Skip to main content

Full text of "Histoire de France;"

See other formats


\F 

c.  1 
ROBA 


M 


4 


'  '/^m-ém 


'M 


-\ 


:tvH 


!> 


Il 


vnwoF 

TO}U)>JTO 


K..^ 


HISTOIRE 


DE    FRANGE 


r-,&x.- 


HISTOIRE 


DE  FRANCE 


PAR 


J.  MICHELET 


NOUVELLE    ÉDITION,    REVUE    ET   AUGMENTEE 
Avec   illustrations  par   VIERGE 


TOME    DEUXIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE   INTERNATIONALE 

A     LACROIX    &   G«,   ÉDITEURS 

13,  rue  du  Faubourg-Montmartre,  13 

1880 

ToM  (koitfl  (te  traduction  at  do  rcproductloB  réservéa. 


l  S^RVKJ  >  V  j 


CHAPITRE   III 

Suite  du  chapitre  II.  —  Dissolution  de  l'Emp're  carlovingien. 

C'est  sous  Louis  le  Débonnaire,  ou,  pour  traduire 
plus  fidèlement  son  nom,  sous  saint  Louis,  que  devait 
s'opérer  le  déchirement  et  le  divorce  des  parties  hété- 
rogènes dont  se  composait  l'Empire.  Toutes  soufiraient 
d'être  ensemble.   Le  mal,   c'était  la  solidarité  d'une 
guerre  immense,  qui  faisait  ressentir  sur  la  Loire  les 
revers  de  l'Ostrasie;  c'était  le  tyrannique  effort  d'une 
centralisation    prématurée.    Plus    Charlemagne   s'en 
était  approché,  plus  il  avait  pesé.  Sans  doute  Pepiu, 
et  son  père  au  marteau  de  forge,   avaient  durement 
battu  les  nations.  Ils  n'avaient  pas  du  moins  entrepris 
de  les  ramener,  diverses  et  hostiles  qu'elles  étaient 
encore,  à  cette  intolérable  unité;  unité  administrative 
d'abord  ;  mais  Charlemagne  méditait  celle  de  la  légis- 
lation. Son  fils  consomma  l'unité  religieuse  en  nom- 
mant Benoît  d'Aniane  réformateur  des  monastères  de 

T.  II.  I 


?  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

îl'Empire,  et  les  ramenant  tous  à  la  règle  de  saint  Be- 
loît. 

C'est  une  loi  de  l'histoire  :  un  monde  qui  finit,  se 
ferme  et  s'expie  par  un  saint.  Le  plus  pur  de  la  race 
en  porte  les  fautes,  l'innocent  est  puni.  Son  crime,  à 
l'innocent,  c'est  de  continuer  un  ordre  condamné  à 
périr,  c'est  de  couvrir  de  sa  vertu  une  vieille  injustice 
qui  pèse  au  monde.  A  travers  la  vertu  d'un  homme, 
l'injustice  sociale  est  frappée.  Les  moyens  sont  odieux; 
contre  Louis  le  Débonnaire,  ce  fut  le  parricide.  Ses 
enfants  couvrirent  de  leurs  noms  les  nations  diverses 
qui  voulaient  s'arracher  de  l'Empire. 

L'infortuné  qui  vient  prêter  sa  vie  à  cette  immola- 
tion d'un  monde  social,  qu'il  s'appelle  Louis  le  Débon- 
naire, Charles  I^i-,  ou  Louis  XVI,  n'est  pas  pourtant 
toujours  exempt  de  tout  reproche.  Sa  catastrophe  tou- 
cherait moins  s'il  était  au-dessus  de  l'homme.  Non, 
c'est  un  homme  de  chair  et  de  sang  comme  nous,  une 
âme  douce,  un  esprit  faible,  voulant  le  bien,  faisant 
parfois  le  mal,  livré  à  ce  qui  l'entoure,  et  vendu  par 
les  siens. 

Le  saint  Louis  du  neuvième  siècle  S  comme  celui  du 
'>eizième,  fut  nourri  dans  les  pensées  de  la  croisade 


*  Il  y  a  une  singulière  ressemblance  entre  les  portraits  que 
l'histoire  nous  a  laissés  de  Louis  le  Débonnaire  et  de  saint  Louis. 
«  Imperator  erat...  manibus  longis,  digitis  reetis,  tibiis  longis  et 
ad:  mensuram  gracilibus,  pedibus  longis.  »  Theganus,  de  Gest. 
Ludov.  Pii,  c.  XIX,  ap.  Scr.  Fr.  VI,  78.  —  «  Ludovicus  (saint 
Louis)  erat  subtilis  et  gracilis,  macilentus,  convenienter  et  longus, 
habens  vultum  anglicum  [angelicum?),  et  faciem  gratiosam.  »  Sa- 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  3 

Jeune  encore,  il  conduisit  plusieurs  expéditions  contre 
les  Sarrasins  d'Espagne,  et  leur  reprit  la  grande  ville 
de  Barcelonf^  après  un  siège  de  deux  ans.  Élevé  par  le 
Toulousain  saint  Guillaume,  comme  saint  Louis  par 
Blanche  de  Castille,  il  eut  de  même  dans  la  religion 
la  ferveur  du  Midi  et  la  candeur  du  Nord.  Les  prêtres 
qui  l'avaient  formé  firent  plus  qu'ils  ne  voulaient  ; 
leur  élève  se  trouva  plus  prêtre  qu'eux  et,  dans  son 
intraitable  vertu,  il  commença  par  réformer  ses  maî- 
tres. Réforme  des  évoques  :  il  leur  fallut  quitter  leurs 
armes,  leurs  clievaux,  leurs  éperons  ^  Réforme  des 
monastères  :  Louis  les  soumit  à  l'inquisition  du  plus 
sévère  des  moines,  saint  Benoit  d'Aniane,  qui  trouvait 
que  la  règle  bénédictine  elle-même  avait  été  donnée 
pour  les  faibles  et  pour  les  enfants  ^  Ce  nouveau  roi 


limbeni,  302;  ap.  Raumer,  Gescliichte  der  Hohenstaufen,  IV, 
271.  —  L'un  et  l'autre  se  gardaient  soigneusement  de  rire  aux 
éclats.  «  Nunquam  in  risu  imperator  exaltavit  vocem  suam,  nec 
quando  in  festivitatibus  ad  Isetitiam  populi  procedeLant  themelici, 
scurras  et  mimi  cum  choraulis  et  citharistis  ad  memsam  coram 
60  :  tune  ad  mensuram  coram  eo  ridebat  populus  ;  ille  nuncxuam 
vel  dentés  candides  sues  in  risu  ostendit.  »  Thegan.  ibid.  —  Sur 
la  gravité  de  saint  Louis  et  son  horreur  pour  les  baladins  et  les 
musiciens,  F.  le  IP  vol. — Enfin  les  deux  saints  ont  montré  le  même 
désir  de  réparer  par  des  restitutions  les  injustices  de  leurs  pères. 

*  L'Astronome. 

•  Acta  SS.  ord.  S.  Bened.,  sec.  IV,  p.  195.  «  Regulam  B.  Bene- 
dicti  tironibus  seu  inflrmis  positam  fore  contestans,  ad  beati  Ba- 
bilii  dicta  necnon  Pachomii  regulam  scandere  nitens.  »  Astro- 
nom.,  c,  xxvîii,  ap.  Scr.  Fr.  VI,  100  :  «  Ludovicus...  fecitcom- 
poni  ordinarique  librum,  canonicae  vitse  normam  gestantem; 
misit...  qui  transcribi  facerent...  itidemque  constituit  Benedictum 
abbatem,  et  cum  eo  monachos  strenuse  vitse  por  omnia  monacho- 
rum  euntes  redeuntesque  mouasteria,  unifbnuem  cunctis  trade- 


4  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

renvoya  dans  leur  couvent  Adalhard  et  WalaS  deux 
moines  intrigants  et  habiles,  petits -fils  de  Charles 
Martel,  qui  dans  les  dernières  années  avaient  gou- 
verné Ciiarlemagne.  Et  le  palais  impérial  eut  aussi  sa 
réforme  :  Louis  chassa  les  concubines  de  son  père,  et 
les  amants  de  ses  sœurs,  et  ses  sœurs  elles-mêmes^. 

Les  peuples,  opprimés  par  Charlemagne,  trouvèrent 
en  son  fils  un  juge  intègre,  prêt  à  décider  contre 
lui-même.  Roi  d'Aquitaine,  il  avait  accueilli  les  récla- 
mations des  Aquitains,  et  s'était  réduit  à  une  telle 
pauvreté,  dit  l'historien,  qu'il  ne  pouvait  plus  rien 
donner,  à  peine  sa  béuv,' diction  ^  Empereur,  il  écouta 
les  plaintes  des  Saxons,  et  leur  rendit  le  droit  de  suc- 
rent monasteriis,  tam  vins  quam  feminis,  vivendi  secundum 
regulam  S.  Benedic-i  incommutabilem  morem.  » 

^  S.  Adhalardi  Vita,  ihid.,  277.  «  Invidia...  pulsus  prassentibus 
bonis,  dignitate  exutus,  vulgi  exi&timatione  fœdatus...  exilium 
tulit.  »  —  Acta  SS.  ord.  S.  Bened.  sec.  IV,  p.  464  :  «  Wala... 
cujus  Augustus,  efficaciam  auspicatus  ingenii,  licet  consobrinus 
ipsius  esset,  patrui  ejus  fliius,  decrevit  humiliari,  cujuslibet  ins- 
tinetu,  etredigi  inter  infimes.  »  —  P.  492.  Un  jour  il  dit  à  Louis 
le  Débonnaire  :  «  Velim,  reverendisdme  imperator  Auguste,  dicas 
nobis  tuis  quid  est  quod  tantum  propriis  interdum  relictis  officiis, 
2)  J  divina  te  transmittis.  »  Astronom.,  c.  xxi  :  «  Timebatur  quam 
maxime  Wala,  summi  apud  Garolum  imperatorem  habitus  loci,  ne 
forte  aliquid  sinistri  contra  imperatorem  moliretur.  » 

*  Astronom.,  c.  xxi  :  «  Moverat  ejus  animum  jamdudum, 
quamquam  natura  mitissimum,  illud  quod  a  sororibus  illius  in 
contubernio  exercebatur  paterne  ;  quo  solo  domus  paterna  inure- 
batur  nœvo...  Misit...  qui...  aliquos  stupri  immanitate  et  supei'bia9 
fa.;tU;  reos  majestatis  caute  ad  adventum  usque  suum  adserva- 
r-e/it,  »  G.  XXIII  :  «  Omnem  cœtum  femineum,  qui  permaximus 
erat,  palatio  excludi  judicavit  praitex^  pauci.s;-imas.  Sororum  autem 
quasque  in  sua,  quae  a  pâtre  acceperat,  concessit. 

•  Astronom.,  c.  vu.  «  Le  roi  Louis  donna  bientôt  une  preuve 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEX.  5 

céder  S  ôtant  ainsi  aux  évêques,  aux  gouverneurs  des 
pays„  la  puissance  tyrannique  de  faire  passer  les  hé- 
ritages à  qui  ils  voulaient.  Les  chrétiens  d'Espagne, 
réfugiés  dans  les  Marches,  étaient  dépouillés  par  les 
grands  et  les  Ueutenants  impériaux  des  terres  que 
Charlemagne  leur  avait  attribuées;  Louis  rendit  un 
édit  qui  confirmait  leurs  droits-.  Il  respecta  le  prin- 

de  sa  sagesse,  et  flt  voir  la  tendresse  de  miséricorde  qui  lui  était 
naturelle.  Il  régla  qu'il  passerait  les  hivers  dans  quatre  lieux 
difiérents;  après  trois  ans  écoulés,  un  nouveau  séjour  devait  le 
recevoir  pour  le  quatrième  hiver;  ces  habitations  étaient:  Doué, 
Ghasseneuil,  Audiac  et  Ébreuil.  Ainsi  chacune,  quand  son  tour 
revenait,  pouvait  suffire  à  la  dépense  du  service  royal.  Après 
cette  sage  disposition,  il  défendit  qu'à  l'avenir  on  exigeât  du 
peuple  les  approvisionnements  militaires,  qu'on  appelle  vulgaire- 
ment Çodemm.  Les  gens  de  guerre  furent  mécontents  ;  mais  cet 
homme  de  miséricorde,  considérant  et  la  misère  de  ceux  qui 
payaient  cette  taxe ,  et  la  cruauté  de  ceux  qui  la  percevaient ,  et 
la  perdition  des  uns  et  des  autres,  aima  mieux  enti'etenir  ses 
hommes  sur  son  Lien  que  de  laisser  suJjsister  un  impôt  si  dur  pour 
ses  sujets.  A  la  même  époque,  sa  libéralité  déchargea  les  Albigeois 
d'une  contribution  de  vin  et  de  blé...  Tout  cela  plut  tellement, 
dit-on,  au  roi  son  père,  qu'à  son  exemple  il  supprima  en  France 
l'impôt  des  approvisionnements  militaires,  et  ordonna  encore 
beaucoup  d'autres  réformes,  félicitant  son  fils  de  ses  heureux  pro- 
grès. »  —  Voy.  aussi  Thegan.,  de  gestis,  etc. 

^  Astronom.,  c.  xxiv.  «  Saxonibus  atque  Frisonibus  jus  pateraa3 
haereditatis,  quod  sub  pâtre  ob  perfidiam  legaliter  perdiderant, 
imperatoria  restituit  clementia...  Post  hsec  easdem  gentes  seniper 
bibi  devotissimas  habuit.  » 

'  Diplomata  Ludov.  Imperat.,  ann.  816,  ap.  Scr.  Fr.  VI,  4SC, 
487  :  «  jubemus  ut  hi,  qui  vel  nostrum  vel  domini  et  genitoris 
nostri  prasceptum  accipere  meruerunt,  hoc  quod  ipsi  cum  suis 
hominibus  de  deserto  excoluerunt,  per  nostram  concessionem  ha- 
beant.  Tli  vero  qui  postea  venerunt,  et  se  aut  comitibus  aut  vassis 
nostris  aut  paribus  suis  se  commendaverunt ,  et  aJj  eis  terras  ad 
habitandum  acceperunt,  sub  quali  convenienti;  atque  conditione 


i  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

cipe  des  élections  épiscopales,  constamment  violé  par 
son  père  ;  il  laissa  les  Romains  élire,  sans  son  autori- 
sation, les  papes-  Etienne  IV  et  Pascal  I«^ 

Ainsi ,  cet  héritage  de  conquêtes  et  de  violences 
était  tombé  aux  mains  d'un  homme  simple  et  juste 
qui  voulait  à  tout  prix  réparer.  Les  barbares,  qui  re- 
connaissaient sa  sainteté,  se  soumettaient  à  son  arbi- 
trage ^  Il  siégeait  au  milieu  des  peuples,  comme  un 
père  facile  et  confiant.  Il  allait  réparant,  soulageant, 
restituant;  il  semblait  qu'il  eût  volontiers  restitué 
l'Empire. 

Dans  ce  jour  de  restitution,  l'ItaUe  réclama  aussi. 
Elle  ne  voulait  rien  moins  que  la  liberté  ^  Les  villes, 
les  évêques,  les  peuples  se  liguèrent;  sous  un  prince 
franc,  n'importe.  Charlemagne  avait  fait  roi  d'Itahe 
Bernard,  le  fils  de  son  aîné  Pépin.  Bernard,  élève 
d'Adalhard  et  Wala,  longtemps  gouverné  par  eux 
dans  sa  royauté  d'Italie,  croyait  avoir  droit  à  l'empire 
comme  fils  de  l'aîné. 

Cependant,  le  droit  du  frère  puîné  prévaut  chez  les 
barbares  sur  celui  du  neveu ^.  Charlemagne  d'aiUeurs 


acceperunt,  tali  eas  in  futurum  et  ipsi  possideant,  et  suîe  posteri- 
tati  derelinquant,  etc.  » 

'  Il  fut  pris  pour  arbitre  entre  plusieurs  chefs  danois  qui  se 
disputaient  riiéritage  de  Godfried,  et  décida  en  faveur  d'Harold. 

*  La  tentative  de  Bernard  contre  son  oncle  est  le  premier  essai 
de  ritalie  pour  se  délivrer  des  barbares. 

«  Omnes  civitates  regni  et  principes  Italiœ  verba  conjurave- 
runt,  sed  et  omnes  aditus,  quibus  in  Italiam  intratur;  positis  obi- 
cibus  et  custodiis  obserarunt.  »  —  Astronom.,  c.  xxix.  —  V.  aussi 
Eginli.  A_nnal.,  ap.  Scr.  F.  VI,  177. 

•  Ils  veulent  pour  roi  un  homme  plutôt  qu'un  enfant ,  et  ordi- 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVIXGIEN.  7 

avait  désigné  Louis;  il  avait  consulté  les  grands  un  à 
un,  et  obtenu  leurs  voix*.  Enfln,  Bernard  lui-même 
avait  reconnu  son  oncle.  Celui-ci  avait  pour  lui  l'u- 
sage, la  volonté  de  son  père,  enûn  l'élection. 

Aussi,  Bernard,  abandonné  d'une  grande  partie  des 
siens,  fut  obligé  de  s'en  remettre  aux  promesses  de 
l'impératrice  Hermengarde,  qui  lui  offrait  sa  média- 
tion. Il  se  livra  lui-même  à  Chalon-sur-Saône,  et  dé- 
nonça tous  ses  complices  ;  un  d'eux  avait  jadis  cons- 
piré la  mort  de  Charlemagne.  Bernard  et  tous  les 
autres  furent  condamnés  à  mort.  L'empereur  ne  pou- 
vait consentir  à  l'exécution  ^  Hermengarde  obtint  du 
moins  qu'on  privât  Bernard  de  la  vue;  mais  eUe  s'y 
prit  de  façon  qu'il  en  mourut  au  bout  de  trois  jours. 

nairement  l'oncle  es.t  liomme,  est  îUile,  comme  on  disait  alors, 
longtemps  avant  le  neveu. 

'  Thegan.,  c.  vi.  «  Gum  intellexisset  appropinquare  sibi  diem 
obitus  sui,  vocavit  filium  suum  Ludovicum  ad  se  cum  omni  exer- 
citu,  episcopis,  abbatibus,  ducibus,  comitibus,  loco  positis...  inter- 
rogans  omnes  a  maxime  usque  ad  minimum ,  si  eis  placuisset  ut 
nomen  suum ,  id  est  imperatoris ,  fllio  suo  Ludovico  tradidisset. 
Illi  omnes  responderunt  Dei  esse  admonitionem  illius  rei.  »  —  Il 
avait  aussi  consulté  Alcuin  au  tombeau  de  saint  Martin  de  Tours  : 
«  Quod  in  loco  tenens  manum  Albini ,  ait  secrète  :  Domine  magis- 
ter,  quem  de  his  filiis  meis  videtur  tibi  in  isto  honore  quem  indi- 
gno  quanqnam  dédit  mihi  Deus,  habere  me  successorem?  At  ille 
vultum  in  Ludovicum  dirigens,  novissimum  illorum,  sed  humili- 
tate  clarissimum,  ob  quam  a  multis  despicabilis  notabatur,  ait  : 
Habebis  Ludovicum  humilem  successorem  eximdum.  »  Acta  SS. 
ord.  S.  Bened.,  sec.  IV,  p.  136. 

^  Astron.,  c.  xxx.  «  Cum  lege  judicioque  Francorum  deberent 
capitali  invectione  feriri,  suppressa  tristiori  sententia,  luminibus 
orbari  consensit,  licet  multis  obnitentibus,  et  animadverti  in  eos 
tota  severitate  legali  cupientibus.  »  Thegan.,  ibid.,  79.  «  Judicium 
mortale  imperator  exercere  noluit;  sed  consiliarii  Bernhardum 


8  HISTOIRE  DE  FRANGE. 

L'Italie  ue  remua  pas  seule;  toutes  les  nations  tri- 
butaires avaient  pris  les  armes.  Les  Slaves  du  ]N'orcl 
avaient  pour  appui  les  Danois;  ceux  de  la  Pannomo 
comptaient  sur  les  Bulgares;  les  Basques  de  la  Na- 
varre tendaient  la  main  aux  Sarrasins  ;  les  Bretons 
comptaient  sur  eux-mêmes.  Tous  furent  réprimés. 
Les  Bretons  virent  leur  pays  complètement  envahi, 
peut-être  pour  la  première  fois;  les  Basques  furent 
défaits,  et  les  Sarrasins  repoussés  ;  les  Slaves  vaincus 
aidèrent  contre  les  Danois  :  un  roi  de  ces  derniers 
embrassa  même  le  christianisme.  L'archevêché  de 
Hambourg  ftit  fondé;  la  Suède  eut  un  évêque,  dépen- 
dant de  l'archevêque  de  Reims  ^  Il  est  vrai  que  ces 
premières  conquêtes  du  christianisme  ne  tinrent  pas  : 
le  roi  chrétien  des  Danois  fut  chassé  par  les  siens. 

Jusqu'ici  le  règne  de  Louis  était,  il  faut  le  dire, 
éclatant  de  force  et  de  justice.  Il  avait  maintenu  l'in- 
tégrité de  l'Empire,  étendu  son  influence.  Les  barba- 
res craignaient  ses  armes  et  vénéraient  sa  sainteté. 
Au  milieu  de  ses  prospérités,  l'càme  du  saint  molht,  et 
se  souvint  de  l'humanité.  Sa  femme  étant  morte,  il 
fit,  dit-on,  paraître  devant  lui  les  filles  des  grands  de 
ses  États  et  choisit  la  plus  belle-.  Judith,  fille  du 
comte  Welf,  unissait  en  elle  le  sang  des  Ration^  les 

luminibus  privarunt...  Berriiiardus  obiit.  Quod  audiens  impera- 
tor,  magno  cùm  dolore  flevit  multo  tempore.  » 

*  S.  AnschaTrii  vita,  ibid.,  303.  «  In  civitate  Hammaburg  sedem 
constituit  archiepiscopaleni.  »  —  Ibid.,  305.  «  Ebo  (archiep.  Re- 
men&îb"!  quemdam...  pontificali  insignitum  honore,  ad  partes  di~ 
rexit  Sueonum,  etc.  » 

*  Astron.,  c.  lxxx.  «  Undecumque  adductas  procerum  iilias 
inspiciens,  Judith^  »  '■ —  Thegan.,  c.  xxvi.  «  Accepit  filiam  Weifl 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVIXGIEN.  9 

plus  odieuses  aux  Francs;  sa  mère  était  de  Saxe,  son 
père,  Welf,  de  Bavière,  de  ce  peuple  allié  des  Lom- 
bards, et  par  qui  les  Slaves  et  les  Avares  furent  ap- 
pelés dans  l'Empire  ^  Savante  ^  dit  l'histoire,  et  plus 
qu'il  n'eût  fallu,  elle  livra  son  mari  à  l'influence  des 
hommes  élégants  et  polis  du  Midi.  Louis  était  déjà  fa- 
vorable aux  Aquitains,  chez  qui  il  avait  été  élevé. 
Bernard,  fils  de  son  ancien  tuteur,  saint  Guillaume  de 
Toulouse,  devint  son  favori,  et  encore  plus  celui  de 
l'impératrice.  Belle  et  dangereuse  Eve,  elle  dégrada, 
eue  perdit  son  époux. 

Depuis  cette  chute,  Louis,  plus  faible,  parce  qu'il 
avait  cessé  d'être  pur,  plus  homme  et  plus  sensible, 
parce  qu'il  n'était  plus  saint,  ouvrit  son  cœur  au' 
craintes,  aux  scrupules.  Il  se  sentait  diminué,  wu. 
vertu  était  sortie  de  lui.  Il  commença  à  se  repentir  de 

ducis ,  qui  erat  de  nobilissima  stirpe  Bavaroruin ,  et  nomen  vir- 
ginis  Judith,  quœ  erat  ex  parte  matri,s  nobiiissimi  generis  Saxo- 
nici,  eamque  reginam  constituit.  Erat  enim  pulcbra  valde.  »  — 
L'évêque  Friculfe  lui  éerit:  «  Si  agitur  de  venustate  corporis, 
pulchritudine  superas  omnes,  quas  visus  vel  auditus  nostrœ  par- 
vitatis  comperit,  reginas.  »  Scr.  Fr.  VI,  3&S. 

*  En  outre,  ils  avaient  été  alliés  de  l'Aquitain  Hunald. 

"  V.  les  épîtres  dédicatoires  du  célèbre  Raban  de  Fulde  et  de 
l'évêque  Friculfe.  Celui-ci  écrit:  «  In  divinis  et  liberalibus  stu- 
diis,  ut  tu£e  eruditiones  cognovi  fhcundiam ,  obstupui.  »  Script. 
Fr.  VI,  355,  356.  —  Walafridi  ftrsus,  ibid.,  268: 

Organa  dulcisomo  percurrit  pectine  Judith. 
0  si  Sappho  loquax^  vel  nos  inviseret  Holda, 
Ludere  jam  pedibus... 

Quidquid  enim  tibimet  sesus  subti'axit  egestas, 
Reddidit  ingeniis  culta  atque  exercita  vita. 

—  Annal.  Met.,  ibid.,  212.  «  Pulcbra  nimis  et  sapientise  floribus 
optime  instructa.  » 


10  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sa  sévérité  à  l'égard  de  son  neveu  Bernard,  à  l'égard 
des  moines  Wala  et  Adalhard,  qu'il  s'était  pourtant 
contenté  de  renvoyer  aux  devoirs  de  leur  ordre.  Il  lui 
fallut  soulager  son  cœur.  Il  demanda,  il  obtint  d'être 
soumis  à  une  pénitence  publique.  C'était  la  première 
fois  depuis  Théodose  qu'on  voyait  ce  grand  spectacle 
de  l'humiliation  volontaire  d'un  homme  tout-puissant. 
Les  rois  Mérovingiens,  après  les  plus  grands  crimes, 
se  contentent  de  fonder  des  couvents.  La  pénitence 
de  Louis  est  comme  l'ère  nouvelle  de  la  moralité, 
l'avènement  de  la  conscience. 

Toutefois  l'orgueil  brutal  des  hommes  de  ce  temps 
rougit,  pour  la  royauté,  de  l'humble  aveu  qu'elle  fai- 
sait de  sa  faiblesse  et  de  son  humanité.  Il  leur  sembla 
que  celui  qui  avait  baissé  le  front  devant  le  prêtre  ne 
pouvait  plus  commander  aux  guerriers.  L'Empire  en 
parut,  lui  aussi,  dégradé,  désarmé.  Les  premiers 
malheurs  qui  commencèrent  uue  dissolution  inévitable 
furent  imputés  à  la  faiblesse  d'un  roi  pénitent.  En 
820,  treize  vaisseaux  normands  coururent  trois  cents 
lieues  de  côtes ,  et  se  remplirent  de  tant  de  butin 
qu'ils  furent  obligés  de  relâcher  les  captifs  qu'ils 
avaient  faits.  En  824,  l'armée  des  ï'rancs  ayant  en- 
vahi la  Navarre  fut  battue  comme  à  Ronce  vaux.  En 
829,  on  craignit  que  ces  Normands,  dont  les  moindres 
barques  étaient  si  redoutables,  n'envahissent  par 
terre,  et  les  peuples  reçurent  ordre  de  se  tenir  prêts 
à  marcher  en  masse.  Ainsi  s'accumula  le  mécontente- 
ment public.  Les  grands,  les  évêques  le  fomentaient; 
ils  accusaient  l'empereur,  ils  accusaient  l'Aquitain 
Bernard;  le  pouvoir  central  les  gênait;  ils  étaient  im- 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLO\aNGIEN.  il 

patients  de  i'imité  de  l'Empire;  ils  voulaient  régner 
chacun  chez  soi. 

Mais  il  fallait  des  chefs  contre  l'empereur  ;  ce  furent 
ses  propres  fils.  Dès  le  commencement  de  son  règne, 
il  leur  avait  donné,  avec  le  titre  de  roi,  deux  pro- 
vinces frontières  cà  gouverner  et  à  défendre  :  à  Louis 
la  Bavière,  à  Pépin  l'Aquitaine,  les  deux  barrières  do 
l'Empire.  L'aîné,  Lothaire,  devait  être  empereur,  avec 
la  royauté  d'Italie.  Quand  Louis  eut  un  fils  de  Judith, 
il  donna  à  cet  enfant,  nommé  Charles,  le  titre  de  roi 
d'Alamanie  (Souabe  et  Suisse).  Cette  concession  ne 
changeait  rien  aux  possessions  des  princes,  mais 
beaucoup  à  leurs  espérances.  Ils  prêtèrent  leur  nom  à 
la  conjuration  des  grands.  Ceux-ci  refusèrent  de  faire 
marcher  leurs  hommes  contre  les  Bretons,  dont  Louis 
voulait  réprimer  les  ravages.  L'empereur  se  trouva 
seul,  Franc  de  naissance,  mais  gouverné  par  un  Aqui- 
tain, il  ne  fut  soutenu  ni  du  Midi  ni  du  Nord;  nous 
avons  déjà  vu  Brunehaut  succomber  dans  cette  posi- 
tion équivoque.  Le  fils  aîné,  Lothaire,  se  crut  déjà 
empereur;  il  chassa  Bernard,  enferma  Judith,  jeta 
son  père  dans  un  monastère  ;  pauvre  vieux  Lear,  qui, 
parmi  ses  enfants,  ne  trouva  point  de  Cordelia. 

Cependant  ni  les  grands,  ni  les  frères  de  Lothaire 
n'étaient  disposés  à  se  soumettre  à  lui.  Empereur 
pour  empereur,  ils  aimaient  mieux  Louis.  Les  moines, 
qui  le  tenaient  captif,  travaillèrent  à  son  rétablisse- 
ment. Les  Francs  s'aperçurent  que  Louis  leur  ôtait 
l'Empire;  les  Saxons,  les  Frisons,  qui  lui  devaient 
leur  liberté,  s'intéressèrent  pour  lui.  Une  diète  fut 
assemblée  à  Nimègue  au  miheu  des  peuples  qui  le 


12  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

soutenaient.  «  Toute  la  Germanie  y  accourut  pour 
porter  secours  à  l'empereur  ^  »  Lothaire  se  trouva 
seul  à  son  tour,  et  à  la  discrétion  de  son  père  ;  Wala, 
tous  les  chefs  de  la  faction,  furent  condamnés  à 
mort.  Le  bon  empereur  voulut  qu'on  les  épargnât. 

Cependant  l'Aquitain  Bernard,  supplanté  dans  la  fav 
veur  de  Louis  par  le  moine  Gondebaud,  l'un  de  ses  li- 
bérateurs, rallume  la  guerre-  dans  le  Midi  ;  il  anime 
Pépin.  Les  trois  frères  s'entendent  de  nouveau.  Lo- 
thaire amène  avec  lui  l'Italien  Grégoire  IV,  qui  ex- 
communie tous  ceux  qui  n'obéiront  pas  au  roi  dltalie. 
Les  armées  du  père  et  des  fils  se  rencontrent  en  Al- 
sace. Ceux-ci  font  parler  le  pape;  ils  font  agir  la  nuit 
je  ne  sais  quels  moyens.  Le  matin,  l'empereur,  se 
voyant  abandonné  d'une  partie  des  siens,  dit  aux  au- 
tres :  «  Je  ne  veux  point  que  personne  meure  pour 
moi^  »  Le  théâtre  de  cette  honteuse  scène  fut  appelé 
le  champ  du  Mensonge. 


'  Astron,,  c.  xlv.  «  Hi  qui  imperatori  contraria  senti ebant, 
alicubi  in  Francia  conventum  fieri  genei^alem  volebant.  Imperator 
autem  clanculo  obnitebatur,  cliffidens  quidem  Francis,  magisque 
se  credens  Germani.-.  Obtinuit  tamen  sententia  imperatoris ,  ut 
in  iSeomago  populi  convenirent...  Gmnicque  Germania  eo  con- 
fluait, imperatori  auxilio  futura.  »  Louis  se  réconcilie  avec  son 
fils;  le  peuple,  furieux,  menace  de  massacrer  et  l'empereur  et 
Lothaire.  On  saisit  les  mutins.  —  «  Quos  postea  ad  judiciura  ad- 
ductos,  cum  omnes  juris  censores  filiique  imperatoris  judicio 
legali,  tamquam  reos  majestatis,  décernèrent  capitali  sententia 
feriri,  nullum  ex  eis  permisit  occidi.  »  —  Voy.  aussi  Annal.  Ber- 
tinian.,  ibid.  193. 

*  Thegan.,  c.  XLii.  «  Dicens  :  Ite  ad  filios  meos.  Nolo  ut  ullus 
propter  me  vitam  aut  membra  dimittat.  Illi  infusi  lacrymis  rece- 
debant  ab  eo.  » 


^^=^  --^.^^5Eiia\ieË^ 


Il  fit  éf-'orger  un  (ivre  de  Bernard  et  jeter  s;i  s,our  dans  la  SacJne. 

Tome  II 


HIST.    de   FRANCE.  XV 


Impr.  Wattier  et  C'« 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLO VIXGIEN.  13 

:  Lothaire,  redevenu  maître  de  la  personne  de  Louis, 
voulut  en  finir  une  fois,  et  achever  son  père.  Ce  Lo- 
thaire était  un  homme  à  qui  le  sang  ne  répugnait 
pas  :  il  fit  égorger  un  frère  de  Bernard  et  jeter  sa 
sœur  dans  la  Saône  ;  mais  il  craignait  l'exécration  pu- 
bhque  s'il  portait  sur  Louis  des  mains  parricides.  Il 
imagina  de  le  dégrader  en  lui  imposant  une  pénitence 
publique  et  si  humihante,  qu'il  ne  s'en  pût  jamais  re- 
lever. Les  évêques  de  Lothaire  présentèrent  au  pri- 
sonnier une  liste  de  crimes  dont  il  devait  s'avouer 
coupable.  D'abord,  la  mort  de  Bernard  (il  en  était  in- 
nocent); puis  les  parjures  auxquels  il  avait  exposé  le 
peuple  par  de  nouvelles  divisions  de  l'Empire;  puis 
d'avoir  fait  la  guerre  en  carême;  puis  d'avoir  été  trop 
sévère  pour  les  partisans  de  ses  fils  (il  les  avait  sous- 
traits à  la  mort)  ;  puis  d'avoir  permis  à  Judith  et  au- 
tres de  se  justifier  par  serment  ;  sixièmement,  d'avoir 
exposé  l'État  aux  meurtres,  pillages  et  sacrilèges,  en 
excitant  la  guerre  civile;  septièmement,  d'avoir  excité 
ces  guerres  civiles  par  des  divisions  arbitraires  de 
l'Empire;  enfin  d'avoir  ruiné  l'État  qu'il  devait  dé- 
fendre ^ 

Quand  on  eut  lu  cette  confession  absurde  dans 
l'église  de  Saint-Médard  de  Soissons,  le  pauvre  Louis 
ne  contesta  rien,  il  signa  tout,  s'humilia  autant  qu'on 
voulut,  se  confessa  trois  fois  coupable,  pleura  et  de- 

*  De  tous  ces  griefs,  le  septième  est  grave.  Il  révèle  la  censée 
du  temps.  C'est  la  réclamation  de  l'esprit  local,  qui  veut  désor- 
mais suivre  le  mouvement  matériel  et  fatal  des  races,  des  con- 
trées, des  langues,  et  qui  dou^  toute  division  politique  ne  voit  que 
violence  et  tyrannie. 


14  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

manda  la  pénitence  publique  pour  réparer  les  scan- 
dales qu'il  avait  causés.  Il  déposa  son  baudrier  mi- 
litaire, prit  le  cilice,  .et  son  fils  l'emmena  ainsi, 
misérable,  dégradé,  humilié,  dans  la  capitale  de  l'em- 
pire, à  Aix-la-Chapelle,  dans  la  même  ville  où  Charle- 
magne  lui  avait  jadis  fait  prendre  lui-même  la  cou- 
ronne sur  l'autel. 

Le  parricide  croyait  avoir  tué  Louis.  Mais  une  im- 
mense pitié  s'éleva  dans  l'Empire.  Ce  peuple,  si  mal- 
heureux lui-même,  trouva  des  larmes  pour  son  vieil 
empereur.  On  raconta  avec  horreur  comment  le  fils 
l'avait  tenu  à  l'autel  pleurant  et  balayant  la  poussière 
de  ses  cheveux  blancs  ; .  comment  il  s'était  enquis  des 
péchés  de  son  père,  nouveau  Cham  qui  livrait  à  la 
risée  la  nudité  paternelle  ;  comment  il  avait  dressé  sa 
confession  ;  quelle  confession  !  toute  pleine  de  calom- 
nies et  de  mensonges.  C'était  l'archevêque  Ebbon, 
condisciple  de  Louis  et  son  frère  de  lait,  l'un  de  ces 
fils  de  serfs  qu'il  aimait  tant  '',  qui  lui  avait  arraché 

*  Plusieurs  faits  témoignent  de  la  prédilection  de  Louis  pour 
les  serfs,  pour  les  pauvi-es,  pour  les  vaincus.  Il  donna  un  jour 
tous  les  habits  qu'il  portait  à  un  serf,  vitrier  du  couvent  de  Saiut- 
Gall.  (Moine  de  Saint-Gall.)  —  On  a  vu  son  affection  pour  les 
Saxons  et  les  Aquitains;  il  avait  dans  sa  jeunesse  porté  le  cos- 
tume de  ces  derniers.  «  Le  jeune  Louis,  obéissant  aux  ordres  de 
son  père,  de  tout  son  cœur  et  de  tout  son  pouvoir,  vint  le  trouver 
àPaderborn,  suivi  d'une  troupe  de  jeune,y  '_jens  de  son  âge,  et 
revêtu  de  l'habit  gascon,  c'est-à-dire  portant  le  petit  surtout 
rond,  la  chemise  à  manches  longues  et  pendantes  jusqu'au  genou, 
les  épions  lacés  sur  les  bottines,  et  le  javelot  à  la  main.  Tel  avait 
été  le  plaisir  et  la  volonté  du  roi.  (L'Astronome.)  —  «  De  plus,  et 
se  trouvant  absent,  le  roi  Louis  voulut  que  les  procès  des  pauvres 
fussent  réglés  de  manière  aue  l'un  d'eux  qui,  quoique  totalement 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  15 

le  baudrier  et  mis  le  cilice.  Mais  en  lui  enlevant  la 
ceinture  et  l'épée,  en  lui  ôtant  le  costume  des  tyrans 
et  des  nobles,  ils  l'avaient  fait  apparaître  au  peuple 
comme  peuple,  comme  saint  et  comme  homme.  Et  son 
Wstoire  n'était  autre  que  celle  de  l'homme  biblique  : 
son  Eve  l'avait  perdu  ;  ou  si  l'on  veut,  l'une  de  ces 
filles  des  géants  qui,  dans  la  Genèse,  séduisent  les  en- 
fants de  Dieu.  D'autre  part,  dans  ce  merveilleux 
exemple  de  souffrance  et  de  patience,  dans  cet  homme 
injurié,  conspué,  et  bénissant  tous  les  outrages,  on 
croyait  reconnaître  la  patience  de  Job,  ou  plutôt  une 
image  du  Sauveur;  rien  n'y  avait  manqué,  ni  le  vi- 
naigre ni  l'absinthe. 
Ainsi   le  vieil  empereur  se  trouva  relevé  par  son 

infirme,  paraissait  doué  de  plus  d'énergie  et  d'intelligence  que  les 
autres ,  connût  de  leurs  délits ,  prescrivît  les  restitutions  de  vols , 
la  peine  du  talion  pour  les  injures  et  les  voies  de  fait,  et  prononçât 
même ,  dans  les  cas  plus  graves ,  l'amputation  des  membres ,  la 
perte  de  la  tête,  et  jusqu'au  supplice  de  la  potence.  Cet  homme 
établit  des  ducs,  des  tribuns  et  des  centurions,  leur  donna  des 
vicaires,  et  remplit  avec  fermeté  la  tâche  qui  lui  était  confiée.  » 
(Moine  de  Saint-Gall.) 

Thegan.,  c.  xLiv.  «  Hebo  Remensis  episcopus,  qui  erat  ex  ori- 
ginalium  servorum  stirpe...  0  qualem  remunerationem  reddidisti 
el.  Vestivit  te  purpura  et  pallio,  et  tu  eum  induicti  cilicio., .  Patres 
tui  fuerunt  pastores  caprarum,  non  consiliarii  principum!...  Sed 

tentatio  piissimi  principis sicut  et  patientia  beati  Job.   Qui 

beato  Job  insultabant,  reges  fuisse  leguntur;  qui  istum  vero  afiîi- 
gebant,  légales  servi  ejus  erant  ac  patrum  suorum.  —  Omnes 
enim  episcopi  molesti  fuerunt  ei,  et  maxime  hi  quos  ex  servili 
conditione  honorâtes  habebat,  cum  bis  qui  ex  barbaris  notionibus 
ad  hoc  fastigium  perducti  sunt.  —  «  Id..  c.  xx:  Jamdudum  iJla 
pessima  consuetudo  erat,  ut  ex  vilissimis  servis  summi  pontiflces 
fièrent,  et  hoc  non  prohibuit...  »  Puis  vient  une  longue  invective 
contre  les  parvenus. 


16  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

abaissement  même  :  tout  le  monde  s'éloigna  du  parri- 
cide. Abandonné  des  grands  (834-5),  et  ne  pouvant 
cette  fois  séduire  les  partisans  de  son  père',  Lothaire 
s'enfuit  en  Italie.  Malade  lui-même,  il  vit,  dans  le 
coui's  d'un  été  (836),  mourir  tous  les  chefs  de  son 
parti,  les  évêques  d'Amiens  et  de  Troyes,  son  beau- 
père  Hugues,  les  comtes  Matfried  et  Lambert,  Agim- 
bert  de  Perche,  Godfried  et  son  fils,  Borgarit,  préfet 
de  ses  chasses,  une  foule  d'autres.  Ebbon,  déposé  du 
siège  de  Reims,  passa  le  reste  de  sa  vie  dans  l'obscu- 
rité et  dans  l'exil.  Wala  se  retira  au  monastère  de 
Bobbio,  près  du  tombeau  de  saint  Colomban  ;  un  frère 
de  saint  Arnulf  de  Metz,  l'aïeul  des  Carlo vingiens, 
avait  été  abbé  de  ce  monastère.  Il  y  mourut  l'année 
même  où  périrent  tant  d'hommes  de  son  parti,  s'é- 
criant  à  chaque  instant  :  «  Pourquoi  suis-je  né  un 
homme  de  querelle,  un  homme  de  discorde  ^  ?  »  Ce  pe- 

*  Tous  se  trouvaient  d'accord ,  sans  doute  par  mécontentement 
contre  Lothaire,  c'est-à-dire  contre  l'unité  de  l'Empire.  Bernard 
semble  pour  l'empereur  contre  ses  fils,  mais  pour  Pépin ,  c'est-à- 
dire  pour  l'Aquitaine,  même  contre  l'empereur. 

Nithardi  Mstoriae,  1'.  I,  c.  iv,  ap  Scr.  Fr.  VII,  12.  «  Occurrebat 
uni  versas  plèbi  verecundia  et  pœnitudo,  quod  bis  imperatorem 
dimiserant.  »  —  C.  v  :  «  Fi^anci ,  eo  quod  imperatorem  bis  reli- 
querant,  pœnitudine  correpti  ;  ad  def  ectionem  impelli  dedignati 
gunt.  »  —  Tous  les  peuples  revenaient  à  Louis  :  «  Gregatim  populi 
tam  Francise  quam  Burgundite,  necnon  Aquitaniaî  sed  et  Germa- 
nia3  coeuntes,  calamitatis  querelis  de  imperatorio  infortunio  que- 
rebantur,  etc.  »  Astronom.,  c.  xlix. 

«  Acta  SS.  ord.  S.  Bened.,  sec.  iv,  p.  453:  «  Virum  rixas  vi- 
rumque  di^cordiae  se  progenitum  fréquenter  ingemuerit.  »  — 
Pascase  Radbert,  auteur  de  la  vie  de  Wala,  qui  écrivait  sous 
Louis  le  Débonnaire  et  sous  son  fils  Charles  le  Chauve,  crut  pru- 
dent de  déguiser  ses  personnages  sous  des  noms  supposés.  Wala 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  17 

tit-flls  de  Charles  Martel,  ce  moine  politique,  ce  saint 
factieux,  cet  homme  dur,  ardent,  passionné,  enfermé 
par  Chaiiemagne  dans  un  monastère,  puis  son  conseil- 
ler, et  presque  roi  d'Italie  sous  Pépin  et  Bernard,  eut 
le  malheur  d'associer  un  nom,  jusque-là  sans  tache, 
aux  révoltes  parricides  des  fils  de  Louis. 

Cependant  le  Débonnaire,  dominé  par  les  mêmes 
conseils,  faisait  ce  qu'il  fallait  pour  renouveler  la  ré- 
volte et  tomber  de  nouveau.  D'une  part,  il  sommait 
les  grands  de  rendre  aux  églises  les  biens  qu'ils 
avaient  usurpés  ;  de  l'autre,  il  diminuait  la  part  de 
ses  fils  aînés,  qui,  il  est  vrai,  l'avaient  bien  mérité,  et 
dotait  à  leurs  dépens  le  fils  de  sou  choix,  le  fils  de  Ju- 
dith, Charles  le  Chauve.  Les  enfants  de  Pépin,  qui  ve- 
nait de  mourir,  étaient  dépouillés.  Louis  le  Germani- 
que était  réduit  à  la  Bavière.  Tout  était  partagé  entre 
Lothaire  et  Charles.  Le  vieil  empereur  aurait  dit  au 
premier  :  «  VoiLà,  mon  fils,  tout  le  royaume  devant 
tes  yeux,  partage,  et  Charles  choisira  ;  ou,  si  tu  veux 
choisir,  nous  partagerons  ^  »  Lothaire  prit  l'Orient, 
et  Charles  devait  avoir  l'Occident.  Louis  de  Bavière 

s'appelle  Arsenius;  Adhalard,  Antonius ;  honi^  le  Débonnaire 
Justi?iiamts  ;  Judith,  Justina;  Lothaire,  Ho7iorius;  Louis  le  Ger- 
manique, Gratianus:  Pépin,  Melanius;  Bernard  de  Septimanie 
Naso  et  Amisarius.  ' 

'  Nithard.,  1.  L,  c.  vu:  «  Ecce,  fili,  ut  promiseram ,  regnum 
omne  coram  te  est;  divide  illud  prout  iibuerit.  Quod  si  tu  divi- 
seris,  partium  electio  Gai^oli  erit.  Si  autem  nos  illud  diviserimus 
similiter  uartium  electio  tua  erit.  «  Quod  idem  cum  per  triduum 
dividere  vellet,  sed  minime  posset,  Josippum  atque  Richardum 
ad  patrem  direxit,  deprecans  ut  ille  et  sui  regnum  di vidèrent 
partiumque  electio  sibi  coucederetur....  Testati  quod  pro  nulla  ré 


18  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

armait  pour  empêcher  l'exécution  de  ce  traité,  et  par 
une  mutation  étrange,  le  père  cette  fois  avait  pour  lui 
la  France,  et  le  fils  l'Allemagne.  Mais  le  vieux  Louis 
succomba  au  chagrin  et  aux  fatigues  de  cette  guerre 
nouvelle.  «  Je  pardonne  à  Louis,  dit-il,  mais  qu'il 
songe  à  lui-même,  lui  qui,  méprisant  la  loi  de  Dieu,  a 
conduit  au  tombeau  les  cheveux  blancs  de  son  père.  » 
L'empereur  mourut  à  Ingelheim  dans  une  île  du  Rhin 
près  Mayence,  au  centre  de  l'Empire,  et  l'unité  de 
l'Empire  mourut  avec  lui. 

C'était  une  vaine  entreprise  que  d'en  tenter  la  ré- 
surrection, comme  le  fit  Lothaire.  Et  avec  quelles  for- 
ces? Avec  ritalie,  avec  les  Lombards  qui  avaient  si 
mal  défendu  Didier  contre  Charlemagne,  Bernard  con- 
tre Louis  le  Débonnaire.  Le  jeune  Pépin  qui  se  joignit 
à  lui  par  opposition  à  Charles  le  Chauve,  amenait 
pour  contingent  l'armée  d'Aquitaine,  si  souvent  dé- 
faite par  Pépin  le  Bref  et  Charlemagne.  Chose 
bizarre  !  c'étaient  les  hommes  du  Midi,  les  vaincus, 
les  hommes  de  langue  latine  qui  voulaient  soutenir 
l'unité  de  l'Empire  contre  la  Germanie  et  la  Neustrie. 
Les  Germains  ne  demandaient  que  l'indépendance. 

Toutefois  ce  nom  de  fils  aîné  des  fils  de  Charlema- 
gne, ce  titre  d'empereur,  de  roi  d'Italie,  et  aussi  d'a- 
voir Rome  et  le  pape  pour  soi,  tout  cela  imposait  en- 
core. Ce  fut  donc  humblement,  au  nom  de  la  paix,  de 
l'Église,  des  pauvres  et  des  orphelins,  que  les  rois  de 

alla,  nisi  sola  ignorantia  regionum,  id  peragere  differret.  Quamo- 
brem  pater,  ut  aegrius  valuit,  regnum  omne  absque  Bajoria  cum 
suis  divisit  :  et  a  Mosa  partem  Australem  Lodliarius  cum  suis 
elegit,  Occiduam  vero,  ut  Carolo  confèrretur,  consensit.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  19 

Germanie  et  de  Neustrie  s'adressèrent  à  Lothaire 
quand  les  armées  furent  en  présence  à  Fontenai  ou 
Fontenaille  près  d'Auxerre  :  «  Es  lui  offrirent  en  don 
tout  ce  qu'ils  avaient  dans  leur  armée,  à  l'exception 
des  chevaux  et  des  armes  ;  s'il  ne  voulait  pas,  ils  con- 
sentaient à  lui  céder  chacun  une  portion  du  royaume, 
l'un  jusqu'aux  Ardennes,  l'autre  jusqu'au  Rhin;  s'il 
refusait  encore,  ils  diviseraient  toute  la  France  en 
portions  égales,  et  lui  laisseraient  le  choix.  Lothaire 
répondit,  selon  sa  coutume,  qu'il  leur  ferait  savoir 
par  ses  messagers  ce  qu'il  lui  plairait  ;  et  envoyant 
alors  Drogon,  Hugues  et  Héribert,  il  leur  manda 
qu'auparavant  ils  ne  lui  avaient  rien  proposé  de  tel, 
et  qu'il  voulait  avoir  du  temps  pour  réfléchir.  Mais  au 
fait  Pépin  n'était  pas  arrivé,  et  Lothaire  voulait  l'at- 
tendre ^ . 

Le  lendemain,  au  jour  et  à  l'heure  qu'ils  avaient- 
eux-mêmes  indiqués  à  Lothaire,  les  deux  frères  l'atta- 
quèrent et  le  défirent.  Si  l'on  en  croyait  les  histo- 
riens, la  bataille  aurait  été  acharnée  et  sanglante  ;  si 
sanglante  qu'elle  eût  épuisé  la  population  militaire  de 
l'Empire,  et  l'eût  laissé  sans  défense  aux  ravages  des 
barbares ^  Un  pareil  massacre,  difficile  à  croire  en 
tout  temps,  l'est  surtout  à  cette  époque  d'amollisse- 


*  Kithard. 

*  Annal.  Met.,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  184.  «  In  qua  pugna  ita  Franco 
rum  vires  atténuâtes  'sunt...,  ut  nec  ad  tuendos  proprios  fines  in 
posteram  suflicerent.  »  —  «  Dans  cette  bataille,  dit  une  autre 
chronique  écrite  au  temps  de  Philippe-Auguste ,  presque  tous  les 
guerriers  de  la  France,  de  lAquitaine,  de  l'Italie,  de  lAllemagne, 
de  la  Bourgogne,  se  tuèrent  mutuellement.  »  Hist.  reg.  Fr.,  2o9, 


HISTOIRE  DE  FRANCE. 


ment'  et  d'influence  ecclésiastique.  Nous  avons  déjà 
vu,  et  nous  verrons  mieux  encore,  que  le  règne  de 
Charlemagne  et  de  ses  premiers  successeurs  devint 
pour  les  hommes  des  temps  déplorables  qui  suivirent, 
une  époque  héroïque,  dont  ils  aimaient  à  rehausser  la 
gloire  par  des  fables  aussi  patriotiques  qu'insipides.  Il 
était  d'ailleurs  impossible  aux  hommes  de  cet  âge 
d'expliquer  par  des  causes  politiques  la  dépopulation 
de  l'Occident  et  l'affaiblissement  de  l'esprit  militaire. 
Il  était  plus  facile  et  plus  poétique  à  la  fois  de  suppo- 
ser qu'en  une  seule  bataille  tous  les  vaillants  avaient 
péri;  il  n'était  resté  que  les  lâches. 

La  bataille  fut  si  peu  décisive,  que  les  vainqueurs 
ne  purent  poursuivre  Lothaire  ;  ce  fut  lui  au  contraire 
qui,  à  la  campagne  suivante,  serra  de  près  Charles  le 
Chauve.  Charles  et  Louis,  toujours  en  péril,  formèrent 

•  On  eu  peut  jugei'"  par  la  modération  extraordinaire  des  jeux 
militaires  donnés  à  Worms  par  Chai^les  et  Louis.  «  La  multitude 
se  tenait  tout  autour  ;  et  d'aiord ,  en  nombre  égal ,  les  Saxons,  le^ 
Gascons,  les  Ostrasiens  et  les  Bretons  de  l'un  et  de  l'autre  parti, 
comme  s'ils  voulaient  se  faire  mutuellement  la  guerre ,  se  préci- 
pitaient les  uns  sur  les  autres  d'une  course  rapide.  Les  hommes 
de  l'un  des  deux  partis  prenaient  la  fuite  en  se  couvrant  de  leurs 
boucliers,  et  feignant  de  Youloir  échapper  à  la  poursuite  de  l'en- 
nemi; mais,  faisant  volte-face,  ils  se  mettaient  à  poursuivre  ceux 
qu'ils  venaient  de  fuir,  jusqu'à  ce  qu'enfin  les  deux  rois,  avec  toute 
la  jeunesse,  jetant  un  grand  cri,  lançant  leurs  chevaux,  et  bran- 
dissant leurs  lances,  vinssent  charger  et  poursuivre  dan.^  leur 
fuite,  tantôt  les  uns,  tantôt  les  autres.  C'était  un  beau  spectacle  à 
cause  de  toute  cette  grande  noblesse ,  et  à  cause  de  la  modération 
qui  y  régnait.  Dans  une  telle  multitude,  et  parmi  tant  de  gens  de 
diverse  origine ,  on  ne  vit  pas  même  ce  qui  se  voit  souvent  entre 
gens  peu  nombreux  et  qui  se  connaissent,  nul  n'osait  en  blesser  ou 
en  injurier  un  autre.  »  (>\"itliard.) 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  21 

une  nouvelle  alliauce  à  Strasbourg,  et  essayèrent  d'y 
intéresser  les  peuples  en  leur  parlant,  non  la  langue 
de  l'Église,  seule  en  usage  jusque-là  dans  les  traités 
et  les  conciles,  mais  le  langage  populaire,  usité  en 
Gaule  et  en  Germanie.  Le  roi  des  Allemands  fit  ser 
ment  en  langue  romane,  ou  française  ;  celui  des  Fran 
çais  (nous  pouvons  dès  lors  employer  ce  nom)  jura  en 
langue  germanique.  Ces  paroles  solennelles  pronon- 
cées au  bord  du  Rhin,  sur  la  limite  des  deux  peuples, 
sont  le  premier  monument  de  leur  nationalité. 

Louis,  comme  l'aîné,  jura  le  premier.  «  Pro  Don 
«  amur,  et  pro  Christian  poblo,  et  nostro  commun  sal- 
«  vamento,  dist  di  in  avant,  in  quant  Deus  savir  et 
«  podir  me  dunat,  si  salvareio  cist  meon  fradre  Kario 
«  et  in  adjudha,  et  in  cadhuna  cosa,  si  cùm  om  per 
«  dreit  son  fradre  salvar  dist,  in  o  quid  il  mi  altre  si 
«  fazet.  Et  ab  Ludher  nul  plaid  numquam  prindrai, 
«  qui  meon  vol  cist  meo  fradre  Karle,  in  damno  sit.  » 
Lorsque  Louis  eut  fait  ce  serment,  Charles  jura  la 
même  chose  en  langue  allemande  :  «  In  Godes  minua 
«  ind  um  tes  christianes  folches,  ind  unser  bedhero 
«  gehaltnissi,  fon  thesemo  dage  frammordes,  so  fram 
«  so  mir  Got  gewizei  indi  madh  furgibit  so  hald  ih 
«  tesan  minan  bruodher  soso  man  mit  rehtu  sinan 
«  bruder  seal,  inthiu  thaz  er  mig  soso  ma  duo;  indi 
«  mit  Lutheren  inno  kleinnin  thing  ne  geganga  zhe 
«  minan  vvillon  imo  ce  scadhen  vverhen^  »  Le  ser- 
ment que  les  deux  peuples  prononcèrent,  chacun  dans 


*  «  Pour  l'amour  de  Dieu  et  pour  le  peuple  chrétien ,  et  notre 
commun  salut,  de  ce  jour  en  avant,  et  tant  que  Dieu  me  donnera 


22  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sa  propre  langue,  est  ainsi  conçu  en  langue  romane  : 
«  Si  Lodhuvigs  sagrament  que  son  fradre  Karlo  jurât, 
«  conservât,  et  Karlus  meos  sendra  de  suo  part  non 
«  los  tanit,  si  io  returnar  non  lint  pois,  ne  io  ne  nuels 
«  cui  eo  returnar  int  pois,  in  nuUa  adjudha  contra 
«  Lodiiuwig  nun  lin  iver  ^ .  » 

En  langue  allemande  :  «  Oba  Karl  then  eid  then  er 
«  sineno  brodhuer  Ludhuwighe  gessuor  geleistit,  ind 
«  Ludii^dg  min  herro  then  er  imo  gesuor  forbrih- 
«  chit,  ob  ina  ih  nés  irrwenden  ne  mag,  nah  ih,  nah 
«  th«ro,  noli  hein  then  ih  es  irrwenden  mag,  yvin- 
«  dhar  Karle  imo  ce  follusti  ne  wirdhit.  » 

«  Les  évoques  prononcèrent,  ajoute  Nithard,  que  le 
juste  jugement  de  Dieu  avait  rejeté  Lothaire,  et  trans- 
mis le  royaume  aux  plus  dignes.  Mais  ils  n'autorisè- 
rent Louis  et  Charles  à  prendre  possession  qu'après 
leur  avoir  demandé  s'ils  voulaient  régner  d'après  les 

de  i^avoir  et  de  pouvoir,  je  soutiendrai  mon  frère  Karle  ici  présent, 
par  aide  et  en  toute  chose,  comme  il  est  juste  cxu'on  soutienne  son 
frère,  tant  qu'il  fera  de  même  pour  moi.  Et  jamais,  avec  Lother, 
je  ne  ferai  aucun  accord  qui  de  ma  volonté  soit  au  détriment  de 
mon  frère. 

Nitliard.,  1.  III.  c.  v,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  27,  35.  —J'emprunte  la 
traduction  de  M.  Aug.  Thierry  (Lettres  sur  FHittoire  de  France). 
Mais  je  n'ai  pas  cru  devoir  adopter  ses  restitutions.  Il  est  trop 
hasardeux  de  changer  les  mots  latins  qui  se  rencontrent  dans  les 
monuments  d'une  époque  semblaile.  Le  latin  devait  se  trouver 
mêlé  selon  des  proportions  différentes  dans  les  langues  naissantes 
de  l'Europe. 

*  «  Si  Lodewig  garde  le  serment  qu'il  a  prêté  à  son  frère  Karle, 
et  si  Karle,  mon  seigneur,  de  son  côté  ne  le  tient  pas,  si  je  ne  puis 
l'y  ramener,  ni  moi  ni  aucun  autre,  je  ne  lui  donnerai  nul  aide 
contre  Lodewig.  »  —  Les  Allemands  répétèrent  la  même  chose 
dans  leur  langue,  en  changeant  seulement  Tordre  des  noms. 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  23 

exemples  de  leur  frère  détrôné  ou  selon  la  volonté  de 
Dieu.  Les  rois  ayant  répondu,  qu'autant  que  Dieu  le 
mettrait  en  leur  pouvoir  et  à  leur  connaissance,  ils  se 
gouverneraient,  eux  et  leurs  sujets,  selon  sa  volonté. 
les  évêques  dirent  :  Au  nom  de  l'autorité  divine, 
prenez  le  royaume  et  le  gouvernez  selon  la  volonté  dé 
Dieu  ;  nous  vous  le  conseillons,  nous  vous  y  exhortons 
et  vous  le  commandons.  Les  deux  frères  choisirent 
chacun  douze  des  leurs  (j'étais  du  nombre),  et  s'en  ré- 
férèrent, pour  partager  entre  eux  le  royaume,  à  leur 
décision.  » 

Ce  qui  assura  la  supériorité  à  Charles  et  Louis,  c'est 
que  Lothaire  et  Pépin  ayant  essayé  de  s'appuyer  sur 
les  Saxons  et  les  Sarrasins,  l'Église  se  déclara  contre 
eux.  Il  fallut  bien  que  Lothaire  se  contentât  du  titre 
d'empereur  sans  en  exercer  l'autorité.  «  Les  évêques 
ayant  tous  été  d'avis  que  la  paix  régnât  entre  les 
trois  frères,  les  rois  firent  venir  les  députés  de  Lo- 
thaire, et  lui  accordèrent  ce  qu'il  demandait.  Ils  pas- 
sèrent quatre  jours  et  plus  à  partager  le  royaume.  On 
arrêta  enfin  que  tout  le  pays  situé  entre  le  Rhin  et  la 
Meuse  \  jusqu'à  la  source  de  la  Meuse,  de  là  jusqu'à 

'  «  Tous  les  peuples  qui  habitaient  entre  la  Meuse  et  la  Seine 
envoyèrent  des  messagers  à  Charles  (840),  lui  demandant  de  venir 
vers  eux  avant  que  Lothaire  occupât  leur  pays,  et  lui  promettant 
d'attendre  son  arrivée.  Charles,  accompagné  d'un  petit  nombre 
de  gens,  se  hâta  de  se  mettre  en  route,  et  arriva  d'Aquitaine  à 
Quiersy;  il  y  reçut  avec  bienveillance  les  gens  qui  vinrent  à  lui 
de  la  forêt  des  Ardennes  et  des  pays  situés  au-dessous.  Quant  à 
ceux  qui  habitaient  au  delà  de  cette  forêt,  Herenfried,  Gislebert, 
Bovon  et  d'autres,  séduits  par  Odulf,  manquèrent  à  lafidélit' 
qu'ils  avaient  jurée.  »  Nithard. 


n  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

la  source  de  la  Saône,  le  long  de  la  Saône  jusqu'à  son 
confluent  avec  le  Rhône,  et  le  long  du  Rhône  jusqu'à 
la  mer,  serait  offert  à  Lothaire  comiae  le  tiers  du 
royaume,  et  qu'il  posséderait  tous  les  évêchés,  toutes 
les  abbayes,  tous  les  comtés,  et  tous  les  domaines 
royaux  de  ces  régions  en  deçà  des  Alpes,  à  l'excep- 
tion de^..  »  (Traité  de  Verdun,  843.) 

«  Les  commissaires  de  Louis  et  de  Charles  ayant 
fait  diverses  plaintes  sur  le  partage  projeté,  on  leur 
demanda  si  quelqu'un  d'eux  avait  une  connaissance 
claire  de  tout  le  royaume.  Comme  on  n'en  trouva  au- 
cun qui  pût  répondre,  on  demanda  pourquoi,  dans  le 
temps  qui  s'était  déjà  écoulé,  ils  n'avaient  pas  envoyé 
des  messagers  pour  parcourir  toutes  les  provinces  et 
en  dresser  le  tableau.  On  découvrit  que  c'était  Lo- 
thaire qui  ne  l'avait  pas  voulu;  et  on  leur  dit  qu'il 
était  impossible  de  partager  également  une  chose 
qu'on  ne  connaissait  pas.  On  examina  alors  s'ils 
avaient  pu  prêter  loyalement  le  serment  de  partager 
le  royaume  également  et  de  leur  mieux,  quand  ils  sa- 
vaient que  nul  d'entre  eux  ne  le  connaissait.  On  remit 
cette  question  à  la  décision  des  évêques  -.  » 

L'odieux  secours  que  Lothaire  avait  demandé  aux 
♦  païens  ^,   et  dont  plus  tard  son  allié  Pépin  fit  aussi 


»  Nithard. 

«  Nithard. 

'  Nithard.  «  Il  envoya  des  messagers  en  Saxe,  promettant  aux 
hommes  libres  et  aux  serfs  [frilingi  et  lazzi) ,  dont  le  nombre  est 
immense,  que,  sïls  se  rangeaient  de  son  parti,  il  leur  rendrait  les 
lois  dont  leurs  ancêtres  avaient  joui  au  temps  où  ils  adoraient  les 
idoles.  Les  Saxons,  avides  de  ce  retour,  se  donnèrent  le  nouveau 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  2S 

usage  dans  l'Aquitaine,  sembla  porter  malheur  à  sa 
famille.  Charles  le  Chauve  et  Louis  le  Germanique, 
appuyés  des  ^vêques  de  leurs  royaumes,  perpétuer'^-:.! 
le  nom  de  Charlemagne,  et  fondèrent  au  moins  1  ••*•• 
titution  royale,  qui,  longtemps  éclipsée  sous  la  féo^  '■ 
lité,  devait  un  jour  devenir  si  puissant.  Lothaire  i 
Pépin  ne  purent  rien  fonder.  Ce  Charles  le  Chauve, 
qu'on  croyait  le  fils  du  Languedocien  Bernard,  le  fa- 
vori de  Louis  le  Débonnaire  et  de  Judith,  et  qui  res- 
semblait à  Bernard  ^  paraît  avoir  eu  en  effet  l'adresse 
toute  méridionale  de  ce  dernier.  D'abord  c'est  l'homme 
des  évêques,  l'homme  d'Hincmar,  le  grand  archevê- 
que de  Reims  :  c'est  en  quelque  sorte  au  nom  de 
l'Église  qu'il  fait  la  guerre  à  Lothaire,  à  Pépin,  alliés 
des  païens.  Celui-ci,  dirigé  par  les  conseils  d'un  fils 
de  Bernard,  .n'avait  pas  hésité  à  appeler  les  Sarrasins, 


nom  de  Stellinga ,  se  liguèrent ,  chassèrent  presque  du  pays  leurs 
seigneurs,  et  chacun,  selon  l'ancienne  coutume,  commença  à 
vivre  sous  la  loi  qui  lui  plaisait.  Lothaire  avait  de  plus  appelé  les 
Northmans  à  son  secours,  leur  avait  soumis  quelques  tribus  de 
chrétiens,  et  leur  avait  même  permis  de  piller  le  reste  du  peuple 
de  Christ.  Louis  craignit  que  les  Northmans  ainsi  que  les  Escla- 
vons  ne  se  réunissent,  à  cause  de  la  parenté,  aux  Saxons  qui 
avaient  pris  le  nom  de  Stellinga,  qu'ils  n'envahissent  ses  États,  et 
n'y  abolissent  la  religion  chrétienne.  » 

Vo7/.  aussi  les  Annales  de  Saint-Bertin ,  an  841 ,  les  Annales  de 
Fulde,  an  842,  la  Chronique  d'Hermann  Contract,  ap.  Scr.  Fr. 
VII,  232,  etc. 

'  Thegan.,  c.  xxxvi.  «Impii...  dixerunt  Judith  reginam  viola- 
tam  esse  a  duce  Bernhardo.  »  —  Vita  venerah.  Walœ,  ap.  Scr. 
Fr.  VI,  289.  —  Agobardi,  Apolog.,  ibid.,  248.  —  Ariberti  Narra- 
tio,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  286  :  «  Et  os  ejus  mire  ferebat,  natura  adul- 
terium  mater num  prodente.  » 


26  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

les  Normands  *  dans  l'Aquitaine.  Nous  avons  vu  par  le 
mariage  de  la  fille  d'Eudes  avec  un  émir,  que  le  chris- 
tianisme des  gens  du  Midi  ne  s'effrayait  pas  de  ces 
alliances  avec  les  mécréants.  Les  Sarrasins  envahi- 
rent au  nom  de  Pépin  la  Septimanie,  les  Normands 
prirent  Toulouse.  On  dit  qu'il  en  vint  jusqu'à  renier  le 
Christ,  et  jura  sur  un  cheval  au  nom  de  "Woden.  Mais 
de  tels  secours  devaient  lui  être  plus  funestes  qu'uti- 
les ;  les  peuples  détestèrent  l'ami  des  barbares,  et  lui 
imputèrent  leurs  ravages.  Livré  à  Charles  le  Chauve 
par  le  chef  des  Gascons,  souvent  prisonnier,  souvent 
fugitif,  il  n'établit  que  l'anarchie. 

La  famille  de  Lothaire  ne  fut  guère  plus  heureuse. 
A  sa  mort  (855),  son  aîné,  Louis  II,  fut  empereur  ;  les 
deux  autres,  Lothaire  II  et  Charles,  roi  de  Lorraine 
(provinces  entre  Meuse  et  Rhin)  et  roi  d,e  Provence, 
Charles  mourut  bientôt.  Louis,  harcelé  par  les  Sarra- 
sins, prisonnier  des  Lombards  ^  fut  toujours  malheu- 


*  Annal.  Bertin,  ap,  Scr.  Fr.  VII,  06.  —  Chronic.  S.  Benigini 
Divion.,  ibid.  229.  —  Translat.  S.  Vincent,  3o3.  «  Isortmanni... 
a  Pippino  conducti  mercimoniis ,  paiiter  cum  eo  ad  obsidendam 
Tolosam  adyentaverant.  » 

»  SUR  LA  CAPTIVITÉ  DE  LOUIS  n. 

Audite  omnes  fines  terre  orrore  cum  tristitia, 

Quale  scelus  fuit  factum  Beiievento  civitas. 

Lhuduicum  comprenderunt,  sancto  pio  Augusto. 
Beneventani  se  adunarunt  ad  unum  consilium, 

Adalferio  loquebatur  et  dicebant  principi  : 

Si  nos  eum  vivum  dimittemus,  certe  nos  peribimus. 
Celus  magnum  preparavit  in  istam  proviuciam, 

Regnum  nostrum  nobis  toUit,  nos  hal)et  pro  nilfnum, 

l'iures  mara  nobis  fecit,  rectum  est  moriar. 
Deposuerunt  saucto  pio  de  suo  palatio  : 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  27 

reux,  malgré  son  courage.  Pour  Lothaire  II,  son 
règne  semble  l'avènement  de  la  suprématie  des  papes 
sur  les  rois.  Il  avait  chassé  sa  femme  Teutberge  pour 
vivre  avec  la  sœur  de  l'archevêque  de  Cologne,  nièce 
de  celui  de  Trêves,  et  il  accusait  Teutberge  d'adul- 


Adalferio  illum  ducebat  isque  ad  pretorium, 

Ille  vero  gaude  visum  tanquam  ad  martyi-ium. 
Exierunt  Sado  et  Saducto,  invocabant  inijjerio  ; 

Et  ipse  sancte  plus  incepiebat  dicere  : 

Tanquam  ad  latronem  venistis  cum  gladiis  et  fustibus,, 
Fuit  jam  namque  terapus  vos  allevavit  in  omnibus. 

Modo  vero  surrexistis  adversus  me  consilium, 

Nescio  pro  quid  causam  vultis  me  occidere. 
Generatio  crudelis  veni  interficere, 

Ecclesieque  sanctis  Dei  venio  diligere. 

Sanguine  veni  vlndicare  quod  super  terram  fusus  est. 
Kalidus  iiie  temtador,  ratum  atque  nomine 

Coronam  imperii  sibi  in  caput  pronet  et  dicebat  populo  i 

Ecce  sumus  imperatoi',  possum  vobis  l'egero. 
Leto  animo  habebat  de  illo  quo  fecerat; 

A  demonio  vexatur,  ad  terram  ceciderat, 

Exierunt  multœ  turmœ  videra  mirabilia. 
Magnus  Dominus  Jésus  Christus  judicavit  judicium  t 

Multa  gens  paganorum  exit  in  Calabria, 

Super  Saierno  pervenerunt,  possidere  civitas. 
Juratum  est  ad  Surete  Dei  reliquie 

Ipse  regum  defendendum,  et  alium  requirere. 

«  Ecoutez,  limites  de  la  terre,  écoutez  avec  horreur,  avec  tris- 
tesse ,  quel  crime  a  été  commis  dans  la  ville  de  Bénévent.  Ils  ont 
arrêté  Louis,  le  saint ,  le  pieux  Augu,-te.  Les  Bénéventins  se  sont 
assemblés  en  conseil  ;  Adalfleri  parlait ,  et  ils  ont  dit  au  prince  :  Si 
nous  le  renvoyons;  ^n  vie,  sans  doute  nous  périrons  tous.  Il  a  pré- 
paré de  cruelles  vengeances  contre  cette  province  :  il  nous  enlève 
notre  royaume ,  il  nous  estime  comme  rien  ;  il  nous  a  accablés  de 
maux:  il  est  bien  juste  qu'il  périsse.  Et  ce  saint,  ce  pieux  mo- 
narque, ils  l'ont  fait  sortir  de  son  palais;  Adalfieri  l'a  conduit  au 
prétoire,  et  lui,  il  paraissait  se  réjouir  de  sa  persécution  comme 
un  saint  dans  le  martyre.  Sado  et  Saducto  sont  sortis  en  invoquant 


28  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

tère  et  d'inceste.  Elle  nia  longtemps,  puis  avoua,  sans 
doute  intimidée.  Le  pape  Nicolas  I^r,  à  qui  elle  s'était 
adressée  d'abord,  refusa  de  croire  à  cet  aveu.  Il  força 
Lothaire  de  la  reprendre.  Lothaire  vint  se  justifier  à 
Rome,  et  y  reçut  la  communion  des  mains  d'Adrien  II. 
Mais  celui-ci  l'avait  en  même  temps  menacé,  s'il  ne 
changeait,  de  la  punition  du  ciel.  Lothaire  mourut 
dans  la  semaine,  la  plupart  des  siens  dans  l'année. 
Charles  le  Chauve  et  Louis  le  Germanique  profitèrent 
de  ce  jugement  de  Dieu;  ils  se  partagèrent  Jes  États 
de  Lothaire. 

Le  roi  de  France  au  contraire  fut,  au  moins  dans 
les  premiers  temps,  l'homme  de  l'Église.  Depuis  que 
cette  contrée  avait  échappé  à  l'influence  germ9,nique, 
l'Église  seule  y  était  puissante  ;  les  séculiers  n'y  ba- 
lançaient plus  son  pouvoir.  Les  Germains,  les  Aqui- 
tains, des  Irlandais  même  et  des  Lombards,  semblent 
avoir  tenu  plus  de  place  que  les  Neustriens  à  la  cour 


les  droits  de  Tempire;  lui-même  ii  aisaii  au  peuple  :  Vous  venez  à 
moi  comme  au-devant  d"un  voleur  avec  des  épées  et  des  bâtons; 
un  temps  était  où  je  vous  ai  soulagés,  mais  à  présent  vous  avez 
comploté  contre  moi,  et  je  ne  sais  pourquoi  vous  voulez  me  tuer: 
je  suis  venu  pour  détruire  la  race  des  infidèles;  je  suis  venu  pour 
rendre  un  culte  à  l'Église  et  aux  saints  de  Dieu;  je  suis  venu  pour 
venger  le  sang  qui  avait  été  répandu  sur  la  terre.  Le  tentateur  a 
osé  mettre  sur  sa  tête  la  couronne  de  l'Empire;  il  a  dit  au  peuple  : 
Nous  sommes  empereur ,  nous  pouvons  vous  gouverner ,  et  il  s'est 
réjoui  de  son  ou^Tage;  mais  le  démon  le  tourmente  et  l'a  renversé 
par  terre ,  et  la  foule  est  sortie  pour  être  témoin  du  miracle.  Le 
grand  maître  Jésus-Chri^t  a  prononcé  son  jugement;  la  foule  des 
païens  a  envahi  la  Calabre  ;  elle  est  parvenue  à  Salerne  pour  pos- 
séder cette  cité  :  mais  nous  jurons  sur  les  saintes  reliques  de  Dieu, 
de  défendre  ce  royaume  et  d'en  reconquérir  un  autre.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  29 

carlovingienne.  Gouvernée,  défendue  par  les  étran- 
gers, la  Neustrie  n'avait  depuis  longtemps  de  force  et 
de  vie  que  dans  sod  clergé.  Du  reste,  il  semble  qu'elle 
ne  présentait  guè.'e  que  des  esclaves  épars  sur  la 
terres  immenses  et  à  moitié  incultes  des  grands  du 
pays  ;  les  premiers  des  grands ,  les  plus  riches , 
c'étaient  les  évêques  et  les  abbés.  Les  villes  n'étaient 
rien,  excepté  les  cités  épiscopales;  mais  autour  de 
chaque  abbaye  s'étendait  une  ville,  ou  au  moins  une 
bourgade  ^  Les  plus  riches  étaient  Saint-Médard  de 
Soissons,  Saint-Denis,  fondation  de  Dagobert,  berceau 
de  la  monarchie,  tombe  de  nos  rois.  Et  par-dessus 
toute  la  contrée,  dominait,  par  la  dignité  du  siège, 
par  la  doctrine  et  par  les  miracles,  la  grande  métro- 
pole de  Reims,  aussi  grande  dans  le  Nord  que  Lyon 
l'était  dans  le  midi.  Saint-Martin  de  Tours,  Saint-Hi- 
laire  de  Poitiers  étaient  bien  déchues,  au  miheu  des 
guerres  et  des  ravages.  Reims  succéda  à  leur  in- 
fluence sous  la  seconde  race,  étendant  ses  possessions 
dans  les  provinces  les  plus  lointaines,  jusque  dans  les 


•  Une  abbaye ,  dit  fort  bien  M.  de  Chateaubriand ,  n'était  autre 
chose  que  la  demeure  d'un  riche  patricien  romain ,  avec  les  di- 
verses classes  d'esclaves  et  d'ouvriers  attachés  au  service  de  la 
propriété  et  du  propriétaire ,  avec  les  villes  et  les  villages  de  leur 
dépendance.  Le  Père  abbé  était  le  Maître  ;  les  moines ,  comme  les 
affranchis  de  ce  Maître ,  cultivaient  les  sciences ,  les  lettres  et  les 
arts.  —  L'abbaye  de  Saint-Ricxuier  possédait  la  ville  de  ce  nom , 
treize  autres  villes ,  trente  villages ,  un  nombre  infini  de  métai- 
ries. Les  offrandes  en  argent  faites  au  tombeau  de  saint  Riquier 
s'élevaient  seules  par  an  à  près  de  deux  millions  de  notre  mon- 
naie. —  Le  monastère  de  Saint-Martin  d'Autun,  moins  riche,  pos- 
sédait cependant,  sous  les  Mérovingiens ,  cent  mille  menses» 


SO  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Vosges,  jusqu'en  Aquitaine  ^  ;  elle  fut  la  ville  épisco- 
pale  par  excellence.  Laon,  sur  son  inaccessible  som- 
met, fut  la  ville  royale,  et  eut  le  triste  honneur  de 
défendre  les  derniers  Carlo vingiens.  Ii  fallut  que  les 
ravages  des  Normands  fussent  passés,  pour  que  nos 
rois  de  la  troisième  race  se  hasardassent  à  descendre 
en  plaine,  et  vinssent  s'établir  à  Paris  dans  l'île  de  la 
Cité,  à  côté  de  Saint-Denis,  comme  les  Carlovingiens 
avaient,  pour  dernier  asile,  choisi  Laon  à  côté  de 
Reims. 

Charles  le  Chauve  ne  fut  d'abord  que  l'humble 
client  des  évoques.  Avant,  après  la  bataille  de  Fonte- 
nai,  dans  ses  négociations  avec  Lothaire,  il  se  plaint 
surtout  de  ce  que  celui-ci  ne  respecte  pas  l'Eglise  ^ 
Aussi  Dieu  le  protège.  Lorsque  Lothaire  arrive  sur  la 
Seine  avec  son  armée  barbare  et  païenne,  dont  les 
Saxons  faisaient  partie,  le  fleuve  enfle  miraculeuse- 
ment et  couvre  Charles  le  Chauve  ^  Les  moines,  avant 
de  délivrer  Louis  le  Débonnaire,  lui  avaient  demandé 
s'il  voulait  rétablir  et  soutenir  le  culte  divin;  les  évo- 
ques interrogent  de  même  Charles  le  Chauve  et  Louis 
le  Germanique,  puis  leur  confèrent  le  royaume.  Plus 
tard  les  évêques  sont  d'avis  que  la  paix  règne  entre  les 
trois  frères^.  Après  la  bataille  de  Fontenai,  les  évê- 


«  Frodoard. 

«  ^'ithard. 

*  ÎSlthard  :  «  Sequana,  mirabile  dictu!...  repente  aère  fcereno 
tumeicere  cœpit.  » 

*  Nithard.,  1.  I,  c,  m.  «  Percontari...  si  respubliea  ei  re^titue- 
retur,  an  eam  erigere  ac  fovere  vellet,  maximeque  cultum  divi- 
mim.  »  Isitljard,  1,  IV,  c,  i.  «  Pallam  illos  percontati  Bunt,,,  an 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLO\TNGIEN.  31 

ques  s'assemblent,  déclarent  que  Charles  et  Louis  ont 
combattu  pour  l'équité  et  la  justice,  et  ordonnent  un 
jeûne  de  trois  jours.  —  «  Les  Francs  comme  les  Aqui- 
tains, dit  son  partisan  Nithard,  méprisèrent  le  petit 
nombre  de  ceux  qui  suivaient  Charles.  Mais  les  moi- 
nes de  Saint^lédard  de  Soissons  vinrent  à  sa  rencon- 
tre, et  le  prièrent  de  porter  sur  ses  épaules  les  reli- 
ques de  saint  Médard  et  de  quinze  autres  saints  que 
l'on  transportait  dans  leur  nouvelle  basilique.  Il  les 
porta  en  effet  sur  ses  épaules  en  toute  vénération, 
puis  il  se  rendit  à  Reims  ^..  » 

Créature  des  évêques  et  des  moines,  il  dut  leur 
transférer  la  plus  grande  partie  du  pouvoir.  Ainsi  le 
capitulaire  d'Épernay  (846)  confirme  le  partage  des 
attributions  des  commissaires  royaux  °  entre  les  évê- 


secundum  Dei  voluntatem  regere  voluissent.  Respondentibus...  se 
velle...  aiunt:  Et  auctoritate  divina  ut  illud  suscipiatis,  et  secun- 
dum  Dei  voluntatem  illud  regatis  monemus,  hortamur  atque  prse- 
eipimus.  »  Nithard,  ibid..  c.  m.  «  Solito  more,  ad  episcopos  sa- 
cerdotesque  rem  referunt.  Quibus  cum  undique  ut  pax  inter  illos 
fleret  melius  videretur,  consentiunt ,  legatos  convocant,  postulata 
concedunt.  » 

*  ISiithard.  —  Avant  de  quitter  Angers  (873),  Charles  le  Chauve 
voulut  assister  aux  cérémonies  que  firent  les  Angevins  à  leur 
rentrée  dans  la  ville,  pour  remettre  dans  les  châsses  d'argent 
qu'ils  avaient  emportées  les  corps  de  saint  Aubin  et  de  saint 
Lézin. 

*  C'est  par  erreur  qu'un  historien  récent  a  dit  que  ce  pouvoir 
avaitété  transféré  aux  évêques  exclusivement.  Baluz.,  t.  II,  p.  31, 
Gapitul.  Sparnac.  ann.  846,  art.  20.  «  Misses  ex  utroque  ordine... 
mittatis...  »  Capitul.  Car.  Calvi  ;  ap.  Scr.  Fr.  VII,  630.  «  Ut 
unusquisque  presbyter  imbreviet  in  sua  parrochia  omnes  malefac- 
tores,  etc.,  et  eos  extra  ecclesiam  faciat...  Si  se  emendare  nolue- 
rint  ad  espiscopi  praesentiam  perducantur.  » 


32  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ques  et  les  laïques ,  celui  de  Kiersy  (857)  confère  aux 
curés  un  droit  d'inquisition  contre  tous  les  malfai- 
teurs ^  Cette  législation  tout  ecclésiastique  prescrit, 
pour  remède  aux  troubles  et  aux  brigandages  qui  dé- 
solaient le  royaume,  des  serments  sur  les  reliques  que 
prêteront  les  hommes  libres  et  les  centeniers.  Elle  re- 
commande les  brigands  aux  instructions  épiscopales, 
et  les  menace,  s'ils  persistent,  de  les  frapper  du  glaive 
spirituel  de  l'excommunication. 

Les  maîtres  du  pays  étaient  donc  les  évêques.  Le 
vrai  roi,  le  vrai  pape  de  la  France,  était  le  fameux 
Hincmar,  archevêque  de  Reims.  Il  était  né  dans  le 
nord  de  la  Gaule,  mais  Aquitain  d'origine,  parent  de 
saint  Guillaume  de  Toulouse  et  de  ce  Bernard,  favori 
de  Judith,  dont  on  croyait  que  Charles  était  le  fils. 
Personne  ne  contribua  davantage  à  l'élévation  de 
Charles  et  n'exerça  plus  d'autorité  en  son  nom  dans 
les  premières  années.  C'est  Hincmar  qui ,  à  la  tête  du 
clergé  de  France,  semble  avoir  empêché  Louis  le  Ger- 
manique de  s'établir  dans  la  Neustrie  et  dans  l'Aqui- 
taine, où  les  grands  l'appelaient.  Louis  ayant  envahi 
le  royaume  de  Charles  en  859,  le  concile  de  Metz  lui 
envoya  trois  députés  pour  lui  offrir  l'indulgence  de 
l'Église,  pourvu  qu'il  rachetât,  par  une  pénitence  pro- 
portionnée, le  péché  qu'il  avait  commis  en  envahis- 
sant le  royaume  de  son  frère,  et  en  l'exposant  aux 

'  En  851.  «  Traité  d'alliance  et  de  secours  mutuels  entre  les 
trois  fils  de  Louis  le  Débonnaire ,  et  pour  faire  poursuivre  ceux 
qui  fuiraient  rexcommunication  des  évêques  d'un  roj'aume  à 
l'autre,  ou  emmèneraient  une  parente  incestueuse,  une  religieuse, 
une  femme  mai'iée.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  aS 

ravages  de  son  armée.  Hincmar  était  à  la  tête  de 
cette  députation.  «  Le  roi  Louis,  dirent  les  évêques  à 
leur  retour  au  concile,  nous  donna  audience  à  Worms, 
le  4  juin,  et  il  nous  dit  :  Je  veux  vous  prier,  si  je 
vous  ai  offensés  en  aucune  chose,  de  vouloir  bien  me 
le  pardonner,  pour  que  je  puisse  ensuite  parler  en 
sûreté  avec  vous.  A  cela  Hincmar,  qui  était  placé  le 
premier  à  sa  gauche,  répondit  :  Notre  affaire  sera 
donc  bientôt  terminée,  car  nous  venons  justement 
vous  offrir  le  pardon  que  vous  nous  demandez.  Gri- 
mold,  chapelain  du  roi,  et  l'évêque  Théodoric,  ayant 
fait  à  Hincmar  quelque  observation,  il  reprit  :  Vous 
n'avez  rien  fait  contre  moi  qui  ait  laissé  dans  mon 
coeur  une  rancune  condamnable  ;  s'il  en  était  autre- 
ment, je  n'oserais  m'approcher  de  l'autel  pour  offrir 
le  sacrifice  au  Seigneur.  —  Grimold  et  les  évêques 
Théodoric  et  Salomon  adressèrent  encore  quelques 
mots  à  Hincmar,  et  Théodoric  lui  dit  :  —  Faites  ce 
dont  le  seigneur  roi  vous  prie  :  pardonnez-lui.  —  A 
quoi  Hincmar  répondit  :  Pour  ce  qui  ne  regarde  que 
moi  et  ma  propre  personne,  je  vous  ai  pardonné  et  je 
vous  pardonne.  Mais  quant  aux  offenses  contre 
l'Église  qui  m'est  commise,  et  contre  mon  peuple,  je 
puis  seulement  vous  donner  officieusement  mes  con- 
seils, et  vous  offrir  le  secours  de  Dieu,  pour  que  vous 
en  obteniez  l'absolution,  si  vous  le  voulez.  Alors  les 
évêques  s'écrièrent  :  Certainement  il  dit  bien.  —  Tous 
nos  frères  s'étant  trouvés  unanimes  à  cet  égard,  et 
ne  s'en  étant  jamais  départis,  ce  fut  toute  l'indul- 
gence qui  lui  fut  accordée,  et  rien  de  plus...  car  nous 
attendions  qu'il  nous  demandât  conseil  sur  le  salut 
T.  II.  3 


U  HISTOIRb  DE  FRANXE. 

qui  lui  était  offert,  et  alors  nous  l'aurions  conseillé 
selon  l'écrit  dont  nous  étions  porteurs;  mais  il  nous 
répondit,  de  son  trône,  qu'il  ne  s'occuperait  point  de 
cet  écrit  avant  de  s'être  consulté  avec  ses  évêques.  » 
Peu  de  temps  après,  un  autre  concile  plus  nom- 
breux fut  assemblé  à  Savonnières,  près  de  Toul,  pour 
rétablir  la  paix  entre  les  rois  des  Francs.  Charles  le 
Chauve  s'adressa  aux  pères  de  ce  concile  (en  859), 
pour  leur  demander  justice  contre  Wénilon,  clerc  de 
sa  chapelle,  qu'il  avait  fait  archevêque  de  Sens,  et  qui 
cependant  l'avait  quitté  pour  embrasser  le  parti  de 
Louis  le  Germanique.  La  plainte  du  roi  des  Français 
est  remarquable  par  son  ton  d'humihté.  Après  avoir 
récapitulé  tous  les  bienfaits  qu'il  avait  accordés  à 
Wénilon,  tous  les  engagements  personnels  de  celui-ci, 
et  toutes  les  preuves  de  son  ingratitude  et  de  son 
manque  de  foi,  il  ajoute  :  «  D'après  sa  propre  élection 
et  celle  des  autres  évêques  et  des  fidèles  de  notre 
royaume,  qui  exprimaient  leur  volonté,  leur  consente- 
ment par  leurs  acclamations,  Wénilon,  dans  son  pro- 
pre diocèse,  à  l'éghse  de  Sainte-Croix  d'Orléans,  m'a 
consacré  roi  selon  la  tradition  ecclésiastique,  en  pré- 
sence des  autres  archevêques  et  des  évêques  ;  il  m'a 
oint  du  saint-chrême,  il  m'a  donné  le  diadème  et  le 
sceptre  royal,  et  il  m'a  fait  monter  sur  le  trône.  Après 
cette  consécration,  je  ne  devais  être  repoussé  du  trône 
ou  supplanté  par  personne,  du  moins  sans  ayoir  été 
entendu  et  jugé  par  les  évêques,  par  le  ministère  des- 
quels j'ai  été  consacré  comme  roi.  Ce  sont  eux  qui  sont 
nommés  les  trônes  de  la  Divinité  ;  Dieu  repose  sur  eux, 
et  par  eux  il  rend  ses  jugements.  Dans  tous  les  temps 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  33 

j'ai  été  prompt  à  me  soumettre  à  leurs  corrections  pa- 
ternelles, à  leurs  jugements  castigatoires,  et  je  le  suis 
encore  à  présent*    ; 

Le  royaume  de  Neustrie  était  réellement  une  répu- 
blique théocratique.  Les  évêques  nourrissaient,  soute- 
naient ce  roi  qu'ils  avaient  fait  ;  ils  lui  permettaient  de 
lever  des  soldats  parmi  leurs  hommes  ;  ils  gouvernaient 
les  choses  de  la  guerre  comme  celles  de  la  paix. 
«  Charles,  dit  l'annaliste  de  Saint-Bertin,  avait  an- 
noncé qu'il  irait  au  secours  de  Louis  avec  une  armée 
telle  qu'il  avait  pu  la  rassembler,  levée  en  grande  par- 
tie par  les  évêques  ».  «  Le  roi,  dit  l'historien  de 
l'Église  de  Reims,  chargeait  l'archevêque  Hincmar  de 
toutes  les  affaires  ecclésiastiques,  et  de  plus,  quand 
il  fallait  lever  le  peuple  contre  l'ennemi,  c'était  tou- 
jours à  lui  qu'il  donnait  cette  mission,  et  aussitôt 
celui-ci,  sur  l'ordre  du  roi,  convoquait  les  évêques  et 
les  comtes  *.  » 

Le  pouvoir  temporel  et  le  pouvoir  spirituel  se  trou- 
vaient donc  réunis  dans  les  mêmes  mains.  Des  évê- 
ques, magistrats  et  grands  propriétaires,  comman- 
daient à  ce  triple  titre.  C'est  dire  assez  que  l'épiscopat 
allait  devenir  mondain  et  politique,  et  que  l'État  ne 
serait  ni  gouverné  ni  défendu.  Deux  événements  bri- 
sèrent ce   faible  et  léthargique  gouvernement,  sous 

•  Baluz.,  Capitul.,  ann.  859,  p.  127.  —  Hincmar  dit  plus  tard 
expressément  qu'il  a  élu  Louis  III.  Hincmari  ad  Ludov  III  epist 
(ap.  Hincm.  op.  II,  198):  «  Ego  cum  collegis  meis  et  c^eteris  De'i 
acprogenitorum  ve^trorum  fldelibu^,  vos  elegi  ad  regimen  reo-ni 
Bub  conditione  débitas  leges  servandi.  »  '  *'    ' 

*  Frodoard, 


36  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

lequel  le  monde  fatigué  eût  pu  s'endormir.  D'une  part, 
l'esprit  humain  réclama  en  sens  divers  contre  le  des- 
potisme spirituel  de  l'Église;  de  l'autre,  les  incursions 
des  Northmans  obligèrent  les  évêques  à  résigner,  au 
moins  en  partie,  le  pouvoir  temporel  à  des  mains  plus 
capables  de  défendre  le  pays.  La  féodalité  se  fonda; 
la  philosophie  scolastique  fut  au  moins  préparée. 

La  première  querelle  fut  celle  de  l'Eucharistie;  la 
seconde,  celle  de  la  Grâce  et  de  la  Liberté  :  d'abord  la 
question  divine,  puis  la  question  humaine;  c'est  l'ordre 
nécessaire.  Ainsi,  Arius  précède  Pelage,  et  Bérenger 
Abailard.  Ce  fut  au  ix«  siècle  le  panégyriste  de  Wala, 
l'abbé  de  Corbie,  Pascase  Ratbert  qui,  le  premier,  en- 
seigna d'une  manière  expUcite  cette  prodigieuse  poésie 
d'un  Dieu  enfermé  dans  un  pain,  l'esprit  dans  la  ma- 
tière, l'infini  dans  l'atome.  Les  anciens  Pères  avaient 
entrevu  cette  doctrine,  mais  le  temps  n'était  pas  venu. 
Ce  ne  fut  qu'au  ix<^  siècle,  à  la  veille  des  dernières 
épreuves  de  l'invasion  barbare,  que  Dieu  sembla  des- 
cendre pour  consoler  le  genre  humain  dans  ses  extrê- 
mes misères,  et  se  laissa  voir,  toucher  et  goûter. 
L'Église  irlandaise  eut  beau  réclamer  au  nom  de  la 
logique,  le  dogme  triomphant  n'en  poursuivit  pas 
moins  sa  route  à  travers  le  moyen  âge. 

La  question  de  la  liberté  fut  l'occasion  d'une  plus 
vive  controverse.  Un  moine  allemand,  un  Saxon  ^  Got- 


*  Dans  sa  profession  de  foi,  Gotteschalk  demande  à  prouver  sa 
doctrine  en  passant  par  quatre  tonneaux  d'eau  Louillante,  d'huile, 
de  poix,  et  en  traversant  un  grand  feu.  [Voy.  sur  cette  affaire  les 
textes  qu'a  réunis  Gieseler,  Kircliengescliiclite,  II,  lui,  sqq.) 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  37 

teschalk  (gloire  de  Dieu),  avait  professé  la  doctrine  de 
la  prédestination ,  ce  fanatisme  religieux  qui  immole 
la  liberté  humaine  à  la  prescience  divine.  Ainsi  l'Alle- 
magne acceptait  l'héritage  de  saint  Augustin  ;  elle  en- 
trait dans  la  carrière  du  mysticisme,  d'où  elle  n'est 
guère  sortie  depuis.  Le  Saxon  Gotteschalk  présageait 
le  Saxon  Luther.  Comme  Luther,  Gotteschalk  alla  à 
Rome,  et  n'en  revint  pas  plus  docile;  comme  lui,  il  fit 
annuler  ses  vœux  monastiques. 

Réfugié  dans  la  France  du  Nord,  il  y  fut  mal  reçu. 
Les  doctrines  allemandes  ne  pouvaient  être  bien  ac- 
cueillies dans  un  pays  qui  se  séparait  de  l'Allemagne. 
Contre  le  nouveau  prédestinianisme  s'éleva  un  nouveau 
Pelage. 

D'abord  l'Aquitain  Hincmar,  archevêque  de  Reims, 
réclama  en  faveur  du  Ubre  arbitre  et  de  la  morale  en 
péril.  Violent  et  tyrannique  défenseur  de  la  liberté,  il 
fit  saisir  Gotteschalk,  qui  s'était  réfugié  dans  son  dio- 
cèse, le  fit  juger  par  un  concile,  condamner,  fustiger, 
enfermer.  Mais  Lyon,  toujours  mystique,  et  d'ailleurs 
rivale  de  Reims,  sur  laquelle  elle  eût  voulu  faire  valoir 
son  titre  de  métropole  des  Gaules,  Lyon  prit  parti  pour 
Gotteschalk.  Des  hommes  éminents  dans  l'Éghse  gau- 
loise. Prudence,  évêque  deTroyes,  Loup,  abbé  de  Fer- 
'  rières,  Ratramne,  moine  de  Corbie,  que  Gotteschalk 
)  appelait  son  maître,  essayèrent  de  le  justifier,  eninter- 
i  prêtant  ses  paroles  d'une  manière  favorable.  Il  y  eut 
des  saints  contre  des  saints,  des  conciles  contre  des 
conciles.  Hincmar,  qui  n'avait  pas  prévu  cet  orage, 
demanda  d'abord  le  secours  du  savant  Raban,  abbé  de 
Fulde,    chez  lequel   Gotteschalk  avait  été  moine,  et 


38  rlISTOlRE  DE  FRA^XE 

qui,  le  premier,  avait  dénoncé  ses  erreurs'.  Rabau  hé- 
sitant, Hincmar  s'adressa  à  un  Irlandais  qui  avait 
combattu  Pascase  Ratbert  sur  la  question  de  l'Eucha- 
ristie, et  qui  était  alors  en  grand  crédit  près  de  Charles 
le  Chauve.  L'Irlande  était  toujours  l'école  de  l'Occi- 
dent, la  mère  des  moines,  et  comme  on  disait  Vîh  des 
Maints.  Son  influence  sur  le  continent  avait  diminué,  il 
est  vrai,  depuis  que  les  Carlovingiens  avaient  partout 
fait  prévaloir  la  règle  de  saint  Benoît  sur  celle  de 
saint  Colomban.  Cependant,  sous  Charlemagne  même, 
l'Ecole  du  Palais  avait  été  confiée  à  l'Irlandais  Clé- 
ment ;  avec  lui  étaient  venus  Dungal  et  saint  Virgile. 
Sous  Charles  le  Chauve,  les  Irlandais  furent  mieux  ac- 
cueillis encore.  Ce  prince,  ami  des  lettres,  comme  sa 
mère  Judith,  confia  l'école  du  Palais  à  Jean  l'Irlandais 
(autrement  dit  le  Scot  ou  YÉrigèné).  Il  assistait  à  ses 
leçons,  et  lui  accordait  le  privilège  d'une  extrême  fa- 
miharité.  On  ne  disait  plus  Y  Ecole  dio  Palais ,  mais  le 
Palais  de  VÉcole. 

Ce  Jean,  qui  savait  le  grec  et  peut-être  l'hébreu, 
était  célèbre  alors  pour  avoir  traduit,  à  la  prière  de 
Charles  le  Chauve,  les  écrits  de  Denys  l'Aréopagite, 

*  Selon  quelques-uns,  Raban  et  son  maître  Alcuin  auraient  été 
Scots  (Low.) 

Guillaume  de  Malmesbury  rapporte  l'anecdote  suivante  :  «  Jean 
était  assis  à  table  en  face  du  roi,  et  de  l'autre  coté  de  la  table.  Les 
mets  ayant  disparu,  et  comme  les  coupes  circulaient,  Charles,  le 
front  gai,  et  après  quelques  autres  plaisanteries,  voyant  Jean  faire 
quelque  chose  qui  choquait  la  politesse  gauloise,  le  tança  douce- 
ment en  lui  disant  :  Quelle  di;7tance  y  a-t-il  entre  un  sot  et  un 
scoi?  [Quid  distat  inîer  sottum  et  scotum?)  —Rien  que  la  table, 
répondit  Jean,  renvoyant  lïnjure  à  son  auteur.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  39 

dont  l'empereur  de  Constautinople  venait  d'envoyer  le 
manuscrit  en  présent  au  roi  de  France.  On  s'imaginait 
que  ces  écrits,  dont  l'objet  est  la  conciliation  du  néo- 
platonisme alexandrin  avec  le  christianisme,  étaient 
l'ouvrage  du  Denys  l'Aréopagite  dont  parle  saint  Paul, 
et  l'on  se  plaisait  à  confondre  ce  Denys  avec  l'apôtre 
de  la  Gaule. 

L'Irlandais  fit  ce  que  demandait  Hincmar.  Il  écrivit 
contre  Gotteschalk  en  faveur  de  la  liberté  ;  mais  il  ne 
resta  pas  dans  les  limites  où  l'archevêque  de  Reims  eût 
voulu  sans  doute  le  retenir.  Comme  Pelage,  dont  il  re- 
lève, comme  Origène,  leur  maître  commun,  il  attesta 
moins  l'autorité  que  la  raison  elle-même  ;  il  admit  la 
foi,  mais  comme  commencement  de  la  science.  Pour 
lui,  l'Ecriture  est  simplement  un  texte  livré  à  l'inter- 
prétation; la  religion  et  la  philosophie  sont  le  même 
mot^  Il  est  vrai  qu'il  ne  défendait  la  liberté  contre  le 
prédestinianisme  de  Gotteschalk  que  pour  l'absorber  et 
la  perdre  dans  le  panthéisme  alexandrin.  Toutefois,  la 
violence  avec  laquelle  Rome  attaqua  Jean  le  Scot 
prouve  assez  combien  sa  doctrine  effraya  l'autorité. 
Disciple  du  breton  Pelage,    prédécesseur  du   breton 

^  *  Jean  Érigène  :  «  La  vraie  philosophie  est  la  vraie  religion,  et 
réciproquement  la  vraie  religion  est  la  vraie  philosophie.  » 

J.  Erig  De  nat.  divis.,  1. 1,  c.  lxvi...  «  Il  ne  faut  pas  croire  que, 
pour  faire  pénétrer  en  nous  la  nature  divine,  la  sainte  Écriture  se 
herve  toujours  des  mots  et  des  signes  propres  et  précis  ;  elle  use 
de  similitudes,  de  termes  détournés  et  figurés,  condescend  à  notre 
faiblesse,  et  élève,  par  un  enseignement  simple,  nos  esprits  encore 
grossiers  et  enfantins.  »  Dans  le  Traité  Uepl  oiaew;  [xspiajjLou,  l'autorité 
est  dérivée  de  la  raison,  nullement  la  raison  de  l'autorité.  Toute 
autorité  qui  n'est  pas  avouée  par  la  raison  paraît  èans  valeur,  etc. 


40  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Abailard,  cet  Irlandais  marque  à  la  fois  la  renaissance 
de  la  philosophie  et  la  rénovation  du  libre  génie  celti- 
que contre  le  mysticisme  de  l'Allemagne. 

Au  même  moment  où  la  philosophie  essayait  ainsi  de 
s'affranchir  du  despotisme  théologique,  le  gouverne- 
ment temporel  des  évêques  était  convaincu  d'impuis- 
sance. La  France  leur  échappait  ;  elle  avait  besoin  de 
mains  plus  fortes  et  plus  guerrières  pour  la  défendre 
des  nouvelles  invasions  barbares.  A  peine  débarrassée 
des  Allemands  qui  l'avaient  si  longtemps  gouvernée, 
elle  se  trouvait  faible,  inhabile,  administrée,  défendue 
par  des  prêtres  ;  et  cependant  arrivaient  par  tous  ses 
fleuves,  par  tous  ses  rivages,  d'autres  Germains,  bien 
autrement  sauvages  que  ceux  dont  elle  était  déh- 
vrée. 

Les  incursions  de  ces  brigands  du  Nord  (Northmen) 
étaient  fort  différentes  des  grandes  migrations  germa- 
niques qui  avaient  eu  heu  du  iv«  au  vi^  siècle.  Les 
barbares  de  cette  première  époque,  qui  occupèrent  la 
rive  gauche  du  Rhin,  ou  qui  s'établirent  en  Angle- 
terre, y  ont  laissé  leur  langue.  La  petite  colonie  des 
Saxons  de  Bayeux  a  gardé  la  sienne  au  moins  cinq 
cents  ans.  Au  contraire,  les  Northmen  du  ix^  et  du 
x«  siècle,  ont  adopté  la  langue  des  peuples  chez  les- 
quels ils  s'établissent.  Leurs  rois,  Rou,  de  Russie  et  de 
France  (Ru-Rik,  Rollon),  n'ont  point  introduit  dans 
leur  patrie  nouvehe  l'idiome  germanique.  Cette  diffé- 
rence essentielle  entre  les  deux  époques  des  invasions 
me  porterait  à  croire  que  les  premières,  qui  eurent 
lieu  par  terre,  furent  faites  par  des  familles,  par  des 
guerriers  suivis  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  ; 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  41 

moins  mêlés  aux  vaincus  par  des  mariages,  ils  purent 
mieux  conserver  la  pureté  de  leur  race  et  de  leur  lan- 
gue. Les  pirates  de  l'époque  où  nous  sommes  parvenus 
semblent  avoir  été  le  plus  souvent  des  exilés,  des  ban- 
nis, qui  se  firent  rois  de  la  mer,  parce  que  la  terre  leur 
manquait.  Loups  *  furieux,  que  la  famine  avait  chas- 
sés du  gîte  paternel  ^  ils  abordèrent  seuls  et  sans  fa- 
mille ^  ;  et  lorsqu'ils  furent  soûls  de  pillage,  lorsqu'à 
force  de  revenir  annuellement,  ils  se  furent  fait  une 
patrie  de  la  terre  qu'ils  ravageaient,  il  fallut  des  Sa- 
bines  à  ces  nouveaux  Romulus  ;  ils  prirent  femme,  et 
les  enfants,  comme  il  arrive  nécessairement,  parlèrent 

*  Wargr.  loup  ;  wargus,  banni,  V.  Grimm. 

*  La  faim  fut  le  génie  de  ces  rois  de  la  mer.  Une  famine  qui  désola 
le  Jutland  fit  établir  une  loi  qui  condamnait  tous  les  cinq  ans  à 
l'exil  les  fils  puînés.  Odo  Cluniac,  ap.  Scr.  Fr.  VI,  318.  Dodo,  de 
Mor.  Duc  de  Normann.,  1.  I.  Guill.  Gemetic,  1. 1,  c.  iv,  b.  —  Un 
Saga  irlandais  dit  que  les  parents  faisaient  brûler  avec  eux  leur 
or,  leur  argent,  etc.,  pour  forcer  leurs  enfants  d'aller  chercher 
fortune  sur  mer.  Vatzdœla,  ap.  Barth.  438. 

«  Olivier  Barnakall,  intrépide  pirate,  défendit  le  premier  à  ses 
compagnons  de  se  jeter  les  enfants  les  uns  aux  autres  sur  la  pointe 
des  lances  :  c'était  leur  habitude.  Il  en  reçu  le  nom  de  Barnakall, 
sauveur  des  enfants.  »  BarthoUn.,  p.  437.  —Lorsque  l'enthou- 
siasme guerrier  des  compagnons  du  chef  s'excitait  jusqu'à  la  fré- 
nésie, ils  prenaient  le  nom  de  BerseMr  (insensés»  fous  furieux).  La 
place  du  Bersekir  était  la  proue.  Les  anciens  Sagas  font  de  ce  titre 
un  honneur  pour  leur  héros  (V.  l'Edda  Saemundar,  l'Hervarar- 
Saga  et  plusieurs  Sagas  de  Snorro).  Mais  dans  le  Vatzdsela-Saga, 
le  nom  de  Bersekir  devient  un  reproche.  Barthol.  3i5.  —  «Furore 
bersekico  si  quis  grassetur,  relegatione  puniatur.  »  Ann.  Kristni- 
Saga.  Turner,  Hist.  of  the  Anglo-Saxons,  I,  463,  sqq. 

*  La  forme  poétique  de  la  tradition  qui  leur  donne  pour  com-. 
pagnes  les  Vierges  au  bouclier  indique  assez  que  ce  fut  une  excep- 
tion, et  qu'ils  avaient  rarement  des  femmes  avec  eux. 


-42  •  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

la  langue  de  leurs  mères.  Quelques-uns  conjecturent 
que  ces  bandes  purent  être  fortifiées  par  les  Saxons  fu- 
gitifs, au  temps  de  Charlemagne.  Pour  moi,  je  croirais 
sans  peine  que  non-seulement  les  Saxons,  mais  que 
tout  fugitif,  tout  bandit,  tout  serf  courageux,  fut  reçu 
par  ces  pirates,  ordinairement  peu  nombreux,  et  qui 
devaient  fortifier  volontiers  leurs  bandes  d'un  compa- 
gnon robuste  et  hardi.  La  tradition  veut  que  le  plus 
terrible  des  rois  de  la  mer,  Hastings,  fût  originaire- 
ment un  paysan  de  Troyes^  Ces  fugitifs  devaient  leur 
être  précieux  comme  interprètes  et  comme  guides. 
Souvent  peut-être  la  fureur  des  Northmans  et  l'atrocité 
de  leurs  ravages,  furent  moins  inspirées  par  le  fana- 
tisme odinique,  que  par  la  vengeance  du  serf  et  la 
rage  de  l'apostat. 

Loin  de  continuer  l'armement  des  barques  que  Char- 
lemagne avait  voulu  leur  opposer  à  l'embouchure  des 
fleuves,  ses  successeurs  appelèrent  les  barbares  et  les 
prirent  pour  auxiliaires.  Le  jeune  Pépin  s'en  servit 
contre  Charles  le  Chauve,  et  crut,  dit-on,  s'assurer  de 
leur  secours  en  adorant  leurs  dieux.  Ils  prirent  les 
faubourgs  de  Toulouse,  pillèrent  trois  fois  Bordeaux, 


*  Eaoul  Glaber  :  «  Dans  !a  suite  des  temps  naquit,  près  do 
Troyes,  un  homme,  de  la  plus  basse  classe  des  paysans,  nommé 
Hastings.  Il  était  d'un  village  nommé  Tranquille,  à  trois  milles  de 
la  ville  ;  il  était  robuste  de  corps  et  d'un  esprit  pervers.  L'orgueil 
lui  inspira,  dans  sa  jeunesse,  du  mépris  pour  la  pau-v^eté  de  ses 
parents;  et  cédant  à  son  ambition,  il  s'exila  volontairement  de  son 
pays.  Il  parvint  à  s'enfuir  chez  les  Normands.  Là,  il  commença 
par  se  mettre  au  service  de  ceux  qui  se  vouaient  à  un  brigandage 
continuel  pour  procurer  des  vivres  au  reste  de  la  nation,  et  qu'on 
appelait  la  flotte  (flotta). 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  43 

saccagèrent  Bayonne  et  d'autres  villes  au  pied  des 
Pyrénées.  Toutefois  les  montagnes,  les  torrents  du 
midi  les  découragèrent  de  bonne  heure  (depuis  864). 
Les  fleuves  d'Aquitaine  ne  leur  permettaient  pas  de 
remonter  aisément  comme  ils  le  faisaient  dans  la  Loire, 
dans  la  Seine,  dans  l'Escaut  et  dans  l'Elbe. 

Ils  réussirent  mieux  dans  le  Nord.  Depuis  que  leur 
roi  Harold  eut  obtenu  du  pieux  Louis  une  province 
pour  un  baptême  (826)',  ils  vinrent  tous  à  cette  pâ- 
ture. D'abord  ils  se  faisaient  baptiser  pour  avoir  des 
habits.  On  n'en  pouvait  trouver  assez  pour  tous  les 
néophytes  qui  se  présentaient.  A  mesure  qu'on  leur 
refusa  le  sacrement  dont  ils  se  faisaient  un  jeu  lucra- 
tif, ils  se  montrèrent  d'autant  plus  furieux.  Dès  que 
leurs  dragons,  leurs  serpents  ^  sillonnaient  les  fleuves  ; 
dès  que  le  cor  d'ivoire  ^  retentissait  sur  les  rives,  per- 

•  Tregan.,  xxxiii,  ap.  Scr.  Fr.  VI,  80  «  ...  Quem  imperator  ele- 
vavit  de  fonte  baptioiiiatis...  Tune  magnam  partem  Frisonum  de- 
dit  ei.  »  Afetronom,  c.  XL,  ibid.,  107.  —  Eginh.  Annal.,  ibid.,  187. 
—  Annal.  Bertin.,  ann.  870.  «  Cependant  furent  baptisés  quelques 
Isormands,  amenés  pour  cela  à  l'empereur,  par  Hugues,  abbé  et 
marquis  :  ayant  reçu  des  présents,  ils  s'en  retournèrent  vers  les 
leurs;  et  après  le  baptême,  ils  se  conduisirent  de  même  qu'aupa- 
ravant, en  normands  et  comme  des  païens.  » 

•  Ils  appelaient  ainsi  leurs  barques,  drakars,  snekMrs. 

•  Le  cor  d'ivoire  joue  un  grand  rôle  dans  les  légendes  relatives 
aux  Normands,  par  exemple,  dalis  la  légende  bretonne  de  Saint- 
Florent  :  «  Le  moine  Guallon  fut  envoyé  à  Saint-Florent...  Lors- 
qu'il fut  entré  dans  le  couvent,  il  chassa  des  cryptes  les  laies 
sauvages  qui  s'y  étaient  établies  avec  leurs  petits...  En^.uite  il  alla 
trouver  Hastings,  le  chef  normand,  qui  résidait  encore  à  Nantes... 
Lorsque  le  chef  le  vit  venir  à  lui  avec  des  présents,  il  se  leva 
aussitôt  et  quitta  son  siège,  et  appliqua  ses  lèvres  sur  ses  lèvres  ; 
car  il  professait,  dit-on,  tellement  quellement  le  christianisme...  Il 


44  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sonne  ne  regardait  derrière  soi.  Tous  fuyaient  à  la 
ville,  à  l'abbaye  voisine,  chassant  vite  les  troupeaux  ; 
à  peine  en  prenait-on  le  temps.  Vils  troupeaux  eux- 
mêmes,  sans  force,  sans  unité,  sans  direction,  ils  se 
blottissaient  aux  autels  sous  les  reliques  des  saints. 
Mais  les  reliques  n'arrêtaient  pas  les  barbares.  Ils 
semblaient  au  contraire  acharnés  à  violer  les  sanc- 
tuaires les  plus  révérés.  Ils  forcèrent  Saint-Martin  de 
Tours,  Saint-Germain-des-Prés  à  Paris,  une  foule  d'au- 
tres monastères.  L'effroi  était  si  grand  qu'on  n'osait 
plus  récolter.  On  vit  des  hommes  mêler  la  terre  à  la 
farine.  Les  forêts  s'épaissirent  entre  la  Seine  et  la 
Loire.  Une  bande  de  trois  cents  loups  courut  l'Aqui- 
taine, sans  que  personne  pût  l'arrêter.  Les  bêtes  fau- 
ves semblaient  prendre  possession  de  la  France. 

Que  faisaient  cependant  les  souverains  de  la  con- 
trée, les  abbés,  les  évêques?  Ils  fuyaient,  emportant 
les  ossements  des  saints;  impuissants  comme  leurs  re- 
liques, ils  abandonnaient  les  peuples  sans  direction, 
sans  asile.  Tout  au  plus,  ils  envoyaient  quelques  serfs 
armés  à  Charles  le  Chauve ,  pour  surveiller  timide- 
ment la  marche  des  barbares,  négocier,  mais  de  loin, 
avec  eux,  leur  demander  pour  combien  de  livres  d'ar- 
gent ils  voudraient  quitter  telle  province,  ou  rendre 
tel  abbé  captif.  On  paya  un  million  et  demi  de  notre 
monnaie  pour  la  rançon  de  l'abbé  de  Saint-Denise 

donna  au  moine  i;:i  cor  dïvoire,  appelé  le  Cor  des  tonnerres, 
ajoutant  que,  lorsque  les  siens  débarqueraient  pour  le  pillage,  il 
sonnât  de  ce  cor,  et  qu'il  ne  craignit  rien  pour  son  avoir  aussi  loin 
que  le  son  pourrait  être  e*  ^endu  des  pirates.  » 

*  Le  couvent  se  racheta  lui-même  plusieurs  fois  et  finit  par  être 
réduit  en  cendres. 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  45 

Ces  barbares  désolèrent  le  Nord,  tandis  que  des  Sar- 
rasins infestaient  le  Midi  ;  je  ne  donnerai  pas  ici  la  mo- 
notone histoire  de  leurs  excursions.  Il  me  -suffit  d'en 
distinguer  les  trois  périodes  principales  :  celle  des  in- 
cursions proprement  dites,  celle  des  stations,  celle  des 
établissements  fixes.  Les  stations  des  Northmen  étaient 
généralement  dans  des  îles  à  l'embouchure  de  l'Es- 
caut, de  la  Seine  et  de  la  Loire  ;  celles  des  Sarrasins  à 
Fraxinet  (la  Garde  Fraisnet)  en  Provence,  et  à  Saint- 
Maurice-en-Valais  ;  telle  était  l'audace  de  ces  pirates 
qu'ils  avaient  osé  s'écarter  de  la  mer  et  s'établir  au 
sein  même  des  Alpes,  aux  défilés  où  se  croisent  les 
principales  routes  de  l'Europe.  Les  Sarrasins  n'eurent 
d'établissements  importants  qu'en  Sicile.  Les  North- 
men, plus  disciplinables,  finirent  par  adopter  le  chris- 
tianisme, et  s'établirent  sur  plusieurs  points  de  la 
France,  particulièrement  dans  le  pays  appelé  de  leur 
nom,  Normandie. 

Quelques  textes  des  annales  de  Saint-Bertin  suffiront 
pour  faire  connaître  l'audace  des  Northmen,  l'impuis- 
sance et  l'humihation  du  roi  et  des  évêques ,  leurs  vai- 
nes tentatives  pour  combattre  ces  barbares  ou  pour  les 
opposer  les  uns  aux  autres. 

«  En  866,  il  fut  convenu  que  tous  les  serfs  pris  par 
les  Normands,  qui  viendraient  à  s'enfuir  de  leurs 
mains,  leur  seraient  rendus,  ou  rachetés  au  prix  qu'il 
leur  plairait,  et  que  si  quelqu'un  des  Normands  était 
tué,  on  payerait  une  somme  pour  le  prix  de  sa  vie.  » 

«  En  861,  les  Danois  qui  avaient  dernièrement  in- 
cendié la  cité  de  Térouanne,  revenant,  sous  leur  chef 
Wélaud,  du  pays  des  Angles,  remontent  la  Seine  avec 


46  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

plus  de  deux  cents  navires,  et  assiègent  les  Normands 
dans  le  château  qu'ils  avaient  construit  en  l'ile  dite 
d'Oissel.  Charles  ordonna  de  lever,  pour  donner  aux 
assiégeants,  à  titre  de  loyer,  cinq  mille  livres  d'argent 
avec  une  quantité  considérable  de  bestiaux  et  de 
grains,  à  prendre  sur  son  royaume,  afin  qu'il  ne  fut 
pas  dévasté  ;  puis,  passant  la  Seine,  il  se  rendit  à  Mé- 
hun-sur-Loire,  et  y  reçut  le  comte  Robert  avec  les  hon- 
neurs convenus.  Guntfrid  et  Gozfrid,  par  le  conseil 
desquels  Charles  avait  reçu  Robert,  l'abandonnèrent 
cependant  eux  avec  leurs  compagnons,  selon  l'incons- 
tance ordinaire  de  leur  race  et  leurs  habitudes  natives, 
et  se  joignirent  à  Salomons,  duc  des  Bretons.  Un  autre 
parti  de  Danois  entra  par  la  Seine  avec  soixante  navi- 
res dans  la  rivière  d'Hières,  arriva  de  là  vers  ceux  qui 
assiégeaient  le  château,  et  se  joignit  à  eux.  Les  as- 
siégés, vaincus  par  la  faim  et  la  plus  affreuse  misère, 
donnent  aux  assiégeants  six  mille  livres,  tant  or  qu'ar- 
gent, et  se  joignent  à  eux.  » 

«  En  869,  Louis,  fils  de  Louis,  roi  de  Germanie,  se 
prenant  à  faire  la  guerre  avec  les  Saxons  contre  les 
Wenèdes,  qui  sont  dans  le  pays  des  Saxons,  remporta 
une  sorte  de  victoire,  avec  un  grand  carnage  des  deux 
partis.  En  revenant  de  là,  Roland,  archevêque  d'Arles, 
qui  (non  pas  les  mains  vides)  avait  obtenu  de  l'empe- 
reur Louis  et  d'Ingelberge  l'abbaye  de  Saint-Césaire, 
éleva  dans  l'ile  de  la  Camargue,  de  tous  côtés  extrême- 
ment riche,  où  sont  la  plupart  des  biens  de  cette  ab- 
baye, et  dans  laquelle  les  Sarrasins  avaient  coutume 
d'avoir  un  port,  une  forteresse  seulement  de  terre,  et 
construite  à  la  hâte  ;  apprenant  l'arrivée  des  Sarrasins, 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVIXGIEN.  47 

il  y  entra  assez  imprudemment.  Les  Sarrasins,  débar- 
qués à  ce  château,  y  tuèrent  plus  de  trois  cents  des 
siens,  et  lui-même  fat  pris,  conduit  dans  leur  navire  et 
enchaîné.  Auxdits  Sarrasins  furent  donnés  pour  les  ra- 
cheter cent  cinquante  livres  d'argent,  cent  cinquante 
manteaux,  cent  cinquante  grandes  épées  et  cent  cin- 
quante esclaves,  sans  compter  ce  qui  se  donna  de  gré 
à  gré.  Sur  ces  entrefaites,  ce  même  évêque  mourut  sur 
les  vaisseaux.  Les  Sarrasins  avaient  habilement  accé- 
léré son  rachat,  disant  qu'il  ne  pouvait  demeurer  plus 
longtemps,  et  que  si  on  voulait  le  ravoir,  il  fallait  que 
ceux  qui  le  rachetaient  donnassent  promptement  sa 
rançon,  ce  qui  fut  fait  :  et  les  Sarrasins,  ayant  tout 
reçu,  assirent  l'évêque  dans  une  chaise,  vêtu  de  ses 
habits  'sacerdotaux  dans  lesquels  ils  l'avaient  pris,  et, 
comme  par  honneur,  le  portèrent  du  navire  à  terre; 
mais  quand  ceux  qui  l'avaient  racheté  voulurent  lui 
parler  et  le  féliciter,  ils  trouvèrent  qu'il  était  mort.  Ils 
l'emportèrent  avec  un  gi^and  deuil,  et  l'ensevelirent  le 
22  septembre  dans  le  sépulcre  qu'il  s'était  fait  préparer 
lui-même.  » 

Ainsi  fut  démontrée  l'impuissance  du  pouvoir  épis- 
copal  pour  défendre  et  gouverner  la  France.  En  870, 
le  chef  de  l'Église  gallicane,  l'archevêque  de  Reims, 
Plincmar,  écrivait  au  pape  ce  pénible  aveu  :  «  Voici  les 
plaintes  que  le  peuple  élève  contre  nous  :  Cessez  de 
vous  charger  de  notre  défense,  contentez-vous  d'y 
aider  de  vos  prières,  si  vous  voulez  notre  secours  pour 
la  défense  commune...  Priez  le  seigneur  apostoUque  de 
ne  pas  nous  imposer  un  roi  qui  ne  peut,  de  si  loin, 


48  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

nous  aider  contre  les  fréquentes  et  soudaines  incur- 
sions des  païens...  » 

Le  pouvoir  local  des  évêques,  le  pouvoir  central  du 
roi,  se  trouvent  également  condamnés  par  ces  graves 
paroles.  Ce  roi,  qui  n'est  rien  dans  l'Église,  ne  sera 
que  plus  faible  en  s'en  séparant.  Il  peut  disposer  de 
quelques  évêques  \  opposer  le  pape  de  Rome  au  pape 


'  Annal.  Bertin.,  année  839.  «  Charles  distribua  aux  laïques 
certains  monastères,  qui  n'étaient  jamais  accordés  qu'à  des  clercs.  » 
—  Ann.  862  :  «  L'abbaye  de  Saint-Martin,  qu'il  avait  donnée  dé- 
raisonnablement à  son  fils  Hludowic,  il  la  donna  sans  plus  de  rai- 
son à  Hubert,  clerc  marié.  »  Pendant  longtemps  il  avait  laissé 
vacante  la  place  d'abbé,  et  l'avait  gardée  à  son  profit.  En  861 ,  il  en 
avait  fait  autant  des  abbayes  de  Saint-Quentin  et  de  Saint- Waast. 
■ —  Ann.  876.  Il  récompensait,  en  leur  donnant  des  abbayes,  les 
transfuges  qui  passaient  dans  son  parti.  —  Ann.  86S.  «  Il  nomma 
de  sa  pleine  autorité,  avant  que  la  cause  eût  été  jugée,  Vulfade  à 
l'archevêché  de  Bourges,  etc.,  etc.  »  —  Frodoard,  1.  II,  c.  xvii.  Le 
synode  de  Troyes,  qui  avait  désapprouvé  la  nomination  de  Vui- 
fade,  envoyait  au  pape  le  compte  rendu  de  ses  délibérations. 
Charles  exigea  que  la  lettre  lui  fût  remise,  et  brisa  pour  la  lire, 
les  sceaux  des  archevêques,  etc.  —  Vo^.  aussi  dans  les  Annales  de 
Saint-Bertin,  en  876,  sa  conduite  dure  et  hautaine  envers  les  évê- 
ques assemblés  au  concile  de  Ponthion.  —  En  867,  il  avait  exigé 
des  évêques  et  des  abbés  un  état  de  leurs  possessions,  afin  de  sa- 
voir combien  il  pouvait  en  exiger  de  serfs  pour  les  employer  à  des 
constructions.  Dix  ans  après,  il  fit  contribuer  tout  le  clergé  pour 
le  payement  d'un  tribut  aux  Normands.  Ann.  Bertin.  —  Dans  ses 
expéditions  militaires,  il  se  fit  peu  de  scrupule  de  piller  les  églises. 
Jbid.,  ann.  8S1.  —  On  alla  jusqu'à  douter  de  la  pureté  de  sa  foi 
(Lotharius  adversus  Karolum  occasione  suspectée  fidei  queritur... 
Multa  catholicse  fidei  contrario  in  regno  Karli,  ipso  quoque  non 
nescio,  concitantur.  Ibid.,  ann,  835).  —  Nous  le  voyons  même 
humilier  l'archevêque  de  Reims,  auquel  il  devait  tout,  en  donnant 
la  primatie  à  celui  de  Sens.  —  Hincmar  avait  plusieurs  côtés 
faibles  et  vulnérables.  D'une  part,  il  avait  succédé  à  l'archevêque 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIllI']  CARLOVlXGIEX.  49 

de  Roinis.  Il  peut  accumuler  de  vains  titres,  se  faire 
couronner  roi  de  Lorraine  et  partager  avec  les  Alle- 
mands le  royaume  de  son  neveu  Lothaire  II  ;  il  n'en  est 
pas  jjIus  fort.  Sa  faiblesse  est  au  comble  quand  il  de- 
vient empereur.  En  875,  la  mort  de  son  autre  neveu, 
Louis  II,  laissait  Tllalie  vacante,  ainsi  que  la  dignité 
impériale.  Il  prévient  à  Rome  les  fils  de  Louis  le  Ger- 
manique, les  gagne  de  vitesse,  et  dérobe  pour  ainsi 
dire  le  titre  d'empereur.  Mais  le  jour  même  de  Noël  où 
il  triomphe  dans  Rome  sous  la  dalmatique  grecque  \ 
son  frère,  maître  un  instant  de  la  Neustrie,  triomphe 
lui  aussi  dans  le  propre  palais  de  Charles;  le  pauvre 
empereur  s'enfuit  d'Italie  à  l'approche  d'un  de  ses  ne- 
veux et  meurt  de  maladie  dans  un  village  des  Alpes 
(877)  \ 

Son  fils  Louis  le  Bègue,  ne  peut  même  conserver 
l'ombre  de  puissance  qu'avait  eue  Charles  le  Chauve. 
L'Italie,  la  Lorraine,  la  Bretagne,  la  Gascogne,  ne  veu- 
lent point  entendre  parler  de  lui.  Dans  le  nord  même 

Ebbon,  dont  plusieurs  désapprouvaient  la  déposition.  De  l'autre, 
il  s'était  compromis  dans  l'affaire  de  Gotteschalk,  et  par  des  pro- 
cédés illégaux  envers  l'hérétique,  et  par  son  alliance  avec  Jean 
Scot.  On  lui  reprochait  aussi  ses  violences  à  l'égard  de  son  neveu 
Hincmar,  évêque  de  Laon,  jeune  et  savant  prélat,  qu'il  ne  trou- 
vait pas  assez  soumis  à  la  primatie  de  Reims. 

'  Annal.  Fuld.,  ap.  Scr.  Fr.  VII.  «  De  Italia  in  Galliam  rediens, 
novos  et  insolentes  habitus  assumpsisse  perhibetur  :  nam  talari 
dalmatica  indutus,  et  balteo  desuper  accinctus  pendente  usque  ad 
pedes,  necnon  capite  involuto  serico  velamine,  ac  diademate  de- 
super  imposito,  dominis  et  festis  diebus  ad  ecclesiam  procedere 
solebat...  Graecas  glorias  optimas  arbitrabatur...  » 

*  Suivant  l'annaUste  de  Saint-Bertin,  il  fut  empoisonné  par  un 
médecin  juif. 

T.  II.  4 


50  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

de  la  France,  il  est  obligé  d'avouer  aux  prélats  et  aux 
grands,  quïl  ne  tient  la  couronne  que  de  l'élection  K 
11  vit  peu,  ses  fils  encore  moins.  Sous  l'un  d'eux,  le 
jeune  Louis,  l'annaliste,  jette  en  passant  cette  parole 
terrible,  qui  nous  fait  mesurer  jusqu'où  la  France  était 
descendue  :  «  Il  bâtit  un  château  de  bois  ;  mais  il  ser- 
vit plutôt  à  fortifier  les.  païens  qu'à  défendre  les  chré- 
tiens, car  ledit  roi  ne  put  trouver  personne  à  qui  en 
remettre  la  garde  ^  » 

Louis  eut  pourtant,  en  881,  un  succès  sur  les  North- 
mans  de  l'Escaut.  Les  historiens  n'ont  su  comment  cé- 
lébrer ce  rare  événement.  Il  existe  encore  en  langue 
germanique  un  chant  qui  fut  composé  à  cette  occa- 
sion ^.  Mais  ce  revers  ne  les  rendit  que  plus  terribles. 
Leur  chef  Gotfried  épousa  Gizla,  fille  de  Lothaire  II, 
se  fit  céder  la  Frise;  et  quand  Charles  le  Gros,  le  nou- 
veau roi  de  Germanie,  y  eut  consenti,  il  voulut  encore 
un  établissement  sur  le  Rhin,  au  cœur  même  de  l'Em- 
pire. La  Frise,  disait-il,  ne  donnait  pas  de  vin;  il  lui 
fallait  Coblentz  et  Andernach.  Il  eut  une  entrevue  avec 
l'empereur  dans  une  île  du  Rhin.  Là  il  élevait  de  nou- 
velles prétentions  au  nom  de  son  beau-frère  Hugues. 

»  Annal.  Bertin.,  ap.  Scr.  Fr.  VIII,  27.  Ego  Ludovicus  miseri- 
cordia  Domini  Dei  nostri  et  electione  populi  rex constitutus...  polli- 
«or  servaturum  leges  et  statuta  populo,  etc.  » 

*  Annales  de  Saint-Bertin. 

*  Einen  Kuning  weiz  ich, 

Heisset  er  Ludwig 
Der  gerne  Gott  dienet,  etc. 
Un  chroniqueur,  postérieur  de  deux  siècles,  ne  craint  pas  d'af- 
firmer qu"Eudes,  qui  faisait  la  guerre  pour  Louis,  tua  aux  îsorj 
mands  cent  mille  hommes.  (Marianus  Scotus.) 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  GARLOVINGIEN.  5» 

Les  impériaux  perdirent  patience  et  l'assassinèrent. 
Soit  pour  venger  ce  meurtre,  soit  de  concert  avec 
Cliarles  le  Gros,  le  nouveau  chef  Siegfried  alla  s'unir 
aux  Northmans  de  la  Seine,  et  envahit  la  France  du 
Nord,  qui  reconnaissait  mal  le  joug  du  roi  de  Germa- 
nie, Charles  le  Gros,  devenu  roi  de  France  par  l'extinc 
tion  de  la  branche  française  des  Caiiovingiens. 

Mais  l'humiliatioi^  n'est  pas  complète  jusqu'à  l'avéne- 
ment  du  prince  allemand  (884).  Celiù-ci  réunit  tout 
l'empire  de  Charlemagne.  Il  est  empereur,  roi  de  Ger- 
manie, d'Italie,  de  France.  Magnifique  dérision!  Sous 
lui  les  Northmans  ne  se  contentent  plus  de  ravager 
l'Empire.    Ils  commencent    à   vouloir   s'emparer  des 
places  fortes.  Ils  assiègent  Paris  avec  un  prodigieux 
acharnement.    Cette    ville,    plusieurs    fois   attaquée, 
n'avait  jamais  été  prise.  Elle  l'eût  été  alors,  si  le  comte 
Eudes,  fils  de  Robert  le  Fort,  l'évêque  Gozlin  et  l'abbé 
de  Saint-Germain-des-Prés,  ne  se  fussent  jetés  dedans 
et  ne  l'eussent  défendue  avec  un  grand  courage.  Eudes 
osa  même  en  sortir  pour  implorer  le  secours  de  Charles 
le  Gros.  L'empereur  vint  en  effet,  mais  il  se  contenta 
d'observer  les  barbares,    et  les    détermina  à  laisser 
Paris,  pour  ravager  la  Bourgogne,  qm  méconnaissait 
encore  son  autorité  (885-886).   Cette  lâche  et  perfide 
connivence  déshonorait  Charles  le  Gros. 

C'est  une  chose  k  la  fois  trise  et  comique,  de  voir  les 
efforts  du  moine  de  Saint-Gall  pour  ranimer  le  courage 
de  l'empereur.  Les  exagérations  ne  coûtent  rien  au 
bon  moine.  Il  lui  conte  que  son  aïeul  Pépin  coupa  la 
tête  à  un  lion  d'un  seul  coup  ;  que  Charlemagne  (comme 
auparavant  Clotaire  II)  tua  en  Saxe  tout  ce  qui  se  trou- 


52  HISTOIRE  DE  FRA^XE. 

Yait  plus  haut  que  son  épée  ;  que  le  débonnaire  fils  de 
Charlemagne  étonnait  de  sa  force  les  envoyés  des 
Northmans,  et  se  jouait  à  briser  leurs  épées  dans  ses 
mains  ^  Il  fait  dire  à  un  soldat  de  Charlemagne  qu'il 
portait  sept,  huit,  neuf  barbares  embrochés  à  sa  lance 
comme  de  petits  oiseaux  -.  Il  l'engage  à  imiter  ses 
pères,  à  se  conduire  en  homme,  à  ne  pas  ménager  les 
grands  et  les  évêques.  «  Charlemagne  ayant  envoyé 
consulter  un  de  ses  fils,  qui  s'était  fait  moine,  sur  la 
manière  dont  il  fallait  traiter  les  grands,  on  le  trouva 
arrachant  des  orties  et  de  mauvaises  herbes  :  Rappor- 
tez à  mon  père,  dit-il,  ce  que  vous  m'avez  vu  faire... 
Son  monastère  fut  détruit.  Pour  quelle  cause,  cela  n'est 
pas  douteux.  Mais  je  ne  le  dirai  pas  que  je  n'aie  vu 
votre  petit  Bernard  ceint  d'une  épée.  » 

Ce  petit  Bernard  passait  pour  fils  naturel  de  l'empe- 
reur. Charles  lui-même  rendait  pourtant  la  hose  dou- 
teuse, lorsqu'accusant  sa  femme  devant  la  diète  de  887, 
il  semblait  se  proclamer  impuissant  ;  il  assurait  «  qu'il 
n'avait  point  connu  l'impératrice,  quoiqu'elle  lui  fût 
unie  depuis  dix  ans  en  légitime  mariage.  »  Il  n'y  avait 
que  trop  d'apparence  :  l'empereur  était  impuissant 
comme  l'Empire.  L'infécondité  de  huit  reines,  la  mort 

•  C'est  ainbi  qu"Haroun-al-Rascliid  met  en  pièces  les  armes  qiu 
lui  apportent  les  ambassadeurs  de  Constantinople.  On  sait  riiiii. 
toire  de  l'arc  d'Ulysse  dans  V  Odyssée,  de  l'arc  du  roi  d'Étliiopio 
dans  Hérodote. 

'  Mon.  SangalL,  1.  Il,  e.  xx.  «  Is  cum  Behemanos,  Wilzoz  et 
Avaros  in  modum  prati  secaret,  et  in  avicularum  modum  de  has- 
tili  suspenderet...  aiebat  :  «  Quid  mihi  ranunculi  isti?  Septem  vel 
octo,  vel  certe  novem  de  illis  hasta  mca  perforâtes  et  nescio  quid 
murmurantes,  hue  iilucque  portar-e  solebam.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  S3 

prématurée  de  six  rois,  prouvent  assez  la  dégéuëration 
de  cette  race  :  elle  finit  d'épuisement  comme  celle  des 
Mérovingiens.  La  branche  française  est  éteinte;  la 
France  dédaigne  d'obéir  plus  longtemps  à  la  branche 
allemande.  Charles  le  Gros  est  déposé  à  la  diète  de 
Tribur,  en  887.  Les  divers  royaumes  qui  composaient 
l'empire  de  Charlemagne  sont  de  nouveau  séparés  ;  et 
non-seulement  les  royaumes,  mais  bientôt  les  duchés, 
lec  comtés,  les  simples  seigneuries. 

L'année  même  de  sa  mort  (877),  Charles  le  Chauve 
avait  signé  l'hérédité  des  comtés  ;  celle  des  fiefs  exis- 
tait déjà.  Les  comtes,  jusque-là  magistrats  amovibles, 
devinrent  des  souverains  héréditaires,  chacun  dans  le 
pays  qu'ils  administraient.  Cette  concession  fut  amenée 
par  la  force  des  choses.  Charles  le  Chauve  avait  au 
contraire  défendu  d'abord  aux  seigneurs  de  bâtir  des 
châteaux,  défense  vaine  et  coupable  au  miheu  des  ra- 
vages des  Northmans.  Il  finit  par  céder  à  la  nécessité  : 
il  reconnut  l'hérédité  des  comtés  (877)  ^  ;  c'était  rési- 
gner la  souveraineté.  Les  comtes,  les  seigneurs,  voilà 
les  véritables  héritiers  de  Charles  le  Chauve.  Déjà  il  a 
marié  ses  filles  aux  plus  vaillants  d'entre  eux,  à  ceux 
de  Bretagne  et  de  Flandre. 

Ces  libérateurs  du  pays  occuperont  les  défilés  aes 
montagnes,  les  passes  des  fleuves,  ils  y  dresseront 
leurs  forts,  ils  s'y  maintiendront  à  la  fois,  et  contre  les 
barbares,  et  contre  le  prince,  qui  de  temps  en  temps 


*  Il  assure  l'hcritage  au  fils,  lors  même  qu'il  est  encore  enfant 
à  la  mort  du  père.  S'il  n'y  a  point  de  fils,  le  prince  disposera  du 
comté. 


54  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

aura  la  tentation  de  ressaisir  le  pouvoir  qu'il  aban- 
donne à  regret.  Mais  les  peuples  n'ont  plus  que  haine 
et  mépris  pour  un  roi  qui  ne  sait  point  les  défendre.  Ils 
se  serrent  autour  de  leurs  défenseurs,  autour  des  sei- 
gneurs et  des  comtes.  Rien  de  plus  populaire  que  la 
féodalité  à  sa  naissance.  Le  souvenir  confus  de  cette 
popularité  est  resté  dans  les  romans  où  Gérard  de  Rous- 
sillon,  où  Renaud  et  les  autres  fils  d'Aymon  soutien- 
nent une  lutte  héroïque  contre  Charlemagne.  Le  nom 
de  Charlemagne  est  ici  la  désignation  commune  des 
Carlovingiens. 

Le  premier  et  le  plus  puissant  de  ces  fondateurs  de  la 
féodahté,  est  le  beau-frère  même  de  Charles  le  Chauve, 
Boson,  qui  prend  le  titre  de  roi  de  Provence,  ou  Bour- 
gogne Cisjuranc  ^  (879).  Presqu'en  môme  temps  (888), 
Rodolf  Welf  occupe  la  Bourgogne  Transjurane,  dont  il 
fait  aussi  un  royaume.  Voilà  la  barrière  de  la  France 
au  sud-est.  Les  Sarrasins  y  auront  des  combats  à  ren- 
dre contre  Boson,  contre  Gérard  de  Roussillon,  le  cé- 
lèbre héros  de  roman,  contre  l'évêque  de  Grenoble  et 
le  vicomte  de  Marseille. 

Au  pied  des  Pyrénées,  le  duché  de  Gascogne  est  ré- 
tabli par  cette  famille  d'Hunald  et  de  Guaifer  ^  si  mal- 

*  Il  fut  élu  au  concile  de  INIantailIe  par  vingt-trois  évèques  du 
midi  et  de  rOrlent  de  la  Gaule. 

^  F.  la  chartre  de  84b,  par  laquelle  Charles  le  Chauve  refuse  de 
confisquer  les  dons  prodigieux  que  le  comte  des  Gascons  Yandre- 
gi&ile  et  sa  famille  (comtes  de  Bigorre,  etc.'!  avait  faits  à  l'église 
d'Alahon  (diocèse  d'Urgel).  Histoire  du  Lang.,  I,  note,  p.  688  et 
p.  8o  des  preuves.  —  II  ne  donnait  pas  moins  que  tout  l'ancien 
patrimoine  de  ses  aïeux  en  Franco,  tout  ce  qu'ils  avaient  eu  de 
pi-opriétés  et  de  droits  dans  le  Toulonsan,  YAgénois.  le  Quiercpi 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  53 

traitée  par  les  Carlovingiens,  qui  lui  durent  le  désas- 
tre de  Roncevaux.  Dans  l'Aquitaine,  s'élèvent  les 
puissantes  familles  de  Gothie  (Narbonne,  Roussillon, 
Barcelone),  de  Poitiers  et  de  Toulouse.  Les  deux  pre- 
mières veulent  descendre  de  saint  Guillaume,  le  grand 
saint  du  Midi,  le  vainqueur  des  Sarrasins.  C'est  ainsi 
que  tous  les  rois  d'Allemagne  et  d'Italie  descendent  de 
Charlemagne,  et  que  les  familles  héroïques  de  la 
Grèce,  rois  de  Macédoine  et  de  Sparte,  Aleuades  de 
Thessalie,  Bacchides  de  Corinthe,  descendaient  d'IIer- 
cule. 

A  l'est  le  comte  de  Hainaut,  Reinier,  disputera  la 
Lorraine  aux  Allemands,  au  féroce  Swiutibald,  iîls  du 
roi  de  Germanie.  Reimev-I^enard  restera  le  type  et  le 
nom  populaire  de  la  ruse  luttant  avec  avantage  contre 
la  brutalité  de  la  force. 

Au  nord,  la  France  prend  pour  double  défense  con- 
tre les  Belges  et  les  Allemands  les  forestiers  de  Flan- 
dre* et  les  comtes  de  Vermandois,  parents  et  alliés, 
plus  ou  moins  fidèles  des  Carlovingiens. 

Mais  la  grande  lutte  est  à  l'ouest,  vers  la  Norman- 


Ic  pa?/s  d'Arles,  le  Périffîieux,  la  Saintonge  et  le  Poitou.  Le 
bénédictins  ne  trouvent  dans  l'état  matériel  et  la  forme  de  celti 
pièce  aucun  motif  d'en  suspecter  l'authenticité.  Ce  serait  le  testa- 
ment de  l'ancienne  dynastie  aquitanique,  réfugiée  chez  les  Basques, 
léguant  à  l'Église  espagnole  tout  ce  qu'elle  a  jamais  possédé  e;; 
France.  Du  tiers  de  la  France,  le  don  est  "réduit  par  Cliarles  le 
Chauve  à  quelques  terres  en  Espagne,  sur  lesquelles  il  n'avait  pa;: 
grantl'chose  à  prétendre.  (1833.)  M.  Rabanis  a  constaté  l'autheiiti- 
cité  de  la  charte  d'Alahon  H 841). 

•  Les  comtes  de  Flandre  portèrent  d'abord  ce  nom,  ainsi  que 
les  comtes  d'Anjou. 


m  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

die  et  la  Bretagne.  Là,  débarquent  annuellement  les 
hommes  du  Nord.  Le  breton  Nomenoé  se  met  à  la  tête 
du  peuple,  bat  Charles  le  Chauve,  bat  les  Northmans, 
défend  contre  Tours  l'indépendance  de  l'Église  bre- 
tonne, et  veut  faire  de  la  Bretagne  un  royaume  '. 
Après  lui,  les  Northmans  reviennent  en  plus  grand 
nombre,  le  pays  n'est  plus  qu'un  désert,  et  quand  l'un 
de  ses  successeurs  (937),  l'héroïque  Allan  Barbetorte, 
parvint  à  leur  reprendre  Nantes,  il  faut,  pour  arriver 
à  la  cathédrale,  où  il  va  remercier  Dieu,  qu'il  perce  son 
chemin  l'épée  à  la  main  à  travers  les  ronces.  Mais, 
cette  fois,  le  pays  est  délivré;  les  Northmans,  les  Al- 
lemands, appelés  par  le  roi  contre  la  Bretagne,  sont 
repoussés  également.  Allan  assemble  pour  la  première 
fois  les  états  du  comté,  et  le  roi  finit  par  reconnaître 
que  tout  serf  réfugié  en  Bretagne  devient  par  cela  seul 
homme  libre. 

En  859,  les  seigneurs  avaient  empêché  le  peuple  de 
s'armer  contre  les  Northmans  ^  En  864,  Charles  le 
Chauve  avait  défendu  aux  seigneurs  d'élever  des  châ- 
teaux. Peu  d'années  s'écoulent,  et  une  foule  de  chà- 


•  Histor.  Britann.,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  49.  «...  In  corde  siio  cogi- 
tavit  ut  se  regem  faceret...  Reperit  ut  episcopos  totius  suas  regio- 
nis  manu  Francorum  regia  factos,  aliqua  seductione  à  sedibus  .'<uis 
expelleret,  et  alios  concessione  sua  constitutos  in  locis  illoruia 
sutirogaret,  et  si  sic  fieri  possct,  faciliter  per  hoc  ad  regiam  digni 
tatem  ascenderet.  » 

*  Annal.  Bertin.,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  74  :  «  Vulgus  promiscuum 
inter  Sequanam  et  Ligerim,  inter  se  conjurans  adversus  Danos 
in  Sequana  consistentes,  fortiter  rosistit.  Sed  quia  incaute  sus- 
cepta  est  eorum  conjuratio,  à  potcntioribus  nostris  facile  interfl- 
ciuntur.  » 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  57 

teaux  se  sont  élevés;  partout  les  seigneurs  arment 
leurs  hommes.  Les  barbares  commencent  à  rencontrer 
des  obstacles.  Robert  le  Fort  a  péri  en  combattant  les 
Northmans  à  Brisserte  (866).  Son  fils  Eudes,  plus  heu- 
reux, défend  Paris  contre  eux  en  885.  Il  sort  de  la 
ville,  il  y  rentre  à  travers  le  camp  des  Northmans  \ 
Ils  lèvent  le  siège  et  vont  encore  échouer  sous  les  murs 
de  Sens.  En  891 ,  le  roi  de  Germanie  Arnulf  force  leur 
camp  près  de  Louvaiu,  et  les  précipite  dans  la  Dyle. 
En  933  et  955,  les  empereurs  saxons,  Henri  l'Oiseleur 
et  Othon  le  Grand,  remportent  sur  les  Hongrois  leurs 
fameuses  victoires  de  Mersebourg  et  d'Augsbourg. 
Vers  la  même  époque,  l'évêque  Izarii  chasse  les  Sarra- 
sins du  Dauphiné,  et  le  vicomte  de  Marseille,  Guil- 
laume, en  délivre  la  Provence  (965,  972). 

Peu  à  peu  les  barbares  se  découragent;  ils  se  rési- 
gnent au  repos.  Ils  renoncent  au  brigandage,  et  de- 
mandent des  terres.  Les  Northmans  de  la  Loire,  si 
terribles  sous  le  vieil  Hastings,  qui  les  mena  jusqu'en 
Toscane,  sont  repoussés  d'Angleterre  par  le  roi  Alfred. 
Ils  ne  se  soucient  point  d'y  mourir,  comme  leur  héros 
Rognard  Lodbrog,  dans  un  tonneau  de  vipères.  Ils  ai- 
ment mieux  s'établir  en  France,  sur  la  belle  Loire.  Ils 
riossèdent  Chartres,  Tours  et  Blois.  Leur  chef  Théo- 
bald,  tige  de  la  maison  de  Blois  et  Champagne,  ferme 
la  Loire  aux  invasions  nouvelles,  comme  tout  à  l'heure, 
Radholf  ou  Rollon  va  fermer  la  Seine,  sur  laquelle  il 

*  Annal.  Vedast.,  ap.  Scr.  Fr,  VIII,  85  :  «  Nortmanni,  ejusre- 
ditum  prœscientes,  accurerunt  ei  ante  portani  Tuiris  ;  sed  ille, 
emisso  equo,  a  dextris  et  sinilris  adversarios  csedens,  civitatem 
ingressus.  » 


^^8  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

s'établit  (911),  du  consentement  du  roi  de  France, 
Charles  le  Simple  ou  le  Sot.  Il  n'était  pas  si  sot  pour- 
tant de  s'attacher  ces  Northmans,  et  de  leur  donner 
l'onéreuse  suzeraineté  de  la  Bretagne,  qui  devait  user 
Bretons  et  Northmans  les  uns  par  les  autres.  Rollon 
reçut  le  baptême  et  fit  hommage,  non  en  personne, 
mais  par  un  des  siens  ;  celui-ci  s'y  prit  de  manière 
qu'en  baisant  le  pied  du  roi,  il  le  jeta  à  la  renverse. 
Telle  était  l'insolence  de  ces  barbares. 

Les  Northmans  se  fixent  donc  et  s'établissent.  Les 
indigènes  se  fortifient.  La  France  prend  consistance, 
et  se  ferme  peu  à  peu.  Sur  toutes  ses  frontières  s'élè- 
vent, comme  autant  de  tours,  de  grandes  seigneuries 
féodales.  Elle  retrouve  quelque  sécurité  dans  la  forma- 
tion des  puissances  locales,  dans  le  morcellement  de 
l'Empire,  dans  la  destruction  de  l'unité.  Mais  quoi! 
cette  grande  et  noble  unité  de  la  patrie,  dont  le  gou- 
vernement romain  et  francique  nous  ont  du  moins 
donné  l'image,  n'y  a-t-il  pas  espoir  qu'elle  revienne  un 
jour?  Avons-nous  décidément  péri  comme  nation?  N'y 
a-t-il  point  au  milieu  de  la  France  quelque  force  cen- 
tralisante qui  permette  de  croire  que  tous  les  membres 
se  rapprocheront,  et  formeront  de  nouveau  un  corps? 

Si  ridée  de  l'unité  subsiste,  c'est  dans  les  grands 
sièges  ecclésiastiques  qui  conservent  la  prétention  de 
la  primatie.  Tours  est  un  centre  sur  la  Loire,  Reims  en 
est  un  dans  le  Nord.  Mais  partout  le  pouvoir  féodal 
limite  celui  des  évêques.  A  Troyes,  à  Soissons,  le 
comte  l'emporte  sur  le  prélat.  A  Cambrai  et  à  Lj-on  il 
y  a  partage.  Ce  n'est  guère  que  dans  le  domaine  du  roi 
que  les  évêques  obtiennent  ou  conservent  la  seigneu- 


DISSOLUTION  DE  L'EMl'IRE  CARLO VIXGIEN.  M 

rie  de  leur  cité.  Ceux  de  Laon,  Beauvais,  Noyon, 
Châlons-siir-Marne,  Langres,  devientient  pairs  du 
roj'aiime,  il  en  est  de  même  des  métropolitains  de 
Sens  et  de  Reims.  Le  premier  chasse  le  comte;  le  se- 
cond lui  résiste.  L'archevêque  de  Reims,  chef  de 
l'Église  gallicane,  est  longtemps  l'appui  fidèle  des 
Carlovingiens  K  Lui  seul  semble  s'intéresser  encore  à 
la  monarchie,  à  la  dynastie. 

Cette  vieille  dynastie,  sous  la  tutelle  des  évêques, 
ne  peut  plus  rallier  la  France.  Au  milieu  des  guerres 
et  des  ravages  des  barbares ,  le  titre  de  roi  doit  passer 
à  quelqu'un  des  chefs  qui  ont  commencé  à  armer  le 
peuple.  Il  faut  que  ce  chef  sorte  des  provinces  centra- 
les. L'idée  de  l'unité  ne  peut  être  reprise  et  défendue 
par  les  hommes  de  la  frontière.  Cette  unité  leur  est 
odieuse;  ils  aiment  mieux  l'indépendance. 

Le  centre  du  monde  mérovingien  avait  été  l'Église 
de  Tours.  Celui  des  guerres  carlovingiennes  contré  les 
Northmans  et  les  Bretons  est  aussi  sur  la  Loire ,  mais 
plus  à  l'occident,  c'est-à-dire  dans  l'Anjou,  sur  la 
marche  de  Bretagne.  Là,  deux  familles  s'élèvent,  tiges 
des  Capets  et  des  Plantagenets ,  des  rois  de  France  et 
d'Angleterre.  Toutes  deux  sortent  de  chefs  obscurs  qui 
s'illustrèrent  en  défendant  le  pays. 

La  seconde  veut  remonter  à  un  Torthulf  ou  Tertulle, 


'  Lorsque  Charles  le  Simple  appela  ses  vassaux  contre  les 
Hongrois,  en  919,  aucun  ne  vint  à  son  ordre,  hors  rarchevêcxue  de 
Reims,  Hérivée,  qui  lui  amena  quinze  cents  hommes  d'armes 
(Frodoard).  —  Louis  d'Outremer  confirma,  en  9So,  tous  les  an- 
ciens privilèges  de  l'église  de  Reims  ;  ils  furent  confirmés  de  nou- 
veau par  Lothaire,  en  95S,  et  plus  tard  par  les  Othons. 


60  HISTOIRE  DE  FRA^■CE. 

breton  de  Rennes,  «  simple  paysan,  dit  la  chronique, 
vivant  de  sa  chasse  et  de  ce  qu'il  trouvait  dans  les 
forêts.  »  Charles  le  Chauve  le  nomvja  f^'^'^stier  de  la 
forêt  de  Nid-de-Merle  ^  Son  fils  du  même  nom  reçut  le 
titre  de  sénéchal  d'Anjou.  Son  petit  fils  Ingelger,  et  les 
Foulques,  ses  descendants,  furent  des  ennemis  terri- 
bles pour  la  Normandie  et  la  Bretagne. 

Les  Capets  sont  aussi  d'abord  établis  dans  l'Anjou. 
Il  semble  que  ce  soient  des  chefs  saxons  au  service  de 
Charles  le  Chauve  ^  Il  confie  à  leur  premier  ancêtre 


*  Gesta  consulum  Andegav.,  c.  i,  2,  ap.  Scr.  Fr.  VII,  2b6. 
«  Torquatus...  seu  Tortulfus...  habitator  rusticanus  fuit,  ex  copia 
silvestri  et  venatico  exercitio  victitans,  etc.  »  V.  aussi  [iiid.) 
Pactius  Locliiensis,  de  Orig.  comitum  Andegavensium. 

*  Aimoin  de  Saint-Fleury,  qui  écrivit  en  lOOo,  dit  formellement 
Rotbert...  homme  de  race  saxonne...  Il  eut  pour  fils  Eudes  et 
Rotbert.  Acta  SS.  ord.  S.  Bened.,  P.  II.  sec.  IV.  p.  337.  Albéric 
des  Trois-Fontaines,  qui  écrivit  deux  siècles  plus  tard,  n'a  donc 
pas  été,  comme  Ta  cru  M.  Sismondi,  le  premier  à  donner  cette 
généalogie.  «  Les  rois  Robert  et  Eudes  furent  fils  de  Robert  le 
Fort,  marquis  de  la  race  des  Saxons...  Mais  les  historiens  ne  nous 
apprennent  rien  de  plus  sur  cette  race.  »  Ibid.,  283.  —  Guillaume 
de  Jumiéges  :  «  Robert,  comte  d'Anjou,  homme  de  race  saxonne, 
avait  deux  fils,  le  prince  Eudes  et  Robert,  frère  d'Eudes.  »  Item. 
Chron,  de  Strozzi,  ap.  Scr.  Fr.  X,  278.  —  Un  anonyme,  auteur 
d'une  vie  de  Louis  VIII  :  «  Le  royaume  passa  de  la  race  de  Charles 
à  celle  des  comtes  de  Paris,  qui  provenaient  d'origine  saxonne.  » 
—  Helgald,  vie  de  Robert,  c.  i.  «  L'auguste  famille  de  Robert, 
comme  lui-même  l'assurait  en  saintes  et  humbles  paroles,  avait  sa 
souche  en  Au&onie.  »  (Ausonia,  il  faut  peut-être  lire  Saxonia?)  — 
Quelques  historiens  font  naître  Robert  en  îseustrie  ;  les  uns  à  Scez 
(Saxia,  civitas  Saxorum),  les  autres  à  Saisseau  (Saxiacum).  V.  la 
préface  du  tome  X  des  Historiens  de  France.  Toutes  ces  opinions 
se  concilient  et  se  confirment  par  leur  divergence  même,  en  ad- 
mettant que   Robert  le  Fort  descendait  des  Saxons  établis  en 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  61 

counu,  Robert  le  Fort,  la  c^éfense  du  pays  entre  la 
Seine  et  la  Loire.  Robert  se  fait  tuer  en  combattant,  à 
Brisserte,  le  chef  des  Northmans,  Hastings.  Son  fils 
Eudes,  plus  heureux,  les  repousse  au  siège  de  Paris 
(885),  et  remporte  sur  eux  une  grande  victoire,  à 
Montfaucon.  A  l'époque  de  la  déposition  de  Charles  le 
Gros,  il  est  élu  roi  de  France  (888). 

M.  Augustin  Thierry,  dans  ses  Lettres  sur  Vliistoire 
de  France,  a  suivi  avec  beaucoup  de  sagacité  les  alter- 
natives de  cette  longue  lutte  qui,  dans  l'espace  d'un 
siècle,  fit  prévaloir  la  nouvelle  dynastie.  Il  m'est  im- 
possible de  ne  pas  emprunter  quelques  pages  de  ce 
beau  récit.  La  question  n'y  est  traitée  que  sous  un 
point  de  vue,  mais  avec  une  netteté  singulière. 

«A  la  révolution  de  888,  correspond  de  la  manière 
la  plus  précise  un  mouvement  d'un  autre  genre,  qui 
élève  sur  le  trône  un  homme  entièrement  étranger  à  la 
famille  des  Carlovingiens.  Ce  roi,  le  premier  auquel 
notre  histoire  devrait  donner  le  titre  de  roi  de  France, 
par  opposition  au  roi  des  Francs,  est  Ode,  ou,  selon  la 
prononciation  romaine,  qui  commençait  à  prévaloir, 
Eudes,  fils  du  comte  d'Anjou  Robert  le  Fort.  Élu  au 
détriment  d'un  héritier  qui  se  qualifiait  de  légitime, 
Eudes  fut  le  candidat  national  de  la  population  mixte 
qui  avait  combattu  cinquante  ans  pour  former  un  État 
par  elle-même,  et  son  règne  marque  l'ouverture  d'une 
seconde  série  de  guerres  civiles,  terminées,  après  un 


Neustrie,  et  particLiliérement  à  Bayeux.  Tout  le  rivage  s'appelait 
litius  Saxonicum.  Les  noms  de  Séez,  de  Saisseau,  de  la  rivière 
de  Sée,  etc.,  ont  évidemment  la  même  origine. 


62  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

siècle,  par  l'exclusion  définitive  de  la  race  de  Charles 
le  Grand.  En  eifet,  cette  race  toute  germanique,  se 
rattachant,  par  le  lien  des  souvenirs  et  les  affections 
de  parenté,  aux  pays  de  la  langue  tudesque,  ne  pou- 
vait être  regardée  par  les  Français  que  comme  un 
obstacle  à  la  séparation  sur  laquelle  venait  de  se  fon- 
der leur  existence  indépendante. 

«  Ce  ne  fut  point  par  caprice,  mais  par  politique, 
que  les  seigneurs  du  nord  de  la  Gaule,  Francs  d'ori- 
gine, mais  attachés  à  l'intérêt  du  pays,  violèrent  le 
serment  prêté  par  leurs  aïeux  à  la  famille  de  Pépin,  et 
firent  sacrer  roi  à  Compiègne,  un  homme  de  descen- 
dance saxonne.  L'héritier  dépossédé  par  cette  élection, 
Charles,  surnommé  le  Simple  ou  le  Sot^  ne  tarda  pas 
à  justifier  son  exclusion  du  trône,  en  se  mettant  sous 
te  patronage  d'Arnulf,  roi  de  Germanie.  «  Ne  pouvant 
tenir,  dit  un  ancien  historien,  contre  la  puissance 
d'Eudes,  il  alla  réclamer,  en  suppliant,  la  protection 
du  roi  Arnulf.  Une  assemblée  publique  fut  convoquée 
dans  la  ville  de  Worms;  Charles  s'y  rendit,  et,  après 
avoir  offert  de  grands  présents  à  Arnulf,  il  fut  investi 
par  lui  de  la  royauté  dont  il  avait  pris  le  titre.  li'ordro 
fut  donné  aux  comtes  et  aux  évêques  qui  résidaient 
aux  environs  de  la  Moselle  de  lui  prêter  secours,  et  de 
le  faire  rentrer  dans  son  royaume,  pour  quïl  y  fût 
couronné;  mais  rien  de  tout  cela  ne  lui  profita.  ï> 

«  Le  parti  des  Carlo  vin  giens,  soutenu  par  l'interven- 
tion germanique,  ne  réussit  point  à  l'emporter  sur  le 

*  Chronic.  Ditmari,  ap.  Scr.  Fr.  X,  119  :  «  Fuit  in  occiduis  par- 
tiLus  (juidam  rex  ab  inculiss  Karl  Soi,  id  est  Stolidus,  ironice  die- 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  G3 

parti  qu'on  peut  nommer  français.  Il  fut  plusieurs  fois 
battu  avec  son  chef,  qui,  après  chaque  défaite,  se 
mettait  en  sûreté  derrière  la  Meuse,  hors  des  limites 
•du  royaume.  Charles  le  Simple  parvint  cependant, 
grâce  au  voisinage  de  l'Allemagne,  à  obtenir  quelque 
puissance  entre  la  Meuse  et  la  Seine.  Un  reste  de  la 
vieille  opinion  germanique,  qui  regardait  les  Welskes 
ou  Wallons  comme  les  sujets  naturels  des  fils  des 
Francs,  contribuait  à  rendre  cette  guerre  de  dynastie 
populaire  dans  tous  les  pays  voisins  du  Rhin.  Sous 
prétexte  de  soutenir  les  droits  de  la  royauté  légitime, 
Swintibald,  fils  naturel-  d'Arnulf,  et  roi  de  Lorraine, 
envahit  le  territoire  français  en  l'année  895.  Il  parvint 
jusqu'à  Laon  avec  une  armée  composée  de  Lorrains, 
d'Alsaciens  et  de  Flamands,  mais  fut  bientôt  forcé  de 
battre  en  retraite  devant  l'armée  du  roi  Eudes.  Cette 
grande  tentative  ayant  ainsi  échoué,  il  se  fit  à  la  cour 
de  Germanie  une  sorte  de  réaction  politique  en  faveur 
de  celui  qu'on  avait  jusque-là  qualifié  d'usurpateur. 
Eudes  fut  reconnu  roi  S  et  l'on  promit  de  ne  plus  don- 
ner à  l'avenir  aucun  secours  au  prétendant.  En  efl'et, 
Charles  n'obtint  rien  tant  que  son  adversaire  vécut, 
mais  à  la  mort  du  roi  Eudes,  lorsque  le  changement 

tus  »  Rad  Glaber,  L  I,  c.  i,  ibid  iv  :  «  Garolum  Hebetem  cognomi- 
natum.  »  Ghronic.  Strozzian.,  ibid.,  273  :  ...Garolum  Simplicem.  » 
—  Ghron.  S.  Maxent.,  ap.  Scr.  Fr.  IX,  8  :  «  Karolus  Follus.  » 
Richard.  Pietav.,  ibid.,  22  :  «  Karolus  Simplex,  sive  StuUus.  » 

^  Il  ne  faut  pas  se  représenter  cet  Eudes  comme  assis  dans  de 
paisibles  possessions,  ainsi  que  le  furent  après  lui  Hugues  le 
Grand  et  Hugues  Gapet.  Il  n'avait  cxu'un  royaume  flottant,  ou 
plutôt  qu'une  ai'mée.  G'est  un  chef  de  partisans  qu'on  voit  com- 
battre tour  à  tour  le  Nord  et  le  Midi,  la  Flandre  et  l'Aquitaine. 


64  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

de  dynastie  fut  remis  en  question,  le  Keisar,  ou  empe- 
reur, prit  de  nouveau  parti  pour  le  descendant  des  rois 
francs, 

«  Charles  le  Simple,  reconnu  en  898,  par  une 
grande  partie  de  ceux  qui  avaient  travaillé  à  l'exclure, 
régna  d'abord  vingt-deux  ans  sans  aucune  opposition. 
C'est  dans  cet  espace  de  temps  qu'il  abandonna  au 
chef  normand  Rolf  tous  ses  droits  sur  le  territoire 
voisin  de  l'embouchure  de  la  Seine,  et  lui  conféra  le 
titre  de  duc  (912).  Le  duché  de  Normandie  servit  plus 
tard  à  flanquer  le  royaume  de  France  contre  les  atta- 
ques de  l'empire  germanique  et  de  ses  vassaux  lor- 
rains ou  flamands.  Le  premier  duc  fut  fidèle  au  traité 
d'alliance  qu'il  avait  fait  avec  Charles  le  Simple,  et  le 
soutint,  quoique  assez  faiblement,  contre  Rotbert  ou 
Robert,  frère  du  roi  Eudes,  élu  roi  en  922.  Son  fils, 
Guillaume  Je"*,  suivit  d'abord  la  même  politique,  et 
lorsque  le  roi  héréditaire  eut  été  déposé  et  emprisonné 
à  Laon,  il  se  déclara  pour  lui  contre  Radulf  ou  Raoul, 
beau-frère  de  Robert,  élu  et  couronné  roi,  en  haine  de 
la  dynastie  franque.  Mais  peu  d'années  après,  chan- 
geant de  parti,  il  abandonna  la  cause  de  Charles  le 
Simple  et  fit  alliance  avec  le  roi  Raoul.  En  936,  espé- 
rant qu'un  retour  à  ses  premiers  errements  lui  procu- 
rerait plus  d'avantages,  il  appuya  d'une  manière  éner- 
gique la  restauration  du  fils  de  Charles,  Louis,  sur- 
nommé d'Outre-mer. 

«  Le  nouveau  roi,  auquel  le  parti  français  soit  par 
fatigue,  soit  par  prudence,  n'opposa  aucun  compé- 
titeur, poussé  par  un  penchant  héréditaire  à  chercher 
des  amis  au  delà  du  Rhin,   contracta  une  alliance 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  6j 

étroite  avec  Othoii,  premier  du  nom,  roi  de  Germanie 
le  prince  le  plus  puissant  et  le  plus  ambitieux  de  l'é- 
poque. Cette  alliance  mécontenta  vivement  les  sei- 
gneurs, qui  avaient  une  grande  aversion  pour  l'in- 
fluence teutonique.  Le  représentant  de  cette  opinion 
nationale ,  et  l'homme  le  plus  puissant  entre  la  Seine 
et  la  Loire ,  était  Hugues ,  comte  de  Paris ,  auquel  on 
donnait  le  surnom  de  Grand,  à  cause  de  ses  immenses 
domaines.  Dès  que  les  défiances  mutuelles  se  furent 
accrues  au  point  d'amener,  en  940,  une  nouvelle 
guerre  entre  les  deux  partis ,  qui  depuis  cinquante  ans 
étaient  en  présence,  Hugues  le  Grand,  quoiqu'il  ne 
prît  point  le  titre  de  roi ,  joua  contre  Louis  d'Outre- 
mer le  même  rôle  qu'Eudes ,  Robert  et  Raoul  avaient 
joué  contre  Charles  le  Simple.  Son  premier  soin  fut 
d'enlever  à  la  faction  opposée  l'appui  du  duc  de  Nor- 
mandie; il  y  réussit,  et,  grâce  à  l'intervention  nor- 
mande ,  parvint  à  neutraliser  les  effets  de  l'influence 
germanique.  Toutes  les  forces  du  roi  Louis  et  du  parti 
franc  se  brisèrent ,  en  945 ,  contre  le  petit  duché  de 
Normandie.  Le  roi,  vaincu  en  bataille  rangée,  fut  pris 
avec  seize  de  ses  comtes,  et  enfermé  dans  la  tour  de 
Rouen ,  d'où  il  ne  sortit  que  pour  être  livré  aux  chefs 
du  parti  national ,  qui  l'emprisonnèrent  à  Laon. 

«  Pour  rendre  plus  durable  la  nouvelle  alliance  de 
ce  parti  avec  les  Normands ,  Hugues  le  Grand  promit 
de  donner  sa  fille  en  mariage  à  leur  duc.  Mais  cette 
confédération  des  deux  puissances  gauloises  les  plus 
voisines  de  la  Germanie  attira  contre  elles  une  coali- 
tion des  puissances  teutoniques  dont  les  principales 
étaient  alors  Othon  et  le  comte  de  Flandre.  Le  prétexte 

T.  II.  5 


HISTOIRE  DE  FRANCE. 

de  la  guerre  devait  être  de  tirer  le  roi  Louis  de  sa 
prison;  Eûais  les  coalisés  se  promettaient  des  résultats 
d'un  autre  genre.  Leur  but  était  d'anéantir  la  puis- 
sauce  normande,  en  réunissant  ce  duché  à  la  couronne 
de  France,  après  la  restauration  du  roi  leur  allié  :  en 
retour,  ils  devaient  recevoir  une  cession  de  territoire, 
qui  agrandirait  leurs  États  aux  dépens  du  royaume  de 
France.  L'invasion,  conduite  par  le  roi  de  Germanie, 
eut  lieu  en  946.  A  la  tête  de  trente -deux  légions, 
disent  les  historiens  du  temps,  Othon  s'avança  jusqu'à 
Reims.  Le  parti  national,  qui  tenait  un  loi  en  prison 
et  n'avait  pas  de  roi  à  sa  tête ,  ne  put  rallier  autour 
de  lui  des  forces  suffisantes  pour  repousser  les  étran- 
gers. Le  roi  Louis  fut  remis  en  liberté ,  et  les  coalisés 
s'avancèrent  jusque  sous  les  murs  de  Rouen  :  mais 
cette  campagne  brillante  n'eut  aucun  résultat  décisif. 
La  Normandie  resta  indépendante,  et  le  roi  délivré 
n'eut  pas  plus  d'amis  qu'auparavant.  Au  contraire,  on 
lui  imputa  les  malheurs  de  l'invasion,  et,  menacé 
bientôt  d'être  pour  la  seconde  fois  déposé ,  il  retourna 
au  delà  du  Rhin  pour  implorer  de  nouveaux  secours. 
«  En  l'année  948 ,  les  évêques  de  la  Germanie  s'as- 
semblèrent, par  ordre  du  roi  Othon,  en  concile,  à 
Inghelheim,  pour  traiter,  entre  autres  affaires,  des 
griefs  de  Louis  d'Outre-mer  contre  le  parti  de  Hugues 
le  Grand.  Le  roi  des  Français  vint  jouer  le  rôle  de 
solliciteur  devant  cette  assemblée  étrangère.  Assis  à 
côté  du  roi  de  Germanie,  après  que  le  légat  du  pape 
eut  annoncé  l'objet  du  synode,  il  se  leva  et  parla  en 
ces  termes  :  «  Personne  de  vous  n'ignore  que  des  mes- 
sagers du  comte  Hugues  et  des  autres  seigneurs  de 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  G7 

France  sont  venus  me  trouver  au  pays  d'outre-mer, 
m'invitant  à  rentrer  dans  le  royaume  qui  était  mon 
héritage  paternel.  J'ai  été  sacré  et  couronné  par  le 
vœu  et  aux  acclamations  de  tous  les  chefs  et  de  l'ar- 
mée de  France.  Mais,  peu  de  temps  après,  le  comt;;; 
Hugues  s'est  emparé  de  moi  par  trahison,  m'a  déposé 
et  emprisonné  durant  une  année  entière;  enfln,  je  n'ai 
obtenu  ma  délivrance  qu'en  remettant  en  son  pouvoir 
la  ville  de  Laon ,  la  seule  ville  de  la  couronne  que  mes 
fidèles  occupassent  encore.  Tous  ces  malheurs  qui  ont 
fondu  sur  moi  depuis  mon  avènement,  s'il  y  a  quel- 
qu'un qui  soutienne  qu'ils  me  sont  arrivés  par  ma 
faute,  je  suis  prêt  à  me  défendre  de  cette  accusation, 
soit  par  le  jugement  du  synode  et  du  roi  ici  présent, 
soit  par  un  combat  singulier.  »  Il  ne  se  présenta, 
comme  on  pouvait  le  croire,  ni  avocat,  ni  champion  de 
la  partie  adverse ,  pour  soumettre  un  différend  natio- 
nal au  jugement  de  l'empereur  d'outre-Rhin ,  et  le  con- 
cile, transféré  à  Trêves,  sur  les  instances  de  Leudulf, 
chapelain  et  délégué  du  César ,  prononça  la  sentence 
suivante  :  «  En  vertu  de  l'autorité  apostolique,  nous 
excommunions  le  comte  Hugues  ,  ennemi  du  roi  Louis, 
à  cause  des  maux  de  tout  genre  qu'il  lui  a  faits,  jus- 
qu'à ce  que  ledit  comte  vienne  à  résipiscence,  et  donne 
pleine  satisfaction  devant  le  légat  du  souverain  pontife. 
Que  s'il  refuse  de  se  soumettre,  il  devra  faire  le 
voyage  de  Rome  pour  recevoir  son  absolution.  » 

«  A  la  mort  de  Louis  d'Outre-mer,  en  l'année  954,. 
son  flls  Lothaire  lui  succéda  sans  opposition  appa- 
rente. Deux  ans  après,  le  comte  Hugues  mourut,  lais- 
sant trois  fils,   dont  l'aîné,  qui  portait  le  même  nom 


68  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

[[lie  liii,  hérita  du  comté  de  Paris,  qu'on  appelait  aussi 
le  duché  de  France.  Son  père  avant  de  mourir,  l'avait 
recommandé  à  Rikard  ou  Richard,  duc  de  Normandie, 
comme  au  défenseur  naturel  de  sa  famille  et  de  son 
parti.  Ce  parti  sembla  sommeiller  jusqu'en  l'année  980.» 
Ce  sommeil,  que  M.  Thierry  néglige  d'exphquer,  ne 
fut  autre  chose  que  la  minorité  du  roi  Lothaire  et  du 
duc  de  France ,  Hugues  Capet,  sous  la  tutelle  de  leurs 
mères  Hedwige  et  Gerberge,  toutes  deux  soeurs  du 
Saxon  Othon,  roi  de  Germanie  *.  Ce  puissant  monar- 
que semble  avoir  gouverné  la  France  par  l'intermé- 
diaire de  son  frère,  Bruno,  archevêque  de  Cologne,  et 
duc  de  Lorraine  et  des  Pays-Bas  ^  Ces  relations  expli- 
quent suffisamment  le  caractère  germanique  que 
M.  Thierry  remarque  dans  les  derniers  Carlo vingiens. 
Il  était  naturel  que  Louis  d'Outre-mer  élevé  chez  les 
Anglo-Saxons,  que  Lothaire,  fils  d'une  princesse 
saxonne,  parlassent  la  langue  allemande.  La  prépon- 
dérance de  l'Allemagne  à  cette  époque,  la  gloire 
d'Othon ,  vainqueur  des  Hongrois  et  maître  de  l'Itahe, 


*  «  Louis  d'Outre-mer  épousa  Gerberge,  sœur  de  rempereur 
Othon  ;  le  duc  Hugues  le  Grand  voyant  cela,  afin  de  lui  rendre 
coup  pour  coup,  et  de  contre-balancer  le  crédit  que  Louis  avait 
obtenu  auprès  d'Othon,  prit  pour  femme  l'autre  soeur,  Hedwige. 
De  ces  deux  sœurs  sortirent  la  race  impériale  de  Germanie  et  les 
race.>  royales  de  France  et  d'Angleterre.  »  (Albéric  des  Trois- 
Fontaines.) 

*  Hedwige  et  Gerberge  se  mirent  ensemble  sous  la  protection 
de  Bruno,  et  il  rétablit  la  paix  entre  ses  neveux  .Frodoard).  Les 
deux  sœurs  vinrent  rendre  visite  à  Othon,  lorsqu'il  vint  à  Aix, 
en  963,  et  jamais,  dit  la  chronique,  ils  ne  ressentirent  pareille  joie. 
'Vie  de  saint  Bruno.) 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  69 

justifieraient  d'ailleurs  la  prédilection  de  ces  princes 
pour  la  langue  du  roi.  Pour  être  parents  des  Othons, 
les  derniers  Carlovingiens ,  les  premiers  Capétiens, 
n'en  furent  pas  plus  belliqueux.  Hugues  Capet,  et  son 
fils  Robert,  princes  voués  à  l'Église,  ne  rappellent 
guère  le  caractère  aventureux  de  Robert  le  Fort  et 
d'Eudes,  leurs  aïeux,  qui  s'étaient  fait  si  peu  de  scru- 
pule de  guerroyer  contre  les  évêques,  nommément 
contre  l'archevêque  de  Reims.  Mais  reprenons  le  récit 
de  M.  Thierry. 

Après  la  mort  d'Othon  le  Grana,  «  le  roi  Lothaire, 
s' abandonnant  à  l'impulsion  de  l'esprit  français,  rompit 
avec  les  puissances  germaniques,  et  tenta  de  reculer 
jusqu'au  Rhin  la  frontière  de  son  royaume.  Il  entra  à 
l'improviste  sur  les  terres  de  l'Empire,  et  séjourna  en 
vainqueur  dans  le  palais  d'Aix-la-Chapelle.  Mais  cette 
expédition  aventureuse,   qui   flattait  la  vanité  fran- 
çaise, ne  servit  qu'à  amener  les  Germains,  au  nombre 
de  soixante  mille.  Allemands,  Lorrains,  Flamands  et 
Saxons,  jusque  sur  les  hauteurs  de  Montmartre,  où 
cette  grande  armée  chanta  en  chœur  un  des  versets 
du  Te  Demïh.  L'empereur  Othon  II,  qui  la  conduisait, 
fut  plus  heureux,  comme  il  arrive  souvent,  dans  l'in- 
vasion que  dans  la  retraite.  Battu  par  les  Français  au 
passage  de  l'Aisne,  ce  ne  fut  qu'au  moyen  d'une  trêve 
conclue  avec  le  roi  Lothaire  qu'il  put  regagner  sa 
frontière.  Ce  traité,  conclu,  à  ce  que  disent  les  chroni- 
ques, contre  le  gré  de  l'armée  française,   ranima  la 
querelle  des  deux  partis,  ou  plutôt  fournit  un  nouveau 
prétexte  à  des  ressentiments  qui  n'avaient  point  cessé 
d'exister. 


■70  .HISTOIRE  DE  FRANCE. 

<c  Menacé,  comme  son  père  et  son  aïeul,  par  les  ad- 
versaires implacables  de  la  race  des  Carlovingiens, 
Lothaire  tom^na  les  yeux  du  côté  du  Rhin  pour  obte- 
nir un  appui  en  cas  de  détresse.  Il  fît  remise  à  la  cour 
impériale  de  ses  conquêtes  en  Lorraine,  et  de  toutes 
les  prétentions  de  la  France  sur  une  partie  de  ce 
royaume.  «  Cette  chose  contrista  grandement,  dit  un 
auteur  contemporain ,  le  cœur  des  seigneurs  de 
Fi-auce,  »  Néanmoins,  ils  ne  firent  point  éclater  leur 
mécontentement  d'une  manière  hostile.  Instruits  par 
le  mauvais  succès  des  tentatives  faites  depuis  près  de 
cent  ans,  ils  ne  voulaient  plus  rien  entreprendre 
contre  la  dynastie  régnante,  à  moins  d'être  sûrs  de 
réussir.  Le  roi  Lothaire,  plus  habile  et  plus  actif  que 
ses  prédécesseurs  ^  si  l'on  en  juge  par  sa  conduite,  se 
rendait  un  compte  exact  des  difficultés  de  sa  posi- 
tion, et  ne  négligeait  aucun  moyen  de  les  vaincre.  En 
983,  profitant  de  la  mort  d'Othon  II  et  de  la  minorité 
de  son  fils,  il  rompit  subitement  la  paix  qu'il  avait 

*  Nous  remarquerons,  à  l'occasion  de  cette  observation  do 
M.  Thierry,  que  les  Carlovingiens,  dans  leur  dégénération,  ne 
tombèrent  pas  si  bas  que  les  Mérovingiens.  Si  Louis  le  Bègue  fut 
surnommé  Nihil-fecit,  il  faut  se  souvenir  qu'il  ne  régna  que  dix- 
huit  mois;  et  les  Annales  de  Metz  vantent  sa  douceur  et  son 
équité.  —  Louis  III  et  Carloman  remportèrent  une  victoire  sur  les 
Northmans  (879).  —  Charles  le  Sot  fît  avec  eux  un  traité  fort 
utile  (9]1).  Il  battit  son  rival  le  roi  Robert,  et  le  tua,  dit-on,  de  sa 
main.  —  Louis  d'Outre-m-er  montra  un  courage  et  une  activité 
qui  n'auraient  pas  dû  lui  attirer  cette  satire  :  «  Dominus  in  convi- 
vio,  rex  in  cubiculo.  »  —  Enfin,  suivant  1" observation  de  D.  Vais- 
sette,  la  jeunesse  de  Louis  le  Fai?iéant  lui-même,  la  brièveté  de 
son  règne,  et  la  valeur  dont  il  fit  preuve  au  biége  de  Reims,  ne 
méritaient  pas  ce  surnom  des  derniers  Mérovingiens. 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  71 

conclue  avec  l'Empire,  et  envahit  de  recîief  la  Lor- 
raine ;  agression  qui  devait  lui  rendre  un  peu  de  popu- 
larité. Aussi,  jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Lothaire,  au- 
cune rébellion  déclarée  ne  s'éleva  contre  lui.  Mais 
chaque  jour  son  pouvoir  allait  en  décroissant;  l'auto- 
rité, qui  se  retirait  de  lui,  pour  ainsi  dire,  passa  tout 
entière  aux  mains  du  fils  de  Hugues  le  Grand,  Hugues, 
comte  de  l'Ile-de-France  et  d'Anjou,  qu'on  surnommait 
Gapei  ou  Cliapet,  dans  la  langue  française  du  temps. 
«  Lothaire  n'est  roi  que  de  nom ,  écrivait  dans  une  de 
ses  lettres* l'un  des  personnages  les  plus  distingués  du 
xe  siècle  ^  ;  Hugues  n'en  porte  pas  le  titre,  mais  il  l'est 
en  fait  et  en  œuvres.  » 

Les  difficultés  de  tout  genre  que  présentait,  en  987, 
une  quatrième  restauration  des  Carlovingiens  effrayè- 
rent les  princes  d'Allemagne;  ils  ne  firent  marcher 
aucune  armée  au  secours  du  prétendant  Charles,  frère 
de  l'avant-dernier  roi,  et  duc  de  Lorraine  sous  la  suze- 
raineté de  l'Empire.  Réduit  à  la  faible  assistance  de 
ses  partisans  de  l'intérieur,  Charles  ne  réussit  qu'à 
s'emparer  de  la  ville  de  Laon,  où  il  se  maintint  en 
état  de  blocus,  à  cause  de  la  force  de  la  place,  jus- 
qu'au moment  où  il  fut  trahi  et  livré  par  l'un  des 
siens.  Hugues  Capt.  le  fit  emprisonner  dans  la  tour 
K'Orléans,  où  il  mourut.  Ses  deux  fils,  Louis  et  Char- 
les, nés  en  prison  et  bannis  de  France  après  la  mort 
lie  leur  père,  trouvèrent  un  asile  en  Allemagne,  où  se 
3onservfiit  à  leur  égard  l'ancienne  sympathie  d'origine 

et  de  parenté. 
« 

'  Gerbert. 


'i  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

€  Quoique  le  nouveau  roi  fût  issu  d'une  famille  ger- 
manique, l'absence  de  toute  parenté  avec  la  dynastie 
impériale,  l'obscurité  même  de  son  origine  dont  on  ne 
trouvait  plus  de  trace  certaine  après  la  troisième  géné- 
ration, le  désignaient  comme  candidat  à  la  race  indi- 
gène, dont  la  restauration  s'opérait  en  quelque  sorte 
depuis  le  démembrement  de  l'Empire. 

«  L'avènement  de  la  troisième  race  est,  dans  notre 
histoire  nationale,  d'une  bien  autre  importance  que 
celui  de  la  seconde  ;  c'est,  à  proprement  parler,  la  fin 
du  règne  des  Franks  et  la  substitution  d'une  royauté 
nationale  au  gouvernement  fondé  par  la  conquête.  Dès 
lors,  notre  histoire  devient  simple;  c'est  toujours  le 
même  peuple,  qu'on  suit  et  qu'on  reconnaît  malgré 
les  changements  qui  surviennent  dans  les  mœurs  et  la 
civilisation.  L'identité  nationale  est  le  fondement  sur 
lequel  repose,  depuis  tant  de  siècles,  l'unité  de  dynastie. 
Un  singulier  pressentiment  de  cette  longue  succession 
de  rois  paraît  avoir  saisi  l'esprit  du  peuple  à  l'avéne- 
ment  delà  troisième  race.  Le  briiit  courut  qu'en  981 
saint  Valeri,  dont  Hugues  Capet,  alors  comte  de  Paris, 
venait  de  faire  transférer  les.  reliques,  lui  était  apparu 
en  songe  et  lui  avait  dit  :  A  cause  de  ce  que  tu  as  fait, 
toi  et  tes  descendants  vous  serez  rois  jusqu'à  la  sep- 
tième génération,  c'est-à-dire  à  perpétuité  ^  » 

Cette  légende  populaire  est  répétée  par  tous  les  chro- 
niqueurs sans  exception,  même  par  le  petit  nombre 
de  ceux  qui,  n'approuvant  point  le  changement  de  dy- 
nastie, disent  que  la  cause  de  Hugues  est  une  mau- 

*  Chronique  de  Sitliiu, 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  73 

vaise  cause,  et  l'accusent  de  trahison  contre  son  sei- 
gneur et  de  révolte  contre  les  décrets  de  l'Église  ^ 
C'était  une  opinion  répandue  parmi  les  gens  de  condi- 
tion inférieure,  que  la  nouvelle  famille  régnante  sor- 
tait de  la  classe  plébéienne  ;  et  cette  opinion,  qui  s« 
conserva  plusieurs  siècles,  ne  fut  point  nuisible  à  sa 
causée 

L'avènement  d'une  dynastie  nouvelle  fut  à  peine 
remarquée  dans  les  provinces  éloignées  ^  Qu'impor- 
tait aux  seigneurs  de  Gascogne,  de  Languedoc,  de 
Provence,  de  savoir  si  celui  qui  portait  vers  la  Seine  le 
titre  de  roi  s'appelait  Charles  ou  Hugues  Capet? 

Pendant  longtemps  le  roi  n'aura  guère  plus  d'impor- 
tance qu'un  duc  ou  un  comte  ordinaire.  C'est  quelque 
chose  cependant  qu'il  soit  au  moins  l'égal  des  grands 
vassaux,  que  la  royauté  soit  descendue  de  la  montagne 


*  Acta  SS.  ord.  S.  Bened.,  sec.  V. 

»  Raoul  Glaber,  moine  de  Cluny,  mort  en  1048,  se  contente  de 
dire  :  «  Hugues  Capet  était  flls  d'Hugues  le  Grand,  et  petit-flls  de 
Robert  le  Fort;  mais  j'ai  différé  de  rappeler  son  origine,  parce 
qu'en  remontant  plus  haut  elle  est  fort  obscure.  »  —  Dante  a  re- 
produit l'opinion  populaire  qui  faisait  descendre  les  Capet  d'un 
boucher  de  Paris. 

Di  me  son  nati  i  Filippi  i  Luigi, 
Per  cui  novellamente  è  Francia  relta. 
Figluol  fui  d'un  beccaio  di  Parigi, 
Quando  li  régi  antichi  vener  meno, 
Tutti  fuor  ih'  un  renduto  in  panni  bigi. 

*  Un  moine  de  Maillezais  (Poitou)  dit  dans  sa  Chronique  : 
Regnare  Francis  rex  Robertus  ferebatur.  —  Le  duc  d'Aqui- 
taine, c'était  alors  (1016)  Guillaume  de  Poitiers,  reconnaissait  le 
roi  d'Arles  pour  suzerain. 


74  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

(le  Laon,  et  sortie  de  la  tutelle  de  l'arclievêque  de 
Reims  ^  Les  derniers  Carlovingiens  avaient  souvent 
lutté  avec  peine  contre  les  moindres  barons.  Les 
Capets  sont  de  puissants  seigneurs,  capables  de  faire 
tête  par  leurs  propres  forces  au  comte  d'Anjou, 
au  comte  de  Poitiers.  Ils  ont  réuni  plusieurs  comtés 
dans  leurs  mains.  A  chaque  avènement  ils  ont  acquis 
un  titre  nouveau,  pour  rançon  de  la  royauté,  pour 
dédommagement  de  la  couronne  qu'ils  voulaient  bien 
ne  pas  prendre  encore.  Hugues  le  Grand  obtient  de 
Louis  IV  le  duché  de  Bourgogne,  et  de  Lothaire  le 
titre  de  duc  d'Aquitaine. 

Dans  l'abaissement  où  l'avaient  réduite  les  derniers 
Carlo vingiens,  la  royauté  n'était  plus  qu'un  nom,  un 
souvenir  bien  près  d'être  éteint  ;  transférée  aux  Capets, 
c'est  une  espérance,  un  droit  vivant,  qui  sommeille,  il 
est  vrai,  mais  qui,  en  temps  utile,  va  peu  à  peu  se 
réveiller.  La  royauté  recommence  avec  la  troisième 
race,  comme  avec  la  seconde,  par  une  famille  de  grands 
propriétaires,  amis  de  l'Éghse.  La  propriété  et  l'Église, 
la  terre  et  Dieu,  voilà  les  bases   profondes  sur  loy- 

•  Déjà  Charles  le  Chauve,  dan^  la  première  époque  de  ^ou 
règne,  ne  vo)"ait  que  par  les  yeux  d'Hincmai'.  Ce  fut  encore 
liincmar  qui  dirigea  Louis  le  Bègue  et  qui  fit  roi  Loui.,  III, 
coniiue  il  s'en  vantait  lui-même.  —  Son  successeur  Foulques  fut 
protecteur  de  Charles  le  Simple  en  bas-âge.  Il  le  couronna  en 
93,  à  l'âge  de  quatorze  ans,  traita  pour  lui  avec  le  roi  Arnulf  et 
ivcc  Eludes,  et  le  fit  enfin  roi  en  J^98.  —  Après  lui,  Herivée  ra- 
mena à  Charles  le  Simple,  en  920,  ses  vassaux  révoltés,  et  raf- 
fermit sa  royauté  chancelante.  Seul  il  vint  le  défendre  avec  ses 
hommes  contre  l'invasion  des  Hongrois.  —  Louis  d'Outre-mer  fit 
la  guerre  à  Héribert  avec  l'archevêque  Arnoul,  et  lui  accorda  le 
droit  de  battre  monnaie. 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  T6 

quelles  la  monarchie  doit  se  replacer  pour  revivre  et 
refleurir. 

Parvenus  au  terme  de  la  domination  des  Allemands, 
à  l'avènement  de  la  nationalité  française,  nous  devons 
nous  arrêter  un  moment.  L'an  1000  approche,  la  gran- 
de et  solennelle  époque  où  le  moyen  âge  attendait  la 
fin  du  monde.  En  effet,  un  monde  y  finit.  Portons  nos 
regards  en  arrière.  La  France  a  déjà  parcouru  deux 
âges  dans  sa  vie  de  nation. 

Dans  le  premier,  les  races  sont  venues  se  déposer  l'une 
sur  l'autre,  et  féconder  le  sol  gaulois  de  leurs  alluvions. 
Par-dessus  les  Celtes  se  sont  placés  les  Romains,  enfin 
les  Germains,  les  derniers  venus  du  monde.  Voilà  les 
éléments,  les  matériaux  vivants  de  la  société. 

Au  second  âge,  la  fusion  des  races  commence  et  la 
société  cherche  à  s'asseoir.  La  France  voudrait  devenir 
un  monde  social,  mais  l'organisation  d'un  tel  monde 
suppose  la  fixité  et  l'ordre.  La  fixité,  l'attachement  au 
sol,  k  la.  proprié  lé,  cette  condition  impossible  à  remplir, 
tant  que  durent  les  immigrations  de  races  nouvelles, 
elle  l'est  à  peine  sous  les  Carlovingiens  ;  elle  ne  le  sera 
complètement  que  par  la  féodalité. 

L'ordre,  l'unité,  ont  été,  ce  semble,  obtenus  par  les 
Romains,  par  Charlemagne.  Mais  pourquoi  cet  ordre 
a-t-il  été  si  peu  durable?  c'est  qu'il  était  tout  matériel, 
tout  extérieur,  c'est  qu'il  cachait  le  désordre  profond, 
la  discorde  obstinée  d'éléments  hétérogènes  qui  se  trou- 
vaient unis  par  force . 

•  Diversité  de  races,  de  langues  et  d'esprits,  défaut 
de   communication,  ignorance  mutueUe,    antipathies 


76  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

instinctives;  voilà  ce  que  cachait  cette  magnifique 
et  trompeuse  unité  de  l'administration  romaine,  plus 
ou  moins  reproduite  par  Charlemagne.  «  Mortica  quin 
etiam  jungehat  corpora  vivis,  tormenti  gemis.  »  C'était 
une  torture  que  cet  accouplement  tyrannique  de  na- 
tures hostiles.  Qu'on  en  juge  par  la  promptitude  et  la 
violence  avec  laquelle  tous  ces  peuples  s'efforcèrent 
de  s'arracher  de  l'Empire, 

La  matière  veut  la  dispersion,  l'esprit  veut  l'unité. 
La  matière,  essentiellement  divisible,  aspire  à  la  désu- 
nion, à  la  discorde.  Unité  matérielle  est  un  non-sens. 
En  politique,  c'est  une  tyrannie.  L'esprit  seul  a  droit 
d'unir;  seul,  il  comprend,  il  embrasse,  et,  pour  tout 
dire,  il  aime. 

L'Église  elle-même  doit  devenir  une.  L'aristocratie 
épiscopale  a  échoué  dans  l'organisation  du  monde  car- 
lovingien.  H  faut  qu'elle  s'humilie,  cette  aristocratie 
impuissante,  qu'elle  apprenne  à  connaître  la  subordi- 
nation, qu'elle  accepte  la  hiérarchie,  qu'elle  devienne, 
pour  être  efficace,  la  monarchie  pontificale.  Alors  dans 
la  dispersion  matérielle  apparaîtra  l'invisible  unité  des 
intelligences,  l'unité  réelle,  celle  des  esprits  et  des 
volontés.  Alors  le  monde  féodal  contiendra,  sous  l'ap- 
parence du  chaos,  une  harmonie  réelle  et  forte,  tandis 
que  le  pompeux  mensonge  de  l'unité  impériale  ne  con- 
tenait que  l'anarchie. 

En  attendant  que  l'esprit  vienne,  et  que  Dieu  ait 
soufflé  d'en  haut,  la  matière  s'en  va  et  se  dissipe  vers 
les  quatre  vents  du  monde.  La  division  se  subdivise, 
le  grain  de  sable  aspire  à  l'atome.  Ils  s'abjurent  et  se 
maudissent,  ils  ne  veulent  plus  se  connaître.  Chacun 


DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE  CARLOVINGIEN.  77 

dit  :  Qui  sont  mes  frères  ?  Ils  se  fixent,  en  s'isolant. 
Celui-ci  perche  avec  l'aigle,  l'autre  se  retranche  der- 
rière le  torrent.  L'homme  ne  sait  bientôt  plus  s'il 
existe  un  monde  au  delà  de  son  canton,  de  sa  vallée. 
Il  prend  racine,  il  s'incorpore  à  la  terre.  «  Pes,  modo 
tam  velox,  pigo'is  radicibus  liœret.  )>  Naguère  il  se  clas- 
sait, il  se  jugeait  par  la  loi  propre  à  sa  race,  salique 
ou  bavaroise,  bourguignonne,  lombarde  ou  gothique. 
L'homme  était  une  personne,  la  loi  était  personnelle. 
Aujourd'hui  l'homme  s'est  fait  terre,  la  loi  est  territo- 
riale. La  jurisprudence  devient  une  affaire  de  géogra- 
phie. 

A  cette  époque,  la  nature  se  charge  de  régler  les 
affaires  des  hommes.  Ils  combattent,  mais  elle  fait  les 
partages.  D'abord  elle  s'essaye,  et  sur  l'empire  dessine 
les  royaumes  à  grands  traits.  Les  bassins  de  Seine  et 
Loire,  ceux  de  la  Meuse,  de  la  Saône,  du  Rhône,  voilà 
quatre  royaumes.  Il  n'y  manque  plus  que  les  noms  ; 
vous  les  appellerez,  si  vous  le  voulez,  royaumes  de 
France,  de  Lorraine,  de  Bourgogne,  de  Provence.  On 
croit  les  réunir,  et,  loin  de  là,  ils  se  divisent  encore. 
Les  rivières,  les  montagnes  réclament  contre  l'unité. 
La  division  triomphe,  chaque  point  de  l'espace  rede- 
vient indépendant.  La  vallée  devient  un  royaume,  la 
montagne  un  royaume. 

L'histoire  devrait  obéir  à  ce  mouvement,  se  disper- 
ser aussi,  et  suivre  sur  tous  les  points  où  elles  s'élè- 
vent toutes  les  dynasties  féodales.  Essayons  de  prépa- 
rer le  débrouillement  de  ce  vaste  sujet,  en  marquant 
d'une  manière  précise  le  caractère  original  des  pro- 
vinces  où  ces  dynasties  ont  surgi.  Chacune  d'elles 


78 


HISTOIRE  DE  FRANCE. 


obéit  visiblement  dans  son  développement  historique 
à  l'influence  diverse  de  sol  et  de  climat.  La  liberté  est 
forte  aux  âges  civilisés,  la  nature  dans  les  temps  bar- 
bares; alors  les  fatalités  locales  sont  toutes-puissantes, 
la  simple  géo^i  anMe  est  une  histoire. 


LiVIiE  m 

TABLEAU   DE   LA   FRANGE 

L'histoire  de  France  commence  avec  la  langue 
française.  La  langue  est  le  signe  principal  d'une  na- 
tionalité. Le  premier  monument  de  la  nôtre  est  le  ser- 
ment dicté  par  Charles  le  Chauve  à  son  frère,  au 
traité  de  843.  C'est  dans  le  demi-siècle  suivant  que  les 
diverses  parties  de  la  France,  jusque-là  confondues 
dans  une  obscure  et  vague  unité,  se  caractérisent 
chacune  par  une  dynastie  féodale.  Les  populations,  si 
longtemps  flottantes,  se  sont  enfin  fixées  et  assises. 
Nous  savons  maintenant  où  les  prendre,  et,  en  même 
temps  qu'elles  existent  et  agissent  à  part,  elles  pren- 
nent peu  à  peu  une  voix  ;  chacune  a  son  histoire,  cha- 
cune se  raconte  elle-même. 

La  variété  infinie  du  monde  féodal,  la  multiplicité 
d'objets  par  laquelle  il  fatigue  d'abord  la  vue  et  l'at- 
tention, n'en  est  pas  moins  la  révélation  de  la  France. 
Pour  la  première  fois  elle  se  produit  dans  sa  forme 


rr^ 


80  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

géographique.  Lorsque  le  vent  emporte  ce  vain  et 
uniforme  brouillard,  dont  l'empire  allemand  avait  tout 
couvert  et  tout  obscurci,  le  pays  apparaît,  dans  ses 
diversités  locales,  dessiné  par  ses  montagnes,  par  ses 
1/  rivières.  Les  divisions  politiques  répondent  ici  aux  di- 
visions physiques.  Bien  loin  qu'il  y  ait,  comme  on  l'a 
dit,  confusion  et  chaos,  c'est  un  ordre,  une  régularité 
j  inévitable  et  fatale.  Chose  bizarre  !  nos  quatre-vingt- 
\  six  départements  répondent,  à  peu  de  chose  près, 
aux  quatre-vingt-six  districts  des  capitulaires ,  d'où 
sont  sorties  la  plupart  des  souverainetés  féodales,  et 
la  Révolution,  qui  venait  donner  le  dernier  coup  à  la 
féodalité,  l'a  imitée  malgré  elle. 

Le  vrai  point  de  départ  de  notre  histoire  doit  être 
une  division  politique  de  la  France,  formée  d'après  sa 
division  physique  et  naturelle.  L'histoire  est  d'abord 
toute  géographie.  Nous  ne  pouvons  raconter  l'époque 
féodale  ou  provinciale  (ce  dernier  nom  la  désigne 
aussi  bien),  sans  avoir  caractérisé  chacune  des  pro- 
^  vinces.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  tracer  la  forme  géo- 
(t>  ^  graphique  de  ces  diverses  contrées,  c'est  surtout  par 
leurs  fruits  qu'elles  s'expliquent,  je  veux  dire  par  les 
hommes  et  les  événements  que  doit  offrir  leur  his- 
toire. Du  point  où  nous  nou^  plaçons,  nous  prédirons- 
ce  que  chacune  d'elles  doit  faire  et  produire,  nous 
leur  marquerons  leur  destinée,  nous  les  doterons  à 
leur  berceau. 

Et  d'abord  contemplons  l'ensemble  de  la  France, 
pour  la  voir  se  diviser  d'elle-même. 

Montons  sur  un  des  points  élevés  des  Vosges,  ou, 
si  vous  voulez,  au  Jura.  Tournons  le  dos  aux  Alpes. 


1 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  81 

Nous  distinguerons  (pourvu  que  notre  regard  puisse 
percer  un  horizon  de  trois  cents  lieues)  une  ligne  on- 
duleuse,  qui  s'étend  des  collines  boisées  du  Luxem- 
bourg et  des  Ardennes  aux  ballons  des  Vosges;  de  là, 
par  les  coteaux  vineux  de  la  Bourgogne,  aux  déchire- 
ments volcaniques  des  Cévennes,  et  jusqu'au  mur  pro- 
digieux des  Pyrénées.  Cette  hgne  est  la  séparation 
des  eaux  :  du  côté  occidental,  la  Seine,  la  Loire  et  la 
Garonne  descendent  à  l'Océan;  derrière  s'écoulent  la 
Meuse  au  nord,  la  Saône  et  le  Rhône  au  midi.  Au 
loin,  deux  espèces  d'îles  continentales  :  la  Bretagne, 
âpre  et  basse,  simple  quartz  et  granit,  grand  écueil 
placé  au  coin  de  la  France  pour  porter  le  coup  des 
courants  de  la  Manche  ;  d'autre  part,  la  verte  et  rude 
Auvergne,  vaste  incendie  éteint  avec  ses  quarante 
volcans. 

Les   bassins  du  Rhône  et  ae  la  Garonne,   malgré 
//leur  importance,  ne  sont  que  secondaires.  La  vie  forte 
I  est  au  nord.  Là  s'est  opéré  le  grand  mouvement  des 
I  nations.   L'écoulemenf^es  races  a  eu  heu  de  l'Alle- 
magne   à    la    France    dans    les    temps    anciens.    La 
grande  lutte  pohtique  des  temps  modernes  est  entre 
la  France  et  l'Angleterre.  Ces  deux  peuples  sont  pla- 
cés front  à  front  comme  pour  se  heurter;  les  deux 
contrées,  dans  leurs  parties  principales,  offrent  deux 
pentes  en  face  l'une  de  l'autre;  ou  si  l'on  veut,  c'est 
une  seule  vallée  dont  la  Manche  est  le  fond.  Ici  la 
Seine  et  Paris;  là  Londres  et  la  Tamise.  Mais  l'Angle- 
terre présente  à  la  France  sa  partie  germanique  ;  elle 
retient  derrière  elle  les  Celtes  de  Galles,  d'Ecosse  et 
d'Irlande.  La  France,  au  contraire,  adossée  à  ses    ro- 
T.  ir.  6 


82  HISTOIRE   DE  FRANXE. 

vinces  de  langue  germanique  (Lorraine  et  Alsace),  op- 
pose un  front  celtique  à  l'Angleterre.  Chaque  pays  se 
montre  à  l'autre  par  ce  qu'il  a  de  plus  hostile. 

L'Allemagne  n'est  point  opposée  à  la  France,  elle  lui 
est  plutôt  parallèle.  Le  Rhin,  l'Elbe,  l'Oder  vont  aux 
mer  sdu  Nord,  comme  la  Meuse  et  l'Escaut.  La  France 
allemande  sympathise  d'ailleurs  avec  l'Allemagne,  sa 
mère.  Pour  la  France  romaine  et  ibérienne,  quelle 
que  soit  la  splendeur  de  I\Iarseille  et  de  Bordeaux, 
elle  ne  regarde  que  le  vieux  monde  de  l'Afrique  et  de 
l'Italie,  et  d'autre  part  le  vague  Océan.  Le  mur  des 
Pyrénées  nous  sépare  de  l'Espagne,  plus  que  la  mer 
ne  la  sépare  elle-même  de  l'Afrique.  Lorsqu'on  s'élève 
au-dessus  des  pluies  et  des  basses  nuées  jusqu'au  vot 
de  Vénasque,  et  que  la  vue  plonge  sur  l'Espagne,  on 
voit  bien  que  l'Europe  est  finie;  un  nouveau  monde 
s'ouvre;  devant,  l'ardente  lumière  d'Afrique;  derrière, 
un  brouillard  ondoyant  sous  un  vent  éternel. 

En  latitude,  les  zones  de  la  France  se  marquent  ai- 
sément par  leurs  produits.  Au  nord,  les  grasses  et 
basses  plaines  de  Belgique  et  de  Flandre  avec  leurs 
champs  de  lin  et  de  colza,  et  le  houblon,  leur  vigne 
amère  du  Nord.  De  Reims  à  la  Moselle  commence  la 
vraie  vigne  et  le  vin;  tout  esprit  en  Champagne,  bon 
et  chaud  en  Bourgogne,  il  se  charge,  s'alourdit  en 
Languedoc  pour  se  réveiller  à  Bordeaux.  Le  mûrier, 
l'olivier ,  paraissent  à  Montauban  ;  mais  ces  enfants 
délicats  du  Midi  risquent  toujours  sous  le  ciel  inégal 
de  la  France  ^  En  longitude,  les  zones  ne  sont  pas 

*  Arthur  Young,  Voyage  agronomique,  t.  II  de  la  traduction. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  83 

moins  marquées.  Nous  verrons  les  rapports  intimes 
qui  unissent,  comme  en  une  longue  bande,  les  pro- 
vinces frontières  des  Ardennes,  de  Lorraine,  de  Fran- 
che-Comté et  de  Dauphiné.  La  ceinture  océanique, 
composée  d'une  part  de  Flandre,  Picardie  et  Normnn- 

p.  189  :  «  La  France  peut  se  diviser  en  trois  parties  principales, 
dont  la  première  comprend  les  vignobles;  la  seconde,  le  maïs; 
la  troisième,  les  oliviers.  Ces  plants  forment  les  trois  districts  : 
1"  du  nord,  où  il  n'y  a  pas  de  vignobles;  2°  du  centre,  où  il  n'y 
a  pas  de  maïs;  3°  du  midi,  où  Ton  trouve  les  vignes,  les  oliviers 
et  le  maïs.  La  ligne  de  démarcation  entre  les  pays  vignobles  et 
ceux  où  l'on  ne  cultive  pas  la  vigne,  est,  comme  je  l'ai  moi- 
même  observé  à  Coucy,  à  trois  lieues  du  nord  de  Soissons  ;  à 
Glermont  dans  le  Beauvoisis,  à  Beaumont  dans  le  Maine,  et  à 
Herbignai  près  Guérande,  en  Bretagne.  »  —  Cette  limitation, 
peut-être  trop  rigoureuse,  est  pourtant  généralement  exacte. 

Le  tableau  suivant  des  importations  dont  le  règne  végétal  s'est 
enrichi  en  France,  donne  une  haute  idée  de  la  variété  infinie  de 
sol  et  de  climat  qui  caractérise  notre  patrie  : 

«  Le  verger  de  Charlemagne,  à  Paris,  passait  pour  unique, 
parce  qu'on  y  voyait  des  poimiiiers,  des  poiriers,  des  noisetiers, 
des  sorliiers  et  des  châtaigniers.  La  pomme  de  terre,  qui  nourrit 
aujourd'hui  une  si  grande  partie  de  la  population,  ne  nous  est 
venue  du  Pérou  qu'à  la  fin  du  xvr  siècle.  Saint  Louis  nous  a 
apporté  la  renoncule  inodore  des  plaines  de  la  Syrie.  Des  ambas- 
sadeurs employèrent  leur  autorité  à  procurer  à  la  France  la  re- 
noncule des  jardins.  C'est  à  la  croisade  du  trouvère  Thibaut, 
comte  de  Champagne  et  de  Brie,  que  Provins  doit  ses  jardins  de 
roses.  Constantinople  nous  a  fourni  le  marronnier  d'Inde  au  com- 
mencement du  xvii®  siècle.  Nous  avons  longtemps  envié  à  la 
Turquie,  la  tulipe,  dont  nous  possédons  maintenant  neuf  cents 
espèces  plus  belles  que  celles  des  autres  pays.  L'orme  était  à 
peine  connu  en  France  avant  François  I'^'",  et  l'artichaut  avant  le 
xvr  siècle.  Le  mûrier  n'a  été  planté  dans  nos  climats  qu'au  mi- 
lieu du  XI v«  siècle.  Fontainebleau  est  redevable  de  ses  chas&elas 
délicieux  à  l'île  de  Chypre.  Nous  sommes  allés  chercher  le  saule 
pleureur  aux  environs  de  Babylone  ;  l'acacia,  dans  la  Virginie 


84  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

die,  d'autre  part  de  Poitou  et  Guienne ,  flotterait  dans 
son  immense  développement,  si  elle  n'était  serrée  au 
milieu  par  ce  dur  noeud  de  la  Bretagne. 

On  l'a  dit,  Paris,  Rouen,  le  Havre,  sont  une  même 
mile  dont  la  Seine  est  la  grancVrue.  Éloignez-vous  au 
midi  de  cette  rue  magnifique,  où  les  châteaux  tou- 
chent aux  châteaux ,  les  villages  aux  villages  ,  passez 
de  la  Seine-Inférieure  au  Calvados,  et  du  Calvados  à 
la  ^Manche,  quelles  que  soient  la  richesse  et  la  fertilité 
de  la  contrée,  les  villes  diminuent  de  nombre,  les  cul- 
tures aussi  ;  les  pâturages  augmentent.  Le  pays  est 
sérieux  ;  il  va  devenir  triste  et  sauvage.  Aux  châ- 
teaux altiers  de  la  Normandie  vont  succéder  les  bas 
manoirs  bretons.  Le  costuma  semble  suivre  le  change- 
ment de  l'architecture.  Le  bonnet  triomphal  des  fem- 
mes de  Caux,  qui  annonce  si  dignement  les  filles  des 
conquérants  de  l'Angleterre,  s'évase  vers  Caen,  s'apla- 
tit dès  Villedieu  ;  à  Saint-Malo,  il  se  divise,  et  figure 
au  vent,  tantôt  les  ailes  d'un  moulin,  tantôt  les  voiles 

le  frêne  noir  et  le  thuya,  au  Canada;  la  belle-de-nuit,  au 
Mexique;  Théliotrope,  aux  Cordillères;  le  réséda,  en  Egypte  :  le 
millet  altier,  en  Guinée;  le  ricin  et  le  micocoulier,  en  Afrique;  Iq 
grenadille  et  le  topinambour,  au  Brésil  ;  la  gourde  et  Tagave,  en 
Amérique;  le  tabac,  au  Mexique;  famomon,  à  Madère;  Tangé- 
lique,  aux  montagnes  de  la  Laponie;  l'hémérocalle  jaune,  en  Si- 
bérie ;  la  balsamine  dans  flnde  ;  la  tubéreuse,  dans  l'île  de  Ceylan  ; 
l'épine-vinette  et  le  chou-fleur,  dans  l'Orient;  le  raifort,  à  la 
Chine;  la  rhubarbe,  en  Tartarie;  le  blé  sarrasin,  en  Grèce;  le 
lin  de  la  Nouvelle-Zélande,  dans  les  terres  au&trales.  »  Depping, 
Description  de  la  France,  t.  I,  p.  31.  —  Voy.  aus:^i  de  Candolle, 
sur  la  Statistique  végétale  de  la  France,  et  A.  de  Humboldt, 
Géographie  botanique. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  83 

d'un  vaisseau.  D'autre  part,  les  habits  de  peau  com- 
mencent à  Laval.  Les  forets  qui  vont  s'épaississant,  la 
solitude  de  la  Trappe,  où  les  moines  mènent  en  com- 
mun la  vie  sauvage,  les  noms  expressifs  des  villes. 
Fougères  et  Rennes  (Rennes  veut  dire  aussi  fougère), 
les  eaux  grises  de  la  Mayenne  et  de  la  Vilaine,  tout 
annonce  la  rude  contrée. 

C'est  par  là,  toutefois,  que  nous  voulons  commencer 
l'étude  de  la  France.  L'ainée  de  la  monarchie,  la  pro- 
vince celtique,  mérite  le  premier  regard.  De  là  nous 
descendrons  aux  vieux  rivaux  des  Celtes,  aux  Basques 
ou  Ibères,  non  moins  obstinés  dans  leurs  montagnes 
que  le  Celte  dans  ses  landes  et  ses  marais.  Nous  pour- 
rons passer  ensuite  aux  pays  mêlés  par  la  conquête 
romaine  et  germanique.  Nous  aurons  étudié  la  géo- 
graphie dans  l'ordre  chronologique,  et  voyagé  à  la 
fois  dans  l'espace  et  dans  le  temps. 

La  pauvre  et  dure  Bretagne,  l'élément  résistant  de 
la  France,  étend  ses  champs  de  quartz  et  de  schiste, 
depuis  les  ardoisières  de  Chàteaulin  près  de  Brest, 
jusqu'aux  ardoisières  d'Angers.  C'est  là  son  étendue 
géologique.  Toutefois,  d'Angers  à  Rennes,   c'est  un 
pays  disputé  et  flottant,  un  horcler  comme  celui  d'An- 
gleterre et  d'Ecosse,  qui  a  échappé  de  bonne  heure  à 
la  Bretagne.  La  langue  bretonne  ne  commence  pas 
même  à  Rennes,  mais  vers  Elven,  Pontivy,  Loudéac4 
et  Chàtelaudren.  De  là,  jusqu'à  la  pointe  du  Finistère,  ! 
c'est  la  A-raie  Bretagne,  la  Bretagne  hretonnmite,  pays 
devenu  tout  étranger  au  nôtre,  justement  parce  qu'il  1 
est  resté  trop  fidèle  à  notre  état  primitif  ;  peu  français, 
tant  il  est  gaulois;  et  qui  nous  aurait  échappé  plus 


86  HISTOIRE  DE  FRAN'CE. 

d'une  fois,  si  nous  ne  le  tenions  serré,  comme  dans 
des  pinces  et  des  tenailles,  entre  quatre  villes  fran- 
çaises d'uji  génie  rude  et  fort  :  >;antes  et  Saint-Malo, 
Rennes  et  Brest. 

Et  pourtant  cette  pauvre  vieille  province  nous  a 
sauvés  plus  d'une  fois;  souvent,  lorsque  la  patrie 
était  aux  abois  et  qu'elle  désespérait  presque,  il  s'est 
trouvé  des  poitrines  et  des  têtes  bretonnes  plus  dures 
que  le  fer  de  l'étranger.  Quand  les  hommes  du  Nord 
couraient  impunément  nos  côtes  et  nos  fleuves,  la  ré- 
sistance commença  par  le  breton  Noménoé;  les  An- 
glais furent  repoussés  au  xiv*^  siècle  par  Duguesclin,  au 
xviie,  par  Richelieu;  au  xviii%  poursuivis  sur  toutes  les 
mers  par  Duguay-Trouin.  Les  guerres  de  la  liberté  re- 
ligieuse, et  celles  de  la  liberté  politique,  n'ont  pas  de 
gloires  plus  innocentes  et  plus  pures  que  Lanoue  et 
Latour  d'Auvergne,  le  premier  grenadier  de  la  Répu- 
blique. C'est  un  Nantais,  si  l'on  en  croit  la  tradition, 
(j^ui  aurait  poussé  le  dernier  cri  de  Waterloo  :  La  garde 
meurt  et  ne  se  rend  pas. 

^  Le  génie  de  la  Bretagne,  c'est  un  génie  d'indomp- 
table résistance  et  d'opposition  intrépide,  opiniâtre, 
aveugle;  témoin  Moreau,  l'adversaire  de  Bonaparte. 
La  chose  est  plus  sensible  encore  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  et  de  la  littérature.  Le  breton  Pelage,  qui 
mit  l'esprit  stoïcien  dans  le  christianisme,  et  réclama 
le  premier  dans  l'Église  en  faveur  de  la  liberté  hu- 
maine, eut  pour  successeurs  le  breton  Abailard  et  le 
br.eton  Descartes.  Tous  trois  ont  donné  l'élan  à  la  phi- 
losophie de  leur  siècle.  Toutefois,  dans  Descartes 
même,  le  dédain  des  faits,  le  mépris  de  l'histoire  et 


TABLEAU  DE  LA  FRANXE.  8" 

des  langues,  indique  assez  que  ce  génie  indépendant, 
qui  fonda  la  psychologie  et  doubla  les  mathématiques, 
avait  plus  de  vigueur  que  d'étendue  ^ 

Cet  esprit  d'opposition,  naturel  à  la  Bretagne,  est 
marqué  au  dernier  siècle  et  au  notre  par  deux  faits 
contradictioires  en  apparence.  La  même  partie  de  la 
Bretagne  (Saint-Malo,  Dinan  et  Saint-Brieuc)  qui  a  pro- 
duit, sous  Louis  XV,  Duclos,  Maupertuis,  et  Lamettrie, 
a  donné,  de  nos  jours,  Chateaubriand  et  Lamennais. 

Jetons  maintenant  un  rapide  coup-dœil  sur  la  con- 
trée. 

A  ses  deux  portes,  la  Bretagne  a  deux  forêts,  le 
Bocage  normand  et  le  Bocage  vendéen;  deux  villes, 
Saint-Malo  et  Nantes,  la  ville  des  corsaires  et  celle  des 
négriers  ^  L'aspect  de  Saint-Malo  est  singulièrement 
laid  et  sinistre  ;  de  plus,  quelque  chose  de  bizarre  que 
nous  retrouverons  par  toute  la  presqu'île,  dans  les 
costumes,  dans  les  tableaux,  dans   les  monuments^. 

•  Il  a  percé  bien  loin  sur  une  ligne  droite,  sans  regarder  à 
droite  ni  à  gauche;  et  la  première  conséquence  de  cet  idéalisme 
qui  semblait  donner  tout  à  Fliomme,  fut,  comme  on  le  sait, 
l'anéantissement  de  l'homme  dans  la  vi.:>ion  de  Malebranche  et  le 
panthéir^me  de  Spinosa. 

.  *  Ce  sont  deux  faits  que  je  constate.  Mais  que  ne  faudrait-il  pas 
ajouter,  si  Ton  voulait  rendre  justice  à  ces  deux  villes,  et  leur 
payer  tout  ce  que  leur  doit  la  Fj'ance? 

Nantes  a  encore  une  originalité  qu'il  faut  signaler  :  la  perpé- 
tuité des  familles  commerçantes,  les  fortunes  lentes  et  honora- 
bles, l'économie  et  l'esprit  de  famille;  quelque  âpreté  dans  les 
affaires,  parce  qu'on  veut  faire  honneur  à  ses  engagements.  Les 
jeunes  gens  s'y  ob.tervent,  et  les  mœurs  y  valent  mieux  que  dans 
aucune  ville  maritime. 

»  Par  exemple,  dans  les  clochers  penchés,  ou  découpas  en  jeux 


û.      -    y^  MA4/f\_ 


88  HISTOIRE   DE  FRANCE.  ,. 

Petite  ville,  riche,  sombre  et  triste,  nid  de  vautours  ou  > 
d'orfraies,  tour  à  tour  île  et  presqu'île  selon  le  flux  ou 
'/.  le  reflux;  tout  bordé  d'écueils  sales  et  fétides,  où  le 
varech  pourrit  à  plaisir.  Au  loin,  une  côte  de  rochers 
blancs,  anguleux,  découpés  comme  au  rasoir.  La 
'      ^  ''  guerre  est  le  bon  temps  pour  Saint-Malo;  ils  ne  con- 

naissent pas  de  plus  charmante  fête.  Quand  ils  ont  eu 
récemment  l'espoir  de  courir  sus  aux  vaisseaux  hol- 
landais, il  fallait  les  voir  sur  leurs  noires  murailles 
avec  leurs  longues-vues,  qui  couvaient  déjà  l'Océan  ^'''^*^'*^ ''^''^^ 

A  l'autre  bout,  c'est  Brest,  le  grand  port  militaire, 
la  pensée  de  Richelieu,  la  main  de  Louis  XIV;  fort, 
arsenal  et  bagne,  canons  et  vaisseaux,  armées  et  mil- 
lions, la  force  de  la  France  entassée  au  bout  de  la 
France  :  tout  cela  dans  un  port  serré,  où  l'on  étouffe  '^^'^<^^^ 
entre  deux  montagnes  chargées  d'immenses  construc- 
,1.  '<-'■-'''•■    tiens.  Quand  vous  parcourez  ce  port,  c'est  comme  si 
vous  passiez  dans  une  petite  barque  entre  deux  vais- 
seaux de  haut  bord  ;  il  semble  que  ses  lourdes  masses 
vont  venir  à  vous  et  que  vous  allez  être  pris  entre 
elles.  L'impression  générale  est  grande,  mais  pénible. 
C'est  un  prodigieux  tour  de  force,    un  défi  porté  à 
f  l'Angleterre  et  à  la  nature.  J'y  sens  partout  l'effort, 
j  et  l'air  du  bagne  et  la  chaîne  du  forçat.  C'est  juste- 
ment à  cette  pointe  où  la  mer,  échappée  du  détroit  de 

de  cartes,  ou  lourdement  étages  de  Laluiïtrados,  qu"on  voit  à  Tré- 
guier  et  à  Landernau  :  dans  la  cathédrale  tortueuse  de  Quimper, 
où  le  choeur  est  de  travers  par  rapport  à  la  nef;  dans  la  triple 
église  de  Vannes,  etc.  Saint-Malo  n'a  pas  de  cathédrale,  malgré 
ses  belles  légendes. 
*  L'auteur  était  à  Saint-Malo  au  mois  de  septembre  183L 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  89 

la  Manche,  vient  briser  avec  tant  de  fureur  que  nous 
avons  placé  le  grand  dépôt  de  notre  marine.  Certes,  il 
est  bien  gardé.  J'y  ai  vu  mille  canons  ^  L'on  n'y  en- 
trera pas;  mais  l'on   n'en  sort  pas  comme  on  veut. 
Plus  d'un  vaisseau  a  péri  à  la  passe  de  Brest  \  Toute     ,  - 
cette  côte  est  un  cimetière.   Il  s'y  perd  soixante  em- 
barcations chaque  hiver.  La  mer  est  anglaise  d'incli-  ^    f 
nation;  elle  n'aime  pas  la  France;  elle  brise  nos  vais-  ' 
seaux  ;  elle  ensable  nos  ports  ^ 

Rien  de  sinistre  et  formidable  comme  cette  côte  de 
Brest;  c'est  la  limite  extrême,  la  pointe,  la  proue  de 
l'ancien  monde.  Là,  les  deux  ennemis  soot  en  face  :  la 
terre  et  la  jn^^  l'homme  et  la  nature.  Il  faut  voir 
quand  elle  s'émeut,  la  furieuse,  quelles  monstrueuses 
vagues  elle  entasse  à  la  pointe  do  Saint-Mathieu,  à 
cinquante,  à  soixante,  à  quatre-vingts  pieds;  l'écume 
vole  jusqu'à  l'église  où  les  mères  et  les  sœurs  sont  en 
prières  \  Et  même  dans  les  moments  de  trêve,  quand 
l'Océan  se  tait,  qui  a  parcouru  cette  côte  funèbre  sans 
dire  ou  sentir  en  soi  :  Tristis  usque  ad  morlem! 

C'est  qu'en  effet  il  y  a  là  pis  que  les  écueils,  pis  que 
la  tempête.  La  nature  est  atroce,  l'homme  est  atroce, 
et  ils  semblent  s'entendre.  Dès  que  la  mer  leur  jette 
un  pauvre  vaisseau,  ils  courent  à  la  côte,  hommes, 
femmes  et  enfants;  ils  tombent  sur  cette  curée.  N'es- 


*  A  Farsenal,  sans  compter  les  batteries  (1833). 

*  Par  exemple,  le  RépuHicaiii,  vaisseau  de  cent  vingt  canon  > 
en  1793. 

>  Dieppe,  le  Havre,  la  Rochelle,  Cette,  etc. 

*  Goélans,  goélans^ 
Ramenez-nous  nos  maris,  nos  amansl 


:^' 


90  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

pérez  pas  arrêter  ces  loups,  ils  pilleraient  tranquille- 
ment sous  le  feu  de  la  gendarmerie  \  Encore  s'ils 
attendaient  toujours  le  naufrage,  mais  on  a'ssure  qu'ils 
l'ont  souvent  préparé.  Souvent,  dit-on,  une  vache, 
promenant  à  ses  cornes  un  fanal  mouvant,  a  mené 
les  vaisseaux  sur  les  écueils.  Dieu  sait  alors  quelles 
scènes  de  nuit!  On  en  a  vu  qui,  pour  arracher  une 
bague  au  doigt  d'une  femme  qui  se  noyait,  lui  cou- 
paient le  doigt  avec  les  dents  ^. 

L'homme  est  dur  sur  cette  côte.  Fils  maudit  de  la 
création,  vrai  Caïn,  pourquoi  pardonnerait-il  à  Abel? 
La  nature  ne  lui  pardonne  pas.  La  vague  l'épargne-t- 
elle  quand,  dans  les  terribles  nuits  de  l'hiver,  il  va 
par  les  écueils  attirer  le  varech  flottant  qui  doit  en- 
graisser son  champ  stérile,  et  que  si  souvent  le  fiot 
apporte  l'herbe  et  emporte  l'homme?  L'épargne-telle 
quand  il  glisse  en  tremblant  sous  la  pointe  du  Raz, 
aux  rochers  rouges  où  s'abîme  Yenfer  de  Plogoff,  à 
côté  de  la  laie  des  Trépassés,  où  les  courants  portent 
les  cadavres  depuis  tant  de  siècles?  C'est  un  proverbe 
breton  :  «  Nul  n'a  passé  le  Raz  sans  mal  ou  sans 
«  frayeur.  »  Et  encore  :  «  Secourez-moi,  grand  Dieu,  à 


*  Attesté  par  les  gendarmes  mêmes.  Du  reste,  ils  semblent  en- 
visager le  hris  comme  une  sorte  de  droit  d'alluvion.  Ce  terrible 
ilroit  de  hris  était,  comme  on  sait,  l'un  des  privilèges  féodaux  les 
plus  lucratifs.  Le  vicomte  de  Léon  disait,  en  parlant  d"un  écueil  : 
«  J'Ai  là  une  pierre  plus  précieuse  que  celles  qui  ornent  la  cou- 
ronne des  rois.  » 

*  .Je  rapporte  cette  tradition  du  pays  sans  la  garantir.  Il  est  su- 
perflu (rajouter  que  la  trace  de  ces  mœurs  barbares  di.^parait 
chaque  jour. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  91 

«  la  pointe  du  Raz,  mon  vaisseau  est  si  petit,  et  la 
«  mer  est  si  grande  ^  !  » 

Là,  la  nature  expire,  l'humanité  devient  morne  et 
froide.  Nulle  poésie,  peu  de  religion;  le  christianisme 
y  est  d'hier.  Michel  Noblet  fut  l'apôtre  de  Batz  en  1648. 
Dans  les  îles  de  Sein,  de  Batz,  d'Ouessant,  les  mariages 
sont  tristes  et  sévères.  Les  sens  y  semblent  éteints; 
plus  d'amour;  de  pudeur,  ni  de  jalousie.  Les  filles  font, 
sans  rougir,  les  démarches  pour  leur  mariage  ^  La 
femme  y  travaille  plus  que  l'homme,  et  dans  les  îles 
d'Ouessant,  elle  y  est  plus  grande  et  plus  forte.  C'est 
qu'elle  cultive  la  terre;  lui,  il  reste  assis  au  bateau, 
bercé  et  battu  par  la  mer,  sa  rude  nourrice.  Les  ani- 
maux aussi  s'altèrent  et  semblent  changer  de  nature. 
Les  chevaux,  les  lapins  sont  d'une  étrange  petitesse 
dans  ces  îles. 

Asseyons-nous  à  cette  formidable  pointe  du  Raz,  sur 
ce  rocher  miné,  à  cette  hauteur  de  trois  cents  pieds, 
d'où  nous  voyons  sept  lieues  de  côtes.  C'est  ici,  en 
quelque  sorte,  le  sanctuaire  du  monde  celtique.  Ce  que 
vous  apercevez  par  delà  la  baie  des  Trépassés,  est  l'île 
de  Sein,  triste  banc  de  sable  sans  arbres  et  presque 
sans  abri;  quelques  familles  y  vivent,  pauvres  et  com- 

*  Voyage  de  Cam])ry. 

*  Voyage  de  Cambry.  —  Dans  les  Hébrides  et  autres  îles, 
riiomme  prenait  la  femme  à  l'essai  pour  un  an  ;  si  elle  ne  lui  con- 
venait pas,  illa  cédait  à  un  autre.  V.  Tolland's  Letters,  p.  2-3  et 
Martin's  Hébrides,  etc.  ISaguère  encore,  le  paysan  qui  voulait  se 
marier,  demandait  femme  au  lord  de  Barra,  qui  régnait  dans  ces 
îles  depuis  trente-cinq  générations.  Solin,  c.  xxii,  assure  déjà  que 
le  roi  des  Hébrides  n'a  point  de  femmes  à  lui,  mais  qu'il  use  de 
toutes. 


ii.'' 


92  ,    ,  ,  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

pâtissantes,  qui,  tous  les  ans,  sauvent  des  naufragés. 
Cette  île  était  la  demeure  des  vierges  sacrées  qui  don- 
naient aux  Celtes  beau  temps  ou  naufrage.  Là,  elles 
célébraient  leur  triste  et  meurtrière  orgie;  et  les  na- 
vigateurs entendaient  avec  effroi  de  la  pleine  mer  le 
bruit  des  cymbales  barbares.  Cette  île,  dans  la  tradi- 
tion, est  le  berceau  de  Myrddyn,  le  Merlin  du  moyen 
âge.  Son  tombeau  est  de  l'autre  côté  de  la  Bretagne, 
dans  la  forêt  de  Broceliande,  sous  la  fatale  pierre  où 
sa  Vyvyan  l'a  enchanté.  Tous  ces  rochers  que  vous 
voyez,  ce  sont  des  villes  englouties  ;  c'est  Douarnenez, 
c'est  Is,  la  Sodome  bretonne;  ces  deux  corbeaux,  qui 
vont  toujours  volant  lourdement  au  rivage,  ne  sont 
rien  autre  que  les  âmes  du  roi  Grallon  et  de  sa  fille  ; 
et  ces  sifflements,  qu'on  croirait  ceux  de  la  tempête, 
sont  les  crierieiu  ombres  des  naufragés  qui  demandent 
la  sépulture. 

A  Lanvau,  près  Brest,  s'élève  comme  la  borne  du 
continent,  une  grande  pierre  brute.  De  là,  jusqu'à  Lo- 
rient,  et  de  Lorient  à  Quiberon  et  Carnac,  sur  toute  la 
côte  méridionale  de  la  Bretagne,  vous  ne  pouvez  mar- 
cher un  quart  d'heure  sans  rencontrer  quelques-uns 
de  ces  monuments  informes  qu'on  appelle  druidiques. 
Vous  les  voyez  souvent  de  la  route  dans  des  landes 
couvertes  de  houx  et  de  chardons.  Ce  sont  de  grosses 
pierres  ba^jes,  dressées  et  souvent  un  peu  arrondies 
par  le  haut;  ou  bien,  une  table  de  pierre  portant  sur 
trois  ou  quatre  pierres  droites.  Qu'on  veuille  y  voir 
des  autels,  des  tombeaux,  ou  de  simples  souvenirs  de 
quelque  événement,  ces  monuments  ne  sont  rien  moins 
qu'imposants,  quoi  qu'on  ait  dit.  Mais  l'impression  en 


1 

TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  93 

est  triste,  ils  ont  quelque  chose  de  singulièrement 
rude  et  rebutant.  On  croit  sentir  dans  ce  premier 
essai  de  l'art  une  main  déjà  intelligente,  mais  aussi 
dure,  aussi  peu  humaine  que  le  roc  qu'elle  a  façonné.  \ 
Nulle  inscription,  nul  signe,  si  ce  n'est  peut-être  sous 
les  pierres  renversées  de  Loc  Maria  Ker,  encore  si 
peu  distincts,  qu'on  est  tenté  de  les  prendre  pour  des 
accidents  naturels.  Si  vous  interrogez  les  gens  du 
pays,  ils  répondront  brièvement  que  ce  sont  les  mai- 
sons des  Korrigans,  des  Courils,  petits  hommes  lascifs '<^>-"'"^' "v^ 
qui,  le  soir,  barrent  le  chemin,  et  vous  forcent  de 
danser  avec  eux  jusqu'à  ce  que  vous  en  mouriez  de 
fatigue.  Ailleurs,  ce  sont  les  fées  qui,  descendant  des 
montagnes  en  filant,  ont  apporté  ces  rocs  dans  leur 
tablier  ^  Ces  pierres  éparses  sont  toute  une  noce  pétri-  - 
fiée.  Une  pierre  isolée,  vers  Morlaix,  témoigne  du 
malheur  d'un  paysan  qui,  pour  avoir  blasphémé,  a  été 
avalé  par  la  lune  *. 


*  C'est  la  forme  que  la  tradition  prend  dans  l'Anjou.  Trans- 
plantée dans  les  belles  provinces  de  la  Loire,  elle  revêt  ainsi  un 
caractère  gracieux,  et  toutefois  grandiose  dans  sa  naïveté. 

*  Cet  astre  est  toujours  redoutable  aux  populations  celtiques. 
Ils  lui  disent  pour  en  détourner  la  malfaisante  influence  :  «  Tu 
nous  trouves  bien,  laisse-nous  bien.  »  Quand  elle  se  lève,  ils  se 
mettent  à  genoux,  et  disent  un  Pater  et  un  Ave.  Dans  plusieurs 
lieux,  ils  l'appellent  Notre-Dame.  D'autres  se  découvrent  quand 
l'étoile  de  Vénus  se  lève  (Cambry,  I,  193).  —  Le  respect  des  lacs 
et  des  fontaines  s'est  aussi  conservé  :  ils  y  apportent  à  certain 
jour  du  beurre  et  du  pain.  (Cambry,  III,  35.  F.  aussi  Depping,  I, 
76.)  —  Jusqu'en  1788,  à  Lesneven,  on  chantait  solennellement,  le 
premier  jour  de  l'an  :  Guy-na-né.  (Cambry,  II,  26.j  —  Dans 
l'Anjou,  les  enfants  demandaient  leurs  étrennes,  en  criant  :  AIa 
GuiLLANNEU.  (Bodin,  Recherches  sur  Saumur.)  —  Dans  le  dépar- 


94  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Je  n'oublierai  jamais  le  jour  où  je  partis  de  granc? 
matin  d'Auray,  la  ville  sainte  des  chouans,  pour  visi- 
ter, à  quelques  lieues,  les  grand^monuments  druidi 
ques  de  Loc  Maria  Ker  et  de  Carnac.  Le  premier  de 
ces  villages,  à  l'embouchure  de  la  sale  et  fétide  ri 
vière  d'Auray,  avec  ses  îles  du  Morbihan,  'plus  nom- 
breuses quil  ny  a  de  jours  dans  Van,  regarde  par- 
dessus une  petite  baie  la  plage  de  Quiberon,  de  sinistre 
mémoire.  Il  tombait  du  brouillard,  comme  il  y  en  a 
sur  ces  côtes  la  moitié  de  l'année.  De  mauvais  ponts 
sur  des  marais,  puis  le  bas  et  sombre  manoir  avec  la 
longue  avenue  de  chênes  qui  s'est  religieusement  con- 
servée en  Bretagne;  des  bois  fourrés  et  bas,  où  les 
vieux  arbres  même  ne  s'élèvent  jamais  bien  haut;  de 
temps  en  temps  un  paysan  qui  passe  sans  regarder; 
mais  il  vous  a  bien  vu  avec  son  œil  oblique  d'oiseau 
de  nuit.  Cette  figure  explique  leur  fameux  cri  de 
guerre,  et  le  nom  de  chouans,  que  leur  donnaient  les 
bleus.  Point  de  maisons  sur  les  chemins;  ils  revien- 
nent chaque  soir  au  village.  Partout  de  grandes  lan- 
des, tristement  parées  de  bruyères  roses  et  de  diverses  - 
plantes  jaunes;  ailleurs,  ce  sont  des  campagnes  blan- 
ches de  sarrasin.  Cette  neige  d'été,  ces  couleurs  sans 

tement  de  la  Haute-Vienne,  en  criant  :  Gui-g\e-leu.  —  Il  y  a 
peu  d'années  que  dans  les  Orcades,  la  flancée  allait  au  temple  de 
la  Lune,  et  y  invoquait  Woden.  (?  Logan,  II,  360.)  —  La  fête  du 
Soleil  se  célébrerait  encore  dans  un  village  du  Dauphiné,  selon 
M.  Champollion-Figeac  (sur  les  dialectes  du  Dauphiné,  p.  11).  — 
Aux  environs  de  Saumur,  on  allait,  à  la  Trinité,  voir  paraître 
trois  soleils.  —  A  la  Saint-Jean,  on  allait  voir  danser  le  soleil 
levant.  (Bodin,  loco  citato.)  —  Les  Angevins  appelaient  le  soleil 
Seigneur,  et  la  lune  Dame.  (Idem,  Rechercbes  sur  l'Anjou,  I,  80,  > 


„.^-' 


5^ 


TABLE.UJ  DE  LA  FRANCE.  93 

éclat  et  comme  flétries  d'avance,  affligent  l'œil  plus 
qu'elles  ne  le  récréent,  comme  cette  couronne  de 
paille  et  de  fleurs  dont  se  pare  la  folle  (ïHamlet.  En 
avançant  vers  Carnac,  c'est  encore  pis.  Véritables 
plaines  de  roc  où  quelques  moutons  noirs  paissent  le 
caillou.  Au  milieu  de  tant  de  pierres,  dont  plusieurs 
sont  dressées  d'elles-mêmes,  les  alignements  de  Carnac 
n'inspirent  aucun  étonnement.  Il  en  reste  quelques 
centaines  debout;  la  plus  haute  a  quatorze  pieds. 

Le  ^Morbihan  est  sombre  d'aspect  et  de  souvenirs; 
pays  de  vieilles  haines,  de  pèlerinages  et  de  guerre 
civile,  terre  de  caillou  et  race  de  granit.  Là,  tout 
dure  ;  le  temps  y  passe  plus  lentement.  Les  prêtres  y 
sont  très-forts.  C'est  pourtant  une  grave  erreur  de 
croire  que  ces  populations  de  l'Ouest,  bretonnes  et 
vendéennes,  soient  profondément  religieuses  :  dans 
plusieurs  cantons  de  l'Ouest,  le  saint  qui  n'exauce  pas 
les  prières  risque  d'être  vigoureusement  fouetté  ^  En 
Bretagne,  comme  en  Irlande,  le  catholicisme  est  cher 
aux  hommes  comme  symbole  de  la  nationalité.  La  re- 
ligion y  a  surtout  une  influence  politique.  Un  prêtre 
irlandais  qui  se  fait  ami  des  Anglais  est  bientôt 
chassé  du  pays.  Nulle  église,  au  moyen  âge,  ne  resta 
plus  longtemps  indépendante  de  Rome  que  celle  d'Ir- 
lande et  de  Bretagne.  La  dernière  essaya  longtemps 
de  se  soustraire  à  la  primatie  de  Tours,  et  lui  opposa 
celle  de  Dole. 


*  Dans  la  Cornouaille.  —  Il  leur  est  arrivé  de  même  dans  les 
guerres  des  chouans  de  battre  leurs  chefs,  et  de  leur  ohéir  un 
moment  après. 


9G  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

\.â  noblesse  innombrable  et  pauvre  de  la  Bretagne 
était  plus  rapprochée  du  laboureur.  Il  y  avait  là  aussi 
quelque  chose  des  habitudes  de  clan.  Une  foule  de 
familles  de  paysans  se  regardaient  comme  nobles; 
quelques-uns  se  croyaient  descendus  d'Arthur  ou  de 
la  fée  Morgane,  et  plantaient,  dit-on,  des  épées  pour 
limites  à  leurs  champs.  Ils  s'asseyaient  et  se  cou- 
vraient devant  leur  seigneur  en  signe  d'indépendance. 
Dans  plusieurs  parties  de  la  province,  le  servage  était 
inconnu  :  les  domaniers  et  quevaisiers,  quelque  dure 
que  fût  leur  condition,  étaient  libres  de  leur  corps,  si 
leur  terre  était  serve.  Devant  le  plus  fier  des  Rohan', 
ils  se  seraient  redressés  en  disant,  comme  ils  font, 
d'un  ton  si  grave  :  Me  zo  deuzar  armoriq,  et  moi 
aussi  je  suis  Breton.  Un  mot  profond  a  été  dit  sur  la 
Vendée,  et  s'applique  aussi  à  la  Bretagne  :  Ces  popti- 
lations  sont  au  fond  réptcblicaines"- ;  républicanisme  so- 
cial, non  politique. 

Ne  nous  étonnons  pas  que  cette  race  celtique,  la 
plus  obstinée  de  l'ancien  monde,  ait  fait  quelques  ef- 
forts dans  ces  derniers  temps  pour  prolonger  encore 
sa  nationalité;  elle  l'a  défendue  de  même  au  moyen 
âge.  Pour  que  l'Anjou  prévalût  au  xn®  siècle  sur  la 
Bretagne,  il  a  fallu  que  les  Plantagenets  devinssent, 
par  deux  mariages,  rois  d'Angleterre  et  ducs  de  Nor- 

'  On  connaît  les  prétentions  de  cette  famille  descendue  des  Mac 
Tiern  de  Léon.  Au  xvi^  siècle,  ils  avaient  pris  cette  devise  qui 
résume  leur  histoire  :  «  Roi  oie  puis,  prince  ne  daigne,  Rohan 
suis.  » 

*  Témoignage  de  M.  le  capitaine  Galleran,  à  la  cour  d'assise.s 
de  Nantes,  octobre  1832. 


'TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  97 

mandie  et  d'Aquitaine.  La  Bretagne,  pour  leur  échap- 
per, s'est  donnée  à  la  France,  mais  il  leur  a  fallu  en- 
core un  siècle  de  guerre  entre  les  partis  français  et 
anglais,  entre  les  Blois  et  les  Montfort.  Quand  le  ma- 
riage d'Anne  avec  Louis  XII  eut  réuni  la  province  au 
royaume,  quand  Anne  eut  écrit  sur  le  château  d(i 
Nantes  la  vieille  devise  du  château  des  Bourbons  {Qui 
qu'en  (/rogne,  tel  est  mon  lûaisif'),  alors  commença  la 
lutte  légale  des  états,  du  Parlement  de  Rennes,  sa 
défense  du  droit  coutumier  contre  le  droit  romain,  la 
guerre  des  privilèges  provinciaux  contre  la  cen- 
tralisation monarchique.  Comprimée  durement  par 
Louis  XIV  %  la  résistance  recommença  sous  Louis  XV, 
et  La  Chalotais,  dans  un  cachot  de  Brest,  écrivit  avec 
,.un  curedent  son  courageux  factum  contre  les  jésuites. 
Aujourd'hi:'  la  résistance  expire,  la  Bretagne  de- 
vient peu  à  peu  toute  France.  Le  vieil  idiome,  miné 
par  l'infiltration  continuelle  de  la  langue  française, 
recule  peu  à  peu.  Le  génie  de  l'improvisation  poéti- 
que, qui  a  subsisté  si  longtemps  chez  les  Celtes  d'Ir- 
lande et  d'Ecosse,  qui  chez  nos  Bretons  même  n'est 
pas  tout  à  fait  éteint,  devient  pourtant  une  singularité 
rare.  Jadis,  aux  demandes  de  mariage,  le  bazvalan-^ 
chantait  un  couplet  de  sa  composition;  la  jeune  fille 

F.  les  Lettres  de  M""e  (jg  Sévigné,  lG7o,  de  septembre  en  dé- 
cembre. Il  y  eut  un  très-grand  nombre  d'hommes  roués,  pendus, 
envoyés  aux  galères.  Elle  en  parle  avec  une  légèreté  qui  fait 
mal. 

*  Le  bazvalan  était  celui  qui  se  chargeait  de  demander  les  filles 
en  mariage.  C'était  le  plus  souvent  un  tailleur,  qui  se  présentait 
avec  un  bas  bleu  et  un  blanc. 

•r.  II.  7 


98  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

répondait  quelques  vers.  Aujourd'hui  ce  sont  des  for- 
mules apprises  par  cœur  qu'ils  débitent.  Les  essais, 
plus  hardis  qu'heureux  des  Bretons  qui  ont  essayé  de 
raviver  par  la  science  la  nationalité  de  leur  pays, 
n'ont  été  accueillis  que  par  la  risée.  Moi-même  j'ai  vu 
à  T'**  le  savant  ami  de  le  Brigant,  le  vieux  M.  D"* 
(qu'ils  ne  connaissent  que  sous  le  nom  de  M.  Système). 
^i.u  milieu  de  cinq  ou  six  volumes  dépareillés,  le  pau- 
vre vieillard,  seul,  couché  sur  une  chaise  séculaire, 
sans  soin  filial,  sans  famille,  se  mourait  de  la  fièvre 
entre  une  grammaire  irlandaise  et  une  grammaire 
hébraïque.  Il  se  ranima  pour  me  déclamer  quelques 
vers  bretons  sur  un  rhythme  emphatique  et  monotone 
qui,  pourtant,  n'était  pas  sans  charme.  Je  ne  pus  voir, 
sans  compassion  profonde,  ce  représentant  de  la  natio- 
nalité celtique,  ce  défenseur  expiraht  d'une  langue  et 
d'une  poésie  expirantes, 

Kous  pouvons  suivre  Jjg^  monde  celtique,  le  long  de 
la  Loire,  jusqu'aux  limites  géologiques  de  la  Bretagne, 
aux  ardoisières  d'Angers;  ou  bien  jusqu'au  graiid  mo- 
nument druidique  de  Saumur,  le  plus  important  peut- 
être  qui  reste  aujourd'hui;  ou  encore  jusqu'à  Tours, 
la  métropole  ecclésiastique  de  la  Bretagne,  au  moyen 
âge. 

Nantes  est  un  demi-Bordeaux,  moins  brillant  et 
plus  sage,  mêlé  d'opulence   coloniale  et  de  sobriété 

«.  bretonne.  Civilisé  entre  deux  barbaries,  commerçant 
enti^e  deux  guerres  civiles,  jeté  là  comme  pour  rompre 
la  communication.  A  travers  passe  la  grande  Loire, 

^  tourbillonnant  entre  la  Bretagne  et  la  Vendée;  le 
fleuve   des   noyades.    Quel  torrent!  écrivait  Carrier, 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  99 

enivré  de  la  poésie  de  son  crime,  qiiel  torrent  révolu- 
tionnaire que  cette  Loire! 

C'est  à  Saint-Florent,   au  lieu  même  où  s'élève  la 
colonne  du  vendéen  Bonchamps,   qu'au  ix«  siècle  le 
breton  Noménoé,    vainqueur    des   Northmans,    avait 
dressé  sa  propre  statue;  elle  était  tournée  vers  l'An- 
jo_u,  vers  la  France,  qu'il  regardait  comme  sa  proie  \ 
Mais  rAnjou_  devait  l'emporter.  La  grande  féodalité 
dominait  chez  cette  population  plus  disciplinable  ;  la 
;  Bretagne,  avec  son  innombrable  petite  noblesse,  ne 
/  pouvait  faire  de  grande  guerre  ni  de  conquête.  La 
noire  mile  d'Angers  porte,   non-seulement  dans  son 
vaste  château  et  dans  sa  Tour  du  Diable,  mais  sur  sa 
cathédrale  même,    ce   caractère  féodal.   Cette  église 
Saint-Maurice   est  chargée,   non  de  saints,    mais  de 
chevaliers  armés  de  pied  en  cap  :  toutefois  ses  flèches 
^^^H'J'J'boiteuses,  l'une  sculptée,  l'autre  nue,  expriment  suffi- 
'^^'^^ ,^  samment  la  destinée  incomplète  de  l'Anjou.  Malgré  sa 
■^  -      belle  position  sur  le  triple  fleuve  de  la  Maine,  et  si 
près  de  la  Loire,  où  l'on  distingue  à  leur  couleur  les 
>.^  eaux  des  quatre  provinces,  Angers  dort  aujourd'hui. 

C'est  bien  assez  d'avoir  quelque  temps  réuni  sous  ses 
Plantagenets,  l'Angleterre,  la  Normandie,  la  Bretagne 
et  l'Aquitaine;  d'avoir  plus  tard,  sous  le  bon  René  et 
ses  fils,  possédé,  disputé,  revendiqué  du  moins  les 
trônes  de  Naples,  d'Aragon,  de  Jérusalem  et  de  Pro- 
vence, pendant  que  sa  fille  Marguerite  soutenait  la 
Rose  rouge  contre  la  Rose  blanche,  et  Lancastre  con- 


*  Charles  le  Chauve,  à  son  tour,  s'en  fil;  élever  une  en  regard 
de  la  Bretagne, 


100  HISTOIRE  DE  FRANXE. 

tre  York.  Elles  dorment  aussi  au  murmure  de  la 
Loire,  les  villes  de  Saumur  et  de  Tours,  la  capitale  du 
protestantisme,  et  la  capitale  du  catholicisme  ^  en 
France  ;  Saumur,  le  petit  royaume  des  prédicants  et 
du  vieux,  Duplessis-Mornay,  contre  lesquels  leur  bon 
ami  Henri  IV  bâtit  la  Flèche  aux  jésuites.  Son  château 
de  Mornay  et  son  prodigieux  dolmen'''  font  toujours  de 
Saumur  une  ville  historique.  Mais  bien  autrement  his- 
torique est  la  bonne  ville  de  Tours,  et  son  tombeau  de 
saint  Martin,  le  vieil  asile,  le  vieil  oracle,  le  Delphes 
de  la  France,  où  les  Mérovingiens  venaient  consulter 
les  sorts,  ce  grand  et  lucratif  pèlerinage  pour  lequel 
les  comtes  de  Blois  et  d'Anjou  ont  tant  rompu  de  lan- 
ces. Mans,  Angers,  toute  la  Bi  etagne,  dépendaient  de 
l'archevêché  de  Tours;  ses  chanoines,  c'étaient  les  Ca- 
pots, et  les  ducs  de  Bourgogne,  de  Bretagne,  et  le 
comte  de  Flandre  et  le  patriarche  de  Jérusalem,  les 
archevêques  de  Mayence,  de  Cologne,  de  Compostelle. 
Là,  on  battait  monnaie,  comme  à  Paris;  là,  on  fabri- 
qua de  bonne  heure  la  soie,  les  tissus  précieux,  et 
aussi,  s'il  faut  le  dire,  ces  confitures,  ces  rillettes,  qui 
ont  rendu  Tours  et  Reims  également  célèbres;  villes 
de  prêtres  et  de  sensualité.  Mais  Paris,  Lyon  et  Nantes 
ont  fait  tort  à  l'industrie  de  Tours.  C'est  la  faute  aussi 


*  Du  moins  à  l'époque  mérovingienne. 

^  C'est  une  espèce  de  grotte  artilicielle  de  quarante  pieds  de 
long  sur  dix  de  large  et  huit  de  haut,  le  tout  formé  de  onze  pierres 
énormes.  Ce  dolmen,  placé  dans  la  vallée,  semble  répondre  à  un 
autre  qu'on  aperçoit  sur  une  colline.  J'ai  souvent  remarqué  cette 
dispc-iition  dans  les  monuments  druidiques,  par  exemple,  à 
Camac. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  101 

de  ce  doux  soleil,  de  cette  molle  Loire;  le  travail  esi 
chose  contre  nature  dans  ce  paresseux  climat  de 
Tours,  de  Blois  et  de  Chinon,  dans  cette  patrie  de 
Rabelais,  près  du  tombeau  d'Agnès  Sorel.  Chenou- 
ceaux,  Chambord,  Montbazon,  Langeais,  Loches,  tous 
les  favoris  et  favorites  de  nos  rois,  ont  leurs  châteaux 
le  long  de  la  rivière.  C'est  le  pays  du  Hre  et  du  rien  à 
faire.  Vive  verdure  en  août  comme  en  mai,  des  fruits, 
des  arbres.  Si  vous  regardez  du  bord,  l'autre  rive 
semble  suspendue  en  l'air,  tant  l'eau  réfléchit  fidèle- 
ment le  ciel  :  sable  au  bas,  puis  le  saule  qui  vient  'j^^^^^-^'^^' 
boire  dans  le  fleuve;  derrière,  le  peuplier,  le  tremble,/  ''"^" 


V 


^^^^M.t.Xi\Q  noyer,  et  les  îles  fuyant  parmi  les  îles;  en  montant,        ■  ^' 

des  têtes  rondes  d'arbres  qui  s'en  vont  moutonnant'--  '*J' 

doucement  les  uns  sur  les  autres.  Molle  et  sensuelle 
contrée,  c'est  bien  ici  que  l'idée  dut  venir  de  faire  la 
femme  reine  des  monastères,  et  de  vivre  sous  elle 
dans  une  voluptueuse  obéissance,  mêlée  d'amour  et  de 
sainteté.  Aussi  jamais  abbaye  n'eut  la  splendeur  de 
Fontevrault  ^  Il  en  reste  aujourd'hui  cinq  églises. 
Plus  d'un  roi  voulut  y  être  enterré  :  même  le  farouche 
Richard  Cœur-de-Lion  leur  légua  son  cœur;  il  croyait 
que  ce  cœur  meurtrier  et  parricide  finirait  par  reposer 
peut-être  dans  une  douce  main  de  femme,  et  sous  la 
prière  des  vierges. 
Pour  trouver  sur  cette  Loire  quelque  chose  de  moins 


*  En  1821,  il  restait  de  l'abbaye  trois  cloîtres,  soutenus  de 
colonnes  et  de  pilastres,  cinq  grandes  églises  et  plusieurs  statues, 
entre  autres  celle  de  Henri  II.  Le  tombeau  de  son  fils,  Richard 
Cœur-de-Lion,  avait  disparu. 


102 


HlSTOIEi:  DE  FRANCE. 


^^z. 


^ 


mou  et  de  plus  sévère,  il  faut  remonter  au  coude  par 
lequel  elle  s'approche  de  la  Seine,  jusqu'à  la  sérieuse 
..,■..  Orléans,  ville  de  légistes  au  moyen  âge,  puis  calvi- 
niste, puis  janséniste,  aujourd'hui  industrielle.  Mais 
je  parlerai  plus  tard  du  centre  de  la  France;  il  .me 
iii^jiwt*^ attarde  de  pousser  au  midi;  j'ai  parlé  des  Celtes  de  Bre- 
tagne, je  veux  m'acheminer  vers  les  Ihères,  vers  les 
Pyrénées. 

Le  Poitou,  que  nous  trouvons  de  l'autre  côté  de  la 
Loire,  en  face  de  la  Bretagne  et  de  l'Anjou,  est  un 
i  pays  formé  d'éléments  très-divers,  mais  non  point  mé- 
langés. Trois  populations  fort  distinctes  y  occupent 
trois  bandes  de  terrains  qui  s'étendent  du  nord  au 
midi.  De  là  les  contradictions  apparentes  qu'offre  l'his- 
toire de  cette  province.  Le  Poitou  est  le  centre  du  cal- 
vinisme au  xvie  siècle,  il  recrute  les  armées  de  Coli- 
gny,  et  tente  la  fondation  d'une  république  protestante; 
et  c'est  du  Poitou  qu'est  sortie  de  nos  jours  l'opposition 
catholique  et  royaUste  de  la  Vendée.  La  première  épo- 
que appartient  surtout  aux  hommes  de  la  côte  ;  la  se- 
conde, surtout,  au  Bocage  vendéen.  Toutefois  l'une  et 
l'autre  se  rapportent  à  un  même  principe,  dont  le  cal- 
vinisme républicain,  dont  le  royalisme  catholique 
n'ont  été  que  la  forme  :  esprit  indomptable  d'opposition 
au  gouvernement  central. 

Le  Poitou  est  la  bataille  du  Midi  et  du  Nord.  C'est 
près  de  Poitiers  que  Clovis  a  défait  les  Goths,  que 
Charles-Martel  a  repoussé*  les  Sarrasins,  que  l'armée 
anglo-gasconne  du  prince  Noir  a  pris  le  roi  Jean. 
Mêlé  de  droit  romain  et  de  droit  coutumier,  donnant  u^'"'^"^^ 
ses  légistes  au  Nord,  ses  troubadours  au  Midi,  le  Poi- 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  103 

tou  est  lin-même  comme  sa  Méliisine*,  assemblage  de 
natures  diverses,  moitié  femme  et  moitié  serpent. 
C'est  dans  le  pays  du  mélange,,  dans  le  pays  des  mu- 
lets et  des  vipères  ^  que  ce  mythe  étrange  a  dû  naître. 
Ce  génie  mixte  et  contradictoire  a  empêché  le  Poi- 
tou de  rien  achever;  il  a  tout  commencé.  Et  d'abord  la 
vieille  ville  romaine  de  Poitiers,  aujourd'hui  si  soli- 
taire, fut,  avec  Arles  et  Lyon,  la  première  école  chré- 
tienne des  Gaules.  Saint  Hilaire  a  partagé  les  combats 
d'Athanase  pour  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Poitiers 
fut  pour  nous,  sous  quelques  l'apports,  le  berceau  de 
la  monarchie,  aussi  bien  que  du  christianisme.  C'est  de 
sa  cathédrale  que  brilla  pendant  la  nuit  la  colonne  de 
feu  qui  guida  Clovis  contre  les  Goths.  Le  roi  de  France 
était  abbé  de  Saint-Hilaire  de  Poitiers,  comme  de 
Saiut-Martin  de  Tours.  Toutefois  cette  dernière  église, 
moins  lettré.e,  mais  mieux  située,  plus  populaire,  plus 
féconde  en  miracles,  prévalut  sur  sa  soeur  aînée.  La 
dernière  lueur  de  la  poésie  latine  avait  brillé  à  Poi- 
tiers avec  Fortunat  ;  l'aurore  de  la  littérature  moderne 
y  parut  au  xn«  siècle;  Guillaume  VII  est  le  premier 
troubadour.  Ce  Guillaume,  excommunié  pour  avoir 
enlevé  la  vicomtesse  de  Châtellerault,  conduisit,  dit- 

*  Voy.  les  Éclaircissements. 

'  Les  mules  du  Poitou  sont  recherchées  par  l'Auvergne,  la  Pro- 
vence, le  Languedoc,  FE&pagne  même.  —  La  naissance  d'une 
mule  est  plus  fêtée  que  celle  d'un  fils.  —  Vers  Mirebeau,  un  âne 
étalon  vaut  jusqu'à  3,000  fr.  Dupin,  statistique  des  Deux-Sè- 
vres, 

Les  pharmaciens  achetaient  beaucoup  de  vipères  dans  le  Poitou. 
—  Poitiers  envoyait  autrefois  ses  vipères  jusqu'à  Venise.  Stat.  de 
la  Vendée,  par  l'ingénieur  La  Bretonnière. 


loi  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

on,  cent  mille  hommes  à  la  terre  sainte  ^  mais  il  em- 
mena aussi  la  foule  de  ses  maîtresses  ^  C'est  de  lui 
qu'un  vieil  auteur  dit  :  «  Il  fut  bon  troubadour,  bon 
chevalier  d'armes,  et  courut  longtemps  le  monde  pour 
tromper  les  dames.  »  Le  Poitou  semble  avoir  été  alors 
un  pays  de  libertins  spirituels  et  de  libres  penseurs. 
Gilbert  de  la  Porée,  né  à  Poitiers,  et  évêque  de  cette 
ville,  collègue  d'Abailard  à  l'école  de  Chartres,  ensei- 
gna avec  la  même  hardiesse,  fut  comme  lui  attaqué 
par  saint  Bernard,  se  rétracta  comme  lui,  mais  ne  se 
releva  pas  comme  le  logicien  breton.  La  philosophie 
poitevine  naît  et  meurt  avec  Gilbert. 

La  puissance  politique  du  Poitou  n'eut  guère  meil- 
leure destinée.  Elle  avait  commencé  au  ix^  siècle  par 
la  lutte  que  soutint,  contre  Charles  le  Chauve,  Aymon, 
père  de  Renaud,  comte  de  Gascogne,  et  frère  de  Tur- 
pin,  comte  d'Angoulême.  Cette  famille  voulait  être 
issue  des  deux  fameux  héros  de  romans,  saint  Guil- 
laume de  Toulouse,  et  Gérard  de  RoussiUon,  comte  de 
Bourgogne.  Elle  fut  en  effet  grande  et  puissante,  et  se 
trouva  quelque  temps  à  la  tête  du  Midi.  Ils  prenaient 
le  titre  de  ducs  d'Aquitaine,  mais  ils  avaient  trop  forte 
partie  dans  les  populations  de  Bretagne  et  d'Anjou, 
qui  les  serraient  au  nord  ;  les  Angevins  leur  enlevèrent 
partie  de  la  Touraine,  Saumur,  Loudun,  et  les  tournè- 
rent en  s'emparant  de  Saintes.  Cependant  les  comtes 
de  Poitou  s'épuisaient  pour  faire  prévaloir  dans  le 


*  11  arriva  avec  six  hommes  devant  Antioehe. 

*  L'évoque  d'Angoulême  lui  disait  :  «  Corrigez-vous;  »  le  comte 
lui  répondit  :  «  Quand  tu  te  peigneras.  »  L'évêque  était  chauve. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  lOo 

Midi,  particulièrement  sur  l'Auvergne,  sur  Toulouse, 
ce  grand  titre  de  ducs  d'Aquitaine  ;  ils  se  ruinaient  en 
lointaines  expéditions  d'Espagne  et  de  Jérusalem; 
hommes  brillants  et  prodigues,  chevaliers  troubadours 
*;ouvent  brouillés  avec  l'Église,  mœurs  légères  et  vio- 
lentes, adultères  célèbres,  tragédies  domestiques.  Ce 
^l'était  pas  la  première  fois  qu'une  comtesse  de  Poi- 
tiers assassinait  sa  rivale,  lorsque  la  jalouse  Éléonore 
de  Guyenne  fit  périr  la  belle  Rosemonde  dans  le  laby- 
rinthe où  son  époux  l'avait  cachée. 

Les  fils  d'Éléonore,  Henri,  Richard  Coeur-de-Lion  et 
Jean,  ne  surent  jamais  s'ils  étaient  Poitevins  ou  An- 
glais, Angevins  ou  Normands.  Cette  lutte  intérieure 
de  deux  natures  contradictoires  se  représenta  dans 
leur  vie  mobile  et  orageuse.  Henri  III,  fils  de  Jean, 
fut  gouverné  par  les  Poitevins  ;  on  sait  quelles  guerres 
civiles  il  en  coûta  à  l'Angleterre.  Une  fois  réuni  à  la 
monarchie,  le  Poitou  du  marais  et  de  la  plaine  se 
laissa  aller  au  mouvement  général  de  la  France.  Fon- 
tenai  fournit  de  grands  légistes,  les  Tiraqueau,  les 
Besly,  les  Brisson.  La  noblesse  du  Poitou  donna  force 
courtisans  habiles  (Thouars,  Mortemar,  Meilleraie, 
Mauléon).  Le  plus  grand  politique  et  l'écrivain  le 
plus  populaire  de  la  France,  appartiennent  au  Poitou 
oriental  :  Richelieu  et  Voltaire  ;  ce  dernier,  né  à 
Paris,  était  d'une  famille  de  Parthenay^ 

Mais  ce  n'est  pas  là  toute  la  province.  Le  plateau 
des  deux  Sèvres  verse  ses  rivières,  l'une  vers  Nantes, 


'  Il  y  aurait  encore  des  Arouet  dans  les  envii'ons  de  cette  ville, 
au  village  de  Saint-Loup. 


106  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

l'autre  vers  Niort  et  la  Rochelle.  Les  deux  contrées 
excentriques  qu'elles  traversent,  sont  fort  isolées  de 
la  France.  La  seconde,  petite  Hollande  S  répandue  en 
marais,  en  canaux,  ne  regarde  que  l'Océan,  que  la 
Rochelle.  La  ville  MancJie  "-  comme  la  ville  noire.  La 
Rochelle  comme  Saint-Malo,  fut  originairement  un 
asile  ouvert  par  l'Église  aux  juifs,  aux  serfs,  aux  coïi- 
herts  du  Poitou.  Le  pape  protégea  l'une  comme  l'au- 
tre ^  contre  les  seigneurs.  Elles  grandirent  affranchies 
de  dîme  et  de  tribut.  Une  foule  d'aventuriers,  sortis 
de  cette  populace  sans  nom,  exploitèrent  les  mers 
comme  marchands,  comme  pirates  ;  d'autres  exploitè- 
rent la  cour  et  mirent  au  service  des  rois  leur  génie 
démocratique,  leur  haine  des  grands.  Sans  remonter 
jusqu'au  serf  Leudaste,  de  l'île  de  Ré,  dont  Grégoire 
de  Tours  nous  a  conservé  la  curieuse  histoire/ nous  ci- 
terons le  fameux  cardinal  de  Sion,  qui  arma  les  Suis- 

*  Le  marais  méridional  eit  tout  entier  Fouvi'age  de  l'art.  La 
difficulté  à  vaincre,  c'était  moins  le  flux  de  la  mer  que  les  débor- 
dements de  la  Sèvre.  —  Les  digues  sont  souvent  menacées.  — 
Les  cabaniers  (habitants  de  fermes  appelées  cabanes)  marchent 
avec  des  bâtons  de  douze  pieds  pour  sauter  les  fossés  et  les  ca- 
naux. Le  Marais  mouillé,  au  delà  des  digues,  est  sous  l'eau  tout 
riiiver.  La  Bretonnière.  —  Noirmoutiers  est  à  douze  pieds  au- 
dessous  du  niveau  de  la  mer,  et  on  trouve  des  digues  artificielles, 
sur  une  longueur  de  onze  mille  toises.  —  Les  Hollandais  dessé- 
chèrent le  marais  du  Petit-Poitou,  par  un  canal  appelé  Ceinture 
des  Hollandais.  Statistique  de  Peuchet  et  Chanlaire.  Foye^  aussi 
la  defccription  de  la  Vendée,  par  M.  Cavoteau,  )812. 

*  Les  Anglais  donnaient  autrefois  ce  nom  à- la  Rochelle,  à  cause 
dû  reflet  de  la  lumière  sur  les  rochers  et  les  falaises. 

*  Raymond  Perraud,  né  à  la .  Rochelle,  évéque  et  cardinal, 
homme  actif  et  hardi,  obtint  en  1502,  pour  les  Rochellôis,  des 
bulles  qui  défendent  à  tout  juge  forain  de  les  citer  à  son  tribunal. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  107 

ses  pour  Jules  II,  les  chanceliers  Olivier  sous  Char- 
les IX,  Balue  et  Doriole  sous  Louis  XI;  ce  prince 
aimait  à  se  servir  de  ces  intrigants,  sauf  à  les  loger 
ensuite  dans  une  cage  de  fer. 

La  Rochelle  crut  un  instant  devenir  une  Amster- 
dam, dont  Coligny  eût  été  le  Guillaume  d'Orange.  On 
sait  les  deux  fameux  sièges  contre  Charles  IX  et  Ri- 
chelieu» tant  d'efforts  héroïques,  tant  d'obstination,  et 
ce  poignard  que  le  maire  avait  déposé  sur  la  table  de 
l'hôtel  de  ville,  pour  celui  qui  parlerait  de  se  rendre.' 
Il  fallut  bien  qu'ils  cédassent  pourtant,  quand  l'An- 
gleterre, trahissant  la  cause  protestante  et  son  propre 
intérêt,  laissa  Richelieu  fermer  leur  port;  on  distingue 
encore  à  la  marée  basse  les  restes  de  l'immense  digue. 
Isolée  de  la  mer,  la  ville  amphibie  ne  fit  plus  que  lan- 
guir. Pour  mieux  la  museler,  Rochefort  fut  fondé  par 
Louis  XIV  à  deux  pas  de  La  Rochelle,  le  port  du  roi  à 
côté  du  port  du  peuple. 

Il  y  avait  pourtant  une  partie  du  Poitou  qui  n'avait 
guère  paru  dans  l'histoire,  que  l'on  connaissait  peu  et 
qui  s'ignorait  elle-même.  Elle  s'est  révélée  par  la 
guerre  de  la  Vendée.  Le  bassin  de  la  Sèvre  nantaise, 
les  sombres  collines  qui  l'environnent,  tout  le  Bocage 
vendéen,  telle  fut  la  principale  et  première  scène  de 
]  cette  guerre  terrible  qui  embrasa  tout  l'Ouest.  Cettd 
Vendée  qui  a  quatorze  rivières,  et  pas  une  navigable  *, 

*  Vop.  Statist.  du  départ,  de  la  Vienne,  par  le  préfet  Cochon, 
an  X.  —  Dès  1337,  on  proposa  de  rendre  la  Vienne  navigable 
jusqu'à  Limoges;  depuis,  de  la  joindre  à  la  Corrèze  qui  se  jette 
dans  la  Dordogne;  elle  eût  joint  Bordeaux  et  Paris  par  la  Loire, 
mais  la  Vienne  a  trop  de  rochers.  —  On  pourrait  rendre  le  Clain 


108  HISTOIRE  DE  FRAN'CE. 

pays  perdu  dans  ses  haies  et  ses  bois,  n'était,  quoi 
qu'on  ait  dit,  ni  plus  religieuse,  ni  plus  royaliste  que 
bien  d'autres  provinces  frontières,  mais  elle  tenait  à 
ses  habitudes.  L'ancienne  monarchie,  dans  son  impar- 
faite centralisation,  les  avait  peu  troublées;  la  Révo- 
lution voulut  les  lui  arracher  et  l'amener  d'un  coup  à 
Tunité  nationale;  brusque  et  violente,  portant  partout 
une  lumière  subite,  elle  effaroucha  ces  fils  de  la  nuit. 
Ces  paysans  se  trouvèrent  des  héros.  On  sait  que  le 
voiturier  Cathelineau  pétrissait  son  pain  quand  il  en- 
tendit la  proclamation  répubhcaine;  il  essuya  tout 
simplement  ses  bras  et  prit  son  fusil  ^  Chacun  en  fit 
autant  et  l'on  marcha  droit  aux  hJeus.  Et  ce  ne  fut  pas 
homme  à  homme,  dans  les  bois,   dans  les  ténèbres. 


navigable  jusqu'à  Poitiers,  de  manière  à  continuer  la  navigation 
de  la  Vienne.  Cliâtelleraut  s'y  est  opposé  par  jalousie  contre  Poi- 
tiers. —  Si  la  Charente  devenait  navigable  jusqu'au-dessus  de 
Givrai,  cette  navigation,  unie  au  Clain  par  un  canal,  ferait  com- 
muniquer en  temps  de  guerre  Rochefort,  la  Loire  et  Paris.  — 
Yoy.  aussi  Texier,  Haute-Vienne,  et  la  Bretonnière,  Vendée. 

J'ai  cité  déjà  le  mot  remarquable  de  M.  le  capitaine  Galleran.  — 
Genoude.  Yoy.  en  Vendée,  1821  :  «  Les  paysans  disent  :  Sou.>  le 
règne  de  M.  Henri  (de  Larocliejaquelein).  »  —  Ils  appelaient 
patauds  ceux  des  leurs  qui  étaient  républicains.  Pour  dire  le  bon 
français,  ils  disaient  le  parler  noblat.  —  Les  prêtres  avaient  peu 
de  propriétés  dans  la  Vendée  ;  toutes  les  forêts  nationales,  dit  la 
Bretonnière  (p.  6),  proviennent  du  comte  d'Artois  ou  des  émigrés; 
une  seule,  de  cent  hectares,  appartenait  au  clergé. 

*  Il  résulte  de  Tinterrogatoire  de  d'Elbée  que  la  véritable  cause 
de  l'insurrection  vendéenne  fut  la  levée  de  300,000  hommes  dé- 
crétée par  la  République.  Les  Vendéens  haïssent  le  service  mili- 
taire, qui  les  éloigne  de  chez  eux.  Lorsqu'il  a  fallu  fournir  un 
contingent  pour  la  garde  de  Louis  XVIII,  il  ne  s'ett  pas  trouvé 
un  seul  volontaire. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  109 

comme  les  chouans  de  Bretagne,  mais  en  masse,  en 
corps  de  peuple,  et  en  plaine.  Ils  étaient  près  de  cent 
mille  au  siège  de  Nantes.  La  guerre  de  Bretagne  est 
comme  une  ballade  guerrière  du  lorder  écossais,  celle 
de  Vendée  une  iliade. 

En  avançant  vers  le  Midi,  nous  passerons  la  sombre 
ville  de  Saintes  et  ses  belles  campagnes,  les  champs 
de  bataille  de  Taillebourg  et  de  Jarnac,  les  grottes  de 
la  Charente  et  ses  vignes  dans  les  marais  salants. 
Nous  traverserons  même  rapidement  le  Limousin,  ce 
pays  élevé,  froid,  pluvieux  \  qui  verse  tant  de  fleuves. 
Ses  belles  collines  granitiques,  arrondies  en  demi- 
globes,  ses  vastes  forêts  de  châtaigniers,  nourrissent 
une  population  honnête,  mais  lourde,  timide  et  gauche 
par  indécision.  Pays  souffrant,  disputé  si  longtemps 
entre  l'Angleterre  et  la  France.  Le  bas  Limousin  est 
autre  chose  ;  le  caractère  remuant  et  spirituel  des  mé- 
ridionaux y  est  déjà  frappant.  Les  noms  des  Ségur, 
des  Saint- Aulaire,  des  Noailles,  des  Ventadour,  des 
Pompadour,  et  surtout  des  Tu  renne,  indiquent  assez 
combien  les  hommes  de  ces  pays  se  sont  rattachés  au 
pouvoir  central  et  combien  ils  y  ont  gagné.  Ce  drôle 
de  cardinal  Dubois  était  de  Brives-la-Gaillarde. 

Les  montagnes  du  haut  Limousin  se  lient  à  celles 
de  l'Auvergne,  et  celles-ci  avec  les  Cëvennes.  L'Au- 
vergne est  la  vallée  de  l'Allier,  dominée  à  l'Ouest  par 
la  masse  du  Mont-Dore,  qui  s'élève  entre  le  pic  ou  Puy- 
de-Dôme  et  la  masse  du  Cantal.  Vaste  incendie  éteint, 
aujourd'hui  paré  presque  partout  d'une  forte  et  rude 

•  Proverbe  :  «  Le  Limousin  ne  périra  pas  par  sécheresse.  » 


110  HISTOIRE   DE   FRA^XE. 

végétation  ^  Le  noyer  pivote  sur  le  basalte,  et  le  blé 
germe  sur  la  pierre  ponce  ^.  Les  feux  intérieurs  ne 
sont  pas  tellement  assoupis  que  certaine  vallée  ne 
fume  encore,  et  que  les  étouffis  du  Mont-Dore  ne  rappel- 
lent la  Solfatare  et  la  Grotte  du  chien.  Villes  noires, 
bâties  de  lave  (Clermont,  Saint-Flour,  etc.).  Mais  la 
campagne  est  belle,  soit  que  vous  parcouriez  les  vastes 
et  solitaires  prairies  du  Cantal  et  du  Mont-Dore,  au 
bruit  monotone  des  cascades,  soit  que,  de  l'ile  basal- 
tique où  repose  Clermont,  vous  promeniez  vos  regards 
sur  la  fertile  Limagne  et  sur  le  Puy-de-Dôme,  ce  joli 
clé  à  coudre  de  sept  cents  toises,  voilé,  dévoilé  tour  à 
tour  par  les  nuages  qui  l'aiment  et  qui  ne  peuvent  ni 
le  fuir  ni  lui  rester.  C'est  qu'en  effet  l'Auvergne  est 
battue  d'un  vent  éternel  et  contradictoire,  dont  les 
vallées  opposées  et  alternées  de  ses  montagnes,  ani- 
ment, irritent  les  courants.  Pays  froid  sous  un  ciel 
déjà  méridional,  où  l'on  gèle  sur  les  laves.  Aussi,  dans 
les  montagnes,  la  population  reste  l'hiver  presque  tou- 
jours blottie  dans  les  étables,  entourée  d'une  chaude  et 
lourde  atmosphère  ^.  Chargée,  comme  les  Limousins, 
de  je  ne  sais  combien  d'habits  épais  et  pesants,  on  di- 


*  Les  produits  de  la  terre,  comme  de  l'industrie,  sont  communs 
et  grossiers,  abondants  il  est  vrai. 

*  Au  nord  de  Saint-Flour,  la  terre  est  couverte  d'une  couclie 
épaisse  de  pierres  ponces,  et  n'en  est  pas  moins  très-fertile. 

*  L'hiver,  ils  vivent  dans  l'étable,  et  se  lèvent  à  huit  ou  neuf 
"heures.  (Legrand  d'Aussy,  p.  283.)  Yoy.  divers  détails  de  mœurs, 
dans  les  Mémoires  de  M.  le  comte  de  Montlosier,  I"  vol.  —  Con- 
sulter aussi  l'élégant  tableau  du  Puy-de-Dôme,  par  M.  Duclié  ; 
les  curieuses  Recherches  de  M.  Gonod,  sur  les  antiquités  de  l'Au- 
vergne ;  Delarbre,  etc. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  IH 

rait  une  race  méridionale  ^  grelottant  au  vent  du  nord, 
et  comme  resserrée,  durcie,  sous  ce  ciel  étranger.  Vin 
grossier,  fromage  amer  ^  comme  l'herbe  rude  d'où  il 
vient.  Ils  vendent  aussi  leurs  laves,  leurs  pierres  pon- 
ces, leurs  pierreries  communes  ^  leurs  fruits  communs 
qui  descendent  l'Allier  par  bateau.  Le  rouge,  la  cou- 
leur barbare  par  excellence,  est  celle  qu'ils  préfèrent; 
ils  aiment  le  gros  vin  rouge,  le  bétail  rouge.  Plus  la- 
borieux qu'industrieux,  ils  labourent  encore  souvent 
les  terres  fortes  et  profondes  de  leurs  plaines  avec  la 
petite  charrue  du  j\lidi  qui  égratigne  à  peine  le  sol  *. 
Ils  ont  beau  émigrer  tous  les  ans  des  montagnes,  ils 
rapportent  quelque  argent,  mais  peu  d'idées. 

Et  pourtant  il  y  a  une  force  réelle  dans  les  hommes 
de  cette  race,  une  sève  amère,  acerbe  peut-être,  mais 
vivace  comme  l'herbe  du  Cantal.  L'âge  n'y  fait  rien. 
Voyez  quelle  verdeur  dans  leurs  vieillards,  les  Dulaure. 
les  de  Pradt;  et  ce  Montlosier  octogénaire,  qui  gou- 
verne ses  ouvriers  et  tout  ce  qui  l'entoure,  qui  plante 
et  qui  bâtit,  et  qui  écrirait  au  besoin  un  nouveau  livre 

'  En  Limagne,  race  laide,  qui  semble  méridionale  ;  de  Brioude 
juscxu'aux  sources  de  l'Allier,  on  dirait  des  crétins  ou  des  men- 
diants espagnols.  (De  Pradt.) 

-  L'amertume  de  leurs  fromages  tient,  soit  à  la  façon,  soit  à  la 
dureté  et  l'aigreur  de  l'herbe,  les  pâturages  ne  sont  jamais  renou- 
velés. 

'  Jusqu'en  1784,  les  Espagnols  venaient  acheter  les  pierreries 
grossières  de  l'Auvergne. 

*  Dans  le  pays  d'outi^e-Loire,  on  n'emploie  guère  que  V araire, 
petite  charrue  insufiisante  pour  les  terres  fortes.  Dans  tout  le 
Midi,  les  chariots  et  outils  sont  petits  et  faibles.  —  Arthur  Young 
vit  avec  indignation  cette  petite  charrue  qui  eflleurait  la  terre,  et 
calomniait  sa  fertilité. 


112  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

contre  le  parli-prêtre  ou  pour  la  féodalité,  ami,  et  en 
même  temps  ennemi  du  moyen  àgc  ^ 

Le  génie  inconséquent  et  contradictoire  que  nou3 
remarquions  dans  d'autres  provinces  de  notre  zone 
moyenne,  atteint  son  apogée  dans  l'Auvergne.  Là  sij 
trouvent  ces  grands  légistes  ^  ces  logiciens  du  parti 
gallican,  qui  ne  surent  jamais  s'ils  étaient  pour  ou. 
contre  le  pape  :  le  chancelier  de  l'Hôpital;  les  Arnaud; 
le  sévère  Domat,  Papinien  janséniste,  qui  essaya  d'en 
fermer  le  droit  dans  le  christianisme  ;  et  son  ami  Pas- 
cal, le  seul  homme  du  xvii^  siècle  qui  ait  sentj^^ la  crise 
religieuse  entre  Montaigne  et  Voltaire,  âme  souffrante 
où  apparaît  si  merveilleusement  le  combat  du  doute  et 
de  l'ancienne  foi. 

Je  pourrais  entrer  par  le  Rouergue  dans  la  grande 
vallée  du  Midi.  Cette  province  en  marque  le  coin  d'un 
accident  bien  rude  ^  Elle  n'est  elle-même,  sous  ses 
sombres  châtaigniers,  qu'un  énorme  monceau  do 
houille,  de  fer,  de  cuivre,  de  plomb.  La  houille  ''  y 
brûle  sur  plusieurs  lieues,  consumée  d'incendies  sécu- 

»  1833. 

*  Domat,  de  Clermont;  les  Laguesle,  de  Vic-le-Comte  ;  Duprat 
et  Barillon,  son  secrétaire,  d'Issoire;  THôpital,  d'Aigueper.vo  ; 
Anne  Dubourg,  de  Riom;  Pierre  Lizel,  premier  président  du  Par- 
lement de  Paris,  au  xyi*^  siècle;  les  Du  Vair,  d'Aurillac,  etc. 

'  C'est,  je  crois,  le  premier  pays  de  France  qui  ait  payé  au  roi 
(Louis  VII)  un  droit  pour  qu'il  y  fit  cesser  les  guerres  privées. 
Voy.  le  Glossaire  de  Laurière,  1. 1,  p.  164,  au  mot  Commun  de 
paix,  et  la  Décrétale  d'Alexandre  III  sur  le  premier  canon  du 
concile  de  Clermont,  publié  par  Marca.  —  Sur  le  Rouergue,  voyez 
Peuchet  et  Chanlaire,  statistique  de  l'Avcyron,  et  surtout  l'esti- 
mable ouvrage  de  M.  Monteil. 

*  La  houille  forme  plus  des  deux  tiers  de  ce  département, 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  H3 

laires  qui  n'ont  rien  de  volcanique.  Cette  terre,  mal- 
traitée et  du  froid  et  du  chaud  dans  la  variété  de  ses 
expositions  et  de  ses  climats,  gercée  de  précipices, 
tranchée  par  deux  torrents,  le  Tarn  et  l'Aveyron,  a 
peu  à  envier  à  l'àpreté  des  Cévennes.  Mais  j'aime 
mieux  entrer  par  Cahors.  Là  tout  se  revêt  de  vignes. 
Les  mûriers  commencent  avant  Montauban.  Un  paysage 
de  trente  ou  quarante  lieues  s'ouvre  devant  vous, 
vaste  océan  d'agriculture,  masse  animée,  confuse,  qui 
se  perd  au  loin  dans  l'obscur  ;  mais  par-dessus  s'élève 
la  forme  fantastique  des  Pyrénées  aux  têtes  d'argent. 
Le  bœuf  attelé  parles  cornes  laboure  la  fertile  vallée, 
la  vigne  monte  à  l'orme.  Si  vous  appuyez  à  gauche 
vers  les  montagnes,  vous  trouvez  déjà  la  chèvre  sus- 
pendue au  coteau  aride,  et  le  mulet,  sous  sa  charge 
d'huile,  suit  à  mi-côte  le  petit  sentier.  A  midi,  un 
orage,  et  la  terre  est  un  lac;  en  une  heure,  le  soleil  a 
tout  bu' d'un  trait.  Vous  arrivez  le  soir  dans  quelque 
grande  et  triste  ville,  si  vous  voulez,  à  Toulouse.  A 
cet  accent  sonore,  vous  vous  croiriez  en  Italie  ;  pour 
vous  détromper,  il  suffit  de  regarder  ces  maisons  de 
bois  et  de  brique  ;  la  parole  brusque,  l'allure  hardie  et 
vive  vous  rappelleront  aussi  que  vous  êtes  en  France. 
Les  gens  aisés  du  moins  sont  Français  ;  le  petit  peuple 
est  tout  autre  chose,  peut-être  Espagnol  ou  Maure. 
C'est, ici  cette  vieille  Toulouse,  si  grande  sous  ses 
comtes;  sous  nos  rois,  son  Parlement  lui  a  donné  en- 
core la  royauté,  la  tyrannie  du  Midi.  Ces  légistes  vio- 
lents, qui  portèrent  à  Boniface  VIII  le  soufflet  de  Phi- 
lippe le  Bel,  s'en  justifièrent  souvent  aux  dépens  des 
hérétiques;  ils  en  brûlèrent  quatre  cents  en  moins 

T.  II.  S 


114  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

d'un  siècle.  Plus  tard,  ils  se  prêtèrent  aux  vengeances 
de  Richelieu,  jugèrent  Montmorency  et  le  décapitèrent 
dans  leur  belle  salle  marquée  de  rouge  \  Ils  se  glori- 
fiaient d'avoir  le  capitole  de  Rome,  et  la  cave  aux 
morts  ^  de  Naples,  où  les  cadavres  se  conservaient  si 
bien.  Au  capitole  de  Toulouse,  les  archives  de  la  ville 
étaient  gardées  dans  une  armoire  de  fer,  comme  celles 
des  flamines  romains;  et  le  sénat  gascon  avait  écrit 
sur  les  murs  de  sa  curie  :  VideaiU  consules  ne  rjuid  res- 
publica  deirimenti  capiat  ^. 

'Toulouse  est  le  point  central  du  grand  bassin  du 
JMidi.  C'est  là  ou  à  peu  près,  que  viennent  les  eaux  dec 
Pyrénées  et  des  Cévennes,  le  Tarn  et  la  Garonne,  pour 
s'en  aller  ensemble  à  l'Océan.'  La  Garonne  reçoit  tout. 
Les  rivières  sinueuses  et  tremblotantes  du  Limousin  et 
de  l'Auvergne  y  coulent  au  nord,  par  Périgueux,  Ber- 
gerac; de  l'est  et  des  Cévennes,  le  Lot,  la  Viaur, 
l'Aveyron  et  le  Tarn  s'y  rendent  avec  quelques  coudes 
plus  ou  moins  brusques,  par  Rodez  et  Albi.  Le  Nord 
donne  les  rivières,  le  Midi  les  torrents.  Des  Pyrénées 
descend  l'Ariége;  et  la  Garonne  déjà  grosse  du  Gers 
et  de  la  Baize,  décrit  au  nord-ouest  une  courbe  élé- 
gante, qu'au  midi  répète  l'Adour  dans  ses  petites  pro- 
portions. Toulouse  sépare  à  peu  près  le  Languedoc  de 
la  Guyenne,  ces  deux  contrées  si  différentes  sous  la 
même  latitude.  La  Garonne  passe  la  vieille  *Toulouse, 
le  vieux  Languedoc  romain  et  gothique,  et,  grandis- 

•  Elle  l'était  encore  au  dernier  siècle.  (Piganiol  de  la  Force.) 

*  On  y  conservait  des  morts  de  cinq  cents  ans. 
»  Millin. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  113 

sant  toujours,  elle  s'épanouit  comme  une  mer  en  face 
de  la  mer,  en  face  de  Bordeaux.  Celle-ci,  longtemps 
capitale  de  la  France  anglaise,  plus  longtemps  anglaise 
de  cœur,  est  tournée,  par  l'intérêt  de  son  commerce, 
vers  l'Angleterre,  vers  l'Océan,  vers  l'Amérique.  La 
Garonne,  disons  maintenant  la  Gironde,  y  est  deux 
fois  plus  large  que  la  Tamise  à  Londres. 

Quelque  {".elle  et  riche  que  soit  cette  vallée  de  la 
Garonne,  on  ne  peut  s'y  arrêter;  les  lointains  sommets 
des  Pyrénées  ont  un  trop  puissant  attrait.  Mais  le  che- 
min y  est  sérieux.  Soit  que  vous  preniez,  par  Nérac, 
triste  seigneurie  des  Albret,  soit  que  vous  cheminiez  le 
long  de  la  côte,  vous  ne  voyez  qu'un  océan  de  landes, 
tout  au  plus  des  arbres  à  liège,  de  vastes  pinadas, 
route  sombre  et  solitaire,  sans  autre  compagnie  que 
les  troupeaux  de  moutons  noirs  '  qui  suivent  leur  éter- 

'  Millin,  t.  IV,  p.  347.  —  On  trouve  aussi  beaucoup  de  moutons 
noirs  dans  le  Roussillon  (F.  Young,  t.  II,  p.  39)  et  en  Bretagne. 
Cotte  couleur  n'est  pas  rare  dans  les  taureaux  de  la  Camargue. 

Arthur  Young,  t.  III,  p.  83.  — En  Pi^ovence,  l' émigration  des 
moutons  est  presque  aussi  grande  qu'en  Espagne.   De  la  Grau 
aux  montagnes  de  Gap  et  de  Barcelonette,  il  en  passe  un  million, 
par  troupeaux  de  dix  mille  à  quarante  mille.  La  route  est  |de 
vingt  ou  trente  jours  (Darluc,  Hist.   nat.  de  Provence,    1782, 
çi^^^V  ,  p.  303,  329.) —  Statistique  de  la  Lozère,  par  M.  Jerphanion,  préfet 
A  a*"*^  '   ,' rde  ce  département,   an  X,    p.    31.   «  Les  moutons  quittent  les 
^' I  h J^';}^asses-Cé venues  et  les  plaines  du    Languedoc  vers  la  fin  de 
^  r**  '      "'  floréal,  et  arrivent  par  les  montagnes  de  la  Lozère  et  de  la  Mar- 
''''  '  géride,  où  ils  vivent  pendant  l'été.  Ils  regagnent  le  Bas-Langue- 

ix^  doc  au  retour  lies  frimas.  »  —  Laboulinière,  I,  245.  Les  troupeaux 
des  Pyrénées  émigrent  l'hiver  jusque  dans  les  landes  de  Bor- 
deaux 

A  year  in  Spaùi,  ly  an  America7i,  1832.  Au  xvi^  siècle,  les 
troupeaux  de  la  Mesta  se  composaient  d'environ  sept  millions  de 


116  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

nel  voyage  des  Pyrénées  aux  Landes,  et  vont,  des 
montagnes  à  la  plaine,  chercher  la  chaleur  au  nord, 
sous  la  conduite  du  pasteur  landais.  La  vie  voyageuse 
des  bergers  est  un  des  caractères  pittoresques  du 
Midi.  Vous  les  rencontrez  montant  des  plaines  da  Lan- 
guedoc aux  Cévennes,  aux  Pyrénées,  et  de  la  Crau 
provençale  aux  montagnes  de  Gap  et  de  Barcelon- 
nette.  Ces  nomades,  portant  tout  avec  eux,  compa- 
gnons des  étoiles,  dans  leur  éternelle  solitude,  demi- 
astronomes  et  demi-sorciers,  continuent  la  vie  asia- 
tique, la  vie  de  Loth  et  d'Abraham,  au  milieu  de  notre 
Occident.  Mais  en  France  les  laboureurs,  qui  redoutent 
leur  passage,  les  resserrent  dans  d'étroites  routes. 
C'est  aux  Apennins,  aux  plaines  de  la  Pouille  ou  de 
la  campagne  de  Rome,  qu'il  faut  les  voir  marcher 
dans  la  liberté  du  monde  antique.  En  Espagne,  ils 
régnent;  ils  dévastent  impunément  le  pays.  Sous  la 
protection  de  la  toute-puissante  compagnie  de  la  Mes  ta, 
qui  emploie  de  quarante  à  soixante  mille  bergers,  le 
triomphant  mérinos  mange  la  contrée,  de  l'Estrama- 
dure  à  "la  Navarre,  à  l'Aragon.  Le  berger  espagnol, 
plus  farouche  que  le  nôtre,  a  lui-même  l'aspect  d'une 
de  ses  bêtes,  avec  sa  peau  de  mouton  sur  son  dos,  et 

tètes.  Tombés  à  deux  millions  et  aemi  au  commencement  du 
xvir  siècle,  ils  remontèrent  sur  la  lin  à  quatre  millions,  et  main- 
tenant ils  s'élèvent  à  cinq  millions,  à  peu  près  la  moitié  de  ce 
que  TEspagne  possède  de  bétail.  —  Les  bergers  sont  plus  redoutés 
que  les  voleurs  même  ;  ils  abusent  sans  réserve  du  droit  de  tra- 
duire tout  citoyen  devant  le  tribunal  de  l'association,  dont  les  dé- 
cisions ne  manquent  jamais  de  leur  être  favorables.  La  Mes  ta 
emploie  des  alcades,  des  entregadors,  des  achagueros,  qui,  au 
nom  de  la  corporation,  harcèlent  et  accablent  les  fermiers. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  117 

aux  jambes  son  oharca  de  peau  velue  de  bœuf,  qu'il 
attache  avec  des  cordes. 

La  formidable  barrière  de  l'Espagne  nous  apparaît 
enfin  dans  sa  grandeur.  Ce  n'est  point,  comme  les  Al- 
pes,  un  système  compliqué  de  pics  et  de  vallées,  c'est 
tout  simplement  un  mur  immense  qui  s'abaisse  aux 
deux  bouts  ^  Tout  autre  passage  est  inaccessible  aux 
voitures,  et  fermé  au  mulet,  à  l'homme  même,  pen- 
dant six  ou  huit  mois  de  l'année.  Deux  peuples  à 
part,  qui  ne  sont  réellement  ni  Espagnols  ni  Français, 
les  Basques  à  l'Ouest,  à  l'est  les  Catalans  et  Roussil- 
lonnais  ^  sont  les  portiers  des  deux  mondes.  Ils  ou- 
vrent et  ferment;  portiers  irritables  et  capricieux,  las 
de  l'éternel  passage  des  nations,  ils  ouvrent  à  Abdé- 
rame,  ils  ferment  à  Roland;  il  y  a  bien  des  tombeaux 
entre  Roncevaux  et  la  Seu  d'Urgel. 

Ce  n'est  pas  à  l'historien  qu'il  appartient  de  décrire 
et  d'expliquer  les  Pyrénées.  Vienne  la  science  de  Cu- 
vier  et  d'Élie  de  Beaumont,  qu'ils  racontent  cette  his- 
toire antéhistorique...  Ils  y  étaient  eux,  et  moi  je  n'y 
étais  pas,  quand  la  nature  improvisa  sa  prodigieuse 
épopée  géologique,  quand  la  masse  embrasée  du  globe 
souleva  l'axe  des  Pyrénées,  quand  les  monts  se  fendi- 
rent, et  que  la  terre,  dans   la  torture  d'un  titanique 

'  Le  mot  basque  murua  bignifie  muraille,  et  Pyrénées.  [V.  de 
Humboldt.) 

*  A.  Young.  I.  «  Le  Roussillon  est  vraiment  une  partie  de  l'Es- 
pagne, les  habitants  sont  Es^pagnols  de  langage  et  de  mœurs.  Les 
villes  font  exception  ;  elles  ne  sont  guère  peuplées  que  d'étran- 
gers. Les  pécheurs  des  côtes  ont  un  aspect  tout  moresque.  —  La 
partie  centrale  des  Pyrénées,  le  comté  de  Foix  (Ariégc),  est  toute 
française  d'esprit  et  de  langage;  peu  ou  point  de  mots  catalans. 


H8  HISTOIRE  DE  FRAN'CE, 

enfantement,  poussa  contre  le  ciel  la  noire  et  chauve 
Maladetla.  Cependant  une  main  consolante  revêtit  peu 
à  peu  les  plaies  de  la  montagne  de  ces  vertes  prairies, 
qui  font  pâlir  celles  des  Alpes  ^  Les  pics  s'émoussèrent 
et  s'arrondirent  en  belles  tours;  des  masses  inférieures 
vinrent  adoucir  les  pentes  abruptes,  en  retardèrent  la 
rapidité,  et  formèrent  du  côté  de  la  France  cet  escalier 
colossal  dont  chaque  gradin  est  un  mont-. 

Montons  donc,  non  pas  au  Vignemale,  non  pas  au 
Mont-Perdu  ^  mais  seulement  au  por  de  Paillers,  où  les 
eaux  se  partagent  entre  les  deux  mers,  ou  bien  entre 

*  Ramond.  «  Ces  pelouses  des  hautes  montagnes,  près  de  qui  la 
verdure  même  des  vallée»  inférieures  a  je  ne  sais  quoi  de  cru  et 
de  faux.  »  —  Labouliniére.  «  Les  eaux  des  Pyrénées  sont  pures, 
et  oflï'ent  la  jolie  nuance  appelée  veH  d'eau.  »  —  Dralet.  «  Les 
rivières  des  Pyrénées,  dans  leurs  débordements  ordinaires,  ne  dé- 
posent pas,  comme  celles  des  Alpes,  un  limon  malfaibant,  au  con- 
traire... » 

^  Dralet,  I,  S.  —  Ramond  :  «  Au  midi  tout  s'abaisse  tout  d'un 
coup  et  à  la  fois.  C'est  un  précipice  de  mille  à  onze  cents  mètres, 
dont  le  fond  est  le  sommet  des  plus  hautes  montagnes  de  cette 
partie  de  l'Espagne.  Elles  dégénèrent  bientôt  en  collines  basses  et 
arrondies,  au  delà  desquelles  s'ouvre  l'immense  perspective  diii 
plaines  de  l'Aragon.  Au  nord,  les  iriontagnes  primitives  s'enchai- 
nent  étroitement  et  forment  une  bande  de  plus  de  quatre  myria- 
mètres  d'épaisseur...  Cette  bande  se  compose  de  sept  à  huit  rangs, 
de  hauteur  graduellement  décroissante.  »  Cette  description,  con- 
tredite par  M.  Labouliniére,  est  confirmée  par  M.  Élie  de  Beau- 
mont.  L'axe  granitique  des  Pyrénées  est  du  côté  de  la  France. 

'  On  sait  que  le  grand  poëte  des  Pyrénées,  Ramond,  a  cherché 
le  ]^,Iont-Perdu  pendant  dix  ans.  —  «  Quelques-uns,  dit-il,  assu- 
raient que  le  plus  hardi  chasseur  du  pays  n'avait  atteint  la  cime 
lu  Mont-Perdu  qu'à  l'aide  du  diable,  qui  l'y  avait  conduit  par  dix- 
sept  degrés.  »  Le  Mont-Perdu  est  la  plus  haute  montagne  des  Py- 
rénées françaises,  comme  le  Vignemale,  la  plus  haute  des  Pyré- 
nées espagnoles. 


TADI.ZAU  DE  LA  FRAN'CE.  119 

Bagnères  et  Baréges,  entre  le  beau  e  me  sublime*.  Là 
vous  saisirez  la  fantastique  beauté  des  Pyrénées,  ces 
sites  étranges,  incompatibles,  réunis  par  une  inexpli- 
cable féerie  -  ;  et  cette  atmosphère  magique,  qui  tour  à 
tour  rapproche,  éloigne  les  objets^;  ces  gaves  écumants 
ou  vert  d'eau,  ces  prairies  d'émeraude.  Mais  bientôt 
succède  l'horreur  sauvage  des  grandes  montagnes,  qui 
se  cache  derrière,  comme  un  monstre  sous  un  masque 
de  belle  jeune  fille.  N'importe,  persistons,  engageons- 
nous  le  long  du  gave  de  Pau,  par  ce  triste  passage,  à 
travers  ces  entassements  infinis  de  blocs  de  trois 
et  quatre  mille  pieds  cubes;  puis  les  rochers  aigus, 
les  neiges  permanentes,  puis  les  détours  du  gave, 
battu,  rembarré  durement  d'un  mont  à  l'autre;  enfin 
le  prodigieux  Cirque  et  ses  tours  dans  le  ciel.  Au  pied, 
douze  sources  alimentent  le  gave,  qui  mugit  sous  des 
ponts  de  neige ^  et  cependant  tombe  de  treize  cents  pieds, 
la  plus  haute  cascade  de  l'ancien  monde*. 


*  C'est  entre  ces  deux  vallées,  sur  le  plateau  appelé  la  Hour- 
qu'Ute  des  cinq  Ours,  que  le  vieil  astronome  Plantade  expira  près 
de  son  quart  de  cercle,  en  s'écriant  :  «  Grand  Dieu!  que  cela  est 
beau!  » 

*  Ramond.  «  A  peine  on  pose  le  pied  sur  la  corniclie,  que  la  àd- 
coration  change,  et  le  bord  de  la  terrasse  coupe  toute  communica- 
tion entre  deux  sites  incompatibles.  De  cette  ligne,  qu'on  ne  peut 
aborder  sans  quitter  l'un  ou  l'autre,  et  qu'on  ne  saurait  outre- 
passer sans  en  perdre  un  de  vue,  il  semble  impossible  qu'ils  soient 
l'cclb  à  la  fois;  et  s'ils  n'étaient  point  liés  par  la  chaîne  du  Mont- 
Perdu,  qui  en  sauve  un  peu  le  contraste,  on  serait  tenté  de  regar- 
der comme  une  vision,  ou  celui  qui  vient  de  disparaître,  ou  celui 
qui  vient  de  le  remplacer. 

'  I  aboulinière. 

*  LUe  a  mille  deux  cent  soixante-dix  pieds  de  hauteur  (Dralet;) 


120  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Ici  finit  la  France.  Le  por  de  Gavarnio,  que  vous 
voyez  là-liaut,  ce  passage  tempétueux,  où,  comme  ils 
disent,  le  fils  n'attend  pas  le  père\  c'est  la  porte  de 
l'Espagne.  Une  immense  poésie  historique  plane  sur 
cette  limite  des  deux  mondes,  où  vous  pourriez  voir  à 
votre  choix,  si  le  regard  était  assez  perçant,  Toulouse 
et  Sarragosse.  Cette  embrasure  de  trois  cents  pieds 
dans  les  montagnes,  Roland  l'ouvrit  en  deux  coups  de 
sa  Durandal.  C'est  le  symbole  du  combat  éternel  de  la 
France  et  de  l'Espagne,  qui  n'est  autre  que  celui  de 
l'Europe  et  de  l'Afrique.  Roland  périt,  mais  la  France 
a  vaincu.  Comparez  les  deux  versants  :  combien  le 
nôtre  a  l'avantage  '.  Le  versant  espagnol,  exposé  au 
midi,  est  tout  autrement  abrupte,  sec  et  sauvage;  le 
français,  en  pente  douce,  mieux  ombragé,  couvert  de 
belles  prairies,  fournit  à  l'autre  une  grande  partie  des 
bestiaux  dont  il  a  besoin.  Barcelone  vit  de  nos  bœufs  ^. 


'  Dralet. 

'  L'Èbre  coule  à  l'est,  vers  Barcelone  ;  la  Garonne  à  l'ouest, 
fers  Toulouse  et  Bordeaux.  Au  canal  de  Louis  XIV  répond  cslui 
de  Charles-Quint.  C'est  toute  la  ressemblance. 

*  Dralet,  II,  p.  197.  —  «  Le  territoire  espagnol,  sujet  à  une 
évaporation  considérable,  a  peu  de  pâturages  assez  gras  pour 
nourrir  les  bétes  à  cornes  ;  et  comme  les  ânes,  les  mules  et  les 
mulets  se  contentent  d'une  pâture  moins  succulente  que  les  autres 
animaux  destinés  aux  travaux  de  l'agriculture,  ils  sont  généra- 
lement employés  par  les  Espagnols  pour  le  labourage  et  le  trans- 
port des  denrées.  Ce  sont  nos  départements  limitrophes  et  l'an- 
cienne province  de  Poitou  qui  leur  fournissent  ces  animaux;  et  la 
quantité  en  est  considérable.  Quant  aux  animaux  destinés  aux 
boucheries,  c'est  nous  qui  en  approvisionnons  aussi  les  provinces 
septentrionales,  particulièrement  la  Catalogne  et  la  Biscaye.  La 
ville   seule  de  Barcelone  traite  avec  des  fournisseurs  français 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  1-21 

Ce  pays  de  vins  et  de  pâturages  est  obligé  d'acheter 
nos  troupeaux  et  nos  vins.  Là,  le  beau  ciel,  le  doux 
climat  et  l'indigence  :  ici  la  brume  et  la  pluie,  mais 
l'intelligence,  la  richesse  et  la  liberté.  Passez  la  fron- 
tière, comparez  nos  routes  splendides  et  leurs  âpres 
sentiers^;  ou  seulement,  regardez  ces  étrangers  aux 
eaux  de  Cauterets,  couvrant  leurs  haillons  de  la  dignité 
du  manteau,  sombres,  dédaigneux  de  se  comparer. 
Grande  et  héroïque  nation,  ne  craignez  pas  que  nous 
insultions  à  vos  misères  ! 

Qui  veut  voir  toutes  les  races  et  tous  les  costumes 
des  Pyrénées,  c'est  aux  foires  de  Tarbes  qu'il  doit  aller. 
Il  y  vient  près  de  dix  mille  âmes  :  on  s'y  rend  de  plus 
de  vingt  lieues.  Là 'vous  trouvez  souvent  à  la  fois  le 
bonnet  blanc  du  Bigorre,  le  brun  de  Foix,  le  rouge  du 
Roussillon,  quelquefois  même  le  grand  chapeau  plat 
d'Aragon,  le  chapeau  rond  de  Navarre,  le  bonnet  pointu 

pour  lui  fournir  chaque  jour  cinq  cents  moutons,  deux  cents  bre- 
bis, trente  bœufs,  cinquante  boucs  châtrés,  et  elle  reçoit  en  outre 
plus  de  six  mille  cochons  qui  partent  de  nos  départements  méri- 
dionaux pendant  l'automne  de  chaque  année.  Ces  fournitures 
coûtent  à  la  ville  de  Barcelone  deux  millions  huit  cent  mille  francs 
par  an,  et  l'on  peut  évaluer  à  une  pareille  gomme  celles  que  nous 
faisons  aux  autres  villes  de  la  Catalogne.  La  Catalogne  paye  en 
piastres  et  quadruples,  en  huile  et  lièges,  en  bouchons.  »  Les 
choses  ont  dû,  toutefois,  changer  beaucoup  depuis  l'époque  où 
écrivait  Dralet  (1812). 

*  A.  Young.  «  Entre  Jonquières  et  Perpignan,  sans  passer  une 
ville,  une  barrière,  ou  même  une  muraille,  on  entre  dans  un 
nouveau  monde.  Des  pauvres  et  misérables  routes  de  la  Catalo- 
gne, vous  passez  tout  d'un  coup  sur  une  noble  chaussée,  faite  avec 
toute  la  solidité  et  la  magnificence  qui  distinguent  les  grands 
chemins  de  France  :  au  lieu  de  ravines,  il  y  a  des  ponts  bien 
bâtis;  ce  n'est  plus  un  pays  sauA'age,  désert  et  pauvre.  » 


\2-2  HISTOIRE   DE  FRANCE. 

de  Biscaye  ^  Le  voiturier  basque  y  viendra  sur  son 
càue,  avec  sa  longue  voiture  à  trois  chevaux  :  il  porte 
le  berret  du  Béarn  ;  mais  vous  distinguerez  bien  vite  le 
Béarnais  et  le  Basque;  le  joli  petit  homme  sémillant  de 
la  plaine,  qui  a  la  langue  si  prompte,  la  main  aussi,  et 
le  fils  de  la  montagne,  qui  la  mesure  rapidement  de 
ses  grandes  jambes,  agriculteur  habile  et  fier  de  sa 
nation,  dont  il  porte  le  nom.  Si  vous  voulez  trouve^' 
quelque  analogue  au  Basque,  c'est  chez  les  Celtes  de 
Bretagne,  d'Ecosse  ou  d'Irlande  qu'il  faut  le  chercher. 
Le  Basque,  aîné  des  races  de  l'Occident,  immuable  au 
coin  des  Pyrénées,  a  vu  toutes  les  nations  passer  de- 

*  Arthur  Young,  t.  I,  p.  57  et  116.  «  Nous  rencontrâmes  des 
montagnards  qui  me  ra'ppelèreni  ceux  cV Ecosse;  nous  avions  com- 
mencé par  en  voir  à  Montauban.  Ils  ont  des  bonnets  rond.-5  et 
plats,  et  de  grandes  culottes.  »  «  On  trouve  des  flnteur,>,  des  bon- 
nets bleus,  et  de  la  farine  d'avoine,  dit  sir  James  Stewart,  en  Ca- 
talogne, en  Auvergne  et  en  Souabe,  ainsi  qu'à  Lochabar.  »  — 
Toutefois,  indépendamment  de  la  différence  de  race  et  de  mœurs, 
il  y  en  a  une  autre  essentielle  entre  les  montagnards  d'Ecosse  et 
ceux  des  Pyrénées;  c'est  que  ceux-ci  sont  plus  riches,  et  sous 
quelques  rapports  plus  policés  que  les  diverses  populations  qui 
les  entourent. 

Iharce  de  Bidassouet,  Cantabres  et  Basques,  182o,  in-8°.  «Le 
peuple  basque  qui  a  conservé  avec  ses  pâturages  le  moyen  d'a- 
mender ses  champs,  et  avec  ses  chênes  celui  de  nourrir  une  mul- 
titude infinie  de  cochons,  \\i  dans  Tabondance,  tandis  que  dans 

la  majeure  partie    des  Pyrénées »   Laboulinière,    t.   III, 

p.  416  : 

Bearnes 

Faus  et  courtes. 

Biaoèdan 

Pir  que  can. 

«  Le  Béarnais  est  réputé  avoir  plus  de  finesse  et  de  courtoisie 
que  le  Bigordan,  qui  l'emporterait  pour  la  franchise  et  lu  ;:iuiple 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  123 

vaut  lui  :  Carthaginois,  Celtes,  Romains,  Goths  et  Sar- 
rasins. Nos  jeunes  antiquités  lui  font  pitié.  Un  Mont- 
morency disait  à  l'un  d'eux  :  «  Savez-vous  que  nous 
datons  de  mille  ans?  —  Et  nous,  dit  le  Basque,  nous  ne 
datons  plus.  » 

Cette  race  a  un  instant  possédé  l'Aquitaine.  Elle  y  a 
laissé  pour  souvenir  le  nom  de  Gascogne.  Refoulée  en 
Espagne  au  ix®  siècle,  elle  y  fonda  le  royaume  de  Na- 
varre, et  en  deux  cents  ans,  elle  occupa  tous  les  trônes 
chrétiens  d'Espagne  (Galice,  Asturie  et  Léon,  Aragon, 
Castille).  Mais  la  croisade  espagnole  poussant  vers  le 
Midi,  les  Navarrois,  isolés  du  théâtre  de  la  gloire  eu- 
ropéenne, perdirent  tout  peu  à  pou.  Leur  dernier  roi, 
Sanche  X Enfermé,  qui  mourut  d'un  cancer,  est  le  vrai 
symbole  des  destinées  de  son  peuple.  Enfermée  en 
effet  dans  ses  montagnes  par  des  peuples  puissants, 
rongée  pour  ainsi  dire  par  les  progrès  de  l'Espagne  et 
de  la  France,  la  Navarre  implora  même  les  musulmans 
d" Afrique,  et  finit  par  se  donner  aux  Français.  Sanche 

droiture  mêlée  d'un  peu  de  rudesse.  »  Dralet,  I,  170.  «  Ces  deux 
peuples  ont  d' ailleurs 'peu  de  ressemblance.  Le  Béarnais,  forcé 
par  les  neiges  de  mener  ses  troupeaux  dans  les  pays  de  plaine,  y 
polit  ses  moeurs  et  perd  de  sa  rudesse  naturelle.  Devenu  fin,  dis- 
simulé et  curieux,  il  conserve  néanmoins  sa  fierté  et  son  amour 
de  Tindépendance...  Le  Béarnais  est  irascible  et  vindicatif  autant 
que  spirituel;  mais  la  crainte  de  la  flétrissure  et  de  la  perte  de  ses 
Mens  le  fait  recourir  aux  moyens  judiciaires  pour  satisfaire  ses 
ressentiments.  Il  en  est  de  même  des  autres  peuples  des  Pyré- 
nées, depuis  le  Béarn  jusqu'à  la  Méditerranée  :  tous  sont  plus  ou 
moins  processifs,  et  Ton  ne  voit  nulle  part  autant  d'hommes  de  loi 
que  dans  les  villes  du  Bigorre,  du  Comminges,  du  Cou.serans,  du 
comté  de  Foix  et  du  Roussillon,  qui  feont  bâties  le  long  de  cette 
chaîne  de  montagnes.  » 


424  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

anéantit  son  royaume  en  le  léguant  à  son  gendre  Thi- 
bault, comte  de  Champagne;  c'est  Roland  brisant  sa 
Durandal  pour  la  soustraire  à  l'ennemi.  La  maison  de 
Barcelone,  tige  des  rois  d'Aragon  et  des  comtes  de  Foix 
saisit  la  Navarre  à  son  tour,  la  donna  un  instant  auri 
Albret,  aux  Bourbons,  qui  perdirent  la  Navarre  pour 
gagner  la  France.  Mais  par  un  petit-fils  de  Louis  XIV, 
descendu  de  Henri  IV,  ils  ont  repris  non-seulement  la 
Navarre,  mais  l'Espagne  entière.  Ainsi  s'est  vérifiée 
l'inscription  mystérieuse  du  château  de  Coaraze,  où  fut 
élevé  Henri  IV  :  Lo  que  a  de  ser  noptcede  faltar  ■  «  Ce 
qui  doit  être  ne  peut  manquer.  »  Nos  rois  se  sont  inti- 
tulés rois  de  France  et  de  Navarre.  C'est  une  belle 
expression  des  origines  primitives  delà  noDulation fran- 
çaise comme  de  la  dynastie. 

Les  vieilles  races,  les  races  pures,  les  Celtes  et  les 
Basques,  la  Bretagne  et  la  Navarre,  devaient  céder  aux 
races  mixtes,  la  frontière  au  centre,  la  nature  à  la  civi' 
lisation.  Les  Pyrénées  présentent  partout  cette  image 
du  dépérissement  de  l'ancien  monde.  L'antiquité  y  a 
disparu;  le  moyen  âge  s'y  meurt.  Ces  châteaux  crou- 
lants, ces  tours  des  Maures,  ces  ossements  des  Tem- 
pliers qu'on  garde  àGavarnie,  y  figurent,  d'une  manière 
toute  significative,  le  monde  qui  s'en  va.  La  montagne 
elle-même,  chose  bizarre,  semble  aujourd'hui  attaquée 
dans  son  existence.  Les  cimes  décharnées  qui  la  cou- 
ronnent témoignent  de  sa  caducité  '.  Ce  n'est  pas  en 


'  Plusieurs  espèces  animales  disparaissent  des  Pyrénées.  Le 
chat  sauvage  y  est  devenu  rare  ;  le  cerf  en  a  disparu  depuis  deux 
cents  ans,  selon  Buffon. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  123 

vain  qu'elle  est  frappée  de  tant  d'orages  ;  et  d'en  bas 
l'homme  y  aide.  (Jette  profonde  ceinture  de  forêts  qui 
couvraient  la  nudité  de  la  vieille  mère,  il  l'arrache 
chaque  jour.  Les  terres  végétales,  que  le  gramen  rete- 
nait sur  les  pentes,  coulent  en  bas  avec  les  eaux.  Le 
rocher  reste  nu;  gercé,  exfolié  par  le  chaud,  parle 
froid,  miné  par  la  fonte  des  neiges,  il  est  emporté  par 
les  avalanches.  Au  lieu  d'un  riche  pcàturage,  il  reste 
un  sol  aride  et  ruiné  :  le  laboureur,  qui  a  chassé  le 
berger,  n'y  gagne  rien  lui-même.  Les  eaux,  qui  fil- 
traient doucement  dans  la  vallée  à  travers  le  gazon  et 
les  forêts,  y  tombent  maintenant  en  torrents,  et  vont 
couvrir  ses  champs  des  ruines  qu'il  a  faites.  Quantité  de 
hameaux  ont  quitté  les  hautes  vallées  faute  de  bois  de 
chauffage,  et  reculé  vers  la  France,  fuyant  leurs  pro- 
pres dévastations  '. 

Dès  1673,  on  s'alarma.  Il  fut  ordonné  à  chaque  habi- 
tant de  planter  tous  les  ans  un  arbre  dans  les  forêts 
du  domaine,  deux  dans  les  terrains  communaux.  Des 
forestiers  furent  établis.  En  1669,  en  1756,  et  plus 
tard,  de  nouveaux  règlements  attestèrent  l'effroi  qu'ins- 
pirait le  progrès  du  mal.  Mais  à  la  Révolution,  toute 
barrière  tomba  ;  la  population  pauvre  commença  d'en- 

*  Dralet,  II,  lOS.  Les  habitants  allaient  voler  du  bois  jusqu'en 
Espagne.  —  II  y  a  de  fortes  amendes  pour  quiconque  couperait 
une  branche  d'arbre  dans  une  grande  forêt  qui  domine  Cauterets, 
et  la  défend  des  neiges.  —  Diodore  de  Sicile  disait  déjà  (lib.  II)  : 
«  Pyrénées  vient  du  mot  grec  fur  (feu),  parce  qu'autrefois,  le  feu 
ayant  été  mis  par  les  bergers,  toutes  les  forêts  brûlèrent.  »  — 
Procès-verbal,  du  8  mai  1670.  «  Il  n'y  a  aucune  forêt  qui  n'ait  été 
incendiée  à  diverses  reprises  par  la  malice  des  habitants,  ou  pour 
faire  convertir  les  bois  en  pré>i  «u  t«»'i'ains  labourables.  » 


126  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

semble  cette  œuvre  de  destruction.  Ils  escaladèrent, 
le  feu  et  la  bêche  en  main,  jusquiau  nid  des  aigles, 
cultivèrent  l'abîme,  pendus  à  une  corde.  Les  arbres 
furent  sacrifiés  aux  moindres  usages  ;  on  abattait  deux 
pins  pour  faire  une  paire  de  sabots  ^  En  même  temps 
le  petit  bétail,  se  multipliant  sans  nombre,  s'établit 
dans  la  forêt,  blessant  les  arbres,  les  arbrisseaux,  les 
jeunes  pousses,  dévorant  l'espérance.  La  chèvre,  sur- 
tout, la  bête  de  celui  qui  ne  possède  rien,  bête  aventu- 
reuse, qui  vit  sur  le  commun,  animal  niveleur,  fut  l'ins- 
trument de  cette  invasion  dévastatrice,  la  Terreur  du 
désert.  Ce  ne  fut  pas  le  moindre  des  travaux  de  Bona- 
parte de  combattre  ces  monstres  rongeants.  En  1813, 
les  chèvres  n'étaient  plus  le  dixième  de  leur  nombre  en 
l'an  X^  Il  n'a  pu  arrêter  pourtant  cette  guerre  contre 
la  nature. 

Tout  ce  Midi,  si  beau,  c'est  néanmoins,  comparé  au 
Nord,  un  pays  de  ruines.  Passez  les  paysages  fautas- 
tiques  de  Saint-Bertrand  de  Comminges  et  de  Foix,  ces 
villes  qu'on  dirait  jetées  là  par  les  fées;  passez  notre 
petite  Espagne  de  France,  le  Roussillon,  ses  vertes 
prairies,  ses  brebis  noires,  ses  romances  catalanes,  si 
douces,  à  recueillir  le  soir  de  la  bouche  des  filles  du 
pays.  Descendez  dans  ce  pierreux  Languedoc,  suivez-en 
les  collines  mal  ombragées  d'oliviers,  au  chant  mono- 
tone de  la  cigale.  Là,  point  de  rivières  navigables;  le 
canal  des  deux  mers  n'a  pas  suffi  pour  y  suppléer;  mais 
force  étangs  salés,  des  terres  salées  aussi,  où  ne  croit 

«  Dralet. 
»  Ibid. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  127 

que  le  salicor^;  d'innombrables  sources  thermales,  du 
bitume  et  du  baume,  c'est  une  autre  Judée.  Il  ne  tenait 
qu'aux  rabbins  des  écoles  juives  de  Narbonne  de  se 
cïroire  dans  leur  pays.  Us  n'avaient  pas  même  à  re- 
gretter la  lèpre  asiatique;  nous  en  avons  eu  des  exem- 
ples récents  à  Carcassonne  ^ 

C'est  que,  malgré  le  cers  occidental,  auquel  Auguste 
dressa  un  autel,  le  vent  chaud  et  lourd  d'Afrique  pèse 
sur  ce  pays.  Les  plaies  aux  jambes  ne  guérissent  guère 
à  Narbonne  ^  La  plupart  de  ces  villes  sombres,  dans 
les  plus  belles  situations  du  monde,  ont  autour  d'elles 
des  plaines  insalubres  :  Albi,  Lodève,  Agde  la  noire  \ 
à  côté  de  son  cratère.  Montpellier,  héritière  de  feue 
Maguelone,  dont  les  ruines  sont  à  côté.  Montpellier, 
qui  voit  à  son  choix  les  Pyrénées,  les  Cévenues,  les 
Alpes  même,  a  près  d'elle  et  sous  elle  une  terre  mv\- 
saine^,  couverte  de  fleurs,  tout  aromatique,  et  comme 

'•  L'arrondissement  de  Narbonne  en  fournit  la  manufacture  des 
glaces  (le  Venise. 

*  Trouvé. 

*  Selon  le  même  auteur,  il  en  est  de  même  des  plaies  à  la  tête, 
à  Bordeaux.  —  Le  cers  et  l'autan  dominent  alternativement  en 
Languedoc.  Le  cers  [cyrcli,  impétuosité,  en  gallois)  est  le  vent 
d'ouest,  violent,  mais  salubre.  —  L'autan  est  le  vent  du  sud-e.^t, 
le  vent  d'Afrique,  lourd  et  putré^ant. 

Senec.  quas^t,  natur  I,   III,  c.  xi,  «  Infestât Galliam  Gir- 

cius  :  cui  sedilicia  quassanti,  tamen  incolse  gratias  agunt,  tan- 
quam  salubritatem  cœli  sui  debeant  ei.  Divus  certe  Augustus 
ternplum  illi,  quum  in  Gallia  moraretur,  et  vovit  et  fecit.  » 

*  Proverbe  :  Agde,  ville  noire,  caverne  de  voleurs.  Elle  est 
bâtie  de  laves.  Lodève  est  noire  aussi. 

'  Montpellier  ect  célèbre  par  ses  distilleries  et  parfumeries.  On 
attribue  la  découverte  de  l'eau-de-vie  à  Arnaud  de  Villeneuve. 


128  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

profondément  médicamentée  ;  ville  de  médecine,  de 
parfums  et  de  vert-de-gris. 

C'est  une  bien  vieille  terre  que  ce  Languedoc.  Vous 
y  trouverez  partout  les  ruines  sous  les  ruines  ;  les  Ca- 
misards  sur  les  Albigeois,  les  Sarrasins  sur  les  Goths, 
sous  ceux-ci  les  Romains,  les  Ibères.  Les  murs  de 
Narbonne  sont  bâtis  de  tombeaux,  de  statues,  d'inscrip- 
tions ^  L'amphithéâtre  de  Nîmes  est  percé  d'embrasu- 
res gothiques,  couronné  de  créneaux  sarrasins,  noirci 
par  les  flammes  de  Charles-Martel.  Mais  ce  sont  encore 
les  plus  vieux  qui  ont  le  plus  laissé  ;  les  Romains  ont 
enfoncé  la  plus  profonde  trace;  leur  maison  carrée, 
leur  triple  pont  du  Gard,  leur  énorme  canal  de  Nar- 
bonne qui  recevait  les  plus  grands  vaisseaux-. 

Le  droit  romain  est  bien  une  autre  ruine,  et  tout  au- 
trement imposante.  C'est  à  lui,  aux  vieilles  franchises 
qui  l'accompagnaient,  que  le  Languedoc  a  du  de  faire 
exception  à  la  maxime  féodale  :  Nulle  terre  sans  sei- 
gneur. Ici  la  présomption  était  toujours  pour  la  liberté. 


qui  créa  les  pai^fumeries  dans  cette  ville.  —  Autrefois  Montpellier 
fabriquait  seule  le  vert-de-gris  ;  on  croyait  que  les  caves  de  Mont- 
pellier y  étaient  seules  propres. 

*  Sous  François  I",  les  murs  de  Narbonne  furent  réparés  et 
couverts  de  fragments  de  monuments  antiques.  L'ingénieur  a 
placé  les  inscriptions  sur  les  murs,  et  les  fragments  de  bas-reliefe, 
près  des  portes  et  sur  les  voîites.  C'est  un  musée  immense,  amas 
de  jambes,  de  têtes,  de  mains,  de  troncs,  d'armes,  de  mots  t>ans 
aucun  sens;  il  y  a  prés  d'un  million  d'inscriptions  presque  entières, 
et  qu'on  ne  peut  lire,  vu  la  largeur  du  fossé,  qu'avec  une  lunette. 
—  Sur  les  murs  d'Arles,  on  voit  encore  ^grand  nombre  de  pierres 
sculptées,  provenant  d'un  théâtre. 

*  Le  canal  (Hait  large  de  cent  pas,  long  de  deux  mille,  et  pro- 
fond de  trente. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  ,39 

La  féodalité  ne  put  s'y  introduire  qu'à  la  faveur  de  la 
croisade,  comme  auxiliaire  de  l'Église,  comme  familière 
de  l'Inquisition.  Simon  de  Montfort  y  établit  quatre 
cent   trente-quatre  flefs.   Mais   cette  colonie  féodale, 
gouvernée  par  la  Coutume  de  Paris,  n'a  fait  que  prépa- 
rer l'esprit  républicain  de  la  province  à  la  centralisa- 
tion monarchique.  Pays  de  liberté  politique  et  de  ser- 
vitude religieuse,  plus  fanatique  que  dévot,  le  Languedoc 
a  toujours  nourri  un  vigoureux  esprit  d'opposition.  Les 
catholiques  même  y  ont  eu  leur  protestantisme  sous 
la  forme  janséniste.  Aujourd'hui  encore,  à  Alet    on 
gratte  le  tombeau  de  Pavillon,  pour  en  boire  la  cendre 
qui  guérit  la  fièvre.  Les  Pyrénées  ont  toujours  fourni 
des  hérétiques,  depuis  Vigilance  et  Félix  d'Urgel   Le 
plus  obstiné  des  sceptiques,  celui  qui  a  cru  le  plus  au 
doute,  Bayle,  est  de  Cariât.  De  Limoux,  les  Chénier  • 
les  frères  rivaux,   non  pourtant  comme  on  l'a  dit' 
jusqu'au  fratricide;  de  Carcassonne,  Fabred'Églantine' 
Au  moins  l'on  ne  refusera  pas  à  cette  population  la 
vivacité  et  l'énergie.  Énergie  meurtrière,  violence  tra- 
gique. Le  Languedoc,  placé  au  coude  du  Midi   dont  il 
semble  l'articulation  et  le  nœud,  a  été  souvent  froissé 
dans  la  lutte  des  races  et  des  religions.  Je  parlerai 
ailleurs  de  l'effroyable  catastrophe  du  xiip  siècle   Au- 
jourd'hui encore,  entre  Nimes  et  la  montagne  de  Nîmes 
Il  y  a  une  haine  traditionnelle,  qui,  il  est  vrai,  tient 
de  moins  en  moins  à  la  religion  :  ce  sont  les  Guelfes  et 

^  Les  deux  Chénier  naquirent  à  Gonstantinople,  où  leur  nère 
otau  consul  général;  mais  leur  famille  était  de  Limoux   eleuîs 
aïeux  avaient  occupé  longtemps  la  place  d'inspecteu"  Je  \nîn 
de  Languedoc  et  de  Roussillon.  ®' 

r.  II., 


i30  HISTOIRE  DE  FRA.XCE. 

les  Gibelins.  Ces  Cévennes  sont  si  pauvres  et  si  rudes; 
il  n'est  pas  étonnant  qu'au  point  de  contact  avec  la 
riche  contrée  de  la  plaine,  il  y  ait  un  choc  plein  de 
violence  et  de  rage  envieuse.  L'histoire  de  Nîmes  n'est 
qu'un  combat  de  taureaui. 

'  Le  fort  et  dur  génie  du  Languedoc  n'a  pas  été  assez 
distingué  de  la  légèreté  spirituelle  de  la  Guyenne  et 
de  la  pétulance  emportée  de  la  Provence.  Il  y  a  pour- 
tant entre  le  Languedoc  et  la  Guyenne  la  même  dif- 
férence qu'entre  les  Montagnards  et  les  Girondins, 
entre  Fabre  et  Barnave,  entre  le  vin  fumeux  de  Lunel 
ei  le  vin  de  Bordeaux.  La  conviction  est  forte,  intolé- 
rante en  Languedoc,  souvent  atroce,  et  l'incrédulité 
aussi.  La  Guyenne  au  contraire,  le  pays  de  IMontaigne 
et  de  Z^Iontesquieu,  est  celui  des  cro^^ances  flottantes  ; 
Fénelon,  l'homme  le  plus  religieux  qu'ils  aient  eu,  est 
presque  un  hérétique.  C'est  bien  pis  en  avançant  vers 
la  Gascogne,  pays  de  pauvres  diables,  très-nobles  et 
très-gueux,  de  drôles  de  corps,  qui  auraient  tous  dit, 
comme  leur  Henri  IV  :  Paris  w.ut  lien  une  messe;  ou 
comme  il  écrivait  à  Gabrielle,  au  moment  de  l'abjura- 
tion :  Je  vais  faire  le  satot  2^ériUeiix!^  Ces  hommes  veu- 
lent à  tout  prix  réussir,  et  réussissent.  Les  Armagnacs 
s'allièrent  aux  Valois;  les  Albret,  mêlés  aux  Bourbons, 
ont  fini  par  donner  des  rois  à  la  France. 

Le  génie  provençal  aurait  plus  d'analogie,  sous  quel- 
que rapport,  avec  le  génie  gascon  quavec  le  languedo- 
cien. Il  arrive  souvent  que  les  peuples  d'une  même 


*  Un  proverbe  gascon  dit  :  Tout  bon  Gascon  peut  se  dédip'^ 
trois  fois.  [Tout  iovAi  Gascoun  quès  pot  réprenqué  très  cops.) 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  131 

zone  sont  alternés  ainsi;  par  exemple,  l'Autriche,  plus 
éloignée  de  la  Souabe  que  de  la  Bavière,  en  est  plus 
rapprochée  par  l'esprit.  Riveraines  du  Rhône,  coupées 
symétriquement  par  des  fleuves  ou  torrents  qui  se  ré- 
pondent (le  Gard  à  la  Durance,  et  le  Var  à  l'Hérault), 
les  provinces  de  Languedoc  et  de  Provence  forment  à 
elles  deux  notre  littoral  sur  la  Méditerranée.  Ce  litto- 
ral a  des  deux  côtés  ses  étangs,  ses  marais,  ses  vieux 
volcans.  Mais  le  Languedoc  est  un  système  complet, 
un  dos  de  montagnes  ou  collines  avec  les  deux  pentes  : 
c'est  lui  qui  verse  les  fleuves  à  la  Guyenne  et  à  l'Au- 
vergne. La  Provence  est  adossée  aux  Alpes;  elle  n'a 
point  les  Alpes,  ni  les  sources  de  ses  grandes  rivières; 
elle  n'est  qu'un  prolongement,  une  pente  des  monts 
vers  le  Rhône  et  la  mer  ;  au  bas  de"  cette  pente,  et  le 
pied  dans  l'eau,  sont  ses  belles  villes,  Marseille,  Arles, 
Avignon.  En  Provence,  toute  la  vie  est  au  .bord.  Le 
Languedoc,  au  contraire,  dont  la  côte  est  moins  favo- 
rable, tient  ses  villes  en  arrière  de  la  mer  et  du  Rhône. 
Narbonne,  Aigues-Mortes  et  Cette  ne  veulent  point  être 
des  ports  ^  Aussi  Thistoire  du  Languedoc  est  plus  con- 
tinentale que  maritime;  ses  grands  événements  sont 
les  luttes  de  la  liberté  religieuse.  Tandis  que  le  Lan- 
guedoc recule  devant  la  mer,  la  Provence  y  entre,  elle 
lui  jette  Marseille  et  Toulon;  elle  semble  élancée  aux 
courses  maritimes,  aux  croisades,  aux  conquêtes  d'Ita- 
lie et  d'Afrique. 
La  Provence  a  visité,  a  hébergé  tous  les  peuples. 


'  Trois  essais  impuissants  des  Romains,  do  saint  Louis  et  de 
Louis  XIV. 


432  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Tous  out  chanté  les  chants,  dansé  les  danses  d'Avignon, 
de  Beaucaire;  tous  se  sont  arrêtés  aux  passages  du 
Rhône,  à  ces  grands  carrefours  des  routes  du  Midi^ 
Les  saints  de  Provence  (de  vrais  saints  que  j'honore) 
leur  ont  bâti  des  ponts  -,  et  commencé  la  fraternité  de 
l'Occident.  Les  vives  et  belles  filles  d'Arles  et  d'Avi- 
gnon, continuant  cette  œuvre,  ont  pris  paTr  la  main  le 
Grec,  l'Espagnol,  l'Italien,  leur  ont,  bon  gré  mal  gré, 
mené  la  farandole  ^  Et  ils  n'ont  plus  voulu  se  rembar- 
quer. Ils  ont  fait  en  Provence  des  villes  grecques,  mo- 
resques, italiennes.  Ils  ont  préféré  les  figues  fiévreuses 
de  Fréjus  *  à  celles  d'Ionie  ou  de  Tusculum,  combattu 
les  torrents,   cultivé  en  terrasses  les  pentes  rapides, 

*  Ce  pont  d'Avignon,  tant  chanté,  succédait  au  pont  de  bois 
d'Arles  qui,  dans  son  temps,  avait  reçu  ces  grandes  réunions 
d'iiommes,  comme  depuis  Avignon  et  Beaucaire. 

*  Le  berger  saint  Benezet  reçut,  dans  une  vision,  l'ordre  de 
construire  le  poçt  d'Avignon  ;  l'évêque  n'y  crut  qu'après  que  Be- 
nezet eut  porté  sur  son  dos,  pour  première  pierre,  un  roc  énorme. 
Il  fonda  l'ordre  des  frères  j^ontifes^  qui  contribuèrent  à  la  cons- 
truction du  pont  du  Saint-Esprit,  et  qui  en  avaient  commencé  un 
sur  la  Durance. 

*  L'une  des  quatre  espèces  de  farandoles  que  distingue  Fischer 
s'appelle  la  Turque;  une  autre,  la  Moresque.  Ces  noms,  et  les  rap- 
ports de  plusieurs  de  ces  danses  avec  le  boléro,  doivent  faire  pré- 
sumer que  ce  sont  les  Sarrasins  qui  en  ont  laissé  l'usage  en 
France. 

*  Millin,  II,  487.  Sur  l'insalubrité  d'Arles;  id.,  III,  645.  —  Pa- 
pon,  I,  20,  proverbe  :  Avenio  ventosa,  sine  vente  venenosa,  cum 
vente  fastidiosa.  —  En  1213,  les  évêques  de  Narbonne,  etc.,  écri- 
vent à  Innocent  III,  qu'un  concile  provincial  ayant  été  convoqué 
à  Avignon  :  «  Multi  ex  pr?elatis,  quia  generalis  corruptio  aeris  ibi 
erat,  nequivimus  coUoquio  interesse  ;  sicque  factum  est  ut  neces- 
sario  negotium  différetur.  »  Epist.  Innoc.  III  (Ed.  Baluze,  II,  762). 

-  Il  y  eut  des  lépreux  à  Martigues  jusqu'en  1731;  à  Vitrolles, 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  133 

exigé  le  raisin  des  coteaux  pierreux  qui  ne  donnent 
que  thym  et  lavande. 

Cette  poétique  Provence  n'en  est  pas  moins  un  rude 
pays.  Sans  parler  de  ses  marais  pontins,  et  du  val 
d'Olioul,  et  de  la  vivacité  de  tigre  du  paysan  dé  Tou- 
lon, ce  vent  éternel  qui  enterre  dans  le  sable  les  ar- 
bres du  rivage,  qui  pousse  les  vaisseaux  à  la  côte, 
n'est  guère  moins  funeste  sur  terre  que  sur  mer.  Les 
coups  de  vent,  brusques  et  subits,  saisissent  mortelle- 
ment. Le  Provençal  est  trop  vif  pour  s'emmailloter  du 
manteau  espagnol.  Et  ce  puissant  soleil  aussi,  la  fête 
ordinaire  dQ  ce  pays  de  fêtes,  il  donne  rudement  sur 
la  tête,  quand  d'un  rayon  il  transfigure  l'hiver  en  été. 
Il  vivifie  l'arbre,  il  le  brûle.  Et  les  gelées  brûlent 
aussi.  Plus  souvent  des  orages,  des  ruisseaux  qui  de- 
viennent des  fleuves.  Le  laboureur  ramasse  son  champ 
au  bas  de  la  colline,  ou  le  suit  voguant  à  grande  eau, 
et  s'ajoutant  à  la  terre  du  voisin.  Nature  capricieuse, 
passionnée,  colère  et  charmante.  ;• 

-*_Le  Rhône^^st  le  symbole  de  la  contrée,  son  fétiche, 
comme  le  Nil  est  celui  de  l'Égypîo.  Le  peuple  n'a  pu  | 
se  persuader  que  ce  fleuve  ne  fût  qu'un  fleuve;  il  a 
bien  vu  que  la  violence  du  Rhône  était  de  la  colère  ', 

jusqu'en  1807.  En  général,  les  maladies  cutanées  sont  commune,! 
en  Provence.  Millin,  IV,  3S. 

Il  y  a  quatre  cent  mille  arpents  de  marais.  Peuchet  et  Clian- 
laire,  Statistique  des  Bouches-du-Rliône.  Yoy.  aussi  la  grande 
Statistique  de  M.  de  Villeneuve,  4  vol.  in-4''.  —  Les  marais 
d'Hyères  rendent  cette  ville  inhabitable  l'été  ;  on  respire  la  mort 
avec  les  parfums  des  fruits  et  des  fleurs.  De  même  à  Fréjus.  Sta- 
tistique du  Var,  par  Fauchet,  préfet,  an  IX,  p.  52,  sqq. 

*  On  trouve  le  long  de  tout  le  cours  du  Rhône  des  traces  du 


13i  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

et  reconnu  les  convulsions  d'un  monstre  dans  ses 
gouffres  tourbillonnants.  Le  monstre  c'est  le  drac,  la 
taras  que,  espèce  de  tortue-dragon,  dont  on  promène  la 
figure  à  grand  bruit  dans  certaines  fêtes  K  Elle  va 
jusqu'à  l'église,  heurtant  tout  sur  son  passage.  La  fête 
n'est  pas  belle,  s'il  n'y  a  pas  au  moins  un  bras  cassé. 
Ce  Rhône,  emporté  comme  un  taureau  qui  a  vu  du 
rouge,  vient  donner  contre  son  delta  de  la  Camargue, 
l'île  des  taureaux  et  des  beaux  pâturages.  La  fête  de 
l'île,  c'est  la  Ferrade.  Un  cercle  de  chariots  est  chargé 


culte  sanguinaire  de  Mithra.  —  On  voit  à  Arles,  à  Tain  et  à  Va- 
lence, des  autels  tauroboliques;  un  autre  à  Saint-Andéol.  A  la 
Bâtie-Mont-Saléon,  ensevelie  par  la  formation  d'un  lac,  et  dé- 
terrée en  1804,  on  a  trouvé  un  groupe  mithriaque.  — A  Four- 
vières,  on  a  trouvé  un  autel  mithriaque  consacré  à  Adrien  ;  il  y 
en  a  encore  un  autre  à  Lyon  consacré  à  Septimc-Sévère.  Millin, 
'passim. 

Millin,  III,  433.  Cette  fête  se  retrouve,  je  crois,  en  Espagne.  — 
L'Isère  est  surnommée  le  serpent,  comme  le  Drac  le  dragon; 
tous  deux  menacent  Grenoble  : 

Le  serpent  et  le  dragon 
Mettront  Greno.ble  en  savon. 

—  A  Metz,  on  promène  le  jour  des  Rogations  un  dragon  qu'on 
nomme  le  graouilti;  les  boulangers  et  les  pâtissiers  lui  mettent 
sur  la  langue  des  petits  pains  et  des  gâteaux.  C'est  la  figure  d'un 
monstre  dont  la  ville  fut  délivrée  par  son  évèque,  saint  Clément 
—  A  Rouen,  c'est  un  mannequin  d'osier,  la  fjargoîdlle,  à  qui  on 
remplissait  autrefois  la  gueule  de  petits  cochons  de  lait.  Saint 
Romain  avait  délivré  la  ville  de  ce  monstre,  qui  se  tenait  dans  la 
Seine,  comme  saint  Marcel  délivra  Paris  du  monstre  de  la  Bié- 
vrb,  etc. 

'  Le  jour  de  Sainte-Marthe,  une  jeune  fille  mène  le  monstre 
enchaîné  à  l'église  pour  qu'il  meure  sous  l'eau  bénite  qu'on  lui 
jette. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  ^33 

de  spectateurs.  On  y  pousse  h  coups  de  fourche  les 
taureaux  qu'on  veut  marquer.  Un  homme  adroit  et  vi- 
goureux renverse  le  jeune  animal,  et  pendant  qu'on  lo 
tient  à  terre,  on  offre  le  fer  rouge  à  une  dame  invitée; 
elle  descend  et  l'applique  elle-même  sur  la  bête  écu- 
mante. 

Voilà  le  génie  de  la  basse  Provence,  violent,  bruyant, 
barbare,  mais  non  sans  grâce.  Il  faut  voir  ces  danseurs 
infatigables  danser  la  moresque,  les  sonnettes  aux 
genoux,  ou  exécuter  à  neuf,  à  onze,  à  treize,  la  danse 
des  épées,  le  hacclmher,  comme  disent  leurs  voisins  de 
Gap;  ou  bien  à  Riez,  jouer  tous  les  ans  la  hramcle  &ç,% 
Sarrasins*.  Pays  de  militaires,  des  Agricola,  des  Baux, 
des  Grillon;  pa^^s  des  marins  intrépides  ;  c'est  une  rude 
école  que  ce  golfe  de  Lion.  Gitons  le  bailli  de  Suffren. 
et  ce  renégat  qui  mourut  capitan-pacha  en  1706; 
nommons  le  mousse  Paul  (il  ne  s'est  jamais  connu 
d'autre  nom);  né  sur  mer  d'une  blanchisseuse,  dans 
une  barque  battue  par  la  tempête,  il  devint  amiral  et 
donna  sur  son  bord  une  fête  à  Louis  XIV;  mais  il  ne 
méconnaissait  pas  pour  cela  ses  vieux  camarades,  et 
voulut  être  enterré  avec  les  pauvres,  auxquels  il  laissa 
tout  son  bien. 

Get  esprit  d'égalité  ne  peut  surprendre  dans  ce 
pays  de  républiques,  au  milieu  des  cités  grecques  et 
des  municipes  romains.  Dans  les  campagnes  même,  le 
servage  n'a  jamais  pesé  comme  dans  le  reste  de  la 
France.  Ces  paysans  étaient  leurs  propres  libérateurs 

'  Dans  les  Pyrcnée:>,  c'est  Renaud,  monté  sur  son  bon  cheval 
Bayard,  qui  délivre  une  jeune  fille  des  mains  des  infidèles. 


i36  HISTOIRE  DE  FRANXE. 

et  les  vainqueurs  des  Maures  ;  eux  seuls  pouvaient 
cultiver  la  colline  abrupte,  et  resserrer  le  lit  du  tor- 
rent. Il  fallait  contre  une  telle  nature  des  mains  libres, 
intelligentes. 

Libre  et  hardi  fut  encore  l'essor  do  la  Provence  dans 
la  littérature,  dans  la  j^hilosophie.  La  grande  récla- 
mation du  breton  Pelage  en  faveur  de  la  liberté 
humaine  fut  accueillie,  soutenue  en  Provence  par 
Faustus,  par  Cassien,  par  cette  noble  école  de  Lerins, 
la  gloire  du  v"  siècle.  Quand  le  breton  Descartes 
affranchit  la  philosophie  de  l'influence  théologique, 
le  provençal  Gassendi  tenta  la  même  révolution  au 
nom  du  sensualisme.  Et  au  dernier  siècle,  les  athées 
de  Saint-Malo,  Maupertuis  et  Lamettrie,  se  rencon- 
trèrent chez  Frédéric,  avec  un  athée  provençal 
(d'Argens)."^' 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  la  littérature  du  Midi 
au  xir  et  au  xiii°  siècles,  s'appelle  la  littérature 
provençale.  On  vit  alors  tout  ce  qu'il  y  a  de  subtil  et 
de  gracieux  dans  le  génie  de  cette  contrée.  C'est  le 
pays  des  beaux  parleurs,  passionnés  (au  moins  pour  la 
parole),  et,  quand  ils  veulent,  artisans  obstinés  de 
langage  ;  ils  ont  donné  Massillon,  Mascaroa,  Fléchier, 
Maury,  les  orateurs  et  les  rhéteurs.  Mais  la  Provence 
entière,  municipes.  Parlement  et  noblesse,  démagogie 
et  rhétorique,  le  tout  couronné  d'une  magnifique 
insolence  méridionale  s'est  rencontré  dans  Mirabeau, 
_le  col  du  taureau,  la  force  du  Rhône. 

Comment  ce  pays-là  n'a-t-il  pas  vaincu  et  dominé  la 

^     France?  Il  a  bien  vaincu  l'Italie  au  xiip  siècle.  Com- 

h  '^"^       /  ment  est-il  si  terne  maintenant,  en  exceptant  Marseille, 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  137 

c'est-à-dire  la  mer  ?  Sans  parler  des  côtes  malsaines, 
et  des  villes  qui  se  meurent,  comme  FréjusS  je  ne  vois 
partout  que  ruines.  Et  il  ne  s'agit  pas  ici  de  ces  beaux 
restes  de  l'antiquité,  de  ces  ponts  romains,  de  ces 
aqueducs,  de  ces  arcs  de  Saint-Remi  et  d'Orange,  et 
de  tant  d'autres  monuments.  Mais  dans  l'esprit  du 
peuple,  dans  sa  fidélité  aux  vieux  usages  ^  qui  lui 
donnent  une  physionomie  si  originale  et  si  antique  ;  là 
aussi  je"  trouve  une   ruine.  C'est  un  peuple  qui  ne 

*  «  Cette  ville  devient  plus  déserte  chaque  jour,  et  les  com- 
munes voisines  ont  perdu,  depuis  un  demi-siècle,  neuf  dixièmes 
de  leur  population.  »  Fauchet,  an  IX,  loc.  cit. 

*  Dans  ses  jolies  danses  mauresques,  dans  les  romérages  de  ses 
bourgs,  dans  les  usages  de  la  bûche  calendaire^  des  pois  chiches 
à  certaines  fêtes,  dans  tant  d'autres  coutumes.  Millin,  III,  346. 
La  fête  patronale  de  chaque  village  s'appelle  Romna-Vagi, 
et  par  corruption  Romerage,  parce  qu'elle  précédait  souvent  un 
voyage  de  Rome  que  le  seigneur  faisait  ou  faisait  faire  (?)  — 
Millin,  III,  336.  C'est  à  Noël  qu'on  brûle  le  caUgnecm  ou  calen- 
deaic;  c'est  une  grosse  bûche  de  chêne  qu'on  arrose  de  vin  et 
d'huile.  On  criait  autrefois  en  la  plaçant  :  Calene  ten,  tout  hen 
ven,  calende  vient,  tout  va  bien.  C'est  le  chef  de  la  famille  qui 
doit  mettre  le  feu  à  la  bûche;  la  flamme  s'appelle  caco  fwecJi, 
feu  d'amis.  On  trouve  le  même  usage  en  Dauphiné.  Champollion- 
Figeac,  p.  124.  On  appelle  chalendes  le  jour  de  Noël.  De  ce  mot 
on  a  fait  chalendat^  nom  que  l'on  donne  à  une  grosse  bûche  que 
l'on  met  au  feu  la  veille  de  Noël  au  soir,  et  qui  y  reste  allumée 
jusqu'à  ce  qu'elle  soit  consumée.  Dès  qu'elle  est  placée  dans  le 
foyer,  on  répand  dessus  un  verre  de  vin  en  faisant  le  signe  de  la 
croix,  et  c'est  ce  qu'on  appelle  :  batisa  la  chalendal.  Dès  ce  mo- 
ment cette  bûche  est  pour  ainsi  dire  sacrée,  et  l'on  ne  peut  pa^ 
b'a^seoir  dessus  sans  risquer  d'en  être  puni,  au  moins  par  la  gale. 
—  Millin,  III,  339.  On  trouve  l'usage  de  manger  des  pois  ehiche.i 
à  certaines  fêtes,  non-seulement  à  Marseille,  mais  en  Italie,  en 
Espagne,  à  Gênes  et  à  Montpellier.  Le  peuple  de  cette  dernit'rc 
ville  croit  que,  lorsque  Jésus-Christ  entra  dans  Jérusalem,  il  tra- 


136  HISTOIRE   DE  FPwVNCE. 

prend  pas  le  temps  passé  au  sérieux,  et  qui  pourtant 
en  conserve  la  tracée  Un  pays  traversé  par  tous  les 
peuples  aurait  dû,  ce  semble,  oublier  davantage;  mais 
non,  il  s'est  obstiné  dans  ses  souvenirs.  Sous  plusieurs 
rapports,  il  appartient,  comme  l'Italie,  à  l'antiquité. 

Franchissez  les  tristes  embouchures  du  Rhône, 
obstruées  et  marécageuses,  comme  celles  du  Nil  et  du 
Pô.  Remontez  à  la  ville  d'Arles.  La  vieille  métropole 
du  christianisme  dans  nos  contrées  méridionales  avait 
cent  mille  cames  au  temps  des  Romains  ;  elle  en  a 
vingt  mille  aujourd'hui  ;  elle  n'est  riche  que  de  morts 
et  de  sépulcres-.  Elle  a  été  longtemps  le  tombeau 
commun,  la  nécropole  des  Gaules.  C'était  un  bonheur 
souhaité  de  pouvoir  reposer  dans  ses  champs  Élysiens 
(les  Aliscamps).  Jusqu'au  xii°  siècle,  dit-on,  les  habi- 
tants des  deux  rives  mettaient,  avec  une  pièce 
d'argent,  leurs  morts  dans  un  tonneau  enduit  de  poix 


versa  une  sesierou,  un  champ  de  pois  chiches,  et  que  c"est  en  mé- 
moire de  ce  jour  que  s"eat  perpétué  Tusage  de  manger  de.s  scsés. 
A  certaines  fêtes,  les  Atliéniens  mangeaient  aussi  des  pois  cliiches 
(aux  Panepsies.) 

*  La  proces-.ion  du  bon  roi  René,  à  Aix,  est  une  parade  déri- 
soire de  la  fable,  de  Thistoire  et  de  la  Bible. 

Millin,  II,  299.  On  y  voit  le  duc  Urbain  (le  malheureux  général 
du  roi  René)  et  la  duchesse  Urbain,  montés  sur  des  ânes;  on  y 
voyait  une  âme  que  se  disputaient  deux  diables  ;  les  chevaux 
frux  ou  fringants,  en  carton  ;  le  roi  Hérode,  la  reine  de  Saba,  le 
Temple  de  Salomon,  et  l'étoile  des  Mages  au  bout  d'un  bâton, 
ain;^i  que  la  Mort,  Yadhé  de  la  jeunesse  couvert  de  poudre  et  de 
rubans,  etc.,  etc. 

•  Si  comme  ad  Arli,  ove'l  Rodano  stagna, 
Fanno  i  sepolcri  tutto  '1  loco  varo. 

Dante,  Inferno.  c.  ix. 


,,5>faiS3' 


y       Al  A 


^È- 


Tjgg?^^^ 


''^'-'-^ï  -yf^-^^?""^^/^^' 


Le  château  des  Papes  à  Avit;noa. 


Tome  II 


HIST.   DE  FRANCE.  XXIV 


linpr.  Wattier  et  C* 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  139 

qu'on  abandonnait  au  fleuve;  ils  étaient  fidèlement 
recueillis.  Cependant  cette  ville  a  toujours  décliné. 
Lyon  l'a  bientôt  remplacée  dans  la  primatie  des  Gaules; 
le  royaume  de  Bourgogne,  dont  elle  fut  la  capitale,  a 
passé  rapide  et  obscur  ;  ses  grandes  familles  se  sont 
éteintes.    • 

Quand  de  la  côte  et  des  pâturages  d'Arles,  on  monte 
aux  collines  d'Avignon,  puis  aux  montagnes  qui  appro-  -^ 
chent  des  Alpes,  on  s'explique  la  ruine  de  la  Provence. 
Ce  pays  tout  excentrique  n'a  de  grandes  villes  qu'à 
ses  frontières.  Ces  villes  étaient  en  grande  partie  des 
colonies  étrangères  ;  la  partie  vraiment  provençale 
était  la  moins  puissante.  Les  comtes  de  Toulouse 
finirent  par  s'emparer  du  Rhône,  les  Catalans  de  la 
côte  et  des  ports  ;  les  Baux,  les  Provençaux  indigènes, 
qui  avaient  jadis  délivré  le  pays  des  Maures,  eurent 
Forcalquier,  Sisteron,  c'est-à-dire  l'intérieur.  Ainsi 
allaient  en  pièces  les  États  du  Midi,  jusqu'à  ce  que 
vinrent  les  Français  qui  renversèrent  Toulouse,  reje- 
tèrent les  Catalans  en  Espagne,  unirent  les  Provençaux 
et  les  menèrent  à  la  conquête  de  Naples.  Ce  fut  la  fin 
des  destinées  de  la  Provence.  Elle  s'endormit  avec 
Naples  sous  un  même  maître.  Rome  prêta  son  pape  à 
Avignon  ;  les  richesses  et  les  scandales  abondèrent. 
La  religion  était  bien  malade  dans  ces  contrées, 
surtout  depuis  les  Albigeois  ;  elle  fut  tuée  par  la 
présence  des  papes.  En  même  temps  s'affaiblissaient 
et  venaient  à  rien  les  vieilles  libertés  'des  municipes 
du  Midi.  La  liberté  romaine  et  la  religion  romaine,  la 
république  et  le  christianisme,  l'antiquité  et  le  moyen 
âge,  s'y  éteignaient  en  même  temps.  Avignon  fut  le 


140  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

théâtre  de  cette  décrépitude.  Aussi  ne  croyez  pas  que 
ce  soit  seulement  pou?.*  Laure  que  Pétrarque  ait  tant 
pleuré  à  la  source  de  Vaucluse  ;  l'Italie  aussi  fut  sa 
Laure,  et  la  Provence,  et  tout  l'antique  Midi  qui  se 
mourait  chaque  jour  ^ 

La  Provence,  dans  son  imparfaite  destinée,  dans  sa 
forme  incomplète,  me  semble  un  chant  des  trouba- 
dours, un  canzone  de  Pétrarque  ;  plus  d'élan  que  de 
portée.  La  végétation  africaine  des  côtes  est  bientôt 
bornée  par  le  vent  glacial  des  Alpes.  Le  Rhône  court 
à  la  mer,  et  n'y  arrive  pas.  Les  pâturages  font  place 
aux  sèches  collines,  parées  tristement  de  myrte  et  de 
lavande,  parfumées  et  stériles. 

La  poésie  de  ce  destin  du  Midi  semble  reposer  dans 
la  mélancolie  de  Vaucluse,  dans  la  tristesse  ineffable 
et  sublime  de  la  Sainte-Baume,  d'où  l'on  voit  les  Alpes 
et  les  Cévennes,  le  Languedoc  et  la  Provence,  au  delà, 

*  Je  ne  sais  lequel  est  le  plus  touchant  des  plaintes  du  poète  sur 
les  destinées  de  Tltalie,  ou  de  ses  regrets  lorsqu'il  a  perdu  Laure. 
Je  ne  résiste  pas  au  plaisir  de  citer  ce  sonnet  admirable  où  le 
pauvre  vieux  poète  s'avoue  enfin  qu'il  n'a  poursuivi  qu'une 
ombre  : 

«  Je  le  sens  et  le  respire  encore,  c'est  mon  air  d'autrefois.  Les 
voilà,  les  douces  collines  où  naquit  la  belle  lumière,  qui  tant  que  le 
ciel  le  permit,  remplit  mes  yeux  de  joie  et  de  désir,  et  maintenant 
les  gonfle  de  pleurs. 

«  0  fragile  espoir!  ô  folles  pensées!...  l'herbe  est  veuve,  et 
troubles  sont  les  ondes.  Il  est  vide  et  froid,  le  nid  qu'elle  occupait, 
ce  nid  où  j'aurais  voulu  vivre  et  mourir  1 

«  J'espérais,  sur  ses  douces  traces,  j'espérais  de  ses  beaux  yeux 
4ui  ont  consumé  mon  cœur,  quelque  repos  après  tant  de  fatigues. 

«  Cruelle,  ingrate  servitude  !  j'ai  brûlé  tant  qu'a  duré  l'objet  de 
mes  feux:,  et  aujourd'hui  je  vais  pleurant  sa  cendre.  » 

Sonnet  CGLXXix, 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  Itl 

la  Méditerranée.   Et  moi  aussi,  j'y  pleurerais  comme 
Pétrarque  au  moment  de  quitter  ces  belles  contrées. 

Mais  il  faut  que  je  fraye  ma  route  vers  le  nord,  aux 
sapins  du  Jura,  aux  chênes  des  Vosges  et  des  Ardennes, 
vei-s  les  plaines  décolorées  du  Berry  et  de  la  Cham- 
pagne. Les  provinces  que  nous  venons  de  parcourir, 
isolées  par  leur  originalité  même,  ne  me  pourraient 
servir  à  composer  l'unité  de  la  France.  Il  y  faut  des^ 
éléments  plus  liants,  plus  dociles  ;  il  faut  des  hommes 
plus  disciplinables,  plus  capables  de  former  un  noyau 
compacte,  pour  fermer  la  France  du  Nord  aux  grandes 
invasions  de  terre  et  de  mer,  aux  Allemands  et  aux 
Anglais.  Ce  n'est  pas  trop  pour  cela  des  populations 
serrées  du  centre,  des  bataillons  normands,  picards, 
des  massives  et  profondes  légions  de  la  Lorraine  et  de 
l'Alsace. 

Les  Provençaux  appellent  les  Dauphinois  les  Fran- 
ciaux.  Le  Dauphiné  appartient  déjà  à  la  vraie  France, 
la  France  du  Nord.  Malgré  la  latitude,  cette  province 
est  septentrionale.  Là  commence  cette  zone  de  pays 
rudes  et  d'hommes  énergiques  qui  couvrent  la  France 
à  l'est.  D'abord  le  Dauphiné,  comme  une  forteresse 
sous  le  vent  des  Alpes  ;  puis  le  marais  de  la  Bresse  ; 
puis  dos  à  dos  la  Franche-Comté  et  la  Lorraine,  atta- 
chées ensemble  par  les  Vosges,  qui  versent  à  celle-ci 
îa  Moselle,  à  l'autre  la  Saône  et  le  Doubs.  Un  vigou-  % 
reux  génie  de  résistance  et  d'opposition  signale  ces 
provinces.  Cela  peut  être  incommode  au  dedans,  mais 
c'est  notre  salut  contre  l'étranger.  Elles  donnent  aussi 
à  la  science  des  esprits  sévères  et  analytiques  :  Mably 


Ii2  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

et  Condillac  son  frère,  sont  de  Grenoble  ;  d'Alembert 
est  Dauphinois  par  sa  mère  ;  de  Bourg-en-Bresse, 
l'astronome  Lalande,  et  Bichat,  le  grand  anatomiste'. 
Leur  vie  morale  et  leur  poésie,  à  ces  hommes  de  la 
frontière,  du  reste  raisonneurs  et  intéressés*,  c'est  la 
guerre.  Qu'on  parle  de  passer  les  Alpes  ou  le  Rhin, 
vous  verrez  que  les  Bayards  ne  manqueront  pas  au 
Dauphiné,  ni  les  Ney,  les  Fabert,  à  la  Lorraine.  Il  y  a 
là,  sur  la  frontière,  des  villes  héroïques  où  c'est  de 
père  en  fils  un  invariable  usage  de  se  faire  tuer  pour 
le  pays^.  Et  les  femmes  s'en  mêlent  souvent  comme 
les  hommes  *.  Elles  ont  dans  toute  cette  zone,  du  Dau- 
phiné aux  Ardennes,  un  courage,  une  grâce  d'ama- 


*  Même  esprit  critique  en  Franche-Comté  ;  ainsi  Guillaume  de 
Saint-Amour,  l'adversaire  du  mysticisme  des  ordres  mendiants, 
le  grammairien  d'Olivet,  etc.  Si  nous  voulions  citer  quelques-uns 
des  plus  distingués  de  nos  contemporains,  nous  pourrions  nommer 
Charles  Nodier,  Jouffroy  et  Droz.  Cuvier  était  de  Montbéliard; 
mais  le  cai'actère  de  son  génie  fut  modifié  par  une  éducation  alle- 
mande. 

*  On  trouve  dans  les  habitudes  de  langage  des  Dauphinois,  des 
•traces  singulières  de  leur  vieil  esprit  processif.  «  Les  proprié- 
taires qui  jouis.^ent  de  quelque  aisance  parlent  le  français  d'une 
manière  assez  intelligible,  mais  ils  y  mêlent  souvent  les  termes  de 
l'ancienne  pratique,  que  le  barreau  n'ose  pas  encore  abandonner. 
Avant  la  Révolution,  quand  les  enfants  avaient  passé  un  an  ou 
deux  chez  un  procureur,  à  mettre  au  net  des  exploits  et  des  ap- 
pointements, leur  éducation  était  faite,  et  ils  retournaient  à  la 
charrue.  »  ChampoUion-Figeac,  patis  du  Dauphiné,  p.  67. 

*  La  petite  ville  de  Sarrelouis,  qui  compte  à  peine  cinq  mille 
habitants,  a  fourni  en  vingt  années  cinq  ou  six  cents  ofïiciers  et 
militaires  décorés,  presque  tous  morts  au  champ  de  bataille. 

*  On  conserve,  au  Musée  d'artillerie,  la  riche  et  galante  armure 
des  princesses  de  la  maison  de  Bouillon. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  H3 

zones,  que  vous  chercheriez  en  vain  partout  ailleurs. 
Froides,  sérieuses  et.  soignées  dans  leur  mise,  respec- 
tables aux  étrangers  et  à  leurs  familles,  elles  vivent 
au  milieu  des  soldats,  et  leur  imposent.  Elles-mêmes, 
veuves,  filles  de  soldats,  elles  savent  ce  que  c'est  que 
la  guerre,  ce  que  c'est  que  de  souifrir  et  mourir  ;  mais 
elles  n'y  envoient  pas  moins  les  leurs,  fortes  et 
résignées  ;  au  besoin  elles  iraient  elles-mêmes.  Ce 
n'est  pas  seulement  la  Lorraine  qui  sauva  la  France 
par  la  main  d'une  femme  :  en  Dauphiné,  Margot  de 
Lay  défendit  Montélimart,  et  Philis  La  Tour-du-Pin. 
La  Charce  ferma  la  frontière  au  duc  de  Savoie  (1692). 
Le  génie  viril  des  Dauphinoises  a  souvent  exercé 
sur  les  hommes  une  irrésistible  puissance  :  témoin  la 
fameuse  madame  Tenciu,  mère  de  d'Alembert;  et  cette 
blanchisseuse  de  Grenoble  qui,  de  mari  en  mari,  finit 
par  épouser  le  roi  de  Pologne  ;  on  la  chante  encore 
dans  le  pays  avec  Melusine  et  la  fée  de  Sassenage. 

Il  y  a  dans  les  mœurs  communes  du  Dauphiné  une 
vive  et  franche  simplicité  à  la  montagnarde,  qui  charme 
tout  d'abord.  En  montant  vers  les  Alpes  surtout,  vous 
trouverez  l'honnêteté  savoyarde  \  la  même  bonté,  avec 

»  Cette  simplicité,  ces  mœurs  presque  patriarcales,  tiennent  en 
grande  partie  à  la  conservation  de  traditions  antiques.  Le  vieillard 
est  l'objet  du  respect  et  le  centre  de  la  famille,  et  deux  ou  trois 
générations  exploitent  souvent  ensemble  la  même  ferme.  —  Les 
domestiques  mangent  à  la  taljle  des  maiti^es.  —  Au  1"  novembre 
(c'est  le  misdic  de  Bretagne),  on  sert  pour  les  morts  un  repas 
d'oeufs  et  de  farines  bouillies;  chaque  mort  a  son  couvert.  Dans 
un  village,  on  célèbre  encore  la  fête  du  soleil,  selon  M.  Champol- 
lion.  —  On  retrouve  en  Dauphiné,  comme  en  Bretagne,  les  ôraj/es 
celtiques. 


U  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

moins  de  douceur.  Là,  il  faut  bien  que  les  hommes 
s'aiment  les  uns  les  autres  ;  la  nature,  ce  semble,  ne 
les  aime  guère  ^  Sur  ces  pentes  exposées  au  nord,  au 
fond  de  ces  sombres  entonnoirs  où  siffle  le  vent  maudit 
des  Alpes,  la  vie  n'est  adoucie  que  par  le  bon  cœur  et 
le  bon  sens  du  peuple.  Des  greniers  d'abondance  four- 
nis par  les  communes  suppléent  aux  mauvaises  récoltes. 
On  bâtit  gratis  pour  les  veuves,  et  pour  elles  d'abordé 
De  là  partent  des  émigrations  annuelles.  Mais  ce  ne 
sont  pas  seulement  des  maçons,  des  porteurs  d'eau, 
des  rouliers,  des  ramoneurs,  comme  dans  le  Limousin, 
l'Amergne,  le  Jura,  la  Savoie;  ce  sont  surtout  des 
instituteurs  ambulants  ^  qui  descendent  tous  les  hivers 
des  montagnes  de  Gap  et  d'Embrun.  Ces  maîtres 
d'école  s'en  vont  par  Grenoble  dans  le  Lyonnais,  et 
de  l'autre  côté  du  Rhône.  Les  familles  les  reçoivent 
volontiers;  ils  enseignent  les  enfants  et  aident  au 
ménage.  Dans  les  plaines  du  Dauphiné,  le  paysan, 
moins  bon  et  moins  modeste,  est  souvent  bel  esprit  :  il 
fait  des  vers  et  des  vers  satiriques. 

Jamais  dans  le  Dauphiné  la  féodalité  ne  pesa  comme 
dans  le  reste  de  la  France.  Les  seigneurs,  en  guerre 
éternelle  avec  la  Savoie  \  eurent  intérêt  de  ménager 

*  Malgré  la  pauvreté  du  pays,  leur  bon  sens  les  préserve  de 
toute  entreprise  hasardeuse.  Dans  certaines  vallées,  on  croit  qu'il 
existe  de  riches  mines;  mais  une  vierge  vêtue  de  blanc  en  garde 
l'entrée  avec  une  faux. 

^  Quand  une  veuve  ou  un  orphelin  fait  quelque  perte  de  bétail, 
etc. ,  on  se  cotise  pour  la  réparer. 

*  Sur  quatre  mille  quatre'  cents  émigrants,  sept  cents  institu- 
teurs. (Peuchet.) 

*  Ces  guerres  jetèrent  un  grand  éclat  sur  la  noblesse  dauplii- 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  Un 

leurs  hommes  ;  les  vavasseurs  y  furent  moins  des 
arrière-vassaux  que  des  petits  nobles  à  peu  près  indé-' 
pendants  ^  La  propriété  s'y  est  trouvée  de  bonne  heure 
divisée  à  l'infini.  Aussi  la  Révolution  française  n'a 
point  été  sanglante  à  Grenoble  ;  elle  y  était  faite 
d'avance  ^  La  propriété  est  divisée  au  point  que  telle 
maison  a  dix  propriétaires,  chacun  d'eux  possédant  et 
habitant  une  chambre  ^  Bonaparte  connaissait  bien 
Grenoble,  quand  il  la  choisit  pour  sa  première  station 
en  revenant  de  l'île  d'Elbe  ^  ;  il  voulait  alors  relever 
l'empire  par  la  répubUque. 

A  Grenoble,  comme  à  Lyon,  comme  à  Besançon, 
comme  à  Metz  et  dans  tout  le  Nord,  l'industriaUsme 
républicain  est  moins  sorti,  quoi  qu'on  ait  dit,  de  la 
municipalité  romaine  que  de  la  protection  ecclésias- 
tique ;  ou  plutôt  l'une  et  l'autre  se  sont  accordées, 
confondues,  l'évêque  s'étant  trouvé,  au  moins  jusqu'au 

noise.  On  l'appelait  Vécarlate  des  gentilJiommes.  C'est  le  pays  de 
Bayard ,  et  de  ce  Lesdiguières  qui  fut  roi  du  Daupliiné ,  sous 
Henri  IV.  Le  premier  y  laissa  un  long  souvenir  ;  on  dàhailprouesse 
de  Terrail,  comme  loyauté  de  Salvaing,  noblesse  de  Sasse^age. 
—  Près  de  la  vallée  du  Graisivaudan  est  le  territoire  de  Royans 
la  vallée  Chevallereuse. 

*  Le  noble  faisait  hommage  debout;  le  bourgeois  à  genoux  et 
baisant  le  dos  de  la  main  du  seigneur;  l'homme  du  peuple,  aussi 
à  genoux,  mais  baisant  seulement  le  pouce  de  la  main  du  sei- 
gneur. —  De  même  à  Metz,  le  maître  échsvin  parlait  au  roi  de- 
bout, et  non  à  genoux. 

*  Dans  la  Terreur,  les  ouvriers  y  maintinrent  l'ordre  avec  un 
courage  et  une  humanité  admirables,  à  peu  près  comme  à  Florence 
le  cardeur  de  laine,  Michel  Lando,  dans  l'insurrection  des  Ciampi. 

*  Perrin  Dulac.  (Grenoble.) 

*  Il  descendit  dans  une  auberge  tenue  par  un  vieux  soldat,  qui 
lui  avait  donné  une  orange  dans  la  campagne  d'Egypte. 

T.  U.  10 


146  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ix«  siècle,  de  nom  ou  de  fait,  le  véritable  defensor 
civitatis.  L'évêque  Izarn  chassa  les  Sarrasins  du  Dau- 
phiné  en  965  ;  et  jusqu'en  1044,  où  l'on  place  l'avéne- 
ment  des  comtes  d'Albon,  comme  dauphins,  Grenoble, 
disent  les  chroniques,  «  avait  toujours  été  un  franc- 
alleu  de  l'évêque.  »  C'est  aussi  par  des  conquêtes  sur 
les  évêques  que  commencèrent  les  comtes  poitevins  de 
Die  et  de  Valence.  Ces  barons  s'appuyèrent  tantôt  sur 
les  Allemands,  tantôt  sur  les  mécréants  du  Languedoc  ^ 
Besançon  ^  comme  Grenoble,  est  encore  une  répu- 
blique ecclésiastique,  sous  son  archevêque,  prince 
d'empire,  et  son  noble  chapitre  ^  Mais  l'éternelle  guerre 
de  la  Franche-Comté  contre  l'Allemagne,  y  a  rendu  la 
féodalité  plus  pesante.  La  longue  muraille  du  Jura 
avec  ses  deux  portes  de  Joux  et  de  la  Pierre-Pertuis, 
puis  les  replis  du  Doubs,  c'étaient  de  fortes  barrières  *. 

î  D'abord  les  Vaudoiri,  plus  tard  les  protestants.  Dans  le  seul 
département  de  la  Di^ôme,  il  y  a  environ  trente-quatre  mille  cal- 
vinistes (Çeuehet).  On  se  rappelle  la  lutte  atroce  du  baron  des 
Adrets  et  de  Montbrun.  — ■  Le  plus  célèbre  des  protestants  dau- 
phinois fut  Isaac  Casaubon,  fils  dû  mini.-^tre  de  Bourdeaux  sur  le 
Roubion,  né  en  1559;  il  e^t  enterré  à  Westminster. 

*  L'ancienne  devise  de  Besançon  était  :  Plût  à  Dieti  !  —  A  Sa- 
lins, on  lisait  sur  la  porte  d'un  des  forts  où  étaient  les  salines,  la 
devise  de  Philippe  le  Bon  :  Attire  n'oMTCiy.  Plusieurs  monuments 
de  Dijon  portaient  celle'de  Philippe  le  Hardi  :  MmiU  me,  tarde.— 
A  Besançon  naquit  l'illustre  diplomate  Granvelle,  chancelier  de 
Charles-Quint,  mort  en  1564. 

*  De  même  à  l'abbaye  de  Saint-Claude ,  transformée  en  évèclié 
en  1741,  les  religieux  devaient  faire  preuve  de  noble,-&e  jusqu'à 
leur  trisaïeul,  paternel  et  maternel.  Les  chanoines,  devaient  prou- 
ver seize  quartiers,  huit  de  chaque  côté. 

*  La  Franche-Comté  est  le  pays  le  mieux  boisé  de  la  France. 
On  compte  trente  forets,  sur  la  Saône,  le  Doubs  et  le  Lougnon.— ? 


^^..^J-t^^  ■ 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  147 

Cependant  Frc^déric  Barberousse  n'y  établit  pas  moins ---^  -i^rc: 
ses  enfants  pour  un  siècle.  Ce  fut  sous  les  serfs  de 
l'Église,  à  Saint-Claude,  comme  dans  la  pauvre  Nantua 
de  l'autre  côté  de  la  montagne,  que  commença  l'indus- 
trie de  ces  contrées.-  Attachés  à  la  glèbe,  ils  taillèrent 
d'abord  des  chapelets  pour  l'Espagne  et  pour  l'Italie  ;  ^4^=^^ 
aujourd'hui  qu'ils  sont  libres,  ils  couvrent  les  routes  de 
la  France  de  rouliers  et  de  colporteurs. 

Sous  son  évêque  même,  Metz  était  libre,  comme 
Liège,  comme  Lyon;  elle  avait  son  échevin,  ses  Treize, 
ainsi  que  Strasbourg.  Entre  la  grande  Meuse  et  la 
petite  (la  Moselle,  Mosula),  les  trois  villes  ecclésias- 
tiques, Metz,  Toul  et  Verdun  S  placées  en  triangle, 
formaient  un  terrain  neutre,  une  île,  un  asile  aux  serfs 
fugitifs.  Les  juifs  même,  proscrits  partout,  étaient 
reçus  dans  Metz.  C'était  le  border  français  entre  nous 
et  l'Empire.  Là,  il  n'y  avait  point  de  barrière  naturelle 
contre  l'Allemagne,  comme  en  Dauphiné  et  en  Franche- 
Comté.  Les  beaux  ballons  des  Vosges,  la  chaîne  même 
de  l'Alsace,  ces  montagnes  à  formes  douces  et  paisi- 
bles, favorisaient  d'autant  mieux  la  guerre  Cette 
terre  ostrasienne,  partout  marquée  des  monuments 
carlovingiens  ^  avec  ses  douze  grandes  maisons,  ses 

Beaucoup  de  fabriques  de  boulets,  d'armes,  etc.  Beaucoup  de  che- 
vaux et  de  bœufs,  peu  de  moutons;  mauvaises  laines. 

'  Sur  les  mœurs  des  habitants  des  Trois-Évéchés  et  de  la  Lor- 
raine en  général,  voyez  le  Mémoire  manuscrit  de  M.  Turgot,  qui 
se  trouve  à  la  bibliothèque  publique  de  Metz  :  Description  exacte 
et  fidèle  du  pays  Messin,  etc.  —  Les  trois  évéques  étaient  princes 
du  Saint-Empire.  —  Le  comté  de  Gréange  et  la  baronnie  de  Fe- 
nestrange  étaient  deux  francs-alleus  de  l'Empire. 

•  On  voyait  à  Metz  le  tombeau  de  Louis  le  Débonnaire  et  l'ori-. 


y(^«râ',rixy-^ 


148  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

cent  vingt  pairs,  avec  son  abbaye  souveraine  de 
Remiremont,  où  Charlemagne  et  son  fils  faisaient 
leurs  grandes  chasses  d'automne,  où  l'on  portait  l'épée 
devant  l'abbesse  ^  la  Lorraine  ofirait  une  miniature 
de  l'empire  germanique.  L'Allemagne  y  était  partout 
pêle-mêle  avec  la  France,  partout  se  trouvait  la  fron- 
tière. Là  aussi  se  forma,  et  dans  les  vallées  de  la 
Meuse  et  de  la  Moselle,  et  dans  les  forêts  des  Vosges, 
une  population  vague  et  flottante,  qui  ne  savait  pas 
trop  son  origine,  vivant  sur  le  commun,  sur  le  noble 
et  le  prêtre,  qui  les  prenaient  tour  à  tour  à  leur  service. 
Metz  était  leur  ville,  à  tous  ceux  qui  n'en  avaient  pas, 
ville  mixte  s'il  en  fut  jamais.  On  a  essayé  en  vain  de 
rédiger  en  une  coutume  les  coutumes  contradictoires 
de  cette  Babel. 

La  langue  française  s'arrête  en  Lorraine,  et  je  n'irai 
pas  au  delà.  Je  m'abstiens  de  franchir  la  montagne, 
de  regarder  l'Alsace.  Le  monde  germanique  est  dan- 


ginal  des  Annales  de  Metz,  mess,  de  894.  —  Les  abeilles,  dont  il 
est  si  souvent  question  dans  les  capitulaires,  donnaient  à  Metz  son 
hydromel  si  vanté. 

*  Pour  être  dame  de  Remiremont^  il  fallait  prouver  deux  cents 
ans  de  noblesse  des  deux  côtés.  —  Pour  être  chanoinesse,  ou  de- 
moiselle  à.  Épinal,  il  fallait  prouver  quatre  générations  de  pères 
et  mères  nobles. 

Piganiol  de  la  Force,  XIII.  Elle  était  pour  moitié  dans  la  jus- 
tice de  la  ville,  et  nommait,  avec  son  chapitre,  des  députés  aux 
États  de  Lorraine.  —  La  doyenne  et  la  sacri^taine  disposaient  cha- 
cune de  quatre  cures.  La  S07izier,  ou  receveuse,  partageait  avec 
Tabbesse  la  justice  (val  de  Jeux) ,  consistant  en  dix-neuf  villages  ; 
tous  les  essaims  d'abeilles  qui  s'y  trouvaient  lui  appartenaient  de 
droit.  L"abbaye  avait  un  grand  prévôt,  un  grand  et  un  petit  chan- 
celier, un  grand  sonzier,  etc. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  149 

gereux  pour  moi.  Il  y  a  là  un  tout-puissant  lotos  qui 
fait  oublier  la  patrie.  Si  je  vous  décou\Tais,  divine 
flèche  de  Strasbourg,  si  j'apercevais  mon  héroïque 
Rhin,  je  pourrais  bien  m'en  aller  au  courant  du  fleuve, 
bercé  par  leurs  légendes  \  vers  la  rouge  cathédrale 
de  Mayence,  vers  celle  de  Cologne,  et  jusqu'à  l'Océan; 
ou  peut-être  resterais-je  enchanté  aux  limites  solen- 
nelles des  deux  empires,  aux  ruines  de  quelque  camp 
romain,  de  quelque  fameuse  église  de  pèlerinage,  au 
monastère  de  cette  noble  religieuse  qui  passa  trois 
cents  ans  à  écouter  l'oiseau  de  la  forêt  ^ 


•  Un  duc  d'Alsace  et  de  Lorraine,  au  vii«  siècle,  souhaitait  un 
fils  ;  il  n'eut  qu'une  fille  aveugle,  et  la  fit  exposer.  Un  fils  lui  vint 
plus  tard,  qui  ramena  la  fille  au  vieux  duc,  devenu  farouche  et 
triste,  solitairement  retiré  dans  le  château  d'Hohenbourg.  Il  la 
rcDOUssa  d'abord,  puis  se  laissa  fléchir,  et  fonda  pour  elle  un  mo- 
nastère, qui  depuis  s'appela  de  son  nom,  sainte  Odile.  On  décou- 
vre de  la  hauteur  Baden  et  l'Allemagne.  De  toutes  parts  les  rois  y 
venaient  en  pèlerinage  :  l'empereur  Charles  IV,  Richard  Cœur-de- 
Lion,  un  roi  de  Danemark,  un  roi  de  Chypre,  un  pape...  Ce  mo- 
nastère reçut  la  femme  de  Charlemagne  et  celle  de  Charles  le 
Gros.  —  A  Winstein,  au  nord  du  Bas-Rhin,  le  diable  garde  dans 
un  château  taillé  dans  le  roc  de  précieux  trésors.  —  Entre  Hague- 
nau  et  Wissembourg,  une  flamme  fantastique  sort  de  la  fontaine 
de  la  poix  (Pechelbrunnen)  ;  cette  flamme,  c'est  le  chasseur^  le 
fantôme  d'un  ancien  seigneur  qui  expie  sa  tyrannie,  etc.  —  Le 
génie  musical  et  enfantin  de  l'Allemagne  commence  avec  ses  poé- 
tiques légendes.  Les  ménétriers  d'Alsace  tenaient  régulièrement 
leurs  assemblées.  Le  sire  de  Rapolstein  s'intitulait  le  Roi  des  Vio- 
lons. Les  violons  d'Alsace  dépendaient  d'un  seigneur,  et  devaient 
se  présenter,  ceux  de  la  Haute-Alsace  à  Rapolstein,  ceux  de  la 
Basse  à  Bischwiller. 

*  A  côté  de  cette  belle  légende,  où  l'extase  produite  par  l'har- 
monie prolonge  la  vie  pendant  des  siècles,  plaçons  l'histoire  de 
cette  femme  qui,  sous  Louis  le  Débonnaire,  entendit  l'orgue  pour 


130       "  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Non,  je  m'arrête  sur  la  limite  des  deux  langues,  en 
Lorraine,  au  combat  des  deux  races,  au  Chêne  des 
Partisans,  qu'on  montre  encore  dans  les  Vosges.  La 
lutte  de  la  France  et  de  l'Empire,  de  la  ruse  héroïque 
et  de  la  force  brutale,  s'est  personnifiée  de  bonne 
beure  dans  celle  de  l'Allemand  Zwentebold  et  du 
Français  Rai'nier  (Renier,  Renard?),  d'où  viennent  les 
comtes  de  Hainaut.  La  guerre  du  Loup  et  du  Renard 
est  la  grande  légende  du  nord  de  la  France,  le  sujet 
des  fabliaux  et  des  poèmes  populaires  :  un  épicier  de 
Troyes  a  donné  au  xv^  siècle  le  dernier  de  ces  poèmes. 
Pendant  deux  cent  cinquante  ans,  la  Lorraine  eut  des 
ducs  alsaciens  d'origine,  créatures  des  empereurs,  et 
qui,  au  dernier  siècle,  ont  fini  par  être  empereurs. 
Ces  ducs  furent  presque  toujours  en  guerre  avec 
l'évêque  et  la  république  de  Metz  ^  avec  la  Cham- 
pagne, avec  la  France  ;  mais  l'un  d'eux  ayant  épousé, 
en  1255,  une  fille  du  comte  de  Champagne,  devenus 
Français  par  leur  mère,  ils  secondèrent  vivement  la 
France  contre  les  Anglais,  contre  le  parti  anglais  de 
Flandre  et  de  Bretagne.  Ils  se  firent  tous  tuer  ou 
prendre  en  combattant  pour  la  France,  à  Courtray,  à 
Cassel,  à  Crécy,  à  Auray.  Une  fille  des  frontières  de 
Lorraine  et  Champagne,  une  pauvre  paysanne,  Jeanne 
Darc,  fit  davantage  :  elle  releva  la  moralité  nationale; 
en  elle  apparut,  pour    la  première  fois,    la  grande 

la  px^emière  fois,  et  mourut  de  ravissement.  Ainsi,  dans  les  lé- 
eendes  allemandes,  la  musique  donne  la  vie  et  la  mort. 

'  A  Metz  naquirent  le  maréchal  Fabert,  Custine,  et  cet  auda- 
cieux et  infortuné  Pilâtre  des  Rosiers,  qui  le  premier  osa  s'em- 
barquer dans  un  ballon.  L'édit  de  Nantes  en  chassa  les  Ancillon. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  l^j 

'  image  du  peuple,  sous  uue  forme  virginale  et  pure. 
Par  elle,  la  Lorraine  se  trouvait  attachée  à  la  France. 
Le  duc  même,  qui  avait  un  instant  méconnu  le  roi  et 
lié  les  pennons  royaiLx  à  la  queue  de  son  cheval, 
maria  pourtant  sa  hlle  à  un  prince  du  sang,  au  comte 
de  Bar,  René  d'Anjou.  Une  branche  cadette  de  cette 
famille  a  donné  dans  les  Guise  des  chefs  au  parti 
catholique  contre  les  calvinistes  alliés  de  l'Angleterre 
et  de  la  Hollande. 

En  descendant  de  Lorraine  aux  Pays-Bas  par  les 
Ardennes,  la  Meuse,  d'agricole  et  industrielle,  devient 
de  plus  en  plus  militaire.  Verdun  et  Stenay,  Sedan,  - 
Mézières  et  Givet,  Maëstricht,  une  foule  de  places 
fortes,  maîtrisent  son  cours.  Elle  leur  prête  ses  eaux, 
elle  les  couvre  ou  leur  sert  de  ceinture.  Tout  ce  pays 
est  boisé,  comme  pour  masquer  la  défense  et  l'attaque 
aux  approches  de  la  Belgique.  La  grande  forêt  d'Ar- 
denne,  la  profonde  (ar  duinn),  s'étend  de  tous  côtés, 
plus  vaste  qu'imposante.  Vous  rencontrez  des  villes, 
des  bourgs,  des  pâturages;  vous  vous  croyez  sorti  des 
bois,  mais  ce  ne  sont  là  que  des  clairières.  Les  bois 
recommencent  toujours;  toujours  les  petits  chênes, 
humble  et  monotone  océan  végétal,  dont  vous  apercevez 
de  temps  à  autre,  du  sommet  de  quelque  colline,  les 
uniformes  ondulations.  La  forêt  était  bien  plus  conti- 
nue autrefois.  Les  chasseurs  pouvaient  courir,  toujours 
à  l'ombre,  de  l'AUemagne,  du  Luxembourg  eu  Picar- 
die, de  Saint-Hubert  à  Notre^Danie-de-Lie-se.  Bien  des 
histoires  se  sont  passées  sous  ces  ombrages;  ces 
chênes  tout  chargés  de  gui,  ils  en  savent  long,  s'ils 
voulaient  raconter.  Depuis  les  mystères  des   druides 


152  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

jusqu'aux  guerres  du  Sanglier  des  Ardennes,  au 
XY^  siècle  ;  depuis  le  cerf  miraculeux  dont  rapparition 
convertit  saint  Hubert,  jusqu'à  la  blonde  Iseult  et  son 
amant.  Ils  dormaient  sur  la  mousse,  quand  l'époux 
d'Iseult  les  surprit  ;  mais  il  les  vit  si  beaux,  si  sages, 
avec  la  large  épée  qui  les  séparait,  il  se  retira  dis- 
crètement. 

Il  faut  voir,  au  delà  de  Givet,  le  Trou  du  Han,  où 
naguère  on  n'osait  encore  pénétrer  ;  il  faut  voir  les  so- 
litudes de  Layfour  et  les  noirs  rochers  de  la  Dame  de 
Meuse,  la  table  de  l'enchanteur  Maugis,  l'ineffaçable 
empreinte  que  laissa  dans  le  roc  le  pied  du  cheval  de 
Renaud.  Les  quatre  fils  Aymon  sont  à  Château-Renaud 
comme  à  Uzès,  aux  Ardennes  comme  en  Languedoc.  Je 
vois  encore  la  fileuse  qui,  pendant  son  travail,  tient  sur 
les  genoux  le  précieux  volume  de  la  Bibliothèque 
bleue,  le  livre  héréditaire,  usé,  noirci  dans  la  veillée ^ 

Ce  sombre  pays  des  Ardennes  ne  se  rattache  pas  na- 
turellement à  la  Champagne.  Il  appartient  à  l'évêché 
de  Metz,  au  bassin  de  la  Meuse,  au  vieux  royaume 
d'Ostrasie.  Quand  vous  avez  passé  les  blanches  et  bla- 
fardes campagnes  qui  s'étendent  de  Reims  à  Rethel, 
la  Champagne  est  finie.  Les  bois  commencent;  avec  les 
bois  les  pâturages,  et  les  petits  moutons  des  Ardennes. 
La  craie  a  disparu  ;  le  rouge  mat  de  la  tuile  fait  place 
au  sombre  éclat  de  l'ardoise;  les  maisons  s'enduisent 
de  limaille  de  fer.  Manufactures  d'armes,  tanneries, 

*  Là  se  lit  comment  le  bon  Renaud  joua  maint  tour  à  Charle- 
magne,  comment  il  eut  pourtant  bonne  fin.  s'étant  fait  humblement 
de  chevalier  maçon,  et  portant  sur  son  dos  des  blocs  énormes 
pour  bâtir  la  sainte  église  de  Cologne. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  133 

ardoisières,  tout  cela  n'égayé  pas  le  pays.  Mais  la  race 
est  distinguée  :  quelque  chose  d'intelligent,  de  sobre, 
d'économe;  la  figure  un  peu  sèche,  et  taillée  à  vives 
arêtes.  Ce  caractère  de  sécheresse  et  de  sévérité  n'est 
point  particulier  à  la  petite  Genève  de  Sedan;  il  est 
presque  partout  le  même.  Le  pays  n'est  pas  riche,  e^ 
l'ennemi  à  deux  pas  ;  cela  donne  à  penser.  L'habitant 
est  sérieux.  L'esprit  critique  domine.  C'est  l'ordinaire 
chez  les  gens  qui  sentent  qu'ils  valent  mieux  que  leur 
fortune. 

Derrière  cette  rude  et  héroïque  zone  de  Dauphiné, 
Franche-Comté,  Lorraine,  Ardennes,  s'en  développ(; 
une  autre  tout  autrement  douce,  et  plus  féconde  des 
fruits  de  la  pensée.  Je  parle  des  provinces  du  Lyonnais 
de  la  Bourgogne  et  de  la  Champagne.  Zone  vineuse", 
de  poésie  inspirée,  d'éloquence,  d'élégante  et  ingé- 
nieuse littérature.  Ceux-ci  n'avaient  pas,  comme  les 
autres,  à  recevoir  et  renvoyer  sans  cesse  le  choc  de 
l'invasion  étrangère.  Ils  ont  pu,  mieux  abrités,  culti- 
ver à  loisir  la  fleur  délicate  de  la  civilisation. 

D'abord,  tout  près  du  Dauphiné,  la  grande  et  ai- 
mable ville  de  Lyon,  avec  son  génie  éminemment  so- 
ciable, unissant  les  peuples  comme  les  fleuves  ^  Cette 
pointe  du  Rhône  et  de  la  Saône  semble  avoir  été  tou- 
jours un  lieu  sacré.  Les  Segusii  de  Lyon  dépendaient 

'  La  Saône  jusqu'au  Rhône,  et  le  Rhône  jusqu'à  la  mer,  sépa- 
raient la  France  de  l'Empire.  Lyon,  bâtie  surtout  sur  la  rive  gau- 
che de  la  Saône,  était  une  cité  impériale  ;  mais  les  comtes  de  Lyon 
relevaient  de  la  France  pour  les  laubourgs  de  Saint-Just  et  do 

Saint-Irénée, 

r 


^ 


154  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

du  peuple  druidique  des  Édues.  Là,  soixante  tribus  de 
la  Gaule  dressèrent  l'autel  d'Auguste,  et  Caligula  y 
établit  ces  combats  d'éloquence  où  le  vaincu  était  jeté 
dans  le  Rhône,  s'il  n'aimait  mieux  effacer  son  discours 
avec  sa  langue.  A  sa  place,  on  jetait  des  victimes  dans 
le  fleuve,  selon  le  vieil  usage  celtique  et  germanique. 
On  montre  au  pont  de  Saint-Nizier  Varc  merveilleux 
d'où  l'on  précipitait  les  taureaux. 

La  fameuse  table  de  bronze,  où  on  lit  encore  le  dis- 
cours de  Claude  pour  l'admission  des  Gaulois  dans 
le  sénat,  est  la  première  de  nos  antiquités  natio- 
nales, le  signe  de  notre  initiation  dans  le  monde  ci- 
vilisé. Une  autre  initiation,  bien  plus  sainte,  a  son  mo- 
nument dans  les  catacombes  de  Saint-Irénée,  dans  la 
crypte  de  Saiut-Pothin,  dans  Fourvières,  la  montagne 
des  pèlerins.  Lyon  fut  le  siège  de  l'administration  ro- 
maine, puis  de  l'autorité  ecclésiastique  pour  les  quatre 
Lyonnaises  (Lyon,  Tours,  Sens  et  Rouen),  c'est-à-dire 
pour  toute  la  Celtique.  Dans  les  terribles  bouleverse- 
ments des  premiers  siècles  du  moyen  âge,  cette  grande 
ville  ecclésiastique  ouvrit  son  sein  à  une  foule  de  fu- 
gitifs, et  se  peupla  de  la  dépopulation  générale,  à  peu 
près  comme  Coustantinople  concentra  peu  à  peu  en  elle 
tout  l'empire  grec,  qui  reculait  devant  les  Arabes  ou 
les  Turcs.  Cette  population  n'avait  ni  champs  ni  terres, 
rien  que  ses  bras  et  son  Rhône  ;  elle  fut  industrielle  et 
commerçante.  L'industrie  y  avait  commencé  dès  les 
Romains.  Nous  avons  des  inscriptions  tumulaires  :  A 
la  mémoire  cCv/ii  vitrier  africain  habitant  de  Lyon.  A  la 
mémoire  iV%n  vétéran  des  légions,  marchand  de  po.pier  \ 

»  Millin. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  \oo 

Cette  fourmilière  laborieuse,  enfermée  entre  les  rochers 
et  la  rivière,  entassée  dans  les  rues  sombres  qui  y  des- 
cendent, sous  la  pluie  et  l'éternel  brouillard,  elle  eut 
sa  vie  morale  pourtant  et  sa  poésie.  Ainsi  notre  maître 
Adam,  le  menuisier  de  Nevers,  ainsi  les  meistersaen- 
ger  de  Nuremberg  et  de  Francfort,  tonneliers,  serru- 
riers, forgerons,  aujourd'hui  encore  le  ferblantier  de 
Nuremberg.  Ils  rêvèrent  dans  leurs  cités  obscures  la 
nature  qu'ils  ne  voyaient  pas,  et  ce  beau  soleil  qui  leur 
était  envié.  Ils  martelèrent  dans  leurs  ateliers   des 
idylles  sur  les  champs,  les  oiseaux  et  les  fleurs.  A 
Lyon,  l'inspiration  poétique  ne   fut  point  la  nature, 
mais  l'amour  :  plus  d'une  jeune  marchande,  pensive 
dans  le  demi-jour  de  l.'arrière-boutique,  écrivit,  comme 
Louise  Labbé,  comme  Pernette  Guillet,  des  vers  pleins 
de  tristesse  et  de  passion,  qui  n'étaient  pas  pour  leurs 
époux.  L'amour  de  Dieu,  il  faut  le  dire,  et  le  plus  doux 
mysticisme,  fut  encore  un  caractère  lyonnais".  L'Église 
de  Lyon  fut  fondée  par  r/^owtme  chc  désir  (noOs-.vo,:,  saint 
Pothin).  Et  c'est  à  Lyon  que,  dans  les  derniers  temps, 
saint  Martin,  Vhojiime  du  désir,  établit  son  école  ' .  Bal- 
lanche  y  est  né  \  L'auteur  de  YlmUalion,  Jean  Gersou, 
voulut  y  mourir  ^ 
C'est  une  chose  bizarre  et  contracdictoire  en  appa- 


*  Il  était  né  à  Amboise  en  1743.  —  Il  n'y  a  pas  longtemps  encore, 
on  chantait  l'office  à  Lyon,  sans  orgues,  livres,  ni  instruments, 
comme  au  premier  âge  du  christianisme. 

^  Ainsi  que  Ampère,  Degerando,  Camille  Jordan,  de  Sénancour. 
Leurs  familles  du  moins  sont  lyonnaises. 

*  En  li29.  —  Saint  Rémi  de  Lyon  soutint  contre  Jean  Scot  le 
parti  de  Gotteschalk  et  de  la  grâce.  —  Selon  Du  Boulay,  c'est  à 


136  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

^^  rence  que  le  mysticisme  ait  aimé  à  naître  dans  ces 
grandes  cités  industrielles,  comme  aujourd'hui  Lyon 
et  Strasbourg.  Mais  c'est  que  nulle  part  le  cœur  de 
l'homme  n'a  plus  besoin  du  ciel.  Là  où  toutes  les  vo- 
luptés grossières  sont  à  portée,  la  nausée  vient  bientôt. 
La  vie  sédentaire  aussi  de  l'artisan,  assis  à  son  métier, 
favorise  cette  fermentation  intérieure  de  l'âme.  L'ou- 
vrier en  soie,  dans  l'humide  obscurité  des  rues  de 
Lyon,  le  tisserand  d'Artois  et  de  Flandre,  dans  la  cave 
où  il  vivait,  se  créèrent  un  monde,  au  défaut  du 
monde,  un  paradis  moral  de  doux  songes  et  de  visions  ; 
en  dédommagement  de  la  nature  qui  leur  manquait, 
ils  se  donnèrent  Dieu.  Aucune  classe  d'hommes  n'ali- 
menta de  plus  de  victime  les  bûchers  du  moyen  âge. 
Les  Vaudois  d'Arras  eurent  leurs  martyrs,  comme  ceux 
de  Lyon.  Ceux-ci,  disciples  du  marchand  Valdo,  Vau- 
dois ou  pauvres  de  Lyon,  comme  on  les  appelait,  tâ- 
chaient de  revenir  aux  premiers  jours  de  l'Évangile. 
Ils  donnaient  l'exemple  d'une  touchante  fraternité  ;  et 
cette  union  des  coeurs  ne  tenait  pas  uniquement  à  la 
communauté  des  opinions  religieuses.  Longtemps  après 
les  Vaudois,  nous  trouvons  à  Lyon  des  contrats  où  deux 
amis  s'adoptent  l'un  l'autre,  et  mettent  en  commun 
leur  fortune  et  leur  vie  '. 

.  Le  génie  de  Lyon  est  plus  moral,  plus  sentimental 
du  moins,  que  celui  de  la  Provence;  cette  ville  appar- 

Lyon  que  fut  enseigné  d'abord  le  dogme  de  l'Immaculée  Concep- 
tion. —  Sous  Louis  XIII,  un  seul  homme,  Denis  de  Marquemont, 
fonda  à  Lyon  quinze  couvents. 

*  Après  avoir  rédigé  cet  acte,  les  frères  adoptifs  s'envojmient 
des  chapeaux  de  fleurs  et  des  cœurs  d'or. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  157 

tient  déjà  au  Nord.  C'est  un  centre  du  Midi,  qui  n'est 
point  méridional,  et  dont  le  Midi  ne  veut  pas.  D'autre 
part  la  France  a  longtemps  renié  Lyon,  comme  étran- 
gère, ne  voulant  point  reconnaître  la  primatie  ecclé- 
siastique d'une  ville  impériale.  Malgré  sa  belle  situa- 
tion sur  deux  fleuves,  entre  tant  de  provinces,  elle  ne 
pouvait  s'étendre.  Elle  avait  derrière,  les  deux  Bourgo- 
gnes, c'est-à-dire  la  féodalité  française,  et  celle  de 
l'Empire;  devant,  les  Cévennes,  et  ses  envieuses, 
Vienne  et  Grenoble. 

En  remontant  de  Lyon  au  Nord,  vous  avez  à  choisir 
entre  Chàlon  et  Autun.  Les  Segusii  lyonnais  étaient 
une  colonie  de  cette  dernière  ville  '.  Autun,  la  vieille 
cité  druidique  ^  avait  jeté  Lyon  au  confluent  du  Rhône 
et  de  la  Saône,  à  la  pointe  de  ce  grand  triangle  celti- 
que dont  la  base  était  l'Océan,  de  la  Seine  à  la  Loire. 
Autun  et  Lyon,  la  mère  et  la  fille,  ont  eu  des  destinées 
toutes  diverses.  La  fille,  assise  sur  une  grande  route 
des  peuples,  belle,  aimable  et  facile,  a  toujours  pros- 
péré et  grandi;  la  mère,  chaste  et  sévère,  est  restée 
seule  sur  son  torrentueux  Arroux,  dans  l'épaisseur  de 
ses  forêts  mystérieuses,  entre  ses  cristaux  et  ses  laves. 
C'eét  elle  qui  amena  les  Romains  dans  les  Gaules,  et 

*  Gallia  Christiana,  t.  IV.  —  Dans  un  diplôme  de  l"an  1189, 
Philippe-Auguste  reconnaît  que  Lyon  et  Autun  ont  l'une  sur 
l'autre,  quand  un  des  sièges  vient  à  vaquer,  le  droit  de  régale  et 
d'administration.—  L'évéque  d'Autun  était  de  droit  président  des 
États  de  Bourgogne.  On  se  rappelle  les  liaisons  qui  existaient 
entre  Saint-Léger,  le  fameux  évêque  d'Autun,  et  l'évéque  de 
Lyon. 

*  Autun  avait  dans  ses  armes,  d'abord  le  serpent  druidique, 
puis  le  porc,  l'animal  qui  se  nourrit  du  gland  celtique. 


138  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

leur  premier  soin  fut  d'élever  Lyon  contre  elle.  En 
vain,  Autiin  quitta  son  nom  sacré  de  Bibracte  pour 
s'appeler  Augustodunum,  et  enfin  Flavia;  en  vain  elle 
déposa  sa  divinité  \  et  se  nt  de  plus  en  plus  romaine. 
Elle  déchut  toujours;  toutes  les  grandes  guerres  des 
Gaules  se  décidèrent  autour  d'elle  et  contre  elle.  Elle 
ne  garda  pas  même  ses  fameuses  écoles.  Ce  qu'elle 
garda,  ce  fut  son  génie  austère.  Jusqu'aux  temps  mo- 
dernes, elle  a  donné  des  hommes  d'État,  des  légistes, 
le  chancelier  Rolin,  les  Montholon,  les  Jeannin,  et  taut 

*  Inscription  trouvée  à  Aiitun  : 

DEAE    BIBRACTI 

P.  caprIl  pacatus 

I   II   I     I  VIR  AUGUSTA. 
V.   S.    L.   M. 

MiLiJN,  I,  337. 

Il  semble  que  l'aristocratie  se  livra  entièrement  à  Rome,  tandis 
que  le  parti  druidique  et  populaire  chercha  à  ressaisir  l'indépen- 
dance. «  Le  sage  gouYernement  d'Autun,  dit  Tacite,  comprima  la 
révolte  des  bandes  fanatiques  de  Maricus,  Boie  de  la  lie  du  peu- 
ple, qui  se  donnait  pour  un  dieu  et  pour  le  libérateur  des  Gaules 
(Annal.,  1.  II,  c.  lxi).  On  a  vu,  au  I"  vol.,  la  révolte  de  Sacrovir. 
—  Enfin  les  Bagaudes  saccagèrent  deux  fois  Autun.  Alors  furent 
fermées  les  écoles  Mœniennes,  que  le  Grec  Eumène  rouvint  sous 
le  patronage  de  Constance  Chlore.  —  François  I"  visita  Autun 
en  1521,  et  la  nomma  «  sa  Rome  française.  »  Autun  avait  été  ap- 
pelée la  sœur  de  Rome,  selon  Eumène,  ap.  Scr.  fr.  1,  712,  716, 
717. 

Elle  fut  presque  ruinée  par  Aurélien,  au  temps  de  sa  victoire 
sur  Tétricus  qui  y  fai;?ait  fi^apper  ses  médailles.  —  Saccagée  par 
les  Allemands  en  280,  par  les  Bagaudes  sous  Dioclétien,  par 
Attila  en  431,  par  les  Sarrasins  en  732,  par  les  Normands  en  886 
et  893.  En  924,  on  ne  put  en  éloigner  les  Hongrois  qu'à  prix  d'ar- 
gent. Histoire  d'Autun,  par  Joseph  de  Rosny,  18Û2. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  139 

d'autres.  Cet  esprit  sévère  s'étend  loin  à  l'ouest  et  au 
nord.  De  Vézelai,  Théodore  de  Bèze,  l'orateur  du  calvi- 
nisme, le  verbe  de  Calvin. 

La  sèche  et  sombre  contrée  d'Autun  et  du  Morvan 
n'a  rien  de  l'aménité  bourguignonne.  Celui  qui  veut 
connaître  la  vraie  Bourgogne,  l'aimable  et  vineuse 
Bourgogne,  doit  remonter  la  Saône  par  Châlon,  puis 
tourner  par  la  Côte-d'Or  au  plateau  de  Dijon,  et  redes- 
cendre vers  Auxerre;  bon  pays,  où  les  villes  mettent 
des  pampres  dans  leurs  armes  \  où  tout  le  monde  s'ap- 
pelle frère  ou  cousin,  pays  de  bons  vivants  et  de 
joyeux  noëls  ^  Aucune  province  n'eut  plus  grandes 
abbayes,  plus  riches,  plus  fécondes  en  colonies  loin- 
taines :  Saint-Bénigne  à  Dijon;  près  de  Màcon,  Cluny; 
enfin  Cîteaux,  à  deux  pas  de  Chcàlon.  Telle  était  la 
splendeur  de  ces  monastères  que  Cluny  reçut  une  fois 
le  pape,  le  roi  de  France,  et  je  ne  sais  combien  de 
princes  avec  leurs  suites,  sans  que  les  moines  se  dé- 

*  Voyez  les  armes  de  Dijon  et  de  Beaune.  Un  bas-relief  de  Di- 
jon représente  les  triumvirs  tenant  chacun  un  gobelet.  Ce  trait 
est  local.  —  La  culture  de  la  vigne,  si  ancienne  dans  ce  pays,  a 
singulièrement  influé  sur  le  caractère  de  son  histoire,  en  multi- 
pliant la  population  dans  les  classes  inférieures.  Ce  fut  le  prin- 
cipal théâtre  de  la  guerre  des  Bagaudes.  En  1630,  les  vignerons 
se  révoltèrent  sous  la  conduite  d'un  ancien  soldat,  qu'ils  appe- 
laient le  roi  Mâchas. 

La  Fête  des  Fous  se  célébra  à  Auxerre  jusqu'en  1407.  —  Les 
chanoines  jouaient  à  la  balle  (pelota),  jusqu'en  BSS,  dans  la  nef 
de  la  cathédrale.  Le  dernier  chanoine  fournissait  la  balle,  et  la 
donnait  au  doyen  ;  la  partie  finie,  venaient  les  dan^^es  et  le  ban- 
quet. Millin,  L 

•  Voir  le  curieux  recueil  de  la  Monnoye.  —  Piron  était  de  Di- 
jon (né  en  1640,  mort  en  172.7.) 


160  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

rangeassent.  Cîteaux  fut  plus  grande  encore,  ou  du 
moins  plus  féconde.  Elle  est  la  mère  de  Clairvaux, 
la.  mère  de  saint  Bernard;  son  abbé,  Vabbé  des  abbés, 
était  reconnu  pour  chef  d'ordre,  en  1491,  par  trois 
mille  deux  cent  cinquante-deux  monastères.  Ce  sont  les 
moines  de  Cîteaux  qui,  au  commencement  du  xiip  siè, 
cle,  fondèrent  les  ordres  militaires  d'Espagne,  et  prê- 
chèrent la  croisade  dos  Albigeois,  comme  saint  Ber- 
nard avait  prêché  la  seconde  croisade  de  Jérusalem. 
La  Bourgogne  est  le  pays  des  orateurs,  celui  de  la 
pompeuse  et  solennelle  éloquence.  C'est  de  la  partie 
élevée  de  la  province,  de  celle  qui  verse  la  Seine,  de 
Dijon  et  de  Montbard,  que  sont  parties  les  voix  les  plus 
retentissantes  de  la  France,  celles  de  saint  Bernard, 
de  Bossuet  et  de  Buffon,  Mais  l'aimable  sentimentalité 
de  la  Bourgogne  est  remarquable  sur  d'autres  points, 
avec  plus  de  grâce  au  nord,  plus  d'éclat  au  midi.  Vers 
Semur,  M™«  de  Chantai,  et  sa  petite-fille,  M™^  de  Sévi- 
gné  ;  à  Mâcon,  Lamartine,  le  poëte  de  l'âme  religieuse 
et  solitaire;  à  Charolles,  Edgar  Quinet,  celui  de  l'his- 
toire et  de  l'humanité  ^ 

La  France  n'a  pas  d'élément  plus  liant  que  la  Bour- 
gogne, plus  capable  de  réconcilier  le  Nord  et  le  Midi. 
Ses  comtes  ou  ducs,  sortis  de  deux  branches  des  Capets, 


•  Notre  cher  et  grand  Quinet,  né  à  Bourg,  a  été  élevé  à  Cha- 
rolles. M'oublions  pas  non  plus  la  pittoresque  et  mystique  petite 
ville  de  Paray-le-Monial,  où  naquit  la  dévotion  du  Sacré-Cœur, 
x)ii  mourut  M'"'=  de  Chantai.  Il  y  a  certainement  un  souffle  reli- 
gieux sur  le  pays  du  traducteur  de  la  Symbolique,  et  de  l'auteur 
de  l'Histoire  de  la  Liberté  de  conscience,  MM.  Guignant  et  Dar 
gaud. 


Tableau  de  la  frange.  lei 

ont  donné,  au  xii«  siècle,  des  souverains  aux  royaumes 
d'Espagne  ;  plus  tard,  à  la  Franche-Comté,  à  la 
Flandre,  à  tous  les  Pays-Bas.  Mais  ils  n'ont  pu  des- 
cendre la  vallée  de  la  Seine,  ni  s'établir  dans  lei 
plaines  du  centre,  malgré  le  secours  des  Anglais.  Lt 
pauvre  roi  de  Botirges  \  d'Orléans  et  de  Reims,  1'^ 
emporté  sur  le  grand-duc  de  Bourgogne.  Les  com- 
munes de  France,  qui  avaient  d'abord  soutenu  celui-ci, 
se  rallièrent  peu  à  peu  contre  l'oppresseur  des  com- 
munes de  Flandre. 

Ce  n'est  pas  en  Bourgogne  que  devait  s'achever  le 
destin  de  la  France.  Cette  province  féodale  ne  pouvait 
lui  donner  la  forme  monarchique  et  démocratique  à 
laquelle  elle  tendait.  Le  génie  de  la  France  devait  des- 
cendre dans  les  plaines  décolorées  du  centre,  abjurer 
l'orgueil  et  l'enflure,  la  forme  oratoire  elle-même, 
pour  porter  son  dernier  fruit,  le  plus  exquis,  le  plus 
français.  La  Bourgogne  semble  avoir  encore  quelque 
chose  de  ses  Burgundes  ;  la  sève  enivrante  de  Beaune 
et  de  Màcon  trouble  comme  celle  du  Rhin.  L'éloquence 
bourguignonne  tient  de  la  rhétorique.  L'exubérante 
beauté  des  femmes  de  Vermanton  et  d'Auxerre 
n'exprime  pas  mal  cette  littérature  et  l'ampleur  de  ses 
formes.  La  chair  et  le  sang  dominent  ici  ;  l'enflure 
aussi,  et  la  sentimentalité  vulgaire.  Citons  seulement 
Crébillon,  Longepierre  et  Sedaine.  Il  nous  faut  quelque 
îhose  de  plus  sobre  et  de  plus  sévère  pour  former  le 
noyau  de  la  France. 

C'est  une  triste  chute  que  de  tomber  de  la  Bourgo- 

'  Charles  VII. 

T.  II.  H 


162  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

gne  dans  la  Champagne,  de  voir,  après  ces  riants 
coteaux,  des  plaines  basses  et  crayeuses.  Sans  parler 
du  désert  de  la  Champagne-Pouilleuse,  le  pays  est 
généralement  plat,  pâle,  d'un  prosaïsme  désolant.  Les 
bêtes  sont  chétives  ;  les  minéraux,  les  plantes  peu 
variés.  De  maussades  rivières  traînent  leur  eau  blan- 
châtre entre  deux  rangs  de  jeunes  peupliers.  La 
maison,  jeune  aussi,  et  caduque  en  naissant,  tâche  do 
défendre  un  peu  sa  frêle  existence  en  s'encapuchon- 
nant  tant  qu'elle  peut  d'ardoises,  au  moins  de  pauvres 
ardoises  de  bois  ;  mais  sous  sa  fausse  ardoise,  sous  sa 
peinture  délavée  par  la  pluie,  perce  la  craie,  blanche, 
sale,  indigente. 

De  telles  maisons  ne  peuvent  pas  faire  de  belles 
villes.  Chàlons  n'est  guère  plus  gaie  que  ses  plaines. 
Troyes  est  presque  aussi  laide  qu'industrieuse.  Reims 
est  triste  dans  la  largeur  solennelle  de  ses  rues,  qui 
fait  paraître  les  maisons  plus  basses  encore  ;  ville 
autrefois  de  bourgeois  et  de  prêtres,  vraie  sœur  de 
Tours,  ville  sacrée  et  tant  soit  peu  dévote  ;  chapelets 
et  pains  d'épice,  bons  petits  draps,  petit  vin  admirable, 
des  foires  et  des  pèlerinages.        f-   /  i  ^' 

Ces  villes,  essentiellement  démocratiques  et  anti- 
féodales, ont  été  l'appui  principal  de  la  monarchie. 
La  coutume  de  Troyes,  qui  consacrait  l'égalité  des 
partages,  a  de  bonne  heure  divisé  et  anéanti  les  forces 
de  la  noblesse.  Telle  seigneurie  qui  allait  ainsi  tou- 
jours se  divisant  put  se  trouver  morcelée  en  cinquante, 
en  cent  parts,  à  la  quatrième  génération.  Les  nobles 
appauvris  essayèrent  de  se  relever  en  mariant  leurs 
filles  à  de  riches  roturiers.  La  même  coutume  déclare 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  «63 

que  le  centre  anoblit  \  Cette  précaution  illusoire  n'em- 
pêcha pas  les  enfants  des  mariages  inégaux  de  se 
trouver  fort  près  de  la  roture.  La  noblesse  ne  gagna 
pas  à  cette  addition  de  nobles  roturiers.  Enfin  ils 
jetèrent  la  vraie  honte,  et  se  firent  commerçants. 

Le  malheur,  c'est  que  ce  commerce  ne  se  relevait 
ni  par  l'objet  ni  par  la  forme.  Ce  n'était  point  le  négoce 
lointaiu,  aventureux,  héroïque,  des  Catalans  ou  des 
Génois,  Le  commerce  de  Troyes,  de  Reims,  n'était 
pas  de  luxe  ;  on  n'y  voyait  pas  ces  illustres  corpora- 
tiojis,  ces  Grands  et  Petits  Arts  de  Florence,  où  des 
hommes  d'État,  tels  que  les  Médicis,  trafiquaient  des 
nobles  produits  de  l'Orient  et  du  Nord,  de  soie,  de 
fourrures,  de  pierres  précieuses.  L'industrie  champe- 
noise était  profondément  plébéienne.  Aux  foires  de 
Troyes,  fréquentées  de  toute  l'Europe,  on  vendait  du 
fil,  de  petites  étoffes,  des  bonnets  de  coton,  des  cuirs-: 

•  Cette  noblesse  de  mèce  se  trouve  iaillej.zrs  aussi  en  France,  et 
même  sous  la  premièr.e  race.  {Voy.  Beaumanoir.)  Charles  V 
(15  novembre  1370)  assujettit  les  nobles  de  mère  au  droit  de  franc 
fief.  A  la  deuxième  rédaction  de  la  coutume  de  Chaumont,  les 
nobles  de  pères  réclament  contre  :  Louis  XII  ordonne  que  la 
chose  reste  en  suspens.  —  La  coutume  de  Troyes  consacrait  l'éga- 
lité de  partage  entre  les  enfants  ;  de  là  l'affaiblissement  de  la  no- 
blesse. Par  exemple,  Jean,  sire  de  Dampierre,  vicomte  de  Troyes, 
décéda,  lai.-^sant  plusieurs  enfants  qui  partagèrent  entre  eux  la 
vicomte.  Par  l'effet  des  partages  successifs,  Eustache  de  Conflans 
en  posséda  un  tiers,  qu'il  céda  à  un  autre  chapitre  de  moines.  Le 
second  tiers  fut  divisé  en  quatre  parts,  et  chaque  part  en  douze 
lots,  lesquels  se  sont  divisés  entre  diverses  maisons  et  les  do- 
maines de  la  ville  et  du  roi. 

*  Urbain  IV  était  fils  d'un  "cordounior  de  Troyes.  Il  y  bcâtit 
Saint-Urbain,  et  fit  représenter'  sur  une  tapisserie  son  père  fai- 
sant des  souliers. 


I6i  HISTOIRE    DE  FRANCE. 

nos  tanneurs  du  faubourg  Saint-Marceau  sont  origi- 
nairement une  colonie  troyenne.  Ces  vils  produits,  si 
nécessaires  à  tous,  firent  la  richesse  du  pays.  Les  nobles 
s'assirent  de  bonne  grâce  au  comptoir,  et  firent  poli- 
tesse au  manant.  Ils  ne  pouvaient,  dans  ce  tourbillon 
d'étrangers  qui  affluaient  aux  foires,  s'informer  de  la 
généalogie  des  acheteurs,  et  disputer  du  cérémonial. 
Ainsi  peu  à  peu  commença  l'égalité.  Et  le  grand  comte 
de  Champagne  aussi,  tantôt  roi  de  Jérusalem,  et  tantôt 
de  Navarre,  se  trouvait  fort  bien  de  l'amitié  de  ces 
marchands.  Il  est  vrai  qu'il  était  mal  vu  des  seigneurs, 
et  qu'ils  le  traitaient  comme  un  marchand  lui-même, 
témoin  l'insulte  brutale  du  fromage  mou,  que  Robert 
d'Artois  lui  fit  jeter  au  visage. 

Cette  dégradation  précoce  de  la  féodalité,  ces  gro- 
tesques transformations  de  chevaliers  en  boutiquiers, 
tout  cela  ne  dut  pas  peu  contribuer  à  égayer  l'esprit 
champenois,  et  lui  donner  ce  tour  ironique  de  niai- 
serie maligne  qu'on  appelle,  je  ne  sais  pourquoi, 
naïveté  '  dans  nos  fabliaux.  C'était  le  pays  des  bons 
contes,    des  facétieux  récits  sur  le  noble  chevalier, 


»  L'ancien  type  du  paysan  du  nord  de  la  France  est  rhonnête 
Jacques,  qui  pourtant  finit  par  faire  la  Jacquerie.  Le  même,  con- 
sidéré comme  simple  et  débonnaire,  s'appelle  Jeannot  ;  quand  il 
tombe  dans  un  désespoir  enfantin,  et  qu'il  devient  rageur,  il 
prend  le  nom  de  Jocrisse.  Enrôlé  par  la  Révolution,  il  s'e.vt  sin^ni- 
lièrement  déniaisé,  quoique  sous  la  Restauration  on  lui  ait  rendu 
le  nom  de  Jean-Jean.  —  Ces  mots  divers  ne  désignent  pas  des  ri- 
dicules locaux,  comme  ceux  d'Arlequin,  Pantalon,  Polichinelle  en 
Italie.  —  Les  noms  le  plus  communément  portés  par  les  domes- 
tiques, dans  la  vieille  France  aristocratique,  étaient  des  noms  de 
province  :  Lorrain,  Picard,  et  surtout  la  Brie  et  Champagne.  Le 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  165 

sur  l'honuête  et  débonnaire  mari,  sur  M.  le  curé  et 
sa  servante.  Le  génie  narratif  qui  domine  en  Cham- 
pagne, en  Flandre,  s'étendit  en  longs  poëmes,  en 
belles  histoires.  La  liste  de  nos  poètes  romanciers 
s'ouvre  par  Chrétien  de  Troyes  et  Guyot  de  Provins. 
Les  grands  seigneurs  du  pays  écrivent  eux-mêmes 
leurs  gestes  :  Villehardouin,  Joinville,  et  le  cardinal 
de  Retz  nous  ont  conté  eux-mêmes  les  croisades  et  la 
Fronde.  L'histoire  et  la  satire  sont  la  vocation  de  la 
Champagne.  Pendant  que  le  comte  Thibaut  faisait 
peindre  ses  poésies  sur  les  murailles  de  son  palais  de 
Provins,  au  milieu  des  roses  orientales,  les  épiciers  de 
Troyes  griffonnaient  sur  leurs  comptoirs  les  histoires 
allégoriques  et  satiriques  de  Renard  et  Isengrin.  Le 
plus  piquant  pamphlet  de  la  langue  est  dû  en  grande 
partie  à  des  procureurs  de  Troyes  *  ;  c'est  la  Satyre 
Ménippèe. 


Champenois  est  en  effet  le  plus  disciplinable  des  provinciaux, 
quoique  sous  sa  simplicité  apparente  il  y  ait  beaucoup  de  malice 
et  d'ironie. 

'  Passerat  et  Pithou.  L'esprit  railleur  du  nord  de  la  France 
éclate  dans  les  fêtes  populaires. 

En  Champagne  et  ailleurs,  roi  de  l'aumône  (bourgeois  élu  pour 
délivrer  deux  prisonniers,  etc.)  ;  roi  de  Véteu(  (ou  de  la  balle) 
(Dupin,  Deux-Sèvres),  roi  des  Arbalétriers  avec  ses  chevaliers 
(Cambry,  Oise,  II);  roi  des  guétifs  ou  pauvres,  encore  en  1770 
(almanach  d'Artois,  1770);  roi  des  rosiers  ou  des  jardiniers,  au- 
jourd'hui encore  en  Normandie,  Champagne,  Bourgogne,  etc.  — 
A  Paris,  fêtes  des  sous-diacres  ou  diacres  soûls,  qui  faisaient  un 
évêque  des  fous,  l'encensaient  avec  du  cuir  brûlé  ;  on  chantait 
des  chansons  obscènes  ;  on  mangeait  sur  l'autel.  —  A  Évreux,  le 
l^'"  mai,  jour  de  Saint-Vital,  c'était  la  fête  des  cornards,  on  se 
couronnait  de  feuillages,  les  prêtres  mettaient  leur  surplis  à  l'en- 


166  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Ici,  dans  cette  naïve  et  maligne  Cliampagne,  se 
termine  la  longue  ligne  que  nous  avons  suivie,  du 
Languedoc  et  de  la  Provence  par  Lyon  et  la  Bourgogne. 
Dans  cette  zone  vineuse  et  littéraire,  l'esprit  de 
l'homme  a  toujours  gagné  en  netteté,  en  sobriété. 
Nous  y  avons  distingué  trois  degrés  :  la  fougue  et 
l'ivresse  spirituelle  du  Midi  ;  l'éloquence  et  la  rhéto- 
rique bourguignonne  ^  ;  la  grâce  et  l'ironie  champe- 
noise. C'est  le  dernier  fruit  de  la  France  et  le  plus 
délicat.  Sur  ces  plaines  blanches,  sur  ces  maigres 
coteaux,  mûrit  le  vin  léger  du  Nord,  plein  de  caprice  ^ 
et  de  saillies.  A  peine  doit-il  quelque  chose  à  la  terre  ; 


vers,  et  se  jetaient  les  uns  aux  autres  du  son  dans  les  yeux;  les 
sonneurs  lançaient  des  casse-museaux  (galettes).  —  A  Beauvais, 
on  promenait  une  fille  et  un  enfant  sur  un  âne...  à  la  messe,  le 
refrain  chanté  en  chœur  était  hilian  !  —  A  Reims,  les  chanoines 
marchaient  sur  deux  files,  traînant  chacun  un  hareng,  chacun 
marchant  sur  le  hareng  de  l'autre...  —  A  Bouchain,  fête  du  pré- 
vôt des  étoîcrdis ;  à  Chalon-sur-Saône,  des  gv.iUardons ;  à  Paris, 
des  enfants  saîis-souci,  du  régiment  de  la  calotte,  et  de  la  con- 
frérie de  Valoyau.  —  A  Dijon,  procession  de  la  mère  folle.  —  A 
Harfleur,  au  mardi  gras,  fête  de  la  scie.  (Dans  les  armes  du  pré- 
sident Cossé-Brissac,  il  y  avait  une  scie.)  Les  magistrats  baisent 
les  dents  de  la  scie.  Deux  masques  portent  le  bâton  friseux 
(montants  de  la  scie).  Puis  on  porte  le  lâton  friseux  à  un  époux 
qui  bat  sa  femme.  —  Dès  le  temps  de  la  conquête  de  Guillaume 
existait  l'association  de  la  chevalerie  d'Honfleur. 

^  Sur  la  montagne  de  Langres  naquit  Diderot.  C'est  la  transi- 
tion entre  la  Bourgogne  et  la  Champagne.  Il  réunit  les  deux  ca- 
ractères. 

■  2  Cela  doit  s'entendre,  non-seulement  du  vin,  mais  de  la  vigne. 
Les  terres  qui  donnent  lé  vin  de  Champagne  semblent  capri- 
cieuses. Les  gens  du  pays  assurent  que  dans  une  pièce  de  trois 
arpents  parfaitement  semblables,  il  n'y  a  souvent  que  celui  du 
milieu  qui  donne  de  bon  vin. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  1G7 

c'est  le  fils  du  travail,  de  la  société  '.  Là  crût  aussi 
cette  chose  légère  -,  profonde  pourtant,  ironique  à  la 
fois  et  rêveuse,  qui  retrouva  et  ferma  pour  toujours  la 
veine  des  fabliaux. 

Par  les  plaines  plates  de  la  Champagne  s'en  vont 
nonchalamment  le  fleuve  des  Pays-Bas,  le  fleuf  e  de  la 
France,  la  Meuse,  et  la  Seine  avec  la  Marne  son 
acolyte.  Ils  vont  mais  grossissant,  pour  arriver  avec 
plus  de  dignité  à  la  mer.  Et  la  terre  elle-même  surgit 
peu  à  peu  en  collines  dans  l'Ile-de-France,  dans  la 
Normandie,  dans  la  Picardie.  La  France  devient  plus 
majestueuse.  Elle  ne  veut  pas  arriver  la  tête  basse  en 
face  de  l'Angleterre  ;  elle  se  pare  de  forêts  et  de  villes 
superbes,  elle  enfle  ses  rivières,  elle  projette  en  longues 
ondes  de  magnifiques  plaines,  et  présente  à  sa  rivale 
cette  autre  Angleterre  de  Flandre  et  de  Normandie  ^ 

Il  y  a  là  une  émulation  immense.  Les  deux  rivages 
se  haïssent  et  se  ressemblent.  Des  deux  côtés,  dureté, 
avidité,  esprit  sérieux  et  laborieux.  La  vieille  Norman- 

'  Une  terre,  qui  semée  de  froment  occuperait  cinq  ou  six  mé- 
nages, occupe  quelquefois  six  ou  sept  cents  personnes,  hommes, 
femmes  et  enfants,  loi-squ'elle  est  plantée  de  vignes.  On  sait  com- 
bien le  vin  de  Champagne  exige  de  façons. 

*  La  Fontaine  dit  de  lui-même  : 

Je  suis  chose  légère,  et  vole  à  tout  sujet, 

Je  vais  de  fleur  en  fleur,  et  d'objet  en  objet. 

A  beaucoup  de  plaisir  je  mêle  un  peu  de  gloire. 

J'irais  plus  haut,  peut-être  au  temple  de  mémoire. 

Si  dans  uu  genre  seul  j'avais  .usé  mes  jours; 

Mais  quoi!  je  suis  volage,  en  vers  comme  en  amours. 

«  Le  poote,  dit  Platon,  est  chose  légère  et  sacrée.  » 
'  Du  côté  de  Goutances  particulièrement,   les  figures  et   le 
paysage  sont  singulièrement  anglais. 


168  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

die  regarde  obliquement  sa  fille  triomphante,  qui  lui 
sourit  avec  insolence  du  haut  de  son  bord.  Elles 
existent  pourtant  encore  les  tables  où  se  lisent  les 
noms  des  Normands  qui  conquirent  l'Angleterre.  La 
conquête  n'est-elle  pas  le  point  d'où  celle-ci  a  pris 
l'essor  ?  Tout  ce  qu'elle  a  d'art,  à  qui  le  doit-elle? 
(  Existaient-ils  avant  la  conquête,  ces  monuments  dont 
elle  est  si  flère  ?  Les  merveilleuses  cathédrales  an- 
glaises que  sont-elles,  sinon  une  imitation,  une  exa- 
gération de  l'architecture  normande  ?  Les  hommes 
eux-mêmes  et  la  race,  combien  se  sont-ils  modifiés  par 
le  mélange  français  ?  L'esprit  guerrier  et  chicaneur, 
étranger  aux  Anglo-Saxons,  qui  a  fait  de  l'Angleterre, 
après  la  conquête,  une  nation  d'hommes  d'armes  et  de 
scribes,  c'est  là  le  pur  esprit  normand.  Cette  sève 
acerbe  est  la  même  des  deux  côtés  du  détroit.  Caen, 
la  viUe  de  sapiencCy  conserve  le  grand  monument  de 
la  fiscalité  anglo-normande,  l'échiquier  de  Guillaume 
le  Conquérant.  La  Normandie  n'a  rien  à  envier,  les 
bonnes  traditions  s'y  sont  perpétuées.  Le  père  de  fa- 
mille, au  retour  des  champs,  aime  à  expliquer  à  ses 
petits,  attentifs,  quelques  articles  du  Code  civiP. 

Le  Lorrain  et  le  Dauphinois  ne  peuvent  rivaliser 
avec  le  Normand  pour  l'esprit  processif.  L'esprit  bre- 


*  «  Voyez-vous  ce  petit  champ?  me  disait  M.  D.,  ex-président 
d'un  des  tribunaux  de  la  basse  Normandie  ;  si  demain  il  passait  à 
quatre  frères,  il  serait  à  l'instant  coupé  par  quatre  haies.  Tant  il 
est  nécessaire,  ici,  que  les  propriétés  soient  nettement  séparées.  » 
—  Les  Normands  sont  si  adonnés  aux  études  de  l'éloquence,  dit 
un  auteur  du  xi^  siècle,  qu'on  entend  jusqu'aux  petits  enfiants 
parler  comme  des  orateurs... 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  169 

ton,  plus  dur,  plus  négatif,  est  moins  avide  et  moins 
absorbant.  La  Bretagne  est  la  résistance,  la  Normandie 
la  conquête;  aujourd'hui  conquête  sur  la  nature,  agri- 
culture, industrialisme.  Ce  génie  ambitieux  et  conqué- 
rant se  produit  d'ordinaire  par  la  ténacité,  souvent  par 
l'audace  et  l'élan  ;  et  l'élan  va  parfois  au  sublime  :  té- 
moin tant  d'héroïques  marins  S  témoin  le  grand  Cor- 
neille. Deux  fois  la  littérature  française  a  repris  l'essor 
par  la  Normandie,  quand  la  philosophie  se  réveillait 
par  la  Bretagne.  Le  vieux  poème  de  Rou  paraît  au 
xii^  siècle  avec  Abailard  ;  au  xvii^  siècle,  Corneille  avec 
Descartes.  Pourtant,  je  ne  sais  pourquoi  la  grande  et 
féconde  idéalité  est  refusée  au  génie  normand.  Il  se 
dresse  haut,  mais  tombe  vide.  Il  tombe  dans  l'indigente 
correction  de  Malherbe,  dans  la  sécheresse  de  Mézerai, 
dans  les  ingénieuses  recherches  de  la  Bruyère  et  de 
Fontenelle.  Les  héros  mêmes  du  grand  Corneille,  toutes 
les  fois  qu'ils  ne  sont  pas  sublimes,  deviennent  volon- 
tiers d'insipides  plaideurs,  livrés  aux  subtilités  d'une 
dialectique  vaine  et  stérile. 

Ni  subtil,  ni  stérile,  à  coup  sûr,  n'est  le  génie  de 
notre  bonne  et  forte  Flandre,  mais  bien  positif  et  réel, 
bien  solidement  fondé;  solidis  ftmdatum  ossibus  inUis. 
Sur  ces  grasses  et  plantureuses  campagnes,  uniformé- 
ment riches  d'engrais,  de  canaux,  d'exubérante  et 
grossière  végétation,  herbes,  hommes  et  animaux, 
poussent  à  l'envi,  grossissent  à  plaisir.  Le  bœuf  et  le 
cheval  y  gonflent,  à  jouer  l'éléphant.  La  femme  vaut 

'  Il  paraît  que  les  Dieppois  avaient  découvert  avant  les  Portu- 
gais la  route  des  Indes;  mais  ils  en  gardèrent  si  bien  le  secret, 
qu'ils  en  ont  perdu  la  gloire. 


yy 


170  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

un  homme  et  souvent  mieux.  Race  pourtant  un  peu 
molle  dans  sa  grosseur,  plus  forte  que  robuste,  mais 
d'une  force  musculaire  immense.  Nos  hercules  de  foii  e 
sont  venus  souvent  du  département  du  Nord. 

La  force  prolifique  des  Bolg  d'Irlande  se  trouve  chez 
nos  Belges  de  Flandre  et  des  Pays-Bas.  Dans  l'épais 
limon  de  ces  riches  plaines,  dans  ces  vastes  et  sombres 
communes  industrielles,  d'Ypres,  de  Gand,  de  Bruges, 
les  hommes  grouillaient  comme  les  insectes  après 
l'orage.  Il  ne  fallait  pas  mettre  le  pied  sur  ces  fourmi- 
lières. Ils  en  sortaient  à  l'instant,  piques  baissées,  par 
quinze,  vingt,  trente  mille  hommes,  tous  forts  et  bien 
nourris,  bien  vêtus,  bien  armés.  Contre  de  telles  mas- 
ses la  cavalerie  féodale  n'avait  pas  beau  jeu. 

Avaient-ils  si  grand  tort  d'être  fiers,  ces  braves  Fla- 
mands? Tout  gros  et  grossiers  qu'ils  étaient  ',  ils  fai- 
saient merveilleusement  leurs  affaires.  Personne  n'en- 
tendait comme  eux  le  commerce,  l'industrie,  l'agricul- 
ture. Nulle  part  le  bon  sens,  le  sens  du  positif,  du 
réel,  ne  fut  plus  remarquabte.  Nul  peuple  peut-être  au 
moyen  âge  ne  comprit  mieux  la  vie  courante  du 
monde,  ne  sut  mieux  agir  et  conter.  La  Champagne  et 
la  Flandre  sont  alors  les  seuls  pays  qui  puissent  lutter 
pour  l'histoire  avec  l'Italie.  La  Flandre  a  son  Yillani 
dans  Froissart,  et  dansCommines  son  Machiavel.  Ajou- 
tez-y ses  empereurs-historiens  de  Constantinople.  Ses 


•  Cette  grossièreté  de  la  Belgique  est  sensible  dans  une  foule 
de  choses.  On  peut  voir  à  Bruxelles  la  petite  statue  du  Mann- 
ckenpiss,  «  le  plus  vieux  bourgeois  de  la  ville;  »  on  lui  donne  un 
habit  neuf  aux  grandes  fêtes  : 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  171 

raiteiirs  de  fabliaux  sont  encore  des   historiens,  au 
moins  en  ce  qui  concerne  les  moeurs  publiques. 

Mœurs  peu  édifiantes,  sensuelles  et  grossières.  Et 
plus  on  avance  au  nord  dans  cette  grasse  Flandre,  sous 
cette  douce  et  humide  atmosphère,  plus  la  contrée 
s'amollit,  plus  la  sensuahté  domine,  plus  la  nature  de- 
vient puissante  ^  L'histoire,  le  récit  ne  suffisent  plus  à 
satisfaire  le  besoin  de  la  réalité,  l'exigence  des  sens. 
Les  arts  du  dessin  viennent  au  secours.  La  sculpture 
commence  en  France  même  avec  le  fameux  disciple  de 
Michel-Ange,  Jean  de  Boulogne.  L'architecture  aussi 
prend  l'essor;  non  plus  la  sobre  et  sévère  architecture 
normande,  aiguisée  en  ogives  et  se  dressant  au  ciel, 
comme  un  vers  de  Corneille  ;  mais  une  architecture 
riche  et  pleine  en  ses  formes.  L'ogive  s'assouplit  en 
courbes  molles,  en  arrondissements  voluptueux.  La 
courbe  tantôt  s'affaisse  et  s'avachit,  tantôt  se  boursoufle 
et  tend  au  ventre.  Ronde  et  onduleuse  dans  tous  ses 
ornements,  la  charmante  tour  d'Anvëts  s'élève  douce- 

'  Yoy.  les  coutumes  du  comté  de  Flandre,  traduites  par  Le- 
graud,  Cambrai,  1719,  1"  vol.  Coutume  de  Gand,  p.  149,  rub.  26; 
(jNiemandt  on  s^al  ba.'-taerdi  wesen  van  de  mœder...);  "personne,  ne 
sera  lâtarcl  de  la  mère;  mais  ils  succéderont  à  la  mère  avec  les 
autres  légitimes  (non  au  père).  Ceci  montre  bien  que  ce  n'est  pas 
le  motif  religieux  ou  moral  qui  les  exclut  de  la  succession  du 
père,  mais  le  doute  de  la  paternité.  Dans  cette  coutume,  il  y  a 
communauté,  partage  égal  dans  les  successions,  etc. 

Vous  y  retrouvez  la  prédilection  pour  le  cygne,  qui,  selon  Vir- 
gile, était  l'ornement  du  Mincius  et  des  autres  fleuves  de  Lom- 
bardie.  Dès  l'entrée  de  l'ancienne  Belgique,  Amiens,  la  petite 
Venise,  comme  l'appelait  Louis  XIV,  nourrissait  sur  la  Somme  les 
cygnes  du  roi.  En  Flandre,  une  foule  d'auberges  ont  pour  en- 
seigne le  cygne. 


172  HISTOIRE  DE  FRANCE- 

ment  étagée,  comme  une  gigantesque  corbeille  tressée 
des  joncs  de  l'Escaut. 

Ces  églises,  soignées,  lavées,  parées,  comme  une 
maison  flamande,  éblouissent  de  propreté  et  de  ri- 
chesse, dans  la  splendeur  de  leurs  ornements  de  cui- 
vre, dans  leur  abondance  de  marbres  blancs  et  noirs. 
Elles  sont  plus  propres  que  les  églises  italiennes,  et 
non  pas  moins  coquettes.  La  Flandre  est  une  Lombar- 
die  prosaïque,  à  qui  manquent  la  vigne  et  le  soleil. 
Quelque  autre  chose  manque  aussi  ;  on  s'en  aperçoit  en 
voyant  ces  innombrables  figures  de  bois  que  l'on  ren- 
contre de  plain-pied  dans  les  cathédrales;  sculpture 
économique  qui  ne  remplace  pas  le  peuple  de  marbre 
des  cités  d'Italie  ^  Par-dessus  ces  églises,  au  sommet 
de  ces  tours,  sonne  l'uniforme  et  savant  carillon,  l'hon- 
neur et  la  joie  de  la  commune  flamande.  Le  même  air 
joué  d'heure  en  heure  pendant  des  siècles,  a  suffi  au 
besoin  musical  de  je  ne  sais  combien  de  générations 
d'artisans,  qui  naissaient  et  mouraient  flxés  sur  l'éta- 
blie 

Mais  la  musique  et  l'architecture  sont  trop  abstraites 
encore.  Ce  n'est  pas  assez  de  ces  sons,  de  ces  formes  ; 
il  faut  des  couleurs,  de  vives  et  vraies  couleurs,  des 
représentations  vivantes  de  la  chair  et  des  sens.  Il  faut 
dans  les  tableaux  de  bonnes  et  rudes  fêtes,  où  des 
hommes  rouges  et  des  femmes  blanches  boivent,  fu- 

'  La  seule  cathédrale  de  Milan  est  couronnée  de  cinq  mille  sta- 
tues et  figurines. 

*  Il  est  juste  de  remarquer  que  cet  instinct  musical  s'est  déve- 
loppé d'une  manière  remarquable,  surtout  dans  la  partie  wal- 
lonne. Yoij.  t.  VI,  p.  120. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  173 

ment  et  dansent  lourdement  '.  Il  faut  des  supplices 
atroces,  des  martyrs  indécents  et  horribles,  des  Vier- 
ges énormes,  fraîches,  grasses,  scandaleusement 
belles.  Au  delà  de  l'Escaut,  au  miheu  des  tristes 
marais,  des  eaux  profondes,  sous  les  hautes  digues  de 
Hollande,  commence  la  sombre  et  sérieuse  peinture  ; 
Rembrandt  et  Gérard  Dow  peignent  où  écrivent 
Érasme  et  Grotius  '-.  Mais  dans  la  Flandre,  dans  la 
riche  et  sensuelle  Anvers,  le  rapide  pinceau  de 
Rubens  fera  les  bacchanales  de  la  peinture.  Tous  les 
mystères  seront  travestis  ^  dans  ses  tableaux  idolàtri- 
ques  qui  frissonnent  encore  de  la  fougue  et  de  la 
brutalité   du  génie  \  Cet   homme  terrible,   sorti   du 


Voy.  au  Musée  du  Louvre  le  tableau  intitulé  :  Fête  Fla- 
mande. C'est  la  plus  effrénée  et  la  plus  sensuelle  bacchanale. 

*  Selon  moi,  la  haute  expression  du  génie  belge,  c'est  pour  la 
partie  flamande,  Rubens,  et  pour  la  wallonne  ou  celtique,  Grétry. 
La  spontanéité  domine  en  Belgique,  la  réflexion  en  Hollande.  Les 
penseurs  ont  aimé  ce  dernier  pays.  Descartes  est  venu  y  faire 
l'apothéose  du  moi  humain,  et  Spinosa,  celle  de  la  nature.  Toute- 
fois la  philosophie  propre  à  la  Hollande,  c'est  une  philosophie 
pratique  qui  s'applique  aux  rapports  politiques  des  peuples  :  Gro- 
tius. 

»  Son  élève,  Van-Dyck,  peint  dans  un  de  ses  tableaux  un  âne  à 
genoux  devant  une  hostie. 

*  Nous  avons  ici  la  belle  suite  des  tableaux  commandés  à  Ru- 
bens par  Marie  de  Médicis,  mais  cette  peinture  allégorique  et  of- 
ficielle ne  donne  pas  l'idée  de  son  génie.  C'est  dans  les  tableaux 
d'Anvers  et  de  Bruxelles  que  l'on  comprend  Rubens.  Il  faut  voir 
à  Anvers  la  Sainte  Famille,  où  il  a  mis  ses  trois  femmes  sur  Tau- 
tel,  et  lui,  derrière,  en  saint  Georges,  un  drapeau  au  poing  et  les 
cheveux  au  vent.  Il  fit  ce  grand  tableau  en  dix-sept  jours.  —  Sa 
Flagellation  est  horrible  de  brutalité  ;  l'un  des  flagellants,  pour 
frapper  plus  fort^  appuie  le  pied  sur  le  mollet  du  Sauveur  ;  un 


174  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sang  slave  S  nourri  dans  l'emportement  des  Belges, 
né  à  Cologne,  mais  ennemi  de  l'idéalisme  allemand,  a 
jeté  dans  ses  tableaux  une  apothéose  effrénée  de  la 
nature. 
Cette  frontière  des  races   et  des   langues  -  euro- 


autre  regarde  par-dessous  sa  main,  et  rit  au  nez  du  spectateur. 
La  copie  de  Van-Dyck  semble  bien  pâle  à  côté  du  tableau  original. 
Au  Musée  de  Bruxelles,  il  y  a  le  Portement  de  Croix,  d'une  vi- 
gueur et  d'un  mouvement  qui  va  au  vertige.  La  Madeleine  essuie 
le  sang  du  Sauveur  avec  le  sang-froid  d'une  mère  qui  débarbouille 
son  enfant.  —  On  peut  voir  au  même  Musée  le  Martyre  de  saint 
Liévin,  une  scène  de  boucherie  ;  pendant  qu'on  déchiqueté  la 
chair  du  martyr,  et  qu'un  des  bourreaux  en  donne  aux  chiens 
avec  une  pince,  un  autre  tient  dans  les  dents  son  stylet  qui  dé- 
goutte de  sang.  Au  milieu  de  ces  horreurs,  toujours  un  étalage 
de  belles  et  immodestes  carnations.  —  Le  Combat  des  Amazones 
lui  a  donné  une  belle  occasion  de  peindre  une  foule  de  corps  de 
femmes  dans  des  attitudes  passionnées;  mais  son  chef-d'œuvre 
est  peut-être  cette  terrible  colonne  de  corps  humains  qu'il  a  tissus 
ensemble  dans  son  Jugement  dernier. 

*  Sa  famille  était  de  Styrie.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  impétueux  en 
Europe  est  aux  deux  bouts  :  à  l'orient,  les  Slaves  de  Pologne, 
Illyrie,  Styrie,  etc.  ;  à  l'occident,  les  Celtes  d'Irlande,  Ecosse,  etc. 

*  La  Flandre  hollandaise  est  composée  de  places  cédées  par  le 
traité  de  1648  et  par  le  traité  de  la  Barrière  (1715).  Ce  nom  est 
significatif.  —  La  Mai'che,  ou  Marquisat  d"Anvers,  créée  par 
Othon  II,  fut  donnée  par  Henri  IV  au  plus  vaillant  homme  de 
l'Empire,  à  Godefroi  de  Bouillon.  —  C'est  au  Sas  de  Gand 
qu'Othon  fit-  creuser,  en  980,  un  fossé  qui  séparait  l'Empire  de  la 
France.  —  A  Louvain,  dit  un  voyageur,  la  langue  est  germani- 
que, les  mœurs  hollandaises  et  la  cuisine  française.  —  Avec 
l'idiome  germanique  commencent  les  noms  astronomiques  [Al-ost, 
Ost-ende];  en  France,  coimue  chez  toutes  les  nations  celtiques, 
les  noms  sont  empruntés  à  la  terre  (Lille,  Vîle). 

Avant  l'émigration  des  tisserands  en  Angleterre,  vers  1382,  il 
y  avait  à  Louvain  cinquante  mille  tisserands.  Forcter,  1364.  A 
Ypre»  (sans  doute  en  y  comprenant  la  banlieue),  il  y  en  avait 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  17a 

pëennes,  est  un  grand,  théâtre  des  victoires  de  la  vie 
et  (le  la  mort.  Les  hommes  poussent  vite,  multiplient  à 
étouffer;  puis  les  batailles  y  pourvoient.  Là  se  combat 
à  jamais  la  grande  bataille  des  peuples  et  des  races. 
Cette  bataille  du  monde  qui  eut  lieu,  dit-on,  aux  funé- 
railles d'Attila,  elle  se  renouvelle  incessamment  en 
Belgique  entre  la  France,  l'Ang^leterre  et  l'Allemagne, 
entre  les  Celtes  et  les  Germains.-C'est  là  le  coin  de 
l'Europe,  le  rendez-vous  des  guerres.  Voilà  pourquoi 
elles  sont  si  grasses,  ces  plaines;  le  sang  n'a  pas  le 
temps  d'y  sécher  !  Lutte  terrible  et  variée  !  A  nous  les 
batailles  de  Bouvines,  Roosebeck,  Lens,  Steinkerke, 
Denain,  Fontenoi,  Fleurus,  JemmapQs;  à  en^  celles  des 
Éperons,  de  Courtray.  Faut-il  nommer  Waterloo  '  ! 

Angleterre  !  Angleterre  !  vous  n'avez  pas  combattu 
ce  jour-là  seul  à  seul  :  vous  aviez  le  monde  avec  vous. 
Pourquoi  prenez-vous  pour  vous  toute  la  gloire?  Que 
veut  dire  votre  pont  de  Waterloo  !    Y  a-t-il  tant   à  ^  "^ 
s'enorgueillir,  si  le  reste  mutilé  de  cent  batailles,  si  la 


deux  cent  mille  en  1342.  —  En  1380,  «  ceux  de  Gand  sortirent 
avec  trois  armées.  »  Oudegherst,  Chronique  de  Flandre,  folio  301. 
—  Ce  pays'  humide  est  dans  plusieurs  parties  ausbi  insalubre  que 
fertile.  Pour  dire  un  homme  blême,  on  disait  :  «  Il  ressemble  à  la 
mort  d'Ypres.  »  —  Au  rc-te,  la  Belgique  a  moins  souffert  des  in- 
convénients natui'els  de  son  territoire  que  des  révolutions  poli- 
tiques. Bruges  a  été  tuée  par  la  révolte  de  1492;  Gand,  par  celle 
de  lo40  ;  Anvers,  par  le  traité  de  1648,  qui  fit  la  grandeur  d'Ams- 
terdam en  fermant  l'Escaut. 

•  La  grande  bataille  des  temps  modernes  s'est  livrée  précisé- 
ment sur  la  limite  des  deux  langues,  à  Waterloo.  A  quelques  pas 
en  deçà  de  ce  nom  flamand,  on  trouve  le  Mont-Saint-Jcan.  — 
Le  monticule  qu'on  a  élevé  dans  cette  plaine  semble  un  tu/HUlitS 
barbax^e,  celtique  ou  germanique. 


176  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

dernière  levée  de  la  France,  légion  imberbe,  sortie  à 
peine  des  lycées  et  du  baiser  des  mères,  s'est  brisée 
contre  votre  armée  mercenaire,  ménagée  dans  tous  les 
combats,  et  gardée  contre  nous  comme  le  poignard  de 
Miséricorde  dont  le  soldat  aux  abois  assassinait  son 
vainqueur  ? 

Je  ne  tairai  rien  pourtant.  Elle  me  semble  bien 
grande,  cette  odieuse  Angleterre,  en  face  de  l'Europe, 
en  face  de  Dunkerque  ',  et  d'Anvers  en  ruines-.  Tous 
les  autres  pays,  Russie,  Autriche,  Italie,  , Espagne, 
France,  ont  leurs  capitales  à  l'ouest  et  regardent  au 
couchant;  le  grand  vaisseau  européen  semble  flotter, 
la  voile  enflée  du  vent  qui  jadis  souffla  de  l'Asie.  L'An- 
gleterre seule  a  la  proue  à  l'est,  comme  pour  braver  le 
monde,  mmm  onmia  contra.  Cette  dernière  terre  du 
vieux  continent  est  la  terre  héroïque,  l'asile  éternel  des 
bannis,  des  hommes  énergiques.  Tous  ceux  qui  ont  ja- 
mais fui  la  servitude,  druides  poursuivis  par  Rome, 
Gaulois-Romains  chassés  par  les  barbares ,  Saxons 
proscrits  par  Chalemagne ,  Danois  aff'amés ,  Normands 
avides,  et  l'industrialisme  flamand  persécuté,  et  le  cal- 

*  Les  magistrats  de  Dunkerque  supplièrent  vainement  la  reine 
Anne;  ils  essayèrent  de  prouver  que  les  Hollandais  gagneraient 
plus  que  les  Anglais  à  la  démolition  de  leur  ville.  Il  n'est  point  de 
lecture  plus  douloureuse  et  plus  humiliante  pour  un  Français. 
Cherbourg  n'existait  pas  encore  ;  il  ne  resta  plus  un  port  mili- 
taire, d'O^tende  à  Brest. 

*  «  J'ai  là,  disait  Bonaparte,  un  pistolet  chargé  au  cœur  de 
l'Angleterre.  »  «  La  place  d'Anvers,  disait-il  à  Samte-Hélène, 
est  une  des  grandes  causes  pour  lesquelles  je  suis  ici  ;  la  cession 
d'Anvers  est  un  des  motifs  qui  m'avaient  déterminé  à  ne  pas 
signer  la  paix  de  Châtillon.  » 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  177 

vinisme  vaincu,  tous  ont  passé  la  mer,  et  pris  pour 
patrie  la  grande  île  :  Arva,  beata  petamus  arva,  dimtes 
et  insulas....  Ainsi  l'Angleterre  a  engraissé  de  mal- 
heurs, et  grandi  de  ruines.  Mais  à  mesure  que  tous 
ces  proscrits,  entassés  dans  cet  étroit  asile,  se  sont  mis 
à  se  regarder,  à  mesure  qu'ils  ont  remarqué  les  diffé- 
rences de  races  et  de  croyances  qui  les  séparaient, 
qu'ils  se  sont  vus  Kymrys,  Gaëls,  Saxons,  Danois, 
Normands,  la  haine  et  le  combat  sont  venus.  C'a  été 
comme  ces  combats  bizarres  dont  on  régalait  Rome, 
ces  combats  d'animaux  étonnés  d'être  ensemble  :  hip- 
popotames et  lions,  tigres  et  crocodiles.  Et  quand  les 
amphibies,  dans  leur  cirque  fermé  de  l'Océan,  se  sont 
assez  longtemps  mordus  et  déchirés,  ils  se  sont  jetés 
à  la  mer,  ils  ont  mordu  la  France.  Mais  la  guerre 
intérieure,  croyez-le  bien,  n'est  pas  finie  encore.  La 
bête  triomphante  a  beau  narguer  le  monde  sur  son 
trône  des  mers.  Dans  son  amer  sourire  se  mêle  un 
furieux  grincement  de  dents,  soit  qu'elle  n'(m  puisse 
plus  à  tourner  l'aigre  et  criante  roue  de  Manchester, 
soit  que  le  taureau  de  l'Irlande,  qu'elle  tient  à  terre 
se  retourne  et  mugisse. 

La  gueïre  des  guerres,  le  combat  des  combats,  c'est 
celui  de  l'Angleterre  et  de  la  France;  le  reste  est 
épisode.  Les  noms  français  sont  ceux  des  hommes  qui 
tentèrent  de  grandes  choses  contre  l'Anglais.  La 
France  n'a  qu'un  saint,  la  Pucelle  ;  et  le  nom  de  Guise 
qui  leur  arracha  Calais  des  dents,  le  nom  des  fonda- 
teurs de  Brest,    de  Dunkerque  et  d'Anvers  *,   voilà, 

•  Il  faut  entendre  ici  Richelieu,  Louis  XIV  et  Bonaparte. 
T.  II.  12 


178  HISTOIRE  DE  FRA^'CE. 

quoique  ces  hommes  aient  fait  du  reste,  des  noms 
chers  et  sacrés.  Pour  moi,  je  me  sens  personnellement 
obligé  envers  ces  glorieux  champions  de  la  France  et 
du  monde,  envers  ceux  qu'ils  armèrent,  les  Duguay- 
Trouin,  les  Jean-Bart,  les  Surcouf,  ceux  qui  rendaient 
pensifs  les  gens  de  Plymouth,  qui  leur  faisaient  secouer 
tristement  la  tête  à  ces  Anglais,  qui  les  tiraient  de 
leur  taciturnité,  qui  les  obligeaient  d'allonger  leurs 
monosyllabes. 

La  lutte  contre  l'Angleterre  a  rendu  à  la  France  un 
immense  service.  Elle  a  confirmé,  précisé  sa  natio- 
nalité. A  force  de  se  serrer  contre  l'ennemi,  les  pro- 
vinces se  sont  trouvées  un  peuple.  C'est  en  voyant  de 
près  l'Anglais,  qu'elles  ont  senti  qu'elles  étaient 
France.  Il  en  est  des  nations  comme  de  l'individu,  il 
connaît  et  distingue  sa  personnalité  par  la  résistance 
de  ce  qui  n'est  pas  elle,  il  remarque  le  moi  par  le  non- 
moi.  La  France  s'est  formée  ainsi  sous  l'influence 
des  grandes  guerres  anglaises,  par  opposition  à  la 
fois,  et  par  composition.  L'opposition  est  plus  sen- 
sible dans  les  provinces  de  l'Ouest  et  du  Nord,  que 
nous  venons  de  parcourir.  La  composition  est  l'ouvrage 
des  provinces  centrales  dont  il  nous  reste  à  parler. 

Pour  trouver  le  centre  de  la  France,  le  noyau  autour 
duquel  tout  devait  s'agréger,  il  ne  faut  pas  prendre  le 
point  central  dans  l'espace  ;  ce  serait  vers  Bourges, 
vers  le  Bourbonnais,  berceau  de  la  dynastie  ;  il  ne  faut 
pas  chercher  la  principale  séparation  des  eaux,  ce 
seraient  les  plateaux  de  Dijon  ou  de  Langres,  entre  les 
sources  de  la  Saône,  de  la  Seine  et  de  la  Meuse  ;  pas 
même  le  point  de  séparation  des  races,  ce  serait  sur 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  179 

la  Loire,  entre  la  Bretagne,  l' Auvergne  et  la  Toiiraine. 
Non,  le  centre  s'est  trouvé  marqué  par  des  circons- 
tances plus  politiques  que  naturelles,  plus  humaincfi 
que  matérielles.  C'est  un  centre  excentrique,  qui  dérive 
et  appuie  au  Nord,  principal  théâtre  de  l'activité 
nationale,  dans  le  voisinage  de  l'Angleterre,  de  la 
Flandre  et  de  l'Allemagne.  Protégé,  et  non  pas  isolé, 
par  les  fleuves  qui  l'entourent,  il  se  caractérise  selon 
la  vérité  par  le  nom  d'Ile-de-France. 

On  dirait,  à  voir  les  grands  fleuves  de  notre  pays, 
les  grandes  lignes  de  terrains  qui  les  encadrent,  que 
la  France  coule  avec  eux  à  l'Océan.  Au  Nord,  les 
pentes  sont  peu  rapides,  les  fleuves  sont  dociles.  Ils 
n'ont  point  empêché  la  libre  action  de  la  politique 
de  grouper  les  provinces  autour  du  centre  qui  les 
attirait.  La  Seine  est  en  tout  sens  le  premier  de 
nos  fleuves,  le  plus  civilisable,  le  plus  perfectible. 
Elle  n'a  ni  la  capricieuse  et  perfide  mollesse  de 
la  Loire,  ni  la  brusquerie  de  la  Garonne,  ni  la  ter- 
rible impétuosité  du  Rhône,  qui  tombe  comme  un 
taureau  échappé  des  Alpes,  perce  un  lac  de  dix-huit 
lieues,  et  vole  à  la  mer,  en  mordant  ses  rivages.  La 
Seine  reçoit  de  bonne  heure  l'empreinte  de  la  civili- 
sation. Dès  Troyes,  elle  se  laisse  couper,  diviser  à 
plaisir,  allant  chercher  les  manufactures  et  leur  prêtant 
ses  eaux.  Lors  même  que  la  Champagne  lui  a  versé  la 
Marne,  et  la  Picardie  l'Oise,  elle  n'a  pas  besoin  de 
fortes  digues,  elle  se  laisse  serrer  dans  nos  quais,  sans 
s'en  irriter  davantage.  Entre  les  manufactures  de 
Troyes,  et  celles  de  Rouen,  elle  abreuve  Paris.  De 
Paris  au  Havre,  ce  n'est  plus  qu'une  ville.  Il  faut  la 


180  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

voir  entre  Pont-de-l' Arche  et  Rouen,  la  belle  rivière, 
comme  elle  s'égare  dans  ses  îles  innombrables,  enca- 
drées au  soleil  couchant  dans  des  flots  d'or,  tandis  que, 
tout  du  long,  les  pommiers  mirent  leurs  fruits,  jaunes 
et  rouges  sous  des  masses  blanchâtres.  Je  ne  puis 
comparer  à  ce  spectacle  que  celui  du  lac  de  Genève. 
Le  lac  a  de  plus,  il  est  vrai,  les  vignes  de  Vaud,  Meil- 
lerie  et  les  Alpes.  Mais  le  lac  ne  marche  point  ;  c'est 
l'immobilité,  ou  du  moins  l'agitation  sans  progrès 
visible.  La  Seine  marche,  et  porte  la  pensée  de  la 
France,  de  Paris  vers  la  Normandie,  vers  l'Océan, 
l'Angleterre,  la  lointaine  Amérique. 

Paris  a  pour  première  ceinture,  Rouen,  Amiens, 
Orléans,  Chàlons,  Reims,  qu'il  emporte  dans  son  mou- 
vement. A  quoi  se  rattache  une  ceinture  extérieure, 
Nantes,  Bordeaux,  Clermont  et  Toulouse,  Lyon, 
Besançon,  Metz  et  Strasbourg.  Paris  se  reproduit  en 
Lyon  pour  atteindre  par  le  Rhône  l'excentrique  Mar- 
seille. Le  tourbillon  de  la  vie  nationale  a  toute  sa 
densité  au  Nord  ;  au  Midi  les  cercles  qu'il  décrit  se 
relâchent  et  s'élargissent. 

Le  vrai  centre  s'est  marqué  de  bonne  heure  ;  nous 
le  trouvons  désigné  au  siècle  de  saint  Louis,  dans  les 
deux  ouvrages  qui  ont  commencé  notre  jurisprudence: 
Établissements  de  France  et  d'Orléans  ;  —  Coutumes 
DE  France  et  de  Vermandois  ^  C'est  entre  l'Orléanais 
et  le  Vermandois,  entre  le  coude  de  la  Loire  et  les 
ijources  de  l'Oise,  entre  Orléans  et  Saint-Quentin,   que 

•  A  Orléans,  la  ccience  et  l'enseignement  du  droit  romain  ;  en 
Picardie,  Foriginalité  du  droit  féodal  et  coutumier  ;  deux  Picards, 
Beaumanoir  et  Desfontaines,  ouvra>it  notre  jurisprudence. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  181 

la  France  a  trouvé  enfin  son  centre,  son  assiette,  et 
son  point  de  repos.  Elle  l'avait  cherché  en  vain,  et 
dans  les  pays  druidiques  de  Chartres  et  d'Autun,  eV 
dans  les  chefs-lieux  des  clans  galliques,  Bourges, 
Clermont  {Agendicum,  urbs  Arvernorum).  Elle  l'avait 
cherché  dans  les  capitales  de  l'église  Mérovingienne- 
et  Carlovingienne,  Tours  et  Reims  ^ 

La  France  capétienne  du  roi  de  iSaint-Denys,  entre 
la  féodale  Normandie  et  la  démocratique  Champagne, 
s'étend  de  Saint-Quentin  à  Orléans,  à  Tours.  Le  roi  est 
abbé  de  Saint-Martin  de  Tours,  et  premier  chanoine  de 
Saint-Quentin,  Orléans  se  trouvant  placée  au  lieu  où 
se  rapprochent  les  deux  grands  fleuves,  le  sort  de 
cette  ville  a  été  souvent  celui  de  la  France  ;  les  noms 
de  César,  d'Attila,  de  Jeanne  Darc,  des  Guises,  rap- 
pellent tout  ce  qu'elle  a  vu  de  sièges  et  de  guerres. 
La  sérieuse  Orléans  "-  est  près  de  la  Touraine,  près  de 
la  molle  et  rieuse  patrie  de  Rabelais,  comme  la  colé- 
rique Picardie  ^  côté  de  l'ironique  Champagne.  L'his- 

'  Bourges  était  aussi  un  grand  centre  ecclésiastique.  L'arche- 
vêque de  Bourges  était  patriarche,  primat  des  Aquitaines,  et  mé- 
tropolitain. Il  étendait  sa  juridiction  comme  patriarche  sur  les 
archevêques  de  Narbonne  et  de  Toulouse,  comme  primat  sur  ceux 
de  Bordeaux  et  d'Auch  (métropolitain  de  la  2"^^  et  3"'^ Aquitaine); 
comme  métropolitain,  il  avait  anciennement  onze  suffragants,  les 
évêques  de  Clermont,  Saint-Flour,  le  Puy,  Tulle,  Limoges, 
Mende,  Rodez,  Vabres,  Castres,  Cahors.  Mais  Térection  de  l'évê- 
clié  d'Albi  en  archevêché  ne  lui  laissa  sous  sa  juridiction  que  les 
cinq  premiers  de  ces  sièges. 

*  La  raillerie  orlcanaisc  était  amère  et  dure.  Les  Orléanais 
avaient  reçu  le  sobriquet  de  guéfins.  On  dit  aussi  :  «  La  glose 
d'Orléans  est  pire  que  le  texte.  »  —  La  Sologne  a  un  caractère 
an;i].)j.iie  :  «  Niais  de  Sologne,  qui  ne  se  trompe  qu'à  son  profit.  » 


182  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

toire  de  rantique  France  semble  entassée  en  Picardie. 
La  royauté,  sous  Frédégonde  et  Charles  le  Chauve, 
résidait  à  Soissons  \  à  Crépy ,  Verbery,  Àttigny  ; 
vaincue  par  la  féodalité,  elle  se  réfugia  sur  la  monta- 
gne de  Laou.  Laon,  Péronne,  Saiut-Médard  de  Soissons, 
asiles  et  prisons  iowr  à  tour,  reçurent  Louis  le  Débon- 
naire, Louis  d"Outre-mer,  Louis  XL  La  royale  tour  de 
Laon  a  été  détruite  en  1832;  celle  de  Péronne  dure  en- 
core. Elle  dure,  la  monstrueuse  tour  féodale  des  Coucy  * 

Je  ne  suis  roi,  ne  duc,  prince,  ne  comte  aussi, 
Je  suis  le  sire  de  Coucy. 

Mais  en  Picardie  la  noblesse  entra  de  bonne  heure 
dans  la  grande  pensée  de  la  France.  La  maison  de 
Guise,  branche  picarde  des  princes  de  Lorraine,  dé- 
fendit IMetz  contre  les  Allemands,  prit  Calais  aux 
Anglais,  et  faillit  prendre  aussi  la  France  au  roi.  La 


*  Pépin  y  fut  élu,  en  730.  Louis  d'Outre-mer  y  mourut. 
La  tour  de  Coucy  a  cent  soixante-douze  pieds  de  haut,  et 
trois  cent  cinq  de  circonférence.  Les  murs  ont  jusqu'à  trente- 
deux  pieds  d'épaisseur.  Mazarin  fit  sauter  la  muraille  extérieure 
en  1632,  et,  le  18  septembre  1G92,  un  tremblement  de  terre  fendit 
la  tour  du  haut  en  bas.  —  Un  ancien  roman  donne  à  l'un  des  an- 
cêtres de  Coucy  neuf  pieds  de  hauteur.  Enguerrand  VII,  qui 
combattit  à  Nicopolis,  fit  placer  aux  Célestins  de  Soissons  son 
portrait  et  celui  de  sa  première  femme,  de  grandeur  colossale.  — 
Parmi  les  Coucy.  citons  seulement  Thomas  de  Marie,  auteur  de 
la  Loi  de  Vervins  (législation  favorable  aux  vassaux),  mort  en 
1130.  Raoul  I",  le  trouvère,  l'amant,  vrai  ou  prétendu,  de  Ga- 
bxielle  de  Vergy,  mort  à  la  croisade  en  1191.  —  Enguerrand  VIT, 
qui  refusa  Tépée  de  connétable  et  la  fit  donner  à  Clisson,  mort  en 
1397.  —  On  a  prétendu  à  tort  qu'Enguenand  III,  en  1228,  voulut 
s'em])arcr  du  trône  pendant  la  minorité  de  saint  Louis.  Art  de 
vérifier  les  dates,  XII,  219,  sqq. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  183 

monarchie  de  Louis  XIV  fut  dite  et  jugée  par  le  Pi- 
card Saint-Simou  \ 

Fortement  féodale,  fortement  communale  et  démo- 
cratique fut  cette  ardente  Picardie.  Les  premières 
communes  de  France  sont  les  grandes  villes  ecclésias- 
tiques de  Noyon,  de  Saint-Quentin,  d'Amiens,  de  Laon. 
Le  même  pays  donna  Calvin,  et  commença  la  Ligue 
contre  Calvin.  Un  ermite  d'Amiens  ^  avait  enlevé 
toute  l'Europe,  princes  et  peuples,  à  Jérusalem,  par 
l'élan  de  la  religion.  Un  légiste  de  Noyon  ^  la  changea, 
cette  religion,  dans  la  moitié  des  pays  occidentaux  ; 
il  fonda  sa  Rome  à  Genève,  et  mit  la  république  dans 
la  foi.  La  république,  elle,  fut  poussée  par  les  mains 
picardes  dans  sa  course  effrénée,  de  Condorcet  en 
Camille  Desmoulins,   en  Gracchus  Babœuf  *.  Elle  fut 

f 

chantée  par  Béranger,  qui  dit  si  bien  le  mot  de  la  nou- 
velle France  :  «  Je  suis  vilain  et  très- vilain.  »  Entre 
ces  vilains,  plaçons  au  premier  rang  notre  illustre  gé- 
néral Foy,  l'homme  pur,  la  noble  pensée  de  l'armée  ^, 
Le  Midi  et  les  pays  vineux  n'ont  pas,  comme  l'on 

'  Cette  famille  récente,  qui  prétendait  remonter  à  Charlema- 
gne,  a  bien  assez  d'avoir  produit  l'un  des  plus  grands  écrivains  du 
xv!!"-'  siècle,  et  l'un  des  plus  hardis  penseurs  du  nôtre. 

'  Pierre  l'Ermite. 
Calvin,  né  en  15C9,  mort  en  1364. 

*  Condorcet,  né  àRibemont  en  1743,  mort  en  1794.  —  Camille 
Desmoulins,  né  à  Guise  en  1762,  mort  eu  1794.  —  Babœuf,  né  à 
Saint-Quentin,  mort  en  1797.  —  Béranger  est  né  à  Paris,  mais 
d'une  famille  picarde. 

"  Né  à  Pithon  ou  à  Ham.  —  Plusieurs  généraux  de  la  Révolu- 
tion sont  sortis  de  la  Picardie  :  Dumas,  Dupont,  Serrurier,  etc.  — 
Ajoutons  à  la  liste  de  ceux  qui  ont  illustré  ce  pays  fécond  en  tout 
genre  de  gloire  :  Anselme,  de  Laon  ;  Ramus,  tué  à  la  Saint-Bar- 


184  HISTOIRE  DE  PRAN'CE. 

voit,  le  privilège  de  l'éloquence.  La  Picardie  vaut  la 
Bourgogne  :  ici  il  y  a  du  vin  dans  le  cœur.  On  peut  dire 
qu'en  avançant  du  centre  à  la  frontière  belge  le  sang 
s'anime,  et  que  la  chaleur  augmente  vers  le  Nord  ^ 
La  plupart  de  nos  grands  artistes,  Claude  Lorrain,  le 
Poussin,  Lesueur  ^  Goujon,  Cousin,  Mansart,  Lenôtre, 
David,  appartiennent  aux  provinces  septentrionales  ; 
et  si  nous  passons  la  Belgique,  si  nous  regardons  cette 
petite  France  de  Liège,  isolée  au  milieu  de  la  langue 
étrangère,  nous  y  trouvons  notre  Grétry  ^. 

Pour  le  centre  du  centre,  Paris,  l'Ile-de-France,  il 
n'est  qu'une  manière  de  les  faire  connaître,  c'est  de 
raconter  l'histoire  de  la  monarchie.  On  les  caractéri- 
serait mal  en  citant  quelques  noms  propres;  ils  ont 
reçu,  ils  ont  donné  l'esprit  national  ;  ils  ne  sont  pas 

thélemy  ;  Boutillier,  Vauteur  de  la  Somme  rv/rale;  l'historien  Gui- 
bert  de  Nogent;  Chaiievoix;  les  d'Estrées  et  les  Genlis. 

*  J'en  dis  autant  de  l'Artois,  qui  a  produit  tant  de  mystiques. 
Arras  est  la  patrie  de  l'abbé  Prévost.  Le  Boulonnais  a  donné  en 
un  même  homme  un  grand  poète  et  un  grand  critique,  je  parle  de 
Sainte-Beuve. 

*  Claude  le  Lorrain,  né  à  Chamagne  en  Lorraine,  en  1600,  mort 
en  1682.  —  Poussin,  originaire  de  Soissons,  né  aux  Andelys  en 
1594,  mort  en  1665.  —  Lesueur,  né  à  Paris  en  1617,  mort  en  1655. 
—  Jean  Cousin,  fondateur  de  l'École  française,  né  à  Soucy,  près 
Sens,  vers  1501.  —  Jean  Goujon,  né  à  Paris,  mort  en  1572.  — 
Germain  Pilon,  né  à  Loué,  à  six  lieues  du  Mans,  mort  à  la  fin  du 
XVI*  siècle.  —  Pierre  Lescot,  l'architecte  à  qui  l'on  doit  la  fon- 
taine des  Innocents,  né  à  Paris  en  1510,  mort  en  1571.  —  Callot, 
ce  rapide  et  spirituel  artiste  qui  grava  quatorze  cents  planches, 
né  à  Nancy  en  1593,  mort  en  1635.  —  Mansart,  l'architecte  de 
Versailles  et  des  Invalides,  né  à  Paris  en  1645,  mort  en  1708.  — 
Lenôtre,  né  à  Paris  en  16i;].  mort  en  1700,  etc. 

»  Né  en  1741,    ■  ort  en  1813. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  185 

un  pays,  mais  le  résumé  du  pays.  La  féodalité  même 
de  l'Ile-de-France  exprime  des  rapports  généraux. 
Dire  les  Montfort,  c'est  dire  Jérusalem,  la  croisade 
du  l^anguedoc,  les  communes  de  France  et  d'Angle- 
terre et  les  guerres  de  Bretagne  ;  dire  les  Montmo- 
rency, c'est  dire  la  féodalité  rattachée  au  pouvoir 
royal,  d'un  génie  médiocre,  loyal  et  dévoué.  Quant 
aux  écrivains  si  nombreux,  qui  sont  nés  à  Paris,  ils 
doivent  beaucoup  aux  provinces  dont  leurs  parents 
sont  sortis,  ils  appartiennent  surtout  à  l'esprit  univer- 
sel de  la  France  qui  rayonna  en  eux.  En  Villon,  eu 
Boileau,  en  Molière  et  Regnard,  en  Voltaire,  on  sent 
ce  qu'il  y  a  de  plus  général  dans  le  génie  français  ;  ou 
si  l'on  veut  y  chercher  quelque  chose  de  local,  on  y 
distinguera  tout  au  plus  un  reste  de  cette  vieille  sève 
d'esprit  bourgeois,  esprit  moyen,  moins  étendu  que 
judicieux,  critique  et  moqueur,  qui  se  forma  de  bonne 
humeur  gauloise  et  d'amertume  parlementaire  entre  le 
parvis  Notre-Dame  et  les  degrés  de  la  Sainte-Chapelle. 
Mais  ce  caractère  indigène  et  particulier  est  encore 
secondaire  ;  le  général  domine.  Qui  dit  Paris,  dit  la 
monarchie  tout  entière.  Comment  s'est  formé  en  une 
ville  ce  grand  et  complet  symbole  du  pays  ?  Il 
/audrait  toute  l'histoire  du  pays  pour  l'expliquer  : 
ia  description  de  Paris  en  serait  le  dernier  chapitre. 
Le  génie  parisien  est  la  forme  la  plus  complexe 
à  la  fois  et  la  plus  haute  de  la  France.  Il  sem- 
blerait qu'une  chose  qui  résultait  de  l'annihilation 
de  tout  esprit  local,  de  toute  provincialité,  dût  être 
purement  négative.  Il  n'en  est  pas  ainsi.  De  toutes  ces 
négations  d'idées  matérielles.,    locales,    particulières. 


im  HISTOIRE   DE  FRAJSXE 

résulte  une  généralité  vivante,  une  chose  positive, 
une  force  vive.  Nous  l'avons  vu  en  Juillet  '. 

C'est  un  grand  et  merveilleux  spectacle  de  prome- 
ner ses  regards  du  centre  aux  extrémités,  et  d'em- 
brasser de  l'œil  ce  vaste  et  puissant  organisme,  où  les 
parties  diverses  sont  si  habilement  rapprochées, 
opposées,  associées,  le  faible  au  fort,  le  négatif  au 
positif;  de  voir  l'éloquente  et  vineuse  Bourgogne  entre 
l'ironique  naïveté  de  la  Champagne,  et  l'àpreté  critique, 
polémique,  guerrière,  de  la  Franche-Comté  et  de  la 
Lorraine  ;  de  voir  le  fanatisme  languedocien  entre  la 
légèreté  provençale  et  l'indifférence  gasconne  ;  de  voir 
la  convoitise,  l'esprit  conquérant  de  la  Normandie 
contenus  entre  la  résistante  Bretagne  et  l'épaisse  et 
massive  Flandre. 

Considérée  en  longitude,  la  France  ondule  en  deux 
longs  systèmes  organiques,  comme  le  corps  humain 
est  double  d'appareil ,  gastrique  et  céré])ro-spinal. 
D'une  part,  les  provinces  de  Normandie,  Bretagne  et 
Poitou,  Auvergne  et  Guyenne  ;  de  l'autre,  celles  de 
Languedoc  et  de  Provence,  Bourgogne  et  Champagne, 
enfin  celles  de  Picardie  et  de  Flandre,  où  les  deux 
systèmes  se  rattachent.  Paris  est  le  sensorium. 

La  force  et  la  beauté  de  l'ensemble  consistent  dans 
la  réciprocité  des  secours,  dans  la  solidarité  des 
parties,  dans  la  distribution  des  fonctions,  dans  la 
division  du  travail  social.  La  force  résistante  et  guer- 
rière, la  vertu  d'action  est  aux  extrémités,  l'intelli- 
gence au  centre  ;  le  centre  se  sait  lui-même  et  sait 

*  Écrit  en  1833. 


TABLEAU  DE  LA  FRA^■CE.  187 

tout  le  reste.  Les  provinces  frontières,  coopérant  plus 
directement  à  la  défense,  gardent  les  traditions  mili- 
taires, continuent  l'héroïsme  barbare,  et  renouvellent 
sans  cesse  d'une  population  énergique  le  centre  énervé 
par  le  froissement  rapide  de  la  rotation  sociale.  Le 
centre,  abrité  de  la  guerre,  pense,  innove  dans  l'indus- 
trie, dans  la  science,  dans  la  politique  ;  il  transforme 
tout  ce  qu'il  reçoit.  Il  boit  la  vie  brute,  et  elle  se 
transfigure.  Les  provinces  se  regardent  en  lui;  en  lui 
elles  s'aiment  et  s'admirent  sous  une  forme  supérieure; 
elles  se  reconnaissent  à  peine  : 

«  Miranturque  novas  frondes  et  non  sua  poma.  » 

Cette  belle  centralisation,  par  quoi  la  France  est  la 
France,  elle  attriste  au  premier  coup  d'œil.  La  vie  est 
au  centre,  aux  extrémités  ;  l'intermédiaire  est  faible 
et  pâle.  Entre  la  riche  banlieue  de  Paris  et  la  riche 
Flandre,  vous  traversez  la  vieille  et  triste  Picardie; 
c'est  le  sort  des  provinces  centralisées  qui  ne  sont  pas 
le  centre  même.  Il  semble  que  cette  attraction  puis- 
sante les  ait  affaiblies,  atténuées.  Elles  le  regardent 
uniquement,  ce  centre,  elles  ne  sont  grandes  que  par 
lui.  Mais  plus  grandes  sont-elles  par  cette  préoccupa- 
tion de  l'intérêt  central,  que  les  provinces  excentriques 
no  peuvent  l'être  par  l'originalité  qu'elles  conservent. 
La  Picardie  centralisée  a  donné  Condorcet,  Foy,  Bc- 
ranger,  et  bien  d'autres,  dans  les  temps  modernes.  La 
riche  Flandre,  la  riche  Alsace,  ont-elles  eu  de  nos 
jours  des  noms  comparables  à  leur  opposer  ?  Dans  la 
France,  la  première  gloire  est  d'être  Français.  Les 
extrémités    sont  opulentes,    fortes,    héroïques,   mais 


188  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

souvent  elles  ont  des  intérêts  différents  de  l'intérêt 
national  ;  elles  sont  moins  françaises.  La  Convention 
eut  à  vaincre  le  fédéralisme  provincial  avant  de 
vaincre  l'Europe. 

C'est  néanmoins  une  des  grandeurs  de  la  France 
que  sur  toutes  ses  frontières  elle  ait  des  provinces  qui 
mêlent  au  génie  national  quelque  chose  du  génie 
étranger.  A  l'Allemagne,  elle  oppose  une  France  alle- 
mande ;  à  l'Espagne  une  France  espagnole  ;  à  l'Italie 
une  France  italienne.  Entre  ces  provinces  et  les  pays 
voisins,  il  y  a  analogie  et  néanmoins  opposition.  On 
sait  que  les  nuances  diverses  s'accordent  souvent 
moins  que  les  couleurs  opposées  ;  les  grandes  hostilités 
sont  entre  parents.  Ainsi  la  Gascogne  ibérieune  n'aime 
par  l'ibérienne  Espagne.  Ces  provinces  analogues  et 
différentes  en  même  temps,  que  la  France  présente  à 
l'étranger,  offrent  tour  à  tour  à  ses  attaques  une  force 
résistante  ou  neutralisante.  Ce  sont  des  puissances 
diverses  par  quoi  la  France  touche  le  monde,  par  où 
elle  a  prise  sur  lui.  Pousse  donc,  ma  belle  et  forte 
France,  pousse  les  longs  flots  de  ton  onduleux  terri- 
toire au  Rhin,  à  la  Méditerranée,  à  l'Océan.  Jette  à  la 
dure  Angleterre  la  dure  Bretagne,  la  tenace  Nor- 
mandie ;  à  la  grave  et  solennelle  Espagne,  oppose  la 
dérision  gasconne  ;  à  l'Italie  la  fougue  provençale  ;  au 
massif  Empire  germanique,  les  solides  et  profonds 
bataillons  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  ;  à  l'enflure,  à 
la  colère  belge,  la  sèche  et  sanguine  colère  de  la  Pi- 
cardie, la  sobriété,  la  réflexion,  l'esprit  disciplinable 
et  civilisable  des  Ardennes  et  de  la  Champagne  ! 

Pour   celui    qui   passe  la   frontière  et  compare   la 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  189 

France  aux  pays  qui  Tentourent,  la  première  impres- 
sion n'est  pas  favorable.  Il  est  peu  de  côtés  où  l'étran- 
ger ne  semble  supérieur.  De  Mons  à  Valenciennes,  de 
Douvres  à  Calais,  la  différence  est  pénible.  La  Nor- 
mandie est  une  Angleterre,  une  pâle  Angleterre.  Que 
sont  pour  le  commerce  et  l'industrie,  Rouen,  le  Havre, 
à  côté  de  Manchester  et  de  Liverpool  ?  L'Alsace  est 
une  Allemagne,  moins  ce  qui  fait  la  gloire  de  l'Alle- 
magne :  l'omniscience,  la  profondeur  philosophique, 
la  naïveté  poétique  \  Mais  il  ne  faut  pas  prendre  ainsi. 
la  France  pièce  à  pièce,  il  faut  l'embrasser  dans  son 
ensemble.  C'est  justement  parce  que  la  centralisation 
est  puissante,  la  vie  commune,  forte  et  énerg'ique,  que 
la  vie  locale  est  faible.  Je  dirai  même  que  c'est  là  la 
beauté  de  notre  pays.  Il  n'a  pas  cette  tête  de  l'Angle- 
terre monstrueusement  forte  d'industrie,  de  richesse  ; 
mais  il  n'a  pas  non  plus  le  désert  de  la  haute  Ecosse, 
le  cancer  de  l'Irlande.  Vous  n'y  trouvez  pas,  comme 
en  Allemagne  et  en  Italie,  vingt  centres  de  science  et 
d'art  ;  il  n'en  a  qu'un,  un  de  vie  sociale.  L'Angleterre 
est  un  empire,  l'Allemagne  un  paysj^  une  racej  la 
France  est  une  personne. 

La  personnalité,  l'unité,  c'est  par  la  que  l'être  se 
place  haut  dans  l'échelle  des  êtres.  Je  ne  puis  mieux 
me  faire  comprendre  qu'en  reproduisant  le  langage 
d'une  ingénieuse  physiologie. 

Chez  les  animaux  d'ordre  inférieur,  poissons,   in- 

*  Je  ne  veux  pas  dire  que  l'Alsace  n'ait  rien  de  tout  cela,  mais 
seulement  qu'elle  l'a  généralement  dans  un  degré  inférieur  à  l'Ai-' 
lemagne.  Elle  a  produit,  elle  possède  encore  plusieurs  illustres 
philologues.  Toutefois  la  vocation  de  l'Alsace  est  plutôt  pratique 


190  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sectes,  mollusques  et  autres,  la  vie  locale  est  forte. 
«  Dans  chaque  segment  de  saugsue  se  trouve  un 
système  complet  d"organes,  un  centre  nerveux,  des 
anses  et  des  renflements  vasculaires,  une  paire  de 
lobes  gastriques,  des  organes  respiratoires,  des  vési- 
cules séminales.  Aussi  a-t-on  remarqué  qu'un  de  ces 
segments  peut  vivre  quelque  temps,  quoique  séparé 
des  autres.  A  mesure  qu'on  s'élève  dans  l'échelle  ani- 
male, on  voit  les  segments  s'unir  plus  intimement  les 
uns  aux  autres,  et  l'individualité  du  grand  tout  se 
prononcer  davantage.  L'individualité  dans  les  animaux 
composés  ne  consiste  pas  seulement  dans  la  soudure 
de  tous  les  organismes,  mais  encore  dans  la  jouissance 
commune  d'un  nombre  de  parties,  nombre  qui  devient 
plus  grand  à  mesure  qu'on  approche  des  degrés  supé- 
rieurs. La  centralisation  est  plus  complète,  à  mesure 
que  l'animal  monte  dans  l'échelle  ^  »  Les  nations 
peuvent  se  classer  comme  les  animaux.  La  jouissance 
eoramune  d'un  grand  nombre  de  parties,  la  solidarité 
de  ces  parties  entre  elles,  la  réciprocité  de  fonctions 
qu'elles  exercent  l'une  à  l'égard  de  l'autre,  c'est  là  la 
supériorité  sociale.  C'est  celle  de  la  France,  le  pays  du 
monde  où  la  nationaUté,  où  la  personnalité  nationale, 
se  rapproche  le  plus  de  la  personnalité  individuelle. 

Diminuer,  sans  la  détruire,  la  vie  locale,  particulière, 
au  profit  de  la  vie  générale  et  commune,  c'est  le 
problème  de  la  sociabilité  humaine.  Le  genre  humain 


<  et  politique.  La  seconde  maison  de  Flandre  et  celle  de  Lorraine- 
AutricliG  bont  akaciennes  d'origine. 
'  Du^és. 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE.  191 

approche  chaque  jour  plus  près  de  la  solution  de  ce 
problème.  La  formation  des  monarchies,  des  empires, 
sont  les  degrés  par  où  il  arrive.  L'Empire  romain 
a  été  un  premier  pas,  le  christianisme  un  second. 
Charlemagne  et  les  Croisades,  Louis  XIV  et  la  Révo- 
lution, l'Empire  français  qui  en  est  sorti,  voilà  de 
nouveaux  progrès  dans  cette  route.  Le  peuple  le 
mieux  centralisé  est  aussi  celui  qui  par  son  exemple, 
et  par  l'énergie  de  son  action,  a  le  plus  avancé  la 
centralisation  du  monde. 

Cette  unification  de  la  France,  cette  anéantissement 
de  l'esprit  provincial  est  considéré  fréquemment 
comme  le  simple  résultat  de  la  conquête  des  provinces. 
La  conquête  peut  att^.cher  ensemble,  enchaîner  des 
parties  hostiles,  mais  jamais  les  unir.  La  conquête  et 
la  guerre  n'ont  fait  qu'ouvrir  les  provinces  aux  pro- 
vinces, elles  ont  donné  aux  populations  isolées  l'occa- 
sion de  se  connaître  ;  la  vi^'e  et  rapide  sympathie  du 
génie  gallique,  son  instinct  social  ont  fait  le  reste 
Chose  bizarre  !  ces  provinces,  diverses  de  climats,  de 
mœurs  et  de  langage,  se  sont  comprises,  se  sont 
aimées;  toutes  se  sont  senties  solidaires.  Le  Gascon 
s'est  inquiété  de  la  Flandre,  le  Bourguignon  a  joui  ou 
souffert  de  ce  qui  se  faisait  aux  Pyrénées  ;  le  Breton, 
assis  au  rivage  de  l'Océan,  a  senti  les  coups  qui  s(j 
donnaient  sur  le  Rhin. 

Ainsi  s'est  formé  l'esprit  général,  universel  de  la 
contrée.  L'esprit  local  a  disparu  chaque  jour;  l'in- 
fluence du  sol,  du  climat,  de  la  race,  a  cédé  à  l'action 
sociale  et  politique.  La  fatalité  des  lieux  a  été  vaincue, 
l'homme  a  échappé  à  la  tyrannie   des  circonstances 


192  HISTOIRE  DE  FKA^'CE. 

matérielles.  Le  Français  du  Nord  a  goûté  le  Midi, 
s'est  animé  à  son  soleil,  le  Méridional  a  pris  quelque 
chose  de  la  ténacité,  du  sérieux,  de  la  réflexion  du 
Nord.  La  société,  la  liberté,  ont  dompté  la  nature, 
l'histoire  a  effacé  la  géographie.  Dans  cette  transfor- 
mation merveilleuse,  l'esprit  a  triomphé  de  la  matière 
le  général  du  particulier,  et  l'idée  du  réel.  L'homme 
individuel  est  matérialiste,  il  s'attache  volontiers  à 
l'intérêt  local  et  privé  ;  la  société  humaine  est  spiri- 
tuaUste,  elle  tend  à  s'affranchir  sans  cesse  des  misères 
de  l'existence  locale,  à  atteindre  la  haute  et  abstraite 
unité  de  la  patrie. 

Plus  on  s'enfonce  dans  les  temps  anciens,  plus  on 
s'éloigne  de  cette  pure  et  noble  généralisation  de 
l'esprit  moderne.  Les  époques  barbares  ne  présentent 
presque  rien  que  de  local,  de  particulier,  de  maté- 
riel. L'homme  tient  encore  au  sol,  il  y  est  engagé, 
il  semble  en  faire  partie.  L'histoire  alors  regarde  la 
terre,  et  la  race  elle-même,  si  puissamment  influencée 
par  la  terre.  Peu  à  peu  la  force  propre  qui  est  en 
l'homme  le  dégagera,  le  déracinera  de  cette  terre.  Il 
en  sortira,  la  repoussera,  la  foulera  ;  il  lui  faudra,  au 
lieu  de  son  village  natal,  de  sa  ville,  de  sa  province, 
une  grande  patrie,  par  laquelle  il  compte  lui-même 
dans  les  destinées  du  monde.  L'idée  de  cette  patrie, 
idée  abstraite  qui  doit  peu  aux  sens,  l'amènera  par  un 
nouvel  effort  à  l'idée  de  la  patrie  universelle,  de  la 
cité  de  la  Providence. 

A  l'époque  où  cette  histoire  est  parvenue,  au 
x^  siècle,  nous  sommes  bien  loin  de  cette  lumière  des 


TABLEAU  DE  LA  FRANCE. 


193 


temps  modernes.  Il  faut  que  l'humanité  souffre  et  pa- 
tiente, qu'elle  mérite  d'arriver...  Hélas!  à  quelle 
longue  et  pénible  initiation  elle  doit  se  soumettre 
encore  !  quelles  rudes  épreuves  elle  doit  subir  !  Dans 
quelles  douleurs  elle  va  s'enfanter  elle-même  !  Il  faut 
qu'elle  sue  la  sueur  et  le  sang  pour  amener  au  monde 
le  moyen  âge,  et  qu'elle  le  voie  mourir,  quand  elle  l'a 
si  longtemps  élevé,  nourri,  caressé.  Triste  enfant, 
arraché  des  entrailles  mêmes  du  christianisme,  qui 
naquit  dans  les  larmes,  qui  grandit  dans  la  prière  et 
la  rêverie,  dans  les  angoisses  du  coeur,  qui  mourut 
sans  achever  rien  ;  mais  il  nous  a  laissé  de  lui  un  si 
poignant  souvenir,  que  toutes  les  joies,  toutes  les 
grandeurs  des  âges  modernes  ne  suffiront  pas  à  nous 
consoler. 


r,  II. 


13 


ÉCLAÎRCÎSSEMENTS 


SUR  LES  COLLIBERTS  CAGOTS,  CAQUEUX,  GÉSITAINS,  etc. 

On  retrouve  dans  l'ouest  et  le  midi  de  la  France  quelques  débris 
d'une  population  opprimée  ,  dont  nos  anciens  monuments  font  sou- 
vent mention ,  et  que  poursuivent  encore  une  horreur  et  un  dé- 
goût traditionnels.  Les  savants  qui  ont  cherclié  à  en  découvrir 
l'origine  ne  sont  arrivés,  jusqu'à  ce  jour,  qu'à  des  conjectures 
contradictoires  plus  ou  moins  plausibles,  mais  peu  décisives. 

Ducange  dérive  le  mot  Collibert  de  aim  et  de  libertiis.  «  Il 
semble ,  dit-il ,  que  les  CoUiberts  n'étaient  ni  tout  à  fait  esclaves , 
ni  tout  à  fait  libres.  Leur  maître  pouvait,  il  est  vrai,  les  vendre 
ou  les  donner ,  et  confisquer  leur  terre.  —  «  Iratus  graviter  contra 
eum,  dixi  ei  quod  mous  Colibertus  erat,  et  poteram  eum  vendere 
vel  ardere  ,  et  terram  suam  cuicumque  vellem  dare ,  tanquam  ter- 
ram  Coliberti  mei  (Cliarta  juelli  de  Meduana,  ap.  Carpentier, 
Supplem.  Glos.)  »  On  les  affranchissait  de  la  même  manière  que 
les  esclaves  (vid.  Tabul.  Burgul.,  Tabul.  S.  Albini  Andegav., 
Chart.  Lud.  VI,  anu.  1103,  ap.  Ducange).  Enfin  un  auteur  dit: 

Libertate  carens  Colibertus  discitur  esse; 
De  servo  factus  liber,  Libertus,  etc. 

(Ebrardus  Betum;  Ibid.  Vid.  Acta  pontifie.  Genomann,  ap.  Scr. 
Fr.  X,  385.)  Mais,  d'un  autre  côté,  la  loi  des  Lombards  compte 
les  CoUiberts  parmi  les  libres  11.  I,  tit.  xxix;  1.  II,  t.  xvi, 
xxviii,  Lv) .  Ils  étaient  sans  doute  en  général  serfs  sous  conditions, 
et  dans  une  situation  peu  différente  de  celle  des  homines  de  ccqnle. 
Le  Domesday  Book  les  appelle  colons.  On  les  voit  souvent  sujets 
à  des  redevances  :  «  De  Colibertis  S.  Gyrici,  qui  unoquoque  anno 
solvere  debent  de  capite  très  denarios.  »  (Liber  chart.  S.  Gyrici 
îvîivern.,  n°  83,  ap.  Ducange.) 

G'est  surtout  dans  le  Poitou,  le  Maine,  l'Anjou,  TAuni.,,  qu'on 


ÉCLAIRCISSEMENTS.  193 

trouve  le  mot  de  Collibert.  L'auteur  d'une  histoire  de  l'île  de  Mail- 
lesais  les  représente  comme  une  peuplade  de  pêcheurs  qui  s'étaient 
établis  sur  la  Sèvre,  et  donne  de  leur  nom  une  étymologie  singu- 
lière. —  «  In  extremis  quoque  insulae,  supra  Separis  alveum  quod- 
dam  genus  hominum,  piscando  qureritans  victum,  nonnulla  tu- 
guria  confecerat,  quod  a  majoribus  Gollibertorum  vocabulum 
contraxerat.  GoUibertus  a  aUiu  imbrium  de^cendere  putatur.  »  Il 
ajoute  que  les  Normands  en  détruisirent  une  grande  quantité,  et 
qu'on  chante  encore  cet  événement  :  «  Deleta  cantatur  maxi'ma 
multitude.  » 

Dans  la  Bretagne,  c'étaient  les  Caqueux,  Caevas,  Cacous  », 
Caquins.  On  lit  dans  un  ancien  registre  qu'ils  ne  pouvaient 
voyager  dans  le  duché  que  vêtus  de  rouge  (D.  Lobineau,  II,  1330. 
Marten.  Anecdoct.,  IV,  1442).  Le  parlement  de  Rennes 'fut  obligé 
d'intervenir  pour  leur  faire  accorder  la  sépulture.  Il  leur  était 
défendu  de  cultiver  d'autres  champs  que  leurs  jardins.  Mais  cette 
disposition,  qui  réduisait  ceux  qui  n'avaient  pas  de  terre  à  mourir 
de  faim,  fut  modifiée  en  1477  par  le  duc  François. 

En  Guyenne,   c'étaient  les   Cahcts;  chez  les   Basques  et  les 
Béarnais,  dans  la  Gascogne  et  le  Bigorre,  les  Cagois,  Agots, 
Agotas,  Capots,  Caffos,  Crétins;  dRmV Auvergne,  les  Marrons. 
D'après  l'ancien  for  de  Béarh,  il  fallait  la  déposition  de  sept 
Gagots  ou  Crétins  pour  valoir  un  témoignagne  (Marca,  Béarn, 
p.  73).  Ils  avaient  une  porte  et  un  bénitier  à  part,  à  l'église    et 
un  arrêt  du  parlement  de  Bordeaux  leur  défendit,  sous  peine  du 
fouet,  de  paraître  en  public  autrement  que  chaussés  et  habillés  de 
rouge  (comme  en  Bretagne).  En  1460,  les  États  du  Béarn  deman- 
dèrent à  Gastoir  qu'il  leur  fût  défendu  de  marcher  pieds  nus  dans 
les  rues  sous  peine  d'avoir  les  pieds  percés  d'un  fer,  et  qu'ils  por- 
tassent sur  leurs  habits  leur  ancienne  marque  d'un  pied  d'oie  ou 
d'un  canard.  Le  prince  ne  répondit  pas  à  cette  demande.  En  1606, 
les  États  de  Soûle  leur  interdisent  l'état  de  meunier   (]\larca' 
p.  71). 

Marca  dérive  le  mot  Gagots  de  caas  gotàs,  chiens  goths.  Ge 
seraient  alors  des  Goths.  Gependant  le  nom  de  Gagots  ne  se  trouve 
que  dans  la  nouvelle  coutume  de  Béarn,  réformée  en  1551 ,  tandis 
que  les  anciens  fors  manuscrits  donnent  celui  de  Chresti7ias    ou 

'  Le  chef  suprême  des  Truaads  s'appelait  dans  leur  langage  coërse,  et 
ses  principaux  officiers  cacjoux,  ou  aroiiisuppôts. 


196  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

chrétiens  ;  dans  l'usage  on  les  appelle  plus  souvent  Chrétiens  que 
Cagots.  Le  lieu  où  ils  hahitent  s'appelle  le  quartier  des  Chrétiens. 

Oihenart  conjecture  que  les  Cagots  étaient  autrefois  appelés 
Chrétiens  (crétins)  par  les  Basques ,  lorsque  ceux-ci  étaient  encore 
païens.  On  les  appelait  aussi  pelluti  et  comati;  cependant  les  Aqui- 
tains laissaient  également  croître  leurs  cheveux. 

Ce  qui  pourrait  encore  les  faire  considérer  comme  les  débris 
d'une  race  germanique,  c'e»t  que  les  familles  agotes^  chez  les 
Basques,  sont  généralement  blondes  et  belles.  Selon  M.  Barrant, 
médecin,  les  Cagots  de  sa  ville  sont  de  beaux  hommes  blonds 
(Laboulinière ,  I,  89). 

Marca  pense  que  ce  sont  des  descendants  des  Sarrasins ,  restés 
après  la  retraite  des  infidèles,  surnommés  peut-être  Caas-GoVis ^ 
par  dérision ,  dans  le  sens  de  chasseurs  des  Goth.^.  On  les  aurait 
appelés  Chrétiens  en  qualité  de  nouveaux  convertis.  L'isolement 
où  ils  vivent  semble  rappeler  la  retraite  des  catéchumènes.  Il 
est  dit  dans  les  actes  du  comité  de  Mayence,  chap.  v  :  «  Les  caté- 
chumènes ne  doivent  point  manger  avec  les  baptisés  ni  les  baiser  ; 
encore  moins  les  gentils.  »  Et  d'un  autre  côté,  une  lettre  de 
Benoit  XII,  adressée  en  janvier  1340  à  Pierre  IV  d'Aragon, 
prouve  que  les  habitations  des  Sarrasins ,  comme  celles  des  Ca- 
gots, étaient  situées  dans  des  lieux  écartés.  «  Nous  avons  appris, 
dit  le  pape ,  par  le  rapport  de  plusieurs  fidèles  habitants  de  vos 
États ,  que  les  Sarrasins,  qui  y  sont  en  grand  nombre ,  avaient , 
dans  les  villes  et  les  autres  lieux  de  leur  demeure ,  des  habitations 
séparées  et  enfermées  de  murailles,  pour  être  éloignés  du  trop 
grand  commerce  avec  les  chrétiens  et  de  leur  familiarité  dange- 
reuse :  mais  à  présent  ces  infidèles  étendent  leur  quartier  ou  le 
quittent  entièrement,  et  logfent  pêle-mêle  avec  les  chrétiens,  et 
quelquefois  dans  les  mêmes  maisons.  Ils  cuisent  aux  mêmes  feux, 
se  servent  des  mêmes  bancs ,  et  ont  une  communication  scanda- 
leuse et  dangereuse.  »  [Voij.  Laboulinière,  I,  <'^2.) 

Le  mot  de  Crétin,  selon  Fodéré  (ap.  Dralet,  t.  I),  vient  de 
Chrétien,  bon  Chrétien,  Chrétien  par  excellence,  titre  qu'on 
donne  à  ces  idiots,  parce  que,  dit-on,  ils  sont  incapables  de  com- 
mettre aucun  péché.  On  leur  donne  encore  le  nom  de  Bienheu- 
reux, et  après  leur  mort  on  conserve  avec  soin  leurs  béquilles  et 
leurs  vêtements. 

Dans  une  requête  qu'ils  adressèrent  en  1314  à  Léon  X,  sur  ce 
que  les  prêtres  refusaient  de  les  ouïr  en  confession,  ils  disent  -^ux- 


ÉCLAIRCISSEMENTS.  197 

mêmes  que  leurs  ancêtres  étaient  Albigeois.  Cependant,  dès  l'an 
1000,  les  Cagots  sont  appelés  Chrétiens  dans  le  Cartulaire  de 
l'abbaye  de  Luc  et  l'ancien  for  de  Navarre.  Mais  ce  qui  vient  à 
Vappui  de  leur  témoignage,  c'et.t  que  dans  le  Dauphiné  et  les 
A-lpes,  les  descendants  des  Albigeois  sont  encore  appelés  Cai~ 
gnards,  corruption  de  canards,  parce  qu'on  les  obligeait  de  porter 
sur  leurs  habits  le  pied  de  canard  dont  il  e^t  parlé  dans  l'histoire 
■des  Cagots  de  Béarn.  Rabelais,  pour  la  même  raison,  appelle 
Canards  de  Savoie  les  Vaudois  Savoyards  *. 

Les  descendants  des  Sarrasins,  continue  Marca,  auraient  été 
aus.^i  nommés  Gésitains,  comme  ladres,  du  nom  du  Syrien  Giezi, 
frappé  de  la  lèpre  pour  son  avarice.  Les  Juifs  et  les  Agaréniens 
ou  Sarrasins  croyaient,  selon  les  écrivains  du  moyen  âge,  échap- 
per à  la  puanteur  inhérente  à  leur  race  en  se  soumettant  au  bap- 
tême chrétien,  ou  en  buvant  le  sang  des  enfants  chrétiens.  —  Le 
P.  Grégoire  de  Rostrenen  (Dictionnaire  celt.)  dit  que  caccod  en 
celtique  bigniâe  lépreux.  En  e&pagnol  :  gafo,  lépreux;  ga/i,  lèpre. 
L'ancien  for  de  TSavarre,  compilé  vers  1074,  du  temps  du  roi 
Sanche  Ramirez,  parie  des  Gaffos  et  les  traite  comme  ladres.  Le 
for  de  Béarn  dL^tingue  pourtant  les  Cagots  des  lépreux  :  le  port 
d'armes  leur  est  défendu,  et  il  est  permis  aux  ladres. 

De  Bosquet,  lieutenant  général  au  siège  de  Narbonne,  dans  ses 
notes  sur  les  lettres  d'Lmocent  III,  croit  reconnaître  les  Capots 
dans  certains  marchands  juifs,  désignés  dans  les  Capitulaires  de 
Charles  le  Chauve  par  le  nom  de  Capi  (CapiL  app.  877,  c.  xxxi). 

Dralet  pense  que  ce  furent  des  goitreux  qui  formèrent  ces 
races.  Les  premiers  habitants,  dit-il,  durent  être  plus  sujets  aux 
goitres,  parce  que  le  climat  dut  être  alors  plus  froid  et  plus  hu- 
mide. En  effet,  on  trouve  peu  de  goiti'eux  sur  le  versant  espagnol; 
les  nuits  y  sont  moins  froides,  il  y  a  moins  de  glaciers  et  de  neiges, 
et  le  vent  du  sud  adoucit  le  climat.  Selon  M.  Boussingault,  cette 
maladie  vient  de  ce  qu'on  boit  les  eaux  descendues  des  hautes 


*  Bullet  croit  trouver  dans  ce  fait  un  rapport  avec  l'histoire  de  Berthe  la 
reine  pedauque  (pes  aucse,  pied  d'oie.  Voy.  le  chapitre  suivant.)  Un  pas- 
sage de  Rabelais  indique  que  l'on  voyait  une  image  de  la  reine  Pedauque 
à  Toulouse.  Les  Contes  d'Eutrapel  nous  apprennent  qu'on  jurait  à  Tou- 
louse par  la  quenouille  de  la  reine  Pedauque.  Cette  locution  rappelle  le 
proverbe  :  Du  temps  que  la  reine  Berthe  filait  (Bullet,  Mythologie  fran- 
çaise). 


598  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

m  ontagnes,  où  elles  sont  soumisco  à  une  trèi^-faible  preù^^ion  at- 
mosphérique et  ne  peuvent  s'imprégner  d'air.  (De  même  on  voit 
beaucoup  de  goitres  à  Cliantilly,  parce  qu'on  y  boit  l'eau  de  con- 
duits bûuterrains  où  la  pression  de  l'air  a  peu  d'action.  —  Annal, 
de  Chimie,  février  1832.) 

Au  rcbte,  peut-être  doit-on  admettre  à  la  fois  les  opinions 
diverircs  que  nous  avons  rapportées  ;  tous  ces  éléments  entrèrent 
sans  doute  successivement  dans  ses  races  maudites,  qui  semblent 
]os  parias  de  l'Occident. 


LIVRE  IV 


CHAPITRE    PREMIER 

L'an  1000.  Le  roi  de  France  et  le  peuple  français.  Robert  et  Gerbert. 
France  féodale. 

Cette  vaste  révélation  de  la  France,  que  nous  venons 
d'indiquer-  dans  l'espace,  et  que  nous  allons  suivre 
dans  le  temps,  elle  commence  au  x^  siècle,  à  l'avéne- 
ment  des  Capets.  Chaque  province  a  dès  lors  son  his- 
toire; chacune  prend  une  voix,  et  se  raconte  elle-même. 
Cet  immense  concert  de  voix  naïves  et  barbares, 
comme  un  chant  d'église  dans  une  sombre  cathédicile 


200  HISTOIRE  DE  FRANCE, 

pendant  la  nuit  de  Noël,  est  d'abord  âpre  et  discordant. 
On  y  trouve  des  accents  étranges,  des  voix  grotes- 
ques, terribles,  à  peine  humaines  ;  et  vous  douteriez 
quelquefois  si  c'est  la  naissance  du  Sauveur,  ou  la  Fête 
des  fous,  la  Fête  de  l'âne.  Fantastique  et  bizarre 
harmonie,  à  quoi  rien  ne  ressemble,  où  l'on  croit  en- 
tendre à  la  fois  tout  cantique,  et  des  Dies  irœ,  et  des 
Alléluia. 

C'était  une  croyance  universelle  au  moyen  âge,  que 
le  monde  devait  finir  avec  l'an  1000  de  l'incarnation  ^ 
Avant  le  christianisme,  les  Étrusques  aussi  avaient 
fixé  leur  terme  à  dix  siècles,  et  la  prédiction  s'était 
accomplie.  Le  christianisme,  passager  sur  cette  terre, 
hôte  exilé  du  ciel,  devait  adopter  aisément  ces  croyan- 
ces. Le  mond(.^  du  moyen  âge  n'avait  pas  la  régularité 
extérieure  de  la  cité  antique,  et  il  était  bien  difficile 
d'en  discerner  l'ordre  intime  et  profond.  Ce  monde  ne 


*  Concil.  Ti'oslej.,  anu.  909  (Mansi,  X^TLII,  p.  2G0;.  «Dumjam 
jamque  adventus  inmiinet  illius  in  majestate  terribili,  ubi  omnes 
cuiii  gregibus  suis  veuient  pastores  in  conspectum  pabtoris 
aeterni,  etc.  »  —  Trithemii  clironic.  ann.  960  :  ^<  Diem  jamjam 
immiuero  dieebat  iBeriihardus,  eremita  Thuringia?;  extremum,  et 
muiidum  in  brevi  cou&uuimaudum.  »  —  Abbas  Floriacensis,  ann. 
990  (Gallaudius,  XIV,  141)  :  «  De  fine  mundi  coram  populo  ser- 
monem  in  ecclesia  Parisiorum  audivi,  quod  statim  linito  mille  an- 
noruui  numéro  Autechristus  adveniret,  et  non  longo  post  tem- 
pore  unirersale  judicium  succederet.  » —  Will.  Godelli  chi'onic, 
ap.  Scr.  fr.  Y,  2G-2  :  «  Ann.  Domiui  MX,  in  multis  locis  per  orbem 
tali  rumore  audito,  timor  et  mœror  corda  plurimorum  occupavit, 
et  suspicati  t-uut  multi  flnem  ta3culi  adesse.  »  —  Rad.  Glaber,  I, 
IV,  ibid.  49  :  «  -Estimabatur  enim  ordo  temporum  et  elemeuto- 
rum  pra^torita  al)  initie  moderans  secula  in  chaos  decidisse  per- 
petuum.  atque  Immani  gcneris  interitum.  » 


LF:  roi  de  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  201 

voyait  que  chaos  en  soi;  il  aspirait  à  l'ordre,  et  l'cspc- 
rait  dans  la  mort.  Dailleurs,  en  ces  temps  de  miracles 
et  de  légendes,  où  tout  apparaissait  bizarrement 
coloré  comme  à  travers  de  sombres  vitraux,  on  pou- 
vait douter  que  cette  réalité  visible  fût  autre  chose 
qu'un  songe.  Les  merveilles  composaient  la  vie  com- 
mune. L'armée  d'Othon  avait  bien  vu  le  soleil  en  dé- 
faillance et  janne  comme  du  safran  ^  Le  roi  Robert, 
excommunié  pour  avoir  épousé  sa  parente,  avait,  à 
raccoiicheraent  de  la  reine,  reçu  d;i,ns  ses  bras  vm 
jQonstre.  Le  diable  ne  pi'onait  plus  la  peine  de  se 
cacher  :  on  l'avait  vu  à  Uoine  s(;  pi'és(ji]ter  solennelle- 
ment devant  un  pape  magi(;ien.  Au  milieu  de  tant 
d'apparitions,  de  visions,  de  voix  étranges,  parmi  les 
miracles  de  Dieu  et  les  prestiges  du  démon,  qui  jjou- 
vait  dire  si  la  terre  n'allait  pas  un  matin  se  rf'soudre 
en  fumée,  au  son  de  la  fatale  trompette?  Il  eût  bien 
pu  se  faire  alors  que  ce  que  nous  appelons  la  vie  fût 
en  efï'et  la  mort,  et  qu'en  finissant,  le  monde  comme 
ce  saint  légendaire,  commençât  de  vivre  et  cessât  de 
mourir.  «  Et  tune  vivere  incepit,  morique  desiit.  » 
Cette  fin  d'un  monde  si  triste  était  tout  ensemble 
l'espoir  et  l'effroi  du  moyen  âge.  Voyez  ces  vieilles 
statues  dans  les  cathédrales  du  x^  et  du  xi^  siècle, 
maigres,  muettes  et  grimaçantes  dans  leur  roideur 
contractée,  l'air  souffrant  comme  la  vie,  et  laides 
comme  la  mort.  Voyez  comme  elles  implorent,  les 
mains  jointes,  ce  moment  souhaité  et  terrible,  cette 
seconde  mort  de  la  résurrection,   qui  doit  les  faire 

*  Raoul  Glaber. 


202  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sortir  de  leurs  ineffables  tristesses,  et  les  faire  passer 
du  néant  à  l'être,  du  tombeau  en  Dieu.  C'est  l'image 
de  ce  pauvre  monde  sans  espoir  après  tant  de  ruines. 
L'empire  romain  avait  croulé,  celui  de  Charlemagne 
s'en  était  allé  aussi;  le  christianisme  avait  cru  d'abord 
devoir  remédier  aux  maux  d'ici-bas,  et  ils  continuaient. 
Malheur  sur  malheur,  ruine  sur  ruine.  Il  fallait  bien 
qu'il  vînt  autre  chose,  et  l'on  attendait.  Le  captif 
attendait  dans  le  noir  donjon,  dans  le  sépulcral  in 
pace;  le  serf  attendait  sur  son  sillon,  à  l'ombre  de 
l'odieuse  tour  ;  le  moine  attendait,  dans  les  abstinen- 
ces du  cloître,  dans  les  tumultes  solitaires  du  cœur, 
au  milieu  des  tentations  et  des  chutes,  des  remords 
et  des  visions  étranges,  misérable  jouet  du  diable  qui 
folâtrait  cruellement  autour  de  lui,  et  qui  le  soir, 
tirant  sa  couverture,  lui  disait  gaiement  à  l'oreille  : 
«  Tu  es  damné  M  » 

Tous  souhaitaient  sortir  de  peine,  et  n'importe  à 
quel  prix  !  Il  leur  valait  mieux  tomber  une  fois  entre 
les  mains  de  Dieu  et  reposer  à  jamais,  fût-ce  dans  une 
couche  ardente.  Il  devait  d'ailleurs  avoir  aussi  son 
charme,  ce  moment  où  l'aiguë  et  déchirante  trompette 


•  Raoul  Glaber,  I.  V,  c.  I.  «  Astitit  mihi  ex  parte  pedum  lec- 
tuli  forma  hoinunculi  teterrimêe  speciei.  Erat  enim  statura  me- 
diocrio,  collo  gracili,  facie  macilenta,  oculis  nigerrimis,  froute 
rugo.-a  et  contracta,  depressis  narihus,  os  exporrectum,  labellis 
tumentibus,  mento  subtracto  ac  peraiiguîto,  bai'ba  caprina,  aures 
hirtas  et  praeacutas,  capillis  btantibuà  et  incompositis,  dentibus 
caninis,  occipitio  acuto,  pectore  tumido,  dorso  gibbato,  clunibus 
agitantibns,  vestibus  sordidis,  conatu  fflstuans,  ac  toto  corpore 
1  rseceps:  arripienfcque  bummitatem  h,trati  in  quo  cubabam,  totum 
terribiliter  concuoàt  lectum » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  203 

do  l'archauge  percerait  l'oreille  des  tyrans.  Alors,  du 
donjon,  du  cloître,  du  sillon,  un  rire  terrible  eût 
éclaté  au  milieu  des  pleurs. 

Cet  effroyable  espoir  du  jugement  dernier  s'accrut 
dans  les  calamités  qui  précédèrent  l'an  1000,  ou  suivi- 
rent de  près.  Il  semblait  que  l'ordre  des  saisons  se  fût 
interverti,  que  les  éléments  suivissent  des  lois  nou- 
velles. Une  peste  terrible  désola  l'Aquitaine  ;  la  chair 
des  malades  semblait  frappée  par  le  feu,  se  détachait 
de  leurs  os,  et  tombait  en  pourriture.  Ces  misérables 
couvraient  les  routes  des  lieux  de  pèlerinage,  assié- 
geaient les  églises,  particulièrement  Saint-Martin,  à 
Limoges;  ils  s*étouffaient  aux  portes,  et  s'y  entas- 
saient. La  puanteur  qui  entourait  l'église  ne  pouvait 
les  rebuter.  La  plupart  des  évêques  du  Midi  s^y  ren- 
dirent, et  y  firent  porter  les  reliques  de  leurs  églises. 
La  foule  augmentait,  l'infection  aussi  ;  ils  mouraient 
sur  les  reliques  des  saints  ^ 

Ce  fut  encore  pis  quelques  années  après.  La  famine 
ravagea  tout  le  monde  depuis  l'Orient,  la  Grèce, 
l'Italie,  la  France,  l'Angleterre.  «  Le  muid  de  blé,  dit 
un  contemporain  ^  s'éleva  à  soixante  sols  d'or.   Les 


*  Translatio  S.  Genulfl,  ap.  Scr.  fr.  X,  361.  —  Chronic.  Ade- 
mari  Cabannens.,  ibid.  147. 

Chrome.  Virdunense,  ap.  Scr.  fr.  X,  209.  On  .sait  que  les  .sau- 
vages de  rAmérique  du  Sud  et  les  nègres  de  Guinée  mangent 
habituellement  de  la  glaise  ou  de  l'argile  pendant  une  partie  de 
l'année.  On  la  vend  frite  sur  les  marchés  de  Java.  —  Alex,  do 
Humboldt.  Tableaux  de  la  Nature,  trad.  par  Eyriès  (1808),  I, 
200. 

*  Glabcr.  —  «  Sur  soixante-treize  ans,  il  y  en  eut  quai-ante-liuit 
de  famines  et  d'épidémies.  —  An  987,  grande  famine  et  épidémie. 


204  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

riches  maigrirent  et  pâlirent  ;  les  pauvres  rongèrent 
les  racines  des  forêts  ;  plusieurs,  chose  horrible  à  dire, 
se  laissèrent  aller  à  dévorer  des  chairs  humaines.  Sur 
les  chemins,  les  forts  saisissaient  les  faibles,  les  déchi- 
raient, les  rôtissaient  et  les  mangeaient.  Quelques-uns 
présentaient  à  des  enfants  un  œuf,  un  fruit,  et  les 
attiraient  à  l'écart  pour  les  dévorer.  Ce  délire,  cette 
rage  alla  au  point  que  la  bête  était  plus  en  sûreté  que 
l'homme.  Comme  si  c'eût  été  désormais  une  coutume 
établie  de  manger  de  la  chair  humaine,  il  y  en  eut 
un  qui  osa  en  étaler  à  vendre  dans  le  marché  de 
Tournus.  Il  ne  nia  point,  et  fut  brûlé.  Un  autre  alla 
pendant  la  nuit  déterrer  cette  même  chair,  la  mangea, 
et  fut  brûlé  de  même.  » 

«  ....  Dans  la  forêt  de  Màcon,  près  l'église  de 
Saint-Jean  de  Castanedo,  un  misérable  avait  bâti  une 
chaumière,  où  il  égorgeait  la  nuit  ceux  qui  lui 
demandaient  .l'hospitalité.  Un  homme  y  aperçut  des 
ossements,  et  parvint  à  s'enfuir.  On  y  trouva  quarante- 
huit  têtes  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants.  Le 
tourment  de  la  faim  était  si  affreux  que,  plusieurs, 
tirant  de  la  craie  du  fond  de  la  terre,  la  mêlaient  à  la 
farine.  Une  autre  calamité  survint;  c'est  que  les 
loups,   alléchés  par  la  multitude  des  cadavres  sans 


—  989,  grande  famine.  —  990-994,  famine  et  mal  des  ardents.  — 
1001,  grande  famine.  —  1003-1008,  famine  et  mortalité.  —  1010- 
1014,  famine,  mal  des  ardents^  mortalité.  —  1027-1029,  famine 
(anthropophages).  —  1031-1033,  famine  atroce.  —  1035,  famine, 
épidémie.  —  1045-1046,  famine  en  France  et  en  Allemagne.  — 
1053-1058,  famine  et  mortalité  pendant  cinq  ans.  —  1059,  famine 
de  sept  ans,  mortalité. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  205 

sépulture,  commencèrent  à  s'attaquer  aux  hommes. 
Alors  les  gens  craignant  Dieu  ouvrirent  des  fosses,  où 
le  fils  traînait  le  père,  le  frère  son  frère,  la  mère  son 
fils,  quand  ils  les  voyaient  défaillir;  et  le  survivant 
lui-même,  désespérant  de  la  vie,  s'y  jetait  souvent 
après  eux.  Cependant  les  prélats  des  cités  de  la  Gaule, 
s'étant  assemblés  en  concile  pour  chercher  remède  à 
de  tels  maux,  avisèrent  que,  puisqu'on  ne  pouvait 
alimenter  tous  ces  affamés,  on  sustentât  comme  on 
pourrait  ceux  qui  semblaient  les  plus  robustes,  de 
peur  que  la  terre  ne  demeurât  sans  culture.  » 

Ces  excessives  misères  brisèrent  les  cœurs  et  leur 
rendirent  un  peu  de  douceur  et  de  pitié.  Ils  mirent 
le  glaive  dans  le  fourreau,  tremblants  eux-mêmes 
sous  le  glaive  de  Dieu.  Ce  n'était  plus  la  peine  de  se 
battre,  ni  de  faire  la  guerre  pour  cette  terre  maudite 
qu'on  allait  quitter.  De  vengeance,  on  n'en  avait  plus 
besoin;  chacun  voyait  bien  que  son  ennemi,  comme 
lui-même,  avait  peu  à  vivre.  A  l'occasion  de  la  peste 
de  Limoges,  ils  coururent  de  bon  cœur  aux  pieds  des 
évêques,  et  s'engagèrent  à  rester  désormais  paisibles, 
à  respecter  les  églises,  à  ne  plus  infester  les  grands 
chemins,  à  ménager  du  moins  ceux  qui  voyage- 
raient sous  la  sauvegarde  des  prêtres  ou  des  reli- 
gieux. Pendant  les  jours  saints  de  chaque  semaine 
(du  mercredi  soir  au  lundi  matin),  toute  guerre  était 
interdite  :  c'est  ce  qu'on  appela  la  imix,  plus  tard  la 
trêve  de  Dieu  ^ 


'  Glaber,  I,  V,  c.  L  «  On  vit  bientôt  ausbi  les  peuples  d'Aqui- 
taine et  toutes  les  provinces  des  Gaules,  à  leur  exemple,  cédant 


206  HISTOIRE  DE  FRANCE 

Dans  cet  effroi  général,  la  plupart  ne  trouvaient 
un  peu  de  repos  qu'à  l'ombre  des  églises.  Ils  appor- 
taient en  foule,  ils  mettaient  sur  l'autel  des  donations 
de  terres,  de  maisons,  de  serfs.  Tous  ces  actes  portent 
l'empreinte  d'une  même  croj^ance  :  «  Le  soir  du  monde 
approche,  disent-ils  ;  chaque  jour  entasse  de  nouvelles 
ruines;  moi,  comte  ou  baron,  j'ai  donné  à  telle  église 
pour  le  remède  de  mon  âme...  »  Ou  encore  :  «  Con- 
sidérant que  le  servage  est  contraire  à  la  liberté 
chrétienne,  j'affranchis  un  tel,  mon  serf  de  corps,  lui, 
ses  enfants  et  ses  hoirs...  » 

Mais  le  plus  souvent  tout  cela  ne  les  rassurait  point. 
Ils  aspiraient  à  quitter  l'épée,  le  baudrier,  tous  les 
signes  de  la  milice  du  siècle;  ils  se  réfugiaient  parmi 
les  moines  et  sous  leur  habit;  ils  leurs  demandaient 
dans  leurs  couvents  une  toute  petite  place  où  se 
cacher.  Ceux-ci  n'avaient  d'autre  peine  que  d'empê- 
cher les  grands  du  monde,  les  ducs  et  les  rois,  de 
devenir  moines,  ou  frères  convers.  Guillaume  I«%  duc 
de  Normandie,  aurait  tout  laissé  pour  se  retirer  à 
Jumiéges,  si  l'abbé  le  lui  eût  permis.  Au  moins,  il 
trouva  moyen  d'enlever  un  capuchon  et  une  étamine, 
les  emporta  avec  lui,  les  déposa  dans  une  petit  cofï're,  ' 

à  la  crainte  ou  à  l'amour  du  Seigneur,  adopter  successivement 
une  mesure  qui  leur  était  inspirée  par  la  grâce  divine.  On  or- 
donna que,  depuis  le  mercredi  soir  jusqu'au  matin  du  lundi  sui- 
vant, personne  n'eût  la  témérité  de  rien  enlever  par  la  violence, 
■  ou  de  satisfaire  quelque  vengeance  particulière,  ou  même  d'exiger 
caution  ;  que  celui  qui  oserait  violer  ce  décret  public  payerait  cet 
attentat  de  sa  vie,  ou  serait  banni  de  son  pays  et  de  la  société  des 
chrétiens.  Tout  le  monde  convient  aussi  de  donner  à  cette  loi  le 
nom  de  treugue  (trêve)  de  Dieu.  » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.     21)7 

et  en  garda  toujoiiis  la  clef  à  sa  ceinture ^  Hugues  P^, 
duc  de  Bourgogne,  et  avant  lui  Tempereur  Henri  H, 
auraient  bien  voulu  aussi  se  faire  moines.  Hugues  en 
fut  empêché  par  le  pape.  Henri,  entrant  dans  l'église 
de  l'abbaye  de  Saint- Vanne,  à  Verdun,  s'était  écrié 
avec  le  psalmiste  :  «  Voici  le  repos  que  j'ai  choisi,  et 
mon  habitation  aux  siècles  des  siècles!  »  Un  reli- 
gieux l'entendit,  et  avertit  l'abbé.  Celui-ci  appela 
l'empereur  dans  le  chapitre  des  moines,  et  lui 
demanda  qu'elle  était  son  intention.  «  Je  veux,  avec 
la  grâce  de  Dieu,  répondit-il  en  pleurant,  renoncer  à 
l'habit  du  siècle,  revêtir  le  vôtre,  et  ne  plus  servir 
que  Dieu  avec  vos  frères.  .—  Voulez-vous  donc,  reprit 
l'abbé,  promettre,  selon  nos  règles  et  à  l'exemple  de 
Jésus-Christ,  l'obéissance  jusqu'à  la  mort?  —  Je  le 
veux,  reprit  l'empereur.  —  Eh  bien!  je  vous  recois 
comme  moine,  dès  ce  jour  j'accepte  la  charge  de  votre 
âme;  et  ce  que  j'ordonnerai,  je  veux  que  vous  le 
fassiez  avec  la  crainte  du  Seigneur.  Or,  je  vous 
ordonne  dB  retourner  au  gouvernement  de  l'empire 
que  Dieu  vous  a  confié;  et  de  veiller  de  tout  votre 
pouvoir,  avec  crainte  et  tremblement,  au  salut  de  tout 
le  royaume  l  »  L'empereur,  lié  par  son  vœu,  obéit  à 
regret.  Au  reste,  il  était  moine  depuis  longtemps;  il 
avait  toujours  vécu  en  frère  r.vec  sa  femme.  L'Église 
l'honore  sous  le  nom  de  saint  Henri. 

Un  autre  saint,  qu'elle  n'a  pas  caronisé,   est  notre 
Ilobert,  roi  de  France.  «  Robert,   dit  l'auteur  de  la 


*  Guillaume  de  Jumiéges. 
"  Vie  de  saint  Richard. 


208  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Chronique  de  Saint-Bertin,  était  très-pieux,  sage  et 
lettré,  passablement  philosophe,  et  excellent  musi- 
cien. Il  composa  la  prose  du  Saint-Esprit  :  Adsit  noiis 
gratia,  les  rhj-thmes  Juclœa  et  Hieriisalem,  Concède 
nobis  quœsumus,  et  Corneîncs  centîcrio,  qu'il  offrit,  mis 
en  musique  et  notés,  sur  l'autel  de  Saint-Pierre  à 
Rome,  de  tnême  que  l'antiphone  Eripe,  et  plusieurs 
autres  belles  choses.  Il  avait  pour  femme  Constance, 
qui  lui  demanda  un  jour  de  faire  quelque  chose  en 
mémoire  d'elle;  il  écrivit  alors  le  rhythme  0  constan- 
tia  marlyrum,  que  la  reine,  à  cause  du  nom  de  Con- 
stantia,  crut  avoir  été  fait  pour  elle.  Le  roi  venait  à 
l'église  de  Saint-Denis  dans  ses  habits  royaux,  et  cou- 
ronné de  sa  couronne,  pour  diriger  le  choeur  à 
matines,  à  vêpres  et  à  la  messe,  chanter  avec  les 
moines,  et  les  défier  au  combat  du  chant.  Aussi, 
comme  il  assiégeait  certain  château  le  jour  de  Saint- 
Hippolyte,  pour  qui  il  avait  une  dévotion  particulière, 
il  quitta  le  siège  pour  venir  à  Saint-Denis  diriger  le 
chœur  pendant  la  messe;  et  tandis  qu'il  chantait 
dévotement  avec  les  moines  Agnus  Dei,  dona  nobis 
pacem,  les  murs  du  château  tombèrent  subitement,  et 
l'armée  du  roi  en  prit  possession;  ce  que  Robert 
attribua  toujours  aux  mérites  de  saint  Hippolyte*.  » 
«  Un  jour  qu'il  revenait  de  faire  sa  prière,  où  il 
avait,  comme  d'habitude,  répandu  une  pluie  de 
larmeSj  il  trouva  sa  lance  garnie  par  sa  vaniteuse 
épouse  d'ornements  d'argent.  Tout  en  considérant 
cette  lance,  il  regardait   s'il  ne  verrait  pas  dehors 

*  Chronique  de  Sithiu. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  209 

quelqu'un  à  qui  cet  argent  fut  nécessaire;  et,  trou- 
vant un  pauvre  en  haillons,  il  lui  demande  prudem- 
ment quelque  outil  pour  ôter  l'argent .  Le  pauvre  ne 
savait  ce  qu'il  en  voulait  faire;  mais  le  serviteur  de 
Dieu  lui  dit  d'en  chercher  au  plus  vite.  Cependant  il 
se  livrait  à  la  prière.  L'autre  revient  avec  un  outil; 
le  roi  et  le  pauvre  s'enferment  ensemble,  et  enlèvent 
l'argent  de  la  lance,  et  le  roi  le  met  lui-même  de  ses 
saintes  mains  dans  la  sac  du  pauvre  en  lui  recom- 
mandant, selon  sa  coutume,  de  bien  prendre  garde 
que  sa  femme  ne  le  vît.  Lorsque  la  reine  vint,  elle 
s'étonna  fort  de  voir  sa  lance  ainsi  dépouillée;  et 
Robert  jura  par  plaisanterie  le  nom  du  Seigneur  qu'il 
ne  savait  comment  cela  s'était  fait^  » 

«  Il  avait  une  grande  horreur  pour  le  mensonge. 
Aussi,  pour  justifier  ceux  dont  il  recevait  le  serment, 
aussi  bien  que  lui-même,  il  avait  fait  faire  une 
chasse  de  cristal  tout  entourée  d'or,  où  il  eut  soin  de 
ne  mettre  aucune  relique  :  c'est  sur  cette  chasse  qu'il 
faisait  jurer  ses  grands,  qui  n'étaient  point  instruits 
de  sa  fraude  pieuse.  De  même,  il  faisait  jurer  les 
gens  du  peuple  sur  une  châsse  où  il  avait  mis  un 
œuf.  Oh!  avec  quelle  exactitude  se  rapportent  à  ce 
saint  homme  les  paroles  du  Prophète  :  «  Il  habitera 
dans  le  tabernacle  du  Très-Haut,  celui  qui  dit  la 
vérité  selon  son  cœur,  celui  dont  la  langue  ne  trompe 
pas,  et  qui  n'a  jamais  fait  de  mal  à  son  prochain.^!  » 

La  charité  de  Robert  s'étendait  à  tous  les  pécheurs. 


Helgaud. 
Helgaud. 

T.   II.  Il 


210  PIISTO 

«  Comme  il  scupait  à  Étampes,  dans  un  château  que 
Constance  venait  de  lui  bâtir,  il  ordonna  d'ouvrir  la 
porte  à  tous  les  pauvres.  L'un  d'eux  vint  se  mettre 
aux  pieds  du  roi,  qui  le  nourrissait  sous  la  table. 
Mais  le  pauvre,  ne  s'oubliant  pas,  lui  coupa  avec  un 
couteau  un  ornement  d'or  de  six  onces  qui  pendait  do 
ses  genoux,  et  s'enfuit  au  plus  vite.  Lorsqu'on  se 
leva  de  table,  la  reine  vit  son  seigneur  dépouillé,  et, 
indignée,  se  laissa  emporter  contre  le  saint  à  des 
paroles  violentes  :  «  Quel  ennemi  de  Dieu,  bon  sei- 
gneur, a  déshonoré  votre  robe  d'or  ?  »  —  «  Per- 
sonne, répondit-il,  ne  m'a  déshonoré;  cela  était  sans 
doute  nécessaire  à  celui  qui  l'a  pris  plus  qu'à  moi,  et. 
Dieu  aidant,  lui  profitera.  »  —  Un  autre  voleur  lui 
coupant  la  moitié  de  la  frange  de  son  manteau, 
Robert  se  retourna,  et  lui  dit  :  «  Va-t-en,  va-t-en; 
contente-toi  de  ce  que  tu  as  pris;  un  autre  aura 
besoin  du  reste.  »  Le  voleur  s'en  alla  tout  confus.  — 
Même  indulgence  pour  ceux  qui  volaient  les  choses 
saintes.  Un  jour  qu'il  priait  dans  sa  chapelle,  il  vit 
un  clerc  nommé  Ogger  qui  montait  furtivement  à 
l'autel,  posait  un  cierge  pac  terre,  et  emportait  le 
chandeher  dans  sa  robe.  Les  clercs  se  troublent,  qui 
auraient  dû.  empêcher  ce  vol.  Ils  interrogent  le  sei- 
gneur roi,  et  il  proteste  qu'il  n'a  rien  vu.  Cela  vint 
aux  oreilles  de  la  reine  Constance;  enflammée  de 
fureur,  elle  jure  par  l'àme  de  son  père  qu'elle  fera 
xirracher  les  yeux  aux  gardiens,  s'ils  ne  rendent  ce 
qu'on  a  volé  au  trésor  du  saint  et  du  juste.  Dès  qu'il 
le  sut,  ce  sanctuaire  de  piété,  il  appela  le  larron,  et 
lui  dit  :  «  Ami  Ogger,  va-t-en  d'ici,  que  mon  incons- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  211 

tante  Constance  ne  te  mange  pas.  Ce  que  tu  as  te  suf- 
fit pour  arriver  au  paj-s  de  ta  naissance.  Que  le  Sei- 
gneur soit  avec  toi!  »  Il  lui  donna  même  de  l'argent 
pour  faire  sa  route;  et  quand  il  crut  le  voleur  en 
sûreté,  il  dit  gaiement  aux  siens  :  «  Pourquoi  tant 
vous  tourmenter  à  la  recherche  de  ce  chandelier?  Le 
Seigneur  l'a  donné  à  son  pauvre.  »  — ■.  Une  autre  fois 
enfin,  comme  il  se  relevait  la  nuit  pour  aller  à  l'é- 
gUse,  il  vit  deux  amants  couchés  dans  un  coin:  aus- 
sitôt il  détacha  une  fourrure  précieuse  qu'il  portait 
au  cou,  et  la  jeta  sur  ces  pécheurs.  Puis  il  alla  prier 
pour  eux^  » 

Tel  fut  la  douceur  et  l'innocence  du  premier  roi 
capétien.  Je  dis  le  premier  roi;  car  son  père,  Hugues 
Capet^  se  défia  de  son  droit  et  ne  voulut  jamais  por- 

*  Helgaud. 

*  Quelques-uns  ont  cru  que  le  mot  de  Capet  était  une  injure, 
et  venait  de  Capito,  grosse  tête.  On  sait  que  la  grosseui^  de  la 
tête  est  souvent  un  signe  d'inabécillité.  Une  chronique  appelle 
Capet  Charles  le  Simple  (Karolus  Stultus  vel  Capet.  Chron.  saint 
Florent.,  ap.  Scr.  fr.  IX,  55).  —  Mais  il  est  évident  que  Capet 
est  pris  pour  Chapel,  ou  Cappatus.  —  Plusieurs  chroniques  fran- 
çaises, écrites  longtemps  après,  ont  traduit  Hue  Chapet  ou  CJiaj^- 
pet.  (Scr.  fr.  X,  293,  303,  313.)  —  Ghronic,  S.  Medard.  Suesa., 
ibid.  IX,  55.  Hugo,  cognominatus  Chapet.  Voy.  aussi  Richard  de 
Poitiers,  ibid.  24,  et  Chronic.  Andegav.,  X,  272,  etc.  Alberic. 
Tr.-Font.,  IX,  286  :  Hugo  Cappatns,  et  plus  loin  :  Cappet.  — 
Guill.  Nang.  IX,  82  :  Hugo  Capucii.  —  Chron.  Sith.,  VII,  269. 
—  Chron.  Strozz.  X,  273  :  Hugo  Caputius.  —  Cette  dernière 
chronique  ajoute  que  le  fils  d'Hugues,  le  pieux  Robert,  chantait 
les  vêpres  revêtu  d'une  chape.  —  L'ancien  étendard  des  rois  de 
France  était  la  chape  de  saint  Martin  ;  c'est  de  là,  dit  le  Moine  de 
Saint-Gall,  qu'ils  avaient  donné  à  leur  oratoire  le  nom  de  Cha- 
pelle.  «  Capella,  quo  nomine  Francorum  reges  propter  cappam 


212  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ter  la  coiironae;  il  lui  suffit  de  porter  la  chape, 
comme  abbé  de  Saint-Martin  de  Tours.  C'est  sous  ce 
bon  Robert  que  se  passa  cette  1:errible  époque  de  l'an 
1000;  et  il  sembla  que  la  colère  divine  fût  désarmée 
par  cet  homme  simple,  en  qui  s'était  comme  incarnée 
la  paix  de  Dieu.  L'humanité  se  rassura  et  espéra 
durer  encore  un  peu;  elle  vît,  comme  Ezéchias,  que 
le  Seigneur  voulait  bien  ajouter  à  ses  jours.  EUe  se 
leva  de  son  agonie,  se  remit  à  vivre,  à  travailler,  à 
bâtir  :  à  bâtir  d'abord  les  églises  de  Dieu.  «  Près  de 
trois  ans  après  l'an  1000,  dit  Glaber,  dans  presque 
tout  l'univers,  surtout  dans  l'Italie  et  dans  les  Gaules, 
les  basiliques  des  églises  furent  renouvelées,  quoique 
la  plupart  fussent  encore  assez  belles  pour  n'en  avoir 
nul  besoin.  Et  cependant  les  peuples  chrétiens  sem- 
blaient rivaliser  à  qui  élèverait  les  plus  magnifiques. 
On  eût  dit  que  le  monde  se  secouait  et  dépouillait 
sa  vieillesse,  pour  revêtir  la  robe  blanche  des  églises'.  » 
Et  en  récompense  il  y  eut  d'innombrables  miracles. 
Des  révélations,  des  visions  merveilleuses  firent  par- 
tout découvrir  de  saintes  reliques,  depuis  longtemps 
enfouies,  et  cachées  à  tous  les  yeux  :  «  Les  saints 
vinrent  réclamer  les  honneurs  d'une  résurrection  sur 
la  terre,  et  apparurent  aux  regards  des  fidèles,  qu'ils 
remplirent  de  consolations-.  »  Le  Seigneur  lui-même 
descendit  sur  l'autel  ;  le  dogme  de  la  présence  réelle, 

S.  Martini  quam  secum  ob  sui  tuitionem  et  hostium  oppressionem 
jugiter  ad  bella  portabant,  Sancta  .-îUa  appellare  .-olebant.  »  L.  I, 

C.  IV. 

'  Glaber. 
^  Id. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  213 

jusque-là  obscur  et  caché  à  demi  dans  l'ombre,  éclata 
dans  la  croyance  des  peuples  :  ce  fat  comme  un  flam- 
beau d'immense  poésie  qui  illumina,  transfigura  l'Oc- 
cident et  le  Nord.  «  Tout  cela  se  trouvait  annoncé 
comme  par  un  présage  certain  dans  la  position  même 
de  la  croix  du  Seigneur  quand  le  Sauveur  y  était  sus- 
pendu sur  le  Calvaire.  En  effet,  pendant  que  l'Orient 
avec  ses  peuples  féroces  était  caché  derrière  la  face 
du  Sauveuï',  l'Occident,  placé  devant  ses  regards, 
recevait  de  ses  yeux  la  lumière  de  la  foi  dont  il 
devait  être  bientôt  rempli.  Sa  droite  toute-puissante, 
étendue  pour  le  grand  oeuvre  de  miséricorde,  mon- 
trait le  Nord  qui  allait  être  adouci  par  l'effet  de  la 
parole  divine,  pendant  que  sa  gauche  tombait  en 
partage  aux  nations  barbares  et  tumultueuses  du 
Midi'.  » 

La  lutte  de  l'Occident  et  de  l'Orient,  cette  grande 
idée  qui  vient  de  tomber  en  paroles  enfantines  de  la 
bouche  ignorante  du  moine,  c'est  la  pensée  de  l'ave- 
nir, et  le  mouvement  de  l'humanité.  De  grands  signes 
éclatent,  des  multitudes  d'hommes  s'acheminent  déjà 
un  à  un,  et  comme  pèlerins,  à  Rome,  au  mont  Cas- 
sin,  à  Jérusalem.  Le  premier  pape  français,  Gerbert, 
proclame  déjà  la  croisade:  sa  belle  lettre,  où  li 
appelle  tous  les  princes  au  nom  de  la  cité  sainte  ', 


»  Glaber. 

*  Gerberti  epist.  107,  ap.  Scr.  fr.  X,  426.  «Ea  qufe  est  Hieroso- 
lymis,  universali  Ecclesise  sceptris  regnorum  imperanti  :  Gum 
bene  vigeas,  immaculata  sponsa  Domini,  cujus  membrum  es&e 
me  fateor,  spes  mihi  maxima  par  te  caput  attoUendi  jam  pêne 
attritum.  An  quicquam  diffiderem  de  te,  rerum  domina,  si  me 


214  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

précède  d'im  siècle  les  prédications  de  Pierre  l'Er- 
mite. Prêchée  alors  par  un  Français  et  sous  un  pape 
français,  Urbain  II,  exécutée  surtout  par  des  Fran- 
çais, la  grande  entreprise  commune  du  moyen  âge, 
celle  qui  fit  de  tous  les  Francs  une  nation,  elle  nous 
appartiendra,  elle  révélera  la  profonde  sociabilité  de 


recognoscis  tuam?  Quisquamne  tuorum  famosam  cladem  iilatam 
mihi  putare  debebit  ad  se  minime  pertinere,  utque  rerum  infiiua 
abhorrere?  Et  quamvis  nune  dejecta,  tamen  habuit  me  orbib  ter- 
rarum  optimam  sui  partem  :  pene,s  me  Prophetarum  oracuia, 
Patriarcharum  insignia  ;  hinc  ciai^a  mundi  lumina  prodierunt 
Apostoli  ;  hinc  Chribti  fldem  repetit  orbis  terrarum,  apud  me  re- 
demptorem  suum  invenit.  Eteuim  quamvis  ubiqiie  sit  divinitate, 
tamen  hic  humanitate  natus,  passus,  sepultus,  hinc  ad  cœlos 
elatus.  »  Sedcum  propheta  dixerit  :  «  Erit  sepulchrum  ejus  glo- 
riosum,  »  paganis  loca  cuncta  subvertentibus,  tentât  Diabolus 
reddere  inglorium.  Enitere  ergo,  miles  Christi,  esto  signifer  et 
compugnator,  et  quod  armis  nequi;-:,  consilii  et  opum  auxilio  ,^ub- 
veni.  Quid  e^t  quod  das,  aut  cni  da.-5?  Nempe  ex  multo  modicum, 
et  ei  qui  omne  quod  habes  gratis  dédit,  nec  tamen  gratis  recipit  ; 
et  hic  eum  multiplicat  et  in  future  remun<^rat  ;  per  me  benedicit 
tibi,  ut  largiendo  crescas;  et  peccata  relaxât,  ut  secum  regnando 
vivas.  »  —  «  Les  Pisans  partirent  sur  cette  lettre,  et  massacrè- 
rent, dit-on,  un  nombre  prodigieux  d'infldèles  en  Afrique.  »  Scr. 
fr.  X,  426. 
GuilL  Malmsbur.,  1.  II,  ap.  Scr.  fr.  X,  243.  «  Non  absurdum,  si 

litteris  mandemus  quœ  per  omnium  ©ra  volitant Divinatio- 

nibus  et  incantationibus  more  gentis  famiUari  studentes  ad  Sara- 

cenos   Gerbertus  perveniens,    de&iderio   satibfecit Ibi  quid 

cantus  et  volatus  avium  portendit,  didicit;  ibi  excire  tenues  ex 

infenio  figuras Per  incantationes  Diabolo  accersito,  perpetuum 

paciscitur  hominium.  »  —  Fr.  Audrese  chronic,  ibid.  289  :  «  A 

quib.usdam  etiam  nigromancia  arguitur a  Diabolo  enim  per- 

cussus  diciturobiisse.»  —  Chronic.  reg.  Francorum,  ibid.,  301 

«  Gerbertum  mcnachum  philosophum,  quin  potius  nigromanti- 
cum. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.     2i:i 

la  France.  Mais  il  faut  encore  un  siècle,  il  faut  que  le 
monde  s'assoie  avant  d'agir.  Eu  l'an  1000,  un  poli- 
tique fonde  la  papauté,  un  saint  fonde  la  royauté  :  je 
parle  de  deux  Français,  de  Gerbert  et  de  Robert. 

Ce  Gerbert,  disent-ils,  n'était  pas  moins  qu'un  magi- 
cien. Moine  à  Aurillac,  chassé,  réfugié  à  Barcelone,  il 
se  défroque  pour  aller  étudier  les  lettres  et  l'algèbre 
à  Cordoue.  De  là,  à  Rome;  le  grand  Othon  le  fait  pré- 
cepteur de  son  flls,  de  son  petit-âls.  Puis  il  professe 
aux  fameuses  écoles  de  Reims;  il  a  pour  disciple 
notre  bon  roi  Robert.  Secrétaire  et  confident  de  l'ar- 
chevêque, il  le  fait  déposer,  et  obtient  sa  place  par 
l'influence  d'Hugues  Capet.  Ce  fut  une  grande  chose 
pour  les  Capets  d'avoir  pour  eux  un  tel  homme;  s'ils 
aident  à  le  faire  archevêque,  il  aide  à  les  faire 
rois. 

Obligé  de  se  retirer  près  d'Othon  III,  il  devient 
archevêque  de  Ravenne,  enfin  pape.  Il  juge  les 
grands,  il  nomme  des  rois  (Hongrie,  Pologne),  donne 
des  rois  aux  républiques;  il  règne  par  le  pontificat  et 
par  la  science.  Il  prêche  la  croisade;  un  astrologue  a 
prédit  qu"  ne  mourra  qu'à  Jérusalem.  Tout  va, bien; 
mais  uii  jour  qu'il  siégeait  à  Rome  dans  une  chapelle 
qu'on  appelait  Jérusalem,  le  diable  se  présente  et 
réclame  le  pape.  C'est  un  marché  qu'ils  ont  passé  en 
Espagne  chez  les  musulmans.  Gerbert  étudiait  alors; 
trouvant  l'étude  longue,  il  se  donna  au  diable  pour 
abréger.  C'est  de  lui  qu'il  apprit  la  merveille  des 
chiffres  arabes,  et  l'algèbre,  et  l'art  de  construire  une 
horloge,  et  l'art  de  se  faire  pape.  Eùt-il  pu  sans  cela? 
Il  s'est  donné;  donc  il  est  à  son  maître.  Le  diable 


\ 


216  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

prouve,  et  puis  l'emporte.  Tii  ne  savais  pas  que  fêtais 
logicien'^!  » 

Sauf  leur  amitié  pour  cet  homme  diabolique,  il  n'y 
eut  dans  les  premiers  Capets  aucune  méchanceté.  Le 
bon  Robert,  indulgent  et  pieux,  fut  un  roi  homme,  un 
roi  peuple  et  moine.  Les  Capets  passaient  générale- 
ment pour  une  race  plébéienne.  Saxonne  d'origine. 
Leur  aïeul  Robert  le  Fort  avait  défendu  le  pays 
contre  les  Normands  :  Eudes  combattit  sans  cesse  les 
empereurs  qui  soutenaient  les  derniers  Carlovingieus  ; 
mais  les  rois  qui  suivent  jusqu'à  Louis  le  Gros  n'ont 
rien  de  militaire.  Les  chroniques  ne  manquent  pas  de 
nous  dire,  à  l'avènement  de  chacun  de  ces  princes, 
qu'il  était  fort  chevalereux;  nous  voyons  cependant 
qu'il  ne  se  soutiennent  guère  que  par  le  secours  des 
Normands  et  les  évoques,  surtout  celui  de  Reims. 
Vraisemblablement  les  évêques  payaient,  les  Nor- 
mands combattaient  pour  eux.  Ces  princes,  amis  des 
prêtres,  auxquels  ils  devaient  leur  grandeur,  cher- 
chaient sans  doute  par  leur  conseil  à  se  rattacher  au 
passé,  et,  par  de  lointaines  alliances  avec  le  monde 
grec,  à  primer  les  Carlovingieus  en  antiquité.  Hugues 
Capet  demanda  pour  son  fils  la  main  d'une  princesse 

*  Dante,  Inferno,  c.  y^viii  : 

Tu  non  pensavi  cli'io  loico  fossif 

Les  deux  grands  mythes  du  &avant  identifié  avec  le  magicien.  C6 
sont,  dans  les  légendes  du  moyen  âge,  Gerbert  et  Albert  le  Grand. 
Ce  qui  est  remarquable,  c'est  qu'ici  la  France  ait  sur  l'Allemagne 
<>'jnitiative  de  deux  siècles.  En  récompense,  le  sorcier  allemand 
laisse  une  plus  forte  trace,  et  ressuscite  au  xv"  siècle  dans  Faust. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  217 

de  Constautinople  K  Son  petit-fils  Henri  I«r  épousa  la 
fille  du  czar  de  Russie,  princesse  byzantine  par  une 
de  ses  aïeules,  qui  appartenait  à  la  maison  macédo- 
nienne. La  prétention  de  cette  maison  était  de  remon- 
ter à  Alexandre  le  Grand,  à  Philippe,  et  par  eux  à 
Hercule.  Le  roi  de  France  appela  son  fils  Philippe,  et 
ce  nom  est  resté  jusqu'à  nous  commun  parmi  les 
Capets.  Ces  généalogies  flattaient  les  traditions  roma- 
nesques du  moyen  âge,  qui  expliquait  à  sa  manière  la 
parenté  réelle  des  races  indo-germaniques,  en  tirant 
les  Francs  des  Troyens  et  les  Saxons  des  Macédo- 
niens, soldats  d'Alexandre  ^ 

L'élévation  de  cette  dynastie  fut,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  l'ouvrage  des  prêtres,  auxquels  Hugues 
Capet  rendit  leurs  nombreuses  abbayes;  l'ouvrage 
aussi  du  duc  de  Normandie,  Richard  Sans-peur.  Celui- 
ci,  traité  si  mal  dans  son  enfance  par  Louis  d'Outre- 
mer ^  plus  d'une  fois  trahi  par  Lothaire,  avait  de 
bonnes  raisons  de  haïr  les  Carlovingiens.  Hugues 
Capet  était  son  pupille  et  son  beau-frère.  H  convenait 
d'ailleurs  au  Normand  de  se  rattacher  au  parti  ecclé- 
siastique et   à   la  dynastie  que  ce  parti   élevait;  il 

*  Lettre  de  Gerbert. 

*  Dans  le  panégyrique  allemand  d'Hannon,  archevêque  de  Co- 
logne, César,  exécutant  les  ordres  du  Sénat,  envahit  la  Germanie, 
bat  les  Souabes,  les  Bavarois,  les  Saxons,  anciens  soldats 
d'Alexandre.  Il  rencontre  enfln  les  Francs,  descendus  comme  lui 
des  Troyens,  les  gagne,  les  ramène  en  Italie,  chasse  de  Rome 
Caton  et  Pompée,  et  fonde  la  monarchie  barbare.  Schilter,  1. 1. 

*  Louis  le  tenait  prisonnier,  mais  un  de  ses  serviteurs  le  sauva 
en  l'emportant  dans  une  botte  de  fourrage.  (Guillaume  de  Ju- 
miéges.) 


218  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

espérait  sans  doute  y  primer  par  l'épée.  C'était  de 
même  l'espérance  de  la  maison  normande  de  Blois, 
Tours  et  Chartres;  ceux-ci,  qui  possédaient  en  outre 
les  établissements  éloignés  de  Provins,  Meaux  et 
Beauvais,  descendaient  d'un  Thiébolt,  selon  quelques- 
uns  parent  de  Rollon,  mais  lié  avec  le  roi  Eudes, 
comme  Rollon  avec  Charles  le  Simple.  Thiébolt  avait 
épousé  une  sœur  d'Eudes,  s'était  fait  donner  Tours,  et 
avait  acquis  Chartres  du  vieux  pirate  Hastings^  Son 
fils,  Thibault  le  Tricheur,  épousa  une  fille  d'Herbert 
de  Vermandois,  l'ennemi  des  Carlovingiens,  et  soutint 
les  Capets  contre  les  empereurs  d'Allemagne.  Rivaux 
jaloux  des  Normands  de  Normandie,  les  Normands  de 
Blois  refusèrent  quelque  temps  de  reconnaître  Hugues 
Capet,  en  haine  de  ceux  qui  l'avaient  fait  roi.  jMais  il 
les  apaisa  en  faisant  épouser  à  son  fils,  le  roi  Robert, 
la  fameuse  Berthe,  veuve  d'Eudes  I^""  de  Blois  (fils  de 
Thibault  le  Tricheur).  Cette  veuve,  héritière  du  royaume 
de  Bourgogne  par  le  roi  'Rodolphe,  son  frère,  pouvait 
donner  aux  Capets  quelques  prétentions  sur  ce  royaume, 
légué  par  Rodolphe  à  l'Empire.  Aussi,  le  pape  alle- 
mand, Grégoire  V,  créature  des  empereurs,  saisit-il  le 
prétexte  d'une  parenté  éloignée  pour  forcer  Robert  de 
quitter  sa  femme  et  l'excommunier  sur  son  refus.  On 
connaît  l'histoire  ou  la  fable  de  l'abandon  de  Robert, 
délaissé  de  ses  serviteurs,  qui  jetaient  au  feu  tout  ce 
qu'il  avait  touché,  et  la  légende  de  Berthe  qui  accou- 
cha d'un  monstre.  On  voit  au  portail   de  plusieurs 


Albéric.  ad  ann.  904. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  219 

cathédrales  la  statue  d'une  reine  qui  a  un  pied  d'oie, 
et  qui  semble  désigner  l'épouse  de  Robert ^ 

Berthe  avait  eu  du  comte  de  Blois,  son  premier 
époux,  un  fils  nommé  Eudes,  comme  son  père,  et  sur- 
nommé le  Champenois,  parce  qu'il  ajouta  à  ses  vastes 
domaines  une  partie  de  la  Brie  et  de  la  Champagne. 
Eudes  osa  entreprendre  une  guerre  contre  l'Empire.  Il 
se  mit  en  possession  du  royaume  de  Bourgogne,  auquel 
il  avait  droit  par  sa  mère;  il  soumit  tout  jusqu'au 
Jura,  et  fut  reçu  dans  Vienne.  Appelé  à  la  fois  par  la 
Lorraine  et  par  l'Italie,  qui  le  voulait  pour  roi",  il 
prétendit  relever  l'ancien  royaume  d'Ostrasie.  Il  prit 
Bar,  et  marcha  vers  Aix-la-Chapelle,  où  il  comptait  se 
faire  couronner  aux  fêtes  de  Noël.  Mais  le  duc  de 
Lorraine,  le  comte  de  Namur,  les  évoques  de  Liège 
et  de  Metz,  tous  les  grands  du  pays  vinrent  à  sa  ren- 
contre et  le  défirent.  Tué  en  fuyant,  il  ne  put  être  re- 
connu que  par .  sa  femme,  qui  retrouva  /Sur  son  corps 
un  signe  caché  ^  (1037). 

Ses  États,  divi&és  dès  lors  en  comtés  de  Blois  et  de 
Champagne,  cessèrent  de  composer  une  puissance  re- 
doutable. Famille  plus  aimable  que  guerrière,  poètes, 


'  P.  Damiani  epist.,  L  II,  ap.  Scr.  fr.  X,  492  :  «  Ex  qua  sus- 
cepit  fllium,  aiiberinum  per  oinnia  colium  et  capnt  habentem. 
Quos  etiam,  virum  scilicet  et  uxorem,  omnes  fere  Galliarum  epis- 
copi  commun i  simul  excommunicavere  sententia.  Cnjus  sacerdo- 
talis  edicti  tantus  omnem  undique  populum  terror  inyasit,  ut  ab 
ejus  universi  societate  recédèrent,  etc.  »  —  Voy.  la  Dissertation 
de  Bullet,  sur  la  reine  Pédauque  (pied-d'oie). 

*  Glaber. 

^  Id.  C'est  l'histoire  d'Harold  reconnu  par  sa  maîtresse  Edith. 
Elle  £«  l'eproduit  à  la  mort  de  Charles  le  Téméraire. 


220  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

pèlerins,  croisés,  les  comtes  de  Blois  et  Champagne 
n'eurent  ni  l'esprit  de  suite,  ni  la  ténacité  de  leurs  ri- 
vaux de  Normandie  et  d'Anjou. 

La  maison  d'Anjou  n'était  ni  Normande  comme 
celles  de  Blois  et  de  Normandie,  ni  Saxonne  comme 
les  Capets,  mais  indigène.  Elle  désignait  comme  son 
premier  auteur  un  Breton  de  Rennes,  Tortulf,  le  fort 
chasseur  ^  Son  fils  se  mit  au  service  de  Charles  le 
Chauve,  et  combattit  vaillamment  les  Normands;  il 
eut  en  récompense  quelques  terres  dans  le  Gâtinais,  et 
la  fille  du  duc  de  Bourgogne.  Ingelger,  petit-fils  de 
Tortulf,  et  les  deux  Foulques,  qui  vinrent  ensuite, 
furent  d'implacables  ennemis  des  Normands  de  Blois 
et  de  Normandie,  aussi  bien  que  des  Bretons,  dispu- 
tant aux  premiers  et  aux  seconds  la  Touraine  et  le 
Maine;  aux  troisièmes  ce  qui  s'étend  d'Angers  à 
Nantes.  Plus  unis  et  plus  disciplinables  que  les  Bre- 
tons ;  plus  vaillants  que  les  Poitevins  et  Aquitains,  les 
Angevins  remportèrent  au  midi  de  grands  avantages, 
s'étendirent  de  l'autre  côté  de  la  Loire,  et  poussèrent 
jusqu'à  Saintes.  Ils  succédèrent  à  la  prépondérance 
qu'avaient  eue  un  instant  les  comtes  de  Blois  et  de 
Champagne.  Quand  le  roi  Robert  fut  obligé  de  quitter 
Berthe,  veuve  et  mère  de  ces  comtes,  l'Angevin  Foul- 
ques Nerra  lui  fit  épouser  sa  nièce  Constance,  fille  du 
comte  de  Toulouse  -.  Le  frère  de  Foulques,  Bouchard, 
était  déjà  comte  de  Paris,  et  possédait  les  châteaux 

•  F.  p.  39  du  présent  volume. 

*  Fragment  historique,  ap.  Scr.  fr.  X,  211.  —  Will.  Godellus, 
ibid.  262.  «  Cognomento,  ob  suse  pulchritudinis  immensitateni, 
Candidam.  »  Rad.  Glaber,  1.  III,  c.  ii.  —  Guillaume  Taille-Fer 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  221 

importants  de  Meiun  et  de  Corbeil  ;  le  fils  de  Bouchard 
devint  évèque  de  Paris.  Ainsi  le  bon  Robert,  dans  la 
maison  des  Angevins,  docile  à  sa  femme  Constance  et 
à  son  oncle  Bouchard,  put  à  son  aise  composer  des 
hymnes  et  vaquer  au  lutrin.  Hugues  de  Beauvais,  un 
de  ses  serviteurs,  qui  essaya  de  rappeler  Berthe,  fut 
tué  impunément  sous  ses  yeux^  Beauvais  appartenait 
aux  comtes  de  Blois,  dont  Berthe  était  la  veuve  et  la 
mère.  L'évêque  de  Chartres,  Fulbert,  écrivit  à  Foul- 
ques une  lettre  où  il  le  désignait  comme  auteur  de  ce 
crime.  Foulques,  déjà  fort  mal  avec  l'Église  pour  les 
biens  qu'il  lui  enlevait  chaque  jour,  partit  pour  Rome 
avec  une  forte  somme  d'aï  gent,  acheta  l'absolution  du 
pape,  fît  un  pèlerinage  à  Jérusalem,  et  bâtit  au  retour 
l'abbaye  de  Beaulieu  près  Loches  :  un  légat  la  consa- 
cra, au  refus  des  évêques.  Toute  la  vie  de  ce  méchant 
homme  fut  une  alternative  de  victoires  signalées,  de 
crimes  et  de  pèlerinages;  il  alla  trois  fois  à  la  terre 
sainte.  La  dernière  fois,  il  revint  à  pied  et  mourut  de 
fatigue  à  Metz.  De  ses  deux  femmes,  il  avait  relégué 
l'une  à  Jérusalem  et  brûlé  l'autre  comme  adultère. 
Mais  il  fonda  une  foule  de  monastères  (Beaulieu,  Saint- 
Nicolas  d'Angers,  etc.),  bcàtit  force  châteaux  (Montri- 

Tavait  eue  d'Arsinde,  fille  de  Geoffroy  Grise-Gonelle ,  comte 
d'Anjou,  et  sœur  de  Foulques. 

Rad.  Glaber,  1.  III,  c.  ii.  «  Missi  à  Fulcone...  Hugonem  ante  re- 
gem  trucidaverunt.  Ipse  vero  rex,  licet  aliquanto  tempore  tali  facto 
tri.-_tis  efïectus,  postea  tamen,  ut  decebat,  concors  i^egin»  fuit.  » 

'  Raoul  Glaber  se  plaint  de  ce  que  la  nouvelle  reine  attire  à  la 
cour  une  foule  d'Aquitains  et  d'Auvergnats,  «  pleins  de  frivolité, 
bizarres  d'habits  comme  de  moeurs,  rasés  comme  des  histrions, 
fcans  foi  ni  loi.  » 


222  PIISTOIRE  DE  FRANCE. 

chard,  MQutbazon,  Mirebeau,  Château-Gonthier).  On 
montre  encore  à  Angers  sa  noire  Tour  du  Diable. 
C'est  le  vrai  fondateur  de  la  puissance  des  comtes 
d'Anjou.  Son  fils,  Geofïroi  Martel,  défit  et  tua  le  comte 
de  Poitiers,  prit  celui  de  Blois  et  exigea  la  Touraine 
pour  rançon.  Il  gouvernait  aussi  le  Maine  comme  tu- 
teur du  jeune  comte.  Malgré  ses  discordes  intérieures, 
la  maison  d'Anjou  finit  par  prévaloir  sur  celles  de 
Blois  et  Champagne.  Toutes  deux  se  lièrent  par  ma- 
riage aux  Normands  conquérants  de  l'Angleterre. 
Mais  les  comtes  de  Blois  n'occupèrent  le  trône  d'An- 
gleterre qu"un  instant,  tandis  que  les  Angevins  le  gar- 
dèrent du  xii®  au  xiii^  siècle,  sous  le  nom  de  Plantage- 
nets  \  y  joignirent  quelque  temps  tout  notre  littoral 
de  la  Flandre  aux  Pyrénées,  et  faillirent  y  joindre  la 
France. 

L'Ile-de-France  et  le  roi,  que  les  Angevins  avaient 
eus  quelque  temps  dans  leurs  mains,  leur  échappèrent 
de  bonne  heure.  Dès  l'an  1012,  nous  voyons  l'Angevin 
Bouchard  se  retirer  à  l'abbaye  de  Saint-Maur-des-Fos- 
sés,  et  laisser  Corbeil  aux  Normands.  Ceux-ci  dominent 
alors  sous  le  nom  du  roi  Robert,  et  essayent  de  lui 
donner  la  Bourgogne.  Ce  qui  les  eut  rendus  maîtres  de 
tout  le  cours  de  la  Seine.  Le  pauvre  Robert  qu'ils  te- 
naient avec  eux,  voyant  contre  lui  les  évêques  et  les 
abbés  de  Bourgogne  -,  leur  demandait  pardon  de  leur 

•  Ce  nom  est  expressif  pour  qui  a  vu  la  Loire. 

"  Il  allait  entreprendre  le  siège  du  couvent  de  Saint-Germain- 
d'Auxerre,  lorsqu'un  brouillard  épais  s'éleva  de  la  rivière  ;  le  roi 
crut  que  saint  Germain  venait  le  combattre  en  personne,  et  toute 
l'armée  prit  la  fuite.  (Glaber.l 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS.  223 

faire  la  guerre.  La  liaison  était  aucienne  entre  les 
Capets  et  les  ducs  de  Bourgogne.  Le  premier  duc, 
Richard  le  Justicier,  père  de  Boson,  roi  de  la  Bourgo- 
gne cisjurane,  eut  pour  fils  Raoul,  qui  fît  roi  de 
France  le  duc  Robert  en  l'an  922,  et  le  fut  ensuite  lui- 
même  ;  puis  un  gendre  de  Richard  fit  passer  le  duché 
de  Bourgogne  à  deux  trères  de  Hugues  Capet.  Le  der- 
nier de  ses  deux  frères  adopta  le  fils  de  sa  femme, 
Otto-Guillaume,  Lombard  par  son  père,  mais  Bourgui- 
gnon par  sa  mère.  Cet  Otto-Guillaume,  fondateur  de  la 
maison  de  Franche-Comté,  attaqué  par  les  Normands 
et  Robert,  menacé  d'un  autre  côté  par  l'empereur,  qui 
réclamait  le  royaume  de  Bourgogne,  fut  obligé  de  re- 
noncer au  titre  de  duché.  Je  dis  au  titre,  car  les  sei- 
gneurs étaient  si  puissants  dans  ce  pays,  que  la  di- 
gnité ducale  n'était  guère  alors  qu'un  vain  nom.  Le 
fils  cadet  de  Robert,  nommé  comme  lui,  fut  le  premier 
duc  capétien  de  Bourgogne  (1032).  On  sait  que  cette 
maison  donna  des  rois  au  Portugal,  comme  celle  de 
Franche-Comté  à  la  Castille. 

A  l'époque  où  les  Angevins  gouvernaient  les  Capé- 
tiens, sous  Hugues  Capet  et  Robert,  ils  semblent  avoir 
essayé  de  se  servir  deux  contre  le  Poitou,  comme  les 
Normands  s'en  servirent  ensuite  contre  la  Bourgogne. 
Mais,  malgré  ce  que  l'on  nous  conte  d'une  prétendue 
victoire  d'Hugues  Capet  sur  le  comte  de  Poitou,  le 
Midi  resta  fort  indépendant  du  Nord.  C'est  même  plu- 
tôt le  Midi  qui  exerça  quelque  influence  sur  les 
mœurs  et  le  gouvernement  de  la  France  septentrio- 
nale. Constance,  fille  du  compte  de  Toulouse,  nièce  de 
celui  d'Anjou,  régna,  comme  ou  a  vu,  sous  Robert. 


224  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Pour  prolonger  cette  domination  après  la  mort  de  son 
mari  (1031),  elle  voulait  élever  au  trône  son  second 
fils  Robert,  au  préjudice  de  l'ainé,  Henri  ;  mais 
l'Église  se  déclara  pour  l'ainé.  Les  évêques  de  Reims, 
Laon,  Soissons,  Amiens,  Noyon,  Beauvais,  Chàlons, 
Troyes  et  Langres,  assistèrent  à  son  sacre,  ainsi  que 
les  comtes  de  Champagne  et  de  Poitou.  Le  duc  des 
Normands  le  prit  sous  sa  protection,  et  força  Robert 
de  se  contenter  du  duché  de  Bourgogne.  C'est  la  tige 
de  cette  première  maison  de  Bourgogne  qui  fonda  le 
royaume  de  Portugal.  Toutefois  le  Normand  ne  donna 
la  royauté  à  Henri  qu'affaiblie  et  désarmée  pour  ainsi 
dire.  Il  se  fit  céder  le  Vexin,  et  se  trouva  ainsi  établi 
à  six  lieues  de  Paris.  Henri  essaya  en  vain  d'échap- 
per à  cette  servitude  et  de  reprendre  le  Vexin,  à  la 
faveur  des  révoltes  qui  eurent  lieu  contre  le  nouveau 
duc  de  Normandie,  Guillaume  le  Bâtard.  Ce  Guil- 
laume, dont  nous  parlerons  tout  au  long  dans  le  cha- 
pitre suivant,  battit  ses  barons  et  battit  le  roi.  Ce  fut 
peut-être  le  salut  de  celui-ci,  que  le  duc  ait  tourné 
contre  l'Angleterre  ses  armes  et  sa  politique. 

Henri  et  son  fils,  Philippe  I«^  (1031-1108),  restèrent 
spectateurs  inertes  et  impuissants  des  grands  événe- 
ments qui  bouleversèrent  TEurope  sous  leur  règne.  Ils 
ne  prirent  part  ni  aux  croisades  normandes  de  Naples 
et  d'Angleterre,  ni  à  la  croisade  européenne  de  Jéru- 
salem, ni  à  la  lutte  des  papes  et  des  empereurs  ;  ils 
laissèrent  tranquillement  l'Empereur  Henri  III  établir 
sa  suprématie  en  Europe,  et  refusèrent  de  seconder 
les  comtes  de  Flandre,  Hollande,  Brabant  et  Lor- 
raine,  dans   la  grande  guerre  des  Pays-Bas  contre 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  PAPE  FRANÇAIS. 


225 


l'Empire.  La  royauté  française  n'est  guère  qu'une 
espérance,  un  titre,  un  droit.  La  France  féodale,  qui 
doit  s'absorber  en  elle,  a  jusqu'ici  un  mouvement  tout 
excentrique.  Qui  veut  suivre  ce  mouvement,  il  faut 
qu'il  détourne  les  yeux  du  centre  encore  impuissant, 
qu'il  assiste  à  la  grande  lutte  de  l'Empire  et  du  Sa- 
cerdoce, qu'il  suive  les  Normands  en  Sicile,  en  Angle- 
terre, sous  le  drapeau  de  l'Église,  qu'enfin  il  s'ache- 
mine à  la  terre  sainte  avec  toute  la  France.  Alors  il 
sera  temps  de  revenir  aux  Capets,  et  de  voir  comment 
l'Église  les  prit  pour  instruments  à  la  place  des  Nor- 
mands, trop  indociles  ;  comment  elle  fit  leur  fortune, 
et  les  éleva  si  haut,  qu'ils  furent  en  état  de  l'abaisser 
elle-même. 


T.     ÎI 


"V    T^^'^^è 


CHAPITRE    II 

XI«  siècle.  —  Grégoire  VII.  —  Alliance  des  Normands  et  de  1  Eglise. 
-   Conqnête  des  Deux-.Siciles  et  de  l'Angleterre. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  papes  ont  appelé  la 
France  la  fille  aînée  de  l'Église.  C'est  par  elle  qu'ils 
ont  partout  combattu  l'opposition  politique  et  reli- 
gieuse au  moyen  âge.  Dès  le  xP  siècle,  à  l'époque  où 
la  royauté  capétienne,  faible  et  inerte,  ne  peut  les 
seconder  encore,  l'épée  des  Français  de  Normandie 
repousse  l'empereur  des  murs  de  Rome,  chasse  les 
Grecs  et  les  Sarrasins  d'Italie  et  de  Sicile,  assujettit 
les  Saxons- dissidents  de  l'Angleterre.  Et  lorsque  les 
papes  parviennent  à  entraîner  l'Europe  à  la  croisade, 
la  France  a  la  part  principale  dans  cet  événement, 
qui  contribue  si  puissamment  à  leur  grandeur,  et  les 
arme  d'une  si  grande  force  dans  la  lutte  du  Sacerdoce 
et  de  l'Empire. 


ONZIEME  SIECLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  227 

Au  xi«  siècle,  la  querelle  est  entre  le  saint  ponti- 
ficat romain  et  le  saint  empire  romain.  L'Allemagne, 
qui  a  renversé  Rome  par  l'invasion  des  barbares, 
prend  son  nom  pour  lui  succéder;  non-seulement  elle 
veut  lui  succéder  dans  la  domination  temporelle  (déjà 
tous  les  rois  reconnaissent  la  suprématie  de  l'empe- 
reur), mais  elle  affecte  encore  une  suprématie  morale; 
elle  s'intitule  le  iSaint-Emjnre  ;  hors  de  l'Empire,  point 
d'ordre  ni  de  sainteté.  De  même  que  là-haut  les  puis- 
sances célestes,  trônes,  dominations,  archanges,  relè- 
vent les  unes  des  autres  ;  de  même  l'empereur  a  droit 
sur  les  rois,  les  rois  sur  les  ducs,  ceux-ci  sur  les  mar- 
graves et  les  barons.  Voilà  une  prétention  superbe, 
mais  en  même  temps  une  idée  bien  féconde  dans  l'ave- 
nir. Une  société  séculière  prend  le  titre  de  société 
sainte,  et  prétend  réfléchir  dans  la  vie  civile  l'ordre 
céleste  et  la  hiérarchie  divine,  mettre  le  ciel  sur  la 
terre.  L'empereur  tient  le  globe  dans  sa  main  aux 
jours  de  cérémonies  ;  son  chancelier  appelle  les  autres 
souverains  les  rois  provinciaux^  ses  jurisconsultes  le 
déclarent  la  loi  vivante^;  il  prétend  ^ablir  sur  la 
terre  une  sorte  de  paix  perpétuelle,  et  substituer  un 
état  légal  à  l'état  de  nature  qui  existe  encore  entre 
les  nations. 

Maintenant,  en  a-t-il  le  droit,  de  faire  cette  grande 
chose  ?  En  est-il  digne,  ce  prince  féodal,  ce  barbare  de 


•  C'est  ainsi  que  le  chancelier  de  l'Empire  qualifia  tons  les  rois 
dans  une  diète  solennelle,  sous  Frédéric  Barberousse  :  Reges  pro- 
vinciales. 

*  Imperator  est  animata  lex  in  terris. 


228  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Francoiiie  ou  de  Souabe?  Lui  appartient-il  d'être,  sur 
la  terre,  l'instrument  d'une  si  grande  révolution?  Cet 
idéal  de  calme  et  d'ordre,  que  le  genre  humain  pour- 
suit depuis  si  longtemps,  est-ce  ijien  l'empereur  d'Al- 
lemagne qui  va  le  donner,  ou  bien  serait-il  ajourné  à 
la  fin  du  monde,  à  la  consommation  des  temps? 

Ils  disent  que  leur  grand  empereur  Frédéric  Barbe- 
rousse  n'est  pas  mort;  il  dort  seulement.  C'est  dans 
un  vieux  château  désert,  sur  une  montagne.  Un  ber- 
ger l'y  a  vu,  ayant  pénétré  à  travers  les  ronces  et  les 
broussailles  ;  il  était  dans  son  armure  de  fer,  accoudé 
sur  une  table  de  pierre,  et  sans  doute  il  y  avait  long- 
temps, car  sa  l^arbe  avait  crû  autour  de  la  table  et 
l'avait  embrassée  neuf  fois.  L'empereur,  soulevant  à 
peine  sa  tête  appesantie,  dit  seulement  au  berger  : 
Les  corbeaux  volent-ils  encore  autour  de  la  montagne? 
—  Oui,  encore.  —  Ah  !  bon,  je  puis  me  rendormir. 

Qu'il  dorme,  ce  n'est  ni  à  lui,  ni  aux  rois,  ni  aux 
empereurs,  ni  au  saint-empire  du  moyen  âge,  ni  à  la 
sainte-alliance  des  temps  modernes  qu'il  appartient  de 
réahser  l'idé^  du  genre  humain  :  la  paix  sous  la  loi, 
la  réconciliation  définitive  des  nations. 

Sans  doute,  c'était  un  noble  monde  que  ce  monde 
féodal  qui  s'endort  avec  la  maison  de  Souabe  ;  on  ne 
peut  le  traverser,  même  après  la  Grèce  et  Rome,  sans 
lui  jeter  un  regard  et  un  regret.  Il  y  avait  là  des 
compagnons  bien  fidèles,  bien  loyalement  dévoués  à 
leur  seigneur  et  à  la  dame  de  leur  seigneur  ;  joyeux 
à  sa  table  et  à  son  foyer,  tout  aussi  joyeux  quand  il 
fallait  passer  avec  lui  les  défilés  des  Alpes,  ou  le 
suivre   à  Jérusalem  et  jusqu'au    désert  de   la   mer 


ONZIEME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  229 

Morte  ;  de  pieuses  et  candides  âmes  d'hommes  sons  la 
cuirasse  d'acier.  Et  ces  magnanimes  empereurs  de  la 
maison  de  Souabe,  cette  race  de  poètes  et  de  parfaits 
chevaliers,  avaient-ils  si  grand  tort  de  prétendre  à 
l'empire  du  monde?  Leurs  ennemis  les  admiraient  en 
les  combattant.  On  les  reconnaissait  partout  à  leur 
beauté.  Ceux  qui  cherchaient  Enzio,  le  fils  fugitif  de 
Frédéric  II,  le  découvrirent  sur  la  vue  d'une  boucle 
de  ses  cheveux.  Ah  !  disaient-ils,  il  n'y  a  dans  le 
monde  que  le  roi  Enzio  qui  ait  de  si  beaux  cheveux 
blonds  \  Ces  beaux  cheveux  blonds,  et  ces  poésies,  et 
ce  grand  courage,  tout  cela  ne  servit  de  rien.  Le 
frère  de  saint  Louis  n'en  fit  pas  moins  couper  la  tête 
au  pauvre  jeune  Conradin,  et  la  maison  de  France  suc- 
céda à  la  prépondérance  des  empereurs. 

L'empereur  doit  périr,  l'Empire  doit  périr,  et  le 
monde  féodal,  dont  il  est  le  centre  et  la  haute  expres- 
sion. Il  y  a  en  ce  monde-là  quelque  chose  qui  le  con- 
damne et  le  voue  à  la  ruine  ;  c'est  son  matérialisme 
profond.  L'homme  s'est  attaché  à  la  terre,  il  a  pris 
racine  dans  le  rocher  où  s'élève  sa  tour.  IVuIIe  terre 
sans  seigneur,  nul  seigneur  sans  terre.  L'homme  ap- 
partient à  un  lieu;  il  est  jugé,  selon  qu'on  peut  dire 
qu'il  est  de  liaut  ou  de  bas  lieic.  Le  voilà  localisé,  im- 
mobile, fixé  sous  la  masse  de  son  pesant  château,  de 
sa  pesante  armure. 

La  terre,  c'est  l'homme  ;  a  elle  appartient  la  vérita- 


'  Une  jeune  fille  vint  le  con.soler  dans  sa  prison;  ils  eurent  uq 
fils  qui  s'appela  Bentivoglio  {je  te  teux  du  bien).  C'est,  selon  Ja 
tradition,  la  tige  de  l'illustre  famille  de  ce  nom. 


230  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ble  personnalité.  Comme  personne,  elle  est  indivisible; 
elle  doit  rester  une  et  passer  à  l'aîné.  Personne  im- 
mortelle, indifférente,  impitoyable,  elle  ne  connaît 
point  la  nature  ni  l'humanîté.  L'aîné  possédera  seul  ; 
que  dis-je?  c'est  lui  qui  est  possédé  :  les  usages  de  sa 
terre  le  dominent,  ce  fier  baron;  sa  terre  le  gouverne, 
lui  impose  ses  devoirs;  selon  la  forte  expression  du 
moyen  âge,  il  faut  qiCil  serve  son  fief. 

Le  fils  aura  tout,  le  fils  aîné.  La  fille  n'a  rien  à  de- 
mander ;  n'est-elle  pas  dotée  du  petit  chapeau  de  roses 
et  du  baiser  de  sa  mère  ^  ?  Les  puînés,  oh  !  leur  héri- 
tage est  vaste!  Ils  n'ont  pas  moins  que  toutes  les 
grandes  routes,  et  par-dessus,  toute  la  voûte  du  ciel. 
Leur  lit,  c'est  le  seuil  de  la  maison  paternelle  ;  ils 
pourront  de  là,  les  soirs  d'hiver,  grelottants  et  affa- 
més, voir  leur  aîné  seul  au  foyer  où  ils  s'assirent  eux 
aussi  dans  le  bon  temps  de  leur  enfance,  et  peut-être 
leur  fera-t-il  jeter  quelques  morceaux,  nonobstant  le 
grognement  de  ses  chiens.  Doucement,  mes  dogues, 
ce  sont  mes  frères;  il  faut  bien  qu'ils  aient  quelque 
chose  aussi. 

Je  conseille  aux  puînés  de  se  tenir  contents,  et  de 
ne  pas  risquer  de  s'établir  sous  un  autre  seigneur  : 
de  pauvres,  ils  pourraient  bien  devenir  serfs.  Au  bout 
d'un  an  de  séjour,  ils  lui  appartiendraient  corps  et 
biens.  Bonne  auiaine  pour  lui,  ils  deviendraient  ses 
axibains;  autant  presque  vaudrait  dire  ses  serfs,  ses 
juifs.  Tout  malheureux  qui  cherche  asile,  tout  vais- 


'  Par  exemple  dans  les  anciennes  Coutumes  de  Normandie. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  231 

seau  qui  se  brise  au  rivage,  appartient  au  seigneur; 
il  a  Vmcbaine  et  le  bris. 

Il  n'est  qu'un  asile  sûr,  l'Église.  C'est  là  que  se  réfu- 
gient les  cadets  des  grandes  maisons.  L'Église,  im- 
puissante pour  repousser  les  barbares,  a  été  obligée 
do  laisser  la  force  à  la  féodalité  ;  elle  devient  elle- 
même  peu  à  peu  toute  féodale.  Les  chevaliers  restent 
chevaliers  sous  l'habit  de  prêtres.  Dès  Charlemagne, 
les  évêques  s'indignent  qu'on  leur  présente  la  pacifi- 
que mule,  et  qu'on  veuille  les  aider  à  monter.  C'est  un 
destrier  qu'il  leur  faut,  et  ils  s'élancent  d'eux-mêmes  ^ 
Ils  chevauchent,  ils  chassent,  ils  combattent,  ils  bé- 
nissent à  coups  de  sabre,  et  imposent  avec  la  masse 

'  Moine  de  Saint-Gall.  «  Un  jeune  clerc  venait  d'être  nommé 
par  Chaiiemagne  à  un  évèché.  Comme  il  b'en  allait  tout  joyeux, 
fees  serviteurs,  considérant  la  gravité  épi.-copale,  lui  amenèrent  sa 
monture  près  d'un  perron  ;  mais  lui,  indigné,  et  croyant  qu'on  le 
prenait  pour  infirme,  s'élança  à  cheval  si  lestement,  qu'il  faillit 
passer  de  l'autre  côté.  Le  roi  le  vit  par  le  treillage  du  palais,  et  le 
fit  appeler  aussitôt  :  «  Ami,  lui  dit-il,  tu  es  -vàf  et  léger,  fort  leste 
et  fort  agile.  Or,  tu  sais  combien  de  guerres  troublent  la  séréi^itô 
de  notre  Empire;  j'ai  besoin  d'un  tel  clerc  dans  mon  cortège  ordi- 
naire, sois  donc  le  compagnon  de  tous  nos  travaux.  »  Toy.  un 
chant  suisse  inséré  dans  le  Des  Knaben  ■Wunderhorn.  —  F.  aussi 
Actes  du  concile  de  Vernon,  en  84o,  article  8.  (Baluze,  II,  17.)  — 
Dithmar,  chron.,  I,  II,  34  :  «  Un  évéque  de  Ratisbonne  accom- 
pagna les  princes  de  Bavière  dans  une  guerre  contre  les  Hon- 
grois. II  y  perdit  une  oreille  et  fut  laissé  parmi  les  morts.  Un 
Hongrois  voulut  l'achever.  «  Tune  ipse  confbrtatus  in  Domino 
post  longum  mutui  agonis*  luctamen  Victor  hostem  prostravit  ;  et 
inter  multas  itineris  asperitates  incolumis  notos  pervenit  ad  fines. 
Inde  gaudium  gregi  suo  exoritur,  et  omni  Ghristum  cognoscenti. 
Excipitur  ab  omnibus  miles  bonus  in  clero,  et  servatur  optimus 
pastor  in  populo,  et  fuit  ejusdem  mutilatio  non  ad  dedecus  sed  ad 
honorem  magis.  »  —  Gieseler,  Kirchengeschichte,  t.  II,  p.  I,  197. 


232  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

d'armes  de  lourdes  'pénitences.  C'est  une  oraison  funè- 
bre d'évêque  :  bon  clerc  et  hrave  soldat.  A  la  bataille 
d'Hastings,  un  abbé  saxon  amène  douze  moines,  et 
tous  les  treize  se  font  tuer.  Les  évêques  d'Allemagne 
déposent  un  des  leurs,  comme  pacifique  et  peu  vail- 
lant'^.  Les  évêques  deviennent  barons,  et  les  barons 
évêques.  Tout  père  prévoyant  ménage  à  ses  cadets  un 
évêché,  une  abbaye.  Ils  font  élire  par  leurs  serfs  leurs 
petits  enfants  aux  plus  grands  sièges  ecclésiastiques. 
Un  archevêque  de  six  ans  monte  sur  une  table,  balbu- 
tie deux  mots  de  catéchisme '^  il  est  élu:  il  prend 
charge  d'âmes,  il  gouverne  une  province  ecclésias- 
tique. Le  père  vend  en  son  nom  les  bénéfices,  reçoit  les 
dîmes,  le  prix  des  messes,  sauf  à  n'en  pas  faire  dire. 
Il  fait  confesser  ses  vassaux,  les  fait  tester,  léguer, 
bon  'gré,  mal  gré,  et  recueille.  Il  frappe  le  peuple  des 
deux  glaives  :  tour  à  tour  11  combat,  il  excommunie; 
il  tue,  damne  à  son  choix. 

Il  ne  manquait  qu'une  chose  à  ce  système.  C'est  que 
ces  nobles  et  vaillants  prêtres  n'achetassent  plus  la 
jouissance  des  biens  de  l'Église  par  les  abstinences  du 
célibat  ^  :  qu'ils  eussent  la  splendeur  sacerdotale,  la 


*  C'était  Christian,  archevêque  de  Mayence:  il  eut  beau  citer 
ces  mots  de  TEvangile  :  Mets  ton  épée  au  foii^rreav, ;  on  obtint  du 
pape  sa  déposition. 

^  Atto  de  Verceil. 

^  Tsicol.  a  Clemangis,  deprsesul.  simon.,  p.  163.  «  Denique  la'ici 
usque  adeo  persuasum  nulles  cselibes  esse,  ut  in  plerisque  jiaro- 
chiis  non  aliter  velint  pre^bytei^um  tolerare,  nisi  concubinam  ha- 
beat,  quo  vel  sic  suis  sit  consultum  uxoribus,  qure  nec  sic  quidem 
usquequaque  sunt  extra  periculum.  »  —  Yoy.  aussi  Muratori, 
VI,  33o.  On  avait  déclaré  que  les  enfants  nés  d'un  prêtre  et  d"une 


ONZIÈME  SIÈCLE.  ~  GREGOIRE  VII.  233 

dignité  des  saints,  et,  de  plus,  les  consolations  du 
mariage  ;  qu'ils  élevassent  autour  d'eux  des  fourmi- 
lières de  petits  prêtres;  qu'ils  égayassent  du  vin  do 
l'autel  leurs  repas  de  famille,  et  que  du  pain  sacré  ils 
gorgeassent  leurs  petits.  Douce  et  sainte  espérance  ! 
ils  grandiront  ces  petits,  s'il  plaît  à  Dieu  !  ils  succéde- 
ront tout  naturellement  aux  abbayes,  aux  évêchés  d(} 
leur  père.  Il  serait  dur  de  les  ôter  de  ces  palais,  de 
ces  églises;  l'église,  elle  leur  appartient,  c'est  leur 
fief,  à  eux.  Ainsi  l'hérédité  succède  à  l'élection,  la 
naissance  au  mérite.  L'Église  imite  la  féodalité  et  la  ^_ 
dépasse;  plus  d'une  fois  elle  fit  part  aux  filles,  une 
fille  eut  en  dot  un  évêché  *.  La  femme  du  prêtre  inar- 


femme  libre  seraient  serfs  de  l'Église  ;  ils  ne  pouvaient  être  admis 
dans  le  clergé,  ni  hériter  selon  la  loi  civile,  ni  être  entendus 
comme  témoins.  Schroeckh,  Kirchengeschichte,  p.  22,  ap.  Voigt. 
Hildebrand,  als  Papst  Gregorius  der  siebente,  und  sein  Zeit 
alter,  1815. 

Rex  immortalis  !  quam  longo  tempore  talis 
Muûdi  risus  erunt,  quos  presbylerii  ganuerunt? 

Carmen  pro  nothis,  ap.  Scr.  fr.  XI,  Mi. 

D,  Lobineau,  110.  D.  Morice,  Preuves,  I,  463,  542.  Il  en  était 
de  même  en  Normandie,  d'api'ès  les  biographes  des  bienheureux 
Bernard  de  Tiron  et  Harduin,  abbé  du  Bec  :  «  Per  totam  Norman- 
niam  hoc  erat  ut  presbyteri  publiée  uxores  ducerent,  fllios  ac 
ïilias  procrearent,  quibus  hereditatis  jure  ecclesias  relinquerent  et 
fllias  suas  nuptui  traductas,  si  alla  deesset  possessio,  ecclesiam 
dabant  in  dotem.  » 

'  Il  y  avait  en  Bretagne  quatre  évêques  mariés  ;  ceux  de  Quim- 
per,  Vannes,  Rennes  et  Nantes;  leurs  enfants  devenaient  prêtres 
et  évêques;  celui  de  Dôle  pillait  son  église  pour  doter  ses  fille;:. 
(Lettres  du  clergé  de  Noyon,  1079,  et  de  Cambrai,  1076,  con- 
servées par  Mabillon.)  —  Les  clercs  se  plaignaient  comme  d'une 


234  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

clie  près  de  lui  à  l'autel;  celle  de  l'évêque  dispute  le 
pas  à  l'épouse  du  comte. 

C'était  fait  du  christianisme  S  si  l'Église  se  maté- 
rialisait dans  l'hérédité  féodale.  Le  sel  de  la  terre  s'é- 
vanouissait, et  tout  était  dit.  Dès  lors  plus  de  force 
intérieure,  ni  d'élan  au  ciel.  Jamais  une  telle  Église 
n'aurait  soulevé  la  voûte  du  chœur  de  Cologne,  ni  la 
flèche  de  Strasbourg;  elle  n'aurait  enfanté  ni  l'àme 
de  saint  Bernard,  ni  le  pénétrant  génie  de  saint  Tho- 
mas :  à  de  tels  hommes,  il  faut  le  recueillement  soli- 
taire. Dès  lors,  point  de  croisade.  Pour  avoir  droit 
d'attaquer  l'Asie,  il  faut  que  l'Europe  dompte  la  sen- 
sualité asiatique,  qu'elle  devienne  plus  Europe,  plus 
pure,  plus  chrétienne. 

L'Eglise  en  péril  se  contracta  pour  vivre  encore.  La 
vie  se  concentra  au  cœur.  Le  monde,  depuis  la  tem- 
pête de  l'invasion  barbare,  s'était  réfugié  dans  l'É- 
glise et  l'avait  souillée;  l'Église  se  réfugia  dans  les 
moines,  c'est-à-dire  dans  sa  partie  la  plus  sévère  et  la 
plus  mystique;  disons  encore  la  plus  démocratique 
alors;  cette  vie  d'abstinences  était  moins  recherchée 
des  nobles.  Les  cloîtres  se  peuplaient  de  fils  de  serfs  ^ 


injustice  de  ce  qu'on  rcfu&ait  l'ordination  à  leurs  enfants.  Ils  don- 
naient morne  leurs  bénéfices  en  dot  à  leurs  filles  (au  ix'=  siècle). 
Leurs  femmos  prenaient  publiquement  la  qualité  de  prétresses. 

'  Quand  je  parle  du  christianisme,  j'entends  toujours  l'huma- 
nité pendant  les  âges  chrétiens.  Elle  les  a  traversés  et  dépassés. 
-(1860.) 

*  Le  clergé  de  Laon  reprocha  un  jour  à  son  évéque  d'avoir  dit 
au  roi  :  «  Clericos  non  esse  révérendes,  quia  pêne  omnes  ex  regia 
forent  Servitute  progeniti.  »  Guibertus  Kovigentinus,  de  vita  sua, 
1.  III,  c.  VIII.  —  Voy.  plus  haut  comment  l'Église  se  recrutait  sous 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  23» 

En  face  de  cette  Église  splendide  et  orgueilleuse,  qui 
se  parait  d'un  faste  aristocratique,  se  dressa  l'autre, 
pauvre,  sombre,  solitaire,  l'Église  des  souffrances 
contre  celle  des  jouissances.  Elle  la  jugea,  la  con- 
damna, la  purifia,  lui  donna  l'unité.  A  l'aristocratie 
épiscopalè  succéda  la  monarchie  pontificale  :  l'Eglise 
s'incarna  dans  un  moine. 

Le  réformateur,  comme  le  fondateur,  était  fils  d'un 
charpentier.  C'était  un  moine  de  Ciuny,  un  Italien,  né 
à  Saona;  il  appartenait  à  cette  poétique  et  positive 
Toscane  qui  a  produit  Dante  et  Machivel.  Cet  ennemi 
de  l'Allemagne  portait  le  nom  germanique  d'Hilde- 
hrand. 

Lorsqu'il  était  encore  à  Cluny,  le  pape  Léon  IX, 
parent  de  l'empereur,  et  nommé  par  lui,  passa  par  ce 
monastère  ;  et  telle  était  l'autorité  religieuse  du  moine, 
qu'il  décida  le  prince  à  se  rendre  à  Rome  pieds  nus, 
et  comme  pèlerin,  à  renoncer  à  la  nomination  impé- 
riale pour  se  soumettre  à  l'élection  du  peuple.  C'était 
le  troisième  pape  que  l'empereur  nommait,  et  il  sem- 
blait à  peine  que  l'on  pût  s'en  plaindre;  ces  papes  alle- 
mands étaient  exemplaires.  Leur  nomination  avait 
fait  cesser  les  épouvantables  scandales  de  Rome, 
quand  deux  femmes  donnaient  tour  à  tour  la  papauté 
à  leurs  amants;  quand  le  fils  d'un  juif,  quand  un 
enfant  de  douze  ans  fut  mis  à  la  tête  de  la  chr('tienté. 
Toutefois,  c'était  peut-être  encore  pis  que  le  pape  fût 


Charlemagne  et  Louis  le  Débonnaire.  L'archevêque  de  Reims, 
Ebbon,  était  flls  d'un  !^erf.  —  Vo7j.  un  passage  de  Tliégan. 
page  15  du  présent  volume. 


236  HISTOIRE  DE  FRANCE, 

nommé  par  1  empereur,  et  que  les  deux  pouvoirs  se 
trouvassent  ainsi  réunis.  Il  devait  arriver,  comme  à 
Bagdad,  comme  au  Japon,  que  la  puissance  spirituelle 
fut  anéantie  :  la  vie,  c'est  la  lutte  et  l'équilibre  des 
forces,  l'unité,  l'identité,  c'est  la  mort. 

Pour  que  l'Eglise  échappât  à  la  domination  des 
laïques,  il  fallait  qu'elle  cessât  d'être  laïque  elle- 
même,  qu'elle  recouvrât  sa  force  par  la  vertu  de  l'abs- 
tinence et  des  sacrifices,  qu'elle  se  plongeât  dans  les 
froides  eaux  du  wStyx,  qu'elle  se  trempât  dans  la  chas- 
teté. C'est  par  là  que  commença  le  moine.  Déjà  sous 
les  deux  papes  qui  le  précédèrent  au  pontificat,  il  fit 
déclarer  qu'un  prêtre  marié  n'était  plus  prêtre.  Là- 
dessus  grande  rumeur;  ils  s'écrivent,  ils  se  liguent, 
enhardis  par  leur  nombre,  ils  déclarent  hautement 
qu'ils  veulent  garder  leurs  femmes.  Nous  quitterons 
plutôt,  dirent-ils,  nos  évêchés,  nos  abbayes,  nos 
cures;  qu'il  garde  ses  bénéfices.  Le  réformateur  ne 
recula  pas;  le  fils  du  charpentier  n'hésita  pas  à 
lâcher  le  peuple  contre  les  prêtres.  Partout  la  multi- 
tude se  déclara  contre  les  pasteurs  mariés,  et  les 
arracha  de  l'autel.  Le  peuple  une  fois  débridé,  un 
brutal  instinct  de  nivellement  lui  fit  prendre  plaisir  à 
outrager  ce  qu'il  avait  adoré,  à  fouler  aux  pieds  ceux 
dont  il  baisait  les  pieds,  à  déchirer  l'aube  et  briser  la 
mitre.  Ils  furent  battus,  souffletés,  mutilés  dans  leurs 
cathédrales;  on  but  leur  vin  consacré,  on  dispersa 
leurs  hosties.  Les  moines  poussaient,  prêchaient  :  un 
hardi  mysticisme  s'infiltrait  dans  le  peuple  :  il  s'habi- 
tuait à  mépriser  la  forme,  à  la  briser  comme  pour  en 
dégager  l'esprit.  Cette  épuration  révolutionnaire   de 


ONZIÈME  SIECLE.  —  GREGOIRE  VIL  237 

l'Église  lui  communiqua  un  immense  ébranlement. 
Les  moyens  furent  atroces.  Le  moine  Dunstan  avait 
fait  mutiler  la  femme  ou  concubine  du  roi  d'Angle- 
terre. Pietro  Damiani,  l'anachorète  farouche,  courut 
l'Italie  au  milieu  des  menaces  et  des  malédictions, 
sans  souci  de  sa  vie,  dévoilant  avec  un  pieux  cynisme 
la  turpitude  de  l'Église ^  C'était  désigner  les  prêtres 
mariés  à  la  mort.  Le  théologien  Manegold  enseigna 
que  les  adversaires  de  la  réforme  étaient  tuables  sans 
difRculté.  Grégoire  VII  lui-même  approuva  la  mutila- 
tion d'un  moine  révoltée  L'Église,  armée  d'une  pureté 
farouche,  ressembla  aux  vierges  sanguinaires  de  la 
Gaule  druidique  et  de  la  Tauride. 

Il  y  eut  alors  dans  le  monde  une  chose  étrange.  De 
même  que  le  moyen  âge  repoussait  les  Juifs  et  les 
souffletait  comme  meurtriers  de  Jésus-Christ,  la  femme 
fut  honnie  comme  meurtrière  du  genre  humain  :  la 
pauvre  Eve  paya  encore  pour  la  pomme.  On  vit  en 
elle  la  Pandore  qui  avait  lâché  les  maux  sur  la  terre. 

*  Damiani  :  Lorsqu'à  Lodi  les  bœufs  gras  de  l'Église  m'entou- 
rèrent, lorsque  beaucoup  de  veaux  rebelles  grincèrent  des  dents, 
comme  s'ils  eussent  voulu  me  cracher  tout  leur  fiel  au  visage,  ils 
se  fondèrent  sur  le  canon  d'un  concile  tenu  à  Tribur,  qui  permet- 
tait le  mariage  aux  prêtres  ;  mais  je  leur  répondis  :  Peu  m'im- 
porte votre  concile;  je  regarde  comme  nuls  et  non  avenus  tous 
les  conciles  qui  ne  s'accordent  pas  avec  les  décisions  des  évéques 
de  Rome.  »  Ailleurs,  s'adressant  aux  femmes  des  clercs,  il  leur 
dit  :  «  C'est  à  vous  que  je  m'adresse,  séductrices  des  clercs, 
amorce  de  Satan,  écume  du  paradis,  poison  des  âmes,  glaive  des 
coeurs,  huppes,  bijoux,  chouettes,  louves,  sangsues  insatia- 
bles, etc.  » 

*  Il  déclara  qu'il  était  satisfait  de  la  conduite  de  l'abbé,  et  peu 
de  temps  après  le  fit  évêque. 


238  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Les  docteurs  enseignèrent  que  le  monde  était  assez 
peuplé,  et  déclarèrent  que  le  mariage  était  un  péché, 
tout  au  moins  un  péché  véniel  * . 

Ainsi  s'accomplit  cette  violente  réforme  de  l'Église; 
elle  se  rédima  de  la  chair  en  la  maudissant.  C'est 
alors  qu'elle  attaqua  l'Empire.  Alors,  dans  la  fierté 
sauvage  de  sa  virginité,  ayant  repris  sa  vertu  et  sa 
force,  elle  interrogea  le  siècle,  et  le  somma  de  lui 
rendre  la  primatie  qui  lui  était  due.  L'adultère  et  la 
simonie  du  roi  de  France  ^  l'isolement  schismatique 
de  l'Église  d'Angleterre,  la  monarchie  féodale  elle- 
même  personnifiée  dans  l'empereur,  furent  appelés  à 
rendre  compte.  Cette  terre,  que  l'empereur  ose  inféo- 
der aux  évoques,  de  qui  la  tient-il,  si  ce  n'est  de  Dieu? 
De  quel  droit  la  matière  entend-elle  dominer  l'esprit? 
La  vertu  a  dompté  la  nature  ;  il  faut  que  l'idéal  com- 
mande au  réel,  l'intelligence  à  la  force,  l'élection  à 
l'hérédité.  «  Dieu  a  mis  au  ciel  deux  grands  lumi- 
naires, le  soleil,  et  la  lune  qui  emprunte  sa  lumière  au. 
soleil;  sur  la  terre,  il  y  a  le  pape,  et  l'empereur  qui 
est  le  reflet  du  pape^;  simple  reflet,  ombre  pâle,  qu'il 


*  Ce  fut  toutefois,  je  pense,  Pierre  Lomiard,  qui  vivait  un  peu 
plus  tard, 

*  Gregor.  VII,  epist.  ad  episc.  «  Francorum  vester  qui  non  rex, 
sed  tyrannus  dicendus  est,  omnem  œtatem  suam  flagitiis  et  faci- 
noribus  polluit...  Quod  si  vos  audire  noluerit,  per  univertam 
Franciam  omne  divinum  officium  publiée  celebrari  interdicite.  » 
—  Bruno,  de  Belle  Sax.,  p.  121,  ibid.  :  «  Quod  si  in  his  sacris  ca- 
nonibus  noluisset  rex  obediens  existere....  se  eum  velut  putre 
membrum  anatheiuatis  gladio  ab  unitate  S.  Matris  Ecclesi??  laina- 
batur  abscindere.  » 

'  Gregori  Yll  epist.  ad  reg.  Angl.,  ibid.,  6  :  «  Sicut  ad  mundi 


ONZIÈME  SIECLE.  —  GREGOIRE  VII.  239 

reconnaisse  ce  qu'il  est.  Alors,  le  monde  revenant  à 
l'ordre  véritable,  Dieu  régnera,  et  le  vicaire  de  Dieu  : 
il  y  aura  hiérarchie  selon  l'esprit  et  la  sainteté.  L'élec- 
tion élèvera  le  plus  digne.  Le  pape  mènera  le  mondo 
chrétien  à  Jérusalem,  et  sur  le  tombeau  délivré  du 
Christ  son  vicaire  recevra  le  serment  de  l'empereur,  et 
l'hommage  des  rois.  »  _^ 

'  Ainsi  se  détermina  dans  l'Eglise,  '  sous  la  forme  du 
pontificat  et  de  l'empire,  la  lutte  de  la  loi  et  de  la_ 
natiire,.  L'empereur,  c'était  le  fougueux  Henri  IV,  ' 
aussi  emporté  dans  la  nature,  que  Grégoire  VII  fut 
dur  dans  la  loi.  Les  forces  semblaient  d'abord  bien 
inégales.  Henri  III  avait  légué  à  sou  fils  de  vastes 
États  patrimoniaux,  la  toute-puissance  féodale  en  Alle- 
magne, une  immense  influence  en  Italie,  et  la  préten- 
tion de  faire  les  papes.  Hildebrand  n'avait  pas  même 
Rome;  il  n'avait  rien,  et  il  avait  tout.  C'est  la  vraie 
nature  de  l'esprit  de  n'occuper  aucun  lieu.  Chassé 
partout  et  triomphant,  il  n'eut  pas  une  pierre  à  mettre 
sous  sa  tête,  et  dit  en  mourant  ces  paroles  :  «  J'ai 


pulchritudinem  oculis  carneis  diversis  temporibus  reprsesentari- 
dam,  Solem   et  Lunam  omnibus   aliis   et  minentoria   diqio.^uit 

(Deu.>)  luminaria,  sic » —  V.  aussi  Innocent  III,  1. 1,  epist.  401. 

—  Bonifacii  VIII,  epist.,  ibid.  197  :  «  Fecit  Deus  duo  luminaria 
magna,  scilicet  Solem,  id  est,  ecclesiasticam  potestatem,  et  Lu- 
nam, hoc  est,  temporalem  et  imperialem.  Et  sicut  Luna  nuUum 
lumen  habet  nisi  quod  recipit  a  Sole,  sic...  »  —  La  glose  des  Dé- 
crétales'  fait  le  calcul  suivant  :  «  Cum  terra  sit  septies  major  luna, 
sol  autem  octies  major  terra,  restât  ergo  ut  pontiflcatus  dignitas 
quadragies  septies  sit  major  regali  dignitate.  »  —  Laurentius  va 

plus  loin  :  « Papam  esse  millies  septingenties  quater  impera- 

tore  et  regibus  sublimiorem.  »  Gieseler,  II,  p.  II,  p.  98. 


2i0  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

suivi  la  justice  et  fui  l'iniquité;  voilà  pourquoi   je 
meurs  dans  rexil'.  »  (1073-86.) 

On  a  accusé  l'obstination  des  deux  partis;  et  l'on 
n'a  pas  vu  que  ce  n'était  pas  là  une  lutte  d'hommes. 
Les  hommes  essayèrent  de  se  rapprocher,  et  ne  pu- 
rent jamais.  Lorsque  Henri  IV  resta  trois  jours  en  che- 
mise, sur  la  neige,  dans  les  cours  du  château  de  Ca- 
nossa^  il  fallut  bien  que  le  pape  l'admît.  Des  deux 
côtés  on  voulait  la  paix.  Grégoire  communia  avec  son 


•  Il  écrivait  à  l'abbé  de  Cluny  :  «  Ma  douleur  et  ma  désolation 
sont  au  comble  lorsque  je  vois  TÉgiise  d'Orient  séparée,  par  la 
fourbe  du  Diable,  de  la  foi  catholique  ;  et  si  je  tourne  mes  regards 
vers  rOccident,  vers  le  Midi  ou  vers  le  Nord,  je  n'y  trouve 
presque  plus  d'évéques  qui  le  soient  légitimement,  soit  par  leur 
conduite  dans  l'épiscopat,  soit  par  la  manière  dont  ils  y  sont  par- 
venus. Ils  gouvernent  leurs  troupeaux,  non  pour  l'amour  de  Jésus, 
mais  par  une  ambition  toute  profane,  et  parmi  les  princes  sécu- 
liers je  n'en  trouve  aucun  qui  préférât  l'honneur  de  Dieu  au  sien 
propre,  et  la  justice  à  son  intérêt.  Les  Romains,  les  Lombards  et 
les  Normands,  parmi  lesquels  je  vis,  seront  bientôt  et  je  le  leur 
dis  souvent)  plus  exécrables  que  les  juifs  et  les  païens.  Et  lorsque 
mes  regards  se  reportent  sur  moi-même,  je  vois  que  ma  vaste  en- 
treprise est  au-dessus  de  mes  forces;  de  sorte  que  je  dois  perdre 
toute  espérance  d'assurer  jamais  le  salut  de  l'Église,  si  la  miséri- 
corde de  Jésus-Christ  ne  vient  à  mon  secours;  car  si  je  n'espérais 
une  meilleure  vie,  et  si  ce  n "était  pour  le  salut  de  la  sainte  Église, 
j'en  prends  Dieu  à  témoin,  je  ne  resterais  plus  à  Rome,  où  je  vis 
déjà  depuis  vingt  ans  malgré  moi.  Je  suis  donc  comme  frappé  de 
mille  foudres,  comme  un  homme  qui  souffre  d'une  douleur  qui  se 
renouvelle  sans  cesse,  et  dont  toutes  les  espérances  ne  sont  mal- 
heureusement que  trop  éloignées.  » 

*  Gregor.  ep.  —  Il  se  jeta  aux  pieds  du  pape,  les  bras  étendus 
en  croix,  et  demandant  pardon.  —  C'était  la  première  fois,  dit 
Otton  de  Freysingen,  qu'un  pape  avait  osé  excommunier  un  em- 
pereur. J'ai  beau  lire  et  relire  nos  histoires,  je  n'en  trouve  pas  un 
exemple. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  -  GREGOIRE  VII.  2il 

ennemi,  demandant  la  mort  s'il  était  coupable,  et  ap- 
pelant le  jugement  de  Dieu.  Dieu  ne  décida  pas.  Le 
jugement,  comme  la  réconciliation,  était  impossible. 
Rien  ne  réconciliera  l'esprit  et  la  matière,  la  chair  et 
l'esprit,  la  loi  et  la  nature. 

La  nature  fut  vaincue,  mais  d'une  façon  dénaturée. 
Ce  fut  le  fils  d'Henri  IV  qui  exécuta  l'arrêt  de  l'Église. 
Quand  le  pauvre  vieil  empereur  fut  saisi  à  l'entrevue 
de  Mayence,  et  que  les  évêques  qui  étaient  restés  purs 
de  simonie  lui  arrachèrent  la  couronne  et  _les  vête- 
ments royaux  \  il  supplia  avec  larmes  ce  fils  qu'il  ai- 
mait encore  de  s'abstenir  de  ces  violences  parricides 
dans  l'intérêt  de  son  salut  éternel.  Dépouillé,  aban- 
donné, en  proie  au  froid  et  à  la  faim,  il  vint  à  Spire, 
à  l'église  même  de  la  Vierge,  qu'il  avait  bâtie,  de- 
mander à  être  nourri  comme  clerc;  il  alléguait  qu'il 
savait  lire  et  qu'il  pourrait  chanter  au  lutrin.  Il  n'ob- 
tint pas  cette  faveur.  La  terre  même  fut  refusée  à  son 
corps;  il  resta  cinq  ans  sans  sépulture  dans  une  cave 
de  Liège. 

Dans  cette  lutte  terrible  que  le  saint-siége  poursuivit 
dans  toute  l'Europe,  il  eut  deux  auxiliaires,  deux 
instruments  temporels  :  d'abord  la  fameuse  comtesse 

*  Il  écrivit  au  roi  de  France,  en  1106  :  «  Sitôt  que  je  le  vis, 
touché  jusqu'au  fond  du  cœur,  de  douleur  autant  que  d'affection 
paternelle,  je  me  jetai  à  ses  pieds,  le  suppliant,  le  conjurant  au 
nom  de  son  Dieu,  de  sa  foi,  du  salut  de  son  âme,  lors  même  que 
mes  péchés  auraient  mérité  que  je  fusse  puni  par  la  main  de  Dieu, 
de  s'abstenir,  lui  du  moins,  de  souiller,  à  mon  occasion,  son  âme, 
son  honneur  et  son  nom  ;  car  jamais  aucune  sanction,  aucune  loi 
divine,  n'établit  les  fils  vengeurs  des  fautes  de  leurs  pères.  »  Si- 
gebert  de  Gembloux. 

T.  II.  16 


242  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Mathilde,  si  puissante  en  Italie,  la  Adèle  amie  de  Gré- 
goire VIL  Cette  princesse,  française  d'origine,  avait 
grandi  dans  l'exil  et  sous  la  persécution  des  Allemands. 
Elle  était  alliée  à  la  famille  de  Godefroi  de  Bouillon. 
Mais  Godefroi  était  pour  Henri  IV.  Il  portait  le  dra- 
peau de  l'Empire  à  la  bataille  oii  fut  tué  Rodolphe,  le 
rival  d'Henri,  et  c'est  Godefroi  qui  le  tua.  Mathilde  au 
contraire  ne  connut  pas  d'autre  drapeau  que  celui  de 
l'Égiise.  Elle  réhabilitait  la  femme  aux  yeux  du  monde. 
Pure  et  courageuse  comme  Grégoire  lui-même,  cette 
femme  héroïque  faisait  la  grâce  et  la  force  de  son  parti. 
Elle  soutenait  le  pape,  combattait  l'empereur  et  inter- 
cédait, pour  lui^ 

Après  cette  princesse  française,  les  meilleurs  sou- 
jtiens  du  pape  étaient  nos  Normands  de  îsaples  et  d'An- 
gleterre. Longtemps  avant  la  croisade  de  Jérusalem, 
ce  peuple  aventureux  faisait  la  croisade  par  toute  l'Eu- 
rope. Il  est  curieux  d'examiner  comment  ces  pieux 
brigands  devinrent  les  soldats  du  saint-siége. 

J'ai  parlé  ailleurs  de  l'origine  des  Normands.  C'était 
un  peuple  mixte,  où  l'élément  neustrien  dominait  de 
beaucoup  l'élément  Scandinave.  Sans  doute  à  les  voir 
sur  la  tapisserie  de  Bayeux  avec  leurs  armures  en 
forme  d'écaillés,  avec  leurs  casques  pointus  et  leurs 
nazaires  ^,  on  serait  tenté  de  croire  que  ces  poissons  de 
fer  sont  les  descendants  légitimes  et  purs  des  vieux 
pirates  du  Nord.  Cependant  ils  parlaient  français  dès 
la  troisième  génération,  et  n'avaient  plus  alors  parmi 

*  A  Fî^ntrerue  de  Canossa. 

^  'Voy.  iz.  tapisserie  de  Bayeux. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VU.  243 

eux  personne  qui  entendît  le  danois;  ils  étaient  obligés 
d'envoyer  leurs  enfants  l'apprendre  chez  les  Saxons  de 
Bayeux^  Les  noms  de  ceux  qui  suivent  Guillaume  le 


*  Guill.  Gemetic.  1.  III,  c.  viii.  «  Quem  (Richard  I)  confestira 
pater  Baiocab  mitteus...  ut  ibi  lingua  eruditus  danica  suib  exte- 
risqiie  hominibus  sciret  aperte  dare  responsa.  »  —  Voy.  Depping, 
Hibt.  des  Expéditions  normandes,- 1.  II;  E&trup,  Remarques  faites 
dans  un  voyage  en  Normandie,  Copenhague,  1821  :  et  Antiquités 
des  Anglo-Normands.  —  On  trouve  aux  environs  de  Bayeux. 
Saon  et  Saonet.  Plusieurs  familles  portent  le  nom  de  Saisne, 
Sesne.  Un  capitulaire  de  Charles  le  Chauve  (Scr.  fr.  VII,  616) 
désigne  le  canton  de  Bayeux  par  le  mot  iVOtlingua  Saxonia  — 
Le  nom  de  Caen  est  saxon  aussi  :  Cathim,  maison  du  conseil, 
Mém.  de  l'Acad.  des  Inscript.,  t.  XXXI,  p.  242.  —  Beaucoup  de 
Normands  m'ont  assuré  que  dans  leur  province  on  ne  rencontrait 
guère  le  blond  prononcé  et  le  roux  que  dans  le  pays  de  Bayeux  et 
de  Vire. 

Guill.  Apulus,  1.  II,  ap.  Muratori,  V,  239. 

Corpora  dérident  Normannica,  quse  breviora 
Esse  videbantur. 

Gibbon,  XI,  151. 

Guill.  Malmsbur.,  ap.  Scr.  fr.  XI,  183. 

Gaufred.  Malaterra,  1.  I,  c.  m.  Est  gens  astutissima,  injuria- 
rum  ultrix;  spe  alias  plus  lucrandi,  patries  agros  vilipendons, 
quasstus  et  dominationis  avida,  cujuslibet  rei  simulatrix  :  inter 
largitatem  et  avaritiam  quoddam  modium  habens.  »  —  Guill. 
Malmsb.,  ap.  Scr.  fr.  XI,  183.  «  Cum  fato  ponderare  perfldiam, 
cum  nummo  mutare  sententiam.  »  —  Guill.  Apulus,  1.  II,  ap. 
Muratori,  2o9. 

Audit...  quia  gens  seraper  Normannira  prona 
Est  id  avaritiam;  plus,  qui  plus  prtebet,  amatur. 

—  Ceux  qui  ne  pouvaient  faire  fortune  dans  leur  pays,  eu  qni 
verraient  à  encourir  la  disgrâce  de  leur  duc,  partaient  aussitôt 
pour  ritalie.  »  Guill.  Gemetic,  1.  VII,  xix,  xxx.  Guill.  ApuL, 
1.  I,  p.  239. 


244  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Bâtard  sont  purement  française  Les  conquérants  de 
l'Angleterre  abhorraient,  dit  Ingulf,  la  langue  anglo- 
saxonne.  Leur  préférence  était  pour  la  civilisation  ro- 
maine et  ecclésiastique.  Ce  génie  de  scribes  et  de  lé- 
gistes qui  a  rendu  leur  nom  proverbial  en  Europe , 
nous  le  trouvons  chez  eux  dès  le  x^  et  le  xi^  siècles. 
C'est  ce  qui  explique  en  partie  cette  multitude  prodi- 
gieuse de  fondations  ecclésiastiques  chez  un  peuple  qui 
n'était  pas  autrement  dévot.  Le  moine  Guillaume  de 
Poitiers  nous  dit  que  la  Normandie  était  une  Egypte, 
une  Thébaïde  pour  la  multitude  des  monastères.  Ces 
monastères  étaient  des  écoles  d'écriture,  de  philoso- 
phie, d'art  et  de  droit.  Le  fameux  Lanfranc,  qui  donna 
tant  d'éclat  à  l'école  du  Bec,  avant  de  passer  le  détroit 
avec  Guillaume  et  de  devenir  en  quelque  sorte  pape 
d'Angleterre,  c'était  un  légiste  italien. 

Les  historiens  de  la  conquête  d'Angleterre  et  de  Si- 
cile se  sont  plu  à  présenter  leurs  Normands  sous  les 
formes  et  la  taille  colossale  des  héros  de  chevalerie. 
En  ItaUe,  un  d'eux  tue  d'un  coup  de  poing  le  cheval 
de  l'envoyé  grec-.  En  Sicile,  Roger,  combattant  cin- 
quante miUe  Sarrazins  avec  cent  trente  chevaliers,  est 


*  Aumeiie,  Archer,  Aveuans,  Basset,  Barbason,  Blundel,  Bre- 
ton, Beauchamp,  Bigot,  Camos,  Colet,  Clarvaile,  Champaine, 
Dispenser,  Devaus,  Durand,  Estrange,  Gascogne,  Jay,  Longspes, 
Lonschampe,  Malebranche,  Musard,  Mautravers,  Perot,  Picard, 
Ro.^e,  Rous,  Rond,  Saint-Amand,  Saint-Léger,  Sainte-Barbe, 
Truflot,  Trusbut,  Taverner,  Valence,  Verdon,  Vilan,  etc.,  etc.  On 
remarque  dans  cette  liste  plusieurs  noms  de  provinces  et  de  villes 
de  France.  Il  reste  encore  plusieurs  autres  listes. 

^  Un  autre  prend  par  la  queue  un  lion  qui  tenait  une  chèvre,  et 
les  jette  par-dessus  une  muraille. 


ONZIÈME  SIECLE.  -  GRÉGOIRE  VII.  24S 

renversé  sous  son  cheval,  mais  se  dégage  seul,  et  rap- 
porte encore  la  selle.  Les  ennemis  des  Normands,  sans 
nier  leur  valeur,  ne  leur  attribuent  point  ces  forces 
surnaturelles.  Les  Allemands ,  qui  les  combattirent  en 
Italie,  se  moquaient  de  leur  petite  taille.  Dans  leur 
guerre  contre  les  Grecs  et  les  Vénitiens,  ces  descen- 
dants de  RoUon  et  d'Hastings  se  montrent  peu  marins, 
et  fort  effrayés  des  tempêtes  de  l'Adriatique. 

Mélange  d'audace  et  de  ruse,  conquérants  et  chica- 
neurs comme  les  anciens  Romains,  scribes  et  cheva- 
liers, rasés  comme  les  prêtres  et  bons  amis  des  prê- 
tres (au  moins  pour  commencer),  ils  firent  leur  fortune 
par  l'Éghse  et  malgré  l'Église.  La  lance  y  fit,  mais 
aussi  la  lance  de  Judas,  comme  parle  Dante  ^  Le  héros 
de  cette  race,  c'est  Robert  1' Avisé  (Guiscard,  Wise). 

La  Normandie  était  petite,  et  la  police  y  était  trop 
bonne  pour  qu'ils  pussent  butiner  grand'chose  les  uns 
sur  les  autres  ^  Il  leur  fallait  donc  aller,  comme  ils  di- 
saient gaaignant^  par  l'Europe.  Mais  l'Europe  féodale, 
hérissée  de  châteaux,  n'était  pas,  au  xi®  siècle,  facile 
à  parcourir.  Ce  n'était  plus  le  temps  où  les  petits  che- 
vaux des  Hongrois  galopaient  jusqu'au  Tibre,  jusqu'à 
la  Provence.  Chaque  passe  des  fleuves,  chaque  poste 
dominant  avait  sa  tour  ;  à  chaque  défilé,  on  voyait  des- 
cendre de  la  montagne  quelque  homme  d'armes  avec 


*  «  Ubi  vires  non  successissent,  non  minus  dolo  et  pecunia  cor- 
rumpere.  »  (Guillaume  de  Malmesbury.) 

-  Guillaume  de  Jumièges  raconte  que  le  bracelet  d'une  jeune 
fille  resta  suspendu  pendant  trois  ans  à  un  arbre  au  bord  d'une 
rivière,  sans  que  personne  y  touchât. 

*  Wace,  Roman  de  Rou. 


246  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ses  varlets  et  ses  dogues,  qui  demandait  péage  ou 
bataille  ;  il  visitait  le  petit  bagage  du  voyageur,  prenait 
part,  quelquefois  prenait  tout,  et  l'homme  par-dessus. 
Il  n'y  avait  pas  beaucoup  à  gaaigmr  en  voyageant 
ainsi.  Nos  Normands  s'y  prenaient  mieux.  Ils  se  met- 
taient plusieurs  ensemble,  bien  montés,  bien  armés, 
mais  de  plus  affublés  en  pèlerins  de  bourdons  et  co- 
quilles; ils  prenaient  même  volontiers  quelque  moine 
avec  eux.  Alors,  à  qui  eût  voulu  les  arrêter,  ils  auraient 
répondu  doucement,  avec  leur  accent  traînant  et  nasil- 
lard, qu'ils  étaient  de  pauvres  pèlerins,  qu'ils  s'en  al- 
laient au  mont  Cassin ,  au  Saint-Sépulcre ,  à  Saint- Jac- 
ques de  Compostelle  :  on  respectait  d'ordinaire  une  d*é- 
votion  si  bien  armée.  Le  fait  est  qu'ils  aimaient  ces 
lointains  pèlerinages  :  il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen 
d'échapper  à  l'ennui  du  manoir.  Et  puis  c'étaient  dos 
routes  fréquentées;  il  y  avait  de  bons  coups  à  faire  sur 
le  chemin,  et  l'absolution  au  bout  du  voyage.  Tout  au 
moins,  comme  ces  pèlerinages  étaient  aussi  des  foires, 
on  pouvait  faire  un  peu  de  commerce,  et  gagner  plus 
de  cent  pour  cent  en  faisant  son  salut  ^  Le  meilleur 
négoce  était  celui  des  rehques  :  on  rapportait  une  dent 
de  saint  Georges,  un  cheveu  de  la  Vierge.  On  trouvait 
à  s'en  défaire  à  grand  profit;  il  y  avait  toujours  quelque 
èvêque  qui  voulait  achalander  son  église,  quelque  prince 
prudent  qui  n'était  pas  fâché  à  tout  événement  d'avoir 
en  bataille  quelque  relique  sous  sa  cuirasse. 

C'eàt  un  pèlerinage  qui  conduisit  d'abord  les  Nor- 
mands dans  l'Italie  du  -sud,  où  ils  devaient  fonder  un 

*  Barouius. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GREGOIRE  VIL  247 

royaume.  Il  y  avait  là,  si  je  puis  dire,  trois  débris, 
trois  ruines  de  peuples  :  des  Lombards  dans  les  mon- 
tagnes, des  Grecs  dans  les  ports,  des  Sarrasins  de  Si- 
cile et  d'Afrique  qui  voltigeaient  sur  les  côtes.  Vers 
l'an  1000,  des  pèlerins  normands  aident  les  habitants 
de  Salerue  à  chasser  les  Arabes  qui  les  rançonnaient. 
Bien  payés,  ces  Normands  en  attirent  d'autres.  Un  Grec 
de  Bari,  nommé  Melo  ou  Melès,  en  loue  pour  combattre 
les  Grecs  byzantins  et  affranchir  sa  ville.  Puis  la  répu- 
blique grecque  de  Naples  les  établit  au  fort  d'Aversa, 
entre  elle  et  ses  ennemis,  les  Lombards  de  Capoue 
(1026).  Enfin  arrivent  les  fils  d'un  pauvre  gentilhomme 
du  Cotentin  \  Tancrède  de  Hauteville.  Tancrède  avait 
douze  enfants  ;  sept  des  douze  étaient  de  la  même 
mère. 

Pendant  la  minorité  de  Guillaume,  lorsque  tant  de 
barons  essayèrent  de  se  soustraire  au  joug  du  Bâtard, 


*  Chronic.  Malleac,  ap.  Scr.  fr.  XI,  644  :  «  Wiscardus...  cum 
generis  esset  ignoti  et  pauperculi.  »  Richard.  Gluniac.  :  «  Rober- 
tus  Wibcardi,  vir  pauper,  miles  tamen.  »  Alberic.  ap.  Leibnitzii 
access.  histor.,  p.  124.  «  Mediocri  parentela.  » 

Gaulred.  Malaterra,  L  I,  c.  v.  «  Per  diver^a  loca  militariter 
lucruni  quaerentes.  » 

Karà  -àv,  commandant  général.  C'est  ce  que  Guillaume  de 
Fouille  exprime  par  ces  vers  : 

Quod  Catapan  Grœci,  nos  juxta  dicimus  omne. 

L.  I,  p.  p,  ^M. 

Chacun  des  douze  comtes  y  avait  à  part  son  quartier  et  t:a 
maison  : 

Pro  numéro  comitum  bis  ses  statuere  plateas, 
Atque  domus  couiilum  tolidem  fabri:antur  in  nrhe. 

Id.  IbiJ.,  p.  2o6. 


2i8  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

les  fils  de  Tancrède  s'acheminèrent  vers  lltalie,  où  l'on 
disait  qii'im  simple  chevalier  normand  était  devenu 
comte  d'Aversa.  Ils  s'en  allèrent  sans  argent,  se  dé- 
frayant sur  les  routes  avec  leur  épée  (1037?).  Le  gou- 
verneur {oViMiapan)  byzantin  les  embaucha,  les  mena 
contre  les  Arabes.  Mais  à  mesure  qu'il  leur  vint  des 
compatriotes,  qu'ils  se  virent  assez  forts,  ils  tournèrent 
contre  ceux  qui  les  payaient ,  s'emparèrent  de  la 
Fouille  et  la  partagèrent  en  douze  comtés.  Cette  répu- 
blique de  condottieri  avait  ses  assemblées  à  Melphi. 
Les  Grecs  essayèrent  en  vain  de  se  défendre.  Ils  réu- 
nirent contre  les  Normands  jusqu'à  soixante  mille  Ita- 
liens. Les  Normands,  qui  étaient,  dit-on,  quelques  cen- 
taines d'hommes  bien  armés,  dissipèrent  cette  multi- 
tude. Alors  les  Byzantins  appelèrent  à  leur  secours  les 
Allemands  leurs  ennemis.  Les  deux  empires  d'Orient  et 
d'Occident  se  confédérèrent  contre  les  fils  du  gentil- 
homme de  Coutances.  Le  tout-puissant  empereur,  Henri 
le  Noir  (Henri  III),  chargea  son  pape  Léon  IX,  qui 
était  un  Allemand  de  la  famille  impériale,  d'exterminer 
ces  brigands.  Le  pape  mena  contre  eux  quelques  Alle- 
mands et  une  -nuée  d'Italiens.  Au  moment  du  combat 
les  Italiens  s'évanouirent,  et  laissèrent  le  belliqueux 
pontife  entre  les  mains  des  Normands.  Ceux-ci  n'eu- 
rent garde  de  le  maltraiter;  ils  s'agenouillèrent  dévote- 
ment aux  pieds  de  leur  prisonnier,  et  le  contraignirent 
de  leur  donner  comme  fief  de  l'Église,  tout  ce  qu'ils 
avaient  pris  et  pourraient  prendre  dans  la  Fouille,  la 
Calabre  et  de  l'autre  côté  du  détroit.  Le  pape  devint, 
malgré  lui ,  suzerain  du  royaume  des  Deux-Siciles 
(1052-1053).   Cette   scène  bizarre  fut   renouvelée   un 


ONZIÈME  SIÈCLE.  -  GRÉGOIRE  VII-  249 

siècle  après.  Un  descendant  de  ces  premiers  Normands 
fit  encore  un  pape  prisonnier;  il  le  força  de  recevoir 
sou  hommage,  et  se  fit  de  plus  déclarer,  lui  et  ses  suc- 
cesseurs, légats  du  saint-siége  en  Sicile.  Cette  dépen- 
dance nominale  les  rendait  eiTectivement  indépendants, 
et  leur  assurait  ce  droit  d'investiture  qui  fit  par  tout*? 
l'Europe  l'objet  de  la  guerre  du  sacerdoce  et  de  l'Em- 
pire. 

La  conquête  de  l'Italie  méridionale  fut  achevée  par 
RoheriV Avisé  (Guiscard).  Il  se  fit  duc  de  Fouille  et  de 
Calabre,  malgré  ses  neveux  \  qui  réclamaient  comme 
fils  d'un  frère  aîné.  Robert  ne  traita  pas  mieux  le 
plus  jeune  de  ses  frères,  Roger,  qui  était  venu  un  peu 
tard  réclamer  part  dans  la  conquête.  Roger  vécut 
quelque  temps  en  volant  des  chevaux  ^  puis  il  passa 
en  Sicile  et  en  fit  la  conquête  sur  les  Arabes,  après  la 
lutte  la  plus  inégale  et  la  plus  romanesque.  Malheu- 
reusement nous  ne  connaissons  ces  événements  que 
par  les  panégyristes  de  cette  famille.  Un  descendant 
de  Roger  réunit  l'Italie  méridionale  à  ses  Etats  insu- 
laires, et  fonda  le  royaume  des  Deux-Siciles. 

Ce  royaume  féodal  au  bout  de  la  péninsule,  parmi 


»  Gaultier  d'Arc.  «  Guiscard  fit  dire  à  son  neveu  Abailard  qu'il 
venait  de  s'emparer  de  son  jeune  frère,  mais  que,  si  sa  place  de 
San-Severino  était  remise  à  ses  troupes,  il  rendrait  le  captif  à  la 
liberté,  aussitôt  que  lui,  Guiscard,  serait  arrivé  au  mont  Gar- 
gano.  »  Abailard  n'hésita  pas  :  les  portes  de  San-Severino  furent 
ouvertes  par  ses  ordres  ;  et  il  alla  trouver  en  toute  hâte  son  oncle, 
pour  le  prier  d'exécuter  sa  promesse,  en  se  rendant  à  Gargano  : 
«  Mon  neveu,  lui  dit  Guiscard,  je  n'y  compte  pas  arriver  avant 
sept  ans.  » 

*  baufridus  Malaterra. 


feO  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

des  cités  grecques ,  au  milieu  du  monde  de  l'Odyssée, 
fut  de  grande  utilité  à  l'Italie.  Les  mahométans 
n'osèrent  plus  guère  en  approcher  avant  la  création 
des  États  barbaresques  au  xvi^  siècle.  Les  Byzantins 
en  sortirent,  et  leur  empire  lui-même  fut  envahi  par 
Robert  Guiscard  et  ses  successeurs.  Les  Allemands 
eufln,  dans  leur  éternelle  expédition  d'Italie,  vinrent 
plus  d'une  fois  heurter  lourdement  contre  nos  Fran- 
çais de  Naples.  Les  papes  vraiment  italiens,  comme 
Grégoire  VII,  fermèrent  les  yeux  sur  les  brigandages 
des  Normands  et  s'unirent  étroitement  avec  eux  con- 
tre les  empereurs  grecs  et  allemands.  Robert  Guis- 
card chassa  de  Rome  Henri  IV  victorieux,  et  recueillit 
Grégoire  VII,  qui  mourut  chez  lui  à  Salerne. 

Cette  prodigieuse  fortune  d'une  famille  de  simples 
gentilshommes  inspira  de  l'émulation  au  duc  de  Nor- 
mandie (1035-87).  Guillaume  le  Bâtard,  (il  s'intitule 
ainsi  lui-même  dans  ses  chartes)  était  de  basse  nais- 
sance du  côté  de  sa  mère.  Le  duc  Robert  l'avait  eu 
par  hasard  de  la  fille  d'un  tanneur  de  Falaise.  Il  n'en 
rougit  point,  et  s'entoura  volontiers  des  autres  fils  de 
sa  mère  ' .  Il  eut  d'abord  bien  de  la  peine  à  mettre  à  la 


*  On  sait  d'ailleurs  que  Guillaume  ne  supportait  guère  les  ou- 
trages que  lui  attirait  la  bassesse  de  son  origine  maternelle.  Des 
assiégés,  pour  la  lui  reprocher,  criaient  en  battant  sur  des  cuirs  : 
«  La  peau  !  la  peau  !  »  Il  fit  couper  les  pieds  et  les  mains  à  trente^ 
deux  d'entre  eux.  »  Guill.  de  Jumièges.  «  Ego  Guillelmus,  cogno- 
-mento  Bastardus...  »  Yoy.  une  charte  citée  au  douzième  volume 
du  Recueil  des  Historiens  de  France,  page  i5G8.  —  Ce  nom  de 
Bâtard  n'était  sans  doute  pas  une  injure  en  Normandie.  On  lit 
dans  Raoul  Glaber.  1.  IV,  c.  vi  (ap.  Scr.  fr.,  X,  ol)  :  «  Rnbertusex 
concubina  Willelmum  genuerat...  cui.     universos  sui  ducaminis 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VIL  251 

raison  ses  barons  qui  le  méprisaient,  mais  il  en  vint  à 
bout.  C'était  un  gros  homme  chauve,  très-brave,  très- 
avide  et  irèB-sai(/e,  à  la  manière  du  temps,  c'est-à- 
dire  horriblement  perfide.  On  prétendait  qu'il  avait 
empoisonné  le  duc  de  Bretagne  son  tuteur.  Un  comte 
qui  lui  disputait  le  Maine  était  mort  en  sortant  d'an 
dîner  de  réconciliation,  et  il  avait  mis  la  main  sur 
cette  province.  L'Anjou  et  la  Bretagne,  déchirées  par 
des  guerres  civiles,  le  laissaient  en  repos.  Il  avait  eu 
l'adresse  de  suspendre  la  lutte  habituelle  de  la  Flan- 
dre et  de  la  Normandie,  en  épousant  sa  cousine  Ma- 
thilde,  fille  du  comte  de  Flandre.  Cette  alliance  faisait 
sa  force,  aussi  il  entra  dans  une  grande  colère  quand 
il  apprit  que  le  fameux  théologien  et  légiste  lombard, 
Lanfranc,  qui  enseignait  à  l'école  monastique  du  Bec, 
parlait  contre  ce  mariage  entre  parents.  Il  ordonna  de 
brûler  la  ferme  dont  subsistaient  les  moines,  et  de 
chasser  Lanfranc.  L'Italien  ne^  s'effraya  pas  ;  en 
homme  d'esprit,  au  lieu  de  s'enfuir,  il  vint  trouver  le 
duc.  Il  était  monté  sur  un  mauvais  cheval  boiteux  : 
«  Si  vous  voulez  que  je  m'en  aille  de  Normandie,  lui 
dit-il,  fournissez-m'en  un  autre.  »  Guillaume  comprit 
le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  cet  homme;  il  l'envoya 
lui-même  à  Rome,  et  le  chargea  de  faire  trouver  bon 


principes  militaribus  adstrinxit  sacramentis...  Fuit  enim  usui  a 
primo  advontu  ipsius  gentis  in  Gallias,  ex  hujuiimodi  concubina- 
rum  commixtione  illorum  principes  extitisse.  » 

Will.  Malmsb.,  L  III,  ap.  Scr.  fr.  XI,  190.  «  Juste  fuit  staturse, 
iuinionsœ  corpulentiae  :  facie  fera,  fronte  capillis  nuda,  roboris 
ingentis  in  lacertis,  magnse  dignitatis  sedens  et  btans,  quanquani 
obefcitas  ventris  nimium  protensa.  » 


23^2  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

au  pape  le  mariage  contre  lequel  il  avait  prêché.  Lan- 
frauc  réussit  :  Guillaume  et  Mathilde  en  furent  quittes 
pour  fonder  à  Caen  les  deux  magnifiques  abbayes  que 
nous  voyons  encore. 

C'est  que  l'amitié  de  Guillaume  était  précieuse  pour 
l'Eglise  romaine,  déjà  gouvernée  par  Hildebrand,  qui 
fut  bientôt  Grégoire  VIL  Leurs  projets  s'accordaient. 
Les  Normands  avaient  en  face  d'eux,  de  l'autre  côté 
de  la  Manche,  une  autre  Sicile  à  conquérir  ^  Celle-ci, 
pour  n'être  pas  occupée  par  les  Arabes,  n'en  était 
guère  moins  odieuse  au  saint-siége.  Les  Angio-Saxons, 
d'abord  dociles  aux  papes,  et  opposés  par  eux  à 
l'Eglise  indépendante  d'Ecosse  et  d'Irlande,  avaient 
pris  bientôt  cet  esprit  d'opposition,  qui  était,  ce  sem- 
ble, nécessaire  et  fatal  en  Angleterre.  Mais  cette  op- 
position n'était  point  philosophique,  comme  celle  de  la 
vieille  Eglise  irlandaise,  au  temps  de  saint  Colomban 
et  de  Jean  l'Erigène.  L'Eglise  saxonne,  comme  le 
peuple ,  semble  avoir  été  grossière  et  barbare  *.  Cette 

*  Il  y  avait  longtemps  que  la  !S"ormanaie  taisait  peur  à  l'Angle- 
terre. En  1003,  Ethelred  avait  envoyé  une  expédition  contre  les 
Normands.  Quand  ses  hommes  revinrent,  il  leur  demanda  s'ils 
amenaient  le  duc  de  Normandie  :  «  Nous  n'avons  point  vu  le  duc, 
répondirent-ils,  mais  nous  avons  combattu  pour  notre  perte,  avec 
la  terrible  population  d'un  seul  comté.  Nous  n'y  avons  pas  seule- 
ment trouvé  de  vaillants  gens  de  guerre,  mais  des  femmes  belli- 
queuses, qui  cassent  la  tête  avec  leurs  cruches  aux  plus  robustes 
ennemis.  »  A  ce  récit,  le  roi,  reconnaissant  sa  folie,  rougit  plein 
de  douleur.  »  Will.  Gemetic,  1.  V,  c.  iv,  ap.  Scr.  fr.  X,  186.  En 
1034,  le  roi  Canut,  par  crainte  de  Robert  de  Normandie,  aurait 
offert  de  rendre  aux  fils  d'Ethelred  moitié  de  l'Angleterre.  Id., 
1.  V,  c.  xii;ibid.  XI,  37. 

*  «  Les  Anglo-Saxons,  dit  Guillaume  de  Malmesbury  avaient, 


ONZIEME  SIECLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  2o3 

île  était,  depuis  des  siècles,  un  théâtre  d'invasions 
continuelles.  Toutes  les  races  du  Nord,  Celtes,  Saxons, 
Danois,  semblaient  s'y  être  donné  rendez-vous,  comme 
celles  du  Midi  en  Sicile.  Les  Danois  y  avaient  dominé 
cinquante  ans,  vivant  à  discrétion  chez  les  Saxons  ; 
les  plus  vaillants  de  ceux-ci  s'étaient  enfuis  dans  les 
forêts,  étaient  devenus  têtes  de  loup,  comme  on  appe- 
lait ces  proscrits.  Les  discordes  des  vainqueurs 
avaient  permis  le  retour  et  le  rétablissement  d'E- 
douard le  Confesseur,  fils  d'un  roi  saxon  et  d'une  Nor- 
mande, et  élevé  en  Normandie.  Ce  bon  homme,  qui 


longtemps  avant  l'arrivée  des  Normands,  abandonné  les  études 
des  lettres  et  de  la  religion.  Les  clercs  se  contentaient  d'une  ins- 
truction tumultuaire;  à  peine  balbutiaient-ils  les  paroles  des  sa- 
crements, et  ils  s'émerveillaient  tous  si  l'un  d'eux  savait  la  gram- 
maire. Ils  buvaient  tous  ensemble,  et  c'était  là  l'étude  à  laquelle 
ils  consacraient  les  jours  et  les  nuits.  Ils  mangeaient  leurs  re- 
venus à  table,  dans  de  petites  et  misérables  maisons.  Bien  diffé- 
rents des  Français  et  des  Normands,  qui,  dans  leurs  vastes  et 
superbes  édifices,  ne  font  que  très-peu  de  dépense.  De  là  tous  les 
vices  qui  accompagnent  l'ivrognerie,  et  qui  efféminent  le  cœur 
des  hommes.  Aussi,  après  avoir  combattu  Guillaume  avec  plus  de 
témérité  et  d'aveugle  fureur  que  de  science  militaire,  vaincus 
sans  peine  en  une  seule  bataille,  ils  tombèrent  eux  et  leur  patrie 
dans  un  dur  esclavage.  —  Les  habits  des  Anglais  leur  descen- 
daient alors  jusqu'au  milieu  du  genou;  ils  portaient  les  cheveux 
courts  et  la  barbe  rasée  ;  leurs  bras  étaient  chargés  de  bracelets 
d'or,  leur  peau  était  relevée  par  des  peintures  et  des'  stigmates 
colorés,  leur  gloutonnerie  allait  jusqu'à  la  crapule,  leur  passion 
pour  la  boisson  jusqu'à  l'abrutissement.  Ils  communiquèrent  ces 
deux  derniers  vices  à  leurs  vainqueurs  ;  et,  à  d'autres  égards,  ce 
furent  eux  qui  adoptèrent  les  mœurs  des  Normands.  De  leur  côté, 
les  Normands  étaient  et  sont  encore  (au  milieu  du  xiv  siècle, 
époque  où  écrivait  Guillaume  de  Malmesbury)  soigneux  dans 
leurs  habits,  jusqu'à  la  recherche,  délicats  dans  leur  nourriture. 


234  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

est  devenu  un  saint,  pour  être  resté  vierge  dans  le 
mariage,  ne  put  faire  ni  bien  ni  mal.  Mais  le  peuple 
lui  a  su  gré  de  son  bon  vouloir,  et  a  regretté  en  lui 
son  dernier  souverain  national,  comme  la  Bretagne 
s'est  souvenue  d'Anne  de  Bretagne,  et  la  Provence  du 
roi  René.  Son  règne  ne  fut  qu'un  court  entr'acte  qui 
sépara  l'invasion  danoise  de  l'invasion  normande.  Ami 
des  Normands  plus  civilisés  et  chez  qui  il  avait  passé 
ses  belles  années,  il  lit  de  vains  efforts  pour  échapper 
à  la  tutelle  d'un  puissant  chef  saxon,  nommé  Godwin, 
qui  l'avait  rétabli  en  chassant  les  Danois,  mais  qui 
dans  la  réalité  régnait  lui-même;  possédant  par  lui 
ou  par  ses  fils  le  duché  de  Wessex,  et  les  comtés  de 
Kent,  Sussex,  Surrey,  Hereford  et  Oxford,  c'est-à-dire 

mais  sans  excès,  accoutumés  à  la  vie  militaire,  et  ne  pouvant 
vivre  sans  guerre;  ardents  à  l'attaque,  ils  savent,  lorsque  la  force 
ne  suffit  pas,  employer  également  la  ruse  et  la  corruption.  Chez 
eux,  comme  je  l'ai  dit,  ils  font  de  grands  édifices  et  une  dépense 
modérée  pour  la  table.  Ils  sont  envieux  de  leurs  égaux  ;  ils  vou- 
draient dépasser  leurs  supérieurs,  et,  tout  en  dépouillant  leurs  in- 
férieurs, ils  les  protègent  contre  les  étrangers.  Fidèles  à  leurs 
seigneurs,  la  moindre  offense  les  rend  pourtant  infidèles.  Ils 
savent  peser  la  perfidie  avec  la  fortune,  et  vendre  leur  serment. 
Au  reste,  de  tous  les  peuples,  ils  sont  les  plus  susceptibles  de 
bienveillance:  ils  rendent  aux  étrangers  autant  d'honneur  qu'à 
leurs  compatriotes,  et  ils  ne  dédaignent  point  de  contracter  des 
mariages  avec  leurs  sujets.  »  Willelm.  Malmesburiensis,  de  Gestis 
rcgum  Angiorum,  1.  III,  ap.  Scr.  fr.  XI,  183.  —  Matth.  Paris 
(éd.  1644),  p.  4.  «  Optimates  (Saxonum)...  more  christiano  eccle- 
siam  mane  non  potebant,  sed  in  cubiculis  et  inter  uxoris  am- 
plexus,  matutinarum  solemnia  ac  missarum  a  presbytère  festi- 
nantes  auribus  tantum  pra3libabant...  Glerici...  ut  esset  stupori 
qui  grammaticam  didicisset.  »  —  Order.  Vital.,  1.  IV,  ap.  Scr.  fr. 
XI,  242  :  «  Anglos  agrestes  et  pêne  illiteratos  invenerunt  Isor- 
manni.  » 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  23b 

tout  le  midi  de  l'Angleterre.  On  accusait  Godwin 
d'avoir  autrefois  appelé  Alfred,  frère  d'Edouard,  et  de 
l'avoir  livré  aux  Danois.  Cette  puissante  famille  ne  se 
souciait  ni  du  roi,  ni  de  la  loi  ;  Sweyn,  l'un  des  fils  de 
Godwin,  avait  tué  son  cousin  Beorn,  et  le  pauvre  roi 
Edouard  n'avait  pu  venger  ce  meurtre.  Les  Normands 
qu'il  opposait  à  Godwin  furent  chassés  à  main  armée  ; 
les  fils  de  Godwin  devinrent  maîtres  et  l'un  d'eux, 
nommé  Harold,  qui  avait  en  effet  de  grandes  qualités, 
prit  assez  d'empire  sur  le  faible  roi  pour  se  faire  dési- 
gner par  lui  pour  son  successeur. 

Les  Normands,  qui  comptaient  bien  régner  après 
Edouard,  persévérèrent  avec  la  ténacité  qu'on  leur 
connaît.  Ils  assurèrent  qu'il  avait  désigné  Guillaume. 
Harold  prétendait  que  son  droit  était  meilleur,  qu'E- 
douard l'avait  nommé  sur  son  lit  de  mort,  et  qu'en 
Angleterre  on  regardait  comme  valables  les  donations 
faites  au  dernier  moment.  Guillaume  déclara  cepen- 
dant qu'il  était  prêt  à  plaider  selon  les  lois  de  Nor- 
mandie ou  celles  d'Angleterre  ^  Un  hasard  singulier 
avait  donné  à  leur  duc  une  apparence  de  droit  sur 
l'Angleterre  et  sur  Harold,  son  nouveau  roi. 

Harold,  poussé  par  une  tempête  sur  les  terres  du 
comte  de  Ponthieu,  vassal  de  Guillaume,  fut  livré  par 
lui  à  son  "suzerain.  H  prétendit  qu'il  était  parti  d'An- 
gleterre pour  redemander  au  duc  de  Normandie  son 
frère  et  son  neveu,  qu'il  retenait  comme  otages.  Guil- 
laume le  traita  bien,  mais  il  ne  le  laissa  pas  aller  si 
aisément.  D'abord,  il  le  fit  chevalier,  et  Harold  devint 

*  Guillaume  de  Poitiers. 


236  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

ainsi  son  fils  d'armes  ;  puis  il  lui  fit  jurer  sur  des  reli- 
ques qu'il  l'aiderait  à  conquérir  l'Angleterre  ^  après  la 
mort  d'Edouard.  Harold  devait  en  outre  épouser  la 
fille  de  Guillaume ,  et  marier  sa  soeur  à  un  comte  nor- 
mand. Pour  mieux  confirmer  cette  promesse  de  dépen- 
dance et  de  vasselage,  Guillaume  le  mena  avec  lui 
contre  les  Bretons.  C'est  ainsi  que,  dans  les  Niebelun- 
gen,  Siegfried  devient  vassal  du  roi  Guntlier  en  com- 
battant pour  lui  -.  Dans  les  idées  du  moyen  âge,  Ha- 
rold s'était  donc  fait  Yliomme  de  Guillaume. 

A  la  mort   d'Edouard,  comme  Harold  s'établissait 
tranquillement  dans  sa  nouvelle  royauté,  il  vit  arriver 


•  Guill.  Pictav.,  ap.  Scr.  fr.  XI,  87.  «  Heraldus  ei  fldelitatem 
sancto  ritu  Christianorum  juravit...  Se  in  curia  Edwardi,  quam- 
diu  superesset,  ducis  Guillelmi  vicarium  fore,  enisurum...  ut  an- 
glica  monarcliia  post  Edwardi  decessum  in  ejus  manu  confli-ma- 
retur;  traditurum  intérim...  castrum  Doveram.  »  [Yoy.  aussi 
Guill.  Malmsb...  ibid.  176,  etc.)  —  Suivant  les  uns,  dit  Wace 
(Roman  du  Rou,  ap.  Scr.  fr.  XIII,  223),  le  roi  Edouard  détourna 
Harold  de  ce  voyage,  lui  disant  que  Guillaume  le  haïssait  et  lui 
jouerait  quelque  tour.  {Yoy.  aussi  Eadmer,  XI,  192.)  Suivant  les 
autres,  il  l'envoya  pour  confirmer  au  duc  la  promesse  du  trône 
d'Angleterre  : 

N'en  sai  mie  voire  ocoison, 
Mais  l'un  et  l'autre  escrit  trovons. 

Guillaume  de  Jumiéges  (ap.  Scr.  XI,  49),  Ingulf  de  Croyland 
(ibld.,  lo4),  Orderic  Vital  (ibid.,  234),  la  Chronique  de  Normandie 
(XIII,  222),  etc.,  affirment  qu'Edouard  avait  désigné  Guillaume 
pour  son  successeur.  Eadmer  môme  ne  le  nie  point  (XI,  192).  — 
Au  lit  de  mort,  Edward,  obsédé  par  les  amis  d'Harold,  rétracta 
sa  promesse.  (Roger  de  Hoved.,  ap.  Scr.  fr.  XI,  312.  Roman  du 
Rou,  et  Chronique  de  îsormandie,  t.  XIII,  p.  224.) 

*  C'est  ce  que  la  femme  de  Gunther  rappelle  à  celle  de  Sieg- 
fried, pour  l'humilier. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  2o7 

un  messager  de  Normandie  qui  lui  parla  en  ces  ter- 
mes :  «  Guillaume,  duc  des  Normands,  te  rappelle  le 
serment  que  tu  lui  as  juré  de  ta  bouche  et  de  ta  main, 
sur  de  bons  et  saints  reliquaires  \  »  Harold  répondit 
que  le  serment  n'avait  pas  été  libre,  qu'il  avait  promis 
ce  qui  n'était  pas  à  lui  ;  que  la  royauté  était  au  peu- 
ple. Quant  à  ma  sœur,  dit-il,  elle  est  morte  dans 
l'année.  Veut-il  que  je  lui  envoie  son  corps?  »  Guil- 
laume répliqua  sur  un  ton  de  douceur  et  d'amitié, 
priant  le  roi  de  remplir  au  moins  une  des  conditions' 
de  son  serment,  et  de  prendre  en  mariage  la  jeune 
fille  qu'il  avait  promis  d'épouser.  Mais  Harold  prit  une 
autre  femme.  Alors  Guillaume  jura  que  dans  l'année 
il  viendrait  exiger  toute  sa  dette  et  poursuivre  son 
parjure  jusqu'aux  lieux  oii  il  croirait  avoir  le  pied  le 
plus  sûr  et  le  plus  ferme. 

Cependant,  avant  de  prendre  les  armes,  le  Nor- 
mand déclara  qu'il  s'en  rapporterait  au  jugement  du 
pape  -,  et  le  procès  de  l'Angleterre  fut  plaidé  dans  les 
règles  au  conclave  de  Latran.  Quatre  motifs  d'agres- 
sion furent  allégués  :  le  meurtre  d'Alfred  trahi  par 
Godwin,  l'expulsion  d'un  Normand  porté  par  Edouard 
à  l'archevêché  de  Kenterbury,  et  remplacé  par  un 
Saxon,  enfin  le  serment  d' Harold  et  une  promesse 
qu'Edouard  aurait  faite  à  Guillaume  de  lui  laisser  la 

♦  Chronique  de  Normandie  :  «  Sire,  je  suis  message  de  Guil- 
laume, le  duc  de  Northmandie,  qui  m'envoie  devers  vous,  et  vous 
fait  savoir  que  vous  ayez  mémoire  du  serment  que  vous  lui  fei.-tes 
en  Korthmandie  publiqueaient,  et  sur  tant  de  bons  saintuaires.  » 

•^  «  Quant  à  Harold,  il  ne  se  souciait  guère  du  jugement  du 
pape.  »  Ingulf. 

T.n.  »' 


2o8  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

royauté.  Les  envoyés  normands  comparurent  devant 
le  pape  :  Harold  fit  défaut.  L'Angleterre  fut  adjugée 
aux  Normands.  Cette  décision  hardie  fut  prise  à  l'ins- 
tigation d'Hildebrand,  et  contre  l'avis  de  plusieurs 
cardinaux.  Le  diplôme  en  fut  envoyé  à  Guillaume 
avec  un  étendard  bénit  et  un  cheveu  de  saint 
Pierre. 

L'invasion  prenant  ainsi  le  caractère  d'une  croisade, 
une  foule  d'hommes  d'armes  affluèrent  de  toute  l'Eu- 
rope près  de  Guillaume.  Il  en  vint  de  la  Flandre  et 
du  Rhin,  de  la  Bourgogne,  du  Piémont,  de  l'Aqui- 
taine. Les  Normands,  au  contraire,  hésitaient  à  aider 
leur  seigneur  dans  une  entreprise  hasardeuse  dont  le 
succès  pouvait  faire  de  leur  pa^'s  une  province  de 
l'Angleterre.  La  Normandie  était  d'ailleurs  menacée 
par  Conan,  duc  de  Bretagne.  Ce  jeune  homme  avait 
adressé  à  Guillaume  le  plus  outrageant  défi.  Toute  la 
Bretagne  s'était  mise  en  mouvement  comme  pour 
conquérir  la  Normandie,  pendant  que  celle-ci  allait 
conquérir  l'Angleterre.  Conan,  amenant  une  grande 
armée,  entra  solennellement  en  Normandie,  jeune, 
plein  de  confiance  et  sonnant  du  cor,  comme  pour  ap- 
peler l'ennemi.  Mais  pendant  qu'il  sonnait,  les  forces 
lui  manquèrent  peu  à  peu,  il  laissa  aller  les  rênes,  le 
cor  était  empoisonné.  Cette  mort  vint  à  point  pour 
Guillaume,  elle  le  tira  d'un  grand  embarras  ;  une  foule 
de  Bretons  prirent  parti  dans  ses  troupes,  au  lieu 
de  l'attaquer,  et  le  suivirent  en  Angleterre. 

Le  succès  de  Guillaume  devenait  alors  presque  cer- 
tain. Les  Saxons  étaient  divisés.  Le  frère  même  de 
Harold  appela  les  Normands,  puis  les  Danois,  qui  en 


ONZIEME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VIT.  2o9 

effet  attaquèrent  l'Angleterre  par  le  nord,  tandis  que 
Guillaume  l'envahissait  par  le  midi.  La  brusque  atta- 
que des  Danois  fut  aisément  repoussée  par  Harokl,  qui 
les  tailla  en  pièces.  Celle  de  Guillaume  fut  lente  ;  le 
vent  lui  manqua  longtemps.  Mais  l'Angleterre  ne  pou- 
vait lui  échapper.  .D'abord  les  Normands  avaient  sur 
leurs  ennemis  une  grande  supériorité  d'armes  et  de 
discipline  ;  les  Saxons  combattaient  à  pied  avec  de 
courtes  haches,  les  Normands  à  cheval  avec  de  lon- 
gues lances».  Depuis  longtemps  Guillaume  faisait 
acheter  les  plus  beaux  chevaux  en  Espagne,  en  Gas- 
cogne et  en  Auvergne^;  c'est  peut-être  lui  qui  a  créé 
ainsi  la  belle  et  forte  race  de  nos  chevaux  normands. 
Les  Saxons  ne  bâtissaient  point  de  châteaux-^;  ainsi 
une  bataille  perdue,  tout  était  perdu,  ils  ne  pouvaient 
plus  guère  se  défendre  ;  et  cette  bataille,  il  était  pro- 
bable qu'ils  la  perdraient,  combattant  dans  un  pays  de 
plaine  contre  une  excellente  cavalerie.  Une  flotte  seule 
pouvait  défendre  l'Angleterre;  mais  celle  d'Harold 
était  si  mal  approvisionnée,  qu'après  avoir  croisé 
quelques  temps  dans  la  Manche,  elle  fut  obligée  de 
rentrer  pour  prendre  des  vivres. 

Guillaume,  débarqué  à  Hastings,  ne  rencontra  pas 
plus  d'armée  que  de  flotte.  Harold  était  alors  à  l'autre 
bout  de  l'Angleterre,  occupé  de  repousser  les  Danois. 
Il  revint  enfin  avec  des  troupes  victorieuses,  mais 
fatiguées,  diminuées,  et,  dit-on,  mécontentes  de  la  par- 


Voy.  la  tapisserie  de  Bayeux. 
Guillaume  de  Pojtiers. 
Orderic  Vital. 


260  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

cimonie  avec  laquelle  il  avait  partagé  le  butin.  Lui- 
même  était  blessé.  Cependant  le  Normand  ne  se  hâta 
point  encore.  Il  chargea  un  moine  d'aller  dire  au 
Saxon  qu'il  se  contenterait  de  partager  le  royaume 
avec  lui  :  «  S'il  s'obstine,  ajouta  Guillaume,  à  ne  point 
prendre  ce  que  je  lui  offre,  vous  lui  direz,  devant  tous 
ses  gens,  qu'il  est  parjure  et  menteur,  que  lui  et  tous 
ceux  qui  le  soutiendront  sont  excommuniés  de  la  bou- 
che du  pape,  et  que  j'en  ai  la  bulle ^  »  Ce  message 
produisit  son  effet.  Les  Saxons  doutèrent  de  leur 
cause.  Les  frères  même  d'Harold  l'engagèrent  à  ne 
pas  combattre  de  sa  personne,  puisque  après  tout, 
disaient-ils,  il  avait  juré-. 

Les  îîîormands  employèrent  la  nuit  à  se  confesser 
dévotement,  tandis  que  les  Saxons  buvaient,  faisaient 
grand  bruit,  et  chantaient  leurs  chants  nationaux. 
Le  matin,  l'évêque  de  Bayeux,  frère  de  Guillaume, 
célébra  la  messe  et  bénit  les  troupes,  armé  d'un  hau- 
bert sous  sou  rochet.  Guillaume  lui-même  tenait  sus- 
pendues à  son  col  les  plus  révérées  des  reliques  sur 
lesquelles  Harold  avait  juré,  et  faisait  porter  près  de 
lui  l'étendard  bénit  par  le  pape. 

D'abord  les  Anglo-Saxons,  retranchés  derrière  des 
palissades,  restèrent,  sous  les  flèches  des  archers  de 
Guillaume,  immobiles  et  impassibles.  Quoique  Harold 
eût  l'œil  crevé  d'une  flèche,  les  Normands  eurent 
d'abord  le  dessous.  La  terreur  gagnait  parmi  eux,  le 
bruit  courait  que  le  duc  était  tué  ;  il  est  vrai  qull  eut 


'  Chronique  de  Normandie. 

*  Quillaume,  au  contraire,  proposa  le  combat  sing^ulier» 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  2Zl 

dans  cette  bataille  trois  chevaux  tués  sous  lui.  Mais  il 
se  montra,  se  jeta  devant  les  fuyards  et  les  arrêta. 
L'avantage  des  Saxons  fut  justement  ce  qui  les  perdit. 
Ils  descendirent  en  plaine,  et  la  cavalerie  normande 
reprit  le  dessus.  Les  lances  prévalurent  sur  les  haches. 
Les  redoute^ furent  enfoncées.  Tout  fut  tué  ou  se  dis- 
persa (1066). 

Sur  la  colline  où  la  vieille  Angleterre  avait  péri 
avec  le  dernier  roi  saxon,  Guillaume  bâtit  une  belle 
et  riche  abbaye,  Vablaye  de  la  Bataille,  selon  le  vœu 
qu'il  avait  fait  à  saint  Martin,  patron  des  soldats  de 
la  Gaule.  On  y  lisait  naguère  encore  les  noms  des  con- 
quérants, gravés  sur  des  tables;  c'est  le  Livre  d'or 
de  la  noblesse  d'Angleterre.  Harold  fut  enterré  par 
les  moines  sur  cette  colline,  en  face  de  la  mer.  «  Il 
gardait  la  côte,  dit  Guillaume,  qu-'il  l'a  garde  encore.  » 

Le  Normand  s'y  prit  d'abord  avec  quelque  douceur 
et  quelques  égards  pour  les  vaincus.  Il  dégrada  un 
des  siens  qui  avait  frappé  de  son  épée  le  cadavre 
d'Harold  ;  il  prit  le  titre  de  roi  des  Anglais  ;  il  promit 
de  garder  les  bonnes  lois  d'Edouard  le  Confesseur; 
il  s'attacha  Londres,  et  confirma  les  privilèges  des 
hommes  de  Kent.  C'était  le  plus  belliqueux  des  com- 
tés, celui  qui  avait  l'avant-garde  dans  l'armée  an- 
glaise, celui  où  les  vieilles  libertés  celtiques  s'étaient 
le  mieux  conservées.  Lorsque  Lanfranc,  le  nouvel 
archevêque  de  Kenterbury,  réclama  contre  la  tyrannie 
du  frère  de  Guillaume,  les  privilèges  des  hommes  de 
Kent,  il  fat  écouté  favorablement  du  roi.  Le  con- 
quérant essaya  même  d'apprendre  l'anglais,  afin  do 
pouvoir  rendre  bonne  justice  aux  hommes  de  ceti 


262  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

langue  ^  Il  se  piquait  d'être  justicier,  jusqu'à  déposer 
son  oncle  d'un  archevêché  pour  une  conduite  peu  édi- 
fiante. Cependant  il  fondait  une  garde  de  châteaux, 
et  s'assurait  de  tous  les  lieux  forts. 

Peut-être  Guillaume  n'eùt-il  pas  mieux  demandé 
que  de  traiter  les  vaincus  avec  douceur,^  C'était  son 
intérêt.  Il  n'eût  été  que  plus  absolu  en  Normandie. 
Mais  ce  n'était  pas  le  compte  de  tant  de  gens  aux- 
quels il  avait  promis  des  dépouilles,  et  qui  attendaient. 
Ils  n'avaient  pas  combattu  à  Hastings  pour  que  Guil- 
laume s'arrangeât  avec  les  Saxons.  Il  repassa  en 
Normandie  et  y  resta  plusieurs  années,  sans  doute 
pour  éluder,  pour  ajourner,  pour  donner  aux  étran- 
gers qui  l'avaient  suivi  le  temps  de  se  rebuter  et  de 
se  disperser.  Mais,  pendant  son  absence,  éclata  une 
grande  révolte.  Les  Saxons  ne  pouvaient  se  persuader 
qu'en  une  bataille  ils  eussent  été  \:aincus  sans  retour. 

'  Order.  Vital,  ap.  Scr.  fr.  XI,  243.  «  Ariglicam  locutionem 
plerumque  sategit  ediscere...  Ast  a  perceptione  Imju.smodi  durior 
œtas  illum  compescebat.  »  Il  avait  commencé  par  réprimer  par 
dea  règlements  sévères  la  licence  de  ses  mercenaires.  Guill.  Pic- 
tav.,  ibid.,  101 .  «  Tutse  erant  a  vi  mulieres';  etiam  illa  delicta  quas 
fièrent  coiisensu  impudicarum...  vetabantur.  Potare  militem  in 
tabernis  non  multmii  concessit...  seditiones  interdixit,  ca^dem  et 
omnem  rapinam,  etc.  Portus  et  (xuœlibet  itinera  negotiatoribus 
patere,  et  nullam  injuriam  fleri  jiissit.  »  Ce  passage  du  panégy- 
riste de  Guillaume  a  été  copié  par  le  consciencieux  Orderic  Vital, 
ibid.,  238.  —  «  L'homme  faible  et  sans  armes,  dit  encore  Guil- 
laume de  Poitiers,  s'en  allait  chantant  sur  son  cheval,  partout  où 
-il  lui  plaisait,  sans  trembler  à  la  vue  des  escadrons  des  cheva- 
liers. »  —  «  Une  jeune  fille  chargée  d'or,  dit  Huntingdon,  eîit  im- 
punément traversé  tout  le  royaume.  »  —  (Scr.  fr.  XI,  211.)  Plus 
tard,  la  réii&tance  des  Anglo-Saxons  irrita  Guillaume,  et  le 
poussa  à  ces  violences  dont  retentissent  toutes  les  Chroniques. 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VII.  263 

Guillaume  eut  alors  grand  besoin  de  ses  hommes 
d'armés,  et,  cette  fois,  il  fallut  un  partage.  L'Angle- 
terre tout  entière  fut  mesurée,  décrite;  soixante 
mille  fiefs  de  chevaliers  y  furent  créés  aux  dépens  des 
Saxons,  et  le  résultat  consigné  dans  le  Uvre  noir  de 
la  conquête,  le  Doomsday  bool,  le  livre  du  jour  du 
Jugement.  Alors  commencèrent  ces  effroyables  scènes 
de  spoliation  dont  nous  avons  une  si  vive  et  si  dra- 
matique histoire  '.  Toutefois  il  ne  faudrait  pas  croire 
que  tout  fut  ôté  aux  vaincus.  Beaucoup  d'entre  eux 
conservèrent  des  biens,  et  cela  dans  tous  les  comtés. 
Un  seul  est  porté  pour  quarante  et  un  manoirs  dans 
le  comté  d'York-. 

On  ne  verra  pas  sans  intérêt  comment  les  Saxons 
eux-mêmes  jugèrent  le  conquérant  : 

«  Si  quelqu'un  désire  connaître  quelle  espèce 
d'homme  c'était,  et  quels  furent  ses  honneurs  et  pos- 
sessions, nous  allons  le  décrire  comme  nous  l'avons 
connu  ;  car  nous  l'avons  vu  et  nous  nous  sommes  trou- 
vés quelquefois  à  sa  cour.  Le  roi  Guillaume  était  un 
homme  très-sage  et  très-puissant,  plus  puissant  et 
plus  honoré  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs.  Il  était 
doux  avec  les  bonnes  gens  qui  aimaient  Dieu,  et 
sévère  à  l'excès  pour  ceux  qui  résistaient  à  sa  volonté. 
Au  lieu  même  où  Dieu  lui  permit  de  vaincre  l'Angle- 
terre il  éleva  un  noble  monastère,  y  plaça  des  moi- 
nes et  les  dota  richement...  Certes,  il  fut  très-honoré; 
trois  fois  chaque  année,  il  portait  sa  couronne,  lors- 


'  Voy.  l'ouvrage  de  M.  Augustin  Thierry. 
*  Hallam. 


264  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

qu'il  était  en  Angleterre  :  à  Pâques,  il  la  portait  à 
Winchester;  à  la  Pentecôte,  à  Westminster,  et  à 
Noël,  à  Glocester.  Et  alors  il  était  accompagné  de 
tous  les  riches  hommes  de  l'Angleterre,  archevêques 
et  évêques  diocésains,  abbés  et  comtes,  thanes  et 
chevaliers.  Il  était  au  surplus  très-rude  et  très-sévère; 
aitssi  personne  n'osait  rien  entreprendre  contre  sa 
volonté.  Il  lui  arriva  de  charger  de  chaînes  des 
comtes  qui  lui  résistaient.  Il  renvoya  des  évêques  de 
leurs  évêchés,  des  abbés  de  leurs  abbayes,  et  mit  des 
comtes  en  captivité;  enfin,  il  n'épargna  pas  même  son 
propre  frère  Odon  :  il  le  mit  en  prison.  Toutefois, 
entre  autres  choses,  nous  ne  devons  pas  oublier  le 
bon  ordre  qu'il  établit  dans  cette  contrée;  toute  per- 
sonne recommandable  pouvait  voyager  à  travers  le 
royaume  avec  sa  ceinture  pleine  d'or  sans  aucune 
vexation  ;  et  aucun  homme  n'en  aurait  osé  tuer  un 
autre,  en  eût-il  reçu  la  plus  forte  injure.  Il  donna  des 
lois  à  l'Angleterre,  et  par  son  habileté  il  était  par- 
venu à  la  connaître  si  bien,  qu'il  n'y  a  pas  un  hide  de 
terre  dont  il  ne  sût  à  qui  il  était  et  de  quelle  valeur,  et 
qu'il  n'ait  inscrite  sur  ses  registres.  Le  pays  de  Galles 
était  sous  sa  domination,  et  il  y  bâtit  des  châteaux. 
Il  gouverna  aussi  File  de  Man  :  de  plus,  sa  puissance 
lui  soumit  l'Ecosse;  la  Normandie  était  à  lui  de  droit. 
Il  gouverna  le  comté  appelé  Mans;  et  s'il  eût  vécu 
deux  ans  de  plus,  il  eût  conquis  l'Irlande  par  la  seule 
renommée  de  son  courage  et  sans  recourir  aux  armes. 
Certainement  les  hommes  de  son  temps  ont  souffert 
bien  des  douleurs  et  mille  injustices.  Il  laissa  cons- 
truire des  châteaux  et  opprimer  les  pauvres.  Ce  fut  un 


ONZIÈME  SIÈCLE.   -  GRÉGOIRE  Vil.  265 

roi  rude  et  cruel.  Il  prit  à  ses  sujets  bien  des  marcs 
d"or,  des  livres  d'argent  par  centaines;  quelquefois 
avec  justice,  mais  presque  toujours  injustement  et 
sans  nécessité.  Il  était  fort  avare  et  d'une  ardente 
rapacité.  Il  donnait  ses  terres  à  rentes  'aussi  cher 
qu'il  pouvait.  S'il  se  présentait  quelqu'un  qui  en  offrit 
plus  que  le  premier  n'avait  donné,  le  roi  lui  adjugeait 
à  l'instant;  un  troisième  venait-il  encore  enchérir,  le 
roi  cédait  encore  au  plus  offrant.  Il  se  souciait  peu  de 
la  manière  criminelle  dont  ses  baillis  prenaient  l'ar- 
gent des  pauvres,  et  combien  de  choses  ils  faisaient 
illégalement.  Car  plus  ils  parlaient  de  loi,  plus  ils  la 
violaient.  Il  établit  plusieurs  deer-frithsS  et  il  fit  à 
cet  égard  des  lois  portant  que  quiconque  tuerait  un 
cerf  ou  une  biche  perdrait  la  vue.  Ce  qu'il  avait  établi 
pour  les  biches,  il  le  fil  pour  les  sangliers;  car  il 
aimait  autant  les  bêtes  fauves  que  s'il  eût  été  leur 
père.  Il  en  fit  autant  pour  les  lièvres,  qu'il  ordonna 
de  laisser  courir  en  paix.  Les  riches  se  plaignirent, 
et  les  pauvres  murmuraient  ;  mais  il  était  si  dur,  qu'il 
n'avait  aucun  souci  de  la  haine  d'eux  tous.  Il  fallait 
suivre  en  tout  la  volonté  du  roi  si  l'on  voulait  avoir 
des  terres,  ou  des  biens,  ou  sa  faveur.  Hélas  !  un 
homme  peut-il  être  aussi  capricieux,  aussi  bouffi,  d'or- 
gueil, et  se  croire  lui-même  autant  au-dessus  de  tous 
les  autres  hommes  !  Puisse  Dieu  tout-puissant  avoir 
merci  de  son  âme,  et  lui  accorder  le  pardon  de  ses 
fautes  ^  !  » 

*  Les  deer-friths  étaient  des  forêts  dans  lesquelles  les  bétes 
fauves  étaient  bOus  la  protection  ou  frilJi  du  roi. 

*  Chronic.  Saxon. 


266  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Quels  qu'aient  été  les  maux  de  la  conquête,  le 
résultat  en  fut ,  selon  moi ,  immensément  utile  à 
l'Angleterre  et  au  genre  humain.  Pour  la  première 
fois,  il  y  eut  un  gouvernement.  Le  lien  social,  lâche 
et  flottant  en  France  et  en  Allemagne,  fut  tendu  à 
l'excès  en  Angleterre.  Peu  nombreux  au  milieu  d'un 
peuple  entier  qu'ils  opprimaient,  les  barons  furent 
obligés  de  se  serrer  autour  du  roi.  Guillaume  reçut 
le  serment  des  arrière- vassaux  comme  celui  des 
vassaux,  mais  il  n'eût  pas  été  bien  venu  à  demander 
au  duc  de  Guienne,  au  comte  de  Flandre,  celui  des 
barons,  des  chevaliers  qui  dépendaient  d'eux.  Tout 
était  là  cependant  ;  une  royauté  qui  ne  portait  que  sur 
l'hommage  des  grands  vassaux  était  purement  nomi- 
nale. Éloignée,  par  son  élévation  dans  la  hiérarchie, 
des  rangs  inférieurs  qui  faisaient  la  force  réelle,  elle 
restait  solitaire  et  faible  à  la  pointe  de  cette  pyramide, 
tandis  que  les  grands  vassaux,  placés  au  milieu,  en 
tenaient  sous  eux  la  base  puissante. 

Ce  danger  continuel  où  se  trouvait  l'aristocratie 
normande  dans  le  premier  siècle  lui  faisait  supporter 
d'étranges  choses  de  la  part  du  roi.  Dépositaire  dd  l'in- 
térêt commun  de  la  conquête,  défenseur  de  cette  im- 
mense et  périlleuse  injustice,  on  lui  laissa  tout  moyen 
de  s'assurer  que  la  terre  serait  bien  défendue.  11  fut  le 
tuteur  universel  de  tous  les  mineurs  nobles;  il  maria 
les  nobles  héritières  à  qui  il  voulut.  Tutelles  et  ma 
liages,  il  fit  argent  de  tout  S  mangeant  le  bien  des  en- 


'  L"évé(|ue  de  Winchester  payait  une  pièce  de  bon  vin  pour 
n'avoir  pas  fait  re-i(  -venir  le  roi  Jean  de  donner  une  ceinture  à 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉGOIRE  VIT.  2G7 

fauts  dont  il  avait  la  garde-noble,  tirant  finance  de 
ceux  qui  voulaient  épouser  des  femmes  riches,  et  des 
femmes  qui  refusaient  ses  protégés.  Ces  droits  féodaux 
existaient  sur  le  continent,  mais  sous  forme  bien  diffé- 
rente. Le  roi  de  France  pouvait  réclamer  contre  un 
mariage  qui  eût  nui  à  ses  intérêts,  mais  non  pas  im- 
poser un  mari  à  la  fille  de  son  vassal;  la  garde-noble 
des  mineurs  était  exercée,  mais  conformément  à  la 
hiérarchie  féodale  ;  celle  des  arrière-vassaux  l'était  au 
profit  des  vassaux  et  non  du  roi. 

Indépendamment  du  danegeldi  levé  sur  tous,  sous 
prétexte  de  pourvoir  à  la  défense  contre  les  Danois, 
indépendamment  des  tailles  exigées  des  vaincus,  des 
non-nobles,  le  roi  d'Angleterre  tira  de  la  noblesse 
même  un  impôt,  sous  l'honorable  nom  ^escuage.  C'était 
une  dispense  d'aller  à  la  guerre.  Les  barons,  fatigués 
d'appels  continuels,  aimaient  mieux  donner  quelque 
argent  que  de  suivre  leur  aventureux  souverain  dans 
les  entreprises  où  il  s'embarquait;  et  lui,  il  s'arran- 
geait fort  de  cet  échange.  Au  lieu  du  service  capri- 
cieux et  incertain  des  barons,  il  achetait  celui  des  sol- 
dats mercenaires ,  Gascons ,  Brabançons ,  Gallois  et 
autres.  Ces  gens-là  ne  tenaient  qu'au  roi,  et  faisaient 
sa  force  contre  l'aristocratie.  Elle  se  trouvait  payer  la 
bride  et  le  mors  que  le  roi  lui  mettait  à  la  bouche. 

Ainsi  la  royauté  se  constitua,  et  l'Eglise  à  côté  :  une 
Église  forte  et  politique,  comme  celle  que  Charlemagne 

la  comtesse  d'Albemarle  ;  et  Robert  de  Vaux,  cinq  chevaux  de  la 
meilleure  e,^pèce  pour  que  le  même  roi  tint  sa  paix  avec  la  femme 
de  Henri  Pinel  ;  un  autre  payait  quatre  marcs  pour  avoir  la  per- 
mission lie  manger  {-pro  liceniia  comedendi).  Hallam. 


268  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

aA'ait  fondée  en  Saxe  pour  discipliner  les  anciens 
Saxons.  Nulle  part  le  clergé  n'eût  si  forte  part;  au- 
jourd'hui encore  le  revenu  de  TEglise  anglicane  sur- 
passe à  lui  seul  ceux  de  toutes  les  Eglises  du  monde 
mis  ensemble.  Cette  Église  eut  son  unité  dans  l'arche- 
vêque de  Kenterbury.  Ce  fut  comme  une  espèce  de  pa- 
triarche ou  de  pape,  qui  ne  tint  pas  toujours  compte 
des  ordres  de  celui  de  Rome,  et  qui,  d'autre  part,  s'in- 
terposa souvent  entre  le  roi  et  le  peuple,  quelquefois 
même  au  profit  des  Saxons,  des  vaincus'.  «  L'arche- 
vêque Lanfranc,  conseiller  et  confesseur  de  Guillaume, 
animé  et  armé  de  la  faveur  du  pape  et  de  celle  du  roi, 
attaqua,  écrasa  les  prélats  et  les  grands  qui  se  mon- 
traient rebelles  à  l'autorité  royale  ^  »  C'est  lui  qui 
gouvernait  l'Angleterre,  lorsque  Guillaume  passait  sur 
le  continent. 

Cette  forte  organisation  de  la  royauté  et  de  l'Eglise 
anglo-normande  fut  un  exemple  pour  le  monde.  Les 
rois  envièrent  la  toute-puissance  de  ceux  de  l'Angle- 
terre, les  peuples,  la  police  tyrannique  mais  régulière 
qui  régnait  dans  la  Grande-Bretagne. 

Les  vaincus  avaient,  il  est  vrai,  chèrement  payé  cet 
ordre  et  cette  organisation.  Mais  à  la  longue  les  villes 
se  peuplèrent  de  la  désolation  des  campagnes  ^.  Leur 
forte  et  compacte  population  prépara  k  l'Angleterre 
une  destinée  nouvelle.  Le  roi  avait  maintenu  les  tribu- 
naux saxons  des  comtés  et  des  /mndred,  pour  res- 

'  Vo^.  plus  bas  Lanfranc,  saint  Anselme,  Th.  Becket,  Et.  Lang- 
ton,  etc. 
*  Mathieu  Paris, 
Hallam. 


ONZIEME  SIÈCLE.  —  GREGOIRE  VIT.  289 

serrer  d'autant  les  juridictions  féodales,  qui,  d'autre 
part,  rencontraient  par  en  haut  un  obstacle  dans  l'au- 
torité souveraine  de  la  cour  du  roi.  Ainsi  l'Angleterre, 
enfermée  par  la  conquête  dans  un  cadre  de  fer,  com- 
mença à  connaître  Tordre  public.  Cet  ordre  développa 
une  prodigieuse  force  sociale.  Dans  les  deux  siècles  qui 
suivirent  la  conquête,  malgré  tant  de  calamités,  s'éle- 
vèrent ces  merveilleux  monuments  que  toute  la  puis- 
sance du  temps  présent  pourrait  à  peine  égaler.  Les 
basses  et  sombres  églises  saxonnes  s'élancèrent  en 
flèches  hardies,  en  majestueuses  tours.  Si  la  diversité 
des  races  et  des  langues  retarda  l'essor  de  la  littéra- 
ture, l'art  du  moins  commença.  C'est  sur  ces  monu- 
ments, sur  la  force  sociale  qu'ils  révèlent,  qu'il  faut 
juger  la  conquête,  et  non  sur  les  calamités  passagères 
qui  l'ont  accompagnée. 

Quoique  les  Normands  fussent  loin  de  tenir  tout  ce 
que  l'Église  de  Rome  s'était  promis  de  leurs  victoires, 
elle  y  gagna  néanmoins  infiniment.  Ceux  de  Naples 
dès  leur  origine,  ceux  d'Angleterre  au  temps  d'Henri  II 
et  de  Jean,  se  reconnurent  comme  feudataires  du  saint- 
siége.  Les  Normands  d'Italie  tinrent  souvent  en  res- 
pect les  empereurs  d'Orient  et  d'Occident.  Les  Nor- 
mands d'Angleterre,  vassaux  formidables  du  roi  de 
France,  l'obligèrent  longtemps  de  se  livrer  sans  ré- 
serve aux  papes. 

En  même  temps,  les  Capétiens  de  Bourgogne  concou- 
raient aux  victoires  du  Cid,  occupaient,  par  mariage, 
le  royaume  de  Castille  et  fondaient  celui  de  Portugal 
(1094  ou  1095).  De  toutes  parts,  l'Église  triomphale 


270  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

dans  TEurope  par  Tépée  des  Français.  En  Sicile  et  en 
Espagne,  en  Angleterre  et  dans  l'empire  grec,  ils 
avaient  commencé  ou  accompli  la  croisade  contre  les 
ennemis  du  pape  et  de  la  foi. 

Toutefois,  ces  entreprises  avaient  été  trop  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  et  aussi  trop  égoïstes,  trop 
intéressées,  pour  accomplir  le  grand  but  de  Gré- 
goire VII  et  de  ses  successeurs:  l'unité  de  l'Europe 
sous  le  pape,  et  l'abaissement  des  deux  empires.  Pour 
approcher  de  ce  grand  but  de  l'unité,  il  fallait  que 
l'Église  s'en  mêlât,  que  le  christianisme  vînt  au  se- 
cours. 

Le  monde  du  xi®  siècle  avait  dans  sa  diversité  un 
principe  commun  de  vie,  la  religion  ;  une  forme  com- 
inune,  féodale  et  guerrière.  Une  guerre  religieuse  pou- 
vait seule  l'unir;  il  ne  devait  oublier  les  diversités  do 
races  et  d'intérêts  politiques  qui  le  décliiraient  qu'en 
présence  d'une  diversité  générale  et  plus  grande;  si 
grande  qu'en  comparaison  toute  autre  s'effaçât.  L'Eu- 
rope ne  pouvait  se  croire  une  et  le  devenir  qu'en  se 
voyant  en  face  de  l'Asie.  C'est  à  quoi  travaillèrent  les 
papes,  dès  l'an  1000. 

Un  pape  français,  Gerbert,  Sylvestre  II,  avait  écrit 
aux  princes  chrétiens,  au  nom  de  Jérusalem.  Gré- 
goire VII  eût  voulu  se  mettre  à  la  tête  de  cinquante 
mille  chevaliers  pour  délivrer  le  Saint -Sépulcre.  Ce 
fut  Urbain  II,  Français  comme  Gerbert,  qui  en  eut  la 
gloire.  L'Allemagne  avait  sa  croisade  en  Italie;  l'Es- 
pagne chez  elle-même.  La  guerre  sainte  de  Jérusa- 
lem, résolue  en  France  au  concile  de  Clermont,  prê- 
chée  par  le  Français  Pierre  l'Ermite,   fut  accomplie 


ONZIÈME  SIÈCLE.  —  GRÉaOIRE  VII.  271 

surtout  par  des  Français.  Les  croisades  ont  leur  idéal 
en  deux  Français  :  Godefroi  de  Bouillon  les  ouvre; 
elles  sont  fermées  par  saint  Louis.  11  appartenait  à  la 
France  de  contribuer  pliLS  qtle  tous  les  autres  au 
grand  événement  ^qui  fit  de  l'Europe  une  |}ation. 


CùU„^.f7ip^ 


CHAPITRE   III 

La  Croisade.  —  1093-1097 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  ces  deux  sœurs,  ces 
deux  moitiés  de  l'humanité,  l'Europe  et  l'Asie,  la  reli- 
gion chrétienne  et  la  musulmane  s'étaient  perdues  de 
vue,  lorsqu'elles  furent  replacées  en  face  par  la  croi- 
sade, et  qu'elles  se  regardèrent.  Le  premier  coup  d'oeil 
fut  d'horreur.  Il  fallut  quelque  temps  pour  qu'elles  se 
reconnussent  et  que  le  genre  humain  s'avouât  son  iden- 
tité. Essayons  d'apprécier  ce  qu'elles  étaient  alors,  de 
fixer  quel  âge  elles  avaient  atteint  dans  leur  vie  de 
rehgion. 

L'islamisme  était  la  plus  jeune  des  deux,  et  déjà 
pourtant  la  plus  vieille,  la  plus  caduque.  Ses  desti- 
nées furent  courtes  ;  née  six  cents  ans  plus  tard  que  le 
christianisme,  elle  finissait  au  temps  des  croisades.  Ce 
que  nous  en  voyons  depuis ,  c'est  une  ombre ,  une 
forme  vide,  d'où  la  vie  s'est  retirée,  et  que  les  bar- 
bares héritiers  des  Arabes  conservent  silencieusement 
sans  l'interroger. 


LA  CROISADE.  1093-1099.  273 

L'islamisme,  la  plus  récente  des  religions  asiatiques, 
est  aussi  le  dernier  et  impulsant  effort  de  l'Orient 
pour  échapper  au  matérialisme  qui  pèse  sur  lui.  La 
Perse  n'a  pas  suffi,  avec  son  opposition  héroïque  du 
royaume  de  la  lumière  contre  celui  des  ténèbres, 
d'Iran  contre  Turan.  La  Judée  n'a  pas  suffi,  tout  en- 
fermée qu'elle  était  dans  l'unité  de  son  Dieu  abstrait, 
et  toute  concentrée  et  durcie  en  soi.  Ni  l'une  ni  l'autre 
n'a  pu  opérer  la  rédemption  de  l'Asie.  Que  sera-ce  de 
Mahomet,  qui  ne  fait  qu'adopter  ce  dieu  judaïque,  le 
tirer  du  peuple  élu  pour  l'imposer  à  tous?  Ismaël  en 
saura-t-il  plus  que  son  frère  Israël?  Le  désert  arabique 
sera-t-il  plus  fécond  que  la  Perse  et  la  Judée? 

Dieu  est  Dieu,  voilà  l'islamisme;  c'est  la  religion  de 
l'unité.  Disparaisse  l'homme,  et  que  la  chair  se  cache  : 
point  d'images,  point  d'art.  Ce  Dieu  terrible  serait  ja- 
loux de  ses  propres  symboles.  Il  veut  être  seul  à  seul 
avec  l'homme.  Il  faut  qu'il  le  remplisse  et  lui  suffise. 
La  famille  est  à  peu  près  détruite,  la  parenté,  la  tribu 
encore,  tous  ces  vieux  liens  de  l'Asie.  La  femme  est 
cachée  au  harem;  quatre  épouses,  mais  des  concubines 
sans  nombre.  Peu  de  rapports  entre  les  frères,  les  pa- 
rents; le  nom  de  musulman  remplace  ces  noms.  Les 
familles  sans  nom  commun,  sans  signes  propres  \  sans 
perpétidté,  semblent  se  renouveler  à  chaque  généra- 
tion. Chacun  se  bâtit  une  maison,  et  la  maison  meurt 
avec  l'homme.  L'homme  ne  tient  ni  à  l'homme  ni  à  la 
terre.  Isolés  et  sans  trace,  ils  passent  comme  la  pous- 


*  Les  Orientaux  n'ont  que  des  armoiries  personnelles,  et  non 
héréditaires. 

T.  n.  18 


./" 


274  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sière  vole  au  désert;  égaux  devant  les  grains  de  sable, 
sous  l'oeil  d'un  Dieu  niveleur,  qui  ne  veut  nulle  hié- 
rarchie. 

Point  de  Christ,  point  de  médiateur,  de  Dieu-homme. 
Cette  échelle,  que  le  christianisme  nous  avait  jetée  d'en 
haut,  et  qui  montait  vers  Dieu  par  les  saints,  la  Vierge, 
les  anges  et  Jésus,  Mahomet  la  supprime;  toute  hié- 
rarchie périt  :  la  divine  et  l'humaine.  Dieu  recule  dans 
le  ciel  à  une  profondeur  infinie,  ou  bien  pèse  sur  la 
terre,  s'y  applique  et  l'écrase.  Misérables  atomes, 
égaux  dans  le  néant,  nous  gisons  sur  la  plaine  aride. 
Cette  religion,  c'est  vraiment  l'Arabie  elle-même.  Le 
ciel,  la  terre,  rien  entre;  point  de  montagne  qui  nous 
rapproche  du  ciel,  point  de  douce  vapeur  qui  nous 
trompe  sur  la  distance  ;  un  dôme  impitoyablement  tendu 
d'un  sombre  azur,  comme  un  brûlant  casque  d'acier. 

L'islamisme,  né  pour  s'étendre,  ne  demeurera  pas 
dans  ce  sublime  et  stérile  isolement.  Il  faut  qu'il  coure 
le  monde,  au  risque  de  changer.  Ce  Dieu  que  Mahomet 
a  volé  à  Moïse,  il  pouvait  rester  abstrait,  pur  et  ter- 
rible sur  la  montagne  juive  ou  dans  le  désert  arabique; 
mais  voilà  que  les  cavaliers  du  Prophète  le  promènent 
victorieusement  de  Bagdad  à  Cordoue,  de  Damas  à 
Surate.  Dès  que  la  rotation  du  sabre,  la  ventilation  du 
cimeterre  n'allumera  plus  son  ardeur  farouche,  il  va 
s'humaniser.  Je  crains  pour  son  austérité  les  paradis 
du  harem,  et  ses  roses  solitaires  et  les  fontaines  jail- 
lissantes de  l'Alhambra.  La  chair  maudite  par  cette 
religion  superbe  *  s'obstine   à   réclamer  ;   la    matière 

*  «  Chez  les  musulmans,  les  mots  femme  et  objet  défendu  par 


LA  CROISADE.  1095-1099.  275 

proscrite  revient  sous  une  autre  forme,  et  se  venge 
avec  la  violence  d'un  exilé  qui  rentre  en  maître.  Ils 
ont  enfermé  la  femme  au  sérail,  mais  elle  les  y  en- 
ferme avec  elle  ;  ils  n'ont  pas  vbulu  de  la  Vierge,  et  ils 
se  battent  depuis  deux  mille  ans  pour  Fatema.  Ils  ont 
rejeté  le  Dieu-homme  et  repoussé  l'incarnation  en  haine 
du  Christ;  ils  proclament  celle  d'Ali.  Ils  ont  condamné 
le  magisme,  le  règne  de  la  lumière;  et  ils  enseignent 


la  religion  peuvent  se  dire  Fun  pour  l'autre.  »  Bibl.  des  Croi- 
sades, t.  IV,  p.  169. 

Fatema  entrera  dans  le  Paradis  la  première  après  Mahomet; 
les  musulmans  l'appellent  la  Dame  du  Paradis.  —  Quelques 
Schyytes  (sectateurs  d'Ali)  soutiennent  qu'en  devenant  mère  Fa- 
tema n'en  est  pas  moins  re,îtée  vierge,  et  que  Dieu  s'est  incarné 
dans  ses  enfants.  —  Description  des  Monuments  musulmans  du 
cabinet  de  M.  de  Blacas,  par  M.  Reinaud,  II,  130,  202. 

Aujourd'hui  encore,  des  provinces  entières,  en  Perse  et  en 
Syrie,  sont  dans  la  même  croyance.  «  Ceux  mêmes  des  Schyytes 
qui  n'ont  pas  osé  dire  qu'Ali  était  Dieu  ont  été  persuadés  que 
peu  s'en  fallait  :  et  les  Persans  disent  souvent  :  «  Je  ne  pense  pas 
qu'Ali  soit  Dieu;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  en  soit  loin.  »  —  Les 
Schyytes  disent  à  ce  sujet  que  tel  était  l'éclat  qui  reluisait  sur  la 
per.îOnne  d'Ali,  qu'il  était  impossible  de  soutenir  ses  regards.  Dès 
qu'il  paraissait,  le  peuple  lui  criait  :  Tit  es  Dieul  —  A  ces  mots, 
Ali  les  faisait  mourir  :  ensuite  il  les  ressuscitait,  et  eux  de  crier 
encore  plus  fort  :  Tu  erj  Dieu,  tu  es  Dieu  1  De  là  ils  l'ont  surnommé 
le  Dispensateur  des  lumières;  et,  quand  ils  peignent  sa  figure,  ils 
lui  couvrent  le  visage.  Reinaud,  II,  163. 

Suivant  quelques  docteurs,  au  moment  de  la  création,  l'idée  de 
Mahomet  était  sous  l'œil  de  Dieu,  et  cette  idée,  substance  à  la  fois 
sxjirituelle  et  lumineuse,  jeta  trois  rayons  :  du  premier,  Dieu 
créa  le  ciel;  du  second,  la  terre;  du  troisième,  Adam  et  toute  sa 
race.  Ainsi  la  Trinité  rentre  dans  l'islamisme,  comme  l'incarna- 
tion. —  Les  Occidentaux  crurent  y  voir  aussi  la  hiérarchie  chré- 
tienne. «  Ces  nations ,  dit  Ouibert  de  Nogent,  ont  leur  pape 
comme  nous.  »  L.  V,  ap.  Bonars.  p.  312-13. 


276  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

que  Mahomet  est  la  lumière  incarnée;  selon  d'autres, 
Ali  est  cette  lumière;  les  imans,  descendants  et  suc- 
cesseurs d'Ali,  sont  des  rayons  incarnés.  Le  dernier  de 
ces  imans,  Ismaël,  a  disparu  de  la  terre;  mais  sa  race 
subsiste,  inconnue;  c'est  un  devoir  de  la  chercher. 
Les  califes  fatemites  d'Egypte  étaient  les  représentants 
visibles  de  cette  famille  d'Ali  et  de  Fatema.  Avant 
eux,  ces  doctrimes  avaient  prévalu  dans  les  montagnes 
orientales  de  l'ancien  empire  persan,  où  l'islamisme 
n'avait  pu  étouffer  le  magisme^  Elles  éclatèrent  au 
VIII®  et  au  ix^  siècles,  lorsque  les  fanatiques  Karma- 
thiens,  qui  s'appelaient  eux-mêmes  Ismaïlites,  se  mi- 
rent à  courir  l'Asie,  cherchant  leur  iman  invisible,  le 
sabre  à  la  main.  Les  Abassides  les  exterminèrent  par 
centaines  de  mille;  mais  l'un  d'eux,  réfugié  en  Egypte, 
fonda  la  dynastie  fatemite,  pour  la  ruine  des  Abassides 
et  du  Coran. 

La  mystérieuse  Egypte  ressuscita  ses  vieilles  initia- 
tions. Les  Fatemites  fondèrent  au  Caire  la  loge  ou  mai- 
suii  de  la  sagesse;  immense  et  ténébreux  atelier  de 
fanatisme  et  de  science,  de  reliA'ion  et  d'athéisme  ^  La 


*  Hammer. 

^  Hammer,  Histoire  des  Assassins,  p.  4.  —  La  maison  de  la 
sagesse  n'est  peut-être  qu'une  même  chose  avec  ce  palais  du 
Caire  dont  Guillaume  de  ïyr  nous  a  laissé  une  si  pompeuse  des- 
cription. La  progression  de  richesses  et  de  grandeur  semblerait 
correspondre  à  des  degrés  d'initiation.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous 
donnons  la  traduction  de  ce  précieux  monument  : 

«  Hugues  de  Césarée  et  Geoff'roi,  de  la  milice  du  Temple,  en- 
trèrent dans  la  ville  du  Caire,  conduits  par  le  soudan,  pour  s'ac- 
quitter de  leur  mission  ;  ils  montèrent  au  palais,  appelé  Casher, 
dans  la  langue  du  pays,  avec  une  troupe  nombreuse  d'appariteurs 


LA  CROISADE.  109o-1099,  277 

seule  doctrine  certaine  de  ces  prêtées  de  l'islamisme, 
c'était  l'obéissance  pure.  11  n'y  avait  qu'à  se  laisser 
conduire  ;  ils  vous  menaient  par  neuf  degrés  de  la  reli 
gion  au  mysticisme,  du  mysticisme  à  la  philosophio 
au  doute,  à  l'absolue  indifférence.  Leurs  missionnaires 
pénétraient  dans  toute  l'Asie,  et  jusque  dans  le  palais 
de  Bagdad,  inondant  le  califat  des  Abassides  de  ce 
dissolvant  destructif.  La  Perse  était  préparée  de 
longue  date  à  le  recevoir.  Avant  Karmath,  avant 
Mahomet,  sous  les  dm^niers  Sassanides,  des  sectaires 

qui  marchaient  en  avant,  Tépée  à  la  main  et  à  grand  bruit  ;  on 
les  conduisit  à  travers  des  passages  étroits  et  privés  de  jour,  et  à 
chaque  porte,  des  cohortes  d'Éthiopiens  armés  rendaient  leurs 
hommages  au  Soudan  par  des  saluts  répétés.  Après  avoir  franchi 
le  premier  et  le  second  poste,  introduits  dans  un  local  plus  vaste, 
où  pénétrait  le  soleil,  et  exposé  au  grand  jour,  ils  trouvent  des 
galeries  en  colonnes  de  marbre,  lambrissées  d'or,  et  enrichies  de 
sculptures  en  relief,  pavées  en  mosaïque,  et  dignes  dans  toute 
leur  étendue  de  la  magnificence  royale  ;  la  richesse  de  la  matière 
et  des  ouvrages  retenait  involontairement  les  yeux,  et  le  regard 
avide,  charmé  par  la  nouveauté  de  ce  spectacle,  avait  peine  à  s'en 
rassasier.  Il  y  avait  aussi  des  bassins  rempUs  d'une  eau  limpide  ; 
on  entendait  les  gazouillements  variés  d'une  multitude  d'oiseaux 
inconnus  à  notre  monde,  de  forme  et  de  couleur  étranges,  et  pour 
chacun  d'eux  une  nourriture   diverse  et  selon  le  goût  de  son 
espèce.  Admis  plus  loin  encore,  sous  la  conduite   du  chef  des 
eunuques,  ils  trouvent  des  édifices  aussi  supérieurs  aux  premiers 
en   élégance    que    ceux-ci  l'emportaient  sur    la   plus   vulgaire 
maison.  Là  était  une  étonnante  variété  de  quadrupèdes,  telle 
qu'en  imagine  le  caprice  des  peintres,  telle  qu'en  peuvent  décrire 
les  mensonges  poétiques,  telle  qu'on  en  voit  en  rêve,  telle  enfin 
qu'on  en  trouve  dans  les  pays  de  l'Orient  et  du  Midi,  tandis  que 
rOccident  n'a  rien  vu  et  presque  jamais  rien  ouï  de  pareil.  — 
Après  beaucoup  de  détours  et  de  corridors  qui  auraient  pu  arrêter 
les  regards  de  l'homme  le  plus  occupé,  on  arriva  au  palais  même, 
ofi  des  corp?!  plus   norabreuK  d'hommes  armés  et  de   satellite 


278  HISTOIRE  DE  FRA^sUE. 

avaient  prêché  la  commimauté  des  biens  et  des 
femmes,  et  l'indifférence  du  juste  et  de  l'injuste. 

Cette  doctrine  ne  porta  tout  son  fruit  que  quand  elle 
fut  replacée  dans  les  montagnes  de  la  vieille  Perse, 
vers  Casbiu,  au  lieu  même  d'où  sortirent  les  anciens 
libérateurs,  le  forgeron  Kawe,  avec  son  fameux  tablier 
de  cuir,  et  le  héros  Feridun,  avec  sa  massue  à  tête  do 
buffle.  Ce  protestantisme  mahométan,  porté  au  milieu 
de  ces  populations  intrépides,  s'y  associa  avec  le  génie 
de  la  résistance  nationale,  et  leur  enseigna  un  exé- 

proclamaient  par  leur  nombre  et  leur  co.:tume  la  magnificence  in- 
comparable de  leur  maître  ;  l'aspect  des  lieux  annonçait  au^bi  ton 
opulence  et  ses  richesses  prodigieuses.  Lorsqu'ils  furent  entrés 
dans  lïntérieur  du  palais,  le  Soudan,  pour  honorer  ton  maître 
selon  la  coutume,  se  prosterna  deux  fois,  devant  lui,  et  lui  rendit 
en  suppliant  un  culte  qui  ne  semblait  dû  qu'à  lui,  une  espèce 
d'adoration.  Tout  à  coup  s'écartèrent  avec  une  merveillcu.e  rapi- 
dité les  rideaux,  tissus  de  perles  et  d'or,  qui  pendaient  au  milieu 
de  la  salle  et  voilaient  ainsi  le  trône  ;  la  face  du  calife  fut  alors 
révélée  :  il  apparut  sur  un  trône  d'or,  vêtu  plus  magnifiquement 
que  les  rois,  entouré  d'un  petit  nombre  de  domestiques  et  d'eunu- 
ques familiers.  »  Willelm.  Tyrens.,  1.  XIX,  c.  xvii. 

Ce  mysticisme  des  Alides  leur  a  souvent  fait  appliquer  à  la  dé- 
votion le  langage  de  l'amour,  comme  il  leur  a  donné  une  tendance 
à  s'élever  de  l'amour  du  réel  à  celui  de  l'idéal. 

Un  poète  persan  dit  en  s'adressant  à  Dieu  : 

«  C'est  votre  beauté,  ô  Seigneur!  qui,  toute  cachée  qu'elle 
c.-..t  derrière  un  voile,  a  fait  un  nombre  infini  d'amants  et  d'a- 
mantes; 

«  C'est  par  l'attrait  de  vos  parfums  que  Leyia  ravit  le  cœur  de 
Medjnoun;  c'est  par  le  désir  de  vous  posséder  que  Vamek  poussa 
tant  de  soupirs  pour  celle  qu'il  adorait.  »  Reinaud,  I,  52. 

Le  principe  de  la  doctrine  ésotérique  était  :  Rien  n'est  wai  eu 
tout  est  permis.  Hammer,  p.  87.  Un  imam  célèbre  écrivit  contre 
les  Ilassanites  un  livre  intitulé  :  De  la  Folie  des  pao'tisans  de 
Viiidlff'éreiice  en  matière  de  relic/lon. 


LA  CROISADE.  109o-1099.  279 

crable  héroïsme  d'assassinat.  Ce  fut  d'abord  un  cer- 
tain Hassan-ben-Sabah  Homairi,  rejeté  des  Abassides 
et  des  Paternités,  qui  s'empara,  en  1090,  de  la  forte- 
resse d'Alamut  (c'est-à-dire  Rej^aire  des  vautours);  il 
l'appela,  dans  son  audace,  la  Demetire  de  la  fortune.  I) 
y  fonda  une  association  dont  le  fatemisme  était 
masque,  mais  dont  la  secrète,  pensée  semble  avoir  été 
la  l'uine  de  toute  religion.  Cette  corporation  avait, 
comme  la  loge  du  Caire,  ses  savants,  ses  mission- 
naires. Alamut  était  plein  de  livres  et  d'instruments 
de  mathématiques.  Les  arts  y  étaient  cultivés;  les 
F  3ctaires  pénétraient  partout  sous  mille  déguisements, 
omme  médecins,  astrologues,  orfèvres,  etc.  Mais 
l'art  qu'ils  exerçaient  le  plus,  c'était  l'assassinat.  Ces 
hommes  terribles  se  présentaient  un  à  un  pour  poi- 
gnarder un  sultan,  un  calife,  et  se  succédaient  sans 
peur,  sans  découragement,  à  mesure  qu'on  les  taillait 
en  pièces  ^  On  assure  que,  pour  leur  inspirer  ce  cou- 
rage furieux,  le  chef  les  fascinait  par  des  breuvages 
enivrants,  les  portait  endormis  dans  des  lieux  de 
délices,  et  leur  persuadait  ensuite  qu'ils  avaient  goûté 
les  prémices  du  paradis  promis  aux  hommes  dévoués  ^ 
Sans  doute  à  ces  moyens  se  joignait  le  vieil  héroïsme 
montagnard,  qui  a  fait  de  cette  contrée  le  berceau  des 

'  Pour  assassiner  un  sultan,  il  en  vint,  un  à  un,  jusqu'à  cent 
vingt-quatre. 

^  Henri,  comte  de  Champagne,  étant  venu  rendre  visite  au 
grand  prieur  des  Assassins,  celui-ci  le  fit  monter  avec  lui  sur  une 
tour  élevée,  garnie  à  chaque  créneau  de  deux  fedavis  (dévoués); 
il  fit  un  signe,  et  deux  de  ces  sentinelles  se  précipitèrent  du  haut 
de  la  tour.  «  Si  vous  le  désirez,  dit-il  au  comte,  tous  ces  hou  unes 
vont  en  faire  autant.  » 


080  HISTOIRE   DE  FRAN'CE. 

vieux  libérateurs  de  la  Perse,  et  celui  des  modernes 
Wahabites.  Comme  à  Sparte,  les  mères  se  vantaient 
de  leurs  flls  morts,  et  ne  pleuraient  que  les  vivants. 
Le  chef  des  Assassins  prenait  pour  titre  celui  de 
scheick  de  la  montagne;  c'était  de  même  celui  des 
chefs  indigènes  qui  avaient  leurs  forts  sur  l'autre  vei' 
sant  de  la  même  chaîne. 

Cet  Hassan,  qui  pendaht  trente-cinq  ans  ne  sortit 
pas  une  fois  d'Alamut  ni  deux  fois  de  sa  chambre, 
n'en  étendit  pas  moins  sa  domination  sur  la  plupart 
des  châteaux  et  lieux  forts  des  montagnes  entre  la 
Caspienne  et  la  Méditerranée.  Ses  assassins  inspi- 
raient un  inexprimable  effroi.  Les  princes  sommés  de 
livrer  leurs  forteresses  n'osaient  ni  les  céder  ni  les 
garder;  il  les  démolissaient.  11  n'y  avait  plus  de 
sûreté  pour  les  rois.  Chacun  d'eux  pouvait  voir  à 
chaque  instant  du  milieu  de  ses  plus  fidèles  serviteurs 
s'élancer  un  meurtrier.  Un  sultan  qui  persécutait  les 
Assassins  voit  le  matin,  à  son  réveil,  un  poignard 
planté  en  terre,  à  deux  doigts  de  sa  tête  :  il  leur  paya 
tribut,  et  les  exempta  de  tout  impôt,  de  tout  péage. 

Telle  était  la  situation  de  l'islamisme  :  le  calilat  de 
Bagdad,  esclave  sous  une  garde  turque;  celui  du 
Caire,  se  mourant  de  corruption;  celui  de  Cordoue, 
démembré  et  tombé  en  pièces.  Une  seule  chose  était 
forte  et  vivante  dans  le  monde  mahométan  ;  c'était  cet 
horrible  héroïsme  des  Assassins,  puissance  hideuse, 
plantée  fermement  sur  la  vieille  montagne  persane  en 
face  du  califat  comme  le  poignard  près  de  la  tête  du 
sultan. 

Combien  le  christianisme  était  plus  vivant  et  plus 


LA  CROISADE.  1095-11)09.  281 

jeune  au  moment  des  croisades!  Le  pouvoir  spirituel, 
esclave  du  temporel  en  Asie,  le  balançait,  le  primait 
en  Europe;  il  venait  de  se  retremper  par  la  chasteté 
monastique,  par  le  célibat  des  prêtres.  Le  califat  tom- 
bait, et  la  papauté  s'élevait.  Le  mahométisme  se  divi- 
sait, le  christianisme  s'unissait.  Le  premier  ne  pou- 
vait attendre  qu'invasion  et  ruine;  et  en  effet,  il  ne 
résista  qu'en  recevant  les  Mongols  et  les  Turcs,  c'est- 
à-dire  en  devenant  barbare. 

Ce  pèlerinage  de  la  croisade  n'est  point  un  fait  nou- 
veau ni  étrange.  L'homme  est  pèlerin  de  sa  nature;  il 
y  a  longtemps  qu'il  est  parti,  et  je  ne  sais  quand  il 
arrivera.  Pour  1  ^^  mettre  en  mouvement,  il  ne  faut  pas 
grand'chose.  Et  d'abord,  la  nature  le  mène  comme  un 
enfant  en  lui  montrant  une  belle  place  au  soleil,  en 
lui  offrant  un  fruit,  la  vigne  d'Italie  aux  Gaulois,  aux 
Normands  l'orangé  de  Sicile  \  ou  bien  c'est  sous  la 
forme  de  la  femme  qu'elle  le  tente  et  l'attire.  Le  rapt 
est  la  première  conquête.  C'est  la  belle  Hélène,  puis,  la 
moralité  s'élevant,  la  chaste  Pénélope,  l'héroïque 
Brynhild  ou  les  Sabines.  L'empereur  Alexis,  en  appe- 
lant nos  Français  à  la  guerre  sainte,  ne  négligeait  pas 
de  leur  vanter  la  beauté  des  femmes  grecques.  Les 
belles  Milanaises  étaient,  dit-on,  pour  quelque  chose 
dans  la  persévérance  de  François  I^^  pour  la  conquête 
d'Itahe. 

La  patrie  est  une  autre  amante  après  laquelle  nous 
courons  aussi.  Ulvsse  ne  se  lassa  point  qu'il  :[i'eût  vu 


'  L'Islandais  dit  encore  aujourd'hui,  désir  des  figiœs,  pour  ui, 
ardent  désir. 


28-2  HISTOIRE  DE  FRA^•CE. 

fumer  les  toits  de  son  Ithaque.  Dans  l'Empire,  les 
hommes  du  Nord  cherchèrent  en  vain  leur  Asgard, 
leur  ville  des  Ases,  des  héros  et  des  dieux.  Ils  trou- 
vèrent mieux.  En  courant  à  l'aveugle,  ils  heurtèrent 
contre  le  christianisme.  Nos  croisés,  qui  marchèrent 
d'un  si  ardent  amour  à  Jérusalem,  s'aperçurent  que 
la  patrie  divine  n'était  point  au  torrent  de  Cédron,  ni 
dans  l'aride  vallée  de  Josaphat.  Ils  regardèrent  plus 
haut  alors,  et  attendirent  dans  un  espoir  mélanco- 
lique une  autre  Jérusalem.  Les  Arabes  s'étonnaient 
en  voyant  Godefroi  de  Bouillon  assis  par  terre.  Le 
Yainqueur  leur  dit  tristement  :  «  La  terre  n'est-elle 
pas  bonne  pour  nous  servir  de  siège,  quand  nous 
allons  rentrer  pour  si  longtemps  dans  son  sein  ^  ^  »  Ils 
se  retirèrent  pleins  d'admiration.  L'Occident  et  l'O- 
rient s'étaient  entendus. 

Il  fallait  pourtant  que  la  croisade  s'accomplît.  Ce 
vaste  et  multiple  monde  du  moyen  âge,  qui  contenait 
en  soi  tous  les  éléments  des  mondes  antérieurs,  grec, 
romain  et  barbare,  devait  aussi  reproduire  toutes  les 
luttes  da  genre  humain.  Il  fallait  qu'il  représentât 
sous  la  forme  chrétienne,  et  dans  des  proportions  colos- 
sales, l'invasion  de  l'Asie  par  les  Grecs  et  la  conquête 
de  la  Grèce  par  les  Romains,  en  même  temps  que  la 
colonne  grecque  et  l'arc  romain  seraient  reliés  et  sou- 
levés au  ciel,  dans  les  gigantesques  piliers,  dans  les 
arceaux  aériens  de  nos  cathédrales. 

Il  y  avait  déjà  longtemps  que  l'ébranlement  avait 
commencé.  Depuis  Tan  1000  surtout,  depuis  que  l'iiu- 

'  Guillaume  de  Tyr. 


LA  CROISADE.  109o-10S9.  283 

manité  croj-ait  avoir  chance  de  vivre  et  espérait  un 
peu,  une  foule  de  pèlerins  prenaient  leur  bâton  et  s'a- 
cheminaient, les  uns  à  Saint-Jacques,  les  autres  au 
mont  Cassin,  aux  Saints-Apôtres  de  Rome,  et  de  là  à 
Jérusalem.  Les  pieds  y  portaient  d'eux-mêmes.  C'était 
pourtant  un  dangereux  et  pénible  voyage.  Heureux 
qui  revenait!  plus  heureux  qui  mourait  près  du  tom- 
beau du  Christ,  et  qui  pouvait  lui  dire  selon  l'auda- 
cieuse expression  d'un  contemporain  :  Seigneur,  vous 
êtes  mort  pour  moi,  je  suis  mort  pour  vous  M 

Les  Arabes,  peuple  commerçant,  accueillaient  bien 
d'abord  les  pèlerins.  Les  Fatemites  d'Egypte,  ennemis 
secrets  du  Coran,  les  traitèrent  bien  encore.  Tout 
changea  lorsque  le  calif  Hakem,  fils  d'une  chrétienne, 
se  donna  lui-même  pour  une  incarnation.  Il  maltraita 
cruellement  les  chrétiens  qui  prétendaient  que  le  Mes- 
sie était  déjà,  venu,  et  les  Juifs  qui  s'obstinaient  à  l'at- 
tendre encore.  Dès  lors,  on  n'aborda  guère  le  saint 
tombeau  qu'à  condition  de  l'outrager,  comme  aux 
derniers  temps  les  Hollandais  n'entraient  au  Japon 
qu'en  marchant  sur  la  croix.  On  sait  la  ridiciUe  his- 
toire de  ce  comte  d'Anjou,  Foulques  Nerra,  qui  avait 
tant  à  expier,  et  qui  alla  tant  de  fois  à  Jérusalem. 
Condamné  par  les  fidèles  à  salir  le  saint  tombeau,  il 
trouva  moyen  de  verser  au  lieu  d'urine  un  vin  pré- 
cieux ^  n  revint  à  pied  de  Jérusalem,  et  mourut  de 
fatigue  à  Metz. 

Mais  les  fatigues  et  les  outrages  ne  les  rebutaient 


'  Pierre  d'Auvergne. 

*  Gestâ  Cousulum  Ande'ïav. 


284  HISTOIRE  DE  FRAN'CE. 

pas.  Ces  hommes  si  fiers,  qui  pour  un  mot  auraient 
fait  couler  dans  leur  pays  des  torrents  de  sang,  se 
soumettaient  pieusement  à  toutes  les  bassesses  qu'il 
plaisait  aux  Sarrasins  d'exiger.  Le  duc  de  Norman- 
die, les  comtes  de  Barcelone,  de  Flandre,  de  Ver- 
dun, accomplirent  dans  le  xi^  siècle  ce  rude  pèle- 
rinage. L'empressement  augmentait  avec  le  péril; 
seulement  les  pèlerins  se  mettaient  en  plus  grandes 
troupes.  En  1054,  l'évêque  de  Cambrai  tenta  le 
voyage  avec  trois  mille  Flamands  et  ne  put  arriver. 
Treize  ans  après,  les  évèques  de  Mayence,  de  Ratis- 
bonne,  de  Bamberg  et  d'Utrecbt,  s'associèrent  à 
quelques  chevaliers  normands  et  formèrent  une  petite 
armée  de  sept  mille  hommes.  Ils  parvinrent  à  grand' 
peine,  et  deux  mille  tout  au  plus  revirent  l'Europe. 
Cependant  les  Turcs,  maîtres  de  Bagdad  et  partisans 
de  son  calife,  s'étant  emparés  de  Jérusalem,  y  massa- 
crèrent indistinctement  tous  les  partisans  de  l'incar- 
nation, Alides  et  Chrétiens.  L'empire  grec,  resserré 
chaque  jour,  vit  leur  cavalerie  pousser  jusqu'au  Bos- 
phore, eh  face  de  Constantinople.  D'autre  part,  les  Fa- 
temites  tremblaient  derrière  les  remparts  de  Damiette 
et  du  Caire.  Ils  s'adressèrent,  comme  les  Grecs,  aux 
princes  de  l'Occident.  Alexis  Comnène  était  déjà  lié 
avec  le  comte  de  Flandre,  qu'il  avait  accueilli  magnifi- 
quement à  son  passage  ;  ses  ambassadeurs  célébraient, 
avec  le  génie  hâbleur  des  Grecs,  les  richesses  de  l'O- 
rient, les  empires,  les  royaumes  qu'on  pouvait  y  con- 
qur'rir  :  les  lâches  allaient  jusqu'à  vanter  la  beauté^ 

'  Guibert  de  IS'ogcnt. 


LA  CROISADE.  1095-1099.  285 

de  leurs  filles  et  de  leurs  femmes,  et  semblaient  les 
promettre  aux  Occidentaux. 

Tous  ces  motifs  n'auraient  pas  suffi  pour  émouvoir 
le  peuple,  et  lui  communiquer  cet  ébranlement  pro- 
fond qui  le  porta  vers  l'Orient.  Il  y  avait  déjà  long- 
temps qu'on  lui  parlait  de  guerres  saintes.  La  vie  de 
l'Espagne  n'était  qu'une  croisade  :  chaque  jour  on 
apprenait  quelque  victoire  du  Cid,  la  prise  de  Tolède 
ou  de  Valence, 'bien  autrement  importantes  que  Jéru- 
salem. Les  Génois,  les  Pisans,  conquérants  de  la  Sar- 
daigne  et  de  la~  Corse,  ne  poursuivaient-ils  pas  la  croi- 
sade depuis  un  siècle?  Lorsque  Sylvestre  II  écrivit  sa 
fameuse  lettre  au  nom  de  Jérusalem,  les  Pisans 
armèrent  une  flotte,  débarquèrent  en  Afrique,  et  mas- 
sacrèrent, dit-on,  cent  mille  Maures.  Toutefois,  l'on 
sentait  bien  que  la  religion  était  pour  peu  de  chose 
dans  tout  cela.  Le  danger  animait  les  Espagnols,  l'in- 
térêt les  Italiens.  Ces  derniers  imaginèrent  plus  tard 
de  couper  court  à  toute  croisade  de  Jérusalem,  de 
détourner  et  d'attirer  chez  eux  tout  l'or  que  les  pèle- 
rins portaient  dans  TOrient  :  ils  chargèrent  leurs 
galères  de  terre  prise  en  Judée,  rapprochèrent  ce 
qu'on  allait  ' chercher  si  loin,  et  se  firent  une  terre 
sainte  dans  le  Campo-Santo  de  Pise. 

Mais  on  ne  pouvait  donner  ainsi  ïe  cnange  a  la 
conscience  religieuse  du  peuple,  ni  le  détourner  du 
saint  tombeau.  Dans  les  extrêmes  misères  du  moyen 
âge,  les  hommes  conservaient  des  larmes  pour  les 
misères  de  Jérusalem.  Cette  grande  voix  qui  en  l'an 
1000  les  avait  menacés  de  la  fin  du  monde  se  fit  en- 
tendre encore,  et  leur"  dit  d'aller  en  Palestine  pour 


286  HISTOIRE  DE   FRANCE. 

s'acquitter  du  répit  que  Dieu  leur  donnait.  Le  bruit 
courait  que  la  puissance  des  Sarrasins  avait  atteint 
son  terme.  Il  ne  s'agissait  que  d'aller  devant  soi  par 
la  grande  route  que  Charlemagne  avait,  disait-on, 
frayée  autrefois  S  de  marcher  sans  se  lasser  vers  le 
soleil  levant,  de  recueillir  la  dépouille  toute  prête ,  de 
ramasser  la  bonne  manne  de  Dieu.  Plus  de  misère  ni 
de  servage  ;  la  délivrance  était  arrivée.  Il  y  en  avait 
assez  dans  l'Orient  pour  les  faire  tous  riches.  D'armes, 
de  vivres,  de  vaisseaux,  il  n'en  était  besoin;  c'eût  été 
tenter    Dieu.    Ils    déclarèrent    qu'ils    auraient    pour  ^ 

guides  les  plus  simples  des  créatures,  une  oie  et  une 
chèvre  ^  Pieuse  et  touchante  confiance  de  rhum9,nité 
enfant  ! 

Un  Picard,  qu'on  nommait  trivialement  Coucou 
Piètre  (Pierre-Capuchon,  ou  Pierre  l'Ermite,  à  Qvr 
culld),  contribua,  dit-on,  puissamment  par  son  élo- 
quence à  ce  grand  mouvement  du  peuple  ^  Au  retour 


'  Des  prophètes  annonçaient  que  Charlemagne  viendrait  lui- 
même  commander  la  croisade. 

^  C'est  ain&i  que  les  Sabins  descendirent  de  leurs  montagnes 
sous  la  conduite  d'un  loup,  d"un  pic  et  d"un  bœuf;  qu'une  vache 
mena  Gadmus  en  Béotie,  etc. 

'  Guibert.  Nov.,  1.  II,  c.  viii  :  «  Le  petit  peuple,  dénué  de  res- 
sources, mais  fort  nombreux,  s'attacha  à  un  certain  Pierre  l'Her- 
mite,  et  lui  obéit  comme  à  son  maître,  du  moins  tant  que  les 
choses  se  passèrent  dans  notre  pays.  J'ai  découvert  que  cet 
homme,  originaire,  si  je  ne  me  trompe,  de  la  ville  d"Amiens,  avait 
mené  d'abord  une  vie  solitaire  sous  Thabit  de  moine,  dans  je  ne 
sais  quelle  partie  de  la  Gaule  supérieure.  Il  partit  de  là,  j'ignore 
par  quelle  inspiration  ;  mais  nous  le  vîmes  alors  parcourant  les 
villes  et  les  bourgs,  et  préchant  partout  :  le  peuple  l'entourait  en 
foule,  l'accablait  de  présents,  et  célébrait  sa  sainteté  par  de  si 


LA  CROISADE.  i09rj-1099.  287 

d'un  pèlerinage  à  Jérusalem,  il  décida  le  pape  fran- 
çais Urbain  II  à  prêcher  la  croisade  à  Plaisance,  puis 
à  Clermout  (1095).  La  prédication  fut  à  peu  près  inu- 
tile en  Italie;  en  France  tout  le  monde  s'arma.  Il  y 
eut  au  concile  de  Clermont  quatre  cents  évêques  ou 
abbés  mitres.  Ce  fut  le  triomphe  de  l'Église  et  du  peu- 
ple. Les  deux  plus  grands  noms  de  la  terre,  l'Empereur 
et  le  roi  de  France,  y  furent  condamnés,  aussi  bien 
que  les  Turcs,  et  la  querelle  des  investitures  mêlée  à 
celle  de  Jérusalem.  Chacun  mit  la  croix  rouge  à  son 
épaule;  les  étoffes,  les  vêtements  rouges  furent  mis 
en  pièces  et  n'y  suffirent  pas  K 

Ce  fut  alors  un  spectacle  extraordinaire,  et  comme 
un  renversement  du  monde.  On  vit  les  hommes  pren- 
dre subitement  en  dégoût  tout  ce  qu'ils  avaient  aimé. 
Leurs  riches  châteaux,  leurs  épouses,  leurs  enfants, 
ils  avaient  hâte  de  tout  laisser  là.  Il  n'était  besoin  de 

grands  éloges,  que  je  ne  me  souviens  pas  que  l'on  ait  jamais 
rendu  à  personne  de  pareils  honneurs.  Il  se  montrait  fort  géné- 
reux dans  la  distribution  de  toutes  les  choses  qui  lui  étaient  don- 
nées. Il  ramenait  à  leurs  maris  les  femmes  prostituées,  non  sans 
y  ajouter  lui-même  des  dons,  et  rétablissait  la  paix  et  la  bonne 
intelligence  entre  ceux  qui  étaient  désunis,  avec  une  merveilleuse 
autorité.  En  tout  ce  qu'il  faisait  ou  disait,  il  semblait  qu'il  y  eût 
eu  lui  quelque  chose  de  divin  :  en  sorte  qu'on  allait  jusqu'à  arra- 
cher les  poils  de  son  mulet,  pour  les  garder  comme  reliques  :  ce 
que  je  rapporte  ici,  non  comme  louable,  mais  pour  le  vulgaire  qui 
aime  toutes  les  choses  extraordinaires.  Il  ne  poitait  qu'une  tunique 
de  laine  et,  par-dessus,  un  manteau  de  bure  qui  lui  descendait 
jusqu'aux  talons;  il  avait  les  bras  et  les  pieds  nus,  ne  mangeait 
point  ou  presque  point  de  pain,  et  se  nourrissait  de  vin  et  de  pois- 
sons. » 

'  Il  y  en  eut  qui  s'imprimèrent  la  croix  avec  un  fer  rouge 
Albéric  des  Trois-Fontaines). 


288  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

prédications;  ils  se  precnaient  les  uns  les  autres,  dit 
le  contemporain,  et  de  parole  et  d'exemple.  «  C'était, 
contipue-t-il,  l'accomplissement  du  mot  de  Salomon  : 
Les  sauterelles  n  ont  point  de  rois,  et  elles  s'en  vont  en- 
umhle  par  bandes.  Elles  n'avaient  pas  pris  l'essor 
des  bonnes  œuvres,  ces  sauterelles,  tant  qu'elles  res- 
taient engourdies  et  glacées  dans  leur  iniquité.  Mais 
dès  qu'elles  se  furent  échauffées  aux  rayons  du  soleil 
de  justice,  elles  s'élancèrent  et  prirent  leur  vol.  Elles 
n'eurent  point  de  roi;  toute  àme  fidèle  prit  Dieu  seul 
pour  guide,  pour  chef,  pour  camarade  de  guerre... 
Bien  que  la  prédication  ne  se  fût  fait  entendre  qu'aux 
Français,  quel  peuple  chrétien  ne  fournit  aussi  des 
soldats?  Vous  auriez  vu  les  Ecossais  couverts  d'un 
manteau  hérissé,  accourir  du  fond  de  leurs  marais... 
Je  prends  Dieu  à  témoin  qu'il  débarqua  dans  nos  ports 
des  barbares  de  je  ne  sais  quelle  nation  ;  personne  ne 
comprenait  leur  langue  :  eux,  plaçant  leurs  doigts  en 
forme  de  croix,  Us  faisaient  signe  qu'ils  voulaient 
aller  à  la  défense  de  la  foi  chrétienne. 

«  Il  y  avait  des  gens  qui  n'avaient  aarjora  nulle 
envie  de  partir,  qui  se  moquaient  de  ceux  qui  se  dé- 
faisaient de  leurs  biens,  leur  prédisant  un  triste 
voyage  et  un  plus  triste  retour.  Et  le  lendemain,  les 
moqueurs  eux-mêmes,  par  un  mouvem''nt  soudain, 
donnaient  tout  leur  avoir  pour  quelque  argent,  et  par- 
taient avec  ceux  dont  ils  s'étaient  d'abord  raillés.  Qui 
pourrait  dire  les  enfants,  les  vieilles  femmes  qui  se 
préparaient  à  la  guerre?  Qui  pourrait  compter  les 
vierges,  les  vieillards  tremblant  sous  le  poids  de 
l'âge?...  Vous  auriez  ri  de  voir  les  pauvres    ferrer 


LA  CROISADE.  1095-1099.  289 

leurs  bœufs  comme  des  chevaux,  traînant  dans  des 
chariots  leurs  minces  provisions  et  leurs  petits  en- 
fants ;  et  ces  petits,  à  chaque  ville  ou  château  qu'ils 
apercevaient,  demandaient  dans  leur  simplicité  :  N'est  ce 
pas  là  cette  Jérusalem  où  nous  allons  ^  ?  » 

Le  peuple  partit  sans  rien  attendre,  laissant  les 
princes  délibérer,  s'armer,  se  compter;  hommes  de 
peu  de  foi  !  Les  petits  ne  s'inquiétaient  de  rien  de  tout 
cela  :  ils  étaient  sûrs  d'un  miracle.  Dieu  en  refuserait- 
il  un  à  la  délivrance  du  saint  sépulcre?  Pierre  l'Er- 
mite marchait  à  la  tête,  pieds  nus,  ceint  d'une  corde. 
D'autres  suivirent  un  brave  et  pauvre  chevalier,  qu'ils 
appelaient  Ocmtier-s ans-avoir .  Dans  tant  de  milliers 
d'hommes,  ils  n'avaient  pas  huit  chevaux.  Quelques 
Allemands  imitèrent  les  Français  et  partirent  sous  la 
conduite  d'un  des  leurs,  nommé  Gottesschalk.  Tous 
ensemble  descendirent  la  vallée  du  Danube,  la  route 
d'Attila,  la  grande  route  du  genre  humain  ^ 

Chemin  faisant,  ils  prenaient,  pillaient,  se  payant 
d'avance  de  leur  sainte  guerre.  Tout  ce  qu'ils  pou- 
vaient trouver  de  juifs,  ils  les  faisaient  périr  dans  les 
tortures.  Ils  croyaient  devoir  punir  les  meurtriers  du 
Christ  avant  de  délivrer  son  tombeau.  Ils  arrivèrent 
ainsi,  farouches,  couverts  de  sang,  en  Hongrie  et 
dans  l'empire  grec.  Ces  bandes  féroces  y  firent  hor- 

'  Guibert  de  Nogent. 

*  Les  environs  du  Rhin  prirent  peu  de  part  à  la  croisade.  — 
Orientales  Francos,  Saxones,  Thoringos,  Bavarios,  Alemannos, 
propter  schisma  quod  tempore  inter  regnum  et  sacerdotium  fuit, 
hœc  expedito  minus  permovit  Alberic,  ap.  Leibniz.  Accès., 
p.  119.  —  Voyez  Guibert,  1.  II,  c.  i. 

T.  II.  19 


£00  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

reur;  on  les  suivit  à  la  piste,  on  les  chassa  comme 
des  bêtes  fauves.  Ceux  qui  restaient,  l'empereur  leur 
fournit  des  vaisseaux,  et  les  fit  passer  en  Asie,  comp- 
tant sur  les  flèches  d\s  Turcs.  L'excellente  Anne 
Comnène  est  heureuse  do  croire  qu'ils  laissèrent  dans 
la  plaine  de  Nicée  des  montagnes  d'ossements  et  qu'on 
en  bâtit  les  murs  d'une  ville. 

Cependant  s'ébranlaient  lentement  les  lourdes  ar- 
mées des  princes,  des  grands,  des  chevaliers.  Aucun 
roi  ne  prit  part  à  la  croisade,  mais  bien  des  seigneurs 
plus  puissants  que  les  rois.  Le  frère  du  roi  de  France, 
Hugues  de  Vermandois,  le  gendre  du  roi  d'Angle- 
terre, le  riche  Etienne  de  Blois,  Robert  Courte-Heuse, 
fils  de  Guillaume  le  Conquérant,  enfin  le  comte  de 
Flandre,  partirent  en  même  temps.  Tous  égaux,  point 
de  chef.  Le  gros  Robert,  l'homme  du  monde  qui  per- 
dit le  plus  gaiement  un  royaume,  n'allait  à  Jérusalem 
que  par  désoeuvrement.  Hugues  et  Etienne  revinrent 
sans  aller  jusqu'au  bout. 

Le  comte  de  Toulouse,  Raymond  de  Saint-Gille, 
était,  sans  comparaison,  le  plus  riche  de  ceux  qui  pri- 
rent la  croix.  Il  venait  de  réunir  les  comtés  de  Rouer- 
gue,  de  Nimes  et  le  duché  de  Narbonne.  Cette  gran- 
deur lui  donnait  bien  d'autres  espérances.  H  avait  juré 
qu'il  ne  reviendrait  pas;  il  emportait  avec  lui  des 
sommes  immenses  ^  :  tout  le  Midi  le  suivait  :  les  sei- 


■'  Willelm.  Tyr.,  1.  YIII,  c.  vi,  9,  10.  —  Guihert.  Novig.,  1.  YII, 
c.  VIII  :  Au  siège  de  Jérusalem  «  il  fit  crier  dans  toute  rarniée 
par  les  hérauts,  que  quiconque  apporterait  trois  pierres  pour 
combler  le  fossé  recevrait  un  denier  de  lui.  Or,  il  fallut,  pour 
acliever  cet  ouvrage,  trois  jours  et  trois  nuits.  »  Radulpli.  Ca- 


LA  CROISADE.  1093-1099.  291 

gneurs  d'Orange,  de  Forez,  de  Roussillon,  de  Mont- 
pellier, de  Turenne  et  d'Albret,  sans  parler  du  chef 
ecclésiastique  de  la  croisade,  l'évêque  du  Puy,  légat 
du  pape,  qui  était  sujet  de  Raymond.  Ces  gens  du 
Midi,  commerçants,  industrieux  et  civilisés  comme  les 
Grecs,  n'avaient  guère  meilleure  réputation  de  piété 
ni  de  bravoure.  On  leur  trouvait  trop  de  savoir  et  de 
savoir-faire,  trop  de  loquacité.  Les  hérétiques  abon- 
daient dans  leurs  cités  demi-mauresques;  leurs  moeurs 
étaient  un  peu  mahométanes.  Les  princes  avaient 
force  concubines.  Raymond,  en  partant,  laissa  ses 
Etats  à  un  de  ses  bâtards. 


dom.,  c.  XV,  ap.  Muratori,  V,  291  :  «  Il  fut  tout  d'abord  un  des 
principaux  cliefs,  et  plus  tard,  lorsque  l'argent  des  autres  s'en  fut 
allé,  le  sien  arriva  et  lui  donna  le  pas.  C'est  qu'en  effet  toute  cette 
nation  est  économe  et  non  point  prodigue,  ménageant  plus  son 
avoir  que  sa  réputation;  effrayée  de  l'exemple  des  autres,  elle 
travaillait  non  comme  les  Francs  à  se  ruiner,  mais  à  s'engraisser 
de  son  mieux.  »  —  Raymond  reçut  aussi  force  présents  d'Alexis 
(...  quibus  de  die  in  diem  de  domo  régis  augebatur.  Albert.  Aq., 
1.  II,  c.  XXIV,  ap.  Bongars,  p.  20S.)  Godefroi  en  reçut  également, 
mais  il  distribua  tout  au  peuple  et  aux  autres  chefs.  Willelm. 
Tyr.,  1.  II,  c.  XII. 

Guibert.  Nov.,  1.  II,  c.  xviii.  «  L'armée  de  Raymond  ne  le  cé- 
dait à  aucune  autre,  si  ce  n'est  à  cause  de  l'éternelle  loquacité  de 
ces  Provençaux.  » —  Radulph.  Cadom.,  c.  lxi  :  «  Autant  la  poule 
diffère  du  canard,  autant  les  Provençaux  différaient  des  Francs 
par  les  mœurs,  le  caractère,  le  costume,  la  nourriture;  gens  éco- 
nomes, inquiets  et  avides,  âpres  au  travail;  mais,  pour  ne  rien 
taire,  peu  belliqueux...  Leur  prévoyance  leur  fut  bien  plus  en 
aide  pendant  la  famine,  que  tout  le  courage  du  monde  à  bien  des 
peuples  plus  guerriers;  pour  eux,  faute  de  pain,  ils  se  conten- 
taient de  racines,  ne  faisaient  pas  fl  des  cosses  de  légumes;  ils 
portaient  à  la  main  un  long  fer  avec  lequel  ils  cherchaient  leur  vie 
dans  les  entrailles  de  la  terre  :  de  là  ce  dicton  que  chantent  encore 


292  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Les  Normands  d'Italie  ne  furent  pas  les  derniers  à 
la  croisade.  Moins  riches  que  les  Languedociens,  ils 
comptaient  bien  aussi  y  faire  leurs  affaires.  Les  suc- 
cesseurs de  Guiscard  et  Roger  n'auraient  pourtant  pas 
quitté  leur  conquête  pour  cette  hasardeuse  expédition; 
mais  un  certain  Bohémond,  bâtard  de  Robert  l'Avisé, 
et  non  moins  avisé  que  son  père,  n'avait  rien  eu  en 
héritage  que  Tarente  et  son  épée.  Un  Tancrède,  Nor- 
mand par  sa  mère,  mais,  à  ce  qu'on  croit,  Piémontais 
du  côté  paternel,  prit  aussi  les  armes.  Bohémond 
assiégait  Amalfl,  quand  on  lui  apprit  le  passage  des 
croisés.  Il  s'informa  curieusement  de  leurs  noms,  de 
leur  nombre,  de  leurs  armes  et  de  leurs  ressources  ^  ; 

les  enfants  :  «  Les  Francs  à  la  bataille,  les  Provençaux  à  la  vic- 
tuaille.  »  Il  y  avait  une  chose  quïls  commettaient  souvent  par 
avidité  et  à  leur  grande  honte  ;  ils  vendaient  aux  autres  nations 
du  chien  pour  du  lièvre,  de  l'àne  pour  de  la  chèvre;  et,  s'ils  pou- 
vaient s'approcher  sans  témoin  de  quelque  cheval  ou  de  quelque 
mulet  bien  gras,  ils  lui  faisaient  pénétrer  dans  les  entrailles  une 
blessure  mortelle,  et  la  bête  mourait.  Grande  surprise  de  tous 
ceux  qui,  ignorant  cet  artifice,  avaient  vu  naguère  Tanimal  gras, 
vif,  robuste  et  fringant  :  nulle  trace  de  blessure,  aucun  signe  de 
mort.  Les  spectateurs,  effrayés  de  ce  prodige,  se  disaient  :  Allons- 
nous-en,  l'esprit  du  démon  a  soufflé  sur  cette  bête.  Là-dessus, 
les  auteurs  du  meurtre  approchaient  sans  faire  semblant  de  rien 
savoir,  et  comme  on  les  prévenait  de  n'y  pas  toucher  :  Nous  ai- 
mons mieux,  disaient-ils,  mourir  de  cette  viande  que  de  faim. 
Ainsi  celui  qui  supportait  la  perte  s'apitoyait  sur  l'assassin,  tandis 
que  l'assassin  se  moquait  de  lui.  Alors  s'abattant  tous  comme  des 
corbeaux  sur  ce  cadavre,  chacun  arrachait  son  morceau,  et  l'en- 
voyait dans  son  ventre  ou  au  marché.  » 

*  Guil)ert,  1.  III,  c.  i.  «  Lorsque  cette  innombrable  armée,  com- 
posée des  peuples  venus  de  presque  toutes  les  contrées  de  TOcci- 
dent,  eut  débarqué  dans  la  Fouille,  Bohémond,  fils  de  Robert 
Guiscard,  ne  tarda  pas  à  en  être  informé.  Il  assiégeait  alors 


LA  CROISADE.  1093-1099.  29& 

puis,  sans  mot  dire,  il  prit  la  croix  et  laissa  Amalfi. 
Il  est  curieux   de  voir   le  portrait   qu'en  fait  Anne 
Comnène,  la  fille  d'Alexis,  qui  le  vit  à  Constantmople, 
et  qui  en  eut  si  grand'peur.   Elle  l'a  observé  avec 
l'intérêt  et  la  curiosité  dune  femme.  «  Il  passait  les 
plus  grands  d'une  coudée;  il  était  mince  du  ventre, 
large  des  épaules  et  de  la  poitrine;  il  n'était  ni  maigre 
ni  gras.  Il  avait  les  bras  vigoureux,  les  mains  char- 
nues et  un  peu  grandes.  A  y  faire  attention,  on  s'aper- 
cevait qu'il  était  tant  soit  peu  courbé.  Il  avait  la  peau 
très-blanche,  et  ses  cheveux  tiraient  sur  le  blond  ;  ils 
ne  passaient  pas  les  oreilles,  au  lieu  de  flotter,  comme 
ceux  des  autres  barbares.  Je  ne  puis  dire  de  quelle 
couleur  était  sa  barbe  ;  ses  joues  et  son  menton  étaient 
rasés;  je  crois  pourtant  qu'elle  était  rousse.  Son  œil, 
d'un  bleu  tirant  sur  le  vert  de  mer  (T).au-/.ôv),  laissait 
entrevoir   sa    bravoure   et   sa  violence.    Ses    larges 
narines   aspiraient  l'air  librement,   au  gré  du  coeur 
ardent  qui  battait  dans  cette  vaste  poitrine.  Il  y  avait 

Amalfi    II  demanda  le  motif  de  ce  pèlerinage,  et  apprit  qu'ils 
allaient  enlever  Jérusalem,  ou  plutôt  le  sépulcre  du  Seigneur  et 
les  lieux  saints,  à  la  domination  des  Gentils.  On  ne  lui  cacha  pas 
non  plus  combien  d'hommes,  et  de  noble  race  et  de  haut  parage, 
abandonnant,  pour  ain.i  dire,  l'éclat  de  leurs  honneurs,  se  por- 
taient à  cette  entreprise  avec  une  ardeur  inouïe.  Il  demanda  sis 
transportaient  des  armes,  des  provisions,   quelles  enseignes  ils 
avaient  adoptées  pour  ce  nouveau  pèlerinage  ;  enfin  quels  étaient 
leurs  cris  de  guerre.  On  lui  répondit  qu'ils  portaient  leurs  armes 
à  la  manière  française  ;  qu'ils  faisaient  coudre  à  leurs  vêtements, 
sur  l'épaule  ou  partout  ailleurs,  une  croix  de  drap  ou  de  toute 
autre  étoffe,  ainsi  que  cela  leur  avait  été  prescrit;  qu'enfin,  re- 
nonçant à  l'orgueil  des  cris  d'armes,  ils  s'écriaient  tous  humbles 
et  fidèles  :  «  Dieu  le  veut!  » 


29i  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

de  l'agrément  dans  cette  figure,  mais  l'agrément  était 
détruit  par  la  terreur.  Cette  taille,  ce  regard,  il  y.avait 
en  tout  cela  quelque  chose  qui  n'était  point  aimable,  et 
qui  même  ne  semblait  pas  de  l'homme.  Son  sourire  me 
semblait  plutôt  comme  un  frémissement  de  menace... 
Il  n'était  qu'artifice  et  ruse  ;  son  langage  était  précis, 
ses  réponses  ne  donnaient  aucune  prise  '.  » 

Quelque  grandes  choses  que  Bohémond  ait  faites, 
la  voix  du  peuple,  qui  est  celle  de  Dieu,  a  donné  la 
gloire  de  la  croisade  à  Godefroi^  fils  du  comte  de 
Boulogne,  margrave  d'Anvers,  duc  de  Bouillon  et  de 
Lotliier,  roi  de  Jérusalem.  La  famille  de  Godefroi, 
issue,  dit-on,  de  Charlemagne,  était  déjà  signalée  par 
de  grandes  aventures  et  de  grands  malheurs .  Son 
père,  Eustache  de  Boulogne,  beau-frère  d'Edouard  le 
Confesseur,  avait  manqué  l'Angleterre,  où  les  Saxoas 
l'appelaient  contre  Guillaume  le.  Conquérant.  Son 
grand-père  maternel ,  Godefroi  le  Barbu ,  où  le  Hardi , 
duc  de  Lothier  et  de  Brabant,  qui  échoua  de  môme  en 
Lorraine,  combattit  trente  ans  les  empereurs  à  la  tête 
de  toute  la  Belgique ,  et  brûla ,  dans  Aix-la-Chapelle , 
le  palais  des  Carlovingiens.  Il  fut  plusieurs  fois  chassé, 
banni,  captif;  sa  femme,  Béatrix  d'Esté,  mère  do  la 
fameuse  comtesse  Mathilde,  fut  indignement  retenue 
prisonnière  par  Henri  III,  qui  fxuit  par  lui  ravir  son 
patrimoine,  et  donner  la  Lorraine  à  la  maison  d'Al- 
sace. Toutefois,  quand  l'empereur  Henri  IV  fut  per- 


*  Anne  Comnène. 

*  îsé  à  Bézi,  près  Isivelle,  dans  un  château  qu'on  montrait  en- 
core à  la  fin  du  dernier  siècle. 


LA  CROISADE.  101):>109[).  29j 

sécuto  par  les  papes,  et  que  tant  de  gens  l'abandon- 
naient, le  petit-fils  du  proscrit,  le  Godefroi  de  la  croi- 
sade, ne  manqua  pas  à  son  suzerain.  L'empereur  lui 
confia  l'étendard   de   l'Empire,   cet  étendard  que  la 
famille  de  Godefroi  avait  fait  chanceler,    et  contre 
lequel  Mathilde  soutenait  celui  de  l'Église.  Mais  Gode- 
froi le  raffermit  :  du  fer  de  ce  drapeau,  il  tua  l'anti- 
César,  Rodolphe,  le  roi  des  prêtres  (1080),  et  le  porta 
ensuite,    son    victorieux  drapeau,   sur  les   murs   de 
Home,  où  il  monta  le  premier  ^    Toutefois,    d'avoir 
violé  la  ville  de  saint  Pierre  et  chassé  le  pape,  ce  fut 
une  granae  tristesse  pour  cette  âme  pieuse.  Dès  que 
la  croisade  fut  publiée,  il  vendit  ses  terres  à  l'évoque 
de  Liège,  et  partit  pour  la  terre  sainte.  Il  avait  dit 
souvent,  étant  encore  tout  petit,   qu'il  voulait  aller 
avec  une  armée  à  Jérusalem  \  Dix  mille  chevaliers  le 
suivirent  avec  soixante-dix  mille  hommes  de  pied, 
Français,  Lorrains,  Allemands. 

Godefroi  appartenait  aux  deux  nations;  il  parlait 
les  deux  langues.  Il  n'était  pas  grand  de  taille,  et  son 
frère  Baudouin  le  passait  de  la  tête;  mais  sa  force 
était  prodigieuse.  On  dit  que  d'un  coup  d'épée  il  fen- 
dait un  cavalier  de  la  tête  h  la  sehe;  il  faisait  voler 
d'un  revers  la  tête  d'un  bœuf  ou  d'un  chameau  '.  V.v 


'  La  fatigue  lui  causa  une  fièvre  violente,  il  fit  vœu  de  ne 
croiser  et  fut  guéri.  (Albéric.) 

^  Guibert  de  Nogent.  —  Sa  mère,  sainte  Ida,  rêva  un  jour  que 
le  soleil  descendait  dans  son  sein.  Gela  signifiait,  dit  le  biographe 
contemporain,  que  des  rois  sortiraient  d'elle. 

3  Robert  le  Moine.  —  Une  autre  fois  il  coupa  un  Turc  par  le 
milieu  du  corps...  «  Turcus  duo  factus  est  Turci  :  ut  inferior  alter 


296  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Asie,  s'étant  écarté,  il  trouva  dans  nue  caverne  un 
des  siens  aux  prises  avec  un  ours  :  il  attira  la  bête 
sur  lui,  et  la  tua,  mais  resta  longtemps  alité  de  ses 
cruelles  morsures.  Cet  homme  héroïque  était  d'une 
pureté  singulière.  Il  ne  se  maria  point,  et  mourut 
vierge  à  trente-huit  ans  ^ . 

Le  concile  de  Clermont  s'était  tenu  au  mois  de  no- 
vembre 1095.  Le  15  août  1096,  Godefroi  partit  avec 
les  Lorrains  et  les  Belges,  et  prit  sa  route  par  l'Alle- 
magne et  la  Hongrie.  En  septembre,  partirent  le  fils 
de  Guillaume  le  Conquérant,  le  comte  de  Blois,  son 
gendre,  le  frère  du  roi  de  France  et  le  comte  de 
Flandre;  ils  allèrent  par  l'Italie  jusqu'à  la  Fouille; 
puis  les  uns  passèrent  à  Durazzo,  les  autres  tour- 
nèrent la  Grèce.  En  octobre,  nos  Méridionaux,  sous 
Raymond  de  Saint-Gille,  s'acheminèrent  par  la  Lom- 
bardie,  le  Frioul  et  la  Dalmatie.  Bohémond,  avec  ses 
Normands  et  Italiens,  perça  sa  route  par  les  déserts 
de  la  Bulgarie.  C'était  le  plus  court  et  le  moins  dan- 
gereux; il  valait' mieux  éviter  les  villes,  et  ne  rencon- 
trer les  Grecs  qu'en  rase  campagne.  La  sauvage  appa- 
rition des  premiers  croisés,  sous  Pierre  l'Ermite,  avait 
épouvanté  les  "Byzantins  ;  ils  se  repentaient  amèrement 
d'avoir  appelé  les  Francs,  mais  il  était  trop  tard;  ils 
entraient  en  nombre  innombrable  par  toutes  les  val- 
lées, par  toutes  les  avenues  de  l'empire.  Le  rendez- 
vous   était   à  Constantinople.    L'empereur    eut    beau 

in  urbem  equitaret,  alter  arcitenens  in  flumine  nataret.  »  Raoul 
de  Caen. 

*  Il  avait  amené  une  colonie  de  moines  qu'il  établit  à  Jéru- 
salem. 


LA  CROISADE.  109o-1090.  297 

r 

leur  dresser  des  pièges,    les  barbares  s'en  jouèrent 
dans  leur  force  et  leur  masse  :  le  seul  Hugues  de 
Vermandois  se  laissa  prendre.    Alexis   vit   tout   ses 
corps  d'armée,  qu'il  avait  cru  détruire,  arriver  un  à 
un   devant   Constantinople ,    et  saluer   leur  bon  ami 
l'empereur.    Les  pauvres  Grecs,    condamnés    à  voir 
défiler  devant  eux  cette  effrayante  revue  du  genre 
humain,    ne   pouvaient  croire    que  le  torrent  passât 
sans  les  emporter.  Tant  de  langues,  tant  de  costumes 
bizarres,  il  y  avait  bien  de  quoi  s'effrayer.  La  fami- 
liarité   même,  de   ces   barbares,    leurs   plaisanteries 
grossières,   déconcertaient  les   Byzantins.  En  atten- 
dant que  toute  l'armée  fut  réunie,  ils  s'établissaient 
amicalement  dans  l'empire,  faisaient  comme  chez  eux, 
prenant  dans  leur  simplicité  tout  ce  qui  leur  plaisait  : 
par  exemple  les  plombs  des  éghses  pour  les  revendre 
aux  Grecs  '.  Le  sacré  palais  n'était  pas  plus  respecté. 
Tout  ce  peuple  de  scribes  et  d'eunuques  ne  leur  impo- 
sait guère.  Ils  n'avaient  pas  assez  d'esprit  et  d'ima- 
gination pour  se  laisser  saisir  aux  pompes  terribles, 
au  cérémonial  tragique  de  la  majesté  byzantine.^  Un 
beau  lion  d'Alexis,  qui  faisait  l'ornement  et  l'effroi  du 
palais,  ils  s'amusèrent  à  le  tuer. 

C'était  une  grande  tentation  que  cette  merveilleuse 
Constantinople  pour  des  gens  qui  n'avaient  vu  que  les 
villes  de  boue  de  notre  Occident.  Ces  dômes  d'or,  ces 
palais  de  marbre,  tous  les  chefs-d'œuvre  de  l'art 
antique  entassés  dans  la  capitale  depuis  que  l'empire 

»  Ceci  ne  se  rapporte,  il  est  vrai,  qu'à  la  troupe  conduite  par 
pierre  l'Ermite. 


"108  HISTOIRE  dp:  FRANCE. 

* 

s'était  tant  resserré;  tout  cela  composait  un  ensemble 
étonnant  et  mystérieux  qui  les  confondait  ;  ils  n'y 
entendaient  rien  :  la  seule  variété  de  tant  d'industries 
et  de  marchandises  était  pour  eux  un  inexplicable 
problème.  Ce  qu'ils  y  comprenaient,  c'est  qu'ils  avaient 
grande  envie  de  tout  cela;  ils  doutaient  même  que  la 
ville  sainte  valût  mieux.  Nos  Normands  et  nos  Gas- 
cons auraient  bien  voulu  terminer  là  la  croisade  ;  ils 
auraient  dit  volontiers  comme  les  petits  enfants  dont 
parle  Guibert  :  «  N'est-ce  pas  là  Jérusalem  ?  » 

Ils  se  souvinrent  alors  de  tous  les  pièges  que  les 
Grecs  leur  avaient  dressés  sur  la  route  :  ils  préten- 
dirent qu'ils  leur  fournissaient  des  aliments  nuisibles, 
qu'ils  empoisonnaient  les  fontaines,  et  leur  imputèrent 
les  maladies  épidémiques  que  les  alternatives  de  la 
famine  et  de  l'intempérance  avaient  pu  faire  naître 
dans  l'armée.  Boliémond  et  le  comte  de  Toulouse 
soutenaient  qu'on  ne  devait  point  de  ménagements  à 
ces  empoisonneurs,  et  qu'en  punition,  il  fallait  prendi'c 
Constantinople.  On  pourrait  ensuite  à  loisir  conquérir 
la  terre  sainte.  La  chose  était  facile  s'ils  se  fussent 
accordés  ;  mais  le  Normand  comprit  qu'en  renversant 
Alexis,  il  pourrait  fort  bien  donner  seulement  l'empire 
au  Toulousain.  D'ailleurs,  Godefroi  déclara  qu'il  n'était 
pas  venu  pour  faire  la  guerre  à  des  chrétiens.  Bohc- 
mond  parla  comme  lui,  et  tira  bon  parti  de  sa  vertu. 
Il  se  fit  donner  tout  ce  qu'il  voulut  par  l'empereur*. 


'  On  le  mena  dans  une  galerie  du  palai  *,  où  une  porte,  ouverte 
comme  par  hasard,  lui  faisait  voir  une  chambre  remplie  du  naut 
en  bas  d'or  et  d'argent,  de  bijoux  et    e  merbles  précieux.  Quelles 


LA  CROISADE.  10Uo-10a9.  299 

Telle  fut  riiabileté  d'Alexis,  qu'il  trouva  moyen  ùo 
décider  ces  conquérants,  qui  pouvaient  l'écraser', 
à  lui  faire  hommage  et  lui  soumettre  d'avance  leur 
conquête.  Hugues  jura  d'abord,  puis  Bohémond,  puis 
Godefroi.  Godefroi  s'agenouilla  devant  le  Grec,  mit  ses 
mains  dans  les  siennes  et  se  fit  son  vassal.  Il  en  coûta 
peu  cà  son  humilité.  Dans  la  réalité,  les  croisés  ne 
pouvaient  se  passer  de  Constantinople  ;  ne  la  possé- 
dant pas,  il  fallait  qu'ils  l'eussent  au  moins  pour  alliée 
et  pour  amie.  Prêtj  à  s'engager  dans  les  déserts  de 
l'Asie,  les  Grecs  seuls  pouvaient  les  préserver  de  leur 
ruine.  Ceux-ci  promirent  tout  ce  que  l'on  voulut  pour 
se  débarrasser,  vivres,  troupes  auxiliaires,  des  vais- 
seaux surtout  pour  faire  passer  au  plus  tôt  le  Bos- 
phore. 

«  Godefroi  ayant  donné  l'exemple,  tous  se  réunirent 
pour  prêter  serment.  Alors  un  d'entre  eux,  c'était  un 
comte  de  haute  noblesse,  eut  l'audace  de  s'asseoir 
dans  le  trône  impérial.  L'empereur  ne  dit  rien  con- 
naissant de  longue  date  l'outrecuidance  des  Latins. 
Mais  le  comte  Baudouin  prit  cet  insolent  par  la  main, 
et  l'ôta  de  sa  place,  lui  faisant  entendre  que  ce  n'était 
pas  l'usage  des  empereurs  de  laisser  assis  cà  côté  d'eux 
ceux  qui  leur  avait  fait  hommage ,  et  qui  étaient 
devenus  leurs  hommes;  il  fallait,  disait-il,  se  confor- 
mer aux  usages  du  pays  où  l'on  vivait.  L'autre  ne 

conquêtes,  s'écria-t-il,  ne  ferait-on  pas  avec  un  tel  trésor!  Il  ekt  à 
vous,  lui  dit-on  aussitôt.  Il  se  flt  peu  prier  pour  accepter.  (Anne 
Comnène). 

'  Ils  parlaient  des  Grecs  avec  un  souverain  mépris...  «  Grœ- 
culos  istos  omnium   inertissimos,  etc.  »  Guibert  de  Nogent. 


300  HISTOIRE  DE  FRANCE, 

répondait  rien,  mais  il  regardait  l'empereur  d'un  air 
irrité,  murmurant  en  sa  langue  quelques  mots  qu'on 
pourrait  traduire  ainsi  :  Voyez  ce  rustre  qui  est  assis 
tout  seul,  lorsque  tant  de  capitaines  sont  debout! 
L'empereur  remarqua  le  mouvement  de  ses  lèvres,  et 
se  fit  expliquer  ses  paroles  par  un  interprète,  mais 
pour  le  moment  il  ne  dit  rien  encore.  Seulement,  lors- 
que les  comtes,  ayant  accompli  la  cérémonie,  se  reti- 
raient et  saluaient  l'empereur,  il  prit  à  part  cet 
orgueilleux,  et  lui  demaiida  qui  il  était,  son  pays  et 
son  origine  :  «  Je  suis  pur  Franc,  dit-il,  et  des  plus 
nobles.  Je  ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que  dans  mon 
pays,  il  y  a  à  la  rencontre  de  trois  routes  une  vieille 
église,  où  quiconque  a  envie  de  se  battre  en  duel  vient 
prier  Dieu,  et  attendre  son  adversaire.  Moi,  j'ai  eu 
beau  attendre  à  ce  carrefour,  personne  n'a  osé  venir.» 
—  «  Eh  bien  !  dit  l'empereur,  si  vous  n'avez  pas  encore 
trouvé  d'ennemi,  voici  le  temps  où  vous  n'en  man- 
querez pas^  » 

Les  voilà  dans  l'Asie,  en  face  des  cavaliers  turcs. 
La  lourde  masse  avance,  harcelée  sur  les  flancs.  Elle 
se  pose  d'abord  devant  Nicée.  Les  Grecs  voulaient 
recouvrer  cette  ville;  ils  y  menèrent  les  croisés.  Ceux- 
ci,  inhabiles  dans  l'art  des  sièges,  auraient  pu,  avec 
toute  leur  valeur,  y  languir  à  jamais.  Ils  servirent 
du  moins  à  effrayer  les  assiégés,  qui  traitèrent  avec 
Alexis.  Un  matin  les  Francs  virent  flotter  sur  la  ville  - 


*  Anne  Comnène. 

^  «  Il  envoya  en  même  temps  de  grands  présents  aux  chefs, 
bollicitant  leur  bienveillance  par  ses  lettres  et  par  la  voix  de  ses 


LA  CROISADE.  1095-1099.  301 

le  drapeau  de   l'empereur  et  il  leur  fut  signifié  du 
haut  des  murs  de  respecter  une  ville  impériale. 

Ils  continuèrent  donc  leur  route  vers  le  midi,  fidèle- 
ment escortés  par  les  Turcs,  qui  enlevaient  tous  les 
traîneurs.  Mais  ils  souffraient  encore  plus  de  leur 
grand  nombre. 

Malgré  les  secours  des  Grecs,  aucune  provision 
ne  suffisait,  l'eau  manquait  à  chaque  instant  sur  ces 
arides  collines.  En  une  seule  halte,  cinq  cents  per- 
sonnes moururent  de  soif.  «  Les  chiens  de  chasse 
des  grands  seigneurs,  que  l'on  conduisait  en  laisse, 
expirèrent  sur  la  route,  dit  le  chroniqueur,  et  les 
faucons  moururent  sur  le  poing  de  ceux  qui  les  por- 
taient. Des  femmes  accouchèrent  de  douleur;  elles 
restaient  toutes  nues  sur  la  plaine,  sans  souci  de  leurs 
enfants  nouveau-nés  ^  » 

Ils  auraient  eu  plus  de  ressources  s'ils  eussent  eu 
de  la  cavalerie  légère  contre  celle  des  Turcs.  Mais 
que  pouvaient  des  hommes  pesamment  armés  contre 
ces  nuées  de  vautours  ?  L'armée  des  croisés  voyageait, 
si  je  puis  dire,  captive  dans  un  cercle  de  turbans  et 
de  cimeterres.  Une  seule  fois  les  Turcs  essaimèrent  de 
les  arrêter  et  leur  offrirent  la  bataille.  Ils   n'y   ga- 


députés  ;  il  leur  rendit  mille  actions  de  grâces  pour  ce  loyal  ser- 
vice, et  pour  l'accroissement  qu'ils  venaient  de  donner  à  l'em- 
pire. »  Willelm.  Tyr.,  1.  III,  c.  xir.  —  «  Il  envoya,  dit  Guibert, 
1.  III,  c.  IX,  des  dons  infinis  aux  princes,  et  aux  plus  pauvres 
d'abondantes  aumônes;  il  jetait  ainsi  des  germes  de  haine  parmi 
ceux  de  condition  moyenne,  dont  sa  munificence  semblait  se  dé- 
tourner. »  Voî/.  aussi  Raymond  d'Agiles,  p.  142. 
'  Albert  d'Aix. 


302  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

gnèrent  pas  ;  ils  sentirent  ce  que  pesaient  les  bras  de 
ceux  contre  lesquels  ils  combattaient  de  loin  avec 
tant  d'avantage;  toutefois  la  perte  des  croisés  fut 
immense. 

Ils  parvinrent  ainsi  par  la  Cilicie  jusqu'à  Antioche. 
Le  peuple  aurait  voulu  passer  outre,  vers  Jérusalem, 
mais  les  chefs  insistèrent  pour  qu'on  s'arrêtât.  Ils 
étaient  impatients  de  réaliser  enfin  leurs  rêves  ambi- 
tieux. Déjà  ils  s'étaient  disputé  l'épée  à  la  main  la 
ville  de  Tarse;  Baudouin  et  Tancrède  soutenaient  tous 
deux  y  être  entrés  les  premiers.  Une  autre  ville,  qui 
allait  exciter  une  semblable  querelle,  fut  démolie  par 
le  peuple,  qui  se  souciait  peu  des  intérêts  des  chefs,  et 
ne  voulait  pas  être  retardé'. 

La  grande  ville  d'Antioche  avait  trois  cent  soixante 
églises,  quatre  cent  cinquante  tours.  Elle  avait  été  la 
métropole  de  cent  cinquante-trois  évêchés^  C'était  là 
une  belle  proie  pour  le  comte  de  Saint-Gille  et  pour 
Bohémond.  Antioche  pouvait  seule  les  consoler  d'avoir 
manqué  Constantinople.  Bohémond  fut  le  plus  habile. 
Il  pratiqua  les  gens  de  la  ville.  Les  croisés,  trompés 
comme  à  Nicée,  virent  flotter  sur  les  murs  le  drapeau 
rouge  des  Normands  ^  Mais  il  ne  put  les  empêcher  d'y 
entrer,  ni  le  comte  Raymond  de  s'y  fortifier  dans 
quelques  tours.  Ils  trouvèrent  dans  cette  grande  ville 
une  abondance  funeste  après  tant  de  jeûnes.  L'épi- 
démie les  emporta  en  foule.  Bientôt  les  vivres  prodi- 

'  Raymond  d'Agiles. 

^  Trois  cent  soixante  églises  (Guibert  de  Nogent).  —  Alberio 
ne  compte  que  trois  cent  cxuarante  églises. 
'  Foulcher  de  Chartres. 


LA  CROISADE.  1095-1099.  303 

gués  s'épuisèrent,  et  ils  se  trouvaient  réduits  de  nou- 
veau à  la  famine,  quand  une  armée  innombrable  de 
Turcs  vint  les  assiéger  dans  leur  conquête.  Un  grand 
nombre  d'entre  eux,  Hugues  de  France,  Etienne  de 
Blois,  crurent  l'armée  perdue  sans  ressources,  et 
s'échappèrent  pour  annoncer  le  désastre  de  la  croi- 
sade. 

Tel. était  en  effet  l'excès  d'â,battement  de  ceux  qui 
restaient,  que  Bohémond  ne  trouva  d'autre  moyen 
pour  les  faire  sortir  des  maisons  où  ils  se  tenaient 
blottis  que  d'y  mettre  le  feu.  La  religion  fournit  un 
secours  plus  efïicace.  Un  homme  du  peuple,  averti  par 
une  vision,  annonça  aux  chefs  qu'en  creusant  la  terre 
à  telle  place,  on  trouverait  la  sainte  lance  qui  avait 
percé  le  côté  de  Jésus-Christ'.  Il  prouva  la  vérité  de  sa 
révélation  en  passant  dans  les  llammes,  s'y  brûla, 
mais  on  n'en  cria  pas  moins  au  miracle  ^  On  donna 
aux  chevaux  tout  ce  qui  restait  de  fourrage,  et  tandis 
que  les  Turcs  jouaient  et  buvaient,  croyant  tenir  ces 
affamés,  ils  sortent  par  toutes  les  portes,  et  en  tète  la 
sainte  lance.  Leur  nombre  leur  sembla  doublé  par  les 


'  Raymond  de  Agil.,  p.  15S.  «  Vidi  ego  hœc  qu^e  loquor,  et 
Dominicam  lanceam  ibi  (in  pngna)  fercbam.  »  —  Foiilcher  de 
Chartres  s'écrie  :  Atidite  fraudeni  et  non  frdndem!  et  ensuite  : 
Jnvenit  lanceam,  fallaciter  occuUatam  forsitan,  c.  x. 

*  Raymond  d'Agiles  :  «  Il  se  brûla,  parce  que  lui-même  il 
avait  douté  un  instant;  il  le  dit  au  peuple  en  sortant  des  flammes, 
et  le  peuple  glorifia  Dieu.  »  Selon  Guibert  de  Kogent,  il  t-ortit  du 
bûcher  sain  et  sauf,  mais  le  peuple  se  précipita  sur  lui  pour  dé- 
'  chirer  ses  liabits  et  en  garder  les  morceaux  comme  des  reliques, 
et  le  pauvre  homme,  ballotté  et  meurtri,  mourut  de  fotigue  et 
d'épuisement. 


304  HISTOIRE  DE  FRAN'CE. 

escadrons  des  anges.  L'innombrable  armée  aes  Turcs 
fut  dispersée,  et  les  croisés  se  retrouvèrent  maîtres 
de  la  campagne  d'Antioche  et  du  chemin  de  Jéru- 
salem. 

Antioche  resta  à  Bohémond,  malgré  les  efforts  de 
Raymond  pour  en  garder  les  tours  ^  Le  Normand 
recueillit  ainsi  la  meilleure  part  de  la  croisade.  Toute- 
fois il  ne  put  se  dispenser  de  suivre  l'armée,  et  de  l'ai- 
der à  prendre  Jérusalem.  Cette  prodigieuse  armée 
était,  dit-on,  réduite  alors  à  vingt-cinq  mille  hommes. 
Mais  c'étaient  les  chevaliers  et  leurs  hommes.  Le 
peuple  avait  trouvé  son  tombeau  dans  l'Asie  Mineure 
et  dans  Antioche. 

Les  Fatemites  d'Egypte  qui,  comme  les  Grecs, 
avaient  appelé  les  Francs  contre  les  Turcs,  se  repen- 

*  «  Tancrède,  dit  son  historien  Raoul  de  Caen,  eut  d'abord 
grande  envie  de  tomber  sur  les  Provençaux  ;  mais  il  se  souvint 
qu'il  est  défendu  de  verser  le  sang  chrétien;  il  aima  mieux  re- 
courir aux  expédients  de  Guiscard.  Il  fit  entrer  ses  hommes  pen- 
dant la  nuit,  et,  lorsqu'ils  furent  en  nombre,  ils  tirèrent  leurs 
épéOô  et  chassèrent  les  soldats  de  Raymond,  avec  force  soufflets. 
—  L'origihe  de  cette  haine,  ajoute-t-il,  c'était  une  querelle  pour 
du  fourrage,  au  siège  d'Antioche.  Des  fourrageurs  des  deux  na- 
tions s'étaient  trouvés  ensemble  au  même  endroit,  et  s'étaient 
battus  à  qui  aurait  le  blé.  —  Depuis  lors,  chaque  fois  qu'ils  se 
rencontraient ,  ils  déposaient  leurs  fardeaux  et  se  chargeaient 
d'une  grêle  de  coups  de  poings  ;  le  plus  fort  emportait  la  proie.  » 
C.  98,  99,  p.  316.  —  Ensuite  Raymond  et  les  siens  soutinrent 
l'authenticité  de  la  sainte  lance,  «  parce  que  les  autres  nations, 
.dans  leur  simplicité,  y  apportaient  des  offrandes  ;  ce  qui  enflait 
la  bourse  de  Raymond.  Mais  le  rusé  Bohémond  {non  imprtidens-, 
mvAtividus.  Rad.  Cad.,  p.  317;  Robert.  Mon.,  ap.  Bongars, 
p.  40)  découvrit  tout  le  mensonge.  Cela  envenima  la  querelle.  » 
C.  101,  102. 


LA  CROISADE.  109o-I099.  30b 

tirent  de  même.  Ils  étaient  parvenus  à  enlever  aux 
Turcs  Jérusalem,  et  c'étaient  eux  qui  la  défendaient. 
On  prétend  qu'ils  y  avaient  réuni  jusqu'à  quarante 
mille  hommes. 

Les  croisés  qui,  dans  le  premier  enthousiasme  où 
les  jeta  la  vue  de  la  cité  sainte,  avaient  cru  pou- 
voir l'emporter  d'assaut,  furent  repoussés  par  les  as- 
siégés. Il  leur  fallut  se  résigner  aux  lenteurs  d'un 
siège,  s'établir  dans  cette  campagne  désolée,  sans 
arbres  et  sans  eau.  Il  semblait  que  le  démon  eut 
tout  brûlé  de  son  souffle,  à  l'approche  de  l'armée 
du  Christ.  Sur  les  murailles  paraissaient  des  sorcières 
qui  lançaient  des  paroles  funestes  sur  les  assiégeants. 

Ce  ne  fut  point  par  des  paroles  qu'on  leur  ré- 
pondit. 

Des  pierres  lancées  par  les  machines  des  chrétiens 
frappèrent  une  des  magiciennes  pendant  qu'elle  fai- 
sait ses  conjurations  ^ . 

Le  seul  bois  qui  se  trouvât  dans  le  voisinage 
avait  été  coupé  par  les  Génois  et  les  Gascons,  qui  eu 
firent  des  machines,  sous  la  direction  du  vicomte 
de  Béarn.  Deux  tours  roulantes  furent  construites 
pour  le  comte  de  Saint-Gille  et  pour  le  duc  de  Lor- 
raine. Enfin,  les  croisés  ayant  fait,  pieds  nus,  pen- 
dant huit  jours,  le  tour  de  Jérusalem,  toute  l'armée 
attaqua;  la  tour  de  Godefroi  fut  approchée  des  murs, 
et  le  vendredi  15  juillet  1099,  à  trois  heures,  à 
l'heure  et  au  jour  même  de  la  passion,  Godefroi  de 
Bouillon   descendit  de  sa  tour  sur  les  murailles  de 

*  Guillaume  de  Tyr. 

T.  II.  '  20 


306  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Jérusalem.  La  ville  prise,  le  massacre  fut  effroyable  ^ 
Les  croisés,  dans  leur  aveugle  ferveur,  ne  tenant 
aucun  compte  des  temps,  croyaient,  en  chaque  infidèle 
qu'ils  rencontraient  à  Jérusalem,  frapper  un  des  bour- 
reaux de  Jésus-Christ. 

Quand  il  leur  sembla  que  le  Sauveur  était  assez 
vengé,  c'est-à-dire  quand  il  ne  resta  presque  personne 
dans  la  ville,  ils  allèrent  avec  larmes  et  géaiisse- 
ments,  en  se  battant  la  poitrine,  adorer  le  saint  tom- 
beau. 

Il  s'agit  ensuite  de  savoir  quel  serait  le  roi  de  la 
conquête,  qui  aurait  le  triste  honneur  de  défendre 
Jérusalem.  On  institua  une  enquête  sur  chacun  des 
princes,  afin  d'éhre  le  plus  digne;  on  interrogea  leurs 
serviteurs,  pour  découvrir  leurs  vices  cachés.  Le 
comte  de  Saint-Gille,  le  plus  riche  des  croisés,  eût 
été  élu  probablement;  mais  ses  serviteurs,  craignant 
de  rester  avec  lui  à  Jérusalem,  n'hésitèrent  pas  à 
noircir  leur  maître,  et  lui  épargnèrent  la  royauté. 
Ceux  du  duc  'de  Lorraine,  interrogés  à  leur  tf)ur, 
après  avoir  bien  cherché,  ne  trouvèrent  rien  à  dire 
contre  lui,  sinon  qu'il  restait  trop  longtemps  dans  les 
éghses,  au  delà  même  des  offices,  qu'il  allait  toujours 
s'enquérant  aux  prêtres  des  histoires  représentées 
dans  les  images  et  les  peintures  sacrées,  au  grand 
mécontentement  de  ses  amis,  qui  l'attendaient  pour  le 
repas  *. 

'  Les  chrétiens  indigènes  avaient  éprouvé,  pendant  le  siège, 
les  plus  cruels  traitements  de  la  part  des  infidèles  (Guillaume  de 
Tyr). 

*  Guillaume  de  Tyr. 


LA  CROISADE.  1093-1099.  30»/ 

Godefroi  se  résigna,  mais  il  ne  voulut  jamais  pren- 
dre la  couronne  royale  dans  un  lieu  où  le  Sauveur 
en  avait  porté  une  d'épines.  Il  n'accepta  d'autre  titre 
que  celui  d'avoué  et  baron  du  saint  sépulcre.  Le 
patriarche  réclamant  Jérusalem  et  tout  le  royaume,  le 
conquérant  ne  fit  point  d'objection  ;  il  céda  tout 
devant  le  peuple,  se  réservant  la  jouissance  seule- 
ment, c'est-cà-dire  la  défense.  Dès  la  première  année  il 
lui  fallut  battre  une  armée  innombrable  d'Égyptie;is, 
qui  vinrent  attaquer  les  croisés  à  Ascalon.  C'était  une 
guerre  éternelle,  une  misère  irrémédiable,  un  long 
martyre  que  Godefroi  se  trouvait  avoir  conquis.  Dès 
le  commencement,  le  royaume  se  trouvait  infesté  par 
les  Arabes  jusqu'aux  portes  de  la  capitale;  l'on  osait  à 
peine  cultiver  les  campagnes.  Tancrède  fut  le  seul 
des  chefs  qui  voulut  bien  rester  avec  Godefroi.  Celui-ci 
put  à  peine  garder  en  tout  trois  cents  chevaliers  * . 

C'était  cependant  une  grande  chose  pour  la  chré- 
tienté d'occuper  ainsi,  au  milieu  des  infidèles,  le  ber- 
ceau de  sa  rehgion.  Une  petite  Europe  asiatique  y  fut 
faite  à  l'image  de  la  grande.  La  féodalité  s'y  organisa 
dans  une  forme  plus  sévère  même  que  dans  aucun 
pays  de  l'Occident.  L'ordre  hiérarchique,  et  tout  le 
détail  de  la  justice  féodale,  y  fut  réglé  dans  les 
fameuses  Assises  de  Jérusalem  par  Godefroi  et  ses 
barons.  Il  y  eut  un  prince  de  Galilée,  un  marquis  de 
Jaffa,  un  baron  de  Sidon.  Ces  titres  du  moyen  âge 
attachés  aux  noms  les  plus  vénérables  de  l'antiquité 


*  A  Antioche,  Tancrède  avait  juré  qu'il  n'abmidonnerait  pas  la 
place  tant  cxu'il  lui  resterait  anarante  clievaliors.  (Guibert.) 


308  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

biblique  semblent  uu  travestissement.  Que  la  forte- 
resse de  David  fût  crénelée  par  un  duc  de  Lorraine, 
qu'un  géant  barbare  de  TOccident,  un  Gaulois,  une 
tôte  blonde  masquée  de  fer,  s'appelât  le  marquis  de 
Tyr,  voilà  ce  que  n'avait  pas  vu  Daniel. 

La  Judée  était  devenue  une  France.  Notre  langue, 
portée  par  les  Normands  en  Angleterre  et  en  Sicile, 
le  fut  en  Asie  par  la  croisade.  La  langue  française 
succéda,  comme  langue  politique,  à  l'universalité  de 
la  langue  latine,  depuis  l'Arabie  jusqu'à  l'Irlande.  Le 
nom  de  Francs  ^  devint  le  nom  commun  des  Occiden- 


*  Guibert,  1.  II,  c.  i  :  «  L'année  dernière  je  m'entretenais  avec 
un  arcliidiacre  de  Mayence  au  sujet  de  la  rébellion  des  siens,  et 
je  l'entendais  vilipender  notre  roi  et  le  peuple,  uniquement  parce 
que  le  roi  avait  bien  accueilli  et  bien  traité  paiiout  le  seigneur 
pape  Pascal,  ainsi  cpie  ses  princes  :  il  se  moquait  des  Français  à 
cette  occa.îion,  jusqu'à  les  appeler  par  dérision  Francons.  Je  lui 
dis  alors  :  «  Si  vous  tenez  les  Français  pour  tellement  faibles  ou 
lâches  que  vous  croyez  pouvoir  insulter  par  vos  plaisanteries  à 
un  nom  dont  la  célébrité  s'est  étendue  jusqu'à  la  mer  indienne, 
dites-moi  donc  à  qui  le  pape  Urbain  s'adressa  pour  demander  du 
secours  contre  les  Turcs?  iS'est-ce  pas  aux  Français?»  —  Id., 
1.  IV,  c.  III  :  «  Nos  princes,  ayant  tenu  conseil,  résolurent  alors 
de  construire  un  fort  sur  le  sommet  d'une  montagne  qu'ils 
avaient  appelée  Malregimrcl^  pour  s'en  faire  un  nouveau  point 
«le  défense  contre  les  agressions  des  Turcs.  »  La  langue  française 
dominait  donc  dans  l'armée  des  croisés.  Yoyez  aussi  les  suites  de 
la  quatrième  croisade. 

0  (5ac;t).cyç  twv  jîacrtXjwv,  xa';  ip/r,YÔ;  tou  OpayYizoy  atpa-ou.  Matthieu 

Paris  (ad  ann.  12oi),  et  Froissart  (t.  IV,  p.  207)  donnent  au  roi 
xie  France  le  titre  de  Rex  regum,  et  de  chef  de  tous  les  rois  chré- 
tiens. —  Les  Turcs  eux-mêmes  voulurent  descendre  des  Francs  : 
«  Dicunt  se  esse  de  Francorum  generatione,  et  quia  nuUus  homo 
naturaliter  débet  esse  miles  nisi  Turci  et  Franci.  »  Gesta  Franco- 
rum, ap.  Bongars,  p.  7. 


LA  CROISADE.  1093-1099. 


309 


taux.  Et  quelque  faible  encore  que  fût  la  royauté 
française,  le  frère  du  triste  Philippe  I^r,  ce  Hugues 
de  Vermandois  qui  se  sauva  d'Antioche,  n'en  était 
pas  moins  appelé  par  les  Grecs  le  frère  du  chef  des 
princes  chrétiens,  et  du  roi  des  rois. 


CHAPITRE    IV 

Suite  de  la  Croisade.  Les  Communes.  Abaiiard.  Première  moitié 
du  Xlle  siècle. 

Il  appartient  à  Dieu  de  se  réjouir  sur  son  œuvre,  et 
de  dire  :  Ceci  est  bon.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de 
l'homme.  Quand  il  a  fait  la  sienne,  quand  il  a  bien  tra- 
vaillé, qu'il  a  bien  couru  et  sué,  quand  il  a  vaincu,  et 
qu'il  le  tient  enfin,  l'objet  adoré,  il  ne  le  reconnaît 
plus,  le  laisse  tomber  des  mains,  le  prend  en  dégoût, 
et  soi-même.  Alors  ce  n'est  plus  pour  lui  la  peine  de 
vivre;  il  n'a  réussi,  avec  tant  d'efforts,  qu'à  s'ôter 
son  Dieu.  Ainsi  Alexandre  mourut  de  tristesse  quand 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  311 

il  eut  conquis  l'Asie,  et  Alaric,  quand  il  eut  pris 
Rome.  Godefroi  de  Bouillon  n'eut  pas  plutôt  la  terre 
sainte  qu'il  s'assit  découragé  sur  cette  terre,  et  lan- 
guit de  reposer  dans  son  sein.  Petits  et  grands,  nous 
sommes  tous  en  ceci  Alexandre  et  Godefroi.  L'histo- 
rien comme  le  héros.  Le  sec  et  froid  Gibbon  lui-même, 
exprime  une  émotion  mélancolique,  quand  il  a  fini  son 
grand  ouvra ge^  Et  moi,  si  j'ose  aussi  parler,  j'entre- 
vois, avec  autant  de  crainte  que  de  désir,  l'époque  où 
j'aurai  terminé  la  longue  croisade  à  travers  les 
siècles,  que  j'entreprends  pour  ma  patrie. 

La  tristesse  fut  grande  pour  les  hommes  du  moyen 
âge,  quand  ils  furent  au  but  de  cette  aventureuse 
expédition,  et  jouirent  de  cette  Jérusalem  tant  dési- 
rée. Six  cent  mille  homme  s'étaient  croisés.  Ils  n'é- 
taient plus  que  vingt-cinq  mille  en  sortant  d' Antioche  ; 
et  quand  ils  eurent  pris  la  cité  sainte,  Godefroi  resta 
pour  la  défendre  avec  trois  cents  chevaliers:  quelques 
autres  à  Tripoli,  avec  Raymond;  à  Edesse,  avec  Bau- 
doin; à  Antioche,  avec  Bohémond.  Dix  mille  hommes 
revirent  l'Europe.  Qu'était  devenu  tout  le  reste?  U 
était  facile  d'en  trouver  la  trace;  elle  était  marquée 
par  la  Hongrie,  l'empire  grec  et  l'Asie,  sur  une  route 
blanche  d'ossements.  Tant  d'efforts  et  un  tel  résultat  ! 
Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  le  vainqueur  lui-même  prit 
la  vie  en  dégoiit.  Godefroi  n'accusa  pas  Dieu,  mais  il 
languit  et  mourut^. 

C'est  qu'il  ne  se  doutait  pas  du  résultat  véritable  de 

«  Je  bongeai  que  je  venais  de  prendre  congé  de  l'ancien  et 
agréable  compagnon  de  ma  vie.  »  Mém.  de  Gibbon. 
*  Guibert.  Nov.,  1.  VII,  22  :  «  Un  prince  d'une  tribu  voisine  o 


312  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

la  croisade.  Ce  résultat  qu'on  ne  pouvait  ni  voir,  ni 
toucher,  n'en  était  pas  moins  réel.  L'Europe  et  l'Asie 
s'étaient  approchées,  reconnues;  les  haines  d'igno- 
rance avaient  déjà  diminué.  Comparons  le  langage 
des  contemporains  avant  et  après  la  croisade. 

«  C'était  chose  amusante,  dit  le  farouche  Raymond 
d'Agiles,  de  voir  les  Turcs,  pressés  de  tous  côtés  par 
les  nôtres,  se  jeter  en  fuyant  les  uns  sur  les  autres  et 
se  pousser  mutuellement  dans  les  précipices  :  c'était 
un  spectacle  assez  amusant  et  délectable  ^  » 

Tout  est  changé  après  la  croisade-.  Le  frère  et  suc- 
cesseur de  Godefroi,  le  roi  Baudouin  épouse  une 
femme  issue  d'une  famille  illustre  «  parmi  les  gen- 
tils du  pays.  »  Lui-même  adopte  leurs  usages,  prend 
une  robe  longue,  laisse  croître  sa  barbe,  et  se  fait 
adorer  à  l'orientale.  Il  commence  à  compter  les  Sarra- 
sins pour  des  hommes.  Blessé,  il  refuse  à  ses  méde- 
cins la  permission  de  blesser  un  prisonnier  pour  étu- 
dier son  maP.  Il  a  pitié  d'une  prisonnière  musulmane 

Gentils  lui  envoya  des  présents  infectés  d'un  poison  mortel.  Go- 
defroi s'en  servit  sans  défiance,  tomba  tout  à  coup  malade,  s'alita, 
et  mourut  bientôt  après.  Selon  d'autres,  il  mourut  de  mort  natu- 
relle. »... 

'  Raym.  d'Agiles,  ap.  Bongars,  p.  149  :  «  Jocundum  spectacu- 
lum  tandem  post  multa  tempora  nobis  factum...  Accidit  ibi  quod- 
dam  satis  nobis  jocundum  atque  delectabile.  »  —  Il  raconte  en- 
core que  le  comte  de  Toulouse  fit  un  jour  arracher  les  yeux,  cou- 
per les  pieds,  les  mains  et  le  nez  à  ses  prisonniers,  et  il  ajoute  : 
«  Quanta  ibi  fortitudine  et  consilio  cornes  claruerit  non  facile  ré- 
férendum est.  » 

*  Guibert  reconnaît  que  les  Sarra:^ins  peuvent  atteindre  un  cer- 
tain degré  de  vertu.  «  Hospitabatur  (Rothbertus  Senior)  apud  ali- 
quem...  vitae,  quantum  ad  eos,  sanctions.  » 

'  Guibert.  —  Albert  dAix  dit,  en  parlant  des  premiers  croisés  : 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  313 

qui  accouche  dans  son  armée  :  il  arrête  sa  marche, 
plutôt  que  de  l'abandonner  dans  le  déserta 

Que  sera-ce  des  chrétiens  eux-mêmes?  Quels  senii- 
ments  d'humanité,  de  charité,  d'égalité,  n'ont-ils  pas 
eu  l'occasion  d'acquérir  dans  cette  communauté  de  , 
périls  et  d'extrêmes  misères  !  La  chrétienté,  réunie  un 
instant  sous  un  même  drapeau ,  a  connu  une  sorte  d(î 
patriotisme  européen  \  Quelques  vues  temporelles  qui 
se  soient  mêlées  à  leur  entreprise,  la  plupart  ont 
goûté  de  la  vertu  et  rêvé  la  sainteté.  Ils  ont  essayé  de 
valoir  mieux  qu'eux-mêmes,  et  sont  devenus  chrétiens, 
au  moins  en  haine  des  infidèles  ^ 

«  Dieu  les  punit  d'avoir  exercé  d'affreuses  violences  contre  les 
juifs;  car  Dieu  est  juste,  et  ne  veut  pas  qu'on  emploie  la  force 
pour  contraindre  personne  à  venir  à  lui.  » 

'  Il  lui  donna  pour  la  couvrir  son  propre  manteau.  (Guillaume 
deTyr.) 

^  On  a  vu  plus  haut  que  les  barons  avaient  tous  renoncé  à 
leurs  cris  d'armes  pour  adopter  le  cri  de  la  croisade  :  Dieu  le 
veut!  —  Foulcher  de  Chartres  :  «  Qui  jamais  a  entendu  dire 
qu'autant  de  nations,  de  langues  différentes,  aient  été  réunies  en 
une  seule  armée,  Francs,  Flamands,  Frisons,  Gaulois,  Bretons, 
Allobroges,  Lorrains,  Allemands,  Bavarois,  Normands,  Écossais, 
Anglais,  Aquitains,  Italiens,  Apuliens,  Ibères,  Daces,  Grecs,  Ar- 
méniens? Si  quelque  Breton  ou  Teuton  venait  à  me  parler,  il 
m'était  impossible  de  lui  répondre.  Mais,  quoique  divisés  en  tant 
de  langues,  nous  semblions  tous  autant  de  frères  et  de  proches 
parents  unis  dans  un  même  esprit,  par  l'amour  du  Seigneur.  Si 
l'un  de  nous  perdait  quelque  chose  de  ce  qui  lui  appartenait,  celui 
qui  l'avait  trouvé  le  portait  avec  lui  bien  soigneusement,  et  pen- 
dant plusieurs  jours,  jusqu'à  oe  qu'à  force  de  recherches  il  eût  dé- 
couvert celui  qui  l'avait  perdu,  et  le  lui  rendait  de  son  plein  gré, 
'  comme  il  convient  à  des  hommes  qui  ont  entrepris  un  saint  pèle- 
rinage. » 
'  Guib.  Nov.,  1.  IV,  c.  xv.  «  Unde  fiebat,  ut  nec  mentio  scorti, 


314  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Le  jour  où,  sans  distinction  de  libres  et  de  serfs, 
les  puissants  désignèrent  ainsi  ceux  qui  les  suivaient, 
NOS  PAUVRES,  fat  l'ère  de  l'affranchissement  ',  Le 
grand  mouvement  de  la  croisade  ayant  un  instant  tiré 
les  hommes  de  la  servitude  locale,  les  ayant  menés  au 
grand  air  par  l'Europe  et  l'Asie,  ils  cherchèrent  Jéru- 
salem ,  et  rencontrèrent  la  liberté.  Cette  trompette  li- 
bératrice de  l'archange,  qu'on  avait  cru  entendre  en 
l'an  1000,  elle  sonna  un  siècle  plus  tard  dans  la  prédi- 
cation de  la  croisade.  Au  pied  de  la  tour  féodale,  qui 
l'opprimait  de  son  ombre,  le  village  s'éveilla.  Cet 
homme  impitoyable,  qui  ne  descendait  de  son  nid  do 
vautour  que  pour  dépouiller  ses  vassaux,  les  arjua 
lui-même,  les  emmena,  vécut  avec  eux,  souffrit  avec 
eux  ;  la  communauté  de  misères  amollit  son  cœur.  Plus 
d'un  serf  put  dire  au  baron  :  «  Monseigneur,  je  vous 
ai  trouvé  un  verre  d'eau  dans  le  désert;  je  vous  ai  cou- 
vert de  mon  corps  au  siège  d'Antioche  ou  de  Jérusalem. 

Il  dut  y  avoir  aussi  des  aventures  bizarres,  des  for- 
tunes étranges.  Dans  cette  mortalité  terrible,  lorsque 
tant  de  nobles  avaient  péri,  ce  fut  souvent  un  titre 
de  noblesse   d'avoir  survécu.  L'on  sut  alors  ce  que 


nec  nomen  prostibuli  toleraretur  haberi  :  pr8e:-ortim  cum  pro  lioc 
ipso  scelere,  gladiis  Deo  judice  yererentur  addici.  Quod  si  gravi- 
dam  inveniri  constitisset  aliquam  earum  mulierum  quse  proba- 
bantur  carere  maritis,  atrocibus  tradebatiu-  cum  suo  lenone  sup- 
pliciis.  »  —  Les  mœurs  sensuelles  des  Turcs  contrastaient  avec 
cette  chasteté  chrétienne.  Après  la  grande  bataille  d'Antioche,  on 
trouva  dans  les  champs  et  les  bois  des  enfants  nouveau-nés  dont 
les  femmes  turques  étaient  accouchées  pendant  le  cours  de  l'ex- 
pédition. >■  Guibert,  1.  V. 
'  Raym.  -l'Agiles.  «  Pauperes  nostri...  » 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  31d 

valait  un  homme.  Les  serfs  eurent  aussi  leur  histoire 
héroïque.  Les  parents  de  tant  de  morts  se  trouvèrent 
parents  de  martyrs.  Ils  appliquèrent  à  leurs  pères, 
à  leurs  frères,  les  vieilles  légendes  de  l'Église.  Ils 
surent  que  c'était  un  pauvre  homme  qui  avait  sauvé 
Anlioche  en  trouvant  la  sainte  lance,  et  que  les  fils 
et  les  frères  des  rois  s'étaient  sauvés  d'Antioche.  Ils 
surent  que  le  pape  n'était  point  allé  à  la  croisade,  et  que 
La  sainteté  des  moines  et  des  prêtres  avait  été  effacée 
par  la  sainteté  d'un  laïque,  de  Godefroi  de  Bouillon. 

L'humanité  recommença  alors  à  s'honorer  elle- 
même  dans  les  plus  misérables  conditions.  Les  pre- 
mières révolutions  communales  précèdent  ou  suivent 
de  près  l'an  1100.  Ils  s'avisèrent  que  chacun  pouvait 
disposer  du  fruit  de  son  travail,  et  marier  lui-inême 
ses  enfants;  ils  s'enhardirent  à  croire  qu'ils  avaient 
droit  d'aller  et  de  venir,  de  vendre  et  d'acheter,  et 
soupçonnèrent,  dans  leur  outrecuidance,  qu'il  pou- 
vait bien  se  faire  que  les  hommes  fussent  égaux. 

Jusque-là  cette  formidable  pensée  de  l'égalité  ne 
s'était  pas  nettement  produite.  On  nous  dit  bien  que 
dès  avant  l'an  mil  les  paysans  de  la  Normandie  s'é- 
taient ameutés;  mais  cette  tentative  fut  réprimée 
sans  peine.  Quelques  cavaliers  coururent  les  cam- 
pagnes, dispersèrent  les  vilains,  leur  coupèrent  les 
pieds  et  les  mains;  il  n'en  fut  plus  parlée  Les  pay- 

'  Will.  Gometie,  1.  V,  ap.  Scr.  fr.  X,  185  :  «  Rustici  unanimes 
pcr  diversoo  totius  normanicae  patrise  plurima  agentes  conveuti- 
cula,  juxta  suos  libitus  vivere  decernebant  ;  quatenus  tam  in  bil- 
varum  compendiis  quam  in  aquarum  commerciis,  nullo  obsistente 
ante  btatuti  jurib  obice,  legibuo  uterentur  suis...  Truncatis  ma- 


U 


316  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

sans,  en  général,  étaient  trop  isolés.  Leurs  jacqueries 
devaient  échouer  dans  tout  le  moyen  âge.  Ils  étaient 
aussi,  malheureusement  il  faut  le  dire,  trop  dégradés 
par  l'esclavage,  trop  brutes,  trop  eifarouchés  par 
l'excès  de  leurs  maux  :  leur  victoire  eût  été  celle  de 
la  barbarie. 

Mais  c'était  surtout  dans  les  bourgs  populeux,  qui 
s'étaient  formés  au  pied  des  châteaux,  que  fermen- 
taient les  idées  d'affranchissement.  Les  seigneurs  laïques 
ou  ecclésiastiques  avaient  encouragé  la  population  de 
ces  bourgades  par  des  concessions  de  terre,  désireux 
d'augmenter  leur  force  et  le  nombre  de  leurs  vas- 
saux. Ce  n'était  pas  de  grandes  et  commerçantes 
cités,  comme  dans  le  midi  de  la  France  et  dans  l'Ita- 
lie; mais  il  y  avait  un  peu  d'industrie  grossière, 
quelques  forgerons,  beaucoup  de  tisserands,  des  bou- 
chers, des  cabaretiers,  dans  les  villes  de  passage. 
Quelquefois  les  seigneurs  attiraient  des  artisans  habiles, 
au  moins  pour  broder  l'étoffe  ou  forger  l'armure.  Il 
fallait  bien  laisser  un  peu  de  hberté  à  ces  hommes; 
ils  portaient  tout  dans  leurs  bras,  ils  auraient  quitté 
le  pays. 

C'était  donc  par  les  villes  que  devait  commencer  la 
liberté,  par  les  villes  du  centre  de  la  France,  qu'elles 
s'appelassent  villes  privilégiées  ou  communes,  qu'elles 
eussent  obtenu  ou  arraché  leurs  franchises.  L'occa- 
sion, en  général,  fut  la  défense  des  populations  contre 
l'oppression  et  les  brigandages  des  seigneurs  féo- 
daux;  en   particulier,   la  défensa  ria  niû-de-France 

nibus  ac  pedibus,  inutiles  suis  remisit...  His  rustici  expertis,  fes- 
tinato  eoneioi)ibu,s  oraîssis,  ad  sua  aratra  sunt  reversi.  » 


SUITES  DE  LA  CROISADE. 


317 


contre  le  pays  féodal  par  excellence,  contre  la  Nor- 
mandie. «  A  cette  époque,  dit  Orderic  Vital,  la  com- 
munauté populaire  fut  établie  par  les  évoques,  de 
sorte  que  les  prêtres  accompagnassent  le  roi  aux 
sièges  ou  aux  combats,  avec  les  bannières  de  leurs 
paroisses  et  tous  les  paroissiens.  »  Ce  fut,  selon  le 
même  historien,  un  Montfort  (famille  Ulustre  qui  devait, 
au  siècle  suivant,  détruire  les  libertés  du  midi  de  la 
France  et  fonder  celle  d'Angleterre),  ce  fut  Amaury 
de  Montfort  qui  conseilla  à  Louis  le  Gros,  après  sa 
défaite  de  Brenneville,  d'opposer  aux  Normands  les 
hommes  des  communes  marchant  sous  la  bannière  de 
leurs  paroisses  (1119).  Mais  ces  communes,  rentrées 
dans  leurs  murailles,  devinrent  plus  exigeantes.  Ce  fut 
pour  leur  humilité  un  coup  mortel  d'avoir  vu  une  fois 
fuir  devant  leur  bannière  paroissiale  les  grands  che- 
vaux et  les  nobles  chevaUers,  d'avoir,  avec  Louis  le 
Gros,  mis  fin  aux  brigandages  des  Rochefort,  d'avoir 
forcé  le  repaire  des  Coucy.  Ils  se  dirent  avec  le  poëte 
du  xip  siècle  :  «  Nous  sommes  hommes  comme  ils 
sont  ;  tout  aussi  grand  cœur  nous  avons  ;  tout  autant 
souffrir  nous  pouvons  ^  »  Ils  voulurent  tous  quelques 


Rob.  Wace,  Roman  du  Rou,  vers  5979-6038. 


V 


Li  paisan  e  li  vilain 
Cil  del  boscage  et  cil  del  plain, 
Ne  sai  par  kel  entichement. 
Ne  ki  les  meu  preraierei.ient; 
Par  vinz,  par  trentaines,  par  cenz 
Unt  tenuz  plusurs  parlcmenz... 
Privèement  ont  porp^rlè 
Et  plusurs  l'ont  entre  els  juré 
Ke  jaraez,  par  lur  volonté, 
N'arunt  seingnur  ne  avoè. 
Seingnur  ne  lur  font  se  mal  nun  ; 
Ne  poeut  aveir  od  elss  raisun. 


Ne  lur  gaainz,  ne  lur  laburs; 
Chescun  jur  vunt  a  grant  dolurs... 
Tute  jur  sunt  lur  bestes  prises 
Pur  aïes  e  pur  servises... 
«  Pur  kei  nus  laissum  damaiier! 
«  Metum  nus  fors  de  lor  dangier  ; 
«  Nus  sûmes  homes  cum  il  sunt, 
«  Tex  membres  avum  cum  ils  unt, 
«  Et  altresi  gxans  cor  avum, 
«  Et  altretant  sofrir  poum. 
«  Ne  nus  faut  fors  cuer  sulement; 
«  Alium  nus  par  serement, 


318  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

franchises,  quelques  privilèges;  ils  offrirent  de  l'ar- 
gent; ils  surent  en  trouver,  indigents  et  misérables 
qu'ils  étaient,  pauvres  artisans,  forgerons  ou  tisse- 
rands, accueillis  par  grâce  au  pied  d'un  château,  serfs 
réfugiés  autour  d'une  église;  tels  ont  été  les  fonda- 
teurs de  nos  libertés.  Ils  s'ùtèrent  les  morceaux  de  la 
bouche,  aimant  mieux  se  passer  de  pain.  Les  seigneurs, 
le  roi,  vendirent  à  l'euvi  ces  diplômes  si  bien  payés. 

Cette  révolution  s'accomplit  partout  sous  mille  formes 
et  à  petit  bruit.  Elle  n'a  été  remarquée  que  dans 
quelques  villes  de  l'Oise  et  de  la  Somme,  qui,  placées 
dans  des  circonstances  moins  favorables,  partagées 
entre  deux  seigneurs,  laïque  et  ecclésiastique,  s'adres- 
sèrent au  roi  pour  faire  garantir  solennellement  des 
concessions  souvent  violées,  et  maintinrent  une  liberté 
précaire  au  prix  de  plusieurs  siècles  de  guerres  civiles. 
C'est  à  ces  villes  qu'on  a  plus  particulièrement  donné 
le  nom  de  communes.  Ces  guerres  sont  un  petit,  mais 
dramatique  incident  de  la  grande  révolution  qui  s'ac- 
complissait silencieusement  et  sous  des  formes  diverses 
dans  toutes  les  villes  du  nord  de  la  France. 

C'est  dans  la  vaillante  et  colérique  Picardie,  dont 
les  communes  avaient  si  bien  battu  les  Normands, 
c'est  dans  le  pays  de  Calvin  et  de  tant  d'autres  esprits 
révolutionnaires,  qu'eurent  lieu  ces  explosions.  Les 
premières  communes  furent  Noyon,  Beauvais,  Laon, 
les  trois    pairies    ecclésiastiques  ^   Joignez-y     Saint- 

«  Nos  aveir  e  nus  defendum,  «  Trente  u  quarante  païsanz 

(i  E  tuit  ensemble  nus  tenum.  «  Maniables  e  cumbatans.  » 

«  Es  nus  voilent  guerreier; 
«  Bien  avum,  contre  un  chevalier, 

♦  Voy.  Thierry,  Lettres  sur  l'Histoire  de  France. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  319 

Quentin.  L'Eglise  avait  jeté  là  les  fondements  d'une 
forte  démocratie.  Que  l'exemple  ait  été  donné  par 
Cambrai,  par  les  villes  de  la  Belgique,  c'est  ce  que 
nous  examinerons  plus  tard,  quand  nous  rencontre- 
rons les  révolutions  tout  autrement  importantes  des 
communes  de  Flandre.  Nous  ne  pourrions  ici  que 
montrer  en  petit  ce  que  nous  trouverons  plus  loin 
sous  dos  proportions  colossales.  Qu'est-ce  que  la  com- 
mune de  Laon  à  côté  de  cette  terrible  et  orageuse 
cité  de  Bruges,  qui  faisait  sortir  trente  mille  soldats 
de  ses  portes,  battait  le  roi  de  France  et  emprisonnait 
l'Empereur ^  Toutefois,  grandes  ou  petites,  elles 
furent  héroïques,  nos  communes  picardes,  et  combat- 
tirent bravement.  Elles  eurent  aussi  leur  beffroi,  leur 
tour,  non  pas  inclinée  et  revêtue  de  marbre,  comme 
les  miranda  d'Italie  ^  mais  parée  d'une  cloche  sonore 
qui  n'appelait  pas  en  vain  les  bourgeois  à  la  bataille 
contre  l'évêque  ou  le  seigneur.  Les  femmes  y  allaient 
contre  les  hommes.  Quatre-vingts  femmes  voulurent 
prendre  part  à  l'attaque  du  château  d'Amiens,  et  s'y 
firent  toutes  blesser  ^  ;  ainsi  plus  tard  Jeanne  Hachette 
au  siège  de  Beauvais.  Gaillarde  et  rieuse  population 
d'impétueux  soldats  et  de  joyeux  conteurs,  pays  des 
moeurs  légères,  des  fabliaux  salés,  des  bonnes  chan- 
sons et  de  Béranger.  C'était  leur  joie,  au  xii'*  siècle, 
de  voir  le  comte  d'Amiens  sur  son  gros  cheval  se 
risquer  hors  du  pont-levis  et  caracoler  lourdement; 
alors  les  cabaretiers  et  les  bouchers  se  mettaient  har- 

'  Maximilien,  en  1492. 

*  Miranda^  c'est-à-dire  les  merveilles, 

'  GuiLert  de  Noifent. 


320  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

diment  sur  leurs   portes   et  effarouchaient  de  leurs 
risées  la  bête  féodale  ^ 

On  a  dit  que  le  roi  avait  fondé  les  communes.  Le 
contraire  est  plutôt  vrai^  Ce  sont  les  communes  qui 
ont  fondé  le  roi.  Sans  elles,  il  n'aurait  pas  repoussé 
les  Normands.  Ces  conquérants  de  l'Angleterre  et  des 
Deux-Siciles  auraient  probablement  conquis  la  France. 
Ce  sont  les  communes,  ou  pour  employer  un  mot  plus 
général  et  plus  exact,  ce  sont  les  bourgeoisies ,  qui, 
sous  la  bannière  du  saint  de  la  paroisse,  conquirent  la 
paix  publique  entre  l'Oise  et  la  Loire  ;  et  le  roi  à  che- 
val portait  en  tête  la  bannière  de  l'abbaye  de  Saint- 
Denis  ^.  Vassal  comme  comte  de  Vexin,  abbé  de  Saint- 
Martin  de  Tours,  chanoine  de  Saint-Quentin,  défenseur. 
des  églises,  il  guerroyait  saintement  le  brigandage 
des  seigneurs  de  Montmorency  et  du  Puiset,  et  l'exé- 
crable férocité  des  Coucy. 

Il  avait  pour  lui  la  bourgeoisie  naissante  et  l'Église. 
\)  La  féodalité  avait  tout  le  reste,  la  force  et  la  gloire. 


*  Guibert  de  Nogent. 

*  Louis  VI  s'était  opposé  à  ce  que  les  villes  de  la  couronne  se 
constituassent  en  communes.  Louis  VII  suivit  la  même  politique; 
à  son  passage  à  Orléans,  il  réprima  des  efforts  qu'il  regartlait 
comme  séditieux  :  «  Là,  apaisa  l'orgueil  et  la  forfennerie  d'aucuns 
musards  de  la  cité,  qui,  pour  raison  de  la  commune,  faisoient 
semblant  de  soi  rebeller,  et  dresser  contre  la  couronne,  mais 
moult  y  en  eut  de  ceux  qui  cher  le  comparèrent  (payèrent)  ;  car  il 
en  fit  plusieurs  mourir  et  détruire  de  maie  mort,  selon  le  fait 
qu'ils  avoient  desservi.  »  Gr.  Ghron.  de  Saint-Denis.  Il  abolit  la 
commune  de  Vézelay. 

^  C'est  le  fameux  Oriflamme.  Il  devint  l'étendard  de  rois  de 
France,  lorsque  Philippe  P""  eut  acquis  le  Vexin,  qui  relevait  de 
l'abbaye  de  Saint-Denis. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  321 

Il  était  perdu,  ce  pauvre  peut  roi,  entre  les  vastes 
dominations  de  ses  vassaux.  Et  plusieurs  de  ceux-ci 
étaient  des  grands  hommes ,  au  moins  des  hommes 
puissants  par  la  vaillance,  l'énergie,  la  richessç. 
Qu'était-ce  qu'un  Philippe  P"^,  ou  même  le  brave 
Louis  VI,  le  gros  homme  pàle^  entre  les  rouges  Guil-  ;  ^^ 
laurne  d'Angleterre  et  de  Normandie,  les  Robert  de 
Flandre,  conquérants  et  pirates,  les  opulents  Ray- 
mond de  Toulouse,  les  Guillaume  de  Poitiers  et  les 
Foulques  d'Anjou,  troubadours  ou  historiens,  enfin  les 
Godefroi  de  Lorraine,  intrépides  antagonistes  des 
empereurs,  sanctifiés  devant  toute  la  chrétienté  par 
la  vie  et  la  mort  de  Godefroi  de  Bouillon  ? 

Le  roi  qu'opposait-il  à  tant  de  gloire  et  de  puis- 
sance ?  pas  grand'chose,  à  ce  qu'il  semble;  ce  qu'on 
ne  peut  voir  ni  toucher...  le  droit.  Un  vieux  droite  \^^ 
rafraîchi  de  Charlemagne,  mais  prêché  par  les  prêtres,  • 
et  renouvelé  par  les  poëines  qui  commencent  alors.  En 
face  de  ce  droit  royal,  les  droits  féodaux  semblaient 
usurpés.  Tout  fief  sans  héritier  devait  revenir  au  roi, 
comme  à  sa  source.  Cela  lui  donnait  une  grande  posi- 
tion et  beaucoup  d'amis.  Il  y  avait  avantage  à  être 
bien  avec  celui  qui  conférait  les  fiefs  vacants.  Cette 
qualité  d'héritier  universel  était  éminemment  popu- 
laire. En  attendant,  l'Église  le  soutenait,  l'alimentait  ; 
elle  avait  trop  besoin  d'un  chef  militaire  contre  les 
barons  pour  abandonner  jamais  le  roi.  On  le  vit  à 
l'époque  où  Philippe  ¥^  épousa  scandaleusement  Ber- 

'  Il  fut  empoisonné  dans  sa  jeunesse,  et  en  resta  pâle  toute  sa 
vie.  (Orderic  Vital.) 

T.  u.  21 


322  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

trade  de  Montfort,  qu'il  avait  enlevée  à  son  mari, 
Foulques  d'Anjou.  L'évêque  de  Chartres,  le  fameux 
Yves,  fulmina  contre  lui,  le  pape  lança  l'interdit,  le 
concile  de  Lyon  condamna  le  roi;  mais  toute  l'Égiise 
du  Nord  lui  resta  favorable;  il  eut  pour  lui  les  évo- 
ques de  Reims,  Sens,  Paris,  Meaux,  Soissons,  Noyon, 
Senlis,  Arras,  etc. 

Louis  VI  qui,  dans  sa  vieillebse,  fut  appelé  le  Gros, 
avait  été  d'abord  surnommé  VÉveilIé.  Son  règne  est 
en  effet  le  réveil  de  la  royauté.  Plus  vaillant  que  son 
père,  plus  docile  à  l'Église,  c'est  pour  elle  qu'il  fit  ses 
premières  armes,  pour  l'abbaye  de  Saint-Denis,  pour 
,^es  évêchés  d'Orléans  et  de  Reims.  Si  l'on  songe  que 
les  terres  d'Église  étaient  alors  les  seuls  asiles  de 
l'ordre  et  de  la  paix,  on  sentira  combien  leur  défenseur 
faisait  œuvre  cbaritable  et  humaine.  Il  est  vrai  qu'il 
y  trouvait  son  compte;  les  évêques,  à  leur  tour, 
armaient  leurs  hommes  pour  lui.  C'est  lui  qui  proté- 
geait leurs  pèlerins,  leurs  marchands,  qui  affluaient  à 
leurs  foires,  à  leurs  fêtes  :  il  assurait  la  grande  route 
de  Tours  et  d'Orléans  à  Paris,  et  de  Paris  à  Reims.  Le 
roi  et  le  comte  de  Blois  et  de  Champagne  s'efforçaient 
de  mettre  un  peu  de  sécurité  entre  la  Loire,  la  Seine 
et  la  Marne,  petit  cercle  resserré  entre  les  grandes 
masses  féodales  de  l'Anjou ,  de  la  Normandie ,  de  la 
Flandre  ;  ceUe-ci  avançait  jusqu'à  la  Somme.  Le  cercle 
compris  entre  ces  grands  fiefs  fut  la  première  arène 
•de  la  royauté,  le  "théâtre  de  son  histoire  héroïque. 
C'est  là  que  le  roi  soi^int  d'immenses  guerres,  des 
luttes  terribles  contre  ces  Ueux  de  plaisance  qui  sont 
aujourd'hui  nos  faubourgs.  Nos  champs  prosaïques  de 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  303 

Brie  et  de  Hurepoix  ont  eu  leurs  Iliades.  Les  Moutfort 
et  les  Garlande  soutenaient  souvent  le  roi;  les  Coucy, 
les  seigneurs  de  Rocliefort,-  du  Puisct  surtout,  étaient 
contre  lui;  tous  les  environs  étaient  infestés  de  leurs 
brigandages.  On  pouvait  aller  encore  avec  quelque 
sûreté  de  Paris  à  Saint-Denis  ;' mais  au  delà  on  ne 
chevauchait  plus  que  la  lance  sur  la  cuisse;  c'était  la 
sombre  et  malencontreuse  forêt  de  Montmorency.  De 
l'autre  côté,  la  tour  de  Montlhérj  exigeait  un  péage. 
Le  roi  ne  pouvait  voyager  qu'avec  une  armée,  de  sa 
ville  d'Orléans  à  sa  ville  de  Paris. 

La  croisade  fit  la  fortune  du  roi.  Ce  terrible  sei- 
gneur de  Montlhéry  prit  la  croix,  mais  il  n'alla  pas 
plus  loin  qu'Antioche.  Quand  les  chrétiens  y  furent 
assiégés,  il  laissa  là  ses  compagnons  d'armes,  ses  frè- 
res de  pèlerinage,  se  fit  descendre  des  murs  avec  une 
corde,  à  l'exemple  de  quelques  autres,  et  revint  d'Asie 
en  Hurepoix  avec  le  surnom  de  Danseur  de  corde.  Cela 
humanisa  le  fier  baron;  il  donna  à  l'un  des  fils  du 
roi  sa  fille  et  son  château  ^  C'était  lui  donner  la  route 
entre  Paris  et  Orléans. 

L'absence  des  grands  barons  ne  fut  pas  moins  utile 
au  roi.  Etienne  de  Blois,  qui  avait  fait  comme  le  sei- 
gneur de  Montlhéry,  voulut  retourner  en  Asie.  Le 
brillant  comte  de  Poitiers,  le  roué  et  le  troubadour, 
sentit  qu'on  n'était  point  un  chevalier  accompli  sans 
avoir  été  à  la  terre  sainte.  Il  comptait  bien  trouver 

'  Philippe  !«••  disait  à  son  fils,  Louis  le  Gros  :  «  Age,  fili  ,erva 
excubans  turrim,  ciijus  devexatione  pêne  consenui,  eujus  dolo  et 
fraudulenta  nequitia  nuaquam  paeem  Lonam  et  quietem  liabere 
potui.  »  Suo-er. 


32i  HISTOIRE  DE  FRANCE'. 

romanesques  aventures  et  matière  à  quelques  bons 
contes ^  De  son  duché  d'Aquitaine,  ne  lui  souciait 
guère.  Il  offrit  au  roi  d'Angleterre  de  le  lui  céder  pour 
quelque  argent  comptant.  Il  partit  avec  une  grande 
armée,  tous  ses  hommes,  toutes  ses  maîtresses  ^  Pour 
les  Languedociens,  c'était  une  croisade  non  interrom- 
pue entre  Tripoli  et  Toulouse.  Alphonse  Jourdain  était 
comte  de  Tripoli.  Son  père  avait  manqué  la  royauté 
de  Jérusalem  :  elle  fut  offerte  au  comte  d'Anjou,  qui 
l'accepta  et  s'y  ruina.  Les  Angevins  n'avaient  que 
faire  de  la  terre  sainte.  Pour  les  populations  com- 
merçantes et  industrielles  du  Languedoc,  à  la  bonne 
heure,  c'était  un  excellent  marché  ;  ils  en  tiraient  les 
denrées  du  Levant,  à  l'envi  des  Pisans  et  des  Véni- 
tiens. 

Ainsi  la  lourde  féodalité  s'était  mobilisée,  déracinée 
de  la  terre.  Elle  allait  et  venait,  elle  vivait  sur  les 
grandes  routes  de  la  croisade,  entre  la  France  et 
Jérusalem.  Pour  les  Normands,  ils  n'avaient  pas 
besoin  d'autre  croisade  que  l'Angleterre  ;  elle  suffisait 
bien  à  les  occuper.  Le  roi  seul  restait  fidèle  au  sol  de 
la  France,  plus  grand  chaque  jour  par  l'absence  et  la 
préoccupation  des  barons.  Il  commença  à  deve  *  '"  quel- 
que chose  dans  l'Europe.  Il  reçut,  lui  cet  adversaire 
des  petits  seigneurs  de  la  banlieue  de  Paris,  une  lettix^ 
de  l'empereur  Henri  IV,  qui  se  plaignait  au  roi  dei. 
Celtes  de  la  violence  du  pape  ^  Son  titre  faisait  une 


'  Il  voyageait  quelquefois  dans  ca  seul  but. 
*  Guibei't  de  Kogent.  «  Examina  contr^ixerat  puellarum.  » 
Siffebert  de  Gemblours. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  325 

telle  illusion  sur  ses  forces,  que,  des  Pyrénées,  le 
comte  de  Barcelone  lui  demanda  du  secours  contre  la 
terrible  invasion  des  Almoravides  qui  menaçaient  l'Es- 
pagne et  l'Europe.  De  même,  quand  le  héros  de  la 
croisade,  ce  glorieux  Bohémond,  prince  d'Antioche, 
vint  implorer  la  compassion  du  peuple  pour  les  chré- 
tiens d'Asie,  il  crut  faire  une  chose  populaire  en  épou- 
sant la  sœur  de  Louis  le  Gros^  Bohémond  n'avait 
garde  de  solliciter  les  secours  des  Normands,  ses  com- 
patriotes :  le  comte  de  Barcelone  se  défiait  de  ses 
voisins  de  Toulouse.  Personne  ne  se  défiait  du  roi  de 
France. 

Ce  qui  faisait  le  danger  de  sa  position,  mais  qui  le 
rendait  cher  aux  églises  et  aux  bourgeoisies  du  centre 
de  la  France,  c'était  le  voisinage  des  Normands.  Ils 
avaient  pris  Gisors  au  mépris  des  conventions,  et  de 
là ,  dominaient  le  Vexin  presque  jusqu'à  Paris.  Ces 
conquérants  ne  respectaient  rien.  La  toute  petite 
royauté  de  France  ne  leur  aurait  pas  tenu  tête  sans  la 
jalousie  de  la  Flandre  et  de  l'Anjou.  Le  comte  d'An- 
jou demanda  et  obtint  le  titre  de  sénéchal  du  roi  de 
France.  C'était  le  droit  de  mettre  les  plats  sur  la  table; 
mais  la  féodalité  ennoblissait  tous  les  offices  domes- 
tiques; et  le  comte  d'Anjou  était  trop  puissant  pour 
croire  qu'on  put  tirer  jamais  parti  contre  lui  de  cette 
domesticité  volontaire,  qui  équivalait  à  une  étroite 
ligue  contre  les  Normands. 

Les  Normands  n'eurent  aucun  avantage  décisif  ;  ils 
n'employaient  contre  le  roi  de  France  que  la  moindre 


Suser. 


326  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

partie  de  leurs  forcçs.  Dans  la  réalité,  la  Normandie 
*  n'était  pas  chez  elle,  mais  en  Angleterre.  Leur  vic- 
toire à  Brenneville,  dans  un  combat  de  cavalerie  où 
les  deux  rois  se  rencontrèrent  et  firent  assez  bien  de 
leur  personne,  n'eut  point  de  résultat.  Dans  cette 
célèbre  bataille  du  xii®  siècle,  il  y  eut,  dit  Orderic 
Vital,  trois  hommes  de  tués.  Qu'on  dise  encore  que 
les  temps  chevaleresques  sont  les  temps  héroïques 
(1119). 

Cette  défaite  fut  cruellement  vengée  par  les  milices 
des  communes  qui  pénétrèrent  en  Normandie  et  y 
commirent  d'affreux  ravages.  Elles  étaient  conduites 
par  les  évêques  eux-mêmes,  qui  ne  craignaient  rien 
tant  que  de  tomber  sous  la  féodalité  normande.  Le  roi 
espérait  tirer  un  parti  bien  plus  avantageux  encore  de 
la  protection  ecclésiastique,  lorsque  Calixte  II  excom- 
munia l'empereur  Henri  V  au  concile  de  R.eims,  où 
siégeaient  quinze  archevêques  et  deux  cents  évêques. 
Louis  s'y  présenta,  accusa  humblement  devant  le  pape 
le  roi  normand  d'Angleterre,  Henri  Beauclerc,  comme 
le  violateur  du  droit  des  gens,  et  l'allié  des  seigneurs 
qui  désolaient  les  campagnes.  «  Les  évêques,  dit-il, 
détestaient  avec  raison  Thomas  de  Marne,  brigand 
séditieux  qui  ravageait  toute  la  province  ;  aussi  m'or- 
donnèrent-ils d'attaquer  cet  ennemi  des  voyageurs  ei 
de  tous  les  faibles  :  les  loyaux  barons  de  France  se 
réunirent  à  moi  pour  réprimer  les  violateurs  des  lois, 
et  ils  combattirent  pour  l'amour  de  Dieu  avec  toute 
l'assemblée  de  l'armée  chrétienne.  Le  comte  de  Nevers 
revenant  paisiblement,  avec  mou  congé,  de  cette  ex- 
pédition, a  été  pris  et  retenu  jusqu'à  ce  jour  par  le 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  327 

comte  Thibaut,  quoiqu'une  foule  de  seigneurs  ait  sup- 
plié Thibaut  de  ma  part  de  le  remettre  en  liberté, 
que  les  évêques  aient  mis  toute  sa  terre  sous  l'ana 
thème.  »  Lorsque  le  roi  eut  parlé,  les  prélats  français 
attestèrent  qu'il  avait  dit  la  vérité.  Mais  le  pape  avait 
bien  assez  de  sa  lutte  contre  l'empereur,  sans  se  faire 
encore  un  ennemi  du  roi  d'Angleterre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  roi  de  France  était  tellement 
l'homme  de  l'Égiise,  qu'elle  lui  laissait  exercer  pai- 
siblement ce  droit  d'investiture  pour  lequel  le  pape 
excommuniait  l'empereur''.  Ce  droit  n'avait  pas  d'in- 
convénient dans  la  main  du  protégé  des  évêques.  Louis 
d'ailleurs  inspirait  tant  de  confiance  !  C'était  un  prince 
selon  Dieu  et  selon  le  monde. 

Henri  Beauclerc  avait  supplanté  son  frère  Robert. 
Louis  le  Gros  prit  sous  sa  protection  Guillaume  CUton, 
fils  de  Robert.  11  essaya  en  vain  de  l'établir  en  Nor- 
mandie, mais  il  l'aida  à  se  faire  comte  de  Flandre. 
Lorsque  le  comte  de  Flandre,  Charles  le  Bon,  eut  été 
massacré  par  les  hommes  de  Bruges,  Louis  entreprit 
cette  expédition  lointaine,  vengea  le  comte  d'une 
manière  éclatante,  et  décida  les  Flamands  à  prendre 
pour  comte  le  Normand  Guillaume  Cliton.  On  s'habi- 
tuait ainsi  à  regarder  le  roi  de  France  comme  le  mi 
nistre  de  la  Providence. 

Plus  lointaines  encore,  et  non  moins  éclatantes, 
furent  ses  expéditions  dans  le  Midi.  A  l'époque  de  la 

*  Les  moines  de  Saint-Denis  élilrent  Suger  pour  abbé  sans  at- 
tendre la  présentation  royale.  Louis  s'en  montra  fort  irrité,  et  mit 
en  prison  plusieurs  moines.  (Suger.)  —  Ainsi  l'exception  prouve 
ici  la  règle. 


328  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

croisade,  le  comte  de  Bourges  avait  vendu  au  roi  son 
comtés  Cette  possession,  dont  le  roi  était  séparé  par 
tant  de  terres  plus  ou  moins  ennemies,  acquit  de  l'im- 
portance lorsqu'on  1115  le  seigneur  du  Bourbonnais, 
voisin  du  Berry,  appela  le  roi  à  son  secours  contre  le 
frère  de  son  prédécesseur,  qui  lui  disputait  cette  sei- 
gneurie. Louis  le  Gros  y  passa  avec  une  armée,  et  lo 
protégea  efficacement.  Dès  lors,  il  eut  pied  dans  le 
Midi.  Par  deux  fois,  il  y  fit  une  espèce  de  croisade  en 
faveur  de  l'évêque  de  Clermont,  qui  se  disait  opprimé 
par  le  comte  d'Auvergne.  Les  grands  vassaux  du 
Nord,  comtes  de  Flandre,  d'Anjou,  de  Bretagne,  et 
plusieurs  barons  normands,  le  suivirent  volontiers. 
C'était  un  grand  plaisir  pour  eux  de  faire  une  cam- 
pagne dans  le  Midi.  Les  réclamations  du  comte  de 
Poitiers,  duc  d'Aquitaine  et  suzerain  du  comte  d'Au- 
vergne, ne  furent  point  écoutées.  Quelques  années 
après,  l'évêque  du  Puy-en-Vélay  demanda  un  privilège 
au  roi  de  France,  prétextant  l'absence  de  son  sei- 
gneur, le  comte  de  Toulouse,  qui  était  alors  à  la 
terre  sainte  (1134). 

On  vit  dès  l'an  1124  combien  le  roi  de  France  était 
devenu  puissant.  L'empereur  Henri  V,  excommunié 
au  concile  de  Reims,  gardait  rancune  aux  évêques  et 
au  roi.  Son  gendre  Henri  Beauclerc  l'engageait  d'ail- 
leurs à  envahir  la  France.  L'empereur  en  voulait,  dit- 
on,  à  la  ville  de  Reims.  A  l'instant  toutes  les  milices 
s'armèrent  ^  Les  grands  seigneurs  envoyèrent  leurs 

'  Il  le  lui  avait  acheté  60,000  liv.  Foulques  le  Rechin  avait  aussi 
céflé  le  Gâtinai'^.  pour  obtenir  sa  neutralité. 
*  Suger. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  329 

hommes.  Le  duc  de  Bourgogne,  le  comte  de  Nevers, 
celui  de  Vermandois,  le  comte  même  de  Champagne 
qui  faisait  alors  la  guerre  à  Louis  le  Gros  en  faveur 
du  roi  normand,  les  comtes  de  Flandre,  de  Bretagne, 
d'Aquitaine,  d'Anjou,  accoururent  contre  les  Alle- 
mands, qui  n'osèrent  pas  avancer.  Cette  unanimité  do 
la  France  du  Nord  sous  Louis  le  Gros,  contre  l'Alle- 
magne, semblait  annoncer  un  siècle  d'avance  la  vic- 
toire de  Bouvines,  comme  son  expédition  en  Auvergne 
fait  déjà  penser  à  la  conquête  du  Midi  au  xiii"  siècle. 

Telle  fut,  après  la  première  croisade,  la  résurrec- 
tion du  roi  et  du  peuple.  Peuple  et  roi  se  mirent  en 
marche  sous  la  bannière  de  Saint-Denis.  Montjoye 
Saint-Denys  fut  le  cri  de  la  France.  Saint-Denis  et  l'É- 
glise, Paris  et  la  royauté,  en  face  l'un  de  l'autre.  11  y 
eut  un  centre  et  la  vie  s'y  porta,  un  cœur  de  peuple  y 
battit.  Le  premier  signe,  la  première  pulsation,  c'est 
l'élan  des  écoles,  et  la  voix  d'Abailard.  La  liberté, 
qui  sonnait  si  bas  dans  le  beffroi  des  communes  de 
Picardie,  éclata  dans  l'Europe  par  la  voix  du  logicien 
breton.  Le  disciple  d'Abailard,  Arnaldo  de  Brescia, 
fut  l'écho  qui  réveilla  l'Italie.  Les  petites  communes 
de  France  eurent,  sans  s'en  douter,  des  sœurs  dans 
les  cités  lombardes,  et  dans  Rome,  cette  grande  com- 
mune du  monde  antique. 

La  chaîne  des  libres  penseurs  rompue,  ce  semble, 
après  Jean  le  Scot',  s'était  renouée  par  notre  grand 

'  Il  y  a  moins  de  laornij,:;  clans  la  suite  des  historiens.  Les  plus 
distingués  qui  parurent  furent  d'abord  des  Allemands,  comme 
Othon  de  Freysingen,  pour  célébrer  les  graïids  empereurs  de  la 
maison  de  Saxe,  puis  les  Normands  d'Italie  et  de  France,  Guil- 


53C  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Gerbert,  qui  fut  pape  en  l'an  mil.  Élève  à  Cordoue  et 
maître  à  Reims  S  Gerbert  eut  pour  disciple  Fulbert  de 
Chartres,  dont  l'élève,  Bérenger  de  Tours,  effraya  l'É- 
glise par  le  premier  doute  sur  l'eucharistie.  Peu 
après,  le  chanoine  Rosceliu  de  Compiègne  osa  toucher 
à  la  Trinité.  Il  enseignait  de  plus  que  les  idées  géné- 
rales n'étaient  que  des  mots  :  «  L'homme  vertueux 
est  une  réalité,  la  vertu  n'est  qu'un  son.  »  Cette 
réforme  hardie  habituait  à  ne  voir  que  des  personnifi- 
cations dans  les  idées  qu'on  avait  réalisées.  Ce  n'était 
pas  moins  que  le  passage  de  la  poésie  à  la  prose. 
Cette  hérésie  logique  fit  horreur  aux  contemporains 
de  la  première  croisade;  le-nominalisme,  comme  on 
l'appelait,  fut  étouffé  pour  quelque  temps. 

Les  champions  ne  manquèrent  pas  à  l'Église  contre 
les  novateurs.  Les  lombards  Lanfranc  et  saint  Anselme, 
tous  deux  archevêques  de  Kenterbury,  combattirent 
Bérenger  et  Roscehn.  Saint  Anselme,  esprit  original, 
trouva  déjà  le  fameux  argument  de  Descartes  pour 
l'existence  de  Dieu.  Si  Dieu  n'existait  pas,  je  ne  pour- 

laume  Malaterra,  Guillaume  de  Jumiéges,  et  le  chapelain  du  con- 
quérant de  l'Angleterre,  Guillaume  de  Poitiers.  La  France  pro- 
prement dite  avait  eu  le  spirituel  Raoul  Glaber,  et  un  siècle  après, 
entre  une  foule  d'historiens  de  la  croisade,  l'éloquent  Guibeit  de 
Kogeat;  Rajaiiond  d'Agiles  appartient  au  Midi. 

'  Depuis  longtemps  des  écoles  de  théologie  s'étaient  formées 
aux  grands  foyers  eccléj>iastiques  :  D'abord  à  Poitiers,  à  Reims, 
puis  au  Bec,  au  Mans,  à  Auxerre,  à  Laon  et  à  Liège.  Orléans  et 
Angers  professaient  spécialement  le  droit.  Des  écoles  juives 
avaient  osé  s'ouvrir  à  Béziers,  à  Lunel,  à  îîarseille.  De  savants 
rabbins  enseignaient  à  Carcassonne;  dans  le  Nord  même,  sous  le 
comte  de  Champagne,  î\  Troyes  et  Vitry,  et  dans  la  ville  royale 
d'Orléans,  ' 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  331 

rais  le  concevoir*.  Ce  fut  pour  lui  une  grande  joie  d'a- 
voir fait  cette  découverte  après  une  longue  insomnie. 
Il  inscrivit  sur  son  livre  :  «  L'insensé  a  dit  :  Il  n'y  a 
pas  de  Dieu.  »  Un  moine  osa  trouver  la  preuve  faible, 
et  intituler  sa  réponse  :  Petit  Livre  pour  l'insensé  l 
Ces  premiers  combats  n'étaient  que  des  préludes.  Gré- 
goire VII  défendit  qu'on  inquiétât  Bérenger^  C'était 
alors  la  querelle  des  investitures,  la  lutte  matérielle, 
la  guerre  contre  l'empereur.  Une  autre  lutte  allait 
commencer,  bien  plus  grave,  dans  la  sphère  de  l'intel- 
ligence, lorsque  la  question  descendrait  de  la  poli- 
tique à  la  théologie,  à  la  morale,  et  que  la  moralité 
même  du  christianisme  serait  mise  en  question.  Ainsi 
Pelage  vint  après  Arius,  Abailard  après  Bérenger.' 

L'Église  semblait  paisible.  L'école  de  Laon  et  celle 
de  Paris  étaient  occupées  par  deux  élèves  de  saint 
Anselme  de  Kenterbury,  Anselme  de  Laon  et  Guil- 
laume de  Champeaux.  Cependant,  de  grands  signes 
apparaissaient  :  les  Vaudois  avaient  traduit  la  Bible  en 
langue  vulgaire,  les  Institutes  furent  aussi  traduites  ; 
le  droit  fut  enseigné  en  face  de  la  théologie,  à 
Orléans  et  à  Angers.  L'existence  de  l'école  de  Paris 
était  pour  l'Église  un  danger.  Les  idées,  jusque-là  dis- 
persées, surveillées  dans  les  diverses  écoles  ecclésias- 
tiques, allaient  converger  vers  un  centre.  Ce  grand 

*  Proslogium,  en. 

*  Liljellus  pro  insipiente. 

'  Les  partisans  de  l'empereur  accusèrent  Grégoire  d'avoir  or- 
donné un  jeûne  aux  cardinaux,  pour  obtenir  de  Dieu  qu'il  mon- 
'trât  qui  avait  rai,î0n  sur  le  corps  du  Christ,  Bérenger  ou  l'Église 
romaine? 


332  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

nom  d'Université  commençait  dans  la  capitale  de  la 
France,  au  moment  où  l'universalité  de  la  langue 
française  semblait  presque  accomplie.  Les  conquêtes 
des  Normands,  la  première  croisade,  l'avaient  porté 
partout,  ce  puissant  idiome  philosophique,  en  Angle- 
terre, en  Sicile,  à  Jérusalem.  Cette  circonstance  seule 
donnait  à  la  France,  à  la  France  centrale,  à  Paris, 
une  force  immense  d'attraction.  Le  français  de  Paris 
devint  peu  à  peu  proverbiale  La  féodalité  avait 
trouvé  dans  la  ville  royale  son  centre  politique;  cette 
ville  allait  devenir  la  capitale  de  la  pensée  humaine. 
Celui  qui  commença  cette  révolution  n'était  pas  un 
prêtre;  c'était  un  beau  jeune  homme-  brillant,  aimable, 

'  Chaucer  dit  d'une  abbesse  anglaise  de  haut  parage  :  «  Elle 
parlait  français  parfaitement  et  gracieusement,  comme  on  l'en- 
seigne à  Stratford-Athbow,  car  pour  le  français  de  Paris,  elle 
n'en  savait  rien.  » 

*  Epibtola  I,  Heloissas  ad  Abel.  (Abel.  et  Hel.  opéra,  edid.  Du- 
chesne)  :  «  Quod  enim  bonum  animi  vel  corporis  tuam  non  exor- 
nabat  adolescentiaiii?  »  —  Abelardi  Liber  Calamitatum  meai'um, 
p.  10  :  «  Juventutis  ei  formje  gratiâ.  » 

Abel.  liber  Calam.,  p.  12.  «  Jam  (à  l'époque  de  son  amour)  si 
qua  invenire  licebat  carmina,  erant  amatoria,  non  philosophiïe 
sécréta.  Quorum  etiam  carminum  pleraque,  adhuc  in  multis,  si- 
cut  et  ipse  nosti,  frequentantur  et  decantantur  regionibus,  ab  bis 
maxime  quos  vita  simul  oblectabat.  »  —  Heloissœ  epist.  I  :  «  Duo 
autem,  fateor,  tibi  specialiter  inerant  quibus  feminarum  quarum- 
libet  animes  statim  allicere  poteras  ;  dictandi  videlicet,  et  cantandi 
gratia.  Quae  caeteros  minime  philosophes  assecutos  esse  novimus, 
Quibus  quidem  quasi  ludo  quodam  laborem  exerciti  recreans  phi- 
losopliici,  pleraque  amatorio  métro  vel  rhythmo  composita  reli- 
quisti  carmina,  quse  prse  nimia  suavitate  tam  dictaminis  quam 
cantus  saepius  frequentata,  tuum  in  ore  omnium  nomen  incessan- 
ter  tenebant  :  ut  etiam  iliiteratos  raelodiae  dulcedo  tui  non  sineret 
imniemores  esse.  Atque  liinc  maxime  in  amorem  tuum  feminai 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  333 

de  noble  race'.  Personne  ne  faisait  comme  lui  des 
vers  d'amour  en  langue  vulgaire;  il  les  chantait  lui 
même.  Avec  cela,  une  érudition  extraordinaire  pour  le 
temps  :  lui  seul  alors  savait  le  grec  et  l'hébreu.  Peut- 
être  avait-il  fréquenté  les  écoles  juives  (il  y  en  avait 
plusieurs  dans  le  Midi),  ou  les  rabbins  de  Troyes,  de 
Vitry  ou  d'Orléans.  Il  y  avait  alors  deux  écoles  prin- 
cipales à  Paris,  la  vieille  école  épiscopale  du  parvis 
Notre-Dame,  et  celle  de  Sainte-Geneviève,  sur  la  mon- 
tagne où  brillait  Guillaume  de  Champeaux.  Abailard 
vint  s'asseoir  parmi  ses  élèves,  lui  soumit  des  doutes, 
l'embarrassa,  se  joua  de  lui,  et  le  condamna  au 
silence.  Il  en  eût  fait  autant  d'Anselme  de  Laon,  si  le 
professeur,  qui  était  évêque,  ne  l'eût  chassé  de  son 
diocèse.  Ainsi  allait  ce  chevalier  errant  de  la  dialec- 
tique, démontant  les  plus  fameux  champions.  Il  dit  lui- 
même  qu'il  n'avait  renoncé  à  l'autre  escrime,  à  celle 
des  tournois,  que  par  amour  pour  les  combats  de  la 
parole ^  Vainqueur  dès  lors  et  sans  rival,  il  enseigna 

suspirabant.  Et  cum  horiim  pars  maxiraa  carminum  nostros  de- 
cantaret  amores,  multia  me  regionibus  brevi  tempore  nunciavit, 
et  multarum  in  me  feminarum  aecendit  iuvidiam.  » 

Liber  Calam.,  p.  4.  «  Et  quoniam  dialecticorum  rationum  ar- 
maturam  omnibus  philosophise  documentis  prsetuli,  bis  armis  alia 
commutavi  et  trojjhaeis  bellorum  conflictus  prgetuli  disputatio- 
num.  Praeinde  diversas  disputando  perambulans  provineias » 

Liber.  Calam.,  p.  5.  «  Quoniam  de  potentibus  terras  nonnuUos 
ibidem  habebat  (Guillelmus  Campellensis)  semulos,  fretus  eorum 
auxilio,  Yoti  mei  compos  extiti.  » 

'  Né  en  ■10'79,  près  de  Nantes,  il  était  flls  aîné,  et  renonça  à  son 
droit  d'aînesse. 

*  On  voit  par  une  de  ses  lettres  qu'il  avait  d'abord  étudié  les 
lois. 


334  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

à  Paris  et  à  Melim,  où  résidait  Loiiis  îe  Gros  et  où  les 
seigneurs  commençaient  à  venir  en  foule.  Ces  cheva- 
liers encourageaient  un  homme  de  leur  ordre  qui 
avait  battu  les  prêtres  sur  leur  propre  terrain,  et  qui 
réduisait  au  silence  les  plus  suffisants  des  clercs. 
Les  prodigieux  succès  d'Al.ailard  s'expliquent  aisé- 
ment. Il  semblait  que  pour  la  première  fois  l'on  enten- 
dait une  voix  libre,  une  voix  humaine.  Tout  ce  qui 
s'était  produit  dans  la  forme  lourde  et  dogmatique  de 
renseignement  clérical,  sous  la  rude  envelopiie  du 
moyen  âge,  apparut  dans  l'élégance  antique,  qu'Abai-. 
lard  avait  retrouvée.  Le  hardi  jeune  homme  simpli- 
fiait, expliquait,  popularisait,  humanisait'.  A  peine 
laissait-il  quelque  chose  d'obscur  et  de  divin  dans 
les  plus  formidables  mystères.  Il  semblait  que  jus- 
que-là rÉghse    eût   bégayé,  et   qu'Abailard   parlait. 

'  «  De  là  l'enivrement  des  laïques  et  la  stupéfaction  des  doc- 
teurs. Nouveau  Pierre  l'Ermite  d'une  croisade  intellectuelle,  il 
entraînait  après  lui  une  jeunesse  tourmentée  de  l'inextinguible 
soif  de  savoir,  aventureuse  et  militante,  impatiente  de  s'élancer 
vers  un  autre  Orient  inconnu,  et  d'y  conquérir,  non  pas  le  tom- 
beau du  Chribt,  mais  le  Verbe  éternellement  vivant  et  Dieu  lui- 
même.  De  l'Europe  entière  accouraient  par  milliers  ces  jeunes  et 
ardents  pèlerins  de  la  pensée,  tout  bardés  de  logique  et  tout  hé- 
rissés de  syllogismes.  «  Rien  ne  les  arrêtait,  dit  un  contemporain, 
ni  la  distance,  ni  la  profondeur  des  vallées,  ni  la  hauteur  des 
montagnes,  ni  la  peur  des  brigands,  ni  la  mer  et  ses  tempêtes.  La 
France,  la  Bretagne,  la  Normandie,  le  Poitoi:,  la  Gascogne,  l'Es- 
pagne, l'Angleterre,  la  Flandre,  les  Teutons  et  les  Suédois  célé- 
braient ton  génie,  t'envoyaient  leurs  enfants  ;  et  Rome,  cette  maî- 
tresse des  sciences,  montrait  en  te  passant  ses  disciples,  que  ton 
savoir  était  encore  supérieur  au  sien.  »  (Foulques,  prieur  de 
Deuil.)  «  Lui  seul,  ajoute  un  autre  de  ses  admirateurs,  savait  tout 
ce  qu'il  est  possible  de  savoir.  »  De  son  école,  où  cinq  mille  audi- 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  333 

Tout  devenait  doux  et  facile;  il  traitait  poliment  la 
religion,  la  maniait  doucement,  mais  elle  lui  fondait 
dans  la  main.  Il  ramenait  la  religion  à  la  philosophie,  à 
la  morale,  à  l'humanité  ^  Le  crime  lï est  pas  dans  Vacte, 
disait-il,  mais  dans  Viniention,  dans  la  conscience. 
Ainsi  plus  de  péché  d'habitude  ni  d'ignorance.  Ceux- 
là  même  n'ont  pas  pécîié  qiii  ont  crucifié  Jésus,  sans 
savoir  qiûil  fût  le  Sauveur.  Qu'est-ce  que  le  péché  ori- 
ginel? Moins  un  péché  qiûune  peine.  Mais  alors  pour- 
quoi la  rédemption,  la  passion,  s'il  n'y  a  pas  eu 
péché?  Cest  un  acte  de  pur  amours  Bieu  a  voulu  subs- 
tituer la  loi  de  V amour  à  celle  de  la  crainte. 
Cette  philosophie  circula  rapidement  :  elle  passa  en 

leurs  ordinairement  venaient  acheter  sa  doctrine  à  prix  d'or,  sor- 
tirent successivement  un  pape  (Célestin  II,  dix-neuf  cardinaux, 
plus  de  cinquante  évêques  ou  archevêques,  une  multitude  infinie 
de  docteurs,  et  avec  eux  une  espèce  de  régénération  intérieure 
de  rÉglise  d'Occident.  »  Les  Réformateurs  au  xii«  siècle,  par 
M.  N.  Peyrat,  p.  128,  1860. 

'  C'est,  comme  on  le  sait,  à  Sainte-Geneviève,  au  pied  de  la 
tour  (très-mal  nommée)  de  Clovis,  qu'ouvrit  cette  grande  école. 
De  cette  montagne  sont  descendues  toutes  les  écoles  modernes.  Je 
vois  au  pied  de  cette  tour,  une  terrible  assemblée,  non-seulement 
les  auditeurs  d'Abailard,  cinquante  évèques,  vingt  cardinaux, 
deux  papes,  toute  la  scolastique;  non-seulement  la  savante  Hé- 
loïse,  l'enseignement  des  langues  et  Is  Renaissance,  mais  Arnaldo 
de  Brescia,  la  Révolution. 

Quel  était  donc  ce  prodigieux  enseignement,  qui  eut  de  tels  ef- 
fets? Certes,  s'il  n'eût  été  rien  que  ce  qu'on  a  conservé,  il  y  aurait 
lieu  de  s'étonner.  Mais  or:  entrevoit  fort  bien  qu'il  y  eut  tout  autre 
chose.  C'était  plus  qu'une  science,  c'était  un  esprit,  esprit  surtout 
de  grande  douceur,  efiort  d'une  logique  humaine  pour  interpréter 
la  sombre  et  dure  théologie  du  moyen  âge.  C'est  par  là  qu'il  en- 
leva le  monde,  bien  plus  que  par  sa  logique  et  sa  théorie  des  uni- 
versaux. 


336  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

un  instant  la  mer  et  les  Alpes  ^;  elle  descendit  dans 
tous  les  rangs.  Les  laïques  se  mirent  à  parler  des 
choses  saintes.  Partout,  non  plus  seulement  dans  les 
écoles,  mais  sur  les  places,  dans  les  carrefours, 
grands  et  petits,  hommes  et  femmes,  discouraient  sur 
les  mystères.  Le  tabernacle  était  comme  forcé;  le 
Saint  des  saints  traînait  dans  la  rue.  Les  simples 
étaient  ébranlés,  les  saints  chancelaient,  l'Église  se 
taisait. 

Il  y  allait  pourtant  du  christianisme  tout  entier  :  il 
était  attaqué  par  la  base.  Si  le  péché  originel  n'était 
plus  un  péché,  mais  une  peine,  cette  peine  était 
injuste,  et  la  Rédemption  inutile.  Abailard  se  défen- 
dait d'une  telle  conclusion;  mais  il  justifiait  le  chris- 
tianisme par  de  si  faibles  arguments,  qu'il  l'ébran- 
lait  plutôt  davantage  en  déclarant  qu'il  ne  savait  pas 
de  meilleures  réponses.  Il  se  laissait  pousser  à  l'ab- 
surde, et  puis  il  alléguait  l'autorité  et  la  foi. 

Ainsi  l'homme  n'était  plus  coupable,  la  chair  était 

•  Guil.  de  S.  Theodor.  epist.  ad  S.  Bern.  (ap.  S.  Bernard! 
opéra,  t.  I,  p.  302)  :  «  Libri  ejus  transeunt  maria,  transvolant 
A-lpes.  »  —  Saint  Bernard  écrit  en  1140,  aux  cardinaux  de  Rome  : 
«  Legite,  si  placet,  librum  Petr.  Abelardi,  quem  dicit  Theologias; 
ad  manum  enim  est,  cum,  sicut  gloriatur,  a  pluribus  lectitetur  in 
Curia.  » 

Les  évëques  de  France  écrivaient  au  pape,  en  1140  :  «  Cum 
per  totam  fere  Galliam,  in  civitatibus,  vicis  et  castellis,  a  scho- 
laribus,  non  solum  inter  scholas,  sed  etiam  triviatim,  nec  a  lit- 
teratis  aut  provectis  tantum,  sed  a  pucris  et  simplicibus,  aut 
certe  stultis,  de  S.  Trinitate,  quse  Deus  est,  disputaretur...  » 
T.  Bernardi  opéra,  I,  309.  —  S.  Bern.  epist.  88  ad  Cardinales  : 
«  Irridetur  simplicium  fldes,  eviscerantur  arcana  Dei,  quces- 
tiones  de  altisisimis  rébus  temerarie  ventilantur.  » 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  337 

justifiée,  réhabilitée.  Tant  de  souffrances,  par  les- 
quelles les  hommes  s'étaient  immolés,  elles  étaient 
superflues.  Que  devenaient  tant  de  martyrs  volon- 
taires, tant  de  jeûnes  et  de  macérations,  et  les  veilles 
des  moines,  et  les  tribulations  des  solitaires,  tant  de 
larmes  versées  devant  Dieu?  Vanité,  dérision.  Ce  Dieu 
était  un  Dieu  aimable  et  facile,  qui  n'avait  que  faire  de 
tout  cela*. 

L'Église  était  alors  sous  la  domination  d'un  moine, 
d'un  simple  abbé  de  Clairvaux,  de  saint  Bernard.  Il 
était  noble,  comme  Abailard.  Originaire  de  la  haute 
Bourgogne  \  du  pays  de  Bossuet  et  de  Buffon,  il  avait 
été  élevé  dans  cette  puissante  maison  de  Cîteaux,  sœur 
et  rivale  de  Cluny,  qui  donna  tant  de  prédicateurs 
illustres,  et  qui  fit,  un  demi-siècle  après,  la  croisade 
des  Albigeois.  Mais  saint  Bernard  trouva  Cîteaux  trop 
splendide  et  trop  riche;  il  descendit  dans  la  pauvre 
Champagne  et  fonda  le  monastère  de  Clairvaux,  dans 
la  mllée  (TAhsiiitlhe.  Là,  il  put  mener  à  son  gré  cette 
vie  de  douleurs,  qu'il  lui  fallait.  Rien  ne  l'en  arracha; 
jamais  il  ne  voulut  entendre  à  être  autre  chose  qu'un 
moine.  Il  eût  pu  devenir  archevêque  et  pape.  Forcé 
de  répondre  à  tous  les  rois  qui  le  consultaient,  il  se 
trouvait  tout-puissant  malgré  lui,  et  condamné  à  gou- 
verner l'Europe.  Une  lettre  de  saint  Bernard  fit  sortir 

•  Tel  est  le  point  de  vue  chrétien  au  moyen  âge.  Je  l'ai  exposé 
dans  sa  rigueur.  Gela  seul  explique  comment  ALailard,  dans  sa 
lutte  avec  saint  Bernard,  fut  condamné  sans  être  examiné,  sans 
être  entendu. 

^  Sa  mère  était  de  Montbar,  du  pays  de  Buflfon.  Montbar  n'est 
pas  lom  de  Dijon,  la  patrie  de  Bossuet.  -  Il  était  né  en  1091. 

T.  II. 

22 


33?  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

de  la  Champagne  l'armée  du  roi  de  France.  Lorsque 
le  schisme  éclata  par  l'élévation  simultanée  d'Inno- 
cent II  et  d'Anaclet,  saint  Bernard  fut  chargé  par 
l'Église  de  France  de  choisir,  et  choisit  Innocenta 
L'Angleterre  et  -l'Italie  résistaient  :  l'abbé  de  Clair 
vaux  dit  un  mot  au  roi  d'Angleterre;  puis,  prenant  le 
pape  par  la  main ,  il  le  mena  par  toutes  les  villes 
d'Italie,  qui  le  reçurent  à  genoux.  On  s'étoutfait  pour 
toucher  le  saint,  on  s'arrachait  un  fil  de  sa  robe  ;  toute 
sa  route  était  tracée  par  des  miracles. 

Mais  ce  n'étaient  pas  là  ses  plus  grandes  affaires  ; 
ses  lettres  nous  l'apprennent.  Il  se  prêtait  au  monde, 
et  ne  s'y  donnait  pas  :  son  amour  et  son  trésor  étaient 
ailleurs.  Il  écrivait  dix  lignes  au  roi  d'Angleterre,  et 
dix  pages  à  un  pauvre  moine.  Homme  de  vie  inté- 
rieure, d'oraison  et  de  sacrifice,  personne,  au  milieu 
du  bruit,  ne  sut  mieux  s'isoler. 

Les  sens  ne  lui  disaient  plus  rien  du  monde .  II 
marcha,  dit  son  biographe,  tout  un  jour  le  long  du 
lac  de  Lausanne,  et  le  soir  demanda  où  était  le  lac.  Il 
buvait  de  l'huile  pour  de  l'eau,  prenait  du  sang  cru 
pour  du  beurre.  Il  vomissait  presque  tout  aliment. 
C'est  de  la  Bible  qu'il  se  nourrissait,  et  il  se  désalté- 
rait de  l'Évangile.  A  peine  pouvait-il  se  tenir  debout, 
et  il  trouva  des  forces  pour  prêcher  la  croisade  à  cent 
mille  hommes.  C'était  un  esprit  plutôt  qu'un  homme 
iju'on  croyait  voir,  quand  il  paraissait  ainsi  devant  la 


*  VoT/.  sur  cette  affaire  les  lettres  de  saint  Bernard  aux  villes 
d'Italie  (à  Gênes,  à  Pise,  à  Milan,  etc.),  à  l'impératrice,  au  roi 
d'Angleterre  et  à  l'empereur. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  339 

foule,  avec  sa  barbe  rousse  et  blanche,  ses  blonds  et 
blancs  cheveux;  maigre  et  faible,  à  peine  un  peu  de 
vie  aux  joues*.  Ses  prédications  étaient  terribles  ;  les 
mères  en  éloignaient  leurs  flls,  les  femmes  leurs 
maris;  ils  l'auraient  tous  suivi  aux  monastères.  Pour 
lui,  quand  il  avait  jeté  le  souffle  de  vie  sur  cette  mul- 
titude, il  retournait  vite  à  Clairvaux,  rebâtissait  près 
du  couvent  sa  petite  loge  de  ramée  et  de  feuilles  ^  et 
calmait  un  peu  dans  l'explication  du  Cantique  des  can- 
tiques, qui  l'occupa  toute  sa  vie,  son  âme  malade 
d'amour. 

Qu'on  songe  avec  quelle  douleur  un  tel  homme  dut 
apprendre  les  progrès  d'Abailard,  les  envahissements 
de  la  logique  sur  la  religion,  la  prosaïque  victoire  du 
raisonnement  sur  la  foi...  C'était  lui  arracher  son 
Dieu! 

Saint  Bernard  n'était  pas  un  logicien  comparable  à 
son  rival;  mais  celui-ci  était  parvenu  à  cet  excès  de 
prospérité  où  l'infatuation  commune  nous  jette  dans 
quelque  grande,  faute.  Tout  lui  réussissait.  Les  hom- 
mes s'étaient  tus  devant  lui;  les  femmes  regardaient 


*  Gaufridus  :  «  Subtilissima  cutis  in  genis  modice  rubens.  » 

*  Guill.  de  S.  Theod.  «  Jusqu'ici  tout  ce  qu'il  a  lu  dans  les 
saintes  Écritures,  et  ce  qu'il  y  sent  spirituellement,  lui  est  venu 
en  méditant  et  en  priant  dans  les  champs  et  dans  les  forêts,  et  il  a 
coutume  de  dire  en  plaisantant  à  ses  amis,  qu'il  n'a  jamais  eu  en 
cela  d'autres  maîtres  que  les  chênes  et  les  hêtres.  »  —  Saint  Ber- 
nard écrivit  à  un  certain  Murdach  qu'il  engage  à  se  faire  moine  : 
«  Experto  crede;  aliquid  amplius  in  silvis  invenies  quam  in 
libris.  Ligna  et  lapides  docebunt  te  quod  a  magistris  audire  non 
posais...  An  non  montes  sfiUant  dulcedinem,  et  colles  fluunt  lac  et 
mel,  et  valles  abundant  frumento?  » 


340  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

toutes  avec  amour  un  jeune  homme  aimable  et  invin- 
cible, beau  de  figure  et  très-puissant  d'esprit,  traînant 
après  soi  tout  le  peuple.  «  J'en  étais  venu  au  point, 
dit-il,  que  quelque  femme  que  j'eusse  honoré  de  mon 
amour,  je  n'aurais  eu  à  craindre  aucun  refus.  »  Rous- 
seau dit  précisément  le  même  mot  en  racontant  dans 
ses  Confessions  le  succès  de  la  Nouvelle  Reloue. 

L'Héloïse  du  xii^  siècle  était  une  pauvre  orpheline, 
d'origine  incertaine,  mais  de  naissance  cléricale  et 
monastique  ^  Née  vers  1101,  elle  était  de  l'âge  de  la 
renommée  d'Abailard.  Le  prieuré  d'Argenteuil  fut 
l'asile  de  son  enfance  délaissée.  De  ce  cloître,  où  elle 
apprit  le  latin,  le  grec  et  même  l'hébreu,  elle  vint  à 
l'âge  de  dix-sept  ans  dans  la  maison  de  son  oncle, 
près  de  la  cathédrale  de  Paris.  Toute  jeune,  belle, 
savante,  déjà  célèbre,  elle  reçut  les  leçons  d'Abailard. 
On  sait  le  reste. 

Il  renonça  au  monde,  et  se  fit  bénédictin  à  Saint- 
Denis  (vers  1119).  Les  désordres  des  religieux  le  ré- 
voltèrent. Une  occasion  se  présenta  pour  quitter  l'ab- 
baye. Ses  anciens  disciples  vinrent  réclamer  son 
enseignement.  11  lui  fallait  le  bruit,  le  mouvement,  le 
monde.  Il  reparut  dans  sa  chaire  et  retrouva  son 
auditoire,  sa  popularité,  ses  triomphes.  Le  prieuré  do 
Maisoncelle^  qui  lui  avait  été  offert  pour  rouvrir  son 


*  Elle  était  fille,  à  ce  qu'on  croit,  d'Her.sendis,  première  abbesse 
•(le  Sainte-Marie-aux-Bois,  près  de  Sézanne,  en  Champagne  ;  ou, 
selon  d'autres  suppositions,  d'une  autre  mère  inconnue  et  d'un 
Tieux  prêtre,  qui  la  faisait  passer  pour  sa  nièce,  de  Fulbert,  cba-» 
noine  de  Notre-Dame.  (N.  Peyrat,  186(1!*) 

»  Sur  les  terres  de  Thibauld,  comte  de  Champagne. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  341 

école,  «  ne  pouvait  plus  contenir  les  clercs  accourus 
dans  ses  murs.  Ils  dévoraient  le  pays,  ils  desséchaient 
les  ruisseaux.  Les  écoles  épiscopales  étaient  désertes.» 
On  attaqua  son  droit  d'enseigner.  On  attaqua  sa 
méthode.  L'archevêque  de  Reims,  ami  de  saint  Ber- 
nard, assembla  contre  lui  un  concile  à  Soissons.  Abai- 
lard  faillit  y  être  lapidé  par  le  peuple.  Opprimé  par  le 
tumulte  de  ses  ennemis,  il  ne  put  se  faire  entendre, 
brûla  ses  livres  et  lut,  à  travers  ses  larmes,  tout  ce 
qu'on  voulut.  Il  fut  condamné  sans  être  examiné, .  ses 
ennemis  prétendirent  qu'il  suffisait  qu'il  eût  enseigné 
sans  l'autorisation  de  l'Eglise. 

Enfermé  à  Saint-Médard  de  Soissons,  puis  réfugié  à 
Saint-Denis,  il  fut  obligé  de  fuir  cet  asile.  Il  s'était 
avisé  de  douter  que  saint  Denys  l'aréopagite  fût  jamais 
venu  en  France.  Toucher  à  cette  légende,  c'était  s'at- 
taquer à  la  religion  de  la  monarchie ^  La  cour,  qui 
le  soutenait,  l'abandonna  dès  lors.  Il  se  sauva  sur  les 
terres  du  comte  de  Champagne,  se  cacha  dans  un  lieu 
désert,  sur  l'.rduzon,  à  deux  lieues  deNogent.  Devenu 
pauvre  alors,  et  n'ayant  qu'un  clerc  avec  lui,  il  se 
bâtit  de  roseaux  une  cabane,  et  un  oratoire  en  l'hon- 
neur de  la  Trinité,  qu'on  l'accusait  de  nier.  Il  nomma 
cet  ermitage  le  Consolateur,  le  Paraclet.  Mais  ses 
disciples  ayant  appris  où  il  était  affluèrent  autour  de 
lui;  ils  construisirent  des  cabanes,  une  ville  s'éleva 
dans  le  désert,  à  la  science,  à  la  liberté  :  il  fallut  bien 
qu'il  remontât  en  chaire  et  recommençât  d'enseigner. 


'  Il  Youlut  aussi  réformer  les  mœurs  du  couvent.  Cela  déplut 
à  la  cour,  dit-il  lui-même. 


342  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Mais  on  le  força  encore  de  se  taire,  et  d'accepter  le 
prieuré  de  Saint-Gildas,  dans  la  Bretagne  bretonnante, 
dont  il  n'entendait  pas  la  langue.  C'était  son  sort  de 
ne  trouver  aucun  repos.  Ses  moines  bretons,  qu'il 
voulait  réformer,  essayèrent  de  l'empoisonner  dans  le 
calice.  Dès  lors,  l'infortuné  mena  une  vie  errante,  et 
songea  même,  dit-on,  à  se  réfugier  en  terre  infidèle. 
Auparavant,  il  voulut  pourtant  se  mesurer  une  fois 
avec  le  terrible  adversaire  qui  le  poursuivait  partout 
de  son  zèle  et  de  sa  sainteté.  A  l'instigation  d'Arnaldo 
de  Brescia,  il  demanda  à  saint  Bernard  un  duel  logi- 
que par-devant  le  concile  de  Sens.  Le  roi,  les  comtes 
de  Champagne  et  de  Nevers ,  une  foule  d'évêques 
devaient  assister  et  juger  des  coups.  Saint  Bernard 
y  vint  avec  répugnances  sentant  son  infériorité.  Mais 
les  menaces  du  peuple  et  les  cruelles  inimitiés  ecclé- 
siastiques le  tirèrent  d'affaire. 

Abailard  était  condamné  d'avance.  On  se  borne  à 
lui  lire  les  passages  incriminés  extraits  de  ses  livres 
par  ses  ennemis,  au  gré  de  leur  haine.  On  ne  lui 
laisse  d'autre  alternative  que  le  désaveu  ou  la  sou- 
mission. Entre  ces  seigneurs  prévenus,  ces  docteurs 
inexorables,  et  le  peuple  ameuté  dont  il  entend  les 
clameurs  au  dehors,  Abailard  se  trouble,  s'irrite, 
s'égare;  il  dénie  la  compétence  du  concile  dont  il 
avait  sollicité  la  convocation  et  se  contente  d'en  appe- 
ler au  pape.  Innocent  II  devait  tout  à  saint  Bernard, 


*  «  Sciebam  in  hoc  regii  consilii  esse,  ut  quo  minus  regularis 
abbatia  illa  esset,  magis  régi  esset  subjecta  et  utilis,  quantum 
videlicet  ad  lucra  temooralia.  »  Liber  Calamit.,  p.  27. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  343 

et  il  haïssait  Abailard  dans  son  disciple  Arnaldo  de 
Brescia,  qui  courait  alors  l'Italie,  et  appelait  les  villes 
à  la  liberté.  Il  ordonna  d'enfermer  Abailard.  Celui-ci 
l'avait  provenu  en  se  réfugiant  de  lui-môme  au  mo- 
nastère de  Cluny.  L'abbé  Pierre-le-Vénérablc  répondit 
d'Abailard;  il  y  mourut  au  bout  de  deux  ans. 

Telle  fut  la  fin  du  restaurateur  de  la  philosophie  au 
moyen  âge,  fils  de  Pelage,  père  de  Descartes,  et  Bre- 
ton comme  eux^  Sous  un  autre  point  de  vue,  il  peut 
passer  pour  le  précurseur  de  l'école  humaine  et  sentl- 


'  S.  Bern.  epist.  189  :  «  Abnui,  tum  quia  puer  sum,  et  ille  vir 
bellator  ab  adolescentia  :  tum  quia  judicarem  indignum  rationem 
fldei  humanis  committi  ratiunculis  agitandam.  » 

S.  Bern.  epist.  ad  papam,  p.  182  :  «  Procedit  Golias  (Abaslar- 
dus)...  antécédente  quoque  ipsum  ejus  armigero,  Arnaldo  de 
Brixia.  Squama  squamse  conjungitur,  et  nec  spiraculum  incedit 
per  eas.  Si  quidem  iiibilavit  apis,  quœ  erat  in  Francia,  api  de 
I+alia,  et  venerunt  in  unum  adversus  Dominum.  »  —  Epist.  ad 
episc.  Constant.,  p.  187  :  «  Utinam  tara  sanse  esset  doctrinse 
quam  district83  est  vitse!  Et  si  vultis  scire,  homo  est  neque  man- 
ducans,  neque  bibens,  solo  cum  diabolo  esuriens  et  sitiens  san- 
guinem  animarum.  »  —  Epist.  ad  Guid.,  p.  188  :  «  Cui  caput  co- 
lumba3,  cauda  scorpionis  est;  quem  Brixia  evomuit,  Roma  eixhor- 
ruit,  Francia  rcpulit,  Germania  abominatur,  Italia  non  vult  reci- 
pere.  »  —  Il  avait  eu  aussi  pour  maître  Pierre  de  Brueys.  Bu- 
lœus,  Hist.  Universit.  Paris.,  II,  155.  Platina  dit  qu'on  ne  sait  s'il 
fut  prêtre,  moine  ou  ermite.  —  Tritliemius  rapporte  qu'il  disait 
en  chaire,  en  s'adressant  aux  cardinaux  :  «  Scio  quod  me  brevi 
clam  occidetis?...  Ego  testera  invoco  cœlura  et  tcrram  quod  an- 
nuntiaverim  vobis  ea  qua)  raihi  Dominus  prœcepit.  Vos  autera 
contemnitis  me  et  creatorera  vestrum.  Nec  mirum  si  hominem 
me  peccatorera  vobis  veritatem  .  annuntiantera  morti  tradituri 
estis,  cum  etiam  si  S.  Petrus  hodie  resurgeret,  et  vitia.vestra 
qute  nimis  multiplica  sunt,  reprehenderet,  et  minime  parceretis.  » 
Ibid.,  106. 


Mi  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

mentale,  qiii  s'est  reproduite  dans  Fénelon  et  Rous- 
seau ^  On  sait  que  Bossuet,  dans  sa  querelle  avec 
Fénelon,  lisait  assidûment  saint  Bernard.  Quant  à 
Rousseau ,  pour  le  rapprocher  d'Abailard,  il  faut  con- 
sidérer en  celui-ci  ses  deux  disciples,  Arnaldo  et  Hé- 
loïse,  le  républicanisme  et  l'éloquence  passionnée.  Dans 
Arnaldo  est  le  germe  du  Contrat  social,  et  dans  les 
lettres  de  l'ancienne  Héloïse,  on  entrevoit  la  Nouvelle. 

Il  n'est  pas  de  souvenir  plus  populaire  en  France 
que  celui  de  l'amante  d'Abailard.  Ce  peuple  si  ou- 
blieux, en  qui  la  trace  du  moyen  âge  se  trouve  si 
complètement  effacée,  ce  peuple  qui  se  souvient  des 
dieux  de  la  Grèce  plus  que  de  nos  saints  nationaux,  il 
n'a  pas  oublié  Héloïse.  Il  visite  encore  le  gracieux 
monument  qui  réunit  les  deux  époux  ^  avec  autant 
d'intérêt  que  si  leur  tombe  eût  été  creusée  d'hier.  C'est 
la  seule  qui  ait  -survécu  de  toutes  nos  légendes  d'amour. 

La  chute  de  l'homme  fit  la  grandeur  de  la  femme  : 
sans  le  malheur  d'Abailard,  Héloïse  eût  été  ignorée  ; 
elle  fût  restée  obscure  et  dans  l'ombre;  elle  n'eût 
voulu  d'autre  gloire  que  celle  de  son  époux.  A  l'époque 
de  leur  séparation,  elle  prit  le  voile,  et  lui  bâtit  le 
Paraclet,   dont  elle  devint  abbesse.  Elle  y   tint  une 

'  Jean  de  Sali&bury  explique  parfaitement  qu'après  la  disper- 
sion de  l'école  d'Abailard  et  la  victoire  du  mystici&me,  plusieurs 
s'enterrèrent  dans  les  cloîtres.  D'autres,  Jean  lui-même,  qui  de- 
vint le  client  de  l'ami  du  pape  Adrien  IV,  se  tournèrent  vers  le 
néant  des  cours  (nugis  curialibus).  D'autres  plus  sérieux  parti- 
rent pour  Salerne  ou  Montpellier,  où  les  croyants  de  la  nature  et 
de  la  science  trouvaient  <  un  abri.  Yoir  Renaissance,  Introduc- 
tion. 

*  A  Paris,  au  cimetière  de  l'Est. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  315 

grande  école  ae  théologie,  de  grec  et  d'hébreu.  Plu- 
sieurs monastères  semblables  s'élevèrent  autour,  et 
quelques  années  après  la  mort  d'Abailard,  Héloïse  fut 
déclarée  chef  d'ordre  par  le  pape.  Mais  sa  gloire  est 
dans  son  amour  si  constant  et  si  désintéressé. 

La  froideur  d'Abailard  fait  un  étrange  contraste 
avec  l'exaltation  des  sentiments  exprimés  par  Héloïse  : 
«  Dieu  le  sait!  en  toi,  je  ne  cherchai  que  toi!  rien  de 
toi,  mais  toi-même,  tel  fut  l'unique  objet  de  mon 
désir.  Je  n'ambitionnai  nul  avantage,  pas  même  le 
lien  de  l'hyménée;  je  ne  songeai,  tu  ne  l'ignores  pas, 
à  satisfaire  ni  mes  volontés,  ni  mes  voluptés,  mais  les 
tiennes.  Si  le  nom  d'épouse  est  plus  saint,  je  trouvais 
plus  doux  celui  de  ta  maîtresse,  celui  (ne  te  fcàche 
point)  de  ta  concubine  {conciibinm  tel  scorti).  Plus  je 
m'humihais  pour  toi,  plus  j'espérais  gagner  dans  ton 
cœur.  Oui  !  quand  le  maître  du  monde,  quand  l'empe- 
reur eût  voulu  m'honorer  du  nom  de  son  épouse, 
j'aurais  mieux  aimé  être  appelée  ta  maîtresse  que  sa 
femme  et  son  impératrice  {tua  dici  meretrix,  quam 
illus  im2)erairix).  »  Elle  explique  d'une  m.anière  singu- 
lière pourquoi  elle  refusa  longtemps  d'être  la  femme 
d'Abailard  :  «  N'eût-ce  pas  été  chose  méséante  et 
déplorable,  que  celui  que  la  nature  avait  créé  pour 
tous,  une  femme  se  l'appropriât  et  prît  pour  elle  seule.. 
Quel  esprit  tendu  aux  méditations  de  la  philosophie  ou 
des  choses  sacrées,  endurerait  les  cris  des  enfants,  les 
bavardages  des  nourrices,  le  trouble  et  le  tumulte  des 
serviteurs  et  des  servantes  *  ?  » 

'  C'est  Abailard  qui  rapporte  ces  paroles. 


346  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

La  forme  seule  des  lettres  d'Abailard  et  d'Héloïse  in- 
dique combien  la  passion  d'Héloïse  obtenait  peu  de 
retour.  Il  divise  et  subdivise  les  lettres  de  son  amante, 
il  y  répond  avee  méthode  et  par  chapitres.  Il  intitule 
les  siennes  :  «  A  l'épouse  de  Christ,  l'esclave  de  Christ.  » 
Ou  bien  :  «  A  sa  chère  sœur  en  Christ,  Abailard,  son 
frère  en  Christ.  »  Le  ton  d'Héloïse  est  tout  autre  :  «  A 
son  maître,  non,  à  son  père;  à  son  époux,  non,  à  son 
frère  ;  sa  servante,  son  épouse,  non,  sa  fille,  sa  sœur  ; 
à  Abailard,  Héloïse  M  »  La  passion  lui  arrache  des 
mots  qui  sortent  tout  à  fait  de  la  réserve  religieuse 
du  xii«  siècle  :  «  Dans  toute  situation  de  ma  vie,  Dieu 
le  sait,  je  crains  de  t'offenser  plus  que  Dieu  même  ;  je 
désire  te  plaire  plus  qu'à  lui.  C'est  ta  volonté,  et  non 
l'amour  divin,  qui  m'a  conduite  à  revêtir  l'habit  re- 
ligieux ^  »  Elle  répéta  ces  étranges  paroles  à  l'autel 
même.  Au  moment  de  prendre  le  voile,  elle  prononça 
les  vers  de  Cornélie  dans  Lucain  :  «  0  le  phis  grand  des 
hommes,  ô  mon  époux,  si  digne  d'un  si  noble  hyménée  ! 
Faut-il  que  l'insolente  fortune  ait  pu  quelque  chose 
sur  cette  tête  illustre  ?  C'est  mon  crime,  je  t'épousai 
pour  ta  ruine  !  je  l'expierai  du  moins,  accepte  cette 
immolation  volontaire  ^  !  » 

'  «  Domino  suo,  imo  patri;  conjngi  suo,  imon-arrr;  ancilla  sua, 
imo  ûlia;  ipsius  uxor,  imo  soror;  Abelardo,  Heloissa.  » 

*  «  In  omni  (Deus  scit!)  vitas  mese  statu,  te  magis  adhuc  offen- 
dere  quam  Deum  tereor;  tibi  placere  amplius  quam  ipsi  appeto. 
Tua  me  ad  religionis  habitum  jus^io,  non  divina  traxit  dilectio.  » 

3  0  maxime  conjux! 

0  thalamis  indigne  meis  !  hoc  juris  habebat 
In  tantum  fortuna  caput  !  Cur  impia  nupsi, 
Si  miserum  factura  fui?  Nunc  accipe  pœnas, 
Sed  (juas  sponte  luam. 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  3i7 

Cet  idéal  de  l'amour  pur  et  désintéressé,  Abailard, 
avant  les  mystiques,  avant  Fénélon,  l'avait  posé  dans 
ses  écrits  comme  la  fin  de  l'âme  religieuse  ^  La  femme 
s'y  éleva  pour  la  première  fois  dans  les  écrits  d'Héloïse, 
en  le  rapportant  à  l'homme,  à  son  époux,  à  son  dieu 
visible.  Héloïse  devait  revivre  sous  une  forme  spiritua- 
liste  en  sainte  Catherine  et  sainte  Thérèse. 

La  restauration  de  la  femme  eut  lieu  principalement 
au  xije  siècle.  Esclave  dans  l'Orient,  enfermée  encore 
dans  le  gynécée  grec,  émancipée  par  la  jurisprudence 
impériale,  elle  fut  dans  la  nouvelle  religion  l'égale  de 
l'homme.  Toutefois  le  christianisme,  à  peine  affranchi 
de  la  sensualité  païenne,  craignait  toujours  la  femme 
et  s'en  défiait.  Il  reconnaissait  sa  faiblesse  et  sa  con- 
tradiction. Il  repoussait  la  femme  d'autant  plus  qu'il 
avait  plus  nié  la  nature.  De  là,  ces  expressions  dures, 
méprisantes  même,  par  lesquelles  il  s'efforce  de  se  pré- 
munir. La  femme  est  communément  désignée  dans  les 
écrivains  ecclésiastiques  et  dans  les  capitulaires  par  ce 
mot  dégradant  Vas  infirmius.  Quand  Grégoire  VII 
voulut  affranchir  le  clergé  de  son  double  lien,  la  femme 
et  la  terre,  il  y  eut  un  nouveau  déchaînement  contre 
cette  dangereuse  Eve,  dont  la  séduction  a  perdu  Adam, 
et  qui  le  poursuit  toujours  dans  ses  fils. 

Un  mouvement  tout  contraire  commença  au  xii^  siè- 
cle. Le  libre  mysticisme  entreprit  de  relever  ce  que 
la  dureté  sacerdotale  avait  traîné  dans  la  boue.  Ce  fut 
surtout  un  Breton,  Robert  d'Arbrissel,  qui  rempli! 
cette  mission  d'amour.  Il  rouvrit  aux  femmes  le  sein 

'  Comment,  in  epist.  ad  Romanos. 


348  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

du  Christ,  fonda  pour  elles  des  asiles,  leur  l3âtit  Fonte- 
vrault,  et  il  y  eut  bientôt  des  Fontevrault  pour  toute  la 
chrétienté  ^  L'aventureuse  charité  de  Robert  s'adres- 
sait de  préférence  aux  grandes  pécheresses  ;  il  ensei- 
gnait dans  les  plus  odieux  séjours  la  clémence  de  Dieu, 


'  L'ordre  de  Fontevrault  eut  trente  abbayes  en  Bretagne.  — 
Fondé  vers  H 00,  il  comptait  déjà,  selon  Suger,  en  H4o,  prés  de 
cinq  mille  religieuses.  —  Les  femmes  étaient  cloîtrées,  chantaient 
et  priaient  ;  les  hommes  travaillaient.  —  Malade,  il  appelle  ses 
moines,  et  leur  dit  :  «  Deliberate  vobiscum,  dum  adhuc  vivo, 
utrum  permanere  velitis  in  vestro  proposito;  ut  scilicet,  pro  ani- 
marum  vestrarum  salute,  obediatis  ancillarum  Chjisti  prœcepto. 
Scitis  enim  cxuia  quascumque,  Deo  coopérante,  alicubi  œdificavi, 
earum  potentatui  atque  dominatui  subdidi...  Quo  audito,  pêne 
omnes  unanimi  voce  dixerunt  :  Absit  hoc,  etc.  »  Avant  de  mou- 
rir il  voulut  donner  un  chef  aux  siens.  «  Scitis,  dilectissimi  mei, 
quod  quidquid  in  mundo  îedificavi,  ad  opus  sanctimonialium  not- 
trarum  ieci  :  eisque  potestatem  omneni  facultatum  marsum  prïe- 
bui  :  et  quod  his  majus  est,  et  me  et  meos  discipulos,  pro  anima- 
rum  nostrarum  salute,  earum  servitio  submisi.  Quamobrem 
disposui  abbatissam  ordinare.  »  Considérant  qu'une  vierge  élevée 
dans  le  cloître,  ne  coraiaissant  que  les  choses  spirituelles  et  la 
contemplation,  ne  saurait  gouverner  les  affaires  extérieures,  et 
se  reconnaître  au  milieu  du  tumulte  du  monde,  il  nomme  une 
femme  veuve  et  lui  recommande  que  jamais  on  ne  prenne  pour 
abbesse  une  des  femmes  élevées  dans  le  cloître.  —  Il  recommande 
aussi  de  parler  peu,  de  ne  point  manger  de  chair,  de  se  vêtir 
grossièrement. 

Lettre  de  Marbodus,  évêque  de  Rennes,  à  Robert  d'Arbrissel  : 
«  Mulierum  cohabitationem,  in  quo  génère  condam  peceasti,  di- 
ceris  plus  amare...  Has  ergo  non  solum  communi  mensa  per 
diem,  sed  et  communi  occubitu  per  noctem  digeris,  ut  referunt, 
accubante  simul  et  discipulorum  grege,  ut  inter  utrosque  médius 
jaceas,  utrique  sexui  vigiliarum  et  somni  leges  prsefîgas.  » 
D.  Morice,  I,  499.  «  Feminarum  quasdam,  ut  dicitur,  nimis  fami- 
liariter  tecum  habitare  permittis  et  cum  ipsis  etiam  et  inter  ipsas 
noctu  fréquenter  cubare  non  erubescis.  Hoc  si  modo  agis,  vel  ali- 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  3i9 

SOU  incommensurable  miséricorde.  «  Un  jour  qu'il  était 
venu  à  Rouen,  il  entra  dans  un  mauvais  lieu,  et  s'assit 
au  foyer  pour  se  chauffer  les  pieds.  Les  courtisanes 
l'entourent,  croyant  qu'il  est  venu  pour  faire  folie. 
Lui,  il  prêche  les  paroles  de  vie,  et  promet  la  miséri- 
corde du  Christ.  Alors,  celle  qui  commandait  aux  au- 
tres lui  dit  :  —  Qui  es-tu,  toi  qui  dit  de  telles  choses? 
Tiens  pour  certain  que  voilà  vingt  ans  que  je  suis 
entrée  en  cette  maison  pour  commettre  des  crimes, 
et  qu'il  n'y  est  jamais  venu  personne  qui  parlât  de 
Dieu  et  de  sa  bonté.  Si  pourtant  je  savais  que  ces 
choses  fussent  vraies!...  —  A  l'instant,  il  les  fit  sortir 
de  la  ville,  il  les  conduisit  plein  de  joie  au  désert,  et 
là,  leur  ayant  fait  faire  pénitence,  il  les  fit  passer  du 
démon  au  Christs  » 

C'était  chose  bizarre  de  voir  le  bienheureux  Robert 
d'Arbrissel  enseigner  la  nuit  et  le  jour,  au  milieu  d'une 
foule  de  disciples  des  deux  sexes  qui  reposaient  ensem- 
ble autour  de  lui.  Les  railleries  amères  de  ses  ennemis, 
les  désordres  même  auxquels  ces  réunions  donnaient 


quando  egisti,  novum  efc  inauditum,  sed  infructuosum  martyrii 
genus  invenisti...  Mulierum  cxuibusdam,  fcicutfama  sparsit,  et  nos 
ante  diximus,  saepe  privatim  loqueris  earum  accubitu  novo  mar- 
tyrii génère  cruciaris.  »  Lettre  de  Geoffroi,  abbé  de  Vendôme,  à 
Robert  d'Arbrissel,  publiée  par  le  P.  Sirmond  (Daru,  Histoire  de 
Bretagne,  I,  320)  :  «  Taceo  de  juvenculis  quas  sine  examine  reli- 
gionem  professas,  mutata  veste,  per  diversas  cellulas  protinus 
inclusisti.  Hujus  igitur  facti  temeritatem  miserabilis  exitus  pro- 
bat  ;  alise  enim,  urgente  partu,  fractis  ergastulis,  elapsee  sunt  ; 
alise  in  ipsis  ergastulis  pepererunt.  «  Clypeus  nascentis  ordinis 
Fontebraldensis,  t.  I,  p.  69. 

*  Manuscrit  de  l'abbaye  de  Vaulx-Gernay  (cité  par  Bayle), 


J 


350  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

lieu,  rien  ne  rebutait  le  charitable  et  courageux  Breton, 
n  couvrait  tout  du  large  manteau  de  la  grâce. 

La  grâce  prévalant  sur  la  loi,  il  se  fit  sensiblement 
nne  grande  révolution  religieuse.  Dieu  changea  de 
sexe,  pour  ainsi  dire.  La  Vierge  devint  le  dieu  du 
monde  ;  elle  envahit  presque  tous  les  temples  et  tous 
les  autels.  La  piété  se  tourna  en  enthousiasme  de  ga- 
lanterie chevaleresque.  L'Église  mystique  de  Lyon 
célébra  la  fête  de  l'Immaculée  Conception  (1134). 

La  femme  régna  dans  le  ciel,  elle  r 'gna  sur  la  terre. 
Nous  la  voyous  intervenir  dans  les  choses  de  ce  monde 
et  les  diriger.  Bertrade  de  Montfort  gouverne  à  la  fois 
son  premier  époux  Foulques  d'Anjou,  et  le  second  Phi- 
lippe I^"^,  roi  de  France.  Le  premier,  exclu  de  son  lit,  se 
trouve  trop  heureux  de  s'asseoir  sur  l'escabeau  de  ses 
pieds  ^  Louis  VII  date  ses  actes  du  couronnement  de  sa 
femme  Adèle-.  Les  femmes,  juges  naturels  des  combats 
de  poésie  et  des  cours  d'amour,  siègent  aussi  comme  ju- 
ges, à  l'égal  de  leurs  maris,  dans  les  affaires  sérieuses. 
Le  roi  de  France  reconnaît  expressément  ce  droit  ^. 

'  Vit.  Lud.  Gross.,  ap.  Scr.  fr. 

^  Chart.  ann.  IIIS.  «  Si  quelque  plainte  est  portée  devant  lui 
ou  devant  son  épouse...  —  La  septième  année  de  notre  règne,  et 
le  premier  de  celui  de  la  reine  Adèle.  »  —  Adèle  prit  la  croix 
avec  son  mari.  —  Philippe-Auguste,  à  son  départ  pour  la  croi- 
sade, lui  laissa  la  régence. 

^  En  1134,  Ermengarde  de  Narbonne  succédant  à  son  frère,  de- 
mande et  obtient  de  Louis  le  Jeune  l'autorisation  de  juger,  chose 
interdite  aux  femmes  par  Constantin  et  Justinien.  Voy.  dans  Du- 
chesne,  t.  IV  :  la  réponse  du  roi...  «  apud  vos  deciduntur  negotia 
legibus  imperatorum  :  benignior  longe  e^t  con^uetudo  regni 
nostri,  ubi  si  melior  sexus  defuerit,  rnulieiùbus  succédera  et 
haereditatem  administrare  conceditur.  » 


SUITES  DE  LA  CROISADE.  331 

Nous    verrons    Alix   de   Montmorency  conduire  une 
armée  à  son  époux,  le  fameux  Simon  de  Montfort. 

Exclues  jusque-là  des  successions  par  la  barbarie 
féodale,  les  femmes  y  rentrent  partout  dans  la  première 
moitié  du  xii^  siècle  ;  en  Angleterre,  en  Castille,  en 
Aragon,  à  Jérusalem,  en  Bourgogne,  en  Flandre,  Hai- 
naut,  Vermandois,  en  Aquitaine,  Provence  et  bas  Lan- 
guedoc. La  rapide  extinction  des  m^àles,  l'adoucisse- 
ment des  mœurs  et  le  progrès  de  l'équité,  rouvrent  les 
héritages  aux  femmes.  Elles  portent  avec  elles  les  sou- 
verainetés dans  les  maisons  étrangères  ;  elles  mêlent 
le  monde,  elles  accélèrent  l'agglomération  des  États, 
et  préparent  la  centralisation  des  grandes  monar- 
chies. 

Une  seule,  entre  les  maisons  royales,  celle  des  Capets, 
ne  reconnut  point  le  droit  des  femmes  ;  elle  resta  à  l'a- 
bri des  mutations  qui  transféraient  les  États  d'une 
dynastie  li  une  autre.  Elle  reçut,  et  elle  ne  donna 
point.  Des  reines  étrangères  purent  venir  ;  l'élément 
féminin,  l'élément  mobile  put  s'y  renouveler;  l'élé- 
ment mâle  n'y  vint  point  du  dehors,  il  y  resta  le  même, 
et  avec  lui  l'identité  d'esprit,  la  perpétuité  des  tradi- 
tions. Cette  fixité  de  la  dynastie  est  une  des  choses  qui 
ont  le  plus  contribué  à  garantir  l'unité,  la  personnalité 
de  notre  mobile  patrie. 

Le  caractère  commun  de  la  période  qui  suit  la  croi- 
sade, et  que  nous  venons  de  parcourir  dans  ce  chapi- 
tre, c'est  une  tentative  d'affranchissement.  La  croisade, 
dans  son  mouvement  immense,  avait  été  une  occasion, 
une  impulsion.  L'occasion  venue,  la  tentative  eut  lieu: 


3o2 


HISTOIRE  DE  FRANCE. 


affranchissement  du  peuple  dans  les  communes,  affran- 
chissement de  la  femme,  affranchissement  de  la  philo- 
sophie, de  la  pensée  pure.  Ce  retentissement  de  la 
croisade  elle-même  devait  avoir  toute  sa  puissance  et 
son  effet  en  France,  chez  le  plus  sociable  des  peuples. 


CHAPITRE   V 

Le  roi  de  France  et  le  roi  d'Andeterre,  Louis  le  Jeune,  Henri  I  (Plan- 
tagenet).  —  Seconde  croisade;  humiliation  de  Louis.  —  Thomas  Becket, 
humiliati.in  d'Henri  (seconde  moitié  du  XH"  siècle). 

L'opposition  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  com- 
mencée avec  Guillaume  le  Conquérant  au  milieu  du 
xie  siècle,  n'atteignit  toute  sa  violence  qu'au  xu^,  sous 
les  règnes  de  Louis  le  Jeune  et  d'Henri  II,  de  Richard 
Cœur  de  Lion  et  de  Philippe-Auguste.  Elle  eut  sa  ca- 
tastrophe vers  1200,  à  l'époque  de  l'hurnihation  de  Jean 
et  de  la  confiscation  de  la  Normandie.  La  France  garda 
l'ascendant  pour  un  siècle  et  demi  (1200-1346). 

Si  le  sort  des  peuples  tenait  aux  souverains,  nul 
ï-  ".  23 


354  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

doute  que  les  rois  anglais  n'eussent  vaincu.  Tous,  de 
Guillaume  le  Bâtard  à  Richard  Coeur  de  Lion,  furent 
des  héros,  au  moins  selon  le  monde.  Les  héros  furent 
battus  ;  les  pacifiques  vainquirent.  Pour  s'expliquer 
ceci,  il  faut  pénétrer  le  vrai  caractère  du  roi  de  France 
et  du  roi  d'Angleterre,  tels  qui  apparaissent  dans  l'en- 
p^mble  du  moyen  âge. 

Le  premier,  suzerain  du  second,  conserve  générale- 
ment une  certaine  majesté  immobile  K  II  est  calme 
et  insignifiant  en  comparaison  de  son  rival.  Si  vous 
exceptez  les  petites  guerres  de  Louis  le  Gros  et  la  tristo 
croisade  de  Louis  VII  que  nous  allons  raconter,  le  roi 
de  France  semble  enfoncé  dans  son  hermine  ;  il  régente 
le  roi  d'Angleterre,  comme  son  vassal  et  son  fils  ;  mé- 
chant fils  qui  bat  son  père.  Le  descendant  de  Guil- 
laume le  Conquérant  ^  quel  qu'il  soit,  c'est  un  homme 

'  Cela  est  très-frappant  dans  leurs  sceaux.  Le  roi  d'Angleterre 
est  représenté,  sur  une  face,  assis  ;  sur  l'autre,  à  cheval,  et  bran- 
dissant son  épée.  Le  roi  de  France  est  toujours  assis.  Si  Louis  VII 
est  quekxuefois  représenté  à  cheval  (1137,  1138,  Archives  du 
Royaume^  K.  40),  c'est  comme  Dux  Aquitanorum.  L'exception 
confirme  la  règle. 

^  On  soit  l'énorme  grosseur  de  Guillaume  le  Conquérant  (  Voy. 
plus  haut).  «  Quand  donc  accouchera  ce  gros  homme'?  »  disait 
le  roi  de  France.  Lorsqu'il  fallut  l'enterrer,  la  fosse  se  trouva 
trop  étroite  et  le  corps  creva.  Il  dépensait  pour  sa  table  des 
sommes  énormes  (Gazas  ecclesiasticas  conviviis  profusioribus  in- 
sumebat,  Guill.  Malmsb.  1.  III,  ap.  Scr.  fr.  XI,  188).  Les  auteurs 
de  l'Art  de  vérifier  les  Dates  (XIII,  IS)  rapportent  de  lui,  d'après 
■  une  chronique  manuscrite,  un  trait  de  violence  singulière.  Lors- 
que Baudouin  de  Flandre  lui  refusa  sa  fille  Mathilde,  «  il  passa 
jusques  en  la  chambre  de  la  comtesse  ;  il  trouva  la  fille  au  comte, 
si  la  prist  par  les  trèces,  si  la  traisna  parmi  la  chambre  et  défoula 
à  ses  pies.  »  —  Son  fils  aîné  Robert  était  surnommé  Courte- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  3a5 

rouge,  cheveux  blonds  et  plats,  gros  ventre,  brave  et 
avide,  sensuel  et  féroce,  glouton  et  ricaneur,  entouré 
de  mauvaises  gens,  volant  et  violant,  fort  mal  avec 
l'Église.  Il  faut  dire  aussi  qu'il  n'a  pas  si  bon  temps 
que  le  roi  de  France.  Il  a  bien  plus  d'affaires  ;  il  gou- 


Eeuse,  ou  Bas-Court  (Order.  Vit.,  ap.  Scr.  fr.  XII,  596 facie 

obe&a,  corpore  pingui  brevique  statura  Gambaon  cognominatus 
est,  et  Brevis-ocrea)  ;  il  se  laissait  ruiner  par  les  histrions  et  les 
prostituées  (ibid.,  p.  602  :  Histrionibus  et  parasitis  ac  meretrici- 
bus;  item,  p.  681.).  —  Le  second  fils  du  Conquérant,  Guillaume 
le  Roux,  était  de  petite  taille  et  fort  replet  ;  il  avait  les  cheveux 
blonds  et  plats,  et  le  visage  couperosé.  (Lingard,  t.  II  de  la  trad., 
p.  167.)  «  Quand  il  mourut,  dit  Orderic  Vital,  ce  fut  la  ruine  des 
routiers,  des  débauchés  et  des  filles  publiques,  et  bien  des  cloches 
ne  sonnèrent  pas  pour  lui,  qui  avaient  retenti  longtemps  pour  des 
indigents  ou  de  pauvres  femmes  »  (Scr.  rer.  fr.  XII,  679).  — 
Ibid.  «  Legitimam  eonjugem  nunquam  habuit;  sed  obscœnis  for- 
nicaiionibus  et  frequentibus  mœchiis  inexplebiliter  inha3.-5it.  » 
P.  633  :  «  Protervus  et  lascivus.  »  P.  624  :  «  Erga  Deum  et  eccle- 
ûsè  frequentationem  cultumque  frigidus  extitit.  »  —  Suger,  ibid., 

p.  12  :  Lascivias  et  animi  desideriis  deditus Eccle&iarum  cru- 

delis  exactor,  etc.  »  —  Huntingd.,  p.  2l6  :  «  Luxurias  scelus  ta- 
cendum  exercebat,  non  occulte,  sed  ex  impudentia  coram 
sole,  etc.  »  —  Henri  Beauclerc,  son  jeune  frère,  eut  de  ses  nom- 
breufecs  maîtrcb&es  plus  de  quinze  bâtards.  Suivant  plusieurs  écri- 
vains, sa  mort  fut  causée  par  sa  voracité  en  mangeant  un  plat  de 
lamproies  (Lingard,  II,  241).  Ses  fils,  Guillaume  et  Richard,  se 
souillaient  des  plus  infâmes  débauches.  (Huntingd.,  p.  218  :  «  So- 
domitica  labe  dicebantur,  et  erant  irretiti.  »  Gervas.,  p.  1339  : 
«  Luxuriae  et  libidinis  omni  tabe  maculati.)  »  Glaier  (ap.  Scr. 
fr.  X,  51)  remarque  que  dès  leur  arrivée  dans  les  Gaules,  les  Nor- 
mands eurent  presque  toujours  pour  princes  des  bâtards.  —  Les 
PJnntagenets  semblèrent  continuer  cette  race  souillée.  Henri  II 
éluit  roux,  défiguré  par  la  grosseur  énorme  de  son  ventre,  mais 
toujours  à  cheval  et  à  la  chasse.  (Petr.  Blés.,  p.  98.)  Il  était,  dit 
son  secrétaire,  plus  violent  qu"un  lion  (Léo  et  leone  truculentior, 
dum  vehementius  excandescit,  p.  75);  ses  yeux  bleus  se  remphs- 


356  HISTOIRE  DK  FRANCE. 

yerne  à  coups  de  laiice  trois  ou  quatre  peuples  dont  il 
n'entend  pas  la  langue.  Il  faut  qu'il  contienne  les 
Saxons  par  les  Normands,  les  Normands  par  les  Saxons, 
qu'il  repousse  aux  montagnes  Gallois  et  Écossais.  Pen- 
dant ce  temps-là,  le  roi  de  France  peut  de  son  fauter. i! 
lui  jouer  plus  d'un  tour.  Il  est  son  suzerain  d'abois'  : 
il  est  fils  aîné  de  l'Église,  fils  légitime  ;  l'autre  est  1  ; 
bâtard,  le  fils  de  la  violence.  C'est  Ismaël  et  Isaac.  Le 
roi  de  France  a  la  loi  pour  lui,  cette  meiïle  mère  ((■'cc 
son  frein  rouillé,  tiiCon  appelle  la  loi''.  L'autre  s'en  mo- 
que ;  il  est  fort,  il  est  chicaneur,  en  sa  qualité  de  Nor- 
mand. Dans  ce  grand  mystère  du  xip  siècle,  le  roi  de 
France  joue  le  personnage  du  bon  Dieu,  l'autre  celui 
du  Diable.  Sa  légende  généalogique  le  fait  remonter 
d'un  côté  à  Robert  le  Diable,  de  l'autre  à  la  fée  Melu- 
sine.  «  C'est  l'usage  dans  notre  famille,  disait  Richard 
Cœur  de  Lion,  que  les  fils  haïssent  le  père  ;  du  diable 
nous  venons,  et  nous  retournons  au  diable  ^  »  Pa- 
tience, le  roi  du  bon  Dieu  aura  son  tour.  Il  souffrira 
beaucoup  sans  doute  ;  il  est  né  endurant  :  le  roi  d'An- 


baient  alors  de  sang,  son  temt  s'animait,  sa  voix  tremblait  d'émo- 
tion (Girald.  Cambr.,  ap.  Camden,  p.  783.).  Dans  un  accès  de 
rage,  il  mordit  un  page  à  l'épaule.  Humet,  son  favori,  l'ayant  un 
jour  contredit,  il  le  poursuivit  jusque  sur  l'escalier,  et  ne  pouvant 
l'atteindre,  il  rongeait  de  colère  la  paille  qui  couvrait  le  plancher. 
«  Jamais,  disait  un  cardinal,  après  une  longue  conversation  avec 
Henri,  je  n'ai  vu  d'homme  mentir  si  hardiment.  »  (Ep.  S.  Thom,.. 
p.  366.)  Sur  ses  successeurs,  Richard  et  Jean,  voyez  plus  bas.  — 
L"idéal,  c'est  Richard  III,  de  Shakespeare,  comme  celui  de  l'his- 
toire. 

'  «  The  ru,-ty  curb  of  old  father  antic  the  law.  »  Shakespeare. 

-  «  Do  Diabolo  venientes,  et  ad  Diabolum  transeuntes.  » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  357 

gleterre  peut  lui  voler  sa  femme  et  ses  provinces'; 
mais  il  recouvrera  tout  un  niatin.  Les  griffes  lui  pous- 
sent sous  son  hermine.  Le  saint  Jiomme  de  roi  sera  tout 
à  l'heure  Philippe-Auguste  ou  Philippe  le  Bel. 

Il  y  a  dans  cette  pâle  et  médiocre  figure  une  force 
immense  qui  doit  se  développer.  C'est  le  roi  de  l'Eglise 
et  de  la  bourgeoisie,  le  roi  du  peuple  et  de  la  loi.  En 
ce  sens  il  a  le  droit  divin.  Sa  force  n'éclate  pas  par 
l'héroïsme  ;  il  grandit  d'une  végétation  puissante , 
d'une  progression  continue,  lente  et  fatale  comme  la 
nature.  Expression  générale  d'une  diversité  immense, 
symbole  d'une  nation  tout  entière,  plus  il  la  repré- 
sente, plus  il  semble  insignifiant.  La  personnalité  est 
faible  en  lui  ;  c'est  moins  un  homme  qu'une  idée  ;  être 
impersonnel,  il  vit  dans  l'universalité,  dans  le  peuple, 
dans  l'Église,  fille  du  peuple  ;  c'est  un  personnage  pro- 
fondément catJwHque  dans  le  sens  étymologique  du 
mot. 

Le  bon  roi  Dagobert,  Louis  le  Débonnaire,  Robert 
le  Pieux,  Louis  le  Jeune,  saint  Louis,  sont  les  types 
de  cet  honnête  roi.  Tous  vrais  saints  quoique  l'Église 
n'ait  canonisé  que  le  dernier  ^  celui  qui  fut  puissant. 
Le  scrupuleux  Louis  le  Jeune   est   déjà   saint  Louis, 


'  Il  enleva  à  Louis  VII  sa  femme  Éléonore,  le  Poitou,  la 
Guienne,  etc. 

^  Encore  Louis  VII  est-il  saint  lui-même,  suivant  quelques  au- 
teurs. On  lit  dans  une  chronique  française,  insérée  au  douzième 
volume  du  Recueil  des  Historiens  de  France,  p.  226  :  «  Il  fu 
mors....  ;  sains  est,  bien  le  savons;  »  et  dans  une  chronique  latine 

ibid.)  :  «  Et  sanctus  reputatur,  prout  alias  in  libro  vitaj  suaj 

legimus.  » 


338  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

mais  inoius  heureux,  et  ridicule  par  ses  infortunes 
politiques  et  conjugales.  La  femme  tient  grande  place- 
dans  l'histoire  de  ces  rois.  Par  ce  côté,  ils  sont  hom- 
mes; la  nature  est  forte  chez  eux;  c'est  presque  l'uni- 
que intérêt  pour  lequel  ils  se  mettent  quelquefois  mal 
avec  l'Église  ;  Louis  le  Débonnaire  pour  sa  Judith , 
Lothaire  II  pour  Valdrade,  Robert  pour  la  reine  Ber- 
the,  Philippe  I"  pour  Bertrade,  Philippe- Auguste  pour 
Agnès  de  Méranie.  Dans  saint  Louis,  forme  épurée  de 
la  royauté  du  moyen  âge,  la  domination  de  la  femme 
est  celle  d'une  mère,  de  Blanche  de  Castille.  On  sait 
qu'il  se  cachait  dans  une  armoire  quand  sa  mère,  l'al- 
tière  Espagnole,  le  surprenait  chez  sa  femme,  la  bonne 
Marguerite. 

Louis  le  Gros,  sur  son  lit  de  mort,  reçut  le  prix  de 
cette  réputation  d'honnêteté  qu'il  avait  acquise  à  sa 
famille.  Le  plus  riche  souverain  de  la  France,  le  comte 
de  Poitiers  et  d'Aquitaine,  qui  se  sentait  aussi  mourir, 
ne  crut  pouvoir  mieux  placer  sa  fille  Éléonore  et  ses 
vastes  États,  qu'en  les  donnant  au  jeune  Louis  VII, 
qui  succéda  bientôt  à  son  père  (II37).  Sans  doute 
aussi,  il  n'était  pas  fâché  de  faire  de  sa  fille  une  reine. 
Le  jeune  roi  avait  été  élevé  bien  dévotement  dans  le 
cloître  de  Notre-Dame  ^  ;  c'était  un  enfant  sans  aucune 
méchanceté,  et  fort  livré  aux  prêtres  ;  le  vrai  roi  fut 
son  précepteur,  Suger,  abbé  de  Saint-Denis  -.  Au  com- 

"  '  Yoy.  une  charte  de  Louis  VII,  ap.  Scr.  fr.  XII,  90 «  Ec- 

cle.-^iam  pari&iensem,  in  cujus  cIau:ïtro,  quasi  in  quodam  mater- 
nali  gremio,  incipientis  vitas  et  pueritiae  nostra3  exegimus  tem- 
pera. » 
*  Suger  était  nd  probablement  aux  environs  de  Saint-Omer,  en 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  359 

mencement  pourtant  l'agrandissement  de  ses  Etats, 
qui  se  trouvait  presque  triplés  par  son  mariage,  sem- 
ble lui  avoir  enflé  le  coeur.  Il  essaya  de  faire  valoir  les 
droits  de  sa  femme  sur  le  comté  de  Toulouse.  Mais  ses 
meilleurs  amis  parmi  les  barons,  le  comte  même  de 
Champagne,  refusèrent  de  le  suivre  à  cette  conquête 
du  Midi.  En  même  temps  le  pape  Innocent  II,  croyant 


1081,  d'un  homme  du  peuple  nommé  Hélinand.  — Lorsque  Phi- 
lippe P""  confia  aux  moines  de  Saint-Denis  Téducation  de  son  fils 
Louis  le  Gros,  ce  fat  Suger  que  Fabbé  en  chargea.  —  Sa  conduite, 
comme  celle  de  ses  moines,  excita  d'abord  les  plaintes  de  saint 
Bernai\l  (Ép.  78)  ;  mais  plus  tard  il  mena,  de  l'aveu  de  saint  Ber- 
nard lui-même  (Ép.  309),  une  vie  exemplaire.  —  Il  écrivit  lui- 
même  un  livi-e  sur  les  constructions  qu'il  fit  faire  à  Saint-De- 
nis, etc.  «  L'abbé  de  Climy  ayant  admiré  pendant  quelque  temps 
les  ouvrages  et  les  bâtiments  que  Suger  avait  fait  construire,  et 
s'étant  retourné  vers  la  très-petite  cellule  que  cet  homme,  émi- 
nemment ami  de  la  sagesse,  avait  arrangée  pour  sa  demeure,  il 
gémit  profondément,  dit-on,  et  s'écria  :  «  Cet  homme  nous  con- 
«  damne  tous,  il  bâtit,  non  comme  nous,  pour  lui-même,  mais 
«  uniquement  pour  Dieu.  »  Tout  le  temps,  en  effet,  que  dura  son 
administration,  il  ne  fit  pour  son  propre  usage  que  cette  simple 
cellule,  d  a  peine  dix  pieds  en  largeur  et  quinze  en  longueur,  et  la 
fit  dix  ans  avant  sa  mort,  afin  d'y  recueillir  sa  vie,  qu'il  avouait 
avoir  dissipée  trop  longtemps  dans  les  affaires  du  monde.  C'était 
là  que,  dans  les  heures  qu'il  avait  de  libres,  il  s'adonnait  à  la  lec- 
ture, aux  larmes  et  à  la  contemplation  ;  là,  il  évitait  le  tumulte  et 
fuyait  la  compagnie  des  hommes  du  siècle  ;  là,  comme  le  dit  un 
Kage,  il  n'était  jamais  moins  seul  que  quand  il  était  seul;  là,  en 
effet,  il  appliquait  son  esprit  à  la  lecture  des  plus  grands  écri- 
vains, à  quelque  siècle  qu'ils  appartinssent,  s'entretenait  avec 
Dux,  étudiait  avec  eux;  là,  il  n'avait  pour  se  coucher,  au  lieu  de 
plume,  que  la  paille  sur  laquelle  était  étendue,  non  pas  une  fine 
toile,  mais  une  couverture  assez  grossière  de  simple  laine,  que 
recouvraient,  pendant  le  jour,  des  tapis  décents.  »  Vie  de  Suger, 
par  Guillaume,  moine  de  Saint-Deni« 


360  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

pouvoir  tout  oser  sous  ce  pieux  jeune  roi,  avait  risqué 
de  nommer  son  neveu  à  l'archevêché  de  Bourges, 
métropole  des  Aquitaines.  Saint  Bernard  et  Pierre  le 
Vénérable  réclamèrent  en  vain  contre  cette  usurpa- 
tion. Le  neveu  du  pape  se  réfugia  sur  les  terres  du 
comte  de  Champagne,  dont  la  sœur  venait  d'être  répu- 
diée par  un  cousin  de  Louis  VIL  Louis  et  son  cousin, 
frappés  d'anathèm'e  par  le  pape,  se  vengèrent  sur  le 
comte  de  Champagne,  ravagèrent  ses  terres  et  brûlè- 
rent le  bourg  de  Vitry.  Les  flammes  gagnèrent  mal- 
heureusement la  principale  église,  où  la  plupart  des 
habitants  s'étaient  réfugiés.  Ils  j  étaient  au  nombre 
de  treize  cents,  hommes,  femmes  et  enfants.  On  enten- 
dit bientôt  leurs  cris  ;  le  vainqueur  lui-même  ne  pou- 
vait plus  les  sauver,  tous  y  périrent. 

Cet  horrible  événement  brisa  le  cœur  du  roi.  11 
devint  tout  à  coup  docile  au  pape,  se  réconcilia  à  tout 
prix  avec  lui.  Mais  sa  conscience  était  partagée  entre 
des  scrupules  divers.  Il  avait  juré  de  ne  jamais  per- 
mettre au  neveu  d'Innocent  d'occuper  le  siège  de 
Bourges.  Le  pontife  avait  exigé  qu'il  renonçât  à  ce  ser- 
ment ;  et  Louis  se  repentait  et  d'avoir  fait  un  serment 
impie,  et  de  ne  l'avoir  pas  observé.  L'absolution  ponti- 
ficale ne  suffisait  pas  pour  le  tranquilhser.  Il  se  croyait 
responsable  de  tous  les  sacrilèges  commis  pendant  les 
trois  ans  qu'avait  duré  l'interdit.  Au  milieu  de  ces 
agitations  d'une  âme  timorée,  il  apprit  l'effroyable 
'massacre  de  tout  le  peuple  d'Édesse,  égorgé  en  une 
nuit.  Des  plaintes  lamentables  arrivaient  tous  les  jours 
des  Français  d'outre-mer.  Ils  déclaraient  que  s'ils  n'é- 
taient secourus,  ils  n'avaient  à  attendre  que  la  mort. 


LE  ROI  DE  FRANGE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  361 

Louis  VII  fut  ému  ;  il  se  crut  d'autaut  plus  obligé 
d'aller  au  secours  de  la  terre  sainte,  que  son  frère 
aîné,  mort  avant  Louis  le  Gros,  avait  pris  la  croix,  et 
|u'en  lui  laissant  le  trône,  il  semblait  lui  avoir  trans- 
"nis  l'obligation  d'accomplir  son  vœu  (1147), 

Combien  cette  croisade  différa  de  la  première,  c'est 
chose  évidente,  quoique  les  contemporains  semblent 
avoir  pris  à  tache  de  se  le  dissimuler  à  eux-mêmes. 
L'idée  de  la  religion,  du  salut  éternel,  n'était  plus  atta- 
chée à  une  ville,  à  un  lieu.  On  avait  vu  de  près  Jéru- 
salem et  le  saint  sépulcre.  On  s'était  douté  que  la 
religion  et  la  sainteté  n'étaient  pas  enfermées  dans  ce 
petit  coin  de  terre  qui  s'étend  entre  le  Liban,  le  désert 
et  la  mer  Morte.  Le  point  de  vue  matérialiste  qui  loca- 
lisait la  religion  avait  perdu  son  empire.  Suger 
détourna  en  vain  le  roi  de  la  croisade.  Saint  Bernard 
lui-même,  qui  la  prêcha  à  Vézelai  et  en  Allemagne, 
n'était  pas  convaincu  qu'elle  fût  nécessaire  au  salut. 
Il  refusa  d'y  aller  lui-même,  et  de  guider  l'armée, 
comme  on  l'en  priait  ^  Il  n'y  eut  point  cette  fois  l'im- 


'  En  Î128,  il  détourne  un  abbé  du  pèlerinage  de  Jérusalem. 
(Operum  t.  I,  p.  85  ;  voy.  aussi  p.  323.  — En  1129,  il  éoiit  à  Tévé- 
que  de  Lincoln,  au  sujet  d'un  Anglais  nommé  Philippe,  qui,  parti 
pour  la  terre  sainte,  s'était  arrêté  à  Clairvaux  et  y  avait  pris 
l'habit  :  «  Philippus  vester  volens  proficisci  Jerosolymam,  com- 
pendium  viag  invenit,  et  cito  pervenit  quo  volebat...  Stantes  sunt 
jam  pedes  ejus  in  atriis  Jérusalem  ;  et  quem  audierat  in  Euphrata, 
inyentum  in  campis  silvee  libenter  adorât  in  loco  ubi  steterunt 
pedes  ejus.  Ingressus  est  sanctam  civitatem...  Factus  est  ergo 
non  curiosus  tantum  spectator,  sed  et  devotus  habitator,  et  civis 
conscriptus  Jérusalem,  non  autem  terrense  hujus,  oui  Arabise 
mons  Sina  conjunctus  est,  quse  servit  cum  liliis  suis,  sed  liberœ 


362  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

mense  entraînement  de  la  première  croisade.  Saint 
Bernard  exagère  visiblement  quand  il  nous  dit  que 
pour  sept  femmes  il  restait  un  homme.  Dans  la  réalité, 
on  peut  évaluer  à  deux  cent  mille  hommes  les  deux 
corps  d'armée  qui  descendirent  le  Danube  sous  l'em- 
pereur Conrad  et  le  roi  Louis  VII.  Les  Allemands 
étaient  en  grand  nombre  cette  fois.  i\Iais  une  foule  de 
princes  qui  relevaient  de  l'Empire,  les  évêques  de 
Toul  et  de  Metz,  les  comtes  de  Savoie  et  de  Monferrat, 
tous  les  seigneurs  du  royaume  d'Arles,  se  réunirent 
de  préférence  à  l'armée  de  France.  Dans  celle-ci  mar- 
chaient sous  le  roi  les  comtes  de  Toulouse,  de  Flan- 
dre, de  Blois,  de  Nevers,  de  Dreux,  les  seigneurs  de 
Bourbon,  de  Coucy,  de  Lusignan,  de  Courtenay,  et 
une  foule  d'autres.  On  y  voyait  aussi  la  reine  Éléo- 
nore,  dont  la  présence  était  peut-être  nécessaire  pour 
assurer  l'obéissance  de  ses  Poitevins  et  de  ses  Gas- 
cons. C'est  la  première  fois  qu'une  femme  a  cette 
importance  dans  l'histoire. 

illius,  quse  est  sursum  mater  nostra.  Et  si  vultis  scire,  Clarse- 
Vallis  est  (p.  64).  —  Voici  un  passage  d'un  auteur  arabe,  qui 
offre,  avec  les  idées  exprimées  par  saint  Bernard,  une  remarqua- 
ble analogie  :  «  Ceux  qui  volent  à  la  recherche  de  la  Caaba, 
quand  ils  ont  enfin  atteint  le  but  de  leurs  fatigues,  voient  une 
maison  de  pierre,  haute,  révérée,  au  milieu  d'une  vallée  sans 
culture;  ils  y  entrent,  afin  d'y  voir  Dieu;  ils  le  cherchent  long- 
temps et  ne  le  voient  point.  Quand  avec  tristesse  ils  ont  parcouru 
la  maison,  ils  entendent  une  voix  au-dessus  de  leurs  têtes  :  0 
adorateurs  d'une  maison!  pourquoi  adorer  de  la  pierre  et  de  la 
boue?  Adorez  l'autre  maison,  celle  que  cherchent  les  élus!  »  (Ce 
beau  fragment,  dû  à  un  jeune  orientaliste,  M.  Ernest  Fouinet,  a 
été  inséré  par  M.  Victor  Hugo  dans  les  notes  de  ses  Orientales, 
p.  416  de  la  première  édition.) 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  363 

Le  plus  sage  eût  été  de  faire  route  par  mer,  comme 
le  conseillait  le  roi  rie  Sicile.  Mais  le  chemin  de  terre 
était  consacré  par  le  souvenir  de  la  première  croisade 
et  la  trace  de  tant  de  martyrs.  C'était  le  seul  que  pûi 
prendre  la  multitude  des  pauvres,  qui,  sous  la  protec- 
tion de  l'armée,  voulaient  visiter  les  saints  lieux.  Lo 
roi  de  France  préféra  cette  route.  Il  s'était  assuré  du 
roi  de  Sicile,  de  l'empereur  d'Allemagne  Conrad,  du 
roi  de  Hongrie,  et  de  l'empereur  de  Constantinople 
Manuel  Comnène.  La  parenté  des  deux  empereurs, 
Manuel  et  Conrad,  semblait  promettre  quelque  succès 
à  la  croisade.  Ainsi  l'expédition  ne  fut  point  entre- 
prise à  l'aveugle.  Louis  s'efforça  de  conserver  quelque 
discipline  dans  l'armée  de  France.  Les  Allemands, 
sous  l'empereur  Conrad  et'  son  neveu,  étaient  déjà 
partis  ;  rien  n'égalait  leur  impatience  et  leur  brutal 
emportement.  L'empereur  Manuel  Comnène,  dont  les 
victoires  avaient  restauré  l'empire  grec,  les  servit  à 
souhait  ;  il  se  hâta  d'expédier  ces  barbares  au  delà  du 
Bosphore,  et  les  lança  dans  l'Asie  par  la  route  la  plus 
courte,  mais  la  plus  montagneuse,  celle  de  Phrygie  et 
d'iconium.  Là  ils  eurent  occasion  d'user  leur  bouil- 
lante ardeur.  Ces  lourds  soldats  furent  bientôt  épuisés 
dans  ces  montagnes,  sur  ces  pentes  rapides  où  la  cava- 
lerie turque  voltigeait,  apparaissant  tantôt  à  leur 
côté,  et  tantôt  sur  leurs  têtes.  Ils  périrent,  à  la  grande 
dérision  des  Grecs,  des  Français  même.  Pousse,  pousse 
Allemand,  criaient  ceux-ci.  C'est  un  historien  grec  qui 
nous  a  conservé  ces  deux  mots  sans  les  traduire  ^ 


36i  HISTOIRE   DE  FRANCE. 

Les  Français  eux-mêmes  ne  furent  pas  plus  heureux. 
Ils  prirent  d'abord  la  longue  et  facile  route  des 
rivages  de  l'Asie  Mineure.  Mais  à  force  d'en  suivre 
les  sinuosités,  ils  perdirent  patience  ;  ils  s'engagèrent 
eux  aussi  dans  l'intérieur  du  pays,  et  y  éprouvèrent 
les  mêmes  désastres.  D'abord  la  tête  de  l'armée,  ayant 
pris  les  devants,  faillit  périr.  Chaque  jour,  le  roi  bien 
confessé  et  administré  se  lançait  à  travers  la  cava- 
lerie turque  ^  Mais  rien  n'y  faisait.  L'armée  aurait 
péri  dans  ces  montagnes  sans  un  chevalier  nommé 
Gilbert  auquel  le  commandement  fut  remis  comme  au 
plus  digne,  et  sur  lequel  nous  ne  savons  malheureuse- 
ment aucun  détail.  Les  croisés  accusaient  de  tous  leurs 
maux  la  perfidie  des  Grecs,  qui  leur  donnaient  de 
mauvais  guides  et  leur  vendaient  au  poids  de  l'or  les 
vivres,  que  Manuel  s'était  engagé  à  fournir.  L'histo- 
rien Nicétas  avoue  lui-même  que  l'empereur  trahissait 
les  croisés  ^  La  chose  fut  visible  lorsqu'ils  arrivèrent 
à  Antiochette.  Les  Grecs  qui  occupaient  cette  ville  y 
reçurent  les  fuyards  des  Turcs.  Cependant  Louis  s'était 
conduit  loyalement  avec  Manuel.  A  l'exemple  de  Gode- 
froi  de  Bouillon,  il  avait  refusé  d'écouter  ceux  qui  lui 
conseillaient  à  son  passage  de  s'emparer  de  Constan- 
tinople. 

Enfin  ils  arrivèrent  à  Satalie,  dans  le  golfe  de  Chy- 
pre.  Il  y  avait  encore  quarante  journées  de  marché 

'  Odon  de  Deuil  .  «...  Et  à  son  retour,  il  demandait  toujours 
vêpres  et  compiles,  faisant  toujours  de  Dieu  l'Alpha  et  l'Oméga 
de  toutes  ses  œuvres.  » 

*  «  L'empereur,  dit-il,  invitait  par  des  lettres  pressantes  le  sul- 
tan des  Turcs  à  marcher  contré  les  Allemands.  » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  363 

pour  aller  par  terre  à  Antioche  en  faisant  le  tour  du 
golfe.  Mais  la  patience  et  le  zèle  des  barons  étaient  à 
bout.  Il  fut  impossible  au  roi  de  les  retenir.  Ils  décla- 
rèrent qu'ils  iraient  par  mer  à  Antioche.  Les  Grecs 
fournirent  des  vaisseaux  à  tous  ceux  qui  pouvaient 
payer.  Le  reste  fut  abandonné  sous  la  garde  du  comte 
de  Flandre,  du  sire  de  Bourbon,  et  d'un  corps  d.) 
cavalerie  grecque  que  le  roi  loua  pour  les  protéger.  Il 
donna  ensuite  tout  ce  qui  lui  restait  à  ces  pauvres 
gens,  et  s'embarqua  avec  Éléonore.  Mais  les  Grecs 
qui  devaient  les  défendre  les  livrèrent  eux-mômes,  ou 
les  réduisirent  en  esclavage  ;  ceux  qui  échappèrent  le 
durent  au  prosélytisme  des  Turcs,  qui  leur  firent  em- 
brasser leur  religion. 

Telle  fut  la  honteuse  issue  de  cette  grande  expédi- 
tion. Ceux  qui  s'étaient  embarqués  formaient  pourtant 
la  force  réelle  de  l'armée.  Ils  pouvaient  être  de  grande 
utilité  aux  chrétiens  d'Antioche  ou  de  la  terre  sainte. 
Mais  la  honte  pesait  sur  eux,  et  le  souvenir  des  mal- 
heureux qu'ils  avaient  abandonnés  en  Cilicie.  Louis  VII 
ne  voulut  rien  entreprendre  pour  le  prince  d'Antioche, 
Raymond  de  Poitiers,  oncle  de  sa  femme  Éléonore. 
C'était  le  plus  bel  homme  du  temps,  et  sa  nièce  sem- 
blait trop  bien  avec  lui.  Louis  craignit  qu'il  ne  voulut 
l'y  retenir,  partit  brusquement  d'Antioche,  et  se  ren- 
dit à  la  terre  sainte.  Il  n'y  fit  rien  de  grand.  Conrad 
vint  l'y  retrouver.  Leur  rivalité  leur  fit  manquer  le 
siège  de  Damas,  qu'ils  avaient  entrepris.  Ils  retournè- 
rent honteusement  en  Europe,  et  le  bruit  courut  que 
Louis,  pris  un  instant  par  les  vaisseaux  des  Grecs, 


366  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

n'avait  été  délivré  que  par  la  rencontre  d'une  flotte 
des  Normands  de  Sicile. 

C'était  une  triste  chose  qu'un  pareil  retour  et  une 
grande  dérision.  Qu'étaient  devenus  ces  milliers  de 
chrétiens  abandonnés,  livrés  aux  infidèles  !  Tant  de 
légèreté  et  de  dureté  en  même  temps  !  Tous  les  barons 
étaient  coupables,  mais  la  honte  fut  pour  le  roi.  Il 
porta  le  péché  à  lui  seul.  Pendant  la  croisade,  la  fière 
et  violente  Éléonore  avait  montré  le  cas  qu'elle  faisait 
d'un  tel  époux.  Elle  avait  déclaré  dès  Antioche- qu'elle 
ne  pouvait  demeurer  la  femme  d'un  homme  dont  elle 
était  parente,  que  d'ailleurs  elle  ne  voulait  pas  d'un 
moine  pour  mari*.  Elle  aimait,  dit-on,  Raymond  d' An- 
tioche ;  selon  d'autres,  un  bel  esclave  sarrazin.  On 
disait  qu'elle  avait  reçu  des  présents  du  chef  des  infi- 
dèles. Au  retour,  elle  demanda  le  divorce  au  concile 
de  Beaugency.  Louis  se  soumit  au  jugement  du  con- 
cile, et  perdit  d'un  coup  les  vastes  provinces  qu'Éléo- 
nore  lui  avait  apportées.  Voilà  le  midi  de  la  France 
encore  une  fois  isolé  du  nord.  Une  femme  va  porter  à 
qui  elle  voudra  la  prépondérance  de  l'Occident. 

Il  paraît  que  la  dame  s'était  assurée  d'avance  d'un 
autre  époux.  Le  divorce  fut  prononcé  le  18  mars  ;  dès 
la  Pentecôte,  Henri  Plantagenet,  duc  d'Anjou,  petit- 
fils  de  Guillaume  le  Conquérant,  duc  de  Normandie, 
bientôt  roi  d'Angleterre,  avait  épousé  Éléonore,  et 
avec  elle  la  France  occidentale,  de  Nantes  aux  Pyré- 
nées. Avant  même  qu'il  fût  roi  d'Angleterre,  ses 
États  se  trouvaient  deux   fois  plus  étendus  que  ceux 

*  «  Se  monacho,  non  regi  nupsisse.  » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  367 

du  roi  de  France.  En  Angleterre,  il  ne  tarda  pas  à 
prévaloir  sur  Etienne  de  Blois,  dont  le  fils  avait  épousé 
une  sœur  de  Louis  VIT.  Ainsi  tout  tournait  contre 
£eliii-ci,  tout  réussissait  à  son  rival. 

Il  faut  savoir  un  peu  ce  que  c'était  que  cette  royauté 
d'Angleterre,  dont  la  rivalité  avec  la  France  va  nous 
occuper. 

La  spoliation  de  tout  un  peuple,  voilà  la  base  hi- 
deuse de  la  puissance  anglo-normande.  Cette  vie  de 
brigandage  et  de  violence  que  chaque  baron  avait 
exercée  en  petit  autour  de  son  manoir,  elle  se  pro- 
duisit en  grand  de  l'autre  côte  du  détroit.  Là  le  serf 
fut  tout  un  peuple,  et  le  servage  approcha  en  hor- 
reur de  l'esclavage  antique,  ou  de  celui  de  nos  colo- 
nies. Nul  lien  entre  les  vaincus  et  les  vainqueurs  ; 
autre  langue,  autre  race;  l'habitude  de  tout  pouvoir, 
une  exécrable  férocité,  nul  respect  humain,  nul  frein 
légal  ;  partout  des  seigneurs  presque  égaux  du  roi, 
comme  compagnons  de  sa  conquête  ;  le  seul  comte  de 
Moreton  avait  plus  de  six  cents  fiefs  ^  Ces  barons  vou- 
laient bien  se  dire  hommes  du  roi.  Mais  réellement  il 
n'était  que  le  premier  d'entre  eux.  Dans  les  grandes 
occasions,  ils  devenaient  les  juges  de  ce  roi.  Cepen- 
dant ils  auraient  trop  risqué  à  être  indépendants. 
Peu  nombreux  au  milieu  d'un  peuple  immense,  qu'ils 
foulaient  si  brutalement,  ils  avaient  besoin  d'un  centre 
où  recourir  en  cas  de  révolte,  d'un  chef  qui  pût  les 


*  Hallam.  Il  est  vrai  que  ses  possessions  étaient  dispersées  : 
248  manoirs  dans  le  Cornwall,  54  en  Sussex,  196  en  Yorkshire, 
99  dans  le  comté  de  Northampton,  etc. 


368  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

rallier,  qui  représentât  la  partie  normande  au  milieu 
de  la  conquête.  Voilà  ce  qui  explique  pourquoi  l'ordre 
féodal  fut  si  fort  dans  le  pays  même  où  les  vassaux 
plus  puissants  devaient  être  plus  tentés  de  lo  mépri- 
ser. 

La  position  de  ce  roi  de  la  conquête  était  extraor- 
dinairement  critique  et  violente.  Cette  société  nouvelle, 
bâtie  de  meurtres  et  de  vols,  elle  se  maintenait  par 
lui  ;  en  lui  elle  avait  son  unité.  C'est  à  lui  que  remon- 
tait ce  sourd  concert  de  malédictions,  d'imprécations 
à  voix  basse.  C'est  pour  lui  que  le  banni  saxon,  dans 
la  Forêt  nouvelle  ^  où  le  poursuivait  le  shériff,  gardait 
sa  meilleure  flèche;  les  forêts  ne  valaient  rien  pour 
les  rois  normands.  C'est  contre  lui,  tout  autant  que 
contre  les  Saxons,  que  le  baron  se  faisait  bâtir  ces 
gigantesques  châteaux,  dont  l'insolente  beauté  atteste 
encore  combien  peu  on  y  a  plaint  la  sueur  de  l'homme. 
Ce  roi  si  détesté  ne  pouvait  manquer  d'être  un  tyran. 
Aux  Saxons  il  lançait  des  lois  terribles,  sans  mesure 
et  sans  pitié.  Contre  les  Normands  il  y  fallait  plus  de 
précautions  ;  il  appelait  sans  cesse  des  soldats  du  con- 
tinent, des  Flamands,  des  Bretons;  gens  à  lui,  d'au- 
tant plus  redoutables  à  l'aristocratie  normande,  qu'ils 
se  rapprochaient  par  la  langue,  les  Flamands  des 
Saxons,  les  Bretons  des  Gallois.  Plusieurs  fois  il  n'hé- 
sita pas  à  se  servir  des  Saxons  eux-mêmes  ^.  Mais  il  y 


*  Islove  forest.  C'était  un  espace  de  trente  milles  que  le  conqué- 
rant avait  fait  mettre  en  bois,  en  détrui&ant  trente-six  pai'oisses 
et  en  chassant  les  habitants. 

*  Ainsi  Guillaume  le  Roux  et  son  successeur  Henri  Beauclerc 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  369 

renonçait  bientôt.  Il  n'eût  pu  devenir  le  roi  des  Saxons 
qu'en  renversant  tout  l'ouvrage  de  la  conquête. 

Voilà  la  situation  où  se  trouvait  déjà  le  fils  du 
Conquérant,  Guillaume  le  Roux  :  boiùllant  d'une  ty- 
rannie impatiente,  qui  rencontrait  partout  sa  limite  ; 
terrible  aux  Saxons,  terrible  aux  barons;  passant  et 
repassant  la  mer  ;  courant,  avec  la  roideur  d'un  san- 
glier, d'un  bout  à  l'autre  de  ses  États;  furieux  d'avi- 
dité, merveilleux  marchand  de  soldats^,  dit  le  chroni- 
queur; destructeur  rapide  de  toute  richesse  ;  ennemi 
de  l'humanité,  de  la  loi,  de  la  nature,  l'outrageant  à 
plaisir  ;  sale  dans  les  voluptés,  meurtrier,  ricaneur  et 
terrible.  Quand  la  colère  montait  sur  son  visage  rouge 
et  couperosé,  sa  parole  se  brouillait,  il  bredouillait  des 
arrêts  de  mort.  Malheur  à  qui  se  trouvait  en  face  ! 

Les  tonnes  d'or  passaient  comme  un  shelling.  Une 
pauvreté  incurable  le  travaillait;  il  était  pauvre  de 
toute  sa  violence,  de  toute  sa  passion.  Il  fallait  payer 
le  plaisir,  payer  le  meurtre.  L'homme  ingénieux  et 
inventif  qui  savait  trouver  l'or,  c'était  un  certain 
prêtre,  qui  s'était  d'abord  fait  connaître  comme  déla- 
teur. Cet  homme  devint  le  bras  droit  de  Guillaume, 
son  pourvoyeur.  Mais  c'était  un  rude  engagement 
que  de  remplir  ce  gouffre  sans  fond.  Pour  cela  il  fit 
deux  choses  ;  il  refit  le  Doomsday  book,  revit  et  corri- 
gea le  livre  de  la  conquête,  s'assura  si  rien  n'avait 

appelèrent  tous  deux  un  instant  les  Anglais  contre  les  partisans 
de  leur  frère  aîné,  Robert  Courte-Heuse. 
•  «  Mirabilis  militum  mercator  et  solidator.  »  Suger. 
T.  u.  24 


370  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

échappe.  U  reprit  la  spoliation  en  sons-œuvre,  se  mit 
à  ronger  les  os  déjà  rongés,  et  sut  encore  en  tirer 
quelque  chose.  Mais  après  lui,  rien  n'y  restait.  On 
l'avait  baptisé  du  nom  de  Flamharcl^.  Des  vaincus,  il 
passa  aux  vainqueurs,  d'abord  aux  prêtres  ;  il  mit  la 
main  sur  les  biens  d'église.  L'archevêque  de  Reuter- 
bury  serait  mort  de  faim,  sans  la  charité  de  l'abbé  de 
Saint-Alban.  Les  scrupules  n'arrêtaient  point  Flambard. 
Grand  justicier,  grand  trésorier,  chapelain  du  roi 
encore  (c'était  le  chapelain  qu'il  fallait  à  Guillaume), 
il  suçait  l'Angleterre  par  trois  bouches.  Il  en  alla 
ainsi  jusqu'à  ce  que  Guillaume  eût  rencontré  cette  fin 
dans  cette  belle  forêt  que  le  Conquérant  semblait  avoir 
plantée  pour  la  ruine  des  siens.  «  Tire  donc,  de  par 
le  diable  !  »  dit  le  roi  Roux  à  son  bon  ami  qui  chassait 
avec  lui.  Le  diable  le  prit  au  mot,  et  emporta  son 
àme  qui  lui  était  si  bien  due. 

Le  successeur,  ce  ne  fut  pas  le  frère  aîné,  Robert. 
La  royauté  du  bâtard  Guillaume  devait  passer  au  plus 
habile,  au  plus  hardi.  Ce  royaume  volé  appartenait  à 
qui  le  volerait.  Quand  le  Conquérant  expirant  donna 
la  Normandie  à  Robert,  l'Angleterre  à  Guillaume:  «  Et 
moi,  dit  Henri,  le  plus  jeune,  et  moi  donc,  n'aurai-je 
rien  ?»  —  «  Patience,  mon  fils,  dit  le  mourant,  tout 
te  viendra  toi  ou  tard.  »  Le  plus  jeune  était  aussi  le 
plus  avisé.  On  l'appelait  Beauclerc,  comme  on  dirait 
l'habile,  le  suffisant,  le  scribe,  le  vrai  Normand.  Il 
commença  par  tout  promettre  aux  Saxons,  aux  gens 
d'église  ;  il  donna  par  écrit  des  chartes,  des  libertés, 

•  Orderic  Vitai. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         371 

tout  autant  qu'on  voulut*.  Il  battit  Robert  avec  ses 
soldats  mercenaires,  l'attira,  le  garda,  bien  logé,  bien 
nourri,  dans  un  château  fort,  où  il  vécut  jusqu'à  qua- 
tre-vingt-quatre ans.  Robert,  qui  n'aimait  que  la 
table,  s'y  serait  consolé,  n'eût  été  que  son  frère  lui  fit 
crever  les  yeux^  Au  reste,  le  fratricide  et  le  parricide 
étaient  l'usage  héréditaire  de  cette  famille.  Déjà  les 
fils  du  Conquérant  avaient  combattu  et  blessé  leur 
père  ^.  Sous  prétexte  de  justice  féodale,  Beauclerc, 
qui  se  piquait  d'être  bon  et  rude  justicier,  livra  ses 
propres  petites-filles,  deux  enfants,  à  un  baron  qui 
leur  arracha  les  yeux  et  le  nez.  Leur  mère,  fille  de 
Beauclerc,  essaya  de  les  venger  en  tirant  elle-même 
une  flèche  contre  la  poitrine  de  son  père.  Les  Planta- 
genets,  qui  ne  descendaient  de  cette  race  diabohque 
que  du  côté  maternel,  n'en  dégénérèrent  pas. 

Après  Beauclerc  (1133),  la  lutte  fut  entre  son  neveu, 
Etienne  de  Blois,  et  sa  fille  Mathilde,  veuve  de  l'em- 
pereur Heuii  V  et  femme  du  comte  d'Anjou.  Etienne 


*  «  Je  me  propose,  leur  dit-il,  de  vous  maintenir  dans  vos  an- 
ciennes libertés;  j'en  ferai,  si  vous  le  demandez,  un  écrit  signé 
de  ma  main,  et  je  le  confirmerai  par  serment.  »  —  On  dressa  la 
charte,  on  en  fit  autant  de  copies  qu'il  y  avait  de  comtés.  Mais 
quand  le  roi  se  rétracta,  il  les  reprit  toutes  ;  il  n'en  échappa  que 
trois.  (Math.  Paris.) 

*  Math.  Paris.  Lingard  en  doute,  parce  qu'aucun  contemporain 
n'en  fait  mention.  Mais  celui  qui  laissa  crever  les  yeux  à  ses  pe- 
tites-ïilles,  et  qui  lit  passer  sa  fille  en  hiver,  demi-nue,  dans  un 
fossé  glacé,  mérite-t-il  ce  doute? 

*  C'était  Robert,  révolté  contre  son  père,  et  qui  le  combattit 
sans  le  connaître.  On  les  réconciha,  ils  se  brouillèrent  encore,  et 
Guillaume  maudit  son  fils. 


372  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

appartenait  à  cette  excellente  famille  des  comtes  de 
Blois  et  de  Champagne  qui,  à  la  même  époque,  encou- 
rageait les  communes  commerçantes,  divisait  à  Troyes 
la  Seine  en  canaux,  et  protégeait  également  saint 
Bernard  et  Abailard.  Libres  penseurs  et  poètes,  c'est 
d'eux  que  descendra  le  fameux  Thibaut,  le  trouvère, 
celui  qui  fit  peindre  ses  vers  à  la  reine  Blanche  dans 
son  palais  de  Provins,  au  milieu  des  roses  transplantées 
de  Jéricho.  Etienne  ne  pouvait  se  soutenir  en  Angle- 
terre qu'avec  des  étrangers,  Flamands,  Brabançons, 
Gallois  même.  Il  n'avait  pour  lui  que  le  clergé  et 
Londres.  Quant  au  clergé,  Etienne  ne  resta  pas  long 
temps  bien  avec  lui.  Il  défendit  d'enseigner  le  droit 
canon,  et  osa  empoisonner  des  é\êques.  Alors  Mathilde 
reparut.  Elle  débarqua  presque  seule  ;  vraie  fille  du 
Conquérant,  insolente,  intrépide,  elle  choqua  tout  le 
monde,  et  brava  tout  le  monde.  Trois  fois  elle  s'enfuit 
la  nuit,  à  pied  sur  la  neige  et  sans  ressources.  Etienne, 
qui  la  tint  une  fois  assiégée,  crut,  comme  chevalier, 
devoir  ouvrir  passage  à  son  ennemie,  et  la  laisser 
rejoindre  les  siens.  Elle  ne  l'eu  traita  pas  mieux,  quand 
elle  le  prit  à  son  tour,  abandonné  de  ses  barons  (1152). 
Il  fut  contraint  de  reconnaître  pour  son  successeur  cet 
heureux  Henri  Plantagenet,  comte  d'Anjou  et  fils  de 
Mathilde,  à  qui  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  Éléonore 
de  Guienne  remettre  sa  main  et  ses  États. 

Telle  était  la  grandeur  croissante  du  jeune  Henri, 
lorsque  le  roi  de  France,  humihé  par  la  croisade, 
perdit  Eléonore  et  tant  de  provinces.  Cet  enfant  gâté 
de  la  fortune  fut  en  quelques  années  accablé  de  ses 
dons.  Roi  d'Angleterre,  maître  de  tout  le  littoral  de 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         373 

la  France,  depuis  la  Flandre  jusqu'aux  Pyrénées,  il 
exerça  sur  la  Bretagne  cette  suzeraineté  que  les  ducs 
de  Normandie  avaient  toujours  réclamée  en  vain.  Il 
prit  l'Anjou,  le  Maine  et  la  Touraine  à  son  frère,  et  le 
laissa  en  dédommagement  se  faire  duc  de  Bretagne 
(1156).  Il  réduisit  la  Gascogne,  il  gouverna  la  Flandre, 
comme  tuteur  et  gardien,  en  l'absence  du  comte.  Il 
prit  le  Quercy  au  comte  de  Toulouse,  et  il  aurait  pris 
Toulouse  elle-même,  si  le  roi  de  France  ne  s'était  pas 
jeté  dans  la  ville  pour  la  défendre  (1159).  Le  Toulou- 
sain fut  du  moins  obligé  de  lui  faire  hommage.  Allié 
du  roi  d'Aragon,  comte  de  Barcelone  et  de  Provence, 
Henri  voulait  pour  un  de  ses  fils  une  princesse  (}^^ 
Savoie,  afin  d'avoir  un  pied  dans  les  Alpes,  et  de  tour- 
ner la  France  par  le  midi.  Au  centre,  il  réduisit  le 
Berri,  le  Limousin,  l'Auvergne,  il  acheta  la  Marche  ^ 
Il  eut  même  le  secret  de  détacher  les  comtes  de  Cham- 
pagne de  l'aUiance  du  roi.  Enfin  à  sa  mort  il  possédait 
les  pays  qui  répondent  à  quarante-sept  de  nos  dépar- 
tements, et  le  roi  de  France  n'en  avait  pas  vingt. 

Dès  sa  naissance,  Henri  II  s'était  trouvé  environné 
d'une  popularité  singulière,  sans  avoir  rien  fait  pour 
la  mériter.  Son  grand-père,  Henri  Beauclerc,  était 
Normand,  sa  grand'mère  Saxonne,  son  père  Angevin. 
Il  réunissait  en  lui  toutes  les  races  occidentales.  Il 
était  le  lien  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  du  Midi  et 
du  Nord.  Les  vaincus  surtout  avaient  conçu  un  grand 


*  Il  eut  la  Marche  pour  quinze  mille  marcs  d'argent.  Le  comte 
partait  pour  Jérusalem  et  ne  savait  que  faire  de  sa  terre,  (Gaufred 
Vosiens,) 


374  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

espoir,  ils  cro^^aient  voir  en  lui  raccomplissement  de 
la  prophétie  de  Merlin,  et  la  résurrection  d'Arthur,  Il 
se  trouva,  pour  mieux  appuyer  la  prophétie,  qu'il 
obtint  de  gré  ou  de  force  l'hommage  des  princes 
d'Ecosse,  d'Irlande,  de  Galles  et  de  Bretagne,  c'est-à- 
dire  de  tout  le  monde  celtique.  Il  fit  chercher  et  trou- 
ver le  tombeau  d'Arthur,  ce  mystérieux  tombeau  dont 
la  découverte  devait  marquer  la  fin  de  l'indépendance 
celtique  et  la  consommation  des  temps. 

Tout  annonçait  que  le  nouveau  prince  remplirait  les 
espérances  des  vaincus.  Il  avait  été  élevé  à  Angers, 
l'une  des  villes  d'Europe  où  la  jurisprudence  avait  été 
professée  de  meilleure  heure.  C'était  l'époque  de  la 
résurrection  du  droit  romain,  qui,  sous  tant  de  rapports, 
devait  être  celle  du  pouvoir  monarchique  et  de  l'tga- 
lité  civile.  L'égalité  sous  un  maître,  c'était  le  dernier 
^  mot  que  le  monde  antique  nous  avait  légué.  L'an  1111, 
la  fameuse  comtesse  Mathilde,  la  cousine  de  Godefroi 
de  Bouillon,  l'amie  de  Grégoire  VII,  avait  autorisé 
l'école  de  Bologne,  fondée  par  le  Bolonais  Irnerio. 
L'empereur  Henri  V  avait  confirmé  cette  autorisation, 
sentant  tout  le  parti  que  le  pouvoir  impérial  tirerait 
des  traditions  de  l'ancien  Empire.  Le  jeune  duc  d'Anjou, 
Henri  Plantagenet,  fils  de  la  Normande  Mathilde, 
veuve  de  ce  même  empereur  Henri  V,  trouva  à  Angers, 
à  Rouen,  en  Angleterre,  les  traditions  de  l'école  de 
Bologne.  Dès  1214,  l'Svêque  d'Angers  était  un  savant 
juriste  ^  Le   fameux    Italien  Lanfranc,   l'homme    de 


'  Tout  le  clergé  de  cette  ville  était  composé  de  légistes  au  xiii* 
et  au  xiv<^  siècles.  Sous  l'épiscopat  de  Guillaume  Le  Maire  ('i  290- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         373 

Guillaume  le  Conquérant,  le  primat  de  la  conquête, 
avait  d'abord  enseigné  à  Bologne,  et  concouru  à  la 
restauration  du  droit.  Ce  fut,  dit  un  des  continuateurs 
de  Sigebert  de  Gemblours,  ce  fut  Lanfranc  de  Pavie 
et  son  compagnon  Garnerius,  qui,  ayant  retrouvé  à 
Bologne  les  lois  de  Justinien,  se  mirent  à  les  lire  et  à 
les  commenter.  Garnerius  persévéra,  mais  Lanfranc, 
enseignant  en  Gaule,  à  de  nombreux  disciples,  les  arts 
libéraux  et  les  lettres  divines,  vint  au  Bec  et  s'y  fit 
moine  ^ 

Les  principes  de  la  nouvelle  école  furent  proclamés 
précisément  à  l'époque  de  l'avènement  de  Henri  II 
(1154).  Les  jurisconsultes  appelés  par  l'empereur 
Frédéric  Barberousse,  à  la  diète  de  Roncaglia  (1158), 
lui  dirent,  par  la  bouche  de  l'archevêque  de  Milan, 
ces  paroles  remarquables  :  «  Sachez  que  tout  le  droit 
législatif  du  peuple  vous  a  été  accordé  ;  votre  volonté 
est  le  droit,  car  il  est  dit  :  Ce  qui  ci  plu  au  prince  a 
force  de  loi  :  le  peuple  a  remis  tout  son  empire  et  son 
pouvoir  à  lui  et  en  lui  ^  » 

1314),  presque  tous  les  chanoines  de  son  église  étaient  professeurs 
en  droit  (Bodin).  Sur  dix-neuf  évoques  qui  formèrent  l'assemblée 
du  clergé  en  1339,  quatre  avaient  professe  le  droit  à  l'Université 
d'Angers. 

*  Robert  de  Monte.  —  Orderic  Vital  :  «  La  renommée  de  sa 
science  se  répandit  dans  toute  l'Europe,  et  une  foule  de  disciples 
accoururent  pour  l'entendre,  de  France,  do  Gascogne,  de  Breta- 
gne et  de  Flandre.  » 

^  Radevicus,  II,  c.  iv,  ap.  GiCbler,  Kircliengeschichte,  II,  P.  2, 
p.  72.  «  Scias  itaque  omnejus  populi  in  condendis  legibus  tibi 
concesbum,  tua  voluntas  jus  est,  sicuti  dicitur  :  «  Quod  Principi 
placuit,  legis  habot  vigorem,  cum  populus  et  in  eum  onine  suum 
imperium  et  potcstatcm   concesserit.   »    —    Le    conseiller    de 


376  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

-  L'empereur  lui-même  avait  dit  en  ouvrant  la  diète  : 
«  Nous,  qui  sommes  investi  du  nom  royal,  nous  désirons 
plutôt  exercer  un  empire  légal  pour  la  conservation 
du  droit  et  de  la  liberté  de  chacun,  que  de  tout  faire 
impunément.  Se  donner  toute  licence,  et  changer 
l'office  du  commandement  en  domination  superbe  et  vio- 
lente, c'est  la  royauté,  la  tyrannie  ^  »  Ce  républica- 
nisme pédantesque,  extrait  mot  à  mot  de  Tive-Live, 
expliquait  mal  l'idéal  de  la  nouvelle  jurisprudence.  Au 
fond,  ce  n'était  pas  la  liberté  qu'elle  demandait,  mais 
l'égalité  sous  un  monarque,  la  suppression  de  la 
hiérarchie  féodale  qui  pesait  sur  l'Europe. 

Combien  ces  légistes  devaient  être  chers  aux  princes, 
on  le  conçoit  par  leur  doctrine,  on  l'apprend  par 
rhistoire,  qui  partout  désormais,  nous  les  montrera 
près  d'eux  et  comme  pendus  à  leur  oreille,  leur  dictant 
tout  bas  ce  qu'ils  doivent  répéter.  Guillaume  le  Bâtard 
s'attacha  Lanfranc,  comme  nous  l'avons  vu.  Dans 
ses  fréquentes  absences,  il  lui  confiait  le  gouverne- 
ment de  l'Angleterre  ;  plus  d'une  fois  il  lui  donna 
raison  contre  son  propre  frère.  L'Angevin  Henri,  nou- 
veau conquérant  de  l'Angleterre,  prit  pour  son  Lanfranc 
un  élève  de  Bologne,  qui  avait  aussi  étudié  le  droit  à 
Auxerre-.  Thomas  Becket,  c'était  son  nom,  était  alors 
au  service  de  l'archevêque  de  Kenterbury.  Il  avait, 
par  son  influence,  retenu  ce  prélat  dans  le  parti  de 
Mathilde   et  de  son  fils.    Ayant  reçu  seulement  les 

Henri  II,  le  célèbre  Ranulfe  de  Glanville,  répète  cette  maxime 
(de  leg.  et  consuet.  reg.  anglic,  in  proem.). 

'  Radevicus. 

*  Lingard. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         377 

premiers  ordres,  n'étant  ainsi  ni  prêtre  ni  laïque,  il  se 
trouvait  propre  à  tout  et  prêt  à  tout.  Mais  sa  naissance 
était  un  grand  obstacle  ;  il  était,  dit-on,  fils  d'une 
femme  sarrasine,  qui  avait  suivi  un  Saxon  revenu  de 
la  terre  sainte  ^  Sa  mère  semblait  lui  fermer  les  dignités 
de  l'Église,  et  son  père  celles  de  l'État.  Il  ne  pouvait 
rien  attendre  que  du  roi.  Celui-ci  avait  besoin  de  pareils 
gens  pour  exécuter  ses  projets  contre  les  barons.  Dès 
son  arrivée  en  Angleterre,  Henri  rasa,  en  un  an,  cent 
quarante  châteaux.  Rien  ne  lui  résistait,  il  mariait  les 
enfants  des  grandes  maisons  à  ceux  des  familles  mé- 
diocres ^  abaissant  ceux-là,  élevant  ceux-ci,  nivelant 
tout.  L'aristocratie  normande  s'était  épuisée  dans  les 
guerres  d'Etienne.  Le  nouveau  roi  disposait  contre  elle 
des  hommes  d'Anjou,  de  Poitou  et  d'Aquitaine.  Riche 
de  ses  États  patrimoniaux  et  de  ceux  de  sa  femme,  il 
pouvait  encore  acheter  des  soldats  en  Flandre  et  en 
Bretagne.  C'est  le  conseil  que  lui  avait  donné  Becket. 
Celui-ci  était  devenu  l'homme  nécessaire  dans  les 
affaires  et  dans  les  plaisirs.  Souple  et  hardi,  homme 
de  science,  homme  d'expédients,  et  avec  cela  bon  com- 
pagnon, partageant  ou  imitant  les  goûts  de  son  maître. 
Henri  s'était  donné  sans  réserve  à  cet  homme,  et  non- 
seulement  lui,  mais  son  fils,  son  héritier.  Becket  était 
le  précepteur  du  fils,  le  chancelier  du  père.  Comme 

*  Elle  ne  savait  que  deux  mots  intelligibles  pour  les  habitants 
de  l'Occident,  c'était  Londres^  et  Gilbert,  le  nom  de  son  amant. 
A  l'aide  du  premier,  elle  s'embarqua  pour  l'Angleterre;  arrivée 
à  Londres,  elle  courut  les  rues  en  répétant:  Gilbert!  Gilbei't!  et 
elle  retrouva  celui  qu'elle  appelait. 

*  Radulph.  Niger. 


378  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

tel,  il  soutenait  âprement  les  droits  du  roi  contre  les 
barons,  contre  les  évêques  normands.  Il  força  ceux-ci 
à  payer  Vescîiage,  malgré  leurs  réclamations  et  leurs 
cris.  Puis,  sentant  que  le  roi,  pour  être  maître  en  An- 
gleterre, avait  besoin  d'une  guerre  brillante,  il 
l'emmena  dans  le  Midi  de  la  France,  à  la  conquête  de 
Toulouse,  sur  laquelle  Éléonore  de  Guyenne  avait  des 
prétentions.  Becket  conduisait  en  son  propre  nom,  et 
comme  à  ses  dépens,  douze  cents  chevaliers,  et  plus 
de  quatre  mille  soldats,  sans  compter  les  gens  de  sa 
maison,  assez  nombreux  pour  former  plusieurs  garni- 
sons dans  le  Midi^  Il  est  évident  qu'un  armement  si 
disproportionné  avec  la  fortune  du  plus  riche  parti- 
culier était  mis  sous  le  nom  d'un  homme  sans  consé- 
quence, pour  moins  alarmer  les  barons. 


'  îsewbridg.,  II,  10.  Chron.  Norm.  Lingard,  II,  32o.  — Lin- 
gard,  p.  321  :  «  Le  lecteur  verra  sans  doute  avec  plaibir  dans 
quel  appareil  le  chancelier  voyageait  en  France.  Quand  il  entrait 
dans  une  ville,  le  cortège  s'ouvrait  par  deux  cent  cincxuante  jeu- 
nes gens  chantant  des  airs  nationaux  ;  ensuite  venaient  ses  chiens, 
accouplés.  Ils  étaient  suivis  de  huit  chariots,  traînés  chacun  par 
cinq  chevaux,  et  menés  par  cinq  cochers  en  habit  neuf.  Chaque 
chariot  était  couvert  de  peaux,  et  protégé  par  deux  gardes  et  par  un 
gros  chien,  tantôt  enchaîne,  tantôt  en  liberté.  Doux  de  ces  chariots 
étaient  chargés  de  tonneaux  d'ale  pour  distribuer  à  la  populace;  un 
autre  portait  tous  les  objets  nécessaires  à  la  chapelle  du  chancelier, 
un  autre  encore  le  mobilier  de  sa  chambre  à  coucher,  un  troi- 
sième celui  de  sa  cuisine,  un  quatrièrûe  portait  sa  vaisselle  d'ar- 
gent et  sa  garde-robe  ;  les  deux  autres  étaient  destinés  à  l'usage 
de  ses  suivants.  Après  eux  venaient  douze  chevaux  de  somme 
sur  chacun  desquels  était  un  singe,  avec  un  valet  (groom)  derrière, 
sur  ses  genoux;  paraissaient  ensuite  les  écuyers  portant  les  bou- 
cliers et  conduisant  les  chevaux  de  bataille  de  leurs  chevaliers  ; 
puis  encore  d'autres  écuyers,  des  enfants  de  gentilshommes,  des 


1 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         379 

Une  vaste  ligue  s'était  formée  contre  le  comte  de 
Toulouse,  objet  de  la  jalousie  universelle.  Le  puissant 
comte  de  Barcelone,  régent  d'Aragon,  les  comtes  de 
Narbonne,  de  Montpellier,  de  Béziers,  de  Carcassonne, 
étaient  d'accord  avec  le  roi  d'Angleterre.  Celui-ci 
semblait  près  de  conquérir  ce  que  Louis  VIII  et  saint 
Louis  recueillirent  sans  peine  après  la  croisade  des 
Albigeois.  Il  fallait  donner  l'assaut  sur-le-champ  à  Tou- 
louse, sans  lui  laisser  le  temps  de  se  reconnaître.  Le 
roi  de  France  s'y  était  jeté,  et  défendait  à  Henri 
comme  suzerain  de  rien  entreprendre  contre  une  ville 
qu'il  protégeait.  Ce  scrupule  n'arrêtait  pas  Becket  ;  il 
conseillait  de  brusquer  l'attaque.  Mais  Henri  craignait 
d'être  abandonné  de  ses  vassaux,  s'il  risquait  une 
violation  si  éclatante  de  la  loi  féodale.  Le  belliqueux 
chancelier  n'eut  pour  dédommagement  que  la  gloire 
d'avoir  combattu  et  désarmé  un  chevalier  ennemi. 

L'entretien  des  troupes  mercenaires  que  Becket  avait 


fauconniers,  les  officiers  de  la  maison,  les  chevaliers  et  les  ecclé- 
siastiques, deux  à  deux  et  à  cheval,  et  le  dernier  de  tous  enfin, 
arrivait  le  chancelier  lui-même  conversant  avec  quelques  amie. 
Comme  il  passait,  on  entendait  les  habitants  du  pays  s'écrier  : 
«  Quel  homme  doit  donc  être  le  roi  d'Angleterre,  quand  son  chan- 
celier voyage  en  tel  équipage?  »  Steph.,  20.  2. 

Le  prédécesseur  de  Becket,  au  siège  de  Kenterbury,  lui  écri- 
vait :  «  In  aure  et  in  vulgis  sonat  vobis  esi^e  cor  unum  et  animam 
unam  »  (Blés,  cpi^t.  78).  —  Petrus  CellensLs  :  Secundum  post  re- 
gem  in  quatuor regnis quis  te  ignorât?»  (Marten.  Thes.anecd.  IIL) 
—  Le  clergé  anglais  écrit  à  Thomas  :  «  In  familiarem  gratiam  tam 
lata  vos  mente  suscepit,  ut  dominationis  suaî  loca  quœ  boreali 
Oceano  ad  Pyrenîeum  usque  porrecia  sunt,  prostestati  vestrae 
cuncta  subjecerit,  ut  in  his  solum  hos  beatos  reputati  opinio,  qui 
in  vestris  poterant  ocuUs  complacere.  »  Epist.  S.  Thom.,  p.  190. 


380  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

conseillées  à  Henri,  et  qui  lui  étaient  si  nécessaires 
contre  ces  barons,  exigeait  des  dépenses  pour  lesquelles 
toutes  les  ressources  de  la  fiscalité  normande  eussent 
été  insuffisantes.  Le  clergé  seul  pouvait  payer  ;  il 
avait  été  richement  doté  par  la  conquête.  Henri  voulut 
avoir  l'Église  dans  sa  main.  H  fallait  d'abord  s'assurer 
de  la  tête,  je  veux  dire  de  l'archevêché  de  Kenter- 
hiiTj.  C'était  presque  un  patriarcat,  une  papauté  an- 
glicane, une  royauté  ecclésiastique,  indispensable 
pour  compléter  l'autre.  Henri  résolut  de  la  prendre 
pour  lui,  en  la  donnant  à  un  second  lui-même,  à  son 
bon  ami  Becket  ;  réunissant  alors  les  deux  puissances 
il  eût  élevé  la  royauté  à  ce  point  qu'elle  atteignit  au 
xvi«  siècle,  entre  les  main  d'Henri  VIII,  de  Marie  et 
d'Elisabeth.  Il  lui  était  commode  de  mettre  la  primatie 
sous  le  nom  de  Becket,  comme  naguère  il  y  avait  mis 
une  armée.  C'était,  il  est  vrai,  un  Saxon  ;  mais  le 
Saxon  Briakspear  '  venait  bien  d'être  élu  pape  précisé- 
ment à  l'époque  de  l'avènement  d'Henri  II  (Adrien  IV). 
Becket  lui-même  y  répugnait  :  «  Prenez-garde,  dit-il, 
Je  deviendrai  votre  plus  grand  ennemi  -.  »  Le  roi  ne 
récouta  pas,  et  le  fit  primat,  au  grand  scandale  du 
clergé  normand. 

Depuis  les  Italiens  Lanfranc  et  Anselme,  le  siège  de 
Kenterbury  avait  été  occupé  par  des  Normands.  Les 
rois  et  les  barons  n'auraient  pas  osé  confier  à  d'autres 
cette  grande  et  dangereuse  dignité.  Les  archevêques 


C'est  le  seul  Anglais  qui  ait  été  fait  pape. 
«  Citissime  a  me  auferes  animura  ;  et  gratia,  quae  nuno  inter 
nos  tanta  est,  in  atrocissimum  odium  convertetur.  » 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         381 

de  Kenterbury  n'étaient  pas  seulement  primats  d'An- 
gleterre ;  ils  se  trouvaient  avoir  en  quelque  sorte  un 
caractère  politique.  Nous  les  trouvons  presque  toujours 
à  la  tête  des  résistances  nationales,  depuis  le  fameux 
Dunstan  ' ,  qui  abaissa  si  impitoyablement  la  royauté 
anglo-saxonne,  jusqu'à  Etienne  Langton,  qui  fit  signer 
la  grande  Charte  au  roi  Jean.  Ces  archevêques  se 
trouvaient  être  particulièrement  les  gardiens  des 
libertés  de  Kent,  le  pays  le  plus  libre  de  l'Angleterre. 
Arrêtons-nous  un  instant  sur  l'histoire  de  cette  cu- 
rieuse contrée. 

Le  pays  de  Kent,  bien  plus  étendu  que  le  comté  qui 
porte  ce  nom,  embrasse  une  grande  partie  de  l'Angle- 
terre méridionale.  Il  est  placé  en  face  de  la  France,  à 
la  pointe  de  la  Grande-Bretagne.  Il  en  forme  l' avant- 
garde  ;  et  c'était  en  effet  le  privilège  des  hommes  de 
Kent  de  former  l' avant-garde  de  l'armée  anglaise. 
Leur  pays  a,  dans  tous  les  temps,  livré  la  première 
bataille  aux  envahisseurs  ;  c'est  le  premier  à  la  des- 
cente. Là,  débarquèrent  César,  puis  Hengist,  puis 
Guillaume  le  Conquérant.  Là  aussi  commença  l'inva- 


'  S.  Dunstan,  arcliev.  de  Kenterbury,  fit  des  remontrances  à 
Edgar,  et  lui  fit  faire  pénitence.  II  ajouta  deux  clauses  à  leur 
traité  de  réconciliation,  1°  qu'il  publierait  un  code  de  lois  qui  ap- 
portât plus  d'impartialité  dans  l'administration  de  la  justice  ; 
2°  qu'il  ferait  passer  à  ses  propres  frais  dans  les  différentes  provin- 
ces des  copies  des  saintes  Ecritures  pour  l'instruction  du  peuple. 
—  Et  même,  selon  Lingard,  le  véritable  texte  d'Osbern  doit  être  : 
«...  Justas  legum  rationes  sanciret,  sancitas  conscriieret,  scri^)- 
tas  per  omnes  fines  imperii  sui  populis  custodiendas  mandaret,  au 
lieu  de  sanctas  conscriberet  scripturas.  —  Lingard,  Antiq^uités  de 
l'Église  anglo-saxonne,  I,  p.  489. 


J 


382  iSISTOIRE  DE  FRaNOE. 

sion  chrétienne.  Kent  est  une  terre  sacrée.  L'apôtre 
de  l'Angleterre,  saint  Augustin,  y  fonda  son  premier 
monastère.  L'abbé  de  ce  monastère  et  l'archevêque  de 
Kenterbury  étaient  seigneurs  de  ce  pays,  et  les  gar- 
diens de  ses  privilèges.  Ils  conduisirent  les  hommes  de 
Kent  contre  Guillaume  le  Conquérant.  Lorsque  celui- 
ci,  vainqueur  à  Hastings,  marchait  de  Douvres  à  Lon- 
Ires,  il  aperçut,  selon  la  légende,  une  forêt  mouvante. 
Dette  forêt,  c'était  les  hommes  de  Kent,  portant  devant 
aux  un  rempart  mobile  de  branchages.  Ils  tombèrent 
sur  les  Normands,  et  arrachèrent  à  Guillaume  la  ga- 
rantie de  leurs  libertés.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
douteuse  victoire,  ils  restèrent  libres,  au  milieu  de  la 
servitude  universelle,  et  ne  connurent  guère  d'autre 
domination  que  l'Église.  C'est  ainsi  que  nos  Bretons  de 
la  Cornouaille,  sous  les  évêques  de  Quimper,  conser- 
vaient une  liberté  relative,  et  insultaient  tous  les  ans 
la  féodalité  dans  la  statue  du  vieux  roi  Grallon. 

La  principale  des  coutumes  de  Kent,  celle  qui  dis- 
tingue encore  aujourd'hui  ce  comté,  c'est  la  loi  de  suc- 
cession, le  partage  égal  entre  les  enfants.  Cette  loi, 
appelée  par  les  Saxons  gavel-kind,  par  les  Irlandais 
gahliaïl-cine  (établissement  de  famille)  est  commune, 
avec  certaines  modifications,  à  toutes  les  populations 
celtiques,  à  l'Irlande  et  à  l'Ecosse,  au  pays  de  Galles, 
en  partie  même  à  notre  Bretagne. 

Les  grands  légistes  italiens,  qui  occupèrent  les  pre- 
miers le  siège  de  Kenterbury,  furent  d'autant  plus  fa- 
vorables aux  coutumes  de  Kent,  qu'elles  s'accordaient 
sous  plusieurs  rapports  avec  les  principes  du  droit  ro- 
main. Eudes,  comte  de  Kent,  frère  de  Guillaume  le 


une  Ibrêt  monvanto.  Cette  forêt,  c'étaient  les  hommes  de  Kent 

Tome  II 


HIST.  DE  FRANCE.  XXVI 


liiipr.  Wattier  et  C 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         383 

Conquérant,  voulant  traiter  les  hommes  de  Kent 
comme  l'étaient  les  habitants  des  autres  provinces, 
«  Lanfranc  lui  résista  en  face,  et  prouva  devant  tout 
le  monde  la  liberté  de  sa  terre  par  le  témoignage  de 
vieux  Anglais  qui  étaient  versés  dans  les  usages  do 
leur  patrie;  et  il  délivra  ses  hommes  des  mauvaises 
coutumes  qu'Eudes  voulait  leur  imposer  * .  »  Dans  une 
autre  occasion  :  le  roi  ordonna  de  convoquer  sans 
délai  tout  le  comté  et  de  réunir  tous  les  hommes  du 
comté,  Français  et  surtout  Anglais,  versés  dans  la 
connaissance  des  anciennes  lois  et  coutumes.  Arrivés 
à  Penendin,  ils  s'assirent  tous,  et  tout  le  comté  fut 
retenu  là  pendant  trois  jours  ;  et  par  tous  ces  hommes 
sages  et  honnêtes,  il  fut  décidé,  accordé  et  jugé  :  que, 
tout  aussi  bien  que  le  roi,  l'archevêque  de  Kenterbury 
doit  posséder  ses  terres  avec  pleine  juridiction,  en 
toute  indépendance  et  sécurité  ^ 

Le  successeur  de  Lanfranc,  saint  Anselme,  se  mon- 
tra encore  plus  favorable  aux  vaincus.  Lanfranc  lui 
parlait  un  jour  du  Saxon  Elfeg,  qui  s'était  dévoué  pour 
défendre,  contre  les  Normands,  les  libertés  du  pays  : 
«  Pour  moi,  dit  Anselme,  je  crois  que  c'est  un  vrai 
martyr,  celui  qui  aima  mieux  mourir  que  de  faire  tort 
aux  siens.  Jean  est  mort  pour  la  vérité  ;  de  e  Elfeg 

pour  la  justice;  tous  deux  pareillement  pour  Christ, 
qui  est  la  justice  et  la  vérité.  »  C'est  Anselme  qui  con- 
tribua le  plus  au  mariage  d'Henri  Beauclerc  avec  la 
nièce  d'Edgar,  dernier  héritier  de  la  royauté  saxonne  ; 

*  Vie  de  saint  Lanfranc, 
'  Spence. 


384  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

cette  union  de  deux  races  dut  préparer,  quoi  qu'on  ait 
dit,  la  réliabilitation  des  vaincus.  Le  même  archevêque 
de  Kenterbury  reçut,  comme  représentant  de  la  na- 
tion, les  serments  de  Beauclerc,  lorsqu'il  jura,  pour  la 
seconde  fois,  sa  charte  des  privilèges  féodaux  et  ecclé- 
siastiques. 

Ce  fut  une  grande  surprise  pour  le  roi  d'Angleterre 
d'apprendre  que  Thomas  Becket,  sa  créature,  son 
jo3'eux  compagnon,  prenait  au  sérieux  sa  nouvelle  di- 
gnité. Le  chancelier,  le  mondain,  le  courtisan,  se  res- 
souvint tout  à  coup  qu'il  était  peuple.  Le  fils  du  Saxon 
redevint  Saxon,  et  fit  oublier  sa  mère  sarrasine  par  sa 
sainteté.  Il  s'entoura  des  Saxons,  des  pauvres,  des 
mendiants,  revêtit  leur  habit  grossier,  mangea  avec 
eux  et  comme  eux.  Désormais,  il  s'éloigna  du  roi,  et 
résigna  le  sceau.  Il  y  eut  alors  comme  deux  rois,  et  le 
roi  des  pauvres,  qui  siégeait  à  Kenterbury,  ne  fut  pas 
le  moins  puissant  K 

Henri,  profondément  blessé,  obtint  du  pape  une 
bulle  qui  rendait  indépendant  de  l'archevêque  l'abbé 
du  monastère  de  saint  Augustin.  Il  l'était  effective- 
ment sous  les  rois  saxons.  Thomas,  par  représailles, 
somma  plusieurs  des  barons  de  restituer  au  siège  de 
Kenterbury  une  terre  que  leurs  aïeux  avaient  reçue 
des  rois  en  fief,  déclarant  qu'il  ne  connaissait  point 
de  loi  pour  l'injustice,   et  que  ce  qui  avait  été  pris 

•  Les  conseillers  du  roi  attribuèrent  à  Becket  le  projet  de  se 
rendre  indépendant.  On  rapporta  qu'il  avait  dit  à  ses  confidents 
que  la  .jeunesse  de  Henri  demandait  un  maître,  et  qu'il  savait 
combien  il  était  lui-même  nécessaire  à  un  roi  incapable  de  tenir 
sans  son  assistance  les  rênes  du  gouvernement. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.        383 

sans  bon  titre  devait  être  rendu.  Il  s'agissait  dès  lors 
de  savoir  si  l'ouvrage  de  la  conquête  serait  détruit,  si 
l'archevêque  saxon  prendrait  sur  les  descendants  des 
vainqueurs  la  revanche  de  la  bataille  d'Hastings. 
L'épiscopat,  que  Guillaume  le  Bâtard  avait  rendu  si 
fort  dans -l'intérêt  de  la  conquête,  tournait  contre  elle 
aujourd'hui.  Heureusement  pour  Henri,  les  évêques 
étaient  plus  barons  qu'évêques  ;  l'intérêt  temporel 
touchait  ces  Normands  tout  autrement  que  celui  de 
l'Église.  La  plupart  se  déclarèrent  pour  le  roi,  et  se 
tinrent  prêts  à  jurer  ce  qui  lui  plairait.  Ainsi,  l'alarme 
donnée  par  Becket  à  cette  Église  toute  féodale,  met- 
tait le  roi  à  même  de  se  faire  accorder  par  elle  une 
toute-puissance  qu'autrement  il  n'eût  jamais  osé 
demander. 

Voici  les  principaux  points  que  stipulaient  les  cou- 
tumes de  Clarendon  (1164)  :  «  La  garde  de  tout  arche- 
vêché et  évêché  vacant  sera  donnée  au  roi,  et  les 
revenus  lui  en  seront  payés.  L'élection  sera  faite 
d'après  l'ordre  du  roi,  avec  son  assentiment,  par  le 
haut  clergé  de  l'Église,  sur  l'avis  des  prélats  que  le 
roi  y  fera  assister.  —  Lorsque  dans  un  procès,  l'une 
des  deux,  ou  les  deux  parties  seront  ecclésiastiques, 
le  roi  décidera  si  la  cause  sera  jugée  par  la  cour  sécu- 
lière ou  épiscopale.  Dans  le  dernier  cas,  le  rapport 
sera  fait  par  un  officier  civil.  Et  si  le  défendeur  est 
convaincu  d'action  criminelle,  il  perdra  son  bénéfice 
de  clergie.  —  Aucun  tenancier  du  roi  ne  sera  excom- 
munié sans  que  l'on  se  soit  adressé  au  roi,  où,  en  son 
absence,  au  grand  justicier.  —  Aucun  ecclésiastique 
en  dignité  ne  passera  la  mer  sans  la  permission  du 

T.  II.  25 


386  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

roi.  —  Les  ecclésiastiques  tenanciers  du  roi  tiennent 
leurs  terres  par  baronnie,  et  sont  obligés  aux  mêmes 
serv^ices  que  les  laïques.  » 

Ce  n'était  pas  moins  que  la  confiscation  de  l'Église 
au  profit  d'Henri.  Le  roi  percevant  les  fruits  de  la  va- 
cance, on  pouvait  être  sur  que  les  sièges  vaqueraient 
longtemps  comme  sous  Guillaume  le  Roux,  qui  avait 
affermé  un  archevêché,  quatre  évêchés,  onze  abbayes. 
Les  évêchés  allaient  être  la  récompense  non  plus  des 
barons  peut-être,  mais  des  agents  du  fisc,  des  scribes, 
des  juges  complaisants.  L'Église,  soumise  au  service 
militaire,  devenait  toute  féodale.  Les  institutions  d'au- 
mônes et  d'écoles,  d'offices  religieux,  devaient  nourrir 
les  Brabançons  et  les  Cotereaux,  et  les  fondations 
pieuses  payer  le  meurtre.  L'Église  anglicane,  perdant 
avec  l'excommunication  l'arme  unique  qui  lui  restait, 
enfermée  dans  l'ile  sans  relations  avec  Rome,  avec  la 
communauté  du  monde  chrétien,  allait  perdre  tout 
esprit  d'universalité,  de  catholicilé.  Ce  qu'il  y  avait  de 
plus  grave,  c'était  l'anéantissement  des  tribunaux  ec- 
clésiastiques et  la  suppression  du  lénéflce  de  dergie. 
Ces  droits  donnaient  lieu  à  de  grands  abus  sans  doute , 
bien  des  crimes  étaient  impunément  commis  par  des 
prêtres  ;  mais  quand  on  songe  à  l'épouvantable  bar- 
barie, à  la  fiscalité  exécrable  des  tribunaux  laïques  au 
xii«  siècle,  on  est  obligé  d'avouer  que  la  juridiction 
ecclésiastique  était  une  ancre  de  salut.  L'Église  était 
•  presque  la  seule  voie  par  où  les  races  méprisées  pus- 
sent reprendre  quelque  ascendant.  On  le  voit  par 
l'exemple  des  deux  Saxons  Breakspcar  (Adrien  IV)  et 
Becket. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         387 

Aussi  toutes  les  races  vaiucues  soutinrent  l'évêque 
fie  Kent  avec  courage  et  fidélité.  Sa  lutte  pour  la  liberté 
fut  imitée  avec  plus  de  timidité  et  de  modération  en 
Aquitaine  par  l'évêque  de  Poitiers  S  et  plus  tard  dans 
le  pays  de  Galles,  par  le  fameux  Giraud  le  Cambrien, 
auquel  nous  devons,  entre  autres  ouvrages,  une  si 
curieuse  description  de  l'Irlande  ^  Les  Bas-Bretons 
étaient  pour  Becket.  Un  Gallois  le  suivit  dans  l'exil, 
au  péril  de  ses  jours,  ainsi  que  le  fameux  Jean  de  Sa- 
lisbury^.  Il  semblerait  que  les  étudiants  gallois  aient 

»  Henri  II  lui  avait  adressé  par  deux  de  ses  justiciers  des  ins- 
tructions plus  dures  encore  que  les  coutumes  deClarendon.  Voyez 
la  lettre  de  l'Evéciue,  ap.  Scr.  fr.  XVI,  216.  -  Voyez  aussi  (ibid. 
S72,  57S,  etc.)  les  lettres  que  Jean  de  Salisbury  lui  écrit  pour  le 
tenir  au  courant  de  l'état  des  affaires  de  Thomas  Becket.  —  En 
1166,  l'évêque  de  Poitiers  céda,  et  fit  sa  paix  avec  Henri  II, 
Joann.  Saresber.  epist.,  ibid.  523. 

2  Elu  évêque  en  1176  par  les  moines  de  Saint-David,  dans  le 
comté  de  Pembroke  (pays  de  Galles),  et  chassé  par  Henri  II,  qui 
mit  cà  sa  place  un  Normand  ;  réélu  en  1198  par  les  mêmes  moines, 
et  chassé  de  nouveau  par  Jean  sans  Terre.  Trop  faiblement  sou- 
tenu, il  échoua  dans  sa  lutte  courageuse  pour  l'indépendance  de 
rÉ"lise  galloise  ;  mais  sa  patrie  lui  en  garde  une  profonde  recon- 
nai'ssance.  «  Tant  que  durera  notre  pays,  dit  un  poëte  gallois, 
ceux  qui  écrivent  et  ceux  qui  chantent  se  souviendront  de  ta 
noble  audace.  » 

»  Salisbury  fait  partie  du  pays  de  Kent,  mais  non  du  comte  de 
ce  nom.  Du  temps  de  l'archevêque  Thibaut,  ce  fut  Jean  de  Salis- 
bury qu'on  accusa  de  toutes  les  tentatives  de  l'ÉgUse  de  Kenter- 
bury  pour  reconquérir  ses  privilèges.  Il  écrit,  en  1159  :  «  Régis 
tota  in  me  incanduit  indignatio...  Quod  quis  nomen  romanum  apud 
nos  invocat,  mihi  imponunt  ;  quod  in  electionibus  celebrandis,  in 
causis  ecclesiasticis  examinandis,  vel  umbram  libertatis  audet  sibi 
Angiorum  ecclesia  vindicare,  mihi  imputatur,ac  si  dominumCan- 
tuariensem  et  alios  episcopos  quid  facere  oporteat  solus  in- 
truam »  J,  Sareber,  epist.,  ap.  Scr.  fr.  XVI,  496.  -  Dans  son 


388  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

porté  les  messages  de  Becket  ;  car  Henri  II  leur  fit 
fermer  les  écoles,  et  défendre  d'entrer  nulle  part  en 
Angleterre  sans  son  consentement. 

Ce  serait  pourtant  rétrécir  ce  grand  sujet,  que  de 
n'y  voir  autre  chose  que  l'opposition  des  races,  de  ne 
chercher  qu'un  Saxon  dans  Thomas  Becket.  L'arche- 
vêque de  Kenterbury  ne  fut  pas  seulement  le  saint  de 
l'Angleterre,  le  saint  des  vaincus,  Saxons  et  Gallois, 
mais  tout  autant  celui  de  la  France  et  de  la  chrétienté. 
Son  souvenir  ne  resta  pas  moins  vivant  chez  nous  que 
dans  sa  patrie.  On  montre  encore  la  maison  qui  le  reçut 
à  Auxerre,  et,  en  Dauphiné,  une  église  qu'il  y  bâtit 
dans  son  exil.  Aucun  tombeau  ne  fut  plus  visité,  aucun 
pèlerinage  plus  en  vogue  au  moyen  âge  que  celui  de 
saint  Thomas  de  Kenterbury.  On  dit  qu'en  une  seule 
année  il  y  vint  plus  de  cent  mDle  pèlerins.  Selon  une 
tradition,  on  aurait,  en  un  an,  offert  jusqu'à  950  livres 
sterhng  à  la  chapelle  de  saint  Thomas,  tandis  que 
l'autel  de  la  Vierge  ne  reçut  que  quatre  livres  ;  Dieu 
lui-même  n'eut  pas  une  offrande. 

Policraticus  (Leyde,  1639,  p.  206),^  il  avance  quii  e^x  cou  ec  jaste 
de  flatter  le  tyran  pour  le  tromper,  et  de  le  tuer.  (Aures  tyranni 
mulcere...  tyrannum  occidere...  seqnum  et  justum.)  —  Dans  l'af- 
faire de  Thomas  Becket,  sa  correspondance  trahit  un  caractère 
intéressé  (il  s'inquiète  toujours  de  la  confiscation  de  ses  propriétés, 
Scr.  fr.  XVI,  508,  312,  etc.],  irrésolu  et  craintif,  p.  509  :  il  fait 
souvent  intercéder  pour  lui  auprès  de  Henri  II,  p.  514,  etc.,  et 
donne  à  Becket  de  timides  conseils,  p.  510,  527,  etc.  Il  ne  semble 
guère  se  piquer  de  conséquence.  Ce  défenseur  de  la  liberté  n'ac- 
corde au  libre  aiintre  de  pouvoir  que  pour  le  mal  (Policrat., 
p.  97). Il  ne  faut  pas  se  hâter  de  rien  conclure  de  ce  quil reçut  les 
leçons  d'Abailard:  il  vante  saint  Bernai^d  et  son  disciple  Eu- 
gène III.  (Ibid.,  p.  311.) 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         389 

Thomas  fut  cher  au  peuple  entre  tous  les  saints  du 
moyen  âge,  parce  qu'il  était  peuple  lui-même  par  sa 
naissance  basse  et  obscure,  par  sa  mère  sarrasiue  et 
son  père  saxon.  La  vie  mondaine  qu'il  avait  menée 
d'abord,  son  amour  des  chiens,  des  chevaux,  des  fau- 
cons S  ces  goûts  de  jeunesse  dont  il  ne  guérit  jamais 
bien,  tout  cela  leur  plaisait  encore.  Il  conserva  sous 
ses  habits  de  prêtre,  une  âme  de  chevalier,  loyale  ei 
courageuse,  et  il  n'en  réprimait  qu'avec  peine  les 
élans.  Dans  une  des  plus  périUeuses  circonstances  de 
sa  vie,  lorsque  les  barons  et  les  évêques  d'Henri  sem- 
blaient prêts  à  le  mettre  en  pièces,  un  d'eux  osa  l'ap- 
peler traître  ;  il  se  retourna  vivement  et  répliqua  : 
«  Si  le  caractère  de  mon  ordre  ne  me  le  défendait, 
le  lâche  se  repentirait  de  son  insolence.  » 

Ce  qu'il  y  eut  de  grand,  de  magnifique  et  de  terri- 
ble dans  la  -destinée  de  cet  homme,  c'est  qu'il  se 
trouva  chargé,  lui  faible  individu  et  sans  secours, 
des  intérêts  de  l'Église  universelle,  qui  semblaient 
ceux  du  genre  humain.  Ce  rôle,  qui  appartenait  au 
pape,  et  que  Grégoire  VII  avait  soutenu,  Alexan- 
dre III  n'osa  le  reprendre;  il  en  avait  bien  assez 
de  la  lutte  contre  l'antipape,  contre  Frédéric  Barbe- 
rousse,  le  conquérant  de  l'Italie.  Ce  pape  était  le  chef 
de  la  ligue  lombarde,  un  politique,  un  patriote  itahen; 
il  animait  les  partis,  provoquait  les  désertions,  faisait 
des  traités,  fondait  des  villes.  Il  se  serait  bien  gardé 

•  Lorsque  dans  la  suite  il  débarqua  en  France,  il  aperçut  deà 
jeunes  gens  dont  l'un  tenait  uh  faucon,  et  ne  put  s'empêcher 
d'aller  voir  l'oiseau  ;  cela  faillit  le  trahir. 


390  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

d'indisposer  le  plus  grand  roi  de  la  chrétienté,  je  parle 
d'Henri  II,  lorsqu'il  avait  déjà  contre  lui  l'empereur. 
Tonte  sa  conduite  avec  Henri  fut  pleine  de  timides  e^ 
honteux  ménagements  ;  il  ne  cherchait  qu'à  gagner 
du  temps  par  de  misérables  équivoques,  par  des  lettres 
et  des  contre-lettres,  vivant  au  jour  le  jour,  ména- 
geant l'Angleterre  et  la  France,  agissant  en  diplomate, 
en  prince  séculier,  tandis  que  le  roi  de  France  accep- 
tait le  patronage  de  l'Église,  tandis  queBecket  souf- 
frait et  mourait  pour  elle.  Étrange  politique  qui  devait 
apprendre  au  peuple  à  chercher  partout  ailleurs  qu'à 
Rome  le  représentant  de  la  religion  et  l'idéal  de  la 
sainteté. 

Dans  cette  grande  et  dramatique  lutte,  Becket  eut 
à  soutenir  toutes  les  tentations,  la  terreur,  la  séduc- 
tion, ses  propres  scrupules.  De  là,  une  hésitation  dans 
les  commencements,  qui  ressembla  à  la  crainte.  Il  suc- 
comba d'abord  dans  l'assemblée  de  Clarendon,  soit 
qu'il  eût  cru  qu'on  en  voulait  à  sa  vie,  soit  qu'il  fut  re- 
tenu encore  par  ses  obligations  envers  le  roi.  Cette 
failDlesse  est  digne  de  pitié  dans  un  homme  qui  pou- 
vait être  combattu  entre  deux  devoirs.  D'une  part  il 
devait  beaucoup  à  Henri,  de  l'autre,  encore  plu^  à  son 
église  de  Kent,  à  celle  d'Angleterre,  à  l'Église  univer- 
selle, dont  il  défendait  seul  les  droits.  Cette  incurable 
dualité  du  moyen  âge,  déchiré  entre  l'État  et  la  reli- 
gion, a  fait  le  tourment  et  la  tristesse  des  plus  grandes 
âmes,  de  Godefroi  de  Bouillon,  de  saint  Louis,  de 
Dante. 

«  Malheureux  !  disait  Thomas  en  revenant  de  Cla- 
rendon, je  vois  l'Église  anglicane,  en  punition  de  mes 


LE  ROI  DE  FR..)  NCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         391 

péchés,  devenue  servante  à  jamais  !  Cela  devait  arri- 
ver; je  suis  sorti  de  la  cour,  et  non  de  l'Église  ;  j'ai 
été  chasseur  de  bêtes,  avant  d'être  pasteur  d'hommes. 
L'amateur  des  mimes  et  des  chiens  est  devenu  le  con- 
ducteur des  âmes...  Me  voilà  donc  abandonné  de 
Dieu.  » 

Une  autre  fois,  Henri  essaya  la  séduction,  au  défaut 
de  la  violence.  Becket  n'avait  qu'à  dire  un  mot  ;  il  lui 
offrait  tout,  il  mettait  tout  à  ses  pieds  ;  c'était  la  scène 
de  Satan  transportant  Jésus  sur  la  montagne,  lui  mon- 
trant le  monde  et  disant  :  «  Je  te  donnerai  tout  cela, 
si  tu  veux  tomber  à  genoux  et  m'adorer.  »  Tous  les 
contemporains  reconnaissent  ainsi,  dans  la  lutte  de 
Thomas  contre  Henri,  une  image  des  tentations  du 
Christ,  et  dans  sa  mort  un  reflet  de  la  Passion.  Les 
hommes  du  moyen  âge  aimaient  à  saisir  de  telles  ana- 
logies. Le  dernier  livre  de  ce  genre,  et  le  plus  hardi, 
est  celui  des  Conformités  d%i  CJirist  et  de  saint  Fran- 
çois. 

L'extension  même  du  pouvoir  royal,  qui  faisait  le 
fond  de  la  question,  devint  de  bonne  heure  un  objet 
secondaire  pour  Henri.  L'essentiel  fut  pour  lui  la 
ruine,  la  mort  de  Thomas  ;  il  eut  soif  de  son  sang.  Que 
toute  cette  puissance  qui  s'étendait  sur  tant  de  peu- 
ples, se  brisât  contre  la  volonté  d'un  homme  ;  qu'après 
tant  de  succès  faciles,  il  se  présentât  un  obstacle,  c'é- 
tait aussi  trop  fort  à  supporter  pour  cet  enfant  gâté  de 
la  fortune.  Il  se  désolait,  il  pleurait. 

Les  gens  zélés  ne  manquaient  pas  pourtant  pour 
consoler  le  roi,  et  tâcher  de  satisfaire  son  envie.  On 
essaya  dès  1164.  L'archevêque  fut  contraint,  malad  ■ 


392  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

et  faible  encore,  de  se  présenter  devant  la  cour  des 
barons  et  des  éveques.  Le  matin,  il  célébra  l'office  de 
saint  Etienne,  premier  martyr,  qui  commence  par  ces 
mots  :  «  Les  princes  se  sont  assis  en  conseil  pour  dé- 
libérer contre  moi.  »  Puis  il  marcha  courageusement 
et  se  présenta  revêtu  de  ses  habits  pontificaux  et  por- 
tant sa  grande  croix  d'argent.  Cela  embarrassa  ses  en- 
nemis. Ils  essayèrent  en  vain  de  lui  arracher  sa  croix. 
Revenant  aux  formes  juridiques,  ils  l'accusèrent  d'a- 
voir détourné  les  deniers  publics,  puis  d'avoir  célébré 
la  messe  sous  l'invocation  du  diable,  ils  voulaient 
le  déposer.  On  l'aurait  alors  tué  en  sûreté  de  cons- 
cience. Le  roi  attendait  impatiemment.  Les  voies  de 
fait  commençaient  déjà  ;  quelques-uns  rompaient  des 
pailles  et  les  lui  jetaient.  L'archevêque  en  appela  au 
pape,  se  retira  lentement,  et  les  laissa  interdits.  Ce 
fut  là  la  première  tentation,  la  comparution  devant 
Hérode  et  Caïphe.  Tout  le  peuple  attendait  dans  les 
larmes.  Lui,  il  fit  dresser  des  tables,  appela  tout  ce 
qu'on  put  trouver  de  pauvres  dans  la  ville,  et  fit 
comme  la  Cène  avec  eux'.  La  nuit  même  il  partit,  et 
parvint  avec  peine  sur  le  continent. 

Ce  fut  une  grande  douleur  pour  Henri  que  sa  proie 
eût  échappé.  Il  mit  au  moins  la  main  sur  ses  biens,  il 
partagea  sa  dépouille  ;  il  bannit  tous  ses  parents  en 
ligue  ascendante  et  descendante,  les  chassa  tous,  vieil- 
lards, femmes  enceintes  et  petits-enfants.  Encore  exi- 


•  Dixit  :  «  Sinitc  pauperes  Chris^ti....  omnes  intrare  nobi.-cuiu, 
ut  opulemur  in  Domino  ad  invicem.  »  Et  impleta  ^^unt  domus  et 
atria  circumquaquo  dibcumbentium. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         393 

geait-on  d'eux  au  départ  le  serment  d'aller  se  montrer 
dans  leur  exil  à  celui  qui  en  était  la  cause.  L'exilé  les. 
vit  en  effet,  au  nombre  de  quatre  cents,  arriver  les 
uns  après  les  autres,  pauvres  et  affamés,  le  saluer  de 
leur  misère  et  de  leurs  haillons  ;  il  fallut  qu'il  endurât 
cette  procession  d'exilés.  Par-dessus  tout  cela,  lui  arri- 
vaient des  lettres  des  évêques  d'Angleterre,  pleines 
d'amertume  et  d'ironie.  Ils  le  félicitaient  de  la  pau- 
vreté apostolique  où  il  était  réduit  ;  ils  espéraient  que 
ses  abstinences  profiteraient  à  son  salut.  Ce  sont  les 
consolations  des  amis  de  Job. 

L'archevêque  accepta  son  malheur,  et  l'embrassa 
comme  pénitence.  Réfugié  à  Saint-Omer,  puis  à  Pon- 
tigny,  couvent  de  l'ordre  de  Cîteaux,  il  s'essaya  aux 
austérités  de  ces  moines  ^  De  là  il  écrivit  au  pape,  s'ac- 
cusant  d'avoir  été  intrus  dans  son  siège  épiscopal,  et 
déclarant  qu'il  déposait  sa  dignité.  Alexandre  III,  ré- 
fugié alors  à  Sens,  avait  peur  de  prendre  parti,  et  de 
se  mettre  un  nouvel  ennemi  sur  les  bras.  Il  condamna 
plusieurs  articles  des  constitutions  de  Clarendon,  mais 
refusa  de  voir  Thomas,  et  se  contenta  de  lui  écrire 
qu'il  le  rétablissait  dans  sa  dignité  épiscopale.  «  Allez, 
écrivait-il  froidement  à  l'exilé,  allez  apprendre  dans  la 
pauvreté  à  être  le  consolateur  des  pauvres.  » 

Le  seul  soutien  de  Thomas,  c'était  le  roi  de  France. 
Louis  VII  était  trop  heureux  de  l'embarras  où  cette 

'  «  Il  portait  le  cilice  et  se  flagellait.  Il  obtint  d'un  frère,  qu'ou- 
tre le  repas  (h'iicat  qu'on  lui  .servait,  il  lui  ai)portàt  secrètement 
la  pitance  ordinaire  des  moines,  et  il  s'en  contenta  à  l'avenir. 
Mais  ce  régime,  si  contraire  à  ses  habitudes,  le  rendit  bientôt 
assez  grièvement  malade,  »  Yita  qundrip. 


394  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

affaire  mettait  son  rival.  C'était  d'ailleurs,  comme  on 
a  vu,  un  prince  singulièrement  doux  et  pieux.  L'évê- 
que,  persécuté  pour  la  défense  de  l'Eglise,  était  pour 
lui  un  martyr.  Aussi  l'accueillit-il  avec  ferveur,  ajou- 
tant que  la  protection  des  exilés  était  un  des  anciens 
fleurons  de  la  couronne  de  France.  Il  accorda  à  Tho- 
mas et  à  ses  compagnons  d'infortune  un  secours  jour- 
nalier en  pain  et  autres  vivres,  et  quand  le  roi  d'An- 
gleterre lui  envoya  demander  vengeance  contre  V ancien 
archevêque  :  «  Et  qui  donc  l'a  déposé?  dit  Louis.  Moi, 
je  suis  roi  aussi,  et  je  ne  puis  déposer  dans  ma  terre 
le  moindre  des  clercs.  » 

Abandonné  du  pape  et  nourri  par  la  charité  du  roi 
de  France,  Thomas  ne  recula  point.  Henri  ayant  passé 
en  Normandie,  l'archevêque  se  rendit  à  Vézelai,  au 
lieu  même  où  vingt  ans  auparavant  saint  Bernard 
avait  prêché  la  seconde  croisade,  et  le  jour  de  l'As- 
cension, au  milieu  du  plus  solennel  appareil,  au  son 
des  cloches,  à  la  lueur  des  cierges,  il  excommunia  les 
défenseurs  des  constitutions  de  Clarendon,  les  déten- 
teurs des  biens  de  l'Église  de  Kenterbury,  et  ceux  qui 
avaient  communiqué  avec  l'antipape  que  soutenait 
l'empereur.  Il  désignait  nominativement  six  favoris  du 
roi  ;  il  ne  le  nommait  pas  lui-même,  et  tenait  encore 
le  glaive  suspendu  sur  lui. 

Cette  démarche  audacieuse  jeta  Henri  dans  le  plus 
violent  accès  de  fureur.  Il  se  roulait  par  terre,  il  jetait 
son  chaperon,  ses  habits,  arrachait  la  soie  qui  couvrait 
son  lit,  et  rongeait  comme  une  bête  enragée  la  laine 
et  la  paille.  Revenu  un  peu  à  lui,  il  écrivit  et  fît  écrire 
au  pape  par  le  clergé  de  Kent,  se  montrant  prêt  à  re- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         39a 

courir  aux  dernières  extrémités,  priant  et  menaçant 
tour  à  tour.  D'une  part  il  envoyait  à  l'empereur  des 
ambassadeurs  pour  jurer  de  reconnaître  l'antipape,  et 
menaçait  même  de  se  faire  musulman  ^  ;  puis  il  s'ex- 
cusait auprès  d'Alexandre  III,  assurait  que  ses  envoyés 
avaient  parlé  sans  mission,  puis  il  affirmait  qu'il  n'a- 
vait rien  dit.  En  même  temps  il  achetait  les  cardinaux, 
il  envoj^ait  de  l'argent  aux  Lombards,  alliés  d'Alexan- 
dre. Il  sollicitait  les  jurisconsultes  de  Bologne  de  lui 
donner  une  réponse  contre  l'archevêque.  Il  allait  jus- 
qu'à ofïrir  au  pape  de  tout  abandonner,  de  lui  sacrifier 
les  constitutions  de  Clarendon.  Tant  il  languissait  de 
perdre  son  ennemi! 

Tout  cela  finit  par  agir.  Il  obtint  des  lettres  ponti- 
ficales d'après  lesquelles  Thomas  serait  suspendu  de 
toute  autorité  épiscopale  jusqu'à  ce  qu'il  fut  rentré  en 
grâce  avec  le  roi.  Henri  montra  publiquement  ces  let- 
tres, se  vanta  d'avoir  désarmé  Becket,  et  de  tenir  dé- 
sormais le  pape  dans  sa  bourse  ^  Les  moines  de  Cî- 
teaux,  menacés  par  lui  pour  les  possessions  qu'ils 
avaient  dans  ses  Etats,  firent  entendre  doucement  à 
Becket  qu'ils  n'osaient  plus  le  garder  chez  eux.  Le  roi 
de  France,  scandalisé  de  la  lâcheté  de  ces  moines,  ne 
put  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  0  religion,  religion,  où 
es-tu  donc  ?  Voilà  que  ceux  que  nous  avons  crus  morts 
au  siècle,  bannissent  en  vue  des  choses  du  siècle  l'exilé 
pour  la  cause  de  Dieu  ^  ?  » 


*  Jean  de  Salisbury.  —  •  Id. 

^  Louis  eir'oya  au-devant  de  l'archevêcfue  une  escorte  de  trois 
cents  hommes. 


396  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Le  roi  de  France  lui-même  finit  par  céder.  Henri, 
dans  la  rage  de  sa  passion  contre  Becket,  s'était  hu- 
milié devant  le  faible  Louis,  s'était  reconnu  son  vassal, 
avait  demandé  sa  fille  pour  son  fils;  et  promis  de  par- 
tager ses  États  entre  ses  enfants^.  Louis  se  porta  donc 
pour  médiateur  ;  il  amena  Becket  à  Montmirail  en 
Perche,  où  se  rendit  le  roi  d'Angleterre.  Des  paroles 
vagues  furent  échangées,  Henri  réservant  l'honneur 
du  royaume,  et  l'archevêque,  l'honneur  de  Dieu.  «Qu'at- 
tendez-vous donc  ?  dit  le  roi  de  France  ;  voilà  la  paix 
entre  vos  mains.  »  L'archevêque  persistant  dans  ses 
réserves,  tous  les  assistants  des  deux  nations  l'accu- 
saient d'obstination.  Un  des  barons  français  s'écria  que 
celui  qui  résistait  au  conseil  et  à  la  volonté  unanime 
des  seigneurs  des  deux  royaumes  ne  méritait  plus 
d'asile.  Les  deux  rois  remontèrent  à  cheval  sans  sa- 
luer Becket,  qui  se  retira  fort  abattu  ^ 

Ainsi  furent  complétés  l'abandon  et  la  misère  de 


*  A  Montmirail,  Henri  se  remit,  Im,  ses  enfants,  ses  terres, 
ses  hommes,  ses  trésors,  à  la  discrétion  de  Louis. 

*  Mais  Louis  se  repentit  d'avoir  abandonné  Becket  ;  peu  de 
jours  après,  il  le  fit  appeler.  Becket  vint  avec  quelques-uns  des 
siens,  pensant  qu'on  allait  lui  intimer  l'ordre  de  quitter  la  France. 
—  «  Invenerunt  regem  tristi  vultu  sedentem,  nec,  ut  solebat,  ai^- 
chiepiscopo  a<surgentem.  Considerantibus  autem  illis,  et  diutius 
facto  silentio,  rex  tandem,  qua.>i  invitus  abeundi  daret  licentiam, 
subito  mirantibus  cunctis  prosiliens,  obortis  lacrymis  projecit 
se  ad  pedes  archiepiscopi,  cum  singultu  dicens  :  «Domine  mi  pater, 

■  tu  solus  vidibti.  »  Et  congeminans  cum  suspirio  :  «  Vere,  ait,  tu 
solus  vidisti.  Nos  ommes  cseci  sumus...  Pœniteo,  pater,  ignosce, 
rogo,  et  ab  hac  culpa  me  miserum  absolve  :  regnum  meum  et 
meipsum  ex  hac  hora  tibi  offero.  »  Gervas.  Cantuar.,  ap.  Scr.  fr. 
XIII,  33.  Vit.  quadrip.,  p.  96. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         397 

l'archevêque.  Il  n'eut  plus  ni  pain  ni  gîte,  et  fut  réduit 
à  vivre  des  aumônes  du  peuple.  C'est  peut-être  alors 
qu'il  bâtit  l'église  dont  on  lui  attribue  la  construction. 
L'architecture  était  un  des  arts  dont  la  tradition  se 
perpétuait  parmi  les  chefs  de  l'ordre  ecclésiastique. 
Nous  voyons  un  peu  après,  dans  la  croisade  des  Albi- 
geois, maître  Théodise,  archidiacre  de  Notre-Dame  de 
Paris,  réunir,  comme  Becket,  les  titres  de  légiste  et 
d'architecte  K 

Cependant  le  roi  d'Angleterre,  pour  porter  le  dernier 
coup  au  primat,  essaya  de  transporter  à  l'archevêque 
de  York  les^  droits  de  Kenterbury,  et  lui  fit  sacrer  son 
fils.  Au  banquet  du  couronnement  il  voulut,  dans 
l'ivresse  de  sa  joie,  servir  lui-même  à  table  le  jeune 
roi,  et  ne  sachant  plus  ce  qu'il  faisait,  il  lui  échappa 
de  s'écrier  que  «  depuis  ce  jour  il  n'était  plus  roi,  » 
parole  fatale,  qui  ne  tomba  pas  en  vain  dans  l'oreille 
du  jeune  roi  et  des  assistants. 

Thomas,  frappé  par  Henri  de  ce  nouveau  coup, 
abandonné  et  vendu  par  la  cour  de  Rome,  écrivait  au 
pape,  aux  cardinaux,  des  lettres  terribles,  des  paroles 
de  condamnation  :  «  Pourquoi  mettez-vous  dans  ma 
route  la  pierre  du  scandale?  pourquoi  fermez-vous  ma 
voie  d'épines?...  Comment  dissimulez- vous  l'injure  que 
le  Christ  endure  en  moi,  en  vous-même,  qui  devez  te- 
nir ici-bas  la  place  du  Christ?  Le  roi  d'Angleterre  a 
envahi  les  biens  ecclésiastiques,  renversé  les  libertés 
de  l'église,  porté  la  main  sur  les  oints  du  Seigneur,  les 

'  Ce  fut  Lanfranc  qui  bâtit,  sur  Tordre  de  Guillaume  le  Conqué- 
rant, l'église  de  Saint-Étienne  de  Gaen,  dernier  et  magnifique 
produit  de  l'architecture  romaine. 


398  HISTOIRE  DE  FRANOE, 

emprisonnant,  les  mutilant,  leur  arrachant  les  yeux; 
d'autres,  il  les  a  forcés  de  se  justifier  par  le  duel,  ou 
par  les  épreuves  de  l'eau  et  du  feu.  Et  l'on  veut,  au 
milieu  de  tels  outrages,  que  nous  nous  taisions?...  Ils 
se  taisent,  ils  se  tairont  les  mercenaires;  mais  qui- 
conque est  un  vrai  pasteur  de  l'église,  se  joindra  à  nous. 

«  Je  pouvais  fleurir  en  puissance,  abonder  en  ri- 
chesses et  en  délices,  être  craint  et  honoré  de  tous. 
Mais  puisqu'enfin  le  Seigneur  m'a  appelé,  moi  indigne 
et  pauvre  pécheur,  au  gouvernement  des  âmes,  j'ai 
choisi  par  l'inspiration  de  la  grâce,  d'être  abaissé  dans 
sa  maison,  d'endurer  jusqu'à  la  mort,  la  proscription, 
l'exil,  les  plus  extrêmes  misères,  plutôt  que  de  faire 
bon  marché  de  la  liberté  de  l'Église.  Qu'ils  agissent 
ainsi  ceux  qui  se  promettent  de  longs  jours,  et  qui 
trouvent  dans  leurs  mérites  l'espérance  d'un  temps 
meilleur.  Moi,  je  sais  que  le  mien  sera  court,  et  que 
si  je  tais  à  l'impie  son  iniquité,  je  rendrai  compte  de 
son  sang.  Alors,  Tor  et  l'argent  ne  serviront  de  rien, 
ni  les  présents,  qui  aveuglent  même  les  sages...  Nous 
serons  bientôt  vous  et  moi,  très-saint  père,  devant  le 
tribunal  du  Christ.  C'est  au  nom  de  sa  majesté,  et  de 
son  jugement  formidable,  que  je  vous  demande  justice 
C(Dntre  ceux  qui  veulent  le  tuer  une  seconde  fois.  » 

Il  écrivait  encore  :  «  Nous  sommes  à  peine  soutenus 
de  l'aumône  étrangère.  Ceux  qui  nous  secouraient  sont 
épuisés  :  ceux  qui  avaient  pitié  de  notre  exil,  déses- 
pèrent, en  voyant  comment  agit  le  seigneur  pape... 
Écrasé  par  l'Église  romaine,  nous  qui,  seuls  dans  le 
monde  occidental,  combattons  pour  elle,  nous  serions 
forcés  de  délaisser  la  cause  de  Christ,  si  la  grâce  ne 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERP.E.         399 

nous  soutenait...  Le  Seigneur  verra  cela  du  haut  de  la 
montagne;  elle  jugera  les  extrémités  de  la  terre, 
cette  Majesté  terrible,  qui  éteint  le  souffle  des  rois. 
Pour  nous,  morts  ou  vivants,  nous  sommes,  nous  se- 
rons à  lui,  prêts  à  tout  souffrir  pour  l'ÉgUse.  Plaise 
à  Dieu  qu'il  nous  trouve  dignes  d'endurer  la  persécu- 
tion pour  sa  justice. 

«...  Je  ne  sais  comment  il  se  fait  que  devant  cette 
cour,  ce  soit  toujours  le  parti  de  Dieu  qu'on  immole, 
de  sorte  que  Barabas  se  sauve,  et  que  Christ  soit  mis 
à  mort.  Voilà  tout  à  l'heure  six  ans  révolus,  que,  par 
l'autorité  de  la   cour  pontificale,   se   prolongent   ma 
proscription  et  la  calamité  de  l'Église.  Chez  vous,  les 
malheureux  exilés,  les  innocents  sont  condamnés  pour 
cela  seul  qu'ils  sont  les  faibles,  les  pauvres  de  Christ, 
et  qu'ils  n'ont  pas  voulu  dévier  de  la  justice  de  Dieu. 
Au  contraire,  sont  absous  les  sacrilèges,   les  homi- 
cides, les  ravisseurs  impénitents,   des  hommes  dont 
j'ose  dire  librement,  que  s'ils  comparaissaient  devant 
saint  Pierre  même,  le  monde  aurait  beau  les  défendre, 
Dieu  ne  pourrait  les  absoudre...  Les  envoyés  du  roi 
promettent  nos  dépouilles  aux  cardinaux,  aux  courti- 
sans. Eh  bien!  que  Dieu  voie  et  juge.  Je  suis  prêt  à 
■mourir.  Qu'ils  arment  pour  ma  perte  le  roi  d'Angle- 
terre, eï  s'ils  veulent,  tous  les  rois  du  monde  :  moi, 
Dieu  aidant,  je  ne  m'écarterai  de  ma  fidélité  à  l'Éghse, 
ni  en  la  vie,  ni  en  la  mort.  Pour  le  reste,  je  remets  à 
Dieu  sa  propre  cause;  c'est  pour  lui  que  je  suis  pros- 
crit ;  qu'il  remédie  et  pourvoie.  J'ai  désormais  le  ferme 
propos  de  ne  plus  importuner  la  cour  de  Rome.  Qu'ils 
s'adressent  à  elle,  ceux  qui  se  prévalent  de  leur  ini- 


400  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

qiiité,  et  qui,  dans  leur  triomphe  sur  la  justice  et 
l'innocence,  reviennent  glorieux,  à  la  contrition  de 
l'Église.  Pliil  à  Dieu  que  la  voie  de  Rome  n'eût  déjà 
perdu  tant  de  malheureux  et  d'innocents!...  » 

Ces  paroles  terribles  retentirent  si  haut,  que  la  cour 
de  Rome  trouva  plus  de  danger  à  abandonner  Thomas 
qu'à  le  soutenir.  Le  roi  de  France  avait  écrit  au  pape  : 
«  Il  faut  que  vous  renonciez  enfin  à  vos  démarches 
trompeuses  et  dilatoires,  »  et  il  n'était,  en  cela,  que 
l'organe  de  toute  la  chrétienté.  Le  pape  se  décida  à 
suspendre  l'archevêque  d'York  pour  usurpation  des 
droits  de  Kenterbury,  et  il  menaça  le  roi,  s'il  ne  res- 
tituait les  biens  usurpés.  Henri  s'effraya  ;  une  entre- 
vue eut  lieu  à  Chinon  entre  l'archevêque  et  les  deux 
rois.  Henri  promit  satisfaction,  montra  beaucoup  de 
courtoisie  envers  Thomas,  jusqu'à  vouloir  lui  tenir 
rétrier  au  départ.  Cependant  l'archevêque  et  le  roi, 
avant  de  se  quitter,  se  chargèrent  de  propos  amers,  se 
reprochant  ce  qu'ils  avaient  fait  l'un  pour  l'autre.  Au 
moment  de  la  séparation,  Thomas  fixa  les  yeux  sur 
Henri  d'une  manière  expressive,  et  lui  dit  avec  une 
sorte  de  solennité  :  «  Je  crois  bien  que  je  ne  vous  re- 
verrai plus.  »  —  «  Me  prenez-vous  donc  pour  un 
traître?  »  répliqua  vivement  le  roi.  L'archevêque  s'in- 
clina et  partit. 

Ce  dernier  mot  de  Henri  ne  rassura  personne.  H  re- 
fusa à  Thomas  le  baiser  de  paix,  et  pour  messe  de  ré- 
conciliation, il  fit  dire  une  messe  des  morts  ^  Cette 


*  On  avait  choisi  cette  messe,  parce  qu'on  ne  s'y  donnait  pas  de 
baiser  de  paix  à  l'évangile,  comme  aux  autres  offices. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         401 

messe  fut  dite  dans  une  chapelle  dédiée  aux  martyrs. 
Un  clerc  de  l'archevêque  en  fit  la  remarque,  et  dit  : 
«  Je  crois  bien,  en  effet,  que  l'Église  ne  recouvrera  la 
paix  que  par  un  martyre,  »  à  quoi  Thomas  répondit  : 
«  Plaise  à  Dieu  qu'elle  soit  délivrée,  même  au  prix  de 
mon  sang!  »  —  Le  roi  de  France  avait  dit  aussi  : 
«  Pour  moi,  je  ne  voudrais  pas,  pour  mon  pesant  d'or, 
vous  conseiller  de  retourner  en  Angleterre,  s'il  vous 
refuse  le  baiser  de  paix.  »  Et  le  comte  Thibaud  de 
Champagne  ajouta  :  «  Ce  n'est  pas  même  assez  du 
baiser,  » 

Depuis  longtemps  Thomas  prévoyait  son  sort  et  s'y 
résignait.  A  son  départ  du  couvent  de  Pontigny,  dit 
l'historien  contemporain,  l'abbé  lui  vit  pendant  le  sou- 
per verser  des  larmes.  Il  s'étonna,  lui  demanda  s'il  lui 
manquait  quelque  chose,  et  lui  offrit  tout  ce  qui  était 
en  son  pouvoir.  «  Je  n'ai  besoin  de  rien,  dit  l'arche- 
vêque, tout  est  fini  pour  moi.  Le  Seigneur  a  daigné  la 
nuit  dernière  apprendre  à  son  serviteur  la  fin  qui  l'at- 
tend. —  Quoi  de  commun,  dit  l'abbé  en  badinant, 
entre  un  bon  vivant  et  un  martyr,  entre  le  calice  du 
martyre  et  celui  que  vous  venez  de  boire  !  »  L'arche- 
vêque répondit  :  «  Il  est  vrai,  j'accorde  quelque  chose 
aux  plaisirs  du  corps  \  mais  le  Seigneur  est  bon,  il 
iustifie  l'indigne  et  l'impie.  » 

Après  avoir  remercié  le  roi  de  France,  Thomas  et 

»  Voyez  cependant  clans  Hoveclen  la  vie  austère  et  mortifiée 
que  menait  le  saint.  Sa  table  était  splendide,  et  cependant  il  ne 
prenait  que  du  pain  et  de  l'eau.  Il  priait  la  nuit,  et  le  matin 
réveillait  tous  les  siens.  Il  se  faisait  donner  la  nuit  trois  ou  cinq 
coups  de  discipline,  autant  le  jour,  etc. 

T.  II.  26 


402  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

les  siens  s'acheminèrent  vers  Rouen.  Ils  n'y  trouvèrent 
rien  de  ce  qu'Henri  avait  promis,  ni  argent,  ni  escorte. 
Loin  de  là,  il  apprenait  que  les  détenteurs  des  biens 
de  Kenterbury  le  menaçaient  de  le  tuer,  s'il  passait  en 
Angleterre.  Renouf  de  Broc,  qui  occupait  pour  le  roi 
tous  les  biens  de  l'archevêché,  avait  dit  :  «  Qu'il  dé- 
barque, il  n'aura  pas  le  temps  de  manger  ici  un  pain 
entier.  »  L'archevêque  inébranlable  écrivit  à  Henri 
qu'il  connaissait  son  danger,  mais  qu'il  ne  pouvait  voir 
plus  longtemps  l'Église  de  Kenterbury,  la  mère  de  la 
Bretagne  chrétienne,  périr  pour  la  haine  qu'on  portait 
à  son  évêque.  «  La  nécessité  me  ramène,  infortuné 
pasteur,  à  mon  Église  infortunée.  J'y  retourne,  par 
votre  permission;  j'y  périrai  pour  la  sauver,  si  votre 
piété  ne  se  hâte  d'y  pourvoir.  Mais  que  je  vive  ou  que 
je  meure,  je  suis  et  serai  toujours  à  vous  dans  le  Sei- 
gneur. Quoi  qu'il  m'arrive  à  moi  ou  aux  miens,  Dieu 
vous  bénisse,  vous  et  vos  enfants  !  » 

Cependant  U  s'était  rendu  sur  la  côte  voisine  de 
Boulogne.  On  était  au  mois  de  novembre  dans  la  saison 
des  mauvais  temps  de  mer;  le  primat  et  ses  compa- 
gnons furent  contraints  d'attendre  quelques  jours  au 
port  de  Wissant,  près  de  Calais.  Une  fois  qu'ils  se  pro- 
menaient sur  le  rivage,  ils  virent  un  homme  accourir 
vers  eux,  et  le  prirent  d'abord  pour  le  patron  de  leur 
vaisseau  venant  les  avertir  de  se  préparer  au  passage  ; 
mais  cet  homme  leur  répondit  qu'iï  était  clerc  et  doyen 
de  l'église  de  Boulogne,  et  que  le  comte,  son  seigneur, 
l'envoyait  les  prévenir  de  ne  point  s'embarquer,  parce 
que  des  troupes  de  gens  armés  se  tenaient  en  observa- 
tion sur  la  côte  d'Angleterre,  pour  saisir  ou  tuer  l'ar- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         403 

chevêque.  «  Mon  fils,  répondit  Thomas,  quand  j'aurais 
la  certitude  d'être  démembré  et  coupé  en  morceaux 
sur  l'autre  bord,  je  ne  m'arrêterais  point  dans  ma 
route.  C'est  assez  de  sept  ans  d'absence  pour  le  pas- 
teur et  pour  le  troupeau.  —  Je  vois  l'Angleterre,  dit- 
il  encore,  et  j'irai,  Dieu  aidant.  Je  sais  pourtant  certai- 
nement que  j'y  trouverai  ma  Passion.  »  La  fête  de 
Noël  approchait,  et  il  voulait,  à  tout  prix,  célébrer 
dans  son  église  la  naissance  du  Sauveur. 

Quand  il  approcha  du  rivage,  et  qu'on  vit  sur  sa 
barque  la  croix  de  Kenterbury  qu'on  portait  toujours 
devant  le  primat,  la  foule  du  peuple  se  précipita,  pour 
se  disputer  sa  bénédiction.  Quelques-uns  se  proster- 
naient, et  poussaient  des  cris.  D'autres  jetaient  leurs 
vêtements  sous  ses  pas,  et  criaient  :  Béni,  celui  qui 
vient  au  nom  du  Seigneur  !  Les  prêtres  se  présentaient 
à  lui  à  la  tête  de  leurs  paroisses.  Tous  disaient  que  le 
Christ  arrivait  pour  être  crucifié  encore  une  fois,  qu'il 
allait  souffrir  pour  Kent,  comme  à  Jérusalem,  il  avait 
souffert  pour  le  mondée  Cette  foule  intimida  les  Nor- 
mands qui  étaient  venus  avec  de  grandes  menaces,  et 
qui  avaient  tiré  leurs  épées.  Pour  lui,  il  parvint  à  Ken- 
terbury au  son  des  hymnes  et  des  cloches,  et  montant 
en  chaire,  il  prêcha  sur  ce  texte  :  Je  suis  venu  pour 
mourir  au  milieu  de  vous.  Déjà  il  avait  écrit  au  pape 
pour  lui  demander  de  dire  à  son  intention  les  prières 
des  agonisants  ^ 

Le  roi  était  alors  en  Normandie.  Il  fut  bien  étonné, 


•  Vit.  quadrip.  ;  Jean  de  SalisLury. 

*  Ro^er  de  Hoveden. 


404  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

bien  effrayé  quand  on  lui  dit  que  le  primat  avait  osé 
passer  en  Angleterre.  On  racontait  qu'il  marchait 
environné  d'une  foule  de  pauvres,  de  serfs,  d'hommes 
armés  ;  ce  roi  des  pauvres  s'était  rétabli  dans  son 
trône  de  Kenterbury,  et  avait  poussé  jusqu'à  Londres. 
Il  apportait  des  bulles  du  pape  pour  mettre  de  nouveau 
le  royaume  en  interdit.  Telle  était  en  effet  la  duplicité 
d'Alexandre  III.  Il  avait  envoyé  l'absolution  à  Henri, 
et  à  l'archevêque  la  permission  d'excommunier.  Le 
roi,  ne  se  connaissant  plus,  s'écria  :  «  Quoi,  un  homme 
qui  a  mangé  mon  pain,  un  misérable  qui  est  venu  à 
ma  cour  sur  un  cheval  boiteux,  foulera  aux  pieds  la 
royauté  !  le  voilà  qui  triomphe,  et  qui  s'assied  sur  mon 
trône  !  et  pas  un  des  lâches  que  je  nourris  n'aura  le 
cœur  de  me  débarrasser  de  ce  prêtre  !  »  C'était  la 
seconde  fois  que  ces  paroles  homicides  sortaient  de  sa 
bouche,  mais  alors  elles  n'en  tombèrent  pas  en  vain. 
Quatre  des  chevaliers  de  Henri  se  crurent  déshonorés 
s'ils  laissaient  impuni  l'outrage  fait  à  leur  seigneur. 
Telle  était  la  force  du  lien  féodal,  telle  la  vertu  du  ser- 
ment réciproque  que  se  prêtaient  l'un  à  l'autre  le  sei- 
gneur et  le  vassal.  Les  quatre  n'attendirent  pas  la 
décision  des  juges  que  le  roi  avait  commis  pour  faire 
le  procès  à  Becket.  Leur  honneur  était  compromis,  s'il 
mourait  autrement  que  de  leur  main. 

Partis  à  différentes  heures  et  de  ports  différents,  ils 
arrivèrent  tous  en  même  temps  à  Saltwerde.  Renouf 
de  Broc  leur  amena  un  grand  nombre  de  soldats. 
«  Voilà  donc  que  le  cinquième  jour  après  Noël,  comme 
l'archevêque  était  vers  onze  heures  dans  sa  chambre 
et  que  quelques  clercs  et  moines  y  traitaient  d'affaires 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         iOa 

avec  lui,  entrèrent  les  quatre  satellites.  Salués  par 
ceux  qui  étaient  assis  près  de  la  porte,  ils  leur  rendent 
le  salut,  mais  à  voix  basse,  et  parviennent  jusqu'à 
l'archevêque  ;  ils  s'assoient  à  terre  devant  ses  pieds, 
sans  le  saluer  ni  en  leur  nom,  ni  au  nom  du  roi.  Ils  se 
tenaient  en  silence;  le  Christ  du  Seigneur  se  taisait 
aussi.  » 

Enfin  Renaud  Fils-d'Ours  prit  la  parole  :  «  Nous  t'ap- 
portons d'outre-mer  des  ordres  du  roi.  Nous  voulons 
savoir  si  tu  aimes  mieux  les  entendre  en  public  ou  en 
particulier.  »  Le  saint  fit  sortir  les  siens  ;  mais  celui 
qui  gardait  la  porte,  la  laissa  ouverte,  pour  que  du 
dehors  on  pût  tout  voir.  Quand  Renaud  lui  eut  com- 
muniqué les  ordres,  et  qu'il  vit  bien  qu'il  n'avait  rien 
de  pacifique  à  attendre,  il  fit  rentrer  tout  le  monde,  et 
leur  dit  :  «  Seigneurs,  vous  pouvez  parler  devant 
ceux-ci.  » 

Les  Normands  prétendirent  alors  que  le  roi  Henri 
lui  envoyait  l'ordre  de  faire  serment  au  jeune  roi,  et 
lui  reprochèrent  d'être  coupable  de  lèse-majesté.  Ils 
auraient  voulu  le  prendre  subtilement  par  ces  paroles, 
et  à  chaque  instant  ils  s'embarrassaient  dans  les 
leurs.  Ils  l'accusaient  encore  de  vouloir  se  faire  roi 
d'Angleterre  ;  puis,  saisissant  à  tout  hasard  un  mot  de 
l'archevêque,  ils  s'écrièrent  :  «  Comment,  vous  accu- 
sez le  roi  de  perfidie  ?  Vous  nous  menacez ,  vous 
voulez  encore  nous  excommunier  tous  ?  Et  l'un  d'eux 
ajouta  :  «  Dieu  me  garde  !  il  ne  le  fera  jamais  ;  voilà 
déjà  trop  de  gens  qu'il  a  jetés  dans  les  liens  de  l'aua- 
thème.  »  Ils  se  levèrent  alors  en  furieux,  agitant 
leurs  bras,  et  tordant  leurs  gants.    Puis  s'adressant 


40G  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

aux  assistants,  ils  leur  dirent  :  «  Au  nom  du  roi,  vous 
nous  répondez  de  cet  homme,  pour  le  représenter  en 
temps  et  lieu.  » —  Eh  quoi  !  dit  l'archevêque,  croiriez- 
vous  que  je  veux  m'échapper?  je  ne  fuirais  ni  pour  le 
roi,  ni  pour  aucun  homme  vivant.  »  —  «  Tu  as  raison, 
dit  l'un  des  Normands,  Dieu  aidant,  tu  n'échapperas 
pas.  »  L'archevêque  rappela  en  vain  Hugues  de  Mor- 
ville,  le  plus  noble  d'entre  eux,  et  celui  qui  semblait 
devoir  être  le  plus  raisonnable.  Mais  ils  ne  l'écoutèrent 
pas,  et  partirent  en  tumulte,  avec  de  grandes  menaces. 

La  porte  fut  fermée  aussitôt  derrière  les  conjurés; 
Renaud  s'arma  devant  l'avant- cour,  et  prenant  une 
hache  des  mains  d'un  charpentier  qui  travaillait,  il 
frappa  contre  la  porte  pour  l'ouvrir  ou  la  briser.  Les 
gens  de  la  maison,  entendant  les  coups  do  hache, 
supplièrent  le  primat  de  se  réfugier  dans  l'église,  qui 
communiquait  à  son  appartement  par  un  cloître  ou 
une  galerie  ;  il  ne  voulut  point,  et  ou  allait  l'y  entraî- 
ner de  force,  quand  un  des  assistants  fit  remarquer 
que  l'heure  de  vêpres  avait  sonné.  «  Puisque  c'est 
l'heure  de  mon  devoir,  j'irai  à  l'église,  »  dit  l'arche- 
vêque ;  et  faisant  porter  sa  croix  devant  lui,  il  traversa 
le  cloître  à  pas  lents,  puis  marcha  vers  le  grand  autel, 
séparé  de  la  nef  par  une  grille  entr'ouverte. 

Quand  il  entra  dans  l'église,  il  vit  les  clercs  en  ru- 
meur qui  fermaient  les  verrous  des  portes  :  «  Au  nom 
de  votre  voeu  d'obéissance,  s'écria-t-il,  nous  vous  défen- 
dons de  fermer  la  porte.  Il  ne  convient  pas  de  faire 
de  l'égUse  une  bastille.  »  Puis  il  fit  entrer  ceux  des 
siens  qui  étaient  restés  dehors. 


Dans  l'e  iiioiaeut.  il  r«<;ui  un  coup  de  jilat  irépée  eiilro  les  épaules. 

Tome  II 


UIST.   DE  FKANCE.  XXVII 


liupr.  Wattier  et  C- 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         407 

A  peine  il  avait  le  pied  sur  les  marches  de  l'autel, 
que  Renaud  Fils-d'ours  parut  à  l'autre  bout  de  l'église 
revêtu  de  sa  cotte  de  mailles,  tenant  à  la  main  sa 
large  épée  à  deux  tranchants,  et  criant  :  «  A  moi,  à 
moi,  lo3'aux  servants  du  roi!  »  Les  autres  conjurés  le 
suivirent  de  près,  armés  comme  lui  de  la  tête  aux 
pieds  et  brandissant  leurs  épées.  Les  gens  qui  étaient 
avec  le  primat  voulurent  alors  fermer  la  grille  du 
chœur  ;  lui-même  le  leur  défendit  et  quitta  l'autel  pour 
les  en  empêcher  ;  ils  le  conjurèrent  avec  de  grandes 
instances  de  se  mettre  en  sûreté  dans  l'église  souter- 
raine ou  de  monter  l'escalier  par  lequel,  à  travers 
beaucoup  de  détours,  on  arrivait  au  faîte  de  l'édifice. 
Ces  deux  conseils  furent  repoussés  aussi  positivement 
que  les  premiers.  Pendant  ce  temps,  les  hommes 
armés  s'avançaient.  Une  voix  cria  :  «  Où  est  le  traî- 
tre? »  Becket  ne  répondit  rien.  «  Où  est  l'archevê- 
que? »  —  «  Le  voici,  répondit  Becket,  mais  il  n'y  a 
pas  de  traître  ici  ;  que  venez-vous  faire  dans  la  maison 
de  Dieu  avec  un  pareil  vêtement  ?  Quel  est  votre  des- 
sein ?»  —  «  Que  tu  meures.  »  —  «  Je  m'y  résigne  ;  vous  ne 
me  verrez  point  fuir  devant  vos  épées  ;  mais  au  nom  de 
Dieu  tout-puissant,  je  vous  défends  de  toucher  à  aucun 
de  mes  compagnons,  clerc  ou  laïque,  grand  ou  petit.  » 
Dans  ce  moment  il  reçut  par  derrière  un  coup  de  plat 
d'épée  entre  les  épaules,  et  celui  qui  le  lui  porta  lui 
dit  :  «  Fuis,  ou  tu  es  mort.  »  Il  ne  flt  pas  un  mouve- 
ment ;  les  hommes  d'armes  entreprirent  de  le  tirer 
hors  de  l'église,  se  faisant  scrupule  de  l'y  tuer.  Il  se 
débattit  contre  eux,  et  déclara  fermement  qu'il  ne 
sortirait  point,  et  les  contraindrait  à  exécuter  sur  la 


408  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

place  même  leurs  intentions  ou  leurs  ordres  ^  —  Et 
3e  tournant  vers  un  autre  qu'il  voyait  arriver  l'épée 
nue,  il  lui  dit  :  «  Qu'est-ce  donc,  Renaud  ?  je  t'ai  com- 
blé de  bienfaits,  et  tu  approches  de  moi  tout  armé, 
dans  l'église  ?  »  Le  meurtrier  répondit  :  «  Tu  es  mort.  » 
—  Puis  il  leva  son  épée,  et  d'un  même  coup  de  revers 
trancha  la  main  d'un  moine  saxon  appelé  Edward 
Cryn,  et  blessa  Becket  à  la  tête.  Un  second  coup,  porté 
par  un  a\itre  Normand,  le  renversa  la  face  contre 
terre,  et  fut  asséné  avec  une  telle  violence  que  l'épée 
se  brisa  sur  le  pavé.  Un  homme  d'armes,  appelé  Guil- 
laume Mautrait,  poussa  du  pied  le  cadavre  immobile, 
en  disant  :  «  Qu'ainsi  meure  le  traître  qui  a  troublé  le 
royaume  et  fait  insurger  les  Anglais.  » 

Il  disait  en  s'en  allant  :  «  Il  a  voulu  être  roi,  et  plus 
que  roi,  eh  bien  !  qu'il  soit  roi  maintenant  -  !»  Et  au 
milieu  de  ces  bravades,  ils  n'étaient  pas  rassurés. 
L'un  deux  rentra  dans  l'église,  pour  voir  s'il  était 
bien  mort  ;  il  lui  plongea  encore  son  épée  dans  la  tête, 
et  fit  jaillir  la  cervelle  '.  Il  ne  pouvait  le  tuer  assez  à 
son  gré. 

C'est  en  effet  une  chose  vivace  que  l'homme;  il 
n'est  pas  facile  de  le  détruire.  Le  délivrer  du  corps, 
le  guérir  de  cette  vie  terrestre,  c'est  le  purifier,  l'or- 
ner et  l'achever.  Aucune  parure  ne  lui  va  mieux  que 
la  mort.  Un  moment  avant  que  les  meurtriers  n'eus- 
sent frappé,    les  partisans  de  Thomas  étaient  las   et 

*  Thierry. 

*  «  Modo  sit  rex,  modo  sit  rex.  «  Et  in  hoc  similes  illis  qui 
Domino  in  cruce  pendenti  insultabant.  »  Vit.  quadrip. 

'  Ibid. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'Al^GLETERRE .         109 

refroidis,  le  peuple  doutait,  Rome  hésitait.  Dès  qu'il 
eut  été  touché  du  fer,  inauguré  de  son  sang,  couronné 
de  son  martyre,  il  se  trouva  d'un  coup  grandi  de  Ken- 
terbury  jusqu'au  ciel.  «  Il  fut  roi,  »  comme  avaient 
dit  les  meurtriers,  répétant,  sans  le  savoir,  le  mot  de 
la  Passion.  Tolit  le  monde  fut  d'accord  sur  lui,  le 
peuple,  les  rois,  le  pape.  Rome  qui  l'avait  délaissé,  le 
proclama  saint  et  martyr.  Les  Normands  qui  l'avaient 
tué,  recurent  à  Westminster  les  bulles  de  canonisa- 
tion, pleins  d'une  componction  hypocrite,  et  pleurant 
à  chaudes  larmes. 

Au  moment  même  du  meurtre,  lorsque  les  assassins 
pillèrent  la  maison  épiscopale,  et  qu'ils  trouvèrent 
dans  les  habits  de  l'archevêque  les  rudes  silices  dont 
il  mortifiait  sa  chair,  ils  furent  consternés  ;  ils  se 
disaient  tout  bas,  comme  le  centurion  de  l'Évangile  : 
«  Véritablement,  cet  homme  était  un  juste.  »  Dans  les 
récits  de  sa  mort  tout  le  peuple  s'accordait  à  dire  que 
jamais  martyr  n'avait  reproduit  plus  complètement  la 
Passion  du  Sauveur.  S'il  y  avait  des  différences,  on 
les  mettait  à  l'avantage  de  Thomas.  «  Le  Christ,  dit 
un  contemporain,  a  été  mis  à  mort  hors  de  la  ville, 
dans  un  lieu  profane  et  dans  un  jour  que  les  Juifs  ne 
tenaient  pas  pour  sacré  ;  Thomas  a  péri  dans  l'église 
même,  et  dans  la  semaine  de  Noël,  le  jour  des  Saints-^ 
Innocents.  » 

Le  roi  Henri  se  trouvait  dans  un  grand  danger  ; 
tout  le  monde  lui  attribuait  le  meurtre.  Le  roi  de 
France,  le  comte  de  Champagne ,  l'avaient  solennelle- 
ment  accusé  par-devant  le  pape.  L'archevêque  de  Sens, 
primat   des   Gaules,    avait  lancé  l'excommunication. 


410  HISTOIRE  DE  FRA^■CE. 

Ceux  mêmes  qui  lui  devaient  le  plus,  s'éloignaient  de 
lui  avec  liorre*jr.  Il  apaisa  la  clameur  publique  à  force 
d'hypocrisie.  Ses  évêques  normands  écrivirent, à  Rome 
que  pendant  trois  jours  il  n'avait  voulu  ni  manger  ni 
boire  :  «  Nous  qui  pleurions  le  primat,  disaient-ils, 
nous  avons  cru  que  nous  aurions  encore  le  roi  à 
pleurer.  »  La  cour  de  Rome,  qui  d'abord  avait  affecté 
une  grande  colère,  finit  pourtant  par  s'attendrir.  Le 
roi  jura  qu'il  n'avait  nulle  pa,rt  à  la  mort  de  Thomas; 
il  offrit  aux  légats  de  se  soumettre  à  la  flagellation  ; 
il  mit  aux  pieds  du  pape  la  conquête  de  l'Irlande, 
qu'il  venait  de  faire  ;  il  imposa ,  dans  cette  île ,  le 
denier  de  saint  Pierre  sur  chaque  maison,  il  sacrifia 
les  constitutions  de  Clarendon,  s'engagea  à  payer  pour 
la  croisade,  à  y  aller  lui-même  quand  le  pape  l'exige- 
rait, et  déclara  l'Angleterre  fief  du  saiiit-siége  '. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  apaisé  Rome  ;  il  eût  été 
quitte  à  trop  bon  marché.  Voilà  bientôt  après  que  son 
fils  aîné,  le  jeune  roi  Henri,  réclame  sa  part  du 
royaume,  et  déclare  qu'il  veut  venger  la  mort  de 
celui  qui  l'a  élevé,  du  saint  martyr,  Thomas  de  Ken- 
terbury.  Les  motifs  qu'alléguait  le  jeune  prince,  pour 
i^evendiquer  la  couronne,  paraissaient  alors  fort  gra- 
ves, quelque  faibles  qu'ils  puissent  sembler  aujour- 


'  Prœterea  ego  et  major  fllius  meus  rex,  juramus  quocl  a 
domino  Alexandro  papa  et  catholicis  ejus  successoribus  recipie- 
nms  et  teneMmus  regnum  Angliœ.  »  Baron,  annal.,  XII,  637.  — 
A  la  fin  de  la  même  année  il  écrivait  encore  au  pape  :  «  Vestrse 
jurifedictionis  est  regnum  Angliae,  et  quantum  ad  feudatarii  juris 
obligationem,  yobis  duntaxat  teneor  et  astringor.  »  Petr.  Blés, 
gpist.,  ap.  Scr.  fr.  XVI,  630. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D^ANGLETERRE.         4H 

d'hui.  D'abord,  le  roi  lui-même,  en  le  servant  à  table 
au  jour  de  son  couronnement,  avait  dit  imprudemment 
qu'il  abdiquait.  Le  moyen  âge  prenait  toute  parole  au 
sérieux.  Celle  d'Henri  II  suffisait  pour  rendre  la  plu- 
part des  sujets  incertains  entre  les  deux  rois.  La 
lettre  est  toute-puissante  aux  temps  barbares.  Tel  est 
alors  le  principe  de  toute  jurisprudence  :  Qtd  mfgula 
cadit,  causa  caclit. 

D'autre  part,  Henri  n'avait  fait  pour  la  mort  de  saint 
Thomas  qu'une  satisfaction  incomplète.  Aux  uns,  il 
paraissait  encore  souillé  du  sang  d'un  martyr.  Les 
autres,  se  souvenant  qu'il  avait  offert  de  se  soumettre 
à  la  flagellation,  le  voyant  payer  annuellement  pour  la 
croisade  un  tribut  expiatoire,  le  croyaient  encore  en 
état  de  pénitence.  Un  tel  état  semblait  inconciliable 
avec  la  royauté.  Louis  le  Débonnaire  en  avait  paru  dé- 
gradé, avili  pour  toujours. 

Les  fils  d'Henri  avaient  encore  une  excuse  spécieuse. 
Ils  étaient  encouragés,  soutenus  par  le  roi  de  France, 
seigneur  suzerain  de  leur  père.  Le  lien  féodal  passait 
alors  pour  supérieur  à  tous  ceux  de  la  nature.  Nous 
avons  vu  qu'Henri  I^"^  crut  devoir  sacrifier  ses  propres 
enfants  à  son  vassal.  Les  fils  d'Henri  II  prétendaient, 
devoir  sacrifier  leur  père  même  à  leur  seigneur.  Dans 
la  réalité,  Henri  lui-même  regardait  apparemment  le 
serment  féodal  comme  le  lien  le  plus  puissant,  puis- 
qu'il ne  se  crut  sûr  de  ses  fils  que  quand  il  les  eût  forcés 
de  lui  faire  hommage. 

Dans  un  voyage  qu'il  faisait  dans  le  Midi,  il  vit  tous 
les  siens,  ses  fils,  sa  femme  Éléonore,  s'échapper  un  à 
un,  et  disparaître.  Le  jeune  Henri  se  rendit  auprès  de 


412  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

son  beau-père,  le  roi  de  France,  et  quand  les  envoyés 
d'Henri  II  vinrent  le  réclamer  au  nom  du  roi  d'Angle- 
terre, ils  le  trouvèrent  siégeant  près  de  Louis  VII^  dans 
la  pompe  des  habillements  royaux.  «  De  quel  roi  d'An- 
gleterre, me  parlez-vous  ?  dit  Louis  :  le  voici  le  roi 
d'Angleterre;  mais  si  c'est  le  père  de  celui-ci,  le  ci- 
devant  roi  d'Angleterre,  à  qui  vous  donnez  ce  titre, 
sachez  qu'il  est  mort  depuis  le  jour  où  son  fils  porte  la 
couronne  ;  s'il  se  prétend  encore  roi,  après  avoir,  à  la 
face  du  monde,  résigné  le  royaume  entre  les  mains  de 
son  fils,  c'est  à  quoi  l'on  portera  remède  avant  qu'il 
soit  peu.  » 

Deux  autres  des  fils  d'Henri,  Richard  de  Poitiers  et 
Geoffroi,  comte  de  Bretagne,  vinrent  joindre  leur  aîné 
et  firent  hommage  au  roi  de  France.  Le  danger  deve- 
nait grand.  Henri  avait,  il  est  vrai,  pourvu,  avec  une 
activité  remarquable,  à  la  défense  de  ses  Etats  conti- 
nentaux. Mais  il  entendait  dire  que  son  fils  aîné  allait 
passer  le  détroit  avec  une  flotte  et  une  armée  du  comte 
de  Flandre,  auquel  il  avait  promis  le  comté  de  Kent. 
D'autre  part,  le  roi  d'Ecosse  devait  envahir  l'Angle- 
terre. Il  se  hâta  d'engager  des  mercenaires,  des  rou- 
tiers brabançons  et  gallois.  Il  acheta  à  tout  prix  la  fa- 
veur de  Rome.  Il  se  déclara  vassal  du  saint-siége  pour 
l'Angleterre  comme  pour  l'Irlande,  ajoutant  cette  clause 
remarquable  :  «  Nous  et  nos  successeurs,  nous  ne  nous 
croirons  véritables  rois  d'Angleterre,  qu'autant  que  les 
seigneurs  papes  nous  tiendront  pour  rois  catholiques.  » 
Dans  une  autre  lettre,  il  prie  Alexandre  III  de  dé- 
fendre son  royaume,  comme  fief  de  l'Église  romaine. 

Il  ne  crut  pas  encore  en  avoir  fait  assez  :  il  se  rendit 


LE  ROI  DF.  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.        413 

à  Kenterbury.  Da  plus  loin  qu'il  vit  l'église,  il  des- 
cendit de  cheval,  et  s'achemina  en  habit  de  laine,  nu- 
pieds  par  la  boue  et  les  cailloux.  Parvenu  au  tombeau, 
il  s'y  jeta  à  genoux,  pleurant  et  sanglotant  :  «  C'était 
un  spectacle  à  tirer  les  larmes  des  yeux  de  tous  les 
assistants.  »  Puis  il  se  dépouilla  de  ses  vêtements,  et 
tout  le  monde,  évêques,  abbés,  simples  moines,  fut 
invité  à  donner  successivement  au  roi  quelques  coups 
de  discipline,  «  Ce  fut  comme  la  flagellation  du  Christ, 
dit  le  chroniqueur  ;  la  diiférence,  toutefois,  c'est  que 
l'un  fut  fouetté  pour  nos  péchés,  l'autre  pour  les 
siens  *.  »  «  Tout  le  jour  et  toute  la  nuit  il  resta  en 
oraison  auprès  du  saint  martyr,  sans  prendre  d'ali- 
ment, sans  sortir  pour  aucun  besoin.  Il  resta  tel  qu'il 
était  venu  ;  il  ne  permit  pas  même  qu'on  mît  sous  lui 
un  tapis.  Après  matines,  il  fit  le  tour  des  autels  et  des 
corps  saints  ;  puis  de  l'éghse  supérieure  il  redescendit 
encore  dans  la  crypte,  au  tombeau  de  saint  Thomas. 
Quand  le  jour  vint,  il  demanda  à  entendre  la  messe  ; 
il  but  de  l'eau  bénite  du  martyr,  en  remplit  un  flacon, 
et  s'éloigna  joyeux  de  Kenterbury.  » 

Il  avait  raison,  ce  semble,  d'être  joyeux  :  pour  le 
moment,  la  partie  était  gagnée.  On  lui  apprit  ce  jour 
même  que  le  roi  d'Ecosse  était  devenu  son  prisonnier. 
Le  comte  de  Flandre  n'osa  tenter  l'invasion.  Tous  les 
partisans  du  jeune  roi  en  Angleterre  furent  forcés 
dans  leurs  châteaux.  En  Aquitaine,  la  guerre  eut  des 
chances  plus  variées.  Les  jeunes  princes  y  étaient 
soutenus  par  le  roi  de  France,  et  surtout  par  la  haine 

'  Robert  du  Mont. 


414  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

du  joug  étranger.  Au  xii'^  siècle,  comme  au  ix«,  les 
guerres  des  fils  contre  le  père  ne  firent  que  couvrir 
celles  des  races  diverses  qui  voulaient  s'affranchir 
d'une  union  con- raire  à  leurs  intérêts  et  à  leur  génie. 
La  Guienne,  le  Poitou,  faisaient  effort  pour  se  déta- 
cher de  l'empire  anglais,  comme  la  France  de  Louis 
le  Débonnaire  et  de  Charles  le  Chauve  avait  brisé  l'u- 
nité de  l'empire  carlovingien. 

La  mobilité  des  Méridionaux,  leurs  révolutions  ca- 
pricieuses, leurs  découragements  faciles  donnaient 
beau  jeu  au  roi  Henri.  Ils  n'étaient  point  d'ailleurs 
soutenus  par  Toulouse,  qui  seule  peut  former  le  centre 
d'une  grande  guerre  dans  l'Aquitaine.  La  prudence 
leur  défendait  de  renouveler  des  tentatives  d'affran- 
chissement qui  tournaient  à  leur  ruine.  Mais  c'étaient 
moins  le  patriotisme  que  l'inquiétude  d'esprit,  le  vain 
plaisir  de  briller  dans  les  guerres  qui  armaient  les 
nobles  du  Midi.  On  peut  en  juger  par  ce  qui  nous  reste 
du  plus  célèbre  d'entre  eux,  le  troubadour  Bertrand 
de  Born.  Son  unique  jouissance  était  de^  jouer  quelque 
bon  tour  à  son  seigneur  le  roi  Henri  H,  d'armer  contre 
lui  quelqu'un  de  ses  fils,  Henri,  Geoffroi  ou  Richard, 
puis,  quand  tout  était  en  feu,  d'en  faire  un  beau  sir- 
vente  dans  son  château  de  Hautefort,  comme  ce  Ro- 
main qui,  du  haut  d'une  tour,  chantait  l'incendie  au 
milieu  de  Rome  embrasée.  S'il  y  avait  chance  d'un 
peu  de  repos,  vite  ce  démon  du  trouble  lançait  aux 
rois  une  satire  qui  les  faisait  rougir  du  repos,  et  les  re- 
jetait dans  la  guerre. 

Ce  n'était  dans  cette  famille  que  guerres  acharnées 
et  traités  perfides.  Une  fois,  le  roi  Henri  venant  à  une 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         Uli 

conférence  avec  ses  flls,  leurs  soldats  tirèrent  l'épée 
contre  lui.  C'était  la  tradition  des  deux  familles  d'Anjou 
et  de  Normandie.  Les  enfants  de  Guillaume  le  Conqué- 
rant et  d'Henri  VI  avaient  plus  d'une  fois  dirigé  l'épée 
contre  la  poitrine  de  leur  père.  Foulques  avait  mis  le 
pied  sur  le  cou  de  son  fils  vaincu.  La  jalouse  Éléonore, 
passionnée  et  vindicative  comme  une  femme  du  Midi, 
cultiva  l'indocilité  et  l'impatience  de  ses  flls,  les  dressa 
au  parricide.  Ces  enfants,  en  qui  se  trouvaient  le  sang 
de  tant  de  races  diverses,  normande,  aquitaine  et 
saxonne,  semblaient  avoir  en  eux,  par-dessus  l'orgueil 
et  la  violence  des  Foulques  d'Anjou  et  des  Guillaume 
d'Angleterre,  toutes  les  oppositions,  toutes  les  haines 
et  les  discordes  de  ces  races  d'où  ils  sortaient.  Ils  ne 
surent  jamais  s'ils  étaient  du  Midi  ou  du  Nord.  Ce  qu'ils 
savaient,  c'est  qu'ils  se  haïssaient  les  uns  les  autres, 
et  leur  père  encore  plus.  Ils  ne  remontaient  guère 
dans  leur  généalogie  sans  trouver  à  quelque  degré  le 
rapt,  l'inceste  ou  le  parricide.  Leur  grand-père,  comte 
de  Poitou,  avait  eu  Eléonore  d'une  femme  enlevée  à 
son  mari,  et  un  saint  homme  leur  avait  dit  :  «  De  vous, 
il  ne  naîtra  rien  de  bon.  »  Éléonore  elle-même  eut  pour 
amant  le  père  même  d'Henri  II,  et  les  flls  qu'elle  avait 
d'Henri  risquaient  fort  d'être  les  frères  de  leur  père. 
On  citait  sur  celui-ci  le  mot  de  saint  Bernard  '  :  «  Il 
vient  du  Diable,  au  Diable  il  retournera.  »  Richard, 
l'un  d'eux,  en  disait  autant  que  saint  Bernard  -.  Cette 

J.  Bromton. 

*  Id.  «  Richardus....  asserens  non  esse  mirandum,  si  de  tali 
génère  précédentes  mutuo  sese  infestent,  tanquam  de  Diabolo 
revertentes  et  ad  DiaLolum  transeuntes.  » 


416  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

origine  diabolique  était  pour  eux  un  titre  de  famille,  et 
ils  la  justifiaient  par  leurs  oeuvres.  Lorsqu'un  clerc 
vint,  la  croix  en  main,  supplier  l'autre  fils,  Geoffroi, 
de  se  réconcilier  avec  son  père,  et  de  ne  pas  imiter 
Absalon  :  «  Quoi,  tu  voudrais,  répondit  le  jeune  homme, 
que  je  me  dessaisisse  de  mon  droit  de  naissance  ?  —  A 
Dieu  ne  plaise,  mon  seigneur  !  répliqua  le  prêtre,  je  ne 
veux  rien  à  votre  détriment.  —  Tu  ne  comprends  pas  • 
mes  paroles,  dit  alors  le  comte  de  Bretagne.  Il  est  dans 
la  destinée  de  notre  famille  que  nous  ne  nous  aimions 
pas  entre  nous.  C'est  là  notre  héritage,  et  aucun  de 
nous  n'y  renoncera  jamais.  » 

Il  y  avait  une  tradition  populaire  sur  une  ancienne 
comtesse  d'Anjou,  aïeule  des  Plantagenets.  Son  mari, 
disait-on,  avait  remarqué  qu'elle  n'allait  guère  à  la 
messe  et  sortait  toujours  à  la  secrète.  Il  s'avisa  de  la 
faire  tenir  à  ce  moment  par  quatre  écuyers.  Mais  elle 
leur  laissa  son  manteau  dans  les  mains,  ainsi  que  deux 
de  ses  enfants  qu'elle  avait  à  sa  droite;  enleva  les 
deux  autres  qu'elle  tenait  à  gauche,  sous  un  pli  du 
manteau,  s'envola  par  une  fenêtre  et  ne  reparut  ja- 
mais ^  C'est  à  peu  près  l'histoire  de  la  Mellusine  de 
Poitou  et  de  Dauphiné.  Obligée  de  redevenir  tpus  les 
samedis  moitié  femme  et  moitié  serpent,  Mellusine 
avait  bien  soin  de  se  tenir  cachée  ce  jour-là.  Son  mari 
l'ayant  surprise,  elle  disparut.  Ce  mari,  c'était  Geoffroi 
à  la  Grand'  Dent,  dont  on  voyait  encore  l'image  à  Lu- 
signan,  sur  la  porte  du  fameux  château.  Toutes  les 
fois  qu'il  devait  mourir  quelqu'ur^.  de  la  famille,  Mellu- 

'  J.  Bromton. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         417 

sine  paraissait  la  ni^t  sur  les  tours,  et  poussait  dos 
cris. 

La  véritîible  Mellusine,  mêlée  de  natures  contradio 
toires,  mère  et  fille  d'une  génération  diabolique,  c'est 
Éléonore  de  Guienne.  Son  mari  la  punit  des  rébellions 
de  ses  fils,  en  la  tenant  prisonnière  dans  un  château 
fort,  elle  qui  lui  avait  donné  tant  d'États.  Cette  dnreté 
d'Henri  II  est  une  des  causes  de  la  haine  que  lui  por- 
tèrent les  hommes  du  Midi.  L'un  d'eux,  dans  une  chro- 
nique barbare  et  poétique,  exprime  l'espérance  qu'É- 
léonore  sera  bientôt  délivrée  par  ses  fils.  Selon  l'usage 
de  l'époque,  il  applique  à  toute  cette  famille  la  pro- 
phétie de  Merhn  ^  : 

«  Tous  ces  maux-là  sont  arrives  aepms  que  le  roi  de 
l'Aquilon  a  frappé  le  vénérable  Thomas  de  Keuterbury. 
C'est  la  reine  AUénor  que  Merlin  désigne  comme 
«  l'Aigle  du  traité  rompu...  »  Réjouis-toi  donc,  Aqui- 
taine, réjouis-toi,  terre  de  Poitou  !  le  sceptre  du  roi  de 
l'Aquilon  va  s'éloigner.  Malheur  à  lui  !  Il  a  osé  lever 
la  lance  contre  son  seigneur,  le  roi  du  Sud. 

«  Dis-moi,  aigle  double  '\  dis-moi,  où  donc  étais-tu 
quand  tes  aiglons,  s'envolant  du  nid  paternel,  osèrent 
dresser  leurs  serres  contre  le  roi  de  l'Aquilon?...  Voilà 
pourquoi  tu  as  été  enlevée  de  ton  pays  et  amenée  dans 
la  terre  étrangère.  Les  chants  se  sont  changés  en 
pleurs,  la  cithare  a  fait  place  au  deuil.  Nourrie  dans 
la  liberté  royale  au  temps  de  ta  molle  jeunesse,  tes 

'  La  prophétie  était  :  «  Aquila  rupti  fœderis  iertia  nidifica- 
tione  gaïukbit.  » 
*  Aquila  bisperiita.  Il  désigne  ainsi  Éléonore. 


T.   II. 


/? 


418  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

compagnes  chantaient,  tu  dansais  au  son  (te  leur  gui- 
tare... Aujourd'hui,  je  t'en  conjure,  reine  double,  mo- 
dère du  moins  un  peu  tes  pleurs.  Reviens,  si  tu  peux, 
reviens  à  tes  villes,  pauvre  prisonnière. 

«  Où  est  ta  cour?  où  sont  tes  jeunes  compagnes?  où 
sont  tes  conseillers  ?  Les  uns,  traînés  loin  de  leur  pa- 
trie, ont  subi  une  mort  ignominieuse  ;  d'autres  ont  été 
privés  de  la  vue;  d'autres,  bannis,  errent  en  diffé- 
rents lieux.  Toi,  tu  cries,  et  personne  ne  t'écoute  ;  car 
le  roi  du  Nord  te  tient  resserrée  comme  une  ville  qu'on 
assiège.  Crie  donc,  ne  te  lasse  point  de  crier  ;  élève  ta 
voix  comme  la  trompette,  pour  que  tes  fils  Tentendent, 
car  le  jour  approche  où  tes  fils  te  délivreront,  où  tu 
reverras  ton  pays  natal  ^  » 

Ce  fut  le  sort  du  roi  Henri,  dans  ses  dernières 
années,  d'être  le  persécuteur  de  sa  femme  et  l'exépra- 
tion  de  ses  fils.  Il  se  plongeait  dans  les  plaisirs  en 
désespéré.  Tout  vieilli  qu'il  était,  grisonnant,  chargé 
d'un  ventre  énorme,  il  variait  tous  les  jours  l'adultère 
et  le  viol.  Il  ne  lui  suffisait  pas  de  sa  belle  Rosamonde, 
dont  il  avait  toujours  les  bâtards  autour  de  lui.  Il 
viola  sa  cousine  Alix-,  héritière  de  Bretagne,  qui  lui 
avait  été  confiée  comme  otage,  et  lorsqu'il  eut  obtenu 
pour  son  fils  une  fille  du  roi  de  France,  qui  n'était  pas 
encore  nubile,  il  souilla  encore  cette  enfant  ^. 

Cependant,  la  fortune  ne  se  lassait  pas  de  le 
frapper.  Il  avait  reposé  son  cœur  dans  le  plaisir,  dans 

'  Richard  de  Poitiers. 

-  Jean  de  SaLsbury  :  «  Impregnavit,  ut  proditor,  ut  adulter,  ut 
incestus.  »  ' 

'  Bromton  :  «  Quampost  mortcm  rvo-niriimda)  defloravit.  » 


LE  ROI  DE  B^RANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         419 

la  sensualité,  dans  la  nature.  C'est  comme  amant  et 
comme  père  qu'il  fut  frappé.  Une  tradition  veut 
qu'Éléonore  ait  pénétré  le  labyrinthe  où  le  vieux  roi 
avait  cru  cacher  Rosamonde',  et  qu'elle  l'ait  tuée  de 
sa  main.  Son  indigne  conduite  à  l'égard  des  princesses 
de  Bretagne  et  de  France  soulevèrent  des  haines  qui 
ne  s'éteignirent  jamais.  Il  aimait  surtout  deux  de  ces 
fils,  Henri  et  Geoffroi  ;  ils  moururent.  L'aîné  avait 
souhaité  du  moins  voir  son  père  et  lui  demander  par- 
don, mais  la  trahison  était  si  ordinaire  chez  ces  princes 
que  le  vieux  roi  hésita  pour  venir,  et  il  apprit  bientôt 
qu'il  n'était  plus  temps  ^ 


'  Id  :  «  Huie  puellse  fecerat  rex  apud  Wodestoke  mirabilis 
architecturaî  cameram,operi  Dedalino  similem,  ne  forsan  a  regina 
facile  deprelienderetur. 

^  Peu  de  temps  après  la  mort  de  son  fils,  il  flt  prisonnier  Ber- 
trand de  Born.  «  Avand  de  prononcer  l'arrêt  du  vainqueur  contre 
le  vaincu,  Henri  voulut  goûter  quelque  temps  le  plaisir  de  la 
vengeance,  en  traitant  avec  dérision  l'homme  qui  s'était  fait 
craindre  de  lui,  et  s'était  vanté  de  ne  pas  le  craindre.  «  Bertrand, 
lui  dit-il,  vous  qui  prétendiez  n'avoir  en  aucun  temps  besoin 
de  la  moitié  de  votre  sens,  sachez  que  voici  une  occasion  où  le 
tout  ne  vous  ferait  pas  faute.  —  Seigneur;  répondit  l'homme  du 
Midi,  avec  l'assurance  habituelle  que  lui  donnait  le  sentiment  de 
sa  supériorité  d'esprit,  il  est  vrai  que  j'ai  dit  cela,  et  j'ai  dit  la 
vérité.  —  Et  moi,  je  crois,  dit  le  roi,  que  votre  sens  vous  a  failli, 
—  Oui,  seigneur,  répliqua  Bertrand  d'un  ton  grave,  il  m'a  failli 
le  jour  où  le  vaillant  jeune  roi,  votre  flls,  est  mort;  ce  jour-là 
j'ai  perdu  le  sens,  l'esprit  et  la  connaissance.  »  —  Au  nom  de  son 
flls,  qu'il  ne  s'attendait  nullement  à  entendre  prononcer,  le  roi 
d'Angleterre  fondit  en  larmes  et  s'évanouit.  Quand  il  revint  à 
lui, il  était  tout  changé;  ses  projets  de  vengeance  avaient  disparu, 
et  il  ne  voyait  plus  dans  l'homme  qui  était  en  son  pouvoir,  que 
l'ancien  ami  du  flls  qu'il  regrettait.  Au  lieu  de  reproches  amers, 
et  de  l'arrêt  de  mort  ou  de  dépossession  auquel  Bertrand  eût  pu 


420  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Il  lui  restait  deux  fils.  Le  féroce  Richard,  le  lâche 
et  perfide  Jean.  Richard  trouvait  que  son  père  vivait 
longtemps  ;  il  voulait  régner.  Le  vieux  Henri  refusant 
de  se  dépouiller,  Richard,  eu  sa  présence  même, 
abjura  son  hommage,  et  se  déclara  vassal  du  nouveau 
roi  de  France,  Philippe-Auguste.  Celui-ci  affectait,  en 
haine  du  roi  d'Angleterre,  une  intimité  fraternelle 
avec  son  fils  révolté.  Ils  mangeaient  au  même  plat  et 
couchaient  dans  le  même  lit.  La  prédiction  de  la  croi- 
sade suspendit  à  peine  les  hostilités  entre  le  père  et  le 
fils.  Le  vieux  roi  se  trouva  attaqué  de  toutes  parts  à 
la  fois,  au  nord  de  l'Anjou,  par  le  roi  de  France  ;  à 
l'ouest,  par  les  Bretons;  au  sud,  par  les  Poitevins. 
Malgré  l'intercession  de  l'Église,  il  fut  obligé  d'ac- 
cepter la  paix  que  lui  dictèrent  Philippe  *et  Richard  ; 
il  fallut  qu'il  s'avouât  expressément  vassal  du  roi 
de  France,  et  se  remît  à  sa  miséricorde.  Il  aurait 
consenti  à  déclarer  Jean  son  héritier  pour  toutes  ses 
provinces  du  continent  ;  c'était  le  plus  jeune  de  ces 
fils,  et,  à  ce  qui  semblait,  le  plus  dévoué.  Quand  les 
envoyés  du  roi  de  France  vinrent  le  trouver,  malade 
et  alité  qu'il  était,  il  demanda  les  noms  des  partisans 
de  Richard  dont  l'amnistie  était  une  condition  du 
traité.  Le  premier  qu'on  lui  nomma  fut  Jean,  son  fils. 


s'attendre  :  «  Sire  Bertrand,  sire  Bertrand,  lui  dit-il,  c'est  à 
raison  et  de  bon  droit  que  vous  avez  perdu  le  sens  pour  mon 
fils  ;  car  il  vous  voulait  du  bien  plus  qu'à  homme  qui  lût  au 
monde  :  et  moi,  pour  l'amour  de  lui,  je  vous  donne  la  vie,  votre 
avoir,  et  votre  château.  Je  vous  rends  mon  amitié  et  mes  bonnes 
grâces,  et  vous  octroie  cinq  cents  marcs  d'argent  pour  les  dom- 
mages que  vous  avez  reçus.  »  Thierry. 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         4-21 

«  Eu  entendant  prononcer  ce  nom,  saisi  d'un  mouve- 
ment presque  convulsif,  il  se  leva  sur  son  séant,  et 
promenant  autour  de  lui  des  yeux  pénétrants  et 
hagards  :  «  Est-ce  bien  vrai,  dit-il,  que  Jean,  mon 
cœur,  mon  fils  de  prédilection,  celui  que  j'ai  chéri  plus 
que  tous  les  autres,  et  pour  l'amour  duquel  je  me  suis 
attiré  tous  mes  malheurs ,  s'est  aussi  séparé  de 
moi?  »  —  On  lui  répondit  qu'il  en  était  ainsi,  qu'il 
n'y  avait  rien  de  plus  vrai.  —  «  Eh  bien,  dit-ir;  en  re- 
tombant sur  son  lit  et  tournant  son  visage  contre  le 
mur,  que  tout  aille  dorénavant  comme  il  pourra,  je 
n'ai  plus  de  souci  ni  de  moi  ni  du  monde  ^  » 

La  chute  d'Henri  II  fut  un  grand  coup  pour  la  puis- 
sance anglaise.  Elle  ne  se  releva  qu'imparfaitement 
sous  Richard,  et  ce  fut  pour  tomber  sous  Jean.  La 
cour  de  Rome  profita  de  leurs  revers,  pour  faire  re- 
connaître deux  fois  sa  souveraineté  sur  l'Angleterre. 
Henri  II  et  Jean  s'avouèrent  expressément  vassaux  et 
trib«taires  du  pape. 

La  puissance  tempore-ria  du  saint-siége  s'accrut  ; 
mais  en  peut-on  dire  autant  de  son  autorité  spirituelle  ? 
Ne  perdit-il  pas  quelque  chose  dans  le  respect  des 
peuples  ?  Cette  diplomatie  rusée,  patiente,  qui  savait 
si  bien  amuser,  ajourner,  saisir  l'occasion,  et  paraître 
au  moment  pour  escamoter  un  royaume,  elle  devait 
inspirer  à  coup  sûr  une  autre  idée  du  savoir-îaire  des 
papes,  mais  en  même  temps  quelque  doute  sur  leur 
sainteté.  Alexandre  III  avait  défendu  l'Italie  contre 
l'Allemagne.   Il  s'était  fort   habilement   défendu  lai- 

"  Thierry. 


i2'2  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

même  contre  Tempereur  et  l'antipape.  Mais  qui  avait, 
pendant  ce  temps,  combattu  pour  les  libertés  de 
l'Église  ?  Qui  avait  parlé,  souffert  pour  la  cause  chré- 
tienne ?  Un  prêtre,  tantôt  délaissé  par  le  pape  et  tantôt 
trahi.  Le  pape  avait  accepté  l'hommage  d'un  roi  en 
échange  du  sang  d'un  martyr.  Et  maintenant,  ce 
martyr,  il  était  devenu  le  grand  saint  de  l'Occident. 
Rome  avait  été  obligée  de  lui  rendre  hommage  et  de 
le  proclamer  elle-même. 

Au  temps  de  Grégoire  VII,  la  sainteté  s'était  trouvée 
dans  le  pape,  et  le  sentiment  religieux  avait  été  d'ac- 
cord avec  la  hiérarchie.  Puis  Thumanité,  émancipée 
matériellement  par  la  croisade  que  les  papes  ne  diri- 
gèrent pas,  par  le  premier  mouvement  communal  qu'ils 
frappèrent  dans  Arnaldo  de  Brixia,  avait  été  remuée 
par  la  voix  d'Abailard  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  pro- 
fond. Pour  continuer  son  émancipation  religieuse,  Tho- 
mas de  Kenterbury  venait  de  lui  apprendre  à  chercher 
ailleurs  qu'à  Rome  l'héroïsme  sacerdotal  et  le  zèle  des 
libertés  de  l'Église. 

Ce  ne  fut  point  au  pape  que  profitèrent  réellement 
la  mort  de  saint  Thomas,  et  l'abaissement  de  Henri  ; 
mais  bien  plutôt  au  roi  de  France.  C'est  lui  qui  avait 
donné  asile  an  saint  persécuté  ;  il  ne  l'avait  abandon- 
né qu'un  instant.  Thomas,  partant  pour  le  martyre, 
lui  avait  fait  porter  ses  adieux  par  les  siens,  le  décla- 
rant son  seul  protecteur.  Le  roi  de  France  avait  le  pre- 
mier dénoncé  à  Rome  le  meurtre  de  l'archevêque  ;  il 
avait  immédiatement  commencé  la  guerre,  et  quoiqu'il 
eût  en  cela  suivi  son  intérêt,  les  peuples  lui  en  savaient 
gré.    Le  pape  lui-même,   lorsque  l'empereur   l'avait 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         423 

chassé  de  l'Italie,  c'est  en  France  qu'il  était  venu 
chercher  un  asile.  Aussi,  quoique  plus  d'une  fois  il 
protégeât  l'Angleterre  quand  la  France  la  menaçait, 
c'est  avec  celle-ci  qu'étaient  ses  relations  les  plus  in- 
times, les  moins  interrompues.  Le  seul  prince  sur  qui 
l'Église  pût  compter,  c'était  le  roi  de  France,  ennemi 
de  l'Anglais,  ennemi  de  l'Allemand.  «  Ton  royaume, 
écrivait  Innocent  III  à  Philippe-Auguste ,  est  si  uni 
avec  l'Église,  que  l'un  ne  peut  souffrir  sans  que 
l'autre  souffre  également.  »  Dans  les  temps  mêmes 
où  l'église  châtiait  le  roi  de  France,  elle  lui  conservait 
une  affection  maternelle.  Au  temps  de  PliiUppe  F"", 
pendant  que  le  roi  et  le  royaume  étaient  frappés  de 
l'interdit  pour  l'enlèvement  de  Bertrade,  tous  les 
évèques  du  Nord  restèrent  dans  son  parti,  et  le  pape 
Pascal  II  lui  même  ne  se  fit  pas  scrupule  de  le  visiter. 
En  toute  occasion,  grande  et  petite,  les  évêques  lui 
prêtaient  leurs  inihces.  Sur  les  terres  même  du  duc 
de  Bourgogne,  Louis  VII  se  vit  appuyé  des  milices 
de  neuf  diocèses  contre  Frédéric  Barberousse,  dont  on 
craignait  une  invasion.  Louis  VI  fut  de  même  soutenu 
à  l'approche  de  l'empereur  Henri  V,  et  Philippe-Auguste 
à  Bouvines.  Comment  le  clergé  n'eùt-il  pas  défendu 
ces  rois,  élevés  par  ses  mains,  et  recevant  de  lui  une 
éducation  toute  cléricale  ?  Philippe  I^r,  couronné  à 
sept  ans,  lut  lui-même  le  serment  qu'il  devait  prêtera 
Louis   VI   fut  élevé    à   l'abbaye   de    Saint-Denis,   et 


»  Coronatio  Phil.I,  ap.  Scr.  fr.  XL  32:  «  Ipse  legit,  dum  adhuc 
septennis  esset  :  «  Kg:>...  delensionem  exliibebo,  sicut  rex  in 
suo  regno  unicuique  episcopo  et  eccle&ise  sibi  commi&sœ...  débet.  » 


424  HISTOIRE   DE  FRA.\XE. 

Louis  Yll  dans  le  cloître  de  Notre-Dame.  Trois  de  ses 
frères  furent  moines.  Personne  plus  que  lui  ne  regarda 
avec  respect  et  terreur  les  privilèges  de  l'Église  '.  Il 
révérait  les  prêtres,  et  faisait  passer  devant  lui  le 
moindre  clerc.  Il  faisait  trois  carêmes,  égalant  ou 
surpassant  les  austérités  des  moines.  Protecteur  de 
Thomas  de  Kenterljury,  il  risqua  un  voyage  périlleux 
en  Angleterre  pour  visiter  le  tombeau  du  saint.  Que 
dis-jc,  le  roi  de  France  n'était-il  pas  saint  lui-même? 
Philippe  I«=s  Louis  le  Gros,  Louis  VII,  touchaient  les 
écrouelles,  et  ne  pouvaient  suffire  à  rempressenient 
du  simple  peuple.  Le  roi  d'Angleterre  ne  se  serait  pas 
avisé  de  revendiquer  ainsi  le  don  des  miracles-. 

Aussi  grandissait-il,  ce  bon  roi  de  France,  et  selon 
Dieu,  et  selon  le  monde.  Vassal  de  Saint-Denis,  depuis 
qu'il  avait  acquis  le  Vexin,  il  plaçait  le  drapeau  de 
l'abbaye,  l'oriflamme,  à  son  avant-garde.  Il  avait  mis 
dans  ses  armes  la  mystique  fleur  de  lis,  ou  le  moyen 
âge  croyait  voir  la  pureté  de  sa  foi.  Comme  protecteur 
des  églises,  il  touchait  la  régale  pendant  les  vacances, 
et  s'essayait  à  imposer  quelques  sommes  au  clergé, 
sous  prétexte  de  croisade. 


'  Comme  il  revenait  d"un  voyage  (11o4),  la  nuit  le  t-nrprend  à 
Créteil.  Il  s'y  arrête,  et  .se  fait  défrsyer  par  les  habitants,  serfs 
de  l'église  de  Paris.  La  nouvelle  en  étant  venue  aux  chanoines, 
ils  cessent  aussitôt  le  service  divin,  résolus  de  ne  le  reprendre 
qu'après  que  le  monarque  aura  restitué  à  leurs  serfs  de  corps,  dit 
Etienne  de  Paris,  la  dépense  qu'il  leur  a  occasionnée.  Louis  fit 
réparation,  et  l'acte  en  fut  gravé  sur  une  verge  que  l'église  de 
Paris  a  longtemps  conservée  en  mémoire  de  ses  libertés. 

*  Les  rois  d'Angleterre  ne  s'attribuèrent  ce  pouvoir  qu'après 
avoir  pris  le  titre  et  les  armes  des  rois  de  France. 


I 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.  i'2o 

Philippe-Auguste  ne  dégénéra  pas.  Sauf  les  deux 
époques  de  son  divorce,  et  de  l'invasion  d'Angleterre, 
aucun  roi  ne  fnt  davantage  selon  le  cœur  des  prêtres. 
C'était  un  prince  cauteleux,  plus  pacifique  que  guer- 
rier, quelles  qu'aient  été  sous  lui  les  acquisitions  de 
la  monarchie. 

La  Phihppide  de  Guillaume  le  Breton,  imitation 
classique  de  l'Enéide  par  un  chapelain  du  roi,  nous 
a  trompés  sur  le  véritable  caractère  de  Phihppe  II. 
Les  romans  ont  achevé  de  le  transfigurer  en  héros 
de  chevalerie.  Dans  le  fait,  les  grands  succès  de 
son  règne,  et  la  victoire  de  Bouvines  elle-même, 
furent  des  fruits,  de  sa  politique,  et  de  la  protection  de 
l'Église. 

Appelé  Auguste  pour  être  né  dans  le  mois  d'août, 
nous  le  vo3'ons  d'abord  à  quatorze  ans  malade  de 
peur,  pour  s'être  égaré  la  nuit  dans  une  forêt'.  Le 
premier  acte  de  son  règne  est  éminemment  populaire 


'  Chronica  reg.  franc,  ibid.  214  :  «  ....  Romani^it  in  silva  dne 
i-:ocietate  Pliilippus;  unde  stupefactus  concepit  timorem,  et  tan- 
dem per  carbonariuni  fuit  reductus  Compendium  ;  et  ex  hoc 
timoré  sibi  contigit  inrtrmitas,  quse  dittulit  coronationem.  » 

Ibid....  «  Fecit  spoliarr  omnes  una  die...  Recesserunt  omnes 
qui  baptizari  noluerunt.  »  «  Ils  donnèrent  pour  se  racheter 
lu, 000  marcs.  »  Rad.  de  Diceto,  ap.  Scr.  fr.  XIII,  204.  —  Rigor- 
dus,  Vita  Phil.  Aug.,  ap.  Scr.  fr.  XVII.  Philippe  remit  aux  débi- 
teurs des  Juifs  toutes  leurs  dettes,  à  l'exception  d'un  cinquième 
qu'il  se  réserva.  Voy.  aussi  la  chronique  de  Mailros,  ap.  Scr. 
fr.  XIX,  2:î0. 

Guilelmi  Britonis  Philippidos,  1.  I.  «  Dans  tout  son  royaume  il 
ne  permit  pas  de  vivre  à  une  seule  personne  qui  contredit  les 
lois  de  rÉglise,  qui  s'écartât  d'un  seul  des  points  de  la  foi  catho- 
lique, ou  qui  niât  les  sacrements,  » 


426  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

et  agréable  à  l'Égiise.  D'après  le  conseil  d'un  ermite, 
alors  en  grande  réputation  dans  les  environs  de  Paris, 
il  chasse  et  dépouille  les  Juifs.  C'était  dans  l'opinion 
du  temps  une  profession  de  piété,  un  soulagement 
pour  les  chrétiens.  Ceux  que  les  Juifs  ruinaient,  enfer- 
maient dans  leurs  prisons ,  ne  manquaient  pas 
d'applaudir. 

Les  blasphémateurs,  les  hérétiques  furent  impitoya- 
blement livrés  à  l'Église  et  religieusement  brûlés.  Les 
soldats  mercenaires  que  les  rois  Anglais  avaient  ré- 
pandus dans  le  Midi,  et  qui  pillaient  pour  leur  compte, 
furent  poursuivis  par  Philippe.  Il  encouragea  contre 
eux  l'association  populaire  des  capuchons  ^ 

Les  seigneurs  qui  vexaient  les  Eglises  eurent  le 
roi  pour  ennemi. 

Il  attaqua  le  duc  de  Bourgogne  son  cousin  pour 
l'obliger  à  ménager  les  prélats  de  cette  province. 
Il  défendit  l'Église  de  Reims  contre  une  semblable 
oppression.  Il  écrivit  «,u  comte  de  Toulouse  pour  l'en- 
gager à  respecter  les  saintes  Églises  de  Dieu.  Enfin  sa 

-  Les  membres  de  cette  association  n'étaient  liés  par  aucun 
vœu  ;  ils  se  promettaient  seulement  de  travailler  en  commun  au 
maintien  de  la  paix.  Tous  portaient  un  capuchon  de  toile,  et  une 
petite  image  de  la  Vierge  qui  leur  pendait  sur  la  poitrine.  En 
1 1 83,  ils  enveloppèrent  sept  mille  routiers  ou  cotereaux,  parmi 
lesquels  se  trouvaient  quinze  cents  femmes  de  mauvaise  vie. 
«  Les  coteriau  ardoient  les  mostiers  et  les  églises,  et  trainoient 
après  eux  les  prêtres  et  les  gens  de  religion,  et  les  appeloient 
cantadors  par  dérision  ;  quand  ils  les  battoient  et  tormentoient, 
lors  disoient-ils  :  cantadors,  cantets.  »  Ghroniq.  de  Saint-Denis. 
—  Leurs  concubines  se  faisaient  des  coiffes  avec  les  nappes  de  la 
communion,  et  brisaient  les  calices  à  coups  de  pierres.  (Guil* 
laume  de  Nangis.) 


LE  ROI  DE  FRANCE  ET  LE  ROI  D'ANGLETERRE.         4-27 

victoire  de  Bouvines  passa  pour  le  salut  du  clergé  de 
France.  On  publiait  que  les  barons  d'Othon  IV  vou- 
laient partager  les  biens  ecclésiastiques  et  spolier 
l'Église,  comme  faisaient  les  alliés  d'Othon,  le  roi  Jean 
d'Angleterre  et  les  mécréants  du  Languedoc. 

FIN    DU    DEUXIÈME    VOLUME. 


TABLE  DES  MATIERES 


CHAPITRE   III 

Pogcs, 

DISSOLUTION  DE  L'EMPIRE   GaRLOVINGIEN 1 

L'empire  Franc  aspire  à  se  diviser 1 

814.  Louis  réforme  les  évéques,  les  monastères,  le  palais 

impérial 3 

Il  se  montre  favorable  aux  vaincus,  veut  réparer  et 

restituer 4 

Insurrection   de  l'Italie   sous    Bernard ,   neveu   do 

Louis .  Supplice  de  Bernard 7 

Soulèvement  des  Slaves,  des  Basques,  des  Bretons..,  8 

Mariage  de  Louis  avec  Judith , ,  8 

822 .  Il  veut  faire  une  pénitence  publique 10 

820-829 .  Incursions  des  Northmans 10 

830.  Conjuration  des  grands   et  des  fils  de  l'empereur, 

Lothaire,  Louis,  Pépin 11 

Lothaire  enferme  Louis  dans  un  mona^^tère 11 

Les  Germains  le  délivrent 11 


430  HISTOIRE  DE  FRAN'CE. 

Pajres. 

833 .  Lothaire  redevient  maître  de  son  père 12 

et  lui  impose  une  pénitence  publique 13 

Indignation  et  soulèvement  de  l'Empire 14 

834-833 .  Lothaire  abandonné  s'enfuit  en  Italie 1 G 

839 .  L'empereur  partage  ses  États  entre  ses  fils 17 

Il  meurt,  et  avec  lui  l'unité  de  l'Empire 18 

841 .  Pépin  et  l'Aquitaine  se  joignent  à  Lothaire  contre  les 
rois  de  Germanie  et  de  IS'eustrie.  Défaite  de  Lo- 
thaire à  Fontenaille 18 

852.  Alliance  et  serment  de  Charles  et  Louis 21 

Les  évèques  leur  confèrent  le  droit  de  régner 22 

843,  Partage  de  l'Empire.  Traité  de  Verdun 2i 

L'appui  de  l'Eglise  fait  prévaloir  Charles  et  Louis 
sur  Lothaire  et  Pépin 2o 

Puissance  de  l'Église  dans- la  Keustrie.  Reims,  la  ville 
épiscopale  sous  la  seconde  race.  Laon,  la  ville 
royale 29 

Charles  le  Chauve  remet  la  plus  grande  partie  du 
pouvoir  à  l'Église 30 

Le  vrai  roi  est  l'archevêque  de  Reims,  Hincmar 32 

Le  royaume  de  Neustrie  était  une  république  théo- 
cratique 33 

Deux  événements  brisent  ce  gouvernement  spirituel 
et  temporel  :  1^  las  hérésies  :  2°  les  incursions  des 
Northmans ■  36 

Question  de  l'Eucharistie 36 

Question  de  la  Prédestination.  L'Allemand  Gott- 
schalk 37 

Hincmar  défend  le  libre  arbitre,  et  appelle  à  son 
aide  Jean  le  Scot 38 

Les  Is'orthmans.  Caractère  de  leurs  incursions 49 

Impuissance  du  roi  et  des  évéques ,        44 


TABLE  DES  MATIERES.  43J 

Pages. 

Charles  le  Chauve  s'éloigne  des  évêques  et  n'en  est 

que  plus  faible 48 

87S-877.  Il  se  fait  empereur  et  meurt  en  Italie 49 

Louis  le  Bègue  et  ses  fils 49 

884 .  Charles  le  Gros  réunit  tout  l'empire  de  Gharlemagne.  M 

Siège  de  Paris  par  les  Northmans 51 

Faiblesse  et  lâcheté  de  Charles  le  Gros 51 

888.  Déposition  de  Charles  le  Gros.  Extinction  de  la  dy- 
nastie carlovingienne 53 

Fondation  des  diverses  dominations  locales  ;  féoda- 
lité   53 

Les  fondateurs  de  la  féodalité  ferment  la  France  aux 

incursions  barbares 54 

Les  Northmans  renoncent  au  brigandage  et  s'établis- 
sent en  France  (Normandie) 58 

Au  milieu   du  morcellement   de  l'Empire,  grands 

•  centres  ecclésiastiques 59 

Les  deux  familles  des  Capets  et  des  Plantagenets 59 

La  famille  populaire  et  nationale  des  Capets  succède 

aux  Carlovingiens 60 

Charles  le  Simple  se  met  sous  la  protection  du  roi 

de  Germanie 62 

Le  parti  carlovingien  l'emporte 63 

898 .  Charles  le  Simple  reconnu  roi 64 

936.  Louis  d'Outre-mer  s'allie  au  roi  de  Germanie,  Othon.  64 

Opposition  d'Hugues  le  Grand,  soutenu  par  les  Nor- 
mands    65 

954 .  Minorité  de  Lothaire  et  d'Hugues  Capet.  Prépondé- 
rance de  la  Germanie 67 

987.  Hugues  Capet.  Avènement  de  la  troisième  race....  71 


432  HISTOIRE  DE  FRANCE. 


LIVRE  III 

TABLEAU   DE  LA  FRANCE 


Pjc'es, 


Les  divisions  féodales  répondent  aux  divi.-ions  natu- 
relles et  physiques 79 

L'histoire  de  la  féodalité  doit  donc  sortir  d'une  ca- 
ractérisation  géographique  et  physiologique  de  la 

France 80 

La  France  se  sépare  en  deux  versants,  occidental  et 

oriental 81 

La  France  peut  se  diviser  par  ses  produits  en  zones 

latitudinales 82 

Bretagne 84 

Anjou 99 

Touraine 100 

Poitou 102 

Limousin 107 

Auvergne 1 U7 

Rouergue M  2 

Guyenne ^  1 3 

Pyrénées •. Ho 

Languedoc î  26 

Provence 130 

Dauphiné Ul 

Franche-Comté 1^0 

Lorraine 1^7 

Ardennes 132 

Lyonnais lo3 

Autunois  et  Morvan 137 


TABLE  DES  MATIERES.  433 

Pages. 

Bourgogne 139 

Champagne 162 

Normandie ï67 

Flandre , , 169 

Centre  de  la   France,  Picardie,   Orléanais,  Ile  de 

France 178 

Centralisation „ , 187 


ECLAIRCISSEMENTS. 

Sur  les  Colliberts,  Cagots,  Caqueux,  Géàtains, ,      19^ 


LIVRE  IV 

CHAPITRE   PREMIER 


L'an  1000.  Le  rot  de  France  et  le  pape  frais' gais. 
Robert  et  Gerbert.  France  féodale 199 

Croyance  universelle  à  la  fin  prochaine  du  monde.  200 

Calamités  qui  précèdent  Tan  1 000 20;.' 

Le  monde  aspire  à  entrer  dans  l'Église 20  S 

Le  roi  de  France,  Robert,  est  un  saint 20' 

Espoir  du  monde  après  l'an  1000.  Élan  de  l'archi- 
tecture; dogme  de  la  Présence  réelle;  pèleri- 
nages         212 

Gerbert,  ou  Sylvestre  II,  ami  des  Capets 215^ 

Les  Capets  s'ai^puient  sur'  l'Église  et  sur  Ico  Nor- 
mands . . 210 

T.  II.  28 


lU  HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Pages, 

Rivalités  des  mai.^ons  normandes  de  Normandie  et 
de  Blois 218 

Robert  épouse  Berthe,  de  la  mai-ton  de  Blois 219 

1037.  Mauvais  succès  d'Eudes  le  Champenois,  héritier  de 

la  maison  de  Blois 2 1 9 

La  maison  de  Blois  se  divise  en  Bloiti  et  Champagne, 

et  reste  inférieure  aux  Normands  de  Normandie.      219 

La  maison  indigène  d'Anjou  succède  à  sa  puissance.      220 

Les  Angevins  gouvernent  Robert,  Bouchard,  Foul- 
ques-Nerra 220 

1012.  Après  eux  les  Normands  de  Normandie  gouvernent 

Robert,  et  lui  soumettent  la  Bourgogne 222 

1031 .  Henri  T  ^  Il  se  brouille  avec  les  Normands 224 

1031-H08.  Nullité  d'Henri  I"  et  de  Philippe  I" 225 


CHAPITRE    II 

XP  SIÈCLE.  —  Grégoire  vu.  —  ALLIA^•CE  des  Nor- 
mands ET  de  l'Eglise.  —  Conquêtes  des  Deux- 
SiciLES  ET  DE  l'Angleterre 226 

Lutte  entre  le  Saint-Pontiflcat  et  le  Saint-Empire, 
entre  la  féodalité  et  l'Eglise 227 

Matérialisme  profond  du  monde  féodal 228 

L'Église  devient  peu  à  peu  féodale  et  se  matériall^.c      232 

Grégoire  VH  entreprend  de  la  relever.  Célibat  des 
prêtres 233 

L'Église  prétend  à  la  domination  univer.^elle 239 

L'Empire  est  vaincu 241 

Le  pape  s'allie  aux  Normands 212 


TABLE  DES  MATIÈRES.  433 

"  Pages. 

Caractère  conquérant  et  chicaneur  des  Normands. .  24î) 

1000-26.  Leurs  pèlerinages  en  Italie 240 

'026.   Premiers  éta]jli;~ï-.enients  des  Normands  en  Italie...  247 

1037-53.   Les  flls  de  Tancrède  conquirent  la  Fouille  et  les 

Deux-Siciles 249 

Guillaume  le  Bâtard,  duc  de  Normandie 250 

Grossiùreté  et  esprit  d'opposition  de  TÉglise  anglo- 
saxonne 252 

Edouard,  roi  d'Angleterre,  ami  desNormaiiils,  gou- 
verné par  le  saxon  Godwin 253 

Guillaume,  soutenu  par  le  pape,  iirétend    régner 
après  Edouard,  à   rexclu.^ion   d'IIai'old,   lils    de 

Godwin 2.% 

10G6.  Bataille  d'Hastings;  conquête  de  T Angleterre  par 

les  Normands 26C 

Guillaume  traite  d'abcrd  le,j  vaincus  avec  quelque 

douceur 261 

Révolte  des  Saxons.  Partage  de  toute  l'Angleterre.  26- 

Utilité  de  la  conquête.  Forte  organisation  sociale..  2uG 

Puissance  de  la  royauté  et  de  l'Eglise  anglaise 267 

Le  saint-siége  triomphe  dans    toute  TEurope   par 

l'épée  des  Français 2"C 


CHAPITRE  III 

La  Croisade.  4095-1099 272 

Etat  de  l'Islamisme  en  Asie , .  275 

L'essence  de  l'Islamisme  était  l'unité 2"3 

La  dualité  y  rentre.  Alides.  l:mailito^ 276 


438  I-IISTOlilE  DE  FKA.NCE. 

Pages. 

Doctrine  mystique  des  Ismaïlites,    ou  Assash>ins, 

Puissance  d'Hassan.  1090 277 

Faiblesse  des  Califats 280 

Jeunesse  et  vigueur  du  Christianisme 280 

Pèlerinages  armés  ;  commencement  des  croisades. .  281 

Les  Grecs  appellent  les  princes  de  l'Occident 284 

1095.  Le  pape  français  Urbain  II  prêche  la  croisade  à 

Clermont 287 

Grandeur  du  mouvement  populaire 288 

Les  chefs.  Godefroi  de  Bouillon.  Hugues  de  Ver- 

mandois,  Raymond  de  Toulouse,  etc 200 

Les  Provençaux  et  les  Normands.  Boh^mond -202 

Godefroi  de  Bouillon 2'.'  1 

1096.  Départ  des  chefs.  Arrivée  à  Jonstantinople 2'Jt5 

Haine  mutuelle  des  croisés  et  des  Grecs 298 

Alexis  Comnène  reçoit  Thommage  des  croisés  ....  299 

Les  croisés  passent  en  Asie  Mineure.   Pri;-e  de  Ni- 

cée 300 

Prise  d'Antioche.   Souffrances  des  croisés.    Bohé- 

mond  garde  Antioche 302 

1009 .  Pri,  e  de  Jérusalem 3015 

Godefroi,  roi  de  Jérusalem.  Établissement  de  la  féo- 
dalité française  en  Palestine .....  307 


CHAPITRE  IV 


Suites  de  la  croisade.  —  Les  Communes.  —  Abai- 
LARD.  —  Première  moitié  du  xii^  siècle 310 

Résultat  de  la  croisade.  L'aversioi)  «le  l"Europe  et 
de  l'Asie  a  diminué.    .,  \ 313 


TABLE  DES  MATIÈRES.  437 

Pages. 

La  pensée  de  Tég-alité  s'est  développée ?Ai 

Tentatives  d'alTranchissoment.  Communes 31G_ 

Le  roi  s'appuie  sur  les  communes  contre  les  baron.-.  320 

1108.  Louis  VI.  Il  fait  ses  premières  armes  pour  rÉjilis^o 

et  les  marchands 322 

La  royauté  avait  gagné  à  l'absence  des  seigneurs, 

partis  pour  la  croisade 323 

Guerre  de  Louis  contre  les  Normands.  Bataille  de 

Brenneville,  1119 326 

lllo.  Expédition  dans  le  Midi 327 

1124 .  L'empereur  Henri  V  veut  envahir  la  France.  Toute 

la  France  s'arme  pour  Louis  VI 328 

La  liberté  se  produit  dans  la  philosophie 329 

Mouvement  de  la  pensée.  Gerbert,  Bérenger,  Rob- 

celin,  école  de  droit;  université  de  Paris o30 

Le  breton  Abailard  essaye  de  ramener  le  christia- 
nisme à  la  philosophie.  Immense  popularité  de  son 

enseignement "32 

Saint  Bernard  ;  sa  puissance 337 

Il  attaque    Abailard    et   son   disciple  Arnaldo   de 

Brescia 339 

1119.  Abailard  se  retire  à  Saint-Denis 340 

Il  fonde  le  Paraclet  pour  Héloïse 341 

Il  est  condamné  au  concile  de  Sens ,  Z^i 

Héloïse.  La  femme  se  relève  par  amour  désinté- 
ressé    344 

Robert  d'Arbrissel  la  place  au-dessus  de  l'homme. 

Ordre  de  Fontevrault,  1 106 347 

Progrès  du  culte  de  la  Vierge 330 

La  tenime  règne  aussi  sur  la  terre.  Elle  succède,  ele.  350 


i?>(\  HISTOIRE  DE  FRANCE 


CHAPITRE  V 


Payas 


Le  roi  de  France  et  le  roi  d'Angleterre. — Louis 
LE  Jeune,  Henri  ii  (Plantagenet). —  Seconde  croi- 
sade, HUMILIATION  DE  LOt'IS. —  THOMAS  BkCICKT,  HU- 
MILIATION d'Henri  (seconde  moitié  du  xir  siècle  )       3U  ' 

Le  roi  d"AngieteiTe,  violent,  héroïque,  impie 354 

Le  roi  de  France,  ligure  pâle  et  impersonnelle;  mais 
il  a  pour  lui  le  peuple  et  la  loi,  rÉglise  et  la  bour- 
geoisie        -'"j" 

Il  est'le  symbole  et  le  centre  de  la  nation. . , oo7 

11 37 .  Dévotion  de  Louis  VII dfiS 

1142.  Guerre  avec  la  Champagne.  Incendie  de  Vitry 360 

1147.  Seconde  croisade,  prèchée  par  saint  Bernard.  Difï'é- 

rence  entre  la  seconde  croisade  et  la  première.. .       361 

L'empereur  Conrad  et  une  foule  de  princes  pi-en- 
nent  la  croix , 362 

Mauvais  succès  des  croisés  dans  l'Asie  Mineure SOi 

Retour  honteux  de  Louis  VII 363 

La  femme  de  Louis,  Lléonore,  obtient  le  divorce,  se 
marie  à  Henri  Plantagenet  et  lui  apporte  l'Aqui- 
taine        L.6G 

Situation  de  la  royauté  anglaise.  Oppression  des 
vaincus  ;  puissance  de  la  féodalité L'67 

Le  roi  s'appuie  contre  ses  barons  sur  des  mercenai- 
res, îsécessité  d'une  flscalité  violente 3G8 

1087.  Guillaume  le  Roux 3G9 

1100.  Henri  Beauclerc 370 


TABLE  Di:S  MATIERES  439 

Pages. 

l!3o.  Etienne  de  Blois.  Il  reconnaît  pour  sou  uicccîiteur 

Henri  Piantagenet,  comte  d'Anjou oTl 

'ilo4 ,  Henri  H.  Ses;  vastes  possessions 37> 

Les  vaincus  espèrent  sous  Henri  H 373 

Résurrection  du  droit  romain -'To 

Le  saxon  Becket,  élève  de  Bologne,  favori  et  cha;i- 

celier  d'Henri  H • '"6 

Guerre  d'Henri  H  contre  le  comte  de  Toulouse :78 

Henri  H  donne  à  Becket  l'arclievèclié  de  Kenter- 

bury 280 

Rôle  populaire  des  archevêques  de  Kenterhury.  Ils 

défendent  les  libertés  de  Kent 382 

Becket  accepte  ce  rôle  et  se  brouille  avec  Henri. . .  384 

H63.  Henri  fait  signer  aux  évêques  les  coutumes  de  Cla- 

rendon -85 

Les  races  vaincues  soutiennent  Becket 387 

Becket,  défenseur  de  leur  liberté  et  de  la  liberté  do 

rÉglise 3R8 

1164 .  Il  se  réfugie  en  France 392 

Louis  VII  l'accueille  et  le  protège :  93 

Il  excommunie  ses  persécuteurs 394 

Le  pape  se  déclare  conti'e  lui 393 

Entrevue  de  Becket  et  des  deux  rois  à  Chinon 400 

1170.  Menaces  d'Henri  IL  Quatre  chevaliers  normamls 
assassinent  l'archevêque  ilans  son  église.  Passion 

de  Becket 404 

Henri  obtient  son  pardon  du  saint-siége 410 

Révolte  de  ses  flls  et  t!e  sa  femme  Éléonore 411 

Il  fait  pénitence  au  tombeau  de  Tliomas  Becket i  13 

Il  reprend  avec  énergie  la  guerre  contre  ses  fils 414 

Caractère  impie  et  parricide  de  cette  lamille 41  o 


l 

'  im  HISTOIRE  DK   FRANCE. 

Fdge», 
Attachement  des  Méridionaux    pour  Éléonore  de 
Guyenne 416 

1189.  Malheur  et  mort  de  Henri  II 420 

Le  roi  de  France  surtout  profite  de  la  chute  du  roi 
d'Angleterre 422 

Son  dévouement  à  l'Église  fait  sa  grandeur 423 

1180.  Philippe-Auguste ..   ..      424 


PABIS.  — IMPRIilEBEK  MODERNE,  Wattier,  directeur,   me  J.-J.-HonsEeau'il. 


Oi 


o 


c 

U 


•H 
O 

-P 
tj 
•H 
32 


University  of  ToroMo 
Library 


DO  NOT 

REMOVE 

THE 

CARD 

FROM 

THIS 

POCKET 


4iaU!â^ 


,^^ 


Acme  library  Gard  Pocket 

Under  Pat.  "Réf.  Indes  File" 

Made  by  LIBRARY  BUREAU 


/