Skip to main content

Full text of "Histoire de Gil Blas de Santillane"

See other formats


>'iTE,}c^: 


lit. 


.f: 


^HHp 

r-.jur> 


V    ^- 


L^: 


f?^ 


H^v/ 


;:  JL 


U  dVof  OTTAWA 


39003002112B36 


\^'V 


•.---." 


t^jk 


^<^ 


}r' 


à 


• ,  y 


lU  B  I.    lu  T  II  K  n  1  K    A  M  l  S  V  .\  T  E 

HIST(UI\E 

DE  (;iL  BLAS 


TO.MK  SECOM» 


l'A  m  >   —  I  M  I'.    sl.MO  \   i;  A(,;ii  \   Kl    I  11)11'.,    1. 1  K   11'  1,1;  1  I  i;  I  II      I 


inULlOTHÈOUE    A\l  LISANTE 


0»l    i   IdC^ 


Lt 


iriSTOdlE 


GIL   BLAS 

DE  SANTILLANE 

PAR   LK   SAGK 

Wl'i:   I.KS    l'I'.LNCll'ALliS   IIKMAKQUES    DKS    DIVKIIS    V  N  .\  UT  ATK  L  US 

l'IiÉCÉUKK    1)  l  NI-,    sriTh 

FAK    n.    K.%I\TE-BKl  VE 

lie  l'Académie  françuisi- 
OUAVIIRES   Sni   AClEi; 

D'APRÈS    LES    DESSINS    DE    f.     STAAL 


TO.MK  SI-CO.M» 


PAUIS 

(iARiMIER   l'KÈKES,   LIHIUIKES-ÉDITEUKS 

'i,  r.ii),  m;-   -mm^  -  pki-.i:-  ii   i'M.ai-     i;n\Ai,,   ii.s 


\VeiS;t3< 


B1BU0TBEC^^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


'.y     * 
http://www.archive.org/details/liistoiredegilbl02lesa 


AYERTISSEMENT' 


LES  ANACHRONISMES  QU'ON  A  REMARQUÉS  DANS  GIL  BLAS. 


On  a  marqué  dans  ce  troisième  tome  une  époque  qui  ne 
s'accorde  pas  avec  l'histoire  de  don  Pompeyo  de  Castro, 
qu'on  lit  dans  le  premier  volume-.  11  paraît  que  Philippe  II 
n'a  pas  encore  fait  la  conquête  du  PortugaP;  et  l'on  voit 
ici  tout  d'un  coup  ce  royaume  sous  la  domination  de  Phi- 
lippe IIP,  sans  que  Gil  Blas  en  soit  beaucoup  plus  vieux. 
C'est  une  faute  de  chronologie  dont  l'auteur  s'est  aperçu 
trop  tard,  mais  qu'il  promet  de  corriger  dans  la  suite,  avec 
quantité  d'autres,  si  l'on  fait  une  nouvelle  édition  de  son 
ouvrage ^ 

1.  Cet  avertissement  se  trouve  dans  l'édition  de  1735. 

2.  Livre  III,  chapitre  vu. 

3.  Cette  conquête  eut  lieu  en  1580,  et  fut  l'ouvrage  du  duc  d'Albe. 

4.  Philippe  III  commença  son  règne  en  1598,  et  mourut  en  1G21. 

5.  Cet  Avertissement,  de  Le  Sage  lui-même,  est  une  des  plus  fortes  preuves 
qu'il  n'avait  point  traduit  Gil  Blas  de  l'espagnol.  S'il  n'avait  fait  que  copier 
un  auteur  castillan,  il  se  serait  facilement  disculpé  des  anachronismes  qu'on 
avait  remarqués,  et  qu'il  aurait  pu  rejeter  sur  son  original;  mais  il  est  loin 
de  cette  idée;  il  prend  ces  fautes  à  son  compte,  et  promet  de  les  corriger 
avec  un  air  de  bonne  foi  qui  ne  peut  laisser  subsister  aucun  soupçon  de 
plagiat. 

Au  surplus,  Le  Sage  a  voulu  en  effet  corriger  celui  de  ces  anachronismes 
qui  était  le  plus  évident.  Au  duc  d'Almeyda,  qui  figurait  d'abord  dans  l'épi- 
sode de  don  Pompeyo  de  Castro,  il  a  substitué  un  duc  de  Radzivil,  et  à  la 
place  de  Lisbonne  il  a  mis  Varsovie  dans  l'édition  de  Gil  Blas  de  1747;  mais 
II.  i 


2  AVERTISSEMENT. 

il  a  laissé  subsister  d'autres  dates  précises,  qui  sont  autant  de  fautes  contre 
l'ordre  des  temps.  Si  l'on  veut  bien  y  prendre  garde,  on  sera  effrayé  de  l'âge 
qu'a-jrait  eu  Gil  Blas  avant  de  parvenir  môme  à  son  premier  mariage.  L'ano- 
nyme qui  a  pris  le  nom  de  Le  Sage,  pour  donner  au  public  la  Suite  de  Gil 
Blas  dit  bien  précis<''ment  que  ce  dernier  était  né  en  1594,  et  l'on  peut  croire 
que  c'était  une  indication  de  Le  Sage  lui-môme;  mais  elle  ne  s'accorde  pas 
avec  le  reste  du  roman.  Gil  Blas  avait  quitté  Oviédo  à  dix-sept  ans  (liv.  I, 
cbap.  i).  A  la  sortie  du  souterrain  du  capitaine  Rolando,  il  rencontre  une 
dame  qui  lui  raconte  son  histoire  (même  liv.  I,  chap.  xii).  Or,  le  mari  de 
cette  dame  avait  passé  pour  être  mort  dans  l'armée  portugaise,  au  royaume  de 
Fez,  il  y  avait  alors  sept  ans.  Cette  dame  parlerait  donc  en  1585,  puisque  ce 
fut  en  1578  que  Sébastien  I"  passa  et  périt  en  Afrique.  Ainsi  Gil  Blas  devait, 
à  ce  compte,  ôtre  né  en  15(38.  Cependant  on  a  vu  Gil  Blas,  longtemps  après 
l'histoire  de  dona  Mencia,  arriver  à  Madrid  et  servir  un  maître  inconnu  (don 
Bernard  de  Castil-Blazo),  auquel  Gil  Blas  a  dit  lui-môme  :  «  Vous  passez  ici 
pour  un  espion  du  roi  de  Portugal  »  (  liv,  III,  chap.  i).  Ceci -est  censé  dit  avant 
1580,  puisque  ce  fut  en  cette  année  qu'il  cessa  d'y  avoir  un  roi  de  Portugal.  Il 
en  résulterait  d'abord  que  Gil  Blas  ne  pouvait  être  né  en  1594,  comme  le  pré- 
tend l'anonyme,  et  qu'il  devait  avoir  près  de  vingt  ans  dès  1581.  Alors  com- 
ment concilier  cette  époque  certaine  avec  la  suite  du  roman?  Nous  allons  voir 
Gil  Blas  emprisonné  à  Ségovie  très-peu  de  temps  avant  la  disgrâce  du  duc  de 
Lerme,  qui  eut  lieu  en  1620  (liv.  IX,  chap.  m  et  suiv.).  Gil  Blas,  en  1620, 
aurait  été  sexagénaire;  ce  qui  ne  s'accorderait  guère  avec  son  premier  ma- 
riage, et  moins  encore  avec  ce  qui  lui  reste  à  raconter  dans  les  livres  X,  XI  et 
XII,  dont  les  événements  relatifs  à  l'histoire  ont  une  date  fixe,  tels  que  l'exil 
du  comte-duc  en  1043,  six  semaines  après  la  mort  du  cardinal  de  Richelieu. 
Gil  Blas  aurait  donc  eu  alors  plus  de  quatre-vingts  ans.  On  le  voit  néanmoins 
retourner  dans  sa  terre,  se  donner  pour  un  homme  qui  commence  à  vieillir, 
et  vingt-deux  ans  après  son  premier  mariage  passer  à  de  secondes  noces  qui 
lui  procurent  deux  enfants  dont  il  se  croit  le  père  (  livre  XII ,  chapitre  der- 
nier ). 

Si  l'on  relève  ces  erreurs,  ce  n'est  pas  pour  blâmer  l'auteur  de  ce  livre 
charmant.  11  s'est  aperçu  de  ces  fautes,  et  il  en  plaisante  lui-môme  en  offrant 
de  les  corriger  dans  une  édition  suivante;  il  a  même  essayé  cette  correction 
sans  y  avoir  bien  réussi.  Mais  ces  contradictions  mômes  achèvent,  ce  me 
semble,  de  démontrer  qu'il  c'a  pas  pris  dans  un  livre  espagnol  une  suite 
d'anachronismcs  qui  pouvaient  échapper  sans  doute  à  la  di>traction  d'un  au- 
teur étranger,  mais  qui  ne  seraient  pas  concevables  s'ils  sortaient  de  la  plume 
d'un  auteur  du  pays. 

On  peut  trouver  assez  bizarre  que,  pour  éclaircir  un  ouvrage  purement 
romanesque,  nous  ayons  compulsé  l'Art  de  vérifier  les  dates.  Nous  espérons 
pourtant  que  le  lecteur  excusera  la  longueur  et  la  minutie  de  ces  calculs 
arides  :  ils  étaient  nécessaires.  Le  reproche  fait  à  Le  Sage  d'avoir  volé  Gil  Blas 
à  la  langue  espagnole  a  semblé  exiger  qu'on  y  regardât  de  plus  près ,  et  qu'on 
n'oubliât  rien  de  ce  qui  doit  finalement  réadjuger  ce  livre,  vraiment  original, 
à  Bon  auteur  et  à  la  France. 


HISTOIRE 

DE  GIL  BLAS 

DE   SANTILLANE 

LIVRE   SEPTIEME. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Des  amours  de  Gil  Blas  et  de  la  dame  Lorença  Séphora. 

J'allai  donc  à  Xelva  porter  au  bon  Samuel  Simon  les 
trois  mille  ducats  que  nous  lui  avions  volés.  J'avouerai 
franchement  que  je  fus  tenté  sur  la  route  de  m'approprier 
•  cet  argent,  pour  commencer  mon  intendance  sous  d'heureux 
auspices.  Je  pouvois  faire  ce  coup  impunément;  je  n'avois 
qu'à  voyager  cinq  ou  six  jours,  et  m'en  retourner  ensuite 
comme  si  je  me  fusse  acquitté  de  ma  commission.  Don 
Alphonse  et  son  père  étoient  trop  prévenus  en  ma  faveur 
pour  soupçonner  ma  fidélité.  Tout  me  favorisoit.  Je  ne  suc- 
combai pourtant  point  à  la  tentation  ;  je  puis  même  dire  que 
je  la  surmontai  en  garçon  d'honneur;  ce  qui  n'étoit  pas  peu 
louable  dans  un  jeune  homme  qui  "avoit  fréquenté  de  grands 
fripons.  Bien  des  personnes  qui  ne  voient  que  d'honnêtes 
gens  ne  sont  pas  si  scrupuleuses;  celles  surtout  à  qui  l'on  9 


4  GIL   BLAS. 

confié  des  dépôts,  qu'elles  peuvent  retenir  sans  intéresser 
leur  réputation ,  pourroient  en  dire  des  nouvelles. 

Après  avoir  fait  la  restitution  au  marchand  qui  ne  s'y 
étoit  nullement  attendu,  je  revins  au  château  de  Leyva.  Le 
comte  de  Polan  n'y  étoit  plus;  il  avoit  repris  le  chemin  de 
Tolède  avec  Julie  et  don  Fernand.  Je  trouvai  mon  nouveau 
maître  plus  épris  que  jamais  de  sa  Séraphine ,  sa  Séraphine 
enchantée  de  lui,  et  don  César  charmé  de  les  posséder  tous 
deux.  Je  m'attachai  à  gagner  l'amitié  de  ce  tendre  père ,  et 
j'y  réussis.  Je  devins  l'intendant  de  la  maison;  c'étoit  moi 
qui  réglois  tout;  je  recevois  l'argent  des  fermiers;  je  faisois 
la  dépense,  et  j'avois  sur  les  valets  un  empire  despotique  : 
mais,  contre  l'ordinaire  de  mes  pareils,  je  n'abusois  point 
de  mon  pouvoir.  Je  ne  chassois  pas  les  domestiques  qui 
me  déplaisoient,  et  n'exigeois  pas  des  autres  qu'ils  me 
fussent  entièrement  dévoués.  S'ils  s'adressoient  directement 
à  don  César  ou  à  son  fils  pour  leur  demander  des  grâces, 
bien  loin  de  les  traverser,  je  parlois  en  leur  faveur.  D'ail- 
leurs, les  marques  d'aiïection  que  mes  deux  maîtres  me 
donnoient  à  toute  heure  m'inspiroient  un  zèle  pur  pour  leur 
service.  Je  n'avois  en  vue  que  leur  intérêt  :  aucun  tour  de 
passe-passe  dans  mon  administration  :  j'étois  un  intendant 
comme  on  n'en  voit  point. 

Pendant  que  je  m'applaudissois  du  bonheur  de  ma 
condition,  l'amour,  comme  s'il  eût  été  jaloux  de  ce  que  la 
fortune  faisoit  pour  moi,  voulut  aussi  que  j'eusse  quelques 
grâces  à  lui  rendre  ;  il  fit  naître  dans  le  cœur  de  la  dame 
Lorença  Séphora ,  première  femme  de  Séraphine,  une  incli- 
nation violente  pour  monsieur  l'intendant.  Ma  conquête, 
pour  dire  les  choses  en  fidèle  historien,  frisoit  la  cinquan- 
taine. Cependant  un  air  d'e  fraîcheur,  un  visage  agréable, 
et  deux  beaux  yeux  dont  elle  savoit  habilement  se  servir, 
pou  voient  la  faire  encore  passer  pour  une  espèce  de  bonne 


LIVRE  YII,    CHAPITRE   I.  5 

fortune.  Je  lui  aurois  souhaité  seulement  un  teint  plus  ver- 
meil, car  elle  étoit  fort  pâle;  ce  que  je  ne  manquai  pas 
d'attribuer  à  l'austérité  du  célibat. 

La  dame  m'agaça  longtemps  par  des  regards  où  son 
amour  étoit  peint;  mais,  au  lieu  de  répondre  à  ses  œillades, 
je  fis  d'abord  semblant  de  ne  pas  m' apercevoir  de  son  des- 
sein. Par  là  je  lui  parus  un  galant  tout  neuf;  ce  qui  ne  lui 
déplut  point.  S' imaginant  donc  ne  devoir  pas  s'en  tenir  au 
langage  des  yeux  avec  un  jeune  homme  qu'elle  croyoit 
moins  éclairé  qu'il  ne  l'étoit,  dès  le  premier  entretien 
que  nous  eûmes  ensemble  elle  me  déclara  ses  sentiments 
en  termes  formels ,  afin  que  je  n'en  ignorasse.  Elle  s'y  prit 
en  femme  qui  avoit  de  l'école  :  elle  feignit  d'être  décon- 
certée en  me  parlant;  et,  après  m'avoir  dit  à  bon  compte 
tout  ce  qu'elle  vouloit  me  dire,  elle  se  cacha  le  visage,  pour 
me  faire  croire  qu'elle  avoit  honte  de  me  laisser  voir  sa 
foiblesse.  Il  fallut  bien  me  rendre  ;  et,  quoique  la  vanité  me 
déterminât  plus  que  le  sentiment,  je  me  montrai  fort  sen- 
sible à  ses  marques  d'affection.  J'affectai  même  d'être 
pressant,  et  je  fis  si  bien  le  passionné,  que  je  m'attirai  des 
reproches.  Lorença  me  reprit  avec  tant  de  douceur,  qu'en 
me  recommandant  d'avoir  de  la  retenue  elle  ne  paroissoit 
pas  fâchée  que  j'en  eusse  manqué.  J'aurois  poussé  les  choses 
encore  plus  loin,  si  l'objet  aimé  n'eût  pas  craint  de  me 
donner  mauvaise  opinion  de  sa  vertu,  en  m' accordant  une 
victoire  trop  facile.  Ainsi  nous  nous  séparâmes  jusqu'à  une 
nouvelle  entrevue;  Séphora,  persuadée  que  sa  fausse  résis- 
tance la  faisoit  passer  pour  une  vestale  dans  mon  esprit ,  et 
moi,  plein  de  la  douce  espérance  de  mettre  bientôt  cette 
aventure  à  fin. 

Mes  affaires  étoient  dans  cette  heureuse  disposition, 
lorsqu'un  laquais  de  don  César  m'apprit  une  nouvelle  qui 
modéra  ma  joie.  Ce  garçon  étoit  un  de  ces  domestiques 


C  GIL  BLAS. 

curieux  qui  s'appliquent  à  découvrir  ce  qui  se  passe  dans 
une  maison.  Comme  il  me  faisoit  assidûment  sa  cour,  et 
qu'il  me  régaloit  de  quelque  nouveauté  tous  les  jours,  il 
me  vint  dire  un  matin  qu'il  avoit  fait  une  plaisante  décou- 
verte; qu'il  vouloit  m'en  faire  part,  à  condition  que  je  gar- 
derois  le  secret,  attendu  que  cela  regardoit  la  dame  Lorença 
Séphora,  dont  il  craignoit,  disoit-il,  de  s'attirer  le  ressen- 
timent. J'avois  trop  d'envie  d'apprendre  ce  qu'il  avoit  à  me 
dire,  pour  ne  lui  pas  promettre  d'être  discret;  mais,  sans 
paroître  y  prendre  le  moindre  intérêt,  je  lui  demandai,  le 
plus  froidement  qu'il  me  fut  possible,  ce  que  c'étoit  que  la 
découverte  dont  il  me  faisoit  fête.  Lorença,  me  dit-il,  fait 
secrètement  entrer  tous  les  soirs  dans  son  appartement  le 
chirurgien  du  village,  qui  est  un  jeune  homme  des  mieux 
bâtis,  et  le  drôle  y  demeure  assez  longtemps.  Je  veux  croire, 
ajouta-t-il  d'un  air  malin,  que  cela  peut  fort  bien  être  inno- 
cent; mais  vous  conviendrez  qu'un  garçon  qui  se  glisse 
mystérieusement  dans  la  chambre  d'une  fdle  dispose  à  mal 
juger  d'elle. 

Quoique  ce  rapport  me  fît  autant  de  peine  que  si  j'eusse 
été  véritablement  amoureux,  je  me  gardai  bien  de  le  faire 
connoltre;  je  me  contraignis  jusqu'à  rire  de  cette  nouvelle 
qui  me  perçoit  l'âme.  Mais  je  me  dédommageai  de  cette 
contrainte  dès  que  je  me  vis  sans  témoins.  Je  pestai,  je 
jurai;  je  rêvai  au  parti  que  je  prendrois.  Tantôt,  méprisant 
Lorença,  je  me  proposois  de  l'abandonner,  sans  daigner 
seulement  m' éclaircir  avec  la  coquette;  et  tantôt,  m'ima- 
ginant  qu'il  y  alloit  de  mon  honneur  de  donner  la  chasse  au 
chirurgien,  je  formois  le  dessein  de  l'appeler  en  duel.  Cette 
dernière  résolution  prévalut.  Je  me  mis  en  embuscade  sur  le 
soir,  et  je  vis  elTectivement  mon  homme  entrer  d'un  air 
mystérieux  dans  l'appartement  de  ma  duègne.  Il  falloit  cela 
pour  entretenir  ma  fureur,  qui  se  seroit  peut-être  ralentie. 


LIVRE  VU,   CHAPITRE  I.  7 

Je  sortis  du  château,  et  m'allai  poster  sur  le  chemin  par  où 
le  galant  devoit  s'en  retourner.  Je  l'attendois  de  pied  ferme, 
et  chaque  moment  irritoit  l'envie  que  j'avois  de  me  battre. 
Enfin  mon  ennemi  parut.  Je  fis  quelques  pas  en  matamore 
pour  l'aller  joindre  ;  mais  je  ne  sais  comment  diable  cela  se 
fit,  je  me  sentis  tout  à  coup  saisir,  comme  un  héros  d'Ho- 
mère, d'un  mouvement  de  crainte  qui  m'arrêta.  Je  demeurai 
aussi  troublé  que  Paris,  quand  il  se  présenta  pour  combattre 
3Iénélas.  Je  me  mis  à  considérer  mon  homme,  qui  me  sembla 
fort  et  vigoureux,  et  je  trouvai  son  épée  d'une  longueur 
excessive'.  Tout  cela  faisoit  sur  moi  son  effet;  néanmoins, 
par  point  d'honneur  ou  autrement,  quoique  je  visse  le  péril 
avec  des  yeux  qui  le  grossissoient  encore,  et  malgré  la 
nature  qui  s'opiniâtroit  à  m'en  détourner,  j'eus  l'assurance 
de  m' avancer  vers  le  chirurgien  et  de  mettre  flamberge 
au  vent. 

Mon  action  le  surprit.  Qu'y  a-t-il  donc?  seigneur  Gil 
Blas,  s'écria-t-il.  Pourquoi  ces  démonstrations  de  chevalier 
errant?  Vous  voulez  rire  apparemment.  Non,  monsieur  le 
barbier,  lui  répondis-je,  non  :  rien  n'est  plus  sérieux.  Je 
veux  savoir  si  vous  êtes  aussi  brave  que  galant.  N'espérez 
pas  que  je  vous  laisse  posséder  tranquillement  les  bonnes 
grâces  de  la  dame  que  vous  venez  de  voir  en  secret  au 
château.  Par  saint  Côme-,  reprit  le  chirurgien  en  faisant  un 
éclat  de  rire,  voici  une  plaisante  aventure!  Vive  Dieu  !  les 
apparences  sont  bien  trompeuses.  A  ces  mots,  m'imaginant 
qu'il  u'avoit  pas  plus  d'envie  que  moi  de  se  battre,  j'en 


1.  Un  chirurgien  de  campagne,  visitant  ses  malades  avec  une  épée  au 
côté,  pourrait  surprendre  en  France,  oîi  ce  n'est  pas  l'usage.  En  F.spagne, 
autrefois,  les  seuls  nobles  portaient  l'épée  en  temps  de  paix.  L'abus  indigne 
qu'ils  en  firent  contre  le  peuple  désarmé  obligea  les  rois  à  permettre  le  port 
d'armes  à  tout  le  monde.  C'était  remédier  à  un  mal  par  un  autre  ;  mais  enfin 
c'est  un  droit  dont  tout  Kspagnol  était  jaloux. 

2.  Saint  Corne,  médecin  martyr,  et  patron  des  chirurgiens. 


8  GIL  BLAS. 

devins  plus  insolent.  A  d'autres,  interrompis-je,  mon  ami, 
à  d'autres!  Ne  pensez  pas  que  je  me  paye  d'une  simple  néga- 
tive. Je  vois  bien,  répliqua-t-il ,  que  je  serai  obligé  de 
parler,  pour  prévenir  le  malheur  qui  arriveroit  à  vous  ou 
à  moi.  Je  vais  donc  vous  révéler  un  secret,  quoique  les 
hommes  de  notre  profession  ne  puissent  pas  être  .  trop 
discrets.  Si  la  dame  Lorença^  me  fait  entrer  à  la  sourdine 
dans  son  appartement,  c'est  pour  cacher  aux  domestiques 
la  connoissance  de  son  mal.  Elle  a  au  dos  un  cancer  invétéré 
que  je  vais  panser  tous  les  soirs.  Voilà  le  sujet  de  ces  visites 
qui  vous  alarment.  Ayez  donc  désormais  l'esprit  en  repos 
là-dessus.  Mais,  poursuivit-il,  si  vous  n'êtes  pas  satisfait  de 
cet  éclaircissement,  et  que  vous  vouliez  que  nous  en  venions 
absolument  aux  mains,  vous  n'avez  qu'à  parler;  je  ne  suis 
pas  homme  à  refuser  le  collet.  En  disant  ces  paroles  ,  il  tira 
sa  longue  rapière  qui  me  fit  frémir,  et  se  mit  en  garde  d'un 
air  qui  ne  me  promettoit  rien  de  bon.  C'est  assez,  lui  dis-je 
en  rengainant  mon  épée  ;  je  ne  suis  pas  un  brutal  à  n'écouter 
aucune  raison  ;  après  ce  que  vous  venez  de  m'apprendre, 
vous  n'êtes  plus  mon  ennemi.  Embrassons-nous.  S.  ce  dis- 
cours, qui  lui  fit  assez  connoître  que  je  n'étois  pas  si 
méchant  que  j'avois  paru  d'abord,  il  remit  en  riant  sa 
llamberge,  me  tendit  les  bras,  et  ensuite  nous  nous  sépa- 
râmes les  meilleurs  amis  du  monde. 

Depuis  ce  moment-là  Séphora  ne  s'offrit  plus  que  dés- 
agréablement à  ma  pensée.  J'éludai  toutes  les  occasions 
qu'elle  me  donna  de  l'entretenir  en  particulier;  ce  que  je  fis 
avec  tant  de  soin  et  d'alTectation,  qu'elle  s'en  aperçut. 
Etonnée  d'un  si  grand  changement,  elle  en  voulut  savoir  la 
cause;  et,  trouvant  enfin  le  moyen  de  me  parler  à  l'écart  : 
Monsieur  l'intendant,  me  dit-elle,  apprenez-moi,  de  grâce, 
pourquoi  vous  fuyez  jusqu'à  mes  regards.  Au  lieu  de  cher- 
cher comme  auparavant  l'occasion  de  m'entretenir,  vous 


LIVRE   VII,   CHAPITRE  1.  9 

prenez  soin  de  m'éviter.  Il  est  vrai  que  j'ai  fait  les  avances, 
raais  vous  y  avez  répondu  :  rappelez-vous,  s'il  vous  plaît, 
la  conversation  particulière  que  nous  avons  eue  ensemble  : 
vous  y  étiez  tout  de  feu;  vous  êtes  à  présent  tout  de  glace. 
Qu'est-ce  que  cela  signifie?  La  question  n'étoit  pas  peu  dé- 
licate pour  un  homme  naturel.  Aussi  je  fus  fort  embarrassé. 
Je  ne  me  souviens  plus  de  la  réponse  que  je  fis  à  la  dame  ; 
je  me  souviens  seulement  qu'elle  lui  déplut  infiniment. 
Séphora,  quoique  à  son  air  doux  et  modeste  on  l'eût  prise 
pour  un  agneau ,  étoit  un  tigre  quand  la  colère  la  dominoit. 
Je  croyois,  me  dit-elle  en  me  lançant  un  regard  plein  de 
dépit  et  de  rage,  je  croyois  faire  beaucoup  d'honneur  à  un 
petit  homme  comme  vous ,  en  lui  découvrant  des  sentiments 
que  de  nobles  cavaliers  feroient  gloire  d'exciter.  Je  suis  bien 
punie  de  m'être  indignement  abaissée  jusqu'à  un  malheu- 
reux aventurier. 

Elle  n'en  demeura  pas  Là;  j'en  aurois  été  quitte  à  trop 
bon  marché.  Sa  langue,  cédant  à  la  fureur,  me  donna  cent 
épithètes  qui  enchérissoient  les  unes  sur  les  autres.  Je  sais 
bien  que  j'aurois  dû  les  recevoir  de  sang-froid,  et  faire 
réflexion  qu'en  dédaignant  le  triomphe  d'une  vertu  que 
j'avois  tentée,  je  commettois  un  crime  que  les  femmes  ne 
pardonnent  point.  Mais  j'étois  trop  vif  pour  souffrir  des 
injures  dont  un  homme  sensé  n'auroit  fait  que  rire  à  ma 
place,  et  la  patience  m'échappa.  Madame,  lui  dis-je,  ne 
méprisons  personne.  Si  ces  nobles  cavaliers  dont  vous  parlez 
vous  avoient  vu  le  dos ,  je  suis  sûr  qu'ils  borneroient  là  leur 
curiosité.  Je  n'eus  pas  sitôt  lancé  ce  trait,  que  la  furieuse 
duègne  m'appliqua  le  plus  rude  soufflet  qu'ait  jamais  donné 
femme  outragée.  Je  n'en  attendis  pas  un  second,  et  j'évitai 
par  une  prompte  fuite  une  grêle  de  coups  qui  seroient  tombés 
sur  moi. 

Je  rendois  grâce  au  ciel  de  me  voir  hors  de  ce  mauvais 


40  GIL   BLAS. 

pas,  et  je  m'imagînoîs  n'avoir  plus  rien  à  craindre,  puisque 
la  dame  s'étoit  vengée.  11  me  sembloit  que ,  pour  son  hon- 
neur, elle  devoit  taire  l'aventure  :  effectivement  quinze 
jours  s'écoulèrent  sans  que  j'en  entendisse  parler.  Je  com- 
mençois  moi-même  à  l'oublier,  quand  j'appris  que  Séphora 
étoit  malade.  Je  fus  assez  bon  pour  m' affliger  de  cette  nou- 
velle. J'eus  pitié  de  la  dame.  Je  pensai  que ,  ne  pouvant 
vaincre  un  amour  si  mal  payé ,  cette  malheureuse  amante  y 
avoit  succombé.  Je  me  représentois  avec  douleur  que  j'étois 
la  cause  de  sa  maladie,  et  je  plaignois  du  moins  la  duègne, 
si  je  ne  pouvois  l'aimer.  Que  je  jugeois  mal  d'elle!  Sa  ten- 
dresse changée  en  haine  ne  songeoit  alors  qu'à  me  nuire. 

Un  matin  que  j'étois  avec  don  Alphonse,  je  trouvai  ce 
jeune  cavalier  triste  et  rêveur.  Je  lui  demandai  respectueu- 
sement ce  qu'il  avoit.  Je  suis  chagrin,  me  dit-il,  de  voir 
Séraphine  foible ,  injuste,  ingrate.  Cela  vous  étonne ,  ajouta- 
t-il  en  remarquant  que  je  l'écoutois  avec  surprise;  cepen- 
dant rien  n'est  plus  véritable.  J'ignore  quel  sujet  vous  avez 
pu  donner  à  la  dame  Lorença  de  vous  haïr;  mais  je  puis 
vous  assurer  que  vous  lui  êtes  devenu  odieux  à  un  point 
que,  si  vous  ne  sortez  au  plus  vite  de  ce  château,  sa  mort, 
dit-elle,  est  certaine.  Vous  ne  devez  pas  douter  que  Séra- 
phine, à  qui  vous  êtes  cher,  ne  se  soit  d'abord  révoltée 
contre  une  haine  qu'elle  ne  peut  servir  sans  injustice  et 
sans  ingratitude.  Mais  enfin  c'est  une  femme.  Elle  aime  ten- 
drement Séphora  qui  l'a  élevée.  C'est  pour  elle  une  mère 
que  cette  gouvernante  dont  elle  croiroit  avoir  le  trépas  à  se 
reprocher,  si  elle  n' avoit  la  foiblesse  de  la  satisfaire.  Pour 
moi,  quelque  amour  qui  m'attache  à  Séraphine,  je  n'aurai 
Jamais  la  lâche  complaisance  d'adhérer  à  ses  sentiments 
là-dessus.  Périssent  toutes  les  duègnes  d'Espagne,  avant  que 
je  consente  à  l'éloignenient  d'un  garçon  que  je  regarde  plutôt 
comme  un  frère  que  comme  un  domestique  I 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   L  11 

Lorsque  don  Alphonse  eut  ainsi  parlé,  je  lui  dis  :  Sei- 
gneur, je  suis  né  pour  être  le  jouet  de  la  fortune.  J'avois 
compté  qu'elle  cesseroit  de  me  persécuter  chez  vous,  où 
tout  me  promettoit  des  jours  heureux  et  tranquilles.  11  faut 
pourtant  me  résoudre  à  m'en  bannir,  quelque  agrément  que 
j'y  trouve.  Non,  non,  s'écria  le  généreux  fils  de  don  César; 
laissez-moi  faire  entendre  raison  à  Séraphine.  Il  ne  sera  pas 
dit  que  vous  aurez  été  sacrifié  aux  caprices  d'une  duègne 
pour  qui  d'ailleurs  on  n'a  que  trop  de  considération.  Vous 
ne  ferez ,  lui  répliquai-je ,  seigneur,  qu'aigrir  Séraphine  en 
résistant  à  ses  volontés.  J'aime  mieux  me  retirer  que  de 
m' exposer  par  un  plus  long  séjour  ici  à  mettre  la  division 
entre  deux  époux  si  parfaits.  Ce  serait  un  malheur  dont  je 
ne  me  consolerois  de  ma  vie. 

Don  Alphonse  me  défendit  de  prendre  ce  parti;  et  je  le 
vis  si  ferme  dans  le  dessein  de  me  soutenir,  qu'indubitable- 
ment Lorença  en  auroit  eu  le  démenti,  si  j'eusse  voulu  tenir 
bon;  ce  que  j'aurois  fait  si  je  n'eusse  écouté  que  mon  res- 
sentiment. Il  y  avoit  des  moments  où,  piqué  contre  la 
duègne ,  j'étois  tenté  de  ne  la  point  ménager  ;  mais  quand 
je  venois  à  considérer  qu'en  révélant  sa  honte  ce  seroit  poi- 
gnarder une  pauvre  créature  dont  je  causois  tout  le  mal- 
heur, et  que  deux  maux  sans  remède  conduisoient  visi- 
blement au  tombeau,  je  ne  me  sentois  plus  que  de  la 
compassion  pour  elle.  Je  jugeai,  puisque  j'étois  un  mortel 
si  dangereux ,  que  je  devois  en  conscience  rétablir  par  ma 
retraite  la  tranquillité  dans  le  château  ;  ce  que  j'exécutai  dès 
le  lendemain  avant  le  jour,  sans  dire  adieu  à  mes  deux 
maîtres,  de  peur  qu'ils  ne  s'opposassent  à  mon  départ  par 
amitié  pour  moi.  Je  me  contentai  de  laisser  dans  ma  chambre 
un  écrit  qui  contenoit  un  compte  exact  que  je  leur  rendois 
de  mon  administration. 


i|2  GIL  BLAS.  ^^ 


CHAPITRE  II. 

Ce  que  devint  Gil  Blas  après  sa  sortie  du  château  de  Leyva,  et  des  heureuses  suites 
qu'eut  le  mauvais  succès  de  ses  amours. 

J'étois  monté  sur  un  Don  cneval  qui  m'appartenoit,  et  je 
portois  dans  ma  valise  deux  cents  pistoles ,  dont  la  meilleure 
partie  me  venoit  des  bandits  tués  et  des  trois  mille  ducats 
volés  à  Samuel  Simon;  car  don  Alphonse,  sans  me  faire 
rendre  ce  que  j'avois  touché,  avoit  restitué  cette  somme 
entière  de  ses  propres  deniers.  Ainsi ,  regardant  mes  effets 
comme  un  bien  devenu  légitime  par  cette  restitution ,  j'en 
jouissois  sans  scrupule.  Je  possédois  donc  un  fonds  qui  ne 
me  permettoit  pas  de  m'embarrasser  de  l'avenir,  outre  la 
confiance  qu'on  a  toujours  en  son  mérite  à  l'âge  que  j'avois. 
D'ailleurs,  Tolède  m'offroit  un  asile  agréable.  Je  ne  doutois 
point  que  le  comte  de  Polan  ne  se  fît  un  plaisir  de  bien  rece- 
voir un  de  ses  libérateurs,  et  de  lui  donner  un  logement 
dans  sa  maison.  Mais  j'envisageois  ce  seigneur  comme  mon 
pis  aller;  et  je  résolus,  avant  que  d'avoir  recours  à  lui,  de 
dépenser  une  partie  de  mon  argent  à  voyager  dans  les 
royaumes  de  Murcie  et  de  Grenade ,  que  j'avois  particulière- 
ment envie  de  voir.  Dans  ce  dessein  je  pris  le  chemin  d'Al- 
mansa,  d'où,  poursuivant  ma  route,  j'allai  de  ville  en  ville 
jusqu'à  celle  de  Grenade,  sans  qu'il  m'arrivàt  aucune  mau- 
vaise aventure.  Il  sembloit  que  la  fortune ,  satisfaite  de  tant 
de  tours  qu'elle  m'avoit  joués,  voulût  enfin  me  laisser  en 
repos.  Mais  la  traîtresse  m'en  préparoit  bien  d'autres,  comme 
on  le  verra  dans  la  suite. 

Une  des  premières  personnes  que  je  rencontrai  dans  les 
rues  de  Grenade  fut  le  seigneur  don  Fernand  de  Leyva, 
gendre ,  ainsi  que  don  Alphonse ,  du  comte  de  Polan.  Nous 


LIVRE  VII,  CHAPITRE   II.  13 

fûmes  également  surpris  l'un  et  l'autre  de  nous  trouver  là. 
Comment  donc,  Gil  Blas,  s'écria-t-il,  vous  dans  cette  ville! 
qui  vous  amène  ici?  Seigneur,  lui  dis-je,  si  vous  êtes  étonné 
de  me  voir  en  ce  pays-ci,  vous  le  serez  bien  davantage 
quand  vous  saurez  pourquoi  j'ai  quitté  le  service  du  sei- 
gneur don  César  et  de  son  fils.  Alors  je  lui  contai  tout  ce 
qui  s'étoit  passé  entre  Séphora  et  moi ,  sans  lui  rien  dé- 
guiser. Il  en  rit  de  bon  cœur;  puis,  reprenant  son  sérieux: 
Mon  ami,  me  dit-il,  je  vous  offre  ma  médiation  dans  cette 
affaire.  Je  vais  écrire  à  ma  belle-sœur...  Non,  non,  sei- 
gneur, interrompis-je,  ne  lui  écrivez  point,  je  vous  prie.  Je 
ne  suis  pas  sorti  du  château  de  Leyva  pour  y  retourner. 
Faites,  s'il  vous  plaît,  un  autre  usage  de  la  bonté  que  vous 
avez  pour  moi.  Si  quelqu'un  de  vos  amis  a  besoin  d'un 
secrétaire  ou  d'un  intendant,  je  vous  conjure  de  lui  parler 
en  ma  faveur.  J'ose  vous  assurer  qu'il  ne  vous  reprochera 
pas  de  lui  avoir  dofiné  un  mauvais  sujet.  Très-volontiers, 
répondit-il;  je  ferai  ce  que  vous  souhaitez.  Je  suis  venu  à 
Grenade  pour  voir  une  vieille  tante  malade  :  j'y  serai  encore 
trois  semaines,  après  quoi  je  partirai  pour  me  rendre  à  mon 
château  de  Lorqui,  où  j'ai  laissé  Julie.  Je  demeure  dans 
cette  maison,  poursuivit-il,  en  me  montrant  un  hôtel  qui 
étoit  à  cent  pas  de  nous.  Venez  me  trouver  dans  quelques 
jours;  je  vous  aurai  peut-être  déjà  déterré  un  poste  con- 
venable. 

Effectivement,  dès  la  première  fois  que  nous  nous  re- 
vîmes, il  me  dit  :  Monsieur  l'archevêque  de  Grenade,  mon 
parent  et  mon  ami ,  voudroit  avoir  près  de  lui  un  homme  qui 
eût  de  la  littérature  et  une  bonne  main  pour  mettre  au  net 
ses  écrits;  car  c'est  un  grand  auteur.  Il  a  composé  je  ne  sais 
combien  d'homélies,  et  il  en  fait  encore  tous  les  jours  qu'il 
prononce  avec  applaudissement.  Comme  je  vous  crois  son 
fait,  je  vous  ai  proposé,  et  il  m'a  promis  de  vous  prendre. 


li  GIL  BLAS. 

Allez  vous  présenter  à  lui  de  ma  part;  vous  jugerez,  par  la 
réception  qu'il  vous  fera,  si  je  lui  ai  parlé  de  vous  avanta- 
geusement. 

La  condition  me  parut  telle  que  je  la  pouvois  désirer. 
Vinsi,  m'étant  préparé  de  mon  mieux  à  paroître  devant  le 
prélat,  je  me  rendis  un  matin  à  l'archevêché.  Si  j'imitois  les 
faiseurs  de  romans,  je  ferois  une  pompeuse  description  du 
palais  épiscopal  de  Grenade  ;  je  m'étendrois  sur  la  structure 
du  bâtiment;  je  vanterois  la  richesse  des  meubles;  je  par- 
lerois  des  statues  et  des  tableaux  qui  y  étoient;  je  ne  ferois 
pas  grâce  au  lecteur  de  la  moindre  des  histoires  qu'ils  repré- 
sentoient  :  mais  je  me  contenterai  de  dire  qu'il  égaloit  en 
magnificence  le  palais  de  nos  rois. 

Je  trouvai  dans  les  appartements  un  peuple  d'ecclésias- 
tiques et  de  gens  d'épée,  dont  la  plupart  étoient  des  offi- 
ciers de  monseigneur,  ses  aumôniers,  ses  gentilshommes, 
ses  écuyers  ou  ses  valets  de  chambre.  Les  laïques  avoient 
tous  des  habits  superbes  ;  on  les  auroit  plutôt  pris  pour  des 
seigneurs  que  pour  des  domestiques.  Ils  étoient  fiers  et  fai- 
soient  les  hommes  de  conséquence.  Je  ne  pus  m'empêcher 
de  rire  en  les  considérant,  et  de  m'en  moquer  en  moi- 
même.  Parbleu!  disois-je,  ces  gens-ci  sont  bien  heureux  de 
porter  le  joug  de  la  servitude  sans  le  sentir;  car  enfin,  s'ils  le 
sentoient,  il  me  semble  qu'ils  auroient  des  manières  moins 
orgueilleuses.  Je  m'adressai  à  un  grave  et  gros  personnage 
qui  se  tenoit  à  la  porte  du  cabinet  de  l'archevêque ,  pour 
l'ouvrir  et  la  fermer  quand  il  le  falloit.  Je  lui  demandai  civi- 
lement s'il  n'y  avoit  pas  moyen  de  parler  à  monseigneur. 
Attendez,  me  dit-il  d'un  air  sec;  Sa  Grandeur  va  sortir  pour 
aller  entendre  la  messe;  elle  vous  donnera  en  passant  un 
moment  d'audience.  Je  ne  répondis  pas  un  mot.  Je  m'armai 
de  patience,  et  je  m'avisai  de  vouloir  lier  conversation  avec 
quelques-uns  des  officiers  ;  mais  ils  commencèrent  à  m'exa- 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   IL  15 

miner  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  sans  daigner  me 
répondre  une  syllabe  ;  après  quoi  ils  se  regardèrent  les  uns 
les  autres  en  souriant  avec  orgueil  de  la  liberté  que  j'avois 
prise  de  me  mêler  à  leur  entretien. 

Je  demeurai,  je  l'avoue,  tout  déconcerté  de  me  voir 
traiter  ainsi  par  des  valets.  Je  n'étois  pas  encore  bien  remis 
de  ma  confusion ,  quand  la  porte  du  cabinet  s'ouvrit.  L'ar- 
chevêque parut.  11  se  fit  aussitôt  un  profond  silence  parmi  ses 
officiers ,  qui  quittèrent  tout  à  coup  leur  maintien  insolent 
pour  en  prendre  un  respectueux  devant  leur  maître.  Ce 
prélat  étoit  dans  sa  soixante-neuvième  année,  fait  à  peu  près 
comme  mon  oncle  le  chanoine  Gil  Perez,  c'est-à-dire  gros 
et  court.  11  avoit  par-dessus  le  marché  les  jambes  fort  tour- 
nées en  dedans,  et  il  étoit  si  chauve,  qu'il  ne  lui  restoit 
qu'un  toupet  de  cheveux  par  derrière;  ce  qui  l'obligeoit 
d'emboîter  sa  tête  dans  un  bonnet  de  laine  fine  à  longues 
oreilles.  Malgré  tout  cela,  je  lui  trouvois  l'air  d'un  homme 
de  qualité,  sans  doute  parce  que  je  savois  qu'il  en  étoit  un. 
Nous  autres  personnes  du  commun,  nous  regardons  les 
grands  seigneurs  avec  une  prévention  qui  leur  prête  sou- 
vent un  air  de  grandeur  que  la  nature  leur  a  refusé. 

L'archevêque  s'avança  vers  moi  d'abord,  et  me  demanda 
d'un  ton  de  voix  plein  de  douceur  ce  que  je  souhaitois.  Je 
lui  dis  que  j'étois  le  jeune  homme  dont  le  seigneur  don  Fer- 
nand  de  Leyva  lui  avoit  parlé.  11  ne  me  donna  pas  le  temps 
de  lui  en  dire  davantage.  Ah  !  c'est  vous,  s'écria-t-il,  c'est 
vous  dont  il  m'a  fait  un  si  bel  éloge  ?  Je  vous  retiens  à  mon 
service;  vous  êtes  une  bonne  acquisition  pour  moi.  Vous 
n'avez  qu'à  demeurer  ici.  A  ces  mots  il  s'appuya  sur  deux 
écuyers,  et  sortit  après  avoir  écouté  des  ecclésiastiques  qui 
avoient  quelque  chose  à  lui  communiquer.  A  peine  fut-il 
hors  de  la  chambre  où  nous  étions ,  que  les  mêmes  officiers 
qui  avoient  dédaigné  ma  conversation  vinrent  la  rechercher. 


46  GIL  BLAS. 

Les  voilà  qui  m'environnent,  qui  me  gracieusent  et  me 
témoignent  de  la  joie  de  me  voir  devenir  commensal  de  l'ar- 
chevêché.  Ils  avoient  entendu  les  paroles  que  leur  maître 
m'avoit  dites,  et  ils  mouroient  d'envie  de  savoir  sur  quel 
pied  j'allois  être  auprès  de  lui;  mais  j'eus  la  malice  de 
ne  pas  contenter  leur  curiosité  pour  me  venger  de  leurs 
mépris. 

Monseigneur  ne  tarda  guère  à  revenir.  Il  me  fit  entrer 
dans  son  cabinet  pour  m'entretenir  en  particulier.  Je  jugeai 
bien  qu'il  avoit  dessein  de  tâter  mon  esprit.  Je  me  tins  sur 
mes  gardes,  et  me  préparai  à  mesurer  tous  mes  mots.  II 
m'interrogea  d'abord  sur  les  humanités.  Je  ne  répondis 
pas  mal  à  ses  questions  ;  il  vit  que  je  connoissois  assez  les 
auteurs  grecs  et  latins.  Il  me  mit  ensuite  sur  la  dialectique  ; 
c'est  où  je  l'attendois.  Il  me  trouva  là-dessus  ferré  à  glace. 
Votre  éducation ,  me  dit-il  avec  quelque  sorte  de  surprise , 
n'a  point  été  négligée.  Voyons  présentement  votre  écriture. 
J'en  tirai  de  ma  poche  une  feuille  que  j'avois  apportée 
exprès.  Mon  prélat  n'en  fut  pas  mal  satisfait.  Je  suis  content 
de  votre  main,  s'écria-t-il,  et  plus  encore  de  votre  esprit. 
Je  remercierai  mon  neveu  don  Fernand  de  m'avoir  donné  un 
si  joli  garçon;  c'est  un  vrai  présent  qu'il  m'a  fait. 

Nous  fûmes  interrompus  par  l'arrivée  de  quelques  sei- 
gneurs grenadins  qui  venoient  dîner  avec  l'archevêque.  Je 
les  laissai  ensemble,  et  me  retirai  parmi  les  officiers,  qui  me 
prodiguèrent  alors  les  honnêtetés.  J'allai  manger  avec  eux 
quand  il  en  fut  temps,  et,  s'ils  m'observèrent  pendant  le 
repas,  je  les  examinai  bien  aussi.  Quelle  sagesse  il  y  avoit 
dans  l'extérieur  des  ecclésiastiques  !  Ils  me  parurent  de 
saints  personnages,  tant  le  lieu  où  j'élois  tenoit  mon  esprit 
en  respect!  11  ne  me  vint  pas  seulement  en  pensée  que 
c'étoit  de  la  fausse  monnoie ,  comme  si  l'on  n'en  poavoit 
pas  voir  chez  les  princes  de  l'Église  ! 


LIVlîE   VH.   CHAPITRE   II.  17 

'  J'étois  assis  auprès  d'un  vieux  valet  de  chambre  nommé 
Melchior  de  la  Ronda.  Il  prenoit  soin  de  me  servir  de  bons 
morceaux.  L'attention  qu'il  avoit  pour  moi  m'en  donna  pour 
lui ,  et  ma  politesse  le  charma.  Seigneur  cavalier,  me  dit-il 
tout  bas  après  le  dîner,  je  voudrois  bien  avoir  une  conver- 
sation, particulière  avec  vous.  En  même  temps  il  me  mena 
dans  un  endroit  du  palais  où  personne  ne  pouvoit  nous 
entendre;  et  là  il  me  tint  ce  discours  :  Mon  fds,  dès  le  pre- 
mier instant  que  je  vous  ai  vu,  je  me  suis  senti  pour  vous  de 
l'inclination.  Je  veux  vous,  en  donner  une  marque  certaine 
en  vous  faisant  une  confidence  qui  vous  sera  d'une  grande 
utilité.  Vous  êtes  ici  dans  une  maison  où  les  vrais  et  les  faux 
dévots  vivent  pêle-mêle.  Il  vous  faudroit  un  temps  infini 
pour  connoître  le  terrain.  Je  vais  vous  épargner  une  si 
longue  et  si  désagréable  étude ,  en  vous  découvrant  les 
caractères  des  uns  et  des  autres.  Après  cela  vous  pourrez 
facilement  vous  conduire. 

Je  commencerai,  poursuivit-il,  par  monseigneur.  C'est 
un  prélat  fort  pieux  qui  s'occupe  sans  cesse  à  édifier  le 
peuple,  à  le  porter  à  la  vertu  par  des  sermons  pleins  d'une 
morale  excellente ,  qu'il  compose  lui-même.  11  a  depuis 
vingt  années  quitté  la  cour  pour  s'abandonner  entièrement 
au  zèle  qu'il  a  pour  son  troupeau.  C'est  un  savant  person- 
nage, un  grand  orateur:  il  met  tout  son  plaisir  à  prêcher, 
et  ses  auditeurs  sont  ravis  de  l'entendre.  Peut-être  y  a-t-il 
un  peu  de  vanité  dans  son  fait;  mais,  outre  que  ce  n'est 
point  aux  hommes  à  pénétrer  les  cœurs,  il  me  siéroit  mal 
d'éplucher  les  défauts  d'une  personne  dont  je  mange  le 
pain.  S'il  m'étoit  permis  de  reprendre  quelque  chose  dans 
mon  maître,  je  blàmerois  sa  sévérité.  Au  lieu  d'avoir  de 
l'indulgence  pour  les  foibles  ecclésiastiques,  il  les  punit 
avec  trop  de  rigueur.  Il  persécute  surtout  sans  miséricorde 
ceux  qui,  comptant  sur  leur  innocence,  entreprennent  de  se 


Hfi  GIL  BLAS. 

justifier  juridiquement,  au  mépris  de  son  autorité.  Je  lui 
trouve  encore  un  autre  défaut  qui  lui  est  commun  avec  bien 
des  personnes  de  qualité  :  quoiqu'il  aime  ses  domestiques, 
il  ne  fait  aucune  attention  à  leurs  services ,  et  il  les  laissera 
vieillir  dans  sa  maison  sans  songer  à  leur  procurer  quelque 
établissement.  Si  quelquefois  il  leur  fait  des  gratifications, 
ils  ne  les  doivent  qu'à  la  bonté  de  quelqu'un  qui  aura  parlé 
pour  eux  :  il  ne  s' aviseroit  jamais  de  lui-même  de  leur  faire 
le  moindre  bien. 

Voilà  ce  que  le  vieux  valet  de  chambre  me  dit  de  son 
maître.  Il  me  dit  après  cela  ce  qu'il  pensoit  des  ecclésiasti- 
ques avec  qui  nous  avions  dîné.  11  m'en  fit  des  portraits  qui 
ne  s'accordoient  guère  avec  leur  maintien.  Il  ne  me  les 
donna  pas  à  la  vérité  pour  de  malhonnêtes  gens ,  mais  seu- 
lement pour  d'assez  mauvais  prêtres.  Il  en  excepta  pourtant 
quelques-uns  dont  il  me  vanta  fort  la  vertu.  Je  ne  fus  plus 
embarrassé  de  ma  contenance  avec  ces  messieurs.  Dès  le 
soir  même,  en  soupant,  je  me  parai  comme  eux  d'un  dehors 
sage  ;  cela  ne  coûte  rien.  11  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  y  a 
tant  d'hypocrites. 


CHAPITRE  III. 

Gil  Blas  devient  le  favori  de  l'archevêque  de  Grenade  et  le  cana!  de  ses  grâces 

J'avois  été  dans  l'après-dînée  chercher  mes  hardes  et 
mon  cheval  à  l'hôtellerie  ou  j'étois  logé ,  après  quoi  j'étois 
revenu  souper  à  l'archevêché,  où  l'on  m'avoit  préparé  une 
chambre  fort  propre  et  un  lit  de  duvet.  Le  jour  suivant 
monseigneur  me  fit  appeler  de  bon  matin.  C'étoit  pour  me 
donner  une  homélie  à  transcrire.  Mais  il  me  recommanda 
de  la  copier  avec  toute  l'exactitude  possible.  Je  n'y  manquai 
pas;  je  n'oubliai  ni  accent,  ni  point,  ni  virgule.  Aussi  la 


LIVRE  VII,   CHAPITRE  III.  ID 

joie  qu'il  en  témoigna  fut  mêlée  de  surprise.  Père  éternel! 
s'écria-t-il  avec  transport  lorsqu'il  eut  parcouru  des  yeux 
tous  les  feuillets  de  ma  copie,  vit-on  jamais  rien  de  plus 
correct?  Vous  êtes  trop  bon  copiste  pour  n'être  pas  gram- 
mairien. Parlez-moi  confidemment,  mon  ami  :  n'avez-vous 
rien  trouvé  en  écrivant  qui  vous  ait  choqué?  quelque  négli- 
gence dans  le  style  ou  quelque  terme  impropre?  Cela  peut 
fort  bien  m' être  échappé  dans  le  feu  de  la  composition.  Oh  ! 
monseigneur,  lui  répondis-je  d'un  air  modeste ,  je  ne  suis 
point  assez  éclairé  pour  faire  des  observations  critiques  ;  et 
quand  je  le  serois,  je  suis  persuadé  que  les  ouvrages  de 
votre  grandeur  braveroient  ma  censure.  Le  prélat  sourit 
de  ma  réponse.  Il  ne  répliqua  point;  mais  il  me  laissa  voii-, 
au  travers  de  toute  sa  piété,  qu'il  n'étoit  pas  auteur 
impunément. 

J'achevai  de  gagner  ses  bonnes  grâces  par  cette  flatterie. 
Je  lui  devins  plus  cher  de  jour  en  jour,  et  j'appris  enfin  de 
don  Fernand,  qui  le  venoit  voir  très-souvent,  que  j'en  étois 
aimé  de  manière  que  je  pouvois  compter  ma  fortune  faite. 
Cela  me  fut  confirmé  peu  de  temps  après  par  mon  maître 
même;  et  voici  à  quelle  occasion.  Un  soir  il  répéta  devant 
moi  avec  enthousiasme,  dans  son  cabinet,  une  homélie  qu'il 
devoit  prononcer  le  lendemain  dans  la  cathédrale.  Il  ne  se 
contenta  pas  de  me  demander  ce  que  j'en  pensois  en  général, 
il  m'obligea  de  lui  dire  les  endroits  qui  m'avoient  le  plus 
frappé.  J'eus  le  bonheur  de  lui  citer  ceux  qu'il  estimoit 
davantage,  ses  morceaux  favoris.  Par  là  je  passai  dans  son 
esprit  pour  un  homme  qui  avoit  une  connoissance  délicate 
des  vraies  beautés  d'un  ouvrage.  Voilà,  s'écria-t-il,  ce  qu'on 
appelle  avoir  du  goût  et  du  sentiment!  Va,  mon  ami,  tu 
n'as  pas,  je  t'assure ,  l'oreille  béotienne.  En  un  mot ,  il  fut  si 
content  de  moi ,  qu'il  me  dit  avec  vivacité  :  Sois ,  Gil  Blas , 
sois  désormais  sans  inquiétude  sur  ton  sort  ;  je  me  charge 


20  GIL   BLAS. 

(le  t'en  faire  un  des  plus  agréables.  Je  t'aime ,  et  pour  te  le 
prouver,  je  te  fais  mon  confident. 

Je  n'eus  pas  sitôt  entendu  ces  paroles,  que  je  tombai 
aux  pieds  de  sa  grandeur,  tout  pénétré  de  reconnoissance. 
J'embrassai  de  bon  cœur  ses  jambes  cagneuses,  et  je  me 
regardai  comme  un  homme  qui  étoit  en  train  de  s'enrichir. 
Oui,  mon  enfant,  reprit  l'archevêque,  dont  mon  action  avoit 
interrompu  le  discours,  je  veux  te  rendre  dépositaire  de 
mes  plus  secrètes  pensées.  Écoute  avec  attention  ce  que  je 
vais  te  dire.  Je  me  plais  à  prêcher.  Le  Seigneur  bénit  mes 
homélies;  elles  touchent  les  pécheurs,  les  font  rentrer  en 
eux-mêmes  et  recourir  à  la  pénitence.  J'ai  la  satisfaction 
de  voir  un  avare,  effrayé  des  images  que  je  présente  à  sa 
cupidité,  ouvrir  ses  trésors  et  les  répandre  d'une  prodigue 
main;  d'arracher  un  voluptueux  aux  plaisirs,  de  remplir 
d'ambitieux  les  ermitages,  et  d'affermir  dans  son  devoir  une 
épouse  ébranlée  par  un  amant  séducteur.  Ces  conversions, 
qui  sont  fréquentes,  devroient  toutes  seules  m'exciter  au 
travail.  Néanmoins,  je  t'avouerai  ma  foiblesse ,  je  me  pro- 
pose encore  un  autre  prix,  un  prix  que  la  délicatesse  de  ma 
vertu  me  reproche  inutilement  :  c'est  l'estime  que  le  monde 
a  pour  les  écrits  fins  et  limés.  L'honneur  de  passer  pour  un 
parfait  orateur  a  des  charmes  pour  moi.  On  trouve  mes 
ouvrages  également  forts  et  délicats;  mais  je  voudrois  bien 
éviter  le  défaut  des  bons  auteurs  qui  écrivent  trop  long- 
temps, et  me  sauver  avec  toute  ma  réputation. 

Ainsi ,  mon  cher  Gil  Blas ,  continua  le  prélat,  j'exige  une 
chose  de  ton  zèle  :  quand  tu  t'apercevras  que  ma  plume 
sentira  la  vieillesse,  lorsque  tu  me  verras  baisser,  ne 
manque  pas  de  m'en  avertir.  Je  ne  me  fie  point  à  moi  là- 
dessus;  mon  amour-propre  pourroit  me  séduire.  Cette 
remarque  demande  un  esprit  désintéressé.  Je  fais  choix  du 
tien  que  je  connois  bon;  je  m'en  rapporterai  à  ton  jugement. 


LIVRE  Vn,    CHAPITRE  III.  21 

Grâce  au  ciel,  lui  dis-je,  monseigneur,  vous  êtes  encore 
fort  éloigné  de  ce  temps-là.  De  plus,  un  esprit  de  la  trempe 
de  celui  de  votre  grandeur  se  conservera  beaucoup  mieux 
qu'un  autre,  ou,  pour  parler  plus  juste,  vous  serez  tou- 
jours le  même.  Je  vous  regarde  comme  un  autre  cardinal 
Ximenès,  dont  le  génie  supérieur,  au  lieu  de  s'affoiblir  par 
les  années,  sembloit  en  recevoir  de  nouvelles  forces.  Point 
de  flatterie,  interrompit-il,  mon  ami!  Je  sais  que  je  puis 
tomber  tout  d'un  coup.  A  mon  âge  on  commence  à  sentir 
les  infirmités,  et  les  infirmités  du  corps  altèrent  l'esprit. 
Je  te  le  répète,  Gil  Blas,  dès  que  tu  jugeras  que  ma  tête 
s'afToiblira,  donne-m'en  aussitôt  avis.  Ne  crains  pas  d'être 
franc  et  sincère;  je  recevrai  cet  avertissement  comme  une 
marque  d'affection  pour  moi.  D'ailleurs,  il  y  va  de  ton 
intérêt  :  si  par  malheur  pour  toi  il  me  revenoit  qu'on  dît 
dans  la  ville  que  mes  discours  n'ont  plus  leur  force  ordi- 
naire, et  que  je  devrois  me  reposer,  je  te  le  déclare  tout 
net,  tu  perdrois  avec  mon-  amitié  la  fortune  que  je  t'ai 
promise.  Tel  seroit  le  fruit  de  ta  sotte  discrétion. 

Le  patron  cessa  de  parler  en  cet  endroit  pour  entendre 
ma  réponse,  qui  fut  une  promesse  de  faire  ce  qu'il  souhai- 
toit.  Définis  ce  moment-là  il  n'eut  plus  rien  de  caché  pour 
moi;  je  devins  son  favori.  Tous  les  domestiques,  excepté 
Melchior  de  la  Ronda,  ne  s'en  aperçurent  pas  sans  envie. 
C'étoit  une  chose  à  voir  que  la  manière  dont  les  gentils- 
hommes et  les  écuyers  vivoient  alors  avec  le  confident  de 
monseigneur  :  ils  n'avoient  pas  honte  de  faire  des  bassesses 
pour  captiver  ma  bienveillance;  je  ne  pouvois  croire  qu'ils 
fussent  Espagnols.  Je  ne  laissai  pas  de  leur  rendre  service, 
sans  être  la  dupe  de  leurs  politesses  intéressées.  Monsieur 
l'archevêque,  à  ma  prière,  s'employa  pour  eux.  Il  fit  donner 
à  l'un  une  compagnie,  et  le  mit  en  état  de  faire  figure  dans 
les  troupes.  Il  en  envoya  un  autre  au  Mexique  remplir  un 


22  GIL  BLAS. 

emploi  considérable  qu'il  lui  fit  avoir  %  et  j'obtins  pour  mon 
ami  Melchior  une  bonne  gratification.  J'éprouvai  parla  que 
si  le  prélat  ne  prévenoit  pas  ,  du  moins  il  refusoit  rarement 
ce  qu'on  lui  demandoit. 

Mais  ce  que  je  fis  pour  un  prêtre  me  paroît  mériter  un 
détail.  Un  jour,  certain  licencié  appelé  Louis  Garcias, 
homme  jeune  encore  et  de  très-bonne  mine,  me  fut  pré- 
senté par  notre  maître  d'hôtel  qui  me  dit  :  Seigneur  Gil 
Blas,  vous  voyez  un  de  mes  meilleurs  amis  dans  cet  honnête 
ecclésiastique.  Il  a  été  aumônier  chez  des  religieuses.  La 
médisance  n'a  point  épargné  sa  vertu.  On  l'a  noirci  dans 
l'esprit  de  monseigneur  qui  l'a  interdit,  et  qui,  par  mal- 
heur, est  si  prévenu  contre  lui,  qu'il  ne  veut  écouter  aucune 
sollicitation  en  sa  faveur.  Nous  avons  inutilement  employé 
les  premières  personnes  de  Grenade  pour  le  faire  réhabi- 
liter :  notre  maître  est  inflexible. 

Messieurs,  leur  dis-je,  voilà  une  affaire  bien  gâtée.  Il 
vaudroit  mieux  qu'on  n'eût  point  sollicité  pour  le  seigneur 
licencié.  On  lui  a  rendu  un  mauvais  office  en  voulant  le 
servir.  Je  connois  monseigneur  :  les  prières  et  les  recom- 
mandations ne  font  qu'aggraver  dans  son  esprit  la  faute 
d'un  ecclésiastique;  il  n'y  a  pas  longtemps  que  je  le  lui  ai 
ouï  dire  à  lui-même.  Plus,  disoit-il,  un  prêtre  qui  est  tombé 
dans  l'irrégularité  engage  de  personnes  à  me  parler  pour  lui, 
plus  il  augmente  le  scandale,  et  plus  j'ai  de  sévérité.  Cela 
est  fâcheux,  reprit  le  maître  d'hôtel ,  et  mon  ami  seroit  bien 
em])arrassé  s'il  n'avoit  pas  une  bonne  main.  Heureusement 
il  écrit  a  ravir,  et  il  se  tire  d  intrigue  par  ce  talent.  Je  fus 
curieux  de  voir  si  l'écriture  qu'on  me  vantoit  valoit  mieux 
que  la  mienne.  Le  licencié,  qui  en  avoit  sur  lui,  m'en  mon- 
tra une   page  que  j'admirai  :  il  sembloit   que   ce   fut  un 

1.  Nous  retrouverons  ci-après  ce  gentilhomme  que  Gil  Bla^  avait  fait  placer 
au  Mexique:  c'est  André  de  Tordesillas.  (Liv.  IV,  cliap.  iv.) 


LIVHE   VII,    CHAPITRE   III.  23 

exemple  de  maître  écrivain.  En  considérant  une  si  belle 
écriture,  il  me  vint  une  idée.  Je  priai  Garcias  de  me  laisser 
ce  papier,  en  lui  disant  que  j'en  poufrois  faire  quelque 
chose  qui  lui  seroit  utile;  que  je  ne  ra'expliquois  pas  dans 
ce  moment,  mais  que  le  lendemain  je  lui  en  dirois  davan- 
tage. Le  licencié,  à  qui  le  maître  d'hôtel  avoit  apparemment 
fait  l'éloge  de  mon  esprit,  se  retira  aussi  content  que  s'il 
eût  déjà  été  remis  dans  ses  fonctions. 

J'avois  véritablement  envie  qu'il  le  fût;  et  dès  le  jour 
même  j'y  travaillai  de  la  manière  que  je  vais  le  dire.  J'étois 
seul  avec  l'archevêque;  je  lui  fis  voir  l'écriture  de  Garcias. 
Mon  patron  en  parut  charmé.  Alors,  profitant  de  l'occasion: 
Monseigneur,  lui  dis-je,  puisque  vous  ne  voulez  pas  faire 
imprimer  vos  homélies,  je  souhaiterois  du  moins  qu'elles 
fussent  écrites  comme  cela. 

Je  suis  satisfait  de  ton  écriture,  me  repondit  le  prélat  ; 
mais  je  t'avoue  que  je  ne  serois  pas  fâché  d'avoir  de  cette 
main-là  une  copie  de  mes  ouvrages.  Votre  grandeur,  lui 
répliquai-je ,  n'a  qu'à  parler.  L'homme  qui  peint  si  bien  est 
un  licencié  de  ma  connoissance.  Il  sera  d'autant  plus  ravi 
de  vous  faire  ce  plaisir,  qu'il  pourra  par  ce  moyen  intéresser 
votre  clémence  à  le  tirer  de  la  triste  situation  où  il  a  le 
malheur  de  se  trouver  présentement. 

Le  prélat  ne  manqua  pas  de  demander  comment  se  nom- 
moit  ce  licencié.  Il  s'appelle,  lui  dis-je,  Louis  Garcias.  11 
est  au  désespoir  de  s'être  attiré  votre  disgrâce.  Ce  Garcias, 
interrompit-il,  a,  si  je  ne  me  trompe,  été  aumônier  dans 
un  couvent  de  filles.  11  a  encouru  les  censures  ecclésias- 
tiques. Je  me  souviens  encore  des  mémoires  qui  m'ont  été 
donnés  contre  lui.  Ses  mœurs  ne  sont  pas  fort  bonnes.  Mon- 
seigneur, interrompis-je  à  mon  tour,  je  n'entreprendrai 
point  de  le  justifier;  mais  je  sais  qu'il  a  des  ennemis.  Il 
prétend  que  les  auteurs  des  mémoires  que  vous  avez  vus  se 


n  GIL  BLAS. 

sont  plus  attachés  à  lui  rendre  de  mauvais  offices  qu'à  dire 
la  vérité.  Cela  peut  être ,  reprit  l'archevêque  :  il  y  a  dans 
le  monde  des  esprits  bien  dangereux.  D'ailleurs,  je  veux  que 
sa  conduite  n'ait  pas  toujours  été  irréprochable  :  il  peut  s'en 
être  repenti;  enfin,  à  tout  péché  miséricorde.  Amène-moi 
ce  licencié  ;  je  lève  l'interdiction. 

C'est  ainsi  que  les  hommes  les  plus  sévères  rabattent  de 
leur  sévérité,  q^land  leur  plus  cher  intérêt  s'y  oppose. 
L'archevêque  accorda  sans  peine  au  vain  plaisir  d'avoir  ses 
œuvres  bien  écrites  ce  qu'il  avoit  refusé  aux  plus  puissantes 
sollicitations.  Je  portai  promptement  cette  nouvelle  au 
maître  d'hôtel,  qui  la  fit  savoir  à  son  ami  Garcias.  Ce 
licencié,  dès  le  jour  suivant,  vint  me  faire  des  remerci- 
ments  proportionnés  à  la  grâce  obtenue.  Je  le  présentai  à 
mon  maître,  qui  se  contenta  de  lui  faire  une  légère  répri- 
mande et  lui  donna  des  homélies  à  mettre  au  net.  Garcias 
s'en  acquitta  si  bien,  qu'il  fut  rétabli  dans  son  ministère.  11 
obtint  même  la  cure  de  Gabie ,  gros  bourg  aux  environs  de 
Grenade  *  ;  ce  qui  prouve  bien  que  les  bénéfices  ne  se  don- 
nent pas  toujours  à  la  vertu. 


CHAPITRE  IV. 

L'archevêque  tombe  en  apoplexie.  De  rembarras  où  se  trouve  Gil  Blas, 
et  de  quelle  façon  il  en  sort. 

Tandis  que  je  rendois  ainsi  service  aux  uns  et  aux 
autres,  don  Fernand  de  Leyva  se  disposoit  à  quitter  Gre- 
nade. J'allai  voir  ce  seigneur  avant  son  départ  pour  le 
remercier  de  nouveau  de  l'excellent  poste  qu'il  m'avoit  pro- 

1.  Voyez  ci-après  (chap.  v)  la  reconnaissance  de  ce  licencié,  bien  différent 
d'André  de  Tordesillas.  L'auteur  a  eu  soin  de  marquer  fortement  le  contraste; 
et  c'est  répondre  à  son  dessein  que  d'en  avertir  le  lecteur. 


LIVRE   VII.   CHAPITRE   IV.  25 

curé.  Je  lui  en  parus  si  satisfait,  qu'il  me  dit  :  Mon  cher  Gil 
Blas,  je  suis  ravi  que  vous  soyez  content  de  mon  oncle 
l'archevêque.  Je  suis  charmé  de  ce  grand  prélat,  lui  répon- 
dis-je,  et  je  dois  l'être.  Outre  que  c'est  un  seigneur  fort 
aimable,  il  a  pour  moi  des  bontés  que  je  ne  puis  assez 
reconnoître.  Il  ne  m'en  falloit  pas  moins  pour  me  consoler 
de  n'être  plus  auprès  du  seigneur  don  César  et  de  son  fils. 
Je  suis  persuadé,  reprit-il,  qu'ils  sont  aussi  tous  deux  mor- 
tifiés de  vous  avoir  perdu.  !Mais  vous  n'êtes  peut-être  pas 
séparés  pour  jamais  ;  la  fortune  pourra  quelque  jour  vous 
rassembler.  Je  n'entendis  pas  ces  paroles  sans  m'attendrir. 
J'en  soupirai,  et  je  sentis  dans  ce  moment-là  que  j'aimois 
tant  don  Alphonse ,  que  j'aurois  volontiers  abandonné  l'ar- 
chevêque et  les  belles  espérances  qu'il  m'avoit  données, 
pour  m'en  retourner  au  château  de  Leyva,  si  l'on  eût  levé 
l'obstacle  qui  m'en  avoit  éloigné.  Don  Fernand  s'aperçut 
des  mouvements  qui  m'agitoient,  et  m'en  sut  si  bon  gré, 
qu'il  m'embrassa  en  me  disant  que  toute  sa  famille  pren- 
droit  toujours  part  à  ma  destinée. 

Deux  mois  après  que  ce  cavalier  fut  parti ,  dans  le  temps 
de  ma  plus  grande  faveur,  nous  eûmes  une  chaude  alarme 
au  palais  épiscopal;  l'archevêque  tomba  en  apoplexie.  On  le 
secourut  si  promptement  et  on  lui  donna  de  si  bons  remèdes, 
que  quelques  jours  après  il  n'y  paroissoit  plus.  Mais  son 
esprit  en  reçut  une  rude  atteinte.  Je  le  remarquai  bien  dès 
la  première  homélie  qu'il  composa.-  Je  ne  trouvai  pas  toute- 
fois la  différence  qu'il  y  avoit  de  celle-là  aux  autres  assez 
sensible  pour  conclure  que  l'orateur  commençoit  à  baisser. 
J'attendis  encore  une  homélie  pour  mieux  savoir  à  quoi  m'en 
tenir.  Oh!  pour  celle-là,  elle  fut  décisive.  Tantôt  le  bon 
prélat  se  rabattoit,  tantôt  il  s'élevoit  trop  haut  ou  descen- 
doit  trop  bas.  C'étoit  un  discours  diffus ,  une  rhétorique  de 
régent  usé ,  une  capucinade. 


26  GIL  BLAS. 

Je  ne  fus  pas  le  seul  qui  y  prit  garde.  La  plupart  des 
auditeurs,  comme  s'ils  eussent  été  aussi  gagés  pour  l'exa- 
miner, se  disoient  tout  bas  les  uns  aux  autres  :  Voilà  un 
sermon  qui  sent  l'apoplexie.  Allons,  monsieur  l'arbitre  des 
homélies,  me  dis-je  alors  à  moi-même,  préparez-vous  à 
faire  votre  office.  Vous  voyez  que  monseigneur  tombe;  vous 
devez  l'en  avertir,  non-seulement  comme  dépositaire  de  ses 
pensées,  mais  encore  de  peur  que  quelqu'un  de  ses  amis  ne 
soit  assez  franc  pour  vous  prévenir.  En  ce  cas-là  vous  savez 
ce  qu'il  en  arriveroit;  vous  seriez  bifTé  de  son  testament, 
où  il  y  aura  sans  doute  pour  vous  un  meilleur  legs  que  la 
bibliothèque  du  licencié  Sedillo. 

Après  ces  réflexions  j'en  faisois  d'autres  toutes  con- 
traires :  l'avertissement  dont  il  s'agissoit  me  paroissoit 
délicat  à  donner.  Je  jugeois  qu'un  auteur  entêté  de  ses 
ouvrages  pourroit  le  recevoir  mal  ;  mais ,  rejetant  cette  pen- 
sée, je  me  représentois  qu'il  étoit  impossible  qu'il  le  prît  en 
mauvaise  part,  après  l'avoir  exigé  de  moi  d'une  manière  si 
^pressante.  Ajoutons  à  cela  que  je  comptois  bien  de  lui  par- 
ler avec  adresse ,  et  de  lui  faire  avaler  la  pilule  tout  douce- 
ment. Enfin,  trouvant  que  je  risquois  davantage  à  garder  le 
silence  qu'à  le  rompre ,  je  me  déterminai  à  parler. 

Je  n'étois  plus  embarrassé  que  d'une  chose  ;  je  ne  savois 
de  quelle  façon  entamer  la  parole.  Heureusement  l'orateur 
lui-même  me  tira  de  cet  embarras,  en  me  demandant  ce 
qu'on  disoit  de  lui  dans  le  monde,  et  si  l'on  étoit  satisfait  de 
son  dernier  discours.  Je  répondis  qu'on  admiroit  toujours 
ses  homélies,  mais  qu'il  me  sembloit  que  la  dei'nière  n'avoit 
pas  si  bien  que  les  autres  alTecté  l'auditoire.  Comment  donc , 
mon  ami ,  répliqua-t-il  avec  étonnement ,  auroit-elle  trouvé 
quelque  Aristarque^?  Non,    monseigneur,  lui   repartis-je, 

1  Grand  critique  du  temps  de  Ptoléméc  Philudclphc. 


LIVRE   VII,   CHAPITRE   IV.  27 

non.  Ce  ne  sont  pas  des  ouvrages  tels  que  les  vôtres  que  l'on 
ose  critiquer  :  il  n'y  a  personne  qui  n'en  soit  charmé.  Néan- 
moins, puisque  vous  m'avez  recommandé  d'être  franc  et 
sincère ,  je  prendrai  la  liberté  de  vous  dire  que  votre  dernier 
discours  ne  me  paroît  pas  tout  à  fait  de  la  force  des  précé- 
dents. Ne  pensez-vous  pas  cela  comme  moi  ? 

Ces  paroles  firent  pâlir  mon  maître ,  qui  me  dit  avec  un 
souris  forcé  :  Monsieur  Gil  Blas,  cette  pièce  n'est  donc  pas 
de  votre  goût?  Je  ne  dis  pas  cela,  monseigneur,  interrom- 
pis-je  tout  déconcerté.  Je  la  trouve  excellente,  quoiqu'un 
peu  au-dessous  de  vos  autres  ouvrages.  Je  vous  entends, 
répliqua- t-il.  Je  vous  parois  baisser,  n'est-ce  pas?  Tranchez 
le  mot.  Vous  croyez  qu'il  est  temps  que  je  songe  à  la  retraite? 
Je  n'aurois  pas  été  assez  hardi ,  lui  dis-je,  pour  vous  parler 
si  librement,  si  Votre  Grandeur  ne  me  l'eût  ordonné.  Je  ne 
fais  donc  que  lui  obéir,  et  je  la  supplie  très-humblement  de 
ne  me  point  savoir  mauvais  gré  de  ma  hardiesse.  A  Dieu  ne 
plaise,  interrompit-il  avec  précipitation,  à  Dieu  ne  plaise 
que  je  vous  la  reproche  !  Il  faudroit  que  je  fusse  bien  injuste. 
Je  ne  trouve  point  du  tout  mauvais  que  vous  me  disiez  votre 
sentiment.  C'est  votre  sentiment  seul  que  je  trouve  mauvais. 
J'ai  été  furieusement  la  dupe  de  votre  intelligence  bornée. 

Quoique  démonté,  je  voulus  chercher  quelque  modifica- 
tion pour  rajuster  les  choses;  mais  le  moyen  d'apaiser  un 
auteur  irrité,'  et  de  plus  un  auteur  accoutumé  à  s'entendre 
louer!  N'en  parlons  plus,  dit-il,  mon  enfant.  Vous  êtes  en- 
core trop  jeune  pour  démêler  le  vrai  du  faux.  Apprenez  que 
je  n'ai  jamais  composé  de  meilleure  homélie  que  celle  qui 
a  le  malheur  de  n'avoir  pas  votre  approbation.  Mon  esprit, 
grâce  au  ciel,  n'a  rien  encore  perdu  de  sa  vigueur.  Désor- 
mais je  choisirai  mieux  mes  confidents;  j'en  veux  de  plus 
capables  que  vous  de  décider.  Allez,  poursuivit-il  en  me 
poussant  par  les  épaules  hors  de  son  cabinet,  allez  dire  à 


28  GIL   BLAS. 

mon  trésorier  qu'il  vous  compte  cent  ducats ,  et  que  le  ciel 
vous  conduise  avec  cette  somme!  Adieu,  monsieur  Gil  Blas; 
je  vous  souhaite  toutes  sortes  de  prospérités ,  avec  un  peu 
plus  de  goût  \ 


CHAPITRE  V. 

Du  parti  que  prit  Gil  Blas  après  que  l'archevêque  lui  eut  donné  son  congé. 

Par  quel  hasard  il  rencontra  le  licencié  qui  lui  avoit  tant  d'obligation,  et  quelles  marques 

de  reconnoissance  il  en  reçut. 

Je  sortis  du  cabinet  en  maudissant  le  caprice,  ou,  pour 
mieu.x  dire  la  foiblesse  de  l'archevêque,  et  plus  en  colère 
contre  lui  qu'adligé  d'avoir  perdu  ses  bonnes  grâces.  Je 
doutai  même  quelque  temps  si  j'irois  toucher  mes  cent  du- 
cats; mais ,  après  y  avoir  bien  réfléchi,  je  ne  fus  pas  assez 
sot  pour  n'en  rien  faire.  Je  jugeai  que  cet  argent  ne  m'ôte- 
roit  pas  le  droit  de  donner  un  ridicule  à  mon  prélat  ;  à  quoi 
je  me  promettois  bien  de  ne  pas  manquer  toutes  les  fois 
qu'on  mettroit  devant  moi  ses  homélies  sur  le  tapis. 

J'allai  donc  demander  cent  ducats  au  trésorier,  sans  lui 
dire  un  seul  mot  de  ce  qui  venoit  de  se  passer  entre  son 
maître  et  moi.  Je  cherchai  ensuite  Melchior  de  la  Ronda  pour 
lui  dire  un  éternel  adieu.  Il  m'aimoit  trop  pour  n'être  pas 
sensible  à  mon  malheur.  Pendant  que  je  lui  en  faisois  le 
récit,  je  remarquois  que  la  douleur  s'imprimoit  sur  son 
visage.  Malgré  tout  le  respect  qu'il  devoit  à  l'archevêque,  il 
ne  put  s'empêcher  de  le  blâmer;  mais,  comme  dans  la 
colère  où  j'étois  je  jurai  que  le  prélat  me  le  payeroit,  et  que 
je  réjouirois  toute  la  ville  à  ses  dépens,  le  sage  Melchior  me 
dit  :  Croyez-moi,  mon  cher  Gil  Blas,  dévorez  plutôt  votre 

1.  Il  n'y  a  pas  de  scène  de  comédie  plus  naturelle  et  plus  vraie  que  celle-là. 
Aussi  les  homélies  de  l'arclievêque  de  Grenade  sout-elles  devenues  proverbe. 


LIVRE   VII,   CHAPITRE    V.  29 

chagrin.  Les  hommes  du  commun  doivent  toujours  respecter 
les  personnes  de  quahté,  quelque  sujet  qu'ils  aient  de  s'en 
plaindre.  Je  conviens  qu'il  y  a  de  fort  plats  seigneurs  qui  ne 
méritent  guère  qu'on  ait  de  la  considération  pour  eux  ;  mais 
ils  peuvent  nuire ,  il  faut  les  craindre. 

Je  remerciai  le  vieux  valet  de  chambre  du  bon  conseil 
qu'il  me  donnoit,  et  je  lui  promis  d'en  profiter.  Après  cela 
il  me  dit  :  Si  vous  allez  à  Madrid ,  voyez-y  Joseph  Navarro 
mon  neveu.  Il  est  chef  d'office  chez  le  seigneur  don  Baltasar, 
de  Zuniga ,  et  j'ose  vous  dire  que  c'est  un  garçon  digne  de 
votre  amitié.  Il  est  franc,  vif,  officieux,  prévenant;  je  sou- 
haite que  vous  fassiez  connoissance  ensemble.  Je  lui  répon- 
dis que  je  ne  manquerois  pas  d'aller  voir  ce  Joseph  Navarro 
sitôt  que  je  serois  à  Madrid,  où  je  comptois  bien  de  retour- 
ner. Ensuite  je  sortis  du  palais  épiscopal  pour  n'y  remettre 
jamais  le  pied.  Si  j'eusse  encore  eu  mon  cheval,  je  serois 
peut-être  parti  sur-le-champ  pour  Tolède  ;  mais  je  l'avois 
vendu  dans  le  temps  de  ma  faveur,  croyant  que  je  n'en  au- 
rois  plus  besoin.  Je  pris  le  parti  de  louer  une  chambre  gar- 
nie, faisant  mon  plan  de  demeurer  encore  un  mois  à  Gre- 
nade et  de  me  rendre  après  cela  auprès  du  comte  de  Polan. 

Comme  l'heure  du  dîner  approchoit,  je  demandai  à  mon 
hôtesse  s'il  n'y  avoit  pas  quelque  auberge  dans  le  voisinage. 
Elle  me  répondit  qu'il  y  en  avoit  une  excellente  à  deux  pas 
de  sa  maison,  que  l'on  y  étoit  bien  servi,  et  qu'il  y  alloit 
quantité  d'honnêtes  gens.  Je  me  la  fis  enseigner,  et  je  m'y 
rendis  bientôt.  J'entrai  dans  une  grande  salle  qui  ressem- 
bloit  assez  à  un  réfectoire.  Dix  à  douze  hommes,  assis  à  une 
longue  table  couverte  d'une  nappe  malpropre,  s'y  entrete- 
noient  en  mangeant  chacun  sa  petite  portion.  L'on  m'ap- 
porta la  mienne ,  qui  dans  un  autre  temps  sans  doute  m'au- 
roit  fait  regretter  la  table  que  je  venois  de  perdre.  Mais 
j'étois  alors  si  piqué  contre  l'archevêque,  que  la  frugalité  de 


30  GIL   DLAS. 

mon  auberge  me  paroissoit  préférable  à  la  bonne  chère 
qu'on  faisoit  chez  lui.  Je  blàmois  l'abondance  des  mets  dans 
les  repas;  et,  raisonnant  en  docteur  de  Valladolid"  :  Mal- 
heur, disois-je,  à  ceux  qui  fréquentent  ces  tables  perni- 
cieuses où  il  faut  sans  cesse  être  en  garde  contre  sa  sensua- 
lité, de  peur  de  trop  charger  son  estomac!  Pour  peu  que 
l'on  mange,  ne  mange-t-on  pas  toujours  assez?  Je  louois 
dans  ma  mauvaise  humeur  des  aphorismes  que  j'avois  jus- 
qu'alors fort  négligés. 

Dans  le  temps  que  j'expédiois  mon  ordinaire,  sans 
craindre  de  passer  les  bornes  de  la  tempérance,  le  licencié 
Louis  Garcias,  devenu  curé  de  Gabie  de  la  manière  que  je 
l'ai  dit  ci-devant,  arriva  dans  la  salle.  Du  moment  qu'il 
m'aperçut,  il  vint  me  saluer  d'un  air  empressé,  ou  plutôt  en 
faisant  toutes  les  démonstrations  d'un  homme  qui  sent  une 
joie  excessive.  Il  me  serra  entre  ses  bras,  et  je  fus  obligé 
d'essuyer  un  très-long  compliment  sur  le  service  que  je  lui 
avois  rendu.  11  me  fatiguoit  à  force  de  se  montrer  reconnois- 
sant.  Il  se  plaça  près  de  moi  en  me  disant  :  Oh  !  vive  Dieu  ! 
mon  cher  patron ,  puisque  ma  bonne  fortune  veut  que  je 
vous  rencontre,  nous  ne  nous  séparerons  pas  sans  boire. 
Mais,  comme  il  n'y  a  pas  de  bon  vin  dans  cette  auberge,  je 
vous  mènerai,  s'il  vous  plaît,  après  notre  petit  dîner,  dans 
un  endroit  où  je  vous  régalerai  d'une  bouteille  de  lucène 
des  plus  secs,  et  d'un  muscat  de  Foncaral  exquis.  Il  faut 
que  nous  fassions  cette  débauche  :  ne  me  refusez  pas,  je 
vous  prie,  cette  satisfaction.  Que  n'ai-je  le  bonheur  de  vous 
posséder  quelques  jours  seulement  dans  mon  presbytère  de 
Gabie  !  vous  y  seriez  reçu  comme  un  généreux  Mécène  à 
qui  je  dois  la  vie  aisée  et  tranquille  que  j'y  mène. 

Pendant  qu'il  me  tenoit  ce  discours,  on  lui  apporta  sa 

1.  Allusion  à  la  doctrine  du  docteur  Sangrado  (Liv.  11,  chap.  nij. 


LIVRR   VII,   CHAPITRE  VI.  31 

portion.  Il  se  mit  à  manger,  sans  pourtant  cesser  de  me  dire 
par  intervalles  quelque  chose  de  flatteur.  Je  saisis  ce  temps- 
là  pour  parler  à  mon  tour;  et  comme  il  n'oublia  pas  de  me 
demander  des  nouvelles  de  son  ami  le  maître  d'hôtel,  je  ne 
lui  fis  pas  un  mystère  de  ma  sortie  de  l'archevêché.  Je  lui 
contai  même  jusqu'aux  moindres  circonstances  de  ma  dis- 
grâce, qu'il  écouta  fort  attentivement.  Après  tout  ce  qu'il 
venoit  de  me  dire ,  qui  ne  se  seroit  pas  attendu  à  l'entendre, 
pénétré  d'une  douleur  reconnoissante ,  déclamer  contre  l'ar- 
chevêque? Mais  c'est  à  quoi  il  ne  pensoit  nullement;  au  con- 
traire, il  devint  froid  et  rêveur,  acheva  de  dîner  sans  me 
dire  une  parole;  puis,  se  levant  de  table  brusquement,  il 
me  salua  d'un  air  glacé,  et  disparut.  L'ingrat,  ne  me  voyant 
plus  en  état  de  lui  être  utile,  s'épargnoit  jusqu'à  la  peine 
de  me  cacher  ses  sentiments.  Je  ne  fis  que  rire  de  son  ingra- 
titude, et,  le  regardant  avec  tout  le  mépris  qu'il  méritoit, 
je  lui  criai  d'un  ton  assez  haut  pour  en  êti'e  entendu  :  Holà! 
ho!  sage  aumônier  de  religieuses,  allez  faire  rafraîchir  ce 
délicieux  vin  de  Lucène  dont  vous  m'avez  fait  fête! 


CHAPITRE  VI. 

G  il  Blas  va  voir  jouer  les  comédiens  de  Grenade.  De  l'étonnement  où  le  jc!a 
la  vue  d'une  actrice,  et  de  ce  qu'il  en  arriva. 

Garcias  n'étoit  pas  hors  de  la  salle,  qu'il  y  entra  deux 
cavaliers  fort  proprement  vêtus,  qui  vinrent  s'asseoir  auprès 
de  moi.  Ils  commencèrent  à  s'entretenir  des  comédiens  de 
la  troupe  de  Grenade,  et  d'une  comédie  nouvelle  qu'on 
jouoit  alors.  Cette  pièce,  suivant  leur  discours,  faisoit  grand 
bruit  dans  la  ville.  Il  me  prit  envie  de  l'aller  voir  repré- 
senter dès  ce  jour-là.  Je  n'avois  point  été  à  la  comédie 
depuis  que  j'étois  à  Grenade.  Comme  j'avois  presque  tou- 


32  GIL  BLAS. 

jouis  demeuré  à  l'archevêché ,  où  ce  spectacle  étoit  frappé 
d'anathème,  je  n'avois  eu  garde  de  me  donner  ce  plaisir- là. 
Les  homélies  avoient  fait  tout  mon  amusement. 

Je  me  rendis  donc  dans  la  salle  des  comédiens  lorsqu'il 
en  fut  temps,  et  j'y  trouvai  une  nombreuse  assemblée. 
J'entendis  faire  autour  de  moi  des  dissertations  sur  la  pièce 
avant  qu'elle  commençât,  et  je  remarquai  que  tout  le  monde 
se  mêloit  d'en  juger.  L'un  se  déclaroit  pour,  l'autre  contre. 
A-t-on  jamais  vu  un  ouvrage  mieux  écrit?  disoit-on  à  ma 
droite.  Le  pitoyable  style!  s'écrioit-on  à  ma  gauche.  En 
vérité,  s'il  y  a  bien  de  mauvais  auteurs,  il  faut  convenir 
qu'il  y  a  encore  plus  de  mauvais  critiques.  Et  quand  je 
pense  au  dégoût  que  les  poëtes  dramatiques  ont  à  essuyer, 
je  m'étonne  qu'il  y  en  ait  d'assez  hardis  pour  braver  l'igno- 
rance de  la  multitude  et  la  censure  dangereuse  des  demi- 
savants  qui  corrompent  quelquefois  le  jugement  du  pubhc. 

Enfin  le  Gracioso  se  présenta  pour  ouvrir  la  scène.  Dès 
qu'il  parut,  il  excita  un  battement  de  mains  général  ;  ce  qui 
me  fit  connoître  que  c' étoit  un  de  ces  acteurs  gâtés  à  qui  le 
parterre  pardonne  tout.  Effectivement  ce  comédien  ne  disoit 
pas  un  mot,  ne  faisoit  pas  un  geste  sans  s'attirer  des  applau- 
dissements. On  lui  marquoit  trop  le  plaisir  qu'on  prenoit  à  le 
voir.  Aussi  en  abusoit-il.  Je  m'aperçus  qu'il  s'oublioit  quel- 
quefois sur  la  scène,  et  mettoit  à  une  trop  forte  épreuve  la 
prévention  où  l'on  étoit  en  sn  faveur.  Si  on  l'eût  sifflé  au  lieu 
de  l'applaudir,  on  lui  auroit  souvent  rendu  justice. 

On  battit  aussi  des  mains  à  la  vue  de  quelques  autres 
acteurs,  et  particulièrement  d'une  actrice  qui  faisoit  un  rôle 
de  suivante.  Je  m'attachai  à  la  considérer:  et  il  n'y  a  point 
de  termes  qui  puissent  exprimer  quelle  fut  ma  surprise, 
quand  je  reconnus  en  elle  Laure ,  ma  chère  Laure ,  que  je 
croyois  encore  à  Madrid  auprès  d'Arsénié.  Je  ne  pouvois 
douter  que  ce  ne  fût  elle.  Sa  taille,  ses  traits,  le  son  de  sa 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   Vf  33 

voix,  tout  m'assuroit  que  je  ne  me  trompois  point.  Cepen- 
dant, comme  si  je  me  fusse  défié  du  rapport  de  mes  yeux  et 
de  mes  oreilles ,  je  demandai  son  nom  à  un  cavalier  qui 
étoit  à  côté  de  moi.  Hé  !  de  quel  pays  venez-vous  ?  me  dit- 
il.  Vous  êtes  apparemment  un  nouveau  débarqué,  puisque 
vous  ne  connoissez  pas  la  belle  Estelle. 

La  ressemblance  étoit  trop  parfaite  pour  prendre  le 
change.  Je  compris  bien  que  Laure,  en  changeant  d'état, 
avoit  aussi  changé  de  nom;  et  curieux  de  savoir  ses  affaires, 
car  le  public  n'ignore  guère  celles  des  personnes  de  théâtre, 
je  m'informai  du  même  homme  si  cette  Estelle  avoit  quel- 
que amant  d'importance.  Il  me  répondit  que  depuis  deux 
mois  il  y  avoit  à  Grenade  un  grand  seigneur  portugais, 
nommé  le  marquis  de  j\Iarialva,  qui  faisoit  beaucoup  de 
dépense  pour  elle.  Il  m'en  auroit  dit  davantage ,  si  je  n'eusse 
pas  craint  de  le  fatiguer  de  mes  questions.  J'étois  plus 
occupé  de  la  nouvelle  que  ce  cavalier  venoit  de  m'ap- 
prendre  que  de  la  comédie;  et  qui  m'eût  demandé  le  sujet 
de  la  pièce,  quand  je  sortis,  m' auroit  fort  embarrassé.  Je  ne 
faisois  que  rêver  à  Laure,  à  Estelle,  et  je  me  promettois 
bien  d'aller  chez  cette  actrice  le  jour  suivant.  Je  n'étois  pas 
sans  inquiétude  sur  la  réception  qu'elle  me  feroit  :  j'avois 
lieu  de  penser  que  ma  vue  ne  lui  feroit  pas  grand  plaisir 
dans  la  situation  brillante  où  étoient  ses  affaires;  je  jugeai 
même  qu'une  si  bonne  comédienne,  pour  se  venger  d'un 
homme  dont  certainement  elle  avoit  sujet  d'être  mécontente, 
pourroit  bien  faire  semblant  de  ne  le  pas  connoître.  Tout 
cela  ne  me  rebuta  point.  Après  un  léger  repas,  car  on  n'en 
faisoit  pas  d'autres  dans  mon  auberge ,  je  me  retirai  dans  ma 
chambre,  très-impatient  d'être  au  lendemain. 

Je  dormis  peu  cette  nuit,  et  je  me  levai  à  la  pointe  du 
jour.  Mais,  comme  il  me  sembla  que  la  maîtresse  d'un  grand 
seigneur  ne  devoit  pas  être  visible  de  si  bon  matin,  avant 
n  3 


34  GIL  BLAS. 

que  d'aller  chez  elle  je  passai  trois  ou  quatre  heures  à  me 
parer,  à  me  faire  raser,  poudrer  et  parfumer.  Je  voulois  me 
présenter  devant  elle  dans  un  état  qui  ne  lui  donnât  pas 
lieu  de  rougir  en  me  revoyant.  Je  sortis  sur  les  dix  heures, 
et  me  rendis  chez  elle,  après  avoir  été  demander  sa  demeure 
à  l'hôtel  des  comédiens.  Elle  logeoit  dans  une  grande  maison 
où  elle  occupoit  le  premier  appartement.  Je  dis  à  une  femme 
de  chambre  qui  vint  m'ouvrir  la  porte,  qu'un  jeune  homme 
souhaitoit  de  parler  à  la  dame  Estelle.  La  femme  de 
chambre  rentra  pour  m' annoncer,  et  j'entendis  aussitôt  sa 
maîtresse  qui  lui  dit  d'un  ton  de  voix  fort  élevé  :  Qui  est  ce 
jeune  homme  ?  que  me  veut-il  ?  Qu'on  le  fasse  entrer. 

Je  jugeai  par  là  que  j'avois  mal  pris  mon  temps,  que 
son  amant  portugais  étoit  à  sa  toilette ,  et  qu'elle  ne  parloit 
si  haut  que  pour  lui  persuader  qu'elle  n' étoit  pas  fille  à 
recevoir  des  messages  suspects.  Ce  que  je  pensois  étoit  véri- 
table; le  marquis  de  Marialva  passoit  avec  elle  presque 
toutes  les  matinées.  Ainsi  je  m'attendois  à  un  mauvais  com- 
pliment ,  lorsque  cette  originale  actrice ,  me  voyant  paroître, 
accourut  à  moi  les  bras  ouverts  en  s'écriant,  comme  par 
enthousiasme  :  Ah  !  mon  frère,  est-ce  vous  que  je  vois  ?  A 
ces  mots,  elle  m'embrassa  à  plusieurs  reprises;  puis,  se  tour- 
nant vers  le  Portugais  :  Seigneur,  lui  dit-elle ,  pardonnez  si 
en  votre  présence  je  cède  à  la  force  du  sang.  Après  trois 
ans  d'absence,  je  ne  puis  revoir  un  frère  que  j'aime  tendre- 
ment, sans  lui  donner  des  marques  de  mon  amitié.  Eh  bien! 
mon  cher  Gil  Blas,  continua-t-elle  en  m'apostrophant  de 
nouveau ,  dites-moi  des  nouvelles  de  la  famille  :  dans  quel 
état  l'avez-vous  laissée  V 

Ce  discours  m'embarrassa  d'abord;  mais  j'y  démêlai 
bientôt  les  intentions  de  Laure;  et,  secondant  son  artifice, 
je  lui  répondis  d'un  air  accommodé  à  la  scène  que  nous 
allions  jouer  tous  deux:   Grâce  au  ciel,    ma  sœur,   nos 


LIVRE   VII,   CHAPITRE   VI.  35 

parents  sont  en  bonne  santé.  Je  ne  cloute  pas,  reprit-elle, 
que  vous  ne  soyez  étonné  de  me  voir  comédienne  à  Grenade  ; 
mais  ne  me  condamnez  pas  sans  m' entendre.  Il  y  a  trois 
années,  comme  vous  savez,  que  mon  père  crut  m'établir 
avantageusement  en  me  donnant  au  capitaine  don  Antonio 
Cœllo,  qui  m'amena  des  Asturies  à  Madrid  où  il  avoit  pris 
naissance.  Six  mois  après  que  nous  y  fûmes  arrivés,  il  eut 
une  aflaire  d'honneur  qu'il  s'attira  par  son  humeur  violente. 
Il  tua  un  cavalier  qui  s'étoit  avisé  de  faire  quelque  attention 
à  moi.  Le  cavalier  appartenoit  à  des  personnes  de  qualité 
qui  avoient  beaucoup  de  crédit.  Mon  mari ,  qui  n'en  avoit 
guère ,  se  sauva  en  Catalogne  avec  tout  ce  qui  se  trouva  au 
logis  de  pierreries  et  d'argent  comptant.  Il  s'embarque  à 
Barcelone,  passe  en  Italie,  se  met  au  service  des  Vénitiens, 
et  perd  enfin  la  vie  dans  la  Morée  en  combattant  contre  les 
Turcs.  Pendant  ce  temps-là ,  une  terre  que  nous  avions  pour 
tout  bien  fut  confisquée,  et  je  devins  une  douairière  des 
plus  minces.  A  quoi  me  résoudre  dans  une  si  fâcheuse 
extrémité?  Une  jeune  veuve  qui  a  de  l'honneur  se  trouve 
bien  embarrassée.  Il  n'y  avoit  pas  moyen  de  m'en  retourner 
dans  les  Asturies.  Qu'y  aurois-je  fait  ?  Je  n'aurois  reçu  de 
ma  famille  que  des  condoléances  pour  toute  consolation. 
D'un  autre  côté,  j'avois  été  trop  bien  élevée  pour  être 
capable  de  me  laisser  tomber  dans  le  libertinage.  A  quoi 
donc  me  déterminer?  Je  me  suis  faite  comédienne  pour  con- 
server ma  réputation. 

Il  me  prit  une  si  forte  envie  de  rire  lorsque  j'entendis 
Laure  finir  ainsi  son  roman,  que  je  n'eus  pas  peu  de  peine  à 
m'en  empêcher.  J'en  vins  pourtant  à  bout,  et  même  je  lui 
dis  d'un  air  grave  :  Ma  sœur,  j'approuve  votre  conduite,  et 
je  suis  bien  aise  de  vous  retrouver  à  Grenade  si  honnête- 
ment établie. 

Le  marquis  de  Marialva ,  qui  n'a^•oit  pas  perdu  un  mot 


36  GIL  BLAS. 

de  tous  CCS  discours ,  prit  au  pied  de  la  lettre  ce  qu'il  plut  à 
la  veuve  de  don  Antonio  de  débiter.  Il  se  mêla  même  à  l'en- 
tretien :  il  me  demanda  si  j'avois  quelque  emploi  à  Grenade 
ou  ailleurs.  Je  doutai  un  moment  si  je  mentirois;  mais,  ne 
jugeant  pas  cela  nécessaire,  je  dis  la  vérité.  Je  contai  de 
point  en  point  comment  j'étois  entré  à  rarchevêché,  et  de 
quelle  façon  j'en  étois  sorti  ;  ce  qui  divertit  infiniment  le  sei- 
gneur portugais.  Il  est  vrai  que,  malgré  la  promesse  faite  à 
Melcliior,  je  m'égayai  un  peu  aux  dépens  de  l'archevêque. 
Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  Laure,  qui  s'imaginoit 
que  je  composois  une  fable  à  son  exemple,  faisoit  des  éclats 
de  rire  qu  elle  n'auroit  pas  faits,  si  elle  eût  su  que  je  ne 
mentois  point. 

Après  avoir  achevé  mon  récit,  que  je  finis  par  la 
chambre  que  j'avois  louée ,  on  vint  avertir  qu'on  avoit  servi. 
Je  voulus  aussitôt  me  retirer  pour  aller  dmer  à  mon  auberge  ; 
mais  Laure  m'arrêta.  Quel  est  votre  dessein ,  mon  frère  ?  me 
dit-elle.  Vous  dînerez  avec  moi.  Je  ne  souffrirai  pas  môme 
que  vous  soyez  plus  longtemps  dans  une  chambi'e  garnie. 
Je  prétends  que  vous  mangiez  dans  ma  maison,  et  que  vous 
y  logiez.  Faites  apporter  vos  hardes  ce  soir;  il  y  a  ici  un  lit 
pour  vous. 

Le  seigneur  portugais,  à  qui  peut-être  cette  hospitalité 
ne  faisoit  pas  plaisir,  prit  alors  la  parole,  et  dit  à  Laure  : 
Non,  Estelle,  vous  n'êtes  pas  logée  ici  assez  commodément 
pour  recevoir  quelqu'un  chez  vous.  Votre  frère,  ajouta-t-il, 
me  paroît  un  joli  garçon  ;  et  l'avantage  qu'il  a  de  vous  tou- 
cher de  si  près  m'intéresse  pour  lui.  Je  veux  le  prendre  à 
mon  service.  Ce  sera  celui  de  mes  secrétaires  que  je  chérirai 
le  plus  ;  j'en  ferai  mon  homme  de  confiance.  Qu'il  ne  man- 
que pas  de  venir  dès  cette  nuit  coucher  chez  moi  :  j'ordon- 
nerai qu'on  lui  prépare  un  logement.  Je  lui  donne  quatre 
cents  ducats  d'appointements  ;  et  si  dans  la  suite  j'ai  sujet, 


LIVRE  VII,    CHAPITRE  Vf.  37 

comme  je  l'espère ,  d'être  content  de  lui ,  je  le  mettrai  en 
état  de  se  consoler  d'avoir  été  trop  sincère  avec  son  arche- 
vêque. 

Les  remercîments  que  je  fis  Là-dessus  au  marquis  furent 
suivis  de  ceux  de  Laure,  qui  enchérirent  sur  les  miens.  Ne 
parlons  plus  de  cela,  interrompit-il;  c'est  une  affaire  finie. 
En  achevant  ces  paroles ,  il  salua  sa  princesse  de  théâtre ,  et 
sortit.  Elle  me  fit  aussitôt  passer  dans  un  cabinet ,  où ,  se 
voyant  seule  avec  moi:  J'étoufferois,  s'écria-t-elle ,  si  je 
résistois  plus  longtemps  à  Lenvie  que  j'ai  de  rire.  Alors  elle 
se  renversa  dans  un  fauteuil;  et,  se  tenant  les  côtés,  elle 
s'abandonna  comme  une  folle  à  des  ris  immodérés.  Il  me 
fut  impossible  de  ne  pas  suivre  son  exemple  :  et,  quand 
nous  nous  en  fûmes  bien  donné  :  Avoue,  Gil  Blas,  me  dit- 
elle  ,  que  nous  venons  de  jouer  une  plaisante  comédie  !  Mais 
je  ne  m'attendois  pas  au  dénoûment.  J'avois  dessein  seule- 
ment de  te  ménager  une  table  et  un  logement;  et,  pour  te 
les  offrir  avec  bienséance,  je  t'ai  fait  passer  pour  mon  frère. 
Je  suis  ravie  que  le  hasard  t'ait  présenté  un  si  bon  poste.  Le 
marquis  de  Marialva  est  un  seigneur  généreux ,  qui  fera  plus 
encore  pour  toi  qu'il  n'a  promis  de  faire.  Une  autre  que 
moi,  poursuivit-elle,  n'auroit  peut-être  pas  reçu  si  gracieu- 
sement un  homme  qui  quitte  ses  amis  sans  leur  dire  adieu. 
Mais  je' suis  de  ces  bonnes  pâtes  de  filles  qui  revoient  tou- 
jours avec  plaisir  un  fripon  qu'elles  ont  aimé. 

Je  demeurai  d'accord  de  bonne  foi  de  mon  impolitesse, 
et  je  lui  en  demandai  pardon.  Après  quoi  elle  me  conduisit 
dans  une  salle  à  manger  très-propre.  Nous  nous  mîmes  à 
table;  et,  comme  nous  avions  pour  témoins  une  femme  de 
chambre  et  un  laquais ,  nous  nous  traitâmes  de  frère  et  de 
sœur.  Lorsque  nous  eûmes  dîné,  nous  repassâmes  dans  le 
même  cabinet  où  nous  nous  étions  entretenus.  Là  mon 
incomparable  Laure,  se  livrant  à  toute  sa  gaieté  naturelle, 


38 


GIL  BLAS. 


me  demanda  compte  de  tout  ce  qui  m'étoit  arrivé  depuis 
notre  séparation.  Je  lui  en  fis  un  fidèle  rapport;  et,  quand 
j'eus  satisfait  sa  curiosité,  elle  contenta  la  mienne,  en  me 
faisant  le  récit  de  son  histoire  dans  ces  termes. 


CHAPITRE  VII. 

Histoire  de  Laure. 

Je  vais  te  conter,  le  plus  succinctement  qu'il  me  sera 
possible,  par  quel  hasard  j'ai  embrassé  la  profession  co- 
mique. 

Après  que  tu  m'eus  si  honnêtement  quitté,  il  arriva  de 
grands  événements.  Arsénié,  ma  maîtresse,  plus  fatiguée 
que  dégoûtée  du  monde,  abjura  le  théâtre,  et  m'emmena 
avec  elle  à  une  belle  terre  qu'elle  venoit  d'acheter  auprès  de 
Zamora,  en  monnoies  étrangères  ^  Nous  eûmes  bientôt  fait 
des  connoissances  dans  cette  ville-là.  Nous  y  allions  assez 
souvent;  nous  y  passions  un  jour  ou  deux.  Nous  venions 
ensuite  nous  renfermer  dans  notre  château. 

Dans  un  de  ces  petits  voyages,  don  Félix  Maldonado, 
fils  unique  du  corrégidor,  me  vit  par  hasard ,  et  je  lui  plus. 
Il  chercha  l'occasion  de  me  parler  sans  témoins  ;  et,  pour  ne 
te  rien  celer,  je  contribuai  un  peu  à  la  lui  faire  trouver.  Le 
cavalier  n'avoit  pas  vingt  ans;  il  étoit  beau  comme  l'Amour 
même,  fait  à  peindre,  et  plus  séduisant  encore  par  ses 
manières  galantes  et  généreuses  que  par  sa  figure.  Il  m'offrit 
de  si  bonne  grâce  et  avec  tant  d'instances  un  gros  brillant 
qu'il  avoit  au  doigt ,  que  je  ne  pus  me  défendre  de  l'accepter. 
Je  ne  me  sentois  pas  d'aise  d'avoir  un  galant  si  aimable. 
Mais    quelle   imprudence   aux   grisettes  de  s'attacher  aux 

1.  C'cst-à-dirc  avec  de  l'argent  que  lui  avaient  fouini  des  amants  étran- 
gers. 


LIVRE   YII.    CHAPITRE   VII.  39 

enfants  de  famille  dont  les  pères  ont  de  Taiitorité  !  Le  cori'é- 
gidor,  le  plus  sévère  de  ses  pareils ,  averti  de  notre  intelli- 
gence, se  hâta  d'en  prévenir  les  suites.  Il  me  fit  enlever  par 
une  troupe  d'alguazils  qui  me  menèrent,  malgré  mes  cris,  à 
l'hôpital  de  la  Pitié. 

Là,  sans  autre  forme  de  procès,  la  supérieure  me  fit  ôter 
ma  bague  et  mes  habits,  et  revêtir  d'une  longue  robe  de 
serge  grise,  ceinte  par  le  milieu  d'une  large  courroie  de  cuir 
noir,  d'où  pendoit  un  rosaire  à  gros  grains  qui  me  descen- 
doit  jusqu'aux  talons.  On  me  conduisit  après  cela  dans  une 
salle  où  je  trouvai  un  vieiLx  moine  de  je  ne  sais  quel  ordre, 
qui  se  mit  à  me  prêcher  la  pénitence,  à  peu  près  comme  la 
dame  Léonarde  t'exhorta  dans  le  souterrain  à  la  patience.  Il 
me  dit  que  j'avois  bien  de  l'obligation  aux  personnes  qui  me 
faisoient  enfermer;  qu'elles  m'avoient  rendu  un  grand  ser- 
vice en  me  retirant  des  filets  du  démon ,  dans  lesquels  j'étois 
malheureusement  engagée.  J'avouerai  franchement  mon  in- 
gratitude :  bien  loin  de  me  sentir  redevable  à  ceux  qui  m'a- 
voient fait  ce  plaisir-là,  je  les  chargeois  d'imprécations. 

Je  passai  huit  jours  à  me  désoler;  mais  le  neuvième, 
car  je  comptois  jusqu'aux  minutes,  mon  sort  parut  vouloir 
changer  de  face.  En  traversant  une  petite  cour,  je  rencontrai 
l'économe  de  la  maison ,  personnage  à  qui  tout  étoit  soumis; 
la  supérieure  même  lui  obéissoit.  Il  ne  rendoit  compte  de 
son  économat  qu'au  corrégidor,  de  qui  seul  il  dépendoit,  et 
qui  avoit  une  entière  confiance  en  lui.  Il  se  nommoit  Pedro 
Zendono  ;  et  le  bourg  de  Salsedon ,  en  Biscaye ,  l'avoit  vu 
naître.  Pieprésente-toi  un  grand  homme  pâle  et  décharné, 
une  figure  à  servir  de  modèle  pour  peindre  le  bon  lai'ron.  A 
peine  paroissoit-il  regarder  les  sœurs.  Tu  n'as  jamais  vu  de 
face  si  hypocrite,  quoique  tu  aies  demeuré  à  l'archevêché. 

Je  rencontrai  donc,  poursuivit-elle,  le  seigneur  Zendono, 
qui  m'arrêta  en  me  disant  :  Consolez-vous,  ma  fille,  je  suis 


40  OIL  BLAS. 

touché  de  VOS  malheurs.  Il  n'en  dit  pas  davantage,  et  il 
continua  son  chemin ,  me  laissant  faire  les  commentaires 
qu'il  me  plairoit  sur  un  texte  si  laconique.  Comme  je  le 
ci-oyois  un  homme  de  bien ,  je  m'imaginai  bonnement  qu'il 
s'étoit  donné  la  peine  d'examiner  pourquoi  j'avois  été  enfer- 
mée; et  que,  ne  me  trouvant  pas  assez  coupable  pour  méri- 
ter d'être  traitée  avec  tant  d'indignité,  il  vouloit  me  servir 
auprès  du  corrégidor.  Je  ne  connoissois  pas  le  Biscayen;  il 
avoit  bien  d'autres  intentions.  Il  rouloit  dans  son  esprit  un 
projet  de  voyage  dont  il  me  fit  confidence  quelques  jours 
après.  Ma  chère  Laure,  me  dit-il,  je  suis  si  sensible  à  vos 
peines,  que  j'ai  résolu  de  les  finir.  Je  n'ignore  pas  que  c'est 
vouloir  me  perdre;  mais  je  ne  suis  plus  à  moi,  et  je  ne 
veux  vivre  que  pour  vous.  La  situation  où  je  vous  vois  me 
perce  l'âme.  Je  prétends  dès  demain  vous  tirer  de  votre 
prison  et  vous  conduire  moi-même  à  Madrid.  Je  veux  tout 
sacrifier  au  plaisir  d'être  votre  libérateur. 

Je  pensai  m' évanouir  de  joie  à  ces  paroles  de  Zendono, 
qui,  jugeant  par  mes  remercîments  que  je  ne  demandois 
pas  mieux  que  de  me  sauver,  eut  l'audace,  le  jour  suivant, 
de  m'enlever  devant  tout  le  monde,  ainsi  que  je  vais  le  rap- 
porter. Il  dit  à  la  supérieure  qu'il  avoit  ordre  de  me  mener 
au  corrégidor,  qui  étoit  à  une  maison  de  plaisance  à  deux 
lieues  de  la  ville,  et  il  me  fit  eiïrontément  monter  avec  lui 
dans  une  chaise  de  poste  tirée  par  deux  bonnes  mules  qu'il 
avoit  achetées  exprès.  Nous  n'avions  pour  tout  domestique 
qu'un  valet  qui  conduisoit  la  chaise,  et  qui  étoit  entièrement 
dév.oué  h  l'économe.  Nous  commençâmes  à  rouler,  non  du 
côté  de  Madrid,  comme  je  me  l'imaginois,  mais  vers  les 
frontières  du  Portugal,  où  nous  arrivâmes  en  moins  de 
temps  qu'il  n'en  lalloit  au  corrégidor  de  Zamora  pour 
apprendre  notre  fuite  jet  mettre  ses  lévriers  sur  nos  traces. 

Avant  que  d'entrer  dans  Bragance,  le  Biscavcn  me  fit 


LIVRE   VII,    CHAPITRE   VII.  41 

prendre  un  habit  de  cavalier,  dont  il  avoit  eu  la  précaution 
de  se  pourvoir;  et,  me  comptant  embarquée  avec  lui,  il  me 
dit  dans  une  hôtellerie  où  nous  allâmes  loger  :  Belle  Laure , 
ne  me  sachez  pas  mauvais  gré  de  vous  avoir  amenée  en  Por- 
tugal. Le  corrégidor  de  Zamora  nous  fera  chercher  dans 
notre  patrie,  comme  deux  criminels  à  qui  l'Espagne  ne  doit 
point  accorder  d'asile.  Mais,  ajouta-t-il,  nous  pouvons  nous 
mettre  à  couvert  de  son  ressentiment  dans  ce  royaume 
étranger,  quoiqu'il  soit  maintenant  soumis  à  la  domination 
espagnole.  Nous  y  serons  du  moins  plus  en  sûreté  que  dans 
notre  pays.  Laissez-vous  persuader,  mon  ange;  suivez  un 
homme  qui  vous  adore.  Allons  nous  établir  à  Coïmbre.  Là, 
je  me  ferai  espion  du  saint  office;  et,  à  l'ombre  de  ce  tri- 
bunal redoutable,  nous  verrons  impunément  couler  nos 
jours  dans  de  tranquilles  plaisirs. 

Une  proposition  si  vive  me  fit  connoître  que  j'avois 
affaire  à  un  chevalier  qui  n'aimoit  pas  à  servir  de  conduc- 
teur aux  infantes  pour  la  gloire  de  la  chevalerie.  Je  compris 
qu'il  comptoit  beaucoup  sur  ma  reconnoissance,  et  plus  en- 
core sur  ma  misère.  Cependant,  quoique  ces  deux  choses 
me  parlassent  en  sa  faveur,  je  rejetai  fièrement  ce  qu'il  me 
proposoit.  II  est  vrai  que,  de  mon  côté,  j'avois  deux  fortes 
raisons  pour  me  montrer  si  réservée  :  je  ne  me  sentois  point 
de  goût  pour  lui ,  et  je  ne  le  croyois  pas  riche.  Mais  lorsque, 
revenant  à  la  charge,  il  s'olfrit  de  m'épouser  au  préalable, 
et  qu'il  me  fit  voir  réellement  que  son  économat  l' avoit  mis 
en  fonds  pour  longtemps,  je  ne  le  cèle  pas,  je  commençai 
à  l'écouter.  Je  fus  éblouie  de  l'or  et  des  pierreries  qu'il  étala 
dev;int  moi,  et  j'éprouvai  que  l'intérêt  sait  faire  des  méta- 
morphoses aussi  bien  que  l'amour.  Mon  Biscayen  devint  peu 
à  peu  un  autre  homme  à  mes  yeux.  Son  grand  corps  sec  prit 
la  forme  d'une  taille  fine  ;  son  teint  pâle  me  parut  d'un  beau 
blanc;  je  donnai  un  nom  favorable  jusqu'à  son  air  hypocrite. 


42  G  IL    BLAS. 

Alors  j'acceptai  sans  répugnance  sa  main  devant  le  ciel  qu'il 
prit  à  témoin  de  notre  engagement.  Après  cela,  il  n'eut  plus 
de  contradiction  à  essuyer  de  ma  part.  Nous  nous  remîmes 
à  voyager  ;  et  Coimbre  vit  bientôt  dans  ses  murs  un  nouveau 
ménage. 

Mon  mari  m'acheta  des  habits  de  femme  assez  propres, 
et  me  fit  présent  de  plusieurs  diamants,  parmi  lesquels  je 
reconnus  celui  de  don  Félix  Maldonado.  Il  ne  m'en  fallut  pas 
davantage  pour  deviner  d'où  venoient  toutes  les  pierres  pré- 
cieuses que  j'avois  vues,  et  pour  être  persuadée  que  je 
n'avois  pas  épousé  un  rigide  observateur  du  septième  article 
du  Décalogue.  Mais,  me  considérant  comme  la  cause  pre- 
mière de  ses  tours  de  main,  je  les  lui  pardonnois.  Une 
femme  excuse  jusqu'aux  mauvaises  actions  que  sa  beauté 
fait  commettre.  Sans  cela,  qu'il  m'eût  paru  un  méchant 
homme  ! 

Je  fus  assez  contente  de  lui  pendant  deux  ou  trois  mois. 
Il  avoit  toujours  des  manières  galantes,  et  sembloit  m'ailîier 
tendrement.  Néanmoins  les  marques  d'amitié  qu'il  me  don- 
noit  n'étoient  que  de  fausses  apparences  :  le  fourbe  me 
tronq)oit,  et  me  préparoit  le  traitement  que  toute  fille  séduite 
par  un  malhonnête  homme  doit  attendre  de  lui.  Un  matin,  à 
mon  retour  de  la  messe,  je  ne  trouvai  plus  au  logis  que  les 
murailles;  les  meubles,  et  jusques  à  mes  bardes,  tout  avoit 
été  emporté.  Zendono  et  son  fidèle  valet  avoient  si  bien  pris 
leurs  mesures,  qu'en  moins  d'une  heure  le  dépouillement 
entier  de  la  maison  avoit  été  fait  et  parfait:  de  manière 
qu'avec  le  seul  habit  dont  j'étois  vêtue,  et  la  bague  de  don 
Félix,  qu'heureusement  j'avois  au  doigt,  je  me  vis,  conjme 
une  autre  Ariane,  abandonnée  par  un  ingrat.  Mais  je  t'assure 
que  je  ne  m'amusai  point  à  faire  des  élégies  sur  mon  infor- 
tune. Je  l)énis  plutôt  le  ciel  de  m'avoir  délivrée  d'un  scélérat 
qui  ne  pouvoit  manquer  de  tomber  tôt  ou  tard  entre  les 


LIVRE  VII,   CIIAPITRI-    VII.  43 

mains  de  la  justice.  Je  regardai  le  temps  que  nous  avions 
passé  ensemble  comme  un  temps  perdu ,  que  je  ne  tarderois 
guère  à  réparer.  Si  j'eusse  voulu  demeurer  en  Portugal,  et 
m' attacher  à  quelque  femme  de  condition ,  j'en  aurois  trouvé 
de  reste;  mais,  soit  que  j'aimasse  mon  pays,- soit  que  je 
fusse  entraînée  par  la  force  de  mon  étoile  qui  m'y  préparoit 
une  meilleure  fortune,  je  ne  songeai  plus  qu'à  revoir  l'Es- 
pagne. Je  m'adressai  à  un  joaillier  qui  me  compta  la  valeur 
de  mon  brillant  en  espèces  d'or,  et  je  partis  avec  une  vieille 
dame  espagnole  qui  alloit  à  Séville  dans  une  chaise  roulante. 

Cette  dame,  qui  s'appeloit  Dorothée,  revenoit  de  voir 
une  de  ses  parentes  établie  à  Coïmbre,  et  s'en  retournoit  à 
Séville  où  elle  faisoit  sa  résidence.  Il  se  trouva  tant  de  sym- 
pathie entre  elle  et  moi,  que  nous  nous  attacMmes  l'une  à 
l'autre  dès  la  première  journée  ;  et  notre  liaison  se  fortifia  si 
bien  sur  la  route,  que  la  dame  ne  voulut  point,  à  notre 
arrivée,  que  je  logeasse  ailleurs  que  dans  sa  maison.  Je 
n'eus  pas  sujet  de  me  repentir  d'avoir  fait  une  pareille  con- 
noissance.  Je  n'ai  jamais  vu  de  femme  d'un  meilleur  carac- 
tère. On  jugeoit  encore  à  ses  traits  et  à  la  vivacité  de  ses 
■yeux ,  qu'elle  devoit  avoir  fait  racler  bien  des  guitares.  Aussi 
étoit-elle  veuve  de  plusieurs  maris  de  noble  race,  et  vivoit 
honorablement  de  ses  douaires. 

Entre  autres  excellentes  qualités,  elle  avoit  celle  d'être 
très-compatissante  aux  malheurs  des  filles.  Quand  je  lui  fis 
confidence  des  miens ,  elle  entra  si  chaudement  dans  mes 
intérêts,  qu'elle  donna  mille  malédictions  à  Zendono.  Les 
chiens  d'hommes!  dit-elle  d'un  ton  à  faire  juger  qu'elle  avoit 
rencontré  en  son  chemin  quelque  économe  :  les  misérables! 
il  y  a  comme  cela  dans  le  monde  des  fripons  qui  se  font  un 
jeu  de  tromper  les  femmes.  Ce  qui  me  console,  ma  chère  en- 
fant, contiriua-t-elle,  c'est  que,  suivant  votre  récit,  vous 
n'êtes  nullement  liée  au  parjure  Biscayen.  Si  votre  mariage 


44  GIL  DLAS. 

avec  lui  est  assez  bon  pour  vous  servir  d'excuse,  en  récom- 
pense il  est  assez  mauvais  pour  vous  permettre  d'en  con- 
tracter un  meilleur,  quand  vous  en  trouverez  l'occasion. 

Je  sortois  tous  les  jours  avec  Dorothée  pour  aller  à 
l'église,  ou  bien  en  visites  d'amis;  c'étoit  le  moyen  d'avoir 
bientôt  quelque  aventure.  Je  m'attirai  les  regards  de  plu- 
sieurs cavaliers.  Il  y  en  eut  qui  voulurent  sonder  le  gué.  Ils 
firent  parler  à  ma  vieille  hôtesse;  mais  les  uns  n'avoient  pas 
de  quoi  fournir  aux  frais  d'un  établissement,  et  les  autres 
n'avoient  pas  encore  pris  la  robe  virile  ^;  ce  qui  suffisoit  pour 
m'ôter  toute  envie  de  les  écouter.  J'en  savois  les  consé- 
quences. Un  jour  il  nous  vint  en  fantaisie,  à  Dorothée  et  à 
moi ,  d'aller  voir  jouer  les  comédiens  de  Séville.  Ils  avoient 
affiché  qu'ils  représenteroient  La  fumosa  ComecUa  ^  el  Em- 
baxador  de  si-inismo  "-,  composée  par  Lope  de  Vega  Carpio  ^ 

Parmi  les  actrices  qui  parurent  sur  la  scène,  je  démêlai 
une  de  mes  anciennes  amies.  Je  reconnus  Phénice,  cette 
grosse  réjouie  que  tu  as  vue  femme  de  chambre  de  Flori- 


\.  Allusion  aux  mœurs  des  anciens  Romains,  pour  dire  que  ces  cavaliers 
n'étaient  pas  encore  majeurs.  Laure  avait  été  punie  de  son  premier  attache- 
ment ,  et  ne  voulait  plus  se  risquer  avec  des  enfants  de  famille  encore  en  puis- 
sance d'autrui. 

2.  L'ambassadeur  de  soi-mêm.e. 

3.  Lope  Félix  de  Vega  Carpio,  poète  extrêmement  fécond,  a  laissé  vingt 
volumes  d'œuvres  choisies,  et  vingt-cinq  autres  in-4o  de  pièces  de  théâtre; 
chaque  volume  en  contient  douze.  Il  y  a  seulement  cent  comédies  en  vers.  Ce 
poëte  étonnant  fut  marié  deux  fois,  ensuite  se  fit  prêtre,  et  mourut  chevalier 
de  Malte  en  1G35,  à  soixante-douze  ans.  Les  Espagnols  disent  que  Lope  de 
Vega  était  poëte  dès  le  ventre  de  sa  mère.  «  Il  faisait  ordinairement  une  pièce 
«  de  théâtre  par  jour;  et,  quand  une  comédie  lui  en  coiitait  trois,  elle  était 
«  fort  longue,  et  il  fallait  que  quelque  afiaire  étrangère  etit  présenté  un  ob- 
«  stacle  au  désir  qu'il  avait  de  donner  tous  les  jours  un  plaisir  nouveau  h  ses 
«  spectateurs.  »  (Baillkt,  Jugements  des  saluants.)  Outre  dix-huit  cents  comé- 
dies, il  avait  composé  quatre  cents  pièces  dramatiques  ou  actes  sacramentels, 
représentés  en  plein  air  dans  les  places  publiques  de  Madrid,  à  la  fête  du 
Saint-Sarrement.  11  a  fait  encore  heanconp  de  poènK^s,  une  épopée  tragique  de 
la  Jérusalem  conquise,  et  la  Gatomachie,  ou  les  Amours  et  les  Combats  des 
Chats,  etc. 


LIVRE   VII,    CIIAPITllR    VII.  "  43 

monde,  et  avec  qui  tu  as  quelquefois  soupe  chez  Arsénié.  Je 
savois  bien  que  Phénice  étoit  hors  de  Madrid  depuis  plus  de 
deux  ans ,  mais  j'ignorois  qu'elle  fût  comédienne.  J'avois 
une  impatience  de  l'embrasser  qui  me  fit  trouver  la  pièce 
fort  longue.  C'étoit  peut-être  aussi  la  faute  de  ceux  qui  la 
représentoient,  et  qui  ne  jouoient  pas  assez  bien  ou  assez 
mal  pour  m' amuser.  Car  pour  moi  qui  suis  une  rieuse ,  je 
t'avouerai  qu'un  acteur  parfaitement  ridicule  ne  me  divertit 
pas  moins  qu'un  excellent. 

Enfin,  le  moment  que  j'attendois  étant  arrivé,  c'est-à- 
dire  la  fin  de  la  famosa  Comedia,  nous  allâmes,  ma  veuve 
et  moi,  derrière  le  théâtre,  où  nous  aperçûmes  Phénice  qui 
faisoit  la  tout  aimable,  et  écoutoit  en  minaudant  le  doux 
ramage  d'un  jeune  oiseau  qui  s'étoit  apparemment  laissé 
prendre  à  la  glu  de  sa  déclamation.  Sitôt  qu'elle  m'eût 
remarquée,  elle  le  quitta  d'un  air  gracieux,  vint  à  moi  les 
bras  ouverts,  et  me  fit  toutes  les  amitiés  imaginables  :  de 
mon  côté  je  l'embrassai  de  tout  mon  cœur.  Nous  nous  témoi- 
gnâmes mutuellement  la  joie  que  nous  avions  'de  nous 
revoir  :  mais  le  temps  et  le  lieu  ne  nous  permettant  pas  de 
nous  répandre  en  de  longs  discours ,  nous  remaues  au  len- 
demain cà  nous  entretenir  chez  elle  plus  amplement. 

Le  plaisir  de  parler  est  une  des  plus  vives  passions  des 
femmes,  et  particulièrement  la  mienne.  Je  ne  pus  fermer 
l'œil  de  toute  la  nuit,  tant  j'avois  d'envie  d'être  aux  prises 
avec  Phénice  et  de  lui  faire  questions  sur  questions.  Dieu 
sait  si  je  fus  paresseuse  à  me  lever  pour  me  rendre  où  elle 
m'avoit  enseigné  qu'elle  demeuroit!  Elle  étoit  logée  avec 
toute  la  troupe  dans  un  grand  hôtel  garni.  Une  servante  que 
je  rencontrai  en  entrant,  et  que  je  priai  de  me  conduire  à 
l'appartement  de  Phénice ,  me  fit  monter  à  un  corridor,  le 
long  duquel  régnoient  dix  à  douze  petites  chambres,  sépa- 
rées seulement  par  des  cloisons  de  sapin ,  et  occupées  par 


46  GIL  BLAS. 

la  bande  joyeuse.  Ma  conductrice  frappa  à  une  porte  que 
Phénice,  à  qui  la  langue  démangeoit  autant  qu'à  moi,  vint 
ouvrir.  A  peine  nous  donnâmes-nous  le  temps  de  nous 
asseoir  pour  caqueter.  Nous  voilà  en  train  d'en  découdre. 
Nous  avions  à  nous  interroger  sur  tant  de  choses ,  que  les 
demandes  et  les  réponses  se  succédoient  avec  une  volubilité 
surprenante. 

Après  avoir  raconté  nos  aventures  de  part  et  d'autre,  et 
nous  être  instruites  de  l'état  présent  de  nos  affaires ,  Phénice 
me  demanda  quel  parti  je  voulois  prendre;  car  enfin,  me 
dit-elle ,  il  faut  bien  faire  quelque  chose  :  il  n'est  pas  pea'mis 
à  une  personne  de  ton  âge  d'être  inutile  dans  la  société.  Je 
lui  répondis  que  j'avois  résolu,  en  attendant  mieux,  de  me 
placer  auprès  de  quelque  fille  de  qualité.  Fi  donc  !  s'écria 
mon  amie,  tu  n'y  penses  pas.  Est-il  possible,  ma  mignonne, 
que  tu  ne  sois  pas  encore  dégoûtée  de -la  servitude  ?  N'es-tu 
pas  lasse  de  te  voir  soumise  aux  volontés  des  autres,  de 
respecter  leurs  caprices,  de  t' entendre  gronder,  en  un  mot 
d'être  esclave  ?  Que  n'embrasses-tu  plutôt,  à  mon  exemple, 
la  vie  comique  ?  Piien  n'est  plus  convenable  aux  personnes 
d'esprit  qui  manquent  de  bien  et  de  naissance.  C'est  un  état 
qui  tient  un  milieu  entre  la  noblesse  et  la  bourgeoisie,  une 
condition  libre  et  affranchie  des  bienséances  les  plus  incom- 
modes de  la  vie  civile.  Nos  revenus  nous  sont  paj^és  en 
espèces  par  le  public  qui  en  possède  le  fonds.  Nous  vivons 
toujours  dans  la  joie ,  et  dépensons  notre  argent  comme 
nous  le  gagnons. 

Le  théâtre,  poursuivit-elle,  est  favorable  surtout  aux 
femmes.  Dans  le  temps  que  je  demeurois  chez  Florinionde, 
j'en  rougis  quand  j'y  pense,  j'étois  réduite  à  écouter  les 
gagistes  de  la  troupe  du  prince  ;  pas  un  honnête  homme  ne 
faisoit  attention  à  ma  figure.  D'où  vient  cela?  C'est  que  je 
n'étois  point  en  vue.   Le  plus  beau  tableau  qui  n'est  pas 


LIVRE  Vil,   CHAPITRE    VIL  47 

dans  son  jour  ne  frappe  point.  Mais  depuis  que  je  suis  sur 
mon  piédestal ,  c'est-à-dire  sur  la  scène ,  quel  changement  ! 
Je  vois  à  mes  trousses  la  plus  brillante  jeunesse  des  villes 
par  où  nous  passons.  Une  comédienne  a  donc  beaucoup 
d'agrément  dans  son  métier.  Si  elle  est  sage ,  je  veux  dire 
que  si  elle  ne  favorise  qu'un  amant  à  la  fois,  cela  lui  fait 
tout  l'honneur  du  monde  ;  on  loue  sa  retenue,  et  lorsqu'elle 
change  de  galant,  on  la  regarde  comme  une  véritable  veuve 
qui  se  remarie.  Encore  voit-on  celle-ci  avec  mépris,  quand 
elle  convole  en  troisièmes  noces  ;  on  diroit  qu'elle  blesse  la 
délicatesse  des  hommes  :  au  lieu  que  l'autre  semble  devenir 
plus  précieuse,  à  mesure  qu'elle  grossit  le  nombre  de  ses 
favoris.  Après  cent  galanteries,  c'est  un  ragoût  de  seigneur. 

A  qui  dites-vous  cela,  interrompis-je  en  cet  endroit. 
Pensez-vous  que  j'ignore  ces  avantages?  Je  me  les  suis  son- 
vent  représentés,  et,  je  ne  t'en  fais  pas  mystère,  ils  ne 
flattent  que  trop  une  fille  de  mon  caractère.  Je  me  sens 
même  de  l'inclination  pour  la  comédie;  mais  cela  ne  suffît 
pas.  Il  faut  du  talent,  et  je  n'en  ai  point.  J'ai  quelquefois 
voulu  réciter  des  tirades  de  pièces  devant  Arsénié;  elle  n'a 
pas  été  contente  de  moi  :  cela  m'a  dégoûtée  du  métier.  Tu 
n'es  pas  difficile  à  rebuter,  reprit  Phénice.  Ne  sais-tu  pas 
que  ces  grandes  actrices-là  sont  ordinairement  jalouses  ? 
Elles  craignent,  malgré  toute  leur  vanité,  qu'il  ne  vienne 
des  sujets  qui  les  effacent.  Enfin,  je  ne  m'en  rapporterois 
pas  là-dessus  à  Arsénié  ;  elle  n'a  pas  été  sincère.  Je  te  dirai, 
moi,  sans  flatterie,  que  tu  es  née  pour  le  théâtre.  Tu  as  du 
naturel,  l'action  libre  et  pleine  de  grâces,  le  son  de  la  voix 
doux,  une  bonne  poitrine,  et  avec  cela  un  minois!  Ah  1  fri- 
ponne, que  tu  charmeras  de  cavaliers,  si  tu  te  fais  comé- 
dienne ! 

Elle  me  tint  encore  d'autres  discours  séduisants,  et  me 
fit  déclamer  quelques  vers,  seulement  pour  me  faire  juger 


48  GIL  BLAS. 

moi-même  de  la  belle  disposition  que  j'avois  à  débiter  du 
comique.  Lorsqu'elle  m'eut  entendue,  ce  fut  bien  autre 
chose.  Elle  me  donna  de  grands  applaudissements,  et  me 
mit  au-dessus  de  toutes  les  actrices  de  Madrid.  Après  cela, 
je  n'aurois  pas  été  excusable  de  douter  de  mon  mérite. 
Arsénié  demeura  atteinte  et  convaincue  de  jalousie  et  de 
mauvaise  foi.  Il  me  fallut  convenir  que  j'étois  un  sujet  tout 
admirable.  Deux  comédiens  qui  arrivèrent  dans  le  moment, 
et  devant  qui  Phénice  m'obligea  de  répéter  les  vers  que 
j'avois  déjà  récités,  tombèrent  dans  une  espèce  d'extase, 
d'où  ils  ne  sortirent  que  pour  me  combler  de  louanges. 
Sérieusement,  quand  ils  se  seroient  défiés  tous  trois  à  qui  me 
loueroit  davantage,  ils  n'auroient  pas  employé  d'expressions 
plus  hyperboliques.  Ma  modestie  ne  fut  point  à  l'épreuve 
de  tant  d'éloges.  Je  commençai  à  croire  que  je  valois  quel- 
que chose,  et  voilà  mon  esprit  tourné  du  côté  de  la  comédie. 
Oh  çà,  ma  chère,  dis-je  à  Phénice,  c'en  est  fait;  je  veux 
suivre  ton  conseil  et  entrer  dans  ta  troupe,  si  elle  l'a  pour 
agréable.  A  ces  paroles,  mon  amie,  transportée  de  joie, 
m'embrassa,  et  ses  deux  camarades  ne  me  parurent  pas 
moins  ravis  qu'elle  de  me  voir  ces  sentiments.  Nous  con- 
vînmes que  le  jour  suivant  je  me  rendrois  au  théâtre  dans 
la  matinée,  et  ferois  voir  à  la  troupe  assemblée  le  même 
échantillon  que  je  venois  de  montrer  de  mon  talent.  Si 
j'avois  fait  concevoir  une  opinion  avantageuse  de  moi  chez 
Phénice,  tous  les  comédiens  en  jugèrent  encore  plus  favo- 
rablement lorsque  j'eus  dit  en  leur  présence  une  vingtaine 
de  vers  seulement.  Ils  me  reçurent  volontiers  dans  leur 
compagnie.  Après  quoi  je  ne  fus  plus  occupée  que  de  mon 
début.  Pour  le  rendre  plus  brillant,  j'employai  tout  ce  qui 
me  restoit  d'argent  de  ma  bague  ;  et  si  je  n'en  eus  pas  assez 
pour  me  mettre  superbement,  du  moins  je  trouvai  l'art  de 
suppléer  à  la  magnificence  par  un  goût  tout> galant. 


LIVRE  VII,    CHAPITRE  VII.  49 

Je  parus  enfin  sur  la  scène  pour  la  première  fois.  Quels 
battements  de  mains  !  quels  éloges  !  Il  y  a  de  la  modération , 
mon  ami ,  à  te  dire  simplement  que  je  ravis  les  spectateurs. 
Il  faudroit  avoir  été  témoin  du  bruit  que  je  fis  dans  Séville 
pour  y  ajouter  foi.  Je  devins  l'entretien  de  toute  la  ville ,  qui, 
pendant  trois  semaines  entières,  vint  en  foule  à  la  comédie; 
de  sorte  que  la  troupe  rappela  par  cette  nouveauté  le  public 
qui  commençoit  à  l'abandonner.  Je  débutai  donc  d'une 
manière  qui  charma  tout  le  monde.  Or,  débuter  ainsi ,  c'étoit 
comme  si  j'eusse  fait  afficher  que  j'étois  à  donner  au  plus 
offrant  et  dernier  enchérisseur.  Vingt  cavaliers  de  toutes 
sortes  d'âges  et  de  conditions  s'offrirent  à  l'envi  de  prendre 
soin  de  moi.  Si  j'eusse  suivi  mon  inclination,  j'aurois  choisi  le 
plus  jeune  et  le  plus  joli  ;  mais  nous  ne  devons,  nous  autres, 
consulter  que  l'intérêt  et  l'ambition,  lorsqu'il  s'agit  de  nous 
établir  :  c'est  une  règle  de  théâtre.  C'est  pourquoi  don 
Ambrosio  de  Nisana,  homme  déjà  vieux  et  mal  fait,  mais 
riche,  généreux,  et  l'un  des  plus  puissants  seigneurs  d'An- 
dalousie, eut  la  préférence.  Il  est  vrai  que  je  la  lui  fis  bien 
acheter.  11  me  loua  une  belle  maison ,  la  meubla  très-magni- 
fiquement, me  donna  un  bon  cuisinier,  deux  laquais,  une 
femme  de  chambre ,  et  mille  ducats  par  mois  à  dépenser.  Il 
faut  ajouter  à  cela  de  riches  habits,  avec  une  assez  grande 
quantité  de  pierreries.  Jamais  Arsénié  n'avoit  été  dans  un 
état  plus  brillant.  Quel  changement  dans  ma  fortune  !  Mon 
esprit  ne  put  le  soutenir.  Je  me  parus  tout  à  coup  à  moi- 
même  une  autre  personne.  Je  ne  m'étonne  plus  s'il  y  a  des 
filles  qui  oublient  en  peu  de  temps  le  néant  et  la  misère 
d'où  un  caprice  de  seigneur  les  a  tirées.  Je  t'en  fais  un  aveu 
sincère  :  les  applaudissements  du  public ,  les  discours  flat- 
teurs que  j'entendois  de  toutes  parts ,  et  la  passion  de  don 
Ambrosio  m'inspirèrent  une  vanité  qui  alla  jusqu'à  l'extra- 
vagance. Je  regardai  mon  talent  comme  un  titre  de  noblesse. 
II.  4 


50  GIL   BLAS. 

Je  pris  les  airs  d'une  femme  de  qualité;  et,  devenant  aussi 
avare  de  regards  agaçants  que  j'en  avois  jusqu'alors  été  pro- 
digue, je  résolus  de  n'arrêter  ma  vue  que  sur  des  ducs,  des 
comtes  et  des  marquis. 

Le  seigneur  de  Nisana  venoit  souper  chez  rnoi  tous  les 
soirs  avec  quelques-uns  de  ses  amis.  De  mon  côté,  j'avois 
soin  d'assembler  les  plus  amusantes  de  nos  comédiennes,  et 
nous  passions  une  bonne  partie  de  la  nuit  à  rire  et  à  boire. 
Je  m'accommodois  fort  d'une  vie  si  agréable  ;  mais  elle  ne 
dura  que  six  mois.  Les  seigneurs  sont  sujets  à  changer  ;  sans 
cela,  ils  seroient  trop  aimables.  Don  Ambrosio  me  quitta  pour 
une  jeune  coquette  grenadine ,  qui  venoit  d'arriver  à  Séville 
avec  des  grâces  et  le  talent  de  les  mettre  à  profit.  Je  n'en 
fus  pourtant  affligée  que  vingt-quatre  heures.  Je  choisis  pour 
remplir  sa  place  un  cavalier  de  vingt-deux  ans ,  don  Louis 
d'Alçacer,  à  qui  peu  d'Espagnols  pouvoient  être  comparés 
pour  la  bonne  mine. 

Tu  me  demanderas  sans  doute ,  et  tu  auras  raison ,  pour- 
quoi je  pris  pour  amant  un  si  jeune  seigneur,  moi  qui  savois 
que  le  commerce  de  cette  sorte  de  galants  est  dangereux. 
Mais,  outre  que  don  Louis  n'avoit  plus  ni  père  ni  mère,  et 
qu'il  jouissoit  déjà  de  son  bien,  je  te  dirai  que  ces  com- 
merces ne  sont  à  craindre  que  pour  les  filles  d'une  condi^ 
tion  servile,  ou  pour  de  malheureuses  aventurières.  Les 
femmes  de  notre  profession  sont  des  personnes  titrées  :  nous 
ne  sommes  point  responsables  des  effets  que  produisent  nos 
charmes  ;  tant  pis  pour  les  familles  dont  nous  plumons  les 
héritiers  ! 

Nous  nous  attachâmes  si  fortement  l'un  à  l'autre,  d'Al- 
cacer  et  moi,  que  jamais  aucun  amour  n'a,  je  crois,  égalé 
celui  dont  nous  nous  laissâmes  enflammer  tous  deux.  Nous 
nous  aimions  avec  tant  de  fureur,  qu'il  sembloit  qu'on  eût 
jeté  un  sort  sur  nous.  Ceux  qui  savoient  notre  intelligence 


LIVRE   VII,   CHAPITRE   VII.  31 

nous  croyoient  les  plus  heureux  amants  du  monde,  et  nous 
en  étions  peut-être  les  plus  malheureux.  Si  don  Louis  avoit 
une  figure  tout  aimable ,  il  étoit  en  même  temps  si  jaloux , 
qu'il  me  désoloit  à  chaque  instant  par  d'injustes  soupçons.  Il 
ne  me  servoit  de  rien,  pour  m'accommoder  à  sa  foiblesse, 
de  me  contraindre  jusqu'à  n'oser  envisager  un  homme  ;  sa 
défiance,  ingénieuse  à  me  trouver  des  crimes,  rendoit  ma 
contrainte  inutile.  Si  j'étois  sur  la  scène,  je  lui  semblois,  en 
jouant,  lancer  des  œillades  agaçantes  sur  quelque  jeune 
cavalier,  et  il  m'accabloit  de  reproches;  en  un  mot,  nos  plus 
tendres  entretiens  étoient  toujours  mêlés  de  querelles.  Il  n'y 
eut  pas  moyen  d'y  résister  :  la  patience  nous  échappa  de 
part  et  d'autre,  et  nous  rompîmes  à  l'amiable.  Croiras-tu 
bien  que  le  dernier  jour  de  notre  commerce  en  fut  le  plus 
charmant  pour  nous?  Tous  deux  également  fatigués  des 
maux  que  nous  avions  soufferts,  nous  ne  fîmes  éclater  que 
de  la  joie  dans  nos  adieux.  JNous  étions  comme  deux  misé- 
rables captifs  qui  recouvrent  leur  liberté  après  un  rude 
esclavage. 

Depuis  cette  aventure,  je  suis  bien  en  garde  contre 
l'amour.  Je  ne  veux  plus  d'attachement  qui  trouble  mon 
repos.  Il  ne  nous  sied  point,  à  nous,  de  soupirer  comme  les 
autres.  Nous  ne  devons  pas  sentir  en  particulier  une  passion 
dont  nous  faisons  voir  en  public  le  ridicule. 

Je  donnois  pendant  ce  temps-là  de  l'occupation  à  la 
renommée;  elle  répandoit  partout  que  j'étois  une  actrice 
inimitable.  Sur  la  foi  de  cette  déesse ,  les  comédiens  de  Gre— 
nade  m'écrivirent  pour  me  proposer  d'entrer  dans  leur 
troupe;  et,  pour  me  faire  connoître  que  la  proposition  n'étoit 
pas  à  rejeter,  ils  m'envoyèrent  un  état  de  leurs  frais  journa- 
liers et  de  leurs  abonnements,  par  lequel  il  me  parut  que 
c'étoit  un  parti  avantageux  pour  moi.  Aussi  je  l'acceptai , 
quoique  dans  le  fond  je  fusse  fâchée  de  quitter  Phénice  et 


52  GIL  BLAS. 

Dorothée,  que  j'aimois  autant  qu'une  femme  est  capable 
d'en  aimer  d'autres.  Je  laissai  la  première  à  Séville,  occupée 
à  fondre  la  vaisselle  d'un  petit  marchand  orfèvre ,  qui  vou- 
loit  par  vanité  avoir  une  comédienne  pour  maîtresse.  J'ai 
oublié  de  te  dire  qu'en  m'attachant  au  théâtre,  je  changeai 
par  fantaisie  le  nom  de  Laure  en  celui  d'Estelle;  et  c'est  sous 
ce  dernier  nom  que  je  partis  pour  venir  à  Grenade. 

Je  n'y  débutai  pas  moins  heureusement  qu'à  Séville,  et 
je  me  vis  bientôt  environnée  de  soupirants.  Mais,  n'en  vou- 
lant favoriser  aucun  qu'à  bonnes  enseignes,  je  gardai  avec 
eux  une  retenue  qui  leur  jeta  de  la  poudre  aux  yeux.  Néan- 
moins, de  peur  d'être  la  dupe  d'une  conduite  qui  ne  menoit 
à  rien  et  qui  ne  m'étoit  pas  naturelle,  j'allois  me  déter- 
miner à  écouter  un  jeune  oydor^  de  race  bourgeoise,  qui 
fait  le  seigneur  en  vertu  de  sa  charge,  d'une  bonne  table  et 
d'un  équipage,  quand  je  vis  pour  la  première  fois  le  mar- 
quis de  Marialva.  Ce  seigneur  portugais,  qui  voyage  en 
Espagne  par  curiosité ,  passant  par  Grenade ,  s'y  arrêta.  Il 
vint  à  la  comédie.  Je  ne  jouois  point  ce  jour-là.  Il  regarda 
fort  attentivement  les  actrices  qui  s'olfrirent  à  ses  yeux.  Il 
en  trouva  une  à  son  gré.  Il  fit  connoissance  avec  elle  dès  le 
lendemain;  et  il  étoit  près  de  passer  bail,  lorsque  je  parus 
sur  le  théâtre.  Ma  vue  et  mes  minauderies  firent  tout  à  coup 
tourner  la  girouette;  mon  Portugais  ne  s'attacha  plus  qu'à 
moi.  Il  faut  dire  la  vérité;  comme  je  n'ignorois  pas  que  ma 
camarade  eût  plu  à  ce  seigneur,  je  n'épargnai  rien  pour  le 
lui  soufiler,  et  j'eus  le  bonheur  d'en  venir  à  bout.  Je  sais 
bien  qu'elle  m'en  veut  du  mal;  mais  je  n'y  saurois  que 
faire.  Elle  devroit  songer  que  c'est  une  chose  si  naturelle  aux 
femmes,  que  les  meilleures  amies  ne  s'en  font  pas  le  moindre 
scrupule. 

1.  Oydor,  auditeur  des  comptes,  conseiller  des  finances. 


LIVRE   VII,  CHAPITRE   VIII.  53 


CHAPITRE  VIII. 

De  l'accueil  que  les  comédiens  de  Grenade  firent  à  Gil  Blas,  et  d'une  nouvelle 
reconnoissance  qui  se  fit  dans  les  foyers  de  la  comédie. 

Dans  le  moment  que  Laure  achevoit  de  raconter  son  his- 
toire, il  arriva  une  vieille  comédienne  de  ses  voisines,  qui 
venoit  la  prendre  en  passant  pour  aller  à  la  comédie.  Cette 
vénérable  héroïne  de  théâtre  eût  été  propre  à  jouer  le  per- 
sonnage de  la  déesse  Cotys^  Ma  sœur  ne  manqua  pas  de 
présenter  son  frère  à  cette  figure  surannée,  et  là-dessus 
grands  compliments  de  part  et  d'autre. 

Je  les  laissai  toutes  deux,  en  disant  à  la  veuve  de  l'éco- 
nome que  je  la  rejoindrois  au  théâtre,  aussitôt  que  j'aurois 
fait  porter  mes  hardes  chez  le  marquis  de  Marialva,  dont 
elle  m'enseigna  la  demeure.  J'allai  d'abord  à  la  chambre  que 
j'avois  louée,  d'où,  après  avoir  satisfait  mon  hôtesse,  je  me 
rendis  avec  un  homme  chargé  de  ma  valise  à  un  grand  hôtel 
garni  où  mon  nouveau  maître  étoit  logé.  Je  rencontrai  à  la 
porte  son  intendant  qui  me  demanda  si  je  n'étois  point  le 
frère  de  la  dame  Estelle.  Je  répondis  qu'oui.  Soyez  donc  le 
bienvenu,  reprit-il,  seigneur  cavalier.  Le  marquis  de  Ma- 
rialva, dont  j'ai  l'honneur  d'être  intendant,  m'a  ordonné 
de  vous  bien  recevoir.  On  vous  a  préparé  une  chambre  ;  je 
vais,  s'il  vous  plaît,  vous  y  conduire  pour  vous  en  apprendre 
le  chemin.  Il  me  fit  monter  tout  au  haut  de  la  maison,  et 
entrer  dans  une  chambre  si  petite,  qu'un  lit  assez  étroit, 
une  armoire  et  deux  chaises  la  remplissoient.  C'étoit  là  mon 
appartement.  Vous  ne  serez  pas  ici  fort  au  large,  me  dit 

i.  Cotys  ou  Cotytto  fut,  chez  les  anciens,  la  déesse  de  la  débauche.  Ses 
mystères  infâmes  se  célébraient  la  nuit.  Les  baptes,  qui  étaient  ses  prêtres, 
noyèrent  Eupolis,  le  poCte  comique,  pour  le  punir  d'avoir  osé  les  démasquer 
en  plein  théâtre. 


54  GIL  BLAS. 

mon  conducteur;  mais  en  récompense  je  vous  promets  qu'à 
Lisbonne  vous  serez  superbement  logé.  J'enfermai  ma  valise 
clans  l'armoire  dont  j'emportai  la  clef,  et  je  demandai  à 
quelle  heure  on  soupoit.  Il  me  fut  répondu  à  cela  que  le  sei- 
gneur portugais  ne  faisoit  pas  d'ordinaire  chez  lui,  et  qu'il 
donnoit  à  chaque  domestique  une  certaine  somme  par  mois 
pour  se  nourrir.  Je  fis  encore  d'autres  questions,  et  j'ap- 
pris que  les  gens  du  marquis  étoient  d'heureux  fainéants. 
Après  un  entretien  assez  court,  je  quittai  l'intendant  pour 
aller  retrouver  Laure,  en  m'occupant  agréablement  du  pré- 
sage que  je  concevois  de  ma  nouvelle  condition. 

Sitôt  que  j'arrivai  à  la  porte  de  la  comédie,  et  que  je  me 
dis  frère  d'Estelle,  tout  me  fut  ouvert.  Vous  eussiez  vu  les 
gardes  "s'empresser  à  me  faire  un  passage,  comme  si  j'eusse 
été  un  des  plus  considérables  seigneurs  de  Grenade.  Tous 
les  gagistes,  receveurs  de  marques  et  de  contre-marques, 
que  je  rencontrai  sur  mon  chemin ,  me  firent  de  profondes 
révérences.  Mais  ce  que  je  voudrois  pouvoir  bien  peindre  au 
lecteur,  c'est  la  réception  sérieuse  que  l'on  me  fit  comique- 
ment  dans  les  foyers,  où  je  trouvai  la  troupe  tout  habillée 
et  prête  à  commencer.  Les  comédiens  et  comédiennes  à  qui 
Laure  me  présenta  vinrent  fondre  sur  moi.  Les  hommes 
m'accablèrent  d'embrassades;  et  les  femmes  à  leur  tour, 
appliquant  leur  visage  enluminé  sur  le  mien ,  le  couvrirent 
de  rouge  et  de  blanc.  Aucun  ne  voulant  être  le  dernier  à  me 
faire  compliment,  ils  se  mirent  tous  ensemble  à  me  parler. 
Je  ne  pouvois  suffire  à  leur  répondre  ;  mais  ma  sœur  vint  à 
mon  secours,  et  sa  langue  exercée  ne  me  laissa  en  reste  avec 
personne. 

Je  n'en  fus  pas  quitte  pour  les  accolades  des  acteurs  et 
des  actrices.  Il  me  fallut  essuyer  les  civihtés  du  décorateur, 
des  violons,  du  souiïleur,  du  moucheur  et  du  sous-moucheur 
de  chandelles,  enfin  de  tous  les  valets  de  théâtre,  qui,  sur 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   MIL  5S 

le  bruit  de  mon  arrivée,  accoururent  pour  me  considérer.  11 
sembloit  que  tous  ces  gens-là  fussent  des  enfants  trouvés 
qui  n'avoient  jamais  vu  de  frère. 

Cependant  on  commença  la  pièce.  Alors  quelques  gentils- 
hommes qui  étoient  dans  les  foyers  coururent  se  placer  pour 
l'entendre;  et  moi,  en  enfant  de  la  balle,  je  continuai  de 
m' entretenir  avec  ceux  des  acteurs  qui  n'étoient  pas  sur  la 
scène.  Il  y  en  avoit  un  parmi  ces  derniers  qu'on  appela  de- 
vant moi  Melchior.  Ce  nom  me  frappa.  Je  considérai  avec 
attention  le  personnage  qui  le  portoit,  et  il  me  sembla  que 
je  l'avois  vu  quelque  part.  Je  me  le  remis  enfin,  et  le 
reconnus  pour  ce  Melchior  Zapata,  ce  pauvre  comédien  de 
campagne,  qui,  comme  je  l'ai  dit  dans  le  premier  volume 
de  mon  histoire,  trempoit  des  croûtes  de  pain  dans  une 
fontaine. 

Je  le  pris  aussitôt  en  particulier,  et  je  lui  dis  :  Je  suis 
bien  trompé,  si  vous  n'êtes  pas  ce  seigneur  Melchior  avec  qui 
j'ai  eu  l'honneur  de  déjeuner  un  jour  au  bord  d'une  claire 
fontaine,  entre  Valladolid  et  Ségovie.  J'étois  avec  un  garçon 
barbier.  Nous  portions  quelques  provisions  que  nous  joi- 
gnîmes aux  vôtres,  et  nous  fîmes  tous  trois  un  petit  repas 
qui  fut  assaisonné  de  mille  agréables  discours.  Zapata  se 
mit  à  rêver  quelques  moments,  ensuite  il  me  répondit  :  Vous 
me  parlez  d'une  chose  que  j'ai  peu  de  peine  à  me  rappeler. 
Je  revenois  alors  de  débuter  à  Madrid ,  et  je  retournois  à 
Zamora.  Je  me  souviens  même  que  j'étois  fort  mal  dans  mes 
affaires.  Je  m'en  souviens  bien  aussi,  lui  répliquai-je  ;  à 
telles  enseignes  que  vous  portiez  un  pourpoint  doublé  d'af- 
fiches de  comédie.  Je  n'ai  pas  oublié  non  plus  que  vous  vous 
plaigniez  dans  ce  temps-Là  d'avoir  une  femme  trop  sage. 
Oh!  je  ne  m'en  plains  plus  à  présent,  dit  avec  précipitation 
Zapata.  Vive  Dieu!  la  commère  s'est  bien  corrigée  de  cela; 
aussi  en  ai-je  le  pourpoint  mieux  doublé. 


56  GIL  BLAS. 

J'allois  le  féliciter  sur  ce  que  sa  femme  étoit  devenue 
.  raisonnable ,  lorsqu'il  fut  obligé  de  me  quitter  pour  paroître 
sur  la  scène.  Curieux  de  connoître  sa  femme,  je  m'appro- 
chai d'un  comédien  pour  le  prier  de  me  la  montrer;  ce  qu'il 
fit  en  me  disant  :  Vous  la  voyez;  c'est  Narcissa,  la  plus  jolie 
de  nos  dames  après  votre  sœur.  Je  jugeai  que  cette  actrice 
devoit  être  celle  en  faveur  de  qui  le  marquis  de  Marialva 
s'étoit  déclaré  avant  que  d'avoir  vu  son  Estelle,  et  ma  con- 
jecture ne  fut  que  trop  vraie.  A  la  fin  de  la  pièce  je  con- 
duisis Laure  à  son  domicile,  où  j'aperçus  en  arrivant  plu- 
sieurs cuisiniers  qui  préparoient  un  grand  repas.  Tu  peux 
souper  ici,  me  dit-elle.  Je  n'en  ferai  rien,  lui  répondis-je; 
le  marquis  sera  peut-être  bien  aise  d'être  seul  avec  vous. 
Oh  !  que  non,  reprit-elle  ;  il  va  venir  avec  deux  de  ses  amis 
et  un  de  nos  messieurs;  il  ne  tiendra  qu'à  toi  de  faire  le 
sixième.  Tu  sais  bien  que  chez  les  comédiennes  les  secré- 
taires ont  le  privilège  de  manger  avec  leurs  maîtres.  Il  est 
vrai,  lui  dis-je;  mais  ce  seroit  de  trop  bonne  heure  me 
mettre  sur  le  pied  de  ces  secrétaires  favoris.  Il  faut  aupara- 
vant que  je  fasse  quelque  commission  de  confident  pour  mé- 
riter ce  droit  honorifique.  En  parlant  ainsi ,  je  sortis  de  chez 
Laure,  et  gagnai  mon  auberge  où  je  comptois  d'aller  *  tous 
les  jours,  puisque  mon  maître  n'avoit  point  de  ménage. 


CHAPITRE  IX. 

Avec  quel  homme  extraordinaire  il  soupa  ce  soir-là,  et  de  ce  qui  se  passa  entre  eus. 

Je  remarquai  dans  la  salle  une  espèce  de  vieux  moine, 
vêtu  de  bure  grise,  qui  soupoit  tout  seul  dans  un  coin.  J'allai 
par  curiosité  m' asseoir  vis-à-vis  de  lui;  je  le  saluai  fort  civi- 

1,  Encore  le  verbe  compter  suivi  de  la  pri^position  de  et  d'un  autre  verbe 
à  riiifiiiitif.  Cotte  locution  est  particulière  à  Le  Sage. 


LIVRE   VII,    CHAPITRE    IX.  57 

lement ,  et  il  ne  se  montra  pas  moins  poli  que  moi.  On  m'ap- 
porta ma  pitance ,  que  je  commençai  à  expédier  avec  beau- 
coup d'appétit.  Pendant  que  je  mangeois  sans  dire  mot,  je 
regardois  souvent  ce  personnage,  dont  je  trouvois  toujours 
les  yeux  attachés  sur  moi.  Fatigué  de  son  attention  opiniâtre 
à  me  regarder,  je  lui  adressai  ainsi  la  parole  :  Père,  nous 
serions-nous  vus  par  hasard  ailleurs  qu'ici?  Vous  m'ob- 
servez comme  un  homme  qui  ne  vous  seroit  pas  entièrement 
inconnu. 

Il  me  répondit  gravement  :  Si  j'arrête  sur  vous  mes 
regards,  ce  n'est  que  pour  admirer  la  prodigieuse  variété 
d'aventures  qui  sont  marquées  dans  les  traits  de  votre 
visage.  A  ce  que  je  vois,  lui  dis-je  d'un  air  railleur,  votre  ré- 
vérence donne  dans  la  métoposcopie  ^  ?  Je  pourrois  me  vanter 
de  la  posséder,  répondit  le  moine,  et  d'avoir  fait  des  pré- 
dictions que  la  suite  n'a  pas  démenties.  Je  ne  sais  pas  moins 
la  chiromancie-;  et  j'ose  dire  que  mes  oracles  sont  infail- 
libles, quand  j'ai  confronté  l'inspection  de  la  main  avec  celle 
du  visage. 

Quoique  ce  vieillard  eût  toute  l'apparence  d'un  homme 
sage ,  je  le  trouvai  si  fou,  que  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui 
rire  au  nez.  Au  lieu  de  s'offenser  de  mon  impolitesse,  il  en 
sourit,  et  continua  de  parler  dans  ces  termes,  après  avoir 
promené  sa  vue  dans  la  salle,  et  s'être  assuré  que  personne 
ne  nous  écoutoit  :  Je  ne  m'étonne  pas  de  vous  voir  si  pré- 
venu contre  deux  sciences  qui  passent  aujourd'hui  pour  fri- 
voles :  l'étude  longue  et  pénible  qu'elles  demandent  décou- 
rage tous  les  savants,  qui  y  renoncent,  et  qui  les  décrient 
de  dépit  de  n'avoir  pu  les  acquérir.  Pour  moi,  je  ne  me  suis 


1.  La  métoposcopie  est  l'art  prétendu  qui  enseigne  à  connaître  le  tempé- 
rament et  les  mœurs  par  l'inspection  des  traits  du  visage. 

2.  La  chiromancie  est  un  autre  art  prétendu  de  deviner  et  de  prédire  par 
l'inspection  de  la  main. 


58  GIL   BLAS. 

point  rebuté  de  l'obscurité  qui  les  enveloppe,  non  plus  que 
des  difficultés  qui  se  succèdent  sans  cesse  dans  la  recherche 
des  secrets  chimiques  et  dans  l'art  merveilleux  de  trans- 
muer les  métaux  en  or. 

Mais  je  ne  pense  pas,  poursuivit-il  en  se  reprenant,  que 
je  parle  à  un  jeune  cavalier  à  qui  mes  discours  doivent  en 
effet  paroître  des  rêveries.  Un  échantillon  de  mon  savoir- 
faire  vous  disposera,  mieux  que  tout  ce  que  je  pourrois 
dire ,  à  juger  de  moi  plus  favorablement.  A  ces  mots  il  tira 
de  sa  poche  une  fiole  remplie  d'une  liqueur  vermeille. 
Ensuite  il  me  dit  :  Voici  un  élixir  que  j'ai  composé  ce  matin 
des  sucs  de  certaines  plantes  distillées  à  l'alambic;  car  j'ai 
employé  presque  toute  ma  vie,  comme  Démocrite,  à  trouver 
les  propriétés  des  simples  et  des  minéraux.  Vous  allez 
éprouver  sa  vertu.  Le  vin  que  nous  buvons  à  notre  souper 
est  très-mauvais  ;  il  va  devenir  excellent.  En  même  temps  il 
mit  deux  gouttes  de  son  élixir  dans  ma  bouteille ,  qui  ren- 
dirent mon  vin  plus  délicieux  que  les  meilleurs  qui  se  boi- 
vent en  Espagne. 

Le  merveilleux  frappe  f  imagination  ;  et,  quand,  une  fois 
elle  est  gagnée,  on  ne  se  sert  plus  de  son  jugement.  Charmé 
d'un  si  beau  secret,  et  persuadé  qu'il  falloit  être  un  peu 
plus  que  diable  pour  favoir  trouvé,  je  m'écriai  plein  d'ad- 
miration :  0  mon  père  !  pardonnez-moi  de  grâce,  si  je  vous 
ai  pris  d'abord  pour  un  vieux  fou.  Je  vous  rends  justice  pré- 
sentement. Je  n'ai  pas  besoin  d'en  voir  davantage  pour  être 
assuré  que  vous  feriez,  si  vous  vouliez,  tout  à  l'heure  un 
lingot  d'or  d'une  barre  de  fer.  Que  je  serois  heureux,  si  je 
possédois  celte  admirable  science  !  Le  ciel  vous  préserve  de 
l'avoir  jamais  !  interrompit  le  vieillard  en  poussant  un  pro- 
fond soupir.  Vous  ne  savez  pas,  mon  fils,  ce  que  vous  sou- 
haitez. Au  lieu  de  me  porter  envie ,  plaignez-moi  plutôt  de 
m'être  donné  tant  de  peine  pour  me  rendre  malheureux.  Je 


LIVRE  YII,   CHAPÏTRE  IX.  50 

suis  toujours  clans  l'inquiétude.  Je  crains  d'être  découvert, 
et  qu'une  prison  perpétuelle  ne  devienne  le  salaire  de  tous 
mes  travaux.  Dans  cette  appréhension,  je  mène  une  vie 
errante,  déguisé  tantôt  en  prêtre  ou  en  moine,  et  tantôt  en 
cavalier  ou  en  paysan.  Est-ce  donc  un  avantage  de  savoir 
faire  de  l'or  à  ce  prix-Là?  et  les  richesses  ne  sont-elles  pas 
un  vrai  supplice  pour  les  personnes  qui  n'en  jouissent  pas 
tranquillement  ? 

Ce  discours  me  paroît  fort  sensé ,  dis-je  alors  au  philo- 
sophe. Rien  n'est  tel  que  de  vivre  en  repos.  Vous  me 
dégoûtez  de  la  pierre  philosophale.  Je  me  contenterai  d'ap- 
prendre de  vous  ce  qui  doit  m'arriver.  Très- volontiers,  me  ré- 
pondit-il, mon  enfant.  J'ai  fait  déjà  des  observations  sur  vos 
traits;  voyons  à  présent  votre  main.  Je  la  lui  présentai  avec 
une  confiance  qui  ne  me  fera  guère  d'honneur  dans  l'esprit 
de  quelques  lecteurs,  qui  peut-être  à  ma  place  en  auroient 
fait  autant.  Il  l'examina  fort  attentivement ,  et  dit  ensuite 
avec  enthousiasme  :  Ah  !  que  de  passages  de  la  douleur  à  la 
joie,  et  de  la  joie  à  la  douleur!  Quelle  succession  bizarre 
de  disgrâces  et  de  prospérités  !  Mais  vous  avez  déjà  éprouvé 
une  grande  partie  de  ces  alternatives  de  fortune.  Il  ne  vous 
reste  plus  guère  de  malheurs  à  essuyer,  et  un  seigneur 
vous  fera  une  agréable  destinée  qui  ne  sera  point  sujette  au 
changement. 

Après  m'avoir  assuré  que  je  pouvois  compter  sur  cette 
prédiction,  il  me  dit  adieu,  et  sortit  de  l'auberge,  où  il  me 
laissa  fort  occupé  des  choses  que  je  venois  d'entendre.  Je  ne 
doutois  point  que  le  marquis  de  Marialva  ne  fût  le  seigneur 
en  question  ;  et  par  conséquent  rien  ne  me  paroissoit  plus  pos- 
sible que  l'accomplissement  de  la  prédiction.  Mais,  quand  je 
n'y  aurois  pas  vu  la  moind:  e  apparence ,  cela  ne  m'eût  point 
empêché  de  donner  au  f;iux  moine  une  entière  créance  : 
tant  il   s'étoit  acquis,   par  son  élixir,  d'autorité  sur  mon 


60  GIL  BLAS. 

esprit!  De  mon  côté,  pour  avancer  le  bonheur  qui  m'étoit 
prédit,  je  résolus  de  m'attacher  au  marquis  plus  que  je 
n'avois  fait  à  aucun  de  mes  maîtres.  Ayant  pris  cette  réso- 
lution, je  me  retirai  à  notre  hôtel  avec  une  gaieté  que  je  ne 
puis  exprimer;  jamais  femme  n'est  sortie  si  contente  de 
chez  une  devineresse. 


CHAPITRE  X. 

De  la  commission  que  le  marquis  de  Marialva  donna  à  Gil  Elas, 
et  comment  ce  fidèle  secrétaire  s'en  acquitta. 

Le  marquis  n'étoit  pas  encore  revenu  de  chez  sa  comé- 
dienne, et  je  trouvai  dans  son  appartement  ses  valets  de 
chambre  qui  jouoient  à  la  pj-ime  en  attendant  son  retour.  Je 
fis  connoissance  avec  eux,  et  nous  nous  amusâmes  à  rire 
jusqu'à  deux  heures  après  minuit  que  notre  maître  arriva. 
Il  fut  un  peu  surpris  de  me  voir,  et  me  dit  d'un  air  de  bonté 
qui  me  fit  juger  qu'il  revenoit  très-satisfait  de  sa  soirée  : 
Comment  donc,  Gil  Blas,  vous  n'êtes  pas  encore  couché  ?  Je 
répondis  que  j'avois  voulu  savoir  auparavant  s'il  n'avoit  rien 
à  m'ordonner.  J'aurai  peut-être,  reprit-il,  une  commission 
à  vous  donner  demain  matin;  mais  il  sera  temps  alors  de 
vous  apprendre  mes  volontés.  Allez  vous  reposer,  et  sou- 
venez-vous que  je  vous  dispense  de  m'attendre  le  soir  ;  je 
n'ai  besoin  que  de  mes  valets  de  chambre. 

Après  cet  avertissement,  qui  dans  le  fond  me  faisoit 
plaisir,  puisqu'il  m'épargnoit  la  sujétion  que  j'aurois  quel- 
quefois désagréablement  sentie,  je  laissai  le  marquis  dans 
son  appartement,  et  me  retirai  à  mon  galetas.  Je  me  mis 
au  lit.  Mais,  ne  pouvant  dormir,  je  m'avisai  de  suivre  le 
conseil  que  nous  donne  Pythagore ,  de  rappeler  le  soir  ce 
que  nous  avons  fait  dans  la  journée,  pour  nous  applaudir 


LIVRE   VII,    CHAPITRE  X.  61 

de  nos  bonnes  actions,  ou  pour  nous  blâmer  de  nos  mau- 
vaises. 

Je  ne  me  sentois  pas  la  conscience  assez  nette  pour  être 
content  de  moi;  aussi  je  me  reprochai  d'avoir  appuyé  l'im- 
posture de  Laure.  J'avois  beau  me  dire ,  pour  m'excuser, 
que  je  n'avois  pu  honnêtement  donner  un  démenti  à  une 
fille  qui  n'avoit  en  vue  que  de  me  faire  plaisir,  et  qu'en 
quelque  façon  je  m'étois  trouvé  dans  la  nécessité  de  me 
rendre  comphce  de  la  supercherie  ;  peu  satisfait  de  cette 
excuse,  je  répondois  que  je  ne  devois  donc  pas  pousser  les 
choses  plus  loin,  et  qu'il  falloit  que  je  fusse  bien  effronté 
pour  vouloir  demeurer  auprès  d'un  seigneur  dont  je  payois 
si  mal  la  confiance.  Enfin,  après  un  sévère  examen,  je  tom- 
bai d'accord  avec  moi-même  que,  si  je  n'étois  pas  un 
fripon ,  il  ne  s'en  falloit  guère. 

De  là,  passant  aux  conséquences,  je  me  représentai  que 
je  jouois  gros  jeu,  en  trompant  un  homme  de  condition 
qui,  pour  mes  péchés,  peut-être  ne  tarderoit  guère  à 
découvrir  la  fourberie.  Une  si  judicieuse  réflexion  jeta  quel- 
que terreur  dans  mon  esprit;  mais  des  idées  de  pkisir  et 
d'intérêt  l'eurent  bientôt  dissipée.  D'ailleurs,  la  prophétie 
de  l'homme  à  l'élixir  auroit  suffi  pour  me  rassurer.  Je  me 
livrai  donc  à  des  images  tout  agréables.  Je  me  mis  à  faire 
des  règles  d'arithmétique,  à  compter  en  moi-même  la 
somme  que  feroient  mes  gages  au  bout  de  dix  années  de 
service.  J'ajoutois  à  cela  les  gratifications  que  je  recevrois  de 
mon  maître;  et,  les  mesurant  à  son  humeur  libérale,  ou 
plutôt  à  mes  désirs,  j'avois  une  intempérance  d'imagination, 
si  l'on  peut  parler  ainsi,  qui  ne  mettoit  point  de  bornes  à 
ma  fortune.  Tant  de  bien  peu  à  peu  m'assoupit,  et  je  m'en- 
dormis en  bâtissant  des  châteaux  en  Espagne. 

Je  me  levai  le  lendemain  sur  les  huit  heures  pour  aller 
recevoir  les  ordres  de  mon  patron  ;  mais  comme  j'ouvrois 


62  GIL  BLAS. 

ma  porte  pour  sortir,  je  fus  tout  étonné  de  le  voir  paroître 
devant  moi  en  robe  de  chambre  et  en  bonnet  de  nuit.  Il  étoit 
tout  seul.  Gil  Blas,  me  dit-il,  hier  au  soir,  en  quittant  votre 
sœur,  je  lui  promis  de  passer  chez  elle  ce  matin  ;  mais  une 
alTaire  de  conséquence  ne  me  permet  pas  de  lui  tenir  parole. 
Allez  lui  témoigner  de  ma  part  que  je  suis  bien  mortifié  de 
ce  contre -temps,  et  assurez-la  que  je  souperai  encore 
aujourd'hui  avec  elle.  Ce  n'est  pas  tout,  ajouta-t-il  en  me 
mettant  entre  les  mains  une  bourse  avec  une  petite  boîte  de 
chagrin  enrichie  de  pierreries ,  portez-lui  mon  portrait ,  et 
gardez  cette  bourse  où  il  y  a  cinquante  pistoles  que  je  vous 
donne  pour  marque  de  l'amitié  que  j'ai  déjà  pour  vous.  Je 
pris  d'une  main  le  portrait,  et  de  l'autre  la  bourse  que  je 
méritois  si  peu.  Je  courus  sur-le-champ  chez  Laure,  en 
disant  dans  l'excès  de  la  joie  qui  me  transportoit  :  «  Bon  !  la 
«  prédiction  s'accomplit  à  vue  d'œil.  Quel  bonheur  d'être 
«  frère  d'une  fille  belle  et  galante  !  C'est  dommage  qu'il  n'y 
((  ait  pas  autant  d'honneur  à  cela  que  de  profit  et  d'agré- 
«  ment.  » 

Laure,  contre  l'ordinaire  des  personnes  de  sa  profession, 
avoit  coutume  de  se  lever  matin.  Je  la  surpris  à  sa  toilette, 
où,  en  attendant  son  Portugais,  elle  joignoit  à  sa  beauté 
naturelle  tous  les  charmes  auxiliaires  que  l'art  des  coquettes 
pouvoit  lui  prêter.  Aimable  Estelle,  luidis-je  en  entrant, 
l'aimant  des  étrangers,  je  puis,  à  l'heure  qu'il  est,  manger 
avec  mon  maître,  puisqu'il  m'a  honoré  d'une  commission 
qui  me  donne  cette  prérogative,  et  dont  je  viens  m'acquitter. 
11  n'aura  pas  le  plaisir  de  vous  entretenir  ce  matin,  comme 
il  se  l'étoit  proposé  ;  mais,  pour  vous  en  consoler,  il  soupera 
ce  soir  avec  vous;  et  il  vous  envoie  son  portrait,  qui  me 
paroît  avoir  quelque  chose  encore  de  plus  consolant. 

Je  lui  remis  aussitôt  la  boîte,  qui,  par  le  vif  éclat  des 
brillants  dont  elle  étoit  garnie,  lui  réjouit  infiniment  la  vue. 


LIVRE  VII,   CHAPITRE  X.  63 

Elle  l'ouvrit;  et  l'ayant  fermée,  après  avoir  considéré  la 
peinture  par  manière  d'acquit,  elle  revint  aux  pierreries.  Elle 
en  vanta  la  beauté,  et  me  dit  en  souriant  :  Voilà  des  copies 
que  les  femmes  de  théâtre  aiment  mieux  que  les  originaux. 

Je  lui  appris  ensuite  que  le  généreux  Portugais,  en  me 
chargeant  du  portrait,  m'avoit  gratifié  d'une  bourse  de  cin- 
quante pistoles.  Je  t'en  fais  mon  compliment,  me  dit-elle; 
ce  seigneur  commence  par  où  même  il  est  rare  que  les 
autres  finissent.  C'est  à  vous,  mon  adorable,  lui  répondis-je, 
que  je  dois  ce  présent;  le  marquis  ne  me  l'a  fait  qu'à  cause 
de  la  fraternité.  Je  voudrois,  répliqua-t-elle ,  qu'il  t'en  fît 
de  semblables  chaque  jour.  Je  ne  puis  te  dire  jusqu'à  quel 
point  tu  m'es  cher.  Dès  le  premier  instant  que  je  t'ai  vu,  je 
me  suis  attachée  à  toi  par  un  lien  si  fort,  que  le  temps  n'a 
pu  le  rompre.  Lorsque  je  te  perdis  à  Madrid,  je  ne  déses- 
pérai pas  de  te  retrouver;  et  hier,  en  te  revoyant,  je  te 
reçus  comme  un  homme  qui  revenoit  à  moi  nécessairement. 
En  un  mot,  mon  ami,  le  ciel  nous  a  destinés  l'un  pour 
l'autre.  Tu  seras  mon  mari ,  mais  il  faut  nous  enrichir  aupa- 
ravant. La  prudence  demande  que  nous  commencions  par  là. 
Je  veux  avoir  encore  trois  ou  quatre  galanteries  pour  te 
mettre  à  ton  aise. 

Je  la  remerciai  poliment  de  la  peine  qu'elle  vouloit  bien 
prendre  pour  moi ,  et  nous  nous  engageâmes  insensiblement 
dans  un  entretien  qui  dura  jusqu'à  midi.  Alors  je  me  retirai 
pour  aller  rendre  compte  à  mon  maître  de  la  manière  dont 
on  avoit  reçu  son  présent.  Quoique  Laure  ne  m'eût  point 
donné  d'instruction  là-dessus,  je  ne  laissai  pas  de  composer 
en  chemin  un  beau  compliment  que  je  me  proposois  de  faire 
de  sa  part;  mais  ce  fut  autant  de  bien  perdu.  Car,  lorsque 
j'arrivai  à  l'hôtel ,  on  me  dit  que  le  marquis  venoit  de  sortir  ; 
et  il  étoit  décidé  que  je  ne  le  reverrois  plus,  ainsi  qu'on  le 
peut  lire  dans  le  chapitre  suivant. 


64  GIL   BLAS. 

CHAPITRE  XI. 

De  la  nouvelle  que  Gil  Blas  apprit,  et  qui  fut  un  coup  de  foudre  pour  lui. 

Je  me  rendis  à  mon  auberge,  où,  rencontrant  deux 
hommes  d'une  agréable  conversation,  je  dînai  et  demeurai 
à  table  avec  eux  jusqu'à  l'heure  de  la  comédie.  Alors  nous 
nous  sépai'âmes.  Ils  allèrent  à  leurs  affaires,  et  moi  je  pris 
le  chemin  du  théâtre.  Il  faut  remarquer  en  passant  que 
j'avois  tout  sujet  d'être  de  belle  humeur  :  la  joie  avoit  régné 
dans  l'entretien  que  je  venois  d'avoir  avec  ces  cavaliers  :  la 
face  de  ma  fortune  étoit  des  plus  riantes  :  et  pourtant  je  me 
laissois  aller  à  la  tristesse ,  sans  pouvoir  m'en  défendre. 
Qu'on  dise  après  cela  qu'on  ne  pressent  point  les  malheurs 
qui  nous  menacent! 

Comme  j'entrois  dans  les  foyers,  Melchior  Zapata  vint  à 
moi,  et  me  dit  tout  bas  de  le  suivre.  11  me  mena  dans  un 
endroit  particulier  de  l'hôtel,  et  me  tint  ce  discours  :  Sei- 
gneur cavalier,  je  me  fais  un  devoir  de  vous  donner  un  avis 
très-important.  Vous  savez  que  le  marquis  de  Marialva 
s'étoit  d'abord  senti  du  goût  pour  Narcissa  mon  épouse  ;  il 
avoit  même  déjà  pris  jour  pour  venir  manger  de  mon  aloyau, 
lorsque  l'artificieuse  Estelle  trouva  moyen  de  rompre  la 
partie,  et  d'attirer  chez  elle  ce  seigneur  portugais.  Vous 
jugez  bien  qu'une  comédienne  ne  perd  pas  une  si  bonne 
proie  sans  dépit.  Ma  femme  a  cela  sur  le  cœur.  Il  n'y  a  rien 
qu'elle  ne  fût  capable  de  faire  pour  se  venger;  et,  par  mal- 
heur pour  vous,  elle  en  a  une  belle  occasion.  Hier,  si  vous 
vous  en  souvenez ,  tous  nos  gagistes  accoururent  pour  vous 
voir.  Le  sous-moucheur  de  chandelles  dit  à  quelques  per- 
sonnes de  la  troupe  qu'il  vous  reconnoissoit,  et  que  vous 
n'étiez  rien  moins  que  le  frère  d'Estelle. 


LIVRE    VII,    CHAPITRE   XI.  Go 

Ce  bruit,  ajouta  Melchior,  est  venu  aujourd'hui  aux 
oreilles  de  Narcissa,  qui  n'a  pas  manqué  d'en  interroger 
l'auteur,  et  ce  gagiste  le  lui  a  confirmé.  Il  vous  a,  dit-il, 
connu  valet  d'Arsénié  dans  le  temps  qu'Estelle,  sous  le  nom 
de  Laure,  laservoit  à  Madrid.  Mon  épouse,  charmée  de  cette 
découverte,  en  fera  part  au  marquis  de  Marialva,  qui  doit 
venir  ce  soir  à  la  comédie;  réglez-vous  là-dessus.  Si  vous 
n'êtes  pas  effectivement  frère  d'Estelle,  je  vous  conseille  en 
ami ,  et  à  cause  de  notre  ancienne  connoissance,  de  pourvoir 
à  votre  sûreté.  Narcissa,  qui  ne  demande  qu'une  victime, 
m'a  permis  de  vous  avertir  de  prévenir  par  une  prompte  fuite 
quelque  sinistre  accident. 

11  y  auroit  eu  du  superflu  à  m'en  dire  davantage.  Je 
rendis  grâce  de  cet  avertissement  a  l'histrion ,  qui  vit  bien , 
à  mon  air  effrayé,  que  je  n'étois  pas  homme  à  donner  un 
démenti  au  sous-moucheur  de  chandelles;  comme  en  effet  je 
ne  me  sentois  nullement  d'humeur  à  porter  jusque-là  l'ef- 
fronterie. Je  ne  fus  pas  même  tenté  d'aller  dire  adieu  à 
Laure,  de  peur  qu'elle  ne  voulût  m' engager  à  payer  d'au- 
dace. Je  concevois  bien  qu'elle  étoit  assez  bonne  comédienne 
pour  se  tirer  d'un  si  mauvais  pas;  mais  je  ne  voyois  qu'un 
châtiment  infaillible  pour  moi ,  et  je  n'étois  pas  assez  amou- 
reux pour  le  braver.  Je  ne  songeai  qu'à  me  sauver  avec  mes 
dieux  pénates,  je  veux  dire  avec  mes  bardes.  Je  disparus  de 
l'hôtel  en  un  clin  d'oeil;  et  je  fis,  en  moins  de  rien ,  enlever 
et  transporter  ma  valise  chez  un  muletier  qui  devoit  le  jour 
suivant  partir  à  trois  heures  du  matin  pour  Tolède.  J'aurois 
souhaité  d'être  déjà  chez  le  comte  de  Polan,  dont  la  maison 
me  paroissoit  le  seul  asile  qui  fût  sûr  pour  moi.  Mais  je  n'y 
étois  pas  encore  ;  et  je  ne  pouvois  sans  inquiétude  penser  au 
temps  qui  me  restoit  à  passer  dans  une» ville  où  j'appréhen- 
dois  qu'on  ne  me  cherchât  dès  la  nuit  même. 

Je  ne  laissai  pas  d'aller  souper  à  mon  auberge,  quoique 
II.  5 


00  G  IL    DLAS. 

je  fusse  aussi  troublé  qu'un  débiteur  qui  sait  qu'il  y  a  des 
alguazils  à  ses  trousses.  Ce  que  je  mangeai  ce  soir-là  ne  fit 
pas,  je  crois,  un  excellent  chyle  dans  mon  estomac.  Misé- 
rable jouet  de  la  crainte,  j'examinois  toutes  les  personnes 
qui  entroient  dans  la  salle  ;  et  quand  par  malheur  il  y  venoit 
des  gens  de  mauvaise  mine,  ce  qui  n'est  pas  rare  dans  ces 
endroits-lcà ,  je  frissonnois  de  peur.  Après  avoir  soupe  dans 
de  continuelles  alarmes,  je  me  levai  de  table,  et  m'en 
retournai  chez  mon  muletier,  où  je  me  jetai  sur  de  la  paille 
fraîche  jusqu'à  l'heure  du  départ. 

On  peut  dire  que  ma  patience  fut  bien  exercée  pendant 
ce  temps-là;  mille  désagréables  pensées  vinrent  m'assaillir. 
Si  quelquefois  je  m'assoupissois,  je  voyois  le  marquis  furieux 
qui  meurtrissoit  de  coups  le  beau  visage  de  Laure ,  et  brisoit 
tout  chez  elle;  ou  bien  je  l'entendois  ordonner  à  ses  do- 
mestiques de  me  faire  mourir  sous  le  bâton.  Je  me  réveillois 
là-dessus  en  sursaut  ;  et  le  réveil ,  qui  est  ordinairement  si 
doux  après  un  songe  affreux ,  me  devenoit  plus  cruel  encore 
que  mon  songe. 

Heureusement  le  muletier  me  retira  d'une  si  grande 
peine,  en  venant  m' avertir  que  ses  mules  étoient  prêtes.  ,Ie 
fus  aussitôt  sur  pied,  et,  grâce  au  ciel,  je  partis  radicalement 
guéri  de  Laure  et  de  la  chiromancie.  A  mesure  que  nous 
nous  éloignions  de  Grenade ,  mon  esprit  reprenoit  sa  tran- 
quillité. Je  commençai  à  m'entretenir  avec  le  muletier  ;  je  ris 
de  quelques  plaisantes  histoires  qu'il  me  raconta ,  et  je 
perdis  insensiblement  toute  ma  frayeur.  Je  dormis  d'un 
sommeil  paisible  à  Ubeda,  où  nous  allâmes  coucher  la  pre- 
mière journée,  et  la  quatrième  nous  arrivâmes  à  Tolède. 
Mon  premier  soin  fut  de  m' in  former  de  la  demeure  du  comte 
de  Polan,  et  je  m'y  rendis,  bien  persuadé  qu'il  ne  so'ulTri- 
roit  pas  que  je  fusse  logé  ailleurs  que  chez  lui.  Mais  je 
comptois  sans  mon  hôte.  Je  ne  trouvai  au  logis  que  le  con- 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   XH.  GT 

cierge,  qui  me  dit  que  son  maître  étoit  parti  la  veille  pour 
le  château  de  Leyva,  d'cà  on  lui  avoit  mandé  que  Séraphine 
étoit  dangereusement  malade. 

Je  ne  m'étois  point  attendu  h  l'absence  du  comte  :  elle 
diminua  la  joie  que  j'avois  d'être  à  Tolède ,  et  fut  cause  que 
je  pris  un  autre  dessein.  Me  voyant  si  près  de  Madrid,  je 
résolus  d'y  aller.  Je  fis  réflexion  que  je  pourrais  me  pousser 
à  la  cour,  où  un  génie  supérieur,  à  ce  que  j'avois  ouï  dire, 
n' étoit  pas  absolument  nécessaire  pour  s'avancer.  Dès  le  len- 
demain je  me  servis  de  la  commodité  d'un  cheval  de  retour, 
pour  me  conduire  à  cette  capitale  de  l'Espagne.  La  fortune 
m'y  conduisoit,  pour  me  faire  jouer  de  plus  grands  rôles 
que  ceux  qu'elle  m' avoit  déjà  fait  faire. 


CHAPITRE  XII. 

Gil  Blas  va  loger  dans  un  hôtel  garni.  Il  y  fait  connoissance  avec  le  capitaine  Chinchilla. 
Quel  homme  c'étoit  que  cet  officier,  et  quelle  affaire  l'avoit  amené  à  Madrid. 

D'abord  que  je  fus  à  Madrid,  j'établis  mon  domicile  dans 
un  hôtel  garni  où  demeuroit,  entre  autres  personnes,  un  vieux 
capitaine ,  qui,  des  extrémités  de  la  Castille  nouvelle,  étoit 
venu  solliciter  à  la  cour  une  pension  qu'il  croyoit  n'avoir 
que  trop  méritée.  Il  s'appeloit  don  Annibal  de  Chinchilla.  Ce 
ne  fut  pas  sans  étonnement  que  je  le  vis  pour  la  première 
fois.  C'étoit  un  homme  de  soixante  ans,  d'une  taille  gigan- 
tesque, et  d'une  maigreur  extraordinaire.  Il  portoit  une 
épaisse  moustache  qui  s'élevoit  en  serpentant  des  deux  côtés 
jusqu'aux  tempes.  Outre  qu'il  lui  manquoit  un  bras  et  une 
jambe,  il  avoit  la  place  d'un  œil  couverte  d'un  large  em- 
plâtre de  taffetas  vert,  et  son  visage  en  plusieurs  endroits 
paroissoit  balafré.  A  cela  près,  il  étoit  fait  comme  un  autre. 
De  plus,  il  ne  manquoit  pas  d'esprit,  et  moins  encore  de 


68  GIL  BLAS. 

gravité.  Il  poussoit  la  morale  jusqu'au  scrupule,  et  sepiquoit 
surtout  d'être  délicat  sur  le  point  d'honneur. 

Après  avoir  eu  avec  lui  deux  ou  trois  conversations,  il 
m'honora  de  sa  confiance.  Je  sus  bientôt  toutes  ses  affaires. 
Il  me  conta  dans  quelles  occasions  il  avoit  laissé  un  œil  à 
JNaples,  un  bras  en  Lombardie,  et  une  jambe  dans  les  Pays- 
Bas.  Ce  que  j'admirai  dans  les  relations  de  batailles  et  de 
sièges  qu'il  me  fit,  c'est  qu'il  ne  lui  échappa  aucun  trait  de 
fanfaron,  pas  un  mot  à  sa  louange,  quoique  je  lui  eusse 
volontiers  pardonné  de  vanter  la  moitié  qui  lui  restoit  de  lui- 
même,  pour  se  dédommager  de  la  perte  de  l'autre.  Les  offi- 
ciers qui  reviennent  de  la  guerre  sains  et  saufs  ne  sont  pas 
tous  si  modestes. 

Mais  il  me  dit  que  ce  qui  lui  tenoit  le  plus  au  cœur, 
c'étoit  d'avoir  dissipé  des  biens  considérables  dans  ses  cam- 
pagnes, de  sorte  qu'il  n' avoit  plus  que  cent  ducats  de  rente; 
ce  qui  suffisoit  à  peine  pour  entretenir  sa  moustache,  payer 
son  logement  et  faire  écrire  ses  placets.  Car  enfin.,  seigneur 
cavalier,  ajouta-t-il  en  haussant  les  épaules,  j'en  présente, 
dieu  merci,  tous  les  jours,  sans  qu'on  y  fasse  la  moindre 
attention.  Vous  diriez  qu'il  y  a  une  gageure  entre  le  premier 
ministre  et  moi;  et  que  c'est  à  qui  de  nous  deux  se  lassera, 
moi  d'en  donner,  ou  lui  d'en  recevoir.  J'ai  aussi  l'honneur 
d'en  présenter  souvent  au  roi;  mais  le  curé  ne  chante  pas 
mieux  que  son  vicaire;  et  pendant  ce  temps-là  mon  château 
de  Chinchilla  tombe  en  ruine,  faute  de  réparations. 

Il  ne  faut  désespérer  de  rien,  dis-je  alors  au  capitaine; 
vous  n'ignorez  pas  que  les  grâces  de  la  cour  se  font  ordinai- 
rement un  peu  attendre  ;  vous  êtes  peut-être  à  la  veille  de 
voir  payer  avec  usure  vos  peines  et  vos  travaux.  Je  ne  dois 
pas  me  flatter  de  cette  espérance,  répondit  don  Annibal.  Il 
n'y  a  pas  trois  jours  que  j'ai  parlé  à  un  des  secrétaires  du 
ministre;  et,  si  j'en  crois  ses  discours,  je  n'ai  qu'à  me  tenir 


LIVRE  VTI,   CHAPITRE   XII.  69 

gaillard.  Et  que  vous  a-t-il  donc  dit,  repris-je,  seigneur 
officier?  Est-ce  que  l'état  où  vous  êtes  ne  lui  a  pas  paru 
digne  d'une  récompense?  Vous  en  allez  juger,  repartit  Chin- 
chilla. Ce  secrétaire  m'a  dit  tout  net  :  Seigneur  gentil- 
homme, ne  vantez  pas  tant  votre  zèle  et  votre  fidélité;  vous 
n'avez  fait  que  votre  devoir  en  vous  exposant  aux  périls 
pour  votre  patrie.  La  seule  gloire  qui  est  attachée  aux  belles 
actions  les  paye  assez,  et  doit  suffire  principalement  à  un 
Espagnol.  Il  faut  donc  vous  détromper,  si  vous  regardez 
comme  une  dette  la  gratification  que  vous  sollicitez.  Si  on 
vous  l'accorde,  vous  devrez  uniquement  cette  grâce  à  la 
bonté  du  roi,  qui  veut  bien  se  croire  redevable  à  ceux  de 
ses  sujets  qui  ont  bien  servi  l'Etat.  Vous  voyez  par  là,  pour- 
suivit le  capitaine,  que  j'en  dois  encore  de  reste ,  et  que  j'ai 
bien  la  mine  de  m'en  retourner  comme  je  suis  venu. 

On  s'intéresse  pour  un  brave  homme  qu'on  voit  souffrir. 
Je  l'exhortai  à  tenir  bon  ;  je  m'offris  à  lui  mettre  au  net  gra- 
tuitement ses  placets.  J'allai  même  jusqu'à  lui  ouvrir  ma 
bourse,  et  à  le  conjurer  d'y  prendre  tout  l'argent  qu'il  vou- 
droit.  Mais  il  n'étoit  pas  de  ces  gens  qui  ne  se  le  font  pas 
dire  deux  fois  dans  une  pareille  occasion.  Tout  au  contraire, 
se  montrant  très-délicat  là-dessus ,  il  me  remercia  fièrement 
de  ma  bonne  volonté.  Ensuite  il  me  dit  que,  pour  n'être  à 
charge  à  personne,  il  s'étoit  accoutumé  peu  à  peu  à  vivre 
avec  tant  de  sobriété,  que  le  moindre  aliment  suffîsoit  pour 
sa  subsistance ,  ce  qui  n'étoit  que  trop  véritable.  Il  ne  vivoit 
que  de  ciboules  et  d'oignons.  Aussi  n'avoit-il  que  la  peau  et 
les  os.  Pour  n'avoir  aucun  témoin  de  ses  mauvais  repas ,  il 
s'enfermoit  ordinairement  dans  sa  chambre  pour  les  faire. 
J'obtins  pourtant  de  lui ,  à  force  de  prières ,  que  nous  dîne- 
rions et  souperions  ensemble;  et,  trompant  sa  fierté  par  une 
ingénieuse  compassion,  je  me  fis  apporter  beaucoup  plus  de 
viande  et  de  vin  qu'il  n'en  falloit  pour  moi.  Je  l'excitai  à 


70  CJJL  BLAS. 

Ijoii'C  et  à  manger.  11  voulut  d'abord  faire  des  façons;  mais 
enfin  il  se  rendit  à  mes  instances.  Après  quoi,  devenant 
insensiblement  plus  hardi,  il  m'aida  de  lui-même  à  rendre 
mon  plat  net  et  à  vider  ma  bouteille. 

Lorsqu'il  eut  bu  quatre  ou  cinq  coups ,  et  réconcilié  son 
estomac  avec  une  bonne  nourriture  :  En  vérité,  me  dit-il 
d'un  air  gai,  vous  êtes  bien  séduisant,  seigneur  Gil  Blas; 
vous  me  faites  faire  tout  ce  qu'il  vous  plaît.  Vous  avez  des 
manières  engageantes,  et  qui  m'ôtent  jusqu'à  la  crainte 
d'abuser  de  votre  humeur  bienfaisante.  Mon  capitaine  me 
parut  alors  si  défait  de  sa  honte,  que,  si  j'eusse  voulu  saisir 
ce  moment-là  pour  le  presser  encore  d'accepter  ma  bourse, 
je  crois  qu'il  ne  l'auroit  pas  refusée.  Je  ne  le  remis  point  à 
cette  épreuve;  je  me  contentai  de  l'avoir  fait  mon  com- 
mensal ,  et  de  prendre  la  peine  non-seulement  d'écrire  ses 
placets,  mais  de  les  composer  même  avec  lui.  A  force  d'avoir 
mis  des  homélies  au  net,  j'avois  appris  à  tourner  une 
phrase;  j'étois  devenu  une  espèce  d'auteur.  Le  vieil  officier, 
de  son  côté,  se  piquoit  de  savoir  bien  coucher  par  écrit*. 
De  sorte  que ,  travaillant  tous  deux  par  émulation  ,  nous 
faisions  des  morceaux  d'éloquence  dignes  des  plus  célèbres 
régents  de  Salamanque.  Mais  nous  avions  beau  l'un  et 
l'autre  épuiser  notre  esprit  à  semer  des  fleurs  de  rhétorique 
dans  ces  placets,  c'étoit,  comme  on  dit,  semer  sur  le  sable. 
Quelque  tour  que  nous  prissions  pour  faire  valoir  les  services 
de  don  Annibal,  la  cour  n'y  avoit  aucun  égard;  ce  qui  n'en- 
gageoit  pas  ce  vieil  invalide  à  faire  l'éloge  des  officiers  qui 
se  ruinent  à  la  guerre.  Dans  sa  mauvaise  humeur  il  maudis- 
soit  son  étoile ,  et  donnoit  au  diable  Naples,  la  Lombardie  et 
les  Pays-Bas. 

1.  Coucher  par  écrit,  sans  rc^-gime  ou  complément  du  verbe,  est  une 
expression  qui  paraît  assez  singulière.  Elle  a  vieilli  depuis  Le  Sage.  Boileau 
l'a  emi)loyc^e  avec  un  complément  dans  VHpUre  à  son  Jardinier:  mais  c'était 
un  mot  qu'il  prêtait  aux  gens  de  son  village. 


LIVRE    VII,    CHAPITRE  XII.  71 

Pour  surcroît  de  mortification,  il  arriva  un  jour  qu'à  sa 
barbe  un  poëte  produit  par  le  duc  d'Albe,  ayant  récité  de- 
vant le  roi  un  sonnet  sur  la  naissance  d'une  infante ,  fut  gra- 
tifié d'une  pension  de  cinq  cents  ducats.  Je  crois  que  le 
capitaine  mutilé  en  seroit  devenu  fou,  si  je  n'eusse  pris  soin 
de  lui  remettre  l'esprit.  Qu'avez-vous?  lui  dis-je  en  le 
voyant  hors  de  lui-même.  Il  n'y  a  rien  là  dedans  qui  doive 
vous  révolter.  Depuis  un  temps  immémorial  les  poètes  ne 
sont-ils  pas  en  possession  de  rendre  les  princes  tributaires 
de  leurs  muses?  Il  n'est  point  de  tète  couronnée  qui  n'ait 
quelques-uns  de  ces  messieurs  pour  pensionnaires.  Et  entre 
nous,  ces  sortes  de  pensions,  étant  rarement  ignorées  de 
l'avenir,  consacrent  la  libéralité  des  rois,  au  lieu  que  les 
autres  qu'ils  font  sont  souvent  en  pure  perte  pour  leur 
renommée.  Combien  Auguste  a-t-il  donné  de  récompenses, 
combien  a-t-il  fait  de  pensions  dont  nous  n'avons  aucune 
connoissance  I  Mais  la  postérité  la  plus  reculée  saura  comme 
nous  que  Virgile  a  reçu  de  cet  empereur  plus  de  deux  cent 
mille  écus  de  bienfaits. 

Quelque  chose  que  je  pusse  dire  à  don  Annibal,  le  fruit 
du  sonnet  lui  demeura  sur  l'estomac  comme  un  plomb;  et, 
ne  pouvant  le  digérer,  il  se  résolut  à  tout  abandonner.  Il 
voulut  néanmoins  auparavant,  pour  jouer  de  son  reste,  pré- 
senter encore  un  placet  au  duc  de  Lerme*.  Nous  allâmes 
pour  cet  effet  tous  deux  chez  ce  premier  ministre.  Nous  y 
rencontrâmes  un  jeune  homme  qui,  après  avoir  salué  le 
capitaine,  lui  dit  d  un  air  aftectueux  :  Mon  cher  et  ancien 


\.  Le  duc  de  Lerme  (don  François  de  Roxas  de  Sandoval)  est  un  person- 
nage historique.  Nous  le  retrouverons  plusieurs  fois  ci-après;  mais  il  doit 
fixer  ici  l'époque  dis  événements  racontés  par  Gil  B!as  au  règne  de  Phi- 
lippe III,  qui  commence  en  1098,  et  finit  en  [6i\.  A  son  avénemint  au  trône, 
Philippe  III,  àj:é  de  vingt  et  un  ans  seulement,  parut  ne  prendre  les  rênes  du 
gouvernement  que  pour  les  faire  passer  dans  les  mains  de  ce  favori,  quïl  fit 
d'ahoid  grand  d'Espagne,  duc  de  Lerme,  et  premier  ministre. 


'îg  GIL  ULAS. 

maître,  est-ce  vous  que  je  vois?  Quelle  affaire  vous  amène 
chez  monseigneur?  Si  vous  avez  besoin  d'une  personne  qui 
ait  du  crédit,  ne  m'épargnez  pas  ;  je  vous  offre  mes  services. 
Comment  donc,  Pédrille?  lui  répondit  l'officier,  à  vous  en- 
tendj-e  il  semble  que  vous  occupiez  quelque  poste  important 
dans  cette  maison.  Du  moins,  répliqua  le  jeune  homme,  y 
ai  je  assez  de  pouvoir  pour  faire  plaisir  à  un  honnête  hklt/l go 
comme  vous.  Cela  étant,  reprit  le  capitaine  avec  un  souris, 
j'ai  recours  à  votre  protection.  Je  vous  l'accorde,  repartit 
Pédrille.  Vous  n'avez  qu'à  m' apprendre  de  quoi  il  est  ques- 
tion, et  je  promets  de  vous 'faire  tirer  pied  ou  aile  du  pre- 
mier ministre*. 

Nous  n'eûmes  pas  sitôt  mis  au  fait  ce  garçon  si  plein  de 
bonne  volonté,  qu'il  demanda  où  demeuroit  don  Annibal; 
puis,  nous  ayant  assuré  que  nous  aurions  de  ses  nouvelles  le 
jour  suivant,  il  disparut  sans  nous  instruire  de  ce  qu'il  pré- 
tendoit  faire,  ni  même  nous  dire  s'il  étoit  domestique  du 
duc  de  Lerme.  Je  fus  curieux  de  savoir  ce  que  c'étoit  que  ce 
Pédrille  qui  me  paroissoit  si  éveillé.  C'est,  me  dit  le  capi- 
taine, un  garçon  qui  me  servoit  il  y  a  quelques  années,  et 
qui,  me  voyant  dans  l'indigence ,  m'y  laissa  pour  aller  cher- 
cher une  meilleure  condition.  Je  ne  lui  sais  point  mauvais 
gré  de  cela;  il  est  fort  naturel  de  changer  pour  être  mieux. 
C'est  un  drôle  qui  ne  manque  pas  d'esprit,  et  qui  est  intri- 
gant comme  tous  les  diables.  Mais,  malgré  tout  son  savoir- 
faire  ,  je  ne  compte  pas  beaucoup  sur  le  zèle  qu'il  vient  de 
témoigner  pour  moi.  Peut-être,  lui  dis-je,  ne  vous  sera-t-il 
pas  inutile.  S'il  appartenoit,  par  exemple,  à  quelqu'un  des 
principaux  officiers  du  duc,  il  pourroit  vous  rendre  service. 

i.  Tirer  pied  ou  aile  d'un  ministre  n'en  pas  une  façon  de  parler  bien  cor- 
recte et  bien  noble;  mais  elle  est  dans  la  b  mche  de  Pédrille. 
Intireril  mullum  Davusne  loqualur,  an  lieras. 

IluUAT.,  Ail.  jlU,!.,  114. 


LIVRE   VU,    CHAPITRE   XII.  73 

Vous  n'ignorez  pas  que  tout  se  fait  par  brigue  et  par  cabale 
chez  les  grands  ;  qu'ils  ont  des  domestiques  favoris  qui  les 
gouvernent,  et  que  ceux-ci  à  leur  tour  sont  gouvernés  par 
leurs  valets. 

Le  lendemain ,  dans  la  matinée ,  nous  vîmes  arriver 
Pédrille  à  notre  hôtel.  Messieurs,  nous  dit-il,  si  je  ne  m'ex- 
pliquai pas  hier  sur  les  moyens  que  j'avois  de  servir  le  capi- 
taine de  Chinchilla,  c'est  que  nous  n'étions  pas  dans  un  en- 
droit qui  me  permît  de  vous  faire  ime  pareille  confidence. 
De  plus,  j'étois  bien  aise  de  sonder  le  gué,  avant  que  de 
m' ouvrir  à  vous.  Sachez  donc  que  je  suis  le  laquais  de  con- 
fiance du  seigneur  don  Rodrigue  de  Galderone ,  premier 
secrétaire  du  duc  de  Lerme.  Mon  maître,  qui  est  fort  galant, 
va  presque  tous  les  soirs  souper  avec  un  rossignol  d'Aragon, 
qu'il  tient  en  cage  dans  le  quartier  de  la  cour.  C'est  une 
jeune  fille  d'Albarazin,  des  plus  johes.  Elle  a  de  l'esprit,  et 
chante  à  ravir;  aussi  se  nomme-t-elle  la  senora  Sirena. 
Comme  je  lui  porte  tous  les  matins  un  billet  doux,  je  viens 
de  la  voir.  Je  lui  ai  proposé  de  faire  passer  le  seigneur  don 
Annibal  pour  son  oncle ,  et  d'engager  par  cette  supposition 
son  galant  à  le  protéger.  Elle  veut  bien  entreprendre  cette 
affaire.  Outre  le  petit  profit  qu'elle  y  envisage,  elle  sera 
charmée  qu'on  la  croie  nièce  d'un  brave  gentilhomme. 

Le  seigneur  de  Chinchilla  fit  la  grimace  à  ce  discours.  Il 
témoigna  de  la  répugnance  à  se  rendre  complice  d'une 
espièglerie,  et  encore  plus  à  souffrir  qu'une  aventurière  le 
déshonorât  en  se  disant  de  sa  famille.  11  n'en  étoit  pas  seu- 
lement blessé  par  rapport  à  lui;  il  voyoit  pour  ainsi  dire  là 
dedans  une  ignominie  rétroactive  pour  ses  aïeux.  Cette  déli- 
catesse parut  hors  de  saison  à  Pédrille,  qui  en  fut  choqué. 
Vous  moquez-vous,  s'écria-t-il,  de  le  prendre  sur  ce  ton-là? 
Voilà  comme  vous  êtes  faits,  vous  autres  nobles  à  chau- 
mière!  vous  avez   une  vanité   ridicule.  Seigneur  cavalier, 


74  GIL   BLAS. 

i)Oursuivit-il  en  m'adrcssant  la  parole,  n'admirez-vous  pas 
les  scrupules  qu'il  se  fait?  Vive  Dieu!  c'est  bien  à  la  cour 
qu'il  y  faui,  regarder  de  si  près!  Sous  quelque  vilaine  forme 
que  la  fortune  s'y  présente,  on  ne  la  laisse  point  échapper. 

J'applaudis  à  ce  que  dit  Pédrille;  et  nous  haranguâmes 
si  bien  tous  deux  le  capitaine,  que  nous  le  fîmes  mal- 
gré lui  devenir  oncle  de  Sirena.  Quand  nous  eûmes  gagné 
cela  sur  son  orgueil,  ce  qui  ne  nous  fut  pas  aisé,  nous  nous 
mîmes  tous  trois  à  faire  pour  le  ministre  un  nouveau  placet, 
qui  fut  revu,  augmenté  et  corrigé.  Je  l'écrivis  ensuite  pro- 
prement, et  Pédrille  le  porta  à  l'Aragonaise,  qui  dès  le  soir 
même  en  chargea  le  seigneur  don  Rodrigue ,  à  qui  elle  parla 
de  façon  que  ce  secrétaire,  la  croyant  véritablement  nièce 
du  capitaine,  promit  de  s'employer  pour  lui.  Peu  de  jours 
après,  nous  vîmes  l'effet  de  cette  manœuvre.  Pédrille  revint 
à  notre  hôtel  d'un  air  triomphant.  Bonne  nouvelle  !  dit-il  à 
Chinchilla.  Le  roi  fera  une  distribution  de  commanderies,  de 
bénéfices  et  de  pensions,  où  vous  ne  serez  pas  oublié;  c'est 
de  quoi  je  suis  chargé  de  vous  assurer.  Mais  j'ai  ordre  de 
vous  demander  en  même  temps  quel  présent  vous  prétendez 
faire  à  Sirena.  Pour  moi ,  je  vous  déclare  que  je  ne  veux 
rien;  je  préfère  à  tout  l'or  du  monde  le  plaisir  d'avoir  con- 
tribué à  améliorer  la  fortune  de  mon  ancien  maître.  Il  n'en 
est  pas  de  même  de  notre  nymphe  d'Albarazin  :  elle  est  un 
peu  juive  lorsqu'il  s'agit  d'obliger  le  prochain;  elle  a  ce 
petit  défaut-là,  elle  prendroit  l'argent  de  son  propre  père; 
jugez  si  elle  refusera  celui  d'un  oncle  supposé! 

Elle  n'a  qu'à  dire  ce  qu'elle  exige  de  moi,  répondit  don 
Annibal.  Si  elle  veut  tous  les  ans  le  tiers  de  la  pension  que 
j'obtiendrai,  je  le  lui  promets;  et  cela  doit  lui  suffire,  quand 
il  s'agiroit  de  tous  les  revenus  de  Sa  Majesté  Catholique.  Je 
me  fierois  bien  à  votre  parole,  moi ,  répliqua  le  Mercure  de 
don  Rodrigue;  je  sais  bien  qu'elle  vaut  le  jeu  :  mais  vous 


LIVUF.   VII,   CllAPITRK   XII.  t:3 

avez  affaire  à  une  petite  personne  naturellement  fort  dé- 
fiante. D'ailleurs  elle  aimera  beaucoup  mieux  que  vous  lui 
donniez,  une  fois  pour  toutes,  les  deux  tiers  d'avance  en 
argent  comptant.  Eh  !  où  diable  veut-elle  que  je  les  prenne? 
interrompit  brusquement  l'oflicier;  me  croit-elle  un  conta- 
dor-niayor^?  Il  faut  que  vous  ne  l'ayez  pas  instruite  de  ma 
situation.  Pardonnez-moi,  repartit  Pédrille  :  elle  sait  bien 
que  vous  êtes  plus  gueux  que  Job;  après  ce  que  je  lui  ai 
dit,  elle  ne  sauroit  l'ignorer.  Mais  ne  vous  mettez  pas  en 
peine:  je  suis  un  homme  fertile  en  expédients.  Je  connois  un 
vieux  coquin  d'oydor  qui  se  plaît  à  prêter  ses  espèces  à 
dix  pour  cent.  Vous  lui  ferez  par-devant  notaire  un  trans- 
port avec  garantie  de  la  première  année  de  votre  pension, 
pour  pareille  somme  que  vous  reconnoîtrez  avoir  reçue  de 
lui ,  et  que  vous  toucherez  en  effet,  à  l'intérêt  près.  A  l'égard 
de  la  garantie ,  le  prêteur  se  contentera  de  votre  château  de 
Chinchilla,  tel  qu'il  est  :  vous  n'aurez  point  de  dispute  là- 
dessus. 

Le  capitaine  protesta  qu'il  accepteroit  ces  conditions , 
s'il  étoit  assez  heureux  pour  avoir  quelque  part  aux  grâces 
qui  seroient  distribuées  le  lendemain.  Ce  qui  ne  manqua  pas 
d'arriver.  Il  fut  gratifié  d'une  pension  de  trois  cents  pistoles 
sur  une  commanderie.  Aussitôt  qu'il  eut  appris  cette  nou- 
velle, il  donna  toutes  les  sûretés  qu'on  exigea  de  lui,  fit  ses 
petites  affaires ,  et  s'en  retourna  dans  la  Castille  nouvelle 
avec  quelques  pistoles  de  reste. 

1.  Conlador  mayor,  grand  trésorier. 


70  GIL  BLAS. 


CHAPITRE   XIII. 

Gil  Blas  rencontre  à  la  cour  son  cher  ami  Fabrice. 

Grande  joie  de  part  et  d'autre.  Où  ils  allèrent  tous  deux,  et  de  la  curieuse  conversation 

qu'ils  eurent  ensemble. 

Je  m'étois  fait  une  habitude  d'aller  tous  les  matins  chez 
le  roi,  011  je  passois  deux  ou  trois  heures  entières  à  voir 
entrer  et  sortir  les  grands,  qui  me  paroissoient  là  sans  cet 
éclat  dont  ils  sont  ailleurs  environnés. 

Un  jour  que  je  me  promenois  et  me  carrois  dans  les 
appartements,  y  faisant,  comme  beaucoup  d'autres,  une 
assez  sotte  figure,  j'aperçus  Fabrice  que  j'avois  laissé  à  Val- 
ladolid  au  service  d'un  administrateur  d'hôpital.  Ce  qui 
m'étonna,  c'est  qu'il  s'entretenoit  familièrement  avec  le  duc 
de  Médina  Sidonia  et  le  marquis  de  Sainte-Croix.  Ces  deux 
seigneurs,  à  ce  qu'il  me  sembloit,  prenoient  plaisir  à  l'en- 
tendre. Avec  cela ,  il  étoit  vêtu  aussi  proprement  qu'un  noble 
cavalier. 

Ne  me  tromperois-je  point?  disois-je  en  moi-même; 
est-ce  bien  là  le  fils  du  barbier  Nunez?  C'est  peut-être 
quelque  jeune  courtisan  qui  lui  ressemble.  Je  ne  demeurai 
pas  longtemps  dans  le  doute.  Les  seigneurs  s'en  allèrent; 
j'abordai  Fabrice.  11  me  reconnut  dans  le  moment,  me  prit 
par  la  main,  et,  après  m'avoir  fait  percer  la  foule  avec  lui 
pour  sortir  des  appartements  :  Mon  cher  Gii  Blas,  me  dit-il 
en  m' embrassant,  je  suis  ravi  de  te  revoir.  Que  fais-tu  à 
Madrid?  es-tu  encore  en  condition?  as-tu  quelque  charge  à 
la  cour?  dans  quel  état  sont  tes  affaires?  Rends-moi  compte 
de  tout  ce  qui  t'est  arrivé  depuis  ton  départ  précipité  de 
Valladolid.  Tu  me  demandes  bien  des  choses  à  la  fois,  lui 
répondis-je  ;  et  nous  ne  sommes  pas  dans  un  lieu  propre  à 
conter  des  aventures.  Tu  as  raison,  reprit-il;  nous  serons 


LIVRE  VII,    CHAPITRE   XIII.  77 

mieux  chez  moi.  Viens,  je  vais  t'y  mener.  Ce  n'est  pas  loin 
d'ici.  Je  sais  libre,  agréablement  logé,  parfaitement  bien 
dans  mes  meubles;  je  vis  content,  et  suis  heureux,  puisque 
je  crois  l'être. 

J'acceptai  le  parti,  et  me  laissai  entraîner  par  Fabrice 
qni  me  fit  arrêter  devant  une  maison  de  belle  apparence,  où 
il  me  dit  qu'il  demeuroit.  Nous  traversâmes  une  cour,  où  il 
y  avoit  d'un  côté  un  grand  escalier  qui  conduisoit  à  des 
appartements  superbes;  et  de  l'autre,  une  petite  montée 
aussi  obscure  qu'étroite,  par  où  nous  montâmes  au  logement 
qui  m'avoit  été  vanté.  Il  consistoit  en  une  seule  chambre,  de 
laquelle  mon  ingénieux  ami  s'en  étoit  fait  quatre  séparées 
par  des  cloisons  de  sapin.  La  première  servoit  d'antichambre 
à  la  seconde  où  il  couchoit  :  il  faisoit  son  cabinet  de  la  troi- 
sième, et  sa  cuisine  de  la  dernière.  La  chambre  et  l'anti- 
chambre étoient  tapissées  de  cartes  géographiques ,  de 
thèses  d^  philosophie,  et  les  meubles  répondoient  à  la  tapis- 
serie. C'étoit  un  grand  lit  de  brocart  tout  usé,  de  vieilles 
chaises  de  serge  jaune,  garnies  d'une  frange  de  soie  de 
Grenade  de  la  même  couleur,  une  table  à  pieds  dorés,  cou- 
verte d'un  cuir  qui  paroissoit  avoir  été  rouge,  et  bordée 
d'une  crépine  de  faux  or  devenu  noir  par  le  laps  de  temps , 
avec  une  armoire  d'ébène,  ornée  de  figures  grossièrement 
sculptées.  Il  avoit  pour  bureau ,  dans  son  cabinet,  une  petite 
table ,  et  sa  bibliothèque  étoit  composée  de  quelques  livres , 
avec  plusieurs  liasses  de  papiers  qu'on  voyoit  sur  des  ais 
disposés  par  étages  le  long  du  mur.  Sa  cuisine,  qui  ne  dé- 
paroit  pas  le  reste,  contenoit  de  la  poterie  et  d'autres  usten- 
siles nécessaires. 

Fabrice,  après  m' avoir  donné  le  loisir  de  considérer  son 
appartement ,  me  dit  :  Que  penses-tu  de  mon  ménage  et  de 
mon  logement?  n'en  es-tu  pas  enchanté?  Oui,  ma  foi,  lui 
répondis-je  en  souriant.  Il  faut  que  tu  ne  fasses  pas  mal  tes 


78  GIL  BLAS. 

affaires  à  Madrid  pour  y  être  si  bien  nippé.  Tu  as  sans  doute 
quelque  commission?  Le  ciel  m'en  préserve!  répliqua-t-il. 
Le  parti  que  j'ai  pris  est  au-dessus  de  tous  les  emplois.  Un 
homme  de  distinction,  à  qui  cet  hôtel  appartient,  m'y  a 
donné  une  chambre  dont  j'ai  fait  quatre  pièces  que  j'ai  meu- 
blées comme  tu  vois.  Je  ne  m'occupe  que  de  choses  qui  me 
font  plaisir,  et  je  ne  sens  pas  la  nécessité.  Parle-moi  plus 
clairement,  interrompis-je  :  tu  irrites  l'envie  que  j'ai  d'ap- 
prendre ce  que  tu  fais.  Eh  bien!  me  dit-il,  je  vais  te  con- 
tenter. Je  suis  devenu  auteur,  je  me  suis  jeté  dans  le  bel 
esprit;  j'écris  en  vers  et  en  prose;  je  suis  au  poil  et  à  la 
plume. 

Toi,  favori  d'Apollon!  m'écriai-je  en  riant;  voilà  ce  que 
je  n'aurois  jamais  deviné;  je  serois  moins  surpris  de  te  voir 
tout  autre  chose.  Quels  charmes  as-tu  donc  pu  trouver  dans 
la  condition  des  poètes?  Il  me  semble  que  ces  gens-là  sont 
méprisés  dans  la  vie  civile,  et  qu'ils  n'ont  pas  un  ordinaire 
réglé.  Hé  fi  !  s'écria-t-il  à  son  tour.  Tu  me  parles  de  ces 
misérables  auteurs,  dont  les  ouvrages  sont  le  rebut  des 
libraires  et  des  comédiens.  Faut-il  s'étonner  si  l'on  n'estime 
pas  de  semblables  écrivains?  Mais  les  bons,  mon  ami,  sont 
sur  un  meilleur  pied  dans  le  monde;  et  je  puis  dire,  sans 
vanité,  que  je  suis  du  nombre  de  ceux-ci.  Je  n'en  doute  pas, 
lui  dis-je;  tu  es  un  garçon  plein  d'esprit;  ce  que  tu  com- 
poses ne  doit  pas  être  mauvais.  Je  ne  suis  en  peine  que  de 
savoir  comment  la  rage  d'écrire  a  pu  te  prendre;  cela  me  pa- 
roît  digne  de  ma  curiosité. 

Ton  étonnement  est  juste,  reprit  Nunez.  J'étois  si  content 
de  mon  état  chez  le  seigneur  Manuel  Ordonnez ,  que  je  n'en 
souhaitois  pas  d'autre.  Mais  mon  génie  s' élevant  peu  à  peu, 
comme  celui  de  Plaute  %  au-dessus  de  la  servitude,  je  com- 

1.  Plante,   ruiné   par  des   spL^uIations   commerciales,  fut  obligé  de  se 


LIVRE  VII,    CHAPITRE   XIII.  79 

posai  une  comédie  que  je  fis  représenter  par  des  comédiens 
qui  jouoient  à  Valladolid.  Quoiqu'elle  ne  valût  pas  le  diable, 
elle  eut  un  fort  grand  succès.  Je  jugeai  par  là  que  le  public 
étoit  une  bonne  vache  à  lait  qui  se  laissoit  aisément  traire. 
Cette  réflexion  et  la  fureur  de  faire  de  nouvelles  pièces  me 
détachèrent  de  l'hôpital.  L'amour  de  la  poésie  m'ôta  celui 
des  richesses.  Je  résolus  de  me  rendre  à  Madrid ,  comme  au 
centre  des  beaux  esprits ,  pour  y  former  mon  goût.  Je  de- 
mandai mon  congé  à  l'administrateur,  qui  ne  me  le  donna 
qu'à  regret,  tant  il  avoit  d'affection  pour  moi.  Fabrice,  me 
dit-il,  pourquoi  veux-tu  me  quitter?  t'aurois-je  donné,  sans 
y  penser,  quelque  sujet  de  mécontentement?  Non ,  lui  répon- 
dis-je,  seigneur,  vous  êtes  le  meilleur  de  tous  les  maîtres, 
et  je  suis  pénétré  de  vos  bontés  ;  mais  vous  savez  qu'il  faut 
suivre  son  étoile.  Je  me  sens  né  pour  étei-niser  mon  nom  par 
des  ouvrages  d'esprit.  Quelle  folie  !  me  répliqua  ce  bon 
bourgeois.  Tu  as  déjà  pris  racine  à  l'hôpital;  tu  es  du  bois 
dont  on  fait  les  économes,  et  quelquefois  même  les  adminis- 
trateurs. Tu  veux  quitter  le  solide  pour  t'occuper  de  fadaises. 
Tant  pis  pour  toi,  mon  enfant. 

L'administrateur,  voyant  qu'il  combattoit  inutilement 
mon  dessein,  me  paya  mes  gages,  et  me  fit  présent  d'une 
cinquantaine  de  ducats  pour  reconnoître  mes  services.  De 
manière  qu'avec  cela  et  ce  que  je  pouvois  avoir  grappillé 
dans  les  petites  commissions  dont  on  avoit  chargé  mon  inté- 
grité, je  fus  en  état,  en  arrivant  à  Madrid,  de  me  mettre 
proprement;  ce  que  je  ne  manquai  pas  de  faire,  quoique  les 
écrivains  de  notre  nation  ne  se  piquent  guère  de  propreté.  Je 
connus  bientôt  Lope  de  Vegn  Carpio ,  Miguel  Cenuintcs  de 
Saavedra  et  les  autres  fameux  auteurs;  mais,  préférable- 
ment  à  ces  grands  hommes ,  je  choisis  pour  mon  précepteur 

vendre  à  son  boulanger,  et  de  travailler  à  tourner  la  meule  d'un  moulin  à 
bras. 


80  GIL  BLAS. 

un  jeune  bacbelier  cordouan ,  l'incomparable  don  Louis  de 
Gongora  \  le  plus  beau  génie  que  l'Espagne  ait  jamais  pro- 
duit. Il  ne  veut  pas  que  ses  ouvrages  soient  imprimés  de  son 
vivant;  il  se  contente  de  les  lire  à  ses  amis.  Ce  qu'il  a  de 
particulier,  c'est  que  la  nature  l'a  doué  du  rare  talent  de 
réussir  dans  toutes  sortes  de  poésies.  Il  excelle  principale- 
ment dans  les  pièces  satiriques  :  voilà  son  fort.  Ce  n'est  pas, 
comme  Lucilius  -,  un  fleuve  bourbeux  qui  entraîne  avec  lui 
beaucoup  de  limon  ;  c'est  le  Tage  qui  roule  des  eaux  pures 
sur  un  sable  d'or. 

Tu  me  fais,  dis-je  à  Fabrice,  un  beau' portrait  de  ce 
bachelier,  et  je  ne  doute  pas  qu'un  personnage  de  ce  mé- 
rite-là n'ait  bien  des  envieux.  Tous  les  auteurs,  répondit-il, 
tant  bons  que  mauvais,  se  déchaînent  contre  lui.  Il  aime 
l'enflure,  dit  l'un,  les  pointes  ,  les  métaphores  et  les  trans- 
positions. Ses  vers,  dit  un  autre,  ont  l'obscurité  de  ceux 
que  les  prêtres  saliens  chantoient  dans  leurs  processions,  et 
que  personne  n'entendoit.  11  y  en  a  même  qui  lui  reprochent 
de  faire  tantôt  des  sonnets  ou  des  romances,  tantôt  des 
comédies ,  des  dizains  et  des  létrilles  ^  comme  s'il  avoit  fol- 
lement entrepris  d'effacer  les  meilleurs  écrivains  dans  tous 
les  genres.  Mais  tous  ces  traits  de  jalousie  ne  font  que 
s'émousser  contre  une  muse  chérie  des  grands  et  de  la 
multitude. 

C'est  donc  sous  un  si  habile  maître  que  j'ai  fait  mon 
apprentissage  ,  et  j'ose  dire,  sans  vanité,  qu'il  y  paroît.  J'ai 
si  bien  pris  son  esprit,  que  je  compose  déjà  des  morceaux 

\.  Gongora,  plein  d'esprit  et  avide  de  gloire,  hasarda  des  ouvrages  héris- 
sés d'antithèses.  Ces  faux  brillants  gâtèrent  le  style  poétique  autant  que  Gra- 
cian  défigura  la  prose  par  la  prétention  d'un  style  énigmatique.  Gongora-y- 
Argora,  le  prince  des  poëtes,  mourut  en  1027.  Baltazar  Gracian  mourut  en 
1058. 

1.  Satirique  latin. 

3.  Mot  particulier  à  la  poésie  espagnole  pour  signifier  des  madrigaux,  de 
petits  compliments,  de  petites  lettres  eu  vers. 


LIVRE  VII,   CHAPITRE  XIII.  81 

abstraits  qu'il  avoueroit.  Je  vais  ,  à  son  exemple,  débiter  ma 
marchandise  dans  les  grandes  maisons  où  l'on  me  reçoit  à 
merveille,  et  où  j'ai  affaire  à  des  gens  qui  ne  sont  pas  fort 
difficiles.  Il  est  vrai  que  j'ai  le  débit  séduisant;  ce  qui  ne 
nuit  pas  à  mes  compositions.  Enfin,  je  suis  aimé  de  plusieurs 
seigneurs,  et  je  vis  surtout  avec  le  duc  de  Médina  Sidonia, 
comme  Horace  vivoit  avec  Mecenas.  Voilà,  poursuivit  Fa- 
brice, de  quelle  manière  j'ai  été  métamorpliosé  en  auteur. 
Je  n'ai  plus  rien  à  te  conter.  C'est  à  toi,  Gil  Blas,  à  chanter 
tes  exploits. 

Alors  je  pris*la  parole,  et,  supprimant  toute  circonstance 
indifférente,  je  lui  fis  le  détail  qu'U  demandoit.  Après  cela, 
il  fut  question  de  dîner.  Il  tira  de  son  armoire  d'ébène  des 
serviettes,  du  pain,  un  reste  d'épaule  de  mouton  rôti,  une 
bouteille  d'excellent  vin ,  et  nous  nous  mîmes  à  table  avec 
toute  la  gaieté  de  deux  amis  qui  se  rencontrent  après  une 
longue  séparation.  Tu  vois,  me  dit-il,  ma  vie  libre  et  indé- 
pendante. Si  je  voulois  suivre  l'e.^mple  de  mes  confrères, 
j'irois  tous  les  jours  manger  chez  les  personnes  de  qualité; 
mais ,  outre  que  l'amour  du  travail  me  retient  souvent  au 
logis,  je  suis  un  petit  Aristippe.  Je  m'accommode  également 
du  grand  monde  et  de  la  retraite,  de  l'abondance  et  de  la 
frugalité. 

jNous  trouvâmes  le  vin  si  bon ,  qu'il  fallut  tirer  de  l'ar- 
moire une  seconde  bouteille.  Entre  la  poire  et  le  fromage, 
je  lui  témoignai  que  je  serois  bien  aise  de  voir  quelqu'une 
de  ses  productions.  Aussitôt  il  chercha  parmi  ses  papiers  un 
sonnet  qu'il  me  lut  d'un  air  emphatique.  Néanmoins,  malgré 
le  charme  de  la  lecture,  je  trouvai  l'ouvrage  si  obscur,  que 
je  n'y  compris  rien  du  tout.  Il  s'en  aperçut.  Ce  sonnet,  me 
dit-il,  ne  te  paroît  pas  fort  clair,  n'est-ce  pas?  Je  lui  avouai 
que  j'y  aurois  voulu  un  peu  plus  de  netteté.  Il  se  mit  à  rire 
à  mes  dépens.  Si  ce  sonnet,  reprit-il,  n'est  guère  intelli- 
II.  6 


82 


GIL  BLAS. 


eible,  tant  mieux,  mon  ami!  Les  sonnets,  les  odes  et  les 
autres  ouvrages  qui  veulent  du  sublime  ne  s'accommodent 
pas  du  simple  et  du  naturel;  c'est  l'obscurité  qui  en  fait  tout 
le  mérite.  Il  suffit  que  le  poëte  croie  s'y  entendre.  Tu  te 
moques  de  moi,  interrompis-je.  Il  faut  du  bon  sens  et  de  la 
clarté  dans  toutes  les  poésies,  de  quelque  nature  qu'elles 
soient  ;  et  si  ton  incomparable  Gongora  n'écrit  pas  plus  clai- 
rement que  toi,  je  t'avoue  que  j'en  rabats  bien.  C'est  un 
poëte  qui  ne  peut  tout  au  plus  tromper  que  son  siècle.  Voyons 
présentement  de  ta  prose. 

Nunez  me  fit  voir  une  préface  qu'il  prétendoit,  disoit-il, 
mettre  à  la  tête  d'un  recueil  de  comédies  qu'il  avoit  sous 
la  presse.  Ensuite  il  me  demanda  ce  que  j'en  pensois.  Je  ne 
suis  pas,  lui  dis-je,  plus  satisfait  de  ta  prose  que  de  tes  vers. 
Ton  sonnet  n'est  qu'un  pompeux  galimatias;  et  il  y  a  dans 
ta  préface  des  expressions  trop  recherchées,  des  mots  qui  ne 
sont  point  marqués  au  coin  du  public,  des  phrases  entortil- 
lées, pour  ainsi  dire.  En  un  mot,  ton  style  est  singulier.  Les 
livres  de  nos  bons  et  anciens  auteurs  ne  sont  pas  écrits 
comme  cela.  Pauvre  ignorant!  s'écria  Fabrice,  tu  ne  sais  pas 
que  tout  prosateur^  qui  aspire  aujourd'hui  à  la  réputation 
d'une  plume  délicate  affecte  cette  singularité  de  style ,  ces 
expressions  détournées  qui  te  choquent.  Nous  sommes  cinq 
ou  six  novateurs  hardis  -  qui  avons  entrepris  de  changer  la 
langue  du  blanc  au  noir;  et  nous  en  viendrons  à  bout,  s'il 
plaît  à  Dieu,  en  dépit  de  Lope  de  Vega,  de  Cervantes,  et  de 

\.  Ce  mot,  créé  par  Ménage,  était  encore  peu  usité  du  temps  de  Le  Sage; 
aussi  l'a-t-il  mis  en  italique. 

2.  Cinq  ou  six  novateurs  hardis,  etc.  Ceci  peut  s'appliquer  sans  doute  à  la 
langue  espagnole,  du  temps  de  Gongora  et  de  Baltazar  Gracian;  mais  Le  Sage 
en  voulait  bien  plus  à  MM.  de  La  Motte,  de  Fontenelle,  Marivaux,  etc.  11  est 
certain  qu'on  se  plaignait  dans  le  temps  où  il  écrivait  de  la  corruption  du 
style  et  des  néologisines ,  dont  on  fit  un  dictionnaire.  Il  y  a  une  épître  du  père 
Du  Cerceau  à  M.  Joly  de  Fleury,  avocat  général,  sur  la  Dkadence  du  bon  goût, 
qui  date  de  la  même  époque,  et  roule  absolument  sur  le  môme  sujet. 


LIVRE   VII,   CHAPITRE   XIII.  83 

tous  les  autres  beaux  esprits  qui  nous  chicanent  sur  nos 
nouvelles  façons  de  parler.  Nous  sommes  secondés  par  un 
nombre  de  partisans  de  distinction;  nous  avons  dans  notre 
cabale  jusqu'à  des  théologiens  \ 

Après  tout,  continua-t-il ,  notre  dessein  est  louable;  et, 
le  préjugé  à  part,  nous  valons  mieux  que  ces  écrivains  na- 
turels qui  parlent  comme  le  commun  des  hommes.  Je  ne 
sais  pas  pourquoi  il  y  à  tant  d'honnêtes  gens  qui  les  esti- 
ment. Cela  étoit  fort  bon  à  Athènes  et  à  Rome,  où  tout  le 
monde  étoit  confondu  ;  et  c'est  pourquoi  Socrate  dit  à  Alci- 
biàde  que  le  peuple  est  un  excellent  maître  de  langue.  Mais 
à  Madrid  nous  avons  un  bon  et  un  mauvais  usage,  et  nos 
courtisans  s'expriment  autrement  que  nos  boui'geois.  Tu 
peux  m'en  croire  ;' enfin ,  notre  style  nouveau  l'emporte  sur 
celui  de  nos  antagonistes.  Je  veux  par  un  seul  trait  te  faire 
sentir  la  différence  qu'il  y  a  de  la  gentillesse  de  notre  dic- 
tion à  la  platitude  de  la  leur.  Us  diroient,  par  exemple,  tout 
uniment  :  Les  intermèdes  embellissent  une  comédie  ,•  et 
nous,  nous  disons  plus  joliment  :  Les  intermèdes  font  beauté 
dans  une  comédie.  Remarque  bien  ce  font  beauté.  En  sens-tu 
tout  le  brillant ,  toute  la  délicatesse ,  tout  le  mignon  ? 

J'interrompis  mon  novateur  par  un  éclat  de  rire.  Va, 
Fabrice,  lui  dis-je,  tu  es  un  original  avec  ton  langage  pré- 
cieux. Et  toi,  me  répondit-il,  tu  n'es  qu'une  bête  avec  ton 
style  naturel.  «  Allez  »,  poursuivit-il  en  m'appliquant  ces 
paroles  de  l'archevêque  de  Grenade,  «  allez  trouver  mon 
«  trésorier;  qu'il  vous  compte  cent  ducats,  et  que  le  ciel 
«  vous  conduise  avec-  cette  somme.  Adieu,  monsieur  Gil 
«  Blas  ;  je  vous  souhaite  un  peu  plus  de  goût.  »  Je  renou- 
velai mes  ris  à  cette  saillie;  et  Fabrice,  me  pardonnant 
d'avoir  parlé  avec  irrévérence  de  ses  écrits ,  ne  perdit  rien 

1.  Autre  trait  plus  direct  contre  le  style  recherché  et  à  prétention  du  jiôrc 
Berruyer,  de  l'abbé  Ilouteville,  etc. 


84  Ci  IL  BLAS. 

de  sa  belle  humeur.  Nous  achevâmes  de  boire  notre  seconde 
bouteille  ;  après  quoi  nous  nous  levâmes  de  table  tous  deux 
assez  bien  conditionnés.  Nous  sortîmes  dans  le  dessein  d'aller 
nous  promener  au  Prado;  mais,  en  passant  devant  la  porte 
d'un  marchand  de  liqueurs,  il  nous  prit  fantaisie  d'entrer 
chez  lui. 

Il  y  avoit  ordinairement  bonne  compagnie  dans  cet  en- 
droit-là. Je  vis  dans  deux  salles  séparéeà  des  cavaliers  qui 
s'amusoient  différemment.  Dans  l'une,  on  jouoit  à  la  prime 
et  aux  échecs,  et,  dans  l'autre,  dix  à  douze  personnes  étoient 
fort  attentives  à  écouter  deux  beaux  esprits  de  profession  qui 
disputoient.  Nous  n'eûmes  pas  besoin  de  nous  approcher 
d'eux  pour  entendre  qu'une  proposition  de  métaphysique 
faisoit  le  sujet  de  leur  dispute;  car  ils  parloient  avec  tant  de 
chaleur  et  d'emportement,  qu'ils  avoient  l'air  de  deux  pos- 
sédés. Je  m'imagine  que  si  on  leur  eût  mis  sous  le  nez  l'an- 
neau d'Éléazar^  on  auroit  vu  sortir  des  démons  par  leurs 
narines.  Hé!  bon  Dieu!  dis-je  à  mon  compagnon,  quelle 
vivacité !* quels  poumons!  Ces  disputeurs  étoient  nés  pour 
être  des  crieurs  publics.  La  plupart  des  hommes  sont  dé- 
placés. Oui,  vraiment,  répondit-il;  ces  gens-ci  sont  appa- 
remment de  la  race  de  Novius,  ce  banquier  romain  dont  la 
voix  s'élevoit  au-dessus  du  bruit  des  charretiers.  Mais, 
ajouta-t-il ,  ce  qui  me  dégoùteroit  le  plus  de  leurs  discours, 
c'est  qu'on  en  a  les  oreilles  infructueusement  étourdies. 
Nous  nous  éloignâmes  de  ces  métaphysiciens  bruyants,  et 
par  là  je  fis  avorter  une  migraine  qui  commençoit  à  me 


1.  Élt'azar  était  un  fameux  magicien  qui  exorcisait  les  démons  en  atta- 
chant au  nez  du  possédé  un  certain  anneau  mystique  dont  le  démon  n'avait 
pas  plus  tôt  senti  la  puissance,  qu'il  abandonnait  le  patient.  Un  jour  qu'il 
déployait  toute  sa  srience  devant  l'empereur  Vespasien,  il  ordonna  au  démon 
de  renverser,  en  s'écliappant,  une  grande  cruche  pleine  d'eau  qui  se  trou- 
vait là  i  ce  que  le  démon  exécuta  tout  de  suite,  au  grand  étonnemcnt  des  spec- 
tateurs. 


LIVRE  VU.   CHAPITRE  XIll.  85 

prendre.  Nous  allâmes  nous  placer  dans  un  coin  de  l'autre 
salle,  d'où,  en  buvant  des  liqueurs  rafraîchissantes,  nous 
nous  mîmes  à  examiner  les  cavaliers  qui  entroient  et  ceux 
qui  sortoient.  Nunez  les  connoissoit  presque  tous.  Vive  Dieu! 
s'écria-t-il ,  la  dispute  de  nos  philosophes  ne  finira  pas  sitôt; 
voici  des  troupes  fraîches  qui  arrivent.  Ces  trois  hommes  qui 
entrent  vont  se  mettre  de  la  partie.  Mais  vois-tu  ces  deux 
originaux  qui  sortent?  Ce  petit  personnage  basané,  sec,  et 
dont  les  cheveux  plats  et  longs  lui  descendent  par  égale 
portion  par  devant  et  par  derrière,  s'appelle  don  Julien  de 
Villanuno.  C'est  un  jeune  oydor  qui  tranche  du  petit-maître. 
Nous  allâmes,  un  de  mes  amis  et  moi,  dîner  chez  lui  l'autre 
jour.  Nous  le  surprîmes  dans  une  occupation  assez  singu- 
lière. Il  se  divertissoit  dans  son  cabinet  à  jeter  et  à  se  faire 
apporter  par  un  grand  lévrier  les  sacs  d'un  procès  dont  il 
est  rapporteur,  et  que  le  chien  déchiroit  à  belles  dents.  Ce 
licencié  qui  l'accompagne,  cette  face  rubiconde,  se  nomme 
don  Chérubin  Tonto*.  C'est  un  chanoine  de  l'église  de 
Tolède,  le  plus  imbécile  mortel  qu'il  y  ait  au  monde.  Cepen- 
dant ,  à  son  air  riant  et  spirituel ,  vous  lui  donneriez  beau- 
coup d'esprit.  Il  a  des  yeux  brillants,  avec  un  rire  fin  et 
■malicieux.  On  diroit  qu'il  pense  très-finement.  Lit-on  devant 
lui  un  ouvrage  délicat,  il  l'écoute  avec  une  attention  que 
vous  croyez  pleine  d'intelligence,  et  toutefois  il  n'y  com- 
prend rien.  11  étoit  du  repas  chez  l'oydor.  On  y  dit  mille 
jolies  choses ,  une  infinité  de  bons  mots.  Don  Chérubin  ne 
parla  pas;  mais  il  applaudissoit  avec  des  grimaces  et  des  dé- 
monstrations qui  paroissoient  supérieures  aux  saillies  mêmes 
qui  nous  échappoient. 

Connois-tu,  dis-je  à  Nunez,  ces  deux  malpeignés  qui, 
les  coudes  appuyés  sur  une  table,  s'entretiennent  tout  bas 

1.  Ton (o,  lourdaud    idiot,  benf't. 


86  GIL  BLAS. 

clans  ce  coin,  en  se  souiïlant  au  nez  leurs  haleines  ?  Non ,  me 
répontlit-il;  ces  visages-là  me  sont  inconnus.  Mais,  selon 
toutes  les  apparences,  ce  sont  des  politiques  de  cafés*  qui 
censurent  le  gouvernement.  Considère  ce  gentil  cavalier  qui 
siffle  en  se  promenant  dans  cette  salle ,  et  en  se  soutenant 
tantôt  sur  un  pied  et  tantôt  sur  un  autre.  C'est  don  Au- 
gustin Moreto,  un  jeune  poëte  qui  n'est  pas  né  sans  talent, 
mais  que  les  flatteurs  et  les  ignorants  ont  rendu  presque  fou. 
L'homniie  que  tu  vois  qu'il  aborde  est  un  de  ses  confrères 
qui  fait  de  la  prose  rimée,  et  que  Diane  a  aussi  frappé. 

Encore  des  auteurs!  s'écria-t-il  en  me  montrant  deux 
hommes  d'épée  qui  entroient.  Il  semble  qu'ils  se  soient  tous 
donné  le  mot  pour  venir  ici  passer  en  rovue  devant  toi.  Tu 
vois  don  Bernard  Deslenguado  et  don  Sébastien  de  Yilla- 
Viciosa.  Le  premier  est  un  esprit  plein  de  fiel,  un  auteur  né 
sous  l'étoile  de  Saturne,  un  mortel  malfaisant  qui  se  plaît  à 
haïr  tout  le  monde,  et  qui  n'est  aimé  de  personne.  Pour  don 
Sébastien,  c'est  un  garçon  de  bonne  foi,  un  auteur  qui  ne 
veut  rien  avoir  sur  la  conscience.  Il  a  depuis  peu  mis  au 
théâtre  une  pièce  qui  a  eu  une  réussite  extraordinaire ,  et  il 
la  fait  imprimer  pour  n'abuser  pas  plus  longtemps  de  l'es- 
time du  public. 

Le  charitable  élève  de  Gongora  se  préparoit  à  continuer 
de  m' expliquer  les  figures  du  tableau  changeant  que  nous 

1.  On  doit  noter  ici  l'anaclironisme  le  plus  fort  que  Le  Sage  ait  pu  se  per- 
meUre.  11  parle  de  café  dans  un  temps  où  l'on  ignorait  en  Espagne  et  en 
France  qu'il  y  eût  du  café,  et  où,  par  conséquent,  l'on  ne  pouvait  connaître 
les  maisons  où  l'on  se  rassemble  pour  boire  la  décoction  de  celte  fève  d'Arabie 
introduite  en  Europe  au  x\ii''  siècle,  plus  de  cent  ans  après  l'époque  à 
laquelle  se  rattache  l'action  de  Gil  Blas.  Le  Sage  vivait  à  Paris,  et  vojait  qu'un 
café  était  le  rendez-vous  des  gens  de  lettres  (rendez-vous  malheureusement 
trop  célèbre  par  les  couplets  qui  causèrent  la  perte  et  l'exil  de  J.-D.  Rousseau). 
Le  Sage  ne  peignit  que  ce  qu'il  avait  sous  les  yeux  ;  mais  il  fit  une  erreur  de 
date  en  mettant  des  cafés  à  Madrid  au  xv''  ou  au  xvi»  siècle.  Boursault  a  fait  la 
même  faute,  et  plus  grossière  encore,  dans  Esope  à  la  ville,  où  Ésope  déjeune 
et  trinque  avec  du  café. 


LIVRE  VII,   CHAPITRE   XIV.  87 

avions  devant  les  yeux,  lorsqu'un  gentilhomme  du  duc  de 
Médina  Sidonia  vint  l'interrompre  en  lui  disant  :  Seigneur 
don  Fabricio ,  je  vous  cherchois  pour  vous  avertir  cpie  mon- 
sieur le  duc  voudroit  bien  vous  parler.  11  vous  attend  chez 
lui.  Nunez,  qui  savoit  qu'on  ne  peut  satisfaire  assez  tôt  un 
grand  seigneur  qui  souhaite  quelque  chose ,  me  quitta  dans 
le  moment  même  pour  aller  trouver  son  Mecenas,  me  lais- 
sant fort  étonné  de  l'avoir  entendu  traiter  de  don,  et  de  le 
voir  ainsi  devenu  noble ,  en  dépit  de  maître  Chrysostôme  le 
barbier,  son  père. 


CHAPITRE  XIV. 

Fabrice  place  Gil  Blas  auprès  du  comte  Galiano,  seigneur  sicilien. 

J'avois  trop  d'envie  de  revoir  Fabrice,  pour  n'être  pas 
chez  lui  le  lendemain  de  grand  matin.  Je  donne  le  bonjour, 
dis-je  en  entrant,  au  seigneur  don  Fabricio,  la  lleur  ou 
plutôt  le  champignon  de  la  noblesse  asturienne.  A  ces  pa- 
roles il  se  mit  à  rire.  Tu  as  donc  remarqué,  s'écria-t-il, 
qu'on  m'a  traité  de  don?  Oui,  mon  gentilhomme,  lui  répon- 
dis-je;  et  vous  me  permettrez  de  vous  dire  qu'hier,  en  me 
contant  votre  métamorphose ,  vous  oubliâtes  le  meilleur. 
D'accord,  répliqua-t-il;  mais  en  vérité  si  j'ai  pris  ce  titre 
d'honneur,  c'est  moins  pour  contenter  ma  vanité  que  pour 
m' accommoder  à  celle  des  autres.  Tu  connois  les  Espagnols; 
ils  ne  font  aucun  cas  d'un  honnête  homme,  s'il  a  le  malheur 
de  manquer  de  bien  et  de  naissance.  Je  te  dirai  de  plus  que 
je  vois  tant  de  gens,  et  Dieu  sait  quelle  sorte  de  gens,  qui 
se  font  appeler  don  François,  don  Gabriel,  don  Pèdre,  ou 
don  comme  tu  voudras,  qu'il  faut  convenir  que  la  noblesse 
est  une  chose  bien  commune,  et  qu'un  roturier  qui  a  du 


88  GIL  BLAS. 

mérite  lui  fait  honneur  quand  il  veut  bien   s'y  agréger. 

Mais  changeons  de  matière,  ajouta-t-il.  Hier  au  soir,  au 
souper  du  duc  de  Médina  Sidonia,  où,  entre  autres  con- 
vives, étoit  le  comte  Galiano,  grand  seigneur  sicilien,  la 
conversation  tomba  sur  les  elTets  ridicules  de  l' amour- 
propre.  Charmé  d'avoir  de  quoi  réjouir  la  compagnie  là- 
ilessus,  je  la  régalai  de  l'histoire  des  homélies.  Tu  t'ima- 
gines bien  qu'on  en  a  ri,  et  qu'on  en  a  donné  de  toutes  les 
façons  à  ton  archevêque;  ce  qui  n'a  pas  produit  un  mauvais 
effet  pour  toi,  car  on  t'a  plaint;  et  le  comte  Gahano,  après 
m'avoir  fait  force  questions  sur  ton  chapitre,  auxquelles  tu 
peux  croire  que  j'ai  répondu  comme  il  falloit,  m'a  chargé  de 
te  mener  chez  lui.  J'allois  te  chercher  tout  à  l'heure  pour 
t'y  conduire.  Il  veut  apparemment  te  proposer  d'être  un  de 
ses  secrétaires.  Je  ne  te  conseille  pas  de  rejeter  ce  parti  : 
tu  seras  parfaitement  bien  chez  ce  seigneur;  il  est  riche,  et 
fait  à  Madrid  une  dépense  d'ambassadeur.  On  dit  qu'il  est 
venu  à  la  cour  pour  conférer  avec  le  duc  de  Lerme ,  sur  des 
biens  royaux  que  ce  ministre  a  dessein  d'ahéner  en  Sicile. 
Enfin  le  comte  Galiano,  quoique  Sicilien,  paroît  généreux, 
plein  de  droiture  et  de  franchise.  Tu  ne  saurois  mieux 
faire  que  de  t' attacher  à  ce  seigneur -là.  C'est  lui  proba- 
blement qui  doit  t' enrichir,  suivant  ce  qu'on  t'a  prédit  à 
Grenade. 

J'avois  résolu,  dis-je  à  Nunez ,  de  battre  un  peu  le  pavé, 
et  de  me  donner  du  bon  temps,  avant  que  de  me  remettre 
à  servir;  mais  tu  me  parles  du  comte  sicilien  d'une  manière 
qui  me  fait  changer  de  résolution.  Je  voudrois  déjà  être  au- 
près de  lui.  Tu  y  seras  bientôt,  reprit-il,  ou  je  suis  fort 
trompé.  Nous  sortîmes  en  même  temps  tous  deux  pour  aller 
chez  le  comte,  qui  occupoit  la  maison  de  don  Sanche  d'Avila 
son  ami,  qui  étoit  alors  à  la  campagne. 

Nous  trouvâmes  dans  la  cour  je  ne  sais  combien  de 


LIVRE   VII,   CHAPITRE  XIV.  89 

pages  et  de  laquais  qui  portoient  uue  livrée  aussi  riche  que 
galante,  et  clans  l'antichambre  plusieurs  écuyers,  gentils- 
hommes et  autres  officiers.  Ils  avoient  tous  des  habits  ma- 
gnifiques, mais  avec  cela  des  faces  si  baroques,  que  je  crus 
voir  une  troupe  de  singes  vêtus  à  l'espagnole.  Il  faut  avouer 
qu'il  y  a  des  mines  d'hommes  et  de  femmes  pour  qui  l'art 
ne  peut  rien. 

On  annonça  don  Fabricio  qui  fut  introduit  un  moment 
après  dans  la  chambre,  où  je  le  suivis.  Le  comte  en  robe  de 
chambre  étoit  assis  sur  un  sopha ,  et  prenoit  son  chocolat. 
Nous  le  saluâmes  avec  toutes  les  démonstrations  d'un  pro- 
fond respect;  il  nous  fit  de  son  côté  une  inclination  de  tête, 
accompagnée  de  regards  si  gracieux,  que  je  me  sentis 
d'abord  gagner  l'âme.  Effet  admirable,  et  pourtant  ordi- 
naire, que  fait  sur  nous  l'accueil  favorable  des  grands!  Il 
faut  qu'ils  nous  reçoivent  bien  mal,  quand  ils  nous  dé- 
plaisent. , 

Ce  seigneur,  après  avoir  pris  son  chocolat,  s'amusa 
quelque  temps  à  badiner  avec  un  gros  singe  qu'il  avoit  au- 
près de  lui,  et  qu'il  appeloit  Cupidon.  Je  ne  sais  pourquoi 
on  avoit  donné  le  nom  de  ce  dieu  à  cet  animal,  si  ce  n'est  à 
cause  qu'il  en  avoit  toute  la  malice;  car  il  ne  lui  ressembloit 
nullement  d'ailleurs.  Il  ne  laissoit  pas,  tel  qu'il  étoit,  de 
faire  les  délices  de  son  maître,  qui  étoit  si  charmé  de  ses 
gentillesses,  qu'il  le  tenoit  sans  cesse  dans  ses  bras.  Nunez 
et  moi,  quoique  peu  divertis  des  gambades  du  singe,  nous 
fîmes  semblant  d'en  être  enchantés.  Cela  plut  fort  au  Sici- 
lien, qui  suspendit  le  plaisir  qu'il  prenoit  à  ce  passe-temps, 
pour  me  dire  :  Mon  ami,  il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'être  un 
de  mes  secrétaires.  Si  le  parti  vous  convient,  je  vous  don- 
nerai deux  cents  pistoles  tous  les  ans.  Il  suffit  que  don  Fa- 
bricio vous  présente  et  réponde  de  vous.  Oui,  seigneur, 
s'écria  Nunez,  je  suis  plus  hardi  que  Platon   qui   n'osoit 


90 


GIL   BLAS. 


répondre  d'un  de  ses  amis  qu'il  envoyoit  h  Denis-le-Tyran  •. 
Je  ne  crains  pas  de  m'attirer  des  reproches. 

Je  remerciai  par  une  révérence  le  poëte  des  Asturies  de 
sa  hardiesse  obligeante.  Puis  m'adressant  au  patron,  je  l'as- 
surai de  mon  zèle  et  de  ma  fidélité.  Ce  seigneur  ne  vit  pas 
plus  tôt  que  sa  proposition  m'étoit  agréable,  qu'il  fit  appeler 
son  intendant,  à  qui  il  parla  tout  bas;  ensuite  il  me  dit  :  Gil 
Blas ,  je  vous  apprendrai  tantôt  à  quoi  je  prétends  vous  em- 
ployer. Yous  n'avez  en  attendant  qu'à  suivre  mon  homme 
d'affaires  ;  il  vient  de  recevoir  des  ordres  qui  vous  regardent. 
J'obéis,  laissant  Fabrice  avec  le  comte  et  Cnpidon. 

L'intendant  qui  étoit  un  Messinois  des  plus  fins  me  con- 
duisit à  son  appartement  en  m' accablant  d'honnêtetés.  Il  en- 
voya cherclier  le  tailleur  qui  avoit  habillé  toute  la  maison  ,  et 
lui  ordonna  de  me  faire  promptement  un  habit  de  la  même 
magnificence  que  ceux  des  principaux  officiers.  Le  tailleur 
prit  ma  mesure  et  se  retira.  Pour  votre  logement  ,*me  dit  le 
Messinois,  je  sais  une  chambre  qui  vous  conviendra.  Eh! 
avez-vous  déjeuné?  poursuivit-il.  Je  répondis  que  non.  Ah! 
pauvre  garçon  que  vous  êtes,  reprit-il,  que  ne  parlez-vous? 
Vous  êtes  ici  dans  une  maison  où  il  n'y  a  qu'à  dire  ce  qu'on 
souhaite  pour  l'avoir.  Venez,  je  vais  vous  mener  dans  un 
endroit  où ,  grâce  au  ciel,  rien  ne  manque. 

A  ces  mots  il  me  fit  descendre  à  l'office,  où  nous  trou- 
vâmes le  maître  d'hôtel,  qui  étoit'  un  Napolitain  qui  valoit 
bien  un  Messinois.  On  pouvoit  dire  de  lui  et  de  l'intendant: 
Jean  danse  mieux  que  Pierre ,  Pierre  danse  mieux  que  Jean. 
Cet  honnête  maître  d'hôtel  étoit  avec  cinq  ou  six  de  ses  amis 
qui   s'empilTroient  de  jambons ,   de    langues   de  bœuf  et 


i.  Le  poëte  ISunez  s'annonce  toujours  par  un  trait  d'esprit  et  d'érudition. 
La  première  fois  qu'il  retrouve  Gil  Blas,  son  condisciple,  il  l'encourage  par 
un  mol  tiré  de  Cicéron  (liv.  1,  cliap.  xvii).  Ici  c'est  au  nom  de  Platon  qu'il 
fait  valoir  son  témoignage  eu  faveur  de  Gil  Dlas. 


LIVRE   VU.    CHAPITRE   XV.  91 

d'autres  viandes  salées  qui  les  obligeoient  à  boire  coup  sur 
coup.  Nous  nous  joignîmes  à  ces  vivants,  et  les  aidâmes  à 
fesser  les  meilleurs  vins  de  monsieur  le  comte.  Pendant  que 
ces  choses  se  passoient  à  l'office,  il  s'en  passoit  d'autres  à  la 
cuisine.  Le  cuisinier  régaloit  aussi  trois  ou  quatre  bourgeois 
de  sa  connoissaijce  qui  n'épargnoient  pas  plus  que  nous  le 
vin,  qui  se  remplissoient  l'estomac  de  pâtés  de  lapins  et  de 
perdrix.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'aux  marmitons  qui  ne  se  don- 
nassent au  cœur  joie  de  tout  ce  qu'ils  pouvoient  escamoter. 
Je  me  crus  dans  une  maison  abandonnée  au  pillage;  cepen- 
dant ce  n'étoit  rien  que  cela.  Je  ne  voyois  que  des  bagatelles, 
en  comparaison  de  ce  que  je  ne  voyois  pas. 


GÏIAI'ITRE  XV. 

Des  emplois  que  le  comte  Galiano  donna  dans  sa  maison  à  Gil  Blas, 

Je  sortis  pour  aller  chercher  mes  hardes,  et  les  faire 
apporter  à  ma  nouvelle  demeure.  Quand  je  revins,  le  comte 
étoit  à  table  avec  plusieurs  seigneurs  et  le  poëte  Nunez, 
lequel  d'un  air  aisé  se  faisoit  servir  et  se  mêloit  à  la  conver- 
sation. Je  remarquai  même  qu'il  ne  disoit  pas  un  mot  qui 
ne  fît  plaisir  à  la  compagnie.  Vive  l'esprit!  quand  on  en  a, 
on  fait  bien  tous  les  personnages  qu'on  veut. 

Pour  moi,  je  dînai  avec  les  officiers  qui  furent  traités,  à 
peu  de  chose  près,  comme  le  patron.  Après  le  repas,  je  me 
retirai  dans  ma  chambre  où  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma 
condition.  Hé  bien!  me  dis-je,  Gil  Blas,  te  voilà  donc  auprès 
d'un  comte  sicilien  dont  tu  ne  connols  pas  le  caractère!  A 
juger  sur  les  apparences,  tu  seras  dans  sa  maison  comme  le 
poisson  dans  l'eau.  Mais  il  ne  faut  jurer  de  rien ,  et  tu  dois 
te  défier  de  ton  étoile,  dont  tu  n'as  que  trop  souvent  éprouvé 
la  malignité.  Outre  cela,  tu  ignores  à  quoi  il  te  destine.  11 


92  OIL  BLAS. 

a  des  secrétaires  et  un  intendant  ;  quels  services  veut-il  donc 
que  tu  lui  rendes?  Apparemment  qu'il  a  dessein  de  te  faire 
porter  le  caducée.  A  la  bonne  heure  :  on  ne  sauroit  être  sur 
un  meilleur  pied  chez  un  seigneur,  pour  faire  son  chemin 
en  poste.  En  rendant  de  plus  honnêtes  services,  on  ne 
marche  que  pas  à  pas  ,  et  encore  n'arrive-t-on  pas  toujours 
à  son  but. 

Tandis  que  je  faisois  de  si  belles  réflexions,  un  laquais 
vint  me  dire  que  tous  les  cavaliers  qui  avoient  dhié  à  l'hôtel 
venoient  de  sortir  pour  s'en  retourner  chez  eux,  et  que 
monsieur  le  comte  me  demandoit.  Je  volai  aussitôt  à  son 
appartement  où  je  le  trouvai  couché  sur  un  sopha,  et  prêt 
à  faire  la  sieste  avec  son  singe,  qui  étoit  à  côté  de  lui. 

Approchez,  Gil  Blas,  me  dit-il,  prenez  un  siège  et 
m'écoutez.  Je  fis  ce  qu'il  m'ordonnoit,  et  il  me  parla  dans 
ces  termes  :  Don  Fabricio  m'a  dit  qu'entre  autres  bonnes 
qualités  vous  aviez  celle  de  vous  attacher  à  vos  maîtres, 
et  que  vous  étiez  un  garçon  plein  d'intégrité.  Ces  deux 
choses  m'ont  déterminé  à  vous  proposer  d'être  à  moi.  J'ai 
besoin  d'un  domestique  affectionné  qui  épouse  mes  intérêts 
et  mette  toute  son  attention  à  conserver  mon  bien.  Je  suis 
riche ,  à  la  vérité  ;  mais  ma  dépense  va  tous  les  ans  fort  au 
delà  de  mes  revenus.  Et  pourquoi  ?  C'est  qu'on  me  vole,  c'est 
qu'on  me  pille.  Je  suis  dans  ma  maison  comme  dans  un  bois 
rempli  de  voleurs.  Je  soupçonne  mon  maître  d'hôtel  et  mon 
intendant  de  s'entendre  ensemble;  et,  si  je  ne  me  trompe 
point,  en  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  me  ruiner  de  fond 
en  comble.  Vous  me  direz  que,  si  je  les  crois  fripons,  je 
n'ai  qu'à  les  chasser.  Mais  où  en  prendre  d'autres  qui  soient 
pétris  d'un  meilleur  limon?  Il  faut  donc  que  je  me  contente 
de  les  faire  observer  l'un  et  l'autre  par  un  homme  qui  ait 
droit  d'inspection  sur  leur  conduite.  C'est  vous,  Gil  Blas, 
que  je  choisis  pour  remplir  cette  commission.  Si  vous  vous 


LIVRE   VU,    CHAPITRE  XV.  93 

en  acquittez  bien,  soyez  sur  que  vous  ne  servirez  pas  un 
ingrat.  J'aurai  soin  de  vous  établir  en  Sicile  très-avanta- 
geusement. 

Après  m'avoir  tenu  ce  discours ,  il  me  renvoya  ;  et  dès  le 
soir  même,  devant  tous  les  domestiques,  je  fus  proclamé 
surintendant  de  la  maison.  Le  Messinois  et  le  Napolitain  n'en 
furent  pas  d'abord  fort  mortifiés,  parce  que  je  leur  parois- 
sois  un  gaillard  de  bonne  composition ,  et  qu'ils  comptoient 
qu'en  partageant  avec  moi  le  gâteau,  ils  iroient  toujours 
leur  train.  Mais  ils  se  trouvèrent  bien  sots  le  jour  suivant, 
lorsque  je  leur  déclarai  que  j'étois  un  homme  ennemi  de 
toute  malversation.  Je  demandai  au  maître  d'hôtel  un  état 
des  provisions.  Je  visitai  la  cave.  Je  pris  connoissance  de 
tout  ce  qu'il  y  avoit  dans  l'office ,  je  veux  dire  de  l'argen- 
terie et  du  linge.  Je  les  exhortai  ensuite  tous  deux  à  ménager 
le  bien  du  patron,  à  user  d'épargne  dans  la  dépense,  et  je 
finis  mon  exhortation  en  leur  protestant  que  j'avertirois  ce 
seigneur  de  toutes  les  mauvaises  manœuvres  que  je  verrois 
faire  chez  lui. 

Je  n'en  demeurai  pas  là.  Je  voulus  avoir  un  espion  pour 
découvrir  s'il  y  avoit  de  l'intelligence  entre  eux.  Je  jetai  les 
yeux  sur  un  marmiton  qui,  s'étant  laissé  gagner  par  mes 
promesses,  me  dit  que  je  ne  pouvois  mieux  m'adresser  qu'à 
lui  pour  être  instruit  de  tout  ce  qui  se  passoit  au  logis  ;  (jue 
le  maître  d'hôtel  et  l'intendant  étoient  d'accord  ensemble  et 
brûloient  la  chandelle  par  les  deux  bouts;  qu'ils  détour- 
noient tous  les  jours  la  moitié  des  viandes  qu'on  achetoit 
pour  la  maison  ;  que  le  Napolitain  avoit  soin  d'une  dame  qui 
demeuroit  vis-à-vis  le  collège  de  Saint-Thomas,  et  que  le 
.Messinois  en  entretenoit  une  autre  à  la  porte  du  Soleil  ;  que 
ces  deux  messieurs  faisoient  porter  tous  les  matins  chez  leurs 
nymphes  toutes  sortes  de  provisions;  que  le  cuisinier  de  son 
côté  envoyoit  de  bons  plats  à  une  veuve  qu'il  connoissoit 


Oi  GIL   BLAS. 

dans  le  voisinage,  et  qu'en  faveur  des  services  qu'il  rendoit 
aux  deux  autres,  à  qui  il  étoit  tout  dévoué,  il  disposoit 
comme  eux  des  vins  de  la  cave  :  enfin ,  que  ces  trois  do- 
mestiques étoient  cause  qu'il  se  faisoit  une  dépense  horrible 
chez  monsieur  le  comte.  Si  vous  doutez  de  mon  rapport, 
ajouta  le  marmiton,  donnez-vous  la  peine  de  vous  trouver 
demain  matin  sur  les  sept  heures  auprès  du  collège  de  Saint- 
Thomas,  vous  me  verrez  chargé  d'une  hotte  qui  changera 
votre  doute  en  certitude.  Tu  es  donc,  lui  dis-je,  commis- 
sionnaire de  ces  galants  pourvoyeurs  ?  Je  suis ,  répondit-il , 
employé  par  le  maître  d'hôtel ,  et  un  de  mes  camarades  fait 
les  messages  de  l'intendant. 

Ce  rapport  me  parut  valoir  la  peine  d'être  vérifié.  J'eus 
la  curiosité  le  lendemain  de  me  rendre  à  l'heure  marquée 
auprès  du  collège  de  Saint-Thomas.  Je  n'attendis  pas  long- 
temps mon  espion.  Je  le  vis  bientôt  arriver  avec  une  grande 
hotte  toute  pleine  de  viande  de  boucherie  ,  de  volaille  et  de 
gibier.  Je  fis  l'inventaire  des  pièces,  et  j'en  dressai  sur  mes 
tablettes  un  petit  procès-verbal  que  j'allai  montrer  à  mon  . 
maître,  après  avoir  dit  au  fouille-au-pot  qu'il  pouvoit, 
comme  à  son  ordinaire,  s'acquitter  de  sa  commission. 

Le  seigneur  sicilien,  qui  étoit  fort  vif  de  son  naturel, 
voulut,  dans  son  premier  mouvement,  chasser  le  Napolitain 
et  le  Messinois;  mais,  après  y  avoir  fait  réflexion,  il  se  con- 
tenta de  se  défaire  du  dernier  dont  il  me  donna  la  place. 
Ainsi  ma  charge  de  surintendant  fut  supprimée  peu  de  temps 
après  sar  création,  et  franchement  je  n'y  eus  point  de  regret. 
Ce  n'étoit,  à  proprement  parler,  qu'un  emploi  honorable 
d'espion,  qu'un  poste  qui  n'avoit  rien  de  solide,  au  lieu 
qu'en  devenant  monsieur  l'intendant,  je  me  voyois  maître 
du  coffre-fort,  et  c'est  là  le  principal.  C'est  toujours  ce  do- 
mestique-là qui  tient  le  premier  rang  dans  une  grande 
maison;  et  il  y  a  tant  de  petits  bénéfices  attachés  à  son 


LIVRE   Vil,    CHAPITRE    XV.  95 

administration,  qu'il  s'enrichiroit  infailliblement,  quand 
même  il  seroit  honnête  homme. 

Mon  Napolitain,  qui  n'étoit  pas  au  bout  de  ses  finesses, 
remarquant  que  j'avois  un  zèle  brutal ,  et  que  je  me  mettois 
sur  le  pied  de  voir  tous  les  matins  les  viandes  qu'il  achetoit 
et  d'en  tenir  registre,  cessa  d'en  détourner;  mais  le  bour- 
reau continua  d'en  prendre  la  même  quantité  chaque  jour. 
Par  cette  ruse ,  augmentant  le  profit  qu'il  tiroit  de  la  des- 
serte de  la  table  qui  lui  appartenoit  de  droit,  il  se  mit  en 
état  d'envoyer  du  moins  de  la  viande  cuite  à  sa  mignonne, 
s'il  ne  pouvoit  plus  lui  en  fournir  de  crue.  Le  diable  n'y  per- 
doit  rien,  et  le  comte  n'étoit  guère  plus  avancé  d'avoir  le 
phénix  des  intendants.  L'abondance  excessive  que  je  vis 
alors  régner  dans  les  repas  me  fit  deviner  ce  nouveau  tour, 
et  j'y  mis  bon  ordre  aussitôt  en  retranchant  le  superflu  de 
chaque  service;  ce  que  je  fis  toutefois  avec  tant  de  pru- 
dence, qu'on  n'y  aperçut  point  un  air  d'épargne.  On  eût  dit 
que  c'étoit  toujours  la  même  profusion  ;  et  néanmoins  par 
cette  économie  je  ne  laissai  pas  de  diminuer  considérable- 
ment la  dépense.  Voilà  ce  que  le  patron  demandoit;  il  vou- 
loit  ménager  sans  paroître  moins  magnifique.  Son  avarice 
étoit  subordonnée  à  son  ostentation. 

Je  n'en  demeurai  point  là;  jo  réformai  un  autre  abus  : 
trouvant  que  le  vin  alloit  bien  vite,  je  soupçonnai  qu'il  y 
avoit  encore  de  la  tricherie  de  ce  côté-là.  Effectivement ,  s'il 
y  avoit,  par  exemple,  douze  cavaliers  à  la  table  du  seigneur, 
il  se  buvoit  cinquante  et  quelquefois  jusqu'à  soixante  bou- 
teilles. Cela  m'étonnoit;  je  consultai  là-dessus  mon  oracle, 
c'est-à-dire  mon  marmiton,  avec  qui  j'avois  des  entretiens 
secrets,  et  qui  me  rapportoit  fidèlement  tout  ce  qui  se  disoit 
1  et  se  faisoit  dans  la  cuisine,  où  il  n'étoit  suspect  à  personne. 
Il  m'apprit  que  le  dégât  dont  je  me  plaignois  venoit  d'une 
nouvelle  ligue  faite  entre  le  maître  d'hôtel,  le  cuisinier  et 


96  GIL   BLAS. 

les  laquais  qui  versoient  à  boire;  que  ceux-ci  remportoient 
les  bouteilles  à  demi-pleines,  qui  se  partageoient  ensuite 
entre  les  confédérés.  Je  parlai  aux  laquais;  je  les  menaçai  de 
les  mettre  à  la  porte  s'ils  s'avisoient  de  récidiver,  et  il  n'en 
fallut  pas  davantage  pour  les  faire  rentrer  dans  leur  devoir. 
Mon  maître,  que  j'avois  grand  soin  d'informer  des  moindres 
choses  que  je  faisois  pour  son  bien,  me  combloit  de  louanges 
et  prenoit  de  jour  en  jour  plus  d'affection  pour  moi.  De  mon 
côté,  pour  récompenser  le  marmiton  qui  me  rendoit  de  si 
bons  offices ,  je  le  fis  aide  de  cuisine.  C'est  ainsi  que  dans  les 
bonnes  maisons  un  fidèle  domestique  fait  son  chemin. 

Le  Napolitain  enrageoit  de  me  rencontrer  partout;  et  ce 
qui  lemortifioit  cruellement,  c'étoientles  contradictions  qu'il 
avoit  à  essuyer  de  ma  part  toutes  les  fois  qu'il  s'agissoit  de 
me  rendre  ses  comptes;  car,  pour  mieux  lui  rogner  les 
ongles ,  je  me  donnois  la  peine  d'aller  dans  les  marchés  pour 
savoir  le  prix  des  denrées.  De  sorte  que  je  le  voyois  venir 
après  cela  ;  et ,  comme  il  ne  manquoit  pas  de  vouloir  ferrer 
la  mule,  je  le  relançois  vigoureusement.  J'étois  bien  per- 
suadé qu'il  me  maudissoit  cent  fois  le  jour;  mais  le  sujet  de 
ses  malédictions  m'empêchoit  de  craindre  qu'elles  ne  fussent 
exaucées.  Je  ne  sais  comment  il  pouvoit  résister  à  mes  per- 
sécutions et  ne  pas  quitter  le  service  du  seigneur  sicilien. 
Sans  doute  que ,  malgré  tout  cela ,  il  y  trouvoit  son  compte. 

Fabrice,  que  je  voyois  de  temps  en  temps,  et  à  qui 
je  contois  toutes  mes  prouesses  d'intendant  jusqu'alors 
inouïes ,  étoit  plus  disposé  à  blâmer  ma  conduite  qu'à  l'ap- 
prouver. Dieu  veuille ,  me  dit-il  un  jour,  qu'après  tout  ceci 
ton  désintéressement  soit  bien  récompensé!  Mais  entre  nous, 
si  tu  n'étois  pas  si  roide  avec  le  maîti'e  d'hôtel,  je  crois  que 
tu  n'en  ferois  pas  plus  mal.  lié  quoi!  lui  répondis-je,  ce 
voleur  mettra  effrontément,  dans  un  état  de  dépense,  à 
dix  pistoles  un  poisson  qui  ne  lui  en  aura  coûté  que  quatre, 


LIVRE  YIl,   CHAPITRE  XVI.  97 

et  tu  veux  que  je  lui  passe  cet  article?  Pourquoi  non?  répll- 
qua-t-il  froidement  :  il  n'a  qu'à  te  donner  la  moitié  du  sm'- 
pkis,  et  il  fera  les  choses  dans  les  règles.  Sur  ma  foi ,  notre 
ami,  continua-t-il  en  branlant  la  tète,  pour  un  homme 
d'esprit,  vous  vous  y  prenez  bien  mal;  vous  êtes  un  vrai 
gâte-maison,  et  vous  avez  bien  la  mine  de  servir  longtemps, 
puisque  vous  n'écorchez  pas  l'anguille  pendant  que  vous  la 
tenez.  Apprenez  que  la  fortune  ressemble  à  ces  coquettes 
vives  et  légères  qui  échappent  aux  galants  qui  ne  les  brus- 
quent pas. 

Je  ne  fis  que  rire  des  discours  de  Nunez  ;  il  en  rit  lui- 
même  à  son  tour,  et  voulut  me  persuader  qu'il  ne  me  les 
avoit  pas  tenus  sérieusement.  11  avoit  honte  de  m'avoir 
donné  inutilement  un  mauvais  conseil.  Je  demeurai  ferme 
dans  la  résolution  d'être  toujours  fidèle  et  zélé.  Je  ne  me 
démentis  point,  et  j'ose  dire  qu'en  quatre  mois,  par  mon 
épargne ,  je  fis  profit  à  mon  maître  de  trois  mille  ducats 
pour  le  moins. 


CHAPITRE  XYI. 

De  l'accident  qui  arriva  au  singe  du  comte  Galiano;  du  chagrin  qu'en  eut  ce  seigneur. 
Comment  Gil  Blas  tomba  malade,  et  quelle  fut  la  suite  de  sa  maladie. 

Au  bout  de  ce  temps-là ,  le  repos  qui  régnoit  à  l'hôtel 
fut  étrangement  troublé  par  un  accident  qui  ne  paroi  Ira 
qu'une  bagatelle  au  lecteur,  et  qui  devint  pourtant  une 
chose  fort  sérieuse  pour  les  domestiques  et  surtout  pour 
moi.  Cupidon,  ce  singe  dont  j'ai  parlé,  cet  animal  si  chéri 
du  patron,  en  voulant  un  jour  sauter  d'une  fenêtre  à  une 
autre,  s'en  acquitta  si  mal,  qu'il  tomba  dans  la  cour  et  se 
démit  une  jambe.  Le  comte  ne  sut  pas  sitôt  ce  malheur, 
qu'il  poussa  des  cris  comme  une  femme  ;  et,  dans  l'excès  de 
n.  7 


98  GIL  BLAS. 

sa  douleur,  s'en  prenant  à  tous  ses  gens  sans  exception,  peu 
s'en  fallut  qu'il  ne  fît  maison  nette.  Il  borna  toutefois  sa 
fureur  à  maudire  notre  négligence,  et  à  nous  apostropher 
sans  ménager  les  termes.  Il  envoya  chercher  sur-le-champ 
les  chirurgiens  de  Madrid  les  plus  habiles  pour  les  fractures 
et  le5  dislocations  des  os.  Ils  visitèrent  la  jambe  du  blessé, 
la  lui  remirent  et  la  bandèrent.  xAIais ,  quoiqu'ils  assurassent 
tous  que  ce  n'étoit  rien,  cela  n'empêcha  pas  que  mon  maître 
ne  retînt  un  d'entre  eux  pour  demeurer  auprès  de  l'animal 
jusqu'à  parfaite  guérison. 

J'aurois  tort  de  passer  sous  silence  les  peines  et  les 
inquiétudes  qu'eut  le  seigneur  sicilien  pendant  tout  ce 
temps-là.  Groira-t-on  bien  que  le  jour  il  ne  quittoit  point 
son  cher  Cupidon?  Il  étoit  présent  quand  on  le  pansoit,  et  la 
nuit  il  se  levoit  deux  ou  trois  fois  pour  le  voir.  Ce  qu'il  y 
avoit  de  plus  fâcheux  ,  c'est  qu'il  falloit  que  tous  les  domes- 
tiques, et  moi  principalement,  nous  fussions  toujours  sur 
pied  pour  être  prêts  à  courir  où  l'on  jugeroit  à  proj)os  de 
rtous  envoyer  pour  le  service  du  singe.  En  un  mot,  nous 
n'eûmes  aucun  repos  dans  l'hôtel,  jusqu'à  ce  que  la  maudite 
bête,  ne  se  ressentant  plus  de  sa  chute,  se  remit  à  faire  ses 
bonds  et  ses  culbutes  ordinaires.  Après  cela,  refuserons- 
nous  d'ajouter  foi  au  rapport  de  Suétone,  lorsqu'il  dit  que 
Caligula  aimoit  tant  son  cheval  qu'il  lui  donna  une  maison 
richement  meublée  avec  des  officiers  pour  le  servir,  et  qu'il 
en  vouloit  même  faire  un  consul  ?  Mon  patron  n'étoit  pas 
moins  charmé  de  son  singe  ;  il  en  auroit  volontiers  fait  un 
corrégidor. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  malheureux  pour  moi,  c'est  que 
j'avois  enchéri  sur  tous  les  valets  pour  mieux  faire  ma  cour 
au  seigneur,  et  je  m'étois  donné  de  si  grands  mouvements 
pour  son  Cupidon,  que  j'en  tombai  malade.  La  fièvre  me 
prit  violemment  j  et  mon  mal  devint  tel,  que  je  perdis  toute 


LIVRE    VU.   CHAPITRE  XVF.  99 

connoissance.  J'ignore  ce  qu'on  fit  de  moi  pendant  quinze 
jours  que  je  fus  entre  la  vie  et  la  mort.  Je  sais  seulement 
que  ma  jeunesse  lutta  si  bien  contre  la  fièvre,  et  peut-être 
contre  les  remèdes  qu'on  me  donna,  que  je  repris  enfin  me's 
sens.  Le  premier  usage  que  j'en  fis  fut  de  m' apercevoir  que 
j'étois  dans  une  autre  chambre  que  la  mienne.  Je  voulus 
savoir  pourquoi;  je  le  demandai  à  une  vieille  femme  qui  me 
gardoit;  mais  elle  me  répondit  qu'il  ne  falloit  pas  que  je 
parlasse,  que  le  médecin  l'avoit  expressément  défendu. 
Quand  on  se  porte  bien,  on  se  moque  ordinairement  de  ces 
docteurs;  est-on  malade,  on  se  soumet  docilement  à  leurs 
ordonnances. 

Je  pris  donc  le  parti  de  me  taire ,  quelque  envie  que 
j'eusse  de  m'entretenir  avec  ma  garde.  Je  faisois  des  ré- 
flexions là-dessus,  lorsqu'il  entra  deux  manières  de  petits- 
maîtres  fort  lestes.  Ils  avoient  des  habits  de  velours,  avec 
de  très-beau  linge  garni  de  dentelles.  Je  m'imaginai  que 
c'étoient  des  seigneurs  amis  de  mon  maître,  lesquels,  par 
considération  pour  lui,  me  venoient  voir.  Dans  cette  pensée 
je  fis  lin  effort  pour  me  mettre  à  mon  séant,  et  j'ôtai  par 
respect  mon  bonnet;  mais  ma  garde  me  recoucha  tout  de 
mon  long ,  en  me  disant  que  ces  seigneurs  étoient  mon  mé- 
decin et  mon  apothicaire. 

Le  docteur  s'approcha  de  moi,  me  tâta  le  pouls,  observa 
mon  visage;  et,  remarquant  tous  les  signes  d'une  prochaine 
guérison ,  il  prit  un  air  de  triomphe ,  comme  s'il  y  eût  mis 
beaucoup  du  sien,  et  dit  qu'il  ne  falloit  plus  qu'une  méde- 
cine pour  achever  son  ouvrage;  qu'après  cela  il  pourroit  se 
vanter  d  avoir  fait  une  belle  cure.  Quand  il  eut  parlé  de  cette 
sorte,  il  fit  écrire  par  l'apothicaire  une  ordonnance  qu'il  lui 
dicta  en  se  regardant  dans  un  miroir,  en  rajustant  ses  che- 
veux, et  en  faisant  des  grimaces  dont  je  ne  pouvois  m'em- 
pècher  de  rire  malgré  l'état  où  j'étois.  Ensuite  il  me  salua 


iOO  GIL   BLAS. 

de  la  tête  fort  cavalièrement,  et  sortit  plus  occupé  de  sa 
figure  que  des  drogues  qu'il  avoit  ordonnées. 

Après  son  départ,  l'apothicaire,  qui  n'étoit  pas  venu  chez 
moi  pour  rien,  se  prépara,  on  juge  bien  à  quoi  faire.  Soit 
qu'il  craignît  que  la  vieille  ne  s'en  acquittât  pas  adroite- 
ment, soit  pour  mieux  faire  valoir  la  marchandise,  il  voulut 
opérer  lui-même;  mais,  avec  toute  son  adresse,  je  ne  sais 
comment  cela  se  fit,  l'opération  fut  à  peine  achevée,  que, 
rendant  à  l'opérant  ce  qu'il  m'avoit  donné,  je  mis  son  habit 
de  velours  dans  un  bel  état.  Il  regarda  cet  accident  comme 
im  malheur  attaché  à  la  pharmacie.  Il  prit  une  serviette, 
s'essuya  sans  dire  un  mot,  et  s'en  alla  bien  résolu  de  me 
faire  payer  le  dégraisseur,  à  qui  sans  doute  il  fut  obligé 
d'envoyer  son  habit. 

.  Il  revint  le  lendemain  matin  vêtu  plus  modestement, 
quoiqu'il  n'eût  rien  à  risquer  ce  jour-là,  m'apporter  la  mé- 
decine que  le  docteur  avoit  ordonnée  la  veille.  Outre  que  je 
me  sentois  mieux  de  moment  en  moment,  j'avois  tant 
d'aversion,  depuis  le  jour  précédent,  pour  les  médecins  et 
les  apothicaires,  que  je  maudissois  jusqu'aux  universités  où 
ces  messieurs  reçoivent  le  pouvoir  de  tuei  les  hommes  impu- 
nément. Dans  cette  disposition,  je  déclarai  en  jurant  que  je 
ne  voulois  plus  de  remèdes,  et  que  je  donnois  au  diable 
Hippocrate  et  sa  séquelle.  L'apothicaire,  qui  ne  se  soucioit 
nullement  de  ce  que  je  ferois  de  sa  composition,  pourvu 
qu'elle  lui  fut  payée,  la  laissa  sur  la  table,  et  se  retira  sans 
me  dire  une  syllabe. 

Je  fis  jeter  sur-le-champ  par  les  fenêtres  cette  chienne 
de  médecine,  contre  laquelle  je  m'étois  si  fort  prévenu,  que 
j'aurois  cru  être  empoisonné  si  je  l'eusse  avalée.  A  ce  trait 
de  désobéissance  j'en  ajoutai  un  autre  ;  je  rompis  le  silence, 
et  dis  d'un  ton  ferme  à  ma  garde  que  je  prétendois  abso- 
lument qu'elle  m'apprît  des  nouvelles  de  mon  maître.  La 


LIVRE  YII,    CHAPITRE  XVI.  iOI 

vieille,  qui  appréhendoit  d'exciter  en  moi  une  émotion  dan- 
gereuse en  me  satisfaisant,  ou  qui  peut-être  aussi  ne  m'obs- 
tinoit  que  pour  irriter  mon  mal,  hésitoit  à  me  parler;  mais 
je  la  pressai  si"  vivement  de  m'obéir,  qu'elle  me  répondit 
enfin  :  Seigneur  cavalier,  vous  n'avez  plus  d'autre  maître 
que  vous-même.  Le  comte  Galiano  s'en  est  retourné  en 
Sicile. 

Je  ne  pouvois  croire  ce  que  j'entendois  ;  il  n'y  avoit  pour- 
tant rien  de  plus  véritable.  Ce  seigneur,  dès  le  second  jour 
de  ma  maladie,  craignant  que  je  ne  mourusse  chez  lui,  avoit 
eu  la  bonté  de  me  faire  transporter  avec  mes  petits  effets 
dans  une  chambre  garnie,  où  il  m' avoit  abandonné  sans 
façon  à  la  Providence  et  aux  soins  d'une  garde.  Sur  ces  en- 
trefaites, ayant  reçu  un  ordre  de  la  cour  qui  l'obligeoit  à 
repasser  en  Sicile ,  il  étoit  parti  avec  tant  de  précipitation, 
qu'il  n' avoit  plus  songé  à  moi,  soit  qu'il  me  comptât  déjà 
parmi  les  morts,  soit  que  les  personnes  de  qualité  soient 
sujettes  à  ces  fautes  de  mémoire. 

Ma  garde  me  fit  ce  détail ,  et  m'apprit  que  c'étoit  elle 
qui  avoit  été  chercher  un  médecin  et  un  apothicaire,  afin 
que  je  ne  périsse  pas  sans  leur  assistance.  Je  tombai  dans 
une  profonde  rêverie  à  ces  belles  nouvelles.  Adieu  mon  éta- 
blissement avantageux  en  Sicile!  adieu  mes  plus  douces 
espérances  !  Quand  il  vous  arrivera  quelque  grand  malheur, 
dit  un  pape,  examinez-vous  bien,  et  vous  verrez  qu'il  y 
aura  toujours  de  votre  faute.  N'en  déplaise  à  ce  saint-père , 
je  ne  vois  pas  comment  dans  cette  occasion  je  contribuai  à 
mon  infortune. 

Lorsque  je  vis  évanouir  les  flatteuses  chimères  dont  je 
m'étois  rempli  la  tête ,  la  première  chose  dont  je  m'embar- 
rassai l'esprit  fut  ma  valise  que  je  fis  apporter  sur  mon  lit 
pour  la  visiter.  Je  soupirai  en  m' apercevant  qu'elle  étoit  ou- 
verte. Hélas  !  ma  chère  valise,  m'écriai-je ,  mon  unique  con- 


/|02  GIL  BLAS. 

solation!  vous  avez  été,  à  ce  que  je  vois,  à  la  merci  des 
mains  étrangères.  Non ,  non,  seignem*  Gil  Blas,  me  dit  alors 
la  vieille,  rassurez- vous  ;  on  ne  vous  a  rien  volé.  J'ai  con- 
servé votre  malle  comme  mon  honneur. 

J'y  trouvai  l'habit  que  j'avois  en  entrant  au  service  du 
comte  ;  mais  j'y  cherchai  vainement  celui  que  le  Messinois 
m'avoit  fait  faire.  Mon  maître  n'avoit  pas  jugé  à  propos  de 
me  le  laisser,  ou  bien  quelqu'un  se  l'étoit  approprié.  Toutes 
mes  autres  hardes  y  étoient,  et  même  une  grande  bourse  de 
cuir  qui  renfermoit  mes  espèces  ;  je  les  comptai  deux  fois , 
ne  pouvant  croire,  la  première,  qu'il  n'y  eût  que  cinquante 
pistoles  de  reste  de  deux  cent  soixante  qu'il  y  avoit  dedans 
avant  ma  maladie.  Que  signifie  ceci,  ma  bonne  mère?  dis-je 
à  ma  garde.  Voilà  mes  finances  bien  diminuées.  Personne 
pourtant  n'y  a  touché  que  moi,  répondit  la  vieille,  et  je  les 
ai  ménagées  autant  qu'il  m'a  été  possible.  Mais  les  maladies 
coûtent  beaucoup  ;  il  faut  toujours  avoir  l'argent  à  la  main. 
Yoici,  ajouta  cette  bonne  ménagère,  en  tirant  de  sa  poche 
un  paquet  de  papiers,  voici  un  état  de  dépense  qui  est  juste 
comme  l'or,  et  qui  vous  fera  voir  que  je  n'ai  pas  employé 
un  denier  mal  à  propos. 

Je  parcourus  des  yeux  le  mémoire,  qui  contenoit  bien 
quinze  ou  vingt  pages.  Miséricorde  !  que  de  volaille  achetée 
pendant  que  j'étois  sans  connoissance  !  Il  falloit  qu'en  bouil- 
lons seulement  il  y  eût  pour  le  moins  douze  pistoles.  Les 
autres  articles  répondoient  à  celui-là.  On  ne  sauroit  dire 
combien  elle  avoit  dépensé  en  bois,  en  chandelle,  en  eau,  en 
balais,  et  cœlera.  Cependant,  quelque  enflé  que  fût  son  mé- 
moire, toute  la  somme  alloit  à  peine  à  trente  pistoles,  et  par 
conséquent  il  devoit  y  en  avoir  encore  cent  quatre-vingt  de 
reste.  Je  lui  représentai  cela  :  mais  la  vieille ,  d'un  air 
ingénu,  commença  d'attester  tous  les  saints  qu'il  n'y  avoit 
dans  la  bourse  que  quatre-vingts  pistoles,  lorsque  le  maître 


LIVRE    VIL   CHAPITRE  XVI.  103 

d'hôtel  du  comte  lui  avoit  confié  ma  valise.  Que  dites-vous, 
ma  bonne?  interrompis-je  avec  précipitation.  C'est  le  maître 
d'hôtel  qui  vous  a  remis  mes  hardes  entre  les  mains?  Sans 
doute,  répondit-elle,  c'est  lui;  à  telles  enseignes  qu'en  me 
les  donnant  il  me  dit  :  Tenez,  bonne  mère,  quand  le  sei- 
gneur Gil  Blas  sera  frit  à  l'huile,  ne  manquez  pas  de  le 
régaler  d'un  bel  enterrement;  il  y  a  dans  cette  valise  de 
quoi  en  faire  les  frais. 

Ah  !  maudit  Napolitain  !  m'écriai-je  alors.  Je  ne  suis  plus 
en  peine  de  savoir  ce  qu'est  devenu  l'argent  qui  me  manque. 
Vous  l'avez  raflé  pour  récompenser  une  partie  des  vols  que 
je  vous  ai  empêché  de  faire.  Après  cette  apostrophe,  je 
rendis  grâce  au  ciel  de  ce  que  le  fripon  n'avoit  pas  tout  em- 
porté. Quelque  sujet  pourtant  que  j'eusse  d'accuser  le  maître 
d'hôtel  de  m'avoir  volé,  je  ne  laissai  pas  de  penser  que 
ma  garde  pouvoit  fort  bien  être  la  voleuse.  Mes  soupçons 
tomboient  tantôt  sur  l'un  et  tantôt  sur  l'autre;  mais  c'étoit 
toujours  la  même  chose  pour  moi.  Je  n'en  témoignai  rien  à 
la  vieille;  je  ne  la  chicanai  pas  même  sur  les  articles  de  son 
beau  mémoire.  Je  n'aurois  rien  gagné  à  cela;  il  faut  bien 
que  chacun  fasse  son  métier.  Je  bornai  mon  ressentiment  à 
la  payer  et  à  la  renvoyer  trois  jours  après. 

Je  m'imagine  qu'en  sortant  de  chez  moi  elle  alla  donner 
avis  à  l'apothicaire  qu'elle  venoit  de  me  quitter,  et  que  je 
me  portois  assez  bien  pour  prendre  la  clef  des  champs  sans 
compter  avec  lui  ;  car  un  moment  après  je  le  vis  arriver  tout 
essoufllé.  Il  me  présenta  son  mémoire,  dans  lequel,  sous  des 
noms  qui  m'étoient  inconnus,  quoique  j'eusse  été  médecin, 
il  avoit  écrit  tous  les  prétendus  remèdes  qu'il  m' avoit  fournis 
dans  le  temps  que  j'étois  sans  sentiment.  On  pouvoit  appeler 
ce  mémoire-là  de  vraies  parties  d'apothicaire.  Aussi  nous 
eûmes  une  dispute  lorsqu'il  fut  question  du  payement.  Je 
prétendois  qu'il  rabattît  la  moitié  de  la  somme  qu'il  deman- 


i04  GIL  BLAS. 

doit.  Il  jura  qu'il- n'en  labattroit  pas  même  une  obole.  Con- 
sidérant toutefois  qu'il  avoit  affaire  à  un  jeune  homme  qui 
dès  ce  jour-là  pouvoit  s'éloigner  de  Madrid,  il  aima  mieux 
se  contenter  de  ce  que  je  lui  offrois ,  c'est-à-dire  de  trois  fois 
au  delà  de  ce  que  valoient  ses  drogues,  que  de  s'exposer  à 
perdre  tout.  Je  lui  lâchai  des  espèces  à  mon  grand  regret, 
et  il  se  retira  bien  vengé  du  petit  chagrin  que  je  lui  avois 
causé  le  jour  du  lavement. 

Le  médecin  parut  presque  aussitôt  :  car  ces  animaux-là 
sont  toujours  à  la  queue  l'un  de  l'autre.  J'escomptai  ses 
visites  qui  avoient  été  très-fréquentes,  et  je  le  renvoyai 
content.  Mais,  avant  que  de  me  quitter,  pour  me  prouver 
qu'il  avoit  bien  gagné  son  argent,  il  me  détailla  les  incon- 
vénients mortels  qu'il  avoit  prévenus  dans  ma  maladie.  Ce 
qu'il  fit  en  fort  beaux  termes  et  d'un  air  agréable;  mais  je 
n'y  compris  rien  du  tout.  Lorsque  je  me  fus  défait  de  lui,  je 
me  crus  débarrassé  de  tous  les  ministres  des  Parques.  Je  me 
trompois;  il  entra  un  chirurgien  que  je  n'avois  vu  de  ma 
vie.  Il  me  salua  fort  civilement,  et  me  témoigna  de  la  joie 
de  me  voir  échappé  du  danger  que  j'avois  couru  ;  ce  qu'il 
attribuoit,  disoit-il,  à  deux  saignées  abondantes  qu'il  m'avoit 
faites,  et  aux  ventouses  qu'il  avoit  eu  l'honneur  de  m' appli- 
quer. xVutre  plume  qu'on  me  tira  de  l'aile.  Il  me  fallut  aussi 
cracher  au  bassin  du  chirurgien.  Après  tant  d'évacuations, 
ma  bourse  se  trouva  si  débile,  qu'on  pouvoit  dire  que  c'étoit 
un  corps  confisqué,  tant  il  y  restoit  peu  d'humide  radical. 

Je  commençai  à  perdre  courage  en  me  voyant  retombé 
dans  une  situation  misérable.  Je  m'étois,  chez  mes  derniers 
maîtres,  trop  affectionné  aux  commodités  de  la  vie;  je  ne 
pouvois  plus,  comme  autrefois,  envisager  l'indigence  en 
philosophe  cynique.  J'avouerai  pourtant  que  j'avois  tort  de 
me  laisser  aller  à  la  tristesse.  Après  avoir  tant  de.  fois 
éprouvé  que  la  fortune  ne  m'avoit  pas  plus  tôt  renversé 


LIVRE   VII,    CHAPITRE   XVI.  -105 

qu'elle  me  relevoit,  je  n'aurois  dû  regarder  l'état  fâcheux  où 
j'étois  que  comme  une  occasion  prochaine  de  prospérité  ^ 

1.  Gil  Blas  n'a  plus  la  force  d'affronter  l'indigence;  il  s'est  trop  affec- 
tionné aux  commodités  de  la  vie.  Voilà  le  tort  secret  qu'il  se  déguisait  tout  à 
l'heure;  mais  il  ne  cède  point  au  chagrin  de  son  dénûment.  Il  espère  s'en  re- 
lever; et,  s'il  ne  montre  pas  le  courage  d'un  philosophe,  il  n'a  pas  perdu  l'at- 
titude d'un  homme  raisonnable.  Cette  fin  du  livre  di>pose  bien  le  lecteur  à 
suivre  de  nouveau  Gil  Blas  dans  le  cours  des  aventures  qui  vont  suivre. 


FIK    DU    SEPTIEJIE     LIVnn. 


LIVRE    HUITIEME. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Gil  Blas  fait  une  bonne  connoissance,  et  trouve  un  poste  qui  le  console  de  l'ingratitude 
du  comte  Galiano.  Histoire  de  don  Valérie  de  Luna. 

J'étois  si  surpris  de  n'avoir  point  entendu  parler  de 
Nunez  pendant  tout  ce  temps-là,  que  je  jugeai  qu'il  devoit 
être  à  la  campagne.  Je  sortis  pour  aller  chez  lui  dès  que  je 
pus  marcher,  et  j'appris  en  effet  qu'il  étoit  depuis  trois 
semaines  en  Andalousie  avec  le  duc  de  Médina  Sidonia. 

Un  matin,  à  mon  réveil ,  Melchior  de  la  Ronda  me  vint 
dans  l'esprit;  et,  me  ressouvenant  que  je  lui  avois  promis  à 
Grenade  d'aller  voir  son  neveu,  si  jamais  je  retournois  à 
Madrid,  je  m'avisai  de  vouloir  tenir  ma  promesse  ce  jour-là 
même.  Je  m'informai  de  l'hôtel  de  don  Raltazar  de  Zuniga, 
et  je  m'y  rendis.  Je  demandai  le  seigneur  Joseph  Navarro, 
qui  parut  un  moment  après.  Je  le  saluai  ;  il  me  reçut  d'un 
air  honnête,  mais  froid,  quoique  j'eusse  décliné  mon  nom. 
Je  ne  pouvois  concilier  cet  accueil  glacé  avec  le  portrait 
qu'on  m'avoit  fait  de  ce  chef  d'office.  J'allois  me  retirer  dans 
la  résolution  de  ne  pas  lui  faire  une  seconde  visite,  lorsque, 
prenant  tout  à  coup  un  air  ouvert  et  riant,  il  me  dit  avec 
beaucoup  de  vivacité  :  Ah!  seigneur  Gil  Blas  de  Santillane, 
pardoimez-moi  de  grâce  la  réception  que  je  viens  de  vous 
faire.  Ma  mémoire  a  trahi  la  disposition  où  je  suis  à  votre 
égard.  J'avois  oublié  votre  nom,  et  je  ne  pensois  plus  à  ce 
cavalier  dont  il  est  fait  mention  dans  une  lettre  que  j'ai  reçue 
de  Grenade  il  y  a  plus  de  quatre  mois. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE    I.  107 

Que  je  vous  embrasse!  ajouta-t-il  en  se  jetant  à  mon  cou 
avec  transport.  Mon  oncle  Melchior,  que  j'aime  et  que  j'ho- 
nore comme  mon  propre  père,  me  mande  que,  si  par  hasard 
j'ai  l'honneur  de  vous  voir,  il  me  conjure  de  vous  faire  le 
même  traitement  que  je  ferois  à  son  fils,  et  d'employer,  s'il 
le  faut,  pour  vous,  mon  crédit  et  celui  de  mes  amis.  11  me 
fait  l'éloge  de  votre  cœur  et  de  votre  esprit  dans  des  termes 
qui  m'intéresseroient  k  vous  servir,  quand  sa  recommanda- 
tion ne  m'y  engageroit  pas.  Regardez-moi  donc,  je  vous 
prie ,  comme  un  homme  à  qui  mon  oncle  a  communiqué  par 
sa  lettre  tous  les  sentiments  qu'il  a  pour  vous.  Je  vous  donne 
mon  amitié;  ne  me  refusez  pas  la  vôtre. 

Je  répondis  avec  la  reconnoissance  que  je  devois  à  la  po- 
litesse de  Joseph;  et  tous  deux,  en  gens  vifs  et  sincères, 
nous  formâmes  à  l'heure  même  une  étroite  liaison.  Je  n'hé- 
sitai point  à  lui  découvrir  la  situation  de  mes  affaires.  Ce  que 
je  n'eus  pas  sitôt  fait,  qu'il  me  dit  :  Je  me  charge  du  soin 
de  vous  placer;  et  en  attendant,  ne  manquez  pas  de  venir 
manger  ici  tous  les  jours.  Vous  y  aurez  un  meilleur  ordi- 
naire qu'à  votre  auberge.  L'offre  flattoit  trop  un  convales- 
cent mal  en  espèces  et  accoutumé  aux  bons  morceaux ,  pour 
être  rejetée.  Je  l'aceptai,  et  je  me  refis  si  bien  dans  cette 
maison,  qu'au  bout  de  quinze  jours  j'avois  déjà  une  face  de 
bernardin.  Il  me  parut  que  le  neveu  de  Melchior  faisoit  là 
ses  orges  à  merveille.  Mais  comment  ne  les  auroit-il  pas 
faites?  il  avoit  trois  cordes  à  son  arc;  il  étoit  à  la  fois  som- 
melier, chef  d'office  et  maître  d'hôtel.  De  plus,  notre  amitié 
à  part,  je  crois  que  l'intendant  du  logis  et  lui  s'accordoient 
fort  bien  ensemble. 

J'étois  parfaitement  bien  rétabli ,  lorsque  mon  ami  Joseph, 
me  voyant  un  jour  arriver  à  l'hôtel  de  Zuniga  pour  y  dùier 
selon  ma  coutume,  vint  au-devant  de  moi,  et  me  dit  d'un 
air  gai  :  Seigneur  Gil  Blas,  j'ai  une  assez  bonne  condition  à 


408  GIL    BLAS. 

VOUS  proposer.  Vous  saurez  que  le  duc  de  Lerme  ,  pre- 
mier ministre  de  la  couronne  d'Espagne ,  pour  se  donner 
entièrement  à  l'administration  des  affaires  de  l'État,  se 
repose  sur  deux  personnes  de  l'embarras  des  siennes.  Il  a 
chargé  du  soin  de  recueillir  ses  revenus  don  Diègue  de 
Monteser,  et  il  fait  faire  la  dépense  de  sa  maison  par  don 
Rodrigue  de  Calderone.  Ces  deux  hommes  de  confiance 
exercent  leur  emploi  avec  une  autorité  absolue  et  sans  dé- 
pendre l'un  de  l'autre.  Don  Diègue  a  d'ordinaire  sous  lui 
deux  intendants  qui  font  la  recette;  et,  comme  j'ai  appris 
ce  matin  qu'il  en  avoit  chassé  un  ,  j'ai  été  demander  sa  place 
pour  vous.  Le  seigneur  de  Monteser  qui  me  connoît,  et  dont 
je  puis  me  vanter  d'être  aimé,  me  l'a  sans  peine  accordée, 
sur  les  bons  témoignages  que  je  lui  ai  rendus  de  vos  mœurs 
et  de  votre  capacité.  Nous  irons  chez  lui  cette  après-dînée. 

jNous  n'y  manquâmes  pas.  Je  fus  reçu  très-gracieuse- 
ment, et  installé  dans  l'emploi  de  l'intendant  qui  avoit  été 
congédié.  Cet  emploi  consistoit  à  visiter  nos  fermes  S  à  y 
faire  faire  les  réparations,  à  toucher  l'argent  des  fermiers; 
en  un  mot,  je  me  mêlois  des  biens  de  la  campagne ,  et  tous 
les  mois  je  rendois  mes  comptes  à  don  Diègue,  qui,  malgré 
tout  le  bien  que  mon  chef  d'office  lui  avoit  dit  de  moi,  les 
épluchoit  avec  beaucoup  d'attention.  C'étoit  ce  que  je  de- 
mandois.  Quoique  ma  droiture  eût  été  si  mal  payée  chez 
mon  dernier  maître ,  j'avois  résolu  de  la  conserver  toujours. 

Un  jour  nous  apprîmes  que  le  feu  avoit  pris  au  château 
de  Lerme,  et  que  plus  de  la  moitié  étoit  réduite  en  cendres. 
Je  me  transportai  aussitôt  sur  les  lieux  pour  examiner  le 
dommage.  Là,  m' étant  informé  avec  exactitude  des  circon- 
stances de  l'incendie,  j'en  composai  une  ample  relation  que 
Monteser  fit  voir  au  duc  de  Lerme.  Ce  ministre,  malgré  le 

1.  Nos  fermes .'...  Gil  Blas  prend  de  suite  le  ton  d'un  valet  qui  regarde  les 
propriétés  de  son  maître  comme  des  biens  communs  entre  son  maître  et  lui. 


LIVRE  VIII,    CHAPITRE   I.  109 

chagrin  qu'il  avoit  d'apprendre  une  si  mauvaise  nouvelle, 
fut  frappé  de  la  relation,  et  ne  put  s'empêcher  de  demander 
qui  en  étoit  l'auteur.  Don  Diègue  ne  se  contenta  pas  de  le 
lui  dire;  il  lui  parla  de  moi  si  avantageusement,  que  Son 
Excellence  s'en  ressouvint  six  mois  après,  à  l'occasion  d'une 
histoire  que  je  vais  raconter,  et  sans  laquelle  peut-être  je 
n'aurois  jamais  été  employé  à  la  cour.  La  voici. 

Il  demeuroit  alors  dans  la  rue  des  Infantes  une  vieille 
dame  appelée  Inésile  de  Cantarilla.  On  ne  savoit  pas  cer- 
tainement de  quelle  naissance  elle  étoit.  Les  uns  la  disoient 
fdle  d'un  faiseur  de  luths ,  et  les  autres  d'un  commandeur 
de  l'ordre  de  Saint-Jacques.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'étoit  une 
personne  prodigieuse.  La  nature  lui  avoit  donné  le  privilège 
singulier  de  charmer  les  hommes  pendant  le  cours  de  sa 
vie,  qui  duroit  encore  après  quinze  lustres  accomplis.  Elle 
avoit  été  l'idole  des  seigneurs  de  la  vieille  cour,  et  elle  se 
voyoit  adorée  de  ceux  de  la  nouvelle.  Le  temps,  qui 
n'épargne  pas  la  beauté,  s'exerçoit  en  vain  sur  la  sienne;  il 
la  flétrissoit  sans  lui  ôter  le  pouvoir  de  plaire.  Un  air  de  no- 
blesse, un  esprit  enchanteur  et  des  grâces  naturelles  lui  fai- 
soient  faire  des  passions  jusque  dans  sa  vieillesse. 

Un  cavalier  de  vingt-cinq  ans,  don  Valerio  de  Luna,  un 
des  secrétaires  du  duc  de  Lerme,  voyoit  Inésile;  il  en  devint 
amoureux.  Il  se  déclara,  fit  le  passionné,  et  poursuivit  sa 
proie  avec  toute  la  fureur  que  l'amour  et  la  jeunesse  sont 
capables  d'inspirer.  La  dame,  qui  avoit  ses  raisons  pour  ne 
vouloir  pas  se  rendre  à  ses  désirs ,  ne  savoit  que  faire  pour 
les  modérer.  Elle  crut  pourtant  un  jour  en  avoir  trouvé  le 
moyen  :  elle  fit  passer  le  jeune  homme  dans  son  cabinet,  et 
là,  lui  montrant  une  pendule  qui  étoit  sur  une  table  :  Voyez, 
lui  dit-elle,  l'heure  qu'il  est!  Il  y  a  aujourd'hui  soixante- 


110  GIL  BLAS. 

quinze  ans  que  je  vins  au  monde  à  pareille  heure.  En  bonne 
foi,  me  siéroit-il  d'avoir  des  galanteries  à  mon  âge?  Rentrez 
en  vous-même ,  mon  enfant  ;  étouITez  des  sentiments  qui  ne 
conviennent  ni  à  vous  ni  à  moi.  A  ce  discours  sensé,  le  cava- 
lier, qui  ne  reconnoissoit  plus  l'autorité  de  la  raison,  répon- 
dit à  la  dame  avec  toute  l'impétuosité  d'un  homme  possédé 
des  mouvements  qui  l'agitoient  :  Cruelle  Inésile ,  pourquoi 
avez -vous  recours  à  ces  frivoles  adresses?  Pensez-vous 
qu'elles  puissent  vous  changer  à  mes  yeux?  Ne  vous  flattez 
pas  d'une  si  fausse  espérance.  Que  vous  soyez  telle  que  je 
vous  vois,  ou  qu'un  charme  trompe  ma  vue,  je  ne  cesserai 
point  de  vous  aimer.  Hé  bien!  reprit-elle,  puisque  vous  êtes 
assez  opiniâtre  pour  persister  dans  la  résolution  de  me  fati- 
guer de  vos  soins,  ma  maison  désormais  ne  sera  plus  ou- 
verte pour  vous.  Je  vous  l'interdis,  et  vous  défends  de  pa- 
roître  jamais  devant  moi. 

Vous  croyez  peut-être,  après  cela,  que  don  Valerio,  dé- 
concerté de  ce  qu'il  venoit  d'entendre,  fit  une  honnête 
retraite.  Au  contraire,  il  n'en  devint  que  plus  importun. 
L'amour  fait  dans  les  amants  le  même  effet  que  le  vin  dans 
les  ivrognes.  Le  cavalier  pria,  gémit;  et,  passant  tout  à 
coup  des  prières  aux  emportements,  il  voulut  avoir  par  la 
force  ce  qu'il  ne  pouvoit  obtenir  autrement.  Mais  la  dame, 
le  repoussant  avec  courage,  lui  dit  d'un  air  irrité  :  Arrêtez, 
téméraire;  je  vais  mettre  un  frein  à  votre  folle  ardeur. 
Apprenez  que  vous  êtes  mon  fils. 

Don  Valerio  fut  étourdi  de  ces  paroles;  il  suspendit  sa 
violence.  Mais,  s'imaginant  qu'Inésile  ne  parloit  ainsi  que 
pour  se  soustraire  à  ses  sollicitations ,  il  lui  répondit  :  Vous 
inventez  cette  fable  pour  vous  dérober  à  mes  désirs.  Non, 
non ,  interrompit-elle  ;  je  vous  révèle  un  mystère  que  je  vous 
aurois  toujours  caché,  si  vous  ne  m'eussiez  pas  réduite  à  la 
nécessité  de  vous  le  découvrir.  Il  y  a  vingt-six  ans  que  j'ai- 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE    I.  1H 

mois  don  Pèdre  de  Lima,  votre  père,  qui  étoit  alors  gouver- 
neur de  Ségovie;  vous  devîntes  le  fruit  de  nos  amours  :  il 
vous  reconnut,  vous  fit  élever  avec  soin;  et,  outre  qu'il 
n'avoit  point  d'autre  enfant,  vos  bonnes  qualités  le  déter- 
minèrent à  vous  laisser  du  bien.  De  mon  côté ,  je  ne  vous  ai 
pas  abandonné;  sitôt  que  je  vous  ai  vu  entrer  dans  le 
monde,  je  vous  ai  attiré  chez  moi,  pour  vous  inspirer  ces 
manières  polies  qui  sont  si  nécessaires  à  un  galant  homme, 
et  que  les  femmes  seules  peuvent  donner  aux  jeunes  cava- 
liers. J'ai  plus  fait  :  j'ai  employé  tout  mon  crédit  pour  vous 
mettre  chez  le  premier  ministre.  Enfin ,  je  me  suis  intéressée 
pour  vous  comme  je  le  devois  pour  un  fils.  Après  cet  aveu, 
prenez  votre  parti.  Si  vous  pouvez  épurer  vos  sentiments,  et 
ne  regarder  en  moi  qu'une  mère,  je  ne  vous  bannis  point 
de  ma  présence ,  et  j'aurai  pour  vous  toute  la  tendresse  que 
j'ai  eue  jusqu'ici.  Mais  si  vous  n'êtes  pas  capable  de  cet  elïort 
que  la  nature  et  la  raison  exigent  de  vous ,  fuyez  dès  ce  mo- 
ment, et  me  délivrez  de  l'horreur  de  vous  voir. 

Inésile  parla  de  cette  sorte.  Pendant  ce  temps-là  don 
Valerio  gardoit  un  morne  silence  :  on  eût  dit  qu'il  rappeloit 
sa  vertu,  et  qu'il  alloit  se  vaincre  lui-même.  Mais  c'est  à 
quoi  il  ne  pensoit  nullement.  Il  méditoit  un  autre  dessein, 
et  préparoit  à  sa  mère  un  spectacle  bien  différent.  Ne  pou- 
vant se  consoler  de  l'obstacle  qui  s'opposoit  à  son  bonheur, 
il  céda  lâchement  à  son  désespoir.  11  tira  son  épée  et  se  l'en- 
fonça dans  le  sein.  Il  se  punit  comme  un  autre  OEdipe,  avec 
cette  différence  que  le  Thébain  s'aveugla  de  regret  d'avoir 
consommé  le  crime,  et  qu'au  contraire  le  Castillan  se  perça 
de  douleur  de  ne  pouvoir  le  commettre. 

Le  malheureux  don  Valerio  ne  mourut  pas  sur-le-champ 
du  coup  qu'il  s'étoit  porté.  Il  eut  le  temps  de  se  reconnoître 
et  de  demander  pardon  au  ciel  de  s'être  lui-même  ôté  la  vie. 
Comme  il  laissa  par  sa  mort  un  poste  de  secrétaire  vacant 


>n  GIL  BLAS. 

chez  le  duc  de  Lerme,  ce  ministre,  qui  n'avoit  pas  oublié 
ma  relation  d'incendie ,  non  plus  que  l'éloge  qu'on  lui  avoit 
fait  de  moi,  me  choisit  pour  remplacer  ce  jeune  homme. 


CHAPITRE  II. 

Gil  Blas  est  présenté  au  duc  de  Lerme,  qui  le  reçoit  au  nombre  de  ses  secrétaires; 
ce  ministre  le  fait  travailler,  et  est  content  de  son  travail. 

Ce  fut  Monteser  qui  m'annonça  cette  agréable  nouvelle, 
et  me  dit  :  Ami  Gil  Blas ,  quoique  je  ne  vous  perde  pas  sans 
regret ,  je  vous  aime  trop  pour  n'être  pas  ravi  que  vous  suc- 
cédiez à  don  Valerio.  Vous  ne  manquerez  pas  de  faire  une 
belle  fortune,  pourvu  que  vous  suiviez  les  deux  conseils 
que  j'ai  à  vous  donner  :  le  premier,  c'est  de  paroître  telle- 
ment attaché  à  Son  Excellence,  qu'elle  ne  doute  pas  que 
vous  ne  lui  soyez  entièrement  dévoué;  et  le  second ,  c'est  de 
bien  faire  votre  cour  au  seigneur  don  Rodrigue  de  Calde- 
rone;  car  cet  homme-là  manie  comme  une  cire  molle  l'esprit 
de  son  maître.  Si  vous  avez  le  bonheur  de  vous  acquérir  la 
bienveillance  de  ce  secrétaire  favori,  vous  irez  loin  en  peu 
de  temps  ;  c'est  une  chose  dont  j'ose  hardiment  vous 
répondre. 

Seigneur,  dis-je  à  don  Diègue,  après  lui  avoir  rendu 
grâces  de  ses  bons  avis,  apprenez-moi,  s'il  vous  plaît,  de 
quel  caractère  est  don  Rodrigue.  J'en  ai  quelquefois  entendu 
parler  dans  le  monde.  On  me  l'a  peint  comme  un  assez  mau- 
vais sujet  ;  mais  je  me  défie  des  portraits  que  le  peuple  fait 
des  personnes  qui  sont  en  place  à  la  cour,  quoiqu'il  en  juge 
sainement  quelquefois.  Dites-moi  donc,  je  vous  prie,  ce 
que  vous  pensez  du  seigneur  Calderone.  Vous  me  demandez 
une  chose  délicate ,  répondit  le  surintendant  avec  un  souris 
malin.  Je  dirois  à  un  autre  que  vous ,  sans  hésiter,  que  c'est 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   II.  M3 

un  très-honnête  gentilhomme,  et  qu'on  n'en  sauroit  due 
que  du  bien  ;  mais  je  veux  avoir  de  la  franchise  avec  vous. 
Outre  que  je  vous  crois  un  garçon  fort  discret ,  il  me  semble 
que  je  dois  vous  parler  à  cœur  ouvert  de  don  Rodrigue, 
puisque  je  vous  ai  conseillé  de  le  bien  ménager;  autrement 
ce  ne  seroit  vous  obliger  qu'à  demi. 

Vous  saurez  donc ,  poursuivit-il ,  que  de  simple  domes- 
tique qu'il  étoit  de  Son  Excellence,  lorsqu'elle  ne  portoit  en- 
core que  le  nom  de  don  François  de  Sandoval ,  il  est  par- 
venu par  degrés  au  poste  de  premier  secrétaire.  On  n'a 
jamais  vu  d'homme  plus  fier.  Il  ne  répond  guère  aux  poli- 
tesses qu'on  lui  fait,  à  moins  que  de  fortes  raisons  ne  l'y 
obligent.  En  un  mot ,  il  se  regarde  comme  un  collègue  du 
duc  de  Lerme;  et,  dans  le  fond,  on  diroit  qu'il  partage  avec 
lui  l'autorité  de  premier  ministre,  puisqu'il  fait  donner  des 
charges  et  des  gouvernements  à  qui  bon  lui  semble.  Le  pu- 
blic en  murmure  souvent;  mais  c'est  de  quoi  il  ne  se  met 
guère  en  peine  :  pourvu  qu'il  tire  des  paraguantes  *  d'une 
affaire,  il  se  soucie  fort  peu  des  épilogueurs.  Vous  concevez 
bien  par  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  ajouta  don  Diègue, 
quelle  conduite  vous  avez  à  tenir  avec  un  mortel  si  orgueil- 
leux. Oh!  que  oui,  lui  dis-je;  laissez-moi  faire.  Il  y  aura  bien 
du  malheur  si  je  ne  me  fais  pas  aimer  de  lui.  Quand  on  con- 
noit  le  défaut  d'un  homme  à  qui  l'on  veut  plaire,  il  faut 
être  bien  maladroit  pour  n'y  pas  réussir.  Cela  étant ,  reprit 
Monteser,  je  vais  vous  présenter  tout  à  l'heure  au  duc  de 
Lerme. 

Nous  allâmes  dans  le  moment  chez  ce  ministre,  que 
nous  trouvcàmes  dans  une  grande  salle,  occupé  à  donner  au- 
dience. Il  y  avoit  là  plus  de  monde  que  chez  le  roi.  Je  vis 

1.  Parar/uantes,  pour  les  gants,  parce  qu'on  ne  donnait  d'abord  pour  pré- 
sent honnête  qu'une  paire  de  gants.  C'est  ce  qu'on  appelle  ailleurs  le  pot-de- 
vin, le  pourboire. 

II.  8 


/I14  G  IL  BLAS. 

des  commandeurs  et  des  chevaliers  de  Saint-Jacques  '  et  de 
Calatrava  -,  qui  sollicitoient  des  gouvernements  et  des  vice- 
royautés;  des  évêques,  qui,  ne  se  portant  pas  bien  dans 
leurs  diocèses,  vouloient,  seulement  pour  changer  d'air,  de- 
venir archevêques;  et  de  bons  pères  de  Saint-Dominique  et 
de  Saint-François,  qui  demandoient  humblement  des  évê- 
chés.  Je  remarquai  aussi  des  officiers  réformés  qui  faisoient 
le  même  rôle  qu'y  avoit  fait  ci-devant  le  capitaine  Chin- 
chilla, c'est-à-dire  qui  se  morfondoient  dans  l'attente  d'une 
pension.  Si  le  duc  ne  satisfaisoit  pas  leurs  désirs,  il  recevoit 
du  moins  leurs  placets  d'un  air  affable;  et  je  m'aperçus 
qu'il  répondoit  fort  poliment  aux  personnes  qui  lui  parloient. 
Nous  eûmes  la  patience  d'attendre  qu'il  eût  expédié  tous 
ces  suppliants.  Alors  don  Diègue  lui  dit  :  Monseigneur,  voici 
Gil  Blas  de  Santillane,  ce  jeune  homme  dont  Votre  Excel- 
lence a  fait  choix  pour  remplir  la  place  de  don  Valerio.  A.  ces 
mots,  le  duc  jeta  les  yeux  sur  moi,  en  disant  obligeamment 
que  je  l'avois  déjà  méritée  par  les  services  que  je  lui  avois 
rendus.  Il  me  fit  ensuite  entrer  dans  son  cabinet  pour  m'en- 
tretenir  en  particulier,  ou  plutôt  pour  juger  de  mon  esprit 
par  ma  conversation.  D'abord  il  voulut  savoir  qui  j'étois,  et 
la  vie  que  j'avois  menée  jusque-là.  Il  exigea  même  de  moi 
là-dessus  une  narration  sincère.  Quel  détail  c'étoit  me  de- 
mander! De  mentir  devant  un  premier  ministre  d'Espagne, 
il  n'y  avoit  pas  d'apparence.  D'une  autre  part,  j'avois  tant 
de  choses  à  dire  aux  dépens  de  ma  vanité ,  que  je  ne  pou- 

1.  C'est  l'ordre  de  chevalerie  le  plus  important  de  l'Espagne:  il  fut  institué 
dans  le  douzième  siècle,  et  devint  si  puissant  qu'il  put,  comme  les  templiers, 
inquiéter  souvent  la  puissance  royale;  mais  la  grande  maîtrise  fut  réunie  ù 
la  couronne,  sous  Ferdinand  et  Isabelle,  en  1493.  Ce  fut  un  trait  de  politique. 
La  devise  des  chevaliers  est  :  Sanguis  Arabuin. 

'2.  Autre  ordre  militaire  dépendant  primitivement  de  l'ordre  de  Citeaux. 
Ces  chevaliers  portèrent  d'abord  un  scapulaire  blanc  avec  un  petit  capuchon 
qui  leur  tombait  sur  les  épaules.  En  1397,  ils  prirent  pour  habit  un  large  man- 
teau blanc,  orné  d'une  croix  rouge,  que  terminaient  des  fleurs  de  lis. 


LIVRE    VIII,    CHAPITRE   II.  \\o 

vois  me  résoudre  à  une  confession  générale.  Comment  sortir 
de  cet  embarras  ?  Je  pris  le  parti  de  farder  la  vérité  dans  les 
endroits  où  elle  auroit  fait  peur  toute  nue.  Mais  il  ne  laissa 
pas  de  la  démêler,  malgré  tout  mon  art.  Monsieur  de  San- 
tillane,  me  dit-il  en  souriant  à  la  fin  de  mon  récit,  à  ce  que 
je  vois,  vous  avez  été  tant  soit  peu  j^icaroK  Monseigneur, 
lui  répondis-je  en  rougissant.  Votre  Excellence  m'a  wdonné 
d'avoir  de  la  sincérité;  je  lui  ai  obéi.  Je  t'en  sais  bon  gré, 
répliqua-t-il.  Va,  mon  enfant,  tu  en  es  quitte  à  bon  marché: 
je  m'étonne  que  le  mauvais  exemple  ne  t'ait  pas  entièrement 
perdu.  Combien  y  a-t-il  d'honnêtes  gens  qui  deviendi'oient 
de  grands  fripons,  si  la  fortune  les  mettoit  aux  mêmes 
épreuves! 

Ami  Santillane ,  continua  le  ministre ,  ne  te  souviens  plus 
du  passé;  songe  que  tu  es  présentement  au  roi,  et  que  tu 
seras  désormais  occupé  pour  lui.  Tu  n'as  qu'à  me  suivre  ;  je 
vais  t'apprendre  en  quoi  consisteront  tes  occupations.  A  ces 
mots,  le  duc  me  mena  dans  un  petit  cabinet  qui  joignoit  le 
sien,  et  où  il  y  avoit  sur  des  tablettes  une  vingtaine  de  re- 
gistres in-folio  fort  épais.  C'est  ici,  me  dit-il,  que  tu, tra- 
vailleras. Tous  ces  registres  que  tu  vois  composent  un  dic- 
tionnaire de  toutes  les  familles  nobles  qui  sont  dans  les 
royaumes  et  principautés  de  la  monarchie  d'Espagne.  Chaque 
livre  contient  par  ordre  alphabétique  l'histoire  abrégée  de 
tous  les  gentilshommes  "d'un  royaume,  dans  laquelle  sont 
détaillés  les  services  qu'eux  et  leurs  ancêtres  ont  rendus  à 
l'État,  aussi  bien  que  les  affaires  d'honneur  qui  peuvent  leur 
être  arrivées.  On  y  fait  encore  mention  de  leurs  biens,  de 
leurs  mœurs ,  en  un  mot  de  toutes  leurs  bonnes  et  mauvaises 
qualités';  en  sorte  que,  lorsqu'ils  viennent  demander  des 

\.  Picaro,  fripon,  coquin,  vaurien. 

2.  Cette  vlncjloine  de  registres  in-folio  et  fort  épais,  qui  contiennent  l'iiis- 
toire  dos  familles  nobles  d'Espagne,  reviennent  aux  nombreux  volumes  manu- 


WQ  GIL  BLAS. 

grâces  à  la  cour,  je  vois  d'un  coup  d'oeil  s'ils  les  méritent. 
Pour  savoir  exactement  toutes  ces  choses,  j'ai  partout  des 
pensionnaires  qui  ont  soin  de  s'en  informer  et  de  m'en 
instruire  par  des  mémoires  qu'ils  m'envoient;  mais,  comme 
ces  mémoires  sont  diffus  et  remplis  de  façons  de  parler  pro- 
vinciales, il  faut  les  rédiger  et  en  polir  la  diction,  parce  que' 
le  roi  se  fait  lire  quelquefois  ces  registres.  C'est  à  ce  tra- 
vail, qui  demande  un  style  net  et  concis,  que  je  veux  Rem- 
ployer dès  ce  moment  même. 

En  parlant  ainsi,  il  tira  d'un  grand  portefeuille  plein  de 
papiers  un  mémoire  qu'il  me  mit  entre  les  mains;  puis  il 
sortit  de  mon  cabinet  pour  m'y  laisser  faire  mon  coup  d'essai 
en  liberté.  Je  lus  le  mémoire ,  qui  me  parut  non-seulement 
farci  de  termes  barbares,  mais  même  trop  passionné.  G'étoit 
pourtant  un  moine  de  la  ville  de  Solsone  qui  l'avoit  com- 
posé. Sa  révérence,  en  affectant  le  style  d'un  homme  de 
bien,  y  déchiroit  impitoyablement  une  bonne  famille  cata- 
lane, et  Dieu  sait  s'il  disoit  la  vérité!  Je  crus  lire  un  libelle 
diffamatoire,  et  je  me  fis  d'abord  un  scrupule  de  travailler 
sur  cela;  je  craignois  de  me  rendre  complice  d'une  calom- 
nie :  néanmoins,  tout  neuf  que  j'étois  à  la  cour,  je  passai 
outre ,  aux  périls  et  fortunes  de  l'âme  du  bon  religieux;  et, 
mettant  sur  son  compte  toute  l'iniquité,  s'il  y  en  avoit,  je 
commençai  à  déshonorer  en  belles-  phrases  castillanes  deux 
ou  trois  générations  d'honnêtes  gens  peut-être. 

J'avois  déjà  fait  quatre  ou  cinq  pages,  quand  le  duc, 
impatient  de  savoir  comment  je  m'y  prenois,  revint  et  me 

scrits  du  même  format  que  tous  les  intendants  des  provinces  de  France  avaient 
composés  par  ordre  du  duc  de  Bourgogne,  en  1G98.  Les  informations  qu'on 
leur  avait  prescrit  d'envoyer  à  ce  prince  roulaient  particulièrement  sur  l'his- 
toire des  gentilshommes  de  chaque  généralité.  Le  comte  de  Boulainvilliers  en 
a  donné  l'extrait  dans  VÈtat  de  la  France,  où  l'on  voit  que  plusieurs  de  ces 
mémoires  historiques  avaient  été  mal  rédigés,  et  ressemblaient  beaucoup  à 
ceux  dont  parle  ici  le  duc  de  Lerme. 


LIVRE  VIII,   CHAPITRE  II.  -117 

dit:  Santillane ,  montre-moi  ce  que  tu  as  fait;  je  suis 
curieux  de  le  voir.  En  même  temps,  jetant  la  vue  sur  mon 
ouvrage ,  il  en  lut  le  commencement  avec  beaucoup  d'atten- 
tion. Il  en  parut  si  content  que  j'en  fus  surpris.  Tout  prévenu 
que  j'étois  en  ta  faveur,  reprit-il ,  je  t'avoue  que  tu  as  sur- 
passé mon  attente.  Tu  n'écris  pas  seulement  avec  toute  la 
netteté  et  la  précision  que  je  désirois ,  je  trouve  encore  ton 
style  léger  et  enjoué.  Tu  justifies  bien  le  choix  que  j'ai  fait 
de  ta  plume,  et  tu  me  consoles  de  la  perte  de  ton  prédéces- 
seur. Le  ministre  n'auroit  pas  borné  là  mon  éloge,  si  le 
comte  de  Lemos ,  son  neveu ,  ne  fût  venu  l'interrompre  en 
cet  endroit.  Son  Excellence  l'embrassa  plusieurs  fois,  et  le 
reçut  d'une  manière  qui  me  fit  connoître  qu'elle  l'aimoit 
tendrement.  Ils  s'enfermèrent  tous  deux  pour  s'entretenir  en 
secret  d'une  afiaire  de  famille,  dont  je  parlerai  dans  la 
suite,  et  dont  le  duc  étoit  alors  plus  occupé  que  de  celles 
du  roi. 

Pendant  qu'ils  étoient  ensemble,  j'entendis  sonner  midi. 
Comme  je  savois  que  les  secrétaires  et  les  commis  quittoient 
à  cette  heure-là  leurs  bureaux  pour  aller  dîner  où  il  leur 
plaisoit,  je  laissai  là  mon  chef-d'œuvre,  et  sortis  pour  me 
rendre,  non  chez  Monteser,  parce  qu'il  m'avoit  payé  mes 
appointements ,  et  que  j'avois  pris  congé  de  lui ,  mais  chez 
le  plus  fameux  traiteur  du  quartier  de  la  cour.  Une  auberge 
ordinaire  ne  me  convenoit  plus.  Songe  que  tu  es  préseiife- 
ment  au  roi  :  ces  paroles  que  le  duc  m'avoit  dites  s'ofTroient 
sans  cesse  à  ma  mémoire,  et  devenoient  des  semences 
d'ambition  qui  germoient  d'instant  en  instant  dans  mon 
esprit. 


IIS  GIL  BLAS. 


CHAPITRE  III. 

Il  apprend  que  son  poste  n'est  pas  sans  désagrément.  De  l'inquiétude  que  lui  cause 
cette  nouvelle,  et  de  la  conduite  qu'elle  l'oblige  à  tenir. 

J'eus  grand  soin,  en  entrant,  d'apprendre  au  traiteur 
que  j'étois  un  secrétaire  du  premier  ministre;  et,  en  cette 
qualité,  je  ne  savois  que  lui  ordonner  de  m'apprêter  pour 
mon  dîner.  J'avois  peur  de  demander  quelque  chose  qui 
sentît  l'épargne,  et  je  lui  dis  de  me  donner  ce  qu'il  lui  plai- 
roit.  Il  me  régala  bien,  et  l'on  me  servit  avec  des  marques 
de  considération  qui  me  faisoient  encore  plus  de  plaisir  que 
la  bonne  chère.  Quand  il  fut  question  de  payer,  je  jetai  sur 
la  table  une  pistole ,  dont  j'abandonnai  aux  valets  un  quart 
pour  le  moins  qu'il  y  avoit  de  reste  à  me  rendre.  Après  quoi 
je  sortis  de  chez  le  traiteur,  en  faisant  des  écarts  de  poitrine 
comme  un  jeune  homme  fort  content  de  sa  personne. 

Il  y  avoit  à  vingt  pas  de  là  un  grand  hôtel  garni,  où 
logeoient  d'ordinaire  des  seigneurs  étrangers.  J'y  louai  un 
appartement  de  cinq  à  six  pièces  bien  meublées.  Il  sembloit 
que  j'eusse  déjà  deux  ou  trois  mille  ducats  de  rente.  Je 
donnai  même  le  premier  mois  d'avance..  Après  cela  je  re- 
tournai au  travail,  et  je  m'occupai  toute  l'après-dînée  à 
continuer  ce  que  j'avois  commencé  le  matin.  Il  y  avoit  dans 
un  cabinet  voisin  du  mien  deux  autres  secrétaires;  mais 
ceux-ci  ne  faisoient  que  mettre  au  net  ce  que  le  duc  leur 
portoit  lui-même  à  copier.  Je  fis  connoissance  avec  eux  dès 
ce  soir-là  même  en  nous  retirant;  et,  pour  mieux  gagner  leur 
amitié  ,  je  les  entraînai  chez  mon  traiteur,  où  j'ordonnai  les 
meilleures  viandes  pour  la  saison ,  avec  les  vins  les  plus  dé- 
licats et  les  plus  estimés  en  Espagne. 

Nous  nous  mîmes  à  table,  et  nous  commençâmes  à  nous 


LIVRE  Vin,   CHAPITRE   III.  119 

entretenir  avec  plus  de  gaieté  que  d'esprit;  car,  pour  rendre 
justice  à  mes  convives,  je  m'aperçus  bientôt  qu'ils  ne  dé- 
voient pas  à  leur  génie  les  places  qu'ils  remplissoient  dans 
leur  bureau.  Ils  se  connoissoient ,  à  la  vérité,  en  belles 
lettres  rondes  et  bâtardes;  mais  ils  n'avoient  pas  la  moindre 
teinture  de  celles  qu'on  enseigne  dans  les  universités. 

En  récompense,  ils  entendoient  à  merveille  leurs  petits 
intérêts,  et  ils  me  firent  connoître  qu'ils  n'étoient  pas  si 
enivrés  de  l'honneur  d'être  chez  le  premier  ministre,  qu'ils 
ne  se  plaignissent  de  leur  condition.  Il  y  a,  disoit  l'un,  déjà 
cinq  mois  que  nous  exerçons  notre  emploi  à  nos  dépens. 
Nous  ne  touchons  pas  nos  appointements;  et,  qui  pis  est, 
nos  appointements  ne  sont  pas  réglés.  Nous  ne  savons  sur 
quel  pied  nous  sommes.  Pour  moi,  disoit  l'autre,  je  vou- 
drois  avoir  reçu  vingt  coups  d'étrivières  pour  appointements, 
et  qu'on  me  laissât  la  liberté  de  prendre  un  parti  ailleurs; 
car  je  n'oserois  me  retirer  de  moi-même  ni 'demander  mon 
congé,  après  les  choses  secrètes  que  j'ai  écrites.  Je  pour- 
rois  bien  aller  voir  la  tour  de  Ségovie  ou  le  château  d'Ali- 
cante. 

Comment  faites-vous  donc  pour  vivre?  leur  dis-je.  Vous 
avez  du  bien  apparemment?  Ils  me  répondirent  qu'ils  en 
avoient  fort  peu,  mais  qu'heureusement  pour  eux  ils  étoient 
logés  chez  une  honnête  veuve  qui  leur  faisoit  crédit,  et  les 
nourrissoit  pour  cent  pistoles  chacun  par  année.  Tous  ces 
discours,  dont  je  ne  perdis  pas  un  mot,  abaissèrent  dans  le 
moment  mes  orgueilleuses  fumées.  Je  me  représentai  qu'on 
n'auroit  pas  sans  doute  plus  d'attention  pour  moi  que  pour 
les  autres;  que  par  conséquent  je  ne  devois  pas  être  si 
charmé  de  mon  poste;  qu'il  éloit  moins  solide  que  je  ne 
l'avois  cru,  et  qu'enfin  je  ne  pouvois  assez  ménager  ma 
bourse.  Ces  réflexions  me  guérirent  de  la  rage  de  déj)enser. 
Je  commençai  à  me  repentir  d'avoir  amené  là  ces  secrétaires, 


/|20  GIL  BLAS. 

à  souhaiter  la  fin  du  repas;  et,  lorsqu'il  fallut  compter,  j'eus 
avec  le  traiteur  une  dispute  pour  l'écot. 

Nous  nous  séparâmes  à  minuit,  mes  confrères  et  moi, 
parce  que  je  ne  les  pressai  pas  de  boire  davantage.  Ils  s'en 
allèrent  chez  leur  veuve ,  et  je  me  retirai  à  mon  superbe 
appartement,  que  j'enrageois  pour  lors  d'avoir  loué,  et  que 
je  me  promettois  bien  de  quitter  à  la  fin  du  mois.  J'eus  beau 
me  coucher  dans  un  bon  lit,  mon  inquiétude  en  écarta  le 
sommeil.  Je  passai  le  reste  de  la  nuit  à  rêver  aux  moyens 
de  ne  pas  travailler  pour  le  roi  généreusement.  Je  m'en  tins 
là-dessus  au  conseil  de  Monteser.  Je  me  levai  dans  la  réso- 
lution d'aller  faire  la  révérence  à  don  Rodrigue  de  Calde- 
rone.  J'étois  dans  une  disposition  très-propre  à  paroître  de- 
vant un  homme  si  fier  :  car  je  sentois  que  j'avois  besoin  de 
lui.  Je  me  rendis  donc  chez  ce  secrétaire. 

Son  logement  communiquoit  à  celui  du  duc  de  Lcrme,  et 
l'égaloit  en  magnificence.  On  auroit  eu  de  la  peine  à  distin- 
guer par  les  ameublements  le  maître  du  valet.  Je  me  fis  an- 
noncer comme  successeur  de  don  Valerio ,  ce  qui  n'empêcha 
pas  qu'on  ne  me  fît  attendre  plus  d'une  heure  dans  l'anti- 
chambre. Monsieur  le  nouveau  secrétaire ,  me  disois-je  pen- 
dant ce  temps-là,  prenez,  s'il  vous  plaît,  patience.  Vous 
croquerez  bien  le  marmot,  avant  que  vous  le  fassiez  croquer 
aux  autres. 

On  ouvrit  pourtant  la  porte  de  la  chambre.  J'entrai,  et 
m'avançai  vers  don  Rodrigue,  qui,  venant  d'écrire  un  billet 
doux  à  sa  charmante  Sirène ,  le  donnoit  à  Pédrille  dans  ce 
moment-là.  Je  n'avois  pas  paru  devant  l'archevêque  de  Gre- 
nade ,  ni  devant  le  comte  Galiano ,  ni  même  devant  le  pre- 
mier ministre,  si  respectueusement  que  je  me  présentai  aux 
yeux  du  seigneur  Calderone.  Je  le  saluai  en  baissant  la  tête 
jusqu'à  terre,  et  lui  demandant  sa  protection  dans  des 
termes  dont  je  ne  puis  me  souvenir  sans  honte,  tant  ils 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE  III  121 

étoient  pleins  de  soumission.  Ma  bassesse  auroit  tourné 
contre  moi  dans  l'esprit  d'un  homme  qui  eût  eu  moins  de 
fierté.  Pour  lui,  il  s'accommoda  fort  de  mes  manières  ram- 
pantes, et  me  dit  d'un  air  même  assez  honnête  qu'il  ne 
laisseroit  échapper  aucune  occasion  de  me  faire  plaisir. 

Là-dessus,  le  remerciant  avec  de  grandes  démonstrations 
de  zèle  des  sentiments  favorables  qu'il  me  marquoit,  je  lui 
vouai  un  éternel  attachement.  Ensuite,  de  peur  de  l'incom- 
moder, je  sortis,  en  le  priant  de  m'excuser  si  je  l'avois  inter- 
rompu dans  ses  importantes  occupations.  Sitôt  que  j'eus  fait 
une  si  indigne  démarche ,  je  me  retirai  plein  de  confusion , 
et  je  gagnai  mon  bureau  où  j'achevai  l'ouvrage  qu'on  m'avoit 
chargé  de  faire.  Le  duc  ne  manqua  pas  d'y  venir  dans  la 
matinée.  Il  ne  fut  pas  moins  content  de  la  fin  de  mon  travail 
qu'il  l'avoit  été  du  commencement ,  et  il  me  dit  :  Voilà  qui 
est  bien.  Écris  toi-même,  le  mieux  que  tu  pourras,  cette 
histoire  abrégée  sur  le  registre  de  Catalogne.  Après  quoi,  tu 
prendras  dans  le  portefeuille  un  autre  mémoire ,  que  tu 
rédigeras  de  la  même  manière.  J'eus  une  assez  longue  con- 
versation avec  Son  Excellence  dont  l'air  doux  et  familier  me 
charmoit.  Quelle  différence  il  y  avoit  d"elle  à  Calderone  ! 
C'étoient  deux  figures  bien  contrastées. 

Je  dînai  ce  jour-là  dans  une  auberge  où  l'on  mangeoit  à 
juste  prix,  et  je  résolus  d'y  aller  tous  les  jours  incognito^ 
jusqu'à  ce  que  je  visse  l'effet  que  mes  complaisances  et 
mes  souplesses  produiroient.  J'avois  de  l'argent  pour  trois 
mois  tout  au  plus.  Je  me  prescrivis  ce  temps-là  pour  tra- 
vailler aux  dépens  de  qui  il  appartiendroit,  me  proposant 
(les  plus  courtes  folies  étant  les  meilleures)  d'abandonner 
après  cela  la  cour  et  son  clinquant,  si  je  n'en  recevois  aucun 
salaire.  Je  fis  donc  ainsi  mon  plan.  Je  n'épargnai  rien  pen- 
dant deux  mois  pour  plaire  à  Calderone  :  mais  il  me  tint  si 
peu  de  compte  de  tout  ce  que  je  faisois  pour  y  réussir,  que 


GIL  BLAS. 


je  désespérai  d'en  venir  à  bout.  Je  changeai  de  conduite  à 
son  égard.  Je  cessai  de  lui  faire  la  cour;  et  je  ne  m'attachai 
plus  qu'à  mettre  à  profit  les  moments  d'entretien  que  j'avois 
avec  le  duc. 


CHAPITRE  IV. 

Gil  Blas  gagne  la  faveur  du  duc  de  Lcrme,  qui  le  rend  dépositaire  d'un  secret  important. 

Quoique  monseigneur  ne  fît,  pour  ainsi  dire,  que  pa- 
roître  et  disparoître  à  mes  yeux  tous  les  jours,  je  ne  laissai 
pas  insensiblement  de  me  rendre  si  agréable  à  Son  Excel- 
lence, qu'elle  me  dit  une  après- dînée  :  Ecoute,  Gil  Blas, 
j'aime  le  caractère  de  ton  esprit,  et  j'ai  de  la  bienveillance 
pour  toi.  Tu  es  un  garçon  zélé,  fidèle,  plein  d'intelligence  et 
de  discrétion.  Je  ne  crois  pas  mal  placer  ma  confiance  en  la 
donnant  à  un  pareil  sujet.  Je  me  jetai  à  ses  genoux,  lorsçjue 
j'eus  entendu  ces  paroles;  et,  après  avoir  baisé  respectueu- 
sement une  de  ses  mains  qu'il  me  tendoit  pour  me  relever, 
je  lui  répondis  :  Est-il  bien  possible  que  Votre  Excellence 
daigne  m'honorer  d'une  si  grande  faveur?  Que  vos  bontés 
vont  me  faire  d'ennemis  secrets  !  Mais  il  n'y  a  qu'un  homme 
dont  je  redoute  la  haine  :  c'est  don  Rodrigue  de  Calderone. 

Tu  ne  dois  rien  appréhender  de  ce  côté-là,  reprit  le  duc. 
Je  connois  Calderone.  Il  est  attaché  à  moi  depuis  son  en- 
fance. Je  puis  dire  que  ses  sentiments  sont  si  conformes  aux 
miens,  qu'il  chérit  tout  ce  que  j'aime,  comme  il  hait  tout 
ce  qui  me  déplaît.  Au  lieu  de  craindre  qu'il  n'ait  de  l'aver- 
sion pour  toi,  tu  dois  au  contraire  compter  sur  son  amitié. 
Je  compris  par  là  que  le  seigneur  don  Rodrigue  étoit  un  fin 
matois;  qu'il  s'étoit  emparé  de  l'esprit  de  Son  Excellence, 
et  que  je  ne  pouvois  trop  garder  de  mesures  avec  lui. 

Pour  commencer,  poursuivit  le  duc ,  à  te  mettre  en  pos- 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE   IV.  123 

session  de  ma  confidence ,  je  vais  te  découvrir  un  dessein 
que  je  médite,  11  est  nécessaire  que  tu  en  sois  instruit,  pour 
te  bien  acquitter  des  commissions  dont  je  prétends  te  charger 
dans  la  suite.  11  y  a  déjtà  longtemps  que  je  vois  mon  autorité 
généralement  respectée,  mes  décisions  aveuglément  suivies, 
et  que  je  dispose  à  mon  gré  des  charges,  des  emplois,  des 
gouvernements,  des  vice-royautés  et  des  bénéfices.  Je  règne, 
si  j'ose  le  dire,  en  Espagne.  Je  ne  puis  pousser  ma  fortune 
plus  loin.  Mais  je  voudrois  la  mettre  à  l'abri  des  tempêtes 
qui  commencent  à  la  menacer;  et  pour  cet  effet,  je  souhai- 
terois  d'avoii',  pour  successeur  au  ministère ,  le  comte  de 
Lemos,  mon  neveu. 

Le  ministre,  en  cet  endroit  de  son  discours,  remarquant 
que  j'étois  extrêmement  surpris  de  ce  que  j'entendois,  me 
dit  :  Je  vois  bien,  Santillane.  je  vois  bien  ce  qui  t' étonne.  Il 
te  semble  fort  étrange  que  je  préfère  mon  neveu  au  duc 
d'Uzède,  mon  propre  fils.  Mais  apprends  que  ce  dernier  a 
le  génie  trop  borné  pour  occuper  ma  place,  et  que  d'ailleurs 
je  suis  son  ennemi.  Il  a  trouvé  le  secret  de  plaire  au  roi, 
qui  en  veut  faire  son  favori:  et  c'est  ce  que  je  ne  puis  souf- 
frir. La  faveur  d'un  souverain  ressemble  à  la  possession 
d'une  femme  qu'on  adore  ;  c'est  un  bonheur  dont  on  est  si 
jaloux  qu'on  ne  peut  se  résoudre  à  le  partager  avec  un 
rival,  quelque  uni  qu'on  soit  avec  lui  par  le  sang  ou  par 
l'amitié. 

Je  te  montre  ici,  continua-t-il,  le  fond  de  mon  cœur.  J'ai 
déjà  tenté  de  détruire  le  duc  d'Lzède  dans  l'esprit  du  roi; 
et,  comme  je  n'ai  pu  en  venir  à  bout,  j'ai  dressé  une  autre 
batterie.  Je  veux  que  le  comte  de  Lemos,  de  son  côté,  s'in- 
sinue dans  les  bonnes  grâces  du  prince  d'Espagne.  Étant 
gentilhomme  de  sa  chambre,  il  a  occasion  de  lui  parler  à 
toute  heure;  et,  outre  qu'il  a  de  l'esprit,  je  sais  un  moyen 
sûr  de  le  faire  réussir  dans  cette  entreprise.  Par  ce  strafa- 


nu  GIL  BLAS. 

gème  j'opposerai  mon  neveu  à  mon  fils.  Je  ferai  naître  entre 
ces  cousins  une  division  qui  les  obligera  tous  deux  à  recher- 
cher mon  appui;  et  le  besoin  qu'ils  auront  de  moi  me  les 
rendra  soumis  l'un  et  l'autre.  Voilà  quel  est  mon  projet, 
ajouta-t-il;  ton  entremise  ne  m'y  sera  pas  inutile.  C'est  toi 
que  j'enverrai  secrètement  au  comte  de  Lemos,  et  qui  me 
rapportera  de  sa  part  tout  ce  qu'il  aura  à  me  faire  savoir. 

Après  cette  confidence,  que  je  regardai  comme  de  l'ar- 
gent comptant,  je  n'eus  plus  d'inquiétude.  Enfin,  disois-je, 
me  voici  sous  la  gouttière  ;  une  pluie  d'or  va  tomber  sur 
moi.  Il  est  impossible  que  le  confident  d'un  homme  qui  gou- 
verne la  monarchie  d'Espagne  ne  soit  pas  bientôt  comblé  de 
richesses.  Plein  d'une  si  douce  espérance,  je  voyois  d'un 
œil  indifférent  ma  pauvi'e  bourse  tirer  à  sa  fin. 


CHAPITRE  V. 

Où  l'on  verra  Gil  Blas  comblé  de  joie,  d'honneur  et  de  misère. 

On  s'aperçut  bientôt  à  la  cour  de  l'affection  que  le  mi- 
nistre avoit  pour  moi.  Il  affecta  d'en  donner  des  marques 
publiquement,  en  me  chargeant  de  son  portefeuille,  qu'il 
avoit  coutume  de  porter  lui-même  lorsqu'il  alloitau  conseil. 
Cette  nouveauté,  me  faisant  regarder  comme  un  petit  favori, 
excita  l'envie  de  plusieurs  personnes,  et  fut  cause  que  je 
reçus  de  l'eau  bénite  de  cour.  Mes  deux  voisins  les  secré- 
taires ne  furent  pas  des  derniers  à  me  complimenter  sur  ma 
prochaine  grandeur,  et  ils  m'invitèrent  à  souper  chez  leur 
veuve,  moins  par  représailles,  que  dans  la  vue  de  m' engager 
à  leur  rendre  service  dans  la  suite.  On  me  faisoit  fête  de 
toutes  parts.  Le  fier  don  Rodrigue  même  changea  de  ma- 
nières avec  moi.  Il  ne  m'appela  plus  que  seigneur  de  Santil- 


LIVRE  VIII,    CHAPITRE    V.  125 

lane^y  lui  qui  jusqu'alors  ne  m'avoit  traité  que  de  vom^  sans 
jamais  se  servir  du  terme  de  seigneurie.  Il  m'accabloit  de 
civilités,  surtout  lorsqu'il  jugeoit  que  notre  patron  pouvoit 
le  remarquer.  Mais  je  vous  assure  qu'il  n'avoit  pas  affaire  à 
un  sot.  Je  répondis  à  ses  honnêtetés  d'autant  plus  poliment 
que  j'avois  plus  de  haine  pour  lui  :  un  vieux  courtisan  ne 
s'en  seroit  pas  mieux  .acquitté  que  moi. 

J'accompagnois  aussi  le  duc  mon  seigneur  lorsqu'il  alloit 
chez  le  roi ,  et  il  y  alloit  ordinairement  trois  fois  le  jour.  Il 
entroit  le  matin  dans  la  chambre  de  Sa  Majesté  lorsqu'elle 
étoit  éveillée.  Il  se  mettoit  à  genoux  au  chevet  de  son  lit, 
l'entretenoit  des  choses  qu'elle  avoit  à  faire  dans  la  journée, 
et  lui  dictoit  celles  qu'elle  avoit  à  dire.  Ensuite  il  se  reti- 
roit.  Il  y  retournoit  aussitôt  qu'elle  avoit  dîné,  non  pour  lui 
parler  d'affaires;  il  ne  lui  tenoit  alors  que  des  discours 
réjouissants.  Il  la  régaloit  de  toutes  les  aventures  plaisantes 
qui  arrivoient  dans  Madrid,  et  dont  il  étoit  toujours  le  pre- 
mier instruit  par  des  personnes  pensionnées  pour  cet  effet. 
Et  enfin,  le  soir,  il  revoyoit  le  roi  pour  la  troisième  fois,  lui 
rendoit  compte,  comme  il  lui  plaisoit,  de  ce  qu'il  avoit  fait 
ce  jour-là,  et  lui  demandoit,  par  manière  d'acquit,  ses 
ordres  pour  le  lendemain.  Tandis  qu'il  étoit  avec  le  roi,  je 
me  tenois  dans  l'antichambre,  où  je  voyois  des  personnes 
de  qualité,  dévouées  à  la  faveur,  rechercher  ma  conversa- 
tion ,  et  s'applaudir  de  ce  que  je  voulois  bien  me  prêter  à  la 
leur.  Comment  aurois-je  pu,  après  cela,  ne  me  pas  croire 
un  homme  de  conséquence?  Il  y  a  bien  des  gens  à  la  cour 
qui  ont,  encore  pour  moins,  cette  opinion-là  d'eux. 

En  jour  j'eus  un  plus  grand  sujet  de  vanité.  Le  roi,  à 
qui  le  duc  avoit  parlé  fort  avantageusement  de  mon  style, 
fut  curieux  d'en  voir  un  échantillon.  Son  Excellence  me  fit 

1.  Le  nom  de  Santillano  est  celui  d'une  ville  et  d'une  ancienne  famille. 


/|2f)  GIL  BLAS. 

prendre  le  registre  de  Catalogne,  me  mena  devant  ce  mo- 
narque, et  me  dit  de  lire  le  premier  mémoire  que  j'avois 
rédigé.  Si  la  présence  du  prince  me  troubla  d'aljord,  celle 
du  ministre  me  rassura  bientôt,  et  je  fis  la  lecture  de  mon 
ouvrage,  que  Sa  Majesté  n'entendit  pas  sans  plaisir.  Elle  eut 
la  bonté  de  témoigner  qu'elle  étoit  contente  de  moi,  et  de 
recommander  même  à  son  ministre  d'avoir  soin  de  ma  for- 
tune. Gela  ne  diminua  rien  de  l'orgueil  que  j'avois  déjà;  et 
l'entretien  que  j'eus  peu  de  jours  après  avec  le  comte  de 
Lemos  acheva  de  me  remplir  la  tète  d'ambitieuses  idées. 

J'allai  trouver  ce  seigneur,  de  la  part  de  son  oncle,  chez 
le  prince  d'Espagne,  et  je  lui  présentai  une  lettre  de  créance, 
par  laquelle  le  duc  lui  mandoit  qu'il  pouvoit  s'ouvrir  à  moi 
comme  à  un  homme  qui  avoit  une  entière  connoissance  de 
leur  dessein,  et  qui  étoit  choisi  pour  être  leur  messager 
commun.  Après  avoir  lu  ce  billet,  le  comte  me  conduisit 
dans  une  chambre  où  nous  nous  enfermâmes  tous  deux ,  et 
là  ce  jeune  seigneur  me  tint  ce  discours  :  Puisque  vous  avez 
la  confiance  du  duc  de  Lerme,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  la 
méritiez,  et  je  ne  dois  faire  aucune  difficulté  de  vous  donner 
la  mienne.  Vous  saurez  donc  que  les  choses  vont  le  mieux 
du  monde.  Le  prince  d'Espagne  me  distingue  de  tous  les 
seigneurs  qui  sont  attachés  à  sa  personne,  et  qui  s'étudient 
à  lui  plaire.  J'ai  eu  ce  matin  une  conversation  particulière 
avec  lui,  dans  laquelle  il  m'a  paru  chagrin  de  se  voir,  par 
l'avarice  du  roi,  hors  d'état  de  suivre  les  mouvements  de 
son  cœur  généreux,  et  même  de  faire  une  dépense  conve- 
nable à  un  prince.  Sur  cela  je  n'ai  pas  manqué  de  le 
plaindre;  et,  profitant  de  ce  moment-là,  j'ai  promis  de  lui 
porter  demain  à  son  lever  mille  pistoles ,  en  attendant  de 
plus  grosses  sommes  que  je  me  suis  fait  fort  de  lui  fournir 
incessamment.  Il  a  été  charmé  de  ma  promesse;  et  je  suis 
bien  sûr  de  captiver  sa  bienveillance,  si  je  lui  tiens  parole. 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE   V.  127 

Allez  dire,  ajouta-t-il,  toutes  ces  circonstances  à  mon  oncle, 
et  revenez  ra'apprendre  ce  soir  ce  qu'il  pense  là-dessus. 

Je  quittai  le  comte  de  Lemos  dès  qu'il  m'eut  parlé  de 
cette  sorte,  et  je  rejoignis  le  duc  de  Lerme,  qui,  sur  mon 
rapport,  envoya  demander  à  Calderone  mille  pistoles,  dont 
on  me  chargea  le  soir,  et  que  j'allai  remettre  au  comte  ,  en 
disant  en  moi-même  :  Ho,  ho!  je  vois  bien  à  présent  quel 
est  l'infaillible  moyen  qu'a  le  ministre  pour  réussir  dans  son 
entreprise.  Il  a  parbleu  raison;  et,  selon  toutes  les  appa- 
rences, ses  prodigalités  ne  le  ruineront  point.  Je  devine 
aisément  dans  quels  collres  il  prend  ces  belles  pistoles;  mais 
après  tout,  n'est-il  pas  juste  que  ce  soit  le  père  qui  entre- 
tienne le  fils?  Le  comte  de  Lemos,  lorsque  je  me  séparai  de 
lui,  me  dit  tout  bas  :  Adieu,  notre  cher  confident!  Le  prince 
d'Espagne  aim.e  un  peu  les  dames  ;  il  faudra  que  nous  ayons, 
vous  et  moi,  au  premier  jour  une  conférence  là-dessus;  je 
prévois  que  j'aurai  bientôt  besoin  de  votre  ministère.  Je 
m'en  retournai  en  rêvant  à  ces  mots  qui  n'étoient  nullement 
ambigus,  et  qui  me  remplissoient  de  joie.  Comment  diable, 
disois-je,  me  voilà  prêt  à  devenir  le  Mercure  de  l'héritier  de 
la  monarchie!  Je  n'examinois  point  si  cela  étoit  bon  ou  mau- 
vais; la  qualité  du  galant  étourdissoit  ma  morale.  Quelle 
gloire  pour  moi  d'être  ministre  des  plaisirs  d'un  grand 
prince!  Oh!  tout  beau,  monsieur  Gil  Blas,  me  dira-t-on  :  il 
ne  s'agissoit  pour  vous  que  d'être  ministre  en  second.  J'en 
demeure  d'accord  :  mais  dans  le  fond  ces  deux  postes  font 
autant  d'honneur  l'un  que  l'autre;  le  profit  seul  en  est  dif- 
férent. 

En  m' acquittant  de  ces  nobles  commissions,  en  me  met- 
tant de  jour  en  jour  plus  avant  dans  les  bonnes  grâces  du 
premier  ministre,  avec  les  plus  belles  espérances  du  monde , 
que  j'eusse  été  heureux  si  l'ambition  m'eût  préservé  de  la 
faim  !  Il  y  avoit  plus  de  deux  mois  que  je  m'étois  défait  de 


128  GIL    BLAS. 

mon  magDifique  appartement,  et  que  j'occupois  une  petite 
chambre  garnie  des  plus  modestes.  Quoique  cela  me  fît  de 
la  peine,  comme  j'en  sortois  de  bon  matin  et  que  je  n'y 
rentrois  que  la  nuit  pour  y  coucher,  je  prenois  patience. 
J'étois  toute  la  journée  sur  mon  théâtre,  c'est-à-dire  chez 
le  duc.  J'y  jouois  un  rôle  de  seigneur.  Mais  quand  j'étois 
retiré  dans  mon  taudis,  le  seigneur  s'évanouissoit,  et  il  ne 
restoit  que  le  pauvre  Gil  Blas,  sans  argent,  et,  qui  pis  est, 
sans  avoir  de  quoi  en  faire.  Outre  que  j'étois  trop  fier  pour 
découvrir  à  quelqu'un  mes  besoins,  je  ne  connoissois  per- 
sonne qui  pût  m'aider  que  don  Navarro,  que  j'avois  trop 
négligé  depuis  que  j'étois  à  la  cour,  pour  oser  m' adresser  à 
lui.  J'avois  été  obligé  de  vendre  mes  bardes  pièce  à  pièce. 
Je  n'avois  plus  que  celles  dont  je  ne  pouvois  absolument  me 
passer.  Je  n'allois  plus  à  l'auberge,  faute  d'avoir  de  quoi 
payer  mon  ordinaire.  Que  faisois-je  donc  pour  subsister?  Je 
vais  vous  le  dire.  Tous  les  matins,  dans  nos  bureaux,  on 
nous  apportoit  pour  déjeuner  un  petit  pain  et  un  doigt  de 
vin  ;  c'étoit  tout  ce  que  le  ministre  nous  faisoit  donner.  Je 
ne  mangeois  que  cela  dans  la  journée,  et  le  soir  le  plus 
souvent  je  me  couchois  sans  souper. 

Telle  étoit  la  situation  d'un  homme  qui  brilloit  à  la  cour, 
quoiqu'il  y  dût  faire  plus  de  pitié  que  d'envie.  Je  ne  pus 
néanmoins  résister  à  ma  misère,  et  je  me  déterminai  enfin  à 
la  découvrir  au  duc  de  Lerme,  si  j'en  trouvois  l'occasion. 
Par  bonheur  elle  s'offrit  à  l'Esc urial,  où  le  roi  et  le  prince 
d'Espagne  allèrent  quelques  jours  après. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE    VI.  429 


CHAPITRE  VI. 

Comment  Gil  Blas  fit  connoitre  sa  misère  au  duc  de  Lerme ,  et  de  quelle  façon 
en  usa  ce  ministre  avec  lui. 

Lorsque  le  roi  étoit  h  l'Escurial,  il  y  défrayoit  tout  le 
monde ,  de  manière  que  je  ne  sentois  point  là  où  le  bât  me 
blessoit.  Je  couchois  dans  une  garde-robe  auprès  de  la 
chambre  du  duc.  Ce  ministre,  un  matin,  s'étant  levé  à  son 
ordinaire  au  point  du  jour,  me  fit  prendre  quelques  papiers 
avec  une  écritoire,  et  me  dit  de  le  suivre  dans  les  jardins  du 
palais.  Nous  allâmes  nous  asseoir  sous  des  arbres,  où  je  me 
mis  par  son  ordre  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  écrit  sur  la 
forme  de  son  chapeau  ;  et  lui ,  il  tenoit  h  la  main  un  papier 
qu'il  faisoit  semblant  de  lire.  Nous  paroissions  de  loin  occupés 
d'aiïaires  fort  sérieuses ,  et  toutefois  nous  ne  parlions  que  de 
bagatelles;  car  son  excellence  ne  les  haïssoit  pas. 

Il  y  avoit  plus  d'une  heure  que  je  la  réjouissois  par  toutes 
les  saillies  que  mon  humeur  enjouée  me  fournissoit,  quand 
deux  pies  vinrent  se  poser  sur  les  arbres  qui  nous  couvroient 
de  leur  ombrage.  Elles  commencèrent  à  caqueter  d'une 
façon  si  bruyante ,  qu'elles  attirèrent  notre  attention.  Yoilà 
des  oiseaux,  dit  le  duc,  qui  semblent  se  quereller.  Je  serois 
assez  curieux  de  savoir  le  sujet  de  leur  querelle.  Monsei- 
gneur, lui  dis-je,  votre  curiosité  me  fait  souvenir  d'une  fable 
indienne  que  j'ai  lue  dans  Pilpay,  ou  dans  un  autre  autour 
fabuliste.  Le  ministre  me  demanda  quelle  étoit  cette  fable, 
et  je  la  lui  racontai  dans  ces  termes  : 

Il  régnoit  autrefois  dans  la  Perse  un  bon  monarque,  qui, 
n'ayant  pas  assez  d'étendue  d'esprit  pour  gouverner  lui- 
même  ses  Etats,  en  laissoit  le  soin  à  son  grand  vizir.  Ce 
ministre  nommé  Atalmuc  avoit  un  génie  supérieur.  Il  soute- 
II.  9 


1.30  GIL  BLAS. 

noit  le  poids  de  cette  vaste  monarchie,  sans  en  être  accablé. 
Il  la  maintenoit  dans  une  paix  profonde.  Il  avoit  même  l'art 
de  rendre  aimable  l'autorité  royale  en  la  faisant  respecter, 
et  les  sujets  avoient  un  père  affectionné  dans  un  vizir  fidèle 
au  prince.  Atalmuc  avoit  parmi  ses  secrétaires  un  jeune 
Cachemirien,  appelé  Zéangir,  qu'il  aimoit  plus  que  les 
autres.  Il  prenoit  plaisir  à  son  entretien,  le  menoit  avec  lui 
à  la  chasse,  et  lui  découvroit  jusqu'à  ses  plus  secrètes  pen- 
sées. Un  jour  qu'ils  chassoient  ensemble  dans  un  bois,  le 
vizir,  voyant  deux  corbeaux  qui  croassoient  sur  un  arbre, 
dit  à  son  secrétaire  :  Je  voudrois  ])ien  savoir  ce  que  ces 
oiseaux  se  disent  en  leur  langage.  Seigneur,  lui  répondit  le 
Cachemirien,  vos  souhaits  peuvent  s'accomplir.  Eh  !  com- 
ment cela?  reprit  Atalmuc.  C'est,  repartit  Zéangir,  qu'un 
derviche  cabaliste  m'a  enseigné  la  langue  des  oiseaux.  Si 
vous  le  souhaitez,  j'écouterai  ceux-ci,  et  je  vous  répéterai 
mot  pour  mot  ce  que  je  leur  aurai  entendu  dire. 

Le  vizir  y  consentit.  Le  Cachemirien  s'approcha  des  cor- 
beaux, et  parut  leur  prêter  une  oreille  attentive.  Après  quoi, 
revenant  à  son  maître  :  Seigneur,  lui  dit-il,  le  croiriez- 
vous?  nous  faisons  le  sujet  de  leur  conversation.  Cela  n'est 
pas  possible  !  s'écria  le  ministre  persan.  Et  que  disent-ils 
de  nous?  Un  des  deux,  reprit  le  secrétaire,  a  dit  :  Le  voilà 
lui-même,  ce  grand  vizir  Atalmuc,  cet  aigle  tutélaire  qui 
couvre  de  ses  ailes  la  Perse  comme  son  nid,  et  qui  veille 
sans  cesse  à  sa  conservation  !  Pour  se  délasser  de  ses  pénibles 
travaux ,  il  chasse  dans  ce  bois  avec  son  fidèle  Zéangir.  Que 
ce  secrétaire  est  heureux  de  servir  un  maître  qui  a  mille 
bontés  pour  lui  !  Doucement,  a  interrompu  l'autre  corbeau, 
doucement  :  ne  vantez  pas  le  bonheur  de  ce  Cachemirien  ! 
Atalmuc,  il  est  vrai,  s'entretient  avec  lui  familièrement, 
l'honore  de  sa  confiance,  et  je  ne  doute  pas  même  qu'il 
n'ait  dessein  de  lui  donner  quelque  jour  un  emploi  considé- 


LIVRE   YIII,    CHAPITRE    VI.  131 

rable;  mais  avant  ce  temps-là  Zéangir  momTa  de  faim.  Ce 
pauvre  diable  est  logé  dans  une  petite  chambre  garnie,  où  il 
manque  des  choses  les  plus  nécessaires.  En  un  mot,  il 
mène  une  vie  misérable,  sans  que  personne  s'en  aperçoive 
à  la  cour.  Le  grand  vizir  ne  s'avise  pas  de  s'informer  s'il 
est  bien  ou  mal  dans  ses  affaires;  et,  content  d'avoir  pour 
lui  de  bons  sentiments,  il  le  laisse  en  proie  à  la  pauvreté. 

Je  cessai  de  parler  en  cet  endroit  pour  voir  venir  le  duc 
de  Lerme,  qui  me  demanda  en  souriant  quelle  impression 
cet  apologue  avoit  faite  sur  l'esprit  d'Atalmuc,  et  si  ce 
grand  vizir  ne  s'étoit  point  offensé  de  la  hardiesse  de  son 
secrétaire.  Non,  monseigneur,  lui  répondis-je  un  peu  trou- 
blé de  sa  question  ;  la  fable  dit  au  contraire  qu'il  le  combla 
de  bienfaits.  Cela  est  heureux ,  reprit  le  duc  d'un  air  sérieux  ; 
il  y  a  des  ministres  qui  ne  trouveroient  pas  bon  qu'on  leur 
fît  des  leçons.  Mais,  ajouta-t-il  en  rompant  l'entretien  et 
en  se  levant,  je  crois  que  le  roi  ne  tardera  guère  à  se  réveil- 
ler; mon  devoir  m'appelle  auprès  de  lui.  A  ces  mots,  il 
marcha  vers  le  palais  à  grands  pas,  sans  me  parler  davan- 
tage ,  et  très-mal  affecté,  à  ce  qu'il  me  sembloit,  de  ma 
fable  indienne. 

Je  le  suivis  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre  de  Sa  Majesté, 
après  quoi  j'allai  remettre  les  papiers  dont  j'étois  chargé  à 
l'endroit  où  je  les  avois  pris.  J'entrai  dans  un  cabinet  où  nos 
deux  secrétaires  copistes  travailloient,  car  ils  étoient  aussi 
du  voyage.  Qu'avez-vous,  seigneur  de  Santillane?  dirent-ils 
en  me  voyant.  Vous  êtes  bien  ému  !  Vous  seroit-il  anivé 
quelque  désagréable  accident  ? 

J'étois  trop  plein  du  mauvais  succès  de  mon  apologue , 
pour  leur  cacher  ma  douleur.  Je  leur  fis  le  récit  des  choses 
que  j'avois  dites  au  duc,  et  ils  se  montrèrent  sensibles  à  la 
vive  affliction  dont  je  leur  parus  saisi.  Vous  avez  sujet  d'être 
chagrin,  me  dit  l'un  d'eux.  Monseigneur,  quelquefois,  prend 


132  GIL  BLAS. 

les  choses  de  travers.  Cela  n'est  que  trop  vrai,  dit  l'autre. 
Puissiez-vous  être  mieux  traité  que  ne  le  fut  un  secrétaire 
du  cardinal  Spinosa  !  Ce  secrétaire ,  las  de  ne  rien  recevoir 
depuis  quinze  mois  qu'il  étoit  occupé  par  son  éminence, 
prit  un  jour  la  liberté  de  lui  représenter  ses  besoins,  et  de 
demander  quelque  argent  pour  vivre.  Il  est  juste,  lui  dit  le 
ministre,  que  vous  soyez  payé.  Tenez,  poursuivit-il  en  lui 
mettant  entre  les  mains  une  ordonnance  de  mille  ducats, 
allez  toucher  cette  somme  au  trésor  royal;  mais  souvenez- 
vous  en  même  temps  que  je  vous  remercie  de  vos  services. 
Le  secrétaire  se  seroit  consolé  d'être  congédié,  s'il  eût  reçu 
ses  mille  ducats,  et  qu'on  l'eut  laissé  chercher  de  l'emploi 
ailleurs;  mais,  en  sortant  de  chez  le  cardinal,  il  fut  arrêté 
par  un  alguazil,  et  conduit  à  la  tour  de  Ségovie,  où  il  a  été 
longtemps  prisonnier. 

Ce  trait  historique  redoubla  ma  frayeur.  Je  me  crus 
perdu;  et,  ne  pouvant  m'en  consoler,  je  commençai  à  me 
reprocher  mon  impatience,  comme  si  je  n'eusse  pas  été  assez 
patient.  Hélas!  disois-je,  pourquoi  faut-il  que  j'aie  hasardé 
cette  malheureuse  fable  qui  a  déplu  au  ministre?  Il  étoit 
peut-être  sur  le  point  de  me  tirer  de  mon  état  misérable  ; 
peut-être  même  allois-je  faire  une  de  ces  fortunes  subites 
qui  étonnent  tout  le  monde.  Que  de  richesses,  que  d'hon- 
neurs m'échappent  par  mon  étourderie!  Je  devois  bien  faire 
réflexion  qu'il  y  a  des  grands  qui  n'aiment  pas  qu'on  les 
prévienne ,  et  qui  veulent  qu'on  reçoive  d'eux  comme  des 
grâces  jusqu'aux  moindres  choses  qu'ils  sont  obligés  de 
donner.  Il  eût  mieux  valu  continuer  ma  diète  sans  en  rien 
témoigner  au  duc;  je  devois  même  me  laisser  mourir  de 
faim  pour  mettre  tout  le  tort  de  son  côté. 

Quand  j'aurois  encore  conservé  quelque  espérance,  mon 
maître,  que  je  vis  l' après -dînée,  me  l'eût  fait  perdre 
entièrement.  Il  fut  fort  sérieux  avec  moi  contre  son  ordi- 


LIVRE    YIII,   CHAPITRE    VI.  133 

naire,  et  il  ne  me  parla  point  du  tout;  ce  qui  me  causa  le 
reste  du  jour  une  inquiétude  mortelle.  Je  ne  passai  pas  la 
nuit  plus  tranquillement  :  le  regret  de  voir  évanouir  mes 
agréables  illusions,  et  la  crainte  d'augmenter  le  nombre  des 
prisonniers  d'État,  ne  me  permirent  que  de  soupirer  et  de 
faire  des  lamentations. 

Le  jour  suivant  fut  le  jour  de  crise.  Le  duc  me  fit  appeler 
le  matin.  J'entrai  dans  sa  chambre,  plus  tremblant  qu'un 
criminel  qu'on  va  juger.  Santillane,  me  dit-il  en  me  mon- 
trant un  papier  qu'il  avoit  à  la  main,  prends  cette  ordon- 
nance... Je  frémis  à  ce  mot  d'ordonnance,  et  dis  en  moi- 
même  :  0  ciel  !  voici  le  cardinal  Spinosa  ;  la  voiture  est 
prête  pour  Ségovie.  La  fraye ui'  qui  me  saisit  dans  ce  moment 
fut  telle,  que  j'interrompis  le  ministre,  et  me  jetant  à  ses 
pieds  :  Monseigneur,  lui  dis-je  tout  en  pleurs,  je  supplie 
très-humblement  Votre  Excellence  de  me  pardonner  ma  har- 
diesse ;  c'est  la  nécessité  qui  m'a  forcé  de  vous  apprendre  ma 
misère. 

Le  duc  ne  put  s'empêcher  de  rire  du  désordre  où  il  me 
voyoit.  Console-toi,  Gil  Blas,  me  répondit-il,  et  m'écoute. 
Quoiqu'en  me  découvrant  tes  besoins,  ce  soit  me  reprocher 
de  ne  les  avoir  pas  prévenus,  je  ne  t'en  sais  pas  mauvais 
gré,  mon  ami.  Je  me  veux  plutôt  du  mal  à  moi-même  de  ne 
t' avoir  pas  demandé  comme  tu  vivois.  Mais,  pour  commencer 
à  réparer  cette  faute  d'attention ,  je  te  donne  une  ordonnance 
de  quinze  cents  ducats,  qui  te  seront  comptés  à  vue  au  trésor 
royal.  Ce  n'est  pas  tout,  je  t'en  promets  autant  chaque 
année  ;  et  de  plus ,  quand  des  personnes  riches  et  généreuses 
te  prieront  de  leur  rendre  service ,  je  ne  te  défends  pas  de 
me  parler  en  leur  faveur. 

Dans  le  ravissement  où  me  jetèrent  ces  paroles,  je  baisai 
les  pieds  du  ministre,  qui,  m'ayant  commandé  de  me  rele- 
ver, continua  de  s'entretenu-  familièrement  avec  moi.  Je 


134  GIL   BLAS. 

voulus  de  mon  côté  rappeler  ma  belle  humeur;  mais  je  ne 
pus  passer  si  subitement  de  la  douleur  à  la  joie.  Je  demeurai 
aussi  troublé  qu'un  malheureux  qui  entend  crier  grâce  au 
moment  qu'il  croit  recevoir  le  coup  de  la  mort.  ^lon  maître 
attribua  toute  mon  agitation  à  la  seule  crainte  de  lui  avoir 
déplu,  quoique  la  peur  d'une  prison  perpétuelle  n'y  eût  pas 
moins  de  part.  Il  m'avoua  qu'il  avoit  aiïecté  de  me  paroître 
refroidi ,  pour  voir  si  je  serois  bien  sensible  à  ce  change- 
ment; qu'il  jugeoit  par  là  de  la  vivacité  de  mon  attachement 
à  sa  personne ,  et  qu'il  m'en  aimoit  davantage. 


CHAPITRE  YII. 

Du  bon  usage  qu'il  fit  de  ses  quinze  cents  ducats;  de  la  première  alTaire  dont  il  se  mêla, 
et  quel  profit  il  lui  en  revint. 

Le  roi,  comme  s'il  eût  voulu  servir  mon  impatience, 
retourna  dès  le  lendemain  à  Madrid.  Je  volai  d'abord  au 
trésor  royal,  où  je  touchai  sur-le-champ  la  somme  contenue 
dans  mon  ordonnance.  Il  est  rare  que  la  tète  ne  tourne  pas 
à  un  gueux  qui  passe  subitement  de  la  misère  à  l'opulence. 
Je  changeai  tout  à  coup  avec  la  fortune.  Je  n'écoutai  plus 
que  mon  ambition  et  ma  vanité.  J'abandonnai  ma  misérable 
chambre  garnie  aux  secrétaires  qui  ne  savoient  pas  encore  la 
langue  des  oiseaux,  et  je  louai  pour  la  seconde  fois  mon  bel 
appartement,  qui  par  bonheur  ne  se  trouvoit  point  occupé. 
J'envoyai  chercher  un  fameux  tailleur  qui  habilloit  presque 
tous  les  petits-maîtres.  Il  prit  ma  mesure,  et  me  mena  chez 
un  marchand,  où  il  leva  cinq  aunes  de  drap  qu'il  falloit, 
disoit-il ,  pour  me  faire  un  habit.  Cinq  aunes  pour  un  habit 
à  l'espagnole!  juste  ciel!...  Mais  n'épiloguons  pas  là-dessus; 
les  tailleurs  qui  sont  en  réputation  en  prennent  toujours  plus 
que  les  autres.  J'achetai  ensuite  du  linge  dont  j'avois  grand 


LIVRE   VIII,    CIIAPITRI'    VII.  -135 

besoin,  des  bas  de  soie,  avec  un  castor  bordé  d'un  point 
d'Espagne. 

Après  cela ,  ne  pouvant  honnêtement  me  passer  de 
laquais,  je  priai  Vincent  Forero,  mon  hôte,  de  m'en  donner 
un  de  sa  main.  La  plupart  des  étrangers  qui  venoiént  loger 
chez  lui  avoient  coutume,  en  arrivant  à  Madrid,  de  prendre 
à  leur  service  des  valets  espagnols ,  ce  qui  ne  manquoit  pas 
d'attii'er  dans  cet  hôtel  tous  les  laquais  qui  se  trouvoient 
hors  de  condition.  Le  premier  qui  se  présenta  étoit  un 
garçon  d'une  mine  si  douce  et  si  dévote,  que  je  n'en  voulus 
point;  je  crus  voir  Ambroise  de  Lamela.  Je  n'aime  pas, 
dis-je  à  Forero,  les  valets  qui  ont  un  air  si  vertueux  :  j'y  ai 
été  attrapé. 

A  peine  eus-je  éconduit  ce  laquais,  que  j'en  vis  arriver 
un  autre.  Celui-ci  paroissoit  fort  éveillé,  plus  hardi  qu'un 
page  de  cour,  et  avec  cela  un  peu  fripon.  Il  me  plut.  Je  lui 
fis  des  questions  :  il  y  répondit  avec  esprit;  il  me  parut 
même  né  pour  l'intrigue.  Je  le  regardai  comme  un  sujet  qui 
me  convenoit;  je  l'arrêtai.  Je  n'eus  pas  lieu  de  m'en  re- 
pentir :  je  m'aperçus  bientôt  que  j'avois  fait  une  admirable 
acquisition.  Comme  le  duc  m'avoit  permis  de  lui  parler  en 
faveur  des  personnes  à  qui  je  voulois  rendre  service ,  et  que 
j'étois  dans  le  dessein  de  ne  pas  négliger  cette  permission, 
il  me  falloit  un  chien  de  chasse  pour  découvrir  le  gibier, 
c'est-à-dire  un  drôle  qui  eût  de  l'industrie,  et  fût  propre  à 
déterrer  et  à  m' amener  des  gens  qui  auroient  des  grâces  à 
demander  au  premier  ministre.  C'étoit  justement  le  fort  de 
Scipion  :  ainsi  se  nommoit  mon  laquais.  Il  sortoit  de  chez 
dona  Anna  de  Guevara,  nourrice  du  prince  d'Espagne,  où  il 
avoit  bien  exercé  ce  talent-là,  cette  dame  étant  de  celles 
qui,  se  voyant  du  crédit  à  la  cour,  aiment  à  le  mettre  à 
profit. 

Aussitôt  que  je  fis  savoir  à  Scipion  que  je  pouvois  obtenir 


136  GIL  BLAS. 

des  grâces  du  roi,  il  se  mit  en  campagne,  et  dès  le  même 
jour  il  me  dit  :  Seigneur,  j'ai  fait  une  assez  bonne  décou- 
verte. Il  vient  d'arriver  à  Madrid  un  jeune  gentilhomme  gre- 
nadin, appelé  don  Roger  de  Rada.  11  a  eu  une  afTaire 
d'iionneur  qui  l'oblige  à  rechercher  la  protection  du-  duc  de 
Lerme,  et  il  est  disposé  à  bien  payer  le  plaisir  qu'on  lui  fera. 
Je  lui  ai  parlé.  Il  avoit  envie  de  s'adresser  à  don  Rodrigue 
de  Calderone,  dont  on  lui  a  vanté  le  pouvoir;  mais  je  l'en  ai 
détourné ,  en  lui  faisant  entendre  que  ce  secrétaire  vendoit 
ses  bons  offices  au  poids  de  l'or,  au  lieu  que  vous  vous  con- 
tentiez pour  les  vôtres  d'une  honnête  marque  de  reconnois- 
sance  ;  que  vous  feriez  même  les  choses  pour  rien ,  si  vous 
étiez  dans  une  situation  qui  vous  permît  de  suivre  votre 
inclination  généreuse  et  désintéressée.  Enfin ,  je  lui  ai  parlé 
de  manière  que  vous  verrez  demain  matin  ce  gentilhomme  à 
votre  lever.  Comment  donc,  lui  dis-je,  monsieur  Scipion, 
vous  avez  déjà  fait  bien  de  la  besogne!  Je  m'aperçois  que 
vous  n'êtes  pas  neuf  en  matière  d'intrigues.  Je  m'étonne  que 
vous  n'en  soyez  pas  plus  riche.  C'est  ce  qui  ne  doit  pas  vous 
surprendre,  me  répondit-il  ;  j'aime  à  faire  circuler  les  espèces; 
je  ne  thésaurise  point. 

Don  Roger  de  Rada  vint  effectivement  chez  moi.  Je  le 
reçus  avec  une  politesse  mêlée  de  fierté.  Seigneur  cavalier, 
lui  dis-je,  avant  que  je  m'engage  à  vous  servir,  je  veux 
savoir  l'affaire  d'honneur  qui  vous  amène  à  la  cour:  car  elle 
pourroit  être  telle,  que  je  n'oserois  parler  pour  vous  au  pre- 
mier ministre.  Faites-m'en  donc,  s'il  vous  plaît,  un  rapport 
fidèle,  et  soyez  persuadé  que  j'enta'erai  vivement  dans  vos 
intérêts,  si  un  galant  homme  peut  les  épouser.  Très-volon- 
tiers, me  répondit  le  jeune  Grenadin,  je  vais  vous  conter 
sincèrement  mon  histoire.  En  même  temps  il  m'en  fit  le  récit 
de  cette  sorte. 


LIVRE    VIII,    CHAPITRE   VIII.  137 

GIIAPITUE   VIII. 

Histoire  de  don  Roger  de  Rada. 

Don  Anastasio  de  Rada,  gentilhomme  grenadin,  vivoit 
heureux  dans  la  ville  d'Antequerre  avec  dona  Estephania, 
son  épouse,  qui  joignoit  à  une  vertu  solide  un  esprit  doux 
et  une  extrême  beauté.  Si  elle  aimoit  tendrement  son  mari, 
elle  en  étoit  aimée  éperdument.  Il  étoit  de  son  naturel  fort 
porté  à  la  jalousie  ;  et,  quoiqu'il  n'eût  aucun  sujet  de  douter 
de  la  fidélité  de  sa  femme,  il  ne  laissoit  pas  d'avoir  de  l'in- 
quiétude. Il  appréhendoit  que  quelque  secret  ennemi  de  son 
repos  n'attentât  à  son  honneur.  Il  se  défioitde  tous  ses  amis, 
excepté  de  don  Huberto  de  Hordalès,  qui  venoit  librement 
dans  sa  maison  en  qualité  de  cousin  d'Estéphanie,  et  qui 
étoit  le  seul  homme  dont  il  dût  se  défier. 

Effectivement  don  Huberto  devint  amoureux  de  sa  cou- 
sine, et  osa  lui  déclarer  son  amour,  sans  avoir  égard  au 
sang  qui  les  unissoit,  ni  à  l'amitié  particulière  que  don 
xVnastasio  avoit  pour  lui.  La  dame,  qui  étoit  prudente,  au 
lieu  de  faire  un  éclat  qui  auroit  eu  de  fâcheuses  suites, 
reprit  son  parent  avec  douceur,  lui  représenta  jusqu'à  quel 
point  il  étoit  coupable  de  vouloir  la  séduire  et  déshonorer 
son  mari ,  et  lui  dit  fort  sérieusement  qu'il  ne  devoit  point  se 
flatter  de  l'espérance  d'y  réussir. 

Cette  modération  ne  servit  qu'à  enflammer  davantage  le 
cavalier,  qui,  s'imaginant  qu'il  falloit  pousser  à  bout  une 
femme  de  ce  caractère-là,  commença  d'avoir  avec  elle  des 
manières  peu  respectueuses,  et  eut  l'audnce  un  jour  de  la 
presser  de  satisfaire  ses  désirs.  Elle  le  repoussa  d'un  air 
sévère,  et  le  menaça  de  faire  punir  sa  témérité  par  don 
Anastasio.  Le  galant,  effrayé  de  la  menace,  promit  de  ne 


438  GIL  BLAS. 

plus  parler  d'amour  ;  et,  sur  la  foi  de  cette  promesse,  Esté- 
phanie  lui  pardonna  le  passé. 

Don  Iluberto,  qui  naturellement  étoit  un  très-méchant 
homme,  ne  put  voir  sa  passion  si  mal  payée,  sans  concevoir 
une  lâche  envie  de  s'en  venger.  Il  connoissoit  don  Anastasio 
pour  un  jaloux  susceptible  de  toutes  les  impressions  qu'il 
voudroit  lui  donner.  Il  n'eut  besoin  que  de  cette  connois- 
sance  pour  former  le  dessein  le  plus  noir  dont  un  scélérat 
puisse  être  capable.  Un  soir  qu'il  se  promenoit  seul  avec  ce 
foible  époux ,  il  lui  dit  de  l'air  du  monde  le  plus  triste  :  Mon 
cher  ami,  je  ne  puis  vivre  plus  longtemps  sans  vous  révéler 
un  secret  que  je  n'aurois  garde  de  vous  découvrir,  si  votre 
honneur  ne  vous  étoit  pas  plus  cher  que  votre  repos.  Votre 
délicatesse  et  la  mienne  en  matière  d'offenses  ne  me  per- 
mettent pas  de  vous  cacher  ce  qui  se  passe  chez  vous.  Pré- 
parez-vous à  entendre  une  nouvelle  qui  vous  causera  autant 
de  douleur  que  de  surprise.  Je  vais  vous  fi-apper  par  l'en- 
droit le  plus  sensible. 

Je  vous  entends,  interrompit  don  Anastasio  déjà  tout 
troublé,  votre  cousine  m'est  infidèle.  Je  ne  la  reconnois  plus 
pour  ma  cousine,  reprit  Horclalès  d'un  air  emporté;  je  la 
désavoue  :  elle  est  indigne  de  vous  avoir  pour  mari.  C'est 
trop  me  faire  languir,  s'écria  don  Anastasio  :  parlez ,  qu'a 
fait  Estéphanie?  Elle  vous  a  trahi,  repartit  don  Huberto. 
Vous  avez  un  rival  qu'elle  écoute  en  secret,  mais  que  je  ne 
puis  vous  nommer  :  car  l'adultère,  à  la  faveur  d'une  épaisse 
nuit,  s'est  dérobé  aux  yeux  qui  l'observoient.  Tout  ce  que 
je  sais ,  c'est  qu'on  vous  trompe  :  c'est  un  fait  dont  je  suis 
certain.  L'intérêt  que  je  dois  prendre  à  cette  affaire  ne  vous 
répond  que  trop  de  la  vérité  de  mon  rapport.  Puisque  je  me 
déclare  contre  Estéphanie,  il  faut  que  je  sois  bien  convaincu 
de  son  infidélité. 

Il  est  inutile ,  continua-t-il  en  remarquant  que  ses  dis- 


LIVRE   YIII,   CHAPITRE   VIII.  139 

cours  faisoient  l'eflet  qu'il  en  attendoit,  il  est  inutile  de  vous 
en  dire  davantage.  Je  m'aperçois  que  vous  êtes  indigné  de 
l'ingratitude  dont  on  ose  payer  votre  amour,  et  que  vous 
méditez  une  juste  vengeance.  Je  ne  m'y  opposerai  point. 
N'examinez  pas  quelle  est  la  victime  que  vous  allez  frapper; 
montrez  à  toute  la  ville  qu'il  n'est  rien  que  vous  ne  puissiez 
immoler  à  votre  honneur. 

Le  traître  animoit  ainsi  un  époux  trop  crédule  contre  une 
femme  innocente;  et  il  lui  peignit  avec  de  si  vive  couleurs 
l'infamie  dont  il  demeureroit  couvert  s'il  laissoit  l'affront 
impuni,  qu'il  le  mit  enfin  en  fureur.  Voilà  don  Anatasio  qui 
perd  le  jugement;  il  semble  que  les  furies  l'agitent.  Il 
retourne  chez  lui  dans  la  résolution  de  poignarder  sa  mal- 
heureuse épouse.  Elle  étoit  prête  à  se  mettre  au  lit  quand 
il  arriva.  Il  se  contraignit  d'abord,  et  attendit  que  les  domes- 
tiques fussent  retirés.  Alors,  sans  être  retenu  par  la  crainte 
de  la  colère  céleste,  ni  par  le  déshonneur  qui  alloit  rejaillir 
sur  une  honnête  famille,  ni  même  par  la  pitié  naturelle  qu'il 
devoit  avoir  d'un  enfant  de  six  mois  que  sa  femme  portoit 
dans  ses  flancs,  il  s'approcha  de  sa  victime,  et  lui  dit  d'un 
ton  furieux  :  Il  faut  périr,  misérable  !  et  tu  n'as  plus  qu'un 
moment  à  vivre,  que  ma  bonté  te  laisse  pour  prier  le  ciel  de 
te  pardonner  l'outrage  que  tu  m'as  fait.  Je  ne  veux  pas 
que  tu  perdes  ton  âme  comme  tu  as  perdu  ton  honneur. 

En  disant  cela,  il  tira  son  poignard.  Son  action  et  son  dis- 
cours épouvantèrent  Estéphanie,  qui,  se  jetant  à  ses  genoux, 
lui  dit  les  mains  jointes  et  tout  éperdue:  Qu'avez-vous, 
seigneur?  Quel  sujet  de  mécontentement  ai-je  eu  le  malheur 
devons  donner,  pour  vous  porter  à  cette  extrémité?  Pour- 
quoi voulez-vous  arracher  la  vie  à  votre  épouse?  Si  vous  la 
soupçonnez  de  ne  vous  être  pas  fidèle,  vous  êtes  dans  l'erreur. 

Non,  non  ,  reprit  brusquement  le  jaloux  ;  je  ne  suis  que 
tro])  assuré  de  votre  trahison.  Les  personnes  qui  m'en  ont 


UO  GIL  BLAS. 

averti  sont  dignes  de  foi.  Don  Huberto...  Ah!  seigneur, 
interrompit-elle  avec  précipitation,  vous  devez  vous  défier 
de  don  Huberto.  Il  est  moins  votre  ami  que  vous  ne  pensez. 
S'il  vous  a  dit  quelque  chose  au  désavantage  de  ma  vertu,  ne 
le  croyez  pas.  Taisez-vous,  infâme  que  vous  êtes  !  répliqua 
don  Anastasio.  En  voulant  me  prévenir  contre  Hordalès,  vous 
justifiez  mes  soupçons  au  lieu  de  les  dissiper.  Vous  tâchez  ^ 
de  me  rendre  ce  parent  suspect,  parce  qu'il  est  instruit  de 
votre  mauvaise  conduite.  Vous  voudriez  bien  affoiblir  son 
témoignage;  mais  cet  artifice  est  inutile,  et  redouble  l'envie 
que  j'ai  de  vous  punir.  Mon  cher  époux,  reprit  l'innocente 
Estéphanie  en  pleurant  amèrement,  craignez  votre  aveugle 
colère.  Si  vous  en  suivez  les  mouvements,  vous  commettrez 
une  action  dont  vous  ne  pourrez  vous  consoler,  quand  vous 
en  aurez  reconnu  l'injustice.  Au  nom  de  Dieu,  calmez  vos 
transports!  Donnez-vous  du  moins  le  temps  d'éclaircir  vos 
soupçons;  vous  rendrez  plus  de  justice  à  une  femme  qui  n'a 
rien  à  se  reprocher. 

Tout  autre  que  don  Anastasio  auroit  été  touché  de  ces 
paroles,  et  encore  plus  de  l' affliction  de  la  personne  qui 
venoit  de  les  prononcer;  mais  le  cruel,  loin  d'en  paroître 
attendri,  dit  à  la  dame,  une  seconde  fois,  de  se  recom- 
mander promptement  à  Dieu,  et  leva  même  le  bras  pour  la 
frapper.  Arrête,  barbare!  lui  cria-t-elle.  Si  l'amour  que  tu 
as  eu  pour  moi  est  entièrement  éteint,  si  les  marques  de 
tendresse  que  je  f  ai  prodiguées  sont  effacées  de  ton  souve- 
nir, si  mes  larmes  ne  sauroient  te  détourner  de  ton  exé- 
crable dessein,  respecte  ton  propre  sang!  N'arme  pas  ta 
main  furieuse  contre  un  innocent  qui  n'a  point  vu  encore  la 
lumière.  Tu  ne  peux  devenir  son  bourreau,  sans  offenser  le 
ciel  et  la  terre.  Pour  moi,  je  te  pardonne  ma  mort;  mais 
n'en  doute  pas.  la  sienne  demandera  justice  d'un  si  horrible 
forfait. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE  VIII.  141 

Quelque  déterminé  que  fût  don  Anastasio  à  ne  faire 
aucune  attention  à  ce  que  pourroit  lui  dire  Estéphanie ,  il  ne 
laissa  pas  d'être  ému  des  images  affreuses  que  ces  derniers 
mots  présentèrent  à  son  esprit.  Aussi,  comme  s'il  eût  craint 
que  son  émotion  ne  trahît  son  ressentiment,  il  se  hâta  de 
profiter  de  la  fureur  qui  lai  restoit,  et  plongea  son  poignard 
dans  le  côté  droit  de  sa  femme.  Elle  tomba  dans  le  moment. 
Il  la  crut  morte;  il  sortit  aussitôt  de  sa  maison,  et  disparut 
d'Antequerre. 

Cependant  cette  épouse  infortunée  fut  si  étourdie  du 
coup  qu'elle  avoit  reçu,  qu'elle  demeura  quelques  instants 
à  terre  comme  une  personne  sans  vie.  Ensuite,  reprenant 
ses  esprits,  elle  fit  des  plaintes  et  des  lamentations  qui  atti- 
rèrent auprès  d'elle  une  vieille  femme  qui  la  servoit.  Dès 
que  cette  bonne  vieille  vit  sa  maîtresse  dans  un  si  pitoyable 
état,  elle  poussa  des  cris  qui  dissipèrent  le  sommeil  des 
autres  domestiques,  et  même  des  plus  proches  voisins.  La 
chambre  fut  bientôt  remplie  de  monde.  On  appela  des  chi- 
rurgiens. Ils  visitèrent  la  plaie ,  et  n'en  eurent  pas  mauvaise 
opinion.  Ils  ne  se  trompèrent  point  dans  leur  conjecture; 
ils  guérirent  même  en  assez  peu  de  temps  Estéphanie ,  qui 
accoucha  fort  heureusement  d'un  fils  trois  mois  après  cette 
cruelle  aventure  ;  et  c'est  ce  fils ,  seigneur  Gil  Blas  que  vous 
voyez  en  moi;  je  suis  le  fruit  de  ce  triste  enfantement. 

Quoique  la  médisance  n'épargne  guère  la  vertu  des 
femmes,  elle  respecta  pourtant  celle  de  ma  mère,  et  cette 
scène  sanglante  ne  passa  dans  la  ville  que  pour  le  transport 
d'un  mari  jaloux.  Il  est  vrai  que  mon  père  y  étoit  connu 
pour  un  homme  violent,  et  fort  sujet  à  prendre  trop  facile- 
ment ombrage.  Hordalès  jugea  bien  que  sa  parente  le  soup- 
çonnoit  d'avoir  troublé  par  des  fables  l'esprit  de  don  Ana- 
stasio; et,  satisfait  de  s'être  du  moins  à  demi  vengé  d'elle, 
il  cessa  de  la  voir.  De  peur  d'ennuyer  votre  seigneurie,  je 


U2  GIL  BLx\S. 

ne  m'étendrai  point  sur  l'éducation  qu'on  m'a  donnée.  Je 
dirai  seulement  que  ma  mère  s'est  principalement  attachée 
à  me  faire  apprendre  l'escrime,  et  que  j'ai  longtemps  fait 
des  armes  dans  les  plus  célèbres  salles  de  Grenade  et  de 
Séville.  Elle  attendoit  avec  impatience  que  je  fusse  en  âge 
de  mesurer  mon  épée  à  celle  de  don  Huberto,  pour  m'in- 
struire  du  sujet  qu'elle  avoit  de  se  plaindre  de  lui;  et,  me 
voyant  enfin  dans  ma  dix-huitième  année,  elle  m'en  fit 
confidence,  non  sans  répandre  des  pleurs  abondamment,  ni 
paroître  saisie  d'une  vive  douleur.  Quelle  impression  ne  fait 
pas  une  mère  en  cet  état  sur  un  fils  qui  a  du  courage  et  du 
sentiment!  J'allai  sur-le-champ  trouver  Ilordalès;  je  l'attirai 
dans  un  endroit  écarté,  où,  après  un  assez  long  combat, 
je  le  perçai  de  trois  coups  d'épée,  et  le  jetai  sur  le  carreau. 

Don  Huberto,  se  sentant  mortellement  blessé,  attacha 
sur  moi  ses  derniers  regards,  et  me  dit  qu'il  recevoit  la 
mort  que  je  lui  donnois,  comme  une  juste  punition  du  crime 
qu'il  avoit  commis  contre  l'honneur  de  ma  mère.  Il  confessa, 
que  c'étoit  pour  se  venger  de  ses  rigueurs  qu'il  s'étoit  résolu 
de  la  perdre.  Puis  il  expira  en  demandant  pardon  de  sa  faute 
au  ciel,  à  don  Anatasio,  à  Estéphanie  et  à  moi.  Je  ne  jugeai 
point  à  propos  de  retourner  au  logis  pour  informer  ma  mère 
de  cet  événement;  j'en  laissai  le  soin  à  la  renommée.  Je 
passai  les  montagnes,  et  me  rendis  à  la  ville  de  Malaga,  où 
je  m'embarquai  avec  un  armateur  qui  sortoit  du  port  pour 
aller  en  course.  Je  lui  parus  ne  pas  manquer  de  cœur  ;  il  con- 
sentit volontiers  que  je  me  joignisse  aux  enfants  de  bonne 
volonté  qu'il  avoit  sur  son  bord. 

Nous  ne  tardâmes  guère  à  trouver  une  occasion  de  nous 
signaler.  Nous  rencontrâmes  aux  environs  de  l'île  d'Albou- 
ran  *  un  corsaire  de  Melilla  -  qui  retournoit  vers  les  côtes 

i.  Petite  ilc  dans  la  Méditerranée,  sur  les  cotes  du  royaume  de  Fez. 
2.  Petite  ville  du  même  rovaunic. 


LIVRE    VIII.    CHAPITRE    VIII.  113 

d'Afrique  avec  un  bâtiment  espagnol  qu'il  avoit  pris  à  la 
hauteur  de  Carthagène,  et  qui  étoit  richement  chargé.  Nous 
attaquâmes  vivement  l'Africain ,  et  nous  nous  rendîmes 
maîtres  de  ses  deux  vaisseaux,  où  il  y  avoit  quatre-vingts 
chrétiens  qu'il  emmenoit  esclaves  en  Barbarie.  Alors,  pro- 
fitant d'un  vent  qui  s'éleva,  et  qui  nous  étoit  favorable 
pour  gagiier  la  côte  de  Grenade,  nous  arrivâmes  en  peu  de 
temps  à  Punta  de  Ilelena. 

Comme  nous  demandions  aux  esclaves  que  nous  avions 
délivrés  de  quel  endroit  ils  étoient,  je  fis  cette  question  à  un 
homme  de  très-bonne  mine,  et  qui  pouvoit  bien  avoir  cin- 
quante ans.  Il  me  répondit  en  soupirant  qu'il  étoit  d'Ante- 
querre.  Je  me  sentis  ému  de  sa  réponse  sans  savoir  pour- 
quoi; et  mon  émotion,  dont  il  s'aperçut,  excita  en  lui  un 
trouble  que  je  remarquai.  Je  suis,  lui  dis-je,  votre  conci- 
toyen. Peut-on  vous  demander  le  nom  de  votre  famille? 
Hélas!  me  répondit-il,  vous  renouvelez  ma  douleur  en  exi- 
geant de  moi  que  je  satisfasse  votre  curiosité.  Il  y  a  dix-huit 
années  que  j'ai  quitté  le  séjour  d'Antequerre,  où  l'on  ne  doit 
se  souvenir  de  moi  qu'avec  horreur.  Vous  n'avez  peut-être 
vous-même  que  trop  entendu  parler  de  moi.  Je  me  nomme 
don  Anastasio  de  Rada.  Juste  ciel!  m'écriai-je,  dois-je  croire 
ce  que  j'entends?  Quoi!  vous  seriez  don  Anastasio  !  seroit-ce 
mon  père  que  je  verrois?  Que  dites-vous,  jeune  homme? 
s'écria-t-il  à  son  tour  en  me  considérant  avec  surprise. 
Seroit-il  bien  possible  que  vous  fussiez  cet  enfant  malheu- 
reux qui  étoit  encore  dans  les  flancs  de  sa  mère,  quand  je 
la  sacrifiai  à  ma  fureur?  Oui,  mon  père,  lui  dis-je;  c'est  moi 
que  la  vertueuse  Estéphanie  a  mis  au  monde  trois  mois  après 
la  nuit  funeste  où  vous  la  laissâtes  noyée  dans  son  sang. 

Don  Anastasio  n'attendit  pas  que  j'eusse  achevé  ces  pa- 
roles pour  se  jeter  à  mon  cou.  Il  me  serra  entre  ses  bras,  et 
nous  ne  fîmes  pendant  un  quart  d'heure  que  confondre  nos 


444  OU  BLAS. 

soupirs  et  nos  larmes.  Après  nous  être  abandonnés  aux 
tendres  mouvements  qu'une  pareille  reconnoissance  ne  pou- 
voit  manquer  d'exciter  en  nous,  mon  père  leva  les  yeux  au 
ciel  pour  le  remercier  d'avoir  sauvé  la  vie  à  Estéphanie;  mais 
un  moment  après,  comme  s'il  eût  craint' de  lui  rendre  grâces 
mal  à  propos,  il  m'adressa  la  parole,  et  me  demanda  de 
quelle  manière  on  avoit  reconnu  l'innocence  de  sa  femme. 
Seigneur,  lui  répondis-je,  personne  que  vous  n'en  a  jamais 
douté.  La  conduite  de  votre  épouse  a  toujours  été  sans 
reproche.  Il  faut  que  je  vous  désabuse.  Sachez  que  c'est  don 
Huberto  qui  vous  a  trompé.  En  même  temps  je  lui  contai 
toute  la  perfidie  de  ce  parent,  quelle  vengeance  j'en  avois 
tirée,  et  ce  qu'il  m'avoit  avoué  en  mourant. 

Mon  père  fut  moins  sensible  au  plaisir  d'avoir  recouvré 
la  liberté  qu'à  celui  d'entendre  les  nouvelles  que  je  lui  an- 
nonçois.  Il  recommença,  dans  l'excès  de  la  joie  qui  le  trans- 
portoit,  à  m'embrasser  tendrement.  Il  ne  pouvoit  se  lasser 
de  me  témoigner  combien  il  étoit  content  de  moi.  Allons, 
mon  fils,  me  dit-il,  prenons  vite  le  chemin  d'Antequerre.  Je 
brûle  d'impatience  de  me  jeter  aux  pieds  d'une  épouse  que 
j'ai  si  indignement  traitée.  Depuis  que  vous  m'avez  fait  con- 
noître  mon  injustice,  j'ai  des  remords  qui  me  déchirent  le 
cœur. 

J' avois  trop  d'envie  de  rassembler  ces  deux  personnes 
qui  m'étoient  si  chères,  pour  en  retarder  le  doux  moment. 
Je  quittai  l'armateur;  et,  de  l'argent  que  je  reçus  pour  ma 
part  de  la  prise  que  nous  avions  faite,  j'achetai  à  Adra  deux 
mules,  mon  père  ne  voulant  plus  s'exposer  aux  périls  de  la 
mer.  11  eut  tout  le  loisir  sur  la  route  de  me  raconter  ses 
aventures,  que  j'écoutai  avec  cette  avide  attention  que 
prêta  le  prince  d'Ithaque  au  récit  de  celles  du  roi  son  père. 
Enfin,  après  plusieurs  journées,  nous  nous  rendîmes  au  bas 
de  la  montagne  la  plus  voisine  d'Antequerre,  et  nous  fîmes 


LIVRE  Vlir,    CHAPITRE   YIII.  143 

halte  en  cet  endroit.  Comme  nous  voulions  arriver  secrète- 
ment au  logis,  nous  n'entrcàmes  dans  la  ville  qu'au  milieu 
de  la  nuit. 

Je  vous  laisse  à  imaginer  la  surprise  où  fut  ma  mère  de 
revoir  un  mari  qu'elle  croyoit  avoir  perdu  pour  jamais;  et  la 
manière  pour  ainsi  dire  miraculeuse  dont  il  lui  étoit  rendu 
devenoit  encore  pour  elle  un  autre  sujet  d'étonnement.  11 
lui  demanda  pardon  de  sa  barbarie  avec  des  marques  si 
vives  de  repentir,  qu'elle  ne  put  se  défendre  d'en  être  tou- 
chée. Au  lieu  de  le  regarder  comme  un  assassin,  elle  ne  vit 
plus  en  lui  qu'un  homme  à  qui  le  ciel  l'avoit  soumise,  tant 
le  nom  d'époux  est  sacré  pour  une  femme  qui  a  de  la  vertu! 
Estéphanie  avoit  été  si  en  peine  de  moi,  qu'elle  fut  charmée 
de  mon  retour.  Elle  n'en  ressentit  pas  toutefois  une  joie 
pure.  Une  sœur  de  Hordalès  procédoit  criminellement  contre 
le  meurtrier  de  son  frère  ;  elle  me  faisoit  chercher  partout  ; 
de  sorte  que  ma  mère,  ne  me  voyant  pas  en  sûreté  dans 
notre  maison,  n'étoit  pas  sans  inquiétude.  Cela  m'obligea 
dès  cette  nuit-là  même  de  partir  pour  la  cour,  où  je  viens, 
seigneur,  solliciter  ma  grâce,  que  j'espère  obtenir,  puisque 
vous  voulez  bien  parler  en  ma  faveur  au  premier  ministre , 
et  m'appuyer  de  tout  votre  crédit. 

Le  vaillant  fils  de  don  Anastasio  finit  là  son  récit;  après 
quoi  je  lui  dis  d'un  air  important  :  C'est  assez ,  seigneur  don 
Roger  :  le  cas  me  paroît  graciable.  Je  me  charge  de  détailler 
votre  affaire  à  Son  Excellence,  dont  j'ose  vous  promettre  la 
protection.  Le  Grenadin,  sur  cela,  se  répandit  en  remercî- 
ments  qui  ne  m'auroient  fait  qu'entrer  par  une  oreille  et 
sortir  par  l'autre,  s'il  ne  m'eût  assuré  que  sa  reconnoissance 
suivroit  de  près  le  service  que  je  lui  rendrois.  Mais  d'abord 
qu'il  eut  touché  cette  corde-là,  je  me  mis  en  mouvement. 
Dès  le  jour  même  je  contai  cette  histoire  au  duc,  qui, 
m'ayaiit  permis  de  lui  présenter  le  cavalier,  lui  dit  :  Uon 
n.  10 


UG  GIL   BLAS. 

Roger,  je  suis  instruit  de  l'afTaire  d'honneur  qui  vous  a  fait 
venir  à  la  cour;  Santillane  m'en  a  dit  toutes  les  circon- 
stances. Ayez  l'esprit  tranquille  :  vous  n'avez  rien  fait  qui 
ne  soit  excusable;  et  c'est  particulièrement  aux  gentils- 
hommes qui  vengent  leur  honneur  offensé  que  Sa  Majesté 
aime  à  faire  grâce.  Il  faut  pour  la  forme  vous  mettre  en 
prison;  mais  soyez  assuré  que  vous  n'y  demeurerez  pas 
longtemps.  Vous  avez  dans  Santillane  un  bon  ami  qui  se 
chargera  du  reste  ;  il  hâtera  votre  élargissement. 

Don  Roger  fit  une  profonde  révérence  au  ministre ,  sur  la 
parole  duquel  il  alla  se  constituer  prisonnier.  Ses  lettres  de 
grâce  furent  bientôt  expédiées  par  mes  soins.  En  moins  de 
dix  jours  j'envoyai  ce  nouveau  Téléniaque  rejoindre  son 
Ulysse  et  sa  Pénélope  ;  au  lieu  que ,  s'il  n'eût  pas  eu  de  pro- 
tecteur et  d'argent,  il  n'en  auroit  peut-être  pas  été  quitte 
pour  une  année  de  prison.  Je  ne  tirai  pourtant  de  ce  service 
rendu  que  cent  pistoles.  Ce  n'étoit  point  là  un  grand  coup 
de  filet;  mais  je  n'étois  pas  encore  un  Calderone  pour  mé- 
priser les  petits. 

CHAPITRE  IX. 

Par  quels  moyens  Gil  Blas  fit  en  peu  de  temps  une  fortune  considérable, 
et  des  grands  airs  qu'il  se  donna. 

Cette  affaire  me  mit  en  goût,  et  dix  pistoles  que  je 
donnai  à  Scipion  pour  son  droit  de  courtage  l'encouragèrent 
cà  faire  de  nouvelles  recherches.  J'ai  déjà  vanté  ses  talents 
là-dessus  ;  on  auroit  pu  l'appeler  à  juste  titre  le  grand  Sci- 
pion. Il  m'amena  pour  second  chaland  un  imprimeur  de 
livres  de  chevalerie,  qui  s'étoit  enrichi  en  dépit  du  bon  sens. 
Cet  imprimeur  avoit  contrefait  un  ouvrage  d'un  de  ses  con- 
frères, et  son  édition  avoit  été  saisie.  Pour  trois  cents  du- 
cats je  lui  fis  avoir  mainlevée  de  ses  exemplaires,  et  lui 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   IX.  147 

sauvai  une  grosse  amende.  Quoique  cela  ne  regardât  point 
le  premier  ministre,  Son  Excellence  voulut  bien  à  ma  prière 
interposer  son  autorité.  Après  l'imprimeur,  il  me  passa  par 
les  mains  un  négociant  ;  et  voici  de  quoi  il  s'agissoit.  Tn 
vaisseau  portugais  avoit  été  pris  par  un  corsaire  de  Barbarie, 
et  repris  ensuite  par  un  armateur  de  Cadix.  Les  deux  tiers 
des  marchandises  dont  il  étoit  chargé  appartenoient  à  un 
marchand  de  Lisbonne,  qui,  les  ayant  inutilement  revendi- 
quées, venoit  à  la  cour  d'Espagne  chercher  un  protecteur 
qui  eût  assez  de  crédit  pour  les  lui  faire  rendre.  Il  eut  le 
bonheur  de  le  trouver  en  moi.  Je  m'intéressai  pour  lui,  et  il 
rattrapa  ses  effets  moyennant  la  somme  de  quatre  cents  pis- 
toles  dont  il  fit  présent  à  la  protection. 

Il  me  semble  que  j'entends  un  lecteur  qui  me  crie  en 
cet  endroit:  Courage,  monsieur  de  Santillane  !  mettez  du 
foin  dans  vos  bottes.  Vous  êtes  en  beau  chemin  ;  poussez 
votre  fortune.  Oh!  que  je  n'y  manquerai  2)as.  Je  vois,  si  je 
ne  me  trompe,  arriver  mon  valet  avec  un  nouveau  quidam 
qu'il  vient  d'accrocher.  Justement,  c'est  Scipion.  Ëcoutons-le. 
Seigneur,  me  dit-il ,  souffrez  que  je  vous  présente  ce  fameux 
opérateur.  Il  demande  un  privilège  pour  débiter  ses  drogues 
pendant  dix  années  dans  toutes  les  villes  de  la  monarchie 
d'Espagne,  à  l'exclusion  de  tous  autres,  c'est-à-dire  qu'il 
soit  défendu  aux  personnes  de  sa  profession  de  s'établir  dans 
les  lieux  où  il  sera.  Par  reconnoissance  il  comptera  deux 
cents  pistoles  à  celui  qui  lui  en  remettra  le  privilège  expédié. 
Je  dis  au  saltimbanque,  en  tranchant  du  protecteur  :  Allez, 
mon  ami,  je  ferai  votre  affaire.  Véritablement,  peu  de  jours 
après,  je  le  renvoyai  avec  des  patentes  qui  lui  permettoient 
de  tromper  le  peuple  exclusivement  dans  tous  les  royaumes 
d'Espagne'. 

4.  En  France,  ces  permissions  de  tromper  le  peuple  au  moyen  de  drogues 
secrètes  se  vendoient  jadis  au  profit  du  premier  médecin  du  roi. 


148  GIL  BLAS. 

J'éprouvai  la  vérité  du  proverbe  qui  dit  que  l'appétit 
vient  en  mangeant;  mais  outre  que  je  me  sentois  plus  avide 
à  mesure  que  je  devenois  plus  riche,  j'avois  obtenu  de  Son 
Excellence  si  facilement  les  quatre  grâces  dont  je  viens  de 
parler,  que  je  ne  balançai  point  à  lui  en  demander  une  cin- 
quième. C'étoit  le  gouvernement  de  la  ville  de  Vera,  sur  la 
côte  de  Grenade,  pour  un  chevalier  de  Calatrava  qui  m'en 
offroit  mille  pistoles.  Le  ministre  se  prit  à  rire  en  me  voyant 
si  âpre  à  la  curée.  Vive  Dieu!  ami  Gil  Bas,  me  dit-il,  comme 
vous  y  allez!  Vous  aimez  furieusement  à  obliger  votre  pro- 
chain. Ecoutez  :  lorsqu'il  ne  sera  question  que  de  bagatelles, 
je  n'y  regarderai  pas  de  si  près;  mais  quand  vous  voudrez 
des  gouvernements  ou  d'autres  choses  considérables,  vous 
vous  contenterez,  s'il  vous  plaît,  de  la  moitié  du  profit;  vous 
me  tiendrez  compte  de  l'autre.  Vous  ne  sauriez  vous  ima- 
giner, continua-t-il ,  la  dépense  que  je  suis  obligé  de  faire, 
ni  combien  de  ressources  il  me  faut  pour  soutenir  la  dignité 
de  mon  poste;  car,  malgré  le  désintéressement  dont  je  me 
pare  aux  yeux  du  monde  ,  je  vous  avoue  que  je  ne  suis  point 
assez  imprudent  pour  vouloir  déranger  mes  affaires  domes- 
tiques. Réglez-vous  sur  cela. 

Mon  maître,  par  ce  discours,  m'ôtant  la  crainte  de  l'im- 
portuner, ou  plutôt  m' excitant  à  retourner  souvent  à  la 
charge ,  me  rendit  encore  plus  affamé  de  richesses  que  je  ne 
l'étois  auparavant.  J'aurois  alors  volontiers  fait  afficher  que 
tous  ceux  qui  souhaitoient  d'obtenir  des  grâces  de  la  com^ 
n'avoient  qu'à  s'adresser  à  moi.  J'allois  d'un  côté,  Scipion 
de  l'autre.  Je  ne  cherchois  qu'à  faire  plaisir  pour  de  l'ar- 
gent. Mon  chevalier  de  Calatrava  eut  le  gouvernement  de 
Vera  pour  ses  mille  pistoles;  et  j'en  fis  bientôt  accorder  un 
autre  pour  le  même  prix  à  un  chevalier  de  Saint-Jacques. 
Je  ne  me  contentai  pas  de  faire  des  gouverneurs,  je  donnai 
des  ordres  de  chevalerie,  je  convertis  quelques  bons  rotu- 


LIVRE    VIII,    CHAPITRE  IX.  149 

riers  en  mauvais  gentilshommes  par  d'excellentes  lettres  de 
noblesse.  Je  voulus  aussi  que  le  clergé  se  ressentît  de  mes 
bienfaits.  Je  conférai  de  petits  bénéfices,  des  canonicats  et 
quelques  dignités  ecclésiastiques.  A  l'égard  des  évêchés  et 
des  archevêchés ,  c'étoit  don  Roch'igue  de  Calderone  qui  en 
étoit  le  collateur.  Il  nommoit  encore  aux  magistratures,  aux 
commanderies  et  aux  vice-royautés  :  ce  qui  suppose  que  les 
grandes  places  n'étoient  pas  mieux  remplies  que  les  petites  ; 
car  les  sujets  que  nous  choisissions  pour  occuper  les  postes 
dont  nous  faisions  un  si  honnête  trafic  n'étoient  pas  toujours 
les  plus  habiles  gens  du  monde,  ni  les  plus  réglés.  Nous 
savions  bien  que,  dans  ^Madrid,  les  railleurs  s'égayoient 
là-dessus  à  nos  dépens;  mais  nous  ressemblions  aux  avares 
qui  se  consolent  des  huées  du  peuple  en  revoyant  leur  or. 
Isocrate  a  raison  d'appeler  l'intempérance  et  la  folie  les 
compagnes  inséparables  des  riches.  Quand  je  me  vis  maître 
de  trente  mille  ducats,  et  en  état  d'en  gagner  peut-être  dix 
fois  autant,  je  crus  devoir  faire  une  figure  digne  d'un  confi- 
dent de  premier  ministre.  Je  louai  un  hôtel  entier  que  je  fis 
meubler  proprement.  J'achetai  le  carrosse  d'un  escrivgno  * 
qui  se  l'étoit  donné  par  ostentation,  et  qui  cherchoit  h  s'en 
défaire  par  le  conseil  de  son  boulanger.  Je  pris  un  cocher, 
trois  laquais;  et,  comme  il  est  juste  d'avancer  ses  anciens 
domestiques,  j'élevai  Scipion  au  triple  honneur  d'être  mon 
valet  de  chambre ,  mon  secrétaire  et  mon  intendant.  Mais  ce 
qui  mit  le  comble  à  mon  orgueil,  c'est  que  le  ministre 
trouva  bon  que  mes  gens  portassent  sa  livrée.  J'en  perdis 
ce  qui  me  restoit  de  jugement.  Je  n'étois  guère  moins  fou 
que  les  disciples  de  Porcins  Latro-,  qui,  lorsqu'à  force 
d'avoir  bu  du  cumin ,  ils  s'étoient  rendus  aussi  pâles  que 

1.  Notaire  ou  greffier. 

2.  Ci'-lèbre  orateur  romain  qui  se  tua  dans  un  accès  de  fièvre  chaude, 
l'an  de  Rome  780. 


loO  GIL   BLAS. 

leur  maître,  s'imaginoient  être  aussi  savants  que  lui;  peu 
s'en  falloit  que  je  ne  me  crusse  parent  du  duc  de  Lerme.  Je 
me  mis  dans  la  tète  que  je  passerois  pour  tel,  ou  peut-être 
pour  un  de  ses  bâtards  :  ce  qui  me  (lattoit  infiniment'. 

Ajoutez  à  cela  qu'à  l'exemple  de  Son  Excellence  qui 
tenoit  tal3le  ouverte,  je  résolus  de  donner  aussi  à  manger. 
Pour  cet  eiïet,  je  chargeai  Scipion  de  me  déteri-er  un  habile 
cuisinier,  et  il  m'en  trouva  un  qui  étoit  comparable  peut- 
être  à  celui  du  Romain  Nomentanus  -,  de  friande  mémoire. 
Je  remplis  ma  cave  de  vin  délicieux  ;  et ,  après  avoir  fait 
mes  autres  provisions ,  je  commençai  à  recevoir  compagnie. 
Il  venoit  souper  chez  moi  tous  les  jours  quelques-uns  des 
principaux  commis-  du  bureau  du  ministre,  qui  prenoient 
fièrement  la  qualité  de  secrétaires  d'État.  Je  leur  faisois  très- 
bonne  chère,  et  les  renvoyois  toujours  bien  abreuvés.  De 
son  côté,  Scipion  (car  tel  maître,  tel  valet)  avoit  aussi  sa 
table  dans  l'office,  où  il  régaloit  à  mes  dépens  les  personnes 
de  sa  connolssance.  Mais  outre  que  j'aimois  ce  garçon-là, 
comme  il  contribuoit  à  me  faire  gagner  du  bien  ,  il  me 
paroissoit  en  droit  de  ra'aider  à  le  dépenser.  D'ailleurs  je 
regardois  ces  dissipations  en  jeune  homme;  je  ne  voyois  pas 
le  tort  qu'elles  me  faisoient;  je  ne  considérois  que  l'hon- 
neur qui  m'en  revenoit.  Une  autre  raison  encore  m'empê- 
choit  d'y  prendre  garde  :  les  bénéfices  et  les  emplois  ne 
cessoient  pas  de  faire  venir  l'eau  au  moulin.  Je  voyois  mes 
finances  augmenter  de  jour  en  jour.  Je  m'imaginai  pour  le 
coup  avoir  attaché  un  clou  à  la  roue  de  la  fortune. 

1.  Dans  les  Plaideurs,  on  voit  Tlntimé  chercher  ce  genre  d'illustrati  n 
pour  se  recommander  au  juge  : 

Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre  apothicaire. 

2.  Lucius  Cassius  Nomentanus  mangea  un  riche  patrimoine.  Les  Satires 
d'Horace  ont  immortalisé  les  profusions  et  le  luxe  de  cet  épicurien,  et  sa  gour- 
mandise savante. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE  IX.  131 

Il  ne  manquoit  plus  à  ma  vanité  que  de  rendre  Fabrice 
témoin  de  ma  vie  fastueuse.  Je  ne  doutois  pas  qu'il  ne  fût 
de  retour  d'Andalousie;  et,  pour  me  donner  le  plaisir  de  le 
surprendre,  je  lui  fis  tenir  un  billet  anonyme,  par  lequel  je 
lui  mandois  qu'un  seigneur  sicilien  de  ses  amis  l'attendoit  cà 
souper  ;  je  lui  marquois  le  jour,  l'heure  et  le  lieu  où  il  fal- 
loit  qu'il  se  trouvât.  Le  rendez-vous  étoit  chez  moi.  Nunez 
y  vint,  et  fut  extraordinairement  étonné  d'apprendre  que 
j'étois  le  seigneur  étranger  qui  l'avoit  invité  à  souper.  Oui, 
lui  dis-je,  mon  ami,  je  suis  le  maître  de  cet  hôtel.  J'ai  un 
équipage,  une  bonne  table,  et  de  plus  un  coflre-fort.  Est-il 
possible,  s'écria-t-il  avec  vivacité,  que  je  te  retrouve  dans 
l'opulence?  Que  je  me  sais  bon  gré  de  t' avoir  placé  auprès 
du  comte  Galiano  !  Je  te  disois  bien  que  c'étoit  up  seigneur 
généreux,  et  qu'il  ne  tarderoit  guère  à  te  mettre  à  ton  aise. 
Tu  am'assans  doute,  ajouta-t-il,  suivi  le  sage  conseil  que  je 
t'avois  donné  de  lâcher  un  peu  la  bride  au  maître  d'hôtel  ; 
je  t'en  félicite.  Ce  n'est  qu'en  tenant  cette  prudente  con- 
duite ,  que  les  intendants  deviennent  si  gras  dans  les  grandes 
maisons. 

Je  laissai  Fabrice  s'applaudir  tant  qu'il  lui  plut  de 
m'avoir  mis  chez  le  comte  Galiano.  Après  quoi ,  pour  mo- 
dérer la  joie  qu'il  sentoit  de  m'avoir  procuré  un  si  bon  poste, 
je  lui  détaillai  les  marques  de  reconnoissance  dont  ce  sei- 
gneur avoit  payé  mes  services.  Mais,  m'apercevantque  mon 
poëte,  pendant  que  je  lui  faisois  ce  détail,  chantoit  en  lui- 
même  la  palinodie ,  je  lui  dis  :  Je  pardonne  au  Sicilien  son 
ingratitude.  Entre  nous,  j'ai  plutôt  sujet  de  m'en  louer  que 
de  m'en  plaindre.  Si  le  comte  n'en  eût  pas  mal  usé  avec 
moi,  je  l'aurois  suivi  en  Sicile,  où  je  le  servirois  encore  dans 
l'attente  d'un  établissement  incertain.  En  un  mot,  je  ne 
se  rois  pas  confident  du  duc  de  Lerme. 

jNunez  fut  si  vivement  frappé  de  ces  derniers  mots ,  qu'il 


452  GIL  BLÂS. 

demeura  quelques  instants  sans  pouvoir  proférer  une  parole. 
Puis,  rompant  tout  à  coup  le  silence  :  L'ai-je  bien  entendu? 
me  dit-il.  Quoi!  vous  avez  la  confiance  du  premier  ministre? 
Je  la  partage,  lui  répondis-je,  avec  don  Rodrigue  de  Calde- 
rone;  et,  selon  toutes  les  apparences,  j'irai  loin.  En  vérité, 
seigneur  de  Santillane,  répliqua-t-il ,  je  vous  admire.  Vous 
êtes  capable  de  remplir  toute  sorte  d'emplois.  Que  de  talents 
vous  réunissez  en  vous!  ou  plutôt,  pour  me  servir  d'une 
expression  de  notre  tripot,  vous  avez  V outil  universel,  c'est- 
à-dire  vous  êtes  propre  à  tout.  Au  reste ,  seigneur ,  pour- 
suivit-il, je  suis  ravi  de  la  prospérité  de  votre  seigneurie. 
Oh!  que  diable,  interrompis-je,  monsieur  Nun€z,  trêve  de 
seigneui'  et  de  seigneurie  !  Bannissons  ces  termes-là ,  et 
vivons  toujours  ensemble  familièrement.  Tu  as  raison , 
reprit-il;  je  ne  dois  pas  te  regavder  d'un  autre  œil  qu'à 
l'ordinaire,  quoique  tu  sois  devenu  riche  :  mais,  ajouta- 
t-il,  je  t'avouerai  ma  foiblesse;  en  m'annonçant  ton  heu- 
reux sort,  tu  m'as  ébloui;  par  bonheur  mon  éblouisse- 
ment  se  passe,  et  je  ne  vois  plus  en  toi  que  mon  ami  Gil 
Blas.     ■ 

Notre  entretien  fut  troublé  par  quatre  ou  cinq  commis 
qui  arrivèrent.  Messieurs,  leur  dis-je  en  leur  montrant  Nunez, 
vous  souperez  avec  le  seigneur  don  Fabricio,  qui  fait  des 
vers  dignes  du  roi  NumaS  et  qui  écrit  en  prose  comme  on 
n'écrit  point.  Par  malheur,  je  parlois  à  des  gens  qui  fai- 
soient  si  peu  de  cas  de  la  poésie,  que  le  poëte  en  pâlit.  A 
peine  daignèrent-ils  jeter  sur  lui  les  yeux.  Il  eut  beau, 
pour  s'attirer  leur  attention,  dire  des  choses  très  spirituelles  : 
ils  ne  les  sentirent  pas.  Il  en  fuL  si  piqué,  qu'il  prit  une 
licence  poétique.  Il  s'échappa  subtilement  de  la  compa- 
gnie, et  disparut.  Nos  commis  ne  s'aperçurent  pas  de   sa 

1.  Les  vers  obscurs  que  chantoient  les  prêtres  saliens  dans  leurs  proces- 
sions avoient  été  composés  par  Numa.  (Note  de  Le  Sage.) 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE   IX.  -153 

retraite,  et  se  mirent  à  table,  sans  même  s'informer  de  ce 
qu'il  étoit  devenu. 

Comme  j'achevois  de  m'habiller  le  lendemain  matin ,  et 
me  disposois  à  sortir,  le  poëte  des  Asturies  entra  dans  ma 
chambre.  Je  te  demande  pardon,  mon  ami,  me  dit-il,  si  j'ai 
hier  au  soir  rompu  en  visière  à  tes  commis;  mais,  franche- 
ment, je  me  suis  trouvé  parmi  eux  si  déplacé,  que  je  n'ai 
pu  y  tenir.  Les  fastidieux  personnages  avec  leur  air  suffisant 
et  empesé!  Je  ne  comprends  pas  comment  toi,  qui  as  l'es- 
prit si  délié ,  tu  peux  t" accommoder  de  convives  si  lourds. 
Je  veux  dès  aujourd'hui  t'en  amener  de  plus  légers.  Tu  me 
feras  plaisir,  lui  répondis-je,  et  je  m'en  fie  à  ton  goût  là- 
dessus.  Tu  as  raison,  répliqua-t-il.  Je  te  promets  des  génies 
supérieurs  et  des  plus  amusants.  Je  vais  de  ce  pas  chez  un 
marchand  de  liqueurs  où  ils  vont  s'assembler  dans  un  mo- 
ment. Je  les  retiendrai,  de  peur  qu'ils  ne  s'engagent  ailleurs; 
car  c'est  à  qui  les  aura  à  diner  ou  à  souper,  tant  ils  sont 
réjouissants. 

A  ces  paroles,  il  me  quitta;  et  le  soir,  à  l'heure  du  sou- 
per, il  revint  accompagné  seulement  de  six  auteurs,  qu'il 
me  présenta  l'un  après  l'autre  en  me  faisant 'leur  éloge.  A 
l'entendre ,  ces  beaux  esprits  surpassoient  ceux  de  la  Grèce 
et  de  l'Italie;  et  leurs  ouvrages,  disoit-il,  méritoient  d'être 
imprimés  en  lettres  d'or.  Je  reçus  ces  messieurs  très-poli- 
ment. J'affectai  même  de  les  combler  d'honnêtetés  ;  car  la 
nation  des  auteurs  est  un  peu  vaine  et  glorieuse.  Quoique  je 
n'eusse  pas  recommandé  à  Scipion  d'avoir  soin  que  l'abon- 
dance régnât  daiis  ce  repas ,  cpmme  il  savoit  quelle  sorte  de 
gens  je  devois  ce  jour-là  régaler,  il  avoit  fait  renforcer  les 
services. 

Enfin,  nous  nous  mîmes  à  table  fort  gaiement.  Mes  poètes 
commencèrent  à  s'entretenir  d'eux-mêmes  et  à  se  louer. 
Celui-ci,   d'un  air  fier,  citoit  les  grands  seigneurs  et  les 


454  GIL  BLAS. 

femmes  de  qualité  dont  sa  muse  faisoit  les  délices.  Celui-là, 
blâmant  le  choix  qu'une  académie  de  gens  de  lettres  venoit 
de  faire  de  deux  sujets,  disoit  modestement  que  c'étoit  lui 
qu'elle  auroit  dû  choisir.  Il  n'y  avoitpas  moins  de  présomp- 
tion dans  les  discours  des  autres.  Au  milieu  du  souper,  les 
voilà  qui  m'assassinent  de  vers  et  de  prose.  Ils  se  mettent  à 
réciter  à  la  ronde  chacun  un  morceau  de  ses  écrits.  L'un 
débite  un  sonnet,  l'autre  déclame  une  scène  tragique, 
et  un  autre  lit  la  critique  d'une  comédie.  Un  quatrième  vou- 
lant à  son  tour  faire  la  lecture  d'une  ode  d'Anacréon ,  tra- 
duite en  mauvais  vers  espagnols ,  est  interrompu  par  un  de 
ses  confrères  qui  lui  dit  qu'il  s'est  servi  d'un  terme  impropre. 
L'auteur  de  la  traduction  n'en  convient  nullement;  de  là 
naît  une  dispute  dans  laquelle  tous  les  beaux  esprits 
prennent  parti.  Les  opinions  sont  partagées,  les  disputeurs 
s'échauffent  ;  ils  en  viennent  aux  invectives  :  passe  encore 
pour  cela;  mais  ces  furieux  se  lèvent  de  table  et  se  battent  à 
coups  de  poing.  Fabrice,  Scipion,  mon  cocher,  mes  laquais 
et  moi,  nous  n'eûmes  pas  peu  de  peine  à  leur  faire  lâcher 
prise.  Lorsqu'ils  se  virent  séparés,  ils  sortirent  de  ma  mai- 
son  comme  d'un  cabaret,  sans  me  faire  la  moindre  excuse 
de  leur  impolitesse. 

Nunez,  sur  la  parole  de  qui  je  m'étois  fait  de  ce  repas 
une  idée  agréable,  demeura  fort  étourdi  de  cette  aventure. 
Hé  bien!  lui  dis-je  ,  notre  ami,  me  vanterez-vous  encore  vos 
convives?  Par  ma  foi,  vous  m'avez  amené  là  de  vilaines 
gens!  Je  m'en  tiens  à  mes  commis,  ne  me  parlez  plus  d'au- 
teurs. Je  n'ai  garde,  me  répondit-il,  de  t'en  présenter 
d'autres  ;  tu  viens  de  voir  les  plus  raisonnables  ^ 

1.  Il  est  à  remarquer  que  Le  Sage  ne  traite  guère  mieux  les  auteurs  que 
les  comédiens,  dont  il  fait  une  satire  si  amère.  S'il  a  voulu  peindre  les  auteurs 
de  son  temps,  on  se  demande  où  il  a  pris  ses  modèles. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE  X.  153 


CHAPITRE  X. 

Los  mœurs  de  Gil  Blas  se  corrompent  entièremont  à  la  cour. 

De  la  commission  dont  le  chargea  le  comte  de  Lemos,  et  de  l'intrigue  dans  latiuelle 

ce  seigneur  et  lui  s'engagèrent. 

Lorsque  je  fus  connu  pour  un  homme  chéri  du  duc  de 
Lerme,  j'eus  bientôt  une  cour.  Tous  les  matins  mon  anti- 
cliambre  se  trouvoit  pleine  de  monde ,  et  je  donnois  mes 
audiences  à  mon  lever.  Il  venoit  chez  moi  deux  sortes 
de  gens  :  les  uns  pour  m'engager,  en  payant,  à  demander 
des  grâces  au  ministre,  et  les  autres  pour  m'exciter  par 
des  supplications  à  leur  faire  obtenir  gratis  cq  qu'ils  souhai- 
toient.  Les  premiers  étoient  sûrs  d'être  écoutés  et  bien  ser- 
vis; à  l'égard  des  seconds,  je  m'en  débarrassois  sur-le- 
champ  par  des  défaites,  ou  bien  je  les  amusois  si  longtemps 
que  je  leur  faisois  perdre  patience.  Avant  que  je  fusse  à  la 
cour,  j'étois  compatissant  et  charitable  de  mon  naturel; 
mais  on  n'a  plus  là  de  foiblesse  humaine,  et  j'y  devins  plus 
dur  qu'un  caillou.  Je  me  guéris  aussi  par  conséquent  de  ma 
sensibilité  pour  mes  amis  ;  je  me  dépouillai  de  toute  aflec- 
tion  peureux.  La  manière  dont  j'en  usai  avec  Joseph  Navarro, 
dans  une  conjoncture  que  je  vais  rapporter ,  en  peut  faire 
foi. 

Ce  Navarro  à  qui  j'avois  tant  d'obligation,  et  qui,  pour 
tout  dire  en  un  mot,  étoit  la  cause  première  de  ma  fortune, 
vint  un  jour  chez  moi.  Après  m'avoir  témoigné  beaucoup 
d'amitié,  ce  qu'il  avoit  coutume  de  faire  quand  il  me 
voyoit ,  il  me  pria  de  demander  pour  un  de  ses  amis  certahi 
emploi  au  duc  de  Lerme  ,  en  me  disant  que  le  cavalier  pour 
lequel  il  me  sollicitoit  étoit  un  garçon  fort  aimable  et  d'un 
grand  mérite,  mais  qu'il  avoit  besoin  d'un  poste  pour  sub- 
sister. Je  ne  doute  pas,   ajouta  Joseph,  bon  et  obHgeant 


456  GIL   DLAS. 

comme  je  vous  connois,  que  vous  ne  soyez  ravi  de  faire 
plaisir  à  un  honnête  homme  qui  n'est  pas  riche  ;  son  indi- 
gence est  un  titre  pour  mériter  votre  appui;  je  suis  sur  que 
vous  me  savez  bon  gré  de  vous  donner  une  occasion  d'exer- 
cer votre  humeur  bienfaisante.  G'étoit  me  dire  nettement 
qu'on  attendoit  de  moi  ce  service  pour  rien.  Quoique  cel^i 
ne  fut  guère  de  mon  goût,  je  ne  laissai  pas  de  paroître  fort 
disposé  à  faire  ce  qu'on  désiroit.  Je  suis  charmé,  répondis- 
se à  Navarro,  de  pouvoir  vous  marquer  la  vive  reconnois- 
sance  que  j'ai  de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  II 
suffit  que  vous  vous  intéressiez  pour  quelqu'un;  il  n'en  faut 
pas  davantage  pour  me  déterminer  à  le  servir.  Votre  ami 
aura  cet  emploi  que  vous  souhaitez  qu'il  ait,  comptez  là- 
dessus  ;  ce  n'est  plus  votre  affaire ,  c'est  la  mienne. 

Sur  cette  assurance,  Joseph  s'en  alla  très-satisfait  de  moi; 
néanmoins  la  personne  qu'il  m'avoit  recommandée  n'eut  pas 
le  poste  en  question.  Je  le  fis  accorder  à  un  autre  homme 
pour  mille  ducats,  que  je  mis  dans  mon  coffre-fort.  Je  préfé- 
rai cette  somme  aux  remercîments  que  m'auroit  faits  mon 
chef  d'office,  à  qui  je  dis  d'un  air  mortifié  quand  nous  nous 
revîmes:  Ah!  mon  cher  iNavarro,  vous  vous  êtes  avisé  trop 
tard  de  me  parler.  Calderone  m'a  prévenu  :  il  a  fait  donner 
l'emploi  que  vous  savez.  Je  suis  au  désespoir  de  n'avoir  pas 
une  meilleure  nouvelle  à  vous  apprendre. 

Joseph  me  crut  de  bonne  foi,  et  nous  nous  quittâmes 
plus  amis  que  jamais;  mais  je  crois  qu'il  découvrit  bientôt 
la  vérité,  car  il  ne  revint  plus  chez  moi.  Au  lieu  de  sentir 
quelques  remords  d'en  avoir  usé  de  la  sorte  avec  un  ami  véri- 
table, et  à  qui  j'avois  tant  d'obligation,  j'en  fus  charmé. 
Outre  que,  les  services  qu'il  m'avoit  rendus  me  pesoient,  il 
me  sembloit  que,  dans  la  passe  ou  j'étois  alors  à  la  cour,  il 
ne  me  convenoit  plus  de  fréquenter  des  maîtres  d'hôtels. 

11  y  a  longtemps  que  je  n'ai  parlé  du  comte  de  Lemos  ; 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   X.  157 

venons  présentement  à  ce  seigneur.  Je  le  voyois  quelquefois. 
Je  lui  avois  porté  mille  pistoles,  comme  je  l'ai  dit  ci-devant, 
et  je  lui  en  portai  mille  autres  encore  par  ordre  du  duc  son 
oncle,  de  l'argent  que  j'avois  à  Son  Excellence.  Le  comte  de 
Lemos  ce  jour-là  voulut  avoir  un  long  entretien  avec  moi. 
Il  m'apprit  qu'il  étoit  enfin  parvenu  à  son  but,  et  qu'il  pos- 
sédoit  entièrement  les  bonnes  grâces  du  prince  d'Espagne, 
dont  il  étoit  l'unique  confident.  Ensuite  il  me  chargea  d'une 
commission  fort  honorable ,  et  à  laquelle  il  m'avoit  déjà  pré- 
paré. Ami  Santillane,  me  dit-il,  c'est  maintenant  qu'il  faut 
agir.  N'épargnez  rien  pour  découvrir  quelque  jeune  beauté 
qui  soit  digne  d'amuser  ce  prince  galant.  Vous  avez  de  l'es- 
prit; je  ne  vous  en  dis  pas  davantage.  Allez,  courez,  cher- 
chez, et  quand  vous  aurez  fait  une  heureuse  découverte, 
vous  viendrez  m'en  avertir.  Je  promis  au  comte  de  ne  rien 
négliger  pour  bien  m'acquitter  de  cet  emploi ,  qui  ne  doit 
pas  être  fort  difficile  à  exercer,  puisqu'il  y  a  tant  de  gens 
qui  s'en  mêlent. 

Je  n' avois  pas  un  grand  usage  de  ces  sortes  de  recherches; 
mais  je  ne  doutois  point  que  Scipion  ne  fût  encore  admirable 
pour  cela.  En  arrivant  au  logis,  je  l'appelai  et  lui  dis  en 
particulier  :  Mon  enfant,  j'ai  une  confidence  importante  à  te 
faire.  Sais- tu  bien  qu'au  milieu  des  faveurs  de  la  fortune  je 
sens  qu'il  me  manque  quelque  chose  ?  Je  devine  aisément  ce 
que  c'est,  interrompit-il  sans  me  donner  le  temps  d'achever 
ce  que  je  voulois  lui  dire;  vous  avez  besoin  d'une  nymphe 
agréable  pour  vous  dissiper  un  peu  et  vous  égayer.  Et  en 
effet  il  est  étonnant  que  vous  n'en  ayez  pas  dans  le  prin- 
temps de  vos  jours,  pendant  que  de  graves  barbons  ne 
sauroient  s'en  passer.  J'admire  ta  pénétration,  repris-je  en 
souriant.  Oui,  mon  ami,  c'est  une  maîtresse  qu'il  me  faut, 
et  je  veux  l'avoir  de  ta  main.  Mais  je  t'avertis  que  je  suis 
très-délicat  sur  la  matière  :  je  te  demande  une  jolie  pcrsoiine 


(58  GIL   BLAS. 

qui  n'ait  pas  de  mauvaises  mœurs.  Ce  que  vous  souhaitez, 
repartit  Scipion  en  souriant,  est  un  peu  rare.  Cependant 
nous  sommes.  Dieu  merci,  clans  une  ville  où  il  y  a  de  tout; 
et  j'espère  que  j'aurai  bientôt  trouvé  votre  fait. 

Véritablement  trois  jours  après  il  me  dit  :  J'ai  découvert 
tin  trésor.  Une  jeune  dame  nommée  Catalina\  de  bonne 
famille  et  d'une  beauté  ravissante,  demeure,  sous  la  con- 
duite de  sa  tante ,  dans  une  petite  maison  où  elles  vivent 
toutes  deux  fort  honnêtement  de  leur  bien  qui  n'est  pas  con- 
sidérable. Elles  sont  servies  par  une  soubrette  que'  je  con- 
nois,  et  qui  vient  de  m'assurer  que  leur  porte,  quoique 
fermée  à  tout  le  monde,  pourroit  s'ouvrir  à  un  galant  riche 
et  libéral,  pourvu  qu'il  voulût  bien,  de  peur  de  scandale, 
n'entrer  chez  elles  que  la  nuit  et  sans  faire  aucun  éclat.  Là- 
dessus,  je  vous  ai  peint  comme  un  cavalier  qui  méritoit  de 
trouver  l'huis  ouvert,  et  j'ai  prié  la  soubrette  de  vous  pro- 
poser aux  deux  dames.  Elle  m'a  promis  de  le  faire ,  et  de 
me  rapporter  demain  matin  la  réponse  dans  .un  endroit  dont 
nous  sommes  convenus.  Cela  est  bon,  lui  répondis-je;  mais 
je  crains  que  la  femme  de  chambre  à  qui  tu  viens  de  parler 
ne  t'en  ait  fait  accroire.  Non,  non,  répliqua-t-il ,  ce  n'est 
point  à  moi  qu'on  en  donne  à  garder  :  j'ai  déjà  interrogé 
les  voisins;  et  je  conclus  de  tout  ce  qu'ils  m'ont  dit,  que  la 
senora  Catalina  est  telle  que  vous  la  pouvez  désirer,  c'est- 
à-dire  une  Danaé  chez  laquelle  il  vous  sera  permis  d'aller 
faire  le  Jupiter,  à  la  faveur  d'une  grêle  de  pistoles  que  vous 
y  laisserez  tomber. 

Tout  prévenu  que  j'étois  contre  ces  sortes  de  bonnes  for- 
tunes, je  me  prêtai  à  celle-là;  et  comme  la  femmi  de 
chambre  vint  dire  le  jour  suivant  à  Scipion  qu'il  ne  tiendroit 

1.  Catalina  :  ce  nom  semble  choisi  exprès.  Catalina,  en  espagnol,  est  le 
nom  de  cette  maladie  qu'on  ne  peut,  dit  Voltaire,  nommer  honnêtement  que 
lorsqu'elle  est  petite. 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE  X.  459 

qu'à  moi  d'être  introduit  dès  ce  soir-là  même  dans  la  mai- 
son de  ses  maîtresses,  je  m'y  glissai  entre  onze  heures  et 
minuit.  La  soubrette  me  reçut  sans  lumière,  et  me  prit  par 
la  main  pour  me  conduire  dans  une  salle  assez  propre ,  où 
je  trouvai  les  deux  dames  galamment  habillées,  et  assises 
sur  des  carreaux  de  satin.  Aussitôt  qu'elles  m'aperçurent, 
elles  se  levèrent  et  me  saluèrent  d'une  manière  toute  gra- 
cieuse; je  crus  voir  deux  personnes  de  qualité.  La  tante, 
qu'on  appeloit  la  senora  Mencia,  quoique  belle  encore, 
ne  s'attira  pas  mon  attention.  Il  est  vrai  qu'on  ne  pouvoit 
regarder  que  la  nièce,  qui  me  parut  une  déesse.  A  l'exami- 
ner pourtant  à  la  rigueur,  on  auroit  pu  dire  que  ce  n'étoit 
pas  une  beauté  parfaite;  mais  elle  avoit  des  grâces,  avec  un 
air  piquant  et  voluptueux  qui  ne  permettoit  guère  aux  yeux 
des  hommes  de  remarquer  ses  défauts. 

Aussi  sa  vue  troubla  mes  sens.  J'oubliai  que  je  ne  venois 
là  que  pour  faire  l'office  de  procureur;  je  parlai  en  mon 
propre  et  privé  nom,  et  tins  tous  les  discours  d'un  homme 
passionné.  La  petite  fille,  à  qui  je  trouvai  trois  fois  plus 
d'esprit  qu'elle  n'en  avoit,  tant  elle  me  paroissoit  aimable, 
acheva  de  m'enchanter  par  ses  réponses.  Je  commençois  à 
ne  me  plus  posséder,  lorsque  la  tante,  pour  modérer  mes 
transports,  prit  la  parole,  et  me  dit:  Seigneur  de  Santillane, 
je  vais  m' expliquer  franchement  avec  vous.  Sur  l'éloge  qu'on 
m'a  fait  de  votre  seigneurie,  je  vous  ai  permis  d'entrer  chez 
moi,  sans  affecter,  par  des  façons,  de  vous  faire  valoir  cette 
faveur  :  mais  ne  pensez  pas  pour  cela  que  vous  en  soyez  plus 
avancé;  j'ai  jusqu'ici  élevé  ma  nièce  dans  la  retraite,  et 
vous  êtes,  pour  ainsi  dire,  le  premier  cavalier  aux  regards 
de  qui  je  l'expose.  Si  vous  la  jugez  digne  d'être  votre  épouse, 
je  serai  ravi  qu'elle  ait  cet  honneur;  voyez  si  elle  vous  con- 
vient à  ce  prix-là  :  vous  ne  l'aurez  point  à  meilleur  marché. 

Ce  coup  tiré  à  bout  portant  ellaroucha  l'amour  qui  m'ai- 


460  GIL  BLAS. 

loit  décocher  une  flèche.  Pour  parler  sans  métaphore,  un 
mariage  proposé  si  crûment  me  fit  rentrer  en  moi-même;  je 
redevins  tout  à  coup  l'agent  fidèle  du  comte  de  Lemos;  et, 
changeant  de  ton,  je  répondis  à  la  senora  Mencia  :  Madame, 
votre  franchise  me  plaît,  et  je  veux  l'imiter.  Quelque  figure 
que  je  fasse  à  la  cour,  je  ne  vaux  pas  l'incomparable  Cata- 
lina;  j'ai  pour  elle  en  main  un  parti  plus  brillant;  je  lui  des- 
tine le  prince  d'Espagne.  Il  suffisoit  de  refuser  ma  nièce, 
reprit  la  tante  froidement;  ce  refus,  ce  me  semble,  étoit 
assez  désobligeant;  il  n'étoit  pas  nécessaire  de  l'accompa- 
gner d'un  trait  railleur.  Je  ne  raille  point,  madame, 
m'écriai-je;  rien  n'est  plus  sérieux;  j'ai  ordre  de  chercher 
une  personne  qui  mérite  d'être  honorée  des  visites  secrètes 
du  prince  d'Espagne;  je  la  trouve  dans  votre  maison,  je  vous 
marque  à  la  craie  ^ 

La  senora  Mencia  fut  fort  étonnée  d'apprendre  ces 
paroles;  et  je  m'aperçus  qu'elles  ne  lui  déplurent  point. 
Néanmoins ,  croyant  devoir  faire  la  réservée ,  elle  me  répli- 
qua de  cette  manière  :  Quand  je  prendrois  au  pied  de  la 
lettre  ce  que  vous  me  dites,  apprenez  que  je  ne  suis  pas  d'un 
caractère  à  m' applaudir  de  l'infâme  honneur  de  voir  ma 
nièce  maîtresse  du  prince.  Ma  vertu  se  révolte  contre  l'idée... 
Que  vous  êtes  bonne,  interrompis-je,  avec  votre  vertu! 
Vous  pensez  comme  une  sotte  bourgeoise.  Vous  moquez-vous 
de  considérer  ces  choses-là  dans  un  point  de  vue  moral  ? 
C'est  leur  ôter  tout  ce  qu'elles  ont  de  beau  ;  il  faut  les  regar- 
der d'un  œil  charmé.  -Envisagez  l'héritier  de  la  monarchie 
aux  pieds  de  l'heureuse  Catalina;  représentez-vous  qu'il 
l'adore  et  la  comble  de  présents,  et  songez  enfin  qu'il  naîtra 
d'elle  peut-être  un  héros  qui  rendra  le  nom  de  sa  mère 
immortel  avec  le  sien. 

1.  Les  maréchaux  des  logis,  les  fourriers  de  la  cour,  marquaicut  ainsi  les 
loj^cinents  du  roi  et  de  la  cour,  quand  il  voyageait. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   X.  loi 

Quoique  la  tante  ne  demancLàt  pas  mieux  que  d'accepter 
ce  que  je  proposois,  elle  feignit  de  ne  savoir  à  quoi  se 
résoudre;  et  Catalina,  qui  auroit  déjà  voulu  tenir  le  prince 
d'Espagne ,  affecta  une  grande  indifférence  ;  ce  qui  fut  cause 
que  je  me  mis  sur  nouveaux  frais  à  presser  la  place,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  la  senora  Mencia,  me  voyant  rebuté  et  prêt 
à  lever  le  siège,  battit  la  chamade,  et  nous  dressâmes  une 
capitulation  qui  contenoit  les  deux  articles  suivants  :  Primo, 
que  si  le  prince  d'Espagne,  sur  le  rapport  qu'on  lui  feroit 
des  agréments  de  Catalina,  prenoit  feu  et  se  déterminoit  à 
lui  faire  une  visite  nocturne,  j'aurois  soin  d'en  informer  les 
dames,  comme  aussi  de  la  nuit  qui  seroit  choisie  pour  cet 
effet.  Secundo,  que  le  prince  ne  pourroit  s'introduire  chez 
lesdites  dames  qu'en  galant  ordinaire,  et  accompagné  seule- 
ment de  moi  et  de  son  Mercure  en  chef. 

Après  cette  convention,  la  tante  et  la  nièce  me  firent 
toutes  les  amitiés  du  monde  ;  elles  prirent  avec  moi  un  air 
de  familiarité ,  à  la  faveur  duquel  je  hasardai  quelques  acco- 
lades qui  ne  furent  pas  trop  mal  reçues;  et,  lorsque  nous 
nous  séparâmes ,  elles  m'embrassèrent  d'elles-mêmes  en  me 
faisant  toutes  les  caresses  imaginables.  C'est  une  chose  mer- 
veilleuse que  la  facilité  avec  laquelle  il  se  forme  une  liaison 
entre  les  courtiers  de  galanterie  et  les  femmes  qui  ont  besoin 
d'eux.  On  auroit  dit,  en  me  voyant  sortir  de  là  si  favorisé, 
que  j'eusse  été  plus  heureux  que  je  ne  l'étois. 

Le  comte  de  Lemos  sentit  une  extrême  joie,  quand  je  lui 
annonçai  que  j'avois  fait  une  découverte  telle  qu'il  la  pou- 
voit  souhaiter.  Je  lui  parlai  de  Catalina  dans  des  termes  qui 
lui  donnèrent  envie  de  la  voir.  Je  le  menai  chez  elle  la  nuit 
suivante,  et  il  m'avoua  que  j'avois  fort  bien  rencontré.  Il  dit 
aux  dames  qu'il  ne  doutoit  nullement  que  le  prince  d'Es* 
pagne  ne  fût  fort  satisfait  de  la  maîtresse  que  je  lui  avois 
choisie,  et  qu'elle  de  son  côté  auroit  sujet  d'être  contente 
II.  11 


4C2  GIL  BLAS. 

d'un  tel  amant;  que  ce  jeune  prince  étoit  généreux,  plein 
de  douceur  et  de  bonté  ;  enfin  il  les  assura  que  dans  quel- 
ques jours  il  le  leur  amèneroit  de  la  façon  qu'elles  le  dési- 
roient,  c'est-à-dire  sans  suite  et  sans  bruit.  Ce  seigneur  prit 
là-dessus  congé  d'elles,  et  je  me  retirai  avec  lui.  Nous  rejoi- 
gnîmes son  équipage  dans  lequel  nous  étions  venus  tous 
deux,  et  qui  nous  attendoit  au  bout  de  la  rue.  Ensuite  il  me 
conduisit  à  mon  hôtel ,  en  me  chargeant  d'instruire  le  len- 
demain son  oncle  de  cette  aventure  ébauchée,  et  de  le  prier 
de  sa  part  de  lui  envoyer  un  millier  de  pistoles  pour  la 
mettre  à  fin. 

Je  ne  manquai  pas  le  jour  suivant  d'aller  rendre  au  duc 
de  Lerme  un  compte  exact  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé.  Je 
ne  lui  cachai  qu'une  chose.  Je  ne  lui  parlai  point  de  Sci- 
pk)n;  je  me  donnai  pour  l'auteur  de  la  découverte  de  Cata- 
lina:  car  on  se  fait  honneur  de  tout  auprès  des  grands. 

Je  m'attirai  par  là  des  compliments  à  mi-sucre.  Monsieur 
Gil  Blas,  me  dit  le  ministre  d'un  air  railleur,  je  suis  ravi 
qu'avec  tous  vos  autres  talents  vous  ayez  encore  celui  de 
déterrer  les  beautés  obligeantes!  quand  j'en  voudrai  quel- 
ques-unes, vous  trouverez  bon  que  je  m'adresse  à  vous. 
Monseigneur,  lui  répondis -je  sur  le  même  ton-,  je  vous 
remercie  de  la  préférence;  mais  vous  me  permettrez  de  vous 
dire  que  je  me  ferois  un  scrupule  de  pi'ocurer  ces  sortes  de 
plaisirs  à  Votre  Excellence.  Il  y  a  si  longtemps  que  le  sei- 
gneur don  Rodrigue  est  en  possession  de  cet  emploi-là, 
qu'il  y  aurait  injustice  à  l'en  dépouiller.  Le  duc  sourit  de  ma 
réponse;  puis,  changeant  de  discours,  il  me  demandas!  son 
neveu  n'avoit  pas  ])esoin  d'argent  pour  cette  équipée.  Par- 
donnez-moi, lui  dis-je,  il  vous  prie  de  lui  envoyer  mille  pis- 
toles. Eh  bien  !  reprit  le  ministre,  tu  n'as  qu'à  les  lui  porter; 
dis-lui  qu'il  ne  les  ménage  point,  et  qu'il  applaudisse  à 
toutes  les  dépenses  que  le  prince  souhaitera  de  faire. 


LIVRE   VIII,    CHAPITRE  XI.  463 

CHAPITRE  XI. 

Ho  la  visite  secrète  et  des  présents  que  le  prince  d'Espagne  Ht  à  Catalina. 

J'allai  porter  à  l'heure  même  cinq  cents  doubles  pistoles 
au  comte  de  Lemos.  Vous  ne  pouviez  venir  plus  à  propos, 
me  dit  ce  seigneur.  J'ai  parlé  au  prince  ;  il  a  mordu  à  la 
grappe;  il  brûle  d'impatience  de  voir  Catalina.  Dès  la  nuit 
prochaine  il  veut  se  dérober  secrètement  de  son  palais  pour 
se  rendre  chez  elle,  c'est  une  chose  résoliie;  nos  mesures 
sont  déjà  prises  pour  cela.  Avertissez-en  les  dames,  et  leur 
donnez  l'argent  que  vous  m'apportez;  il  est  bon  de  leur  faire 
connoître  que  ce  n'est  point  un  amant  ordinaire  qu'elles  ont 
à  recevoir;  d'ailleurs  les  bienfaits  des  princes  doivent  de- 
vancer leurs  galanteries.  Comme  vous  l'accompagnerez  avec 
moi ,  poursuivit-il ,  ayez  soin  de  vous  trouver  ce  soir  à  son 
coucher;  il  faudra  de  plus  que  votre  carrosse  (car  je  juge  à 
propos  de  nous  en  servir)  nous  attende  à  minuit  aux  envi- 
rons du  palais. 

Je  me  rendis  aussitôt  chez  les  dames.  Je  ne  vis  point 
Catalina;  on  me 'dit  qu'elle  reposoit.  Je  ne  parlai  qu'à  la 
sefiora  Mencia.  Madame,  lui  dis-je,  excusez-moi  de  grâce 
si  je  parois  dans  votre  maison  pendant  le  jour;  mais  je  ne 
puis  faire  autrement;  il  faut  bien  que  je  vous  avertisse  que 
le  prince  d'Espagne  viendra  chez  vous  cette  nuit;  et  voici, 
ajoutai-je  en  lui  mettant  entre  les  mains  un  sac  où  étoient 
les  espèces,  voici  une  offrande  qu'il  envoie  au  temple  de 
Cy  thère  pour  s'en  rendre  les  divinités  favorables.  Je  ne  vous 
ai  pas,  comme  vous  voyez,  engagées  dans  une  mauvaise 
alfaive.  Je  vous  en  suis  redevable,  répondit-elle;  mais  appre- 
nez-moi,  seigneur  de  Santillane,  si  le  prince  aime  la  mu- 
sique. 11  l'aime  ,  repris-je,  à  la  folie.  Rien  ne  le  divertit  tant 


1G4  CIL  BLAS. 

qu'une  belle  voix  accompagnée  d'un  luth  touché  délicate- 
ment. Tant  mieux!  s'écria-t-elle  toute  transportée  de  joie; 
vous  me  charmez  en  me  disant  cela,  car  ma  nièce  a  un  go- 
sier de  rossignol  et  joue  du  luth  à  ravir:  elle  danse  même 
parfaitement.  Yive  Dieu!  m'écriai-je  à  mon  tour,  voilà  bien 
des  perfections,  ma  tante  :  il  n'en  faut  pas  tant  à  une 
fille  pour  faire  fortune  ;  un  seul  de  ces  talents  lui  suffit  pour 
cela. 

Ayant  ainsi  préparé  les  voies,  j'attendis  l'heure  du  cou- 
cher du  prince.  Lorsqu'elle  fut  arrivée,  je  donnai  mes  ordres 
à  mon  cocher,  et  rejoignis  le  comte  de  Lemos,  qui  me  dit 
que  le  prince,  pour  se  défaire  plus  tôt  de  tout  le  monde, 
alloit  feindre  une  légère  indisposition ,  et  même  se  mettre 
au  lit  pour  mieux  persuader  qu'il  étoit  malade  ;  mais  qu'il  se 
relèveroit  une  heure  après,  et  gagneroit  par  une  porte 
secrète  un  escalier  dérobé  qui  conduisoit  dans  les  cours. 

Lorsqu'il  m'eut  instruit  de  ce  qu'ils  avoient  concerté  tous 
deux,  il  me  posta  dans  un  endroit  par  où  il  m'assura  qu'ils 
passeroient.  J'y  gardai  si  longtemps  le  mulet,  que  je  com- 
mençai à  croire  que  notre  galant  avoit  pris  par  un  autre 
chemin  ou  perdu  l'envie  de  voir  Catalina;  comme  si  les 
princes  perdoient  ces  sortes  de  fantaisies  avant  que  de  les 
avoir  satisfaites!  Enfin,  je  m'imaginois  qu'on  m' avoit  oublié, 
quand  il  parut  deux  hommes  qui  m'abordèrent.  Les  ayant 
reconnus  pour  ceux  que  j'attendois,  je  les  menai  à  mon  car- 
rosse, dans  lequel  ils  montèrent  l'un  et  l'autre;  pour  moi, 
je  me  mis  auprès  du  cocher  pour  lui  servir  de  guide,  et  je 
le  fis  arrêter  à  cinquante  pas  de  chez  les  dames.  Je  donnai 
la  main  au  prince  d'Espagne  et  ix  son  compagnon,  pour  les 
aider  à  descendre,  et  nous  marchâmes  vers  la  maison  oîi 
nous  voulions  nous  introduire.  La  porte  s'ouvrit  à  notre 
approche,  et  se  referma  dès  que  nous  fûmes  entrés. 

Nous  nous  trouvâmes  d'abord  dans  les  mêmes  ténèbres 


LIYRF-:   YIH.    CHAPITRE   XI.  1G3 

OÙ  je  m'étois  trouvé  la  première  fois,  quoiqu'on  eût  pour- 
tant par  distinction  attaché  une  petite  lampe  à  un  mur.  La 
lumière  qu'elle  répandoit  étoit  si  sombre,  que  nous  l'aperce- 
vions seulement  sans  en  être  éclairés.  Tout  cela  ne  servoit 
qu'à  rendre  l'aventure  plus  agréable  à  son  héros ,  qui  fut 
vivement  frappé  de  ki  vue  des  dames,  lorsqu'elles  le  reçurent 
dans  la  salle ,  où  la  clarté  d'un  grand  nombre  de  bougies 
compensoit  l'obscurité  qui  régnoit  dans  la  cour.  La  tante  et 
la  nièce  étoient  dans  un  déshabillé  galant  où  il  y  avoit  une 
intelligence  de  coquetterie  qui  ne  les  laissoit  pas  regarder 
impunément.  Notre  prince  se  seroit  fort  bien  contenté  de  la 
senora  Mencia,  s'il  n'eût  pas  eu  à  choisir;  mais  les  charmes 
de  la  jeune  Gatalina,  comme  de  raison,  eurent  la  préférence. 

Eh  bien!  mon  prince,  lui  dit  le  comte  de  Lemos,  pou- 
vions-nous vous  procurer  le  plaisir  de  voir  deux  personnes 
plus  jolies?  Je  les  trouve  toutes  deux  ravissantes,  répondit 
le  prince  ;  et  je  n'ai  garde  de  remporter  d'ici  mon  cœur, 
puisqu'il  n'échapperoit  point  à  la  tante,  si  la  nièce  le  pouvoit 
manquer. 

Après  un  compliment  si  gracieux  pour  une  tante,  il  dit 
mille  choses  flatteuses  à  Gatalina ,  qui  lui  répondit  très-spi- 
rituellement. Comme  il  est  permis  aux  honnêtes  gens  qui 
font  le  personnage  que  je  faisois  dans  cette  occasion,  de  se 
mêler  à  l'entretien  des  amants,  pourvu  que  ce  soit  pour 
attiser  le  feu,  je  dis  au  galant  que  sa  nymphe  chantoit  et 
jouoit  du  luth  cà  merveille.  Il  fut  ravi  d'apprendre  qu'elle 
eût  ces  talents;  il  la  pressa  de  lui  en  montrer  un  échantillon. 
Elle  se  rendit  de  bonne  grâce  à  ces  instances,  prit  un  luth 
tout  accordé,  joua  quelques  airs  tendres,  et  chanta  d'une 
manière  si  touchante,  que  le  prince  se  laissa  tomber  à  ses 
genoux  tout  transporté  d'amour  et  de  plaisir.  Mais  finissons 
là  ce  tableau ,  et  disons  seulement  que,  dans  la  douce  ivresse 
où  l'héritier  de  la  monarchie  espagnole  étoit  plongé,  les 


166  GIL  BLAS. 

heures  s'écoulèrent  comme  des  moments,  et  qu'il  nous  fallut 
l'arracher  de  cette  dangereuse  maison ,  à  cause  du  jour  qui 
s'approchoit.  Messieurs  les  entrepreneurs  le  ramenèrent 
promptement  au  palais,  et  le  remirent  dans  son  apparte- 
ment. Ils  se  retirèrent  ensuite  chez  eux,  aussi  contents  de 
l'avoir  appareillé  avec  une  aventurière ,  jque  s'ils  eussent  fait 
son  mariage  avec  une  princesse. 

Je  contai  le  lendemain  matin  cette  aventure  au  duc  de 
Lerme,  car  il  vouloit  tout  savoir.  Dans  le  temps  que  je  lui 
en  achevois  le  récit,  le  comte  de  Lemos  arriva,  et  nous  dit: 
Le  prince  d'Espagne  est  si  occupé  de  Catalina,  il  a  pris  tant 
de  goût  pour  elle,  qu'il  se  propose  de  la  voir  souvent  et  de 
s'y  attacher.  Il  voudroit  lui  envoyer  aujourd'hui  pour  deux 
mille  pistoles  de  pierreries;  mais  il  n'a  pas  le  sou.  Il  s'est 
adressé  à  moi.  Mon  cher  Lemos,  m'a-t-il  dit,  il  faut  que 
vous  me  trouviez  tout  à  l'heure  cette  somme-là.  Je  sais  bien 
que  je  vous  incommode,  que  je  vous  épuise;  aussi  mon 
cœur  vous  en  tient-il  un  grand  compte;  et  si  jamais  je  me 
vois  en  état  de  reconnoître,  d'une  autre  manière  que  par  le 
sentiment,  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  vous  ne 
vous  repentirez  point  de  m'avoir  obligé.  Mon  prince,  lui  ai-je 
répondu  en  le  quittant  sur-le-champ,  j'ai  des  amis  et  du 
crédit,  je  vais  vous  chercher  ce  que  vous  souhaitez. 

Il  n'est  pas  difficile  de  le  satisfaire,  dit  alors  le  duc  k 
son  neveu.  Santillane  va  vous  porter  cet  argent;  ou  bien,  si 
vous  voulez,  il  achètei"a  lui-même  les  pierreries;  car  il  s'y 
connoît  parfaitement,  et  surtout  en  rubis.  N'est-il  pas  vrai, 
Gil  Blas?  ajouta-t-il  en  me  regardant  d'un  air  malin.  Que 
vous  êtes  malicieux,  monseigneur!  lui  répondis-je.  Je  vois 
bien  que  vous  avez  envie  de  faire  rire  monsieur  le  comte  à 
mes  dépens.  Gela  ne  manqua  pas  d'arriver.  Le  neveu  de- 
manda quel  mystère  il  y  avoit  là-dessous.  Ce  n'est  rien, 
répliqua  l'oncle  en  riant.  C'est  qu'un  jour  Santillane  s'avisa 


mi  BUM. 


i/y/fi:  VIII,  cjw  13 


Garnier  frères.  Editeurs 


LIVRE   VIll,   CHAPITRE  XII.  tG7 

de  troquer  un  diamant  contre  un  rubis,  et  que  ce  troc  ne 
tourna  ni  h  son  honneur  ni  à  son  profit. 

J'aurois  été  trop  heureux  si  le  ministre  n'en  eût  pas  dit 
davantage  :  mais  il  prit  la  peine  de  conter  le  tour  que  Camille 
et  don  Raphaël  m'avoient  joué  dans  un  hôtel  garni,  et  de 
s'étendre  particulièrement  sur  les  circonstances  les  plus  dés- 
agréables pour  moi.  Son  Excellence,  après  s'être  bien 
égayée,  m'ordonna  d'accompagner  le  comte  de  Lemos,  qui 
me  mena  chez  un  joaillier  où  nous  choisùTies  des  pierreries 
que  nous  allâmes  montrer  au  prince  d'Espagne  ;  après  quoi, 
elles  me  furent  confiées  pour  être  remises  à  Catalina.  J'allai 
ensuite  prendre  chez  moi  deux  mille  pistoles  de  l'argent  du 
duc,  pour  payer  le  marchand. 

On  ne  doit  pas  demander  si  la  nuit  suivante  je  fus  gra- 
cieusement reçu  des  dames,  lorsque  j'exhibai  les  présents 
de  mon  ambassade ,  lesquels  consistoient  en  une  belle  paire 
de  boucles  d'oreilles  avec  les  pendants  pour  la  nièce.  Char- 
mées l'une  et  l'autre  de  ces  marques  de  l'amour  et  de  la  gé- 
nérosité du  prince,  elles  se  mirent  à  jaser  comme  deux 
commères,  et  à  me  remercier  de  leur  avoir  procuré  une  si 
bonne  connoissance.  Elles  s'oublièrent  dans  l'excès  de  leur 
joie.  Il  leur  échappa  quelques  paroles  qui  me  firent  soup- 
çonner que  je  n'avois  produit  qu'une  friponne  au  fils  de  notre 
grand  monarque.  Pour  savoir  précisément  si  j'avois  fait  ce 
beau  chef-d'œuvre ,  je  me  retirai  dans  le  dessein  d'avoir  un 
éclaircissement  avec  Scipion. 

CHAPITRE  XII. 

Qui  étoit  Catalina.  E:nbarras  de  Gil  Blas,  son  inquiétude,  et  quelle  prccautioa 
il  fut  obligé  de  prendre  pour  se  mettre  l'esprit  en  repos. 

En  rentrant  chez  moi,  j'entendis  un  grand  bruit,  .l'en 
demaiulai  la  cau.se.  On  me  dit  que  c'étoit  Scipion  qui,  ce 


1C8  GIL   BLAS, 

soir-là,  donnoit  à  souper  à  une  demi-douzaine  de  ses  amis. 
Ils  cbantoient  cà  gorge  déployée  et  faisoient  de  longs  éclats  de 
rire.  Ce  repas  n'étoit  assurément  pas  le  banquet  des  sept 
sages. 

Le  maître  du  festin,  averti  de  mon  arrivée,  dit  à  sa 
compagnie  :  Messieurs,  ce  n'est  rien,  c'est  le  patron  qui 
revient;  que  cela  ne  vous  gêne  pas.  Continuez  de  vous  ré- 
jouir ;  je  vais  lui  dire  deux  mots  ;  je  vous  rejoindrai  dans  un 
moment.  A  ces  mots  il  vint  me  trouver.  Quel  tintamarre! 
lui  dis-je.  Quelle  sorte  de  personnes  régalez-vous  donc  là- 
bas?  Sont-ce  des  poètes?  Non  pas ,  s'il  vous  plaît,  me  répon- 
dit-il. Ce  seroit  dommage  de  donner  votre  vin  à  boire  à  ces 
gens-là;  j'en  fais  un  meilleur  usage.  Il  y  a  parmi  mes  con- 
vives un  jeune  homme  très-riche  qui  veut  obtenir  un  emploi 
par  votre  crédit  et  pour  son  argent.  C'est  pour  lui  que  la 
fête  se  fait.  A  chaque  coup  qu'il  boit,  j'augmente  de  dix  pis- 
toles  le  bénéfice  qui  doit  vous  en  revenir.  Je  veux  le  faire 
boire  jusqu'au  jour.  Sur  ce  pied-là,  repris-je  ,  va  te  remettre 
à  table,  et  ne  ménage  point  le  vin  de  ma  cave. 

Je  ne  jugeai  point  à  propos  de  l'entretenir  alors  de  Cata- 
lina;  mais  le  lendemain,  à  mon  lever,  je  lui  parlai  de  cette 
sorte  :  Ami  Scipion,  tu  sais  de  quelle  manière  nous  vivons 
ensemble.  Je  te  traite  plutôt  en  camarade  qu'en  domestique  : 
tu  aurois  tort  par  conséquent  de  me  tromper  comme  un 
maître.  N'ayons  donc  point  de  secret  l'un  pour  l'autre.  Je 
vais  t' apprendre  une  chose  qui  te  surprendra,  et  toi,  de  ton 
côté,  tu  me  diras  ce  que  tu  penses  des  femmes  que  tu  m'as 
fait  connoître.  Entre  nous,  je  les  soupçonne  d'être  deux  ma- 
toises d'autant  plus  raffinées  qu'elles  affectent  plus  de  sim- 
plicité. Si  je  leur  rends  justice,  le  prince  d'Espagne  n'a  pas 
grand  sujet  de  se  louer  de  moi;  car,  je  te  l'avouerai,  c'est 
pour  lui  que  je  t'ai  demandé  une  maîtresse.  Je  l'ai  mené 
chez  Catalina,  et  il  en  est  devenu  anuureux.  Seigneur,  me 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   XII.  169 

répondit  Scipion  ,  vous  en  usez  trop  bien  avec  moi  pour  que 
je  manque  de  sincérité  avec  vous.  J'eus  hier  un  tête-à-tète 
avec  la  suivante  de  ces  deux  princesses  ;  elle  m'a  conté  leur 
histoire  qui  m'a  paru  divertissante  :  je  vais  vous  en  faire 
succinctement  le  récit,  que  vous  ne  serez  pas  fâché  d'avoir 
écouté. 

Catallna,  poursuivit-il,  est  fdle  d'un  petit  gentilhomme 
aragonois.  Se  trouvant  à  quinze  ans  une  orpheline  aussi 
[)auvre  que  jolie ,  elle  écouta  un  vieux  conunandeur  qui  la 
conduisit  à  Tolède,  où  il  mourut  au  bout  de  six  mois,  après 
lui  avoir  plus  servi  de  père  que  d'époux.  Elle  recueillit  sa 
succession ,  qui  consistoit  en  quelques  nipp3s  et  en  trois 
cents  pistoles  d'argent  comptant;  puis  elle  se  joignit  à  la 
senora  Mencia,  qui  étoit  encore  à  la  mode,  quoiqu'elle  fût 
déjà  sur  le  retour.  Ces  deux  bonnes  amies  demeurèrent  en- 
semble, et  commencèrent  à  tenir  une  conduite  dont  la  jus- 
tice voulut  prendre  connoissance.  Cela  déplut  aux  dames, 
qui,  de  dépit  ou  autrement,  abandonnèrent  brusquement  To- 
lède, pour  venir  s'établir  à  Madrid,  où,  depuis  environ  deux 
ans,  elles  vivent  sans  fréquenter  aucune  dame  du  voisinage. 
Mais  écoutez  le  meilleur  :  elles  ont  loué  deux  petites  mai- 
sons séparées  seulement  par  un  mur;  on  peut  entrer  de 
l'une  dans  l'autre  par  un  escalier  de  communication  qu'il  y 
a  dans  les  caves.  La  senora  Mencia  demeure  avec  une  jeune 
soubrette  dans  l'une  de  ces  maisons,  et  la  douairière  du 
commandeur  occupe  l'autre  avec  une  vieille  duègne  qu'elle 
fait  passer  pour  sa  grand'mère;  de  façon  que  notre  Arago- 
noise  est  tantôt  une  nièce  élevée  par  sa  tante,  et  tantôt  une 
pupille  sous  l'aile  de  son  aïeule.  Quand  elle  fait  la  nièce,  elle 
s'appelle  Gatalina;  et,  lorsqu'elle  fait  la  petite-fdlc,  elle  se 
nomme  Sirena. 

Au  nom  de  Sirena,  j'interrompis  en  pâlissant  Scipion. 
Que  m'apprends-tu?  lui  dis-je;  tu  me  fais  trembler.  Hélas! 


/|70  GIL   BLAS. 

j'ai  bien  peur  que  cette  maudite  Aragonoise  ne  soit  la  maî- 
tresse de  Calderone.  Hé!  vraiment,  répondit-il,  c'est  elle- 
même.  Je  croyois  vous  réjouir  en  vous  annonçant  cette 
nouvelle.  Tu  n'y  penses  pas,  lui  répliquai-je.  Elle  est  plus 
propre  à  me  causer  du  chagrin  que  de  la  joie  ;  n'en  vois-tu 
pas  bien  les  conséquences?  Non,  ma  foi,  repartit  Scipion. 
Quel  malheur  en  peut-il  arriver?  Il  n'est  pas  sûr  que  don 
Rodrigue  découvre  ce  qui  se  passe  :  et,  si  vous  craignez  qu'il 
n'en  soit  instruit,  vous  n'avez  qu'à  prévenir  le  premier 
ministre.  Contez-lui  la  chose  tout  naturellement;  il  verra 
votre  bonne  foi;  et  si,  après  cela,  Calderone  veut  vous 
rendre  quelques  mauvais  offices  auprès  de  Son  Excellence, 
elle  verra  bien  qu'il  ne  cherche  à  vous  nuire  que  par  un 
esprit  de  vengeance. 

Scipion  m'ôta  ma  crainte  par  ce  discours.  Je  suivis  ce 
conseil.  J'avertis  le  duc  de  Lerme  de  cette  fâcheuse  décou- 
verte. J'affectai  même  de  lui  en  faire  le  détail  d'un  air  triste, 
pour  lui  persuader  que  j'étois  mortifié  d'avoir  innocemment 
livré  au  prince  la  maîtresse  de  don  Rodrigue;  mais  le 
ministre,  loin  de  plaindre  son  favori,  en  fit  des  railleries. 
Ensuite  il  me  dit  d'aller  toujours  mon  train;  et  qu'après  tout 
il  étoit  glorieux  pour  Calderone  d'aimer  la  même  dame  que 
le  prince  d'Espagne,  et  de  n'en  être  pas  plus  maltraité  que 
lui.  Je  mis  aussi  au  fait  le  comte  de  Lemos,  qui  m'assura 
de  sa  protection  si  le  premier  secrétaire  venoit  à  découvrir 
l'intrigue,  et  qu'il  entreprît  de  me  perdre  dans  l'esprit 
du  duc. 

Croyant  avoir  par  cette  manœuvre  délivré  le  bateau  de 
ma  fortune  du  péril  de  s'ensabler,  je  ne  craignis  plus  rien. 
J'accompagnai  encore  le  prince  chez  Catalina,  autrement  la 
belle  Sirène,  qui  avoit  l'art  de  trouver  des  défaites  pour 
écarter  de  sa  maison  don  Rodrigue ,  et  lui  dérober  les  nuits 
qu'elle  étoit  obligée  de  donner  à  son  illustre  rival. 


LIVRE   VIII,  CHAPITRE   XIII.  171 


CHAPITRE   XIII. 

G  il  Clas  continue  do  faire  le  seigneur.  Il  apprend  des  nouvelles  de  sa  famille  : 
quelle  impression  elles  font  sur  lui.  Il  se  brouille  avec  Fabrice. 

J'ai  déjà  dit  que  le  matin  il  y  avoit  ordinairement  dans 
mon  antichambre  une  foule  de  personnes  qui  venoient  me 
faire  des  propositions;  mais  je  ne  voulois  pas  qu'on  me  les 
fît  de  vive  voix;  et  suivant  l'usage  de  la  cour,  ou  plutôt  pour 
faire  l'important,  je  disois  à  chaque  solliciteur  :  Donnez-moi 
un  mémoire.  Je  m'étois  si  bien  accoutumé  à  cela,  qu'un  joiu' 
je  répondis  ces  paroles  au  propriétaire  de  mon  hôtel,  qui 
vint  me  faire  souvenir  que  je  lui  devois  une  année  de  loyer. 
Pour  mon  boucher  et  mon  boulanger,  ils  m'épargnoient  la 
peine  de  leur  demander  des  mémoires,  tant  ils  étoient  exacts 
à  m'en  apporter  tous  les  mois.  Scipion,  qui  me  copioit  si  bien 
qu'on  pouvoit  dire  que  la  copie  approchoit  fort  dé  l'original, 
n'en  usoit  pas  autrement  avec  les  personnes  qui  s'adressoient 
à  lui  pour  le  prier  de  m' engager  à  les  servir. 

J'avois  encore  un  autre  ridicule  dont  je  ne  prétends 
point  me  faire  gfâce  :  j'étois  assez  fat  pour  parler  des  plus 
grands  seigneurs  comme  si  j'eusse  été  un  homme  de  leur 
étoffe.  Si  j'avois,  par  exemple,  à  citer  le  duc  d'Albe,  le  duc 
d'Ossone  ou  le  duc  de  Medina^Sidonia,  je  disois  sans  façon, 
d'Albe,  d'Ossone  et  Médina  Sidonia.  En  un  mot,  j'étois 
devenu  si  fier  et  si  vain,  que  je  n'étois  plus  le  fils  de  mon 
père  et  de  ma  mère,  iïélas!  pauvre  duègne  et  pauvre  écuyer, 
je  ne  m'informois  pas  si  vous  viviez  heureux  ou  misérables 
dans  les  Asturies!  c'est  à  quoi  je  ne  pensois  point  du  tout! 
je  ne  songeois  pas  seulement  à  vous  !  La  cour  a  la  vertu  du 
fleuve  Léthé  pour  nous  faire  oublier  nos  parents  et  nos 
amis,  quand  ils  sont  dans  une  mauvaise  situation. 

Je  ne  me  souvenois  donc  plus  de  ma  famille,  lorsqu'un 


172  GIL   BLAS. 

matin  il  entra  chez  moi  un  jeune  homme  qui  me  dit  qu'il 
souhaitoit  de  me  parler  un  moment  en  particulier.  Je  le  fis 
passer  dans  mon  cabinet,  où,  sans  lui  oiïrir  une  chaise,  parce 
qu'il  me  paroissoit  un  homme  commun ,  je  lui  demandai 
ce  qu'il  me  vouloit.  Seigneur  Gil  Blas,  me  dit-il,  quoi!  vous 
ne  me  remettez  point?  J'eus  beau  le  considérer  attentive- 
ment ,  je  fus  obligé  de  lui  répondre  que  ses  traits  m'étoient 
tout  à  fait  inconnus.  Je  suis,  reprit-il,  un  de  vos  compa- 
triotes, natif  d'Oviedo  même,  et  fils  de  Bertrand  Muscada, 
l'épicier  voisin  de  votre  oncle  le  chanoine.  Je  vous  reconnois 
bien,  moi.  Nous  avons  joué  mille  fois  tous  deux  à  la 
gallina  ciega  ^. 

Je  n'ai,  lui  répondis-je,  qu'une  idée  très-confuse  des 
amusements  de  mon  enfance;  les  soins  dont  j'ai  depuis  été 
occupé  m'en  ont  fait  perdre  la  mémoire.  Je  suis  venu,  dit- 
il,  à  Madrid,  pour  compter  avec  le  correspondant  de  mon 
père.  J'ai  entendu  parler  de  vous.  On  m'a  dit  que  vous  étiez 
sur  un  bon  pied  à  la  cour,  et  déjà  riche  comme  un  Juif.  Je 
vous  en  fais  mes  compliments,  et  je  vais,  à  mon  retour  au 
pays,  combler  de  joie  votre  famille  en  lui  annonçant  une  si 
agréable  nouvelle. 

Je  ne  pouvois  honnêtement  me  dispenser  de  lui  deman- 
der dans  quelle  situation  il  avoit  laissé  mon  père,  ma  mère 
et  mon  oncle;  mais  je  m'acquittai  si  froidement  de  ce  devoir, 
que  je  ne  donnai  pas  sujet  à  mon  épicier  d'admirer  la  force 
du  sang.  Il  me  le  fit  bien  connoître.  11  parut  choqué  de  l'in- 
diiïérence  que  j'avois  pour  des  personnes  qui  me  dévoient 
être  si  chères;  et  comme  c'étoit  un  garçon  franc  et  grossier  : 
Je  vous  croyois,  me  dit-il  crûment,  plus  de  tendresse  et  de 
sensibilité  pour  vos  proches.  De  quel  air  glacé  m'interro- 
gez-vous sur  leur  compte?  Il  semble  que  vous  les  ayez  mis 

1.  A  la  lettre  la  poule  aveugle.  C'est  le  jeu  de  colin  maillard;  d'autres 
disent  le  jeu  de  la  main  chaude. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE   XIII.  173 

en  oubli.  Savez- vous  quelle  est  leur  situation?  Apprenez  que 
votre  père  et  votre  mère  sont  toujours  dans  le  service,  et 
que  le  bon  chanoine  Gil  Pérès,  accablé  de  vieillesse  et  d'in- 
firmités, n'est  pas  éloigné  de  sa  fin.  Il  faut  avoir  du  natu- 
rel, poursuivit-il,  et  puisque  vous  êtes  en  état  de  faire  du 
bien  à  vos  parents,  je  vous  conseille  en  ami  de- leur  envoyer 
deux  cents  pistoles  tous  les  ans.  Par  ce  secours,  vous  leur 
procurerez  une  vie  douce  et  heureuse ,  sans  vous  incom- 
moder. 

Au  lieu  d'être  touché  de  la  peinture  qu'il  me  faisoit  de 
ma  famille,  je  ne  sentis  que  la  liberté  qu'il  prenoit  de  me 
conseiller  sans  que  je  l'en  priasse.  Avec  plus  d'adresse  peut- 
être  m'auroit-il  persuadé  ;  mais  il  ne  fit  que  me  révolter  par 
sa  franchise.  11  s'en  aperçut  bien  au  silence  mécontent  que 
je  gardai;  et,  continuant  son  exhortation  avec  moins  de  cha- 
rité que,  de  malice,  il  m'impatienta.  Oh!  c'en  est  trop, 
répondis-je  avec  emportement.  Allez,  monsieur  de  Muscada, 
ne  vous  mêlez  que  de  ce  qui  vous  regarde.  Allez  trouver  le 
correspondant  de  votre  père,  et  compter  avec  lui.  11  vous 
convient  bien  de  me  dicter  mon  devoir  !  je  sais  mieux  que 
vous  ce  que  j'ai  à  faire  dans  cette  occasion.  En  achevant  ces 
mots,  je  poussai  l'épicier  hors  de  mon  cabinet,  et  le  renvoyai 
à  Oviedo  vendre  du  poivre  et  du  girofle. 

Ce  qu'il  venoit  de  me  dire  ne  laissa  pas  de  s'offrir  à  mon 
esprit,  et,  me  reprochant  moi-même  que  j'étois  un  fils 
dénaturé,  je  m'attendris.  Je  rappelai  les  soins  qu'on  avoit 
eus  de  mon  enfance  et  de  mon  éducation  ;  je  me  représentai 
ce  que  je  devois  à  mes  parents;  et  mes  réflexions  furent 
accompagnées  de  quelques  transports  de  reconnoissance , 
qui  pourtant  n'aboutirent  ta  rien.  Mon  ingratitiide  les  étouffa 
bientôt ,  et  leur  fit  succéder  un  profond  oubli.  Il  y  a  bien  des 
pères  qui  ont  de  pareils  enfants. 

L'avarice  et  l'ambition  qui  me  possédoient  changèrent 


174  G  IL  BLAS. 

entièrement  mon  humeur.  Je  perdis  toute  ma  gaieté  ;  je  devins 
distrait  et  rêveur,  en  un  mot,  un  ^sot  animal.  Fabrice  me 
voyant  tout  occupé  du  soin  de  sacrifier  à  la  fortune  ,  et  fort 
détaché  de  lui,  ne  venoit  plus  cliez  moi  que  rarement.  Il  ne 
put  même  s'empêcher  de  me  dire  un  jour  :  En  vérité,  Gil 
Blas,  je  ne  te  reconnois  plus.  Avant  que  tu  fusses  à  la  cour, 
tu  avois  toujours  l'esprit  tranquille.  A  présent  je  te  vois  sans 
cesse  agité.  Tu  formes  projet  sur  projet  pour  t' enrichir,  et 
plus  tu  amasses  de  bien,  plus  tu  veux  en  amasser.  Outre 
cela,  te  le  dirai-je?  tu  n'as  plus  avec  moi  ces  épanchements 
de  cœur,  ces  manières  libres  qui  font  le  charme  des  liaisons. 
Tout  au  contraire,  tu  t'enveloppes,  et  me  caches  le  fond  de 
ton  âme.  Je  remarque  même  de  la  contrainte  dans  les  hon- 
nêtetés que  tu  me  fais.  Enfin ,  Gil  Blas  n'est  plus  ce  même 
Gil  Blas  que  j'ai  connu. 

Tu  plaisantes  sans  doute,  lui  répondis-je  d'un  air  assez 
froid.  Je  n'aperçois  en  moi  aucun  changement.  Ce  n'est 
point  h  tes  yeux,  répliqua-t-il ,  qu'on  doit  s'en  rapporter; 
ils  sont  fascinés.  Crois-moi,  ta  métamorphose  n'est  que  trop 
véritable.  En  bonne  foi,  mon  ami,  parle:  vivons-nous 
ensemble  comme  autrefois?  Quand  j'allois  le  matin  frapper 
à  ta  porte,  tu  venois  m' ouvrir  toi-même  encore  tout  endormi 
le  plus  souvent,  et  j'entrois  dans  ta  chambre  sans  façon. 
Aujourd'hui,  quelle  différence!  Tu  as  des  laquais.  On  me 
fait  attendre  dans  ton  antichambre,  et  il  faut  qu'on  m'an- 
nonce avant  que  je  puisse  te  parler.  Après  cela,  comment  me 
reçois-tu?  avec  une  politesse  glacée,  et  en  tranchant  du 
seigneur.  On  diroit  que  mes  visites  commencent  à  te  peser. 
Crois-tu  qu'une  pareille  réception  soit  agréable  à.  un  homme 
qui  t'a  vu  son  camarade?  iNon,  Santillane,  non;  elle  ne  me 
convient  nullement.  Adieu,  séparons-nous  à  l'amiable. 
Défaisons-nous  tous  deux,  toi  d'un  censeur  de  tes  actions, 
et  moi  d'un  nouveau  riche  qui  se  méconnoît. 


LIVRE   VIII,   CHAPITRE  XlII.  173 

Je  me  sentis  plus  aigri  que  touché  de  ses  reproches ,  et 
je  le  laissai  s'éloigner  sans  faire  le  moindre  eflort  pour  le 
retenir.  Dans  la  situation  où  étoit  mon  esprit,  l'amitié 
d'un  poëte  ne  me  paroissoit  pas  une  chose  assez  précieuse 
pour  devoir  m'alïliger  de  sa  perte.  Je  trouvois  de  quoi  m'en 
consoler  dans  le  commerce  de  quelques  petits  officiers  du 
roi,  auxquels  un  rapport  d'humeur  me  lioit  depuis  peu 
étroitement.  Ces  nouvelles  connoissances  étoient  des  hommes 
dont  la  plupart  venoient  de  je  ne  sais  où,  et  que  leur  heu- 
reuse étoile  avoit  fait  parvenir  à  leurs  postes.  Ils  étoient 
déjà  tous  à  leur  aise;  et  ces  misérables,  n'attribuant  qu'à 
leur  mérite  les  bienfaits  dont  la  bonté  du  roi  les  avoit  com- 
blés, s'oublioient  de  même  que  moi.  Nous  nous  imagi- 
nions être  des  personnes  bien  respectables.  0  fortune  !  voilà 
comme  tu  dispenses  tes  faveurs  le  plus  souvent.  Le  stoïcien 
Épictète  n'a  pas  tort  de  te  comparer  à  une  fille  de  condition 
qui  s'abandonne  à  des  valets. 


FIM    DO    HUITIEME    LIVKE. 


LIVRE    NEUVIEME 


CHAPITRE  PREMIER. 

Scipion  veut  marier  Gil  Blas,  et  lui  propose  la  fille  d'un  riche  et  fameux  orfèvre. 
Des  démarches  qui  se  firent  en  conséquence. 

Un  soir,  après  avoir  renvoyé  la  compagnie  qui  étoit  venue 
souper  chez  moi,  me  voyant  seul  avec  Scipion,  je  lui  deman- 
dai ce  qu'il  avoit  fait  ce  jour-là.  Un  coup  de  maître,  me 
répondit-il.  Je  vous  ménage  un  riche  établissement.  Je  veux 
vous  marier  à  la  fille  unique  d'un  orfèvre  de  ma  con- 
noissance. 

La  fille  d'un  orfèvre!  m'écriai-je  d'un  air  dédaigneux: 
as-tu  perdu  l'esprit?  Peux-tu  me  proposer  une  bourgeoise? 
Quand  on  a  un  certain  mérite,  et  qu'on  est  à  la  cour  sur  un 
certain  pied,  il  me  semble  qu'on  doit  avoir  des  vues  plus 
élevées.  Eh!  monsieur,  me  repartit  Scipion,  ne  le  prenez 
point  sur  ce  ton-là.  Songez  que  c'est  le  mâle  qui  anoblit,  et 
ne  soyez  pas  plus  délicat  que  mille  seigneurs  que  je  pourrois 
vous  citer.  Savez-vous  bien  que  l'héritière  dont  il  s'agit  est 
un  parti  de  cent  mille  ducats  pour  le  moins?  N'est-ce  pas 
là  un  beau  morceau  d'orfèvrerie?  Lorsque  j'entendis  parler 
d'une  grosse  somme,  je  devins  plus  traitable.  Je  me  rends, 
dis-je  à  mon  secrétaire  ;  la  dot  me  détermine.  Quand  veux- 
tu  mêla  faire  toucher?  Doucement,  monsieur,  me  répon- 
dit-il; un  peu  de  patience.  Il  faut  auparavant  que  je  com- 
munique la  chose  au  père ,  et  que  je  la  lui  fasse  agréer.  Bon! 
repris-je  en  éclatant  de  rire,  tu  en  es  encore  là?  Voilà  un 


LIVRE   IX,   CHAPITRE  I.  »77 

mariage  bien  avancé  !  Beaucoup  plus  que  vous  le  pensez , 
répliqua-t-il ;  je  ne  veux  qu'une  heure  de  conversation  avec 
l'orfèvre,  et  je  vous  réponds  de  son  consentement.  Mais, 
avant  que  nous  allions  plus  loin,  composons,  s'il  vous  plaît. 
Supposé  que  je  vous  fasse  donner  cent  mille  ducats,  com- 
bien m'en  reviendra-t-il?  Vingt  mille,  lui  repartis-je.  Le 
ciel  en  soit  loué!  dit-il.  Je  bornois  votre  reconnoissance  à 
dix  mille;  vous  êtes  une  fois  plus  généreux  que  moi.  Allons, 
j'entrerai  dès  demain  dans  cette  négociation ,  et  vous  pou- 
vez compter  qu'elle  réussira,  ou  je  ne  suis  qu'une  bête. 

Effectivement,  deux  jours  après  il  me  dit  :  J'ai  parlé  au 
seigneur  Gabriel  de  Salero  (ainsi  se  nommoit  mon  orfèvre). 
Je  lui  ai  tant  vanté  votre  crédit  et  votre  mérite ,  qu'il  a  prêté 
l'oreille  à  ta  proposition  que  je  lui  ai  faite  de  vous  accepter 
pour  gendre.  Vous  aurez  sa  fille  avec  cent  mille  ducats, 
pourvu  que  vous  lui  fassiez  voir  clairement  que  vous  possé- 
dez les  bonnes  grâces  du  ministre.  S'il  ne  tient  qu'à  cela, 
dis-je  alors  à  Scipion,  je  serai  bientôt  marié.  Mais  à  propos 
de  la  fille,  l'as-tu  vue?  est-elle  belle?  Pas  si  belle  que  la 
dot.  Entre  nous,  cette  riche  héritière  n'est  pas  une  fort  jolie 
personne.  Par  bonheur  vous  ne  vous  en  souciez  guère.  Ma 
foi  non,  lui  répliquai-je ,  mon  enfant.  Nous  autre  gens  de 
cour,  nous  n'épousons  que  pour  épouser  seulement.  Nous 
ne  cherchons  la  beauté  que  dans  les  femmes  de  nos  amis  ;  et, 
si  par  hasard  elle  se  trouve  dans  les  nôtres,  nous  y  faisons 
si  peu  d'attention,  que  c'est  fort  bien  fait  quand  elles  nous 
en  punissent. 

Ce  n'est  pas  tout,  reprit  Scipion  :  le  seigneur  Gabriel  vous 
donne  à  souper  ce  soir.  Nous  sommes  convenus  que  vous  ne 
parlerez  pas  du  mariage  projeté.  11  doit  inviter  plusieurs 
marchands  de  ses  amis  à  ce  repas,  où  vous  vous  trouverez 
comme  un  simple  convive,  et  demain  il  viendra  souper  chez 
vous  de  la  même  manière.  Vous  voyez  par  là  que  c'est  un 
H-  12 


178  GIL  BLAS. 

homme  qui  veut  vous  étudier  avant  que  de  passer  outre.  11 
sera  bon  que  vous  vous  observiez  un  peu  devant  lui.  Oh  ! 
parbleu,  interrdmpis-je  d'un  air  de  confiance,  qu'il  m'exa- 
mine tant  qu'il  lui  plaira,  je  ne  puis  que  gagner  à  cet 
examen. 

Cela  s'exécuta  de  point  en  point.  Je  me  fis  conduire 
chez  l'orfèvre,  qui  me  reçut  aussi  familièrement  que  si  nous 
nous  fussions  déjà  vus  plusieurs  fois.  C'étoit  un  bon  bour- 
geois qui  étoit,  comme  nous  disons,  poli  luutn  porfiar^. 
Il  me  présenta  la  senora  Eugenia  sa  femme,  et  la  jeune 
Gabriela  sa  fille.  Je  leur  fis  force  compliments,  sans  contre- 
venir au  traité.  Je  leur  dis  des  riens  en  fort  beaux  termes, 
des  phrases  de  courtisan. 

Gabriela,  quoi  que  m'en  eût  dit  mon  secrétaii'e,  ne  me 
parut  pas  désagréable ,  soit  à  cause  qu'elle  étoit  extrême- 
ment parée,  soit  que  je  ne  la  regardasse  qu'au  travers  de  la 
dot.  La  bonne  maison  que  celle  du  seigneur  Gabriel!  11  y  a, 
je  crois,  moins  d'argent  dans  les  mines  du  Pérou  qu'il  n'y 
en  avoit  dans  cette  maison-là.  Ce  métal  s'y  ofTroit  à  la  vue 
de  toutes  parts,  sous  mille  formes  différentes.  Chaque 
chambre ,  et  particulièrement  celle  où  nous  nous  étions  mis 
à  table,  étoit  un  trésor.  Quel  spectacle  pour  les  yeux  d'un 
gendre  !  Le  beau-père,  pour  faire  plus  honneur  à  son  repas, 
avoit  assemblé  chez  lui  cinq  ou  six  marchands,  tous  person- 
nages graves  et  ennuyeux.  Ils  ne  parlèrent  que  de  commerce; 
et  l'on  peut  dire  que  leur  conversation  fut  plutôt  une  confé- 
rence de  négociants  qu'un  entretien  d'amis  qui  soupent 
ensemble. 

Je  régalai  l'orfèvre  à  mon  tour  le  lendemain  au  soir.  Ne 
pouvant  l'éblouir  par  mon  argenterie ,  j'eus  recours  à  une 
autre  illusion.  J'invitai  à  souper  ceux  de  mes  amis  qui  fai- 
soient  la  plus  belle  figure  à  la  cour,  et  que  je  connoissois 

1.  Jusqu'à  Ctrc  fatigant. 


LIVRE   IX,   CHAPITRE  I.  170 

pour  des  ambitieux  qui  ne  mettoient  point  de  bornes  à  leurs 
désirs.  Ces  gens-ci  ne  s'entretinrent  que  des  grandeurs,  que 
des  postes  brillants  et  lucratifs  auxquels  ils  aspiroient,  ce 
qui  fit  son  eflet.  Le  bourgeois  Gabriel,  étourdi  de  leurs 
grandes  idées,  ne  sesentoit,  malgré  tout  son  bien,  qu'un  petit 
mortel  en  comparaison  de  ces  messieurs.  Pour  moi ,  faisant 
l'bomme  modéré,  je  dis  que  je  me  contenterois  d'une  for- 
tune médiocre,  comme  de  vingt  mille  ducats  de  rente;  sur 
quoi  ces  affamés  d'honneurs  et  de  richesses  s'écrièrent  que 
j'aurois  tort,  et  qu'étant  aimé  autant  que  je  l'étois  du  pre- 
mier ministre,  je  ne  devois  pas  m'en  tenir  à  si  peu  de  chose. 
Le  ])eau-père  ne  perdit  pas  une  de  ces  paroles ,  et  je  crus 
remarquer,  quand  il  se  retira,  qu'il  étoit  fort  satisfait. 

Scipion  ne  manqua  pas  de  l'allei  voir  le  jour  suivant  dans 
la  matinée,  pour  lui  demander  s'il  étoit  content  de  moi. 
J'en  suis  charmé,  lui  répondit  le  bourgeois;  ce  garçon-là 
m'a  gagné  le  cœur.  Mais,  seigneur  Scipion,  ajouta-t-il,  je 
vous  conjure,  par  notre  ancienne  connoissance,  de  me  par- 
ler sincèrement.  Nous  avons  tous  notre  foible,  comme  vous 
savez.  Apprenez-moi  celui  du  seigneur  de  Santillane.  Est-il 
joueur?  est-il  galant?  Quelle  est  son  inclination  vicieuse?  Ne 
me  la  cachez  pas ,  je  vous  en  prie.  Yous  m'offensez ,  seigneur 
Gabriel,  en  me  faisant  cette  question,  repartit  l'enti-emet- 
teur.  Je  suis  plus  dans  vos  intérêts  que  dans  ceux  de  mon 
maître.  S'il  avoit  quelque  mauvaise  habitude  qui  fût  capable 
de  rendre  votre  fille  malheureuse,  est-ce  que  je  vous  l'au- 
rois  proposé  pour  gendre?  Non,  parbleu!  je  suis  trop  votre 
serviteur.  Mais,  entre  nous,  je  ne  lui  trouve  point  d'autre 
défaut  que  celui  de  n'en  avoir  aucun.  Il  est  trop  sage  pour  un 
jeune  homme.  Tant  mieux,  reprit  l'orfèvre;  cela  me  fait 
plaisir.  Allez,  mon  ami,  vous  pouvez  l'assurer  qu'il  aura  ma 
fille ,  et  que  je  la  lui  donnerois  quand  il  ne  seroit  pas  chéri 
du  ministre. 


180  GIL  BLAS. 

Aussitôt  que  mon  secrétaire  m'eut  rapporté  cet  entretien, 
je  courus  chez  Salero,  pour  le  remercier  de  la  disposition 
favorable  où  il  étoit  pour  moi.  Il  avoit  déjà  déclaré  ses 
volontés  à  sa  femme  et  à  sa  fille,  qui  me  firent  connoître, 
par  la  manière  dont  elles  me  reçurent,  qu'elles  y  étoient 
soumises  sans  répugnance.  Je  menai  le  beau-père  au  duc  de 
Lerme  que  j'avois  prévenu  la  veille ,  et  je  le  lui  présentai. 
Son  Excellence  lui  fit  un  accueil  des  plus  gracieux ,  et  lui 
témoigna  de  la  joie  de  ce  qu'il  avoit  choisi  pour  gendre  un 
homme  qu'elle  aflectionnoit  beaucoup,  et  qu'elle  prétendoit 
avancer.  Elle  s'étendit  ensuite  sur  mes  bonnes  qualités,  et 
dit  tant  de  bien  de  moi,  que  le  bon  Gabriel  crut  avoir  ren- 
contré dans  ma  seigneurie  le  meilleur  parti  d'Espagne  pour 
sa  fille.  Il  en  étoit  si  aise,  qu'il  en  avoit  la  larme  à  l'œil.  Il 
me  serra  fortement  entre  ses  bras  lorsque  nous  nous  sépa- 
râmes, en  me  disant  :  Mon  fils,  j'ai  tant  d'impatience  de  vous 
voir  l'époux  de  Gabriela,  que  vous  le  serez  dans  huit  jours, 
tout  au  plus  tard. 


CHAPITRE  II. 

Par  quel  hasard  Gil  Blas  se  ressouvint  de  don  Alphonse  de  Leyva, 
et  du  service  qu'il  lui  rendit  par  vanité. 

Laissons  là  mon  mariage  pour  un  moment.  L'ordre  de 
mon  histoire  le  demande,  et  veut  que  je  raconte  le  service 
que  je  rendis  à  don  Alphonse,  mon  ancien  maître.  J'avois 
entièrement  oublié  ce  cavalier,  et  voici  à  quelle  occasion 
j'en  rappelai  le  souvenir. 

Le  gouvernement  de  la  ville  de  Valence  vint  à  vaquer 
dans  ce  temps-là.  En  apprenant  cette  nouvelle ,  je  pensai  à 
don  Alphonse  de  Leyva.  Je  fis  réflexion  que  cet  emploi  lui 
conviendroit  à  merveille;  et,   moins  peut-être  par  amitié 


LIVRE    IX,    CHAPITRE   II.  181 

que  par  ostentation,  je  résolus  de  le  demander  pour  lui.  Je 
me  représentai  que,  si  je  l'obtenois,  cela  me  feroit  un  lion- 
neur  infini.  Je  m'adressai  donc  au  duc  de  Lerme.  Je  lui  dis 
que  j'avois  été  intendant  de  don  César  de  Leyva  et  de  son 
fils,  et  qu'ayant  tous  les  sujets  du  monde  de  me  louer 
d'eux,  je  prenois  la  liberté  de  le  supplier  d'accorder  à  l'un 
ou  à  l'autre  le  gouvernement  de  Valence.  Le  ministre  me 
répondit  :  Très-volontiers,  Gil  Blas.  J'aime  à  te  voir  recon- 
noissant  et  généreux.  D'ailleui-s ,  tu  me  parles  pour  une 
famille  que  j'estime.  Les  Leyva  sont  de  bons  serviteurs  du 
roi;  ils  méritent  bien  cette  place.  Tu  peux  en  disposer  à  ton 
gré;  je  te  la  donne  pour  présent  de  noces. 

Ravi  d'avoir  réussi  dans  mon  dessein,  j'allai  sans  perdre 
de  temps  chez  Calderone  faire  dresser  des  lettres  patentes 
pour  don  Alphonse.  11  y  avoit  un  grand  nombre  de  personnes 
qui  attendoient  dans  un  silence  respectueux  que  don  Ro- 
drigue vînt  leur  donner  audience.  Je  traversai  la  foule,  et 
me  présentai  à  la  porte  du  cabinet  qu'on  m'ouvrit.  J'y  trouvai 
je  ne  sais  combien  de  chevaliers,  de  commandeurs,  et 
d'autres  gens  de  conséquence  que  Calderone  écoutoit  tour  à 
tour.  C'étoit  une  chose  remarquable  que  la  manière  diffé- 
rente dont  il  les  recevoit.  Il  se  contentoit  de  faire  ta  ceux-ci 
une  légère  inclination  de  tête;  il  honoroit  ceux-là  d'une 
révérence,  et  les  conduisoit  jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet. 
Il  mettoit ,  pour  ainsi  dire ,  des  nuances  de  considération 
dans  les  civilités  qu'il  faisoit.  D'un  autre  côté,  j'apercevois 
des  cavaliers  qui,  choqués  du  peu  d'attention  qu'il  avoit 
pour  eux,  maudissoient  dans  leur  âme  la  nécessité  qui  les 
obligeoit  de  ramper  devant  ce  visage.  J'en  voyois  d'autres, 
au  contraire,  qui  rioient  en  eux-mêmes  de  son  air  fat  et 
suffisant.  J'avois  beau  faire  ces  observations,  je  n'étois  pas 
capable  d'en  profiter.  J'en  usois  chez  moi  comme  lui,  et  je 
ne  me  souciois   guère  qu'on  approuvât  ou  qu'on  blàmàt 


«82  GIL  BLAS. 

mes  manières  orgueilleuses,  pourvu  qu'elles  fussent  res- 
pectées. 

Don  Rodrigue,  ayant  par  hasard  jeté  les  yeux  sur  moi, 
quitta  brusquement  un  gentilhomme  qui  lui  parloit,  et  vint 
m' embrasser  avec  des  démonstrations  d'amitié  qui  me  sur- 
prirent. Ah!  mon  cher  confrère,  s'écria-t-il,  quelle  affaire 
me  procure  le  plaisir  de  vous  voir  ici?  qu'y  a-t-il  pour 
votre  service?  Je  lui  appris  le  sujet  qui  m'amenoit,  et 
là-dessus  il  m'assura,  dans  les  termes  les  plus  obligeants, 
que  le  lendemain  à  pareille  heure  ce  que  je  demandois  se- 
roit  expédié.  11  ne  borna  point  là  sa  politesse ,  il  me  con- 
duisit jusqu'à  la  porte  de  son  antichambre,  où  il  ne  condui- 
soit  jamais  que  de  grands  seigneurs,  et  là  il  m'embrassa  de 
nouveau. 

Que  signifient  toutes  ces  honnêtetés?  disois-je  en  m'en 
allant;  que  me  présagent-elles?  Calderone  méditeroit-il  ma 
perte?  ou  bien  auroit-il  envie  de  gagner  mon  amitié?  ou, 
pressentant  que  sa  faveur  est  sur  son  déclin,  me  ménage- 
roit-il  dans  la  vue  de  me  prier  d'intercéder  pour  lui  auprès 
de  notre  patron?  Je  ne  savois  à  laquelle  de  ces  conjectures 
je  devois  m'arrêter.  Le  jour  suivant,  lorsque  je  retournai 
chez  lui,  il  me  traita  de  la  même  façon;  il  m'accabla  de  ca- 
resses et  de  civilités.  11  est  vrai  qu'il  les  rabattit  sur  la 
réception  qu'il  fit  aux  autres  personnes  qui  se  présentoient 
pour  lui  parler.  11  brusqua  les  uns,  battit  froid  aux  autres; 
il  mécontenta  presque  tout  le  monde.  Mais  ils  furent  tous 
assez  vengés  par  une  aventure  qui  arriva,  et  que  je  ne  dois 
point  passer  sous  silence.  Ce  sera  un  avis  au  lecteur  pour  les 
commis  et  les  secrétaires  qui  la  liront. 

Un  homme  vêtu  fort  simplement,  et  qui  ne  paroissoit 
pas  ce  qu'il  étoit,  s'approcha  de  Calderone,  et  lui  parla 
d'un  certain  mémoire  qu'il  disoit  avoir  présenté  au  duc  de 
Lerme.  Don  Rodrigue  ne  regarda  pas  seulement  le  cavalier. 


LIVRE  IX.   CHAPITRE   II.  183 

et  lui  dit  d'un  ton  brusque  :  Comment  vous  appelle-t-on , 
mon  ami?  L'on  m'appeloit  Francillo  dans  mon  enfance,  lui 
répondit  de  sang-froid  le  cavalier;  on  m'a  depuis  nommé 
don  Francisco  de  Zuniga,  et  je  me  nomme  aujourd'hui  le 
comte  de  Pedrosa.  Calderone  étonné  de  ces  paroles,  et 
voyant  qu'il  avoit  alTaire  à  un  homme  de  la  première  qua- 
lité, voulut  s'excuser  :  Seigneur,  dit-il  au  comte,  je  vous 
demande  pardon,  si,  ne  vous  connoissant  pas...  Je  ne  veux; 
point  de  tes  excuses,  interrompit  avec  hauteur  Francillo;  je 
les  méprise  autant  que  tes  maliionnètetés.  Apprends  qu'un 
secrétaire  de  ministre  doit  recevoir  honnêtement  toutes  sor- 
tes de  personnes.  Sois,  si  tu  veux,  assez  vain  pour  te  regar- 
der comme  le  substitut  de  ton  maître;  mais  n'oublie  pas 
que  tu  n'es  que  son  valet. 

Le  superbe  don  Rodrigue  fut  fort  mortifié  de  cet  inci- 
dent. Il  n'en  devint  toutefois  pas  plus  raisonnable.  Pour 
moi,  je  marquai  cette  chasse-là'.  Je  résolus  de  prendre 
garde  k  qui  je  parlerois  dans  mes  audiences,  et  de  n'être 
insolent  qu'avec  des  muets.  Comme  les  patentes  de  don 
Alphonse  se  ti'ouvoient  expédiées,  je  les  emportai,  et  les  en- 
voyai par  un  courrier  extraordinaire  à  ce  jeune  seigneur, 
avec  une  lettre  du  duc  de  Lerme,  par  laquelle  Son  Excel- 
lence lui  donnoit  avis  que  le  roi  venoit  de  le  nommer  au 
gouvernement  de  Valence.  Je  ne  lui  mandai  point  la  part 
que  j'avois  à  cette  nomination;  je  ne  voulus  pas  même  lui 
écrire,  me  faisant  im  plaisir  de  la  lui  apprendre  de  bouche, 
et  de  lui  causer  une  agréable  surprise,  lorsqu'il  vii^ndioit  à 
la  cour  prêter  serment  pour  son  emploi. 

1.  Mt'tnpliore  cmpiMiiti''e  du  jeu  de  paume;  on  y  marque  la  chasse,  c'est- 
à-dire  l'endroit  du  jeu  où  est  tombée  la  balle  et  au  delà  duquel  l'autre  joueur 
doit  la  pousser,  s'il  veut  gagner  le  coup. 


184  GIL  BLAS. 


CHAPITRE  m. 

Des  préparatifs  qui  se  firent  pour  le  mariage  de  Gil  Blas,  et  du  grand  événement 
qui  les  rendit  inutile?. 

Revenons  à  ma  belle  Gabrielle.  Je  devois  donc  l'épouser 
dans  huit  jours.  Nous  nous  préparâmes  de  part  et  d'autre  à 
cette  cérémonie.  Salero  fit  faire  de  riches  habits  pour  la 
mariée,  et  j'arrêtai  pour  elle  une  femme  de  chambre,  un 
laquais  et  un  vieil  écuyer,  tout  cela  choisi  par  Scipion ,  qui 
attendoit  avec  encore  plus  d'impatience  que  moi  le  jour 
qu'on  me  devoit  compter  la  dot. 

La  veille  de  ce  jour  si  désiré,  je  soupai  chez  le  beau- 
père  avec  des  oncles  et  des  tantes,  des  cousins  et  des  cou- 
sines. Je  jouai  parfaitement  bien  le  personnage  d'un  gendre 
hypocrite.  J'eus  mille  complaisances  pour  l'orfèvre  et  pour 
sa  femme;  je  contrefis  le  passionné  auprès  de  Gabrielle;  je 
gracieusai  toute  la  famille,  dont  j'écoutai  sans  m'impatien- 
ter  les  plats  discours  et  les  raisonnements  bourgeois.  Aussi, 
pour  prix  de  ma  patience,  j'eus  le  bonheur  de  plaire  à  tous 
les  parents.  11  n'y  en  eut  pas  un  qui  ne  parût  s'applaudir  de 
mon  alliance. 

Le  repas  fini ,  la  compagnie  passa  dans  une  grande  salle 
où  on  la  régala  d'un  concert  de  voix  et  d'instruments  qui  ne 
fut  pas  mal  exécuté ,  quoiqu'on  n'eût  pas  choisi  les  meilleurs 
sujets  de  Madrid.  Plusieurs  airs  gais  dont  nos  oreilles  furent 
agréablement  frappées  nous  mirent  de  si  belle  humeur,  que 
nous  commençâmes  à  former  des  danses.  Dieu  sait  de  quelle 
façon  nous  nous  en  acquittâmes,  puisqu'on  me  prit  pour  un 
élève  de  Terpsichore ,  moi  qui  n'avois  de  principes  de  cet 
art  que  deux  ou  trois  leçons  que  j'avois  reçues,  chez  la  mar- 
quise de  Chaves,  d'un  petit  maître  à  danser  qui  venoit  mon- 


'«Si 


LlVIiE   IX,   CHAPITRE    III.  18.j 

trer  aux  pages!  Après  nous  être  l)ien  divertis,  il  fallut  son- 
ger à  se  retirer  chez  soi.  Je  prodiguai  les  révérences  et  les 
accolades.  Adieu,  mon  gendre,  me  dit  Salero  en  m'embras- 
sant,  j'irai  chez  vous  demain  matin  porter  la  dot  en  belles 
espèces  d'or.  Vous  y  serez  le  bienvenu,  lui  répondis-je, 
mon  cher  beau -père.  Ensuite,  donnant  le  bonsoir  à  la 
famille,  je  gagnai  mon  équipage  qui  m'attendolt  à  la  porte, 
et  je  pris  le  chemin  de  mon  hôtel. 

J'étois  à  peine  à  deux  cents  pas  de  la  maison  du  seigneur 
Gabriel,  que  quinze  ou  vingt  hommes,  les  uns  à  pied,  les 
autres  à  cheval,  tous  armés  d'épées  et  de  carabines,  entou- 
rèrent mon  carrosse  et  l'arrêtèrent,  en  criant  :  De  par  le 
roi!  lis  m'en  firent  descendre  brusquement  pour  me  jeter 
dans  une  chaise  roulante,  où  le  principal  de  ces  cavaliers, 
étant  monté  avec  moi,  dit  au  cocher  de  toucher  vers  Ségo- 
vie.  Je  jugeai  bien  que  c'étoit  un  honnête  alguazil  que 
j'avois  à  mon  côté.  Je  voulus  le  questionner  pour  savoir  le 
sujet  de  mon  emprisonnement;  mais  il  me  répondit  sur  le 
ton  de  ces  messieurs-là,  je  veux  dire  brutalement,  qu'il 
n'avoit  point  de  compte  à  me  rendre.  Je  lui  dis  que  peut- 
être  il  se  méprenoit.  Non,  non,  repartit-il,  je  suis  sur  de 
mon  fait.  Vous  êtes  le  seigneur  de  Santillane;  c'est  vous  que 
j'ai  ordre  de  conduire  où  je  vous  mène.  N'ayant  rien  à  ré- 
pliquer à  ces  paroles,  je  pris  le  parti  de  me  taire.  Nous  rou- 
lâmes le  reste  de  la  nuit  le  long  du  Mançanai-ez,  dans  un 
profond  silence.  Nous  changeâmes  de  chevaux  k  Colmenar, 
et  nous  arrivâmes  sur-  le  soir  à  Ségovie,  où  l'on  m'enferma 
dans  la  tour. 


486  G  IL   BLAS. 


CIIAPITUE   IV. 


Comment  Gil  Blas  fut  traité  dans  la  tour  de  Sogovie,  et  de  quelle  manière 
il  apprit  la  cause  de  sa  prison. 

On  commença  pfai'  me  mettre  clans  un  cachot  où  l'on  me 
laissa  sur  la  paille  comme  un  criminel  digne  du  dernier  sup- 
plice. Je  passai  la  nuit,  non  pas  a  me  désoler,  car  je  ne  sen- 
tois  pas  encore  tout  mon  mal ,  mais  à  chercher  dans  mon 
esprit  ce  qui  pouvoit  avoir  causé  mon  malheur.  Je  ne  dou- 
tois  pas  que  ce  ne  fût  l'ouvrage  de  Calderone.  Cependant 
j'avois  beau  le  soupçonner  d'avoir  tout  découvert,  je  ne 
concevois  pas  comment  il  avoit  pu  porter  le  duc  de  Lerme  à 
me  traiter  si  cruellement.  Tantôt  je  m'imaginois  que  c'étoit 
àl'insu  de  Son  Excellence  que  j'avois  été  arrêté  ;  et  tantôt  je 
pensois  que  c'étoit  elle-même  qui,  pour  quelque  raison  po- 
litique, m'avoit  fait  emprisonner,  ainsi  que  les  ministres  en 
usent  quelquefois  avec  leurs  favoris. 

J'étois  vivement  agité  de  mes  diverses  conjectures,  quand 
la  clarté  du  jour,  perçant  au  travers  d'une  petite  fenêtre 
grillée ,  vint  offrir  à  ma  vue  toute  l'horreur  du  lieu  où  je 
me  trouvois.  Je  m'affligeai  alors  sans  modération,  et  mes 
yeux  devinrent  deux  sources  de  larmes  que  le  souvenir  de 
ma  prospérité  rendoit  intarissables.  Pendant  quejem'aban- 
donnois  à  ma  douleur,  il  vint  dans  mon  cachot  un  guichetier 
qui  m'apportoit  un  pain  et  une  cruche  d'eau  pour  ma  jour- 
née. 11  me  regarda,  et  remarquant  que  j'avois  le  visage 
baigné  de  pleurs,  tout  guichetier  qu'il  étoit,  il  sentit  un 
mouvement  de  pitié  :  Seigneur  prisonnier,  me  dit-il,  ne 
vous  désespérez  point.  11  ne  faut  pas  être  si  sensible  aux 
traverses  de  la  vie.  "Vous  êtes  jeune*;  après  ce  temps-ci, 

1.  Vous  êtes  jeune.  Ce  mot  pourrait  servir  à  lixer  nos  iciiS^s  sur  Page  c[uc 
devait  alors  avoir  Gil  Blas,  mais  ne  s'accorderait  guère  avcclcs  dates  iiistoiiques 


LIVRE   IX,   CIIAPITRI-    IV.  187 

VOUS  enverrez  un  autre.  En  attendant,  mangez  de  bonne 
grâce  le  pain  du  roi. 

Mon  consolateur  sortit  en  achevant  ces  paroles,  aux- 
quelles je  ne  répondis  que  par  des  plaintes  et  des  gémisse- 
ments; et  j'employai  tout  le  jour  à  maudire  mon  étoile,  sans 
songera  faire  honneur  à  mes  provisions,  qui,  dans  l'état  où 
j'étois,  me  sembloient  moins  un  présent  de  la  bonté  du  roi 
qu'un  elïet  de  sa  colère,  puisqu'elles  servoient  pHitôt  à  pro- 
longer qu'à  soulager  les  peines  des  malheureux.  • 

La  nuit  vint  pendant  ce  temps-là,  et  bientôt  un  grand 
bruit  de  clefs  attira  mon  attention.  La  porte  de  mon  cachot 
s'ouvrit,  et,  un  moment  après,  il  entra  un  homme  qui  por- 
toit  une  bougie.  11  s'approcha  de  moi,  et  me  dit  :  Seigneur 
Gil  Blas,  vous  voyez  un  de  vos  anciens  amis.  Je  suis  ce  don 
André  de  Tordesillas  qui  demeuroit  avec  vous  à  Grenade ,  et 
qui  étoit  gentilhomme  de  l'archevêque  dans  le  temps  que 
vous  possédiez  les  bonnes  grâces  de  ce  prélat.  Vous  le 
priâtes,  s'il  vous  en  souvient,  d'employer  son  crédit  pour 
moi ,  et  il  me  fit  nommer  pour  aller  remplir  un  emploi  au 
Mexique;  mais,  au  lieu  de  m'embarquer  pour  les  Indes,  je 
m'arrêtai  dans  la  ville  d'Alicante.  J'y  épousai  la  fille  du  capi- 
taine du  château,  et,  par  une  suite  d'aventures  dont  je  vous 
ferai  tantôt  le  récit,  je  suis  devenu  le  châtelain  de  la  tour  de 
Ségovie.  C'est  un  bonheur  pour  vous,  continua-t-il,  de  ren- 
contrer, dans  un  homme  chargé  de  vous  maltraiter,  un  ami 
qui  n'épargnera  rien  pour  adoucir  la  rigueur  de  votre  prison. 
Il  m'est  expressément  ordonné  de  ne  vous  laisser  parler  à 
personne,  de  vous  faire  coucher  sur  la  paille,  et  de  ne  vous 
donner  pour  toute  nourriture  que  du  pain  et  de  l'eau.  Mais, 
outre  que  j'ai  trop  d'humanité  pour  ne  pas  compatir  à  vos 
maux,  vous  m'avez  rendu  service,   et  ma  reconnoissancc 

et  les  époques  consignées  dans  la  suite  de  cette  histoire.  Voyez  ce  ([ue  nous 
avons  dit  sur  Vavertissementmplàcû  ix  la  ôte  du  livre  vu,  dans  Tédition  de  1735. 


188  GILBLAS. 

l'emporte  sur  les  ordres  que  j'ai  reçus.  Loin  de  servir  d'in- 
strument à  la  cruauté  qu'on  veut  exercer  sur  vous,  je  pré- 
tends vous  traiter  le  mieux  qu'il  me  sera  possible.  Levez-vous, 
et  venez  avec  moi. 

Quoique  le  seigneur  châtelain  méritât  bien  quelques 
remercîments,  mes  esprits  étoient  si  troublés,  que  je  ne  pus 
lui  répondre  un  seul  mot.  Je  ne  laissai  pas  de  le  suivre.  Il 
me  fit  traverser  une  cour,  et  monter  par  un  escalier  fort  étroit 
à  une  petite  chambre  qui  étoit  tout  au  haut  de  la  tour.  Je  ne 
fus  pas  peu  surpris,  en  entrant  dans  cette  cham])re,  de  voir 
sur  une  table  deux  chandelles  qui  brûloient  dans  des  flam- 
beaux de  cuivre ,  et  deux  couverts  assez  propres.  Dans  un 
moment,  me  dit  Tordesillas,  on  va  vous  apporter  à  manger. 
Nous  allons  souper  ici  tous  deux.  C'est  ce  réduit  que  je 
vous  ai  destiné  pour  logement;  vous  y  serez  mieux  que  dans 
votre  cachot.  Vous  verrez  de  votre  fenêtre  les  bords  fleuris 
de  l'Érêma  et  la  vallée  délicieuse  qui,  du  pied  des  montagnes 
qui  séparent  les  deux  Castilles,  s'étend  jusqu'à  Coca.  Je  ne 
doute  pas  que  d'abord  vous  ne  soyez  peu  sensible  à  une  si 
belle  vue;  mais,  quand  le  temps  aura  fait  succéder  une 
douce  mélancolie  à  la  vivacité  de  votre  douleur,  vous  pren- 
drez plaisir  à  promener  vos  regards  sur  des  objets  si  agréa- 
bles. Outre  cela,  comptez  que  le  linge  et  les  autres  choses 
qui  sont  nécessaires  à  un  homme  qui  aime  la  propreté  ne 
vous  manqueront  pas.  De  plus,  vous  serez  bien  couché,  bien 
nourri,  et  je  vous  fournirai  des  livres  tant  que  vous  en  voudrez, 
en  un  mot,  tous  les  agréments  qu'un  prisonnier  peut  avoir. 

A  des  offres  si  obligeantes,  je  me  sentis  un  peu  soulagé. 
Je  pris  courage,  et  rendis  mille  grâces  à  mon  geôlier.  Je  lui 
dis  qu'il  me  rappeloit  à  la  vie  par  son  procédé  généreux,  et 
que  je  souhaitois  de  me  retrouver  en  état  de  lui  en  témoigner 
ma  reconnoissance.  Hé!  pourquoi  ne  vous  y  retrouveriez- 
vous  pas?   me  répondit-il.   Croyez-W)us  avoir  perdu  pour 


LIVRE   IX,   CHAPITRE   IV.  180 

jamais  la  liberté?  Si  vous  vous  imaginez  cela,  vous  êtes  dans 
l'erreur,  et  j'ose  vous  assurer  que  vous  en  serez  quitte  pour 
quelques  mois  de  prison.  Que  dites-vous,  seigneur  don 
André?  m'écriai-je.  Il  semble  que  vous  sachiez  le  sujet  de 
mon  infortune.  Je  vous  avouerai,  me  repartit-il,  que  je  ne 
l'ignore  pas.  L'alguazil  qui  vous  a  conduit  ici  m'a  confié  ce 
secret,  que  je  puis  vous  révéler.  Il  m'a  dit  que  le  roi,  informé 
que  vous  aviez  la  nuit,  le  comte  de  Lemos  et  vous,  mené  le 
prince  d'Espagne  chez  une  dame  suspecte,  venoit,  pour  vous 
en  punir,  d'exiler  le  comte,  et  vous  envoyoit,  vous,  à  la  tour 
de  Ségovie,  pour  y  être  traité  avec  toute  la  rigueur  que  vous 
avez  éprouvée  depuis  que  vous  y  êtes.  Comment,  lui  dis-je, 
cela  est-il  venu  à  la  connbissance  du  roi?  C'est  particulière- 
ment de  cette  circonstance  que  je  voudrois  être  instruit.  Et 
c'est,  répondit-il,  ce  que  l'alguazil  ne  m'a  point  appris,  et 
ce  qu'apparemment  il  ne  sait  pas  lui-même. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation ,  plusieurs  valets 
qui  apportoient  le  souper  entrèrent.  Ils  mirent  sur  la  table 
du  pain,  deux  tasses,  deux  bouteilles,  et  trois  grands  plats, 
dans  l'un  desquels  il  y  avoit  un  civet  de  lièvre  avec  beau- 
coup d'oignons,  d'huile  et  de  safran;  dans  l'autre  une  olla 
podrida  '  ;  et  dans  le  troisième  un  dindonneau  sur  une  mar- 
melade de  bcrcngemi  -.  Lorsque  Tordesillas  vit  que  nous 
avions  tout  ce  qu'il  nous  falloit,  il  renvoya  ses  domestiques, 
ne  voulant  pas  qu'ils  entendissent  notre  entretien.  11  ferma 
la  porte,  et  nous  nous  assîmes  tous  deux  vis-à-vis  l'un  de 
l'autre.  Commençons,  me  dit-il,  par  le  plus  pressé.  Vous 
devez  avoir  bon  appétit  après  deux  jours  de  diète.  En  par- 
lant de  cette  sorte,  il  chargea  mon  assiette  de  viande.  Il 
s'imaginoit  servir  un  affamé,  et  il  avoit  effectivement  sujet 
de  penser  que  j'allois  m'empiiïrer  de  ses  ragoûts  :  néanmoins 

1.  OUa  po:lriila;  c'est  un  composé  de  toutes  sortes  de  viandes. 
'2.  Uerenjena ,  pL'lite  citrouille,  appelée  pomme  d'amour. 


190  GIL   BLAS. 

je  trompai  son  attente.  Quelque  besoin  que  j'eusse  de  man- 
ger, les  morceaux  me  restoient  dans  la  bouche,  tant  j'avois 
le  cœur  serré  de  ma  condition  présente.  Pour  écarter  de  mon 
esprit  les  images  cruelles  qui  venoient  sans  cesse  l'affliger, 
mon  châtelain  avoit  beau  m'exciter  à  boire  et  vanter  l'excel- 
lence de  son  vin  ;  m'eùt-il  donné  du  nectar,  je  l'aurois  alors 
bu  sans  plaisir.  11  s'en  aperçut,  et,  s'y  prenant  d'une  autre 
façon ,  il  se  mit  à  me  conter  d'un  style  égayé  l'histoire  de 
son  mariage.  Il  y  réussit  encore  moins  par  là.  J'écoutai  son 
récit  avec  tant  de  distraction,  que  je  n'aurois  pu  dire,  lors- 
qu'il l'eut  fini,  ce  qu'il  venoit  de  me  raconter.  Il  jugea  bien 
qu'il  entreprenoit  trop  de  vouloir  ce  soir-là  faire  quelque 
diversion  à  mes  chagrins.  Il  se  leva  de  table  après  avoir 
achevé  de  souper,  et  me  dit  :  Seigneur  de  Santillane,  je  vais 
vous  laisser  reposer,  ou  plutôt  rêver  en  liberté  à  votre  mal- 
heur. Mais,  je  vous  le  répète,  il  ne  sera  pas  de  longue  durée. 
Le  roi  est  bon  naturellement.  Quand  sa  colère  sera  passée, 
et  qu'il  se  représentera  la  situation  déplorable  où  il  croit  que 
vous  êtes,  vous  lui  paroitrez  assez  puni.  A  ces  mots,  le  sei- 
gneur châtelain  descendit,  et  fit  monter  ses  valets  pour  des- 
servir. Ils  emportèrent  jusqu'aux  flambeaux,  et  je  me  couchai 
à  la  sombre  clarté  d'une  lampe  qui  étoit  attachée  au  mur. 

CHAPITRE   V. 

Des  réflexions  qu'il  fit  cette  nuit  avant  que  de  s'endormir, 
et  du  bruit  qui  le  réveilla. 

Je  passai  deux  heures  pour  le  moins  à  réfléchir  sur  ce 
que  Tordesillas  m' avoit  appris.  Je  suis  donc  ici,  disois-je, 
pour  avoir  contribué  aux  plaisirs  de  l'héritier  de  la  couronne  ! 
Quelle  imprudence  aussi  d'avoir  rendu  de  pareils  services  à 
un  prince  si  jeune!  car  c'est  sa  grande  jeunesse  qui  fait  tout 
mon  crime  :  s'il  étoit  dans  un  âge  plus  avancé,  le  roi  peut- 


LIVRE  IX,   CHAPITRE   Y.  191 

être  n'auroit  fait  que  rire  de  ce  qui  Ta  si  fort  irrité.  Mais  qui 
peut  avoir  donné  un  semblable  avis  à  ce  monarque,  sans 
appréhender  le  ressentiment  du  prince  ni  celui  du  duc  de 
Lerme  ?  Ce  ministre  voudra  venger  sans  doute  le  comte  de 
Lemos  son  neveu.  Comment  le  roi  a-t-il  découvert  cela? 
C'est  ce  que  je  ne  comprends  point. 

J'en  revenois  toujours  là.  L'idée  pourtant  la  plus  allli- 
geante  pour  moi,  celle  qui  me  désespéroit,  et  dont  mon 
esprit  ne  pouvoit  se  détacher,  c'étoit  le  pillage  auquel  je 
m'imaginois  bien  que  tous  mes  effets  avoient  été  abandonnés. 
Mon  coffre-fort,  m'écriois-je,  où  étes-vous?  mes  chères  ri- 
chesses, qu'ètes-vous  devenues?  dans  quelles  mains  êtes- 
vous  tombées?  Hélas!  je  vous  ai  perdues  en  moins  de  temps 
encore  que  je  ne  vous  avois  gagnées  1  Je  me  peignois  le 
désordre  qui  devoit  régner  dans  ma  maison,  et  je  faisois  sur 
cela  des  réflexions  toutes  plus  tristes  les  unes  que  les  autres. 
La  confusion  de  tant  de  pensées  différentes  me  jeta  dans  un 
accablement  qui  me  devint  favorable  :  le  sommeil  qui  m'avoit 
fui  la  nuit  précédente  vint  répandre  sur  moi  ses  pavots.  La 
bonté  du  lit,  la  fatigue  que  j'avois  soufferte,  ainsi  que  la 
fumée  des  viandes  et  du  vin,  y  contribuèrent  aussi.  Je  m'en- 
dormis profondément;  et,  selon  toutes  les  apparences,  le 
jour  m'auroit  surpris  dans  cet  état,  si  je  n'eusse  été  réveillé 
tout  à  coup  par  uu  bruit  assez  extraordinaire  dans  les  pri- 
sons. J'entendis  le  son  d'une  guitare,  et  la  voix  d'un  honnne 
en  même  temps.  J'écoute  avec  attention  ;  je  n'entends  plus 
rien;  je  crois  que  c'est  un  songe.  Mais,  un  instant  après, 
mon  oreille  fut  frappée  du  son  du  même  instrument,  et  de 
la  même  voix  qui  chantoit  les  vers  suivants  : 

^  Ay  (Je  mi  !  un  anno  felice 
Parecc  un  soplo  ligoro; 

1.  «  llélas  !  une  année  de  plaisir  passe  comme  uu  vent  léger;  mais  un  mo- 
ment de  malheur  est  un  siècle  de  tourment.  » 


192  GIL   BLAS. 

Poro  sin  (liclm  un  instante 
Es  un  sigio  d3  tormento. 

Ce  couplet  qui  paroissoit  avoir  été  fait  exprès  pour  moi, 
irrita  mes  ennuis.  Je  n'éprouve  que  trop,  disois-je,  la  vérité 
de  ces  paroles.  Il  me  semble  que  le  temps  de  mon  bonheur 
s'est  écoulé  bien  vite,  et  qu'il  y  a  déjà  un  siècle  que  je  suis 
en  prison.  Je  me  replongeai  dans  une  affreuse  rêverie,  et 
recommençai  à  me  désoler  comme  si  j'y  eusse  pris  plaisir. 
Mes  lamentations  finirent  avec  la  nuit;  et  les  premiers  rayons 
du  soleil  dont  ma  chambre  fut  éclairée  calmèrent  un  peu 
mes  inquiétudes.  Je  me  levai  pour  aller  ouvrir  ma  fenêtre, 
et  donner  de  l'air  à  ma  chambre.  Je  regardai  dans  la  cam- 
pagne, dont  je  me  souviens  que  le  seigneur  châtelain  m'avoit 
fait  une  belle  description.  Je  ne  trouvai  pas  de  quoi  justifier 
ce  qu'il  m'en  avoit  dit.  L'Érèma,  que  je  croyois  du  moins 
égal  au  Tage,  ne  me  parut  qu'un  ruisseau.  L'ortie  seule  et 
le  chardon  paroient  ses  bords  fleuris^  et  la  prétendue  vallée 
délicieuse  n'offrit  à  ma  vue  que  des  terres  dont  la  plupart 
étoient  incultes.  Apparemment  que  je  n'en  étois  pas  encore 
à  cette  douce  mélancolie  qui  devoit  me  faire  voir  les  choses 
autrement  que  je  ne  les  voyois  alors. 

Je  commençai  à  m'habiller,  et  déjà  j'étois  à  demi  vêtu, 
quand  Tordesillas  arriva,  suivi  d'une  vieille  servante  qui 
m'apportoit  des  chemises  et  des  serviettes.  Seigneur  Gil  IMas, 
me  dit-il,  voici  du  linge.  Ne  le  ménagez  pas;  j'aurai  soin 
que  vous  en  ayez  toujours  de  reste.  Hé  bien!  ajouta-t-il, 
comment  avez-vous  passé  la  nuit?  Le  sommeil  a-t-il  sus- 
pendu vos  peines  pour  quelques  moments?  Je  dormirois  peut- 
être  encore,  lui  répondis-je,  si  je  n'eusse  pas  été  réveillé 
par  une  voix  accompagnée  d'une  guitare.  Le  cavalier  qui  o, 
troublé  votre  repos  ,  reprit-il,  est  un  prisonnier  d'Etat  qui  a 
sa  chambre  à  côté  de  la  vôtre.  11  est  chevalier  de  l'ordre  mi- 
litaire de  Galatrava,  et  il  a  une  figure  tout  aimable.  Il  s'ap- 


LIVRE  IX,   CHAPITRE   V.  193 

pelle  don  Gaston  de  CogoUos.  Vous  pourrez  vous  voir  tous 
deux,  et  manger  ensemble.  Vous  trouverez  une  consolation 
mutuelle  dans  vos  entretiens.  Vous  vous  serez  l'un  à  l'autre 
d'un  grand  agrément.  Je  témoignai  à  don  André  que  j'étois 
très-sensible  à  la  permission  qu'il  me  donnoit  d'unir  ma 
douleur  avec  celle  de  ce  cavalier;  et,  comme  je  marquai 
quelque  impatience  de  connnoître  ce  compagnon  de  mal- 
heur, notre  obligeant  châtelain  me  procura  cette  satisfaction 
dès  ce  jour-Là  même.  Il  me  fit  dîner  avec  don  Gaston,  qui 
me  surprit  par  sa  bonne  mine  et  par  sa  beauté.  Jugez  quel 
homme  ce  devoit  être  pour  éblouir  des  yeux  accoutumés  à 
voir  la  plus  brillante  jeunesse  de  la  cour.  Imaginez-vous  un 
homme  fait  à  plaisir,  un  de  ces  héros  de  romans  qui  n'avoient 
qu'à  se  montrer  pour  causer  des  insomnies  aux  princesses. 
Ajoutons  à  cela  que  la  nature,  qui  mêle  ordinairement  ses 
dons,  avoit  doué  Cogolloscle  beaucoup  d'esprit  et  de  valeur. 
C'étoit  un  cavalier  parfait. 

Si  ce  cavaher  me  charma,  j'eus  de  mon  côté  le  bonheur 
de  ne  lui  pas  déplaire.  Il  ne  chanta  plus  la  nuit,  de  peur  de 
m'incommoder,  quelques  prières  que  je  lui  fisse  de  ne  se  pas 
contraindre  pour  moi.  Une  liaison  est  bientôt  formée  entre 
deux  personnes  qu'un  mauvais  sort  opprime.  Une  tendre 
amitié  suivit  de  près  notre  connoissance ,  et  devint  plus  forte 
de  jour  en  jour.  La  liberté  que  nous  avions  de  nous  parler 
quand  il  nous  plaisoit  nous  fut  très-utile  ,  puisque,  par  nos 
conversations,  nous  nous  aidâmes  réciproquement  tous  deux 
à  prendre  notre  mal  en  patience. 

Une  après-dînée,  j'entrai  dans  sa  chambre,  comme  il  se 
disposoit  à  jouer  de  la  guitare.  Pour  Lécouter  plus  commo- 
dément, je  m'assis  sur  une  sellette  qu'il  y  avoit  là  pour  tout 
siège;  et  lui,  s'étant  mis  sur  le  pied  de  son  lit,  il  joua  un  air 
fort  touchant,  et  chanta  dessus  des  paroles  qui  exprimoient 
le  désespoir  où  la  cruauté  d'une  dame  réduisoit  un  amant. 

II.  13 


194  GIL  BLAS. 

Lorsqu'il  les  eut  chantées,  je  lui  dis  en  souriant  :  Seigneur 
chevalier,  voilà  des  vers  que  vous  ne  serez  jamais  obligé  d'em- 
ployer dans  vos  galanteries.  Vous  n'êtes  pas  fait  pour  trou- 
ver les  femmes  cruelles.  Vous  avez  trop  bonne  opinion  de 
moi,  me  répondit-il.  J'ai  composé  pour  mon  compte  les 
vers  que  vous  venez  d'entendre,  pour  amollir  un  cœur  que 
je  croyols  de  diamant,  pour  attendrir  une  dame  qui  me  trai- 
toit  avec  une  extrême  rigueur.  Il  faut  que  je  vous  fasse  le 
récit  de  cette  histoire  ;  vous  apprendrez  en  même  temps 
celle  de  mes  malheurs. 


CHAPITRE  VI. 

Histoire  do  don  Gaston  de  Cogollos  et  de  dona  Helena  de  Galisteo. 

Il  y  aura  bientôt  quatre  ans  que  je  partis  de  Madrid  pour 
aller  à  Coria  voir  dona  Eleonor  de  Laxarilla ,  ma  tante  ,  qui 
est  une  des  plus  riches  douairières  de  la  Castille  vieille,  et 
qui  n'a  point  d'autre  héritier  que  moi.  Je  fus  à  peine  arrivé 
chez  elle  que  l'amour  y  vint  troubler  mon  repos.  Elle  me 
donna  un  appartement  dont  les  fenêtres  faisoient  face  aux 
jalousies  d'une  dame  qui  demeuroit  vis-à-vis,  et  que  je  pou- 
vois  facilement  remarquer,  tant  ses  grilles  étoient  peu  ser- 
rées, et  la  rue  étroite.  Je  ne  négligeai  pas  cette  possibilité; 
et  je  trouvai  ma  voisine  si  belle,  que  j'en  fus  d'abord 
enchanté.  Je  le  lui  marquai  aussitôt  par  des  œillades  si  vives, 
qu'il  n'y  avoit  pas  à  s'y  méprendre.  Elle  s'en  aperçut  bien  ; 
mais  elle  n'étoit  pas  fille  à  faire  trophée  d'une  pareille  obser- 
vation ,  et  encore  moins  à  répondre  à  mes  minauderies. 

Je  voulus  savoir  le  nom  de  cette  dangereuse  personne 
qui  troubloit  si  promptement  les  cœurs.  J'appris  qu'on  la 
nonnnoit  dona  Helena;  qu'elle  étoit  fille  unique  de  don  George 
de  Galisteo,  qui  possédoit  à  quelques  lieues  de  Coria  un  fief 


LIVIll'    l\,    CHAPITRE    VI.  19"> 

dominant  d'un  revenu  considérable;  qu'il  se  présentoit  sou- 
vent des  partis  pour  elle;  mais  que.son  père  les  rejetoit  tous, 
parce  qu'il  étoit  dans  le  dessein  de  la  marier  k  don  Augustin 
de  Olighera,  son  neveu,  qui,  en  attendant  ce  mariage,  avoit 
la  liberté  de  voir  et  d'entretenir  tous  les  jours  sa  cousine. 
Cela  ne  me  découragea  point  :  au  contraire  ,  j'en  devins  plus 
amoureux;  et  l'orgueilleux  plaisir  de  supplanter  un  ris  al 
aimé  m'excita  peut-être  encore  plus  que  mon  amour  à  pous- 
ser ma  pointe.  Je  continuai  donc  de  lancer  h  mon  Hélène  des 
legards  enflammés.  J'en  adressai  aussi  de  suppliants  à  Feli- 
cia,  sa  suivante,  comme  pour  implorer  son  secours;  je  fis 
môme  parler  mes  doigts.  Mais  ces  galanteries  furent  inu- 
tiles ;  je  ne  tirai  pas  plus  de  raison  de  la  soubrette  que  de  la 
maîtresse  :  elles  firent  toutes  deux  les  cruelles  et  les  inac- 
cessibles. 

Puisqu'elles  refusoient  de  répondre  au  langage  de  mes 
yeux,  j'eus  recours  à  d'autres  interprètes.  Je  mis  des  gens 
en  campagne,  pour  déterrer  les  connoissances  que  Felicia 
pouvoit  avoir  dans  la  ville.  Ils  découvrirent  qu'une  vieille 
dame,  appelée  Theodora,  étoit  sa  meilleure  amie,  et  qu'elles 
se  voyoient  fort  souvent.  Ravi  de  cette  découverte,  j'allai 
moi-même  trouver  Theodora,  que  j'engageai  par  des  pré- 
sents à  me  servir.  Elle  prit  parti  pour  moi,  promit  de  me 
ménager  chez  elle  un  entretien  secret  avec  son  amie ,  et  tint 
sa  promesse  dès  le  lendemain. 

Je  cesse  d'être  malheureux,  dis-je  à  Feljcia,  puisque 
mes  peines  ont  excité  votre  pitié.  Que  ne  dois-je  point  à 
votre  amie  de  vous  avoir  disposée  à  m'accorder  la  satisAic- 
tion  de  vous  entretenir!  Seigneur,  me  répondit-elle,  Theo- 
dora peut  tout  sur  moi.  Elle  m'a  mise  dans  vos  intérêts;  et, 
si  je  pou  vois  faire  votre  bonheur,  vous  seriez  bientôt  au  comble 
de  vos  vœux  :  mais  avec  toute  ma  bonne  volonté,  je  ne  sais 
si  je  vous  serai   d'un  grand  secours.  Il  ne  faut  pas  vous 


i96  GIL  BLAS. 

flatter:  vous  n'avez  jamais  formé  d'entreprise  plus  difficile. 
Yous  aimez  une  dame  prévenue  pour  un  autre  cavalier,  et 
quelle  dame  encore  !  Une  dame  si  fière  et  si  dissimulée ,  que 
si,  par  votre  constance  et  par  vos  soins,  vous  parvenez  à  lui 
arracher  des  soupirs,  ne  pensez  pas  que  sa  fierté  vous  donne 
le  plaisir  de  les  entendre.  Ah!  ma  chère  Felicia,  m'écriai-je 
avec  douleur,  pourquoi  me  faites-vous  connoître  tous  les 
obstacles  que  j"ai  à  surmonter?  Ce  détail  m'assassine.  Trom- 
pez-moi plutôt  que  de  me  désespérer.  A  ces  mots ,  je  pris 
une  de  ses  mains,  je  la  pressai  entre  les  miennes,  et  je  lui 
mis  au  doigt  un  diamant  de  trois  cents  pistoles,  en  lui  disant 
des  choses  si  touchantes,  que  je  la  fis  pleurer. 

Elle  étoit  trop  émue  de  mon  discours  et  trop  contente 
de  mes  manières,  pour  me  laisser  sans  consolation.  Elle 
aplanit  un  peu  les  difficultés.  Seigneur  me  dit-elle,  ce  que 
je  viens  de  vous  représenter  ne  doit  pas  vous  ôter  toute 
espérance.  Votre  rwal,  il  est  vrai,  n'est  pas  haï.  Il  vient  au 
logis  voir  librement  sa  cousine.  Il  lui  parle  quand  il  lui  plaît, 
et  c'est  ce  qui  vous  est  favorable.  L'habitude  où  ils  sont 
tous  deux  d'être  ensemble  tous  les  jours  rend  leur  com- 
merce un  peu  languissant.  Ils  me  paroissent  se  quitter  sans 
peine  et  se  revoir  sans  plaisir.  On  diroit  qu'ils  sont  déjà 
mariés.  En  un  mot,  je  ne  vois  point  que  ma  maîtresse  ait 
une  passion  violente  pour  don  Augustin.  D'ailleurs,  il  y  a 
entre  vous  et  lui,  pour  les  qualités  personnelles,  une  dilTé- 
rence  qui  ne  doit  pas  être  inutilement  remarquée  par  une 
fille  aussi  délicate  que  dona  Ilelena.  Ne  perdez  donc  pas 
courage.  Continuez  vos  galanteries.  Je  ne  laisserai  pas  échap- 
per une  occasion  de  faire  valoir  à  ma  maîtresse  tout  ce  que 
vous  ferez  pour  lui  plaire.  Elle  aura  beau  se  déguiser,  à 
travers  sa  dissimulation ,  je  démêlerai  bien  ses  sentiments. 

Nous  nous  séparâmes,  Felicia  et  moi,  fort  satisfaits  l'un 
de  l'autre  après  cette  conversation.  Je  m'apprêtai  sur  nou- 


LIVRE   IX,    CHAPITRE    VI.  107 

veaux  frais  à  lorgner  la  fille  de  don  George;  je  la  réplai 
d'une  sérénade,  dans  laquelle  je  fis  chanter  par  une  belle 
voix  les  vers  que  vous  venez  d'entendre.  Après  le  concert , 
la  suivante,  pour  sonder  sa  maîtresse,  lui  demanda  si  elle 
s'étoit  divertie.  La  voix ,  dit  dona  Helena ,  m'a  fait  plaisir. 
Et  les  paroles  qu'elle  a  chantées  répliqua  la  soubrette ,  ne 
sont-elles  pas  fort  touchantes?  C'est  à  quoi,  repartit  la 
dame,  je  n'ai  fait  aucune  attention.  Je  n'ai  nullement  pris 
garde  aux  vers,  ni  ne  me  soucie  guère  de  savoir  qui  m'a 
donné  cette  sérénade.  Sur  ce  pied-là,  s'écria  la  suivante, 
le  pauvre  don  Gaston  de  Cogollos  est  très-éloigné  de  son 
compte,  et  bien  fou  de  passer  son  temps  h  regarder  nos 
jalousies.  Ce  n'est  peut-être  pas  lui,  dit  la  maîtresse  d'un 
air  froid  ;  c'est  quelque  autre  cavalier  qui  vient  par  ce  con- 
cert me  déclarer  sa  passion  :  vous  êtes  dans  l'erreur.  Par- 
donnez-moi, répondit  Felicia,  c'est  donjiaston  lui-même, 
à  telles  enseignes  qu'il  m'a  ce  matin  abordée  dans  la  rue; 
il  m'a  même  priée  de  vous  dire  de  sa  part  qu'il  vous  adore, 
malgré  les  rigueurs  dont  vous  payez  son  amour;  et  qu'enfin 
il  s'estimeroit  le  plus  heureux  de  tous  les  hommes,  si  vous 
lui  permettiez  de  vous  marquer  sa  tendresse  par  ses  soins  et 
par  des  fêtes  galantes.  Ces  discours,  poursuivit-elle,  vous 
prouvent  assez  que  je  ne  me  trompe  pas. 

La  fille  de  don  George  changea  tout  à  coup  de  visage. 
et  regardant  sa  suivante  d'un  air  sévère  :  Vous  auriez  bien 
pu,  lui  dit-elle,  vous  passer  de  me  rofpporter  cet  imperti- 
nent entretien.  Qu'il  ne  vous  arrive  plus,  s'il  vous  plaît,  de 
me  venir  faire  de  pareils  rapports;  et,  si  ce  jeune  téméraire 
ose  encore  vous  parler,  je  vous  ordonne  de  lui  dire  qu'il 
s'adresse  à  une  personne  qui  fasse  plus  de  cas  de  ses  galan- 
teries, et  qu'il  choisisse  un  plus  honnête  passe-temps  que 
celui  d'être  toute  la  journée  k  ses  fenêtres  à  observer  ce 
que  je  fais  dans  mon  appartement. 


198  GIL  BLAS. 

Tout  cela  me  fut  fidèlement  détaillé,  dans  une  seconde 
entrevue,  par  Felicia,  qui,  prétendant  qu'il  ne  falloit  pas 
prendre  au  pied  de  la  lettre  les  paroles  de  sa  maîtresse, 
vouloit  me  persuader  que  mes  affaires  alloient  le  mieux  du 
monde.  Pour  moi,  qui  n'y  entendois  pas  finesse,  et  qui  ne 
croyois  pas  qu'on  pût  expliquer  le  texte  en  ma  faveur,  je 
me  défiois  des  commentaires  qu'elle  me  faisoit.  Elle  se  mo- 
qua de  ma  défiance,  demanda  du  papier  et  de  l'encre  à  son 
amie,  et  me  dit  :  Seigneur  chevalier,  écrivez  tout  à  l'heure 
à  dona  Helena  en  amant  désespéré.  Peignez- lui  vivement 
vos  souffrances,  et  surtout  plaignez -vous  de  la  défense 
qu'elle  vous  fait  de  paroître  à  vos  fenêtres.  Promettez 
d'obéir;  mais  assurez  qu'il  vous  en  coûtera  la  vie.  Tournez- 
moi  cela  comme  vous  le  savez  si  bien  faire,  vous  autres  ca- 
valiers, et  je  me  charge  du  reste.  J'espère  que  l'événement 
fera  plus  d'honneur  que  vous  n'en  faites  à  ma  pénétration. 

J'aurois  donc  été  le  premier  amant  qui,  trouvant  une  si 
belle  occasion  d'écrire  à  sa  maîtresse,  n'en  eût  pas  profité. 
Je  composai  une  lettre  des  plus  pathétiques.  Avant  que  de 
la  plier,  je  la  montrai  à  Felicia,  qui  sourit  après  l'avoir  lue , 
et  me  dit  que,  si  les  femmes  savoient  l'art  d'entêter  les 
hommes,  en  récompense  les  hommes  n'ignoroient  pas  celui 
d'enjôler  les  femmes.  La  soubrette  prit  mon  billet,  en  m'as- 
surant  qu'il  ne  tiendroit  pas  k  elle  qu'il  ne  produisît  un  bon 
effet;  puis,  m'ayant  recommandé  d'avoir  soin  que  mes 
fenêtres  fussent  fermées  pendant  quelques  jours,  elle  re- 
tourna chez  don  George. 

Madame,  dit-elle  en  arrivant  à  dona  Helena,  j'ai  ren- 
contré don  Gaston.  11  n'a  pas  manqué  de  venir  à  moi,  et 
de  vouloir  me  tenir  des  discours  flatteurs.  Il  m'a  demandé 
d'une  voix  tremblante,  et  comme  un  coupable  qui  attend 
son  arrêt,  si  je  vous  avois  parlé  de  sa  part.  Alors,  prompte 
à  exécuter  vos  ordres,  je  lui  ai  coupé  brusquement  la  pa- 


LIVRE   IX,   CHAPITRE   YI.  190 

rôle.  Je  me  suis  déchaînée  contre  lui.  Je  l'ai  chargé  d'in- 
jures, et  laissé  dans  la  rue  étourdi  de  ma  pétulance.  Je  suis 
ravie,  répondit  dona  Helena,  que  vous  m'ayez  débarrassés 
de  cet  importun;  mais  il  n'étoit  pas  nécessaire  de  lui  parler 
brutalement.  Il  faut  toujours  qu'une  fdle  ait  de  la  douceur. 
Madame,  répliqua  la  suivante,  on  ne  se  défait  pas  d'un 
amant  passionné  par  des  paroles  prononcées  d'un  air  doux. 
On  n'en  vient  pas  même  toujours  à  bout  par  des  fureurs  et 
des  emportements.  Don  Gaston,  par  exemple,  ne  s'est  pas 
rebuté.  Après  l'avoir  accablé  d'injures,  comme  je  vous  l'ai 
dit,  j'ai  été  chez  votre  parente  où  vous  m'avez  envoyée.  Cette 
dame,  par  malheur,  m'a  retenue  trop  longtemps.  Je  dis 
trop  longtemps,  puisqu'en  revenant  j'ai  retrouvé  mon 
homme.  Je  ne  m'attendois  plus  à  le  revoir.  Sa  vue  m'a 
troublée,  mais  si  troublée,  que  ma  langue,  qui  ne  me 
manque  jamais  dans  l'occasion,  n'a  pu  me  fournir  une  pa- 
role. Pendant  ce  temps-là,  qu'a-t-il  fait?  Il  a  profité  de 
mon  silence,  ou  plutôt  de  mon  désordre;  il  m'a  glissé  dans 
la  main  un  papier  que  j'ai  gardé  sans  savoir  ce  que  je  fai- 
sois,  et  il  a  disparu  dans  le  moment. 

En  parlant  ainsi ,  elle  tira  de  son  sein  ma  lettre  qu'elle 
remit  tout  en  badinant  à  sa  maîtresse,  qui,  l'ayant  prise 
comme  pour  s'en  divertir,  la  lut  à  bon  compté,  et  fit  ensuite 
la  réservée.  En  vérité,  Felicia,  dit-elle  d'un  air  sérieux  à  sa 
suivante,  vous  êtes  une  étourdie,  une  folle  d'avoir  reçu  ce 
billet.  Que  peut  penser  de  cela  don  Gaston?  et  qu'en  dois-je 
croire  moi-même?  Vous  me  donnez  lieu,  par  votre  con- 
duite, de  me  défier  de  votre  fidélité,  et  cà  lui  de  me  soup- 
çonner d'être  sensible  à  sa  passion.  Hélas!  peut-être  s'ima- 
gine-t-il  en  cet  instant  que  je  lis  et  relis  avec  plaisir  les 
caractères  qu'il  a  tracés.  Voyez  à  quelle  honte  vous  exposez 
ma  fierté.  Oh!  que  non,  madame,  lui  répondit  la  soubrette; 
il  ne  sauroit  avoir  cette  pensée,  et,  siqiposé  qu'il  l'eût,  il 


200  •  GIL    BLÂS. 

ne  l'aura  pas  longtemps.  Je  lui  dirai,  à  la  première  vue, 
que  je  vous  ai  montré  sa  lettre,  que  vous  l'avez  regar- 
dée d'un  air  glacé,  et  qu'enfin,  sans  la  lire,  vous  l'avez 
déchirée  avec  un  mépris  froid.  Vous  pourrez,  hardiment, 
reprit  dona  Ilelena,  lui  jurer  que  je  ne  l'ai  point  lue.  .le 
serois  Lien  embarrassée  s'il  me  falloit  seulement  en  dire 
deux  paroles.  La  fille  de  don  George  ne  se  contenta  pas  de 
parler  de  cette  sorte  ;  elle  déchira  mon  billet ,  et  défendit  à 
sa  suivante  de  l'entretenir  jamais  de  moi. 

Comme  j'avois  promis  de  ne  plus  faire  le  galant  à  mes 
fenêtres,  puisque  ma  vue  déplaisoit,  je  les  tins  fermées 
pendant  plusieurs  jours  pour  rendre  mon  obéissance  plus 
touchante.  Mais,  au  défaut  des  mines  qui  m'étoient  inter- 
dites, je  me  préparai  à  donner  de  nouvelles  sérénades  à  ma 
cruelle  Hélène.  Je  me  rendis  une  nuit  sous  son  balcon  avec 
des  musiciens,  et  déjà  les  guitares  se  faisoient  entendre, 
lorsqu'un  cavalier,  l'épée  à  la  main,  vint  troubler  le  con- 
cert, en  frappant  à  droite  et  à  gauche  sur  les  concertants, 
qui  prirent  aussitôt  la  fuite.  La  fureur  qui  animoit  cet  auda- 
cieux excita  la  mienne.  Je  m'avance  pour  le  punir,  et  nous 
commençons  un  rude  combat.  Dona  Ilelena  et  sa  suivante 
entendent  le  bruit  des  épées.  Elles  regardent  au  travers  de 
leurs  jalousies,  et  voient  deux  hommes  qui  sont  aux  mains. 
Elles  poussent  de  grands  cris,  qui  obligent  don  George  et 
ses  valets  à  se  lever.  Ils  sont  bientôt  sur  pied ,  et  ils  accou- 
rent, de  même  que  plusieurs  voisins,  pour  séparer  les  com- 
battants. Mais  ils  arrivèrent  trop  tard  :  ils  ne  trouvèrent  sur 
le  champ  de  bataille  qu'un  cavalier  noyé  dans  son  sang  et 
presque  sans  vie;  et  ils  reconnurent  que  j'étois  ce  cavalier 
infortuné.  On  m'emporta  chez  ma  tante,-  où  les  plus  habiles 
chirurgiens  de  la  ville  furent  appelés. 

Tout  le  monde  me  plaignit,  et  particulièrement  dona 
Ilelena ,  qui  laissa  voir  alors  le  fond  de  son  cœur.  Sa  dissi- 


LIVR1-:   IX,    CHAPITRE   VI.  201 

niulation  céda  au  sentiment.  Le  croirez -vous?  Ce  n'étoit 
plus  cette  fille  qui  se  faisoit  un  point  d'honneur  de  paroître 
insensible  à  mes  galanteries;  c'étoit  une  tendre  amante  qui 
s'abandonnoit  sans  réserve  à  sa  douleur.  Elle  passa  le  reste 
de  la  nuit  à  pleurer  avec  sa  suivante ,  et  à  maudire  son  cou- 
sin don  Augustin  dé  Olighera,  qu'elles  jugeoient  devoir^être 
Ji' auteur  de  leurs  larmes;  comme  en  eiïet  c'étoit  lui  quiavolt  si 
désagréablement  interrompu  la  sérénade.  Aussi  dissimulé  que 
sa  cousine,  il  s'étoit  aperçu  de  mes  intentions,  sans  en  rien 
témoigner;  et,  s'imaginant  qu'elle  y  répondoit,  il  avoit  fait 
cette  action  vigoureuse,  pour  montrer  qu'il  étoit  moins  en- 
durant qu'on  ne  le  croyoit.  .Néanmoins  ce  triste  accident  fut 
peu  de  temps  après  suivi  d'une  joie  qui  le  fit  oublier.  Tout 
dangereusement  blessé  que  j'étois,  l'habUeté  des  chirur- 
giens me  tira  d'affaire.  Je  gardois  encore  la  chambre,  quand 
dona  Eleonor,  ma  tante ,  alla  trouver  don  George,  et  lui  de- 
manda pour  moi  dona  llelena.  11  consentit  d'autant  plus 
volontiers  à  ce  mariage,  qu'il  regardoit  alors  don  Augustin 
comme  un  homme  qu'il  ne  reverroit  peut-être  jamais.  Le 
bon  vieillard  appréhendoit  que  sa  fille  n'eût  de  la  répu- 
gnance à  se  donner  à  moi,  à  cause  que  le  cousin  Olighera 
avoit  eu  la  liberté  de  la  voir,  et  tout  le  loisir  de  s'en  faire 
aimer;  mais  elle  parut  si  disposée  à  obéir  en  cela  à  son 
père ,  qu'on  peut  conclure  de  là  qu'en  Espagne ,  ainsi 
qu'ailleurs,  c'est  un  avantage  d'être  un  nouveau  venu 
auprès  des  femmes. 

Sitôt  que  je  pus  avoir  une  conversation  particulière  avec 
Felicia,  j'appris  jusqu'à  quel  point  sa  maîtresse  avoit  été 
sensii3le  au  malheureux  succès  de  mon  combat.  Si  bien  que, 
ne  pouvant  plus  douter  que  je  ne  fusse  le  Paris  de  mon 
Hélène,  je  bénissois  ma  blessure,  puisqu'elle  avoit  de  si  heu- 
reuses suites  pour  mon  amour.  J'obtins  du  seigneur  don 
George  la  permission  de  parler  à  sa  fille  en  présence  de  la 


202  GIL  I5LAS. 

suivante.  Que  cet  entretien  fut  doux  pour  moi!  Je  priai,  je 
pressai  tellement  la  dame  de  me  dire  si  son  père,  en  la  livrant 
cà  ma  tendresse,  ne  faisoit  aucune  violence  à  ses  sentiments, 
qu'elle  m'avoua  que  je  ne  la  devois  point  à  sa  seule  obéis- 
sance. Depuis  cet  aveu  plein  de  charmes,  je  ne  m'occupai 
que  du  soin  de  plaire,  et  d'imaginer  des  fêtes  galantes  en 
attendant  le  jour  de  nos  noces,  qui  devoit  être  célébré  par 
une  magnifique  cavalcade  où  toute  la  noblesse  de  Coria  et 
des  environs  se  préparoit  à  briller. 

Je  donnai  un  grand  repas  à  une  superbe  maison  de  plai- 
sance que  ma  tante  avoit  aux  portes  de  la  ville  du  côté  de 
Manroi.  Don  George  et  sa  fille,  avec  tous  leurs  parents  et 
leurs  amis  en  étoient.  On  y  avoit  préparé  par  mon  ordre  un 
concert  de  voix  et  d'instruments,  et  fait  venir  une  troupe  de 
comédiens  de  campagne,  pour  y  représenter  une  comédie. 
Au- milieu  du  festin,  on  me  vint  dire  qu'il  y  avoit  dans  une 
salle  un  homme  qui  demandoit  à  me  parler  d'une  affaire  très- 
importante  pour  moi.  Je  me  levai  de  table  pour  aller  voir 
qui  c'étoit.  Je  trouvai  un  inconnu  qui  avoit  l'air  d'un  valet 
de  chambre.  Il  me  présenta  un  billet  que  j'ouvris,  et  qui 
contenoit  ces  paroles  :  (c  Si  l'honneur  vous  est  cher,  comme 
«  il  le  doit  être  à  tout  chevalier  de  votre  ordre,  vous  ne 
((  manquerez  pas  demain  matin  de  vous  rendre  dans  la  plaine 
((  de  xManroi.  Vous  y  trouverez  un  cavalier  qui  veut  vous  faire 
«  raison  de  l'oOense  que  vous  avez  reçue  de  lui,  et  vous 
((  mettre,  s'il  le  peut,  hors  d'état  d'épouser  dona  Helena. 
«  Don  Augustin  de  Oliguera.  » 

Si  l'amour  a  beaucoup  d'empire  sur  les  Espagnols,  la 
vengeance  en  a  encore  bien  davantage.  Je  ne  lus  pas  ce 
billet  d'un  cœur  tranquille.  Au  seul  nom  de  don  Augustin,  il 
s'alluma  dans  mes  veines  un  feu  qui  me  lit  presque  oublier 
les  devoirs  indispensables  que  j'avois  à  remplir  ce  jour-là. 


LIVRE    IX,   CHAPITRE   VI.  203 

Je  fus  tenté  de  me  dérober  à  la  compagnie,  pour  aller  cher- 
cher sur-le-champ  mon  ennemi.  Je  me  contraignis  pour- 
tant, de  peur  de  troubler  la  fête,  et  dis  cà  l'homme  qui 
m'avoit  remis  la  lettre  :  Mon  ami,  vous  pouvez  dire  au 
cavalier  qui  vous  envoie  que  j'ai  trop  d'envie  de  me  revoir 
aux  prises  avec  lui,  pour  n'être  pas  demain,  avant  le  lever 
du  soleil,  dans  l'endroit  qu'il  me  marque. 

Après  avoir  renvoyé  le  messager  avec  cette  réponse,  je 
rejoignis  mes  convives,  et  repris  ma  place  cà  table,  où  je 
composai  si  bien  mon  visage,  que  personne  n'eut  aucun 
soupçon  de  ce  qui  se  passoit  en  moi.  Je  parus,  pendant  le 
reste  de  la  journée,  occupé  comme  les  autres  des  plaisirs  de 
la  fête,  qui  finit  enfin  au  milieu  de  la  nuit.  L'assemblée  se 
sépara,  et  chacun  rentra  dans  la  ville  de  la  même  manière 
qu'il  en  étoit  sorti.  Pour  moi,  je  demeurai  dans  la  maison 
de  plaisance,  sous  prétexte  d'y  vouloir  prendre  le  frais  le 
lendemain  matin;  mais  ce  n'étoit  que  pour  me  trouver  plus 
tôt  au  rendez-vous.  Au  lieu  de  me  coucher,  j'attendis  avec 
impatience  la  pointe  du  jour.  Sitôt  que  je  l'aperçus,  je  montai 
sur  mon  meilleur  cheval,  et  partis  tout  seul  comme  pour  me 
promener  dans  la  campagne.  Je  m'avance  vers  Manroi.  Je 
découvre  dans  la  plaine  un  homme  à  cheval  qui  vient  de 
mon  côté  à  bride  abattue.  Je  vole  à  sa  rencontue ,  pour  lui 
épargner  la  moitié  du  chemin.  Nous  nous  joignons  bientôt. 
G'étoit  mon  rival.  Chevalier,  me  dit-il  insolemment,  c'est  à 
regret  que  j'en  viens  aux  mains  avec  vous  une  seconde  fois; 
mais  c'est  votre  faute.  Après  l'aventure  de  la  sérénade,  vous 
auriez  dû  renoncer  de  bonne  grâce  à  la  fille  de  don  George, 
ou  bien  vous  tenir  pour  dit  que  vous  n'en  seriez  pas  quitte 
pour  cela,  si  vous  persistiez  dans  le  dessein  de  lui  plaire. 
Vous  êtes  trop  fier,  lui  répondis-je,  d'un  avantage  que  vous 
devez  peut-être  moins  à  votre  adresse  qu'à  l'obscurité  de  la 
nuit.  Vous  ne  songez  pas  que  les  armes  sont  journalières. 


204  GIL    BLAS. 

Elles  ne  le  sont  pas  pour  moi,  répliqua-t-il  d'un  air  arro- 
gant; et  je  vais  vous  faire  voir  que,  le  jour  comme  la  nuit, 
je  sais  punir  les  chevaliers  audacieux  qui  vont  sur  mes  bri- 
sées. 

Je  ne  repartis  à  cet  orgueilleux  discours  qu'en  mettant 
promptement  pied  à  terre.  Don  Augustin  fit  la  même  chose. 
Nous  attachâmes  nos  chevaux  à  un  arbre,  et  nous  commen- 
çâmes à  nous  battre  avec  une  égale  vigueur.  J'avouerai  de 
bonne  foi  que  j'avois  affaire  à  un  ennemi  qui  savoit  mieux 
faire  des  armes  que  moi,  bien  que  j'eusse  deux  années  de 
salle.  Il  étoit  consommé  dans  l'escrime.  Je  ne  pouvois  expo- 
ser ma  vie  à  un  plus  grand  péril.  Néanmoins,  comme  il 
arrive  assez  souvent  que  le  plus  fort  est  vaincu  par  le  plus 
foible,  mon  rival,  malgré  toute  son  habileté,  reçut  un  coup 
d'épée  dans  le  cœur,  et  tomba  roide  mort  un  moment  après. 

Je  retournai  aussitôt  à  la  maison  de  plaisance,  où  j'appris 
ce  qui  venoit  de  se  passer  à  mon  valet  de  chambre  dont  la 
fidélité  m' étoit  connue.  Ensuite  je  lui  dis  :  Mon  cher  Ramire, 
avant  que  la  justice  puisse  avoir  connoissance  de  cet  événe- 
ment, prends  un  bon  cheval,  et  va  informer  ma  tante  de 
cette  aventure.  Demande-lui  de  ma  part  de  l'or  et  des  pierre- 
ries, et  viens  me  joindre  à  Plazencia.  Tu  me  trouveras  dans 
la  première  Jiôtellerie  en  entrant  dans  la  ville. 

Ramire  s'acquitta  de  sa  commission  avec  tant  de  dili- 
gence, qu'il  arriva  trois  heures  après  moi  à  Plazencia.  Il  me 
dit  que  dona  Eleonor  avoit  été  plus  réjouie  qu'affligée  d'un 
combat  qui  réparoit  l'aflfront  que  j'avois  reçu  au  premier,  et 
qu'elle  m'envoyoit  tout  son  or  et  toutes  ses  pierreries  pour 
me  faire  voyager  agréablement  dans  les  pays  étrangers,  en 
attendant  qu'elle  eût  accommodé  mon  affaire. 

Pour  supprimer  les  circonstances  superflues,  je  vous 
dirai  que  je  traversai  la  Castille  nouvelle  pour  aller  dans  le 
royaume  de  Valence  m'embarquer  à  Dénia.  Je  passai  en 


LIVRE   IX,   CHAPITRE   YI.  205 

Italie,  où  je  me  mis  en  état  de  parcourir  les  cours  et  d'y  pa- 
roître  avec  agrément. 

Tandis  que,  loin  de  mon  Hélène,  je  me  disposois  à  trom- 
per, autant  qu'il  me  seroit  possible,  mon  amour  et  mes 
ennuis,  cette  dame,  à  Coria,  pleuroit  en  secret  mon  absence. 
Au  lieu  d'applaudir  aux  poursuites  que  sa  famille  faisoit 
contre  moi  au  sujet  de  la  mort  d'Olighera,  elle  souhaitoit  au 
contraire  qu'un  prompt  accommodement  les  fît  cesser  et 
hàtcàt  mon  retour.  Six  mois  s'étoient  déjà  écoulés  depuis 
qu'elle  m'avoit  perdu,  et  je  crois  que  sa  constance  auroit 
toujours  triomphé  du  temps,  si  elle  n'eût  eu  que  le  temps  h 
combattre;  mais  elle  eut  des  ennemis  encore  plus  puissants. 
Don  Blas  de  Combados,  gentilhomme  de  la  côte  occidentale 
de  Galice,  vint  k  Coria  recueillir  une  riche  succession  qui  lui 
avoit  été  vainement  disputée  par  don  Miguel  de  Caprara,  son 
cousin,  et  il  s'établit  dans  ce  pays-là,  le  trouvant  plus  agréa- 
ble que  le  sien.  Combados  étoit  bien  fait.  Il  paroissoit  doux 
et  poli,  et  il  avoit  l'esprit  du  monde  le  plus  insinuant.  Il  eut 
bientôt  fait  connoissance  avec  tous  les  honnêtes  gens  de  la 
ville,  et  su  toutes  les  affaires  des  uns  et  des  autres. 

Il  n'ignora  pas  longtemps  que  don  George  avoit  une  fille 
dont  la  beauté  dangereuse  sembloit  n'enflammer  les  honnnes 
que  pour  leur  malheur.  Cela  piqua  sa  curiosité  ;  il  eut  envie 
de  voir  une  dame  si  redoutable.  Il  rechercha  pour  cet  effet 
l'amitié  de  son  père,  et  sut  si  bien  la  gagner,  que  le  vieillard, 
le  regardant  déjà  comme  un  gendre,  lui  donna  l'entrée  de 
sa  maison ,  et  la  liberté  de  parler  en  sa  présence  à  dona 
Helena.  Le  Galicien  ne  tarda  guère  à  devenir  amoureux 
d'elle  :  c'étoit  un  sort  inévitable.  Il  ouvrit  son  cœur  à  don 
George,  qui  lui  dit  qu'il  agréoit  sa  recherche,  mais  que  ne 
voulant  pas  contraindre  sa  fille,  il  la  laissoit  maîtresse  de  sa 
main.  Là-dessus,  don  Blas  mit  en  usage  toutes  les  galanteries 
dont  il  put  s'aviser  pour  plaire  à  cette  dame,  qui  n'y  fut 


son  GIL  BLAS. 

aucunement  sensible,  tant  elle  étoit  occupée  de  moi.  Felicia 
étoit  pourtant  dans  les  intérêts  du  cavalier,  qui  l'avoit  en- 
gagée par  des  présents  à  servir  son  amour.  Elle  y  employoit 
toute  son  adresse.  D'un  autre  côté,  le  père  secondoit  la  sui- 
vante par  des  remontrances;  et  néanmoins  ils  ne  firent  tous 
deux ,  pendant  une  année  entière ,  que  tourmenter  dona 
Helena,  sans  pouvoir  me  la  rendre  infidèle. 

Combados,  voyant  que  don  George  et  Felicia  s'intéres- 
soient  en  vain  pour  lui,  leur  proposa  un  expédient  pour 
vaincre  l'opiniâtreté  d'une  amante  si  prévenue.  Voici,  leur 
dit-il,  ce  que  j'ai  imaginé.  Nous  supposerons  qu'un  mar- 
chand de  Goria  vient  de  recevoir  une  lettre  d'un  négociant 
italien,  dans  laquelle,  après  un  détail  de  choses  qui  concer- 
neront le  commerce,  on  lira  les  paroles  suivantes  :  «  Il  est 
((  arrivé  depuis  peu  à  la  cour  de  Parme  un  cavalier  espagnol 
((  nommé  don  Gaston  de  Cogollos.  11  se  dit  neveu  et  unique 
u  héritier  d'une  riche  veuve  qui  demeure  à  Goria,  sous  le 
((  nom  de  dona  Eleonor  de  Laxarilla.  11  recherche  la  fille 
«  d'un  puissant  seigneur;  mais  on  ne  veut  pas  la  lui  accor- 
((  der  qu'on  ne  soit  informé  de  la  vérité.  Je  suis  chargé  de 
a  m'adressera  vous  pour  cela.  Mandez-moi  donc,  je  vous 
((  prie,  si  vous  connoissez  ce  don  Gaston,  et  en  quoi  consis- 
«  tent  les  biens  de  sa  tante.  Votre  réponse  décidera  de  ce 
«  mariage.  A  Parme,  ce,  etc.  » 

Getle  fourberie  ne  parut  au  vieillard  qu'un  jeu  d'esprit, 
qu'une  ruse  pardonnable  aux  amants;  et  la  soubrette,  encore 
moins  scrupuleuse  que  le  bonhomme,  l'approuva  fort.  L'in- 
vention leur  sembla  d'autant  meilleure,  qu'ils  connoissoient 
Hélène  pour  une  fille  fière  et  capable  de  prendre  son  parti 
sur-le-champ,  pourvu  qu'elle  n'eût  aucun  soupçon  de  la 
supercherie.  Don  George  se  chargea  de  lui  annoncer  lui-même 
mon  changement,  et,  pour  rendre  la  ciîose  encore  plus  natu- 
relle ,  de  lui  faire  parler  au  marchand  qui  auroit  reçu  de 


LIVRE  IX,   CHAPITRE    YI.  207 

Parme  la  prétendue  lettre.  Ils  exécutèrent  ce  projet  comme 
ils  l'avoient  formé.  Le  père,  avec  une  émotion  où  il  y  avoit 
en  apparence  de  la  colère  et  du  dépit,  dit  à  dona  Helena  : 
Ma  fille,  je  ne  vous  dirai  plus  que  nos  parents  me  prient 
tous  les  jours  de  ne  permettre  jamais  que  le  meurtrier  de 
don  Augustin  entre  dans  notre  famille;  j'ai  aujourd'hui  une 
raison  plus  forte  à  vous  dire  pour  vous  détacher  de  don 
Gaston.  Mourez  de  honte  de  lui  être  si  fidèle  I  C'est  un  vo- 
lage, un  perfide.  Voici  une  preuve  certaine  de  son  infidélité. 
Lisez  vous-même  cette  lettre  qu'un  marchand  de  Coria  vient 
de  recevoir  d'Italie.  La  tremblante  Hélène  prend  ce  papier 
supposé,  en  fait  des  yeux  la  lecture,  en  pèse  tous  les  termes, 
et  demeure  accablée  de  la  nouvelle  de  mon  inconstance.  Un 
sentiment  de  tendresse  lui  fit  ensuite  répandre  quelques 
larmes;  mais  bientôt,  rappelant  toute  sa  fierté,  elle  essuya 
ses  pleurs,  et  dit  d'un  ton  ferme  à  son  père  :  Seigneur,  vous 
venez  d'être  témoin  de  ma  faiblesse;  soyez-le  aussi  de  la 
victoire  que  je  vais  remporter  sur  moi.  C'en  est  fait,  je  n'ai 
plus  que  du  mépris  pour  don  Gaston;  je  ne  vois  en  lui  que 
le  dernier  des  hommes.  N'en  parlons  plus.  Allons,  rien  ne 
me  retient  plus;  je  suis  prête  à  suivre  don  Blas  à  l'autel. 
Que  mon  hymen  précède  celui  du  perfide  qui  a  si  mal  ré- 
pondu à  mon  amour!  Don  George,  transporté  de  joie  à  ces 
paroles,  embrassa  sa  fille,  loua  la  vigoureuse  résolution 
qu'elle  prenoit,  et,  s' applaudissant  de  l'heureux  succès  du 
stratagème,  il  se  hcàta  de  combler  les  vœux  de  mon  rival. 
Dona  Helena  me  fut  ainsi  ravie.  Elle  se  livra  brusque- 
ment à  Combados,  sans  vouloir  entendre  l'amour  qui  lui 
parloit  pour  moi  au  fond  de  son  cœur,  sans  douter  même  un 
instant  d'une  nouvelle  qui  auroit  dû  trouver  dans  une 
amante  moins  de  crédulité.  L'orgueilleuse  n'év^outa  que  sa 
présomption.  Le  ressentiment  de  l'injure  qu'elle  s'imaginoit 
que  j'avois  faite  à  sa  beauté  l'emporta  sur  l'intérêt  de  sa 


208  GIL  BLAS. 

tendresse.  Elle  eut  pourtant,  peu  de  jours  après  son  ma- 
riage, quelques  remords  de  l'avoir  précipité  ;  il  lui  vint  dans 
l'esprit  que  la  lettre  du  marchand  pouvoit  avoir  été  suppo- 
sée, et  ce  soupçon  lui  causa  de  l'inquiétude.  Mais  l'amoureux 
don  Blas  ne  laissoit  point  à  sa  femme  le  temps  de  nourrir 
des  pensées  contraires  à  son  repos;  il  ne  songeoit  qu'à 
l'amuser,  et  il  y  réiississoit  par  une  succession  continuelle 
de  plaisirs  différents  qu'il  avoit  l'art  d'inventer. 

Elle  paroissoit  très-contente  d'un  époux  si  galant,  et  ils 
vivoient  tous  deux  dans  une  parfaite  union,  lorsque  ma  tante 
accommoda  mon  alTaire  avec  les  parents  de  don  Augustin. 
Elle  m'écrivit  aussitôt  en  Italie  pour  m'en  donner  avis.  J'étois 
alors  à  Reggio,  dans  la  Calabre  ultérieure.  Je  passai  en  Sicile, 
sur  les  ailes  de  l'amour.  Dona  Eleonor,  qui  ne  m'avoit  pas 
mandé  le  mariage  de  la  fille  de  don  George,  me  l'appiit  à 
mon  arrivée;  et  remarquant  qu'il  m'allligeoit  :  Vous  avez 
tort,  me  dit-elle,  mon  neveu,  de  vous  montrer  sensible  à  la 
perte  d'une  dame  qui  n'a  pu  vous  demeurer  fidèle.  Croyez- 
moi,  bannissez  de  votre  cœur  et  de  votre  mémoire  une  per- 
sonne qui  n'est  plus  digne  de  vous  occuper. 

Gomme  matante  ignoroit  qu'on  eût  trompé  dona  Ilelena, 
elle  avoit  raison  de  me  parler  ainsi,  et  elle  ne  pouvoit  me 
donner  un  conseil  plus  sage.  Aussi  je  me  promis  bien  de  le 
suivre,  ou  du  moins  d'aiïecter  un  air  d' indifférence,  si  je 
n'étois  pas  capable  de  vaincre  ma  passion.  Je  ne  pus  toute- 
fois résister  à  la  curiosité  de  savoir  de  quelle  manière  ce  ma- 
riage avoit  été  fait.  Pour  en  être -instruit,  je  résolus  de 
m'adresser  à  l'amie  de  Felicia,  c'est-à-dire  à  la  dame  Theo- 
dora,  dont  je  vous  ai  déjà  parlé.  J'allai  chez  elle;  j'y  trouvai 
par  hasard  Felicia ,  qui,  ne  s'attendant  à  rien  moins  qu'à 
ma  vue,  en  fut  troublée,  et  voulut  sortir  pour  éviter  l'éclair- 
cissement qu'elle  jugea  bien  que  je  lui  demanderois.  Je  l'ar- 
rêtai. Pourquoi  me  fuyez-vous?  lui  dis-je.  La  parjure  Hélène 


LIVRE   IX,   CHAPITRE   VI.  209 

n'est-elle  pas  contente  de  m'avoir  sacrifié?  Vous  a-t-elle 
défendu  d'écouter  mes  plaintes?  ou  cherchez-vous  seulement 
à  m'échapper,  pour  vous  faire  un  mérite  auprès  de  l'ingrate 
d'avoir  refusé  de  les  entendre? 

Seigneur,  me  répondit  la  suivante,  je  vous  avoue  ingé- 
nument que  votre  présence  me  rend  confuse.  Je  ne  puis  vous 
revoir  sans  me  sentir  déchirée  de  mille  remords.  On  a  séduit 
ma  maîtresse,  et  j'ai  eu  le  malheur  d'être  complice  de  la 
séduction.  Après  cela,  puis-je  sans  honte  vous  voir 
paroître  devant  moi?  0  ciel!  répliquai-je  avec  surprise,  que 
m'osez-vous  dire?  expliquez-vous  plus  clairement.  Alors  la 
soubrette  me  fit  le  détail  du  stratagème  dont  s'étoit  servi 
Combadospourm'enlever  donaHelena;  et,  s' apercevant  que 
son  récit  me  perçoit  le  cœur,  elle  s'efforça  de  me  consoler. 
Elle  m'offrit  ses  bons  offices  auprès  de  sa  maîtresse,  me  pro- 
mit de  la  désabuser ,  de  lui  peindre  mon  désespoir,  en  un 
mot,  de  ne  rien  épargner  pour  adoucir  la  rigueur  de  ma 
destinée;  enfin,  elle  me  donna  des  espérances  qui  soula- 
gèrent un  peu  mes  peines. 

Je  passe  les  contradictions  infinies  qu'elle  eut  à  essuyer 
de  la  part  de  dona  Helena  pour  la  faire  consentir  à  me  voir. 
Elle  en  vint  pourtant  à  bout.  Il  fut  résolu  entre  elles  qu'on 
me  feroit  entrer  secrètement  chez  don  Blas,  la  première  fois 
qu'il  iroit  à  une  terre  où  il  alloit  de  temps  en  temps  chasser, 
et  où  il  demeuroit  ordinairement  un  jour  ou  deux.  Ce  dessein 
s'exécuta  bientôt.  Le  mari  partit  pour  la  campagne  ;  on  eut 
soin  de  m'en  avertir,  et  de  m' introduire  une  nuit  dans  l'ap- 
partement de  sa  femme. 

Je  voulus  commencer  la  conversation  par  des  repi'oches; 
on  me  ferma  la  bouche  :  il  est  inutile  de  rappeler  le  i)assé, 
me  dit  la  dame.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  nous  attendrir  l'un 
l'autre,  et  vous  êtes  dans  l'erreur,  si  vous  me  croyez  disposée 
à  flatter  vos  sentiments.  Je  vous  le  déclare ,  don  Gaston ,  je 
u.  U 


210  GIL   DLAS, 

n'ai  prêté  mon  consentement  à  cette  secrète  entrevue,  je 
n'ai  cédé  aux  instances  qu'on  m'en  a  faites,  que  pour  vous 
dire  de  vive  voix  que  vous  ne  devez  songer  désormais  qu'à 
m'oublier.  Peut-être  serois-je  plus  satisfaite  de  mon  sort, 
s'il  étoit  lié  au  vôtre;  mais,  puisque  le  ciel  en  a  ordonné 
autrement,  je  veux  obéir  "à  ses  arrêts. 

Eh  quoi,  madame,  lui  répondis-je,  ce  n'est  pas  assez  de 
vous  voir  perdue,  ce  n'est  pas  assez  de  voir  l'heureux  don 
lilas  posséder  tranquUlementla  seule  personne  que  je  puisse 
aimer,  il  faut  encore  que  je  vous  bannisse  de  ma  pensée! 
Vous  voulez  m' arracher  mon  amour,  m' enlever  l'unique  bien 
qui  me  reste!  Ah!  cruelle,  pensez- vous  qu'il  soit  possible  à 
un  homme  que  vous  avez  une  fois  charmé,  de  reprendre  son 
cicur  ?  Connoissez-vous  mieux  que  vous  ne  faites ,  et  cessez 
de  m'exhorter  vainement  à  vous  ôter  de  mon  souvenir.  Eh 
bien!  répliqua-t-elle  avec  précipitation,  cessez  donc  aussi 
d'espérer  que  je  paye  votre  passion  de  quelque  reconnois- 
sance.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire:  l'épouse  de  don  Blas 
ne  sera  point  l'amante  de  don  Gaston;  prenez  sur  cela 
votre  parti.  Fuyez  ,  ajouta-t-elle.  Finissons  promptement  un 
entretien  que  je  me  reproche  malgré  la  pureté  de  mes  inten- 
tions, et  que  je  me  ferois  un  crime  de  prolonger. 

Aces  paroles,  qui  m'ôtoient  toute  espérance,  je  tombai 
aux  genoux  de  la  dame.  Je  lui  tins  des  discours  touchants. 
J'employai  jusqu'aux  larmes  pour  l'attendrir.  Mais  tout  cela 
ne  sei-vit  qu'à  exciter  peut-être  quelques  sentiments  de  pitié 
qu'on  se  garda  bien  de  laisser  paroître,  et  qui  furent  sacri- 
fiés au  devoir.  Après  avoir  infructueusement  épuisé  les 
expressions  tendres,  les  prières  et  les  pleurs,  ma  tendresse 
se  changea  tout  à  coup  en  fureur.  Je  tirai  mon  épée  pour 
m'en  percer  aux  yeux  de  l'inexorable  Hélène,  qui  ne  s'aper- 
çut pas  plutôt  de  mon  action,  qu'elle  se  jeta  sur  moi  pour 
en  prévenir  les  suites.  Arrêtez,  GogoUos!  me  dit-elle.  Est-ce 


LIVRE  IX,    CHAPITRE  VI.  211 

ainsi  que  vous  ménagez  ma  réputation?  En  vous  ôtant  ainsi 
la  vie ,  vous  allez  me  déshonorer  et  faire  passer  mon  mari 
pour  un  assassin. 

Dans  le  désespoir  qui  me  possédoit,  bien  loin  de  donner 
à  ces  mots  l'attention  qu'ils  méritoient,  je  ne  songeois  qu'à 
tromper  les  elTorts  que  faisoient  la  maîtresse  et  la  suivante 
pour  me  sauver  de  ma  funeste  main  ;  et  je  n'y  aurois  sans 
doute  réussi  que  trop  tôt,  si  don  Blas,  qui  avoit  été  averti  de 
notre  entrevue,  et  qui,  au  lieu  d'aller  à  la  campagne,  s'étoit 
caché  derrière  une  tapisserie  pour  entendre  notre  entretien, 
ne  fût  vite  venu  se  joindre  à  elles.  Don  Gaston,  s'écria-t-il 
en  me  retenant  le  bras,  rappelez  votre  raison  égai'ée,  et 
ne  cédez  point  làcliemcut  au  transport  farieux  qui  vous 
agite  ! 

J'interrompis  Combados.  Est-ce  à  vous,  lui  dis-je,  à  me 
détourner  de  ma  résolution  ?  Vous  devriez  plutôt  me  plonger 
vous-même  un  poignard  dans  le  sein.  Mon  amour,  tout 
malheureux  qu'il  est,  vous  offense.  A''est-ce  pas  assez  que 
vous  me  surpreniez  la  nuitdansl'appartement  de  votre  femme? 
en  faut-il  davantage  pour  vous  exciter  à  la  vengeance? 
Percez-moi  pour  vous  défaire  d'un  homme  qui  ne  peut  cesser 
d'adorer  dona  Helena  qu'en  cessant  de  vivre.  C'est  en  vain, 
me  répondit  don  Blas,  que  vous  tâchez  d'intéresser  mou 
honneur  à  vous  donner  la  mort.  Vous  êtes  assez  puni  de 
votre  témérité,  et  je  sais  si  bon  gré  à  mon  épouse  de  ses 
sentiments  vertueux,  que  je  lui  pardonne  l'occasion  où  elle 
les  a  fait  éclater.  Croyez-moi,  CogoUos,  ajouta- t-il,  ne  vous 
désespérez  pas  comme  un  foible  amant  ;  soumettez-vous  avec 
courage  à  la  nécessité. 

Le  prudent  Galicien ,  par  de  semblables  discours,  calma 
peu  à  peu  ma  fureur,  et  réveilla  ma  vertu.  Je  me  retirai  dans 
le  dessein  de  m'éloigner  d'Hélène  et  des  lieux  qu'elle  habi- 
toit.  Deux  jours  après  je  retournai  à  Madrid;  là,  ne  voulant 


212  GIL  BLAS.      • 

plus  m'occuper  que  du  soin  de  ma  fortune,  je  commençai  à 
paroître  k  la  cour  et  à  m'y  faire  des  amis.  Mais  j'ai  eu  le 
malheur  de  m'attaclier  particulièrement  au  marquis  de  Yil- 
lareal,  grand  seigneur  portugais,  qui,  pour  avoir  été  soup- 
çonné de  songer  à  délivrer  le  Portugal  de  la  domination  des 
Espagnols,  est  présentement  au  château  d'Alicante.  Comme 
le  duc  de  Lerme  a  su  que  j'avois  été  dans  une  étroite  liaison 
avec  ce  seigneur,  il  m'a  fait  aussi  arrêter  et  conduire  ici.  Ce 
ministre  croit  que  je  puis  être  complice  d'un  pareil  projet; 
il  ne  sauroit  faire  un  outrage  plus  sensible  à  un  homme  qui 
est  noble  et  Castillan. 

Don  Gaston  cessa  de  parler  en  cet  endroit.  Après  quoi, 
je  lui  dis  pour  le  consoler  :  Seigneur  chevalier,  votre  hon- 
neur ne  peut  recevoir  aucune  atteinte  de  cette  disgrâce ,  qui 
tournera  sans  doute  dans  la  suite  à  votre  profit.  Quand  le 
duc  de  Lerme  sera  instruit  de  votre  innocence ,  il  ne  man- 
quera pas  de  vous  donner  un  emploi  considérable  pour  réta- 
blir la  réputation  d'un  gentilhomme  injustement  accusé  de 
trahison^. 


CHAPITRE  YII. 

Scipion  vient  trouver  Gil  Blas  à  la  tour  de  Ségovie,  et  lui  apprend  bien  des  nouvelles. 

jNotre  conversation  fut  interrompue  par  Tordesillas  qui 
entra  dans  la  chambre,  et  me  dit  :  Seigneur  Gil  Blas,  je 
viens  de  parler  à  un  jeune  homme  qui  s'est  présenté  à  la 
porte  de  cette  prison.  Il  m'a  demandé  si  vous  n'étiez  pas  pri- 
sonnier; et,  sur  le  refus  que  j'ai  fait  de  contenter  sa  curio- 

1.  Cotte  liistoire  intcressanto  est  tii\':e  crunc  de  ces  Nouvelles  que  l'on 
substitua  aux  romans  en  plusieurs  volumes,  sous  le  règne  de  Philippe  II. 
Mais  Lesage  choisit  les  circonstances,  abrège  le  récit,  et  le  fait  sien  autant 
par  le  caractère  qu'il  sait  lui  donner  que  par  le  naturel  de  son  style. 


LIVRE  IX,   CHAPITRE   VII.  213 

site:  Noble  chcàtelain ,  m'a-l-il  dit  les  larmes  aux  yeux,  ne 
rejetez  pas  la  très-humble  prière  que  je  vous  fais  de  m'ap- 
prendre  si  le  seigneur  de  Santillane  est  ici.  Je  suis  son  pre- 
mier domestique,  et  vous  ferez  une  action  charital)le,  si  vous 
me  permettez  de  le  voir.  Vous  passez  dans  Ségovie  pour  un 
gentilhomme  plein  d'humanité;  j'espère  que  vous  ne  me 
refuserez  pas  la  grâce  d'entretenir  un  instant  mon  cher 
maître,  qui  est  plus  malheureux  que  coupable.  Enfin,  con- 
tinua don  André,  ce  garçon  m'a  témoigné  tant  d'envie  de 
vous  parler,  que  j'ai  promis  de  lui  donner  ce  soir  cette  satis- 
faction. 

J'assurai  Tordesillas  qu'il  ne  pouvoit  me  faire  un  plus 
grand  plaisir  que  de  m'amener  ce  jeune  homme ,  qui  proba- 
blement avoit  à  me  dire  des  choses  qu'il  m'importoit  fort  de 
savoir.  J'attendis  avec  impatience  le  moment  qui  devoit  offrir 
à  mes  yeux  mon  fidèle  Scipion  ;  car  je  ne  doutois  pas  que 
ce  ne  fût  lui,  et  je  ne  me  trompois  point.  On  le  fit  entrer 
sur  le  soir  dans  la  tour;  et  sa  joie,  que  la  mienne  seule  pou- 
voit égaler,  éclata  par  des  transports  extraordinaires  lors- 
qu'il m'aperçut.  De  mon  côté,  dans  le  ravissement  où  je  me 
sentis  à  sa  vue,  je  lui  tendis  les  bras,  et  il  me  serra  sans 
façon  entre  les  siens.  Le  maître  et  le  secrétaire  se  confon- 
dirent dans  cette  embrassade  ,  tant  ils  étoient  aises  de  se 
revoir! 

Quand  nous  nous  fûmes  un  peu  démêlés  tous  deux ,  j'in- 
terrogeai Scipion  sur  l'état  où  il  avoit  laissé  mon  hôtel.  Vous 
n'avez  plus  d'hôtel,  me  répondit-il  ;  et,  pour  vous  épargner 
la  peine  de  me  faire  question  sur  question,  je  vais  vous  dire 
en  deux  mots  ce  qui  s'est  passé  chez  vous.  Vos  effets  ont  été 
pillés  tant  par  des  archers  que  par  vos  propres  domestiques, 
qui,  vous  regardant  déjà  comme  un  homme  entièrement 
perdu ,  ont  pris  à  compte  sur  leurs  gages  tout  ce  qu'ils  ont 
pu  emporter.  Par  bonheur  pour  vous,  j'ai  eu  l'adresse  de 


214  GIL  BLAS. 

sauver  de  leurs  grilTes  deux  grands  sacs  de  doubles  pistoles 
que  j'ai  tirés  de  votre  cofTre-fort,  et  qui  sont  en  sûreté. 
Salero,  que  j'en  ai  fait  dépositaire ,  vous  les  remettra  quand 
vous  serez  sorti  de  cette  tour,  où  je  ne  vous  crois  pas  pour 
longtemps  pensionnaire  de  sa  majesté,  puisque  vous  avez 
été  arrêté  sans  la  participation  du  duc  de  Lerme. 

Je  demandai  à  Scipion  comment  il  savoit  que  Son  Excel- 
lence n'avoit  point  part  à  ma  disgrâce.  Oh!  vraiment,  me 
répondit-il,  c'est  une  chose  dont  je  suis  bien  instruit.  Un  de 
mes  amis  qui  a  la  confiance  du  ducd'Uzède  m'a  conté  toutes 
les  circonstances  de  votre  emprisonnement.  Calderone,  m'a- 
t-il  dit,  ayant  découvert  par  le  ministère  d'un  valet,  que  la 
senora  Sirena  recevoit  sous  un  autre  nom  le  prince  d'Es- 
pagne pendant  la  nuit,  et  que  c'étoit  le  comte  de  Lemos  qui 
conduisoit  cette  intrigue  par  l'entremise  du  seigneur  de  San- 
tillane,  résolut  de  se  venger  d'eux  et  de  sa  maîtresse.  Pour 
y  réussir,  il  va  trouver  secrètement  le  duc  d'Uzède,  et  lui 
découvre  tout.  Ce  duc,  ravi  d'avoir  en  main  une  si  belle  occa- 
sion de  perdre  son  ennemi ,  ne  manque  pas  d'en  profiter.  Il 
informe  le  roi  de  ce  qu'on  vient  de  lui  apprendre,  et  lui 
représente  vivement  les  périls  auxquels  le  prince  a  été  exposé. 
Cette  nouvelle  excite  la  colère  de  Sa  Majesté,  qui  fait  enfer- 
mer sur-le-champ  Sirena  dans  la  maison  des  licpeiiiîrs, 
exile  le  comte  de  Lemos ,  et  condamne  Gil  Blas  à  une  prison 
perpétuelle. 

Yoilà,  poursuivit  Scipion,  ce  que  m'a  dit  mon  ami.  Vous 
voyez  par  là  que  votre  malheur  est  l'ouvrage  du  duc  d'Uzède, 
ou  pour  mieux  dire  de  Calderone. 

Je  jugeai  par  ce  discours  que  mes  affaires  pourroient  se 
rétablir  avec  le  temps;  que  le  duc  de  Lerme,  piqué  de  l'exil 
de  son  neveu,  mettroit  tout  en  œuvre  pour  faire  revenir  ce 
seigneur  à  la  cour;  et  je  me  flattai  que  Son  Excellence  ne 
m'oublieroit  point.  La  belle  chose  que  l'espérance!  Elle  me 


LTVRE  IX,   CHAPITRE  YII.  245 

consola  tout  à  coup  de  la  perte  de  mes  effets  volés,  et  me 
rendit  aussi  gai  que  si  j'eusse  eu  sujet  de  l'être.  Loin  de 
regarder  ma  prison  comme  une  demeure  malheureuse  où  je 
finirois  peut-être  mes  jours,  elle  me  parut  plutôt  un  moyeu 
dont  la  fortune  vouloit  se  servir  pour  m'élever  à  quelque 
grand  poste;  car  voici  de  quelle  manière  je  raisonnois  en 
moi-même.  Le  premier  ministre  a  pour  partisans  don  Fer- 
nand  de  Borgia,  le  père  Jérôme  de  Florence,  et  surtout  le 
frère  Louis  dWlliaga,  qui  lui  est  redevable  de  la  place  qu'il 
occupe  auprès  du  roi.  Avec  le  secours  de  ces  amis  puissants, 
Son  Excellence  coulera  tous  ses  ennemis  à  fond,  ou  bien  l'État 
pourra  bientôt  changer  de  face.  Sa  Majesté  est  fort  valétu- 
dinaire. Dès  qu'elle  ne  sera  plus,  le  prince  son  fils  com- 
mencera par  rappeler  le  comte  de  Lemos,  qui  me  tirera 
aussitôt  d'ici  pour  me  présenter  au  nouveau  monarque,  qui 
m'accablera  de  bienfaits,  pour  compenser  les  peines  que 
j'aurai  souffertes.  Ainsi,  déjà  plein  des  plaisirs  de  l'avenir, 
je  ne  sentois  presque  plus  les  maux  présents.  Je  crois  bien 
que  les  deux  sacs  de  doublons  que  mon  secrétaire  disoit 
avoir  mis  en  dépôt  chez  l'orfèvre  contribuèrent,  autant  que 
l'espérance,  au  changement  subit  qui  se  fit  en  moi. 

J'étois  trop  content  du  zèle  et  de  l'intégrité  de  Scipion 
pour  ne  le  lui  pas  témoigner.  Je  lui  offris  la  moitié  de 
l'argent  qu'il  avoit  préservé  du  pillage,  ce  qu'il  refusa. 
J'attends  de  vous,  me  dit-il,  une  autre  marque  de  recon- 
noissance.  Aussi  étonné  de  son  discours  que  de  ses  refus,  je 
lui  demandai  ce  que  je  pouvois  faire  pour  lui.  l\e  nous  sépa- 
rons point,  me  répondit-il.  Souffrez  que  j'attache  ma  for- 
tune à  la  vôtre.  Je  me  sens  pour  vous  une  amitié  que  je  n'ai 
jamais  eue  pour  aucun  maître.  Et  moi,  lui  dis-je,  mon 
enfant,  je  puis  t' assurer  que  tu  n'aimes  pas  un  ingrat. 
Du  premier  moment  que  tu  vins  t'offrir  à  mon  service,  tu 
me  plus.  Il  faut  que  nous  soyons  nés  l'un  et  l'autre  sous  la 


216  GIL  BLAS. 

Balance  ou  sous  les  Gémeaux,  qui  sont,  à  ce  qu'on  dit,  les 
deux  constellations  qui  unissent  les  hommes.  J'accepte  vo- 
lontiers la  société  que  tu  me  proposes,  et,  pour  la  commen- 
cer, je  vais  prier  le  seigneur  châtelain  de  t' enfermer  avec 
moi  dans  cette  tour.  Cela  me  fera  plaisir,  s'écria-t-il  :  vous 
me  prévenez,  j'allois  vous  conjurer  de  lui  demander  cette 
grâce.  Votre  compagnie  m'est  plus  chère  que  la  liberté.  Je 
sortirai  seulement  quelquefois  pour  aller  prendre  à  Madrid 
l'air  du  bureau,  et  voir  s'il  ne  sera  point  arrivé  à  la  cour 
quelque  changement  qui  puisse  vous  être  favorable  ;  de  sorte 
que  vous  aurez  en  moi  tout  ensemble  un  confident,  un  cour- 
rier et  un  espion. 

Ces  avantages  étoient  trop  considérables  pour  m'en  pri- 
ver. Je  retins  donc  auprès  de  moi  un  homme  si  utile,  avec 
la  permission  de  l'obligeant  châtelain ,  qui  ne  voulut  pas  me 
refuser  une  si  douce  consolation. 


CHAPITRE   VIII. 

Du  premier  voyage  que  Scipion  fit  à  Madrid  :  quels  en  furent  le  motif  et  le  succès. 
Gil  Blas  tombe  malade.  Suite  de  sa  maladie. 

Si  nous  disons  ordinairement  que  nous  n'avons  pas  de 
plus  grands  ennemis  que  nos  domestiques,  nous  devons  dire 
aussi  que  ce  sont  nos  meilleurs  amis ,  quand  ils  nous  sont 
fidèles  et  bien  afliectionnés.  Après  le  zèle  que  Scipion  avoit 
fait  paroître,  je  ne  pouvois  plus  voir  en  lui  qu'un  autre 
moi-même.  Ainsi  plus  de  subordination  entre  Gil  Blas  et  son 
secrétaire,  plus  de  façons  entre  eux.  Ils  chambrèrent  en- 
semble, et  n'eurent  qu'un  lit  et  qu'une  table. 

Il  y  avoit  dans  l'entretien  de  Scipion  beaucoup  de  gaieté: 
on  auroit  pu  le  surnommer  à  juste  titre  le  garçon  de  bonne 
humeur.  Outre  cela,  il  étoit  homme  de  tête,  et  je  me  trou- 


LIVRI-    IX,    CHAPITRE   YIII.  217 

vois  bien  de  ses  conseils.  Mon  ami,  lui  dis-je  un  jour,  il  me 
semble  que  je  ne  ferois  point  mal  d'écrire  au  cluc  de  Lerme; 
cela  ne  sauroit  produire  un  mauvais  eiïet.  Quelle  est  là- 
dessus  ta  pensée.  Eh!  mais,  répondit-il,  les  grands  sont  si 
diiïérents  d'eux-mêmes  d'un  moment  à  im  autre,  que  je  ne 
sais  pas  trop  bien  comment  votre  lettre  seroit  reçue.  Cepen- 
dant je  suis  d'avis  que  vous  écriviez  toujours  à  bon  compte. 
Quoique  le  ministre  vous  aime,  il  ne  faut  pas  vous  reposer 
sur  son  amitié  du  soin  de  le  faire  souvenir  de  vous.  Ces 
sortes  de  protecteurs  oublient  aisément  les  personnes  dont 
ils  n'entendent  plus  parler. 

Quoique  cela  ne  soit  que  trop  vrai,  lui  répliquai-je,  juge 
mieux  de  mon  patron.  Sa  bonté  m'est  connue.  Je  suis  per- 
suadé qu'il  compatit  à  mes  peines,  et  qu'elles  se  présentent 
sans  cesse  à  son  esprit.  Il  attend  apparemment,  pour  me 
faire  sortir  de  prison,  que  la  colère  du  roi  soit  passée.  A  la 
bonne  heure,  reprit-il;  je  souhaite  que  vous  jugiez  saine- 
ment de  Son  Excellence.  Implorez  donc  son  secours  par  une 
lettre  fort  touchante.  Je  la  lui  porterai,  et  je  vous  promets 
de  la  lui  remettre  en  main  propre.  Je  demandai  aussitôt  du 
papier  et  de  l'encre.  Je  composai  un  morceau  d'éloquence 
que  Scipion  tronva  pathétique ,  et  que  Tordesillas  mit  au- 
dessus  des  homélies  mêmes  de  l'archevêque  de  Grenade. 

Je  me  flattois  que  le  duc  de  Lerme  seroit  ému  de  compas- 
sion en  lisant  le  triste  détail  que  je  lui  faisois  d'un  état  mi- 
sérable où  je  n'étois  point;  et,  dans  cette  confiance,  je  fis 
partir  mon  courrier  qui  ne  fut  pas  sitôt  à  Madrid,  qu'il  alla 
chez  ce  ministre.  Il  rencontra  un  valet  de  chambre  de  mes 
amis,  qui  lui  ménagea  l'occasion  de  parler  au  duc.  Monsei- 
gneur, dit  Scipion  à  Son  Excellence ,  en  lui  présentant  le 
paquet  dont  il  étoit  chargé,  un  de  vos  plus  fidèles  servi- 
teurs, qui  est  couché  sur  la  paille  dans  un  sombre  cachot  de 
la  tour  de  Ségovie ,   vous  supplie  très-humblement  de  lire 


218  GIL  BLAS. 

cette  lettre  qu'un  guichetier  par  pitié  lui  a  donné  le  moyen 
d'écrire.  Le  ministre  ouvrit  la  lettre,  et  la  parcourut  des 
yeux.  Mais  quoiqu'il  y  vît  un  tableau  capable  d'attendrir 
l'âme  la  plus  dure,  bien  loin  d'en  paroître  touché,  il  éleva 
la  voix,  et  dit  d'un  air  furieux  au  courrier,  devant  quelques 
personnes  qui  pouvoient  l'entendre  :  Ami,  dites  à  Santil- 
lane  que  je  le  trouve  bien  hardi  d'oser  s'adresser  à  moi, 
après  l'indigne  action  qu'il  a  faite,  et  pour  laquelle  il  est  si 
justement  châtié.  C'est  un  malheureux  qui  ne  doit  plus 
compter  sur  mon  appui,  et  que  j'abandonne  au  ressentiment 
du  roi. 

Scipion,  tout  effronté  qu'il  étoit,  fut  troublé  de  ce  dis- 
cours. Il  ne  laissa  pourtant  pas,  malgré  son  trouble,  de  vou- 
loir intercéder  pour  moi.  Monseigneur,  répliqua-t-il ,  ce 
pauvre  prisonnier  mourra  de  douleur  quand  il  apprendra  la 
réponse  de  Votre  Excellence.  Le  duc  ne  repartit  à  mon  inter- 
cesseur qu'en  le  regardant  de  travers  et  lui  tournant  le  dos. 
C'est  ainsi  que  ce  ministre  me  traitoit,  pour  mieux  cacher 
la  part  qu'il  avoit  eue  à  l'amoureuse  intrigue  du  prince 
d'Espagne;  et  c'est  à  quoi  doivent  s'attendre  tous  les  petits 
agents  dont  les  grands  seigneui's  se  servent  dans  leurs 
secrètes  et  périlleuses  négociations. 

Lorsque  mon  secrétaire  fut  de  retour  à  Ségovie,  et  qu'il 
m'eut  appris  le  succès  de  sa  commission,  me  voilà  replongé 
dans  l'abîme  affreux  où  je  m'étois  trouvé  le  premier  jour  de 
ma  prison.  Je  me  crus  même  encore  plus  malheureux, 
puisque  je  n'avois  plus  la  protection  du  duc  de  Lerme.  Mon 
courage  s'abattit;  et,  quelque  chose  qu'on  me  pût  dire  pour 
le  relever,  je  redevins  la  proie  des  plus  vifs  chagrins,  qui 
me  causèrent  insensiblement  une  maladie  aiguë. 

Le  seigneur  châtelain,  qui  s'intéressoit  à  ma  conserva-, 
tion,  s'imaginant  ne  pouvoir  mieux  faire  que  d'appeler  des 
médecins  à  mon  secours,  m'en  amena  deux  qui  avoient  tout 


LIVRE    IX,    CHAPITRE    YIII.  219 

l'air  d'être  de  grands  serviteurs  de  la  déesse  Libitine^  Sei- 
gneur Gii  Blas,  dit-il  en  me  les  présentant,  voici  deux  Ilip- 
pocrates  qui  viennent  vous  voir,  et  qui  vous  remettront  sur 
pied  en  peu  de  temps.  J'étois  si  prévenu  contre  tous  les  doc- 
teurs en  médecine,  que  j'aurois  certainement  fort  mal  reçu 
ceux-là,  pour  peu  que  j'eusse  été  attaché  à  la  vie;  mais  je 
me  sentois  alors  si  las  de  vivre,  que  je  sus  bon  gré  à  Tor- 
desillas  de  me  vouloir  mettre  entre  leurs  mains. 

Seigneur  cavalier,  me  dit  un  de  ces  médecins,  il  faut 
avant  toute  chose  que  vous  ayez  de  la  confiance  en  nous.  J'en 
ai  une  parfaite,  lui  répondis-je;  avec  votre  assistance,  je 
suis  sûr  que  je  serai  dans  peu  de  jours  guéri  de  tous  mes 
maux.  Oui,  Dieu  aidant,  reprit-il,  vous  le  serez.  Nous  ferons 
du  moins  ce  qu'il  faudra  faire  pour  cela.  Effectivement,  ces 
messieurs  s'y  prirent  à  merveille,  et  me  menèrent  si  bon 
train,  que  je  m'en  allois  dans  l'autre  monde  k  vue  d'oeil. 
Déjà  don  André,  désespérant  de  ma  guérison,  avoit  fait  venir 
un  religieux  de  Saint-François  pour  me  disposer  à  bien  mou- 
rir; déjà  ce  bon  père,  après  s'être  acquitté  de  cet  emploi, 
s'étoit  retiré  :  et  moi-même,  croyant  que  je  touchois  à  ma 
dernière  heure,  je  fis  signe  à  Scipion  de  s'approcher  de  mon 
lit.  Mon  cher  ami,  lui  dis-je  d'une  voix  presque  éteinte, 
tant  les  médecines  et  les  saignées  m'avoient  affaibli,  je  te 
laisse  un  des  sacs  qui  sont  chez  Gabriel,  et  te  conjure  de 
porter  l'autre  dans  les  Asturies,  à  mon  père  et  à  ma  mère, 
qui  doivent  en  avoir  besoin  s'ils  sont  encore  vivants.  Mais, 
hélas!  je  crains  bien  qu'ils  n'aient  pu  tenir  contre  mon  in- 
gratitude. Le  rapport  que  Muscada  leur  aura  fait  sans  doute 
de  ma  dureté  leur  a  peut-être  causé  la  mort.  Si  le  ciel  les  a 
conservés  malgré  l'indifférence  dont  j'ai  payé  leur  tendresse, 
tu  leur  donneras  le  sac  de  doublons,  en  les  priant  de  me 

i.  Cï'toit  la  déesse  qui  présidoit  aux  funérailles. 


220  GIL  BLAS. 

pardonne."  si  je  n'en  ai  pas  mieux  usé  avec  eux;  et,  s'ils  ne 
respirent  plus,  je  te  charge  d'employer  cet  argent  à  faire 
prier  le  ciel  pour  le  repos  de  leurs  âmes  et  de  la  mienne.  En 
disant  cela,  je  lui  tendis  une  main  qu'il  mouilla  de  ses  lar- 
mes, sans  pouvoir  me  répondre  un  mot,  tant  le  pauvre  gar- 
çon étoit  aflligé  de  ma  perte!  Ce  qui  prouve  que  les  pleurs 
d'un  héritier  ne  sont  pas  toujours  des  ris  cachés  sous  un 
masque. 

Je  m'attendois  donc  à  passer  le  pas;  néanmoins  mon 
attente  fut  trompée.  Mes  docteurs,  m'ayant  abandonné,  et 
laissé  le  champ  libre  à  la  nature,  me  sauvèrent  par  ce 
moyen.  La  fièvre,  qui,  selon  leur  pronostic,  devoit  m'em- 
porter,  me  quitta  comme  pour  leur  en  donner  le  démenti.  Je 
me  rétablis  peu  à  peu,  parle  plus  grand  bonheur  du  monde  : 
une  parfaite  tranquillité  d'esprit  devint  le  fruit  de  ma  mala- 
die. Je  n'eus  point  alors  besoin  d'être  consolé.  Je  gardai 
pour  les  richesses  et  pour  les  honneurs  tout  le  mépris  que 
l'opinion  d'une  mort  prochaine  m'en  avoit  fait  concevoir;  et, 
rendu  à  moi-même,  je  bénis  mon  malheur.  J'en  remerciai 
le  ciel  comme  d'une  grâce  particulière  qu'il  m'avoit  faite;  et 
je  pris  une  ferme  résolution  de  ne  plus  retourner  à  la  cour, 
quand  le  duc  de  Lerme  voudroit  m'y  rappeler.  Je  me  pro- 
posai plutôt,  si  jamais  je  sortois  de  prison,  d'acheter  une 
chaumière,  et  d'y  aller  vivre  en  philosophe. 

Mon  confident  applaudit  à  mon  dessein,  et  me  dit  que, 
pour  en  hâter  l'exécution,  il  prétendoit  retourner  à  Madrid 
pour  y  solliciter  mon  élargissement.  Il  me  vient  une  idée, 
ajouta-t-il.  Je  connois  une  personne  qui  pourra  vous  servir; 
c'est  la  suivante  favorite  de  la  nourrice  du  prince,  une  fille 
d'esprit.  Je  veux  la  faire  agir  auprès  de  sa  maîtresse.  Je  vais 
tout  tenter  pour  vous  tirer  de  cette  tour,  qui  n'est  toujours 
qu'une  prison,  quelque  bon  traitement  qu'on  vous  y  fasse. 
Tu  as  raison,  lui  répondis-je.  Va,  mon  ami,  sans  perdre  de 


LIVRE    IX,    CHAPITRE   IX.  221 

temps,  commencer  cette  négociation.  Plût  au  ciel  que  nous 
fussions  déjà  dans  notre  retraite  ! 


CHAPITRE   IX. 

Scipion  retourne  à  Madrid.  Comment  et  à  quelles  conditions 

il  fit  mettre  Gil  Blas  en  liberté.  Où  ils  allèrent  tous  deux  en  sortant  de  la  tour  de  Ségovie, 

et  quelle  conversation  ils  eurent  ensemble. 

Scipion  partit  donc  encore  pour  Madrid;  et  moi,  en 
attendant  son  retour,  je  m'attachai  k  la  lecture.  Tordesillas 
me  fournissoit  plus  de  livres  que  je  n'en  voulois.  Il  les  em- 
pruntoit  d'un  vieux  commandeur  qui  ne  savoit  pas  lire,  et 
qui  ne  laissoit  pas  d'avoir  une  belle  bibliothèque,  pour  se 
donner  un  air  de  savant.  J'aimois  surtout  les  bons  ouvrages 
de  morale,  parce  que  j'y  trouvois  à  tout  moment  des  pas- 
sages qui  flattoient  mon  aversion  pour  la  cour  et  mon  goût 
pour  la  solitude. 

Je  passai  trois  semaines  sans  entendre  parler  de  mon 
négociateur,  qui  revint  enfin,  et  me  dit  d'un  air  gai  :  Pour 
le  coup,  seigneur  de  Santillane,  je  vous  apporte  de  bonnes 
nouvelles!  Madame  la  nourrice  s'intéresse  pour  vous.  Sa 
suivante,  à  ma  prière  et  pour  une  centaine  de  pistoles  que 
j'ai  consignées,  a  eu  la  bonté  de  l'engager  à  prier  le  prince 
d'Espagne  de  vous  faire  relâcher;  et  ce  prince,  qui,  comme 
je  vous  l'ai  dit  souvent,  ne  peut  rien  lui  refuser,  a  promis 
de  demander  au  roi  son  père  votre  élargissement.  Je  suis 
venu  au  plus  vite  vous  en  avertir,  et  je  vais  retourner  sur 
mes  pas  pour  mettre  la  dernière  main  à  mon  ouvrage. 
A  ces  mots,  il  me  quitta  pour  reprendre  le  chemin  de  la 
cour. 

Son  troisième  voyage  ne  fut  pas  long.  Au  bout  de  huit 
jours  je  vis  revenir  mon  homme,  qui  m'apprit  que  le  prince 


222  GIL   BLAS. 

avoit,  non  sans  peine,  obtenu  du  roi  ma  liberté;  ce  qui  me 
fut  confirmé  dès  le  même  jour  par  le  seigneur  châtelain, 
qui  vint  me  dire  en  m'embrassant  :  Mon  cher  Gil  Ulas, 
grâce  au  ciel,  vous  êtes  libre!  Les  portes  de  cette  prison 
vous  sont  ouvertes;  mais  c'est  à  deux  conditions  qui  vous 
feront  peut-être  beaucoup  de  peine ,  et  que  je  me  vois  à 
regret  obligé  de  vous  faire  savoir.  Sa  Majesté  vous  défend 
de  vous  montrer  à  la  cour,  et  vous  ordonne  de  sortir  des 
deux  Castilles  dans  un  mois.  Je  suis  très-mortifié  qu'on  vous 
interdise  la  cour.  Et  moi  j'en  suis  ravi,  lui  répondis-je.  Dieu 
sait  ce  que  j'en  pense.  Je  n'attendois  du  roi  qu'une  grâce,  il 
m'en  fait  deux. 

Étant  donc  assuré  que  je  n'étois  plus  prisonnier,  je  fis 
louer  deux  mules,  sur  lesquelles  nous  montâmes  le  lende- 
main, mon  confident  et  moi,  après  que  j'eus  dit  adieu  à  Cogol- 
los,  et  remercié  mille  fois  Tordesillas  de  tous  les  témoignages 
d'amitié  que  j'avois  reçus  de  lui.  ^^ous  prunes  gaiement  la 
route  de  Madrid,  pour  aller  retirer  des  mains  du  seigneur 
Gabriel  nos  deux  sacs,  où  il  y  avoit  dans  chacun  cinq  cents 
doublons.  Chemin  faisant,  mon  associé  me  dit  :  Si  nous  ne 
sommes  pas  assez  riches  pour  acheter  une  terre  magnifique, 
nous  pourrons  en  avoir  du  moins  une  raisonnable.  Quand 
nous  n'aui'ions  qu'une  cabane,  lui  répondis-je,  j'y  serois 
satisfait  de  mon  sort.  Quoique  je  sois  à  peine  au  milieu  de 
ma  carrière,  je  me  sens  revenu  du  monde,  et  je  ne  prétends 
plus  vivre  que  pour  moi.  Outre  cela,  je  te  dirai  que  je  me 
suis  formé  des  agréments  de  la  vie  champêtre  une  idée  qui 
m'enchante,  et  qui  m'en  fait  jouir  par  avance.  Il  me  semble 
déjà  que  je  vois  l'émail  des  prairies,  que  j'entends  chanter 
les  rossignols  et  murmurer  les  ruisseaux  :  tantôt  je  crois 
prendre  le  divertissement  de  la  chasse,  et  tantôt  celui  de  la 
pèche.  Imagine -toi,  mon  au)i,  tous  les  différents  plaisirs 
qui  nous  attendent  dans  la  solitude,  et  tu  en  seras  charmé 


LIVRE   IX,    CIIAPITRn:    IX.  223 

comme  moi.  A  l'égard  de  notre  nom-riture,  la  plus  simple 
sera  la  meilleure.  Un  morceau  de  pain  pourra  nous  conten- 
ter, quand  nous  serons  pressés  de  la  faim  ;  nous  le  mange- 
rons avec  un  appétit  qui  nous  le  fera  trouver  excellent.  La 
volupté  n'est  point  dans  la  bonté  des  aliments  exquis,  elle 
est  toute  en  nous;  et  cela  est  si  vrai,  que  mes  repas  les  plus 
délicieux  ne  sont  pas  ceux  où  je  vois  régner  la  délicatesse  et 
l'abondance.  La  frugalité  est  une  source  de  délices  merveil- 
leuse pour  la  santé. 

Avec  votre  permission,  seigneur  Gil  Blas,  interrompit 
mon  secrétaire,  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  de  votre  sentiment 
sur  la  prétendue  frugalité  dont  vous  voulez  me  faire  fête. 
Pourquoi  nous  nourrir  comme  des  Diogènes?  Quand  nous  ne 
ferons  pas  si  mauvaise  chère,  nous  ne  nous  en  porterons  pas 
plus  mal.  Croyez-moi,  puisque  nous  avons,  Dieu  merci,  de 
quoi  rendre  notre  retraite  agréable,  n'en  faisons  pas  le 
séjour  de  la  faim  et  de  la  pauvreté.  Sitôt  que  nous  aurons 
une  terre,  il  faudra  la  munir  de  bons  vins  et  de  toutes  les 
autres  provisions  convenables  à  des  gens  d'esprit,  qui  ne 
quittent  pas  le  commerce  des  hommes  pour  renoncer  aux 
commodités  de  la  vie,  mais  plutôt  pour  en  jouir  avec  plus 
de  tranquillité.  Ce  qu'on  a  dans  sa  maison,  dit  Hésiode,  ne 
nuit  pas ,  au  lieu  que  ce  qu'on  n'y  a  point  peut  nuire.  Il 
vaut  mieux,  ajoute-t-il,  posséder  chez  soi  les  choses  néces- 
saires ,  que  de  souhaiter  de  les  avoir. 

Gomment  diable,  monsieur  Scipion,  interrompis -je  à 
mon  tour,  vous  connoissez  les  poètes  grecs!  Eh!  où  avez- 
vous  fait  connoissance  avec  Hésiode?  Chez  un  savant,  me 
répondit -il.  J'ai  servi  quelque  temps  à  Salamanque  un 
pédant  qui  étoit  un  grand  conmientateur.  Il  vous  faisoit  en 
moins  de  rien  un  gros  volume.  11  le  composoit  de  passages 
hébreux,  grecs  et  latins,  qu'il  tiroit  des  livres  de  sa  biblio- 
thèque et  traduisoit  en  castillan.  Comme  j'étois  son  copiste, 


224  GIL   BLAS. 

j'ai  retenu  je  ne  sais  combien  de  sentences  aussi  remar- 
quables que  celle  que  je  viens  de  citer.  Cela  étant,  lui  répli- 
quai-je ,  vous  avez  la  mémoire  bien  ornée.  Mais,  pour  reve- 
nir h  notre  projet,  dans  quel  royaume  d'Espagne  jugez-vous 
à  propos  que  nous  allions  établir  notre  résidence  philoso- 
phique? J'opine  pour  l' Aragon,  repartit  mon  confident.  Nous 
y  trouverons  des  endroits  charmants,  où  nous  pourrons 
mener  une  vie  délicieuse.  Eh  bien!  lui  dis-je,  soit;  arrê- 
tons-nous à  l'Aragon  :  j'y  consens.  Puissions-nous  y  déter- 
rer un  séjour  qui  me  fournisse  tous  les  plaisirs  dont  se 
repaît  mon  imagination  ! 


CHAPITRE  X. 

Ce  qu'ils  firent  en  arrivant  à  Madrid.  Quel  homme  Gil  Blas  rencontra  dans  la  vue  , 
et  de  quel  événement  cette  rencontre  fut  suivie. 

Lorsque  nous  fûmes  arrivés  à  Madrid,  nous  allâmes  des- 
cendre à  un  petit  hôtel  garni  où  Scipion  avoit  logé  dans  ses 
voyages,  et  la  première  chose  que  nous  fîmes  fut  de  nous 
rendre  chez  Salero,  pour  retirer  de  ses  mains  nos  doublons. 
Il  nous  reçut  parfaitement  bien,  et  me  témoigna  beaucoup 
de  joie  de  me  voir  en  liberté.  Je  vous  proteste,  ajouta-t-il, 
que  j'ai  été  si  sensible  à  votre  disgrâce,  qu'elle  m'a  dégoûté 
de  l'alliance  des  gens  de  cour.  Leurs  fortunes  sont  trop  en 
l'air.  J'ai  marié  ma  fille  Gabrielle  à  un  riche  négociant.  Vous 
avez  fort  bien  fait,  lui  répondis-je  :  outre  que  cela  est  plus 
solide,  c'est  qu'un  bourgeois  qui  devient  beau -père  d'un 
homme  de  qualité  n'est  pas  toujours  content  de  jnonsieur 
son  gendre. 

Puis  changeant  de  discours,  et  venant  au  fait  :  Seigneur 
Gabriel,  poursuivis-je,  ayez,  s'il  vous  plaît,  la  bonté  de 
nous  remettre  les  deux  mille  pistoles  que...  Votre  argent  est 


LIVRE  IX,   CHAPITRE   X.  225 

tout  prêt,  interrompit  l'orfèvre,  qui,  nous  ayant  fait  passer 
dans  son  cabinet,  nous  montra  deux  sacs  où  ces  mots  étoient 
écrits  sur  des  étiquettes  :  Ces  sncs  de  doublons  appartiennent 
au  seigneur  Gil  Blas  de  Santillane.  Voilà,  me  dit-il,  le 
dépôt  tel  qu'il  m*a  été  confié. 

Je  rendis  grâces  à  Salero  du  plaisir  qu'il  m'avoit  fait; 
et,  fort  consolé  d'avoir  perdu  sa  fille ,  nous  emportâmes  les 
sacs  à  notre  hôtel,  où  nous  nous  mîmes  à  visiter  nos  doubles 
pistoles.  Le  compte  s'y  trouva,  à  cinquante  près,  qui  avoient 
été  employées  aux  frais  de  mon  élargissement.  Nous  ne  son- 
geâmes plus  qu'à  nous  mettre  en  état  de  partir  pour  l'Ara- 
gon.  Mon  secrétaire  se  chargea  du  soin  d'acheter  une  chaise 
roulante  et  deux  mules.  De  mon  côté,  je  fis  provision  de 
linge  et  d'habits.  Pendant  que  j'allois  et  venois  dans  les  rues 
en  faisant  mes  emplettes,  je  rencontrai  le  baron  de  Stein- 
bach,  cet  officier  de  la  garde  allemande  chez  lequel  don 
Alphonse  avoit  été  élevé. 

Je  saluai  ce  cavalier  allemand,  qui,  m'ayant  aussi  re- 
connu, vint  à  moi  et  m'embrassa.  Ma  joie  est  extrême,  lui 
dis-je,  de  revoir  votre  seigneurie  dans  la  meilleure  santé  du 
monde,  et  de  trouver  en  même  temps  l'occasion  d'appren- 
dre des  nouvelles  de  mes  chers  seigneurs  don  César  et  don 
Alphonse  de  Leyva.  Je  puis  vous  en  dire  de  certaines,  me 
répondit-il,  puisqu'ils  sont  tous  deux  actuellement  à  iMadrid, 
et  de  plus  logés  dans  ma  maison.  Il  y  a  près  de  trois  mois 
qu'ils  sont  venus  dans  cette  ville,  pour  remercier  le  roi  d'un 
bienfait  que  don  Alphonse  a  reçu  en  reconnoissance  des  ser- 
vices que  ses  aïeux  ont  rendus  à  l'État.  Il  a  été  fait  gouver- 
neur de  la  ville  de  Valence ,  sans  qu'il  ait  demandé  ce  poste , 
ni  prié  personne  de  le  solliciter  pour  lui.  Rien  n'est  plus 
gracieux ,  et  cela  fait  voir  que  notre  monarque  aime  à  récom- 
penser la  valeur. 

Quoique  je  susse  mieux  que  Steinbach  ce  qu'il  en  falloit 
II.  \'6 


226  GIL  BLAS. 

penser,  je  ne  fis  pas  semblant  d'avoir  la  moindre  connois- 
sance  de  ce  qu'il  me  contoit.  Je  lui  témoignai  une  si  vive 
impatience  de  saluer  mes  anciens  maîtres,  que,  pour  la 
satisfaire,  il  me  mena  chez  lui  sur-le-champ.  J'étois  curieux 
d'éprouver  don  Alphonse  et  de  juger,  par  la  réception  qu'il 
me  feroit,  s'il  lui  restoit  encore  quelque  affection  pour  moi. 
Je  le  trouvai  dans  une  salle  où  il  jouoit  aux  échecs  avec  la 
baronne  de  Steinbach.  Il  quitta  le  jeu  et  se  leva  dès  qu'il 
m'aperçut.  Il  s'avança  vers  moi  avec  transport,  et  me  pres- 
sant la  tête  entre  ses  bras  :  Santillane,  me  dit-il  d'un  air 
qui  marquoit  une  véritable  joie ,  vous  m'êtes  donc  enfin 
rendu!  J'en  suis  charmé.  Il  n'a  pas  tenu  à  moi  que  nous 
n'ayons  toujours  été  ensemble.  Je  vous  avois  prié,  s'il  vous 
en  souvient,  de  ne  vous  pas  retirer  du  château  de  Leyva. 
A'ous  n'avez  point  eu  d'égard  à  ma  prière.  Je  ne  vous  en  fais 
pourtant  pas  un  crime;  je  vous  sais  même  bon  gré  du  motif 
de  votre  retraite.  Mais  depuis  ce  temps-là,  vous  auriez  dû 
me  donner  de  vos  nouvelles,  et  m'épargner  la  peine  de  vous 
faire  chercher  inutilement  à  Grenade,  où  don  Fernand, 
mon  beau  frère,  m'avoit  mandé  que  vous  étiez. 

Après  ce  petit  reproche,  continua-t-il ,  apprenez-moi  ce 
que  vous  faites  à  Madrid.  Vous  y  avez  apparemment  quelque 
emploi.  Soyez  persuadé  que  je  prends  plus  de  part  que 
jamais  à  ce  qui  vous  regarde.  Seigneur,  lui  répondis-je  ,  il 
n'y  a  pas  quatre  mois  que  j'occupois  à  la  cour  un  poste 
assez  considérable.  J'avois  l'honneur  d'être  secrétaire  et 
confident  du  duc  de  Lerme.  Seroit-il  possible,  s'écria  don 
Alphonse  avec  un  extrême  étonnement!  Quoi!  vous  auriez 
été  dans  la  confidence  de  ce  premier  ministre?  J'ai  gagné 
sa  faveur,  repris -je,  et  je  l'ai  perdue  de  la  manière  que 
je  vais  vous  le  dire.  Alors  je  lui  racontai  toute  cette  his- 
toire, et  je  finis  mon  récit  par  la  résolution  que  j'avois 
prise  d'acheter,  du  peu  de  bien  qui  me  restoit  de  ma  pros- 


LIVRE  IX,   CHAPITRE   X.  227 

périté  passée,  une  chaumière  pour  y  aller  mener  une  vie 
retirée. 

Le  fils  de  don  César,  après  m'avoir  écouté  avec  beaucoup 
d'attention,  me  répliqua  :  Mon  cher  Gil  Blas,  vous  savez  que 
je  vous  ai  toujours  aimé.  Vous  m'êtes  encore  plus  cher  que 
jamais,  et  il  faut  que  je  vous  en  donne  des  marques, 
puisque  le  ciel  m'a  mis  en  état  d'augmenter  vos  biens.  Vous 
ne  serez  plus  le  jouet  de  la  fortune.  Je  veux  vous  afiranchir 
de  son  pouvoir  en  vous  rendant  maître  d'un  bien  qu'elle  ne 
pourra  vous  ôter.  Vous  êtes  dans  le  dessein  de  vivre  à  la 
campagne;  je  vous  donne  une  petite  terre  que  nous  avons 
auprès  de  Lirias ,  à  quatre  lieues  de  Valence.  Vous  la  con- 
noissez.  C'est  un  présent  que  nous  pouvons  vous  faire  sans 
nous  incommoder.  J'ose  vous  répondre  que  mon  père  ne  me 
désavouera  point,  et  que  cela  fera  un  vrai  plaisir  à  Séra- 
phine. 

Je  me  jetai  aux  genoux  de  don  Alphonse,  qui  me  releva 
dans  le  moment.  Je  lui  baisai  la  main  ;  et  plus  charmé  de 
son  bon  cœur  que  de  son  bienfait  :  Seigneur,  lui  dis-je,  vos 
manières  m'enchantent.  Le  don  que  vous  me  faites  m'est 
d'autant  plus  agréable,  qu'il  précède  la  connoissancé  d'un 
service  que  je  vous  ai  rendu;  et  j'aime  mieux  le  devoir  à 
votre  générosité  qu'à  votre  reconnoissance.  Mon  gouverneur 
fut  un  peu  surpris  de  ce  discours,  et  ne  manqua  pas  de  me 
demander  ce  que  c'étoit  que  ce  prétendu  service.  Je  le  lui 
appris,  et  lui  fis  un  détail  qui  redoubla  son  étonnement.  11 
étoit  bien  éloigné  de  penser,  aussi  bien  que  le  baron  de 
Steinbach ,  que  le  gouvernement  de  Valence  lui  eût  été 
donné  par  mon  crédit.  jNéanmoins,  n'en  pouvant  plus  dou- 
ter :  Gil  Blas,  me  dit-il,  puisque  c'est  à  vous  que  je  dois 
mon  poste,  je  ne  prétends  point  m'en  tenir  à  la  petite 
terre  de  Lirias.  Je  vous  offre  avec  cela  deux  mille  ducats  de 
pension. 


228  GIL  CLAS. 

Ilalte-là,  seigneur  don  Alphonse,  interrompis-je  en  cet 
endroit.  Ne  réveillez  pas  mon  avarice.  Les  biens  ne  sont 
propres  qu'à  corrompre  mes  mœurs  ;  je  ne  l'ai  que  trop 
éprouvé.  J'accepte  volontiers  votre  terre  de  Lirias;  j'y  vivrai 
commodément  avec  le  bien  que  j'ai  d'ailleurs.  Mais  cela  me 
suffit;  et,  loin  d'en  désirer  davantage,  je  consentirois  plu- 
tôt de  perdre  tout  ce  qu'il  y  a  de  superflu  dans  ce  que  je 
possède.  Les  richesses  sont  un  fardeau  dans  une  retraite  où 
l'on  ne  cherche  que  de  la  tranquillité. 

Pendant  que  nous  nous  entretenions  de  cette  sorte  ,  don 
César  arriva.  Il  ne  fit  guère  moins  paroître  de  joie  que  son 
fils  en  me  voyant;  et,  lorsqu'il  fut  informé  de  l'obligation 
que  sa  famille  m'avoit,  il  me  pressa  d'accepter  la  pension; 
ce  que  je  refusai  de  nouveau.  Enfin,  le  père  et  le  fils  me 
menèrent  sur-4e-champ  chez  un  notaire ,  où  ils  firent  dresser 
la  donatign,  qu'ils  signèrent  tous  deux  avec  plus  de  plaisir 
qu'ils  n'auroient  signé  un  acte  k  leur  profit.  Quand  le  con- 
trat fut  expédié ,  ils  me  le  remirent  entre  les  mains ,  en  me 
disant  que  la  terre  de  Lirias  n'étoit  plus  à  eux  ,  et  que  j'en 
pourrois  aller  prendre  possession  quand  il  me  plairoit.  Ils 
s'en  retournèrent  ensuite  chez  le  baron  de  Steinbach;  et  moi, 
je  volai  vers  notre  hôtel,  où  je  ravis  d'admiration  mon  se- 
crétaire, lorsque  je  lui  annonçai  que  nous  avions  une  terre 
dans  le  royaume  de  \alence,  et  que  je  lui  contai  de  quelle 
manière  je  venois  de  faire  cette  acquisition.  Combien  peut 
valoir  ce  petit  domaine?  me  dit-il.  Cinq  cents  ducats  de 
rente,  lui  répondis-je,  et  je  puis  t'assurer  que  c'est  une 
aimable  solitude.  Je  la  connois  pour  y  avoir  été  plusieurs 
fois  en  qualité  d'intendant  des  seigneurs  de  Leyva.  C'est  une 
petite  maison  sur  les  bords  du  Guadalaviar,  dans  un 
hameau  de  cinq  ou  six  feux,  et  dans  un  pays  charmant. 

Ce  qui  m'en  plaît  davantage,  s'écria  Scipion,  c'est  que 
nous  aurons  là  de  bon  gibier,  avec  du  vin  de  Benicarlo  et 


LIVRE  IX,    CIIAPITIIE   X.  229 

d'excellent  muscat.  Allons,  mon  patron,  hcàtons-noiis  de 
quitter  le  monde  et  de  gagner  notre  ermitage.  Je  n'ai  pas 
moins  d'envie  d'y  être  que  toi,  lui  repartis-je;  mais  il  faut 
auparavant  que  je  fasse  un  tour  aux  Asturies.  i\Ion  père  et 
ma  mère  n'y  sont  pas  dans  une  heureuse  situation.  Je  pré- 
tends les  aller  chercher  pour  les  conduire  à  Lirias ,  où  ils 
passeront  en  repos  leurs  derniers  jours.  Le  ciel  ne  m'a 
peut-être  fait  trouver  cet  asile  que  pour  les  y  recevoir,  et  il 
me  puniroit  si  j'y  manquois.  Scipion  loua  fort  mon  dessein; 
il  m'excita  même  à  l'exécuter.  Ke  perdons  point  de  temps, 
me  dit-il  :  je  me  suis  assuré  déjà  d'une  chaise  roulante; 
achetons  vite  des  mules,  et  prenons  le  chemin  d'Oviedo. 
Oui,  mon  ami,  lui  répondis-je,  partons  le  plus  tôt  qu'il 
nous  sera  possible.  Je  me  fais  un  devoir  indispensable  de 
partager  les  douceurs  de  ma  retraite  avec  les  auteurs  de  ma 
naissance.  Nous  nous  verrons  bientôt  dans  notre  hameau; 
et  je  veux,  en  y  arrivant,  écrire  sur  la  porte  de  ma  maison 
ces  deux  vers  latins  en  lettres  d'or  : 

Inveçi  porîum.  Spes  et  Forluna,  valofe! 
Sat  me  lusislis;  ludite  nunc  aliosM 

1.  Je  suis  au  port.  Espérance  et  Fortune,  adieu.  Vous  m'avez  assez  joué; 
jouez-en  d'autres  à  présent  ! 


FIN     DU     ^  E  L  V  1  i;  M  L    L  I  V  It  E . 


LIVRE   DIXIEME. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Gil  Blas  part  pour  les  Asturies;  il  passe  par  Valladolid,  où  il  va  voir 

le  docteur  Sangrado,  son  ancien  maître.  Il  rencontre  par  hasard  le  seigneur  Manuel 

Ordonnez,  administrateur  de  l'hôpital. 

Dans  le  temps  que  je  me  disposois  à  partir  de  Madrid 
avec  Scipion ,  pour  me  rendre  aux  Asturies ,  Paul  V  nomma 
le  duc  de  Lerme  au  cardinalats  Ce  pape,  voulant  établir 
l'inquisition  dans  le  royaume  de  Naples,  revêtit  de  la  pourpre 
ce  ministre ,  pour  l'engager  à  faire  agréer  au  roi  Philippe 
un  si  louable  dessein.  Tous  ceux  qui  connoissoient  parfaite- 
ment ce  nouveau  membre  du  sacré  collège  trouvèrent,  comme 
moi,  que  l'Église  venoit  de  faire  une  belle  acquisition. 

Scipion ,  qui  auroit  mieux  aimé  me  revoii;  dans  un  poste 
brillant  à  la  cour,  qu'enterré  dans  une  solitude ,  me  con- 
seilla de  me  présenter  devant  le  nouveau  cardinal.  Peut- 
être,  me  dit-il,  que  Son  Éminence,  vous  voyant  hors  de 
prison  par  ordre  du  roi,  ne  croira  plus  devoir  affecter  de 
paroître  irritée  contre  vous ,  et  pourra  vous  reprendre  à  son 
service.  Mon.sieur  Scipion,  lui  répondis-je,  vous  oubliez 
apparemment  que  je  n'ai  obtenu  la  liberté  qu'à  condition  que 
je  sortirai  incessamment  des  deux  Gastilles.  D'ailleurs,  me 
croyez-vous  déjà  dégoûté  de  mon  château  de  Lirias?  Je  vous 
l'ai  déjà  dit  et  je  vous  le  répète,  quand  le  duc  de  Lerme  me 
rendroit  ses  bonnes  grâces,  quand  il  m'oflfriroit  la  place 
même  de  don  Rodrigue  de  Calderone  ,  je  la  refuserois.  Mon 

1.  Cette  promotion,  qui  est  de  1G18,  fixe  la  date  de  cette  partie  du  roman. 


LIVRR  X,    CIIAiMTRE   I.  231 

parti  est  pris;  je  veux  aller  à  Oviedo  chercher  rnes  parents, 
et  me  retirer  avec  eux  auprès  de  la  ville  de  Valence.  Pour 
toi,  mon  ami,  si  tu  te  repens  d'avoir  lié  ton  sort  au  mien, 
tu  n'as  qu'à  me  le  dire;  je  suis  prêta  te  donner  la  moitié  de 
mes  espèces,  avec  quoi  tu  demeureras  à  Madrid,  où  tu  pous- 
seras ta  fortune  le  plus  loin  qu'il  te  sera  possible. 

Gomment  donc!  reprit  mon  secrétaire,  un  peu  touché  de 
ces  paroles,  pouvez-vous  me  soupçonner  d'avoir  quelque 
répugnance  à  vous  suivre  dans  votre  retraite  ?  Ce  soupçon 
blesse  mon  zèle  et  mon  attachement.  Quoi!  Scipion,  ce 
fidèle  serviteur,  qui,  pour  partager  vos  peines,  auroit  volon- 
tiers passé  le  reste  de  ses  jours  avec  vous  dans  la  tour  de 
Ségovie,  ne  vous  accompagneroit  qu'à  regret  dans  un  séjour 
qui  lui  promet  mille  délices!  Non,  monsieur,  non,  je  n'ai 
pas  envie  de  vous  détourner  de  votre  résolution.  Il  faut  que 
je  vous  avoue  ma  malice  :  lorsque  je  vous  ai  conseillé  de 
vous  montrer  au  duc  de  Lerme,  c'est  que  j'ai  été  bien  aise 
de  vous  sonder,  pour  savoir  s'il  ne  restoit  point  encore  en 
vous  quelques  semences  d'ambition.  Eh  bien!  puisque  vous 
êtes  si  détaché  des  grandeurs ,  abandonnons  donc  promp- 
tement  la  cour,  pour  aller  jouir  de  ces  plaisirs  innocents  et 
délicieux  dont  nous  nous  formons  une  si  charmante  idée. 

Nous  partîmes  en  elTet  bientôt  après,  tous  deux,  dans 
une  chaise  tirée  par  deux  bonnes  mules,  conduites  par  un 
garçon  dont  je  jugeai  à  propos  d'augmenter  ma  suite.  Nous 
couchâmes  le  premier  jour  à  Alcala  de  Ilenarès,  et  le  second 
à  Ségovie,  d'où,  sans  m' arrêter  à  voir  le  généreux  châtelain 
Tordesillas,  je  gagnai  Penafiel  sur  le  Duero,  et  le  lendemain 
Valladolid.  A  la  vue  de  cette  dernière  ville,  je  ne  pus  m'em- 
pècher  de  pousser  un  profond  soupir.  Mon  compagnon ,  qui 
l'entendit,  m'en  demanda  la  cause.  Mon  enfant,  lui  dis-je, 
c'est  que  j'ai  longtemps  exercé  ici  la  médecine.  Je  n'y  puis 
penser  tranquillement.  Ma  conscience  m'en  fait  dans  ce  mo- 


232  GIL    BLAS. 

ment  de  secrets  reproches.  Que  dis-je?  il  me  semble  que 
tous  les  malades  que  j'ai  tués  sortent  de  leurs  tombeaux, 
pour  venir  me  mettre  en  pièces.  Quelle  imagination  !  dit 
mon  secrétaire.  En  vérité,  seigneur  de  Santillane,  vous  êtes 
trop  bon.  Pourquoi  vous  repentir  d'avoir  fait  votre  métier? 
Voyez  les  plus  vieux  médecins;  ont-ils  de  pareils  remords? 
Oh!  que  non!  ils  vont  toujours  leur  train,  rejetant  sur  la 
nature  les  accidents  funestes,  et  se  faisant  honneur  des  événe- 
ments heureux. 

Il  est  vrai,  repris-je,  que  le  docteur  Sangrado,  de  qui  je 
suivois  fidèlement  la  méthode,  étoit  de  ce  caractère-là.  Il 
avoit  beau  voir  périr  tous  les  jours  vingt  personnes  entre 
ses  mains,  il  étoit  si  persuadé  de  l'excellence  de  la  saignée 
et  de  la  fréquente  boisson,  qu'il  appeloit  ses  deux  spéci- 
fiques pour  toutes  sortes  de  maladies,  qu'au  lieu  de  s'en 
prendre  à  ses  remèdes ,  il  croyoit  que  les  malades  ne  mou- 
roient  que  faute  d'avoir  assez  bu  et  d'avoir  çté  assez  saignés. 
Vive  Dieu!  s'écria  Scipion  en  faisant  un  éclat  de  rire,  vous 
me  parlez  là  d'un  personnage  incomparable.  Si  tu  es  curieux 
de  le  voir  et  de  l'entendre ,  lui  dis-je ,  tu  pourras  dès  demain 
satisfaire  ta  curiosité,  pourvu  que  Sangrado  vive  encore,  et 
qu'il  soit  à  Valladolid  :  ce  que  j'ai  de  la  peine  à  croire  ;  car 
il  étoit  déjà  vieux  quand  je  le  quittai,  et  il  s'est  écoulé  bien 
des  années  depuis  ce  temps-là. 

Notre  premier  soin,  en  arrivant  dans  l'hôtellerie  où  nous 
allâmes  descendre,  fut  de  nous  informer  de  ce  docteur.  Nous 
appnmes  qu'il  n'étoit  pas  encore  mort,  mais  que,  ne  pou- 
vant plus  à  son  âge  faire  de  visites  ni  se  donner  de  grands 
mouvements ,  il  avoit  abandonné  le  pavé  à  trois  ou  quatre 
autres  docteurs  qui  s'étoient  mis  en  réputation  par  une  nou- 
velle pratique  qui  ne  valoit  guère  mieux  que  la  sienne.  Nous 
résolûmes  donc  de  nous  arrêter  à  Valladolid  le  jour  suivant, 
tant  pour  laisser  reposer  nos  mules,  que  pour  voirie  sei- 


LIVRE   X,    CIIAPITRI*    I.  533 

gneur  Sangrado.  Nous  nous  rendîmes  chez  lui  sur  les  dix 
heures  du  matin  :  nous  le  trouvâmes  assis  dans  un  fauteuil, 
un  livre  à  la  main.  Il  se  leva  sitôt  qu'il  nous  aperçut,  vint 
au-devant  de  nous  d'un  pas  assez  ferme  pour  un  septuagé- 
naire, et  nous  demanda  ce  que  nous  voulions.  Monsieur  le 
docteur,  lui  dis-je,  regardez-moi,  je  vous  prie,  attentive- 
ment; est-ce  que  vous  ne  me  remettez  point?  J'ai  pourtant 
l'honneur  d'être  un  de  vos  élèves.  iN'e  vous  souvient-il  plus 
d'un  certain  Gil  Blas,  qui  étoit  autrefois  votre  commensal  et 
votre  substitut?  Quoi!  c'est  vous,  Santillane?  me  répondit-il 
en  m'embrassant  d'un  air  affectueux.  Je  ne  vous  aurois  pas 
reconnu.  Je  suis  ])ien  aise  de  vous  revoir.  Qu'avez-vous  fait 
depuis  notre  séparation?  Vous  avez  sans  doute  toujours  pra- 
tiqué la  médecine?  C'est  à  quoi,  repris-je,  j'avois  assez  de 
penchant;  mais  de  fortes  raisons  m'en  ont  empêché. 

Tant  pis,  reprit  Sangrado;  avec  les  principes  que  vous 
aviez  reçus  de  moi,  vous  seriez  devenu  un  habile  médecin, 
pourvu  que  le  ciel  vous  eût  fait  la  grcàce  de  vous  préserver 
de  l'amour  dangereux  de  la  chimie.  Ah!  mon  fils,  poursui- 
vit-il d'un  ton  douloureux  et  déclamateur,  quel  changement 
dans  la  médecine  depuis  quelques  années!  Vous  m'en  voyez 
surpris  et  indigné  avec  raison.  On  ôte  à  cet  art  l'honneur  et 
la  dignité.  Cet  art,  qui  dans  tous  les  temps  a  respecté  la  vie 
des  hommes,  est  présentement  en  proie  à  la  témérité,  à  la 
présomption  et  k  Vùr/pcri/ie^;  car  les  faits  parlent,  et  bien- 
tôt les  pierres  crieront  contre  le  brigandage  des  nouveaux 
praticiens  :  lapides  chiuKibunt.  On  voit  dans  cette  ville  des 
médecins ,  ou  soi-disant  tels ,  qui  se  sont  attelés  au  char  de 
triomphe  de  l'antimoine-  :  nirrus  triiunpluilis   aiitbnoiiii -^ 

\.  L'impéritie  était  un  mot  nouveau,  dérivé  du  latin  par  les  vieux  méde- 
cins, pour  caractériser  l'ignorance  et  l'inexpérience  de  leurs  jeunes  confrères. 

2.  L'antimoine  a  excité  de  grandes  disputes  parmi  les  médecins.  II  fut 
défendu  à  Paris,  en  15CG.  Cent  ans  après,  un  autre,  arrêt  du  parlement  cassa 
le  premier,  et  permit  l'usage  de  l'antimoine. 


234  GIL  BLAS. 

des  échappés  de  l'école  de  Paracelse,  des  adorateurs  du 
kermès,  des  guérisseurs  de  hasard,  qui  font  consister  toute 
la  science  de  la  médecine  à  savoir  préparer  des  drogues  chi- 
miques. Que  vous  dirai-je?  tout  est  méconnoissable  dans 
leur  méthode.  La  saignée  du  pied,  par  exemple,  jadis  si 
rare,  est  aujourd'hui  presque  la  seule  qui  soit  en  usage. 
Les  purgatifs  autrefois  doux  et  bénins  sont  changés  en  émé- 
tique  et  en  kermès.  Ce  n'est  plus  qu'un  chaos  où  chacun  se 
permet  ce  qu'il  veut,  et  franchit  les  bornes  de  l'ordre  et  de 
la  sagesse  que  nos  premiers  maîtres  ont  posées. 

Quelque  envie  que  j'eusse  de  rire  en  entendant  une  si 
comique  déclamation',  j'eus  la  force  d'y  résister;  je  fis  plus, 
je  déclamai  contre  le  kermès  sans  savoir  ce  que  c'étoit,  et 
donnai  au  diable,  à  tout  hasard,  ceux  qui  l'ont  inventé.  Sci- 
pion  ,  remarquant  que  je  m'égayoisdans  cette  scène,  y  vou- 
lut mettre  aussi  du  sien.  Monsieur  le  docteur,  dit-il  à  San- 
grado,  comme  je  suis  petit-neveu  d'un  médecin  de  la  vieille 
école,  qu'il  me  soit  permis  de  me  révolter  avec  vous  contre 
les  remèdes  de  la  chimie.  Feu  mon  grand'oncle,  à  qui  Dieu 
fasse  miséricorde,  étoit  si  chaud  partisan  d'Hippocrate,  qu'il 
s'est  souvent  battu  contre  les  empiriques  qui  ne  parloient 
pas  avec  assez  de  respect  de  ce  roi  de  la  médecine.  Bon  sang 
né  peut  mentir  :  je  servirois  volontiers  de  bourreau  à  ces 
novateurs  ignorants  dont  vous  vous  plaignez  avec  tant  de 
justice  et  d'éloquence.  Quel  désordre  ces  misérables  ne 
causent-ils  pas  dans  la  société  civile  ! 

Ce  désordre,  dit  le  docteur,  va  plus  loin  que  vous  ne 
•pensez.  Il  ne  m'a  servi  de  rien  de  publier  un  livre  contre  le 
brigandage  de  la  médecine  ^;  au  contraire  il  augmente  de 
jour  en  jour.  Les  chirurgiens,  dont  la  rage  est  de  vouloir 

1.  Le  brifiaiidage  de  la  médecine  rtait  précisrment  le  titre  d"iin  ouvrag;e  du 
médecin  llccquct,  qui  parut  en  \l'o2,  deux  parties  in-12,  trois  ans  avant  la 
publication  des  trois  derniers  livres  de  GU  Blas,  en  1735. 


LIVRE  X,   CIIAPITUE  I.  235 

faire  les  médecins,  se  croient  capables  de  l'être,  dès  qu'il 
ne  faut  que  donner  du  kermès  et  de  l'émétique,  à  quoi  ils 
joignent  des  saignées  du  pied  à  leur  fantaisie.  Ils  vont  même 
jusqu'à  mêler  le  kei-mès  dans  les  apozèmes  et  les  potions 
cordiales ,  et  les  voilà  de  pair  avec  les  grands  faiseurs  en 
médecine.  Cette  contagion  se  répand  jusque  dans  les  cloîtres. 
Il  y  a  parmi  les  moines  des  frères  qui  sont  tout  ensemble 
apothicaires  et  chirurgiens  \  Ces  singes  de  médecins  s'ap- 
pliquent à  la  chimie,  et  font  des  drogues  pernicieuses  avec 
lesquelles  ils  abrègent  la  vie  de  leurs  révérends  pères.  Enfin, 
il  y  a  dans  Yalladolid  plus  de  soixante  monastères,  tant 
d'hommes  que  de  filles  :  jugez  du  ravage  qu'y  fait  le  ker- 
mès, avec  l'émétique  -  et  la  saignée  du  pied!  Seigneur  San- 
grado ,  lui  dis-je  alors  ;  vous  avez  bien  raison  d'être  en 
colère  contre  ces  empoisonneurs;  je  gémis  avec  vous,  et 
partage  vos  alarmes  sur  la  vie  des  hommes ,  manifestement 
menacée  par  une  méthode  si  différente  delà  vôtre.  Je  crains 
fort  que  la  chimie  n'occasionne  un  jour  la  perte  de  la  méde- 
cine, comme  la  fausse  monnoie  cause  la  ruine  des  Etats. 
Fasse  le  ciel  que  ce  jour  fatal  ne  soit  pas  près  d'arriver! 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation,  nous  vîmes 
paroître  une  vieille  servante  qui  apportoit  au  docteur  une 
soucoupe  sur  laquelle  il  y  avoit  un  petit  pain  mollet ,  un 

1.  En  effet,  ce  fut  le  frère  Simon,  apothicaire  des  Chartreux  de  Paris,  qui 
mit  le  kermès  en  vogue  au  commencement  du  xviu"  siècle.  Ce  religieux  tenait 
la  recette  du  cliirurgien  Laligoiie,  à  qui  un  chimiste  allemand  l'avait  donnc'C; 
et  il  la  vendit  à  Louis  \V,  dans  le  temps  de  la  régence  du  duc  d'Orléans.  Ces 
circonstances  si  précises  appartiennent  donc  à  l'époque  où  Le  Sage  écrivait 
(i"/7  nias ,  et  non  à  celle  où  Sangrudo  est  censé  s'élever  avec  tant  de  chaleur 
contre  le  kermès  minéral,  dont  il  ne  pouvait  avoir  aucune  connaissance. 

2.  L'émétique  n'était  sûrement  pas  connu  à  Valladolid  du  temps  de 
Sangrado;  ce  remède  était  si  nouveau,  même  en  France,  en  1G58,  que  Vallot, 
premier  médecin  de  Louis  XIV,  s'opposa  de  tout  son  pouvoir  à  ce  que  l"on 
risquât  ce  remède  sur  le  monarque, tombé  dangereusement  malade  à  Calais. 
Dusausoi,  médecin  d'Abbcville,  insista  pour  administrer  l'émétique  à  Louis  XIV, 
et  eut  riieureuse  chance  de  le  guérir. 


236  GIL   I3LAS. 

verre  avec  deux  carates,  dont  l'une  étoit  pleine  d'eau,  et 
l'autre  de  vin.  Après  qu'il  eut  mangé  un  morceau,  il  but  un 
coup,  où  il  y  avait  à  la  vérité  les  trois  quarts  d'eau;  mais 
cela  ne  le  sauva  point  des  reproches  qu'il  me  donnoit  sujet 
de  lui  faire.  Ah!  ah!  lui  dis-je,  monsieur  le  docteur,  je 
vous  prends  sur  le  fait.  Vous  buvez  du  vin,  vous  qui  vous 
êtes  toujours  déclaré  contre  cette  boisson,  vous  qui  pendant 
les  trois  quarts  de  votre  vie  n'avez  bu  que  de  l'eau,  et  qui 
êtes  cause  que  depuis  dix  ans  je  n'ai  pas  bu  une  goutte  de 
vin!  Depuis  quand  êtes-vous  devenu  si  contraire  cà  vous- 
même?  Vous  ne  sauriez  vous  excuser  sur  votre  âge,  puisque, 
dans  un  endroit  de  vos  écrits,  vous  définissez  la  vieillesse 
comme  une  phthisie  naturelle  qui  nous  dessèche  et  nous 
consume;  que,  sur  cette  définition,  vous  déplorez  l'igno- 
rance des  personnes  qui  appellent  le  vin  le  lait  des  vieil- 
lards. Que  direz-vous  donc  pour  vous  justifier? 

Vous  me  faites  la  guerre  bien  injustement,  me  répondit 
le  vieux  médecin.  Si  je  buvois  du  vin  pur,  vous  auriez  raison 
de  me  regarder  comme  un  infidèle  observateur  de  ma  propre 
méthode;  mais  vous  voyez  que  mon  vin  est  bien  trempé. 
Autre  contradiction,  lui  répliquai-je,  mon  cher  maître  :  sou- 
venez-vous que  vous  trouviez  mauvais  que  le  chanoine 
Sedillo  but  du  vin,  quoiqu'il  y  mâlàt  beaucoup  d'eau. 
Avouez  de  bonne  grâce  que  vous  avez  reconnu  votre  erreur, 
et  que  le  vin  n'est  pas  une  funeste  liqueur,  comme  vous 
l'avez  avancé  dans  vos  ouvrages,  pourvu  qu'on  n'en  boive 
qu'avec  modération. 

Ces  paroles  embarrassèrent  un  peu  notre  docteur.  11  ne 
ponvoit  nier  qu'il  eût  défendu  dans  ses  livres  l'usage  du 
vin  ;  mais  la  honte  et  la  vanité  l'empêchant  de  convenir 
que  je  lui  faisois  un  juste  reproche,  il  ne  savoit  que  me 
répondre,  et  il  en  étoit  tout  confus.  Pour  le  tirer  d'embar- 
ras, je  changeai  de  matière;  et  un  moment  après  je  pris 


LlVRl-   X,   CIIAPITRI'    I.  237 

congé  de  lui,  en  l'exhortant  à  tenir  toujours  bon  contre  les 
nouveaux  praticiens.  Courage,  lui  dis- je,  seigneur  San- 
grado;  ne  vous  lassez  pas  de  décrier  le  kermès,  et  frondez 
sans  cesse  la  saignée  du  pied.  Si,  malgré  votre  zèle  et  votre 
amour  pour  V orlhodo.cie  médicale,  cette  engeance  empi- 
rique vient  à  bout  de  ruiner  la  discipline ,  vous  aurez  du 
moins  la  consolation  d'avoir  fait  tous  vos  eflbrts  pour  la 
maintenir. 

Gomme  nous  nous  en  retournions  à  l'hôtellerie,  mon 
secrétaire  et  moi ,  nous  entretenant  tous  deux  du  caractère 
réjouissant  et  original  de  ce  docteur,  il  passa  près  de  nous 
dans  la  rue  un  homme  de  cinquante-cinq  à  soixante  ans, 
qui  marchoit  les  yeux  baissés ,  tenant  un  gros  chapelet  à  la 
main.  Je  le  considérai  attentivement,  et  le  reconnus  sans 
peine  pour  le  seigneur  Manuel  Ordonnez,  ce  bon  administra- 
teur d'hôpital  dont  il  est  fait  une  mention  si  honorable  dans 
le  premier  tome  de  mon  histoire.  Je  l'abordai  avec  de  grandes 
démonstrations  de  respect,  en  disant  :  Serviteur  au  véné- 
ral)le  et  discret  seigneur  3Ianuel  Ordonnez,  l'homme  du  ' 
monde  le  plus  propre  à  conserver  le  bien  des  pauvres.  A  ces 
mots,  il  me  regarda  fixement,  et  me  répondit  que  mes  traits 
ne  lui  étoient  pas  inconnus,  mais  qu'il  ne  pouvoit  se  rap- 
peler où  il  m'avoit  vu.  Je  n'en  suis  point  étonné,  repris-je; 
il  n'est  pas  surprenant  que  vous  n'ayez  pas  fait  attention  à 
moi;  j'allois  chez  vous  dans  le  temps  que  vous  aviez  à  votre 
service  un  de  mes  amis,  nommé  Fabrice  _\unez.  Ah!  je 
m'en  souviens  présentement,  repartit  l'administrateur  avec 
un  souris  malin,  à  telles  enseignes  que  vous  étiez  tous  deux 
de  bons  enfants;  vous  avez  fait  ensemble  bien  des  tours  de 
jeunesse.  VA\l  qu  est-il  devenu,  ce  pauvre  Fal^rice?  Toutes 
les  fois  que  je  pense  à  lai,  j'ai  de  l'inquiétude  sur  ses  petites 
affaires. 

C'est  pour  vous  en  apprendre  des  nouvelles,  dis-je  au 


238  GIL  BLAS. 

seigneur  ]\lanuel ,  que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  arrêter 
dans  la  rue.  Fabrice  est  à  Madrid ,  où  il  s'occupe  à  faire  des 
œuvres  mêlées.  Qu'appelez -vous  des  œuvres  mêlées?  me 
répliqua-t-il.  Cela  me  paroît  équivoque.  Je  veux  dire,  lui 
repartis-je,  qu'il  écrit  en  vers  et  en  prose;  il  fait  des  comé- 
dies et  des  romans;  en  un  mot,  c'est  un  garçon  qui  a  du 
génie,  et  qui  est  reçu  fort  agréablement  dans  les  bonnes 
maisons.  Mais,  dit  l'administrateur,  comment  est- il  avec 
son  boulanger?  Pas  si  bien,  lui  répondis-je,  qu'avec  les 
personnes  de  condition;  entre  nous,  je  ne  le  crois  pas  fort 
riche.  Oh  !  je  n'en  doute  nullement,  reprit  Ordonnez.  Qu'il 
fasse  sa  cour  aux  grands  seigneurs  tant  qu'il  lui  plaira;  ses 
complaisances,  ses  flatteries,  ses  bassesses  lui  rapporteront 
encore  moins  que  ses  ouvrages.  Je  vous  le  prédis,  vous  le 
verrez  quelque  jour  à  l'hôpital. 

Cela  pourra  bien  être,  lui  répliquai-je;  la  poésie  en  a 
amené  là  bien  d'autres.  Mon  ami  Fabrice  auroit  beaucoup 
mieux  fait  de  demeurer  attaché  à  votre  seigneurie;  il  roule- 
roit  aujourd'hui  sur  l'or.  Il  seroit  du  moins  fort  à  son  aise, 
dit  Manuel.  Je  l'aimois,  et  j'allois,  en  l'élevant  de  poste  en 
poste,  lui  procurer  dans  la  maison  des  pauvres  un  établis- 
sement solide,  lorsqu'il  lui  prit  fantaisie  de  donner  dans  le 
bel  esprit.  L'insensé  !  il  composa  une  comédie  qu'il  fit  repré- 
senter par  des  comédiens  qui  étoient  dans  cette  ville;  la 
pièce  réussit,  et  la  tête  tourna  dès  ce  moment  à  l'auteur.  11 
se  crut  un  nouveau  Lope  de  Vega;  et,  préférant  la  fumée 
des  applaudissements  du  public  aux  avantages  réels  que  mon 
amitié  lui  préparoit,  il  me  demanda  son  congé.  Je  voulus, 
par  compassion,  lui  faire  changer  de  sentiment;  je  lui  re- 
montrai vainement  qu'il  laissait  l'os  pour  courir  après 
l'ombre^;  je  ne  pus  retenir  ce  fou  que  la  fureur  d'écrire 
entraînoit.  11  ne  connoissoit  pas  son  bonheur,  ajouta  l'admi- 

1.  Allusion  à  une  fable  d'Ésope  imitée  par  La  Fontaine  ;  livre  VI,  fable  wii. 


LIVRE   X,    CHAPITRE   II.  239 

nistrateur;  le  garçon  que  j'ai  pris  après  lui  pour  me  servir 
en  peut  rendre  un  bon  témoignage  :  plus  raisonnable  que 
Fabrice  avec  moins  d'esprit,  il  ne  s'est  uniquement  appli- 
qué qu'à  bien  s'acquitter  de  ses  commissions  et  qu'à  me 
plaire.  Aussi  l'ai-je  poussé  comme  il  le  méritoit;  il  remplit 
actuellement  à  l'iiopital  deux  emplois,  dont  le  moindre  est 
plus  que  suffisant  pour  faire  subsister  un  honnête  homme 
chargé  d'une  grosse  famille. 


CHAPITRE  II. 

Gil  Blas  continue  son  voyage,  et  arrive  heareusement  à  Oviedo.  Dans  quel  état 
il  retrouva  ses  parents.  Mort  de  son  père  ;  suites  de  cette  mort. 

De  Valladolid,  nous  nous  rendîmes  en  quatre  jours  à 
Oviedo,  sans  avoir  fait  en  chemin  aucune  mauvaise  ren- 
contre, malgré  le  proverbe  qui  dit  que  les  voleurs  sentent 
de  loin  l'argent  des  voyageurs.  11  y  auroit  eu  pourtant  un 
assez  beau  coup  à  faire  pour  eux,  et  deux  habitants  seule- 
ment d'un  souterrain  nous  auroient  sans  peine  enlevé  nos 
doublons;  car  je  n'avois  pas  appris  à  la  cour  à  devenir 
brave:  et  Bertrand,  mon  Moro  de  midas\  ne  paroissoit  pas 
d'humeur  à  se  faire  tuer  pour  défendre  la  bourse  de  son 
maître.  Il  n'y  avoit  que  Scipion  qui  fût  un  peu  spadassin. 

Il  éioit  nuit  quand  nous  arrivâmes  dans  la  ville.  Nous 
allâmes  loger  dans  une  hôtellerie  tout  auprès  de  chez  mon 
oncle  le  chanoine  Gil  Ferez.  J'étois  bien  aise  de  m'informer 
dans  quel  état  se  trouvoient  mes  parents ,  avant  que  de  me 
présenter  devant  eux;  et,  pour  le  savoir,  je  ne  pouvois 
mieux  rh'adresser  qu'à  l'hôte  ou  qu'à  l'hôtesse  de  ce  cabaret, 
que  je  connoissois  pour  des  gens  qui  ne  pouvoient  ignorer 
les  affaires  de  leurs  voisins.  En  efl'et,  l'hôte  m'ayant  reconnu 

1.  Muletier. 


240  G[L   BLAS. 

apiès  m'avoir  envisagé  avec  attention ,  s'écria  :  Par  saint 
Antoine  de  Pade  ^  !  voici  le  fds  du  bon  écuyer  Blas  de  San- 
tillane.  Oui  vraiment,  dit  l'hôtesse,  c'est  lui-même;  je  le 
reconnois  bien;  il  n'a  presque  point  changé  :  c'est  ce  petit 
éveillé  de  Gil  Blas,  qui  avoit  plus  d'esprit  qu'il  n'étoit  gros. 
11  me  semble  que  je  le  vois  encore,  qui  vient  avec  sa  bou- 
teille chercher  ici  du  vin  pour  le  souper  de  son  oncle. 

Madame ,  lui  dis-je ,  vous  avez  une  heureuse  mémoire  ; 
mais  de  grâce  apprenez^-moi  des  nouvelles  de  ma  famille. 
Mon  père  et  ma  mère  ne  sont  pas  sans  doute  dans  une 
agréable  situation.  Cela  n'est  que  trop  véritable,  répondit 
l'hôtesse  :  dans  quelque  état  fâcheux  que  vous  puissiez  vous 
les  représenter,  vous  ne  sauriez  vous  imaginer  des  per- 
sonnes qui  soient  plus  à  plaindre.  Le  bonhomme  Gil  Perez 
est  devenu  paralytique  de  la  moitié  du  corps,  et  n'ira  pas 
loin,  selon  toutes  les  apparences;  votre  père,  qui  demeure 
depuis  peu  chez  ce  chanoine,  a  une  fluxion  de  poitrine,  ou, 
pour  mieux  dire,  il  est  dans  ce  moment  entre  la  vie  et  la 
mort  ;  et  votre  mère ,  qui  ne  se  jwrte  pas  trop  bien ,  est 
obligée  de  servir  de  garde  à  l'un  et  à  l'autre  :  telle  est  leur 
situation . 

Sur  ce  rapport,  qui  me  fit  sentir  que  j'étois  fils ,  je  lais- 
sai Bertrand  avec  mon  équipage  à  l'hôtellerie;  et,  suivi  de 
mon  secrétaire ,  qui  ne  voulut  point  m'abandonner,  je  me 
rendis  chez  mon  oncle.  D'abord  que  je  parus  devant  ma 
mère,  une  émotion  ({ue  je  lui  causai  lui  annonça  ma  pré- 
sence ,  avant  que  ses  yeux  eussent  démêlé  mes  traits.  Mon 
fils,  me  dit-elle  tristement  après  m'avoir  embrassé,  venez 
voir  mourir  votre  père;  vous  venez  assez  à  temps  pour  être 

\.  Saint  Antoine  de  Padoue ,  le  thauniiiturgc  de  son  siècle,  était  né  à 
Lisbonne.  Il  a  une  grande  réputation  en  Espagne  et  en  Portugal.  En  1705 
on  lui  expédia  la  commission  de  général  en  chef  de  l'armée  portugaise,  avec 
un  traite.nont  énorme  perçu,  au  nom  du  saint,  par  les  moines  de  son  couvent. 


LIVRE  X,   CHAPITRE  II.  U\ 

frappé  de  ce  cruel  spectacle.  En  achevant  ces  paroles,  elle 
me  mena  dans  une  chambre  où  le  malheureux  Blas  de  San- 
tillane ,  couché  dans  un  lit  qui  marquoit  bien  la  pauvreté 
d'un  écuyer,  touchoit  à  son  dernier  moment.  Quoique  envi- 
ronné des  ombres  de  la  mort,  il  avoit  encore  quelque  con- 
noissance.  Mon  cher  ami,  lui  dit  ma  mère,  voici  Gil  Blas 
votre  fils,  qui  vous  prie  de  lui  pardonner  les  chagrins  qu'il 
vous  a  causés,  et  qui  vous  demande  votre  bénédiction.  A  ce 
discours,  mon  père  ouvrit  des  yeux  qui  commençoient  à  se 
fermer  pour  jamais;  il  les  attacha  sur  moi;  et  remarquant, 
malgré  l'accablement  où  il  se  trouvoit,  que  j'étois  touché 
de  sa  perte,  il  fut  attendri  de  ma  douleur.  Il  voulut  parler, 
mais  il  n'en  eut  pas  la  force.  Je  pris  une  de  ses  mains,  et, 
tandis  que  je  la  baignois  de  larmes ,  sans  pouvoir  prononcer 
un  mot,  il  expira,  comme  s'il  n'eût  attendu  que  mon  arri- 
vée pour  rendre  le  dernier  soupir. 

Ma  mère  étoit  trop  préparée  à  cette  mort,  pour  s'en 
affliger  sans  modération;  j'en  fus  peut-être  plus  pénétré 
qu'elle,  quoique  mon  père  ne  m'eût  donné  de  sa  vie  la 
moindre  marque  d'amitié.  Outre  qu'il  suffisoit  pour  le  pleu- 
rer que  je  fusse  son  fils,  je  me  reprochois  de  ne  l'avoir 
point  secouru;  et,  quand  je  pensois  que  j'avois  eu  cette  du- 
reté, je  me  regardois  comme  un  monstre  d'ingratitude,  ou 
plutôt  comme  un  parricide.  Mon  oncle,  que  je  vis  ensuite 
étendu  sur  un  autre  grabat  et  dans  un  état  pitoyable,  me  fit 
éprouver  de  nouveaux  remords.  Toutes  les  obligations  que 
je  lui  avois  vinrent  s'offrir  à  mon  esprit.  Fils  dénaturé ,  me 
dis-je  à  moi-même,  considère  pour  ton  supplice  la  misère 
où  sont  tes  parents.  Si  tu  leur  avois  fait  quelque  part  du 
superflu  des  biens  que  tu  possédois  avant  ta  prison ,  tu  leur 
aurois  procuré  des  commodités  que  le  revenu  de  la  prélDende 
ne  peut  leur  fournir,  et  tu  aurois  peut-être  prolongé  la  vie 
de  ton  père. 

II.  ^6 


242  GIL  BLAS. 

L'infortuné  Gil  Ferez  étoit  retombé  en  enfance.  Il  n'avoit 
plus  de  mémoire,  plus  de  jugement.  Il  ne  me  servit  de  rien 
de  le  presser  entre  mes  bras,  et  de  lui  donner  des  témoi- 
gnages de  ma  tendresse  ;  il  n'y  parut  pas  sensible.  Ma  mère 
avoit  beau  lui  dire  que  j'étois  son  neveu  Gil  Blas,  il  m'envi- 
sageoit  d'un  air  imbécile  sans  répondre  rien.  Quand  le  sang 
et  la  reconnoissance  ne  m'auroient  pas  obligé  à  plaindre  un 
oncle  à  qui  je  devois  tant,  je  n'aurois  pu  m'en  défendre  en 
le  voyant  dans  une  situation  si  digne  de  pitié. 

Pendant  ce  temps-là ,  Scipion  gardoit  un  morne  silence , 
partageoit  mes  peines ,  et  confondoit  par  amitié  ses  soupirs 
avec  les  miens.  Gomme  je  jugeai  que  ma  mère,  après  une  si 
longue  absence ,  voudroit  m' entretenir,  et  que  la  présence 
d'un  homme  qu'elle  ne  connoissoit  pas  pourroit  la  gêner,  je 
le  tirai  à  part,  et  lui  dis  :  Va,  mon  enfant,  va  te  reposer  à 
l'hôtellerie,  et  me  laisse  ici  avec  ma  mère  :  nous  allons  avoir 
ensemble  un  entretien  qui  durera  longtemps;  la  bonne  dame, 
si  tu  restois  avec  nous,  te  croiroit  peut-être  de  trop  dans 
une  conversation  qui  ne  roulera  que  sur  des  affaires  de 
famille.  Scipion  se  retira  de  peur  de  nous  contraindre;  et 
j'eus  effectivement  avec  ma  mère  un  entretien  qui  dura 
toute  la  nuit.  Nous  nous  rendîmes  mutuellement  un  compte 
fidèle  de  ce  qui  nous  étoit  arrivé  à  l'un  et  à  l'autre  depuis 
ma  sortie  d'Oviedo.  Elle  me  fit  un  ample  détail  des  chagrins 
qu'elle  avoit  essuyés  dans  des  maisons  où  elle  avoit  été 
duègne ,  et  me  dit  là-dessus  une  infinité  de  choses  que  je 
n'aurois  pas  été  bien  aise  que  mon  secrétaire  eût  entendues, 
quoique  je  n'eusse  rien  de  caché  pour  lui.  Avec  tout  le  res- 
pect que  je  dois  à  la  mémoire  de  ma  mère,  la  dame  étoit  un 
peu  prolixe  dans  ses  récits  ;  elle  m'auroit  fait  grâce  des  trois 
quarts  de  son  histoire,  si  elle  en  eût  supprimé  les  circon- 
stances inutiles. 

Elle  finit  enfin  sa  narration,  et  je  commençai  la  mienne. 


LIVRE   X,   CHAPITRE   II.  243 

Je  passai  légèrement  sur  toutes  mes  aventm-es  ;  mais  lorsque 
je  parlai  de  la  visite  que  le  fils  de  Bertrand  Muscada ,  épi- 
cier d'Oviedo,  m'étoit  venu  faire  à  Madrid,  je  m'étendis  fort 
sur  cet  article.  Je  vous  l'avouerai,  dis-je  à  ma  mère,  je 
reçus  très-mal  ce  garçon ,  qui ,  pour  s'en  venger,  vous  aura 
fait  sans  doute  un  affreux  portrait  de  moi.  Il  n'y  a  pas  man- 
qué, répondit-elle.  Il  vous  trouva,  nous  dit-il,  si  fier  de  la 
faveur  du  premier  ministre  de  la  monarchie,  qu'à  peine  dai- 
gnâtes-vous  le  reconnoître;  et,  quand  il  vous  détailla  nos 
misères,  vous  l'écoutâtes  d'un  air  glacé.  Comme  les  pères 
et  les  mères,  ajouta-t-elle ,  cherchent  toujours  à  excuser 
leurs  enfants ,  nous  ne  pûmes  croire  que  vous  eussiez  un  si 
mauvais  cœur.  Votre  arrivée  à  Oviedo  justifie  la  bonne  opi- 
nion que  nous  avions  de  vous,  et  la  douleur  dont  je  vous 
vois  saisi  achève  de  faire  votre  apologie. 

Vous  jugez  de  moi  trop  favorablement,  lui  répliquai-je  ; 
il  y  a  du  vrai  dans  le  rapport  du  jeune  Muscada.  Lorsqu'il 
vint  me  voir,  je  n'étois  occupé  que  de  ma  fortune;  et  l'am- 
bition qui  me  dominoit  ne  me  permettoit  guère  de  penser  à 
mes  parents.  11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  dans  cette  dis- 
position je  fis  un  accueil  peu  gracieux  à  un  homme  qui, 
m'abordant  d'un  air  grossier,  me  dit  brutalement  qu'ayant 
appris  que  j'étois  plus  riche  qu'un  juif,  il  venoit  me  con- 
seiller de  vous  envoyer  de  l'argent,  attendu  que  vous  en 
aviez  grand  besoin;  il  me  reprocha  même,  dans  des  termes 
peu  mesurés,  mon  indifférence  pour  ma  famille.  Je  fus  cho- 
qué de  sa  franchise,  et,  perdant  patience ,  je  le  poussai  par 
les  épaules  hors  de  mon  cabinet.  Je  conviens  que  j'eus  tort 
dans  cette  rencontre  ;  j'aurois  dû  faire  réflexion  que  ce 
n'étoit  pas  votre  faute  si  l'épicier  manquoit  de  politesse,  et 
que  son  conseil  ne  laissoit  pas  d'être  bon  à  suivre,  quoiqu'il 
eût  été  donné  malhonnêtement. 

C'est  ce  que  je  me  représentai  un  moment  après  que 


244  G  IL  BLAS. 

j'eus  chassé  Muscada.  Malgré  la  colère  qui  me  dominoit,  la 
voix  du  sang  se  fit  entendre;  je  me  rappelai  tous  mes  devoirs 
envers  mes  parents  ;  et ,  rougissant  de  honte  de  les  remplir^ 
si  mal ,  je  sentis  des  remords  dont  je  ne  puis  néanmoins  me 
faire  honneur  auprès  de  vous,  puisqu'ils  furent  bientôt 
étouffés  par  l'avarice  et  par  l'ambition.  Mais  dans  la  suite 
ayant  été  enfermé  par  ordre  du  roi  dans  la  tour  de  Ségovie, 
j'y  tombai  dangereusement  malade  ;  et  c'est  cette  heureuse 
maladie  qpi  vous  a  rendu  votre  fils.  Oui,  c'est  ma  maladie 
et  ma  prison  qui  ont  fait  reprendre  à  la  nature  tous  ses 
droits,  et  qui  m'ont  entièrement  détaché  de  la  cour.  Je  suis 
revenu  de  cette  vie  tumultueuse ,  je  ne  respire  plus  que  la 
solitude,  et  je  ne  sais  venu  aux  Asturies  que  pour  vous  prier 
de  vouloir  bien  partager  avec  moi  les  douceurs  d'une  vie 
retirée.  Si  vous  ne  rejetez  pas  ma  prière,  je  vous  conduirai  à 
une  terre  que  j'ai  dans  le  royaume  de  Valence,  et  nous  vivrons 
là  très-commodément.  Vous  jugez  bien  que  je  me  proposois 
d'y  mener  aussi  mon  père;  mais  puisque  le  ciel  en  a  or- 
donné autrement,  que  j'aie  du  moins  la  satisfaction  de  pos- 
séder chez  moi  ma  mère ,  et  de  pouvoir  réparer  par  toutes 
les  attentions  imaginables  le  temps  que  j'ai  passé  sans  lui 
être  utile. 

Je  vous  sais  très-bon  gré  de  vos  louables  intentions,  me 
dit  alors  ma  mère,  et  je  m'en  irois  avec  vous  sans  balancer, 
si  je  n'y  trouvois  des  difficultés.  Je  n'abandonnerai  pas  votre 
oncle  mon  frère  dans  l'état  où  il  est,  et  je  suis  trop  accou- 
tumée à  ce  pays-ci  pour  m'en  éloigner;  cependant,  comme 
la  chose  mérite  d'être  mûrement  examinée",  je  veux  y  rêver 
à  loisir.  Ne  nous  occupons  présentement  que  du  soin  des 
funérailles  de  votre  père.  Chargeons-en,  lui  dis-je,  ce  jeune 
homme  que  vous  avez  vu  avec  moi;  c'est  mon  secrétaire, 
il  a  de  l'esprit  et  du  zèle;  nous  pouvons  nous  en  reposer  sur 
lui. 


LIVRE   X,   CHAPITRE  II.  245 

A  peine  eus-je  prononcé  ces  paroles,  que  Scipioii  revint; 
|il  étoit  déjà  jour.  Il  nous  demanda  si  nous  n'avions  pas 
besoin  de  son  ministère  dans  l'embarras  où  nous  étions.  Je 
répondis  qu'il  arrivoit  fort  à  propos  pour  recevoir  un  ordre 
important  que  j'avois  à  lui  donner.  Dès  qu'il  sut  de  quoi  il 
s'agissoit  :  Gela  suffit,  me  dit-il;  j'ai  déjà  toute  cette  céré- 
monie arrangée  dans  ma  tète;  vous  pouvez  vous  en  fier  à 
moi.  Prenez  garde,  lui  dit  ma  mère,  de  faire  un  enterrement 
qui  ait  un  air  pompeux  ;  il  ne  sauroit  être  trop  modeste  pour 
mon  époux,  que  toute  la  ville  a  connu  pour  un  écuyer  des  plus 
malaisés.  Madame,  repartit  Scipion,  quand  il  auroit  été 
encore  plus  pauvre,  je  n'en  rabattrois  pas  deux  maravédis. 
Je  ne  regarde  là  dedans  que  mon  maître  :  il  a  été  favori  du 
duc  de  Lerme;  son  père  doit  être  enterré  noblement. 

J'approuvai  le  dessein  de  mon  secrétaire;  je  lui  recom- 
mandai même  de  ne  point  épargner  l'argent.  Un  reste  de 
vanité  que  je  conservois  encore  se  réveilla  dans  cette  occa- 
sion. Je  me  flattai  qu'en  faisant  de  la  dépense  pour  un  père 
qui  ne  me  laissoit  aucun  héritage,  je  ferois  admirer  mes  ma- 
nières généreuses.  De  son  côté,  ma  mère,  quelque  conte- 
nance de  modestie  qu'elle  affectât,  n'étoit  point  fâchée  que 
son  mai'i  fût  inhumé  avec  éclat.  Nous  donnâmes  donc  carte 
blanche  à  Scipion ,  qui ,  sans  perdre  de  temps ,  alla  prendre 
toutes  les  mesures  nécessaires  pour  rendre  les  funérailles 
superbes. 

11  n'y  réussit  que  trop  bien.  Il  fit  des  obsèques  si  ma- 
gnifiques, qu'il  révolta  contre  moi  la  ville  et  les  faubourgs; 
tous  les  habitants  d'Oviedo,  depuis  le  plus  grand  jusqu'au 
plus  petit,  furent  choqués  de  mon  ostentation,  et  firent  là- 
dessus  des  gloses  peu  honorables  pour  moi.  Ce  ministre  fait 
à  la  hâte ,  disoit  l'un,  a  de  l'argent  pour  enterrer  son  père; 
mais  il  n'en  avoit  point  pour  le  nourrir.  Il  auroit  mieux  valu, 
disoit  l'autre  ,  qu'il  eût  fait  plaisir  à  son  père  vivant,  que  de 


246  GIL  BLAS. 

lui  faire  tant  d'honneur  après  sa  mort.  Enfin ,  les  coups  de 
langue  ne  me  furent  point  épargnés  ;  chacun  lança  son  trait. 
Ils  n'en  demeurèrent  pas  là:  ils  nous  insultèrent,  Scipion, 
Bertrand- et  moi ,  quand  nous  sortîmes  de  l'église;  ils  nous 
chargèrent  d'injures,  nous  accablèrent  de  huées,  et  condui- 
sirent Bertrand  à  l'hôtellerie  à  coups  de  pierres.  Pour  dis- 
siper la  canaille  qui  s'étoit  attroupée  devant  la  maison  de 
mon  oncle,  il  fallut  que  ma  mère  se  montrât,  et  protestât 
publiquement  qu'elle  étoit  fort  contente  de  moi.  Il  y  en  eut 
d'autres  qui  coururent  au  cabaret  où  étoit  ma  chaise,  dans 
le  dessein  de  la  briser;  ce  qu'ils  auroient  fait  indubitable- 
ment, si  l'hôte  et  l'hôtesse  n'eussent  trouvé  moyen  d'apai- 
ser ces  esprits  furieux,  et  de  les  détourner  de  leur  réso- 
lution. 

Tous  ces  affronts  qu'on  me  faisoit,  et  qui  étoient  autant 
d'effets  des  discours  que  le  jeune  épicier  avoit  tenus  de  moi 
dans  la  ville,  m'inspirèrent  tant  d'aversion  pour  mes  com- 
patriotes, que  je  me  déterminai  à  quitter  bientôt  Oviedo ,  où 
sans  cela  j'aurois  fait  peut-être  un  assez  long  séjour.  Je  le 
déclarai  tout  net  à  ma  mère,  qui,  se  sentant  elle-même 
très-mortifîée  de  l'accueil  dont  le  peuple  m' avoit  régalé,  ne 
s'opposa  point  à  un  si  prompt  départ.  Une  fut  plus  question 
que  de  savoir  de  quelle  sorte  j'en  userois  avec  elle.  Ma 
mère,  lui  dis-je,  puisque  mon  oncle  a  besoin  de  votre  assis- 
tance, je  ne  vous  presserai  plus  de  m' accompagner;  mais 
comme  il  ne  paroît  pas  éloigné  de  sa  fin,  promettez-moi  de 
venir  me  rejoindre  à  ma  terre  aussitôt  qu'il  ne  sera  plus. 
J'attends  de  vous  cette  marque  d'affection. 

Je  ne  vous  ferai  point  cette  promesse,  répondit  ma  mère; 
car  je  ne  la  tiendrois  pas  :  je  veux  passer  le  reste  de  mes 
jours  dans  les  Asturies,  et  dans  une  parfaite  indépendance. 
Ne  serez-vous  pas  toujours,  luirépliquai-je,  maîtresse  abso- 
lue dans  mon  château?  Je  n'en  sais  rien,  repartit-elle;  vous 


LIVRE  X,    CHAPITRE  II.  247 

n'avez  qu'à  devenir  amoureux  de  quelque  petite  fille  ;  vous 
l'épouserez  ;  elle  sera  ma  bru ,  je  serai  sa  belle-mère  ;  nous 
ne  pourrons  vivre  ensemble.  Vous  prévoyez,  lui  dis-je ,  les 
malheurs  de  trop  loin.  Je  n'ai  aucune  envie  de  me  marier; 
mais  quand  la  fantaisie  m'en  prendroit,  je  vous  réponds  que 
j'obligerois  bien  ma  femme  à  se  soumettre  aveuglément  à 
vos  volontés.  C'est  me  répondre  témérairement,  reprit  ma 
mère;  et  je  demanderois  caution  de  la  caution.  Je  craindrois 
que  votre  complaisance  pour  votre  épouse  ne  l'emportât  sur 
la  force  du  sang,  et  je  ne  voudrois  pas  jurer  que  dans  nos 
brouilleries  vous  ne  prissiez  plutôt  le  parti  de  votre  femme 
que  le  mien ,  quelque  tort  qu'elle  pût  avoir. 

Vous  parlez  à  merveille,  madame,  s'écria  mon  secrétaire 
en  se  mêlant  à  la  conversation;  je  crois,  comme  vous,  que 
les  brus  dociles  sont  bien  rares.  Cependant,  pour  vous  accor- 
der vous  et  mon  maître,  puisque  vous  voulez  absolument 
demeurer,  vous  dans  les  Asturies ,  et  lui  dans  le  royaume  de 
Valence,  il  faut  qu'il  vous  fasse  une  pension  de  cent  pistoles, 
que  je  vous  apporterai  ici  tous  les  ans.  Par  ce  moyen,  la 
mère  et  le  fds  vivront  fort  satisfaits  à  deux  cents  lieues  l'un 
de  l'autre.  Les  deux  parties  intéressées  approuvèrent  la  con- 
vention proposée;  après  quoi,  je  payai  la  première  année 
d'avance;  et  je  sortis  d'Oviedo  le  lendemain  avant  le  jour, 
de  peur  d'être  traité  par  la  populace  comme  un  saint  Etienne*. 
Telle  fut  la  réception  que  l'on  me  fit  dans  ma  patrie.  Belle 
leçon  pour  les  hommes  du  commun,  lesquels,  après  s'être 
enrichis  hors  de  leur  pays,  y  veulent  retourner  pour  y  faire 
les  gens  d'importance!  Plus  ils  y  feront  briller  de  richesses, 
plus  ils  seront  haïs  de  leur  compatriotes. 

1.  Saint  Etienne,  lapidé  par  les  Juifs,  pria  Dieu,  en  mourant,  pour  ses 
persécuteurs. 


GIL   BLAS. 


CHAPITRE  III. 

Gil  Blas  prend  la  route  du  royaume  de  Valence,  et  arrive  enfin  à  Lirias;  description 
de  son  château,  comment  il  y  fut  reçu,  et  quelles  gens  il  y  trouva. 

Nous  prîmes  le  chemin  de  Léon ,  ensuite  celui  de  Palen- 
cia;  et,  continuant  notre  voyage  à  petites  journées,  nous  arri- 
vâmes, au  bout  de  la  dixième,  à  la  ville  de  Ségorbe,  d'où 
le  lendemain  dans  la  matinée  nous  nous  rendîmes  à  ma  terre, 
qui  n'en  est  éloignée  que  de  trois  lieues.  A  mesure  que  nous 
nous  en  approchions,  je  prenois  plaisir  à  voir  mon  secré- 
taire observer  avec  beaucoup  d'attention  tous  les  châteaux 
qui  s'oiTroient  à  sa  vue,  à  droite  et  à  gauche,  dans  la  cam- 
pagne. Lorsqu'il  en  apercevoit  un  de  grande  apparence,  il 
ne  manquoit  pas  de  me  dire ,  en  me  le  montrant  du  doigt  : 
Je  voudrois  bien  que  ce  fût  là  notre  retraite. 

Je  ne  sais,  lui  dis-je,  mon  ami,  quelle  idée  tu  as  de 
notre  habitation  ;  mais  si  tu  t'imagines  que  c'est  une  mai- 
son magnifique,  une  terre  de  grand  seigneur,  je  t'avertis 
que  tu  te  trompes  furieusement. 

Si  tu  veux  n'être  pas  la  dupe  de  ton  imagination,  repré- 
sente-toi la  petite  maison  qu'Horace  avoit  dans  le  pays  des 
Sabins  près  de  Tibur,  et  qui  lui  fut  donnée  par  Mécénas. 
Don  Alphonse  m'a  fait  à  peu  près  le  même  présent.  Tant  pis, 
s'écria  Scipion;  je  ne  dois  donc  m' attendre  qu'à  voir  une 
chaumière.  Ce  n'en  est  pas  tout  à  fait  une,  lui  répondis-je; 
mais  souviens-toi  que  je  t'en  ai  toujours  fait  une  description 
très-modeste;  et,  dès  ce  moment,  tu  peux  juger  par  toi- 
même  si  j'en  ai  fait  une  fidèle  peinture.  Jette  les  yeux  du 
côté  du  Guadalaviar,  et  regarde  sur  ses  bords ,  auprès  de  ce 
hameau  de  neuf  à  dix  feux ,  cette  maison  qui  a  quatre  petits 
pavillons;  c'est  mon  château. 


LIVRE   X,   CHAPITRE  III.  249 

Comment  diable  !  dit  alors  mon  secrétaire  d'un  ton  de 
voix  admiratif,  c'est  un  bijou  que  cette  maison!  Outre  l'air 
de  noblesse  que  lui  donnent  ses  pavillons,  on  peut  dire 
qu'elle  est  bien  située,  bien  bâtie,  et  entourée  de  pays  plus 
charmants  que  les  environs  même  de  Séville,  appelés  par 
excellence  le  paradis  terrestre.  Quand  nous  aurions  choisi  ce 
séjour,  il  ne  seroit  pas  plus  de  mon  goût;  en  vérité,  je  le 
trouve  charmant  :  une  rivière  l'arrose  de  ses  eaux  ;  un  bois 
épais  prête  son  ombrage  quand  on  veut  se  promener  au 
milieu  du  jour.  L'aimable  solitude!  Ah!  mon  cher  maître, 
nous  avons  bien  la  mine  de  demeurer  ici  longtemps  !  Je  suis 
ravi,  lui  dis-je,  que  tu  sois  content  de  notre  asile,  dont  tu 
ne  connois  pas  encore  tous  les  agréments. 

En  nous  entretenant  de  cette  sorte,  nous  nous  avan- 
çâmes vers  la  maison ,  dont  la  porte  nous  fut  ouverte ,  aussi- 
tôt que  Scipion  eut  dit  que  c'étoit  le  seigneur  Gil  Blas  de 
Santillaue  qui  venoit  prendre  possession  de  son  château.  A 
ce  nom,  si  respecté  des  personnes  qui  l'entendirent  pronon- 
cer, on  laissa  entrer  ma  chaise  dans  une  grande  cour  où  je 
mis  pied  à  terre;  puis,  m' appuyant  pesamment  sur  Scipion, 
et  faisant  le  gros  dos ,  je  gagnai  une  salle  où  je  fus  à  peine 
arrivé,  que  sept  à  huit  domestiques  parurent.  Ils  me  dirent 
qu'ils  venoient  me  présenter  leurs  hommages  comme  à  leur 
nouveau  patron  :  que  don  César  et  don  Alphonse  de  Leyva 
les  avoient  choisis  pour  me  servir,  l'un  en  qualité  de  cuisi- 
nier, l'autre  d'aide  de  cuisine,  un  autre  de  marmiton,  celui- 
ci  de  portier,  et  ceux-là  de  laquais ,  avec  défense  de  rece- 
voir de  moi  aucun  argent ,  ces  deux  seigneurs  prétendant 
faire  tous  les  frais  de  mon  ménage.  Le  cuisinier,  nomme 
maître  Joachim ,  étoit  le  principal  de  ces  domestiques ,  et 
portoit  la  parole;  il  faisoit  l'agréable  :  il  me  dit  qu'il  avoit 
fait  une  ample  provision  de  toutes  sortes  d'excellents  vins; 
et  que,  pour  la  bonne  chère,  il  espéroit  qu'un  garçon  comme 


2J30  GIL  BLAS. 

lui,  qui  avoit  été  six  ans  cuisinier  de  monseigneur  l'arche- 
vêque de  Valence ,  sauroit  composer  des  ragoûts  qui  pique- 
roient  ma  sensualité.  Je  vais,  ajouta-t-il,  me  préparer  à 
vous  donner  un  échantillon  de  mon  savoir-faire.  Promenez- 
vous,  seigneur,  en  attendant  le  dîner;  visitez  votre  châ- 
teau; voyez  si  vous  le  trouvez  en  état  d'être  habité  par  Votre 
Seigneurie. 

Je  laisse  à  penser  si  je  négligeai  cette  visite;  et  Scipion, 
encore  plus  curieux  que  moi  de  la  faire,  m'entraîna  de 
chambre  en  chambre.  Nous  parcourûmes  toute  la  maison, 
depuis  le  haut  jusqu'en  bas;  il  n'échappa  pas,  du  moins  à 
ce  que  nous  crûmes,  le  moindre  endroit  à  notre  curiosité 
intéressée;  et  j'eus  partout  occasion  d'admirer  la  bonté  que 
don  César  et  son  fds  avoient  pour  moi.  Je  fus  frappé,  entre 
autres  choses ,  de  deux  appartements  qui  étoient  aussi  bien 
meublés  qu'ils  pouvoient  l'être  sans  magnificence.  Dans 
l'un ,  il  y  avoit  une  tapisserie  des  Pays-Bas ,  avec  un  lit  et 
des  chaises  de  velours ,  le  tout  propre  encore ,  quoique  fait 
du  temps  que  les  Maures  occupoient  le  royaume  de  Valence. 
Les  meubles  de  l'autre  appartement  étoient  dans  le  même 
goût;  c'étoit  une  vieille  tenture  de  damas  de  Gênes  jaune, 
avec  un  lit  et  des  fauteuils  de  la  même  étoffe,  garnis  de 
franges  de  soie  bleue.  Tous  ces  effets ,  qui  dans  un  inven- 
taire auroient  été  peu  prisés,  paroissoient  là  très-considé- 
rables. 

Après  avoir  bien  examiné  toutes  ces  choses ,  nous  revîn- 
mes, mon  secrétaire  et  moi,  dans  la  salle  où  étoit  dressée 
une  table  sur  laquelle  étoient  deux  couverts  ;  nous  nous  y 
assîmes ,  et  dans  le  moment  on  nous  servit  une  oUa  podrida 
si  délicieuse ,  que  nous  plaignîmes  l'archevêque  de  Valence 
de  n'avoir  plus  le  cuisinier  qui  l'avoit  faite.  Nous  avions  à 
la  vérité  beaucoup  d'appétit,  ce  qui  ne  nous  la  faisoit  pas 
trouver  plus  mauvaise.  A  chaque  morceau  que  nous  man- 


LIVRE   X,   CHAPITRE    III.  2ol- 

gions,  mes  laquais  de  nouvelle  date  nous  présentoient  de 
grands  verres,  qu'ils  remplissoient  jusqu'aux  bords  d'un 
vin  de  la  Manche  exquis.  Scipion  en  étoit  charmé  ;  mais, 
n'osant  devant  eux  faire  éclater  la  satisfaction  intérieure 
qu'il  ressentoit,  il  me  la  témoignoit  par  des  regards  par- 
lants, et  je  lui  faisois  connoître  par  les  miens  que  j'étois 
aussi  content  que  lui.  Un  plat  de  rôti,  composé  de  deux 
cailles  grasses,  qui  flanquoient  un  petit  levraut  d'un  fumet 
admirable,  nous  fit  quitter  le  pot-pourri,  et  acheva  de  nous 
rassasier.  Lorsque  nous  eûmes  mangé  comme  deux  affamés, 
et  bu  à  proportion ,  nous  nous  levâmes  de  table  pour  aller 
au  jardin  faire  voluptueusement  la  sieste  dans  quelque 
endroit  frais  et  agréable. 

Si  mon  secrétaire  avoit  paru  jusque-là  fort  satisfait  de  ce 
qu'il  avoit  vu,  il  le  fut  encore  davantage  quand  il  vit  le  jar- 
din. Il  le  trouva  comparable  à  celui  de  l'Escurial.  Il  ne  pou- 
voit  se  lasser  de  le  parcourir  des  yeux.  Il  est  vrai  que  don 
César,  qui  venoit  de  temps  en  temps  à  Lirias ,  prenoit  plai- 
sir à  le  faire  cultiver  et  embellir.  Toutes  les  allées  bien 
sablées  et  boi'dées  d'orangers,  un  grand  bassin  de  marbre 
blanc,  au  milieu  duquel  un  lion  de  bronze  vomissoitde  l'eau 
à  gros  bouillons,  la  beauté  des  fleurs,  la  diversité  des  fruits, 
tous  ces  objets  ravirent  Scipion  ;  mais  il  fut  particulière- 
ment enchanté  d'une  longue  allée  qui  conduisoit,  en  descen- 
dant toujours ,  au  logement  du  fermier,  et  que  des  arbres 
touffus  couvroient  de  leur  épais  feuillage.  En  faisant  l'éloge 
d'un  lieu  si  propre  à  servir  d'asile  contre  la  chaleur,  nous 
nous  y  arrêtâmes,  et  nous  nous  assîmes  au  pied  d'un  or- 
meau ,  où  le  sommeil  eut  peu  de  peine  à  surprendre  deux 
gaillards  qui  venoient  de  bien  dîner. 

Nous  nous  réveillâmes  en  sursaut  deux  heures  après ,  au 
bruit  de  plusieurs  coups  d'escopette,  lesquels  se  firent  en- 
tendre si  près  de  nous,  que  nous  en  fûmes  effrayés.  Nous 


252  GIL  BLAS. 

nous  levâmes  brusquement;  et,  pour  nous  informer  de  la 
cause  de  ce  bruit,  nous  nous  rendîmes  à  la  maison  du  fer- 
mier. Nous  y  trouvâmes  huit  ou  dix  villageois,  tous  habi- 
tans  du  hameau,  qui,  s'étant  assemblés  là,  tiroient  et  dé- 
rouilloient  leurs  armes  à  feu  pour  célébrer  mon  arrivée, 
dont  ils  venoient  d'être  avertis.  Ils  me  connoissoient  la 
plupart,  pour  m'avoir  vu  plus  d'une  fois  dans  le  château 
exercer  l'emploi  d'intendant.  Ils  ne  m'aperçurent  pas  plus 
tôt,  qu'ils  crièrent  tous  ensemble  :  Vive  notre  nouveau  sei- 
gneur ,  qu'il  soit  le  bienvenu  à  Lirias  !  Ensuite  ils  rechar- 
gèrent leurs  escopettes,  et  me  régalèrent  d'une  décharge 
générale.  Je  leur  fis  l'accueil  le  plus  gracieux  qu'il  me  fut 
possible,  avec  gravité  pourtant,  ne  jugeant  pas  devoir  trop 
me  familiariser  avec  eux.  Je  les  assurai  de  ma  protection; 
je  leur  lâchai  même  une  vingtaine  de  pistoles,  et  ce  ne  fut 
pas,  je  crois,  celle  de  mes  manières  qui  leur  plut  le  moins. 
Après  cela,  je  leur  laissai  la  liberté  de  jeter  encore  de  la 
poudre  au  vent,  et  je  me  retirai  avec  mon  secrétaire  dans  le 
bois,  où  nous  nous  promenâmes  jusqu'à  la  nuit,  sans  nous 
lasser  de  voir  des  arbres  :  tant  la  possession  d'un  bien  nou- 
vellement acquis  a  d'abord  de  charmes  pour  nous! 

Le  cuisinier,  l'aide  de  cuisine  et  le  marmiton  n'étoient 
pas  oisifs  pendant  ce  temps-là  ;  ils  travailloient  à  nous  pré- 
parer un  repas  supérieur  à  celui  que  nous  avions  fait,  et 
nous  fûmes  dans  le  dernier  étonnement,  lorsque,  étant 
entrés  dans  la  même  salle  où  nous  avions  dîné,  nous  vîmes 
mettre  sur  la  table  un  plat  de  quatre  perdreaux  rôtis ,  avec 
un  civet  de  lapin  d'un  côté,  et  un  chapon  en  ragoût  de 
l'autre.  Ils  nous  servirent  ensuite  pour  entremets  des  oreilles 
de  cochon ,  des  poulets  marines  et  du  chocolat  à  la  crème. 
Nous  bûmes  copieusement  du  vin  de  Lucène,  et  de  plusieurs 
autres  sortes  de  vins  délicieux  ;  et ,  quand  nous  sentîmes 
que  nous  ne  pouvions  boire  davantage  sans  exposer  notre 


LIVRE   X,   CHAPITRE   III.  253 

santé  ,  nous  songeâmes  à  nous  aller  coucher.  Alors  mes  la- 
quais, prenant  des -flambeaux,  me  conduisirent  au  plus  bel 
appartement,  où  ils  s'empressèrent  à  me  déshabiller;  mais 
quand  ils  m'eurent  donné  ma  robe  de  chambre  et  mon  bon- 
net de  nuit,  je  les  renvoyai  en  leur  disant  d'un  air  de  maî- 
tre :  Retirez-vous,  messieurs,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
pour  le  reste. 

Je  les  fis  sortir  tous,  et,  retenant  b'cipion  pour  m'entre- 
tenir  un  peu  avec  lui,  nous  commençâmes  par  nous  réjouir 
de  l'heureux  état  où  nous  nous  trouvions.  On  ne  peut  expri- 
mer la  joie  que  mon  secrétaire  fit  éclater.  Eh  bien!  lui 
dis-je,  mon  ami,  que  penses-tu  du  traitement  qu'on  me  fait 
par  ordre  des  seigneurs  de  Leyva?  Ma  foi,  me  répondit-il, 
je  pense  qu'on  ne  peut  vous  en  faire  un  meilleur;  je  souhaite 
seulement  que  cela  soit  de  longue  durée.  Je  ne  le  souhaite 
pas,  moi,  lai  répliquai-je,  il  ne  me  convient  pas  de  souf- 
frir que  mes  bienfaiteurs  fassent  pour  moi  tant  de  dépense; 
ce  seroit  abuser  de  leur  générosité.  De  plus,  je  ne  m'accom- 
moderois  point  de  valets  aux  gages  d' autrui  :  je  croirois 
n'être  pas  dans  ma  maison.  D'ailleurs,  je  ne  suis  point  venu 
ici  pour  vivre  avec  tant  de  fracas.  Quelle  folie!  Avons-nous  ^ 
besoin  d'un  si  grand  nombre  de  domestiques?  Non,  il  ne 
nous  faut,  avec  Bertrand,  qu'un  cuisinier,  un  marmiton  et 
un  laquais;  cela  nous  suffira.  Quoique  mon  secrétaire  n'eût 
pas  été  fâché  de  subsister  toujours  aux  dépens  du  gouver- 
neur de  Valence,  il  ne  combattit  point  ma  délicatesse 
là-dessus;  et,  se  conformant  à  mes  sentiments,  il  approuva 
la  réforme  que  je  voulois  faire.  Cela  étant  décidé,  il  sortit  de 
mon  appartement,  et  se  retira  dans  le  sien. 


2a4  GIL  BLAS. 


CHAPITRE  IV. 

11  part  pour  Valence,  et  va  voir  les  seigneurs  de  Leyva;  de  l'entretien  qu'il  eut  avec  eux, 
et  du  bon  accueil  que  lui  fit  Séraphine. 

J'achevai  de  me  déshabiller,  et  je  me  mis  au  lit,  où, 
ne  me  sentant  aucune  envie  de  dormir,  je  m'abandonnai  à 
mes  réflexions.  Je  me  représentai  l'amitié  dont  les  seigneurs 
de  Leyva  payoient  l'attachement  que  j'avois  pour  eux;  et, 
pénétré  des  nouvelles  marques  qu'ils  m'en  donnoient,  je  pris 
la  résolution  de  les  aller  trouver  dès  le  lendemain ,  pour 
satisfaire  l'impatience  que  j'avois  de  les  en  remercier.  Je  me 
faisois  aussi  par  avance  un  plaisir  de  revoir  Séraphine  ;  mais 
ce  plaisir  n'étoit  pas  pur  :  je  ne  pouvois  penser  sans  peine 
que  j'aurois  en  même  temps  à  soutenir  les  regards  de  la 
dame  Lorença  Sephora,  qui,  se  souvenant  peut-être  encore 
de  l'aventure  du  soufflet,  ne  seroit  pas  fort  aise  de  me  re- 
voir. L'esprit  fatigué  de  toutes  ces  idées  diff'érentes,  je  m'as- 
soupis enfin ,  et  ne  me  réveillai  le  jour  suivant  qu'après  le 
lever  du  soleil. 

Je  fus  bientôt  sur  pied;  et  tout  occupé  du  voyage  que 
je  méditois,  je  m'habillai  à  la  hâte.  Comme  j'achevois  de 
m'ajuster,  mon  secrétaire  entra  dans  ma  chambre.  Scipion, 
lui  dis-je,  tu  vois  un  homme  qui  se  dispose  à  partir  pour 
Valence  :  je  ne  crois  pas  que  tu  désapprouves  mon  dessein  ; 
je  ne  puis  aller  trop  tôt  saluer  les  seigneurs  à  qui  je  dois  ma 
petite  fortune  ;  chaque  moment  que  je  diffère  à  m'acquitter 
de  ce  devoir  semble  m'accuser  d'ingratitude.  Pour  toi,  mon 
ami,  je  te  dispense  de  m'accompagner;  demeure  ici  pen- 
dant mon  absence;  je  reviendrai  te  joindre  au  bout  de  huit 
jours.  Allez,  monsieur,  répondit-il;  faites  bien  votre  cour  à 
don  Alphonse  et  à  son  père  :  ils  me  paroissent  sensibles  au 
zèle  qu'on  a  pour  eux,  et  très-reconnoissants  des  services 


LIVRE    X,    CHAPITRE   IV.  2o5 

qu'on  leur  a  rendus  :  les  personnes  de  qualité  de  ce  carac- 
tère-là sont  si  rares,  qu'on  ne  peut  assez  les  ménager.  Je 
fis  avertir  Bertrand  de  se  tenir  prêt  à  partir;  et,  tandis  qu'il 
préparoit  les  mules,  je  pris  mon  chocolat.  Ensuite  je  montai 
dans  ma  chaise,  après  avoir  recommandé  à  mes  gens  de 
regarder  Scipion  comme  un  autre  moi-même ,  et  de  suivre 
ses  ordres  ainsi  que  les  miens. 

Je  me  rendis  à  Valence  en  moins  de  quatre  heures.  J'allai 
descendre  tout  droit  aux  écuries  du  gouverneur;  j'y  laissai 
mon  équipage,  et  je  me  fis  conduire  à  l'appartement  de  ce 
seigneur,  qui  y  étoit  alors  avec  don  César  son  père.  J'ouvris 
la  porte  sans  façon,  j'entrai,  et,  les  abordant  tous  deux  avec 
respect  :  Les  valets,  leur  dis-je,  ne  se  font  point  annoncer 
à  leurs  maîtres;  voici  un  de  vos  anciens  serviteurs  qui  vient 
vous  rendre  ses  devoirs.  A  ces  mots,  je  voulus  me  prosterner 
devant  eux;  mais  ils  m'en  empêchèrent,  et  m'embrassèrent 
l'un  et  l'autre  avec  tous  les  témoignages  d'une  véritable 
affection.  Eh  bien!  moucher  Santillane,  me  dit  don  xVlphonse, 
avez-vous  été  à  Lirias  prendre  possession  de  votre  terre  ? 
Oui,  seigneur,  lui  répondis-je;  et  je  vous  prie  de  trouver 
bon  que  je  vous  la  rende.  Pourquoi  donc  cela?  répliqua-t-il; 
a-t-elle  quelque  désagrément  qui  vous  en  dégoûte  ?  Non  par 
elle  même,  lui  repartis-je  ;  au  contraire,  j'en  suis  enchanté  : 
tout  ce  qui  m'en  déplaît,  c'est  d'y  voir  des  cuisiniers  d'ar- 
chevêque, avec  trois  fois  plus  de  domestiques  qu'il  ne  m'en 
faut,  et  qui  ne  servent  là  qu'à  vous  faire  faire  une  dépense 
aussi  considérable  qu'inutile. 

Si  vous  eussiez,  dit  don  César,  accepté  la  pension  de 
deux  mille  ducats  que  nous  vous  offrîmes  à  Madrid,  nous 
nous  serions  contentés  tle  vous  donner  le  château  tel  qu'il 
est;  mais  vous  savez  que  vous  la  refusâtes,  et  nous  avons 
cru  devoir  faire  en  récompense  ce  que  nous  avons  fait.  C'en 
est  trop,  lui  répondis-je;  votre  bonté  doit  s'en  tenir  au  don 


256  GIL  BLAS. 

de  cette  terre,  qui  a  de  quoi  combler  mes  désirs.  Vous  dirai- 
je  tout  ce  que  j'en  penseV  indépendamment  de  ce  qu'il  vous 
en  coûte  pour  entretenir  tant  de  monde,  je  vous  proteste 
que  ces  gens-là  me  gênent  et  m'incommodent.  En  un  mot, 
ajoutai-je,  messeigneurs,  reprenez  votre  bien,  ou  daignez 
m'en  laisser  jouir  à  ma  volonté.  Je  prononçai  d'un  air  si  vif 
ces  dernières  paroles,  que  le  père  et  le  fils,  qui  ne  préten- 
doient  nullement  me  contraindre,  me  permirent  enfin  d'en 
user  comme  il  me  plairoit  dans  mon  château. 

Je  les  remerciois  de  m' avoir  accordé  cette  liberté,  sans 
laquelle  je  ne  pouvois  être  heureux ,  lorsque  don  Alphonse 
m'interrompit  en  me  disant  :  Mon  cher  Gil  Blas,  je  veux  vous 
présenter  à  une  dame  qui  sera  bien  aise  de  vous  voir.  En 
parlant  de  cette  sorte ,  il  me  prit  par  la  main  ,  et  me  mena 
dans  l'appartement  de  Séraphine,  qui  poussa  un  cri  de  joie 
en  m' apercevant.  Madame,  lui  dit  le  gouverneur,  je  crois 
que  l'arrivée  de  notre  ami  Santillane  à  Valence  ne  vous  est 
pas  moins  agréable  qu'à  moi.  C'est  de  quoi,  répondit-elle, 
il  doit  être  bien  persuadé;  le  temps  ne  m'a  point  fait  perdre 
le  souvenir  du  service  qu'il  m'a  rendu  ;  et  j'ajoute  à  la  recon- 
noissance  que  j'en  ai  celle  que  je  dois  à  un  homme  à  qui 
vous  avez  obligation.  Je  dis  à  madame  la  gouvernante  que  je 
n'étois  que  trop  payé  du  péril  que  j'avois  partagé  avec  ses 
libérateurs  en  exposant  ma  vie  pour  elle;  et,  après  force 
compliments  de  part  et  d'autre,  don  Alphonse  m'emmena 
hors  de  l'appartement  de  Séraphine.  Nous  rejoignîmes  don 
César,  que  nous  trouvâmes  dans  une  salle  avec  plusieurs 
personnes  de  qualité  qui  venoient  dîner  chez  lui. 

Tous  ces  messieurs  me  saluèrent  fort  poliment  :  ils  me 
firent  d'autant  plus  de  civilités ,  que  don  César  leur  dit  que 
j'avois  été  un  des  principaux  secrétaires  du  duc  de  Lerme. 
Peut-être  même  que  la  plupart  d'entre  eux  n'ignoroient  pas 
que  c'étoit  par  mon  crédit  que  don  Alphonse  avoit  obtenu  le 


LIVRE   X,   CHAPITRE   IV.  257 

gouvernement  du  royaume  de  Valence ,  car  tout  se  sait.  Quoi 
qu'il  en  soit,  quand  nous  fûmes  à  table,  on  ne  parla  que  du 
nouveau  cardinal.  Les  uns  en  faisoient  ou  aflectoient  d'en 
faire  de  grands  éloges;  et  les  autres  ne  lui  donnoient  que 
des  louanges  ironiques.  Je  jugeai  bien  qu'ils  vouloient  par  là 
m' engager  à  me  répandre  sur  le  compte  de  son  éminence,  et 
à  les  égayer  à  ses  dépens.  Je  me  l'imaginai  du  moins,  et  je 
ne  fus  pas  peu  tenté  de  dire  ce  que  j'en  pensois;  mais  je 
retins  ma  langue,  et  cette  petite  victoire  que  je  remportai 
sur  moi  me  fit  passer  dans  l'esprit  de  la  compagnie  pour  un 
garçon  fort  discret. 

Les  convives,  après  le  dîner,  se  retirèrent  chez  eux  pour 
faire  leur  sieste  ;  don  César  et  son  fils ,  pressés  de  la  même 
envie,  s'enfermèrent  dans  leurs  appartements. 

Pour  moi,  plein  d'impatience  de  voir  une  ville  dont  j'avois 
souvent  entendu  vanter  la  beauté,  je  sortis  du  palais  du 
gouverneur  dans  le  dessein  de  me  promener  dans  les  rues. 
Je  rencontrai  à  la  porte  un  homme  qui  vint,  d'un  air  res- 
pectueux ,  m'aborder ,  en  me  disant  :  Le  seigneur  de  Santil- 
lane  veut  bien  me  permettre  de  le  saluer  ?  Je  lui  demandai 
qui  il  étoit.  Je  suis,  me  répondit-il,  valet  de  chambre  de 
don  César;  j'étois  un  de  ses  laquais  dans  le  temps  que 
vous  étiez  son  intendant;  je  vous  faisois  régulièrement  tous 
les  matins  ma  cour,  et  vous  aviez  bien  des  bontés  pour 
moi.  Je  vous  informois  de  ce  qui  se  passoit  au  logis.  Vous 
souvient -il,  par  exemple,  qu'un  jour  je  vous  appris  que 
le  chirurgien  du  village  de  Leyva  s'introduisoit  secrète- 
ment dans  la  chambre  de  la  dame  Lorença  Sephora?  C'est 
ce  que  je  n'ai  point  oublié,  lui  répliquai-je.  Mais  à  propos 
de  cette  duègne,  qu'est-elle  devenue?  Hélas!  repartit-il,  la 
pauvre  créature,  après  votre  départ,  tomba  en  langueur,  et 
mourut  plus  regrettée  de  Séraphine  que  de  don  Alphonse, 
qui  parut  peu  touché  de  sa  mort. 

II.  17 


258  GIL  BLAS. 

Le  valet  de  chambre  de  don  César,  m'ayant  instruit  ainsi 
de  la  triste  fin  de  Sephora,  me  fit  des  excuses  de  m'avoir 
arrêté,  et  me  laissa  continuer  mon  chemin.  Je  ne  pus  m' em- 
pêcher de  soupirer  en  me  rappelant  cette  duègne  infor- 
tunée; et,  m'attendrissant  sur  son  sort,  je  m'imputai  son 
malheur,  sans  songer  que  c'étoit  plutôt  à  son  cancer  qu'à 
mon  mérite  qu'on  devoit  l'attribuer. 

J'observois  avec  plaisir  tout  ce  qui  me  sembloit  digne 
d'être  remarqué  dans  la  ville.  Le  palais  de  marbre  de  l'ar- 
chevêché occupa  mes  yeux  agréablement,  aussi  bien  que  les 
beaux  portiques  de  la  Bourse;  mais  une  grande  maison  que 
j'aperçus,  et  dans  laquelle  il  entroit  beaucoup  de  monde, 
attira  toute  mon  attention.  Je  m'en  approchai  pour  appren- 
dre pourquoi  je  voyois  là  un  si  grand  concours  d'hommes  et 
de  femmes,  et  bientôt  je  fus  au  fait,  en  lisant  ces  paroles 
écrites  en  lettres  d'or  sur  une  table  de  marbre  noir  qu'il  y 
avoit  au-dessus  de  la  porte  :  La  posada  de  los  représen- 
tantes^. Et  les  comédiens  marquoient  dans  leur  affiche  qu'ils 
joueroient  ce  jour-là,  pour  la  première  fois,  une  tragédie 
nouvelle  de  don  Gabriel  Triaquero  -. 


CHAPITRE   V. 

Gil  Blas  va  à  la  comédie,  où  il  voit  jouer  une  tragédie  nouvelle.  Succès  de  la  pièce. 
Génie  du  public  de  Valence. 

Je  m'arrêtai  quelques  moments  à  la  porte  pour  considé- 
rer les  personnes  qui  entroient.  J'en  remarquai  de  toutes  les 

\.  La  maison  des  comédiens. 

2.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  pocite  espagnol  qui  s'appelât  Triaquero.  Ce.  n'est  que 
pour  avoir  liou  d'attaquer  Voltaire  sous  ce  nom  peu  flatteur  que  Le  Sage  a 
conçu  l'idée  de  l'épisode  contenu  dans  le  cliapitre  qu'on  va  lire.  Triaquero 
veut  dire  vendeur  de  thériaque,  en  vieux  français,  triacleur,  et  en  langage 
moderne,  charlatan. 


LIVRE   X,    CHAPITRE    V.  259 

façons.  Je  vis  des  cavaliers  de  bonne  mine  et  richement 
habillés,  et  des  figures  aussi  plates  que  mal  vêtues.  J'aper- 
çus des  dames  titrées,  qui  descendoient  de  leurs  carrosses 
pour  aller  occuper  des  loges  qu'elles  avoient  fait  retenir,  et 
des  aventurières  qui  alloient  amorcer  des  dupes.  Ce  con- 
cours confus  de  toute  sorte  de  spectateurs  m'inspira  l'envie 
d'en  augmenter  le  nombre.  Gomme  je  me  disposois  à  pren- 
dre un  billet  pour  entrer,  le  gouverneur  et  son  épouse  arri- 
vèrent. Ils  me  démêlèrent  dans  la  foule,  et,  m' ayant  fait 
appeler,  ils  m'entraînèrent  dans  leur  loge,  où  je  me  plaçai 
derrière  eux,  de  manière  que  je  pouvois  facilement  parler  à 
l'un  et  à  l'autre. 

Je  trouvai  la  salle  remplie  de  monde  depuis  le  haut  jus- 
qu'en bas,  un  parterre  très-serré,  et  un  théâtre  chargé  de 
chevaliers  des  trois  ordres  militaires.  Voilà,  dis-je  à  don 
Alphonse,  une  nombreuse  assemblée.  Il  ne  faut  pas  vous 
étonner,  me  répondit-il ,  la  tragédie  qu'on  va  représenter 
est  de  la  composition  de  don  Gabriel  Triaquero ,  surnommé 
le  poète  à  la  mode.  Dès  que  l'affiche  des  comédiens  an- 
nonce une  nouveauté  de  cet  auteur,  toute  la  ville  de  Valence 
est  en  l'air.  Les  hommes  ainsi  que  les  femmes  ne  s'entre- 
tiennent que  de  cette  pièce  :  toutes  les  loges  sont  retenues  ; 
et,  le  jour  de  la  première  représentation,  on  se  tue  à  la 
porte  pour  entrer,  quoique  toutes  les  places  soient  au  double, 
à  la  réserve  du  parterre ,  qu'on  respecte  trop  pour  oser  le 
mettre  de  mauvaise  humeur.  Quelle  rage  î  dis-je  au  gouver- 
neur. Gette  vive  curiosité  du  public ,  cette  furieuse  impa- 
tience qu'il  a  d'entendre  tout  ce  que  don  Gabriel  produit  de 
nouveau,  me  donne  une  haute  idée  du  génie  de  ce  poète. 
N'allez  pas  si  vite,  répondit  don  Alphonse  ;  il  faut  être  en 
garde  contre  la  prévention;  le  public  s'aveugle  quelquefois 
sur  des  pièces  où  il  y  a  de  faux  brillants,  et  il  n'en  conuoît 
le  prix  qu'après  l'impression. 


260  GIL   BLAS. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation ,  les  acteurs 
parurent.  ISous  cessâmes  aussitôt  de  parler,  pour  les  écou- 
ter avec  attention.  Les  applaudissements  commencèrent  dès 
la  protase  ;  à  chaque  vers  c'étoit  un  brouhaha,  et  à  la  fin  de 
chaque  acte  un  battement  de  mains  à  faire  croire  que  la 
salle  s'abîmoit.  Après  la  pièce,  on  me  montra  l'auteur,  qui 
alloit  de  loge  en  loge  présenter  modestement  sa  tête  aux 
lauriers  dont  les  seigneurs  et  les  dames  se  préparoient  à  la 
couronner. 

Nous  retournâmes  au  palais  du  gouverneur,  où  bientôt 
arrivèrent  trois  ou  quatre  chevaliers.  11  y  vint  aussi  deux 
vieux  auteurs  estimés  dans  leur  genre,  avec  un  gentilhomme  * 
de  Madrid  qui  avoit  de  l'esprit  et  du  goût.  Ils  avoient  tous 
été  à  la  comédie.  Il  ne  fut  question  pendant  le  souper  que 
de  la  pièce  nouvelle.  Messieurs,  dit  un  chevalier  de  Saint- 
Jacques,  que  pensez-vous  de  cette  tragédie?  N'en  ètes-vous 
pas  affectés  comme  moi?  n'est-ce  pas  là  ce  qui  s'appelle  un 
ouvrage  achevé?  Pensées  sublimes,  tendres  sentiments,  ver- 
sification virile,  rien  n'y  manque.  En  un  mot,  c'est  un 
poëme  sur  le  ton  de  la  bonne  compagnie.  Je  ne  crois  pas  • 
que  personne  en  puisse  penser  autrement,  dit  un  chevalier 
d'Alcantara.  Cette  pièce  est  pleine  de  tirades  qu'Apollon 
semble  avoir  dictées  et  de  situations  filées  avec  un  art  infini. 
Je  m'en  rapporte  à  monsieur,  ajouta-t-il  en  adressant  la 
parole  au  gentilhomme  castillan;  il  me  paroît  connoisseur; 
je  parie  qu'il  est  de  mon  sentiment.  Ne  pariez  point,  mon- 
sieur le  chevalier,  lui  répondit  le  gentilhomme  avec  un  sou- 
ris malin.  Je  ne  suis  pas  de  ce  pays-ci  :  nous  ne  décidons 
point  à  Madrid  si  promptement.  Bien  loin  de  juger  d'une 
pièce  que  nous  entendons  pour  la  première  fois ,  nous  nous 
défions  de  ses  beautés  tant  qu'elle  n'est  que  dans  la  bouche 
des  acteurs;  quelque  bien  affectés  que  nous  en  soyons,  nous 
suspendons  notre  jugement  jusqu'à  ce  que  nous  l'ayons  lue; 


LIVRE  X,   CHAPITRE  Y.  261 

et  véritablement  elle  ne  nous  fait  pas  toujours  sur  le  papier 
le  même  plaisir  qu'elle  nous  a  fait  sur  la  scène. 

Nous  examinons  donc  scrupuleusement,  poursuivit-il,  un 
poëme  avant  que  de  l'estimer;  la  réputation  de  son  auteur, 
quelque  grande  qu'elle  puisse  être,  ne  peut  nous  éblouir. 
Quand  Lope  de  Vega  même  et  Galderon  ^  donnoient  des  nou- 
veautés, ils  trouvoient  des  juges  sévères  dans  leurs  admi- 
rateurs, qui  ne  les  ont  élevés  au  comble  de  la  gloire  qu'a- 
près avoir  jugé  qu'ils  en  étoient  dignes. 

Oh!  parbleu,  interrompit  le  chevalier  de  Saint-Jacques, 
nous  ne  sommes  pas  si  timides  que  messieurs  les  Castillans. 
Nous  n'attendons  point,  pour  décider,  qu'une  pièce  soit 
imprimée.  Dès  la  première  représentation  nous  en  connois- 
sons  tout  le  prix.  Il  n'est  pas  même  besoin  que  nous  l'écou- 
tions  fort  attentivement.  Il  suffit  que  nous  sachions  que  c'est 
une  production  de  don  Gabriel  pour  être  persuadés  qu'elle 
est  sans  défaut.  Les  ouvrages  de  ce  poète  doivent  servir 
d'époque  à  la  naissance  du  bon  goût.  Les  Lope  et  les  Gal- 
deron n' étoient  que  des  apprentis  en  comparaison  de  ce 
grand  maître  du  théâtre.  Le  gentilhomme,  qui  regardoit 
Lope  et  Galderon  comme  les  Sophocle  et  les  Euripide  des 
Espagnols,  fut  choqué  de  ce  discours  téméraire.  Il  s'échauffa. 
Quel  sacrilège  dramatique!  s'écria -t -il  d'un  ton  animé. 
Puisque  vous  m'obligez,  messieurs,  à  juger  sur  une  pre- 
mière représentation,  je  vous  dirai  que  je  ne  suis  pas  con- 
tent de  la  tragédie  nouvelle  de  votre  don  Gabriel.  Loin  de 
la  regarder  comme  un  chef-d'œuvre,  je  la  trouve  fort  défec- 
tueuse. C'est  un  poëme  farci  de  traits  plus  brillants  que 
solides.   Les  trois  quarts  des  vers  sont  mauvais  ou  mal 

\.  Il  est  évident  que,  sous  les  noms  de  Lope  de  Vega  et  de  Caldfron, 
Le  Sage  veut  désigner  ici  Corm-ille  et  Racine,  pour  les  mettre  au-dessus  de  ce 
vendeur  de  tliériaque,  dont  les  novateurs  faisaient  le  poëte  à  la  mode  et  le 
grand  maître  du  théâtre. 


262  GIL  BLAS. 

rimes ^  les  caractères  mal  formés  ou  mal  soutenus,  et  les 
pensées  souvent  très-obscures. 

Les  deux  auteurs  qui  étoient  à  table,  et  qui,  par  une 
retenue  aussi  louable  que  rare,  n'avoient  rien  dit  de  peur 
d'être  soupçonnés  de  jalousie,  ne  purent  s'empêcher  d'ap- 
plaudir des  yeux  au  sentiment  du  gentilhomme;  ce  qui  me 
fit  juger  que  leur  silence  étoit  moins  un  eiïet  de  la  perfec- 
tion de  l'ouvrage  que  de  leur  politique.  Pour  les  chevaliers, 
ils  recommencèrent  à  louer  don  Gabriel;  ils  le  placèrent 
même  parmi  les  dieux.  Cette  apothéose  extravagante  et 
cette  aveugle  idolâtrie  firent  perdre  patience  au  Castillan, 
qui,  levant  les  mains  au  ciel ,  s'écria  tout  à  coup  comme  par 
enthousiasme  :  0  divin  Lope  de  Vega,  rare  et  sublime 
génie ,  qui  avez  laissé  un  espace  immense  entre  vous  et  tous 
les  Gabriels  qui  voudront  vous  atteindre;  et  vous,  moelleux 
Calderon,  dont  la  douceur  élégante  et  purgée  d'épique  est 
inimitable ,  ne  craignez  point  tous  deux  que  vos  autels  soient 
abattus  par  ce  nouveau  nourrisson  des  Muses  !  il  sera  bien- 
heureux si  la  postérité,  dont  vous  ferez  les  délices  comme 
vous  faites  les  nôtres ,  entend  parler  de  lui  -. 

Cette  plaisante  apostrophe,  à  laquelle  personne  ne  s'é- 
toit  attendu,  fit  rire  toute  la  compagnie,  qui  se  leva  de 
table  en  belle  humeur,  et  s'en  alla.  On  me  conduisit,  par 
ordre  de  don  Alphonse ,  à  l'appartement  qui  m'avoit  été 
préparé.  J'y  trouvai  un  bon  lit,  où  ma  seigneurie  s'étant 
couchée  s'endormit  en  déplorant,  aussi  bien  que  le  gentil- 
homme castillan,  l'injustice  que  les  ignorants  faisoient  à 
Lope  et  à  Calderon. 

1.  Les  vers  mal  rimes  étaient  en  effet  un  des  griefs  articulés  contre  Voltaire 
par  ses  ennemis. 

2.  Cette  prédiction,  il  faut  l'avouer,  a  été  bien  démentie  par  l'événement. 


LIVRE  X,    CHAPITRE    YI.  263 


CHAPITRE  VI. 

Gil  Blas ,  en  se  promenant  dans  les  rues  de  Valence ,  rencontre  un  religieux 
qu'il  croit  reconnoitre  ;  quel  homme  c'étoit  que  ce  religieux. 

Comme  je  n'avois  pu  voir  toute  la  ville  le  jour  précé- 
dent, je  me  levai  et  je  sortis  le  lendemain  dans  l'intention 
de  m'y  promener  encore.  J'aperçus  dans  la  rue  un  char- 
treux qui  sans  doute  alloit  vaquer  aux  affaires  de  sa  com- 
munauté. 11  raarchoit  les  yeux  baissés,  et  il  avoit  l'air  si 
dévot,  qu'il  s'attiroit  les  regards  de  tout  le  monde.  Il  passa 
fort  près  de  moi,  et  je  crus  voir  en  lui  don  Raphaël,  cet 
aventurier  qui  tient  une  place  si  honorable  dans  les  deux 
premiers  volumes  de  mon  histoire. 

Je  fus  si  étonné  de  cette  rencontre,  qu'au  lieu  d'aborder 
le  moine,  je  demeurai  immobile  pendant  quelques  mo- 
ments; ce  qui  lui  donna  le  temps  de  s'éloigner  de  moi. 
Juste  ciel!  dis-je  en  moi-même,  vit-on  jamais  deux  visages 
plus  ressemblants?  Que  faut-il  que  je  pense?  dois-je  croire 
que  c'est  don  Raphaël  ?  puis-je  m'imaginer  que  ce  n'est  pas 
lui?  Je  me  sentis  trop  curieux  de  savoir  la  vérité  pour  en 
demeurer  là.  Je  me  fis  enseigner  le  chemin  du  couvent  des 
chartreux,  où  je  me  rendis  sur-le-champ,  dans  l'espérance 
d'y  revoir  mon  homme  quand  il  y  reviendroit ,  et  bien  ré- 
solu de  l'arrêter  pour  lui  parler.  Je  n'eus  pas  besoin  de 
l'attendre  pour  être  au  fait  :  en  arrivant  à  la  porte  du  cou- 
vent, un  autre  visage  de  jna  connoissance  tourna  mon  doute 
en  certitude  ;  je  reconnus  dans  le  frère  portier  Âmbroise  de 
Lamela ,  mon  ancien  valet.  Vous  vous  imaginez  bien  que  ce 
ne  fut  pas  sans  un  extrême  étonnement. 

Notre  surprise  fut  égale  de  part  et  d'autre  de  nous  re- 
trouver dans  cet  endroit.  i\' est-ce  pas  une  illusion  ?  lui 


264  GIL  BLAS. 

dis-je  en  le  saluant.  Est-ce  en  effet  un  de  mes  amis  qui 
s'offre  à  ma  vue?  Il  ne  me  reconnut  pas  d'abord,  ou  bien  il 
feignit  de  ne  me  pas  remettre ,  ce  qui  est  plus  vraisem- 
blable; mais,  considérant  que  la  feinte  étoit  inutile,  il  prit 
l'air  d'un  homme  qui  tout  à  coup  se  ressouvient  d'une  chose 
oubliée.  Ah!  seigneur  Gil  Blas,  s'écria-t-il,  pardon  si 
j'ai  pu  vous  méconnoître.  Depuis  que  je  vis  dans  ce  lieu 
saint,  et  que  je  m'attache  à  remplir  les  devoirs  prescrits  par 
nos  règles ,  je  perds  insensiblement  la  mémoire  de  ce  que 
j'ai  vu  dans  le  monde;  les  images  du  siècle  s'effacent  de 
mon  souvenir. 

J'ai,  lui  dis-je,  une  véritable  joie  de  vous  revoir,  après 
dix  ans,  sous  un  habit  si  respectable.  Et  moi,  me  répon- 
dit-il, j'ai  honte  d'en  paroître  vêtu  devant  un  homme  qui  a 
été  témoin  de  la  vie  coupable  que  j'ai  menée.  Cet  habit  me 
la  reproche  sans  cesse.  Hélas!  ajouta-t-il  en  poussant  un 
soupir,  pour  être  digne  de  le  porter,  il  faudroit  que  j'eusse 
toujours  vécu  dans  l'innocence.  A  ce  discours  qui  me 
charme,  lui  répliquai-je,  mon  cher  frère,  on  voit  claire- 
ment que  le  doigt  du  Seigneur  vous  a  touché.  Je  vous  le 
répète,  j'en  suis  ravi,  et  je  meurs  d'envie  d'apprendre  de 
quelle  manière  miraculeuse  vous  êtes  entrés  dans  la  bonne 
voie ,  vous  et  don  Raphaël  ;  car  je  suis  persuadé  que  c'est 
lui  que  je  viens  de  rencontrer  dans  la  ville,  habillé  en  char- 
treux. Je  me  suis  repenti  de  ne  l'avoir  pas  arrêté  dans  la 
rue  pour  lui  parler,  et  je  suis  venu  ici  l'attendre  pour  répa- 
rer ma  faute  quand  il  rentrera. 

Vous  ne  vous  êtes  point  trompé,  me  dit  Lamela,  c'est 
don  Raphaël  lui-même  que  vous  avez  vu;  et  quant  au  détail 
que  vous  demandez,  le  voici  :  Après  nous  être  séparés  de 
vous  auprès  de  Ségorbe,  nous  prîmes,  le  fils  de  Lucinde  et 
moi,  la  route  de  Valence,  dans  le  dessein  d'y  faire  quelque 
nouveau  tour  de  notre  métier.  Le  hasard  voulut  un  jour  que 


LIVRE   X,    CHAPITRE    VI.  26o 

nous  entrassions  dans  l'église  des  Chartreux ,  dans  le  temps 
que  les  religieux  psalniodioient  dans  le  chœur.  Nous  nous 
attachâmes  à  les  considérer,  et  nous  éprouvâmes  que  les 
méchants  ne  peuvent  se  défendre  d'honorer  la  vertu.  îs'ous 
admirâmes  la  ferveur  avec  laquelle  ils  prioient  Dieu,  leur 
air  mortifié  et  détaché  des  plaisirs  du  siècle ,  de  même  que 
la  sérénité  qui  régnoit  sur  leurs  visages ,  et  qui  marquoit  si 
bien  le  repos  de  leurs  consciences. 

En  faisant  ces  observations,  nous  tombâmes  l'un  et  l'au- 
tre dans  une  rêverie  qui  nous  devint  salutaire  :  nous  com- 
parâmes en  nous-mêmes  nos  mœurs  avec  celles  de  ces  bons 
religieux,  et  la  différence  que  nous  y  trouvâmes  nous  rem- 
plit de  trouble  et  d'inquiétude.  Lamela,  me  dit  don  Raphaël 
lorsque  nous  fûmes  hors  de  l'église,  comment  te  sens-tu 
affecté  de  ce  que  nous  venons  de  voir?  Pour  moi,  je  ne  puis 
te  le  celer,  je  n'ai  pas  l'esprit  tranquille.  Des  mouvements 
qui  me  sont  inconnus  m'agitent;  et,  pour  la  première  fois 
de  ma  vie,  je  me  reproche  mes  iniquités.  Je  suis  dans  la 
même  disposition,  lui  répondis-je  :  les  mauvaises  actions 
que  j'ai  faites  se  soulèvent  dans  cet  instant  contre  moi;  et 
mon  cœur,  qui  n'avoit  jamais  senti  de  remords,  en  est  pré- 
sentement déchiré.  Ah!  cher  Ambroise,  reprit  mon  cama- 
rade, nous  sommes  deux  brebis  égarées  que  le  Père  céleste, 
par  pitié,  veut  ramener  au  bercail!  C'est  lui,  mon  enfant, 
c'est  lui  qui  nous  appelle.  Ne  soyons  point  sourds  à  sa  voix; 
renonçons  aux  fourberies,  quittons  le  libertinage  où  nous 
vivons,  et  commençons  dès  aujourd'hui  à  travailler  sérieu- 
sement au  grand  ouvrage  de  notre  salut;  il  faut  passer  le 
reste  de  nos  jours  dans  ce  couvent,  et  les  consacrer  à  la 
pénitence. 

J'applaudis  au  senthnent  de  Raphaël,  continua  le  frère 
Ambroise;  et  nous  formâmes  la  généreuse  résolution  de  nous 
faire  chartreux.  Pour  l'exécuter,  nous  nous  adressâmes  au 


2G6  GIL  BLAS. 

père  prieur,  qui  ne  sut  pas  sitôt  notre  dessein,  que,  pour 
éprouver  notre  vocation ,  il  nous  fit  donner  des  cellules  et 
traiter  comme  des  religieux  pendant  une  année  entière.  Nous 
suivîmes  les  règles  avec  tant  d'exactitude  et  de  constance, 
qu'on  nous  reçut  parmi  les  novices.  Nous  étions  si  contents 
de  notre  état  et  si  pleins  d'ardeur,  que  nous  soutînmes  cou- 
rageusement les  travaux  du  noviciat.  Nous  fîmes  ensuite 
profession,  après  quoi  don  Raphaël,  ayant  paru  doué  d'un 
génie  propre  aux  affaires ,  fut  choisi  pour  soulager  un  vieux 
père  qui  étoit  alors  procureur.  Le  lils  de  Lucinde ,  qui  ne 
respiroit  que  le  recueillement  intérieur,  auroit  mieux  aimé 
employer  tout  son  temps  à  la  prière;  mais  il  fut  obligé  de 
sacrifier  son  goût  pour  l'oraison  au  besoin  qu'on  avoit  de  lui. 
Il  acquit  une  si  parfaite  connoissance  des  intérêts  de  la  mai- 
son, qu'or»,  le  jugea  capable  de  remplacer  le  vieux  procu- 
reur qui  mourut  trois  ans  après.  Don  Raphaël  exerce  actuel- 
lement cet  emploi;  et  l'on  peut  dire  qu'il  s'en  acquitte  au 
grand  contentement  de  tous  nos  pères,  qui  louent  fort  sa 
conduite  dans  l'administration  de  notre  temporel.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  surprenant,  c'est  que,  malgré  le  soin  dont  il  est 
chargé  de  recueillir  nos  revenus ,  il  ne  paroît  occupé  que  de 
l'éternité.  Les  affaires  lui  laissent-elles  un  moment  de  repos, 
il  se  plonge  dans  de  profondes  méditations.  En  un  mot,  c'est 
un  des  meilleurs  sujets  de  ce  monastère. 

J'interrompis  dans  cet  endroit  Lamela  par  un  transport 
de  joie  que  je  fis  éclater  à  la  vue  de  Raphaël  qui  arriva.  Le 
voici,  m'écriai-je,  le  voici  ce  saint  procureur  que  j'attendois 
avec  impatience!  En  même  temps  je  courus  au-devant  de 
lui,  et  je  le  tins  pendant  quelques  moments  embrassé.  Il  se 
prêta  de  bonne  grâce  à  l'accolade;  et,  sans  témoigner  le 
moindre  étonnement  de  me  rencontrer,  il  me  dit  d'un  ton 
de  voix  plein  de  douceur  :  Dieu  soit  loué,  seigneur  de  San- 
tillane,  Dieu  soit  loué  du  plaisir  que  j'ai  de  vous  revoir  !  En 


LIVRE  X,   CHAPITRE  YI.  267 

vérité,  repris-je,  mon  cher  Raphaël ,  je  prends  toute  la  part 
possible  à  votre  bonheur  :  le  frère  x\mbroise  m'a  raconté 
l'histoire  de  votre  conversion,  et  ce  récit  m'a  charmé.  Quel 
avantage  pour  vous  deux,  mes  amis,  de  pouvoir  vous  flat- 
ter d'être  de  ce  petit  nombre  d'élus  qui  doivent  jouir  d'une 
éternelle  félicité  ! 

Deux  misérables  tels  que  nous,  repartit  le  fils  de  Lu- 
cinde,  d'un  air  qui  marquoit  beaucoup  d'humilité,  ne  de- 
vroient  pas  concevoir  une  pareille  espérance  ;  mais  le 
repentir  des  pécheurs  leur  fait  trouver  grâce  auprès  du  Père 
des  miséricordes.  Et  vous,  seigneur  Gil  Blas,  ajouta-t-il,  ne 
songez-vous  pas  aussi  à  mériter  qu'il  vous  pardonne  les 
offenses  que  vous  lui  avez  faites?  Quelles  affaires  vous  amè- 
nent à  Valence?  iS^'y  rempliriez-vous  point  par  malheur 
quelque  emploi  dangereux?  Non,  Dieu  merci,  lui  répon- 
dis-je  :  depuis  que  j'ai  quitté  la  cour,  je  mène  une  vie 
d'honnête  homme;  tantôt  dans  une  terre  que  j'ai  à  quelques 
lieues  de  cette  ville,  je  prends  tous  les  plaisirs  de  la  cam- 
pagne ;  et  tantôt  je  viens  me  réjouir  avec  le  gouverneur  de 
Valence,  qui  est  mon  ami,  et  que  vous  connoissez  tous  deux 
parfaitement. 

Alors  je  leur  contai  l'histoire  de  don  Alphonse  de  Leyva. 
Ils  l'écoutèrent  avec  attention;  et  quand  je  leur  dis  que 
j'avois  porté,  de  la  part  de  ce  seigneur,  à  Samuel  Simon  les 
trois  mille  ducats  que  nous  lui  avions  volés,  Lamela  m'in- 
terrompit; et,  adressant  la  parole  à  Raphaël  :  Père  Hilaire, 
lui  dit-il,  à  ce  compte-là  ce  bon  marchand  ne  doit  plus  se 
plaindre  d'un  vol  qui  lui  a  été  restitué  avec  usure ,  et  nous 
devons  tous  deux  avoir  la  conscience  bien  en  repos  sur  cet 
article.  Effectivement,  dit  le  saint  procureur,  le  frère  Am- 
broise  et  moi,  avant  que  d'entrer  dans  ce  couvent,  nous 
fîmes  secrètement  tenir  quinze  cents  ducats  à  Samuel  Simon 
par  un  honnête  ecclésiastique  qui  voulut  bien  se  donner  la 


268  GIL  BLAS. 

peine  d'aller  à  Xelva  faire  cette  restitution  :  tant  pis  pour 
Samuel  s'il  a  été  capable  de  toucher  cette  somme  après  avoir 
été  remboursé  du  tout  par  le  seigneur  de  Santillane  !  Mais , 
leur  dis-je,  vos  quinze  cents  ducats  lui  ont-ils  été  fidèle- 
ment remis?  Sans  doute,  s'éciia  don  Raphaël,  je  répondrois 
de  l'intégrité  de  l'ecclésiastique  comme  de  la  mienne.  J'en 
serois  aussi  la  caution,  dit  Lamela;  c'est  un  saint  prêtre 
accoutumé  à  ces  sortes  de  commissions ,  et  qui  a  eu ,  pour 
des  dépôts  à  lui  confiés,  deux  ou  trois  procès  qu'il  a  gagnés 
avec  dépens.  Cela  étant,  repris-je,  il  ne  faut  pas  douter  que 
la  restitution  n'ait  été  faite  avec  une  scrupuleuse  fidélité. 

Notre  conversation  dura  quelque  temps  encore;  ensuite 
nous  nous  séparâmes,  eux  en  m' exhortant  à  avoir  toujours 
devant  les  yeux  la  crainte  du  Seigneur,  et  moi  en  me  recom- 
mandant à  leurs  bonnes  prières.  J'allai  sur-le-champ  trou- 
ver don  Alphonse.  Vous  ne  devineriez  jamais,  lui  dis-je, 
avec  qui  je  viens  d'avoir  un  long  entretien.  Je  quitte  deux 
vénérables  chartreux  de  votre  connoissance;  l'un  se  nomme 
le  père  Hiiaire,  et  fautre  le  frère  Ambroise.  Vous  vous  trom- 
pez, me  répondit  don  Alphonse,  je  ne  connois  aucun  char- 
treux. Pardonnez -moi,  lui  répliquai -je;  vous  avez  vu  à 
Xelva  le  frère  Ambroise,  commissaire  de  l'inquisition,  et  le 
père  Hiiaire,  greffier.  0  ciel!  s'écria  le  gouverneur  avec  sur- 
prise, seroit-il  possible  que  Raphaël  et  Lamela  fussent  deve- 
nus chartreux?  Oui  vraiment,  lui  répondis-je  :  il  y  a  déjà 
quelques  années  qu'ils  ont  fait  profession.  Le  premier  est 
procureur  de  la  maison,  et  le  second  est  portier.  L'un  est 
maître  de  la  caisse,  et  l'autre  de  la  porte. 

Le  fils  de  don  César  rêva  quelques  moments,  puis  bran- 
lant la  tête  :  Monsieur  le  commissaire  de  finquisition  et  son 
greffier,  dit-il,  m'ont  bien  la  mine  déjouer  ici  une  nouvelle 
comédie.  Cela  peut  être,  lui  répondis-je;  pour  moi,  qui  les 
ai  entretenus,  je  vous  avouerai  que  je  juge  d'eux  plus  favo- 


LIVRE  X,   CHAPITRE   VIT.  269 

rablement.  Il  est  vrai  qu'on  ne  voit  point  le  fond  des  cœurs; 
mais,  selon  toutes  les  apparences,  ce  sont  deux  fripons  con- 
vertis. Gela  se  peut,  reprit  don  Alphonse;  il  y  a  bien  des 
libertins  qui,  après  avoir  scandalisé  le  monde  par  leurs 
dérèglements,  s'enferment  dans  les  cloîtres  pour  en  faire 
une  rigoureuse  pénitence  :  je  souhaite  que  nos  deux  moines 
soient  de  ces  libertins-là. 

Eh!  pourquoi,  lui  dis-je,  n'en  seroient-ils  pas?  Ils  ont 
volontairement  embrassé  l'état  monastique,  et  il  y  a  déjà 
longtemps  qu'ils  vivent  en  bons  religieux.  Vous  me  direz 
tout  ce  qu'il  vous  plaira,  me  repartit  le  gouverneur;  je 
n'aime  pas  que  la  caisse  du  couvent  soit  entre  les  mains  de 
ce  père  Hilaire,  dont  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  défier. 
Quand  je  me  souviens  de  ce  beau  récit  qu'il  nous  fit  de  ses 
aventures,  je  tremble  pour  les  chartreux.  Je  veux  croire 
avec  vous  qu'il  a  pris  le  froc  de  très-bonne  foi;  mais  la  vue 
de  l'or  peut  réveiller  sa  cupidité.  Il  ne  faut  pas  mettre  dans 
une  cave  un  ivrogne  qui  a  renoncé  au  vin. 

La  défiance  de  don  Alphonse  fut  pleinement  justifiée 
peu  de  jours  après  :  le  père  procureur  et  le  frère  portier  dis- 
parurent avec  la  caisse.  Cette  nouvelle,  qui  se  répandit  aus- 
sitôt dans  la  ville,  ne  manqua  pas  d'égayer  les  railleurs, 
qui  se  réjouissent  toujours  du  mal  qui  arrive  aux  moines 
rentes.  Pour  le  gouverneur  et  moi,  nous  plaignîmes  les 
chartreux ,  sans  nous  vanter  de  connoître  les  deux  apostats. 


CHAPITRE  VII. 

Gil  Blas  retourne  à  son  château  de  Lirias;  de  la  nouvelle  agréable  que  Scipion  lui  apprit, 
et  de  la  réforme  qu'ils  firent  dans  leur  domestique. 

Je  passai  huit  jours  à  Valence  dans  le  grand  monde , 
vivant  comme  les  comtes  et  les  marquis.  Spectacles,  bals, 


270  GIL   BLAS. 

concerts,  festins,  conversations  avec  les  dames,  tous  ces 
amusements  me  furent  procurés  par  monsieur  et  par  ma- 
dame la  gouvernante,  auxquels  je  fis  si  bien  ma  cour,  qu'ils 
me  virent  à  regret  partir  pour  m'en  retourner  à  Lirias,  Ils 
m'obligèrent  même  auparavant  de  leur  promettre  de  me 
partager  entre  eux  et  ma  solitude.  Il  fut  arrêté  que  je  de- 
meurerois  pendant  l'hiver  à  Valence,  et  pendant  l'été  dans 
mon  château.  Après  cette  convention,  mes  bienfaiteurs  me 
laissèrent  la  liberté  de  les  quitter  pour  aller  jouir  de  leurs 
bienfaits.  Je  repris  donc  le  chemin  de  Lirias,  fort  satisfait 
de  mon  voyage. 

Scipion,  qui  attendoit  impatiemment  mon  retour,  fut 
ravi  de  me  revoir,  et  je  redoublai  sa  joie  par  la  fidèle  rela- 
tion que  je  lui  fis  de  tout  ce  qui  m'étoit  arrivé.  Et  toi,  mon 
ami,  lui  dis-je  ensuite,  quel  usage  as-tu  fait  ici  des  jours 
de  mon  absence?  T'es-tu  bien  diverti?  Autant,  répondit-il, 
que  le  peut  faire  un  serviteur  qui  n'a  rien  de  si  cher  que  la 
présence  de  son  maître.  Je  me  suis  promené  en  long  et  en 
large  dans  nos  petits  États;  tantôt  assis  sur  le  bord  de  la 
fontaine  qui  est  dans  le  bois,  j'ai  pris  plaisir  à  contempler 
la  beauté  de  ses  eaux  qui  sont  aussi  pures  que  celles  de  la 
fontaine  sacrée ,  dont  le  bruit  faisoit  retentir  la  vaste  forêt 
d'Albunea^;  et  tantôt  couché  au  pied  d'un  arbre,  j'ai  en- 
tendu chanter  les  fauvettes  et  les  rossignols.  Enfin,  j'ai 
chassé,  j'ai  péché,  et,  ce  qui  m'a  plus  satisfait  encore  que 
tous  ces  amusements,  j'ai  lu  plusieurs  livres  aussi  utiles  que 
divertissants. 

1.  Horace,  dans  une  ode  adressée  à  Plancus,  fondateur  de  Lyon,  lui  parle 
des  villes  célèbres,  et  préfère  aux  sites  de  celles  qu'on  vantait  le  plus  dans  la 
Grèce  ces  lieux  où  l'on  entend  au  loin  retentir  l'Albunée,  où  l'Aiiio  se  pré- 
cipite, et  le  bois  sacré  de  Tibur,  et  ces  vergers  qu'arrose  un  ruisseau  fugitif. 

Quam  domus  Albuneae  resonantis, 
Et  prœceps  Anio,  ac  Tiburni  lucus,  et  uda 
Mobilibus  pomaria  rivis. 

Od.  lib.  I ,  VI. 


LIVRE   X,    CHAPITRE   VIL  271 

J'interrompis  avec  précipitation  mon  secrétaire  pour  lui 
demander  où  il  avoit  pris  ces  livres.  Je  les  ai  trouvés,  me 
dit-il,  dans  une  belle  bibliothèque  qu'il  y  a  dans  ce  châ- 
teau, et  que  maître  Joachim  m'a  l'ait  voir.  Eh!  dans  quel 
endroit,  repris-je,  peut-elle  être,  cette  prétendue  biblio- 
thèque? N'avons-nous  pas  visité  toute  la  maison  le  jour  de 
notre  arrivée?  Vous  vous  l'imaginez,  me  repartit-il;  mais 
apprenez  que  nous  ne  parcourûmes  que  trois  pavillons,  et 
que  nous  oubliâmes  le  quatrième.  C'est  là  que  don  César, 
lorsqu'il  venoit  à  Lirias,  employoit  une  partie  de  son  temps 
à  la  lecture.  Il  y  a  dans  cette  bibliothèque  de  très-bons 
livres  qu'on  vous  a  laissés  comme  une  ressource  assurée 
contre  l'ennui,  quand  nos  jardins  dépouillés  de  fleurs  et  nos 
bois  de  feuilles  n'auront  plus  de  quoi  vous  en  préserver. 
Les  seigneurs  de  Leyva  n'ont  pas  fait  les  choses  à  demi  :  ils 
ont  songé  à  la  nourriture  de  l'esprit  aussi  bien  qu'à  celle  du 
corps. 

Cette  nouvelle  me  causa  une  véritable  joie.  Je  me  fis 
conduire  au  quatrième  pavillon,  qui  m'oflrit  un  spectacle 
bien  agréable.  Je  vis  une  chambre  dont  je  résolus  à  l'heure 
même  de  faire  mon  appartement,  comme  don  César  en  avoit 
fait  le  sien.  Le  lit  de  ce  seigneur  y  étoit  encore  avec  tous  les 
ameublements,  c'est-à-dire  une  tapisserie  à  personnages 
qui  représentoient  les  Sabines  enlevées  par  les  Romains.  De 
la  chambre,  je  passai  dans  un  cabinet  où  régnoient  tout 
autour  des  armoires  basses  remplies  de  livres ,  sur  lesquelles 
étoient  les  portraits  de  tous  nos  rois.  Il  y  avoit  auprès  d'une 
fenêtre,  d'où  l'on  découvroit  une  campagne  toute  riante, 
un  bureau  d'ébène  devant  un  grand  sopha  de  maroquin 
noir.  Mais  je  donnai  principalement  mon  attention  à  la  bi- 
bliothèque. Elle  étoit  composée  de  philosophes,  de  poètes, 
d'historiens  et  d'un  grand  nombre  de  romans  de  chevalerie. 
Je  jugeai  que  don  César  aimoit  cette  dernière  sorte  d'où- 


272  GIL  BLAS. 

vrages,  puisqu'il  en  avoit  fait  une  si  bonne  provision. 
J'avouerai,  à  ma  honte,  que  je  ne  haïssois  pas  non  plus  ces 
productions ,  malgré  toutes  les  extravagances  dont  elles  sont 
tissues,  soit  que  je  ne  fusse  pas  alors  un  lecteur  à  y  regar- 
der de  si  près,  soit  que  le  merveilleux  rende  les  Espagnols 
trop  indulgents.  Je  dirai  néanmoins,  pour  ma  justification, 
que  je  prenois  plus  de  plaisir  aux  livres  de  morale  enjouée, 
et  que  Lucien,  Horace,  Érasme,  devinrent  mes  auteurs 
favoris. 

Mon  ami,  dis-je  à  Scipion  lorsque  j'eus  parcouru  des 
yeux  ma  bibliothèque,  voilà  de  quoi  nous  amuser;  mais 
avant  toute  chose ,  nous  en  avons  une  autre  à  faire  ;  il  faut 
réformer  notre  domestique.  C'est  un  soin,  me  dit-il,  que  je 
veux  vous  épargner.  Pendant  votre  absence,  j'ai  bien  étudié 
vos  gens,^t  j'ose  me  vanter  de  les  connoître.  Commençons 
par  maître  Joachim;  je  le  crois  un  parfait  fripon,  et  je  ne 
doute  point  qu'il  n'ait  été  chassé  de  l'archevêché  pour  des 
fautes  d'arithmétique  qu'il  aura  faites  dans  ses  mémoires  de 
dépenses.  Cependant  il  faut  le  conserver  pour  deux  raisons  : 
la  première,  c'est  qu'il  est  bon  cuisinier;  la  seconde,  c'est 
que  j'aurai  toujours  l'œil  sur  lui;  j'épierai  ses  actions,  et  il 
faudra  qu'il  soit  bien  fin  si  j'en  suis  la  dupe.  Je  lui  dis  hier 
que  vous  aviez  dessein  de  renvoyer  les  trois  quarts  de  vos 
domestiques,  et  je  remarquai  que  cette  nouvelle  lui  fit  de  la 
peine;  il  me  témoigna  même  que,  se  sentant  porté  d'incli- 
nation à  vous  servir,  il  se  contenteroit  de  la  moitié  des  gages 
qu'il  a  aujourd'hui  plutôt  que  de  vous  quitter,  ce  qui  me 
fait  soupçonner  qu'il  y  a  dans  ce  hameau  quelque  petite  fille 
dont  il  voudroit  bien  ne  pas  s'éloigner.  Pour  l'aide  de  cui- 
sine ,  poursuivit-il,  c'est  un  ivrogne,  et  le  portier  un  brutal 
dont  nous  n'avons  pas  besoin,  non  plus  que  du  tireur.  Je 
remplirai  fort  bien  la  place  de  ce  dernier,  comme  je  vous  le 
ferai  voir  dès  demain,  puisque  nous  avons  ici  des  fusils,  de 


LIVRE   X,    CHAPITRE  VIII.  273 

la  poudre  et  du  plomb.  A  l'égard  des  laquais,  il  y  en  a  un 
jui  est  Aragonois,  et  qui  me  paroît  bon  enfant.  Nous  garde- 
rons celui-là;  tous  les  autres  sont  de  si  mauvais  sujets,  que 
je  ne  vous  conseillerois  pas  de  les  retenir,  quand  même  il 
vous  faudroit  une  centaine  de  valets. 

Après  avoir  amplement  délibéré  sur  cela,  nous  réso- 
lûmes de  nous  en  tenir  au  cuisinier,  au  marmiton ,  à  l'Ara- 
gonois,  et  de  nous  défaire  honnêtement  de  tout  le  reste  :  ce 
qui  fut  exécuté  dès  le  jour  même ,  moyennant  quelque  pis- 
toles  que  Scipion  tira  de  notre  coffre-fort  et  leur  donna  de 
ma  part.  Quand  nous  eûmes  fait  cette  réforme ,  nous  éta- 
blîmes un  ordre  dans  le  château  ;  nous  réglâmes  les  fonc- , 
tions  de  chaque  domestique ,  et  nous  commençâmes  à  vivre 
à  nos  dépens.  Je  me  serois  volontiers  contenté  d'un  ordi- 
naire frugal  ;  mais  mon  secrétaire,  qui  aimoit  les  ragoûts  et 
les  bons  morceaux,  n'étoit  pas  un  homme  à  laisser  inutile  le 
savoir-faire  de  maître  Joachim.  Il  le  mit  si  bien  en  œuvre , 
que  nos  dîners  et  nos  soupers  devinrent  des  repas  de  ber- 
nardins. 

CHAPITRE  VIII. 

Des  amours  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia. 

Deux  jours  après  mon  retour  de  Valence  à  Lirias,  Basile 
le  laboureur,  mon  ft^rmier,  vint  à  mon  lever  me  demander 
la  permission  de  me  présenter  Antonia  sa  fille ,  qui  souhai- 
toit,  disoit-il,  avoir  l'honneur  de  saluer  son  nouveau  maître. 
Je  lui  répondis  que  cela  me  feroit  plaisir.  Il  sortit,  et  revint 
bientôt  avec  sa  belle  Antonia.  Je  crois  pouvoir  donner  cette 
épithète  à  une  fille  de  seize  à  dix-huit  ans ,  qui  joignoit  à 
des  traits  réguliers  le  plus  beau  teint  et  les  plus  beaux  yeux 
du  monde.  Elle  n'étoit  vêtue  que  de  serge  ;  mais  une  riche 
taille,  un  port  majestueux,  et  des  grâces  qui  n'accompa- 

II.  48 


274  CtIL  BLAS. 

gnent  pas  toujours  la  jeunesse,  relevoient  la  simplicité  de 
son  habillement.  Elle  n'avoit  point  de  coiffure,  ses  cheveux 
étoient  seulement  noués  par  derrière  avec  un  bouquet  de 
fleurs ,  à  la  façon  des  Lacédémoniennes. 

Lorsque  je  la  vis  entrer  dans  ma  chambre,  je  fus  aussi 
rappé  de  sa  beauté  que  les  paladins  de  la  cour  de  Gharle- 
magne  le  furent  des  appas  d'Angélique,  lorsque  cette  prin- 
cesse parut  devant  eux.  Au  lieu  de  recevoir  Antonia  d'un  air 
aisé  et  de  lui  dire  des  choses  flatteuses ,  au  lieu  de  féliciter 
son  père  sur  le  bonheur  d'avoir  une  si  charmante  fille,  je 
demeurai  étonné,  troublé,  interdit;  je  ne  pus  prononcer  un 
seul  mot.  Scipion,  qui  s'aperçut  de  mon  désordre,  prit  pour 
moi  la  parole,  et  fit  les  frais  des  louanges  ^ne  je  devois  à 
cette  aimable  personne.  Pour  elle ,  qui  ne  fut  point  éblouie 
de  ma  figure  en  robe  de  chambre  et  en  bonnet  de  nuit,  elle 
me  salua  sans  être  embarrassée  de  sa  contenance,  et  me  fit 
un  compliment  qui  acheva  de  m' enchanter,  quoiqu'il  fût  des 
plus  communs.  Cependant,  tandis  que  mon  secrétaire,  Basile 
et  sa  fille  faisoient  réciproquement  des  civilités,  je  revins  à 
moi,  et,  comme  si  j'eusse  voulu  compenser  le  stupide  silence 
que  j'avois  gardé  jusque-là,  je  passai  d'une  extrémité  à 
l'autre.  Je  me  répandis  en  discours  galants,  et  parlai  avec 
tant  de  vivacité,  que  j'alarmai  Basile,  qui,  me  considérant 
comme  un  homme  qui  alloit  tout  mettre  en  usage  pour  déjà 
séduire  Antonia,  se  hâta  de  sortir  avec  elle  démon  apparte- 
ment, dans  la  résolution  peut-être  de  la  soustraire  à  mes 
yeux  pour  jamais. 

Scipion,  se  voyant  seul  avec  moi,  me  dit  en  souriant: 
Seigneur  de  Santillane,  autre  ressource  pour  vous  contre 
l'ennui  !  Je  ne  savois  pas  que  votre  fermier  eût  une  fille  si 
jolie  ;  je  ne  l'avois  point  encore  vue,  j'ai  pourtant  été  deux  fois 
chez  lui.  Il  faut  qu'il  ait  grand  soin  de  la  tenir  cachée,  et  je  le 
lui  pardonne.  Malepeste!  voilà  un  morceau  bien  friand.  Mais, 


LIVRE  X,   CHAPITRE   VIII.  275 

ajouta-t-il,  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  nécessaire  qu'on  vous 
le  dise;  elle  vous  a  d'abord  ébloui,  je  m'en  suis  aperçu.  Je  ne 
m'en  défends  pas,  lui  répondis-je.  Ah!  mon  enfant,  j'ai  cru 
voir  une  substance  céleste  :  elle  m'a  tout  à  coup  embrasé 
d'amour  ;  la  foudre  est  moins  prompte  que  le  trait  qu'elle  a 
lancé  dans  mon  cœur. 

Vous  me  ravissez,  reprit  mon  secrétaire  avec  transport, 
en  m'apprenant  que  vous  êtes  enfin  devenu  amoureux.  Il 
vous  manquoit  une  maîtresse  pour  jouir  d'un  parfait  bon- 
heur dans  votre  solitude.  Grâce  au  ciel,  vous  y  avez  présen- 
tement toutes  vos  commodités!  Je  sais  bien,  continua-t-il, 
que  nous  aurons  un  peu  de  peine  à  tromper  la  vigilance  de 
Basile,  mais  c'est  mon  affaire  ;  et  je  prétends  avant  trois  jours 
vous  procurer  un  entretien  secret  avec  Antonia.  Monsieur  Sci- 
pion,  lui  dis-je,  peut-être  pourriez-vous  bien  ne  me  pas 
tenir  parole ,  quelque  talent  que  vous  ayez  pour  les  amou- 
reuses négociations;  mais  c'est  ce  que  je  ne  suis  pas  curieux 
d'éprouver.  Je  ne  veux  point  tenter  la  vertu  de  cette  fille, 
qui  me  paroît  mériter  que  j'aie  d'autres  sentiments  pour  elle. 
Ainsi,  loin  d'exiger  de  votre  zèle  que  vous  m'aidiez  à  la 
déshonorer,  j'ai  dessein  de  l'épouser  par  votre  entremise, 
pourvu  que  son  cœur  ne  soit  pas  prévenu  pour  un  autre.  Je 
ne  m'attendois  pas,  dit-il,  à  vous  voir  prendre  si  brusque- 
ment le  parti  de  vous  marier.  Tous  les  seigneurs  de  village, 
à  votre  place,  n'en  useroient  pas  si  honnêtement;  ils  n'au- 
roient  sur  Antonia  des  vues  légitimes  qu'après  en  avoir  eu 
d'autres  inutilement.  Au  reste,  ajouta-t-il,  ne  vous  imagi- 
nez point  que  je  condamne  votre  amour;  au  contraire,  je 
l'approuve  fort.  La  fille  de  votre  fermier  mérite  l'honneur 
que  vous  lui  voulez  faire,  si  elle  peut  vous  donner  un  cœur 
tout  neuf  et  sensible  à  vos  bontés.  C'est,  ajouta-t-il,  ce  que 
je  saurai  dès  aujourd'hui  par  la  conversation  que  j'aurai  avec 
son  père ,  et  peut-être  avec  elle. 


276  GIL   BLAS. 

Mon  confident  étoit  un  homme  exact  à  tenir  ses  promesses. 
Il  alla  voir  secrètement  Basile ,  et  le  soir  il  vint  me  trouver, 
dans  mon  cabinet,  oùjel'attendois  avec  une  impatience  mêlée 
de  crainte.  11  avoit  un  air  gai  dont  je  tirai  un  bon  augure.  Si 
j'en  crois,  lui  dis-je,  ton  visage  riant,  tu  viens  m' annoncer 
que  je  serai  bientôt  au  comble  de  mes  désirs.  Oui,  mon  cher 
maître,  me  répondit-il,  tout  vous  rit.  J'ai  entretenu  Basile 
et  sa  fille;  je  leur  ai  déclaré  vos  intentions.  Le  père  est  ravi 
que  vous  ayez  envie  d'être  son  gendre  ;  et  je  puis  vous  assu- 
rer que  vous  êtes  du  goût  d'Antonia.  0  ciel  !  interrompis-je 
tout  transporté  de  joie;  quoi!  j'aurois  le  bonheur  de  plaire 
à  cette  aimable  personne?  N'en  doutez  pas,  reprit-il,  elle 
vous  aime  déjà.  Je  n'ai  pas,  à  la  vérité,  tiré  cet  aveu  de  sa 
bouche;  mais  je  m'en  fie  à  la  gaieté  qu'elle  a  fait  paroître 
quand  elle  a  su  votre  dessein.  Cependant,  poursuivit-il, 
vous  avez  un  rival.  Un  rival!  m'écriai-je  en  pâlissant.  Que 
cela  ne  vous  alarme  point,  me  dit-il ,  ce  rival  ne  vous  enlè- 
vera pas  le  cœur  de  votre  maîtresse;  c'est  maître  Joachim 
votre  cuisinier.  Ah!  le  pendard,  dis-je  en  faisant  un  éclat  de 
rire  ;  voilà  donc  pourquoi  il  a  marqué  tant  de  répugnance  à 
quitter  mon  service  !  Justement,  répondit  Scipion ,  il  aces 
jours  passés  demandé  en  mariage  Antonia,  qui  lui  a  été 
poliment  refusée.  Sauf  ton  meilleur  avis,  lui  répliquai-je,  il 
est  à  propos ,  ce  me  semble ,  de  nous  défaire  de  ce  drôle-là, 
avant  qu'il  apprenne  que  je  veux  épouser  la  fille  de  Basile; 
un  cuisinier,  comme  tu  sais,  est  un  rival  dangereux.  Vous 
avez  raison ,  repartit  mon  confident,  il  faut  en  purger  notre 
domestique  par  précaution;  je  lui  donnerai  son  congé  dès 
demain  matin,  avant  qu'il  se  mette  à  l'ouvrage,  et  vous 
n'aurez  plus  rien  à  craindre  ni  de  ses  sauces  ni  de  son  amour. 
Je  suis  pourtant,  continua-t-il ,  un  peu  fâché  de  perdre  un 
si  bon  cuisinier;  mais  je  sacrifie  ma  gourmandise  à  votre 
sûreté.  Tu  ne  dois  pas,  lui  dis-je,  tant  le  regretter;  sa 


LIVRE  X,    CHAPITRE   VIII.  277 

perte  n'est  point  irréparable;  je  vais  faire  venir  de  Valence 
un  cuisinier  qui  le  vaudra  bien.  En  effet,  j'écrivis  aussitôt 
à  don  Alphonse  ;  je  lui  mandai  que  j'avois  besoin  d'un  cui-- 
sinier;  et  dès  le  jour  suivant  il  m'en  envoya  un  qui  consola 
d'abord  Scipion. 

Quoique  ce  zélé  secrétaire  m'eût  dit  qu'il  s'étoit  aperçu 
qu'Antonia  s'applaudissoit  au  fond  de  son  âme  d'avoir  fait  la 
conquête  de  son  seigneur,  je  n'osois  me  fier  à  son  rapport. 
J'appréhendois  qu'il  ne  se  fût  laissé  tromper  par  de  fausses 
apparences.  Pour  en  être  plus  sûr,  je  résolus  de  parler  moi- 
même  à  la  belle  Antonia.  Dans  ce  dessein,  je  me  rendis  chez 
Basile,  à  qui  je  confirmai  ce  que  mon  ambassadeur  lui  avoit 
dit.  Ce  bon  laboureur,  homme  simple  et  plein  de  franchise, 
après  m' avoir  écouté,  me  témoigna  que  c'étoit  avec  une 
extrême  satisfaction  qu'il  m'accordoit  sa  fille  ;  mais,  ajouta- 
t-il,  ne  croyez  pas  au  moins  que  ce  soit  à  cause  de  votre 
titre  de  seigneur  de  village.  Quand  vous  ne  seriez  encore 
qu'intendant  de  don  César  et  de  don  Alphonse,  je  vous  pré- 
férerois  à  tous  les  autres  amoureux  qui  se  présenteroient; 
j'ai  toujours  eu  de  l'inclination  pour  vous,  et  tout  ce  qui  me 
fâche,  c'est  qu'Antonia  n'ait  pas  une  grosse  dot  à  vous  appor- 
ter. Je  ne  lui  en  demande  aucune,  lui  dis-je;  sa  personne 
est  le  seul  bien  où  j'aspire.  Votre  serviteur  très-humble, 
s'écria-t-il,  ce  n'est  point  là  mon  compte;  je  ne  suis  point 
un  gueux  pour  marier  ainsi  ma  fille.  Basile  de  Buenotrigo' 
est  en  état.  Dieu  merci!  de  la  doter;  et  je  veux  qu'elle  vous 
donne  à  souper,  si  vous  lui  donnez  à  dîner.  En  un  mot ,  le 
revenu  de  ce  château  n'est  que  de  cinq  cents  ducats;  je  le 
ferai  monter  à  mille,  en  faveur  de  ce  mariage. 

J'en  passerai  par  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  mon  cher 
Basile,   lui  répliquai-je;  nous   n'aurons  point  ensemble  de 

1.  De  Buenotriyo ,  de  bon  froment.  Voilà  un  surnom  qui  est  un  véritable 
titre  de  noblesse  pour  un  laboureur I 


278  GIL   BLAS. 

dispute  d'intérêt.  Nous  sommes  tous  deux  d'accord;  il  ne 
s'agit  plus  que  d'avoir  le  consentement  de  votre  fille.  Vous 
avez  le  mien,  me  dit-il;  est-ce  que  cela  ne  suffit  point?  Pas 
tout  à  fait,  lui  répondis-je;  si  le  vôtre  m'est  nécessaire,  le  sien 
l'est  aussi.  Le  sien  dépend  du  mien,  reprit-il;  je  voudrois 
bien  qu'elle  osât  souffler  devant  moi!  Antonia,  lui  repartis- 
je,  soumise  à  l'autorité  parternelle,  est  prête  sans  doute  à 
vous  obéir  aveuglément;  mais  je  ne  sais  si  dans  cette  occa- 
sion elle  le  fera  sans  répugnance;  et,  pour  peu  qu'elle  en 
eût,  je  ne  me  consolerois  jamais  d'avoir  fait  son  malheur; 
enfin  ce  n'est  pas  assez  que  j'obtienne  de  vous  sa  main,  il 
faut  qu'elle  souscrive  au  don  que  vous  m'en  faites.  Oh  dame  ! 
dit  Basile,  je  n'entends  pas  toutes  ces  philosophies  :  parlez 
vous-même  à  Antonia,  et  vous  verrez,  ou  je  me  trompe  fort, 
qu'elle  ne  demande  pas  mieux  que  d'être  votre  femme.  En 
achevant  ces  paroles ,  il  appela  sa  fille ,  et  me  laissa  un  mo- 
ment avec  elle. 

Pour  profiter  d'un  temps  si  précieux,  j'entrai  d'abord  en 
matière:  Belle  Antonia,  lui  dis-je,  décidez  de  mon  sort. 
Quoique  j'aie  l'aveu  de  votre  père,  ne  vous  imaginez  pas  que 
je  veuille  m'en  prévaloir  pour  faire  violence  à  vos  senti- 
ments. Quelque  charmante  que  soit  votre  possession,  j'y 
renonce  si  vous  me  dites  que  je  ne  la  devrai  qu'à  votre  seule 
obéissance.  C'est  ce  que  je  n'ai  garde.de  vous  dire,  me 
répondit  Antonia  en  rougissant  un  peu;  votre  recherche 
m'est  trop  agréable  pour  qu'elle  me  puisse  faire  de  la  peine, 
et  j'applaudis  au  choix  de  mon  père,  au  lieu  d'en  murmu- 
rer. Je  ne  sais,  continua-t-elle  ,  si  je  fais  bien  ou  mal  de 
vous  parler  ainsi;  mais  si  vous  me  déplaisiez,  je  serois  assez 
franche  pour  vous  l'avouer;  pourquoi  ne  pourrois-je  pas 
vous  dire  le  contraire  aussi  librement? 

A  ces  mots,  que  je  ne  pus  entendre  sans  en  être  charmé, 
je  mis  un  genou  à  terre  devant  Antonia;  et,  dans  l'excès  de 


LIVRE   \,   CHAPITRE   IX.  279 

mon  ravissement,  lui  prenant  une  de  ses  belles  mains,  je  la 
baisai  d'un  air  tendre  et  passionné.  Ma  chère  Antonia,  lui 
dis-je,  votre  franchise  m'enchante;  continuez,  que  rien  ne 
vous  contraigne;  vous  parlez  à  votre  époux  :  que  votre  âme 
se  découvre  tout  entière  à  ses  yeux.  Je  puis  donc  me  flatter 
que  vous  ne  me  verrez  pas  sans  plaisir  lier  votre  fortune  à 
la  mienne.  Basile,  qui  arriva  dans  cet  instant,  m'empêcha 
de  poursuivre.  Impatient  de  savoir  ce  que  sa  fille  m'avoit 
répondu,  et  prêt  à  la  gronder  si  elle  eût  marqué  la  moindre 
aversion  pour  moi,  il  vint  me  rejoindre.  Eh  bien  !  me  dit-il, 
ètes-vous  content  d' Antonia?  J'en  suis  si  satisfait,  lui  répon- 
dis-je,  que  je  vais  dès  ce  moment  m' occuper  des  apprêts  de 
mon  mariage.  En  disant  cela,  je  quittai  le  père  et  la  fille 
pour  aller  tenir  conseil  là-dessus  avec  mon  secrétaire. 


CHAPITRE  IX. 

Noces  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia  ;  de  quelle  façon  elles  se  firent  ;  quelles  personnes 
y  assistèrent,  et  de  quelles  réjouissances  elles  furent  suivies. 

Quoique  je  n'eusse  pas  besoin  de  la  permission  des  sei- 
gneurs de  Leyva  pour  me  marier,  nous  jugeâmes,  Scipion 
et  moi,  que  je  ne  pouvois  honnêtement  me  dispenser  de 
leur  communiquer  le  dessein  que  j'avois  d'épouser  la  fille 
de  Basile,  et  de  leur  en  demander  même  leur  agrément  par 
politesse. 

Je  partis  aussitôt  pour  Valence,  où  l'on  fut  aussi  surpris 
de  me  voir  que  d'apprendre  le  sujet  de  mon  voyage.  Don 
César  et  don  Alphonse,  qui  connoissoient  Antonia  pour  l'avoir 
vue  plus  d'une  fois,  me  félicitèrent  de  l'avoir  choisie  pour 
femme.  Don  César  surtout  m'en  fit  compliment  avec  tant  de 
vivacité,  que,  si  je  ne  l'eusse  pas  cru  un  seigneur  revenu  de 
certains  amusements,  je  l'aurois  soupçonné  d'avoir  été  quel- 


280  GIL  BLAS. 

quefois  à  Lirias  moins  pour  y  voir  son  château  que  sa  petite 
fermière.  Pour  peu  que  j'eusse  été  défiant  et  jaloux  de  mon 
naturel,  j'aurois  pu  faire  des  réflexions  désagréables  là- 
dessus;  ce  que  je  ne  fis  point,  tant  j'étois  persuadé  de  la 
sagesse  de  ma  future!  Séraphine,  de  son  côté,  après  m'avoir 
assuré  qu'elle  prendroit  toujours  beaucoup  de  part  à  ce  qu. 
me  regarderoit,  me  dit  qu'elle  avoit  entendu  parler  d'Anto- 
nia  très-avantageusement;  mais,  ajouta-t-elle  par  malice, 
et  comme  pour  me  reprocher  l'indifférence  dont  j'avois  payé 
l'amour  de  Séphora,  quand  on  ne  m'auroit  pas  vanté  sa 
beauté,  je  m'en  fierois  bien  à  votre  goût,  dont  je  connois  la 
délicatesse. 

Don  César  et  son  fils  ne  se  contentèrent  pas  d'approuver 
mon  mariage;  ils  me  déclarèrent  qu'ils  en  vouloient  faire 
tous  les  frais.  Reprenez,  me  dirent-ils,  le  chemin  de  Lirias, 
et  demeurez-y  tranquille  jusqu'à  ce  que  vous  entendiez  par- 
ler de  nous.  Ne  faites  point  de  préparatifs  pour  vos  noces  ; 
c'est  un  soin  dont  nous  nous  chargeons.  Pour  me  conformer 
à  leurs  volontés,  je  retournai  à  mon  château.  J'avertis 
Basile  et  sa  fille  des  intentions  de  nos  protecteurs,  et  nous 
attendîmes  de  leurs  nouvelles  le  plus  patiemment  qu'il  nous 
fut  possible.  Nous  n'en  reçûmes  point  pendant  huit  jours.  En 
récompense ,  le  neuvième ,  nous  vîmes  arriver  un  carrosse  à 
quatre  mulets,  dans  lequel  il  y  avoit  des  couturiers  qui 
apportoient  de  belles  étoffes  de  soie  pour  habiller  la  mariée , 
et  qu'escortoient  plusieurs  gens  de  livrée,  montés  sur  de 
très-beaux  chevaux.  L'un  d'entre  eux  me  remit  une  lettre 
de  la  part  de  don  Alphonse.  Ce  seigneur  me  mandoit  qu'il 
seroit  le  lendemain  à  Lirias  avec  son  père  et  son  épouse,  et 
que  la  cérémonie  de  mon  mariage  se  feroit  le  jour  suivant 
par  le  grand  vicaire  de  Valence.  Véritablement,  don  César,' 
son  fils,  et  Séraphine  ne  manquèrent  pas  de  se  rendre  à  mon 
château  avec  cet  ecclésiastique,  tous  quatre  dans  un  carrosse 


LIVRE   X,   CHAPITRE   IX.  28< 

à  six  chevaux,  précédé  d'un  autre  à  quatre  où  étoient  les 
femmes  de  Séraphine,  et  suivi  des  gardes  du  gouverneur. 

Madame  la  gouvernante  fut  à  peine  arrivée  au  château , 
qu'elle  témoigna  une  extrême  impatience  de  voir  Antonia, 
qui,  de  son  côté,  ne  sut  pas  plus  tôt  la  venue  de  Séraphine, 
qu'elle  accourut  pour  la  saluer  et  lui  baiser  la  main;  câ 
qu'elle  fit  de  si  bonne  grâce  que  toute  la  compagnie  l'ad- 
mira. Eh  bien!  madame,  dit  don  César  à  sa  belle-fille,  que 
pensez-vous  d' Antonia?  Santillane  pouvoit-il  faire  un  meil- 
leur choix?  Non,  répondit  Séraphine;  ils  sont  tous  deux 
dignes  l'un  de  l'autre  ;  je  ne  doute  pas  que  leur  union  ne  soit 
très -heureuse.  Enfin,  chacun  donna  des  louanges  à  ma 
future;  et,  si  on  la  loua  fort  sous  son  habit  de  serge,  on  en 
fut  encore  plus  charmé  lorsqu'elle  parut  sous  un  plus  riche 
habillement.  Il  sembloit  qu'elle  n'en  eût  jamais  porté  d'au- 
tres ,  tant  son  air  étoit  noble  et  son  action  aisée  ! 

Le  moment  où  je  devois,  par  un  doux  hymen,  voir  atta- 
cher mon  sort  au  sien,  étant  arrivé,  don  Alphonse  me  prit 
par  la  main  pour  me  conduire  à  l'autel,  et  Séraphine  fit  le 
même  honneur  à  la  mariée.  Nous  nous  rendîmes  tous  deux 
dans  cet  ordre  à  la  chapelle  du  hameau,  où  le  grand  vicaire 
nous  attendoit  pour  nous  marier;  et  cette  cérémonie  se  fit 
aux  acclamations  des  habitants  de  Lirias  et  de  tous  les  riches 
laboureurs  des  environs,  que  Basile  avoit  invités  aux  noces 
d'Antonia.  Ils  avoient  avec  eux  leurs  filles,  qui  s'étoient 
parées  de  rubans  et  de  fleurs,  et  qui  tenoient  dans  leurs 
mains  des  tambours  de  basque.  Nous  retournâmes  ensuite 
au  château,  où,  par  les  soins  de  Scipion,  l'ordonnateur  du 
festin,  il  se  trouva  trois  tables  dressées,  l'une  pour  les  sei- 
gneurs, l'autre  pour  les  personnes  de  leur  suite,  et  la  troi- 
sième, qui  étoit  la  plus  grande,  pour  tous  ceux  qui  avoient 
été  conviés.  Antonia  fut  de  la  première,  madame  la  gouver- 
nante l'ayant  ainsi  voulu;  je  fis  les  honneurs  de  la  seconde. 


282  GIL  BLAS. 

et  Basile  se  mit  à  celle  des  villageois.  Pour  Scipion,  il  ne 
s'assit  à  aucune  table  :  il  ne  faisoit  qu'aller  et  venir  de  l'une 
à  l'autre,  donnant  son  attention  à  faire  bien  servir  et  conten- 
ter tout  le  monde. 

G'étoit  par  les  cuisiniers  du  gouverneur  que  le  repas 
avoit  été  préparé;  ce  qui  suppose  qu'il  n'y  manquoit  rien. 
Les  bons  vins  dont  maître  Joachim  avoit  fait  provision  pour 
moi  y  furent  prodigués;  les  convives  commençoient  à  s'é- 
chauffer, l'allégresse  régnoit  partout,  quand  elle  fut  tout  à 
coup  troublée  par  un  incident  qui  m'alarma.  Mon  secrétaire, 
étant  dans  la  salle  où  je  mangeois  avec  les  principaux  offi- 
ciers de  don  Alphonse  et  les  femmes  de  Séraphine ,  tomba 
subitement  en  foiblesse  et  perdit  toute  connoissance.  Je  me 
levai  pour  aller  à  son  secours;  et,  tandis  que  je  m'occupois 
à  lui  faire  reprendre  ses  esprits,  une  de  ces  femmes  s'éva- 
nouit aussi.  Toute  la  compagnie  jugea  que  ce  double  éva- 
nouissement renfermoit  quelque  mystère,  comme  en  effet  il 
en  cachoit  un  qui  ne  tarda  guère  à  s'éclaircir;  car,  bientôt 
après ,  Scipion ,  étant  revenu  à  lui ,  me  dit  tout  bas  :  Faut-il 
que  le  plus  beau  de  vos  jours  soit  le  plus  désagréable  des 
miens!  On  ne  peut  éviter  son  malheur,  ajouta-t-il;  je  viens 
de  retrouver  ma  femme  dans  une  suivante  de  Séraphine. 

Qu'entends-je?  m'écriai-je;  cela  n'est  pas  possible.  Quoi! 
tu  serois  l'époux  de  cette  dame  qui  vient  de  se  trouver  mal 
en  même  temps  que  toi?  Oui,  monsieur,  me  répondit-il, 
je  suis  son  mari;  et  la  fortune,  je  vous  jure,  ne  pouvoit  me 
jouer  un  plus  vilain  tour  que  de  la  présenter  à  mes  yeux.  Je 
ne  sais,  repris-je,  mon  ami,  quelles  raisons  tu  as  de  te 
plaindre  de  ton  épouse;  mais  ,  quelque  sujet  qu'elle  t'en  ait 
donné,  de  grâce,  contrains-toi;  si  je  te  suis  cher,  ne  trou- 
ble point  cette  fête  en  laissant  éclater  ton  ressentiment.  Vous 
serez  content  de  moi ,  repartit  Scipion  ;  vous  allez  voir  si  je 
ne  sais  pas  bien  dissimuler. 


LIVRE  X,   CHAPITRE  IX.  283 

En  parlant  de  cette  sorte,  il  s'avança  vers  sa  femme,  à 
qui  ses  compagnes  avoient  aussi  rendu  l'usage  des  sens;  et, 
l'embrassant  avec  autant  de  vivacité  que  s'il  eût  été  ravi  de 
la  revoir  :  Ah  !  ma  chère  Béatrix,  lui  dit-il,  le  ciel  enlin  nous 
rejoint  après  dix  ans  de  séparation  !  0  moment  plein  de 
douceur  pour  moi!  J'ignore,  lui  répondit  son  épouse,  si 
vous  avez  effectivement  quelque  joie  de  me  rencontrer; 
mais  du  moins  suis-je  bien  persuadée  que  je  ne  vous 
ai  donné  aucun  juste  sujet  de  m' abandonner.  Quoi!  vous 
me  trouvez  une  nuit  avec  le  seigneur  don  Fernand  de 
Leyva,  qui  étoit  amoureux  de  Julie  ma  maîtresse,  et  dont 
je  servois  la  passion  ;  vous  vous  mettez  dans  l'esprit  que 
je  l'écoute  aux  dépens  de  votre  honneur  et  du  mien  : 
Icà- dessus,  la  jalousie  vous  renverse  la  cervelle;  vous 
quittez  Tolède,  et  me  fuyez  comme  un  monstre,  sans  me 
demander  un  éclaircissement!  Qui  de  nous  deux,  s'il  vous 
plaît,  est  le  plus  en  droit  de  se  plaindre?  C'est  vous,  sans 
contredit,  lui  répliqua  Scipion.  Sans  doute,  reprit- elle, 
c'est  moi.  Don  Fernand,  peu  de  temps  après  votre  départ 
de  Tolède,  épousa  Julie,  auprès  de  qui  j'ai  demeuré  tant 
qu'elle  a  vécu;  et,  depuis  qu'une  mort  prématurée  nous 
l'a  ravie,  je  suis  au  service  de  madame  sa  sœur,  qui  peut 
vous  répondre ,  aussi  bien  que  toutes  ses  femmes ,  de  la 
pureté  de  mes  mœurs. 

Mon  secrétaire ,  à  ce  discours  dont  il  ne  pouvait  prouver 
la  fausseté,  prit  son  parti  de  bonne  grâce.  Encore  une  fois, 
dit-il  à  son  épouse,  je  reconnois  ma  faute,  et  je  vous  en 
demande  pardon  devant  cette  honorable  assistance.  Alors, 
intercédant  pour  lui,  je  priai  Béatrix  d'oublier  le  passé,  l'as- 
surant que  son  mari  ne  songeroit  désormais  qu'à  lui  donner 
de  la  satisfaction.  Elle  se  rendit  à  ma  prière,  et  toute  la 
compagnie  applaudit  à  la  réunion  de  ces  deux  époux.  Pour 
mieux  la  célébrer,  on  les  fit  asseoir  à  table  l'un  auprès  de 


284  GIL  BLAS. 

l'autre;  on  leur  porta  des  hrindes^;  chacun  leur  fit  fête  : 
on  eût  dit  que  le  festin  se  faisoit  plutôt  à  l'occasion  de  leur 
raccommodemeut  que  de  mes  noces. 

La  troisième  table  fut  la  première  que  l'on  abandonna. 
Les  jeunes  villageois,  préférant  l'amour  à  la  bonne  chère,  la 
quittèrent  pour  former  des  danses  avec  les  jeunes  paysannes, 
qui,  par  le  bruit  de  leurs  tambours  de  basque,  attirèrent 
bientôt  les  personnes  des  autres  tables,  et  leur  inspirèrent 
l'envie  de  suivre  leur  exemple.  Voilà  tout  le  monde  en  mou- 
vement :  les  officiers  du  gouverneur  se  mirent  à  danser  avec 
les  soubrettes  de  la  gouvernante;  les  seigneurs  môme  se 
mêlèrent  parmi  les  danseurs;  don  Alphonse  dansa  une  sa- 
rabande avec  Séraphine ,  et  don  César  une  autre  avec  Anto- 
nia,  qui  vint  ensuite  me  prendre,  et  qui  ne  s'en  acquitta 
pas  mal  pour  une  personne  qui  n'avoit  que  quelques  prin- 
cipes de  danse  qu'elle  avoit  reçus  à  Albarazin,  chez  une 
bourgeoise  de  ses  parentes.  Pour  moi,  qui,  comme  je  l'ai 
déjà  dit,  avois  appris  à  danser  chez  la  marquise  de  Chaves, 
je  parus  à  l'assemblée  un  grand  danseur.  A  l'égard  de  Béa- 
trix  et  de  Scipion,  ils  commencèrent  à  s'entretenir  en  par- 
ticulier, pour  se  rendre  compte  mutuellement  de  ce  qui  leur 
étoit  arrivé  pendant  qu'ils  avoient  été  séparés;  mais  leur 
conversation  fut  interrompue  par  Séraphine,  qui,  venant 
d'être  informée  de  leur  reconnoissance,  les  fit  appeler  pour 
leur  en  témoigner  sa  joie.  Mes  enfants,  leur  dit-elle,  dans 
ce  jour  de  réjouissance,  c'est  un  surcroît  de  satisfaction 
pour  moi  de  vous  voir  tous  deux  rendus  l'un  à  l'autre.  Ami 
Scipion,  ajouta-t-elle,  je  vous  remets  votre  épouse,  en  vous 
protestant  qu'elle  a  toujours  tenu  une  conduite  irrépro- 
chable; vivez  ici  avec  elle  en  bonne  intelligence.  Et  vous, 
Béatrix,  attachez-vous  à  Antonia,  et  ne  lui  soyez  pas  moins 

1.  Drindis,  brinde,  sauté  que  l'ou  se  porte  en  buvant  à  la  Ronde.  Ce  mot 
est  venu  tics  Flamands. 


LIVRE  X,   CHAPITRE  X.  285 

dévouée  que  votre  mari  l'est  au  seigneur  de  Santillane.  Sci- 
pion ,  ne  pouvant  plus  après  cela  regarder  sa  femme  que 
comme  une  autre  Pénélope,  promit  d'avoir  pour  elle  toutes 
les  considérations  imaginables. 

Les  villageois  et  villageoises ,  après  avoir  dansé  toute  la 
journée,  se  retirèrent  dans  leurs  maisons;  mais  on  continua 
la  fête  dans  le  château.  11  y  eut  un  magnifique  souper;  et, 
lorsqu'il  y  fut  question  de  s'aller  coucher,  le  grand  vicaire 
bénit  le  lit  nuptial,  Séraphine  déshabilla  la  mariée,  et  les  sei- 
gneurs de  Leyva  me  firent  le  même  honneur.  Ce  qu'il  y  a  de 
plaisant,  c'est  que  les  officiers  de  don  Alphonse  et  les  femmes 
de  la  gouvernante  s'avisèrent,  pour  se  réjouir,  de  faire  la 
même  cérémonie;  ils  déshabillèrent  Béatrix  et  Scipion,  qui, 
pour  rendre  la  scène  plus  comique ,  se  laissèrent  gravement 
dépouiller  et  mettre  au  lit^ 


CHAPITRE  X. 

Suite  du  mariage  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia.  Commencement 
de  l'histoire  de  Scipion. 

Dès  le  lendemain  de  mes  noces,  les  seigneurs  de  Leyva 
retournèrent  à  Valence,  après  m'avoir  donné  mille  nouvelles 
marques  d'amitié;  si  bien  que,  mon  secrétaire  et  moi,  nous 
demeurâmes  seuls  au  château  avec  nos  femmes  et  nos  valets. 

Le  soin  que  nous  prîmes  l'un  et  l'autre  de  plaire  à  ces 
dames  ne  fut  pas  inutile  ;  j'inspirai  en  peu  de  temps  à  mon 
épouse  autant  d'amour  que  j'en  avois  pour  elle,  et  Scipion 

1.  Cet  incident  de  Béatrix  ressemblerait  d'abord  à  la  reconnaissance  de 
Cléantbis  et  de  Strabon  dans  le  Deinocrile  amoureux  de  Regnard,mais  le 
dénoùment  diffère  beaucoup.  C'est  un  épisode  qui  égayé  un  peu  le  tableau  des 
noces  de  Gil  Blas;  tableau  agréable  en  son  genre,  et  qu'on  peut  comparer  à 
une  noce  de  Téniers,  mais  qui  serait  trop  sérieux,  si  Le  Sage  n'y  eût  glissé 
quelque  nuance  de  comique  et  une  pointe  de  malice. 


286  GIL  BLAS. 

fit  oublier  à  la  sienne  les  chagrins  qu'il  lui  avoit  causés. 
Béatrix,  qui  avoit  l'esprit  souple  et  liant,  s'insinua  sans  peine 
dans  les  bonnes  grâces  de  sa  nouvelle  maîtresse  et  gagna  sa 
confiance.  Enfin,  nous  nous  accordâmes  tous  quatre  à  mer- 
veille, et  nous  commençâmes  à  jouir  d'un  sort  fort  digne  d'en- 
vie. Tous  nos  jours  couloient  dans  les  plus  doux  amusements. 
Antonia  étoit  fort  sérieuse,  mais  nous  étions  très-gais,  Béa- 
trix et  moi;  et,  quand  nous  ne  l'aurions  pas  été,  il  suffisoit 
que  Scipion  fût  avec  nous  pour  ne  point  engendrer  de  mé- 
lancolie. C'étoit  un  homme  incomparable  pour  la  société,  un 
de  ces  personnages  comiques  qui  n'ont  qu'à  se  montrer  pour 
égayer  une  compagnie. 

Un  jour  qu'il  nous  prit  fantaisie,  après  le  dîner,  d'aller 
faire  la  sieste  dans  l'endroit  le  plus  agréable  du  bois,  mon 
secrétaire  se  trouva  de  si  belle  humeur,  qu'il  nous  ôta  l'envie 
de  dormir  par  ses  discours  réjouissants.  Tais-toi,  lui  dis-je, 
mon  ami;  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'assoupir  en  t'écoutant,  ou 
bien,  puisque  tu  nous  empêches  de  nous  livrer  au  sommeil, 
fais-nous  donc  quelque  récit  digne  de  notre  attention.  Très 
volontiers,  me  répondit-il.  Voulez-vous  que  je  vous  raconte 
l'histoire  du  roi  Pelage?  J'aimerois mieux  entendre  la  tienne, 
lui  répliquai-je  ;  mais  c'est  un  plaisir  que  tu  n'as  pas  jugé 
à  propos  de  me  donner  depuis  que  nous  vivons  ensemble, 
et  çpieje  n'aurai  jamais  apparemment.  D'où  vient?  me  dit-il. 
Si  je  ne  vous  ai  pas  conté  mon  histoire,  c'est  que  vous  ne 
m'avez  pas  témoigné  le  moindre  désir  de  la  savoir  ;  ce  n'est 
donc  pas  ma  faute  si  vous  ignorez  mes  aventures;  et,  pour 
peu  que  vous  soyez  curieux  de  les  apprendre ,  je  suis  prêt  à 
contenter  votre  curiosité.  Antonia,  Béatrix  et  moi,  nous  le 
prîmes  au  mot ,  et  nous  nous  disposâmes  à  prêter  une  oreille 
attentive  à  son  récit,  qui  ne  pouvoit  faire  sur  nous  qu'un 
bon  effet,  soit  en  nous  divertissant,  soit  en  nous  excitant  au 
sommeil. 


mi  m'Lm, 


FA"   C«4J°  fO 


(-.lynier  frères, Edilexu-s 


LIVRE  X,   CHAPITRE  X.  287 

Je  serois,  dit  Scipion,  le  fils  d'un  grand  de  la  première 
classe,  ou  tout  au  moins  de  quelque  chevalier  de  Saint- 
Jacques  ou  d'Alcantara,  si  cela  eût  dépendu  de  moi  :  mais 
comme  on  ne  se  choisit  point  un  père ,  vous  saurez  que  le 
mien ,  nommé  Torribio  Scipion ,  étoit  un  honnête  archer  de 
la  sainte  hermandad.  En  allant  et  venant  sur  les  grands 
chemins  où  sa  profession  l'obligeoit  d'être  presque  toujours, 
il  rencontra  par  hasard  un  jour,  entre  Guença  et  Tolède,  une 
jeune  Bohémienne  qui  lui  parut  fort  jolie.  Elle  étoit  seule, 
à  pied,  et  portoit  avec  elle  toute  sa  fortune  dans  une  espèce 
de  havre-sac  qu'elle  avoit  sur  le  dos.  Où  allez-vous  ainsi,  ma 
mignonne?  lui  dit-il  en  adoucissant  sa  voix,  qu'il  avoit  natu- 
rellement très-rude.  Seigneur  cavalier,  lui  répondit-elle,  je 
vais  à  Tolède,  où  j'espère  gagner  ma  vie  de  façon  ou  d'autre 
en  vivant  honnêtement.  Vos  intentions  sont  louables,  reprit- 
il,  et  je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez  plus  d'une  corde  à  votre 
arc.  Oui,  Dieu  merci,  repartit-elle;  j'ai  plusieurs  talents;  entre 
autres ,  je  sais  composer  des  pommades  et  des  essences  fort 
utiles  aux  dames;  je  dis  la  bonne  aventure,  je  fais  tourner 
le  sas  pour  retrouver  les  choses  perdues,  et  montre  tout  ce 
qu'on  veut  dans  le  miroir  ou  dans  le  verrez 

Torribio,  jugeant  qu'une  pareille  fille  étoit  un  parti  très- 
avantageux  pour  un  homme  tel  que  lui,  qui  avoit  de  la  peine 
à  vivre  de  son  emploi,  quoiqu'il  sût  fort  bien  le  remplir,  lui 
proposa  de  l'épouser.  La  Bohémienne  n'eut  garde  de  mépri- 
ser les  vœux  d'un  officier  de  la  sainte  confrérie;  elle  accepta 
la  proposition  avec  plaisir.  Gela  étant  arrêté  entre  eux ,  ils 
se  rendirent  tous  deux  en  diligence  à  Tolède,  où  ils  se  ma- 
rièrent,   et   vous    voyez   en    moi  le    digne   fruit    de    ce 


1.  La  catoptromancie,  la  cristallomancie,  ou  la  spéculatoire,  s'exerçaient  en 
effet  par  des  miroirs  magiques.  Il  en  est  question  dans  V Apologie  d'Apulée, 
dans  l'ancienne  Vie  de  saint  Hilarion,  dans  la  Physique  curieuse  du  père 
Gaspard  Schott,  jésuite,  etc. 


288  GIL  BLAS. 

noble  hy menée.  Ils  s'établirent  dans  un  faubourg  où  ma 
mère  commença  par  débiter  des  pommades  et  des  essences; 
mais,  ne  trouvant  pas  ce  trafic  assez  lucratif,  elle  fit  la  devi- 
neresse. C'est  alors  qu'on  vit  pleuvoir  chez  elle  les  écus  et  les 
pistoles:  mille  dupes  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  mirent  bien- 
tôt en  réputation  la  Coscolina;  c'est  ainsi  que  se  nommoit  la 
Bohémienne.  Il  venoit  tous  les  jours  quelqu'un  la  prier  d'em- 
ployer pour  lui  son  ministère  :  tantôt  c'étoit  un  neveu  indi- 
gent qui  vouloit  savoir  quand  son  oncle,  dont  il  étoit  l'unique 
héritier,  partiroit  pour  l'autre  monde;  et  tantôt  c'étoit  une 
fille  qui  souhaitoit  d'apprendre  si  un  cavalier  dont  elle  recon- 
noissoit  les  soins,  et  qui  lui  promettoit  de  l'épouser  lui 
tiendroit  parole  ^ 

Vous  observerez,  s'il  vous  plaît,  que  les  prédictions  de 
ma  mère  étoient  toujours  favorables  aux  personnes  à  qui  elle 
les  faisoit  :  si  par  hasard  elles  s'accomplissoient,  à  la  bonne 
heure;  et  si  l'on  venoit  lui  reprocher  que  le  contraire  de  ce 
qu'elle  avoit  prédit  étoit  arrivé,  elle  répondoit  froidement 
qu'il  falloit  s'en  prendre  au  démon,  qui,  malgré  la  force  des 
conjurations  qu'elle  employoit  pour  l'obliger  à  révéler  l'ave- 
nir, avoit  quelquefois  la  malice  de  la  tromper. 

Lorsque,  pour  l'honneur  du  métier,  manière  croyoit 
devoir  faire  paroître  le  diable  dans  ses  opérations,  c'étoit  Tor- 
ribio  Scipion  qui  faisoit  ce  personnage,  et  qui  s'en  acquittoit 
parfaitement  bien,  la  rudesse  de  sa  voix  et  la  laideur  de  son 
visage  lui  donnant  un  air  convenable  à  ce  qu'il  représentoit. 
Pour  peu  qu'on  fût  crédule ,  on  étoit  épouvanté  de  la  figure 
de  mon  père.  Mais  un  jour,  par  malheur,  il  vint  un  brutal  de 
capitaine  qui  voulut  voir  le  diable,  et  qui  lui  passa  son  épée 


1.  L'art  (les  devineresses  était  florissant  à  Paris  pendant  tout  le  xvii*  siècle. 
Le  Sage  n'exagère  pas  en  parlant  des  sujets  sur  lesquels  on  les  consultait. 
Sous  Louis  XIV,  les  dames  voulaient  surtout  savoir  si  elles  pourraient  devenir 
les  maîtresses  du  roi. 


LIVRE  X,  CHAPITRE   X.  289 

au  travers  du  corps.  Le  saint  office,  informé  de' la  mort  du 
diable,  envoya  ses  officiers  chez  la  Coscolina,  dont  ils  se  sai- 
sirent, aussi  bien  que  de  tous  ses  effets  ;  et  moi ,  qui  n'avois 
alors  que  sept  ans,  je  fus  mis  à  l'hôpital  de  los  Ninos  ^  Il  y 
avoit  dans  cette  maison  de  charitables  ecclésiastiques ,  qui , 
bien  payés  pour  avoir  soin  de  l'éducation  des  pauvres  orphe- 
lins, prenoient  la  peine  de  leur  montrer  à  lire  et  cà  écrire.  Ils 
crurent  remarquer  que  je  promettois  beaucoup ,  ce  qui  fut 
cause  qu'ils  me  distinguèrent  des  autres ,  et  me  choisirent 
pour  faire  leurs  commissions.  Ils  m'envoyoient  en  ville  por- 
ter leurs  lettres;  j'allois  et  venois  pour  eux,  et  c'étoit  moi 
qui  répondois  leurs  messes.  Par  reconnoissance ,  ils  entre- 
prirent de  m'enseigner  la  langue  latine;  mais  ils  s'y  prirent 
trop  rudement,  et  me  traitèrent  avec  tant  de  rigueur,  mal- 
gré les  petits  services  que  je  leur  rendois,  que ,  ne  pouvant 
y  résister,  je  m'échappai  un  beau  jour  en  faisant  une  com- 
mission; et,  bien  loin  de  retourner  à  l'hôpital,  je  sortis  même 
de  Tolède  par  le  faubourg  du  côté  de  Se  ville. 

Quoique  j'eusse  à  peine  alors  neuf  ans  accomplis,  je  sen- 
tois  déjà  le  plaisir  d'être  libre  et  maître  de  mes  actions. 
J'étois  sans  argent  et  sans  pain  :  n'importe  ;  je  n'avois  point 
de  leçons  à  étudier  ni  de  thèmes  à  composer.  Après  avoir 
marché  pendant  deux  heures,  mes  petites  jambes  commen- 
cèrent à  refuser  le  service.  Je  n'avois  point  encore  fait  de  si 
longs  voyages.  Il  fallut  m' arrêter  pour  me  reposer.  Je  m'as- 
sis au  pied  d'un  arbre  qui  bordoit  le  grand  chemin  ;  là,  pour 
m'amuser,  je  tirai  mon  rudiment  que  j'avois  dans  ma  poche, 
et  le  parcourus  en  badinant;  puis,  venant  à  me  souvenir 
des  fendes  et  des  coups  de  fouet  qu'il  m'avoit  fait  recevoir, 
j'en  déchirai  les  feuillets  en  disant  avec  colère  :  xVh  !  chien  de 
livre,  tu  ne  me  feras  plus  répandre  de  pleurs!  Tandis  que 

1.  Des  enfants. 

u.  19 


290  GIL  BLAS. 

j'assouvissois  ma  vengeance  en  jonchant  autour  de  moi  la 
terre  de  déclinaisons  et  de  conjugaisons,  il  passa  par  là  un 
ermite  à  barbe  blanche,  qui  portoit  de  larges  lunettes,  et 
qui  avoit  un  air  vénérable.  Il  s'approcha  de  moi;  et,  s'il  me 
considéra  fort  attentivement  je  l'examinai  bien  aussi.  Mon 
petit  homme,  me  dit-il  avec  un  souris,  il  me  semble  que 
nous  venons  tous  deux  de  nous  regarder  bien  tendrement, 
et  que  nous  ne  ferions  pas  mal  de  demeurer  ensemble  dans 
mon  ermitage,  qui  n'est  qu'à  deux  cents  pas  d'ici.  Je  suis 
votre  serviteur,  lui  répondis-je  assez  brusquement,  je  n'ai 
aucune  envie  d'être  ermite.  A  cette  réponse,  le  bon  vieil- 
lard fit  un  éclat  de  rire,  et  me  dit  en  m' embrassant  :  Il  ne 
faut  pas,  mon  fils,  que  mon  habit  vous  fasse  peur;  s'il  n'est 
pas  beau,  il  est  utile;  il  me  rend  seigneur  d'une  retraite 
charmante  et  des  villages  voisins,  dont  les  habitants  m'aiment 
ou  plutôt  m'idolâtrent.  Venez  avec  moi,  ajouta-t-il,  et  ne 
craignez  rien;  je  vous  revêtirai  d'une  jaquette  semblable  à  la 
mienne.  Si  vous  vous  en  trouvez  bien,  vous  partagerez  avec 
moi  les  douceurs  de  la  vie  que  je  mène  ;  et,  si  vous  ne  vous 
en  accommodez  point,  non-seulement  il  vous  sera  permis 
de  me  quitter,  mais  vous  pouvez  même  compter  qu'en  nous 
séparant  je  ne  manquerai  pas  de  vous  faire  du  bien. 

Je  me  laissai  persuader,  et  je  suivis  le  vieil  ermite  qui, 
chemin  faisant,  me  fit  plusieurs  questions,  auxquelles  je 
répondis  avec  une  ingénuité  que  je  n'ai  pas  toujours  eue 
dans  la  suite.  En  arrivant  à  l'ermitage,  il  me  présenta  quel- 
ques fruits  que  je  dévorai,  n'ayant  rien  mangé  de  toute  la 
journée  qu'un  morceau  de  pain  sec,  dont  j'avois  déjeuné  le 
matin  à  l'hôpital.  Le  solitaire,  me  voyant  si  bien  jouer  des 
mâchoires,  me  dit:  Courage,  mon  enfant,  ne  ménage  point 
mes  fruits:  j'en  ai,  grâce  au  ciel,  une  ample  provision.  Je 
ne  t'ai  pas  amené  ici  pour  te  faire  mourir  de  faim.  Ce  qui 
étoit  très-véritable  ;  car,  une  heure  après  notre  arrivée ,  il 


LIVRE  X,   CHAPITRE   X.  291 

alluma  du  feu,  embrocha  un  gigot  de  mouton;  et,  tandis 
que  je  tournois  la  broche,  il  dressa  une  petite  table,  qu'il 
couvrit  d'une  serviette  assez  malpropre,  et  sur  laquelle  il 
mit  deux  couverts,  l'un  pour  lui  et  l'autre  pour  moi. 

Quand  la  viande  fut  cuite,  il  la  tira  de  la  broche,  et  en 
coupa  quelques  pièces  pour  notre  souper,  qui  ne  fut  pas  un 
repas  de  brebis,  puisque  nous  bûmes  d'un  excellent  vin  dont 
il  avoit  aussi  une  bonne  provision.  Eh  bien!  mon  poulet ,  me 
dit-il  lorsque  nous  fumes  hors  de  table,  es-tu  content  de 
mon  ordinaire?  ne  vaut-il  pas  bien  celui  de  ton  hôpital?  Voilà 
de  quelle  façon  tu  seras  traité  tous  les  jours,  si  tu  demeures 
avec  moi.  Au  reste,  poursuivit-il,  tu  ne  feras  dans  cet  ermi- 
tage que  ce  qu'il  te  plaira.  J'exige  de  toi  seulement  que  tu 
m'accompagnes  toutes  les  fois  que  j'ii'ai  quêter  dans  les 
villages  voisins;  tu  me* serviras  à  conduire  un  bourriquet 
chargé  de  deux  paniers ,  que  les  paysans  charitables  rem- 
plissent ordinairement  d'œufs,  de  pain,  de  viande  et  de 
poisson.  Je  ne  te  demande  que  cela.  11  me  semble  que  ce 
n'est  pas  trop  exiger  de  toi.  Oh!  je  ferai,  lui  dis-je,  tout  ce 
que  vous  voudrez,  pourvu  que  vous  ne  m'obligiez  point  à 
apprendre  le  latin.  Le  frère  Chrysostome,  c'étoit  le  nom  du 
vieil  ermite,  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  ma  naïveté,  et 
m'assura  de  nouveau  qu'il  ne  prétendoit  pas  gêner  mes 
inclinations. 

Nous  allâmes  dès  le  lendemain  à  la  quête  avec  l'ànon , 
que  je  menois  par  le  licou.  Nous  fùiies  une  copieuse  récolte, 
chaque  paysan  se  faisant  un  plaisir  de  mettre  quelque  chose 
dans  nos  paniers.  L'un  y  jetoit  un  pain  entier,  l'autre  une 
grosse  pièce  de  lard;  celui-ci  une  oie  farcie,  celui-là  une 
perdrix.  Que  vous  dirai-je?  Nous  apportâmes  au  logis  des 
vivres  pour  plus  de  huit  jours;  ce  qui  marquoit  bien  l'es- 
time et  l'amitié  que  les  villageois  avoient  pour  le  frère.  Il 
est  vrai  qu'il  leur  étoit  d'une  grande  utilité  :  il  leur  donnoit 


292  GIL  BLAS. 

des  conseils  quand  ils  venoient  le  consulter  ;  il  remettoit  la 
paix  dans  les  ménages  où  régnoit  la  discorde,  et  marioit  les 
fdles  qui  lui  paroissoient  fatiguées  du  célibat;  savoit-il  que 
deux  riches  laboureurs  étoient  mal  ensemble,  il  les  alloit 
voir,  et  il  faisoit  si  bien  qu'il  les  réconcilioit;  enfin,  il  avoit 
des  remèdes  pour  mille  sortes  de  maladies,  et  apprenoit 
des  oraisons  aux  femmes  qui  souhaitoient  d'avoir  des 
enfants. 

Vous  voyez,  par  ce  que  je  viens  de  dire,  que  j'étois  bien 
nourri  dans  mon  ermitage.  Je  n'y  étois  pas  plus  mal  cou- 
ché :  étendu  sur  de  bonne  paille  fraîche,  ayant  sous  ma 
tête  un  coussin  de  bure ,  et  sur  le  corps  une  couverture  de 
la  même  étoffe,  je  ne  faisois  qu'un  somme  qui  duroit  toute 
la  nuit.  Le  frère  Ghrysostome,  qui  m' avoit  fait  fête  d'un 
habillement  d'ermite ,  m'en  fit  un  lui-même  d'une  de  ses 
vieilles  robes,  et  me  nomma  le  petit  frère  Scipion.  Sitôt  que 
je  parus  dans  les  villages  sous  cet  habit  d'ordonnance,  on 
me  trouva  si  gentil,  que  le  bourriquet  en  fut  plus  chargé. 
C'étoit  à  qui  en  donneroit  davantage  au  petit  frère  :  tant  on 
prenoit  plaisir  à  voir  sa  figure  ! 

La  vie  molle  et  fainéante  que  je  menois  avec  le  vieil 
ermite  ne  pouvoit  déplaire  à  un  garçon  de  mon  âge.  Aussi 
j'y  pris  tant  de  goût,  que  je  l'aurois  toujours  continuée,  si 
les  Parques  ne  m'eussent  point  filé  d'autres  jours  fort  diffé- 
rents; mais  la  destinée  que  j'avois  à  remplir  m'arracha  bien- 
tôt à  la  mollesse,  et  me  fit  quitter  le  frère  Ghrysostome  de  la 
manière  que  je  vais  le  raconter. 

Je  voyois  souvent  ce  vieillard  travailler  au  coussin  qui 
lui  servoit  d'oreiller;  il  ne  faisoit  que  le  découdre  et  le  recou- 
dre, et  je  remarquai  un  jour  qu'il  mit  de  l'argent  dedans. 
Cette  observation  fut  suivie  d'un  mouvement  curieux,  que  je 
me  promis  de  satisfaire  dès  le  premier  voyage  qu'il  feroit  à 
Tolède,  où  il  avoit  coutume  d'aller  tout  seul  une  fois  la 


LIVRE  X,   CHAPITRE  X.  293 

semaine.  J'en  attendis  le  jour  impatiemment,  sans  avoir 
encore  toutefois  d'autre  dessein  que  de  contenter  ma  curio- 
sité. Enfin  le  bonhomme  partit,  et  je  défis  son  oreiller,  où 
je  trouvai,  parmi  la  laine  qui  le  remplissoit,  la  valeur  peut- 
être  de  cinquante  écus  en  toutes  sortes  d'espèces. 

Ce  trésor  apparemment  étoit  la  reconnoissance  des  pay- 
sans que  l'ermite  avoit  guéris  par  ses  remèdes,  et  des 
paysannes  qui  avoient  eu  des  enfants  par  la  vertu  de  ses 
oraisons.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  vis  pas  plus  tôt  que  c'étoit 
de  l'argent  que  je  pouvois  impunément  m'approprier,  que 
mon  naturel  bohémien  se  déclara.  Il  me  prit  une  envie  de 
le  voler,  qu'on  ne  pouvoit  attribuer  qu'à  la  force  du  sang 
qui  couloit  dans  mes  veines.  Je  cédai  sans  résistance  à  la 
tentation  ;  je  serrai  l'argent  dans  un  sac  de  bure  où  nous 
mettions  nos  peignes  et  nos  bonnets  de  nuit;  ensuite,  après 
avoir  quitté  mon  habit  d'ermite  et  repris  celui  d'orphelin, 
je  m'éloignai  de  l'ermitage,  croyant  emporter  dans  mon  sac 
toutes  les  richesses  des  Indes. 

Vous  venez  d'entendre  mon  coup  d'essai,  continua  Sci- 
pion,  et  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  vous  attendiez  à  une 
suite  de  faits  de  la  même  nature.  Je  ne  tromperai  point  votre 
attente  ;  j'ai  encore  d'autres  pareils  exploits  à  vous  conter, 
avant  que  j'en  vienne  à  mes  actions  louables;  mais  j'y  vien- 
drai, et  vous  verrez  par  mon  récit  qu'un  fripon  peut  fort 
bien  devenir  un  honnête  homme. 

Tout  enfant  que  j'étois,  je  ne  fus  pas  assez  sot  pour  repren- 
dre le  chemin  de  Tolède;  c'eût  été  m'exposer  au  hasard  de 
rencontrer  le  frère  Chrysostome,  quim'auroit  fait  rendre  désa- 
gréablement son  magot.  Je  suivis  une  autre  route  qui  me 
conduisit  au  village  de  Galves,  où  je  m'arrêtai  dans  une 
hôtellerie,  dont  l'hôtesse  étoit  une  veuve  de  quarante  ans  , 
qui  avoit  toutes  les  qualités  requises  pour  bien  faire  ses 
petites  affaires.  Cette  femme  n'eut  pas  plus  tôt  jeté  les  yeux 


294  GIL   BLAS. 

sur  moi ,  que ,  jugeant  à  mon  habillement  que  je  clevois  être 
un  échappé  de  l'hôpital  des  orphelins,  elle  me  demanda 
qui  j'étois  et  où  j'allois.  Je  lui  répondis  qu'ayant  perdu  mon 
père  et  ma  mère ,  je  cherchois  une  condition.  Mon  enfant, 
me  dit-elle,  sais-tu  lire?  Je  l'assurai  que  je  lisois,  et  même 
que  j'écrivois  à  merveille.  Véritablement  je  formols  mes 
lettres,  et  je  lesliois  de  façon  que  cela  ressembloit  un  peu  à 
de  l'écriture;  et  c'en  étoit  assez  pour  les  expéditions  d'une 
taverne  de  village.  Je  te  retiens  donc  à  mon  service ,  me 
répliqua  l'hôtesse.  Tu  ne  me  seras  pas  inutile;  tu  tiendras 
ici  le  registre  de  mes  dettes  actives  et  passives.  Je  ne  te 
donnerai  point  de  gages,  ajouta-t-elle,  attendu  qu'il  vient 
dans  cette  hôtellerie  d'honnêtes  gens  qui  n'oublient  pas  les 
valets.  Tu  peux  compter  sur  de  bons  petits  profits. 

J'acceptai  le  parti,  me  réservant,  comme  vous  pouvez 
croire,  le  droit  de  changer  d'air,  sitôt  que  le  séjour  de 
Galves  cesseroit  de  m'être  agréable.  Dès  que  je  me  vis  arrêté 
pour  servir  dans  cette  hôtellerie,  je  me  sentis  l'esprit  tra- 
vaillé d'une  grande  inquiétude,  et  plus  j'y  pensois,  plus  ma 
crainte  me  sembloit  bien  fondée.  Je  ne  voulois  pas  qu'on  sût 
que  j'avois  de  l'argent,  et  j'étois  bien  en  peine  de  savoir  où 
je  le  cacherois,  pour  qu'il  fût  à  couvert  de  toute  main  étran- 
gère. Je  ne  connoissois  pas  encore  assez  la  maison  pour  me 
fier  aux  endroits  les  plus  propres  à  le  receler.  Que  les 
richesses  causent  d'embarras!  J'étois  dans  de  continuelles 
alarmes.  Je  me  déterminai  pourtant  à  mettre  mon  sac  dans 
un  coin  de  notre  grenier  où  il  y  avoit  de  la  paille;  et,  le 
croyant  là  plus  en  sûreté  qu'ailleurs,  je  me  tranquillisai 
autant  qu'il  me  fut  possible. 

Nous  étions  trois  domestiques  dans  cette  maison  :  un 
gros  garçon  d'écurie,  une  jeune  servante  de  Galice,  et  moi. 
Chacun  de  nous  tiroit  tout  ce  qu'il  pouvoit  des  voyageurs 
qui  s'y   arrètoient.    J'attrapois  toujours   de   ces   messieurs 


LIVRE  X,   CHAPITRE  X.  295 

quelques  pièces  de  menue  monnoie,  quand  j'allois  leur  por- 
ter le  mémoire  de  leur  dépense.  Ils  donnoient  aussi  quelque 
chose  au  valet  d'écurie,  pour  avoir  eu  soin  de  leurs  montu- 
res; mais  pour  la  Galicienne,  qui  étoit  l'idole  des  muletiers 
qui  passoient  par  Là,  elle  gagnoit  plus  d'écus  que  nous  de 
maravédis.  Je  n'avois  pas  sitôt  reçu  un  sou,  que  je  le  portois 
au  grenier  pour  en  grossir  mon  trésor;  et  plus  je  voyois 
augmenter  mon  bien ,  plus  je  sentois  que  mon  petit  cœur  s'y 
attachoit.  Je  baisois  quelquefois  mes  espèces;  je  les  contem- 
plois  avec  un  ravissement  qui  ne  peut  être  compris  que  par 
les  avares. 

L'amour  que  j'avois  pour  mon  trésor  m'obligeoit  à  Laller 
visiter  trente  fois  par  jour.  Je  rencontrois  souvent  sur  l'esca- 
lier l'hôtesse,  laquelle,  étant  très-défiante  de  son  naturel, 
fut  curieuse  un  jour  de  savoir  ce  qui  pouvoit  à  tout  moment 
m' attirer  au  grenier.  Elle  y  monta  et  se  mit  cà  fureter  par- 
tout, s'imaginant  que  je  cachois  peut-être  dans  ce  galetas 
des  choses  que  je  dérobois  dans  sa  maison.  Elle  n'oublia  pas 
de  remuer  la  paille  qui  couvroit  mon  sac,  et  elle  le  trouva. 
Elle  l'ouvrit;  et,  voyant  qu'il  y  avoit  dedans  des  écus  et  des 
pistoles,  elle  crut  ou  fit  semblant  de  croire  que  je  lui  avois 
volé  cet  argent.  Elle  s'en  saisit  à  bon  compte.  Puis,  m'appe- 
lant  petit  misérable,  petit  coquin,  elle  ordonna  au  garçon 
d'écurie,  tout  dévoué  à  ses  volontés,  de  m'appliquer  une 
cinquantaine  de  bons  coups  de  fouet;  et,  après  m'avoir  si 
bien  fait  étriller,  elle  me  mit  à  la  porte,  en  disant  qu'elle  ne 
vOLiloit  point  souffrir  chez  elle  de  fripon.  J'eus  beau  protester 
que  je  n'avois  point  volé  Lhôtesse,  elle  soutint  le  contraire, 
et  on  la  crut  plutôt  que  moi.  C'est  ainsi  que  les  espèces  du 
frère  Chrysostome  passèrent  des  mains  d'un  voleur  dans 
celles  d'une  voleuse. 

Je  pleurai  la  perte  de  mon  argent,  comme  on  pleure  la 
mort  d'un  fils  unique;  et  si  mes  larmes  ne  me  firent  pas 


296  G  IL   BLAS. 

rendre  ce  que  j'avois  perdu,  elles  furent  cause  du  moins 
que  j'excitai  la  compassion  de  quelques  personnes  qui  les 
virent  couler,  et  entre  autres  du  curé  de  Galves,  qui  passa 
près  de  moi  par  hasard.  Il  parut  touché  du  triste  état  où 
j'étois,  et  m'emmena  au  presbytère  avec  lui.  Là,  pour 
'gagner  ma  confiance,  ou  plutôt  pour  me  tirer  les  vers  du 
nez,  il  commença  par  me  plaindre.  Que  ce  pauvre  enfant, 
s'écria-t-il  d'un  air  plein  de  compassion,  est  digne  de  pitié 
de  n'avoir  personne  qui  prenne  soin  de  lui!  Faut-il  s'étonner 
si,  livré  à  lui-même  dans  un  âge  si  tendre ,  il  a  commis  une 
mauvaise  action?  Les  hommes,  pendant  le  cours  de  leur  vie, 
ont  bien  de  la  peine  à  s'en  défendre.  Ensuite,  m' adressant 
la  parole  :  Mon  fils,  ajouta-t-il,  de  quel  endroit  d'Espagne 
êtes-vous?  et  qui  sont  vos  parents?  Vous  avez  l'air  d'un 
garçon  de  famille.  Parlez-moi  confidemment,  et  comptez 
que  je  ne  vous  abandonnerai  point. 

Le  curé,  par  ce  discours  politique  et  charitable  tout 
ensemble,  m'engagea  insensiblement  à  lui  découvrir  toutes 
mes  affaires,  ce  que  je  fis  avec  beaucoup  d'ingénuité.  Je  lui 
avouai  tout;  après  quoi  il  me  dit  :  Mon  ami,  quoiqu'il  ne 
convienne  guère  aux  ermites  de  thésauriser,  cela  ne  diminue 
pas  votre  faute  :  en  volant  le  frère  Ghrysostome,  vous  avez 
toujours  péché  contre  l'article  du  Décalogue  qui  défend  de 
dérober;  mais  ce  qui  doit  vous  consoler,  c'est  que  je  me 
charge  d'obliger  l'hôtesse  à  rendre  l'argent,  et  de  le  faire 
tenir  au  frère  dans  son  ermitage  :  vous  pouvez  dès  à  présent 
avoir  la  conscience  en  repos  là-dessus.  G'étoit,  je  vous 
l'avoue,  de  quoi  je  ne  m'inquiétois  guère.  Le  curé,  qui  avoit 
son  dessein,  n'en  demeura  pas  là.  Mon  enfant,  poursuivit- 
il,  je  veux  m'intéresser  pour  vous,  et  vous  procurer  une 
bonne  condition.  Je  vous  enverrai  dès  demain,  par  un  mule- 
tier, à  mon  neveu  le  chanoine  de  la  cathédrale  de  Tolède. 
Il  ne  refusera  pas ,  à  ma  prière ,  de  vous  recevoir  au  nombre 


LIVRE  X,   CHAPITRE   X.  297 

de  ses  laquais,  qui  sont  chez  lui  comme  autant  de  bénéficiers 
qui  vivent  grassement  du  revenu  de  sa  prébende  :  vous  serez 
là  parfaitement  bien;  c'est  une  chose  dont  je  puis  vous 
assurer. 

Cette  assurance  fut  si  consolante  pour  moi,  que  je  ne 
songeai  plus  ni  à  mon  sac,  ni  aux  coups  de  fouet  que  j'avois 
reçus.  Je  ne  m'occupai  l'esprit  que  du  plaisir  de  vivre  en 
bénéficier.  Le  jour  suivant,  tandis  qu'on  mefaisoit  déjeuner, 
il  arriva ,  selon  les  ordres  du  curé ,  un  muletier  au  presby- 
tère, avec  deux  mules  bâtées  et  bridées.  On  m'aida  à  monter 
sur  l'une,  le  muletier  s'élança  sur  l'autre,  et  nous  prîmes 
la  route  de  Tolède.  Mon  compagnon  de  voyage  étoit  un 
homme  de  belle  humeur,  et  qui  ne  demandoit  qu'à  se  réjouir 
aux  dépens  du  prochain.  Mon  petit  cadet,  me  dit-il,  vous 
avez  un  bon  ami  dans  monsieur  le  curé  de  Galves.  11  vous 
le  fait  bien  voir.  Il  ne  pouvoit  vous  donner  une  meilleure 
preuve  de  son  affection  que  de  vous  placer  auprès  de  son 
neveu  le  chanoine,  que  j'ai  l'honneur  de  connoître,  et  qui 
sans  contredit  est  la  perle  de  son  chapitre.  Ce  n'est  point  un 
de  ces  dévots  dont  le  visage  pâle  et  maigre  prêche  la  morti- 
fication; c'est  une  grosse  face,  un  teint  fleuri,  une  mine 
réjouie,  un  vivant  qui  ne  se  refuse  point  au  plaisir  qui  se 
présente,  et  qui  surtout  aime  la  bonne  chère.  Vous  serez 
dans  sa  maison  comme  un  petit  coq  en  pâte. 

Le  bourreau  de  muletier ,  s'apercevant  que  je  l'écoutois 
avec  une  grande  satisfaction ,  continua  de  me- vanter  le  bon- 
heur dont  je  jouirois  quand  je  serois  valet  du  chanoine.  11  ne 
cessa  de  m'en  parler  jusqu'à  ce  qu'étant  arrivés  au  village 
d'Obisa,  nous  nous  y  arrêtâmes  pour  faire  un  peu  reposer 
nos  mules.  Là,  par  le  plus  grand  bonheur  du  monde  pour 
moi,  j'appris  qu'on  me  trompoit.  Voici  de  quelle  façon  je 
fis  cette  découverte.  Le  nmletier,  allant  et  venant  dans 
l'hôtellerie,  laissa  tomber  par  hasard  de  sa  poche  un  papier 


298  GIL  BLAS. 

que  j'eus  l'adresse  de  ramasser  sans  qu'il  y  prît  garde,  et 
que  je  trouvai  moyen  de  lire  pendant  qu'il  étoit  à  l'écurie. 
C'étoit  une  lettre  adressée  aux  prêtres  de  l'hôpital  des 
orphelins ,  et  conçue  dans  ces  termes  : 

«  Messieurs ,  j'ai  cru  que  la  charité  m'obligeoit  à  remet- 

«  tre  entre  vos  mains  un  petit  fripon  qui  s'est  échappé  de 

«  votre  hôpital;  il  me  paroît  avoir  de  l'esprit,  et  mériter 

«  que  vous  ayez  la  bonté  de  le  tenir  enfermé  chez  vous.  Je 

«  ne  doute  point  qu'à  force  de  corrections  vous  n'en  fassiez 

(c  un  garçon  raisonnable.  Que  Dieu  conserve  vos  pieuses  et 

(c  charitables  seigneuries  ! 

«  Le  curé  de  Galves.  » 

Lorsque  j'eus  achevé  de  lire  cette  lettre,  qui  m'appre- 
noit  les  bonnes  intentions  de  monsieur  le  curé,  je  ne  demeu- 
rai pas  incertain  du  parti  que  j'avois  à  prendre  :  sortir  de 
l'hôtellerie,  et  gagner  les  bords  du  Tage  à  plus  d'une  lieue 
de  là,  fut  l'ouvrage  d'un  moment.  La  crainte  me  prêta  des 
ailes  pour  fuir  les  prêtres  de  l'hôpital  des  orphelins,  où  je 
ne  voulois  point  absolument  retourner ,  tant  j'étois  dégoûté 
de  la  manière  dont  on  y  enseignoit  la  latin!  J'entrai  dans 
Tolède  aussi  gaiement  que  si  j'eusse  su  où  aller  boire  et 
manger.  Il  est  vrai  que  c'est  une  ville  de  bénédiction, 
et  dans  laquelle  un  homme  d'esprit,  réduit  à  vivre  aux 
dépens  d' autrui,  ne  sauroit  mourir  de  faim.  Mais  j'étois 
encore  bien  jeune  pour  pouvoir  me  promettre  de  trouver 
moyen  d'y  subsister;  néanmoins  la  fortune  me  favorisa.  Je 
fus  à  peine  dans  la  grande  place,  qu'un  cavalier  bien  vêtu, 
auprès  de  qui  je  passai,  me  retint  par  le  bras  et  me  dit  : 
Petit  garçon,  veux-tu  me  servir?  je  serois  bien  aise  d'avoir 
un  laquais  tel  que  toi.  Et  moi,  lui  répond]s-je ,  un  maître 
comme  vous.  Gela  étant,  reprit-il,  tu  es  à  moi  dès  ce  moment, 
et  tu  n'as  qu'à  me  suivre;  ce  que  je  fis  sans  répliquer. 


LIVRE  X,   CHAPITRE   X.  299 

Ce  cavalier,  qui  pouvoit  avoir  trente  ans,  se  nommoit 
don  Abel  ;  il  logeoit  dans  un  hôtel  garni ,  où  il  occupoit  un 
assez  bel  appartement.  C'étoit  un  joueur  de  profession;  et 
voici  de  quelle  sorte  nous  vivions  ensemble  :  le  matin,  je  lui 
hachois  du  tabac  pour  fumer  cinq  ou  six  pipes;  je  lui  net- 
toyois  ses  habits,  et  j'allois  lui  chercher  un  barbier  pour  le 
raser  et  lui  redresser  sa  moustache  ;  après  quoi  il  sortoit  pour 
courir  les  tripots,  d'où  il  ne  revenoit  au  logis  qu'entre  onze 
heures  et  minuit.  Mais  tous  les  matins,  avant  que  de  sortir, 
il  avoit  soin  de  tirer  de  sa  poche  trois  réaux  qu'il  me  don- 
noit  à  dépenser  par  jour,  me  laissant  la  liberté  de  faire  ce 
qu'il  me  plairoit  jusqu'à  dix  heures  du  soir  :  pourvu  que  je 
fusse  à  l'hôtel  quand  il  y  rentroit,  il  étoit  fort  content  de 
moi.  Il  me  fit  faire  un  pourpoint  et  un  haut-de-chausses  de 
livrée,  avec  quoi  j'avois  tout  l'air  d'un  petit  commissionnaire 
de  coquettes.  Je  m'accommodois  bien  de  ma  condition,  et 
certainement  je  n'en  pouvois  trouver  une  plus  convenable  à 
mon  humeur. 

Il  y  avoit  déjà  près  d'un  mois  que  je  menois  une  vie  si 
heureuse ,  lorsque  mon  patron  me  demanda  si  j'étois  satis- 
fait de  lui;  et  sur  la  réponse  que  je  fis  qu'on  ne  pouvoit  l'être 
davantage:  Eh  bien!  reprit-il,  nous  partirons  donc  demain 
pourSéville,  où  mes  affaires  m'appellent.  Tu  ne  seras  pas  fâché 
de  voir  cette  capitale  de  l'Andalousie.  Qui  n'a  pas  vu  Séville, 
dit  le  proverbe,  n'a  rien  vu.  Je  lui  témoignai  que  j'étois 
prêt  à  le  suivre  partout.  Dès  le  même  jour,  le  messager  de 
Séville  vint  prendre,  à  l'hôtel  garni,  un  grand  coffre  où 
ctoient  toutes  les  nippBs  de  mon  maître,  et  le  lendemain  nous 
partîmes  pour  l'Andalousie. 

Le  seigneur  don  Abel  étoit  si  heureux  au  jeu,  qu'il  ne 
perdoit  que  quand  il  vouloit,  ce  qui  l'obligeoit  à  changer 
souvent  de  lieu  pour  se  dérober  au  ressentiment  des  dupes, 
et  ce  qui  étoit  la  cause   de  notre  voyage.  Étant  arrivés  à 


300  GIL  BLAS. 

Séville,  nous  pilmes  un  logement  dans  un  hôtel  garni  auprès 
de  la  porte  de  Cordoue,  et  nous  recommençâmes  à  vivre  comme 
à  Tolède.  Mais  mon  patron  trouva  de  la  différence  entre  ces 
deux  villes.  11  rencontra  des  joueurs  qui  jouoient  aussi  heu- 
reusement que  lui  dans  les  tripots  de  Séville;  de  sorte  qu'il 
en  revenoit  quelquefois  fort  chagrin.  Un  matin  qu'il  étoit 
encore  de  mauvaise  humeur  d'avoir  perdu  cent  pistoles  le 
jour  précédent,  il  me  demanda  pourquoi  je  n'avois  pas  porté 
son  linge  sale  chez  une  dame  qui  avoit  soin  de  le  blanchir 
et  de  le  parfumer.  Je  répondis  que  je  ne  m'en  étois  pas  sou- 
venu. Là-dessus,  se  mettant  en  colère,  il  m'appliqua  sur  le 
visage  une  demi-douzaine  de  soufflets  si  rudement,  qu'il  me 
fit  voir  plus  de  lumières  qu'il  n'y  en  avoit  dans  le  temple  de 
Salomon.  Tenez,  petit  malheureux,  me  dit-il,  voilà  pour 
vous  apprendre  à  devenir  attentif  à  vos  devoirs.  Faudra- 
t-il  donc  que  je  sois  après  vous  sans  cesse  pour  vous  aver- 
tir de  ce  que  vous  avez  à  faire?  Pourquoi  n'ètes-vous  pas 
aussi  habile  à  servir  qu'à  manger?  Ne  sauriez-vous,  puisque 
vous  n'êtes  pas  une  bête,  prévenir  mes  ordres  et  mes 
besoins?  A  ces  mots  il  sortit  de  son  appartement,  où  il  me 
laissa  très-mortifié  d'avoir  reçu  des  soufflets  pour  une  faute 
si  légère,  et  bien  résolu  d'en  tirer  vengeance  si  l'occasion 
s'en  présentoit. 

Je  ne  sais  quelle  aventure  lui  arriva  peu  de  temps  après 
dans  un  tripot;  mais  un  soir  il  revint  fort  échauffé.  Scipion, 
me  dit-il,  j'ai  résolu  d'aller  en  Italie,  et  je  dois  m'embar- 
quer  après-demain  sur  un  vaisseau  qui  s'en  retourne  à  Gênes. 
J'ai  mes  raisons  pour  faire  ce  voyage;  je  crois  que  tu  vou- 
dras bien  m'accompagner,  et  profiter  d'une  si  belle  occasion 
de  voir  le  plus  charmant  pays  qu'il  y  ait  au  monde.  Je  fis 
réponse  que  je  ne  demandois  pas  mieux  :  je  témoignai  même 
de  l'impatience  de  voir  l'Italie;  mais  en  même  temps  je  me 
promis  bien  de  disparoître  au  moment  qu'il  faudroit  partir. 


LIVRE  X,   CHAPITRE  X.  301 

Je  m'imaginois  parla  me  venger  de  mon  maître,  et  je  trou- 
vois  ce  projet  très-ingénieux.  J'en  étois  si  content,  que  je  ne 
pus  m'empêcher  de  le  communiquer  à  un  vaillant  de  pro- 
fession que  je  rencontrai  dans  la  rue.  Depuis  que  j'étois  à 
Séville,  j'avois  fait  quelques  mauvaises  connoissances,  et 
principalement  celle-là.  Je  lui  contai  de  quelle  manière  et 
pourquoi  j'avois  été  souffleté;  ensuite  je  lui  dis  le  dessein 
que  j'avois  de  quitter  don  Abel  lorsqu'il  seroit  prêt  à  s'em- 
barquer, et  je  lui  demandai  ce  qu'il  pensoit  de  ma  réso- 
lution. 

Le  brave  fronça  les  sourcils  en  m' écoutant,  et  releva  les 
crocs  de  sa  moustache  ;  puis  blâmant  gravement  mon  maître  : 
Petit  bonhomme,  me  dit-il,  vous  êtes  un  garçon  déshonoré 
pour  jamais,  si  vous  vous  en  tenez  à  la  frivole  vengeance 
que  vous  méditez.  Il  ne  suffit  pas  de  laisser  don  Abel  partir 
tout  seul ,  ce  ne  seroit  pas  assez  le  punir  ;  il  faut  propor- 
tionner le  châtiment  à  l'outrage.  Il  n'y  a  point  à  balancer, 
enlevons-lui  seshardes  et  son  argent,  que  nous  partagerons 
en  frères  après  son  départ.  Quoique  j'eusse  un  penchant  natu- 
rel à  dérober,  je  fus  effrayé  de  la  proposition  d'un  vol  de 
cette  importance. 

Cependant  l'archifripon  qui  me  la  faisoit  ne  laissa  pas 
de  me  persuader,  et  voici  quel  fut  le  succès  de  notre  entre- 
prise. Le  brave,  qui  étoit  un  homme  grand  et  robuste,  vint 
le  lendemain  sur  la  fin  du  jour  me  trouver  à  l'hôtel  garni. 
Je  lui  montrai  le  coffre  où  mon  maître  avoit  déjà  serré  ses 
nippes,  et  je  lui  demandai  s'il  pourroit  lui  seul  porter  un 
coffre  si  pesant.  Si  pesant!  me  dit-il;  apprenez  que,  lors- 
qu'il s'agit  d'enlever  le  bien  d' autrui,  j'emporterois  l'arche 
de  Noé.  En  achevant  ces  paroles,  il  s'approcha  du  coffre,  le 
mit  sans  peine  sur  ses  épaules  et  descendit  l'escalier  d'un 
pas  léger.  Je  le  suivis  du  même  pas;  et  nous  étions  près 
d'enfiler  la  porte  de  la  rue,  quand  don  Abel,  que  son  heu- 


302  GIL  BLAS. 

reuse  étoile  amena  là  si  à  propos  pour  lui,  se  présenta  tout 
à  coup  devant  nous. 

Où  vas-tu  avec  ce  coffre?  me  dit-il.  Je  fus  si  troublé, 
que  je  demeurai  muet;  et  le  brave,  voyant  le  coup  manqué, 
jeta  le  coffre  à  terre,  et  prit  la  fuite  pour  éviter  les  éclair- 
cissements. Où  vas-tu  donc  avec  ce  coffre  ?  me  dit  mon  maître 
pour  la  seconde  fois.  Monsieur,  lui  répondis-je- plus  mort' 
que  vif,  je  vais  le  faire  porter  au  vaisseau  sur  lequel  vous 
devez  demain  vous  embarquer  pour  l'Italie.  Eh!  sais-tu,  me 
répliqua-t-il,  sur  quel  vaisseau  je  dois  faire  ce  voyage  ?  Non, 
monsieur,  lui  repartis-je,  mais  qui  a  langue  va  à  Rome;  je 
m'en  serois  informé  sur  le  port,  et  quelqu'un  me  l'auroit 
appris.  A  cette  réponse,  qui  lui  fut  suspecte,  il  me  lança  un 
regard  furieux.  Je  crus  qu'il  m'alloit  encore  souffleter.  Qui 
vous  a  commandé,  s'écria-t-il,  de  faire  emporter  mon  coffre 
hors  de  cet  hôtel?  C'est  vous-même ,  lui  dis-je.  Qui?  moi? 
répondit-il  avec  surprise,  je  t'ai  donné  cet  ordre?  Assuré- 
ment, repris-je;  souvenez-vous  du  reproche  que  vous  me 
fîtes  il  y  a  quelques  jours.  Ne  me  dites-vous  pas,  en  me  mal- 
traitant, que  vous  vouliez  que  je  prévinsse  vos  ordres,  et 
fisse  de  mon  chef  ce  qu'il  y  auroit  à  faire  pour  votre  service? 
Or,  pour  me  régler  là-dessus,  je  faisois  porter  votre  coffre 
au  vaisseau.  Alors  le  joueur,  remarquant  que  j'avois  plus  de 
malice  qu'il  n'avoit  cru,  me  dit,  en  me  donnant  mon  congé 
d'un  air  froid:  Allez,  monsieur  Scipion,  que  le  ciel  vous 
conduise!  vous  avez  trop  d'esprit  pour  votre  âge.  Je  n'aime 
point  à  jouer  avec  des  gens  qui  ont  tantôt  une  carte  de  plus 
et  tantôt  une  carte  de  moins.  Otez-vous  de  devant  mes  yeux, 
ajouta-t-il  en  changeant  de  ton,  de  peur  que  je  ne  vous 
fasse  chanter  sans  solfier. 

Je  lui  épargnai  la  peine  de  me  dire  deux  fois  de  me  reti- 
rer. Je  m'éloignai  de  lui  dans  le  moment,  mourant  de  peur 
qu'il  ne  me  fît  quitter  mon  habit,  qu'heureusement  il  me 


LIVRE   X,    CHAPITRE  X,  303 

laissa.  Je  marchois  le  long  des  rues  en  rêvant  où  je  pourrois, 
avec  deux  réaux  que  j'avois  pour  tout  bien ,  aller  gîter.  J'ar- 
rivai à  la  porte  de  l'archevêché;  et,  comme  on  travailloit 
alors  au  souper  de  Monseigneur,  il  sortoit  des  cuisines  une 
agréable  odeur  qui  se  faisoit  sentir  d'une  lieue  à  la  ronde. 
Peste!  dis-je  en  moi-même,  je  m' accomraoderois  volontiers 
de  quelqu'un  de  ces  ragoûts  qui  prennent  au  nez;  je  me 
contenterois  même  d'y  tremper  les  quatre  doigts  et  le  pouce. 
Mais  quoi!  ne  puis-je  imaginer  un  moyen  de  goûter  de  ces 
bonnes  viandes  dont  je  ne  fais  que  humer  la  fumée?  Pour- 
quoi non?  cela  ne  paroit  pas  impossible.  Je  m'échauffai 
l'imagination  là-dessus  ;  et,  à  force  de  rêver,  il  me  vint  dans 
l'esprit  une  ruse  que  j'employai  sur-le-champ,  et  qui  réus- 
sit. J'entrai  dans  la  cour  du  palais  archiépiscopal ,  en  cou- 
rant vers  les  cuisines,  et  en  criant  de  toute  ma  force  :  Au 
secours!  au  secours!  comme  si  quelqu'un  m'eût  poursuivi 
pour  m'assassiner. 

A  mes  cris  redoublés,  maître  Diego,  le  cuisinier  de  l'ar- 
chevêque, accourut  avec  trois  ou  quatre  marmitons  pour  en 
savoir  la  cause;  et,  ne  voyant  personne  que  moi,  il  me 
demanda  pour  quel  sujet  je  criois  si  fort.  Ah  !  seigneur,  lui 
répondis-je  en  faisant  toutes  les  démonstrations  d'un  homme 
épouvanté,  par  saint  Polycarpe!  sauvez-moi,  je  vous  prie, 
de  la  fureur  d'un  spadassin  qui  veut  me  tuer.  Où  est-il  donc 
ce  spadassin?  s'écria  Diego.  Vous  êtes  tout  seul  de  votre  com- 
pagnie, et  je  ne  vois  pas  un  chat  à  vos  trousses.  Allez,  mon 
enfant,  rassurez-vous;  c'est  apparemment  quelqu'un  qui  a 
voulu  vous  faire  peur  pour  se  divertir,  et  qui  a  bien  fait  de 
ne  pas  vous  suivre  dans  ce  palais,  car  nous  lui  aurions  pour 
le  moins  coupé  les  oreilles.  Non,  non,  dis-je  au  cuisinier,  ce 
n'est  pas  pour  rire  qu'il  m'a  poursuivi.  C'est  un  grand  pen- 
dard  qui  vouloit  me  dépouiller,  et  je  suis  sûr  qu'il  m'attend 
dans  la  rue.  11  vous  y  attendra  donc  longtemps,  reprit-il, 


304  GIL  BLAS. 

puisque  vous  demeurerez  ici  jusqu'à  demain.  Vous  y  soupe- 
rez  et  coucherez  avec  nos  marmitons,  qui  vous  feront  faire 
bonne  chère. 

Je  fus  transporté  de  joie  quand  j'entendis  ces  dernières 
paroles;  et  ce  fut  pour  moi  un  spectacle  ravissant,  lorsque, 

^ayant  été  conduit  par  maître  Diego  dans  les  cuisines,  j'y  vis 
les  préparatifs  pour  le  souper  de  Monseigneur.  Je  comptai 

jusqu'à  quinze  personnes  qui  en  étoient  occupées;  mais  je 
ne  pus  nombrer  les  mets  qui  s'offrirent  à  ma  vue ,  tant  la 
Providence  avoit  soin  d'en  pourvoir  l'archevêché!  Ce  fut 
alors  que ,  respirant  à  plein  nez  la  fumée  des  ragoûts  que  je 
n'avois  sentis  que  de  loin,  j'appris  à  connoître  la  sensualité. 
J'eus  l'honneur  de  souper  et  de  coucher  avec  les  marmi- 
tons, qui  véritablement  me  régalèrent,  et  dont  je  gagnai  si 
bien  l'amitié,  que  le  jour  suivant,  lorsque  j'allai  remercier 
maître  Diego  de  m' avoir  donné  si  généreusement  un  asile, 
il  me  dit  :  Nos  garçons  de  cuisine  m'ont  témoigné  tous  qu'ils 
seroient  ravis  de  vous  avoir  pour  camarade,  tant  ils  trouvent 
à  leur  gré  votre  humeur!  De  votre  côté,  seriez-vous  bien  aise 
d'être  leur  compagnon?  Je  répondis  que,  si  j'avois  ce  bon- 
heur-là, je  me  croiroisau  comble  de  mes  veux.  Si  cela  est, 
reprit-il,  mon  ami,  regardez-vous  dès  à  présent  comme  un 
officier  de  l'archevêché.  A  ces  mots,  il  me  conduisit  et  me 
présenta  au  majordome,  qui,  sur  mon  air  éveillé,  méjugea 
digne  d'être  reçu  parmi  les  fouille-au-pot. 

Je  ne  fus  pas  plutôt  en  possession  d'un  emploi  si  hono- 

!  rable,  que  maître  Diego,  suivant  l'usage  des  cuisiniers  des 
grandes  maisons  qui  envoient  secrètement  des  viandes  à 
leurs  mignonnes,  me  choisit  pour  porter  chez  une  dame  du 
voisinage  tantôt  des  longes  de  veau,  et  tantôt  de  la  volaille 
ou  du  gibier.  Cette  bonne  dame  étoit  une  veuve  de  trente 
ans  tout  au  plus,  très-jolie,  très-vive,  qui  avoit  tout  Tair  de 
n'être  pas  exactement  fidèle  à  son  cuisinier.  Cependant  il  ne 


LIVRE  X,   CHAPITRE   X.  303 

se  contentoit  pas  de  lui  fournil-  de  la  viande ,  du  pain ,  du 
sucre  et  de  l'huile;  il  faisoit  aussi  sa  provision  de  vin,  et 
tout  cela  aux  dépens  de  Monseigneur  l'archevêque. 

J'achevai  de  me  dégourdir  dans  le  palais  de  Sa  Grandeur, 
où  je  fis  un  tour  assez  plaisant,  et  dont  on  parle  encore  au- 
jourd'hui dans  Séville.  Les  pages  et  quelques  autres  domes- 
tiques, pour  célébrer  l'aniversaire  de  Monseigneur,  s'avisèrent 
de  vouloir  représenter  une  comédie.  Ils  choisirent  celle  des 
Dcnuvidcs  ;  et,  comme  il  leur  falloit  un  garçon  de  mon  âge 
pour  faire  le  rôle  du  jeune  roi  de  Léon ,  ils  jetèrent  les  yeux 
sur  moi.  Le  majordome,  qui  se  piquoit  de  déclamation,  se 
chargea  de  m'exercer;  et,  après  m'avoir  donné  quelques 
leçons,  il  assura  que  je  ne  serois  pas  celui  qui  s'en  acquitte- 
roit  le  plus  mal.  Comme  c'étoit  le  patron  qui  faisoit  la 
dépense  de  la  fête,  vous  vous  imaginez  bien  qu'on  n'épar- 
gna rien  pour  la  rendre  magnifique.  On  construisit  dans  la 
plus  grande  salle  du  palais  un  théâtre  qui  fut  bien  décoré. 
On  fit  dans  les  ailes  un  lit  de  gazon  ,  sur  lequel  je  devois 
paroître  endormi,  quand  les  Maures  viendroient  se  jeter  sur 
moi  pour  me  faire  prisonnier.  Lorsque  les  acteurs  furent  en 
état  de  représenter  la  pièce,  l'archevêque  fixa  le  jour  de  la 
représentation,  et  se  fit  un  plaisir  de  prier  les  seigneurs  et 
les  dames  les  plus  considérables  de  la  ville  de  s'y  trouver. 

Ce  jour  venu,  chaque  acteur  ne  s'occupa  que  de  son 
habillement.  Pour  le  mien,  il  me  fut  apporté  par  un  tailleur 
accompagné  de  notre  majordome,  qui,  s'étant  donné  la 
peine  de  me  faire  répéter  mon  rôle ,  se  faisoit  un  devoir  de 
me  voir  habiller.  Le  tailleur  me  revêtit  d'une  riche  robe  de 
velours  bleu,  garnie  de  galons  et  de  boutons  d'or,  avec  des 
manches  pendantes,  ornées  de  franges  du  même  métal;  et 
le  majordome  lui-même  me  posa  sur  la  tête  une  couronne 
de  carton,  parsemée  de  quantité  de  perles  fines  mêlées  de 
faux  diamants.  De  plus,  ils  me  mirent  une  ceinture  de  soie 
II.  20 


306  GIL   BLAS. 

couleur  de  rose  à  fleurs  d'argent;  et  à  chaque  chose  dont  ils 
me  parolent,  il  me  sembloit  qu'ils  me  prêtoient  des  ailes 
pour  m'envoler  et  m'en  aller.  Enfin,  la  comédie  commença 
sur  la  fin  du  jour.  Le  jeune  roi  de  Léon  paroît  d'abord  dans 
la  pièce,  et  fait  un  long  monologue.  Comme  c'étoit  moi  qui 
faisois  ce  personnage,  j'ouvris  la  scène  par  une  tirade  de 
vers  qui  aboutissoit  à  dire  que,  ne  pouvant  me  défendre  des 
charmes  du  sommeil,  j'allois  m'y  abandonner.  En  même 
temps  je  me  retirai  dans  les  coulisses,  et  me  jetai  sur  le  lit 
de  gazon  qui  m'y  avoit  été  préparé;  mais,  au  lieu  de  m'y 
endormir,  je  me  mis  à  rêver  aux  moyens  de  pouvoir  gagner 
la  rue,  et  me  sauver  avec  mes  habits  royaux.  Un  petit  esca- 
lier dérobé,  par  où  l'on  descendoit  sous  le  théâtre  et  dans  la 
salle,  me  parut  propre  à  l'exécution  de  mon  dessein.  Je  me 
levai  légèrement,  et,  voyant  que  personne  ne  prenoit  garde 
à  moi,  j'enfilai  cet  escalier  qui  me  conduisit  dans  la  salle 
dont  je  gagnai  la  porte,  en  criant  :  Place!  place,  Je  luiis 
chauffer  d'habit.  Chacun  se  rangea  pour  me  laisser  passer: 
de  sorte  qu'en  moins  d'une  minute  je  sortis  impunément  du 
palais  à  la  faveur  de  la  nuit,  et  me  rendis  à  la  maison  du 
vaillant,  mon  ami. 

11  fut  dans  le  dernier  étonnément  de  me  voir  vêtu  comme 
j'étois.  Je  le  mis  au  fait,  et  il  il  en  rit  de  tout  son  cœur. 
Puis,  m' embrassant  avec  d'autant  plus  de  joie  qu'il  se  flat- 
toit  de  la  douce  espérance  d'avoir  part  aux  dépouilles  du 
roi  Léon,  il  me  félicita  d'avoir  fait  un  si  beau  coup,  et  me 
dit  que,  si  je  ne  me  démentois  pas  dans  la  suite,  je  ferois 
un  jour  du  bruit  dans  le  monde  par  mon  esprit.  Après  nous 
être  égayés  tous  deux  et  bien  épanoui  la  rate,  je  dis  au 
brave  :  Que  ferons-nous  de  ce  riche  habillement?  Que  cela 
ne  vous  embarrasse  point,  me  répondit-il.  Je  connois  un 
honnête  fripier  qui,  sans  témoigner  la  moindre  curiosité, 
achète  tout  ce  qu'on  veut  lui  vendre,  pourvu  qu'il  y  trouve 


LIVRE  X,    CHAPITRE  X.  307 

bien  son  compte.  Demain  matin  j'irai  le  chercher,  et  je  vous 
l'amènerai  ici.  En  effet,  le  jour  suivant  le  brave  sortit  de 
grand  matin  de  sa  chambre,  où  il  me  laissa  au  lit,  et  revint 
deux  heures  après  avec  le  fripier,  qui  portoit  un  paquet  de 
toile  jaune.  Mon  ami ,  me  dit-il,  je  vous  présente  le  seigneur 
Ybagnez  de  Ségovie ,  fripier  plein  d'honneur  et  de  bonne 
foi,  s'il  en  fut  jamais,  et  qui,  malgré  le  mauvais  exemple 
que  ses  confrères  lui  donnent,  se  pique  de  la  plus  scrupu- 
leuse intégrité.  Il  va  vous  dire  au  juste  ce  que  vaut  l'habil- 
lement dont  vous  voulez  vous  défaire,  et  vous  pourrez  vous 
en  tenir  à  son  estimation.  Oh!  pour  cela  oui,  dit  le  i'ripier. 
11  faudroit  que  je  fusse  un  grand  misérable,  pour  priser  une 
chose  au-dessous  de  sa  valeur.  C'est  ce  qu'on  ne  m'a  point 
encore  reproché,  Dieu  merci,  et  ce  qu'on  ne  reprochera 
jamais  à  Ybagnez  de  Ségovie.  Voyons  un  peu,  ajouta-t-il, 
les  hardes  que  vous  avez  envie  de  vendre;  je  vous  dirai  en 
conscience  ce  qu'elles  valent.  Les  voici,  lui  dit  le  brave  en 
les  lui  montrant;  convenez  que  rien  n'est  plus  magnifique  ; 
remarquez  la  beauté  de  ce  velours  de  Gènes  et  la  richesse 
de  cette  garniture.  J'en  suis  enchanté,  répondit  le  fripier 
après  avoir  examiné  l'habit  avec  beaucoup  d'attention;  rien 
n'est  plus  beau.  Et  que  pensez-vous  des  perles  fines  qui  sont 
à  cette  couronne?  reprit  mon  ami.  Si  elles  étoient  plus  ron- 
des, répondit  Ybagnez,  elles  seroient  inestimables;  cepen- 
dant, telles  qu'elles  sont,  je  les  trouve  fort  belles,  et  j'en 
suis  aussi  content  que  du  reste.   J'en  demeure  d'accord, 
continua-t-il ,  et  j'aime  à  rendre  justice.  Un  fourbe  de  fri- 
pier, à  ma  place,  affecteroit  de  mépriser  la  marchandise 
pour  l'avoir  à  vil  prix,  et  n'auroit  pas  honte  d'en  offnr  vingt 
pistoles;  mais  moi,  qui  ai  de  la  morale,  j'en  donnerai  qua- 
rante. 

Quand  Ybagnez  auroit  dit  cent,  il  n'eût  pas  encore  été  un 
juste  estimateur,  puisque  les  perles  seules  en  valoient  bien 


308  GIL  BLAS. 

deux  cents.  Le  brave,  qui  s'entendoit  avec  lui,  me  dit  : 
Voyez  le  bonheur  que  vous  avez  d'être  tombé  entre  les  mains 
d'un  honnête  homme.  Le  seigneur  Ybagnez  apprécie  les 
choses  comme  s'il  étoit  à  l'article  de  la  mort.  Cela  est  vrai, 
dit  le  fripier;  aussi  n'y  a-t-il  pas  une  obole  à  rabattre  ou  à 
augmenter  av3C  moi.  Eh  bien!  ajouta-t-il,  est-ce  une  affaire 
finie?  n'y  a-t-il  qu'à  vous  compter  l'espèce?  Attendez,  lui 
répondit  le  brave,  il  faut  auparavant  que  mon  petit  ami 
essaye  l'habit  que  je  vous  ai  fait  apporter  ici  pour  lui  :  je 
suis  bien  trompé  s'il  n'est  pas  convenable  à  sa  taille.  Alors  le 
fripier,  ayant  défait  son  paquet,  me  montra  un  pourpoint 
avec  un  haut-de-chausses  d'un  beau  drap  musc  avec  des 
boutons  d'argent,  le  tout  à  demi  usé.  Je  me  levai  pour 
essayer  cet  habillement,  lequel,  quoique  trop  large  et  trop 
long,  parut  à  ces  messieurs  fait  exprès  pour  moi.  Ybagnez  le 
prisa  dix  pistoles,  et,  comme  il  n'y  avoit  rien  à  rabattre 
avec  lui,  il  fallut  en  passer  par  là.  De  sorte  qu'il  tira  de  sa 
bourse  trente  pistoles  qu'il  étala  sur  la  table;  après  quoi  il 
fit  un  autre  paquet  de  ma  robe  royale  et  de  ma  couronne, 
qu'il  emporta,  s' applaudissant  sans  doute  en  lui-même 
d'avoir  si  bien  commencé  la  journée. 

Lorsqu'il  fut  sorti,  le  vaillant  me  dit  :  Je  suis  très-satis- 
fait de  ce  fripier.  Il  avoit  bien  raison  de  l'être;  car  je  suis 
sur  qu'il  tira  de  lui  pour  le  moins  une  centaine  de  pistoles 
de  bénéfice.  Mais  il  ne  se  contenta  point  de  cela;  il  prit 
sans  façon  la  moitié  de  l'argent  qui  étoit  sur  la  table,  et  me 
laissa  l'autre  en  me  disant  :  Mon  petit  ami  Scipion,  avec  ces 
quinze  pistoles  qui  vous  restent,  je  vous  conseille  de  sortir 
incessamment  de  cette  ville,  où  vous  jugez  bien  qu'on  ne 
manquera  pas  de  vous  chercher  par  ordre  de  Monseigneur 
l'archevêque.  Je  serois  au  désespoir  qu'après  vous  être 
signalé  par  une  action  qui  fera  honneur  à  votre  histoire , 
vous  vous  fissiez  sottement  mettre  en  prison.  Je  lui  répondis 


LIVRE  X,    CHAPITRE   X.  309 

que  j'avois  bien  résolu  de  m' éloigner  de  Séville  :  comme  en 
effet,  après  avoir  acheté  un  chapeau  et  quelques  chemises, 
je  gagnai  la  vaste  et  délicieuse  campagne  qui  conduit,  entre 
des  vignes  et  des  oliviers,  à  l'ancienne  cité  de  Camionne  *  ; 
et  trois  jours  après  j'arrivai  à  Cordoue. 

J'allai  loger  dans  une  hôtellerie  à  l'entrée  de  la  grande 
place  où  demeurent  les  marchands.  Je  me  donnai  pour  un 
enfant  de  famille  de  Tolède  qui  voyageoit  pour  son  plaisir; 
j'étois  assez  proprement  vêtu  pour  le  faire  croire,  et  quel- 
ques pistoles  que  j'affectai  de  laisser  voir  comme  par  hasard 
à  l'hôte  achevèrent  de  le  persuader.  Peut-être  aussi  que  ma 
grande  jeunesse  lui  fit  penser  que  je  pouvois  être  quelque 
petit  libertin  qui  couroit  le  pays,  après  avoir  volé  ses 
parents.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  parut  point  curieux  d'en 
savoir  plus  que  je  ne  lui  en  disois,  de  peur  apparem- 
ment que  sa  curiosité  ne  m'obligeât  à  changer  de  logement. 
Pour  six  réaux  par  jour,  on  étoit  bien  dans  cette  hôtellerie, 
où  il  y  avoit  beaucoup  de  monde  ordinairement.  Je  comptai 
le  soir  au  souper  jusqu'à  douze  personnes  à  table.  Ce  qu'il 
y  a  de  plaisant,  c'est  que  chacun  mangeoit  sans  rien  dire, 
à  la  réserve  d'un  seul  homme,  qui ,  parlant  sans  cesse  à  tort 
et  à  travers,  compensoit  par  son  babil  le  silence  des  autres. 
U  faisoit  le  bel  esprit,  débitoit  des  contes,  et  s'efforçoit  par 
des  bons  mots  de  réjouir  la  compagnie,  qui  de  temps  en 
temps  éclatoit  de  rire ,  moins  à  la  vérité  pour  applaudir  à 
ses  saillies  que  pour  s'en  moquer. 

Pour  moi,  je  faisois  si  peu  d'attention  aux  discours  de 
cet  original,  que  je  me  serois  levé  de  table  sans  pouvoir 
rendre  compte  de  ce  qu'il  avoit  dit,  s'il  n'eût  trouvé  moyen 
de  m'intéresser  dans  ses  discours.  Messieurs,  s'écria-t-il 
sur  la  fin  du  repas,  tout  ce  que  je  vous  ai  dit  n'est  rien  en 

1.  Petite  ville  de  l'Andalousie. 


310  GIL  BLAS. 

comparaison  de  ce  que  je  vais  vous  dire  ;  je  vous  garde  pour 
la  bonne  bouche  une  histoire  des  plus  divertissantes,  une 
aventure  arrivée  ces  jours  passés  à  l'archevêché  de  Séville. 
Je  la  tiens  d'un  bachelier  de  ma  connoissance,  qui  en  a,  dit- 
il,  été  témoin.  Ces  paroles  me  causèrent  quelque  émotion; 
je  ne  doutai  point  que  cette  aventure  ne  fût  la  mienne,  et  je 
n'y  fus  pas  trompé.  Ce  personnage  en  fit  un  récit  fidèle,  et 
m'apprit  même  ce  que  j'ignorois,  c'est-à-dire  ce  qui  s'étoit 
passé  dans  la  salle  après  mon  départ  :  je  vais  vous  le 
raconter. 

A  peine  eus-je  pris  la  fuite,  que  les  Maures  qui,  suivant 
l'ordre  de  la  pièce  qu'on  représentoit,  dévoient  m'enlever, 
parurent  sur  la  scène,  dans  le  dessein  de  venir  me  surpren- 
dre sur  le  lit  de  gazon  où  ils  me  croyoient  endormi;  mais 
quand  ils  voulurent  se  jeter  sur  le  roi  de  Léon ,  ils  furent 
bien  étonnés  de  ne  trouver  ni  roi  ni  roc  ^.  Aussitôt  la  comé- 
die fut  interrompue.  Voilà  tous  les  acteurs  en  peine  :  les  uns 
m'appellent,  les  autres  me  font  chercher  :  celui-ci  crie,  et 
celui-là  me  donne  à  tous  les  diables.  L'archevêque,  aperce- 
vant que  le  trouble  et  la  confusion  régnoient  derrière  le 
théâtre,  en  demanda  la  cause.  A  la  voix  du  prélat,  un  page, 
qui  faisoit  le  Grarioso  dans  la  pièce,  accourut,  et  dit  à  Sa 
Grandeur  :  Monseigneur,  ne  craignez  plus  que  les  Maures 
fassent  prisonnier  le  roi  de  Léon;  il  vient,  grâce  à  Dieu,  de 
se  sauver  avec  son  habillement  royal.  Le  ciel  en  soit  loué! 
s'écria  l'archevêque.  Il  a  parfaitement  bien  fait  de  fuir  les 
ennnemis  de  notre  religion ,  et  d'échapper  aux  fers  qu'ils  lui 
préparoient.  Il  sera  sans  doute  retourné  à  Léon ,  la  capitale 
de  son  royaume.  Pulsse-t-il  y  arriver  sans  malencontre!  Au 
reste,  je  défends  qu'on  suive  ses  pas  ;  je  serois  fâché  que  Sa 
Majesté  reçût  quelque  mortification  de  ma  part.  Le  prélat, 

1.  Terme  du  jeu  d'échecs. 


LIVRE  X,   CHAPITRE  XI.  3M 

ayant  parlé  de  cette  sorte,  ordonna  qu'on  lût  mon  rôle  et 
qu'on  achevât  la  comédie. 


CHAPITRE  XI. 

Suite  de  Thistoire  de  Scipioa. 

Tant  que  j'eus  de  l'argent,  mon  hôte  me  fit  bonne  mine, 
et  eut  de  grands  égards  pour  moi  ;  mais,  du  moment  qu'il 
s'aperçut  que  je  n'en  avois  plus  guère,  il  me  battit  froid,  me 
fit  une  querelle  d'Allemand,  et  me  pria  un  beau  matin  de 
sortir  de  sa  maison  pour  aller  loger  ailleurs.  Je  le  quittai  fiè- 
rement, et  j'entrai  dans  l'église  des  pères  de  Saint-Domi- 
nique, où,  pendant  que  j'entendois  la  messe,  un  vieux 
mendiant  vint  me  demander  l'aumône.  Je  tirai  de  ma  poche 
deux  ou  trois  maravédis  que  je  lui  donnai,  en  lui  disant  : 
Mon  ami,  priez  Dieu  qu'il  me  fasse  trouver  bientôt  quelque 
bonne  place;  si  votre  prière  est  exaucée,  vous  ne  vous 
repentirez  pas  de  l'avoir  faite  ;  comptez  sur  ma  reconnois- 
sance. 

A  ces  mots,  le  gueux  me  considéra  fort  attentivement, 
et  me  répondit  d'un  air  sérieux:  Quel  poste  souhaiteriez-vous 
d'avoir?  Je  voudrois,  lui  répliquai-je,  être  laquais  dans 
quelque  maison  où  je  fusse  bien.  Il  me  demanda  si  la  chose 
pressoit.  On  ne  peut  pas  davantage,  lui  dis-je  ;  car  si  je  n'ai 
pas  au  plus  tôt  le  bonheur  d'être  placé,  il  n'y  a  point  de 
milieii,  il  faudra  que  je  meure  de  faim  ou  que  je  devienne 
un  de  vos  confrères.  Si  vous  étiez  réduit  à  cette  nécessité , 
reprit-il,  cela  seroit  fâcheux  pour  vous,  qui  n'êtes  pas  fait 
à  nos  manières  ;  mais ,  pour  peu  que  vous  y  fussiez  accou- 
tumé, vous  préféreriez  notre  état  à  la  servitude,  qui  sans 
contredit  est  inférieure  à  la  gueuserie.  Cependant,  puisque 


312  GIL   BLAS. 

VOUS  aimez  mieux  servir  que  de  mener,  comme  moi,  une  vie 
libre  et  indépendante,  vous  aurez  un  maître  incessamment. 
Tel  que  vous  me  voyez ,  je  puis  vous  être  utile.  Je  vais  dès 
aujourd'hui  m'employer  pour  vous.  Soyez  ici  demain  à  la 
même  heure  :  je  vous  rendrai  compte  de  ce  que  j'aurai  fait. 

Je  n'eus  garde  d'y  manquer.  Je  revins  le  jour  suivant 
au  même  endroit,  où  je  ne  fus  pas  longtemps  sans  aperce- 
voir le  mendiant,  qui  vint  me  rejoindre,  et  qui  me  dit  de 
prendre  la  peine  de  le  suivre.  Je  le  suivis.  Il  me  conduisit  à 
une  cave  qui  n'étoit  pas  éloignée  de  l'église,  et  où  il  faisoit 
résidence.  Nous  y  entrâmes  tous  deux  ;  et,  nous  étant  assis 
sur  un  long  banc  qui  avoit  pour  le  moins  cent  ans  de  ser- 
vice ,  il  me  tint  ce  discours  :  Une  bonne  action  trouve  tou- 
jours sa  récompense;  vous  me  donnâtes  hier  l'aumône,  et 
cela  m'a  déterminé  à  vous  procurer  une  condition  ;  ce  qui 
sera  bientôt  fait ,  s'il  plaît  au  Seigneur.  Je  connois  un  vieux 
dominicain,  nommé  le  père  Alexis,  qui  est  un  saint  religieux, 
un  grand  directeur.  J'ai  l'honneur  d'être  son  commission- 
naire, et  je  m'acquitte  de  cet  emploi  avec  tant  de  discrétion 
et  de  fidélité,  qu'il  ne  refuse  point  d'employer  son  ciédit 
pour  moi  et  pour  mes  amis.  Je  lui  ai  parlé  de  vous,  et  je  l'ai 
mis  dans  la  disposition  de  vous  rendre  service.  Je  vous  pré- 
senterai à  Sa  Révérence  quand  il  vous  plaira. 

Il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre,  dis-je  au  vieux  men- 
diant; allons  voir  tout  à  l'heure  ce  bon  religieux.  Le  pauvre 
y  consentit,  et  me  mena  sur-le-champ  au  père  Alexis,  que 
nous  trouvâmes  occupé  dans  sa  chambre  à  écrire  des  lettres 
spirituelles.  Il  interrompit  son  travail  pour  me  parler.  Il  me 
dit  qu'à  la  prière  du  mendiant  il  vouloit  bien  s'intéresser 
pour  moi.  Ayant  appris,  poursuivit-il,  que  le  seigneur  Bal- 
tazar  Velasquez  avoit  besoin  d'un  laquais,  je  lui  ai  écrit  ce 
matin  en  votre  faveur,  et  il  vient  de  me  fau-e  réponse  qu'il 
vous  recevroit  aveuglément  de  ma  main.  Vous  pouvez  dès  ce 


LIVRE   X,    CHAPITRE    XI.  313 

jour  le  voir  de  ma  part;  c'est  mon  pénitent  et  mon  ami.  Là- 
dessus  le  moine  m'exhorta  pendant  trois  bons  quarts  d'heure 
à  bien  remplir  mes  devoirs.  11  s'étendit  principalement  sur 
l'obligation  oii  j'étois  de  servir  Velasquez  avec  zèle;  après 
quoi  il  m'assura  qu'il  &uroit  soin  de  me  maintenir  dans  mon 
poste,  pourvu  que  mon  maître  n'eût  point  de  reproche  à 
me  faire. 

Après  avoir  remercié  le  religieux  des  bontés  qu'il  avoit 
pour  moi,  je  sortis  du  monastère  avec  le  mendiant,  qui  me 
dit  que  le  seigneur  Baltazar  Velasquez  étoit  un  vieux  mar- 
chand de  drap,  un  homme  riche,  simple  et  débonnaire.  Je 
ne  doute  pas,  ajouta-t-il,  que  vous  ne  soyez  parfaitement 
bien  dans  sa  maison ,  qu'à  votre  place  je  préférerois  à  une 
maison  de  qualité.  Je  m'informai  de  la  demeure  du  bourgeois, 
et  je  m'y  rendis  sur-le-champ  ,  après  avoir  promis  au  gueux 
de  reconnaître  ses  bons  offices  sitôt  que  j'aurois  pris  racine 
dans  ma  condition.  J'entrai  dans  une  boutique,  où  deux  jeunes 
garçons  marchands,  proprement  vêtus,  se  promenoient  en 
long  et  en  large,  et  faisoient  les  agréables  en  attendant  la 
pratique.  Je  leur  demandai  si  le  maître  y  étoit,  et  leur  dis  que 
j'avois  à  lui  parler  de  la  part  du  père  Alexis.  A  ce  nom  res- 
pectable on  me  fit  passer  dans  une  arrière-boutique  ,  où  le 
marchand  feuilletoit  un  gros  registre  qui  étoit  sur  le  bureau. 
Je  le  saluai  respectueusement  :  Seigneur,  lui  dis-je,  vous 
voyez  le  jeune  homme  que  le  révérend  père  Alexis  vous  a 
proposé  pour  laquais.  Ah!  mon  enfant,  me  répondit-il,  sois 
le  bienvenu.  Il  suffit  que  tu  me  sois  envoyé  par  ce  saint 
homme;  je  te  reçois  à  mon  service  préférablement  à  trois  ou 
quatre  laquais  qu'on  me  veut  donner.  C'est  une  affaire  déci- 
dée; tes  gages  courent  dcj  ce  jour. 

Je  n'eus  pas  besoin  d'être  longtemps  chez  ce  bourgeois, 
pour  m' apercevoir  qu'il  étoit  tel  qu'on  me  l'avoit  dépeint.  Il 
me  parut  même  d'une  si  grande  simplicité,  que  je  ne  pus 


314  GIL  BLAS. 

m'enipècher  de  penser  que  j'aurois  bien  de  la  peine  à 
m'abstenir  de  lui  jouer  quelque  tour.  11  étoit  veuf  depuis 
quatre  années,  et  il  avoit  deux  enfants,  un  garçon  qui  ache- 
voit  soi\  cinquième  lustre,  et  une  fille  qui  commençoit  son 
troisième.  La  fille,  élevée  par  une  duègne  sévère,  et  dirigée 
par  le  père  Alexis,  marchoit  dans  le  sentier  de  la  vertu;  mais 
Gaspard  Velasquez  son  frère,  quoiqu'on  n'eût  rien  épargné 
pour  en  faire  un  honnête  homme,  avoit  tous  les  vices  d'un 
jeune  libertin.  Il  passoit  quelquefois  deux  ou  trois  jours  hors 
du  logis;  et  si,  à  son  retour,  son  père  s'avisoit  de  lui  en 
faire  des  reproches,  Gaspard  lui  imposoit  silence ,  en  le  pre- 
nant sur  un  ton  plus  haut  que  le  sien. 

Scipion,  me  dit  un  jour  le  vieillard,  j'ai  un  fils  qui  fait 
toute  ma  peine.  Il  est  plongé  dans  toutes  sortes  de  débauclies: 
cela  m'étonne,  car  son  éducation  n'a  pas  été  négligée.  Je  lui 
ai  donné  de  bons  maîtres  ;  et  le  père  Alexis,  mon  ami,  a  fait 
tous  ses  efforts  pour  le  mettre  dans  le  bon  chemin;  mais, 
hélas!  il  n'a  pu  en  venir  à  bout:  Gaspard  s'est  jeté  dans  le 
libertinage.  Tu  me  diras  peut-être  que  je  l'ai  traité  avec  trop 
de  douceur  dans  sa  puberté,  et  que  c'est  cela  qui  l'a  perdu. 
Mais  non,  il  a  été  châtié  quand  j'ai  jugé  à  propos  d'user  de 
rigueur;  car,  tout  débonnaire  que  je  suis,  je  ne  laisse  pas 
d'avoir  de  la  fermeté  dans  les  occasions  qui  en  demandent. 
Je  l'ai  même  fait  enfermer  dans  une  maison  de  force,  et  il 
n'en  est  devenu  que  plus  méchant.  En  un  mot,  c'est  un  de 
ces  mauvais  sujets  que  le  bon  exemple,  les  remontrances  et 
les  châtiments  mêmes  ne  sauroient  corriger.  11  n'y  a  que  le 
ciel  qui  puisse  faire  ce  miracle. 

Si  je  ne  fus  pas  fort  touché  de  la  douleur  de  ce  malheu- 
reux père,  du  moins  je  fis  semblant  de  l'être.  Que  je  vous 
plains,  monsieur!  lui  dis-je.  Un  homme  de  bien  comme  vous 
méritoit  d'avoir  un  meilleur  fils.  Que  veux-tu,  mon  enfant? 
me  répondit-il  :  Dieu  m'a  voidn  priver  de  cette  consolation. 


LIVRE  X,   CHAPITRE    XI.  313 

Entre  les  sujets  que  Gaspard  me  donne  de  me  plaindre  de 
lui,  poursuivit-il,  je  te  dirai  confidemment  qu'il  y  en  a  un 
qui  me  cause  beaucoup  d'inquiétude;  c'est  l'envie  qu'il  a  de 
me  voler,  et  qu'il  ne  trouve  que  trop  souvent  moyen  de  satis- 
faire, malgré  ma  vigilance.  Le  laquais  à  qui  tu. succèdes 
s'entendoit  avec  lui ,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai  chassé  ce 
domestique.  Pour  toi,  je  compte  que  tu  ne  te  laisseras  pas 
corrompre  par  mon  fils.  ïu  épouseras  mes  intérêts  ;  je  ne 
doute  pas  que  le  père  Alexis  ne  te  l'ait  bien  recommandé.  Je 
vous  en  réponds,  lui  dis-je;  Sa  Révérence  m'a  exhorté  pen- 
dant une  heure  à  n'avoir  en  vue  que  votre  bien;  mais  je 
puis  vous  assurer  que  je  n'avois  pas  besoin  pour  cela  de  son 
exhortation.  Je  me  sens  disposé  à  vous  servir  fidèlement,  et 
je  vous  promets  enfin  un  zèle  à  toute  épreuve. 

Qui  n'entend  qu'une  partie  n'entend  rien.  Le  jeune  Velas- 
quez,  petit-maître  en  diable,  jugeant  à  ma  physionomie  que 
je  ne  serois  pas  plus  difficile  à  séduire  que  mon  prédéces- 
seur, m'attira  dans  un  endroit  écarté,  et  me  parla  dans  ces 
termes  :  Écoute,  mon  cher,  je  suis  persuadé  que  mon  père 
t'a  chargé  de  m'espionner;  il  n'y  a  pas  manqué  :  maisprends- 
y  garde,  je  t'en  avertis,  cet  emploi  n'est  pas  sans  désagré- 
ment. Si  je  viens  à  m'apercevoir  que  tu  m'observes,  je  te 
ferai  mourir  sous  le  bâton;  au  lieu  que,  si  tu  veux  m'aider 
à  tromper  mon  père,  tu  peux  tout  attendre  de  ma  recon- 
noissance.  Faut-il  te  parler  plus  clairement?  tu  auras  ta  part 
dans  les  coups  de  filet  que  nous  ferons  ensemble.  Tu  n'as 
qu'à  choisir  :  déclare-toi  dans  le  moment  pour  le  père  ou 
pour  le  fils;  point  de  quartier. 

Monsieur,  lui  répon dis-je,  vous  me  serrez  furieusement 
le  bouton;  je  vois  bien  que  je  ne  pourrai  me  défendre  de  me 
ranger  de  votre  parti,  quoique  dans  le  fonà  je  me  sente  de 
la  répugnance  à  trahir  le  seigneur  Velasquez.  Tu  ne  dois  t'en 
faire  aucun  scrupule ,  reprit  Gaspard  ;  c'est  un  vieil  avare 


316  GIL  BLAS. 

qui  voudroit  encore  me  mener  à  la  lisière;  un  vilain  qui  me 
refuse  mon  nécessaire,  en  refusant  de  fournir  à  mes  plai- 
sirs ;  car  les  plaisirs  sont  des  besoins  à  vingt-cinq  ans.  C'est 
dans  ce  point  de  vue  qu'il  faut  que  tu  regardes  mon  père. 
Voilà  qui  est  fini,  monsieur,  lui  dis-je,  il  n'y  a  pas  moyen 
de  tenir  contre  un  si  juste  sujet  de  plainte.  Je  me  déclare 
pour  vous,  et  je  m'offre  à  vous  seconder  dans  vos  louables 
entreprises  ;  mais  cachons  bien  tous  deux  notre  intelligence, 
de  peur  qu'on  ne  mette  à  la  porte  votre  fidèle  adjoint.  Vous 
ne  ferez  point  mal,  ce  me  semble,  d'affecter  de  me  haïr  : 
parlez-moi  brutalement  devant  tout  le  monde  :  ne  mesurez 
pas  les  termes.  Quelques  soufflets  même  et  quelques  coups 
de  pied  au  cul  ne  gâteront  rien  ;  au  contraii^ ,  plus  vous  me 
donnerez  de  marques  d'aversion,  plus  le  seigneur  Baltazar 
aura  de  confiance  en  moi.  De  mon  côté,  je  ferai  semblant 
d'éviter  votre  conversation.  En  vous  servant  à  table ,  je  pa- 
roîtrai  ne  m'en  acquitter  qu'à  regret;  et,  quand  je  m'entre- 
tiendrai de  votre  seigneurie  ,  né  trouvez  pas  mauvais  que  je 
dise  pis  que  pendre  de  vous.  Vous  verrez  que  tout  le  monde 
au  logis  sera  la  dupe  de  cette  conduite,  et  qu'on  nous 
croira  tous  deux  ennemis  mortels. 

Vive  Dieu!  s'écria  le  jeune  Velasquez  à  ces  dernières 
paroles,  je  t'admire,  mon  ami;  tu  fais  paroître  à  ton  âge  un 
génie  étonnant  pour  l'intrigue;  j'en  conçois  pour  moi  le  plus 
heureux  présage.  J'espère  qu'avec  le  secours  de  ton  esprit, 
je  ne  laisserai  pas  une  pistole  à  mon  père.  Vous  me  faites 
trop  d'honneur,  lui  dis-je,  de  tant  compter  sur  mon  indus- 
trie. Je  ferai  mon  possible  pour  justifier  la  bonne  opinion 
que  vous  en  avez;  et  si  je  ne  puis  y  réussir,  ce  ne  sera  pas 
ma  faute. 

Je  ne  tardai  guère  à  faire  connoître  à  Gaspard  quej'étois 
effectivement  l'homme  qu'il  lui  falloit;  et  voici  quel  fut  le 
premier  service  que  je  lui  rendis.  Le  coffre-fort  de  Baltazar 


LIVRE   X,   CHAPITRE   XI.  317 

étoit  dans  la  chambre  de  ce  bon  homme,  à  la  ruelle  de  son 
lit,  et  lui  servoit  de  prie-Dieu.  Toutes  les  fois  que  je  le  re- 
gardois, il  me  réjouissoit  la  vue,  et  je  lui  disois  souvent  en 
moi-même:  ColTre-fort,  mon  ami,  seras-tu  toujours  fermé 
pour  moi?  n'aurai-je  jamais  le  plaisir  de  contempler  le  tré- 
sor que  tu  recèles?  Gomme  j'allois  quand  il  me  plaisoit  dans 
la  chambre,  dont  l'entrée  n'étoit  interdite  qu'à  Gaspard,  il 
arriva  un  jour  que  j'aperçus  son  père,  qui,  croyant  n'être 
vu  de  personne,  après  avoir  ouvert  et  refermé  son  coflfre- 
fort,  en  cacha  la  clef  derrière  une  tapisserie.  Je  remarquai 
bien  l'endroit,  et  fis  part  de  cette  découverte  à  mon  jeune 
maître,  qui  me  dit  en  m' embrassant  de  joie  :  Ah  !  mon  cher 
Scipion,  que  viens-tu  de  m'apprendre?  Notre  fortune  esf 
faite,  mon  enfant.  Je  te  donnerai  dès  aujourd'hui  de  la  cire, 
tu  prendras  l'empreinte  de  la  clef,  et  tu  me  la  remettras 
entre  les  mains.  Je  n'aurai  pas  de  peine  à  trouver  un  serru- 
rier obligeant  dans  Gordoue ,  qui  n'est  pas  la  ville  d'Espagne 
où  il  y  a  le  moins  de  fripons. 

Eh!  pourquoi,  dis-je  à  Gaspard,  voulez-vous  faire  faire 
une  fausse  clef,  quand  nous  pouvons  nous  servir  de  la  véri- 
table ?  Tu  as  raison ,  me  répondit-il,  mais  je  crains  que  mon 
père,  par  défiance  ou  autrement,  ne  s'avise  de  la  cacher 
ailleurs,  et  le  plus  sûr  est  d'en  avoir  une  qui  soit  à  nous. 
J'approuvai  sa  crainte,  et,  me  rendant  à  son  sentiment,  je 
me  préparai  à  prendre  l'empreinte  de  la  clef;  ce  qui  fut  exé- 
cuté un  beau  matin  ,  tandis  que  mon  vieux  patron  faisoit 
une  visite  au  père  Alexis,  avec  lequel  il  avoit  ordinairement 
de  fort  longs  entretiens.  Je  n'en  demeurai  pas  là  :  je  me 
servis  de  la  clef  pour  ouvrir  le  colTre-fort,  qui,  se  trouvant 
rempli  de  grands  et  de  petits  sacs,  me  jeta  dans  un  embar- 
ras charmant.  Je  ne  savois  lequel  choisir,  tant  je  nie  sentois 
d'affection  pour  les  uns  et  pour  les  autres!  néanmoins, 
comme  la  peur  d'être  surpris  ne  me  permettoit  pas  de  faire 


318  GIL  BLAS. 

un  long  examen,  je  me  saisis  à  tout  hasard  d'un  des  plus 
gros.  Ensuite,  ayant  refermé  le  coffre  et  remis  la  clef  der- 
rière la  tapisserie,  je  sortis  de  la  chambre  avec  ma  proie, 
que  j'allai  cacher  dans  une  petite  garde-robe,  en  attendant 
que  je  pusse  la  remettre  au  jeune  Velasquez,  qui  m'attendoit 
dans  une  maison  où  il  m'avoit  donné  rendez-vous,  et  que  je 
rejoignis  promptement  en  lui  apprenant  ce  que  je  venois  de 
faire.  Il  fut  si  content  de  moi,  qu'il  m'accabla  de  caresses, 
et  m'offrit  généreusement  la  moitié  des  espèces  qui  étoient 
dans  le  sac;  ce  que  je  refusai.  Non,  non,  monsieur,  lui  dis- 
je,  ce  premier  sac  est  pour  vous  seul;  servez-vous-en  pour 
vos  besoins.  Je  retournerai  incessamment  au  coffre-fort,  où, 
grâce  au  ciel,  il  y  a  de  l'argent  pour  nous  deux.  En  effet, 
trois  jours  après  j'enlevai  un  second  sac,  où  il  y  avoit,  ainsi 
que  dans  le  premier,  cinq  cents  écus,  desquels  je  ne  voulus 
accepter  que  le  quart ,  quelques  instances  que  me  fît  Gas- 
pard pour  m' obliger  à  les  partager  avec  lui  fraternellement. 
Sitôt  que  ce  jeune  homme  se  vit  si  bien  en  fonds,  et  par 
conséquent  en  état  de  satisfaire  la  passion  qu'il  avoit  pour 
les  femmes  et  pour  le  jeu,  il  eut  le  malheur  de  s'entêter 
d'une  de  ces  fameuses  coquettes  qui  dévorent  et  englou- 
tissent en  peu  de  temps  les  plus  gros  patrimoines.  Il  se  jeta 
pour  elle  dans  une  dépense  effroyable ,  ce  qui  me  mit  dans 
la  nécessité  de  rendre  tant  de  visites  au  coffre-fort,  que  le 
vieux  Velasquez  s'aperçut  enfin  qu'on  le  voloit.  Scipion,  me 
dit-il  un  matin ,  il  faut  que  je  te  découvre  mon  cœur  :  quel- 
qu'un me  vole,  mon  ami:  on  a  ouvert  mon  coffre-fort;  on 
en  a  tiré  plusieurs  sacs;  c'est  un  fait  constant.  Qui  dois-je 
accuser  de  ce  larcin?  ou  plutôt,  quel  autre  que  mon  fils 
peut  l'avoir  fait?  Gaspard  sera  furtivement  entré  dans  ma 
chambre,  ou  bien  tu  l'y  auras  toi-même  introduit;  car  je 
suis  tenté  de  te  croire  d'accord  avec  lui,  quoique  vous  pa- 
roissiez  tous  deux  fort  mal  ensemble.  Néanmoins,  ajouta- 


LIVRE  X.    CHAPITRE   XL  319 

t-il,je  ne  veux  pas  écouter  ce  soupçon,  puisque  le  père  Alexis 
m'a  répondu  de  ta  fidélité.  Je  répondis  que,  grâce  à  Dieu, 
le  bien  d'autrui  ne  me  tentoit  point,  et  j'accompagnai  ce 
mensonge  d'une  grimace  hyjwcrite  qui  me  servit  d'apologie. 

Effectivement,  le  vieillard  ne  m'en  parla  plus;  mais  il 
ne  laissa  pas  de  m'envelopper  dans  sa  défiance;  et,  prenant 
des  précautions  contre  nos  attentats,  il  fit  mettre  à  son 
coffre-fort  une  nouvelle  serrure ,  dont  il  porta  toujours  de- 
puis la  clef  dans  ses  poches.  Par  ce  moyen,  tout  commerce 
étant  rompu  entre  nous  et  les  sacs,  nous  demeurâmes  fort 
sots,  particulièrement  Gaspard,  qui,  ne  pouvant  plus  faire 
la  même  dépense  pour  sa  nymphe,  craignit  d'être  obligé  de 
ne  la  plus  voir.  Il  eut  pourtant  l'esprit  d'imaginer  un  expé- 
dient qui  le  fit  rouler  pendant  quelques  jours,  et  cet  ingé- 
nieux expédient  fut  de  s'approprier,  par  forme  d'emprunt, 
tout  ce  quim'étoit  revenu  des  saignées  que  j'avois  faites  au 
coffre-fort.  Je  lui  donnai  jusqu'à  la  dernière  pièce;  ce  qui 
pouvoit,  ce  me  semble,  passer  pour  une  restitution  anti- 
cipée que  je  faisois  au  vieux  marchand  dans  la  personne  ^le 
son  héritier. 

Ce  jeune  homme,  lorsqu'il  eut  épuisé  cette  ressource, 
considérant  qu'il  n'en  avoit  plus  aucune  autre ,  tomba  dans 
une  profonde  et  noire  mélancolie  qui  troubla  peu  à  peu  sa 
raison.  Il  ne  regarda  son  père  que  comme  un  homme  qui 
faisoit  tout  le  malheur  de  sa  vie.  11  entra  dans  un  vif  déses- 
poir ,  et,  sans  être  retenu  par  la  voix  du  sang,  le  misérable 
conçut  l'horrible  dessein  de  l'empoisonner.  11  ne  se  contenta 
pas  de  me  faire  confidence  de  cet  exécrable  projet,  il  me 
proposa  même  de  servir  d'instrument  à  sa  vengeance.  A 
cette  proposition  je  me  sentis  saisi  d'effroi.  Monsieur,  lui 
dis-je ,  est-il  possible  que  vous  soyez  assez  abandonné  du 
ciel  pour  avoir  formé  cette  abominable  résolution  ?  Quoi  ! 
vous  seriez  capable  de  donner  la  mort  ti  l'auteur  de  vos 


320  GIL  BLAS. 

jours?  On  verroit  en  Espagne ,  dans  le  sein  du  christianisme, 
commettre  un  crime  dont  la  seule  idée  feroit  horreur  aux 
nations  les  plus  barbares!  Non,  mon  cher  maître,  ajoutai-je 
en  me  mettant  à  ses  genoux ,  non ,  vous  ne  ferez  point  une 
action  qui  soulèveroit  contre  vous  toute  la  terre,  et  qui 
seroit  suivie  d'un  infâme  châtiment. 

Je  tins  encore  d'autres  discours  à  Gaspard,  pour  le 
détourner  d'une  entreprise  si  coupable.  Je  ne  sais  où  j'allai 
prendre  tous  les  raisonnements  d'honnête  homme  dont  je 
me  servis  pour  combattre  son  désespoir;  mais  il  est  certain 
que  je  lui  parlai  comme  un  docteur  de  Salamanque,  tout 
jeune  et  tout  fils  que  j'étais  de  la  Goscolina.  Cependant  j'eus 
beau  lui  représenter  qu'il  devoit  rentrer  en  lui-même,  et 
rejeter  courageusement  les  pensées  détestables  dont  son 
esprit  étoit  assailli,  toute  mon  éloquence  fut  inutile.  11  baissa 
la  tête  sur  son  estomac;  et,  gardant  un  morne  silence, 
quelque  chose  que  je  pusse  faire  et  dire,  il  me  fit  juger 
qu'il  n'en  démordroit  point. 

•  Là-dessus,  prenant  mon  parti,  je  résolus  de  révéler  tout 
à  mon  vieux  maître  ;  je  lui  demandai  un  secret  entretien  :  il 
me  l'accorda;  et  nous  étant  tous  deux  enfermés  :  Monsieur, 
lui  dis-je,  souffrez  que  je  me  jette  à  vos  pieds,  et  que  j'im- 
plore votre  miséricorde.  En  achevant  ces  paroles,  je  me 
prosternai  devant  lui  avec  beaucoup  d'émotion,  et  le  visage 
baigné  de  larmes.  Le  marchand,  surpris  de  mon  action  et 
de  mon  air  troublé,  me  demanda  ce  que  j'avois  fait.  Une 
faute  dont  je  me  repens,  lui  répondis-je,  et  que  je  me  repro- 
cherai toute  ma  vie.  J'ai  eu  la  foiblesse  d'écouter  votre  fils, 
et  de  l'aider  à  vous  voler.  En  même  temps  je  lui  fis  un  aveu 
sincère  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé  à  ce  sujet;  après  quoi  je 
lui  rendis  compte  de  la  conversation  que  je  venois  d'avoir 
avec  Gaspard,  dont  je  lui  révélai  le  dessein  sans  oublier  la 
moindre  circonstance. 


LIVRE  X,   CHxVPITRE  XI.  321 

Quelque  mauvaise  opinion  que  le  vieux  Yelasquez  eût  de 
son  fils,  à  peine  pouvoit-il  ajouter  foi  à  ce  disccuis.  >iéan- 
moins,  ne  doutant  nullement  que  mon  rapport  ne  fût  véri- 
table :  Scipion,  me  dit-il  en  me  relevant,  car  j'étois  toujours 
à  ses  pieds,  je  te  pardonne  en  faveur  de  l'avis  important 
que  tu  viens  de  me  donner.  Gaspard,  poursuivit-il  en  éle- 
vant sa  voix,  Gaspard  en  veut  à  mes  jours!  Ah!  fils  ingrat, 
monstre  qu'il  eût  mieux  valu  étouffer  en  naissant  que  laisser 
vivre  pour  devenir  un  parricide,  quel  sujet  as-tu  d'attenter 
sur  ma  vie  ?  Je  te  fournis  tous  les  ans  une  somme  raisonna- 
ble pour  tes  plaisirs,  et  tu  n'es  pas  content!  Faut-il  donc, 
pour  te  satisfaire,  que  je  te  permette  de  ruiner  ta  sœur  et  de 
dissiper  tous  mes  biens?  Ayant  fait  cette  apostrophe  amère, 
il  me  recommanda  le  secret,  et  me  dit  de  le  laisser  seul 
songer  à  ce  qu'il  avoità  faire  dans  une  conjecture  si  délicate. 

J'étois  fort  en  peine  de  savoir  quelle  résolution  prendroit 
ce  père  infortuné ,  lorsque  le  même  jour  il  fit  appeler  Gas- 
pard, et  lui  tint  ce  discours  sans  lui  rien  témoigner  de  ce 
qu'il  avoit  dans  l'âme  :  Mon  fils,  j'ai  reçu  une  lettre  de 
Merida,  d'où  l'on  me  mande  que,  si  vous  voulez  vous  ma- 
rier, on  vous  offre  une  fille  de  quinze  ans,  parfaitement 
belle ,  et  qui  vous  apportera  une  riche  dot.  Si  vous  n'avez 
pas  de  répugnance  pour  le  mariage,  nous  partirons  demain 
au  lever  de  l'aurore  pour  Merida  :  nous  verrons  la  personne 
qu'on  vous  propose;  si  elle  est  de  votre  goût,  vous  l'épou- 
serez; et  si  elle  ne  l'est  pas ,  il  ne  sera  plus  parlé  de  ce  ma- 
riage. Gaspard,  entendant  parler  d'une  riche  dot,  et  croyant 
déjà  la  tenir,  répondit  sans  hésiter  qu'il  étoit  prêt  à  faire 
ce  voyage;  si  bien  qu'ils  partirent  le  lendemain  dès  la  pointe 
du  jour,  tous  deux  seuls,  et  montés  sur  de  bonnes  mules. 

Quand  ils  furent  dans  les  montagnes  de  Fesira,  et  dans 
un  endroit  aussi  chéri  des  voleurs  que  redouté  des  passants, 
Baltazar  mit  pied  à  terre,  en   disant  à  son  fils  d'en  faire 
u.  21 


322  GIL  BLAS. 

autant.  Le  jeune  homme  obéit  et  demanda  pourquoi ,  dans 
ce  lieu-là,  on  le  faisoit  descendre  de  sa  mule.  Je  vais  te 
l'apprendre ,  lui  répondit  le  vieillard  en  l'envisageant  avec 
des  yeux  où  sa  douleur  et  sa  colère  étoient  peintes  :  nous 
n'irons  point  à  Merida;  et  l'hymen  dont  je  t'ai  parlé  n'est 
qu'une  fable  que  j'ai  inventée  pour  t' attirer  ici.  Je  n'ignore 
pas,  fils  ingrat  et  dénaturé,  le  forfait  que  tu  médites.  Je  sais 
qu'un  poison  préparé  par  tes  soins  me  doit  être  présenté; 
mais,  insensé  que  tu  es  ,  as-tu  pu  te  flatter  que  tu  m'ôterois 
de  cette  façon  impunément  la  vie?  Quelle  erreur!  Songe  que 
ton  crime  seroit  bientôt  découvert ,  et  que  tu  périrois  par  la 
main  du  bourreau.  Il  est,  continua- t-il,  un  moyen  plus  sûr 
de  contenter  ta  rage,  sans  t' exposer  à  une  mort  ignomi- 
nieuse; nous  sommes  ici  sans  témoin ,  et  dans  un  endroit  où 
se  commettent  tous  les  jours  des  assassinats;  puisque  tu  es 
si  altéré  de  mon  sang,  enfonce  ton  poignard  dans  mon 
sein  :  on  imputera  ce  meurtre  à  des  brigands.  A  ces  mots 
Baltazar,  découvrant  sa  poitrine,  et  marquant  la  place  de 
son  cœur  à  son  fils  :  Tiens,  Gaspard,  ajouta-t-il,  porte-moi 
là  un  coup  mortel,  pour  me  punir  d'avoir  produit  un  scélérat 
comme  toi! 

Le  jeune  Valesquez,  frappé  de  ces  paroles  comme  d'un 
coup  de  tonnerre,  bien  loin  de  chercher  à  se  justifier,  tomba 
tout  à  coup  sans  sentiment  aux  pieds  de  son  père.  Ce  bon 
vieillard,  le  voyant  dans  cet  état  qui  lui  parut  un  commen- 
cement de  repentir ,  ne  put  s'empêcher  de  céder  à  la  foi- 
blesse  de  la  paternité;  il  s'empressa  de  le  secourir;  mais 
Gaspard  n'eut  pas  sitôt  repris  l'usage  de  ses  sens,  que,  ne 
pouvant  soutenir  la  présence  d'un  père  si  justement  irrité, 
il  fit  un  effort  pour  se  relever;  il  remonta  promptement  sur 
sa  mule ,  et  s'éloigna  sans  dire  une  parole.  Baltazar  le  laissa 
dispaioître ,  et,  l'abandonnant  à  ses  remords,  revint  à  Gor- 
doue,  où  six  mois  après  il  apprit  qu'il  s'étoit  jeté  dans  la 


LIVRE  X,   CHAPITRE  XII.  323 

chartreuse  de  Séville,  pour  y  passer  le  reste  de  ses  jours 
dans  la  pénitence. 


CHAPITRE  XII. 

Fin  de  Thistoire  de  Scipion. 

'Le  mauvais  exemple  produit  quelquefois  de  très-bons 
effets.  La  conduite  que  le  jeune  Velasquez  avoit  tenue  me 
fit  faire  de  sérieuses  réflexions  sur  la  mienne.  Je  commençai 
à  combattre  mes  inclinations  furtives,  et  à  vivre  en  garçon 
d'honneur.  L'habitude  que  j'avois  de  me  saisir  de  tout  l'ar- 
gent que  je  pouvois  prendre  étoit'  formée  par  tant  d'actes 
réitérés,  qu'elle  n'étoit  pas  aisée  à  vaincre.  Cependant  j'es- 
pérois  en  venir  à  bout,  ayant  souvent  ouï  dire  que,  pour 
devenir  vertueux ,  il  ne  falloit  que  le  vouloir  véritablement. 
J'entrepris  donc  ce  grand  ouvrage,  et  le  ciel  sembla  bénir 
mes  efforts;  je  cessai  de  regarder  d'un  œil  de  cupidité  le 
coffre-fort  du  vieux  marchand;  je  crois  même  qu'il  n'eût 
tenu  qu'à  moi  d'en  tirer  des  sacs,  que  je  n'en  aurois  rien 
fait.  J'avouerai  pourtant  qu'il  y  auroit  eu  de  l'imprudence 
à  mettre  à  cette  épreuve  mon  intégrité  naissante;  aussi 
Yelasquez  s'en  garda  bien. 

Don  Manrique  de  Medrana,  jeune  gentilhomme,  et  che- 
valier de  l'ordre  d'Alcantara,  venoit  souvent  au  logis.  Nous 
avions  sa  pratique ,  qui  étoit  une  de  nos  plus  nobles ,  si  elle 
n'était  pas  une  de  nos  meilleures.  J'eus  le  bonheur  de  plaire 
à  ce  cavalier,  qui,  toutes  les  fois  qu'il  me  rencontroit,  m'a- 
gaçoit  toujours  pour  me  faire  parler,  et  paroissoit  m'écouter 
avec  plaisir.  Scipion  ,  me  dit-il  un  jour,  si  j'avois  un  laquais 
de  ton  humeur,  je  croirois  posséder  un  trésor;  et,  si  tu 
n'appartenois  pas  à  un  homme  que  je  considère,  je  n'épar- 


324  ■  GIL  BLAS. 

gnerois  rien  pour  te  débaucher.  Monsieur,  lui  répondis- 
je,  vous  auriez  peu  de  peine  à  y  réussir;  car  j'aime  d'incli- 
nation les  personnes  de  qualité;  c'est  mon  foible  :  leurs  ma- 
nières aisées  m'enlèvent.  Cela  étant,  reprit  don  Manrique, 
je  veux  prier  le  seigneur  Baltazar  de  consentir  que  tu  passes 
de  son  service  au  mien  :  je  ne  crois  pas  qu'il  me  refuse  cette 
grâce.  Véritablement  Velasquez  la  lui  accorda  d'autant  plus 
facilement,  qu'il  ne  croyoit  pas  la  perte  d'un  laquais  fripon 
irréparable.  De  mon  côté,  je  fus  bien  aise  de  ce  change- 
ment, le  valet  d'un  bourgeois  ne  me  paroissant  qu'un  gre- 
din  en  comparaison  du  valet  d'un  chevalier  d'Alcantara. 

Pour  vous  faire  un  portrait  fidèle  de  mon  nouveau 
patron,  je  vous  dirai  que  c'étoit  un  cavalier  doué  de  la  plus 
aimable  figure ,  et  qui  revenoit  à  tout  le  monde  par  la  dou- 
ceur de  ses  mœurs  et  par  son  bon  esprit.  D'ailleurs,  il  avoit 
beaucoup  de  valeur  et  de  probité  :  il  ne  lui  manquoit  que 
du  bien;  mais,  cadet  d'une  maison  plus  illustre  que  riche, 
il  étoit  obligé  de  vivre  aux  dépens  d'une  vieille  tante  qui 
demeuroit  cà  Tolède,  et  qui,  l'aimant  comme  un  fils,  avoit 
soin  de  lui  faire  tenir  l'argent  dont  il  avoit  besoin  pour  s'en- 
tretenir. Il  étoit  toujours  vêtu  proprement  :  on  le  recevoit 
fort  bien  partout.  Il  voyoitles  principales  dames  de  la  vdle, 
^t  entre  autres  la  marquise  d'Almenara.  C'étoit  une  veuve 
de  soixante-douze  ans,  qui,  par  ses  manières  engageantes 
et  les  agréments  de  son  esprit,  attiroit  chez  elle  toute  la 
noblesse  de  Cordoue  :  les  hommes  ainsi  que  les  femmes  se 
plaisoient  à  son  entretien,  et  l'on  appeloit  sa  maison  la 
bonne  compagnie. 

Mon  maître  étoit  un  des  plus  assidus  courtisans  de  cette 
dame.  Un  soir  qu'd  venoit  de  la  quitter,  il  me  parut  avoir 
un  air  animé  qui  ne  lui  étoit  pas  ordinaire.  Seigneur,  lui 
dis-je,  vous  paroissez  bien  agité;  votre  fidèle  serviteur  peut- 
il  vous  en  demander  la  cause?  Ne  vous  seroit-il  point  arrivé 


LIVRE  X,   CHAPITRE  XII.  32o 

quelque  chose  d'extraordinaire?  Le  clievalier  sourit  à  cette 
question,  et  m'avoua  qu'eflectivement  il  étoit  occupé  d'une 
conversation  sérieuse  qu'il  venoit  d'avoir  avec  la  marquise 
d'Almenara.  Je  voudrois  bien,  lui  dis-je  en  souriant,  que 
cette  mignonne  septuagénaire  vous  eût  fait-une  déclaration 
d'amour.  Ne  pense  pas  te  moquer,  me  répondit-il;  apprends, 
mon  ami,  que  la  marquise  m'aime.  Chevalier,  m'a-t-elle 
dit,  jeconnois  votre  peu  de  fortune  comme  votre  noblesse; 
j'ai  de  l'inclination  pour  vous,  et  j'ai  résolu  de  vous  épouser 
pour  vous  mettre  à  votre  aise ,  ne  pouvant  honnêtement  vous 
enrichir  d'une  autre  manière.  Je  sais  bien  que  ce  mariage 
me  donnera  dans  le  monde  un  ridicule;  qu'on  tiendra  sur 
mon  compte  des  discours  médisants;  et  qu'enfin  je  passerai 
pour  une  vieille  folle  qui  veut  se  remarier.  N'importe,  je 
prétends  mépriser  les  caquets  pour  vous  faire  un  sort 
agréable  :  tout  ce  que  je  crains,  a-t-elle  ajouté,  c'est  que 
v^ous  n'ayez  de  la  répugnance  à  répondre  à  mes  intentions. 

Voilà ,  poursuivit  le  chevalier ,  ce  que  m'a  dit  la  mar- 
quise; j'en  suis  d'autant  plus  étonné,  que  c'est  la  femme 
de  Cordoue  la  plus  sage  et  la  plus  raisonnable  ;  aussi  lui  ai- 
je  fait  réponse  que  j'étois  surpris  qu'elle  me  fît  l'honneur  de 
me  proposer  sa  main ,  elle  qui  avoit  toujours  persisté  dans 
la  résolution  de  soutenir  jusqu'au  bout  son  veuvage.  A  quoi 
elle  a  reparti  qu'ayant  des  biens  considérables,  elle  étoit 
bien  aise  de  son  vivant  d'en  faire  part  à  un  honnête  homme 
qu'elle  chérissoit.  Vous  êtes  apparemment,  repris-je,  déter- 
miné à  sauter  le  fossé?  En  peux-tu  douter?  me  répondit-il. 
La  marquise  a  des  bien  immenses ,  avec  les  qualités  du  cœur 
et  de  l'esprit.  11  faudroit  que  j'eusse  perdu  le  jugement  pour 
laisser  échapper  un  établissement  si  avantageux  pour  moi. 

J'approuvai  fort  le  dessein  où  mon  maître  étoit  de  pro- 
fiter d'une  si  belle  occasion  de  faire  sa  fortune,  et  môme  je 
lui  conseillai  de  brusquer  les  choses,  tant  je  craignois  de  les 


526  GIL  BLAS. 

voir  changer!  Heureusement  la  dame  avoit  encore  plus  que 
moi  cette  affaire  à  cœur;  et,  bien  loin  de  la  négliger,  elle 
donna  de  si  bons  ordres ,  que  les  préparatifs  de  son  liymé- 
née  furent  bientôt  faits.  Dès  qu'on  sut  dans  Cordoue  que  la 
vieille  marquise- d'Âlmenara  se  disposoit  à  épouser  le  jeune 
don  Manrique  de  Medrana,  les  railleurs  commencèrent  à 
s'égayer  aux  dépens  de  cette  veuve;  mais  ils  eurent  beau 
s'épuiser  en  mauvaises  plaisanteries,  ils  ne  la  détournèrent 
point  de  son  entreprise;  elle  laissa  parler  toute  la  ville,  et 
suivit  son  chevalier  à  l'autel.  Leurs  noces  furent  célébrées 
avec  un  éclat  qui  fournit  une  nouvelle  matière  à  la  médi- 
sance. La  mariée,  disoit-on,  auroit  du  moins  dû,  par  pudeur 
et  par  bienséance,  supprimer  la  pompe  et  le  fracas ,  qui  ne 
conviennent  point  du  tout  aux  vieilles  veuves  qui  prennent 
de  jeunes  époux. 

La  marquise,  au  lieu  de  se  montrer  honteuse  d'être  à 
son  âge  femme  du  chevalier,  se  livroit  sans  conirainte  à  la 
joie  qu'elle  en  ressentoit.  Il  y  eut  chez  elle  un  grand  repas 
accompagné  de  symphonie ,  et  la  fête  finit  par  un  bal  où  se 
trouva  toute  la  noblesse  de  Cordoue  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe.  Sur  la  fin  du  bal,  nos  nouveaux  mariés  s'échappèrent 
pour  gagner  un  appartement  où  ils  s'enfermèrent  avec  une 
femme  de  chambre  et  moi  ;  ce  qui  fournit  à  la  compagnie  un 
nouveau  sujet  d'accuser  la  marquise  d'avoir  du  tempéra- 
ment; mais  cette  dame  étoit  dans  une  disposition  bien  dif- 
férente de  celle  où  ils  la  croyoient  tous.  Aussitôt  qu'elle  se 
vit  en  particulier  avec  mon  maître,  elle  lui  adressa  ces 
paroles  :  Don  ]\Ianrique,  voici  votre  appartement;  le  mien 
est  dans  un  autre  endroit  de  cette  maison  :  nous  passerons 
la  nuit  dans  des  chambres  séparées,  et  le  jour  nous  vivrons 
ensemble  comme  une  mère  et  son  fils.  Le  chevalier  y  fut 
trompé  d'abord  :  il  crut  que  la  dame  ne  parloit  ainsi  que 
pour  l'engager  à  lui  faire  une  douce  violence;  et',  s'imagi- 


LIVRE   X,    CHAPITRE  XII.  327 

nant  devoir  par  politesse  paroître  passionné,  il  s'approcha 
d'elle,  et  s'offrit  avec  empressement  à  lui  servir  de  valet  de 
chambre;  mais,  bien  loin  de  lui  permettre  de  la  déshabiller, 
elle  le  repoussa  d'un  air  sérieux,  et  lui  dit  :  Arrêtez,  don 
Manrique;  si  vous  me  prenez  pour  une  de  ces  tendres  vieilles 
qui  se  remarient  par  fragilité ,  vous  êtes  dans  l'erreur  :  je 
ne  vous  ai  point  épousé  pour  vous  faire  acheter  les  avan- 
tages que  je  vous  fais  par  notre  contrat  de  mariage;  ce  sont 
des  dons  purs  de  mon  cœur,  et  je  n'exige  de  votre  recon- 
noissance  que  des  sentiments  d'amitié.  A  ces  mots  elle  nous 
laissa,  mon  maître  et  moi,  dans  notre  appartement,  et  se 
retira  dans  le  sien  avec  sa  suivante ,  en  défendant  absolu- 
ment au  chevalier  de  l'accompagner. 

Après  sa  retraite,  nous  demeurâmes,  don  Manrique  et 
moi,  fort  étourdis  de  ce  que  nous  venions  d'entendre.  Sci- 
pion ,  me  dit  mon  maître ,  te  serois-tu  attendu  au  discours 
que  la  marquise  vient  de  me  tenir?  Que  penses-tu  d'une 
pareille  dame?  Je  pense,  monsieur  que  c'est  une  femme 
comme  il  n'y  en  a  point.  Quel  bonheur  pour  vous  de  l'avoir! 
C'est  posséder  un  bénéfice,  sans  être  tenu  d'acquitter  les 
charges.  Pour  moi,  reprit  don  Manrique,  j'admire  une 
épouse  d'un  caractère  si  estimable ,  et  je  prétends  compen- 
ser par  toutes  les  attentions  imaginables  le  sacrifice  qu'elle 
fait  à  sa  délicatesse.  Nous  continuâmes  à  nous  entretenir  de 
la  dame,  et  nous  allâmes  ensuite  nous  reposer,  moi  sur  un 
grabat  dans  une  garde-robe,  et  mon  maître  dans  un  beau  lit 
qu'on  lui  avoit  préparé,  et  où  je  crois  qu'au  fond  de  son  âme 
il  ne  fut  pas  fâché  de  coucher  seul,  quoiqu'il  se  sentît  assez 
reconnoissant  pour  oublier  l'âge  d'une  femme  si  généreuse. 

Les  réjouissances  recommencèrent  le  jour  suivant,  et  la 
nouvelle  mariée  parut  de  si  belle  humeur,  qu'elle  donna 
beau  jeu  aux  mauvais  plaisants.  Elle  rioit  toute  la  première 
de  ce  qu'ils  disoient;  elle  excitoit  même  les  rieurs  à  s'égayer. 


328  GIL  BLAS. 

en  se  prêtant  de  bonne  grâce  à  leurs  saillies.  Le  chevalier, 
de  son  côté,  ne  se  montroit  pas  moins  content  de  son 
épouse  ;  et  l'on  eût  dit,  à  l'air  tendre  dont  il  la  regardoit  et 
lui  parloit ,  qu'il  étoit  dans  le  goût  de  la  vieillesse.  Les  deux 
époux  eurent  le  soir  une  nouvelle  conversation,  où  il  fut 
décidé  que,  sans  se  gêner  l'un  l'autre,  ils  vivroient  de  la 
même  façon  qu'ils  avoient  vécu  avant  leur  mariage.  Cepen- 
dant il  faut  donner  cette  louange  à  don  Manrique,  qu'il  fit, 
par  considération  pour  sa  femme,  ce  que  peu  de  maris 
eussent  fait  à  sa  place  ;  il  abandonna  une  petite  bourgeoise 
qu'il  aimoit  et  dont  il  étoit  aimé,  ne  voulant  pas  entretenir 
un  commerce  qui  eût  semblé  insulter  à  la  conduite  délicate 
que  son  épouse  tenoit  avec  lui. 

Tandis  qu'il  donnoit  de  si  fortes  marques  de  reconnois- 
sance  à  cette  vieille  dame,  elle  les  payoit  avec  usure,  quoi- 
qu'elle les  ignorât.  Elle  le  rendit  maître  de  son  coffre-fort, 
qui  valoit  mieux  que  celui  de  Velasquez.  Comme  elle  avoit 
réformé  sa  maison  pendant  son  veuvage,  elle  la  remit  sur  le 
même  pied  où  elle  avoit  été  du  vivant  de  son  premier  époux  ; 
elle  grossit  son  domestique ,  remplit  ses  écuries  de  chevaux 
et  de  mules,  en  un  mot,  par  ses  généreuses  bontés  :  le  che- 
valier le  plus  gueux  de  l'ordre  d'Alcantara  en  devint  le  plus 
riche.  Vous  me  demanderez  peut-être  ce  que  je  gagnai  ù 
tout  cela  :  je  reçus  cinquante  pistoles  de  ma  maîtresse,  et 
cent  de  mon  maître,  qui  de  plus  me  fit  son  secrétaire  avec 
quatre  cents  écus  d'appointements  ;  il  eut  même  assez  de 
confiance  en  moi  pour  vouloir  que  je  fusse  son  trésorier. 

Son  trésorier!  m'écriai-je  en  interrompant  Scipion  dans 
cet  endroit,  et  en  faisant  un  éclat  de  rire.  Oui,  monsieur, 
répliqua-t-il  d'un  air  froid  et  sérieux,  oui,  son  trésorier; 
j'ose  même  dire  que  je  me  suis  acquitté  de  cet  emploi  avec 
honneur.  Il  est  vrai  que  je  suis  peut-être  redevable  de 
quelque  chose  à  la  caisse;  car  comme  je  prenois  dedans 


LIVRE   X,    CHAPITRE   XII.  329 

mes  gages  d'avance,  et  que  j'ai  quitté  brusquement  le 
service  du  chevalier,  il  n'est  pas  impossible  que  le  comp- 
table soit  en  reste;  en  tout  cas,  c'est  le  dernier  reproche 
qu'on  ait  à  me  faire,  puisque  j'ai  toujours  été  depuis  ce 
temps-là  plein  de  droiture  et  de  probité. 

J'étois  donc,  poursuivit  le  fils  de  la  Coscolina,  secrétaire 
et  trésorier  de  don  Manrique ,  qui  paroissoit  aussi  content 
de  moi  que  j'étois  satisfait  de  lui,  lorsqu'il  reçut  de  Tolède 
une  lettre  par  laquelle  on  lui  mandoit  que  dona  Theodora 
Muscoso,  sa  tante,  étoit  à  l'extrémité.  Il  fut  si  sensible  à  cette 
nouvelle,  qu'il  partit  sur-le-champ  pour  se  rendre  auprès 
de  cette  dame  qui  lui  servoit  de  mère  depuis  plusieurs 
années.  Je  l'accompagnai  dans  ce  voyage  avec  un  valet  de 
chambre  et  un  laquais  seulement;  et  tous  quatre,  montés 
sur  les  meilleurs  chevaux  de  nos  écuries,  nous  gagnâmes  en 
diligence  Tolède,  où  nous  trouvâmes  dona  Theodora  dans 
un  état  à  nous  faire  espérer  qu'elle  ne  mourroit  point  de  sa 
maladie;  et  véritablement  nos  pronostics,  quoique  contraires 
à  celui  d'un  vieux  médecin  qui  la  gouvernoit,  ne  furent  pas 
démentis  par  l'événement. 

Pendant  que  la  santé  de  notre  bonne  tante  se  rétablissoit 
à  vue  d'œil,  moins  peut-être  par  les  remèdes  qu'on  lui  fai- 
soit  prendre  que  par  la  présence  de  son  cher  neveu,  mon- 
sieur le  trésorier  passoit  son  temps  le  plus  agréablement 
qu'il  lui  étoit  possible,  avec  des  jeunes  gens  dont  la  connois- 
sance  étoit  fort  propre  à  lui  procurer  des  occasions  de  dépen- 
ser son  argent.  Outre  les  fêtes  galantes  qu'ils  ra'obligeoient 
à  donner  aux  dames  dont  ils  me  procuroient  la  connois- 
sance,  ils  m'entraînoient  quelquefois  dans  des  tripots,  où 
ils  m'engageoient  à  jouer  avec  eux;  et,  n'étant  pas  aussi 
habile  joueur  que  mon  maître  don  Abel ,  je  perdois  beau- 
coup plus  souvent  que  je  ne  gagnois.  Je  prenois  goût  insen- 
siblement au  jeu,  et,  si  je  me  fusse  entièrement  livré  à  cette 


330  GIL  BLAS. 

passion,  elle  m'auroit  réduit  sans  doute  à  tirer  de  la  caisse 
quelques  quartiers  d'avance;  mais  heureusement  l'amour 
sauva  la  caisse  et  ma  vertu.  Un  jour,  comme  je  passois 
auprès  de  l'église  de  los  Royés^,  j'aperçus  au  travers  d'une 
jalousie,  dont  les  rideaux  étoient  ouverts,  une  jeune  fille 
qui  me  parut  moins  une  mortelle  qu'une  divinité.  Je  me  ser- 
virois  d'un  terme  encore  plus  fort,  s'il  y  en  avoit,  pour  mieux 
vous  exprimer  l'impression  que  sa  vue  fit  sur  moi.  Je  m'in- 
formai d'elle  ;  et  à  force  de  perquisitions,  j'appris  qu'elle  se 
nommoit  Béatrix,  et  qu'elle  étoit  suivante  de  dona  Julia, 
fille  cadette  du  comte  de  Polan. 

Béatrix  interrompit  Scipion  en  riant  à  gorge  déployée; 
puis,  adressant  la  parole  à  ma  femme:  Charmante  Antonia, 
lui  dit-elle,  regardez-moi  bien,  je  vous  prie;  n'ai-je  pas  à 
votre  avis  l'air  d'une  divinité?  Vous  l'aviez  alors  à  mes  yeux, 
lui  dit  Scipion;  et,  depuis  que  votre  fidélité  ne  m'est  plus 
suspecte,  vous  me  paroissez  plus  belle  que  jamais.  Mon 
secrétaire,  après  une  repartie  si  galante,  poursuivit  ainsi 
son  histoire. 

Cette  découverte  acheva  de  m' enflammer,  non,  à  la 
vérité,  d'une  ardeur  légitime.  J'en  fais  un  aveu  sincère;  je 
m'imaginai  que  je  triompherois  facilement  de  sa  vertu,  si  je 
la  tentois  par  des  présents  capables  de  l'ébranler;  mais 
je  jugeois  mal  de  la  chaste  Béatrix.  J'eus  beau  lui  faire  pro- 
poser par  des  femmes  mercenaires  ma  bourse  et  mes  soins , 
elle  rejeta  fièrement  mes  propositions.  Sa  résistance,  au  lieu 
d'éteindre  mes  désirs  les  irrita.  J'eus  recours  au  dernier 
expédient;  je  lui  fis  offrir  ma  main,  qu'elle  accepta  lors- 
qu'elle sut  que  j'étois  secrétaire  et  trésorier  de  don  Man- 
rique.  Comme  nous  trouvâmes  à  propos  de  cacher  notre 

1 .  Des  pères  noirs.  On  distinguait  souvent  les  divers  ordres  monastiques 
par  la  couleur  de  leurs  habits;  ainsi  l'on  disait  à  Paris  les  moines  blancs ,  les 
blancs  manteaux,  etc. 


LIVRE.  X.   CHAPITRE  XU.  331 

mariage  pendant  quelque  temps,  nous  nous  mariâmes  secrè- 
tement en  présence  de  la  dame  Lorença  Sephora,  gouver- 
nante de  Séraplîine,  et  devant  quelques  autres  domestiques 
du  comte  de  Polan.  Je  n'eus  pas  plus  tôt  épousé  Béatrix, 
qu'elle  me  facilita  les  moyens  de  la  voir  le  jour,  et  de  l'en- 
tretenir la  nuit  dans  le  jardin,  où  je  m'introduisois  par  une 
petite  porte  dont  elle  me  donna  une  clef.  Jamais  deux  époux 
n'ont  été  plus  contents  que  nous  l'étions  l'un  de  l'autre. 
Béatrix  et  moi ,  nous  attendions  avec  une  égale  impatience 
l'heure  du  rendez-vous;  nous  y  courions  avec  le  même  em- 
pressement, et  le  temps  que  nous  passions  ensenible,  quoi- 
qu'il fût  quelquefois  assez  long,  nous  sembloit  toujours  trop 
court.  Enfin,  nous  vivions  plutôt  en  amants  qu'en  époux; 
mais  la  fortune  jalouse  troubla  bientôt  notre  félicité. 

Une  nuit ,  qui  fut  aussi  cruelle  pour  moi  que  les  précé- 
dentes avoient  été  douces,  je  fus  surpris,  en  voulant  entrer 
dans  le  jardin,  de  trouver  la  petite  porte  ouverte.  Cette 
nouveauté  m'alarma:  j'en  tirai  un  mauvais  augure;  je 
devins  pâle  et  tremblant,  comme  si  j'eusse  pressenti  ce  qui 
m'alloit  arriver;  et,  m'avançant  dans  l'obscurité  vers  un 
cabinet  de  verdure,  où  j'avois  accoutumé  de  parler  à  mon 
épouse,  j'entendis  la  voix  d'un  homme.  Je  m'arrêtai  tout  à 
coup  pour  mieux  ouïr,  et  mon  oreille  fut  aussitôt  frappée  de  ces 
paroles  :  «  Ne  me  faites  donc  point  languir,  ma  chère  Béa- 
«  trix,  achevez  mon  bonheur;  songez  que  votre  fortune  y 
«  est  attachée.  »  Au  lieu  d'avoir  la  patience  d'écouter  encore, 
je  crus  n'avoir  pas  besoin  d'en  entendre  davantage;  une 
fureur  jalouse  s'empara  de  mon  âme,  et,  ne  respirant  que 
vengeance ,  je  tirai  mon  épée,  et  j'entrai  brusquement  dans 
le  cabinet.  Ah!  lâche  suborneur,  m'écriai-je,  qui  que  tu 
sois,  il  faut  que  tu  m'arraches  la  vie  avant  que  tu  m'ôtes 
l'honneur.  En  disant  ces  mots,  je  chargeai  le  cavalier  qui 
s'entretenoit  avec  Béatrix.  Il  se  mit  promptement  en  défense, 


332  GIL  BLAS. 

et  se  battit  en  homme  qui  savoit  mieux  faire  des  armes  que 
moi,  qui  n'avois  reçu  que  quelques  leçons  d'escrime  à  Cor- 
doue.  Cependant,  tout  grand  spadassin  qu'il  étoit,  il  ne  put 
parer  un  coup  que  je  lui  portai,  ou  plutôt  il  fit  un  faux  pas; 
je  le  vis  tomber;  et,  m'imaginant  l'avoir  mortellement 
blessé,  je  m'enfuis  à  toutes  jambes,  sans  vouloir  répondre 
à  Béatrix  qui  m'appeloit  à  haute  voix. 

Oui  vraiment,  interrompit  la  femme  de  Scipion  en  nous 
adressant  la  parole,  je  l'appelois  pour  le  tirer  d'erreur.  Le 
cavalier  avec  qui  je  m'entretenois  dans  le  cabinet  étoit  don 
Fernand  de  Leyva.  Ce  seigneur,  qui  aimoit  Julie  ma  maî- 
tresse, avoit  formé  la  résolution  de  l'enlever,  croyant  ne 
pouvoir  l'obtenir  que  par  ce  moyen;  et  je  lui  avois  moi- 
même  donné  rendez-vous  dans  le  jardin  pour  concerter  avec 
lui  cet  enlèvement,  dont  il  m'assuroit  que  dépendoit  ma  fcM- 
tune  ;  mais  j'eus  beau  crier  pour  rappeler  mon  époux ,  aveu- 
glé par  sa  colère,  il  s'éloigna  de  moi  comme  d'une  femme 
infidèle.     . 

Dans  l'état  où  je  me  trouvois,  reprit  Scipion,  j'étois 
capable  de  tout.  Ceux  qui  savent  par  expérience  ce  que  c'est 
que  la  jalousie,  et  quelles  extravagances  elle  fait  faire  aux 
meilleurs  esprits,  ne  seront  point  étonnés  du  désordre 
qu'elle  produisit  dans  mon  foible  cerveau;  je  passai  dans  le 
moment  d'une  extrémité  à  l'autre  :  je  sentis  succéder  des 
mouvements  de  haine  aux  sentiments  de  tendresse  que 
j'avois  un  instant  auparavant  pour  mon  épouse.  Je  fis  ser- 
ment de  l'abandonner,  et  de  la  bannir  pour  jamais  de  ma 
mémoire.  D'ailleurs,  je  croyois  avoir  tué  un  cavalier;  et, 
dans  cette  opinion ,  craignant  de  tomber  entre  les  mains  de 
la  justice,  j'éprouvois  ce  trouble  funeste  qui  suit  partout, 
comme  une  furie,  un  homme  qui  vient  de  faire  un  mauvais 
coup.  Dans  cette  horrible  situation,  ne  songeant  qu'à  me 
sauver,  je  ne  retournai  point  au  logis,  et  je  sortis  à  Theure 


LIVRE  X,    CHAPITRE  XII.  333 

même  de  Tolède,  n'ayant  point  d'autres  bardes  que  l'habit 
dont  j'étois  revêtu.  Il  est  vrai  que  j'avois  dans  mes  poches 
une  soixantaine  de  pistoles,  ce  qui  ne  laissoit  pas  d'être  une 
assez  bonne  ressource  pour  un  jeune  homme  qui  se  résolvoit 
à  vivre  toujours  dans  la  servitude. 

Je  marchai  toute  la  nuit,  ou,  pour  mieux  dire ,  je  courus; 
car  l'image  des  alguazils,  toujours  présente  à  mon  esprit, 
me  donnoit  sans  cesse  une  nouvelle  vigueur.  L'aurore  me 
découvrit  entre  Rodillas  et  Maqueda.  Lorsque  je  fus  à  ce  der- 
nier bourg,  me  trouvant  un  peu  fatigué,  j'entrai  dans  l'é- 
glise qu'on  venoit  d'ouvrir,  et,  après  y  avoir  fait  une  prière, 
je  m'assis  sur  un  banc  pour  me  reposer.  Je  me  mis  à  rêver 
à  l'état  de  mes  affaires,  qui  n'avoient  que  trop  de  quoi  m'oc- 
cuper;  mais  je  n'eus  pas  le  temps  de  faire  bien  des  réflexions. 
J'entendis  retentir  l'église  de  trois  ou  quatre  coups  de  fouet, 
qui  me  firent  juger  qu'il  passoitpar  là  quelque  muletier.  Je 
me  levai  aussitôt  pour  aller  voir  si  je  ne  me  trompois  pas; 
et,  quand  je  fus  à  la  porte,  j'en  aperçus  un  qui,  monté  sur 
une  mule,  en  menoit  deux  autres  à  vide.  Arrêtez,  mon  ami, 
lui  dis-je,  où  vont  ces  mules?  A  Madrid,  me  répondit-il.  J'ai 
amené  de  là  ici  deux  bons  religieux  de  Saint-Dominique,  et 
je  m'en  retourne. 

L'occasion  qui  se  présentoit  de  faire  le  voyage  de  Ma- 
drid m'en  inspira  l'envie;  je  fis  marché  avec  le  muletier;  je 
montai  sur  une  de  ses  mules,  et  nous  poussâmes  vers  Illes- 
cas,  où  nous  devions  aller  coucher.  A  peine  fûmes-nous  hors 
de  Maqueda,  que  le  muletier,  homme  de  trente-cinq  à  qua- 
rante ans ,  commença  d'entonner  des  chants  d'église  à  pleine 
tète.  11  débuta  par  les  prières  que  les  chanoines  disent  à 
matines;  ensuite  il  chanta  le  Credo ,  comme  on  le  chante  aux 
grandes  messes;  puis,  passant  aux  vêpres,  il  les  dit  sans 
me  faire  grâce  du  Magnificat.  Quoique  le  faquin  m'étourdit 
les  oreilles,  je  ne  pouvois  m'empécher  de  rire;  je  l'excitois 


334  GIL  BLAS. 

même  à  continuer  quand  il  étoit  obligé  de  s'arrêter  pour 
reprendre  haleine.  Courage,  l'ami,  luidisois-je,  poursuivez. 
Si  le  ciel  vous  a  donné  de  bons  poumons,  vous  n'en  faites 
pas  un  mauvais  usage.  Oh!  pour  cela,  non,  s'écria-t-il;  je 
ne  ressemble  pas,  Dieu  merci,  à  la  plupart  des  voituriers 
qui  ne  chantent  que  des  chansons  infâmes  ou  impies  ;  je  ne 
chante  même  jamais  de  romances  sur  nos  guerres  contre  les 
Maures  ;  car,  si  ces  choses-là  ne  sont  pas  déshonnêtes ,  vous 
conviendrez  du  moins  qu'elles  sont  frivoles,  et  qu'un  bon 
.  chrétien  ne  doit  pas  s'en  occuper.  Vous  avez,  lui  répliquai- 
je,  une  pureté  de  cœur  que  les  muletiers  ont  rarement;  mais 
dites-moi,  mon  ami,  avec  votre  extrême  délicatesse  sur  le 
choix  de  vos  chants,  avez-vous  aussi  fait  vœu  de  chasteté 
dans  les  hôtelleries  où  il  y  a  de  jeunes  servantes?  Assuré- 
ment, me  repartit-il,  la  continence  est  encore  une  chose 
dont  je  me  pique  dans  ces  sortes  de  lieux  ;  je  n'y  songe  qu'au 
soin  que  je  dois  avoir  de  mes  mules.  Je  ne  fus  pas  peu 
étonné  d'entendre  parler  de  cette  sorte  ce  phénix  des  mule- 
tiers; et,  le  tenant  pour  un  homme  de  bien  et  d'esprit,  je 
liai  avec  lui  conversation  après  qu'il  eut  chanté  tout  son 
soûl. 

Nous  arrivâmes  à  Illescas  sur  la  fin  de  la  journée.  Lors- 
que nous  fûmes  à  l'hôtellerie,  je  laissai  à  mon  compagnon 
le  soin  des  mules,  et  j'entrai  dans  la  cuisine,  où  j'ordon- 
nai à  l'hôte  de  nous  préparer  un  bon  souper;  ce  qu'il  promit 
défaire  si  bien,  que  je  me  souviendrois,  dit-il,  toute  ma 
vie  d'avoir  logé  chçz  lui.  Demandez,  ajouta-t-il,  demandez 
à  votre  muletier  quel  homme  je  suis.  Vive  Dieu  !  je  défierois 
tous  les  cuisiniers  de  Madrid  et  de  Tolède  de  faire  une  olla 
podrid/!  comparable  aux  miennes.  Je  veux  vous  régaler  ce 
soir  d'un  civet  de  lapereau  de  ma  façon;  vous  verrez  si  j'ai 
tort  de  vanter  mon  savoir-faire.  Là-dessus,  me  montrant 
une  casserole  où  il  y  avoit,  à  ce  qu'il  disoit,  un  lapin  déjà 


LIVRE  X,   CHAPITRE   XII.  333 

tout  haché  :  Voilà,  continua-t-il ,  ce  que  je  prétends  vous 
donner  pour  votre  souper  avec  une  épaule  de  mouton  rôtie. 
Quand  j'aurai  mis  là  dedans  du  poivre,  du  sel,  du  vin ,  un 
paquet  de  fines  herbes  et  quelques  autres  ingrédiens  que 
j'emploie  dans  mes  sauces,  j'espère  que  je  vous  servirai  un 
ragoût  digne  d'un  contador  mayor. 

L'hôte,  après  avoir  ainsi  fait  son  éloge,  commença 
d'apprêter  le  souper.  Pendant  qu'il  y  travailloit,  j'entrai 
dans  une  salle,  où,  m'étant  couché  sur  un  grabat  que  j'y 
trouvai,  je  m'endormis  de  fatigue,  n'ayant  pris  aucun  repos 
la  nuit  précédente.  Au  bout  de  deux  heures,  le  muletier 
vint  me  réveiller  :  Mon  gentilhomme,  me  dit-il,  votre  sou- 
per est  prêt;  venez,  s'il  vous  plaît,  vous  mettre  à  table.  11 
y  en  avoit,  dans  la  salle,  une  sur  laquelle  étoient  deux  cou- 
verts. Nous  nous  y  assîmes,  le  muletier  et  moi,  et  l'on  nous 
apporta  le  civet.  Je  me  jetai  dessus  avidement  ;  je  le  trouvai 
d'un  goût  exquis,  soit  que  la  faim  m'en  fît  juger  trop  favo- 
rablement, soit  que  ce  fût  véritablement  un  elfet  des  ingré- 
dients du  cuisinier.  On  nous  servit  ensuite  un  morceau  de 
mouton  rôti  et ,  remarquant  que  le  muletier  ne  faisoit  hon- 
neur qu'à  ce  dernier  plat,  je  lui  demandai  pourquoi  il  ne 
touchoit  point  à  l'autre.  Il  me  répondit  en  souriant  qu'il 
n'aimoit  pas  les  ragoûts.  Cette  réponse ,  ou  plutôt  le  souris 
dont  il  l'avoit  accompagnée  me  parut  mystérieux.  Vous  me 
cachez,  lui  dis-je,  la  véritable  raison  qui  vous  empêche  de 
manger  de  ce  civet;  faites-moi  le  plaisir  de  me  l'apprendre. 
Puisque  vous  êtes  si  curieux  de  le  savoir,  reprit-il,  je  vous 
dirai  que  j'ai  de  la  répugnance  à  me  bourrer  l'estomac  de 
ces  sortes  de  ragoûts ,  depuis  qu'en  allant  de  Tolède  à  Cuença, 
on  me  servit  un  soir  dans  une  hôtellerie,  pour  un  lapin  de 
garenne,  un  matou  en  hachis  :  cela  m'a  dégoûté  des  fricas- 
sées. 

Le  muletier  ne  m'eut  pas  sitôt  dit  ces  paroles,  que,  mal- 


33G  GIL  BLAS. 

gré  La  faim  qui  me  clévoroit,  l'appétit  me  manqua  tout  à 
coup.  Je  me  mis  en  tête  que  je  venois  de  manger  d'un  lapin 
supposé ,  et  je  ne  regardai  plus  le  ragoût  qu'en  faisant  la 
grimace.  Mon  compagnon  ne  me  guérit  pas  l'esprit  là-des- 
sus, en  me  disant  que  les  maîtres  d'hôtellerie  en  Espagne 
faisoient  assez  souvent  ce  quiproquo,  de  même  que  les 
pâtissiers.  Ce  discours,  comme  vous  voyez,  étoit  fort  conso- 
lant; aussi  je  n'eus  plus  aucune  envie  de  retourner  au  civet, 
pas  même  de  toucher  au  plat  de  rôti ,  de  peur  que  le  mouton 
ne  fût  pas  mieux  vérifié  que  le  lapin.  Je  me  levai  de  table 
en  maudissant  le  ragoût,  l'hôte  et  l'hôtellerie;  et,  m'étant 
recouche  sur  le  grabat,  j'y  passai  la  nuit  plus  tranquillement 
que  je  ne  m'y  étois  attendu.  Le  jour  suivant,  de  grand  matin, 
après  avoir  payé  mon  hôte  aussi  grassement  que  s'il  m'eût 
fort  bien  traité ,  je  m'éloignai  d'Illescas,  l'imagination  encore 
si  remplie  du  civet,  que  je  prenois  pour  des  chats  tous  les 
animaux  que  j'apercevois. 

J'arrivai  de  bonne  heure  à  Madrid,  où,  sitôt  que  j'eus 
satisfait  mon  muletier,  je  louai  une  chambre  garnie  auprès 
de  la  porte  du  Soleil.  Mes  yeux,  quoique  accoutumés  au 
grand  monde ,  ne  laissèrent  pas  d'être  éblouis  du  concours 
de  seigneurs  qu'on  voit  ordinairement  dans  le  quartier  de  la 
cour.  J'admirai  la  prodigieuse  quantité  de  carrosses,  et  le 
nombre  infini  de  gentilshommes ,  de  pages  et  de  laquais  qui 
étoient  à  la  suite  des  grands.  Mon  admiration  redoubla,  lors- 
que ,  étant  allé  au  lever  du  roi,  j'aperçus  ce  monarque  envi- 
ronné de  ses  courtisans.  Je  fus  charmé  de  ce  spectacle ,  et 
je  dis  en  moi-même:  Quel  éclat!  quelle  grandeur!  je  ne 
m'étonne  plus  d'avoir  ouï  dire  qu'il  faut  voir  la  cour  de 
Madrid  pour  en  concevoir  toute  la  magnificence;  je  suis  ravi 
d'y  être  venu;  j'ai  un  pressentiment  que  j'y  ferai  quelque 
chose.  Je  n'y  fis  pourtant  rien  que  quelques  connoissances 
infructueuses.  Je  dépensai  peu  à  peu  mon  argent,  et  je  fus 


LIVRE   X,   CHAPITRE  XII.  337 

trop  heureux  de  me  donner  avec  tout  mon  mérite  à  un  pédant 
de  Salamanque,  qu'une  affaire  de  famille  avoit  attiré  à  Madrid 
où  il  étoit  né,  et  que  le  hasard  me  fit  connoître.  Je  devins 
son  factotum,  et  je  le  suivis  à  son  université  lorsqu'il  y 
retourna. 

.Mon  nouveau  patron  se  nommoit  don  Ignacio  de  Ipigna: 
Il  prenoit  de  don  pour  avoir  été  précepteur  d'un  duc  qui  lui 
faisoit  par  reconnoissance  une  pension  à  vie;  ce  n'est  pas 
tout;  il  en  avoit  une  autre  comme  professeur  émérite  du  col- 
lège ;  et,  de  plus,  il  avoit  tous  les  ans  du  public  un  revenu  de 
deux  ou  trois  cents  pistoles  par  les  livres  de  morale  dogma- 
tique qu'il  avoit  coutume  de  faire  imprimer.  La  manière  dont 
il  composoit  ses  ouvrages  mérite  bien  qu'on  en  fasse  men- 
tion. L'illustre  don  Ignacio  passoit  presque  toute  la  journée 
à  lire  les  auteurs  hébreux,  grecs  et  latins,  et  à  mettre  sur 
un  petit  carré  de  papier  chaque  apophthegme  ou  pensée 
brillante  qu'il  y  trouvoit.  A  mesure  qu'il  remplissoit  des 
carrés,  il  m'employoit  à  les  enfiler  dans  un  fil  de  fer  en 
forme  de  guirlande,  et  chaque  guirlande  formoit  un  tome. 
Que  nous  faisions  de  mauvais  livres!  il  ne  se  passoit  guère 
de  mois  que  nous  ne  fissions  pour  le  moins  deux  volumes,  et 
aussitôt  la  presse  en  gémissoit  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  surpre- 
nant, c'est  que  ces  compilations  se  donnoient  pour  des  nou- 
veautés; et,  si  les  critiques  s'avisoient  de  reprocher  à  l'au- 
teur qu'il  pilloit  les  anciens,  il  leur  répondoit  avec  une 
orgueilleuse  effronterie  :  Furto  lœtamur  in  ipso  '. 

Il  étoit  aussi  grand  commentateur,  et  il  y  avoit  tant 
d'érudition  dans  ses  commentaires,  qu'il  faisoit  souvent  des 
remarques  sur  des  choses  qui  n'étoient  pas  dignes  d'être 


i.  Nous  sommes  fiers  du  larcin  même.  Ce  passage  latin  est  un  hémisticlu' 
de  Santeuil,  dans  les  vers  adressés  à  l'Académie  des  belles-lettres,  pour 
démontrer  la  nécessité  de  faire  en  latin  les  inscriptions  des  monuments 
frauçLiis. 

II.  22 


338  GIL  BLAS. 

remarquées,  comme  sur  ses  carrés  de  papier  il  écrivoit  quel- 
quefois très-mal  à  propos  des  passages  d'Hésiode  et  d'autres 
auteurs  ;  néanmoins,  avec  tout  cela,  je  ne  laissai  pas  de 
profiter  chez  ce  savant;  il  y  auroit  de  l'ingratitude  à  n'en 
pas  convenir.  J'y  perfectionnai  mon  écriture  à  force  de 
copier  ses  ouvrages  ;  et  si,  me  traitant  en  élève  plutôt  qu'en 
valet,  il  eut  soin  de  me  former  l'esprit,  il  ne  négligea  point 
mes  mœurs.  Scipion,  me  disoit-il  quand  par  hasard  il  enten- 
dait dire  que  quelque  domestique  avoit  fait  une  friponnerie, 
prends  bien  garde,  mon  enfant,  de  suivre  le  mauvais  exemple 
de  ce  fripon.  Il  faut  qu'un  valet  serve  son  maître  avec  autant 
de  fidélité  que  de  zèle ,  et  s'efforce  de  devenir  vertueux  par 
le  travail,  s'il  a  le  malheur  de  ne  l'être  point  par  nature.  En 
un  mot,  don  Ignacio  ne  perdoit  aucune  occasion  de  me 
porter  à  la  vertu;  et  ses  exhortations  faisoient  sur  moi  un  si 
bon  effet,  que  je  n'eus  pas  la  moindre  tentation  de  lui 
jouer  quelque  tour  pendant  quinze  mois  que  je  demeurai 
chez  lui. 

J'ai  déjà  dit  que  le  docteur  de  Ipigna  étoit  originaire  de 
Madrid;  il  y  avoit  une  parente  appelée  Catalina,  qui  étoit 
femme  de  chambre  de  madame  la  nourrice.  Cette  soubrette, 
qui  est  la  même  dont  je  me  suis  servi  depuis  pour  tirer  de 
la  tour  de  Ségovie  le  seigneur  de  Santillane  ,  ayant  envie  de 
rendre  service  à  don  Ignacio ,  engagea  sa  maîtresse  à  deman- 
der pour  lui  un  bénéfice  au  duc  de  Lerme.  Ce  ministre  le  fit 
nommer  à  l'archidiaconat  de  Grenade,  lequel,  étant  en  pays 
conquis,  est  à  la  nomination  du  roi.  Nous  partîmes  pour 
Madrid  sitôt  que  nous  eûmes  appris  cette  nouvelle ,  le  doc- 
teur voulant  remercier  ses  bienfaitrices  avant  que  d'aller  à 
Grenade.  J'eus  plus  d'une  occasion  de  voir  Catalina  et  de  lui 
parier.  Mon  humeur  enjouée  et  mon  air  aisé  lui  plurent;  de 
mon  côté,  je  la  trouvai  si  fort  à  mon  gré,  que  je  ne  pus  me 
défendre  de  répondre  aux  petites  marques  d'amitié  qu'elle 


LIVRE  X,   CHAPITRE  XII.  330 

me  donna;  enfin  nous  nous  attachâmes  l'un  à  l'autre.  Par- 
donnez-moi cet  aveu,  ma  chère  Béatrix;  comme  je  vous 
croyois  infidèle,  cette  erreur  doit  me  sauver  de  vos 
reproches. 

Cependant  le  docteur  don  Ignacio  se  préparoit  à  partir 
pour  Grenade.  Sa  parente  et  moi,  effrayés  de  la  prochaine 
séparation  qui  nous  menaçoit,  nous  eûmes  recours  à  un 
expédient  qui  nous  en  préserva  :  je  feignis  d'être  malade,  je 
me  plaignis  de  la  tête,  je  me  plaignis  de  la  poitrine,  et  je 
fis  toutes  les  démonstrations  d'un  homme  accablé  de  tous  les 
maux  du  monde.  Mon  maître  appela  un  médecin,  ce  qui  me 
fit  trembler,  m'imaginant  que  cet  Hippocrate  alloit  s'aper- 
cevoir que  je  n'étois  point  malade;  mais  heureusement,  et 
comme  s'il  eût  été  d'accord  avec  moi,  il  me  dit  bonnement, 
après  m'avoir  bien  observé,  que  ma  maladie  étoit  plus 
sérieuse  qu'on  ne  pensoit,  et  que,  selon  toutes  les  appa- 
rences, je  garderois  longtemps  la  chambre.  Le  docteur,  im- 
patient de  se  rendre  à  sa  cathédrale,  ne  jugea  point  k  pro- 
pos de  retarder  son  départ  :  il  aima  mieux  prendre  un  autre 
garçon  pour  le  servir;  il  se  contenta  de  m'abandonner  aux 
soins  d'une  garde,  à  laquelle  il  laissa  une  somme  d'argent 
pour  m'enterrer  si  je  mourois,  ou  pour  récompenser  mes 
services  si  je  revenois  de  ma  maladie. 

Sitôt  que  je  sus  don  Ignacio  parti  pour  Grenade,  je  fus 
guéri  de  tous  mes  prétendus  maux.  Je  me  levai,  je  congé- 
diai mon  médecin  qui  avoit  tant  de  pénétration,  et  je  me 
défis  de  ma  garde  qui  me  vola  plus  de  la  moitié  des  espèces 
qu'elle  devoit  me  remettre.  Tandis  que  je  faisois  ce  person- 
nage, Catalina  en  jouoit  un  autre  auprès  de  dona  Anna  de 
Guevara,  sa  maîtresse,  à  laquelle,  faisant  entendre  que 
j'étois  admirable  pour  l'intrigue,  elle  mit  dans  fesprit  de  me 
choisir  pour  un  de  ses  agents.  Madame  la  nourrice ,  h  qui 
l'amour  des  richesses  faisoit  souvent  former  des  entreprises 


340  GIL  BLAS. 

lucratives,  ayant  besoin  de  pareils  sujets,  me  reçut  parmi 
ses  domestiques,  et  ne  tarda  guère  à  m' éprouver.  Elle  me 
donna  des  commissions  qui  demandoient  un  peu  d'adresse  , 
et  sans  vanité  je  ne  m'en  acquittai  point  mal;  aussi  fut-elle 
autant  satisfaite  de  moi  que  j'eus  lieu  d'être  mécontent  d'elle. 
La  dame  étoit  si  avare,  qu'elle  ne  me  faisoit  pas  la  moindre 
part  des  fruits  qu'elle  recueilloit  de  mon  industrie  et  de  mes 
peines.  Elle  s'imaginoit  qu'en  me  payant  exactement  mes 
gages,  elle  en  usoit  avec  moi  assez  généreusement.  Cet 
excès  d'avarice  me  déplut  et  m'auroit  bientôt  fait  sortir  de 
chez  cette  dame ,  si  je  n'y  eusse  été  retenu  par  les  bontés  de 
Catalina,  qui,  s' enflammant  de  plus  en  plus  tous  les  jours, 
me  proposa  formellement  de  l'épouser. 

Doucement,  lui  dis-je,  mon  adorable,  cette  cérémonie 
ne  se  peut  faire  entre  nous  si  promptement;  il  faut  aupara- 
vant que  j'apprenne  la  mort  d'une  jeune  personne  qui  vous 
a  prévenue,  et  dont  je  suis  devenu  l'époux  pour  mes  péchés. 
A  d'autres,  me  répondit  Catalina;  je  ne  suis  point  assez  cré- 
dule pour  ajouter  foi  à  ce  que  vous  dites  ;  vous  voulez  me 
faire  accroire  que  vous  êtes  marié;  et  pourquoi?  pour  me 
cacher  poliment  la  répugnance  que  vous  avez  à  me  prendre 
pour  votre  épouse.  Je  lui  protestai  vainement  que  je  lui 
disois  la  vérité  ;  mon  aveu  sincère  lui  parut  une  défaite ,  et , 
s'en  trouvant  offensée,  elle  changea  de  manières  à  mon 
égard.  Nous  ne  nous  brouillâmes  point;  mais  notre  commerce 
se  refroidit  à  vue  d'œil,  et  nous  n'eûmes  plus  l'un  pour 
l'autre  que  des  égards  de  bienséance  et  d'honnêteté. 

Dans  cette  conjoncture  j'appris  qu'il  falloit  un  laquais  au 
seigneur  Gil  Blas  de  Santillane,  secrétaire  du  premier  mi- 
nistre de  la  couronne  d'Espagne;  et  ce  poste  me  flatta  d'au- 
tant plus,  qu'on  m'en  parla  comme  du  plus  gracieux  que  je 
pusse  occuper.  Le  seigneur  de  Santillane,  me  dit-on,  est 
un  cavalier  plein   de  mérite,    un  garçon   chéri  du  duc  de 


LIVRE  X,   CHAPITRE   XII.  341 

Lerme,  et  qui,  par  conséquent,  ne  sauroit  manquer  de 
pousser  loin  sa  fortune  :  d'ailleurs  il  a  le  cœur  généreux  ; 
en  faisant  ses  affaires,  vous  ferez  fort  bien  les  vôtres.  Je  ne 
négligeai  point  cette  occasion  ;  j'allai  me  présenter  au  sei- 
gneur Gil  Blas,  pour  qui  d'abord  je  me  sentis  naître  de  l'in- 
clination, et  qui  m'arrêta  sur  ma  physionomie.  Je  ne  balan- 
çai point  à  quitter  pour  lui  madame  la  nourrice;  et  il  sera, 
s'il  plaît  au  ciel ,  le  dernier  de  mes  maîtres. 

Scipion  finit  son  histoire  en  cet  endroit.  Puis,  m'adres- 
sant  la  parole  :  Seigneur  de  Santillane,  continua-t-il,  c'est 
à  vous  que  je  m'adresse  à  présent;  faites-moi  la  grâce  de 
témoigner  à  ces  dames  que  vous  m'avez  toujours  connu  pour 
un  serviteur  aussi  fidèle  que  zélé.  J'ai  besoin  de  votre  témoi- 
gnage pour  leur  persuader  que  le  fils  de  la  Coscolina  a 
purgé  ses  mœurs,  et  fait  succéder  de  vertueux  sentiments  à 
ses  mauvaises  inclinations. 

Oui,  mesdames,  dis-je  alors,  c'est  de  quoi  je  puis  vous 
répondre.  Si  dans  son  enfance  Scipion  a  été  un  vrai  Piairo, 
il  s'est  depuis  si  bien  corrigé,  qu'il  est  devenu  le  modèle 
d'un  parfait  domestique.  Bien  loin  d'avoir  quelques  repro- 
ches à  lui  faire  sur  la  conduite  qu'il  a  tenue  avec  moi,  je 
dois  plutôt  avouer  que  je  lui  ai  de  grandes  obligations.  La 
nuit  qu'on  m'enleva  pour  me  conduire  à  la  tour  de  Ségovie, 
il  sauva  du  pillage  et  mit  en  sûreté  une  partie  de  mes  effets, 
qu'il  pouvoit  impunément  s'approprier;  il  ne  se  contenta 
pas  même  de  songer  à  conser\  er  mon  bien  :  il  vint  par  pure 
amitié  s'enfermer  avec  moi  dans  ma  prison,  préférant  aux 
charmes  de  la  liberté  le  triste  plaisir  de  partager  mes  peines. 

FIN    DU    DIXIÈME    LIVEE. 


La  fin  de  ce  livre  repose  les  idées  du  lecteur  sur  des  images  l)ien  flat- 
teuse*. Gil  Blas,  possesseur  d'un  château,  aimé  d'une  jeune  compagne,  servi 
avec  alïection  par  un  excellent  domestique,  jouissant  d'un  bonheur  qu'il  sait 


342  GIL  BLAS. 

apprécier;  Gil  Blas  paraît  bien  revenu  de  toute  espèce  de  pensées  d'avarice 
et  d'ambition.  On  croirait  qu'il  sera  fidèle  à  cette  inscription  de  la  porte  de 
Lirias  : 

Je  suis  au  port ,  et  j'y  demeure. 

Mais  passons  au  livre  suivant  :  nous  verrons  du  nouveau ,  et  nous  saurons 
qu'il  ne  faut  pas  se  fier  aux  inscriptions,  même  gravées  en  lettres  d'or. 

C'est  ce  que  n'a  pas  vu  l'auteur  du  Gil  Blas  allemand,  qui  termine  l'his- 
toire de  son  Pierre  Clans  lorsque  cet  ex-ministre,  disgracié  et  exilé,  se  réfugie 
avec  sa  femme  dans  sa  terre  de  Richetal.  Jusque-là,  c'est  la  parodie  de 
Gil  Blas  retiré  dans  son  château  de  Lirias,  et  jurant  de  n'en  pas  sortir.  Le 
coup  de  maître  était  de  lui  faire  fausser  sa  résolution  d'une  manière  vraisem- 
blable, et  d'ajouter  ce  trait  de  plus  à  la  peinture  exacte  des  variations  natu- 
relles an  cœur  humain.  C'est  le  plan  nouveau  que  Le  Sage  a  rempli  comme 
on  va  le  voir. 


LIVRE   ONZIEME. 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  la  plus  grande  joie   que    G  il   Blas  ait  jamais   sentie, 

et  du  triste  accident  qui  la  troubla    Des  changements  qui  arrivèrent  à  la  cour, 

et  qui  furent  cause  que  SantiMane  y  retourna 

J'ai  déjà  dit  qu'Antonia  et  Réatrix  s'accordoient  ensem- 
ble parfaitement  bien;  l'une  étant  accoutumée  à  vivre  en 
soubrette  soumise ,  et  l'autre  s'accoutumant  volontiers  à  faire 
la  maîtresse.  Nous  étions,  Scipion  et  moi,  des  maris  trop 
galants  et  trop  chéris  de  nos  femmes  pour  n'avoir  pas  bientôt 
la  satisfaction  d'être  pères;  elles  devinrent  enceintes  pres- 
que en  même  temps.  Réatrix  accoucha  la  première ,  mit  au 
monde  une  fille  ;  et,  peu  de  jours  après,  Antonia  nous  com- 
bla tous  de  joie,  en  me  donnant  un  lils.  Ravi  d'un  si  heureux 
événement,  j'envoyai  mon  secrétaire  à  Valence  en  porter  la 
nouvelle  au  gouverneur,  qui  vint  à  Lirias  avec  Séraphine  et 
la  marquise  de  Pliego  tenir  les  enfants  sur  les  fonts,  se  fai- 
sant un  plaisir  d'ajouter  ce  témoignage  d'affection  à  tous 
ceux  que  j'avois  déjà  reçus  de  lui.  Mon  fils,  qui  eut  poXir 
parrain  ce  seigneur,  et  pour  marraine  la  marquise,  fut 
nommé  Alphonse  ;  et  madame  la  gouvernante ,  voulant  que 
j'eusse  l'honneur  d'être  doublement  son  compère,  tint  avec 
moi  la  fille  de  Scipion ,  à  laquelle  nous  donnâmes  le  nom  de 
Séraphine. 

La  naissance  de  mon  fils  ne  réjouit  pas  seulement  les 
personnes  du  château;  les  habitants  de  Lirias  la  célébrèrent 


344  GIL  BLAS. 

aussi  par  des  fêtes  qui  firent  connoître  que  tout  le  hameau 
prenoit  part  au  plaisir  de  son  seigneur.  Mais,  hélas!  nos 
réjouissances  ne  furent  pas  de  longue  durée,  ou,  pour  mieux 
dire ,  elles  se  convertirent  tout  à  coup  en  gémissements ,  en 
plaintes,  en  lamentations,  par  un  événement  que  plus  de 
vingt  années  n'ont  pu  me  faire  oublier,  et  qui  sera  toujours 
présent  à  ma  pensée.  Mon  fils  mourut;  et  sa  mère,  quoi- 
qu'elle fût  heureusement  accouchée  de  lui,  le  suivit  de  près; 
une  fièvre  violente  emporta  ma  chère  épouse  après  quatorze 
mois  de  mariage.  Que  le  lecteur  conçoive,  s'il  est  possible, 
la  douleur  dont  je  fus  saisi!  je  tombai  dans  un  accablement 
stupide;  à  force  de  sentir  la  perte  que  je  faisois,  j'y  parois- 
sois  comme  insensible.  Je  fus  cinq  ou  six  jours  dans  cet  état; 
je  ne  voulois  prendre  aucune  nourriture;  et  je  crois  que, 
sans  Scipion,  je  me  serois  laissé  mourir  de  faim,  ou  que  la 
tète  m'auroit  tourné  :  mais  cet  adroit  secrétaire  sut  tromper 
ma  douleur  en  s'y  conformant;  il  trouvoit  le  secret  de  me 
faire  avaler  des  bouillons  en  me  les  présentant  d'un  air  si 
mortifié,  qu'il  sembloit  me  les  donner  moins  pour  conserver 
ma  vie,  que  pour  nourrir  mon  affliction. 

Cet  affectionné  serviteur  écrivit  à  don  Alphonse,  pour 
l'informer  du  malheur  qui  m'étoit  arrivé  et  de  la  situation 
pitoyable  où  je  me  trouvois.  Ce  seigneur  tendre  et  compa- 
tissant, cet  ami  généreux  se  rendit  bientôt  à  Lirias.  Je  ne 
puis  sans  m'attendrir  rappeler  le  moment  où  il  s'offrit  à 
mes  yeux.  Mon  cher  Santillane,  me  dit-il  en  m'embrassant, 
je  ne  viens  point  ici  pour  vous  consoler;  je  viens  pleurer  avec 
vous  Antonia,  comme  vous  pleureriez  avec  moi  Séraphine, 
si  la  Parque  me  l'eut  ravie.  Elfectivement  il  répandit  des 
larmes,  et  confondit  ses  soupirs  avec  les  miens.  Tout  acca- 
blé que  j'étois  de  ma  tristesse,  je  ne  laissois  pas  de  ressentir 
vivement  les  bontés  de  ce  seigneur. 

Don  Alphonse  eut  avec  Scipion  un  long  entretien  sur  ce 


LiVRE  XI,    CHAPITRE    I.  345 

qu'il  y  avoit  à  faire  pour  vaincre  ma  douleur.  Ils  jugèrent 
qu'il  falloit  pour  quelque  temps  m'éloigner  de  Lirias,  où  tout 
me  retraçoit  sans  cesse  l'image  d'Antonia.  Sur  quoi  le  fils  de 
don  César  me  proposa  de  m'emmener  à  Valence,  et  mon 
secrétaire  appuya  si  bien  la  proposition ,  que  je  l'acceptai. 
Je  laissai  Scipion  et  sa  femme  au  château,  dont  le  séjour 
véritablement  ne  servoit  qu'à  irriter  mes  ennuis,  et  je  par- 
tis avec  le  gouverneur.  Lorsque  je  fus  à  Valence ,  don  César 
et  sa  belle-fille  n'épargnèrent  rien  pour  faire  diversion  à 
mon  chagrin  ;  ils  mirent  tour  à  tour  en  usage  les  amuse- 
ments les  plus  propres  à  me  dissiper;  mais,  malgré  tous 
leurs  soins,  je  demeurai  plongé  dans  une  mélancolie  dont  ils 
ne  purent  me  tirer.  Il  ne  tenoit  pas  non  plus  cà  Scipion  que 
je  ne  reprisse  ma  tranquillité  :  il  venoit  souvent  de  Lirias  à 
Valence  pour  savoir  de  mes  nouvelles;  il  s'en  retournoit 
d'autant  plus  triste  ou  d'autant  plus  gai,  qu'il  me  voyoit 
plus  ou  moins  de  disposition  à  me  consoler.  Je  ne  faisois  pas 
en  lui  cette  remarque  sans  plaisir;  je  lui  tenois  compte  des 
mouvements  d'amitié  qu'il  laissoit  éclater,  et  je  m'applau- 
dissois  d'avoir  un  domestique  si  attaché  à  moi. 

Il  entra  un  matin  dans  ma  chambre.  Monsieur,  me  dit- 
il  d'un  air  fort  agité,  il  se  répand  dans  la  ville  un  bruit  qui 
intéresse  toute  la  monarchie  ;  on  dit  que  Philippe  III  ne  vit 
plus  ^,  et  que  le  prince  son  fils  est  sur  le  trône.  On  ajoute  à 
cela,  poursuivit- il ,  que  le  cardinal  duc  de  Lerme  a  perdu 
son  poste  -,  qu'il  lui  est  même  défendu  de  paroître  cà  la 

1.  Voici  encore  une  date  certaine.  Philippe  III  mourut  en  10*21  d'une  ma- 
nière singulière.  Il  ordonna  d'ôter  un  brasier  trop  ardent  qui  l'incommodait 
dans  la  salle  où  il  se  trouvait  occupe^',  au  moment  oii  il  relevait  à  peine  d'une 
maladie  dangereuse.  On  ne  trouva  pas  l'officier  qui  avait  cet  emploi  ;  on  craignit 
d'empiéter  sur  les  droits  de  sa  charge.  Tandis  qu'on  cherche  l'officier,  le  roi 
tombe  en  faiblesse:  on  le  transporte  sur  son  lit,  où  il  meurt  peu  d'heures 
après ,  asphyxié  par  étiquette. 

1.  Le  duc  de  Lerme  avait  perdu  son  poste  avant  la  mort  de  Philippe  III. 
Tétait  son  fils,  le  duc  d'L'zède,  qui  l'avait  suiiplanté.  Le  duc  de  Lerme  se 


346  G[L  BLAS. 

cour,  et  que  don  Gaspard  de  Gusman,  comte  d'Olivarès,  est 
présentement  premier  ministre.  Je  me  sentis  un  peu  ému  de 
cette  nouvelle  sans  savoir  pourquoi.  Scipion  s'en  aperçut,  et 
me  demanda  si  je  ne  prenois  aucune  part  à  ce  grand  change- 
ment. Eh  !  quelle  part  veux-tu  que  j'y  prenne,  lui  répondis- 
je,  mon  enfant?  J'ai  quitté  la  cour;  tous  les  changements 
qui  peuvent  y  arriver  me  doivent  être  indifférents. 

Pour  un  homme  de  votre  âge ,  reprit  le  fils  de  la  Cosco- 
lina,  vous  êtes  bien  détaché  du  monde.  A  votre  place,  j'au- 
rois  un  désir  curieux.  Quel  désir?  interrompis-je.  Ma  foi, 
reprit-il,  j'irois  à  Madrid  montrer  mon  visage  au  jeune 
monarque,  pour  voir  s'il  me  remettroit;  c'est  un  plaisir  que 
je  me  donnerois.  Je  t'entends,  lui  dis-je;  tu  voudrois  que 
je  retournasse  à  la  cour  pour  y  tenter  de  nouveau  la  for- 
tune, ou  plutôt  pour  y  redevenir  un  avare  et  un  ambitieux. 
Pourquoi  vos  mœurs  s'y  corromproient-elles  encore?  me 
repartit  Scipion.  Ayez  plus  de  confiance  que  vous  n'en  avez 
en  votre  vertu.  Je  vous  réponds  de  vous-même.  Les  saines 
réflexions  que  votre  disgrâce  vous  a  fait  faire  sur  la  cour  ne 
vous  permettent  point  d'en  redouter  les  dangers.  Piembar- 
quez-vous  hardiment  sur  une  mer  dont  vous  connoissez  tous 
les  écueils.  Tais-toi,  flatteur,  m'écriai-je  en  souriant,  es-tu 
las  de  me  voir  mener  une  vie  tranquille?  Je  croyois  que 
mon  repos  t'étoit  plus  cher. 

Dans  cet  endroit  de  notre  conversation ,  don  César  et  son 
fils  arrivèrent.  Ils  me  confirmèrent  la  nouvelle  de  la  mort  du 
roi,  ainsi  que  le  malheur  du  duc  de  Lerme.  Ils  m'apprirent 
de  plus  que  ce  ministre,  ayant  fait  demander  la  permission 
de  se  retirer  à  Rome,  n'avoit  pu  l'obtenir,  et  qu'il  lui  étoit 


flattait  toujours  de  la  vaine  espérance  de  reprendre  sa  place.  Le  père  et  le  fils 
réussirent  à  se  détruire  l'un  par  l'autre,  et  le  comte  d'Olivarès  fut  le  tiers, 
plus  habile,  qui   les  accorda  net,  suivant  la  fable  si  connue   des  Voleur 
et  VAne. 


LIVRE   XI,    CHAPITRE  I.  347 

ordonné  de  se  rendre  à  son  marquisat  de  Dénia  *.  Ensuite, 
comme  s'ils  eussent  agi  de  concert  avec  mon  secrétaire,  ils 
me  conseillèrent  d'aller  à  Madrid  me  présenter  aux  yeux  du 
nouveau  roi,  puisque  j'en  étois  connu,  et  que  je  lui  avois 
même  rendu  des  services  que  les  grands  récompensent  assez 
volontiers.  Pour  moi,  dit  don  Alphonse,  je  ne  doute  pas 
qu'il  ne  les  reconnoisse;  Philippe  IV  doit  payer  les  dettes  du 
prince  d'Espagne.  J'ai  le  même  pressentiment,  dit  don  César, 
et  je  regarde  le  voyage  de  Santillane  à  la  cour  comme  une 
occasion  pour  lui  de  parvenir  aux  grands  emplois. 

En  vérité,  messeigneurs ,  m'écriai-je,  vous  ne  pensez 
pas  bien  à  ce  que  vous  dites!  Il  semble,  à  vous  enten- 
dre l'un  et  l'autre,  que  je  n'aie  qu'à  me  rendre  à  Madrid 
pour  avoir  la  clef  d'or-,  ou  quelque  gouvernement;  vous 
êtes  dans  l'erreur.  Je  suis  au  contraire  bien  persuadé  que  le 
roi  ne  feroit  aucune  attention  à  ma  figure,  si  je  m'offrois  à 
ses  regards.  J'en  ferai,  si  vous  le  souhaitez,  l'épreuve  pour 
vous  désabuser.  Les  seigneurs  de  Leyva  me  prirent  au  mot , 
et  je  ne  pus  me  défendre  de  leur  promettre  que  je  partirois 
incessamment  pour  Madrid.  Sitôt  que  mon  secrétaire  me  vit 
déterminé  à  faire  ce  voyage,  il  en  ressentit  une  joie  immo- 
dérée ;  il  s'imaginoit  que  je  ne  paroîtrois  pas  plus  tôt  devant 
le  nouveau  monarque ,  que  ce  prince  me  démêleroit  dans  la 
foule,  et  m'accableroit  d'honneurs  et  de  biens.  Là-dessus,  se 

1.  Avant  que  d'expirer,  Philippe  III  avait  dit  à  son  fils  aîné  :  «  Gardez-vous 
«  bien  de  m'imiter!  A  mon  avènement  au  trône,  je  cliassai  sur-le-champ  les 
«  vieux  ministres  de  mon  père,  et  je  m'en  trouvai  mal  :  servez-vous  donc  de 
«  ceux  que  vous  trouverez  près  de  moi.  »  Il  avait  mandé  le  jour  même  au 
cardinal  de  Lernie  de  revenir  auprès  de  lui.  Mais  le  premier  soin  de  son  fils 
fut  d'('"loigner  tous  ceux  que  son  père  mourant  lui  avait  dit  de  conserver,  et  le 
cardinal  duc  de  J.erme  reçut  un  ordre  exprès  de  retourner  dans  son  exil.  On 
lui  ôta  sa  pension  de  soixante-douze  mille  ducats,  et  quinze  mille  charges  de 
blé  qu'il  percevait  de  la  Sicile. 

2.  La  clef  d'or  est  le  signe  distinctif  de  certains  officiers  du  roi  d'Espagne, 
qui  ont  droit  d'entrer  dans  la  chambre  de  ce  prince  et  qui  portent  une  clef 
d'or  à  leur  ceinture. 


348  GIL  BLAS. 

berçant  des  plus  brillantes  chimères,  il  m'élevoit  aux  pre- 
mières charges  de  l'état,  et  se  poussoit  à  la  faveur  de  mon 
élévation. 

Je  me  disposai  donc  à  retourner  à  la  cour,  non  dans  la 
vue  d'y  sacrifier  encore  à  la  fortune,  mais  pour  contenter  don 
César  et  son  fils,  qui  avoient  dans  l'esprit  que  je  posséderois 
bientôt  les  bonnes  grâces  du  souverain.  Il  est  vrai  que  je 
me  sentois  au  fond  de  l'âme  quelque  envie  d'éprouver  si  ce 
jeune  prince  me  reconnoîtroit.  Entraîné  par  ce  mouvement 
curieux,  sans  espérance  et  sans  dessein  de  tirer  quelque 
avantage  du  nouveau  règne,  je  pris  le  chemin  de  Madrid 
avec  Scipion,  abandonnant  le  soin  de  mon  château  à  Béa- 
trix,  qui  étoit  une  très-bonne  ménagère. 


CHAPITRE  II. 

Gil  Blas  se  rend  à  Madrid  ;  il  paraît  à  la  cour;  le  roi  le  reconnoît  et  le  recommande 
à  son  premier  ministre.  Suite  de  cette  recommandation. 

Nous  nous  rendîmes  à  Madrid  en  moins  de  huit  jours, 
don  Alphonse  nous  ayant  donné  deux  de  ses  meilleurs  che- 
vaux pour  faire  plus  de  diligence.  Nous  allâmes  descendre  à 
un  hôtel  garni  où  j'avois  déjà  logé,  chez  Vincent  Forrero, 
mon  ancien  hôte ,  qui  fut  bien  aise  de  me  revoir. 

Comme  c' étoit  un  homme  qui  se  piquoit  de  savoir  tout  ce 
qui  se  passoit  tant  à  la  cour  que  dans  la  ville ,  je  lui  deman- 
dai ce  qu'il  y  avoit  de  nouveau.  Bien  des  choses,  me  répon- 
dit-il. Depuis  la  mort  de  Philippe  III,  les  amis  et  les  parti- 
sans du  cardinal  duc  de  Lerme  se  sont  bien  remués  pour 
maintenir  Son  Éminence  dans  le  ministère,  mais  leurs  eiïorts 
ont  été  vains  :  le  comte  d'Olivarès  l'a  emporté  sur  eux.  On 
prétend  que  l'Espagne  ne  perd  point  au  change,  et  que  ce 
nouveau  premier  ministre  aie  génie  d'une  si  vaste  étendue, 


LIVRE  XI,    CHAPITRE    II.  3i9 

qu'il  seroit  capable  de  gouverner  le  monde  entier  :  Dieu  le 
veuille!  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  continua-t-il,  c'est  que  le 
peuple  a  conçu  la  plus  haute  opinion  de  sa  capacité  ;  nous 
verrons  dans  la  suite  si  le  duc  de  Lerme  est  bien  ou  mal 
remplacé.  Forrero,  s'étant  mis  en  train  de  parler,  me  fit  un 
détail  de  tous  les  changements  qui  s'étoient  faits  à  la  cour 
depuis  que  le  comte  d'Olivarès  tenoit  le  gouvernail  du  vais- 
seau de  la  monarchie. 

Deux  jours  après  mon  arrivée  à  Madrid,  j'allai  chez  le  roi 
l'après-dînée,  et  je  me  mis  sur  son  passage  comme  il  entroit 
dans  son  cabinet  :  il  ne  me  regarda  point.  Je  retournai  le 
lendemain  au  même  endroit,  et  je  ne  fus  pas  plus  heureux. 
Le  surlendemain  il  jeta  sur  moi  les  yeux  en  passant,  mais 
il  ne  parut  pas  faire  la  moindre  attention  à  ma  personne. 
Là-dessus  je  pris  mon  parti  :  Tu  vois,  dis-je  cà  Scipion  qui 
m'accompagnoit,  que  le  roi  ne  me  reconnoît  point,  ou  que, 
s'il  me  remet,  il  ne  se  soucie  guère  de  renouveler  connois- 
sance  avec  moi.  Je  crois  que  nous  ne  ferons  point  mal  de 
reprendre  le  chemin  de  Valence.  N'allons  pas  si  vite,  mon- 
sieur, me  répondit  mon  secrétaire;  vous  savez  mieux  que 
moi  qu'on  ne  réussit  à  la  cour  que  par  la  patience.  Ne  vous 
lassez  pas  de  vous  montrer  au  prince  ;  à  force  de  vous  offrir 
à  ses  regards,  vous  l'obligerez  à  vous  considérer  plus  atten- 
tivement, et  à  se  rappeler  les  traits  de  son  agent  auprès  de 
la  belle  Catalina. 

Afin  que  Scipion  n'eût  rien  à  me  reprocher ,  j'eus  la  com- 
plaisance de  continuer  le  même  manège  pendant  trois  semai- 
nes; et  un  jour  enfin  il  arriva  que  le  monarque,  frappé  de 
ma  vue,  me  fit  appeler.  J'entrai  dans  son  cabinet,  non  sans 
être  troublé  de  me  trouvertèteà  tète  avec  mon  roi.  Qui  êtes- 
vous?  me  dit-il;  vos  traits  ne  me  sont  pas  inconnus.  Où  .vous 
ai-je  vu?  Sire,  lui  répondis-je  en  tremblant,  j'ai  eu  l'iion- 
neur  de  conduire  une  nuit  Votre  Majesté  avec  le  comte  de 


3o0  GIL    BLAS. 

Lemos  chez...  Ah!  je  m'en  souviens,  mterrompit  le  prince, 
vous  étiez  secrétaire  du  duc  de  Lerme;  et,  si  je  ne  me 
trompe,  Santillane  est  votre  nom.  Je  n'ai  pas  oublié  que 
dans  cette  occasion  vous  me  servîtes  avec  beaucoup  de  zèle, 
et  que  vous  fûtes  assez  mal  payé  de  vos  peines.  N'avez-vous 
pas  été  en  prison  pour  cette  aventure?  Oui,  sire,  lui  repar- 
tis-je,  j'ai  été  six  mois  à  la  tour  de  Ségovie;  mais  vous  avez 
eu  la  bonté  de  m'en  faire  sortir.  Cela,  reprit-il,  ne  m'ac- 
quitte point  envers  Santillane  :  il  ne  suffit  pas  de  l'avoir  fait 
remettre  en  liberté;  je  dois  lui  tenir  compte  des  maux  qu'il 
a  soufferts  pour  l'amour  de  moi. 

Comme  le  prince  achevoit  ces  paroles,  le  comte  d'Oliva- 
rès  entra  dans  le  cabinet.  Tout  fait  ombrage  aux  favoris  :  il 
fut  étonné  de  voir  là  un  inconnu,  et  le  roi  redoubla  sa  sur- 
prise en  lui  disant  :  Comte ,  je  mets  ce  jeune  homme  entre 
vos  mains;  occupez-le,  je  vous  charge  du  soin  de  l'avancer. 
Le  ministre  affecta  de  recevoir  cet  ordre  d'un  air  gracieux, 
en  me  considérant  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête ,  et  fort 
en  peine  de  savoir  qui  j'étois.  Allez,  mon  ami,  ajouta  le 
monarque  en  m'adressant  la  parole  et  en  me  faisant  signe  de 
me  retirer,  le  comte  ne  manquera  pas  de  vous  employer 
utilement  pour  mon  service  et  pour  vos  intérêts. 

Je  sortis  aussitôt  du  cabinet  et  rejoignis  le  fils  de  la  Cos- 
colina,  qui,  très-impatient  d'apprendre  ce  que  le  roi  m'avoit 
dit,  étoit  dans  une  agitation  inconcevable.  Mais  remarquant 
sur  mon  visage  un  air  de  satisfaction  :  Si  j'en  crois  mes 
yeux,  me  dit-il,  au  lieu  de  retourner  à  Valence,  nous  avons 
Ijien  la  mine  de  demeurer  à  la  cour.  Cela  pourroit  bien 
être,  lui  répondis-je;  en  même  temps  je  le  ravis  en  lui 
racontant  mot  pour  mot  le  petit  entretien  que  je  venois  d'a- 
voir-avec  le  monarque.  Mon  cher  maître,  me  dit  alors  Sci- 
pion  dans  l'excès  de  sa  joie,  prendrez-vous  une  autre  fois  de 
mes  almanachs?  Avouez  que  vous  ne  me  savez  pas  à  présent 


LIVRE  XI,    CHAPITRE  II.  331 

mauvais  gré  de  vous  avoir  exhorté  à  faire  le  voyage  de  Ma- 
drid. Je  vous  vois  déjà  dans  un  poste  éminent;  vous  devien- 
drez le  Calderone  du  comte  d'Olivarès.  C'est  ce  que  je  ne 
souhaite  point  du  tout,  interrompis-je  ;  cette  place  est  envi- 
ronnée de  trop  de  précipices  pour  exciter  mon  envie.  Je 
voudrois  un  bon  emploi  où  je  n'eusse  aucune  occasion  de 
faire  des  injustices  ni  un  honteux  trafic  des  bienfaits  du 
prince.  Après  l'usage  que  j'ai  fait  de  ma  faveur  passée,  je  ne 
puis  être  assez  en  garde  contre  l'avarice  et  contre  l'ambi- 
tion. Allez,  monsieur,  reprit  mon  secrétaire,  le  ministre 
vous  donnera  quelque  bon  poste  que  vous  pourrez  remplir 
sans  cesser  d'être  honnête  homme. 

Plus  pressé  par  Scipion  que  par  ma  curiosité,  je  me  ren- 
dis le  jour  suivant  chez  le  comte  d'Olivarès  avant  le  lever  de 
l'aurore,  ayant  appris  que  tous  les  matins,  soit  en  été,  soit 
en  hiver ,  il  écoutoit  à  la  clarté  des  bougies  tous  ceux  qui 
avoient  à  lui  parler.  Je  me  mis  modestement  dans  un  coin 
de  la  salle,  et  de  là  j'observai  bien  le  comte  quand  il  parut; 
car  j'avois  fait  peu  d'attention  à  lui  dans  le  cabinet  du  roi. 
Je  vis  un  homme  d'une  taille  au-dessus  de  la  médiocre,  et 
qui  pouvoit  passer  pour  gros  dans  un  pays  où  il  est  rare  de 
voir  des  personnes  qui  ne  soient  pas  maigres.  Il  avoit  les 
épaules  si  élevées,  que  je  le  crus  bossu,  quoiqu'il  ne  le  fût 
pas;  sa  tète,  qui  étoit  d'une  grosseur  excessive,  lui  tomboit 
sur  la  poitrine;  ses  cheveux  étoient  n'oirs  et  plats,  son  visage 
long,  son  teint  olivâtre ,  sa  bouche  enfoncée,  et  son  menton 
pointu  et  fort  relevé. 

Tout  cela  ensemble  ne  faisoit  pas  un  beau  seigneur; 
néanmoins ,  comme  je  le  croyois  dans  une  disposition  obli- 
geante pour  moi,  je  le  regardai  avec  indulgence;  je  le  trou- 
vai agréable.  Il  est  vrai  qu'il  recevoit  tout  le  monde  d'un 
air  affable  et  déboimaire,  et  qu'il  prenoit  gracieusement  les 
placets  qu'on  lui  présentoit;  ce  qui  sembloit  lui  tenir  lieu  de 


3o2  GÎL   BLAS. 

bonne  mine.  Cependant,  lorsqu'cà  mon  tour  je  m'avançai 
pour  le  saluer  et  me  faire  connoître ,  il  me  lança  un  regard 
rude  et  menaçant;  puis,  me  tournant  le  dos  sans  daigner 
m'entendre,  il  rentra  dans  son  cabinet.  Je  trouvai  alors  ce 
seigneur  encore  plus  laid  qu'il  n'étoit  naturellement;  je  sor- 
tis de  la  salle  fort  étourdi  d'un  accueil  si  farouche ,  et  ne 
sachant  ce  que  j'en  devois  penser. 

Ayant  rejoint  Scipion  qui  m'attendoit  à  la  porte:  Sais-tu 
bien,  lui  dis-je,  la  réception  qu'on  m'a  faite?  Non,  me 
répondit-il,  mais  elle  n'est  pas  difficile  à  deviner:  le  mi- 
nistre ,  prompt  à  se  conformer  aux  volontés  du  prince ,  vous 
aura  proposé  sans  doute  un  emploi  considérable.  C'est  ce 
qui  te  trompe,  lui  répliquai-je  :  en  même  temps  je  lui  appris 
de  quelle  façon  j'avois  été  reçu.  11  m'écouta  fort  attentive- 
ment, et  me  dit  :  Vous  m'étonnez!  11  faut  que  le  comte  ne 
vous  ait  pas  remis,  ou  qu'il  vous  ait  pris  pour  un  autre.  Je 
vous  conseille  de  le  revoir;  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  vous 
fasse  meilleure  mine.  Je  suivis  le  conseil  de  mon  secrétaire; 
je  me  montrai  pour  la  seconde  fois  devant  le  ministre,  qui, 
me  traitant  encore  plus  mal  que  la  première,  fronça  le  sour- 
cil en  m'envisageant,  comme  si  ma  vue  lui  eût  fait  de  la 
peine;  puis  il  détourna  de  moi  ses  regards ,  et  se  retira  sans 
me  dire  mot. 

Je  fus  piqué  de  ce  procédé  jusqu'au  vif,  et  tenté  de  par- 
tir sur-le-champ  pour  retourner  à  Valence  ;  mais  c'est  à 
quoi  Scipion  ne  manqua  pas  de  s'opposer,  ne  pouvant  se 
résoudre  à  renoncer  aux  espérances  qu'il  avoit  conçues.  Ne 
vois-tu  pas,  lui  dis-je,  que  le  comte  veut  m'écarter  de  la 
cour  ?  Le  monarque  lui  a  témoigné  de  la  bonne  volonté  pour 
moi;  cela  ne  suffit-il  pas  pour  m'attirer  l'aversion  de  son 
favori  ?  Cédons,  mon  enfant ,  cédons  de  bonne  grâce  au  pou- 
voir d'un  ennemi  si  redoutable.  Monsieur,  répondit-il  en 
colère  contre  le  comte  d'Olivarès,  je  n'a])andonnerois  pas  si 


LIVRE   Xr,   CHAPITRE  III.  3o3 

facilement  le  terrain.  Je  voudrois  même  avoir  raison  d'un 
accueil  si  offensant.  J'irois  me  plaindre  au  roi  du  peu  de  cas 
que  le  ministre  fait  de  sa  recommandation.  Mauvais  con- 
seil, lui  dis-je,  mon  ami  :  si  je  faisois  cette  démarche  im- 
prudente, je  ne  tarderois  guère  à  m'en  repentir.  Je  ne  sais 
même  si  je  ne  cours  pas  quelque  péril  à  m'arrêter  dans  cette 
ville. 

Mon  secrétaire,  à  ce  discours,  rentra  en  lui-même,  et, 
considérant  qu'en  effet  nous  avions  affaire  à  un  homme  qui 
pouvoit  nous  faire  revoir  la  tour  de  Ségovie ,  il  partagea  ma 
crainte.  Il  ne  combattit  plus  l'envie  que  j'avois  de  quitter 
Madrid,  d'où  je  résolus  de  m'éloigner  dès  le  lendemain. 


CHAPITRE  III. 

De  ce  qui  empêcha  Gil  Blas  d'exécuter  la  résolution  où  il  e'toit  d'abandonner  la  cour, 
et  du  service  important  que  Joseph  Navarro  lui  rendit. 

En  m'en  retournant  à  mon  hôtel  garni,  je  rencontrai 
Joseph  Navarro,  chef  d'office  de  don  Baltazar  de  Zuniga,  et 
mon  ancien  ami.  Je  doutai  quelques  moments  si  je  ne  ferois 
pas  semblant  de  ne  le  pas  voir,  ou  si  je  l'aborderois  pour 
lui  demander  pardon  d'avoir  si  mal  agi  avec  lui.  Je  m'ar- 
rêtai à  ce  dernier  parti.  Je  saluai  Navarro,  et  l'abordant  fort 
poliment  :  Me  reconnoissez-vous?  lui  dis-je  ;  et  serez-vous 
encore  assez  bon  pour  vouloir  parler  à  un  misérable  qui  a 
payé  d'ingratitude  l'amitié  que  vous  aviez  pour  lui?  Vous 
avouez  donc,  me  répondit-il,  que  vous  n'en  avez  pas  trop 
bien  usé  avec  moi?  Oui,  lui  repartis-je,  et  vous  êtes  en  droit 
de  m'accabler  de  reproches;  je  le  mérite,  si  toutefois  je  n'ai 
pas  expié  mon  crime  par  les  remords  qui  l'ont  suivi.  Puisque 
vous  vous  êtes  repenti  de  votre  faute,  reprit  Navarro  en 
m'embrassant,  je  ne  dois  plus  m'en  ressouvenir.  De  mon  côté, 
II.  23 


354  GIL  BLAS. 

je  pressai  Joseph  entre  mes  bras;  et  tous  deux  nous  reprîmes 
l'un  pour  l'autre  nos  premiers  sentiments. 

Il  avoit  appris  mon  emprisonnement  et  la  déroute  de 
mes  affaires;  mais  il  ignoroit  tout  le  reste.  Je  l'en  informai  ; 
je  lui  racontai  jusqu'à  la  conversation  que  j'avois  eue  avec 
le  roi,  et  je  ne  lui  cachai  pas  la  mauvaise  réception  que  le 
ministre  venoit  de  me  faire,  non  plus,  que  le  dessein  où 
j'étois  de  me  retirer  dans  ma  solitude.  Gardez-vous  bien  de 
vous  en  aller,  me  dit-il;  puisque  le  monarque  a  témoigné  de 
l'amitié  pour  vous,  il  faut  bien  que  cela  vous  serve  à  quel- 
que chose.  Entre  nous,  le  comte  d'Olivarès  a  l'esprit  un  peu 
fantasque  et  singulier  ;  c'est  un  seigneur  plein  de  caprices  : 
quelquefois,  comme  dans  cette  occasion,  il  agit  d'une  ma- 
nière qui  révolte;  et  lui  seul  a  la  clef  de  ses  actions  hétéro- 
clites. Au  reste,  quelques  raisons  qu'il  ait  de  vous  avoir  mal 
reçu,  tenez  ici  pied  à  boule;  il  n'empêchera  pas  que  vous 
ne  profitiez  des  bontés  du  prince,  c'est  de  quoi  je  puis  vous 
assurer.  J'en  dirai  deux  mots  ce  soir  au  seigneur  don  Balta- 
zar  de  Zuniga  mon  maître,  qui  est  oncle  du  comte  d'Oliva- 
rès, et  qui  partage  avec  lui  les  soins  du  gouvernement. 
Navarro,  m'ayant  ainsi  parlé,  me  demanda  où  je  demeurois, 
et  là-dessus  nous  nous  séparâmes. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  le  revoir;  il  vint  le  jour 
suivant  me  retrouver.  Seigneur  de  Santillane,  me  dit-il, 
vous  avez  un  protecteur  ;  mon  maître  veut  vous  prêter  son 
appui  :  sur  le  bien  que  je  lui  ai  dit  de  votre  seigneurie,  il 
m'a  promis  de  parler  pour  vous  au  comte  d'Olivarès,  son 
neveu;  je  ne  .doute  pas  qu'il  ne  le  prévienne  en  votre  faveur, 
et  j'ose  vous  dire  que  vous  pouvez  compter  sur  cela.  Mon 
ami  Navarro,  ne  voulant  pas  me  servir  à  demi,  me  présenta 
deux  jours  après  à  don  Baltazar,  qui  me  dit  d'un  air  gra- 
cieux :  Seigneur  de  Santillane,  voire  ami  Joseph  m'a  fait 
votre  éloge  dans  des  termes  qui  m'ont  mis  dans  vos  intérêts. 


LIVRE   XI,   CHAPITRE   III.  355 

Je  fis  une  profonde  révérence  au  seigneur  de  Zuniga,  et  lui 
répondis  que  je  sentirois  vivement  toute  ma  vie  l'obligation 
que  j'avois  à  Navarro  de  m'avoir  procuré  la  protection  d'un 
ministre  qu'on  appeloit,  ajuste  titre,  le  Flambeau  du  con- 
seil. Don  Baltazar,  à  cette  réponse  flatteuse,  me  frappa  sur 
l'épaule  en  riant ,  et  reprit  de  cette  sorte  :  Vous  pouvez  dès 
demain  retourner  chez  le  comte  d'Olivarès  ;  vous  serez  plus 
content  de  lui. 

Je  reparus  donc  pour  la  troisième  fois  devant  le  premier 
ministre,  qui,  m'ayant  démêlé  dans  la  foule,  jeta  sur  moi 
un  regard  accompagné  d'un  souris  dont  je  tirai  bon  augure. 
Cela  va  bien,  dis-je  en  moi-même,  l'oncle  a  fait  entendre 
raison  au  neveu.  Je  ne  m'attendis  plus  qu'à  un  accueil  favo- 
rable, et  mon  attente  fut  remplie.  Le  comte,  après  avoir 
donné  audience  à  tout  le  monde,  me  fit  passer  dans  son 
cabinet,  où  il  me  dit  d'un  air  familier  :  Ami  Santillane,  par- 
donne-moi l'embarras  où  je  t'ai  mis  pour  me  divertir;  je  me 
suis  fait  un  plaisir  de  t'inquiéter  pour  éprouver  ta  prudence, 
et  voir  ce  que  tu  ferois  dans  ta  mauvaise  humeur.  Je  ne 
doute  pas  que  tu  ne  te  sois  imaginé  que  tu  me  déplaisois  ; 
mais  au  contraire,  mon  enfant,  je  t'avouerai  que  ta  personne 
me  revient  on  ne  peut  pas  davantage.  Oui,  Santillane,  tu 
me  plais;  quand  le  roi  mon  maître  ne  m'auroit  pas  ordonné 
de  prendre  soin  de  ta  fortune ,  je  le  ferois  par  ma  propre 
inchnation.  D'ailleurs,  don  Baltazar  de  Zuniga,  mon  oncle, 
à  qui  je  ne  puis  rien  refuser,  m'a  prié  de  te  regarder  comme 
un  homme  pour  lequel  il  s'intéresse  ;  il  n'en  faut  pas  davan- 
tage pour  me  déterminer  à  t'attacher  à  moi. 

Ce  début  fit  une  si  vive  impression  sur  mes  sens,  qu'ils 
en  furent  troublés.  Je  me  prosternai  aux  pieds  du  ministre, 
qui,  m'ayant  dit  de  me  relever,  poursuivit  de  cette  manière  : 
Reviens  ici  cette  après-dînée,  et  demande  mon  intendant;  il 
t'apprendra  les  ordres  dont  je  l'aurai  charigé.  A  ces  mots, 


356  GIL   BLAS. 

Son  Excellence  sortit  de  son  cabinet  pour  aller  entendre  la 
messe;  ce  qu'elle  avoit  coutume  de  faire  tous  les  jours  après 
avoir  donné  audience;  ensuite  elle  se  rendoit  au  lever 
du  roi. 


CHAPITRE  IV. 

Gil  Blas  se  fait  aimer  du  comte  d'Olivarès. 

Je  ne  manquai  pas  de  retourner  l'après-dînée  chez  le 
premier  ministre,  et  de  demander  son  intendant,  qui  s'ap- 
peloit  don  Raimond  Gaporis.  Je  ne  lui  eus  pas  sitôt  décliné 
mon  nom ,  que ,  me  saluant  avec  des  marques  de  considé- 
ration :  Seigneur,  me  dit-il,  suivez-moi,  s'il  vous  plaît;  je 
vais  vous  conduire  à  l'appartement  qui  vous  est  destiné  dans 
cet  hôtel.  Après  avoir  dit  ces  paroles,  il  me  mena,  par  un 
petit  escalier,  à  une  enfilade  de  cinq  à  six  pièces  de  plain- 
pied,  qui  composoient  le  second  étage  d'une  aile  du  logis,  et 
qui  étoient  assez  modestement  meublées.  Vous  voyez,  reprit- 
il,  le  logement  que  Monseigneur  vous  donne,  et  vous  y 
aurez  une  table  de  six  couverts  entretenue  à  ses  dépens. 
Vous  serez  servi  par  ses  propres  domestiques;  il  y  aura  tou- 
jours un  carrosse  à  vos  ordres.  Ce  n'est  pas  tout,  ajouta-t-il; 
Son  Excellence  m'a  fortement  recommandé  d'avoir  pour  vous 
les  mêmes  attentions  que  si  vous  étiez  de  la  maison  de 
Guzman. 

Que  diable  signifie  tout  ceci?  dis-je  en  moi-même.  Com- 
ment dois-je  prendre  ces  distinctions?  N'y  auroit-il  point 
de  la  malice  là  dedans ,  et  ne  seroit-ce  pas  encore  pour  se 
divertir  que  le  ministre  me  feroit  un  traitement  si  hono- 
rable? C'est  ce  que  je  suis  tenté  de  croire;  car  enfin  con- 
vient-il au  ministre  de  la  monarchie  d'Espagne  d'en  user  de 
cette  sorte  avec  moi  ?  Pendant  que  j'étois  dans  cette  incer- 


LIVRE   XI,    CHAPITRE   IV.  357 

titude,  flottant  entre  la  crainte  et  l'espérance,  un  page  vint 
m'avertir  que  le  comte  me  demandoit.  Je  me  rendis  dans  le 
moment  auprès  de  Monseigneur,  qui  étoit  tout  seul  dans  son 
cabinet.  Eh  bien!  Santillane,  me  dit-il,  es-tu  satisfait  de 
ton  appartement  et  des  ordres  que  j'ai  donnés  à  don  Rai- 
mond?  Les  bontés  de  Votre  Excellence,  lui  répondis-je,  me 
paroissent  excessives,  et  je  ne  m'y  prête  qu'en  tremblant. 
Pourquoi  donc?  répliqua-t-il ;  puis-je  faire  trop  d'honneur 
à  un  homme  que  le  roi  m'a  confié,  et  dont  il  veut  que  je 
prenne  soin  ?  Non ,  sans  doute  ;  je  ne  fais  que  mon  devoir 
en  te  traitant  honorablement.  Ne  t'étonne  donc  plus  de  ce 
que  je  fais  pour  toi,  et  compte  qu'une  fortune  brillante  et 
solide  ne  sauroit  t' échapper,  si  tu  m'es  aussi  attaché  que  tu 
l'étois  au  duc  de  Lerme. 

Mais  à  propos  de  ce  seigneur,  poursuivit-il,  on  dit  que 
tu  vivois  familièrement  avec  lui.  Je  suis  curieux  de  savoir 
comment  vous  fîtes  tous  deux  connoissance,  et  quel  emploi 
ce  ministre  te  fit  exercer.  Ne  me  déguise  rien;  j'exige  de  toi 
un  récit  sincère.  Je  me  souvins  alors  de  l'embarras  où  je 
m'étois  trouvé  avec  le  duc  de  Lerme  en  pareil  cas,  et  de 
quelle  façon  je  m'en  étois  tiré;  ce  que  je  pratiquai  encore 
fort  heureusement,  c'est-à-dire  que,  dans  ma  narration, 
j'adoucis  les  endroits  rudes,  et  passai  légèrement  sur  les 
choses  qui  me  faisoient  peu  d'honneur.  Je  ménageai  aussi  le 
duc  de  Lerme,  quoiqu'en  ne  l'épargnant  point  du  tout  j'eusse 
fait  peut-être  plus  de  plaisir  à  mon  auditeur.  Pour  don  Ro- 
drigue de  Calderone ,  je  ne  lui  fis  grâce  de  rien.  Je  détaillai 
tous  les  beaux  coups  que  je  savois  qu'il  avait  faits  dans  le 
trafic  des  commanderies ,  des  bénéfices  et  des  gouverne- 
ments. 

Ce  que  tu  m'apprends  de  Calderone ,  interrompit  le 
ministre,  est  conforme  à  certains  mémoires  qui  m'ont  été 
présentés  contre  lui,  et  qui  contiennent  des  chefs  d'accu- 


358  GIL  BLAS. 

sation  encore  plus  importants.  On  va  bientôt  lui  faire  son 
procès;  et,  si  tu  souhaites  qu'il  succombe  dans  cette  aiïaire, 
je  crois  que  tes  vœux  seront  satisfaits  *.  Je  ne  désire  point 
sa  mort,  lui  dis-je,  quoiqu'il  n'ait  point  tenu  à  lui  que  je 
n'aie  trouvé  la  mienne  dans  la  tour  de  Ségovie ,  où  il  a  été 
cause  que  j'ai  fait  un  assez  long  séjour.  Comment,  reprit 
Son  Excellence  avec  étonnement,  c'est  don  Rodrigue  qui  a 
causé  ta  prison?  voilà  ce  que  j'ignorois.  Don  Baltazar,  à  qui 
Navarro  a  raconté  ton  histoire ,  m'a  bien  dit  que  le  feu  roi 
te  fit  emprisonner,  pour  te  punir  d'avoir  mené  la  nuit  le 
prince  d'Espagne  dans  un  lieu  suspect;  mais  je  n'en  sais  pas 
davantage,  et  je  ne  puis  deviner  quel  rôle  Calderone  a  joué 


1.  C'est  ici  le  lieu  de  finir  l'histoire  singulière  de  ce  fameux  premier  commis. 
«  La  disgrâce  du  duc  de  Lenne  fut  suivie  de  près  de  celle  de  don  lîodiigue  Cal- 
«  deroiie,  comte  d'Oliva,  son  favori,  ([ui  fiit  arrêté  et  mis  en  prison  (en  1019.) 
«  La  fortune  et  le  sort  de  cet  homme  ont  quelque  chose  d'extraordinaire.  11 
«  était  fils  d'un  pauvre  soldat  et  d'une  Flamande,  dont  on  n'aurait  jamais 
«  entendu  parler  sans  leur  fils,  qui  avait  de  grands  talent-;.  Étant  entré  chez 
«  le  duc  de  Lerme,  encore  marquis  de  Dénia,  il  devint  son  favori.  On  a 
i(  rem;trqué  comme  une  chose  particulière  au  duc  de  Lerme,  qu'il  éleva  son 
«  favori  aussi  haut  que  s'il  eiit  été  ct'lui  du  roi;  non-si'ulement  il  le  rendit 
«  riche  de  cent  mille  ducats  de  rente,  mais  il  lui  procura  des  titres  et  des 
«  honneurs,  et  lui  permit  même  d'aspirer  à  une  vice-royauté.  Tant  de  faveurs 
«  excitèrent  l'envie,  que  son  humeur  hautaine  et  méprisante  chant;ea  bientôt 
«  en  haine;  et  son  père  lui  prédit  plusieurs  fois  qu'il  périrait  s'il  ne  conduisait 
«  mieux  sa  barque.  On  l'accusa  de  la  mort  du  prince  Philippe-Emmanuel  de 
«  Savoie,  de  celle  de  la  reine  Marguerite,  et  de  plusieurs  autres  crimes;  mais 
«  après  (jue  son  procès  eut  duré  deux  ans  et  demi,  on  ne  put  prouver  ce  dont  on 
«  l'accusait.  On  le  retint  tout  ce  temps-là  en  prison.  On  prétend  que  l'on  tira 
«  le  procès  si  fort  en  longueur,  tant  pour  empêcher  qu'il  ne  se  sauvât  que 
«  pour  entretenir  la  haine  du  public  contre  le  duc  son  maître,  et  prévenir  le 
«  retour  de  sa.  fa.\e\iv.n  (Histoire  universelle ,  tome  XXIX,  page  100.) 

Entin,  en  1021,  après  avoir  eu  de  Philippe  III  des  lettres  d'absolution  de 
tous  les  grands  crimes  dont  on  l'avait  d'abord  accusé,  il  fut  condamné 
à  mort  «  comme  atteint  et  convaincu  du  meurtre  de  deux  gentilshommes 
«  espagnols.  Il  fut  décapité  publiquement ,  et  mourut  si  courageusement  et  si 
«  chrétiennement,  qu'il  atlirala  (omjiassion  de  tout  le  monde.»  (/6irf. ,  p.  109.) 

Caldi^rone  fut  une  victime  qui  paya  pour  le  duc  de  Lerme.  Celui-ci,  étant 
cardinal ,  brava  les  procédures  à  l'abri  du  respect  qu'on  avait  en  Espagne  pour 
la  pourpre  romaine. 


LIVRE   XI,   CHAPITRE    V.  3o9 

dans  cette  pièce.  Le  rôle  d'un  amant  qui  se  venge  d'un 
outrage  reçu,  lui  répondis-je.  En  même  temps  je  lui  fis  un 
détaU  de  l'aventure,  qu'il  trouva  si  divertissante  que,  tout 
grave  qu'il  étoit,  il  ne  put  s'empêcher  d'en  rire,  ou  plutôt 
d'en  pleurer  de  plaisir.  Catalina,  tantôt  nièce  et  tantôt 
petite-fille,  le  réjouit  infiniment,  aussi-bien  que  la  part 
qu'avoit  eue  à  tout  cela  le  duc  de  Lerme. 

Lorsque  j'eus  achevé  mon  récit,  le  comte  me  renvoya, 
en  me  disant  que  le  lendemain  il  ne  manqueroit  pas  de 
m'occuper.  Je  courus  aussitôt  à  l'hôtel  de  Zuniga  pour  re- 
mercier don  Baltazar  de  ses  bons  offices,  et  pour  rendi'e 
compte  à  mon  ami  Joseph  de  l'entretien  que  je  venois  d'avoir 
avec  le  premier  ministre,  et  de  la  disposition  favorable  où 
Son  Excellence  étoit  pour  moi. 


CHAPITRE   Y. 

De  l'entrelien  secret  que  Gil  Blas  eut  avec  Navarro,  et  de  la  première  occupation 
que  le  comte  d'Olivarès  lui  donna. 

D'abord  que  je  vis  Joseph,  je  lui  dis  avec  agitation  que 
j'avois  bien  des  choses  à  lui  apprendre.  Il  me  mena  dans 
un  endroit  particulier,  où,  l'ayant  mis  au  fait,  je  lui 
demandai  ce  qu'il  pensoit  de  ce  que  je  venois  de  lui  dire.  Je 
pense,  me  répondit-il,  que  vous  êtes  en  train  de  faire  une 
grosse  fortune.  Tout  vous  rit  :  vous  plaisez  au  premier  minis- 
tre; et,  ce  qui  ne  doit  pas  être  compté  pour  rien,  c'est  que 
je  puis  vous  rendre  le  même  service  que  vous  rendit  mon 
oncle  Melchior  de  la  Pionda,  quand  vous  entrâtes  à  l'arche- 
vêché de  Grenade.  Il  vous  épargna  la  peine  d'étudier  le 
prélat  et  ses  principaux  officiers,  en  vous  découvrant  leurs 
diflérents  caractères;  je  veux,  à  son  exemple,  vous  faire 


360  GIL  BLAS. 

connoître  le  comte ,  la  comtesse  son  épouse ,  et  dona  Maria 
de  Guzman,  leur  fille  unique. 

Commençons  par  le  ministre  :  il  a  l'esprit  vif,  pénétrant 
et  propre  à  former  de  grands  projets.  11  se  donne  pour  un 
homme  universel,  parce  qu'il  a  une  légère  teinture  de  toutes 
les  sciences;  il  se  croit  capable  de  décider  de  tout.  Il  s'ima- 
gine être  un  profond  jurisconsulte,  un  grand  capitaine  et 
un  politique  des  plus  raffinés.  Avec  cela,  il  est  si  entêté  de 
ses  opinions ,  qu'il  les  veut  toujours  suivre  préférablement 
à  celles  des  autres ,  de  peur  de  paroître  déférer  aux  lumières 
de  quelqu'un.  Entre  nous,  ce  défaut  peut  avoir  d'étranges 
suites,  dont  le  ciel  veuille  préserver  la  monarchie!  J'ajoute 
à  cela  qu'il  brille  dans  le  conseil  par  une  éloquence  natu- 
relle, et  qu'il  écriroit  aussi  bien  qu'il  parle,  s'il  n'afiectoit 
pas,  pour  donner  plus  de  dignité  à  son  style,  de  le  rendre 
obscur  et  trop  recherché.  11  pense  singulièrement;  et, 
comme  je  crois  vous  l'avoir  déjà  dit,  il  est  capricieux  et  chi- 
mérique. Tel  est  le  portrait  de  son  esprit;  faisons  celui  de 
son  cœur.  Il  est  généreux  et  bon  ami.  On  le  dit  vindicatif, 
mais  quel  Espagnol  ne  l'est  pas?  De  plus,  on  l'accuse  d'in- 
gratitude pour  avoir  fait  exiler  le  duc  d'Uzède  et  le  frère 
Louis  Ahaga,  auxquels  il  avoit,  dit-on,  de  grandes  obhga- 
tions;  c'est  ce  qu'il  faut  encore  lui  pardonner  :  l'envie  d'être 
premier  ministre  dispense  d'être  reconnoissant. 

Dona  Agnès  de  Zuniga  è  Velasco,  comtesse  d'Olivarès, 
poursuivit  Joseph,  est  une  dame  à  qui  je  ne  connois  que  le 
défaut  de  vendre  au  poids  de  l'or  les  grâces  qu'elle  fait 
obtenir.  Pour  dona  Maria  de  Guzman ,  qui  sans  contredit  est 
aujourd'hui  le  premier  parti  d'Espagne,  c'est  une  personne 
accomplie  et  l'idole  de  son  père.  Réglez-vous  là-dessus; 
faites  bien  votre  cour  à  ces  deux  dames ,  et  paroissez  encore 
plus  dévoué  au  comte  d'Olivarès  que  vous  ne  l'étiez  au  duc 
de  Lerme  avant  votre  voyage  de  Ségovie  :  vous  deviendrez 


LIVRE  XI,   CHAPITRE   V.  361 

par  ce  moyen  un  homme  comblé  d'honneurs  et  de  richesses. 

Je  vous  conseille  encoi'e,  ajouta-t-il,  de  voir  de  temps 
en  temps  don  Baltazar  mon  maître;  quoique  vous  n'ayez  plus 
besoin  de  lui  pour  vous  avancer,  ne  laissez  pas  de  le  ména- 
ger. Vous  êtes  bien  dans  son  esprit;  conservez  son  estime  et 
son  amitié;  il  peut  vous  servir  dans  l'occasion.  Comme 
l'oncle  et  le  neveu,  dis-je  à  Navarre,  gouvernent  ensemble 
l'Etat,  n'y  auroit-il  point  un  peu  de  jalousie  entre  ces  deux 
collègues?  Non,  me  répondit-il,  ils  sont  au  contraire  dans 
la  plus  parfaite  union.  Sans  don  Baltazar,  le  comte  d'Oliva- 
rès  ne  seroit peut-être  pas  premier  ministre;  car  enfin ,  après 
la  mort  de  Philippe  III ,  tous  les  amis  et  les  partisans  de  la 
maison  de  Sandoval  se  donnèrent  de  grands  mouvements, 
les  uns  en  faveur  du  cardinal ,  et  les  autres  pour  son  fds  ; 
mais  mon  maître,  le  plus  délié  des  courtisans,  et  le  comte, 
qui  n'est  guère  moins  fin  que  lui ,  rompirent  leurs  mesures, 
et  en  prirent  de  si  justes  pour  s'assurer  cette  place,  qu'ils 
l'emportèrent  sur  leurs  concurrents.  Le  comte  d'Olivarès, 
étant  devenu  premier  ministre,  a  fait  part  de  son  administra- 
tion à  don  Baltazar  son  oncle;  il  lui  a  laissé  le  soin  des 
affaires  du  dehors,  et  s'est  réservé  celles  du  dedans;  de  sorte 
que,  resserrant  par  là  les  nœuds  de  l'amitié  qui  doit  natu- 
rellement lier  les  personnes  d'un  même  sang,  ces  deux  sei- 
gneurs, indépendants  l'un  de  l'autre,  vivent  dans  une  intel- 
ligence qui  me  paroît  inaltérable  ^ 

Telle  fut  la  conversation  que  j'eus  avec  Joseph,  et  dont 


•1.  Tous  ces  détails  sont  historiques.  «  Le  comte  d'Olivarès,  qui  cachait  sous 
M  le  voile  d'une  extraordinaire  modestie  une  grande  suffi  aiice,  et  croyait  au 
«  moins  égaler  Ximénès  en  capncité,  ne  voulut  pas  paraître  rien  faire  de  son 
«  propre  chef,  et  mit  son  oncle  don  Baltazar  de  Zuniga,  qui  avait  été  gnuver- 
«  ncur  du  roi ,  à  la  tête  des  affaires  étrangères.  Ce  seigneur  était  tout  diff.rent 
«  de  son  neveu;  il  avait  réellement  la  capacité  que  l'autre  sr  croyait,  et  la 
«  modestie  qu'il  affectait.  »  {Histoire  universelle,  tome  XV  de  l'Histoire  moderne, 
page  110.) 


362  GIL   ULAS. 

je  me  promis  bien  de  profiter;  après  cela  j'allai  remercier  le 
seigneur  de  Zuniga,  de  ce  qu'il  avoit  eu  la  bonté  de  faire  pour 
moi.  Il  me  dit  fort  poliment  qu'il  saisiroit  toujours  les  occa- 
sions où  il  s'agiroit  de  me  faire  plaisir,  et  qu'il  étoit  bien 
aise  que  je  fusse  satisfait  de  son  neveu,  auquel  il  m'as- 
sura qu'il  parleroit  encore  en  ma  faveur,  voulant  du  moins, 
disoit-il,  me  faire  voir  par  là  que  mes  intérêts  lui  étoient 
cbers,  et  qu'au  lieu  d'un  protecteur  j'en  avois  deux.  C'est 
ainsi  que  don  Baltazar,  par  amitié  pour  Kavarro,  prenoit  ma 
fortune  à  cœur. 

Dès  ce  soir-là  même  j'abandonnai  mon  hôtel  garni  pour 
aller  loger  chez  le  premier  ministre,  où  je  soupai  avec  Sci- 
pion  dans  mon  appartement.  G'étoit  une  chose  à  voir  que 
notre  contenance!  Nous  y  fûmes  servis  tous  deux  par  des 
domestiques  du  logis,  qui,  pendant  le  repas,  tandis  que 
nous  affections  une  gravité  imposante,  rioient  peut-être  en 
eux-mêmes  du  respect  de  commande  qu'ils  avoient  pour 
nous.  Lorsqu'ils  se  furent  retirés  après  avoir  desservi,  mon 
secrétaire,  cessant  de  se  contraindre,  me  dit  mille  folies 
que  son  humeur  gaie  et  ses  espérances  lui  inspirèrent.  Pour 
moi ,  quoique  ravi  de  la  brillante  situation  où  je  commençois 
à  me  voir,  je  ne  me  sentois  encore  aucune  disposition  à 
m'en  laisser  éblouir.  Aussi,  m'élant  couché,  je  m'endormis 
tranquillement,  sans  livrer  mon  esprit  aux  idées  agréables 
dont  je  pouvois  l'occuper,  au  lieu  que  l'ambitieux  Scipion 
prit  peu  de  repos.  Il  passa  plus  de  la  moitié  de  la  nuit  à 
thésauriser  pour  marier  sa  fille  Séraphine. 

J'étoisà  peine  habillé  le  lendemain  matin,  qu'on  me  vint 
chercher  de  la  part  de  Monseigneur.  Je  fus  bientôt  auprès 
de  Son  Excellence ,  qui  me  dit  :  Oh  çà  !  Santillane ,  voyons 
un  peu  ce  que  tu  sais  faire.  Tu  m'as  dit  que  le  duc  de  Lerme 
te  donnoit  des  mémoires  à  rédiger;  j'en  ai  un  que  je  te  des- 
tine pour  ton  coup  d'essai.  Je  vais  t'en  dire  la  matière; 


i 


LIVRE  XI,    CIIAPITR!'    V.       •  3G3 

écoute-moi  attentivement  :  il  est  question  de  composer  un 
ouvrage  qui  prévienne  le  public  en  faveur  de  mon  minis- 
tère. J'ai  déjà  fait  courir  le  bruit  secrètement  que  j'ai  trouvé 
les  affaires  fort  dérangées;  il  s'agit  présentement  d'exposer 
aux  yeux  de  la  cour  et  de  la  ville  le  misérable  état  où  la 
monarchie  est  réduite.  Il  faut  faire  là-dessus  un  tableau  qui 
frappe  le  peuple,  et  l'empêche  de  regretter  mon  prédéces- 
seur. Après  cela,  tu  vanteras  les  mesures  que  j'ai  prises 
pour  rendre  le  règne  du  roi  glorieux ,  ses  Etats  florissants , 
et  ses  sujets  parfaitement  heureux. 

Après  que  Monseigneur  m'eut  parlé  de  cette  sorte,  il  me 
mit  entre  les  mains  un  papier  qui  contenoit  les  justes  sujets 
qu'on  avoit  de  se  plaindre  de  l'administration  précédente; 
et  je  me  souviens  qu'il  y  avoit  dix  articles,  dont  le  moins 
important  étoit  capable  d'alarmer  les  bons  Espagnols;  puis, 
m'ayant  fait  passer  dans  un  petit  cabinet  voisin  diï  sien,  il 
m'y  laissa  travailler  en  liberté.  Je  commençai  donc  à  com- 
poser mon  mémoire  le  mieux  qu'il  me  fut  possible.  J'expo- 
sai d'abord  le  mauvais  état  où  se  trouvoit  le  royaume  :  les 
finances  dissipées ,  les  revenus  royaux  engagés  à  des  parti- 
sans, et  la  marine  ruinée.  Je  rapportai  ensuite  les  fautes 
connnises  par  ceux  qui  avoient  gouverné  l'État  sous  le  der- 
nier règne,  et  les  suites  fâcheuses  qu'elles  pouvoient  avoir. 
Enfin,  je  peignis  la  monarchie  en  péril,  et  censurai  si  vive- 
ment le  précédent  ministère,  que  la  perte  du  duc  de  Lerme 
étoit,  suivant  mon  mémoire,  un  grand  bonheur  pour  l'Es- 
pagne. Pour  dire  la  vérité,  quoique  je  n'eusse  aucun  res- 
sentiment contre  ce  seigneur,  je  ne  fus  pas  fâché  de  lui 
rendre  ce  bon  office.  Voila  l'homme! 

Enfin ,  après  une  peinture  ellrayante  des  maux  qui  me- 
naçoient  l'Espagne,  je  rassurois  les  esprits  en  faisant  avec 
art  concevoir  aux  peuples  de  belles  espérances  pour  l'avenir. 
Poui'  cet  effet,  je  faisois  parler  le  comte  d'Olivarès  comme 


364  GIL   BLAS. 

un  restaurateur  envoyé  du  ciel  pour  le  salut  de  la  nation  ; 
je  promettois  monts  et  merveilles.  En  un  mot,  j'entrai  si 
bien  dans  les  vues  du  nouveau  ministre,  qu'il  parut  surpris 
de  mon  ouvrage  lorsqu'il  l'eut  lu  tout  entier.  Santillane,  me 
dit-il,  je  ne  t'aurois  pas  cru  capable  de  composer  un  pareil 
mémoire.  Sais-tu  bien  que  tu  viens  de  faire  un  morceau 
digne  d'un  secrétaire  d'État?  Je  ne  m'étonne  plus  si  le  duc 
de  Lerme  exerçoit  ta  plume.  Ton  style  est  concis  et  même 
élégant;  mais  je  le  trouve  un  peu  trop  naturel.  En  même 
temps,  m' ayant  fait  remarquer  les  endroits  qui  n'étoient  pas 
de  son  goût ,  il  les  changea;  et  je  jugeai  par  ses  corrections 
qu'il  aimoit,  comme  Navarro  me  l'avoit  dit,  les  expressions 
recherchées  et  l'obscurité.  Néanmoins,  quoiqu'il  voulût  de 
la  noblesse,  ou,  pour  mieux  dire,  du  précieux  dans  la  dic- 
tion ,  il  ne  laissa  pas  de  conserver  les  deux  tiers  de  mon  mé- 
moire, et,  pour  me  témoigner  jusqu'à  quel  point  il  en  étoit 
satisfait,  il  m'envoya  par  don  Raimond  trois  cents  pistoles  à 
l'issue  de  mon  dîner. 


CHAPITRE  VI. 


De  Vusage  que  Gil  Blas  fit  de  ces  trois  cents  pistoles,  et  des  soins  dont  il  chargea  Scipion. 
Succès  du  mémoire  dont  on  vient  de  parler. 


Ce  bienfait  du  ministre  fournit  à  Scipion  un  nouveau  sujet 
de  me  féliciter  d'être  venu  à  la  cour  :  ce  qu'il  ne  manqua 
pas  de  faire.  Vous  voyez,  me  dit-il,  que  la  fortune  a  de 
grands  desseins  sur  votre  seigneurie.  Étes-vous  fâché  pré- 
sentement d'avoir  quitté  votre  solitude?  Vive  le  comte  d'Oli- 
varès!  c'est  bien  un  autre  patron  que  son  prédécesseur.  Le 
duc  de  Lerme,  quoique  vous  lui  fussiez  fort  attaché,  vous 
laissa  languir  plusieurs  mois  sans  vous  faire  présent  d'une' 


LIVRE  XI,   CHAPITRE    VI.  365 

pistole  ;  et  le  comte  vous  a  déjà  fait  une  gratification  que 
vous  n'auriez  osé  espérer  qu'après  de  longs  services. 

Je  voudroisbien,  ajouta-t-il,  que  les  seigneurs  de  Leyva 
fussent  témoins  du  bonheur  dont  vous  jouissez,  ou  du  moins 
qu'ils  le  sussent.  11  est  temps  de  les  en  informer,  lui  répon- 
dis-je,  et  c'est  de  quoi  j'allois  te  parler.  Je  ne  doute  pas 
qu'ils  n'aient  une  extrême  impatience  d'apprendre  de  mes 
nouvelles;  mais  j'attendois,  pour  leur  en. donner,  que  je  me 
visse  dans  un  état  fixe,  et  que  je  pusse  leur  mander  positi- 
vement si  je  demeurerois  ou  non  à  la  cour.  A  présent  que  je 
sais  bien  à  quoi  m'en  tenir,  tu  peux  partir  pour  Valence 
quand  il  te  plaira,  pour  aller  instruire  ces  seigneurs  de  ma 
situation  présente,  que  je  regarde  comme  leur  ouvrage,  puis- 
qu'il est  certain  que  sans  eux  je  ne  me  serois  jamais  déter- 
miné à  faire  le  voyage  de  Madrid.  Cela  étant,  s'écria  le  fils 
de  la  Goscolina,  don  César  et  don  Alphonse  seront  bientôt 
informés  de  l'état  présent  de  vos  affaires.  Que  je  vais  leur 
causer  de  la  joie  en  leur  racontant  ce  qui  vous  est  arrivé!* 
Que  ne  suis-je  déjà  aux  portes  de  Valence!  mais  j'y  serai  en 
peu  de  jours.  Les  deux  chevaux  de  don  Aphonse  sont  tout 
prêts.  Je  vais  me  mettre  en  chemin  avec  un  laquais  de  Mon- 
seigneur. Outre  que  je  serai  bien  aise  d'avoir  un  compagnon 
sur  la  route,  vous  savez  que  la  livrée  d'un  premier  ministre 
jette  de  la  poudre  aux  yeux. 

Je  ne  pus  m' empêcher  de  rire  de  la  sotte  vanité  de  mon 
secrétaire;  et  cependant,  plus  vain  peut-être  encore  que  lui, 
je  le  laissai  faire  ce  qu'il  voulut.  Pars,  lui  dis-je,  et  reviens 
promptement;  car  j'ai  une  autre  commission  à  te  donner.  Je 
veux  t' envoyer  aux  Asturies  porter  de  l'argent  à  ma  mère. 
J'ai  par  négligence  laissé  passer  le  temps  auquel  j'ai  promis 
de  lui  faire  tenir  cent  pistoles ,  que  tu  t'es  obligé  de  lui 
remettre  toi-même  en  main  propre.  Ces  sortes  de  paroles 
doivent  être  si  sacrées  pour  un  fils,  que  je  me  reproche  mon 


366  GIL  BLAS. 

peu  d'exactitude  à  les  garder.  Vous  avez  raison,  monsieur, 

me  répondit  Scipion ,  et  je  me  sais  mauvais  gré  de  ne  vous 

\  en  avoir  pas  fait  souvenir;  mais  patience ,  dans  six  semaines 

au  plus  tard  je  vous  rendrai  compte  de  ces  deux  commis- 

'sions;  j'aurai  parlé  aux  seigneurs  de  Leyva,  fait  un  tour  à 

j  votre  château,  et  revu  la  ville  d'Oviedo,  dont  je  ne  puis  me 

rappeler  le  souvenir  sans  donner  au  diable  les  trois  quarts  et 

demi  de  ses  habitants.  Je  comptai  donc  au  fds  de  la  Cosco- 

lina  cent  pistoles  pour  la  pension  de  ma  mère,  avec  cent 

autres  pour   lui,  voulant  qu'il  fît   gracieusement    le  long 

voyage  qu'il  alloit  entreprendre. 

Quelques  jours  après  son  départ.  Monseigneur  fit  impri- 
mer notre  mémoire,  qui  ne  fut  pas  plus  tôt  rendu  public, 
qu'il  devint  le  sujet  de  toutes  les  conversations  de  Madrid. 
Le  peuple,  ami  de  la  nouveauté,  fut  charmé  de  cet  écrit; 
l'épuisement  des  finances,  qui  étoit  peint  avec  de  vives  cou- 
leurs, le  révolta  contre  le  duc  de  Lerme;  et  si  les  coups  de 
griffe  qu'y  recevoit  ce  ministre  ne  furent  pas  applaudis  de 
tout  le  monde,  du  moins  ils  trouvèrent  des  approbateurs. 
Quant  aux  magnifiques  promesses  que  le  comte  d'Olivarès  y 
faisoit,  et  entre  autres  celle  de  fournir  par  une  sage  écono- 
mie aux  dépenses  de  l'État,  sans  incommoder  les  sujets, 
elles  éblouirent  les  citoyens  en  général,  et  les  confirmèrent 
dans  la  grande  opinion  qu'ils  avoient  déjà  de  ses  lumières  : 
si  bien  que  toute  la  ville  retentit  de  ses  louanges. 

Ce  ministre,  ravi  de  se  voir  parvenu  à  son  but,  qui 
n'avoit  été,  dans  cet  ouvrage,  que  de  s'attirer  l'affection 
publique,  voulut  la  mériter  véritablement  par  une  action 
louable,  et  qui  fut  utile  au  roi.  Pour  cet  effet,  il  eut  recours  à 
l'invention  de  l'empereur  Galba;  c'est-à-dire  qu'il  fit  rendre 
gorge  aux  particuliers  qui  s'étoient  enrichis,  Dieu  sait  com- 
ment,  dans  les  régies  royales'.   Quand  il   eut  tiré  de  ces 

1.  Galba,  successeur  de  Néron,  crut  qu'il  parviendrait  à  remplir  le  trésor 


LIVRE  XI,   CHAPITRE   VI.  367 

sangsues  le  sang  qu'elles  avoient  sucé,  et  qu'il  en  eut  rem- 
pli les  coffres  du  roi ,  il  entreprit  de  l'y-  conserver,  en  faisant 
supprimer  toutes  les  pensions,  sans  en  excepter  la  sienne, 
aussi  bien  que  les  gratifications  qui  se  faisoient  des  deniers 
du  prince.  Pour  réussir  dans  ce  dessein ,  qu'il  ne  pouvoit 
exécuter  sans  changer  la  face  du  gouvernement,  il  me  chargea 
de  composer  un  nouveau  mémoire  dont  il  me  dit  la  substance 
et  la  forme.  Ensuite  il  me  recommanda  de  m' élever  autant 
qu'il  me  seroit  possible  au-dessus  de  la  simplicité  ordinaire 
de  mon  style,  pour  donner  plus  de  noblesse  à  mes  phrases. 
Cela  suffît.  Monseigneur,  lui  dis-je;  Votre  Excellence  veut 
du  sublime  et  du  lumineux  ;  elle  en  aura.  Je  m'enfermai 
dans  le  même  cabinet  où  j'avois  déjà  travaillé;  et  là  je  me 
mis  à  l'ouvrage ,  après  avoir  invoqua  le  génie  éloquent  de 
l'archevêque  de  Grenade. 

Je  débutai  par  représenter  qu'il  falloit  garder  avec  soin 
tout  l'argent  qui  étoit  dans  le  trésor  royal,  et  qu'il  ne  devoit 
être  employé  qu'aux  seuls  besoins  de  la  monarchie,  comme 
étant  un  fonds  sacré  qu'il  étoit  à  propos  de  l'éserver  pour 
tenir  en  respect  les  ennemis  de  l'Espagne.  Ensuite  je  fai- 
sois  voir  au  monarque,  car  c'étoit  à  lui  que  s'adressoit  le 
mémoire,    qu'en   ôtant  toutes  les  pensions   et  les  gratifi- 

épuisé  en  ordonnant  une  reclierche  des  folles  prodigalités  de  son  prédécesseur. 
Leur  montant  s'élevait  à  je  ne  sais  combien  de  millions  semés  parmi  les 
débauchés,  les  farceurs,  les  ministres  des  plaisirs  de  Néron.  Galba  les  fit  tous 
assigner,  ne  voulant  leur  laisser  que  le  dixième  de  leur  proie;  mais  ils 
n'avaient  plus  rien.  Galba,  les  trouvant  insolvables,  étendit  la  recherche  sur 
les  acheteurs  mêmes  qui  avaient  acquis  d'eux.  Les  acquéreurs  de  bonne  foi 
furent  inc[uiétés,  et  beaucoup  de  fortunes  furent  bouleversées.  Cet  expédient 
de  Galba  fut  moins  un  remède  qu'un  mal.  Le  Sage  en  avait  vu  des  exemples 
en  France,  dans  les  chambres  ardentes,  lesquels  n'avaient  pas  mieux  réussi. 
Mais  il  avait  un  fonds  de  rancune  contre  les  financiers;  et  quand  il  a  occasion 
de  parler  de  ces  sangsues,  on  retrouve  le  ton  et  les  couleurs  de  Turcaret, 
de  ce  chef-d'œuvre  singulier  qui  prouve  que  Le  Sage  connaissait  à  fond  les 
mystères  de  la  haute  et  basse  maitôte,  et  qu'il  avait  été  à  portée  d'étudier 
tous  les  moyens  dont  certaines  gens  se  servaient  pour  s'enrichir,  Dieu  sait 
comment,  dans  les  régies  royales. 


368  GIL  BLAS. 

cations  qui  se  prenoient  sur  ses  revenus  ordinaires ,  il  ne  se 
priveroit  point  pour  cela  du  plaisir  de  récompenser  ceux 
de  ses  sujets  qui  se  rendroient  dignes  de  ses  grâces,  puis- 
que, sans  toucher  à  son  trésor,  il  étoit  en  état  de  leur  don- 
ner de  grandes  récompenses  :  qu'il  avoit  pour  les  uns  des 
vice-royautés,  des  gouvernements,  des  ordres  de  cheva- 
lerie, des  emplois  militaires;  pour  les  autres,  des  comman- 
deries  ou  des  pensions  dessus ,  des  titres  avec  des  magistra- 
tures; et  enfin  toutes  sortes  de  bénéfices  pour  les  personnes 
consacrées  au  culte  des  autels. 

Ce  mémoire,  qui  étoit  beaucoup  plus  long  que  le  pre- 
mier, m'occupa  près  de  trois  jours;  mais  heureusement  je 
le  fis  à  la  fantaisie  de  mon  maître,  qui,  le  trouvant  écrit 
avec  emphase  et  farci  de  métaphores,  m'accabla  de  louan- 
ges. Je  suis  bien  content  de  cela,  me  dit-il  en  montrant  les 
endroits  les  plus  enflés  ;  voiLà  des  expressions  marquées  au 
bon  coin.  Courage,  mon  ami,  je  prévois  que  tu  me  seras 
d'une  grande  utilité.  Cependant,  malgré  les  applaudisse- 
ments qu'il  me  prodigua,  il  ne  laissa  pas  de  retoucher  le 
mémoire.  Il  y  mit  beaucoup  du  sien ,  et  fit  une  pièce  d'élo- 
quence qui  charma  le  roi  et  toute  la  cour.  La  ville  y  joignit 
son  approbation,  augura  bien  pour  l'avenir,  et  se  flatta  que 
la  monarchie  reprendroit  son  ancien  lustre  sous  le  ministère 
d'un  si  grand  personnage.  Son  Excellence,  voyant  que  cet 
écrit  lui  faisoit  beaucoup  d'honneur,  voulut,  pour  la  part  que 
j'y  avois,  que  j'en  recueillisse  quelque  fruit;  elle  me  fit 
donner  une  pension  de  cinq  cents  écus  sur  la  commanderie 
de  Castille  :  ce  qui  me  parut  une  récompense  honnête  de 
mon  travail,  et  me  fut  d'autant  plus  agréable,  que  ce  n'étoit 
pas  un  bien  mal  acquis,  quoique  je  l'eusse  gagné  bien  aisé- 
ment. 


LIVRE   XI,    CHAPITRE  VIT.  069 


CHAPITRE  VII. 

Par  quel  hasard,  dans  quel  endroit  et  dans  quel  état  Gil  Blas  retrouva  son  ami  Fabrice, 
et  de  l'entretien  qu'ils  eurent  ensemble. 

Rien  ne  faisoit  plus  de  plaisir  à  Monseigneur  que  d'ap- 
prendre ce  qu'on  pensoit  à  Madrid  de  la  conduite  qu'il  tenoit 
dans  son  ministère.  Il  me  demandoit  tous  les  jours  ce  qu'on 
disoit  de  lui  dans  le  monde.  Il  avoit  même  des  espions  qui , 
pour  son  argent,  lui  rendoient  un  compte  exact  de  tout  ce 
qui  se  passoit  dans  la  ville.  Ils  lui  rapportoient  jusqu'aux 
moindres  discours  qu'ils  avoient  entendus  ;  et,  comme  il  leur 
ordonnoit  d'être  sincères,  son  amour-propre  en  souffroit 
quelquefois,  car  le  peuple  a  une  intempérance  de  langue 
qui  ne  respecte  rien. 

Quand  je  m'aperçus  que  le  comte  aimoit  qu'on  lui  fît 
des  rapports,  je  me  mis  sur  le  pied  d'aller  l'après-dînée 
dans  des  lieux  publics,  et  de  me  mêler  à  la  conversation  des 
honnêtes  gens,  quand  il  s'y  entrouvoit.  Lorsqu'ils  parloient 
du  gouvernement,  je  les  écoutois  avec  attention;  et  s'ils 
disoient  quelque  chose  qui  méritât  d'être  redit  à  Son  Excel- 
lence, je  ne  manquois  pas  de  lui  en  faire  part.  Mais  il  faut 
observer  que  je  ne  lui  rapportois  rien  qui  ne  fût  à  son  avan- 
tage. Il  me  sembloit  que  j'en  devois  user  ainsi  avec  un 
homme  du  caractère  de  ce  ministre. 

Un  jour,  en  revenant  de  l'un  de  ces  endroits,  je  passai 
devant  la  porte  d'un  hôpital.  Il  me  prit  envie  d'y  entrer.  Je 
parcourus  deux  ou  trois  salles  remplies  de  malades  alités, 
en  promenant  ma  vue  de  toutes  parts.  Parmi  ces  malheu- 
reux, que  je  ne  regardois  pas  sans  compassion,  j'en  remar- 
quai un  qui  me  frappa":  je  crus  reconnoître  en  lui  Fabrice, 
mon  ancien  camarade  et  mon  compatriote.  Pour  le  voir  de 
plus  près,  je  m'approchai  de  son  ht,  et,  ne  pouvant  douter 
II.  24 


370  GIL  BLAS. 

que  ce  ne  fût  le  poëte  Nunez,  je  demeurai  quelques  moments 
aie  considérer  sans  rien  dire.  De  son  côté  ,  il  me  remit  aussi 
et  m'envisagea  de  la  même  façon.  Enfin,  rompant  le  silence  : 
Mes  yeux,  lui  dis-je,  ne  me  trompent-ils  point?  est-ce  en 
effet  Fabrice  que  je  rencontre  ici?  C'est  lui-même,  répon- 
dit-il froidement,  et  tu  ne  dois  pas  t'en  étonner.  Depuis  que 
je  t'ai  quitté,  j'ai  toujours  fait  le  métier  d'auteur;  j'ai  com- 
posé des  romans,  des  comédies,  toutes  sortes  d'ouvrages 
d'esprit.  J'ai  fait  mon  chemin;  je  suis  à  l'hôpital. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  de  ces  paroles,  et  encore 
plus  de  l'air  sérieux  dont  il  les  avoit  accompagnées.  Eh 
quoi!  m'écriai-je,  ta  muse  t'a  conduit  dans  ce  lieu!  elle  t'a 
joué  ce  vilain  tour-là!  Tu  le  vois,  répondit-il,  cette  maison 
sert  souvent  de  retraite  aux  beaux  esprits.  Tu  as  bien  fait, 
mon  enfant,  poursuivit-il,  de  prendre  une  autre  route  que 
moi.  Mais  tu  n'es  plus,  ce  me  semble,  à  la  cour,  et  tes 
affaires  ont  changé  de  face  :  je  me  souviens  même  d'avoir 
ouï  dire  que  tu  étois  en  prison  par  ordre  du  roi.  On  t'a  dit 
la  vérité,  lui  répliquai-je;  la  situation  charmante  où  tu  me 
laissas  quand  nous  nous  séparâmes  fut,  peu  de  temps  après, 
suivie  d'un  revers  de  fortune  qui  m'enleva  mes  biens  et  ma 
liberté.  Cependant,  mon  ami,  ])ost  nubila  Plucbus;  tu  me 
revois  dans  un  état  plus  brillant  encore  que  celui  où  tu  m'as 
vu.  Gela  n'est  pas  possible,  dit  ISunez;  ton  maintien  est 
sage  et  modeste;  tu  n'as  pas  l'air  vain  et  insolent  que  donne 
ordinairement  la  prospérité.  Les  disgrâces,  repris-je,  ont 
purifié  ma  vertu  ;  et  j'ai  appris  à  l'école  de  l'adversité  à  jouir 
des  richesses  sans  m'en  laisser  posséder. 

Dis-moi  donc,  interrompit  Fabrice  en  se  mettant  avec 
transport  à  son  séant,  quel  peut  être  ton  emploi?  Que  fais- 
tu  présentement?  Serois-tu  intendant  d'un  grand  seigneur 
ruiné  ou  de  quelque  veuve  opulente?  J'ai  un  meilleur  poste 
lui  repartis-je;  mais  dispense  moi,  je  te  prie,  de  t'en  dire 


LIVRE  XI,    CHAPITRE  VII.  371 

davantage  à  présent;  je  satisferai  une  autre  fois  ta  curiosité. 
Je  me  contente  en  ce  moment  de  t' apprendre  que  je  suis  en 
état  de  te  faire  plaisir,  ou  plutôt  de  te  mettre  à  ton  aise  pour 
le  reste  de  tes  jours,  pourvu  que  tu  me  promettes  de  ne 
plus  composer  d'ouvrages  d'esprit,  soit  en  vers,  soit  en 
prose.  Te  sens-tu  capable  de  me  faire  un  si  grand  sacrifice? 
Je  l'ai  déjà  fait  au  ciel,  me  dit-il,  dans  une  maladie  mortelle 
dont  tu  me  vois  échappé.  Un  père  de  Saint-Dominique  m'a 
fait  abjurer  la  poésie,  comme  un  amusement  qui,  s'il  n'est 
pas  criminel,  détourne  du  moins  du  but  de  la  sagesse. 

Je  t'en  félicite,  lui  repartis-je,  mon  cher  Nunez;  tu  as 
fort  bien  fait,  mon  ami  :  mais  gare  la  rechute!  Oh!  me 
repartit-il  d'un  air  résolu,  c'est  ce  que  je  n'appréhende 
point  du  tout.  J'ai  pris  une  ferme  résolution  d'abandonner 
les  muses  :  quand  tu  es  entré  dans  cette  salle,  je  compo- 
sois  des  vers  pour  leur  dire  un  éternel  adieu.  Monsieur 
Fabrice,  lui  dis-je  alors  en  branlant  la  tète,  je  ne  sais  si 
nous  devons,  le  père  de  Saint-Dominique  et  moi,  nous  fier 
à  votre  abjuration  :  vous  meparoissez  fm'ieusement  épris  de 
ces  doctes  pucelles.  Non,  non,  me  répondit-il,  j'ai  rompu 
tous  les  nœuds  qui  m'attachoient  à  elles.  J'ai  plus  fait,  j'ai 
pris  le  public  en  aversion,  et  ma  haine  est  juste.  Il  ne  mérite 
pas  qu'il  y  ait  des  auteurs  qui  veuillent  lui  consacrer  leurs 
travaux;  je  serois  fâché  de  faire  quelque  production  qui  lui 
plût.  ISe  crois  pas,  continua-t-il,  que  le  chagrin  me  dicte 
ce  langage;  je  te  parle  de  sang-froid.  Je  méprise  autant  les 
applaudissements  du  public  que  ses  sifflets.  On  ne  sait  qui 
gagne  ou  qui  perd  avec  lui  :  c'est  un  capricieux  qui  pense 
aujourd'hui  d'une  façon,  et  qui  demain  pensera  d'une  autre. 
Que  les  poètes  dramatiques  sont  fous  de  tirer  vanité  de  leurs 
pièces  quand  elles  réussissent!  Quelque  bruit  qu'elles  fas- 
sent dans  leur  nouveauté  sur  la  scène,  elles  se  soutiennent 
rarement  après  l'impression  ;  et  si  on  les  remet  au  théâtre 


372  GIL  BLAS. 

vingt  ans  après ,  elles  sont  pour  la  plupart  assez  mal  reçues. 
La  génération  présente  accuse  de  mauvais  goût  celle  qui 
l'a  précédée,  et  ses  jugements  sont  contredits  à  leur  tour 
par  ceux  de  la  génération  suivante.  C'est  ce  que  j'ai  toujours 
remarqué,  et  de  là  je  conclus  que  les  auteurs  qui  sont 
applaudis  présentement  doivent  s'attendre  à  être  siffles  dans 
la  suite.  11  en  est  de  même  des  romans  et  des  autres  livres 
amusants  qu'on  met  au  jour;  quoiqu'ils  aient  d'abord  une 
approbation  générale,  ils  tombent  insensiblement  dans  le 
mépris.  L'honneur  qui  nous  revient  de  l'heureux  succès 
d'un  ouvrage  n'est  donc  qu'une  pure  chimère,  qu'une  illu- 
sion de  l'esprit,  qu'un  feu  de  paille  dont  la  fumée  se  dissipe 
bientôt  dans  les  airs. 

Quoique  je  jugeasse  bien  que  le  poëte  des  Asturies  ne 
parloit  ainsi  que  par  mauvaise  humeur,  je  ne  fis  pas  sem- 
blant de  m'en  apercevoir.  Je  suis  ravi,  lui  dis-je,  que  tu 
sois  dégoûté  du  bel  esprit,  et  radicalement  guéri  de  la  rage 
•  d'écrire.  Tu  peux  compter  que  je  te  ferai  donner  incessam- 
ment un  emploi,  où  tu  pourras  t'enrichir  sans  être  obligé  de 
faire  une  grande  dépense  de  génie.  Tant  mieux,  s'écria -t-il; 
l'esprit  me  pue,  et  je  le  regarde  à  l'heure  qu'il  est  comme 
le  présent  le  plus  funeste  que  le  ciel  puisse  faire  à  l'homme. 
Je  souhaite,  repris-je,  mon  cher  Fabrice,  que  tu  conserves 
toujours  les  sentiments  où  tu  es.  Si  tu  persistes  à  vouloir 
quitter  la  poésie,  je  te  le  répète,  je  te  ferai  obtenir  bientôt 
un  poste  honnête  et  lucratif.  Mais  en  attendant  que  je  te 
rende  ce  service,  ajoutai-je,  en  lui  présentant  une  bourse 
où  il  y  avait  une  soixantaine  de  pistoles,  je  te  prie  de  rece- 
voir cette  petite  marque  d'amitié. 

0  généreux  ami!  s'écria  le  fils  du  barbier  Nunez,  trans- 
porté de  joie  et  de  reconnoissance,  quelles  grâces  n'ai-je 
pas  à  rendre  au  ciel  de  t' avoir  fait  entrer  dans  cet  hôpital, 
d'où  je  vais  dès  ce  jour  sortir  par  ton  assistance!  comme 


LIVRE  XI,   CHAPITRE  VIII.  373 

effectivement  il  se  fit  transporter  clans  une  chambre  garnie. 
Mais,  avant  que  de  nous  séparer,  je  lui  enseignai  ma 
demeure,  et  l'invitai  à  me  venir  voir  aussitôt  que  sa  santé 
seroit  rétablie.  Il  fit  paroître  une  extt'ême  surprise,  lorsque 
je  lui  dis  que  j'étois  logé  chez  le  comte  d'Olivarès.  0  trop 
heureux  Gil  Blas,  me  dit-il,  dont  le  sort  est  de  plaire  aux 
ministres!  je  me  réjouis  de  ton  bonheur,  puisque  tu  en  fais 
un  si  bon  usage. 


CHAPITRE  VIII. 

Gil  Blas  se  rend  de  jour  en  jour  plus  cher  à  son  maître.  Du  retour  de  Scipion  à  Madrid, 
et  de  la  relation  qu'il  fit  de  son  voyage  à  Saatillane. 

Le  comte  d'Olivarès,  que  j'appellerai  désormais  le  comte- 
duc^  parce  qu'il  plut  au  roi,  dans  ce  temps-là,  de  l'honorer 
de  ce  titre ,  avoit  un  foible  que  je  ne  découvris  pas  infruc- 
tueusement; c'étoit  de  vouloir  être  aimé.  Dès  qu'il  s'aperce- 
voit  que  quelqu'un  s'attachoit  à  lui  par  inclination,  il  le  pre- 
noit  en  amitié.  Je  n'eus  garde  de  négliger  cette  observation. 
Je  ne  me  contentois  pas  de  bien  faire  ce  qu'il  me  comman- 
doit,  j'exécutois  ses  ordres  avec  des  démonstrations  de  zèle 
qui  le  ravissoient.  J'étudiois  son  goût  en  toutes  choses  pour 
m'y  conformer,  et  prévenois  ses  désirs  autant  qu'il  m'étoit 
possible. 

Par  cette  conduite,  qui  mène  presque  toujours  au  but, 
je  devins  insensiblement  le  favori  de  mon  maître,  qui,  de 
son  côté,  comme  j'avois  le  même  foible  que  lui,  me  gagna 
l'âme  par  les  marques  d'affection  qu'il  me  donna.  Je  m'in- 
sinuai si  avant  dans  ses  bonnes  grâces,  que  je  parvins  à 
partager  sa  confiance  avec  le  seigneur  CarneroS  son  premier 
secrétaire. 

1.  Carnero,  mouton. 


374  GIL  BLAS. 

Carnero  s'étoit  servi  du  même  moyen  que  moi  pour  plaire 
à  Son  Excellence;  et  il  y  avoit  si  bien  réussi,  qu'elle  lui  fai- 
soit  part  des  mystères  du  cabinet.  Nous  étions  donc,  ce 
secrétaire  et  moi,  les  deux  confidents  du  premier  ministre 
et  les  dépositaires  de  ses  secrets  :  avec  cette  différence  qu'il 
ne  parloit  à  Carnero  que  d'affaires  d'Etat,  et  qu'il  ne  m'en- 
tretenoit  que  de  ses  intérêts  particuliers  ;  ce  qui  faisoit,  pour 
ainsi  dire,  deux  départements  séparés,  dont  nous  étions 
également  satisfaits  l'un  et  l'autre.  Nous  vivions  ensemble 
sans  jalousie  comme  sans  amitié.  J'avois  sujet  d'être  content 
de  ma  place,  qui,  me  donnant  sans  cesse  occasion  d'être 
avec  le  comte-duc,  me  mettoit  à  portée  de  voir  le  fond  de 
son  âme,  que,  tout  dissimulé  qu'il  étoit  naturellement,  il 
cessa  de  me  cacher,  lorsqu'il  ne  douta  plus  de  la  sincérité 
de  mon  attachement  pour  lui^ 

Santillane,  me  dit-il  un  jour,  tu  as  vu  le  duc  de  Lerme 
jouir  d'une  autorité  qui  ressembloit  moins  à  celle  d'un  mi- 
nistre favori  qu'à  la  puissance  d'un  monarque  absolu  :  cepen- 
dant je  suis  encore  plus  heureux  qu'il  n'étoit  au  plus  haut 
point  de  sa  fortune.  Il  avoit  deux  ennemis  redoutables  dans 
le  duc  d'Czède,  son  propre  fils,  et  dans  le  confesseur  de 
Philippe  III;  au  lieu  que  je  ne  vois  personne  auprès  du  roi 
qui  ait  assez  de  crédit  pour  me  nuire,  ni  même  que  je  soup- 
çonne de  mauvaise  volonté  pour  moi. 

Il  est  vrai,  poursuivit-il ,  qu'à  mon  avènement  au  minis- 
tère, j'ai  eu  grand  soin  de  ne  souffrir  auprès  du  prince  que 
des  sujets  à  qui  le  sang  ou  l'amitié  me  Lient.  Je  me  suis 
défait,  par  des  vice-royautés  ou  par  des  ambassades,  de 
tous  les  seigneurs  qui,  par  leur  mérite  personnel,  auroient 
pu  m'enlever  quelque  portion  des  bonnes  grâces  du  souve- 

\.  CeUe  phrase, un  peu  longue,  se  trouve  embarrassée  d'un  qui  et  ensuite 
d'un  que  dont  l'elTet  n'est  pas  heureux.  C'est  une  négligence  très-rare  dans 
Le  Sage,  dont  le  style  est  très-net  et  toujours  coupé  à  propos. 


LIVRE   XI,   CHAPITRE   YIII.  373 

rain,  que  je  veux  posséder  entièrement;  de  sorte  que  je  puis 
dire,  à  l'heure  qu'il  est,  qu'aucun  grand  ne  fait  ombre  à 
mon  crédit.  Tu  vois,  Gil  Blas,  ajouta-t-il,  que  je  te  découvre 
mon  cœur.  Comme  j'ai  lieu  de  penser  que  tu  m'es  tout 
dévoué,  je  t'ai  choisi  pour  mon  confident.  Tu  as  de  l'esprit; 
je  te  crois  sage ,  prudent,  discret;  en  un  mot,  tu  me  parois 
propre  à  te  bien  acquitter  de  vingt  sortes  de  commissions 
qui  demandent  un  garçon  plein  d'intelligence. 

Je  ne  fus  point  à  l'épreuve  des  images  flatteuses  que  ces 
paroles  offrirent  à  mon  esprit.  Quelques  vapeurs  d'avarice  et 
d'ambition  me  montèrent  subitement  à  la  tête,  et  réveil- 
lèrent en  moi  des  sentiments  dont  je  croyois  avoir  triomphé. 
Je  protestai  au  ministre  que  je  répondrois  de  tout  mon  pou- 
voir à  ses  intentions,  et  je  me  tins  prêt  à  exécuter  sans 
scrupule  tous  les  ordres  dont  il  jugeroit  à  propos  de  me 
charger. 

Pendant  que  j'étois  ainsi  disposé  à  dresser  de  nouveaux 
autels  à  la  fortune,  Scipion  revint  de  son  voyage.  Je  n'ai  pas, 
me  dit-il ,  un  long  récit  à  vous  faire.  J'ai  charmé  les  sei- 
gneurs de  Leyva,  en  leur  apprenant  l'accueil  que  le  roi  vous 
a  fait  lorsqu'il  vous  a  reconnu ,  et  la  manière  dont  le  comte 
d'Olivarès  en  use  avec  vous. 

J'interrompis  Scipion  :  Mon  ami,  lui  dis-je,  tu  leur  aurois 
fait  encore  plus  de  plaisir,  si  tu  leur  avois  pu  dire  sur  quel 
pied  je  suis  aujourd'hui  auprès  de  Monseigneur.  C'est  une 
chose  prodigieuse  que  la  rapidité  des  progrès  que  j'ai  faits 
depuis  ton  départ  dans  le  cœur  de  Son  Excellence.  Dieu  en 
soit  loué  ,  mon  cher  maître!  me  répondit-il  :  je  pressens  que 
nous  aurons  de  belles  destinées  à  remplir. 

Changeons  de  matière,  lui  dis-je;  parlons  d'Oviedo.  Tu 
as  été  aux  Asturies.  Dans  quel  état  y  as-tu  laissé  ma  mère  ? 
Ah  !  monsieur,  me  repartit-il  en  prenant  tout  à  coup  un  air 
tiiste,  je  n'ai  que  des  nouvelles  affligeantes  à  vous  annoncer 


376  GIL  BLAS. 

de  ce  côté-là.  0  ciel  !  m'écriai-je,  ma  mère  est  morte  assu- 
rément! Il  y  a  six  mois,  dit  mon  secrétaire,  que  la  bonne 
dame  a  payé  le  tribut  à  la  nature ,  aussi  bien  que  le  seigneur 
Gil  Ferez,  votre  oncle. 

La  mort  de  ma  mère  me  causa  une  vive  affliction ,  quoi- 
que dans  mon  enfance  je  n'eusse  pas  reçu  d'elle  les  caresses 
dont  les  enfants  ont  grand  besoin  pour  devenir  reconnois- 
sants  dans  la  suite.  Je  donnai  aussi  au  bon  chanoine  les  larmes 
que  je  lui  devois ,  pour  le  soin  qu'il  avoit  eu  de  mon  éduca- 
tion. Ma  douleur,  à  la  vérité,  ne  fut  pas  longue,  et  dégénéra 
bientôt  en  un  souvenir  tendre  que  j'ai  toujours  conservé  de 
mes  parents. 


CHAPITRE  IX. 

Comment  et  à  qui  le  comte-duc  maria  sa  fille  unique  ;  et  des  fruits  amers 
que  ce  mariage  produisit. 

Peu  de  temps  après  le  retour  du  fils  de  la  Coscolina ,  le 
comte-duc  tomba  dans  une  rêverie  où  il  demeura  plongé 
pendant  huit  jours.  Je  m'imaginois  qu'il  méditoit  quelque 
grand  coup  d'État;  mais  ce  qui  le  faisoit  rêver  ne  regardoit 
que  sa  famille.  Gil  Blas  ,  me  dit-il  une  après-dînée,  tu  dois 
t'être  aperçu  que  j'ai  l'esprit  embarrassé.  Oui,  mon  enfant, 
je  suis  occupé  d'une  affaire  d'où  dépend  le  repos  de  ma  vie. 
Je  veux  bien  t'en  faire  confidence. 

Dona  Maria,  ma  fille,  continua-t-il ,  est  nubile,  et  il  se 
présente  un  grand  nombre  de  seigneurs  qui  se  la  disputent. 
Le  comte  de  Nieblès  ,  fils  aîné  du  duc  de  Médina  Sidonia  , 
chef  de  la  maison  de  Guzman ,  et  don  Louis  de  Ilaro ,  fils 
aîné  du  marquis  de  Carpio  et  de  ma  sœur  aînée,  sont  les 
deux  concurrents  qui  paroissent  le  plus  en  droit  d'obtenir  la 
préférence.  Le  dernier  surtout  a  un  mérite  si  supéiieur  à 


LIVRE   XI,   CHAPITRE   IX.  377 

celui  de  ses  rivaux,  que  toute  la  cour  ne  doute  pas  que  je  ne 
fasse  choix  de  lui  pour  mon  gendre.  Néanmoins,  sans  entrer 
dans  les  raisons  que  j'ai  de  lui  donner  l'exclusion,  de  même 
qu'au  comte  de  INieblès,  je  te  dirai  que  j'ai  jeté  les  yeux  sur 
don  Raniire  Nunez  de  Guzman,  marquis  de  Toral,  chef  de  la 
maison  des  Guzmans  d'Abrados.  C'est  à  ce  jeune  seigneur  et 
aux  enfants  qu'il  aura  de  ma  fille,  que  je  prétends  laisser 
tous  mes  biens,  et  les  annexer  au  titre  du  comte  d'Olivarès, 
auquel  je  joindrai  la  grandesse;  de  manière  que  mes  petits- 
fds  et  leurs  descendants  sortis  de  la  branche  d'Abrados  et 
de  celle  d'Olivarès  passeront  pour  les  aînés  de  la  maison  de 
Guzman. 

Eh  bien!  Santillane,  ajouta-t-il,  n'approuves-tu  pas  mon 
dessein?  Pardonnez-moi,  Monseigneur,  lui  répondis-je,  ce 
projet  est  digne  du  génie  qui  l'a  formé;  mais  qu'il  me  soit 
permis  de  représenter  une  chose  à  Son  Excellence  sur  cette 
disposition.  Je  crains  que  le  duc  de  Médina  Sidonia  n'en 
murmure.  Qu'il  en  murmure  s'il  veut,  reprit  le  ministre,  je 
m'en  mets  fort  peu  en  peine.  Je  n'aime  point  sa  branche, 
qui  a  usurpé  sur  celle  d'Abrados  le  droit  d'aînesse  et  les 
titres  qui  y  sont  attachés.  Je  serai  moins  sensible  à  ses 
plaintes  qu'au  chagrin  qu'aura  la  marquise  de  Carpio,  ma 
sœur,  de  voir  échapper  ma  fille  à  son  fils.  Mais  ,  après  tout, 
je  veux  me  satisfaire,  et  don  Ramire  l'emportera  sur  ses 
rivaux;  c'est  une  chose  décidée. 

Le  comte-duc,  ayant  pris  cette  résolution,  ne  l'exécuta 
pas  sans  donner  une  nouvelle  marque  de  sa  politique  singu- 
lière. Il  présenta  un  mémoire  au  roi,  pour  le  prier,  aussi 
bien  que  la  reine,  de  vouloir  bien  marier  eux-mêmes  sa  fille, 
en  leur  exposant  les  qualités  des  seigneurs  qui  la  recher- 
choient,  et  s'en  remettant  entièrement  au  choix  que  feroient 
leurs  Majestés  :  mais  il  ne  laissoit  pas ,  en  parlant  du  mar- 
quis de  Toral,  de  faire  connoître  que  c'étoit  celui  de  tous 


378  GIL   BLAS. 

qui  lui  étoit  le  plus  agréable.  Aussi  le  roi,  qui  avoit  une 
complaisance  aveugle  pour  son  ministre,  lui  fit  cette  réponse  : 
((  Je  crois  don  Ramire  Nunez  digne  de  dona  Maria  :  cependant 
((  choisissez  vous-même.  Le  parti  qui  vous  conviendra  le  mieux 
«  sera  celui  qui  me  plaira  davantage.  «  Le  Roi.  » 

Le  ministre  affecta  de  montrer  cette  réponse;  et,  fei- 
gnant de  la  regarder  comme  un  ordre  du  prince ,  il  se  hâta 
de  marier  sa  fille  au  marquis  de  Toral.  Ce  mariage  précipité 
piqua  vivement  la  marquise  de  Carpio ,  de  même  que  tous 
les  Guzmans  qui  s'étoient  flattés  de  l'espérance  d'épouser 
dona  Maria.  Néanmoins  les  uns  et  les  autres,  ne  pouvant 
empêcher  cette  union ,  affectèrent  de  la  célébrer  avec  les 
plus  grandes  démonstrations  de  joie.  On  eût  dit  que  toute 
la  famille  en  étoit  charmée;  mais  les  mécontents  furent 
bientôt  vengés  d'une  manière  très-cruelle  pour  le  comte- 
duc.  Dona  Maria  accoucha  au  bout  de  dix  mois  d'une  fille 
qui  mourut  en  naissant,  et  peu  de  jours  après  elle  fut  elle- 
même  la  victime  de  sa  couche. 

•  Quelle  perte  pour  un  père  qui  n' avoit,  pour  ainsi  dire, 
des  yeux  que  pour  sa  fille ,  et  qui  voyoit  avorter  par  là  le 
dessein  d'ôter  le  droit  d'aînesse  à  la  branche  de  Médina 
Sidonia!  Il  en  fut  si  pénétré,  qu'il  s'enferma  pendant  quel- 
ques jours,  et  ne  voulut  voir  personne  que  moi,  qui.  me 
conformant  à  sa  vive  douleur,  parus  aussi  touché  que  lui.  Il 
faut  dire  la  vérité,  je  me  servis  de  cette  occasion  pour  don- 
ner de  nouvelles  larmes  à  la  mémoire  d'Antonia.  Le  rapport 
que  sa  mort  avoit  avec  celle  de  la  marquise  de  Toral 
rouvrit  une  plaie  mal  fermée,  et  me  mit  si  bien  en  train 
de  m'affliger,  que  le  ministre,  tout  accablé  qu'il  étoit  de  sa 
propre  douleur,  fut  frappé  de  la  mienne.  Il  étoit  étonné  de 
me  voir  entrer,  comme  je  faisois,  dans  ses  chagrins.  Gil  Blas, 
me  dit-il  un  jour  que  je  lui  parus  plongé  dans  une  tristesse 
mortelle,  c'est  une  assez  douce  consolation  pour  moi  d'avoir 


LIVRE   XI,    CHAPITRE  X.  379 

un  confident  si  sensible  à  mes  peines.  Ah!  Monseigneur,  lui 
répondis-je  en  lui  faisant  tout  l'honneur  de  mon  affliction, 
il  faiidroit  que  je  fusse  bien  ingrat  et  d'un  naturel  bien  dur, 
si  je  ne  les  sentois  pas  vivement.  Puis-je  penser  que  vous 
pleurez  une  fille  d'un  mérite  accompli,  et  que  vous  aimiez 
si  tendrement,  sans  mêler  mes  pleurs  aux  vôtres?  Non, 
Monseigneur,  je  suis  trop  plein  de  vos  bontés,  pour  ne  par- 
tager pas  toute  ma  vie  vos  plaisirs  et  vos  ennuis. 


CHAPITRE   X. 

Gil  Blas  rencontre  par  hasard  le  poëte  Nunez, 

qui  lui  apprend  qu'il  a  fait  une  tragédie  qui  doit  être  incessamment  représentée 

sur  le  Théâtre  du  Prince.  Du  malheureux  succès  de  cette  pièce, 

et  du  bonheur  étonnant  dont  il  fut  suivi. 


Le  ministre  commençoit  à  se  consoler,  et  moi,  par  con- 
séquent, à  reprendre  ma  bonne  humeur,  lorsqu'un  soir  je 
sortis  tout  seul  en  carrosse  pour  aller  à  la  promenade.  Je 
rencontrai  en  chemin  le  poëte  des  Asturies,  que  je  n'avois 
pas  revu  depuis  sa  sortie  de  l'hôpital.  Il  étoit  fort  proprement 
vêtu.  Je  l'appelai,  je  le  fis  monter  dans  mon  carrosse,  et 
nous  nous  promenâmes  ensemble  dans  le  pré  Saint-Jérôme. 

Monsieur  Nunez,  lui  dis-je,  il  est  heureux  pour  moi  de 
vous  avoir  rencontré  par  hasard  ;  sans  cela  je  n'aurois  pas  le 
plaisir  que  j'ai  de...  Point  de  reproches,  Santillane,  inter- 
rompit-il avec  précipitation,  je  t'avouerai  de  bonne  foi  que 
je  n'ai  pas  voulu  t' aller  voir  :  je  vais  t'en  dire  la  raison.  Tu 
m'as  promis  un  bon  poste,  pourvu  que  j'abjurasse  la  poésie; 
et  j'en  ai  trouvé  un  très-solide,  à  condition  que  je  ferai  des 
vers.  J'ai  accepté  ce  dernier,  comme  le  plus  convenable  à 
mon  humeur.  Un  de  mes  amis  m'a  placé  auprès  de  don  Ber- 
trand Goinez  del  Piibero,  trésorier  des  galères  du  roi.   Ce 


380  GIL  ELAS. 

don  Bertrand,  qui  vouloil  avoir  un  bel  esprit  à  ses  gager,, 
ayant  trouvé  ma  versification  tfès-brillante  ,  m'a  choisi  pré- 
férablement  à  cinq  ou  six  auteurs  qui  se  présentoient  pour 
remplir  l'emploi  de  secrétaire  de  ses  commandements. 

J'en  suis  ravi,  mon  cher  Fabrice,  lui  dis-je;  car  ce  don 
Bertrand  est  apparemment  fort  riche.  Comment,  riche!  me 
répondit-il;  on  dit  qu'il  ignore  lui-même  jusqu'à  quel  point 
il  l'est.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  en  quoi  consiste  l'emploi  que 
j'occupe  chez  lui.  Comme  il  se  pique  d'être  galant,  et  qu'il 
veut  passer  pour  homme  d'esprit,  il  est  en  commerce  de 
lettres  avec  plusieurs  dames  fort  spirituelles ,  et  je  lui  prête 
ma  plume  pour  composer  des  billets  remplis  de  sel  et  d'agré- 
ment. J'écris  à  l'une  en  vers,  à  l'autre  en  prose,  et  je  porte 
quelquefois  les  lettres  moi-même ,  pour  faire  voir  la  multi- 
plicité de  mes  talents. 

Mais  tu  ne  m'apprends  pas,  lui  dis-je,  ce  que  je  souhaite 
le  plus  de  savoir.  Es-tu  bien  payé  de  tes  épigrammes  épis- 
tolaires?  Très-grassement,  répondit-il.  Les  gens  riches  ne 
sont  pas  tous  généreux,  et  j'en  connois  qui  sont  de  francs 
vilains  :  mais  don  Bertrand  en  use  avec  moi  fort  noblement. 
Outre  deux  cents  pistoles  de  gages  fixes,  je  reçois  de  lui  de 
temps  en  temps  de  petites  gratifications;  ce  qui  me  met  en 
état  de  faire  le  seigneur,  et  de  bien  passer  mon  temps  avec 
quelques  auteurs,  ennemis  comme  moi  du  chagrin.  Au  reste, 
repris-je,  ton  trésorier  a-t-il  assez  de  goût  pour  sentir  les 
beautés  d'un  ouvrage  d'esprit,  et  pour  en  apercevoir  les 
défauts?  Oh!  que  non,  me  répondit  INunez;  quoiqu'il  ait  un 
babil  imposant,  ce  n'est  point  un  connoisseur.  Il  ne  laisse 
pas  de  se  donner  pour  un  TarpaK  II  décide  hardiment,  et 
soutient  son  opinion  d'un  ton  si  haut  et  avec  tant  d'opiniâ- 
treté, que  le  plus  souvent,  lorsqu'il  dispute,  on  est  obligé 

1.  Savant  critique  sous  le  règne  d'Auguste. 


LIVRE    XI,   CHAPITRE  X.  381 

de  lui  céder,  pour  éviter  une  grêle  de  traits  désobligeants 
dont  il  a  coutume  d'accabler  ses  contradicteurs. 

Tu  peux  croire,  poursuivit-il,  que  j'ai  grand  soin  de  ne 
le  contredire  jamais,  quelque  sujet  qu'il  m'en  donne;  car, 
outre  les  épithètes  désagréables  que  je  ne  manquerois  pas  de 
ni'attirer,  je  pourrois  tort  bien  me  faire  mettre  à  la  porte. 
J'approuve  donc  prudemment  ce  qu'il  loue,  et  je  désap- 
prouve de  même  tout  ce  qu'il  trouve  mauvais.  Par  cette 
complaisance,  qui  ne  me  coûte  guère,  possédant,  comme 
je  fais,  l'art  de  m' accommoder  au  caractère  des  personnes 
qui  me  sont  utiles,  j'ai  gagné  l'estime  et  l'amitié  de  mon 
patron.  Il  m'a  engagé  à  composer  une  tragédie,  dont  il  m'a 
donné  l'idée.  Je  l'ai  faite  sous  ses  yeux;  et,  si  elle  réussit, 
je  devrai  à  ses  bons  avis  une  partie  de  ma  gloire. 

Je  demandai  à  notre  poëte  le  titre  de  sa  tragédie.  C'est, 
répondit-il,  le  Comte  de  Saldagne.  Cette  pièce  sera  repré- 
sentée dans  trois  jours  sur  le  Théâtre  du  Prince.  Je  souhaite, 
lui  répliquai-je,  qu'elle  ait  une  grande  réussite,  et  j'ai  assez 
bonne  opinion  de  ton  génie  pour  l'espérer.  Je  l'espère  bien 
aussi ,  me  dit-il;  mais  il  n'y  a  point  d'espérance  plus  trom- 
peuse que  celle-là  :  tant  les  auteurs  sont  incertains  de  l'évé- 
nement d'un  ouvrage  dramatique  !  tous  les  jours  ils  y  sont 
trompés. 

Enfin,  le  jour  de  la  première  représentation,  je  ne  pus 
aller  à  la  comédie.  Monseigneur  m'ayant  chargé  d'une  com- 
mission qui  m'en  empêcha.  Tout  ce  que  je  pus  faire  fut  d'y 
envoyer  Scipion ,  pour  savoir  du  moins  dès  le  soir  même  le 
succès  d'une  pièce  à  laquelle  je  m'intéressois.  Après  l'avoir 
impatiemment  attendu ,  je  le  vis  revenir  d'un  air  qui  me  fit 
concevoir  un  mauvais  présage.  Eh  bien!  lui  dis-je,  comment 
le  Cornle  de  Saldagne  a-l-il  été  reçu  du  public?  Fort  bruta- 
lement, répondit-il;  jamais  pièce  n'a  été  plus  cruellement 
traitée  :  je  suis  sorti  hidigné  de  l'insolence  du  parterre.  Et 


382  GIL  BLAS. 

moi  je  le  suis,  répliquai-je,  de  la  fureur  que  Nunez  a  de 
composer  des  poëmes  dramatiques.  Quel  enragé  !  Ne  faut-il 
pas  qu'il  ait  perdu  le  jugement,  pour  préférer  les  huées  igno- 
minieuses des  spectateurs  à  l'heureux  sort  que  je  puis  lui 
faire  ?  C'est  ainsi  que  par  amitié  je  pestois  contre  le  poëte 
des  Asturies,  et  que  je  m'afTligeois  du  malheur  de  sa  pièce 
pendant  qu'il  s'en  applaudissoit. 

En  effet,  je  le  vis  deux  jours  après  entrer  chez  moi,  tout 
transporté  de  joie.  Santillane,  s'écria-t-il,  je  viens  te  faire 
part  du  ravissement  où  je  suis.  J'ai  fait  ma  fortune,  mon 
ami,  en  faisant  une  mauvaise  pièce.  Tu  sais  l'étrange  accueil 
qu'on  a  fait  au  Comte  de  Saldagne.  Tous  les  spectateurs  à 
l'envi  se  sont  déchaînés  contre  lui  ;  et  c'est  à  ce  déchaîne- 
ment général  que  je  dois  le  bonheur  de  ma  vie. 

Je  fus  assez  étonné  d'entendre  parler  de  cette  manière 
le  poëte  Nunez.  Comment  donc,  Fabrice,  lui  dis-je,  seroit- 
il  possible  que  la  chute  de  ta  tragédie  eût  de  quoi  justifier  ta 
joie  immodérée?  Oui,  sans  doute,  répondit-il  ;  je  t'ai  déjà 
dit  que  don  Bertrand  avoit  mis  du  sien  dans  ma  pièce  ;  par 
conséquent  il  la  trouvoit  excellente.  Il  a  été  outré  de  voir  les 
spectateurs  d'un  sentiment  contraire  au  sien.  Nunez,  m'a-t- 
il  dit  ce  matin,  Viclrix  causa  Diisplacuit,  sed  vicia  Catoni^. 
Si  ta  pièce  a  déplu  au  public,  en  récompense  elle  me  plaît, 
à  moi,  et  cela  doit  te  suffire.  Pour  te  consoler  du  mauvais 
goût  du  siècle,  je  te  donne  deux  mille  écus  de  rente  à  pren- 
dre sur  tous  mes  biens  :  allons  de  ce  pas  chez  mon  notaire 
en  passer  le  contrat.  Nous  y  avons  été  sur-le-champ  :  le 
trésorier  a  signé  l'acte  de  la  donation,  et  m'a  payé  la  pre- 
mière année  d'avance... 

Je  félicitai  Fabrice  sur  la  malheureuse  destinée  du  Comte 
de  Saldagne,  puisqu'elle  avoit  tourné  au  profit  de  l'auteur. 

1.  C'est  un  vers  fameux  de  Lucaiii,  que  Brébeuf  a  rendu  ainsi  : 
Les  Dieux  servent  César,  mais  Caton  suit  Pompée. 


LIVRE   XI,    CHAPITRE  XI.  383 

Tu  as  bien  raison,  continua-t-il ,  de  me  faire  compliment  là- 
dessus.  Sais-tu  bien  qu'il  ne  pouvoit  m'arriver  un  plus 
grand  bonheur  que  d'avoir  déplu  au  parterre?  Que  je  suis 
heureux  d'avoir  été  silïlé  à  double  carillon!  Si  le  public, 
plus  bénévole,  m'eût  honoré  de  ses  applaudissements,  à 
quoi  cela  m'auroit-il  mené?  A  rien.  Je  n'aurois  tiré  de  mon 
travail  qu'une  somme  assez  médiocre,  au  lieu  que  les  sif- 
flets m'ont  mis  tout  d'un  coup  à  mon  aise  pour  le  reste  de 
mes  jours. 


CHAPITRE  XI. 

Santillane  fait  donner  un  emploi  à  Scipion,  qui  part  pour  la  Nouvelle-Espagno. 

Mon  secrétaire  ne  regarda  pas  sans  envie  le  bonheur  ino- 
piné du  poëte  Nunez  :  il  ne  cessa  .de  m'en  parler  pendant 
huit  jours.  J'admire,  disoit-il,  le  caprice  de  la  fortune,  qui 
se  plaît  quelquefois  à  combler  de  biens  un  détestable  auteur, 
tandis  qu'elle  en  laisse  de  bons  dans  la  misère.  Je  voudrois 
bien  qu'elle  s'avisât  de  m'enrichir  aussi  du  soir  au  lende- 
main. Cela  pourra  bien  arriver,  lui  disois-je,  et  plus  tôt  que 
tu  ne  penses.  Tu  es  ici  dans  son  temple;  car  il  me  semble 
qu'on  peut  appeler  le  Temple  de  la  Fortune  la  maison  d'un 
premier  ministre,  où  l'on  accorde  souvent  des  grâces  qui 
engraissent  tout  à  coup  ceux  qui  les  obtiennent.  Cela  est 
véritable,  monsieur,  me  répondit-il,  mais  il  faut  avoir  la 
patience  de  les  attendre.  Encore  une  fois ,  Scipion ,  lui  répli- 
quai-je,  sois  tranquille;  peut-être  es-tu  sur  le  point  d'avoir 
quelque  bonne  commission.  Effectivement  il  s'oiïrit  peu  de 
jours  après  une  occasion  de  l'employer  utilement  au  service 
du  comte-duc,  et  je  ne  la  laissai  point  échapper. 

Je  m'entretenois  un  matin  avec  don  Raimond  Caporis, 
intendant  de  ce  premier  ministre,  et  notre  conversation  rou- 


384  GIL  BLAS. 

loit  sur  les  revenus  de  Son  Excellence.  Monseigneur  jouit, 
disoit-il,  des  commanderies  de  tous  les  ordres  militaires,  ce 
qui  lui  vaut  par  an  quarante  mille  écus;  et  il  n'est  obligé 
que  de  porter  la  croix  d'Alcantara.  De  plus ,  ses  trois  char- 
ges de  grand  chambellan,  de  grand  écuyer  et  de  grand 
chancelier  des  Indes,  lui  rapportent  deux  cent  mille  écus; 
et  tout  cela  n'est  rien  encore  en  comparaison  des  sommes 
immenses  qu'il  tire  des  Indes.  Savez-vous  bien  de  quelle 
manière?  Lorsque  les  vaisseaux  du  roi  partent  de  Séville  ou 
de  Lisbonne  pour  ce  pays-là,  il  y  fait  embarquer  du  vin,  de 
l'huile  et  des  grains,  que  lui  fournit  sa  comté  d'Olivarès; 
il  ne  paye  point  de  port.  Avec  cela  il  vend  dans  les  Indes  ces 
marchandises  quatre  fois  plus  qu'elle  ne  valent  en  Espagne; 
ensuite  il  en  emploie  l'argent  à  acheter  des  épiceries,  des 
couleurs,  et  d'autres  choses  qu'on  a  presque  pour  rien  dans 
le  Nouveau-Monde,  et  qui  se  vendent  fort  cher  en  Europe. 
Il  a  déjà  par  ce  trafic  gagné  plusieurs  millions  sans  faire  le 
moindre  tort  au  roi. 

Ce  qui  ne  doit  pas  vous  paroître  étonnant,  continua-t-il, 
c'est  que  les  personnes  employées  à  faire  ce  commerce 
reviennent  toutes  chargées  de  richesses ,  Monseigneur  trou- 
vant fort  bon  qu'elles  fassent  leurs  affaires  avec  les  siennes. 

Le  fils  de  la  Goscolina ,  qui  écoutoit  notre  entretien ,  ne 
put  entendre  parler  ainsi  don  Raimond,  sans  l'interrompre. 
Parbleu!  seigneur  Caporis,  s'écria-t-il,  je  serois  ravi  d'être 
une  de  ces  personnes-là  ;  aussi  bien  il  y  a  longtemps  que  je 
souhaite  de  voir  le  Mexique.  Votre  curiosité  sera  bientôt 
satisfaite ,  lui  dit  l'intendant,  si  le  seigneur  de  Santillane  ne 
s'oppose  point  à  votre  envie.  Quelque  délicat  que  je  sois  sur 
le  choix  des  gens  que  j'envoie  aux  Indes  faire  ce  trafic  (car 
c'est  moi  qui  les  choisis) ,  je  vous  mettrai  aveuglément  sur 
mon  registre ,  si  votre  maître  le  veut.  Vous  me  ferez  plaisir, 
dis-je  à  don  Raimond;  donnez-moi  cette  marque  d'amitié. 


LIVRE   Xr,   CHAPITRE  XII.  385 

Scipionest  un  garçon  que  j'aime ,  d'ailleurs  très-intelligent, 
et  qui  se  gouvernera  de  façon  qu'on  n'aura  pas  le  moindre 
reproche  à  lui  faire.  En  un  mot,  j'en  réponds  comme  de 
moi-même. 

Cela  suffît,  reprit  Caporis,  il  n'a  qu'à  se  rendre  inces- 
samment à  Séville;  les  vaisseaux  doivent  mettre  à  la  voile 
dans  un  mois  pour  les  Indes.  Je  le  chargerai,  à  son  départ, 
d'une  lettre  pour  un  homme  qui  lui  donnera  toutes  les  in- 
structions nécessaires  pour  s'enrichir ,  sans  porter  aucun 
préjudice  aux  intérêts  de  son  excellence,  qui  doivent  être 
sacrés  pour  lui. 

Scipion,  charmé  d'avoir  cet  emploi,  se  hâta  de  partir 
pour  Séville  avec  mille  écus  que  je  lui  comptai,  pour  ache- 
ter dans  l'Andalousie  du  vin  et  de  l'huile,  et  le  mettre  en 
état  de  trafiquer  pour  son  compte  dans  les  Indes.  Cepen- 
dant, tout  ravi  qu'il  étoit  de  faire,  un  voyage  dont  il  espé- 
roit  tirer  tant  de  profit,  il  ne  put  me  quitter  sans  répandre 
des  pleurs ,  et  je  ne  vis  pas  de  sang-froid  son  départ. 


CHAPITRE  XII. 

Don  Alphonse  de  Leyva  vient  à  Madrid  ;  motif  de  son  voyage.  De  l'affliction 
qu'eut  Gil  Blas,  et  de  la  joie  qui  la  suivit. 

A  peine  eus-je  perdu  Scipion,  qu'un  page  du  ministre 
m'apporta  un  billet  qui  contenoit  ces  paroles  :  «  Si  le  sei- 
«  gneur  de  Santillane  veut  se  donner  la  peine  de  se  rendre 
«  à  l'image  Saint-Gabriel,  dans  la  rue.de  Tolède,  il  y  verra 
«  un  de  ses  meilleurs  amis.  » 

•Quel  peut  être  cet  ami  qui  ne  se  nomme  .point?  dis-je  en 
moi-même.  Pourquoi  me  cache-t-il  son  nom?  11  veut  appa- 
remment me  causer  le  plaisir  de  la  surprise.  Je  sortis  sur- 
le-champ,  je  pris  le  chemin  de  la  rue  de  Tolède;  et,  en 
II.  25 


386  GIL  BLÂS. 

arrivant  au  lieu  marqué,  je  ne  fus  pas  peu  étonné  d'y  trou- 
ver don  Alphonse  de  Leyva.  Que  vois-je?  m'écriai-je.  Vous 
ici,  seigneur!  Oui,  mon  cher  Gil  Blas,  répondit-il  en  me 
serrant  étroitement  entre  ses  bras,  c'est  don  Alphonse  lui-' 
même  qui  s'offre  à  votre  vue.  Eh  !  qui  vous  amène  à  Madrid? 
lui  dis-je.  Je  vais  vous  surprendre,  me  repartit-il,  et  vous 
affliger,  en  vous  apprenant  le  sujet  de  mon  voyage.  On  m'a 
ôté  le  gouvernement  de  Valence ,  et  le  premier  ministre  me 
mande  à  la  cour  pour  rendre  compte  de  ma  conduite.  Je 
demeurai  un  quart  d'heure  dans  un  stupide  silence;  puis, 
reprenant  la  parole  :  De  quoi,  lui  dis-je,  vous.accuse-t-on? 
Il  faut  bien  que  vous  ayez  fait  quelque  chose  imprudem- 
ment. J'impute,  répondit-il,  ma  disgrâce  à  la  visite  que  j'ai 
faite,  il  y  a  trois  semaines,  au  cardinal  duc  de  Lerme,  qui 
depuis  un  mois  est  relégué  dans  son  château  de  Dénia. 

Oh!  vraiment,  interrompis-je,  vous  avez  raison  d'attri- 
buer votre  malheur  à  cette  visite  indiscrète!  n'en  cherchez 
point  la  cause  ailleurs  ;  et  permettez-moi  de  vous  dire  que 
vous  n'avez  pas  consulté  votre  prudence  ordinaire,  lorsque 
vous  avez  été  voir  ce  ministre  disgracié.  La  faute  en  est 
faite,  me  dil-il,  et  j'ai  pris  de  bonne  grâce  mon  parti  :  je 
vais  me  retirer  avec  ma  famille  au  château  de  Leyva,  où  je 
passerai  dans  un  profond  repos  le  reste  de  mes  jours.  Tout 
ce  qui  me  fait  de  la  peine,  ajouta-t-il,  c'est  d'être  obligé 
de  paroître  devant  un  superbe  ministre  qui  pourra  me  rece- 
voir peu  gracieusement.  Quelle  mortification  pour  un  Espa- 
gnol! Cependant  c'est  une  nécessité;  mais,  avant  que  de 
m'y  soumettre,  j'ai  voulu  vous  parler.  Seigneur,  lui  dis-je, 
laissez-moi  faire  ;  ne  vous  présentez  pas  devant  le  ministre, 
que  je  n'aie  su  auparavant  de  quoi  l'on  vous  accuse;  le  mal 
n'est  peut-être  pas  sans  remède.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous 
trouverez  bon,  s'il  vous  plaît,  que  je  me  donne  pour  vous 
tous  les  mouvements  qu'exigent  de  moi  la  reconnoissance  et 


LIVRE  XI,   CHAPITRE  XII.  387 

l'amitié.  A  ces  mots,  je  le  laissai  dans  son  hôtellerie,  «n 
l'assurant  qu'il  auroit  incessamment  de  mes  nouvelles. 

Gomme  je  ne  me  mêlois  plus  d'affaires  d'État  depuis  les 
deux  mémoires  dont  il  a  été  fait  une  si  éloquente  mention , 
j'allai  trouver  Carnero,  pour  lui  demander  s'il  étoit  vrai 
qu'on  eût  ôté  à  don  Alphonse  de  Leyva  le  gouvernement  de 
la  ville  de  Valence.  11  me  répondit  que  oui,  mais  qu'il  en 
ignoroit  la  raison.  Là-dessus,  je  pris  sans  balancer  la  réso- 
lution de  m'adresser  h  Monseigneur  même ,  pour  apprendre 
de  sa  propre  bouche  les  sujets  qu'il  pouvoit  avoir  de  se 
plaindre  du  fils  de  don  César. 

J'étois  si  pénétré  de  ce  fâcheux  événement,  que  je  n'eus 
pas  besoin  d'affecter  un  air  de  tristesse  pour  paroître  affligé 
aux  yeux  du  comte-duc.  Qu'as-tu  donc,  Santillane?  me  dit- 
il  aussitôt  qu'il  me  vit.  J'aperçois  sur  ton  visage  une  impres- 
sion de  chagrin;  je  vois  même  des  larmes  prêtes  à  couler  de 
tes  yeux.  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  ne  me  déguise  rien. 
Quelqu'un  t'auroit-il  fait  quelque  offense?  Parle,  tu  seras 
bientôt  vengé.  Monseigneur,  lui  répondis-je  en  pleurant, 
quand  je  voudrois  vous  cacher  ma  douleur ,  je  ne  le  pour- 
rois  pas  :  je  suis  au  désespoir.  On  vient  de  me  dire  que  don 
Alphonse  de  Leyva  n'est  plus  gouverneur  de  Valence;  on  ne 
pouvoit  m' annoncer  une  nouvelle  plus  capable  de  me  causer 
une  mortelle  affliction.  Que  dis-tu,  GilBlas?  reprit  le  minis- 
tre étonné  ;  quel  intérêt  peux-tu  prendre  à  ce  don  Alphonse 
et  à  son  gouvernement?  Alors  je  lui  fis  un  détail  des  obliga- 
tions que  j'avois  aux  seigneurs  de  Leyva;  ensuite,  je  lui 
racontai  de  quelle  façon  j'avois  obtenu  du  duc  de  Lerme, 
pour  le  fils  de  don  César,  le  gouvernement  dont  il  s'agissoit. 

Quand  Son  Excellence  m'eut  écouté  jusqu'au  bout  avec 
une  attention  pleine  de  bonté  pour  moi ,  il  me  dit  :  Essuie 
tes  pleurs ,  mon  ami.  Outre  que  j'ignorois  ce  que  tu  viens 
de  m' apprendre,  je  t'avouerai  que  je  regardois  don  Alphonse 


388  GIL  BLAS. 

c^mme  une  créature  du  cardinal  de  Lerme.  Je  te  mets  à  ma 
place  :  la  visite  qu'il  a  faite  à  cette  Éminence  ne  te  l'auroit- 
elle  pas  rendu  suspect?  Je  veux  bien  croire  pourtant 
qu'ayant  été  pourvu  de  son  emploi  par  ce  ministre  ,  il  peut 
avoir  fait  cette  démarche  par  un  pur  mouvement  de  recon- 
noissance,  et  je  la  lui  pardonne.  Je  suis  fâché  d'avoir  déplacé 
un  homme  qui  te  devoit  son  poste;  mais  si  j'ai  détruit  ton 
ouvrage,  je  puis  le  réparer.  Je  veux  même  encore  plus  faire 
pour  toi  que  le  duc  de  Lerme.  Don  Alphonse,  ton  ami, 
n'étoit  que  gouverneur  de  la  ville  de  Valence  :  je  le  fais  vice- 
roi  du  royaume  d'Aragon  :  c'est  ce  que  je  te  permets  de  lui 
faire  savoir,  et  tu  peux  lui  mander  de  venir  prêter  serment. 

Lorsque  j'eus  entendu  ces  paroles,  je  passai  d'une  ex- 
trême douleur  à  un  excès  de  joie  qui  me  troubla  l'esprit  à 
un  point,  qu'il  y  parut  au  remercîment  que  je  fis  à  Monsei- 
gneur :  mais  le  désordre  de  mon  discours  ne  lui  déplut 
point;  et,  comme  je  lui  appris  que  don  Alphonse  étoit  à 
Madrid,  il  me  dit  que  je  pouvois  le  lui  présenter  dès  ce 
jour-là  même.  Je  courus  aussitôt  à  l'image  Saint-Gabriel, 
où  je  ravis  le  fils  de  don  César  en  lui  annonçant  son  nouvel 
emploi.  Il  ne  pouvoit  croire  ce  que  je  lui  disois,  tant  il  avoit 
de  peine  à  se  persuader  que  le  premier  ministre,  quelque 
amitié  qu'il  eût  pour  moi,  fût  capable  de  donner  des  vice- 
royautés  à  ma  considération!  Je  le  menai  au  comte-duc, 
qui  le  reçut  très-poliment,  et  qui  lui  dit  :  Don  Alphonse, 
vous  vous  êtes  si  bien  conduit  dans  votre  gouvernement  de  la 
ville  de  Valence,  que  le  roi,  vous  jugeant  propre  à  remplir 
une  plus  grande  place,  vous  a  nommé  à  la  vice-royauté 
d'Aragon.  Cette  dignité,  ajouta-t-il,  n'est  point  au-dessus 
de  votre  naissance,  et  la  noblesse  aragonoise  ne  sauroit 
murmurer  contre  le  choix  de  la  cour. 

Son  Excellence  ne  fit  aucune  mention  de  moi,  et  le  public 
ignora  la  part  que  j'avois  à  cette  affaire;  ce  qui  sauva  don 


LIVRE   XI,    CHAPITRE  XIII.  389 

Alphonse  et  le  ministre  des  mauvais  discours  qu'on  auroit 
pu  tenir  dans  le  monde  sur  un  vice-roi  de  ma  façon. 

Sitôt  que  le  fils  dé  don  César  fut  sûr  de  son  fait,  il  dépê- 
cha un  exprès  à  Valence  pour  en  informer  son  père  et  Séra- 
phine,  qui  se  rendirent  bientôt  à  Madrid.  Leur  premier 
soin  fut  de  me  venir  trouver  pour  m' accabler  de  remercî- 
ments.  Quel  spectacle  touchant  et  glorieux  pour  moi,  de  voir 
les  trois  personnes  du  monde  qui  m'étoient  les  plus  chères 
m'embrasser  à  l'envi  !  Aussi  sensibles  à  mon  zèle  et  à  mon 
affection  qu'à  l'honneur  que  le  poste  de  vice-roi  alloit  faire 
rejaillir  sur  leur  maison ,  ils  ne  pouvoient  se  lasser  de  me 
tenir  des  discours  reconnoissants.  Ils  me  parloient  même 
comme  s'ils  eussent  parlé  à  un  homme  d'une  condition  égale 
à  la  leur;  il  sembloit  qu'ils  eussent  oublié  qu'ils  avoient  été 
mes  maîtres  ;  ils  croy oient  ne  pouvoir  me  témoigner  assez 
d'amitié.  Pour  supprimer  les  circonstances  inutiles ,  don 
Alphonse,  après  avoir  reçu  ses  patentes,  remercié  le  roi  et 
son  ministre ,  et  prêté  le  serment  ordinaire ,  partit  de  Madrid 
avec  sa  famille,  pour  aller  établir  son  séjour  à  Saragosse. 
Il  y  fit  son  entrée  avec  toute  la  magnificence  imaginable  ;  et 
les  Aragonois  firent  connoître,  par  leurs  acclamations,  que 
je  leur  avois  donné  un  vice-roi  qui  leur  étoit  fort  agréable. 


CHAPITRE  XIII. 

Gil  Blas  rencontre  chez  le  roi  don  Gaston  de  Gogollos  et  don  André  de  Tordesillas; 

où  ils  allèrent  tous  trois.  Fin  de  l'histoire  de  don  Gaston 

et  de  dona  Ilelena  de  Galisteo.  Quel  service  Santillane  rendit  à  Tordesillas. 

Je  nageois  dans  la  joie  d'avoir  si  heureusement  changé 
en  vice-roi  un  gouverneur  déplacé  ;  les  seigneurs  de  Leyva 
même  en  étoient  moins  ravis  que  moi.  J'eus  bientôt  encore 
une  autre  occasion  d'emplo\er  mon  crédit  pour  un  ami;  ce 


390  GIL  BLAS. 

que  je  crois  devoir  rapporter,  pour  faire  connoître  à  mes 
lecteurs  que  je  n'étois  plus  ce  même  Gil  Blas  qui,  sous  le 
ministre  précédent,  vendoit  les  grâces  de  la  cour. 

J'étois  un  jour  dans  l'antichambre  du  roi,  où  je  m'entre- 
tenois  avec  des  seigneurs  qui,  me  connoissant  pour  un 
homme  chéri  du  premier  ministre,  ne  dédaignoient  pas  ma 
conversation.  J'aperçus  dans  la  foule  don  Gaston  de  Cogol- 
los,  ce  prisonnier  d'État  que  j'avois  laissé  dans  la  tour  de 
Ségovie.  Il  étoit  avec  le  châtelain  don  André  de  Tordesillas. 
Je  quittai  volontiers  ma  compagnie  pour  aller  embrasser  ces 
deux  amis.  S'ils  furent  étonnés  de  me  revoir  là,  je  le  fus  bien 
davantage  de  les  y  rencontrer.  Après  de  vives  accolades  de 
part  et  d'autre,  don  Gaston  me  dit  :  Seigneur  de  Santillane, 
nous  avons  bien  des  questions  à  nous  faire  mutuellement, 
et  nous  ne  sommes-pas  ici  dans  un  lieu  commode  pour  cela  : 
permettez  que  je  vous  emmène  dans  un  endroit  où,  le  sei- 
gneur de  Tordesillas  et  moi,  nous  serons  bien  aises  d'avoir 
avec  vous  un  long  entretien.  J'y  consentis;  nous  fendîmes 
la  presse,  et  nous  sortîmes  du  palais.  Nous  trouvâmes  le 
carrosse  de  don  Gaston  qui  l'attendoit  dans  la  rue  ;  nous  y 
montâmes  tous  trois,  et  nous  nous  rendîmes  à  la  grande 
place  du  marché  où  se  font  les  courses  de  taureaux.  Là 
demeuroit  CogoUos  dans  un  fort  bel  hôtel. 

Seigneur  Gil  Blas ,  me  dit  don  André  lorsque  nous  fûmes 
dans  une  salle  magnifiquement  meublée,  il  me  semble  qu'à , 
votre  départ  de  Ségovie  vous  haïssiez  la  cour,  et  que  vous 
étiez  dans  la  résolution  de  vous  en  éloigner  pour  jamais. 
C'étoit  en  effet  mon  dessein,  lui  répondis-je  ;  et  tant  qu'a 
vécu  le  feu  roi ,  je  n'ai  pas  changé  de  sentiment  ;  mais  quand 
j'ai  su  que  le  prince  son  fils  étoit  sur  le  trône,  j'ai  voulu  voir 
si  le  nouveau  monarque  me  reconnoîtroit.  Il  m'a  reconnu , 
et  j'ai  eu  le  bonheur  d'en  être  reçu  favorablement;  il  m'a 
recommandé  lui-même  au  premier  ministre,  qui  m'a  pris  en 


LIVRE  XI,  CHAPITRE   XIII.  391 

amitié,  et  avec  qui  je  suis  beaucoup  mieux  que  je  ne  l'ai  jamais 
été  avec  le  duc  de  Lerme.  Voilà,  seigneur  don  André,  ce 
que  j'avois  à  vous  apprendre.  Et  vous,  dites-moi  si  vous  êtes 
toujours  châtelain  de  la  tour  de  Ségovie.  Non  vraiment ,  me 
répondit-il  ;  le  comte-duc  en  a  mis  un  autre  à  ma  place.  Il 
m'a  cru  apparemment  tout  dévoué  à  son  prédécesseur.  Et 
moi,  dit  alors  don  Gaston,  j'ai  été  mis  en  liberté  par  une 
raison  contraire  :  le  premier  ministre  n'a  pas  sitôt  su  que 
j'étois  dans  les  prisons  de  Ségovie  par  ordre  du  duc  de 
Lerme,  qu'il  m'en  a  fait  sortir.  Il  s'agit-  à  présent,  seigneur 
Gil  Blas,  de  vous  conter  ce  qui  m'est  arrivé  depuis  que  je 
suis  libre. 

La  première  chose  que  je  fis,  poursuivit-il,  après  avoir 
remercié  don  André  des  attentions  qu'il  avoit  eues  pour  moi 
pendant  ma  prison ,  fut  de  me  rendre  à  Madrid.  Je  me  pré- 
sentai devant  le  comte  d'Olivarès  ,  qui  me  dit  :  Ne  craignez 
pas  que  le  malheur  qui  vous  est  survenu  fasse  le  moindre 
tort  à  votre  réputation;  vous  êtes  pleinement  justifié  :  je  suis 
d'autant  plus  assuré  de  votre  innocence ,  que  le  marquis  de 
Villareal,  dont  on  vous  a  soupçonné  d'être  complice,  n'étoit 
pas  coupable.  Quoique  Portugais,  et  parent  même  du  duc  de 
Bragance,  il  est  moins  dans  ses  intérêts  que  dans  ceux  du 
roi  mon  maître.  On  n'a  donc  point  dû  vous  faire  un  crime 
de  votre  liaison  avec  ce  marquis;  et,  pour  réparer  f  injustice 
qu'on  vous  a  faite  en  vous  accusant  de  trahison,  le  roi  vous 
donne  une  lieutenance  dans  sa  garde  espagnole.  J'acceptai 
cet  emploi,  en  suppliant  Son  Excellence  de  me  permettre, 
avant  que  d'entrer  en  service,  d'aller  à  Coria  pour  y  voir 
dona  Eleonor  de  Laxarilla,  ma  tante.  Le  ministre  m'accorda 
un  mois  pour  faire  ce  voyage,  et  je  partis  accompagné  d'un 
seul  laquais. 

Nous  avions  déjà  passé  Golmenar,  et  nous  étions  engagés 
dans  un  chemin  creux  entre  deux  montagnes ,  quand  nous 


392  '       GIL   BLAS. 

aperçûmes  un  cavalier  qui  se  défendoit  vaillamment  contre 
trois  hommes  qui  l'attaquoient  tous  ensemble.  Je  ne  balançai 
point  à  le  secourir;  je  me  hâtai  de  le  joindre,  et  je  me  mis 
à  son  côté.  Je  remarquai,  en  me  battant,  que  nos  ennemis 
étoient  masqués,  et  que  nous  avions  affaire  à  de  vigoureux 
spadassins.  Cependant,  malgré  leur  force  et  leur  adresse, 
nous  demeurâmes  vainqueurs  :  je  perçai  un  des  trois;  il 
tomba  de  cheval,  et  les  deux  autres  prirent  la  fuite  à  l'instant. 
11  est  vrai  que  la  victoire  ne  nous  fut  guère  moins  funeste 
qu'au  malheureux  que  j'avois  tué,  puisque  après  l'action 
nous  nous  trouvâmes ,  mon  compagnon  et  moi ,  dangereuse- 
ment blessés.  Mais  représentez-vous  quelle  fut  ma  surprise, 
lorsque  dans  ce  cavalier  je  reconnus  Combados,  le  mari  de 
dona  Helena.  Il  ne  fut  pas  moins  étonné  de  voir  que  j'étois 
son  défenseur.  Ah  !  don  Gaston,  s'écria-t-il,  quoi!  c'est  vous 
qui  venez  me  secourir?  Quand  vous  avez  si  généreusement 
pris  mon  parti,  vous  ignoriez  que  c'étoit  celui  d'un  homme 
qui  vous  a  enlevé  votre  maîtresse.  Je  l'ignorois  en  effet,  lui 
répondis-je  ;  mais  quand  je  l'aurois  su,  pensez-vous  que 
j'eusse  balancé  à  faire  ce  que  j'ai  fait?  Jugeriez-vous  assez 
mal  de  moi  pour  me  croire  une  âme  si  basse  ?  Non ,  non , 
reprit-il,  j'ai  meilleure  opinion  de  vous;  et,  si  je  meurs 
des  blessures  que  je  viens  de  recevoir,  je  souhaite  que  les 
vôtres  ne  vous  empêchent  point  de  profiter  de  ma  mort. 
Combados,  lui  dis-je,  quoique  je  n'aie  pas  encore  oublié 
dona  Helena,  sachez  que  je  ne  désire  point  sa  possession 
aux  dépens  de  votre  vie  ;  je  m'applaudis  même  d'avoir  con- 
tribué à  vous  sauver  des  coups  de  trois  assassins,  puisqu'en 
cela  j'ai  fait  une  action  agréable  à  votre  épouse. 

Pendant  que  nous  nous  parlions  de  cette  sorte,  mon 
laquais  descendit  de  cheval  ;  et,  s'étant  approché  du  cavalier 
qui  étoit  étendu  sur  la  poussière,  il  lui  ôta  son  masque,  et 
nous  fit  voir  des  traits  que  Combados  reconnut   d'abord. 


LIVRE   XI,    CHAPITRE   XIII.  393 

C'est  Gaprara,  s'écria-t-il,  ce  perfide  cousin  qui,  de  dépit 
d'avoir  manqué  une  riche  succession  qu'il  ni'avoit  injuste- 
ment disputée,  nourrissoit  depuis  longtemps  le  désir  de 
m'assassiner,  et  avoit  enfin  choisi  ce  jour  pour  le  satisfaire; 
mais  le  ciel  a  permis  qu'il  ait  été  la  victime  de  son  attentat. 

Cependant  notre  sang  couloit  à  bon  compte,  et  nous  nous 
afToiblissions  à  vue  d'oeil.  Néanmoins,  tout  blessés  que  nous 
étions,  nous  eûmes  la  force  de  gagner  le  bourg  de  \illarejo, 
qui  n'est  qu'à  deux  portées  de  fusil  du  champ  de  bataille.  En 
arrivant  à  la  première  hôtellerie,  nous  demandâmes  des  chi- 
rurgiens. Il  en  vint  un  qu'on  nous  dit  être  fort  habile.  Il  visita 
nos  plaies,  qu'il  trouva  très-dangereuses.  Il  nous  pansa,  et 
le  lendemain  il  nous  dit,  après  avoir  levé  l'appareil,  que  les 
blessures  de  don  Blas  étoient  mortelles.  Il  jugea  des  miennes 
plus  favorablement,  et  ses  pronostics  ne  furent  point  faux. 

Gombados,  se  voyant  condamné  à  la  mort,  ne  songea 
plus  qu'à  s'y  préparer.  Il  dépêcha  un  exprès  à  sa  femme, 
pour  l'informer  de  ce  qui  s'étoit  passé,  et  du  triste  état  où 
il  se  trouvoit.  Dona  Ilelena  fut  bientôt  à  Villarejo.  Elle  y 
arriva,  l'esprit  travaillé  d'une  inquiétude  qui  avoit  deux 
causes  différentes  :  le  péril  que  couroit  la  vie  de  son  époux, 
et  la  crainte  de  sentir,  en  me  revoyant,  rallumer  un  feu  mal 
éteint.  Cela  lui  causoit  une  agitation  terrible.  Madame, 
lui  dit  don  Blas  lorsqu'elle  fut  en  sa  présence,  vous  arrivez 
assez  à  temps  pour  recevoir  mes  adieux.  levais  mourir,  et  je 
regarde  ma  mort  comme  une  punition  du  ciel,  de  vous  avoir, 
par  une  tromperie ,  arrachée  à  don  Gaston  ;  bien  loin  d'en 
murmurer,  je  vous  exhorte  moi-même  à  lui  rendre  un 
cœur  que  je  lui  ai  ravi.  Dona  Helena  ne  lui  répondit  que  par 
des  pleurs  ;  et  véritablement  c'étoit  la  meilleure  réponse 
qu'elle  lui  pût  faire,  n'étant  pas  encore  assez  détachée  de 
moi  pour  avoir  oublié  l'artifice  dont  il  s'étoit  servi  pour  la 
déterminer  à  me  manquer  de  foi. 


394  G  IL   BLAS. 

Il  arriva,  comme  le  chirurgien  l'avoit  pronostiqué,  qu'en 
moins  de  trois  jours  Gombados  mourut  de  ses  blessures,  au 
lieu  que  les  miennes  annonçoient  une  prochaine  guérison. 
La  jeune  veuve,  uniquement  occupée  du  soin  de  faire  trans- 
porter à  Coria  le  corps  de  son  époux ,  pour  lui  rendre  tous 
les  honneurs  qu'elle  devoit  à  sa  cendre,  partit  de  Villarejo 
pour  s'en  retourner,  après  s'être  informée ,  comme  par  pure 
politesse,  de  l'état  où  je  me  trouvois.  Dès  que  je  pus  la  sui- 
vre, je  pris  le  chemin  de  Coria,  où  j'achevai  de  me  rétablir 
en  peu  de  temps.  Alors  dona  Éleonor,  ma  tante,  et  don 
Georges  de  Galisteo,  résolurent  de  nous  marier  promptement, 
Helena  et  moi,  de  peur  que  la  fortune  ne  nous  séparât  encore 
par  quelque  nouvelle  traverse.  Mais  ce  mariage  se  fit  sans 
éclat,  à  cause  de  la  mort  trop  récente  de  don  Blas;  et  peu 
de  jours  après  je  revins  à  Madrid  avec  dona  Helena.  Comme 
j'avois  passé  le  temps  prescrit  par  le  comte-duc  pour  mon 
voyage,  je  craignois  que  ce  ministre  n'eût  donné  à  un  autre 
la  lieutenance  qu'il  m'avoit  promise  ;  mais  il  n'en  avoit 
point  disposé,  et  il  eut  la  bonté  de  recevoir  les  excuses  que 
je  lui  fis  dé  mon  retardement. 

Je  suis  donc,  poursuivit  Cogollos,  lieutenant  de  la  garde 
espagnole,  et  j'ai  de  l'agrément  dans  mon  poste.  J'ai  fait  des 
amis  d'un  commerce  agréable,  et  je  vis  content  avec  eux.  Je 
voudrois  pouvoir  en  dire  autant,  s'écria  don  André;  mais  je 
suis  bien  éloigné  d'être  satisfait  de  mon  sort  :  j'ai  perdu 
mon  emploi,  qui  ne  laissoit  pas  de  m'être  fort  utile,  et  je 
n'ai  point  d'amis  qui  aient  assez  de  crédit  pour  m'en  procu- 
rer un  solide.  Pardonnez-moi,  seigneur  don  André,  inter- 
rompis-je  en  souriant,  vous  avez  en  moi  un  ami  qui  peut 
vous  être  bon  à  quelque  chose.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je 
suis  encore  plus*aimé  du  comte-duc  que  je  ne  l'étois  du  duc  ' 
de  Lerme,  et  vous  osez  me  dire  en  face  que  vous  n'avez 
personne  qui  puisse  vous  faire  obtenir  un  solide  emploi!  Ne 


LIVRE  XI,  CHAPITRE    XIII.  395 

VOUS  ai-je  pas  déjà  rendu  un  pareil  service?  Souvenez-vous 
que,  par  le  crédit  de  l'archevêque  de  Grenade,  je  vous  fis 
nommer  pour  aller  remplir  au  Mexique  un  poste  où  vous 
auriez  fait  votre  fortune,  si  l'amour  ne  vous  eût  point  arrêté 
dans  la  ville  d'Alicante.  Je  suis  bien  plus  en  état  de  vous 
servir  présentement  que  j'ai  l'oreille  du  premier  ministre. 
Je  m'abandonne  donc  à  vous,  répliqua  Tordesillas;  mais, 
ajouta-t-il  en  souriant  à  son  tour,  ne  m'envoyez  pas,  de 
grâce,  à  la  Nouvelle-Espagne;  je  n'y  voudrois  point  aller, 
quand  on  m'y  voudroit  faire  président  de  l'Audience  ^ 
même  du  Mexique. 

Nous  fûmes  interrompus  dans  cet  endroit  de  notre  entre- 
tien par  dona  Helena  qui  arriva  dans  la  salle,  et  dont  la 
personne  toute  gracieuse  remplit  l'idée  charmante  que  je 
m'en  étois  formée.  Madame,  lui  dit  Cogollos,  je  vous  pré- 
sente le  seigneur  de  Santillane,  dont  je  vous  ai  parlé  quel- 
quefois, et  dont  l'aimable  compagnie  a  souvent  dans  ma 
prison  suspendu  mes  ennuis.  Oui,  madame,  dis-je  à  dona 
Helena,  don  Gaston  vous  dit  la  vérité.  Ma  conversation  lui 
plaisoit,  parce  que  vous  en  faisiez  toujours  la  matière.  La 
fille  de  don  Georges  répondit  modestement  à  ma  politesse; 
après  quoi  je  pris  congé  de  ces  deux  époux,  en  leur  protes- 
tant que  j' étois  ravi  que  l'hymen  eût  enfin  succédé  à  leurs 
longues  amours.  Ensuite,  m' adressant  à  Tordesillas,  je  le 
priai  de  m'apprendre  sa  demeure  ;  et  lorsqu'il  me  l'eut 
enseignée  :  Sans  adieu,  lui  dis-je,  don  André;  j'espère 
qu'avant  huit  jours  vous  verrez  que  je  joins  le  pouvoir  à  la 
bonne  volonté. 

Je  n'en  eus  pas  le  démenti.  Dès  le  lendemain  même, 
le  comte-duc  me  fournit  une  occasion  d'obliger  ce  châtelain. 
Santillane,  me  dit  Son  Excellence,  la  place  du  gouverneur 

1.  Audience ,  cour  supérieure  de  justice  et  de  police. 


396  GIL  BLAS. 

de  la  prison  royale  de  Valladolid  est  vacante  :  elle  rapporte 
plus  de  trois  cents  pistoles  par  an  ;  il  me  prend  envie  de  te 
la  donner.  Je  n'en  veux  point,  Monseigneur,  lui  répondis- 
je,  valût-elle  dix  mille  ducats  de  rente;  je  renonce  à  tous 
les  postes  que  je  ne  puis  occuper  sans  m'éloigner  de  vous. 
Mais ,  reprit  le  ministre ,  tu  peux  fort  bien  remplir  celui-là 
sans  être  obligé  de  quitter  Madrid,  que  pour  aller  de  temps 
en  temps  à  Valladolid  visiter  la  prison;  cela,  comme  tu  vois, 
n'est  pas  incompatible.  Vous  direz,  lui  repartis-je,  tout  ce 
qu'il  vous  plaira;  je  ne  veux  de  cet  emploi  qu'à  condition 
qu'il  me  sera  permis  de  m'en  démettre  en  faveur  d'un  brave 
gentilhomme  appelé  don  André  de  Tordesillas,  ci-devant 
châtelain  de  la  tour  de  Ségovie  :  j'aimerois  à  lui  faire  ce 
présent,  pour  reconnoître  les  bons  traitements  qu'il  m'a 
faits  pendant  ma  prison. 

Ce  discours  fit  rire  le  ministre,  qui  me  dit  :  C'est-à- 
dire,  Gil  Blas,  que  tu  veux  faire  un  gouverneur  de  prison 
royale  comme  tu  as  fait  un  vice-roi.  Eh  bien!  soit,  mon  ami, 
je  t'accorde  la  place  vacante  pour  Tordesillas;  mais  dis-moi 
tout  naturellement  quel  profit  il  doit  t'en  revenir;  car  je  ne 
te  cro]s  pas  assez  sot  pour  vouloir  employer  ton  crédit  pour 
rien.  Monseigneur,  lui  répondis-je,  ne  faut-il  pas  payer  ses 
dettes?  Don  André  m'a  fait  sans  intérêt  tous  les  plaisirs  qu'il 
a  pu,  ne  dois-je  pas  lui  rendre  la  pareille?  Vous  êtes  de- 
venu bien  désintéressé,  monsieur  de  Santillane,  me  répliqua 
Son  Excellence  en  riant;  il  me  semble  que  vous  l'étiez  beau- 
coup moins  sous  le  dernier  ministère.  J'en  conviens,  lui 
repartis-je  :  le  mauvais  exemple  corrompit  mes  mœurs  : 
comme  tout  se  vendoit  alors,  je  me  conformai  à  l'usage;  et, 
comme  aujourd'hui  tout  se  donne,  j'ai  repris  mon  intégrité. 

Je  fis  donc  pourvoir  don  André  de  Tordesillas  du  gouver- 
nement de  la  prison  royale  de  Valladolid ,  et  je  l'envoyai 
bientôt  dans  cette  ville,  aussi  satisfait  de  son  nouvel  établis- 


LIVRE  XI,    CHAPITRE   XIV.  397 

sèment  que  je  l'étois  de  m'ètre  acquitté  envers  lui  des  obli- 
gations que  je  lui  avois. 


CHAPITRE  XIV. 

Santillane  va  chez  le  poëte  Nunez.  Quelles  personnes  il  y  trouva, 
et  quels  discours  y  furent  tenus. 

Il  me  prit  envie,  une  après-dînée,  d'aller  voir  le  poëte 
des  Asturies,  me  sentant  fort  curieux  de  savoir  de  quelle 
façon  il  étoit  logé.  Je  me  rendis  à  l'hôtel  du  seigneur  don 
Bertrand  Gomez  del  Ribero,  et  j'y  demandai  Nunez.  Il  ne 
demeure  plus  ici ,  me  dit  un  laquais  qui  étoit  à  la  porte  ; 
c'est  là  qu'il  logea  présent,  ajouta-t-il  en  me  montrant  une 
maison  voisine;  il  occupe  un  corps  de  logis  sur  le  derrière. 
J'y  allai;  et,  après  avoir  traversé  une  petite  cour,  j'entrai 
dans  une  salle  toute  nue,  où  je  trouvai  mon  ami  Fabrice 
encore  à  table,  avec  cinq  ou  six  de  ses  confrères  qu'il  réga- 
loit  ce  jour-là. 

Ils  étoient  sur  la  fin  du  repas,  et  par  conséquent  en  train 
de  disputer;  mais  aussitôt  qu'ils  m'aperçurent,  ils  firent 
succéder  un  profond  silence  à  leurs  bruyants  entretiens. 
Nunez  se  leva  d'un  air  empressé  pour  me  recevoir,  en  s'é- 
criant  :  Messieurs,  voilà  le  seigneur  de  Santillane  qui  veut 
bien  m'honorer  d'une  de  ses  visites;  rendez  avec  moi  vos 
hommages  au  favori  du  premier  ministre.  A  ces  paroles, 
tous  les  convives  se  levèrent  aussi  pour  me  saluer  ;  et ,  en 
faveur  du  titre  qui  m'avoit  été  donné,  ils  me  firent  des  civi- 
lités très-respectueuses.  Quoique  je  n'eusse  besoin  ni  de 
boire  ni  de  manger,  je  ne  pus  me  défendre  de  me  mettre  à 
table  avec  eux,  et  même  de  faire  raison  à  une  brinde  qu'ils 
me  portèrent. 

Comme  il  me  parut  que  ma  présence  les  empêchoit  de 
continuera  s'entretenir  librement  :  Messieurs,  leur  dis-je, 


398  GIL  DLAS. 

que  je  ne  vous  gêne  point,  s'il  vous  plaît;  il  me  semble  que 
j'ai  interrompu  votre  entretien;  reprenez-le,  de  grâce,  ou 
\je  m'en  vais.  Ces  messieurs,  dit  alors  Fabrice,  parloient  de 
Vlphigênie  d'Euripide.  Le  bachelier  Melchior  de  Villegas, 
qui  est  un  savant  du  premier  ordre ,  demandoit  au  seigneur 
don  Jacinte  de  Romarate  ce  qui  l'intéressoit  dans  cette  tra- 
gédie. Oui,  dit  don  Jacinte,  et  je  lui  ai  répondu  que  c'étoit 
le  péril  où  se  trouvoit  Iphigénie.  Et  moi,  dit  le  bachelier,  je 
lui  ai  répliqué  (ce  que  je  suis  prêt  à  démontrer)  que  ce  n'est 
point  ce  péril  qui  fait  le  véritable  intérêt  de  la  pièce.  Qu'est- 
ce  que  c'est  donc?  s'écria  le  vieux  licencié  Gabriel  de  Léon. 
C'est  le  vent ,  repartit  le  bachelier. 

Toute  la  compagnie  fit  un  éclat  de  rire  à  cette  repartie 
que  je  ne  crus  pas  sérieuse;  je  m'imaginai  que  Melchior  ne 
l'avoit  faite  que  pour  égayer  la  conversation.  Je  ne  connois- 
sois  pas  ce  savant  :  c'étoit  un  homme  qui  n'entendoit  nulle- 
ment raillerie.  Riez  tant  qu'il  vous  plaira,  messieurs,  reprit- 
il  froidement;  je  vous  soutiens  que  c'est  le  vent  seul  qui 
doit  intéresser,  frapper,  émouvoir  le  spectateur,  et  non  le 
péril  d'Iphigénie.  Représentez-vous,  poursuivit-il,  une  nom- 
breuse armée  qui  s'est  assemblée  pour  aller  faire  le  siège  de 
Troie;  concevez  toute  l'impatience  qu'ont  les  chefs  et  les 
soldats  d'exécuter  leur  entreprise,  pour  s'en  retourner 
promptement  dans  la  Grèce,  où  ils  ont  laissé  ce  qu'ils  ont  de 
plus  cher,  leurs  dieux  domestiques,  leurs  femmes  et  leurs 
enfants;  cependant  un  maudit  vent  contraire  les  retient  en 
Aulide,  semble  les  clouer  au  port;  et,  s'il  ne  change  point, 
ils  ne  pourront  aller  assiéger  la  ville  de  Priam.  C'est  donc 
le  vent  qui  fait  l'intérêt  de  cette  tragédie.  Je  prends  parti 
pour  les  Grecs,  j'épouse  leur  dessein;  je  ne  souhaite  que  le 
départ  de  leur  flotte,  et  je  vois  d'un  œil  indifférent  Iphigé- 
nie dans  le  péril,  puisque  sa  mort  est  un  moyen  d'obtenir 
des  dieux  un  vent  favorable. 


LIVRE  XI-,   CHAPITRE  XIV.  399 

Sitôt  que  Villegas  eut  achevé  de  parler,  les  ris  se  renou- 
velèrent à  ses  dépens.  Nunez  eut  la  malice  d'appuyer 
son  sentiment,  pour  donner  encore  plus  beau  jeu  aux  rail- 
leurs, qui  se  mirent  à  faire  à  l'envi  de  mauvaises  plaisante- 
ries sur  les  vents.  Mais  le  bachelier,  les  regardant  tous  d'un 
air  flegmatique  et  orgueilleux,  les  traita  d'ignorants  et  d'es- 
prits vulgaires.  Je  m'attendois  à  tous  moments  à  voir  ces 
messieurs  s'échauffer  et  se  prendre  aux  crins,  fin  ordinaire 
de  leurs  dissertations  ;  cependant  je  fus  trompé  dans  mon 
attente  :  ils  se  contentèrent  de  se  dire  des  injures  récipro- 
quement, et  se  retirèrent  quand  ils  eurent  bu  et  mangé  à 
discrétion. 

Après  leur  retraite,  je  demandai  à  Fabrice  pourquoi  il 
ne  demeuroit  plus  chez  son  trésorier,  et  s'ils  s'étoient 
brouillés  tous  deux.  Brouillés!  me  répondit-il,  le  ciel  m'en 
préserve!  je  suis  mieux  que  jamais  avec  le  seigneur  don 
Bertrand,  qui  m'a  permis  déloger  en  mon  particulier  :  ainsi 
j'ai  loué  ce  corps  de  logis  pour  y  recevoir  mes  amis,  et  me 
réjouir  avec  eux  en  toute  liberté  :  ce  qui  m' arrive  fort  sou- 
vent ;  car  tu  sais  bien  que  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  vouloir 
laisser  de  grandes  richesses  à  mes  héritiers;  et,  ce  qu'il  y 
a  d'heureux  pour  moi,  je  suis  présentement  en  état  de  faire 
tous  les  jours  des  parties  de  plaisir.  J'en  suis  ravi,  repris- 
je ,  mon  cher  Nunez;  et  je  ne  puis  m' empêcher  de  te  féliciter 
encore  sur  le  succès  de  ta  dernière  tragédie  ;  les  huit  cents 
pièces  dramatiques  du  grand  Lope  ne  lui  ont  pas  rapporté 
le  quart  de  ce  que  t'a  valu  ton  Comte  de  Saldagne  ^ 

1.  Ou  serait  bien  étonné  si  l'on  appliquait  ce  calcul  aux  très-cliétives 
sommes  dont  les  comédiens  payèrent,  par  exemple,  les  chefs-d'œuvre  du  grand 
Corneille,  et  aux  revenus  que  se  font  aujourd'hui  les  auteurs  dramatiques  par 
des  pièces  où  l'art,  à  vrai  dire,  ne  joue  qu'un  rôle  assez  secondaire,  depuis 
que  l'industrie  l'a  remplacé. 

FIN     DU    ONZIÈME    LIVRE. 


LIVRE    DOUZIEME 


CHAPITRE  PREMIER. 

Gil  Blas  est  envoyé  par  le  ministre  à  Tolède.  Du  motif  et  du  succès  de  son  voyage. 

Il  y  avoit  déjà  près  d'un  mois  que  Monseigneur  me  disoit 
tous  les  jours  :  Santillane,  le  temps  approche  où  je  veux 
mettre  ton  adresse  en  œuvre,  et  ce  temps  ne  venoit  point. 
Il  arriva  pourtant,  et  Son  Excellence  enfin  me  parla  dans  ces 
termes  :  On  dit  qu'il  y  a  dans  la  troupe  des  comédiens  de 
Tolède  une  jeune  actrice  qui  fait  du  bruit  par  ses  talents; 
on  prétend  qu'elle  danse  et  chante  divinement,  et  qu'elle 
enlève  le  spectateur  par  sa  déclamation  :  on  assure  même 
qu'elle  a  de  la  beauté.  Un  pareil  sujet  mérite  bien  de  paroître 
à  la  cour.  Le  roi  aime  la  comédie,  la  musique  et  la  danse; 
il  ne  faut  pas  qu'il  soit  privé  du  plaisir  de  voir  et  d'entendre 
une  personne  d'un  mérite  si  rare.  J'ai  donc  résolu  de  t'en- 
voyer  à  Tolède,  pour  juger  par  toi-même  si  c'est  en  effet 
une  actrice  si  merveilleuse  :  je  m'en  tiendrai  à  l'impression 
qu'elle  aura  faite  sur  toi;  je  m'en  fie  à  ton  discernement. 

Je  répondis  à  Monseigneur  que  je  lui  rendrois  bon  compte 
de  cette  affaire,  et  je  me  disposai  à  partir  avec  un  seul 
laquais ,  à  qui  je  fis  quitter  la  livrée  du  ministre,  pour  faire 
les  choses  plus  mystérieusement;  ce  qui  fut  fort  du  goût  de 
Son  Excellence.  Je  pris  donc  le  chemin  de  Tolède,  où,  étant 
arrivé,  j'allai  descendre  à  une  hôtellerie  près  du  château.  A 
peine  eus-je  mis  pied  à  terre,  que  l'hôte,  me  prenant  sans 


0Ji    MLA^. 


LIVRE  m  ai.v  1^ 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   I.  401 

doute  pour  quelque  gentilhomme  du  pays ,  me  dit  :  Seigneur 
cavalier,  vous  venez  apparemment  dans  cette  ville  pour  voir 
l'auguste  cérémonie  deVauto-da-fé^  qui  doit  se  faire  demain. 
Je  lui  répondis  que  oui,  jugeant  plus  à  propos  de  le  lui  laisser 
croire,  que  de  lui  donner  occasion  de  me  questionner  sur  ce 
qui  m'amenoit  à  Tolède.  Vous  verrez,  reprit-il,  une  des  plus 
belles  processions  qui  aient  jamais  été  faites;  il  y  a,  dit-on, 
plus  de  cent  prisonniers,  parmi  lesquels  on  en  compte  plus 
de  dix  qui  doivent  être  bridés. 

Véritablement  le  lendemain,  avant  le  lever  du  soleil, 
j'entendis  sonner  toutes  les  cloches  de  la  ville;  et  l'on  faisoit 
ce  carillon  pour  avertir  le  peuple  qu'on  alloit  commencer 
Vauto-da-fê.  Curieux  de  voir  cette  effrayante  fête,  que  je 
n'avois  point  encore  vue,  je  m'habillai  .à  la  hâte  et  me  ren- 
dis à  l'inquisition.  Il  y  avoittout  auprès,  et  le  long  des  rues 
par  où  la  procession  devoit  passer,  des  échafauds,  sur  l'un 
desquels  je  me  plaçai  pour  mon  argent.  J'aperçus  bientôt 
les  Dominicains  qui  marchoient  les  premiers ,  précédés  de  la 
bannière  de  l'inquisition.  Ces  bons  pères  étoient  immédia- 
tement suivis  des  tristes  victimes  que  le  saint  office  vouloit 
immoler  ce  jour-là.  Ces  malheureux  alloient  l'un  après 
l'autre,  la  tète  et  les  pieds  nus,  ayant  chacun  un  cierge  à 
la  main,  et  son  parrain"^  à  son  côté.  Les  uns  avoient  un  grand 
scapulaire  de  toile  jaune,  parsemé  de  croix  de  Saint-André 
peintes  en  rouge,  et  appelé  san-benito;  les  autres  portoient 
des  carochas ,  qui  sont  des  bonnets  de  carton  élevés  en  forme 
de  pain  de  sucre,  et  couverts  de  flammes  et  de  figures  dia- 
boliques. 

Comme  je  regardois  de  tous  mes  yeux  ces  infortunés  avec 

1.  Acte  de  foi.  Jour  de  cérémonie  de  l'inquisition  pour  la  punition  des 
hérétiques  ou  pour  l'absolution  des  accusés. 

2.  On  appelle  parrains  toutes  les  personnes  que  l'inquisiteur  nomme  pour 
accompagner  les  prisonniers  dans  Vauto-da-fé ,  et  qui  sont  obligées  d'en 
répondre.  (Note  de  Le  Sage.) 

II.  26 


402  GIL  BLAS. 

une  compassion  que  je  me  gardois  bien  de  laisser  paroître, 
de  peur  qu'on  ne  m'en  fît  un  crime,  je  crus  reconnoître, 
parmi  ceux  qui  avoient  la  tête  ornée  de  carochas,  le  révé- 
rend père  Hilaire  et  son  compagnon  le  frère  Ambroise.  Ils 
passèrent  si  près  de  moi,  que,  ne  pouvant  m'y  tromper  :  Que 
vois-je  ?  dis-je  en  moi-même.  Le  ciel,  las  des  désordres  de 
la  vie  de  ces  deux  scélérats,  les  a  donc  livrés  à  la  justice 
de  l'inquisition  !  En  parlant  de  cette  sorte ,  je  me  sentis  sai- 
sir d'effroi;  il  me  prit  un  tremblement  universel,  et  mes 
esprits  se  troublèrent  au  point  que  je  pensai  m'évanouir.  La 
liaison  que  j'avois  eue  avec  ces  fripons,  l'aventure  de  Xelva, 
enfin  tout  ce  que  nous  avions  fait  ensemble,  vint  dans  ce 
moment  s'offrir  à  ma  pensée,  et  je  m'imaginai  ne  pouvoir 
assez  remercier  Dieu  de  m'avoir  préservé  du  scapulaire  et 
des  carochas. 

Lorsque  la  cérémonie  fut  achevée,  je  m'en  retournai  à 
mon  hôtellerie,  tout  tremblant  du  spectacle  affreux  que  je 
venois  de  voir;  mais  les  images  affligeantes  dont  j'avoisJ' es- 
prit rempli  se  dissipèrent  insensiblement,  et  je  ne  pensai 
plus  qu'à  me  bien  acquitter  de  la  commission  dont  mon 
maître  m'avoit  chargé.  J'attendis  avec  impatience  l'heure  de 
la  comédie  pour  y  aller,  jugeant  que  c'étoit  par  là  que  je 
devois  commencer;  et  sitôt  qu'elle  fut  venue,  je  me  rendis 
au  théâtre,  où  je  m'assis  auprès  d'un  chevalier  d'Alcantara. 
J'eus  bientôt  lié  conversation  avec  lui.  Seigneur,  lui  dis-je, 
est-il  permis  à  un  étranger  d'oser  vous  faire  une  question? 
Seigneur  cavalier,  me  répondit-il  fort  pohment,  c'est  de  quoi 
je  me  tiendrai  fort  honoré.  On  m'a  vanté,  repris-je,  les 
comédiens  de  Tolède;  auroit-on  eu  tort  de  m'en  dire  du 
bien?  Non,  repartit  le  chevalier,  leur  troupe  n'est  pas  mau- 
vaise; il  y  a  même  parmi  eux  de  grands  sujets  :  vous  verrez 
entre  autres  la  belle  Lucrèce,  une  actrice  de  quatorze  ans, 
qui  vous  étonnera.  Vous  n'aurez  pas  besoin,  lorsqu'elle  se 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   I.  403 

montrera  sur  la  scène,  que  je  vous  la  fasse  remarquer;  vous 
la  démêlerez  aisément.  Je  demandai  au  chevalier  si  elle 
joueroit  ce  jour-là.  Il  me  répondit  que  oui,  et  même  qu'elle 
avoit  un  rôle  très-brillant  dans  la  pièce  qu'on  alloit  repré- 
senter. 

La  comédie  commença.  Il  parut  deux  actrices  qui 
n'avoient  rien  négligé  de  tout  ce  qui  pouvoit  contribuer  à 
les  rendre  charmantes;  mais,  malgré  l'éclat  de  leurs  dia- 
mants, je  ne  pris  ni  Tune  ni  l'autre  pour  celle  que  j'atten- 
dois.  Le  chevalier  d'Alcantara  m' avoit  si  fort  prévenu  en 
faveur  de  Lucrèce,  que  je  ne  pouvois  la  deviner  qu'en  la 
voyant  elle-même.  Enfin  cette  belle  Lucrèce  sortit  du  fond 
du  théâtre,  et  son  arrivée  sur  la  scène  fut  annoncée  par  un 
battement  de  mains  long  et  général.  Ah!  la  voici,  dis-je  en 
moi-même  :  Quel  air  de  noblesse  !  que  de  grâces  !  les  beaux 
yeux!  la  piquante  créature!  Effectivement  j'en  fus  fort  satis- 
fait, ou  plutôt  sa  personne  me  frappa  vivement.  Dès  la  pre- 
mière tirade  de  vers  qu'elle  récita,  je  lui  trouvai  du  naturel, 
du  feu,  une  intelligence  au-dessus  de  son  âge,  et  je  joignis 
volontiers  mes  applaudissements  à  ceux  qu'elle  reçut  de 
toute  l'assemblée  pendant  la  pièce.  Eh  bien!  me  dit  le  che- 
vaher,  vous  voyez  comme  Lucrèce  est  avec  le  public  ?  Je 
n'en  suis  pas  surpris,  lui  répondis-je.  Vous  le  seriez  encore 
moins,  me  répliqua-t-il,  si  vous  l'entendiez  chanter;  c'est 
une  sirène  ;  malheur  à  ceux  qui  l'écoutent  sans  avoir  pris  la 
précaution  d'Ulysse!  Sa  danse,  poursuivit-il,  n'est  pas 
moins  redoutable;  ses  pas.  aussi  dangereux  que  sa  voix, 
charment  les  yeux,  et  forcent  les  cœurs  à  se  rendre.  Sur  ce 
pied-là,  m'écriai-je,  il  faut  donc  avouer  que  c'est  un  pro- 
dige. Quel  heureux  mortel  a  le  plaisir  de  se  ruiner  pour  une 
si  aimable  fille?  Elle  n'a  point  d'amant  déclaré,  me  dit-il, 
et  la  médisance  même  ne  lui  donne  aucune  intrigue  secrète  : 
cependant,   ajouta-il,  elle  pourroit  en  avoir;  car  Lucrèce 


404  GIL   BLAS. 

est  SOUS  la  conduite  de  sa  tante  Estelle ,  qui  sans  contredit 
est  la  plus  adroite  de  toutes  les  comédiennes. 

Au  nom  d'Estelle,  j'interrompis  avec  précipitation  le 
chevalier,  pour  lui  demander  si  cette  Estelle  étoit  une  actrice 
de  la  troupe  de  Tolède.  C'en  est  une  des  meilleures,  me  dit- 
il.  Elle  n'a  pas  joué  aujourd'hui,  et  nous  n'y  avons  pas  gagné  ; 
elle  fait  ordinairement  la  suivante ,  et  c'est  un  emploi  qu'elle 
remplit  admirablement  bien.  Qu'elle  fait  voir  d'esprit  dans 
son  jeu!  Peut-être  même  en  met-elle  trop;  mais  c'est  un 
beau  défaut  qui  doit  trouver  grâce.  Le  chevalier  me  dit  donc 
des  merveilles  de  cette  Estelle  ;  et ,  sur  le  portrait  qu'il  me 
fit  de  sa  personne,  je  ne  doutai  point  que  ce  ne  fût  Laure, 
cette  même  Laure  dont  j'ai  tant  parlé  dans  mon  histoire,  et 
que  j'avois  laissée  à  Grenade. 

Pour  en  être  plus  sûr,  je  passai  derrière  le  théâtre  après 
la  comédie.  Je  demandai  Estelle;  et,  la  cherchant  des  yeux 
partout,  je  la  trouvai  dans  les  foyers,  où  elle  s'entretenoit 
avec  quelques  seigneurs,  qui  ne  regardoient  peut-être  en 
elle  que  la  tante  de  Lucrèce.  Je  m'avançai  pour  saluer 
Laure;  mais,  soit  par  fantaisie,  soit  pour  me  punir  de  mon 
départ  précipité  de  la  ville  de  Grenade,  elle  ne  fit  pas  sem- 
blant de  me  connoître,  et  reçut  mes  civihtés  d'un  air  si 
sec,  que  j'en  fus  un  peu  déconcerté.  A.u  lieu  de  lui  repro- 
cher en  riant  son  accueil  glacé,  je  fus  assez  sot  pour  m'en 
fâcher;  je  me  retirai  même  brusquement,  et  je  résolus  dans 
ma  colère  de  m'en  retourner  à  Madrid  dès  le  lendemain. 
Pour  me  venger  de  Laure,  disois-je,  je  ne  veux  pas  que  sa 
nièce  ait  l'honneur  de  paroître  devant  le  roi  ;  je  n'ai  pour 
cela  qu'à  faire  au  ministre  le  portrait  qu'il  me  plaira  de 
Lucrèce  :  je  n'ai  qu'à  lui  dire  qu'elle  danse  de  mauvaise 
grâce,  qu'il  y  a  de  l'aigreur  dans  sa  voix,  et  qu'enfin  ses 
charmes  ne  consistent  que  dans  sa  jeunesse ,  je  suis  assuré 
que  Son  Excellence  perdra  l'envie  de  l'atth'er  à  la  cour. 


LITRE  XII,    CHAPITRE  I.  405 

Telle  étoit  la  vengeance  que  je  me  proniettois  de  tirer 
du  procédé  de  Laure  à  mon  égard  ;  mais  mon  ressentiment 
ne  fut  pas  de  longue  durée.  Le  jour  suivant,  comme  je  me 
•préparois  à  partir,  un  petit  laquais  entra  dans  ma  chambre, 
et  me  dit  :  Voici  un  billet  que  j'ai  à  remettre  au  seigneur  de 
Santillane.  C'est  moi,  mon  enfant,  lui  répondis-je  en  pre- 
nant la  lettre  que  j'ouvris,  et  qui  contenoit  ces  paroles  : 
«  Oubliez  la  manière  dont  vous  fûtes  reçu  hier  au  soir  dans 
«  les  foyers  comiques,  et  laissez-vous  conduire  où  le  por- 
«  teur  vous  mènera.  »  Je  suivis  aussitôt  le  petit  laquais, 
qui,  quand  nous  fûmes  auprès  de  la  Comédie,  m'introduisit 
dans  une  fort  belle  maison,  où,  dans  un  appartement  des 
plus  propres,  je  trouvai  Laure  à  sa  toilette. 

Elle  se  leva  pour  m'embrasser,  en  me  disant  :  Seigneur 
Gil  Blas,  je  sais  bien  que  vous  n'avez  pas  sujet  d'être  content 
de  la  réception  que  je  vous  ai  faite  quand  vous  m'êtes  venu 
saluer  dans  nos  foyers  :  un  ancien  ami  comme  vous  étoit  .en 
droit  d'attendre  de  moi  un  accueil  plus  gracieux;  mais  je 
vous  dirai,  pour  m'excuser,  que  j'étois  de  la  plus  mauvaise 
humeur  du  monde.  Lorsque  vous  vous  êtes  montré  à  mes 
yeux,  j'étois  occupée  de  certains  discours  médisants  qu'un 
de  nos  messieurs  a  tenus  sur  le  compte  de  ma  nièce,  dont 
l'honneur  m'intéresse  plus  que  le  mien.  Votre  brusque 
retraite ,  ajouta-t-elle ,  me  fit  tout  à  coup  apercevoir  de  ma 
distraction,  et  dans  le  moment  je  chargeai  mon  petit  laquais 
de  vous  suivre  pour  savoir  votre  demeure ,  dans  le  dessein 
de  réparer  aujourd'hui  ma  faute.  Elle  est  toute  réparée,  lui 
dis-je,  ma  chère  Laure;  n'en  parlons  plus  :  apprenons-nous 
plutôt  mutuellement  ce  qui  nous  est  arrivé  depuis  le  jour' 
malheureux  où  la  crainte  d'un  juste  châtiment  me  fit  sortir 
de  Grenade  avec  précipitation.  Je  vous  laissai,  s'il  vous  en 
souvient,  dans  un  assez  grand  embarras  :  comment  vous  en 
tiràtes-vous?  Malgré  tout  l'esprit  que  vous  avez,  avouez  que 


406  GIL  BLAS. 

ce  ne  fut  pas  sans  peine.  N'est-il  pas  vrai  que  vous  eûtes 
besoin  de  toute  votre  adresse  pour  apaiser  votre  amant  por- 
tugais? Point  du  tOLit,  répondit  Laure;  ne  savez-vous  pas 
bien  qu'en  pareil  cas  les  hommes  sont  si  foibles,  qu'ils  épar- 
gnent quelquefois  aux  femmes  jusqu'à  la  peine  de  se  justi- 
fier. 

Je  soutins,  continua-t-elle ,  au  marquis  de  Marialva  que 
tu  étois  mon  frère.  Pardonnez-moi,  monsieur  de  Santillane, 
si  je  vous  parle  aussi  familièrement  qu'autrefois;  mais  je  ne 
puis  me  défaire  de  mes  vieilles  habitudes.  Je  te  dirai  donc 
que  je  payai  d'audace.  Ne  voyez-vous  pas,  dis-je  au  seigneur 
portugais ,  que  tout  ceci  est  l'ouvrage  de  la  jalousie  et  de  la 
fureur?  Narcissa,  ma  camarade  et  ma  rivale,  enragée  de 
me  voir  posséder  tranquillement  un  cœur  qu'elle  a  manqué, 
m'a  joué  ce  tour-là,  que  je  lui  pardonne;  car  enfin  il  est  na- 
turel à  une  femme  jalouse  de  se  venger.  Elle  a  corrompu  le 
soue-moucheur  de  chandelles,  qui,  pour  servir  son  ressen- 
timent ,  a  l'effronterie  de  dire  qu'il  m'a  vue  à  Madrid  femme 
de  chambre  d'Arsénié.  Rien  n'est  plus  faux  :  la  veuve  de  don 
Antonio  Cbello  a  toujours  eu  des  sentiments  trop  relevés 
pour  vouloir  se  mettre  au  service  d'une  fille  de  théâtre. 
D'ailleurs ,  ce  qui  prouve  la  fausseté  de  cette  accusation  et 
le  complot  de  mes  accusateurs,  c'est  la  retraite  précipitée 
de  mon  frère  :  s'il  étoit  présent ,  il  pourroit  confondre  la 
calomnie;  mais  Narcissa  sans  doute  aura  employé  quelque 
nouvel  artifice  pour  le  faire  disparoître. 

Quoique  ces  raisons,  poursuivit  Laure,  ne  fissent  pas 
trop  bien  mon  apologie,  le  marquis  eut  la  bonté  de  s'en 
contenter;  et  ce  débonnaire  seigneur  continua  de  m'aimer 
jusqu'au  jour  qu'il  partit  de  Grenade  pour  retourner  en 
Portugal.  Véritablement  son  départ  suivit  de  fort  près  le 
tien ,  et  la  femme  de  Zapata  eut  le  plaisir  de  me  voir  perdre 
l'amant  que  je  lui  avois  enlevé.  Après  cela,  je   demeurai 


LIVRE  XII,   CHAPITRE  I,  407 

encore  quelques  années  à  Grenade  :  ensuite,  la  division  s' étant 
mise  dans  notre  troupe  (ce  qui  arrive  quelquefois  parmi 
nous) ,  tous  les  comédiens  se  séparèrent  :  les  uns  s'en  allè- 
rent à  Séville,  les  autres  à  Cordoue,  et  moi  je  vins  à  Tolède, 
où  je  suis  depuis  dix  ans  avec  ma  nièce  Lucrèce ,  que  tu  as 
vue  jouer  hier  au  soir  ,  puisque  tu  étois  à  la  comédie. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  dans  cet  endroit.  Laure 
m'en  demanda  la  cause.  Ne  la  devinez-vous  pas  bien?  lui 
dis-je.  Vous  n'avez  ni  frère  ni  sœur;  par  conséquent  vous 
ne  pouvez  être  tante  de  Lucrèce.  Outre  cela,  quand  je  calcule 
en  moi-même  le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  notre  der- 
nière séparation ,  et  que  je  confronte  ce  temps  avec  le  visage 
de  votre  nièce ,  il  me  semble  que  vous  pourriez  être  toutes 
deux  encore  plus  proches  parentes. 

Je  vous  entends,  monsieur  Gil  Blas,  reprit  en  rougissant 
un  peu  la  veuve  de  don  Antonio  ;  comme  vous  saisissez  les 
époques!  11  n'y  a  pas  moyen  de  vous  en  faire  accroire.  Eh 
bien  !  oui ,  mon  ami ,  Lucrèce  est  fille  du  marquis  de  Marialva 
et  la  mienne  :  elle  est  le  fruit  de  notre  union;  je  ne  saurois 
te  le  celer  plus  longtemps.  Le  grand  effort  que  vous  faites, 
lui  dis-je,  ma  princesse,  en  me  révélant  ce  secret,  après 
m'avoir  fait  confidence  de  vos  équipées  avec  l'économe  de 
l'hôpital  de  Zamora!  Je  vous  dirai  de  plus  que  Lucrèce  est 
un  sujet  d'un  mérite  si  singulier,  que  le  public  ne  peut  assez 
vous  remercier  de  lui  avoir  fait  ce  présent.  Il  seroit  à  sou- 
haiter que  toutes  vos  camarades  ne  lui  en  fissent  pas  de  plus 
mauvais. 

Si  quelque  lecteur  malin,  rappelant  ici  les  entretiens 
particuliers  que  j'eus  à  Grenade  avec  Laure,  lorsque  j'étois 
secrétaire  du  marquis  de  Marialva,  me  soupçonne  de  pou- 
voir disputer  à  ce  seigneur  l'honneur  d'être  père  de  Lucrèce, 
c'est  un  soupçon  dont  je  veux  bien,  à  ma  honte,  lui  avouer 
l'injustice. 


408  GIL  BLAS. 

Je  rendis  compte  à  mon  tour  à  Laure  de  mes  principales 
aventures  et  de  l'état  présent  de  mes  affaires.  Elle  écouta 
mon  récit  avec  une  attention  qui  me  fit  connoître  qu'il  ne 
lui  étoit  pas  indifférent.  Ami  Santillane,  me  dit-elle  quand 
je  l'eus  achevé  ,  vous  jouez,  à  ce  que  je  vois,  un  assez  beau 
rôle  sur  le  théâtre  du  monde  :  vous  ne  sauriez  croire  jusqu'à 
quel  point  j'en  suis  ravie.  Lorsque  je  mènerai  Lucrèce  à 
Madrid  pour  la  faire  entrer  dans  la  troupe  du  prince,  j'ose 
me  flatter  qu'elle  trouvera  dans  le  seigneur  de  Santillane 
un  puissant  protecteur.  N'en  doutez  nullement,  lui  répon- 
dis-je;  vous  pouvez  compter  sur  moi  :  je  ferai  recevoir  votre 
fille  et  vous  dans  la  troupe  du  prince  quandil  vous  plaira; 
c'est  ce  que  je  puis  vous  promettre  sans  trop  présumer  de 
mon  pouvoir.  Je  vous  prendrois  au  mot,  reprit  Laure,  et  je 
partirois  dès  demain  pour  Madrid,  si  je  n'étois  pas  liée  ici 
par  des  engagements  avec  ma  troupe.  Un  ordre  de  la  cour 
peut  rompre  vos  liens,  lui  repartis-je  ,  et  c'est  de  quoi  je  me 
charge-;  vous  le  recevrez  avant  huit  jours.  Je  me  fais  un 
plaisir  d'enlever  Lucrèce  aux  Tolédans  :  une  actrice  si  jolie 
est  faite  pour  les  gens  de  cour;  elle  nous  appartient  de  droit.' 

Lucrèce  entra  dans  la  chambre  au  moment  que  j'ache- 
vois  ces  paroles.  Je  crus  voir  la  déesse  Hébé ,  tant  elle  étoit 
mignonne  et  gracieuse!  Elle  venoit  de  se  lever;  et  sa  beauté 
naturelle,  brillant  sans  le  secours  de  l'art,  présentoit  à  la 
vue  un  objet  ravissant.  Venez,  ma  nièce,  lui  dit  sa  mère, 
venez  remercier  monsieur  de  la  bonne  volonté  qu'il  a  pour 
nous  :  c'est  un  de  mes  anciens  amis  qui  a  beaucoup  de  cré- 
dit à  la  cour,  et  qui  se  fait  fort  de  nous  mettre  toutes  deux 
dans  la  troupe  du  Prince.  Ce  discours  parut  faire  plaisir  à  la 
petite  fille,  qui  me  fit  une  profonde  révérence,  et  me  dit 
avec  un  souris  'enchanteur  :  Je  vous  rends  de  très-humbles 
grâces  de  votre  obligeante  intention  ;  mais,  seigneur,  je  ne 
sais  si  elle  ne  tournera  pas  contre  moi.  En  voulant  m'ôter  à  un 


LIVRE  XII,   CHAPITRE    II.  409 

public  qui  m'aime,  êtes-vous  sûr  que  je  ne  déplairai  point 
à  celui  de  Madrid?  Je  perdrai  peut-être  au  change.  Je  me 
souviens  d'avoir  ouï  dire  à  ma  tante  qu'elle  a  vu  des  acteurs 
briller  dans  une  ville,  et  révolter  dans  une  autre;  cela  me 
fait  peur  :  craignez  de  m' exposer  au  mépris  de  la  cour,  et 
vous  à  ses  reproches.  Belle  Lucrèce,  lui  répondis-je,  c'est 
ce  que  nous  ne  devons  appréhender  ni  l'un  ni  l'autre  :  je 
crains  plutôt  qu'enflammant  tous  les  cœurs,  vous  ne  causiez 
de  la  division  parmi  nos  grands.  La  frayeur  de  ma  nièce,  me 
dit  Laure,  est  mieux  fondée  que  la  vôtre;  mais  j'espère 
qu'elles  seront  vaines  toutes  deux  :  si  Lucrèce  ne  peut  faire 
de  bruit  par  ses  charmes,  en  récompense  elle  n'est  pas 
assez  mauvaise  actrice  pour  devoir  être  méprisée. 

Nous  continuâmes  encore  quelque  temps  cette  conversa- 
tion, et  j'eus  lieu  de  juger,  par  tout  ce  que  Lucrèce  y  mit 
du  sien,  que  c'étoit  une  fille  d'un  esprit  supérieur;  ensuite 
je  pris  congé  de  ces  deux  dames,  en  leur  protestant  qu'elles 
auroient  incessamment  un  ordre  de  la  cour  pour  se  rendre 
à  Madrid. 

CHAPITRE  IL 

Santillane  rend  compte  de  sa  commission  au  ministre, 

qui  le  charge  du  soin  de  faire  venir  Lucrèce  à  Madrid.  De  l'arrivée  de  cette  comédienne 

et  de  son  début  à  la  cour. 

A  mon  retour  à  Madrid ,  je  trouvai  le  comte-duc  fort 
impatient  d'apprendre  le  succès  de  mon  voyage.  Gil  Blas, 
me  dit-il,  as-tu  vu  la  comédienne  en  question?  vaut-elle  la 
peine  qu'on  la  fasse  venir  à  la  cour?  Monseigneur,  lui  répon- 
dis-je, la  renommée,  qui  loue  ordinairement  plus  qu'il  ne 
faut  les  belles  personnes,  ne  dit  pas  assez  de  bien  de  la 
jeune  Lucrèce;  c'est  un  sujet  admirable,  tant  pour  sa  beauté 
que  pour  ses  talents. 


410  GIL  CLAS. 

Est-il  possible,  s'écria  le  ministre  avec  une  satisfaction 
intérieure  que  je  lus  dans  ses  yeux,  et  qui  me  fit  penser  que 
c'étoit  pour  son  propre  compte  qu'il  m'avoit  envoyé  à 
Tolède,  est-il  possible  qu'elle  soit  aussi  aimable  que  tu  le 
dis?  Quand  vous  la  verrez ,  lui  repartis-je,  vous  avouerez 
qu'on  ne  peut  faire  son  éloge  qu'au  rabais  de  ses  charmes. 
Santillane,  reprit  Son  Excellence,  fais-moi  une  fidèle  rela- 
tion de  ton  voyage;  je  serai  bien  aise  de  l'entendre.  Alors, 
prenant  la  parole  pour  contenter  mon  maître,  je  lui  contai 
jusqu'cà  l'histoire  de  Laure  inclusivement.  Je  lui  appris  que 
cette  actrice  avoit  eu  Lucrèce  du  marqilis  de  Marialva ,  sei- 
gneur portugais ,  qui,  s'étant  arrêté  à  Grenade  en  voyageant, 
étoit  devenu  amoureux  d'elle.  Enfin,  quand  j'eus  fait  à  mon- 
seigneur un  détail  de  ce  qui  s' étoit  passé  entre  ces  comé- 
diennes et  moi,  il  me  dit  :  Je  suis  ravi  que  Lucrèce  soit 
fille  d'un  homme  de  qualité  :  cela  m'intéresse  pour  elle 
encore  davantage  :  il  faut  l'attirer  ici.  Mais,  mon  ami,  je  te 
recommande  une  chose;  continue,  ajouta-t-il,  comme  tu  as 
commencé  ;  ne  me  mêle  point  là  dedans  :  que  tout  roule 
sur  Gil  Blas  de  Santillane. 

J'allai  trouver  Carnero,  à  qui  je  dis  que  Son  Excellence 
vouloit  qu'il  expédiât  un  ordre  par  lequel  le  roi  recevoit 
dans  sa  troupe  Estelle  et  Lucrèce,  actrices  de  la  comédie 
de  Tolède.  Oui-da,  seigneur  de  Santillane,  répondit  Carnero 
avec  un  souris  malin,  vous  serez  bientôt  servi,  puisque, 
selon  toutes  les  apparences,  vous  vous  intéressez  pour  ces 
deux  dames.  Au  reste,  j'espère  qu'en  faisant  ce  que  vous 
souhaitez,  le  public  y  trouvera  aussi  son  compte.  En  même 
temps  ce  secrétaire  dressa  l'ordre  lui-même  et  m'en  délivra 
l'expédition,  que  j'envoyai  sur-le-champ  à  Estelle  par  le 
même  laquais  (|\ii  m'avoit  accompagné  à  Tolède.  Huit  jours 
après,  la  mère  et  la  fille  arrivèrent  à  Madrid.  Elles  allèrent 
loger  dans  un  hôtel  garni,  à  deux  pas  de  la  troupe  du  Prince, 


LIVRE  XII,    CHAPITRE    II.  411 

et  leur  premier  soin  fut  de  m'en  donner  avis  par  un  billet. 
Je  me  rendis  dans  le  moment  à  cet  hôtel,  où,  après  mille 
offres  de  service  de  ma  part,  et  autant  de  remercîments  de 
la  leur,  je  les  laissai  se  préparer  à  leur  début,  que  je  leur 
souhaitai  heureux  et  brillant. 

Elles  se  firent  annoncer  au  public  comme  deux  actrices 
nouvelles  que  la  troupe  du  Prince  venoit  de  recevoir  par 
ordre  de  la  cour.  Elles  débutèrent  dans  une  comédie  qu'elles 
avoient  coutume  de  jouer  à  Tolède  avec  applaudissement. 

Dans  quel  endroit  du  monde  n'aime-t-on  pas  la  nou- 
veauté en  fait  de  spectacles?  Il  se  trouva  ce  jour-là,  dans  la 
salle  des  comédiens,  un  concours  extraordinaire  de  specta- 
teurs. On  juge  bien  que  je  ne  manquai  pas  cette  représen- 
tation. Je  souffris  un  peu  avant  que  la  pièce  commençât. 
Tout  prévenu  que  j'étois  en  faveur  des  talents  de  la  mère  et 
de  la  fille,  je  tremblois  pour  elles,  tant  j'étois  dans  leurs 
intérêts  !  Mais  à  peine  eurent-elles  ouvert  la  bouche,  qu'elles 
ra'ôtèrent  toute  ma  crainte  parles  applaudissements  qu'elles 
reçurent.  On  regarda  Estelle  comme  une  actrice  consommée 
dans  le  comique  ,  et  Lucrèce  comme  un  prodige  pour  les 
rôles  d'amoureuses.  Cette  dernière  enleva  tous  les  cœurs. 
Les  uns  admirèrent  la  beauté  de  ses  yeux,  les  autres  furent 
touchés  de  la  douceur  de  sa  voix ,  et  tous ,  frappés  de  ses 
grâces  et  du  vif  éclat  de  sa  jeunesse,  sortirent  enchantés  de 
sa  personne. 

Le  comte-duc,  qui  prenoit  encore  plus  de  part  que  je  ne 
croyois  au  début  de  cette  actrice,  étoit  à  la  comédie  ce  soir- 
là.  Je  le  vis  sortir  sur  la  fin  de  la  pièce,  fort  satisfait,  à  ce 
qu'il  me  parut,  de  nos  deux  comédiennes.  Curieux  de  savoir 
s'il  en  étoit  véritablement  bien  affecté,  je  le  suivis  chez  lui; 
et  m'introduisant  dans  son  cabinet  où  il  venoit  d'entrer  :  Eh 
bien!  monseigneur,  lui  dis-je,  Votre  Excellence  est-elle 
contente  de  la  petite  Marialva  ?  Mon  Excellence ,  répondit-il 


412  GIL    BLAS. 


en  souriant,  seroit  bien  difficile,  si  elle  refusoit  de  joindre 
son  suffrage  à  celui  du  public.  Oui,  mon  enfant,  ton  voyage 
de  Tolède  a  été  heureux.  Je  suis  charmé  de  ta  Lucrèce,  et 
je  ne  doute  pas  que  le  roi  ne  prenne  plaisir  à  la  voir. 


CHAPITRE   III. 

Lucrèce  fait  grand  bruit  à  la  cour  et  joue  devant  le  roi  qui  en  devient  amoureux. 
Suites  de  cet  amour. 

Le  début  des  deux  actrices  nouvelles  fit  bientôt  du  bruit 
à  la  cour;  dès  le  lendemain  il  en  fut  parlé  au  lever  du  roi. 
Quelques  seigneurs  vantèrent  surtout  la  jeune  Lucrèce  :  ils 
en  firent  un  si  beau  portrait,  que  le  monarque  en  fut  frappé  ; 
mais,  dissimulant  l'impression  que  leurs  discours  faisoient 
sur  lui,  il  gardoit  le  silence,  et  sembloit  n'y  prêter  aucune 
attention. 

Cependant,  d'abord  qu'il  se  trouva  seul  avec  le  comte- 
duc  ,  il  lui  demanda  ce  que  c'étoit  que  certaine  actrice  qu'on 
louoit  tant.  Le  ministre  lui  répondit  que  c'étoit  une  jeune 
comédienne  de  Tolède,  qui  avoit  débuté  le  soir  précédent 
avec  beaucoup  de  succès.  Cette  actrice,  ajouta-t-il,  se  nomme 
Lucrèce,  nom  fort  convenable  aux  personnes  de  sa  profes- 
sion :  elle  est  de  la  connoissance  de  Santillane,  qui  m'a  dit 
d'elle  tant  de  bien,  que  j'ai  jugé  à  propos  de  la  recevoir  dans 
la  troupe  de  Votre  Majesté.  Le  roi  sourit  en  entendant  pro- 
noncer mon  nom;  peut-être  qu'il  se  ressouvint  dans  ce  mo- 
ment que  c'étoit  moi  qui  lui  avois  fait  connoître  Catalina, 
et  qu'il  eut  un  pressentiment  que  je  lui  rendrois  le  même 
service  dans  cette  occasion.  Comte,  dit-il  au  ministre,  je 
veux  voir  jouer  dès  demain  cette  Lucrèce;  je  vous  charge 
du  soin  de  le  lui  faire  savoir. 

Le  comte-duc,  m'ayant  rapporté  cet  entretien  et  appris 


LIVRE  XII,    CHAPITRE    III.  413 

l'inienlion  du  roi,  m'envoya  chez  nos  deux  comédiennes 
pour  les  en  avertir.  Je  m'y  rendis  en  diligence.  Je  viens , 
dis-je  à  Laure  que  je  rencontrai  la  première,  vous  annoncer 
une  grande  nouvelle  :  vous  aurez  demain  parmi  vos  specta- 
teurs le  souverain  de  la  monarchie  ;  c'est  de  quoi  le  ministre 
m'a  ordonné  de  vous  informer.  Je  ne  doute  pas  que  vous  ne 
fassiez  tous  vos  efforts,  votre  fille  et  vous,  pour  répondre  à 
l'honneur  que  ce  monarque  veut  vous  faire;  mais  je  vous 
conseille  de  choisir  une  pièce  où  il  y  ait  de  la  danse  et 
de  la  musique ,  pour  lui  faire  admirer  tous  les  talents  que 
Lucrèce  possède.  Nous  suivrons  votre  conseil,  me  répondit 
Laure;  nous  n'avons  garde  d'y  manquer,  et  il  ne  tiendra  pas 
à  nous  que  le  prince  ne  soit  satisfait.  Il  ne  sauroit  manquer 
de  l'être,  lui  dis-je  en  voyant  arriver  Lucrèce  dans  un 
déshabillé  qui  lui  prètoit  plus  de  charmes  que  ses  habits  de 
théâtre  les  plus  superbes  :  il  sera  d'autant  plus  content  de 
votre  aimable  nièce,  qu'il  aime  plus  que  toute  autre  chose  la 
danse  et  le  chant  ;  il  pourroit  bien  même  être  tenté  de  lui 
jeter  le  mouchoir.  Je  ne  souhaite  point  du  tout,  reprit  Laure, 
qu'il  ait  cette  tentation;  tout  puissant  monarque  qu'il  est,  il 
pourroit  trouver  des  obstacles  à  l'accomplissement  de  ses 
désirs.  Lucrèce,  quoique  élevée  dans  les  coulisses  d'un 
théâtre,  a  de  la  vertu;  et,  quelque  plaisir  qu'elle  prenne  à 
se  voir  applaudir  sur  la  scène,  elle  aime  encore  mieux  pas- 
ser pour  honnête  fille  que  pour  bonne  actrice. 

Ma  tante ,  dit  alors  la  petite  Marialva  en  se  mêlant  à  la 
conversation  ,  pourquoi  se  faire  des  monstres  pour  les  com- 
battre ?  Je  ne  serai  jamais  à  la  peine  de  repousser  les  sou- 
pirs du  roi;  la  délicatesse  de  son  goût  le  sauvera  des  reproches 
qu'il  mériteroit,  s'il  abaissoit  jusqu'à  moi  ses  regards.  Mais, 
charmante  Lucrèce,  lui  dis-je,  s'il  arrivoit  que  ce  prince 
voulût  s'attacher  à  vous  et  vous  choisir  pour  sa  maîtresse , 
seriez-vous  assez  cruelle  pour  le  laisser  languir  dans  vos  fers 


414  GIL  BLAS. 

comme  un  amant  ordinaire?  Pourquoi  non?  répondit-elle. 
Oui,  sans  doute;  et,  vertu  à  part,  je  sens  que  ma  vanité 
seroit  plus  flattée  d'avoir  résisté  à  sa  passion,  que  si  je  m'y 
étois  rendue.  Je  ne  fus  pas  peu  étonné  d'entendre  parler  de 
cette  sorte  une  élève  de  Laure;  et  je  quittai  ces  dames,  en 
louant  la  dernière  d'avoir  donné  à  l'autre  une  si  belle  édu- 
cation. 

Le  jour  suivant,  le  roi,  impatient  de  voir  Lucrèce,  se 
rendit  à  la  Comédie.  On  joua  une  pièce  entremêlée  de  chants 
et  de  danses,  et  dans  laquelle  notre  jeune  actrice  brilla 
beaucoup.  Depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  ,  j'eus  les 
yeux  attachés  sur  le  monarque,  et  je  m'appliquai  à  démêler 
dans  les  siens  ce  qu'il  pensoit;  mais  il  mit  en  défaut  ma 
pénétration  par  un  air  de  gravité  qu'il  affecta  de  conserver 
toujours.  Je  ne  sus  que  le  lendemain  ce  que  j'étois  en  peine 
de  savoir.  Santillane,  me  dit  le  ministre,  je  viens  de  quitter 
le  roi ,  qui  m'a  parlé  de  Lucrèce  avec  tant  de  vivacité ,  que 
je  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  épris  de  cette  jeune  comé- 
dienne ;  et,  comme  je  lui  ai  dit  que  c'est  toi  qui  l'as  fait  venir 
de  Tolède ,  il  m'a  témoigné  qu'il  seroit  bien  aise  de  t' entre- 
tenir là-dessus  en  particulier  :  va  de  ce  pas  te  présenter  à 
la  porte  de  sa  chambre,  où  l'ordre  de  te  faire  entrer  est  déjà 
donné;  cours,  et  reviens  promptement  me  rendre  compte  de 
cette  conversation. 

Je  volai  d'abord  chez  le  roi,  que  je  trouvai  seul.  Il  se 
promenoit  à  grands  pas  en  m'attendant,  et  paroissoit  avoir 
la  tête  embarrassée.  Il  me  fit  plusieurs  questions  sur  Lucrèce, 
dont  il  m'obligea  de  lui  conter  l'histoire;  ensuite  il  me 
demanda  si  la  petite  personne  n'avoit  pas  déjà  eu  quelque 
galanterie.  J'assurai  hardiment  que  non,  malgré  la  témé- 
rité de  ces  sortes  d'assurances;  ce  qui  me  parut  faire  au 
prince  un  fort  grand  plaisir.  Cela  étant,  reprit-il,  je  te  choi- 
sis pour  mon  agent  auprès  de  Lucrèce  ;  je  veux  que  ce  soit 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   III.  415 

de  ta  bouche  qu'elle  apprenne  sa  victoire.  Va  la  lui  annoncer 
de  ma  part,  ajouta-t-il  en  me  mettant  entre  les  mains  un 
écrin  où  il  y  avoit  pour  plus  de  cinquante  mille  écus  de 
pierreries,  et  dis-lui  que  je  la  prie  d'accepter  ce  présent, 
en  attendant  de  plus  solides  marques  de  ma  passion. 

Avant  que  de  m'acquitter  de  cette  commission,  j'allai 
rejoindre  le  comte-duc,  à  qui  je  fis  un  fidèle  rapport  de  ce 
que  le  roi  m'avoit  dit.  Je  m'imaginois  que  ce  ministre  en 
seroit  plus  affligé  que  réjoui  ;  car  je  croyois  qu'il  avoit  des 
vues  amoureuses  sur  Lucrèce,  et  qu'il  appren droit  avec  cha- 
grin que  son  maître  étoit  devenu  son  rival;  mais  je  me  trom- 
pois.  Bien  loin  d'en  paroitre  mortifié,  il  en  eut  une  si  grande 
joie,  que,  ne  pouvant  la  contenir,  il  laissa  échapper  quel- 
ques paroles  qui  ne  tombèrent  point  à  terre.  Oh!  parbleu , 
Philippe,  s'écria-t-il.  Je  vous  tiens  ^  c'est  pour  le  coiip  que 
les  affaires  vont  vous  faire  peur!  Cette  apostrophe  me  décou- 
vrit toute  la  manœuvre  du  comte-duc  :  je  vis  par  là  que  ce 
seigneur,  craignant  que  le  prince  ne  voulût  s'occuper  de 
choses  sérieuses,  cherchoit  à  l'amuser  par  les  plaisirs  les 
plus  convenables  à  son  humeur.  Santillane,  me  dit-il  ensuite, 
ne  perds  point  de  temps;  hàte-toi,  mon  ami,  d'aller  exécu- 
ter l'ordre  important  qu'on  t'a  donné,  et  dont  il  y  a  bien 
des  seigneurs  à  la  cour  qui  leroient  gloire  d'être  chargés. 
Songe,  poursuivit-il,  que  tu  n'as  point  ici  de  comte  de 
Lemos  qui  t'enlève  la  meilleure  partie  de  l'honneur  du  ser- 
vice rendu  ;  tu  l'auras  tout  entier,  et  de  plus  tout  le  profit. 

C'est  ainsi  que  Son  Excellence  me  dora  la  pilule ,  que 
j'avalai  tout  doucement,  non  sans  en  sentir  l'amertume;  car 
depuis  ma  prison  je  m'étois  accoutumé  à  regarder  les  choses 
dans  un  point  de  vue  moral,  et  je  ne  trouvois  pas  l'emploi 
de  Mercure  en  chef  aussi  honorable  qu'on  me  le  disoit. 
Cependant,  si  je  n'étois  point  assez  vicieux  pour  m'en  acquit- 
ter sans  remords,  je  n'avois  pas  non  plus  assez  de  vertu 


416  GIL  BLAS. 

pour  refuser  de  le  remplir.  J'obéis  donc  d'autant  plus  volon- 
tiers au  roi,  que  je  voyois  en  même  temps  que  mon  obéis- 
sance seroit  agréable  au  ministre,  à  qui  je  ne  songeois  qu'à 
plaire. 

Je  jugeai  à  propos  de  m'adresser  d'abord  à  Laure,  et  de 
l'entretenir  en  particulier.  Je  lui  exposai  ma  mission  en 
termes  mesurés,  et  sur  la  fm  de  mon  discours  je  lui  pré- 
sentai l'écrin  en  forme  de  péroraison.  A  la  vue  des  pierre- 
ries, la  dame,  ne  pouvant -cacher  sa  joie,  la  fit  éclater  en 
liberté.  Seigneur  Gil  Blas,  s'écria-t-elle ,  ce  n'est  pas  devant 
le  meilleur  et  le  plus  ancien  de  mes  amis  que  je  dois  me 
contraindre;  j'aurois  tort  de  me  parer  d'une  fausse  sévérité 
de  mœurs,  et  de  faire  des  grimaces  avec  vous.  Oui,  n'en  dou- 
tez pas,  continua-t-elle ,  je  suis  ravie  que  ma  fille  ait  fait 
une  conquête  si  précieuse;  j'en  conçois  tous  les  avantages. 
Mais,  entre  nous,  je  crains  que  Lucrèce  ne  les  regarda  d'un 
autre  œil  que  moi  :  quoique  fille  de  théâtre,  je  vous  l'ai  dit, 
elle  a  la  sagesse  si  fort  en  recommandation,  qu'elle  a  déjà 
rejeté  les  vœux  de  deux  jeunes  seigneurs  aimables  et  riches. 
Vous  me  direz,  poursuivit-elle,  que  ces  deux  seigneurs  ne  sont 
pas  des  rois  :  j'en  conviens,  et  vraisemblablement  l'amour 
d'un  amant  couronné  doit  étourdir  la  vertu  de  Lucrèce  ; 
néanmoins  je  ne  puis  m' empêcher  de  vous  dire  que  la  chose 
est  incertaine,  et  je  vous  déclare  que  je  ne  contraindrai  pas 
ma  fille.  Si,  bien  loin  de  se  croire  honorée  de  la  tendresse 
passagère  du  roi,  elle  envisage  cet  honneur  comme  une 
infamie,  que  ce  grand  prince  ne  lui  sache  pas  mauvais  gré 
de  s'y  dérober.  Revenez  demain,  ajouta -t- elle,  je  vous 
dirai  s'il  faut  lui  rendre  une  réponse  favorable  ou  ses  pier- 
reries. 

Je  ne  doutois  point  du  tout  que  Laure  n'exhortât  plutôt 
Lucrèce  à  s'écarter  de  son  devoir  qu'à  s'y  maintenir,  et  je 
comptois  fort  sur  cette  exhortation.  Néanmoins  j'appris  avec 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   IV.  417 

surprise  le  jour  suivant  que  Laure  avoit  eu  autant  de  peine 
à  porter  sa  fille  au  mal,  que  les  autres  mères  en  ont  à  por- 
ter les  leurs  au  bien  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant  encore, 
c'est  que  Lucrèce,  après  avoir  eu  quelques  entretiens  secrets 
avec  le  monarque,  eut  tant  de  regrets  de  s'être  livrée  à  ses 
désirs,  qu'elle  quitta  tout  à  coup  le  monde,  et  s'enferma 
dans  le  monastère  de  l'Incarnation,  où  bientôt  elle  tomba 
malade  et  mourut  de  chagrin  K  Laure,  de  son  côté,  ne  pou- 
vant se  consoler  de  la  perte  de  sa  fille,  et  d'avoir  sa  mort  à 
se  reprocher,  se  retira  dans  le  couvent  des  Filles  Pénitentes, 
pour  y  pleurer  les  plaisirs  de  ses  beaux  jours.  Le  roi  fut 
touché  de'la  retraite  inopinée  de  Lucrèce;  mais  ce  jeune 
prince,  n'étant  pas  d'humeur  à  s'affliger  longtemps,  s'en 
consola  peu  à  peu.  Pour  le  comte-duc,  quoiqu'il  ne  parût 
guère  sensible  à  cet  incident,  il  ne  laissa  pas  d'en  être  très- 
mortifié;  ce  que  le  lecteur  n'aura  pas  de  peine  à  croire. 


CHAPITRE  lY. 

Du  nouvel  emploi  que  donna  le  ministre  à  Sanlillane. 

Je  sentis  aussi  très-vivement  le  malheur  de  Lucrèce  :'  et 
j'eus  tant  de  remords  d'y  avoir  contribué,  que,  me  regar- 
dant comme  un  infâme,  malgré  la  qualité  de  l'amant  dont 
j'avois  servi  les  amours,  je  résolus  d'abandonner  pour  jamais 
le  caducée  :  je  témoignai  même  au  ministre  la  répugnance, 
que  j'avois  à  le  porter,  et  je  le  priai  de  m'employer  à  toute 
autre  chose.  Il  parut  étonné  de  ma  vertu.  Santillane,  me 
dit-il,  ta  délicatesse  me  charme;  et,  puisque  tu  es  un  si 

1 .  On  ne  s'attendait  pas  à  un  semblable  dénoùment  ;  il  parait  fondé  sur 
riiistoire.  La  mère  de  don  Juan  d'Autriclie,  simple  comédienne,  tint  la  môme 
conduite  que  l'on  vit  suivre  en  France  par  mademoiselle  de  La^'allière,  et  s'en- 
ferma dans  un  couvent. 


418  GIL  13LAS. 

honnête  garçon  ,  je  veux  te  donner  une  occupation  plus  con- 
venable à  ta  sagesse.  Voici  ce  que  c'est  :  écoute  attentive- 
ment la  confidence  que  je  vais  te  faire. 

Quelques  années  avant  que  je  fusse  en  faveur,  continua- 
t-il ,  le  hasard  offrit  un  jour  à  ma  vue  une  dame  qui  me  parut 
si  bien  faite  et  si  belle,  que  je  la  fis  suivre.  J'appris  que 
c'étoit  une  Génoise,  nommée  dona  Margarita  Spinola,  qui 
vivoit  à  Madrid  du  revenu  de  sa  beauté  :  on  me  dit  même 
que  don  Francisco  de  Valeasar,  alcade  de  cour,  homme 
riche,  vieux  et  marié,  faisoit  pour  cette  coquette  une  dépense 
considérable.*  Ce  rapport,  qui  n'auroit  dû  m'inspirer  que  du 
mépris  pour  elle,  me  fit  concevoir  un  désir  violent  de  par- 
tager ses  bonnes  grâces  avec  Valeasar.  J'eus  cette  fantaisie; 
et,  pour  la  satisfaire,  j'eus  recours  à  une  médiatrice  d'amour, 
qui  eut  l'adresse  de  me  ménager  en  peu  de  temps  une 
secrète  entrevue  avec  la  Génoise;  et  cette  entrevue  fut  suivie 
de  plusieurs  autres  ;  si  bien  que  mon  rival  et  moi  nous  étions 
également  bien  traités  pour  nos  présents.  Peut-être  même 
avoit-elle  encore  quelque  autre  galant  aussi  heureux  que 
nous. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Margarita,  en  recevant  tant  d'hom- 
mages confus,  devint  insensiblement  mère,  et  mit  au  monde 
un  garçon ,  dont  elle  voulut  faire  honneur  à  chacun  de  ses 
amants  en  particulier;  mais  aucun,  ne  pouvant  en  con^ 
science  se  vanter  d'être  père  de  cet  enfant,  ne  voulut  le 
reconnoître;  de  sorte  que  la  Génoise  fut  obligée  de  le  nour- 
rir du  fruit  de  ses  galanteries  :  ce  qu'elle  a  fait  pendant  dix- 
huit  années,  au  bout  desquelles  étant  morte,  elle  a  laissé 
son  fils  sans  bien,  et,  qui  pis  est,  sans  éducation. 

Voilà,  poursuivit  Monseigneur,  la  confidence  que  j'avois 
à  te  faire,  et  je  vais  présentement  t'instruire  du  grand 
dessein  que  j'ai  formé.  Je  veux  tirer  du  néant  cet  enfant 
malheureux,    et,    le  faisant    passer    d'une    extrémité    cà 


LIVRE   XII,    CHAPITRE  IV.  419 

l'autre,  le  reconnoître  pour  mon  fils,  et  l'élever  aux  honneurs. 

A  ce  projet  extravagant,  il  me  fut  impossible  de  me 
taire.  Comment,  seigneur,  m'écriai-je,  Votre  Excellence 
peut-elle  avoir  pris  une  résolution  si  étrange?  Pardonnez- 
moi  ce  terme  ;  il  échappe  à  mon  zèle.  Tu  la  trouveras  rai- 
sonnable, reprit-il  avec  précipitation,  quand  je  t'aurai  dit  les 
raisons  qui  m'ont  déterminé  à  la  prendre.  Je  ne  veux  point 
que  mes  collatéraux  soient  mes  héritiers.  Tu  me  diras  que 
je  ne  suis  point  encore  dans  un  âge  assez  avancé  pour  déses- 
pérer d'avoir  des  enfants  de  madame  d'Olivarès.  Mais  cha- 
cun se  connoît  :  qu'il  te  suffise  d'apprendre  que  la  chimie 
n'a  pas  de  secrets  que  je  n'aie  inutilement  mis  en  usage 
pour  redevenir  père.  Ainsi,  puisque  la  fortune,  suppléant 
au  défaut  de  la  nature,  me  présente  un  enfant  dont  peut- 
être  dans  le  fond  je  suis  le  véritable  père,  je  l'adopte;  c'est 
une  chose  résolue. 

Quand  je  vis  que  le  ministre  avoit  en  tète  cette  adoption, 
je  cessai  de  le  contredire ,  le  connoissant  pour  homme  capa- 
ble de  faire  une  sottise  plutôt  que  de  démordre  de  son  sen- 
timent. Il  ne  s'agit  plus,  ajouta-t-il,  que  de  donner  de 
l'éducation  à  don  Henri-Philippe  de  Guzman  (car  c'est  le 
nom  que  je  prétends  qu'il  porte  dans  le  monde,  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  en  état  de  posséder  les  dignités  qui  l'attendent). 
C'est  toi,  mon  cher  Santillane,  que  je  choisis  pour  le  con- 
duire :  je  me  repose,  sur  ton  esprit  et  sur  ton  attachement 
pour  moi ,  du  soin  de  faire  sa  maison ,  de  lui  donner  toutes 
sortes  de  maîtres,  en  un  mot  de  le  rendre  un  cavalier  accom- 
pli. Je  voulus  me  défendre  d'accepter  cet  emploi,  en  repré- 
sentant au  comte-duc  qu'il  ne  me  convenoit  guère  d'élever 
déjeunes  seigneurs,  n'ayant  jamais  fait  ce  métier,  qui  de- 
mandoit  plus  de  lumières  et  de  mérite  que  je  n'en  avois; 
mais  il  m'interrompit,  et  me  ferma  la  bouche  en  me  disant 
qu'il  prétendoit  absolument  que  je  fusse  le  gouverneur  de  ce 


420  GIL   BLAS. 

fils  adopté,  qu'il  destinoit  aux  premières  charges  de  la  mo- 
narchie. Je  me  préparai  donc  à  remplir  cette  place  pour 
contenter  Monseigneur,  qui,  pour  prix  de  ma  complaisance, 
grossit  mon  petit  revenu  d'une  pension  de  mille  écus  qu'il 
me  fit  obtenir,  ou  plutôt  qu'il  me  donna  sur  la  commanderie 
de  Mambra. 


CH/VP.ITRE  V. 

Le  fils  de  la  Génoise  est  reconnu  par  acte  authentique, 

et  nommé  don  Henri-Philippe  de  Guzman.  Santillane  fait  la  maison  de  ce  jeune  seigneur, 

et  lui  donne  toutes  sortes  de  maîtres. 

Effectivement,  le  comte-duc  ne  tarda  guère  à  reconnoî- 
tre  le  fils.de  dona  Margarita  Spinola,  et  l'acte  de  recon- 
noissance  s'en  fit  avec  l'agrément  et  sous  le  bon  plaisir  du 
roi.  Don  Henri-Philippe  de  Guzman  (c'est  le  nom  que  l'on 
donna  à  cet  enfant  de  plusieurs  pères)  y  fut  déclaré  unique 
héritier  de  la  comté  d'Olivarès  et  du  duché  de  San-Lucar. 
Le  ministre,  afin  que  personne  n'en  ignorât,  fit  savoir  par 
Carnero  cette  déclaration  aux  ambassadeurs  et  aux  grands 
d'Espagne,  qui  n'en  furent  pas  peu  surpris.  Les  rieurs  de 
Madrid  en  eurent  pour  longtemps  à  s'égayer,  et  les  poètes 
satiriques  ne  perdirent  pas  une  si  belle  occasion  de  faire 
couler  le  fiel  de  leur  plume. 

Je  demandai  au  comte-duc  où  étoit  le  sujet  qu'il  vouloit 
confier  à  mes  soins.  Il  est  dans  cette  ville,  me  répondit-il, 
sous  la  conduite  d'une  tante  à  qui  je  l'ôterai  d'abord  que  tu 
auras  fait  préparer  une  maison  pour  lui;  ce  qui  fut  bientôt 
exécuté.  Je  louai  un  hôtel  que  je  fis  meubler  magnifique- 
ment. J'arrêtai  des  pages,  un  portier,  des  estafiers,  et  à 
l'aide  de  Gaporis,  je  remplis  les  places  d'officiers.  Quand 
j'eus  tout  mon  monde,  j'allai  en  avertir  Son  Excellence,  qui 


LIVRE  XII,    CHAPITRE   V.  421 

sur-le-champ  envoya  chercher  l'équivoque  et  nouveau  reje- 
ton de  la  tige  des  Guzmans.  Je  vis  un  grand  garçon  d'une 
figure  assez  agréable.  Don  Henri,  lui  dit  Monseigneur  en 
me  montrant  au  doigt,  ce  cavalier  que  vous  voyez  est  le 
guide  que  j'ai  choisi  pour  vous  conduire  dans  la  carrière  du 
monde;  j'ai  une  entière  confiance  en  lui,  et  je  lui  donne  un 
pouvoir  absolu  sur  vous.  Oui,  Santillane,  ajouta-t-il  en 
m'adressant  la  parole,  je  vous  l'abandonne,  et  je  ne  doute 
pas  que  vous  ne  m'en  rendiez  bon  compte.  A  ce  discours,  le 
ministre  en  joignit  encore  d'autres,  pour  exhorter  le  jeune 
homme  à  se  conformer  à  mes  volontés;  après  quoi  j'emme- 
nai cfon  Henri  avec  moi  à  son  hôtel. 

Aussitôt  que  nous  y  fûmes  arrivés,  je  fis  passer  en  revue 
devant  lui  tous  ses  domestiques ,  en  lui  disant  l'emploi  que 
chacun  avoit  dans  sa  maison.  Il  ne  parut  point  étourdi  du 
changement  de  sa  condition;  et,  se  prêtant  volontiers  au 
respect  et  aux  déférences  attentives  qu'on  avoit  pour  lui,  il 
sembloit  avoir  toujours  été  ce  qu'il  étoit  devenu  par  hasard. 
Il  ne  manquoit  pas  d'esprit,  mais  il  étoit  d'une  ignorance 
crasse;  à  peine  savoit-il  lire  et  écrire.  Je  mis  auprès  de  lui 
un  précepteur  pour  lui  enseigner  les  éléments  de  la  langue 
latine,  et  j'arrêtai  un  maître  de  géographie,  un  maître  d'his- 
toire, avec  un  maître  d'escrime.  On  juge  bien  que  je  n'eus 
garde  d'oublier  un  maître  à  danser  :  je  ne  fus  embarrassé 
que  sur  le  choix  ;  il  y  en  avoit  dans  ce  temps-là  un  grand 
nombre  de  fameux  à  Madrid,  et  je  ne  savois  auquel  je  devois 
donner  la  préférence. 

Tandis  que  j'étois  dans  cet  embarras  ,  je  vis  entrer  dans 
la  cour  de  notre  hôtel  un  homme  richement  vêtu.  On  me 
dit  qu'il  demandoit  à  me  parler.  J'allai  au-devant  de  lui, 
m'imaginant  que  c'étoit  tout  au  moins  un  chevalier  de  Saint- 
Jacques  ou  d'Alcantara.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  y  avoit 
pour  son  service.   Seigneur   de  Santillane,  me  répondit-il 


422  GIL  BLAS. 

après  m' avoir  fait  plusieurs  révérences  qui  sentoient  bien  son 
métier,  comme  on  m'a  dit  que  c'est  votre  seigneurie  qui 
choisit  les  maîtres  du  seigneur  don  Henri,  je  viens  vous 
ofînr  mes  services  :  je  m'appelle  Martin  Ligero  *,  et  j'ai, 
grâce  au  ciel,  quelque  réputation.  Je  n'ai  pas  coutume 
d'aller  mendier  des  écoliers;  cela  ne  convient  qu'à  de  petits 
maîtres  à  danser.  J'attends  ordinairement  qu'on  me  vienne 
chercher;  mais,  montrant  au  duc  de  Médina  Sidonia,  à  don 
Louis  de  Haro  et  à  quelques  autres  seigneurs  de  la  maison 
de  Guzman,  dont  je  suis  en  quelque  façon  le  serviteur-né, 
je  me  fais  un  devoir  de  vous  prévenir.  Je  vois  par  ce  dis- 
cours, lui  répondis-je,  que  vous  êtes  l'homme  qu'il  nous 
faut.  Combien  prenez-vous  par  mois?  Quatre  doubles  pisto- 
les,  reprit-il;  c'est  le  prix  courant;  et  je  ne  donne  que  deux 
leçons  par  semaine.  Quatre  doublons  par  mois  !  m'écriai-je; 
c'est  beaucoup.  Gomment  beaucoup!  répliqua-t-il  d'un  air 
étonné ,  vous  donneriez  bien  une  pistole  par  mois  à  un  maî- 
tre de  philosophie  ! 

Il  n'y  eut  pas  moyen  de  tenir  contre  une  si  plaisante 
réplique;  j'en  ris  de  bon  cœur,  et  je  demandai  au  seigneur 
Ligero  s'il  croyoit  véritablement  qu'un  homme  de  son  métier 
fût  préférable  à  un  maître  de  philosophie.  Je  le  crois  sans 
doute,  me  dit-il;  nous  sommes  dans  le  monde  d'une  plus 
grande  utilité  que  ces  messieurs.  Que  sont  les  hommes  avant 
qu'ils  passent  par  nos  mains?  Des  corps  tout  d'une  pièce, 
des  ours  mal  léchés  ;  mais  nos  leçons  les  développent  peu  à 
peu ,  et  leur  font  prendre  insensiblement  une  forme  ;  en  un 
mot,  nous  leur  enseignons  à  se  mouvoir  avec  grâce,  nous 
leur  donnons  des  attitudes  avec  des  airs  de  noblesse  et  de 
gravité. 

•1.  Ligero,  léger,  agile,  prompt.  Ce  n'est  point  à  Madrid,  c'est  bien  à  Paris 
que  Le  Sage  a  trouvé  le  modèle  de  Martin  Ligero.  Il  a  désigné  sous  ce  nom  un 
célèbre  maître  à  danser  de  son  temps,  connu  sous  le  nom  de  Marcel,  qui  fai- 
sait en  effet  payer  cber  à  ses  écoliers  sa  grande  réputation. 


LIVRE   X^I,   CHAPlïRli  YI.  423 

Je  me  rendis  aux  raisons  de  ce  maître  à  danser,  et  je  le 
retins  pour  montrer  à  don  Henri  sur  le  pied  de  quatre  dou- 
bles pistoles  par  mois,  puisque  c'étoit  un  prix  fait  par  les 
grands  maîtres  de  l'art. 


CHAPITRE  VI. 

Scipion  revient  de  la  Nouvelle-Espagne.  Gil  Blas  le  place  auprès  de  don  Henri. 

Des  études  de  ce  jeune  seigneur.  Des  honneurs  qu'on  lui  fit,  et  à  quelle  dame  le  comte-duc 

le  maria.  Comment  Gil  Blas  fut  fait  noble  malgré  lui. 

Je  n'avois  point  encore  fait  la  moitié  de  la  maison  de  don 
Henri,  lorsque  Scipion  revint  du  Mexique.  Je  lui  demandai 
s'il  étoit  satisfait  de  son  voyage.  Je  dois  l'être ,  me  répondit- 
il,  puisque  avec  trois  mille  ducats  en  espèces  j'ai  apporté 
pour  deux  fois  autant  en  marchandises  de  défaite  en  ce 
pays-ci.  Je  t'en  félicite,  repris-je,  mon  enfant  ;  voilà  ta  for- 
tune commencée;  il  ne  tiendra  qu'à  toi  de  l'achever,  en 
retournant  aux  Indes  l'année  prochaine  ;  ou  bien ,  si  tu  pré- 
fères à  la  peine  d'aller  si  loin  amasser  du  bien  un  poste 
agréable  à  Madrid,  tu  i>'as  qu'à  parler;  j'en  ai  un  à  te  don- 
ner. Oh!  parbleu,  dit  le  hls  de  la  Coscolina,  il  n'y  a  point  à 
balancer;  j'aime  mieux  remplir  un  bon  emploi  auprès  de- 
votre  seigneurie  que  de  m'exposer  de  nouveau  aux  périls 
d'une  longue  navigation,  quelques  avantages  qu'il  m'en  pût 
revenir.  Expliquez-vous,  mon  maître;  quelle  occupation 
destinez-vous  à  votre  serviteur? 

Pour  mieux  le  mettre  au  fait,  je  lui  contai  l'histoire  du 
petit  seigneur  que  le  comte-duc  venoit  d'introduire  dans  la 
maison  de  Guzman.  Après  lui  avoir  fait  ce  détail  curieux,  et 
lui  avoir  appris  que  ce  ministre  m'avoit  nommé  gouverneur 
de  don  Henri ,  je  lui  dis  que  je  voulois  le  faire  valet  de 
chambre  de  ce  fils  adopté.  Scipion,  qui  ne  demandoit  pas 


424  *  GIL  BLAS. 

mieux ,  accepta  volontiers  ce  poste ,  et  le  remplit  si  bien , 
qu'en  moins  de  trois  ou  quatre  jours  il  s'attira  la  confiance 
et  l'amitié  de  son  nouveau  maître. 

Je  m'étois  imaginé  que  les  pédagogues  dont  j'avois  fait 
choix  pour  endoctriner  le  fils  de  la  Génoise  y  perdroient  leur 
latin  ,  le  croyant  à  son  âge  un  sujet  peu  disciplinable  ;  néan- 
moins je  me  trompai.  11  comprenoit  et  retenoit  aisément  tout 
ce  qu'on  lui  enseignoit;  ses  maîtres  en  étoient  très-contents. 
J'allai  avec  empressement  annoncer  cette  nouvelle  au  comte- 
duc,  qui  la  reçut  avec  une  joie  excessive.  Santillane,  s'écria- 
t-il  avec  transport,  tu  me  ravis  en  m'apprenant  que  don 
Henri  a  beaucoup  de  mémoire  et  de  pénétration  :  je  recon- 
nois  en  lui  mon  sang;  et  ce  qui  achève  de  me  persuader 
qu'il  est  mon  fils,  c'est  que  je  me  sens  autant  de  tendresse 
pour  lui  que  si  je  l'eusse  eu  de  madame  d'Olivarès.  Tu  vois 
par  là,  mon  ami,  que  la  nature  se  déclare.  Je  n'eus  garde 
de  dire  à  Monseigneur  ce  que  je  pensois  là-dessus  ;  et,  res- 
pectant sa  Ibiblesse,  je  le  laissai  jouir  du  plaisir  de  se  croire 
père  de  don  Henri. 

Quoique  tous  les  Guzmans  eussent  une  haine  mortelle 
pour  ce  jeune  seigneur  de  fraîche  date,  ils  la  dissimulèrent 
par  politique  ;  il  y  en  eut  même  qui  affectèrent  de  rechercher 
son  amitié  :  les  ambassadeurs  et  les  grands  qui  étoient  alors 
à  Madrid  le  visitèrent,  et  lui  firent  tous  les  honneurs  qu'ils 
auroient  rendus  à  un  enfant  légitime  du  comte-duc.  Ce 
ministre,  ravi  de  voir  encenser  son  idole,  ne  tarda  guère  à 
la  parer  de  dignités.  11  commença  par  demander  au  roi 
pour  don  Henri  la  croix  d'Alcantara,  avec  une  commanderie 
de  dix  mille  écus.  Peu  de  temps  après,  il  le  fit  recevoir  gen- 
tilhomme de  la  chambre;  ensuite,  ayant  pris  la  résolution 
de  le  marier,  et  voulant  lui  donner  une  dame  de  la  plus 
noble  maison  d'Espagne,  il  jeta  les  yeux  sur  dona  Juana 
de  Velasco,  fille  du  duc  de  Gastille,  et  il  eut  assez  d'auto- 


LIVRE  XII,   CHAPITRE  VI.  42o 

rite  pour  la  lui  faire  épouser  en  dépit  de  ce  duc  et  de  ses 
parents. 

Quelques  jours  avant  ce  mariage  ,  Monseigneur  m'ayant 
envoyé  chercher,  me  dit,  en  me  mettant  des  papiers  entre 
les  mains  :  Tiens,  Gil  Blas,  j'ai  un  nouveau  présent  à  te 
faire.  Je  crois  qu'il  ne  te  sera  pas  désagréable;  voici  des  let- 
tres de  noblesse  que  j'ai  fait  expédier  pour  toi.  Monseigneur, 
lui  répondis-je  assez  surpris  de  ces  paroles,  Votre  Excellence 
sait  que  je  suis  fds  d'une  duègne  et  d'un  écuyer:  ce  seroit, 
ce  me  semble ,  profaner  la  noblesse  que  de  m'y  agréger;  et 
c'est  de  toutes  les  grâces  que  Sa  Majesté  me  peut  faire,  celle 
que  je  mérite  et  que  je  désire  le  moins.  Ta  naissance,  reprit 
le  ministre ,  est  un  obstacle  facile  à  lever.  Tu  as  été  occupé 
des  affaires  de  l'État  sous  le  ministère  du  duc  de  Lerme  et 
sous  le  mien;  d'ailleurs,  ajouta-t-il  avec  un  souris,  n'as-tu 
pas  rendu  au  monarque  des  services  qui  méritent  une  récom- 
pense? En  un  mot,  Santillane,  tu  n'es  pas  indigne  de  l'hon- 
neur que  j'ai  voulu  te  faire  :  de  plus,  et  cette  raison  est 
sans  réplique,  le  rang  que  tu  tiens  auprès  de  mon  fds  de- 
mande que  tu  sois  noble;  je  t'avouerai  même  que  c'est  à 
cause  de  cela  que  je  t'ai  donné  des  lettres  de  noblesse.  Je 
me  rends.  Monseigneur,  lui  répliquai -je,  puisque  Votre 
Excellence  le  veut  absolument.  En  achevant  ces  mots,  je 
sortis  avec  mes  patentes,  que  je  serrai  dans  ma  poche. 

Je  suis  donc  présentement  gentilhomme!  dis-je  en  moi- 
même  lorsque  je  fus  dans  la  rue;  me  voilà  noble  sans  que 
j'en  aie  l'obligation  à  mes  parents  :  je  pourrai,  quand  il  me 
plaira,  me  faire  appeler  don  Gil  Blas;  et  si  quelqu'un  de  ma 
connoissance  s'avise  de  me  rire  au  nez  en  me  nommant 
ainsi,  je  lui  ferai  signifier  mes  lettres.  Mais  lisons-les,  conti- 
nuai-je  en  les  tirant  de  ma  poche;  voyons  Im  peu  de  quelle 
façon  on  y  décrasse  le  vilain.  Je  lus  donc  mes  patentes,  qui 
portoient  en  substance  :  Que  le  roi ,  pour  reconnoîtrc  le  zèle 


426  GIL   BLAS. 

que  j'avois  foit  paroître  en  plus  d'une  occasion  pour  son 
service  et  pour  le  bien  de  l'État,  avoit  jugé  à  propos  de  me 
gratifier  de  lettres  de  noblesse.  J'ose  dire,  à  ma  louange, 
qu'elles  ne  m'inspirèrent  aucun  orgueil.  Ayant  toujours 
devant  les  yeux  la  bassesse  de  mon  origine,  cet  honneur 
m'humilioit  au  lieu  de  me  donner  de  la  vanité  :  aussi  je  me 
promis  bien  de  renfermer  mes  patentes  dans  un  tiroir, 
sans  me  vanter  d'en  être  pourvu. 


CHAPITRE  YII. 

Gil  Blas  rencontre  encore  Fabrice  par  hasard.  De  la  dernière  conversation  qu'ils  eurent 
ensemble,  et  de  l'avis  important  que  Nunez  donna  à  Santillane. 

Le  poëte  des  Asturies,  comme  on  a  dû  le  remarquer,  me 
négligeoit  assez  volontiers.  De  mon  côté ,  mes  occupations 
ne  me  permettoient  guère  de  l'aller  voir;  de  sorte  que  je  ne 
l'avois  point  revu  depuis  le  jour  delà  dissertation  sur  \  Iphi- 
gciiie  d'Euripide.  Le  hasard  me  le  fit  encore  rencontrer  près 
de  la  porte  du  Soleil.  Il  sortoit  d'une  imprimerie.  Je  l'abor- 
dai en  lui  disant  :  Ho  !  ho  !  monsieur  Nunez ,  vous  venez  de 
chez  un  imprimeur  :  cela  semble  menacer  le  public  d'un 
nouvel  ouvrage  de  votre  composition. 

C'est  à  quoi  il  doit  en  effet  s'attendre,  me  répondit-il; 
je  te  dirai  que  je  me  suis  avisé  de  composer  une  brochure 
qui  est  sous  la  presse  actuellement ,  et  qui  doit  faire  grand 
bruit  dans  la  république  des  lettres.  Je  ne  doute  pas  du  mé- 
rite de  ta  production,  lui  répliquai-je;  mais  je  m'étonne 
que  tu  t'amuses  à  composer  des  brochures  :  il  me  semble 
que  ce  sont  des  colifichets  qui  ne  font  pas  grand  honneur  à 
l'esprit.  Il  y  en  a  quelquefois  de  bonnes,  repartit  Fabrice. 
La  mienne,  par  exemple,  est  de  ce  nombre,  quoiqu'elle  ait 
été  faite  à  la  hâte;  car  je  t'avouerai  que  c'est  un  enfant  de 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   VII.  427 

la  nécessité.  La  faim  ,  comme  tu  sais,  fait  sortir  le  loup  hors 
du  bois. 

Comment!  m'écriai-je,  la  faim!  Est-ce  l'auteur  du  Comte 
de  Saldagne  qui  me  tient  ce  discours?  Un  homme  qui  a  deux 
mille  écus  de  rente  peut-il  parler  ainsi?  Doucement,  mon' 
ami,  interrompit  Nunez;  je  ne  suis  plus  ce  poëte  fortuné 
qui  jouissoit  d'une  pension  bien  payée.  Le  désordre  s'est  mis 
subitement  dans  les  affaires  du  trésorier  don  Bertrand  :  il  a 
manié ,  dissipé  les  deniers  du  roi  ;  tous  ses  biens  sont  saisis , 
et  ma  pension  est  allée  à  tous  les  diables.  Cela  est  triste,  lui 
dis-je;  mais  ne  te  reste-t-il  pas  encore  quelque  espérance 
de  ce  côté-là?  Pas  la  moindre,  me  répondit-il  ;  le  seigneur 
Gomez  del  Ribero,  aussi  gueux  que  son  bel  esprit,  est  abîmé  : 
il  ne  reviendra,  dit-on,  jamais  sur  l'eau. 

Sur  ce  pied-là,  lui  répliquai-je ,  mon  ami ,  il  faut  que  je 
te  fasse  donner  quelque  poste  qui  te  console  de  la  perte  de 
ta  pension.  Je  te  dispense  de  ce  soin-là,  me  dit-il;  quand 
tu  m'offrirois  dans  les  bureaux  du  ministère  un  emploi  de 
trois  mille  écus  d'appointements,  je  le  refuserois  :  des  occu- 
pations de  commis  ne  conviennent  pas  au  génie  d'un  nour- 
risson des  Muses  ;  il  me  faut  des  amusements  littéraires.  Que 
te  dirai-je,  enfin?  je  suis  né  pour  vivre  et  mourir  en  poëte, 
et  je  veux  remplir  mon  sort. 

Au  reste,  continua-t-il,  ne  t'imagine  pas  que  nous  soyons 
fort  malheureux  ;  outre  que  nous  vivons  dans  une  parfaite 
indépendance,  nous  sommes  des  gaillards  sans  souci.  On 
croit  que  nous  faisons  souvent  des  repas  de  Démocrite ,  et 
l'on  est  là-dessus  dans  l'erreur.  Il  n'y  a  pas  un  de  mes  con- 
frères, sans  en  excepter  les  faiseurs  d'almanachs,  qui  ne 
soit  commensal  dans  quelque  bonne  maison  ;  pour  moi,  j'en 
ai  deux  où  l'on  me  reçoit  avec  plaisir.  J'ai  deux  couverts 
assurés:  l'un  chez  un  gros  directeur  des  fermes,  à  qui  j'ai 
dédié  un  roman  ;  et  l'autre  chez  un  riche  bourgeois  de  Ma- 


428  GIL  BLAS. 

drid,  qui  a  la  rage  de  vouloir  toujours  avoir  à  sa  table  des 
beaux  esprits  :  heureusement  il  n'est  pas  fort  délicat  sur  le 
choix,  et  la  ville  lui  en  fournit  autant  qu'il  en  veut^ 

Je  cesse  donc  de  te  plaindre,  dis-je  au  poëte  des  Asturies, 
puisque  tu  es  content  de  ta  condition.  Quoi  qu'il  en  soit,  je 
te  proteste  de  nouveau  que  tu  as  toujours  dans  Gil  Blas  un 
ami  à  l'épreuve  de  ta  négligence  à  le  cultiver;  si  tu  as  besoin 
de  ma  bourse,  viens  hardiment  à  moi  :  qu'une  mauvaise  honte 
ne  te  prive  point  d'un  secours  infaillible,  et  ne  me  ravisse 
point  le  plaisir  de  t' obliger. 

A  ce  sentiment  généreux,  s'écria  Nunez,  je  te  recannois, 
Santillane  ,  et  je  te  rends  mille  grâces  de  la  disposition  favo- 
l'able  où  je  te  vois  pour  moi;  il  f;mt,  par  reconnoissance,  que 
je  te  donne  un  avis  salutaire.  Pendant  que  le  comte-duc  peut 
tout  encore,  et  que  tu  possèdes  ses  bonnes  grâces,  profite 
du  temps,  hâte- toi  de  t'enrichir;  car  ce  ministre,  à  ce  qu'on 
m'a  dit,  branle  dans  le  manche.  Je  demandai  à  Fabrice  s'il 
savoit  cela  de  bonne  part,  et  il  me  répondit  :  Je  tiens  cette 
nouvelle  d'un  vieux  chevalier  de  Galatrava,  qui  a  un  talent 
tout  particulier  pour  découvrir  les  choses  les  plus  secrètes  : 
on  écoute,  cet  homme  comme  un  oracle,  et  voici  ce  que  je 
lui  entendis  dire  hier  :  Le  comte-duc  a  un  grand  nombre 
d'ennemis  qui  se  réunissent  tous  pour  le  perdre;  il  compte 
trop  sur  l'ascendant  qu'il  a  sur  l'esprit  du  roi;  ce  monar- 
que, à  ce  qu'on  prétend,  commence  à  prêter  l'oreille  aux 
plaintes  qui  déjà  vont  jusqu'à  lui.  Je  remerciai  Nunez  de  son 
avertissement;  mais  j'y  fis  peu  d'attention,  et  je  m'en 
retournai  au  logis,  persuadé  que  l'autorité  de  mon  maître 
étoit  inébranlable,   le  regardant  comme   un  de  ces  vieux 

1.  Quand  Le  Sage  écrivait  la  dernière  partie  des  aventures  de  Gil  Blas,  les 
gens  de  lettres  commençaient  à  se  répandre  dans  le  monde  beaucoup  plus  qu'ils 
ne  l'avaient  fait  au  xvii*  siècle.  Les  gens  riches  voulaient  avoir  à  leur  table 
des  beaux  esprits  et  des  poètes. 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   VIII.  459 

chênes  qui  ont  pris  racine  cLans  une  forêt,  et  que  les  orages 
ne  sauroient  abattre. 


CHAPITRE  VIII. 

Comment  Gil  Blas  apprit  que  Tavis  de  Fabrice  n'étoit  point  faux. 
Du  voyage  que  le  roi  fit  à  Saragosse. 

Cependant  ce  que  le  poëte  des  Asturies  m'avoit  dit  n'étoit 
pas  sans  fondement.  Il  y  avoit  au  palais  une  confédération 
furtive  contre  le  comte-duc ,  de  laquelle  on  prétendoit  que 
la  reine  étoit  le  chef;  et  toutefois  il  ne  transpiroit  rien  dans 
le  public  des  mesures  que  les  confédérés  prenoient  pour 
déplacer  ce  ministre.  II  s'écoula  même  depuis  ce  temps-là 
plus  d'une  année,  sans  que  je  m'aperçusse  que  sa  faveur  eût 
reçu  la  moindre  atteinte. 

Mais  la  révolte  des  Catalans  soutenus  par  la  France  et 
les  mauvais  succès  de  la  guerre  contre  ces  rebelles  exci- 
tèrent les  murmures  du  peuple ,  qui  se  plaignit  du  gouver- 
nement. Ces  plaintes  donnèrent  lieu  à  la  tenue  d'un  conseil 
en  présence  du  roi,  qui  voulut  que  le  marquis  de  Grana, 
ambassadeur  de  l'Empereur  à  la  cour  d'Espagne,  s'y  trou- 
vât. Il  y  fut  mis  en  délibération  s'il  étoit  plus  à  propos  que 
le  roi  demeurât  en  Castille,  ou  qu'il  passât  en  Aragon  pour 
se  faire  voir  à  ses  troupes.  Le  comte-duc,  qui  avoit  envie 
que  ce  prince  ne  partît  point  pour  l'armée,  parla  le  premier. 
II  représenta  qu'il  étoit  plus  convenable  à  la  Majesté  royale 
de  ne  pas  sortir  du  centre  de  ses  États,  et  il  appuya  son  sen- 
timent de  toutes  les  raisons  que  son  éloquence  put  lui  four- 
nir. Il  n'eut  pas  plus  tôt  achevé  son  discours ,  que  son  avis 
fut  généralement  suivi  de  toutes  les  personnes  du  conseil,  à 
la  réserve  du  marquis  de  Grana,  qui,  n'écoutant  que  son 
zèle  pour  la  maison  d'Autriche  ,  et  se  laissant  aller  à  la  fran- 


430  GIL  BLAS. 

chise  de  sa,  nation,  combattit  le  sentiment  du  premier  mi- 
nistre ,  et  soutint  l'avis  contraire  avec  tant  de  force ,  que  le 
\roi,  frappé  de  la  solidité  de  ses  raisonnements,  embrassa 
son  opinion,  quoiqu'elle  fût  opposée  à  toutes  les  voix  du 
conseil,  et  marqua  le  jour  de  son  départ  pour  l'armée. 

G'étoit  pour  la  première  fois  de  sa  vie  que  ce  monarque 
avoit  osé  penser  autrement  que  son  favori,  qui,  regardant 
cette  nouveauté  comme  un  sanglant  affront,  en  fut  très-mor- 
tifié.  Dans  le  temps  que  ce  ministre  alloit  se  retirer  dans  son 
cabinet  pour  y  ronger  en  liberté  son  frein,  il  m'aperçut, 
m'appela,  et,  m' ayant  fait  entrer  avec  lui,  il  me  raconta 
d'un  air  agité  ce  qui  s'étoit  passé  au  conseil;  ensuite,  comme 
un  homme  qui  ne  pouvoit  revenir  de  sa  surprise  :  Oui,  San- 
tillane,  continua-t-il ,  le  roi,  qui  depuis  plus  de  vingt  ans 
ne  parle  que  par  ma  bouche  et  ne  voit  que  par  mes  yeux , 
a  préféré  l'avis  de  Grana  au  mien  :  et  de  quelle  manière 
encore?  en  comblant  d'éloges  cet  ambassadeur,  et  surtout 
en  louant  son  zèle  pour  la  maison  d'Autriche,  comme  si  cet 
Allemand  en  avoit  plus  que  moi  ! 

Il  est  aisé  déjuger  par  là,  poursuivit  le  ministre,  qu'il 
y  a  un  parti  formé  contre  moi,  et  j'ai  tout  lieu  de  penser 
que  la  reine  est  à  la  tète.  Eh!  Monseigneur,  lui  dis-je,  de 
quoi  vous  inquiétez-vous?  Pouvez-vous  craindre  la  reine? 
Cette  princesse,  depuis  plus  de  douze  ans,  n'est-elle  pas 
accoutumée  à  vous  voir  maître  des  affaires,  et  n'avez-vous 
pas  mis  le  roi  dans  l'habitude  de  ne  la  pas  consulter?  A 
l'égard  du  marquis  de  Grana,  le  monarque  peut  s'être  rangé 
de  son  sentiment  par  l'envie  qu'il  a  de  voir  son  armée,  et 
de  faire  une  campagne.  Tu  n'y  es  pas,  interrompit  le  comte- 
duc;  dis  plutôt  que  mes  ennemis  espèrent  que  le  roi,  étant 
parmi  ses  troupes,  sera  toujours  environné  des  grands  qui 
l'auront  suivi,  et  qu'il  s'en  trouvera  plus  d'un  assez  mécon- 
tent de  moi  pour  oser  lui  tenir  des  discours  injurieux  à  mon 


LIVRE  XII,   CHAPITRE   VIII,  431 

ministère.  Mais  ils  se  trompent,  poursuivit-il;  je  Sciurai  bien, 
pendant  le  voyage,  rendre  ce  prince  inaccessible  à  tous  les 
grands;  ce  qu'il  fit  en  elTet  d'une  manière  qui  mérite  bien 
d'être  détaillée. 

Le  jour  du  départ  du  roi  étant  venu,  ce  monarque,  après 
avoir  chargé  la  reine  du  soin  du  gouvernement  en  son 
absence,  se  mit  en  chemin  pour  Saragosse;  mais,  avant  que 
d'y  arriver,  il  passa  par  Aranjuez,  dont  il  trouva  le  séjour  si 
délicieux,  qu'il  s'y  arrêta  près  de  trois  semaines.  D' Aran- 
juez, le  ministre  le  fit  aller  à  Cuença,  où  il  l'amusa  encore 
plus  longtemps  par  les  divertissements  qu'il  lui  donna.  En- 
suite les  plaisirs  de  la  chasse  occupèrent  ce  prince  à  Molina 
d'Aragon;  après  quoi  il  fut  conduit  à  Saragosse.  Son  armée 
n'étoit  pas  loin  de  là,  et  il  se  préparoit  à  s'y  rendre;  mais 
le  comte-duc  lui  en  ôta  l'envie,  en  lui  faisant  accroire  qu'il 
se  mettroiten  danger  d'être  pris  par  les  François  qui  étoicnt 
maîtres  de  la  plaine  de  Monçon;  de  sorte  que  le  roi,  épou- 
vanté d'un  péril  qu'il  n'avoit  nullement  à  craindre,  prit  le 
parti  de  demeurer  enfermé  chez  lui  comme  dans  une  prison. 
Le  ministre,  profitant  de  sa  terreur,  et  sous  prétexte  de  veil- 
ler à  sa  sûreté ,  le  garda  pour  ainsi  dire  à  vue  ;  si  bien  que 
les  grands,  qui  avoient  fait  une  excessive  dépense  pour  se 
mettre  en  état  de  suivre  leur  souverain ,  n'eurent  pas  même 
la  satisfaction  d'obtenir  de  lui  une  audience  particulière. 
Philippe  enfin,  s' ennuyant  d'être  mal  logé  à  Saragosse,  d'y 
passer  encore  plus  mal  son  temps,  ou,  si  vous  voulez,  d'être 
prisonnier,  s'en  retourna  bientôt  à  ALidrid.  Ce  monarque 
finit  ainsi  sa  campagne,  laissant  au  marquis  de  los  Vêlez, 
général  de  ses  troupes,  le  soin  de  soutenir  l'honneur  des 
armes  d'Espagne  ^ 

I .  Tout  ce  chapitre  est  historique. 


432  G  IL  BLAS. 

CHAPITRE   IX. 

De  la  révolution  de  Portugal,  et  de  la  disgrâce  du  comte-duc. 

Peu  de  jours  après  le  retour  du  roi ,  il  se  répandit  à  Ma- 
drid une  fâcheuse  nouvelle  :  on  apprit  que  les  Portugais, 
regardant  la  révolte  des  Catalans  comme  une  belle  occasion 
que  la  fortune  leur  olTroit  de  secouer  le  joug  espagnol,  s'en 
étoient  saisis;  qu'ils  avoient  pris  les  armes,  et  choisi  pour 
leur  roi  le  duc  de  P)ragance;  qu'ils  étoient  dans  la  résolution 
de  le  maintenir  sur  le  trône ,  et  qu'ils  comptoient  bien  de 
n'en  pas  avoir  le  démenti,  l'Espagne  ay^nt  alors  sur  les  bras 
des  ennemis  en  Allemagne,  en  Italie,  en  Flandre  et  en  Cata- 
logne. Ils  ne  pouvoient  effectivement  trouver  une  conjonc- 
ture plus  favorable  pour  s'affranchir  d'une  domination 
qu'ils  détestoient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  le  comte-duc,  dans 
le  temps  que  la  cour  et  la  ville  paroissoient  consternées  de 
cette  nouvelle ,  en  voulut  plaisanter  avec  le  roi  aux  dépens 
du  duc  de  Bragance;  mais  les  traits  railleurs  déplacés  tour- 
nent ordinairement  contre  ceux  qui  les  ont  lancés.  Philippe, 
bien  loin  de  se  prêter  à  ses  mauvaises  plaisanteries,  prit  un 
air  sérieux  qui  le  déconcerta  et  lui  fit  pressentir  sa  disgrâce. 
Ce  ministre  ne  douta  plus  de  sa  chute,  quand  il  apprit  que 
la  reine  s'étoit  ouvertement  déclarée  contre  lui,  et  qu'elle 
l'accusoit  hautement  d'avoir,  par  sa  mauvaise  administra- 
tion, causé  la  révolte  du  Portugal.  La  plupart  des  grands, 
et  surtout  ceux  qui  avoient  été  à  Saragosse ,  ne  s'aperçurent 
pas  plus  tôt  qu'il  se  formoit  un  orage  sur  la  tète  du  comte- 
duc,  qu'ils  se  joignirent  à  la  reine  ;  et,  ce  qui  porta  le  der- 
nier coup  à  sa  faveur,  c'est  que  la  duchesse  douairière  de 
Mantoue,  ci-devant  gouvernante  de  Portugal,  revint  de  Lis- 


LIVRE  XII,   CHAPITRE  IX.  433 

bonne  à  Madrid,  et  fit  voir  clairement  au  roi  que  la  révolu- 
tion de  ce  royaume  n'étoit  arrivée  que  par  la  faute  de  son 
premier  ministre. 

Les  discours  de  cette  princesse  firent  toute  l'impression 
qu'ils  pouvoient  faire  sur  l'esprit  du  monarque,  qui,  reve- 
nant enfin  de  son  entêtement  pour  son  favori,  se  dépouilla 
de  toute  l'affection  qu'il  avoit  pour  lui.  Lorsque  ce  ministre 
fut  informé  que  le  roi  écoutoit  ses  ennemis,  il  s'avisa  de 
lui  écrire  un  billet  pour  lui  demander  la  permission  de  se 
démettre  de  son  emploi,  et  de  s'éloigner  de  la  cour,  puis- 
qu'on lui  faisoit  l'injustice  de  lui  imputer  tous  les  malheurs 
arrivés  à  la  monarchie  pendant  le  cours  de  son  ministère. 
11  s'imaginoit  que  cette  lettre  feroit  un  grand  effet,  croyant 
que  le  prince  conservoit  encore  pour  lui  assez  d'amitié  pour 
ne  vouloir  pas  consentir  à  son  éloignement;  mais  toute  la 
réponse  que  lui  fit  Sa  Majesté  fut  qu'elle  lui  accordoit  la 
permission  qu'il  demandoit,  et  qu'il  pouvoit  se  retirer  où 
bon  lui  sembleroit. 

Ces  paroles  écrites  de  la  main  du  roi  furent  un  coup 
de  tonnerre  pour  Monseigneur,  qui  ne  s'y  étoit  nullement 
attendu.  Néanmoins,  quoiqu'il  en  fût  étourdi,  il  affecta  un 
air  de  constance,  et  me  demanda  ce  que  je  ferois  à  sa  place. 
Je  prendrois,  lui  dis-je,  aisément  mon  parti;  j'abandonnerois 
la  cour,  et  j'irois  à  quelqu'une  de  mes  terres  passer  tran- 
quillement le  reste  de  mes  jours.  Tu  penses  sainement, 
répliqua  mon  maître,  et  je  prétends  bien  aller  finir  ma  car- 
rière à  Loeches,  après  que  j'aurai  seulement  une  fois  entre- 
tenu le  monarque  :  je  suis  bien  aise  de  lui  remontrer  que 
j'ai  fait  humainement  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  bien  soutenir 
le  pesant  fardeau  dont  j'étois  chargé,  mais  qu'il  n'a  pas 
dépendu  de  moi  de  prévenir  les  tristes  événements  dont  on 
me  fait  un  crime,  n'étant  point  en  cela  plus  coupable  qu'un 
habile  pilote,  qui,  malgré  tout  ce  qu'il  peut  faire,  voit  son 
II.  28 


434  GIL  BLAS. 

vaisseau  emporté  par  les  vents  et  par  les  flots.  Ce  ministre 
se  flattoit  encore  qu'en  parlant  au  prince ,  il  pourroit  rajuster 
les  choses,  et  regagner  le  terrain  qu'il  avoit  perdu;  mais  il 
ne  put  en  avoir  audience,  et,  de  plus,  on  lui  envoya  deman- 
der la  clef  dont  il  se  servoit  pour  entrer ,  quand  il  lui  plai- 
soit,  dans  l'appartement  de  Sa  Majesté. 

Jugeant  alors  qu'il  n'y  avoit  plus  d'espérance  pour  lui, 
il  se  détermina  tout  de  bon  à  la  retraite.  Il  visita  ses  papiers, 
dont  il  brûla  prudemment  une  grande  quantité;  ensuite  il 
nomma  les  officiers  de  sa  maison  et  les  valets  dont  il  vouloit 
être  suivi,  donna  des  ordres  pour  son  départ,  et  en  fixa  le 
jour  au  lendemain.  Comme  il  craignoit  d'être  insulté  par  la 
populace  en  sortant  du  palais,  il  s'échappa  de  grand  matin 
par  la  porte  des  cuisines ,  monta  dans  un  méchant  carrosse 
avec  son  confesseur  et  moi ,  et  prit  impunément  la  route  de 
Loeches ,  village  dont  il  étoit  seigneur ,  et  où  la  comtesse 
son  épouse  a  fait  bâtir  un  magnifique  couvent  de  religieuses 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique.  Nous  nous  y  rendîmes  en 
moins  de  quatre  heures ,  et  toutes  les  personnes  de  sa  suite 
y  arrivèrent  peu  de  temps  après  nous. 


CHAPITRE  X. 

Do  l'inquiétude  et  des  soins  qui  troublèrent  d'abord  le  repos  du  comte-duc, 

et  de   l'heureuse  tranquillité  qui  leur  succéda.  —  Des  occupations  de  ce  ministre 

dans  sa  retraite. 

Madame  d'Olivarès  laissa  partir  son  mari  pour  Loeches, 
et  demeura  quelques  jours  après  lui  à  la  cour,  dans  le  des- 
sein d'essayer  si,  par  ses  prières  et  par  ses  larmes,  elle  ne 
pourroit  pas  le  faire  rappeler  ;  mais  elle  eut  beau  se  proster- 
ner devant  Leurs  Majestés,  le  roi  n'eut  aucun  égard  à  ses 
remontrances,  quoique  préparées  avec  art,  et  la  reine,  qui 


LIVRE  XII,   CHAPITRE  X.  435 

la  haïssoit  mortellement,  vit  avec  plaisir  couler  ses  pleurs. 
L'épouse  du  ministre  ne  se  rebuta  point;  elle  s'humilia  jus- 
qu'à implorer  les  bons  offices  des  dames  de  la  reine;  mais 
le  fruit  qu'elle  recueillit  de  ses  bassesses  fut  de  s'apercevoir 
qu'elles  excitoient  le  mépris  plutôt  que  la  pitié.  Désolée 
d'avoir  fait  en  vain  tant  de  démarches  humiliantes,  elle  alla 
rejoindre  son  époux,  pour  s'affliger  avec  lui  de  la  perte 
d'une  place  qui,  sous  un  règne  tel  que  celui  de  Philippe  IV, 
étoit  peut-être  la  première  de  la  monarchie. 

Le  rapport  que  cette  dame  fit  de  l'état  où  elle  avoit  laissé 
Madrid  redoubla  le  chagrin  du  comte-duc.  Vos  ennemis, 
lui  dit-elle  en  pleurant ,  le  duc  de  Medina-Celi  et  les  autres 
grands  qui  vous  haïssent ,  ne  cessent  de  louer  le  roi  de  vous 
avoir  ôté  du  ministère;  et  le  peuple  célèbre  votre  disgrâce 
avec  une  joie  insolente,  comme  si  la  fin  des  malheurs  de 
l'État  étoit  attachée  à  celle  de  votre  administration.  Madame, 
lui  dit  mon  maître,  suivez  mon  exemple,  dévorez  vos  cha- 
grins; il  faut  céder  à  l'orage  qu'on  ne  peut  détourner.  J'avois 
cru,  il  est  vrai,  que  je  pourrois  perpétuer  ma  faveur  jus- 
qu'à la  fin  de  ma  vie  :  illusion  ordinaire  des  ministres  et 
des  favoris,  qui  oublient  que  leur  sort  dépend  de  leur  sou- 
verain. Le  duc  de  Lerme  n'y  a-t-ilpas  été  trompé  aussi  bien 
que  moi,  quoiqu'il  s'imaginât  que  la  pourpre  dont  il  étoit 
revêtu  fut  un  sûr  garant  de  l'éternelle  durée  de  son  autorité? 

C'est  de  cette  façon  que  le  comte-duc  exhortoit  son 
épouse  à  s'armer  de  patience,  pendant  qu'il  étoit  lui-même 
dans  une  agitation  qui  se  renouveloit  tous  les  jours  par  les 
dépèches  qu'il  recevoit  de  don  Henri,  lequel,  étant  demeuré 
à  la  cour  pour  observer  ce  qui  s'y  passeroit ,  avoit  soin  de 
l'en  informer  exactement.  G'étoit  Scipion  qui  apportoit  les 
lettres  de  ce  jeune  seigneur,  auprès  de  qui  il  étoit  encore, 
et  avec  qui  je  ne  demeurois  plus  depuis  son  mariage  avec 
dona  Juana.  Les  dépêches  de  ce  fils  adopté  étoient  toujours 


436  GIL  BLAS. 

remplies  de  fâcheuses  nouvelles,  et  malheureusement  on 
n'en  attendoit  pas  d'autres  de  lui.  Tantôt  il  mandoit  que  les 
grands  ne  se  contentoient  pas  de  se  réjouir  publiquement 
de  la  retraite  du  comte-duc,  qu'ils  s'étoient  tous  réunis 
pour  faire  chasser  ses  créatures  des  charges  et  des  emplois 
qu'elles  possédoient,  et  les  faire  remplacer  par  ses  ennemis. 
Une  autre  fois  il  écrivoit  que  don  Louis  de  Haro  commen- 
çoit  d'entrer  en  faveur,  et  que,  suivant  toutes  les  appa- 
rences, il  alloit  devenir  premier  ministre.  De  toutes  les 
choses  chagrinantes  que  mon  maître  apprit,  celle  qui  parut 
l'affliger  davantage  fut  le  changement  qui  se  fit  dans  la  vice- 
royauté  de  Naples,  que  la  cour,  pour  le  mortifier  seulement, 
ôta  au  duc  de  Médina  de  Las  Torrès,  qu'il  aimoit,  pour  la 
donner  à  l'amirante  de  Gastille,  qu'il  avoit  toujours  haï. 

On  peut  dire  que,  pendant  trois  mois,  Monseigneur  ne 
sentit ,  dans  la  solitude ,  que  trouble  et  que  chagrin  ;  mais 
son  confesseur,  qui  étoit  un  religieux  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  et  qui  joignoit  à  une  solide  piété  une  mâle 
éloquence,  eut  le  pouvoir  de  le  consoler.  A  force  de  lui 
représenter  avec  énergie  qu'il  ne  devoit  plus  penser  qu'à 
son  salut,  il  eut,  avec  le  secours  de  la  grâce,  le  bonheur 
de  détacher  son  esprit  de  la  cour.  Son  Excellence  ne  voulut 
plus  savoir  de  nouvelles  de  Madrid ,  et  n'eut  plus  d'autre 
soin  que  de  se  disposer  à  bien  mourir.  Madame  d'Olivarès, 
de  son  côté,  faisant  un  assez  bon  usage  de  sa  retraite,  trouva 
dans  le  couvent  dont  elle  étoit  fondatrice ,  une  consolation 
préparée  par  la  Providence  :  il  y  eut ,  parmi  les  religieuses, 
de  saintes  filles  dont  les  discours  pleins  d'onction  tournèrent 
insensiblement  en  douceur  l'amertume  de  sa  vie.  A  mesure 
que  mon  maître  détournoit  sa  pensée  des  affaires  du  monde , 
il  devenoit  plus  tranquille.  Voici  de  quelle  manière  il  régloit 
sa  journée  :  il  passoit  presque  toute  la  matinée  à  entendre 
des  messes  dans  l'église  des  religieuses,  ensuite  il  revenoit 


LIVRE  XII,   CHAPITRE  XI.  437 

dîner;  après  quoi  il  s'amusoit,  pendant  deux  heures,  h  jouer 
à  toutes  sortes  de  jeux  avec  moi  et  quelques-uns  de  ses  plus 
affectionnés  domestiques;  puis  il  se  retiroit  ordinairement 
tout  seul  dans  son  cabinet,  où  il  denieuroit  jusqu'au  coucher 
du  soleil;  alors  il  faisoit  le  tour  de  son  jardin,  ou  bien  il 
alloit  en  carrosse  se  promener  aux  environs  de  son  châ- 
teau, accompagné  tantôt  de  son  confesseur,  et  tantôt  de 
moi. 

Un  jour  que  j'étois  seul  avec  lui,  et  que  j'admirois  la 
sérénité  qui  brilloit  sur  son  visage,  je  pris  la  liberté  de  lui 
dire  :  Monseigneur,  permettez-moi  de  laisser  éclater  ma  joie  ; 
à  l'air  de  satisfaction  que  je  vous  vois,  je  juge  que  Votre 
Excellence  commence  à  s'accoutumer  à  la  retraite.  J'y  suis 
déjà  tout  accoutumé,  me  répondit-il;  et,  quoique  je  sois 
depuis  longtemps  dans  l'habitude  de  m'occuper  d'affaires , 
je  te  proteste,  mon  enfant,  que  je  prends  de  jour  en  jour 
plus  de  goût  à  la  vie  douce  et  paisible  que  je  mène  ici. 


CHAPITRE  XI.     . 

Le  comte-duc  devient  tout  à  coup  triste  et  rêveur.  Du  sujet  étonnant  de  sa  tristesse, 
et  de  la  suite  fâcheuse  qu'elle  eut. 

Monseigneur,  pour  varier  ses  occupations ,  s'amusoit 
aussi  quelquefois  à  cultiver  son  jardin.  Un  jour  que  je  le 
regardois  travailler,  il  me  dit  en  plaisantant  :  Tu  vois,  San- 
tillane,  un  ministre  banni  de  la  cour,  devenu  jardinier  à 
Loeches.  Monseigneur,  lui  répondis-je  sur  le  même  ton,  je 
•  ,  m'imagine  voir  Denys  de  Syracuse  maître  d'école  à  Corinthe. 
Mon  maître  sourit  de  ma  réponse,  et  ne  me  sut  pas  mauvais 
gré  de  la  comparaison. 

Nous  étions  tous  ravis  au  château  de  voir  le  patron,  supé- 
rieur à  sa  disgrâce ,  trouver  des  charmes  dans  une  vie  si 


438  GIL  BLAS. 

différente  de  celle  qu'il  avoit  toujours  menée,  lorsque  nous 
nous  aperçûmes  avec  douleur  qu'il  changeoit  à  vue  d'œil. 
Il  devint  sombre,  rêveur,  et  tomba  dans  une  mélancolie 
profonde.  Il  cessa  de  jouer  avec  nous,  et  ne  parut  plus  sen- 
sible à  tout  ce  que  nous  pouvions  inventer  pour  le  divertir. 
Il  s'enfermoit  après  son  dîner  dans  son  cabinet,  où  il  demeu- 
roit  tout  seul  jusqu'au  soir.  Nous  nous  imaginions  que  sa 
tristesse  étoit  causée  par  des  retours  de  sa  grandeur  passée  ; 
et,  dans  cette  opinion,  nous  lâchions  après  lui  le  père  domi- 
nicain, dont  pourtant  l'éloquence  ne  pouvoit  triompher  de 
la  mélancolie  de  Monseigneur,  laquelle ,  au  lieu  de  diminuer, 
sembloit  aller  en  augmentant. 

Il  me  vint  dans  l'esprit  que  la  tristesse  de  ce  ministre 
pouvoit  avoir  une  cause  particulière  qu'il  ne  vouloit  pas 
dire,  ce  qui  me  fit  former  le  dessein  de  lui  arracher  son 
secret.  Pour  y  parvenir,  j'épiai  le  moment  de  lui  parler  sans 
témoin;  et  l'ayant  trouvé  :  Monseigneur,  lui  dis-je  d'un  air 
mêlé  de  respect  et  d' affection,  est-il  permis  à  Gil  Blas  d'oser 
faii-e  une  question  à  son  maître  ?  Tu  peux  parler,  me  répon- 
dit-il; je  te  le  permets.  Qu'est  devenu,  repris-je,  cet  air 
content  qui  paroissoit  sur  le  visage  de  Votre  Excellence? 
N'auriez-vousplus  l'ascendant  que  vous  aviez  pris  sur  la  for- 
tune? Votre  faveur  perdue  exciteroit-elle  en  vous  de  nou- 
veaux regrets  ?  Seriez-vous  replongé  dans  cet  abîme  d'ennuis 
d'où  votre  vertu  vous  avoit  tiré?  Non,  grâce  au  ciel,  repartit 
le  ministre ,  ma  mémoire  n'est  plus  occupée  du  personnage 
que  j'ai  fait  à  la  cour,  etj'ai  pour  jamais  oublié  les  honneurs 
qu'on  m'y  a  rendus.  Eh!  pourquoi  donc,  lui  répliquai-je , 
si  vous  avez  la  force  de  n'en  plus  rappeler  le  souvenir,  avez-» 
vous  la  foiblesse  de  vous  abandonner  à  une  mélancolie  qui 
nous  alarme  tous?  Qu'avez-vous,  mon  cher  maître?  pour- 
suivis-je  en  me  jetant  à  ses  genoux;  vous  avez  sans  doute 
un  secret  chagrin  qui  vous  dévore  :  pouvez-vous  en  faire  un 


LIVRE  XII,    CHAPITRE  XI.  439 

mystère  à  Santillane,  dont  vous  connoissez  la  discrétion,  le 
zèle  et  la  fidélité?  Par  quel  malheur  ai-je  perdu  votre  con- 
fiance? 

Tu  la  possèdes  toujours,  me  dit  Monseigneur;  mais  je 
t'avouerai  que  j'ai  de  la  répugnance  à  te  révéler  ce  qui  fait 
le  sujet  de  la  tristesse  où  tu  me  vois  enseveli  ;  cependant  je 
ne  puis  tenir  contre  les  instances  d'un  serviteur  et  d'un  ami 
tel  que  toi.  Apprends  donc  ce  qui  fait  ma  peine  ;  ce  n'est 
qu'au  seul  Santillane  que  je  puis  me  résoudre  à  faire  une 
pareille  confidence.  Oui,  continua- t-il,  je  suis  la  proie  d'une 
noire  mélancolie  qui  consume  peu  à  peu  mes  jours  :  je  vois 
presque  à  tout  moment  un  spectre  qui  se  présente  devant 
moi  sous  une  forme  effroyable.  J'ai  beau  me  dire  à  moi-même 
que  ce  n'est  qu'une  illusion,  qu'un  fantôme  qui  n'a  rien  de 
réel,  ses  apparitions  continuelles  me  blessent  la  vue  et  m'in- 
quiètent. Si  j'ai  la  tête  assez  forte  pour  être  persuadé  qu'en 
voyant  ce  spectre  je  ne  vois  rien,  je  suis  assez  foible  pour 
m 'affliger  de  cette  vision.  Voilà  ce  que  tu  m'as  forcé  de  te 
dire,  ajouta-t-il;  juge  à  présent  si  j'ai  tort  de  vouloir  cacher 
à  tout  le  monde  la  cause  de  ma  mélancolie. 

J'appris  avec  autant  de  douleur  que  d'étonnement  une 
chose  si  extraordinaire,  et  qui  supposoit  un  dérangement 
dans  la  machine.  Monseigneur,  dis-je  au  ministre,  cela  ne 
viendroit-il  point  du  peu  de  nourriture  que  vous  prenez  ?  car 
votre  sobriété  est  excessive.  C'est  ce  que  j'ai  pensé  d'abord, 
répondit-il;  et,  pour  éprouver  si  c'étoit  à  la  diète  que  je 
m'en  devois  prendre ,  je  mange  depuis  quelques  jours  plus 
qu'à  l'ordinaire,  et  tout  cela  est  inutile;  le  fantôme  ne  dis- 
paroît  point.  Il  disparoîtra,  repris-je  pour  le  consoler;  et  si 
Votre  Excellence  vouloit  un  peu  se  dissiper  en  jouant  encore 
avec  ses  fidèles  serviteurs,  je  crois  qu'elle  ne  tarderoit  guère 
à  se  voir  délivrée  de  ses  noires  vapeurs. 

Peu  de  temps  après  cet  entretien ,  Monseigneur  tomba 


440  01  L  BLA.S. 

malade;  et,  sentant  que  l'affaire  deviendroit  sérieuse,  il 
envoya  chercher  deux  notaires  à  Madrid,  pour  leur  faire  faire 
son  testament.  Il  fit  venir  aussi  trois  fameux  médecins  qui 
avoient  la  réputation  de  guérir  quelquefois  leurs  malades. 
Aussitôt  que  le  bruit  de  l'arrivée  de  ces  derniers  se  répandit 
dans  le  château,  on  n'y  entendit  que  des  plaintes  et  des 
gémissements  ;  on  y  regarda  la  mort  du  maître  comme  pro- 
chaine ,  tant  on  y  étoit  prévenu  contre  ces  messieurs  !  Ils 
avoient  amené  avec  eux  un  apothicaire  et  un  chirurgien, 
ordinaires  exécuteurs  de  leurs  ordonnances.  Ils  laissèrent 
d'abord  les  notaires  faire  leur  métier,  après  quoi  ils  se  dis- 
posèrent à  faire  le  leur.  Comme  ils  étoient  dans  les  prin- 
cipes du  docteur  Sangrado,  dès  la  première  consultation  ils 
ordonnèrent  saignée  sur  saignée,  en  sorte  qu'au  bout  de 
six  jours  ils  réduisirent  le  comte-duc  à  l'extrémité,  et  le 
septième  ils  le  délivrèrent  de  sa  vision. 

Après  la  mort  de  ce  ministre,  il  régna  dans  le  château 
de  Loeches^  une  vive  et  sincère  douleur.  Tous  ses  domes- 
tiques le  pleurèrent  amèrement.  Bien  loin  de  se  consoler  de 
sa  perte  par  la  certitude  d'être  compris  dans  son  testament, 
il  n'y  en  avoit  pas  un  qui  n'eût  volontiers  renoncé  à  son  legs 
pour  le  rappeler  à  la  vie.  Pour  moi,  qu'il  avoit  le  plus  chéri, 
et  qui  m'étois  attaché  à  lui  par  pure  inclination  pour  sa 
personne,  j'en  fus  encore  plus  touché  que  les  autres.  Je 
doute  qu'Antonia  m'ait  coûté  plus  de  larmes  que  le  comte- 
duc. 

1.  Il  y  a  ici  une  erreur.  Ce  n'est  point  à  Loeches  qu'Olivarès  mourut.  Il 
avait  été  relégué  de  Loeches  à  Toro;  mais  Le  Sage  a  suivi  la  version  des 
Anecdotes  relatives  à  l'exil  de  ce  ministre. 


LIVRE   XII,    CHAPITRI-    XII.  444 


CHAPITRE  XIÏ. 

De  ce  qui  se  passa  au  château  de  Loeches  après  la  mort  du  comte-duc, 
et  du  parti  que  prit  Santillane. 


Le  ministre,  ainsi  qu'il  l'avoit  ordonné,  fut  inhumé  sans 
pompe  et  sans  éclat  dans  le  monastère  des  religieuses,  au 
bruit  de  nos  lamentations.  Après  les  funérailles,  madame 
d'Olivarès  nous  fit  lire  le  testament ,  dont  tous  les  domes- 
tiques eurent  sujet  d'être  satisfaits.  Chacun  avoit  un  legs 
proportionné  à  la  place  qu'il  occupoit,  et  le  moindre  legs 
étoit  de  deux  mille  écus  :  le  mien  étoit  le  plus  considérable 
de  tous;  monseigneur  me  laissoit  dix  mille  pistoles,  pour 
marquer  l'affection  singulière  qu'il  avoit  eue  pour  moi.  Il 
n'oublia  pas  les  hôpitaux,  et  fonda  des  services  annuels  dans 
plusieurs  couvents. 

Madame  d'Olivarès  renvoya  tous  les  domestiques  à 
Madrid  toucher  leurs  legs  chez  l'intendant  don  Raimond 
Caporis,  qui  avoit  ordre  de  les  leur  délivrer;  mais  je  ne  pus 
partir  avec  eux  :  une  grosse  fièvre ,  fruit  de  mon  affliction , 
me  retint  au  château  sept  à  huit  jours.  Pendant  ce  temps- 
là,  le  père  de  Saint-Dominique  ne  m'abandonna  point.  Ce 
bon  religieux  m'avoit  pris  en  amitié;  et,  s'intéressant  à 
.mon  salut,  il  me  demanda,  quand  il  me  vit  convalescent, 
ce  que  je  voulois  devenir.  Je  n'en  sais  rien,  lui  répon- 
dis-je,  mon  révérend  père;  je  ne  suis  point  encore  d'accord 
avec  moi-même  là-dessus  :  il  y  a  des  moments  où  je  suis 
tenté  de  m'enfermer  dans  une  cellule  pour  y  faire  pénitence. 
Moments  précieux  !  s'écria  le  dominicain;  seigneur  de  San- 
tillane ,  vous  feriez  bien  d'en  profiter.  Je  vous  conseille  en 
ami,  sans  que  vous  cessiez  pour  cela  d'être  séculier,  de  vous 
retirer  dans  notre  couvent  de  Madrid  ,  par  exemple  ;  de  vous 


442  GIL  BLAS. 

en  rendre  bienfaiteur  par  une  donation  de  tous  vos  biens,  et 
d'y  mourir  sous  l'habit  de  Saint-Dominique.  Il  y  a  bien  des 
personnes  qui  expient  une  vie  mondaine  par  une  pareille 
fin. 

Dans  la  disposition  où  étoit  mon  esprit,  le  conseil  du 
religieux  ne  me  révolta  point,  et  je  répondis  à  Sa  Révérence 
que  je  ferois  sur  cela  mes  réflexions.  Mais  ayant  consulté 
là-dessus  Scipion,  que  je  vis  un  moment  après  le  moine,  il 
s'éleva  contre  cette  pensée,  qui  lui  parut  une  idée  de  ma- 
lade. Fi  donc!  seigneur  de  Santillane,  me  dit-il,  une  sem- 
blable retraite  peut-elle  vous  flatter?  Votre  château  de  Lirias 
ne  vous  en  offre-t-il  pas  une  plus  agréable  ?  Si  vous  en  étiez 
autrefois  charmé,  vous  en  goûterez  encore  mieux  les  dou- 
ceurs présentement  que  vous  êtes  dans  un  âge  plus  propre 
à  vous  laisser  toucher  des  beautés  de  la  nature. 

Le  fils  de  la  Coscolina  n'eut  pas  de  peine  à  me  faire  chan- 
ger de  sentiment.  Mon  ami,  lui  dis-je,  tu  l'emportes  sur  le 
père  de  Saint-Dominique.  Je  vois  bien  en  effet  que  je  ferai 
mieux  de  retourner  à  mon  château;  je  m'arrête  à  ce  parti. 
JNous  regagnerons  Lirias  aussitôt  que  je  serai  en  état  d'en  re- 
prendre le  chemin  :  ce  qui  arriva  bientôt;  car  n'ayant  plus 
la  fièvre,  je  me  sentis  en  peu  de  temps  assez  fort  pour  exécu- 
ter cette  résolution.  Nous  nous  rendîmes  à  Madrid ,  Scipion 
et  moi.  La  vue  de  cette  ville  ne  me  fit  plus  autant  de  plaisir 
qu'elle  m'en  avoit  fait  auparavant.  Comme  je  savois  que 
presque  tous  ses  habitants  avoient  en  horreur  la  mémoire 
d'un  ministre  dont  je  conservois  le  plus  tendre  souvenir,  je  ne 
pouvois  la  regarder  de  bon  œil  :  aussi  je  n'y  demeurai  que 
cinq  ou  six  jours,  que  Scipion  employa  aux  préparatifs  de 
notre  départ  pour  Lirias.  Pendant  qu'il  songeoit  à  notre 
équipage,  j'allai  trouver  Caporis,  qui  me  donna  mon  legs 
en  doublons.  Je  vis  aussi  les  receveurs  des  commanderies 
sur  lesquelles  j'avois  des  pensions;  je  pris  des  arrangements 


LIVRE  XII,    CHAPITRE  XII.  443 

avec  eux  pour  le  payement  :  en  un  mot,  je  mis  ordre  à  tou- 
tes mes  alTaires. 

La  veille  de  notre  départ,  je  demandai  au  fils  de  la  Cos- 
colinas'il  avoit  pris  congé  de  don  Henri.  Oui,  me  répondit-il, 
nous  nous  sommes  séparés  ce  matin  tous  deux  h  l'amiable  : 
il  m'a  pourtant  témoigné  qu'il  étoit  fâché  que  je  le  quittasse; 
mais  s'il  étoit  content  de  moi,  je  ne  l'étois  guère  de  lui.  Ce 
n'est  point  assez  que  le  valet  plaise  au  maître,  il  faut  en 
même  temps  que  le  maître  plaise  au  valet;  autrement  ils 
sont  l'un  et  l'autre  fort  mal  ensemble.  D'ailleurs,  ajouta-t-il, 
don  Henri  ne  fait  plus  à  la  cour  qu'une  pitoyable  figure; 
il  est  tombé  dans  le  dernier  mépris  :  on  le  montre  au  doigt 
dans  les  rues,  et  on  ne  l'appelle  plus  que  le  fils  de  la  Génoise. 
Jugez  s'il  est  gracieux  pour  un  garçon  d'honneur  de  servir 
un  homme  déshonoré. 

INous  partîmes  enfin  de  Madrid  un  beau  jour  au  lever  de 
l'aurore,  et  nous  prîmes  la  route  de  Cuença.  Voici  dans 
quel  ordre  et  dans  quel  équipage  :  nous  étions,  mon  confi- 
dent et  moi,  dans  une  chaise  tirée  par  deux  mules  conduites 
par  un  postillon  ;  trois  mulets  chargés  de  nos  hardes  et  de 
notre  argent,  et  menés  par  deux  palefreniers,  nous  sui- 
voient  immédiatement;  et  deux  grands  laquais,  choisis  par 
Scipion,  venoient  ensuite  montés  sur  deux  mules  et  armés 
jusqu'aux  dents  :  les  palefreniers,  de  leur  côté,  portoient 
des  sabres,  et  le  postillon  avoit  deux  bons  pistolets  à  l'arçon 
de  sa  selle.  Comme  nous  étions  sept  hommes  dont  il  y  en 
avoit  six  fort  résolus,  je  me  mis  gaiement  en  chemin,  sans  ap- 
préhender pour  mon  legs.  Dans  les  villages  par  où  nous  pas- 
sions, nos  mulets  faisoient  orgueilleusement  entendre  leurs 
sonnettes;  les  paysans  accouroient  à  leurs  portes  pour  voir 
défiler  notre  équipage,  qui  leur  paroissoittout  au  moins  celui 
d'un  grand  qui  alloit  prendre  possession  d'une  vice-royauté. 


444  GIL  BLAS. 


CHAPITRE  XIII. 


Du  retour  de  Gil  Blas  dans  son  château.  De  la  joie  qu'il  eut  de  trouver  Séraphine 
sa  filleule,  nubile;  et  de  quelle  dame  il  devint  amoureux. 

J'employai  quinze  jours  à  me  rendre  à  Lirias,  rien  ne 
m'obligeant  d'y  aller  à  grandes  journées;  tout  ce  que  je 
souhaitois,  c'étoit  d'y  arriver  heureusement ,  et  mon  souhait 
fut  exaucé.  La  vue  de  mon  château  m'inspira  d'abord  quel- 
ques pensées  tristes ,  en  me  rappelant  le  souvenir  d'Antonia  : 
mais  je  sus  bientôt  m'en  distraire,  ne  voulant  m' occuper 
que  de  ce  quipouvoit  me  faire  plaisir,  outre  que  vingt-deux 
ans,  qui  s'étoient  écoulés  depuis  sa  mort,  en  avoient  fort 
affoibli  le  sentiment. 

Sitôt  que  je  fus  entré  dans  le  château,  Béatrix  et  sa  fille 
vinrent  me  saluer  d'un  air  empressé;  ensuite  le  père,  la 
mère  et  la  fille  s'accablèrent  d'accolades  avec  des  transports 
de  joie  qui  me  charmèrent.  Après  tant  d'embrassements, 
je  dis,  en  regardant  avec  attention  ma  filleule,  que  je 
trouvai  fort  aimable  :  Est-il  possible  que  ce  soit  là  cette 
Séraphine  que  je  laissai  au  berceau  quand  je  partis  de 
Lirias?  Je  suis  ravi  de  la  revoir  si  grande  et  si  jolie;  il  faut 
que  nous  songions  à  l'établir.  Comment  donc,  mon  cher 
parrain,  s'écria  ma  filleule  en  rougissant  un  peu  de  mes 
dernières  paroles,  il  n'y  a  qu'un  instant  que  vous  me  voyez, 
et  vous  songez  déjà  à  vous  défaire  de  moi!  Non,  ma  fille, 
lui  répliquai-je,  nous  ne  prétendons  point  vous  perdre  en 
vous  mariant  ;  nous  voulons  un  mari  qui  vous  possède  sans 
qu'il  vous  enlève  à  vos  parents,  et  qui  vive,  pour  ainsi  dire, 
avec  nous. 

Il  s'en  présente  un  de  cette  espèce ,  dit  alors  Béatrix.  Vn 
gentilhomme  de  ce  pays-ci  a  vu  Séraphine  un  jour  à  la 


LIVRF,  XII,   CHAPITRE   XIII.  443 

messe  dans  la  chapelle  de  ce  hameau,  et  en  est  devenu 
amoureux.  Il  m'est  venu  voir,  m'a  déclaré  sa  passion,  et 
demandé  mon  aveu;  vous  jugez  bien  quelle  réponse  je  lui 
ai  faite.  Quand  vous  auriez  mon  agrément,  lui  ai-je  dit, 
vous  n'en  seriez  pas  plus  avancé;  Séraphine  dépend  de  son 
père  et  de  son  parrain,  qui  seuls  peuvent  disposer  d'elle  : 
tout  ce  que  je  puis  pour  vous,  c'est  de  leur  écrii'e  pour  les 
informer  de  votre  recherche,  qui  fait  honneur  à  ma  fdle. 
ElTectivement,  messieurs,  poursuivit-elle,  c'est  ce  que  j'al- 
lais incessamment  vous  mander;  mais  vous  voilà  revenus, 
vous  ferez  ce  que  vous  jugerez  à  propos. 

Au  reste,  dit  Scipion,  de  quel  caractère  est  cet  hidalgo? 
Ne  ressemble-t-il  pas  à  la  plupart  de  ses  pareils?  n'est-il 
pas  fier  de  sa  noblesse,  et  insolent  avec  les  roturiers?  Oh! 
pour  cela  non ,  répondit  Béatrix  ;  c'est  un  garçon  d'une  dou- 
ceur et  d'une  politesse  achevées,  de  bonne  mine  d'ailleurs, 
et  qui  n'a  pas  encore  trente  ans  accomplis.  Yous  nous  faites, 
dis-je  à  Béatrix,  un  assez  beau  portrait  de  ce  cavalier; 
comment  s'appelle-t-il?  Don  Juan  de  Jutella,  repartit  la 
femme  de  Scipion  :  il  n'y  a  pas  longtemps  qu'il  a  recueilli 
la  succession  de  son  père,  et  il  vit  dans  son  château,  éloigné 
d'ici  d'une  lieue,  avec  une  sœur  cadette  qu'il  a  sous  sa 
conduite.  J'ai  autrefois,  repris-je,  entendu  parler  de  la 
famille  de  ce  gentilhomme  ;  c'est  une  des  plus  nobles  du 
royaume  de  Valence.  J'estime  moins  la  noblesse,  s'écria 
Scipion,  que  les  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit;  et  ce  don 
Juan  nous  conviendra  si  c'est  un  honnête  homme.  Il  en  a 
la  réputation,  dit  Séraphine  en  se  mêlant  à  l'entretien; 
les  habitants  de  Lirias  qui  le  connoissent  en  disent  tous  les 
biens  du  monde.  A  ces  paroles  de  ma  filleule,  je  regardai 
avec  un  souris  son  père,  qui,  les  ayant  saisies  aussi  bien 

1.  Hidalgo  veut  dire  fils  de  quelque  chose. 


446  G  IL  BLAS. 

que  moi,  jugea  que  le  galant  ne  déplaisoit  point  à  sa  fille. 

Ce  cavalier  apprit  bientôt  notre  arrivée  à  Lirias,  puisque 
deux  jours  après  nous  le  vîmes  paroître  au  château;  il  nous 
aborda  de  bonne  grâce;  et,  bien  loin  de  démentir  par  sa 
présence  ce  que  Béatrix  nous  avoit  dit  de  lui,  il  nous  fit 
concevoir  une  haute  opinion  de  son  mérite.  Il  nous  dit  qu'en 
qualité  de  voisin  il  venoit  nous  féliciter  sur  notre  heureux 
retour.  îSous  le  reçûmes  le  plus  gracieusement  qu'il  nous  fut 
possible  :  mais  cette  visite  ne  fut  que  de  pure  civilité  ;  elle 
se  passa  tout  en  compliments  de  part  et  d'autre;  et  don 
Juan,  sans  nous  dire  un  mot  de  son  amour  pour  Séraphine, 
se  retira  en  nous  priant  seulement  de  lui  permettre  de  nous 
revenir  voir,  et  de  profiter  d'un  voisinage  qu'il  prévoyoit 
lui  devoir  être  d'un  grand  agrément.  Lorsqu'il  nous  eut 
quittés,  Béatrix  nous  demanda  ce  que  nous  pensions  de  ce 
gentilhomme.  Nous  lui  repondîmes  qu'il  nous  avoit  préve- 
nus en  sa  faveur,  et  qu'il  nous  sembloit  que  la  fortune  ne 
l^ouvoit  offrir  à  Séraphine  un  meilleur  parti. 

Dès  le  jour  suivant,  je  sortis  après  le  dîner  avec  le  fils 
de  la  Coscolina  pour  aller  rendre  la  visite  que  nous  devions 
à  don  Juan.  Nous  prîmes  la  route  de  son  château,  conduits 
par  un' guide,  qui  nous  dit,  après  trois  quarts  d'heure  de 
chemin  :  Yoici  le  château  du  seigneur  don  Juan  de  Jutella. 
Nous  eûmes  beau  regarder  de  tous  nos  yeux  dans  la  campa- 
gne, nous  fûmes  longtemps  sans  l'apercevoir;  nous  ne  le 
découvrîmes  qu'en  y  arrivant,  attendu  qu'il  étoit  situé  au 
pied  d'une  montagne,  au  milieu  d'un  bois  dont  les  arbres 
élevés  le  déroboient  à  notre  vue.  Il  avoit  un  air  antique  et 
délabré,  qui  prouvoit  moins  l'opulence  de  son  maître  que  sa 
noblesse.  Néanmoins,  quand  nous  y  fûmes  entrés,  nous  trou- 
vâmes la  caducité  du  bâtiment  compensée  par  la  propreté 
des  meubles. 

Don  Juan  nous  reçut  dans  une  salle  bien  ornée,  où  il 


LIVRE   XII,    CHAPITRE  XIII.  447 

nous  présenta  une  dame  qu'il  appela  devant  nous  sa  sœur 
Dorothée ,  et  qui  pouvoit  avoir  dix-neuf  à  vingt  ans.  Elle 
étoit  fort  parée,  comme  une  personne  qui,  s'étant  attendue 
à  notre  visite,  avoit  envie  de  nous  paroître  aimable;  et, 
s'ofTrant  à  ma  vue  avec  tous  ses  charmes,  elle  fit  sur  moi  la 
même  impression  qu'Antonia,  c'est-à-dire  que  je  fus  troublé; 
mais  je  cachai  si  bien  mon  trouble,  que  Scipion  même  ne  le 
remarqua  pas.  Notre  conversation  roula,  comme  celle  du 
jour  précédent,  sur  le  plaisu*  mutuel  que  nous  nous  faisions 
de  nous  voir  quelquefois,  et  de  vivre  ensemble  en  bons  voi- 
sins. Il  ne  nous  parla  point  encore  de  Séraphine,  et  nous 
ne  lui  dîmes  rien  qui  pût  l'engager  à  nous  déclarer  son 
amour;  nous  étions  bien  aises  de  le  voir  venir  là-dessus. 
Pendant  notre  entretien  je  jetois  souvent  la  vue  sur  Doro- 
thée, quoique  j'affectasse  de  l'envisager  le  moins  qu'il  m'é- 
toit  possible  ;  et,  toutes  les  fois  que  mes  regards  rencontroient 
les  siens,  c'étoient  autant  de  traits  nouveaux  qu'elle  me 
lançoit  dans  le  cœur.  Je  dirai  pourtant,  pour  rendre  une 
exacte  justice  à  l'objet  aimé,  que  ce  n'étoit  point  une  beauté 
parfaite  :  si  elle  avait  la  peau  d'une  blancheur  éblouissante 
et  la  bouche  plus  vermeille  que  la  rose,  son  nez  étoit  un 
peu  trop  long  et  ses  yeux  trop  petits  :  cependant  le  tout 
ensemble  m'enchantoit. 

Enfin ,  je  ne  sortis  point  du  château  de  Jutella  comme 
j'y  étois  entré;  et,  m'en  retournant  à  Lirias l'esprit  rempli  de 
Dorothée,  je  ne  voyois  qu'elle,  je  ne  parlois  que  d'elle. 
Comment  donc,  mon  maître,  me  dit  Scipion  en  me  considé- 
rant d'un  air  étonné,  vous  êtes  bien  occupé  de  la  sœur  de 
don  Juan  !  vous  auroit-elle  inspiré  de  l'amour?  Oui ,  mon 
ami,  lui  répondis-je,  et  j'en  rougis  de  honte.  0  ciel!  moi 
qui,  depuis  la  mort  d''Antonia,  ai  regardé  nulle  jolies  per- 
sonnes avec  indifiérence,  faut-il  que  j'en  rencontre  une  qui 
m'cnllamme  à  mon  âge,  sans  que  je  puisse  m'en  défendre? 


448  ^         ..  G  IL  BLAS. 

Eh  bien!  monsieur,  reprit  le  fils  de  la  Coscolina,  vous  devez 
vous  applaudir  de  l'aventure,  au  lieu  de  vous  en  plaindre; 
vous  êtes  encore  dans  un  âge  où  il  n'y  a  point  de  ridicule  à 
brûler  d'une  amoureuse  ardeur,  et  le  temps  n'a  point  assez 
flétri  votre  front  pour  vous  ôter  l'espérance  de  plaire.  Croyez- 
moi  ,  quand  vous  reverrez  don  Juan ,  demandez-lui  hardi- 
ment sa  sœur  :  il  ne  peut  la  refuser  à  un  homme  comme 
vous;  et  d'ailleurs,  s'il  faut  absolument  être  gentilhomme 
pour  épouser  Dorothée,  ne  l'êtes-vous  pas?  Vous  avez  des 
lettres  de  noblesse,  cela  suffit  pour  votre  postérité  :  lorsque 
le  temps  aura  mis  sur  ces  lettres  le  voile  épais  dont  il  couvre 
l'origine  de  toutes  les  maisons,  après  quatre  ou  cinq  généra- 
tions, la  race  des  Santillane  sera  des  plus  illustres. 


CHAPITRE  XIV. 

Du  double  mariage  qui  fut  fait  à  Lirias,  et  qui  finit  enfin  l'histoire 
de  Gil  Blas  de  Santillane. 

Scipion  m'encouragea  par  ce  discours  à  me  déclarer 
amant  de  Dorothée,  sans  songer  qu'il  m'exposoit  à  un  refus. 
Je  ne  m'y  déterminai  néanmoins  qu'en  tremblant.  Quoique  je 
ne  parusse  pas  avoir  mon  âge,  et  que  je  pusse  me  donner 
dix  bonnes  années  moins  que  je  n'en  avois,  je  ne  laissois  pas 
de  me  croire  bien  fondé  à  douter  que  je  plusse  à  une  jeune 
beauté.  Je  pris  pourtant  la  résolution  d'en  risquer  la  demande 
sitôt  que  je  verrois  son  frère,  qui,  de  son  côté,  n'étant  pas 
sûr  d'obtenir  ma  filleule,  n'étoit  pas  sans  inquiétude. 

Il  revint  à  mon  château  le  lendemain  matin  dans  le 
temps  que  j'achevois  de  m'habiller.  Seigneur  de  Santillane, 
me  dit-il,  je  viens  aujourd'hui  à  Lirias  pour  vous  parler 
d'une  affaire  sérieuse.  Je  le  fis  passer  dans  mon  cabinet, 
où  d'abord  entrant  en  matière  :  Je  crois,  continua-t-il,  que 


LIVRE  XII.   CHAPITRE  XIV.  449 

VOUS  n'ignorez  pas  le  sujet  qui  m'amène  :  j'aime  Séraphine; 
vous  pouvez  tout  sur  son  père  ;  je  vous  prie  de  me  le  rendre 
favorable  ;  faites-moi  obtenir  l'objet  de  mon  amour  :  que  je 
vous  doive  le  bonheur  de  ma  vie.  Seigneur  don  Juan,  lui 
répondis-}e,  comme  vous  allez  d'abord  au  fait,  vous  ne  trou- 
verez pas  mauvais  que  je  suive  votre  exemple,  et  qu'après 
vous  avoir  promis  mes  bons  offices  auprès  du  père  de 
ma  fdleule,  je  vous  demande  les  vôtres  auprès  de  votre 
sœur. 

A  ces  derniers  mots,  don  Juan  laissa  éclater  une  agréable 
surprise,  dont  je  tirai  un  augure  favorable.  Seroit-il  pos- 
sible, s'écria-t-il  ensuite ,  que  Dorothée  eût  fait  hier  la  con- 
quête de  votre  cœur?  Elle  m'a  charmé,  lui  dis-je,  et  je  me 
croirai  le  plus  heureux  de  tous  les  hommes,  si  ma  recherche 
vous  plaît  à  l'un  et  à  l'autre.  C'est  de  quoi  vous  devez  être 
assuré,  me  répliqua- t-il ;  tout  nobles  que  nous  sommes, 
nous  ne  dédaignerons  pas  votre  alliance.  Je  suis  bien  aise, 
lui  repartis-je ,  que  vous  ne  fassiez  pas  difficulté  de  recevoir 
pour  beau-frère  un  roturier;  je  vous  en  «stime  davantage; 
vous  montrez  en  cela  votre  bon  esprit  :  mais  quand  vous 
seriez  assez  vain  pour  ne  vouloir  accorder  la  main  de  votre 
sœur  qu'à  un  noble,  sachez  que  j'ai  de  quoi  contenter  voire 
vanité.  J'ai  travaillé  vingt  ans  dans  les  bureaux  du  minis- 
tère; et  le  roi,  pour  récompenser  les  services  que  j'ai  ren- 
dus à  l'État,  m'a  gratifié  des  lettres  de  noblesse  que  je  vais 
vous  faire  voir.  En  achevant  ces  paroles,  je  tirai  mes  patentes 
d'un  tiroir  où  je  les  tenois  humblement  cachées,  et  je  les 
présentai  au  gentilhomme,  qui  les  lut  d'un  bout  à  l'autre 
attentivement  avec  une  extrême  satisfaction.  Voilà  qui  est 
bon,  reprit-il  en  me  les  rendant;  Dorothée  est  à  vous.  Et 
vous,  m'écriai-je,  comptez  sur  Séraphine. 

Ces  deux  mariages  furent  donc  ainsi  résolus  entre  nous. 
Il  ne  fut  plus  question  que  de  savoir  si  les  futures  y  con- 

II.  29 


430  GIL   BLAS. 

sentiroient  de  bonne  grâce;  car  don  Juan  et  moi,  également 
délicats,  nous  ne  prétendions  point  les  obtenir  malgré  elles. 
Ce  gentilhomme  retourna  au  château  de  Jutella  pour  me 
proposer  à  sa  sœur;  et  moi  j'assemblai  Scipion,  Béatrix  et 
ma  filleule,  pour  leur  faire  part  de  l'entretien  que  je  venois 
d'avoir  avec  ce  cavalier.  Céatrix  fut  d'avis  qu'on  l'acceptât 
pour  époux  sans  hésiter  ;  et  Séraphine  fit  cônnoître  par  son 
silence  qu'elle  étoit  du  sentiment  de  sa  mère.  Pour  le  père, 
il  ne  fut  pas,  à  la  vérité,  d'une  autre  opinion  ;  mais  il  témoi- 
gna quelque  inquiétude  sur  la  dot  qu'il  faudroit,  disoit-il, 
donner  à  un  gentilhomme  dont  le  château  avoit  un  si  pres- 
sant besoin  de  réparations.  Je  fermai  la  bouche  à  Scipion,  en 
lui  disant  que  cela  me  regardoit,  et  que  je  faisois  présent  à 
ma  filleule  de  quatre  mille  pistoles  pour  payer  sa  dot. 

Je  revis  don  Juan  dès  le  soir  même.  Vos  affaires,  lui  dis- 
je,  vont  à  merveille  ;  je  souhaite  que  les  miennes  ne  soient 
pas  dans  un  plus  mauvais  état.  Elles  vont  aussi  le  mieux  du 
monde,  me  répondit-il;  je  n'ai  pas  été  à  la  peine  d'employer 
l'autorité  pour  avoir  le  consentement  de  Dorothée  :  votre 
personne  lui  revient,  et  vos  manières  lui  plaisent.  Vous 
appréhendiez  de  n'être  pas  de  son  goût,  et  elle  craint,  avec 
plus  de  raison,  que  n'ayant  à  vous  offrir  que  son  cœur  et 
sa  main...  Que  voudrois-je  de  plus?  interrompis-je  tout 
transporté  de  joie.  Puisque  la  charmante  Dorothée  n'a  point 
de  répugnance  à  lier  son  sort  au  mien,  c'est  tout  ce  que  je 
demande  :  je  suis  assez  riche  pour  l'épouser  sans  dot,  et  sa 
seule  possession  comblera  tous  mes  vœux. 

Don  Juan  et  moi,  fort  satisfaits  d'avoir  heureusemei.t 
amené  les  choses  jusque-là,  nous  résolûmes,  pour  hâter  nos 
noces,  d'en  supprimer  les  cérémonies  superflues.  J'abouchai 
ce  gentilhomme  avec  les  parents  de  Séraphine;  et,  après 
qu'ils  furent  convenus  des  conditions  du  mariage,  il  prit 
congé  de  nous ,  en  nous  promettant  de  revenir  le  lendemain 


L[VRE  XII,   CHAPITRE  XIV.  431 

avec  Dorothée.  L'envje  que  j'avois  de  paroître  agréable  à 
cette  dame  me  fit  employer  trois  bonnes  heures  pour  le 
moins  à  m' ajuster,  à  m'adoniser;  encore  ne  pus-je  parvenir 
à  me  rendre  content  de  ma  personrie.  Pour  un  adolescent 
qui  se  prépare  à  voir  sa  maîtresse,- ce  n'est  qu'un  plaisir; 
mais  pour  un  homme  qui  commence  à  vieillir,  c'est  une  occu- 
pation. Cependant  je  fus  plus  heureux  que  je  ne  le  méritois  : 
je  revis  la  sœur  de  don  Juan,  et  j'en  fus  regardé  d'un  œil  si 
favorable,  que  je  m'imaginai  valoir  encore  quelque  chose. 
J'eus  avec  elle  un  long  entretien.  Je  fus  charmé  du  caractère 
de  son  esprit,  et  je  jugeai  qu'avec  de  bonnes  façons  et  beau- 
coup de  complaisance  je  deviendrois  un  époux  chéri.  Plein 
d'une  si  douce  espérance,  j'envoyai  chercher  d.eux  notaires 
à  Valence,  qui  firent  le  contrat  de  mariage  ;  puis  nous  eûmes 
recours  au  curé  de  Paterna,  qui  vint  à  Lirias,  et  nous  ma- 
ria ,  don  Juan  et  moi ,  à  nos  maîtresses. 

Je  fis  donc  allumer  pour  la  seconde  fois  le  flambeau  de 
l'hyménée,  et  je  n'eus  pas  sujet  de  m'en  repentir.  Dorothée, 
en  femme  vertueuse,  se  fit  un  plaisir  de  son  devoir;  et, 
sensible  au  soin  que  je  prenois  d'aller  au-devant  de  ses 
désirs,  elle  s'attacha  bientôt  cà  moi  comme  si  j'eusse  été 
jeune.  D'une  autre  part,  don  Juan  et  ma  filleule  s'enflam- 
mèrent d'une  ardeur  mutuelle;  et,  ce  qu'il  y  a  de  singulier, 
les  deux  belles-sœurs  conçurent  l'une  pour  l'autre  la  plus 
vive  et  la  plus  sincère  amitié.  De  mon  côté ,  je  trouvai  dans 
mon  beau-frère  tant  de  bonnes  qualités,  que  je  me  sentis 
naître  pour  lui  une  véritable  affection,  qu'il  ne  paya  point 
d'ingratitude.  Enlin,  l'union  qui  régnoit  entre  nous  tous  étoit 
telle,  que  le  soir,  lorsqu'il  falloitnous  quitter  pour  nous  ras- 
sembler le  lendemain,  cette  séparation  ne  se  faisoit  pas  sans 
peine;  ce  qui  fut  cause  que  des  deux  familles  nous  réso- 
lûmes de  n'en  faire  qu'une,  qui  demeureroit  tantôt  au  châ- 
teau de  Lirias,  et  tantôt  à  celui  de  Jutella,  auquel,  pour  cet 


452  GIL  BLAS. 

effet,  on  fit  de  grandes  réparations  despistoles  de  Son  Excel- 
lence. 

Il  y  a  déjà  trois  ans,  ami  lecteur,  que  je  jnène  une  vie 
délicieuse  avec  des  personnes  si  chères.  Pour  comble  de 
satisfaction,  le  ciel  a  daigné  m' accorder  deux  enfants,  dont 
l'éducation  va  devenir  l'amusement  de  mes  vieux  jours,  et 
dont  je  crois  pieusement  être  le  père. 


PIN    DE    GIL    BLAS    DE    SAKTILLAWE 


TABLE    DES   CHAPITRES 


CONTENUS 


DANS   LE  TOME  DEUXIEME 


Pagres 

Avertissement 1 


LIVRE  SEPTIEME. 

Chai*,  l".  Des  amours  de  Gil  Blas  et  de  la  dame  Lorença  Séphora. ...        3 

11.  Ce  que  devint  Gil  lîlas  après  sa  sortie  du  château  de  Leyva, 
et  des  heureuses  suites  qu"eut  le  mauvais  succès  de  ses 
amours 12 

m.  Gil  Blas  devient  le  favori  de  l'archevêque  de  Grenade  et  le 

canal  de  ses  grâces 18 

rv.  L'archevêque  tombe  en  apoplexie.  De  l'embarras  où  se  trouve 

Gil  Blas,  et  de  quelle  foçon  il  en  sort .      '24 

V.  Du  parti  que  prit  Gil  Blas  après  que  l'archevêque  lui  eut  donné 
son  congé.  Par  quel  hasard  il  rencontra  le  licencié  qui  lui 
avoit  tant  d'obligation ,  et  quelles  marques  de  reconnois- 
sance  il  en  reçut 28 

VI.  Gil  Blas  va  voir  jouer  les  comédiens  de  Grenade.  De  l'étonne- 

ment  où  le  jeta  la  vue  d'une  actrice,  et  de  ce  qu'il  en  arriva.      31 

vu.  Histoire  de  Laure 38 

vni.  De  l'accueil  que  les  comédiens  de  Grenade  firent  â  Gil  Blas, 
et  d'une  nouvelle  reconnoissance  qui  se  fit  dans  les  foyers 
de  la  comédie 53 

IX.  Avec  quel  homme  extraordinaire  il  soupa  ce  soir-lâ ,  et  de  ce 

qui  se  passa  entre  eux 56 

X.  De  la  commission  que  le  marquis  de  Marialva  donna  à  Gil 

Glas,  et  comment  ce  fidèle  secrétaire  s'en  acquitta 60 


4oi  TABLE  DES  CHAPITRES. 

Paçes 

XI.  De  la  nouvelle  que  Gil  Blas  apprit,  et  qui  fut  un  coup  de 

foudre  pour  lui Ci 

XII.  Gil  Blas  va  loger  dans  un  hôtel  garni.  Il  y  fait  connoissance 
avec  le  capitaine  Chinchilla.  Quel  homme  cY'tnit  que  cet 

officier,  et  quelle  affaire  l'r.voit  amené  à  Madrid 07 

xiii.  Gil  Blas  rencontre  à  la  cour  son  cher  ami  Fabrice.  Grande 
joie  de  part  et  d'autre.  Où  ils  allprent  tous  deux,  et  de  la 
curieuse  conversation  qu'ils  eurent  ensemble 7G 

XIV.  Fabrice  place  Gil  Blas  auprès  du  comte  Galiano,  seigneur 

sicilien 87 

XV.  Des  emplois  que  le  comte  Galiano  donna  dans  sa  maison  à 

Gil  Blas 91 

XVI.  De  l'accident  qui  arriva  au  singe  du  comte  Galiano;  du  cha- 
grin qu'en  eut  ce  seigneur.  Conjment  Gil  Blas  tomba  ma- 
lade ,  et  quelle  fut  la  suite  de  sa  maladie 97 

LIVRE    HUITIÈME. 

Chap.  l".  Gil  Blas  fait  une  bonne  connoissance,  et  trouve  un  poste  qui 
'     le  console  de  l'ingratitude  du  comte  Galiano.  Histoire  de 
don  Valérie  de  Luna 106 

II.  Gil  Blas  est  présenté  au    duc  de   Lorme,  qui  le  reçoit  au 

nombre  de  ses  secrétaires;  ce  ministre  le  fait  travailler,  et 

est  content  de  son  travail 112 

III.  Il  apprend  que  son  poste  n'est  pas  sans  désagrément.  De  l'in- 

quiétude que   lui  cause  cette  nouvelle,  et  de  la  conduite 
qu'elle  l'oblige  à  tenir 118 

IV.  Gil  Blas  gagne  la  faveur  du  duc  de  Lerme,  qui  le  rend  dépo- 

sitaire d'un  secret  important liî 

V.  Où  l'on  verra  Gil  Blas  comblé  de  joie,  d'honneur  et  de  misère.     r24 

VI.  Comment  Gil  Blas  fit  connoître  sa  misère  au  duc  de  Lerme, 

et  de  quelle  façon  en  usa  ce  ministre  avec  lui 129 

VII.  Du  bon  usage  qu'il  fit  de  ses  quinze    cents  ducats  ;  de  la 

première  affaire  dont  il  se  mêla,  et   quel  pnifit  il  lui  en 

revint 134 

VIII.  Histoire  de  don  Roger  de  Rada i'.i'i 

IX.  Par  quels  moyens  Gil  Blas  fit  en  peu  de  temps  une  fortune 

considérable,  et  des  grands  airs  qu'il  se  donna 140 

X.  Les  mœurs  de  Gil  Blas  se  corrompent  entièrement  à  la  cour 
De  la  commission  dont  le  chargea  le  comte  de  Lemos,  et  de 
l'intrigue  dans  laquelle  ce  seigneur  et  lui  s'enga;.ièrcnt.  .  .     155 

XI.  De  la  visite  secrète  et  des  présents  que  le  prince  d'Espagne  fit 

àCatalina lOii 


TABLE   DES  CIIÂPITUES.  4oo 

Pages, 
xri.  Qui  étoit  Catalina.  Embarras  de  Gil  Blas,  son  inquiétude,  et 
quelle  précaution  il  fut  obligé  de  prendre  pour  se  mettre 

l'esprit  en  repos 1G7 

xiii.  Gil  Blas  continue  de  faire  le  seigneur.  Il  apprend  des  nou- 
velles de  sa  famille  :  quelle  impression  elles  font  sur  lui.  Il 
se  brouille  avec  Fabrice 171 

LIVRE  NEUVIÈME. 

Chap.  I''"".  Scipion  veut  marier  Gil  l>las,  et  lui  propose  la  fille  d'im 
ricbe  et  fameux  orfèvre.   Des  démarches  qui  se  firent  en 

conséquence 170 

II.  Par  quel  hasard  Gil  Blas  se  ressouvint  de   don  Alphonse  de 

Leyva ,  et  du  service  qu'il  lui  rendit  par  vanité 180 

m.  Des  préparatifs  qui  se  firent  pour  le  mariage  de  Gil  Blas,  et 

du  grand  événement  qui  les  rendit  inutiles 184 

IV.  Comment  Gil  Blas   fut  traité  dans  la  tour  de  Ségovie,  et  de 

quelle  manière  il  apprit  la  cause  de  sa  prison 1S3 

V.  Des  réflexions  qu'il  fit  celte  nuit  avant  que  de  s'endormir,  et 

du  bruit  qui  le  réveilla lllO 

VI.  Histoire  de  don   Gaston   de  Cogollos  et  de  dona  Helena  de 

Galisteo 19i 

vu.  Scipion  vient  trouver  Gil  Blas  à  la  tour  de  Ségovie,  et  lui  ap- 
prend bien  des  nouvelles 212 

viM.  Du  premier  voyage  que  Scipion  fit  à  Madrid  :  quels  en  furent 
le  motif  et  le  succès.  Gil  Blas  tombe  malade.  Suite  de  sa 
maladie 216 

IX.  Scipion  retourne  à  Madrid.  Comment  et  à  quelles  conditions  il 

fit  mettre  Gil  Blas  en  liberté.  Où  ils  allèrent  tous  deux  en 
sortant  de  la  tour  de  Ségovie,  et  quelle  conversation  ils 
eurent  ensemble 221 

X.  Ce  qu'ils  firent  en  arrivant  à  Malrid.  Quel  homme  Gil  Blas 

rencontra  dans  la  rue,  et  de  quel  événement  cette  rencontre 

fut  suivie 224 

LIVRE   DIXIÈME. 

Chap.  I'"".  Gil  Blas  part  pour  les  A^turies;  il  passe  par  Valladolid  ,  oii  il 
va  voir  le  docteur  Sangrado,  son  ancien  maître.  Il  rencontre 
par  hasard  le  seigneur  Manuel  Ordonnez,  administrateur 

de  l'hôpital 230 

II.  Gil  Blas  continue  son  voyage,  et  arrive  heureusement  à 
Oviedo.  Dans  ([uel  état  il  retrouva  ses  parents.  Mort  de  son 
père;  suites  de  cette  mort 239 


456  TABLE   DES  CHAPITRES. 


III.  Gil  Blas  prend  la  route  du  royaume  de  Valence,  et  arrive  enfin 

à  Lirias  ;  description  de  son  château,  comment  il  y  fut  reçu, 

et  quelles  gens  il  y  trouva 248 

IV.  Il  part  pour  Valence,  et  va  voir  les  seigneurs  de  Leyva;  f!e 

l'entretien  qu'il  eut  avec  eux ,  et  du  bon  accueil  que  lui  fit 
Séraphine 254 

V.  Gil  Blas  va  à  la  comédie,  où  il  voit  jouer  une  tragédie  nou- 

velle. Succès  de  la  pièce.  Génie  du  public  de  Valence.  .  .  .    258 

VI.  Gil  Blas,  en  se  promenant  dans  les  rues  de  Valence,  rencontre 

un  religieux  qu'il  croit  reconnoître;  quel  homme  c'étoit  que 
•  ce  religieux 263 

VII.  Gil  Blas  retourne  à  son  château  de  Lirias;  de  la  nouvelle 

agréable  que   Scipion  lui  ai)prit,  et  de  la  réforme  qu'ils 

firent  dans  leur  domestique 269 

viu.  Des  amours  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia 273 

IX.  jNoces  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia;  de  quelle  façon  elles 
se  firent;   quelles  personnes  y   assistèrent  et  de  quelles 

réjouissances  elles  furent  suivies 279 

X.  Suite  du  maringe  de  Gil  Blas  et  de  la  belle  Antonia.  Commen- 
cement de  l'histoire  de  Scipion 285 

XI.  Suite  de  Thistoire  de  Scipion 311 

XII.  Fin  de  l'histoire  de  Scipion 323 

LIVRE    ONZIÈME. 

CuAP.  P''.  Do  la  plus  grande  joie  que  Gil  Blas  ait  jamais  sentie,  et  du 
triste  accident  qui  la  troubla.  Des  changements  qui  arrivè- 
rent  à   la   cour,  et  qui   furent  cause  que    Santillane  y  ' 
retourna 343 

II.  Gil  Blas  se  rend  à  Madrid  ;  il  paroît  à  la  cour  ;  le  roi  le  recon- 
noît  et  le  recommande  à  son  premier  ministre.  Suite  de 
cette  recommandation 348 

ni.  De  ce  qui  empêcha  Gil  Blas  d'exécuter  la  résolution  où  il  étoit 
d'abandonner  la  cour,  et  du  service  important  que  Joseph 
Navarro  lui  rendit 353 

IV.  Gil  Blas  se  fait  aimer  du  comte  d'Olivarès 350 

v.  De  l'erftretien  secret  que  Gil  Blas  eut  avec  Navarre ,  et  de  la 

première  occupation  que  le  comte  d'Olivarès  lui  donna.  .  ,    359 

VI.  De  l'usage  que  Gil  Blas  fit  de  ses  trois  cents  pistoles,  et  des 
soins  dont  il  chargea  Scipion.  Succès  du  mémoire  dont  on 

vient  de  parler 304 

VII.  Par  quel  hasard ,  dans  quel  endroit  et  dans  quel  état  Gil  Blas 
retrouva  son  ami  Fabrice,  et  de  l'entretien  qu'ils  eurent 
ensemble 369 


4 

TABLE  DES  CHAPITRES.  457 

Pai;es. 

VIII.  Gil  Blas  se  rend  de  jour  en  jour  plus  cher  à  son  maître.  Du 
retour  de  Scipion  à  Madrid ,  et  de  la  relation  qu'il  fit  de 

son  voyage  à  Saniillane 373 

IX.  Comment  et  à  qui  le  comte-duc  maria  sa  fille  unique;  et  des 

fruits  amers  que  ce  mariage  produisit 376 

X.  Gil  Blas  rencontre  par  hasard  le  poëteNunez,  qui  lui  apprend 
qu'il  a  fait  une  tragédie  qui  doit  être  incessamment  repré- 
sentée sur  le  Théâtre  du  Prince.  Du  malheureux  succès  de 
cette  pièce,  et  du  bonheur  étonnant  dont  il  fut  suivi.  .  .  .      379 

XI.  Santillane  fait  donner  un  emploi  à  Scipion ,  qui  part  pour  la 

ISouvelle-Espagne 383 

XII.  Don  Alphonse  de  Leyva  vient  à  Madrid;  motif  de  son  voyage. 

'  De  l'affliction  qu'eut  Gil  Blas,  et  de  la  joie  qui  la  suivit.  .  .  385 
xiii.  Gil  Blas  rencontre  chez  le  roi  don  Gaston  de  Gogollos  et  don 

André   de  Tordesillas;    où  ils   allèrent  tous  trois.  Fin  de 

l'histoire  de   don  Gaston  et  de  dona  Helena  de  Galisteo. 

Quel  service  Santillane  rendit  à  Tordesillas 389 

XIV.  Santillane  va   chez  le  poëte  Nunez.  Quelles  personnes  il  y 

trouva,  et  quels  discours  y  furent  tenus 397 


LIVRE  DOUZIÈME. 

Chap.  l".  Gil  Blas  est  envoyé  par  le  ministre  à  Tolède.  Du  motif  et  du 

succès  dé  son  voyage .    400 

II.  Santillane  rend  compte  de  sa  commission  au  ministre,  qui  le 
charge  du  soin  de  faire  venir  Lucrèce  à  Madrid.  De  l'arri- 
vée de  cette  comédienne ,  et  de  son  début  à  la  cour 409 

m.  Lucrèce  fait  grand  bruit  à  la  cour  et  joue  devant  le  roi  qui  en 

devient  amoureux.  Suites  de  cet  amour 412 

IV.  Du  nouvel  emploi  que  donna  le  ministre  à  Santillane 417 

v.  Le  fils  de  la  Génoise  est  reconnu  par  acte  authentique ,  et 
nommé  don  Henri-Philippe  de  Guzman.  Santillane  fait  la 
maison  de  ce  jeune  seigneur,  et  lui  donne  toutes  sortes  de 
maîtres 4'20 

VI.  Scipion  revient  de  la  Nouvelle-Espagne.  Gil  Blas  le  place  au- 

près de  don  Henri.  Des  études  de  ce  jeune  seigneur.  Des 
honneurs  qu'on  lui  fit,  et  à  quelle  dame  le  comte- duc  le 
maria.  Comment  Gil  Blas  fut  fait  noble  malgré  lui 4'23 

VII.  Gil  Blas  rencontre  encore  Fabrice  par  hasard.  De  la  dernière 

conversation  qu'ils  eurent  ensemble,  et  de  l'avis  important 

que  Nunez  donna  à  Santillane 4'2G 

VIII.  Comment  Gil  Blas  apprit  que  l'avis  de  Fabrice  n'étoit  point 

faux.  Du  voyage  que  le  roi  fit  à  Saragosse 429 

II.  30 


458  TABLE   DES   CHAPITRES. 

Pages 

IX.  De  la  révolution  de  Portugal ,  et  de  la  disgrâce  du  comte-duc.    4.3-2 
X.  De  l'inquiétude  et  des  soins  qui  troublèrent  d'abord  le  repos 
du  comte-duc,  et  de  l'heureuse  tranquillité  qui  leur  suc- 
céda. Des  occupations  de  ce  ministre  dans  sa  retraite.  .  .  .     434 
•xi.  Le  comte-duc  devient  tout  à  coup  triste  et  rôveur.  Du  sujet 

étonnant  de  sa  tristesse,  et  de  la  suite  fâcheuse  qu'elle  eut.     437 
xn.  De  ce  qui  se  passa  au  château  de  Locclies  après  la  mort  du 

comte-duc,  et  du  parti  que  prit  Santillane 441 

XIII.  Du  retour  de  Gil  Blas  dans  son  château.  De  la  joie  qu'il  eut 
^         de  trouver  Séraphine  sa  filleule,  nubile;  et  de  quelle  dame 

il  devint  amoureux 444 

XIV.  Du  double  mariage  qui  fut  fait  à  Lirias,   et  qui  finit  enfin 

l'histoire  de  Gil  Blas  de  Santillane 448 


FAitlS.  —  IMPRIMERIE    DE    J.     CLAYE,     RUE     S  A  1  NT- B  KN  OIT,    7. 


*        * 


?'T 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


«B«.5'8a 


j^s^^tu^- 


.-^^ 


^^^^^^■^- 


39003  002  1  1  2836b 


K>^ 


CE  PC   1997 

.G5  18éA  M0Q2 

COO       LE    SAGE,     AL/    USTOIRE    DE 

ACC*    1217367 


i^    ■(•.^>g^..