portent
les cadavres depuis tant de siècles? C'est un proverbe
breton : « Nul n'a passé le Raz sans mal ou sans
« frayeur. » Et encore : « Secourez-moi, grand Dieu, à
* Attesté par les gendarmes mêmes. Du reste, ils semblent en-
visager le hris comme une sorte de droit d'alluvion. Ce terrible
ilroit de hris était, comme on sait, l'un des privilèges féodaux les
plus lucratifs. Le vicomte de Léon disait, en parlant d"un écueil :
« J'Ai là une pierre plus précieuse que celles qui ornent la cou-
ronne des rois. »
* .Je rapporte cette tradition du pays sans la garantir. Il est su-
perflu (rajouter que la trace de ces mœurs barbares di.^parait
chaque jour.
TABLEAU DE LA FRANCE. 91
« la pointe du Raz, mon vaisseau est si petit, et la
« mer est si grande ^ ! »
Là, la nature expire, l'humanité devient morne et
froide. Nulle poésie, peu de religion; le christianisme
y est d'hier. Michel Noblet fut l'apôtre de Batz en 1648.
Dans les îles de Sein, de Batz, d'Ouessant, les mariages
sont tristes et sévères. Les sens y semblent éteints;
plus d'amour; de pudeur, ni de jalousie. Les filles font,
sans rougir, les démarches pour leur mariage ^ La
femme y travaille plus que l'homme, et dans les îles
d'Ouessant, elle y est plus grande et plus forte. C'est
qu'elle cultive la terre; lui, il reste assis au bateau,
bercé et battu par la mer, sa rude nourrice. Les ani-
maux aussi s'altèrent et semblent changer de nature.
Les chevaux, les lapins sont d'une étrange petitesse
dans ces îles.
Asseyons-nous à cette formidable pointe du Raz, sur
ce rocher miné, à cette hauteur de trois cents pieds,
d'où nous voyons sept lieues de côtes. C'est ici, en
quelque sorte, le sanctuaire du monde celtique. Ce que
vous apercevez par delà la baie des Trépassés, est l'île
de Sein, triste banc de sable sans arbres et presque
sans abri; quelques familles y vivent, pauvres et com-
* Voyage de Cam])ry.
* Voyage de Cambry. — Dans les Hébrides et autres îles,
riiomme prenait la femme à l'essai pour un an ; si elle ne lui con-
venait pas, illa cédait à un autre. V. Tolland's Letters, p. 2-3 et
Martin's Hébrides, etc. ISaguère encore, le paysan qui voulait se
marier, demandait femme au lord de Barra, qui régnait dans ces
îles depuis trente-cinq générations. Solin, c. xxii, assure déjà que
le roi des Hébrides n'a point de femmes à lui, mais qu'il use de
toutes.
ii.''
92 , , , HISTOIRE DE FRANCE.
pâtissantes, qui, tous les ans, sauvent des naufragés.
Cette île était la demeure des vierges sacrées qui don-
naient aux Celtes beau temps ou naufrage. Là, elles
célébraient leur triste et meurtrière orgie; et les na-
vigateurs entendaient avec effroi de la pleine mer le
bruit des cymbales barbares. Cette île, dans la tradi-
tion, est le berceau de Myrddyn, le Merlin du moyen
âge. Son tombeau est de l'autre côté de la Bretagne,
dans la forêt de Broceliande, sous la fatale pierre où
sa Vyvyan l'a enchanté. Tous ces rochers que vous
voyez, ce sont des villes englouties ; c'est Douarnenez,
c'est Is, la Sodome bretonne; ces deux corbeaux, qui
vont toujours volant lourdement au rivage, ne sont
rien autre que les âmes du roi Grallon et de sa fille ;
et ces sifflements, qu'on croirait ceux de la tempête,
sont les crierieiu ombres des naufragés qui demandent
la sépulture.
A Lanvau, près Brest, s'élève comme la borne du
continent, une grande pierre brute. De là, jusqu'à Lo-
rient, et de Lorient à Quiberon et Carnac, sur toute la
côte méridionale de la Bretagne, vous ne pouvez mar-
cher un quart d'heure sans rencontrer quelques-uns
de ces monuments informes qu'on appelle druidiques.
Vous les voyez souvent de la route dans des landes
couvertes de houx et de chardons. Ce sont de grosses
pierres ba^jes, dressées et souvent un peu arrondies
par le haut; ou bien, une table de pierre portant sur
trois ou quatre pierres droites. Qu'on veuille y voir
des autels, des tombeaux, ou de simples souvenirs de
quelque événement, ces monuments ne sont rien moins
qu'imposants, quoi qu'on ait dit. Mais l'impression en
1
TABLEAU DE LA FRANCE. 93
est triste, ils ont quelque chose de singulièrement
rude et rebutant. On croit sentir dans ce premier
essai de l'art une main déjà intelligente, mais aussi
dure, aussi peu humaine que le roc qu'elle a façonné. \
Nulle inscription, nul signe, si ce n'est peut-être sous
les pierres renversées de Loc Maria Ker, encore si
peu distincts, qu'on est tenté de les prendre pour des
accidents naturels. Si vous interrogez les gens du
pays, ils répondront brièvement que ce sont les mai-
sons des Korrigans, des Courils, petits hommes lascifs '<^>-"'"^' "v^
qui, le soir, barrent le chemin, et vous forcent de
danser avec eux jusqu'à ce que vous en mouriez de
fatigue. Ailleurs, ce sont les fées qui, descendant des
montagnes en filant, ont apporté ces rocs dans leur
tablier ^ Ces pierres éparses sont toute une noce pétri- -
fiée. Une pierre isolée, vers Morlaix, témoigne du
malheur d'un paysan qui, pour avoir blasphémé, a été
avalé par la lune *.
* C'est la forme que la tradition prend dans l'Anjou. Trans-
plantée dans les belles provinces de la Loire, elle revêt ainsi un
caractère gracieux, et toutefois grandiose dans sa naïveté.
* Cet astre est toujours redoutable aux populations celtiques.
Ils lui disent pour en détourner la malfaisante influence : « Tu
nous trouves bien, laisse-nous bien. » Quand elle se lève, ils se
mettent à genoux, et disent un Pater et un Ave. Dans plusieurs
lieux, ils l'appellent Notre-Dame. D'autres se découvrent quand
l'étoile de Vénus se lève (Cambry, I, 193). — Le respect des lacs
et des fontaines s'est aussi conservé : ils y apportent à certain
jour du beurre et du pain. (Cambry, III, 35. F. aussi Depping, I,
76.) — Jusqu'en 1788, à Lesneven, on chantait solennellement, le
premier jour de l'an : Guy-na-né. (Cambry, II, 26.j — Dans
l'Anjou, les enfants demandaient leurs étrennes, en criant : AIa
GuiLLANNEU. (Bodin, Recherches sur Saumur.) — Dans le dépar-
94 HISTOIRE DE FRANCE.
Je n'oublierai jamais le jour où je partis de granc?
matin d'Auray, la ville sainte des chouans, pour visi-
ter, à quelques lieues, les grand^monuments druidi
ques de Loc Maria Ker et de Carnac. Le premier de
ces villages, à l'embouchure de la sale et fétide ri
vière d'Auray, avec ses îles du Morbihan, 'plus nom-
breuses quil ny a de jours dans Van, regarde par-
dessus une petite baie la plage de Quiberon, de sinistre
mémoire. Il tombait du brouillard, comme il y en a
sur ces côtes la moitié de l'année. De mauvais ponts
sur des marais, puis le bas et sombre manoir avec la
longue avenue de chênes qui s'est religieusement con-
servée en Bretagne; des bois fourrés et bas, où les
vieux arbres même ne s'élèvent jamais bien haut; de
temps en temps un paysan qui passe sans regarder;
mais il vous a bien vu avec son œil oblique d'oiseau
de nuit. Cette figure explique leur fameux cri de
guerre, et le nom de chouans, que leur donnaient les
bleus. Point de maisons sur les chemins; ils revien-
nent chaque soir au village. Partout de grandes lan-
des, tristement parées de bruyères roses et de diverses -
plantes jaunes; ailleurs, ce sont des campagnes blan-
ches de sarrasin. Cette neige d'été, ces couleurs sans
tement de la Haute-Vienne, en criant : Gui-g\e-leu. — Il y a
peu d'années que dans les Orcades, la flancée allait au temple de
la Lune, et y invoquait Woden. (? Logan, II, 360.) — La fête du
Soleil se célébrerait encore dans un village du Dauphiné, selon
M. Champollion-Figeac (sur les dialectes du Dauphiné, p. 11). —
Aux environs de Saumur, on allait, à la Trinité, voir paraître
trois soleils. — A la Saint-Jean, on allait voir danser le soleil
levant. (Bodin, loco citato.) — Les Angevins appelaient le soleil
Seigneur, et la lune Dame. (Idem, Rechercbes sur l'Anjou, I, 80, >
„.^-'
5^
TABLE.UJ DE LA FRANCE. 93
éclat et comme flétries d'avance, affligent l'œil plus
qu'elles ne le récréent, comme cette couronne de
paille et de fleurs dont se pare la folle (ïHamlet. En
avançant vers Carnac, c'est encore pis. Véritables
plaines de roc où quelques moutons noirs paissent le
caillou. Au milieu de tant de pierres, dont plusieurs
sont dressées d'elles-mêmes, les alignements de Carnac
n'inspirent aucun étonnement. Il en reste quelques
centaines debout; la plus haute a quatorze pieds.
Le ^Morbihan est sombre d'aspect et de souvenirs;
pays de vieilles haines, de pèlerinages et de guerre
civile, terre de caillou et race de granit. Là, tout
dure ; le temps y passe plus lentement. Les prêtres y
sont très-forts. C'est pourtant une grave erreur de
croire que ces populations de l'Ouest, bretonnes et
vendéennes, soient profondément religieuses : dans
plusieurs cantons de l'Ouest, le saint qui n'exauce pas
les prières risque d'être vigoureusement fouetté ^ En
Bretagne, comme en Irlande, le catholicisme est cher
aux hommes comme symbole de la nationalité. La re-
ligion y a surtout une influence politique. Un prêtre
irlandais qui se fait ami des Anglais est bientôt
chassé du pays. Nulle église, au moyen âge, ne resta
plus longtemps indépendante de Rome que celle d'Ir-
lande et de Bretagne. La dernière essaya longtemps
de se soustraire à la primatie de Tours, et lui opposa
celle de Dole.
* Dans la Cornouaille. — Il leur est arrivé de même dans les
guerres des chouans de battre leurs chefs, et de leur ohéir un
moment après.
9G HISTOIRE DE FRANCE.
\.â noblesse innombrable et pauvre de la Bretagne
était plus rapprochée du laboureur. Il y avait là aussi
quelque chose des habitudes de clan. Une foule de
familles de paysans se regardaient comme nobles;
quelques-uns se croyaient descendus d'Arthur ou de
la fée Morgane, et plantaient, dit-on, des épées pour
limites à leurs champs. Ils s'asseyaient et se cou-
vraient devant leur seigneur en signe d'indépendance.
Dans plusieurs parties de la province, le servage était
inconnu : les domaniers et quevaisiers, quelque dure
que fût leur condition, étaient libres de leur corps, si
leur terre était serve. Devant le plus fier des Rohan',
ils se seraient redressés en disant, comme ils font,
d'un ton si grave : Me zo deuzar armoriq, et moi
aussi je suis Breton. Un mot profond a été dit sur la
Vendée, et s'applique aussi à la Bretagne : Ces popti-
lations sont au fond réptcblicaines"- ; républicanisme so-
cial, non politique.
Ne nous étonnons pas que cette race celtique, la
plus obstinée de l'ancien monde, ait fait quelques ef-
forts dans ces derniers temps pour prolonger encore
sa nationalité; elle l'a défendue de même au moyen
âge. Pour que l'Anjou prévalût au xn® siècle sur la
Bretagne, il a fallu que les Plantagenets devinssent,
par deux mariages, rois d'Angleterre et ducs de Nor-
' On connaît les prétentions de cette famille descendue des Mac
Tiern de Léon. Au xvi^ siècle, ils avaient pris cette devise qui
résume leur histoire : « Roi oie puis, prince ne daigne, Rohan
suis. »
* Témoignage de M. le capitaine Galleran, à la cour d'assise.s
de Nantes, octobre 1832.
'TABLEAU DE LA FRANCE. 97
mandie et d'Aquitaine. La Bretagne, pour leur échap-
per, s'est donnée à la France, mais il leur a fallu en-
core un siècle de guerre entre les partis français et
anglais, entre les Blois et les Montfort. Quand le ma-
riage d'Anne avec Louis XII eut réuni la province au
royaume, quand Anne eut écrit sur le château d(i
Nantes la vieille devise du château des Bourbons {Qui
qu'en (/rogne, tel est mon lûaisif'), alors commença la
lutte légale des états, du Parlement de Rennes, sa
défense du droit coutumier contre le droit romain, la
guerre des privilèges provinciaux contre la cen-
tralisation monarchique. Comprimée durement par
Louis XIV % la résistance recommença sous Louis XV,
et La Chalotais, dans un cachot de Brest, écrivit avec
,.un curedent son courageux factum contre les jésuites.
Aujourd'hi:' la résistance expire, la Bretagne de-
vient peu à peu toute France. Le vieil idiome, miné
par l'infiltration continuelle de la langue française,
recule peu à peu. Le génie de l'improvisation poéti-
que, qui a subsisté si longtemps chez les Celtes d'Ir-
lande et d'Ecosse, qui chez nos Bretons même n'est
pas tout à fait éteint, devient pourtant une singularité
rare. Jadis, aux demandes de mariage, le bazvalan-^
chantait un couplet de sa composition; la jeune fille
F. les Lettres de M""e (jg Sévigné, lG7o, de septembre en dé-
cembre. Il y eut un très-grand nombre d'hommes roués, pendus,
envoyés aux galères. Elle en parle avec une légèreté qui fait
mal.
* Le bazvalan était celui qui se chargeait de demander les filles
en mariage. C'était le plus souvent un tailleur, qui se présentait
avec un bas bleu et un blanc.
•r. II. 7
98 HISTOIRE DE FRANCE.
répondait quelques vers. Aujourd'hui ce sont des for-
mules apprises par cœur qu'ils débitent. Les essais,
plus hardis qu'heureux des Bretons qui ont essayé de
raviver par la science la nationalité de leur pays,
n'ont été accueillis que par la risée. Moi-même j'ai vu
à T'** le savant ami de le Brigant, le vieux M. D"*
(qu'ils ne connaissent que sous le nom de M. Système).
^i.u milieu de cinq ou six volumes dépareillés, le pau-
vre vieillard, seul, couché sur une chaise séculaire,
sans soin filial, sans famille, se mourait de la fièvre
entre une grammaire irlandaise et une grammaire
hébraïque. Il se ranima pour me déclamer quelques
vers bretons sur un rhythme emphatique et monotone
qui, pourtant, n'était pas sans charme. Je ne pus voir,
sans compassion profonde, ce représentant de la natio-
nalité celtique, ce défenseur expiraht d'une langue et
d'une poésie expirantes,
Kous pouvons suivre Jjg^ monde celtique, le long de
la Loire, jusqu'aux limites géologiques de la Bretagne,
aux ardoisières d'Angers; ou bien jusqu'au graiid mo-
nument druidique de Saumur, le plus important peut-
être qui reste aujourd'hui; ou encore jusqu'à Tours,
la métropole ecclésiastique de la Bretagne, au moyen
âge.
Nantes est un demi-Bordeaux, moins brillant et
plus sage, mêlé d'opulence coloniale et de sobriété
«. bretonne. Civilisé entre deux barbaries, commerçant
enti^e deux guerres civiles, jeté là comme pour rompre
la communication. A travers passe la grande Loire,
^ tourbillonnant entre la Bretagne et la Vendée; le
fleuve des noyades. Quel torrent! écrivait Carrier,
TABLEAU DE LA FRANCE. 99
enivré de la poésie de son crime, qiiel torrent révolu-
tionnaire que cette Loire!
C'est à Saint-Florent, au lieu même où s'élève la
colonne du vendéen Bonchamps, qu'au ix« siècle le
breton Noménoé, vainqueur des Northmans, avait
dressé sa propre statue; elle était tournée vers l'An-
jo_u, vers la France, qu'il regardait comme sa proie \
Mais rAnjou_ devait l'emporter. La grande féodalité
dominait chez cette population plus disciplinable ; la
; Bretagne, avec son innombrable petite noblesse, ne
/ pouvait faire de grande guerre ni de conquête. La
noire mile d'Angers porte, non-seulement dans son
vaste château et dans sa Tour du Diable, mais sur sa
cathédrale même, ce caractère féodal. Cette église
Saint-Maurice est chargée, non de saints, mais de
chevaliers armés de pied en cap : toutefois ses flèches
^^^H'J'J'boiteuses, l'une sculptée, l'autre nue, expriment suffi-
'^^'^^ ,^ samment la destinée incomplète de l'Anjou. Malgré sa
■^ - belle position sur le triple fleuve de la Maine, et si
près de la Loire, où l'on distingue à leur couleur les
>.^ eaux des quatre provinces, Angers dort aujourd'hui.
C'est bien assez d'avoir quelque temps réuni sous ses
Plantagenets, l'Angleterre, la Normandie, la Bretagne
et l'Aquitaine; d'avoir plus tard, sous le bon René et
ses fils, possédé, disputé, revendiqué du moins les
trônes de Naples, d'Aragon, de Jérusalem et de Pro-
vence, pendant que sa fille Marguerite soutenait la
Rose rouge contre la Rose blanche, et Lancastre con-
* Charles le Chauve, à son tour, s'en fil; élever une en regard
de la Bretagne,
100 HISTOIRE DE FRANXE.
tre York. Elles dorment aussi au murmure de la
Loire, les villes de Saumur et de Tours, la capitale du
protestantisme, et la capitale du catholicisme ^ en
France ; Saumur, le petit royaume des prédicants et
du vieux, Duplessis-Mornay, contre lesquels leur bon
ami Henri IV bâtit la Flèche aux jésuites. Son château
de Mornay et son prodigieux dolmen''' font toujours de
Saumur une ville historique. Mais bien autrement his-
torique est la bonne ville de Tours, et son tombeau de
saint Martin, le vieil asile, le vieil oracle, le Delphes
de la France, où les Mérovingiens venaient consulter
les sorts, ce grand et lucratif pèlerinage pour lequel
les comtes de Blois et d'Anjou ont tant rompu de lan-
ces. Mans, Angers, toute la Bi etagne, dépendaient de
l'archevêché de Tours; ses chanoines, c'étaient les Ca-
pots, et les ducs de Bourgogne, de Bretagne, et le
comte de Flandre et le patriarche de Jérusalem, les
archevêques de Mayence, de Cologne, de Compostelle.
Là, on battait monnaie, comme à Paris; là, on fabri-
qua de bonne heure la soie, les tissus précieux, et
aussi, s'il faut le dire, ces confitures, ces rillettes, qui
ont rendu Tours et Reims également célèbres; villes
de prêtres et de sensualité. Mais Paris, Lyon et Nantes
ont fait tort à l'industrie de Tours. C'est la faute aussi
* Du moins à l'époque mérovingienne.
^ C'est une espèce de grotte artilicielle de quarante pieds de
long sur dix de large et huit de haut, le tout formé de onze pierres
énormes. Ce dolmen, placé dans la vallée, semble répondre à un
autre qu'on aperçoit sur une colline. J'ai souvent remarqué cette
dispc-iition dans les monuments druidiques, par exemple, à
Camac.
TABLEAU DE LA FRANCE. 101
de ce doux soleil, de cette molle Loire; le travail esi
chose contre nature dans ce paresseux climat de
Tours, de Blois et de Chinon, dans cette patrie de
Rabelais, près du tombeau d'Agnès Sorel. Chenou-
ceaux, Chambord, Montbazon, Langeais, Loches, tous
les favoris et favorites de nos rois, ont leurs châteaux
le long de la rivière. C'est le pays du Hre et du rien à
faire. Vive verdure en août comme en mai, des fruits,
des arbres. Si vous regardez du bord, l'autre rive
semble suspendue en l'air, tant l'eau réfléchit fidèle-
ment le ciel : sable au bas, puis le saule qui vient 'j^^^^^-^'^^'
boire dans le fleuve; derrière, le peuplier, le tremble,/ ''"^"
V
^^^^M.t.Xi\Q noyer, et les îles fuyant parmi les îles; en montant, ■ ^'
des têtes rondes d'arbres qui s'en vont moutonnant'-- '*J'
doucement les uns sur les autres. Molle et sensuelle
contrée, c'est bien ici que l'idée dut venir de faire la
femme reine des monastères, et de vivre sous elle
dans une voluptueuse obéissance, mêlée d'amour et de
sainteté. Aussi jamais abbaye n'eut la splendeur de
Fontevrault ^ Il en reste aujourd'hui cinq églises.
Plus d'un roi voulut y être enterré : même le farouche
Richard Cœur-de-Lion leur légua son cœur; il croyait
que ce cœur meurtrier et parricide finirait par reposer
peut-être dans une douce main de femme, et sous la
prière des vierges.
Pour trouver sur cette Loire quelque chose de moins
* En 1821, il restait de l'abbaye trois cloîtres, soutenus de
colonnes et de pilastres, cinq grandes églises et plusieurs statues,
entre autres celle de Henri II. Le tombeau de son fils, Richard
Cœur-de-Lion, avait disparu.
102
HlSTOIEi: DE FRANCE.
^^z.
^
mou et de plus sévère, il faut remonter au coude par
lequel elle s'approche de la Seine, jusqu'à la sérieuse
..,■.. Orléans, ville de légistes au moyen âge, puis calvi-
niste, puis janséniste, aujourd'hui industrielle. Mais
je parlerai plus tard du centre de la France; il .me
iii^jiwt*^ attarde de pousser au midi; j'ai parlé des Celtes de Bre-
tagne, je veux m'acheminer vers les Ihères, vers les
Pyrénées.
Le Poitou, que nous trouvons de l'autre côté de la
Loire, en face de la Bretagne et de l'Anjou, est un
i pays formé d'éléments très-divers, mais non point mé-
langés. Trois populations fort distinctes y occupent
trois bandes de terrains qui s'étendent du nord au
midi. De là les contradictions apparentes qu'offre l'his-
toire de cette province. Le Poitou est le centre du cal-
vinisme au xvie siècle, il recrute les armées de Coli-
gny, et tente la fondation d'une république protestante;
et c'est du Poitou qu'est sortie de nos jours l'opposition
catholique et royaUste de la Vendée. La première épo-
que appartient surtout aux hommes de la côte ; la se-
conde, surtout, au Bocage vendéen. Toutefois l'une et
l'autre se rapportent à un même principe, dont le cal-
vinisme républicain, dont le royalisme catholique
n'ont été que la forme : esprit indomptable d'opposition
au gouvernement central.
Le Poitou est la bataille du Midi et du Nord. C'est
près de Poitiers que Clovis a défait les Goths, que
Charles-Martel a repoussé* les Sarrasins, que l'armée
anglo-gasconne du prince Noir a pris le roi Jean.
Mêlé de droit romain et de droit coutumier, donnant u^'"'^"^^
ses légistes au Nord, ses troubadours au Midi, le Poi-
TABLEAU DE LA FRANCE. 103
tou est lin-même comme sa Méliisine*, assemblage de
natures diverses, moitié femme et moitié serpent.
C'est dans le pays du mélange,, dans le pays des mu-
lets et des vipères ^ que ce mythe étrange a dû naître.
Ce génie mixte et contradictoire a empêché le Poi-
tou de rien achever; il a tout commencé. Et d'abord la
vieille ville romaine de Poitiers, aujourd'hui si soli-
taire, fut, avec Arles et Lyon, la première école chré-
tienne des Gaules. Saint Hilaire a partagé les combats
d'Athanase pour la divinité de Jésus-Christ. Poitiers
fut pour nous, sous quelques l'apports, le berceau de
la monarchie, aussi bien que du christianisme. C'est de
sa cathédrale que brilla pendant la nuit la colonne de
feu qui guida Clovis contre les Goths. Le roi de France
était abbé de Saint-Hilaire de Poitiers, comme de
Saiut-Martin de Tours. Toutefois cette dernière église,
moins lettré.e, mais mieux située, plus populaire, plus
féconde en miracles, prévalut sur sa soeur aînée. La
dernière lueur de la poésie latine avait brillé à Poi-
tiers avec Fortunat ; l'aurore de la littérature moderne
y parut au xn« siècle; Guillaume VII est le premier
troubadour. Ce Guillaume, excommunié pour avoir
enlevé la vicomtesse de Châtellerault, conduisit, dit-
* Voy. les Éclaircissements.
' Les mules du Poitou sont recherchées par l'Auvergne, la Pro-
vence, le Languedoc, FE&pagne même. — La naissance d'une
mule est plus fêtée que celle d'un fils. — Vers Mirebeau, un âne
étalon vaut jusqu'à 3,000 fr. Dupin, statistique des Deux-Sè-
vres,
Les pharmaciens achetaient beaucoup de vipères dans le Poitou.
— Poitiers envoyait autrefois ses vipères jusqu'à Venise. Stat. de
la Vendée, par l'ingénieur La Bretonnière.
loi HISTOIRE DE FRANCE.
on, cent mille hommes à la terre sainte ^ mais il em-
mena aussi la foule de ses maîtresses ^ C'est de lui
qu'un vieil auteur dit : « Il fut bon troubadour, bon
chevalier d'armes, et courut longtemps le monde pour
tromper les dames. » Le Poitou semble avoir été alors
un pays de libertins spirituels et de libres penseurs.
Gilbert de la Porée, né à Poitiers, et évêque de cette
ville, collègue d'Abailard à l'école de Chartres, ensei-
gna avec la même hardiesse, fut comme lui attaqué
par saint Bernard, se rétracta comme lui, mais ne se
releva pas comme le logicien breton. La philosophie
poitevine naît et meurt avec Gilbert.
La puissance politique du Poitou n'eut guère meil-
leure destinée. Elle avait commencé au ix^ siècle par
la lutte que soutint, contre Charles le Chauve, Aymon,
père de Renaud, comte de Gascogne, et frère de Tur-
pin, comte d'Angoulême. Cette famille voulait être
issue des deux fameux héros de romans, saint Guil-
laume de Toulouse, et Gérard de RoussiUon, comte de
Bourgogne. Elle fut en effet grande et puissante, et se
trouva quelque temps à la tête du Midi. Ils prenaient
le titre de ducs d'Aquitaine, mais ils avaient trop forte
partie dans les populations de Bretagne et d'Anjou,
qui les serraient au nord ; les Angevins leur enlevèrent
partie de la Touraine, Saumur, Loudun, et les tournè-
rent en s'emparant de Saintes. Cependant les comtes
de Poitou s'épuisaient pour faire prévaloir dans le
* 11 arriva avec six hommes devant Antioehe.
* L'évoque d'Angoulême lui disait : « Corrigez-vous; » le comte
lui répondit : « Quand tu te peigneras. » L'évêque était chauve.
TABLEAU DE LA FRANCE. lOo
Midi, particulièrement sur l'Auvergne, sur Toulouse,
ce grand titre de ducs d'Aquitaine ; ils se ruinaient en
lointaines expéditions d'Espagne et de Jérusalem;
hommes brillants et prodigues, chevaliers troubadours
*;ouvent brouillés avec l'Église, mœurs légères et vio-
lentes, adultères célèbres, tragédies domestiques. Ce
^l'était pas la première fois qu'une comtesse de Poi-
tiers assassinait sa rivale, lorsque la jalouse Éléonore
de Guyenne fit périr la belle Rosemonde dans le laby-
rinthe où son époux l'avait cachée.
Les fils d'Éléonore, Henri, Richard Coeur-de-Lion et
Jean, ne surent jamais s'ils étaient Poitevins ou An-
glais, Angevins ou Normands. Cette lutte intérieure
de deux natures contradictoires se représenta dans
leur vie mobile et orageuse. Henri III, fils de Jean,
fut gouverné par les Poitevins ; on sait quelles guerres
civiles il en coûta à l'Angleterre. Une fois réuni à la
monarchie, le Poitou du marais et de la plaine se
laissa aller au mouvement général de la France. Fon-
tenai fournit de grands légistes, les Tiraqueau, les
Besly, les Brisson. La noblesse du Poitou donna force
courtisans habiles (Thouars, Mortemar, Meilleraie,
Mauléon). Le plus grand politique et l'écrivain le
plus populaire de la France, appartiennent au Poitou
oriental : Richelieu et Voltaire ; ce dernier, né à
Paris, était d'une famille de Parthenay^
Mais ce n'est pas là toute la province. Le plateau
des deux Sèvres verse ses rivières, l'une vers Nantes,
' Il y aurait encore des Arouet dans les envii'ons de cette ville,
au village de Saint-Loup.
106 HISTOIRE DE FRANCE.
l'autre vers Niort et la Rochelle. Les deux contrées
excentriques qu'elles traversent, sont fort isolées de
la France. La seconde, petite Hollande S répandue en
marais, en canaux, ne regarde que l'Océan, que la
Rochelle. La ville MancJie "- comme la ville noire. La
Rochelle comme Saint-Malo, fut originairement un
asile ouvert par l'Église aux juifs, aux serfs, aux coïi-
herts du Poitou. Le pape protégea l'une comme l'au-
tre ^ contre les seigneurs. Elles grandirent affranchies
de dîme et de tribut. Une foule d'aventuriers, sortis
de cette populace sans nom, exploitèrent les mers
comme marchands, comme pirates ; d'autres exploitè-
rent la cour et mirent au service des rois leur génie
démocratique, leur haine des grands. Sans remonter
jusqu'au serf Leudaste, de l'île de Ré, dont Grégoire
de Tours nous a conservé la curieuse histoire/ nous ci-
terons le fameux cardinal de Sion, qui arma les Suis-
* Le marais méridional eit tout entier Fouvi'age de l'art. La
difficulté à vaincre, c'était moins le flux de la mer que les débor-
dements de la Sèvre. — Les digues sont souvent menacées. —
Les cabaniers (habitants de fermes appelées cabanes) marchent
avec des bâtons de douze pieds pour sauter les fossés et les ca-
naux. Le Marais mouillé, au delà des digues, est sous l'eau tout
riiiver. La Bretonnière. — Noirmoutiers est à douze pieds au-
dessous du niveau de la mer, et on trouve des digues artificielles,
sur une longueur de onze mille toises. — Les Hollandais dessé-
chèrent le marais du Petit-Poitou, par un canal appelé Ceinture
des Hollandais. Statistique de Peuchet et Chanlaire. Foye^ aussi
la defccription de la Vendée, par M. Cavoteau, )812.
* Les Anglais donnaient autrefois ce nom à- la Rochelle, à cause
dû reflet de la lumière sur les rochers et les falaises.
* Raymond Perraud, né à la . Rochelle, évéque et cardinal,
homme actif et hardi, obtint en 1502, pour les Rochellôis, des
bulles qui défendent à tout juge forain de les citer à son tribunal.
TABLEAU DE LA FRANCE. 107
ses pour Jules II, les chanceliers Olivier sous Char-
les IX, Balue et Doriole sous Louis XI; ce prince
aimait à se servir de ces intrigants, sauf à les loger
ensuite dans une cage de fer.
La Rochelle crut un instant devenir une Amster-
dam, dont Coligny eût été le Guillaume d'Orange. On
sait les deux fameux sièges contre Charles IX et Ri-
chelieu» tant d'efforts héroïques, tant d'obstination, et
ce poignard que le maire avait déposé sur la table de
l'hôtel de ville, pour celui qui parlerait de se rendre.'
Il fallut bien qu'ils cédassent pourtant, quand l'An-
gleterre, trahissant la cause protestante et son propre
intérêt, laissa Richelieu fermer leur port; on distingue
encore à la marée basse les restes de l'immense digue.
Isolée de la mer, la ville amphibie ne fit plus que lan-
guir. Pour mieux la museler, Rochefort fut fondé par
Louis XIV à deux pas de La Rochelle, le port du roi à
côté du port du peuple.
Il y avait pourtant une partie du Poitou qui n'avait
guère paru dans l'histoire, que l'on connaissait peu et
qui s'ignorait elle-même. Elle s'est révélée par la
guerre de la Vendée. Le bassin de la Sèvre nantaise,
les sombres collines qui l'environnent, tout le Bocage
vendéen, telle fut la principale et première scène de
] cette guerre terrible qui embrasa tout l'Ouest. Cettd
Vendée qui a quatorze rivières, et pas une navigable *,
* Vop. Statist. du départ, de la Vienne, par le préfet Cochon,
an X. — Dès 1337, on proposa de rendre la Vienne navigable
jusqu'à Limoges; depuis, de la joindre à la Corrèze qui se jette
dans la Dordogne; elle eût joint Bordeaux et Paris par la Loire,
mais la Vienne a trop de rochers. — On pourrait rendre le Clain
108 HISTOIRE DE FRAN'CE.
pays perdu dans ses haies et ses bois, n'était, quoi
qu'on ait dit, ni plus religieuse, ni plus royaliste que
bien d'autres provinces frontières, mais elle tenait à
ses habitudes. L'ancienne monarchie, dans son impar-
faite centralisation, les avait peu troublées; la Révo-
lution voulut les lui arracher et l'amener d'un coup à
Tunité nationale; brusque et violente, portant partout
une lumière subite, elle effaroucha ces fils de la nuit.
Ces paysans se trouvèrent des héros. On sait que le
voiturier Cathelineau pétrissait son pain quand il en-
tendit la proclamation répubhcaine; il essuya tout
simplement ses bras et prit son fusil ^ Chacun en fit
autant et l'on marcha droit aux hJeus. Et ce ne fut pas
homme à homme, dans les bois, dans les ténèbres.
navigable jusqu'à Poitiers, de manière à continuer la navigation
de la Vienne. Cliâtelleraut s'y est opposé par jalousie contre Poi-
tiers. — Si la Charente devenait navigable jusqu'au-dessus de
Givrai, cette navigation, unie au Clain par un canal, ferait com-
muniquer en temps de guerre Rochefort, la Loire et Paris. —
Yoy. aussi Texier, Haute-Vienne, et la Bretonnière, Vendée.
J'ai cité déjà le mot remarquable de M. le capitaine Galleran. —
Genoude. Yoy. en Vendée, 1821 : « Les paysans disent : Sou.> le
règne de M. Henri (de Larocliejaquelein). » — Ils appelaient
patauds ceux des leurs qui étaient républicains. Pour dire le bon
français, ils disaient le parler noblat. — Les prêtres avaient peu
de propriétés dans la Vendée ; toutes les forêts nationales, dit la
Bretonnière (p. 6), proviennent du comte d'Artois ou des émigrés;
une seule, de cent hectares, appartenait au clergé.
* Il résulte de Tinterrogatoire de d'Elbée que la véritable cause
de l'insurrection vendéenne fut la levée de 300,000 hommes dé-
crétée par la République. Les Vendéens haïssent le service mili-
taire, qui les éloigne de chez eux. Lorsqu'il a fallu fournir un
contingent pour la garde de Louis XVIII, il ne s'ett pas trouvé
un seul volontaire.
TABLEAU DE LA FRANCE. 109
comme les chouans de Bretagne, mais en masse, en
corps de peuple, et en plaine. Ils étaient près de cent
mille au siège de Nantes. La guerre de Bretagne est
comme une ballade guerrière du lorder écossais, celle
de Vendée une iliade.
En avançant vers le Midi, nous passerons la sombre
ville de Saintes et ses belles campagnes, les champs
de bataille de Taillebourg et de Jarnac, les grottes de
la Charente et ses vignes dans les marais salants.
Nous traverserons même rapidement le Limousin, ce
pays élevé, froid, pluvieux \ qui verse tant de fleuves.
Ses belles collines granitiques, arrondies en demi-
globes, ses vastes forêts de châtaigniers, nourrissent
une population honnête, mais lourde, timide et gauche
par indécision. Pays souffrant, disputé si longtemps
entre l'Angleterre et la France. Le bas Limousin est
autre chose ; le caractère remuant et spirituel des mé-
ridionaux y est déjà frappant. Les noms des Ségur,
des Saint- Aulaire, des Noailles, des Ventadour, des
Pompadour, et surtout des Tu renne, indiquent assez
combien les hommes de ces pays se sont rattachés au
pouvoir central et combien ils y ont gagné. Ce drôle
de cardinal Dubois était de Brives-la-Gaillarde.
Les montagnes du haut Limousin se lient à celles
de l'Auvergne, et celles-ci avec les Cëvennes. L'Au-
vergne est la vallée de l'Allier, dominée à l'Ouest par
la masse du Mont-Dore, qui s'élève entre le pic ou Puy-
de-Dôme et la masse du Cantal. Vaste incendie éteint,
aujourd'hui paré presque partout d'une forte et rude
• Proverbe : « Le Limousin ne périra pas par sécheresse. »
110 HISTOIRE DE FRA^XE.
végétation ^ Le noyer pivote sur le basalte, et le blé
germe sur la pierre ponce ^. Les feux intérieurs ne
sont pas tellement assoupis que certaine vallée ne
fume encore, et que les étouffis du Mont-Dore ne rappel-
lent la Solfatare et la Grotte du chien. Villes noires,
bâties de lave (Clermont, Saint-Flour, etc.). Mais la
campagne est belle, soit que vous parcouriez les vastes
et solitaires prairies du Cantal et du Mont-Dore, au
bruit monotone des cascades, soit que, de l'ile basal-
tique où repose Clermont, vous promeniez vos regards
sur la fertile Limagne et sur le Puy-de-Dôme, ce joli
clé à coudre de sept cents toises, voilé, dévoilé tour à
tour par les nuages qui l'aiment et qui ne peuvent ni
le fuir ni lui rester. C'est qu'en effet l'Auvergne est
battue d'un vent éternel et contradictoire, dont les
vallées opposées et alternées de ses montagnes, ani-
ment, irritent les courants. Pays froid sous un ciel
déjà méridional, où l'on gèle sur les laves. Aussi, dans
les montagnes, la population reste l'hiver presque tou-
jours blottie dans les étables, entourée d'une chaude et
lourde atmosphère ^. Chargée, comme les Limousins,
de je ne sais combien d'habits épais et pesants, on di-
* Les produits de la terre, comme de l'industrie, sont communs
et grossiers, abondants il est vrai.
* Au nord de Saint-Flour, la terre est couverte d'une couclie
épaisse de pierres ponces, et n'en est pas moins très-fertile.
* L'hiver, ils vivent dans l'étable, et se lèvent à huit ou neuf
"heures. (Legrand d'Aussy, p. 283.) Yoy. divers détails de mœurs,
dans les Mémoires de M. le comte de Montlosier, I" vol. — Con-
sulter aussi l'élégant tableau du Puy-de-Dôme, par M. Duclié ;
les curieuses Recherches de M. Gonod, sur les antiquités de l'Au-
vergne ; Delarbre, etc.
TABLEAU DE LA FRANCE. IH
rait une race méridionale ^ grelottant au vent du nord,
et comme resserrée, durcie, sous ce ciel étranger. Vin
grossier, fromage amer ^ comme l'herbe rude d'où il
vient. Ils vendent aussi leurs laves, leurs pierres pon-
ces, leurs pierreries communes ^ leurs fruits communs
qui descendent l'Allier par bateau. Le rouge, la cou-
leur barbare par excellence, est celle qu'ils préfèrent;
ils aiment le gros vin rouge, le bétail rouge. Plus la-
borieux qu'industrieux, ils labourent encore souvent
les terres fortes et profondes de leurs plaines avec la
petite charrue du j\lidi qui égratigne à peine le sol *.
Ils ont beau émigrer tous les ans des montagnes, ils
rapportent quelque argent, mais peu d'idées.
Et pourtant il y a une force réelle dans les hommes
de cette race, une sève amère, acerbe peut-être, mais
vivace comme l'herbe du Cantal. L'âge n'y fait rien.
Voyez quelle verdeur dans leurs vieillards, les Dulaure.
les de Pradt; et ce Montlosier octogénaire, qui gou-
verne ses ouvriers et tout ce qui l'entoure, qui plante
et qui bâtit, et qui écrirait au besoin un nouveau livre
' En Limagne, race laide, qui semble méridionale ; de Brioude
juscxu'aux sources de l'Allier, on dirait des crétins ou des men-
diants espagnols. (De Pradt.)
- L'amertume de leurs fromages tient, soit à la façon, soit à la
dureté et l'aigreur de l'herbe, les pâturages ne sont jamais renou-
velés.
' Jusqu'en 1784, les Espagnols venaient acheter les pierreries
grossières de l'Auvergne.
* Dans le pays d'outi^e-Loire, on n'emploie guère que V araire,
petite charrue insufiisante pour les terres fortes. Dans tout le
Midi, les chariots et outils sont petits et faibles. — Arthur Young
vit avec indignation cette petite charrue qui eflleurait la terre, et
calomniait sa fertilité.
112 HISTOIRE DE FRANCE.
contre le parli-prêtre ou pour la féodalité, ami, et en
même temps ennemi du moyen àgc ^
Le génie inconséquent et contradictoire que nou3
remarquions dans d'autres provinces de notre zone
moyenne, atteint son apogée dans l'Auvergne. Là sij
trouvent ces grands légistes ^ ces logiciens du parti
gallican, qui ne surent jamais s'ils étaient pour ou.
contre le pape : le chancelier de l'Hôpital; les Arnaud;
le sévère Domat, Papinien janséniste, qui essaya d'en
fermer le droit dans le christianisme ; et son ami Pas-
cal, le seul homme du xvii^ siècle qui ait sentj^^ la crise
religieuse entre Montaigne et Voltaire, âme souffrante
où apparaît si merveilleusement le combat du doute et
de l'ancienne foi.
Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande
vallée du Midi. Cette province en marque le coin d'un
accident bien rude ^ Elle n'est elle-même, sous ses
sombres châtaigniers, qu'un énorme monceau do
houille, de fer, de cuivre, de plomb. La houille '' y
brûle sur plusieurs lieues, consumée d'incendies sécu-
» 1833.
* Domat, de Clermont; les Laguesle, de Vic-le-Comte ; Duprat
et Barillon, son secrétaire, d'Issoire; THôpital, d'Aigueper.vo ;
Anne Dubourg, de Riom; Pierre Lizel, premier président du Par-
lement de Paris, au xyi*^ siècle; les Du Vair, d'Aurillac, etc.
' C'est, je crois, le premier pays de France qui ait payé au roi
(Louis VII) un droit pour qu'il y fit cesser les guerres privées.
Voy. le Glossaire de Laurière, 1. 1, p. 164, au mot Commun de
paix, et la Décrétale d'Alexandre III sur le premier canon du
concile de Clermont, publié par Marca. — Sur le Rouergue, voyez
Peuchet et Chanlaire, statistique de l'Avcyron, et surtout l'esti-
mable ouvrage de M. Monteil.
* La houille forme plus des deux tiers de ce département,
TABLEAU DE LA FRANCE. H3
laires qui n'ont rien de volcanique. Cette terre, mal-
traitée et du froid et du chaud dans la variété de ses
expositions et de ses climats, gercée de précipices,
tranchée par deux torrents, le Tarn et l'Aveyron, a
peu à envier à l'àpreté des Cévennes. Mais j'aime
mieux entrer par Cahors. Là tout se revêt de vignes.
Les mûriers commencent avant Montauban. Un paysage
de trente ou quarante lieues s'ouvre devant vous,
vaste océan d'agriculture, masse animée, confuse, qui
se perd au loin dans l'obscur ; mais par-dessus s'élève
la forme fantastique des Pyrénées aux têtes d'argent.
Le bœuf attelé parles cornes laboure la fertile vallée,
la vigne monte à l'orme. Si vous appuyez à gauche
vers les montagnes, vous trouvez déjà la chèvre sus-
pendue au coteau aride, et le mulet, sous sa charge
d'huile, suit à mi-côte le petit sentier. A midi, un
orage, et la terre est un lac; en une heure, le soleil a
tout bu' d'un trait. Vous arrivez le soir dans quelque
grande et triste ville, si vous voulez, à Toulouse. A
cet accent sonore, vous vous croiriez en Italie ; pour
vous détromper, il suffit de regarder ces maisons de
bois et de brique ; la parole brusque, l'allure hardie et
vive vous rappelleront aussi que vous êtes en France.
Les gens aisés du moins sont Français ; le petit peuple
est tout autre chose, peut-être Espagnol ou Maure.
C'est, ici cette vieille Toulouse, si grande sous ses
comtes; sous nos rois, son Parlement lui a donné en-
core la royauté, la tyrannie du Midi. Ces légistes vio-
lents, qui portèrent à Boniface VIII le soufflet de Phi-
lippe le Bel, s'en justifièrent souvent aux dépens des
hérétiques; ils en brûlèrent quatre cents en moins
T. II. S
114 HISTOIRE DE FRANCE.
d'un siècle. Plus tard, ils se prêtèrent aux vengeances
de Richelieu, jugèrent Montmorency et le décapitèrent
dans leur belle salle marquée de rouge \ Ils se glori-
fiaient d'avoir le capitole de Rome, et la cave aux
morts ^ de Naples, où les cadavres se conservaient si
bien. Au capitole de Toulouse, les archives de la ville
étaient gardées dans une armoire de fer, comme celles
des flamines romains; et le sénat gascon avait écrit
sur les murs de sa curie : VideaiU consules ne rjuid res-
publica deirimenti capiat ^.
'Toulouse est le point central du grand bassin du
JMidi. C'est là ou à peu près, que viennent les eaux dec
Pyrénées et des Cévennes, le Tarn et la Garonne, pour
s'en aller ensemble à l'Océan.' La Garonne reçoit tout.
Les rivières sinueuses et tremblotantes du Limousin et
de l'Auvergne y coulent au nord, par Périgueux, Ber-
gerac; de l'est et des Cévennes, le Lot, la Viaur,
l'Aveyron et le Tarn s'y rendent avec quelques coudes
plus ou moins brusques, par Rodez et Albi. Le Nord
donne les rivières, le Midi les torrents. Des Pyrénées
descend l'Ariége; et la Garonne déjà grosse du Gers
et de la Baize, décrit au nord-ouest une courbe élé-
gante, qu'au midi répète l'Adour dans ses petites pro-
portions. Toulouse sépare à peu près le Languedoc de
la Guyenne, ces deux contrées si différentes sous la
même latitude. La Garonne passe la vieille *Toulouse,
le vieux Languedoc romain et gothique, et, grandis-
• Elle l'était encore au dernier siècle. (Piganiol de la Force.)
* On y conservait des morts de cinq cents ans.
» Millin.
TABLEAU DE LA FRANCE. 113
sant toujours, elle s'épanouit comme une mer en face
de la mer, en face de Bordeaux. Celle-ci, longtemps
capitale de la France anglaise, plus longtemps anglaise
de cœur, est tournée, par l'intérêt de son commerce,
vers l'Angleterre, vers l'Océan, vers l'Amérique. La
Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux
fois plus large que la Tamise à Londres.
Quelque {".elle et riche que soit cette vallée de la
Garonne, on ne peut s'y arrêter; les lointains sommets
des Pyrénées ont un trop puissant attrait. Mais le che-
min y est sérieux. Soit que vous preniez, par Nérac,
triste seigneurie des Albret, soit que vous cheminiez le
long de la côte, vous ne voyez qu'un océan de landes,
tout au plus des arbres à liège, de vastes pinadas,
route sombre et solitaire, sans autre compagnie que
les troupeaux de moutons noirs ' qui suivent leur éter-
' Millin, t. IV, p. 347. — On trouve aussi beaucoup de moutons
noirs dans le Roussillon (F. Young, t. II, p. 39) et en Bretagne.
Cotte couleur n'est pas rare dans les taureaux de la Camargue.
Arthur Young, t. III, p. 83. — En Pi^ovence, l' émigration des
moutons est presque aussi grande qu'en Espagne. De la Grau
aux montagnes de Gap et de Barcelonette, il en passe un million,
par troupeaux de dix mille à quarante mille. La route est |de
vingt ou trente jours (Darluc, Hist. nat. de Provence, 1782,
çi^^^V , p. 303, 329.) — Statistique de la Lozère, par M. Jerphanion, préfet
A a*"*^ ' ,' rde ce département, an X, p. 31. « Les moutons quittent les
^' I h J^';}^asses-Cé venues et les plaines du Languedoc vers la fin de
^ r** ' "' floréal, et arrivent par les montagnes de la Lozère et de la Mar-
'''' ' géride, où ils vivent pendant l'été. Ils regagnent le Bas-Langue-
ix^ doc au retour lies frimas. » — Laboulinière, I, 245. Les troupeaux
des Pyrénées émigrent l'hiver jusque dans les landes de Bor-
deaux
A year in Spaùi, ly an America7i, 1832. Au xvi^ siècle, les
troupeaux de la Mesta se composaient d'environ sept millions de
116 HISTOIRE DE FRANCE.
nel voyage des Pyrénées aux Landes, et vont, des
montagnes à la plaine, chercher la chaleur au nord,
sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageuse
des bergers est un des caractères pittoresques du
Midi. Vous les rencontrez montant des plaines da Lan-
guedoc aux Cévennes, aux Pyrénées, et de la Crau
provençale aux montagnes de Gap et de Barcelon-
nette. Ces nomades, portant tout avec eux, compa-
gnons des étoiles, dans leur éternelle solitude, demi-
astronomes et demi-sorciers, continuent la vie asia-
tique, la vie de Loth et d'Abraham, au milieu de notre
Occident. Mais en France les laboureurs, qui redoutent
leur passage, les resserrent dans d'étroites routes.
C'est aux Apennins, aux plaines de la Pouille ou de
la campagne de Rome, qu'il faut les voir marcher
dans la liberté du monde antique. En Espagne, ils
régnent; ils dévastent impunément le pays. Sous la
protection de la toute-puissante compagnie de la Mes ta,
qui emploie de quarante à soixante mille bergers, le
triomphant mérinos mange la contrée, de l'Estrama-
dure à "la Navarre, à l'Aragon. Le berger espagnol,
plus farouche que le nôtre, a lui-même l'aspect d'une
de ses bêtes, avec sa peau de mouton sur son dos, et
tètes. Tombés à deux millions et aemi au commencement du
xvir siècle, ils remontèrent sur la lin à quatre millions, et main-
tenant ils s'élèvent à cinq millions, à peu près la moitié de ce
que TEspagne possède de bétail. — Les bergers sont plus redoutés
que les voleurs même ; ils abusent sans réserve du droit de tra-
duire tout citoyen devant le tribunal de l'association, dont les dé-
cisions ne manquent jamais de leur être favorables. La Mes ta
emploie des alcades, des entregadors, des achagueros, qui, au
nom de la corporation, harcèlent et accablent les fermiers.
TABLEAU DE LA FRANCE. 117
aux jambes son oharca de peau velue de bœuf, qu'il
attache avec des cordes.
La formidable barrière de l'Espagne nous apparaît
enfin dans sa grandeur. Ce n'est point, comme les Al-
pes, un système compliqué de pics et de vallées, c'est
tout simplement un mur immense qui s'abaisse aux
deux bouts ^ Tout autre passage est inaccessible aux
voitures, et fermé au mulet, à l'homme même, pen-
dant six ou huit mois de l'année. Deux peuples à
part, qui ne sont réellement ni Espagnols ni Français,
les Basques à l'Ouest, à l'est les Catalans et Roussil-
lonnais ^ sont les portiers des deux mondes. Ils ou-
vrent et ferment; portiers irritables et capricieux, las
de l'éternel passage des nations, ils ouvrent à Abdé-
rame, ils ferment à Roland; il y a bien des tombeaux
entre Roncevaux et la Seu d'Urgel.
Ce n'est pas à l'historien qu'il appartient de décrire
et d'expliquer les Pyrénées. Vienne la science de Cu-
vier et d'Élie de Beaumont, qu'ils racontent cette his-
toire antéhistorique... Ils y étaient eux, et moi je n'y
étais pas, quand la nature improvisa sa prodigieuse
épopée géologique, quand la masse embrasée du globe
souleva l'axe des Pyrénées, quand les monts se fendi-
rent, et que la terre, dans la torture d'un titanique
' Le mot basque murua bignifie muraille, et Pyrénées. [V. de
Humboldt.)
* A. Young. I. « Le Roussillon est vraiment une partie de l'Es-
pagne, les habitants sont Es^pagnols de langage et de mœurs. Les
villes font exception ; elles ne sont guère peuplées que d'étran-
gers. Les pécheurs des côtes ont un aspect tout moresque. — La
partie centrale des Pyrénées, le comté de Foix (Ariégc), est toute
française d'esprit et de langage; peu ou point de mots catalans.
H8 HISTOIRE DE FRAN'CE,
enfantement, poussa contre le ciel la noire et chauve
Maladetla. Cependant une main consolante revêtit peu
à peu les plaies de la montagne de ces vertes prairies,
qui font pâlir celles des Alpes ^ Les pics s'émoussèrent
et s'arrondirent en belles tours; des masses inférieures
vinrent adoucir les pentes abruptes, en retardèrent la
rapidité, et formèrent du côté de la France cet escalier
colossal dont chaque gradin est un mont-.
Montons donc, non pas au Vignemale, non pas au
Mont-Perdu ^ mais seulement au por de Paillers, où les
eaux se partagent entre les deux mers, ou bien entre
* Ramond. « Ces pelouses des hautes montagnes, près de qui la
verdure même des vallée» inférieures a je ne sais quoi de cru et
de faux. » — Labouliniére. « Les eaux des Pyrénées sont pures,
et oflï'ent la jolie nuance appelée veH d'eau. » — Dralet. « Les
rivières des Pyrénées, dans leurs débordements ordinaires, ne dé-
posent pas, comme celles des Alpes, un limon malfaibant, au con-
traire... »
^ Dralet, I, S. — Ramond : « Au midi tout s'abaisse tout d'un
coup et à la fois. C'est un précipice de mille à onze cents mètres,
dont le fond est le sommet des plus hautes montagnes de cette
partie de l'Espagne. Elles dégénèrent bientôt en collines basses et
arrondies, au delà desquelles s'ouvre l'immense perspective diii
plaines de l'Aragon. Au nord, les iriontagnes primitives s'enchai-
nent étroitement et forment une bande de plus de quatre myria-
mètres d'épaisseur... Cette bande se compose de sept à huit rangs,
de hauteur graduellement décroissante. » Cette description, con-
tredite par M. Labouliniére, est confirmée par M. Élie de Beau-
mont. L'axe granitique des Pyrénées est du côté de la France.
' On sait que le grand poëte des Pyrénées, Ramond, a cherché
le ]^,Iont-Perdu pendant dix ans. — « Quelques-uns, dit-il, assu-
raient que le plus hardi chasseur du pays n'avait atteint la cime
lu Mont-Perdu qu'à l'aide du diable, qui l'y avait conduit par dix-
sept degrés. » Le Mont-Perdu est la plus haute montagne des Py-
rénées françaises, comme le Vignemale, la plus haute des Pyré-
nées espagnoles.
TADI.ZAU DE LA FRAN'CE. 119
Bagnères et Baréges, entre le beau e me sublime*. Là
vous saisirez la fantastique beauté des Pyrénées, ces
sites étranges, incompatibles, réunis par une inexpli-
cable féerie - ; et cette atmosphère magique, qui tour à
tour rapproche, éloigne les objets^; ces gaves écumants
ou vert d'eau, ces prairies d'émeraude. Mais bientôt
succède l'horreur sauvage des grandes montagnes, qui
se cache derrière, comme un monstre sous un masque
de belle jeune fille. N'importe, persistons, engageons-
nous le long du gave de Pau, par ce triste passage, à
travers ces entassements infinis de blocs de trois
et quatre mille pieds cubes; puis les rochers aigus,
les neiges permanentes, puis les détours du gave,
battu, rembarré durement d'un mont à l'autre; enfin
le prodigieux Cirque et ses tours dans le ciel. Au pied,
douze sources alimentent le gave, qui mugit sous des
ponts de neige ^ et cependant tombe de treize cents pieds,
la plus haute cascade de l'ancien monde*.
* C'est entre ces deux vallées, sur le plateau appelé la Hour-
qu'Ute des cinq Ours, que le vieil astronome Plantade expira près
de son quart de cercle, en s'écriant : « Grand Dieu! que cela est
beau! »
* Ramond. « A peine on pose le pied sur la corniclie, que la àd-
coration change, et le bord de la terrasse coupe toute communica-
tion entre deux sites incompatibles. De cette ligne, qu'on ne peut
aborder sans quitter l'un ou l'autre, et qu'on ne saurait outre-
passer sans en perdre un de vue, il semble impossible qu'ils soient
l'cclb à la fois; et s'ils n'étaient point liés par la chaîne du Mont-
Perdu, qui en sauve un peu le contraste, on serait tenté de regar-
der comme une vision, ou celui qui vient de disparaître, ou celui
qui vient de le remplacer.
' I aboulinière.
* LUe a mille deux cent soixante-dix pieds de hauteur (Dralet;)
120 HISTOIRE DE FRANCE.
Ici finit la France. Le por de Gavarnio, que vous
voyez là-liaut, ce passage tempétueux, où, comme ils
disent, le fils n'attend pas le père\ c'est la porte de
l'Espagne. Une immense poésie historique plane sur
cette limite des deux mondes, où vous pourriez voir à
votre choix, si le regard était assez perçant, Toulouse
et Sarragosse. Cette embrasure de trois cents pieds
dans les montagnes, Roland l'ouvrit en deux coups de
sa Durandal. C'est le symbole du combat éternel de la
France et de l'Espagne, qui n'est autre que celui de
l'Europe et de l'Afrique. Roland périt, mais la France
a vaincu. Comparez les deux versants : combien le
nôtre a l'avantage '. Le versant espagnol, exposé au
midi, est tout autrement abrupte, sec et sauvage; le
français, en pente douce, mieux ombragé, couvert de
belles prairies, fournit à l'autre une grande partie des
bestiaux dont il a besoin. Barcelone vit de nos bœufs ^.
' Dralet.
' L'Èbre coule à l'est, vers Barcelone ; la Garonne à l'ouest,
fers Toulouse et Bordeaux. Au canal de Louis XIV répond cslui
de Charles-Quint. C'est toute la ressemblance.
* Dralet, II, p. 197. — « Le territoire espagnol, sujet à une
évaporation considérable, a peu de pâturages assez gras pour
nourrir les bétes à cornes ; et comme les ânes, les mules et les
mulets se contentent d'une pâture moins succulente que les autres
animaux destinés aux travaux de l'agriculture, ils sont généra-
lement employés par les Espagnols pour le labourage et le trans-
port des denrées. Ce sont nos départements limitrophes et l'an-
cienne province de Poitou qui leur fournissent ces animaux; et la
quantité en est considérable. Quant aux animaux destinés aux
boucheries, c'est nous qui en approvisionnons aussi les provinces
septentrionales, particulièrement la Catalogne et la Biscaye. La
ville seule de Barcelone traite avec des fournisseurs français
TABLEAU DE LA FRANCE. 1-21
Ce pays de vins et de pâturages est obligé d'acheter
nos troupeaux et nos vins. Là, le beau ciel, le doux
climat et l'indigence : ici la brume et la pluie, mais
l'intelligence, la richesse et la liberté. Passez la fron-
tière, comparez nos routes splendides et leurs âpres
sentiers^; ou seulement, regardez ces étrangers aux
eaux de Cauterets, couvrant leurs haillons de la dignité
du manteau, sombres, dédaigneux de se comparer.
Grande et héroïque nation, ne craignez pas que nous
insultions à vos misères !
Qui veut voir toutes les races et tous les costumes
des Pyrénées, c'est aux foires de Tarbes qu'il doit aller.
Il y vient près de dix mille âmes : on s'y rend de plus
de vingt lieues. Là 'vous trouvez souvent à la fois le
bonnet blanc du Bigorre, le brun de Foix, le rouge du
Roussillon, quelquefois même le grand chapeau plat
d'Aragon, le chapeau rond de Navarre, le bonnet pointu
pour lui fournir chaque jour cinq cents moutons, deux cents bre-
bis, trente bœufs, cinquante boucs châtrés, et elle reçoit en outre
plus de six mille cochons qui partent de nos départements méri-
dionaux pendant l'automne de chaque année. Ces fournitures
coûtent à la ville de Barcelone deux millions huit cent mille francs
par an, et l'on peut évaluer à une pareille gomme celles que nous
faisons aux autres villes de la Catalogne. La Catalogne paye en
piastres et quadruples, en huile et lièges, en bouchons. » Les
choses ont dû, toutefois, changer beaucoup depuis l'époque où
écrivait Dralet (1812).
* A. Young. « Entre Jonquières et Perpignan, sans passer une
ville, une barrière, ou même une muraille, on entre dans un
nouveau monde. Des pauvres et misérables routes de la Catalo-
gne, vous passez tout d'un coup sur une noble chaussée, faite avec
toute la solidité et la magnificence qui distinguent les grands
chemins de France : au lieu de ravines, il y a des ponts bien
bâtis; ce n'est plus un pays sauA'age, désert et pauvre. »
\2-2 HISTOIRE DE FRANCE.
de Biscaye ^ Le voiturier basque y viendra sur son
càue, avec sa longue voiture à trois chevaux : il porte
le berret du Béarn ; mais vous distinguerez bien vite le
Béarnais et le Basque; le joli petit homme sémillant de
la plaine, qui a la langue si prompte, la main aussi, et
le fils de la montagne, qui la mesure rapidement de
ses grandes jambes, agriculteur habile et fier de sa
nation, dont il porte le nom. Si vous voulez trouve^'
quelque analogue au Basque, c'est chez les Celtes de
Bretagne, d'Ecosse ou d'Irlande qu'il faut le chercher.
Le Basque, aîné des races de l'Occident, immuable au
coin des Pyrénées, a vu toutes les nations passer de-
* Arthur Young, t. I, p. 57 et 116. « Nous rencontrâmes des
montagnards qui me ra'ppelèreni ceux cV Ecosse; nous avions com-
mencé par en voir à Montauban. Ils ont des bonnets rond.-5 et
plats, et de grandes culottes. » « On trouve des flnteur,>, des bon-
nets bleus, et de la farine d'avoine, dit sir James Stewart, en Ca-
talogne, en Auvergne et en Souabe, ainsi qu'à Lochabar. » —
Toutefois, indépendamment de la différence de race et de mœurs,
il y en a une autre essentielle entre les montagnards d'Ecosse et
ceux des Pyrénées; c'est que ceux-ci sont plus riches, et sous
quelques rapports plus policés que les diverses populations qui
les entourent.
Iharce de Bidassouet, Cantabres et Basques, 182o, in-8°. «Le
peuple basque qui a conservé avec ses pâturages le moyen d'a-
mender ses champs, et avec ses chênes celui de nourrir une mul-
titude infinie de cochons, \\i dans Tabondance, tandis que dans
la majeure partie des Pyrénées » Laboulinière, t. III,
p. 416 :
Bearnes
Faus et courtes.
Biaoèdan
Pir que can.
« Le Béarnais est réputé avoir plus de finesse et de courtoisie
que le Bigordan, qui l'emporterait pour la franchise et lu ;:iuiple
TABLEAU DE LA FRANCE. 123
vaut lui : Carthaginois, Celtes, Romains, Goths et Sar-
rasins. Nos jeunes antiquités lui font pitié. Un Mont-
morency disait à l'un d'eux : « Savez-vous que nous
datons de mille ans? — Et nous, dit le Basque, nous ne
datons plus. »
Cette race a un instant possédé l'Aquitaine. Elle y a
laissé pour souvenir le nom de Gascogne. Refoulée en
Espagne au ix® siècle, elle y fonda le royaume de Na-
varre, et en deux cents ans, elle occupa tous les trônes
chrétiens d'Espagne (Galice, Asturie et Léon, Aragon,
Castille). Mais la croisade espagnole poussant vers le
Midi, les Navarrois, isolés du théâtre de la gloire eu-
ropéenne, perdirent tout peu à pou. Leur dernier roi,
Sanche X Enfermé, qui mourut d'un cancer, est le vrai
symbole des destinées de son peuple. Enfermée en
effet dans ses montagnes par des peuples puissants,
rongée pour ainsi dire par les progrès de l'Espagne et
de la France, la Navarre implora même les musulmans
d" Afrique, et finit par se donner aux Français. Sanche
droiture mêlée d'un peu de rudesse. » Dralet, I, 170. « Ces deux
peuples ont d' ailleurs 'peu de ressemblance. Le Béarnais, forcé
par les neiges de mener ses troupeaux dans les pays de plaine, y
polit ses moeurs et perd de sa rudesse naturelle. Devenu fin, dis-
simulé et curieux, il conserve néanmoins sa fierté et son amour
de Tindépendance... Le Béarnais est irascible et vindicatif autant
que spirituel; mais la crainte de la flétrissure et de la perte de ses
Mens le fait recourir aux moyens judiciaires pour satisfaire ses
ressentiments. Il en est de même des autres peuples des Pyré-
nées, depuis le Béarn jusqu'à la Méditerranée : tous sont plus ou
moins processifs, et Ton ne voit nulle part autant d'hommes de loi
que dans les villes du Bigorre, du Comminges, du Cou.serans, du
comté de Foix et du Roussillon, qui feont bâties le long de cette
chaîne de montagnes. »
424 HISTOIRE DE FRANCE.
anéantit son royaume en le léguant à son gendre Thi-
bault, comte de Champagne; c'est Roland brisant sa
Durandal pour la soustraire à l'ennemi. La maison de
Barcelone, tige des rois d'Aragon et des comtes de Foix
saisit la Navarre à son tour, la donna un instant auri
Albret, aux Bourbons, qui perdirent la Navarre pour
gagner la France. Mais par un petit-fils de Louis XIV,
descendu de Henri IV, ils ont repris non-seulement la
Navarre, mais l'Espagne entière. Ainsi s'est vérifiée
l'inscription mystérieuse du château de Coaraze, où fut
élevé Henri IV : Lo que a de ser noptcede faltar ■ « Ce
qui doit être ne peut manquer. » Nos rois se sont inti-
tulés rois de France et de Navarre. C'est une belle
expression des origines primitives delà noDulation fran-
çaise comme de la dynastie.
Les vieilles races, les races pures, les Celtes et les
Basques, la Bretagne et la Navarre, devaient céder aux
races mixtes, la frontière au centre, la nature à la civi'
lisation. Les Pyrénées présentent partout cette image
du dépérissement de l'ancien monde. L'antiquité y a
disparu; le moyen âge s'y meurt. Ces châteaux crou-
lants, ces tours des Maures, ces ossements des Tem-
pliers qu'on garde àGavarnie, y figurent, d'une manière
toute significative, le monde qui s'en va. La montagne
elle-même, chose bizarre, semble aujourd'hui attaquée
dans son existence. Les cimes décharnées qui la cou-
ronnent témoignent de sa caducité '. Ce n'est pas en
' Plusieurs espèces animales disparaissent des Pyrénées. Le
chat sauvage y est devenu rare ; le cerf en a disparu depuis deux
cents ans, selon Buffon.
TABLEAU DE LA FRANCE. 123
vain qu'elle est frappée de tant d'orages ; et d'en bas
l'homme y aide. (Jette profonde ceinture de forêts qui
couvraient la nudité de la vieille mère, il l'arrache
chaque jour. Les terres végétales, que le gramen rete-
nait sur les pentes, coulent en bas avec les eaux. Le
rocher reste nu; gercé, exfolié par le chaud, parle
froid, miné par la fonte des neiges, il est emporté par
les avalanches. Au lieu d'un riche pcàturage, il reste
un sol aride et ruiné : le laboureur, qui a chassé le
berger, n'y gagne rien lui-même. Les eaux, qui fil-
traient doucement dans la vallée à travers le gazon et
les forêts, y tombent maintenant en torrents, et vont
couvrir ses champs des ruines qu'il a faites. Quantité de
hameaux ont quitté les hautes vallées faute de bois de
chauffage, et reculé vers la France, fuyant leurs pro-
pres dévastations '.
Dès 1673, on s'alarma. Il fut ordonné à chaque habi-
tant de planter tous les ans un arbre dans les forêts
du domaine, deux dans les terrains communaux. Des
forestiers furent établis. En 1669, en 1756, et plus
tard, de nouveaux règlements attestèrent l'effroi qu'ins-
pirait le progrès du mal. Mais à la Révolution, toute
barrière tomba ; la population pauvre commença d'en-
* Dralet, II, lOS. Les habitants allaient voler du bois jusqu'en
Espagne. — II y a de fortes amendes pour quiconque couperait
une branche d'arbre dans une grande forêt qui domine Cauterets,
et la défend des neiges. — Diodore de Sicile disait déjà (lib. II) :
« Pyrénées vient du mot grec fur (feu), parce qu'autrefois, le feu
ayant été mis par les bergers, toutes les forêts brûlèrent. » —
Procès-verbal, du 8 mai 1670. « Il n'y a aucune forêt qui n'ait été
incendiée à diverses reprises par la malice des habitants, ou pour
faire convertir les bois en pré>i «u t«»'i'ains labourables. »
126 HISTOIRE DE FRANCE.
semble cette œuvre de destruction. Ils escaladèrent,
le feu et la bêche en main, jusquiau nid des aigles,
cultivèrent l'abîme, pendus à une corde. Les arbres
furent sacrifiés aux moindres usages ; on abattait deux
pins pour faire une paire de sabots ^ En même temps
le petit bétail, se multipliant sans nombre, s'établit
dans la forêt, blessant les arbres, les arbrisseaux, les
jeunes pousses, dévorant l'espérance. La chèvre, sur-
tout, la bête de celui qui ne possède rien, bête aventu-
reuse, qui vit sur le commun, animal niveleur, fut l'ins-
trument de cette invasion dévastatrice, la Terreur du
désert. Ce ne fut pas le moindre des travaux de Bona-
parte de combattre ces monstres rongeants. En 1813,
les chèvres n'étaient plus le dixième de leur nombre en
l'an X^ Il n'a pu arrêter pourtant cette guerre contre
la nature.
Tout ce Midi, si beau, c'est néanmoins, comparé au
Nord, un pays de ruines. Passez les paysages fautas-
tiques de Saint-Bertrand de Comminges et de Foix, ces
villes qu'on dirait jetées là par les fées; passez notre
petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes
prairies, ses brebis noires, ses romances catalanes, si
douces, à recueillir le soir de la bouche des filles du
pays. Descendez dans ce pierreux Languedoc, suivez-en
les collines mal ombragées d'oliviers, au chant mono-
tone de la cigale. Là, point de rivières navigables; le
canal des deux mers n'a pas suffi pour y suppléer; mais
force étangs salés, des terres salées aussi, où ne croit
« Dralet.
» Ibid.
TABLEAU DE LA FRANCE. 127
que le salicor^; d'innombrables sources thermales, du
bitume et du baume, c'est une autre Judée. Il ne tenait
qu'aux rabbins des écoles juives de Narbonne de se
cïroire dans leur pays. Us n'avaient pas même à re-
gretter la lèpre asiatique; nous en avons eu des exem-
ples récents à Carcassonne ^
C'est que, malgré le cers occidental, auquel Auguste
dressa un autel, le vent chaud et lourd d'Afrique pèse
sur ce pays. Les plaies aux jambes ne guérissent guère
à Narbonne ^ La plupart de ces villes sombres, dans
les plus belles situations du monde, ont autour d'elles
des plaines insalubres : Albi, Lodève, Agde la noire \
à côté de son cratère. Montpellier, héritière de feue
Maguelone, dont les ruines sont à côté. Montpellier,
qui voit à son choix les Pyrénées, les Cévenues, les
Alpes même, a près d'elle et sous elle une terre mv\-
saine^, couverte de fleurs, tout aromatique, et comme
'• L'arrondissement de Narbonne en fournit la manufacture des
glaces (le Venise.
* Trouvé.
* Selon le même auteur, il en est de même des plaies à la tête,
à Bordeaux. — Le cers et l'autan dominent alternativement en
Languedoc. Le cers [cyrcli, impétuosité, en gallois) est le vent
d'ouest, violent, mais salubre. — L'autan est le vent du sud-e.^t,
le vent d'Afrique, lourd et putré^ant.
Senec. quas^t, natur I, III, c. xi, « Infestât Galliam Gir-
cius : cui sedilicia quassanti, tamen incolse gratias agunt, tan-
quam salubritatem cœli sui debeant ei. Divus certe Augustus
ternplum illi, quum in Gallia moraretur, et vovit et fecit. »
* Proverbe : Agde, ville noire, caverne de voleurs. Elle est
bâtie de laves. Lodève est noire aussi.
' Montpellier ect célèbre par ses distilleries et parfumeries. On
attribue la découverte de l'eau-de-vie à Arnaud de Villeneuve.
128 HISTOIRE DE FRANCE.
profondément médicamentée ; ville de médecine, de
parfums et de vert-de-gris.
C'est une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous
y trouverez partout les ruines sous les ruines ; les Ca-
misards sur les Albigeois, les Sarrasins sur les Goths,
sous ceux-ci les Romains, les Ibères. Les murs de
Narbonne sont bâtis de tombeaux, de statues, d'inscrip-
tions ^ L'amphithéâtre de Nîmes est percé d'embrasu-
res gothiques, couronné de créneaux sarrasins, noirci
par les flammes de Charles-Martel. Mais ce sont encore
les plus vieux qui ont le plus laissé ; les Romains ont
enfoncé la plus profonde trace; leur maison carrée,
leur triple pont du Gard, leur énorme canal de Nar-
bonne qui recevait les plus grands vaisseaux-.
Le droit romain est bien une autre ruine, et tout au-
trement imposante. C'est à lui, aux vieilles franchises
qui l'accompagnaient, que le Languedoc a du de faire
exception à la maxime féodale : Nulle terre sans sei-
gneur. Ici la présomption était toujours pour la liberté.
qui créa les pai^fumeries dans cette ville. — Autrefois Montpellier
fabriquait seule le vert-de-gris ; on croyait que les caves de Mont-
pellier y étaient seules propres.
* Sous François I", les murs de Narbonne furent réparés et
couverts de fragments de monuments antiques. L'ingénieur a
placé les inscriptions sur les murs, et les fragments de bas-reliefe,
près des portes et sur les voîites. C'est un musée immense, amas
de jambes, de têtes, de mains, de troncs, d'armes, de mots t>ans
aucun sens; il y a prés d'un million d'inscriptions presque entières,
et qu'on ne peut lire, vu la largeur du fossé, qu'avec une lunette.
— Sur les murs d'Arles, on voit encore ^grand nombre de pierres
sculptées, provenant d'un théâtre.
* Le canal (Hait large de cent pas, long de deux mille, et pro-
fond de trente.
TABLEAU DE LA FRANCE. ,39
La féodalité ne put s'y introduire qu'à la faveur de la
croisade, comme auxiliaire de l'Église, comme familière
de l'Inquisition. Simon de Montfort y établit quatre
cent trente-quatre flefs. Mais cette colonie féodale,
gouvernée par la Coutume de Paris, n'a fait que prépa-
rer l'esprit républicain de la province à la centralisa-
tion monarchique. Pays de liberté politique et de ser-
vitude religieuse, plus fanatique que dévot, le Languedoc
a toujours nourri un vigoureux esprit d'opposition. Les
catholiques même y ont eu leur protestantisme sous
la forme janséniste. Aujourd'hui encore, à Alet on
gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre
qui guérit la fièvre. Les Pyrénées ont toujours fourni
des hérétiques, depuis Vigilance et Félix d'Urgel Le
plus obstiné des sceptiques, celui qui a cru le plus au
doute, Bayle, est de Cariât. De Limoux, les Chénier •
les frères rivaux, non pourtant comme on l'a dit'
jusqu'au fratricide; de Carcassonne, Fabred'Églantine'
Au moins l'on ne refusera pas à cette population la
vivacité et l'énergie. Énergie meurtrière, violence tra-
gique. Le Languedoc, placé au coude du Midi dont il
semble l'articulation et le nœud, a été souvent froissé
dans la lutte des races et des religions. Je parlerai
ailleurs de l'effroyable catastrophe du xiip siècle Au-
jourd'hui encore, entre Nimes et la montagne de Nîmes
Il y a une haine traditionnelle, qui, il est vrai, tient
de moins en moins à la religion : ce sont les Guelfes et
^ Les deux Chénier naquirent à Gonstantinople, où leur nère
otau consul général; mais leur famille était de Limoux eleuîs
aïeux avaient occupé longtemps la place d'inspecteu" Je \nîn
de Languedoc et de Roussillon. ®'
r. II.,
i30 HISTOIRE DE FRA.XCE.
les Gibelins. Ces Cévennes sont si pauvres et si rudes;
il n'est pas étonnant qu'au point de contact avec la
riche contrée de la plaine, il y ait un choc plein de
violence et de rage envieuse. L'histoire de Nîmes n'est
qu'un combat de taureaui.
' Le fort et dur génie du Languedoc n'a pas été assez
distingué de la légèreté spirituelle de la Guyenne et
de la pétulance emportée de la Provence. Il y a pour-
tant entre le Languedoc et la Guyenne la même dif-
férence qu'entre les Montagnards et les Girondins,
entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeux de Lunel
ei le vin de Bordeaux. La conviction est forte, intolé-
rante en Languedoc, souvent atroce, et l'incrédulité
aussi. La Guyenne au contraire, le pays de IMontaigne
et de Z^Iontesquieu, est celui des cro^^ances flottantes ;
Fénelon, l'homme le plus religieux qu'ils aient eu, est
presque un hérétique. C'est bien pis en avançant vers
la Gascogne, pays de pauvres diables, très-nobles et
très-gueux, de drôles de corps, qui auraient tous dit,
comme leur Henri IV : Paris w.ut lien une messe; ou
comme il écrivait à Gabrielle, au moment de l'abjura-
tion : Je vais faire le satot 2^ériUeiix!^ Ces hommes veu-
lent à tout prix réussir, et réussissent. Les Armagnacs
s'allièrent aux Valois; les Albret, mêlés aux Bourbons,
ont fini par donner des rois à la France.
Le génie provençal aurait plus d'analogie, sous quel-
que rapport, avec le génie gascon quavec le languedo-
cien. Il arrive souvent que les peuples d'une même
* Un proverbe gascon dit : Tout bon Gascon peut se dédip'^
trois fois. [Tout iovAi Gascoun quès pot réprenqué très cops.)
TABLEAU DE LA FRANCE. 131
zone sont alternés ainsi; par exemple, l'Autriche, plus
éloignée de la Souabe que de la Bavière, en est plus
rapprochée par l'esprit. Riveraines du Rhône, coupées
symétriquement par des fleuves ou torrents qui se ré-
pondent (le Gard à la Durance, et le Var à l'Hérault),
les provinces de Languedoc et de Provence forment à
elles deux notre littoral sur la Méditerranée. Ce litto-
ral a des deux côtés ses étangs, ses marais, ses vieux
volcans. Mais le Languedoc est un système complet,
un dos de montagnes ou collines avec les deux pentes :
c'est lui qui verse les fleuves à la Guyenne et à l'Au-
vergne. La Provence est adossée aux Alpes; elle n'a
point les Alpes, ni les sources de ses grandes rivières;
elle n'est qu'un prolongement, une pente des monts
vers le Rhône et la mer ; au bas de" cette pente, et le
pied dans l'eau, sont ses belles villes, Marseille, Arles,
Avignon. En Provence, toute la vie est au .bord. Le
Languedoc, au contraire, dont la côte est moins favo-
rable, tient ses villes en arrière de la mer et du Rhône.
Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne veulent point être
des ports ^ Aussi Thistoire du Languedoc est plus con-
tinentale que maritime; ses grands événements sont
les luttes de la liberté religieuse. Tandis que le Lan-
guedoc recule devant la mer, la Provence y entre, elle
lui jette Marseille et Toulon; elle semble élancée aux
courses maritimes, aux croisades, aux conquêtes d'Ita-
lie et d'Afrique.
La Provence a visité, a hébergé tous les peuples.
' Trois essais impuissants des Romains, do saint Louis et de
Louis XIV.
432 HISTOIRE DE FRANCE.
Tous out chanté les chants, dansé les danses d'Avignon,
de Beaucaire; tous se sont arrêtés aux passages du
Rhône, à ces grands carrefours des routes du Midi^
Les saints de Provence (de vrais saints que j'honore)
leur ont bâti des ponts -, et commencé la fraternité de
l'Occident. Les vives et belles filles d'Arles et d'Avi-
gnon, continuant cette œuvre, ont pris paTr la main le
Grec, l'Espagnol, l'Italien, leur ont, bon gré mal gré,
mené la farandole ^ Et ils n'ont plus voulu se rembar-
quer. Ils ont fait en Provence des villes grecques, mo-
resques, italiennes. Ils ont préféré les figues fiévreuses
de Fréjus * à celles d'Ionie ou de Tusculum, combattu
les torrents, cultivé en terrasses les pentes rapides,
* Ce pont d'Avignon, tant chanté, succédait au pont de bois
d'Arles qui, dans son temps, avait reçu ces grandes réunions
d'iiommes, comme depuis Avignon et Beaucaire.
* Le berger saint Benezet reçut, dans une vision, l'ordre de
construire le poçt d'Avignon ; l'évêque n'y crut qu'après que Be-
nezet eut porté sur son dos, pour première pierre, un roc énorme.
Il fonda l'ordre des frères j^ontifes^ qui contribuèrent à la cons-
truction du pont du Saint-Esprit, et qui en avaient commencé un
sur la Durance.
* L'une des quatre espèces de farandoles que distingue Fischer
s'appelle la Turque; une autre, la Moresque. Ces noms, et les rap-
ports de plusieurs de ces danses avec le boléro, doivent faire pré-
sumer que ce sont les Sarrasins qui en ont laissé l'usage en
France.
* Millin, II, 487. Sur l'insalubrité d'Arles; id., III, 645. — Pa-
pon, I, 20, proverbe : Avenio ventosa, sine vente venenosa, cum
vente fastidiosa. — En 1213, les évêques de Narbonne, etc., écri-
vent à Innocent III, qu'un concile provincial ayant été convoqué
à Avignon : « Multi ex pr?elatis, quia generalis corruptio aeris ibi
erat, nequivimus coUoquio interesse ; sicque factum est ut neces-
sario negotium différetur. » Epist. Innoc. III (Ed. Baluze, II, 762).
- Il y eut des lépreux à Martigues jusqu'en 1731; à Vitrolles,
TABLEAU DE LA FRANCE. 133
exigé le raisin des coteaux pierreux qui ne donnent
que thym et lavande.
Cette poétique Provence n'en est pas moins un rude
pays. Sans parler de ses marais pontins, et du val
d'Olioul, et de la vivacité de tigre du paysan dé Tou-
lon, ce vent éternel qui enterre dans le sable les ar-
bres du rivage, qui pousse les vaisseaux à la côte,
n'est guère moins funeste sur terre que sur mer. Les
coups de vent, brusques et subits, saisissent mortelle-
ment. Le Provençal est trop vif pour s'emmailloter du
manteau espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fête
ordinaire dQ ce pays de fêtes, il donne rudement sur
la tête, quand d'un rayon il transfigure l'hiver en été.
Il vivifie l'arbre, il le brûle. Et les gelées brûlent
aussi. Plus souvent des orages, des ruisseaux qui de-
viennent des fleuves. Le laboureur ramasse son champ
au bas de la colline, ou le suit voguant à grande eau,
et s'ajoutant à la terre du voisin. Nature capricieuse,
passionnée, colère et charmante. ;•
-*_Le Rhône^^st le symbole de la contrée, son fétiche,
comme le Nil est celui de l'Égypîo. Le peuple n'a pu |
se persuader que ce fleuve ne fût qu'un fleuve; il a
bien vu que la violence du Rhône était de la colère ',
jusqu'en 1807. En général, les maladies cutanées sont commune,!
en Provence. Millin, IV, 3S.
Il y a quatre cent mille arpents de marais. Peuchet et Clian-
laire, Statistique des Bouches-du-Rliône. Yoy. aussi la grande
Statistique de M. de Villeneuve, 4 vol. in-4''. — Les marais
d'Hyères rendent cette ville inhabitable l'été ; on respire la mort
avec les parfums des fruits et des fleurs. De même à Fréjus. Sta-
tistique du Var, par Fauchet, préfet, an IX, p. 52, sqq.
* On trouve le long de tout le cours du Rhône des traces du
13i HISTOIRE DE FRANCE.
et reconnu les convulsions d'un monstre dans ses
gouffres tourbillonnants. Le monstre c'est le drac, la
taras que, espèce de tortue-dragon, dont on promène la
figure à grand bruit dans certaines fêtes K Elle va
jusqu'à l'église, heurtant tout sur son passage. La fête
n'est pas belle, s'il n'y a pas au moins un bras cassé.
Ce Rhône, emporté comme un taureau qui a vu du
rouge, vient donner contre son delta de la Camargue,
l'île des taureaux et des beaux pâturages. La fête de
l'île, c'est la Ferrade. Un cercle de chariots est chargé
culte sanguinaire de Mithra. — On voit à Arles, à Tain et à Va-
lence, des autels tauroboliques; un autre à Saint-Andéol. A la
Bâtie-Mont-Saléon, ensevelie par la formation d'un lac, et dé-
terrée en 1804, on a trouvé un groupe mithriaque. — A Four-
vières, on a trouvé un autel mithriaque consacré à Adrien ; il y
en a encore un autre à Lyon consacré à Septimc-Sévère. Millin,
'passim.
Millin, III, 433. Cette fête se retrouve, je crois, en Espagne. —
L'Isère est surnommée le serpent, comme le Drac le dragon;
tous deux menacent Grenoble :
Le serpent et le dragon
Mettront Greno.ble en savon.
— A Metz, on promène le jour des Rogations un dragon qu'on
nomme le graouilti; les boulangers et les pâtissiers lui mettent
sur la langue des petits pains et des gâteaux. C'est la figure d'un
monstre dont la ville fut délivrée par son évèque, saint Clément
— A Rouen, c'est un mannequin d'osier, la fjargoîdlle, à qui on
remplissait autrefois la gueule de petits cochons de lait. Saint
Romain avait délivré la ville de ce monstre, qui se tenait dans la
Seine, comme saint Marcel délivra Paris du monstre de la Bié-
vrb, etc.
' Le jour de Sainte-Marthe, une jeune fille mène le monstre
enchaîné à l'église pour qu'il meure sous l'eau bénite qu'on lui
jette.
TABLEAU DE LA FRANCE. ^33
de spectateurs. On y pousse h coups de fourche les
taureaux qu'on veut marquer. Un homme adroit et vi-
goureux renverse le jeune animal, et pendant qu'on lo
tient à terre, on offre le fer rouge à une dame invitée;
elle descend et l'applique elle-même sur la bête écu-
mante.
Voilà le génie de la basse Provence, violent, bruyant,
barbare, mais non sans grâce. Il faut voir ces danseurs
infatigables danser la moresque, les sonnettes aux
genoux, ou exécuter à neuf, à onze, à treize, la danse
des épées, le hacclmher, comme disent leurs voisins de
Gap; ou bien à Riez, jouer tous les ans la hramcle &ç,%
Sarrasins*. Pays de militaires, des Agricola, des Baux,
des Grillon; pa^^s des marins intrépides ; c'est une rude
école que ce golfe de Lion. Gitons le bailli de Suffren.
et ce renégat qui mourut capitan-pacha en 1706;
nommons le mousse Paul (il ne s'est jamais connu
d'autre nom); né sur mer d'une blanchisseuse, dans
une barque battue par la tempête, il devint amiral et
donna sur son bord une fête à Louis XIV; mais il ne
méconnaissait pas pour cela ses vieux camarades, et
voulut être enterré avec les pauvres, auxquels il laissa
tout son bien.
Get esprit d'égalité ne peut surprendre dans ce
pays de républiques, au milieu des cités grecques et
des municipes romains. Dans les campagnes même, le
servage n'a jamais pesé comme dans le reste de la
France. Ces paysans étaient leurs propres libérateurs
' Dans les Pyrcnée:>, c'est Renaud, monté sur son bon cheval
Bayard, qui délivre une jeune fille des mains des infidèles.
i36 HISTOIRE DE FRANXE.
et les vainqueurs des Maures ; eux seuls pouvaient
cultiver la colline abrupte, et resserrer le lit du tor-
rent. Il fallait contre une telle nature des mains libres,
intelligentes.
Libre et hardi fut encore l'essor do la Provence dans
la littérature, dans la j^hilosophie. La grande récla-
mation du breton Pelage en faveur de la liberté
humaine fut accueillie, soutenue en Provence par
Faustus, par Cassien, par cette noble école de Lerins,
la gloire du v" siècle. Quand le breton Descartes
affranchit la philosophie de l'influence théologique,
le provençal Gassendi tenta la même révolution au
nom du sensualisme. Et au dernier siècle, les athées
de Saint-Malo, Maupertuis et Lamettrie, se rencon-
trèrent chez Frédéric, avec un athée provençal
(d'Argens)."^'
Ce n'est pas sans raison que la littérature du Midi
au xir et au xiii° siècles, s'appelle la littérature
provençale. On vit alors tout ce qu'il y a de subtil et
de gracieux dans le génie de cette contrée. C'est le
pays des beaux parleurs, passionnés (au moins pour la
parole), et, quand ils veulent, artisans obstinés de
langage ; ils ont donné Massillon, Mascaroa, Fléchier,
Maury, les orateurs et les rhéteurs. Mais la Provence
entière, municipes. Parlement et noblesse, démagogie
et rhétorique, le tout couronné d'une magnifique
insolence méridionale s'est rencontré dans Mirabeau,
_le col du taureau, la force du Rhône.
Comment ce pays-là n'a-t-il pas vaincu et dominé la
^ France? Il a bien vaincu l'Italie au xiip siècle. Com-
h '^"^ / ment est-il si terne maintenant, en exceptant Marseille,
TABLEAU DE LA FRANCE. 137
c'est-à-dire la mer ? Sans parler des côtes malsaines,
et des villes qui se meurent, comme FréjusS je ne vois
partout que ruines. Et il ne s'agit pas ici de ces beaux
restes de l'antiquité, de ces ponts romains, de ces
aqueducs, de ces arcs de Saint-Remi et d'Orange, et
de tant d'autres monuments. Mais dans l'esprit du
peuple, dans sa fidélité aux vieux usages ^ qui lui
donnent une physionomie si originale et si antique ; là
aussi je" trouve une ruine. C'est un peuple qui ne
* « Cette ville devient plus déserte chaque jour, et les com-
munes voisines ont perdu, depuis un demi-siècle, neuf dixièmes
de leur population. » Fauchet, an IX, loc. cit.
* Dans ses jolies danses mauresques, dans les romérages de ses
bourgs, dans les usages de la bûche calendaire^ des pois chiches
à certaines fêtes, dans tant d'autres coutumes. Millin, III, 346.
La fête patronale de chaque village s'appelle Romna-Vagi,
et par corruption Romerage, parce qu'elle précédait souvent un
voyage de Rome que le seigneur faisait ou faisait faire (?) —
Millin, III, 336. C'est à Noël qu'on brûle le caUgnecm ou calen-
deaic; c'est une grosse bûche de chêne qu'on arrose de vin et
d'huile. On criait autrefois en la plaçant : Calene ten, tout hen
ven, calende vient, tout va bien. C'est le chef de la famille qui
doit mettre le feu à la bûche; la flamme s'appelle caco fwecJi,
feu d'amis. On trouve le même usage en Dauphiné. Champollion-
Figeac, p. 124. On appelle chalendes le jour de Noël. De ce mot
on a fait chalendat^ nom que l'on donne à une grosse bûche que
l'on met au feu la veille de Noël au soir, et qui y reste allumée
jusqu'à ce qu'elle soit consumée. Dès qu'elle est placée dans le
foyer, on répand dessus un verre de vin en faisant le signe de la
croix, et c'est ce qu'on appelle : batisa la chalendal. Dès ce mo-
ment cette bûche est pour ainsi dire sacrée, et l'on ne peut pa^
b'a^seoir dessus sans risquer d'en être puni, au moins par la gale.
— Millin, III, 339. On trouve l'usage de manger des pois ehiche.i
à certaines fêtes, non-seulement à Marseille, mais en Italie, en
Espagne, à Gênes et à Montpellier. Le peuple de cette dernit'rc
ville croit que, lorsque Jésus-Christ entra dans Jérusalem, il tra-
136 HISTOIRE DE FPwVNCE.
prend pas le temps passé au sérieux, et qui pourtant
en conserve la tracée Un pays traversé par tous les
peuples aurait dû, ce semble, oublier davantage; mais
non, il s'est obstiné dans ses souvenirs. Sous plusieurs
rapports, il appartient, comme l'Italie, à l'antiquité.
Franchissez les tristes embouchures du Rhône,
obstruées et marécageuses, comme celles du Nil et du
Pô. Remontez à la ville d'Arles. La vieille métropole
du christianisme dans nos contrées méridionales avait
cent mille cames au temps des Romains ; elle en a
vingt mille aujourd'hui ; elle n'est riche que de morts
et de sépulcres-. Elle a été longtemps le tombeau
commun, la nécropole des Gaules. C'était un bonheur
souhaité de pouvoir reposer dans ses champs Élysiens
(les Aliscamps). Jusqu'au xii° siècle, dit-on, les habi-
tants des deux rives mettaient, avec une pièce
d'argent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix
versa une sesierou, un champ de pois chiches, et que c"est en mé-
moire de ce jour que s"eat perpétué Tusage de manger de.s scsés.
A certaines fêtes, les Atliéniens mangeaient aussi des pois cliiches
(aux Panepsies.)
* La proces-.ion du bon roi René, à Aix, est une parade déri-
soire de la fable, de Thistoire et de la Bible.
Millin, II, 299. On y voit le duc Urbain (le malheureux général
du roi René) et la duchesse Urbain, montés sur des ânes; on y
voyait une âme que se disputaient deux diables ; les chevaux
frux ou fringants, en carton ; le roi Hérode, la reine de Saba, le
Temple de Salomon, et l'étoile des Mages au bout d'un bâton,
ain;^i que la Mort, Yadhé de la jeunesse couvert de poudre et de
rubans, etc., etc.
• Si comme ad Arli, ove'l Rodano stagna,
Fanno i sepolcri tutto '1 loco varo.
Dante, Inferno. c. ix.
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Le château des Papes à Avit;noa.
Tome II
HIST. DE FRANCE. XXIV
linpr. Wattier et C*
TABLEAU DE LA FRANCE. 139
qu'on abandonnait au fleuve; ils étaient fidèlement
recueillis. Cependant cette ville a toujours décliné.
Lyon l'a bientôt remplacée dans la primatie des Gaules;
le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a
passé rapide et obscur ; ses grandes familles se sont
éteintes. •
Quand de la côte et des pâturages d'Arles, on monte
aux collines d'Avignon, puis aux montagnes qui appro- -^
chent des Alpes, on s'explique la ruine de la Provence.
Ce pays tout excentrique n'a de grandes villes qu'à
ses frontières. Ces villes étaient en grande partie des
colonies étrangères ; la partie vraiment provençale
était la moins puissante. Les comtes de Toulouse
finirent par s'emparer du Rhône, les Catalans de la
côte et des ports ; les Baux, les Provençaux indigènes,
qui avaient jadis délivré le pays des Maures, eurent
Forcalquier, Sisteron, c'est-à-dire l'intérieur. Ainsi
allaient en pièces les États du Midi, jusqu'à ce que
vinrent les Français qui renversèrent Toulouse, reje-
tèrent les Catalans en Espagne, unirent les Provençaux
et les menèrent à la conquête de Naples. Ce fut la fin
des destinées de la Provence. Elle s'endormit avec
Naples sous un même maître. Rome prêta son pape à
Avignon ; les richesses et les scandales abondèrent.
La religion était bien malade dans ces contrées,
surtout depuis les Albigeois ; elle fut tuée par la
présence des papes. En même temps s'affaiblissaient
et venaient à rien les vieilles libertés 'des municipes
du Midi. La liberté romaine et la religion romaine, la
république et le christianisme, l'antiquité et le moyen
âge, s'y éteignaient en même temps. Avignon fut le
140 HISTOIRE DE FRANCE.
théâtre de cette décrépitude. Aussi ne croyez pas que
ce soit seulement pou?.* Laure que Pétrarque ait tant
pleuré à la source de Vaucluse ; l'Italie aussi fut sa
Laure, et la Provence, et tout l'antique Midi qui se
mourait chaque jour ^
La Provence, dans son imparfaite destinée, dans sa
forme incomplète, me semble un chant des trouba-
dours, un canzone de Pétrarque ; plus d'élan que de
portée. La végétation africaine des côtes est bientôt
bornée par le vent glacial des Alpes. Le Rhône court
à la mer, et n'y arrive pas. Les pâturages font place
aux sèches collines, parées tristement de myrte et de
lavande, parfumées et stériles.
La poésie de ce destin du Midi semble reposer dans
la mélancolie de Vaucluse, dans la tristesse ineffable
et sublime de la Sainte-Baume, d'où l'on voit les Alpes
et les Cévennes, le Languedoc et la Provence, au delà,
* Je ne sais lequel est le plus touchant des plaintes du poète sur
les destinées de Tltalie, ou de ses regrets lorsqu'il a perdu Laure.
Je ne résiste pas au plaisir de citer ce sonnet admirable où le
pauvre vieux poète s'avoue enfin qu'il n'a poursuivi qu'une
ombre :
« Je le sens et le respire encore, c'est mon air d'autrefois. Les
voilà, les douces collines où naquit la belle lumière, qui tant que le
ciel le permit, remplit mes yeux de joie et de désir, et maintenant
les gonfle de pleurs.
« 0 fragile espoir! ô folles pensées!... l'herbe est veuve, et
troubles sont les ondes. Il est vide et froid, le nid qu'elle occupait,
ce nid où j'aurais voulu vivre et mourir 1
« J'espérais, sur ses douces traces, j'espérais de ses beaux yeux
4ui ont consumé mon cœur, quelque repos après tant de fatigues.
« Cruelle, ingrate servitude ! j'ai brûlé tant qu'a duré l'objet de
mes feux:, et aujourd'hui je vais pleurant sa cendre. »
Sonnet CGLXXix,
TABLEAU DE LA FRANCE. Itl
la Méditerranée. Et moi aussi, j'y pleurerais comme
Pétrarque au moment de quitter ces belles contrées.
Mais il faut que je fraye ma route vers le nord, aux
sapins du Jura, aux chênes des Vosges et des Ardennes,
vei-s les plaines décolorées du Berry et de la Cham-
pagne. Les provinces que nous venons de parcourir,
isolées par leur originalité même, ne me pourraient
servir à composer l'unité de la France. Il y faut des^
éléments plus liants, plus dociles ; il faut des hommes
plus disciplinables, plus capables de former un noyau
compacte, pour fermer la France du Nord aux grandes
invasions de terre et de mer, aux Allemands et aux
Anglais. Ce n'est pas trop pour cela des populations
serrées du centre, des bataillons normands, picards,
des massives et profondes légions de la Lorraine et de
l'Alsace.
Les Provençaux appellent les Dauphinois les Fran-
ciaux. Le Dauphiné appartient déjà à la vraie France,
la France du Nord. Malgré la latitude, cette province
est septentrionale. Là commence cette zone de pays
rudes et d'hommes énergiques qui couvrent la France
à l'est. D'abord le Dauphiné, comme une forteresse
sous le vent des Alpes ; puis le marais de la Bresse ;
puis dos à dos la Franche-Comté et la Lorraine, atta-
chées ensemble par les Vosges, qui versent à celle-ci
îa Moselle, à l'autre la Saône et le Doubs. Un vigou- %
reux génie de résistance et d'opposition signale ces
provinces. Cela peut être incommode au dedans, mais
c'est notre salut contre l'étranger. Elles donnent aussi
à la science des esprits sévères et analytiques : Mably
Ii2 HISTOIRE DE FRANCE.
et Condillac son frère, sont de Grenoble ; d'Alembert
est Dauphinois par sa mère ; de Bourg-en-Bresse,
l'astronome Lalande, et Bichat, le grand anatomiste'.
Leur vie morale et leur poésie, à ces hommes de la
frontière, du reste raisonneurs et intéressés*, c'est la
guerre. Qu'on parle de passer les Alpes ou le Rhin,
vous verrez que les Bayards ne manqueront pas au
Dauphiné, ni les Ney, les Fabert, à la Lorraine. Il y a
là, sur la frontière, des villes héroïques où c'est de
père en fils un invariable usage de se faire tuer pour
le pays^. Et les femmes s'en mêlent souvent comme
les hommes *. Elles ont dans toute cette zone, du Dau-
phiné aux Ardennes, un courage, une grâce d'ama-
* Même esprit critique en Franche-Comté ; ainsi Guillaume de
Saint-Amour, l'adversaire du mysticisme des ordres mendiants,
le grammairien d'Olivet, etc. Si nous voulions citer quelques-uns
des plus distingués de nos contemporains, nous pourrions nommer
Charles Nodier, Jouffroy et Droz. Cuvier était de Montbéliard;
mais le cai'actère de son génie fut modifié par une éducation alle-
mande.
* On trouve dans les habitudes de langage des Dauphinois, des
•traces singulières de leur vieil esprit processif. « Les proprié-
taires qui jouis.^ent de quelque aisance parlent le français d'une
manière assez intelligible, mais ils y mêlent souvent les termes de
l'ancienne pratique, que le barreau n'ose pas encore abandonner.
Avant la Révolution, quand les enfants avaient passé un an ou
deux chez un procureur, à mettre au net des exploits et des ap-
pointements, leur éducation était faite, et ils retournaient à la
charrue. » ChampoUion-Figeac, patis du Dauphiné, p. 67.
* La petite ville de Sarrelouis, qui compte à peine cinq mille
habitants, a fourni en vingt années cinq ou six cents ofïiciers et
militaires décorés, presque tous morts au champ de bataille.
* On conserve, au Musée d'artillerie, la riche et galante armure
des princesses de la maison de Bouillon.
TABLEAU DE LA FRANCE. H3
zones, que vous chercheriez en vain partout ailleurs.
Froides, sérieuses et. soignées dans leur mise, respec-
tables aux étrangers et à leurs familles, elles vivent
au milieu des soldats, et leur imposent. Elles-mêmes,
veuves, filles de soldats, elles savent ce que c'est que
la guerre, ce que c'est que de souifrir et mourir ; mais
elles n'y envoient pas moins les leurs, fortes et
résignées ; au besoin elles iraient elles-mêmes. Ce
n'est pas seulement la Lorraine qui sauva la France
par la main d'une femme : en Dauphiné, Margot de
Lay défendit Montélimart, et Philis La Tour-du-Pin.
La Charce ferma la frontière au duc de Savoie (1692).
Le génie viril des Dauphinoises a souvent exercé
sur les hommes une irrésistible puissance : témoin la
fameuse madame Tenciu, mère de d'Alembert; et cette
blanchisseuse de Grenoble qui, de mari en mari, finit
par épouser le roi de Pologne ; on la chante encore
dans le pays avec Melusine et la fée de Sassenage.
Il y a dans les mœurs communes du Dauphiné une
vive et franche simplicité à la montagnarde, qui charme
tout d'abord. En montant vers les Alpes surtout, vous
trouverez l'honnêteté savoyarde \ la même bonté, avec
» Cette simplicité, ces mœurs presque patriarcales, tiennent en
grande partie à la conservation de traditions antiques. Le vieillard
est l'objet du respect et le centre de la famille, et deux ou trois
générations exploitent souvent ensemble la même ferme. — Les
domestiques mangent à la taljle des maiti^es. — Au 1" novembre
(c'est le misdic de Bretagne), on sert pour les morts un repas
d'oeufs et de farines bouillies; chaque mort a son couvert. Dans
un village, on célèbre encore la fête du soleil, selon M. Champol-
lion. — On retrouve en Dauphiné, comme en Bretagne, les ôraj/es
celtiques.
U HISTOIRE DE FRANCE.
moins de douceur. Là, il faut bien que les hommes
s'aiment les uns les autres ; la nature, ce semble, ne
les aime guère ^ Sur ces pentes exposées au nord, au
fond de ces sombres entonnoirs où siffle le vent maudit
des Alpes, la vie n'est adoucie que par le bon cœur et
le bon sens du peuple. Des greniers d'abondance four-
nis par les communes suppléent aux mauvaises récoltes.
On bâtit gratis pour les veuves, et pour elles d'abordé
De là partent des émigrations annuelles. Mais ce ne
sont pas seulement des maçons, des porteurs d'eau,
des rouliers, des ramoneurs, comme dans le Limousin,
l'Amergne, le Jura, la Savoie; ce sont surtout des
instituteurs ambulants ^ qui descendent tous les hivers
des montagnes de Gap et d'Embrun. Ces maîtres
d'école s'en vont par Grenoble dans le Lyonnais, et
de l'autre côté du Rhône. Les familles les reçoivent
volontiers; ils enseignent les enfants et aident au
ménage. Dans les plaines du Dauphiné, le paysan,
moins bon et moins modeste, est souvent bel esprit : il
fait des vers et des vers satiriques.
Jamais dans le Dauphiné la féodalité ne pesa comme
dans le reste de la France. Les seigneurs, en guerre
éternelle avec la Savoie \ eurent intérêt de ménager
* Malgré la pauvreté du pays, leur bon sens les préserve de
toute entreprise hasardeuse. Dans certaines vallées, on croit qu'il
existe de riches mines; mais une vierge vêtue de blanc en garde
l'entrée avec une faux.
^ Quand une veuve ou un orphelin fait quelque perte de bétail,
etc. , on se cotise pour la réparer.
* Sur quatre mille quatre' cents émigrants, sept cents institu-
teurs. (Peuchet.)
* Ces guerres jetèrent un grand éclat sur la noblesse dauplii-
TABLEAU DE LA FRANCE. Un
leurs hommes ; les vavasseurs y furent moins des
arrière-vassaux que des petits nobles à peu près indé-'
pendants ^ La propriété s'y est trouvée de bonne heure
divisée à l'infini. Aussi la Révolution française n'a
point été sanglante à Grenoble ; elle y était faite
d'avance ^ La propriété est divisée au point que telle
maison a dix propriétaires, chacun d'eux possédant et
habitant une chambre ^ Bonaparte connaissait bien
Grenoble, quand il la choisit pour sa première station
en revenant de l'île d'Elbe ^ ; il voulait alors relever
l'empire par la répubUque.
A Grenoble, comme à Lyon, comme à Besançon,
comme à Metz et dans tout le Nord, l'industriaUsme
républicain est moins sorti, quoi qu'on ait dit, de la
municipalité romaine que de la protection ecclésias-
tique ; ou plutôt l'une et l'autre se sont accordées,
confondues, l'évêque s'étant trouvé, au moins jusqu'au
noise. On l'appelait Vécarlate des gentilJiommes. C'est le pays de
Bayard , et de ce Lesdiguières qui fut roi du Daupliiné , sous
Henri IV. Le premier y laissa un long souvenir ; on dàhailprouesse
de Terrail, comme loyauté de Salvaing, noblesse de Sasse^age.
— Près de la vallée du Graisivaudan est le territoire de Royans
la vallée Chevallereuse.
* Le noble faisait hommage debout; le bourgeois à genoux et
baisant le dos de la main du seigneur; l'homme du peuple, aussi
à genoux, mais baisant seulement le pouce de la main du sei-
gneur. — De même à Metz, le maître échsvin parlait au roi de-
bout, et non à genoux.
* Dans la Terreur, les ouvriers y maintinrent l'ordre avec un
courage et une humanité admirables, à peu près comme à Florence
le cardeur de laine, Michel Lando, dans l'insurrection des Ciampi.
* Perrin Dulac. (Grenoble.)
* Il descendit dans une auberge tenue par un vieux soldat, qui
lui avait donné une orange dans la campagne d'Egypte.
T. U. 10
146 HISTOIRE DE FRANCE.
ix« siècle, de nom ou de fait, le véritable defensor
civitatis. L'évêque Izarn chassa les Sarrasins du Dau-
phiné en 965 ; et jusqu'en 1044, où l'on place l'avéne-
ment des comtes d'Albon, comme dauphins, Grenoble,
disent les chroniques, « avait toujours été un franc-
alleu de l'évêque. » C'est aussi par des conquêtes sur
les évêques que commencèrent les comtes poitevins de
Die et de Valence. Ces barons s'appuyèrent tantôt sur
les Allemands, tantôt sur les mécréants du Languedoc ^
Besançon ^ comme Grenoble, est encore une répu-
blique ecclésiastique, sous son archevêque, prince
d'empire, et son noble chapitre ^ Mais l'éternelle guerre
de la Franche-Comté contre l'Allemagne, y a rendu la
féodalité plus pesante. La longue muraille du Jura
avec ses deux portes de Joux et de la Pierre-Pertuis,
puis les replis du Doubs, c'étaient de fortes barrières *.
î D'abord les Vaudoiri, plus tard les protestants. Dans le seul
département de la Di^ôme, il y a environ trente-quatre mille cal-
vinistes (Çeuehet). On se rappelle la lutte atroce du baron des
Adrets et de Montbrun. — ■ Le plus célèbre des protestants dau-
phinois fut Isaac Casaubon, fils dû mini.-^tre de Bourdeaux sur le
Roubion, né en 1559; il e^t enterré à Westminster.
* L'ancienne devise de Besançon était : Plût à Dieti ! — A Sa-
lins, on lisait sur la porte d'un des forts où étaient les salines, la
devise de Philippe le Bon : Attire n'oMTCiy. Plusieurs monuments
de Dijon portaient celle'de Philippe le Hardi : MmiU me, tarde.—
A Besançon naquit l'illustre diplomate Granvelle, chancelier de
Charles-Quint, mort en 1564.
* De même à l'abbaye de Saint-Claude , transformée en évèclié
en 1741, les religieux devaient faire preuve de noble,-&e jusqu'à
leur trisaïeul, paternel et maternel. Les chanoines, devaient prou-
ver seize quartiers, huit de chaque côté.
* La Franche-Comté est le pays le mieux boisé de la France.
On compte trente forets, sur la Saône, le Doubs et le Lougnon.— ?
^^..^J-t^^ ■
TABLEAU DE LA FRANCE. 147
Cependant Frc^déric Barberousse n'y établit pas moins ---^ -i^rc:
ses enfants pour un siècle. Ce fut sous les serfs de
l'Église, à Saint-Claude, comme dans la pauvre Nantua
de l'autre côté de la montagne, que commença l'indus-
trie de ces contrées.- Attachés à la glèbe, ils taillèrent
d'abord des chapelets pour l'Espagne et pour l'Italie ; ^4^=^^
aujourd'hui qu'ils sont libres, ils couvrent les routes de
la France de rouliers et de colporteurs.
Sous son évêque même, Metz était libre, comme
Liège, comme Lyon; elle avait son échevin, ses Treize,
ainsi que Strasbourg. Entre la grande Meuse et la
petite (la Moselle, Mosula), les trois villes ecclésias-
tiques, Metz, Toul et Verdun S placées en triangle,
formaient un terrain neutre, une île, un asile aux serfs
fugitifs. Les juifs même, proscrits partout, étaient
reçus dans Metz. C'était le border français entre nous
et l'Empire. Là, il n'y avait point de barrière naturelle
contre l'Allemagne, comme en Dauphiné et en Franche-
Comté. Les beaux ballons des Vosges, la chaîne même
de l'Alsace, ces montagnes à formes douces et paisi-
bles, favorisaient d'autant mieux la guerre Cette
terre ostrasienne, partout marquée des monuments
carlovingiens ^ avec ses douze grandes maisons, ses
Beaucoup de fabriques de boulets, d'armes, etc. Beaucoup de che-
vaux et de bœufs, peu de moutons; mauvaises laines.
' Sur les mœurs des habitants des Trois-Évéchés et de la Lor-
raine en général, voyez le Mémoire manuscrit de M. Turgot, qui
se trouve à la bibliothèque publique de Metz : Description exacte
et fidèle du pays Messin, etc. — Les trois évéques étaient princes
du Saint-Empire. — Le comté de Gréange et la baronnie de Fe-
nestrange étaient deux francs-alleus de l'Empire.
• On voyait à Metz le tombeau de Louis le Débonnaire et l'ori-.
y(^«râ',rixy-^
148 HISTOIRE DE FRANCE.
cent vingt pairs, avec son abbaye souveraine de
Remiremont, où Charlemagne et son fils faisaient
leurs grandes chasses d'automne, où l'on portait l'épée
devant l'abbesse ^ la Lorraine ofirait une miniature
de l'empire germanique. L'Allemagne y était partout
pêle-mêle avec la France, partout se trouvait la fron-
tière. Là aussi se forma, et dans les vallées de la
Meuse et de la Moselle, et dans les forêts des Vosges,
une population vague et flottante, qui ne savait pas
trop son origine, vivant sur le commun, sur le noble
et le prêtre, qui les prenaient tour à tour à leur service.
Metz était leur ville, à tous ceux qui n'en avaient pas,
ville mixte s'il en fut jamais. On a essayé en vain de
rédiger en une coutume les coutumes contradictoires
de cette Babel.
La langue française s'arrête en Lorraine, et je n'irai
pas au delà. Je m'abstiens de franchir la montagne,
de regarder l'Alsace. Le monde germanique est dan-
ginal des Annales de Metz, mess, de 894. — Les abeilles, dont il
est si souvent question dans les capitulaires, donnaient à Metz son
hydromel si vanté.
* Pour être dame de Remiremont^ il fallait prouver deux cents
ans de noblesse des deux côtés. — Pour être chanoinesse, ou de-
moiselle à. Épinal, il fallait prouver quatre générations de pères
et mères nobles.
Piganiol de la Force, XIII. Elle était pour moitié dans la jus-
tice de la ville, et nommait, avec son chapitre, des députés aux
États de Lorraine. — La doyenne et la sacri^taine disposaient cha-
cune de quatre cures. La S07izier, ou receveuse, partageait avec
Tabbesse la justice (val de Jeux) , consistant en dix-neuf villages ;
tous les essaims d'abeilles qui s'y trouvaient lui appartenaient de
droit. L"abbaye avait un grand prévôt, un grand et un petit chan-
celier, un grand sonzier, etc.
TABLEAU DE LA FRANCE. 149
gereux pour moi. Il y a là un tout-puissant lotos qui
fait oublier la patrie. Si je vous décou\Tais, divine
flèche de Strasbourg, si j'apercevais mon héroïque
Rhin, je pourrais bien m'en aller au courant du fleuve,
bercé par leurs légendes \ vers la rouge cathédrale
de Mayence, vers celle de Cologne, et jusqu'à l'Océan;
ou peut-être resterais-je enchanté aux limites solen-
nelles des deux empires, aux ruines de quelque camp
romain, de quelque fameuse église de pèlerinage, au
monastère de cette noble religieuse qui passa trois
cents ans à écouter l'oiseau de la forêt ^
• Un duc d'Alsace et de Lorraine, au vii« siècle, souhaitait un
fils ; il n'eut qu'une fille aveugle, et la fit exposer. Un fils lui vint
plus tard, qui ramena la fille au vieux duc, devenu farouche et
triste, solitairement retiré dans le château d'Hohenbourg. Il la
rcDOUssa d'abord, puis se laissa fléchir, et fonda pour elle un mo-
nastère, qui depuis s'appela de son nom, sainte Odile. On décou-
vre de la hauteur Baden et l'Allemagne. De toutes parts les rois y
venaient en pèlerinage : l'empereur Charles IV, Richard Cœur-de-
Lion, un roi de Danemark, un roi de Chypre, un pape... Ce mo-
nastère reçut la femme de Charlemagne et celle de Charles le
Gros. — A Winstein, au nord du Bas-Rhin, le diable garde dans
un château taillé dans le roc de précieux trésors. — Entre Hague-
nau et Wissembourg, une flamme fantastique sort de la fontaine
de la poix (Pechelbrunnen) ; cette flamme, c'est le chasseur^ le
fantôme d'un ancien seigneur qui expie sa tyrannie, etc. — Le
génie musical et enfantin de l'Allemagne commence avec ses poé-
tiques légendes. Les ménétriers d'Alsace tenaient régulièrement
leurs assemblées. Le sire de Rapolstein s'intitulait le Roi des Vio-
lons. Les violons d'Alsace dépendaient d'un seigneur, et devaient
se présenter, ceux de la Haute-Alsace à Rapolstein, ceux de la
Basse à Bischwiller.
* A côté de cette belle légende, où l'extase produite par l'har-
monie prolonge la vie pendant des siècles, plaçons l'histoire de
cette femme qui, sous Louis le Débonnaire, entendit l'orgue pour
130 " HISTOIRE DE FRANCE.
Non, je m'arrête sur la limite des deux langues, en
Lorraine, au combat des deux races, au Chêne des
Partisans, qu'on montre encore dans les Vosges. La
lutte de la France et de l'Empire, de la ruse héroïque
et de la force brutale, s'est personnifiée de bonne
beure dans celle de l'Allemand Zwentebold et du
Français Rai'nier (Renier, Renard?), d'où viennent les
comtes de Hainaut. La guerre du Loup et du Renard
est la grande légende du nord de la France, le sujet
des fabliaux et des poèmes populaires : un épicier de
Troyes a donné au xv^ siècle le dernier de ces poèmes.
Pendant deux cent cinquante ans, la Lorraine eut des
ducs alsaciens d'origine, créatures des empereurs, et
qui, au dernier siècle, ont fini par être empereurs.
Ces ducs furent presque toujours en guerre avec
l'évêque et la république de Metz ^ avec la Cham-
pagne, avec la France ; mais l'un d'eux ayant épousé,
en 1255, une fille du comte de Champagne, devenus
Français par leur mère, ils secondèrent vivement la
France contre les Anglais, contre le parti anglais de
Flandre et de Bretagne. Ils se firent tous tuer ou
prendre en combattant pour la France, à Courtray, à
Cassel, à Crécy, à Auray. Une fille des frontières de
Lorraine et Champagne, une pauvre paysanne, Jeanne
Darc, fit davantage : elle releva la moralité nationale;
en elle apparut, pour la première fois, la grande
la px^emière fois, et mourut de ravissement. Ainsi, dans les lé-
eendes allemandes, la musique donne la vie et la mort.
' A Metz naquirent le maréchal Fabert, Custine, et cet auda-
cieux et infortuné Pilâtre des Rosiers, qui le premier osa s'em-
barquer dans un ballon. L'édit de Nantes en chassa les Ancillon.
TABLEAU DE LA FRANCE. l^j
' image du peuple, sous uue forme virginale et pure.
Par elle, la Lorraine se trouvait attachée à la France.
Le duc même, qui avait un instant méconnu le roi et
lié les pennons royaiLx à la queue de son cheval,
maria pourtant sa hlle à un prince du sang, au comte
de Bar, René d'Anjou. Une branche cadette de cette
famille a donné dans les Guise des chefs au parti
catholique contre les calvinistes alliés de l'Angleterre
et de la Hollande.
En descendant de Lorraine aux Pays-Bas par les
Ardennes, la Meuse, d'agricole et industrielle, devient
de plus en plus militaire. Verdun et Stenay, Sedan, -
Mézières et Givet, Maëstricht, une foule de places
fortes, maîtrisent son cours. Elle leur prête ses eaux,
elle les couvre ou leur sert de ceinture. Tout ce pays
est boisé, comme pour masquer la défense et l'attaque
aux approches de la Belgique. La grande forêt d'Ar-
denne, la profonde (ar duinn), s'étend de tous côtés,
plus vaste qu'imposante. Vous rencontrez des villes,
des bourgs, des pâturages; vous vous croyez sorti des
bois, mais ce ne sont là que des clairières. Les bois
recommencent toujours; toujours les petits chênes,
humble et monotone océan végétal, dont vous apercevez
de temps à autre, du sommet de quelque colline, les
uniformes ondulations. La forêt était bien plus conti-
nue autrefois. Les chasseurs pouvaient courir, toujours
à l'ombre, de l'AUemagne, du Luxembourg eu Picar-
die, de Saint-Hubert à Notre^Danie-de-Lie-se. Bien des
histoires se sont passées sous ces ombrages; ces
chênes tout chargés de gui, ils en savent long, s'ils
voulaient raconter. Depuis les mystères des druides
152 HISTOIRE DE FRANCE.
jusqu'aux guerres du Sanglier des Ardennes, au
XY^ siècle ; depuis le cerf miraculeux dont rapparition
convertit saint Hubert, jusqu'à la blonde Iseult et son
amant. Ils dormaient sur la mousse, quand l'époux
d'Iseult les surprit ; mais il les vit si beaux, si sages,
avec la large épée qui les séparait, il se retira dis-
crètement.
Il faut voir, au delà de Givet, le Trou du Han, où
naguère on n'osait encore pénétrer ; il faut voir les so-
litudes de Layfour et les noirs rochers de la Dame de
Meuse, la table de l'enchanteur Maugis, l'ineffaçable
empreinte que laissa dans le roc le pied du cheval de
Renaud. Les quatre fils Aymon sont à Château-Renaud
comme à Uzès, aux Ardennes comme en Languedoc. Je
vois encore la fileuse qui, pendant son travail, tient sur
les genoux le précieux volume de la Bibliothèque
bleue, le livre héréditaire, usé, noirci dans la veillée ^
Ce sombre pays des Ardennes ne se rattache pas na-
turellement à la Champagne. Il appartient à l'évêché
de Metz, au bassin de la Meuse, au vieux royaume
d'Ostrasie. Quand vous avez passé les blanches et bla-
fardes campagnes qui s'étendent de Reims à Rethel,
la Champagne est finie. Les bois commencent; avec les
bois les pâturages, et les petits moutons des Ardennes.
La craie a disparu ; le rouge mat de la tuile fait place
au sombre éclat de l'ardoise; les maisons s'enduisent
de limaille de fer. Manufactures d'armes, tanneries,
* Là se lit comment le bon Renaud joua maint tour à Charle-
magne, comment il eut pourtant bonne fin. s'étant fait humblement
de chevalier maçon, et portant sur son dos des blocs énormes
pour bâtir la sainte église de Cologne.
TABLEAU DE LA FRANCE. 133
ardoisières, tout cela n'égayé pas le pays. Mais la race
est distinguée : quelque chose d'intelligent, de sobre,
d'économe; la figure un peu sèche, et taillée à vives
arêtes. Ce caractère de sécheresse et de sévérité n'est
point particulier à la petite Genève de Sedan; il est
presque partout le même. Le pays n'est pas riche, e^
l'ennemi à deux pas ; cela donne à penser. L'habitant
est sérieux. L'esprit critique domine. C'est l'ordinaire
chez les gens qui sentent qu'ils valent mieux que leur
fortune.
Derrière cette rude et héroïque zone de Dauphiné,
Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, s'en développ(;
une autre tout autrement douce, et plus féconde des
fruits de la pensée. Je parle des provinces du Lyonnais
de la Bourgogne et de la Champagne. Zone vineuse",
de poésie inspirée, d'éloquence, d'élégante et ingé-
nieuse littérature. Ceux-ci n'avaient pas, comme les
autres, à recevoir et renvoyer sans cesse le choc de
l'invasion étrangère. Ils ont pu, mieux abrités, culti-
ver à loisir la fleur délicate de la civilisation.
D'abord, tout près du Dauphiné, la grande et ai-
mable ville de Lyon, avec son génie éminemment so-
ciable, unissant les peuples comme les fleuves ^ Cette
pointe du Rhône et de la Saône semble avoir été tou-
jours un lieu sacré. Les Segusii de Lyon dépendaient
' La Saône jusqu'au Rhône, et le Rhône jusqu'à la mer, sépa-
raient la France de l'Empire. Lyon, bâtie surtout sur la rive gau-
che de la Saône, était une cité impériale ; mais les comtes de Lyon
relevaient de la France pour les laubourgs de Saint-Just et do
Saint-Irénée,
r
^
154 HISTOIRE DE FRANCE.
du peuple druidique des Édues. Là, soixante tribus de
la Gaule dressèrent l'autel d'Auguste, et Caligula y
établit ces combats d'éloquence où le vaincu était jeté
dans le Rhône, s'il n'aimait mieux effacer son discours
avec sa langue. A sa place, on jetait des victimes dans
le fleuve, selon le vieil usage celtique et germanique.
On montre au pont de Saint-Nizier Varc merveilleux
d'où l'on précipitait les taureaux.
La fameuse table de bronze, où on lit encore le dis-
cours de Claude pour l'admission des Gaulois dans
le sénat, est la première de nos antiquités natio-
nales, le signe de notre initiation dans le monde ci-
vilisé. Une autre initiation, bien plus sainte, a son mo-
nument dans les catacombes de Saint-Irénée, dans la
crypte de Saiut-Pothin, dans Fourvières, la montagne
des pèlerins. Lyon fut le siège de l'administration ro-
maine, puis de l'autorité ecclésiastique pour les quatre
Lyonnaises (Lyon, Tours, Sens et Rouen), c'est-à-dire
pour toute la Celtique. Dans les terribles bouleverse-
ments des premiers siècles du moyen âge, cette grande
ville ecclésiastique ouvrit son sein à une foule de fu-
gitifs, et se peupla de la dépopulation générale, à peu
près comme Coustantinople concentra peu à peu en elle
tout l'empire grec, qui reculait devant les Arabes ou
les Turcs. Cette population n'avait ni champs ni terres,
rien que ses bras et son Rhône ; elle fut industrielle et
commerçante. L'industrie y avait commencé dès les
Romains. Nous avons des inscriptions tumulaires : A
la mémoire cCv/ii vitrier africain habitant de Lyon. A la
mémoire iV%n vétéran des légions, marchand de po.pier \
» Millin.
TABLEAU DE LA FRANCE. \oo
Cette fourmilière laborieuse, enfermée entre les rochers
et la rivière, entassée dans les rues sombres qui y des-
cendent, sous la pluie et l'éternel brouillard, elle eut
sa vie morale pourtant et sa poésie. Ainsi notre maître
Adam, le menuisier de Nevers, ainsi les meistersaen-
ger de Nuremberg et de Francfort, tonneliers, serru-
riers, forgerons, aujourd'hui encore le ferblantier de
Nuremberg. Ils rêvèrent dans leurs cités obscures la
nature qu'ils ne voyaient pas, et ce beau soleil qui leur
était envié. Ils martelèrent dans leurs ateliers des
idylles sur les champs, les oiseaux et les fleurs. A
Lyon, l'inspiration poétique ne fut point la nature,
mais l'amour : plus d'une jeune marchande, pensive
dans le demi-jour de l.'arrière-boutique, écrivit, comme
Louise Labbé, comme Pernette Guillet, des vers pleins
de tristesse et de passion, qui n'étaient pas pour leurs
époux. L'amour de Dieu, il faut le dire, et le plus doux
mysticisme, fut encore un caractère lyonnais". L'Église
de Lyon fut fondée par r/^owtme chc désir (noOs-.vo,:, saint
Pothin). Et c'est à Lyon que, dans les derniers temps,
saint Martin, Vhojiime du désir, établit son école ' . Bal-
lanche y est né \ L'auteur de YlmUalion, Jean Gersou,
voulut y mourir ^
C'est une chose bizarre et contracdictoire en appa-
* Il était né à Amboise en 1743. — Il n'y a pas longtemps encore,
on chantait l'office à Lyon, sans orgues, livres, ni instruments,
comme au premier âge du christianisme.
^ Ainsi que Ampère, Degerando, Camille Jordan, de Sénancour.
Leurs familles du moins sont lyonnaises.
* En li29. — Saint Rémi de Lyon soutint contre Jean Scot le
parti de Gotteschalk et de la grâce. — Selon Du Boulay, c'est à
136 HISTOIRE DE FRANCE.
^^ rence que le mysticisme ait aimé à naître dans ces
grandes cités industrielles, comme aujourd'hui Lyon
et Strasbourg. Mais c'est que nulle part le cœur de
l'homme n'a plus besoin du ciel. Là où toutes les vo-
luptés grossières sont à portée, la nausée vient bientôt.
La vie sédentaire aussi de l'artisan, assis à son métier,
favorise cette fermentation intérieure de l'âme. L'ou-
vrier en soie, dans l'humide obscurité des rues de
Lyon, le tisserand d'Artois et de Flandre, dans la cave
où il vivait, se créèrent un monde, au défaut du
monde, un paradis moral de doux songes et de visions ;
en dédommagement de la nature qui leur manquait,
ils se donnèrent Dieu. Aucune classe d'hommes n'ali-
menta de plus de victime les bûchers du moyen âge.
Les Vaudois d'Arras eurent leurs martyrs, comme ceux
de Lyon. Ceux-ci, disciples du marchand Valdo, Vau-
dois ou pauvres de Lyon, comme on les appelait, tâ-
chaient de revenir aux premiers jours de l'Évangile.
Ils donnaient l'exemple d'une touchante fraternité ; et
cette union des coeurs ne tenait pas uniquement à la
communauté des opinions religieuses. Longtemps après
les Vaudois, nous trouvons à Lyon des contrats où deux
amis s'adoptent l'un l'autre, et mettent en commun
leur fortune et leur vie '.
. Le génie de Lyon est plus moral, plus sentimental
du moins, que celui de la Provence; cette ville appar-
Lyon que fut enseigné d'abord le dogme de l'Immaculée Concep-
tion. — Sous Louis XIII, un seul homme, Denis de Marquemont,
fonda à Lyon quinze couvents.
* Après avoir rédigé cet acte, les frères adoptifs s'envojmient
des chapeaux de fleurs et des cœurs d'or.
TABLEAU DE LA FRANCE. 157
tient déjà au Nord. C'est un centre du Midi, qui n'est
point méridional, et dont le Midi ne veut pas. D'autre
part la France a longtemps renié Lyon, comme étran-
gère, ne voulant point reconnaître la primatie ecclé-
siastique d'une ville impériale. Malgré sa belle situa-
tion sur deux fleuves, entre tant de provinces, elle ne
pouvait s'étendre. Elle avait derrière, les deux Bourgo-
gnes, c'est-à-dire la féodalité française, et celle de
l'Empire; devant, les Cévennes, et ses envieuses,
Vienne et Grenoble.
En remontant de Lyon au Nord, vous avez à choisir
entre Chàlon et Autun. Les Segusii lyonnais étaient
une colonie de cette dernière ville '. Autun, la vieille
cité druidique ^ avait jeté Lyon au confluent du Rhône
et de la Saône, à la pointe de ce grand triangle celti-
que dont la base était l'Océan, de la Seine à la Loire.
Autun et Lyon, la mère et la fille, ont eu des destinées
toutes diverses. La fille, assise sur une grande route
des peuples, belle, aimable et facile, a toujours pros-
péré et grandi; la mère, chaste et sévère, est restée
seule sur son torrentueux Arroux, dans l'épaisseur de
ses forêts mystérieuses, entre ses cristaux et ses laves.
C'eét elle qui amena les Romains dans les Gaules, et
* Gallia Christiana, t. IV. — Dans un diplôme de l"an 1189,
Philippe-Auguste reconnaît que Lyon et Autun ont l'une sur
l'autre, quand un des sièges vient à vaquer, le droit de régale et
d'administration.— L'évéque d'Autun était de droit président des
États de Bourgogne. On se rappelle les liaisons qui existaient
entre Saint-Léger, le fameux évêque d'Autun, et l'évéque de
Lyon.
* Autun avait dans ses armes, d'abord le serpent druidique,
puis le porc, l'animal qui se nourrit du gland celtique.
138 HISTOIRE DE FRANCE.
leur premier soin fut d'élever Lyon contre elle. En
vain, Autiin quitta son nom sacré de Bibracte pour
s'appeler Augustodunum, et enfin Flavia; en vain elle
déposa sa divinité \ et se nt de plus en plus romaine.
Elle déchut toujours; toutes les grandes guerres des
Gaules se décidèrent autour d'elle et contre elle. Elle
ne garda pas même ses fameuses écoles. Ce qu'elle
garda, ce fut son génie austère. Jusqu'aux temps mo-
dernes, elle a donné des hommes d'État, des légistes,
le chancelier Rolin, les Montholon, les Jeannin, et taut
* Inscription trouvée à Aiitun :
DEAE BIBRACTI
P. caprIl pacatus
I II I I VIR AUGUSTA.
V. S. L. M.
MiLiJN, I, 337.
Il semble que l'aristocratie se livra entièrement à Rome, tandis
que le parti druidique et populaire chercha à ressaisir l'indépen-
dance. « Le sage gouYernement d'Autun, dit Tacite, comprima la
révolte des bandes fanatiques de Maricus, Boie de la lie du peu-
ple, qui se donnait pour un dieu et pour le libérateur des Gaules
(Annal., 1. II, c. lxi). On a vu, au I" vol., la révolte de Sacrovir.
— Enfin les Bagaudes saccagèrent deux fois Autun. Alors furent
fermées les écoles Mœniennes, que le Grec Eumène rouvint sous
le patronage de Constance Chlore. — François I" visita Autun
en 1521, et la nomma « sa Rome française. » Autun avait été ap-
pelée la sœur de Rome, selon Eumène, ap. Scr. fr. 1, 712, 716,
717.
Elle fut presque ruinée par Aurélien, au temps de sa victoire
sur Tétricus qui y fai;?ait fi^apper ses médailles. — Saccagée par
les Allemands en 280, par les Bagaudes sous Dioclétien, par
Attila en 431, par les Sarrasins en 732, par les Normands en 886
et 893. En 924, on ne put en éloigner les Hongrois qu'à prix d'ar-
gent. Histoire d'Autun, par Joseph de Rosny, 18Û2.
TABLEAU DE LA FRANCE. 139
d'autres. Cet esprit sévère s'étend loin à l'ouest et au
nord. De Vézelai, Théodore de Bèze, l'orateur du calvi-
nisme, le verbe de Calvin.
La sèche et sombre contrée d'Autun et du Morvan
n'a rien de l'aménité bourguignonne. Celui qui veut
connaître la vraie Bourgogne, l'aimable et vineuse
Bourgogne, doit remonter la Saône par Châlon, puis
tourner par la Côte-d'Or au plateau de Dijon, et redes-
cendre vers Auxerre; bon pays, où les villes mettent
des pampres dans leurs armes \ où tout le monde s'ap-
pelle frère ou cousin, pays de bons vivants et de
joyeux noëls ^ Aucune province n'eut plus grandes
abbayes, plus riches, plus fécondes en colonies loin-
taines : Saint-Bénigne à Dijon; près de Màcon, Cluny;
enfin Cîteaux, à deux pas de Chcàlon. Telle était la
splendeur de ces monastères que Cluny reçut une fois
le pape, le roi de France, et je ne sais combien de
princes avec leurs suites, sans que les moines se dé-
* Voyez les armes de Dijon et de Beaune. Un bas-relief de Di-
jon représente les triumvirs tenant chacun un gobelet. Ce trait
est local. — La culture de la vigne, si ancienne dans ce pays, a
singulièrement influé sur le caractère de son histoire, en multi-
pliant la population dans les classes inférieures. Ce fut le prin-
cipal théâtre de la guerre des Bagaudes. En 1630, les vignerons
se révoltèrent sous la conduite d'un ancien soldat, qu'ils appe-
laient le roi Mâchas.
La Fête des Fous se célébra à Auxerre jusqu'en 1407. — Les
chanoines jouaient à la balle (pelota), jusqu'en BSS, dans la nef
de la cathédrale. Le dernier chanoine fournissait la balle, et la
donnait au doyen ; la partie finie, venaient les dan^^es et le ban-
quet. Millin, L
• Voir le curieux recueil de la Monnoye. — Piron était de Di-
jon (né en 1640, mort en 172.7.)
160 HISTOIRE DE FRANCE.
rangeassent. Cîteaux fut plus grande encore, ou du
moins plus féconde. Elle est la mère de Clairvaux,
la. mère de saint Bernard; son abbé, Vabbé des abbés,
était reconnu pour chef d'ordre, en 1491, par trois
mille deux cent cinquante-deux monastères. Ce sont les
moines de Cîteaux qui, au commencement du xiip siè,
cle, fondèrent les ordres militaires d'Espagne, et prê-
chèrent la croisade dos Albigeois, comme saint Ber-
nard avait prêché la seconde croisade de Jérusalem.
La Bourgogne est le pays des orateurs, celui de la
pompeuse et solennelle éloquence. C'est de la partie
élevée de la province, de celle qui verse la Seine, de
Dijon et de Montbard, que sont parties les voix les plus
retentissantes de la France, celles de saint Bernard,
de Bossuet et de Buffon, Mais l'aimable sentimentalité
de la Bourgogne est remarquable sur d'autres points,
avec plus de grâce au nord, plus d'éclat au midi. Vers
Semur, M™« de Chantai, et sa petite-fille, M™^ de Sévi-
gné ; à Mâcon, Lamartine, le poëte de l'âme religieuse
et solitaire; à Charolles, Edgar Quinet, celui de l'his-
toire et de l'humanité ^
La France n'a pas d'élément plus liant que la Bour-
gogne, plus capable de réconcilier le Nord et le Midi.
Ses comtes ou ducs, sortis de deux branches des Capets,
• Notre cher et grand Quinet, né à Bourg, a été élevé à Cha-
rolles. M'oublions pas non plus la pittoresque et mystique petite
ville de Paray-le-Monial, où naquit la dévotion du Sacré-Cœur,
x)ii mourut M'"'= de Chantai. Il y a certainement un souffle reli-
gieux sur le pays du traducteur de la Symbolique, et de l'auteur
de l'Histoire de la Liberté de conscience, MM. Guignant et Dar
gaud.
Tableau de la frange. lei
ont donné, au xii« siècle, des souverains aux royaumes
d'Espagne ; plus tard, à la Franche-Comté, à la
Flandre, à tous les Pays-Bas. Mais ils n'ont pu des-
cendre la vallée de la Seine, ni s'établir dans lei
plaines du centre, malgré le secours des Anglais. Lt
pauvre roi de Botirges \ d'Orléans et de Reims, 1'^
emporté sur le grand-duc de Bourgogne. Les com-
munes de France, qui avaient d'abord soutenu celui-ci,
se rallièrent peu à peu contre l'oppresseur des com-
munes de Flandre.
Ce n'est pas en Bourgogne que devait s'achever le
destin de la France. Cette province féodale ne pouvait
lui donner la forme monarchique et démocratique à
laquelle elle tendait. Le génie de la France devait des-
cendre dans les plaines décolorées du centre, abjurer
l'orgueil et l'enflure, la forme oratoire elle-même,
pour porter son dernier fruit, le plus exquis, le plus
français. La Bourgogne semble avoir encore quelque
chose de ses Burgundes ; la sève enivrante de Beaune
et de Màcon trouble comme celle du Rhin. L'éloquence
bourguignonne tient de la rhétorique. L'exubérante
beauté des femmes de Vermanton et d'Auxerre
n'exprime pas mal cette littérature et l'ampleur de ses
formes. La chair et le sang dominent ici ; l'enflure
aussi, et la sentimentalité vulgaire. Citons seulement
Crébillon, Longepierre et Sedaine. Il nous faut quelque
îhose de plus sobre et de plus sévère pour former le
noyau de la France.
C'est une triste chute que de tomber de la Bourgo-
' Charles VII.
T. II. H
162 HISTOIRE DE FRANCE.
gne dans la Champagne, de voir, après ces riants
coteaux, des plaines basses et crayeuses. Sans parler
du désert de la Champagne-Pouilleuse, le pays est
généralement plat, pâle, d'un prosaïsme désolant. Les
bêtes sont chétives ; les minéraux, les plantes peu
variés. De maussades rivières traînent leur eau blan-
châtre entre deux rangs de jeunes peupliers. La
maison, jeune aussi, et caduque en naissant, tâche do
défendre un peu sa frêle existence en s'encapuchon-
nant tant qu'elle peut d'ardoises, au moins de pauvres
ardoises de bois ; mais sous sa fausse ardoise, sous sa
peinture délavée par la pluie, perce la craie, blanche,
sale, indigente.
De telles maisons ne peuvent pas faire de belles
villes. Chàlons n'est guère plus gaie que ses plaines.
Troyes est presque aussi laide qu'industrieuse. Reims
est triste dans la largeur solennelle de ses rues, qui
fait paraître les maisons plus basses encore ; ville
autrefois de bourgeois et de prêtres, vraie sœur de
Tours, ville sacrée et tant soit peu dévote ; chapelets
et pains d'épice, bons petits draps, petit vin admirable,
des foires et des pèlerinages. f- / i ^'
Ces villes, essentiellement démocratiques et anti-
féodales, ont été l'appui principal de la monarchie.
La coutume de Troyes, qui consacrait l'égalité des
partages, a de bonne heure divisé et anéanti les forces
de la noblesse. Telle seigneurie qui allait ainsi tou-
jours se divisant put se trouver morcelée en cinquante,
en cent parts, à la quatrième génération. Les nobles
appauvris essayèrent de se relever en mariant leurs
filles à de riches roturiers. La même coutume déclare
TABLEAU DE LA FRANCE. «63
que le centre anoblit \ Cette précaution illusoire n'em-
pêcha pas les enfants des mariages inégaux de se
trouver fort près de la roture. La noblesse ne gagna
pas à cette addition de nobles roturiers. Enfin ils
jetèrent la vraie honte, et se firent commerçants.
Le malheur, c'est que ce commerce ne se relevait
ni par l'objet ni par la forme. Ce n'était point le négoce
lointaiu, aventureux, héroïque, des Catalans ou des
Génois, Le commerce de Troyes, de Reims, n'était
pas de luxe ; on n'y voyait pas ces illustres corpora-
tiojis, ces Grands et Petits Arts de Florence, où des
hommes d'État, tels que les Médicis, trafiquaient des
nobles produits de l'Orient et du Nord, de soie, de
fourrures, de pierres précieuses. L'industrie champe-
noise était profondément plébéienne. Aux foires de
Troyes, fréquentées de toute l'Europe, on vendait du
fil, de petites étoffes, des bonnets de coton, des cuirs-:
• Cette noblesse de mèce se trouve iaillej.zrs aussi en France, et
même sous la premièr.e race. {Voy. Beaumanoir.) Charles V
(15 novembre 1370) assujettit les nobles de mère au droit de franc
fief. A la deuxième rédaction de la coutume de Chaumont, les
nobles de pères réclament contre : Louis XII ordonne que la
chose reste en suspens. — La coutume de Troyes consacrait l'éga-
lité de partage entre les enfants ; de là l'affaiblissement de la no-
blesse. Par exemple, Jean, sire de Dampierre, vicomte de Troyes,
décéda, lai.-^sant plusieurs enfants qui partagèrent entre eux la
vicomte. Par l'effet des partages successifs, Eustache de Conflans
en posséda un tiers, qu'il céda à un autre chapitre de moines. Le
second tiers fut divisé en quatre parts, et chaque part en douze
lots, lesquels se sont divisés entre diverses maisons et les do-
maines de la ville et du roi.
* Urbain IV était fils d'un "cordounior de Troyes. Il y bcâtit
Saint-Urbain, et fit représenter' sur une tapisserie son père fai-
sant des souliers.
I6i HISTOIRE DE FRANCE.
nos tanneurs du faubourg Saint-Marceau sont origi-
nairement une colonie troyenne. Ces vils produits, si
nécessaires à tous, firent la richesse du pays. Les nobles
s'assirent de bonne grâce au comptoir, et firent poli-
tesse au manant. Ils ne pouvaient, dans ce tourbillon
d'étrangers qui affluaient aux foires, s'informer de la
généalogie des acheteurs, et disputer du cérémonial.
Ainsi peu à peu commença l'égalité. Et le grand comte
de Champagne aussi, tantôt roi de Jérusalem, et tantôt
de Navarre, se trouvait fort bien de l'amitié de ces
marchands. Il est vrai qu'il était mal vu des seigneurs,
et qu'ils le traitaient comme un marchand lui-même,
témoin l'insulte brutale du fromage mou, que Robert
d'Artois lui fit jeter au visage.
Cette dégradation précoce de la féodalité, ces gro-
tesques transformations de chevaliers en boutiquiers,
tout cela ne dut pas peu contribuer à égayer l'esprit
champenois, et lui donner ce tour ironique de niai-
serie maligne qu'on appelle, je ne sais pourquoi,
naïveté ' dans nos fabliaux. C'était le pays des bons
contes, des facétieux récits sur le noble chevalier,
» L'ancien type du paysan du nord de la France est rhonnête
Jacques, qui pourtant finit par faire la Jacquerie. Le même, con-
sidéré comme simple et débonnaire, s'appelle Jeannot ; quand il
tombe dans un désespoir enfantin, et qu'il devient rageur, il
prend le nom de Jocrisse. Enrôlé par la Révolution, il s'e.vt sin^ni-
lièrement déniaisé, quoique sous la Restauration on lui ait rendu
le nom de Jean-Jean. — Ces mots divers ne désignent pas des ri-
dicules locaux, comme ceux d'Arlequin, Pantalon, Polichinelle en
Italie. — Les noms le plus communément portés par les domes-
tiques, dans la vieille France aristocratique, étaient des noms de
province : Lorrain, Picard, et surtout la Brie et Champagne. Le
TABLEAU DE LA FRANCE. 165
sur l'honuête et débonnaire mari, sur M. le curé et
sa servante. Le génie narratif qui domine en Cham-
pagne, en Flandre, s'étendit en longs poëmes, en
belles histoires. La liste de nos poètes romanciers
s'ouvre par Chrétien de Troyes et Guyot de Provins.
Les grands seigneurs du pays écrivent eux-mêmes
leurs gestes : Villehardouin, Joinville, et le cardinal
de Retz nous ont conté eux-mêmes les croisades et la
Fronde. L'histoire et la satire sont la vocation de la
Champagne. Pendant que le comte Thibaut faisait
peindre ses poésies sur les murailles de son palais de
Provins, au milieu des roses orientales, les épiciers de
Troyes griffonnaient sur leurs comptoirs les histoires
allégoriques et satiriques de Renard et Isengrin. Le
plus piquant pamphlet de la langue est dû en grande
partie à des procureurs de Troyes * ; c'est la Satyre
Ménippèe.
Champenois est en effet le plus disciplinable des provinciaux,
quoique sous sa simplicité apparente il y ait beaucoup de malice
et d'ironie.
' Passerat et Pithou. L'esprit railleur du nord de la France
éclate dans les fêtes populaires.
En Champagne et ailleurs, roi de l'aumône (bourgeois élu pour
délivrer deux prisonniers, etc.) ; roi de Véteu( (ou de la balle)
(Dupin, Deux-Sèvres), roi des Arbalétriers avec ses chevaliers
(Cambry, Oise, II); roi des guétifs ou pauvres, encore en 1770
(almanach d'Artois, 1770); roi des rosiers ou des jardiniers, au-
jourd'hui encore en Normandie, Champagne, Bourgogne, etc. —
A Paris, fêtes des sous-diacres ou diacres soûls, qui faisaient un
évêque des fous, l'encensaient avec du cuir brûlé ; on chantait
des chansons obscènes ; on mangeait sur l'autel. — A Évreux, le
l^'" mai, jour de Saint-Vital, c'était la fête des cornards, on se
couronnait de feuillages, les prêtres mettaient leur surplis à l'en-
166 HISTOIRE DE FRANCE.
Ici, dans cette naïve et maligne Cliampagne, se
termine la longue ligne que nous avons suivie, du
Languedoc et de la Provence par Lyon et la Bourgogne.
Dans cette zone vineuse et littéraire, l'esprit de
l'homme a toujours gagné en netteté, en sobriété.
Nous y avons distingué trois degrés : la fougue et
l'ivresse spirituelle du Midi ; l'éloquence et la rhéto-
rique bourguignonne ^ ; la grâce et l'ironie champe-
noise. C'est le dernier fruit de la France et le plus
délicat. Sur ces plaines blanches, sur ces maigres
coteaux, mûrit le vin léger du Nord, plein de caprice ^
et de saillies. A peine doit-il quelque chose à la terre ;
vers, et se jetaient les uns aux autres du son dans les yeux; les
sonneurs lançaient des casse-museaux (galettes). — A Beauvais,
on promenait une fille et un enfant sur un âne... à la messe, le
refrain chanté en chœur était hilian ! — A Reims, les chanoines
marchaient sur deux files, traînant chacun un hareng, chacun
marchant sur le hareng de l'autre... — A Bouchain, fête du pré-
vôt des étoîcrdis ; à Chalon-sur-Saône, des gv.iUardons ; à Paris,
des enfants saîis-souci, du régiment de la calotte, et de la con-
frérie de Valoyau. — A Dijon, procession de la mère folle. — A
Harfleur, au mardi gras, fête de la scie. (Dans les armes du pré-
sident Cossé-Brissac, il y avait une scie.) Les magistrats baisent
les dents de la scie. Deux masques portent le bâton friseux
(montants de la scie). Puis on porte le lâton friseux à un époux
qui bat sa femme. — Dès le temps de la conquête de Guillaume
existait l'association de la chevalerie d'Honfleur.
^ Sur la montagne de Langres naquit Diderot. C'est la transi-
tion entre la Bourgogne et la Champagne. Il réunit les deux ca-
ractères.
■ 2 Cela doit s'entendre, non-seulement du vin, mais de la vigne.
Les terres qui donnent lé vin de Champagne semblent capri-
cieuses. Les gens du pays assurent que dans une pièce de trois
arpents parfaitement semblables, il n'y a souvent que celui du
milieu qui donne de bon vin.
TABLEAU DE LA FRANCE. 1G7
c'est le fils du travail, de la société '. Là crût aussi
cette chose légère -, profonde pourtant, ironique à la
fois et rêveuse, qui retrouva et ferma pour toujours la
veine des fabliaux.
Par les plaines plates de la Champagne s'en vont
nonchalamment le fleuve des Pays-Bas, le fleuf e de la
France, la Meuse, et la Seine avec la Marne son
acolyte. Ils vont mais grossissant, pour arriver avec
plus de dignité à la mer. Et la terre elle-même surgit
peu à peu en collines dans l'Ile-de-France, dans la
Normandie, dans la Picardie. La France devient plus
majestueuse. Elle ne veut pas arriver la tête basse en
face de l'Angleterre ; elle se pare de forêts et de villes
superbes, elle enfle ses rivières, elle projette en longues
ondes de magnifiques plaines, et présente à sa rivale
cette autre Angleterre de Flandre et de Normandie ^
Il y a là une émulation immense. Les deux rivages
se haïssent et se ressemblent. Des deux côtés, dureté,
avidité, esprit sérieux et laborieux. La vieille Norman-
' Une terre, qui semée de froment occuperait cinq ou six mé-
nages, occupe quelquefois six ou sept cents personnes, hommes,
femmes et enfants, loi-squ'elle est plantée de vignes. On sait com-
bien le vin de Champagne exige de façons.
* La Fontaine dit de lui-même :
Je suis chose légère, et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et d'objet en objet.
A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.
J'irais plus haut, peut-être au temple de mémoire.
Si dans uu genre seul j'avais .usé mes jours;
Mais quoi! je suis volage, en vers comme en amours.
« Le poote, dit Platon, est chose légère et sacrée. »
' Du côté de Goutances particulièrement, les figures et le
paysage sont singulièrement anglais.
168 HISTOIRE DE FRANCE.
die regarde obliquement sa fille triomphante, qui lui
sourit avec insolence du haut de son bord. Elles
existent pourtant encore les tables où se lisent les
noms des Normands qui conquirent l'Angleterre. La
conquête n'est-elle pas le point d'où celle-ci a pris
l'essor ? Tout ce qu'elle a d'art, à qui le doit-elle?
( Existaient-ils avant la conquête, ces monuments dont
elle est si flère ? Les merveilleuses cathédrales an-
glaises que sont-elles, sinon une imitation, une exa-
gération de l'architecture normande ? Les hommes
eux-mêmes et la race, combien se sont-ils modifiés par
le mélange français ? L'esprit guerrier et chicaneur,
étranger aux Anglo-Saxons, qui a fait de l'Angleterre,
après la conquête, une nation d'hommes d'armes et de
scribes, c'est là le pur esprit normand. Cette sève
acerbe est la même des deux côtés du détroit. Caen,
la viUe de sapiencCy conserve le grand monument de
la fiscalité anglo-normande, l'échiquier de Guillaume
le Conquérant. La Normandie n'a rien à envier, les
bonnes traditions s'y sont perpétuées. Le père de fa-
mille, au retour des champs, aime à expliquer à ses
petits, attentifs, quelques articles du Code civiP.
Le Lorrain et le Dauphinois ne peuvent rivaliser
avec le Normand pour l'esprit processif. L'esprit bre-
* « Voyez-vous ce petit champ? me disait M. D., ex-président
d'un des tribunaux de la basse Normandie ; si demain il passait à
quatre frères, il serait à l'instant coupé par quatre haies. Tant il
est nécessaire, ici, que les propriétés soient nettement séparées. »
— Les Normands sont si adonnés aux études de l'éloquence, dit
un auteur du xi^ siècle, qu'on entend jusqu'aux petits enfiants
parler comme des orateurs...
TABLEAU DE LA FRANCE. 169
ton, plus dur, plus négatif, est moins avide et moins
absorbant. La Bretagne est la résistance, la Normandie
la conquête; aujourd'hui conquête sur la nature, agri-
culture, industrialisme. Ce génie ambitieux et conqué-
rant se produit d'ordinaire par la ténacité, souvent par
l'audace et l'élan ; et l'élan va parfois au sublime : té-
moin tant d'héroïques marins S témoin le grand Cor-
neille. Deux fois la littérature française a repris l'essor
par la Normandie, quand la philosophie se réveillait
par la Bretagne. Le vieux poème de Rou paraît au
xii^ siècle avec Abailard ; au xvii^ siècle, Corneille avec
Descartes. Pourtant, je ne sais pourquoi la grande et
féconde idéalité est refusée au génie normand. Il se
dresse haut, mais tombe vide. Il tombe dans l'indigente
correction de Malherbe, dans la sécheresse de Mézerai,
dans les ingénieuses recherches de la Bruyère et de
Fontenelle. Les héros mêmes du grand Corneille, toutes
les fois qu'ils ne sont pas sublimes, deviennent volon-
tiers d'insipides plaideurs, livrés aux subtilités d'une
dialectique vaine et stérile.
Ni subtil, ni stérile, à coup sûr, n'est le génie de
notre bonne et forte Flandre, mais bien positif et réel,
bien solidement fondé; solidis ftmdatum ossibus inUis.
Sur ces grasses et plantureuses campagnes, uniformé-
ment riches d'engrais, de canaux, d'exubérante et
grossière végétation, herbes, hommes et animaux,
poussent à l'envi, grossissent à plaisir. Le bœuf et le
cheval y gonflent, à jouer l'éléphant. La femme vaut
' Il paraît que les Dieppois avaient découvert avant les Portu-
gais la route des Indes; mais ils en gardèrent si bien le secret,
qu'ils en ont perdu la gloire.
yy
170 HISTOIRE DE FRANCE.
un homme et souvent mieux. Race pourtant un peu
molle dans sa grosseur, plus forte que robuste, mais
d'une force musculaire immense. Nos hercules de foii e
sont venus souvent du département du Nord.
La force prolifique des Bolg d'Irlande se trouve chez
nos Belges de Flandre et des Pays-Bas. Dans l'épais
limon de ces riches plaines, dans ces vastes et sombres
communes industrielles, d'Ypres, de Gand, de Bruges,
les hommes grouillaient comme les insectes après
l'orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmi-
lières. Ils en sortaient à l'instant, piques baissées, par
quinze, vingt, trente mille hommes, tous forts et bien
nourris, bien vêtus, bien armés. Contre de telles mas-
ses la cavalerie féodale n'avait pas beau jeu.
Avaient-ils si grand tort d'être fiers, ces braves Fla-
mands? Tout gros et grossiers qu'ils étaient ', ils fai-
saient merveilleusement leurs affaires. Personne n'en-
tendait comme eux le commerce, l'industrie, l'agricul-
ture. Nulle part le bon sens, le sens du positif, du
réel, ne fut plus remarquabte. Nul peuple peut-être au
moyen âge ne comprit mieux la vie courante du
monde, ne sut mieux agir et conter. La Champagne et
la Flandre sont alors les seuls pays qui puissent lutter
pour l'histoire avec l'Italie. La Flandre a son Yillani
dans Froissart, et dansCommines son Machiavel. Ajou-
tez-y ses empereurs-historiens de Constantinople. Ses
• Cette grossièreté de la Belgique est sensible dans une foule
de choses. On peut voir à Bruxelles la petite statue du Mann-
ckenpiss, « le plus vieux bourgeois de la ville; » on lui donne un
habit neuf aux grandes fêtes :
TABLEAU DE LA FRANCE. 171
raiteiirs de fabliaux sont encore des historiens, au
moins en ce qui concerne les moeurs publiques.
Mœurs peu édifiantes, sensuelles et grossières. Et
plus on avance au nord dans cette grasse Flandre, sous
cette douce et humide atmosphère, plus la contrée
s'amollit, plus la sensuahté domine, plus la nature de-
vient puissante ^ L'histoire, le récit ne suffisent plus à
satisfaire le besoin de la réalité, l'exigence des sens.
Les arts du dessin viennent au secours. La sculpture
commence en France même avec le fameux disciple de
Michel-Ange, Jean de Boulogne. L'architecture aussi
prend l'essor; non plus la sobre et sévère architecture
normande, aiguisée en ogives et se dressant au ciel,
comme un vers de Corneille ; mais une architecture
riche et pleine en ses formes. L'ogive s'assouplit en
courbes molles, en arrondissements voluptueux. La
courbe tantôt s'affaisse et s'avachit, tantôt se boursoufle
et tend au ventre. Ronde et onduleuse dans tous ses
ornements, la charmante tour d'Anvëts s'élève douce-
' Yoy. les coutumes du comté de Flandre, traduites par Le-
graud, Cambrai, 1719, 1" vol. Coutume de Gand, p. 149, rub. 26;
(jNiemandt on s^al ba.'-taerdi wesen van de mœder...); "personne, ne
sera lâtarcl de la mère; mais ils succéderont à la mère avec les
autres légitimes (non au père). Ceci montre bien que ce n'est pas
le motif religieux ou moral qui les exclut de la succession du
père, mais le doute de la paternité. Dans cette coutume, il y a
communauté, partage égal dans les successions, etc.
Vous y retrouvez la prédilection pour le cygne, qui, selon Vir-
gile, était l'ornement du Mincius et des autres fleuves de Lom-
bardie. Dès l'entrée de l'ancienne Belgique, Amiens, la petite
Venise, comme l'appelait Louis XIV, nourrissait sur la Somme les
cygnes du roi. En Flandre, une foule d'auberges ont pour en-
seigne le cygne.
172 HISTOIRE DE FRANCE-
ment étagée, comme une gigantesque corbeille tressée
des joncs de l'Escaut.
Ces églises, soignées, lavées, parées, comme une
maison flamande, éblouissent de propreté et de ri-
chesse, dans la splendeur de leurs ornements de cui-
vre, dans leur abondance de marbres blancs et noirs.
Elles sont plus propres que les églises italiennes, et
non pas moins coquettes. La Flandre est une Lombar-
die prosaïque, à qui manquent la vigne et le soleil.
Quelque autre chose manque aussi ; on s'en aperçoit en
voyant ces innombrables figures de bois que l'on ren-
contre de plain-pied dans les cathédrales; sculpture
économique qui ne remplace pas le peuple de marbre
des cités d'Italie ^ Par-dessus ces églises, au sommet
de ces tours, sonne l'uniforme et savant carillon, l'hon-
neur et la joie de la commune flamande. Le même air
joué d'heure en heure pendant des siècles, a suffi au
besoin musical de je ne sais combien de générations
d'artisans, qui naissaient et mouraient flxés sur l'éta-
blie
Mais la musique et l'architecture sont trop abstraites
encore. Ce n'est pas assez de ces sons, de ces formes ;
il faut des couleurs, de vives et vraies couleurs, des
représentations vivantes de la chair et des sens. Il faut
dans les tableaux de bonnes et rudes fêtes, où des
hommes rouges et des femmes blanches boivent, fu-
' La seule cathédrale de Milan est couronnée de cinq mille sta-
tues et figurines.
* Il est juste de remarquer que cet instinct musical s'est déve-
loppé d'une manière remarquable, surtout dans la partie wal-
lonne. Yoij. t. VI, p. 120.
TABLEAU DE LA FRANCE. 173
ment et dansent lourdement '. Il faut des supplices
atroces, des martyrs indécents et horribles, des Vier-
ges énormes, fraîches, grasses, scandaleusement
belles. Au delà de l'Escaut, au miheu des tristes
marais, des eaux profondes, sous les hautes digues de
Hollande, commence la sombre et sérieuse peinture ;
Rembrandt et Gérard Dow peignent où écrivent
Érasme et Grotius '-. Mais dans la Flandre, dans la
riche et sensuelle Anvers, le rapide pinceau de
Rubens fera les bacchanales de la peinture. Tous les
mystères seront travestis ^ dans ses tableaux idolàtri-
ques qui frissonnent encore de la fougue et de la
brutalité du génie \ Cet homme terrible, sorti du
Voy. au Musée du Louvre le tableau intitulé : Fête Fla-
mande. C'est la plus effrénée et la plus sensuelle bacchanale.
* Selon moi, la haute expression du génie belge, c'est pour la
partie flamande, Rubens, et pour la wallonne ou celtique, Grétry.
La spontanéité domine en Belgique, la réflexion en Hollande. Les
penseurs ont aimé ce dernier pays. Descartes est venu y faire
l'apothéose du moi humain, et Spinosa, celle de la nature. Toute-
fois la philosophie propre à la Hollande, c'est une philosophie
pratique qui s'applique aux rapports politiques des peuples : Gro-
tius.
» Son élève, Van-Dyck, peint dans un de ses tableaux un âne à
genoux devant une hostie.
* Nous avons ici la belle suite des tableaux commandés à Ru-
bens par Marie de Médicis, mais cette peinture allégorique et of-
ficielle ne donne pas l'idée de son génie. C'est dans les tableaux
d'Anvers et de Bruxelles que l'on comprend Rubens. Il faut voir
à Anvers la Sainte Famille, où il a mis ses trois femmes sur Tau-
tel, et lui, derrière, en saint Georges, un drapeau au poing et les
cheveux au vent. Il fit ce grand tableau en dix-sept jours. — Sa
Flagellation est horrible de brutalité ; l'un des flagellants, pour
frapper plus fort^ appuie le pied sur le mollet du Sauveur ; un
174 HISTOIRE DE FRANCE.
sang slave S nourri dans l'emportement des Belges,
né à Cologne, mais ennemi de l'idéalisme allemand, a
jeté dans ses tableaux une apothéose effrénée de la
nature.
Cette frontière des races et des langues - euro-
autre regarde par-dessous sa main, et rit au nez du spectateur.
La copie de Van-Dyck semble bien pâle à côté du tableau original.
Au Musée de Bruxelles, il y a le Portement de Croix, d'une vi-
gueur et d'un mouvement qui va au vertige. La Madeleine essuie
le sang du Sauveur avec le sang-froid d'une mère qui débarbouille
son enfant. — On peut voir au même Musée le Martyre de saint
Liévin, une scène de boucherie ; pendant qu'on déchiqueté la
chair du martyr, et qu'un des bourreaux en donne aux chiens
avec une pince, un autre tient dans les dents son stylet qui dé-
goutte de sang. Au milieu de ces horreurs, toujours un étalage
de belles et immodestes carnations. — Le Combat des Amazones
lui a donné une belle occasion de peindre une foule de corps de
femmes dans des attitudes passionnées; mais son chef-d'œuvre
est peut-être cette terrible colonne de corps humains qu'il a tissus
ensemble dans son Jugement dernier.
* Sa famille était de Styrie. Ce qu'il y a de plus impétueux en
Europe est aux deux bouts : à l'orient, les Slaves de Pologne,
Illyrie, Styrie, etc. ; à l'occident, les Celtes d'Irlande, Ecosse, etc.
* La Flandre hollandaise est composée de places cédées par le
traité de 1648 et par le traité de la Barrière (1715). Ce nom est
significatif. — La Mai'che, ou Marquisat d"Anvers, créée par
Othon II, fut donnée par Henri IV au plus vaillant homme de
l'Empire, à Godefroi de Bouillon. — C'est au Sas de Gand
qu'Othon fit- creuser, en 980, un fossé qui séparait l'Empire de la
France. — A Louvain, dit un voyageur, la langue est germani-
que, les mœurs hollandaises et la cuisine française. — Avec
l'idiome germanique commencent les noms astronomiques [Al-ost,
Ost-ende]; en France, coimue chez toutes les nations celtiques,
les noms sont empruntés à la terre (Lille, Vîle).
Avant l'émigration des tisserands en Angleterre, vers 1382, il
y avait à Louvain cinquante mille tisserands. Forcter, 1364. A
Ypre» (sans doute en y comprenant la banlieue), il y en avait
TABLEAU DE LA FRANCE. 17a
pëennes, est un grand, théâtre des victoires de la vie
et (le la mort. Les hommes poussent vite, multiplient à
étouffer; puis les batailles y pourvoient. Là se combat
à jamais la grande bataille des peuples et des races.
Cette bataille du monde qui eut lieu, dit-on, aux funé-
railles d'Attila, elle se renouvelle incessamment en
Belgique entre la France, l'Ang^leterre et l'Allemagne,
entre les Celtes et les Germains.-C'est là le coin de
l'Europe, le rendez-vous des guerres. Voilà pourquoi
elles sont si grasses, ces plaines; le sang n'a pas le
temps d'y sécher ! Lutte terrible et variée ! A nous les
batailles de Bouvines, Roosebeck, Lens, Steinkerke,
Denain, Fontenoi, Fleurus, JemmapQs; à en^ celles des
Éperons, de Courtray. Faut-il nommer Waterloo ' !
Angleterre ! Angleterre ! vous n'avez pas combattu
ce jour-là seul à seul : vous aviez le monde avec vous.
Pourquoi prenez-vous pour vous toute la gloire? Que
veut dire votre pont de Waterloo ! Y a-t-il tant à ^ "^
s'enorgueillir, si le reste mutilé de cent batailles, si la
deux cent mille en 1342. — En 1380, « ceux de Gand sortirent
avec trois armées. » Oudegherst, Chronique de Flandre, folio 301.
— Ce pays' humide est dans plusieurs parties ausbi insalubre que
fertile. Pour dire un homme blême, on disait : « Il ressemble à la
mort d'Ypres. » — Au rc-te, la Belgique a moins souffert des in-
convénients natui'els de son territoire que des révolutions poli-
tiques. Bruges a été tuée par la révolte de 1492; Gand, par celle
de lo40 ; Anvers, par le traité de 1648, qui fit la grandeur d'Ams-
terdam en fermant l'Escaut.
• La grande bataille des temps modernes s'est livrée précisé-
ment sur la limite des deux langues, à Waterloo. A quelques pas
en deçà de ce nom flamand, on trouve le Mont-Saint-Jcan. —
Le monticule qu'on a élevé dans cette plaine semble un tu/HUlitS
barbax^e, celtique ou germanique.
176 HISTOIRE DE FRANCE.
dernière levée de la France, légion imberbe, sortie à
peine des lycées et du baiser des mères, s'est brisée
contre votre armée mercenaire, ménagée dans tous les
combats, et gardée contre nous comme le poignard de
Miséricorde dont le soldat aux abois assassinait son
vainqueur ?
Je ne tairai rien pourtant. Elle me semble bien
grande, cette odieuse Angleterre, en face de l'Europe,
en face de Dunkerque ', et d'Anvers en ruines-. Tous
les autres pays, Russie, Autriche, Italie, , Espagne,
France, ont leurs capitales à l'ouest et regardent au
couchant; le grand vaisseau européen semble flotter,
la voile enflée du vent qui jadis souffla de l'Asie. L'An-
gleterre seule a la proue à l'est, comme pour braver le
monde, mmm onmia contra. Cette dernière terre du
vieux continent est la terre héroïque, l'asile éternel des
bannis, des hommes énergiques. Tous ceux qui ont ja-
mais fui la servitude, druides poursuivis par Rome,
Gaulois-Romains chassés par les barbares , Saxons
proscrits par Chalemagne , Danois aff'amés , Normands
avides, et l'industrialisme flamand persécuté, et le cal-
* Les magistrats de Dunkerque supplièrent vainement la reine
Anne; ils essayèrent de prouver que les Hollandais gagneraient
plus que les Anglais à la démolition de leur ville. Il n'est point de
lecture plus douloureuse et plus humiliante pour un Français.
Cherbourg n'existait pas encore ; il ne resta plus un port mili-
taire, d'O^tende à Brest.
* « J'ai là, disait Bonaparte, un pistolet chargé au cœur de
l'Angleterre. » « La place d'Anvers, disait-il à Samte-Hélène,
est une des grandes causes pour lesquelles je suis ici ; la cession
d'Anvers est un des motifs qui m'avaient déterminé à ne pas
signer la paix de Châtillon. »
TABLEAU DE LA FRANCE. 177
vinisme vaincu, tous ont passé la mer, et pris pour
patrie la grande île : Arva, beata petamus arva, dimtes
et insulas.... Ainsi l'Angleterre a engraissé de mal-
heurs, et grandi de ruines. Mais à mesure que tous
ces proscrits, entassés dans cet étroit asile, se sont mis
à se regarder, à mesure qu'ils ont remarqué les diffé-
rences de races et de croyances qui les séparaient,
qu'ils se sont vus Kymrys, Gaëls, Saxons, Danois,
Normands, la haine et le combat sont venus. C'a été
comme ces combats bizarres dont on régalait Rome,
ces combats d'animaux étonnés d'être ensemble : hip-
popotames et lions, tigres et crocodiles. Et quand les
amphibies, dans leur cirque fermé de l'Océan, se sont
assez longtemps mordus et déchirés, ils se sont jetés
à la mer, ils ont mordu la France. Mais la guerre
intérieure, croyez-le bien, n'est pas finie encore. La
bête triomphante a beau narguer le monde sur son
trône des mers. Dans son amer sourire se mêle un
furieux grincement de dents, soit qu'elle n'(m puisse
plus à tourner l'aigre et criante roue de Manchester,
soit que le taureau de l'Irlande, qu'elle tient à terre
se retourne et mugisse.
La gueïre des guerres, le combat des combats, c'est
celui de l'Angleterre et de la France; le reste est
épisode. Les noms français sont ceux des hommes qui
tentèrent de grandes choses contre l'Anglais. La
France n'a qu'un saint, la Pucelle ; et le nom de Guise
qui leur arracha Calais des dents, le nom des fonda-
teurs de Brest, de Dunkerque et d'Anvers *, voilà,
• Il faut entendre ici Richelieu, Louis XIV et Bonaparte.
T. II. 12
178 HISTOIRE DE FRA^'CE.
quoique ces hommes aient fait du reste, des noms
chers et sacrés. Pour moi, je me sens personnellement
obligé envers ces glorieux champions de la France et
du monde, envers ceux qu'ils armèrent, les Duguay-
Trouin, les Jean-Bart, les Surcouf, ceux qui rendaient
pensifs les gens de Plymouth, qui leur faisaient secouer
tristement la tête à ces Anglais, qui les tiraient de
leur taciturnité, qui les obligeaient d'allonger leurs
monosyllabes.
La lutte contre l'Angleterre a rendu à la France un
immense service. Elle a confirmé, précisé sa natio-
nalité. A force de se serrer contre l'ennemi, les pro-
vinces se sont trouvées un peuple. C'est en voyant de
près l'Anglais, qu'elles ont senti qu'elles étaient
France. Il en est des nations comme de l'individu, il
connaît et distingue sa personnalité par la résistance
de ce qui n'est pas elle, il remarque le moi par le non-
moi. La France s'est formée ainsi sous l'influence
des grandes guerres anglaises, par opposition à la
fois, et par composition. L'opposition est plus sen-
sible dans les provinces de l'Ouest et du Nord, que
nous venons de parcourir. La composition est l'ouvrage
des provinces centrales dont il nous reste à parler.
Pour trouver le centre de la France, le noyau autour
duquel tout devait s'agréger, il ne faut pas prendre le
point central dans l'espace ; ce serait vers Bourges,
vers le Bourbonnais, berceau de la dynastie ; il ne faut
pas chercher la principale séparation des eaux, ce
seraient les plateaux de Dijon ou de Langres, entre les
sources de la Saône, de la Seine et de la Meuse ; pas
même le point de séparation des races, ce serait sur
TABLEAU DE LA FRANCE. 179
la Loire, entre la Bretagne, l' Auvergne et la Toiiraine.
Non, le centre s'est trouvé marqué par des circons-
tances plus politiques que naturelles, plus humaincfi
que matérielles. C'est un centre excentrique, qui dérive
et appuie au Nord, principal théâtre de l'activité
nationale, dans le voisinage de l'Angleterre, de la
Flandre et de l'Allemagne. Protégé, et non pas isolé,
par les fleuves qui l'entourent, il se caractérise selon
la vérité par le nom d'Ile-de-France.
On dirait, à voir les grands fleuves de notre pays,
les grandes lignes de terrains qui les encadrent, que
la France coule avec eux à l'Océan. Au Nord, les
pentes sont peu rapides, les fleuves sont dociles. Ils
n'ont point empêché la libre action de la politique
de grouper les provinces autour du centre qui les
attirait. La Seine est en tout sens le premier de
nos fleuves, le plus civilisable, le plus perfectible.
Elle n'a ni la capricieuse et perfide mollesse de
la Loire, ni la brusquerie de la Garonne, ni la ter-
rible impétuosité du Rhône, qui tombe comme un
taureau échappé des Alpes, perce un lac de dix-huit
lieues, et vole à la mer, en mordant ses rivages. La
Seine reçoit de bonne heure l'empreinte de la civili-
sation. Dès Troyes, elle se laisse couper, diviser à
plaisir, allant chercher les manufactures et leur prêtant
ses eaux. Lors même que la Champagne lui a versé la
Marne, et la Picardie l'Oise, elle n'a pas besoin de
fortes digues, elle se laisse serrer dans nos quais, sans
s'en irriter davantage. Entre les manufactures de
Troyes, et celles de Rouen, elle abreuve Paris. De
Paris au Havre, ce n'est plus qu'une ville. Il faut la
180 HISTOIRE DE FRANCE.
voir entre Pont-de-l' Arche et Rouen, la belle rivière,
comme elle s'égare dans ses îles innombrables, enca-
drées au soleil couchant dans des flots d'or, tandis que,
tout du long, les pommiers mirent leurs fruits, jaunes
et rouges sous des masses blanchâtres. Je ne puis
comparer à ce spectacle que celui du lac de Genève.
Le lac a de plus, il est vrai, les vignes de Vaud, Meil-
lerie et les Alpes. Mais le lac ne marche point ; c'est
l'immobilité, ou du moins l'agitation sans progrès
visible. La Seine marche, et porte la pensée de la
France, de Paris vers la Normandie, vers l'Océan,
l'Angleterre, la lointaine Amérique.
Paris a pour première ceinture, Rouen, Amiens,
Orléans, Chàlons, Reims, qu'il emporte dans son mou-
vement. A quoi se rattache une ceinture extérieure,
Nantes, Bordeaux, Clermont et Toulouse, Lyon,
Besançon, Metz et Strasbourg. Paris se reproduit en
Lyon pour atteindre par le Rhône l'excentrique Mar-
seille. Le tourbillon de la vie nationale a toute sa
densité au Nord ; au Midi les cercles qu'il décrit se
relâchent et s'élargissent.
Le vrai centre s'est marqué de bonne heure ; nous
le trouvons désigné au siècle de saint Louis, dans les
deux ouvrages qui ont commencé notre jurisprudence:
Établissements de France et d'Orléans ; — Coutumes
DE France et de Vermandois ^ C'est entre l'Orléanais
et le Vermandois, entre le coude de la Loire et les
ijources de l'Oise, entre Orléans et Saint-Quentin, que
• A Orléans, la ccience et l'enseignement du droit romain ; en
Picardie, Foriginalité du droit féodal et coutumier ; deux Picards,
Beaumanoir et Desfontaines, ouvra>it notre jurisprudence.
TABLEAU DE LA FRANCE. 181
la France a trouvé enfin son centre, son assiette, et
son point de repos. Elle l'avait cherché en vain, et
dans les pays druidiques de Chartres et d'Autun, eV
dans les chefs-lieux des clans galliques, Bourges,
Clermont {Agendicum, urbs Arvernorum). Elle l'avait
cherché dans les capitales de l'église Mérovingienne-
et Carlovingienne, Tours et Reims ^
La France capétienne du roi de iSaint-Denys, entre
la féodale Normandie et la démocratique Champagne,
s'étend de Saint-Quentin à Orléans, à Tours. Le roi est
abbé de Saint-Martin de Tours, et premier chanoine de
Saint-Quentin, Orléans se trouvant placée au lieu où
se rapprochent les deux grands fleuves, le sort de
cette ville a été souvent celui de la France ; les noms
de César, d'Attila, de Jeanne Darc, des Guises, rap-
pellent tout ce qu'elle a vu de sièges et de guerres.
La sérieuse Orléans "- est près de la Touraine, près de
la molle et rieuse patrie de Rabelais, comme la colé-
rique Picardie ^ côté de l'ironique Champagne. L'his-
' Bourges était aussi un grand centre ecclésiastique. L'arche-
vêque de Bourges était patriarche, primat des Aquitaines, et mé-
tropolitain. Il étendait sa juridiction comme patriarche sur les
archevêques de Narbonne et de Toulouse, comme primat sur ceux
de Bordeaux et d'Auch (métropolitain de la 2"^^ et 3"'^ Aquitaine);
comme métropolitain, il avait anciennement onze suffragants, les
évêques de Clermont, Saint-Flour, le Puy, Tulle, Limoges,
Mende, Rodez, Vabres, Castres, Cahors. Mais Térection de l'évê-
clié d'Albi en archevêché ne lui laissa sous sa juridiction que les
cinq premiers de ces sièges.
* La raillerie orlcanaisc était amère et dure. Les Orléanais
avaient reçu le sobriquet de guéfins. On dit aussi : « La glose
d'Orléans est pire que le texte. » — La Sologne a un caractère
an;i].)j.iie : « Niais de Sologne, qui ne se trompe qu'à son profit. »
182 HISTOIRE DE FRANCE.
toire de rantique France semble entassée en Picardie.
La royauté, sous Frédégonde et Charles le Chauve,
résidait à Soissons \ à Crépy , Verbery, Àttigny ;
vaincue par la féodalité, elle se réfugia sur la monta-
gne de Laou. Laon, Péronne, Saiut-Médard de Soissons,
asiles et prisons iowr à tour, reçurent Louis le Débon-
naire, Louis d"Outre-mer, Louis XL La royale tour de
Laon a été détruite en 1832; celle de Péronne dure en-
core. Elle dure, la monstrueuse tour féodale des Coucy *
Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,
Je suis le sire de Coucy.
Mais en Picardie la noblesse entra de bonne heure
dans la grande pensée de la France. La maison de
Guise, branche picarde des princes de Lorraine, dé-
fendit IMetz contre les Allemands, prit Calais aux
Anglais, et faillit prendre aussi la France au roi. La
* Pépin y fut élu, en 730. Louis d'Outre-mer y mourut.
La tour de Coucy a cent soixante-douze pieds de haut, et
trois cent cinq de circonférence. Les murs ont jusqu'à trente-
deux pieds d'épaisseur. Mazarin fit sauter la muraille extérieure
en 1632, et, le 18 septembre 1G92, un tremblement de terre fendit
la tour du haut en bas. — Un ancien roman donne à l'un des an-
cêtres de Coucy neuf pieds de hauteur. Enguerrand VII, qui
combattit à Nicopolis, fit placer aux Célestins de Soissons son
portrait et celui de sa première femme, de grandeur colossale. —
Parmi les Coucy. citons seulement Thomas de Marie, auteur de
la Loi de Vervins (législation favorable aux vassaux), mort en
1130. Raoul I", le trouvère, l'amant, vrai ou prétendu, de Ga-
bxielle de Vergy, mort à la croisade en 1191. — Enguerrand VIT,
qui refusa Tépée de connétable et la fit donner à Clisson, mort en
1397. — On a prétendu à tort qu'Enguenand III, en 1228, voulut
s'em])arcr du trône pendant la minorité de saint Louis. Art de
vérifier les dates, XII, 219, sqq.
TABLEAU DE LA FRANCE. 183
monarchie de Louis XIV fut dite et jugée par le Pi-
card Saint-Simou \
Fortement féodale, fortement communale et démo-
cratique fut cette ardente Picardie. Les premières
communes de France sont les grandes villes ecclésias-
tiques de Noyon, de Saint-Quentin, d'Amiens, de Laon.
Le même pays donna Calvin, et commença la Ligue
contre Calvin. Un ermite d'Amiens ^ avait enlevé
toute l'Europe, princes et peuples, à Jérusalem, par
l'élan de la religion. Un légiste de Noyon ^ la changea,
cette religion, dans la moitié des pays occidentaux ;
il fonda sa Rome à Genève, et mit la république dans
la foi. La république, elle, fut poussée par les mains
picardes dans sa course effrénée, de Condorcet en
Camille Desmoulins, en Gracchus Babœuf *. Elle fut
f
chantée par Béranger, qui dit si bien le mot de la nou-
velle France : « Je suis vilain et très- vilain. » Entre
ces vilains, plaçons au premier rang notre illustre gé-
néral Foy, l'homme pur, la noble pensée de l'armée ^,
Le Midi et les pays vineux n'ont pas, comme l'on
' Cette famille récente, qui prétendait remonter à Charlema-
gne, a bien assez d'avoir produit l'un des plus grands écrivains du
xv!!"-' siècle, et l'un des plus hardis penseurs du nôtre.
' Pierre l'Ermite.
Calvin, né en 15C9, mort en 1364.
* Condorcet, né àRibemont en 1743, mort en 1794. — Camille
Desmoulins, né à Guise en 1762, mort eu 1794. — Babœuf, né à
Saint-Quentin, mort en 1797. — Béranger est né à Paris, mais
d'une famille picarde.
" Né à Pithon ou à Ham. — Plusieurs généraux de la Révolu-
tion sont sortis de la Picardie : Dumas, Dupont, Serrurier, etc. —
Ajoutons à la liste de ceux qui ont illustré ce pays fécond en tout
genre de gloire : Anselme, de Laon ; Ramus, tué à la Saint-Bar-
184 HISTOIRE DE PRAN'CE.
voit, le privilège de l'éloquence. La Picardie vaut la
Bourgogne : ici il y a du vin dans le cœur. On peut dire
qu'en avançant du centre à la frontière belge le sang
s'anime, et que la chaleur augmente vers le Nord ^
La plupart de nos grands artistes, Claude Lorrain, le
Poussin, Lesueur ^ Goujon, Cousin, Mansart, Lenôtre,
David, appartiennent aux provinces septentrionales ;
et si nous passons la Belgique, si nous regardons cette
petite France de Liège, isolée au milieu de la langue
étrangère, nous y trouvons notre Grétry ^.
Pour le centre du centre, Paris, l'Ile-de-France, il
n'est qu'une manière de les faire connaître, c'est de
raconter l'histoire de la monarchie. On les caractéri-
serait mal en citant quelques noms propres; ils ont
reçu, ils ont donné l'esprit national ; ils ne sont pas
thélemy ; Boutillier, Vauteur de la Somme rv/rale; l'historien Gui-
bert de Nogent; Chaiievoix; les d'Estrées et les Genlis.
* J'en dis autant de l'Artois, qui a produit tant de mystiques.
Arras est la patrie de l'abbé Prévost. Le Boulonnais a donné en
un même homme un grand poète et un grand critique, je parle de
Sainte-Beuve.
* Claude le Lorrain, né à Chamagne en Lorraine, en 1600, mort
en 1682. — Poussin, originaire de Soissons, né aux Andelys en
1594, mort en 1665. — Lesueur, né à Paris en 1617, mort en 1655.
— Jean Cousin, fondateur de l'École française, né à Soucy, près
Sens, vers 1501. — Jean Goujon, né à Paris, mort en 1572. —
Germain Pilon, né à Loué, à six lieues du Mans, mort à la fin du
XVI* siècle. — Pierre Lescot, l'architecte à qui l'on doit la fon-
taine des Innocents, né à Paris en 1510, mort en 1571. — Callot,
ce rapide et spirituel artiste qui grava quatorze cents planches,
né à Nancy en 1593, mort en 1635. — Mansart, l'architecte de
Versailles et des Invalides, né à Paris en 1645, mort en 1708. —
Lenôtre, né à Paris en 16i;]. mort en 1700, etc.
» Né en 1741, ■ ort en 1813.
TABLEAU DE LA FRANCE. 185
un pays, mais le résumé du pays. La féodalité même
de l'Ile-de-France exprime des rapports généraux.
Dire les Montfort, c'est dire Jérusalem, la croisade
du l^anguedoc, les communes de France et d'Angle-
terre et les guerres de Bretagne ; dire les Montmo-
rency, c'est dire la féodalité rattachée au pouvoir
royal, d'un génie médiocre, loyal et dévoué. Quant
aux écrivains si nombreux, qui sont nés à Paris, ils
doivent beaucoup aux provinces dont leurs parents
sont sortis, ils appartiennent surtout à l'esprit univer-
sel de la France qui rayonna en eux. En Villon, eu
Boileau, en Molière et Regnard, en Voltaire, on sent
ce qu'il y a de plus général dans le génie français ; ou
si l'on veut y chercher quelque chose de local, on y
distinguera tout au plus un reste de cette vieille sève
d'esprit bourgeois, esprit moyen, moins étendu que
judicieux, critique et moqueur, qui se forma de bonne
humeur gauloise et d'amertume parlementaire entre le
parvis Notre-Dame et les degrés de la Sainte-Chapelle.
Mais ce caractère indigène et particulier est encore
secondaire ; le général domine. Qui dit Paris, dit la
monarchie tout entière. Comment s'est formé en une
ville ce grand et complet symbole du pays ? Il
/audrait toute l'histoire du pays pour l'expliquer :
ia description de Paris en serait le dernier chapitre.
Le génie parisien est la forme la plus complexe
à la fois et la plus haute de la France. Il sem-
blerait qu'une chose qui résultait de l'annihilation
de tout esprit local, de toute provincialité, dût être
purement négative. Il n'en est pas ainsi. De toutes ces
négations d'idées matérielles., locales, particulières.
im HISTOIRE DE FRAJSXE
résulte une généralité vivante, une chose positive,
une force vive. Nous l'avons vu en Juillet '.
C'est un grand et merveilleux spectacle de prome-
ner ses regards du centre aux extrémités, et d'em-
brasser de l'œil ce vaste et puissant organisme, où les
parties diverses sont si habilement rapprochées,
opposées, associées, le faible au fort, le négatif au
positif; de voir l'éloquente et vineuse Bourgogne entre
l'ironique naïveté de la Champagne, et l'àpreté critique,
polémique, guerrière, de la Franche-Comté et de la
Lorraine ; de voir le fanatisme languedocien entre la
légèreté provençale et l'indifférence gasconne ; de voir
la convoitise, l'esprit conquérant de la Normandie
contenus entre la résistante Bretagne et l'épaisse et
massive Flandre.
Considérée en longitude, la France ondule en deux
longs systèmes organiques, comme le corps humain
est double d'appareil , gastrique et céré])ro-spinal.
D'une part, les provinces de Normandie, Bretagne et
Poitou, Auvergne et Guyenne ; de l'autre, celles de
Languedoc et de Provence, Bourgogne et Champagne,
enfin celles de Picardie et de Flandre, où les deux
systèmes se rattachent. Paris est le sensorium.
La force et la beauté de l'ensemble consistent dans
la réciprocité des secours, dans la solidarité des
parties, dans la distribution des fonctions, dans la
division du travail social. La force résistante et guer-
rière, la vertu d'action est aux extrémités, l'intelli-
gence au centre ; le centre se sait lui-même et sait
* Écrit en 1833.
TABLEAU DE LA FRA^■CE. 187
tout le reste. Les provinces frontières, coopérant plus
directement à la défense, gardent les traditions mili-
taires, continuent l'héroïsme barbare, et renouvellent
sans cesse d'une population énergique le centre énervé
par le froissement rapide de la rotation sociale. Le
centre, abrité de la guerre, pense, innove dans l'indus-
trie, dans la science, dans la politique ; il transforme
tout ce qu'il reçoit. Il boit la vie brute, et elle se
transfigure. Les provinces se regardent en lui; en lui
elles s'aiment et s'admirent sous une forme supérieure;
elles se reconnaissent à peine :
« Miranturque novas frondes et non sua poma. »
Cette belle centralisation, par quoi la France est la
France, elle attriste au premier coup d'œil. La vie est
au centre, aux extrémités ; l'intermédiaire est faible
et pâle. Entre la riche banlieue de Paris et la riche
Flandre, vous traversez la vieille et triste Picardie;
c'est le sort des provinces centralisées qui ne sont pas
le centre même. Il semble que cette attraction puis-
sante les ait affaiblies, atténuées. Elles le regardent
uniquement, ce centre, elles ne sont grandes que par
lui. Mais plus grandes sont-elles par cette préoccupa-
tion de l'intérêt central, que les provinces excentriques
no peuvent l'être par l'originalité qu'elles conservent.
La Picardie centralisée a donné Condorcet, Foy, Bc-
ranger, et bien d'autres, dans les temps modernes. La
riche Flandre, la riche Alsace, ont-elles eu de nos
jours des noms comparables à leur opposer ? Dans la
France, la première gloire est d'être Français. Les
extrémités sont opulentes, fortes, héroïques, mais
188 HISTOIRE DE FRANCE.
souvent elles ont des intérêts différents de l'intérêt
national ; elles sont moins françaises. La Convention
eut à vaincre le fédéralisme provincial avant de
vaincre l'Europe.
C'est néanmoins une des grandeurs de la France
que sur toutes ses frontières elle ait des provinces qui
mêlent au génie national quelque chose du génie
étranger. A l'Allemagne, elle oppose une France alle-
mande ; à l'Espagne une France espagnole ; à l'Italie
une France italienne. Entre ces provinces et les pays
voisins, il y a analogie et néanmoins opposition. On
sait que les nuances diverses s'accordent souvent
moins que les couleurs opposées ; les grandes hostilités
sont entre parents. Ainsi la Gascogne ibérieune n'aime
par l'ibérienne Espagne. Ces provinces analogues et
différentes en même temps, que la France présente à
l'étranger, offrent tour à tour à ses attaques une force
résistante ou neutralisante. Ce sont des puissances
diverses par quoi la France touche le monde, par où
elle a prise sur lui. Pousse donc, ma belle et forte
France, pousse les longs flots de ton onduleux terri-
toire au Rhin, à la Méditerranée, à l'Océan. Jette à la
dure Angleterre la dure Bretagne, la tenace Nor-
mandie ; à la grave et solennelle Espagne, oppose la
dérision gasconne ; à l'Italie la fougue provençale ; au
massif Empire germanique, les solides et profonds
bataillons de l'Alsace et de la Lorraine ; à l'enflure, à
la colère belge, la sèche et sanguine colère de la Pi-
cardie, la sobriété, la réflexion, l'esprit disciplinable
et civilisable des Ardennes et de la Champagne !
Pour celui qui passe la frontière et compare la
TABLEAU DE LA FRANCE. 189
France aux pays qui Tentourent, la première impres-
sion n'est pas favorable. Il est peu de côtés où l'étran-
ger ne semble supérieur. De Mons à Valenciennes, de
Douvres à Calais, la différence est pénible. La Nor-
mandie est une Angleterre, une pâle Angleterre. Que
sont pour le commerce et l'industrie, Rouen, le Havre,
à côté de Manchester et de Liverpool ? L'Alsace est
une Allemagne, moins ce qui fait la gloire de l'Alle-
magne : l'omniscience, la profondeur philosophique,
la naïveté poétique \ Mais il ne faut pas prendre ainsi.
la France pièce à pièce, il faut l'embrasser dans son
ensemble. C'est justement parce que la centralisation
est puissante, la vie commune, forte et énerg'ique, que
la vie locale est faible. Je dirai même que c'est là la
beauté de notre pays. Il n'a pas cette tête de l'Angle-
terre monstrueusement forte d'industrie, de richesse ;
mais il n'a pas non plus le désert de la haute Ecosse,
le cancer de l'Irlande. Vous n'y trouvez pas, comme
en Allemagne et en Italie, vingt centres de science et
d'art ; il n'en a qu'un, un de vie sociale. L'Angleterre
est un empire, l'Allemagne un paysj^ une racej la
France est une personne.
La personnalité, l'unité, c'est par la que l'être se
place haut dans l'échelle des êtres. Je ne puis mieux
me faire comprendre qu'en reproduisant le langage
d'une ingénieuse physiologie.
Chez les animaux d'ordre inférieur, poissons, in-
* Je ne veux pas dire que l'Alsace n'ait rien de tout cela, mais
seulement qu'elle l'a généralement dans un degré inférieur à l'Ai-'
lemagne. Elle a produit, elle possède encore plusieurs illustres
philologues. Toutefois la vocation de l'Alsace est plutôt pratique
190 HISTOIRE DE FRANCE.
sectes, mollusques et autres, la vie locale est forte.
« Dans chaque segment de saugsue se trouve un
système complet d"organes, un centre nerveux, des
anses et des renflements vasculaires, une paire de
lobes gastriques, des organes respiratoires, des vési-
cules séminales. Aussi a-t-on remarqué qu'un de ces
segments peut vivre quelque temps, quoique séparé
des autres. A mesure qu'on s'élève dans l'échelle ani-
male, on voit les segments s'unir plus intimement les
uns aux autres, et l'individualité du grand tout se
prononcer davantage. L'individualité dans les animaux
composés ne consiste pas seulement dans la soudure
de tous les organismes, mais encore dans la jouissance
commune d'un nombre de parties, nombre qui devient
plus grand à mesure qu'on approche des degrés supé-
rieurs. La centralisation est plus complète, à mesure
que l'animal monte dans l'échelle ^ » Les nations
peuvent se classer comme les animaux. La jouissance
eoramune d'un grand nombre de parties, la solidarité
de ces parties entre elles, la réciprocité de fonctions
qu'elles exercent l'une à l'égard de l'autre, c'est là la
supériorité sociale. C'est celle de la France, le pays du
monde où la nationaUté, où la personnalité nationale,
se rapproche le plus de la personnalité individuelle.
Diminuer, sans la détruire, la vie locale, particulière,
au profit de la vie générale et commune, c'est le
problème de la sociabilité humaine. Le genre humain
< et politique. La seconde maison de Flandre et celle de Lorraine-
AutricliG bont akaciennes d'origine.
' Du^és.
TABLEAU DE LA FRANCE. 191
approche chaque jour plus près de la solution de ce
problème. La formation des monarchies, des empires,
sont les degrés par où il arrive. L'Empire romain
a été un premier pas, le christianisme un second.
Charlemagne et les Croisades, Louis XIV et la Révo-
lution, l'Empire français qui en est sorti, voilà de
nouveaux progrès dans cette route. Le peuple le
mieux centralisé est aussi celui qui par son exemple,
et par l'énergie de son action, a le plus avancé la
centralisation du monde.
Cette unification de la France, cette anéantissement
de l'esprit provincial est considéré fréquemment
comme le simple résultat de la conquête des provinces.
La conquête peut att^.cher ensemble, enchaîner des
parties hostiles, mais jamais les unir. La conquête et
la guerre n'ont fait qu'ouvrir les provinces aux pro-
vinces, elles ont donné aux populations isolées l'occa-
sion de se connaître ; la vi^'e et rapide sympathie du
génie gallique, son instinct social ont fait le reste
Chose bizarre ! ces provinces, diverses de climats, de
mœurs et de langage, se sont comprises, se sont
aimées; toutes se sont senties solidaires. Le Gascon
s'est inquiété de la Flandre, le Bourguignon a joui ou
souffert de ce qui se faisait aux Pyrénées ; le Breton,
assis au rivage de l'Océan, a senti les coups qui s(j
donnaient sur le Rhin.
Ainsi s'est formé l'esprit général, universel de la
contrée. L'esprit local a disparu chaque jour; l'in-
fluence du sol, du climat, de la race, a cédé à l'action
sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue,
l'homme a échappé à la tyrannie des circonstances
192 HISTOIRE DE FKA^'CE.
matérielles. Le Français du Nord a goûté le Midi,
s'est animé à son soleil, le Méridional a pris quelque
chose de la ténacité, du sérieux, de la réflexion du
Nord. La société, la liberté, ont dompté la nature,
l'histoire a effacé la géographie. Dans cette transfor-
mation merveilleuse, l'esprit a triomphé de la matière
le général du particulier, et l'idée du réel. L'homme
individuel est matérialiste, il s'attache volontiers à
l'intérêt local et privé ; la société humaine est spiri-
tuaUste, elle tend à s'affranchir sans cesse des misères
de l'existence locale, à atteindre la haute et abstraite
unité de la patrie.
Plus on s'enfonce dans les temps anciens, plus on
s'éloigne de cette pure et noble généralisation de
l'esprit moderne. Les époques barbares ne présentent
presque rien que de local, de particulier, de maté-
riel. L'homme tient encore au sol, il y est engagé,
il semble en faire partie. L'histoire alors regarde la
terre, et la race elle-même, si puissamment influencée
par la terre. Peu à peu la force propre qui est en
l'homme le dégagera, le déracinera de cette terre. Il
en sortira, la repoussera, la foulera ; il lui faudra, au
lieu de son village natal, de sa ville, de sa province,
une grande patrie, par laquelle il compte lui-même
dans les destinées du monde. L'idée de cette patrie,
idée abstraite qui doit peu aux sens, l'amènera par un
nouvel effort à l'idée de la patrie universelle, de la
cité de la Providence.
A l'époque où cette histoire est parvenue, au
x^ siècle, nous sommes bien loin de cette lumière des
TABLEAU DE LA FRANCE.
193
temps modernes. Il faut que l'humanité souffre et pa-
tiente, qu'elle mérite d'arriver... Hélas! à quelle
longue et pénible initiation elle doit se soumettre
encore ! quelles rudes épreuves elle doit subir ! Dans
quelles douleurs elle va s'enfanter elle-même ! Il faut
qu'elle sue la sueur et le sang pour amener au monde
le moyen âge, et qu'elle le voie mourir, quand elle l'a
si longtemps élevé, nourri, caressé. Triste enfant,
arraché des entrailles mêmes du christianisme, qui
naquit dans les larmes, qui grandit dans la prière et
la rêverie, dans les angoisses du coeur, qui mourut
sans achever rien ; mais il nous a laissé de lui un si
poignant souvenir, que toutes les joies, toutes les
grandeurs des âges modernes ne suffiront pas à nous
consoler.
r, II.
13
ÉCLAÎRCÎSSEMENTS
SUR LES COLLIBERTS CAGOTS, CAQUEUX, GÉSITAINS, etc.
On retrouve dans l'ouest et le midi de la France quelques débris
d'une population opprimée , dont nos anciens monuments font sou-
vent mention , et que poursuivent encore une horreur et un dé-
goût traditionnels. Les savants qui ont cherclié à en découvrir
l'origine ne sont arrivés, jusqu'à ce jour, qu'à des conjectures
contradictoires plus ou moins plausibles, mais peu décisives.
Ducange dérive le mot Collibert de aim et de libertiis. « Il
semble , dit-il , que les CoUiberts n'étaient ni tout à fait esclaves ,
ni tout à fait libres. Leur maître pouvait, il est vrai, les vendre
ou les donner , et confisquer leur terre. — « Iratus graviter contra
eum, dixi ei quod mous Colibertus erat, et poteram eum vendere
vel ardere , et terram suam cuicumque vellem dare , tanquam ter-
ram Coliberti mei (Cliarta juelli de Meduana, ap. Carpentier,
Supplem. Glos.) » On les affranchissait de la même manière que
les esclaves (vid. Tabul. Burgul., Tabul. S. Albini Andegav.,
Chart. Lud. VI, anu. 1103, ap. Ducange). Enfin un auteur dit:
Libertate carens Colibertus discitur esse;
De servo factus liber, Libertus, etc.
(Ebrardus Betum; Ibid. Vid. Acta pontifie. Genomann, ap. Scr.
Fr. X, 385.) Mais, d'un autre côté, la loi des Lombards compte
les CoUiberts parmi les libres 11. I, tit. xxix; 1. II, t. xvi,
xxviii, Lv) . Ils étaient sans doute en général serfs sous conditions,
et dans une situation peu différente de celle des homines de ccqnle.
Le Domesday Book les appelle colons. On les voit souvent sujets
à des redevances : « De Colibertis S. Gyrici, qui unoquoque anno
solvere debent de capite très denarios. » (Liber chart. S. Gyrici
îvîivern., n° 83, ap. Ducange.)
G'est surtout dans le Poitou, le Maine, l'Anjou, TAuni.,, qu'on
ÉCLAIRCISSEMENTS. 193
trouve le mot de Collibert. L'auteur d'une histoire de l'île de Mail-
lesais les représente comme une peuplade de pêcheurs qui s'étaient
établis sur la Sèvre, et donne de leur nom une étymologie singu-
lière. — « In extremis quoque insulae, supra Separis alveum quod-
dam genus hominum, piscando qureritans victum, nonnulla tu-
guria confecerat, quod a majoribus Gollibertorum vocabulum
contraxerat. GoUibertus a aUiu imbrium de^cendere putatur. » Il
ajoute que les Normands en détruisirent une grande quantité, et
qu'on chante encore cet événement : « Deleta cantatur maxi'ma
multitude. »
Dans la Bretagne, c'étaient les Caqueux, Caevas, Cacous »,
Caquins. On lit dans un ancien registre qu'ils ne pouvaient
voyager dans le duché que vêtus de rouge (D. Lobineau, II, 1330.
Marten. Anecdoct., IV, 1442). Le parlement de Rennes 'fut obligé
d'intervenir pour leur faire accorder la sépulture. Il leur était
défendu de cultiver d'autres champs que leurs jardins. Mais cette
disposition, qui réduisait ceux qui n'avaient pas de terre à mourir
de faim, fut modifiée en 1477 par le duc François.
En Guyenne, c'étaient les Cahcts; chez les Basques et les
Béarnais, dans la Gascogne et le Bigorre, les Cagois, Agots,
Agotas, Capots, Caffos, Crétins; dRmV Auvergne, les Marrons.
D'après l'ancien for de Béarh, il fallait la déposition de sept
Gagots ou Crétins pour valoir un témoignagne (Marca, Béarn,
p. 73). Ils avaient une porte et un bénitier à part, à l'église et
un arrêt du parlement de Bordeaux leur défendit, sous peine du
fouet, de paraître en public autrement que chaussés et habillés de
rouge (comme en Bretagne). En 1460, les États du Béarn deman-
dèrent à Gastoir qu'il leur fût défendu de marcher pieds nus dans
les rues sous peine d'avoir les pieds percés d'un fer, et qu'ils por-
tassent sur leurs habits leur ancienne marque d'un pied d'oie ou
d'un canard. Le prince ne répondit pas à cette demande. En 1606,
les États de Soûle leur interdisent l'état de meunier (]\larca'
p. 71).
Marca dérive le mot Gagots de caas gotàs, chiens goths. Ge
seraient alors des Goths. Gependant le nom de Gagots ne se trouve
que dans la nouvelle coutume de Béarn, réformée en 1551 , tandis
que les anciens fors manuscrits donnent celui de Chresti7ias ou
' Le chef suprême des Truaads s'appelait dans leur langage coërse, et
ses principaux officiers cacjoux, ou aroiiisuppôts.
196 HISTOIRE DE FRANCE.
chrétiens ; dans l'usage on les appelle plus souvent Chrétiens que
Cagots. Le lieu où ils hahitent s'appelle le quartier des Chrétiens.
Oihenart conjecture que les Cagots étaient autrefois appelés
Chrétiens (crétins) par les Basques , lorsque ceux-ci étaient encore
païens. On les appelait aussi pelluti et comati; cependant les Aqui-
tains laissaient également croître leurs cheveux.
Ce qui pourrait encore les faire considérer comme les débris
d'une race germanique, c'e»t que les familles agotes^ chez les
Basques, sont généralement blondes et belles. Selon M. Barrant,
médecin, les Cagots de sa ville sont de beaux hommes blonds
(Laboulinière , I, 89).
Marca pense que ce sont des descendants des Sarrasins , restés
après la retraite des infidèles, surnommés peut-être Caas-GoVis ^
par dérision , dans le sens de chasseurs des Goth.^. On les aurait
appelés Chrétiens en qualité de nouveaux convertis. L'isolement
où ils vivent semble rappeler la retraite des catéchumènes. Il
est dit dans les actes du comité de Mayence, chap. v : « Les caté-
chumènes ne doivent point manger avec les baptisés ni les baiser ;
encore moins les gentils. » Et d'un autre côté, une lettre de
Benoit XII, adressée en janvier 1340 à Pierre IV d'Aragon,
prouve que les habitations des Sarrasins , comme celles des Ca-
gots, étaient situées dans des lieux écartés. « Nous avons appris,
dit le pape , par le rapport de plusieurs fidèles habitants de vos
États , que les Sarrasins, qui y sont en grand nombre , avaient ,
dans les villes et les autres lieux de leur demeure , des habitations
séparées et enfermées de murailles, pour être éloignés du trop
grand commerce avec les chrétiens et de leur familiarité dange-
reuse : mais à présent ces infidèles étendent leur quartier ou le
quittent entièrement, et logfent pêle-mêle avec les chrétiens, et
quelquefois dans les mêmes maisons. Ils cuisent aux mêmes feux,
se servent des mêmes bancs , et ont une communication scanda-
leuse et dangereuse. » [Voij. Laboulinière, I, <'^2.)
Le mot de Crétin, selon Fodéré (ap. Dralet, t. I), vient de
Chrétien, bon Chrétien, Chrétien par excellence, titre qu'on
donne à ces idiots, parce que, dit-on, ils sont incapables de com-
mettre aucun péché. On leur donne encore le nom de Bienheu-
reux, et après leur mort on conserve avec soin leurs béquilles et
leurs vêtements.
Dans une requête qu'ils adressèrent en 1314 à Léon X, sur ce
que les prêtres refusaient de les ouïr en confession, ils disent -^ux-
ÉCLAIRCISSEMENTS. 197
mêmes que leurs ancêtres étaient Albigeois. Cependant, dès l'an
1000, les Cagots sont appelés Chrétiens dans le Cartulaire de
l'abbaye de Luc et l'ancien for de Navarre. Mais ce qui vient à
Vappui de leur témoignage, c'et.t que dans le Dauphiné et les
A-lpes, les descendants des Albigeois sont encore appelés Cai~
gnards, corruption de canards, parce qu'on les obligeait de porter
sur leurs habits le pied de canard dont il e^t parlé dans l'histoire
■des Cagots de Béarn. Rabelais, pour la même raison, appelle
Canards de Savoie les Vaudois Savoyards *.
Les descendants des Sarrasins, continue Marca, auraient été
aus.^i nommés Gésitains, comme ladres, du nom du Syrien Giezi,
frappé de la lèpre pour son avarice. Les Juifs et les Agaréniens
ou Sarrasins croyaient, selon les écrivains du moyen âge, échap-
per à la puanteur inhérente à leur race en se soumettant au bap-
tême chrétien, ou en buvant le sang des enfants chrétiens. — Le
P. Grégoire de Rostrenen (Dictionnaire celt.) dit que caccod en
celtique bigniâe lépreux. En e&pagnol : gafo, lépreux; ga/i, lèpre.
L'ancien for de TSavarre, compilé vers 1074, du temps du roi
Sanche Ramirez, parie des Gaffos et les traite comme ladres. Le
for de Béarn dL^tingue pourtant les Cagots des lépreux : le port
d'armes leur est défendu, et il est permis aux ladres.
De Bosquet, lieutenant général au siège de Narbonne, dans ses
notes sur les lettres d'Lmocent III, croit reconnaître les Capots
dans certains marchands juifs, désignés dans les Capitulaires de
Charles le Chauve par le nom de Capi (CapiL app. 877, c. xxxi).
Dralet pense que ce furent des goitreux qui formèrent ces
races. Les premiers habitants, dit-il, durent être plus sujets aux
goitres, parce que le climat dut être alors plus froid et plus hu-
mide. En effet, on trouve peu de goiti'eux sur le versant espagnol;
les nuits y sont moins froides, il y a moins de glaciers et de neiges,
et le vent du sud adoucit le climat. Selon M. Boussingault, cette
maladie vient de ce qu'on boit les eaux descendues des hautes
* Bullet croit trouver dans ce fait un rapport avec l'histoire de Berthe la
reine pedauque (pes aucse, pied d'oie. Voy. le chapitre suivant.) Un pas-
sage de Rabelais indique que l'on voyait une image de la reine Pedauque
à Toulouse. Les Contes d'Eutrapel nous apprennent qu'on jurait à Tou-
louse par la quenouille de la reine Pedauque. Cette locution rappelle le
proverbe : Du temps que la reine Berthe filait (Bullet, Mythologie fran-
çaise).
598 HISTOIRE DE FRANCE.
m ontagnes, où elles sont soumisco à une trèi^-faible preù^^ion at-
mosphérique et ne peuvent s'imprégner d'air. (De même on voit
beaucoup de goitres à Cliantilly, parce qu'on y boit l'eau de con-
duits bûuterrains où la pression de l'air a peu d'action. — Annal,
de Chimie, février 1832.)
Au rcbte, peut-être doit-on admettre à la fois les opinions
diverircs que nous avons rapportées ; tous ces éléments entrèrent
sans doute successivement dans ses races maudites, qui semblent
]os parias de l'Occident.
LIVRE IV
CHAPITRE PREMIER
L'an 1000. Le roi de France et le peuple français. Robert et Gerbert.
France féodale.
Cette vaste révélation de la France, que nous venons
d'indiquer- dans l'espace, et que nous allons suivre
dans le temps, elle commence au x^ siècle, à l'avéne-
ment des Capets. Chaque province a dès lors son his-
toire; chacune prend une voix, et se raconte elle-même.
Cet immense concert de voix naïves et barbares,
comme un chant d'église dans une sombre cathédicile
200 HISTOIRE DE FRANCE,
pendant la nuit de Noël, est d'abord âpre et discordant.
On y trouve des accents étranges, des voix grotes-
ques, terribles, à peine humaines ; et vous douteriez
quelquefois si c'est la naissance du Sauveur, ou la Fête
des fous, la Fête de l'âne. Fantastique et bizarre
harmonie, à quoi rien ne ressemble, où l'on croit en-
tendre à la fois tout cantique, et des Dies irœ, et des
Alléluia.
C'était une croyance universelle au moyen âge, que
le monde devait finir avec l'an 1000 de l'incarnation ^
Avant le christianisme, les Étrusques aussi avaient
fixé leur terme à dix siècles, et la prédiction s'était
accomplie. Le christianisme, passager sur cette terre,
hôte exilé du ciel, devait adopter aisément ces croyan-
ces. Le mond(.^ du moyen âge n'avait pas la régularité
extérieure de la cité antique, et il était bien difficile
d'en discerner l'ordre intime et profond. Ce monde ne
* Concil. Ti'oslej., anu. 909 (Mansi, X^TLII, p. 2G0;. «Dumjam
jamque adventus inmiinet illius in majestate terribili, ubi omnes
cuiii gregibus suis veuient pastores in conspectum pabtoris
aeterni, etc. » — Trithemii clironic. ann. 960 : ^< Diem jamjam
immiuero dieebat iBeriihardus, eremita Thuringia?; extremum, et
muiidum in brevi cou&uuimaudum. » — Abbas Floriacensis, ann.
990 (Gallaudius, XIV, 141) : « De fine mundi coram populo ser-
monem in ecclesia Parisiorum audivi, quod statim linito mille an-
noruui numéro Autechristus adveniret, et non longo post tem-
pore unirersale judicium succederet. » — Will. Godelli chi'onic,
ap. Scr. fr. Y, 2G-2 : « Ann. Domiui MX, in multis locis per orbem
tali rumore audito, timor et mœror corda plurimorum occupavit,
et suspicati t-uut multi flnem ta3culi adesse. » — Rad. Glaber, I,
IV, ibid. 49 : « -Estimabatur enim ordo temporum et elemeuto-
rum pra^torita al) initie moderans secula in chaos decidisse per-
petuum. atque Immani gcneris interitum. »
LF: roi de FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 201
voyait que chaos en soi; il aspirait à l'ordre, et l'cspc-
rait dans la mort. Dailleurs, en ces temps de miracles
et de légendes, où tout apparaissait bizarrement
coloré comme à travers de sombres vitraux, on pou-
vait douter que cette réalité visible fût autre chose
qu'un songe. Les merveilles composaient la vie com-
mune. L'armée d'Othon avait bien vu le soleil en dé-
faillance et janne comme du safran ^ Le roi Robert,
excommunié pour avoir épousé sa parente, avait, à
raccoiicheraent de la reine, reçu d;i,ns ses bras vm
jQonstre. Le diable ne pi'onait plus la peine de se
cacher : on l'avait vu à Uoine s(; pi'és(ji]ter solennelle-
ment devant un pape magi(;ien. Au milieu de tant
d'apparitions, de visions, de voix étranges, parmi les
miracles de Dieu et les prestiges du démon, qui jjou-
vait dire si la terre n'allait pas un matin se rf'soudre
en fumée, au son de la fatale trompette? Il eût bien
pu se faire alors que ce que nous appelons la vie fût
en efï'et la mort, et qu'en finissant, le monde comme
ce saint légendaire, commençât de vivre et cessât de
mourir. « Et tune vivere incepit, morique desiit. »
Cette fin d'un monde si triste était tout ensemble
l'espoir et l'effroi du moyen âge. Voyez ces vieilles
statues dans les cathédrales du x^ et du xi^ siècle,
maigres, muettes et grimaçantes dans leur roideur
contractée, l'air souffrant comme la vie, et laides
comme la mort. Voyez comme elles implorent, les
mains jointes, ce moment souhaité et terrible, cette
seconde mort de la résurrection, qui doit les faire
* Raoul Glaber.
202 HISTOIRE DE FRANCE.
sortir de leurs ineffables tristesses, et les faire passer
du néant à l'être, du tombeau en Dieu. C'est l'image
de ce pauvre monde sans espoir après tant de ruines.
L'empire romain avait croulé, celui de Charlemagne
s'en était allé aussi; le christianisme avait cru d'abord
devoir remédier aux maux d'ici-bas, et ils continuaient.
Malheur sur malheur, ruine sur ruine. Il fallait bien
qu'il vînt autre chose, et l'on attendait. Le captif
attendait dans le noir donjon, dans le sépulcral in
pace; le serf attendait sur son sillon, à l'ombre de
l'odieuse tour ; le moine attendait, dans les abstinen-
ces du cloître, dans les tumultes solitaires du cœur,
au milieu des tentations et des chutes, des remords
et des visions étranges, misérable jouet du diable qui
folâtrait cruellement autour de lui, et qui le soir,
tirant sa couverture, lui disait gaiement à l'oreille :
« Tu es damné M »
Tous souhaitaient sortir de peine, et n'importe à
quel prix ! Il leur valait mieux tomber une fois entre
les mains de Dieu et reposer à jamais, fût-ce dans une
couche ardente. Il devait d'ailleurs avoir aussi son
charme, ce moment où l'aiguë et déchirante trompette
• Raoul Glaber, I. V, c. I. « Astitit mihi ex parte pedum lec-
tuli forma hoinunculi teterrimêe speciei. Erat enim statura me-
diocrio, collo gracili, facie macilenta, oculis nigerrimis, froute
rugo.-a et contracta, depressis narihus, os exporrectum, labellis
tumentibus, mento subtracto ac peraiiguîto, bai'ba caprina, aures
hirtas et praeacutas, capillis btantibuà et incompositis, dentibus
caninis, occipitio acuto, pectore tumido, dorso gibbato, clunibus
agitantibns, vestibus sordidis, conatu fflstuans, ac toto corpore
1 rseceps: arripienfcque bummitatem h,trati in quo cubabam, totum
terribiliter concuoàt lectum »
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 203
do l'archauge percerait l'oreille des tyrans. Alors, du
donjon, du cloître, du sillon, un rire terrible eût
éclaté au milieu des pleurs.
Cet effroyable espoir du jugement dernier s'accrut
dans les calamités qui précédèrent l'an 1000, ou suivi-
rent de près. Il semblait que l'ordre des saisons se fût
interverti, que les éléments suivissent des lois nou-
velles. Une peste terrible désola l'Aquitaine ; la chair
des malades semblait frappée par le feu, se détachait
de leurs os, et tombait en pourriture. Ces misérables
couvraient les routes des lieux de pèlerinage, assié-
geaient les églises, particulièrement Saint-Martin, à
Limoges; ils s*étouffaient aux portes, et s'y entas-
saient. La puanteur qui entourait l'église ne pouvait
les rebuter. La plupart des évêques du Midi s^y ren-
dirent, et y firent porter les reliques de leurs églises.
La foule augmentait, l'infection aussi ; ils mouraient
sur les reliques des saints ^
Ce fut encore pis quelques années après. La famine
ravagea tout le monde depuis l'Orient, la Grèce,
l'Italie, la France, l'Angleterre. « Le muid de blé, dit
un contemporain ^ s'éleva à soixante sols d'or. Les
* Translatio S. Genulfl, ap. Scr. fr. X, 361. — Chronic. Ade-
mari Cabannens., ibid. 147.
Chrome. Virdunense, ap. Scr. fr. X, 209. On .sait que les .sau-
vages de rAmérique du Sud et les nègres de Guinée mangent
habituellement de la glaise ou de l'argile pendant une partie de
l'année. On la vend frite sur les marchés de Java. — Alex, do
Humboldt. Tableaux de la Nature, trad. par Eyriès (1808), I,
200.
* Glabcr. — « Sur soixante-treize ans, il y en eut quai-ante-liuit
de famines et d'épidémies. — An 987, grande famine et épidémie.
204 HISTOIRE DE FRANCE.
riches maigrirent et pâlirent ; les pauvres rongèrent
les racines des forêts ; plusieurs, chose horrible à dire,
se laissèrent aller à dévorer des chairs humaines. Sur
les chemins, les forts saisissaient les faibles, les déchi-
raient, les rôtissaient et les mangeaient. Quelques-uns
présentaient à des enfants un œuf, un fruit, et les
attiraient à l'écart pour les dévorer. Ce délire, cette
rage alla au point que la bête était plus en sûreté que
l'homme. Comme si c'eût été désormais une coutume
établie de manger de la chair humaine, il y en eut
un qui osa en étaler à vendre dans le marché de
Tournus. Il ne nia point, et fut brûlé. Un autre alla
pendant la nuit déterrer cette même chair, la mangea,
et fut brûlé de même. »
« .... Dans la forêt de Màcon, près l'église de
Saint-Jean de Castanedo, un misérable avait bâti une
chaumière, où il égorgeait la nuit ceux qui lui
demandaient .l'hospitalité. Un homme y aperçut des
ossements, et parvint à s'enfuir. On y trouva quarante-
huit têtes d'hommes, de femmes et d'enfants. Le
tourment de la faim était si affreux que, plusieurs,
tirant de la craie du fond de la terre, la mêlaient à la
farine. Une autre calamité survint; c'est que les
loups, alléchés par la multitude des cadavres sans
— 989, grande famine. — 990-994, famine et mal des ardents. —
1001, grande famine. — 1003-1008, famine et mortalité. — 1010-
1014, famine, mal des ardents^ mortalité. — 1027-1029, famine
(anthropophages). — 1031-1033, famine atroce. — 1035, famine,
épidémie. — 1045-1046, famine en France et en Allemagne. —
1053-1058, famine et mortalité pendant cinq ans. — 1059, famine
de sept ans, mortalité.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 205
sépulture, commencèrent à s'attaquer aux hommes.
Alors les gens craignant Dieu ouvrirent des fosses, où
le fils traînait le père, le frère son frère, la mère son
fils, quand ils les voyaient défaillir; et le survivant
lui-même, désespérant de la vie, s'y jetait souvent
après eux. Cependant les prélats des cités de la Gaule,
s'étant assemblés en concile pour chercher remède à
de tels maux, avisèrent que, puisqu'on ne pouvait
alimenter tous ces affamés, on sustentât comme on
pourrait ceux qui semblaient les plus robustes, de
peur que la terre ne demeurât sans culture. »
Ces excessives misères brisèrent les cœurs et leur
rendirent un peu de douceur et de pitié. Ils mirent
le glaive dans le fourreau, tremblants eux-mêmes
sous le glaive de Dieu. Ce n'était plus la peine de se
battre, ni de faire la guerre pour cette terre maudite
qu'on allait quitter. De vengeance, on n'en avait plus
besoin; chacun voyait bien que son ennemi, comme
lui-même, avait peu à vivre. A l'occasion de la peste
de Limoges, ils coururent de bon cœur aux pieds des
évêques, et s'engagèrent à rester désormais paisibles,
à respecter les églises, à ne plus infester les grands
chemins, à ménager du moins ceux qui voyage-
raient sous la sauvegarde des prêtres ou des reli-
gieux. Pendant les jours saints de chaque semaine
(du mercredi soir au lundi matin), toute guerre était
interdite : c'est ce qu'on appela la imix, plus tard la
trêve de Dieu ^
' Glaber, I, V, c. L « On vit bientôt ausbi les peuples d'Aqui-
taine et toutes les provinces des Gaules, à leur exemple, cédant
206 HISTOIRE DE FRANCE
Dans cet effroi général, la plupart ne trouvaient
un peu de repos qu'à l'ombre des églises. Ils appor-
taient en foule, ils mettaient sur l'autel des donations
de terres, de maisons, de serfs. Tous ces actes portent
l'empreinte d'une même croj^ance : « Le soir du monde
approche, disent-ils ; chaque jour entasse de nouvelles
ruines; moi, comte ou baron, j'ai donné à telle église
pour le remède de mon âme... » Ou encore : « Con-
sidérant que le servage est contraire à la liberté
chrétienne, j'affranchis un tel, mon serf de corps, lui,
ses enfants et ses hoirs... »
Mais le plus souvent tout cela ne les rassurait point.
Ils aspiraient à quitter l'épée, le baudrier, tous les
signes de la milice du siècle; ils se réfugiaient parmi
les moines et sous leur habit; ils leurs demandaient
dans leurs couvents une toute petite place où se
cacher. Ceux-ci n'avaient d'autre peine que d'empê-
cher les grands du monde, les ducs et les rois, de
devenir moines, ou frères convers. Guillaume I«% duc
de Normandie, aurait tout laissé pour se retirer à
Jumiéges, si l'abbé le lui eût permis. Au moins, il
trouva moyen d'enlever un capuchon et une étamine,
les emporta avec lui, les déposa dans une petit cofï're, '
à la crainte ou à l'amour du Seigneur, adopter successivement
une mesure qui leur était inspirée par la grâce divine. On or-
donna que, depuis le mercredi soir jusqu'au matin du lundi sui-
vant, personne n'eût la témérité de rien enlever par la violence,
■ ou de satisfaire quelque vengeance particulière, ou même d'exiger
caution ; que celui qui oserait violer ce décret public payerait cet
attentat de sa vie, ou serait banni de son pays et de la société des
chrétiens. Tout le monde convient aussi de donner à cette loi le
nom de treugue (trêve) de Dieu. »
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 21)7
et en garda toujoiiis la clef à sa ceinture ^ Hugues P^,
duc de Bourgogne, et avant lui Tempereur Henri H,
auraient bien voulu aussi se faire moines. Hugues en
fut empêché par le pape. Henri, entrant dans l'église
de l'abbaye de Saint- Vanne, à Verdun, s'était écrié
avec le psalmiste : « Voici le repos que j'ai choisi, et
mon habitation aux siècles des siècles! » Un reli-
gieux l'entendit, et avertit l'abbé. Celui-ci appela
l'empereur dans le chapitre des moines, et lui
demanda qu'elle était son intention. « Je veux, avec
la grâce de Dieu, répondit-il en pleurant, renoncer à
l'habit du siècle, revêtir le vôtre, et ne plus servir
que Dieu avec vos frères. .— Voulez-vous donc, reprit
l'abbé, promettre, selon nos règles et à l'exemple de
Jésus-Christ, l'obéissance jusqu'à la mort? — Je le
veux, reprit l'empereur. — Eh bien! je vous recois
comme moine, dès ce jour j'accepte la charge de votre
âme; et ce que j'ordonnerai, je veux que vous le
fassiez avec la crainte du Seigneur. Or, je vous
ordonne dB retourner au gouvernement de l'empire
que Dieu vous a confié; et de veiller de tout votre
pouvoir, avec crainte et tremblement, au salut de tout
le royaume l » L'empereur, lié par son vœu, obéit à
regret. Au reste, il était moine depuis longtemps; il
avait toujours vécu en frère r.vec sa femme. L'Église
l'honore sous le nom de saint Henri.
Un autre saint, qu'elle n'a pas caronisé, est notre
Ilobert, roi de France. « Robert, dit l'auteur de la
* Guillaume de Jumiéges.
" Vie de saint Richard.
208 HISTOIRE DE FRANCE.
Chronique de Saint-Bertin, était très-pieux, sage et
lettré, passablement philosophe, et excellent musi-
cien. Il composa la prose du Saint-Esprit : Adsit noiis
gratia, les rhj-thmes Juclœa et Hieriisalem, Concède
nobis quœsumus, et Corneîncs centîcrio, qu'il offrit, mis
en musique et notés, sur l'autel de Saint-Pierre à
Rome, de tnême que l'antiphone Eripe, et plusieurs
autres belles choses. Il avait pour femme Constance,
qui lui demanda un jour de faire quelque chose en
mémoire d'elle; il écrivit alors le rhythme 0 constan-
tia marlyrum, que la reine, à cause du nom de Con-
stantia, crut avoir été fait pour elle. Le roi venait à
l'église de Saint-Denis dans ses habits royaux, et cou-
ronné de sa couronne, pour diriger le choeur à
matines, à vêpres et à la messe, chanter avec les
moines, et les défier au combat du chant. Aussi,
comme il assiégeait certain château le jour de Saint-
Hippolyte, pour qui il avait une dévotion particulière,
il quitta le siège pour venir à Saint-Denis diriger le
chœur pendant la messe; et tandis qu'il chantait
dévotement avec les moines Agnus Dei, dona nobis
pacem, les murs du château tombèrent subitement, et
l'armée du roi en prit possession; ce que Robert
attribua toujours aux mérites de saint Hippolyte*. »
« Un jour qu'il revenait de faire sa prière, où il
avait, comme d'habitude, répandu une pluie de
larmeSj il trouva sa lance garnie par sa vaniteuse
épouse d'ornements d'argent. Tout en considérant
cette lance, il regardait s'il ne verrait pas dehors
* Chronique de Sithiu.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 209
quelqu'un à qui cet argent fut nécessaire; et, trou-
vant un pauvre en haillons, il lui demande prudem-
ment quelque outil pour ôter l'argent . Le pauvre ne
savait ce qu'il en voulait faire; mais le serviteur de
Dieu lui dit d'en chercher au plus vite. Cependant il
se livrait à la prière. L'autre revient avec un outil;
le roi et le pauvre s'enferment ensemble, et enlèvent
l'argent de la lance, et le roi le met lui-même de ses
saintes mains dans la sac du pauvre en lui recom-
mandant, selon sa coutume, de bien prendre garde
que sa femme ne le vît. Lorsque la reine vint, elle
s'étonna fort de voir sa lance ainsi dépouillée; et
Robert jura par plaisanterie le nom du Seigneur qu'il
ne savait comment cela s'était fait^ »
« Il avait une grande horreur pour le mensonge.
Aussi, pour justifier ceux dont il recevait le serment,
aussi bien que lui-même, il avait fait faire une
chasse de cristal tout entourée d'or, où il eut soin de
ne mettre aucune relique : c'est sur cette chasse qu'il
faisait jurer ses grands, qui n'étaient point instruits
de sa fraude pieuse. De même, il faisait jurer les
gens du peuple sur une châsse où il avait mis un
œuf. Oh! avec quelle exactitude se rapportent à ce
saint homme les paroles du Prophète : « Il habitera
dans le tabernacle du Très-Haut, celui qui dit la
vérité selon son cœur, celui dont la langue ne trompe
pas, et qui n'a jamais fait de mal à son prochain.^! »
La charité de Robert s'étendait à tous les pécheurs.
Helgaud.
Helgaud.
T. II. Il
210 PIISTO
« Comme il scupait à Étampes, dans un château que
Constance venait de lui bâtir, il ordonna d'ouvrir la
porte à tous les pauvres. L'un d'eux vint se mettre
aux pieds du roi, qui le nourrissait sous la table.
Mais le pauvre, ne s'oubliant pas, lui coupa avec un
couteau un ornement d'or de six onces qui pendait do
ses genoux, et s'enfuit au plus vite. Lorsqu'on se
leva de table, la reine vit son seigneur dépouillé, et,
indignée, se laissa emporter contre le saint à des
paroles violentes : « Quel ennemi de Dieu, bon sei-
gneur, a déshonoré votre robe d'or ? » — « Per-
sonne, répondit-il, ne m'a déshonoré; cela était sans
doute nécessaire à celui qui l'a pris plus qu'à moi, et.
Dieu aidant, lui profitera. » — Un autre voleur lui
coupant la moitié de la frange de son manteau,
Robert se retourna, et lui dit : « Va-t-en, va-t-en;
contente-toi de ce que tu as pris; un autre aura
besoin du reste. » Le voleur s'en alla tout confus. —
Même indulgence pour ceux qui volaient les choses
saintes. Un jour qu'il priait dans sa chapelle, il vit
un clerc nommé Ogger qui montait furtivement à
l'autel, posait un cierge pac terre, et emportait le
chandeher dans sa robe. Les clercs se troublent, qui
auraient dû. empêcher ce vol. Ils interrogent le sei-
gneur roi, et il proteste qu'il n'a rien vu. Cela vint
aux oreilles de la reine Constance; enflammée de
fureur, elle jure par l'àme de son père qu'elle fera
xirracher les yeux aux gardiens, s'ils ne rendent ce
qu'on a volé au trésor du saint et du juste. Dès qu'il
le sut, ce sanctuaire de piété, il appela le larron, et
lui dit : « Ami Ogger, va-t-en d'ici, que mon incons-
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 211
tante Constance ne te mange pas. Ce que tu as te suf-
fit pour arriver au paj-s de ta naissance. Que le Sei-
gneur soit avec toi! » Il lui donna même de l'argent
pour faire sa route; et quand il crut le voleur en
sûreté, il dit gaiement aux siens : « Pourquoi tant
vous tourmenter à la recherche de ce chandelier? Le
Seigneur l'a donné à son pauvre. » — ■. Une autre fois
enfin, comme il se relevait la nuit pour aller à l'é-
gUse, il vit deux amants couchés dans un coin: aus-
sitôt il détacha une fourrure précieuse qu'il portait
au cou, et la jeta sur ces pécheurs. Puis il alla prier
pour eux^ »
Tel fut la douceur et l'innocence du premier roi
capétien. Je dis le premier roi; car son père, Hugues
Capet^ se défia de son droit et ne voulut jamais por-
* Helgaud.
* Quelques-uns ont cru que le mot de Capet était une injure,
et venait de Capito, grosse tête. On sait que la grosseui^ de la
tête est souvent un signe d'inabécillité. Une chronique appelle
Capet Charles le Simple (Karolus Stultus vel Capet. Chron. saint
Florent., ap. Scr. fr. IX, 55). — Mais il est évident que Capet
est pris pour Chapel, ou Cappatus. — Plusieurs chroniques fran-
çaises, écrites longtemps après, ont traduit Hue Chapet ou CJiaj^-
pet. (Scr. fr. X, 293, 303, 313.) — Ghronic, S. Medard. Suesa.,
ibid. IX, 55. Hugo, cognominatus Chapet. Voy. aussi Richard de
Poitiers, ibid. 24, et Chronic. Andegav., X, 272, etc. Alberic.
Tr.-Font., IX, 286 : Hugo Cappatns, et plus loin : Cappet. —
Guill. Nang. IX, 82 : Hugo Capucii. — Chron. Sith., VII, 269.
— Chron. Strozz. X, 273 : Hugo Caputius. — Cette dernière
chronique ajoute que le fils d'Hugues, le pieux Robert, chantait
les vêpres revêtu d'une chape. — L'ancien étendard des rois de
France était la chape de saint Martin ; c'est de là, dit le Moine de
Saint-Gall, qu'ils avaient donné à leur oratoire le nom de Cha-
pelle. « Capella, quo nomine Francorum reges propter cappam
212 HISTOIRE DE FRANCE.
ter la coiironae; il lui suffit de porter la chape,
comme abbé de Saint-Martin de Tours. C'est sous ce
bon Robert que se passa cette 1:errible époque de l'an
1000; et il sembla que la colère divine fût désarmée
par cet homme simple, en qui s'était comme incarnée
la paix de Dieu. L'humanité se rassura et espéra
durer encore un peu; elle vît, comme Ezéchias, que
le Seigneur voulait bien ajouter à ses jours. EUe se
leva de son agonie, se remit à vivre, à travailler, à
bâtir : à bâtir d'abord les églises de Dieu. « Près de
trois ans après l'an 1000, dit Glaber, dans presque
tout l'univers, surtout dans l'Italie et dans les Gaules,
les basiliques des églises furent renouvelées, quoique
la plupart fussent encore assez belles pour n'en avoir
nul besoin. Et cependant les peuples chrétiens sem-
blaient rivaliser à qui élèverait les plus magnifiques.
On eût dit que le monde se secouait et dépouillait
sa vieillesse, pour revêtir la robe blanche des églises'. »
Et en récompense il y eut d'innombrables miracles.
Des révélations, des visions merveilleuses firent par-
tout découvrir de saintes reliques, depuis longtemps
enfouies, et cachées à tous les yeux : « Les saints
vinrent réclamer les honneurs d'une résurrection sur
la terre, et apparurent aux regards des fidèles, qu'ils
remplirent de consolations-. » Le Seigneur lui-même
descendit sur l'autel ; le dogme de la présence réelle,
S. Martini quam secum ob sui tuitionem et hostium oppressionem
jugiter ad bella portabant, Sancta .-îUa appellare .-olebant. » L. I,
C. IV.
' Glaber.
^ Id.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 213
jusque-là obscur et caché à demi dans l'ombre, éclata
dans la croyance des peuples : ce fat comme un flam-
beau d'immense poésie qui illumina, transfigura l'Oc-
cident et le Nord. « Tout cela se trouvait annoncé
comme par un présage certain dans la position même
de la croix du Seigneur quand le Sauveur y était sus-
pendu sur le Calvaire. En effet, pendant que l'Orient
avec ses peuples féroces était caché derrière la face
du Sauveuï', l'Occident, placé devant ses regards,
recevait de ses yeux la lumière de la foi dont il
devait être bientôt rempli. Sa droite toute-puissante,
étendue pour le grand oeuvre de miséricorde, mon-
trait le Nord qui allait être adouci par l'effet de la
parole divine, pendant que sa gauche tombait en
partage aux nations barbares et tumultueuses du
Midi'. »
La lutte de l'Occident et de l'Orient, cette grande
idée qui vient de tomber en paroles enfantines de la
bouche ignorante du moine, c'est la pensée de l'ave-
nir, et le mouvement de l'humanité. De grands signes
éclatent, des multitudes d'hommes s'acheminent déjà
un à un, et comme pèlerins, à Rome, au mont Cas-
sin, à Jérusalem. Le premier pape français, Gerbert,
proclame déjà la croisade: sa belle lettre, où li
appelle tous les princes au nom de la cité sainte ',
» Glaber.
* Gerberti epist. 107, ap. Scr. fr. X, 426. «Ea qufe est Hieroso-
lymis, universali Ecclesise sceptris regnorum imperanti : Gum
bene vigeas, immaculata sponsa Domini, cujus membrum es&e
me fateor, spes mihi maxima par te caput attoUendi jam pêne
attritum. An quicquam diffiderem de te, rerum domina, si me
214 HISTOIRE DE FRANCE.
précède d'im siècle les prédications de Pierre l'Er-
mite. Prêchée alors par un Français et sous un pape
français, Urbain II, exécutée surtout par des Fran-
çais, la grande entreprise commune du moyen âge,
celle qui fit de tous les Francs une nation, elle nous
appartiendra, elle révélera la profonde sociabilité de
recognoscis tuam? Quisquamne tuorum famosam cladem iilatam
mihi putare debebit ad se minime pertinere, utque rerum infiiua
abhorrere? Et quamvis nune dejecta, tamen habuit me orbib ter-
rarum optimam sui partem : pene,s me Prophetarum oracuia,
Patriarcharum insignia ; hinc ciai^a mundi lumina prodierunt
Apostoli ; hinc Chribti fldem repetit orbis terrarum, apud me re-
demptorem suum invenit. Eteuim quamvis ubiqiie sit divinitate,
tamen hic humanitate natus, passus, sepultus, hinc ad cœlos
elatus. » Sedcum propheta dixerit : « Erit sepulchrum ejus glo-
riosum, » paganis loca cuncta subvertentibus, tentât Diabolus
reddere inglorium. Enitere ergo, miles Christi, esto signifer et
compugnator, et quod armis nequi;-:, consilii et opum auxilio ,^ub-
veni. Quid e^t quod das, aut cni da.-5? Nempe ex multo modicum,
et ei qui omne quod habes gratis dédit, nec tamen gratis recipit ;
et hic eum multiplicat et in future remun<^rat ; per me benedicit
tibi, ut largiendo crescas; et peccata relaxât, ut secum regnando
vivas. » — « Les Pisans partirent sur cette lettre, et massacrè-
rent, dit-on, un nombre prodigieux d'infldèles en Afrique. » Scr.
fr. X, 426.
GuilL Malmsbur., 1. II, ap. Scr. fr. X, 243. « Non absurdum, si
litteris mandemus quœ per omnium ©ra volitant Divinatio-
nibus et incantationibus more gentis famiUari studentes ad Sara-
cenos Gerbertus perveniens, de&iderio satibfecit Ibi quid
cantus et volatus avium portendit, didicit; ibi excire tenues ex
infenio figuras Per incantationes Diabolo accersito, perpetuum
paciscitur hominium. » — Fr. Audrese chronic, ibid. 289 : « A
quib.usdam etiam nigromancia arguitur a Diabolo enim per-
cussus diciturobiisse.» — Chronic. reg. Francorum, ibid., 301
« Gerbertum mcnachum philosophum, quin potius nigromanti-
cum.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 2i:i
la France. Mais il faut encore un siècle, il faut que le
monde s'assoie avant d'agir. Eu l'an 1000, un poli-
tique fonde la papauté, un saint fonde la royauté : je
parle de deux Français, de Gerbert et de Robert.
Ce Gerbert, disent-ils, n'était pas moins qu'un magi-
cien. Moine à Aurillac, chassé, réfugié à Barcelone, il
se défroque pour aller étudier les lettres et l'algèbre
à Cordoue. De là, à Rome; le grand Othon le fait pré-
cepteur de son flls, de son petit-âls. Puis il professe
aux fameuses écoles de Reims; il a pour disciple
notre bon roi Robert. Secrétaire et confident de l'ar-
chevêque, il le fait déposer, et obtient sa place par
l'influence d'Hugues Capet. Ce fut une grande chose
pour les Capets d'avoir pour eux un tel homme; s'ils
aident à le faire archevêque, il aide à les faire
rois.
Obligé de se retirer près d'Othon III, il devient
archevêque de Ravenne, enfin pape. Il juge les
grands, il nomme des rois (Hongrie, Pologne), donne
des rois aux républiques; il règne par le pontificat et
par la science. Il prêche la croisade; un astrologue a
prédit qu" ne mourra qu'à Jérusalem. Tout va, bien;
mais uii jour qu'il siégeait à Rome dans une chapelle
qu'on appelait Jérusalem, le diable se présente et
réclame le pape. C'est un marché qu'ils ont passé en
Espagne chez les musulmans. Gerbert étudiait alors;
trouvant l'étude longue, il se donna au diable pour
abréger. C'est de lui qu'il apprit la merveille des
chiffres arabes, et l'algèbre, et l'art de construire une
horloge, et l'art de se faire pape. Eùt-il pu sans cela?
Il s'est donné; donc il est à son maître. Le diable
\
216 HISTOIRE DE FRANCE.
prouve, et puis l'emporte. Tii ne savais pas que fêtais
logicien'^! »
Sauf leur amitié pour cet homme diabolique, il n'y
eut dans les premiers Capets aucune méchanceté. Le
bon Robert, indulgent et pieux, fut un roi homme, un
roi peuple et moine. Les Capets passaient générale-
ment pour une race plébéienne. Saxonne d'origine.
Leur aïeul Robert le Fort avait défendu le pays
contre les Normands : Eudes combattit sans cesse les
empereurs qui soutenaient les derniers Carlovingieus ;
mais les rois qui suivent jusqu'à Louis le Gros n'ont
rien de militaire. Les chroniques ne manquent pas de
nous dire, à l'avènement de chacun de ces princes,
qu'il était fort chevalereux; nous voyons cependant
qu'il ne se soutiennent guère que par le secours des
Normands et les évoques, surtout celui de Reims.
Vraisemblablement les évêques payaient, les Nor-
mands combattaient pour eux. Ces princes, amis des
prêtres, auxquels ils devaient leur grandeur, cher-
chaient sans doute par leur conseil à se rattacher au
passé, et, par de lointaines alliances avec le monde
grec, à primer les Carlovingieus en antiquité. Hugues
Capet demanda pour son fils la main d'une princesse
* Dante, Inferno, c. y^viii :
Tu non pensavi cli'io loico fossif
Les deux grands mythes du &avant identifié avec le magicien. C6
sont, dans les légendes du moyen âge, Gerbert et Albert le Grand.
Ce qui est remarquable, c'est qu'ici la France ait sur l'Allemagne
<>'jnitiative de deux siècles. En récompense, le sorcier allemand
laisse une plus forte trace, et ressuscite au xv" siècle dans Faust.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 217
de Constautinople K Son petit-fils Henri I«r épousa la
fille du czar de Russie, princesse byzantine par une
de ses aïeules, qui appartenait à la maison macédo-
nienne. La prétention de cette maison était de remon-
ter à Alexandre le Grand, à Philippe, et par eux à
Hercule. Le roi de France appela son fils Philippe, et
ce nom est resté jusqu'à nous commun parmi les
Capets. Ces généalogies flattaient les traditions roma-
nesques du moyen âge, qui expliquait à sa manière la
parenté réelle des races indo-germaniques, en tirant
les Francs des Troyens et les Saxons des Macédo-
niens, soldats d'Alexandre ^
L'élévation de cette dynastie fut, comme nous l'a-
vons dit, l'ouvrage des prêtres, auxquels Hugues
Capet rendit leurs nombreuses abbayes; l'ouvrage
aussi du duc de Normandie, Richard Sans-peur. Celui-
ci, traité si mal dans son enfance par Louis d'Outre-
mer ^ plus d'une fois trahi par Lothaire, avait de
bonnes raisons de haïr les Carlovingiens. Hugues
Capet était son pupille et son beau-frère. H convenait
d'ailleurs au Normand de se rattacher au parti ecclé-
siastique et à la dynastie que ce parti élevait; il
* Lettre de Gerbert.
* Dans le panégyrique allemand d'Hannon, archevêque de Co-
logne, César, exécutant les ordres du Sénat, envahit la Germanie,
bat les Souabes, les Bavarois, les Saxons, anciens soldats
d'Alexandre. Il rencontre enfln les Francs, descendus comme lui
des Troyens, les gagne, les ramène en Italie, chasse de Rome
Caton et Pompée, et fonde la monarchie barbare. Schilter, 1. 1.
* Louis le tenait prisonnier, mais un de ses serviteurs le sauva
en l'emportant dans une botte de fourrage. (Guillaume de Ju-
miéges.)
218 HISTOIRE DE FRANCE.
espérait sans doute y primer par l'épée. C'était de
même l'espérance de la maison normande de Blois,
Tours et Chartres; ceux-ci, qui possédaient en outre
les établissements éloignés de Provins, Meaux et
Beauvais, descendaient d'un Thiébolt, selon quelques-
uns parent de Rollon, mais lié avec le roi Eudes,
comme Rollon avec Charles le Simple. Thiébolt avait
épousé une sœur d'Eudes, s'était fait donner Tours, et
avait acquis Chartres du vieux pirate Hastings^ Son
fils, Thibault le Tricheur, épousa une fille d'Herbert
de Vermandois, l'ennemi des Carlovingiens, et soutint
les Capets contre les empereurs d'Allemagne. Rivaux
jaloux des Normands de Normandie, les Normands de
Blois refusèrent quelque temps de reconnaître Hugues
Capet, en haine de ceux qui l'avaient fait roi. jMais il
les apaisa en faisant épouser à son fils, le roi Robert,
la fameuse Berthe, veuve d'Eudes I^"" de Blois (fils de
Thibault le Tricheur). Cette veuve, héritière du royaume
de Bourgogne par le roi 'Rodolphe, son frère, pouvait
donner aux Capets quelques prétentions sur ce royaume,
légué par Rodolphe à l'Empire. Aussi, le pape alle-
mand, Grégoire V, créature des empereurs, saisit-il le
prétexte d'une parenté éloignée pour forcer Robert de
quitter sa femme et l'excommunier sur son refus. On
connaît l'histoire ou la fable de l'abandon de Robert,
délaissé de ses serviteurs, qui jetaient au feu tout ce
qu'il avait touché, et la légende de Berthe qui accou-
cha d'un monstre. On voit au portail de plusieurs
Albéric. ad ann. 904.
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 219
cathédrales la statue d'une reine qui a un pied d'oie,
et qui semble désigner l'épouse de Robert ^
Berthe avait eu du comte de Blois, son premier
époux, un fils nommé Eudes, comme son père, et sur-
nommé le Champenois, parce qu'il ajouta à ses vastes
domaines une partie de la Brie et de la Champagne.
Eudes osa entreprendre une guerre contre l'Empire. Il
se mit en possession du royaume de Bourgogne, auquel
il avait droit par sa mère; il soumit tout jusqu'au
Jura, et fut reçu dans Vienne. Appelé à la fois par la
Lorraine et par l'Italie, qui le voulait pour roi", il
prétendit relever l'ancien royaume d'Ostrasie. Il prit
Bar, et marcha vers Aix-la-Chapelle, où il comptait se
faire couronner aux fêtes de Noël. Mais le duc de
Lorraine, le comte de Namur, les évoques de Liège
et de Metz, tous les grands du pays vinrent à sa ren-
contre et le défirent. Tué en fuyant, il ne put être re-
connu que par . sa femme, qui retrouva /Sur son corps
un signe caché ^ (1037).
Ses États, divi&és dès lors en comtés de Blois et de
Champagne, cessèrent de composer une puissance re-
doutable. Famille plus aimable que guerrière, poètes,
' P. Damiani epist., L II, ap. Scr. fr. X, 492 : « Ex qua sus-
cepit fllium, aiiberinum per oinnia colium et capnt habentem.
Quos etiam, virum scilicet et uxorem, omnes fere Galliarum epis-
copi commun i simul excommunicavere sententia. Cnjus sacerdo-
talis edicti tantus omnem undique populum terror inyasit, ut ab
ejus universi societate recédèrent, etc. » — Voy. la Dissertation
de Bullet, sur la reine Pédauque (pied-d'oie).
* Glaber.
^ Id. C'est l'histoire d'Harold reconnu par sa maîtresse Edith.
Elle £« l'eproduit à la mort de Charles le Téméraire.
220 HISTOIRE DE FRANCE.
pèlerins, croisés, les comtes de Blois et Champagne
n'eurent ni l'esprit de suite, ni la ténacité de leurs ri-
vaux de Normandie et d'Anjou.
La maison d'Anjou n'était ni Normande comme
celles de Blois et de Normandie, ni Saxonne comme
les Capets, mais indigène. Elle désignait comme son
premier auteur un Breton de Rennes, Tortulf, le fort
chasseur ^ Son fils se mit au service de Charles le
Chauve, et combattit vaillamment les Normands; il
eut en récompense quelques terres dans le Gâtinais, et
la fille du duc de Bourgogne. Ingelger, petit-fils de
Tortulf, et les deux Foulques, qui vinrent ensuite,
furent d'implacables ennemis des Normands de Blois
et de Normandie, aussi bien que des Bretons, dispu-
tant aux premiers et aux seconds la Touraine et le
Maine; aux troisièmes ce qui s'étend d'Angers à
Nantes. Plus unis et plus disciplinables que les Bre-
tons ; plus vaillants que les Poitevins et Aquitains, les
Angevins remportèrent au midi de grands avantages,
s'étendirent de l'autre côté de la Loire, et poussèrent
jusqu'à Saintes. Ils succédèrent à la prépondérance
qu'avaient eue un instant les comtes de Blois et de
Champagne. Quand le roi Robert fut obligé de quitter
Berthe, veuve et mère de ces comtes, l'Angevin Foul-
ques Nerra lui fit épouser sa nièce Constance, fille du
comte de Toulouse -. Le frère de Foulques, Bouchard,
était déjà comte de Paris, et possédait les châteaux
• F. p. 39 du présent volume.
* Fragment historique, ap. Scr. fr. X, 211. — Will. Godellus,
ibid. 262. « Cognomento, ob suse pulchritudinis immensitateni,
Candidam. » Rad. Glaber, 1. III, c. ii. — Guillaume Taille-Fer
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 221
importants de Meiun et de Corbeil ; le fils de Bouchard
devint évèque de Paris. Ainsi le bon Robert, dans la
maison des Angevins, docile à sa femme Constance et
à son oncle Bouchard, put à son aise composer des
hymnes et vaquer au lutrin. Hugues de Beauvais, un
de ses serviteurs, qui essaya de rappeler Berthe, fut
tué impunément sous ses yeux^ Beauvais appartenait
aux comtes de Blois, dont Berthe était la veuve et la
mère. L'évêque de Chartres, Fulbert, écrivit à Foul-
ques une lettre où il le désignait comme auteur de ce
crime. Foulques, déjà fort mal avec l'Église pour les
biens qu'il lui enlevait chaque jour, partit pour Rome
avec une forte somme d'aï gent, acheta l'absolution du
pape, fît un pèlerinage à Jérusalem, et bâtit au retour
l'abbaye de Beaulieu près Loches : un légat la consa-
cra, au refus des évêques. Toute la vie de ce méchant
homme fut une alternative de victoires signalées, de
crimes et de pèlerinages; il alla trois fois à la terre
sainte. La dernière fois, il revint à pied et mourut de
fatigue à Metz. De ses deux femmes, il avait relégué
l'une à Jérusalem et brûlé l'autre comme adultère.
Mais il fonda une foule de monastères (Beaulieu, Saint-
Nicolas d'Angers, etc.), bcàtit force châteaux (Montri-
Tavait eue d'Arsinde, fille de Geoffroy Grise-Gonelle , comte
d'Anjou, et sœur de Foulques.
Rad. Glaber, 1. III, c. ii. « Missi à Fulcone... Hugonem ante re-
gem trucidaverunt. Ipse vero rex, licet aliquanto tempore tali facto
tri.-_tis efïectus, postea tamen, ut decebat, concors i^egin» fuit. »
' Raoul Glaber se plaint de ce que la nouvelle reine attire à la
cour une foule d'Aquitains et d'Auvergnats, « pleins de frivolité,
bizarres d'habits comme de moeurs, rasés comme des histrions,
fcans foi ni loi. »
222 PIISTOIRE DE FRANCE.
chard, MQutbazon, Mirebeau, Château-Gonthier). On
montre encore à Angers sa noire Tour du Diable.
C'est le vrai fondateur de la puissance des comtes
d'Anjou. Son fils, Geofïroi Martel, défit et tua le comte
de Poitiers, prit celui de Blois et exigea la Touraine
pour rançon. Il gouvernait aussi le Maine comme tu-
teur du jeune comte. Malgré ses discordes intérieures,
la maison d'Anjou finit par prévaloir sur celles de
Blois et Champagne. Toutes deux se lièrent par ma-
riage aux Normands conquérants de l'Angleterre.
Mais les comtes de Blois n'occupèrent le trône d'An-
gleterre qu"un instant, tandis que les Angevins le gar-
dèrent du xii® au xiii^ siècle, sous le nom de Plantage-
nets \ y joignirent quelque temps tout notre littoral
de la Flandre aux Pyrénées, et faillirent y joindre la
France.
L'Ile-de-France et le roi, que les Angevins avaient
eus quelque temps dans leurs mains, leur échappèrent
de bonne heure. Dès l'an 1012, nous voyons l'Angevin
Bouchard se retirer à l'abbaye de Saint-Maur-des-Fos-
sés, et laisser Corbeil aux Normands. Ceux-ci dominent
alors sous le nom du roi Robert, et essayent de lui
donner la Bourgogne. Ce qui les eut rendus maîtres de
tout le cours de la Seine. Le pauvre Robert qu'ils te-
naient avec eux, voyant contre lui les évêques et les
abbés de Bourgogne -, leur demandait pardon de leur
• Ce nom est expressif pour qui a vu la Loire.
" Il allait entreprendre le siège du couvent de Saint-Germain-
d'Auxerre, lorsqu'un brouillard épais s'éleva de la rivière ; le roi
crut que saint Germain venait le combattre en personne, et toute
l'armée prit la fuite. (Glaber.l
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS. 223
faire la guerre. La liaison était aucienne entre les
Capets et les ducs de Bourgogne. Le premier duc,
Richard le Justicier, père de Boson, roi de la Bourgo-
gne cisjurane, eut pour fils Raoul, qui fît roi de
France le duc Robert en l'an 922, et le fut ensuite lui-
même ; puis un gendre de Richard fit passer le duché
de Bourgogne à deux trères de Hugues Capet. Le der-
nier de ses deux frères adopta le fils de sa femme,
Otto-Guillaume, Lombard par son père, mais Bourgui-
gnon par sa mère. Cet Otto-Guillaume, fondateur de la
maison de Franche-Comté, attaqué par les Normands
et Robert, menacé d'un autre côté par l'empereur, qui
réclamait le royaume de Bourgogne, fut obligé de re-
noncer au titre de duché. Je dis au titre, car les sei-
gneurs étaient si puissants dans ce pays, que la di-
gnité ducale n'était guère alors qu'un vain nom. Le
fils cadet de Robert, nommé comme lui, fut le premier
duc capétien de Bourgogne (1032). On sait que cette
maison donna des rois au Portugal, comme celle de
Franche-Comté à la Castille.
A l'époque où les Angevins gouvernaient les Capé-
tiens, sous Hugues Capet et Robert, ils semblent avoir
essayé de se servir deux contre le Poitou, comme les
Normands s'en servirent ensuite contre la Bourgogne.
Mais, malgré ce que l'on nous conte d'une prétendue
victoire d'Hugues Capet sur le comte de Poitou, le
Midi resta fort indépendant du Nord. C'est même plu-
tôt le Midi qui exerça quelque influence sur les
mœurs et le gouvernement de la France septentrio-
nale. Constance, fille du compte de Toulouse, nièce de
celui d'Anjou, régna, comme ou a vu, sous Robert.
224 HISTOIRE DE FRANCE.
Pour prolonger cette domination après la mort de son
mari (1031), elle voulait élever au trône son second
fils Robert, au préjudice de l'ainé, Henri ; mais
l'Église se déclara pour l'ainé. Les évêques de Reims,
Laon, Soissons, Amiens, Noyon, Beauvais, Chàlons,
Troyes et Langres, assistèrent à son sacre, ainsi que
les comtes de Champagne et de Poitou. Le duc des
Normands le prit sous sa protection, et força Robert
de se contenter du duché de Bourgogne. C'est la tige
de cette première maison de Bourgogne qui fonda le
royaume de Portugal. Toutefois le Normand ne donna
la royauté à Henri qu'affaiblie et désarmée pour ainsi
dire. Il se fit céder le Vexin, et se trouva ainsi établi
à six lieues de Paris. Henri essaya en vain d'échap-
per à cette servitude et de reprendre le Vexin, à la
faveur des révoltes qui eurent lieu contre le nouveau
duc de Normandie, Guillaume le Bâtard. Ce Guil-
laume, dont nous parlerons tout au long dans le cha-
pitre suivant, battit ses barons et battit le roi. Ce fut
peut-être le salut de celui-ci, que le duc ait tourné
contre l'Angleterre ses armes et sa politique.
Henri et son fils, Philippe I«^ (1031-1108), restèrent
spectateurs inertes et impuissants des grands événe-
ments qui bouleversèrent TEurope sous leur règne. Ils
ne prirent part ni aux croisades normandes de Naples
et d'Angleterre, ni à la croisade européenne de Jéru-
salem, ni à la lutte des papes et des empereurs ; ils
laissèrent tranquillement l'Empereur Henri III établir
sa suprématie en Europe, et refusèrent de seconder
les comtes de Flandre, Hollande, Brabant et Lor-
raine, dans la grande guerre des Pays-Bas contre
LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE FRANÇAIS.
225
l'Empire. La royauté française n'est guère qu'une
espérance, un titre, un droit. La France féodale, qui
doit s'absorber en elle, a jusqu'ici un mouvement tout
excentrique. Qui veut suivre ce mouvement, il faut
qu'il détourne les yeux du centre encore impuissant,
qu'il assiste à la grande lutte de l'Empire et du Sa-
cerdoce, qu'il suive les Normands en Sicile, en Angle-
terre, sous le drapeau de l'Église, qu'enfin il s'ache-
mine à la terre sainte avec toute la France. Alors il
sera temps de revenir aux Capets, et de voir comment
l'Église les prit pour instruments à la place des Nor-
mands, trop indociles ; comment elle fit leur fortune,
et les éleva si haut, qu'ils furent en état de l'abaisser
elle-même.
T. ÎI
"V T^^'^^è
CHAPITRE II
XI« siècle. — Grégoire VII. — Alliance des Normands et de 1 Eglise.
- Conqnête des Deux-.Siciles et de l'Angleterre.
Ce n'est pas sans raison que les papes ont appelé la
France la fille aînée de l'Église. C'est par elle qu'ils
ont partout combattu l'opposition politique et reli-
gieuse au moyen âge. Dès le xP siècle, à l'époque où
la royauté capétienne, faible et inerte, ne peut les
seconder encore, l'épée des Français de Normandie
repousse l'empereur des murs de Rome, chasse les
Grecs et les Sarrasins d'Italie et de Sicile, assujettit
les Saxons- dissidents de l'Angleterre. Et lorsque les
papes parviennent à entraîner l'Europe à la croisade,
la France a la part principale dans cet événement,
qui contribue si puissamment à leur grandeur, et les
arme d'une si grande force dans la lutte du Sacerdoce
et de l'Empire.
ONZIEME SIECLE. — GRÉGOIRE VII. 227
Au xi« siècle, la querelle est entre le saint ponti-
ficat romain et le saint empire romain. L'Allemagne,
qui a renversé Rome par l'invasion des barbares,
prend son nom pour lui succéder; non-seulement elle
veut lui succéder dans la domination temporelle (déjà
tous les rois reconnaissent la suprématie de l'empe-
reur), mais elle affecte encore une suprématie morale;
elle s'intitule le iSaint-Emjnre ; hors de l'Empire, point
d'ordre ni de sainteté. De même que là-haut les puis-
sances célestes, trônes, dominations, archanges, relè-
vent les unes des autres ; de même l'empereur a droit
sur les rois, les rois sur les ducs, ceux-ci sur les mar-
graves et les barons. Voilà une prétention superbe,
mais en même temps une idée bien féconde dans l'ave-
nir. Une société séculière prend le titre de société
sainte, et prétend réfléchir dans la vie civile l'ordre
céleste et la hiérarchie divine, mettre le ciel sur la
terre. L'empereur tient le globe dans sa main aux
jours de cérémonies ; son chancelier appelle les autres
souverains les rois provinciaux^ ses jurisconsultes le
déclarent la loi vivante^; il prétend ^ablir sur la
terre une sorte de paix perpétuelle, et substituer un
état légal à l'état de nature qui existe encore entre
les nations.
Maintenant, en a-t-il le droit, de faire cette grande
chose ? En est-il digne, ce prince féodal, ce barbare de
• C'est ainsi que le chancelier de l'Empire qualifia tons les rois
dans une diète solennelle, sous Frédéric Barberousse : Reges pro-
vinciales.
* Imperator est animata lex in terris.
228 HISTOIRE DE FRANCE.
Francoiiie ou de Souabe? Lui appartient-il d'être, sur
la terre, l'instrument d'une si grande révolution? Cet
idéal de calme et d'ordre, que le genre humain pour-
suit depuis si longtemps, est-ce ijien l'empereur d'Al-
lemagne qui va le donner, ou bien serait-il ajourné à
la fin du monde, à la consommation des temps?
Ils disent que leur grand empereur Frédéric Barbe-
rousse n'est pas mort; il dort seulement. C'est dans
un vieux château désert, sur une montagne. Un ber-
ger l'y a vu, ayant pénétré à travers les ronces et les
broussailles ; il était dans son armure de fer, accoudé
sur une table de pierre, et sans doute il y avait long-
temps, car sa l^arbe avait crû autour de la table et
l'avait embrassée neuf fois. L'empereur, soulevant à
peine sa tête appesantie, dit seulement au berger :
Les corbeaux volent-ils encore autour de la montagne?
— Oui, encore. — Ah ! bon, je puis me rendormir.
Qu'il dorme, ce n'est ni à lui, ni aux rois, ni aux
empereurs, ni au saint-empire du moyen âge, ni à la
sainte-alliance des temps modernes qu'il appartient de
réahser l'idé^ du genre humain : la paix sous la loi,
la réconciliation définitive des nations.
Sans doute, c'était un noble monde que ce monde
féodal qui s'endort avec la maison de Souabe ; on ne
peut le traverser, même après la Grèce et Rome, sans
lui jeter un regard et un regret. Il y avait là des
compagnons bien fidèles, bien loyalement dévoués à
leur seigneur et à la dame de leur seigneur ; joyeux
à sa table et à son foyer, tout aussi joyeux quand il
fallait passer avec lui les défilés des Alpes, ou le
suivre à Jérusalem et jusqu'au désert de la mer
ONZIEME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 229
Morte ; de pieuses et candides âmes d'hommes sons la
cuirasse d'acier. Et ces magnanimes empereurs de la
maison de Souabe, cette race de poètes et de parfaits
chevaliers, avaient-ils si grand tort de prétendre à
l'empire du monde? Leurs ennemis les admiraient en
les combattant. On les reconnaissait partout à leur
beauté. Ceux qui cherchaient Enzio, le fils fugitif de
Frédéric II, le découvrirent sur la vue d'une boucle
de ses cheveux. Ah ! disaient-ils, il n'y a dans le
monde que le roi Enzio qui ait de si beaux cheveux
blonds \ Ces beaux cheveux blonds, et ces poésies, et
ce grand courage, tout cela ne servit de rien. Le
frère de saint Louis n'en fit pas moins couper la tête
au pauvre jeune Conradin, et la maison de France suc-
céda à la prépondérance des empereurs.
L'empereur doit périr, l'Empire doit périr, et le
monde féodal, dont il est le centre et la haute expres-
sion. Il y a en ce monde-là quelque chose qui le con-
damne et le voue à la ruine ; c'est son matérialisme
profond. L'homme s'est attaché à la terre, il a pris
racine dans le rocher où s'élève sa tour. IVuIIe terre
sans seigneur, nul seigneur sans terre. L'homme ap-
partient à un lieu; il est jugé, selon qu'on peut dire
qu'il est de liaut ou de bas lieic. Le voilà localisé, im-
mobile, fixé sous la masse de son pesant château, de
sa pesante armure.
La terre, c'est l'homme ; a elle appartient la vérita-
' Une jeune fille vint le con.soler dans sa prison; ils eurent uq
fils qui s'appela Bentivoglio {je te teux du bien). C'est, selon Ja
tradition, la tige de l'illustre famille de ce nom.
230 HISTOIRE DE FRANCE.
ble personnalité. Comme personne, elle est indivisible;
elle doit rester une et passer à l'aîné. Personne im-
mortelle, indifférente, impitoyable, elle ne connaît
point la nature ni l'humanîté. L'aîné possédera seul ;
que dis-je? c'est lui qui est possédé : les usages de sa
terre le dominent, ce fier baron; sa terre le gouverne,
lui impose ses devoirs; selon la forte expression du
moyen âge, il faut qiCil serve son fief.
Le fils aura tout, le fils aîné. La fille n'a rien à de-
mander ; n'est-elle pas dotée du petit chapeau de roses
et du baiser de sa mère ^ ? Les puînés, oh ! leur héri-
tage est vaste! Ils n'ont pas moins que toutes les
grandes routes, et par-dessus, toute la voûte du ciel.
Leur lit, c'est le seuil de la maison paternelle ; ils
pourront de là, les soirs d'hiver, grelottants et affa-
més, voir leur aîné seul au foyer où ils s'assirent eux
aussi dans le bon temps de leur enfance, et peut-être
leur fera-t-il jeter quelques morceaux, nonobstant le
grognement de ses chiens. Doucement, mes dogues,
ce sont mes frères; il faut bien qu'ils aient quelque
chose aussi.
Je conseille aux puînés de se tenir contents, et de
ne pas risquer de s'établir sous un autre seigneur :
de pauvres, ils pourraient bien devenir serfs. Au bout
d'un an de séjour, ils lui appartiendraient corps et
biens. Bonne auiaine pour lui, ils deviendraient ses
axibains; autant presque vaudrait dire ses serfs, ses
juifs. Tout malheureux qui cherche asile, tout vais-
' Par exemple dans les anciennes Coutumes de Normandie.
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 231
seau qui se brise au rivage, appartient au seigneur;
il a Vmcbaine et le bris.
Il n'est qu'un asile sûr, l'Église. C'est là que se réfu-
gient les cadets des grandes maisons. L'Église, im-
puissante pour repousser les barbares, a été obligée
do laisser la force à la féodalité ; elle devient elle-
même peu à peu toute féodale. Les chevaliers restent
chevaliers sous l'habit de prêtres. Dès Charlemagne,
les évêques s'indignent qu'on leur présente la pacifi-
que mule, et qu'on veuille les aider à monter. C'est un
destrier qu'il leur faut, et ils s'élancent d'eux-mêmes ^
Ils chevauchent, ils chassent, ils combattent, ils bé-
nissent à coups de sabre, et imposent avec la masse
' Moine de Saint-Gall. « Un jeune clerc venait d'être nommé
par Chaiiemagne à un évèché. Comme il b'en allait tout joyeux,
fees serviteurs, considérant la gravité épi.-copale, lui amenèrent sa
monture près d'un perron ; mais lui, indigné, et croyant qu'on le
prenait pour infirme, s'élança à cheval si lestement, qu'il faillit
passer de l'autre côté. Le roi le vit par le treillage du palais, et le
fit appeler aussitôt : « Ami, lui dit-il, tu es -vàf et léger, fort leste
et fort agile. Or, tu sais combien de guerres troublent la séréi^itô
de notre Empire; j'ai besoin d'un tel clerc dans mon cortège ordi-
naire, sois donc le compagnon de tous nos travaux. » Toy. un
chant suisse inséré dans le Des Knaben ■Wunderhorn. — F. aussi
Actes du concile de Vernon, en 84o, article 8. (Baluze, II, 17.) —
Dithmar, chron., I, II, 34 : « Un évéque de Ratisbonne accom-
pagna les princes de Bavière dans une guerre contre les Hon-
grois. II y perdit une oreille et fut laissé parmi les morts. Un
Hongrois voulut l'achever. « Tune ipse confbrtatus in Domino
post longum mutui agonis* luctamen Victor hostem prostravit ; et
inter multas itineris asperitates incolumis notos pervenit ad fines.
Inde gaudium gregi suo exoritur, et omni Ghristum cognoscenti.
Excipitur ab omnibus miles bonus in clero, et servatur optimus
pastor in populo, et fuit ejusdem mutilatio non ad dedecus sed ad
honorem magis. » — Gieseler, Kirchengeschichte, t. II, p. I, 197.
232 HISTOIRE DE FRANCE.
d'armes de lourdes 'pénitences. C'est une oraison funè-
bre d'évêque : bon clerc et hrave soldat. A la bataille
d'Hastings, un abbé saxon amène douze moines, et
tous les treize se font tuer. Les évêques d'Allemagne
déposent un des leurs, comme pacifique et peu vail-
lant'^. Les évêques deviennent barons, et les barons
évêques. Tout père prévoyant ménage à ses cadets un
évêché, une abbaye. Ils font élire par leurs serfs leurs
petits enfants aux plus grands sièges ecclésiastiques.
Un archevêque de six ans monte sur une table, balbu-
tie deux mots de catéchisme '^ il est élu: il prend
charge d'âmes, il gouverne une province ecclésias-
tique. Le père vend en son nom les bénéfices, reçoit les
dîmes, le prix des messes, sauf à n'en pas faire dire.
Il fait confesser ses vassaux, les fait tester, léguer,
bon 'gré, mal gré, et recueille. Il frappe le peuple des
deux glaives : tour à tour 11 combat, il excommunie;
il tue, damne à son choix.
Il ne manquait qu'une chose à ce système. C'est que
ces nobles et vaillants prêtres n'achetassent plus la
jouissance des biens de l'Église par les abstinences du
célibat ^ : qu'ils eussent la splendeur sacerdotale, la
* C'était Christian, archevêque de Mayence: il eut beau citer
ces mots de TEvangile : Mets ton épée au foii^rreav, ; on obtint du
pape sa déposition.
^ Atto de Verceil.
^ Tsicol. a Clemangis, deprsesul. simon., p. 163. « Denique la'ici
usque adeo persuasum nulles cselibes esse, ut in plerisque jiaro-
chiis non aliter velint pre^bytei^um tolerare, nisi concubinam ha-
beat, quo vel sic suis sit consultum uxoribus, qure nec sic quidem
usquequaque sunt extra periculum. » — Yoy. aussi Muratori,
VI, 33o. On avait déclaré que les enfants nés d'un prêtre et d"une
ONZIÈME SIÈCLE. ~ GREGOIRE VII. 233
dignité des saints, et, de plus, les consolations du
mariage ; qu'ils élevassent autour d'eux des fourmi-
lières de petits prêtres; qu'ils égayassent du vin do
l'autel leurs repas de famille, et que du pain sacré ils
gorgeassent leurs petits. Douce et sainte espérance !
ils grandiront ces petits, s'il plaît à Dieu ! ils succéde-
ront tout naturellement aux abbayes, aux évêchés d(}
leur père. Il serait dur de les ôter de ces palais, de
ces églises; l'église, elle leur appartient, c'est leur
fief, à eux. Ainsi l'hérédité succède à l'élection, la
naissance au mérite. L'Église imite la féodalité et la ^_
dépasse; plus d'une fois elle fit part aux filles, une
fille eut en dot un évêché *. La femme du prêtre inar-
femme libre seraient serfs de l'Église ; ils ne pouvaient être admis
dans le clergé, ni hériter selon la loi civile, ni être entendus
comme témoins. Schroeckh, Kirchengeschichte, p. 22, ap. Voigt.
Hildebrand, als Papst Gregorius der siebente, und sein Zeit
alter, 1815.
Rex immortalis ! quam longo tempore talis
Muûdi risus erunt, quos presbylerii ganuerunt?
Carmen pro nothis, ap. Scr. fr. XI, Mi.
D, Lobineau, 110. D. Morice, Preuves, I, 463, 542. Il en était
de même en Normandie, d'api'ès les biographes des bienheureux
Bernard de Tiron et Harduin, abbé du Bec : « Per totam Norman-
niam hoc erat ut presbyteri publiée uxores ducerent, fllios ac
ïilias procrearent, quibus hereditatis jure ecclesias relinquerent et
fllias suas nuptui traductas, si alla deesset possessio, ecclesiam
dabant in dotem. »
' Il y avait en Bretagne quatre évêques mariés ; ceux de Quim-
per, Vannes, Rennes et Nantes; leurs enfants devenaient prêtres
et évêques; celui de Dôle pillait son église pour doter ses fille;:.
(Lettres du clergé de Noyon, 1079, et de Cambrai, 1076, con-
servées par Mabillon.) — Les clercs se plaignaient comme d'une
234 HISTOIRE DE FRANCE.
clie près de lui à l'autel; celle de l'évêque dispute le
pas à l'épouse du comte.
C'était fait du christianisme S si l'Église se maté-
rialisait dans l'hérédité féodale. Le sel de la terre s'é-
vanouissait, et tout était dit. Dès lors plus de force
intérieure, ni d'élan au ciel. Jamais une telle Église
n'aurait soulevé la voûte du chœur de Cologne, ni la
flèche de Strasbourg; elle n'aurait enfanté ni l'àme
de saint Bernard, ni le pénétrant génie de saint Tho-
mas : à de tels hommes, il faut le recueillement soli-
taire. Dès lors, point de croisade. Pour avoir droit
d'attaquer l'Asie, il faut que l'Europe dompte la sen-
sualité asiatique, qu'elle devienne plus Europe, plus
pure, plus chrétienne.
L'Eglise en péril se contracta pour vivre encore. La
vie se concentra au cœur. Le monde, depuis la tem-
pête de l'invasion barbare, s'était réfugié dans l'É-
glise et l'avait souillée; l'Église se réfugia dans les
moines, c'est-à-dire dans sa partie la plus sévère et la
plus mystique; disons encore la plus démocratique
alors; cette vie d'abstinences était moins recherchée
des nobles. Les cloîtres se peuplaient de fils de serfs ^
injustice de ce qu'on rcfu&ait l'ordination à leurs enfants. Ils don-
naient morne leurs bénéfices en dot à leurs filles (au ix'= siècle).
Leurs femmos prenaient publiquement la qualité de prétresses.
' Quand je parle du christianisme, j'entends toujours l'huma-
nité pendant les âges chrétiens. Elle les a traversés et dépassés.
-(1860.)
* Le clergé de Laon reprocha un jour à son évéque d'avoir dit
au roi : « Clericos non esse révérendes, quia pêne omnes ex regia
forent Servitute progeniti. » Guibertus Kovigentinus, de vita sua,
1. III, c. VIII. — Voy. plus haut comment l'Église se recrutait sous
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 23»
En face de cette Église splendide et orgueilleuse, qui
se parait d'un faste aristocratique, se dressa l'autre,
pauvre, sombre, solitaire, l'Église des souffrances
contre celle des jouissances. Elle la jugea, la con-
damna, la purifia, lui donna l'unité. A l'aristocratie
épiscopalè succéda la monarchie pontificale : l'Eglise
s'incarna dans un moine.
Le réformateur, comme le fondateur, était fils d'un
charpentier. C'était un moine de Ciuny, un Italien, né
à Saona; il appartenait à cette poétique et positive
Toscane qui a produit Dante et Machivel. Cet ennemi
de l'Allemagne portait le nom germanique d'Hilde-
hrand.
Lorsqu'il était encore à Cluny, le pape Léon IX,
parent de l'empereur, et nommé par lui, passa par ce
monastère ; et telle était l'autorité religieuse du moine,
qu'il décida le prince à se rendre à Rome pieds nus,
et comme pèlerin, à renoncer à la nomination impé-
riale pour se soumettre à l'élection du peuple. C'était
le troisième pape que l'empereur nommait, et il sem-
blait à peine que l'on pût s'en plaindre; ces papes alle-
mands étaient exemplaires. Leur nomination avait
fait cesser les épouvantables scandales de Rome,
quand deux femmes donnaient tour à tour la papauté
à leurs amants; quand le fils d'un juif, quand un
enfant de douze ans fut mis à la tête de la chr('tienté.
Toutefois, c'était peut-être encore pis que le pape fût
Charlemagne et Louis le Débonnaire. L'archevêque de Reims,
Ebbon, était flls d'un !^erf. — Vo7j. un passage de Tliégan.
page 15 du présent volume.
236 HISTOIRE DE FRANCE,
nommé par 1 empereur, et que les deux pouvoirs se
trouvassent ainsi réunis. Il devait arriver, comme à
Bagdad, comme au Japon, que la puissance spirituelle
fut anéantie : la vie, c'est la lutte et l'équilibre des
forces, l'unité, l'identité, c'est la mort.
Pour que l'Eglise échappât à la domination des
laïques, il fallait qu'elle cessât d'être laïque elle-
même, qu'elle recouvrât sa force par la vertu de l'abs-
tinence et des sacrifices, qu'elle se plongeât dans les
froides eaux du wStyx, qu'elle se trempât dans la chas-
teté. C'est par là que commença le moine. Déjà sous
les deux papes qui le précédèrent au pontificat, il fit
déclarer qu'un prêtre marié n'était plus prêtre. Là-
dessus grande rumeur; ils s'écrivent, ils se liguent,
enhardis par leur nombre, ils déclarent hautement
qu'ils veulent garder leurs femmes. Nous quitterons
plutôt, dirent-ils, nos évêchés, nos abbayes, nos
cures; qu'il garde ses bénéfices. Le réformateur ne
recula pas; le fils du charpentier n'hésita pas à
lâcher le peuple contre les prêtres. Partout la multi-
tude se déclara contre les pasteurs mariés, et les
arracha de l'autel. Le peuple une fois débridé, un
brutal instinct de nivellement lui fit prendre plaisir à
outrager ce qu'il avait adoré, à fouler aux pieds ceux
dont il baisait les pieds, à déchirer l'aube et briser la
mitre. Ils furent battus, souffletés, mutilés dans leurs
cathédrales; on but leur vin consacré, on dispersa
leurs hosties. Les moines poussaient, prêchaient : un
hardi mysticisme s'infiltrait dans le peuple : il s'habi-
tuait à mépriser la forme, à la briser comme pour en
dégager l'esprit. Cette épuration révolutionnaire de
ONZIÈME SIECLE. — GREGOIRE VIL 237
l'Église lui communiqua un immense ébranlement.
Les moyens furent atroces. Le moine Dunstan avait
fait mutiler la femme ou concubine du roi d'Angle-
terre. Pietro Damiani, l'anachorète farouche, courut
l'Italie au milieu des menaces et des malédictions,
sans souci de sa vie, dévoilant avec un pieux cynisme
la turpitude de l'Église ^ C'était désigner les prêtres
mariés à la mort. Le théologien Manegold enseigna
que les adversaires de la réforme étaient tuables sans
difRculté. Grégoire VII lui-même approuva la mutila-
tion d'un moine révoltée L'Église, armée d'une pureté
farouche, ressembla aux vierges sanguinaires de la
Gaule druidique et de la Tauride.
Il y eut alors dans le monde une chose étrange. De
même que le moyen âge repoussait les Juifs et les
souffletait comme meurtriers de Jésus-Christ, la femme
fut honnie comme meurtrière du genre humain : la
pauvre Eve paya encore pour la pomme. On vit en
elle la Pandore qui avait lâché les maux sur la terre.
* Damiani : Lorsqu'à Lodi les bœufs gras de l'Église m'entou-
rèrent, lorsque beaucoup de veaux rebelles grincèrent des dents,
comme s'ils eussent voulu me cracher tout leur fiel au visage, ils
se fondèrent sur le canon d'un concile tenu à Tribur, qui permet-
tait le mariage aux prêtres ; mais je leur répondis : Peu m'im-
porte votre concile; je regarde comme nuls et non avenus tous
les conciles qui ne s'accordent pas avec les décisions des évéques
de Rome. » Ailleurs, s'adressant aux femmes des clercs, il leur
dit : « C'est à vous que je m'adresse, séductrices des clercs,
amorce de Satan, écume du paradis, poison des âmes, glaive des
coeurs, huppes, bijoux, chouettes, louves, sangsues insatia-
bles, etc. »
* Il déclara qu'il était satisfait de la conduite de l'abbé, et peu
de temps après le fit évêque.
238 HISTOIRE DE FRANCE.
Les docteurs enseignèrent que le monde était assez
peuplé, et déclarèrent que le mariage était un péché,
tout au moins un péché véniel * .
Ainsi s'accomplit cette violente réforme de l'Église;
elle se rédima de la chair en la maudissant. C'est
alors qu'elle attaqua l'Empire. Alors, dans la fierté
sauvage de sa virginité, ayant repris sa vertu et sa
force, elle interrogea le siècle, et le somma de lui
rendre la primatie qui lui était due. L'adultère et la
simonie du roi de France ^ l'isolement schismatique
de l'Église d'Angleterre, la monarchie féodale elle-
même personnifiée dans l'empereur, furent appelés à
rendre compte. Cette terre, que l'empereur ose inféo-
der aux évoques, de qui la tient-il, si ce n'est de Dieu?
De quel droit la matière entend-elle dominer l'esprit?
La vertu a dompté la nature ; il faut que l'idéal com-
mande au réel, l'intelligence à la force, l'élection à
l'hérédité. « Dieu a mis au ciel deux grands lumi-
naires, le soleil, et la lune qui emprunte sa lumière au.
soleil; sur la terre, il y a le pape, et l'empereur qui
est le reflet du pape^; simple reflet, ombre pâle, qu'il
* Ce fut toutefois, je pense, Pierre Lomiard, qui vivait un peu
plus tard,
* Gregor. VII, epist. ad episc. « Francorum vester qui non rex,
sed tyrannus dicendus est, omnem œtatem suam flagitiis et faci-
noribus polluit... Quod si vos audire noluerit, per univertam
Franciam omne divinum officium publiée celebrari interdicite. »
— Bruno, de Belle Sax., p. 121, ibid. : « Quod si in his sacris ca-
nonibus noluisset rex obediens existere.... se eum velut putre
membrum anatheiuatis gladio ab unitate S. Matris Ecclesi?? laina-
batur abscindere. »
' Gregori Yll epist. ad reg. Angl., ibid., 6 : « Sicut ad mundi
ONZIÈME SIECLE. — GREGOIRE VII. 239
reconnaisse ce qu'il est. Alors, le monde revenant à
l'ordre véritable, Dieu régnera, et le vicaire de Dieu :
il y aura hiérarchie selon l'esprit et la sainteté. L'élec-
tion élèvera le plus digne. Le pape mènera le mondo
chrétien à Jérusalem, et sur le tombeau délivré du
Christ son vicaire recevra le serment de l'empereur, et
l'hommage des rois. » _^
' Ainsi se détermina dans l'Eglise, ' sous la forme du
pontificat et de l'empire, la lutte de la loi et de la_
natiire,. L'empereur, c'était le fougueux Henri IV, '
aussi emporté dans la nature, que Grégoire VII fut
dur dans la loi. Les forces semblaient d'abord bien
inégales. Henri III avait légué à sou fils de vastes
États patrimoniaux, la toute-puissance féodale en Alle-
magne, une immense influence en Italie, et la préten-
tion de faire les papes. Hildebrand n'avait pas même
Rome; il n'avait rien, et il avait tout. C'est la vraie
nature de l'esprit de n'occuper aucun lieu. Chassé
partout et triomphant, il n'eut pas une pierre à mettre
sous sa tête, et dit en mourant ces paroles : « J'ai
pulchritudinem oculis carneis diversis temporibus reprsesentari-
dam, Solem et Lunam omnibus aliis et minentoria diqio.^uit
(Deu.>) luminaria, sic » — V. aussi Innocent III, 1. 1, epist. 401.
— Bonifacii VIII, epist., ibid. 197 : « Fecit Deus duo luminaria
magna, scilicet Solem, id est, ecclesiasticam potestatem, et Lu-
nam, hoc est, temporalem et imperialem. Et sicut Luna nuUum
lumen habet nisi quod recipit a Sole, sic... » — La glose des Dé-
crétales' fait le calcul suivant : « Cum terra sit septies major luna,
sol autem octies major terra, restât ergo ut pontiflcatus dignitas
quadragies septies sit major regali dignitate. » — Laurentius va
plus loin : « Papam esse millies septingenties quater impera-
tore et regibus sublimiorem. » Gieseler, II, p. II, p. 98.
2i0 HISTOIRE DE FRANCE.
suivi la justice et fui l'iniquité; voilà pourquoi je
meurs dans rexil'. » (1073-86.)
On a accusé l'obstination des deux partis; et l'on
n'a pas vu que ce n'était pas là une lutte d'hommes.
Les hommes essayèrent de se rapprocher, et ne pu-
rent jamais. Lorsque Henri IV resta trois jours en che-
mise, sur la neige, dans les cours du château de Ca-
nossa^ il fallut bien que le pape l'admît. Des deux
côtés on voulait la paix. Grégoire communia avec son
• Il écrivait à l'abbé de Cluny : « Ma douleur et ma désolation
sont au comble lorsque je vois TÉgiise d'Orient séparée, par la
fourbe du Diable, de la foi catholique ; et si je tourne mes regards
vers rOccident, vers le Midi ou vers le Nord, je n'y trouve
presque plus d'évéques qui le soient légitimement, soit par leur
conduite dans l'épiscopat, soit par la manière dont ils y sont par-
venus. Ils gouvernent leurs troupeaux, non pour l'amour de Jésus,
mais par une ambition toute profane, et parmi les princes sécu-
liers je n'en trouve aucun qui préférât l'honneur de Dieu au sien
propre, et la justice à son intérêt. Les Romains, les Lombards et
les Normands, parmi lesquels je vis, seront bientôt et je le leur
dis souvent) plus exécrables que les juifs et les païens. Et lorsque
mes regards se reportent sur moi-même, je vois que ma vaste en-
treprise est au-dessus de mes forces; de sorte que je dois perdre
toute espérance d'assurer jamais le salut de l'Église, si la miséri-
corde de Jésus-Christ ne vient à mon secours; car si je n'espérais
une meilleure vie, et si ce n "était pour le salut de la sainte Église,
j'en prends Dieu à témoin, je ne resterais plus à Rome, où je vis
déjà depuis vingt ans malgré moi. Je suis donc comme frappé de
mille foudres, comme un homme qui souffre d'une douleur qui se
renouvelle sans cesse, et dont toutes les espérances ne sont mal-
heureusement que trop éloignées. »
* Gregor. ep. — Il se jeta aux pieds du pape, les bras étendus
en croix, et demandant pardon. — C'était la première fois, dit
Otton de Freysingen, qu'un pape avait osé excommunier un em-
pereur. J'ai beau lire et relire nos histoires, je n'en trouve pas un
exemple.
ONZIÈME SIÈCLE. - GREGOIRE VII. 2il
ennemi, demandant la mort s'il était coupable, et ap-
pelant le jugement de Dieu. Dieu ne décida pas. Le
jugement, comme la réconciliation, était impossible.
Rien ne réconciliera l'esprit et la matière, la chair et
l'esprit, la loi et la nature.
La nature fut vaincue, mais d'une façon dénaturée.
Ce fut le fils d'Henri IV qui exécuta l'arrêt de l'Église.
Quand le pauvre vieil empereur fut saisi à l'entrevue
de Mayence, et que les évêques qui étaient restés purs
de simonie lui arrachèrent la couronne et _les vête-
ments royaux \ il supplia avec larmes ce fils qu'il ai-
mait encore de s'abstenir de ces violences parricides
dans l'intérêt de son salut éternel. Dépouillé, aban-
donné, en proie au froid et à la faim, il vint à Spire,
à l'église même de la Vierge, qu'il avait bâtie, de-
mander à être nourri comme clerc; il alléguait qu'il
savait lire et qu'il pourrait chanter au lutrin. Il n'ob-
tint pas cette faveur. La terre même fut refusée à son
corps; il resta cinq ans sans sépulture dans une cave
de Liège.
Dans cette lutte terrible que le saint-siége poursuivit
dans toute l'Europe, il eut deux auxiliaires, deux
instruments temporels : d'abord la fameuse comtesse
* Il écrivit au roi de France, en 1106 : « Sitôt que je le vis,
touché jusqu'au fond du cœur, de douleur autant que d'affection
paternelle, je me jetai à ses pieds, le suppliant, le conjurant au
nom de son Dieu, de sa foi, du salut de son âme, lors même que
mes péchés auraient mérité que je fusse puni par la main de Dieu,
de s'abstenir, lui du moins, de souiller, à mon occasion, son âme,
son honneur et son nom ; car jamais aucune sanction, aucune loi
divine, n'établit les fils vengeurs des fautes de leurs pères. » Si-
gebert de Gembloux.
T. II. 16
242 HISTOIRE DE FRANCE.
Mathilde, si puissante en Italie, la Adèle amie de Gré-
goire VIL Cette princesse, française d'origine, avait
grandi dans l'exil et sous la persécution des Allemands.
Elle était alliée à la famille de Godefroi de Bouillon.
Mais Godefroi était pour Henri IV. Il portait le dra-
peau de l'Empire à la bataille oii fut tué Rodolphe, le
rival d'Henri, et c'est Godefroi qui le tua. Mathilde au
contraire ne connut pas d'autre drapeau que celui de
l'Égiise. Elle réhabilitait la femme aux yeux du monde.
Pure et courageuse comme Grégoire lui-même, cette
femme héroïque faisait la grâce et la force de son parti.
Elle soutenait le pape, combattait l'empereur et inter-
cédait, pour lui^
Après cette princesse française, les meilleurs sou-
jtiens du pape étaient nos Normands de îsaples et d'An-
gleterre. Longtemps avant la croisade de Jérusalem,
ce peuple aventureux faisait la croisade par toute l'Eu-
rope. Il est curieux d'examiner comment ces pieux
brigands devinrent les soldats du saint-siége.
J'ai parlé ailleurs de l'origine des Normands. C'était
un peuple mixte, où l'élément neustrien dominait de
beaucoup l'élément Scandinave. Sans doute à les voir
sur la tapisserie de Bayeux avec leurs armures en
forme d'écaillés, avec leurs casques pointus et leurs
nazaires ^, on serait tenté de croire que ces poissons de
fer sont les descendants légitimes et purs des vieux
pirates du Nord. Cependant ils parlaient français dès
la troisième génération, et n'avaient plus alors parmi
* A Fî^ntrerue de Canossa.
^ 'Voy. iz. tapisserie de Bayeux.
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VU. 243
eux personne qui entendît le danois; ils étaient obligés
d'envoyer leurs enfants l'apprendre chez les Saxons de
Bayeux^ Les noms de ceux qui suivent Guillaume le
* Guill. Gemetic. 1. III, c. viii. « Quem (Richard I) confestira
pater Baiocab mitteus... ut ibi lingua eruditus danica suib exte-
risqiie hominibus sciret aperte dare responsa. » — Voy. Depping,
Hibt. des Expéditions normandes,- 1. II; E&trup, Remarques faites
dans un voyage en Normandie, Copenhague, 1821 : et Antiquités
des Anglo-Normands. — On trouve aux environs de Bayeux.
Saon et Saonet. Plusieurs familles portent le nom de Saisne,
Sesne. Un capitulaire de Charles le Chauve (Scr. fr. VII, 616)
désigne le canton de Bayeux par le mot iVOtlingua Saxonia —
Le nom de Caen est saxon aussi : Cathim, maison du conseil,
Mém. de l'Acad. des Inscript., t. XXXI, p. 242. — Beaucoup de
Normands m'ont assuré que dans leur province on ne rencontrait
guère le blond prononcé et le roux que dans le pays de Bayeux et
de Vire.
Guill. Apulus, 1. II, ap. Muratori, V, 239.
Corpora dérident Normannica, quse breviora
Esse videbantur.
Gibbon, XI, 151.
Guill. Malmsbur., ap. Scr. fr. XI, 183.
Gaufred. Malaterra, 1. I, c. m. Est gens astutissima, injuria-
rum ultrix; spe alias plus lucrandi, patries agros vilipendons,
quasstus et dominationis avida, cujuslibet rei simulatrix : inter
largitatem et avaritiam quoddam modium habens. » — Guill.
Malmsb., ap. Scr. fr. XI, 183. « Cum fato ponderare perfldiam,
cum nummo mutare sententiam. » — Guill. Apulus, 1. II, ap.
Muratori, 2o9.
Audit... quia gens seraper Normannira prona
Est id avaritiam; plus, qui plus prtebet, amatur.
— Ceux qui ne pouvaient faire fortune dans leur pays, eu qni
verraient à encourir la disgrâce de leur duc, partaient aussitôt
pour ritalie. » Guill. Gemetic, 1. VII, xix, xxx. Guill. ApuL,
1. I, p. 239.
244 HISTOIRE DE FRANCE.
Bâtard sont purement française Les conquérants de
l'Angleterre abhorraient, dit Ingulf, la langue anglo-
saxonne. Leur préférence était pour la civilisation ro-
maine et ecclésiastique. Ce génie de scribes et de lé-
gistes qui a rendu leur nom proverbial en Europe ,
nous le trouvons chez eux dès le x^ et le xi^ siècles.
C'est ce qui explique en partie cette multitude prodi-
gieuse de fondations ecclésiastiques chez un peuple qui
n'était pas autrement dévot. Le moine Guillaume de
Poitiers nous dit que la Normandie était une Egypte,
une Thébaïde pour la multitude des monastères. Ces
monastères étaient des écoles d'écriture, de philoso-
phie, d'art et de droit. Le fameux Lanfranc, qui donna
tant d'éclat à l'école du Bec, avant de passer le détroit
avec Guillaume et de devenir en quelque sorte pape
d'Angleterre, c'était un légiste italien.
Les historiens de la conquête d'Angleterre et de Si-
cile se sont plu à présenter leurs Normands sous les
formes et la taille colossale des héros de chevalerie.
En ItaUe, un d'eux tue d'un coup de poing le cheval
de l'envoyé grec-. En Sicile, Roger, combattant cin-
quante miUe Sarrazins avec cent trente chevaliers, est
* Aumeiie, Archer, Aveuans, Basset, Barbason, Blundel, Bre-
ton, Beauchamp, Bigot, Camos, Colet, Clarvaile, Champaine,
Dispenser, Devaus, Durand, Estrange, Gascogne, Jay, Longspes,
Lonschampe, Malebranche, Musard, Mautravers, Perot, Picard,
Ro.^e, Rous, Rond, Saint-Amand, Saint-Léger, Sainte-Barbe,
Truflot, Trusbut, Taverner, Valence, Verdon, Vilan, etc., etc. On
remarque dans cette liste plusieurs noms de provinces et de villes
de France. Il reste encore plusieurs autres listes.
^ Un autre prend par la queue un lion qui tenait une chèvre, et
les jette par-dessus une muraille.
ONZIÈME SIECLE. - GRÉGOIRE VII. 24S
renversé sous son cheval, mais se dégage seul, et rap-
porte encore la selle. Les ennemis des Normands, sans
nier leur valeur, ne leur attribuent point ces forces
surnaturelles. Les Allemands , qui les combattirent en
Italie, se moquaient de leur petite taille. Dans leur
guerre contre les Grecs et les Vénitiens, ces descen-
dants de RoUon et d'Hastings se montrent peu marins,
et fort effrayés des tempêtes de l'Adriatique.
Mélange d'audace et de ruse, conquérants et chica-
neurs comme les anciens Romains, scribes et cheva-
liers, rasés comme les prêtres et bons amis des prê-
tres (au moins pour commencer), ils firent leur fortune
par l'Éghse et malgré l'Église. La lance y fit, mais
aussi la lance de Judas, comme parle Dante ^ Le héros
de cette race, c'est Robert 1' Avisé (Guiscard, Wise).
La Normandie était petite, et la police y était trop
bonne pour qu'ils pussent butiner grand'chose les uns
sur les autres ^ Il leur fallait donc aller, comme ils di-
saient gaaignant^ par l'Europe. Mais l'Europe féodale,
hérissée de châteaux, n'était pas, au xi® siècle, facile
à parcourir. Ce n'était plus le temps où les petits che-
vaux des Hongrois galopaient jusqu'au Tibre, jusqu'à
la Provence. Chaque passe des fleuves, chaque poste
dominant avait sa tour ; à chaque défilé, on voyait des-
cendre de la montagne quelque homme d'armes avec
* « Ubi vires non successissent, non minus dolo et pecunia cor-
rumpere. » (Guillaume de Malmesbury.)
- Guillaume de Jumièges raconte que le bracelet d'une jeune
fille resta suspendu pendant trois ans à un arbre au bord d'une
rivière, sans que personne y touchât.
* Wace, Roman de Rou.
246 HISTOIRE DE FRANCE.
ses varlets et ses dogues, qui demandait péage ou
bataille ; il visitait le petit bagage du voyageur, prenait
part, quelquefois prenait tout, et l'homme par-dessus.
Il n'y avait pas beaucoup à gaaigmr en voyageant
ainsi. Nos Normands s'y prenaient mieux. Ils se met-
taient plusieurs ensemble, bien montés, bien armés,
mais de plus affublés en pèlerins de bourdons et co-
quilles; ils prenaient même volontiers quelque moine
avec eux. Alors, à qui eût voulu les arrêter, ils auraient
répondu doucement, avec leur accent traînant et nasil-
lard, qu'ils étaient de pauvres pèlerins, qu'ils s'en al-
laient au mont Cassin , au Saint-Sépulcre , à Saint- Jac-
ques de Compostelle : on respectait d'ordinaire une d*é-
votion si bien armée. Le fait est qu'ils aimaient ces
lointains pèlerinages : il n'y avait pas d'autre moyen
d'échapper à l'ennui du manoir. Et puis c'étaient dos
routes fréquentées; il y avait de bons coups à faire sur
le chemin, et l'absolution au bout du voyage. Tout au
moins, comme ces pèlerinages étaient aussi des foires,
on pouvait faire un peu de commerce, et gagner plus
de cent pour cent en faisant son salut ^ Le meilleur
négoce était celui des rehques : on rapportait une dent
de saint Georges, un cheveu de la Vierge. On trouvait
à s'en défaire à grand profit; il y avait toujours quelque
èvêque qui voulait achalander son église, quelque prince
prudent qui n'était pas fâché à tout événement d'avoir
en bataille quelque relique sous sa cuirasse.
C'eàt un pèlerinage qui conduisit d'abord les Nor-
mands dans l'Italie du -sud, où ils devaient fonder un
* Barouius.
ONZIÈME SIÈCLE. — GREGOIRE VIL 247
royaume. Il y avait là, si je puis dire, trois débris,
trois ruines de peuples : des Lombards dans les mon-
tagnes, des Grecs dans les ports, des Sarrasins de Si-
cile et d'Afrique qui voltigeaient sur les côtes. Vers
l'an 1000, des pèlerins normands aident les habitants
de Salerue à chasser les Arabes qui les rançonnaient.
Bien payés, ces Normands en attirent d'autres. Un Grec
de Bari, nommé Melo ou Melès, en loue pour combattre
les Grecs byzantins et affranchir sa ville. Puis la répu-
blique grecque de Naples les établit au fort d'Aversa,
entre elle et ses ennemis, les Lombards de Capoue
(1026). Enfin arrivent les fils d'un pauvre gentilhomme
du Cotentin \ Tancrède de Hauteville. Tancrède avait
douze enfants ; sept des douze étaient de la même
mère.
Pendant la minorité de Guillaume, lorsque tant de
barons essayèrent de se soustraire au joug du Bâtard,
* Chronic. Malleac, ap. Scr. fr. XI, 644 : « Wiscardus... cum
generis esset ignoti et pauperculi. » Richard. Gluniac. : « Rober-
tus Wibcardi, vir pauper, miles tamen. » Alberic. ap. Leibnitzii
access. histor., p. 124. « Mediocri parentela. »
Gaulred. Malaterra, L I, c. v. « Per diver^a loca militariter
lucruni quaerentes. »
Karà -àv, commandant général. C'est ce que Guillaume de
Fouille exprime par ces vers :
Quod Catapan Grœci, nos juxta dicimus omne.
L. I, p. p, ^M.
Chacun des douze comtes y avait à part son quartier et t:a
maison :
Pro numéro comitum bis ses statuere plateas,
Atque domus couiilum tolidem fabri:antur in nrhe.
Id. IbiJ., p. 2o6.
2i8 HISTOIRE DE FRANCE.
les fils de Tancrède s'acheminèrent vers lltalie, où l'on
disait qii'im simple chevalier normand était devenu
comte d'Aversa. Ils s'en allèrent sans argent, se dé-
frayant sur les routes avec leur épée (1037?). Le gou-
verneur {oViMiapan) byzantin les embaucha, les mena
contre les Arabes. Mais à mesure qu'il leur vint des
compatriotes, qu'ils se virent assez forts, ils tournèrent
contre ceux qui les payaient , s'emparèrent de la
Fouille et la partagèrent en douze comtés. Cette répu-
blique de condottieri avait ses assemblées à Melphi.
Les Grecs essayèrent en vain de se défendre. Ils réu-
nirent contre les Normands jusqu'à soixante mille Ita-
liens. Les Normands, qui étaient, dit-on, quelques cen-
taines d'hommes bien armés, dissipèrent cette multi-
tude. Alors les Byzantins appelèrent à leur secours les
Allemands leurs ennemis. Les deux empires d'Orient et
d'Occident se confédérèrent contre les fils du gentil-
homme de Coutances. Le tout-puissant empereur, Henri
le Noir (Henri III), chargea son pape Léon IX, qui
était un Allemand de la famille impériale, d'exterminer
ces brigands. Le pape mena contre eux quelques Alle-
mands et une -nuée d'Italiens. Au moment du combat
les Italiens s'évanouirent, et laissèrent le belliqueux
pontife entre les mains des Normands. Ceux-ci n'eu-
rent garde de le maltraiter; ils s'agenouillèrent dévote-
ment aux pieds de leur prisonnier, et le contraignirent
de leur donner comme fief de l'Église, tout ce qu'ils
avaient pris et pourraient prendre dans la Fouille, la
Calabre et de l'autre côté du détroit. Le pape devint,
malgré lui , suzerain du royaume des Deux-Siciles
(1052-1053). Cette scène bizarre fut renouvelée un
ONZIÈME SIÈCLE. - GRÉGOIRE VII- 249
siècle après. Un descendant de ces premiers Normands
fit encore un pape prisonnier; il le força de recevoir
sou hommage, et se fit de plus déclarer, lui et ses suc-
cesseurs, légats du saint-siége en Sicile. Cette dépen-
dance nominale les rendait eiTectivement indépendants,
et leur assurait ce droit d'investiture qui fit par tout*?
l'Europe l'objet de la guerre du sacerdoce et de l'Em-
pire.
La conquête de l'Italie méridionale fut achevée par
RoheriV Avisé (Guiscard). Il se fit duc de Fouille et de
Calabre, malgré ses neveux \ qui réclamaient comme
fils d'un frère aîné. Robert ne traita pas mieux le
plus jeune de ses frères, Roger, qui était venu un peu
tard réclamer part dans la conquête. Roger vécut
quelque temps en volant des chevaux ^ puis il passa
en Sicile et en fit la conquête sur les Arabes, après la
lutte la plus inégale et la plus romanesque. Malheu-
reusement nous ne connaissons ces événements que
par les panégyristes de cette famille. Un descendant
de Roger réunit l'Italie méridionale à ses Etats insu-
laires, et fonda le royaume des Deux-Siciles.
Ce royaume féodal au bout de la péninsule, parmi
» Gaultier d'Arc. « Guiscard fit dire à son neveu Abailard qu'il
venait de s'emparer de son jeune frère, mais que, si sa place de
San-Severino était remise à ses troupes, il rendrait le captif à la
liberté, aussitôt que lui, Guiscard, serait arrivé au mont Gar-
gano. » Abailard n'hésita pas : les portes de San-Severino furent
ouvertes par ses ordres ; et il alla trouver en toute hâte son oncle,
pour le prier d'exécuter sa promesse, en se rendant à Gargano :
« Mon neveu, lui dit Guiscard, je n'y compte pas arriver avant
sept ans. »
* baufridus Malaterra.
feO HISTOIRE DE FRANCE.
des cités grecques , au milieu du monde de l'Odyssée,
fut de grande utilité à l'Italie. Les mahométans
n'osèrent plus guère en approcher avant la création
des États barbaresques au xvi^ siècle. Les Byzantins
en sortirent, et leur empire lui-même fut envahi par
Robert Guiscard et ses successeurs. Les Allemands
eufln, dans leur éternelle expédition d'Italie, vinrent
plus d'une fois heurter lourdement contre nos Fran-
çais de Naples. Les papes vraiment italiens, comme
Grégoire VII, fermèrent les yeux sur les brigandages
des Normands et s'unirent étroitement avec eux con-
tre les empereurs grecs et allemands. Robert Guis-
card chassa de Rome Henri IV victorieux, et recueillit
Grégoire VII, qui mourut chez lui à Salerne.
Cette prodigieuse fortune d'une famille de simples
gentilshommes inspira de l'émulation au duc de Nor-
mandie (1035-87). Guillaume le Bâtard, (il s'intitule
ainsi lui-même dans ses chartes) était de basse nais-
sance du côté de sa mère. Le duc Robert l'avait eu
par hasard de la fille d'un tanneur de Falaise. Il n'en
rougit point, et s'entoura volontiers des autres fils de
sa mère ' . Il eut d'abord bien de la peine à mettre à la
* On sait d'ailleurs que Guillaume ne supportait guère les ou-
trages que lui attirait la bassesse de son origine maternelle. Des
assiégés, pour la lui reprocher, criaient en battant sur des cuirs :
« La peau ! la peau ! » Il fit couper les pieds et les mains à trente^
deux d'entre eux. » Guill. de Jumièges. « Ego Guillelmus, cogno-
-mento Bastardus... » Yoy. une charte citée au douzième volume
du Recueil des Historiens de France, page i5G8. — Ce nom de
Bâtard n'était sans doute pas une injure en Normandie. On lit
dans Raoul Glaber. 1. IV, c. vi (ap. Scr. fr., X, ol) : « Rnbertusex
concubina Willelmum genuerat... cui. universos sui ducaminis
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VIL 251
raison ses barons qui le méprisaient, mais il en vint à
bout. C'était un gros homme chauve, très-brave, très-
avide et irèB-sai(/e, à la manière du temps, c'est-à-
dire horriblement perfide. On prétendait qu'il avait
empoisonné le duc de Bretagne son tuteur. Un comte
qui lui disputait le Maine était mort en sortant d'an
dîner de réconciliation, et il avait mis la main sur
cette province. L'Anjou et la Bretagne, déchirées par
des guerres civiles, le laissaient en repos. Il avait eu
l'adresse de suspendre la lutte habituelle de la Flan-
dre et de la Normandie, en épousant sa cousine Ma-
thilde, fille du comte de Flandre. Cette alliance faisait
sa force, aussi il entra dans une grande colère quand
il apprit que le fameux théologien et légiste lombard,
Lanfranc, qui enseignait à l'école monastique du Bec,
parlait contre ce mariage entre parents. Il ordonna de
brûler la ferme dont subsistaient les moines, et de
chasser Lanfranc. L'Italien ne^ s'effraya pas ; en
homme d'esprit, au lieu de s'enfuir, il vint trouver le
duc. Il était monté sur un mauvais cheval boiteux :
« Si vous voulez que je m'en aille de Normandie, lui
dit-il, fournissez-m'en un autre. » Guillaume comprit
le parti qu'il pouvait tirer de cet homme; il l'envoya
lui-même à Rome, et le chargea de faire trouver bon
principes militaribus adstrinxit sacramentis... Fuit enim usui a
primo advontu ipsius gentis in Gallias, ex hujuiimodi concubina-
rum commixtione illorum principes extitisse. »
Will. Malmsb., L III, ap. Scr. fr. XI, 190. « Juste fuit staturse,
iuinionsœ corpulentiae : facie fera, fronte capillis nuda, roboris
ingentis in lacertis, magnse dignitatis sedens et btans, quanquani
obefcitas ventris nimium protensa. »
23^2 HISTOIRE DE FRANCE.
au pape le mariage contre lequel il avait prêché. Lan-
frauc réussit : Guillaume et Mathilde en furent quittes
pour fonder à Caen les deux magnifiques abbayes que
nous voyons encore.
C'est que l'amitié de Guillaume était précieuse pour
l'Eglise romaine, déjà gouvernée par Hildebrand, qui
fut bientôt Grégoire VIL Leurs projets s'accordaient.
Les Normands avaient en face d'eux, de l'autre côté
de la Manche, une autre Sicile à conquérir ^ Celle-ci,
pour n'être pas occupée par les Arabes, n'en était
guère moins odieuse au saint-siége. Les Angio-Saxons,
d'abord dociles aux papes, et opposés par eux à
l'Eglise indépendante d'Ecosse et d'Irlande, avaient
pris bientôt cet esprit d'opposition, qui était, ce sem-
ble, nécessaire et fatal en Angleterre. Mais cette op-
position n'était point philosophique, comme celle de la
vieille Eglise irlandaise, au temps de saint Colomban
et de Jean l'Erigène. L'Eglise saxonne, comme le
peuple , semble avoir été grossière et barbare *. Cette
* Il y avait longtemps que la !S"ormanaie taisait peur à l'Angle-
terre. En 1003, Ethelred avait envoyé une expédition contre les
Normands. Quand ses hommes revinrent, il leur demanda s'ils
amenaient le duc de Normandie : « Nous n'avons point vu le duc,
répondirent-ils, mais nous avons combattu pour notre perte, avec
la terrible population d'un seul comté. Nous n'y avons pas seule-
ment trouvé de vaillants gens de guerre, mais des femmes belli-
queuses, qui cassent la tête avec leurs cruches aux plus robustes
ennemis. » A ce récit, le roi, reconnaissant sa folie, rougit plein
de douleur. » Will. Gemetic, 1. V, c. iv, ap. Scr. fr. X, 186. En
1034, le roi Canut, par crainte de Robert de Normandie, aurait
offert de rendre aux fils d'Ethelred moitié de l'Angleterre. Id.,
1. V, c. xii;ibid. XI, 37.
* « Les Anglo-Saxons, dit Guillaume de Malmesbury avaient,
ONZIEME SIECLE. — GRÉGOIRE VII. 2o3
île était, depuis des siècles, un théâtre d'invasions
continuelles. Toutes les races du Nord, Celtes, Saxons,
Danois, semblaient s'y être donné rendez-vous, comme
celles du Midi en Sicile. Les Danois y avaient dominé
cinquante ans, vivant à discrétion chez les Saxons ;
les plus vaillants de ceux-ci s'étaient enfuis dans les
forêts, étaient devenus têtes de loup, comme on appe-
lait ces proscrits. Les discordes des vainqueurs
avaient permis le retour et le rétablissement d'E-
douard le Confesseur, fils d'un roi saxon et d'une Nor-
mande, et élevé en Normandie. Ce bon homme, qui
longtemps avant l'arrivée des Normands, abandonné les études
des lettres et de la religion. Les clercs se contentaient d'une ins-
truction tumultuaire; à peine balbutiaient-ils les paroles des sa-
crements, et ils s'émerveillaient tous si l'un d'eux savait la gram-
maire. Ils buvaient tous ensemble, et c'était là l'étude à laquelle
ils consacraient les jours et les nuits. Ils mangeaient leurs re-
venus à table, dans de petites et misérables maisons. Bien diffé-
rents des Français et des Normands, qui, dans leurs vastes et
superbes édifices, ne font que très-peu de dépense. De là tous les
vices qui accompagnent l'ivrognerie, et qui efféminent le cœur
des hommes. Aussi, après avoir combattu Guillaume avec plus de
témérité et d'aveugle fureur que de science militaire, vaincus
sans peine en une seule bataille, ils tombèrent eux et leur patrie
dans un dur esclavage. — Les habits des Anglais leur descen-
daient alors jusqu'au milieu du genou; ils portaient les cheveux
courts et la barbe rasée ; leurs bras étaient chargés de bracelets
d'or, leur peau était relevée par des peintures et des' stigmates
colorés, leur gloutonnerie allait jusqu'à la crapule, leur passion
pour la boisson jusqu'à l'abrutissement. Ils communiquèrent ces
deux derniers vices à leurs vainqueurs ; et, à d'autres égards, ce
furent eux qui adoptèrent les mœurs des Normands. De leur côté,
les Normands étaient et sont encore (au milieu du xiv siècle,
époque où écrivait Guillaume de Malmesbury) soigneux dans
leurs habits, jusqu'à la recherche, délicats dans leur nourriture.
234 HISTOIRE DE FRANCE.
est devenu un saint, pour être resté vierge dans le
mariage, ne put faire ni bien ni mal. Mais le peuple
lui a su gré de son bon vouloir, et a regretté en lui
son dernier souverain national, comme la Bretagne
s'est souvenue d'Anne de Bretagne, et la Provence du
roi René. Son règne ne fut qu'un court entr'acte qui
sépara l'invasion danoise de l'invasion normande. Ami
des Normands plus civilisés et chez qui il avait passé
ses belles années, il lit de vains efforts pour échapper
à la tutelle d'un puissant chef saxon, nommé Godwin,
qui l'avait rétabli en chassant les Danois, mais qui
dans la réalité régnait lui-même; possédant par lui
ou par ses fils le duché de Wessex, et les comtés de
Kent, Sussex, Surrey, Hereford et Oxford, c'est-à-dire
mais sans excès, accoutumés à la vie militaire, et ne pouvant
vivre sans guerre; ardents à l'attaque, ils savent, lorsque la force
ne suffit pas, employer également la ruse et la corruption. Chez
eux, comme je l'ai dit, ils font de grands édifices et une dépense
modérée pour la table. Ils sont envieux de leurs égaux ; ils vou-
draient dépasser leurs supérieurs, et, tout en dépouillant leurs in-
férieurs, ils les protègent contre les étrangers. Fidèles à leurs
seigneurs, la moindre offense les rend pourtant infidèles. Ils
savent peser la perfidie avec la fortune, et vendre leur serment.
Au reste, de tous les peuples, ils sont les plus susceptibles de
bienveillance: ils rendent aux étrangers autant d'honneur qu'à
leurs compatriotes, et ils ne dédaignent point de contracter des
mariages avec leurs sujets. » Willelm. Malmesburiensis, de Gestis
rcgum Angiorum, 1. III, ap. Scr. fr. XI, 183. — Matth. Paris
(éd. 1644), p. 4. « Optimates (Saxonum)... more christiano eccle-
siam mane non potebant, sed in cubiculis et inter uxoris am-
plexus, matutinarum solemnia ac missarum a presbytère festi-
nantes auribus tantum pra3libabant... Glerici... ut esset stupori
qui grammaticam didicisset. » — Order. Vital., 1. IV, ap. Scr. fr.
XI, 242 : « Anglos agrestes et pêne illiteratos invenerunt Isor-
manni. »
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 23b
tout le midi de l'Angleterre. On accusait Godwin
d'avoir autrefois appelé Alfred, frère d'Edouard, et de
l'avoir livré aux Danois. Cette puissante famille ne se
souciait ni du roi, ni de la loi ; Sweyn, l'un des fils de
Godwin, avait tué son cousin Beorn, et le pauvre roi
Edouard n'avait pu venger ce meurtre. Les Normands
qu'il opposait à Godwin furent chassés à main armée ;
les fils de Godwin devinrent maîtres et l'un d'eux,
nommé Harold, qui avait en effet de grandes qualités,
prit assez d'empire sur le faible roi pour se faire dési-
gner par lui pour son successeur.
Les Normands, qui comptaient bien régner après
Edouard, persévérèrent avec la ténacité qu'on leur
connaît. Ils assurèrent qu'il avait désigné Guillaume.
Harold prétendait que son droit était meilleur, qu'E-
douard l'avait nommé sur son lit de mort, et qu'en
Angleterre on regardait comme valables les donations
faites au dernier moment. Guillaume déclara cepen-
dant qu'il était prêt à plaider selon les lois de Nor-
mandie ou celles d'Angleterre ^ Un hasard singulier
avait donné à leur duc une apparence de droit sur
l'Angleterre et sur Harold, son nouveau roi.
Harold, poussé par une tempête sur les terres du
comte de Ponthieu, vassal de Guillaume, fut livré par
lui à son "suzerain. H prétendit qu'il était parti d'An-
gleterre pour redemander au duc de Normandie son
frère et son neveu, qu'il retenait comme otages. Guil-
laume le traita bien, mais il ne le laissa pas aller si
aisément. D'abord, il le fit chevalier, et Harold devint
* Guillaume de Poitiers.
236 HISTOIRE DE FRANCE.
ainsi son fils d'armes ; puis il lui fit jurer sur des reli-
ques qu'il l'aiderait à conquérir l'Angleterre ^ après la
mort d'Edouard. Harold devait en outre épouser la
fille de Guillaume , et marier sa soeur à un comte nor-
mand. Pour mieux confirmer cette promesse de dépen-
dance et de vasselage, Guillaume le mena avec lui
contre les Bretons. C'est ainsi que, dans les Niebelun-
gen, Siegfried devient vassal du roi Guntlier en com-
battant pour lui -. Dans les idées du moyen âge, Ha-
rold s'était donc fait Yliomme de Guillaume.
A la mort d'Edouard, comme Harold s'établissait
tranquillement dans sa nouvelle royauté, il vit arriver
• Guill. Pictav., ap. Scr. fr. XI, 87. « Heraldus ei fldelitatem
sancto ritu Christianorum juravit... Se in curia Edwardi, quam-
diu superesset, ducis Guillelmi vicarium fore, enisurum... ut an-
glica monarcliia post Edwardi decessum in ejus manu confli-ma-
retur; traditurum intérim... castrum Doveram. » [Yoy. aussi
Guill. Malmsb... ibid. 176, etc.) — Suivant les uns, dit Wace
(Roman du Rou, ap. Scr. fr. XIII, 223), le roi Edouard détourna
Harold de ce voyage, lui disant que Guillaume le haïssait et lui
jouerait quelque tour. {Yoy. aussi Eadmer, XI, 192.) Suivant les
autres, il l'envoya pour confirmer au duc la promesse du trône
d'Angleterre :
N'en sai mie voire ocoison,
Mais l'un et l'autre escrit trovons.
Guillaume de Jumiéges (ap. Scr. XI, 49), Ingulf de Croyland
(ibld., lo4), Orderic Vital (ibid., 234), la Chronique de Normandie
(XIII, 222), etc., affirment qu'Edouard avait désigné Guillaume
pour son successeur. Eadmer môme ne le nie point (XI, 192). —
Au lit de mort, Edward, obsédé par les amis d'Harold, rétracta
sa promesse. (Roger de Hoved., ap. Scr. fr. XI, 312. Roman du
Rou, et Chronique de îsormandie, t. XIII, p. 224.)
* C'est ce que la femme de Gunther rappelle à celle de Sieg-
fried, pour l'humilier.
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 2o7
un messager de Normandie qui lui parla en ces ter-
mes : « Guillaume, duc des Normands, te rappelle le
serment que tu lui as juré de ta bouche et de ta main,
sur de bons et saints reliquaires \ » Harold répondit
que le serment n'avait pas été libre, qu'il avait promis
ce qui n'était pas à lui ; que la royauté était au peu-
ple. Quant à ma sœur, dit-il, elle est morte dans
l'année. Veut-il que je lui envoie son corps? » Guil-
laume répliqua sur un ton de douceur et d'amitié,
priant le roi de remplir au moins une des conditions'
de son serment, et de prendre en mariage la jeune
fille qu'il avait promis d'épouser. Mais Harold prit une
autre femme. Alors Guillaume jura que dans l'année
il viendrait exiger toute sa dette et poursuivre son
parjure jusqu'aux lieux oii il croirait avoir le pied le
plus sûr et le plus ferme.
Cependant, avant de prendre les armes, le Nor-
mand déclara qu'il s'en rapporterait au jugement du
pape -, et le procès de l'Angleterre fut plaidé dans les
règles au conclave de Latran. Quatre motifs d'agres-
sion furent allégués : le meurtre d'Alfred trahi par
Godwin, l'expulsion d'un Normand porté par Edouard
à l'archevêché de Kenterbury, et remplacé par un
Saxon, enfin le serment d' Harold et une promesse
qu'Edouard aurait faite à Guillaume de lui laisser la
♦ Chronique de Normandie : « Sire, je suis message de Guil-
laume, le duc de Northmandie, qui m'envoie devers vous, et vous
fait savoir que vous ayez mémoire du serment que vous lui fei.-tes
en Korthmandie publiqueaient, et sur tant de bons saintuaires. »
•^ « Quant à Harold, il ne se souciait guère du jugement du
pape. » Ingulf.
T.n. »'
2o8 HISTOIRE DE FRANCE.
royauté. Les envoyés normands comparurent devant
le pape : Harold fit défaut. L'Angleterre fut adjugée
aux Normands. Cette décision hardie fut prise à l'ins-
tigation d'Hildebrand, et contre l'avis de plusieurs
cardinaux. Le diplôme en fut envoyé à Guillaume
avec un étendard bénit et un cheveu de saint
Pierre.
L'invasion prenant ainsi le caractère d'une croisade,
une foule d'hommes d'armes affluèrent de toute l'Eu-
rope près de Guillaume. Il en vint de la Flandre et
du Rhin, de la Bourgogne, du Piémont, de l'Aqui-
taine. Les Normands, au contraire, hésitaient à aider
leur seigneur dans une entreprise hasardeuse dont le
succès pouvait faire de leur pa^'s une province de
l'Angleterre. La Normandie était d'ailleurs menacée
par Conan, duc de Bretagne. Ce jeune homme avait
adressé à Guillaume le plus outrageant défi. Toute la
Bretagne s'était mise en mouvement comme pour
conquérir la Normandie, pendant que celle-ci allait
conquérir l'Angleterre. Conan, amenant une grande
armée, entra solennellement en Normandie, jeune,
plein de confiance et sonnant du cor, comme pour ap-
peler l'ennemi. Mais pendant qu'il sonnait, les forces
lui manquèrent peu à peu, il laissa aller les rênes, le
cor était empoisonné. Cette mort vint à point pour
Guillaume, elle le tira d'un grand embarras ; une foule
de Bretons prirent parti dans ses troupes, au lieu
de l'attaquer, et le suivirent en Angleterre.
Le succès de Guillaume devenait alors presque cer-
tain. Les Saxons étaient divisés. Le frère même de
Harold appela les Normands, puis les Danois, qui en
ONZIEME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VIT. 2o9
effet attaquèrent l'Angleterre par le nord, tandis que
Guillaume l'envahissait par le midi. La brusque atta-
que des Danois fut aisément repoussée par Harokl, qui
les tailla en pièces. Celle de Guillaume fut lente ; le
vent lui manqua longtemps. Mais l'Angleterre ne pou-
vait lui échapper. .D'abord les Normands avaient sur
leurs ennemis une grande supériorité d'armes et de
discipline ; les Saxons combattaient à pied avec de
courtes haches, les Normands à cheval avec de lon-
gues lances». Depuis longtemps Guillaume faisait
acheter les plus beaux chevaux en Espagne, en Gas-
cogne et en Auvergne^; c'est peut-être lui qui a créé
ainsi la belle et forte race de nos chevaux normands.
Les Saxons ne bâtissaient point de châteaux-^; ainsi
une bataille perdue, tout était perdu, ils ne pouvaient
plus guère se défendre ; et cette bataille, il était pro-
bable qu'ils la perdraient, combattant dans un pays de
plaine contre une excellente cavalerie. Une flotte seule
pouvait défendre l'Angleterre; mais celle d'Harold
était si mal approvisionnée, qu'après avoir croisé
quelques temps dans la Manche, elle fut obligée de
rentrer pour prendre des vivres.
Guillaume, débarqué à Hastings, ne rencontra pas
plus d'armée que de flotte. Harold était alors à l'autre
bout de l'Angleterre, occupé de repousser les Danois.
Il revint enfin avec des troupes victorieuses, mais
fatiguées, diminuées, et, dit-on, mécontentes de la par-
Voy. la tapisserie de Bayeux.
Guillaume de Pojtiers.
Orderic Vital.
260 HISTOIRE DE FRANCE.
cimonie avec laquelle il avait partagé le butin. Lui-
même était blessé. Cependant le Normand ne se hâta
point encore. Il chargea un moine d'aller dire au
Saxon qu'il se contenterait de partager le royaume
avec lui : « S'il s'obstine, ajouta Guillaume, à ne point
prendre ce que je lui offre, vous lui direz, devant tous
ses gens, qu'il est parjure et menteur, que lui et tous
ceux qui le soutiendront sont excommuniés de la bou-
che du pape, et que j'en ai la bulle ^ » Ce message
produisit son effet. Les Saxons doutèrent de leur
cause. Les frères même d'Harold l'engagèrent à ne
pas combattre de sa personne, puisque après tout,
disaient-ils, il avait juré-.
Les îîîormands employèrent la nuit à se confesser
dévotement, tandis que les Saxons buvaient, faisaient
grand bruit, et chantaient leurs chants nationaux.
Le matin, l'évêque de Bayeux, frère de Guillaume,
célébra la messe et bénit les troupes, armé d'un hau-
bert sous sou rochet. Guillaume lui-même tenait sus-
pendues à son col les plus révérées des reliques sur
lesquelles Harold avait juré, et faisait porter près de
lui l'étendard bénit par le pape.
D'abord les Anglo-Saxons, retranchés derrière des
palissades, restèrent, sous les flèches des archers de
Guillaume, immobiles et impassibles. Quoique Harold
eût l'œil crevé d'une flèche, les Normands eurent
d'abord le dessous. La terreur gagnait parmi eux, le
bruit courait que le duc était tué ; il est vrai qull eut
' Chronique de Normandie.
* Quillaume, au contraire, proposa le combat sing^ulier»
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 2Zl
dans cette bataille trois chevaux tués sous lui. Mais il
se montra, se jeta devant les fuyards et les arrêta.
L'avantage des Saxons fut justement ce qui les perdit.
Ils descendirent en plaine, et la cavalerie normande
reprit le dessus. Les lances prévalurent sur les haches.
Les redoute^ furent enfoncées. Tout fut tué ou se dis-
persa (1066).
Sur la colline où la vieille Angleterre avait péri
avec le dernier roi saxon, Guillaume bâtit une belle
et riche abbaye, Vablaye de la Bataille, selon le vœu
qu'il avait fait à saint Martin, patron des soldats de
la Gaule. On y lisait naguère encore les noms des con-
quérants, gravés sur des tables; c'est le Livre d'or
de la noblesse d'Angleterre. Harold fut enterré par
les moines sur cette colline, en face de la mer. « Il
gardait la côte, dit Guillaume, qu-'il l'a garde encore. »
Le Normand s'y prit d'abord avec quelque douceur
et quelques égards pour les vaincus. Il dégrada un
des siens qui avait frappé de son épée le cadavre
d'Harold ; il prit le titre de roi des Anglais ; il promit
de garder les bonnes lois d'Edouard le Confesseur;
il s'attacha Londres, et confirma les privilèges des
hommes de Kent. C'était le plus belliqueux des com-
tés, celui qui avait l'avant-garde dans l'armée an-
glaise, celui où les vieilles libertés celtiques s'étaient
le mieux conservées. Lorsque Lanfranc, le nouvel
archevêque de Kenterbury, réclama contre la tyrannie
du frère de Guillaume, les privilèges des hommes de
Kent, il fat écouté favorablement du roi. Le con-
quérant essaya même d'apprendre l'anglais, afin do
pouvoir rendre bonne justice aux hommes de ceti
262 HISTOIRE DE FRANCE.
langue ^ Il se piquait d'être justicier, jusqu'à déposer
son oncle d'un archevêché pour une conduite peu édi-
fiante. Cependant il fondait une garde de châteaux,
et s'assurait de tous les lieux forts.
Peut-être Guillaume n'eùt-il pas mieux demandé
que de traiter les vaincus avec douceur,^ C'était son
intérêt. Il n'eût été que plus absolu en Normandie.
Mais ce n'était pas le compte de tant de gens aux-
quels il avait promis des dépouilles, et qui attendaient.
Ils n'avaient pas combattu à Hastings pour que Guil-
laume s'arrangeât avec les Saxons. Il repassa en
Normandie et y resta plusieurs années, sans doute
pour éluder, pour ajourner, pour donner aux étran-
gers qui l'avaient suivi le temps de se rebuter et de
se disperser. Mais, pendant son absence, éclata une
grande révolte. Les Saxons ne pouvaient se persuader
qu'en une bataille ils eussent été \:aincus sans retour.
' Order. Vital, ap. Scr. fr. XI, 243. « Ariglicam locutionem
plerumque sategit ediscere... Ast a perceptione Imju.smodi durior
œtas illum compescebat. » Il avait commencé par réprimer par
dea règlements sévères la licence de ses mercenaires. Guill. Pic-
tav., ibid., 101 . « Tutse erant a vi mulieres'; etiam illa delicta quas
fièrent coiisensu impudicarum... vetabantur. Potare militem in
tabernis non multmii concessit... seditiones interdixit, ca^dem et
omnem rapinam, etc. Portus et (xuœlibet itinera negotiatoribus
patere, et nullam injuriam fleri jiissit. » Ce passage du panégy-
riste de Guillaume a été copié par le consciencieux Orderic Vital,
ibid., 238. — « L'homme faible et sans armes, dit encore Guil-
laume de Poitiers, s'en allait chantant sur son cheval, partout où
-il lui plaisait, sans trembler à la vue des escadrons des cheva-
liers. » — « Une jeune fille chargée d'or, dit Huntingdon, eîit im-
punément traversé tout le royaume. » — (Scr. fr. XI, 211.) Plus
tard, la réii&tance des Anglo-Saxons irrita Guillaume, et le
poussa à ces violences dont retentissent toutes les Chroniques.
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VII. 263
Guillaume eut alors grand besoin de ses hommes
d'armés, et, cette fois, il fallut un partage. L'Angle-
terre tout entière fut mesurée, décrite; soixante
mille fiefs de chevaliers y furent créés aux dépens des
Saxons, et le résultat consigné dans le Uvre noir de
la conquête, le Doomsday bool, le livre du jour du
Jugement. Alors commencèrent ces effroyables scènes
de spoliation dont nous avons une si vive et si dra-
matique histoire '. Toutefois il ne faudrait pas croire
que tout fut ôté aux vaincus. Beaucoup d'entre eux
conservèrent des biens, et cela dans tous les comtés.
Un seul est porté pour quarante et un manoirs dans
le comté d'York-.
On ne verra pas sans intérêt comment les Saxons
eux-mêmes jugèrent le conquérant :
« Si quelqu'un désire connaître quelle espèce
d'homme c'était, et quels furent ses honneurs et pos-
sessions, nous allons le décrire comme nous l'avons
connu ; car nous l'avons vu et nous nous sommes trou-
vés quelquefois à sa cour. Le roi Guillaume était un
homme très-sage et très-puissant, plus puissant et
plus honoré qu'aucun de ses prédécesseurs. Il était
doux avec les bonnes gens qui aimaient Dieu, et
sévère à l'excès pour ceux qui résistaient à sa volonté.
Au lieu même où Dieu lui permit de vaincre l'Angle-
terre il éleva un noble monastère, y plaça des moi-
nes et les dota richement... Certes, il fut très-honoré;
trois fois chaque année, il portait sa couronne, lors-
' Voy. l'ouvrage de M. Augustin Thierry.
* Hallam.
264 HISTOIRE DE FRANCE.
qu'il était en Angleterre : à Pâques, il la portait à
Winchester; à la Pentecôte, à Westminster, et à
Noël, à Glocester. Et alors il était accompagné de
tous les riches hommes de l'Angleterre, archevêques
et évêques diocésains, abbés et comtes, thanes et
chevaliers. Il était au surplus très-rude et très-sévère;
aitssi personne n'osait rien entreprendre contre sa
volonté. Il lui arriva de charger de chaînes des
comtes qui lui résistaient. Il renvoya des évêques de
leurs évêchés, des abbés de leurs abbayes, et mit des
comtes en captivité; enfin, il n'épargna pas même son
propre frère Odon : il le mit en prison. Toutefois,
entre autres choses, nous ne devons pas oublier le
bon ordre qu'il établit dans cette contrée; toute per-
sonne recommandable pouvait voyager à travers le
royaume avec sa ceinture pleine d'or sans aucune
vexation ; et aucun homme n'en aurait osé tuer un
autre, en eût-il reçu la plus forte injure. Il donna des
lois à l'Angleterre, et par son habileté il était par-
venu à la connaître si bien, qu'il n'y a pas un hide de
terre dont il ne sût à qui il était et de quelle valeur, et
qu'il n'ait inscrite sur ses registres. Le pays de Galles
était sous sa domination, et il y bâtit des châteaux.
Il gouverna aussi File de Man : de plus, sa puissance
lui soumit l'Ecosse; la Normandie était à lui de droit.
Il gouverna le comté appelé Mans; et s'il eût vécu
deux ans de plus, il eût conquis l'Irlande par la seule
renommée de son courage et sans recourir aux armes.
Certainement les hommes de son temps ont souffert
bien des douleurs et mille injustices. Il laissa cons-
truire des châteaux et opprimer les pauvres. Ce fut un
ONZIÈME SIÈCLE. - GRÉGOIRE Vil. 265
roi rude et cruel. Il prit à ses sujets bien des marcs
d"or, des livres d'argent par centaines; quelquefois
avec justice, mais presque toujours injustement et
sans nécessité. Il était fort avare et d'une ardente
rapacité. Il donnait ses terres à rentes 'aussi cher
qu'il pouvait. S'il se présentait quelqu'un qui en offrit
plus que le premier n'avait donné, le roi lui adjugeait
à l'instant; un troisième venait-il encore enchérir, le
roi cédait encore au plus offrant. Il se souciait peu de
la manière criminelle dont ses baillis prenaient l'ar-
gent des pauvres, et combien de choses ils faisaient
illégalement. Car plus ils parlaient de loi, plus ils la
violaient. Il établit plusieurs deer-frithsS et il fit à
cet égard des lois portant que quiconque tuerait un
cerf ou une biche perdrait la vue. Ce qu'il avait établi
pour les biches, il le fil pour les sangliers; car il
aimait autant les bêtes fauves que s'il eût été leur
père. Il en fit autant pour les lièvres, qu'il ordonna
de laisser courir en paix. Les riches se plaignirent,
et les pauvres murmuraient ; mais il était si dur, qu'il
n'avait aucun souci de la haine d'eux tous. Il fallait
suivre en tout la volonté du roi si l'on voulait avoir
des terres, ou des biens, ou sa faveur. Hélas ! un
homme peut-il être aussi capricieux, aussi bouffi, d'or-
gueil, et se croire lui-même autant au-dessus de tous
les autres hommes ! Puisse Dieu tout-puissant avoir
merci de son âme, et lui accorder le pardon de ses
fautes ^ ! »
* Les deer-friths étaient des forêts dans lesquelles les bétes
fauves étaient bOus la protection ou frilJi du roi.
* Chronic. Saxon.
266 HISTOIRE DE FRANCE.
Quels qu'aient été les maux de la conquête, le
résultat en fut , selon moi , immensément utile à
l'Angleterre et au genre humain. Pour la première
fois, il y eut un gouvernement. Le lien social, lâche
et flottant en France et en Allemagne, fut tendu à
l'excès en Angleterre. Peu nombreux au milieu d'un
peuple entier qu'ils opprimaient, les barons furent
obligés de se serrer autour du roi. Guillaume reçut
le serment des arrière- vassaux comme celui des
vassaux, mais il n'eût pas été bien venu à demander
au duc de Guienne, au comte de Flandre, celui des
barons, des chevaliers qui dépendaient d'eux. Tout
était là cependant ; une royauté qui ne portait que sur
l'hommage des grands vassaux était purement nomi-
nale. Éloignée, par son élévation dans la hiérarchie,
des rangs inférieurs qui faisaient la force réelle, elle
restait solitaire et faible à la pointe de cette pyramide,
tandis que les grands vassaux, placés au milieu, en
tenaient sous eux la base puissante.
Ce danger continuel où se trouvait l'aristocratie
normande dans le premier siècle lui faisait supporter
d'étranges choses de la part du roi. Dépositaire dd l'in-
térêt commun de la conquête, défenseur de cette im-
mense et périlleuse injustice, on lui laissa tout moyen
de s'assurer que la terre serait bien défendue. 11 fut le
tuteur universel de tous les mineurs nobles; il maria
les nobles héritières à qui il voulut. Tutelles et ma
liages, il fit argent de tout S mangeant le bien des en-
' L"évé(|ue de Winchester payait une pièce de bon vin pour
n'avoir pas fait re-i( -venir le roi Jean de donner une ceinture à
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉGOIRE VIT. 2G7
fauts dont il avait la garde-noble, tirant finance de
ceux qui voulaient épouser des femmes riches, et des
femmes qui refusaient ses protégés. Ces droits féodaux
existaient sur le continent, mais sous forme bien diffé-
rente. Le roi de France pouvait réclamer contre un
mariage qui eût nui à ses intérêts, mais non pas im-
poser un mari à la fille de son vassal; la garde-noble
des mineurs était exercée, mais conformément à la
hiérarchie féodale ; celle des arrière-vassaux l'était au
profit des vassaux et non du roi.
Indépendamment du danegeldi levé sur tous, sous
prétexte de pourvoir à la défense contre les Danois,
indépendamment des tailles exigées des vaincus, des
non-nobles, le roi d'Angleterre tira de la noblesse
même un impôt, sous l'honorable nom ^escuage. C'était
une dispense d'aller à la guerre. Les barons, fatigués
d'appels continuels, aimaient mieux donner quelque
argent que de suivre leur aventureux souverain dans
les entreprises où il s'embarquait; et lui, il s'arran-
geait fort de cet échange. Au lieu du service capri-
cieux et incertain des barons, il achetait celui des sol-
dats mercenaires , Gascons , Brabançons , Gallois et
autres. Ces gens-là ne tenaient qu'au roi, et faisaient
sa force contre l'aristocratie. Elle se trouvait payer la
bride et le mors que le roi lui mettait à la bouche.
Ainsi la royauté se constitua, et l'Eglise à côté : une
Église forte et politique, comme celle que Charlemagne
la comtesse d'Albemarle ; et Robert de Vaux, cinq chevaux de la
meilleure e,^pèce pour que le même roi tint sa paix avec la femme
de Henri Pinel ; un autre payait quatre marcs pour avoir la per-
mission lie manger {-pro liceniia comedendi). Hallam.
268 HISTOIRE DE FRANCE.
aA'ait fondée en Saxe pour discipliner les anciens
Saxons. Nulle part le clergé n'eût si forte part; au-
jourd'hui encore le revenu de TEglise anglicane sur-
passe à lui seul ceux de toutes les Eglises du monde
mis ensemble. Cette Église eut son unité dans l'arche-
vêque de Kenterbury. Ce fut comme une espèce de pa-
triarche ou de pape, qui ne tint pas toujours compte
des ordres de celui de Rome, et qui, d'autre part, s'in-
terposa souvent entre le roi et le peuple, quelquefois
même au profit des Saxons, des vaincus'. « L'arche-
vêque Lanfranc, conseiller et confesseur de Guillaume,
animé et armé de la faveur du pape et de celle du roi,
attaqua, écrasa les prélats et les grands qui se mon-
traient rebelles à l'autorité royale ^ » C'est lui qui
gouvernait l'Angleterre, lorsque Guillaume passait sur
le continent.
Cette forte organisation de la royauté et de l'Eglise
anglo-normande fut un exemple pour le monde. Les
rois envièrent la toute-puissance de ceux de l'Angle-
terre, les peuples, la police tyrannique mais régulière
qui régnait dans la Grande-Bretagne.
Les vaincus avaient, il est vrai, chèrement payé cet
ordre et cette organisation. Mais à la longue les villes
se peuplèrent de la désolation des campagnes ^. Leur
forte et compacte population prépara k l'Angleterre
une destinée nouvelle. Le roi avait maintenu les tribu-
naux saxons des comtés et des /mndred, pour res-
' Vo^. plus bas Lanfranc, saint Anselme, Th. Becket, Et. Lang-
ton, etc.
* Mathieu Paris,
Hallam.
ONZIEME SIÈCLE. — GREGOIRE VIT. 289
serrer d'autant les juridictions féodales, qui, d'autre
part, rencontraient par en haut un obstacle dans l'au-
torité souveraine de la cour du roi. Ainsi l'Angleterre,
enfermée par la conquête dans un cadre de fer, com-
mença à connaître Tordre public. Cet ordre développa
une prodigieuse force sociale. Dans les deux siècles qui
suivirent la conquête, malgré tant de calamités, s'éle-
vèrent ces merveilleux monuments que toute la puis-
sance du temps présent pourrait à peine égaler. Les
basses et sombres églises saxonnes s'élancèrent en
flèches hardies, en majestueuses tours. Si la diversité
des races et des langues retarda l'essor de la littéra-
ture, l'art du moins commença. C'est sur ces monu-
ments, sur la force sociale qu'ils révèlent, qu'il faut
juger la conquête, et non sur les calamités passagères
qui l'ont accompagnée.
Quoique les Normands fussent loin de tenir tout ce
que l'Église de Rome s'était promis de leurs victoires,
elle y gagna néanmoins infiniment. Ceux de Naples
dès leur origine, ceux d'Angleterre au temps d'Henri II
et de Jean, se reconnurent comme feudataires du saint-
siége. Les Normands d'Italie tinrent souvent en res-
pect les empereurs d'Orient et d'Occident. Les Nor-
mands d'Angleterre, vassaux formidables du roi de
France, l'obligèrent longtemps de se livrer sans ré-
serve aux papes.
En même temps, les Capétiens de Bourgogne concou-
raient aux victoires du Cid, occupaient, par mariage,
le royaume de Castille et fondaient celui de Portugal
(1094 ou 1095). De toutes parts, l'Église triomphale
270 HISTOIRE DE FRANCE.
dans TEurope par Tépée des Français. En Sicile et en
Espagne, en Angleterre et dans l'empire grec, ils
avaient commencé ou accompli la croisade contre les
ennemis du pape et de la foi.
Toutefois, ces entreprises avaient été trop indépen-
dantes les unes des autres, et aussi trop égoïstes, trop
intéressées, pour accomplir le grand but de Gré-
goire VII et de ses successeurs: l'unité de l'Europe
sous le pape, et l'abaissement des deux empires. Pour
approcher de ce grand but de l'unité, il fallait que
l'Église s'en mêlât, que le christianisme vînt au se-
cours.
Le monde du xi® siècle avait dans sa diversité un
principe commun de vie, la religion ; une forme com-
inune, féodale et guerrière. Une guerre religieuse pou-
vait seule l'unir; il ne devait oublier les diversités do
races et d'intérêts politiques qui le décliiraient qu'en
présence d'une diversité générale et plus grande; si
grande qu'en comparaison toute autre s'effaçât. L'Eu-
rope ne pouvait se croire une et le devenir qu'en se
voyant en face de l'Asie. C'est à quoi travaillèrent les
papes, dès l'an 1000.
Un pape français, Gerbert, Sylvestre II, avait écrit
aux princes chrétiens, au nom de Jérusalem. Gré-
goire VII eût voulu se mettre à la tête de cinquante
mille chevaliers pour délivrer le Saint -Sépulcre. Ce
fut Urbain II, Français comme Gerbert, qui en eut la
gloire. L'Allemagne avait sa croisade en Italie; l'Es-
pagne chez elle-même. La guerre sainte de Jérusa-
lem, résolue en France au concile de Clermont, prê-
chée par le Français Pierre l'Ermite, fut accomplie
ONZIÈME SIÈCLE. — GRÉaOIRE VII. 271
surtout par des Français. Les croisades ont leur idéal
en deux Français : Godefroi de Bouillon les ouvre;
elles sont fermées par saint Louis. 11 appartenait à la
France de contribuer pliLS qtle tous les autres au
grand événement ^qui fit de l'Europe une |}ation.
CùU„^.f7ip^
CHAPITRE III
La Croisade. — 1093-1097
Il y avait bien longtemps que ces deux sœurs, ces
deux moitiés de l'humanité, l'Europe et l'Asie, la reli-
gion chrétienne et la musulmane s'étaient perdues de
vue, lorsqu'elles furent replacées en face par la croi-
sade, et qu'elles se regardèrent. Le premier coup d'oeil
fut d'horreur. Il fallut quelque temps pour qu'elles se
reconnussent et que le genre humain s'avouât son iden-
tité. Essayons d'apprécier ce qu'elles étaient alors, de
fixer quel âge elles avaient atteint dans leur vie de
rehgion.
L'islamisme était la plus jeune des deux, et déjà
pourtant la plus vieille, la plus caduque. Ses desti-
nées furent courtes ; née six cents ans plus tard que le
christianisme, elle finissait au temps des croisades. Ce
que nous en voyons depuis , c'est une ombre , une
forme vide, d'où la vie s'est retirée, et que les bar-
bares héritiers des Arabes conservent silencieusement
sans l'interroger.
LA CROISADE. 1093-1099. 273
L'islamisme, la plus récente des religions asiatiques,
est aussi le dernier et impulsant effort de l'Orient
pour échapper au matérialisme qui pèse sur lui. La
Perse n'a pas suffi, avec son opposition héroïque du
royaume de la lumière contre celui des ténèbres,
d'Iran contre Turan. La Judée n'a pas suffi, tout en-
fermée qu'elle était dans l'unité de son Dieu abstrait,
et toute concentrée et durcie en soi. Ni l'une ni l'autre
n'a pu opérer la rédemption de l'Asie. Que sera-ce de
Mahomet, qui ne fait qu'adopter ce dieu judaïque, le
tirer du peuple élu pour l'imposer à tous? Ismaël en
saura-t-il plus que son frère Israël? Le désert arabique
sera-t-il plus fécond que la Perse et la Judée?
Dieu est Dieu, voilà l'islamisme; c'est la religion de
l'unité. Disparaisse l'homme, et que la chair se cache :
point d'images, point d'art. Ce Dieu terrible serait ja-
loux de ses propres symboles. Il veut être seul à seul
avec l'homme. Il faut qu'il le remplisse et lui suffise.
La famille est à peu près détruite, la parenté, la tribu
encore, tous ces vieux liens de l'Asie. La femme est
cachée au harem; quatre épouses, mais des concubines
sans nombre. Peu de rapports entre les frères, les pa-
rents; le nom de musulman remplace ces noms. Les
familles sans nom commun, sans signes propres \ sans
perpétidté, semblent se renouveler à chaque généra-
tion. Chacun se bâtit une maison, et la maison meurt
avec l'homme. L'homme ne tient ni à l'homme ni à la
terre. Isolés et sans trace, ils passent comme la pous-
* Les Orientaux n'ont que des armoiries personnelles, et non
héréditaires.
T. n. 18
./"
274 HISTOIRE DE FRANCE.
sière vole au désert; égaux devant les grains de sable,
sous l'oeil d'un Dieu niveleur, qui ne veut nulle hié-
rarchie.
Point de Christ, point de médiateur, de Dieu-homme.
Cette échelle, que le christianisme nous avait jetée d'en
haut, et qui montait vers Dieu par les saints, la Vierge,
les anges et Jésus, Mahomet la supprime; toute hié-
rarchie périt : la divine et l'humaine. Dieu recule dans
le ciel à une profondeur infinie, ou bien pèse sur la
terre, s'y applique et l'écrase. Misérables atomes,
égaux dans le néant, nous gisons sur la plaine aride.
Cette religion, c'est vraiment l'Arabie elle-même. Le
ciel, la terre, rien entre; point de montagne qui nous
rapproche du ciel, point de douce vapeur qui nous
trompe sur la distance ; un dôme impitoyablement tendu
d'un sombre azur, comme un brûlant casque d'acier.
L'islamisme, né pour s'étendre, ne demeurera pas
dans ce sublime et stérile isolement. Il faut qu'il coure
le monde, au risque de changer. Ce Dieu que Mahomet
a volé à Moïse, il pouvait rester abstrait, pur et ter-
rible sur la montagne juive ou dans le désert arabique;
mais voilà que les cavaliers du Prophète le promènent
victorieusement de Bagdad à Cordoue, de Damas à
Surate. Dès que la rotation du sabre, la ventilation du
cimeterre n'allumera plus son ardeur farouche, il va
s'humaniser. Je crains pour son austérité les paradis
du harem, et ses roses solitaires et les fontaines jail-
lissantes de l'Alhambra. La chair maudite par cette
religion superbe * s'obstine à réclamer ; la matière
* « Chez les musulmans, les mots femme et objet défendu par
LA CROISADE. 1095-1099. 275
proscrite revient sous une autre forme, et se venge
avec la violence d'un exilé qui rentre en maître. Ils
ont enfermé la femme au sérail, mais elle les y en-
ferme avec elle ; ils n'ont pas vbulu de la Vierge, et ils
se battent depuis deux mille ans pour Fatema. Ils ont
rejeté le Dieu-homme et repoussé l'incarnation en haine
du Christ; ils proclament celle d'Ali. Ils ont condamné
le magisme, le règne de la lumière; et ils enseignent
la religion peuvent se dire Fun pour l'autre. » Bibl. des Croi-
sades, t. IV, p. 169.
Fatema entrera dans le Paradis la première après Mahomet;
les musulmans l'appellent la Dame du Paradis. — Quelques
Schyytes (sectateurs d'Ali) soutiennent qu'en devenant mère Fa-
tema n'en est pas moins re,îtée vierge, et que Dieu s'est incarné
dans ses enfants. — Description des Monuments musulmans du
cabinet de M. de Blacas, par M. Reinaud, II, 130, 202.
Aujourd'hui encore, des provinces entières, en Perse et en
Syrie, sont dans la même croyance. « Ceux mêmes des Schyytes
qui n'ont pas osé dire qu'Ali était Dieu ont été persuadés que
peu s'en fallait : et les Persans disent souvent : « Je ne pense pas
qu'Ali soit Dieu; mais je ne crois pas qu'il en soit loin. » — Les
Schyytes disent à ce sujet que tel était l'éclat qui reluisait sur la
per.îOnne d'Ali, qu'il était impossible de soutenir ses regards. Dès
qu'il paraissait, le peuple lui criait : Tit es Dieul — A ces mots,
Ali les faisait mourir : ensuite il les ressuscitait, et eux de crier
encore plus fort : Tu erj Dieu, tu es Dieu 1 De là ils l'ont surnommé
le Dispensateur des lumières; et, quand ils peignent sa figure, ils
lui couvrent le visage. Reinaud, II, 163.
Suivant quelques docteurs, au moment de la création, l'idée de
Mahomet était sous l'œil de Dieu, et cette idée, substance à la fois
sxjirituelle et lumineuse, jeta trois rayons : du premier, Dieu
créa le ciel; du second, la terre; du troisième, Adam et toute sa
race. Ainsi la Trinité rentre dans l'islamisme, comme l'incarna-
tion. — Les Occidentaux crurent y voir aussi la hiérarchie chré-
tienne. « Ces nations , dit Ouibert de Nogent, ont leur pape
comme nous. » L. V, ap. Bonars. p. 312-13.
276 HISTOIRE DE FRANCE.
que Mahomet est la lumière incarnée; selon d'autres,
Ali est cette lumière; les imans, descendants et suc-
cesseurs d'Ali, sont des rayons incarnés. Le dernier de
ces imans, Ismaël, a disparu de la terre; mais sa race
subsiste, inconnue; c'est un devoir de la chercher.
Les califes fatemites d'Egypte étaient les représentants
visibles de cette famille d'Ali et de Fatema. Avant
eux, ces doctrimes avaient prévalu dans les montagnes
orientales de l'ancien empire persan, où l'islamisme
n'avait pu étouffer le magisme^ Elles éclatèrent au
VIII® et au ix^ siècles, lorsque les fanatiques Karma-
thiens, qui s'appelaient eux-mêmes Ismaïlites, se mi-
rent à courir l'Asie, cherchant leur iman invisible, le
sabre à la main. Les Abassides les exterminèrent par
centaines de mille; mais l'un d'eux, réfugié en Egypte,
fonda la dynastie fatemite, pour la ruine des Abassides
et du Coran.
La mystérieuse Egypte ressuscita ses vieilles initia-
tions. Les Fatemites fondèrent au Caire la loge ou mai-
suii de la sagesse; immense et ténébreux atelier de
fanatisme et de science, de reliA'ion et d'athéisme ^ La
* Hammer.
^ Hammer, Histoire des Assassins, p. 4. — La maison de la
sagesse n'est peut-être qu'une même chose avec ce palais du
Caire dont Guillaume de ïyr nous a laissé une si pompeuse des-
cription. La progression de richesses et de grandeur semblerait
correspondre à des degrés d'initiation. Quoi qu'il en soit, nous
donnons la traduction de ce précieux monument :
« Hugues de Césarée et Geoff'roi, de la milice du Temple, en-
trèrent dans la ville du Caire, conduits par le soudan, pour s'ac-
quitter de leur mission ; ils montèrent au palais, appelé Casher,
dans la langue du pays, avec une troupe nombreuse d'appariteurs
LA CROISADE. 109o-1099, 277
seule doctrine certaine de ces prêtées de l'islamisme,
c'était l'obéissance pure. 11 n'y avait qu'à se laisser
conduire ; ils vous menaient par neuf degrés de la reli
gion au mysticisme, du mysticisme à la philosophio
au doute, à l'absolue indifférence. Leurs missionnaires
pénétraient dans toute l'Asie, et jusque dans le palais
de Bagdad, inondant le califat des Abassides de ce
dissolvant destructif. La Perse était préparée de
longue date à le recevoir. Avant Karmath, avant
Mahomet, sous les dm^niers Sassanides, des sectaires
qui marchaient en avant, Tépée à la main et à grand bruit ; on
les conduisit à travers des passages étroits et privés de jour, et à
chaque porte, des cohortes d'Éthiopiens armés rendaient leurs
hommages au Soudan par des saluts répétés. Après avoir franchi
le premier et le second poste, introduits dans un local plus vaste,
où pénétrait le soleil, et exposé au grand jour, ils trouvent des
galeries en colonnes de marbre, lambrissées d'or, et enrichies de
sculptures en relief, pavées en mosaïque, et dignes dans toute
leur étendue de la magnificence royale ; la richesse de la matière
et des ouvrages retenait involontairement les yeux, et le regard
avide, charmé par la nouveauté de ce spectacle, avait peine à s'en
rassasier. Il y avait aussi des bassins rempUs d'une eau limpide ;
on entendait les gazouillements variés d'une multitude d'oiseaux
inconnus à notre monde, de forme et de couleur étranges, et pour
chacun d'eux une nourriture diverse et selon le goût de son
espèce. Admis plus loin encore, sous la conduite du chef des
eunuques, ils trouvent des édifices aussi supérieurs aux premiers
en élégance que ceux-ci l'emportaient sur la plus vulgaire
maison. Là était une étonnante variété de quadrupèdes, telle
qu'en imagine le caprice des peintres, telle qu'en peuvent décrire
les mensonges poétiques, telle qu'on en voit en rêve, telle enfin
qu'on en trouve dans les pays de l'Orient et du Midi, tandis que
rOccident n'a rien vu et presque jamais rien ouï de pareil. —
Après beaucoup de détours et de corridors qui auraient pu arrêter
les regards de l'homme le plus occupé, on arriva au palais même,
ofi des corp?! plus norabreuK d'hommes armés et de satellite
278 HISTOIRE DE FRA^sUE.
avaient prêché la commimauté des biens et des
femmes, et l'indifférence du juste et de l'injuste.
Cette doctrine ne porta tout son fruit que quand elle
fut replacée dans les montagnes de la vieille Perse,
vers Casbiu, au lieu même d'où sortirent les anciens
libérateurs, le forgeron Kawe, avec son fameux tablier
de cuir, et le héros Feridun, avec sa massue à tête do
buffle. Ce protestantisme mahométan, porté au milieu
de ces populations intrépides, s'y associa avec le génie
de la résistance nationale, et leur enseigna un exé-
proclamaient par leur nombre et leur co.:tume la magnificence in-
comparable de leur maître ; l'aspect des lieux annonçait au^bi ton
opulence et ses richesses prodigieuses. Lorsqu'ils furent entrés
dans lïntérieur du palais, le Soudan, pour honorer ton maître
selon la coutume, se prosterna deux fois, devant lui, et lui rendit
en suppliant un culte qui ne semblait dû qu'à lui, une espèce
d'adoration. Tout à coup s'écartèrent avec une merveillcu.e rapi-
dité les rideaux, tissus de perles et d'or, qui pendaient au milieu
de la salle et voilaient ainsi le trône ; la face du calife fut alors
révélée : il apparut sur un trône d'or, vêtu plus magnifiquement
que les rois, entouré d'un petit nombre de domestiques et d'eunu-
ques familiers. » Willelm. Tyrens., 1. XIX, c. xvii.
Ce mysticisme des Alides leur a souvent fait appliquer à la dé-
votion le langage de l'amour, comme il leur a donné une tendance
à s'élever de l'amour du réel à celui de l'idéal.
Un poète persan dit en s'adressant à Dieu :
« C'est votre beauté, ô Seigneur! qui, toute cachée qu'elle
c.-..t derrière un voile, a fait un nombre infini d'amants et d'a-
mantes;
« C'est par l'attrait de vos parfums que Leyia ravit le cœur de
Medjnoun; c'est par le désir de vous posséder que Vamek poussa
tant de soupirs pour celle qu'il adorait. » Reinaud, I, 52.
Le principe de la doctrine ésotérique était : Rien n'est wai eu
tout est permis. Hammer, p. 87. Un imam célèbre écrivit contre
les Ilassanites un livre intitulé : De la Folie des pao'tisans de
Viiidlff'éreiice en matière de relic/lon.
LA CROISADE. 109o-1099. 279
crable héroïsme d'assassinat. Ce fut d'abord un cer-
tain Hassan-ben-Sabah Homairi, rejeté des Abassides
et des Paternités, qui s'empara, en 1090, de la forte-
resse d'Alamut (c'est-à-dire Rej^aire des vautours); il
l'appela, dans son audace, la Demetire de la fortune. I)
y fonda une association dont le fatemisme était
masque, mais dont la secrète, pensée semble avoir été
la l'uine de toute religion. Cette corporation avait,
comme la loge du Caire, ses savants, ses mission-
naires. Alamut était plein de livres et d'instruments
de mathématiques. Les arts y étaient cultivés; les
F 3ctaires pénétraient partout sous mille déguisements,
omme médecins, astrologues, orfèvres, etc. Mais
l'art qu'ils exerçaient le plus, c'était l'assassinat. Ces
hommes terribles se présentaient un à un pour poi-
gnarder un sultan, un calife, et se succédaient sans
peur, sans découragement, à mesure qu'on les taillait
en pièces ^ On assure que, pour leur inspirer ce cou-
rage furieux, le chef les fascinait par des breuvages
enivrants, les portait endormis dans des lieux de
délices, et leur persuadait ensuite qu'ils avaient goûté
les prémices du paradis promis aux hommes dévoués ^
Sans doute à ces moyens se joignait le vieil héroïsme
montagnard, qui a fait de cette contrée le berceau des
' Pour assassiner un sultan, il en vint, un à un, jusqu'à cent
vingt-quatre.
^ Henri, comte de Champagne, étant venu rendre visite au
grand prieur des Assassins, celui-ci le fit monter avec lui sur une
tour élevée, garnie à chaque créneau de deux fedavis (dévoués);
il fit un signe, et deux de ces sentinelles se précipitèrent du haut
de la tour. « Si vous le désirez, dit-il au comte, tous ces hou unes
vont en faire autant. »
080 HISTOIRE DE FRAN'CE.
vieux libérateurs de la Perse, et celui des modernes
Wahabites. Comme à Sparte, les mères se vantaient
de leurs flls morts, et ne pleuraient que les vivants.
Le chef des Assassins prenait pour titre celui de
scheick de la montagne; c'était de même celui des
chefs indigènes qui avaient leurs forts sur l'autre vei'
sant de la même chaîne.
Cet Hassan, qui pendaht trente-cinq ans ne sortit
pas une fois d'Alamut ni deux fois de sa chambre,
n'en étendit pas moins sa domination sur la plupart
des châteaux et lieux forts des montagnes entre la
Caspienne et la Méditerranée. Ses assassins inspi-
raient un inexprimable effroi. Les princes sommés de
livrer leurs forteresses n'osaient ni les céder ni les
garder; il les démolissaient. 11 n'y avait plus de
sûreté pour les rois. Chacun d'eux pouvait voir à
chaque instant du milieu de ses plus fidèles serviteurs
s'élancer un meurtrier. Un sultan qui persécutait les
Assassins voit le matin, à son réveil, un poignard
planté en terre, à deux doigts de sa tête : il leur paya
tribut, et les exempta de tout impôt, de tout péage.
Telle était la situation de l'islamisme : le calilat de
Bagdad, esclave sous une garde turque; celui du
Caire, se mourant de corruption; celui de Cordoue,
démembré et tombé en pièces. Une seule chose était
forte et vivante dans le monde mahométan ; c'était cet
horrible héroïsme des Assassins, puissance hideuse,
plantée fermement sur la vieille montagne persane en
face du califat comme le poignard près de la tête du
sultan.
Combien le christianisme était plus vivant et plus
LA CROISADE. 1095-11)09. 281
jeune au moment des croisades! Le pouvoir spirituel,
esclave du temporel en Asie, le balançait, le primait
en Europe; il venait de se retremper par la chasteté
monastique, par le célibat des prêtres. Le califat tom-
bait, et la papauté s'élevait. Le mahométisme se divi-
sait, le christianisme s'unissait. Le premier ne pou-
vait attendre qu'invasion et ruine; et en effet, il ne
résista qu'en recevant les Mongols et les Turcs, c'est-
à-dire en devenant barbare.
Ce pèlerinage de la croisade n'est point un fait nou-
veau ni étrange. L'homme est pèlerin de sa nature; il
y a longtemps qu'il est parti, et je ne sais quand il
arrivera. Pour 1 ^^ mettre en mouvement, il ne faut pas
grand'chose. Et d'abord, la nature le mène comme un
enfant en lui montrant une belle place au soleil, en
lui offrant un fruit, la vigne d'Italie aux Gaulois, aux
Normands l'orangé de Sicile \ ou bien c'est sous la
forme de la femme qu'elle le tente et l'attire. Le rapt
est la première conquête. C'est la belle Hélène, puis, la
moralité s'élevant, la chaste Pénélope, l'héroïque
Brynhild ou les Sabines. L'empereur Alexis, en appe-
lant nos Français à la guerre sainte, ne négligeait pas
de leur vanter la beauté des femmes grecques. Les
belles Milanaises étaient, dit-on, pour quelque chose
dans la persévérance de François I^^ pour la conquête
d'Itahe.
La patrie est une autre amante après laquelle nous
courons aussi. Ulvsse ne se lassa point qu'il :[i'eût vu
' L'Islandais dit encore aujourd'hui, désir des figiœs, pour ui,
ardent désir.
28-2 HISTOIRE DE FRA^•CE.
fumer les toits de son Ithaque. Dans l'Empire, les
hommes du Nord cherchèrent en vain leur Asgard,
leur ville des Ases, des héros et des dieux. Ils trou-
vèrent mieux. En courant à l'aveugle, ils heurtèrent
contre le christianisme. Nos croisés, qui marchèrent
d'un si ardent amour à Jérusalem, s'aperçurent que
la patrie divine n'était point au torrent de Cédron, ni
dans l'aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus
haut alors, et attendirent dans un espoir mélanco-
lique une autre Jérusalem. Les Arabes s'étonnaient
en voyant Godefroi de Bouillon assis par terre. Le
Yainqueur leur dit tristement : « La terre n'est-elle
pas bonne pour nous servir de siège, quand nous
allons rentrer pour si longtemps dans son sein ^ ^ » Ils
se retirèrent pleins d'admiration. L'Occident et l'O-
rient s'étaient entendus.
Il fallait pourtant que la croisade s'accomplît. Ce
vaste et multiple monde du moyen âge, qui contenait
en soi tous les éléments des mondes antérieurs, grec,
romain et barbare, devait aussi reproduire toutes les
luttes da genre humain. Il fallait qu'il représentât
sous la forme chrétienne, et dans des proportions colos-
sales, l'invasion de l'Asie par les Grecs et la conquête
de la Grèce par les Romains, en même temps que la
colonne grecque et l'arc romain seraient reliés et sou-
levés au ciel, dans les gigantesques piliers, dans les
arceaux aériens de nos cathédrales.
Il y avait déjà longtemps que l'ébranlement avait
commencé. Depuis Tan 1000 surtout, depuis que l'iiu-
' Guillaume de Tyr.
LA CROISADE. 109o-10S9. 283
manité croj-ait avoir chance de vivre et espérait un
peu, une foule de pèlerins prenaient leur bâton et s'a-
cheminaient, les uns à Saint-Jacques, les autres au
mont Cassin, aux Saints-Apôtres de Rome, et de là à
Jérusalem. Les pieds y portaient d'eux-mêmes. C'était
pourtant un dangereux et pénible voyage. Heureux
qui revenait! plus heureux qui mourait près du tom-
beau du Christ, et qui pouvait lui dire selon l'auda-
cieuse expression d'un contemporain : Seigneur, vous
êtes mort pour moi, je suis mort pour vous M
Les Arabes, peuple commerçant, accueillaient bien
d'abord les pèlerins. Les Fatemites d'Egypte, ennemis
secrets du Coran, les traitèrent bien encore. Tout
changea lorsque le calif Hakem, fils d'une chrétienne,
se donna lui-même pour une incarnation. Il maltraita
cruellement les chrétiens qui prétendaient que le Mes-
sie était déjà, venu, et les Juifs qui s'obstinaient à l'at-
tendre encore. Dès lors, on n'aborda guère le saint
tombeau qu'à condition de l'outrager, comme aux
derniers temps les Hollandais n'entraient au Japon
qu'en marchant sur la croix. On sait la ridiciUe his-
toire de ce comte d'Anjou, Foulques Nerra, qui avait
tant à expier, et qui alla tant de fois à Jérusalem.
Condamné par les fidèles à salir le saint tombeau, il
trouva moyen de verser au lieu d'urine un vin pré-
cieux ^ n revint à pied de Jérusalem, et mourut de
fatigue à Metz.
Mais les fatigues et les outrages ne les rebutaient
' Pierre d'Auvergne.
* Gestâ Cousulum Ande'ïav.
284 HISTOIRE DE FRAN'CE.
pas. Ces hommes si fiers, qui pour un mot auraient
fait couler dans leur pays des torrents de sang, se
soumettaient pieusement à toutes les bassesses qu'il
plaisait aux Sarrasins d'exiger. Le duc de Norman-
die, les comtes de Barcelone, de Flandre, de Ver-
dun, accomplirent dans le xi^ siècle ce rude pèle-
rinage. L'empressement augmentait avec le péril;
seulement les pèlerins se mettaient en plus grandes
troupes. En 1054, l'évêque de Cambrai tenta le
voyage avec trois mille Flamands et ne put arriver.
Treize ans après, les évèques de Mayence, de Ratis-
bonne, de Bamberg et d'Utrecbt, s'associèrent à
quelques chevaliers normands et formèrent une petite
armée de sept mille hommes. Ils parvinrent à grand'
peine, et deux mille tout au plus revirent l'Europe.
Cependant les Turcs, maîtres de Bagdad et partisans
de son calife, s'étant emparés de Jérusalem, y massa-
crèrent indistinctement tous les partisans de l'incar-
nation, Alides et Chrétiens. L'empire grec, resserré
chaque jour, vit leur cavalerie pousser jusqu'au Bos-
phore, eh face de Constantinople. D'autre part, les Fa-
temites tremblaient derrière les remparts de Damiette
et du Caire. Ils s'adressèrent, comme les Grecs, aux
princes de l'Occident. Alexis Comnène était déjà lié
avec le comte de Flandre, qu'il avait accueilli magnifi-
quement à son passage ; ses ambassadeurs célébraient,
avec le génie hâbleur des Grecs, les richesses de l'O-
rient, les empires, les royaumes qu'on pouvait y con-
qur'rir : les lâches allaient jusqu'à vanter la beauté^
' Guibert de IS'ogcnt.
LA CROISADE. 1095-1099. 285
de leurs filles et de leurs femmes, et semblaient les
promettre aux Occidentaux.
Tous ces motifs n'auraient pas suffi pour émouvoir
le peuple, et lui communiquer cet ébranlement pro-
fond qui le porta vers l'Orient. Il y avait déjà long-
temps qu'on lui parlait de guerres saintes. La vie de
l'Espagne n'était qu'une croisade : chaque jour on
apprenait quelque victoire du Cid, la prise de Tolède
ou de Valence, 'bien autrement importantes que Jéru-
salem. Les Génois, les Pisans, conquérants de la Sar-
daigne et de la~ Corse, ne poursuivaient-ils pas la croi-
sade depuis un siècle? Lorsque Sylvestre II écrivit sa
fameuse lettre au nom de Jérusalem, les Pisans
armèrent une flotte, débarquèrent en Afrique, et mas-
sacrèrent, dit-on, cent mille Maures. Toutefois, l'on
sentait bien que la religion était pour peu de chose
dans tout cela. Le danger animait les Espagnols, l'in-
térêt les Italiens. Ces derniers imaginèrent plus tard
de couper court à toute croisade de Jérusalem, de
détourner et d'attirer chez eux tout l'or que les pèle-
rins portaient dans TOrient : ils chargèrent leurs
galères de terre prise en Judée, rapprochèrent ce
qu'on allait ' chercher si loin, et se firent une terre
sainte dans le Campo-Santo de Pise.
Mais on ne pouvait donner ainsi ïe cnange a la
conscience religieuse du peuple, ni le détourner du
saint tombeau. Dans les extrêmes misères du moyen
âge, les hommes conservaient des larmes pour les
misères de Jérusalem. Cette grande voix qui en l'an
1000 les avait menacés de la fin du monde se fit en-
tendre encore, et leur" dit d'aller en Palestine pour
286 HISTOIRE DE FRANCE.
s'acquitter du répit que Dieu leur donnait. Le bruit
courait que la puissance des Sarrasins avait atteint
son terme. Il ne s'agissait que d'aller devant soi par
la grande route que Charlemagne avait, disait-on,
frayée autrefois S de marcher sans se lasser vers le
soleil levant, de recueillir la dépouille toute prête , de
ramasser la bonne manne de Dieu. Plus de misère ni
de servage ; la délivrance était arrivée. Il y en avait
assez dans l'Orient pour les faire tous riches. D'armes,
de vivres, de vaisseaux, il n'en était besoin; c'eût été
tenter Dieu. Ils déclarèrent qu'ils auraient pour ^
guides les plus simples des créatures, une oie et une
chèvre ^ Pieuse et touchante confiance de rhum9,nité
enfant !
Un Picard, qu'on nommait trivialement Coucou
Piètre (Pierre-Capuchon, ou Pierre l'Ermite, à Qvr
culld), contribua, dit-on, puissamment par son élo-
quence à ce grand mouvement du peuple ^ Au retour
' Des prophètes annonçaient que Charlemagne viendrait lui-
même commander la croisade.
^ C'est ain&i que les Sabins descendirent de leurs montagnes
sous la conduite d'un loup, d"un pic et d"un bœuf; qu'une vache
mena Gadmus en Béotie, etc.
' Guibert. Nov., 1. II, c. viii : « Le petit peuple, dénué de res-
sources, mais fort nombreux, s'attacha à un certain Pierre l'Her-
mite, et lui obéit comme à son maître, du moins tant que les
choses se passèrent dans notre pays. J'ai découvert que cet
homme, originaire, si je ne me trompe, de la ville d"Amiens, avait
mené d'abord une vie solitaire sous Thabit de moine, dans je ne
sais quelle partie de la Gaule supérieure. Il partit de là, j'ignore
par quelle inspiration ; mais nous le vîmes alors parcourant les
villes et les bourgs, et préchant partout : le peuple l'entourait en
foule, l'accablait de présents, et célébrait sa sainteté par de si
LA CROISADE. i09rj-1099. 287
d'un pèlerinage à Jérusalem, il décida le pape fran-
çais Urbain II à prêcher la croisade à Plaisance, puis
à Clermout (1095). La prédication fut à peu près inu-
tile en Italie; en France tout le monde s'arma. Il y
eut au concile de Clermont quatre cents évêques ou
abbés mitres. Ce fut le triomphe de l'Église et du peu-
ple. Les deux plus grands noms de la terre, l'Empereur
et le roi de France, y furent condamnés, aussi bien
que les Turcs, et la querelle des investitures mêlée à
celle de Jérusalem. Chacun mit la croix rouge à son
épaule; les étoffes, les vêtements rouges furent mis
en pièces et n'y suffirent pas K
Ce fut alors un spectacle extraordinaire, et comme
un renversement du monde. On vit les hommes pren-
dre subitement en dégoût tout ce qu'ils avaient aimé.
Leurs riches châteaux, leurs épouses, leurs enfants,
ils avaient hâte de tout laisser là. Il n'était besoin de
grands éloges, que je ne me souviens pas que l'on ait jamais
rendu à personne de pareils honneurs. Il se montrait fort géné-
reux dans la distribution de toutes les choses qui lui étaient don-
nées. Il ramenait à leurs maris les femmes prostituées, non sans
y ajouter lui-même des dons, et rétablissait la paix et la bonne
intelligence entre ceux qui étaient désunis, avec une merveilleuse
autorité. En tout ce qu'il faisait ou disait, il semblait qu'il y eût
eu lui quelque chose de divin : en sorte qu'on allait jusqu'à arra-
cher les poils de son mulet, pour les garder comme reliques : ce
que je rapporte ici, non comme louable, mais pour le vulgaire qui
aime toutes les choses extraordinaires. Il ne poitait qu'une tunique
de laine et, par-dessus, un manteau de bure qui lui descendait
jusqu'aux talons; il avait les bras et les pieds nus, ne mangeait
point ou presque point de pain, et se nourrissait de vin et de pois-
sons. »
' Il y en eut qui s'imprimèrent la croix avec un fer rouge
Albéric des Trois-Fontaines).
288 HISTOIRE DE FRANCE.
prédications; ils se precnaient les uns les autres, dit
le contemporain, et de parole et d'exemple. « C'était,
contipue-t-il, l'accomplissement du mot de Salomon :
Les sauterelles n ont point de rois, et elles s'en vont en-
umhle par bandes. Elles n'avaient pas pris l'essor
des bonnes œuvres, ces sauterelles, tant qu'elles res-
taient engourdies et glacées dans leur iniquité. Mais
dès qu'elles se furent échauffées aux rayons du soleil
de justice, elles s'élancèrent et prirent leur vol. Elles
n'eurent point de roi; toute àme fidèle prit Dieu seul
pour guide, pour chef, pour camarade de guerre...
Bien que la prédication ne se fût fait entendre qu'aux
Français, quel peuple chrétien ne fournit aussi des
soldats? Vous auriez vu les Ecossais couverts d'un
manteau hérissé, accourir du fond de leurs marais...
Je prends Dieu à témoin qu'il débarqua dans nos ports
des barbares de je ne sais quelle nation ; personne ne
comprenait leur langue : eux, plaçant leurs doigts en
forme de croix, Us faisaient signe qu'ils voulaient
aller à la défense de la foi chrétienne.
« Il y avait des gens qui n'avaient aarjora nulle
envie de partir, qui se moquaient de ceux qui se dé-
faisaient de leurs biens, leur prédisant un triste
voyage et un plus triste retour. Et le lendemain, les
moqueurs eux-mêmes, par un mouvem''nt soudain,
donnaient tout leur avoir pour quelque argent, et par-
taient avec ceux dont ils s'étaient d'abord raillés. Qui
pourrait dire les enfants, les vieilles femmes qui se
préparaient à la guerre? Qui pourrait compter les
vierges, les vieillards tremblant sous le poids de
l'âge?... Vous auriez ri de voir les pauvres ferrer
LA CROISADE. 1095-1099. 289
leurs bœufs comme des chevaux, traînant dans des
chariots leurs minces provisions et leurs petits en-
fants ; et ces petits, à chaque ville ou château qu'ils
apercevaient, demandaient dans leur simplicité : N'est ce
pas là cette Jérusalem où nous allons ^ ? »
Le peuple partit sans rien attendre, laissant les
princes délibérer, s'armer, se compter; hommes de
peu de foi ! Les petits ne s'inquiétaient de rien de tout
cela : ils étaient sûrs d'un miracle. Dieu en refuserait-
il un à la délivrance du saint sépulcre? Pierre l'Er-
mite marchait à la tête, pieds nus, ceint d'une corde.
D'autres suivirent un brave et pauvre chevalier, qu'ils
appelaient Ocmtier-s ans-avoir . Dans tant de milliers
d'hommes, ils n'avaient pas huit chevaux. Quelques
Allemands imitèrent les Français et partirent sous la
conduite d'un des leurs, nommé Gottesschalk. Tous
ensemble descendirent la vallée du Danube, la route
d'Attila, la grande route du genre humain ^
Chemin faisant, ils prenaient, pillaient, se payant
d'avance de leur sainte guerre. Tout ce qu'ils pou-
vaient trouver de juifs, ils les faisaient périr dans les
tortures. Ils croyaient devoir punir les meurtriers du
Christ avant de délivrer son tombeau. Ils arrivèrent
ainsi, farouches, couverts de sang, en Hongrie et
dans l'empire grec. Ces bandes féroces y firent hor-
' Guibert de Nogent.
* Les environs du Rhin prirent peu de part à la croisade. —
Orientales Francos, Saxones, Thoringos, Bavarios, Alemannos,
propter schisma quod tempore inter regnum et sacerdotium fuit,
hœc expedito minus permovit Alberic, ap. Leibniz. Accès.,
p. 119. — Voyez Guibert, 1. II, c. i.
T. II. 19
£00 HISTOIRE DE FRANCE.
reur; on les suivit à la piste, on les chassa comme
des bêtes fauves. Ceux qui restaient, l'empereur leur
fournit des vaisseaux, et les fit passer en Asie, comp-
tant sur les flèches d\s Turcs. L'excellente Anne
Comnène est heureuse do croire qu'ils laissèrent dans
la plaine de Nicée des montagnes d'ossements et qu'on
en bâtit les murs d'une ville.
Cependant s'ébranlaient lentement les lourdes ar-
mées des princes, des grands, des chevaliers. Aucun
roi ne prit part à la croisade, mais bien des seigneurs
plus puissants que les rois. Le frère du roi de France,
Hugues de Vermandois, le gendre du roi d'Angle-
terre, le riche Etienne de Blois, Robert Courte-Heuse,
fils de Guillaume le Conquérant, enfin le comte de
Flandre, partirent en même temps. Tous égaux, point
de chef. Le gros Robert, l'homme du monde qui per-
dit le plus gaiement un royaume, n'allait à Jérusalem
que par désoeuvrement. Hugues et Etienne revinrent
sans aller jusqu'au bout.
Le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gille,
était, sans comparaison, le plus riche de ceux qui pri-
rent la croix. Il venait de réunir les comtés de Rouer-
gue, de Nimes et le duché de Narbonne. Cette gran-
deur lui donnait bien d'autres espérances. H avait juré
qu'il ne reviendrait pas; il emportait avec lui des
sommes immenses ^ : tout le Midi le suivait : les sei-
■' Willelm. Tyr., 1. YIII, c. vi, 9, 10. — Guihert. Novig., 1. YII,
c. VIII : Au siège de Jérusalem « il fit crier dans toute rarniée
par les hérauts, que quiconque apporterait trois pierres pour
combler le fossé recevrait un denier de lui. Or, il fallut, pour
acliever cet ouvrage, trois jours et trois nuits. » Radulpli. Ca-
LA CROISADE. 1093-1099. 291
gneurs d'Orange, de Forez, de Roussillon, de Mont-
pellier, de Turenne et d'Albret, sans parler du chef
ecclésiastique de la croisade, l'évêque du Puy, légat
du pape, qui était sujet de Raymond. Ces gens du
Midi, commerçants, industrieux et civilisés comme les
Grecs, n'avaient guère meilleure réputation de piété
ni de bravoure. On leur trouvait trop de savoir et de
savoir-faire, trop de loquacité. Les hérétiques abon-
daient dans leurs cités demi-mauresques; leurs moeurs
étaient un peu mahométanes. Les princes avaient
force concubines. Raymond, en partant, laissa ses
Etats à un de ses bâtards.
dom., c. XV, ap. Muratori, V, 291 : « Il fut tout d'abord un des
principaux cliefs, et plus tard, lorsque l'argent des autres s'en fut
allé, le sien arriva et lui donna le pas. C'est qu'en effet toute cette
nation est économe et non point prodigue, ménageant plus son
avoir que sa réputation; effrayée de l'exemple des autres, elle
travaillait non comme les Francs à se ruiner, mais à s'engraisser
de son mieux. » — Raymond reçut aussi force présents d'Alexis
(... quibus de die in diem de domo régis augebatur. Albert. Aq.,
1. II, c. XXIV, ap. Bongars, p. 20S.) Godefroi en reçut également,
mais il distribua tout au peuple et aux autres chefs. Willelm.
Tyr., 1. II, c. XII.
Guibert. Nov., 1. II, c. xviii. « L'armée de Raymond ne le cé-
dait à aucune autre, si ce n'est à cause de l'éternelle loquacité de
ces Provençaux. » — Radulph. Cadom., c. lxi : « Autant la poule
diffère du canard, autant les Provençaux différaient des Francs
par les mœurs, le caractère, le costume, la nourriture; gens éco-
nomes, inquiets et avides, âpres au travail; mais, pour ne rien
taire, peu belliqueux... Leur prévoyance leur fut bien plus en
aide pendant la famine, que tout le courage du monde à bien des
peuples plus guerriers; pour eux, faute de pain, ils se conten-
taient de racines, ne faisaient pas fl des cosses de légumes; ils
portaient à la main un long fer avec lequel ils cherchaient leur vie
dans les entrailles de la terre : de là ce dicton que chantent encore
292 HISTOIRE DE FRANCE.
Les Normands d'Italie ne furent pas les derniers à
la croisade. Moins riches que les Languedociens, ils
comptaient bien aussi y faire leurs affaires. Les suc-
cesseurs de Guiscard et Roger n'auraient pourtant pas
quitté leur conquête pour cette hasardeuse expédition;
mais un certain Bohémond, bâtard de Robert l'Avisé,
et non moins avisé que son père, n'avait rien eu en
héritage que Tarente et son épée. Un Tancrède, Nor-
mand par sa mère, mais, à ce qu'on croit, Piémontais
du côté paternel, prit aussi les armes. Bohémond
assiégait Amalfl, quand on lui apprit le passage des
croisés. Il s'informa curieusement de leurs noms, de
leur nombre, de leurs armes et de leurs ressources ^ ;
les enfants : « Les Francs à la bataille, les Provençaux à la vic-
tuaille. » Il y avait une chose quïls commettaient souvent par
avidité et à leur grande honte ; ils vendaient aux autres nations
du chien pour du lièvre, de l'àne pour de la chèvre; et, s'ils pou-
vaient s'approcher sans témoin de quelque cheval ou de quelque
mulet bien gras, ils lui faisaient pénétrer dans les entrailles une
blessure mortelle, et la bête mourait. Grande surprise de tous
ceux qui, ignorant cet artifice, avaient vu naguère Tanimal gras,
vif, robuste et fringant : nulle trace de blessure, aucun signe de
mort. Les spectateurs, effrayés de ce prodige, se disaient : Allons-
nous-en, l'esprit du démon a soufflé sur cette bête. Là-dessus,
les auteurs du meurtre approchaient sans faire semblant de rien
savoir, et comme on les prévenait de n'y pas toucher : Nous ai-
mons mieux, disaient-ils, mourir de cette viande que de faim.
Ainsi celui qui supportait la perte s'apitoyait sur l'assassin, tandis
que l'assassin se moquait de lui. Alors s'abattant tous comme des
corbeaux sur ce cadavre, chacun arrachait son morceau, et l'en-
voyait dans son ventre ou au marché. »
* Guil)ert, 1. III, c. i. « Lorsque cette innombrable armée, com-
posée des peuples venus de presque toutes les contrées de TOcci-
dent, eut débarqué dans la Fouille, Bohémond, fils de Robert
Guiscard, ne tarda pas à en être informé. Il assiégeait alors
LA CROISADE. 1093-1099. 29&
puis, sans mot dire, il prit la croix et laissa Amalfi.
Il est curieux de voir le portrait qu'en fait Anne
Comnène, la fille d'Alexis, qui le vit à Constantmople,
et qui en eut si grand'peur. Elle l'a observé avec
l'intérêt et la curiosité dune femme. « Il passait les
plus grands d'une coudée; il était mince du ventre,
large des épaules et de la poitrine; il n'était ni maigre
ni gras. Il avait les bras vigoureux, les mains char-
nues et un peu grandes. A y faire attention, on s'aper-
cevait qu'il était tant soit peu courbé. Il avait la peau
très-blanche, et ses cheveux tiraient sur le blond ; ils
ne passaient pas les oreilles, au lieu de flotter, comme
ceux des autres barbares. Je ne puis dire de quelle
couleur était sa barbe ; ses joues et son menton étaient
rasés; je crois pourtant qu'elle était rousse. Son œil,
d'un bleu tirant sur le vert de mer (T).au-/.ôv), laissait
entrevoir sa bravoure et sa violence. Ses larges
narines aspiraient l'air librement, au gré du coeur
ardent qui battait dans cette vaste poitrine. Il y avait
Amalfi II demanda le motif de ce pèlerinage, et apprit qu'ils
allaient enlever Jérusalem, ou plutôt le sépulcre du Seigneur et
les lieux saints, à la domination des Gentils. On ne lui cacha pas
non plus combien d'hommes, et de noble race et de haut parage,
abandonnant, pour ain.i dire, l'éclat de leurs honneurs, se por-
taient à cette entreprise avec une ardeur inouïe. Il demanda sis
transportaient des armes, des provisions, quelles enseignes ils
avaient adoptées pour ce nouveau pèlerinage ; enfin quels étaient
leurs cris de guerre. On lui répondit qu'ils portaient leurs armes
à la manière française ; qu'ils faisaient coudre à leurs vêtements,
sur l'épaule ou partout ailleurs, une croix de drap ou de toute
autre étoffe, ainsi que cela leur avait été prescrit; qu'enfin, re-
nonçant à l'orgueil des cris d'armes, ils s'écriaient tous humbles
et fidèles : « Dieu le veut! »
29i HISTOIRE DE FRANCE.
de l'agrément dans cette figure, mais l'agrément était
détruit par la terreur. Cette taille, ce regard, il y.avait
en tout cela quelque chose qui n'était point aimable, et
qui même ne semblait pas de l'homme. Son sourire me
semblait plutôt comme un frémissement de menace...
Il n'était qu'artifice et ruse ; son langage était précis,
ses réponses ne donnaient aucune prise '. »
Quelque grandes choses que Bohémond ait faites,
la voix du peuple, qui est celle de Dieu, a donné la
gloire de la croisade à Godefroi^ fils du comte de
Boulogne, margrave d'Anvers, duc de Bouillon et de
Lotliier, roi de Jérusalem. La famille de Godefroi,
issue, dit-on, de Charlemagne, était déjà signalée par
de grandes aventures et de grands malheurs . Son
père, Eustache de Boulogne, beau-frère d'Edouard le
Confesseur, avait manqué l'Angleterre, où les Saxoas
l'appelaient contre Guillaume le. Conquérant. Son
grand-père maternel , Godefroi le Barbu , où le Hardi ,
duc de Lothier et de Brabant, qui échoua de môme en
Lorraine, combattit trente ans les empereurs à la tête
de toute la Belgique , et brûla , dans Aix-la-Chapelle ,
le palais des Carlovingiens. Il fut plusieurs fois chassé,
banni, captif; sa femme, Béatrix d'Esté, mère do la
fameuse comtesse Mathilde, fut indignement retenue
prisonnière par Henri III, qui fxuit par lui ravir son
patrimoine, et donner la Lorraine à la maison d'Al-
sace. Toutefois, quand l'empereur Henri IV fut per-
* Anne Comnène.
* îsé à Bézi, près Isivelle, dans un château qu'on montrait en-
core à la fin du dernier siècle.
LA CROISADE. 101):>109[). 29j
sécuto par les papes, et que tant de gens l'abandon-
naient, le petit-fils du proscrit, le Godefroi de la croi-
sade, ne manqua pas à son suzerain. L'empereur lui
confia l'étendard de l'Empire, cet étendard que la
famille de Godefroi avait fait chanceler, et contre
lequel Mathilde soutenait celui de l'Église. Mais Gode-
froi le raffermit : du fer de ce drapeau, il tua l'anti-
César, Rodolphe, le roi des prêtres (1080), et le porta
ensuite, son victorieux drapeau, sur les murs de
Home, où il monta le premier ^ Toutefois, d'avoir
violé la ville de saint Pierre et chassé le pape, ce fut
une granae tristesse pour cette âme pieuse. Dès que
la croisade fut publiée, il vendit ses terres à l'évoque
de Liège, et partit pour la terre sainte. Il avait dit
souvent, étant encore tout petit, qu'il voulait aller
avec une armée à Jérusalem \ Dix mille chevaliers le
suivirent avec soixante-dix mille hommes de pied,
Français, Lorrains, Allemands.
Godefroi appartenait aux deux nations; il parlait
les deux langues. Il n'était pas grand de taille, et son
frère Baudouin le passait de la tête; mais sa force
était prodigieuse. On dit que d'un coup d'épée il fen-
dait un cavalier de la tête h la sehe; il faisait voler
d'un revers la tête d'un bœuf ou d'un chameau '. V.v
' La fatigue lui causa une fièvre violente, il fit vœu de ne
croiser et fut guéri. (Albéric.)
^ Guibert de Nogent. — Sa mère, sainte Ida, rêva un jour que
le soleil descendait dans son sein. Gela signifiait, dit le biographe
contemporain, que des rois sortiraient d'elle.
3 Robert le Moine. — Une autre fois il coupa un Turc par le
milieu du corps... « Turcus duo factus est Turci : ut inferior alter
296 HISTOIRE DE FRANCE.
Asie, s'étant écarté, il trouva dans nue caverne un
des siens aux prises avec un ours : il attira la bête
sur lui, et la tua, mais resta longtemps alité de ses
cruelles morsures. Cet homme héroïque était d'une
pureté singulière. Il ne se maria point, et mourut
vierge à trente-huit ans ^ .
Le concile de Clermont s'était tenu au mois de no-
vembre 1095. Le 15 août 1096, Godefroi partit avec
les Lorrains et les Belges, et prit sa route par l'Alle-
magne et la Hongrie. En septembre, partirent le fils
de Guillaume le Conquérant, le comte de Blois, son
gendre, le frère du roi de France et le comte de
Flandre; ils allèrent par l'Italie jusqu'à la Fouille;
puis les uns passèrent à Durazzo, les autres tour-
nèrent la Grèce. En octobre, nos Méridionaux, sous
Raymond de Saint-Gille, s'acheminèrent par la Lom-
bardie, le Frioul et la Dalmatie. Bohémond, avec ses
Normands et Italiens, perça sa route par les déserts
de la Bulgarie. C'était le plus court et le moins dan-
gereux; il valait' mieux éviter les villes, et ne rencon-
trer les Grecs qu'en rase campagne. La sauvage appa-
rition des premiers croisés, sous Pierre l'Ermite, avait
épouvanté les "Byzantins ; ils se repentaient amèrement
d'avoir appelé les Francs, mais il était trop tard; ils
entraient en nombre innombrable par toutes les val-
lées, par toutes les avenues de l'empire. Le rendez-
vous était à Constantinople. L'empereur eut beau
in urbem equitaret, alter arcitenens in flumine nataret. » Raoul
de Caen.
* Il avait amené une colonie de moines qu'il établit à Jéru-
salem.
LA CROISADE. 109o-1090. 297
r
leur dresser des pièges, les barbares s'en jouèrent
dans leur force et leur masse : le seul Hugues de
Vermandois se laissa prendre. Alexis vit tout ses
corps d'armée, qu'il avait cru détruire, arriver un à
un devant Constantinople , et saluer leur bon ami
l'empereur. Les pauvres Grecs, condamnés à voir
défiler devant eux cette effrayante revue du genre
humain, ne pouvaient croire que le torrent passât
sans les emporter. Tant de langues, tant de costumes
bizarres, il y avait bien de quoi s'effrayer. La fami-
liarité même, de ces barbares, leurs plaisanteries
grossières, déconcertaient les Byzantins. En atten-
dant que toute l'armée fut réunie, ils s'établissaient
amicalement dans l'empire, faisaient comme chez eux,
prenant dans leur simplicité tout ce qui leur plaisait :
par exemple les plombs des éghses pour les revendre
aux Grecs '. Le sacré palais n'était pas plus respecté.
Tout ce peuple de scribes et d'eunuques ne leur impo-
sait guère. Ils n'avaient pas assez d'esprit et d'ima-
gination pour se laisser saisir aux pompes terribles,
au cérémonial tragique de la majesté byzantine.^ Un
beau lion d'Alexis, qui faisait l'ornement et l'effroi du
palais, ils s'amusèrent à le tuer.
C'était une grande tentation que cette merveilleuse
Constantinople pour des gens qui n'avaient vu que les
villes de boue de notre Occident. Ces dômes d'or, ces
palais de marbre, tous les chefs-d'œuvre de l'art
antique entassés dans la capitale depuis que l'empire
» Ceci ne se rapporte, il est vrai, qu'à la troupe conduite par
pierre l'Ermite.
"108 HISTOIRE dp: FRANCE.
*
s'était tant resserré; tout cela composait un ensemble
étonnant et mystérieux qui les confondait ; ils n'y
entendaient rien : la seule variété de tant d'industries
et de marchandises était pour eux un inexplicable
problème. Ce qu'ils y comprenaient, c'est qu'ils avaient
grande envie de tout cela; ils doutaient même que la
ville sainte valût mieux. Nos Normands et nos Gas-
cons auraient bien voulu terminer là la croisade ; ils
auraient dit volontiers comme les petits enfants dont
parle Guibert : « N'est-ce pas là Jérusalem ? »
Ils se souvinrent alors de tous les pièges que les
Grecs leur avaient dressés sur la route : ils préten-
dirent qu'ils leur fournissaient des aliments nuisibles,
qu'ils empoisonnaient les fontaines, et leur imputèrent
les maladies épidémiques que les alternatives de la
famine et de l'intempérance avaient pu faire naître
dans l'armée. Boliémond et le comte de Toulouse
soutenaient qu'on ne devait point de ménagements à
ces empoisonneurs, et qu'en punition, il fallait prendi'c
Constantinople. On pourrait ensuite à loisir conquérir
la terre sainte. La chose était facile s'ils se fussent
accordés ; mais le Normand comprit qu'en renversant
Alexis, il pourrait fort bien donner seulement l'empire
au Toulousain. D'ailleurs, Godefroi déclara qu'il n'était
pas venu pour faire la guerre à des chrétiens. Bohc-
mond parla comme lui, et tira bon parti de sa vertu.
Il se fit donner tout ce qu'il voulut par l'empereur*.
' On le mena dans une galerie du palai *, où une porte, ouverte
comme par hasard, lui faisait voir une chambre remplie du naut
en bas d'or et d'argent, de bijoux et e merbles précieux. Quelles
LA CROISADE. 10Uo-10a9. 299
Telle fut riiabileté d'Alexis, qu'il trouva moyen ùo
décider ces conquérants, qui pouvaient l'écraser',
à lui faire hommage et lui soumettre d'avance leur
conquête. Hugues jura d'abord, puis Bohémond, puis
Godefroi. Godefroi s'agenouilla devant le Grec, mit ses
mains dans les siennes et se fit son vassal. Il en coûta
peu cà son humilité. Dans la réalité, les croisés ne
pouvaient se passer de Constantinople ; ne la possé-
dant pas, il fallait qu'ils l'eussent au moins pour alliée
et pour amie. Prêtj à s'engager dans les déserts de
l'Asie, les Grecs seuls pouvaient les préserver de leur
ruine. Ceux-ci promirent tout ce que l'on voulut pour
se débarrasser, vivres, troupes auxiliaires, des vais-
seaux surtout pour faire passer au plus tôt le Bos-
phore.
« Godefroi ayant donné l'exemple, tous se réunirent
pour prêter serment. Alors un d'entre eux, c'était un
comte de haute noblesse, eut l'audace de s'asseoir
dans le trône impérial. L'empereur ne dit rien con-
naissant de longue date l'outrecuidance des Latins.
Mais le comte Baudouin prit cet insolent par la main,
et l'ôta de sa place, lui faisant entendre que ce n'était
pas l'usage des empereurs de laisser assis cà côté d'eux
ceux qui leur avait fait hommage , et qui étaient
devenus leurs hommes; il fallait, disait-il, se confor-
mer aux usages du pays où l'on vivait. L'autre ne
conquêtes, s'écria-t-il, ne ferait-on pas avec un tel trésor! Il ekt à
vous, lui dit-on aussitôt. Il se flt peu prier pour accepter. (Anne
Comnène).
' Ils parlaient des Grecs avec un souverain mépris... « Grœ-
culos istos omnium inertissimos, etc. » Guibert de Nogent.
300 HISTOIRE DE FRANCE,
répondait rien, mais il regardait l'empereur d'un air
irrité, murmurant en sa langue quelques mots qu'on
pourrait traduire ainsi : Voyez ce rustre qui est assis
tout seul, lorsque tant de capitaines sont debout!
L'empereur remarqua le mouvement de ses lèvres, et
se fit expliquer ses paroles par un interprète, mais
pour le moment il ne dit rien encore. Seulement, lors-
que les comtes, ayant accompli la cérémonie, se reti-
raient et saluaient l'empereur, il prit à part cet
orgueilleux, et lui demaiida qui il était, son pays et
son origine : « Je suis pur Franc, dit-il, et des plus
nobles. Je ne sais qu'une chose, c'est que dans mon
pays, il y a à la rencontre de trois routes une vieille
église, où quiconque a envie de se battre en duel vient
prier Dieu, et attendre son adversaire. Moi, j'ai eu
beau attendre à ce carrefour, personne n'a osé venir.»
— « Eh bien ! dit l'empereur, si vous n'avez pas encore
trouvé d'ennemi, voici le temps où vous n'en man-
querez pas^ »
Les voilà dans l'Asie, en face des cavaliers turcs.
La lourde masse avance, harcelée sur les flancs. Elle
se pose d'abord devant Nicée. Les Grecs voulaient
recouvrer cette ville; ils y menèrent les croisés. Ceux-
ci, inhabiles dans l'art des sièges, auraient pu, avec
toute leur valeur, y languir à jamais. Ils servirent
du moins à effrayer les assiégés, qui traitèrent avec
Alexis. Un matin les Francs virent flotter sur la ville -
* Anne Comnène.
^ « Il envoya en même temps de grands présents aux chefs,
bollicitant leur bienveillance par ses lettres et par la voix de ses
LA CROISADE. 1095-1099. 301
le drapeau de l'empereur et il leur fut signifié du
haut des murs de respecter une ville impériale.
Ils continuèrent donc leur route vers le midi, fidèle-
ment escortés par les Turcs, qui enlevaient tous les
traîneurs. Mais ils souffraient encore plus de leur
grand nombre.
Malgré les secours des Grecs, aucune provision
ne suffisait, l'eau manquait à chaque instant sur ces
arides collines. En une seule halte, cinq cents per-
sonnes moururent de soif. « Les chiens de chasse
des grands seigneurs, que l'on conduisait en laisse,
expirèrent sur la route, dit le chroniqueur, et les
faucons moururent sur le poing de ceux qui les por-
taient. Des femmes accouchèrent de douleur; elles
restaient toutes nues sur la plaine, sans souci de leurs
enfants nouveau-nés ^ »
Ils auraient eu plus de ressources s'ils eussent eu
de la cavalerie légère contre celle des Turcs. Mais
que pouvaient des hommes pesamment armés contre
ces nuées de vautours ? L'armée des croisés voyageait,
si je puis dire, captive dans un cercle de turbans et
de cimeterres. Une seule fois les Turcs essaimèrent de
les arrêter et leur offrirent la bataille. Ils n'y ga-
députés ; il leur rendit mille actions de grâces pour ce loyal ser-
vice, et pour l'accroissement qu'ils venaient de donner à l'em-
pire. » Willelm. Tyr., 1. III, c. xir. — « Il envoya, dit Guibert,
1. III, c. IX, des dons infinis aux princes, et aux plus pauvres
d'abondantes aumônes; il jetait ainsi des germes de haine parmi
ceux de condition moyenne, dont sa munificence semblait se dé-
tourner. » Voî/. aussi Raymond d'Agiles, p. 142.
' Albert d'Aix.
302 HISTOIRE DE FRANCE.
gnèrent pas ; ils sentirent ce que pesaient les bras de
ceux contre lesquels ils combattaient de loin avec
tant d'avantage; toutefois la perte des croisés fut
immense.
Ils parvinrent ainsi par la Cilicie jusqu'à Antioche.
Le peuple aurait voulu passer outre, vers Jérusalem,
mais les chefs insistèrent pour qu'on s'arrêtât. Ils
étaient impatients de réaliser enfin leurs rêves ambi-
tieux. Déjà ils s'étaient disputé l'épée à la main la
ville de Tarse; Baudouin et Tancrède soutenaient tous
deux y être entrés les premiers. Une autre ville, qui
allait exciter une semblable querelle, fut démolie par
le peuple, qui se souciait peu des intérêts des chefs, et
ne voulait pas être retardé'.
La grande ville d'Antioche avait trois cent soixante
églises, quatre cent cinquante tours. Elle avait été la
métropole de cent cinquante-trois évêchés^ C'était là
une belle proie pour le comte de Saint-Gille et pour
Bohémond. Antioche pouvait seule les consoler d'avoir
manqué Constantinople. Bohémond fut le plus habile.
Il pratiqua les gens de la ville. Les croisés, trompés
comme à Nicée, virent flotter sur les murs le drapeau
rouge des Normands ^ Mais il ne put les empêcher d'y
entrer, ni le comte Raymond de s'y fortifier dans
quelques tours. Ils trouvèrent dans cette grande ville
une abondance funeste après tant de jeûnes. L'épi-
démie les emporta en foule. Bientôt les vivres prodi-
' Raymond d'Agiles.
^ Trois cent soixante églises (Guibert de Nogent). — Alberio
ne compte que trois cent cxuarante églises.
' Foulcher de Chartres.
LA CROISADE. 1095-1099. 303
gués s'épuisèrent, et ils se trouvaient réduits de nou-
veau à la famine, quand une armée innombrable de
Turcs vint les assiéger dans leur conquête. Un grand
nombre d'entre eux, Hugues de France, Etienne de
Blois, crurent l'armée perdue sans ressources, et
s'échappèrent pour annoncer le désastre de la croi-
sade.
Tel. était en effet l'excès d'â,battement de ceux qui
restaient, que Bohémond ne trouva d'autre moyen
pour les faire sortir des maisons où ils se tenaient
blottis que d'y mettre le feu. La religion fournit un
secours plus efïicace. Un homme du peuple, averti par
une vision, annonça aux chefs qu'en creusant la terre
à telle place, on trouverait la sainte lance qui avait
percé le côté de Jésus-Christ'. Il prouva la vérité de sa
révélation en passant dans les llammes, s'y brûla,
mais on n'en cria pas moins au miracle ^ On donna
aux chevaux tout ce qui restait de fourrage, et tandis
que les Turcs jouaient et buvaient, croyant tenir ces
affamés, ils sortent par toutes les portes, et en tète la
sainte lance. Leur nombre leur sembla doublé par les
' Raymond de Agil., p. 15S. « Vidi ego hœc qu^e loquor, et
Dominicam lanceam ibi (in pngna) fercbam. » — Foiilcher de
Chartres s'écrie : Atidite fraudeni et non frdndem! et ensuite :
Jnvenit lanceam, fallaciter occuUatam forsitan, c. x.
* Raymond d'Agiles : « Il se brûla, parce que lui-même il
avait douté un instant; il le dit au peuple en sortant des flammes,
et le peuple glorifia Dieu. » Selon Guibert de Kogent, il t-ortit du
bûcher sain et sauf, mais le peuple se précipita sur lui pour dé-
' chirer ses liabits et en garder les morceaux comme des reliques,
et le pauvre homme, ballotté et meurtri, mourut de fotigue et
d'épuisement.
304 HISTOIRE DE FRAN'CE.
escadrons des anges. L'innombrable armée aes Turcs
fut dispersée, et les croisés se retrouvèrent maîtres
de la campagne d'Antioche et du chemin de Jéru-
salem.
Antioche resta à Bohémond, malgré les efforts de
Raymond pour en garder les tours ^ Le Normand
recueillit ainsi la meilleure part de la croisade. Toute-
fois il ne put se dispenser de suivre l'armée, et de l'ai-
der à prendre Jérusalem. Cette prodigieuse armée
était, dit-on, réduite alors à vingt-cinq mille hommes.
Mais c'étaient les chevaliers et leurs hommes. Le
peuple avait trouvé son tombeau dans l'Asie Mineure
et dans Antioche.
Les Fatemites d'Egypte qui, comme les Grecs,
avaient appelé les Francs contre les Turcs, se repen-
* « Tancrède, dit son historien Raoul de Caen, eut d'abord
grande envie de tomber sur les Provençaux ; mais il se souvint
qu'il est défendu de verser le sang chrétien; il aima mieux re-
courir aux expédients de Guiscard. Il fit entrer ses hommes pen-
dant la nuit, et, lorsqu'ils furent en nombre, ils tirèrent leurs
épéOô et chassèrent les soldats de Raymond, avec force soufflets.
— L'origihe de cette haine, ajoute-t-il, c'était une querelle pour
du fourrage, au siège d'Antioche. Des fourrageurs des deux na-
tions s'étaient trouvés ensemble au même endroit, et s'étaient
battus à qui aurait le blé. — Depuis lors, chaque fois qu'ils se
rencontraient , ils déposaient leurs fardeaux et se chargeaient
d'une grêle de coups de poings ; le plus fort emportait la proie. »
C. 98, 99, p. 316. — Ensuite Raymond et les siens soutinrent
l'authenticité de la sainte lance, « parce que les autres nations,
.dans leur simplicité, y apportaient des offrandes ; ce qui enflait
la bourse de Raymond. Mais le rusé Bohémond {non imprtidens-,
mvAtividus. Rad. Cad., p. 317; Robert. Mon., ap. Bongars,
p. 40) découvrit tout le mensonge. Cela envenima la querelle. »
C. 101, 102.
LA CROISADE. 109o-I099. 30b
tirent de même. Ils étaient parvenus à enlever aux
Turcs Jérusalem, et c'étaient eux qui la défendaient.
On prétend qu'ils y avaient réuni jusqu'à quarante
mille hommes.
Les croisés qui, dans le premier enthousiasme où
les jeta la vue de la cité sainte, avaient cru pou-
voir l'emporter d'assaut, furent repoussés par les as-
siégés. Il leur fallut se résigner aux lenteurs d'un
siège, s'établir dans cette campagne désolée, sans
arbres et sans eau. Il semblait que le démon eut
tout brûlé de son souffle, à l'approche de l'armée
du Christ. Sur les murailles paraissaient des sorcières
qui lançaient des paroles funestes sur les assiégeants.
Ce ne fut point par des paroles qu'on leur ré-
pondit.
Des pierres lancées par les machines des chrétiens
frappèrent une des magiciennes pendant qu'elle fai-
sait ses conjurations ^ .
Le seul bois qui se trouvât dans le voisinage
avait été coupé par les Génois et les Gascons, qui eu
firent des machines, sous la direction du vicomte
de Béarn. Deux tours roulantes furent construites
pour le comte de Saint-Gille et pour le duc de Lor-
raine. Enfin, les croisés ayant fait, pieds nus, pen-
dant huit jours, le tour de Jérusalem, toute l'armée
attaqua; la tour de Godefroi fut approchée des murs,
et le vendredi 15 juillet 1099, à trois heures, à
l'heure et au jour même de la passion, Godefroi de
Bouillon descendit de sa tour sur les murailles de
* Guillaume de Tyr.
T. II. ' 20
306 HISTOIRE DE FRANCE.
Jérusalem. La ville prise, le massacre fut effroyable ^
Les croisés, dans leur aveugle ferveur, ne tenant
aucun compte des temps, croyaient, en chaque infidèle
qu'ils rencontraient à Jérusalem, frapper un des bour-
reaux de Jésus-Christ.
Quand il leur sembla que le Sauveur était assez
vengé, c'est-à-dire quand il ne resta presque personne
dans la ville, ils allèrent avec larmes et géaiisse-
ments, en se battant la poitrine, adorer le saint tom-
beau.
Il s'agit ensuite de savoir quel serait le roi de la
conquête, qui aurait le triste honneur de défendre
Jérusalem. On institua une enquête sur chacun des
princes, afin d'éhre le plus digne; on interrogea leurs
serviteurs, pour découvrir leurs vices cachés. Le
comte de Saint-Gille, le plus riche des croisés, eût
été élu probablement; mais ses serviteurs, craignant
de rester avec lui à Jérusalem, n'hésitèrent pas à
noircir leur maître, et lui épargnèrent la royauté.
Ceux du duc 'de Lorraine, interrogés à leur tf)ur,
après avoir bien cherché, ne trouvèrent rien à dire
contre lui, sinon qu'il restait trop longtemps dans les
éghses, au delà même des offices, qu'il allait toujours
s'enquérant aux prêtres des histoires représentées
dans les images et les peintures sacrées, au grand
mécontentement de ses amis, qui l'attendaient pour le
repas *.
' Les chrétiens indigènes avaient éprouvé, pendant le siège,
les plus cruels traitements de la part des infidèles (Guillaume de
Tyr).
* Guillaume de Tyr.
LA CROISADE. 1093-1099. 30»/
Godefroi se résigna, mais il ne voulut jamais pren-
dre la couronne royale dans un lieu où le Sauveur
en avait porté une d'épines. Il n'accepta d'autre titre
que celui d'avoué et baron du saint sépulcre. Le
patriarche réclamant Jérusalem et tout le royaume, le
conquérant ne fit point d'objection ; il céda tout
devant le peuple, se réservant la jouissance seule-
ment, c'est-cà-dire la défense. Dès la première année il
lui fallut battre une armée innombrable d'Égyptie;is,
qui vinrent attaquer les croisés à Ascalon. C'était une
guerre éternelle, une misère irrémédiable, un long
martyre que Godefroi se trouvait avoir conquis. Dès
le commencement, le royaume se trouvait infesté par
les Arabes jusqu'aux portes de la capitale; l'on osait à
peine cultiver les campagnes. Tancrède fut le seul
des chefs qui voulut bien rester avec Godefroi. Celui-ci
put à peine garder en tout trois cents chevaliers * .
C'était cependant une grande chose pour la chré-
tienté d'occuper ainsi, au milieu des infidèles, le ber-
ceau de sa rehgion. Une petite Europe asiatique y fut
faite à l'image de la grande. La féodalité s'y organisa
dans une forme plus sévère même que dans aucun
pays de l'Occident. L'ordre hiérarchique, et tout le
détail de la justice féodale, y fut réglé dans les
fameuses Assises de Jérusalem par Godefroi et ses
barons. Il y eut un prince de Galilée, un marquis de
Jaffa, un baron de Sidon. Ces titres du moyen âge
attachés aux noms les plus vénérables de l'antiquité
* A Antioche, Tancrède avait juré qu'il n'abmidonnerait pas la
place tant cxu'il lui resterait anarante clievaliors. (Guibert.)
308 HISTOIRE DE FRANCE.
biblique semblent uu travestissement. Que la forte-
resse de David fût crénelée par un duc de Lorraine,
qu'un géant barbare de TOccident, un Gaulois, une
tôte blonde masquée de fer, s'appelât le marquis de
Tyr, voilà ce que n'avait pas vu Daniel.
La Judée était devenue une France. Notre langue,
portée par les Normands en Angleterre et en Sicile,
le fut en Asie par la croisade. La langue française
succéda, comme langue politique, à l'universalité de
la langue latine, depuis l'Arabie jusqu'à l'Irlande. Le
nom de Francs ^ devint le nom commun des Occiden-
* Guibert, 1. II, c. i : « L'année dernière je m'entretenais avec
un arcliidiacre de Mayence au sujet de la rébellion des siens, et
je l'entendais vilipender notre roi et le peuple, uniquement parce
que le roi avait bien accueilli et bien traité paiiout le seigneur
pape Pascal, ainsi cpie ses princes : il se moquait des Français à
cette occa.îion, jusqu'à les appeler par dérision Francons. Je lui
dis alors : « Si vous tenez les Français pour tellement faibles ou
lâches que vous croyez pouvoir insulter par vos plaisanteries à
un nom dont la célébrité s'est étendue jusqu'à la mer indienne,
dites-moi donc à qui le pape Urbain s'adressa pour demander du
secours contre les Turcs? iS'est-ce pas aux Français?» — Id.,
1. IV, c. III : « Nos princes, ayant tenu conseil, résolurent alors
de construire un fort sur le sommet d'une montagne qu'ils
avaient appelée Malregimrcl^ pour s'en faire un nouveau point
«le défense contre les agressions des Turcs. » La langue française
dominait donc dans l'armée des croisés. Yoyez aussi les suites de
la quatrième croisade.
0 (5ac;t).cyç twv jîacrtXjwv, xa'; ip/r,YÔ; tou OpayYizoy atpa-ou. Matthieu
Paris (ad ann. 12oi), et Froissart (t. IV, p. 207) donnent au roi
xie France le titre de Rex regum, et de chef de tous les rois chré-
tiens. — Les Turcs eux-mêmes voulurent descendre des Francs :
« Dicunt se esse de Francorum generatione, et quia nuUus homo
naturaliter débet esse miles nisi Turci et Franci. » Gesta Franco-
rum, ap. Bongars, p. 7.
LA CROISADE. 1093-1099.
309
taux. Et quelque faible encore que fût la royauté
française, le frère du triste Philippe I^r, ce Hugues
de Vermandois qui se sauva d'Antioche, n'en était
pas moins appelé par les Grecs le frère du chef des
princes chrétiens, et du roi des rois.
CHAPITRE IV
Suite de la Croisade. Les Communes. Abaiiard. Première moitié
du Xlle siècle.
Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre, et
de dire : Ceci est bon. Il n'en est pas ainsi de
l'homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien tra-
vaillé, qu'il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et
qu'il le tient enfin, l'objet adoré, il ne le reconnaît
plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût,
et soi-même. Alors ce n'est plus pour lui la peine de
vivre; il n'a réussi, avec tant d'efforts, qu'à s'ôter
son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand
SUITES DE LA CROISADE. 311
il eut conquis l'Asie, et Alaric, quand il eut pris
Rome. Godefroi de Bouillon n'eut pas plutôt la terre
sainte qu'il s'assit découragé sur cette terre, et lan-
guit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous
sommes tous en ceci Alexandre et Godefroi. L'histo-
rien comme le héros. Le sec et froid Gibbon lui-même,
exprime une émotion mélancolique, quand il a fini son
grand ouvra ge^ Et moi, si j'ose aussi parler, j'entre-
vois, avec autant de crainte que de désir, l'époque où
j'aurai terminé la longue croisade à travers les
siècles, que j'entreprends pour ma patrie.
La tristesse fut grande pour les hommes du moyen
âge, quand ils furent au but de cette aventureuse
expédition, et jouirent de cette Jérusalem tant dési-
rée. Six cent mille homme s'étaient croisés. Ils n'é-
taient plus que vingt-cinq mille en sortant d' Antioche ;
et quand ils eurent pris la cité sainte, Godefroi resta
pour la défendre avec trois cents chevaliers: quelques
autres à Tripoli, avec Raymond; à Edesse, avec Bau-
doin; à Antioche, avec Bohémond. Dix mille hommes
revirent l'Europe. Qu'était devenu tout le reste? U
était facile d'en trouver la trace; elle était marquée
par la Hongrie, l'empire grec et l'Asie, sur une route
blanche d'ossements. Tant d'efforts et un tel résultat !
Il ne faut pas s'étonner si le vainqueur lui-même prit
la vie en dégoiit. Godefroi n'accusa pas Dieu, mais il
languit et mourut^.
C'est qu'il ne se doutait pas du résultat véritable de
« Je bongeai que je venais de prendre congé de l'ancien et
agréable compagnon de ma vie. » Mém. de Gibbon.
* Guibert. Nov., 1. VII, 22 : « Un prince d'une tribu voisine o
312 HISTOIRE DE FRANCE.
la croisade. Ce résultat qu'on ne pouvait ni voir, ni
toucher, n'en était pas moins réel. L'Europe et l'Asie
s'étaient approchées, reconnues; les haines d'igno-
rance avaient déjà diminué. Comparons le langage
des contemporains avant et après la croisade.
« C'était chose amusante, dit le farouche Raymond
d'Agiles, de voir les Turcs, pressés de tous côtés par
les nôtres, se jeter en fuyant les uns sur les autres et
se pousser mutuellement dans les précipices : c'était
un spectacle assez amusant et délectable ^ »
Tout est changé après la croisade-. Le frère et suc-
cesseur de Godefroi, le roi Baudouin épouse une
femme issue d'une famille illustre « parmi les gen-
tils du pays. » Lui-même adopte leurs usages, prend
une robe longue, laisse croître sa barbe, et se fait
adorer à l'orientale. Il commence à compter les Sarra-
sins pour des hommes. Blessé, il refuse à ses méde-
cins la permission de blesser un prisonnier pour étu-
dier son maP. Il a pitié d'une prisonnière musulmane
Gentils lui envoya des présents infectés d'un poison mortel. Go-
defroi s'en servit sans défiance, tomba tout à coup malade, s'alita,
et mourut bientôt après. Selon d'autres, il mourut de mort natu-
relle. »...
' Raym. d'Agiles, ap. Bongars, p. 149 : « Jocundum spectacu-
lum tandem post multa tempora nobis factum... Accidit ibi quod-
dam satis nobis jocundum atque delectabile. » — Il raconte en-
core que le comte de Toulouse fit un jour arracher les yeux, cou-
per les pieds, les mains et le nez à ses prisonniers, et il ajoute :
« Quanta ibi fortitudine et consilio cornes claruerit non facile ré-
férendum est. »
* Guibert reconnaît que les Sarra:^ins peuvent atteindre un cer-
tain degré de vertu. « Hospitabatur (Rothbertus Senior) apud ali-
quem... vitae, quantum ad eos, sanctions. »
' Guibert. — Albert dAix dit, en parlant des premiers croisés :
SUITES DE LA CROISADE. 313
qui accouche dans son armée : il arrête sa marche,
plutôt que de l'abandonner dans le déserta
Que sera-ce des chrétiens eux-mêmes? Quels senii-
ments d'humanité, de charité, d'égalité, n'ont-ils pas
eu l'occasion d'acquérir dans cette communauté de ,
périls et d'extrêmes misères ! La chrétienté, réunie un
instant sous un même drapeau , a connu une sorte d(î
patriotisme européen \ Quelques vues temporelles qui
se soient mêlées à leur entreprise, la plupart ont
goûté de la vertu et rêvé la sainteté. Ils ont essayé de
valoir mieux qu'eux-mêmes, et sont devenus chrétiens,
au moins en haine des infidèles ^
« Dieu les punit d'avoir exercé d'affreuses violences contre les
juifs; car Dieu est juste, et ne veut pas qu'on emploie la force
pour contraindre personne à venir à lui. »
' Il lui donna pour la couvrir son propre manteau. (Guillaume
deTyr.)
^ On a vu plus haut que les barons avaient tous renoncé à
leurs cris d'armes pour adopter le cri de la croisade : Dieu le
veut! — Foulcher de Chartres : « Qui jamais a entendu dire
qu'autant de nations, de langues différentes, aient été réunies en
une seule armée, Francs, Flamands, Frisons, Gaulois, Bretons,
Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Écossais,
Anglais, Aquitains, Italiens, Apuliens, Ibères, Daces, Grecs, Ar-
méniens? Si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, il
m'était impossible de lui répondre. Mais, quoique divisés en tant
de langues, nous semblions tous autant de frères et de proches
parents unis dans un même esprit, par l'amour du Seigneur. Si
l'un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui
qui l'avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement, et pen-
dant plusieurs jours, jusqu'à oe qu'à force de recherches il eût dé-
couvert celui qui l'avait perdu, et le lui rendait de son plein gré,
' comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pèle-
rinage. »
' Guib. Nov., 1. IV, c. xv. « Unde fiebat, ut nec mentio scorti,
314 HISTOIRE DE FRANCE.
Le jour où, sans distinction de libres et de serfs,
les puissants désignèrent ainsi ceux qui les suivaient,
NOS PAUVRES, fat l'ère de l'affranchissement ', Le
grand mouvement de la croisade ayant un instant tiré
les hommes de la servitude locale, les ayant menés au
grand air par l'Europe et l'Asie, ils cherchèrent Jéru-
salem , et rencontrèrent la liberté. Cette trompette li-
bératrice de l'archange, qu'on avait cru entendre en
l'an 1000, elle sonna un siècle plus tard dans la prédi-
cation de la croisade. Au pied de la tour féodale, qui
l'opprimait de son ombre, le village s'éveilla. Cet
homme impitoyable, qui ne descendait de son nid do
vautour que pour dépouiller ses vassaux, les arjua
lui-même, les emmena, vécut avec eux, souffrit avec
eux ; la communauté de misères amollit son cœur. Plus
d'un serf put dire au baron : « Monseigneur, je vous
ai trouvé un verre d'eau dans le désert; je vous ai cou-
vert de mon corps au siège d'Antioche ou de Jérusalem.
Il dut y avoir aussi des aventures bizarres, des for-
tunes étranges. Dans cette mortalité terrible, lorsque
tant de nobles avaient péri, ce fut souvent un titre
de noblesse d'avoir survécu. L'on sut alors ce que
nec nomen prostibuli toleraretur haberi : pr8e:-ortim cum pro lioc
ipso scelere, gladiis Deo judice yererentur addici. Quod si gravi-
dam inveniri constitisset aliquam earum mulierum quse proba-
bantur carere maritis, atrocibus tradebatiu- cum suo lenone sup-
pliciis. » — Les mœurs sensuelles des Turcs contrastaient avec
cette chasteté chrétienne. Après la grande bataille d'Antioche, on
trouva dans les champs et les bois des enfants nouveau-nés dont
les femmes turques étaient accouchées pendant le cours de l'ex-
pédition. >■ Guibert, 1. V.
' Raym. -l'Agiles. « Pauperes nostri... »
SUITES DE LA CROISADE. 31d
valait un homme. Les serfs eurent aussi leur histoire
héroïque. Les parents de tant de morts se trouvèrent
parents de martyrs. Ils appliquèrent à leurs pères,
à leurs frères, les vieilles légendes de l'Église. Ils
surent que c'était un pauvre homme qui avait sauvé
Anlioche en trouvant la sainte lance, et que les fils
et les frères des rois s'étaient sauvés d'Antioche. Ils
surent que le pape n'était point allé à la croisade, et que
La sainteté des moines et des prêtres avait été effacée
par la sainteté d'un laïque, de Godefroi de Bouillon.
L'humanité recommença alors à s'honorer elle-
même dans les plus misérables conditions. Les pre-
mières révolutions communales précèdent ou suivent
de près l'an 1100. Ils s'avisèrent que chacun pouvait
disposer du fruit de son travail, et marier lui-inême
ses enfants; ils s'enhardirent à croire qu'ils avaient
droit d'aller et de venir, de vendre et d'acheter, et
soupçonnèrent, dans leur outrecuidance, qu'il pou-
vait bien se faire que les hommes fussent égaux.
Jusque-là cette formidable pensée de l'égalité ne
s'était pas nettement produite. On nous dit bien que
dès avant l'an mil les paysans de la Normandie s'é-
taient ameutés; mais cette tentative fut réprimée
sans peine. Quelques cavaliers coururent les cam-
pagnes, dispersèrent les vilains, leur coupèrent les
pieds et les mains; il n'en fut plus parlée Les pay-
' Will. Gometie, 1. V, ap. Scr. fr. X, 185 : « Rustici unanimes
pcr diversoo totius normanicae patrise plurima agentes conveuti-
cula, juxta suos libitus vivere decernebant ; quatenus tam in bil-
varum compendiis quam in aquarum commerciis, nullo obsistente
ante btatuti jurib obice, legibuo uterentur suis... Truncatis ma-
U
316 HISTOIRE DE FRANCE.
sans, en général, étaient trop isolés. Leurs jacqueries
devaient échouer dans tout le moyen âge. Ils étaient
aussi, malheureusement il faut le dire, trop dégradés
par l'esclavage, trop brutes, trop eifarouchés par
l'excès de leurs maux : leur victoire eût été celle de
la barbarie.
Mais c'était surtout dans les bourgs populeux, qui
s'étaient formés au pied des châteaux, que fermen-
taient les idées d'affranchissement. Les seigneurs laïques
ou ecclésiastiques avaient encouragé la population de
ces bourgades par des concessions de terre, désireux
d'augmenter leur force et le nombre de leurs vas-
saux. Ce n'était pas de grandes et commerçantes
cités, comme dans le midi de la France et dans l'Ita-
lie; mais il y avait un peu d'industrie grossière,
quelques forgerons, beaucoup de tisserands, des bou-
chers, des cabaretiers, dans les villes de passage.
Quelquefois les seigneurs attiraient des artisans habiles,
au moins pour broder l'étoffe ou forger l'armure. Il
fallait bien laisser un peu de hberté à ces hommes;
ils portaient tout dans leurs bras, ils auraient quitté
le pays.
C'était donc par les villes que devait commencer la
liberté, par les villes du centre de la France, qu'elles
s'appelassent villes privilégiées ou communes, qu'elles
eussent obtenu ou arraché leurs franchises. L'occa-
sion, en général, fut la défense des populations contre
l'oppression et les brigandages des seigneurs féo-
daux; en particulier, la défensa ria niû-de-France
nibus ac pedibus, inutiles suis remisit... His rustici expertis, fes-
tinato eoneioi)ibu,s oraîssis, ad sua aratra sunt reversi. »
SUITES DE LA CROISADE.
317
contre le pays féodal par excellence, contre la Nor-
mandie. « A cette époque, dit Orderic Vital, la com-
munauté populaire fut établie par les évoques, de
sorte que les prêtres accompagnassent le roi aux
sièges ou aux combats, avec les bannières de leurs
paroisses et tous les paroissiens. » Ce fut, selon le
même historien, un Montfort (famille Ulustre qui devait,
au siècle suivant, détruire les libertés du midi de la
France et fonder celle d'Angleterre), ce fut Amaury
de Montfort qui conseilla à Louis le Gros, après sa
défaite de Brenneville, d'opposer aux Normands les
hommes des communes marchant sous la bannière de
leurs paroisses (1119). Mais ces communes, rentrées
dans leurs murailles, devinrent plus exigeantes. Ce fut
pour leur humilité un coup mortel d'avoir vu une fois
fuir devant leur bannière paroissiale les grands che-
vaux et les nobles chevaUers, d'avoir, avec Louis le
Gros, mis fin aux brigandages des Rochefort, d'avoir
forcé le repaire des Coucy. Ils se dirent avec le poëte
du xip siècle : « Nous sommes hommes comme ils
sont ; tout aussi grand cœur nous avons ; tout autant
souffrir nous pouvons ^ » Ils voulurent tous quelques
Rob. Wace, Roman du Rou, vers 5979-6038.
V
Li paisan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement.
Ne ki les meu preraierei.ient;
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenuz plusurs parlcmenz...
Privèement ont porp^rlè
Et plusurs l'ont entre els juré
Ke jaraez, par lur volonté,
N'arunt seingnur ne avoè.
Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poeut aveir od elss raisun.
Ne lur gaainz, ne lur laburs;
Chescun jur vunt a grant dolurs...
Tute jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises...
« Pur kei nus laissum damaiier!
« Metum nus fors de lor dangier ;
« Nus sûmes homes cum il sunt,
« Tex membres avum cum ils unt,
« Et altresi gxans cor avum,
« Et altretant sofrir poum.
« Ne nus faut fors cuer sulement;
« Alium nus par serement,
318 HISTOIRE DE FRANCE.
franchises, quelques privilèges; ils offrirent de l'ar-
gent; ils surent en trouver, indigents et misérables
qu'ils étaient, pauvres artisans, forgerons ou tisse-
rands, accueillis par grâce au pied d'un château, serfs
réfugiés autour d'une église; tels ont été les fonda-
teurs de nos libertés. Ils s'ùtèrent les morceaux de la
bouche, aimant mieux se passer de pain. Les seigneurs,
le roi, vendirent à l'euvi ces diplômes si bien payés.
Cette révolution s'accomplit partout sous mille formes
et à petit bruit. Elle n'a été remarquée que dans
quelques villes de l'Oise et de la Somme, qui, placées
dans des circonstances moins favorables, partagées
entre deux seigneurs, laïque et ecclésiastique, s'adres-
sèrent au roi pour faire garantir solennellement des
concessions souvent violées, et maintinrent une liberté
précaire au prix de plusieurs siècles de guerres civiles.
C'est à ces villes qu'on a plus particulièrement donné
le nom de communes. Ces guerres sont un petit, mais
dramatique incident de la grande révolution qui s'ac-
complissait silencieusement et sous des formes diverses
dans toutes les villes du nord de la France.
C'est dans la vaillante et colérique Picardie, dont
les communes avaient si bien battu les Normands,
c'est dans le pays de Calvin et de tant d'autres esprits
révolutionnaires, qu'eurent lieu ces explosions. Les
premières communes furent Noyon, Beauvais, Laon,
les trois pairies ecclésiastiques ^ Joignez-y Saint-
« Nos aveir e nus defendum, « Trente u quarante païsanz
(i E tuit ensemble nus tenum. « Maniables e cumbatans. »
« Es nus voilent guerreier;
« Bien avum, contre un chevalier,
♦ Voy. Thierry, Lettres sur l'Histoire de France.
SUITES DE LA CROISADE. 319
Quentin. L'Eglise avait jeté là les fondements d'une
forte démocratie. Que l'exemple ait été donné par
Cambrai, par les villes de la Belgique, c'est ce que
nous examinerons plus tard, quand nous rencontre-
rons les révolutions tout autrement importantes des
communes de Flandre. Nous ne pourrions ici que
montrer en petit ce que nous trouverons plus loin
sous dos proportions colossales. Qu'est-ce que la com-
mune de Laon à côté de cette terrible et orageuse
cité de Bruges, qui faisait sortir trente mille soldats
de ses portes, battait le roi de France et emprisonnait
l'Empereur ^ Toutefois, grandes ou petites, elles
furent héroïques, nos communes picardes, et combat-
tirent bravement. Elles eurent aussi leur beffroi, leur
tour, non pas inclinée et revêtue de marbre, comme
les miranda d'Italie ^ mais parée d'une cloche sonore
qui n'appelait pas en vain les bourgeois à la bataille
contre l'évêque ou le seigneur. Les femmes y allaient
contre les hommes. Quatre-vingts femmes voulurent
prendre part à l'attaque du château d'Amiens, et s'y
firent toutes blesser ^ ; ainsi plus tard Jeanne Hachette
au siège de Beauvais. Gaillarde et rieuse population
d'impétueux soldats et de joyeux conteurs, pays des
moeurs légères, des fabliaux salés, des bonnes chan-
sons et de Béranger. C'était leur joie, au xii'* siècle,
de voir le comte d'Amiens sur son gros cheval se
risquer hors du pont-levis et caracoler lourdement;
alors les cabaretiers et les bouchers se mettaient har-
' Maximilien, en 1492.
* Miranda^ c'est-à-dire les merveilles,
' GuiLert de Noifent.
320 HISTOIRE DE FRANCE.
diment sur leurs portes et effarouchaient de leurs
risées la bête féodale ^
On a dit que le roi avait fondé les communes. Le
contraire est plutôt vrai^ Ce sont les communes qui
ont fondé le roi. Sans elles, il n'aurait pas repoussé
les Normands. Ces conquérants de l'Angleterre et des
Deux-Siciles auraient probablement conquis la France.
Ce sont les communes, ou pour employer un mot plus
général et plus exact, ce sont les bourgeoisies , qui,
sous la bannière du saint de la paroisse, conquirent la
paix publique entre l'Oise et la Loire ; et le roi à che-
val portait en tête la bannière de l'abbaye de Saint-
Denis ^. Vassal comme comte de Vexin, abbé de Saint-
Martin de Tours, chanoine de Saint-Quentin, défenseur.
des églises, il guerroyait saintement le brigandage
des seigneurs de Montmorency et du Puiset, et l'exé-
crable férocité des Coucy.
Il avait pour lui la bourgeoisie naissante et l'Église.
\) La féodalité avait tout le reste, la force et la gloire.
* Guibert de Nogent.
* Louis VI s'était opposé à ce que les villes de la couronne se
constituassent en communes. Louis VII suivit la même politique;
à son passage à Orléans, il réprima des efforts qu'il regartlait
comme séditieux : « Là, apaisa l'orgueil et la forfennerie d'aucuns
musards de la cité, qui, pour raison de la commune, faisoient
semblant de soi rebeller, et dresser contre la couronne, mais
moult y en eut de ceux qui cher le comparèrent (payèrent) ; car il
en fit plusieurs mourir et détruire de maie mort, selon le fait
qu'ils avoient desservi. » Gr. Ghron. de Saint-Denis. Il abolit la
commune de Vézelay.
^ C'est le fameux Oriflamme. Il devint l'étendard de rois de
France, lorsque Philippe P"" eut acquis le Vexin, qui relevait de
l'abbaye de Saint-Denis.
SUITES DE LA CROISADE. 321
Il était perdu, ce pauvre peut roi, entre les vastes
dominations de ses vassaux. Et plusieurs de ceux-ci
étaient des grands hommes , au moins des hommes
puissants par la vaillance, l'énergie, la richessç.
Qu'était-ce qu'un Philippe P"^, ou même le brave
Louis VI, le gros homme pàle^ entre les rouges Guil- ; ^^
laurne d'Angleterre et de Normandie, les Robert de
Flandre, conquérants et pirates, les opulents Ray-
mond de Toulouse, les Guillaume de Poitiers et les
Foulques d'Anjou, troubadours ou historiens, enfin les
Godefroi de Lorraine, intrépides antagonistes des
empereurs, sanctifiés devant toute la chrétienté par
la vie et la mort de Godefroi de Bouillon ?
Le roi qu'opposait-il à tant de gloire et de puis-
sance ? pas grand'chose, à ce qu'il semble; ce qu'on
ne peut voir ni toucher... le droit. Un vieux droite \^^
rafraîchi de Charlemagne, mais prêché par les prêtres, •
et renouvelé par les poëines qui commencent alors. En
face de ce droit royal, les droits féodaux semblaient
usurpés. Tout fief sans héritier devait revenir au roi,
comme à sa source. Cela lui donnait une grande posi-
tion et beaucoup d'amis. Il y avait avantage à être
bien avec celui qui conférait les fiefs vacants. Cette
qualité d'héritier universel était éminemment popu-
laire. En attendant, l'Église le soutenait, l'alimentait ;
elle avait trop besoin d'un chef militaire contre les
barons pour abandonner jamais le roi. On le vit à
l'époque où Philippe ¥^ épousa scandaleusement Ber-
' Il fut empoisonné dans sa jeunesse, et en resta pâle toute sa
vie. (Orderic Vital.)
T. u. 21
322 HISTOIRE DE FRANCE.
trade de Montfort, qu'il avait enlevée à son mari,
Foulques d'Anjou. L'évêque de Chartres, le fameux
Yves, fulmina contre lui, le pape lança l'interdit, le
concile de Lyon condamna le roi; mais toute l'Égiise
du Nord lui resta favorable; il eut pour lui les évo-
ques de Reims, Sens, Paris, Meaux, Soissons, Noyon,
Senlis, Arras, etc.
Louis VI qui, dans sa vieillebse, fut appelé le Gros,
avait été d'abord surnommé VÉveilIé. Son règne est
en effet le réveil de la royauté. Plus vaillant que son
père, plus docile à l'Église, c'est pour elle qu'il fit ses
premières armes, pour l'abbaye de Saint-Denis, pour
,^es évêchés d'Orléans et de Reims. Si l'on songe que
les terres d'Église étaient alors les seuls asiles de
l'ordre et de la paix, on sentira combien leur défenseur
faisait œuvre cbaritable et humaine. Il est vrai qu'il
y trouvait son compte; les évêques, à leur tour,
armaient leurs hommes pour lui. C'est lui qui proté-
geait leurs pèlerins, leurs marchands, qui affluaient à
leurs foires, à leurs fêtes : il assurait la grande route
de Tours et d'Orléans à Paris, et de Paris à Reims. Le
roi et le comte de Blois et de Champagne s'efforçaient
de mettre un peu de sécurité entre la Loire, la Seine
et la Marne, petit cercle resserré entre les grandes
masses féodales de l'Anjou , de la Normandie , de la
Flandre ; ceUe-ci avançait jusqu'à la Somme. Le cercle
compris entre ces grands fiefs fut la première arène
•de la royauté, le "théâtre de son histoire héroïque.
C'est là que le roi soi^int d'immenses guerres, des
luttes terribles contre ces Ueux de plaisance qui sont
aujourd'hui nos faubourgs. Nos champs prosaïques de
SUITES DE LA CROISADE. 303
Brie et de Hurepoix ont eu leurs Iliades. Les Moutfort
et les Garlande soutenaient souvent le roi; les Coucy,
les seigneurs de Rocliefort,- du Puisct surtout, étaient
contre lui; tous les environs étaient infestés de leurs
brigandages. On pouvait aller encore avec quelque
sûreté de Paris à Saint-Denis ;' mais au delà on ne
chevauchait plus que la lance sur la cuisse; c'était la
sombre et malencontreuse forêt de Montmorency. De
l'autre côté, la tour de Montlhérj exigeait un péage.
Le roi ne pouvait voyager qu'avec une armée, de sa
ville d'Orléans à sa ville de Paris.
La croisade fit la fortune du roi. Ce terrible sei-
gneur de Montlhéry prit la croix, mais il n'alla pas
plus loin qu'Antioche. Quand les chrétiens y furent
assiégés, il laissa là ses compagnons d'armes, ses frè-
res de pèlerinage, se fit descendre des murs avec une
corde, à l'exemple de quelques autres, et revint d'Asie
en Hurepoix avec le surnom de Danseur de corde. Cela
humanisa le fier baron; il donna à l'un des fils du
roi sa fille et son château ^ C'était lui donner la route
entre Paris et Orléans.
L'absence des grands barons ne fut pas moins utile
au roi. Etienne de Blois, qui avait fait comme le sei-
gneur de Montlhéry, voulut retourner en Asie. Le
brillant comte de Poitiers, le roué et le troubadour,
sentit qu'on n'était point un chevalier accompli sans
avoir été à la terre sainte. Il comptait bien trouver
' Philippe !«•• disait à son fils, Louis le Gros : « Age, fili ,erva
excubans turrim, ciijus devexatione pêne consenui, eujus dolo et
fraudulenta nequitia nuaquam paeem Lonam et quietem liabere
potui. » Suo-er.
32i HISTOIRE DE FRANCE'.
romanesques aventures et matière à quelques bons
contes ^ De son duché d'Aquitaine, ne lui souciait
guère. Il offrit au roi d'Angleterre de le lui céder pour
quelque argent comptant. Il partit avec une grande
armée, tous ses hommes, toutes ses maîtresses ^ Pour
les Languedociens, c'était une croisade non interrom-
pue entre Tripoli et Toulouse. Alphonse Jourdain était
comte de Tripoli. Son père avait manqué la royauté
de Jérusalem : elle fut offerte au comte d'Anjou, qui
l'accepta et s'y ruina. Les Angevins n'avaient que
faire de la terre sainte. Pour les populations com-
merçantes et industrielles du Languedoc, à la bonne
heure, c'était un excellent marché ; ils en tiraient les
denrées du Levant, à l'envi des Pisans et des Véni-
tiens.
Ainsi la lourde féodalité s'était mobilisée, déracinée
de la terre. Elle allait et venait, elle vivait sur les
grandes routes de la croisade, entre la France et
Jérusalem. Pour les Normands, ils n'avaient pas
besoin d'autre croisade que l'Angleterre ; elle suffisait
bien à les occuper. Le roi seul restait fidèle au sol de
la France, plus grand chaque jour par l'absence et la
préoccupation des barons. Il commença à deve * '" quel-
que chose dans l'Europe. Il reçut, lui cet adversaire
des petits seigneurs de la banlieue de Paris, une lettix^
de l'empereur Henri IV, qui se plaignait au roi dei.
Celtes de la violence du pape ^ Son titre faisait une
' Il voyageait quelquefois dans ca seul but.
* Guibei't de Kogent. « Examina contr^ixerat puellarum. »
Siffebert de Gemblours.
SUITES DE LA CROISADE. 325
telle illusion sur ses forces, que, des Pyrénées, le
comte de Barcelone lui demanda du secours contre la
terrible invasion des Almoravides qui menaçaient l'Es-
pagne et l'Europe. De même, quand le héros de la
croisade, ce glorieux Bohémond, prince d'Antioche,
vint implorer la compassion du peuple pour les chré-
tiens d'Asie, il crut faire une chose populaire en épou-
sant la sœur de Louis le Gros^ Bohémond n'avait
garde de solliciter les secours des Normands, ses com-
patriotes : le comte de Barcelone se défiait de ses
voisins de Toulouse. Personne ne se défiait du roi de
France.
Ce qui faisait le danger de sa position, mais qui le
rendait cher aux églises et aux bourgeoisies du centre
de la France, c'était le voisinage des Normands. Ils
avaient pris Gisors au mépris des conventions, et de
là , dominaient le Vexin presque jusqu'à Paris. Ces
conquérants ne respectaient rien. La toute petite
royauté de France ne leur aurait pas tenu tête sans la
jalousie de la Flandre et de l'Anjou. Le comte d'An-
jou demanda et obtint le titre de sénéchal du roi de
France. C'était le droit de mettre les plats sur la table;
mais la féodalité ennoblissait tous les offices domes-
tiques; et le comte d'Anjou était trop puissant pour
croire qu'on put tirer jamais parti contre lui de cette
domesticité volontaire, qui équivalait à une étroite
ligue contre les Normands.
Les Normands n'eurent aucun avantage décisif ; ils
n'employaient contre le roi de France que la moindre
Suser.
326 HISTOIRE DE FRANCE.
partie de leurs forcçs. Dans la réalité, la Normandie
* n'était pas chez elle, mais en Angleterre. Leur vic-
toire à Brenneville, dans un combat de cavalerie où
les deux rois se rencontrèrent et firent assez bien de
leur personne, n'eut point de résultat. Dans cette
célèbre bataille du xii® siècle, il y eut, dit Orderic
Vital, trois hommes de tués. Qu'on dise encore que
les temps chevaleresques sont les temps héroïques
(1119).
Cette défaite fut cruellement vengée par les milices
des communes qui pénétrèrent en Normandie et y
commirent d'affreux ravages. Elles étaient conduites
par les évêques eux-mêmes, qui ne craignaient rien
tant que de tomber sous la féodalité normande. Le roi
espérait tirer un parti bien plus avantageux encore de
la protection ecclésiastique, lorsque Calixte II excom-
munia l'empereur Henri V au concile de R.eims, où
siégeaient quinze archevêques et deux cents évêques.
Louis s'y présenta, accusa humblement devant le pape
le roi normand d'Angleterre, Henri Beauclerc, comme
le violateur du droit des gens, et l'allié des seigneurs
qui désolaient les campagnes. « Les évêques, dit-il,
détestaient avec raison Thomas de Marne, brigand
séditieux qui ravageait toute la province ; aussi m'or-
donnèrent-ils d'attaquer cet ennemi des voyageurs ei
de tous les faibles : les loyaux barons de France se
réunirent à moi pour réprimer les violateurs des lois,
et ils combattirent pour l'amour de Dieu avec toute
l'assemblée de l'armée chrétienne. Le comte de Nevers
revenant paisiblement, avec mou congé, de cette ex-
pédition, a été pris et retenu jusqu'à ce jour par le
SUITES DE LA CROISADE. 327
comte Thibaut, quoiqu'une foule de seigneurs ait sup-
plié Thibaut de ma part de le remettre en liberté,
que les évêques aient mis toute sa terre sous l'ana
thème. » Lorsque le roi eut parlé, les prélats français
attestèrent qu'il avait dit la vérité. Mais le pape avait
bien assez de sa lutte contre l'empereur, sans se faire
encore un ennemi du roi d'Angleterre.
Quoi qu'il en soit, le roi de France était tellement
l'homme de l'Égiise, qu'elle lui laissait exercer pai-
siblement ce droit d'investiture pour lequel le pape
excommuniait l'empereur''. Ce droit n'avait pas d'in-
convénient dans la main du protégé des évêques. Louis
d'ailleurs inspirait tant de confiance ! C'était un prince
selon Dieu et selon le monde.
Henri Beauclerc avait supplanté son frère Robert.
Louis le Gros prit sous sa protection Guillaume CUton,
fils de Robert. 11 essaya en vain de l'établir en Nor-
mandie, mais il l'aida à se faire comte de Flandre.
Lorsque le comte de Flandre, Charles le Bon, eut été
massacré par les hommes de Bruges, Louis entreprit
cette expédition lointaine, vengea le comte d'une
manière éclatante, et décida les Flamands à prendre
pour comte le Normand Guillaume Cliton. On s'habi-
tuait ainsi à regarder le roi de France comme le mi
nistre de la Providence.
Plus lointaines encore, et non moins éclatantes,
furent ses expéditions dans le Midi. A l'époque de la
* Les moines de Saint-Denis élilrent Suger pour abbé sans at-
tendre la présentation royale. Louis s'en montra fort irrité, et mit
en prison plusieurs moines. (Suger.) — Ainsi l'exception prouve
ici la règle.
328 HISTOIRE DE FRANCE.
croisade, le comte de Bourges avait vendu au roi son
comtés Cette possession, dont le roi était séparé par
tant de terres plus ou moins ennemies, acquit de l'im-
portance lorsqu'on 1115 le seigneur du Bourbonnais,
voisin du Berry, appela le roi à son secours contre le
frère de son prédécesseur, qui lui disputait cette sei-
gneurie. Louis le Gros y passa avec une armée, et lo
protégea efficacement. Dès lors, il eut pied dans le
Midi. Par deux fois, il y fit une espèce de croisade en
faveur de l'évêque de Clermont, qui se disait opprimé
par le comte d'Auvergne. Les grands vassaux du
Nord, comtes de Flandre, d'Anjou, de Bretagne, et
plusieurs barons normands, le suivirent volontiers.
C'était un grand plaisir pour eux de faire une cam-
pagne dans le Midi. Les réclamations du comte de
Poitiers, duc d'Aquitaine et suzerain du comte d'Au-
vergne, ne furent point écoutées. Quelques années
après, l'évêque du Puy-en-Vélay demanda un privilège
au roi de France, prétextant l'absence de son sei-
gneur, le comte de Toulouse, qui était alors à la
terre sainte (1134).
On vit dès l'an 1124 combien le roi de France était
devenu puissant. L'empereur Henri V, excommunié
au concile de Reims, gardait rancune aux évêques et
au roi. Son gendre Henri Beauclerc l'engageait d'ail-
leurs à envahir la France. L'empereur en voulait, dit-
on, à la ville de Reims. A l'instant toutes les milices
s'armèrent ^ Les grands seigneurs envoyèrent leurs
' Il le lui avait acheté 60,000 liv. Foulques le Rechin avait aussi
céflé le Gâtinai'^. pour obtenir sa neutralité.
* Suger.
SUITES DE LA CROISADE. 329
hommes. Le duc de Bourgogne, le comte de Nevers,
celui de Vermandois, le comte même de Champagne
qui faisait alors la guerre à Louis le Gros en faveur
du roi normand, les comtes de Flandre, de Bretagne,
d'Aquitaine, d'Anjou, accoururent contre les Alle-
mands, qui n'osèrent pas avancer. Cette unanimité do
la France du Nord sous Louis le Gros, contre l'Alle-
magne, semblait annoncer un siècle d'avance la vic-
toire de Bouvines, comme son expédition en Auvergne
fait déjà penser à la conquête du Midi au xiii" siècle.
Telle fut, après la première croisade, la résurrec-
tion du roi et du peuple. Peuple et roi se mirent en
marche sous la bannière de Saint-Denis. Montjoye
Saint-Denys fut le cri de la France. Saint-Denis et l'É-
glise, Paris et la royauté, en face l'un de l'autre. 11 y
eut un centre et la vie s'y porta, un cœur de peuple y
battit. Le premier signe, la première pulsation, c'est
l'élan des écoles, et la voix d'Abailard. La liberté,
qui sonnait si bas dans le beffroi des communes de
Picardie, éclata dans l'Europe par la voix du logicien
breton. Le disciple d'Abailard, Arnaldo de Brescia,
fut l'écho qui réveilla l'Italie. Les petites communes
de France eurent, sans s'en douter, des sœurs dans
les cités lombardes, et dans Rome, cette grande com-
mune du monde antique.
La chaîne des libres penseurs rompue, ce semble,
après Jean le Scot', s'était renouée par notre grand
' Il y a moins de laornij,:; clans la suite des historiens. Les plus
distingués qui parurent furent d'abord des Allemands, comme
Othon de Freysingen, pour célébrer les graïids empereurs de la
maison de Saxe, puis les Normands d'Italie et de France, Guil-
53C HISTOIRE DE FRANCE.
Gerbert, qui fut pape en l'an mil. Élève à Cordoue et
maître à Reims S Gerbert eut pour disciple Fulbert de
Chartres, dont l'élève, Bérenger de Tours, effraya l'É-
glise par le premier doute sur l'eucharistie. Peu
après, le chanoine Rosceliu de Compiègne osa toucher
à la Trinité. Il enseignait de plus que les idées géné-
rales n'étaient que des mots : « L'homme vertueux
est une réalité, la vertu n'est qu'un son. » Cette
réforme hardie habituait à ne voir que des personnifi-
cations dans les idées qu'on avait réalisées. Ce n'était
pas moins que le passage de la poésie à la prose.
Cette hérésie logique fit horreur aux contemporains
de la première croisade; le-nominalisme, comme on
l'appelait, fut étouffé pour quelque temps.
Les champions ne manquèrent pas à l'Église contre
les novateurs. Les lombards Lanfranc et saint Anselme,
tous deux archevêques de Kenterbury, combattirent
Bérenger et Roscehn. Saint Anselme, esprit original,
trouva déjà le fameux argument de Descartes pour
l'existence de Dieu. Si Dieu n'existait pas, je ne pour-
laume Malaterra, Guillaume de Jumiéges, et le chapelain du con-
quérant de l'Angleterre, Guillaume de Poitiers. La France pro-
prement dite avait eu le spirituel Raoul Glaber, et un siècle après,
entre une foule d'historiens de la croisade, l'éloquent Guibeit de
Kogeat; Rajaiiond d'Agiles appartient au Midi.
' Depuis longtemps des écoles de théologie s'étaient formées
aux grands foyers eccléj>iastiques : D'abord à Poitiers, à Reims,
puis au Bec, au Mans, à Auxerre, à Laon et à Liège. Orléans et
Angers professaient spécialement le droit. Des écoles juives
avaient osé s'ouvrir à Béziers, à Lunel, à îîarseille. De savants
rabbins enseignaient à Carcassonne; dans le Nord même, sous le
comte de Champagne, î\ Troyes et Vitry, et dans la ville royale
d'Orléans, '
SUITES DE LA CROISADE. 331
rais le concevoir*. Ce fut pour lui une grande joie d'a-
voir fait cette découverte après une longue insomnie.
Il inscrivit sur son livre : « L'insensé a dit : Il n'y a
pas de Dieu. » Un moine osa trouver la preuve faible,
et intituler sa réponse : Petit Livre pour l'insensé l
Ces premiers combats n'étaient que des préludes. Gré-
goire VII défendit qu'on inquiétât Bérenger^ C'était
alors la querelle des investitures, la lutte matérielle,
la guerre contre l'empereur. Une autre lutte allait
commencer, bien plus grave, dans la sphère de l'intel-
ligence, lorsque la question descendrait de la poli-
tique à la théologie, à la morale, et que la moralité
même du christianisme serait mise en question. Ainsi
Pelage vint après Arius, Abailard après Bérenger.'
L'Église semblait paisible. L'école de Laon et celle
de Paris étaient occupées par deux élèves de saint
Anselme de Kenterbury, Anselme de Laon et Guil-
laume de Champeaux. Cependant, de grands signes
apparaissaient : les Vaudois avaient traduit la Bible en
langue vulgaire, les Institutes furent aussi traduites ;
le droit fut enseigné en face de la théologie, à
Orléans et à Angers. L'existence de l'école de Paris
était pour l'Église un danger. Les idées, jusque-là dis-
persées, surveillées dans les diverses écoles ecclésias-
tiques, allaient converger vers un centre. Ce grand
* Proslogium, en.
* Liljellus pro insipiente.
' Les partisans de l'empereur accusèrent Grégoire d'avoir or-
donné un jeûne aux cardinaux, pour obtenir de Dieu qu'il mon-
'trât qui avait rai,î0n sur le corps du Christ, Bérenger ou l'Église
romaine?
332 HISTOIRE DE FRANCE.
nom d'Université commençait dans la capitale de la
France, au moment où l'universalité de la langue
française semblait presque accomplie. Les conquêtes
des Normands, la première croisade, l'avaient porté
partout, ce puissant idiome philosophique, en Angle-
terre, en Sicile, à Jérusalem. Cette circonstance seule
donnait à la France, à la France centrale, à Paris,
une force immense d'attraction. Le français de Paris
devint peu à peu proverbiale La féodalité avait
trouvé dans la ville royale son centre politique; cette
ville allait devenir la capitale de la pensée humaine.
Celui qui commença cette révolution n'était pas un
prêtre; c'était un beau jeune homme- brillant, aimable,
' Chaucer dit d'une abbesse anglaise de haut parage : « Elle
parlait français parfaitement et gracieusement, comme on l'en-
seigne à Stratford-Athbow, car pour le français de Paris, elle
n'en savait rien. »
* Epibtola I, Heloissas ad Abel. (Abel. et Hel. opéra, edid. Du-
chesne) : « Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exor-
nabat adolescentiaiii? » — Abelardi Liber Calamitatum meai'um,
p. 10 : « Juventutis ei formje gratiâ. »
Abel. liber Calam., p. 12. « Jam (à l'époque de son amour) si
qua invenire licebat carmina, erant amatoria, non philosophiïe
sécréta. Quorum etiam carminum pleraque, adhuc in multis, si-
cut et ipse nosti, frequentantur et decantantur regionibus, ab bis
maxime quos vita simul oblectabat. » — Heloissœ epist. I : « Duo
autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus feminarum quarum-
libet animes statim allicere poteras ; dictandi videlicet, et cantandi
gratia. Quae caeteros minime philosophes assecutos esse novimus,
Quibus quidem quasi ludo quodam laborem exerciti recreans phi-
losopliici, pleraque amatorio métro vel rhythmo composita reli-
quisti carmina, quse prse nimia suavitate tam dictaminis quam
cantus saepius frequentata, tuum in ore omnium nomen incessan-
ter tenebant : ut etiam iliiteratos raelodiae dulcedo tui non sineret
imniemores esse. Atque liinc maxime in amorem tuum feminai
SUITES DE LA CROISADE. 333
de noble race'. Personne ne faisait comme lui des
vers d'amour en langue vulgaire; il les chantait lui
même. Avec cela, une érudition extraordinaire pour le
temps : lui seul alors savait le grec et l'hébreu. Peut-
être avait-il fréquenté les écoles juives (il y en avait
plusieurs dans le Midi), ou les rabbins de Troyes, de
Vitry ou d'Orléans. Il y avait alors deux écoles prin-
cipales à Paris, la vieille école épiscopale du parvis
Notre-Dame, et celle de Sainte-Geneviève, sur la mon-
tagne où brillait Guillaume de Champeaux. Abailard
vint s'asseoir parmi ses élèves, lui soumit des doutes,
l'embarrassa, se joua de lui, et le condamna au
silence. Il en eût fait autant d'Anselme de Laon, si le
professeur, qui était évêque, ne l'eût chassé de son
diocèse. Ainsi allait ce chevalier errant de la dialec-
tique, démontant les plus fameux champions. Il dit lui-
même qu'il n'avait renoncé à l'autre escrime, à celle
des tournois, que par amour pour les combats de la
parole ^ Vainqueur dès lors et sans rival, il enseigna
suspirabant. Et cum horiim pars maxiraa carminum nostros de-
cantaret amores, multia me regionibus brevi tempore nunciavit,
et multarum in me feminarum aecendit iuvidiam. »
Liber Calam., p. 4. « Et quoniam dialecticorum rationum ar-
maturam omnibus philosophise documentis prsetuli, bis armis alia
commutavi et trojjhaeis bellorum conflictus prgetuli disputatio-
num. Praeinde diversas disputando perambulans provineias »
Liber. Calam., p. 5. « Quoniam de potentibus terras nonnuUos
ibidem habebat (Guillelmus Campellensis) semulos, fretus eorum
auxilio, Yoti mei compos extiti. »
' Né en ■10'79, près de Nantes, il était flls aîné, et renonça à son
droit d'aînesse.
* On voit par une de ses lettres qu'il avait d'abord étudié les
lois.
334 HISTOIRE DE FRANCE.
à Paris et à Melim, où résidait Loiiis îe Gros et où les
seigneurs commençaient à venir en foule. Ces cheva-
liers encourageaient un homme de leur ordre qui
avait battu les prêtres sur leur propre terrain, et qui
réduisait au silence les plus suffisants des clercs.
Les prodigieux succès d'Al.ailard s'expliquent aisé-
ment. Il semblait que pour la première fois l'on enten-
dait une voix libre, une voix humaine. Tout ce qui
s'était produit dans la forme lourde et dogmatique de
renseignement clérical, sous la rude envelopiie du
moyen âge, apparut dans l'élégance antique, qu'Abai-.
lard avait retrouvée. Le hardi jeune homme simpli-
fiait, expliquait, popularisait, humanisait'. A peine
laissait-il quelque chose d'obscur et de divin dans
les plus formidables mystères. Il semblait que jus-
que-là rÉghse eût bégayé, et qu'Abailard parlait.
' « De là l'enivrement des laïques et la stupéfaction des doc-
teurs. Nouveau Pierre l'Ermite d'une croisade intellectuelle, il
entraînait après lui une jeunesse tourmentée de l'inextinguible
soif de savoir, aventureuse et militante, impatiente de s'élancer
vers un autre Orient inconnu, et d'y conquérir, non pas le tom-
beau du Chribt, mais le Verbe éternellement vivant et Dieu lui-
même. De l'Europe entière accouraient par milliers ces jeunes et
ardents pèlerins de la pensée, tout bardés de logique et tout hé-
rissés de syllogismes. « Rien ne les arrêtait, dit un contemporain,
ni la distance, ni la profondeur des vallées, ni la hauteur des
montagnes, ni la peur des brigands, ni la mer et ses tempêtes. La
France, la Bretagne, la Normandie, le Poitoi:, la Gascogne, l'Es-
pagne, l'Angleterre, la Flandre, les Teutons et les Suédois célé-
braient ton génie, t'envoyaient leurs enfants ; et Rome, cette maî-
tresse des sciences, montrait en te passant ses disciples, que ton
savoir était encore supérieur au sien. » (Foulques, prieur de
Deuil.) « Lui seul, ajoute un autre de ses admirateurs, savait tout
ce qu'il est possible de savoir. » De son école, où cinq mille audi-
SUITES DE LA CROISADE. 333
Tout devenait doux et facile; il traitait poliment la
religion, la maniait doucement, mais elle lui fondait
dans la main. Il ramenait la religion à la philosophie, à
la morale, à l'humanité ^ Le crime lï est pas dans Vacte,
disait-il, mais dans Viniention, dans la conscience.
Ainsi plus de péché d'habitude ni d'ignorance. Ceux-
là même n'ont pas pécîié qiii ont crucifié Jésus, sans
savoir qiûil fût le Sauveur. Qu'est-ce que le péché ori-
ginel? Moins un péché qiûune peine. Mais alors pour-
quoi la rédemption, la passion, s'il n'y a pas eu
péché? Cest un acte de pur amours Bieu a voulu subs-
tituer la loi de V amour à celle de la crainte.
Cette philosophie circula rapidement : elle passa en
leurs ordinairement venaient acheter sa doctrine à prix d'or, sor-
tirent successivement un pape (Célestin II, dix-neuf cardinaux,
plus de cinquante évêques ou archevêques, une multitude infinie
de docteurs, et avec eux une espèce de régénération intérieure
de rÉglise d'Occident. » Les Réformateurs au xii« siècle, par
M. N. Peyrat, p. 128, 1860.
' C'est, comme on le sait, à Sainte-Geneviève, au pied de la
tour (très-mal nommée) de Clovis, qu'ouvrit cette grande école.
De cette montagne sont descendues toutes les écoles modernes. Je
vois au pied de cette tour, une terrible assemblée, non-seulement
les auditeurs d'Abailard, cinquante évèques, vingt cardinaux,
deux papes, toute la scolastique; non-seulement la savante Hé-
loïse, l'enseignement des langues et Is Renaissance, mais Arnaldo
de Brescia, la Révolution.
Quel était donc ce prodigieux enseignement, qui eut de tels ef-
fets? Certes, s'il n'eût été rien que ce qu'on a conservé, il y aurait
lieu de s'étonner. Mais or: entrevoit fort bien qu'il y eut tout autre
chose. C'était plus qu'une science, c'était un esprit, esprit surtout
de grande douceur, efiort d'une logique humaine pour interpréter
la sombre et dure théologie du moyen âge. C'est par là qu'il en-
leva le monde, bien plus que par sa logique et sa théorie des uni-
versaux.
336 HISTOIRE DE FRANCE.
un instant la mer et les Alpes ^; elle descendit dans
tous les rangs. Les laïques se mirent à parler des
choses saintes. Partout, non plus seulement dans les
écoles, mais sur les places, dans les carrefours,
grands et petits, hommes et femmes, discouraient sur
les mystères. Le tabernacle était comme forcé; le
Saint des saints traînait dans la rue. Les simples
étaient ébranlés, les saints chancelaient, l'Église se
taisait.
Il y allait pourtant du christianisme tout entier : il
était attaqué par la base. Si le péché originel n'était
plus un péché, mais une peine, cette peine était
injuste, et la Rédemption inutile. Abailard se défen-
dait d'une telle conclusion; mais il justifiait le chris-
tianisme par de si faibles arguments, qu'il l'ébran-
lait plutôt davantage en déclarant qu'il ne savait pas
de meilleures réponses. Il se laissait pousser à l'ab-
surde, et puis il alléguait l'autorité et la foi.
Ainsi l'homme n'était plus coupable, la chair était
• Guil. de S. Theodor. epist. ad S. Bern. (ap. S. Bernard!
opéra, t. I, p. 302) : « Libri ejus transeunt maria, transvolant
A-lpes. » — Saint Bernard écrit en 1140, aux cardinaux de Rome :
« Legite, si placet, librum Petr. Abelardi, quem dicit Theologias;
ad manum enim est, cum, sicut gloriatur, a pluribus lectitetur in
Curia. »
Les évëques de France écrivaient au pape, en 1140 : « Cum
per totam fere Galliam, in civitatibus, vicis et castellis, a scho-
laribus, non solum inter scholas, sed etiam triviatim, nec a lit-
teratis aut provectis tantum, sed a pucris et simplicibus, aut
certe stultis, de S. Trinitate, quse Deus est, disputaretur... »
T. Bernardi opéra, I, 309. — S. Bern. epist. 88 ad Cardinales :
« Irridetur simplicium fldes, eviscerantur arcana Dei, quces-
tiones de altisisimis rébus temerarie ventilantur. »
SUITES DE LA CROISADE. 337
justifiée, réhabilitée. Tant de souffrances, par les-
quelles les hommes s'étaient immolés, elles étaient
superflues. Que devenaient tant de martyrs volon-
taires, tant de jeûnes et de macérations, et les veilles
des moines, et les tribulations des solitaires, tant de
larmes versées devant Dieu? Vanité, dérision. Ce Dieu
était un Dieu aimable et facile, qui n'avait que faire de
tout cela*.
L'Église était alors sous la domination d'un moine,
d'un simple abbé de Clairvaux, de saint Bernard. Il
était noble, comme Abailard. Originaire de la haute
Bourgogne \ du pays de Bossuet et de Buffon, il avait
été élevé dans cette puissante maison de Cîteaux, sœur
et rivale de Cluny, qui donna tant de prédicateurs
illustres, et qui fit, un demi-siècle après, la croisade
des Albigeois. Mais saint Bernard trouva Cîteaux trop
splendide et trop riche; il descendit dans la pauvre
Champagne et fonda le monastère de Clairvaux, dans
la mllée (TAhsiiitlhe. Là, il put mener à son gré cette
vie de douleurs, qu'il lui fallait. Rien ne l'en arracha;
jamais il ne voulut entendre à être autre chose qu'un
moine. Il eût pu devenir archevêque et pape. Forcé
de répondre à tous les rois qui le consultaient, il se
trouvait tout-puissant malgré lui, et condamné à gou-
verner l'Europe. Une lettre de saint Bernard fit sortir
• Tel est le point de vue chrétien au moyen âge. Je l'ai exposé
dans sa rigueur. Gela seul explique comment ALailard, dans sa
lutte avec saint Bernard, fut condamné sans être examiné, sans
être entendu.
^ Sa mère était de Montbar, du pays de Buflfon. Montbar n'est
pas lom de Dijon, la patrie de Bossuet. - Il était né en 1091.
T. II.
22
33? HISTOIRE DE FRANCE.
de la Champagne l'armée du roi de France. Lorsque
le schisme éclata par l'élévation simultanée d'Inno-
cent II et d'Anaclet, saint Bernard fut chargé par
l'Église de France de choisir, et choisit Innocenta
L'Angleterre et -l'Italie résistaient : l'abbé de Clair
vaux dit un mot au roi d'Angleterre; puis, prenant le
pape par la main , il le mena par toutes les villes
d'Italie, qui le reçurent à genoux. On s'étoutfait pour
toucher le saint, on s'arrachait un fil de sa robe ; toute
sa route était tracée par des miracles.
Mais ce n'étaient pas là ses plus grandes affaires ;
ses lettres nous l'apprennent. Il se prêtait au monde,
et ne s'y donnait pas : son amour et son trésor étaient
ailleurs. Il écrivait dix lignes au roi d'Angleterre, et
dix pages à un pauvre moine. Homme de vie inté-
rieure, d'oraison et de sacrifice, personne, au milieu
du bruit, ne sut mieux s'isoler.
Les sens ne lui disaient plus rien du monde . II
marcha, dit son biographe, tout un jour le long du
lac de Lausanne, et le soir demanda où était le lac. Il
buvait de l'huile pour de l'eau, prenait du sang cru
pour du beurre. Il vomissait presque tout aliment.
C'est de la Bible qu'il se nourrissait, et il se désalté-
rait de l'Évangile. A peine pouvait-il se tenir debout,
et il trouva des forces pour prêcher la croisade à cent
mille hommes. C'était un esprit plutôt qu'un homme
iju'on croyait voir, quand il paraissait ainsi devant la
* VoT/. sur cette affaire les lettres de saint Bernard aux villes
d'Italie (à Gênes, à Pise, à Milan, etc.), à l'impératrice, au roi
d'Angleterre et à l'empereur.
SUITES DE LA CROISADE. 339
foule, avec sa barbe rousse et blanche, ses blonds et
blancs cheveux; maigre et faible, à peine un peu de
vie aux joues*. Ses prédications étaient terribles ; les
mères en éloignaient leurs flls, les femmes leurs
maris; ils l'auraient tous suivi aux monastères. Pour
lui, quand il avait jeté le souffle de vie sur cette mul-
titude, il retournait vite à Clairvaux, rebâtissait près
du couvent sa petite loge de ramée et de feuilles ^ et
calmait un peu dans l'explication du Cantique des can-
tiques, qui l'occupa toute sa vie, son âme malade
d'amour.
Qu'on songe avec quelle douleur un tel homme dut
apprendre les progrès d'Abailard, les envahissements
de la logique sur la religion, la prosaïque victoire du
raisonnement sur la foi... C'était lui arracher son
Dieu!
Saint Bernard n'était pas un logicien comparable à
son rival; mais celui-ci était parvenu à cet excès de
prospérité où l'infatuation commune nous jette dans
quelque grande, faute. Tout lui réussissait. Les hom-
mes s'étaient tus devant lui; les femmes regardaient
* Gaufridus : « Subtilissima cutis in genis modice rubens. »
* Guill. de S. Theod. « Jusqu'ici tout ce qu'il a lu dans les
saintes Écritures, et ce qu'il y sent spirituellement, lui est venu
en méditant et en priant dans les champs et dans les forêts, et il a
coutume de dire en plaisantant à ses amis, qu'il n'a jamais eu en
cela d'autres maîtres que les chênes et les hêtres. » — Saint Ber-
nard écrivit à un certain Murdach qu'il engage à se faire moine :
« Experto crede; aliquid amplius in silvis invenies quam in
libris. Ligna et lapides docebunt te quod a magistris audire non
posais... An non montes sfiUant dulcedinem, et colles fluunt lac et
mel, et valles abundant frumento? »
340 HISTOIRE DE FRANCE.
toutes avec amour un jeune homme aimable et invin-
cible, beau de figure et très-puissant d'esprit, traînant
après soi tout le peuple. « J'en étais venu au point,
dit-il, que quelque femme que j'eusse honoré de mon
amour, je n'aurais eu à craindre aucun refus. » Rous-
seau dit précisément le même mot en racontant dans
ses Confessions le succès de la Nouvelle Reloue.
L'Héloïse du xii^ siècle était une pauvre orpheline,
d'origine incertaine, mais de naissance cléricale et
monastique ^ Née vers 1101, elle était de l'âge de la
renommée d'Abailard. Le prieuré d'Argenteuil fut
l'asile de son enfance délaissée. De ce cloître, où elle
apprit le latin, le grec et même l'hébreu, elle vint à
l'âge de dix-sept ans dans la maison de son oncle,
près de la cathédrale de Paris. Toute jeune, belle,
savante, déjà célèbre, elle reçut les leçons d'Abailard.
On sait le reste.
Il renonça au monde, et se fit bénédictin à Saint-
Denis (vers 1119). Les désordres des religieux le ré-
voltèrent. Une occasion se présenta pour quitter l'ab-
baye. Ses anciens disciples vinrent réclamer son
enseignement. 11 lui fallait le bruit, le mouvement, le
monde. Il reparut dans sa chaire et retrouva son
auditoire, sa popularité, ses triomphes. Le prieuré do
Maisoncelle^ qui lui avait été offert pour rouvrir son
* Elle était fille, à ce qu'on croit, d'Her.sendis, première abbesse
•(le Sainte-Marie-aux-Bois, près de Sézanne, en Champagne ; ou,
selon d'autres suppositions, d'une autre mère inconnue et d'un
Tieux prêtre, qui la faisait passer pour sa nièce, de Fulbert, cba-»
noine de Notre-Dame. (N. Peyrat, 186(1!*)
» Sur les terres de Thibauld, comte de Champagne.
SUITES DE LA CROISADE. 341
école, « ne pouvait plus contenir les clercs accourus
dans ses murs. Ils dévoraient le pays, ils desséchaient
les ruisseaux. Les écoles épiscopales étaient désertes.»
On attaqua son droit d'enseigner. On attaqua sa
méthode. L'archevêque de Reims, ami de saint Ber-
nard, assembla contre lui un concile à Soissons. Abai-
lard faillit y être lapidé par le peuple. Opprimé par le
tumulte de ses ennemis, il ne put se faire entendre,
brûla ses livres et lut, à travers ses larmes, tout ce
qu'on voulut. Il fut condamné sans être examiné, . ses
ennemis prétendirent qu'il suffisait qu'il eût enseigné
sans l'autorisation de l'Eglise.
Enfermé à Saint-Médard de Soissons, puis réfugié à
Saint-Denis, il fut obligé de fuir cet asile. Il s'était
avisé de douter que saint Denys l'aréopagite fût jamais
venu en France. Toucher à cette légende, c'était s'at-
taquer à la religion de la monarchie ^ La cour, qui
le soutenait, l'abandonna dès lors. Il se sauva sur les
terres du comte de Champagne, se cacha dans un lieu
désert, sur l'.rduzon, à deux lieues deNogent. Devenu
pauvre alors, et n'ayant qu'un clerc avec lui, il se
bâtit de roseaux une cabane, et un oratoire en l'hon-
neur de la Trinité, qu'on l'accusait de nier. Il nomma
cet ermitage le Consolateur, le Paraclet. Mais ses
disciples ayant appris où il était affluèrent autour de
lui; ils construisirent des cabanes, une ville s'éleva
dans le désert, à la science, à la liberté : il fallut bien
qu'il remontât en chaire et recommençât d'enseigner.
' Il Youlut aussi réformer les mœurs du couvent. Cela déplut
à la cour, dit-il lui-même.
342 HISTOIRE DE FRANCE.
Mais on le força encore de se taire, et d'accepter le
prieuré de Saint-Gildas, dans la Bretagne bretonnante,
dont il n'entendait pas la langue. C'était son sort de
ne trouver aucun repos. Ses moines bretons, qu'il
voulait réformer, essayèrent de l'empoisonner dans le
calice. Dès lors, l'infortuné mena une vie errante, et
songea même, dit-on, à se réfugier en terre infidèle.
Auparavant, il voulut pourtant se mesurer une fois
avec le terrible adversaire qui le poursuivait partout
de son zèle et de sa sainteté. A l'instigation d'Arnaldo
de Brescia, il demanda à saint Bernard un duel logi-
que par-devant le concile de Sens. Le roi, les comtes
de Champagne et de Nevers , une foule d'évêques
devaient assister et juger des coups. Saint Bernard
y vint avec répugnances sentant son infériorité. Mais
les menaces du peuple et les cruelles inimitiés ecclé-
siastiques le tirèrent d'affaire.
Abailard était condamné d'avance. On se borne à
lui lire les passages incriminés extraits de ses livres
par ses ennemis, au gré de leur haine. On ne lui
laisse d'autre alternative que le désaveu ou la sou-
mission. Entre ces seigneurs prévenus, ces docteurs
inexorables, et le peuple ameuté dont il entend les
clameurs au dehors, Abailard se trouble, s'irrite,
s'égare; il dénie la compétence du concile dont il
avait sollicité la convocation et se contente d'en appe-
ler au pape. Innocent II devait tout à saint Bernard,
* « Sciebam in hoc regii consilii esse, ut quo minus regularis
abbatia illa esset, magis régi esset subjecta et utilis, quantum
videlicet ad lucra temooralia. » Liber Calamit., p. 27.
SUITES DE LA CROISADE. 343
et il haïssait Abailard dans son disciple Arnaldo de
Brescia, qui courait alors l'Italie, et appelait les villes
à la liberté. Il ordonna d'enfermer Abailard. Celui-ci
l'avait provenu en se réfugiant de lui-môme au mo-
nastère de Cluny. L'abbé Pierre-le-Vénérablc répondit
d'Abailard; il y mourut au bout de deux ans.
Telle fut la fin du restaurateur de la philosophie au
moyen âge, fils de Pelage, père de Descartes, et Bre-
ton comme eux^ Sous un autre point de vue, il peut
passer pour le précurseur de l'école humaine et sentl-
' S. Bern. epist. 189 : « Abnui, tum quia puer sum, et ille vir
bellator ab adolescentia : tum quia judicarem indignum rationem
fldei humanis committi ratiunculis agitandam. »
S. Bern. epist. ad papam, p. 182 : « Procedit Golias (Abaslar-
dus)... antécédente quoque ipsum ejus armigero, Arnaldo de
Brixia. Squama squamse conjungitur, et nec spiraculum incedit
per eas. Si quidem iiibilavit apis, quœ erat in Francia, api de
I+alia, et venerunt in unum adversus Dominum. » — Epist. ad
episc. Constant., p. 187 : « Utinam tara sanse esset doctrinse
quam district83 est vitse! Et si vultis scire, homo est neque man-
ducans, neque bibens, solo cum diabolo esuriens et sitiens san-
guinem animarum. » — Epist. ad Guid., p. 188 : « Cui caput co-
lumba3, cauda scorpionis est; quem Brixia evomuit, Roma eixhor-
ruit, Francia rcpulit, Germania abominatur, Italia non vult reci-
pere. » — Il avait eu aussi pour maître Pierre de Brueys. Bu-
lœus, Hist. Universit. Paris., II, 155. Platina dit qu'on ne sait s'il
fut prêtre, moine ou ermite. — Tritliemius rapporte qu'il disait
en chaire, en s'adressant aux cardinaux : « Scio quod me brevi
clam occidetis?... Ego testera invoco cœlura et tcrram quod an-
nuntiaverim vobis ea qua) raihi Dominus prœcepit. Vos autera
contemnitis me et creatorera vestrum. Nec mirum si hominem
me peccatorera vobis veritatem . annuntiantera morti tradituri
estis, cum etiam si S. Petrus hodie resurgeret, et vitia.vestra
qute nimis multiplica sunt, reprehenderet, et minime parceretis. »
Ibid., 106.
Mi HISTOIRE DE FRANCE.
mentale, qiii s'est reproduite dans Fénelon et Rous-
seau ^ On sait que Bossuet, dans sa querelle avec
Fénelon, lisait assidûment saint Bernard. Quant à
Rousseau , pour le rapprocher d'Abailard, il faut con-
sidérer en celui-ci ses deux disciples, Arnaldo et Hé-
loïse, le républicanisme et l'éloquence passionnée. Dans
Arnaldo est le germe du Contrat social, et dans les
lettres de l'ancienne Héloïse, on entrevoit la Nouvelle.
Il n'est pas de souvenir plus populaire en France
que celui de l'amante d'Abailard. Ce peuple si ou-
blieux, en qui la trace du moyen âge se trouve si
complètement effacée, ce peuple qui se souvient des
dieux de la Grèce plus que de nos saints nationaux, il
n'a pas oublié Héloïse. Il visite encore le gracieux
monument qui réunit les deux époux ^ avec autant
d'intérêt que si leur tombe eût été creusée d'hier. C'est
la seule qui ait -survécu de toutes nos légendes d'amour.
La chute de l'homme fit la grandeur de la femme :
sans le malheur d'Abailard, Héloïse eût été ignorée ;
elle fût restée obscure et dans l'ombre; elle n'eût
voulu d'autre gloire que celle de son époux. A l'époque
de leur séparation, elle prit le voile, et lui bâtit le
Paraclet, dont elle devint abbesse. Elle y tint une
' Jean de Sali&bury explique parfaitement qu'après la disper-
sion de l'école d'Abailard et la victoire du mystici&me, plusieurs
s'enterrèrent dans les cloîtres. D'autres, Jean lui-même, qui de-
vint le client de l'ami du pape Adrien IV, se tournèrent vers le
néant des cours (nugis curialibus). D'autres plus sérieux parti-
rent pour Salerne ou Montpellier, où les croyants de la nature et
de la science trouvaient < un abri. Yoir Renaissance, Introduc-
tion.
* A Paris, au cimetière de l'Est.
SUITES DE LA CROISADE. 315
grande école ae théologie, de grec et d'hébreu. Plu-
sieurs monastères semblables s'élevèrent autour, et
quelques années après la mort d'Abailard, Héloïse fut
déclarée chef d'ordre par le pape. Mais sa gloire est
dans son amour si constant et si désintéressé.
La froideur d'Abailard fait un étrange contraste
avec l'exaltation des sentiments exprimés par Héloïse :
« Dieu le sait! en toi, je ne cherchai que toi! rien de
toi, mais toi-même, tel fut l'unique objet de mon
désir. Je n'ambitionnai nul avantage, pas même le
lien de l'hyménée; je ne songeai, tu ne l'ignores pas,
à satisfaire ni mes volontés, ni mes voluptés, mais les
tiennes. Si le nom d'épouse est plus saint, je trouvais
plus doux celui de ta maîtresse, celui (ne te fcàche
point) de ta concubine {conciibinm tel scorti). Plus je
m'humihais pour toi, plus j'espérais gagner dans ton
cœur. Oui ! quand le maître du monde, quand l'empe-
reur eût voulu m'honorer du nom de son épouse,
j'aurais mieux aimé être appelée ta maîtresse que sa
femme et son impératrice {tua dici meretrix, quam
illus im2)erairix). » Elle explique d'une m.anière singu-
lière pourquoi elle refusa longtemps d'être la femme
d'Abailard : « N'eût-ce pas été chose méséante et
déplorable, que celui que la nature avait créé pour
tous, une femme se l'appropriât et prît pour elle seule..
Quel esprit tendu aux méditations de la philosophie ou
des choses sacrées, endurerait les cris des enfants, les
bavardages des nourrices, le trouble et le tumulte des
serviteurs et des servantes * ? »
' C'est Abailard qui rapporte ces paroles.
346 HISTOIRE DE FRANCE.
La forme seule des lettres d'Abailard et d'Héloïse in-
dique combien la passion d'Héloïse obtenait peu de
retour. Il divise et subdivise les lettres de son amante,
il y répond avee méthode et par chapitres. Il intitule
les siennes : « A l'épouse de Christ, l'esclave de Christ. »
Ou bien : « A sa chère sœur en Christ, Abailard, son
frère en Christ. » Le ton d'Héloïse est tout autre : « A
son maître, non, à son père; à son époux, non, à son
frère ; sa servante, son épouse, non, sa fille, sa sœur ;
à Abailard, Héloïse M » La passion lui arrache des
mots qui sortent tout à fait de la réserve religieuse
du xii« siècle : « Dans toute situation de ma vie, Dieu
le sait, je crains de t'offenser plus que Dieu même ; je
désire te plaire plus qu'à lui. C'est ta volonté, et non
l'amour divin, qui m'a conduite à revêtir l'habit re-
ligieux ^ » Elle répéta ces étranges paroles à l'autel
même. Au moment de prendre le voile, elle prononça
les vers de Cornélie dans Lucain : « 0 le phis grand des
hommes, ô mon époux, si digne d'un si noble hyménée !
Faut-il que l'insolente fortune ait pu quelque chose
sur cette tête illustre ? C'est mon crime, je t'épousai
pour ta ruine ! je l'expierai du moins, accepte cette
immolation volontaire ^ ! »
' « Domino suo, imo patri; conjngi suo, imon-arrr; ancilla sua,
imo ûlia; ipsius uxor, imo soror; Abelardo, Heloissa. »
* « In omni (Deus scit!) vitas mese statu, te magis adhuc offen-
dere quam Deum tereor; tibi placere amplius quam ipsi appeto.
Tua me ad religionis habitum jus^io, non divina traxit dilectio. »
3 0 maxime conjux!
0 thalamis indigne meis ! hoc juris habebat
In tantum fortuna caput ! Cur impia nupsi,
Si miserum factura fui? Nunc accipe pœnas,
Sed (juas sponte luam.
SUITES DE LA CROISADE. 3i7
Cet idéal de l'amour pur et désintéressé, Abailard,
avant les mystiques, avant Fénélon, l'avait posé dans
ses écrits comme la fin de l'âme religieuse ^ La femme
s'y éleva pour la première fois dans les écrits d'Héloïse,
en le rapportant à l'homme, à son époux, à son dieu
visible. Héloïse devait revivre sous une forme spiritua-
liste en sainte Catherine et sainte Thérèse.
La restauration de la femme eut lieu principalement
au xije siècle. Esclave dans l'Orient, enfermée encore
dans le gynécée grec, émancipée par la jurisprudence
impériale, elle fut dans la nouvelle religion l'égale de
l'homme. Toutefois le christianisme, à peine affranchi
de la sensualité païenne, craignait toujours la femme
et s'en défiait. Il reconnaissait sa faiblesse et sa con-
tradiction. Il repoussait la femme d'autant plus qu'il
avait plus nié la nature. De là, ces expressions dures,
méprisantes même, par lesquelles il s'efforce de se pré-
munir. La femme est communément désignée dans les
écrivains ecclésiastiques et dans les capitulaires par ce
mot dégradant Vas infirmius. Quand Grégoire VII
voulut affranchir le clergé de son double lien, la femme
et la terre, il y eut un nouveau déchaînement contre
cette dangereuse Eve, dont la séduction a perdu Adam,
et qui le poursuit toujours dans ses fils.
Un mouvement tout contraire commença au xii^ siè-
cle. Le libre mysticisme entreprit de relever ce que
la dureté sacerdotale avait traîné dans la boue. Ce fut
surtout un Breton, Robert d'Arbrissel, qui rempli!
cette mission d'amour. Il rouvrit aux femmes le sein
' Comment, in epist. ad Romanos.
348 HISTOIRE DE FRANCE.
du Christ, fonda pour elles des asiles, leur l3âtit Fonte-
vrault, et il y eut bientôt des Fontevrault pour toute la
chrétienté ^ L'aventureuse charité de Robert s'adres-
sait de préférence aux grandes pécheresses ; il ensei-
gnait dans les plus odieux séjours la clémence de Dieu,
' L'ordre de Fontevrault eut trente abbayes en Bretagne. —
Fondé vers H 00, il comptait déjà, selon Suger, en H4o, prés de
cinq mille religieuses. — Les femmes étaient cloîtrées, chantaient
et priaient ; les hommes travaillaient. — Malade, il appelle ses
moines, et leur dit : « Deliberate vobiscum, dum adhuc vivo,
utrum permanere velitis in vestro proposito; ut scilicet, pro ani-
marum vestrarum salute, obediatis ancillarum Chjisti prœcepto.
Scitis enim cxuia quascumque, Deo coopérante, alicubi œdificavi,
earum potentatui atque dominatui subdidi... Quo audito, pêne
omnes unanimi voce dixerunt : Absit hoc, etc. » Avant de mou-
rir il voulut donner un chef aux siens. « Scitis, dilectissimi mei,
quod quidquid in mundo îedificavi, ad opus sanctimonialium not-
trarum ieci : eisque potestatem omneni facultatum marsum prïe-
bui : et quod his majus est, et me et meos discipulos, pro anima-
rum nostrarum salute, earum servitio submisi. Quamobrem
disposui abbatissam ordinare. » Considérant qu'une vierge élevée
dans le cloître, ne coraiaissant que les choses spirituelles et la
contemplation, ne saurait gouverner les affaires extérieures, et
se reconnaître au milieu du tumulte du monde, il nomme une
femme veuve et lui recommande que jamais on ne prenne pour
abbesse une des femmes élevées dans le cloître. — Il recommande
aussi de parler peu, de ne point manger de chair, de se vêtir
grossièrement.
Lettre de Marbodus, évêque de Rennes, à Robert d'Arbrissel :
« Mulierum cohabitationem, in quo génère condam peceasti, di-
ceris plus amare... Has ergo non solum communi mensa per
diem, sed et communi occubitu per noctem digeris, ut referunt,
accubante simul et discipulorum grege, ut inter utrosque médius
jaceas, utrique sexui vigiliarum et somni leges prsefîgas. »
D. Morice, I, 499. « Feminarum quasdam, ut dicitur, nimis fami-
liariter tecum habitare permittis et cum ipsis etiam et inter ipsas
noctu fréquenter cubare non erubescis. Hoc si modo agis, vel ali-
SUITES DE LA CROISADE. 3i9
SOU incommensurable miséricorde. « Un jour qu'il était
venu à Rouen, il entra dans un mauvais lieu, et s'assit
au foyer pour se chauffer les pieds. Les courtisanes
l'entourent, croyant qu'il est venu pour faire folie.
Lui, il prêche les paroles de vie, et promet la miséri-
corde du Christ. Alors, celle qui commandait aux au-
tres lui dit : — Qui es-tu, toi qui dit de telles choses?
Tiens pour certain que voilà vingt ans que je suis
entrée en cette maison pour commettre des crimes,
et qu'il n'y est jamais venu personne qui parlât de
Dieu et de sa bonté. Si pourtant je savais que ces
choses fussent vraies!... — A l'instant, il les fit sortir
de la ville, il les conduisit plein de joie au désert, et
là, leur ayant fait faire pénitence, il les fit passer du
démon au Christs »
C'était chose bizarre de voir le bienheureux Robert
d'Arbrissel enseigner la nuit et le jour, au milieu d'une
foule de disciples des deux sexes qui reposaient ensem-
ble autour de lui. Les railleries amères de ses ennemis,
les désordres même auxquels ces réunions donnaient
quando egisti, novum efc inauditum, sed infructuosum martyrii
genus invenisti... Mulierum cxuibusdam, fcicutfama sparsit, et nos
ante diximus, saepe privatim loqueris earum accubitu novo mar-
tyrii génère cruciaris. » Lettre de Geoffroi, abbé de Vendôme, à
Robert d'Arbrissel, publiée par le P. Sirmond (Daru, Histoire de
Bretagne, I, 320) : « Taceo de juvenculis quas sine examine reli-
gionem professas, mutata veste, per diversas cellulas protinus
inclusisti. Hujus igitur facti temeritatem miserabilis exitus pro-
bat ; alise enim, urgente partu, fractis ergastulis, elapsee sunt ;
alise in ipsis ergastulis pepererunt. « Clypeus nascentis ordinis
Fontebraldensis, t. I, p. 69.
* Manuscrit de l'abbaye de Vaulx-Gernay (cité par Bayle),
J
350 HISTOIRE DE FRANCE.
lieu, rien ne rebutait le charitable et courageux Breton,
n couvrait tout du large manteau de la grâce.
La grâce prévalant sur la loi, il se fit sensiblement
nne grande révolution religieuse. Dieu changea de
sexe, pour ainsi dire. La Vierge devint le dieu du
monde ; elle envahit presque tous les temples et tous
les autels. La piété se tourna en enthousiasme de ga-
lanterie chevaleresque. L'Église mystique de Lyon
célébra la fête de l'Immaculée Conception (1134).
La femme régna dans le ciel, elle r 'gna sur la terre.
Nous la voyous intervenir dans les choses de ce monde
et les diriger. Bertrade de Montfort gouverne à la fois
son premier époux Foulques d'Anjou, et le second Phi-
lippe I^"^, roi de France. Le premier, exclu de son lit, se
trouve trop heureux de s'asseoir sur l'escabeau de ses
pieds ^ Louis VII date ses actes du couronnement de sa
femme Adèle-. Les femmes, juges naturels des combats
de poésie et des cours d'amour, siègent aussi comme ju-
ges, à l'égal de leurs maris, dans les affaires sérieuses.
Le roi de France reconnaît expressément ce droit ^.
' Vit. Lud. Gross., ap. Scr. fr.
^ Chart. ann. IIIS. « Si quelque plainte est portée devant lui
ou devant son épouse... — La septième année de notre règne, et
le premier de celui de la reine Adèle. » — Adèle prit la croix
avec son mari. — Philippe-Auguste, à son départ pour la croi-
sade, lui laissa la régence.
^ En 1134, Ermengarde de Narbonne succédant à son frère, de-
mande et obtient de Louis le Jeune l'autorisation de juger, chose
interdite aux femmes par Constantin et Justinien. Voy. dans Du-
chesne, t. IV : la réponse du roi... « apud vos deciduntur negotia
legibus imperatorum : benignior longe e^t con^uetudo regni
nostri, ubi si melior sexus defuerit, rnulieiùbus succédera et
haereditatem administrare conceditur. »
SUITES DE LA CROISADE. 331
Nous verrons Alix de Montmorency conduire une
armée à son époux, le fameux Simon de Montfort.
Exclues jusque-là des successions par la barbarie
féodale, les femmes y rentrent partout dans la première
moitié du xii^ siècle ; en Angleterre, en Castille, en
Aragon, à Jérusalem, en Bourgogne, en Flandre, Hai-
naut, Vermandois, en Aquitaine, Provence et bas Lan-
guedoc. La rapide extinction des m^àles, l'adoucisse-
ment des mœurs et le progrès de l'équité, rouvrent les
héritages aux femmes. Elles portent avec elles les sou-
verainetés dans les maisons étrangères ; elles mêlent
le monde, elles accélèrent l'agglomération des États,
et préparent la centralisation des grandes monar-
chies.
Une seule, entre les maisons royales, celle des Capets,
ne reconnut point le droit des femmes ; elle resta à l'a-
bri des mutations qui transféraient les États d'une
dynastie li une autre. Elle reçut, et elle ne donna
point. Des reines étrangères purent venir ; l'élément
féminin, l'élément mobile put s'y renouveler; l'élé-
ment mâle n'y vint point du dehors, il y resta le même,
et avec lui l'identité d'esprit, la perpétuité des tradi-
tions. Cette fixité de la dynastie est une des choses qui
ont le plus contribué à garantir l'unité, la personnalité
de notre mobile patrie.
Le caractère commun de la période qui suit la croi-
sade, et que nous venons de parcourir dans ce chapi-
tre, c'est une tentative d'affranchissement. La croisade,
dans son mouvement immense, avait été une occasion,
une impulsion. L'occasion venue, la tentative eut lieu:
3o2
HISTOIRE DE FRANCE.
affranchissement du peuple dans les communes, affran-
chissement de la femme, affranchissement de la philo-
sophie, de la pensée pure. Ce retentissement de la
croisade elle-même devait avoir toute sa puissance et
son effet en France, chez le plus sociable des peuples.
CHAPITRE V
Le roi de France et le roi d'Andeterre, Louis le Jeune, Henri I (Plan-
tagenet). — Seconde croisade; humiliation de Louis. — Thomas Becket,
humiliati.in d'Henri (seconde moitié du XH" siècle).
L'opposition de la France et de l'Angleterre, com-
mencée avec Guillaume le Conquérant au milieu du
xie siècle, n'atteignit toute sa violence qu'au xu^, sous
les règnes de Louis le Jeune et d'Henri II, de Richard
Cœur de Lion et de Philippe-Auguste. Elle eut sa ca-
tastrophe vers 1200, à l'époque de l'hurnihation de Jean
et de la confiscation de la Normandie. La France garda
l'ascendant pour un siècle et demi (1200-1346).
Si le sort des peuples tenait aux souverains, nul
ï- ". 23
354 HISTOIRE DE FRANCE.
doute que les rois anglais n'eussent vaincu. Tous, de
Guillaume le Bâtard à Richard Coeur de Lion, furent
des héros, au moins selon le monde. Les héros furent
battus ; les pacifiques vainquirent. Pour s'expliquer
ceci, il faut pénétrer le vrai caractère du roi de France
et du roi d'Angleterre, tels qui apparaissent dans l'en-
p^mble du moyen âge.
Le premier, suzerain du second, conserve générale-
ment une certaine majesté immobile K II est calme
et insignifiant en comparaison de son rival. Si vous
exceptez les petites guerres de Louis le Gros et la tristo
croisade de Louis VII que nous allons raconter, le roi
de France semble enfoncé dans son hermine ; il régente
le roi d'Angleterre, comme son vassal et son fils ; mé-
chant fils qui bat son père. Le descendant de Guil-
laume le Conquérant ^ quel qu'il soit, c'est un homme
' Cela est très-frappant dans leurs sceaux. Le roi d'Angleterre
est représenté, sur une face, assis ; sur l'autre, à cheval, et bran-
dissant son épée. Le roi de France est toujours assis. Si Louis VII
est quekxuefois représenté à cheval (1137, 1138, Archives du
Royaume^ K. 40), c'est comme Dux Aquitanorum. L'exception
confirme la règle.
^ On soit l'énorme grosseur de Guillaume le Conquérant ( Voy.
plus haut). « Quand donc accouchera ce gros homme'? » disait
le roi de France. Lorsqu'il fallut l'enterrer, la fosse se trouva
trop étroite et le corps creva. Il dépensait pour sa table des
sommes énormes (Gazas ecclesiasticas conviviis profusioribus in-
sumebat, Guill. Malmsb. 1. III, ap. Scr. fr. XI, 188). Les auteurs
de l'Art de vérifier les Dates (XIII, IS) rapportent de lui, d'après
■ une chronique manuscrite, un trait de violence singulière. Lors-
que Baudouin de Flandre lui refusa sa fille Mathilde, « il passa
jusques en la chambre de la comtesse ; il trouva la fille au comte,
si la prist par les trèces, si la traisna parmi la chambre et défoula
à ses pies. » — Son fils aîné Robert était surnommé Courte-
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 3a5
rouge, cheveux blonds et plats, gros ventre, brave et
avide, sensuel et féroce, glouton et ricaneur, entouré
de mauvaises gens, volant et violant, fort mal avec
l'Église. Il faut dire aussi qu'il n'a pas si bon temps
que le roi de France. Il a bien plus d'affaires ; il gou-
Eeuse, ou Bas-Court (Order. Vit., ap. Scr. fr. XII, 596 facie
obe&a, corpore pingui brevique statura Gambaon cognominatus
est, et Brevis-ocrea) ; il se laissait ruiner par les histrions et les
prostituées (ibid., p. 602 : Histrionibus et parasitis ac meretrici-
bus; item, p. 681.). — Le second fils du Conquérant, Guillaume
le Roux, était de petite taille et fort replet ; il avait les cheveux
blonds et plats, et le visage couperosé. (Lingard, t. II de la trad.,
p. 167.) « Quand il mourut, dit Orderic Vital, ce fut la ruine des
routiers, des débauchés et des filles publiques, et bien des cloches
ne sonnèrent pas pour lui, qui avaient retenti longtemps pour des
indigents ou de pauvres femmes » (Scr. rer. fr. XII, 679). —
Ibid. « Legitimam eonjugem nunquam habuit; sed obscœnis for-
nicaiionibus et frequentibus mœchiis inexplebiliter inha3.-5it. »
P. 633 : « Protervus et lascivus. » P. 624 : « Erga Deum et eccle-
ûsè frequentationem cultumque frigidus extitit. » — Suger, ibid.,
p. 12 : Lascivias et animi desideriis deditus Eccle&iarum cru-
delis exactor, etc. » — Huntingd., p. 2l6 : « Luxurias scelus ta-
cendum exercebat, non occulte, sed ex impudentia coram
sole, etc. » — Henri Beauclerc, son jeune frère, eut de ses nom-
breufecs maîtrcb&es plus de quinze bâtards. Suivant plusieurs écri-
vains, sa mort fut causée par sa voracité en mangeant un plat de
lamproies (Lingard, II, 241). Ses fils, Guillaume et Richard, se
souillaient des plus infâmes débauches. (Huntingd., p. 218 : « So-
domitica labe dicebantur, et erant irretiti. » Gervas., p. 1339 :
« Luxuriae et libidinis omni tabe maculati.) » Glaier (ap. Scr.
fr. X, 51) remarque que dès leur arrivée dans les Gaules, les Nor-
mands eurent presque toujours pour princes des bâtards. — Les
PJnntagenets semblèrent continuer cette race souillée. Henri II
éluit roux, défiguré par la grosseur énorme de son ventre, mais
toujours à cheval et à la chasse. (Petr. Blés., p. 98.) Il était, dit
son secrétaire, plus violent qu"un lion (Léo et leone truculentior,
dum vehementius excandescit, p. 75); ses yeux bleus se remphs-
356 HISTOIRE DK FRANCE.
yerne à coups de laiice trois ou quatre peuples dont il
n'entend pas la langue. Il faut qu'il contienne les
Saxons par les Normands, les Normands par les Saxons,
qu'il repousse aux montagnes Gallois et Écossais. Pen-
dant ce temps-là, le roi de France peut de son fauter. i!
lui jouer plus d'un tour. Il est son suzerain d'abois' :
il est fils aîné de l'Église, fils légitime ; l'autre est 1 ;
bâtard, le fils de la violence. C'est Ismaël et Isaac. Le
roi de France a la loi pour lui, cette meiïle mère ((■'cc
son frein rouillé, tiiCon appelle la loi''. L'autre s'en mo-
que ; il est fort, il est chicaneur, en sa qualité de Nor-
mand. Dans ce grand mystère du xip siècle, le roi de
France joue le personnage du bon Dieu, l'autre celui
du Diable. Sa légende généalogique le fait remonter
d'un côté à Robert le Diable, de l'autre à la fée Melu-
sine. « C'est l'usage dans notre famille, disait Richard
Cœur de Lion, que les fils haïssent le père ; du diable
nous venons, et nous retournons au diable ^ » Pa-
tience, le roi du bon Dieu aura son tour. Il souffrira
beaucoup sans doute ; il est né endurant : le roi d'An-
baient alors de sang, son temt s'animait, sa voix tremblait d'émo-
tion (Girald. Cambr., ap. Camden, p. 783.). Dans un accès de
rage, il mordit un page à l'épaule. Humet, son favori, l'ayant un
jour contredit, il le poursuivit jusque sur l'escalier, et ne pouvant
l'atteindre, il rongeait de colère la paille qui couvrait le plancher.
« Jamais, disait un cardinal, après une longue conversation avec
Henri, je n'ai vu d'homme mentir si hardiment. » (Ep. S. Thom,..
p. 366.) Sur ses successeurs, Richard et Jean, voyez plus bas. —
L"idéal, c'est Richard III, de Shakespeare, comme celui de l'his-
toire.
' « The ru,-ty curb of old father antic the law. » Shakespeare.
- « Do Diabolo venientes, et ad Diabolum transeuntes. »
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 357
gleterre peut lui voler sa femme et ses provinces';
mais il recouvrera tout un niatin. Les griffes lui pous-
sent sous son hermine. Le saint Jiomme de roi sera tout
à l'heure Philippe-Auguste ou Philippe le Bel.
Il y a dans cette pâle et médiocre figure une force
immense qui doit se développer. C'est le roi de l'Eglise
et de la bourgeoisie, le roi du peuple et de la loi. En
ce sens il a le droit divin. Sa force n'éclate pas par
l'héroïsme ; il grandit d'une végétation puissante ,
d'une progression continue, lente et fatale comme la
nature. Expression générale d'une diversité immense,
symbole d'une nation tout entière, plus il la repré-
sente, plus il semble insignifiant. La personnalité est
faible en lui ; c'est moins un homme qu'une idée ; être
impersonnel, il vit dans l'universalité, dans le peuple,
dans l'Église, fille du peuple ; c'est un personnage pro-
fondément catJwHque dans le sens étymologique du
mot.
Le bon roi Dagobert, Louis le Débonnaire, Robert
le Pieux, Louis le Jeune, saint Louis, sont les types
de cet honnête roi. Tous vrais saints quoique l'Église
n'ait canonisé que le dernier ^ celui qui fut puissant.
Le scrupuleux Louis le Jeune est déjà saint Louis,
' Il enleva à Louis VII sa femme Éléonore, le Poitou, la
Guienne, etc.
^ Encore Louis VII est-il saint lui-même, suivant quelques au-
teurs. On lit dans une chronique française, insérée au douzième
volume du Recueil des Historiens de France, p. 226 : « Il fu
mors.... ; sains est, bien le savons; » et dans une chronique latine
ibid.) : « Et sanctus reputatur, prout alias in libro vitaj suaj
legimus. »
338 HISTOIRE DE FRANCE.
mais inoius heureux, et ridicule par ses infortunes
politiques et conjugales. La femme tient grande place-
dans l'histoire de ces rois. Par ce côté, ils sont hom-
mes; la nature est forte chez eux; c'est presque l'uni-
que intérêt pour lequel ils se mettent quelquefois mal
avec l'Église ; Louis le Débonnaire pour sa Judith ,
Lothaire II pour Valdrade, Robert pour la reine Ber-
the, Philippe I" pour Bertrade, Philippe- Auguste pour
Agnès de Méranie. Dans saint Louis, forme épurée de
la royauté du moyen âge, la domination de la femme
est celle d'une mère, de Blanche de Castille. On sait
qu'il se cachait dans une armoire quand sa mère, l'al-
tière Espagnole, le surprenait chez sa femme, la bonne
Marguerite.
Louis le Gros, sur son lit de mort, reçut le prix de
cette réputation d'honnêteté qu'il avait acquise à sa
famille. Le plus riche souverain de la France, le comte
de Poitiers et d'Aquitaine, qui se sentait aussi mourir,
ne crut pouvoir mieux placer sa fille Éléonore et ses
vastes États, qu'en les donnant au jeune Louis VII,
qui succéda bientôt à son père (II37). Sans doute
aussi, il n'était pas fâché de faire de sa fille une reine.
Le jeune roi avait été élevé bien dévotement dans le
cloître de Notre-Dame ^ ; c'était un enfant sans aucune
méchanceté, et fort livré aux prêtres ; le vrai roi fut
son précepteur, Suger, abbé de Saint-Denis -. Au com-
" ' Yoy. une charte de Louis VII, ap. Scr. fr. XII, 90 « Ec-
cle.-^iam pari&iensem, in cujus cIau:ïtro, quasi in quodam mater-
nali gremio, incipientis vitas et pueritiae nostra3 exegimus tem-
pera. »
* Suger était nd probablement aux environs de Saint-Omer, en
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 359
mencement pourtant l'agrandissement de ses Etats,
qui se trouvait presque triplés par son mariage, sem-
ble lui avoir enflé le coeur. Il essaya de faire valoir les
droits de sa femme sur le comté de Toulouse. Mais ses
meilleurs amis parmi les barons, le comte même de
Champagne, refusèrent de le suivre à cette conquête
du Midi. En même temps le pape Innocent II, croyant
1081, d'un homme du peuple nommé Hélinand. — Lorsque Phi-
lippe P"" confia aux moines de Saint-Denis Téducation de son fils
Louis le Gros, ce fat Suger que Fabbé en chargea. — Sa conduite,
comme celle de ses moines, excita d'abord les plaintes de saint
Bernai\l (Ép. 78) ; mais plus tard il mena, de l'aveu de saint Ber-
nard lui-même (Ép. 309), une vie exemplaire. — Il écrivit lui-
même un livi-e sur les constructions qu'il fit faire à Saint-De-
nis, etc. « L'abbé de Climy ayant admiré pendant quelque temps
les ouvrages et les bâtiments que Suger avait fait construire, et
s'étant retourné vers la très-petite cellule que cet homme, émi-
nemment ami de la sagesse, avait arrangée pour sa demeure, il
gémit profondément, dit-on, et s'écria : « Cet homme nous con-
« damne tous, il bâtit, non comme nous, pour lui-même, mais
« uniquement pour Dieu. » Tout le temps, en effet, que dura son
administration, il ne fit pour son propre usage que cette simple
cellule, d a peine dix pieds en largeur et quinze en longueur, et la
fit dix ans avant sa mort, afin d'y recueillir sa vie, qu'il avouait
avoir dissipée trop longtemps dans les affaires du monde. C'était
là que, dans les heures qu'il avait de libres, il s'adonnait à la lec-
ture, aux larmes et à la contemplation ; là, il évitait le tumulte et
fuyait la compagnie des hommes du siècle ; là, comme le dit un
Kage, il n'était jamais moins seul que quand il était seul; là, en
effet, il appliquait son esprit à la lecture des plus grands écri-
vains, à quelque siècle qu'ils appartinssent, s'entretenait avec
Dux, étudiait avec eux; là, il n'avait pour se coucher, au lieu de
plume, que la paille sur laquelle était étendue, non pas une fine
toile, mais une couverture assez grossière de simple laine, que
recouvraient, pendant le jour, des tapis décents. » Vie de Suger,
par Guillaume, moine de Saint-Deni«
360 HISTOIRE DE FRANCE.
pouvoir tout oser sous ce pieux jeune roi, avait risqué
de nommer son neveu à l'archevêché de Bourges,
métropole des Aquitaines. Saint Bernard et Pierre le
Vénérable réclamèrent en vain contre cette usurpa-
tion. Le neveu du pape se réfugia sur les terres du
comte de Champagne, dont la sœur venait d'être répu-
diée par un cousin de Louis VIL Louis et son cousin,
frappés d'anathèm'e par le pape, se vengèrent sur le
comte de Champagne, ravagèrent ses terres et brûlè-
rent le bourg de Vitry. Les flammes gagnèrent mal-
heureusement la principale église, où la plupart des
habitants s'étaient réfugiés. Ils j étaient au nombre
de treize cents, hommes, femmes et enfants. On enten-
dit bientôt leurs cris ; le vainqueur lui-même ne pou-
vait plus les sauver, tous y périrent.
Cet horrible événement brisa le cœur du roi. 11
devint tout à coup docile au pape, se réconcilia à tout
prix avec lui. Mais sa conscience était partagée entre
des scrupules divers. Il avait juré de ne jamais per-
mettre au neveu d'Innocent d'occuper le siège de
Bourges. Le pontife avait exigé qu'il renonçât à ce ser-
ment ; et Louis se repentait et d'avoir fait un serment
impie, et de ne l'avoir pas observé. L'absolution ponti-
ficale ne suffisait pas pour le tranquilhser. Il se croyait
responsable de tous les sacrilèges commis pendant les
trois ans qu'avait duré l'interdit. Au milieu de ces
agitations d'une âme timorée, il apprit l'effroyable
'massacre de tout le peuple d'Édesse, égorgé en une
nuit. Des plaintes lamentables arrivaient tous les jours
des Français d'outre-mer. Ils déclaraient que s'ils n'é-
taient secourus, ils n'avaient à attendre que la mort.
LE ROI DE FRANGE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 361
Louis VII fut ému ; il se crut d'autaut plus obligé
d'aller au secours de la terre sainte, que son frère
aîné, mort avant Louis le Gros, avait pris la croix, et
|u'en lui laissant le trône, il semblait lui avoir trans-
"nis l'obligation d'accomplir son vœu (1147),
Combien cette croisade différa de la première, c'est
chose évidente, quoique les contemporains semblent
avoir pris à tache de se le dissimuler à eux-mêmes.
L'idée de la religion, du salut éternel, n'était plus atta-
chée à une ville, à un lieu. On avait vu de près Jéru-
salem et le saint sépulcre. On s'était douté que la
religion et la sainteté n'étaient pas enfermées dans ce
petit coin de terre qui s'étend entre le Liban, le désert
et la mer Morte. Le point de vue matérialiste qui loca-
lisait la religion avait perdu son empire. Suger
détourna en vain le roi de la croisade. Saint Bernard
lui-même, qui la prêcha à Vézelai et en Allemagne,
n'était pas convaincu qu'elle fût nécessaire au salut.
Il refusa d'y aller lui-même, et de guider l'armée,
comme on l'en priait ^ Il n'y eut point cette fois l'im-
' En Î128, il détourne un abbé du pèlerinage de Jérusalem.
(Operum t. I, p. 85 ; voy. aussi p. 323. — En 1129, il éoiit à Tévé-
que de Lincoln, au sujet d'un Anglais nommé Philippe, qui, parti
pour la terre sainte, s'était arrêté à Clairvaux et y avait pris
l'habit : « Philippus vester volens proficisci Jerosolymam, com-
pendium viag invenit, et cito pervenit quo volebat... Stantes sunt
jam pedes ejus in atriis Jérusalem ; et quem audierat in Euphrata,
inyentum in campis silvee libenter adorât in loco ubi steterunt
pedes ejus. Ingressus est sanctam civitatem... Factus est ergo
non curiosus tantum spectator, sed et devotus habitator, et civis
conscriptus Jérusalem, non autem terrense hujus, oui Arabise
mons Sina conjunctus est, quse servit cum liliis suis, sed liberœ
362 HISTOIRE DE FRANCE.
mense entraînement de la première croisade. Saint
Bernard exagère visiblement quand il nous dit que
pour sept femmes il restait un homme. Dans la réalité,
on peut évaluer à deux cent mille hommes les deux
corps d'armée qui descendirent le Danube sous l'em-
pereur Conrad et le roi Louis VII. Les Allemands
étaient en grand nombre cette fois. i\Iais une foule de
princes qui relevaient de l'Empire, les évêques de
Toul et de Metz, les comtes de Savoie et de Monferrat,
tous les seigneurs du royaume d'Arles, se réunirent
de préférence à l'armée de France. Dans celle-ci mar-
chaient sous le roi les comtes de Toulouse, de Flan-
dre, de Blois, de Nevers, de Dreux, les seigneurs de
Bourbon, de Coucy, de Lusignan, de Courtenay, et
une foule d'autres. On y voyait aussi la reine Éléo-
nore, dont la présence était peut-être nécessaire pour
assurer l'obéissance de ses Poitevins et de ses Gas-
cons. C'est la première fois qu'une femme a cette
importance dans l'histoire.
illius, quse est sursum mater nostra. Et si vultis scire, Clarse-
Vallis est (p. 64). — Voici un passage d'un auteur arabe, qui
offre, avec les idées exprimées par saint Bernard, une remarqua-
ble analogie : « Ceux qui volent à la recherche de la Caaba,
quand ils ont enfin atteint le but de leurs fatigues, voient une
maison de pierre, haute, révérée, au milieu d'une vallée sans
culture; ils y entrent, afin d'y voir Dieu; ils le cherchent long-
temps et ne le voient point. Quand avec tristesse ils ont parcouru
la maison, ils entendent une voix au-dessus de leurs têtes : 0
adorateurs d'une maison! pourquoi adorer de la pierre et de la
boue? Adorez l'autre maison, celle que cherchent les élus! » (Ce
beau fragment, dû à un jeune orientaliste, M. Ernest Fouinet, a
été inséré par M. Victor Hugo dans les notes de ses Orientales,
p. 416 de la première édition.)
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 363
Le plus sage eût été de faire route par mer, comme
le conseillait le roi rie Sicile. Mais le chemin de terre
était consacré par le souvenir de la première croisade
et la trace de tant de martyrs. C'était le seul que pûi
prendre la multitude des pauvres, qui, sous la protec-
tion de l'armée, voulaient visiter les saints lieux. Lo
roi de France préféra cette route. Il s'était assuré du
roi de Sicile, de l'empereur d'Allemagne Conrad, du
roi de Hongrie, et de l'empereur de Constantinople
Manuel Comnène. La parenté des deux empereurs,
Manuel et Conrad, semblait promettre quelque succès
à la croisade. Ainsi l'expédition ne fut point entre-
prise à l'aveugle. Louis s'efforça de conserver quelque
discipline dans l'armée de France. Les Allemands,
sous l'empereur Conrad et' son neveu, étaient déjà
partis ; rien n'égalait leur impatience et leur brutal
emportement. L'empereur Manuel Comnène, dont les
victoires avaient restauré l'empire grec, les servit à
souhait ; il se hâta d'expédier ces barbares au delà du
Bosphore, et les lança dans l'Asie par la route la plus
courte, mais la plus montagneuse, celle de Phrygie et
d'iconium. Là ils eurent occasion d'user leur bouil-
lante ardeur. Ces lourds soldats furent bientôt épuisés
dans ces montagnes, sur ces pentes rapides où la cava-
lerie turque voltigeait, apparaissant tantôt à leur
côté, et tantôt sur leurs têtes. Ils périrent, à la grande
dérision des Grecs, des Français même. Pousse, pousse
Allemand, criaient ceux-ci. C'est un historien grec qui
nous a conservé ces deux mots sans les traduire ^
36i HISTOIRE DE FRANCE.
Les Français eux-mêmes ne furent pas plus heureux.
Ils prirent d'abord la longue et facile route des
rivages de l'Asie Mineure. Mais à force d'en suivre
les sinuosités, ils perdirent patience ; ils s'engagèrent
eux aussi dans l'intérieur du pays, et y éprouvèrent
les mêmes désastres. D'abord la tête de l'armée, ayant
pris les devants, faillit périr. Chaque jour, le roi bien
confessé et administré se lançait à travers la cava-
lerie turque ^ Mais rien n'y faisait. L'armée aurait
péri dans ces montagnes sans un chevalier nommé
Gilbert auquel le commandement fut remis comme au
plus digne, et sur lequel nous ne savons malheureuse-
ment aucun détail. Les croisés accusaient de tous leurs
maux la perfidie des Grecs, qui leur donnaient de
mauvais guides et leur vendaient au poids de l'or les
vivres, que Manuel s'était engagé à fournir. L'histo-
rien Nicétas avoue lui-même que l'empereur trahissait
les croisés ^ La chose fut visible lorsqu'ils arrivèrent
à Antiochette. Les Grecs qui occupaient cette ville y
reçurent les fuyards des Turcs. Cependant Louis s'était
conduit loyalement avec Manuel. A l'exemple de Gode-
froi de Bouillon, il avait refusé d'écouter ceux qui lui
conseillaient à son passage de s'emparer de Constan-
tinople.
Enfin ils arrivèrent à Satalie, dans le golfe de Chy-
pre. Il y avait encore quarante journées de marché
' Odon de Deuil . «... Et à son retour, il demandait toujours
vêpres et compiles, faisant toujours de Dieu l'Alpha et l'Oméga
de toutes ses œuvres. »
* « L'empereur, dit-il, invitait par des lettres pressantes le sul-
tan des Turcs à marcher contré les Allemands. »
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 363
pour aller par terre à Antioche en faisant le tour du
golfe. Mais la patience et le zèle des barons étaient à
bout. Il fut impossible au roi de les retenir. Ils décla-
rèrent qu'ils iraient par mer à Antioche. Les Grecs
fournirent des vaisseaux à tous ceux qui pouvaient
payer. Le reste fut abandonné sous la garde du comte
de Flandre, du sire de Bourbon, et d'un corps d.)
cavalerie grecque que le roi loua pour les protéger. Il
donna ensuite tout ce qui lui restait à ces pauvres
gens, et s'embarqua avec Éléonore. Mais les Grecs
qui devaient les défendre les livrèrent eux-mômes, ou
les réduisirent en esclavage ; ceux qui échappèrent le
durent au prosélytisme des Turcs, qui leur firent em-
brasser leur religion.
Telle fut la honteuse issue de cette grande expédi-
tion. Ceux qui s'étaient embarqués formaient pourtant
la force réelle de l'armée. Ils pouvaient être de grande
utilité aux chrétiens d'Antioche ou de la terre sainte.
Mais la honte pesait sur eux, et le souvenir des mal-
heureux qu'ils avaient abandonnés en Cilicie. Louis VII
ne voulut rien entreprendre pour le prince d'Antioche,
Raymond de Poitiers, oncle de sa femme Éléonore.
C'était le plus bel homme du temps, et sa nièce sem-
blait trop bien avec lui. Louis craignit qu'il ne voulut
l'y retenir, partit brusquement d'Antioche, et se ren-
dit à la terre sainte. Il n'y fit rien de grand. Conrad
vint l'y retrouver. Leur rivalité leur fit manquer le
siège de Damas, qu'ils avaient entrepris. Ils retournè-
rent honteusement en Europe, et le bruit courut que
Louis, pris un instant par les vaisseaux des Grecs,
366 HISTOIRE DE FRANCE.
n'avait été délivré que par la rencontre d'une flotte
des Normands de Sicile.
C'était une triste chose qu'un pareil retour et une
grande dérision. Qu'étaient devenus ces milliers de
chrétiens abandonnés, livrés aux infidèles ! Tant de
légèreté et de dureté en même temps ! Tous les barons
étaient coupables, mais la honte fut pour le roi. Il
porta le péché à lui seul. Pendant la croisade, la fière
et violente Éléonore avait montré le cas qu'elle faisait
d'un tel époux. Elle avait déclaré dès Antioche- qu'elle
ne pouvait demeurer la femme d'un homme dont elle
était parente, que d'ailleurs elle ne voulait pas d'un
moine pour mari*. Elle aimait, dit-on, Raymond d' An-
tioche ; selon d'autres, un bel esclave sarrazin. On
disait qu'elle avait reçu des présents du chef des infi-
dèles. Au retour, elle demanda le divorce au concile
de Beaugency. Louis se soumit au jugement du con-
cile, et perdit d'un coup les vastes provinces qu'Éléo-
nore lui avait apportées. Voilà le midi de la France
encore une fois isolé du nord. Une femme va porter à
qui elle voudra la prépondérance de l'Occident.
Il paraît que la dame s'était assurée d'avance d'un
autre époux. Le divorce fut prononcé le 18 mars ; dès
la Pentecôte, Henri Plantagenet, duc d'Anjou, petit-
fils de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie,
bientôt roi d'Angleterre, avait épousé Éléonore, et
avec elle la France occidentale, de Nantes aux Pyré-
nées. Avant même qu'il fût roi d'Angleterre, ses
États se trouvaient deux fois plus étendus que ceux
* « Se monacho, non regi nupsisse. »
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 367
du roi de France. En Angleterre, il ne tarda pas à
prévaloir sur Etienne de Blois, dont le fils avait épousé
une sœur de Louis VIT. Ainsi tout tournait contre
£eliii-ci, tout réussissait à son rival.
Il faut savoir un peu ce que c'était que cette royauté
d'Angleterre, dont la rivalité avec la France va nous
occuper.
La spoliation de tout un peuple, voilà la base hi-
deuse de la puissance anglo-normande. Cette vie de
brigandage et de violence que chaque baron avait
exercée en petit autour de son manoir, elle se pro-
duisit en grand de l'autre côte du détroit. Là le serf
fut tout un peuple, et le servage approcha en hor-
reur de l'esclavage antique, ou de celui de nos colo-
nies. Nul lien entre les vaincus et les vainqueurs ;
autre langue, autre race; l'habitude de tout pouvoir,
une exécrable férocité, nul respect humain, nul frein
légal ; partout des seigneurs presque égaux du roi,
comme compagnons de sa conquête ; le seul comte de
Moreton avait plus de six cents fiefs ^ Ces barons vou-
laient bien se dire hommes du roi. Mais réellement il
n'était que le premier d'entre eux. Dans les grandes
occasions, ils devenaient les juges de ce roi. Cepen-
dant ils auraient trop risqué à être indépendants.
Peu nombreux au milieu d'un peuple immense, qu'ils
foulaient si brutalement, ils avaient besoin d'un centre
où recourir en cas de révolte, d'un chef qui pût les
* Hallam. Il est vrai que ses possessions étaient dispersées :
248 manoirs dans le Cornwall, 54 en Sussex, 196 en Yorkshire,
99 dans le comté de Northampton, etc.
368 HISTOIRE DE FRANCE.
rallier, qui représentât la partie normande au milieu
de la conquête. Voilà ce qui explique pourquoi l'ordre
féodal fut si fort dans le pays même où les vassaux
plus puissants devaient être plus tentés de lo mépri-
ser.
La position de ce roi de la conquête était extraor-
dinairement critique et violente. Cette société nouvelle,
bâtie de meurtres et de vols, elle se maintenait par
lui ; en lui elle avait son unité. C'est à lui que remon-
tait ce sourd concert de malédictions, d'imprécations
à voix basse. C'est pour lui que le banni saxon, dans
la Forêt nouvelle ^ où le poursuivait le shériff, gardait
sa meilleure flèche; les forêts ne valaient rien pour
les rois normands. C'est contre lui, tout autant que
contre les Saxons, que le baron se faisait bâtir ces
gigantesques châteaux, dont l'insolente beauté atteste
encore combien peu on y a plaint la sueur de l'homme.
Ce roi si détesté ne pouvait manquer d'être un tyran.
Aux Saxons il lançait des lois terribles, sans mesure
et sans pitié. Contre les Normands il y fallait plus de
précautions ; il appelait sans cesse des soldats du con-
tinent, des Flamands, des Bretons; gens à lui, d'au-
tant plus redoutables à l'aristocratie normande, qu'ils
se rapprochaient par la langue, les Flamands des
Saxons, les Bretons des Gallois. Plusieurs fois il n'hé-
sita pas à se servir des Saxons eux-mêmes ^. Mais il y
* Islove forest. C'était un espace de trente milles que le conqué-
rant avait fait mettre en bois, en détrui&ant trente-six pai'oisses
et en chassant les habitants.
* Ainsi Guillaume le Roux et son successeur Henri Beauclerc
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 369
renonçait bientôt. Il n'eût pu devenir le roi des Saxons
qu'en renversant tout l'ouvrage de la conquête.
Voilà la situation où se trouvait déjà le fils du
Conquérant, Guillaume le Roux : boiùllant d'une ty-
rannie impatiente, qui rencontrait partout sa limite ;
terrible aux Saxons, terrible aux barons; passant et
repassant la mer ; courant, avec la roideur d'un san-
glier, d'un bout à l'autre de ses États; furieux d'avi-
dité, merveilleux marchand de soldats^, dit le chroni-
queur; destructeur rapide de toute richesse ; ennemi
de l'humanité, de la loi, de la nature, l'outrageant à
plaisir ; sale dans les voluptés, meurtrier, ricaneur et
terrible. Quand la colère montait sur son visage rouge
et couperosé, sa parole se brouillait, il bredouillait des
arrêts de mort. Malheur à qui se trouvait en face !
Les tonnes d'or passaient comme un shelling. Une
pauvreté incurable le travaillait; il était pauvre de
toute sa violence, de toute sa passion. Il fallait payer
le plaisir, payer le meurtre. L'homme ingénieux et
inventif qui savait trouver l'or, c'était un certain
prêtre, qui s'était d'abord fait connaître comme déla-
teur. Cet homme devint le bras droit de Guillaume,
son pourvoyeur. Mais c'était un rude engagement
que de remplir ce gouffre sans fond. Pour cela il fit
deux choses ; il refit le Doomsday book, revit et corri-
gea le livre de la conquête, s'assura si rien n'avait
appelèrent tous deux un instant les Anglais contre les partisans
de leur frère aîné, Robert Courte-Heuse.
• « Mirabilis militum mercator et solidator. » Suger.
T. u. 24
370 HISTOIRE DE FRANCE.
échappe. U reprit la spoliation en sons-œuvre, se mit
à ronger les os déjà rongés, et sut encore en tirer
quelque chose. Mais après lui, rien n'y restait. On
l'avait baptisé du nom de Flamharcl^. Des vaincus, il
passa aux vainqueurs, d'abord aux prêtres ; il mit la
main sur les biens d'église. L'archevêque de Reuter-
bury serait mort de faim, sans la charité de l'abbé de
Saint-Alban. Les scrupules n'arrêtaient point Flambard.
Grand justicier, grand trésorier, chapelain du roi
encore (c'était le chapelain qu'il fallait à Guillaume),
il suçait l'Angleterre par trois bouches. Il en alla
ainsi jusqu'à ce que Guillaume eût rencontré cette fin
dans cette belle forêt que le Conquérant semblait avoir
plantée pour la ruine des siens. « Tire donc, de par
le diable ! » dit le roi Roux à son bon ami qui chassait
avec lui. Le diable le prit au mot, et emporta son
àme qui lui était si bien due.
Le successeur, ce ne fut pas le frère aîné, Robert.
La royauté du bâtard Guillaume devait passer au plus
habile, au plus hardi. Ce royaume volé appartenait à
qui le volerait. Quand le Conquérant expirant donna
la Normandie à Robert, l'Angleterre à Guillaume: « Et
moi, dit Henri, le plus jeune, et moi donc, n'aurai-je
rien ?» — « Patience, mon fils, dit le mourant, tout
te viendra toi ou tard. » Le plus jeune était aussi le
plus avisé. On l'appelait Beauclerc, comme on dirait
l'habile, le suffisant, le scribe, le vrai Normand. Il
commença par tout promettre aux Saxons, aux gens
d'église ; il donna par écrit des chartes, des libertés,
• Orderic Vitai.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 371
tout autant qu'on voulut*. Il battit Robert avec ses
soldats mercenaires, l'attira, le garda, bien logé, bien
nourri, dans un château fort, où il vécut jusqu'à qua-
tre-vingt-quatre ans. Robert, qui n'aimait que la
table, s'y serait consolé, n'eût été que son frère lui fit
crever les yeux^ Au reste, le fratricide et le parricide
étaient l'usage héréditaire de cette famille. Déjà les
fils du Conquérant avaient combattu et blessé leur
père ^. Sous prétexte de justice féodale, Beauclerc,
qui se piquait d'être bon et rude justicier, livra ses
propres petites-filles, deux enfants, à un baron qui
leur arracha les yeux et le nez. Leur mère, fille de
Beauclerc, essaya de les venger en tirant elle-même
une flèche contre la poitrine de son père. Les Planta-
genets, qui ne descendaient de cette race diabohque
que du côté maternel, n'en dégénérèrent pas.
Après Beauclerc (1133), la lutte fut entre son neveu,
Etienne de Blois, et sa fille Mathilde, veuve de l'em-
pereur Heuii V et femme du comte d'Anjou. Etienne
* « Je me propose, leur dit-il, de vous maintenir dans vos an-
ciennes libertés; j'en ferai, si vous le demandez, un écrit signé
de ma main, et je le confirmerai par serment. » — On dressa la
charte, on en fit autant de copies qu'il y avait de comtés. Mais
quand le roi se rétracta, il les reprit toutes ; il n'en échappa que
trois. (Math. Paris.)
* Math. Paris. Lingard en doute, parce qu'aucun contemporain
n'en fait mention. Mais celui qui laissa crever les yeux à ses pe-
tites-ïilles, et qui lit passer sa fille en hiver, demi-nue, dans un
fossé glacé, mérite-t-il ce doute?
* C'était Robert, révolté contre son père, et qui le combattit
sans le connaître. On les réconciha, ils se brouillèrent encore, et
Guillaume maudit son fils.
372 HISTOIRE DE FRANCE.
appartenait à cette excellente famille des comtes de
Blois et de Champagne qui, à la même époque, encou-
rageait les communes commerçantes, divisait à Troyes
la Seine en canaux, et protégeait également saint
Bernard et Abailard. Libres penseurs et poètes, c'est
d'eux que descendra le fameux Thibaut, le trouvère,
celui qui fit peindre ses vers à la reine Blanche dans
son palais de Provins, au milieu des roses transplantées
de Jéricho. Etienne ne pouvait se soutenir en Angle-
terre qu'avec des étrangers, Flamands, Brabançons,
Gallois même. Il n'avait pour lui que le clergé et
Londres. Quant au clergé, Etienne ne resta pas long
temps bien avec lui. Il défendit d'enseigner le droit
canon, et osa empoisonner des é\êques. Alors Mathilde
reparut. Elle débarqua presque seule ; vraie fille du
Conquérant, insolente, intrépide, elle choqua tout le
monde, et brava tout le monde. Trois fois elle s'enfuit
la nuit, à pied sur la neige et sans ressources. Etienne,
qui la tint une fois assiégée, crut, comme chevalier,
devoir ouvrir passage à son ennemie, et la laisser
rejoindre les siens. Elle ne l'eu traita pas mieux, quand
elle le prit à son tour, abandonné de ses barons (1152).
Il fut contraint de reconnaître pour son successeur cet
heureux Henri Plantagenet, comte d'Anjou et fils de
Mathilde, à qui nous avons vu tout à l'heure Éléonore
de Guienne remettre sa main et ses États.
Telle était la grandeur croissante du jeune Henri,
lorsque le roi de France, humihé par la croisade,
perdit Eléonore et tant de provinces. Cet enfant gâté
de la fortune fut en quelques années accablé de ses
dons. Roi d'Angleterre, maître de tout le littoral de
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 373
la France, depuis la Flandre jusqu'aux Pyrénées, il
exerça sur la Bretagne cette suzeraineté que les ducs
de Normandie avaient toujours réclamée en vain. Il
prit l'Anjou, le Maine et la Touraine à son frère, et le
laissa en dédommagement se faire duc de Bretagne
(1156). Il réduisit la Gascogne, il gouverna la Flandre,
comme tuteur et gardien, en l'absence du comte. Il
prit le Quercy au comte de Toulouse, et il aurait pris
Toulouse elle-même, si le roi de France ne s'était pas
jeté dans la ville pour la défendre (1159). Le Toulou-
sain fut du moins obligé de lui faire hommage. Allié
du roi d'Aragon, comte de Barcelone et de Provence,
Henri voulait pour un de ses fils une princesse (}^^
Savoie, afin d'avoir un pied dans les Alpes, et de tour-
ner la France par le midi. Au centre, il réduisit le
Berri, le Limousin, l'Auvergne, il acheta la Marche ^
Il eut même le secret de détacher les comtes de Cham-
pagne de l'aUiance du roi. Enfin à sa mort il possédait
les pays qui répondent à quarante-sept de nos dépar-
tements, et le roi de France n'en avait pas vingt.
Dès sa naissance, Henri II s'était trouvé environné
d'une popularité singulière, sans avoir rien fait pour
la mériter. Son grand-père, Henri Beauclerc, était
Normand, sa grand'mère Saxonne, son père Angevin.
Il réunissait en lui toutes les races occidentales. Il
était le lien des vainqueurs et des vaincus, du Midi et
du Nord. Les vaincus surtout avaient conçu un grand
* Il eut la Marche pour quinze mille marcs d'argent. Le comte
partait pour Jérusalem et ne savait que faire de sa terre, (Gaufred
Vosiens,)
374 HISTOIRE DE FRANCE.
espoir, ils cro^^aient voir en lui raccomplissement de
la prophétie de Merlin, et la résurrection d'Arthur, Il
se trouva, pour mieux appuyer la prophétie, qu'il
obtint de gré ou de force l'hommage des princes
d'Ecosse, d'Irlande, de Galles et de Bretagne, c'est-à-
dire de tout le monde celtique. Il fit chercher et trou-
ver le tombeau d'Arthur, ce mystérieux tombeau dont
la découverte devait marquer la fin de l'indépendance
celtique et la consommation des temps.
Tout annonçait que le nouveau prince remplirait les
espérances des vaincus. Il avait été élevé à Angers,
l'une des villes d'Europe où la jurisprudence avait été
professée de meilleure heure. C'était l'époque de la
résurrection du droit romain, qui, sous tant de rapports,
devait être celle du pouvoir monarchique et de l'tga-
lité civile. L'égalité sous un maître, c'était le dernier
^ mot que le monde antique nous avait légué. L'an 1111,
la fameuse comtesse Mathilde, la cousine de Godefroi
de Bouillon, l'amie de Grégoire VII, avait autorisé
l'école de Bologne, fondée par le Bolonais Irnerio.
L'empereur Henri V avait confirmé cette autorisation,
sentant tout le parti que le pouvoir impérial tirerait
des traditions de l'ancien Empire. Le jeune duc d'Anjou,
Henri Plantagenet, fils de la Normande Mathilde,
veuve de ce même empereur Henri V, trouva à Angers,
à Rouen, en Angleterre, les traditions de l'école de
Bologne. Dès 1214, l'Svêque d'Angers était un savant
juriste ^ Le fameux Italien Lanfranc, l'homme de
' Tout le clergé de cette ville était composé de légistes au xiii*
et au xiv<^ siècles. Sous l'épiscopat de Guillaume Le Maire ('i 290-
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 373
Guillaume le Conquérant, le primat de la conquête,
avait d'abord enseigné à Bologne, et concouru à la
restauration du droit. Ce fut, dit un des continuateurs
de Sigebert de Gemblours, ce fut Lanfranc de Pavie
et son compagnon Garnerius, qui, ayant retrouvé à
Bologne les lois de Justinien, se mirent à les lire et à
les commenter. Garnerius persévéra, mais Lanfranc,
enseignant en Gaule, à de nombreux disciples, les arts
libéraux et les lettres divines, vint au Bec et s'y fit
moine ^
Les principes de la nouvelle école furent proclamés
précisément à l'époque de l'avènement de Henri II
(1154). Les jurisconsultes appelés par l'empereur
Frédéric Barberousse, à la diète de Roncaglia (1158),
lui dirent, par la bouche de l'archevêque de Milan,
ces paroles remarquables : « Sachez que tout le droit
législatif du peuple vous a été accordé ; votre volonté
est le droit, car il est dit : Ce qui ci plu au prince a
force de loi : le peuple a remis tout son empire et son
pouvoir à lui et en lui ^ »
1314), presque tous les chanoines de son église étaient professeurs
en droit (Bodin). Sur dix-neuf évoques qui formèrent l'assemblée
du clergé en 1339, quatre avaient professe le droit à l'Université
d'Angers.
* Robert de Monte. — Orderic Vital : « La renommée de sa
science se répandit dans toute l'Europe, et une foule de disciples
accoururent pour l'entendre, de France, do Gascogne, de Breta-
gne et de Flandre. »
^ Radevicus, II, c. iv, ap. GiCbler, Kircliengeschichte, II, P. 2,
p. 72. « Scias itaque omnejus populi in condendis legibus tibi
concesbum, tua voluntas jus est, sicuti dicitur : « Quod Principi
placuit, legis habot vigorem, cum populus et in eum onine suum
imperium et potcstatcm concesserit. » — Le conseiller de
376 HISTOIRE DE FRANCE.
- L'empereur lui-même avait dit en ouvrant la diète :
« Nous, qui sommes investi du nom royal, nous désirons
plutôt exercer un empire légal pour la conservation
du droit et de la liberté de chacun, que de tout faire
impunément. Se donner toute licence, et changer
l'office du commandement en domination superbe et vio-
lente, c'est la royauté, la tyrannie ^ » Ce républica-
nisme pédantesque, extrait mot à mot de Tive-Live,
expliquait mal l'idéal de la nouvelle jurisprudence. Au
fond, ce n'était pas la liberté qu'elle demandait, mais
l'égalité sous un monarque, la suppression de la
hiérarchie féodale qui pesait sur l'Europe.
Combien ces légistes devaient être chers aux princes,
on le conçoit par leur doctrine, on l'apprend par
rhistoire, qui partout désormais, nous les montrera
près d'eux et comme pendus à leur oreille, leur dictant
tout bas ce qu'ils doivent répéter. Guillaume le Bâtard
s'attacha Lanfranc, comme nous l'avons vu. Dans
ses fréquentes absences, il lui confiait le gouverne-
ment de l'Angleterre ; plus d'une fois il lui donna
raison contre son propre frère. L'Angevin Henri, nou-
veau conquérant de l'Angleterre, prit pour son Lanfranc
un élève de Bologne, qui avait aussi étudié le droit à
Auxerre-. Thomas Becket, c'était son nom, était alors
au service de l'archevêque de Kenterbury. Il avait,
par son influence, retenu ce prélat dans le parti de
Mathilde et de son fils. Ayant reçu seulement les
Henri II, le célèbre Ranulfe de Glanville, répète cette maxime
(de leg. et consuet. reg. anglic, in proem.).
' Radevicus.
* Lingard.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 377
premiers ordres, n'étant ainsi ni prêtre ni laïque, il se
trouvait propre à tout et prêt à tout. Mais sa naissance
était un grand obstacle ; il était, dit-on, fils d'une
femme sarrasine, qui avait suivi un Saxon revenu de
la terre sainte ^ Sa mère semblait lui fermer les dignités
de l'Église, et son père celles de l'État. Il ne pouvait
rien attendre que du roi. Celui-ci avait besoin de pareils
gens pour exécuter ses projets contre les barons. Dès
son arrivée en Angleterre, Henri rasa, en un an, cent
quarante châteaux. Rien ne lui résistait, il mariait les
enfants des grandes maisons à ceux des familles mé-
diocres ^ abaissant ceux-là, élevant ceux-ci, nivelant
tout. L'aristocratie normande s'était épuisée dans les
guerres d'Etienne. Le nouveau roi disposait contre elle
des hommes d'Anjou, de Poitou et d'Aquitaine. Riche
de ses États patrimoniaux et de ceux de sa femme, il
pouvait encore acheter des soldats en Flandre et en
Bretagne. C'est le conseil que lui avait donné Becket.
Celui-ci était devenu l'homme nécessaire dans les
affaires et dans les plaisirs. Souple et hardi, homme
de science, homme d'expédients, et avec cela bon com-
pagnon, partageant ou imitant les goûts de son maître.
Henri s'était donné sans réserve à cet homme, et non-
seulement lui, mais son fils, son héritier. Becket était
le précepteur du fils, le chancelier du père. Comme
* Elle ne savait que deux mots intelligibles pour les habitants
de l'Occident, c'était Londres^ et Gilbert, le nom de son amant.
A l'aide du premier, elle s'embarqua pour l'Angleterre; arrivée
à Londres, elle courut les rues en répétant: Gilbert! Gilbei't! et
elle retrouva celui qu'elle appelait.
* Radulph. Niger.
378 HISTOIRE DE FRANCE.
tel, il soutenait âprement les droits du roi contre les
barons, contre les évêques normands. Il força ceux-ci
à payer Vescîiage, malgré leurs réclamations et leurs
cris. Puis, sentant que le roi, pour être maître en An-
gleterre, avait besoin d'une guerre brillante, il
l'emmena dans le Midi de la France, à la conquête de
Toulouse, sur laquelle Éléonore de Guyenne avait des
prétentions. Becket conduisait en son propre nom, et
comme à ses dépens, douze cents chevaliers, et plus
de quatre mille soldats, sans compter les gens de sa
maison, assez nombreux pour former plusieurs garni-
sons dans le Midi^ Il est évident qu'un armement si
disproportionné avec la fortune du plus riche parti-
culier était mis sous le nom d'un homme sans consé-
quence, pour moins alarmer les barons.
' îsewbridg., II, 10. Chron. Norm. Lingard, II, 32o. — Lin-
gard, p. 321 : « Le lecteur verra sans doute avec plaibir dans
quel appareil le chancelier voyageait en France. Quand il entrait
dans une ville, le cortège s'ouvrait par deux cent cincxuante jeu-
nes gens chantant des airs nationaux ; ensuite venaient ses chiens,
accouplés. Ils étaient suivis de huit chariots, traînés chacun par
cinq chevaux, et menés par cinq cochers en habit neuf. Chaque
chariot était couvert de peaux, et protégé par deux gardes et par un
gros chien, tantôt enchaîne, tantôt en liberté. Doux de ces chariots
étaient chargés de tonneaux d'ale pour distribuer à la populace; un
autre portait tous les objets nécessaires à la chapelle du chancelier,
un autre encore le mobilier de sa chambre à coucher, un troi-
sième celui de sa cuisine, un quatrièrûe portait sa vaisselle d'ar-
gent et sa garde-robe ; les deux autres étaient destinés à l'usage
de ses suivants. Après eux venaient douze chevaux de somme
sur chacun desquels était un singe, avec un valet (groom) derrière,
sur ses genoux; paraissaient ensuite les écuyers portant les bou-
cliers et conduisant les chevaux de bataille de leurs chevaliers ;
puis encore d'autres écuyers, des enfants de gentilshommes, des
1
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 379
Une vaste ligue s'était formée contre le comte de
Toulouse, objet de la jalousie universelle. Le puissant
comte de Barcelone, régent d'Aragon, les comtes de
Narbonne, de Montpellier, de Béziers, de Carcassonne,
étaient d'accord avec le roi d'Angleterre. Celui-ci
semblait près de conquérir ce que Louis VIII et saint
Louis recueillirent sans peine après la croisade des
Albigeois. Il fallait donner l'assaut sur-le-champ à Tou-
louse, sans lui laisser le temps de se reconnaître. Le
roi de France s'y était jeté, et défendait à Henri
comme suzerain de rien entreprendre contre une ville
qu'il protégeait. Ce scrupule n'arrêtait pas Becket ; il
conseillait de brusquer l'attaque. Mais Henri craignait
d'être abandonné de ses vassaux, s'il risquait une
violation si éclatante de la loi féodale. Le belliqueux
chancelier n'eut pour dédommagement que la gloire
d'avoir combattu et désarmé un chevalier ennemi.
L'entretien des troupes mercenaires que Becket avait
fauconniers, les officiers de la maison, les chevaliers et les ecclé-
siastiques, deux à deux et à cheval, et le dernier de tous enfin,
arrivait le chancelier lui-même conversant avec quelques amie.
Comme il passait, on entendait les habitants du pays s'écrier :
« Quel homme doit donc être le roi d'Angleterre, quand son chan-
celier voyage en tel équipage? » Steph., 20. 2.
Le prédécesseur de Becket, au siège de Kenterbury, lui écri-
vait : « In aure et in vulgis sonat vobis esi^e cor unum et animam
unam » (Blés, cpi^t. 78). — Petrus CellensLs : Secundum post re-
gem in quatuor regnis quis te ignorât?» (Marten. Thes.anecd. IIL)
— Le clergé anglais écrit à Thomas : « In familiarem gratiam tam
lata vos mente suscepit, ut dominationis suaî loca quœ boreali
Oceano ad Pyrenîeum usque porrecia sunt, prostestati vestrae
cuncta subjecerit, ut in his solum hos beatos reputati opinio, qui
in vestris poterant ocuUs complacere. » Epist. S. Thom., p. 190.
380 HISTOIRE DE FRANCE.
conseillées à Henri, et qui lui étaient si nécessaires
contre ces barons, exigeait des dépenses pour lesquelles
toutes les ressources de la fiscalité normande eussent
été insuffisantes. Le clergé seul pouvait payer ; il
avait été richement doté par la conquête. Henri voulut
avoir l'Église dans sa main. H fallait d'abord s'assurer
de la tête, je veux dire de l'archevêché de Kenter-
hiiTj. C'était presque un patriarcat, une papauté an-
glicane, une royauté ecclésiastique, indispensable
pour compléter l'autre. Henri résolut de la prendre
pour lui, en la donnant à un second lui-même, à son
bon ami Becket ; réunissant alors les deux puissances
il eût élevé la royauté à ce point qu'elle atteignit au
xvi« siècle, entre les main d'Henri VIII, de Marie et
d'Elisabeth. Il lui était commode de mettre la primatie
sous le nom de Becket, comme naguère il y avait mis
une armée. C'était, il est vrai, un Saxon ; mais le
Saxon Briakspear ' venait bien d'être élu pape précisé-
ment à l'époque de l'avènement d'Henri II (Adrien IV).
Becket lui-même y répugnait : « Prenez-garde, dit-il,
Je deviendrai votre plus grand ennemi -. » Le roi ne
récouta pas, et le fit primat, au grand scandale du
clergé normand.
Depuis les Italiens Lanfranc et Anselme, le siège de
Kenterbury avait été occupé par des Normands. Les
rois et les barons n'auraient pas osé confier à d'autres
cette grande et dangereuse dignité. Les archevêques
C'est le seul Anglais qui ait été fait pape.
« Citissime a me auferes animura ; et gratia, quae nuno inter
nos tanta est, in atrocissimum odium convertetur. »
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 381
de Kenterbury n'étaient pas seulement primats d'An-
gleterre ; ils se trouvaient avoir en quelque sorte un
caractère politique. Nous les trouvons presque toujours
à la tête des résistances nationales, depuis le fameux
Dunstan ' , qui abaissa si impitoyablement la royauté
anglo-saxonne, jusqu'à Etienne Langton, qui fit signer
la grande Charte au roi Jean. Ces archevêques se
trouvaient être particulièrement les gardiens des
libertés de Kent, le pays le plus libre de l'Angleterre.
Arrêtons-nous un instant sur l'histoire de cette cu-
rieuse contrée.
Le pays de Kent, bien plus étendu que le comté qui
porte ce nom, embrasse une grande partie de l'Angle-
terre méridionale. Il est placé en face de la France, à
la pointe de la Grande-Bretagne. Il en forme l' avant-
garde ; et c'était en effet le privilège des hommes de
Kent de former l' avant-garde de l'armée anglaise.
Leur pays a, dans tous les temps, livré la première
bataille aux envahisseurs ; c'est le premier à la des-
cente. Là, débarquèrent César, puis Hengist, puis
Guillaume le Conquérant. Là aussi commença l'inva-
' S. Dunstan, arcliev. de Kenterbury, fit des remontrances à
Edgar, et lui fit faire pénitence. II ajouta deux clauses à leur
traité de réconciliation, 1° qu'il publierait un code de lois qui ap-
portât plus d'impartialité dans l'administration de la justice ;
2° qu'il ferait passer à ses propres frais dans les différentes provin-
ces des copies des saintes Ecritures pour l'instruction du peuple.
— Et même, selon Lingard, le véritable texte d'Osbern doit être :
«... Justas legum rationes sanciret, sancitas conscriieret, scri^)-
tas per omnes fines imperii sui populis custodiendas mandaret, au
lieu de sanctas conscriberet scripturas. — Lingard, Antiq^uités de
l'Église anglo-saxonne, I, p. 489.
J
382 iSISTOIRE DE FRaNOE.
sion chrétienne. Kent est une terre sacrée. L'apôtre
de l'Angleterre, saint Augustin, y fonda son premier
monastère. L'abbé de ce monastère et l'archevêque de
Kenterbury étaient seigneurs de ce pays, et les gar-
diens de ses privilèges. Ils conduisirent les hommes de
Kent contre Guillaume le Conquérant. Lorsque celui-
ci, vainqueur à Hastings, marchait de Douvres à Lon-
Ires, il aperçut, selon la légende, une forêt mouvante.
Dette forêt, c'était les hommes de Kent, portant devant
aux un rempart mobile de branchages. Ils tombèrent
sur les Normands, et arrachèrent à Guillaume la ga-
rantie de leurs libertés. Quoi qu'il en soit de cette
douteuse victoire, ils restèrent libres, au milieu de la
servitude universelle, et ne connurent guère d'autre
domination que l'Église. C'est ainsi que nos Bretons de
la Cornouaille, sous les évêques de Quimper, conser-
vaient une liberté relative, et insultaient tous les ans
la féodalité dans la statue du vieux roi Grallon.
La principale des coutumes de Kent, celle qui dis-
tingue encore aujourd'hui ce comté, c'est la loi de suc-
cession, le partage égal entre les enfants. Cette loi,
appelée par les Saxons gavel-kind, par les Irlandais
gahliaïl-cine (établissement de famille) est commune,
avec certaines modifications, à toutes les populations
celtiques, à l'Irlande et à l'Ecosse, au pays de Galles,
en partie même à notre Bretagne.
Les grands légistes italiens, qui occupèrent les pre-
miers le siège de Kenterbury, furent d'autant plus fa-
vorables aux coutumes de Kent, qu'elles s'accordaient
sous plusieurs rapports avec les principes du droit ro-
main. Eudes, comte de Kent, frère de Guillaume le
une Ibrêt monvanto. Cette forêt, c'étaient les hommes de Kent
Tome II
HIST. DE FRANCE. XXVI
liiipr. Wattier et C
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 383
Conquérant, voulant traiter les hommes de Kent
comme l'étaient les habitants des autres provinces,
« Lanfranc lui résista en face, et prouva devant tout
le monde la liberté de sa terre par le témoignage de
vieux Anglais qui étaient versés dans les usages do
leur patrie; et il délivra ses hommes des mauvaises
coutumes qu'Eudes voulait leur imposer * . » Dans une
autre occasion : le roi ordonna de convoquer sans
délai tout le comté et de réunir tous les hommes du
comté, Français et surtout Anglais, versés dans la
connaissance des anciennes lois et coutumes. Arrivés
à Penendin, ils s'assirent tous, et tout le comté fut
retenu là pendant trois jours ; et par tous ces hommes
sages et honnêtes, il fut décidé, accordé et jugé : que,
tout aussi bien que le roi, l'archevêque de Kenterbury
doit posséder ses terres avec pleine juridiction, en
toute indépendance et sécurité ^
Le successeur de Lanfranc, saint Anselme, se mon-
tra encore plus favorable aux vaincus. Lanfranc lui
parlait un jour du Saxon Elfeg, qui s'était dévoué pour
défendre, contre les Normands, les libertés du pays :
« Pour moi, dit Anselme, je crois que c'est un vrai
martyr, celui qui aima mieux mourir que de faire tort
aux siens. Jean est mort pour la vérité ; de e Elfeg
pour la justice; tous deux pareillement pour Christ,
qui est la justice et la vérité. » C'est Anselme qui con-
tribua le plus au mariage d'Henri Beauclerc avec la
nièce d'Edgar, dernier héritier de la royauté saxonne ;
* Vie de saint Lanfranc,
' Spence.
384 HISTOIRE DE FRANCE.
cette union de deux races dut préparer, quoi qu'on ait
dit, la réliabilitation des vaincus. Le même archevêque
de Kenterbury reçut, comme représentant de la na-
tion, les serments de Beauclerc, lorsqu'il jura, pour la
seconde fois, sa charte des privilèges féodaux et ecclé-
siastiques.
Ce fut une grande surprise pour le roi d'Angleterre
d'apprendre que Thomas Becket, sa créature, son
jo3'eux compagnon, prenait au sérieux sa nouvelle di-
gnité. Le chancelier, le mondain, le courtisan, se res-
souvint tout à coup qu'il était peuple. Le fils du Saxon
redevint Saxon, et fit oublier sa mère sarrasine par sa
sainteté. Il s'entoura des Saxons, des pauvres, des
mendiants, revêtit leur habit grossier, mangea avec
eux et comme eux. Désormais, il s'éloigna du roi, et
résigna le sceau. Il y eut alors comme deux rois, et le
roi des pauvres, qui siégeait à Kenterbury, ne fut pas
le moins puissant K
Henri, profondément blessé, obtint du pape une
bulle qui rendait indépendant de l'archevêque l'abbé
du monastère de saint Augustin. Il l'était effective-
ment sous les rois saxons. Thomas, par représailles,
somma plusieurs des barons de restituer au siège de
Kenterbury une terre que leurs aïeux avaient reçue
des rois en fief, déclarant qu'il ne connaissait point
de loi pour l'injustice, et que ce qui avait été pris
• Les conseillers du roi attribuèrent à Becket le projet de se
rendre indépendant. On rapporta qu'il avait dit à ses confidents
que la .jeunesse de Henri demandait un maître, et qu'il savait
combien il était lui-même nécessaire à un roi incapable de tenir
sans son assistance les rênes du gouvernement.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 383
sans bon titre devait être rendu. Il s'agissait dès lors
de savoir si l'ouvrage de la conquête serait détruit, si
l'archevêque saxon prendrait sur les descendants des
vainqueurs la revanche de la bataille d'Hastings.
L'épiscopat, que Guillaume le Bâtard avait rendu si
fort dans -l'intérêt de la conquête, tournait contre elle
aujourd'hui. Heureusement pour Henri, les évêques
étaient plus barons qu'évêques ; l'intérêt temporel
touchait ces Normands tout autrement que celui de
l'Église. La plupart se déclarèrent pour le roi, et se
tinrent prêts à jurer ce qui lui plairait. Ainsi, l'alarme
donnée par Becket à cette Église toute féodale, met-
tait le roi à même de se faire accorder par elle une
toute-puissance qu'autrement il n'eût jamais osé
demander.
Voici les principaux points que stipulaient les cou-
tumes de Clarendon (1164) : « La garde de tout arche-
vêché et évêché vacant sera donnée au roi, et les
revenus lui en seront payés. L'élection sera faite
d'après l'ordre du roi, avec son assentiment, par le
haut clergé de l'Église, sur l'avis des prélats que le
roi y fera assister. — Lorsque dans un procès, l'une
des deux, ou les deux parties seront ecclésiastiques,
le roi décidera si la cause sera jugée par la cour sécu-
lière ou épiscopale. Dans le dernier cas, le rapport
sera fait par un officier civil. Et si le défendeur est
convaincu d'action criminelle, il perdra son bénéfice
de clergie. — Aucun tenancier du roi ne sera excom-
munié sans que l'on se soit adressé au roi, où, en son
absence, au grand justicier. — Aucun ecclésiastique
en dignité ne passera la mer sans la permission du
T. II. 25
386 HISTOIRE DE FRANCE.
roi. — Les ecclésiastiques tenanciers du roi tiennent
leurs terres par baronnie, et sont obligés aux mêmes
serv^ices que les laïques. »
Ce n'était pas moins que la confiscation de l'Église
au profit d'Henri. Le roi percevant les fruits de la va-
cance, on pouvait être sur que les sièges vaqueraient
longtemps comme sous Guillaume le Roux, qui avait
affermé un archevêché, quatre évêchés, onze abbayes.
Les évêchés allaient être la récompense non plus des
barons peut-être, mais des agents du fisc, des scribes,
des juges complaisants. L'Église, soumise au service
militaire, devenait toute féodale. Les institutions d'au-
mônes et d'écoles, d'offices religieux, devaient nourrir
les Brabançons et les Cotereaux, et les fondations
pieuses payer le meurtre. L'Église anglicane, perdant
avec l'excommunication l'arme unique qui lui restait,
enfermée dans l'ile sans relations avec Rome, avec la
communauté du monde chrétien, allait perdre tout
esprit d'universalité, de catholicilé. Ce qu'il y avait de
plus grave, c'était l'anéantissement des tribunaux ec-
clésiastiques et la suppression du lénéflce de dergie.
Ces droits donnaient lieu à de grands abus sans doute ,
bien des crimes étaient impunément commis par des
prêtres ; mais quand on songe à l'épouvantable bar-
barie, à la fiscalité exécrable des tribunaux laïques au
xii« siècle, on est obligé d'avouer que la juridiction
ecclésiastique était une ancre de salut. L'Église était
• presque la seule voie par où les races méprisées pus-
sent reprendre quelque ascendant. On le voit par
l'exemple des deux Saxons Breakspcar (Adrien IV) et
Becket.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 387
Aussi toutes les races vaiucues soutinrent l'évêque
fie Kent avec courage et fidélité. Sa lutte pour la liberté
fut imitée avec plus de timidité et de modération en
Aquitaine par l'évêque de Poitiers S et plus tard dans
le pays de Galles, par le fameux Giraud le Cambrien,
auquel nous devons, entre autres ouvrages, une si
curieuse description de l'Irlande ^ Les Bas-Bretons
étaient pour Becket. Un Gallois le suivit dans l'exil,
au péril de ses jours, ainsi que le fameux Jean de Sa-
lisbury^. Il semblerait que les étudiants gallois aient
» Henri II lui avait adressé par deux de ses justiciers des ins-
tructions plus dures encore que les coutumes deClarendon. Voyez
la lettre de l'Evéciue, ap. Scr. fr. XVI, 216. - Voyez aussi (ibid.
S72, 57S, etc.) les lettres que Jean de Salisbury lui écrit pour le
tenir au courant de l'état des affaires de Thomas Becket. — En
1166, l'évêque de Poitiers céda, et fit sa paix avec Henri II,
Joann. Saresber. epist., ibid. 523.
2 Elu évêque en 1176 par les moines de Saint-David, dans le
comté de Pembroke (pays de Galles), et chassé par Henri II, qui
mit cà sa place un Normand ; réélu en 1198 par les mêmes moines,
et chassé de nouveau par Jean sans Terre. Trop faiblement sou-
tenu, il échoua dans sa lutte courageuse pour l'indépendance de
rÉ"lise galloise ; mais sa patrie lui en garde une profonde recon-
nai'ssance. « Tant que durera notre pays, dit un poëte gallois,
ceux qui écrivent et ceux qui chantent se souviendront de ta
noble audace. »
» Salisbury fait partie du pays de Kent, mais non du comte de
ce nom. Du temps de l'archevêque Thibaut, ce fut Jean de Salis-
bury qu'on accusa de toutes les tentatives de l'ÉgUse de Kenter-
bury pour reconquérir ses privilèges. Il écrit, en 1159 : « Régis
tota in me incanduit indignatio... Quod quis nomen romanum apud
nos invocat, mihi imponunt ; quod in electionibus celebrandis, in
causis ecclesiasticis examinandis, vel umbram libertatis audet sibi
Angiorum ecclesia vindicare, mihi imputatur,ac si dominumCan-
tuariensem et alios episcopos quid facere oporteat solus in-
truam » J, Sareber, epist., ap. Scr. fr. XVI, 496. - Dans son
388 HISTOIRE DE FRANCE.
porté les messages de Becket ; car Henri II leur fit
fermer les écoles, et défendre d'entrer nulle part en
Angleterre sans son consentement.
Ce serait pourtant rétrécir ce grand sujet, que de
n'y voir autre chose que l'opposition des races, de ne
chercher qu'un Saxon dans Thomas Becket. L'arche-
vêque de Kenterbury ne fut pas seulement le saint de
l'Angleterre, le saint des vaincus, Saxons et Gallois,
mais tout autant celui de la France et de la chrétienté.
Son souvenir ne resta pas moins vivant chez nous que
dans sa patrie. On montre encore la maison qui le reçut
à Auxerre, et, en Dauphiné, une église qu'il y bâtit
dans son exil. Aucun tombeau ne fut plus visité, aucun
pèlerinage plus en vogue au moyen âge que celui de
saint Thomas de Kenterbury. On dit qu'en une seule
année il y vint plus de cent mDle pèlerins. Selon une
tradition, on aurait, en un an, offert jusqu'à 950 livres
sterhng à la chapelle de saint Thomas, tandis que
l'autel de la Vierge ne reçut que quatre livres ; Dieu
lui-même n'eut pas une offrande.
Policraticus (Leyde, 1639, p. 206),^ il avance quii e^x cou ec jaste
de flatter le tyran pour le tromper, et de le tuer. (Aures tyranni
mulcere... tyrannum occidere... seqnum et justum.) — Dans l'af-
faire de Thomas Becket, sa correspondance trahit un caractère
intéressé (il s'inquiète toujours de la confiscation de ses propriétés,
Scr. fr. XVI, 508, 312, etc.], irrésolu et craintif, p. 509 : il fait
souvent intercéder pour lui auprès de Henri II, p. 514, etc., et
donne à Becket de timides conseils, p. 510, 527, etc. Il ne semble
guère se piquer de conséquence. Ce défenseur de la liberté n'ac-
corde au libre aiintre de pouvoir que pour le mal (Policrat.,
p. 97). Il ne faut pas se hâter de rien conclure de ce quil reçut les
leçons d'Abailard: il vante saint Bernai^d et son disciple Eu-
gène III. (Ibid., p. 311.)
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 389
Thomas fut cher au peuple entre tous les saints du
moyen âge, parce qu'il était peuple lui-même par sa
naissance basse et obscure, par sa mère sarrasiue et
son père saxon. La vie mondaine qu'il avait menée
d'abord, son amour des chiens, des chevaux, des fau-
cons S ces goûts de jeunesse dont il ne guérit jamais
bien, tout cela leur plaisait encore. Il conserva sous
ses habits de prêtre, une âme de chevalier, loyale ei
courageuse, et il n'en réprimait qu'avec peine les
élans. Dans une des plus périUeuses circonstances de
sa vie, lorsque les barons et les évêques d'Henri sem-
blaient prêts à le mettre en pièces, un d'eux osa l'ap-
peler traître ; il se retourna vivement et répliqua :
« Si le caractère de mon ordre ne me le défendait,
le lâche se repentirait de son insolence. »
Ce qu'il y eut de grand, de magnifique et de terri-
ble dans la -destinée de cet homme, c'est qu'il se
trouva chargé, lui faible individu et sans secours,
des intérêts de l'Église universelle, qui semblaient
ceux du genre humain. Ce rôle, qui appartenait au
pape, et que Grégoire VII avait soutenu, Alexan-
dre III n'osa le reprendre; il en avait bien assez
de la lutte contre l'antipape, contre Frédéric Barbe-
rousse, le conquérant de l'Italie. Ce pape était le chef
de la ligue lombarde, un politique, un patriote itahen;
il animait les partis, provoquait les désertions, faisait
des traités, fondait des villes. Il se serait bien gardé
• Lorsque dans la suite il débarqua en France, il aperçut deà
jeunes gens dont l'un tenait uh faucon, et ne put s'empêcher
d'aller voir l'oiseau ; cela faillit le trahir.
390 HISTOIRE DE FRANCE.
d'indisposer le plus grand roi de la chrétienté, je parle
d'Henri II, lorsqu'il avait déjà contre lui l'empereur.
Tonte sa conduite avec Henri fut pleine de timides e^
honteux ménagements ; il ne cherchait qu'à gagner
du temps par de misérables équivoques, par des lettres
et des contre-lettres, vivant au jour le jour, ména-
geant l'Angleterre et la France, agissant en diplomate,
en prince séculier, tandis que le roi de France accep-
tait le patronage de l'Église, tandis queBecket souf-
frait et mourait pour elle. Étrange politique qui devait
apprendre au peuple à chercher partout ailleurs qu'à
Rome le représentant de la religion et l'idéal de la
sainteté.
Dans cette grande et dramatique lutte, Becket eut
à soutenir toutes les tentations, la terreur, la séduc-
tion, ses propres scrupules. De là, une hésitation dans
les commencements, qui ressembla à la crainte. Il suc-
comba d'abord dans l'assemblée de Clarendon, soit
qu'il eût cru qu'on en voulait à sa vie, soit qu'il fut re-
tenu encore par ses obligations envers le roi. Cette
failDlesse est digne de pitié dans un homme qui pou-
vait être combattu entre deux devoirs. D'une part il
devait beaucoup à Henri, de l'autre, encore plu^ à son
église de Kent, à celle d'Angleterre, à l'Église univer-
selle, dont il défendait seul les droits. Cette incurable
dualité du moyen âge, déchiré entre l'État et la reli-
gion, a fait le tourment et la tristesse des plus grandes
âmes, de Godefroi de Bouillon, de saint Louis, de
Dante.
« Malheureux ! disait Thomas en revenant de Cla-
rendon, je vois l'Église anglicane, en punition de mes
LE ROI DE FR..) NCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 391
péchés, devenue servante à jamais ! Cela devait arri-
ver; je suis sorti de la cour, et non de l'Église ; j'ai
été chasseur de bêtes, avant d'être pasteur d'hommes.
L'amateur des mimes et des chiens est devenu le con-
ducteur des âmes... Me voilà donc abandonné de
Dieu. »
Une autre fois, Henri essaya la séduction, au défaut
de la violence. Becket n'avait qu'à dire un mot ; il lui
offrait tout, il mettait tout à ses pieds ; c'était la scène
de Satan transportant Jésus sur la montagne, lui mon-
trant le monde et disant : « Je te donnerai tout cela,
si tu veux tomber à genoux et m'adorer. » Tous les
contemporains reconnaissent ainsi, dans la lutte de
Thomas contre Henri, une image des tentations du
Christ, et dans sa mort un reflet de la Passion. Les
hommes du moyen âge aimaient à saisir de telles ana-
logies. Le dernier livre de ce genre, et le plus hardi,
est celui des Conformités d%i CJirist et de saint Fran-
çois.
L'extension même du pouvoir royal, qui faisait le
fond de la question, devint de bonne heure un objet
secondaire pour Henri. L'essentiel fut pour lui la
ruine, la mort de Thomas ; il eut soif de son sang. Que
toute cette puissance qui s'étendait sur tant de peu-
ples, se brisât contre la volonté d'un homme ; qu'après
tant de succès faciles, il se présentât un obstacle, c'é-
tait aussi trop fort à supporter pour cet enfant gâté de
la fortune. Il se désolait, il pleurait.
Les gens zélés ne manquaient pas pourtant pour
consoler le roi, et tâcher de satisfaire son envie. On
essaya dès 1164. L'archevêque fut contraint, malad ■
392 HISTOIRE DE FRANCE.
et faible encore, de se présenter devant la cour des
barons et des éveques. Le matin, il célébra l'office de
saint Etienne, premier martyr, qui commence par ces
mots : « Les princes se sont assis en conseil pour dé-
libérer contre moi. » Puis il marcha courageusement
et se présenta revêtu de ses habits pontificaux et por-
tant sa grande croix d'argent. Cela embarrassa ses en-
nemis. Ils essayèrent en vain de lui arracher sa croix.
Revenant aux formes juridiques, ils l'accusèrent d'a-
voir détourné les deniers publics, puis d'avoir célébré
la messe sous l'invocation du diable, ils voulaient
le déposer. On l'aurait alors tué en sûreté de cons-
cience. Le roi attendait impatiemment. Les voies de
fait commençaient déjà ; quelques-uns rompaient des
pailles et les lui jetaient. L'archevêque en appela au
pape, se retira lentement, et les laissa interdits. Ce
fut là la première tentation, la comparution devant
Hérode et Caïphe. Tout le peuple attendait dans les
larmes. Lui, il fit dresser des tables, appela tout ce
qu'on put trouver de pauvres dans la ville, et fit
comme la Cène avec eux'. La nuit même il partit, et
parvint avec peine sur le continent.
Ce fut une grande douleur pour Henri que sa proie
eût échappé. Il mit au moins la main sur ses biens, il
partagea sa dépouille ; il bannit tous ses parents en
ligue ascendante et descendante, les chassa tous, vieil-
lards, femmes enceintes et petits-enfants. Encore exi-
• Dixit : « Sinitc pauperes Chris^ti.... omnes intrare nobi.-cuiu,
ut opulemur in Domino ad invicem. » Et impleta ^^unt domus et
atria circumquaquo dibcumbentium.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 393
geait-on d'eux au départ le serment d'aller se montrer
dans leur exil à celui qui en était la cause. L'exilé les.
vit en effet, au nombre de quatre cents, arriver les
uns après les autres, pauvres et affamés, le saluer de
leur misère et de leurs haillons ; il fallut qu'il endurât
cette procession d'exilés. Par-dessus tout cela, lui arri-
vaient des lettres des évêques d'Angleterre, pleines
d'amertume et d'ironie. Ils le félicitaient de la pau-
vreté apostolique où il était réduit ; ils espéraient que
ses abstinences profiteraient à son salut. Ce sont les
consolations des amis de Job.
L'archevêque accepta son malheur, et l'embrassa
comme pénitence. Réfugié à Saint-Omer, puis à Pon-
tigny, couvent de l'ordre de Cîteaux, il s'essaya aux
austérités de ces moines ^ De là il écrivit au pape, s'ac-
cusant d'avoir été intrus dans son siège épiscopal, et
déclarant qu'il déposait sa dignité. Alexandre III, ré-
fugié alors à Sens, avait peur de prendre parti, et de
se mettre un nouvel ennemi sur les bras. Il condamna
plusieurs articles des constitutions de Clarendon, mais
refusa de voir Thomas, et se contenta de lui écrire
qu'il le rétablissait dans sa dignité épiscopale. « Allez,
écrivait-il froidement à l'exilé, allez apprendre dans la
pauvreté à être le consolateur des pauvres. »
Le seul soutien de Thomas, c'était le roi de France.
Louis VII était trop heureux de l'embarras où cette
' « Il portait le cilice et se flagellait. Il obtint d'un frère, qu'ou-
tre le repas (h'iicat qu'on lui .servait, il lui ai)portàt secrètement
la pitance ordinaire des moines, et il s'en contenta à l'avenir.
Mais ce régime, si contraire à ses habitudes, le rendit bientôt
assez grièvement malade, » Yita qundrip.
394 HISTOIRE DE FRANCE.
affaire mettait son rival. C'était d'ailleurs, comme on
a vu, un prince singulièrement doux et pieux. L'évê-
que, persécuté pour la défense de l'Eglise, était pour
lui un martyr. Aussi l'accueillit-il avec ferveur, ajou-
tant que la protection des exilés était un des anciens
fleurons de la couronne de France. Il accorda à Tho-
mas et à ses compagnons d'infortune un secours jour-
nalier en pain et autres vivres, et quand le roi d'An-
gleterre lui envoya demander vengeance contre V ancien
archevêque : « Et qui donc l'a déposé? dit Louis. Moi,
je suis roi aussi, et je ne puis déposer dans ma terre
le moindre des clercs. »
Abandonné du pape et nourri par la charité du roi
de France, Thomas ne recula point. Henri ayant passé
en Normandie, l'archevêque se rendit à Vézelai, au
lieu même où vingt ans auparavant saint Bernard
avait prêché la seconde croisade, et le jour de l'As-
cension, au milieu du plus solennel appareil, au son
des cloches, à la lueur des cierges, il excommunia les
défenseurs des constitutions de Clarendon, les déten-
teurs des biens de l'Église de Kenterbury, et ceux qui
avaient communiqué avec l'antipape que soutenait
l'empereur. Il désignait nominativement six favoris du
roi ; il ne le nommait pas lui-même, et tenait encore
le glaive suspendu sur lui.
Cette démarche audacieuse jeta Henri dans le plus
violent accès de fureur. Il se roulait par terre, il jetait
son chaperon, ses habits, arrachait la soie qui couvrait
son lit, et rongeait comme une bête enragée la laine
et la paille. Revenu un peu à lui, il écrivit et fît écrire
au pape par le clergé de Kent, se montrant prêt à re-
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 39a
courir aux dernières extrémités, priant et menaçant
tour à tour. D'une part il envoyait à l'empereur des
ambassadeurs pour jurer de reconnaître l'antipape, et
menaçait même de se faire musulman ^ ; puis il s'ex-
cusait auprès d'Alexandre III, assurait que ses envoyés
avaient parlé sans mission, puis il affirmait qu'il n'a-
vait rien dit. En même temps il achetait les cardinaux,
il envoj^ait de l'argent aux Lombards, alliés d'Alexan-
dre. Il sollicitait les jurisconsultes de Bologne de lui
donner une réponse contre l'archevêque. Il allait jus-
qu'à ofïrir au pape de tout abandonner, de lui sacrifier
les constitutions de Clarendon. Tant il languissait de
perdre son ennemi!
Tout cela finit par agir. Il obtint des lettres ponti-
ficales d'après lesquelles Thomas serait suspendu de
toute autorité épiscopale jusqu'à ce qu'il fut rentré en
grâce avec le roi. Henri montra publiquement ces let-
tres, se vanta d'avoir désarmé Becket, et de tenir dé-
sormais le pape dans sa bourse ^ Les moines de Cî-
teaux, menacés par lui pour les possessions qu'ils
avaient dans ses Etats, firent entendre doucement à
Becket qu'ils n'osaient plus le garder chez eux. Le roi
de France, scandalisé de la lâcheté de ces moines, ne
put s'empêcher de s'écrier : « 0 religion, religion, où
es-tu donc ? Voilà que ceux que nous avons crus morts
au siècle, bannissent en vue des choses du siècle l'exilé
pour la cause de Dieu ^ ? »
* Jean de Salisbury. — • Id.
^ Louis eir'oya au-devant de l'archevêcfue une escorte de trois
cents hommes.
396 HISTOIRE DE FRANCE.
Le roi de France lui-même finit par céder. Henri,
dans la rage de sa passion contre Becket, s'était hu-
milié devant le faible Louis, s'était reconnu son vassal,
avait demandé sa fille pour son fils; et promis de par-
tager ses États entre ses enfants^. Louis se porta donc
pour médiateur ; il amena Becket à Montmirail en
Perche, où se rendit le roi d'Angleterre. Des paroles
vagues furent échangées, Henri réservant l'honneur
du royaume, et l'archevêque, l'honneur de Dieu. «Qu'at-
tendez-vous donc ? dit le roi de France ; voilà la paix
entre vos mains. » L'archevêque persistant dans ses
réserves, tous les assistants des deux nations l'accu-
saient d'obstination. Un des barons français s'écria que
celui qui résistait au conseil et à la volonté unanime
des seigneurs des deux royaumes ne méritait plus
d'asile. Les deux rois remontèrent à cheval sans sa-
luer Becket, qui se retira fort abattu ^
Ainsi furent complétés l'abandon et la misère de
* A Montmirail, Henri se remit, Im, ses enfants, ses terres,
ses hommes, ses trésors, à la discrétion de Louis.
* Mais Louis se repentit d'avoir abandonné Becket ; peu de
jours après, il le fit appeler. Becket vint avec quelques-uns des
siens, pensant qu'on allait lui intimer l'ordre de quitter la France.
— « Invenerunt regem tristi vultu sedentem, nec, ut solebat, ai^-
chiepiscopo a<surgentem. Considerantibus autem illis, et diutius
facto silentio, rex tandem, qua.>i invitus abeundi daret licentiam,
subito mirantibus cunctis prosiliens, obortis lacrymis projecit
se ad pedes archiepiscopi, cum singultu dicens : «Domine mi pater,
■ tu solus vidibti. » Et congeminans cum suspirio : « Vere, ait, tu
solus vidisti. Nos ommes cseci sumus... Pœniteo, pater, ignosce,
rogo, et ab hac culpa me miserum absolve : regnum meum et
meipsum ex hac hora tibi offero. » Gervas. Cantuar., ap. Scr. fr.
XIII, 33. Vit. quadrip., p. 96.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 397
l'archevêque. Il n'eut plus ni pain ni gîte, et fut réduit
à vivre des aumônes du peuple. C'est peut-être alors
qu'il bâtit l'église dont on lui attribue la construction.
L'architecture était un des arts dont la tradition se
perpétuait parmi les chefs de l'ordre ecclésiastique.
Nous voyons un peu après, dans la croisade des Albi-
geois, maître Théodise, archidiacre de Notre-Dame de
Paris, réunir, comme Becket, les titres de légiste et
d'architecte K
Cependant le roi d'Angleterre, pour porter le dernier
coup au primat, essaya de transporter à l'archevêque
de York les^ droits de Kenterbury, et lui fit sacrer son
fils. Au banquet du couronnement il voulut, dans
l'ivresse de sa joie, servir lui-même à table le jeune
roi, et ne sachant plus ce qu'il faisait, il lui échappa
de s'écrier que « depuis ce jour il n'était plus roi, »
parole fatale, qui ne tomba pas en vain dans l'oreille
du jeune roi et des assistants.
Thomas, frappé par Henri de ce nouveau coup,
abandonné et vendu par la cour de Rome, écrivait au
pape, aux cardinaux, des lettres terribles, des paroles
de condamnation : « Pourquoi mettez-vous dans ma
route la pierre du scandale? pourquoi fermez-vous ma
voie d'épines?... Comment dissimulez- vous l'injure que
le Christ endure en moi, en vous-même, qui devez te-
nir ici-bas la place du Christ? Le roi d'Angleterre a
envahi les biens ecclésiastiques, renversé les libertés
de l'église, porté la main sur les oints du Seigneur, les
' Ce fut Lanfranc qui bâtit, sur Tordre de Guillaume le Conqué-
rant, l'église de Saint-Étienne de Gaen, dernier et magnifique
produit de l'architecture romaine.
398 HISTOIRE DE FRANOE,
emprisonnant, les mutilant, leur arrachant les yeux;
d'autres, il les a forcés de se justifier par le duel, ou
par les épreuves de l'eau et du feu. Et l'on veut, au
milieu de tels outrages, que nous nous taisions?... Ils
se taisent, ils se tairont les mercenaires; mais qui-
conque est un vrai pasteur de l'église, se joindra à nous.
« Je pouvais fleurir en puissance, abonder en ri-
chesses et en délices, être craint et honoré de tous.
Mais puisqu'enfin le Seigneur m'a appelé, moi indigne
et pauvre pécheur, au gouvernement des âmes, j'ai
choisi par l'inspiration de la grâce, d'être abaissé dans
sa maison, d'endurer jusqu'à la mort, la proscription,
l'exil, les plus extrêmes misères, plutôt que de faire
bon marché de la liberté de l'Église. Qu'ils agissent
ainsi ceux qui se promettent de longs jours, et qui
trouvent dans leurs mérites l'espérance d'un temps
meilleur. Moi, je sais que le mien sera court, et que
si je tais à l'impie son iniquité, je rendrai compte de
son sang. Alors, Tor et l'argent ne serviront de rien,
ni les présents, qui aveuglent même les sages... Nous
serons bientôt vous et moi, très-saint père, devant le
tribunal du Christ. C'est au nom de sa majesté, et de
son jugement formidable, que je vous demande justice
C(Dntre ceux qui veulent le tuer une seconde fois. »
Il écrivait encore : « Nous sommes à peine soutenus
de l'aumône étrangère. Ceux qui nous secouraient sont
épuisés : ceux qui avaient pitié de notre exil, déses-
pèrent, en voyant comment agit le seigneur pape...
Écrasé par l'Église romaine, nous qui, seuls dans le
monde occidental, combattons pour elle, nous serions
forcés de délaisser la cause de Christ, si la grâce ne
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERP.E. 399
nous soutenait... Le Seigneur verra cela du haut de la
montagne; elle jugera les extrémités de la terre,
cette Majesté terrible, qui éteint le souffle des rois.
Pour nous, morts ou vivants, nous sommes, nous se-
rons à lui, prêts à tout souffrir pour l'ÉgUse. Plaise
à Dieu qu'il nous trouve dignes d'endurer la persécu-
tion pour sa justice.
«... Je ne sais comment il se fait que devant cette
cour, ce soit toujours le parti de Dieu qu'on immole,
de sorte que Barabas se sauve, et que Christ soit mis
à mort. Voilà tout à l'heure six ans révolus, que, par
l'autorité de la cour pontificale, se prolongent ma
proscription et la calamité de l'Église. Chez vous, les
malheureux exilés, les innocents sont condamnés pour
cela seul qu'ils sont les faibles, les pauvres de Christ,
et qu'ils n'ont pas voulu dévier de la justice de Dieu.
Au contraire, sont absous les sacrilèges, les homi-
cides, les ravisseurs impénitents, des hommes dont
j'ose dire librement, que s'ils comparaissaient devant
saint Pierre même, le monde aurait beau les défendre,
Dieu ne pourrait les absoudre... Les envoyés du roi
promettent nos dépouilles aux cardinaux, aux courti-
sans. Eh bien! que Dieu voie et juge. Je suis prêt à
■mourir. Qu'ils arment pour ma perte le roi d'Angle-
terre, eï s'ils veulent, tous les rois du monde : moi,
Dieu aidant, je ne m'écarterai de ma fidélité à l'Éghse,
ni en la vie, ni en la mort. Pour le reste, je remets à
Dieu sa propre cause; c'est pour lui que je suis pros-
crit ; qu'il remédie et pourvoie. J'ai désormais le ferme
propos de ne plus importuner la cour de Rome. Qu'ils
s'adressent à elle, ceux qui se prévalent de leur ini-
400 HISTOIRE DE FRANCE.
qiiité, et qui, dans leur triomphe sur la justice et
l'innocence, reviennent glorieux, à la contrition de
l'Église. Pliil à Dieu que la voie de Rome n'eût déjà
perdu tant de malheureux et d'innocents!... »
Ces paroles terribles retentirent si haut, que la cour
de Rome trouva plus de danger à abandonner Thomas
qu'à le soutenir. Le roi de France avait écrit au pape :
« Il faut que vous renonciez enfin à vos démarches
trompeuses et dilatoires, » et il n'était, en cela, que
l'organe de toute la chrétienté. Le pape se décida à
suspendre l'archevêque d'York pour usurpation des
droits de Kenterbury, et il menaça le roi, s'il ne res-
tituait les biens usurpés. Henri s'effraya ; une entre-
vue eut lieu à Chinon entre l'archevêque et les deux
rois. Henri promit satisfaction, montra beaucoup de
courtoisie envers Thomas, jusqu'à vouloir lui tenir
rétrier au départ. Cependant l'archevêque et le roi,
avant de se quitter, se chargèrent de propos amers, se
reprochant ce qu'ils avaient fait l'un pour l'autre. Au
moment de la séparation, Thomas fixa les yeux sur
Henri d'une manière expressive, et lui dit avec une
sorte de solennité : « Je crois bien que je ne vous re-
verrai plus. » — « Me prenez-vous donc pour un
traître? » répliqua vivement le roi. L'archevêque s'in-
clina et partit.
Ce dernier mot de Henri ne rassura personne. H re-
fusa à Thomas le baiser de paix, et pour messe de ré-
conciliation, il fit dire une messe des morts ^ Cette
* On avait choisi cette messe, parce qu'on ne s'y donnait pas de
baiser de paix à l'évangile, comme aux autres offices.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 401
messe fut dite dans une chapelle dédiée aux martyrs.
Un clerc de l'archevêque en fit la remarque, et dit :
« Je crois bien, en effet, que l'Église ne recouvrera la
paix que par un martyre, » à quoi Thomas répondit :
« Plaise à Dieu qu'elle soit délivrée, même au prix de
mon sang! » — Le roi de France avait dit aussi :
« Pour moi, je ne voudrais pas, pour mon pesant d'or,
vous conseiller de retourner en Angleterre, s'il vous
refuse le baiser de paix. » Et le comte Thibaud de
Champagne ajouta : « Ce n'est pas même assez du
baiser, »
Depuis longtemps Thomas prévoyait son sort et s'y
résignait. A son départ du couvent de Pontigny, dit
l'historien contemporain, l'abbé lui vit pendant le sou-
per verser des larmes. Il s'étonna, lui demanda s'il lui
manquait quelque chose, et lui offrit tout ce qui était
en son pouvoir. « Je n'ai besoin de rien, dit l'arche-
vêque, tout est fini pour moi. Le Seigneur a daigné la
nuit dernière apprendre à son serviteur la fin qui l'at-
tend. — Quoi de commun, dit l'abbé en badinant,
entre un bon vivant et un martyr, entre le calice du
martyre et celui que vous venez de boire ! » L'arche-
vêque répondit : « Il est vrai, j'accorde quelque chose
aux plaisirs du corps \ mais le Seigneur est bon, il
iustifie l'indigne et l'impie. »
Après avoir remercié le roi de France, Thomas et
» Voyez cependant clans Hoveclen la vie austère et mortifiée
que menait le saint. Sa table était splendide, et cependant il ne
prenait que du pain et de l'eau. Il priait la nuit, et le matin
réveillait tous les siens. Il se faisait donner la nuit trois ou cinq
coups de discipline, autant le jour, etc.
T. II. 26
402 HISTOIRE DE FRANCE.
les siens s'acheminèrent vers Rouen. Ils n'y trouvèrent
rien de ce qu'Henri avait promis, ni argent, ni escorte.
Loin de là, il apprenait que les détenteurs des biens
de Kenterbury le menaçaient de le tuer, s'il passait en
Angleterre. Renouf de Broc, qui occupait pour le roi
tous les biens de l'archevêché, avait dit : « Qu'il dé-
barque, il n'aura pas le temps de manger ici un pain
entier. » L'archevêque inébranlable écrivit à Henri
qu'il connaissait son danger, mais qu'il ne pouvait voir
plus longtemps l'Église de Kenterbury, la mère de la
Bretagne chrétienne, périr pour la haine qu'on portait
à son évêque. « La nécessité me ramène, infortuné
pasteur, à mon Église infortunée. J'y retourne, par
votre permission; j'y périrai pour la sauver, si votre
piété ne se hâte d'y pourvoir. Mais que je vive ou que
je meure, je suis et serai toujours à vous dans le Sei-
gneur. Quoi qu'il m'arrive à moi ou aux miens, Dieu
vous bénisse, vous et vos enfants ! »
Cependant U s'était rendu sur la côte voisine de
Boulogne. On était au mois de novembre dans la saison
des mauvais temps de mer; le primat et ses compa-
gnons furent contraints d'attendre quelques jours au
port de Wissant, près de Calais. Une fois qu'ils se pro-
menaient sur le rivage, ils virent un homme accourir
vers eux, et le prirent d'abord pour le patron de leur
vaisseau venant les avertir de se préparer au passage ;
mais cet homme leur répondit qu'iï était clerc et doyen
de l'église de Boulogne, et que le comte, son seigneur,
l'envoyait les prévenir de ne point s'embarquer, parce
que des troupes de gens armés se tenaient en observa-
tion sur la côte d'Angleterre, pour saisir ou tuer l'ar-
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 403
chevêque. « Mon fils, répondit Thomas, quand j'aurais
la certitude d'être démembré et coupé en morceaux
sur l'autre bord, je ne m'arrêterais point dans ma
route. C'est assez de sept ans d'absence pour le pas-
teur et pour le troupeau. — Je vois l'Angleterre, dit-
il encore, et j'irai, Dieu aidant. Je sais pourtant certai-
nement que j'y trouverai ma Passion. » La fête de
Noël approchait, et il voulait, à tout prix, célébrer
dans son église la naissance du Sauveur.
Quand il approcha du rivage, et qu'on vit sur sa
barque la croix de Kenterbury qu'on portait toujours
devant le primat, la foule du peuple se précipita, pour
se disputer sa bénédiction. Quelques-uns se proster-
naient, et poussaient des cris. D'autres jetaient leurs
vêtements sous ses pas, et criaient : Béni, celui qui
vient au nom du Seigneur ! Les prêtres se présentaient
à lui à la tête de leurs paroisses. Tous disaient que le
Christ arrivait pour être crucifié encore une fois, qu'il
allait souffrir pour Kent, comme à Jérusalem, il avait
souffert pour le mondée Cette foule intimida les Nor-
mands qui étaient venus avec de grandes menaces, et
qui avaient tiré leurs épées. Pour lui, il parvint à Ken-
terbury au son des hymnes et des cloches, et montant
en chaire, il prêcha sur ce texte : Je suis venu pour
mourir au milieu de vous. Déjà il avait écrit au pape
pour lui demander de dire à son intention les prières
des agonisants ^
Le roi était alors en Normandie. Il fut bien étonné,
• Vit. quadrip. ; Jean de SalisLury.
* Ro^er de Hoveden.
404 HISTOIRE DE FRANCE.
bien effrayé quand on lui dit que le primat avait osé
passer en Angleterre. On racontait qu'il marchait
environné d'une foule de pauvres, de serfs, d'hommes
armés ; ce roi des pauvres s'était rétabli dans son
trône de Kenterbury, et avait poussé jusqu'à Londres.
Il apportait des bulles du pape pour mettre de nouveau
le royaume en interdit. Telle était en effet la duplicité
d'Alexandre III. Il avait envoyé l'absolution à Henri,
et à l'archevêque la permission d'excommunier. Le
roi, ne se connaissant plus, s'écria : « Quoi, un homme
qui a mangé mon pain, un misérable qui est venu à
ma cour sur un cheval boiteux, foulera aux pieds la
royauté ! le voilà qui triomphe, et qui s'assied sur mon
trône ! et pas un des lâches que je nourris n'aura le
cœur de me débarrasser de ce prêtre ! » C'était la
seconde fois que ces paroles homicides sortaient de sa
bouche, mais alors elles n'en tombèrent pas en vain.
Quatre des chevaliers de Henri se crurent déshonorés
s'ils laissaient impuni l'outrage fait à leur seigneur.
Telle était la force du lien féodal, telle la vertu du ser-
ment réciproque que se prêtaient l'un à l'autre le sei-
gneur et le vassal. Les quatre n'attendirent pas la
décision des juges que le roi avait commis pour faire
le procès à Becket. Leur honneur était compromis, s'il
mourait autrement que de leur main.
Partis à différentes heures et de ports différents, ils
arrivèrent tous en même temps à Saltwerde. Renouf
de Broc leur amena un grand nombre de soldats.
« Voilà donc que le cinquième jour après Noël, comme
l'archevêque était vers onze heures dans sa chambre
et que quelques clercs et moines y traitaient d'affaires
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. iOa
avec lui, entrèrent les quatre satellites. Salués par
ceux qui étaient assis près de la porte, ils leur rendent
le salut, mais à voix basse, et parviennent jusqu'à
l'archevêque ; ils s'assoient à terre devant ses pieds,
sans le saluer ni en leur nom, ni au nom du roi. Ils se
tenaient en silence; le Christ du Seigneur se taisait
aussi. »
Enfin Renaud Fils-d'Ours prit la parole : « Nous t'ap-
portons d'outre-mer des ordres du roi. Nous voulons
savoir si tu aimes mieux les entendre en public ou en
particulier. » Le saint fit sortir les siens ; mais celui
qui gardait la porte, la laissa ouverte, pour que du
dehors on pût tout voir. Quand Renaud lui eut com-
muniqué les ordres, et qu'il vit bien qu'il n'avait rien
de pacifique à attendre, il fit rentrer tout le monde, et
leur dit : « Seigneurs, vous pouvez parler devant
ceux-ci. »
Les Normands prétendirent alors que le roi Henri
lui envoyait l'ordre de faire serment au jeune roi, et
lui reprochèrent d'être coupable de lèse-majesté. Ils
auraient voulu le prendre subtilement par ces paroles,
et à chaque instant ils s'embarrassaient dans les
leurs. Ils l'accusaient encore de vouloir se faire roi
d'Angleterre ; puis, saisissant à tout hasard un mot de
l'archevêque, ils s'écrièrent : « Comment, vous accu-
sez le roi de perfidie ? Vous nous menacez , vous
voulez encore nous excommunier tous ? Et l'un d'eux
ajouta : « Dieu me garde ! il ne le fera jamais ; voilà
déjà trop de gens qu'il a jetés dans les liens de l'aua-
thème. » Ils se levèrent alors en furieux, agitant
leurs bras, et tordant leurs gants. Puis s'adressant
40G HISTOIRE DE FRANCE.
aux assistants, ils leur dirent : « Au nom du roi, vous
nous répondez de cet homme, pour le représenter en
temps et lieu. » — Eh quoi ! dit l'archevêque, croiriez-
vous que je veux m'échapper? je ne fuirais ni pour le
roi, ni pour aucun homme vivant. » — « Tu as raison,
dit l'un des Normands, Dieu aidant, tu n'échapperas
pas. » L'archevêque rappela en vain Hugues de Mor-
ville, le plus noble d'entre eux, et celui qui semblait
devoir être le plus raisonnable. Mais ils ne l'écoutèrent
pas, et partirent en tumulte, avec de grandes menaces.
La porte fut fermée aussitôt derrière les conjurés;
Renaud s'arma devant l'avant- cour, et prenant une
hache des mains d'un charpentier qui travaillait, il
frappa contre la porte pour l'ouvrir ou la briser. Les
gens de la maison, entendant les coups do hache,
supplièrent le primat de se réfugier dans l'église, qui
communiquait à son appartement par un cloître ou
une galerie ; il ne voulut point, et ou allait l'y entraî-
ner de force, quand un des assistants fit remarquer
que l'heure de vêpres avait sonné. « Puisque c'est
l'heure de mon devoir, j'irai à l'église, » dit l'arche-
vêque ; et faisant porter sa croix devant lui, il traversa
le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel,
séparé de la nef par une grille entr'ouverte.
Quand il entra dans l'église, il vit les clercs en ru-
meur qui fermaient les verrous des portes : « Au nom
de votre voeu d'obéissance, s'écria-t-il, nous vous défen-
dons de fermer la porte. Il ne convient pas de faire
de l'égUse une bastille. » Puis il fit entrer ceux des
siens qui étaient restés dehors.
Dans l'e iiioiaeut. il r«<;ui un coup de jilat irépée eiilro les épaules.
Tome II
UIST. DE FKANCE. XXVII
liupr. Wattier et C-
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 407
A peine il avait le pied sur les marches de l'autel,
que Renaud Fils-d'ours parut à l'autre bout de l'église
revêtu de sa cotte de mailles, tenant à la main sa
large épée à deux tranchants, et criant : « A moi, à
moi, lo3'aux servants du roi! » Les autres conjurés le
suivirent de près, armés comme lui de la tête aux
pieds et brandissant leurs épées. Les gens qui étaient
avec le primat voulurent alors fermer la grille du
chœur ; lui-même le leur défendit et quitta l'autel pour
les en empêcher ; ils le conjurèrent avec de grandes
instances de se mettre en sûreté dans l'église souter-
raine ou de monter l'escalier par lequel, à travers
beaucoup de détours, on arrivait au faîte de l'édifice.
Ces deux conseils furent repoussés aussi positivement
que les premiers. Pendant ce temps, les hommes
armés s'avançaient. Une voix cria : « Où est le traî-
tre? » Becket ne répondit rien. « Où est l'archevê-
que? » — « Le voici, répondit Becket, mais il n'y a
pas de traître ici ; que venez-vous faire dans la maison
de Dieu avec un pareil vêtement ? Quel est votre des-
sein ?» — « Que tu meures. » — « Je m'y résigne ; vous ne
me verrez point fuir devant vos épées ; mais au nom de
Dieu tout-puissant, je vous défends de toucher à aucun
de mes compagnons, clerc ou laïque, grand ou petit. »
Dans ce moment il reçut par derrière un coup de plat
d'épée entre les épaules, et celui qui le lui porta lui
dit : « Fuis, ou tu es mort. » Il ne flt pas un mouve-
ment ; les hommes d'armes entreprirent de le tirer
hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se
débattit contre eux, et déclara fermement qu'il ne
sortirait point, et les contraindrait à exécuter sur la
408 HISTOIRE DE FRANCE.
place même leurs intentions ou leurs ordres ^ — Et
3e tournant vers un autre qu'il voyait arriver l'épée
nue, il lui dit : « Qu'est-ce donc, Renaud ? je t'ai com-
blé de bienfaits, et tu approches de moi tout armé,
dans l'église ? » Le meurtrier répondit : « Tu es mort. »
— Puis il leva son épée, et d'un même coup de revers
trancha la main d'un moine saxon appelé Edward
Cryn, et blessa Becket à la tête. Un second coup, porté
par un a\itre Normand, le renversa la face contre
terre, et fut asséné avec une telle violence que l'épée
se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé Guil-
laume Mautrait, poussa du pied le cadavre immobile,
en disant : « Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le
royaume et fait insurger les Anglais. »
Il disait en s'en allant : « Il a voulu être roi, et plus
que roi, eh bien ! qu'il soit roi maintenant - !» Et au
milieu de ces bravades, ils n'étaient pas rassurés.
L'un deux rentra dans l'église, pour voir s'il était
bien mort ; il lui plongea encore son épée dans la tête,
et fit jaillir la cervelle '. Il ne pouvait le tuer assez à
son gré.
C'est en effet une chose vivace que l'homme; il
n'est pas facile de le détruire. Le délivrer du corps,
le guérir de cette vie terrestre, c'est le purifier, l'or-
ner et l'achever. Aucune parure ne lui va mieux que
la mort. Un moment avant que les meurtriers n'eus-
sent frappé, les partisans de Thomas étaient las et
* Thierry.
* « Modo sit rex, modo sit rex. « Et in hoc similes illis qui
Domino in cruce pendenti insultabant. » Vit. quadrip.
' Ibid.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'Al^GLETERRE . 109
refroidis, le peuple doutait, Rome hésitait. Dès qu'il
eut été touché du fer, inauguré de son sang, couronné
de son martyre, il se trouva d'un coup grandi de Ken-
terbury jusqu'au ciel. « Il fut roi, » comme avaient
dit les meurtriers, répétant, sans le savoir, le mot de
la Passion. Tolit le monde fut d'accord sur lui, le
peuple, les rois, le pape. Rome qui l'avait délaissé, le
proclama saint et martyr. Les Normands qui l'avaient
tué, recurent à Westminster les bulles de canonisa-
tion, pleins d'une componction hypocrite, et pleurant
à chaudes larmes.
Au moment même du meurtre, lorsque les assassins
pillèrent la maison épiscopale, et qu'ils trouvèrent
dans les habits de l'archevêque les rudes silices dont
il mortifiait sa chair, ils furent consternés ; ils se
disaient tout bas, comme le centurion de l'Évangile :
« Véritablement, cet homme était un juste. » Dans les
récits de sa mort tout le peuple s'accordait à dire que
jamais martyr n'avait reproduit plus complètement la
Passion du Sauveur. S'il y avait des différences, on
les mettait à l'avantage de Thomas. « Le Christ, dit
un contemporain, a été mis à mort hors de la ville,
dans un lieu profane et dans un jour que les Juifs ne
tenaient pas pour sacré ; Thomas a péri dans l'église
même, et dans la semaine de Noël, le jour des Saints-^
Innocents. »
Le roi Henri se trouvait dans un grand danger ;
tout le monde lui attribuait le meurtre. Le roi de
France, le comte de Champagne , l'avaient solennelle-
ment accusé par-devant le pape. L'archevêque de Sens,
primat des Gaules, avait lancé l'excommunication.
410 HISTOIRE DE FRA^■CE.
Ceux mêmes qui lui devaient le plus, s'éloignaient de
lui avec liorre*jr. Il apaisa la clameur publique à force
d'hypocrisie. Ses évêques normands écrivirent, à Rome
que pendant trois jours il n'avait voulu ni manger ni
boire : « Nous qui pleurions le primat, disaient-ils,
nous avons cru que nous aurions encore le roi à
pleurer. » La cour de Rome, qui d'abord avait affecté
une grande colère, finit pourtant par s'attendrir. Le
roi jura qu'il n'avait nulle pa,rt à la mort de Thomas;
il offrit aux légats de se soumettre à la flagellation ;
il mit aux pieds du pape la conquête de l'Irlande,
qu'il venait de faire ; il imposa , dans cette île , le
denier de saint Pierre sur chaque maison, il sacrifia
les constitutions de Clarendon, s'engagea à payer pour
la croisade, à y aller lui-même quand le pape l'exige-
rait, et déclara l'Angleterre fief du saiiit-siége '.
Ce n'était pas assez d'avoir apaisé Rome ; il eût été
quitte à trop bon marché. Voilà bientôt après que son
fils aîné, le jeune roi Henri, réclame sa part du
royaume, et déclare qu'il veut venger la mort de
celui qui l'a élevé, du saint martyr, Thomas de Ken-
terbury. Les motifs qu'alléguait le jeune prince, pour
i^evendiquer la couronne, paraissaient alors fort gra-
ves, quelque faibles qu'ils puissent sembler aujour-
' Prœterea ego et major fllius meus rex, juramus quocl a
domino Alexandro papa et catholicis ejus successoribus recipie-
nms et teneMmus regnum Angliœ. » Baron, annal., XII, 637. —
A la fin de la même année il écrivait encore au pape : « Vestrse
jurifedictionis est regnum Angliae, et quantum ad feudatarii juris
obligationem, yobis duntaxat teneor et astringor. » Petr. Blés,
gpist., ap. Scr. fr. XVI, 630.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D^ANGLETERRE. 4H
d'hui. D'abord, le roi lui-même, en le servant à table
au jour de son couronnement, avait dit imprudemment
qu'il abdiquait. Le moyen âge prenait toute parole au
sérieux. Celle d'Henri II suffisait pour rendre la plu-
part des sujets incertains entre les deux rois. La
lettre est toute-puissante aux temps barbares. Tel est
alors le principe de toute jurisprudence : Qtd mfgula
cadit, causa caclit.
D'autre part, Henri n'avait fait pour la mort de saint
Thomas qu'une satisfaction incomplète. Aux uns, il
paraissait encore souillé du sang d'un martyr. Les
autres, se souvenant qu'il avait offert de se soumettre
à la flagellation, le voyant payer annuellement pour la
croisade un tribut expiatoire, le croyaient encore en
état de pénitence. Un tel état semblait inconciliable
avec la royauté. Louis le Débonnaire en avait paru dé-
gradé, avili pour toujours.
Les fils d'Henri avaient encore une excuse spécieuse.
Ils étaient encouragés, soutenus par le roi de France,
seigneur suzerain de leur père. Le lien féodal passait
alors pour supérieur à tous ceux de la nature. Nous
avons vu qu'Henri I^"^ crut devoir sacrifier ses propres
enfants à son vassal. Les fils d'Henri II prétendaient,
devoir sacrifier leur père même à leur seigneur. Dans
la réalité, Henri lui-même regardait apparemment le
serment féodal comme le lien le plus puissant, puis-
qu'il ne se crut sûr de ses fils que quand il les eût forcés
de lui faire hommage.
Dans un voyage qu'il faisait dans le Midi, il vit tous
les siens, ses fils, sa femme Éléonore, s'échapper un à
un, et disparaître. Le jeune Henri se rendit auprès de
412 HISTOIRE DE FRANCE.
son beau-père, le roi de France, et quand les envoyés
d'Henri II vinrent le réclamer au nom du roi d'Angle-
terre, ils le trouvèrent siégeant près de Louis VII^ dans
la pompe des habillements royaux. « De quel roi d'An-
gleterre, me parlez-vous ? dit Louis : le voici le roi
d'Angleterre; mais si c'est le père de celui-ci, le ci-
devant roi d'Angleterre, à qui vous donnez ce titre,
sachez qu'il est mort depuis le jour où son fils porte la
couronne ; s'il se prétend encore roi, après avoir, à la
face du monde, résigné le royaume entre les mains de
son fils, c'est à quoi l'on portera remède avant qu'il
soit peu. »
Deux autres des fils d'Henri, Richard de Poitiers et
Geoffroi, comte de Bretagne, vinrent joindre leur aîné
et firent hommage au roi de France. Le danger deve-
nait grand. Henri avait, il est vrai, pourvu, avec une
activité remarquable, à la défense de ses Etats conti-
nentaux. Mais il entendait dire que son fils aîné allait
passer le détroit avec une flotte et une armée du comte
de Flandre, auquel il avait promis le comté de Kent.
D'autre part, le roi d'Ecosse devait envahir l'Angle-
terre. Il se hâta d'engager des mercenaires, des rou-
tiers brabançons et gallois. Il acheta à tout prix la fa-
veur de Rome. Il se déclara vassal du saint-siége pour
l'Angleterre comme pour l'Irlande, ajoutant cette clause
remarquable : « Nous et nos successeurs, nous ne nous
croirons véritables rois d'Angleterre, qu'autant que les
seigneurs papes nous tiendront pour rois catholiques. »
Dans une autre lettre, il prie Alexandre III de dé-
fendre son royaume, comme fief de l'Église romaine.
Il ne crut pas encore en avoir fait assez : il se rendit
LE ROI DF. FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 413
à Kenterbury. Da plus loin qu'il vit l'église, il des-
cendit de cheval, et s'achemina en habit de laine, nu-
pieds par la boue et les cailloux. Parvenu au tombeau,
il s'y jeta à genoux, pleurant et sanglotant : « C'était
un spectacle à tirer les larmes des yeux de tous les
assistants. » Puis il se dépouilla de ses vêtements, et
tout le monde, évêques, abbés, simples moines, fut
invité à donner successivement au roi quelques coups
de discipline, « Ce fut comme la flagellation du Christ,
dit le chroniqueur ; la diiférence, toutefois, c'est que
l'un fut fouetté pour nos péchés, l'autre pour les
siens *. » « Tout le jour et toute la nuit il resta en
oraison auprès du saint martyr, sans prendre d'ali-
ment, sans sortir pour aucun besoin. Il resta tel qu'il
était venu ; il ne permit pas même qu'on mît sous lui
un tapis. Après matines, il fit le tour des autels et des
corps saints ; puis de l'éghse supérieure il redescendit
encore dans la crypte, au tombeau de saint Thomas.
Quand le jour vint, il demanda à entendre la messe ;
il but de l'eau bénite du martyr, en remplit un flacon,
et s'éloigna joyeux de Kenterbury. »
Il avait raison, ce semble, d'être joyeux : pour le
moment, la partie était gagnée. On lui apprit ce jour
même que le roi d'Ecosse était devenu son prisonnier.
Le comte de Flandre n'osa tenter l'invasion. Tous les
partisans du jeune roi en Angleterre furent forcés
dans leurs châteaux. En Aquitaine, la guerre eut des
chances plus variées. Les jeunes princes y étaient
soutenus par le roi de France, et surtout par la haine
' Robert du Mont.
414 HISTOIRE DE FRANCE.
du joug étranger. Au xii'^ siècle, comme au ix«, les
guerres des fils contre le père ne firent que couvrir
celles des races diverses qui voulaient s'affranchir
d'une union con- raire à leurs intérêts et à leur génie.
La Guienne, le Poitou, faisaient effort pour se déta-
cher de l'empire anglais, comme la France de Louis
le Débonnaire et de Charles le Chauve avait brisé l'u-
nité de l'empire carlovingien.
La mobilité des Méridionaux, leurs révolutions ca-
pricieuses, leurs découragements faciles donnaient
beau jeu au roi Henri. Ils n'étaient point d'ailleurs
soutenus par Toulouse, qui seule peut former le centre
d'une grande guerre dans l'Aquitaine. La prudence
leur défendait de renouveler des tentatives d'affran-
chissement qui tournaient à leur ruine. Mais c'étaient
moins le patriotisme que l'inquiétude d'esprit, le vain
plaisir de briller dans les guerres qui armaient les
nobles du Midi. On peut en juger par ce qui nous reste
du plus célèbre d'entre eux, le troubadour Bertrand
de Born. Son unique jouissance était de^ jouer quelque
bon tour à son seigneur le roi Henri H, d'armer contre
lui quelqu'un de ses fils, Henri, Geoffroi ou Richard,
puis, quand tout était en feu, d'en faire un beau sir-
vente dans son château de Hautefort, comme ce Ro-
main qui, du haut d'une tour, chantait l'incendie au
milieu de Rome embrasée. S'il y avait chance d'un
peu de repos, vite ce démon du trouble lançait aux
rois une satire qui les faisait rougir du repos, et les re-
jetait dans la guerre.
Ce n'était dans cette famille que guerres acharnées
et traités perfides. Une fois, le roi Henri venant à une
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. Uli
conférence avec ses flls, leurs soldats tirèrent l'épée
contre lui. C'était la tradition des deux familles d'Anjou
et de Normandie. Les enfants de Guillaume le Conqué-
rant et d'Henri VI avaient plus d'une fois dirigé l'épée
contre la poitrine de leur père. Foulques avait mis le
pied sur le cou de son fils vaincu. La jalouse Éléonore,
passionnée et vindicative comme une femme du Midi,
cultiva l'indocilité et l'impatience de ses flls, les dressa
au parricide. Ces enfants, en qui se trouvaient le sang
de tant de races diverses, normande, aquitaine et
saxonne, semblaient avoir en eux, par-dessus l'orgueil
et la violence des Foulques d'Anjou et des Guillaume
d'Angleterre, toutes les oppositions, toutes les haines
et les discordes de ces races d'où ils sortaient. Ils ne
surent jamais s'ils étaient du Midi ou du Nord. Ce qu'ils
savaient, c'est qu'ils se haïssaient les uns les autres,
et leur père encore plus. Ils ne remontaient guère
dans leur généalogie sans trouver à quelque degré le
rapt, l'inceste ou le parricide. Leur grand-père, comte
de Poitou, avait eu Eléonore d'une femme enlevée à
son mari, et un saint homme leur avait dit : « De vous,
il ne naîtra rien de bon. » Éléonore elle-même eut pour
amant le père même d'Henri II, et les flls qu'elle avait
d'Henri risquaient fort d'être les frères de leur père.
On citait sur celui-ci le mot de saint Bernard ' : « Il
vient du Diable, au Diable il retournera. » Richard,
l'un d'eux, en disait autant que saint Bernard -. Cette
J. Bromton.
* Id. « Richardus.... asserens non esse mirandum, si de tali
génère précédentes mutuo sese infestent, tanquam de Diabolo
revertentes et ad DiaLolum transeuntes. »
416 HISTOIRE DE FRANCE.
origine diabolique était pour eux un titre de famille, et
ils la justifiaient par leurs oeuvres. Lorsqu'un clerc
vint, la croix en main, supplier l'autre fils, Geoffroi,
de se réconcilier avec son père, et de ne pas imiter
Absalon : « Quoi, tu voudrais, répondit le jeune homme,
que je me dessaisisse de mon droit de naissance ? — A
Dieu ne plaise, mon seigneur ! répliqua le prêtre, je ne
veux rien à votre détriment. — Tu ne comprends pas •
mes paroles, dit alors le comte de Bretagne. Il est dans
la destinée de notre famille que nous ne nous aimions
pas entre nous. C'est là notre héritage, et aucun de
nous n'y renoncera jamais. »
Il y avait une tradition populaire sur une ancienne
comtesse d'Anjou, aïeule des Plantagenets. Son mari,
disait-on, avait remarqué qu'elle n'allait guère à la
messe et sortait toujours à la secrète. Il s'avisa de la
faire tenir à ce moment par quatre écuyers. Mais elle
leur laissa son manteau dans les mains, ainsi que deux
de ses enfants qu'elle avait à sa droite; enleva les
deux autres qu'elle tenait à gauche, sous un pli du
manteau, s'envola par une fenêtre et ne reparut ja-
mais ^ C'est à peu près l'histoire de la Mellusine de
Poitou et de Dauphiné. Obligée de redevenir tpus les
samedis moitié femme et moitié serpent, Mellusine
avait bien soin de se tenir cachée ce jour-là. Son mari
l'ayant surprise, elle disparut. Ce mari, c'était Geoffroi
à la Grand' Dent, dont on voyait encore l'image à Lu-
signan, sur la porte du fameux château. Toutes les
fois qu'il devait mourir quelqu'ur^. de la famille, Mellu-
' J. Bromton.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 417
sine paraissait la ni^t sur les tours, et poussait dos
cris.
La véritîible Mellusine, mêlée de natures contradio
toires, mère et fille d'une génération diabolique, c'est
Éléonore de Guienne. Son mari la punit des rébellions
de ses fils, en la tenant prisonnière dans un château
fort, elle qui lui avait donné tant d'États. Cette dnreté
d'Henri II est une des causes de la haine que lui por-
tèrent les hommes du Midi. L'un d'eux, dans une chro-
nique barbare et poétique, exprime l'espérance qu'É-
léonore sera bientôt délivrée par ses fils. Selon l'usage
de l'époque, il applique à toute cette famille la pro-
phétie de Merhn ^ :
« Tous ces maux-là sont arrives aepms que le roi de
l'Aquilon a frappé le vénérable Thomas de Keuterbury.
C'est la reine AUénor que Merlin désigne comme
« l'Aigle du traité rompu... » Réjouis-toi donc, Aqui-
taine, réjouis-toi, terre de Poitou ! le sceptre du roi de
l'Aquilon va s'éloigner. Malheur à lui ! Il a osé lever
la lance contre son seigneur, le roi du Sud.
« Dis-moi, aigle double '\ dis-moi, où donc étais-tu
quand tes aiglons, s'envolant du nid paternel, osèrent
dresser leurs serres contre le roi de l'Aquilon?... Voilà
pourquoi tu as été enlevée de ton pays et amenée dans
la terre étrangère. Les chants se sont changés en
pleurs, la cithare a fait place au deuil. Nourrie dans
la liberté royale au temps de ta molle jeunesse, tes
' La prophétie était : « Aquila rupti fœderis iertia nidifica-
tione gaïukbit. »
* Aquila bisperiita. Il désigne ainsi Éléonore.
T. II.
/?
418 HISTOIRE DE FRANCE.
compagnes chantaient, tu dansais au son (te leur gui-
tare... Aujourd'hui, je t'en conjure, reine double, mo-
dère du moins un peu tes pleurs. Reviens, si tu peux,
reviens à tes villes, pauvre prisonnière.
« Où est ta cour? où sont tes jeunes compagnes? où
sont tes conseillers ? Les uns, traînés loin de leur pa-
trie, ont subi une mort ignominieuse ; d'autres ont été
privés de la vue; d'autres, bannis, errent en diffé-
rents lieux. Toi, tu cries, et personne ne t'écoute ; car
le roi du Nord te tient resserrée comme une ville qu'on
assiège. Crie donc, ne te lasse point de crier ; élève ta
voix comme la trompette, pour que tes fils Tentendent,
car le jour approche où tes fils te délivreront, où tu
reverras ton pays natal ^ »
Ce fut le sort du roi Henri, dans ses dernières
années, d'être le persécuteur de sa femme et l'exépra-
tion de ses fils. Il se plongeait dans les plaisirs en
désespéré. Tout vieilli qu'il était, grisonnant, chargé
d'un ventre énorme, il variait tous les jours l'adultère
et le viol. Il ne lui suffisait pas de sa belle Rosamonde,
dont il avait toujours les bâtards autour de lui. Il
viola sa cousine Alix-, héritière de Bretagne, qui lui
avait été confiée comme otage, et lorsqu'il eut obtenu
pour son fils une fille du roi de France, qui n'était pas
encore nubile, il souilla encore cette enfant ^.
Cependant, la fortune ne se lassait pas de le
frapper. Il avait reposé son cœur dans le plaisir, dans
' Richard de Poitiers.
- Jean de SaLsbury : « Impregnavit, ut proditor, ut adulter, ut
incestus. » '
' Bromton : « Quampost mortcm rvo-niriimda) defloravit. »
LE ROI DE B^RANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 419
la sensualité, dans la nature. C'est comme amant et
comme père qu'il fut frappé. Une tradition veut
qu'Éléonore ait pénétré le labyrinthe où le vieux roi
avait cru cacher Rosamonde', et qu'elle l'ait tuée de
sa main. Son indigne conduite à l'égard des princesses
de Bretagne et de France soulevèrent des haines qui
ne s'éteignirent jamais. Il aimait surtout deux de ces
fils, Henri et Geoffroi ; ils moururent. L'aîné avait
souhaité du moins voir son père et lui demander par-
don, mais la trahison était si ordinaire chez ces princes
que le vieux roi hésita pour venir, et il apprit bientôt
qu'il n'était plus temps ^
' Id : « Huie puellse fecerat rex apud Wodestoke mirabilis
architecturaî cameram,operi Dedalino similem, ne forsan a regina
facile deprelienderetur.
^ Peu de temps après la mort de son fils, il flt prisonnier Ber-
trand de Born. « Avand de prononcer l'arrêt du vainqueur contre
le vaincu, Henri voulut goûter quelque temps le plaisir de la
vengeance, en traitant avec dérision l'homme qui s'était fait
craindre de lui, et s'était vanté de ne pas le craindre. « Bertrand,
lui dit-il, vous qui prétendiez n'avoir en aucun temps besoin
de la moitié de votre sens, sachez que voici une occasion où le
tout ne vous ferait pas faute. — Seigneur; répondit l'homme du
Midi, avec l'assurance habituelle que lui donnait le sentiment de
sa supériorité d'esprit, il est vrai que j'ai dit cela, et j'ai dit la
vérité. — Et moi, je crois, dit le roi, que votre sens vous a failli,
— Oui, seigneur, répliqua Bertrand d'un ton grave, il m'a failli
le jour où le vaillant jeune roi, votre flls, est mort; ce jour-là
j'ai perdu le sens, l'esprit et la connaissance. » — Au nom de son
flls, qu'il ne s'attendait nullement à entendre prononcer, le roi
d'Angleterre fondit en larmes et s'évanouit. Quand il revint à
lui, il était tout changé; ses projets de vengeance avaient disparu,
et il ne voyait plus dans l'homme qui était en son pouvoir, que
l'ancien ami du flls qu'il regrettait. Au lieu de reproches amers,
et de l'arrêt de mort ou de dépossession auquel Bertrand eût pu
420 HISTOIRE DE FRANCE.
Il lui restait deux fils. Le féroce Richard, le lâche
et perfide Jean. Richard trouvait que son père vivait
longtemps ; il voulait régner. Le vieux Henri refusant
de se dépouiller, Richard, eu sa présence même,
abjura son hommage, et se déclara vassal du nouveau
roi de France, Philippe-Auguste. Celui-ci affectait, en
haine du roi d'Angleterre, une intimité fraternelle
avec son fils révolté. Ils mangeaient au même plat et
couchaient dans le même lit. La prédiction de la croi-
sade suspendit à peine les hostilités entre le père et le
fils. Le vieux roi se trouva attaqué de toutes parts à
la fois, au nord de l'Anjou, par le roi de France ; à
l'ouest, par les Bretons; au sud, par les Poitevins.
Malgré l'intercession de l'Église, il fut obligé d'ac-
cepter la paix que lui dictèrent Philippe *et Richard ;
il fallut qu'il s'avouât expressément vassal du roi
de France, et se remît à sa miséricorde. Il aurait
consenti à déclarer Jean son héritier pour toutes ses
provinces du continent ; c'était le plus jeune de ces
fils, et, à ce qui semblait, le plus dévoué. Quand les
envoyés du roi de France vinrent le trouver, malade
et alité qu'il était, il demanda les noms des partisans
de Richard dont l'amnistie était une condition du
traité. Le premier qu'on lui nomma fut Jean, son fils.
s'attendre : « Sire Bertrand, sire Bertrand, lui dit-il, c'est à
raison et de bon droit que vous avez perdu le sens pour mon
fils ; car il vous voulait du bien plus qu'à homme qui lût au
monde : et moi, pour l'amour de lui, je vous donne la vie, votre
avoir, et votre château. Je vous rends mon amitié et mes bonnes
grâces, et vous octroie cinq cents marcs d'argent pour les dom-
mages que vous avez reçus. » Thierry.
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 4-21
« Eu entendant prononcer ce nom, saisi d'un mouve-
ment presque convulsif, il se leva sur son séant, et
promenant autour de lui des yeux pénétrants et
hagards : « Est-ce bien vrai, dit-il, que Jean, mon
cœur, mon fils de prédilection, celui que j'ai chéri plus
que tous les autres, et pour l'amour duquel je me suis
attiré tous mes malheurs , s'est aussi séparé de
moi? » — On lui répondit qu'il en était ainsi, qu'il
n'y avait rien de plus vrai. — « Eh bien, dit-ir; en re-
tombant sur son lit et tournant son visage contre le
mur, que tout aille dorénavant comme il pourra, je
n'ai plus de souci ni de moi ni du monde ^ »
La chute d'Henri II fut un grand coup pour la puis-
sance anglaise. Elle ne se releva qu'imparfaitement
sous Richard, et ce fut pour tomber sous Jean. La
cour de Rome profita de leurs revers, pour faire re-
connaître deux fois sa souveraineté sur l'Angleterre.
Henri II et Jean s'avouèrent expressément vassaux et
trib«taires du pape.
La puissance tempore-ria du saint-siége s'accrut ;
mais en peut-on dire autant de son autorité spirituelle ?
Ne perdit-il pas quelque chose dans le respect des
peuples ? Cette diplomatie rusée, patiente, qui savait
si bien amuser, ajourner, saisir l'occasion, et paraître
au moment pour escamoter un royaume, elle devait
inspirer à coup sûr une autre idée du savoir-îaire des
papes, mais en même temps quelque doute sur leur
sainteté. Alexandre III avait défendu l'Italie contre
l'Allemagne. Il s'était fort habilement défendu lai-
" Thierry.
i2'2 HISTOIRE DE FRANCE.
même contre Tempereur et l'antipape. Mais qui avait,
pendant ce temps, combattu pour les libertés de
l'Église ? Qui avait parlé, souffert pour la cause chré-
tienne ? Un prêtre, tantôt délaissé par le pape et tantôt
trahi. Le pape avait accepté l'hommage d'un roi en
échange du sang d'un martyr. Et maintenant, ce
martyr, il était devenu le grand saint de l'Occident.
Rome avait été obligée de lui rendre hommage et de
le proclamer elle-même.
Au temps de Grégoire VII, la sainteté s'était trouvée
dans le pape, et le sentiment religieux avait été d'ac-
cord avec la hiérarchie. Puis Thumanité, émancipée
matériellement par la croisade que les papes ne diri-
gèrent pas, par le premier mouvement communal qu'ils
frappèrent dans Arnaldo de Brixia, avait été remuée
par la voix d'Abailard dans ce qu'elle a de plus pro-
fond. Pour continuer son émancipation religieuse, Tho-
mas de Kenterbury venait de lui apprendre à chercher
ailleurs qu'à Rome l'héroïsme sacerdotal et le zèle des
libertés de l'Église.
Ce ne fut point au pape que profitèrent réellement
la mort de saint Thomas, et l'abaissement de Henri ;
mais bien plutôt au roi de France. C'est lui qui avait
donné asile an saint persécuté ; il ne l'avait abandon-
né qu'un instant. Thomas, partant pour le martyre,
lui avait fait porter ses adieux par les siens, le décla-
rant son seul protecteur. Le roi de France avait le pre-
mier dénoncé à Rome le meurtre de l'archevêque ; il
avait immédiatement commencé la guerre, et quoiqu'il
eût en cela suivi son intérêt, les peuples lui en savaient
gré. Le pape lui-même, lorsque l'empereur l'avait
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 423
chassé de l'Italie, c'est en France qu'il était venu
chercher un asile. Aussi, quoique plus d'une fois il
protégeât l'Angleterre quand la France la menaçait,
c'est avec celle-ci qu'étaient ses relations les plus in-
times, les moins interrompues. Le seul prince sur qui
l'Église pût compter, c'était le roi de France, ennemi
de l'Anglais, ennemi de l'Allemand. « Ton royaume,
écrivait Innocent III à Philippe-Auguste , est si uni
avec l'Église, que l'un ne peut souffrir sans que
l'autre souffre également. » Dans les temps mêmes
où l'église châtiait le roi de France, elle lui conservait
une affection maternelle. Au temps de PliiUppe F"",
pendant que le roi et le royaume étaient frappés de
l'interdit pour l'enlèvement de Bertrade, tous les
évèques du Nord restèrent dans son parti, et le pape
Pascal II lui même ne se fit pas scrupule de le visiter.
En toute occasion, grande et petite, les évêques lui
prêtaient leurs inihces. Sur les terres même du duc
de Bourgogne, Louis VII se vit appuyé des milices
de neuf diocèses contre Frédéric Barberousse, dont on
craignait une invasion. Louis VI fut de même soutenu
à l'approche de l'empereur Henri V, et Philippe-Auguste
à Bouvines. Comment le clergé n'eùt-il pas défendu
ces rois, élevés par ses mains, et recevant de lui une
éducation toute cléricale ? Philippe I^r, couronné à
sept ans, lut lui-même le serment qu'il devait prêtera
Louis VI fut élevé à l'abbaye de Saint-Denis, et
» Coronatio Phil.I, ap. Scr. fr. XL 32: « Ipse legit, dum adhuc
septennis esset : « Kg:>... delensionem exliibebo, sicut rex in
suo regno unicuique episcopo et eccle&ise sibi commi&sœ... débet. »
424 HISTOIRE DE FRA.\XE.
Louis Yll dans le cloître de Notre-Dame. Trois de ses
frères furent moines. Personne plus que lui ne regarda
avec respect et terreur les privilèges de l'Église '. Il
révérait les prêtres, et faisait passer devant lui le
moindre clerc. Il faisait trois carêmes, égalant ou
surpassant les austérités des moines. Protecteur de
Thomas de Kenterljury, il risqua un voyage périlleux
en Angleterre pour visiter le tombeau du saint. Que
dis-jc, le roi de France n'était-il pas saint lui-même?
Philippe I«=s Louis le Gros, Louis VII, touchaient les
écrouelles, et ne pouvaient suffire à rempressenient
du simple peuple. Le roi d'Angleterre ne se serait pas
avisé de revendiquer ainsi le don des miracles-.
Aussi grandissait-il, ce bon roi de France, et selon
Dieu, et selon le monde. Vassal de Saint-Denis, depuis
qu'il avait acquis le Vexin, il plaçait le drapeau de
l'abbaye, l'oriflamme, à son avant-garde. Il avait mis
dans ses armes la mystique fleur de lis, ou le moyen
âge croyait voir la pureté de sa foi. Comme protecteur
des églises, il touchait la régale pendant les vacances,
et s'essayait à imposer quelques sommes au clergé,
sous prétexte de croisade.
' Comme il revenait d"un voyage (11o4), la nuit le t-nrprend à
Créteil. Il s'y arrête, et .se fait défrsyer par les habitants, serfs
de l'église de Paris. La nouvelle en étant venue aux chanoines,
ils cessent aussitôt le service divin, résolus de ne le reprendre
qu'après que le monarque aura restitué à leurs serfs de corps, dit
Etienne de Paris, la dépense qu'il leur a occasionnée. Louis fit
réparation, et l'acte en fut gravé sur une verge que l'église de
Paris a longtemps conservée en mémoire de ses libertés.
* Les rois d'Angleterre ne s'attribuèrent ce pouvoir qu'après
avoir pris le titre et les armes des rois de France.
I
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. i'2o
Philippe-Auguste ne dégénéra pas. Sauf les deux
époques de son divorce, et de l'invasion d'Angleterre,
aucun roi ne fnt davantage selon le cœur des prêtres.
C'était un prince cauteleux, plus pacifique que guer-
rier, quelles qu'aient été sous lui les acquisitions de
la monarchie.
La Phihppide de Guillaume le Breton, imitation
classique de l'Enéide par un chapelain du roi, nous
a trompés sur le véritable caractère de Phihppe II.
Les romans ont achevé de le transfigurer en héros
de chevalerie. Dans le fait, les grands succès de
son règne, et la victoire de Bouvines elle-même,
furent des fruits, de sa politique, et de la protection de
l'Église.
Appelé Auguste pour être né dans le mois d'août,
nous le vo3'ons d'abord à quatorze ans malade de
peur, pour s'être égaré la nuit dans une forêt'. Le
premier acte de son règne est éminemment populaire
' Chronica reg. franc, ibid. 214 : « .... Romani^it in silva dne
i-:ocietate Pliilippus; unde stupefactus concepit timorem, et tan-
dem per carbonariuni fuit reductus Compendium ; et ex hoc
timoré sibi contigit inrtrmitas, quse dittulit coronationem. »
Ibid.... « Fecit spoliarr omnes una die... Recesserunt omnes
qui baptizari noluerunt. » « Ils donnèrent pour se racheter
lu, 000 marcs. » Rad. de Diceto, ap. Scr. fr. XIII, 204. — Rigor-
dus, Vita Phil. Aug., ap. Scr. fr. XVII. Philippe remit aux débi-
teurs des Juifs toutes leurs dettes, à l'exception d'un cinquième
qu'il se réserva. Voy. aussi la chronique de Mailros, ap. Scr.
fr. XIX, 2:î0.
Guilelmi Britonis Philippidos, 1. I. « Dans tout son royaume il
ne permit pas de vivre à une seule personne qui contredit les
lois de rÉglise, qui s'écartât d'un seul des points de la foi catho-
lique, ou qui niât les sacrements, »
426 HISTOIRE DE FRANCE.
et agréable à l'Égiise. D'après le conseil d'un ermite,
alors en grande réputation dans les environs de Paris,
il chasse et dépouille les Juifs. C'était dans l'opinion
du temps une profession de piété, un soulagement
pour les chrétiens. Ceux que les Juifs ruinaient, enfer-
maient dans leurs prisons , ne manquaient pas
d'applaudir.
Les blasphémateurs, les hérétiques furent impitoya-
blement livrés à l'Église et religieusement brûlés. Les
soldats mercenaires que les rois Anglais avaient ré-
pandus dans le Midi, et qui pillaient pour leur compte,
furent poursuivis par Philippe. Il encouragea contre
eux l'association populaire des capuchons ^
Les seigneurs qui vexaient les Eglises eurent le
roi pour ennemi.
Il attaqua le duc de Bourgogne son cousin pour
l'obliger à ménager les prélats de cette province.
Il défendit l'Église de Reims contre une semblable
oppression. Il écrivit «,u comte de Toulouse pour l'en-
gager à respecter les saintes Églises de Dieu. Enfin sa
- Les membres de cette association n'étaient liés par aucun
vœu ; ils se promettaient seulement de travailler en commun au
maintien de la paix. Tous portaient un capuchon de toile, et une
petite image de la Vierge qui leur pendait sur la poitrine. En
1 1 83, ils enveloppèrent sept mille routiers ou cotereaux, parmi
lesquels se trouvaient quinze cents femmes de mauvaise vie.
« Les coteriau ardoient les mostiers et les églises, et trainoient
après eux les prêtres et les gens de religion, et les appeloient
cantadors par dérision ; quand ils les battoient et tormentoient,
lors disoient-ils : cantadors, cantets. » Ghroniq. de Saint-Denis.
— Leurs concubines se faisaient des coiffes avec les nappes de la
communion, et brisaient les calices à coups de pierres. (Guil*
laume de Nangis.)
LE ROI DE FRANCE ET LE ROI D'ANGLETERRE. 4-27
victoire de Bouvines passa pour le salut du clergé de
France. On publiait que les barons d'Othon IV vou-
laient partager les biens ecclésiastiques et spolier
l'Église, comme faisaient les alliés d'Othon, le roi Jean
d'Angleterre et les mécréants du Languedoc.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE III
Pogcs,
DISSOLUTION DE L'EMPIRE GaRLOVINGIEN 1
L'empire Franc aspire à se diviser 1
814. Louis réforme les évéques, les monastères, le palais
impérial 3
Il se montre favorable aux vaincus, veut réparer et
restituer 4
Insurrection de l'Italie sous Bernard , neveu do
Louis . Supplice de Bernard 7
Soulèvement des Slaves, des Basques, des Bretons.., 8
Mariage de Louis avec Judith , , 8
822 . Il veut faire une pénitence publique 10
820-829 . Incursions des Northmans 10
830. Conjuration des grands et des fils de l'empereur,
Lothaire, Louis, Pépin 11
Lothaire enferme Louis dans un mona^^tère 11
Les Germains le délivrent 11
430 HISTOIRE DE FRAN'CE.
Pajres.
833 . Lothaire redevient maître de son père 12
et lui impose une pénitence publique 13
Indignation et soulèvement de l'Empire 14
834-833 . Lothaire abandonné s'enfuit en Italie 1 G
839 . L'empereur partage ses États entre ses fils 17
Il meurt, et avec lui l'unité de l'Empire 18
841 . Pépin et l'Aquitaine se joignent à Lothaire contre les
rois de Germanie et de IS'eustrie. Défaite de Lo-
thaire à Fontenaille 18
852. Alliance et serment de Charles et Louis 21
Les évèques leur confèrent le droit de régner 22
843, Partage de l'Empire. Traité de Verdun 2i
L'appui de l'Eglise fait prévaloir Charles et Louis
sur Lothaire et Pépin 2o
Puissance de l'Église dans- la Keustrie. Reims, la ville
épiscopale sous la seconde race. Laon, la ville
royale 29
Charles le Chauve remet la plus grande partie du
pouvoir à l'Église 30
Le vrai roi est l'archevêque de Reims, Hincmar 32
Le royaume de Neustrie était une république théo-
cratique 33
Deux événements brisent ce gouvernement spirituel
et temporel : 1^ las hérésies : 2° les incursions des
Northmans ■ 36
Question de l'Eucharistie 36
Question de la Prédestination. L'Allemand Gott-
schalk 37
Hincmar défend le libre arbitre, et appelle à son
aide Jean le Scot 38
Les Is'orthmans. Caractère de leurs incursions 49
Impuissance du roi et des évéques , 44
TABLE DES MATIERES. 43J
Pages.
Charles le Chauve s'éloigne des évêques et n'en est
que plus faible 48
87S-877. Il se fait empereur et meurt en Italie 49
Louis le Bègue et ses fils 49
884 . Charles le Gros réunit tout l'empire de Gharlemagne. M
Siège de Paris par les Northmans 51
Faiblesse et lâcheté de Charles le Gros 51
888. Déposition de Charles le Gros. Extinction de la dy-
nastie carlovingienne 53
Fondation des diverses dominations locales ; féoda-
lité 53
Les fondateurs de la féodalité ferment la France aux
incursions barbares 54
Les Northmans renoncent au brigandage et s'établis-
sent en France (Normandie) 58
Au milieu du morcellement de l'Empire, grands
• centres ecclésiastiques 59
Les deux familles des Capets et des Plantagenets 59
La famille populaire et nationale des Capets succède
aux Carlovingiens 60
Charles le Simple se met sous la protection du roi
de Germanie 62
Le parti carlovingien l'emporte 63
898 . Charles le Simple reconnu roi 64
936. Louis d'Outre-mer s'allie au roi de Germanie, Othon. 64
Opposition d'Hugues le Grand, soutenu par les Nor-
mands 65
954 . Minorité de Lothaire et d'Hugues Capet. Prépondé-
rance de la Germanie 67
987. Hugues Capet. Avènement de la troisième race.... 71
432 HISTOIRE DE FRANCE.
LIVRE III
TABLEAU DE LA FRANCE
Pjc'es,
Les divisions féodales répondent aux divi.-ions natu-
relles et physiques 79
L'histoire de la féodalité doit donc sortir d'une ca-
ractérisation géographique et physiologique de la
France 80
La France se sépare en deux versants, occidental et
oriental 81
La France peut se diviser par ses produits en zones
latitudinales 82
Bretagne 84
Anjou 99
Touraine 100
Poitou 102
Limousin 107
Auvergne 1 U7
Rouergue M 2
Guyenne ^ 1 3
Pyrénées •. Ho
Languedoc î 26
Provence 130
Dauphiné Ul
Franche-Comté 1^0
Lorraine 1^7
Ardennes 132
Lyonnais lo3
Autunois et Morvan 137
TABLE DES MATIERES. 433
Pages.
Bourgogne 139
Champagne 162
Normandie ï67
Flandre , , 169
Centre de la France, Picardie, Orléanais, Ile de
France 178
Centralisation „ , 187
ECLAIRCISSEMENTS.
Sur les Colliberts, Cagots, Caqueux, Géàtains, , 19^
LIVRE IV
CHAPITRE PREMIER
L'an 1000. Le rot de France et le pape frais' gais.
Robert et Gerbert. France féodale 199
Croyance universelle à la fin prochaine du monde. 200
Calamités qui précèdent Tan 1 000 20;.'
Le monde aspire à entrer dans l'Église 20 S
Le roi de France, Robert, est un saint 20'
Espoir du monde après l'an 1000. Élan de l'archi-
tecture; dogme de la Présence réelle; pèleri-
nages 212
Gerbert, ou Sylvestre II, ami des Capets 215^
Les Capets s'ai^puient sur' l'Église et sur Ico Nor-
mands . . 210
T. II. 28
lU HISTOIRE DE FRANCE.
Pages,
Rivalités des mai.^ons normandes de Normandie et
de Blois 218
Robert épouse Berthe, de la mai-ton de Blois 219
1037. Mauvais succès d'Eudes le Champenois, héritier de
la maison de Blois 2 1 9
La maison de Blois se divise en Bloiti et Champagne,
et reste inférieure aux Normands de Normandie. 219
La maison indigène d'Anjou succède à sa puissance. 220
Les Angevins gouvernent Robert, Bouchard, Foul-
ques-Nerra 220
1012. Après eux les Normands de Normandie gouvernent
Robert, et lui soumettent la Bourgogne 222
1031 . Henri T ^ Il se brouille avec les Normands 224
1031-H08. Nullité d'Henri I" et de Philippe I" 225
CHAPITRE II
XP SIÈCLE. — Grégoire vu. — ALLIA^•CE des Nor-
mands ET de l'Eglise. — Conquêtes des Deux-
SiciLES ET DE l'Angleterre 226
Lutte entre le Saint-Pontiflcat et le Saint-Empire,
entre la féodalité et l'Eglise 227
Matérialisme profond du monde féodal 228
L'Église devient peu à peu féodale et se matériall^.c 232
Grégoire VH entreprend de la relever. Célibat des
prêtres 233
L'Église prétend à la domination univer.^elle 239
L'Empire est vaincu 241
Le pape s'allie aux Normands 212
TABLE DES MATIÈRES. 433
" Pages.
Caractère conquérant et chicaneur des Normands. . 24î)
1000-26. Leurs pèlerinages en Italie 240
'026. Premiers éta]jli;~ï-.enients des Normands en Italie... 247
1037-53. Les flls de Tancrède conquirent la Fouille et les
Deux-Siciles 249
Guillaume le Bâtard, duc de Normandie 250
Grossiùreté et esprit d'opposition de TÉglise anglo-
saxonne 252
Edouard, roi d'Angleterre, ami desNormaiiils, gou-
verné par le saxon Godwin 253
Guillaume, soutenu par le pape, iirétend régner
après Edouard, à rexclu.^ion d'IIai'old, lils de
Godwin 2.%
10G6. Bataille d'Hastings; conquête de T Angleterre par
les Normands 26C
Guillaume traite d'abcrd le,j vaincus avec quelque
douceur 261
Révolte des Saxons. Partage de toute l'Angleterre. 26-
Utilité de la conquête. Forte organisation sociale.. 2uG
Puissance de la royauté et de l'Eglise anglaise 267
Le saint-siége triomphe dans toute TEurope par
l'épée des Français 2"C
CHAPITRE III
La Croisade. 4095-1099 272
Etat de l'Islamisme en Asie , . 275
L'essence de l'Islamisme était l'unité 2"3
La dualité y rentre. Alides. l:mailito^ 276
438 I-IISTOlilE DE FKA.NCE.
Pages.
Doctrine mystique des Ismaïlites, ou Assash>ins,
Puissance d'Hassan. 1090 277
Faiblesse des Califats 280
Jeunesse et vigueur du Christianisme 280
Pèlerinages armés ; commencement des croisades. . 281
Les Grecs appellent les princes de l'Occident 284
1095. Le pape français Urbain II prêche la croisade à
Clermont 287
Grandeur du mouvement populaire 288
Les chefs. Godefroi de Bouillon. Hugues de Ver-
mandois, Raymond de Toulouse, etc 200
Les Provençaux et les Normands. Boh^mond -202
Godefroi de Bouillon 2'.' 1
1096. Départ des chefs. Arrivée à Jonstantinople 2'Jt5
Haine mutuelle des croisés et des Grecs 298
Alexis Comnène reçoit Thommage des croisés .... 299
Les croisés passent en Asie Mineure. Pri;-e de Ni-
cée 300
Prise d'Antioche. Souffrances des croisés. Bohé-
mond garde Antioche 302
1009 . Pri, e de Jérusalem 3015
Godefroi, roi de Jérusalem. Établissement de la féo-
dalité française en Palestine ..... 307
CHAPITRE IV
Suites de la croisade. — Les Communes. — Abai-
LARD. — Première moitié du xii^ siècle 310
Résultat de la croisade. L'aversioi) «le l"Europe et
de l'Asie a diminué. ., \ 313
TABLE DES MATIÈRES. 437
Pages.
La pensée de Tég-alité s'est développée ?Ai
Tentatives d'alTranchissoment. Communes 31G_
Le roi s'appuie sur les communes contre les baron.-. 320
1108. Louis VI. Il fait ses premières armes pour rÉjilis^o
et les marchands 322
La royauté avait gagné à l'absence des seigneurs,
partis pour la croisade 323
Guerre de Louis contre les Normands. Bataille de
Brenneville, 1119 326
lllo. Expédition dans le Midi 327
1124 . L'empereur Henri V veut envahir la France. Toute
la France s'arme pour Louis VI 328
La liberté se produit dans la philosophie 329
Mouvement de la pensée. Gerbert, Bérenger, Rob-
celin, école de droit; université de Paris o30
Le breton Abailard essaye de ramener le christia-
nisme à la philosophie. Immense popularité de son
enseignement "32
Saint Bernard ; sa puissance 337
Il attaque Abailard et son disciple Arnaldo de
Brescia 339
1119. Abailard se retire à Saint-Denis 340
Il fonde le Paraclet pour Héloïse 341
Il est condamné au concile de Sens , Z^i
Héloïse. La femme se relève par amour désinté-
ressé 344
Robert d'Arbrissel la place au-dessus de l'homme.
Ordre de Fontevrault, 1 106 347
Progrès du culte de la Vierge 330
La tenime règne aussi sur la terre. Elle succède, ele. 350
i?>(\ HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE V
Payas
Le roi de France et le roi d'Angleterre. — Louis
LE Jeune, Henri ii (Plantagenet). — Seconde croi-
sade, HUMILIATION DE LOt'IS. — THOMAS BkCICKT, HU-
MILIATION d'Henri (seconde moitié du xir siècle ) 3U '
Le roi d"AngieteiTe, violent, héroïque, impie 354
Le roi de France, ligure pâle et impersonnelle; mais
il a pour lui le peuple et la loi, rÉglise et la bour-
geoisie -'"j"
Il est'le symbole et le centre de la nation. . , oo7
11 37 . Dévotion de Louis VII dfiS
1142. Guerre avec la Champagne. Incendie de Vitry 360
1147. Seconde croisade, prèchée par saint Bernard. Difï'é-
rence entre la seconde croisade et la première.. . 361
L'empereur Conrad et une foule de princes pi-en-
nent la croix , 362
Mauvais succès des croisés dans l'Asie Mineure SOi
Retour honteux de Louis VII 363
La femme de Louis, Lléonore, obtient le divorce, se
marie à Henri Plantagenet et lui apporte l'Aqui-
taine L.6G
Situation de la royauté anglaise. Oppression des
vaincus ; puissance de la féodalité L'67
Le roi s'appuie contre ses barons sur des mercenai-
res, îsécessité d'une flscalité violente 3G8
1087. Guillaume le Roux 3G9
1100. Henri Beauclerc 370
TABLE Di:S MATIERES 439
Pages.
l!3o. Etienne de Blois. Il reconnaît pour sou uicccîiteur
Henri Piantagenet, comte d'Anjou oTl
'ilo4 , Henri H. Ses; vastes possessions 37>
Les vaincus espèrent sous Henri H 373
Résurrection du droit romain -'To
Le saxon Becket, élève de Bologne, favori et cha;i-
celier d'Henri H • '"6
Guerre d'Henri H contre le comte de Toulouse :78
Henri H donne à Becket l'arclievèclié de Kenter-
bury 280
Rôle populaire des archevêques de Kenterhury. Ils
défendent les libertés de Kent 382
Becket accepte ce rôle et se brouille avec Henri. . . 384
H63. Henri fait signer aux évêques les coutumes de Cla-
rendon -85
Les races vaincues soutiennent Becket 387
Becket, défenseur de leur liberté et de la liberté do
rÉglise 3R8
1164 . Il se réfugie en France 392
Louis VII l'accueille et le protège : 93
Il excommunie ses persécuteurs 394
Le pape se déclare conti'e lui 393
Entrevue de Becket et des deux rois à Chinon 400
1170. Menaces d'Henri IL Quatre chevaliers normamls
assassinent l'archevêque ilans son église. Passion
de Becket 404
Henri obtient son pardon du saint-siége 410
Révolte de ses flls et t!e sa femme Éléonore 411
Il fait pénitence au tombeau de Tliomas Becket i 13
Il reprend avec énergie la guerre contre ses fils 414
Caractère impie et parricide de cette lamille 41 o
l
' im HISTOIRE DK FRANCE.
Fdge»,
Attachement des Méridionaux pour Éléonore de
Guyenne 416
1189. Malheur et mort de Henri II 420
Le roi de France surtout profite de la chute du roi
d'Angleterre 422
Son dévouement à l'Église fait sa grandeur 423
1180. Philippe-Auguste .. .. 424
PABIS. — IMPRIilEBEK MODERNE, Wattier, directeur, me J.-J.-HonsEeau'il.
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