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Full text of "Histoire de l'affaire Dreyfus"

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University  of  Ottawa 


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^5G>4  W 


JOSEPH     REINACH 


HISTOIRE 


DE 


L'AFf 


S 


*  •  • 

LA    CRISE 

Procès  ESTERHAZY  —  Procès  ZOLA 


& 


PAlllS 

if:r.\iRiE    ClIAriPENTIER    ET    FASQUELLE 

EUGÈNE    FASQUELLE,    ÉDITEUR 

11,  rue  de  Gienellu,   1 1 

1903 

Tons  droits  de  Iradutlion  et  de  l'cprodiiclion  réservés  pour  tous  p:i\s, 
y  comitiis  la  Suède,  la  Norvège  cl  le  Danemark. 


CHAPITRE    PREMIER 


LE  «  SYNDICAT  » 


Boisdeffre,  dans  Tattenle  du  combat  qui  tardait  à 
s'engager,  avait  imaginé  qu'Esterhazy  prît  les  devants, 
se  nommât  lui-même  et  réclamât  de  passer  devant  un 
conseil  de  guerre  (i).  Esterhazy  dit.  avec  raison,  que 
c'était  absurde.  Puis,  quand  parut  la  lettre  de  Mathieu 
Dreyfus,  il  adressa  à  Billot,  sur  un  avis  de  Du  Paty,  et 
après  en  avoir  averti  Saussier,  ce?  quatre  lignes  : 

Je  lis  dans  les  journaux  de  ce  matin  l'infâme  dénoncia- 
tion portée  contre  moi  ;  je  vous  demande  de  faire  faire 
une  enquête,  et  je  me  tiens  prêt  à  répondre  à  toutes  les 
accusations. 

Cette  brève  riposte  parut  conforme  à  la  poétique 
du  théâtre  :  si  l'accusé  pâlit,  il  est  coupable  ;  s'il  se 
iedresse  sous  le  coup  imprévu,  il  cet  innocent- 

(i)  Esterliazy.  Dep.  à  Londres  [Éd.  de  Bruxelles),  62. 

1 


2  HISTOIHE  IlE    L  AFFAU^E  DREYFLS 

Eslerhazy  reçut  dHenrv  lassurance  formelle  qu'il 
ne  sérail  pas  arrêté;  —  sinon,  il  avoue,  il  raconte  tout  ; 
—  quaacune  perquisition  (dailleurs  inutile)  ne  serait 
faite  chez  lui  ii).  Ainsi  sera-t-il  établi  que  lÉtat-Major 
le  sait  innocent,  victime  d'une  déteslal»le  machinalion. 
Saussier  était  consentant. 

Une  autre  réponse  eût  été  plus  projjante  qu'une  de- 
mande denquéte  :  poursuivre  ^fathieu  Dreyfus  en  cour 
d'assises,  où  la  preuve  est  admise,  produite,  discutée 
publiquement  au  i^rand  jour  (2). 

Pour  qui  eût  rélléchi,  choisir,  au  lieu  de  la  pleine 
lumière  des  assises,  les  pénombres  d'une  enquête  à 
huis  clos,  c'était  déjà  l'aveu  el  du  crime  et  de  la  collu- 
sion. 

A  l'État-Major,  Boisdeffre  (mais  sous  le  coup  de  fouet 
de  Drumont)  s'eng-agea  à  fond. 

Drumont,  ce  malin  même,  l'avait  vertement  tancé  pour 
la  mollesse  de  son  attitude.  Il  le  frappait  à  l'endroit  sen- 
sible, lui  reprochant  d'exploiter  l'alliance  russe,  de  s'en 
faire  une  réclame  près  des  badauds,  d'ailleurs  inca- 
pable (3). 

Esterhazy  avait  <(  fait  marcher  »  aussi  Vlntransigeant. 

On  ignore  qui  fit  la  paix  de  Boisdefl're  avec  Drumont  ; 


n)  Dép.  à  Londres  -y  mar?  1900).  —  Billot  dit  que  ce  fut  Saus- 
sier qui  décida  de  laisser  Esterhazy  en  «  liberté  provisoire  »  : 
il  place  celte  décision  au  moment  de  la  seconde  enquête  de 
l^ellieux  Rennes.  II.  174.  De  même,  Gojise  :  «  E:«terhazy  avait 
été  laissé  en  liberté,  chose  qui  nous  échappe  encore  complète- 
ment, par  ordre  du  général  Saussier.  L'État-^Major  n  y  était 
absolument  pour  rien  :  je  tiens  à  le  déclarer  bien  nettement.  » 
{Rennes,  II.  iGi.)  Gon^^e  dit  (juen  conséquence  Esterhazy  était 
«  un  accusé  pas  ordinaire,  un  accusé  spécial  ». 

(2)  Aulorité  du  6  décembre  1897,  article  de  Cassagnac. 

(3)  «  Il  exploite  la  sympathie  un  peu  badaude  qui  s'attache  à 
tout  ce  qui  touche  à  la  Russie...  Notre  nouveau  Berthier  a  été 
au-dessous  de  tout.  »  [Libre  Parole  du  i6  novembre.) 


LE    SYNDICAT  3 

il   envoya   sou    chef    de    cabinet    chez    Rochefort    (i). 

Pauffin  l'avait  connu  sur  les  champs  de  course:  il  lui 
confia  que  lÉtat-Major  tenait  en  réserve  des  preuves 
décisives  du  crime  de  Dreyfus,  «  ignorées  encore  du 
Syndicat  ■>  :  le  bordereau  annoté,  les  lettres  de  lEm- 
pereur  d'Allemagne. 

Rochefort,  depuis  trente  années,  insultait  pêle-mêle 
les  militaires  et  les  civils  ;  nul  n'a  vomi  plus  d'outrages 
contre  l'armée  (•>);  mais  il  était  sans  défense  dès  quun 
officier  le  flattait  dans  son  orgueil,  saluait  en  lui  le 
maître  de  l'opinion. 

1  Au  procès  Zola  'I.  aôo).  Pauffin  affirma  qu'il  avait  fait  cette 
démarche  «  de  sa  proi)re  initiative.  On  prêtait,  dit-il.  à  lÉtat- 
major  une  attitude  équivoque...  >■  La  démarche  est  donc  bien 
la  réponse  à  larticle  de  Druniont  où  Boisdeftre  était  malmené. 
«  Jai  cru  pouvoir  dire  à  M.  Rochefort.  que  je  connaissais  un 
peu  pour  le  rencontrer  de  temps  en  temps,  ce  quon  disait 
hautement  autour  de  moi,  à  l'État-Major.  »  Mais  «  il  ne  peut 
pas  dire  e.\aclement  ve  quil  lui  a  dit  »  et  déclare  «  qu'il  ne  lui 
a  porté  aucun  dossier  ».  —  BoisdeiTre  a  reconnu,  comme  je  le 
raconterai  par  la  suite,  qu'il  avait  envoyé  Pauffin  chez  Roche- 
fort. —  Esterhazy  dit  formellement  que  les  lettres  de  l'Empe- 
reur d'Allemagne  furent  révélées  à  Rochefort  par  Pauffin.  Dép. 
Londres,  26  fév.  i9oo.) 

■2  Au  hasard,  je  cite  quelques  extraits  :  «  Ah  !  voilà  assez 
longtemps  qu'on  nous  embête  avec  l'honneur  militaire  1  »  «■  Zur- 
linden  lèche  les  bottes  de  l'armée  allemande.  »  «  Le  général 
Ferron  n'est  pas  un  grotesque,  c'est  un  criminel.  »  Saussier  est 
0  un  hippopotame,  un  idiot,  un  fessier  à  envoyer  au  dégraissage, 
le  roi  des  poltrons  ».  «  Tuer  un  civil  constitue  pour  le  militaire 
un  acte  méritoire.  »  «  Les  officiers  se  conduisent  envers  leurs 
hommes  comme  ils  ne  se  conduiraient  pas  peut-être  envers 
des  animaux.  »  «  Dans  le  militarisme,  un  voleur  n  est  pas  plus 
un  voleur  (ju'un  assassin  n'est  un  assassin.  »  «  Les  chefs,  ces 
bourreaux  imbéciles...  »  «  Une  combinaison  favorable  m'a  em- 
pêché de  faire  partie  de  cette  belle  armée  française  où  je  n'au- 
rais donné  peut-être  d  autre  exemple  que  celui  de  la  désertion  » 
«  Les  assassins  elles  chapardeurs  prussiens  ont  à.peine commis 
la  moitié  des  crimes  dont  les  armées  françaises  se  sont  rendues 
coupables  avant  de  donner  leur  démission  à  Sedan.  »  L'Armée 
Jugée  par  lea  /'lalionalisles,  avec  renvoi,  pour  chaque  citation,  à 
l'Iniransiyeant. 


4  HISTOIRE  DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Au  conseil  des  minisires,  Billot  parut  embarrassé.  Ses 
collègues  (sauf  Méline)  entendaient  pour  la  première 
fois  le  nom  d'Esterhazy.  Il  en  parla  comme  d'un  bon 
soldat,  dont  la  vie  privée,  toutefois,  n'était  pas  sans  re- 
proche. Félix  Faure  ne  dit  rien  des  lettres  qu'il  avait 
reçues  du  bandit.  On  décida  d'ouvrir  une  enquête. 

Un  peu  plus  tard,  à  la  Chambre,  le  prince  d'Hénin, 
dès  le  début  de  la  séance,  réclama  des  explications 
«  nettes  et  précises  »  ;  «  l'armée  et  le  pays  les  attendent  ». 

Billot,  mal  à  l'aise  et  se  roidissant,  lut  une  déclara- 
tion concertée  avec  MéUne.  Il  n'y  affirmait  plus  la  cul- 
pabilité de  Dreyfus,  mais  seulement,  que  «  le  résultat 
de  ses  recherches  (avant  et  depuis  les  démarches  de 
Scheurer)  n'avait  ébranlé  nullement,  dans  son  esprit, 
l'autorité  delà  chose  jugée  ».  Bien  plus,  il  a  invité  Scheu- 
rer à  saisir  le  garde  des  Sceaux  «  dans  les  formes  pres- 
crites par  la  loi  ».  (Il  n'écarte  donc  pas  l'idée  de  la 
revision  comme  une  hypothèse  absurde.)  Maintenant, 
c'est  la  famille  de  Dreyfus  elle-même  qui  intervient.  Dès 
lors,  le  Gouvernement  se  voit  obligé  de  mettre  le  dé- 
nonciateur «  en  mesure  de  produire  ses  justifications  »  ; 
«  ille  doit  à  la  justice  et  à  Ihonneur  même  de  l'officier 
qui  est  en  cause  ». 

Billot  évoqua  enfin  «'  l'honneur  de  l'armée  »  ;  «  il  en 
est  le  gardien,  il  veillera  à  la  sûreté  du  pays  (i).  » 

Avant  la  séance,  Leblois,  que  je  voyais  pour  la  pre- 
mière fois  (2),  m'avait  raconté  ce  quil  savait  de  l'aven- 
ture de  Picquart  et  fait  Hre  les  lettres  de  Gonse.  J'ob- 
servai Billot  pendant  qu'il  occupait  la  tribune;  il  était 
très  pâle,  luttant  contre  une  honte  que  la  Chambre 
prit  pour  un  doute  ;  elle  applaudit  à  peine. 

(1)  Séance  du  iG  noveml)re  1897. 

(2)  Ce  jour-là,  il  vit  également  Démange  pour  la  première  fois 
{Procès  Zola,  1,384,  Démange.) 


LE    SYNDICAT 


Brisson  s'étant  hâté  de  clore  l'incident,  les  députés 
se  répandirent  dans  les  couloirs  et  dans  la  salle  des 
Pas-Perdus ,  grouillante  de  journalistes,  Rochefort , 
encore  tout  chaud  de  l'étreinte  de  Pauffin,  y  déblatérait 
contre  Billot,  l'accusant  d'avoir  sacrifié  Esterhazy  à 
Dreyfus  (i).  La  plupart  des  radicaux,  non  moins  irrités, 
firent  leurs  confidences  à  Paj^illaud  {2).  Les  députés  de 
la  droite  et  les  anciens  boulangistes  manifestaient  une 
indignation  l^ruyante. 

Il  y  avait,  en  elTet.  une  inquiétante  contradiction 
entre  l'enquête  annoncée  sur  Esterhazy  et  cette  certi- 
tude dn  crime  du  juif,  si  hautement  affirmée  naguère, 
rappelée  aujourd'hui  d'une  phrase  molle.  Goblet.  an- 
cien président  du  Conseil,  le  constata  :  «  Les  amis  de 
Dreyfus  auront  seuls  le  droit  de  triompher  (3).  » 
Lockroy,  Bourgeois  prédirent  que  "  la  multiphcité  des 
incidents  amènerait  fatalement  le  ministère  à  ordonner 
la  revision  (4)  "• 

Ces  commentaires,  l'espoir  et  la  crainte,  également 
mil  dissimulés,  des  partisans  et  des  adversaires  de  la 
revision,  trouvèrent  leur  écho  au  Sénat.  Le  Provost  de 
Launay  avait  assisté  à  la  séance  de  la  Chambre  :  il 
courut  au  Luxembourg  y  dénoncer  la  faible  réponse  du 
ministre  :  «  Quoi!  le  Gouvernement  n'a  pas  eu  une  pa- 
role de  défense,  de  protestation  en  faveur  d'Esterhazy  !  » 
Comme  sanction,  il  demanda  la  discussion,  dès  la  pro- 
chaine séance,  du  projet  de  Mercier  sur  l'espionnage  et 
la  trahison. 


(il  Libre  Parole  du  17  novemljre  1897.  récit  de  Papillaud. 

•2  Déclaralions  de  Bazille.  de  Diijardin-Beaumetz,  etc.  «  C'est 
une  infamie,  dit  Camille  P<?iletan.  le  ministre  a -bafouillé  afin 
d'embrouiller  encore  une  situation  déjà  pas  mal  louche.  «  Libre 
Parole  du  17. 

3  Libre  Parole,  conversation  de  Goblet  avec  Papillaud. 

4  Autorité  du  18.  récit  de  Ca^sa^nac. 


6  HISTOIRE    DK    L  AriAIIlK    DREYFUS 

Ainsi  pourra-l-on  empêcher  loule  révélation  utile, 
fermer  la  bouche  «  à  quiconque  se  sera  procuré  des 
documenls  ou  renseignemenls  dont  le  secret  intéresse 
la  sûreté  de  FEtat  ». 

L'orateur  affirma  quil  n'était  lami  ni  de  Dreyfus  ni 
d'Esterhazy  (i);  il  Tétait  de  Drumont. 

Scheurer  resta  impassible  à  son  banc,  mais  avec  un 
air  de  confiance  qui  frappa  le  Sénat;  Trarieux  protesta  : 
«  Un  poids  lourd  pèse  sur  la  conscience .4)ublique;  la 
discussion  d'un  pareil  projet  doit  être  poursuivie  dans 
le  calme,  en  dehors  de  toute  passion.  »  Morellet,  rap- 
porteur de  la  loi,  et  le  garde  des  Sceaux  Darlan  ap- 
puyèrent Trarieux,  qui  eut  gain  de  cause. 

Après  la  séance,  comme  Freycinet  l'interrogeait, 
Scheurer  répliqua  :  «  Soyez  tranquille,  je  le  tiens  et  je 
le  liens  bien.  » 


II 


Billot,  en  rentrant  au  ministère,  fut  vivement  objur- 
gué  par  Boisdeffre.  Il  avait  promis  son  concours  aux 
collaborateurs  de  Mercier  ;  à  la  première  rencontre,  il 
lâchait  pied  ;  on  exigea  de  lui  un  gage.  A  son  habi- 
tude, il  regimba,  puis  céda.  Il  avait,  depuis  deux  joui's, 
sans  savoir  qu'en  faire,  la  lettre  par  laquelle  Esterhazy 
restituait  la  photographie  de  la  pièce  secrète.  Il  con- 
sentit à  lai  en  accuser  officiellement  réception,  et,  plus 
encore,  à  authentiquer,  dans  sa  réponse,  la  fable  de  la 
dame  voilée.  Le  chef  de  son  cabinet,   le  général  de 

(i)  Ouel(iues  jours  auporavant,  ii  avait  raconté  an  Figaro 
toute  ta  version  de  l'État-Major  telle  quelle  parut, sous  la  signa- 
ture Dixi,  dans  le  journal  d*  Drumont  [Mémoires  de  Scheurer). 


LE    SYNDICAT  7 

Torcy,  dut  signer,  par  ordre,  la  lettre  ministérielle 
qu'un  officier  d'État-Major  porta  chez  Esterhazy  (i). 

Une  seconde  lettre  Tavertit  de  se  tenir  à  la  disposition 
du  Gouverneur  de  Paris,  son  chef  hiérarchique.  «  Con- 
formément au  désir  qu'a  exprimé  Esterhazy  (2)  »,  une 
enquête  va  être  ouverte. 

11  reçut  ces  lettres  en  rentrant,  pour  la  première  fois, 
vers  le  soir,  au  domicile  conjugal.  Sa  femme  y  avait 
appris  par  les  journaux  la  catastrophe.  Elle  se  désolait, 
le  croyait  en  Angleterre  (3). 

Beaucoup  s'attendaient  à  le  voir  arrêter,  au  moins 
préventivement,  comme  l'avait  été  Dreyfus;  mais  Billot 
tint  les  promesses  d'Henry.  Et  comme,   depuis  quinze 

(i,,  Voici  le  texte  de  cette  lettre  : 

«  Républiciue  française.  —  Ministère  de  la  Guerre.  —  Cabinet  du 
-Alinistre. 

•  Paris.  16  novembre  1897.  —  ^'^  Minitire  de  la  Guerre  à  M.  le  cominon- 
danl  Esterhazy  à  Paris. 

«  Commandant,  .J'ai  t'iionneur  de  vous  accuser  réception  de  votre 
lettre  du  14  novemlire  par  laquelle  vous  me  faites  parvenir  la  photogra- 
pliie  d'une  pièce  qui  vous  avait  été  remise  par  une  femme  inconnue 
comme  provenant  du  ministère  de  la  Guerre. 

"  Par  ordre  : 
"  Le  Chef  lie  cabinet,  Général  de  Torcy.  ■• 

A  Renne.s  III,  488),  Billot  explique  que  «  le  ministère  de  la 
Guerre  reçoit  1.200  lettres  par  jour  :  1.000  ou  1.200  réponses 
sont  faites.  Le  ministre  de  la  Guerre  signe  de  sa  main  les 
ctioses  graves  et  importantes  :  les  choses  du  service  courant 
sont  signées  par  le  chef  de  service.  C'est  une  chose  qui  a  passé 
comme  service  courant  et  à  laquelle  les  services  n'ont  pas  atta- 
ché d'autre  importance.  >>  Le  président  du  conseil  de  guerre 
observe:  «  I^a  lettre  est  signée  par  ordre;  c'est  comme  si  elle 
était  signée  du  ministre.  »  —  La  lettre  parut  pour  la  première  fois 
dans  le  Fiyaro  du  19  novembre  :  le  texte  en  est.  un  peu  diffé- 
rent. —  Cass..  L  4^2,  Du  Paly  :  «  J'ai  entendu  dire  au  minis- 
tère qu  il  fallait  envoyer  un  reçu.  » 

(2     Écho  de  Paris  du  19  novembre  1897. 

(3  Temps.  Jour.  Journal,  etc.,  des  16  et  17.  —  .Mme  Esterhazy 
était  rentrée  la  veille  à  Paris. 


8  IIISTOinE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

jours,  à  l'école  d"un  maître,  il  avait  parachevé  son  expé- 
rience des  hommes  au  pouvoir,  il  poursuivit  hardiment 
son  offensive  (i). 

Celte  nuit-là  et  les  nuits  suivantes,  on  ne  vit  que 
lui  dans  les  bureaux  des  journaux. 

Sauf  à  quelques  naïfs,  il  y  parut  ce  qu'il  était  :  un 
homme  à  tout  faire,  très  intelligent. 

Seulement,  quelque  impression  sinistre  ou  fâcheuse 
qu'il  produise,  ou  quelque  charme  bizarre  qu'il  exerce, 
demi-bandit,  demi-magicien,  brutal  et  vénéneux,  les 
journalistes  le  représentent  tel  qu'il  veut  lètre  :  un  ani- 
mal superbe,  de  vie  orageuse,  de  volonté  indomptable, 
passionné  d'honneur  jusqu'à  la  frénésie,  qu'on  doit  atta- 
cher pour  qu'il  ne  tombe  pas  sur  ses  diffamateurs  à 
grands  coups  d'épée,  le  poème  vivant  de  l'Energie. 

Il  ne  fut  jamais  plus  éloquent,  excité  par  la  fièvre 
d'une  telle  aventure. 

Il  n'alla  pas  seulement  chez  les  amis  nouveaux  ou  les 
vieux  complices,  Rochefort.  Drumont.  Vervoort,  mais, 
d'un  pas  délibéré,  au  Figaro^  qui.  le  premier,  avait  ou- 
vert le  feu  contre  lui. 

Il  était  sanglé  dans  des  vêtements  usés,  comme,  au- 
trefois, les  ofticiers  en  demi-solde;  et  cette  redingote 
râpée,  sa  taille  courbée,  sa  tête,  à  l'ossature  en  saillie, 
enfoncée  dans  les  épaules,  son  teint  jaune,  fatigué,  la 
l)eau  ridée  du  crapaud,  les  yeux,  à  la  fois  vifs  et  las,  au 


r  Le  bruit  courut  qu'E;?leiliazy.  amené  par  Vervoort.  avait 
assisté  à  la  séance  de  la  Chambre  et  qu'il  avait  dit  à  son  nouvel 
ami  :  «  Oui.jai  fait  le  bordereau  :  mais  je  ne  suisqu'un  faussaire, 
je  ne  suis  pas  un  traître.  »  Il  s'était  contenté  d'attendre,  dans 
une  voiture  de  place  qui  stationnait  place  de  la  Concorde,  le 
résultat  delà  séance.  Un  rédacteur  du  Jour  le  lui  annonça.  Il  fut 
très  ému.  se  plaignit  amèrement  que  Billot  ne  l'eût  pas  défendu 
et  dit  qu'il  avait  écrit  le  bordereau  par  ordre.  Allusion  évidente 
au  bordereau  sur  papier  fort. 


LE    SYNDICAT  9 

fond  de  leur  orbite,  creusée  comme  un  trou  et  ombragée 
d'épais  sourcils,  lair  d'un  grand  oiseau  de  proie,  féroce 
et  triste,  tout  disait  l'intime  misère  de  l'homme  dé- 
chu. 

La  maladie  le  minait  ;  depuis  longtemps,  un  seul  de 
ses  poumons  fonctionnait;  il  se  soutenait  par  l'alcool, 
mangeait  beaucoup,  dévorait.  Un  feu  intérieur  le  brû- 
lait lentement. 

Mais  il  se  redressait  et,  d'une  voix  hachée,  tantôt 
basse,  tantôt  douce,  tantôt  éclatante,  agitant  ses  mains 
fines  et  nerveuses,  ornées  de  bagues,  tour  à  tour  gogue- 
nard et  tragique,  pathétique  et  ordurier,  toujours 
inquiet,  il  débitait  son  roman.  Pourtant,  il  ne  le  savait 
pas  aussi  bien  que  le  lui  avait  recommandé  Henry;  il 
brouillait  les  épisodes  et  les  dates,  se  coupait  parfois,  ce 
qui  fut  remarqué  par  quelques  esprits  critiques. 

On  l'a  dit  en  fuite:  le  voici.  Il  est  revenu  ce  matin 
même  d'Angleterre,  juste  à  temps.  Il  y  avait  mis  en 
sûreté  le  document  protecteur  dont  l'avait  muni  une 
femme  inconnue,  la  preuve  irréfutable  du  crime  de 
Dreyfus,  une  pièce  si  terrible  que,  révélée,  ce  serait 
aussitôt  la  guerre.  H  exhibe  l'accusé  de  réception  de 
Billot.  ('  D'ordinaire,  ce  n'est  pas  un  reçu  qu'on  envoie 
à  celui  qui  délient  un  document  secret,  mais  un  billet 
de  logement  pour  le  Cherche-Midi.  »  Il  va  traîner  Ma- 
thieu devant  les  tribunaux  ou,  mieux,  l'assommer,  le 
tuer  comme  un  chien  (i),  et  Scheurer  aussi.  L'officier 
félon,  qui,  pour  le  perdre,  a  documenté  Scheurer  de 
fausses  pièces,  s'appelle  Picquart,  d'origine  juive.  Les 

(i)  Les  journaux  l'y  excitèrent  :  «  Si  j"étai^  le  comte  Esterliazy. 
je  ne  laisserais  à  personne  autre  le  soin  de  lui  casser  la  figure.  » 
(AlbertRoiiat,.lH/or//e  du  17  novembre  1897.;  "  -^"  moins  faudrait- 
il  le  fouetter  publi({uement. . .  Cela  seulement  eût  été  vraiment 
digne  des  Gaulois  de  Gaule,  des  Français  de  France.  »  (Jules 
Delahave,  Libre  Parole  du    18.) 


10  lIISTOIlii:     DE    I.  AFFAIRE    DREYFUS 

juifs  lonl  achelé.  ainsi  que  Scheiirer.  11  n"aUend  pas 
qu'on  lui  objecte  lécrilnrc  du  bordereau,  mais  explique 
en  ricanant  pourquoi  elle  otTre  une  ressemblance 
u  elTravante  (i)  ■>  avec  la  sienne  :  Dreyfus  la  décalquée. 

11  ne  se  défend  pas  de  connaître  Schwarzkoppen;  ses 
parents  d'Autriche  sont  liés  avec  l'officier  allemand;  il 
est  allé  chez  lui  ouvertement,  plusieurs  fois,  en  uni- 
forme, à  la  prière  de  son  colonel.  Il  n'est  question  au 
bordereau  que  de  documents  relatifs  à  l'artillerie,  à 
l'État-Major.  Or,  il  est  fantassin,  il  n'a  été  employé  au 
ministère  de  la  Guerre  que  pendant  huit  jours;  en  1894, 
il  n'est  pas  allé  aux  manœuvres.  Qu'il  ait  perdu  sa 
fortune  au  jeu  et  s'il  vit  en  marge  de  la  société,  cela  ne 
regarde  personne. 

Son  «  ami  »  Drumont  l'avait  prévenu  du  complot  qui 
se  tramait  contre  lui  ;  une  dame  voilée,  en  de  mystérieux 
rendez-vous,  à  la  tombée  de  la  nuit,  dans  des  endroits 
écartés,  lui  en  a  confié  les  moindres  détails;  il  en  a 
averti  Félix  Faure.  Il  ne  tient  pas  à  la  vie,  mais  à  un 
héritage  de  gloire  qu'il  saura  défendre.  Ses  aïeux  igno- 
raient la  peur;  il  ne  craint  rien.  Il  fera  éclater  son  in- 
nocence, dùt-il  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  Paris. 
Aucune  force  humaine  ne  l'arrêtera.  Il  méprise  ses  dif- 
famateurs ;  il  sommera  l'Empereur  d'Allemagne  de  leur 
jeter  sa  parole  au  visage  comme  un  gant  ;  il  les  <i  em- 
merde (2!  ». 

Les  observateurs  clairvoyants  étaient  stupéfiés;   pas 

1  Echo  de  Paris  du  17  novenibie  1897  ;  Libre  Parole,  etc.  Il 
tint  le  même  propos  à  Papillaud  qui  le  rapporta  à  Jaurès.  {Pro^ 
rès  Zola.  I,  391.; 

(2)  Propos  d'Esterhazy  à  V Arjence  nalionale.  au  Jour,  au  Matin, 
h  l'Écho  de  Paris,  au  Figaro,  au  Temps  17,  18  et  19  novembre). 
11  alla  tous  les  soirs,  pendant  une  semaine,  au  Figaro,  y 
lisait  (en  épreuves  les  articles  où  il  était  malmené,  plaisantait, 
recommençait  ses  tirades. 


LE    SYXniCAT  11 

un  cri  du  cœur,  nulle  tempête  sous  ce  front,  rien  que 
de  la  haine. 

Les  journaux  répandirent  à  des  raillions  d'exem- 
plaires ces  propos  qui  plurent  beaucoup.  Il  n'y  a  de 
soldatesque,  chez  Esterhazy,  que  le  langage.  Il  parut  à 
la  foule  celui  dun  vrai  soldat  injustement  accusé.  Drey- 
fus n'a  jamais  trouvé  de  tels  accents.  L'origine  exotique 
dEsterhazy  ne  le  desservit  nullement;  son  nom,  sonore 
comme  une  fanfare,  évoquait  un  pays  romantique,  les 
magnats  légendaires  qui  allaient  au  combat  comme  à 
une  fête,  étincelants  de  pierreries,  empanachés  de 
plumes  de  héron  ;  et  aussi  les  hussards^  à  la  pelisse  gris 
d'argent,  dont  les  chevauchées  avaient  illustré  les  der- 
nières guerres  de  la  Monarchie.  Sa  noblesse  (prétendue) 
lui  fut  également  comptée  :  elle  rendait  sa  situation  plus 
tragique.  Au  coutraire  du  juif  alsacien,  le  gentilhomme 
hongrois  nestpas  plutôt  accusé  qu'il  est  iiîuocent. 

Surtout,  l'épisode  de  la  dame  voilée  enchanta  le  pu- 
blic. On  la  reconnaissait  pour  l'avoir  vue  cent  fois  dans 
les  romans  et  les  mélodrames.  Ce  devint  un  jeu  de 
chercher  qui  c'était.  Les  nouvellistes  chuchotèrent  des 
noms,  la  femme  d'un  diplomate,  Mme  de  Boisdefl're,  une 
belle  juive,  maitresse  de  Picquart,  qui  lui  tenait  l'étrier 
quand  il  montait  à  cheval,  qu'il  avait  délaissée  et  qui 
s'était  vengée  (i). 

A  peine  si  quelques  honnêtes  gens  haussèrent  les 
épaules.  Us  parurent  hardis.  Pourtant  ils  n'atlril^uaient 


(il  Libre  Parole  des  25  el  2O  noveniln'O  1897  :  Inlrunsigeanl  dos 
20  el  2',;  Matin  du  20  ;  Soir  des  26,  27;  Déhals  du  2G,  etc. 
Ulnlransigeant  dii  qu'il  sagitdune  Mme  M...  :  Esleihazy  l'avait 
désignée  très  clairement  à  un  rédacteur  du  Soir  (19  novemijre;. 
—  Une  aventurière,  Mme  Jouffroy  d'Abbans,  essaya  de  se  faire 
passer  pour  la  dame  voilée,  puis  s'en  défendit.  —  Francis 
Charmes  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  décembre)  ne  met  pas 
en  doute  lexistence  de  la  dame  voilée. 


12  lIISTOinE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

fjuau  seul  Eslerhazy  ces  impudenles  inventions.  Ils 
crurent  cependant  que  le  document  libérateur  avait  été 
envoyé  à  Esterhazy  par  TÉtal-Major.  pour  le  rassurer, 
«  comme  un  cordial  (i)  ». 


III 


Non  seulement  tous  les  journaux  acceptèrent  ou  fei- 
gnirent daccepter  comme  sincère  cette  défense  d'Es- 
torhazy,  —  les  uns  qui  épousaient  sa  querelle  (et 
c'était  l'immense  majorité,  toute  la  presse  à  grand  tirage 
et  à  bon  marché),  les  autres  sans  oser  y  contredire  au- 
trement que  sur  des  détails,  —  mais  en  même  temps 
qu'Esterhazy  était  célébré  comme  la  victime  des  juifs, 
le  juif  de  l'île  du  Diable  était  écrasé  sous  une  nouvelle 
avalanche  de  mensonges.  Le  conte  de  la  dame  voilée, 
dès  la  première  heure,  jeta  l'esprit  public  en  plein  mer- 
veilleux. La  sotte  histoire  se  fût  effondrée  sous  le  ridi- 
cule si  le  seul  Esterhazy  l'avait  alléguée  ;  mais  elle  a  été 
consacrée  officiellement  par  le  ministre  de  la  Guerre. 
Dès  lors,  seul  le  vrai  parut  invraisemblable,  morale- 
ment impossible  (2),  parce  que  c'eût  été  trop  afifreux; 
et  l'on  n'ajouta  plus  foi  qu'à  l'absurde.  En  efTet,  l'absurde 
rassurait  les  consciences  qui  avaient  failli  s'inquiéter; 
et  il  s'imposait  à  tous  les  bons  Français,  puisqu'il  était 
contresigné  par  les  chefs  de  l'armée. 

C'était  Henry,  surtout,  qui  alimentait  la  presse  (3). 


Il)  Procès  Zola,  I,  3t)3.  .Faurès. 

(2  Echo  de  Paris  du  iG  novembre  1897  :  «  Être  Jésus  el  se 
voir  traiter  de  Judas,  (-est  atroce,  mais  c'est  impossible.  »  Article 
de  Lepelletier. 

(,3,  Guént'c  portail  les  rommunicalions  d'Henry  à  YÉcho  de 
Paris. 


LE    SYNDICAT  13 

Il  excelle  dans  celle  parlie  de  son  mélier.  Il  prend 
un  document  exact  et  voici  un  faux;  une  parcelle 
de  vérité,  et  voici  une  imposlure.  Par  sa  fonction,  il 
sait  tout  des  antécédents  de  l'alTaire,  et  tout  de  ce  (jui 
se  passe  ou  se  prépare.  Par  Eslerliazy,  il  sait  le  reste.  Il 
combine  ainsi,  avec  des  faits  réels  de  trahison,  commis 
par  tel  obscur  espion  ou,  même,  par  Esterhazy,  des 
chefs  nouveaux  d'accusation  contre  Dreyfus.  Ses 
propres  méfaits,  il  en  charge  Picquart.  On  pourrait 
écrire  toute  cette  histoire  rien  qu'en  transposant  ses 
menteries. 

Les  journalistes,  payés  ou  sincères,  ne  mirent  pas  en 
doute  les  récils  d'Henry.  Il  était  d'autant  moins  suspect 
qu'il  cherchait  moins  à  paraître,  fuyait  la  réclame  et  le 
bruit  autour  de  son  nom.  Soldat  modeste,  il  ne 
demande  qu'à  rester  dans  l'ombre  où  il  fait  son  devoir 
et  renseigne  les  bons  Franc^ais.  Tout  en  lui  inspire  con- 
fiance :  son  origine  plébéienne;  —  donc,  dans  ce  con- 
flit, il  ne  défend  point  des  préjugés  de  caste;  —  sa  bril- 
lante carrière,  bien  qu'il  sorte  du  rang  ;  —  donc,  sa  vertu 
est  telle  que,  dans  le  royaume  même  du  favoritisme, 
il  a  fallu  s'incliner  devant  elle  ;  —  sa  fonction  de 
chef  du  bureau  de  statistique,  du  mystérieux  service 
qui  préside  à  l'espionnage  ;  —  donc  il  est  informé  de 
tout  ;  —  et  l'absence  de  tout  intérêt  personnel  dans  l'af- 
faire, sa  brusquerie  de  soldat,  sa  large  poitrine,  la  sim- 
plicité affichée  de  sa  vie.  Bien  plus  que  ce  médiocre 
Gonse,  il  est  le  second,  Vadlatus  de  Boisdeffre,  du  chef 
d'Etat-Major  auréolé,  intangible,  qui  incarne  l'alliance 
russe. 

Il  fut  ainsi  avéré  que  le  dossier  de  l'État- Major  re- 
gorgeait de  preuves  contre  Dreyfus.  Le  bordereau  ne 
vient  plus  du  fameux  panier  à  papiers  ;  il  a  été  dérobé 
par  des  inspecteurs  de  police  qui,  surpris  dans  leur 


H  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

opération,  se  sont  jetés  à  leau.  doù  ils  sont  sortis  un 
peu  plus  loin  avec  leur  précieux  papier,  mouillé,  mais 
intact  :  Bertillon  Va  photographié,  à  la  lumière  oxhy- 
drique, à  deux  heures  du  malin  (i).  —  Plus  tard,  il  aura 
été  pris  à  la  faveur  d'un  incendie  par  Esterhazy  lui- 
même  et  des  agents  déguisés  en  pompiers  (2).  — Nul 
autre  qu'un  officier  d'Élat-Majorna  pu  fournir  les  notes 
du  bordereau  :  lun  de  ces  documents  est  relatif  à  la 
mobilisation  <>  de  tous  les  corps  d'armée  »;  tout  le  fruit 
des  travaux  de  Boisdelïre  fut  ainsi  perdu  ;  il  proposa 
des  mesures  de  précaution  qui  ne  furent  pas  admises, 
crainte  d'inquiéter  ou  d'irriter  rAllemagne:  on  se  con- 
tenta de  refaire  les  plans;  la  dépense  dépassa  un  mil- 
lion (3).  Dreyfus  a  étécojidamné  sur  quatorze  chefs  d'in- 
formation 4)  ;  il  a  livré  des  renseignements  d'une 
importance  capitale  :  sur  le  canon  Déport,  sur  les  expé- 
riences de  Puteaux.  sur  les  fusils  Lebel  (5).  —  Les  fuites 
ont  cessé  dès  l'arrestation  du  juif  (6).  (Aucun  argument 
plus  décisif).  —  Dreyfus  a  été  photographié  à  Bruxelles 
en  compagnie  de  l'attaché  allemand,  Schmettau  (7):  la 
photographie  existe.  —  œuvré  de  Guénée  (8). 

Le  lendemain  du  jour  où  l'arrestation  du  traître  fut 
rendue  publique  par  le  journal  de  Drumont,  Mertian 
(dit  de  Muller),  avocat  à  Lille,  ayant  été  introduit,  à 
Postdam,    dans  la  chambre  à  coucher  de  l'Empereur 

;i    Écho  de  Paris  du  18  novembre  1897. 

(2)  Soir  et  Gaulois  du  3  janvier  iSof). 

(3)  Écho  de  Paris  du  18  novembre  1897. 

(4)  So/7'du  2  décembre. 

(5)  Écho  du  18  novembre. 

(6)  Jhid.  —  Éclair,  Libre  Parole.  Iniransigeanl,  etc. 
(7   Écho  du  23  novembre. 

(8  Hennés,  III,  3.36.  Mayet  :  «  Guénée  me  dit  :  Nous  ))OSsédons 
au  ministère  de  la  Guerre  une  photograpbie  instantanée...  etc.  » 
—  Ce  genre  de  faux  jtholographique  était  pratiqué,  depuis 
longtemps,  par  des  entrepreneurs  de  pulilicalions  obscènes. 


LE    SYNDICAT  15 

allemand,  a  vu.  sur  la  table  du  souverain,  un  annuaire 
annoté  de  sa  main  et  un  numéro  de  la  Libre  Parole 
avec,  au  crayon  bleu,  ces  mots  :  «  Le  capitaine  D rev- 
ins est  pris  (i).  » 

Avec  la  légende  des  aveux,  ces  sottises,  commentées 
par  les  «  vrais  »  Français,  reproduites  par  tous-  les 
journaux,  raflermirent  les  convictions.  On  crée  le  fait 
en  répétant  qu'il  existe.  Décidément,  le  châtiment  du 
juif  est  «  trop  bénin  (2j  »  ;  l'un  de  ses  gardiens  devrait 
bien   avoir  le  courage  de  tirer  sur  lui  (3)  -. 

On  avouait  d'ailleurs  la  forfaiture  de  Mercier,  mais 
pour  lui  en  faire  gloire  et  pour  mettre  dans  les  esprits 
une  terreur  salutaire.  En  eflet.  il  va  encore  d'autres  preu- 
ves, celles  du  dossier  secret,  mais  si  redoutables  que  la 
divulgation  dune  seule  de  ces  pièces  eût  précipité 
la  France  dans  la  guerre.  Aujourd'hui  encore,  o  l'in- 
cendie peut  naître  de  l'étincelle  qui  est  renfermée 
dans  ce  dossier  ».  En  défiant  le  ministre  de  le  produire, 
les  amis  du  traître  commettent  un  crime  de  plus.  Qui- 
conque aura  l'indignité  d'interroger  le  ministre  à  ce 
sujet,  il  le  faudra  abîmer  «  sous  le  mépris  et  les 
huées  \\]  ". 

Supposez  une  opinion  sans  prévention  ni  préjugé 
d'aucune  sorte  ;  eût-elle  résisté  à  la  vigueur  et  à  la 
promptitude  d'une  telle  offensive  ?  Tous  ces  journaux 
marchaient,  comme  au  commandement,  tels  des  régi- 

1  Dépêche  (de  Lille  du  21  novembre  1897.  Tou>  les  journaux 
reproduisirent  larticle.  Mertian  de  Muller'  en  a  déposé  à 
Rennes  II,  27^!.  L'annotation,  selon  Mertian.  était  en  allemand  : 
Der  Kapiluin  Dreyfus  isl  (jefangen.  Le  secrétaire  de  TEmpereur, 
qui  sait  l'allemand,  aurait  écrit  Hauplmann  et  non  Kapilain, 
ertappf  et  non  ge fange n. 

(2)  Drumont,  dans  la  Libre  Parole  du  i<j  novembre. 

^3)  Vervoort  dans  le  Jour  du  18. 

/(  Judet.  dans  le  Petit  Journal  du  if):  de  même  Lepelletier 
dans  VÉcho  du  17  :  etc. 


16  HISTOIRE    DI£    L  AFFAIIîE  DREYFUS 

mcnts  à  la  parade.  Rien  que  cet  ensemble  imposant 
portait  la  conviction  avec  lui.  Il  parut  que  la  vérité  seule 
pouvait  réunir  tant  d'éléments  disparates,  des  moines 
et  d'anciens  massacreurs  d'otages,  le  juif  Meyer  et 
Drumont.  Du  matin  au  soir,  des  centaines  de  vendeurs 
occupaient  la  rue,  offrant  leur  papier,  avec  les  titres  des 
articles  en  gros  caractères,  prometteurs  de  joies  pa- 
triotiques. Dans  les  départements,  l'influence  qui  em- 
porta tout  fut  celle  du  Petit  Journal,  avec  son  débit  quoti- 
dien de  plus  d'un  million  d'exemplaires,  alimentant  trois 
ou  quatre  millions  de  lecteurs,  tout  le  menu  peuple. 
L'homme  d'un  seul  livre  est  à  craindre;  combien  plus 
l'homme  d'un  seul  journal,  réputé  impartial  !  Toute  la 
presse  locale  suivit,  poussée  par  la  même  vague. 

Il  n'avait  pas  été  difficile  de  prévoir  quel  rôle  décisif 
jouerait  la  presse  dans  ce  tumulte,  et  que  l'opinion,  en- 
core une  fois,  jugerait  avant  les  juges.  Cependant 
Scheurer,  malgré  les  instantes  prières  de  Ranc  et  les 
miennes,  avait  refusé  de  s'aboucher  avec  les  rédacteurs 
des  principaux  journaux,  non  pour  les  corrompre,  mais 
pour  les  convaincre,  les  intéresser  à  sa  cause. 

Ce  grand  bourgeois  républicain  méprisait  la  plupart 
des  journalistes;  par  peur  qu'on  l'accusât  de  payer  la 
presse,  il  l'ignora.  Il  n'en  fut  que  plus  violemment  sus- 
pecté de  l'avoir  achetée.  L'eût-il  vraiment  soudoyée, 
les  vendus  ne  se  seraient  pas  dénoncés  eux-mêmes. 
Ceux  qui  se  vendirent  ailleurs  (i)  n'en  ont  rien  dit. 

Dès  lors,  à  la  masse  des  jouinaux  qui  proclament  la 
culpabilité  certaine  de  Dreyfus,  nul  contrepoids,  ou  si 
faible  !  Défaire  le  mal  est  plus  difficile  que  l'empêcher  ; 
on  ne  l'empêcha  pas.  Les  grands  organes  libéraux  (2) 
se  réfugient  dans   une  triste  neutralité  ;  enregistrant 

(1)  Voir  t.  H,  558. 

(2)  Temps,  Débats. 


LE    SYNDICAT  17 

tous  les  mensonges,  ils  contribuent  à  les  répandre.  A 
peine  quelques  timides  réserves  sur  la  prétention  des 
meneurs  den  finir  tout  de  suite,  sans  autre  examen,  de 
fermer  la  bouche  aux  défenseurs  du  traître.  Cassagnac, 
un  matin  sur  deux,  réclame  la  revision  d'un  verdict  illé- 
gal (1);  le  lendemain,  il  insulte  Scheurer  et  les  juifs  (2). 
Clemenceau  distille,  à  petites  doses,  son  ironie  (3).  Les 
plus  braves,  comme  Ranc,  gardent  le  camp  et  se  le 
reprochent.  Les  socialistes  (se  réservent,  évidemment 
troublés,  mais  sans  sympathie  (4  . 

Presque  seuls,  les  rédacteurs  du  Figaro  tinrent  le 
coup,  sans  engager  encore  de  controverse,  et  refusèrent 
les  communications  de  TÉtat-Major.  Ils  prirent  Es- 
lerhazy  en  flagrant  délit  dimposture.  Il  a  affirmé  (c'est 
son  grand  argument)  qu'il  n'est  pas  allé  aux  manœuvres  : 
or,  il  y  est  allé,  un  document  officiel  en  témoigne  ;  il  a 
donné  l'adresse  de  la  maison  où  il  aurait  demeuré  à 
Londres  et  mis  en  sûreté  le  document  libérateur  :  c'est 
une  boutique,  une  vulgaire  agence  postale:  pourquoi 
ces  mensonges?  Arène  raconta  comment  s'était  formée 
la  conviction  de  Scheurer,  énuméra  les  charges  que  le 
sénateur  avait  déjà  réunies.  Huret,  à  Rouen,  interrogea 
les  officiers  du  régiment  d'Esterhazy;  l'événement  n'a 
surpris  aucun  d'eux  ;  l'étrange  camarade  était  méses- 
timé, tenu  à  l'écart  ;  on  le  savait  besoigneux,  indélicat: 
on  connaissait  et  blâmait  sa  collaboration  anonyme  à  la 
Libre  Parole  :  on  se  remémorait  des  coïncidences;  il 


1)  Aulorité  du  18  novembre  1897. 

2)  Aulorilé  des  17,  20,  2',,  etc. 

3  «  Le  général  Billot  a  promis  de  faire  son  devoir  :  nou? 
n'avons  pas  le  droit  de  douter  de  sa  parole.  »  (Aurore  du  17.; 
«  LafTaire  semble  plutôt  compliquée...  Il  est  fâcheux  pour 
M.  Esterhazy  quil  soit  en  aussi  bons  termes  avec  M.  de 
Schwarzkoppen.  »  (19.) 

(4    Lanterne  du  19,  Petite  République  du  20. 


18  HISTOIRE  DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

posail  des  questions  bizarres;  jamais  on  ne  l'avait 
regardé  comme  un  vrai  Français  (i). 

Ces  révélations  irritèrent  Esterhazy  ;  il  se  vanta 
d'avoir  écrit  à  chacun  des  officiers  du  régiment  : 
«  Quelqu'un  a  dit  quelque  chose.  Ce  quelqu'un  est  un 
drôle.  Est-ce  vous  (2)  ?  »  Mais  les  officiers  ne  reçurent 
que  la  consigne  ministérielle  de  se  taire.  Le  colonel 
les  réunit  pour  la  leur  communiquer. 

Enfin,  le  Figaro  (3)  osa  publier  le  fac-similé  du  bor- 
dereau, ceux  des  écritures  de  Dreyfus  et  d'Esterhazy. 
Et  cette  seule  preuve  eût  dû  suffire,  si  elle  avait  été  mise 
sous  tous  les  yeux.  Chacun  eût  dû  faire,  et  sans  peine, 
une  comparaison  décisive.  Mais  les  journaux  de  l'Etat- 
Major  se  gardèrent  de  risquer  l'expérience;  bien  mieux, 
et  plus  etïrontés  qu'Esterhazy  lui-même,  ils  jurèrent  que 
son  écriture  n'offrait  qu'une  lointaine  ressemblance 
avec  celle  du  bordereau  (/i).  Au  surplus,  Dreyfus  a  dé- 
calqué l'écriture  d'Esterhazy.  Assertions  contradic- 
toires ;  on  peut  choisir. 

Ainsi  Scheurer  avait  tiré  le  pays  d'un  calme  profond 
pour  reprocher  aux  chefs  de  l'armée  la  plus  tragique 
des  erreurs.  Mais  il  n'avait  pas  su  parler  à  son  imagina- 
tion et  se  contentait  de  lui  demander  une  chose  aussi 
impossible  que  sensée  :  attendre  que  la  justice,  seule 
compétente,  se  fût  prononcée. 

Quoi  !  pour  uns  pareille  accusation  qui  a  remué 
chaque  homme  et  tout  le  pays  jusqu'aux  entrailles,  at- 
tendre comme  pour  un  procès  quelconque,  pour  une 
affaire  de  mur  mitoyen  ! 

L'émotion,   le    trouble,  la  colère    étaient    partout, 

(1)  Figaro  des  17,  18,  20  et  21  novembre  1897. 

(2)  Jour  du  20. 

(3)  3o  novembre. 

(4)  Libre  Parole  du  18,  Jour  du  2^,  Éclair,  Écho,  Croix,  etc. 


LE    SYNDICAT  19 

d'un  bout  à  l'autre  du   pays,  jusque  dans  le  moindre 
villasre. 


IV 


Dans  cette  fièvre  des  esprits,  létonnanle  histoire  du 
Syndicat  ne  fut  pas  mise  en  doute. 

La  légende  s'était  lentement  développée  depuis  le 
procès  de  1894.  Maintenant,  le  Syndicat  sort  de  lombre 
protectrice  où,  seuls  jusqu'alors,  quelques  yeux  clair- 
voyants l'ont  aperçu,  et  il  devient  une  chose  énorme, 
formidable. 

Les  juifs  français,  depuis  la  Révolution  et  devant  la 
loi,  sont  des  citoyens  comme  leurs  autres  compatriotes, 
catholiques  ou  protestants,  soumis  aux  mêmes  devoirs 
et  investis  des  mêmes  droits.  Or,  l'antisémitisme  a  ima- 
giné de  les  représenter  comme  une  nation  dans  la  na- 
tion, formant  un  IjIoc,  financiers  et  artisans,  ouvriers 
manuels  et  ouvriers  de  la  pensée,  une  vaste  société  se- 
crète, sans  patrie,  avec  des  ramifications  mystérieuses 
dans  tous  les  pays  du  monde. 

Ici,  déjà,  on  reconnaît  l'inspiration  jésuitique.  L'ne 
telle  société,  il  n'y  en  eut  jamais,  même  dans  l'Orient 
musulman;  e.t  une  seule,  publiquement,  a  nourri  cette 
ambition  :  <-  Dicter  ses  volontés  dans  tous  les  royaumes 
et  n'obéir  à  aucun  roi  sur  la  Terre  (1)  .» 

Donc,  les  juifs,  «  qui,  en  tous  pays,  font" profession 
d'être  une  race  à  part  2)  »,  n'ont  jamais  accepté  la 
condamnation  de  Dreyfus.  Et,  du  premier  jour,  ils  ont 
voulu  sauver  Judas,  ce  qui  implique  qu'ils  se  solida- 

(1)  La  Chalotais.  Conslitulions  des  Jésuites.  335. 
2"i  Libre  Parole  du  18  novembre  !%•;. 


20  HISTOIRE  DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

risent  avec  lui  (i).  Leurs  grands  banquiers  (qu'on  ne 
nomme  pas,  mais  qui  ne  les  reconnaît  ?)  ont  cherché 
à  corrompre  les  experts  et  les  juges  (2),  puis  à  faire 
évader  l'infâme.  Enfin,  comme  ces  projets  ont  échoué, 
ils  ont  noué  un  «  infernal  »  complot,  pour  substituer 
un  chrétien  à  leur  juif,  «  sacrifier  une  victime  humaine  », 
acheter  les  consciences,  soudoyer  le  gouvernement  et 
la  presse  (3).  «  Leur  méthode  a  la  simplicité  des  grands 
forfaits  (4).  -> 

Cependant  les  fondateurs  de  l'Affaire  ont  de  plus 
vastes  desseins.  Le  Syndicat,  où  l'Allemagne  est  repré- 
sentée par  le  pasteur  Gunther,  conseiller  privé  de 
l'Empereur  (5),  et  qu'alimente  «  une  caisse  internatio- 
nale dont  la  clef  principale  est  à  Berlin  (6)  »,  a  entre- 
pris «  de  tuer  l'armée  par  le  soupçon  ;  son  am- 
bition est  de  briser  ainsi  toutes  les  forces  et  toutes 
les  énergies  qui  pourraient  retarder  la  déchéance  de  la 
race  et  de  la  patrie  françaises  ».  Alors,  maître  du  pou- 
voir, «  quand  il  aura  livré  tous  les  secrets  de  la  défense 
à  de  nouveaux  Bismarck  »,  le  Syndicat  n'aura  plus  qu'à 
ouvrir  les  portes  à  l'étranger  (7). 

Déjà  des  monceaux  d'or  —  six  millions  —  ont  été 
dépensés  à  fabriquer  de  faux  documents  et  à  enrôler  les 
mauvais  Français.  «  Cette  pourriture  s'étale  jusque  dans 


(1)  Libre  Parole  du  20  novemlire  1897. 

(2)  Intransigeant  du  17,  Libre  Parole  du  18. 

(S)  Libre  Parole  des  17,  20  ;  Patrie  des  18.  24,  etc.  :  Jour  des 
16,  22.  23.  23,  etc.  ;  Dépêche  de  Toulousej,  du  24.  —  L'article  de 
la  Dépêche  fut  reproduit  par  tous  les  journaux. 

(4)  Petit  Journal  du  2  décembre. 

(5)  Patrie  et  Intransigeant  du  10  janvier  1898. 

(6)  Récit  fait  par  un  officier  (Pauffin  à  Rochefort  {Intransi- 
geant du  17  novembre  1S97,  Patrie,  etc. 

(7  Libre  Parole.  Intransigeant.  Jour,  Patrie,  Éclair  du  26  no- 
vembre ;  Écho  de  Paris  des  22,  24,  28,  3o  :  Pelll  Journal  des 
18,  24,  2G  ;  Matin  du  19;  etc. 


LE    SYNDICAT  21 

les  enceintes  législatives  (i)  ».  La  liste  des  chefs  de 
lentreprise  est,  depuis  deux  ans,  aux  mains  du  gouver- 
nement (2).  Le  gouvernement  sait  <<  grâce  à  quels  sub- 
sides les  commis-voyageurs  en  innocence  »  poursuivent 
leur  besogne  (3).  La  France  va-t-elle  laisser  salir,  décou- 
rager, assassiner  son  armée  ? 

A  première  vue,  nulle  calomnie  plus  niaise,  et  nulle 
plus  gratuite.  Non  seulement  il  n'y  a  pas  de  Syndicat, 
mais  nul  plan  concerté  :   Scheurer  ne  connaît  pas  Pic- 
quart,  que  je  nai  pas  vu  depuis  quatre  ans  ;  il  n'a  dit  à 
Ranc  ni  à  moi  le  nom  d'Esterhazy  ;  il  a  tenu  Mathieu 
Dreyfus  à  l'écart;  je  me  suis  rencontré,  pour  la  pre- 
mière fois,  avec  Mathieu  en  octobre,  avec  Leblois  la 
veille;  Picquart  a  appris  par  les  journaux  le  recommen- 
cement du  drame;  aucun  de  nous  n'est   en    relations 
avec   Rothschild.    Mais,   précisément ,   il   était    invrai- 
semblable qu'une  telle  atïaire  eût  été  livrée  au  hasard. 
Au  contraire,  quoi  de    plus  plausible    qu'un  nouveau 
crime  des  puissances  d'argent  I  Voilà  des  années  que  les 
mêmes  gens  habituent  ce  peuple  à  croire  que  tout  est 
à  l'encan  sous  la  République,   décorations,  emplois, 
votes,  secrets  de  la  défense  nationale,    et    qu'il   n'est 
ni    un  fonctionnaire   ni  un   législateur   qui  ne    soit   à 
vendre,  pourvu    que  l'acheteur   y  mette  le  prix  1  Dès 
lors,    l'organisme  intoxiqué   de  longue    date   absorbe 
comme  de  l'eau  tous  les  poisons. 

Celui-ci,  le  plus  violent  de  tous,  a  été  préparé  par  les 
Jésuites. 

(i;  Pairie  du  26  novembre  1837. 

(2)  Dépêche  du  24. 

(3)  Écho  de  Paris  du  26. 


22  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


C"esl  la  politique,  la  méthode,  l'art,  vraiment  admi- 
rable, de  la  Société  de  Jésus,  dagir,  le  plus  souvent, 
sans  se  montrer.  A  travers  tant  d'événements  qu'elle  a 
conduits  depuis  quatre  siècles,  surtout  depuis  la  fin  de 
rancien  Régime,  on  la  sent,  si  je  puis  dire  ;  on  ne  la 
voit  pas. 

11  en  avait  été  de  même,  jusqu'à  présent,  dans  This- 
toire  que  je  raconte.  Partout,  le  môme  genre  d'action, 
la  même  méthode  se  manifeste.  Mais  le  moteur  n'appa- 
raît point. 

Du  premier  jour  où  éclata  la  tragédie,  la  Société  l'avait 
suivie  avec  une  attention  soutenue,  et  avait  découvert, 
d'un  œil  qui  voit  loin,  l'immense  parti  qu'elle  en  pourrait 
tirer  :  faire  du  crime  d'un  seul  le  crime  de  toute  une 
race,  «  le  fond  du  .Juif  étant  la  trahison,  la  fourberie  et  le 
mensonge  (  i)  »  ;  puis,  cette  première  barrière  renversée, 
submerger  sous  le  même  flot  «  les  alliés  »  des  juifs, 
protestants  et  francs-maçons,  tous  les  fils  de  l'Encyclo- 
pédie. Et  ce  sera  la. victoire  du  Syllahus,  qui  dit  ana- 
Ihème  à  la  liberté  de  conscience,  la  revanche  de 
l'Eglise  contre  la  Révolution,  que  ce  soit  sous  un  roi 
ou  quelque  Césarion  restauré,  ou  sous  une  République 
plus  misérable  que  la  plus  faible  des  Monarchies. 

On  lit  dans  l'Avertissement  de  ï Instruction  du  Pro- 
cès entre  les   Jésuites  et  leurs  adversaires  sur  la  ma- 


(i)  Théophile  Valentin,  F/eurs  dé  l'Histoire.  112  (Toulou>;c, 
chez  Privai),  avec  lapprobation  du  cardinal  Desprez.  arche- 
vè<iue  de  Toulou?;e,  de  lévèquo  de  Mende,  des  vicaires  géné- 
raux de  Paris,  du  Puy,  etc. 


LE    SYNDICAT  23 

tière  de  la  Calomnie  (  i  )  :  "  Les  calomnies  quon  doit 
alléguer  pour  instruire  ce  procès  devant  le  public 
doiventavoir  deux  qualités  :  lune,  détre  si  certaine- 
ment des  calomnies  qu'on  nen  puisse  pas  raisonnable- 
ment douter;  l'autre,  que  ce  ne  soit  pas  seulement  la 
faute  d'un  particulier,  mais  qu'elles  soient  accompa- 
gnées de  circonstances  qui  fassent  voir  que  votre  Com- 
pagnie y  avait  pris  part.  » 

Pourtant,  quelle  preuve  d'un  pareil  dessein,  et  de 
cette  invention  monstrueuse  ? 

Que  Du  Lac  par  Odelin)  a  fondé  la  Libre  Parole  et 
qu'apparemment  il  ne  l'a  pas  donnée  pour  rien  à  Dru- 
mont;  —  que  le  même  Du  Lac  est  le  directeur  de  Bois- 
defTre  et  le  voit  tous  les  jours;  —  que  l'existence  du 
Syndicat  a  été  confirmée  à  Rochefort  par  un  officier  de 
Bois  de  fifre  ? 

On  peut  toujours  discuter  de  ce  genre  de  présomp- 
tions: mais,  voici  la  preuve  écrite,  tout  le  plan  de  cam- 
pagne, qui  faillit  réussir,  exposé,  longuement  développé 
par  la  Civillù  Catolica.  l'organe  officiel  du  Gésu  : 

L'émancipation  des  juifs  a  été  le  corollaire  des  soi-di- 
sant principes  de  1789,  dont  le  joug  pèse  au  col  de  tous  les 
Français.  Ces  juifs  de  France,  augmentant  toujours  par 
l'émigration  des  juifs  allemands,  sont  au  nombre  de  cent 
trente  mille  (2). 

Ils  se  sont  emparés  de  la  maçonnerie;  Dreyfus  est  à  la 
fois  juif  et  maçon  (3)  ;  et  la  maçonnerie  est,  notoirement, 
maîtresse  de  l'État  français.  Ainsi,  ils  tiennent  entre  leurs 
mains  la  République,  qui  est  moins  française  qu'hé- 
braïque... Sur  260  milliards  qui  constituent  la  fortune  de 
la  France,  les  juifs   en   détiennent  80  (4).   Ils  régnent  sur 

(1)  Paris.  i(k)j. 

12)  Le  chiffre  est  faux  :  71.200.  dont  42.000  à  Paris. 

3)  Dreyfus  n'était  pa?  franc-maçon. 

4)  Ces  chiffres  sont  de  pure    fantaisie. 


24  klSTOIRE    DE    l'affaire    DREYFUS 

la  politique  étrangère  comme  sur  Tintérieure.  L'abandon 
de  rÉgypte  à  l'Angleterre  est  l'œuvre  d'un  de  ces  juifs 
qui,  pour  le  compte  du  Gouvernement  de  Londres,  a 
corrompu  la  presse,  les  ministres,  le  Parlement... 

La  condamnation  de  Dreyfus  a  été,  dès  lors,  pour  Israël, 
un  coup  terrible  ;  elle  a  marqué  au  front  tous  les  juifs 
cosmopolites  à  travers  le  monde,  mais,  surtout,  dans  celle 
de  leurs  colonies  qui  gouverne  la  France.  Cette  flétrissure, 
ils  ont  juré  de  l'effacer.  Mais  comment?  Avec  leur  subti- 
lité ordinaire,  ils  ont  imaginé  d'alléguer  une  erreur  judi- 
ciaire. Le  complot  a  été  noué  à  Bàle,  au  congrès  sioniste, 
réuni  en  apparence  pour  discuter  de  la  délivrance  de  Jé- 
rusalem. Les  protestants  ont  fait  cause  commune  avec  les 
juifs  pour  la  constitution  d'un  Syndicat.  L'argent  vient 
surtout  d'Allemagne.  Pecunise  obediiinl  omnia.esi  le  prin- 
cipe des  juifs.  Ils  ont  acheté,  dans  tous  les  pays  de  l'Eu- 
rope, les  consciences,  les  journaux  à  vendre... 

Le  juif  a  été  créé  par  Dieu  pour  servir  d'espion  partout 
où  quelque  trahison  se  prépare.  Au  surplus,  la  solidarité 
ethnique,  qui  relie  les  juifs  entre  eux,  les  empêche,  malgré 
les  naturalisations,  de  devenir  des  citoyens  loyaux  et  fi- 
dèles. Cette  démonstration  sortira,  plus  claire  tous  les 
jours,  de  l'affaire  Dreyfus.  D'économique,  l'antisémitisme 
deviendra  ce  qu'il  doit  être  :  politique  et  national.  Les 
juifs  allèguent  une  erreur  judiciaire;  la  véritable  erreur, 
c'est  celle  de  l'Assembléeconstituante,  qui  leur  a  accordé  la 
nationalité  française.  Cette  loi,  il  la  faut  abroger. 

L'égalité  des  hommes  entre  eux,  la  communauté  des 
droits  n'est  qu'une  farce  quand  les  conditions  sociales 
sont  disparates...  Et  ce  n'est  pas  seulement  en  France, 
mais  en  Allemagne,  en  Autriche  et  en  Italie,  que  les  juifs 
doivent  être  exclus  de  la  nation  (i). 

Alors,  dans  la  belle  harmonie  d'autrefois  enfin  rétablie, 
les  peuples  retrouveront  leur  bonheur  perdu  (2). 

Comment  le  Gésu  tle  Rome,  si  prudent  d'ordinaire, 

(1)  C'est  la  vraie  ambition  des  antisémites  :  «  La  religion  fait 
la  race  ;  le  drapeau  flotte  au  pied  de  la  croix.  »  (Léon  Daudet, 
Gaulois  du  i3  août  1901.) 

(2)  Civiltà  Calolica,  numéro  du  5  fé\'rier  1898  :   //  caso  Dreyfus. 


LE    SYNDICAT  25 

a-t-il  commis  cette  imprudence  :  révéler  lui-même  sou 
projet  ? 

Par  orgueil,  sans  doute,  dans  la  joie  dun  premier 
triomphe,  si  facile,  qui  parut  définitif.  Il  amis  la  griffe, 
enfin,  sur  la  France,  sa  plus  ancienne  ambition.  Il  ne 
peut  s'en  taire. 

Cependant,  il  serait  excessif  de  tout  rapporter  aux 
Jésuites.  Ce  serait  tomber  dans  leur  mensonge  favori  : 
tout  rapporter  aux  Juifs,  aux  francs-maçons.  Dans 
rÉglise  même,  il  y  eut,  comme  sous  la  Ligue,  d'autres 
foyers  d'intrigues  et  d'action.  Les  grossiers  assomption- 
nistes,  qui  ont  succédé  aux  capucins  d'autrefois  (les 
«  chiens  des  jésuites  »),  les  dominicains,  véhéments  ou 
subtils,  des  curés  populaires  ou  mondains  (celui  de 
Sainte-Clotilde,  à  Paris  auraient,  comme  les  théatins 
ou  les  carmes  d'autrefois,  «  le  droit  de  réclamer  (i)  ». 
Toutefois,  la  grande  inspiration  profonde,  c'est  celle  du 
Gésu. 

Depuis  un  quart  de  siècle,  par  une  lente  infiltration, 
les  Pères  se  sont  emparés  de  l'éducation  des  classes 
riches,  aisées.  Ils  ont  préparé  des  générations  pour  les 
grandes  écoles  (navale,  militaires)  :  leurs  élèves, 
ayant  depuis  peu  l'âge  d'homme,  sont  partout,  dans  les 
professions  libérales,  avocats  et  médecins,  à  la  tête  de 
la  grande  industrie,  du  grand  commerce.  L'Université, 
quand  elle  a  formé  ses  bacheliers,  ne  les  connaît  plus. 
Eux,  jamais  ne  lâchent  les  élèves  dont  ils  ont  façonné 
le  cerveau,  pétri  le  cœur  :  ils  les  suivent  dans  la  vie, 
les  poussent,  les  marient.  Dans  toutes  les  carrières, 
même  administratives,  surtout  dans  l'armée,  être  re- 
commandé (secrètement),  soutenu  par  les  Pères,  c'est 
un  avantage  sans  prix.  Et  ce  qui  échappe  à  l'éducation, 

1    C'est  ce  que  dit  Michelet   Histoire  de  France.  X,  iib}. 


26  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

à  cette  tutelle  prolongée,  le  confessionnal  le  leur  ra- 
mène. Peu  à  peu.  dans  le  beau  monde  aristocratique  et 
le  monde  bourgeois  qui  «  pense  bien  »,  le  jésuite  a 
remplacé,  comme  directeur,  les  autres  moines,  le 
simple  prêtre,  bon  pour  les  petites  gens.  Il  pénètre  ainsi 
au  secret  des  familles,  documente  une  immense  agence 
d'informations. 

Partout  des  milliers  dobligés,  de  fidèles,  attendent, 
pour  le  colporter,  le  mot  d'ordre,  qui  vient  de  la  petite 
cellule  du  père  Du  Lac,  si  simple,  un  crucifix  sur  le 
mur  nu.  et,  sur  la  table  de  travail,  toujours  ouverl  et 
annoté.  \'Annuai/-e. 


VI 


Il  fut  manifeste,  au  bout  de  peu  de  jours,  que  ce  coup 
d'audace  réussirait,  que  la  France  prendrait  parti  conli'e 
cet  ennemi  imaginaire  :  le  Syndicat. 

Assurément,  la  résistance  passionnée  que  rencontre 
l'idée  de  la  revision  a  d'autres  causes,  profondes  ou  ac- 
cidentelles. Pourtant,  l'organisation,  si  parfaite  quelle 
soit,  des  défenseurs  de  la  chose  jugée,  la  difficulté  de 
croire  à  une  vérité  plus  invraisemblable,  dans  son  hor- 
reur, que  tous  les  mensonges,  les  intérêts  politiques 
qui  sont  en  jeu,  ne  suffiraient  pas  à  expliquer  une  aussi 
éclatante  et  longue  victoire  de  l'Iniquité. 

En  ellet,  pour  que  le  juste  fût  sauvé,  il  eût  suffi  que 
la  question  soulevée,  qui  était  seulement  judiciaire, 
restât  sur  le  seul  terrain  de  la  justice.  Là,  si  les  bruits 
du  dehors  n  y  parviennent  pas,  le  crime  d'Esterhazy 
est  trop  certain  pour  qu'il  ne  soit  pas  reconnu.  Par- 
tant, de  deux  condamnations  inconciliables  sort  la  re- 
vision. 


LE    SYNniCAT  2? 

Il  fallait  donc,  de  toute  nécessité,  déplacer  la  ba- 
taille, la  j^orter  sur  un  terrain  où  pussent  s'unir  les 
partis. 

Il  a  existé  (c'est  lévidence)  des  convictions  prééta- 
blies :  l'Armée,  par  discipline,  par  esprit  de  caste,  parce 
qu'il  faut  suivre  les  chefs,  parce  qu'elle  croit  en  eux  ; 
l'Église,  ses  milices  et  ses  fidèles,  la  vieille  noblesse  et 
la  bourgeoisie  cléricale,  parce  qu'il  s'agit  d'un  juif;  et 
tout  le  troupeau  qui  sest  habitué  à  laisser  agir,  parler, 
penser  pour  lui  les  corps  constitués,  laïques,  ecclésias- 
tiques ou  militaires.  Examiner  soi-même,  contrôler, 
critiquer,  c'est  un  elTort,  une  peine;  et  puis,  cela  est 
révolutionnaire,  c'est  faire  le  jeu  du  socialisme  et  de 
l'anarchie.  Maintenant,  le  pli  est  [)ris,  l'ordre  règne,  on 
n'a  pas  encore  réfléchi  «  combien  une  injustice  fait  d'in- 
justes (î)  ».  Mais  toute  cette  grande  démocratie,  ou- 
vriers et  paysans,  républicains  et  socialistes,  qui  sont 
indilïérents  aux  choses  de  la  religion  ou  qui  ont  la 
haine  du  parti  prêtre,  ce  qui  reste  de  la  bourgeoisie 
libérale,  tout  cela  fut  entraîné  par  autre  chose  que  la 
haine  du  juif  ou  l'intérêt  de  ({uelques  généraux. 

Ce  peuple,  jadis  belliqueux,  est  devenu  pacifique 
pour  avoir  connu  la  défaite;  et,  parles  lois  qui  ont  créé 
le  service  militaire  obligatoire  et  personnel,  il  l'est  de- 
venu davantage  encore,  parce  que  "l'armée  qui  devra 
se  battre,  c'est  lui-même.  En  même  temps,  durant  ce 
quart  de  siècle  de  paix  casquée  (la  paix-guerre,  si  je 
puis  dire  ,  les  partis  ont  prêché  à  tous  ces  hommes  qui 
ont  porté  l'uniforme  et  qui  en  ont  gardé  l'empreinte, 
un  patriotisme  excessif,  intolérant,  oppresseur  de 
tout  droit  individuel,  qui  a  durci  les  mœurs  et  affaibli 
la  pitié.  Ce  peuple  aime  donc  son  armée  comme  il  ne 

(1}  Noies  inédites)  de  Monod. 


28  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Tavail  jamais  aimée  ;  elle  lui  donne  lorgueil  de  la 
force  et  lui  g-arantit  la  paix.  Qu'il  la  croie  insultée,  me- 
nacée, il  oublie  tout  le  reste,  vole  au  drapeau. 

Tout  était  difficile  avant  que  se  produisît  la  sugges- 
tion (le  complot  du  Syndicat  contre  l'armée);  dès 
qu'elle  eût  créé  l'idée  fixe  (qui  ramène  tout  à  elle), 
tout  devint  facile. 

Elle  opéra,  avec  une  promptitude  qui  surprit  l'hyp- 
notiseur lui-même,  comme  sur  une  hystérique  dont  la 
personnalité  se  dédouble  dans  le  sommeil  provoqué  (i). 
Chacun,  pour  l'ordinaire  de  la  vie,  conserve  sa  menta- 
lité première,  son  indifTérence  ou  ses  passions  poli- 
tiques. Mais  l'âme  collective  de  la  foule  n'est  point  la 
moyenne  de  ces  diverses  mentalités  :  c'est  autre  chose, 
vraiment  un  être  différent,  nouveau. 

De  la  réunion  d'individus  de  bon  sens  et  de  bon 
cœur,  on  peut  obtenir  une  assemblée  délirante  et  fé- 
roce, comme,  en  chimie,  de  la  réunion  de  deux  gaz,  on 
peut  obtenir  un  liquide  (2). 

Cette  âme  inconsciente  des  foules,  bien  connue  des 
psychologues  (3),  se  caractérise  essentiellement  par 
une  émotivité  extraordinaire;  elle  est  accessible  seule- 
ment aux  idées  qui  revêtent  une  forme  à  la  fois  très  exa- 
gérée et  très  simple,  aux  mots  qu'elle  prend  pour  des 
idées  et  dont  le  sens  exact  lui  échappe,  impulsive,  mo- 
l)ile.  respectueuse  seulement  de  la  force,  par  consé- 
quent brutale,  dédaigneuse  de  la  bonté  comme  dune 
faiblesse,    incapable    de    toute    critique    et    de   toute 


(1  Pierre  Jaxet,  Névroses  et  Idées  fixes.  I,  16S,  Histoire  d'une 
Idée  fixe,  l'Idée  du  choléra. 

2  E.  Ferri,  Nouveaux  Horizons,  35i. 

3  Tarde,  Les  Foules  criminelles  :  G.  Lebon.  Psychologie  des 
Foules:  Scipio  Sighele,  La  Foule  criminelle:  Henry  Focrmal,  La 
Psychologie  des  foules  et  les  Besponsabilités  collectives,  etc. 


LE    SYNDICAT  29 

réflexion,  (i).  —  De  là,  aux  temps  troublés,  quand 
éclatent  ces  émotions  contagieuses,  l'ascendant  extra- 
ordinaire, cent  fois  constaté,  de  véritables  fous  échap- 
pés la  veille  d'un  asile.  —  Elle  sent,  mais  ne  raisonne 
plus.  Vous  essayez  en  vain  de  lui  démontrer  une  erreur 
ou  une  vérité.  Comme  le  sujet  dans  Thypnose  appar- 
tient au  médecin  qui  la  endormi  et.  tant  que  dure 
le  sommeil  provoqué,  n'obéit  qu'à  lui,  insensible  aux 
bruits  et  aux  excitations  du  dehors  (2),  de  même  la 
foule,  sourde  à  toute  autre  voix,  appartient  au  meneur, 
parfois  anonyme,  qui  s'est  emparé  d'elle  et  qui  la  con- 
duit despotiquement  où  il  veut,  comme  un   automate. 

Aussi  bien,  le  spectacle  d'un  seul  individu  irrité  ou 
qui  joue  la  colère  suffît-il  à  communiquer  à  toute  la 
masse  une  fureur  sincère,  «  car  c'est  une  loi  universelle 
dans  tout  le  domaine  de  la  vie  intellig-ente  que  la  re- 
présentation dun  état  émotionnel  provoque  le  même 
état  chez  celui  qui  en  est  témoin  (3).  »  Et  plus  la  con- 
centration de  la  pensée  est  faible,  plus  les  mouvements, 
qui  naissent  de  rnallucination,  sont  impétueux  et  vio- 
lents. 

Telle  on  a  vu  la  foule,  le  peuple,  dans  toutes  les 
grandes  commotions  historiques,  guerres  et  révolu- 
tions. Or,  c'est  une  guerre  civile  qui  commence,  et  une 
seule  idée  domine  cette  masse  en  délire  :  Comme  jadis 
la  patrie,  aujourd'hui  c'est  l'armée  qui  est  en  danger. 

1'  Balzac,  Du  Gouvernemenl  moderne  :  >•.  Le  peuple  ne  voit 
jamais,  il  sent.  »  —  Kierkegaard,  le  plus  grand  penseur  des 
pays  Scandinaves,  dit  plus  durement  encore  :  «  La  foule  est  la 
non-vérité.  »    —    G.  Lebox.   26,    35,  55  ;   Sighele,    12,   i5,   65. 

2)   Paul  Sollier,  Genèse  et  nature  de  i hystérie.  I.  3.3. 

3  EspiN.\s,  Des  Sociélés  animales,  386.  —  De  même  Cab.\xis, 
Œuvres  complètes,  III.  préface,  i/|.     , 


30  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


VII 


Il  restait,  après  avoir  suggestionné  le  peuple,  à  inti- 
mider le  Gouvernement  ella  Chambre. 

Les  professionnels  de  l'injure  n'en  sont  plus  à  igno- 
rer qu'elle  laisse  insensibles  les  hommes  de  devoir. 
Cependant,  dénoncés  chaque  jour  comme  des  agents 
de  l'étranger  et  menacés,  s'il  n'est  plus  d  autres  juges,  de 
la  justice  populaire  'i\  les  calomniés  n'en  sont  pas  moins 
salis  par  le  déluge  de  boue  qui  tombe  sans  interruption, 
affaiblis  dautant.  Surtout,  le  beau  du  système,  c'est 
<l"effrayer  par  tant  de  mauvais  traitements,  infligés  à 
ceux  qui  ont  engagé  le  combat,  ceux  qui  seraient  en- 
clins à  les  rejoindre.  Quelques-uns  seulement  vont 
trouver  qu'il  est  plus  honorable  de  recevoir  les  crachats 
de  Drumont  12)  que  d'être  laissés  en  paix. 

Déjà  la  peur  promenait  sa  contagion  dans  toute  la 
Chambre.  Au  début,  dans  l'attente  énervée,  les  anciens 
amis  de  Boulanger  et  quelques  royalistes  avaient  été 
seuls  à  parler  haut,  d'un  ton  rogue,  sans  qu'on  osât  les 
contredire,  parce  qu'on  sentait  derrière  eux  Rochefort 
et  Drumont.  Puis,  du  renfort  leur  était  venu,  surtout 
Cavaignac  et  Humbert. 

L'ancien  rédacteur  du  Père  Duchcne,  depuis  qu'il 
avait  reçu,  comme  président  du  Conseil  municipal,  un 
amiral  russe  à  l'Hôtel  de  ^'ille,  se  croyait  l'un  des  gar- 


1    Libre  Parole  du  17  novembre  1897:  «  Scheurer  est  un  misé- 
rable auquel  tout  le  monde  a  le  droit  de  cracher  son  mépris.  » 
Le   20  :  u    ^■ieux   satyre,  lurpide.  insondable  canaille...,  etc.    " 
Mêmes  injures  à  l'adresse  de  Monod  et  de  Leblois,  à  la  mienne. 
il)  Aiilorité.   Jour  et    Pairie  du    18  novembre;  Croix,  etc. 


LE    SYNDICAT  31 

diens  de  la  patriotique  alliance.  Instruit,  intelligent, 
orateur  vigoureux,  rompu  aux  affaires,  il  s'était  imposé 
malgré  son  sanglant  passé,  tout  en  continuant  à  in- 
quiéter, socialiste  d'étiquette  et  ministériel  par  inter- 
mittence. Il  se  porta  garant  d'Esterhazy  ;  il  tient  de 
source  sûre  des  preuves  du  crime  de  Dreyfus  ;  il  ra- 
conte, par  le  détail,  les  méfaits  du  Syndicat.  S'il  n'est 
plus  en  mesure  de  faire  connaître  à  ses  ennemis  «  le 
goût  des  bons  pruneaux  de  six  livres  (i)  »,  il  les  rem- 
place par  des  calomnies  non  moins  meurtrières. 

Plus  discret,  d'autant  plus  redoutable,  Cavaignac 
menait  la  même  campagne,  \ulle  ambition  plus  âpre, 
plus  tenace,  servie  par  une  belle  force  de  travail,  mais 
cerveau  étroit  et  sans  humanité.  Du  parti  modéré  dont 
il  avait  été  lornement,  il  était  passé  au  radicalisme. 
Tout  enfant,  sa  mère  lui  avait  dit  :  «  Tu  seras  Président 
de  la  République!  »  Déroulède  le  lui  avait  répété  (2).  Il 
suivait  son  rêve,  l'œil  fixé  sur  lÉlysée,  marchant  sur 
ses  idées  et  ses  amitiés  d'autrefois,  bilieux,  haineux, 
justicier  de  profession,  dautant  plus  vertueux  que  la 
Vertu  fauchait  d'embarrassants  rivaux.  Cette  hautaine 
intransigeance  s'accommodait  de  complicités,  à  peine» 
cachées,  avec  les  boulangistes  de  la  Chambre,  au 
dehors,  avec  les  antisémites.  On  lui  croyait  une  cons- 
cience rigide  et  la  connaissance  de  tous  les  secrets  du 
ministère  de  la  Guerre,  où  il  avait  passé  quelques  mois. 
En  fait,  il  n'avait  pas  vu  le  dossier  de  Dreyfus  ;  mais, 
cousin  de  Du  Paty  et  ami  particulier  de  Mercier  et  de 
BoisdelTre,  il  répétait  leurs  propos,  d'un  ton  sec  et  tran- 
chant, surtout  la  légende  des  aveux.  Il  incriminait  les  hé- 
sitations de  Billot  (moven  commode  de  se  créer  une  clien- 


(i)  Père  Duchéne  du  22  germinal  an  79    12  avril  1871  . 
(2;  Chambre  des  Députés,  séance  du  8  février  1898. 


HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

lèle  militaire)  et  réclamait  l'arrestation,  en  bloc, du  Syn- 
dicat. Il  y  croyait,  ou  feignait  d'y  croire  (i).  Pour  en 
finir  aveccelte  entreprise  scélérate,  il  suffisait  d'envoyer 
une  douzaine  d'individus  à  Mazas.  Il  l'eût  fait  comme 
il  le  disait  (2). 

Cette  propagande  enragée  de  Cavaignac  fut  décisive; 
il  savait  comme  pas  un  l'art  subtil  de  «  travailler  »  les 
couloirs.  Presque  tous  les  radicaux  vinrent  à  lui.  Ils 
s'étaient  fort  diminués  pendant  leur  passage  au  pou- 
voir, cherchaient  un  programme  (3)  :  le  patriotisme 
adjectival  leur  en  tiendra  lieu.  Ils  avaient  la  haine  des 
congrégations  et  glissèrent  à  leur  piège. 

Cavaignac  ne  connaissait  pas  Du  Lac,  seulement 
Boisdelïre;  mais,  par  BoisdefTre,  c'était  le  Jésuite  qui 
le  faisait  parler. 

Albert  de  Mun,  à  droite,  était  un  autre  porte-parole 
des  Jésuites,  mais  conscient  :  il  était  l'intime  ami  de 
Du  Lac,  en  correspondance  suivie  avec  lui,  le  visitant 
souvent  dans  sa  cellule,  l'interprète  éloquent  de  la  po- 
litique du  Gésu  à  la  tribune.  Il  l'habillait  d'une  élo- 
quence harmonieuse  et  qui  semblait  généreuse,  comme 
,1e  chrysocale  paraît  de  l'or. 

Drumont,  souvent,  l'avait  malmené  pour  ses  relations 
avec  la  haute  banque  juive  ;  mais,  avalant  l'injure, 
l'héritier  de  Montalembert  s'était  réconcilié  avec  le  suc- 
cesseur de  Marat. 

Toute  la  droite  cathohque,  monarchistes  impénitents 


1)   Il  dira,  plus  tard,  à  Du  Paty  .  «  Le  Syndicat  se  brisera, 
contre  moi,   Cavaignac,  comme  contre  ce  mur.  »  [Instr.  Taver- 
nier,  i3  juillet  1899.; 
(2)  Il  le  proposera.  Tannée  d'après,  à  Brisson. 

31  C'e?t  ce  ([ue  Waldeck-Rousseau  leur  avait  dit,  à  Reims,  le 
2^  octobre  1897,  dans  un  discours  qui  fit  ijrand  bruit  :  ■.  Le  radi- 
calisme a  tellement  perdu  sa  raison  d'être,  qu'il  ne  parait  même 
pas  avoir  gardé  la  mémoire  de  son  programme.  » 


LE    SYNDICAT  33 

OU  ralliés,  plus  ou  moins  gangrenés  d'antisémitisme, 
suivit. 

Quelques  royalistes  seulement  déploraient  ces  vio- 
lences, le  vieux  Buffet,  au  Sénati^  et  son  ancien  secré- 
taire, Eugène  Dufeuille.  qui  avait  remplacé  Othenin 
dHaussonville  auprès  du  duc  dOrléans.  Ce  délégué  du 
prétendant  était  resté  libéral  ;  démocrate  de  tempéra- 
ment et  d'esprit,  il  refusait  de  renier  la  Révolution.  Lan- 
tisémitismelui  faisait  horreur,  comme  un  retour  honteux 
au  moyen  âge.  Il  croyait  Dreyfus  innocent  et  osa  le  dire  à 
son  prince.  Il  eût  souhaité  que  ce  successeur  de  tant  de 
♦rois  ne  laissât  pas  à  quelques  républicains  cette  belle 
cause,  qu'il  s'en  emparât,  faisant  tomber  les  préven- 
tions, repoussant  le  joug  de  l'Eglise  et  replaçant,  à 
l'exemple  de  ses  ancêtres,  le  trône  sur  l'autel. 

Entre  la  droite  et  la  gauche  flottait  le  centre,  tout  à 
coup  désemparé,  dérangé  dans  ses  calculs  par  la  sou- 
daine tempête,  préoccupé  seulement  des  élections  pro- 
chaines et  de  sauver  son  Méline. 

Je  sentis  bientôt,  chez  mes  plus  anciens  amis,  une 
sourde  colère  ;  ils  m'accusaient  d'avoir  entraîné,  dé- 
bauché Scheurer. 

Le  petit  groupe  socialiste,  si  uni  jusqu'alors  et  si  actif, 
s'arrêta  pour  ne  pas  se  diviser.  Jaurès  hésitait  encore 
à  abjurer  publiquement  son  ancienne  erreur  :  «  Dreyfus 
réhabilité,  c'est  l'opportunisme  qui  remonte  ;  Dreyfus 
accusé,  c'est  la  réaction  cléricale  qui  triomphe;  voilà 
le  sens  social  que  les  intérêts  donnent  à  la  lutte  (i)  ». 
Pourtant,  son  cœur,  sa  raison,  son  éloquence  avaient 
choisi.  Il  multipliâtes  efforts  pour  convaincre  ses  amis. 
Mais  la  plupart  refusèrent  de  s'engager,  les  uns  parce 
qu'ils  étaient  las  de  sa  brillante  suprématie  ;  les  autres 

(i)  Petile  République  du  ii  décembre  i8ç)7. 


34  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

par  calcul,  eux  aussi  dominés  par  le  souci  électoral, 
pour  ne  pas  se  brouiller  avec  Rocheforl;  d'autres,  enfin, 
par  un  manque  de  clairvoyance  dont  ils  s'accuseront 
plus  tard.  Guesde,  Grousset,  Rouanet,  le  coilïeur  Chau- 
vin, Gérault-Richard,  furent  presque  seuls  à  discerner 
le  devoir  et  l'intérêt  supérieur.  Pelletan,  couramment, 
dénonçait  le  Syndicat,  s'irritait  qu'on  eût  osé  rappeler 
le  souvenir  de  Calas  et  évoquer  le  grand  nom  de  Vol 
taire  à  propos  de  cette  affaire  suspecte  (i).  Le  gros  du 
parti,  avec  Millerand  et  Viviani,  se  rapprocha  de  Ca- 
vaignac. 

Plusieurs  anciens  ministres,  modérés  ou  radicaux, 
notamment  Ribot  et  Rourgeois  (2),  avaient  déjà  douté 
de  la  culpabilité  de  Dreyfus.  Leur  autorité  était  grande, 
comme  leur  talent.  L'eussent-ils  exercée  à  temps,  il 
leur  eût  été  aisé  de  retenir  leurs  troupes.  Surtout,  l'in- 
tervention de  Rourgeois  eût  été  efficace.  Il  y  eut  une 
heure  où,  d'un  mot,  il  eût  pu  ret'Surnerles  événements. 
Mais  il  laissa  fuir  cette  heure  rapide,  soit  indécision, 
soit  faiblesse.  L'exemple  de  Scheurer  n'était  pas  pour 
lui  faire  envie  ;  il  s'en  confessait  :  «  Le  courant  est  trop 
fort  ;  il  emportera  tout  ;  je  ne  veux  pas  être  emporté  (3)  .» 
Ribot  non  plus  ne  voulut  pas  nager  contre  le  fleuve. 

(i)  Dépêche  du 5 décembre  1897:  »  On  reconnaîtrait  l)ien  peu  dans 
la  savante  tactique  du  Syndicat  les  cris  poignants  d'un  grand 
cœur  ulcéré.  » 

(2)  Voir  t.  II,  i82. 

(3;  Dans  la  même  séance  où  Billot  lut  sa  déclaration,  Bour- 
geois, au  cours  de  la  discussion  du  budget,  prononça,  sur  l'au- 
dace croissante  des  Congrégations,  un  discours  dont  laChanxbre, 
très  remuée,  ordonna  l'afficbage.  Il  y  signalait  la  toute-puis- 
sance des  influences  catholiques  dans  l'armée,  les  officiers,  de 
peur  de  compromettre  leur  avancement,  s'empressant  d'aller  à 
la  messe,  envoyant  leurs  enfants  chez  les  moines.  L'ex-lieute- 
nant-colonel  du  Halgoët  protesta  «  énergiiiuement  contre 
ces  paroles,  au  nom  de  l'honneur  des  chefs  de  l'armée  ». 
(16  novembre  i<Si7.^ 


LE    SYNDICAT  35 

Brisson,  de  son  fauteuil,  attendit,  pour  découvrir  le 
complot  clérical,  qu'il  fût  par  lui  frappé  et  meurtri.  Il 
avait  fait  de  la  politique  de  lEglise  et  des  moines 
l'étude  acharnée  d'une  partie  de  sa  vie.  II  refusa  tou- 
jours de  croire  à  la  sincérité  des  ralliés  qu'il  appelait  les 
«  perfides  »,  et  quand  les  Pères  Blancs,  autour  du 
cardinal  Lavigerie,  entonnèrent  la  Marseillaise,  il  n'en 
fut  pas  charmé,  mais  effrayé.  Il  pensait  volontiers  que 
la  tolérance  n'est  pas  due  aux  intolérants  et  m'a  re- 
proché d'avoir  réclamé  «  l'Edit  de  Nantes  des  partis  » 
pour  ceux  qui  l'avaient  violé  (i).  Mais  il  croyait  que 
Dreyfus  avait  été  justement  condamné,  ne  se  souciait 
pas  encore  qu'il  l'eût  été  en  violation  de  la  loi  et  redou- 
tait des  complications  diplomatiques.  L'année  précé- 
dente, il  avait  engagé  Castelin  à  renoncer  à  son  inter- 
pellation (2). 

Et  tous  écoutaient  avec  inquiétude  le  tumulte  crois- 
sant du  dehors,  les  menaces  de  Drumont.  Comme 
toutes  les  tyrannies,  celle  do  la  presse  est  insatiable. 
Moins  elle  trouve  de  résistance,  plus  elle  exige.  Bientôt, 
le  silence  des  représentants  du  peuple  ne  lui  suffira 
plus.  Se  taire,  c'est  refuser  de  prendre  parti  contre  les 
traîtres  (3). 


VIII 


La  violence  des  passions  déchaînées  effraya  sur- 
tout les  ministres.  Ils  avaient  cru  désarmer  les  hostilités 
en  déclinant  l'honneur  de  faire  eux-mêmes  la  revision. 

(i)  H.  Brisson,  La  Congrégation.  i4  et  i5. 

(2)  Séance  du  19  décembre  1898  :  récit  de  Castelin,  confirmé 
par  Brisson. 

(3)  Libre  Parole  du  17  novembre  1897.     ■ 


36  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

G'élail  (.lonner  à  comprendre  qu'à  les  dénoncer,  eux  et 
le  Président  de  la  République,  comme  les  complices 
secrets  des  défenseurs  de  Dreyfus,  on  obtiendrait  tout  de 
leur  faiblesse.  Drumont  raconte  que  Scheurer,  par  deux 
fois,  s'est  rendu  à  l'Elysée  pour  y  plaider  la  cause  du 
juif;  aussitôt  Félix  Faure  fait  prier  Scheurer  de  démen- 
tir roiï'ensante  information  (i).  Turrel,  ministre  des 
Travaux  publics,  cause  au  Sénat  avec  Scheurer  ;  Dru- 
mont  s'en  indigne  ;  le  ministre  s'excuse,  explique  qu'il 
s'est  borné  à  demander  à  son  vieil  ami  l'adresse  d'un 
pâtissier  (2). Et  Ion  fera  marcher  Billot,  littéralement, 
à  coups  d'injures. 

Dès  le  lendemain  de  sa  déclaration  à  la  Chambre,  les 
«  patriotes  »  s'étaient  déchaînés  contre  lui.  Ce  n'est  pas 
insulter  l'armée  que  d'en  traiter  le  chef  de  «  fantoche  » 
et  de  «  faussaire  »,  ou  de  «  vieillard  sans  honneur  (3)  ». 
Bien  plus,  il  est  le  complice  de  Scheurer  et  le  mien  ; 
nous  avons  payé  ses  dettes  (4)  ;  il  a  autorisé  le  frère 
aîné  de  Dreyfus  à  construire  à  Belfort,  en  pleine  zone 
militaire,  un  château  qui  est  le  repaire  des  espions  alle- 
mands (5)  ;  ses  collègues  écœurés  (Méline,  Barthou) 
vont  le  chasser  du  ministère  (6)  ;  c'est  un  voleur  ;  il  a  volé 
l'argent  des  fonds  secrets,  près  de  cent  mille  francs  (7). 

Cette  dernière  accusation,  c'était  celle  qu'Esterhazy 
avait  connue  d'Henry,  de  Guénée,  qui  la  lui  précisa  à 

(1)  Mémoires  de  Scheureh;  L/ô/r  Parole  du  24  novembre  1S97. 

(2)  Mémoires:  Matin  du  28. 

(3)  Iniransigeonl  et  Libre  Parole  des  17,  iS,  u),  -20,  i>3,  25,  28  no- 
vembre, etc.  Le  Jour,  la  Pairie,  VÉcho  de  Paris  i\  VÉrlair 
sont  aussi  durs  sans  être  aussi  injurieux. 

4)  Libre  Parole  du  24,  Inlransi<jeanl  du  25. 

(5)  Inlransiyeant  du  19.  du  21  ;  Libre  Parole  du  2^,  etc.  Billot 
envoja  à  V Agence  Ilavds  une  note  pour  établir  ([ue  celte  maison 
se  trouve  en  dedans  du  mur  d'enceinte. 

(6)  Intransigeant  du  20,  Libre  Parole  du  24,  Jour,  etc. 
(7;  Libre  Parole  du  28. 


LE    SYNDICAT  37 

plusieurs  reprises,  avec  des  détails,  pour  qu'il  la  col- 
portât dans  ses  journaux  (i). 

Billot,  dabord,  ne  comprit  pas  d'où  venait  le  coup, 
pourquoi  ces  mêmes  gens  lui  faisaient  un  crime  d'avoir 
ordonné  une  enquête  et  à  Estcrhazyun  litre  d'honneur 
de  l'avoirréclamée.  Bientôt,  une  indiscrétion  l'édifia.  Bo- 
chefort  raconta  la  visite  qu'il  avait  reçue  d'un  officier  su- 
périeur, mais  sans  le  nommer,  sinon  dans  des  conversa- 
lions  particulières  fa).  Selon  le  sortcommun  des  secrets, 
le  nom  de  Pauffin  ne  tarda  pas  à  être  imprimé  :  il  avait 
♦  parlé  au  nom  du  général  de  Boisdelîre  lui-même;  quel 
contraste  entre  "la  courageuse  iniliativedu  chef  de  l'État- 
Major  et  Thésitation  équivoque  du  ministre  (3j  o  ! 

Ainsi,  BoisdefTre  avail  traité  avec  Vlntransigeanl,  et 
c'étaitau  lendemain  de  la  visite  de  Pauffin  que  Bochefort, 
commentantces  confidences,  avait  écrit  :  «  Dans  celte  sale 
affaire,  il  y  a,  au  moins,  deux  traîtres  :  Dreyfus,  qui  a 
livré  la  France  à  l'Allemagne  ;  Billot,  qui  trahit  ouver- 
tement l'armée  dont  l'honneur  lui  est  confié.  »  Il  avait 
exprimé  aussi  le  regret  quEslerhazy  n'eût  pas  souffleté 
<'  cette  venimeuse  baderne  (4)  »■ 

Encore  mal  habitués  aux  coups  de  cravache  de  lÉlat- 
Major,  des  députés,  plusieurs  sénateurs,  firent  des  ob- 
servations à  Méline.  Est-ce  l'impartiale  enquête  qui  a 
été  promise,  qui  peut,  seule,  mettre  un  terme  au  trouble 
des  esprits  ?  Que  devient  la  discipline  si  le  chef  de 
l'Etal-Major  général  fait  injiu'ier  par  la  presse  le  ministre 


(i)  Dép.  à  Londres,,  5  mars  1900. 

2;  Jour    antidaté    du  18  novembre  1897,  Pairie,  etc. 

.3   Presse  (antidatée    du  18. 

'\,  Intransigeant  (antidalé)  du  17.  —  Rochefoit.  dans  un  flot 
d'injures,  dénonçait  encore  Billot  comme  le  complice  de  ■<  l'en- 
cagé  de  l'ile  du  Diable  »,  de  «Kestner.  dit  Moule  à  gifles  >,  et 
de  "  Rein;i  h,  dil  Boulc-de  Juif..  Cette  culotte  de  peau  a  un 
derrière  à  la  place  du  cœur.  " 


38  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  la  Guerre  ?  Un  tel  scandale,  sil  n'est  aussitôt  réprimé, 
on  va  le  porter  à  la  tribune. 

Billot,  peut-être,  eût  dévoré  linjure  ;  Méline  ne  re- 
doutait rien  tant  qu'un  nouveau  débat  sur  l'insuppor- 
table affaire.  Pourtant,  quelques  ministres  ne  ca- 
chèrent pas  leur  mécontentement.  Darlan,  surtout,  qui 
n'était  pas  des  pires  aveugles,  osa  dire  que  l'écriture  du 
bordereau  était  identique  à  celle  d'Esterhazy.  Billot 
répondit  :  «  On  a  tué  un  traître  à  travers  le  borde- 
reau (  i).  » 

Boisdeffre,  interrog^é  par  Billot,  ne  nia  pas  que  Pauf 
fin  fût  allé  chez  Rochefort,  mais  démentit  que  ce   fût 
par  son  ordre.  Il  le  prit  de  très  haut  :  les  officiers  de 
rÉtat-Major,  l'armée  tout  entière  s'irritent  d'être  si  mal 
défendus.  Il  plaida  à  peine,  menaça. 

Le  Conseil  des  ministres  décida  que  Boisdefïre  lui- 
même,  pour  écarter  les  soupgons  que  lui  valaient  les 
éloges  de  Rochefort  et  de  Drumont,  frapperait  de  trente 
jours  d'arrêts  de  rig-ueur  le  chef  de  son  cabinet. 
D'autre  part,  Billot  révoqua  Forzinetti  de  ses  fonctions 
au  Cherche-Midi  (2j  pour  avoir  commis  précédemment 
la  même  faute  que  Pauffin,  et  être  allé,  lui  aussi, 
chez  Rochefort.  Celui-ci,  comme  pour  Pauffin,  avait 
livré  le  nom  de  son  visiteur,  malgré  la  parole  d'honneur 
engagée  (3). 

'1  La  Dépêche  du  n  novembre  1S97  attribue  un  propos  analogue 
à  un  ministre  :  u  Quand  il  serait  prouvé  que  le  bordereau  n'est 
pas  de  la  main  de  Drejfus,  nous  répéterons  encore  que  le 
condamné  de  lile  du  Diable  a  été  justement  frappé.  » 

(2)  Conseil  des  ministi"es  du  18  novembre.  Le  décret  est 
antidaté  de  la  veille. 

(3)  Pour  Pauffin.  Rochefort  dit  lui-même  qu'il  s'était  engagé 
à  faire  le  nom  de  son  visiteur  (Jour  du  18  novembrej.  —  C'est 
Forzinetti  qui  déclare  que  Rochefort  avait  pris  le  même  enga- 
gement à  son  égard,  qu'il  lui  donna  »  sa  parole  dhonneur  ». 
(Lettre  du  3i  octobre  à  Kératry,  dans  le  Journal  du  19  novembre.) 


LE    SYNDICAT  39 

Ainsi  sera  pansée  riiumilialion  inflig-ée  à  Boisdeffre  ; 
les  défenseurs  de  Dreyfus  ne  pourront  triompher  de  la 
déconvenue  des  protecteurs  d'Esterhazy,  et  Billot  appa- 
raîtra, au-dessus  des  passions,  comme  l'arbitre  serein, 
l'homme  de  la  justice  distribulive. 

Il  y  avait  plus  dun  an  que  Forzinetti  avait  été  dé- 
noncé, une  première  fois,  pour  cette  visite  et  mis  en 
demeure  par  Saussier  de  donner  sa  démission.  11  l'avait 
donnée,  mais  elle  n'avait  pas  été  acceptée.  On  l'avait 
^gardé  tout  ce  temps,  pour  l'empêcher  de  crier  trop  haut. 
Maintenant,  il  n'y  avait  plus  de  raison  de  le  ménager. 

Forzinetti  se  vengea,  lui  aussi.  Il  fit,  dans  le  Fi- 
garo (i),  le  récit  de  la  captivité  de  Dreyfus  au  Gherche- 
INIidi,  attestant  l'innocence  du  prisonnier  qu'il  avait 
observé  pendant  de  longs  jours  et  dont  la  douleur  l'avait 
convaincu.  D'ailleurs,  cette  conviction,  beaucoup  la 
partagent  avec  lui  dans  les  hautes  sphères  mili- 
taires (Saussier,  d'autres  encore).  «  Mais  la  lâcheté 
humaine  les  a  empêchés  de  le  dire  hautement  et  publi- 
quement ;  je  n'ai  pas  voulu  être  du  nombre.  » 

Ce  simple  récit  fit  verser  des  pleurs,  opéra  quelques 
conversions  ;  Rochefort  et  Drumont  s'appliquèrent 
aussitôt  à  déshonorer  ce  témoin  émouvant.  On  l'avait 
vu  dans  les  cercles;  il  en  résulte  que,  vendu  à  la  famille 
de  Dreyfus,  il  commandite  ces  tripots  et  qu'il  y  joue 
l'argent  de  la  corruption  (2).  Le  vieux  soldat  provoqua 


Cela  est  confirmé  par  Bernard  Lazare  et  n'a  pas  été  déinenli 
par  Rochefort.  —  La  dénonciation  publique  de  Rochefort  contre 
Forzinetti  datait  d'une  vingtaine  de  jours.  {Intransigeant  du 
3i  octobre.)  A  la  ssuite  de  cet  article,  Forzinetti  avait  été  inter- 
rogé par  le  général  de  Pellieux,  commandant  le  déparlement  de 
la  Seine.  Il  ne  se  défendit  pas,  convint  de  tout,  dit  que  Dreyfus 
était  innocent.  (5  novembre.) 

(1)  21  novembre  1897. 

(2)  Libre   Parole,  Intransigeant,  Patrie. 


40  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Rocheforl  qui  déclina  la  rencontre  «  avec  un  infirme (i)  ». 
Forzinetti  avait  été  blessé  à  la  jambe,  mais  était  très 
solide.  Il  traita  Uocliefort  de   «  lâche  ». 

Cependant,  BoisdelTre  n'avait  pas  accepté  sans  résis- 
tance la  punition  de  Pauffin.  Son  entretien,  à  ce  sujet, 
avec  Billot  tourna  à  une  scène  violente.  Du  vestibule, 
on  entendit  les  cris  des  deux  hommes,  «  des  coups  de 
poing-  sur  la  table  »,  la  tempête  de  leur  colère  (2). 
Henry  informa  Esterhazy  qui,  devenu  linséparable  du 
beau-frère  de  Rochefort,  fit  révéler  lincident  par  le 
Jour.  Exaspéré  jusqu'à  la  déraison ,  Billot  voulut  se 
battre  en  duel  avec  BoisdelTre,  son  subordonné  ;  on 
eut  de  la  peine  à  l'en  dissuader.  Il  comprit  fina- 
lement ce  qu'on  voulait  de  lui:  qu'il  abandonnât  l'en- 
quête à  BoisdcflVe,  partant  à  Henrv.  Il  y  consentit,  se 
consola  par  des  phrases.  Aux  obsèques  du  général  de 
Jessé,  il  compara  l'armée  au  soleil  «  dont  les  taches, 
loin  d'assombrir  sa  lumière,  donnent  à  ses  rayons  une 
plus  éclatante  splendeur  (3)  ». 

C'était  le  règne  du  chantage.  D'ailleurs,  les  maîtres 
chanteurs  se  menaçaient  entre  eux.  Henry  tient  Es- 
terhazy, qui  ne  le  lâche  pas.  Drumont  se  défend 
d'être  des  amis  d'Esterhazy  (4)  ;  prompt  à  la  riposte, 
celui-ci  l'accable  ostensiblement  de  leur  vieille  inti- 
mité. 

Le  tumulte  descendit  bientôt  dans  la  rue.  Les  jeunes 
gens  des  cercles  catholiques,  Guérin    et  sa  bande,  des 


(Il  Inlransigeanl  du  21  novembre  1897. 

(2:  Jour  (antidaté  du  21  ;  Libre  Parole  du  28.  Ces  deux  jour- 
naux placent  la  scène  ;ui  19  novembre. 

(3    26   novembre. 

(4)  Libre  Parole  du  17  :  «  Le  commandant  Esterhazy  n'est 
pas  de  nos  amis;  il  a  été  le  témoin  de  Crémieu  Foa  contre 
moi,  ce  <iui  prouve,  tout  au  moins,  qu'il  n'était  pas  animé 
de  sentiments  antisémites  bien  violents.  »  —  Voir  t.  II,  55. 


Li:    SYNDICAT  41 

badauds,  se  réunirent  dans  un  »  meeting-  dindigna- 
lion(r)  ».  Les  oryanisateurs  nous  avaient  convoqués, 
Scheurer  et  moi.  Nous  déclinâmes  l'invitation  et  l'as- 
semblée nous  ilétrit.  Les  discours  roulèrent  sur  ce 
thème  :  «  Des  hommes  à  la  solde  de  l'Allemagne  ont 
entrepris  d'enlever  à  nos  soldats  la  confiance  qu'ils  ont 
dans  leurs  chefs  et  de  détruire  l'armée  (2)  ».  Le  poison 
pénétrait.  On  vota  que  les  juifs  fussent  exclus  de  l'ar- 
mée et  des  fonctions  publiques.  Des  étudiants,  en  marche 
sur  le  Sénat,  pour  y  huer  Scheurer,  furent  dispersés  par 
Ja  police.  La  laideur  de  celle  jeunesse,  qui  avait  rem- 
placé parla  haine  les  belles  passions  d'autrefois, attrista 
seulement  quelques  vieillards.  Un  premier  vent  démeute 
passa  sur  Paris. 

Ainâi  les  choses  tournaient  à  souhait  pour  Eslerhazy- 
Pendant  tous  ces  jours,  il  se  divertit  beaucoup.  Ses 
idées  noires,  de  fuite  ou  de  suicide,  qui  lui  reviendront, 
s'étaient  dissipées.  Le  bruit  énorme  qui  se  fait  autour 
de  lui,  l'agitation  fiévreuse  de  tout  un  peuple  à  son 
sujet,  le  retentissement  du  drame,  dont  il  est  le  héros, 
à  travers  le  monde  qui,  tout  de  suite,  prit  feu,  oublia 
tout  pour  suivre  avec  passion  l'étonnant  spectacle  que 
la  France  va  de  nouveau  donner  ;  son  nom  dans  tous  les 
journaux  du  globe  et  sur  toutes  les  bouches  ;  l'ardeur 
des  miniers  et  des  milliers  de  braves  gens  qui  ont  surgi 
pour  sa  défense,  de  qui,  la  veille,  il  était  inconnu 
el  qui  le  célèbrent  comme  la  victime  et  le  martyr  des 
juifs  délestés  ;  les  chefs  les  plus  illustres  de  l'armée 
s'engageant  avec  lui  et  entraînant  l'armée  avec  eux  :  le 
ministre  de  la  Guerre,  tout  à  tour  défié,  fouaillé  quand 


(i;  Le  ai  novembre,  au  Gymna.-e  Pa^^caud. 
•2)  Discours  de  Dubuc.  Le  vicomte  d'Hugues,  dépulé.  et  Mil- 
levoye    prirent     également    la    parole.    [Temps,    Malin,     Libre 
Parole,  etc.,  du  lendemain.; 


42  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

il  fait  mine  de  ne  pas  le  proléger  suffisamment,  qui  traite 
avec  lui  de  puissance  à  puissance  ;  le  chef  de  l'État  plus 
insolemment  encore  défié  et  plus  vite  encore.humilié  ;  le 
Gouvernement,  qui,  jusqu'alors,  a  marché  de  succès  en 
succès,  tout  à  coup  arrêté,  paralysé  devant  le  fossé 
entr'ouvert,  et  qui  le  devra  sauter  ;  quiconque  doute  de 
lui,  le  traître,  aussitôt  honni  comme  un  traître;  sa  cause 
devenant  celle  des  patriotes  ;  ses  plus  insolents  men- 
songes promus  au  rang  d'intangibles  vérités  ;  son  rêve 
de  haine  et  de  vengeance,  le  furieux  rêve  de  toute  sa 
vie,  enfin  réalisé  et  au  delà  de  toute  espérance;  «  toutes 
ces  canailles  »,  «  ces  grands  chefs  ignorants  et  pol- 
trons »,  «  la  belle  armée  de  France  »  et  «  cette  France 
maudite  »  qu'il  avait  souhaité  de  voir  s'abîmer  seule- 
ment dans  l'incendie  «  d'un  rouge  soleil  de  bataille  », 
sombrant,  pour  le  sauver,  dans  l'imbécillité  :  que  de 
sujets  d'orgueil  et  d'âpre  joie  !  Il  respirait  à  pleins  pou- 
mons cette  atmosphère  de  gloire  infâme  ;  nul  César, 
Néron  lui-même  devant  Rome  en  feu,  n'avait  goûté 
pareille  volupté.  Ce  bandit  était  poète  à  sa  manière  et 
ne  manquait  pas  de  philosophie  :  être,  comme  il  en  avait 
conscience,  un  immonde  gredin,  et  occuper  le  monde 
de  son  nom,  se  faire  acclamer  par  le  pays  de  Turenne 
et  de  Hoche  en  l'éclaboussant  de  ridicule  et  de  honte, 
c'était  une  jouissance  incomparable  d'artiste,  et  son 
infini  mépris  des  hommes  était  pleinement  satisfait. 


IX 


Le  jour  même  où  Mathieu  Dreyfus  dénonça  Esterhazy, 
Schwarzkoppen  fut  reyu  par  Félix  Faure  en  audience 


LE    SYNDICAT  43 

de  congé.  Il  lui  déclara  qu'il  n'avait  jamais  connu  Drey- 
fus. Le  soir,  il  partit  pour  Berlin  (i). 

C'était,  en  langage  diplomatique,  l'aveu  formel  de  ses 
rapports  coupables  avec  Esterhazy.  Boisdeffre  ou  Henry, 
en  conséquence,  firent  raconter,  dans  leurs  journaux, 
que  le  Syndicat  avait  projeté  de  déférer  le  serment  à 
Schwarzkoppen  au  sujet  de  Dreyfus  ;  l'officier  alle- 
mand <<■  a  préféré  s'éloigner  que  se  parjurer(2)».  Roche- 
fort  trouva  que  cela  faisait  «  grand  honneur  au  colonel 
prussien  (3)  ». 

Une  telle  impudence,  tant  de  mensonges  répandus 
par  la  presse,  indignèrent  Schwarzkoppen.  Il  eût  voulu 
parler,  dire  publiquement  la  vérité.  ^lais  l'Empereur,  le 
chancelier  (Hohenlohe),  le  général  de  Schliefîen,  en 
jugèrent  autrement.  Ils  s'étaient  persuadés  qu'ils  n'a- 
vaient pas  le  droit  de  prendre  une  telle  initiative,  de 
trahir  le  traître.  Si  le  témoignage  de  Schwarzkoppen 
est  réclamé  par  le  gouvernement  français,  il  sera  auto- 
risé à  déposer,  soit  devant  l'ambassadeur  de  France  à 
Berlin,  soit  devant  une  autorité  judiciaire  (4  •  D'ici  là, 
le  gouvernement  allemand  se  bornera  à  affirmer  au 
gouvernement  français  qu'il  n'a  jamais  connu  le  prison- 
nier de  l'île  du  Diable. 

A  la  première  réception  diplomatique  (5)  qui  sui- 
vit le  départ  de  Schwarzkoppen,  le  comte  de  ^lunster 
avait  renouvelé,  en  effet,  ses  précédentes  déclarations. 
C'était  le  lendemain  du  jour  où  le  nom  d'Esterhazy  avait 
éclaté.  Le  vieil  ambassadeur  parla  avec  force,  se  redres- 

(i)  i5  novembre  1897.  —  L'audience  eut  lieu  dans  l'après-midi  ; 
la  lettre  de  Mathieu  fut  écrite  dans  la  soirée. 

(2)  Intransigeant  et  Patrie  du  24  novembre. 

(3)  Intransigeant  du  24. 

(4   Déclaration  do  Schwarzicoppen  au  docteur  Muhling  [Cass  , 
I,  460,  Monod  . 
(5)  Mercredi  17  novembre  1897. 


44  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sant  dans  sa  haute  taille,  détachant  chacune  de  ses  pa- 
roles, le  geste  bref,  les  yeux  dans  les  yeux  dHanotaux. 
Il  dit  que  Schwarzkoppen  «  protestait,  sur  l'honneur, 
navoir  eu,  ni  directement  ni  indirectement,  aucune 
relation  avec  Dreyfus».  Lui-même, jusqu'à  ces  derniers 
jours,  il  n'avait  jamais  entendu  parler  d'Esterhazy.  Il 
n'était  pas  vraisemblable  ([ue  le  bordereau  eût  été  trouvé 
dans  la  chancellerie  de  son  ambassade  (i).  Cela  voulait 
dire  que  son  ancien  attaché  n'avait  pas  reçu  le  borde- 
reau, ce  qui  était  exact. 

Hanotaux  convient  qu'il  ne  mit  pas  en  doute  la 
sincérité  de  l'ambassadeur,  parlant  au  nom  de  son 
souverain  (2).  Bien  plus,  «  s'il  a  eu,  précédemment, 
l'impression  que  des  tentatives  ou  des  manœuvres  d'es- 
pionnage ont  pu  avoir  lieu,  par  les  agents  spéciaux,  au 
désu  des  ambassadeurs  (3)  »,  l'objection,  plausible  hier, 
aujourd'hui  ne  résiste  pas  au  fait  brutal  du  rappel  de 
Schwarzkoppen.  Si  BoisdelTre  et  Henry  en  ont  compris 
la  signification,  elle  ne  lui  a  pas  échappé  (4). 

(1)  Cass..,  I,  3t)2,  Paléologuc:  044.  Hanotaux.  —  Paléologue 
dépose  '(  au  nom  du  ministre  des  AlTaire.-,  étrangères.  » 

(2)  Cass.,  I,  392,  Paléologue. 
(S;  Cass.,  I,  G44,  Hanotaux. 

(4)  n  en  fait  lui-même  l'aveu,  dune  manière  indirecte,  dé- 
tournée, mais  qui  n'en  est,  peut-être,  que  plus  significative.  H 
raconte  comment  il  fut  ému,  le  6  janvier  1S95,  par  le  brusque 
rappel  de  Ressman.  ambassadeur  d'Italie,  coïncidant  avec  la 
démai'che  de  Munster  auprès  de  Clasimir-Perier.  ><  Ces  deux  faits, 
rapprochés,  ont  dû  et  devaient  émouvoir  le  gouvernement  » 
{Rennes,  I.  222).  En  d'autres  termes,  le  gouverneinent  devaitcroire 
à  la  parole  de  Munster  afliimant  i[ue  Schwarzkoppen  n'avait 
pas  connu  Dreyfus,  et  interj)réter  le  départ  de  Ressman  comme 
la  preuve  des  rapports  de  Panizzardi  avec  le  condamné.  En  etTet. 
Hanotaux  explique  un  peu  plus  loin  sa  pensée  :  «  .Je  dois  ajouter, 
d'ailleurs,  que  le  rappel  de  M.  Ressman  n'avait  rien  à  faire 
avec  ralïaire  Dreyfus:  il  s'agissait  de  démêlés  ;on  l'a  su  plus 
tard;  entre  le  président  du  Conseil,  ou  le  ministre  des  Affaires 
étrangères  d'alors,  et  M.  Ressman;  à  ma  connaissance,  le 


LE    SYNDICAT  45 

Hanolaux  a  toujours  eu  des  doutes  sur  la  culpabilité 
de  Dreyfus  ;  en  1894.  il  a  supplié  Mercier  de  ne  pas 
engager  l'atïaire  ;  il  a  dit,  plus  tard,  qu'elle  était  le 
malheur  de  sa  vie.  11  a  Tliabitude  des  textes  :  il  a  pu 
comparer  les  écritures.  Il  est  diplomate  :  il  sait  la 
valeur  des  mots,  celle  de  la  communication  qu'il  vient 
de  recevoir.  Entre  tous  les  collaborateurs  de  Méline, 
c'est  l'intelligence  la  plus  cultivée  et  la  plus  line. 
Des  excuses  que  peuvent  invoquer  les  lecteurs  du 
Petit  Journal,  laquelle  cet  académicien  pourrait-il 
alléguer  ? 
*  L'autre  jour,  Henry,  causant  avec  Paléologue,  a  l'ait 
allusion  aux  lettres  de  l'Empereur  allemand  (1).  Une 
autre  fois,  Henry  a  récité  à  Paléologue  la  lettre  de  Pa- 
nizzardi  à  Schwarzkoppen(2).  Lequel  de  ces  faux  aurait 
convaincu  l'historien  de  Richelieu  ? 

Xul  plus  que  lui  n'a  été  grandi  par  les  événements, 
par  l'Alliance  russe.  A  cette  date  (17  novembre^  son  in- 
tervention serait  décisive.  Rien  que  la  menace  de  sa 
démission  ferait  pencher  la  balance.  Il  n'a  qu'un  mot 
à  dire  :  (juil  ne  saurait,  au  nom  de  la  France,  donner  à 
entendre  à  un  ambassadeur,  qui  a  fait  auprès  de  lui 
une  démarche  solennelle,  qu'il  le  tient  pour  un  fourbe. 
Il  se  tait.  Assurément,  les  communications  qu'il  reç^oit, 
il  ne  les  garde  pas  pour  lui  ;  correctement,  il  les  trans- 
met à  Billot,  en  informe  Méline  et  Félix  Faure.  Mais 
juger  entre  Dreyfus  et  Esterhazy  n'est  pas  de  son  emploi. 


pel  de  M.  Ressnian.  ((ui  olïrait  une  coïncidence  extrêmement 
singulière,  n'avait  cependant  trait  en  quoi  que  ce  soit  à  l'atïaire 
<iui  nous  occupait  à  ce  moment-là.  »  I,  228.  La  co'incidence 
du  rappel  de  Schwarzkoppen.  en  i8<,(7,  était  plus  <  singulière  > 
encore. 

(1    Casii..  I.  393,  Paléologue. 

'21  Paléologue  place  cette  conversation  en  septembre  ou  oc- 
tobre, l'autre  dans  les  prçmiers  jours  de  novembre. 


46  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Sachant  ce  qu'il  sait,  il  affecte  encore  de  trouver  cette 
affaire  «  ténébreuse  (i)  »,  indéchiffrable.  Et,  surtout, 
elle  ne  le  concerne  pas.  Le  «  nihil  humani  »,  en  deve- 
nant ministre,  il  Ta  oublié. 


X 


Paléologue  alla,  de  sa  pari,  porter  à  Henry  la  décla- 
ration de  Munster,  ainsi  qu'une  dépêche,  un  peu 
antérieure,  du  chargé  d'affaires  de  France  à  Vienne  : 
«  Schwarzkoppen  n'a  pas  eu  de  relations  avec  Dreyfus  ; 
il  en  donnera,  avant  de  partir,  sa  parole  d'honneur  au 
ministre  de  la  guerre  ;  le  gouvernement  allemand  ignore 
nécessairement  si  Dreyfus  a  eu  quelques  relations  sus- 
pectes avec  un  agent  d'une  autre  puissance  (2).  » 

Henry  écouta  le  jeune  diplomate,  puis  objecta  :  «  Nous 
n'avons  jamais  dit  que  Dreyfus  eût  des  rapports  directs 
avec  l'Allemagne  ;  vous  savez  bien  que  Panizzardi  était 
l'intermédiaire  (3) .  »  —  Il  avait  répandu  les  deux  versions 
qui  eussent  dû  s'infirmer,  mais  qui  se  fortifiaient  l'une 
l'autre.  —  «  Que  faites-vous,  reprit  Paléologue,  de  la 
dépèche  du  2  novembre  ?  »  (la  dépêche  chiffrée,  d'une 

(1)  Cass.,  I,  459?  lettre,  du  26  novembre  1897,3  Monod  :  «  Je 
m'efforce  de  voir,  de  savoir  et  de  prévoir.  Mais,  vraiment,  il 
laul  plus  qu'une  conscience  ferme,  il  faut  une  lumière  supé- 
rieure pour  vous  guider  dans  toutes  ces  ténèbres.  » 

(2)  Dépèche  du  5  novembre  1897  iCass.,  I,  890.)  —  Le  prince 
Lichnowski,  secrétaire  de  l'ambassade  d'Allemagne  à  Vienne, 
racontait  que  Schwarzkoppen,  son  ami  personnel,  lui  avait  affirmé 
n'avoir  jamais  eu  aucune  relation  avec  Dreyfus.  {Cass.,  I,  4O0, 
Monod.) 

3    (mss.,  I,  390,  Paléologue. 


LE    SYNDICAT  47 

sincérité  criante,  où  Panizzardi,  dès  la  première  heure, 
rend  compte  à  son  Etat-Major  que  ni  lui  ni  Schwarz- 
koppen  n'ont  connu  Dreyfus).  Alors,  pour  convaincre 
son  interlocuteur,  Henry  ouvre  son  coiïre-fort,  en  sort 
divers  documents  et  les  étale  sur  son  bureau.  D'abord, 
il  commente  le  rapport  d'un  autre  attaché  militaire  (ni 
l'Allemand  ni  l'Italien)  «  où  il  est  question  des  rapports 
de  Dreyfus  avec  un  agent  prussien  (Schmettau)  en  Bel- 
gique (i)  ').  Donc,  l'intermédiaire  n'est  déjà  plus  Paniz- 
zardi. A  ce  moment,  entre  Gonse.  Même  dialogue.  Même 
objection  de  Gonse  (que  Dreyfus  n'a  pas  été  en  relations 
•  directes  avec  Schwarzkoppen),  et  même  riposte  de 
Paléologue.  Henry,  qui  voit  patauger  Gonse,  intervient, 
mais  pour  <>  couper  court  »  à  l'entretien.  Il  parle,  «  avec 
un  certain  trouble  »,  des  pièces  qu'il  a  tirées  de  sa  caisse 
pour  les  montrer  à  l'envoyé  d'Hanotaux,  mais  il  ne  les 
montre  pas  (2). 

Tout  cela  (les  lettres  de  l'Empereur  allemand,  la  pré- 
tendue lettre  de  Panizzardi,  ces  versions  contradic- 
toires, cet  embarras)  eût  dû  paraître  suspect  à  Paléo- 
logue ,  diplomate  informé ,  psychologue  délicat ,  et 
d'esprit  droit.  Mais  il  estimait  Gonse  et  croyait  à  l'im- 
peccable loyauté  du  bon  et  rude  soldat  que  lui  parais- 
sait Henry.  Au  surplus,  il  pensa  que  cette  afîaire  était 
très  embrouillée  et  n'éprouva  pas  le  besoin  d'en  démêler 
les  fils. 

La  seule  pièce  qu'Henry  ait  fait  voir  (ou  qu'il  ait  lue) 
à  Paléologue  était  le  brouillon  d'une  note  du  colonel 
Schneider,  attaché  militaire  autrichien.  Ce  brouillon, 
chilTon  informe,  né  portait  ni  date  ni  signature  ;  il  avait  été 
ramassé,  à  l'ambassade  d'Autriche,  pendant  l'automne 


(1)  Cass,,  I,  563,  Gonse. 

^21  Cass..  I,  390,  Paléologue. 


48  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  i8()li,  lors  des  |)oléini(|ues  qui  suivirent  la  fairsso  nou- 
velle de  lévasion  de  Dreyfus  et  précédèrent  l'interpella- 
tion de  Gasteliu.  Schneider  relatait .  dansée  rapport,  les 
propos,  favorables  à  Dreyfus,  (ju'avaienl  tenus  les  deux 
attachés  allemand  et  italien;  mais  l'Autrichien  restait 
sceptique  :  il  continuait  à  croire  que  le  juif  avait  été  à  la 
solde  w  des  l)ureaux  confidentiels  allemands  de  Stras- 
bourg et  de  Bruxelles  (i)  ». 

(1,1  «  Oïl  .'unil  déjà  émis  Ijieii  des  fois  pareille  supposilion, 
éoiivait  Schneider,  que  le  traître  est  autre  (jue  Dreyfus,  et  je 
ne  serais  pas  revenu  là-dessus  si,  depuis  un  an,  je  n'avais 
appris  par  des  tierces  personnes  que  les  attacliés  militaires 
allemand  et  italien  avaient  soutenu  le  même  thème  dans  les 
salons  à  droite  et  à  gauche.  Je  m'en  tiens  toujours  et  encore 
aux  informations  pu!)liées  par  le  Temps  au  sujet  de  l'affaire 
Dreyfus.  Je  continue  à  les  considérer  comme  justes- et  estime 
que  Dreyfus  a  été  en  relations  avec  des  bureaux  contidontiels 
de  Strasbourg  et  de  Bruxelles,  que  le  grand  hilat-Major  alle- 
mand cache  avec  un  soin  jaloux  même  à  ses  nationaux.  ■  — 
Ce  brouillon,  en  allemand  (n"  GG  du  dossier  secret),  fut  i)ro- 
duil  par  <'.uignet  devant  la  Cour  de  cassation  (I,  3(>7;  :  puis 
commenté  par  Mornaid  il,  r)S3;.  Mercier  en  avait  une  coi)ie 
(on  traduction;  qu'il  porta  à  Hernies,  dont  le  greffier  dcmn.i 
lectuie  et  qui  fut  versée  au  ilossier.  "  Quelle  est  la  date  de 
cette  pièce?  »  demande  le  i)résidenl  du  conseil  de  guerre.— 
«  3o  novembre  iSçty  »,  répond  Alercier  (1,  7(>-  Dès  qu'il  connut 
cette  déposition,  le  colonel  Schneider,  (jui  était  malade  à  Ems 
(il  mourut  (piehjues  mois  aijrès).  télégraphia  au  Figaro  i)our 
protester:  «  La  lettre  du  3o  novembre  iSyj,  attribuée  à  moi, 
est  un  faux.  »  (17  août  1899  )  Il  expliqua  ensuite,  dans  une 
lettre  du  22  août,  en  ([uoi  consistait  le  faux  ;  «  Le  3o  novembre 
1897,  mon  opinion  était  absolumenl  ronlraire  à  celle  qui  se 
trouve  exj)rimée  dans  la  pièce  en  question.  L"ai)p()sition  de 
la  date  susdite  et  de  ma  signature  au  texte  (juc  l'on  m'attri- 
bue constitue  un  faux.  Ce  faux  subsisterait  dans  le  cas  où,  ce 
dont  je  ne  puis  juger  sans  l'avoir  sous  les  yeux,  le  texte  lui- 
même  émanerait  de  moi  à  une  autre  date  »  IRenneft,  I,  14^, 
i4îi).  — Roget,  malgré  ce  démenti,  chercha  à  tirer  argument  de 
la  pièce  ainsi  falsifiée  l,  281).  Le  commandant  Rollin,  alors 
chef  du  Service  des  renseignements,  déposa  qu'il  avait  vu 
la  note  dans  son  texte  allemand,  "  mais  (ju'il  ne  savait  i)as 
qui  en  avait  fait  la  trailuction  >•.  Enliii,  Mercier  ayant  refusé 
de  dire  par  qui  il  avait  été  mis    en    jiossession  de   la    copie 


LE    SYNDICAT  49 

Schneider,  depuis  lors,  avait  changé  d'opinion  ;  il 
avait  acquis  (de  Schwarzkojipen  et  de  Panizzardi)  la 
certitude  que  Dreyfus  était  innocent  et  que  le  traître, 
c'était  Esterhazy. 

Henry,  quelques  jours  plus  tard,  data  du  3o  no- 
vembre 1897  ce  brouillon  de  1896  et  y  ajouta  la  signa- 
ture de  Schneider.  Il  avait  fabriqué,  peu  avant,  pour 
mettre  l'attaché  allemand  en  contradiction  avec  lui- 
même,  un  prétendu  rapport  d'agent  :  «  Schwarzkoppen 
soupçonne  Auguste  (un  domestique)  d'avoir  dérobé  sur 
son  bureau  le  document  écrit  par  Dreyfus  (  1  )  »,  —  le  bor- 
«dereau  que  l'attaché  allemand  n'avait  jamais  reçu.  Ainsi 
l'État-Major  avait  jusqu'à  trois  systèmes  dilTérents  de 
la  culpabilité  de  Dreyfus,  et  Henry  avait  établi  des  faux 
pour  chacun  d'eux. 

Billot  savait  à  quoi  s'en  tenir.  La  semaine  d'après  (2), 
Munster  revint  chez  Hanotaux  et  réitéra  avec  encore 
plus  de  force  ses  dénégations  (3). 


XI 


Ce  fut  le  tour,  ensuite,  de  l'ambassade  d'Italie. 
Déjà,  dans  une  note  officielle,  le    gouvernement   de 

qu'il  avait  produite,  II,  28),  le  président  du  conseil  de  guerre 
coupa  court  au  débat.  Il  ajouta,  à  tort,  que  la  date  du  3o 
noveml)re  1897,  inscrite  sur  la  pièce,  était  celle  «  de  rentrée 
au  Service  des  renseignements  »  (II,  2^).  En  effet,  comment 
expliquer  que  le  brouillon  dun  rai»port  d'octobre  ou  de  no- 
vembre iS<)0  ne  fût  parvenu  à  l'État-Major  que  le  3o  novcudjrc 
iSy7?  Au  surplus,  c'est  le  17  novendjre  iStjj,  qu'Henry  montra 
à  Paléologue  le  brouillon  de  Scbneider.  [Cass.,  1,  Sgo.) 

(1)  Note  ^inédite)  du  5  novembre  1897.  [Dossier  secret). 

(2)  24  novembre.  Il  observa  (ce({ui  rassura  Hanotaux  ,  qu'une 
intervention  publique  de  l'ambassade  n'aurait  (pie  des  inconvé- 
nients   [Dossier  diploinaliijiie. 

3)  Cass.,  I,3;t2,  Paléologue. 


50  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Rome  avait  déclaré  que  Panizzardi  n'avait  été  mêlé  en 
rien  à  latTaire  du  capitaine  Dreyfus  (  i).  Le  marquis  Vis- 
conti-Venosta,  ministre  des  AfTaires  étrangères,  le  gé- 
néral Pelloux,  ministre  do  la  Guerre,  le  général  Prime- 
rano,  chef  de  TÉtat-Major,  répétaient  sans  embarras, 
dans  des  entretiens  particuliers,  que  le  traître  était 
Esterhazy  (2).  Ils  s'étonnaient  qu'une  pareille  erreur 
eût  pu  èlre  commise  et  se  montraient  très  résolus  à 
ne  pas  laisser  mettre  l'Italie  en  cause. 

Billot  lui-même  avait  donné  à  Scheurer  (de  mémoire) 
le  texte  de  la  fausse  lettre  de  Panizzardi,  d'octobre 
1896  (3).  Scheurer  ne  s'en  était  pas  tû,  ni  le  faus- 
saire ;  Henry  avait  récité  son  faux  à  Paléologue, 
qui  s'en  étonna;  à  Esterhazy  qui  en  fit  des  gorges 
chaudes  ;  à  vingt  journalistes  qui,  moins  perspi- 
caces, annoncèrent  qu'au  jour  voulu  Scheurer  serait 
écrasé  d'un  «  coup  de  massue  ».  Ils  donnèrent  des 
textes  variés  et  inexacts  de  la  pièce,  mais  d'où  ré- 
sultait que  Panizzardi.  écrivant  à  Schwarzkoppen,  nom- 
mait Dreyfus,  le  «  juif  »,  comme  étant  à  leur  service. 

Panizzardi  avait  conté  à  Tornielli  la  visite  de  Lemer- 
cier-Picard  à  Schwarzkoppen  et  comment  le  misé- 
rable s'était  vanté  d'avoir  fabriqué  cette  lettre.  Dès 
que  les  journaux  en  parlèrent,  et  de  la  pièce  Canaille 
de  D...  qui  lui  était  également  attribuée,  il  dit  a  son 
chef  que  son  honneur  de  soldat  exigeait  une  protesta- 
tion immédiate.  L'ambassadeur  n'en  voulut  laisser  le 
soin  à  nul  autre  et  se  rendit  aussitôt  chez  Hanotaux(4). 


(1)  Compte  rendu  du  Conseil  des  ministres  du  28  novembre. 

(2)  Cass.,  I,  460,  Monod.  Le  général  Pelloux  m'a  fait  la  même 
déclaration,  à  Rome,  au  mois  d'avril  1900. 

(3)  Voir  t.  II,5i4.  —  La  principale  phrase  de  cette  version  fut 
publiée  dans  le  Cri  de  Paris  du  5  décembre  1897. 

(4j  27  novembre  1897  iCass..  I,  398,  Paléologue.) 


LE    SYNDICAT  51 

L'entrevue  fui  longue.  Tornielli,  avec  sa  courtoisie 
et  sa  fermeté  habituelles,  dit  tout  ce  quil  avait  sur  le 
cœur  :  son  atlaché  n*a  jamais  entretenu  de  rapports 
avec  Dreyfus  ;  les  diverses  lettres  où  Dreyfus  «  est  dé- 
signé soit  par  son  nom,  soit  par  une  initiale,  soit  par  un 
appellatif  quelconque  n'émanent  pas  de  Panizzardi  ; 
dès  lors,  cet  officier  a  raison  de  demander  ou  que  Ion 
cesse  d"en  parler,  et  surtout  d'en  faire  usage,  ou  bien 
qu'on  l'entende  ;  ces  pièces,  il  raffirme  sur  l'honneur, 
^sont  l'œuvre  d'un  faussaire  ».  Aussi  bien,  «  cette  décla- 
ration formelle,  cette  dénégation  la  plus  absolue  >*,  Pa- 
nizzardi les  a  consignées  dans  une  note  écrite,  signée, 
que  Tornielli  remet  à  Hanotaux,  et  il  en  déposera,  sous 
serment,  quand  et  comme  on  voudra.  L'attaché  mili- 
taire rappelle  à  ce  propos  que  son  témoignage  a  été  ad- 
mis, réclamé,  dans  une  autre  affaire  d'espionnage,  en 
189.3,  parle  ministère  des  Affaires  étrangères  lui-même. 

Hanotaux  ignorait  ce  précédent.  Dès  le  lendemain, 
Tornielli  lui  adressa  une  lettre  explicite  (  i  ),  où,  renouve- 
lant ses  protestations,  il  rappelait  les  circonstances  de 
cette  affaire(2i.  Hanotaux  expliqua  alors  qu'il  n'était  pas 


(1)  Lettre  de  Tornielli  à  Hanotaux.  du  28  nov.  1898.  'Cass..  I, 
3981,  versée  au  dossier  par  Paléologue,  d'ordre  de  Delcassé, 
certifiée  conforme  par  Raindre,  directeur  des  Affaires  politi 
ques.  —  Cest  de  cette  lettre  que  Méline  n'a  pas  liésité  à  dire,  le 
i3  décembre  1900,  à  la  Chambre:  ■<  On  n'y  établissait  nullement 
le  taux  Henry.  "  Tornielli  s'y  exprimait  en  ces  termes  :  «  Le  co- 
lonel Panizzardi  demande  qu'on  l'entende  sur  la  sincérité  de 
ces  pièces,  qu'il  déclare  sur  l'honneur  ne  pouvoir  être  que  l'œu- 
vre d'un  faussaire.  » 

(2  Un  sieur  E.  A.  Ghapus,  inculpé  de  tentative  d'escro- 
querie à  Marseille,  avait  réclamé  la  déposition  de  Panizzardi. 
Develle,  alors  ministre  des  Affaires  étrangères,  transmit  cette 
demande,  par  une  note  du  7  novembre  1898,  à  l'ambassadeur 
d'Italie  Ressman  .  Le  9,  Ressman  répondit  que  Panizzardi  don- 
nerait, par  écrit,  le  témoignage  qui  lui  était  demandé.  Le  6  dé- 
cembre. Casimir-Perier,  qui  avait    remplacé   Develle   au   quai 


52  HISTOIHi:    DE    L  AFIAIRi:    DREYFUS 

en  son  pouvoir  (rempècher  los  racontars  dune  presse 
pour  la((uollo  il  ne  cachait  pas  son  mépris  (bien  qu'il  fût 
en  rapports  suivis  avec  de  nombreux  journalistes  qui 
soignaient  sa  gloire)  ;  mais  il  promit  qu'il  ne  serait  pas 
fait  usage  d'une  pièce  que  l'ambassadeur  d'une  puis- 
sance amie  arguait  de  faux. 

Au  Conseil  des  ministres  qui  suivit,  Hanotaux  ra- 
conta son  entrevue  avec  Tornielli  1 1),  que  Panizzardi 
avait  donné  à  l'ambassadeur  o  sa  parole  de  gentilhomme 
et  de  soldat  >i.  Barthou  demanda  si  le  ministre  des 
Affaires  étrangères  pouvait  suspecter  une  telle  parole. 
Hanotaux  répondit  affirmativement,  cita  des  précédents. 

Le  faux  resta  le  pivot  de  l'œuvre  de  mensonge. 


XII 


Ainsi,  des  la  fin  de  novembre,  le  gouvernement  fut 
avisé,  officiellement,  que  Schwarzkoppen  et  Paniz- 
zardi attestaient  sur  l'honneur  n'avoir  pas  connu  Dreyfus  ; 
qu'ils  avaient  limité  leur  affirmation  à  Dreyfus,  et  que 
l'attaché  italien,  personnellement  mis  en  cause,  arguait 
de  faux,  prêt  à  en  déposer  sous  serment,  les  deux  prin- 
cipales pièces  du  dossier  secret. 


dOrsay,  transmit  à  Ressinan  les  deux  questions  du  juge  d'ins- 
truction. Panizzardi  répondit,  le  9,  par  écrit  et  sa  réponse  fut 
produite  au  procès  de  C.hapus.  {Cass.,  I,  3i)t).  lettre  de  Tor- 
nielli à  Hanotaux.) 

(I  (-ass.,  1,  044,  Hanotaux. —  Méline  convient  quTIanutaux  le 
tint  au  courant  [Chambre  des  Dépulés,  séance  du  i3  décembre 
900):  il  ajoute  au  sujet  à  la  lettre  de  Tornielli  :  «  Dailleuis, 
personne  ny  ajoutait  dimportance  sérieuse  au  point  de  vue  où 
ion  se  place.  » 


LE    SYNDICAT  53 

Dès  lors,  OU  bien  Félix  Faure,  Méline,  Hanotaux  et 
Billot  ont  cru  à  la  sincérité  de  ces  déclarations,  —  et, 
de  ce  jour,  ils  vont  sciemment  mentir  en  proclamant  que 
Dreyfus  est  coupable  ;  —  ou  ils  ont  cru  que  l'Empereur 
allemand,  le  Roi  d'Italie,  leurs  ambassadeurs  et  leurs 
officiers  étaient  des  menteurs,  et  intéressés  à  mentir. 

Ils  firent  le  silence  sur  les  démarches  des  ambassa- 
deurs allemand  et  italien.  Bien  plus,  entre  tant  de  dé- 
mentis qui  remplissaient  la  presse  d'Oiitre-Rhin,  ils  n'en 
communiquèrent  quun  seul  par  une  note  officieuse  (i)  : 
«  Il  n'était  pas  vrai  que  l'Empereur  Guillaume  eût  intei'- 
cédé.  naguère,  par  une  lettre  autographe,  en  faveur  de 
Dreyfus,  auprès  de  Casimir-Perier.  »  On  insinuait  ainsi 
(sans  mensonge  positif,  puisqu'on  se  taisait  de  l'exact 
incident),  que  l'Allemagne,  pour  cause,  s'était  désinté- 
ressée de  la  condamnation  du  traître. 

Jamais  pays  ne  fut  plus  systématiquement  trompé. 

Les  ambassadeurs  de  la  République  confirmèrent,  dans 
leursdépêches,  lesdéclarationsde  Tornielli  et  de  Munster. 

L'étrange  et  horrible  beauté  du  drame  n'avait  pas 
seulement  ému  les  peuples,  mais  les  souverains.  La 
vieille  Reine  d'Angleterre  écrivit  à  son  petit-fils,  l'Em- 
pereur allemand,  pour  savoir  la  vérité.  11  répondit  à 
«  sa  chère  grand'mère  «  que  Dreyfus  était  innocent,  et 
la  reine  Victoria  montra  cette  lettre  à  son  amie,  Fira- 
pératrice  Eugénie,  qui  se  passionna  pour  l'affaire. 
L'Empereur  d'Autriche,  celui  de  toutes  les  Russies  (2), 


(1)  Note  de  V Agence  Havas  du  .29  novembre  1897.  Le  démenti  de 
la  Gazette  de  r Allemagne  du  Nord  répondait  à  un  article  du 
Rappel. 

(2  On  a  déjà  vu  !t.  II.  .042)  que  le  ministre  Wilte  doutait 
que  Dreyfus  tùt  coupable.  L'Empereur  de  Russie  aurait 
également  exprimé  un  doute  pendant  l'un  de  ses  séjours 
à  la  Cour  de  Copenhague.  {Svenska  Dayhladel  du  21  no- 
vembre 1897.) 


54  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

les  Reines  dllalie  (i)  et  de  Hollande,  les  Rois  de  Dane- 
mark et  de  Suède,  ceux  des  Belges  et  des  Grecs,  s'in- 
formèrent de  même  et  furent  également  édifiés.  L'Em- 
pereur d'Autriche  avertit  sa  nièce,  la  duchesse  d'Or- 
léans (2),  et  le  Roi  d'Italie  son  neveu,  le  prince  Victor- 
Napoléon  (3).  Le  Pape  voulut  également  savoir  (4)  et 
ses  neveux  allaient  répéter  dans  Rome  qu'Eslerhazy 
était  le  traître.  Quand  le  vieux  roi  Christian,  père  et 
aïeul  de  tant  dempereurs  et  de  rois,  apprendra  l'acquit- 
tement dEsterhazy,  il  laissera,  de  colère,  tomber  sa 
tasse  et,  pour  la  seconde  fois  de  sa  longue  vie,  il  dou- 
tera de  la  France. 


(1,  La  reine  Marguerite  répétait  quayant  jiris  les  renseigne- 
ments les  plus  précis,  elle  était  certaine  de  l'innocence  de 
Dreyfus  (Cass.,  I.  460,  Monod). 

(2;  La  duchesse  d'Orléans  le  dit  au  comte  de  Blois,  sénateur, 
qui  le  répéta  à  Ranc.  —  L'Empereur  d'Autriche,  en  mai  1898, 
interrogea  lui-même  Schwarzkoppen,  demanda  des  détails.  Le 
marquis  de  Reversaux.  ambassadeur  de  France,  croyait  l'Empe- 
reur favorable  à  Esterhazy,  parce  que  d'origine  hongroise. 
L'Empereur  lui  fit,  un  jour,  l'éloge  de  l'armée  française,  puis 
ajouta  :  o  Et  pourtant  Dreyfus  est  innocent!  » 

(3)  Le  prince  Victor  le  dit  au  commandant  Blanc. 

(4)  Il  dit,  un  jour,  au  duc  de  L...  :  »  Vous,  savez  bien  que 
l'afTaire  Dreyfus  est  un  prétexte.  » 


CHAPITRE   II 
L'ENQUÊTE    DE    PELLIEUX 


Le  gouverneur  de  Paris  avait  confié  l'enquèle  sur 
Esterhazy  au  général  de  Pellieux  (i)  ;  les  officiers  en 
non- activité,  qui  résident  à  Paris,  relèvent  du  com- 
mandant du  département  de  la  Seine.  L'enquête  faillit 
être  escamotée  en  quelques  heures. 

La  Chambre,  quand  elle  entendit  la  déclaration  de 
Billot,  et  le  pays  tout  entier,  quand  il  la  lut,  et  le  monde 
entier,  avaient  compris  qu'il  s'agissait  d'une  instruction 
approfondie  et  complète.  Mais,  comme  Billot,  peut-être 
sans  songer  à  mal,  s'était  tenu  dans  le  vague,  Saussier, 
sous  la  pression  de  Boisdeffre,  prit  les  paroles  du 
ministre  dans  le  sens  le  plus  restrictif.  Il  ne  désigna 
pas  Pellieux  à  titre  d'officier  de  police  judiciaire,  mais 
de  simple  enquêteur,  comme  s'il  s'agissait  d'une  dénon- 
ciation quelconque,  pour  une  dette  de  jeu  impayée  ou 
quelque  aventure  féminine,  et  il   lui  donna  des  ordres 

(i)  Estcrliazv  dit  qu'il  en  fut  prévenu  par  Saussier.  {Cass.,  I, 

585.) 


56  HISTOIRE    DD    L  AFFAIRE    DREYFL'S 

en  conséquence  (i).  Mathieu  Drcytus  sera  simplement 
mis  en  demeure  de  fournir  la  preuve  de  son  accusa- 
tion (2).  S'il  n'apporte  aucune  autre  preuve  que  récri- 
ture, Pellieux  alléguera  aussitôt,  dans  un  rapport  som- 
maire, qu'un  jugement  a  attribué  le  bordereau  à  Dreyfus 
et  que,  «  ce  jugement  ayant  gardé  toute  la  force  de  la 
chose  jugée  »,  il  n'est  pas  possible,  par  respect  de  la 
loi,  de  procéder  à  une  nouvelle  expertise  (3).  Dès  lors, 
il  n'y  a  pas  lieu  de  suivre. 

Pellieux,  Alsacien  d'origine  {\).  était  de  belle  taille, 
l'air  et  le  port  élégants,  le  visage  agréable,  la  parole 
facile,  le  son  de  voix  énergique,  d'accès  prévenant, 
avec  de  la  grâce  dans  les  manières,  l'œil  doux, 
mais  le  regard  fuyant  qui  savait  devenir  dur,  l'al- 
lure souple  et  inquiétante.  Il  se  piquait  d'esprit  et 
d'honneur  ;  mais  ses  deux  grandes  passions,  la  reli- 
gieuse et  la  militaire,  l'emportèrent  à  des  actes  indignes 
d'un  officier  et  d'un  galant  homme. 

11  avait  connu  Eslerhazy  en  Tunisie  et  le  tenait  «  pour 


(1)  Cela  est  avoué  par  Pellieux  :  «  Le  16  novembre,  je  reçus 
du  gouverneur  de  Paris  l'ordre  de  faire  une  enquête  pure- 
ment militaire...  Je  fis  venir  M.  Mathieu  Dreyfus,  il  ne  inap- 
porta  aucune  preuve  d'aucune  espèce,  rien  que  des  allégations. 
En  réalité,  mon  enquête  était  virtuellement  terminée...  Alon  rap- 
port a  été  rerais  le  20...  Mais  il  parait  qu'il  y  avait  eu  eri-eur  ou 
confusion,  et  que  l'intention  du  ministre  était  que  l'enquête  que 
je  devais  faire  fût  une  enquête  judiciaire.  »  Procès  Zola,  I,  24^.) 

(2)  Procès  Zola,  I,  242.  243,  33G,  33;,  Pellieux. 

(3)  C'est  ce  que  Pellieux  dit  à  Scheurer  et,  textuellement, 
à  Picquart  au  cours  de  la  seconde  enquête  judiciaire  :  «  Je  ne 
puis  vous  permettre  d'entamer  la  discussion  sur  la  possibililé 
de  la  confection  matérielle  du  bordereau  par  Esteihazy,  ce 
bordereau,  à  la  suite  du  jugement,  ayant  été  attribué  à  Dreyfus, 
et  cette  question  ayant  l'autorité  de  la  chose  jugée.  »  lEmjuète, 
27  novembre,  cote  20,  procès-verbal  signé  :  Pellieux.  Dlcassé 
(greffier),  Picquart.)  Il  tint  le  même  discours  à  Leblois  qui  pro- 
testa vivement,  le  29  novembre.  (Procès  Zola,  I,   273,  Pellieux.) 

(4)  Né  à  Strasbourg,  le  6  septembre  1842. 


I 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  57 

un  brave  soldat  (i)  »  D'autre  part,  homme  du  beau 
monde,  clérical  et  très  ambitieux,  à  bon  droit,  d'avan- 
cement, son  intérêt  lui  commandait  de  l'innocenter. 
^(  Lui  seul,  dit  Esterhazy,  il  fut  honnête  (2).  » 

Le  jour  même  où  Pellieux  fut  désigné,  Scheurer  ren- 
dit visite  à  Saussier.  Leblois,  enfin,  l'avait  autorisé  à 
tout  dire  au  gouverneur.  Mais  Saussier  refusa  de  len- 
tendre  ;  il  l'eût  fait  la  veille,  mais  il  était  dessaisi  main- 
tenant. Il  fit  un  vif  éloge  de  Pellieux.  «  Vous  me  con- 
naissez depuis  longtemps,  dit  Scheurer  en  prenant 
congé.  — Vous  êtes  le  plus  honnête  homme  de  France. 
—  Après  vous,  mon  général.  (Il  n'observa  pas  si  Saus- 
sier rougit.)  Eh  bien,  je  veux  vous  dire  que  Dreyfus  est 
innocent,  qu'on  le  sait  à  l'Etat-Major,  que  BoisdefTre  et 
Gonse  sont  des  criminels,  w  Saussier  n'objecta  pas  un 
mot  (3). 

Pellieux,  le  lendemain  (4),  fit  venir  Mathieu  Dreyfus, 
l'accueillit  avec  courtoisie  et  lui  demanda  ses  preuves. 
Mathieu  lui  présenta  la  justification  de  son  frère,  s'ap- 
pliqua à  montrer  l'identité  entre  l'écriture  d'Esterhazy 
et  celle  du  bordereau,  réclama  une  expertise.  «  Rien  de 
plus  juste,  répliqua  Pellieux  pour  l'amuser;  votre  mal- 
heureux frère  a  été  condamné,  en  effet,  sur  des  rapports 
d'experts.  »  Il  convint  aussi  que  les  notes  du  bordereau 
étaient  sans  valeur,  qu'elles  n'émanaient  pas  forcément 
d'un  officier  d'État-Major.  Quand  Mathieu  parla  de  la 
moralité  d'Esterhazy  :  «  Inutile  d'insister,  nous  sommes 
fixés  (5).  « 

Pellieux  considéra  que  Mathieu  lui  avait  apporté  seu- 

(1)  Cass.,  II,  17O.  Pellieux.  —En  188-2,  Pellieux  était  major  de 
la  division  du  corps  d'occupation  en  Tunisie. 
(■2i  Dép.  à  Londres  (Éd.  de  Bruxelles;,  85. 
(31  Mémoires  de  Scheuher. 
(i)  17  novembre  1897. 
(5)  Souvenirs  de  Mathieu  Dreyfus. 


58  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

leraent  des  allégations  (i)  et,  dès  lors,  que  «  son  enquête 
était  virtuellement  terminée  (2)  ».  Pourtant  l'émotion  pu- 
blique était  bien  forte  et,  pris  de  scrupule  ou  par  peur 
de  la  trop  lourde  responsabilité,  il  hésitait  à  s'en  tenir 
là  (3). 

Il  s'y  fût  peut-être  décidé  si  Mathieu,  sur  ces  entre- 
faites (4),  ne  lui  avait  écrit  pour  le  prier  d'entendre 
Scheurer. 

Il  nétait  pas  possible  d'écarter  le  témoignage  d'un 
personnage  de  cette  importance  ;  Pellieux  le  convoqua 
donc  pour  le  lendemain;  mais,  dans  le  courant  de  la 
journée,  il  manda  Esterhazy  et  lui  fit  le  meilleur  accueil. 
Il  lui  dit  qu'il  le  laisserait  en  liberté  et  ne  ferait  au- 
cune perquisition  chez  lui  (5). 

Esterhazy  lui  débita  son  conte.  Pellieux  ne  fit  au- 
cune objection,  s'inquiéta  seulement  de  ce  manuel  d'ar- 
tillerie prêté  par  un  officier  juif.  Il  fit  demander,  en 
conséquence,  au  lieutenant  Bernheim  s'il  était  exact 
qu'il  eût  prêté  le  manuel  à  Esterhazy,  dans  quelles  con- 
ditions, puis  à  quelle  date  et  par  quelle  voie  son  em- 
prunteur lavait  restitué  (6). 

(1)  Inslr.  Fahre.  '^i.  Pellieux  :  «  Il  se  borna  à  renouveler  l'ac- 
cusation, «an;^  apporter  aucune  preuve  à  l'apjjui,  et  me  deman- 
da simplement  une  nouvelle  expertise  du  bordereau.  » 

(2)  Procès  Zola.  I,  243.  887,  Pellieux. 

(3)  «  Je  sentais  que  je  ne  pouvais  pas  marrèter.  » 

(4)  «  Du  reste,  sur  ces  entrefaites...  » 

(5)  Dép.  à  Londres  (i«'mars  1900). 

(6)  Lettre  du  19  novembre,  signée,  «  par  ordre  »  du  com- 
mandant Ducassé  :  «  Chargé  de  l'enquête  sur  l'alTaire  Mathieu 
Drèyfus-Esterhazy,  que  vous  connaissez  certainement,  je  vous 
prie  de  me  faire,  par  retour  du  courrier,  une  réponse  aux  ques- 
tions suivantes  :  Est-il  exact  qu'à  la  fin  d'août  ou  au  commen- 
cement de  septembre  1894,  vous  ayez  envoyé  au  commandant 
Esterhazy,  major  au  ■j^<^  d'infanterie  à  Rouen,  le  manuel  de 
tir  confidentiel  de  l'arlilleine  ?  Dans  quelles  conditions  ce  ma- 
nuel vous  a-t-il  été  demandé  ?  A  quelle  date  et  par  quelle  voie 
vous  a-t-il  été  renvoyé?  Prière  de  me  faire  tenir  votre  répon- 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  59 

Quand  Esterhazy  prit  congé,  Pellieux  le  reconduisit 
et  lui  serra  ostensiblement  la  main.  Cette  poignée  de 
mains  fut  célébrée  par  les  journaux  patriotes  (i). 


II 


Mathieu  avait  été  enchanté  de  l'accueil  de  Pellieux. 
Scheurer,  le  lendemain,  eut  des  doutes  sur  la  sincérité 
du  général.  Il  le  trouva  trop  prévenant,  lui  donnant  du 
«  Monsieur  le  Président  »  à  chaque  phrase.  «  J'ai  déjà 
fait  remarquer  à  ^lathieu  Dreyfus,  dit  le  général,  que 
contester  l'expertise  qui  a  provoqué  la  condamnation 
de  son  frère,  et  en  réclamer  une  autre  contre  Esterhazy, 
cela  est  contradictoire.  »  Scheurer,  stupéfait,  répliqua 
que  cette  prétendue  contradiction,  c'était  toute  l'affaire  ; 
ne  pas  faire  procéder  à  un  examen  approfondi  des  écri- 
tures serait  défier  tout  bon  sens  et  toute  justice.  Pellieux, 
toujours  souriant,  se  garda  d'insister.  Il  demanda  à 
Scheurer  s'il  avait  des  documents,  un  dossier.  Scheurer 
répondit  qu'il  n'en  avait  point,  mais  qu'il  l'engageait  à 
faire  venir  Leblois  qui  fournirait  toutes  les  explications 
nécessaires  (2).  Il  parla  alors  de  Picquart,  «  que  d'ail- 
leurs il  ne  connaissait  pas,  avec  qui  il  n'avait  eu  aucun 
rapport  direct  ou  indirect  «  ;  mais  il  tenait  de  Leblois 
«  qu'il  existait  au  ministère  de  la  Guerre  un  dossier 
contre  Esterhazy  et  que  ce  dossier  contenait  une  pièce 

se  sous  double  enveloppe,  sous  le  couvert  du  chef  de  corps.  » 
—  Voir  le  récit  de  cet  incident  par  Pellieux  au  procès  Zola  : 
"  On  a  appelé  au  témoignage  d'un  officier  qui,  par  hasard,  s'est 
trouvé  être  israélite,  etc.  » 

(1)  Jour,  Malin,  etc..  du  19  novembre  1897. 

(2)  Instr.  Fabre,  111,  ii3,  114,  Scheurer. 


(50  HISTOIRE    D!-:    I.  AFFAIRE    DREYFLS 

qui  prouvait  la  trahison  de  cet  homme  ».  Puis,  il  dicta: 
«  Il  n'y  aura  ni  enquête  sérieuse,  ni  enquête  loyale,  ni 
enquête...  —  Complète, interrompit  Pellieuxqui  écrivait 
lui-même —  ...  si  le  colonel  Picquart  n'est  pas  appelé  à 
déposer.  Son  témoignage  est  indispensable  ( i  ) .  »  Pellieux 
observe  :  «  Je  sais  que  le  général  Saussier  aparlé  de  le 
faire  venir,  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  dansles  inten- 
tions du  ministre  (2).  »  Scheurer,  vivement  :  «  Ne  vous 
laissez  pas  faire,  général.  Insistez.  C'est  votre  devoir. 
Il  le  faut.  »  Pellieux  :  «  Grosse  affaire.  Le  capitaine 
Dreyfus,  puis  le  commandant  Esterhazy,  le  colonel 
Picquart...  «  Et,  de  la  main,  il  trace  une  ligne  brisée 
qui  monte  vers  le  plafond  :  «  Oui,  dit  nettement  Scheu- 
rer, il  y  aura  peut-être  deux  ou  trois  échelons  encore  à 
monter.  Il  vous  appartient  d'éviter  un  tel  scandale  en 
faisant  la  lumière.  Aucun  homme  de  bonne  foi  ne  peut 
douter  qu'Esterhazy  est  l'auteur  du  bordereau  (3).  » 

En  rentrant  Scheurer  nota  sur  ses  carnets  :  «  Ou 
Pellieux  est  un  honnête  homme,  cherchant  la  vérité, 
comme  l'a  dit  Saussier,  ou  c'est  un  fameux  jésuite.  » 

Pellieux  reçut  pour  consigne  de  «  vider  »  Leblois,  s'il 
ne  réussissait  pas  d'abord,  ce  qui  vaudrait  mieux,  à  le 
faire  taire. 


III 


Aux  journalistes  qui  le  harcelaient  depuis  qu'Es- 
terhazy avait  révélé  son  nom  à  Drumont,  Leblois  avait 
déclaré  son   intention  de  ne  rien  dire   sur  le  fond  de 


(1)  EiKi.  Pellieux.  18  nov.  1897.  —  Procès  Zula.  I,  i>43.  l^oUieux. 

(2)  Procès  Esterhazy.  ib-i.  Scheurer. 

(3)  Mémoires  de  Scheurer. 


LENOLKTE    DK    PP:LLII:lX  61 

TafTaire  qu'aux  chefs  de  l'armée.  Il  commença  par  mon- 
trer à  Pellieux  un  article  de  journal  qui  relatait  sa  ré- 
ponse ;  excipant  de  sa  qualité  d'avocat  (i),  il  lui  de- 
manda ensuite  «  s'il  était  autorisé  par  le  minisire  de  la 
Guerre  et  par  le  gouverneur  de  Paris  à  recevoir  ses 
confidences  (2)  ». 

Le  général  répondit  affirmativement  ;  puis,  à  mi- 
voix,  avec  un  peu  d'émotion  :  «  Je  veux  sauver  le  co- 
lonel Picquart,  » 

Leblois  ne  voulut  pas  comprendre.  Pellieux,  évidem- 
ment par  ordre,  lui  olYrait  le  salut  de  Picquart  au  prix 
(lu  sacrifice  de  Dreyfus.  Mais  l'ignominie  d'un  tel  mar- 
ché, dès  le  premier  mot,  aurait  dû  le  mettre  sur  ses 
gardes.  Au  contraire,  il  se  laissa  aller  à  son  impatience 
de  servir  la  cause  qu'il  savait  juste,  et,  pendant  trois 
heures  d'horloge,  il  rapporta  à  Pellieux  tout  ce  qu'il 
avait  appris  de  Picquart  et  beaucoup  plus  qu'il  n'en 
avait  jamais  dit  à  Scheurer.  Il  lui  montra  les  lettres  de 
Gonse  et  convint,  sur  une  insidieuse  question,  qu'il 
connaissait  l'existence  d'un  dossier  avec  une  pièce  gra- 
ve contre  Esterhazy  (3).  Il  remit  enfin  à  Pellieux,  de  la 
part  de  Scheurer,  le  billet  anonyme  d'Esterhazy  du 
y  novembre  :  «  Piquart  est  un  gredin  (4).  » 

Le  général  le  laissa  aller,  très  attentif.  Il  vit  (ou  vou- 
lut voir)  des  roueries  dans  les  distinctions,  parfois 
subtiles,  de  Leblois.  La  vérité,  sur  les  lèvres  d'un  avo- 


(1)  Inslr.  Fabre,  41,  Pellieux. 

(2)  Ce  récit  de  Leblois  à  1  instruction  Fabre  (120,  184,  1891, 
est  entièrement  confinné  par  Pellieux  (i38).  Au  procès  Zola 
(I,  271).  Pellieux  chicane  sur  le  caractère  confidentiel  de  la 
communication  de  Leblois,  mais  convient  qu'il  répondit  aflirma- 
livemont  à  la  question  7>réalable  de  Tavocat.  Il  nie  seulement 
le  propos  relatif  à  Picquart. 

(3,  Procès  Zula,  I,  243.244:  Instr.  Fabre,  41,  i3i.  Pellieux. 
(4)  Voir  t.  II,  GG7. 


62  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

cat,  prend  parfois  les  apparences  du  mensonge  ;  le 
mensonge  du  soldat  a  souvent  lair  de  la  vérité.  Pel- 
lieux  conclut  que  Picquart  avait  trahi  le  secret  profes- 
sionnel, entretenu  son  ami  du  petit  bleu,  et,  par  Le- 
blois,  dans  Tombre,  documenté  Scheurer,  déchaîné  le 
scandale  (i). 

Quand  Leblois,  dans  une  chaleureuse  péroraison, 
exposa  que  l'homme  dénoncé  par  le  frère  de  Dreyfus 
était  bien  le  traître,  Pellieux,  risquant  une  pointe,  ren- 
gagea à  réclamer  l'arrestation  immédiate  d'Esterhazy. 
Mais  l'avocat  répondit  qu'il  n'avait  pas  qualité  pour 
le  faire  (2). 

Pellieux  dit  encore  qu'il  ne  comprenait  point  pour- 
quoi Picquart  avait  communiqué  à  un  tiers  de  tels  ren- 
seignements. «  Dans  l'intérêt  de  sa  défense  »,  reprit 
Leblois.  Pellieux  objecta  que  «  Picquart  n'était  pas  ac- 
cusé (3)  » . 

Le  lendemain,  Pellieux  consentit,  avec  beaucoup  de 
bonne  grâce,  à  ce  que  Leblois  rédigeât  lui-même  un 
résumé  très  succinct  de  sa  déclaration  (4).  Ce  sont,  quel- 
quefois, les  paroles  qui  restent.  Pellieux  rapporta  à 
Saussier,  comme  il  le  devait,  et  à  Gonse,  tout  le  dis- 
cours de  Leblois. 

En  fait,  ce  discours  rassura  Boisdelîre,  qui  n'eiH  pas 
excédé  le  droit  à  l'hypothèse  en  supposant  plus  d'en- 
tente entre  les  divers  défenseurs  de  Dreyfus.  Si  Leblois 
a  dit  la  vérité,  Picquart  n'est  nullement  un  révolté  qui 
conspire  et  cherche  en  secret  à  avoir  raison  contre  les 
chefs,  à  délivrer  l'homme  de  l'île  du  Diable.  C'est  seu- 


(1)  Procès  Zola,  I,  244.  248;  Instr.  Fabre,  42,  i33,  iSg,  Pellieux. 

(2)  Insir.  Fabre,  i35,  Leblois.  Cela  est  confirmé  par  Pellieux 

U39). 

3)  Instr.  Fabre,  42.  Pellieux. 
;'i)  Instr.  Fabre,  i3.5,  241,  242,  Leblois. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  63 

lement  quand  il  a  été  menacé  par  Henry  et  pour  assu- 
rer sa  défense  que  Picquart  a  eu  recours  à  l'avocat, 
et  avec  quelle  discrétion  !  Quand  Leblois  a  entre- 
tenu Scheurer,  c'est  à  l'insu  de  Picquart.  Mathieu  n'a 
pas  connu  par  Scheurer  le  nom  dEsterhazy. 

On  eut,  d'ailleurs,  de  Picquart  lui-même,  incapable 
(Boisdeffre  le  savait)  de  mentir,  la  confirmation  des 
dires  de  Leblois.  Quatre  jours  avant  la  déposition  de 
l'avocat,  le  jour  même  où  Mathieu  dénonça  Esterhazy, 
le  ministre  avait  télégraphié  au  général  Leclerc  :  «  Le 
gouvernement  a  reçu  des  lettres  l'informant  que  le 
colonel  Picquart  a  fait  des  révélations  à  des  personnes 
étrangères  à  l'armée  ou  leur  a  communiqué  des  docu- 
ments au  sujet  des  faits  relatifs  à  son  service.  »  — 
Scheurer  avait  entretenu  Méline  des  lettres  de  Gonse  ; 
Méline  en  avait  parlé  à  Billot.  —  Picquart  répondit 
qu'il  n'avait  fait  de  communications  qu'au  seul  Leblois 
et  dans  quelles  circonstances  (i). 

Cependant,  pour  réservé  qu'ait  été  Picquart,  s'il  est 
interrogé,  il  dira  la  vérité  ,  et  le  danger  est  là.  Lui  seul, 
en  elïet,  connaît  d'autres  preuves  de  la  trahison  d'Es- 
terhazy  que  le  bordereau.  Or,  Scheurer  exige  que 
Picquart  soit  appelé  à  Paris  poury  déposer;  sinon,  l'en- 
quête sera  déloyale  et  une  comédie  ! 

On  s'aperçut  aussi  qu'Henry  avait  commis  sa  faute 
habituelle  de  frapper  un  coup  de  trop.  S'il  n'avait  pas 
fait  jeter,  par  Esterhazy  et  Drumont,  le  nom  de  Pic- 
quart à  tous  les  vents, il  eût  été  possible  d'étouffer  dans 
le  huis  clos  de  Pellieux  la  protestation  de  Scheurer. 
Maintenant,  le  public,  mis  en  goût,  demande  Picquart. 
N'oublions  jamais  que  nous  sommes  à  Paris,  entendez  : 
au  théâtre.    Esterhazy  est  un  personnage   de  théâtre, 

[i)  Cass.,  I,  aoci;  II.  2i3,  Picquart. 


Gé  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

«  rinnocent  de  l'Ambigu  ».  C'est  une  raison  de  son  suc- 
cès. Le  mystère  qui  entoure  le  nom,  brusquement 
révélé.,  de  Picquart  a  excité  de  même  les  imaginations. 
On  était  las  des  autres  acteurs  du  drame,  du  peu  tra- 
gique Leblois,  de  Scheurer  devenu  aussi  impopulaire, 
en  quelques  jours,  que  moi-même.  Ouest-ce  que  ce 
jeune  colonel,  accusé  par  les  uns  des  pires  méfaits, 
salué  par  les  autres  comme  le  justicier  idéal?  C'est  à 
Inique  la  dame  voilée  a  dérobé  le  document  libérateur; 
on  la  connaîtra  par  lui.  Pourquoi  a-l-il  été  relégué  en 
Afrique  ?  Pour  la  première  fois,  les  amis  de  Scheurer 
se  trouvent  d'accord  avec  l'opinion  en  réclamant  l'au- 
dition de  Picquart.  Le  parterre  veut  savoir  quelle  ligu- 
re est  derrière  ce  nom,  ce  masque  énigmatique.  Pour 
applaudir  ou  pour  huer  ?  On  veut  voir. 

Cette  curiosité  devint  vite  impérieuse.  La  veille  en- 
core, au  Conseil  des  ministres,  à  l'Elysée  (i),'  Billot, 
afl'eclant  un  grand  dédain  pour  la  naïveté  de  Scheurer 
et  attestant  que  Mathieu  n'avait  fourni  nulle  preuve, 
pas  même  un  semblant,  annonçait  la  fin  imminente  de 
l'enquête  et  de  cette  piteuse  tentative.  Picquart  étant 
très  occupé  en  Tunisie,  il  serait  fâcheux  de  le  déranger 
de  sa  mission,  de  le  faire,  pour  si  peu,  venir  à  Paris. 
Billot  proposa  l'un  de  ses  moyens  termes  ordinaires  : 
une  commission  rogatoire. 

Les  ministres,  presque  tous  favorables  à  Esterhazy  et 
qui  ne  s'en  cachaient  pas,  trouvèrent  la  combinaison 
excellente  ;  mais  il  eût  fallu  la  brusquer  et  s'en  taire. 
Au  contraire,  les  journaux  l'annoncèrent,  et  les  minis- 
tres eux-mêmes  dans  les  couloirs  des  Chambres.  Le 
coup  rata. 

En  effet,    dès  que  Scheurer  fut   informé  de  la   dé- 

(1)  18  novembre    1897. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  05 

loyauté  qui  se  tramait,  il  pria  l'un  de  ses  collègues  du 
Sénat,  Jules  Siegfried,  de  faire  une  démarc^ie  pres- 
sante auprès  de  Félix  Faure.  Si  Picquart,  qui  sait  toute 
la  vérité,  n'est  pas  appelé  à  Paris,  un  tel  déni  de  jus- 
tice sera  porté  aussitôt  à  la  tribune  du  Sénat.  Je  tins 
le  même  langage  à  l'un  des  ministres,  Turrel  :  il  parut 
troublé  ;  je  le  quittai  sur  ces  mots  :  «  Vous  êtes  indi- 
gnement trompés  par  Billot.  Mais  ni  lui  ni  personne 
n'est  de  force  à  étouffer  la  vérité  ;  elle  éclatera  malgré 
tout  ;  alors,  vous  et  vos  collègues,  les  dupes  comme 
les  autres,  vous  serez  déshonorés.  »  Turrel  informa 
Méline  de  ces  propos  comminatoires.  Clemenceau 
écrivit  que  «  ce  serait  trop  simple  de  livrer  un  officier 
en  pâture  à  la  presse  et  de  lui  refuser  le  droit  de  venir 
présenter  sa  défense  (i)  ».  Picquart,  spontanément, 
avait  sollicité  par  télégramme  l'autorisation  de  venir 
déposer  à  Paris. 

Billot,  BoisdelTre  plièrent.  Une  note  officielle  annonça 
que  l'enquête  du  général  de  Pellieux  allait  continuer 
et  que  Picquart  serait  entendu.  Billot  télégraphia  au 
général  Leclerc  de  faire  partir  immédiatement  le  colo- 
nel et  de  lui  demander  sa  parole  qu'il  ne  communiquerait 
avec  personne  avant  d'avoir  été  entendu  par  Pellieux  (2), 

Ce  n'était  qu'une  escarmouche  de  perdue  ;  on  pren- 
drait sa  revanche. 

Drumont  raconta  que  Billot,  pour  être  agréable  à 
Scheurer,  avait  invité  Picquart  à  rester  en  Tunisie  ; 
mais  Méline  avait  ordonné  de  le  faire  venir  (3). 

Le  même  jour,  Pellieux  remit  son  rapport  à  Saussier. 
Il  concluait  ainsi  :  «  Aucune  preuve  contre  le  com- 
mandant Eslerhazy  ;  une  faute  grave   relevée  contre  le 

(1)  Aurore  du  20  noveml)re  1897. 

(2)  Cass.,  I,  201,  Pic(iuart. 

(3)  Libre  Parole  du  28  novembre. 


G6  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

colonel  Picquarl  qui  a  donné  connaissance  de  rensei- 
gnements se.'-rels  à  un  tiers  non  qualifié  et  lui  a  remis 
des  lettres  de  l'un  de  ses  chefs,  ayant  trait  uniquement 
à  une  atVa ire  de  service  (T'.  »  Or,  le  récit  de  Leblois, 
qui  devenait  ainsi  le  premier  réquisitoire  contre  Pic- 
quarl,  il  l'avait   reçu  à    titre  confidentiel  (2). 

Toutefois,  comme  on  l'informa  de  la  dernière  déci- 
sion de  Billot,  il  demanda  ((ue  Picquart  fût  entendu, 
ainsi  que  cela  avait  été  réclamé  par  Scheurer. 


IV 


Ce  premiersuccès,  si  vivement  emporté,  encouragea  les 
partisans  de  la  revision.  Encore  bien  peu  nombreux,  — 
quelques  milliers  despi'ils  sains  (|ui  avaient  échappé  à 
la  contagion,  deux  ou  trois  douzaines  d'écrivains,  de 
savants  et  de  politiques,  —  ils  comprirent  enfin  que  la 
justice  ne  descend  pas  du  ciel,  qu'il  la  faut  conquérir.  Il 
leur  en  eût  moins  coûté  de  défendre  tout  de  suite 
leurs  avant-postes.  Mais,  désormais,  chaque  jour,  à 
chaque  combat,  à  chaque  défaite,  ils  gagneront  des 
adhérents,  élargiront  la  trouée  de  lumière. 

Ce  fut  Zola  qui  donna  le  premier  coup  de  clai- 
ron. 

Depuis  quelques  jours,  l'étonnante  aventure  l'avait 
pris  tout  entier ,  dans  son  cœur  de  poète  et 
dhomme.  Il  se  passionnait  pour  «  ces  documents  dune 
beauté  tragique  »,  ne  connaissait  rien  qui  fût  «  d'une 
psychologie  plus  haute  (3)  ».  Il  venait  d'achever   son 

(1)  Procès  Zola,  I,  244.  Pellieux. 

(2)  11  lavoua  lui-même   Inslr.  Fabre,^i,. 
3   F'ujaro  du  20  novembre  1S97. 


1 


L  ENQUETE    DK    PEI.LIELX  67 

triply(jue  {Lourdes,  Borne,  Paris),  méditait  ses  Quatre 
Évangiles.  '<  Si  j'avais  été  dans  un  livre,  je  ne  sais  pas 
ce  que  j'aurais  fait  (i).  »  Cependant,  il  hésitait  à  se 
lancer  dans  la  bataille,  étranger  à  la  politique. 

Sous  la  tempête,  Scheurer,  fort  de  sa  conscience,  re- 
commençait Glermont-Tonnerre  :  «  Que  peut-on  nous 
opposer?  Des  injures.  Nous  nous  tairons  (2).  »  Zola  lui 
écrivit  :  «  Votre  attitude,  si  calme  au  milieu  des  mena- 
ces et  des  plus  basses  insultes,  me  remplit  d'admira- 
tion. Vous  livrez  le  combat  pour  la  vérité;  c'est  le  seul 
bon,  le  seul  grand.  Même  dans  l'apparente  défaite,  la 
victoire  est  au  bout,  certaine  (3)  ». 

La  semaine  d'après,  Fernand  de  Rodays,  directeur 
du  Figaro,  lui  raconta  qu'ayant  assisté  à  la  parade 
d'exécution,  dès  ce  jour,  il  avait  cru  à  l'innocence  de 
Dreyfus.  Zola  proposa  d'écrire  trois  articles  qui,  dans 
sa  pensée  première,  seraient  trois  portraits  :  Scheurer, 
Dreyfus,  Picquart. 

Du  premier  de  ses  articles,  qui  parut  le  25  novembre 
il  dit  lui-même  ;,"  On  y  remarquera  que  le  profession- 
nel, le  romancier,  était  surtout  séduit,  exalté,  par  un 
tel  drame.  Et  la  pitié,  la  foi,  la  passion  de  la  vérité  et 
de  la  justice,  sont  venues  ensuite  (4).  "  L'article  com- 
mence par  ces  mots  :  «  Quel  drame  poignant  et  quels 
personnages  superbes  !  »  En  sera-t-il  le  poète  ou,  lui 
aussi,  l'un  des  héros?  Il  l'ignore  encore.  Il  raconte 
l'idée  du  doute  chez  Scheurer,  la  hantise  sans  cesse 
renaissante,  c(  la  minute  redoutable  »où  il  a  tenu  la  cer- 


(1)  C'est  ce  qu'il  m'a  dit  à  plusieurs  reprises,  avec  une  tou- 
chante sincérité. 

(2)  Assemblée  des  représentants  de  la  Commune  de  Paris,  3o  juil- 
let 1789  ^Skwsmond  Lacroix,  ^lc/e8  de  la  Commune,  I,  01). 

(3)  Lettre  du  20  novembre  1897. 

(4)  La  Vérité  en  marche,  3. 


68  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

titude  ;  puis,  ce  projet,  si  noble,  de  laisser  au  Gouver- 
nement «  le  mérite  d'être  juste  en  réparant  une 
erreur  »  :  «  tout  en  faisant  son  œuvre,  il  disparaîtra  lui- 
même  «,  sans  même  <>  rambiliou  de  se  faire  gloire  d'a- 
voir apporté  la  vérité  »  ;  enfin,  l'amère  déception  quand 
il  trouva  les  cœurs  sourds,  et  ce  silence,  "  souveraine- 
ment beau  »,  depuis  les  longs  jours  «  où  tout  un  peu- 
ple affolé  le  suspecte  et  l'injurie  ».  «  Diessez  donc  cette 
figure-là,  romanciers  !  »  Lui,  «  dont  c'est  le  métier  de 
se  pencher  sur  les  consciences  »,  il  salue  cet  homme, 
cette  vie  nette,  <■  de  cristal  »,  sans  une  tare,  sans  une 
défaillance.  Heure  triste  où  de  tels  citoyens,  l'honneur 
d'un  peuple,  sont  méconnus,  où,  «  la  délation  étant 
partout,  les  plus  purs  et  les  plus  braves  n'osent  faire 
leur  devoir,  dans  la  crainte  d'être  éclaboussés  »  !  «  La 
nation  entière  semble  frappée  de  folie,  lorsqu'un  peu  de 
bon  sens  remettrait  tout  de  suite  les  choses  en  place.  » 
Mais  «  la  vérité  est  en  marche  et  rien  ne  l'arrêtera 
plus  ». 

Zola,  malgré  ses  millions  de  lecteurs,  n'était  pas  popu- 
laire. Dans  son  œuvre  immense,  où  il  a  voulu  tout 
peindre,  il  a  montré  trop  souvent  le  bas  et  le  répugnant 
de  la  nature  humaine;  de  plus,  il  voit  gros  et  cette  main 
puissante  est  lourde.  L'auteur  de  tant  de  tableaux 
hideux  ou  sales  est  bon,  compatissant  à  la  misère, 
indulgent,  encore  tout  vibrant,  bien  qu'il  s'en  défende, 
de  l'idéal  romantique.  Et  cette  âme,  parfois  naive^^ 
simple,  très  droite,  très  honnête,  si  vous  avez  le  fil  con- 
ducteur, vous  la  retrouverez  dans  tous  ses  livres,  même 
dans  ceux  qui  ont  causé  le  plus  de  scandale  ou  de 
dégoût.  Mais  le  lecteur  ordinaire  ne  l'y  découvre  pas, 
ni  même  des  critiques  pénétrants.  Leur  sens  du  beau 
s'irrite  de  cette  recherche  perpétuelle  du  laid,  leur  goût 
de   la  propreté   se  révolte  contre  tant   d'ordures,   leur 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  69 

pudeur  contre  trop  d'indécence  et.  sans  qu'ils  osent  se 
lavouer,  leur  inquiète  conscience  contre  une  si  terrible 
divination  de  ce  quil  y  a  de  boue  au  fond  de  la  bète 
humaine.  On  lui  pardonnerait  démontrer  l'homme  nu: 
il  montre  l'homme  intérieur.  «Je  sais,  disait  un  moraliste, 
ce  que  c'est  qu'un  honnête  homme  :  c'est  alïreiix  -.  Zola 
le  sait  trop.  D'ailleurs,  sans  autre  philosophie  qu'un 
lourdfatalisme  physiologique,  il  ne  connaît  queles  forces 
aveugles  de  la  nature  ;  il  n'aime,  n'adore  que  les  énormes 
symboles.  Et,  comme  il  n'est  épris  que  de  vérité  (bien 
qu'il  lui  arrive  souvent  de  prendre  l'exception  pour  la 
règle  et  qu'il  généralise,  lui  qui  a  fait  des  méthodes  ex- 
périmentales sa  poétique,  avec  une  injuste  prompti- 
tude) ;  comme  nul  ne  fut  jamais  moins  courtisan,  ni  des 
puissances  d'en  haut,  ni  de  celles  d'en  bas,  ni  des  sol- 
dats, ni  du  prêtre,  ni  du  paysan  ou  de  l'ouvrier,  ni  du 
bourgeois  ou  de  l'artiste,  ni  de  l'argent,  ni  du  travail, 
ni  même  de  la  Vertu  fragile  et  de  l'éphémère  Beauté  ; 
et  comme  il  dit  crûment,  avec  une  brutalité  voulue,  ses 
visions  et  sa  pensée,  chacune  de  ses  vingt  mille  pages 
lui  a  fait,  et  successivement  dans  toutes  les  couches 
sociales,  des  milliers  d'ennemis.  Tous,  les  uns  après  les 
autres,  l'ont  accusé  de  les  avoir  calomniés.  Encore  s'il 
avait  pris  l'adroite  précaution  de  montrer,  comme  dans 
les  livres  d'enfants,  le  bon  élève  bien  sage  à  côté  du  mé- 
chant garçon.  Mais  ce  n'est  pas  sa  manière,  et,  s'il  s'es- 
saye dans  la  pureté,  il  la  fait  impure.  Dès  lors,  de  lon- 
gues rancunes,  de  sourds  désirs  de  vengeance,  couvaient 
contre  lui  dans  toutes  les  classes  comme  dans  tous  les 
partis,  parmi  les  aristocrates  et  dans  la  démocratie, 
chez  les  amis  comme  chez  les  exploiteurs  de  ce  peuple 
qu'il  a,  tout  à  la  fois,  méconnu  et  connu  trop  bien. 
Comme  l'étranger  dévorait  ses  romans  et  croyait  y  trou- 
ver une  peinture  d'autant  plus  exacte  qu'elle  était  plus 


70  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRE    DREYFUS 

cruelle  fie  la  France,  il  n  y  avait  pas  seulement  des  rhé- 
teurs, mais  d "innombrables  braves  gens  pour  détester 
dans  cet  Italien  d'hier  un  détracteur  de  son  pays  d'a- 
doption. Parce  qu'il  a  raconté  la  débAcle  de  l'armée 
comftie  un  géologue  dirait  la  débâcle  dun  glacier  ou 
dune  montagne,  avec  la  même  sérénité  scientifique  et 
épique,  il  a  commis  un  crime  contre  la  patrie.  Et  ce 
poème  de  larmée  vaincue,  d'année  en  année,  lui  a  été 
reproché  avec  plus  de  fureur,  parce  qu'il  avait,  dans 
ses  deux  derniers  ouvrages,  analysé  l'hystérie  religieuse 
de  Lourdes  avec  la  même  science  impitoyable  que  l'al- 
coolisme de  «  l'Assommoir  )-.  et  disséqué  la  Rome  pa- 
pale avec  le  même  scalpel  aigu  que  le  Paris  des  «  Rougon- 
Macquart  »(i).  Les  moines,  plutôtque  de  l'excommunier 
comme  impie,  ameutaient  plus  sûrement  contre  lui  en 
le  dénonçant  comme  un  mauvais  Trangais.  Naguère,  ir- 
rités de  ce  manque  de  goût  qui  est,  parfois,  le  propre 
du  génie,  des  artistes  délicats,  des  classiques  sévères 
ont  durement  traité  Zola.  «  Sa  gloire  est  détestable.  Ja- 
mais homme  n"a  fait  nn  pareil  effort  pour  avilir  l'huma- 
nité. Jamais  homme  n'a  méconnu  à  ce  point  l'idéal  des 
hommes.  Son  œuvre  est  mauvaise,  et  il  est  un  de  ces. 
malheureux  dont  on  peut  dire  qu'il  vaudrait  mieux 
qu'ils  ne  fussent  pas  nés  (2).  ■>  On  va  décrocher  ces 
vieilles  armes. 


(1)  Cassagnac  :  «  De  ses  mains  impures,  qui  essayèrent  de 
Kouillerla  Lourdes  de  Marie  et  la  Rome  de  Saint-Pierre,...  etc.  » 
(Aiilorité  du  16  janvier  1898.) 

(2  Anatole  FiiANCE,  La  Vie  lilléraire.l,  23G,  article  sur  la  Terre 
qu'il  a])polle  <<  ler^  (léorgiques  de  la  crapule  »  :  "  M.  Zola  ignore 
la  beauté  des  mots  comme  il  ignore  la  beauté  des  choses...  Il 
n'a  pas  de  goût...  Il  a  comblé  cette  fois  la  mesure  de  l'indé- 
cence et  de  la  grossièreté.  >-  Jugement  non  moins  sévère  sur 
le  Rêve:  «  S'il  fallait  absolument  choisir,  à  M.  Zola  ailé,  je  pré- 
férerais encore  M.  Zola  à  <pialre  pattes  ..  Il  tombe  à  chaque 
instant  dans  l'absurde  et  le  monstrueux.  >-  —  Ranc  n'avait  pas 


l'enquête  de  pellielx  71 

C'était  l'étrange  fatalité  qui  pesait  sur  Dreyfus  qu'au- 
eun  homme  populaire  n'embrassât  sa  cause  et  qu'aux 
iiaines,  factices  ou  sincères,  qui  pesaient  sur  lui  s"a- 
joutassent  toutes  les  haines  qu'avaient  accumulées  ses 
défenseurs. 

Mais,  aussi,  cette  parole  de  Zola  était  si  haute  et  si 
claire,  elle  sonnait,  après  un  silence  si  prolongé,  avec  un 
tel  éclat  que  tous  ceux  qui  étaient  convaincus  de  l'inno- 
cence de  Dreyfus  ou  qui  en  avaient  seulement  le  soup- 
çon, furent  réconfortés  et  ceignirent  plus  fortement 
leurs  reins  pour  la  lutte. 

Comme  tous  les  hommes  qui  ont  beaucoup  d'enne- 
mis, Zola  avait  des  amis  passionnés;  ils  le  suivirent. 
Une  partie  de  la  jeunesse  des  écoles,  petite  minorité 
encore,  mais  énergique  et  résolue,  fut  secouée  d'un  pre- 
mier frisson. 

Zola,  insensible  depuis  longtemps  aux  injures,  ri- 
posta aux  attaques  par  un  second  article  (i),  et,  cette 
fois,  alla  droit  au  monstre  lui-même,  au  fantôme  du 
"  Syndicat  ».  Il  empoigne,  sans  peur  des  représailles, 
les  inventeurs  de  la  légende  :  les  bureaux  de  la  Guerre, 
qui  s'obstinent  à  couvrir  les  personnages  compromis  », 
et,  surtout,  «  cette  presse  immonde,  où  se  mêlent  les 
passions  et  les  intérêts  les  plus  divers  »,  et  qui,  volon- 
tairement, a  déchaîné   «la  folie  publique».  Puis,  tout 

été  moins  dur  pour  V Assommoir:  «  Les  travailleurs  n'y  valent  pas 
mieux  que  les  fainéants...  Paresseux  ou  non,  ivrognes  ou  non, 
liommes  et  femmes,  les  per,-;onnages  de  M.  Zola  sont  également 
répulsifs...  Dans  tout  ce  monde,  qui  grouille  en  pleine  boue,  pas 
un  éclair  d'intelligence  ni  d'esprit...  Le  peuple  ne  sent  pas  si 
mauvais  que  cela...  Je  me  rappelle,  en  mai  1871,  un  bataillon 
qui  défilait  sui'  les  boulevards.  Les  fédérés,  revenant  des  avant- 
postes,  marchaient  d'un  pas  leste,  une  branche  de  lilas  lleuri  au 
bout  du  fusil.  11  y  a  des  Heurs  au  faubourg,  mais  .M.  Zola  ne 
les  a  pas  vues.  » 
(1)  Figaro  du  i'^'  décembre  1897 


72  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  suite,  rargument  topique,  le  plus  cuisant  :  «  Ce  qui 
me  tracasse,  c'est  que,  s'il  existe  un  guichet  où  l'on 
touche,  il  n'y  ait  pas  quelque  gredin  avéré  dans  le  Syn- 
dicat. Voyons,  vous  les  connaissez  bien  :  comment  se 
fait-il  qu'un  tel  et  celui-ci,  et  cet  autre  n'en  soient 
pas  ?  I)  Quelques  hommes  travaillant  à  des  lieues  et 
sans  se  connaître,  mais  marchant  tous  par  des  che- 
mins divers  au  même  but,  «  se  sont  rencontrés  fata- 
lement au  carrefour  de  la  Aérité,  au  rendez-vous  de 
la  justice  ».  Voilà  tout  ce  «  noir  complot  ».  Ils  ne  veu- 
lent qu'une  œuvre  de  suprême  réparation  »  ;  ils  se 
sont  jetés  au  travers  de  ceux  qui  <(  sont  en  train  de 
faire  commettre  à  la  France,  à  elle  la  juste,  la  géné- 
reuse, un  véritable  crime  »  ;  et  ils  mèneront  la  cam- 
pagne jusqu'au  bout,  «  même  si  des  années  de  lutte 
sont  nécessaires».  «De  ce  Syndicat,  ah!  oui,  j'en 
suis,  et  j'espère  bien  que  tous  les  braves  gens  de 
France  vont  en  être  !  » 

En  effet,  de  nouvelles  recrues  rejoignirent,  non  pas, 
comme  de  l'autre  côté  du  champ  de  bataille,  par  masses 
compactes,  mais  des  isolés,  des  indépendants,  partis, 
eux  aussi,  comme  les  chefs,  des  quatre  bouts  de  l'ho- 
rizon, étonnés  de  se  trouver  ensemble,  mais,  aussitôt, 
unis  étroitement. 

Et,  de  part  et  d'autre,  dans  une  même  excitation, 
apparut  chez  les  simples  soldats  cette  marque  des 
convictions  profondes,  l'impossibilité  de  comprendre 
que  quiconque  ne  pense  pas  exactement  comme  vous, 
puisse  avoir  raison  ou,  même,  ne  soit  pas  aliéné.  Et, 
pis  encore,  l'absurde  prétention  que  les  âmes  se  sont 
classées  naturellement  :  les  unes  en  haut,  les  autres  en 
bas. 

Les  écrivains  socialistes  commirent  une  grave  faute. 
La  plupart  n'étaient  encore  ni  pour  Dreyfus  ni  contre 


l'enquête  de  pellieux  73 

lui  (i),  mais,  habitués  à  guetter  les  scandales,  dès  qu'ils 
eurent  constaté  la  peur  de  Billot  à  avancer  sur  un  sol 
crevassé,  «  d'où  Ion  exhumera  des  trahisons  aux  pre- 
miers coups  de  pioche  »,  ils  commencèrent  aussitôt  le 
procès  de  l'armée  elle-même  :  «  Jusqu'alors,  elle  était  in- 
tacte; il  était  presque  impossible  de  la  discuter  sans  être 
traité  de  sans-patrie .  Voici  que  soudain  tout  le  prestige 
militaire  se  dissipe,  que  la  vieille  institution  est  ébranlée. 
Et  par  qui  ?  Par  des  conservateurs.  Ce  sont  des  conser- 
vateurs qui  déconsidèrent  la  haute  armée.  La  Révolution 
a  des  ressources  imprévues  (2)  ». 

Assertion  inexacte,  car  Scheurer  et  ses  amis  en  étaient 
encore  à  supplier  les  chefs  de  l'armée  de  ne  pas  confon- 
dre son  honneur  avec  l'intérêt  d'Esterhazy  ;  Zola,  très 
politique,  avait  écrit  :  «  Cette  affaire  est  la  plus  simple 
du  monde;  il  n'y  a  pas  d'autre  difficulté  que  de  recon- 
naître qu'on  a  pu  commettre  une  erreur  et  qu'on  a  hé- 
sité ensuite  devant  l'ennui  d'en  convenir  (3)  ».  En 
conséquence,  la  bourgeoisie  et  toute  cette  grande  majo- 
rité du  peuple  qui  n'était  pas  socialiste  recueillirent  seu- 
lement l'âpre  parole  des  révolutionnaires,  et  elles  y  trou- 
vèrent une  raison  de  plus,  ou  un  prétexte,  de  rester 
sourdes  à  la  justice. 

Les  bourgeois  libéraux  d'avant  la  loi  Falloux 
eussent  été  les  premiers  à  prendre  parti  pour  une 
telle  cause  ;  ils  n'eussent  pas  laissé  à  Jaurès,  tour  à  tour 
imprudent  et  plein  de  sens,  l'honneur  d'écrire  :  «  Il  s'a- 
git de  savoir  si,  sous  un  prétexte  quelconque,  prétexte 

(ly  Petite  République  des  20  et  26  novembre  1897.  — lîouanet, 
dans  la  Lanterne  du  iS,  incline  à  croire  Dreyfus  innocent:  Pel- 
letan,  le  lendemain,  regrette  que  Billot  n'ait  pas  couvert 
Esterhazy  qui  semble  avoir  été  h  dans  l'impossibilité  de  livrer 
à  l'ennemi  les   documents  »  énumérés  au  bordereau. 

(•2)  Jaurès,  dans  la  Lanterne  du  i>8  novembre. 

^3j  Figaro  du  25  novembre. 


7t  iiisTomr-:  de  laifaihe  nnEYFis 

de  juiverie,  ou  de  drapeau,  ou  de  patrie,  des  juges  mi- 
litaires peuvent  saisir  et  frapper  sans  garanties  légales 
un  citoyen  quel  qu'il  soit  ;  voil;i  la  question,  la  vraie,  la 
seule  (i)  ». Mais  les  Dufaure,  les  Léon  Say  (2)  et  les  John 
Lemoinne  navaient  pas  laissé  d'héritiers. 


Dès  que  Billot  eut  consenti  au  rappel  de  Picquart, 
Pellieux  reçut  Tordre  de  procéder,  comme  officier  de 
police  judiciaire,  à  une  seconde  enquête  (3). 

Boisdetïre,  sans  plus  tarder,  avisa  à  «  mettre  à  labjù 
la  conscience  »  de  cet  officier  qui  devenait  un  juge.  Il  le 
manda  au  ministère,  et  lui  fit  communiquer  par  Gonse 
la  lettre  dePanizzardi  où  Dreyfus  était  nommé,  et  dau- 
tres  faux  (^i), 

1   Pelile  République  du  -lù  novembre  1897. 

(a)  Léon  Say,  dès  1894.  avait  eu  le  sentiment  que  Dreyfus  était 
innocent.  Il  me  le    Ht  à  moi-même  et  à  bien  d'autres. 

(3   21  novembre  1897.  —  Procès  Zola,  I,  244-  Pellieux. 

(4)  Roget  a  prétendu  devant  la  Cour  de  cassation  que  Pellieux 
<i  n'a  eu  connaissance  du  faux  Henry  qu'au  moment  du  procès 
Zola  ".  Mais  le  contraire  résulte  :  1°  de  la  conversation,  à  la 
date  du  29  novembre,  où  Pellieux  demanda  à  Scheurer  si  Billot 
ne  lui  avait  pas  fait  voir,  comme  à  lui-même,  une  preuve  cer- 
taine de  la  culpabilité  de  Dreyfus  {Mémoires  de  Schelrer)  :  — 
■2°  de  la  lettre  de  Pellieux  à  Cavaignac.  en  date  du  3i  août  i8y8, 
au  lendemain  des  aveux  d'Henry;  »  Dupe  de  gens  sans  hon- 
neur,... ne  pouvant  avoir  confiance  en  ceux  de  mes  chefs  rjui 
m'ont  fait  travailler  sur  des  faux,  je  demande  ma  mise  à  la  re- 
traite »  :  —  3"  de  la  convei'sation  de  Pellieux  avec  un  rédacteur 
du  Gaulois.  G.  de  Maizière,  2  septembre  1898)  ;  le  journaliste 
raconte  que  la  pièce  fut  communiquée  à  Pellieux,  '>  poui-  mettre 
sa  conscience  à  l'abri  »,  par  le  général  Gonse.  au  cours  do 
l'enquête  sur  Esterhazy  :  4"  de  la  déposition  d'Esterhazy  [26  fé- 
viior  1901,  à  Londres,qui  raconte,  évidemment  d'après  Henry,  que 


L  EXOUKTE    DE    PEI.LIEUX  75 

La  première  pièce,  d'ailleurs,  suffisait  à  le  tromper  ; 
elle  a  déterminé  bien  d'autres  convictions  d'une  sincé- 
rité qui  défie  le  soupçon  ;  et  l'idée  ne  pouvait  lui 
venir  qu'elle  n'était  pas  authentique,  que  les  géné- 
raux, Boisdefïre  et  (ionse,  et  le  ministre  de  la  Guerre 
faisaient  sciemment  usage  d'un  faux  pour  sauver  un 
traître.  Lauth  venait  de  photographier  la  pièce  et  «  la 
trouvait  merveilleuse  (i)  ». 

Pellieux  s'étonna-t-il  que  les  ministres  et  l'État- 
jNIajor,  armés  d'une  telle  preuve  (qui  expliquait  tout, 
répondait  à  tout)  la  gardassent  secrète,  qu'elle  ne  fut 
même  pas  au  dossier?  Henry  avait  ses  raisons  pour  ne 
pas  produire  son  faux  en  public.  Il  préférait  le  montrer 
à  huis  clos.  Gonse  invoqua  des  raisons  supérieures 
d'ordre  diplomatique. 

Pellieux,  pourtant,  ne  se  rendit  pas  sans  résistance  à 
ces  prétextes. 

Gonse  lui  révéla  encore  comment  Schwarzkoppen 
pouvait  affirmer  à  J^on  droit  qu'il  n'avait  pas  connu 
Dreyfus;  Panizzardi  était  l'intermédiaire.  C'est  ce  que 

Pcllioiix  fut  mandé  au  ministère  de  la  Guerre  où  Boisdeffre  lui 
fit  communiquer  par  Gonse  la  fausse  lettre  de  Panizzardi  «  avec 
beaucoup  d'autres  »,  parmi  lesquelles  les  lettres  de  lEmpereur 
allemand  :  «  Ce  n'est,  dit-il,  ni  un  tambour  ni  même  un  lieute- 
nant-colonel qui  eussent  pu  faire  une  pareille  communication 
de  documents  ultra -secrets  et  confidentiels  à  un  officier  géné- 
ral ».  —  Maizière  et  Esterhazy  disent  tous  deux  que  la  commu- 
nication eut  lieu  «  au  cours  de  l'enquête  ».I1  s'agit,  évidemment, 
de  l'enquête  judiciaire.  Pellieux.  causant  le 24 novembre  1897 avec 
Scheurer,  fil  allusion  au  faux  d'Henry  (Voir  p.  122).  Il  l'avait  donc 
connu  entre  le  21,  date  de  sa  nomination,  et  celte  entrevue.  — 
Gonse  {Rennes.  II,  160)  dit  «  qu'il  montra  à  Pellieux  les  pièces 
qui  pourraient  lui  être  utiles  »:  «  Il  les  examina,  les  clioisit,  et 
je  les  lui  fis  envoyer  deux  ou  trois  jours  après  par  bordereau 
officiel  signé  du  ministre.  »  Mais  il  se  garde  de  préciser  quelles 
pièces  il  lui  montra.  «  Depuis,  nous  n'avons  plus  vu  Pellieux  à 
rÉtat-Major  jusqu'après  son  enquête.  » 
(ij  Rennes,  I.  033,  Lauth. 


76  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Gonsc  et  Henry  ont  dit  à  Paléologue,  Boisdeffre  à 
Picquart,  Mercier  aux  juges  de  1894.  Alappui  de  cette 
version,  le  faux  d'Henry. 

Tout  cela  se  tenait  très  bien. 

Henry,  en  sa  qualité  de  chef  du  bureau  des  rensei- 
gnements, porta  à  Pellieux  les  dossiers  secrets  (arran- 
gés par  lui)  de  Dreyfus  et  d'Esterhazy.  Le  dossier  de 
Dreyfus  comprenait  la  pièce  Canaille  de  D...  et  la 
récente  déclaration  de  Lebrun-Renault  ;  celui  d'Es- 
terhazy,  le  petit  bleu,  avec  l'adresse  grattée  et  ré- 
crite. 

Pellieux  savait  en  quelle  estime  l'État-Major  tenait 
Henry.  Il  venait  d'être  promu  lieutenant-colonel  en  ré- 
compense de  ses  services,  de  son  dévouement  à  toute 
épreuve,  de  son  impeccable  loyauté.  C'est  Boisdeffre 
lui-même  qui  parle  par  sa  bouche.  Dans  le  passé  qui 
s'éloigne,  les  ombres  de  Sandherr  et  de  Miribel  le  pro- 
tègent. L'excellent  prince  d'Arenberg  ;'i),  qui  avait  été 
l'ami  de  Miribel  et  l'était  de  Boisdeffre  et  de  Galliffet, 
me  disait  pour  expliquer  sa  perplexité  :  «  Il  n'y  a  pas 
de  plus  honnête  homme  que  Picquart  ni  de  plus  brave 
homme  qu'Henry  ». 

Nécessairement,  Pellieux  le  croira  sur  parole,  ou 
c'est  Boisdelfre  qu'il  eût  suspecté  d'imposture.  Henry 
sera  désormais  le  grand  témoin,  à  la  fois  témoin  et  ac- 
cusateur. Avant  de  déposer  sous  serment,  il  met  Pel- 
lieux au  courant.  —  11  était  légitime  que  Pellieux  se  fît 
renseigner.  Et  par  qui  plus  sûrement  que  par  le  chef 
du  service  de  statistique  ?  —  Or,  c'est  dans  ces  tête-à 
tête  qu'excelle  Henry,  caria  grande  lumière  des  audien- 
ces publiques  le  gêne: il  n'y  connaît  de  ressources,  con- 
tre la  dialectique  trop  serrée  d'un  contradicteur,  que  la 

(1)  Député  du  Cher,  membre  de  l'Institut. 


L  ENOLKTK    DK    PELLIKI  X  77 

violence  calculée  des  coups  d "éclat  qu'il  ne  serait  pas 
adroit  de  renouveler  trop  souvent.  Rien  de  tel  à  crain- 
dre dans  le  cabinet  de  Pellieux.  Sa  ruse  de  paysan  y  est 
à  Taise,  se  joue  des  crédulités  complaisantes.  Ce  qu'il 
montre,  tout  ce  qu'il  dit,  devient  article  de  foi  (i). 

Henry  ne  cacha  pas  qu'il  avait  connu  autrefois  Es- 
terhazy,  tout  comme  Pellieux  lui-même.  D'ailleurs,  il 
ne  ledéchargeait  que  de  l'accusation  de  trahison  :  le  bor- 
dereau a  été  décalqué  par  Dreyfus  sur  l'écriture  d"Es- 
terhazy  et  le  petit  bleu  est  une  pièce  suspecte.  Il  n'es- 
saya nullement  de  faire  passer  Esterhazy.  dans  sa  vie 
privée  ou  militaire,  pour  un  modèle.  On  peut  calomnier 
un  joueur,  un  libertin,  comme  un  honnête  homme. 

Aussi  bien,  Henry  lui-même  n'a-l-il  pas  été  accusé  de 
trahison  et  presque  en  même  temps  qu'Esterhazy  ? 

En  effet,  après  avoir  raconté,  à  sa  façon,  les  entrevues 
de  Bàle  et  de  Luxembourg  avec  Cuers.  Henry  confia  à 
Pellieux  que  l'officier  français  incriminé  par  l'agent 
étranger,  c'était  lui-même.  «  D'une  lettre,  dit-il.  qui 
existe  au  ministère  de  la  Guerre  et  qui  est  arrivée  dans 
les  premiers  jours  de  novembre,  il  ressort  (|ue  c'est  moi 
qui  étais  le  chef  de  bataillon  visé  (2).  » 

Il  eût  fallu  du  génie  à  Pellieux  pour  observer  alors 
que  cette  lettre  (qui  n'a  jamais  été  produite)  arrivait  à 
l'Etat-Major  à  un  moment  bien  opportun. 

(i>  Je  donne  ici,  et  non  à  la  date  du  28  novembre,  le  résumé  de 
la  déposition  d'Henry  devant  Pellieux.  Il  résulte,  en  eflet,  des 
questions  posées  par  Pellieux  à  Picquart,  le  2tj  et  le  27  novembre, 
<(u  il  était  déjà  au  courant  des  divers  iftcidenls  ([ui  sétaicnt 
produits  à  lÉtat-Major.  du  printemps  à  l'automne  de  189O. 
Ainsi,  le  26  :  «  Je  vous  prie  de  me  faire  savoir  dans  <[uel  but 
vous  avez  fait  disparnilre.  dans  la  photographie  du  texte,  les 
traces   de  déchirure  qui  existaient  sur  l'original  ?  •>  etc. 

(2  De  même  Lauth  :  <  La  personne  que  Cuers  avait  voulu 
désigner  n'était  autre  que  le  commandant  Henry  lui-même.  " 
■'28  novembre  1897.. 


78  HISTOIRE    DE    LAI  FAIRE    DREYFUS 

Donc,  Cuers  est  un  misérable,  indigne  de  toute 
créance,  quelque  agent  à  la  solde  ou  de  1" Etat-Major 
prussien  ou  du  Syndicat  juif. 

Coup  d'une  admirable  audace  et  (|ui  porta  forte- 
ment. 

Du  moment  qu'il  se  trouve  des  hommes  assez  pervers 
ou  assez  fous  pour  accuser  Henry,  quoi  d'étonnant  qu'il 
s'en  trouve  pour  accuser  Esterhazy,  viveur  endetté  et 
imprud*...   .' 

Ces  contradictions  d'un  agent  étranger,  qui  tantôt 
nomme  Henry,  tantôt  semble  désigner  Esterhazy,  prou- 
vent à  la  fois  et  l'inanité  de  ses  dénonciations  et  l'inté- 
rêt des  Allemands  à  disculper  Dreyfus. 

Si  Guers,  initié  aux  mystères  du  fameux  Thiergarten, 
a  vraiment  signalé  Henry  comme  l'informateur  d'Es- 
terhazy,  cette  allégation  (qui  aurait  pu  être  redoutable), 
maintenant  qu'Henry  la  révèle  lui-même,  ne  pèse  plus 
rien. 

Henry  eût  pu  taire  cet  incident  à  Pellieux.  Ah  !  l'hon- 
nête homme  qui  fonce  sur  la  calomnie  !  Le  témoignage 
d'un  tel  soldat  est  «  inattaquable  (i)  ». 

Les  premiers  propos  de  ce  misérable  Cuers,  qui 
paraissaient  viser  Esterhazy,  Picquart,  naturellement, 
les  a  accueillis. 

Henry  dut  charger  son  ancien  chef  de  l'air  d'un  sol- 
dat qui  accomplit,  dans  un  intérêt  supérieur,  un  péni- 
ble devoir.  Et  Gribelin,  Lauth  vont  confirmer  tous  ses 
mensonges.  Et,  eux  aussi,  ce  sont  des  hommes  hono- 
rables. 

Ces  accusations  qui  vont  se  préciser,  en  se  re- 
nouvelant,   de    vagues    devenir     formelles,    s'accroî- 

(r  C'est  ce  que  dira  encore  Pellieux  à  l'instruction  Faljre  : 
«  Leur  honorabilité  (d'Henry  et  de  Gribelin;  rend  leur  témoi- 
gnage inattaquable.  >■ 


L  ENOUKTi:    DE    PELLIEL  X  79 

tre  de  détails  nouveaux  (relrouvés  subilement  dans  la 
mémoire  de  ces  officiers  qui  se  suggeslionnent  les  uns 
les  aufres),  et,  encore,  s'exagérer  des  inventions  de  la 
presse,  et  devenir  ainsi,  à  force  dètre  ir.pétées,  des 
faits  acquis,  Henry  les  a,  de  longue  date,  préparées. 
Non  pas  d'un  seul  coup,  mais  au  jour  le  jour,  profi- 
tant de  cent  menus  faits  qu'il  a  recueillis,  toujours 
en  éveil,  dénaturés  et  signalés  à  Gonse,  tantôt  avec  la 
collaboration  presque  inconsciente  de  Lauth  et  de  Gri- 
belin,  tantôt  avec  celle  de  ses  faussaires  habituels, 
Lemercier-Picard  et  Guénée. 

Premier  chef  d'accusation  : 

Picquart  a  communiqué  à  l'avocat  Leblois  le  dos- 
sier secret  du  procès  Dreyfus  et,  notamment,  la  pièce 
Canaille  de  D...  «  Un  jour  qu'Henry  est  entré  brus- 
quement dans  le  bureau  »,  il  les  a  vus  ensemble  qui 
compulsaient  le  dossier,  ouvert  devant  eux,  et  d'où 
sortait  la  photographie  de  la  pièce  secrète.  Il  précise  la 
date  :  en  octobre  1896,  et  que  la  pièce  était  près  du 
coude  du  colonel.  {Leblois,  en  octobre,  n'était  pas 
à  Paris.)  «  Mon  opinion,  dit  Henry  à  Pellieux,  c'est 
que  cette  pièce  (le  document  libérateur)  n'a  pu  sortir 
du  ministère  que  par  la  faute  ou  la  négligence  de 
Picquart.  » 

Dès  lors,  tout  s'enchaîne  et  s'explique  :  Picquart, 
par  Leblois,  a  renseigné  Scheurer  et  les  Dreyfus;  il  a 
emporté  chez  lui  l'une  des  photographies  de  la  pièce 
secrète;  une  femme  la  lui  a  volée  et  l'a  remise  à 
Esterhazy. 

Ainsi,  Henry,  après  Billot,  authentique  le  roman  de 
la  dame  voilée.  Le  hasard,  qui  l'a  fait  entrer  "  brusque- 
ment »  chez  Picquart,  lui  a  permis  d'assister  à  la  genèse 
de  la  félonie. 

A  l'appui   de  ces  dires  u'i  supposer  qu'ils  en  aient  bc- 


80  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

soin),  Henry  invoquera  le  témoignage  de  Gribelin, 
qui,  lui  aussi,  a  surpris  Picquartet  Leblois,  elles  rap- 
ports contemporains  de  Guénée  à  qui  le  colonel  s'est 
ouvert  de  ses  conciliabules  avec  Tavocat.  Et  Pellieux 
tient  de  Leblois  lui-même  qu'il  est  l'ami  intime  de 
Picquart,  son  confident,  le  dépositaire  des  lettres  de 
Gonse,  — pourquoi  pas  d'autres  documents,  plus  gra- 
ves encore?  —  qu'il  allait  le  voir  au  ministère,  qu'il  a 
reçu  de  lui  des  dossiers  à  examiner. 

Second  chef  d'accusation  : 

C'est  \g  petit  bleu  qui  aurait  mis  Picquart  sur  la  piste 
d'Esterhazy.  Henry  expose  que  c'est  lui,  toujours,  qui 
a  reçu  les  cornets  de  la  femme  Bastian,  trié  les  papiers 
et  collé  «  tout  ce  qui  était  en  français  »,  passant  à  Lauth 
<(  ce  qui  était  en  allemand  ».  (De  la  consigne  de  Picquart 
qui  a  ordonné  que  les  cornets  lui  soient  remis  intacts, 
il  ne  dit  rien.)  Or,  «  dans  aucun  des  paquets  qui  lui 
furent  remis,  il  n'a  remarqué  aucun  des  fragments  qui 
composent  la  carte-télégramme  ».  Il  l'a  connue  par 
Lauth  qui,  d'ailleurs,  avait  négligé  quelque  temps  de 
lui  en  parler.  Il  lui  exprima  alors  son  étonnement  (peut- 
être  aussi  à  Picquart),  vu  «  qu'il  regarde  toujours  mor- 
ceau par  morceau  ».  Ce  qui  rend  l'aventure  plus  suspecte 
encore,  c'est  toute  une  série  d'incidents  dont  Lauth  et 
(jribelin  déposeront  :  Picquart  a  gardé,  pendant  plus 
d'un  mois,  avant  de  les  remettre  à  Lauth,  les  fragments 
du  petit  bleu  :  sur  les  photographies  qu'il  en  a  lait  tirer 
par  Lauth  et  Junck,  il  a  cherché  à  faire  disparaître  les  tra- 
ces des  déchirures,  afin  de  faire  croire  à  BoisdelTre  qu'il 
l'avait  intercepté  à  la  poste;  il  s'est  vanté  «  qu'il  ferait 
marcher  les  chefs  récalcitrants  »  ;  il  avait  le  projet  (dont  il 
s'est  ouvert  à  Lauth)  de  faire  apposer  un  timbre  sur  la 
carte  reconstituée  et  s'est  renseigné  auprès  de  Gribelin 
sur  la  façon  d'y  procéder;  enfin,  il  a  voulu  faire  décla- 


L  ENOUliTE    DE    PELLIEl'X  SI 

rer  mensongèrement  par  Laulh  que  la  pièce  est  de 
récriture  de  Schwarzkoppen,  alors  que  l'écriture  du 
petit  bleu  est  entièrement  inconnue  au  bureau.  Le  do- 
cument, au  sui^lus,  n'a  aucun  caractère  de  vraisem- 
blance. Enfin,  Picquart,  depuis  longtemps,  guettait 
Esterhazy;  il  a  fait  saisir  sa  correspondance  ;  dès  l'an- 
née d'avant,  il  avait  commencé  un  dossier  contre  lui, 
témoin  l'article  nécrologique  du  marquis  de  Nettan- 
court  (antidaté  par  Henry). 

Henry  accuse-t-il  formellement  Picquart  d'avoir  fa- 
briqué la  carte-télégramme  et  de  l'avoir  introduite  lui- 
même  dans  le  cornet,  après,  l'avoir  déchirée  pour  faire 
croire  qu'elle  venait  de  l'ambassade?  Il  n'en  a  garde; 
l'accusation  franche  sera  portée  par  Esterhazy  qui  peut 
le  faire  à  bon  droit,  étant  renseigné  par  la  dame  voilée, 
par  la  maîtresse  de  Picquart  (i).  Mais  le  récit  d'Henry 
lend  à  faire  naître,  dans  le  cerveau  de  Pellieux,  la  pen- 
sée accusatrice  qu'il  hésite,  en  bon  camarade,  à  for- 
muler. Lune  des  beautés  de  la  diffamation  chez  Henry, 
c'est  le  crescendo.  Il  a  lu  Beaumarchais  ou  il  l'a 
deviné.  Il  va  toujours  du  simple  au  composé,  de  l'insi- 
imation  qui  rase  le  sol  à  la  calomnie  qui  éclatera 
comme  la  tempête. 

Et,  encore  une  fois,  la  fourberie  qu'il  attribue  à 
Picquart,  c'est  celle  qu'il  a  commise  lui-même  quand 
il  a  déchiré  le  bordereau  que  Brûcker  lui  avait  remis 
intact. 

Il  ne  dénonça  pas  à  Pellieux  le  grattage  de  l'adresse 
du  petit  bleu,  réservant  sans  doute,  pour  l'avenir,  cette 
autre  preuve  matérielle  de  la  vilenie  de  Picquart;  mais 
il  imputa  formellement  à  Souffrain,  agent  du  Syndicat, 

ij  Esterhazy,  dans  son  dernier  interrogatoire  (2  décembre 
1897,,  demanda  une  enquête  sur  Inrigine  et  lauthenticilé  du 
pelil  bleu. 

6 


82  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

la  dépêche  où  Speranza  avertit  Picquart  que  «  tout  est 
découvert  ».  Pour  l'autre  dépêche,  celle  qui  prévient 
Picquart  qu'on  a  la  preuve  qu'il  a  fabri((ué  le  petit 
bleu,  il  n'avait  encore  aucune  indication,  sauf  que  la  si- 
gnature «  Blanche  »  était  le  prénom  de  la  comtesse  de 
Comminges. 

Cependant,  il  a  «  toujours  considéré  Picquart  comme 
un  honnête  homme,  mais  c'est  un  sceptique,  un  névrosé, 
qui  pose  pour  le  décadent;  il  est  adonné  à  l'occultisme 
et  fait  tourner  les  tables  dans  des  milieux  interlopes  (i)». 
Henrv  est  convaincu  que  son  ancien  chef,  à  travers 
cette  intrigue,  u  a  agi  par  impulsion,  agent  inconscient, 
(il  ne  dit  pas  :  payé)  de  gens  qui  ont  intérêt  à  le  pous- 
ser ».  Si  Henry  n'avait  pas  été  en  congé  quand  Picquart 
a  demandé  à  Gribelin  le  dossier  de  189^1,  «  il  ne  lui  au- 
rait pas  permis  d'en  prendre  connaissance,  comme  c'é- 
tait sa  consigne,  autrement  qu'en  présence  du  sous- 
chef  d'État-I\Iajor  ». 

Enfin,  ce  que  ni  Gonse  ni  Henry  n'osent  dire  eux- 
mêmes,  par  prudence,  sinon  par  pudeur,  les  journaux 
l'impriment.  Déjà  Esterhazy  a  attribué  à  Picquart  des 
origines  juives.  Drumont,  pour  lier  plus  étroitement 
Picquart  au  Syndicat,  raconte  maintenant  que  c'est  moi 
qui  lai  fait  nommer  au  service  des  renseignements  (2), 
pour  préparer  la  revision,  tout  comme  j'avais  précé 
demment,  pour  préparer  la  trahison,  imposé  Dreyfus  à 
Miribel  (3). 

Pendant  quelques  jours,  comme  sur  un  mot  d'ordre, 

(1)  Pellieux  interrogera  Picquart  sur  ces  billevesées  (Cass.,  I, 
2o3,  Picquart). 

1^2^  Libre  Parole  du  17  novembre.  —  Lauth  racontait  ouver- 
tement que  j'avais  prêté  de  l'argent  à  GallifTet,  ce  qui  était 
faux,  à  condition  que  le  général  imposât  à  Zurlinden  la  nomi- 
nation de  Picquart. 

(3)  Voir  t.  I<^>',  229. 


L  EXOLKTE    DK    PKLI.IKLX  83 

toute  celte  presse,  acharnée  contre  Picquart,  en  oublie 
Dreyfus.  L'enquête  n'est  pas  contre  Esterhazy,  mais 
contre  lui.  Il  est  avéré  déjà  qu'il  a  commis  des  fautes 
graves  contre  la  discipline.  Gonse  redoute  de  voir  pu- 
blier sa  correspondance  avec  Picquart;  Henry  en  fait 
parler  par  ses  journaux,  prend  les  devants,  procédé  in- 
faillible. L'État-Major  ne  craint  pas  ces  lettres,  puisqu'il 
en  révèle  lui-même  l'existence';  et,  d'avance,  on  les  dé 
précie  (i).  Picquart  va  être  arrêté.  En  tous  cas,  il  ar- 
rivera à  Paris  «  accompagné  »  ;  «  on  sait  ce  que  cela 
veut  dire  (2)  ». 

Et  tous  ces  Alsaciens  fidèles  sont  des  «  Prussiens  », 
Picquart  comme  Mathieu,  «  officier  dans  l'armée  alle- 
mande »,  a  affirmé  Georges  Berry,  député  de  Paris; 
comme  Lcblois,  le  fils  du  vieux  pasteur  de  Strasbourg 
qui,  chargé  dans,  vient  de  se  coucher  pour  ne  plus  se 
relever  ;  comme  Lalance  qui  a  osé  dire  publique- 
ment son  ancienne  conviction  ;  ou  comme  Sclieurer, 
«  industriel  allemand  ».  On  vend,  dans  les  rues,  un 
placard  illustré  :  Esterhazy,  «victime  des  juifs  »,  en  bel 
uniforme,  la  cravache  à  la  main,  entre  ces  deux  Prus- 
siens, Dreyfus  et  Scheurer. 

L'Alsace  ressentit  cruellement  cette  nouvelle  bles- 
sure. 

Ainsi  Pellieux  fut  convaincu  par  Gonse,  d'ordre  de 
Boisdeffre,  que  Dreyfus  était  coupable,  et  par  Henry 
quEsterhazy  était  la  victime  des  machinations  de  Pic- 
quart, complice  des  juifs.  Sans  la  félonie  de  Picquart, 
ce  scandale  n'eût  pas  éclaboussé  l'armée. 


(1)  Éclair  du  27  novembre  1897,  Patrie  du  28,  Malin  du  3o,  Libre 
Parole,  etc. 

(2)  Écho  des  21,  20,  26:  Jour  du  28;  Éclair  du  26,  etc. 


84  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


VI 


Pellieux,  tout  résolu  qu'il  était,  eût  voulu  se  couvrir 
dune  autorité  juridique.  Peut-être  eut-il  un  scrupule 
sur  le  comique  du  prétexte  qu'on  lui  suggérait  pour 
refuser  fexpertise  :  le  respect  de  la  chose  jugée,  le  bor- 
dereau déjà  attribué  à  Dreyfus.  Il  demanda  à  consulter 
un  magistrat  sur  la  façon  de  conduire  son  enquête; 
Henry  lui  indiqua  Bertulus. 

C'était  un  homme  jeune  encore,  d'intelligence  alerte, 
précautionné,  mais  capable  d'audace,  qui  n'hésitait  pas 
à  revenir  quand  il  avait  été  trompé,  un  peu  apprêté, 
avec  de  l'esprit  naturel,  adroit  sans  platitude,  inquié- 
tant d'abord  et  n'inspirant  confiance  qu'à  l'user,  très 
moderne  d'allure,  se  plaisant  dans  le  monde  et  y  plai- 
sant. On  lui  réservait,  depuis  quelques  années,  les  af- 
faires d'espionnage. Il  était  entré  ainsi  en  relations  avec 
le  bureau  des  renseignements,  avec  Sandherr  et  surtout 
avec  Henry.  Quand  Picquart  prit  le  service,  Bertulus 
voulut  le  connaître.  Henry  lui  fit  un  portrait  peu  en- 
gageant de  son  nouveau  chef,  personnage  plein  de  lui- 
même,  prétentieux,  tatillon,  grand  coupeur  de  cheveux 
en  quatre,  faiseur  d'embarras,  dont  il  n'aurait  que  de 
l'ennui  (i).  ^lieux  valait  continuer  à  n'avoir  atîaire 
qu'à  lui,  Henry,  avec  qui  il  était  accoutumé  de  tra- 
vailler,  à  la  bonne   franquette. 

Bertulus,  qui  délestait  l'espèce  de  gens  que  lui  avait 
décrite  Henry,  en  resta  là. 

Cependant,  quand  il  reçut  l'invilation  de  Pellieux  à  col- 

(i)  Cass.,  I,  220,  Bertuhis. 


L  ENQUÊTE    DE    PELLIELX  85 

laborer  avec  lui,  il  demanda  d'abord  des  instructions  au 
garde  des  Sceaux.  Darlan  lui  dit  de  n'en  rien  faire  ;  seule- 
ment, de  se  mettre  à  la  disposition  de  Pellieux  pour  l'é- 
clairer sur  des  questions  de  procédure  (i). 

Pellieux  passa  outre. 

Esterhazy  continuait  à  être  renseigné  exactement, 
par  Du  Paty  et  par  Henry.  Il  connut,  au  jour  le  jour  (2), 
les  dépositions  des  témoins  accusateurs.  Pellieux  le 
pria  de  moins  fréquenter  les  journaux,  ou  moins  osten- 
siblement. Il  s'y  engagea  (3),  mais  ne  tint  pas 
parole. 

BoisdeiFre  (par  Gonse)  interdit  à  Du  Paty  de  se  ren- 
contrer désormais  avec  Esterhazy  (4);  —  donc,  il  n'i- 
gnorait pas  leurs  entrevues  antérieures.  —  Du  Paty  ne 
doit  plus  communiquer  qu'avec  les  intermédiaires. 

Esterhazy  se  servait  maintenant  de  Christian  qui, 
dès  qu'il  avait  appris  l'accusation  portée  contre  son 
cousin,  était  accouru  à  Paris  [b). 

Il  y  trouva  M""*^  Esterhazy  dans  les  larmes.  La  pau- 
vre femme  avait  reconnu  l'écriture  de  son  mari  dans  le 
bordereau.  Sa  vieille  amie,  la  veuve  du  général  Gre- 
nier, lui  dit  un  jour  :  «  Vous  êtes,  vous  et  M'"'^  Drey- 
fus, les  deux  femmes  les  plus  malheureuses  qui  soient 
au  monde.  —  Ah  !  sanglota  l'infortunée,  je  suis  bien 
plus  à  plaindre  qu'elle  !  » 

Esterhazy  expliqua  à  Christian  qu'il  était  la  victime 


(1)  Cass.,  I,  219,  Berlulus. 

(21  Dép.  à  Londres,  i^''  mars  1900. 

(3)  Procès  Zola,  I.  335,  Pellieux. 

'4)  Cass.,  I,  449i  Du  Paty;  '<  .Jeu^  plusieurs  entrevues  avec 
Esterhazy.  jusquau  jour  où  je  reçus  défense  du  général  de 
Boisdeffre  de  le  voir,  vers  le  16  novembre.  >>  De  même,  Cass. 
II,  193;  Inslr.  Tuvernier,  6  juin,  25  juillet  1899.) 

(.5,  Mémoire  de  Christian  au  procureur  de  la  République.  Cô. 
—  Cass-i  I,  ô8r>,  Esterhazy. 


86  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

(l'un  abominable  complot  des  juifs,  «  tous  des  bandits  ». 
— ^  Dès  octobre,  il  l'avait  avisé,  en  termes  vagues,  qu'il 
était  menacé  de  gros  ennuis,  «  inexplicables  ou,  plutôt, 
trop  explicables  (i)  ».  —  Mais  les  généraux  sont  résolus 
à  le  défendre  ;  il  n'a  qu'à  suivre  leurs  instructions. 
Seulement,  pour  que  sa  victoire  soit  plus  éclatante,  ils 
veulent  paraître  étrangers  à  sa  défense.  Il  a  compté 
sur  Christian  comme  intermédiaire. 

Le  brave  garçon  répliqua  :  «  Disposez  de  moi,  de  ma 
personne,  de  ma  vie  (2).  »  Selon  Estcrhazy,  il  aurait 
ajouté  :  «  Disposez  de  ma  fortune  ;  puisez  au  tas  ;  l'ar- 
gent n'est  rien,  w  Christian  croyait  toujours  ses 
fonds  chez  Rothschild;  il  eût  voulu  les  ravoir.  Laisser 
de  l'argent  chez  des  juifs,  même  pour  une  bonne  afTaire, 
cela  n'était  plus  digne.  Esterhazy  allégua  qu'il  était 
filé  ;  en  ce  moment,  il  ne  saurait  aller  chez  Rothschild, 
même  pour  reprendre  son  argent  ;  ce  sera  pour  plus 
tard,  après  la  bataille  ;  il  crachera  alors  son  mépris  à  la 
face  du  banquier. 

Le  comte  Nicolas-Maurice,  au  nom  des  Esterhazy 
d'Autriche,  avait  publiquement  protesté  n'avoir  rien  de 
commun  avec  le  Walsin,  accusé  de  trahison  ;  la  bran- 
che française  des  Esterhazy  est  éteinte  ;  ni  la  branche 
française,  ni  la  branche  hongroise  n'ont  ^<  jamais  reconnu 
les  Walsin  comme  comtes  Esterhazy  (3)  ».  Ce  désaveu 
fut  très  sensible  à  l'impudent  comédien  qui,  dans  ses 
lettres  à  Félix  Faure  et  ses  discours  aux  journahstes, 
avait  tant  joué  de  son  cousinage  avec  l'illustre  famille. 

(1)  Lettre  du  1"  octobre  1897:  «  Autre  grande  affaire.  C'est 
cela  qui  est  plus  grave  et  plus  ennuyeux  que  tout.  J'en  suis 
bien  contrarié.  » 

(■2)  Mémoire.  71. 

(3)  Fremdenblali  du  24  novembre  1897.  —  Une  autre  protesta- 
tion du  comte  Paul  Esterhazy.  consoillor  do  lambassade  dAu- 
I riche  cl  Paris.  p;uul  d.in~  le  Tcmp.i  du  ■>.'^. 


l'enquête  de  PELLIEUX  87 

II  chargea  Christian  de  riposter  dans  la  Libre  Parole  ; 
ia  note,  très  exacte,  établissait  leur  droit,  bien  que 
d'une  branche  bâtarde,  à  porterie  nom  d'Esterhazy  (i). 

Marguerite  Pays  mit  Christian  en  relation  avec  Du 
Paty.  Ils  se  virent,  pour  la  première  fois,  au  pont  de 
l'Aima  ;  le  marquis  lui  jeta  ces  mots  :  «  Ce  soir,  à  six 
heures,  devant  le  n"  8  de  l'avenue  Gabriel  (2).  » 

Une  vague  inquiétude  se  mêlait  maintenant  à  l'ar- 
deur de  Du  Paty.  Gonse,  enfin,  lui  avait  fait  voir  le  dos- 
sier de  Picquart  contre  Esterhazy,  celui  d'Henry  contre 
Picquart  (3)  ;  le  faux  d'Henry  le  laissa  sceptique  (4). 
Il  s'exprima  sur  Picquart  avec  sympathie  (5),  comme 
par  quelque  obscur  instinct  qu'ils  avaient  les  mêmes 
ennemis. 

Du  Paty  et  Christian  se  rencontrèrent  presque  tous 
les  soirs  (6),  dans  des  endroits  écartés,  sur  les  berges  de 
la  Seine,  par  le  brouillard  et  la  pluie.  Du  Paty  allait 
lire  dans  les  vespasiennes  les  billets  d'Esterhazy,  y  ré- 
digeait ses  réponses.  Très  nerveux,  il  discourait  beau- 
coup, sur  «  son  cousin»  Cavaignac  qui  prendrait  la  dé- 
fense d'Esterhazy  à  la  tribune,  sur  Félix  Faure  «  qui  se 
tenait  très  bien  «  :  «  Tant  que  je  serai  Président,  a-t-il 
dit,  la  revision  ne  se  fera  pas.  »  Il  se  rassurait  lui- 
même  en  proclamant  que  la  victoire  était  sûre,  w  Com- 
me dans  l'Evangile  »,  il  sera  beaucoup  pardonné  à 
Marguerite  Pays.  «  Quand  tout  cela  sera  fini,  je  ré- 
glerai leur  compte  à  mes  insulteurs.  (Quelques  jour- 


Ci)  Libre  Parole  du  20  novembre  1897. 

(2)  Mémoire,  67. 

(3;  Cass.,  II,  196,  Du  Paty  {Enq.  Renouard). 

(4)  Cass.,  I,  444-  Rennes,  III,  5o5,  Du  Paty.  —  Gonse  en  con- 
vint à  l'enquête  Renouard  et  à  l'instruction  Tavernier. 

(5)  Cass..  I,  2i3,  Picquart. 

(6;  Cass.,  I,  585;  II  244,  Ksterhazy  ;  II,  176,  Pellieux:  194,  Du 
Paty. 


88  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

naux  avaient  mal  parlé  de  lui  :  ces  articles  avaient 
été  commentés  dans  les  cercles.)  Aux  uns,  je  donnerai 
des  coups  de  bottes;  aux  autres,  à  ceux  de  mon  monde, 
des  coups  d'épée.  »  Il  soupçonna  Souffrain,  «  agent  des 
juifs  »,  d'avoir  voulu  enlever  la  marquise  Du  Paty  pour 
faire  croire  qu'elle  était  la  dame  voilée  (i).  En  tout  cas, 
ce  lui  fut  un  prétexte  pour  faire  sortir  sa  femme  de 
Taflaire. 

Tard,  dans  la  nuit,  après  avoir  ramené  Esterhazy  du 
logis  de  sa  maîtresse  au  domicile  conjugal,  Christian 
portait  encore  des  lettres  chez  Pellieux,  pour  que  le 
général  les  eût  à  son  réveil.  D'ordinaire,  des  agents 
de  la  Sûreté  suivaient  Esterhazy  jusque  chez  lui  (2). 

Il  accompagna  M""^  Esterhazy  à  Dommartin  pour 
vérifier  si  «  les  juifs  «  n'avaient  pas  glissé  des  papiers 
compromettants  dans  un  meuble  à  secret. 

Ses  fonctions  n'étaient  pas  une  sinécure.  .Mais  il  ne 
se  plaignait  pas,  d'une  absolue  confiance  que  n'effleura 
aucun  doute,  plein  d'admiration  pour  ces  grands  per- 
sonnages qu'il  voyait  attelés,  dans  un  commun  effort,  à 
la  défense  de  l'innocence  calomniée.  Il  tenait  pour 
mensongers  les  récits  des  journaux  qui  dépeignaient 
Esterhazy  comme  sans  ressources.  Ne  sait-il  pas  qu'il 
n'est  pas  d'homme  d'affaires  plus  consommé,  et  qu'il  a 
été,  pendant  des  années,  l'heureux  associé  des  Roth- 
schild (3)  ? 

Il  était  prêt  à  tout,  pour  cette  belle  cause,  à  se  battre, 
à  écrire  des  lettres  anonymes,  à  faire  des  faux.  Et  nul 
confident  plus  discret.  Il  ne  chercha  même  pas  à  savoir 
le  contenu  des  billets  échangés  chaque  soir  entre  Du 


(1)  Mémoire,  çp,    100,  etc.  ;    Figaro   des  1-2  et  14  juillet  189S. 
récit  de  Christian. 

(2)  Mémoire,  Cass.,  I,  785,  Tournois. 

(3)  Mémoire,  68,  72,  <j4. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  89 

Paty  et  Esterhazy.  Plus  tard,  seulement,  il  en  vit  un 
qu'avait  conservé  Marguerite  ;  elle  en  avait  brûlé  beau- 
coup ;  sur  celui-là,  il  lut,  en  toutes  lettres,  le  nom  de 
Boisdeffre  (i). 

C'était  une  note  où  Du  Paty  avait,  vers  la  fin,  altéré 
son  écriture  de  façon  assez  singulière  (2).  S'il  est  inter- 
rogé par  Pellieux  sur  ses  rapports  avec  Esterhazy,  voici 
ce  quil  dira  et  qui  sera  «  sensiblement  vrai  ».  Il  est 
intervenu  auprès  dEsterhazy  «  pour  empêcher  un  acte 
de  désespoir  »^  «  modérer  une  exaspération  légitime  »  ; 
il  doit  taire  les  moyens  qu'il  a  employés,  «  pour  ne  pas 
compromettre  des  tiers  vis-à-vis  desquels  il  est  engagé 
d'honneur  »  ;  «  le  général  de  BoisdefTre  n'est  pas  sans 
savoir  qu'il  a  eu  des  relations  indirectes  avec  Es- 
terhazy ».  Du  Paty  ne  sait  rien  de  la  dame  voilée;  il  n'a 
rien  communiqué  de  secret  à  Esterhazy  ;  il  la  engagé 
à  rendre  le  document  libérateur,  «  faisant  appel  à  ses 
sentiments  patriotiques  »,  et  il  y  a  «  réussi  sans  diffi- 
culté ».  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  dénoncé  Picquart  à  Es- 
terhazy. Tant  qu'Esterhazy  n'aura  pas  reçu  «  une  lettre 
officielle  de  lui  »,  le  dégageant  de  sa  parole,  il  n'est 
pas  censé  le  connaître. 

En  conséquence,  Du  Paty  priait  Esterhazy  de  bien  se 
pénétrer  de  ces  indications,  «  car  il  importait  qu'ils 
fussent  bien  d'accord  ■> . 

Enfin,  la  note  «  aux  deux  écritures  »  se  terminait  par 
ces  bonnes  nouvelles  : 

Tout  va  bien.  La  personne  qui  a  été  chercher  les  fa- 
meuses lettres  de  Picquart  en  style  convenu  est  précisé- 
ment l'auteur  du  télégramme  signé  Blanche,  lequel  est  de 


(1)  Mémoire,  io5. 

(2)  Du  Paty  reconnut  la  lettre  et  convint  des  circonstances  où 
il  lavait  écrite.    Cass.,  I,  4^4;  H?  i94') 


90  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

son  écriture  un  peu  déguisée.  La  police  a  mis  la  main 
dessus.  C'est  une  amie  de  Curé.  On  pourra  prouver  que  le 
Roumain  n'a  rien  reçu. 

Ainsi  Du  Paty  a  appris  seulement  à  cette  date  (20  no- 
vembre) que  la  correspondante  de  Picquart  est  bien 
M"®  de  Comminges.  II  en  est  joyeux,  ayant  eu  maille  à 
partir  avec  cette  famille  (i).  Et  il  s'empresse  d'en  aviser 
Esterhazy,  qui,  lui  aussi,  en  sera  fort  aise,  ayant  gardé 
rancune  à  Curé  pour  avoir  médit  de  lui  à  Picquart. 
Cette  lettre  confidentielle  (qu'il  recommande  à  son  cor- 
respondant de  détruire)  est  d'une  sincérité  manifeste. 
Toute  la  sottise  méchante  de  Thomme  y  paraît.  S'il  avait 
fabriqué  lui-même,  avec  Esterhazy,  la  fausse  dépêche, 
il  ne  jouerait  pas  à  son  complice  cette  imbécile  comédie. 

Esterhazy  dut  rire  dans  son  épaisse  moustache  ;  il 
garda  la  «  directive  (2)   ». 

La  Roumanie  est  une  satellite  de  la  Triple  Alliance. 
Les  attachés  militaires  roumains  travaillaient  avec  leurs 
collègues  allemand,  autrichien  et  italien.  L'un  d'eux  (3) 
était  un  ancien  élève  de  l'École  de'  Saint-Cyr,  qui  eût 
voulu  entrei'  dans  l'année  française,  à  qui  Galliffet  avait 
barré  la  route,  puis  élève  de  l'École  supérieure  de 
guerre  à  Bruxelles  et  capitaine  d'État-Major  en  Rou- 
manie. On  le  soupçonnait  (peut-être  à  tort)  d'avoir  pro- 
curé, en  1895,  le  manuel  de  tir  à  Panizzardi  qui  le  fit 
copier  par  un  de  ses  agents  ;  or,  c'était  un  agent  doublé 
(Corninge)  qui  avait  averti  Picquart. 

(1)  A  l'enquête  Renoaard  (9  septembre  1898),  Du  Paty  continue 
à  attribuer  la  dépêche  à  M"*  de  Comminges.  (Cass,  II,  195.) 

(2)  Cass.,  I,  585.  Esterhazy  la  versa  au  dossier  de  la  Cour 
de  cassation  :  il  l'avait  communiquée  précédemment  au  conseil 
d'onqiuHc  cl  dit  (lu'oUe  avait  éU'  cnh'c  les  mains  d'un  rédacteur 
de  la  Libre  Parole,  Boisandrc  ;  celui-ci  la  reconnut.  {Cass., 
II,  i85.) 

(3)  Le  prince  Ghika. 


L  ENOiLETE    DE    PELLIEL'X  91 

Du  Paty  eût  préféré  ne  pas  déposer  à  l'enquête  ;  Es- 
terhazy  pria  Pellieux  de  l'entendre,  «  le  plus  tôt  pos- 
sible, dans  l'intérêt  de  sa  défense  (i)  ». 

Enfin,  Esterhazy  fit  choix  d'un  avocat.  Un  député 
radical,  Bazille,  eût  voulu  plaider  ce  procès  retentis- 
sant; il  brouillonna,  bourdonna  autour  de  lui.  Mais 
Vervoort  conseilla  à  son  ami  de  s'adresser  plutôt  à 
Maurice  Tézenas,  dont  il  avait  été  le  client. 

Tézenas  était  alors  l'un  des  plus  réputés  parmi  les 
jeunes  avocats  d'assises,  souple,  aimable,  sceptique  dès 
l'enfance  (il  est  mon  camarade  de  collège),  qui  avait 
érigé  le  scepticisme  en  sagesse,  orateur  facile,  avec  du 
trait,  la  parole  tantôt  caressante,  tantôt  vigoureuse,  et, 
sous  un  joli  laisser-aller,  un  grand  soin  de  parvenir  et 
une  non  moins  grande  habileté  à  débrouiller  les  causes 
les  plus  compliquées  ;  avec  cela,  crédule  et,  séducteur 
lui-même,  facilement  séduit. 

Esterhazy  lui  demanda,  par  téléphone,  de  se  charger 
de  Sel  défense  et  l'avertit  que,  pauvre,  il  ne  lui  donne- 
rait pas  d'honoraires.  Tézenas  répondit  qu'il  serait  heu- 
reux de  plaider  gratuitement  pour  un  officier  accusé  à 
tort. 

Et,  tout  de  suite,  il  fut  convaincu,  tant  Esterhazy, 
qui  s'appliqua  à  lui  plaire,  sut  l'intéresser.  Tout  ce  que 
le  fourbe  lui  conta,  il  le  tint  pour  vrai;  les  secrétaires 
de  Tézenas  (qui  seront  plus  tard  d'ardents  révision- 
nistes) ne  furent  pas  moins  suggestionnés  que  leur  pa- 
tron. Esterhazy  causait  pendant  de  longues  heures 
avec  Tézenas  des  sujets  les  plus  variés,  encyclopédie 
rivante,  sachant  tout  et  parlant  de  tout  avec  beaucoup 
d'agrément  et  d'imprévu. 

Pourtant,  l'irrégularité  des  procédures  suivies  con- 

(1)  Lettre  d'Esterliazy  a  Pellieux,  du  24  novembre  \Pièce  i4). 


92  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

tre  Dreyfus  inquiétait  l'avocat.  Des  confrères  jaloux  le 
disaient  sans  scrupule  ;  il  avait  celui  de  la  légalité. 

Esterhazy  vit  ce  doute  et,  par  Henry,  avertit  Gonse 
de  faire  le  nécessaire.  Gonse,  docile  à  son  ordinaire, 
et  d'accord  avec  Billot,  envoya  aussitôt  Du  Paly  chez 
Tézenas  (i)  ;  il  lui  recommanda  toutefois  d'être  pru- 
dent et  de  mettre  des  conserves  bleues,  en  route, 
pour  n'être  pas   reconnu  («). 

Du  Paty  fit  un'  beau  discours  à  Tézenas  :  il  pro- 
testa que,  dans  une  pareille  affaire,  le  défenseur  doit 
tabler  sur  une  complète  certitude  ;  qu'il  a  été,  lui, 
l'un  des  instructeurs  du  procès  de  Dreyfus  ;  que  la 
culpabilité  de  Dreyfus  est  certaine,  cent  fois  démon- 
trée ;  que  la  vie  d 'Esterhazy  est  sans  doute  irrégu- 
lière, mais  indemne  de  crime,  et  que  c'est  un  galant 
homme. 

Il  renouvela  sa  visite  et  ses  propos.  Esterhazy  avait 
confié  à  Tézenas  que  la  dame  voilée  n'était  autre  que 
la  marquise  Du  Paty  elle-même.  Tézenas  n'en  dit  rien 
à  Du  Paty.  L'alTaire  s'annonçait  très  belle. 


VII 


Henry,  infatigable,  travaillait  toujours  à  la  rendre 
meilleure. 

Bien  qu'il  eût  accumulé  déjà  une  montagne  de  men- 

(i)  Du  Paly  se  dit  «  absolument  couvert  par  les  ordres  quil 
reçut  de  Gonse  à  cet  effet  ».  iCass.,  I,  4^4  ;  32,  200;  Inslr.  Ta- 
vernier,  6  juin.)  Gonse  dit  tantôt  que  ce  fut  Billot  qui  provoqua 
la  démarche,  voulant  ■<  savoir  ce  <[ue  l'aidait  Esterhazy  ■■,  tan- 
tôt que  ce  fut  Du  Paty,  informé  des  doutes  de  Tézenas  par 
l'un  de  ses  secrétaires.  iCass..  II.  198;  Rennes,   II,  iGi,  171.) 

^•2)  Cass  ,  II.,  32,  3oo,  Du  Paty. 


L  ENOIKTE    DE    PELLIEIX  93 

«onge?  sur  Picquart,  il  le  redoutait  encore.  Une  partie 
du  public  semblait  incrédule  aux  monotones  difîama- 
tions  des  journaux.  Rien  qu'un  acte  éclatant  de  la  jus- 
tice militaire  pouvait  le  mettre,  officiellement,  en  pos- 
ture de  suspect. 

Le  jour  même  où  Pellieux  commem^a  sa  seconde  en- 
quête (i),  Esterliazy,  coup  sur  coup,  lui  adressa  deux 
lettres.  Il  a  revu,  le  soir  précédent,  sa  mystérieuse 
protectrice.  Elle  lui  a  révélé  que  Picquart,  au  sixième 
étage  de  la  maison  où  il  habite,  délient,  «  dans  une  ar- 
moire de  forme  spéciale,  des  papiers  et  des  documents 
dont  la  saisie  prouvera  que  c'est  le  dernier  des  gueux  ». 
«  Si  le  ministère,  lui  a-t-ell3  dit,  avait  montré  de  l'éner- 
gie, il  y  a  longtemps  que  cette  saisie  serait  faite.  »  En 
conséquence,  Esterliazy  réclame  une  perquisition  im- 
médiate chez  Picquart  a).  Pellieux  reçut,  en  même 
temps,  une  lettre  anonyme  ;  l'un  des  scribes  d'Henry  le 
menaçait  de  dénoncer  à  la  preç«e  la  mollesse  de  son 
attitude  (3). 

Esterhazy  invoquait,  à  l'appui  de  sa  requête,  un  article 
du  Code  de  justice  militaire  qui  s'applique  seulement 
aux  accusés  1 4)-  -Mai?  la  description  de  la  petite  chambre 
où  se  trouvaient  des  papiers  était  exacte.  Picquart,  un 
jour,  y  avait  envoyé  (ïribelin. 


1  Cass.,  II,  {)■/  [Enq.  Pellieux  ,  interrogatoire  d'Esterhazy  du 
2',  novembre;  je  sui>  son  récit  que  confirme  Pellieux:  ■<  Kecon- 
nnissez-vous  ces  deux  lettres  ?  —  Oui.  —  .Je  les  verse  au  dos- 
sier. >■ 

(2  Au  procès  Zola  (I,  245  1  Pellieux  dit  :  <  Cette  perquisition 
m'avait  été  demandée.  »  Il  ne  dit  pas  par  qui. 

(3    Christian,  Mémoire.  97. 

/^  L'article  S5  du  Code  de  justice  militaire  iraodifié  par  la  loi 
du  18  mai  18701  qui  permet  aux  commandants  de  place,  etc.,  «  de 
faire  tous  les  actes  nécessaires  à  l'elTet  de  constater  les  crimes 
et  les  délits  et  d'en  livrer  les  auteurs  aux  tribunaux  chargés  de 
les  punir  ». 


94  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Dès  le  lendemain  (i)  —  le  jour  même  où  Picquart  s'em- 
barqua à  Tunis,  —  le  commissaire  de  police  Aymard  et 
Henry,  en  civil,  assistés  dun  serrurier  et  de  trois  ins- 
pecteurs de  la  Sûreté,  se  présentèrent,  à  sept  heures  du 
matin,  à  l'immeuble  désigné  par  Esterliazy  (2).  Le  com- 
missaire s'y  introduisit  avec  sa  bande,  sous  un  prétexte 
que  lui  avait  soufflé  Henry  (3).  Il  allégua  qu'il  venait 
rechercher,  au  nom  de  l'administration  des  Contribu- 
tions indirectes,  s'il  n'y  avait  pas  dans  la  maison  une 
fabrique  d'allumettes  de  contrebande,  ou,  tout  au  moins, 
un  dépôt  de  cette  marchandise  prohibée.  Fabrique  ou 
dépôt  devant  être  dans  les  chambres  du  sixième,  Henry 
et  les  policiers  montèrent  aussitôt  et  procédèrent  à  une 
perquisition  sommaire,  au  nom  de  la  Régie,  chez  un 
employé  de  la  Banque  de  France,  puis  chez  une  modiste 
qui  était  encore  au  lit  et  chez  deux  autres  femmes  ;  ces 
pauvres  gens  réclamèrent  à  peine,  elï'rayés  par  l'écharpc 
du  commissaire  et  la  rudesse  de  son  allure,  et  parce 
que,  dans  notre  démocratie  aux  habitudes  césariennes, 
le  domicile  privé  n'est  tenu  pour  sacré  par  personne, 
pas  même  par  les  victimes  de  ces  attentats.  Cette  comédie 
jouée,  on  arriva  à  la  mansarde  fermée.  Le  commissaire 
fît  alors  chercher  le  gérant  de  la  maison,  exhiba 
un  mandat  de  l'autorité  militaire,  et  fît  quérir  un  ser- 
rurier. On  trouva,  dans  la  mansarde,  une  cantine  pleine 
de  papiers  ;  Aymard  y  fouilla  «  avec  une  évidente  satis- 
faction (4)    »  et  la   fit  emporter,    ainsi  que    plusieurs 

(1)  23  novembre  1897.  —  Pellieux  convient  [Procès  Zola,  I,  335) 
qu'il  ne  consultn  aucun  magistrat  avant  de  faire  procéder  à  cette 
perquisition.  Après,  il  en  parla  à  Bertulus.  Il  signa  son  ordon- 
nance le  22,  le  jour  même  où  il  reçut  les  lettres  «  urgentes  et 
confidentielles  »  d'Esterhazy. 

(2)  Rue  Yvon-Villarceau,  n°  3. 

(3j  «  Ce  stratagème  a  été  indiqué  par  le  service  des  rensei- 
gnements. »  {Matin  du  25  novembre  1897.) 
(4)  Matin  du  25. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  95 

malles  et  valises,  mais  sans  en  examiner  le  contenu.  On 
força  ensuite  la  porte  de  Picquart,  au  quatrième  étage. 
C'était  un  logis  très  modeste,  d'un  loyer  de  700  francs  (1), 
une  chambre  à  coucher,  la  salle  à  manger  servant  de 
cabinet  de  travail,  une  petite  cuisine.  L'or  du  Syndi- 
cat, Picquart,  évidemment,  ne  l'a  pas  dépensé  pour  son 
habitation.  La  perquisition  dura  deux  heures.  Toutes 
les  armoires  furent  ouvertes,  ainsi  que  tous  les  meubles 
et  tiroirs,  et  tous  les  papiers  saisis,  paquetés,  emportés. 
Le  commissaire  questionna  le  gérant  sur  le  genre  de  vie 
du  colonel  (2). 

Henry,  en  s'en  allant,  dit  à  haute  voix,  pour  être  en- 
tendu :  «  Ce  que  nous  avons  trouvé  ne  fait  que  confir- 
mer ce  que  noiis  savions  déjà  (3).  » 

Les  papiers  furent  dépouillés,  des  travaux  particuliers, 
la  correspondance  du  jeune  officier  avec  sa  mère; 
on  n'y  découvrit  pas  une  seule  lettre,  une  seule  note 
suspecte  ;  Pellieux,  avant  la  fin  de  la  semaine,  restituera 
le  tout  à  Picquart  (4).  Donc,  encore  une  fois,  Esterhazy 
a  menti.  Mais  l'effet  a  été  produit  sur  la  galerie.  Si  la 
justice  militaire  n'a  pas  attendu  quelques  heures  pour 

(1)  Malin  et  Intransujeani  du  25  novembre  1897. 

(2)  Tous  les  journaux  signalèrent  que  le  commissaire  était 
accompagné  d'un  personnage  important  :  k  Un  officier  supé- 
rieur appartenant  au  service  des  renseignements  »  (Matin); 
«  un  délégué  du  ministère  de  la  Guerre,  portant  la  rosette  dof- 
ficier  de  la  Légion  dhonneur  »  (Jour)  ;  «  un  représentant  de 
l'autorité  militaire  »  (Temps-, etc.  LePe///Jour/2a/du  27  le  nomma: 
Henry;  et  la  Patrie  du  27  parut  avec  ce  titre  en  manchette  : 
«  Les  recherches  du  colonel  Henry.  »  La  présence  d'Henry 
aux  perquisilions  chez  Picquart  fut  confirmée,  le  même  jour, 
par  le  Figaro.  Henry  démentit  tardivement  dans  la  Patrie  du 
4  décembre. 

■3  Jour,  Inlransiijeant  du  26  novembre.  La  Pairie  du  27  repro- 
duit le  même  pro|>os  :  «  Cet  officier,  le  colonel  Henry...  » 

4)  Note  officielle  du  29;  «  Les  papiers  saisis  au  domicile  du 
lieutenant-colonel  Picquart  lui  ont  tous  été  restitués  par  le  gé- 
néral de  Pellieux.  »  De  même,  Pellieux  [Procès  Zola,  I,  245). 


96  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

perquisitionner  en  présence  de  l'intéressé,  comme  le 
veut  la  loi  (i),  si  une  telle  hâte  a  été  nécessaire,  il  faut 
que  Picquart  soit  cent  fois  coupable  (ce  n'est  plus  un 
témoin,  mais  un  accusé),  et  Drumont  encore  a  eu  raison  ! 
Au  surplus,  demain,  dès  son  arrivée,  Picquart  sera 
mis  au  secret,  gardé  à  vue  (2). 

Quel  contraste  avec  Esterhazy,  laissé  libre,  chez  qui 
nulle  saisie  n"a  été  pratiquée  (3)  ! 

En  Angleterre,  une  telle  violation  de  la  loi  eût  soulevé 
l'opinion;  magistrats,  policiers,  officiers,  on  les  eût' traî- 
nés, comme  des  malfaiteurs,  devant  les  tribunaux  (4). 
A  Paris,  quelques  journaux  à  peine  protestèrent  (5)  ;  le 
Journal  des  Débats  refusa  un  article  de  George  Picot, 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Sciences  morales, 
qui  dénonçait  l'illégalité.  Le  vice,  peut-être  le  plus 
profond,  de  la  Révolution  et  de  la  société  qui  en  est 
issue,  c'est  le  dédain  des  droits   personnels,  le  mépris 


(1)  Article  89  du  Code  d'inslruclion  criminelle  :  «  Les  opéra- 
tions prescrites  par  les  articles  précédents  seront  faites  en  pré- 
sence du  prévenu,  s'il  a  été  arrêté,  et  s'il  ne  veut  ou  ne  peut  y 
assister,  en  présence  d'un  fondé  de  pouvoirs  qu'il  pourra  nom- 
mer. »  —  Aucun  article  du  code  de  justice  militaire  n'autoi-ise 
les  officiers  de  police  militaire  à  jirocéder  ainsi  qu'il  est  dit  à 
l'article  88:  u  Le  juge  d'instruction  pourra  pareillement  se  trans- 
])orter  dans  les  autres  lieux  où  il  présumerait  qu'on  a  cachetés 
objets  dont  il  est  parlé  dans  l'article  précédent.  » 

(21  Libre  Parole,  Jour,  etc.,  du  26  novembre  1897. 

(3  Procès  Zola,  l,  2^8,  Pellieux  :  «  Il  était  absolument  inutile 
de  faire  perquisitionner  chez  le  commandant  Esterhazy;  cela 
avait  été  fait  pendant  huit  mois...  Je  n'ai  pas  fait  perquisition- 
ner chez  Esterhazy  parce  que  j'étais  officier  de  police  judiciaire 
et  que  je  ne  l'ai  pas  jugé  nécessaire.  » 

(4)  Albert  Decrais,  député  de  la  Gironde,  ancien  ambassadeur 
à  Londres,  me  rencontra,  dans  les  couloirs  de  la  Chambre, 
comme  il  venait  d'apprendre  l'incident  :  «  Ces  journalistes,  me 
dit-il,  sont  naïfs  ;  ils  prennent  pour  des  agents  de  police  de 
vulgaires  cambrioleurs.  —  Allez  donc,  lui  répondis-je,  répéter 
cela  à  Méline  ou  à  Billot  ». 

(5)  Temps^  Figaro.  Siècle,  Radical, Aurore  des  26  et  27  novembre 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  97 

de  l'individu.  Billot  ayant  décliné,  dans  une  note  offi- 
cielle, toute  responsabilité  de  l'incident,  les  tribunes 
des  deux  Chambres  restèrent  muettes.  Il  ne  s'agis- 
sait pourtant  pas  d'un  pauvre  hère  quelconque,  mais 
d'un  colonel.  On  aurait  su  que  la  perquisition  chez  Pic- 
quart  avait  été  réclamée,  ordonnée  par  Esterhazy,  on  ne 
se  serait  incliné  que  plus  bas.  Les  locataires,  chez  qui 
la  police  s'était  introduite  sous  un  prétexte  mensonger, 
furent  sollicités  de  déposer  une  plainte  (i)  ;  ils  s'y  refu- 
sèrent, s'estimant  heureux  d'en  être  quittes  pour  la  peur. 
Le  sabre,  ne  sentant  nulle  résistance,  enfonça  plus 
avant. 


VIII 


Pellieux,  cette  expérience  faite,  poussa  vivement  son 
enquête. 

Il  commençaparenlendreànouveau  Mathieu  Dreyfus, 
qui  s'étonna  de  le  trouver  sec]et  tranchant,  Esterhazy  et 
Scheurer  (2).  Comme>Scheurer  entrait  chez  Pellieux,  Es- 
terhazy sortait  ;  le  général  parla  durement  à  lespion  ; 
puis,  sadressant  à  Scheurer  :  «  C'est  lui.  » 

La  première  fois  qu'Esterhazy  avait  raconté  son  roman 
à  Pellieux,  il  lui  avait  indiqué  les  lieux  de  ses  rendez- 
vous  avec  la  dame  voilée  :  à  l'Esplanade  des  Invalides, 
derrière  la  palissade  du  pont  Alexandre  III,  au  parc 
Montsouris,  à  l'endroit  même  où  il  s'était  rencontré  avec 


1)  Je  fis  faire   une    démarche,  à  cet  effet,  chez  lune  de  ces 
locataires  ;  elle  supplia  qu'on  la  laissât  tranquille. 
2,  23  et  24  novembre  1897. 


98  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Du  Paty  el  Gribelin  (i).  Depuis,  il  l'avait  revue  à  Mont- 
martre, en  face  de  la  vieille  ég-lise,  à  côté  du  Sacré- 
Cœur.  L'inconnue  était  brune,  de  trente  à  trente-cinq 
ans,  les  allures  distinguées,  peut-être  du  monde  diplo- 
matique, très  emmitoufflée,  parlant  avec  une  grande 
volubilité.  Elle  l'avait  convoqué,  par  de  petits  billets, 
à  chacune  de  ces  entrevues. 

Cette  fois-ci,  à  l'enquête  judiciaire,  plus  sérieuse, 
Pellieux  lui  réclama  des  preuves  matérielles  de  cette 
aventure,  les  lettres  de  la  dame  voilée.  Le  lendemain, 
Esterhazy  les  versa  au  dossier  (2). 

Il  les  avait  fait  écrire,  en  caractères  d'imprimerie,  par 
Christian,  toujours  heureux  de  rendre  service  (3).  La 
fille  Pays  envoya  sa  concierge  à  Montmartre  pour  pré- 
ciser le  nom  de  la  rue  (Saint-Eleuthère),  près  de  la  vieille 
église,  où  la  dame  avait  donné  l'un  de  ses  rendez- 
vous  (4)-  Christian  se  servit  d'une  encre  différente  de 
celle  dont  Esterhazy  faisait  usage  pour  écrire  à  Pel- 
lieux. Le  plus  ancien  des  billets  fut  froissé  et  sali,  pour 
qu'il  parût  plus  authentique. 

Christian  n'en  continua  pas  moins,  avec  une  absolue 
sincérité,  à  croire  Esterhaiy  innocent.  Il  n'y  avait  d'in- 

fi)  Cass..  II,  94,  107.  108,  lOf),  224,  Esterliazy. 
2)  Sauf  le  premier.  Il  avait  eu  le  tort  de  préciser  que  c'était 
un  pelit  bleu:  la  carte-lélégramme  ;où  ladresse  est  écrite  au  verso 
de  la  missive)  aurait  dû  porter  le  timbre  de  la  poste  avec  la 
date.  Il  dit.  en  consé(iuence,  quil  ne  lavait  pas  conservée  et  il 
en  donna  une  raison  que  Pellieux  trouva  très  plausible  :  «  Parce 
que,  ex])liqua-t-il,  la  carte  était  écrite  en  caractères  d'imprime- 
rie, et  qu'on  aurait  pu  me  dire  que  je  me  l'étais  envoyée  à  moi- 
même.  —  Continuez,  reprit  Pellieux  II.  g4).  »  La  même  objection 
valait  pour  les  autres  billets,  mais  elle  ne  vint  pas  à  l'idée  de 
Pellieux-qui  les  re^utsans  mot  dire. 

(3)  Cass.,  II,  282,  25i  \Enq.  Berlulus),  Christian.  —  Il  dit   ■   qu'il 
avait  encore  chez  lui  du  papier  semblable  ». 

(4)  Cass.,  II,  "277.  Bertulus.    —  Déposition  de   la    concierge, 
femme  Choinet. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  99 

vraisemblable  pour  Pellieux  que  l'hypothèse  de  Scheu- 
rer,  rinnocence  de  Dreyfus  (i;. 

Esterhazy  n'avait  pu  aller  à  un  dernier  rendez-vous  de 
son  amie,  il  y  a  trois  jours,  ^'  parce  qu'il  était  entouré 
d'une  bande  de  gredins  qui  le  suivaient  botte  à  botte,  ne 
le  lâchaient  pas  d'une  semelle  <>.  Cela,  aussi,  parut  très 
plausible. 

Tout  ce  qu'Henry  a  raconté  de  Picquart  à  Pellieux.  la 
dame  voilée  l'a  révélé  à  Esterhazy.  En  elïet,  Picquart 
lui  avait  fait  ses  confidences  sur  l'oreiller.  La  confir- 
mation était  décisive. 

Une  seule  fois, à  la  demande  de  Billot,  Picquart  avait 
envoyé  un  agent  dans  l'appartement  d'Esterhazy  absent  : 
lagenty  avait  ramassé  seulement  une  carte  de  Drumont 
que  BoisdeiTre  avait  fait  photographier.  Esterhazy  accusa 
Picquart  d'avoir  fait  «  cambrioler  »  son  appartement, 
ouvrir  par  effraction  les  meubles  et  les  armoires,  tout 
fouiller,  tout  retourner  (2). 

Telle  a  été,  hier,  la  perquisition  chez  Picquart,  pro- 
voquée par  Esterhazy.  Ici  encore,  Esterhazy  trans- 
pose, ne  change  qu'un  nom.  Et  Pellieux  sourit  :  il  n'a 
donc  fait  à  Picquart  que  ce  que  Picquart  a  fait  à  Ester- 
hazy. C'est  la  loi  juive  du  talion.  Pourtant,  l'impru- 
dente presse  du  Syndicat  crie  au  scandale  ! 

Dans  un  deuxième  interrogatoire  (3),  Pellieux  donna 
lecture  à  Esterhazy  de  la  déposition  de  Mathieu  ■  /^)  ;  il 

!  1)  Au  procès  Zola  I,  247),.  Pellieux  refusa  u  d'exprimer  une 
opinion»  sur  l'affaire  de  la  dame  voilée. 

{■2;  Pellieux  accepta,  sans  contrôle,  ce  récit  d'Esterhazy,  le 
répéta  au  procès  Zola,  ajouta  que  Picquart  avait  avoué  I.  249  . 
Picquart  rectifia  vivement  (I.  3oi,  333).  Pellieux  convint  qu'il  avait 
parlé  d'après  Esterhazy    I,  333}. 

(3,1  20  novembre  1897.     Cass.,  II,  98  à  102). 

(4)  Caas..  II,  93  :  «  Pour  vous  éclairer  sur  la  nature  précise  de 
celle  accus-ation,  je  vais  vous  faire  connaître,  point  par  point, 
les  raisons  qu'il  allègue.  » 


100  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

l'invita  ensuite  à  y  répondre.  Ce  lui  fut  un  jeu.  Il  lui 
montra  ensuite  le  document  libérateur,  qu'Esterhazy 
avait  afïeclé  ne  pas  bien  connaître  (i),  et,  aussi,  mais 
hors  séance,  la  lettre  qu'il  avait  reçue  de  Bernheim  (2). 
Celui-ci  déclarait  n'avoir  pas  prêté  le  manuel  d'artillerie 
à  Esterhazy,  mais  seulement  le  règlement  (non  confi- 
dentiel) sur  le  service  des  bouches  à  feu  et  une  ré- 
glette de  correspondance. 

Esterhazy  s'empara  de  cette  version,  meilleure,  pour 
sa  défense,  que  son  propre  récit  à  Billot  et  à  Millet  :  «  J'ai 
eu  entre  les  mains,  comme  je  l'ai  dit  au  ministre,  un 
manuel  de  tir  dont  je  ne  me  rappelle  plus  le  titre  exact.  » 
Et,  feignant  d'ignorer  que  Bernheim  avait,  depuis  quatre 
jours,  répondu  à  Pellieux  :  «  Bernheim  pourra  dire  de 
quel  ouvrage  il  s'agit,  à  quelle  date  il  me  la  envoyé.  « 
Si  c'est  un  autre  document  que  le  manuel  cité  par  le 
bordereau,  l'accusation  tombe  delle-mème.  Si  c'est  le 
manuel,  l'accusation  tombe  aussi,  car  Esterhazy  affirme 
n'avoir  pas  rencontré  Bernheim  avant  le  mois  d'août 
189/4,  et  Mathieu  lui-même  place  le  bordereau  en  mai  (3). 
Bernheim,  quand  il  déposa  le  lendemain,  eût  voulu 
s'en  référer  simplement  à  sa  lettre.  Pellieux  dit  que  cela 
ne  se  pouvait  pas.  Le  lieutenant  obéit,  redit,  plus 
sommairement,  ce  qu'il  avait  écrit  {\).  Pellieux  le  con- 
gédia alors,  sans  lui  poser  de  questions,  mais  se  garda 
de  consigner  au  procès-verbal  que  Bernheim  avait  fait, 
précédemment,  une  déclaration  écrite.  Ainsi  Esterhazy 
ne  parle  pas  d'après  Bernheim  ;  c'est  le  juif  Bernheim 
qui  confirme  Esterhazy. 


(1)  Cass.,  II,  282,  Christian,  d'après  un  récit  d'Esterhazy. 

(2)  Lettre  du  21  novembre  en  réponse  à  la  lettre  de  Pellieux 
du  19.  (Voir  p.  58.) 

(3)  Cass..  II,  99.  Esterhazy. 

(4)  Enq.  Pellieux,  26  novembre  1897,  Bernheim. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  101 

La  fausse  date  qui,  en  1894,  avait  été  attribuée  au  bor- 
dereau, servit  puissamment  Esterhazy.  D'Aboville,  qui, 
le  premier,  avait  nommé  Dreyfus,  s'était  arrêté  à  une 
objection  :  «  Est-il  allé  aux  manœuvres  ?  »  Le  colonel 
Fabre  s'était  souvenu  alors  que  Dreyfus,  en  juin,  avait 
pris  part  à  un  voyage  d'Élat-Major  (1).  Dès  lors,  pour  ne 
pas  rester  sans  traître,  on  avait  décidé  que  la  «  lettre 
missive  »  avait  été  écrite  au  printemps,  bien  qu'elle  fût 
parvenue  seulement  en  automne;  et  nul,  pas  plus  Pic- 
quarl  que  Du  Paty,  ne  s'était  demandé  ce  que  le  borde- 
reau était  devenu  dans  ce  long  intervalle.  Pourtant, 
bien  que  tout  l'argument  de  d'Ormescheville  impliquât 
cette  date  (2),  il  ne  l'avait  pas  précisée  (3).  On  réservait 
ainsi  l'avenir.  Mais  ce  fut  la  date  officielle,  celle  qui  fut 
toujours  donnée  au  bureau  des  renseignements  (4). 

Pellieux  sait,  lui  aussi,  que  le  bordereau,  qui  a  été 
saisi  en  septembre,  n'est  pas  d'avril  (5)  ;  mais  il  laisse 
croire  à  Mathieu  que  la  lettre  a  été  prise  au  printemps, 
donc  écrite  vers  la  même  époque,  et  il  aide  Esterhazy  à 
exploiter  l'équivoque. 

Le    manuel,   dit    Esterhazy,   ou  tout    autre  document 


(1)  Voir  t.  !«'•,  Co. 

(2)  «  Il  nous  paraît  impossible  que  Dreyfus  n'ait  pas  eu  con- 
naissance des  modifications  apportées  au  fonctionnement  des 
troupes  de  couverture  au  mois  d'avril  dernier...  Il  doit  s'agir 
de  la  suppression  des  pontonniers  et  des  modifications  qui  en 
résultent.  Il  est  inadmissible  qu'un  officier  ait  pu  se  désinté- 
resser des  suites  d'une  pareille  transformation,  au  point  de  l'igno- 
rer encore  quelques  semaines  avant  qu'elle  ne  devienne  offi- 
cielle. »  La  loi  fut  votée  le  21  mai  et  promulguée  le  29  juin  189^. 
—  Voir  t.  !"=■■,  290.  323,  402,  \(>9,  etc. 

(3)  Cass.,  I,  76,  Roget  :  »  Parce  qu'il  n'y  avait  aucun  intérêt 
à  le  faire.  >■  —  Au  contraire.  — Plus  loin  :  «  On  a  toujours  dit  au 
service  que  le  bordereau  était  du  mois  d'août.  »  (77  i 

(4;  Procès   Zola.  II,   112,   ii3,  Picquart. 
(5;  Ihid.,  Il,  112,  Pellieux,  Gonse. 


102  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

d'artillerie,  je  l'ai  eu  seulement  en  août  ;  comment  lau- 
rais-je  promis  en  mars  à  Schwarzkoppen  ?  Les  troupes  de 
couverture  ?  Je  n'ai  eu  ciuelcjnes  détails  sur  la  mobilisa- 
tion du  74®  de-ligne  cju'en  septembre.  A  moins  quun  olfi- 
cier  d'État-Major  ne  m'ait  renseigné,  car,  sur  ce  sujet,  on 
ne  peut  avoir  d'indication  intéressante  qu'à  l'État-Major. 
De  même,  pour  les  nouvelles  formations  de  l'artillerie. 
Pour  le  frein  de  120,  il  n'en  a  pas  été  ciuestion  aux  écoles 
à  feu  de  1894,  et  l'on  n'a  môme  pas  tiré  cette  pièce  à  Châ- 
lons.  Mais  eussé-je  été  documenté  sur  le  i2oduo  aug  août, 
comment  aurais-je  pu  divulguer,  en  avril,  ce  que  j'ai 
Tippris  quatre  mois  plus  tard  (i)  ? 


Ainsi,  Eslerhazy  ne  s'abaisse  pas  à  dire  à  Pellieux  que 
les  questions,  traitées  au  bordereau,  dépassent  sa  com- 
pétence, et  que,  seul,  Dreyfus  a  pu  en  être  instruit.  Sa 
fierté  lui  est  revenue.  Que  la  presse  répande  cet  argu- 
ment saugrenu  et  que  des  députés  l'acceptent  (2), 
c'est  tout  bénéfice.  Mais,  soldat  répondant  à  un  soldat, 
il  se  borne  à  affirmer  (|u'il  n'a  pu  avoir  ces  renseigne- 
ments qu'à  la  fin  de  l'été,  —  donc,  après  la  date  assi- 
gnée par  Mathieu  lui-même  au  bordereau. 

Cet  acte  d'accusation  de  d'Ormescheville,  qui,  adroi- 
tement, par  des  identifications  tendancieuses,  fait  naître 
dans  l'esprit  des  juges  et,  par  contre-coup,  dans  tout  le 
corps  d'officiers,  l'impression,  puis  la  conviction,  que  le 
bordereau  est  d'avril  ou  de  mai  et  non  de  septembre, 
a  donc  préparé  Talilii  d'Esterhazy. 

Mais  cet  alibi  lui-même,  si  Pellieux  avait  eu  quelque 
curiosité,  n'eût  pas  sauvé  Eslerhazy.  En  effet,  dès  le 
printemps  de  1894,  en  mars,  sept  mois  avant  d'écrire  le 
bordereau,  Esterhazy  avait  fait  olTrir  à  Jules  Roche  des 
renseignements  précis  sur  la  mobilisation  : 

(1    Cass..  II,  99  à  101. 

(2)  Par  exemple,  CamUle  Pelletan.  A"oir  p.  73.) 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  103 

Jai  des  documents,  écrivait-il  à  Grenier,  qui  établissent 
que  le  ministre  s'est  f...u  de  la  Commission  de  l'armée  endi- 
santque  les  effectifs,  dans  lEst,  répondaientà  ceux  des  Alle- 
mands ;  ce  sont  des  situations  de  prises  d'armes  des  troupes 
du  6^  corps...  Quant  aux  effectifs  des  autres  corps,  c'est 
funambulesque...  Si  Hoche  veut  une  situation  de  prise 
darmes  et  d'effectif,  je  les  lui  enverrai  pour  l'édifier  sur  la 
bonne  foi  des  renseignements  qu'on  lui  donne.  Ces  gens 
du  Gouvernement,  je  parle  des  ministres  et  des  généraux, 
ont  assassiné  l'armée  française  ;  ils  mentent  tous  comme 
un  fourrier  pris  en  faute.  Ce  sont  des  criminels  et,  mal- 
heureusement, ils  resteront  impunis...  Ce  qui  est  terrible, 
chez  nous,  c'est  la  faiblesse  de  notre  infanterie,  faiblesse 
mécanique  et  faiblesse  morale...  La  mobilisation  russe  est 
absolument  défectueuse,  presque  impossible  même,  dans 
certains  cas,  sur  le  papier.  Et  je  n'ai  eu  en  mains  que  des 
documents  officiels,  en  admettant  que  ces  canailles  slaves 
ne  nous  roulent  pas  (i)  ! 


Quand  Jules  Roche  eut  pris  connaissance  de  ces  pièces, 
qu'en  fit  Estérhazy  ?  Volontiers,  il  tirait  d'un  sac  deux 
moutures. 

Vers  la  fin  de  l'interroi^atoire,  Estérhazy,  passant  de 
la  défensive  à  l'offensive,  dénonça  que  des  faux  nom- 
breux avaient  été  fabriqués  contre  lui  :  par  Cesti,  «  l'un 
des  agents  les  plus  actifs  dans  les  bas-fonds  du  Syndi- 
cat »,  au  service  de  Mathieu  ;  —  c'était  Henry  qui 
avait  envoyé  cet  aventurier  aux  Dreyfus  (2)  ;  —  et  par 
Picquart,  qui  avait  cherché,  en  vain,  à  faire  timbrer  à 
la  poste  «  une  carte-télégramme  censément  adressée 
à  l'accusé  et  rédigée  en  style  conventionnel  ;  il  y  est 
question  d'une  soi-disant  maison  de  commerce  désignée 
par  une  initiale  (3j  ». 


(1)  Lettre  du  2  mars  i8<j4    Rennes.  III.  556). 

(21  Voir  t.  II,  i83. 

(3)  Cass.,  II,  10a,  Enq.  Pellieiix,  20  novembre  1897. 


104  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

L'accusateur,  ayant  ainsi  parlé,  céda  tranquillement 
la  place  à  l'accusé. 


IX 


Dès  le  lendemain,  Picquart,  arrivé  du  matin,  déposa 
devant  Pellieux. 

A  Tunis,  la  veille  de  son  départ,  des  camarades,  le 
fds  du  général  de  La  Roque,  lui  avaient  donné  sponta- 
nément des  renseignements  sur  Esterhazy.  A  bord  du 
bateau  qui  l'amena,  il  ne  causa  avec  personne.  A  Mar- 
seille, il  écarta  les  journalistes  qui  le  guettaient.  Un  of- 
ficier, envoyé  à  sa  rencontre,  l'accompagna  à  Paris  (i). 

Laissé  par  Leblois  dans  l'ignorance  de  l'entreprise  que 
l'avocat  avait  combinée  avec  Scheurer  (2),  et  sans 
autres  informations  que  celles  des  journaux,  puis- 
qu'Henry,  depuis  deux  semaines,  interceptait  son 
courrier  (3),  il  cherchait  à  reconstituer  les  événements 
qui  le  mettaient  en  cause  et  comprenait  seulement 
qu'Esterhazy  et  ses  protecteurs  étaient  partis  en  guerre 
contre  lui.  Vraiment,  Leblois,  avant  d'agir,  eût  pu  le 

{1)  Procès  Zola,  I,  290,  3io,  Picquart. 

(2)  Instr.  Fabre,  181,  Leblois  :  «  J'ai  agi  conformément  à  TLn- 
lérct  du  colonel  Picquart  :  mais  je  ne  puis  pas  dire  que  j'ai  agi 
conformément  à  ses  désirs.  Il  aurait  pu  se  dispenser,  s"il  l'avait 
voulu,  de  dire,  devant  la  Cour  d'assises,  qu'il  approuvait  com- 
plètement ce  que  j'avais  fait;  il  lui  aurait  suffi  de  dire  qu'il  ne 
me  désapprouvait  pas.  Je  ne  lui  ai  fait  part  du  résultat  de  mes 
démarches  qu'en  décembre  1897.  »  —  Picquart  :  «  J'ai  donné  un 
mandat  à  Leblois  et  il  l'a  rempli  comme  il  l'a  entendu.  »  (Inslr. 
Fabre,  1  )  -  Quand  le  frère  de  Leblois  était  venu  à  Tunis, 
le  général  Leclerc  avait  demandé  à  Picquart  sa  parole  d'hon- 
neur de  ne  pas  voir  cet  officier. 

(3;  Procès  Zola,  I,  292,  Picquart. 


L  ENOLETE    DE    PELLIEUX  105 

consulter  I  Maintenant,  il  ne  pouvait  ni  couvrir  Leblois 
sans  se  frapper  lui-même  ni  le  désavouer  sans  honte  ; 
et  il  souffrait  de  tout  ce  bruit  fait  autour  de  son  nom,  de 
tant  de  mensonges  et  de  calomnies  déjà  répandus  sur 
lui. 

A  la  gare,  au  déboité,  il  trouva  son  ami,  le  lieutenant 
colonel  Mercier-Milon,  dont  Boisdeffre,  adroitement, 
avait  fait  choix  comme  ambassadeur,  Mercier-Milon  lui 
demanda  d'abord  a  sa  parole  de  ne  voir  qui  que  ce  soit, 
pour  quoi  que  ce  soit,  avant  de  paraître  devant  le  gé- 
néral »,  parole  qui  fut  scrupuleusement  tenue.  Il  lui 
fit  sentir  ensuite  qu'on  n'était  pas  mal  disposé  à  son 
égard  au  ministère  ;  notamment,  le  général  Delanne  avait 
dit:  «  Tout  cela  est  bien  malheureux  pour  l'État-Major, 
mais  nous  ne  demandons  qu'une  cho^e,  c'est  que  Pic- 
quart  revienne  parmi  nous  (  i).  » 

Picquart,  lui  aussi,  n'a  pas  d'autre  désir  :  mais  il  ne 
rentrera  pas  au  prix  d'un  mensonge. 

Il  vit  très  bien  que  Boisdeffre  et  Billot  lui  proposaient  , 
un  marché. 

Henry  avait  mis  à  ses  trousses  une  nuée  d'agents  qui, 
désormais,  le  suivront  partout,  et  il  continuait  à  faire  sai- 
sir sa  correspondance  2  . 

D'abord.  Pellieux,  dune  correction  affectée  et  mal- 
veillante, laissa  Picquart  déposer  de  ce  qu'il  savait  d'Es- 
terhazy.  Picquart  lui  raconta  sa  longue  enquête  et  ce 
qu'il  venait  d'apprendre  à  Tunis  :  qu'Esterhazy,  quand 
il  avait  fait  partie  du  corps  expéditionnaire,  avait  éveillé 
déjà  des  soupçons  ;  ({ue  Schwarzkoppen  avait  dit  au  com- 
mandant Sainte-Chapelle  :  «  Vous  ne  pouvez  pas  vous 


(11  Procès  Zola.  I,  292:  Cass.,  I.  202,  Picquart. 

(2  Picquart  s'en  plaignit  à  Pellieux.  et  fit  inscrire  sa  plainte 
(3o  novembre  1897  .  Il  crut  d'abord  que  Pellieux  était  étranger 
à  cette   surveillance,  mais  fut  vite  détrompé  {Cass.,  I,  2o3). 


106  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

douter  de  ce  qui  m'est  arrivé  ;  ah  1  l'épouvanlablc  his- 
toire !  c'est  à  en  avoir  les  cheveux  blancs  !  »  PelHeux  lui 
présenta  le  petit  bleu;  Picquart  observa  :  c  Je  crois  le 
reconnaître;  pourtant,  il  me  semble  que  l'écriture  était 
plus  homogène  (  1  )»  .  l'A  cause  du  grattage  d'Henry.) 
Pellieux.  sèchement,  dit  que  la  pièce  n'était  pas  au- 
thentique et  lui  demanda  pourquoi  il  avait  fait  dis- 
paraître des  photographies  de  la  carte-télégramme  les 
traces  de  déchirure.  Mais  il  ne  lui  dit  rien  de  toutes  les 
autres  accusations  qu'Henry  et  Lauth  avaient  portées 
contre  lui  (2).  Picquart,  pourtant,  se  sentait  enveloppé 
d'un  immense  filet.  Pellieux  lui  disait  tantôt  :  a  Vous 
êtes  un  témoin,  vous  n'êtes  pas  accusé  »,  et  tantôt  : 
«  Vous  avez  commis  une  faute  très  grave  ;  je  suis  obligé 
d'en  référer  au  gouverneur;  vous  avez,  d'ailleurs,  de- 
mandé vous-même  une  enquête  (3).  »  La  séance  fut 
lourde  (4).  H  l'autorisa  à  voir  les  membres  de  sa  famille 
et  quelques  amis  militaires  ;  mais  il  lui  fit  promettre  de 
ne  pas  voir  d'autres  personnes  et,  notamment,  Le- 
blois  (5). 

L'avocat  lui  ayant  fait  parvenir  une  lettre,  Picquart 
la  brûla  sans  la  lire. 

A  la  seconde  séance,  il  voulut  parler  du  bordereau  :  vi- 
vement, Pellieux  s'y  opposa,  alléguant  que  le  bordereau 
avait  été  attribué  par  un  jugement  à  Dreyfus  et  qu'il 
faut  respecter  la  chose  jugée  [(S).  Il  lui  montra  le  docu- 
ment libérateur:  la  pièce  Canaille  de  D...  (7),  lui  deman- 
da, très  sévèrement,  s"il  connaissait  une  femme  du  nom 

(1)  Enq.  Pellieux.  26  novembre  1897. 
{2'  Cass.,l.  2o3  :  Bennes,  I,  470,  Piccjuart. 
3;  Procès  Zola,  I,  340,  Pellieux:  Cass.,  I,  2o3,  Pic<iuart. 
(4:  Procès  Zola.  I,  292.  Picquail. 
(5)  Cass.,  I.  2o3.  Picquart. 
(61  Procès  Zola.  I,  273,  Pellieux. 
(71  IhuL.  3i7,  Picquart. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  107 

de  Speranza  et  lui  présenta  la  lettre  signée  de  ce  nom, 
qu'Henry  avait  «  interceptée  »  en  1896.  Piequart  rat- 
tacha aussitôt  cette  lettre  aux  dépêches  qu'il  avait 
reçues  en  Tunisie  ;  c'était  une  machination  évidente 
d'Esterhazy  et  de  ses  amis.  Il  donna,  en  souriant,  le 
sens  du  vocabulaire  bizarre,  mais  inofîensif,  de  Ducasse. 
Enfin,  Pellieux  l'interrogea  sur  les  prétendues  perqui- 
sitions chez  Esterhazy,  sur  Leblois,  sur  sa  vie  privée  et 
sur  ses  fréquentations,  sur  une  femme  qui  habitait  dans 
la  même  maison  que  lui,  et  sur  ses  ^  pratiques  d'occul- 
tisme (1)  ».  Il  lui  dit  aussi  —  le  tenant  d'Esterhazy  qui 
le  savait  de  la  dame  voilée  (2)  —  que  les  deux  télégram- 
mes émanaient  de  SoulTrain.  «  à  la  solde  d'Isaïe  Levail- 
lant  et  l'un  des  fervents  défenseurs  de  Dreyfus  ». 

Pellieux  poursuivit  cet  interrogatoire  avec  une  dureté 
et  une  brutalité  croissantes.  Paternel  et  familier  avec 
Esterhazy,  obséquieux  avec  Scheurer,  il  traitait  Pic- 
quart  en  coupable  3).  Il  eût  été  plus  franc  de  le  faire 
interroger  par  Esterhazy  et  par  Henry. 


X 


Les  journaux  racontèrent  que  Piequart  n'avait  apporté 
à  Pellieux  aucune  preuve  de  la  trahison  imputée  à  Es- 
terhazy ;  il  s'était  borné  à  prétendre  qu'Esterhazy  tou- 
chait de  l'argent  à  la  fois  du  ministère  et  des  Alle- 
mands et  des  Itahens,  qu'il  avait  ainsi  trompé  tout  le 
monde  et  qu'il  avait  un  complice  à  rÉtat-Major('|j.  Déjà, 

(i)  Procès  Zola,  I,  298  :  Ca.s\s..  I,2o3:  Inslr.  Fabre,  108,  Picquarl. 

2)  Cass.,  II,  223,  Esterhazy. 

3;  Procès  Zola.  I,  298,  Piciiuart. 
(4    Malin  du  26  novembre  1897. 


lOS  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Rochefort  avait  attribué  à  Mathieu  Dreyfus  l'idée  d'at- 
ténuer son  accusation  et  de  soutenir  qu'Esterhazy  n"é- 
tait  qu'un  escroc,  attaché  au  contre-espionnage,  et  qui 
avait  écrit  le  bordereau  par  ordre  (i).  C'est  la  thèse 
qu'Esterhazy  adoptera  plus  tard.  Drumont  le  fît  ques- 
tionner par  un  de  ses  rédacteurs  ;  Esterhazy  répliqua 
que  «  c'était  idiot  (2)  ». 

Il  n'en  était  pas  encore  réduit  à  ces  défaites.  Du  Paty 
lui  faisait  dire  par  Christian  qu'il  ne  passerait  même  pas 
en  conseil  de  guerre.  Il  combina  avec  Henry  un  nou- 
veau stratagème  qui,  avec  un  peu  de  chance,  permet- 
trait à  Pellieux  de  clore  immédiatement  son  enquête  et 
de  nous  faire  écraser,  Scheurer  et  moi,  sous  les  huées. 

Il  s'agissait  de  prendre  «  les  faussaires  à  leur  propre 
piège  »,  —  c'est-à-dire  de  fabriquer  un  faux  de  plus. 

Lemercier-Picard  était  alors  le  faussaire  favori  d'Hen- 
ry ;  il  fut  chargé  de  l'opération.  Il  était  beau  parleur, 
l'extérieur  d'un  sous-officier  retraité  (il  portait  le  ru- 
ban de  la  médaille  militaire),  la  physionomie  énergique, 
avec  un  œil  qui  louchait  (3  ) . 

Il  se  présenta,  d'abord,  dans  les  bureaux  du  journal 
Le  Radical,  dont  Ranc  était  le  collaborateur,  et  dans 
ceux  du  Figaro,  où  il  fut  reçu  par  de  Rodays.  Il  raconta 
qu'il  était  au  service  du  bureau  des  renseignements  et 
qu'il  avait  été  chargé,  le  i5  décembre  1898,  de  filer  deux 
officiers  dont  les  allures  étaient  suspectes.  Ils  fréquen- 
taient le  secrétaire  d'une  ambassade  étrangère  qui  ré- 
pondait au  nom  d'OUo.  L'un  d'euxétait  Esterhazy,  l'autre 
un  officier  du  nom  de  Milon-Mercier.  Quelques  jours 
après,  le  24  décembre,  il  les  avait  suivis  à  Bruxelles  où 
Milon-Mercier  avait  disparu,  pendant  qu'Esterhazy,  avec 

(1)  Inlransigeanl  du  19  novembre  1897. 

(2)  Libre   Parole  du  20. 

(3)  Écho  de  Paris  et  Figaro  du  6  mars  1898,  etc. 


l'enquête   de   PELLIEUX  109 

une  dame,  était  descendu,  sous  le  nom  de  Thérouanne, 
au  Grand  Hôtel. 

Cette  date  du  24  décembre  1898  avait  été  donnée  par 
Esterliazy  ;  il  était  alors  malade  à  Rouen,  forcé  de  garder 
le  lit,  visité  tous  les  jours  par  le  major  et  des  camarades 
qui  en  auraient  témoigné  (1). 

Le  lendemain ,  l'agent  s'était  introduit  dans  la 
chambre  d'Esterhazy  pendant  une  absence  et  y  avait 
dérobé,  dans  une  sacoche  de  sa  compagne,  une  lettre 
chiffrée.  fC'était  un  chiffre  analogue  à  celui  dont  Hen- 
ry avait  fait  usage  pour  la  première  lettre  à  l'encre  sym- 
pathique qui  avait  été  adressée  à  Dreyfus,  à  llle-du- 
Diable.)  Il  lut  ce  qui  suit  : 

17  Décembre  1898. 

Madame,  votre  exigence  dépasse  toute  hinite.  Yow-^  ne 
tenez  aucun  compte  des  sommes  versées,  beaucoup  pkis 
considérables  que  celles  qui  vous  avaient  été  promises. 
Et  cependant  vous  n'avez  pas  livrée  (s/c)  la  totalité  des  do- 
cuments contenus  dans  votre  bordereau.  Faites-moi  tenir 
la  pièce  en  question  et  satisfaction  vous  sera  donnée. 

Veuillez  dire  à  Walsin  que  je  serais  {sic]  jeudi  soir  chez 
Sternberg.  A  vous. 

Otto. 

•  L'agent  avait  aussitôt  porté  celte  pièce  à  Sandherr 
et  n'avait  plus  entendu  parler  de  rien.  Au  mois  de  janvier 
suivant,  ilavaitétéenvoyéàCoblence,en  mission'secrète, 
sous  le  nom  de  Lemercier  —  il  disait  s'appeler  Pi- 
card (21.  —  -Mais,  dénoncé  sans  doute  par  Eslerhazy,    il 

(1)  Récit  d'Esterliazy  dans  le  Malin  du  28  mai  1899.  — 
Esterhazy  dit  que  l'aftaire  fut  coml)inée  avec  lui  par  Henry  et 
Du  Paty:  et  de  l'assentiment  de  Gonse. 

(2  II  s'était  présenté  au  Radical  et  au  Figaro,  sous  le  nom 
de  Picard.  Quand  je  fus  amené,  comme  on  le  verra,  à  racon- 
ter l'incident,  je  craignis  qu'en  désignantle  fourbe  sous  le  nom 


110  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

avait  été  arrêté  et,  après  sept  mois  de  prévention,  con- 
damné à  trois  ans  de  forteresse.  A  sa  sortie,  il  a  vai- 
nement demandé  à  l'État-Major  de  le  reprendre.  Ni 
le  ministre  de  la  Guerre,  ni  le  Président  de  la  Répu- 
blique, à  qui  il  sest  adressé,  n'ont  voulu  lui  venir  en 
aide.  Un  de  ses  amis,  agent  de  la  Sûreté,  vient  de 
l'avertir  qu'on  cherche  à  le  «mettre  à  Tabri  »  et  ren- 
gage à  prendre  la  fuite.  Il  préfère  se  venger,  démas- 
quer les  coquins,  et  demande  à  me  voir  ou  à  voir 
Scheurer. 

Un  rédacteur  du  Figaro  (i),  ayant  recueilli  ce  récit, 
vint  me  trouver.  Le  mot  de  bordereau,  dans  une  lettre 
du  17  décembre  189.3,  dénonçait  à  lui  seul  la  fourberie. 
Il  n'avait  pris  ce  sens  particulier  que  depuis  le  procès 
de  Dreyfus.  Je  refusai  de  voir  l'individu  avant  de 
m'étre  renseigné  (2).  Le  lendemain,  Lemercier-Pi- 
card  me  fit  tenir,  toujours  par  le  même  canal,  la  pièce 
signée  Ollo,  insistant,  plus  vivement  encore,  pour  être 
reçu.  J'examinai  la  lettre  et  j'y  découvris  deux 
fautes  d'orthographe  ;.3;  qu'un  secrétaire  d'ambassade 
n'aurait  jamais  commises.  J'appris  de  Mathieu  Dreyfus 
qu'il  avait  déjà  éconduit  l'individu  ('4)  et  de  Leblois  que 
Mercier-Milon  était  le  meilleur  ami  de  Picquart  (5).  Ainsi, 

de  Picard,  il  ne  se  produisit  une  confusion  dans  certains  espril s. 
Je  l'appelai,  en  conséquence,  de  ses  deux  noms  unis  :  Lemercier- 
Picard.  Celte  appellation  lui  est  restée.  Elle  avait  ses  incon- 
vénients. Elle  permit,  en  effet,  à  Roget  et  aux  autres  de  dire 
que  lElat-Major  n'avait  jamais  eu  un  agent  de  ce  nom  à  son 
service . 

(1)  Emile  Berr.  Lomercier-Picard  fit  le  même  récit  au  colo- 
nel Se\er,  député  du  Nord. 

!2   2()  novembre  1897. 

(3)  Livrée  pour  livré,  serais  pour  serai. 

(4)  Il  lui  avait  dit  'l'aller  raconter  son  histoire  à  Pellieux. 

(5,  Je  m'étais  également  informé  à  Bruxelles  ;  je  sus,  deux 
jours  plus  tard, qu'aucun voyageurdunomde  Thérouanne  n'était 
descendu,  le   24  décembre  i8<)3,   au  Grand  Hôtel.  La  chambre- 


L  ENQUETE    DE    PELLIEIX  111 

la  pièce  était  un  faux,  le  prétendu  agent  un  émissaire 
des  protecteurs  d'Esterhazy. 

Je  décidai  de  garder  la  lettre  chiffrée  pour  en  accabler^ 
au  bon  moment,  les  faussaires. 

Lemercier-Picard  me  l'ayant  fait  réclamer,  je  répon- 
dis par  un  refus  ;  je  refusai  également  un  rendez-vous 
qu'il  me  fit  proposer,  la  nuit,  dans  une  maison  mysté- 
rieuse de  la  plaine  Monceau. 

Le  plan  des  fourbes  était  ingénieux  :  ils  imaginaient 
que,  sans  examen,  j'aurais  porté  aussitôt  la  pièce  «  Otto  » 
à  Pellieux.  La  fausseté  en  eût  été  vite  établie;  Ester- 
hazy  eût  prouvé  qu'il  était  à  Rouen  le  jour  où  Lemer- 
cier-Picard l'avait  suivi  à  Bruxelles  ;  Pellieux  eût 
conclu  que  tous  les  autres  documents  versés  à  l'en- 
quête étaient  également  des  faux  . 

C'est  ce  dont  convient  Esterhazy  :  «  Une  fois  en  pos- 
session de  la  pièce,  Scheurer  et  Reinach  l'auraient  triom- 
phalement produite  :  et  il  aurait  été  aisé  de  les  con- 
vaincre de  supercherie  (i).  » 

Les  agents  d'Henry  ne  me  virent  pas  prendre  le  che- 
min de  l'hôtel  de  la  place  Vendôme  où  Pellieux  sié- 
geait (2).  Cependant,  le  général  préparait  son  ordon- 
nance de  non-lieu. 


n"  100,  désignée  par  Lemercier,  avait  été  occupéc,'[ce  ?oir- 
là,  par  un  voyageur  qui  venait  de  Paris  par  le  train  de  minuit  et 
demi,  et  qui  donna  le  nom  de  M...  de  L... 

(1)  Matin  du  28  mai  1899. 

{■2>  D'autres  tentatives  du  même  genre  furent  faites  auprès 
de  Mathieu  Dreyfus.  Un  agent,  se  disant  le  colonel  Léon,  essaya 
de  lui  faire  accepter  un  dossier.  Des  inconnus  offrirent  à  une 
femme  à  son  service  des  papiers  qu'elle  refusa  d'accepter.  II 
reçut,  et  je  reçus  également  la  visite  d'un  individu  qui  proposa 
de  faire  évader  Dreyfus.  On  m'envoya  la  lettre,  trouvée  dans- 
une  gare,  d'un  complice  d'Esterhazy. 


n2  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


XI 


On  n'a  pas  oublié  laventure  de  cette  dame  Cartier, 
veuve  du  colonel  de  Boulancy,  qui  avait  été  Tamie  d'Es- 
lerhazy  et  avait  rompu  avec  lui.  Elle  était  en  difficulté  avec 
sa  fille  qui  avait  pour  conseil  FavocatJullemier,  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  qui  cherchait  à  arranger  le  litige. 
Elle  lui  rendit  visite  vers  cette  époque  pour  le  remer- 
cier de  ses  bons  offices,  et,  l'entretien  étant  tombé 
sur  Esterhazy,  elle  dit  qu'il  était  le  dernier  des  misé- 
rables, qu'elle  avait  de  lui  des  lettres  atroces  et  que  qui- 
conque les  lirait,  aussitôt  serait  édifié  sur  le  bandit.  Le 
lendemain,  elle  les  apporta  à  Jullemier,  toute  ravie  de 
l'occasion,  et  le  pria  de  les  montrer  à  ses  amis.  On  en  a 
déjà  lu  les  principaux  passages  (i). 

A^oilà  donc  ces  lettres  en  circulation.  Jullemier  s'en 
va  à  la  chasse  avec  des  camarades  à  qui  il  les  fait  voir. 
On  compare  avec  des  fac-similés  du  bordereau.  C'est  la 
même  écriture.  Et  tous  de  souhaiter  que  l'auteur  de  ces 
furieuses  invectives  et  du  bordereau  n'échappe  pas  au 
châtiment  qu'il  a  mérité. 

Le  jour  d'après,  un  des  chasseurs  fit  avertir  Scheurer 
de  l'incident;  aussitôt,  il  se  rendit  chez  Jullemier  qui  ne 
fil  nul  embarras  de  lui  communiquer  les  lettres.  Scheu- 
rer engagea  l'avocat  à  les  porter  à  Pellieux  :  «  Il  est 
circonvenu,  il  s'apprête  à  innocenter  Esterhazy,  à 
laisser  à  jamais  Dreyfus  dans  son  bagne.  »  Après 
quelque  discussion  ,  Jullemier  donna  les  lettres  à 
Scheurer  pour  qu'il  les  montrât  lui-même  à  Pellieux, 

(i)  Voir  t.  II,  34,  35,  36,  3;. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  113 

mais  avec  rengagement  de  les  lui  rapporter  ensuite. 
Il  les  rendra  à  M"""  de  Boulancy,  chez  qui  le  gé- 
néral n'aura  plus  qu'à  les  faire  prendre,  si  elle  consent, 
puisqu'elle  veut  se  venger,  à  ce  que  sa  vengeance  serve 
une  bonne  cause. 

Quand  Scheurer,  le  lendemain,  lut  à  Pellieux  les 
lettres,  le  général,  dabord,  essaya  de  rire  (i).  Puis, 
sous  la  parole  sévère  de  Scheurer,  il  comprit  qu'il  fallait 
s'exécuter.  Il  consulta  Bertulus  qui  l'engagea  à  faire 
procéder  à  une  «  saisie  régulière  (2)  ».  Il  s'y  résigna. 
Cependant,  le  commissaire  qu'il  envoya  chez  M"^  de 
Boulancy  commença  par  lui  dire  qu'elle  était  libre 
de  brûler  ses  papiers  (3).  Elle  les  livra. 

Le  singulier  eût  été  que  cette  afTairé,  où  il  y  eut  beau- 
coup d'allées  et  venues,  fût  restée  secrète.  Sans  qu'on 
sache  comment,  Esterhazy  fut  averti  que  ses  lettres, 
dont  M'"-  de  Boulancy  l'avait  déjà  menacé,  étaient  aux 
mains  de  ses  ennemis,  qu'elles  allaient  être  publiées  (4). 
Il  crut  à  un  réveil  brusque  du  vieux  bon  sens  français 
et  se  sentit  perdu.  Henry,  ni  Boisdeffre ,  ni  per- 
sonne, ne  pourra  plus  le  sauver  quand  seront  connus 
ses  blasphèmes  contre  l'armée  et  contre  la  France. 
Tézenas,  vers  la  même  époque,  s'inquiéta,  avertit  son 
son  client  :  on  avait  à  faire  à  forte  partie  ;  malgré  la 
bienveillance  de  Pellieux,  il  fallait  prévoir  le  pire. 
Esterhazy  eut  alors  le   frisson   de   l'île  du  Diable,  et 

(i)  Mémoires  de  Scheurer. 

(2)  Procès  Zola,  II,  87,  Pellieux. 

(3j  Aymard  nia  l'incident    Temps  du  2  décembre  1897). 

(^)  Il  le  dit  lui-même  à  un  rédacteur  de  la  Patrie,  qui,  le  jour 
où  parurent  les  lettres,  se  rendit  chez  lui  à  la  première  heure  : 
«  J  étais  au  courant  des  manœuvres  des  amis  de  Dreyfus  ;  je 
suis  même  persuadé  qu'elles  vont  continuer  de  se  produire. 
Ces  documents  sont  faux.  »  [Pairie,  antidatée,  du  29  novembre.) 
—  A  Tézenas,  il  dit,  au  contraire,  qu'il  avait  été  surpris  parla 
publication  des  lettres. 


lU  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

résolut  de  fuir.  C'était  la  veille  du  jour  où  Scheurer 
se  rendit  chez  Pellieux.  Il  n'y  avait  plus  de  temps 
à  perdre.  Dès  que  les  lettres  auront  été  livrées,  il  sera 
arrêté. 

Incapable,  en  tout  temps,  de  dominer  ses  nerfs,  épuisé, 
depuis  des  mois,  par  les  affres  sans  cesse  renaissantes 
de  la  peur,  il  se  trahit  lui-même  par  l'excès  de  son  agi- 
tation. Il  parla  d'un  voyage  à  Bruxelles,  pour  avoir  des 
documents.  Les  agents,  qui  le  suivaient,  avertirent  le 
préfet  de  police. 

La  fuite  d'Esterhazy  eût  été  désastreuse  pour  le  gou- 
vernement :  pourquoi  l'avoir  laissé  en  liberté?  La  fuite 
d'un  accusé  quel  qu'il  soit,  c'est  l'aveu  ;  ici,  elle  se  com- 
plique de  désertion;  et,  de  l'autre  côté  de  la  frontière, 
Esterhazy,  impunément,  dira  ce  qu'il  voudra.  Mieux  vaut 
l'arrêter.  Ainsi,  le  gouvernement  prouvera  son  impartia- 
lité. Il  aura  le  temps  de  retourner  ses  batteries,  pendant 
qu' Esterhazy  réfléchira  en  prison. 

Billot  convint  qu'il  ne  fallait  pas  laisser  échapper  Es- 
terhazy ;  Barthou  lui  demanda  de  le  saisir  officiellement 
de  l'incident.  Cette  conversation  entre  les  deux  ministres 

0 

et  le  préfet  de  police  eut  lieu  pendant  une  soirée  à 
l'Elysée  (i).  Billot  rentra  précipitamment  au  ministère 
de  la  Guerre,  écrivit  lui-même  à  Barthou,  pour  qu'il  télé- 
graphiât aux  commissaires  spéciaux  le  signalement  d'Es- 
terhazy avec  l'ordre  formel  de  l'arrêter,  s'il  essayait  de 
passer  la  frontière.  La  dépêche  fut  envoyée  dans  la 
nuit  (2). 

Cette  même  nuit,  Esterhazy,  accompagné  de  plusieurs 
amis  et  d'un  rédacteur  de  la  Lilwe  Parole.  Gaston  Méry, 
courut  en  fiacre    à  travers  Paris,    comme  un  fou.  Il 

(1)  25  novembre  1897. 

(2)  26  novembre^  deux  heures  du  matin,  à  tous  les  commis- 
saires de  la  frontière,  à  ceux  des  ports. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  115 

essayait  de  dépister  les  agents  à  ses  trousses;  très  tard, 
après  minuit,  il  se  colleta  avec  l'un  deux,  qu'un  de  ses 
compagnons  mena  au  poste.  Les  autres  agents  perdi- 
rent sa  trace  (i);  mais  il  était  trois  heures  du  matin  ;  il 
ajourna  son  départ. 

Billot,  le  lendemain,  se  confessa  à  BoisdefTre;  Henry, 
évidemment,  expliqua  à  Esterhazy  que  la  fuite,  loin  de  le 
sauver,  le  perdrait  sans  rémission,  puisque,  arrêtée  la 
frontière,  il  ne  quitterait  plus  la  prison  que  pour  le 
bagne. 


XII 


Les  lettres  à  M""^de  Boulancy,  publiées  par  le  Figaro. 
(la  lettre  «  du  Llilan  ')  en  fa  -similé.  en  regard  du  bor- 
dereau), causèrent,  chez  quelques  milliers  de  Français 
et  dans  le  reste  du  monde,  une  vive  émotion.  Quel 
drame  extraordinaire,  avançant  à  coups  de  théâtre,  où 
l'imprévu  devient  la  règle  !  Le  petit  groupe  des  parti- 
sans delà  Revision  crut  la  bataille  gagnée.  Qui,  jamais, 
a  parlé  de  l'armée  avec  plus  de  haine,  de  la  France  avec 
plus  de  mépris  ?  Et  ce  mépris,  cette  haine,  on  les  sent 
sincères.  Le  misérable  ne  joue  pas  les  Coriolan.  Il  assis- 
terait avec  joie  à-une  nouvelle  invasion;  il  la  guiderait; 
il  brûlerait  et  massacrerait  comme  il  le  dit.  C'est  l'âme 
d'un  traître  —  et  c'est  l'écriture  du  bordereau  ! 

Ces  prévisions  furent  très  vite  démenties.  Vous  auriez 
publié,  il  va  un  mois,  une  seule  de  ces  lettres  :  la  cause 
eût  été  entendue  aussitôt.  A  chacun  des  millions 
d'hommes  qui  l'aurait  lue,  dans  le  calme  et  la  réflexion, 

1  Récit  du  Jour  28  novembre  1897;,  confirmé  par  le  rapport 
de  la  police  (dossier  de  la  Cour  de  cassation). 


116  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

serait  apparue,  à  la  minute,  la  simple,  si  simple  vérité. 
Maisces  hommes,  qui  revivront  un  jour,  sontévanouis.  Ils 
se  sont  absorbés  dans  un  immense  animal  collectif  qui,  du 
reste,  est  ivre.  Vous  lui  montreriez  Esterhazy  livrant, 
l'un  après  l'autre,  contre  autant  de  sacs  d'écus,  tous  les 
secrets  de  la  défense  nationale  à  Schwarzkoppen  :  il  ne 
le  verrait  pas.  Ou,  mieuxencore,  il  jurerait  que  c'est 
Dreyfus,  qui  a  pris  l'apparence  d'Esterhazy,  lui  a  volé 
ses  traits  comme  son  écriture. 

Henry  a  deux  manières  principales  de  parer  les  coups  : 
fabriquer  des  faux  et  accuser  ses  ennemis  d'en  forger. 
La  manœuvre  fut  promptement  réglée.  Esterhazy  va 
crier  :  «  Au  faux  !  «  Henry,  par  Boisdefïre,  forcera  Billot 
à  lui  faire  écho. 

Le  même  soir,  dans  une  note  officielle  où  il  n'y  a  de 
lui  que  la  solennité,  Billot  annonça  que  l'enquête,  «  qui 
approchait  de  son  terme  »,  allait  continuer  «  pour  vérifier 
l'authenticité  des  lettres  »  attribuées  à  Esterhazy. 

Voilà,  et  par  le  Gouvernement,  ouverte  la  fissure  par 
où  pénétrera  d'abord  le  doute. 

Le  faux,  c'est  la  question  préalable.  Les  experts  pro- 
nonceront. Cependant,  le  seul  soupçon  d'une  forgerie 
arrêtera  l'indignation,  le  dégoût. 

L'auteur  de  la  note  a  tenu  à  préciser  que  «  Pellieux 
consacre  tous  ses  soins»  à  celte  vérification;  (elle  est 
donc  difficile  ?)  «  Dès  que  ce  travail  sera  terminé,  il 
prendra  ou  provoquera,  en  la  plus  complète  indépen- 
dance et  l'impartialité  la  plus  absolue,  toutes  les 
mesures  que  pourra  comporter  la  situation.  »  C'est  l'or- 
dinaireoffice  des  juges;  mais  ils  ne  l'annoncent  pas.  Aqui 
s'adresse  l'avertissement?  Aux  faussaires  présumés  ou 
bien  à  Esterhazy  ?  Il  eût  été  trop  dangereux  de  le  couvrir 
tout  de  suite.  On  eût  risqué  de  heurter  l'opinion  de  front  ; 
mieux  vaut  l'intoxiquer  d'un  nouveau  poison, l'endormir. 


L  ENQUKTE    DE    PELLIEUX  117 

Entre  la  dépêche  de  Barthou,  du  2G  novembre,  à  la 
requête  de  Billot,  et  cette  note  du  28,  que  s'est-il  passé  ? 
Le  jour  même  où  éclatent  les  lettres  à  M*"*  de  Boulancy, 
devant  quels  nouveaux  chantages  Billot  a-t-il  capitulé, 
une  fois  de  plus  ? 

Henry,  d'autres  encore,  portèrent  à  la  presse  le 
mot  d'ordre  :  Si  ces  abominables  lettres  sont  au- 
thentiques, Esterhazy  est  certainement  un  bandit, 
peut-être  un  traître;  «  il  n'est  pas  un  crime  dont  il  ne 
soit  capable  »;  «  il  ne  saurait  figurer  une  minute  de  plus 
dans  l'armée  »;  «  on  peut  tout  attribuer  à  l'homme  qui 
aurait  écrit  ces  lignes  effrayantes  »;  mais,  d'abord,  il 
faut  savoir,  il  est  juste  de  savoir  si  ce  ne  sont  pas  des 
faux  (1). 

De  toutes  parts,  depuis  de  longs  jours,  chacun  par- 
lait de  fausses  pièces,  de  décalques,  de  procédés  pour 
imiter  les  écritures.  Certains  de  ces  procédés  sont  à  la 
portée  du  premier  venu.  Vous  photographiez  une  page 
banale,  quelconque,  d'écriture;  sur  l'épreuve  vous  dé- 
coupez chaque  lettre  ;  vous  faites  ainsi  un  alphabet  ; 
avec  les  lettres  de  cet  alphabet,  les  ajustant  et  les  col- 
lant l'une  à  côté  de  l'autre,  vous  composez  telle  phrase 
qu'il  vous  plaît  ;  vous  photographiez  à  nouveau;  et  vous 
obtenez  ainsi  en  fac-similé,  dans  l'écriture  authentique 
de  l'homme  que  vous  voulez  perdre,  une  page  qu'il  n'a 
jamais  écrite    2). 

Il  manque,  sur  le  fac-similé,  la  couleur  de  l'encre,  les 
liaisons  entre  les  lettres,  le  mouvement  graphique.  Et  il 
n'y  a  pas  de  texte  original.  Mais  qu'importe  1 

Esterhazy  exposa  lui-même  ce  procédé  que  les  juifs 
(si  riches,  si  forts)  avaient  su  perfectionner.  Déjà,  le  bor- 

(1)  Petit  Journal,  Soir,  Autorité,  Presse,  Écho  de  Paris,  etc. 

(2)  Le  procédé  avait  été  indiqué,  la  veille,  27  novembre,  dans 
le  journal  la  Science  Française,  par  Emile  Gautier. 


118  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dereau  (de  Dreyfus)  a  été  décalqué  sur  son  écriture.  Cette 
fois,  le  Syndicat,  «  pour  17.000  francs  (1)  »,  a  acheté  de 
vieilles  lettres  adressées,  en  toute  confiance,  il  y  a  près 
de  vingt  ans,  à  une  amie.  «  Un  travail  savant  de  labora- 
toire »  en  a  fait  les  faux  qui  viennent  d'être  publiés; 
«  sans  doute  sortira-t-on  d'autres  pièces  pour  le  per- 
dre (2)  »  !  Quand  il  a  connu  cette  nouvelle  infamie,  le 
pauvre  homme  a  été  pris,  d'abçrd,  «  d'un  tremblement 
convulsif  (3)  »;  puis,  la  colère  l'emportant  sur  la  souf- 
france, il  avait  résolu  de  se  ruer  sur  ses  ennemis,  de  les 
bâlonner  à  mort.  Mais  son  avocat,  et  le  général  de  Pel- 
lieux,  à  qui  il  a  porté  tout  de  suite  sa  véhémente  protesta- 
tion, l'en  ont  détourné.  C'est  à  sa  propre  demande  que 
l'enquête  continue  (^4)-  "  Prochainement,  le  général  lui- 
même  va  démontrer  que  ces  lettres  sont  des  faux  (5)  !  » 
Les  journaux  de  la  congrégation  et  de  l'Etat-Major 
enregistrèrent,  le  plus  sérieusement  du  monde,  ces  sot- 
tises (6), mais,  surtout,  commentèrent  lanote  duministre 
de  la  Guerre.  Pour  plus  de  sûreté,  d'ailleurs,  ils  ne  re- 
produisirent pas  les  lettres  à  M™*"  de  Boulancy(7).  Leurs 
lecteurs  (des  millions  de  Français)  vont  les  ignorer.  Ils 


(i^i  Écho  de  Paris.  —  «  Pour  20.000.   »  [Malin  du  29  novembre 

1897)-. 

(2)  Echo  de  Paris,  Pairie,  etc. 

(3)  Pairie. 

(4)  Inlransigeanl  du  3o  novembre. 

(5)  Écho  de  Paris  (antidaté)  du  !«'  décembre. 

(6)  Écho  de  Paris,  Éclair,  Libre  Parole,  Gaulois,  Aulorilé,  Jour. 
Pairie,  Soir,  Inlransigeanl,  Journal,  elc. 

(7)  Ni  le  Pelit  Journal  (1.000.000  d'exemplaires),  ni  VÉcho  de 
Paris  (200.000),  ni  l'Intransigeant  (200.000.)  «  Ces  lettres  sont 
fausses,  écrivait  Rocheforl,  nous  ne  voulons  pas  nous  rendre 
coupables  d'un  faux  en  les  reproduisant.  »  3o  novembre,)  Son 
beau-frère  Vervoort,  avant  que  la  consigne  eût  été  donnée,  avait 
plaidé  les  circonstances  atténuantes  :  «■  Ces  lettres  ont  été 
écrites  dans  une  lieure  d'exaspération,  elles  sont  d'un  aigri^ 
d'un  exalté.  »  (Jour.) 


L  ENQUÊTE    DE    PELLIEUX  119 

sauront  seulement  que  le  Syndicat  des  juifs  a  fabriqué 
des  pièces  infâmes,  «  maquillé  »  des  lettres,  pour  perdre 
le  brave  commandant.  Bientôt,  les  faussaires  seront 
sous  la  main  de  la  justice  ;  il  n'y  aura  pas  de  châtiment 
trop  sévère  pour  eux  (i).  Et  Rochefort  nomme  le  faus- 
saire :  C'est  moi,  «  le  dispensateur  des  millions  du  Syn- 
dicat, l'inspirateur  de  Scheurer  ».  Je  suis,  au  surplus, 
coutumier  du  fait.  J'ai  publié,  autrefois,  une  fausse 
lettre  de  Rochefort  à  Gambetta  ;  plus  tard,  j'ai  «  calli- 
graphié »  de  faux  actes  de  naissance,  avec  un  po- 
licier nommé  Dietz,  pour  établir  que  Boulanger  est 
le  frère  d'un  assassin  ;  mais  j'avais  été  démasqué  à 
temps  (2). 

Les  journaux  royalistes  publièrent,  le  même  jour,  un 
manifeste  du  duc  d'Orléans  (3).  Sourd  aux  conseils  de 
Dufeuille,  échauffé  par  déjeunes  seigneurs  qui  croient 
l'heure  venue  pour  le  prétendant  de  monter  à  cheval,  il 
a  confié  au  colonel  de  Parseval  «  les  révoltes  de  son 
cœur  »  : 

L'honneur  de  l'armée  était  resté  inviolé;  qui  donc 
plus  que  moi  aurait  à  cœur  de  le  défendre?  Puis-je  ou- 
blier à  quelle  hauteur  l'avaient  placé  les  rois,  mes  ancê- 
tres?... Par  suite  de  cfuelle  étrange  et  déplorable  inertie  l'a- 
t-on  laissée  exposée  à  de  pareilles  épreuves  ?  Pour  moi,  s'il 
plaît  à  Dieu  de  me  rendre  un  jour  la  couronne,  j'ose  dire 
que  je  saurai  trouver  dans  la  conscience  de  mon  devoir 
et  de  mon  droit,  et  dans  la  puissance  des  institutions  mo- 
narchiques, la  force  nécessaire  de  protéger,  comme  il 
convient,  l'honneur  des  soldats  de  la  France. 

Jusqu'à  présent,  l'honneur  du  seul  Esterhazy  avait  été 


(i)  Libre  Parole.  Écho  de  Paris.  Éclair,  etc. 
{i)Iniransigeanl  (antidaté:  du  3o  novembre  1897. 
(3)  De  Londres,  le  26  novembre. 


120  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

mis  en  cause.  Les  lettres  à  M™^  de  Boulancy  ne  détrom- 
pèrent pas  les  royalistes,  ou  ils  feignirent  de  n'y  attacher 
aucune  importance.  D'ailleurs,  les  gens  de  Coblence 
avaient  parlé  du  même  ton. 

Si  ces  lettres  avaient  été  signées  de  Dreyfus,  qui  se 
fût  avisé  de  réclamer  une  autre  preuve  ?  C'est  l'âme  de 
la  race  j  ui ve  qui  s'y  fût  révélée  (de  David  aux  Macchabées 
et  de  Jésus  à  Spinoza).  Entendez-vous  Drumont  et  Ro- 
chefort?  Mais  elles  ne  sont  pas  d'un  juif.  Le  sens  moral 
de  ce  peuple  a  reçu  tant  d'atteintes  que  des  artistes 
trouvèrent  piquant  de  vanter  la  beauté  sauvage  de  ces 
métaphores  de  mauvais  lieu  ;  ils  admirèrent  le  «  rouge 
soleil  de  bataille  »,  évoquèrent  les  grands  condottières. 
Le  tort  d'Esterhazy,  c'est  de  ne  pas  avoir  été  un  con- 
temporain de  Castruccio  Castraccani. 

Bientôt,  on  n'entendit  plaider  que  les  circonstances 
atténuantes  ;  toute  la  colère  était  contre  la  Boulancy  qui 
avait  livré  ou  falsifié  les  lettres  de  son  ami.  «  On  de- 
vrait avoir  le  droit,  disait  Christian,  de  la  fouetter  (i)  »  ; 
c'était  l'opinion  des  professionnels  de  l'honneur.  A 
supposer  les  lettres  authentiques,  s'en  suit-il  seulement 
quEsterhazy  ait  l'âme  d'un  traître?  «  Le  traître  est  sou- 
cieux de  cacher  sa  pensée^  il  ne  la  crie  pas  ;  ce  sont  les 
propos  d'un  aigri,  d'un  exalté  (2).  »  Denys  Cochin, 
député  de  Paris,  qui  recherchait  les  causes  généreuses 
et  se  plaisait  aux  idées  générales,  me  dit  :  «  Qui  n'a  eu 
de  tels  accès  de  colère  ?  »  En  tous  cas,  de  ce  qu'Ester- 


(1)  Cass.,  II,  248.  Eslerhazy. 

(2)  Jour  du  29  novemlire  1897.  —  De  même  Drumont.  —  Pelletan 
trouve  que  «  la  publication  des  lettres  d'Esterhazy  est  mala- 
droite. Quel  rapport  cela  a-t-il  avec  l'innocence  de  Dreyfus?  La 
ficelle  est  trop  visible.  »  [Dépêche  du  5  décembre.)  Francis  Char- 
mes attribue  cette  divulgation  à  Mathieu  Dreyfus,  l'en  blâme  : 
«  Il  est  des  bornes  qu'une  certaine  délicatesse  morale  ne  per- 
met pas  de  franchir.  »  {Revue  des  Deux  Mondes  du  i5  janvier  1898.) 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  121 

haz\i  serait  Tauteur  des  lettres,  il  n'en  résulte  pas  qu'il 
soit  l'auteur  du  bordereau  (d'une  écriture  identique)  ; 
dès  lors,  affirme  Alphonse  Humbert,  Dreyfus  continue 
à  être  le  traître  (i). 

L'ancien  rédacteur  du  Père  Duchêne  colportait  le  mot 
d'ordre  de  l'État-Major.  A  la  même  heure,  Pellieux  dit 
à  Scheurer  qu'Esterhazy  contestait  seulement  la  lettre 
«  du  Uhlan  »  ;  le  général  va  donc  la  faire  expertiser  (2), 
mais  il  n'attendra  pas  le  résultat  de  l'examen  pour 
«  conclure  contre  tout  ordre  d'informer  »  :  «  On  ne  m'a 
pas  apporté  de  preuves...  On  m'a  bien  remis  des  pièces 
écrites  par  Esterhazy,  le  fac-similé  du  bordereau.  Mais 
on  ne  fait  pas  de  comparaison  sur  une  photographie.  » 
Scheurer  :  «  Le  bordereau  original  est  au  ministère, 
vous  n'avez  qu'à  l'y  réclamer.  »  Pellieux  :  «  Non,  car, 
en  le  demandant,  j'aurais  l'air  de  mettre  en  doute  l'au- 
torité de  la  chose  jugée  (3).  » 

Scheurer  s'indigne  :  «  Alors,  la  Revision  serait  à  ja- 
mais impossible;  vous  allez  conclure  à  un  non-lieu  sans 
avoir  procédé  à  une  expertise  du  bordereau,  et  c'est 
toute  l'affaire  !  »  Pellieux  se  lève  :  «  ?s'èles-vous  pas. 
Monsieur  le  Président,  l'ami,  l'intime  ami  du  ministre 
de  la  Guerre  ?  —  Nous  sommes  de  vieux  amis.  —  Et  il 
ne  vous  apas  donné  la  preuve  certaine  de  la  culpabilité  de 
Dreyfus? —  Je  la  lui  ai  demandée  en  vain. —  Qu'en  con- 
cluez-vous ?  —  Vous  l'a-t-on  donnée,  à  vous,'  général  ?  » 
Pellieux  hésite  ;  Scheurer  :  <•  Si  je  vous  pose  cette  ques- 
tion, c'est   que  je  vous   trouve,  depuis  quelque  temps, 

(i)  «  Ces  déclarations  d'Humberl,  diiVÉc/io  de  Paris,  rencon- 
Uèrent  l'approbation  de  tous  ». 

,2)  Note  officielle  du  29  novembre  1897  :  «  Bien  que  les  lettres 
publiées  hier  n'aient  pas  de  rapport  immédiat  avec  l'affaire  Drey- 
fus, le  général  de  Pellieux  a  décidé  de  les  soumettre  à  l'exper- 
tise. >'  —Procès  Zola,  II,  88,  Pellieux. 

3)  29  novembre.  —  Procès  Zola,  I,  278,  Pellieux. 


122  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

complètement  changé.  —  Oui,  on  me  Ta  donnée  ^i).  » 
Mais  il  ne  dit|'pas  ce  qu'était  cette  preuve  :  le  faux 
d'Henry. 

Il  avait  entendu,  la  veille,  Lauth  et  Henry,  dans  leurs 
accusations  contre  Picquart(2)  ;  il  entendit,  les  jours  sui- 
vants, Gribelin,  Picquart  (pour  la  troisième  fois).  Gonse, 
et  M""^  de  Boulancy  qu'il  confronta  avec  Esterhazy  (3). 
L'archiviste  confirma  les  dires  d'Henry  et  de  Lauth.  — 
Gonse  expliqua  à  sa  façon  ses  lettres  à  Picquart  et  con- 
firma, à  son  tour,  Lauth,  Gribelin  et  Henry.  —  Picquart 
déclara  qu'en  le  faisant  espionner  par  des  policiers  et 
attaquer  dans  les  journaux,  on  cherchait  à  l'intimider, 
mais  que  ce  serait  en  vain.  11  répondit,  avec  beaucoup 
de  netteté  et  non  sans  quelque  hauteur,  aux  questions 
de  Pellieux  4)  au  sujet  de  M"*^   de  Comminges  à  qui 
Guénée,  ou  quelque  autre  policier,  prêtait  ce  propos  : 
«  Surtout  que  Picquart  n'avoue  jamais  1  »   Pellieux  le 
laissa  dans  l'ignorance  des  charges  accumulées  contre 
lui  par  Henry  et  Lauth  ;  il  lui  dit  seulement  que  des 
officiers  du  bureau  l'avaient  surpris  communiquant  à 
Leblois  le   dossier  secret   de  Dreyfus.  Picquart  se  fit 
alors  autoriser  à  demander  à  l'avocat  à  quelles  dates, 
en  1896,  il  avait  quitté  Paris  et  y  était  rentré.  Pellieux 
y  consentit  et  sut  ainsi  que  Leblois  avait  été  absent  du 
5  août  au  7  novembre,  ce  qui  détruisait  toute  l'accusa- 
tion d'Henry.  —  Enfin,  Esterhazy,  quand  il  fut  confronté 
avec  M™^  de  Boulancy,  l'invectiva  et  la  supplia  tour  à 
tour.  11  était  allé  plusieurs  fois  chez  elle  (5),  pour  la 
conjurer  de   ne   pas   livrer    d'autres   correspondances 


(i)  Mémoires  de  Schecrer. 
(2)  28  novembre  1897. 
(3i  3o  novembre. 

(4)  Cass.,  I,  2o3,  Picquart. 

(5)  Procès  Zola,  I,  5io,  M""  de  Boulancv, 


L  ENQUÊTE    DE    PELLIEUX  12S 

qu'elle  avait  de  lui,  non  moins  détestables  (ij.  Il  avait 
menacé  et  prié  tour  à  tour  sa  «  Gabrielle  »  d'autrefois 
sans  obtenir  d'être  reçu  (2).  Elle  craignait  des  actes  de 
violence.  Il  essaye,  maintenant,  de  lui  arracher  un  men- 
songe ;  que  ces  lettres  lui  ont  été  volées,  que  la  lettre 
«  du  Uhlan  »  est  «  maquillée  (3).  »  (Il  convenait,  on  l'a 
vu,  de  toutes  les  autres  :   «   Les  Allemands  mettront 

tous  ces  gens-là  à   leur   vraie  place Voilà  la  belle 

armée  de  France  !...  etc.  »)  Pellieux,  lui  ayant  déféré  le 
serment,  il  jura  à  nouveau,  en  rejetant  l'aiTreuse  lettre 
sur  la  table,  qu'elle  n'était  pas  de  lui.  La  pauvre  femme, 
bien  qu'épouvantée  et  désolée  de  s'être  frappée  elle-même 
en  frappant  Esterhazy,  se  refusa  pourtant  à  mentir  : 
«  Hélas  !  oui,  toutes  les  lettres  sont  bien  de  lui  !  »  Elle 
dit  seulement  qu'elle  n'en  avait  pas  autorisé  la  publica- 
tion. Pellieux,  lui  aussi,  la  malmena,  lui  reprochant  dure- 
mentd'avoir,veuve  d'un  officier,  cherché  à  porter  atteinte 
à  l'honneur  de  l'armée;  elle  a  commis  un  acte  indélicat 
et  manqué  de  patriotisme  (4).  Au  dehors,  la  presse  l'in- 
sultait, «  gueuse  vendue  aux  juifs  pour  quelques 
deniers  «,  lui  prêtait  des  galanteries  et  de  honteuses 
aventures.  Ainsi,  la  malheureuse  était  punie  autant  pour 
avoir  aimé  Esterhazy  que  pour  l'avoir  trahi.  Elle  était 
pitoyable  et  nul  ne  la  plaignait,  même  ceux  qui  avaient 
tiré  profit  de  sa  vengeance.  Seule,  la  conscience  déli- 
cate de  Scheurer  s'inquiéta  d'avoir  poussé  une  femme 


i'i)  Lettres  à  M'"<=  de  Boulancy  communiquées,  comme  pièces- 
de  comparaison,  aux  experts  (louard,  Belhomme  et  Varinard  : 
pièces  A,  F,  H,  J,  K. 

(2)  Procès  Zola,  I,  5io,  M"^"  de  Boulancy. 

(3)  Récit  de  M""=  de  Boulancy  dans  le  Temps  du  23  dé- 
cembre 1897. 

,4  Patrie  du  i«''  décembre.  —  Clemenceau,  dans  V Aurore  du  2, 
ajoute  ce  détail  que  «  Saussier,  dans  une  autre  chambre,  disait 
militairement  son  fait  à  la  suivante  de  M"*  de  Boulancy  ". 


12i  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dans  un  tel  bourbier.  Elle  y  pataugea  alors  qu'elle  eût 
pu  faire  figure  en  revendiquant  très  haut  d'avoir  voulu 
aider  à  démasquer  un  bandit. 


XIII 


Scheurer,  de  son  dernier  entretien  avec  Pellieux,  avait 
emporté  la  certitude  que  l'enquête  était  une  comé- 
die. Quoi  !  depuis  quinze  jours,  le  monde  entier  croit 
que  des  experts,  discrètement  désignés,  sont  occupés  à 
examiner  le  bordereau,  à  le  comparer  aux  écritures  d'Es- 
terhazy  et  de  Dreyfus  1  Et  nulle  expertise  n'a  été  ordon- 
née, et  sous  quel  prétexte  !  11  n'y  a  d'expertise  que  pour 
la  lettre  «du  Uhlan»,  mais  le  fait  que  cette  seule  pièce  va 
être  examinée,  c'est  la  confirmation  du  doute  favorable 
à  Esterhazy. 

Il  parut  impossible  à  Scheurer  de  garder  pour  lui 
limprudent  aveu  de  Pellieux.  Il  en  informa  ses  amis. 
Au  Sénat,  dans  les  couloirs,  il  se  répandit  en  propos  très 
vifs  contre  Billot.  En  même  temps,  le  scandaleux  déni 
de  justice  fut  dénoncé  par  Clemenceau  et  par  le  Figaro, 
dans  plusieurs  articles,  les  uns  d'Emmanuel  Arène,  les 
autres  que  je  rédigeai  en  collaboration  avec  Leblois. 

Depuis  trois  ans  qu'il  n'avait  pas  été  réélu  à  la  Chambre, 
Clemenceau  faisait  son  apprentissage  du  journalisme. 
Il  tâtonna  assez  longtemps,  cherchant  sa  forme,  volon- 
tiers déclamateur,luiqui  avait  porté  à  la  tribune  la  parole 
la  plus  nerveuse  et  la  plus  cinglante  qu'on  eût  encore 
entendue.  Maintenant,  au  service  de  cette  grande  cause, 
l'écrivain  va  égaler  l'orateur,  précis,  hautain,  logicien 
impitoyable,  d'une  ironie  qui  déchire  et  qui  mord,  ser- 
rant chaque  question  à  l'étrangler,  et,  parfois,  d'un  mou- 


I 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  125 

vement  brusque,  s'échappant,  comme  une  flèche,  vers 
les  sommets.  Il  s'était  fait,  au  cours  dune  longue  car- 
rière, beaucoup  d'ennemis,  mésestimé  par  les  uns.  haï 
par  les  autres,  craint  de  presque  tous.  Convaincu  de  la 
scélératesse  d'Esterhazy,  il  ne  l'était  pas  encore  de  l'in- 
nocence de  Dreyfus,  parce  qu'il  ne  pouvait  imaginer  que 
le  ministère  de  la  Guerre,  sous  la  République,  eût  violé 
les  garanties  de  la  loi  pour  faire  condamner  un  soldat 
indemne  de  toute  faute.  Peut-être  le  juif  n"a-t-il  commis 
qu'une  imprudence  :  il  l'expie  trop  durement  ;  pourtant, 
il  n'est  pas  possible  qu'il  soit  sans  reproche.  Mais  le  cer- 
tain, c'est  qu'un  jugement  illégal  doit  être  cassé  et  que 
ce  grand  trouble  peut  cesser  seulement  par  la  pleine 
lumière. 

Les  articles  de  (?.lemenceau,  ceux  du  Figaro  con^ 
cluaient  à  la  môme  interrogation.  :  «  Qui  protège  le 
commandant  Esterhazy  ?  La  loi  s'arrête,  impuissante, 
devant  cet  aspirant  Prussien  déguisé  en  officier  français. 
Pourquoi  (i)  ?...  Oui  donc  tremble  devant  Esterhazy? 
Ouel  pouvoir  occulte,  quelles  raisons  inavouables  s'op- 
posent à  l'action  de  la  justice  ?  Oui  lui  barre  le  chemin  ? 
S'il  le  faut,  nous  le  dirons  (2).  » 

Cassagnac,  pour  retenir  sa  clientèle,  invectivait,  en 
termes  poissards,  les  défenseurs  de  Dreyfus  ;  mais,  en 
même  temps  (3),  il  publia  l'attestation  de  Démange 
qu'une  seule  pièce,  le  bordereau,  avait  été  communiqué 
à  la  défense  :  «  S'il  existe  donc  une  autre  pièce  qui  a 
été  produite,  contre  toutes  les  règles  de  la  plus  vulgaire 
justice,  au  mépris  de  toutes  les  lois  humaines,  il  y  a  lieu 
à  reviser  le  procès.  » 

C'était  l'avis  de  Clemenceau  comme  le  mien,  que  la 

(1)  Aurore  du  3o  novembre  et  du  2  décembre  1897. 

(2)  Figaro  des  i»""  et  2  décembre. 
(3;  2  décembre. 


126  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

question  de  légalité  dominait  celle  de  culpabilité.  En 
fait,  elle  la  résolvait. 

A  travers  les  obscurités  et  le  fracas  de  la  bataille,  une 
impression  se  dégageait  :  la  justice  militaire  ignore  la 
loi,  le  droit.  Quand  le  ministre  de  la  Guerre  n'est  pas  lui- 
même  l'auteur  responsable  de  l'illégalité,  il  laisse  faire. 

Le  Sénat  se  considérait  comme  le  gardien  de  la  léga- 
lité. Il  l'avait  défendue  en  toutes  circonstances  et,  ré- 
cemment encore,  quand  un  ministère  radical  parut  vou- 
loir mettre  la  main  sur  la  justice  et  «  professa  tout  haut 
ce  que  l'Empire  faisait  tout  bas,  à  savoir  qu'un  garde 
des  Sceaux  peut  diriger  les  instructions  criminelles  (i)  ». 
Il  crut  nécessaire,"  ayant  frappé  Bourgeois,  d'avertir 
Méline. 

Cependant,  il  n'osa  pas  attaquer  de  front,  tant  le 
courage  même  était  alors  mêlé  de  faiblesse  ;  il  saisit 
un  prétexte,  très  loin  de  l'affaire  Dreyfus,  une  irré- 
gularité commise  dans  Tadministration  de  la  justice 
civile;  et,  voulant  atteindre  Billot,  il  renversa  Darlan, 
le  seul  ministre  qui  inclinât  à  la  re vision  (2). 

Scheurer  et  ses  amis  votèrent  contre  Darlan,  dont  ils 
ignoraient  la  bonne  volonté  ;  elle  était  bien  connue  de 
Méline.  Il  s'empressa  de  faire  accepter  la  démission  du 
garde  des  Sceaux,  et.  comme  il  se  méfiait,  prit  lui-même 
l'intérim  de  la  Justice.  Le  bruit  courut  d'un  remanie- 
ment du  ministère;  il  venait  de  subir  son  premier  échec, 
après  dix-huit  mois  de  bonne  fortune.   Bartliou,  très 

(1)  C'est  ce  que  Waldeck-Rous?eau  avait  rappelé  en  ces  ter- 
me? h  Reims,  dans  son  discours  du  24  octobre  1897. 

■2  3o  novembre  iSyj.  —  Il  s'agissait  de  deux  magistrats  qui, 
permutant  entre  eux.  dans  le  ressort  de  ^lontpellier,  avaient  été 
autorisés  à  prêter  serment  par  télégramme.  L'interpellateur 
(Joseph  Fabre)  expliquait  la  précipitation  et  l'étrangeté  de  la 
procédure  par  le  désir  de  mettre  l'un  des  deux  magistrats  dé- 
placés en  mesure  d'être  candidat  dans  son  ancien  ressort,  aux 
-élections  générales  de  1898, 


L  EXOUËTE    DE    PELLIEUX  127 

avisé,  conseilla  à  Méline  de  «  débarquer  »  Turrel,  Ram- 
baud.  le  ministre  de  la  marine,  d"embarquer  sur  la 
galère  rappareillée  Ribot  et  quelques  radicaux.  Méline, 
à  la  réflexion,  se  contenta  de  remplacer  Darlan  par  un 
sénateur  obscur.  Milliard  (i  . 

Tout  indirect  qu'il  était,  on  comprit  l'avertissement. 
Billot  invita  Pellieux  '*  à  faire  saisir  »  le  bordereau  au 
ministère  de  la  Guen-e.  Pourtant,  Pellieux  ne  le  fit  pas 
expertiser  (21  ;  il  allégua  que,  sur  cinq  experts  inscrits 
au  Tribunal  de  la  Seine,  trois  avaient  été  mêlés  à  ratïaire 
Dreyfus;  que  les  deux  autres  refusaient,  ne  voulant  pas 
procéder  à  une  opération  qui,  par  elle-même,  infirmait  la 
chose  jugée  ;  qu'il  était  pressé,  au  surplus,  de  finir  son 
enquête (3j.  lise  contenta  de  montrer  le  bordereau  àEs- 
terhazy  et  l'invita  à  dire  «s'il  reconnaissait  l'identité  du 
fac-similé  et  de  l'original;  »   Esterhazy  la  reconnut  (4  • 

Avec  quelque  audace  qu'il  eût  argué  de  faux  les  lettres 
d'Esterhazy  et  quelque  crédulité  qu'eût  rencontrée  cette 
imposture,  l'État-Major  n'était  pas  sans  inquiétude. 

BoisdetTre  se  sentit  visé,  blessé  par  les  attaques  des 
journaux,  bien  qu'il  n'eût  pas  été  personnellement  dési- 


ij  2  décembi'e  1897. 

(2)  Procès  Zola.  I,  268,  278,  Pellieux. 

(3  Cass.,  I.  i3.  Billot  :  «  Je  priai  le  Gouverneur  de  l'aire 
une  nouvelle  enquête  avec  expertises,  11  m"en  transmit 
les  résultats.  »  De  même  à  Rennes  I,  178  .  Or,  Pellieux  dit  lui- 
même  que  l'expertise  fut  seulement  ordonnée  par  Ravary. 

(4  Cass.,  II,  io3,  Enq.  Pellieux,  i"^''  décembre.  3"  procès-verbal 
d'interrogatoire  :  «  Je  vous  présente  la  lettre  missive,  nommée 
bordereau  dans  l'accusation  de  Mathieu  Dreyfus  contre  vous, 
en  original  et,  à  côté,  un  fac-similé  de  cette  lettre  missive. 
Reconnaissez-vous  ridentité  du  fac-similé  et  de  l'origmal  ?  — 
Je  reconnais  que  l'original  et  le  fac-similé  sont  semblables.» 
Signé  :  Pellieux,  Duc.\ssf..  Esterhazy. —  Au  procès  Zola  I.  24.^^, 
Pellieux  commença  par  dire  :  «  Rien  ne  ressemble  moins  au 
bordereau  original  que  les  fac-similés  des  journaux.  Ces  fac- 
similés  ressemblent  à  des  faux.  »  De  même  Roget    Cass.,  I,  78). 


128  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

gné.  Très  circonspect,  nullement  dénué  de  clair- 
voyance, il  savait  la  précarité  de  son  édifice  de  men- 
songes, à  la  merci  d'un  incident  imprévu.  Il  eût 
voulu  être  loin  quand  l'écroulement  fatal  se  produira. 
Il  revint  à  sa  vieille  ambition,  l'ambassade  de  Russie. 
Mais  il  se  heurta  à  un  refus  formel  d'Hanotaux. 

Henry,  au  ministère,  continuait  à  porter  beau;  mais, 
le  soir,  chez  lui,  quand  il  rentrait,  il  tombait  de  fatigue, 
assommé,  épuisé  par  ces  perpétuelles  alarmes,  par  tant 
d'intrigues  périlleuses  dont  il  était  le  grand  moteur  (i). 
Esterhazy,  surtout,  prenait  le  pire  pour  le  certain.  En 
quinze  jours,  il  avait  glissé  du  piédestal  où  il  s'était 
juché.  Il  restait  encore  innocent,  mais  c'était  tout.  Publi- 
quement, il  a  été  convaincu  de  mensonges  :  il  n'est  pas 
allé  à  Londres  y  chercher,  comme  il  l'avait  dit,  le  docu- 
ment libérateur;  les  Esterhazy  d'Autriche  l'ont  renié. 
Là-dessus,  les  terribles  lettres.  Ses  défenseurs  les  plus 
ardents  n'osent  plus  le  célébrer  comme  un  soldat 
d'autrefois,  brutal,  violent,  débauché,  mais  passionné 
du  métier  et  fidèle  au  drapeau. 

Sa  femme  voulait  rompre  avec  lui.  La  marquise  de 
Neltancourt  l'y  poussait.  Le  scandale  de  la  liaison  d'Es- 
terhazy  avec  la  fille  Pays,  publiquement  affichée  ;  le 
scandale,  plus  grand  encore,  de  l'atroce  correspondance 
qu'elle  savait  authentique,  car  ces  propos,  son  mari,  de- 
puis des  années,  les  tenait  chaque  jour  ;  la  certitude  de 
la  catastrophe  finale,  c'étaient  des  motifs  suffisants  de 
divorce.  Il  eut  avec  elle  et  avec  sa  mère,  en  présence  de 
Christian,  des  scènes  épouvantables  (2).  Il  lui  repré- 

<i)  Récit  d'un  ami  d'Henry  à  Cordier. 

(21  Christian,  Mémoire,  69,  70.  —  Lettre  d'Esterliazy  à  la 
veuve  du  général  Grenier  :  «  Vous  me  parlez  de  l'austère  de- 
voir :  où  est-il,  l'austère  devoir,  avec  une  femme  comme  la 
mienne  ?  Savez-vous  quelle  voulait  demander  le  divorce  au 
cours  même  de  cette  horrible  histoire  ?  >- 


l" ENQUÊTE    DE    PELLIEUX  129 

senta  que  la  rupture,  en  ce  moment,  l'achèverait.  Il  in- 
voquait ses  petites  filles.  Elle  se  laissa  toucher,  mais  con- 
sentit seulement  à  difTérer  sa  demande.  Elle  fut^  dit-il, 
dune  dureté  «  qui  révolta  jusqu'aux  domestiques  ». 
Sans  doute,  elle  lui  parla  avec  colère,  comme  elle  en 
avait  le  droit,  ne  lui  laissa  pas  ignorer  qu'elle  nétait 
pas  sa  dupe,  et  lui  reprocha  sa  vie  brisée,  leur  nom  sali. 

Il  eût  voulu  qu'elle  intervînt  publiquement  en  sa  fa- 
veur, après  la  divulgation  des  lettres  à  la  Boulancy.  Elle 
avait  l'horreur  du  mensonge.  Cependant,  une  protes- 
tation, signée  d'elle,  parut,  à  son  insu,  dans  les  jour- 
naux: «Devant  le  malheur  qui  accable  en  ce  moment 
l'homme  dont  je  porte  le  nom  et  dont  l'honneur  sor- 
tira intact  de  cette  épouvantable  épreuve,  je  pardonne 
et  oubhe  tout.  »  Quelques  semaines  plus  tard,  Ester- 
hazy  écrivit  :  «  Vous  n'avez  pas  douté  un  instant,  je 
pense,  que  la  fameuse  lettre  n'était  pas  d'elle,  mais 
bien  de  M*^  Tézenas.  ». 

Quelqu'un  (Henry  ?  Du  Lac  ?)  imagina  alors  de  réta- 
blir, par  un  double  coup  de  théâtre,  la  partie  compro- 
mise. Le  public,  en  plein  drame,  en  plein  roman,  n'est 
plus  remué  que  par  l'inattendu.  De  l'opération,  que  le 
moine  ou  le  soldat  a  savamment  combinée,  Esterhazy 
sortira  reverni  (dun  vernis  qui  tiendra  jusqu'à  l'acquitte- 
ment), et  Boisdeffre,  auréolé  d'une  nouvelle  gloire,  dé- 
finitivement consacré. 


XIV 


Pellieux,  ainsi  qu'il  l'avait  dit  à  Scheurer,  rédigeait 
son  rapport  tendant  au  refus  d'informer  contre  Ester- 
hazy et  très  sévère  contre  Picquart.  Henry  exposa  à 
Esterhazy  qu'une  telle  décision  ne  lui  donnait  aucune 

9 


130  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sécurité  pour  l'avenir.  Qu'il  demande,  au  contraire,  à 
passer  devant  un  conseil  de  guerre,  il  rétablit  du  coup 
sa  réputation  compromise;  pour  l'acquittement,  Henry, 
au  nom  de  Boisdetïre,  le  garantit. 

Tézenas,  déjà,  avait  donné  le  même  avis  à  Esterhazy  ; 
il  jugeait  (c'était  l'évidence)  que  la  situation  de  son 
client  était  fort  diminuée  par  les  fâcheuses  lettres,  au- 
thentiques ou  non,  et  il  ajoutait  :  «  Innocent,  qu'avez- 
vous  à  craindre  du  conseil  de  guerre?  »  Esterhazy  n'eût 
pas  osé  détromper  Tézenas  ;  il  rechignait  pourtant,  em- 
barrassé. 

Billot,  Boisdefl're,  trouvaient  un  autre  avantage  plus 
important  à  cette  combinaison.  Esterhazy  a  crié  par- 
tout qu'il  poursuivra  ses  ditïamateurs  en  cour  d'assi- 
ses. Le  simple  refus  d'informer  provoquera  de  telles 
clameurs  qu'Esterhazy  se  trouvera  acculé  à  mettre  sa 
menace  à  exécution.  C'est  le  procès  Dreyfus  qui  recom- 
mencera devant  le  jury.  Or,  c'est  ce  que  u  l'État-Major 
veut  éviter  à  tout  prix  (i)  ».  Il  faut  donc   qu'Esterhazy 

(i)  C'est  en  ces  termes  que  VÉcho  de  l'Armée,  du  4  décembre, 
expliquera  l'ordre  d'informer  rendu  par  Saussier  :  '^  La  haute 
armée  veut  en  finir  une  bonne  fois  et  régler  cette  alTaire,  de 
manière  à  n'y  plus  revenir.  Le  refus  d'informer  aurait  laissé  le 
commandant  Esterhazy  dans  une  position  fâcheuse.  On  l'aurait 
sommé  de  faire  un  procès  à  Mathieu  Dreyfus,  de  traduire  sou 
diffamateur  en  cour  d'assises  et,  alors,  devant  le  jury  on  aurait 
refait  le  procès  Dreyfus,  ce  que  l'on  veut  éviter  à  loiil  prix.  En 
revanche,  la  comparution  devant  un  conseil  de  guerre,  où  l'ac- 
quitlemcnl  de  M.  Esterhazy  esl  certain,  ne  peut  offrir  que  des 
avantages  :  i»  forcer  la  meute  Dreyfus  à  cesser  ses  hurlements  ; 
2"  prévenir  toute  critique  au  sujet  de  la  régularité  de  l'enquête  ; 
3"  éviter  un  procès  devant  les  juges  civils;  4°  faire  confirmer 
la  condamnation  de  Dreyfus  par  le  nouveau  jugement  qui  acquit- 
tera Esterhazy.  Telles  sont,  croyons-nous,  les  considérations 
qui  ont  été  examinées  en  haut  lieu.»  —  On  peut  rapprocher  de  cette 
note  le  passage  suivant  du  compte  rendu  slénographique  du  procès- 
de  Rennes  :  «  Esterhazy,  dépose  Trarieux,  a  été  acquitté,  il  n'a 
pas  été  jugé.  {Proteslalions  au  banc  des  témoins  militaires.)  » 


L  ENOUKTE    DE    PELLIEUX  131 

repousse  noblement  le  refus  dinformer  et  s'engag-e  à 
repousser  de  même,  après  la  prochaine  instruction,  le 
non-lieu  qui  lui  sera  pareillement  ofîert.  Rien  que  l'ac- 
quittement solennel  par  un  conseil  de  guerre  peut  le 
dispenser  de  déférer  IMathieu  et  Scheurer  au  jury.  Et 
son  acquittement  irrévocable,  avec  la  force  de  la  chose 
jugée,  c'est  la  confirmation  du  crime  de  Dreyfus.  L'af- 
faire est  finie. 

Esterhazy  se  laissa  convaincre,  accepta  le  marché  (i). 
Ce  service  qu'il  rend  à  l'État-Major  met,  plus  que  ja- 
mais, les  généraux  à  sa  discrétion.  Il  les  tient  déjà  par 
sa  menace  coutumière  de  prendre  la  fuite,  d'avouer 
son  crime,  de  dénoncer  les  crimes  qu'ils  ont  commis 
eux-mêmes  pour  le  couvrir.  Cette  nouvelle  complicité, 
une  telle  dérision  de  la  justice,  les  lient  à  jamais. 

Pcllieux  et  Esterhazy  étaient  au  mieux;  ils  se  rencon- 
traient fréquemment  en  dehors  du  cabinet  du  général  ; 
Esterhazy,  le  soir,  allait  l'attendre  dans  les  maisons  où 
dînait  son  juge.  Pellieux  entra  dans  la  comédie;  tout 
en  faisant  publier  qu'il  concluait  à  un  refus  d'informer, 
il  pressait  Tézenas  de  décider  son  client  à  réclamer  sa 
comparution  devant  un  conseil  de  guerre  (2).  Il  cor- 
rigea ensuite  lui-même  le  brouillon  de  la  lettre  qu'Es- 
lerhazy  allait  lui  adresser,  et  qui  avait  été  rédigée 
par  l'avocat  (3).    Et,    comme    il    importait   que    cette 

(1)  Cass.,  I,  586,  Esterhazy  :  »  J'ai  nalurellemenl  obéi.  » 
f?)  «  Paris,  le  2  décembre  1897.  le  commandant  Esterhazy  A 
M.  le  général  de  Pellieux  :  Mon  Général.  M<^  Tézenas,  se  rendant 
enlin  à  vos  avis,  ma  rédigé  la  lettre  suivante.  Il  se  propose  de 
la  communiquer  ce  soir  à  l'Agence  Havas,  et  j'ai  tenu  à  vous  en 
demander  l'autorisation.  Je  ne  vous  la  porte  pas  moi-même 
parce  que  vous  m'avez  interdit  de  me  présenter  chez  vous  .>» 
{Scellés  Bertiilus.) 

;3  Cass.,  I,  586,  II,  247:  Dép.  à  Londres,  i^r  mars,  Esterhazy. 
—  Le  brouillon,  corrigé  de  la  main  de  Pellieux,  fut  saisi  par  Ber- 
tulus  chez  Esterhazy  (Ca.ss.,  IL  235,  cote  I,  scellé  4).  Esterhazy 


132  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

résolution  fut  convenablement  annoncée  dans  les  jour- 
naux «  amis  »,  il  dicta  à  Christian  une  note,  d'un  style 
non  moins  noble,  que  le  jeune  homme  porta  à  Dru- 
mont  et  à  Rochefort. 

La  lettre  convenue  entre  Pellieux  et  Esterhazy  ne 
manquait  ni  d'éloquence  militaire,  ni  d'émotion  : 

Mon  Général, 

Innocent,  la  torture  que  je  subis  depuis  quinze  jours  est 
surhumaine. 

Je  crois  que  vous  avez  en  mains  toutes  les  preuves 
de  rinlame  complot  ourdi  pour  me  perdre  ;  mais  il  faut 
que  ces  preuves  soient  produites  dans  un  débat  judiciaire 
aussi  large  que  possible,  et  que  la  lumière  complète  soit 
faite. 

Ni  un  refus  d'informer,  ni  une  ordonnance  de  non-lieu 
ne  sauraient  maintenant  m'assurer  la  réparation  qui  m'est 
due.  Officier,  accusé  publiquement  de  haute  trahison,  j'ai 
droit  au  conseil  de  guerre,  qui  est  la  forme  la  plus  élevée 
de  la  justice  militaire;  seul,  un  arrêt  émané  de  lui  aura 
le  pouvoir  de  flétrir,  en  m'acquittant  devant  l'opinion,  à  la- 
quelle ils  ont  osé  s'adresser,  les  plus  lâches  des  calomnia- 
teurs. 

J'attends  de  votre  haute  équité  mon  renvoi  devant  le 
conseil  de  guerre  de  Paris. 

Les  journaux  u  amis  »,  en  chœur,  vantèrent  celle  belle 
altitude.  Rochefort  redoutait  que  son  ami  ne  tom- 
bât aux  pièges  des  juifs.  Cette  pantalonnade  fit  beau- 
coup de  dupes.  Des  journaux  graves  félicitèrent  Es- 
terhazy. 

avait  écrit  : .«  Innocent,  vous  le  savez,  la  torture....  Vous  avez 
en  mains  toutes  les  i)reuves  de  linfàme  complot...  »  Pellieux 
supprime  :  <■  Vous  le  savez...  »  et  corrige  :  «  Je  crois  que 
vous...  »  Christian  dit  qu'il  porta  lui-même  à  Pellieux  le  projet 
de  lettre.  {Cass..  II,  201.  et  Mémoire,  çp.) 


L  ENQUETE    DE    PELLIELX  133 

Pellieux,  pour  donner  plus  de  relief  à  la  chevalerie 
d'Eslerhazy,  ne  s'y  arrêta  pas  et  remit  son  rapport 
à  Saussier.  Il  avait  précédemment  reçu  la  visite  de 
Mercier  qui  lui  attesta  que  Dreyfus  était  coupa- 
ble (i).  Les  commandants  des  corps  d'armée  étaient  alors 
réunis  à  Paris,  pour  la  commission  de  classement  ;  ils 
firent  une  démarche  auprès  de  Félix  Faure,  lui  mon- 
trèrent l'armée  indignée  de  voir  soupçonner  ses  chefs 
et,  déjà,  frémissante.  Mercier  se  répandit  en  affirma- 
lions,  le  prit  de  très  haut  avec  Billot, 

Cette  parodie  de  la  justice  mettait  Saussier  à  l'aise; 
car  il  allait  satisfaire  à  la  fois  (an  fondjles  prolecteurs 
d'Esterhazy  et  (en  apparence)  les  défenseurs  de  Dreyfus. 
Sur  l'invitation  de  Billot  et  d'accord  avec  Boisdeffre,  il 
refusa  de  ratifier  les  conclusions  de  Pellieux  (2)  et  signa 
un  ordre  d'informer  {f^  décembre  1897). 


XV 


La  préparation  du  triomphe  de  Boisdeffre  fut  plus 
laborieuse. 

Les  partisans  de  la  Bevision  contrôlaient  leurs  infor- 
mations avec  beaucoup  de  soin  et  s'abstenaient  de  toute 
nouvelle  hasardée.  Il  leur  arriva  de  se  tromper  et  d'être 


[i)  Écho  de  Paris  du  4  décembre  1897. 

(2)  Billot  dit  «  qu'il  invita  lui-même  Saussier  à  donner 
l'ordre  d'informer  ».  {Cass.,  l,  i3;  Bennes,  I,  174.)  Méline, 
au  contraire,  dit  à  la  Chambre  que  «  Saussier  avait  dé- 
cidé librement  ".  (4  décembre  1897.)  D^  même,  le  i3  décembre 
if)Oo:  «  J'affirme,  sans  crainte  d'être  démenti,  que  le  jour  où 
le  procès  Esterhazy  a  été  ouvert,  le  ministre  de  la  Guerre  n'est 
intervenu  en  rien  dans  ce  procès,  ni  de  près  ni  de  loin.  » 


134  HISTOIRE    DE    L  AI  FAIRE    DREYFUS 

injustes  et  violents.  Ils  n'accréditèrent,  sciemment,  au- 
cun mensonge.  La  cause  qu'ils  servaient  leur  en  faisait 
un  devoir  et  une  nécessité. 

Aucune  désignation  n'avait  suivi  la  question  :  «  Qui 
protège  Esterhazy?  »  Personne  n'avait  la  preuve  que  ce 
fût  Boisdefï're.  Pour  Henry,  à  peine  le  connaissait-onde 
nom;  il  semblait  un  comparse.  On  commençait  à  peine 
à  soupçonner  Du  Paty  d'avoir  joué  le  rôle  de  la  dame 
voilée. 

Cette  prudente  réserve  était  irritante.  Comme  an  coup 
d'archet  d'un  mystérieux  chef  d'orchestre,  les  journaux 
de  l'État-Major  racontèrent  qu'une  démarche  avait  été 
faite  auprès  de  Méline  pour  obtenir  le  renvoi  du  grand 
défenseur  de  l'armée  ;  puis  que  Biugère  convoitait  de 
lui  succéder  (i).  C'était  pure  invention.  Le  journal  de 
Millevoye  se  prétendit  alors  informé  (2  décembre)  des 
plans  du  Syndicat  :  «  On  n'a  pas  encore  nommé  publi- 
quement le  général  de  BoisdetTre,  mais  ce  n'est  qu'une 
question  d'heures...  Les  amis  de  Dreyfus  tiennent  en  ré- 
serve un  brûlot  qui  sera  probablement  lancé  demain  (2).  » 

Rien  ne  vint.  Dans  l'impossibilité  de  trouver  une  ca- 
lomnie où  accrocher  une  protestation,  on  se  résigna  à 
créer  soi-même  le  mensonge.  Le  lendemain,  la  Patrie 
annonça  que  la  pièce  secrète  du  Syndicat  était  une  dé- 
l>eche  de  lioisdefTre  à  Esterhazy.  à  l'époque  où  celui-ci 
s'était  réfugié  à  Londres  :  «  N'hésitez  pas  à  revenir  à 
Paris,  je  vous  C(uivrirai  quand  même.  »  Le  Soir,  de 
Bruxelles,  tient  la  nouvelle  d'un  <<  Français  de  passage  à 
(lenève  »  ;  <.  il  ne  s'était  pas  trouvé  un  seul  journal  fran- 
çais qui  voulût  se  prêter  à  cette  besogne  (3)  ». 

(l'i  Pairie.  Jour,  DJp'-chi,  Libre  Parole,  Inlransigeanl  dn  i^^""  dé- 
cembre i8<)7. 

(2;  Pairie  (antidatée    du  3. 
(3    Patrie  (antidatée    du  \. 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  135 

Le  journal  belge  avait,  en  effet,  publié  la  veille  une 
lettre  d'un  Suisse,  son  correspondant,  qui  avait  causé 
avec  un  inconnu,  lequel  avait  entendu  raconter  encore 
d'autres  sottises  :  qu'Esterhazy  s'était  réfugié  à  Londres 
après  la  dénonciation  de  Mathieu  Dreyfus;  que  Scheu- 
reravait  un  dossier  ;  qu'il  le  faisait  «  distiller  »  par  le  Fi- 
garo, etc.  Le  rédacteur  suisse  du  journal  belge  avait  été 
dupe  d'un  sot  ou  d'un  provocateur. 

L'imposture  venait  d'Esterhazy  lui-même  qui  en  avait 
fait  confidence  à  un  journaliste  parisien  (i).  Il  <t  savait  » 
que  les  juifs  tenaient  en  réserve,  pour  le  perdre,  une 
fausse  dépèche  à  lui  adressée. 

Je  rencontrai  Fernand  de  Rodays  chez  Leblois.  Il  me 
demanda  ce  que  je  savais  de  cette  histoire.  Je  lui  dis 
quelle  était  proprement  imbécile  :  la  dépêche  n'existait 
pas,  puisque  Esterhazy,  comme  cela  avait  été  établi, 
n'était  point  allé  à  Londres. 

Au  conseil  des  ministres  qui  se  réunit  le  lendemain  à 
l'Elysée,  Billot  communiqua  d'abord  que  le  gouverneur 
de  Paris  n'avait  pas  ratifié  les  conclusions  du  général  de 
Pellieux.  Puis,  il  sortit  une  lettre  de  Boisdeffre.  Le  chef 
de  l'État-Major  général  signalait  que  les  journaux  de  la 
veille  avaient  annoncé  laprochaine  publication  d'un  télé- 
gramme adressé  par  lui  à  Esterhazy  ;  en  conséquence,  il 
priait  Billot  d'envoyer  à  r.4^e/2ce//a6'as  ce  démenti  offi- 
ciel: «Le  général  de  BoisdelTre  n'a  jamais  télégraphié  ni 
écrit  quoi  que  ce  soit  au  commandant  Esterhazy,  qu'il 
n'a  jamais  vu  ni  connu  et  auquel  il  n'a  jamais  fait  ni  fait 
faire  la  moindre  communication.  » 

Ce  matin  même,  avant  que  Boisdeffre  ne  portât  sa 

l'i'  Estertiazy  eut  celte  conversation,  le  3o  novembre,  avec  un 
rédacteur  dn  Malin  qui  la  publia  le  lendemain.  La  correspon- 
dance suisse  du  Soir  de  Bruxelles  est  datée,  également,  du 
3o  novembre. 


136  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

lettre  à  Billot,  Gonse  en  communiqua  le  texte  à  Du  Paty  ; 
il  lui  demanda  «  s'il  n'y  avait  eu,  de  sa  part,  aucune  dé- 
marche qui  pût  justifier  les  aftirmationsde  certains  jour- 
naux au  sujet  de  ses  relationsavecEsterhazy(i  i  :  «Vous 
avez  vu  Esterhazy  au  commencement  ;  mais  vous  ne  le 
voyez  plus,  n'est-ce  pas  ?  »  Du  Paty  répondit  négati- 
vement (2). 

Les  ministres  tombèrent  au  grossier  piège  ;  nul  ne  dit 
que  les  journaux  regorgeaient  de  pareilles  sottises, 
qu'amis  et  adversaires  ne  se  donnaient  pas  la  peine  de 
les  relever,  que  celle-ci  venait  d'un  des  gazetiers  ordi- 
daires  de  lÉtat-Major  et  que  c'était  le  complice,  ou  la 
dupe,  du  faussaire  Norton,  Mais  Boisdefîre  est  le 
favori  de  lopinion.  X'est-il  pas  homme  à  faire  un  éclat  si 
le  Conseil  lui  refuse  cette  satisfaction  qu'il  réclame? 
Billot  lui-même  communiqua  le  démenti  à  VAgence 
Ha  vas. 

A  la  Chambre,  quand  les  députés  arrivèrent,  ils  virent 
les  deux  nouvelles  affichées  dans  les  couloirs  :  l'ordre 
d'informer  contre  Esterhazy,  le  démenti  de  Boisdefîre. 
Puis,  dès  l'ouverture  de  la  séance,  Brisson  annonça  qu'il 
était  saisi  de  deux  demandes  d'interpellation  au  sujet 
de  latiaire  Dreyfus,  l'une  du  comte  de  Mun,  l'autre  de 
Marcel  Sembat,  député  socialiste  de  Paris.  En  outre, 

(il  Cass.,  II,  199,  (Enq.  Renouard),  ohsevvalioa<  de  Gonse.  du 
10  septembre  1898  (écrites  et  signées),  en  réponse  au  premier 
interrogatoire  de  Du  Paty. 

•2)  Cass.,  II.  3-2.  Du  Paty  ;  199,  Gonse  :  «  Il  me  répondit  négative- 
ment et  la  lettre  'de  Boisdelïre  à  Billot  fut  envoyée.  »  —  Boisdef- 
fre  dit  que  Gonse  ne  lui  a  raconté  l'incident  que  plus  tard  Cass.. 
I,  5Ô9).  —  A  Rennes  II,  162!,  Gonse  place  sa  conversation  avec  Du 
Paty  ;. à  11  heures  du  matin,  avant  de  partir  pour  déjeuner».  Or. 
le  Conseil  des  ministres  se  réunit  à  9  heures.  Gonse  explique 
ainsi  sa  précaution:  «Je  me  suisdit  :  Du  Paty  est  léger,  ardent, 
imprudent,  n'aurait-il  pas  fait  quelque  démarche  compromet- 
tante? Nous  entendions  dans  les  journaux  toutes  ces  histoires 
de  femmes  voilées  !  » 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  137 

Castelin  demandait  à  poser  une  question  au  Président 
du  Conseil  qui  acceptait. 

Castelin  pria  seulement  Méline  «  de  vouloir  bien  ap- 
porter à  la  tribune  des  déclarations  de  nature  à  rassurer 
l'armée,  l'opinion  publique  et  la  Chambre  ».  Méline  ré- 
pondit brièvement  :  «  Je  dirai  tout  de  suite  ce  qui  sera 
la  parole  décisive  dans  ce  débat  :  il  n'y  a  pas  d'atïaire 
Dreyfus.  »  La  droite,  le  centre  applaudirent.  Il  répéta  : 
«  Il  n'y  a  pas,  en  ce  moment,  et  il  ne  peut  pas  y  avoir  d'af- 
faire Dreyfus.  «  On  applaudit  de  nouveau.  A  gauche  et 
à  l'extrême  gauche,  on  s'exclame.  >■  En  ce  moment  !  » 
souligna  Rouanet. 

Méline.  s'obstinant,  répliqua  :  «  Une  accusation  de 
trahison  a  été  portée  contre  un  officier  de  l'armée;  cette 
question  particulière  n'a  rien  à  voir  avec  l'autre.  «  Ce- 
pendant, la  base  des  deux  accusations  est  la  même  :  le 
bordereau.  Sur  le  sophisme  de  la  chose  jugée.  Méline 
a  mis  le  masque  du  Droit. 

Maintenant,  il  explique  la  procédure  judiciaire.  «<  Per- 
sonne ne  suspectera  la  loyauté  de  celui  qui  a  donné 
l'ordre  d'informer.  Le  juge  rapporteur  pourra  proposer 
soit  le  renvoi,  soit  une  ordonnance  de  non-lieu.  » 

«  Quelle  est  l'inculpation?  »  demande  Goblet. 

En  effet,  si  Esterhazy  est  condamné  sur  le  bordereau, 
comme  l'a  été  Dreyfus,  c'est  la  Revision. 

Méline  ne  répond  pas  à  la  question  ;  il  rappelle  le  prin- 
cipe de  la  séparation  des  pouvoirs  ;  mais  il  ne  s'en  tient 
pas  là,  et  l'orage  qu'il  veut  conjurer,  il  le  déchaîne  : 
«  Cette  affaire,  dit-il.  ne  saurait  être  traitée  sans  grande 
imprudence  par  la  voie  d'une  publicité  sans  frein  qui 
peut  exposer  le  pays  à  des  difficultés  imprévues.  »  Pel- 
letan  :  <(  C'est  comme  cela  que  vous  défendez  l'honneur 
de  l'armée  !  »  Goblet  :  «  Vous  devriez  finir  cette  affaire  !  » 
Méline  :  «  Certes,  cette  campagne  n'atteint  pas  l'hon- 


138  HISTOIRE    nt;    L  AFFAIRE     DREYFUS 

neur  de  l'armée  qui  est  au-dessus  de  pareilles  polémi- 
ques, mais  elle  l'a  fait  souffrir  cruellement  et  c'est 
déjà  trop.  »  Pelletai!  :  «  Vous  vous  accusez  vous- 
même  !  » 

Selon  la  tactique  qui  lui  a  souvent  réussi,  Méline  dé- 
nonce alors  la  tentative  des  radicaux  qui,  de  cette  af- 
faire «  simplement  judiciaire  »,  voudraient  faire  une 
affaire  politique.  La  gauche,  l'extrême  gauche  protes- 
tent :  «  Si  la  politique  n'y  est  pour  rien,  pourquoi  m'in- 
terrompez-vous avec  tant  de  violence  au  lieu  de  m'écou* 
ter?  » 

A  cette  heure,  dans  toute  cette  Chambre,  qui  se  soucie 
<rautre  chose  que  de  politique?  Le  centre  soutient  Mé- 
line par  politiqiie.  ratifie,  par  politique,  tant  de  fautes 
déjà  évidentes.  La  gauche,  par  politique,  le  veut  ren- 
verser,-au  moins  laffaiblir,  feint,  par  politique,  de  le 
croire  engagé  avec  les  promoteurs  de  la  revision.  Etla 
droite,  encore  par  politique,  prépare  son  impérieuse 
mise  en  demeure. 

JMéline  a  défendu  l'honneur  de  l'armée,  qui  n'est  pas 
en  cause,  contre  des  hommes  qui  n'ont  dénoncé  qu'un 
traître.  Pas  un  mot  nest  tombé  de  ses  lèvres  pour  flétrir 
la  campagne  antisémite,  les  excitations,  qui  se  multi- 
plient, à  la  guerre  civile. 

Maintenant,  aux  radicaux  et  aux  socialistes  qui  le 
harcèlent,  il  otïre  sa  place,  qui  n'est  pas  enviable  :  «  Je 
voudrais  bien  vous  voir  avec  une  aussi  lourde  respon- 
sabilité que  la  nôtre  !...  Si  vous  pensez  que  nous  avons 
manqué  à  notre  devoir,  dites-le!...  Si  vous  croyez  qu'on 
pouvait  faire  autre  chose  que  ce  que  nous  avons  fait, 
venez-le  dire  ici  !  "  «  Assurément!  «  riposte  Millerand. 
Il  fait  appel  aux  hommes  impartiaux,  «  à  tous  les  bons 
Français  qui  placent  avant  tout  l'amour  d'e  la  France  »  ; 
dans  l'intérêt  du  pays  et  de  l'armée,  il  les  supplie  de  sou" 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  139 

tenir  un  Gouvernement  aux  prises  avec  de  telles  diffi- 
cultés et  d'aussi  furieuses  passions. 

Mais  ces  passions  sont  dans  la  Chambre,  et  ce  quelles 
attendaient  de  lui.  il  ne  le  leur  a  pas  concédé  encore  :  son 
veto  formel  à  la  Revision.  Au  contraire,  il  a  reconnu 
incidemment,  que  "  le  code  otïredes  possibilités  de  revi- 
sion à  tous  les  citoyens  ».  et  il  a  ajouté  le  correctif: 
"  en  ce  moment  »  à  sa  phrase  :  "  Il  n  y  a  pas  dalTaire 
Dreyfus.  » 

Castelin.  habilement,  équivoque  :  «  Le  Président  du 
Conseil  nous  a  dit  qu'il  n'y  a  aucune. corrélation  entre 
l'afTaire  Dreyfus  et  l'alTaire  Esterhazy.  —  Il  a  dit  le  con- 
traire !  »  interrompt  Pellelan,  plus  enragé  que  l'ancien 
ami  de  Boulanger.  Et  voici  la  Chambre  transformée 
en  tribunal.  Castelin  somme  .Méline  de  venir  dire 
nettement  «  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  entre  le  renvoi 
d'Esterhazy  devant  un  juge  instructeur  et  la  juste  con- 
damnation qui  a  frappé  le  traître  Dreyfus  ».  Il  le  somme 
aussi  de  mettre  un  terme  aux  injures  dont  sont  pour- 
suivis les  officiers  :  "  Il  y  a  de  justes  lois  que  M.  Picinach 
réclamait  autrefois  contre  nous,  les  boulangistes  ;  qu'on 
les  applique  aujourd'hui.  » 

Méline  accepte  que  la  question  soit  transformée  en 
interpellation  et  que  l'interpellation  soit  immédiate. 
Pourtant.  <■  le  Gouvernement  n'a  rien  à  ajouter  aux  expli- 
cations qu'il  a  données  ». 

Pendant  tout  ce  débat.  Billot  n'avait  point  paru  à  son 
banc.  Alors,  Albert  de  Mun  :  «  Moi  aussi,  j'accepte  de 
discuter  immédiatement  l'interpellation,  mais  pas  en 
dehors  de  la  présence  du  ministre  de  la  Guerre  !  » 

il  était  l'ami  de  BoisdefTre,  se  rencontrait,  souvent, 
avec  lui,  dans  la  cellule  du  père  Du  Lac. 

Il  ne  parla  que  peu  de  minutes,  d'une  voix  vibrante, 
qui  parut  émue,  et  lançant  ses  phrases  comme  des  balles. 


140  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Dès  son  premier  mot,  les  applaudissements  éclatèrent 
à  droite,  à  gauche,  à  l'extrême  gauche  (i)  ;  puis,  ils  ga- 
gnèrent le  centre,  qui  tremblait,  s'il  se  taisait,  d'être 
suspect  et  qui  se  joignit  à  l'immense  ovation  : 

C'est  à  M.  le  ministre  de  la  Guerre  que  mon  interpel- 
lation s'adresse,  parce  que  c'est  à  lui,  c'est  au  chef  du 
département  de  la  Guerre  que  je  veux  demander  de  venir 
ici,  par  une  parole  solennelle,  venger  les  chefs  de  l'armée 
et,  en  particulier,  le  chef  de  l'État-Major  général. 

Le  venger,  de  quoi  ?  de  la  nouvelle  donnée  à  un  journal 
belge  par  un  Français  de  passage  à  Genève,  qui  a  été  re- 
produite seulement  par  le  journal  de  Millevoye,  après 
avoir  été  annoncée  par  lui  depuis  deux  jours  ! 

Toute  la  droite  est  debout,  acclamant.  Les  deux 
tiers  des  républicains  applaudissent  aussi ,  dans  un 
enthousiasme  fait  de  peur. 

La  légende  du  Syndicat,  jusqu'alors,  n'avait  pas  pé- 
nétré dans  l'enceinte  parlementaire.  De  Mun  l'y  intro- 
duit, au  milieu  des  mêmes  acclamations  : 

Il  faut  qu'on  sache  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  dans  ce  pays 
une  puissance  mystérieuse  et  occulte,  assez  forte  pour 
pouvoir,  à  son  gré,  jeter  le  soupçon  sur  ceux  qui  com- 
mandent à  notre  armée,  sur  ceux  qui,  le  jour  où  de 
grands  devoirs  s'imposeront  à  elle,  auront  mission  de  la 
conduire  à  l'ennemi  et  de  diriger  la  guerre. 

11  faut  qu'on  sache  si  cette  puissance  occulte  est  vrai- 
ment assez  forte  pour  bouleverser  le  pays  tout  entier, 
comme  il  l'est  depuis  plus  de  quinze  jours,   pour  jeter 


(i)  «  Vifs  applaudissements  à  droite,  à  l'extrême  gauche  et  à 
gauche.  —  Nouveaux  applaudissements  sur  les  mêmes  bancs. 
—  Nouveaux  applaudissements  sur  un  grand  nombre  de  bancs.  » 
(Compte  rendu  officiel.) 


L  E.NOUÈTE    DE    PELLIEUX  141 

dans  les  esprits  le  doute  et  le  soupçon  contre  des  officiers 
qui... 

L'émotion  serre  à  la  gorge  l'admirable  comédien.  II 
s'arrête.  Une  intense  suggestion épidémique,  fulminante, 
a  gagné  toute  la  Chambre.  Ouoi  !  la  légende  du  Syndi- 
cal, cette  invention  des  Jésuites,  ce  sont  les  républicains 
qui  la  ratifient  1  C'est  qu'il  n'y  a  plus  de  républicains 
dans  cette  Chambre,  mais  seulement  une  foule,  inca- 
pable, comme  toutes  les  foules,  de  réfléchir,  à  qui  le  rai- 
sonnement est  devenu  chose  aussi  étrangère  qu'à  ces 
animaux  décapités  dont  l'être  ganglionnaire  et  spinal 
n'est  plus  sensible  qu'à  l'action  exagérée,  désordonnée, 
des  réflexes  [i  .  .le  sens  sur  ma  tète  la  haine  de  trois  cents 
hypnotisés  qui  se  tournent  vers  moi,  dans  une  même 
manifestation  mimique,  quand  ils  sont  las  d'applaudir. 
Je  me  croise  les  bras;  une  parole,  un  geste  eût  changé 
cette  folie  en  fureur.  Comment  lutter  contre  une  trombe? 
Jaurès,  peut-être,  eût  pu  le  tenter;  il  était  absent.  Quand 
il  le  tentera  plus  tard,  il  sera  emporté. 

De  M  un  reprend  : 

Ali  1  vous  demandiez  qu'il  n  veut  pas  ici  de  questions  poli- 
tiques! Non,  il  n'y  en  a  pas.  Il  n'y  a  ici  ni  amis,  ni  adversaires, 
ni  ministériels,  ni  ennemis  du  cabinet  ;  il  y  a  des  repré- 
sentants du  pays,  il  y  a  des  Français  soucieux  de  conserver 
intact  ce  qu'ils  ont  de  plus  précieux,  ce  qui  reste,  au 
milieu  de  nos  luttes  et  de  nos  discordes  de  parti,  le 
domaine  commun  de  nos  invincibles  espérances  :  l'hon- 
neur de  l'armée. 

Il  rappelle  qu'il  a  servi  sa  patrie  sous  les  armes,  pen- 

(i    FouRNiAL.  Psychologie  des  foules, -23. 


142  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dant  quinze  ans  ;  son  cœur  de  soldat  est  remué  jusqu'au 
fond.  Il  somme  Billot  de  s'associera  ses  propres  paroles: 

Je  demande  qu'il  parle,  afin  que  nous  ne  soyons  pas 
réduits  à  voir  le  chef  de  l'État-Major  général  de  l'armée 
obligé  de  sortir  de  sa  réserve  militaire  pour  faire  afficher^ 
à  la  porte  du  lieu  de  vos  séances,  un  démenti  contre  ceux 
qui  l'accusent  de  pactiser  avec  des  hommes  accusés  de 
trahison. 

Comment!  cette  lettre  vient  d'être  affichée  à  votre  porte, 
et  M.  le  ministre  de  la  Guerre  n'est  pas  ici,  lui  qui  peut 
parler  à  la  tribune,  pour  venger  larmée  outragée  ! 

Ce  n'est  pas  possible  !   il  faut  qu'il  parle  ! 

Méline,  très  pâle,  obéit:  il  va  faire  chercher  le  ministre 
de  la  Guerre. 
Millevoye  écrivit  le  lendemain  : 

On  a  vu  le  démenti  formel  donné  par  le  général  de  Bois- 
deffre  aux  accusations  du  Syndicat  Dreyfu^.  C'est  la 
Pairie,  qui,  en  signalant  la  manœuvre,  a  permis  au  chef 
de  l'État-Major  général  de  la  dévoiler  à  temps  (i). 


XVI 


Dès  la  reprise  de  la  séance,  Billot  s'élança  à  la  tribune^ 
comme  à  l'assaut,  très  rouge,  d'un  pas  martial,  pour 
capituler  : 

«  Dreyfus  a  été  jugé,  bien  jugé,  et  condamné  à  l'una- 

(  1  )  Patrie  (antidatée)  du  6  décembre  1897.  —  Humbert  osa  écrire  : 
«  Non  seulement  les  estafiers  dreyfusards  disaient  avoir  la 
dépèche,  mais  ils  en  publiaient  le  texte  intégral  dans  leur& 
journaux.  »  {Éclair  du  12  février  1898.) 


L  ENOULTE    D1:    PELLIEUX  143 

nimité  par  sept  de  ses  pairs,  sur  le  témoignage  de  vingt- 
sept  officiers  témoins  au  procès.  ->  Il  fait  un  bloc  des 
témoins  à  charge,  à  décharge.)  «  L'aflaire  Dreyfus  a  été 
régulièrement  et  justement  jugée.  Pour  moi,  en  mon 
àme  et  conscience,  comme  soldat,  comme  chef  deTarmée, 
je  considère  le  jugement  comme  bien  rendu  et  Dreyfus 
comme  coupable.  »  Tonte  la  Chambre  applaudit,  sauf 
l'extrême  gauche. 

Pour  Eslerhazy,  la  Chambre  comprendra  que  Billot 
<■<■  ne  cherche  pas  à  influencer  la  justice  ».  (Il  vient  de 
déclarer  que  le  bordereau  est  de  Dreyfus;  c'est  l'ordre 
d'acquittement  d'Esterhazy.)  «  Quant  aux  odieuses  accu- 
sations, qui,  depuis  trop  longtemps,  visent  les  chefs  de 
l'armée,  et  notamment  son  éminent  chef  d'Etat-Major 
général  »,  il  regrette,  «  au  fond  de  son  cœur,  d'être 
désarmé  par  la  loi  et  de  ne  pouvoir  les  poursuivre  ». 
«  Doyen  et  chef  de  l'armée  française  »,  il  rend  hommage, 
avec  joie,  à  son  éminent  collaborateur  :  (<  Depuis  dix- 
huit  mois,  je  travaille  silencieusement  avec  lui  à  mettre 
la  France  à  hauteur  de  toutes  les  éventualités.  » 

Et  la  Chambre  l'acclame,  comme  elle  a  acclamé  Mer- 
cier, Lebœuf,  tous  les  ministres  de  la  Guerre  qui  lui  ont 
menti. 

Inutile  lâcheté  que  celle  de  Méline,  de  Billot,  comme 
toutes  les  lâchetés.  Voici  Millerand  à  la  tribune  et,  ra- 
massé sur  lui-même,  martelant  ses  paroles,  dur,  acerbe, 
politique  encore  étranger  à  tout  ce  qui  n'est  pas  la  poli- 
tique de  parti,  il  écrase  le  Gouvernement  sous  l'éton- 
nant reproche  d'être  l'ami  et  le  complice  des  promoteurs 
de  la  Revision  :  «  Croyez-vous  que,  si  une  ordonnance  de 
non-lieu  est  rendue,  vos  amis,  ceux  qui  mènent  cette 
campagne...  »  Méline,  Barthou,  Billot  se  dressent  à  leurs 
bancs  :  w  Vous  osez  dire  que  c'est  nous  qui  menons  cette 
campagne!  c'est  odieux  !  »  Millerand  :  ^  J'ignorais  que 


144  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

M.  Scheurer-Kestner  et  M.  Joseph  Reinach  fussent  de 
nos  amis.  » 

Il  mêle,  avec  une  infinie  habileté,  aux  apologies  inat- 
tendues des  critiques  judicieuses  : 

Pourquoi  le  Ministre  de  la  Guerre  ua-t-il  pas  infligé 
plus  tôt,  aux  détracteurs  du  général  de  Boisdeffre,  le  dé- 
menti et  le  désavœu  que  le  comte  de  Mun  vient  seulement 
de  lui  arracher?...  Vous  nous  disiez  tout  à  Theure  :  Qu'au- 
riez-vous  fait  à  notre  place  ?  Nous  n'aurions  pas  permis 
qu'on  formulât  pendant  quinze  jours,  sans  les  relever,  ces 
attaques  contre  les  chefs  de  l'armée...  Quand  M.  Scheurer- 
Kestner  vous  a  porté  son  dossier,  pourqvioi  n'avez-vous 
pas  fait  instruire,  comme  vous  le  deviez,  cette  demande 
en  revision  ?  Il  fallait  prendre  position  honnêtement  et 
légalement.  Mais  vous  n'avez  eu  le  courage  de  prendre  ni 
une  attitude,  ni  une  autre,  et  vous  vous  êtes  traînés  der- 
rière tous  les  événements  et  toutes  les  influences. 

Et  pourquoi  ces  tergiversations,  cette  équivoque  atti- 
tude ?  «  La  réponse,  elle  est  dans  les  noms  même  de  ceux 
que  j'appelais  et  que  j'appelle  encore  vos  amis  et  qui 
ont  commencé  la  campagne  ;  elle  est  dans  le  nom  de 
celui  qui,  ici,  mène  cette  campagne,  alors  que,  au  lieu 
d'essayer  de  réhabiliter  un  nouveau  Calas,  il  aurait, 
peut-être,  dans  sa  famille,  d'autres  réhabilitations  à  pour- 
suivre (i).  » 

Pendant  que  la  gauche  et  l'extrême  gauche  éclataient 
en   applaudissements,  je  répliquai  :    «  Je  fais   ce  que 


(i)  <i  Applaudissements  vifs  et  répétés  à  l'extrême  gauche  et 
sur  plusieurs  bancs  à  gauche.  —  Bruits  au  centre.  »  —  I^lus 
tard,  dans  la  séance  du  18  décembre  1900,  au  cours  du  dé- 
bal  sur  l'amnistie,  Méline  rappela  ces  paroles  à  Millerand, 
qui  répliqua  :  «  11  est  exact  que  je  ne  me  suis  déclaré  paitisan 
de  la  révision  que  le  lendemain  du  jour  où  a  été  connu  le  faux 
Henry.  Ce  jour-là.  j'oi  dû  reconnaître  que  mon  ami  Jaurès,  pour 


L  ENOUKTE    DE    PELLIEUX  145 

ma  conscience  m'ordonne  de  faire.  »  Puis  j'envoyai  à 
Millerand  mes  témoins. 

Il  restait  à  Méline,  ce  jour-là,  une  lâcheté  à  com- 
mettre :  il  n'hésita  pas.  Il  avait  le  droit  de  dire  qu'il  avait 
rompu  avec  Scheurer.son  ami  de  trente  ans,  et  avec  moi, 
son  ami  aussi ,  depuis  longtemps ,  et  son  collabo- 
rateur à  la  République  française,  quand  je  la  dirigeais. 
Mais  il  s'écria  «  que  l'honnêteté  et  la  droiture  des  mi- 
nistres protestaient  contre  de  telles  solidarités...  Non, 
il  n'est  pas  permis  d'essayer  ainsi  de  déshonorer  ses 
adversaires  !  >  Pour  Scheurer,  «  il  n'avait  déposé  aucune 
pièce,  et  le  Gouvernement  n'en  pouvait  recevoir  aucune  ». 

«  Je  n'ai  rien  à  ajouter,  riposta  Millerand,  au  bruit  des 
applaudissements  de  la  droite  et  de  la  gauche,  à  l'exé- 
cution que  M.  le  Président  du  Conseil  vient  de  faire  de 
l'honorable  M.  Scheurer-Kestner  (i).  » 

Afin  que  l'humiliation  de  Méline  et  de  Billot  fut  com- 
plète, Alphonse  Humbert  intervint  :  «  Pour  amener  le 
ministre  de  la  Guerre  à  son  banc  et  à  son  devoir,  il  a 
fallu  que  le  chef  de  l'Etat-Major  jetât  enfin  un  cri  et  fît 
appel  à  l'opinion  publique  contre  l'homme  qui  s'était 
déclaré  le  gardien  de  l'armée  et  qui  ne  le  défendait  pas.  » 

Un  député  des  Landes,  Jumel,  avait  déposé  un  ordre 
du  jour  honnête  et  sensé  :  «  La  Chambre,  jugeant  qu'elle 
n'a  point  à  s'immiscer  dans  une  question  d'ordre  pure- 
ment judiciaire...  "  Il  réunit  quatre-vingt-dix  voix  'z]. 

n'en  ciler  qu'un,  et  ceux  qui,  avec  lui,  avaient  mené  celte  cam- 
pagne, avaient  été  plus  perspicace?  et  plus  clairvoyants  que 
moi.  »  Il  m'écrivit,  avec  une  belle  loyauté:  «  Vous  ne  vous 
étonnerez  pas  si  je  vous  dis  que  j'ai  eu  une  joie  particulière  à 
prononcer  ces  paroles  comme  une  réparation  qui  vous  était  due 
de  la  lourde  injustice  que  j'avais  involontairement  commise.  » 

(i)  «  Vifs  applaudissements  à  gauche,  à  l'extrême  srauche  et 
;\  droite.  » 

2)  Parmi  les  quatre-vingt-dix  députés  qui  votèrent  la  priorité 
en  faveur  de  cet  ordre  du  jour,  je  relève  les  noms  de  Decrais, 


146  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

On  vola  ensuite,  paragraphe  par  paragraphe,  nn  long 
ordre  du  jour  où  la  Chambre  se  déclarait  «  respectueuse 
de  la  chose  jugée  (i)  »,  «  s'associait  à  l'hommage  rendu 
par  le  ministre  de  la  Guerre  à  l'armée  (2)  »,  «  approu- 
vait les  déclarations  du  Gouvernement  (3)  »  et  "  flétris- 
s  lit  les  meneurs  de  la  campagne  odieuse  entreprise  pour 
ti'oubler  la  conscience  publique  (/J)  ». 

Plusieurs  avaient  le  rouge  au  front,  votaient  quand 
même  :  «  Je  m'associe,  me  dit  l'un  d'eux,  à  la  lâcheté 
générale.  » 

Le  coup  de  la  fausse  dépêche  avait  réussi  ;  la  victoire 
de  Boisdelfre  était  complète. 

Ainsi  fûmes-nous  flétris  (ce  qui  n'était  rien)  ;  ainsi  (ce 
qui  était  plus  grave)  abdiquèrent  la  Chambre  et  le  Gou- 
vernement de  la  République,  en  route,  —  si  les  flétris 
ne  s'étaient  pas  mis  en  travers,  —  pour  un  Sedan  moral, 
plus  terrible  cent  fois  que  l'autre. 

Le  lendemain,  j'échangeai  deux  balles  avec  Millerand, 
sans  résultat  5). 


Charles  Dupuy,  Chautenips.  Dorian,  Etienne,  Bastid,  Hémon, 
de  Lasleyrie,  Lacrelelle,  \'alfé,  Odilon  Barrot,  Renanlt-Morlière, 
Isambert.  Jonnart,  Maurice  Lebon,  Levgues,  Maruéjouls,  Rivet, 
Ribot,  Ricard,  Rouvier,  Sarrien.  Thomson,  Trouillol.  Quatre 
cent  douze  députés  le  repoussèrent,  dont  Léon  Bourgeois, 
Lockroy.  Millerand,  Paschal  Grousset.  Camille  Pelletan,  Aynard, 
Ernest  Carnol,  Rouanet,  Francis  Charmes.  Develle,  Poincaré, 
Jules  Roche,  Rémusat,  Deschanel,  Vaillant,  Cluseret,  Charles 
Ferry,  Goblel,  Viviani,  Jules  Guesde,  Montebello,  Krantz, 
Mézières,  Melchior  de  Vogiié. 

(1)  Par  4*^4  ^oix  contre  18.  . 

(2)  Par  5ii  voix  contre  iS. 

(3)  Par  3i6  voix  contre  iTxj. 

(4)  Par  148  voix  contre  78.  —  L'ensemble  fut  volé  j)ar  3o8  voix 
contre  62. 

5;  Les  témoins  de  Millerand  furent  Viviani  et  Gérault-Richard  ; 
1  es  miens,  Deloncle  et  Adrien  Bastid. 


l'enouête   de   PELLIEUX  147 


XVII 


Scheurer  demanda  à  interpeller  le  Président  du  Con- 
seil et  le  ministre  de  la  Guerre  au  sujet  des  déclarations 
qu'ils  avaient  faites  à  la  Chambre    i). 

Ce  qui,  plus  que  la  folie  ou  la  couardise  des  députés, 
Tavait  indigné,  c'était  le  mensonge  de  Billot  affirmant  : 
«  Dreyfus  a  été  justement  et  régulièrement  condamné.  » 

Il  ne  songeait  pas  à  rendre  le  Sénat  juge  entre  Dreyfus 
et  Esterhaz.y;  mais  il  eût  voulu  démontrer  que  la  pos- 
sibilité d'une  erreur  judiciaire  n'avait  pas  toujours  été 
écartée  par  lÉtat-Major. 

Les  lettres  de  Gonse  et  de  Picquart  ont  décidé  la  con- 
viction de  Scheurer.  Lues,  commentées  par  lui,  elles 
seront  d'un  grand  effet.  Gonse,  Henry  en  ont  si  grand 
peur  que,  d'avance,  ils  les  font  discréditer,  dénaturer 
par  les  journaux.  Encore  quelque  temps  de  ce  travail, 
et,  défraîchies,  fanées,  quand  elles  paraîtront  dans  leur 
véritable  texte,  elles  donneront  l'impression  d'une  chose 
déjà  vue,  d'une  vieillerie. 

Mais  Leblois,  au  nom  de  Picquart,  défendit  à  Scheurei- 
de  les  porter  au  Sénat  (2)? 

Picquart  n'avait  revu  Leblois  qu'une  seule  fois,  le 
jour  où  Pellieux  ly  avait  autorisé  (3).  Et,  sans  doute, 
il  n'était  pas  homme  à  récriminer  pendant  le  combat  ; 
pourtant,  il  le  trouvait  mal  engagé,  prématuré  ;  surtout, 
dans  cette  aventure,  il  tenait  à  éviter  tout  ce  qui  pour- 
ri) Lettre  du  6  décembre  1897  au  président  du  Sénat.  Loubet. 

(2)  Le  6.  —  Procès  Zola,  II,  353,  Labori  :  «  Picquart  s'y  oppo- 
sait. »  —  A  l'audience  du  12  février  1898,  Picquart  dit  lui-même 
qu'il  s'y  était  opposé  '<  de  la  façon  la  plus  absolue  ». 

(3)  Voir  p.  122. 


148  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

rait  lui  être  reproché,  à  tort  ou  à  raison,  comme  une  in- 
fraction à  la  règle,  un  manquement  au  secret  profes- 
sionnel ;  et  son  ambition  était  de  rester  jusqu'au  bout, 
à  travers  tant  d'obstacles  accumulés,  le  soldat  disci- 
pliné qu'il  avait  été  jusqu'alors.  Dès  lors,  il  avait  signifié 
nettement  à  Leblois  et  il  venait  de  lui  faire  savoir  à 
nouveau  qu'il  entendait,  désormais,  agir  à  sa  tête, 
comme  il  en  avait  bien  le  droit,  qu'il  le  couvrait  pour 
le  passé,  mais  qu'il  protesterait  publiquement,  et  vive- 
ment, si  quelque  indiscrétion  se  produisait  (notamment 
sur  sa  correspondance  avec  Gonse),  car  ce  serait  un 
abus  de  confiance. 

Boisdeffre,  en  demandant  à  Picquart  sa  parole 
de  ne  pas  voir  Leblois,  en  dehors  d'une  permission 
spéciale,  avait  pris  une  habile  précaution.  La  presse 
continuait  à  le  dire  le  complice  de  Scheurer,  quand  il 
ne  pouvait  même  pas  se  concerter  avec  son  avocat. 

L'intérêt  de  Picquart,  qui  se  confondait,  dans  une  si 
grande  cause,  avec  l'intérêt  de  la  cause  elle-même, 
c'était  de  laisser  produire  ces  lettres,  devant  une  assem- 
blée comme  le  Sénat,  par  un  homme  comme  Scheurer. 
Bien  qu'elles  traitent  d'une  affaire  d'Etat,  elles  sont  écri- 
tes sur  un  ton  familier,  ce  ne  sont  pas  des  lettres  de  ser- 
vice. Elles  ont  été  montrées  déjà  à  trop  de  gens  pour  que 
Gonse  lui  sache  gré  d'une  discrétion  tardive.  Il  en  con- 
clura seulement  que  Picquart,  pris  de  crainte,  hésite 
et  se  dérobe.  <<  La  meilleure  stratégie,  a  écrit  Clause- 
witz,  consiste  à  être  toujours  très  fort,  d'abord  en  géné- 
ral, puis  au  point  décisif.  C'était  le  principe  de  Napoléon 
qu'au  point  décisif  on  ne  peut  jamais  être  trop  fort. 
Toute  réserve  destinée  à  n'être  employée  qu'après  est 
une  faute  (i).  « 


i)  GÉNÉRAL  DE  Clau>ewitz,  De  la  GueiTe,  I,  3iO;  821,  3-29. 


1 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  149 

Picquart  commit  cette  erreur.  Leblois,  pendant  une 
longue  séance  chez  Scheurer,  résista  à  tous  nos  efîorts  : 
le  nom  de  Picquart  ne  doit  même  pas  être  prononcé. 
Scheurer  s'irrita  :  «  Si  Picquart  a  eu  tort  de  vous  confier 
ses  lettres,  que  sa  faute,  du  moins,  soit  utile,  h  Je 
plaidai  à  mon  tour  :  «  C/est  folie  d'aller  à  la  bataille  en 
laissant  ses  meilleures  armes  au  râtelier.  Les  y  laisser, 
ce  n'est  pas  sauver  Picquart,  c'est  le  perdre.  »  Clemen- 
ceau avait,  lui  aussi,  objurgué  Leblois.  Rien  n'y  fît. 

Scheurer  avait  cru  tenir  la  victoire;  elle  lui  échappait. 
Il  pensa  à  retirer  son  interpellation.  Ce  qu'il  fallait  au 
Sénat,  c'était  des  clartés,  et  non  pas  seulement  de  nou- 
veaux doutes  ;  mieux  valait  se  taire  qu'aller  à  un  échec 
certain.  On  l'insultera;  il  y  est  accoutumé.  Il  réfléchit 
ensuite  que  la  défense  qui  lui  avait  été  signifiée  par  Le- 
blois de  la  part  de  Picquart  l'obligeait  à  taire  jusqu'aux 
motifs  de  son  silence.  Il  aurait  l'air  derecul'er  et,  quelque 
prétexte  qu'il  invoquât,  d'avoir  été  ébranlé  dans  sa 
conviction.  La  sainte  cause  qu'il  avait  faite  sienne  en 
soufï'rirait.  Donc,  il  marchera  quand  même.  Il  avait  l'es- 
prit scientifique  ;  il  exposait  les  faits  avec  beaucoup  de 
méthode  ;  l'art  du  développement  oratoire  lui  était 
inconnu.  Il  me  dit  tristement  :  «  Il  faudrait  Gambetta.  » 

Son  discours  était  attendu  comme  un  événement.  Des 
étrangers  (Belges,  Suisses,  Anglais)  avaient  fait  le  voyage 
pour  l'entendre;  les  galeries  regorgeaient;  la  moitié  de 
la  Chambre  se  transporta  au  Palais  du  Luxembourg.  La 
désillusion  sera  d'autant  plus  rude.  Il  sauva,  à  force  de 
loyauté,  tout  ce  qui  pouvait  être  sauvé  (i). 

Il  rectifia  d'abord  les  assertions  inexactes  de  Billot  et 
de  Méljne  à  son  égard,  raconta  comment  il  les  avait 
suppliés  de  procéder  eux-mêmes  à  la  revision.  Il  a  été 

(i;  Séance  du  7  décembre  1897. 


150  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE  DREVFUS 

repoussé,  livré  aux  attaques  les  plus  violentes.  En  re- 
vanche, il  a  trouvé  dans  la  presse  des  concours  vaillants 
et  désintéressés  ;  la  droite  ricane.  «  Oui,  répète-t-il,  vail- 
lants et  désintéressés,  et,  partout  où  l'on  pense,  chez  tous 
ceux  qui  attachent  quelque  prix  à  l'idée  de  justice,  des 
sympathies  qui  ont  été  et  qui  sont  encore  ma  force.  » 

Il  a  demandé,  en  vain,  au  Gouvernement  une  preuve, 
une  seule,  de  la  culpabilité  de  Dreyfus.  On  proteste 
quand  il  dit  que  Dreyfus  a  été  condamné  seulement  sur 
le  bordereau.  «  C'est  donc  qu'un  accusé  aurait  été  con- 
damné, en  France,  sur  des  pièces  qu'il  n"a  pas  été  appelé 
à  discuter  et  qui  n'ont  pas  été  communiquées  à  la  dé- 
fense !  »  On  proleste  encore.  Une  telle  violation  du 
droit,  «  qui  oserait  la  défendre,  dans  cette  assemblée  qui 
s'honore  d'avoir  voté  la  suppression  de  la  vieille  ins- 
truction secrète,  afin  d'accroître  les  garanties  essen- 
tielles de  l'accusé  ')  ?  (Pas  un  applaudissement;  silence.) 

Le  Sénat  écoutait  poliment,  à  son  ordinaire,  mais  sans 
faveur. 

Que  doit  être  la  re vision  ?  «  L'aveu  loyal  et  spontané 
d'une  erreur,  une  œuvre,  par  excellence,  de  réparation 
sociale.  »  (On  murmure.)  Méline  lui  a  reproché  de  n'avoir 
pas  saisi  d'une  requête  le  ministre  de  la  Justice.  S'il 
l'eût  fait,  on  en  serait  aujourd'hui  au  même  point.  A  la 
première  ligne  de  la  requête  eût  figuré  le  nom  d'Ester- 
hazy.  Or,  à  qui  eût-il  appartenu  de  dire  qu'Esterhazy 
était  le  véritable  auteur  du  bordereau  ?  Ce  n'était  ni  au 
garde  des  Sceaux  ni  à  la  commission  spéciale  de  juris- 
consultes dont  l'avis  est  nécessaire  pour  que  la  Cour 
suprême  soit  saisie  d'un  fait  nouveau.  Le  garde  des 
Sceaux,  la  commission  eussent  renvoyé  le  dossier  à  la 
justice   militaire   (i). 

(i)  «  Comment  la  revision  pouvait-elle  être  juridiquement 
entreprise?  Deux  voies  étaient  ouvertes.  On  pouvait  d'abord^ 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  151 

L'affaire  est  si  simple;  une  seule  question  :  le  borde- 
reau. L'opinion  publique  n'accepterait  pas  que,  dans 
l'instruction  qui  va  s'ouvrir,  le  bordereau  ne  fût  pas 
expertisé."  Au  contraire,  s'il  est  procédé  à  une  expertise 
loyale,  nous  sommes  rassurés  et  je  suis  bien  tran- 
quille. »  (Nouveaux  murmures.) 

Mais  il  s'arrête,  ne  voulant  pas  préjuger  des  résultats 
de  l'instruction  : 

C'est  une  réserve  qui  m'est  imposée  ;  mais  je  me  de- 
mande, Monsieur  le  Ministre,  si  vous  en  avez  fait  autant 
(Vives  protestations  à  droite  et  au  centre),  en  affirmant 
que  Dreyfus  est  coupable.  (Nouvelles  protestations.) 

N'avez-vous  donc  pas  mesuré  de  quelle  gravité  pouvait 
être  une  pareille  intervention  au  moment  où  l'affaire  ac- 
tuelle est  à  l'inslruction  "?...  Non,  il  n'est  pas  exact  de 
prétendre  qu'il  n'y  a  pas  connexité  entre  l'affaire  actuelle 
et  une  affaire  Dreyfus  qui,  selon  vous,  n'existe  pas  encore. 
La  vérité  est  que  les  deux  affaires  sont  tellement  liées 
l'une  à  l'autre  que  de  la  solution  de  l'une  dépend  celle  de 
l'autre. 

II  écarte  enfin,  en  quelques  sobres  paroles,  la  plus 
cruelle  des  accusations  qui  ont  été  portées  contre  ses 
amis  et  contre  lui-même  : 

Ai-je  besoin  de  déclarer  publiquement  que  le  respect, 
le  dévouement  passionné  pour  l'armée,  ne  peut  être  gravé 
plus  profondément  dans  aucun  cœur  que  dans  celui  de 
riiomme  qui  est,  ici,  le  dernier  député  de   l'Alsace   fran- 


en  obtenant  une  condamnation  contradictoire  contre  Eslerliazy, 
provoquer  la  contradiction  des  décisions  qui,  une  fois  établie, 
entraîne  le  droit  de  revision.  On  pouvait  aussi,  en  apportant  un 
fait  nouveau,...  etc.  »  {Cass.,  3i  mars  1898,  Manau.) 


152  HISTOIRE  DE    l'aFFAIRE    DREYFL'S 

çaise  ?  Mais  est-ce  servir  cette  armée,  est-ce  la  res- 
pecter, que  de  prétendre  la  solidariser  avec  une  erreur 
possible  ? 

L'honneur  de  larmée  consiste-t-il  à  persévérer,  coûte 
que  coûte,  dans  une  méprise  funeste,  ou  à  chercher,  loya- 
lement, à  la  réparer  et  à  faire  justice  ? 

La  Justice,  elle  se  fera  ;  tôt  ou  tard,  la  vérité  finit 
par  triompher  ;  mais  il  dépend  des  hommes  de  bonne  vo- 
lonté ^d'abréger  les  délais.  Faire  vite  et  faire  bien,  voilà 
la  tâche  qui  reste  au  Gouvernement,  après  qu'il  a  refusé 
l'initiative  à  laquelle  je  le  conviais.  J'ai  confiance  qu'il 
n'y  manquera  pas. 

Billot  profita  de  l'embarras  trop  visible  de  Scheurer. 
D'abord  il  lui  reprocha  d'avoir  «  fait  à  lui  seul  la  revi- 
sion, jugeant  comme  expert  en  écritures  »,  et,  sans  tenir 
compte  «  ni  des  témoignages,  ni  des  autres  circons- 
tances de  l'afTaire,  d'avoir  conclu  que  le  bordereau  est 
la  seule  base  de  l'accusation  et  de  la  condamnation  de 
Dreyfus  ».  -r-  Le  rapport  de  d'Ormescheville  n'a  pas  été 
encore  publié  ;  qui  oserait  taxer  Billol  de  mensonge  ?  — 
Puis,  à  ce  jugement  «  prompt  »  de  Scheurer,  il  opposa 
le  soin,  la  patience,  avec  lesquels,  «  pendant  de  longs 
mois  »,  il  avait  procédé  lui-mîme  c  à  des  recherches  et 
à  des  comparaisons  ».  Il  était  arrivé,  après  ce  laborieux 
examsn  d'une  affaire  très  complexe,  «  à  une  conclusion 
contraire  "  et  formelle.  Pour  le  bordereau,  il  a  été 
versé  à  l'enquête  bien  que  Pellieux  eût  dit  à  Scheurer 
qu'il  ne  l'avait  pas  demandé),  et,  de  même,  «  toutes  les 
pièces  du  dossier  ».  De  la  communication  des  pièces 
secrètes  aux  juges  de  189^,  il  ne  dit  pas  un  mot. 

Ayant  rassuré  ainsi  la  conscience  du  Sénat,  il  enleva 
les  applaudissements  en  affirmant,  de  nouveau,  «  en  son 
âme  et  conscience,  comme  soldat  et  comme  chef  de 
l'armée  »,  que  Dreyfus  était  coupable,  et  par  un  couplet 


L  ENQUETE    DE    PELLIEUX  153 

sur  l'armée  :  «  Elle  est  issue  des  entrailles  du  pays  ;  elle 
est  soumise,  patiente,  patriote  ;  tous  nos  enfants  sont 
sous  les  drapeaux  ;  songez  à  la  France  !  » 

Grand  soulagement  que  ces  affirmations  réitérées, 
solennelles,  de  Billot.  Et  Méline  les  confirma,  jura  que 
«le Gouvernement  avait  fait  preuve  d'une  correction  ab- 
"solue  ;  il  a  eu  un  seul  guide  :  la  Loi  ». 

Le  Sénat  était  tellement  persuadé  de  la  droiture  de 
ces  deux  hommes  qu'il  accueillit  par  des  rumeurs  Tra- 
rieux  qyand  le  sénateur  girondin  se  porta  seul,  brave- 
ment, au  secours  de  Scheurer,  «  montant  à  l'assaut 
comme  on  fait  lorsqu'on  sent  que  l'on  marche  avec  la 
vérité  (i  j  ».  L'assemblée  murmura  à  ces  simples  paroles, 
expression  d'une  vérité  banale  :  «  Les  juges  les  plus  sûrs 
d'eux-mêmes,  les  mieux  intentionnés,  ne  peuvent-ils  pas 
se  tromper?  L'infaillibilité  n'est  pas  de  ce  monde  (2).  » 
Lui-même,  étant  garde  des  Sceaux,  il  a  déféré  à  la  Cour 
de  cassation  l'afïaire  Cauvin  et  l'affaire  Vaux.  L'opinion 
publique  s'est-elle  émue?  Ce  qui  est  vrai  pour  la  justice 
criminelle  ordinaire,  le  serait-il  moins  pour  la  justice 
militaire  ?  Il  y  a  des  précédents,  le  sergent  Lacroix,  dont 
le  procès  a  été  revisé.  Méline  interrompt  :  «  Il  n'y  a  pas 
d'aifaire  Dreyfus.  »  L'obstiné  Vosgien  se  cramponnait  à 
sa  formule. 

Et  telle  était,  dans  cette  assemblée  d'ordinaire  sage 
et  réfléchie,  l'irritation  contre  Scheurer,  comme  s'il 
avait  été  l'auteur  des  maux  engendrés  par  le  crime 
qu'il  avait  dénoncé,  que  le  Sénat  eût  voulu  voter  tout 
de  suite,  en  finir  avec  cette  insupportable  histoire. 

Quelques  applaudissements  à  peine  accueillirent  ces 
paroles  de  Trarieux  :  «  N'accusons  pas  le  courage  civi- 


(1'  Rennes,  III,  417.  Trarieux. 

;2)  Au  compte  rendu  officiel  :  «  Bruit  ». 


151  HISTOinE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

que,  fût-il  malheureux  ou  égaré,  de  l'homme  qui  est  venu 
tout  à  rheure  expliquer  sa  conduite.  Il  nous  montre, 
cet  homme,  par  son  exemple,  ce  que  l'âme  humaine 
recèle  parfois  de  générosité  et  de  bonté.  » 

Le  Sénat  faisait  à  Scheurer  l'aumône  des  circonstances 
atténuantes  :  c'était  un  brave  homme,  mais  trompé  par 
des  coquins. 

Scheurer,  vaincu,  ne  voulut  pas  le  paraître  ;  d'ailleurs, 
il  avait  emporté  le  point  principal  :  Billot  n'avait  plus 
osé  invoquer  la  chose  jugée  comme  un  obstacle  légal  à 
une  nouvelle  expertise  du  bordereau.  Scheurer  le  cons- 
tata :  «  Toutes  les  pièces  seront  versées  au  procès,  nous 
a  dit  le  ministre  de  la  Guerre,  y  compris  le  bordereau 
qui  est  la  pièce  essentielle  de  l'instruction.  Je  ne  deman- 
dais que  cela  et  je  prends  acte  de  celte  promesse.  ■> 

Les  radicaux,  très  excités,  Peylral,  Baduel,  Bernard, 
eussent  voulu  que  le  Sénat  exprimât  sa  confiance  «  dans 
l'œuvre  de  la  justice  »,  et  «  prît  acte  »  seulement  «  des 
déclarations  du  Gouvernement  ».  Cela  fut  repoussé  (i). 
On  vota,  à  l'unanimité  (2),  un  ordre  du  jour  qui  «  ap- 
prouvait les  déclarations  du  Gouvernement  ».  Il  était 
signé  des  présidents  des  trois  groupes  de  gauche. 

Le  Sénat,  à  la  dilïérence  de  la  Chambre,  ne  s'était  pas 
aplati  sous  le  sabre  (3),  mais  il  n'avait  pas  été  plus  clair- 
vovant. 


(1)  Par  206  voix  contre  56. 

(2)  Par  221  A'oix. 

(3)  Le  Provost  de  Launay  tenta  sans  succès  une  diversion 
contre  les  journaux  qui  défendaient  la  revision.  Il  accusa 
Scheurer  d'inspirer  le  Fujaro  et  les  auteurs  de  ces  articles  «  de 
ne  pas  être  de  race  française,  par  conséquent  d'être  incapables 
de  penser,  de  sentir  eldesouflrir  comme  nous  ».  —  comme  lui. 


L  ENQUETE    DE    PELMEL'X  155 


XVI II 


A  la  flétrissure  dont  nous  avait  honorés  la  Chambre 
et  qui  n'avait  pas  été  infirmée  par  le  Sénat,  la  presse 
ajouta  ses  injures  ordinaires.  Mais  nous  ne  les  lisions 
même  plus  et,  désormais,  \e  m'en  tairai,  moins  par  dé- 
goût que  par  ennui.  Je  ne  raconterai  plus  que  le  drame  ; 
j'en  supprime  le  monotone  accompagnement.  Dès  lors, 
le  lecteur  de  cette  histoire  verra  seulementles  faits,  avec 
tout  le  détail  qui  les  rend  vivants,  alors  qu'à  l'époque 
où  ils  s'accomplirent,  la  grande  masse  du  peuple  prélait 
l'oreille  surtout  à  Thorrible  musique  et  s'en  grisait.  De 
jour  en  jour,  ce  concert  devint  plus  bruyant,  chacun 
chercha  à  tirer  de  son  instrument  le  son  le  plus  afïreux, 
et  chacun  y  réussit  à  son  heure  :  Drumont,  Judet.  les 
Assomptionnistés  de  la  Croix ,  Alphonse  Humbert , 
Rochefort  et  Cassagnac  ,  qui  valait  mieux  que  ses 
émules,  puisqu'il  s'était  d'abord  écarté  deux  et  qu'il 
continua  à  mêler  des  paroles  de  bon  sens  à  ses  plus 
grossières  invectives  (i).  Cette  mélopée  ininterrompue 
de  l'outrage,  elle  est  au  fond  de  celte  histoire,  comme 
le  bruit  de  la  vague  dans  les  coquillages.  Ne  cessez  pas 
un  moment  de  l'entendre.  Bien  plus,  si  vous  voulez  juger 
ce  peuple  avec  équité,  d'abord,  il  vous  faut  oublier  tous 
les  faits  aujourd'hui  acquis,  incontestés,  dont  les  moin- 
dres vous  eussent  paru  alors,  à  vous-même,  d'invrai- 
semblables calomnies  ;  surtout ,  il  vous  faut  les  remplacer 


(i)  A  la  suite  de  la  publication  des  lettres  de  M™=  de  Boulancy, 
il  mena  une  violente  campagne  contre  le  Figaro,  «  feuille  pros- 
tituée, journal  des  traîtres,  sentine  de  la  préfecture  ». 


154  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

que,  fût-il  malheureux  ou  égaré,  de  l'homme  qui  est  venu 
tout  à  l'heure  expliquer  sa  conduite.  Il  nous  montre, 
cet  homme,  par  son  exemple,  ce  que  l'âme  humaine 
recèle  parfois  de  générosité  et  de  bonté.  » 

Le  Sénat  faisait  à  Scheurer  l'aumône  des  circonstances 
atténuantes  :  c'était  un  brave  homme,  mais  trompé  par 
des  coquins. 

Scheurer,  vaincu,  ne  voulut  pas  le  paraître;  d'ailleurs, 
il  avait  emporté  le  point  principal  :  Billot  n'avait  plus 
osé  invoquer  la  chose  jugée  comme  un  obstacle  légal  à 
une  nouvelle  expertise  du  bordereau.  Scheurer  îe  cons- 
tata :  «  Toutes  les  pièces  seront  A^ersées  au  procès,  nous 
a  dit  le  ministre  de  la  Guerre,  y  compris  le  bordereau 
qui  est  la  pièce  essentielle  de  l'instruction.  Je  ne  deman- 
dais que  cela  et  je  prends  acte  de  cette  promesse.  » 

Les  radicaux,  très  excités,  Peytral,  Baduel,  Bernard, 
eussent  voulu  que  le  Sénat  exprimât  sa  confiance  «  dans 
lœuvre  de  la  justice  »,  et  «  prît  acte  »  seulement  «  des 
déclarations  du  Gouvernement  ».  Cela  fut  repoussé  (i). 
On  vota,  à  l'unanimité  (2),  un  ordre  du  jour  qui  «  ap- 
prouvait les  déclarations  du  (îouvernement  ».  Il  était 
signé  des  présidents  des  trois  groupes  de  gauche. 

Le  Sénat,  à  la  différence  de  la  Chambre,  ne  s'était  pas 
aplati  sous  le  sabre  (3),  mais  il  n'avait  pas  été  plus  clair- 
vovant. 


(i)  Par  206  voix  contre  56. 

(2)  Par  221  voix. 

(3)  Le  Provost  de  Launay  tenta  sans  succès  une  diversion 
contre  les  journaux  qui  défendaient  la  revision.  Il  accusa 
Scheurer  d'inspirer  le  Fiijaro  et  les  auteurs  de  ces  articles  «  de 
ne  pas  être  de  race  française,  par  conséquent  d'être  incapables 
de  penser,  de  sentir  eldesouflrir  comme  nous  ».  —  comme  lui. 


L  ENQUÊTE    DE    PELl-IEUX  155 


XVIll 


A  la  flétrissure  dont  nous  avait  honorés  la  Chambre 
et  qui  n'avait  pas  été  infirmée  par  le  Sénat,  la  presse 
ajouta  ses  injures  ordinaires.  Mais  nous  ne  les  lisions 
même  plus  et,  désormais,  je  m'en  tairai,  moins  par  dé- 
goût que  par  ennui.  Je  ne  raconterai  plus  que  le  drame  ; 
j'en  supprime  le  monotone  accompagnement.  Dès  lors, 
le  lecteur  de  cette  histoire  verra  seulementles  faits,  avec 
tout  le  détail  qui  les  rend  vivants,  alors  qu'à  l'époque 
où  ils  s'accomplirent,  la  grande  masse  du  peuple  prêtait 
l'oreille  surtout  à  l'horrible  musique  et  s'en  grisait.  De 
jour  en  jour,  ce  concert  devint  plus  bruyant,  chacun 
chercha  à  tirer  de  son  instrument  le  son  le  plus  affreux, 
et  chacun  y  réussit  à  son  heure  :  Drumont,  Judet.  les 
Assomptionnistés  de  la  Croix ,  Alphonse  Humbert , 
Rochefort  et  Cassagnac  ,  qui  valait  mieux  que  ses 
émules,  puisqu'il  s'était  d'abord  écarté  d'eux  et  qu'il 
continua  à  mêler  des  paroles  de  bon  sens  à  ses  plus 
grossières  invectives  (i).  Cette  mélopée  ininterrompue 
de  l'outraoe,  elle  est  au  fond  de  cette  histoire,  comme 
le  bruit  de  la  vague  dans  les  coquillages.  Ne  cessez  pas 
un  moment  de  l'entendre.  Bien  plus,  si  vous  voulez  juger 
ce  peuple  avec  équité,  d'abord,  il  vous  faut  oublier  tous 
les  faits  aujourd'hui  acquis,  incontestés,  dont  les  moin- 
dres vous  eussent  paru  alors,  à  vous-même,  d'invrai- 
semblables calomnies  ;  surtout ,  il  vous  faut  les  remplacer 


(i)  A  la  suite  de  la  publication  des  lettres  de  M™''  de  Boulancy, 
il  mena  une  violente  campagne  contre  le  Figaro,  «  feuille  pros- 
tituée, journal  des  traîtres,  sentine  de  la  préfecture  ». 


158  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRÉ    DREYFUS 

ennemis  personnels  (Cassagnac),  le  haut  Elat-Major  et 
ses  moines  organisèrent  une  campagne  de  désabon- 
nement contre  le  Figaro.  De  Rodays,  père  et  beau-père 
d'officiers,  devenu  tout  à  coup  «  un  insulteur  de  l'ar- 
mée »,  parce  que  ses  collaborateurs  avaient  montré  le  fond 
de  l'âme  d'un  traître  qui  appelait  l'invasion  de  ses  vœux 
et  crachait  sur  la  nation,  n'y  put  tenir  et  quitta  la  partie. 
Il  le  fit  sans  grâce  (i),  mais  non  sans  esprit  de  retour  et 
sans  avoir  recueilli  de  son  trop  fragile  courage  autre 
chose  que  des  injures. 

Cette  désertion  (plus  bruyante  en  fait  que  réelle)  du 
moniteur  de  la  Revision  parut,  d'abord,  désastreuse. 
Comment  arriver,  désormais,  au  véritable  juge,  au 
premier  qu'il  faille  convaincre,  selon  Voltaire  lui-même, 
à  l'opinion  ? 

Zola,  ('  ne  voyant  alors  aucun  journal  qui  lui  prendrait 
ses  articles  (2)  »,  résolut  de  continuer  sa  campagne  par 
des  brochures.  Il  en  publia  deux  :  une  Lettre  à  la 
Jeunesse,  appel  aux  étudiants  du  quartier  latin,  dont 
les  prédécesseurs  avaient  manifesté  pour  toutes  les 
nobles  causes  et  qui,  eux,  s'en  allaient,  par  bandes, 
huer  Scheurer;  et  une  Lettre  à  la  France,  d'un  beau 
souffle  douloureux,  mais  qui  parut  familière,  la  France 
traversant  alors  une  de  ses  crises  où  elle  ne  permet 
qu'aux  soldats  de  la  tutoyer. 

('ependant,  ceux  qui  avaient  bu  de  l'eau  de  A^érité  ne 
pouvaient  plus  supporter  d'autre  breuvage.  Ils  émi- 
grèrent  (bourgeois  libéraux,  quelques  universitaires, 
des  hommes  de  lettres  et  des  artistes)  à  ceux  des  jour- 

(1)  Il  déclarait,  dans  son  -article  du  i3  décembre,  qu'il  se 
relirait  momentanément,  «  parce  qu'il  n'avait  pas  toute  l'opi- 
nion publique  pour  lui  et  que  la  raison  d'État  lui  en  faisait  un 
devoir  ».  Son  co-gérant,  Périvier,  le  remplaça.  Il  était  égale- 
ment convaincu  de  l'innocence  de  Dreyfus  ,   mais    s'en    taisait. 

{■ïj  La  Vérité  en  marche,  .38. 


L  ACOl  ITTEMENT  D  ESTERHAZY  159 

naux  radicaux  et  socialistes  qui  avaient  rompu  avec  les 
socialistes  et  les  radicaux  de  la  Chambre. 

Lourde  faute  et,  pour  longtemps,  irréparable  des 
partis  modérés.  Comme  Gonse  avait  repoussé  les  avis 
de  Picquart,  ils  écartèrent  ceux  de  Scheurer,  ne  com- 
prenant pas  que  leur  intérêt,  à  défaut  d'une  pensée  plus 
haute,  leur  commandait  de  ne  pas  laisser  une  telle  cause 
aux  mains  de  leurs  adversaires.  Forcément,  elle  y  de- 
viendra révolutionnaire  :  dallure  d'abord,  parla  révolte 
qui  est  le  contre-coup  de  l'iniquité  systématique  ;  puis, 
la  forme  emportera  le  fond. 

Le  Journal  des  Débats,  la  Revue  des  Deux  Mondes 
d'autrefois  n'eussent  pas  commis  cette  erreur.  Au  con- 
traire, Charmes,  Brunetière,  Heurteau  s'engagèrent  vio- 
lemment contre  la  Revision,  parlant  le  langage  de  la 
réaction  cléricale,  et  perdant  ainsi,  avec  le  respect  de 
leurs  principes,  leur  raison  d  être  (i). 

11  y  eut,  pourtant,  quelques  exceptions  :  Hébrard  qui 
garda,  dans  le  Temps,  une  neutralité  bienveillante  et, 
par  le  fait,  très  utile;  Yves  Guyot,  au  Siècle;  et,  ce  qui 
étonna  le  plus,  Cornély,  qui  avait  quitté  le  Gaulois  et 
que  Saint-Genest,  devenu  aussi  forcené  qu'il  avait  été 
autrefois  clairvoyant,  présenta  aux  lecteurs  du  Figaro, 
après  le  départ  de  Rodays,  comme  "  un  solide  pa- 
triote (2)  ».  il  ne  chercha  pas  à  nager  contre  le  courant, 
alors  trop  violent,  le  suivit  au  contraire,  mais  peu  à 
peu  répandit  de  l'huile  sur  les  eaux. 

Bien  que  Guyot  eût  protesté  contre  le  huis  clos  du 
procès  de  1894  et,  déjà,  eût  ressenti   une   inquiétude, 


fi)  Au  Journal  des  Débats,  Heurteau  et  Chamies  avaient  com- 
mencé par  hésiter  :  Jules  Dietz,  quand  ils  se  furent  prononcés 
contre  la  Revision,  i-efusa  de  les  suivre,  cessa  toute  collaboration 
politique. 

(2)  22  décembre  1897  :  «  Bonne  chance,  camarade  !  » 


160  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

il  n'était  encore  persuadé,  comme  Clemenceau,  que  de 
la  nécessité  juridique  et  politique  de  faire  la  Revision, 
mais  sans  opinion  arrêtée  sur  le  fond.  Esprit  positif 
et  pratique,  très  libéral,  surtout  économiste  dans  les 
moelles,  et,  dès  lors,  bien  que  breton  d'origine,  le  plus 
anglophile  des  Français,  il  se  méfiait  des  déductions 
psychologiques  et  no  voulait  juger  que  sur  piè2es.  Or, 
Billot  a  affirmé  aux  Chambres  que  Dreyfus  n'a  pas  été 
seulement  condamné  sur  le  l)ordereaii. 

J'avais  dit  souvent  à  Mathieu  Dreyfus  qu'il  fallait 
publier,  coûte  que  coûte,  les  pièces  du  procès.  Mais 
Démange,  à  qui  le  Conseil  de  l'ordre  avait  interdit  de 
remettre  le  dossier  de  1894  à  M'"*'  Dreyfus,  refusait 
obstinément  de  s'en  dessaisir.  Mathieu  finit  par  me  com- 
muniquer la  copie  de  l'acte  d'accusation  que  Dreyfus 
lui-même  avait  prise  au  Cherche-Midi  et  qui  avait  été 
déposée  en  lieu  sûr. 

On  croira  difficilement  que  Méline,  ni  aucun  des  mi- 
nistres (sauf  Billot '1,  n'avait  eu  l'honnête  curiosité  de 
regarder,  avant  de  s'engager,  sinon  toutes  les  pièces 
du  procès  de  Dreyfus,  du  moins  l'acte  d'accusation 
de  d'Ormescheville.  J'ai  raconté,  précédemment,  que 
Darlan  voulut  prendre  connaissance  de  la  procédure  et 
qu'il  y  échoua.  Je  fus  informé  que  Méline,  encore  à  la 
fin  de  décembre,  était  resté  dans  la  même  ignorance, 
soit  qu'il  préférât  s'en  tenir  systématiquement  àlachose 
jugée,  soit  qu'il  n'osât  pas  réclamer  de  Billot  la  preuve 
de  ses  dires.  Un  ami  commun  lui  offrit,  de  ma  part, 
l'acte  d'accusation  de  d'Ormescheville,  pour  que,  par 
lui-même,  il  en  vît  l'épouvantable  vide.  Il  hésita,  puis 
refusa.  Je  le  portai  alors  à  Yves  Guyot.  Le  lendemain, 
le  document  parut  dans  le  Siècle  {i). 

(1)  7  janvier  iSijS. 


L  ACQUITTEMENT -D  ESTERHAZY  161 

La  stupeur  et  Tindignation,  d'une  part,  la  colère,  de 
l'autre,  furent  égales.  L'absurdité,  le  néant  de  l'accusa- 
tion opérèrent,  en  quelques  heures,  plus  de  conversions 
que  tous  les  discours. 

Drumont  réclama  des  poursuites  contre  l'auteur  de 
celte  divulgation.  ^léline  trouva  moins  dangereux,  pour 
une  fois,  de  lui  désobéir  que  de  me  poursuivre. 

Scheurer  eut  une  longue  conversation  avec  l'ambas- 
sadeur d'Italie,  qui  lui  certifia  que  les  pièces  secrètes,  où 
Panizzardi  était  mis  en  cause,  étaient  des  faux.  Nulle 
information  plus  précieuse,  puisque,  d'avance,  elle  si- 
gnalait les  pièges,  les  embûches  (i). 

Démange  ne  se  lassait  pas  de  répéter  qu'il  avait  connu 
seulement  le  bordereau  (2).  L'Etat-Major,  après  avoir 
•révélé  la  communication  des  pièces  secrètes,  n'osait  plus 
la  démentir;  que  fût-il  resté  de  l'énorme  accusation  ?  On 
commença  à  se  poser  la  question  égoïste,  salutaire  :  «  Si 
une  pareille  violation  de  la  loi  et  des  droits  humains  est 
tolérée,  qui  assure  qu'elle  ne  sera  pas  renouvelée  demain 
contre  moi  ?  »  Quelques-uns  aperçurent  enfin  que  le 
droit  du  juste,  de  l'innocent,  d'un  seul  homme,  est  plus 
haut  que  les  intérêts  de  toute  une  caste,  de  l'État;  il  est 
le  droit  universel,  le  Droit  même. 

Et  d'autres  se  lassèrent,  s'indignèrent  que  les  plus 
nobles  idées  de  patrie,  de  défense  nationale,  d'honneur, 
«■  que  les  mots  les  plus  grands  et  les  plus  saints  qui 
soient  dans  le  langage  des  hommes  (3)  »  fussent  pro- 
fanés pour  couvrir  des  habiletés  de  procédure,  émou- 
voir et  tromper  les  masses  populaires. 

Au  fond  de  toute  l'affaire,  (en  dehors  du  crime  d'Es- 
terhazy  et  du  crime  d'Henry),  il  y  a  la  grande  faiblesse 

(1)  Rennes,  III,  420,  Trarieux. 

(•2)  Lettre  à  Cassagnac.  {Autorilé  du  i^t  décembre  1897,  etc.) 

(3j  Procès  Zola,  I,  894,  Jaurès. 


162  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

humaine,  l'imbécile  amour-propre  :  «  Je  ne  veux  pas  m'être 
trompé.  »  Quelques-uns  commencèrent  à  confesser  leur 
erreur.  Ils  s'aperçurent  que  cela  n'était  point  si  pénible. 

Dans  le  monde  des  politiques,  ce  qui  retardait  sur- 
tout l'aveu,  c'était  la  proximité  des  élections:  «  Pourquoi 
cette  affaire  a-t-elle  éclaté  si  tôt?  » 

Dès  qu'ils  en  trouvaient  l'occasion,  les  défenseurs  de 
la  Revision  s'adressaient  aux  tribunaux.  Aux  époques  de 
tyrannie,  quand  les  assemblées  tremblent  devant  le 
tyran  a  Un  seul  »  ou  devant  le  tyran  «  Tous  »,  c'est 
au  prétoire  qu'il  faut  porter  la  bataille. 

Trois  procès  (jalons  vers  la  vérité  pour  le  lendemain 
de  la  défaite)   furent  ainsi  provoqués  ou  engagés  : 

ParPicquart  contre  les  auteurs /les  télégrammes  qu'il 
avait  reçus  en  Tunisie.  —  Billot,  à  la  demande  de  Tra- 
rieux, avait  ouvert  une  enquête  sur  l'origine  de  ces  faux  ; 
nécessairement,  au  bout  de  peu  de  jours,  il  déclara  que 
les  soupçons  (sur  Eslerhazy  et  ses  amis)  n'étaient  pas 
fondés  (i);  Picquart  adressa  au  procureur  de  la  Ré- 
publique une  plainte  motivée  (2). 

Contre  Mathieu  Dreyfus,  au  sujet  dune  prétendue 


(1)  Procès  Zola  I,  189,  190,  Trarieux. 

(2)  Du  3  janvier  1898,  en  faux  et  usage  de  faux.  11  dénonçait 
Souffrain  comme  l'auteur  du  télégramme  Speranza.  —  Pellieux 
dit  u  qu'il  mit  Picquart  en  présence  de  sa  propre  certitude,  qu'il 
avait  acquise  par  une  enquête  à  la  préfecture  de  police  »,  que 
Souffrain.  malgré  ses  dénégations,  était  l'auteur  de  la  dépèche. 
{Procès  Zola,  I,  265.)  «  Une  jeune  fille  employée  au  bureau  de 
poste  avait  reconnu  Souffrain  dans  une  douzaine  de  photogra- 
phies qu'on  lui  avait  présentées.  »  iCass.,  I,  io3,  Rogel.)  D'autre 
part,  Pellieux  contesta  que  Souffrain  put  être  l'agent  d'Esterhazy, 
ce  qui,  au  contraire,  confirma  Picquart  dans  ses  soupçons.  — 
En  ce  qui  concerne  le  télégramme  Blanche,  Picquart  porta 
plainte  contre  «  inconnu  »,  mais  il  se  réservait  de  mettre  en 
cause  Du  Paty.  —  Bertulus  fut  »  requis  »,  le  28  janvier,  d'avoir 
à  instruire  en  faux,  usage  de  faux  et  complicité  contre  X.  {Cass., 
I,  220.) 


J 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  16J 

tentative  de  corruption.  —  Un  sieur  Penol  et  l'abbé  Gay- 
raud.  député,  racontaient  que  les  frères  de  Dreyfus 
avaient  offerte  Sandherr  une  somme  énorme  (deuxcent 
mille francsou  toute  leurfortune),  pourétoufferraffaire. 

Il  existait  à  l'État-Mijor,  de  la  main  même  de 
Sandherr.  un  récit  de  son  entrevue,  très  simple,  émou- 
vante, avec  Mathieu  et  Léon  Dreyfus(i).  Cette  entrevue 
avait  eu  lieu  le  i4  décembre  189^,  dix  jours  après  l'ordre 
de  mise  en  jugement,  quatre  jours  avant  le  procès.  Cor- 
rompre Sandherr  neùt  servi  de  rien.  Billot.  Boisdeffre 
laissaient  dire.  Comme  Mathieu  Dreyfus  annonça  son 
intention  de  poursuivre  ses  diffamateurs  (Penot  et 
M'"''  Sandherr),  le  garde  des  Sceaux  trouva  plus  pra- 
tique d'ordonner  une  instruction  et  d'éviter  ainsi  un 
débat  public  (2). 

Par  moi,  contre  Rochefort,  pour  diffamation,  et 
contre  Lemercier-Picard.  pour  faux  et  usage  de  faux. 
Non  seulement  je  n'étais  pas  tombé  au  piège  qui  m'avait 
été  tendu  par  Henry  et  Esterhazy,  mais  j'avais  gardé 
la  fausse  lettre  chiffrée  qui  était  la  ,'preuve  de  la 
fourberie.  L'agent,  cherchant  une  revanche,  alla  chez 
Rochefort  (3).  Il  raconta  que  je  lui  avais  fait  fabri- 
quer une  fausse  pièce  pour  perdre  Esterhazy  (la  lettre 
même  qu'il  m'avait  fait  remettre),  et,  contre  cinq  cents 
francs,  il  en  donna  une  copie.  Le  vieux  pamphlétaire  ré- 
véla triomphalement  qu'il  avait  enfin  la  preuve  maté- 
rielle de  mes  forgeries  et  des  menées  du  Syndicat  (4). 
Je  rétablis  aussitôt  les  faits  (5)  et  déposai  une   double 

(1)  Cass.,  II,  280.  —  Cordier.  et  Mercier  lui-même,  font  un 
récit  analogue  :  Sandherr  n'eut  à  repousser  aucune  offre. 
{Rennes,  II.  di~  et  555.1  —  Voir  t.  I,  366. 

(2)  29  décembre  1897. 

(3;  Sous  le    nom   dÉmile  Durand. 

(4l  Intransigeant   antidaté/  des  25,  26  et  27  décemiire. 

(5)  Dans  le  Temps  du  20. 


164  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

plainte  (i),  comptant  Ijien  que,  derrière  Rochetorl  et 
Lemercier-Picard.  je  trouverais  Esterhazy  et  ses  pro- 
lecteurs. 

Clemenceau  réclamait,  en  vain,  un  procès  contre  le 
Syndical:  «  La  lumière  pour  tout  le  monde;  il  n'y  a  que 
les  stipendiés  et  les  traîtres  qui  puissent  la  craindre  (2).  » 

L'otYensive,  de  nouveau,  changeait  de  camp. 

Rocliefort  avait  commis  une  autre  sottise. 

Il  sirritait  que  le  crime  de  Dreyfus  fût  «  officielle- 
ment »  réduit  au  seul  bordereau,  misérable  pièce  sans 
valeur,  et  redoutait  que  l'expertise,  ordonnée  par  le 
Sénat,  lattribuàt  à  Esterhazy.  Quoi  1  patauger  basse- 
ment dans  cette  chicane,  quand  l'État-Major  avait  les 
mains  pleines  de  preuves  décisives  1  11  n'y  put  tenir,  et 
raconta  ce  que  lui  avait  dit  Pauffîn  ou  ce  qui  lui  en  était 
resté  dans  Tesprit  : 

Dreyfus  a  écrit  à  l'Empereur  dAllemagne  afin  de  lui 
faire  part  de  ses  sympathies  pour  sa  personne  et  lui  deman- 
der s'il  consentirait  à  le  laisser  entrer  avec  son  grade 
dans  rarm-5e  allemande.  Guillaume  11  fit  savoir  à  Dreyfus, 
par  l'entremise  du  comte  de  Munster,  qu'il,  était  préfé- 
rable qu'il  servît  le  pays  allemand,  sa  vraie  patrie,  dans 
le  poste  que  les  circonstances  lui  avaient  assigné.  Dreyfus 
accepta.  Une  des  fameuses  pièces  secrètes  est  une  lettre 
de  l'Empereur  d'Allemagne  lui-même.  Les  originaux  (sept 
lettres  de  Dreyfus,  une  de  Guillaume)  ont  été  restitués  au 
comte  de  Munster,  pour  éviter  la  guerre.  Seulement,  ils 
avaient  été,  au  préalable,  photographiés  (3). 

Le  plus  extraordinaire,  c'est  que,  même  dans  la  folie 
du  temps,  l'éclat  de  rire  fut  général.  Les  révisionnistes 


(1)  3i  déceaibre  1897. 

(2)  Aurore  du  12. 

(3)  Intransi'jeant  du  12, 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  165 

se  gaussèrent  du  vieil  amuseur  public;  les  amis  de  l' État- 
major  n'étaient  pas  encore  au  point.  Aux  uns  et  aux 
autres,  il  parut  invraisemblable  que  cette  stupéfiante 
histoire  fut  le  «  coup  de  massue  »  tant  de  fois  annoncé. 
Cependant,  depuis  un  mois,  elle  courait  les  salons,  les 
brasseries,  les  bureaux  de  rédaction  ;  bien  mieux,  une 
photographie  de  la  lettre  impériale  circulait  dans  les 
cercles  privilégiés  ;  le  colonel  Stoilel  l'avait  vue  de  ses 
propres  yeux.  D'autre  part,  BoisdefTre  avait  recommandé 
de  ne  pas  exposer  cette  pièce  délicate  au  grand  jour,  et 
Méline,  Hanotaux,  se  fâchèrent. 

Mais  Rochefort  qui.  par  hasard,  était  de  bonne  foi, 
sobstina  malgré  les  démentis  ministériels  et  la  menace 
nette  d'une  poursuite  (i).  Il  expliqua  que  Munster 
avait  exigé  de  Casimir-Perier  qu'aucune  allusion  ne  fût 
jamais  faite  aux  redoutables  pièces.  Et  ce  fut  aussi  l'ex- 
plication d'Henry,  qui  fit  ainsi  coup  double  (2).  11  au- 
thentiquait l'absurde  roman  et  coupait  court  aux  polé- 
miques, couvrait  la  retraite,  après  cette  escarmouche 
prématurée. 

.  Les  faussaires,  pour  rompre  les  chiens,  racontèrent 
que  Leblois  se  réservait  de  produire  devant  le  conseil  de 
guerre  un  reçu  donné  par  Esterhazy  à  l'ambassade 
d'Allemagne  (3). 

Peu  à  peu,  l'idée  de  la  faillibilité  des  juges,  de  la 
possibilité  d'une  erreur,  entra  dans  les  cerveaux.  Ils 
rapprenaient  à  lire,  comme  ce  membre  de  l'Institut,  ce 
charmant  Paul  de  Rémusat,  qui,  frappé  d'ainnésie,  se 
remit,  vers  la  soixantaine,  à  l'alphabet. 

(11  12  et  i4  décembre  1897, 

(21  Écho  de  Paris  des  18  et  20,  Éclair,  etc. 

(3)  Libre  Parole,  Écho  de  Paris.  Patrie,  du  i'='"janviei'  1898.  — 
Leblois  se  rendit  aussitôt  au  gouvernemeRt  de  Paiis  et  au  mi- 
nistère de  la  Guerre  pour  déclarer  quil  n'avait  jamais  eu  de 
pareille  pièce  entre  les  mains.  [In^tr.  Fabre ,  •20'2 .  ) 


166  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

On  raconta  à  ce  peuple,  doucement,  par  voie  d'allu- 
sion, les  erreurs  judiciaires  dautrefois.  Un  jeune  pro- 
fesseur (Raoul  Allier)  lui  dit,  en  quelques  pages  très 
simples  et  émues,  «  Voltaire  et  Calas  »  ;  je  fis  l'his- 
toire de  Raphaël  Lévy,  juif  lorrain,  brûlé  vif  à  Metz, 
en  1670,  pour  meurtre  rituel,  puis  réhabilité,  par  ordre 
de  Louis  XIV  fi),  quand  son  innocence  eut  été  démon- 
trée par  Richard  Simon  avec  l'aide  des  plus  honnêtes 
gens  de  la  Cour,  Hugues  de  Lyonne  et  le  prince  de 
Condé. 

D'autres  publications  semblables  suivirent  :  l'Affaire 
du  commis  militaire  Fabiis  par  Bergougnan,  une  histoire 
générale  des  erreurs  judiciaires,  par  Varennes  etLailler. 

Pourquoi  ces  erreurs,  ces  réhabilitations,  seraient- 
elles  le  privilège  exclusif  du  passé  ?  On  tira  peu  à  peu 
de  l'oubli  les  règles  du  droit. 

Ce  grand  mouvement  des  cœurs  qui,  plus  tard,  de- 
viendra irrésistible,  commençait  à  peine.  Dans  cette 
première  période,  la  seule  idée  de  justice  ébranle  les 
esprits.  Quelques-uns  seulement  (des  femmes)  devinent, 
voient  Dreyfus  lui-même,  pleurent  sur  lui,  sont  obsé- 
dés par  ridée  de  son  martyre.  Pour  la  plupart,  il  n'est 
encore  qu'une  abstraction,  en  attendant  qu'il  devienne, 
dans  la  bataille  grandissante,  un  symbole.  L'homme 
n'apparaît  pas  encore.  Lucie  Dreyfus  me  refusait  tou- 
jours les  lettres  de  son  mari,  où  chaque  ligne  crie  l'in- 
nocence. Elle  voulait,  pour  elle  seule,  son  trésor. 
Le  stoïque  soldat  eût-il  approuvé  qu'on  livrât  au  public 
.ses  effusions,  sa  détresse  ? 


_.  (1  Louis  XIV  évoqua  l'affaire  devant  le  Conseil  d'État,  par 
arrêt  du  18  avril  1^70.  L'évocation,  dans  lancien  droit,  participait 
à  la  fois  de  l'antique  translalio  litis  et  de  la  moderne  Cassation; 
elle  signifiait  que  le  Roi  tenait  pour  mal  rendus  les  jugements 
et  arrêts  qu'il  avait  retenus. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERIIAZY  167 

La  France  avait  alors  le  cœur  dur.'  Sa  bonté,  sa 
générosité  naturelles  semblaient  mortes.  Cependant 
la  férocité,  qui  sévissait  parmi  beaucoup  de  défenseurs 
dEsterhazy,  préparait  déjà  la  réaction  de  la  pitié.  Lebon 
dépassa  le  but  en  se  vantant  d'avoir,  depuis  le  début 
delà  crise,  aggravé  le  régime  du  prisonnier  (i).  On 
décrivit,  avec  trop  de  froide  cruauté,  la  «  cage  »  de 
Dreyfus.  L"île  tragique  commençait  à  se  dessiner  à  l'ho- 
rizon. 

Pour  le  moment,  dans  la  fraction  de  la  jeunesse  qui 
s'émeut,  dans  le  monde  universitaire,  parmi  les  ouvriers 
des  grandes  villes,  le  premier  élan,  si  timide  encore, 
vers  la  justice,  est  surtout  une  révolte  de  la  raison. 
Vraiment,  on  veut  tn  faire  trop  accroire.  Au  début,  le 
roman  amusait  ;  il  devient  slupide.  «  On  nous  prend 
pour  trop  bêtes  !  »  Puis,  les  partis  de  réaction  triom- 
phèrent trop  vite,  les  jeunes  aristocrates,  surtout  les 
cléricaux.  Depuis  lejour  où  de  Mun  avait  été  maître  de 
la  Chambre,  fouaillant  et  faisant  marcher  le  Gouverne- 
ment, ils  se  croyaient  sûrs  de  la  prochaine  victoire, 
avançaient  la  main  vers  le  pouvoir.  Cela  fit  réfléchir 
quelques-uns.  Et,  aussi,  l'arrogance  de  trop  d'officiers, 
leur  morgue,  leur  mépris  affiché  de  tout  ce  qui  ne  porte 
pas  un  uniforme  galonné.  Il  y  a,  dans  Stendhal,  une 
phrase  terrible  sur  «  la  halte  dans  la  boue  qui  a  fait  les 
généraux  si  insolents  (2)  ». 

Depuis  le  début  de  l'affaire,  dès  189^,  l'angoisse  du 
doute  a  été  arrêtée  chez  beaucoup,  non  seulement  parce 
que  Dreyfus  est  juif,  mais  parce  qu'il  est  riche.  Dans  la 


(1)  Dépêche  coloniale  du  26  novembre  1897  :  «  Pcnd.Tnl  que  l'on 
discute  en  France  l'affaire  Dreyiup,  le  Gouvernement  ne  néglige 
pas  d'assurer  la  garde  du  condamné  de  l'île  du  Diable.  Le 
nombre  des  surveillants  a  été  porté  de  7   à  i3.  » 

;2)  Lucien  Leiiiven,  8. 


168  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

poétique  populaire,  ces  catastrophes  ne  peuvent  at- 
teindre que  les  pauvres.  Il  en  fut  de  même  quand  le  mou- 
vement commença  pour  la  Revision.  Les  socialistes  d'a- 
bord, —  Viviani  (  i  ) ,  Jaurès  (2),  —  dirent  comme  DrumonL: 
u  On  n'en  ferait  pas  tant  pour  un  pauvre.  »  Cela  aida  à  la 
légende  du  Syndicat.  On  commença  à  y  moins  croire 
du  jour  où  il  suffît  d'exprimer  une  opinion  libre  (sur 
les  perquisitions  chez  Picquart,  sur  les  lettres  à  Mme  de 
Boulancyi  pour  être  aussitôt  traité  de  «  vendu  ». 
Chacun  savait  de  soi  quil  n'avait  pas  reçu  d'argent.  En 
serait-il  de  même  pour  les  promoteurs  de  la  Revision? 

La  désertion  momentanée)  du  F/^aro  donna  à  pen- 
ser. Quoi  !  cette  volte-face  pour  quelques  centaines  de 
désabonnements  1  Les  juifs  ne  sont-ils  pas  assez  riches 
pour  compenser  cette  perte  ?  Ou  serait-il  vrai  que  Zola 
n'a  point  été  payé  ? 

La  lettre  de  Zola  à  la  Jeunesse  ne  resta  pas  sans  écho. 
Un  groupe  de  jeunes  gens  lui  répondit  par  une  adhé- 
sion publique  : 

Nous  ne  savons  si  Dreyfus  est  innocent  ou  coupable  ; 
mais,  tous,  nous  voulons  que  cette  affaire  soit  conduite 
avec  impartialité.  Qu'importent  les  arguties  parlementaires 
ou  les  colères  ridicules  d'une  Chambre  qui  s'imagine 
qu'oa  résout  une  question   judiciaire  avec  un   ordre  du 


(1)  Lanterne  du  3o  novembre  1897. 

(2)  Petite  République  du  11  décembre:  «  Si  la  terrible  sentence 
avait  accablé  un  pauvre  homme,  sans  relations,  sans  fortune... 
Autour  du  procès,  ce  sont  deux  fractions  de  la  classe  privilé- 
giée qui  se  heurtent;  les  groupements  opportunistes,  protes- 
tants et  juifs,  d'un  côté,  les  groupements  cléricaux  et  militaires, 
de  l'autre,  sont  aux  prises.  »  Dans  le  même  article,  où  les 
contradictions  abondent,  Jaurès  dénonce  la  communication  des 
pièces  secrètes  ><  comme  le  crime  des  crimes  »  ;  Mercier  et  ses 
associés  sont  «  des  Judas  qui  trahissent  le  droit  de  l'huma- 
nité ». 


L  ACQUITTEiyiEXT   D  ESTERHAZY  16» 

jour  emphatique?...    L'opinion  publique?  Qu'est-ce    au- 
jourd'hui sinon  l'opinion  de  la  presse  ?  Et  quelle  presse  (i)t 

Les  signataires  n'étaient  pas  encore  bien  nombreux  ; 
mais,  tous,  dans  leurs  milieux,  avaient  cette  autorité 
que  donnent,  parmi  les  jeunes  hommes,  le  talent  à  son 
aurore  et  le  caractère  déjà  formé. 

Une  lettre  de  quelques  lignes  produisit  une  impres- 
sion profonde.  Le  jour  même  où  je  fis  paraître  l'acte 
d'accusation  de  189',,  Scheurer  demanda  à  Duclaux 
ce  qu'il  en  pensait.  Nul,  depuis  Pasteur  dont  il  était  le 
successeur,  n'était  estimé  à  l'égal  de  ce  grand  savant, 
modeste  et  simple,  qui  vivait  dans  son  laboratoire, 
dédaigneux  des  honneurs,  épris  seulement  de  science. 
Duclaux  répondit  : 

Je  pense  tout  simplement  que  si,  dans  les  questions 
scientifiques  que  nous  avons  à  résoudre,  nous  dirigions 
notre  instruction  comme  elle  semble  l'avoir  été  dans  cette 
affaire,  ce  serait  bien  par  hasard  que  nous  arriverions  à 
la  vérité.  Nous  avons  des  règles  tout  autres  qui  nous 
viennent  de  Bacon  et  de  Descartes  :  garder  notre  sang- 
froid,  ne  pas  nous  mettre  dans  une  cave  pour  y  voir  plus 
clair,  croire  que  les  probabilités  ne  comptent  pas  et  que 
cent  incertitudes  ne  valent  pas  une  seule  certitude.  Puis, 
quand  nous  avons  cherché  et  cru  trouver  la  preuve  déci- 
sive, quand  nous  avons  même  réussi  à  la  faire  accepter^ 
nous  sommes  résignés  à  l'avance  à  la  voir  infirmer  dans 
un  procès  en  revision  auquel,  souvent,  nous  présidons 
nous-mêmes. 

Avec  Duclaux,  c'était  la  Science  elle-même  qui  en- 
trait dans  l'AlTaire  :  les  moines  eux-mêmes  n'osèrent 
pas  dire  que  la  Science  se  fût  vendue  aux  juifs. 

(1)  Temps  du  6  janvier  i89S. 


170  HISTOIRE    DE    l' AFFAIRE    DREYFUS 


II 


Saussier  avait  confié  rinstruction  contre  Esterhazy  à 
un  vieux  commandant  retraité,  du  nom  de  Ravary,  dont 
on  racontait  de  fâcheuses  histoires,  petit  et  chafoin, 
mal  tenu,  d'esprit  obtus,  et  qui,  sauf  la  consigne,  ne 
comprenait  ri-en.  Il  était  assisté  du  même  greffier 
qu'avait  eu  d'Ormescheville,  Vallecalle,  intelligent, 
sournois,  qui  en  pensait  plus  qu'il  n'en  disait. 

L'instruction  de  Ravary  fut  le  recommencement  de 
l'enquête  de  Pellieux.  Il  entendit  les  mêmes  témoins  ; 
en  plus,  Junck,  Gonse  (à  la  demande  formelle  d'Ester- 
hazy  qui  eût  voulu  aussi  Boisdeffre)  ;  et,  à  la  requête  de 
Mathieu  Dreyfus,  quelques  civils  (  i  ).  Mêmes  accusations, 
aggravées,  contre  Picquart,  accueillies  avec  la  même 
faveur.  Même  roman,  embelli,  d'Esté rhazy,  écouté  avec 
la  même  déférence.  Et  même  collusion  (2). 

Au  début,  Esterhazy,  sans  force  de  résistance,  s'était 
remis  à  trembler  ;  Henry,  d'une  autre  trempe,  le  secoua  : 

Soyez  donc  tranquille.  Ravary  sera  mandé  à  la  boîte 
et  il  sera  stylé.  On  lui  fera  voir  tout  ce  qui  est  nécessaire. 
C'est  entendu;  tout  marche  très  bien  (3). 

En  effet,  Gonse  fît  venir  Ravary,  lui  montra  le  faux 

(1)  Picquart  déposa  les  9,  10,  i3,  28  et  29  décembre  ;  Henry  le 
10;  Gribelin  le  11  et  le  i5  ;  Lauth  le  i3  ;  Gonse  le  i4;  Junck  le  iG. 

(2)  Cass.,  I,  586;  Dép.  à  Londres,  5  mars  1900,  Esterhazy. 

(3)  Dép.  à  Londres,  ler  mars  1900;  lettre  signée //y.  —  Bois- 
deffre affirme  n'avoir  été  «  mêlé  en  rien  à  l'affaire  Esterhazy  ; 
rinstruction  s'est  faite  sous  la  direction  de  Saussier  ;  il  s'est 
tenu  absolument  à  l'écart  ».  {Procès  Zola,  ],  i3q.) 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  171 

d'Henry.  Et  Du  Paty,  aussitôt,  de  rassurer  Esterhazy  : 

Oui,  on  a  fait  venir  R...  et  on  lui  a  montré  tout  ce  qu'il 
fallait.  Ce  que  dit  votre  avocat  est  stupide.  Exécutez  ab- 
solument ce  qui  vous  est  dit  et  n'en  sortez  pas(i). 

Désormais,  et  tous  les  soirs  «  sans  exception  »,  Ra- 
vary  adressa  à  Gonse  le  compte  rendu  de  ses  auditions 
quotidiennes.  Quelques  heures  plus  tard,  Henry  ou  Du 
Paty  en  transmettaient  le  résumé  à  Esterhazy  et  lui  in- 
diquaient les  réponses  à  faire  ;  quand  il  avait  un  rensei- 
gnement spécial  à  demander,  il  envoyait  sa  maîtresse  où 
son  cousin  chez  Du  Paty.  Il  connut  ainsi  toute  la  marche 
de  l'instruction. 

Vous  serez  interrogé  demain,  lui  écrivit  Du  Paty,  sur 
vos  rapports  avec  Schwarzkoppen.  Maintenez-vous  abso- 
lument sur  le  terrain  qui  a  été  convenu,  et  ne  vous  laissez 
aller   à  entrer  dans  aucun  détail  (2). 

Ainsi  fut  fait  (3). 

Mathieu  Dreyfus  raconta  les  propos  de  la  fdle  Pays  à 
l'architecte  Autant,  quand  Esterhazy  fit  mettre  son  bail 
au  nom  de  sa  maîtresse  et  parla  de  se  tuer. 

Esterhazy,  prévenu,  envoya  Marguerite  chez  Autant, 
le  sommant  de  tout  nier.  Elle  adressa  des  lettres  de  me- 
naces au  propriétaire  de  la  maison  \  . 

De  même,  pour  V Alibi-office,  pour  la  lettre  anonyme 
à  Hadamard  (5). 


(1)  Cass.,  I,  587,    Estertiazy. 

(2)  Note  du  i4  décembre  1897. 'Dep.  à  Londres,  5  mars  h.>oj. 
3;  Instr.   Ravarij,  i5  décembre.  [Cass.,  II,  118. 

(4)  Procès  Zola,  H,    176,   Slock. 

(5)  Instr.  Ravary.  20   décembre.  Mathieu  Dreyfus. 


172  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Esterhazy,  «  le  chapeau  enfoncé  sur  les  yeux,  le  par- 
dessus relevé  »,  fit  irruption  au  bureau,  bouscula  le  te- 
nancier de  l'agence  :  «  Je  suis  le  commandant  Esterhazy; 
on  me  jette  à  la  tête  un  tas  de  sales  histoires;  on  m'accuse 
d'avoir  fait  partir  de  Lyon  une  lettre  de  menaces  ;  vous 
savez  bien  que  ce  n'est  pas  moi  (i).  »  Quand  Ravary 
la  lui  présenta,  il  dit,  effrontément,  qu'il  la  voyait  pour 
la  première  fois  (2).  On  fit  disparaître  l'employé  qui  en 
avait  pris  une  copie  pour  la  préfecture  de  Police. 

Pour  infirmer  l'authenticité  de  la  principale  de  ses 
lettres  à  M"'^  de  Boulancy,  il  dit  qu'il  a  l'habitude 
d'orthographier  le  mot  UhlanayecVh  devant  1'»,  «  à  la 
hongroise  »,  ce  qui  n'a  aucun  sens,  le  mot  étant  d'ori- 
gine turque,  de  Oghlan,  «  jeune  garçon,  page,  cava- 
lier (3)  ».  Mathieu  requiert  la  saisie,  chez  un  avoués 
djune  lettre  d'Esterhazy  où  se  trouve  cette  phrase  : 
<(  Ces  canailles  (des  créanciers)  auraient  besoin  du  bois 
de  la  lance  d'un  uhlan  prussien  pour  savoir  comment 
l'on  traite  des  soldats.  »  11  nie  toujours  (4). 

Mathieu  verse  au  dossier  la  lettre  d'Esterhazy  à  Weil, 
de  juin  189^  :  «  Je  ne  puis  soustraire  mes  pauvres  petites 
filles  à  la  destinée  qui  les  attend  que  par  un  crime  (5).  » 
Ravary  trouve  la  lettre  très  belle  :  «  Comme  cet  homme 
aime  ses  enfants  !  »  Il  refuse  longtemps  de  faire  citer 
Weil,  malgré  l'insistance  de  Picquart  (6).  Quand  il 
l'appelle,  il  l'interroge  sommairement.  Weil    raconte 


(1)  Procès  Esterhazy,  164,    Ferrct-Pochon. 

(2)  Insfr.  Ravarif,  21  décembre,  Esleihazy. 

(3)  Louis  Lkgeiî,  Mém.  de  la  Société  de  linguistique,  V,  ^i.  — 
Litlré,  à  lort,  fait  venir  Uhlan  de  ula,  lance  »  en  polonais  ». 
Lance,  en  polonais,  c'est  lança  ou  kopja. 

(4)  Procès  Esterhazy,  i43,  Mathieu  Dreyfus. 

(5)  Ibid.,  145,  Mathieu  Dreyfus.  —  La  lettre  lui  avait  été  re- 
mise par  le  grand  rabbin  (Cass.,l,  3io,  Zadoc-Kahn). 

(6)  Procès  Zola,  I,  296,  Picquart. 


I.  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  173 

les  emprunts  qu'il  a  consentis  à  son  ancien  ami, 
l'argent  qu'il  a  recueilli  pour  lui  chez  de  riches  juifs, 
Is  quête  avec  le  grand  rabbin  et  l'abbé  Seigneur  (i). 
Esterhazy  réplique  :  «  Tout  ce  que  dit  le  témoin  est  faux  ; 
je  lui  dois  de  l'argent,  c'est  vrai,  mais  je  le  lui  paie- 
rai (2).  »  Il  ne  conteste  pas  la  lettre,  mais  s'étonne  (et 
Ravary  avec  lui;  qu'elle  soit  aux  mains  de  Mathieu. 

Un  coiiTeur  a  raconté  à  un  journaliste  (3)  qu'Ester- 
hazy,  quelque  temps  avant  d'être  dénoncé,  est  venu 
dans  sa  boutique,  qu'il  a  tenu  d'étranges  propos  :  «  Un 
grand  scandale  va  éclater,  Dreyfus  est  innocent.  » 
Mathieu  rapporte  ce  récit  à  Ravary  :  «  Il  y  a  des 
exemples  de  criminels  qui,  poussés  par  un  besoin  irré- 
sistible, font  des  confidences.  »  Il  demande  qu'Ester- 
hazy  soit  confronté  avec  le  garçon  qui  l'a  rasé  (4).  Es- 
terhazy nie  encore  (5),  et  la  confrontation  n'a  pae 
lieu  (6).  «  Connaissez-vous  Mademoiselle  de  Commin- 
ges? — Je  ne  fréquente  aucune  femme  du  demi-mon- 
de (7).  »  «  Tout  cela,  lui  dit  Du  Paty,  n'a  aucune  espèce 
d'importance.  » 

Alors  que  les  dépositions  de  tous  les  témoins  lui  sont 
communiquées  d'avance  et  qu'Henry  et  Du  Paty  se 
concertent  avec  lui  sur  les  réponses  à  faire,  Picquartni 
Leblois  ne  savent  rien  des  principales  allégations  por- 
tées contre  eux  par  Henry,  Lauth,  Gribelin  et  Gonse  (8). 
La  surprise  leur  en  est  réservée  pour  l'audience.  Ra- 
vary, comme  Pellieux,  traita  Picquart  en  accusé,  mais 

(1)  Instr.  Ravary,  2y  décembre  1897,  Weil. 

(2)  Ibid.,  3o  décembre,  {Cass.,  II,  120;. 

(3)  Paul  Marion,  ancien   rédacteur  à   la  République  française. 
(\)  Instr.  Ravary,  20  décembre,  Mathieu  Dreyfus. 
{^)Ibid.,2i  décembre,  Esterhazy   {Cass.,  II,  119). 

(6)  Procès  Esterhazy,  i4-^,  Mathieu  Dreyfus-. 

(7)  Instr.  Ravary,  8  décembre,  Esterhazy. 

(8)  Cass.,  I,  2o4,  Picquart. 


174  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

d  un  ton  bonhomme,  l'air  d'un  portier-consigne  qui  est. 
gêné  d'assister  à  une  querelle  entre  des  chefs.  Il  l'inter- 
rogea sur  ses  relations  avec  moi,  qui  ne  l'avais  pas  vu 
depuis  cinq  ans  et  comme  si  j'étais  le  chef  du  Syndicat. 

Picquart  lui  dit  que  «  les  témoins  ne  sortiraient  de 
terre  que  si  Esterhazy  était  arrêté  ».  Il  répondit  que  «  les 
chefs  n'avaient  pas  jugé  à  propos  de  le  faire  ».  Il  refu- 
sa en  conséquence  de  procéder  aux  recherches  et 
aux  confrontations  que  réclamait  le  colonel.  Quand  Pic- 
quart  lui  rapporta  que,  déjà,  en  Tunisie,  Esterhazy  était 
soupçonné,  que  le  colonel  Dubuch,  le  fils  du  général  de 
la  Rocque,  le  commandant  Sainte-Chapelle  en  pour- 
raient déposer,  il  grommela  :  «  Esterhazy,  nous  le  con- 
naissons mieux  que  vous  !  »  Mais  il  ne  fit  même  pas 
mention  de  ces  indications  dans  son  rapport  (i). 

Il  refusa  encore  d'ordonner  des  enquêtes  dans  les 
villes  où  Esterhazy  avait  tenu  garnison,  bouscula  Ma- 
thieu Dreyfus  qui  insistait  :  «  Vous  n'allez  pas  nous 
faire  un  réquisitoire?  »  Mais  il  fit  le  gracieux  avec 
Scheurer  et  avec  moi. 

Il  m'arriva  d'égarer,  dans  un  compartiment  de  che- 
min de  fer,  ma  serviette  de  député  ;  les  employés  (2)  la 
fouillèrent  avant  de  me  la  rendre.  Elle  renfermait  des 
documents  parlementaires  (un  rapport  sur  l'État-Major), 
des  fac-similés  du  bordereau  et  de  l'écriture  d'Ester- 
hazy  et  de  Dreyfus  que  j'avais  fait  voir  à  des  collègues. 
Un  «  inconnu  »  signala  aussitôt  à  Tézenas  «  qu'il  avait 
vu,  lui-même,  dans  ma  serviette,  des  lettres  d'Esterhazy 
découpées,  retouchées,  maquillées  ;  dans  certaines 
parties,  l'écriture  se  trouvait  surchargée  de  bandelettes 
couvertes   d'écriture    ».    L'avocat    s'échauffa,    conféra 


(i)  Procès  Zola,  I,  295,  348,  Picquart. 

(2)  Ceux  du  train  el  de  ia  srare  de  Meaux. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  175 

avec  Esterhazy  qui.  déjà,  connaissait  Fincident  et  ré- 
clama la  comparution  des  employés.  «  La  Compagnie, 
sans  doute, leur  a  imposé  le  secret,  sous  menace  de  révo- 
cation immédiate;  lafTaire  est  très  grave  (O.  »  L'alléga- 
tion parut  slupide  à  Ravary  lui-même.  Esterhazy  me- 
naça de  commencer  une  campagne  de  presse  s'il  nétait 
fait  droit  à  sa  requête  (2).  On  capitula  encore:  Du 
Paty  lui  écrivit  (3)  : 

Oui,  faites  passer  un  article  dans  ce  sens,  mais  sans 
insister.  On  citera  les  employés  de  la  gare  et  le  télégra- 
phiste. 

En  eiTet,  le  lendemain,  le  Petit  Journal  publia  la 
sensationnelle  révélation  et  la  presse  s"émut  des  conte- 
nus terrifiants  de  ma  serviette  et  de  cette  preuve  nouvelle 
que  je  suis  un  faussaire.  Les  employés  du  chemin  de 
fer  furent  appelés  à  déposer    \  . 

Pourtant,  Ravary  se  garda  de  me  citer  ;  mais  j'allai  de 
moi-même  le  trouver  et  je  lui  remis  ma  serviette  et  son 
contenu,  qui  fut,  par  lui  et  par  le  greffier,  reconnu  con- 
forme à  la  description  qu'en  avaient  faite  les  employés  (5). 
Dans  la  petite  chambre  du  Cherche-Midi,  lourde- 
ment chauffée,  où  il  tenait  ses  assises.  Ravarv,  obsé- 


(i)  Lettre  de  Tézenas  (du  10  décembre  iSc»;)  à  Ravarv. 
(Cass.,U,  229.1 

(2)  H  Le  général  Billot  ne  veut  pas  de  cette  audition  gênante 
pour  son  ami  Reinach  ;  mais  mon  droit  est  absolu.  »  {Dép.  à 
Londres. 

(3i  i4  décembre. 

(4i  Inslr.  Bovary.  i5  et  16  décembre.  Dupré,  Vandembossche, 
Royne  {Cass..  IL  299  à  3o3i.  Les  autres  employés  déclarèrent 
n'avoir  aucun  souvenir  précis.  Ravary  avait  rendu  une  ordon- 
nance prescrivant  de  saisir  ma  serviette  iqui  m'avait  été  rendue 
le  soir  mémej. 

(5)  18  décembre. 


17o  HISTOIRE  DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

quieux,  d'un  ton  humble,  quand  il  eut  reçu  ma  dépo- 
sition, se  plaignit  des  journaux  qui  avaient  ébruité  et 
dénaturé  celte  sotte  histoire  dont  il  ne  devait  rien  rester. 
Il  s'excusait,  se  confondait.  La  conversation  s'engagea, 
et  toute  FetTroyable  nullité  du  pauvre  homme  m'ap- 
parut,  chargé  de  cette  terrible  affaire  dont  il  ne  com- 
prenait rien,  sinon  que  le  bordereau  avait  été  décalqué 
ou  photographié  (i)  et  que  Dreyfus  devait  rester  coupa- 
ble, puisque  le  ministre  de  la  Guerre  affirmait  que  le 
juif  avait  été  justement  condamné.  Il  m'avoua  qu'il  con- 
naissait la  communication  des  pièces  secrètes  aux  juges. 
Les  juifs  ont  tort  de  se  solidariser  avec  Dreyfus  ;  ils 
eussent  mieux  fait,  «  si  puissants,  si  riches  »,  de  le  faire 
évader.  La  preuve  qu'Esterhazy  n'a  point  trahi,  c'est 
qu'il  est  toujours  sans  le  sou  ;  or,  l'Allemagne  paye 
bien  (2).  Et  il  parlait  du  commandant  avec  un  grand 
respect. 

En  effet,  Esterhazy  le  prenait  de  haut  avec  lui, 
l'étourdissait  de  sa  superbe  :  «  On  a  cherché  à  me  dis- 
créditer, à  me  déshonorer.  Alors  que  j'étais  l'objet  d'une 
enquête  et  que  je  dépendais  de  la  justice  militaire, 
dans  l'impossibilité  de  parler  ou  d'agir  pour  me  dé- 
fendre, mes  adversaires  n'ont  pas  craint  de  déverser  sur 
moi,  publiquement,  les  plus  abominables  outrages. 
C'est  là  une  conduite  infâme  et  qui  est  sans  exemple 
chez  tous  les  peuples  civilises  ;  l'accusé  est  sacré  (3).   » 


(1)  Il  me  dit,  notamment,  que  le  bordereau,  comme  la  lettre 
à  M™e  de  Boulancy,  avait  été  fabriqué  par  le  procédé  indiqué 
dans  l'article  d'Emile  Gautier  (Voir  p.  117);  Esterhazy  lui  en 
avait  fait  la  démonstration. 

(2)  Il  tint  le  môme  raisonnement  à  Mathieu  Dreyfus. 

(3)  Instr.  Bavary,  8  décembre  1897.  {Cass.,  II,  117.) 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTEBHAZY  177 


III 


.  Cependant  une  peur  le  tenait  :  quel  sera  le  résultat  de 
l'expertise  ? 

Ravary,  comme  Pellieux,  a  accepté,  sans  discuter,  ses 
mensonges  :  la  dame  voilée,  le  manuscrit  d'Eupatoria. 
Mais  il  existe,  au  moins,  une  preuve  matérielle  de  son 
crime  :  le  bordereau.  Si  les  experts  le  lui  attribuent,  il 
est  perdu. 

Et  rÉtat-Major  avec  lui.  Boisdetïre,  Gonse,  Du  Paty. 
surtout  Henry,  ne  sont  pas  moins  inquiets  que  lui  : 
tout  s'écroule  s'il  se  trouve  seulement  deux  honnêtes 
gens  parmi  les  experts. 

Pellieux,  précédemment,  avait  confié  l'examen  de  la 
lettre  «  du  L  hlan  i  )  »  à  trois  hommes  de  l'art  :  Charavay  : 
un  vieil  inspecteur  d'académie,  Belhomrae;  un  architec- 
te devenu  expert,  Varinard.  Ravary.  assez  logiquement, 
leur  voulut  confier  l'expertise  du  bordereau.  Charavay 
se  déroba  :  il  avait,  en  1894,  attribué  le  bordereau  à 
Dreyfus.  Il  fut  remplacé  (mais  seulement  pour  le  bor- 
dereau) par  Couard,  paléographe,  ancien  élève  de 
l'école  des  Chartes,  jocrisse  savant,  patelin  et  jovial, 
autrefois  protégé  des  juifs  de  Metz,  depuis  antisémite, 
avec  d'utiles  parentés  dans  l'Église,  et  père  lui-même 
de  deux  prêtres,  les  abbés  Joseph  et  André. 

Les  autres  (^'arinard.  Belhomme  hésitèrent  à  accep- 
ter cette  nouvelle  mission.   Ils  ne  voulaient  pas  être 

(ï;  Pellieux  Tavait  mise  sous  scellés,  à  la  suite  de  la  confror- 
talion  du  3o  novembre  entre  Esterliazy  et  M°"  de  Boulancv 
qui,  tous  deux,  signèrent  avec  lui  sur  l'enveloppe. 


178  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ain3né3,  malgré  eux,  à  s'oacuperde  laffaire  Dreyfus.  11 
fallut,  pour  les  décider,  lintervention  d'un  magistrat, 
Beaudoin,  président  du  tribunal  civil  de  la  Seine  :  «  Sur 
les  cinq  experts  inscrits  au  tableau,  leur  dit-il,  trois 
sont  récusables  pour  avoir  été  consultés  en  1894  ;  il  ne 
reste  que  vous  deux  (Couard  était  expert  à  Versailles)  ; 
de  plus,  deux  ministres  viennent  de  déclarer  au  Parle- 
ment qu'il  y  a  une  afTaire  Esterhazy,  mais  qu'il  n'y  a 
pas  d'affaire  Dreyfus  (i).  »  Une  telle  parole,  tombant 
de  si  haut,  calma,  sinon  leurs  scrupules,  du  moins  leurs 
craintes. 

On  tint  d'abord  leurs  noms  secrets,  «  pour  empêcher 
les  démarches  que  pourraient  faire  auprès  d'eux  les 
amis  de  Dreyfus  ».  Mais  l'État-Major  comptait  bien  les 
«  travailler  »  ;  Esterhazy  en  reçut  l'assurance.  Du  Paty 
lui  écrivit  : 

Les  experts  sont  désignés;  vous  aurez  demain  leurs 
noms;  ils  seront  vus,  soyez  tranquille.  Tenez-vous  en 
absolument  à  ce  qui  a  été  décidé  (2). 

L'équité,  le  bon  sens  voulaient  que  les  experts  com- 
parassent le  bordereau  à  l'écriture  de  Dreyfus  et  à 
celle  d'Eslerhazy.  Ainsi  l'avaient  entendu  Scheurer,  le 
Sénat,  le  monde  entier.  On  décida  de  leur  faire  compa- 
rer seulement  l'écriture  d'Esterhazy  à  celle  du  borde- 
reau. Cela  simplifiait  l'opération,  facilitait  la  fraude. 

«Tézenas,  avoue  Esterhazy  (3),  n'était  pas  au  courant 
de  la  vérité,  »  La  naïve  crédulité  de  cet  homme  subtil 
apparut  tout  entière  dans  la  lettre  qu'il  adressa  un  ma- 
lin à  Ravary.   11  demandait,  «  très  respectueusement, 

-    (1)  Rennes,  II,  .Ô67,  Belhomme. 

(2)  Dép.  à  Londres,  i<='"  mars  1900. 

(3)  Même  déposition. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  179 

mais  officiellement  et  fermement  »,  —  pour  satisfaire 
l'opinion,  et  dans  lintérèt  de  son  client,  qui  doit  sortir 
blanchi  de  l'épreuve.  —  que  l'écriture  d'Esterhazy  fût 
expertisée  avec  celle  de  Dreyfus  (i  :. 

La  lettre  de  Tézenas  était  partie  quand  Esterhazy  ar- 
riva chez  l'avocat  qui  lui  conta  l'incident.  Esterhazy 
fît  la  grimace ,  mais  n'objecta  rien  et  courut  au 
Cherche-Midi.  Il  y  entrait  comme  chez  lui,  en  maître, 
es  portes  souvrant  devant  lui,  salué  très  bas,  entouré 
de  l'estime  de  tous  les  officiers  et  commis.  Il  trouva 
Ravary  dans  son  antre  enfumé,  avec  le  commissaire 
du  gouvernement  Hervieu),  le  greffier  Vallecalle  et  le 
vieux  Belhomme,  tous  très  agités. 

Ravary,  brusquement,  interpella  le  fol  qui  voulait  se 
perdre  :  <■  Ouest-ce  qui  prend  à  votre  avocat  ?  Voici  ce 
qu'il  m'écrit.  (Il  montrait  la  lettre.)  Je  ne  le  suivrai  pas 
sur  ce  terrain.  "V^ous  pouvez  l'en  avertir.  Je  refuse  de 
faire  droit  à  sa  demande,  » 

Esterhazy  prétend  que  cette  colère  de  Ravary 
l'amusa  beaucoup.  Comme  il  voyait  Ravary  résolu  à 
repousser  la  comparaison  entre  l'écriture  de  Dreyfus  et 
la  sienne,  il  joua,  à  bon  compte,  l'homme  qui  ne  craint 
rien.  Ces  fantaisies  lui  étaient  familières  :  «Je  ne  crois  pas, 
dit-il  à  Ravary,  que  vous  puissiez  refuser  ce  que  vous 
demande  Tézenas.  »  Ravary  répliqua  que  c'était  son 
droit;  en  tous  cas,  qu'il  le  prenait;  et  il  fit  appel  au 
commandant  Hervieu  qui  approuva.  Belhomme,  se 
levant,  protesta  <■  formellement  et  solennellement  »  : 
«  Si  la  défense  persévère  dans  sa  demande,  je  refuse  de 
me  prêter  à  une  pareille  manœuvre  et  je  n>e  récuse  (2). 

Esterhazy,  dans  ces  moments,  et  avec  raison,  se  sen- 
tait moralement  supérieur  à  ses  protecteurs. 

(il  14  décembre  1897.  (Pièce  n»  2.) 
2)  Dép.  à  Londres,   i^""  mars  1900. 


80  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE   DREYFUS 

Il  prévint  Tézf^nas  de  celte  querelle.  Lavocat  ne 
cacha  pas  sa  surprise.  Le  soir,  Henry,  Du  Paty  rappe- 
lèrent Esterhazyà  l'ordre  pourcette  bévue  de  Tézenas  (  i). 
L'autre,  tranquillement,  reprit  qu'il  était  nécessaire  de 
mettre  son  défenseur  <>  au  courant  de  certaines  choses  ». 
Il  lui  raconta  donc  qu'il  avait  consulté  «  ses  amis  du 
ministère  »  (c'était  sa  formule),  et  qu'il  ne  fallait,  à  au- 
cun prix,  rouvrir  l'afTaire  Dreyfus,  car  de  grands  dan- 
gers en  résulteraient.  Tézenas  se  laissa  persuader.  Il 
s'était  pris  d'une  grande  amitié  pour  Esterhazy,  l'invi- 
tait à  déjeuner. 

Il  fut  moins  facile  de  convaincre  les  experts.  Bois- 
deffre.  Gonse,  pensèrent  à  faire  la  part  du  feu.  Que  la 
lettre  c  du  Uhlan»fùtou  non  attribuée  à  Esterhazy,  à  con- 
dition qu'on  fît  traîner  l'expertise  jusqu'après  l'irrévo- 
cable acquittement,  il  leur  importait  peu.  Ils  exigeront 
seulement  que  le  bordereau  ne  soit  pas  de  lui.  L'hon- 
neur dEsterhazy  les  laisse  froids;  l'essentiel,  c'est 
d'éviter  la  revision,  que  Dreyfus  reste  à  l'île  du  Diable. 

Mais  Esterhazy  ne  l'entendait  pas  ainsi  ;  il  lui  fallait 
tout  son  honneur.  • 

Les  experts,  l'ayant  fait  venir  chez  Ravary  (2),  lui 
communiquèrent  les  pièces  de  comparaison  versées  au 
dossier  par  Mathieu  ;  il  les  dénia  toutes.  On  lui  présente 
une  pièce  :  «  C'est  étonnant,  dit-il,  c'est  bien  mon  écri- 
ture, mais  je  suis  certain  de  n'avoir  pas  écrit  cela.  » 
Une  autre  pièce  :  «  Je  n'y  comprends  rien,  tous  les 
faits  qui  sont  relatés  là  sont  exacts,  mais  ce  n'est  pas 
mon  écriture.  »  Ils  s'inclinèrent,  lui  firent  ensuite 
plusieurs  dictées  en  allemand  et  en  français.  Il  écrivit 
«légèrement,  sars  hésitation  et,  à  ce  qu'il  leur  parut. 


(1)  Cass.,  I,  587,  Esterhazy. 

(2)  Cass.,  I,   5o6  :    Ee-mes,  II,  475,  Couard;  ô-i,  Bellionime. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  181 

avec  toute  la  franchise  possible  ■>.  11  leur  parut 
aussi  que  les  traces  d'influence  germaniciue  abondaient 
dans  l'écriture  française  d'Esterhazy.  qu'au  contraire 
quand  il  écrivait  en  allemand,  rinfluence  française  domi- 
nait dans  son  graphisme;  dès  lors,  que  «  son  écriture 
était  un  mélange  des  écritures  allemande  et  fran- 
çaise (i)  >>. 

Toutefois,  ils  repoussaient  encore  Ihvpothèse  du  dé- 
calquage qu'Esterhazy,  Ravary,  l'État-Major  eussent 
voulu  leur  voir  adopter,  parce  qu'elle  était  déjà  admise 
par  le  public. 

Comme  les  experts,  au  cours  de  cette  séance,  ne  lui 
avaient  pas  parlé  des  lettres  à  M""*^  de  Boulancy,  Es- 
terhazy  s'en  plaignit  à  Du  Paty.  Précédemment,  il  avait 
prié  Ravary  de  faire  expertiser  par  Berlillon  la  lettre 
«  du  L  hlan  »,  «  qui  était  fausse  »,  et  les  autres,  qu'il 
avait  reconnues  pour  authentiques  devant  Pellieux , 
mais  dont  il  affirmait  maintenant  u  qu'elles  avaient  été 
maquillées  et  truquées  (2)  ». 

Du  Paty  essaya  de  le  faire  patienter  : 

Lexpert-cliimiste,  lui  dit-il,  sera  vu.  Les  autres  mar- 
chent très  bien.  Je  tâcherai  de  faire  ce  que  vous  demandez. 
En  tous  cas,  cela  ne  viendrait  quaprès  le  conseil  de 
guerre  (3), 

Cette  dernière  phrase  mit  Esterhazy  en  éveil.  Il  devina 
le  plan  de  l'Etat-.MAJor  :  le  faire  acquitter  sur  le  borde- 
reau, le  perdre  avec  les  lettres  à  M'"^  de  Boulancy,  — 


11) /îe«nes,  II,  070.  571.  Belhommc.  —  En  fait,  il  modifia  plu- 
sieurs des  signes  caractéristiques  de  son  écriture,  boucla  ses  /', 
redressa  les  .U  majuscules.  (Note  de  Mornard.j 

(21  Dép.  à  Londres,  5  mars  1900. 

ioi  Lettre  du  8  décembre  189;.  , Pièce  n"  17.) 


182  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

c'est-à-dire,  cMafoisse  sauver  et  se  débarrasser  de  lui  (i). 
On  ne  lui  en  fait  pas  aisément  accroire.  De  ses  grands 
yeux  sombres,  profonds,  où  brûle  un  feu  de  volcan,  il 
voit  très  clair.  Il  décida  de  ne  s'en  fier  qu'à  lui-même, 
de  se  renseigner  directement.  Il  alla,  de  son  pas  léger, 
chez  Belhomme,  qui  passait  pour  le  «  chef  des  ex- 
perts »  et  qui  ne  fit  nulle  difficulté  pour  le  recevoir  (2). 

Il  eut  vite  fait  de  se  rendre  compte  que  Belhomme 
était  «  gâteux  «  ;  en  effet,  l'expert  ne  s'était  pas  encore 
résigné  à  croire  que  le  bordereau  avait  été  décalqué  sur 
l'écriture  du  commandant  (3),  et  il  lui  attribuait  la  lettre 
«du  Uhlan».  Donc,  ou  Du  Paty  s'illusionnait,  ou  il  trom- 
pait Esterhazy. 

Il  s'en  retourna,  plein  de  craintes  ;  lui,  qui  écrivait 
avec  une  facilité  vertigineuse,  il  s'y  prit  à  deux  fois 
pour  rédiger  sa  mise  en  demeure  à  Boisdeffre  (4).  Il 
garda  d'ailleurs,  car  il  pensait  à  tout,  les  deux  brouillons 
et  les  cacha  dans  une  potiche  japonaise  sur  la  cheminée 
de  sa  maîtresse. 

Bête  qui  s'est  vue  dix  fois  forcée  par  les  chiens,  sen- 
tant sur  lui  leur  haleine  et  leurs  crocs,  et  dix  fois  déjà, 
par  miracle,  a  échappé  à  l'hallali,  il  se  crut  perdu  ce  soir- 
là  et,  tout  en  rusant  encore,  cacha  mal  sa  peur  : 

Que  dois-je  faire  puisque  les  experts  se  refusent  à  con- 

(1)  Cass.,U,  ii5o,  Esterhazy;  D(^p.  à  Londres  (Éd.  de  Bruxelles), 
71  :  «  Je  trouvai  étrange  que  les  experts  obéissent  si  rapide- 
ment à  l'impulsion  qui  les  dirigeait  dans  la  question  du  borde- 
reau et  fussent  si  longs  à  se  décider  dans  l'autre  affaire.  »  En 
effet,  ils  étaient  saisis  depuis  le  3o  novembre  de  la  lettre  «.  du 
Uhlan»,  et,  seulement  depuis  le  12  décembre,  du  bordereau. 

(2)  Cette  visite  est  avouée  par  Belhomme  :  «  11  vint  me  con- 
firmer ses  dires  devant  Ravary.  »  [Rennes,  II,  578.) 

(3)  iîennes, II, 573, Belhomme:  «  C'estcequedésiraitEsterhazy.  » 

(4)  Cass.,  I,  22^.  Bertulus  :  «  Il  me  répondit:  "  (^e  sont  des 
notes  destinées  à  un  général.  »  Il  n'a  pas  dit  à  quel  général.  » 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  183 

dure  comme  vousrespériez?(i)  Dois-je  demander,  comme 
Tézenas  le  voulait,  comme  c'est  mon  droit  (2),  une  exper- 
tise avec  l'écriture  de  Dreyfus  et  reparler  du  décalque  ? 
Belhommeest  un  idiot;  il  n'y  à  qu'à  le  regarder  (3).  Dois- 
je  exiger  la  contre-expertise  Bertillon  ?  Tous  ces  gens-là 
vont  massassiner  (4).  Ne  peut-on,  cependant,  démontrera 
Ravary  et  aux  experts  que  je  n'ai  pu  écrire  les  termes  de 
la  grande  lettre  Boulancy  ?  (5)  Si  les  experts  concluent  que 
le  bordereau  est  de  moi,  il  m'est  impossible,  pour  ma  dé- 
fense, de  ne  pas  m'efforcer  de  démontrer  que  c'est  Dreyfus 
qui  est  l'auteur  du  bordereau.  Comprenez  donc  bien  que 
si  vous  êtes  véritablement  les  maîtres  de  l'instruction  et 
des  experts,  je  ne  puis  que  m'en  rapporter  absolument  à 
vous;  mais  que,  si  cela  vous  échappe,  comme  je  le  crains, 
je  suis  dans  l'obligation  absolue  de  démontrer  que  le  bor- 
dereau est  calqué  par  Dreyfus  sur  mon  écriture  (6). 

Cette  menace  de  réclamer  la  comparaison  entre  l'écri- 
ture de  Dreyfus  et  la  sienne  était  ingénieuse.  Il  avait  été 
le  témoin  de  la  colère  de  Ravary  et  d'Hervieu,  quand 
Tézenas.  innocemment,  en  avait  fait  la  proposition,  et 
Belhomme  avait  dit  alors  qu'il  renoncerait  plutôt  à  faire 
l'expertise.  En  effet,  les  experts  consentaient  bien  à  dé- 
charger Esterhazy  du  bordereau,  mais  ils  avaient  scru- 
pule de  l'attribuer  formellement  à  Dreyfus.  Et  l'État- 
Major  ne  pensait  pas  qu'il  en  pût  demander  autant  à  la 
science  ou  à  la  conscience  de  ces  hommes. 

Esterhazy,  d'ailleurs,  ne  s'en  tint  pas  là.  Ayant  repris 


(i(  Variante,  sur  l'autre  brouillon  :  «  Comme  vous  le  pensiez.  » 

(2)  Ces  cinq  mots  sont  supprimés  sur  l'autre  brouillon. 

(3)  Variante  :  «  Ce  Belhomme  est  complètement  gâteux.  " 
(^)  Variante  :  •>  M'assassinent   ■. 

(5)  L'autre  brouillon  sarrète  là. 

(6)  Cass.,  I,  -a-iS,  Bertulus  ;  Cass.,  II,  28^,  Inslr.  Bertulus,  notes 
saisies  chez  Esterhazy,  scellé  n°  1,  communiquées,  le  27  sep- 
tembre i8t>S  par  le  garde  des  Sceau.x  au  procureur  général. 


18i  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ses  esprits,  ou  bien  remonté  par  Henry,  il  envoya  Chris- 
tian, le  lendemain  matin,  chez  Du  Paty.  Il  avait 
joué,  au  préalable,  devant  son  cousin  et  sa  maîtresse, 
lune  de  ses  comédies,  la  figure  bouleversée  et  dans  un 
bruyant  désespoir.  S'il  ne  sort  pas  intact  et  insoupçonné 
de  cette  atïreuse  campagne,  il  ne  survivra  pas  à  son  hon- 
neur amoindri.  Il  porte  toujours  sur  lui,  dans  la  poche 
supérieure  de  son  gilet,  une  boîte  en  métal  pleine  de  cya- 
nure de  potassium  (i).  Il  se  tuera  donc,  car,  jamais, 
«  il  ne  se  laissera  dégrader  »,  mais  en  léguant  à 
Christian  sa  mémoire  à  venger  et  ses  papiers,  avec 
mission  impérative  de  les  publier  (2). 

C'est  ce  que  Christian  fut  chargé  de  dire  à  Du  Paty. 

Celui-ci,  pâle  et  blême,  entra  dans  une  violente  colère, 
allant  et  venant,  parlant  sans  suite,  tragique  et  comique, 
criant  tantcM  quEsterhazy  était  un  autre  Gribouille, 
tantôt  un  maître-chanteur. 

Il  était,  d'ailleurs,  préoccupé  surtout  de  lui-même  : 
«  Si  vous  parlez,  dit-il  à  Christian,  on  ne  vous  croira 
pas.  On  pèsera  votre  parole  et  celle  du  colonel  marquis 
Du  Paty  de  Clam,  appuyé  par  le  général  de  Boisdeffre 
et  par  tous  ses  chefs.  » 

Christian,  très  convaincu  que  son  cousin  était  un 
héros,  répliqua  bravement  :  •  Sil  est  besoin  de  dire  la 
vérité,  je  la  dirai.  .lésais  que  vous  avez  menacé,  un  jour, 
^jine  Pays  :  «  On  peut  toujours  fermer  la  bouche  à  une 
femme  bavarde  ;  il  y  a  Saint-Lazare.  »  Mais,  moi,  Mon- 
sieur, je  ne  suis  pas  une  femme  et  je  n'ai  pas  peur.  On 


II)  Enq.  Berlulus. Il  iuWlel  i8r)8,  Christian:  igjuillet,  Esterhazy. 

2  Dans  sa  déposition  à  Londres  1"  mars  1900  .  il  dit  :  «  Je 
me  mis  en  colère:  je  reçus  alors  une  note  mannonçant  que  les 
experts  reviendraient  sur  leur  avis,  et  il  en  fut  fait  ainsi.  » 
—  Cass:,  II.  25o  :  «  J'ai  invité  Christian  à  aller  chez  Du  Paty 
pour  le  prier  de  presser  le  dépôt  du  rapport.  » 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  185 

ma  chargé  de  vous  faire  celle  comniunicallon  ;  elle  est 
faite.  A  vous  de  réfléchir.  » 

Et,  très  content  de  lui-même,  le  bon  jeune  homme  se 
relira  (i). 


IV 


Il  fallut  passer  par  où  voulait  Eslerhazy. 

On  régla,  d'abord,  rafl"aire  du  bordereau.  Couard, 
Varinard  et  Belhomme  travaillaient  au  Cherche-Midi 
«  avec  Ravary  »,  dans  la  même  chambre  (2)  ;  chapitrés, 
tour  à  tour  bousculés  et  flattés,  ils  conclurent  «  à  Tuna- 
nimilé  »  et  «  en  leur  honn3ur  et  conscience  »  que  le 
bordereau  n'était  pas  l'œuvre  d'Eslerhazy  et  qu'il  pré- 
sentait toute  l'apparence  d'un  faux,  «  avec  des  parties 
de  calques  (3)  ». 

Belhomme  —  c  l'idiot  »,  au  dire  d'Esterhazy,  — 
rédigea,  en  leur  nom,  le  rapport. 

«  Le  bordereau,  sans  date  et  sans  signature,  lacéré  en 
morceaux  de  forme  irrégulière,  apparaît, au  premier  coup 
d'œil,  comme  un  document  suspect.  »  En  effet,  <■  cette 
pièce  est  tracée  sur  du  papier  pelure  d'une  telle  trans- 
parence qu'elle  suggère  immédiatement  l'idée  qu'elle  a 
pu  être  calquée  sur  d'autres  documents  auxquels  on 
aurait  emprunté  soit  des   mots  entiers,    soit  des  parties 

(1)  Cass.,  II,  232  ;  Mémoire,  70  et  io3,  Ctiristian.  —  «  Quelques 
jours  après,  dit  Christian  (II,  2321,  une  explication  eut  lieu 
entre  Du  Paty  et  M'"^  Pays,  et  celle-ci,  au  nom  d" Eslerhazy, 
désavoua  mi  démarche:  je  n'ai  pas  revu  Du  Paty.  "  —  Du 
Paty  raconte  qu'il  mit  Christian  à  la  porte  (Cass.,  II,  195).  — 
Plus  tard,  Esterhazy  écrivit  à  Christian  :  «  Du  Paty  ne  t'en 
veut  nullement.  »  (II,  232,249.) 

(■2)  Rennes,  II,  477,  Couard. 

(3)  26  décembre  1897. 


186  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  mots  ».  Pourtant,  u  il  n'y  a  pas  de  calque  pour  celles 
des  lignes  du  verso  qui  sont  superposées  à  des  lignes 
du  recto  ».  «  Mais  le  procédé  du  calque  a  pu  être  employé 
pour  le  recto  tout  entier  et  pour  les  autres  lignes  du 
verso  »,  notamment  pour  celles  qui  contiennent  le  mot 
«  manœuvres  (i)  ». 

Évidemment,  il  se  trouve  dans  le  bordereau  des 
«  formes  de  lettres  qui  sont  caractéristiques  de  l'écri- 
ture d'Esterhazy  »  ;  mais  il  existe  un  contraste  frappant 
«  entre  l'homogénéité  de  chacun  des  écrits  d'Esterhazy,. 
où  le  même  type  d'écriture  se  conserve  d'un  bout  à 
l'autre  sans  défaillance  »,  —  il  dit  lui-même  que  son 
écriture  est  «  très  fantaisiste  (2)  »,  —  «  et  les  incohé- 
rences de  toutes  sortes  relevées  dans  le  bordereau,  les 
hésitations,  les  reprises,  la  gêne,  la  contrainte  qui  y 
paraissent  ».  Ainsi,  la  ressemblance  incontestable  et  la 
prétendue  dissemblance  plaident  également  pour  Ester- 
hazy  et  révèlent  la  fraude. 

«  Supposons  que  le  commandant  Esterhazy  ait  fabri- 
qué le  bordereau  :  il  est  clair  qu'il  se  sera  efforcé  ^e 
dissimuler  sa  personnalité  graphique.  »  Or,  Belhomme, 
Couard  et  Varinard  ont  trouvé  dans  le  bordereau  un 
nombre  considérable  de  lettres  «  identiques  à  celles 
de  l'écriture  courante  d'Esterhazy  »  ;  donc,  le  bor- 
dereau n'est  pas  de  lui. 

«  Peut-on  admettre  qu'Esterhazy  ait  pris  à  tâche  de 
reproduire  des  lettres  identiques  en  les  traçant  avec  une 
application  soutenue,  dans  un  écrit  qu'il  voulait  faire 
attribuer  à  une  autre  personne  ?  »  «  L's  double  est  celle 
qu'emploie   habituellement    Esterhazy,    mais    peut-on 

(1)  Plus  lard,  Couard  {Cass.,  I,  5o4;  Rennes  II,  485)  et  Bel- 
homme  {Cass.,l,  5o8)  dirent  que  «  seulement  quatre  ou  cinq 
mots,  tant  au  recto  qu'au  verso,  avaient  pu  être  calqués  ». 

(2)  Rapport  Ravary. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  187 

supposer  qu'un  homme  intelligent  comme  il  lest.  — 
«  retors  »,  dit  ailleurs  Beliiomme,  —  «  nait  pas  remar- 
qué qu'il  donne  lui-même  à  cette  lettre  une  forme  spé- 
ciale ?  »  Dès  lors,  «  pour  déguiser  sa  personnalité  gra- 
phique, il  aurait  adopté  une  autre  forme,  soit  deux  s 
ordinaires,  soit  un  s  long  et  un  5  simple  ». 

Ainsi,  l'idée  préconçue,  suggérée,  que  l'habitude 
constante  des  espions,  surtout  quand  ils  sont  intelli- 
gents, c'est  de  déguiser  leur  écriture,  voilà  tout  le  rai- 
sonnement de  Belhomme,  Couard  et  Varinard.  Puisque 
l'écriture  du  bordereau  est  celle  d'Esterhazy,  Esterhazy 
n'est  pas  l'auteur  du  bordereau.  Ils  révèlent  ensuite 
quel  a  été  le  procédé  du  faussaire,  qui.  lui  aussi,  est 
«  un  homme  intelligent  ».  vu  qu'il  a  <•  dissimulé  sa  per- 
sonnalité graphique  ».  «  Ayant  entre  les  mains  quelques 
spécimens  dune  autre  écriture  qui  ressemble  à  la 
sienne  »  —  c'est  le  manuscrit  d'Eupatoria.  —  u  il  note 
les  diiîérences  de  forme  qui  existent  entre  les  deux 
écritures  et  il  compose  un  alphabet  où  il  a  soin  d'insé- 
rer les  formes  spéciales  des  lettres  qu'il  a  remarquées 
dans  l'écriture  qu'il  veut  imiter,  en  éliminant  celles  qui 
lui  sont  personnelles  ;  il  complète,  en  outre,  cet  alpha- 
bet par  le  tracé  des  lettres  doubles  et  surtout  des  lettres 
liées.  » 

Pourtant.  Couard,  ni  ^'arinard.  ni  Belhomme.  n'ex- 
pliquent pourquoi  ce  faussaire  subtil  a  choisi  une  écri- 
ture qui  ressemble  à  la  sienne,  — ni,  surtout,  pourquoi 
le  véritable  auteur  de  la  trahison,  ayant  imité  ou  décal- 
qué l'écriture  d'Esterhazy  dans  la  pensée  manifeste,  s'il 
est  pris,  de  lui  attribuer  le  bordereau,  ne  l'a  pas  dé- 
noncé. Par  un  dernier  reste  de  pudeur,  ou  par  une 
abominable  hypocrisie,  ils  ne  nommèrent  pas  Dreyfus, 
feignant  d'ignorer  qu'un  autre  avait  été  condamné 
pour  le  crime  dont  ils  disculpaient  Esterhazy. 


183  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Or,  le  faussaire  «  n'était  pas  un  professionnel».  lia 
donc  eu  «  besoin  de  consulter  souvent  l'alphabet  qui 
lui  servait  de  guide,  et,  chaque  fois  qu'd  y  jeta  un  coup 
d'oeil,  il  se  produisit  un  temps  darrèt  dans  le  mouve- 
ment de  sa  main  et,  par  suite,  des  hésitations,  des 
reprises  et  des  relouches,  comme  on  en  voit  tant  dans 
le  bordereau  et  comme  on  n'en  voit  pas  dans  les  écrits 
reconnus  par  Esterhazy  ». 

Ce  rapport  «  enchanta»  l'État-Major  (i)  ;  Du  Paly 
sempressa  de  le  communiquer  en  copie  à  Esterhazy. 
Mais  Esterhazy  le  trouva  absurde,  et,  bien  plus,  >■  in- 
suffisant». 

Pour  la  fameuse  lettre  à  M^^  de  Boulancy.  Charavay 
consentit  à  signer,  avec  Varinard  et  Belhomm.\  quelle 
«  pourrait  être  l'œuvre  d'un  faussaire  (2)  ».  Esterhazy 
se  contenta  de   ce   doute   (3).    .Mais   M"**  de  Boulancy, 

(1)  Billot  (Cass.,  I,  i3)  dit  qu'il  ne  ccupa  pas  de  l'exper- 
tise :  «  Je,  n'ai  pas  pu  entrer  dans  les  détails.  » 

(2)  Rapport  du  9  janvier  1898  au  général  de  Pellieux:  »  Cette  pièce 
nous  parait  être  d'une  origine  très  suspecte  et  nous  semble 
plutôt  une  imitation  courante  et  à  main  levée  de  lécrilure  du 
commandant  Esterhazy  qu'une  pièce  originale.  »  —  Procès  Zola, 
II,  88,  Pellieux:  84,  Varinard.  «  Le  rapport  des  experts,  de- 
mande le  président,  a  dit  que  c'était  un  faux,  n'est-ce  pas  ?  — 
Pellieux  :  Je  ne  me  rappelle  pas  exactement  les  termes.  —  Vari- 
nard :  Je  ne  me  rappelle  pas  non  plus  les  teriiies  exacts  du 
rapport.  —  M"  Clemenceau  :  Je  crois  que  les  experts  ont  dit 
que,  s'il  y  avait  un  doute,  il  devait  profitera  l'accusé.  >>  (II.  89.) 
—  Varinard,  au  lendemain  de  l'acquittement  d'Esterhazy,  avait 
été  plus  catégorique  :  «  Cette  lettre  est  faite  de  toutes  pièces. 
Les  retouches  y  sont  nombreuses.  Or,  Esterhazy  ne  retouche 
jamais  son  écriture;  elle  est  entière  comme  son  caractère.  » 
Charavay  y  mit  plus  de  réserve  :  «  La  lettre  nous  a  parupluts'»t 
l'œuvre  d'un  faussaire  habile  qu'un  original.  Elle  exprime  des 
sentiments  très  spéciaux  qui,  à  cette  époque,  cela  ressort  de 
l'enquête,  ne  pouvaient  être  ceux  d'Esterhazy.  Il  y  avait  des 
doutes  qui  devaient  profiter  à  l'accusé.  »  {Matin  du  i5  janvier 
1898.) 

(3)  Pellieux  lui  fit  communiquer  le  rapport  des  experts 
{Procès   Zola,  I,  483).  —  Le  24  décembre,  Esterhazy  avait  écnt 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  18î> 

que  Ravarv  s'était  bien  gardé  de  convoquer,  regimba  ;• 
elle  déclara  publiquement  que  la  lettre  «  du  Uhlan  » 
était  aussi  authentique  que  les  autres,  qui  avaient  été 
reconnues  par  Esterhazy  (i). 


V 


Ravarv  clôtura  son  instruction,  le  3o  décembre,  sur 
ces  paroles  d'Esterhazy  :  «  Je  persiste  à  demander  ma 
comparution  devant  le  conseil  de  guerre  qui,  seul,  peut 
faire  éclater  mon  innocence  et  réduire  à  néant  toutes 
les  accusations  de  mes  calomniateurs  (2).  » 

Le  geste,  à  en  croire  le  juge,  lui  parut  beau  ;  mais  sa 
conscience  lui  commandait  de  rester  étranger  à  toute 
considération  accessoire.  Il  tient  Esterhazy  pour  inno- 
cent ;  il  le  proclame. 

On  l'a  accusé,  autrefois,  d'avoir  triché  au  jeu  '3).  Il 
fait  loyalement  le  jeu  de  TÉtat-Major. 

Le  rapport  de  Ravary,  au  contraire  du  rapport  de 
d'Ormescheville,  était  destiné  à  la  publicité. 

Il  y  relatait,  sans  en  rien  mettre  en  doute,  et  non  sans 
admiration.  les  aventures  d'Esterhazy  et  de  la  dame 
mystérieuse  c  qui  avait  d'abord  exigé  de  lui  le  serment  de 
respecter  son   incognito  ».  Il  louait  le  commandant  de 

à  Pellieux  une  lettre  pressante  au  sujet  de  "  l'expertise  Bou- 
lancy».  Pellieux  lui  répondit  le  29  :  «Le  général  de  Pellieux 
a  l'honneur  de  faire  connaître  au  commandant  Esterhazy  que 
les  experts  n'ont  pas  encore  déposé  leur  rapport....  etc.  »  {Scel- 
lés Bertulus,  28.) 

i  Temps  du  28  décembre  1S97. 

(2)  Cass.,  II,  120.  Esterhazy. 

(3)  Droits  de  l'Homme  du  12  janvier  1889:  Aurore,  etc.  D'ail- 
leurs, on  n'en   fournissait  nulle  preuve. 


190  .  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

n'avoir  pas  hésité  à  se  démunir  du  document  lilîérateur, 
«  s'en  remettant  à  ses  chefs  du  soin  de  défendre 
son  honneur  menacé  ».  «  Les  conclusions,  si  catégo- 
riques, des  experts  infirment  péremptoirement  l'accu- 
sation portée  par  Mathieu  Dreyfus  ».  Esterhazy  déclare 
«  qu'il  n'a  jamais  vu  le  bordereau  avant  qu'il  lui  fût  pré- 
senté »  par  Pellieux.  «  Alors  que  l'identité  des  écritures 
serait  encore  plus  grande,  cela  ne  prouverait  encore 
rien  »,  car  Esterhazy,  à  Rouen,  n'a  pu  se  procurer  de 
renseignements  ni  sur  les  troupes  de  couverture,  ni  sur 
Madagascar,  etc.  Assurément,  «  la  vie  privée  d'Es- 
terhazy  ne  saurait  être  proposée  comme  modèle  aux 
jeunes  officiers  ;  toutefois,  de  ses  écarts,  même  les  plus 
répréhensibles  »,  on  ne  saurait  déduire  qu'il  est  un  traî- 
tre. «  L'impartialité  »  fait  un  devoir  à  Ravary  de  con- 
stater que  les  notes  militaires  de  l'inculpé  sont  excel- 
lentes. 

Puis,  en  regard  de  ce  panégyrique,  un  acte  d'accusa- 
tion en  règle  contre  Picquart.  «  Non  seulement  les  dé- 
positions des  témoins  présentent  de  nombreuses  con- 
tradictions avec  les  dires  de  Picquart,  mais  elles  révèlent, 
en  plus,  des  faits  extrêmement  graves  commis  par  cet 
officier  dans  le  service.  »  Suit  un  vigoureux  résumé  des 
dépositions  d'Henry,  de  Lauth  et  de  Gribelin  contre  leur 
ancien  chef.  Notamment,  Picquart  «  a  profité  de  l'ab- 
sence d'Henry  pour  se  faire  ouvrir  l'armoire  de  cet  offi- 
cier et  s'emparer  d'un  dossier  contenant  des  pièces  se- 
crètes »  ;  plus  tard,  Henry  l'a  vu  «  compulser,  avec 
Leblois,  ce  dossier  d'où  sortait  la  photographie  de  la 
pièce  Canaille  de  D...  ».  «  Si  l'on  considère  que 
c'est  une  pièce  identique  qui  a  été  renvoyée  au  minis- 
tère de  la  Guerre  par  Esterhazy,  on  est  amené  fatale- 
ment à  se  demander  si  la  corrélation  qui  existe  entre  les 
deux  faits  n'est  point  le  résultat  de  cette  indiscrétion.  » 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  191 

Il  est  vraisemblable  que  le  petit  bleu  est  un  document 
frauduleux.  «  he  comte  Esterhazy  proteste  de  toutes  ses 
forces  contre  les  procédés  inqualifiables  employés  par 
Picquart  qui,  sans  mandat  aucun,  s'est  livré  à  des  inves- 
tigations odieuses  sur  sa  vie  privée,  a  jeté  les  soupçons 
sur  son  honorabilité  et  commis  des  illégallités  mons- 
trueuses, en  violant  sa  correspondance,  allant  jusquà 
faire  perquisitionner  dans  son  appartement  pendant  son 
absence.  »  —  On  croirait  lire  Ihistorique  de  l'enquête 
Pellieux,  dont  Ravary  célèbre  «  la  remarquable  im- 
partialité ».  —  Enfin,  Picquart  «  pourrait  bien  avoir  été 
l'âme  de  la  campagne  scandaleuse  qui  vient  de  se  pro- 
duire et  dans  laquelle  il  aurait  eu  l'habileté  de  se  dissi- 
muler et  de  laisser  les  autres  porter  les  premiers  coups  ». 
Ravary  «  n'a  point  la  mission  de  faire  le  procès  de  Pic- 
quart ;  mais  il  appartiendra  à  l'autorité  militaire  d'exa- 
miner et  d'apprécier  ses  actes  et  de  leur  donner  la  suite 
qu'il  appartiendra  (i)  ». 

Le  commandant  Hervieu,  comme  Ravary,  concluait 
au  non-lieu. 

Mais  Saussier,  qui  tenait  dans  la  comédie  le  rôle 
du  chef  loyal  et  sévère,  repoussa  les  conclusions 
du   juge    instructeur  (2).    Il   motiva,    avec   beaucoup 

fi)  Ravary  communiqua  son  rapport  à  Bertulus  qui  lui  dit  : 
«  Tant  que  vous  n'aurez  pas  établi  que  le  petit  bleu  est  un  faux, 
et  que  ce  faux  est  l'œuvre  de  Picquart,  rien  ne  tient.  »  [Cass., 
I,  220.) 

(2)  Au  procès  Zola  (I,  267),  Pellieux  dit  que  Saussier  refusa 
de  rendre  lordorinance  de  non-lieu,  »  malgré  l'opinion  de 
beaucoup  d'autorités  supérieures  à  la  sienne  »,  que  Saussier 
voulut  que  l'affaire  allât  jusqu'au  bout  et  qu'Esterhazy  fût  jugé 
par  ses  pairs,  etc.  Pellieux  convient,  d'ailleurs,  qu'Esterhazy 
ne  se  présenta  pas  devant  le  conseil  «  comme  un  accusé  ». 
Billot  {Cass.,  I,  i3)  affirme  qu'il  laissa  Saussier  entièrement 
libre  de  sa  décision.  A  Rennes  jl,  174).  il  raconte  que  «  les 
ministres,  réunis  autour  du  chef  de  l'État,  le  i*^'"  janvier,  incli- 
naient à  accepter  le  non-lieu  »,  mais  «  qu'il  conféra  avec  Saus 


192  HISTOIRE    DE    L  AFFAIBE    DREYFUS 

de  soin,  son  ordonnance:  «  Attendu  que  l'instruction 
n'a  pas  produit,  sur  tous  les  points,  une  lumière 
suffisante  pour  proclamer,  en  toute  connaissance  de 
cause,  la  non-culpabilité  de  Tinculpé  ;  attendu,  en 
outre,  qu'en  raison  de  la  netteté  et  de  la  publicité  de  l'ac- 
cusation et  de  l'émotion  quelle  a  occasionnée,  il  im- 
porte qu'il  soit  procédé  à  des  débats  contradictoires...  » 
En  conséquence,  le  gouverneur  de  Paris  renvoyait 
Esterhazy,  comme  cela  avait  été  entendu. avec  lui,  de- 
vant le  premier  conseil  de  guerre  (i). 

Ainsi,  la  collusion  continuait  à  s'habiller  de  pro- 
bité et  d'honneur,  pareille  à  ce  personnage  de  roman, 
qui,  sous  de  longs  cheveux  blancs,  semblait  le  plus  vé- 
nérable des  hommes.  On  lui  arracha  un  jour  sa  per- 
ruque el  l'on  vit  une  face  de  forçat. 

Cependant  les  juges  sauront,  par  Saussier  lui-même, 
qu'une  ordonnance  de  non-lieu  a  été  proposée;  pour- 
quoi Saussier  l'écarté,  —  afin  que  la  réparation  soit 
plus  solennelle;  —  et,  dès  lors,  ce  C|u'ils  ont  à  faire. 

Ce  fut  le  dernier  acte  militaire  de  Saussier.  Quinze 
jours  plus  tard,  l'impitoyable  limite  d'âge  l'atteignit  (2). 
Les  sociétés  militaires  et  patriotiques,  un  peuple  im- 
mense, défilèrent,  une  dernière  fois,  devant  le  vieux 
soldat,  cl  les  voix  de  la  renommée  le  célébrèrent  comme 
le  modèle  des  citoyens  et  des  chefs.  Un  décret  du  Prési- 
dent de  la  République,  sur  la  proposition  de  Billot,  le 


sier  et  lui  laissa  la  liberté  que  la  loi  lui  accordait  ».  Saussier, 
après  avoir  délibéré  longuement,  se  serait  écrié  :  Aléa  jacta  est  f 

(1)  Ordre  de  mise  en  jugement  du  2  janvier  1898.  —  Roclie- 
fort  dit  que  le  renvoi  dEsterbazy  devant  un  conseil  de  guerre 
était  «  un  acte  de  colossal  bon  plaisir  »,  une  »  infamie  »;  de 
même,  Drumont.  Cassagnac  injuria  «  le  SjTidicat  juif  »,  af- 
firma «  qu'Esterbazy  n  était  pas  le  traître  »,  mais  ajouta  :  «  Le 
procès  sera  un  procès  de  complaisance.  » 

(2)  16  janvier  1898. 


L  ACOL  ITTEMENT    D  ESTERHAZY  193 

maintint,  hors  cadre,  dans  la  première  section  de  l'État- 
Major. 

lient  honte  et  soutTrit,  mais  en  secret. 

Mercier,  vers  cette  époque,  commit,  par  précaution, 
un  nouveau  crime  (i).  On  se  souvient  quau  lendemain 
de  la  condamnation  de  Dreyfus,  il  avait  ordonné  de 
disloquer  le  dossier  secret  et  brûlé  lui-même  la  notice 
biographique  qui  avait  fait  la  conviction  des  juges.  Il 
fut  pris  de  peur  quand  il  connut  par  BoisdefTre  la 
désobéissance  d'Henry  et  que  Picquart  avait  eu  entre 
les  mains  les  pièces  secrètes  et  le  commentaire  de  Du 
Paty.  Bien  que  celte  note  imbécile  n'eût  pas  servi,  elle 
était  la  preuve  de  la  forfaiture.  Gonse,  d'ordre  de  Bois- 
defï're,  la  remit  à  ^lercier  qui  la  jeta  au  feu  (aj. 


VI 


Scheurer,  qui  était  allé  passer  quelques  jours  en  Al- 
sace, et  Zola,  quand  je  leur  annonçai  la  conclusion  des 
experts,  n'y  voulurent  pas  croire  (3)  ;  Monod  se  de- 
manda M  si  l'on  n'avait  pas  donné  aux  experts  un  faux 
fac-similé  (4)  »•  Quand  ils  surent  que  mon  renseigne- 

(i)  Arl.  439  du  Code  pénal. 

2)  Cass.,  I,  568  ;  II,  3^0,  Gonse  :  II,  389,  Mercier.  —  «  Le  fait, 
dit  Gonse,  sest  passé  fin  décembre  1897.  » 

,3)  Scheurer  mécrivit  :  «  Je  ne  crois  pas  à  l'histoire  dun 
rapport  défavorable  des  experts,  parce  que,  jusqu'à  preuve  du 
contraire,  je  ne  crois  pas  à  la  coquinerie  de  ces  trois  hommes.. 
Nous  dépendons  de  trois  consciences...  »  Cependant,  il  était  in- 
quiet, mais  sans  rien  regretter  «  de  la  campagne  de  justice  et 
d'honneur  que  nous  avons  entreprise  au  milieu  d'inavouables 
passions  et  d'intérêts  méprisables  ».  (De  Thann,  le  29  dé- 
cembre 1897.) 

'4|  Noies  inédiles. 


ICi  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ment  (i)  était  exact,  ils  ne  doutèrent  pas  de  Tacquitte- 
ment  d'Esterhazy. 

Nul,  d'ailleurs,  n'en  doutait  plus  ;  et  les  uns,  déjà, 
triomphaient,  pendant  que  les  autres  se  préparaient  à 
de  nouveaux  combats  (2). 

jNIéline  et  ses  principaux  collègues  se  payaient  de 
rillusion  que  l'acquittement  d'Esterhazy  serait  la  fin  de 
lagitation  qui  troublait,  depuis  deux  mois,  la  sécurité 
de  leur  règne.  Au  contraire,  l'ardeur  des  partisans  de 
la  Revision  redoubla.  Pour  beaucoup,  c'était  la  pre- 
mière fois  qu'ils  assistaient  à  la  préparation  systéma- 
tique d'une  iniquité;  ils  en  ressentirent  une  cruelle  et 
salutaire  douleur;  d'autant  plus  ils  s'enthousiasmèrent 
de  justice. 

Leurs  aînés  avaient  connu  d'autres  défaites,  d'autres 
revanches  du  droit.  Scheurer  parla  en  leur  nom  : 

Ce  qui  me  reste  de  force  et  de  vie,  je  l'ai  mis  au  service 
de  l'innocence  opprimée  ;  ce  don  de  moi-même  n'est  pas 


(1)  Je  le  tenais  de  Mathieu  Dreylus,  qui  le  savait  du  greffier 
Vallecalle. 

(•2)  De  Scheurer  :  •>  Quel  soufflet  appliqué  sur  la  joue  de  la 
France  par  les  Jésuites  !  C'est  cela  qui  me  fait  souffrir!  »  (3i  dé- 
cembre.) H  Je  ne  me  sens  ni  découragé  ni  en  détresse.  Jai  eu 
'.m  moment  de  désespoir  après  avoir  reçu  votre  lettre  sur 
le  résultat  de  Texperlise.  J'ai  Aivement  ressenti  la  responsa- 
bilité que  j'ai  encourue  à  l'endroit  du  martyr  de  l'île  du  Diable 
et  j'ai  fait  lexamen  de  ma  conduite  depuis  le  commencement 
de  la  lutte.  Le  lendemain,  j'avais  repris  ma  sérénité  et  ma 
confiance  dans  la  justice  immanente.  Ne  m'avez-vous  pas  rap- 
pelé récemment  que  laU'aire  Calas  a  duré  trois  années  ?  Je  sais 
bien  <iue  le  mort  pouvait  attendre...  Je  me  résigne,  sans  peine, 
à  tout  ce  qu'une  défaite  pareille  peut  me  réserver  et  réserver 
à  ceux  qui  m'ont  accompagné.  Mais  rien  ne  me  fera  renoncer, 
mon  cher  ami,  à  l'œuvre  commencée;  j'y  ai  mis  toute  ma 
réflexion  et  tout  mon, cœur...  Seulement  il  faut  savoir  attendre; 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  pour  nous  autres  Français.  ■> 
(Du  3  janvier  i-SyS.j 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZV  19L) 

révocable.  Nous   attendrons,  forts    de  notre  conscience, 
la  juste,  l'inévitable  réparation  (i). 

Trarieux,  dans  une  lettre  à  Billot,  protesta  (*  contre 
le  simulacre  de  justice  ->  qui  se  préparait.  De  Picquart, 
on  ne  savait  encore  que  les  calomnies  dont  il  avait  été 
abreuvé;  Trarieux  raconta  comment  Picquart  avait  dé- 
couvert linnocence  de  Droyfus  et  comment  il  en  avait 
été  puni  (2).  Mathieu  révéla  les  démarches  du  contrô- 
leur général  Martinie,  au  nom  de  Billot  (S). 

Grand  symptôme  d'un  prochain  réveil  des  cœurs  : 
pour  la  première  fois,  des  femmes  (4)  ont  fondé  un  jour- 
nal et,  tout  de  suite,  au-dessus  des  passions,  font 
entendre  la  voix  de  la  Pitié. 

Comme  en  189^,  il  restait  à  la  victoire  du  Mensonge 
un  dernier  obstacle  :  Ja  publicité  du  débat.  Si  le  témoi- 
gnage de  Picquart  n'est  pas  étouffé  sous  le  huis  clos, 
l'acquittement  devient  impossible  ou  trop  honteux.  Pour 
savoir  de  quel  côté  est  la  vérité,  il  suffit  de  regarder  qui 
demande  la  pleine  lumière  (5)  et  qui  en  a  peur.  A  leur 
ordinaire,  les  paladins  de  profession  agitèrent  le  spectre 
de  l'étranger,  les  susceptibilités  inquiètes  de  l'Alle- 
magno.Or.  toute  la  presse  allemande  affirmait  que  '  nulle 
objection  ne  viendrait  de  Berlin  à  un  débat  au  grand 
jour  (6)  ». 

(1)  Temps  du  5  janvier  i8f)8. 

12)  Temps  du  6. 

3)  Siècle  du  5. 

^)  Marguerite  Durand.  Clémence  Rover,  Séverine.  M™^  Con.«- 
lant  Bradamante  ,  Daniel  Lesueur,  Hélène  Sée.  etc.  —  Le 
premier  numéro  de  la  Fronde  parut  le  9  décembre  1897. 

5  Ranc.  .Jaurès.  Lacroix.  Yves  Gujot,  Clemenceau,  L,.  V.  Meu- 
nier, etc.,  auxquels  se  joignirent  Cornély  et  Cassagnac. 

G)  Gazette  de  Cologne.  Gazette  de  i Allemagne  du  Xord,  Post,  etc. 
du  5  janvier:  tous  les  journaux  publient  la  même  note  offi- 
cieur^e  :  ■  Si  le  capitaine  Dreyfus  a  trahi,  ce  ne  peut  être  qu'en 


196  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Autre  argument  :  les  secrets  de  la  défense  nationale 
ne  sauraient  être  livrés  en  pâture  à  la  curiosité  publique. 

Je  fis  observer  à  Billot,  dans  une  lettre  ouverte,  que 
le  huis  clos  n'empêcherait  pas  ces  secrets  d'être  connus 
de  l'accusé,  de  l'homme  qui  avait  écrit  :  «  Je  voudrais 
être  tué  comme  capitaine  de  Uhlans  en  sabrant  des 
Français  (  i  )  !  » 

La  clameur  fut  telle  que  Billot  parut  ébranlé.  Mais 
BoisdeiTre  et  Esterhazy  veillaient.  Si  le  huis  clos  n'est 
pas  prononcé,  toute  l'œuvre  si  péniblement  échafaudée 
s'écroule.  Sur  quoi,  Billot  proposa,  à  son  ordinaire, 
une  transaction  :  Esterhazy  et  les  témoins  civils,  moins 
Leblois,  seront  entendus  en  audience  publique  ;  Leblois 
et  les  témoins  militaires  (Picquart,  Gonse,  Henry)  à 
huis  clos.  Boisdeffre  accepta  cette  transaction,  mais 
Esterhazy  déclara  aussitôt  «  qu'nl  fallait  englober  les 
experts  dans  le  huis  clos  ».  Boisdelïre  et  Gonse,  qui 
trouvaient  le  rapport  de  Belhomme  très  probant,  com- 
mencèrent par  rejeter  cette  nouvelle  exigence.  Ester- 
hazy se  fâcha  et,  encore  une  fois,  eut  gain  de  cause. 
Du  Paty  lui  écrivit  :  «  Convenu  ;  les  experts  seront  en- 
tendus à  huis  clos.  »  Les  révélations  de  Cuers  gênaient 
également  Esterhazy  ;  Du  Paty  le  rassura  :  «  Pour  l'en- 

faveur  d'une  autre  puissance.  Il  se  peut  que  le  gouvernement 
français  ait  intérêt  à  jeter  là-dessus  un  voile  épais.  Du  côté 
de  TAllemagne,  il  n  y  a  absolument  rien  qui  empêche  de  jeter 
sur  les  débats  la  lumière  la  plus  vive  de  la  publicité.  » 

(i)  «  Vous  avez  promis  au  Sénat  de  verser  tout  le  dossier 
Dreyfus  au  conseil  de  guerre.  Dès  lors,  ces  pièces  secrètes 
si  graves,  si  redoutables  que  vous  n'avez  pas  voulu  les 
montrer  aux  patriotes  les  plus  éprouvés,  elles  seront  connues 
du  commandant  Esterhazy...  Tous  les  autres  secrets  dont  la 
divulgation,  dit-on,  compromettrait  les  intérêts  de  la  défense 
nationale,  seront  connus  du  commandant  Esterhazy....  Mais  la 
France  ne  connaîtra  pas  les  dépositions  décisives,  et  un 
cauchemar  douloureux  continuera  à  peser  sur  la  conscience 
de  ce  noble  pays.  »   (7  janvier  1898.) 


1 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  197 


Irevue  de  Bâle,  appelez  ou  Henry  ou  le  général  Gonse. 
Ils  en  parleront,  du  reste,  les  premiers  (i).  » 


VII 


Trarieux  avait  demandé  à  Billot  que  «  la  partie  plai- 
g'nante,  assistée  de  son  défenseur,  pût  intervenir  à  l'au- 
dience ;  sinon,  il  n'y  aura  pas  de  débat  contradic- 
toire (2)  ». 

La  question  juridique  est  sujette  à  controverse.  Le 
code  militaire  dispose  «  que  les  tribunaux  statuent  seule- 
ment sur  l'action  publique  (3)  ».  Cependant,  la  jurispru- 
dence et  les  commentateurs  acceptent  des  exceptions  à 
la  règle,  «  quand  les  faits  de  la  poursuite  peuvent  servir 
de  base  à  une  action  ultérieure  »  ;  le  plaignant  peut, 
alors,  se  faire  représenter  aux  débats  par  un  avocat  ou 
un  avoué.  Dans  le  procès  intenté  au  général  Cremer 
et  à  de  Serres,  accusés  d'avoir  fait  fusiller  Arbinet 
sans  jugement,  la  veuve  du  condamné  avait  été  as- 
sistée d'un  avocat  (4)-  Point  de  débat  contradictoire 
si  la  partie  plaignante  est  absente. 

Bien  que  les  chances  fussent  nulles  de  faire  admettre 
cette  prétention,  qui  n'avait  pour  elle  que  d'être  équi- 

(i)  Dép.  à  Londres,  i"  mars  1900.  —  Selon  Esterhazy,  Bois- 
deffre  aurait  envoyé  Pellieux  chez  Tézenas  pour  régler  celle 
quesUon  des  experts.  Tézenas  affirme  qu'il  causa  seulement, 
à  cette  époque,  avec  Du  Paty. 

(2)  Lettre  du  6   janvier  i898. 

(3)  Article  53. 

(4)  18  juillet  1872.  — Pradier-Fodéré,  Commentaire  du  Code  de 
Justice  militaire,  70  ;  Dalloz,  Répertoire,  2o38  ;  Pandectes 
françaises,  55, 182  et  i83  ;  Leclerc,  Code  de  Justice  militaire  annoté, 
art.  54. 


198  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

table  et  sensée,  Mathieu  Dreyfus  décida  de  tenler  l'entre- 
prise. Démange  se  présentera  pour  lui  à  la  barre  et, 
pour  sa  belle-sœur,  un  jeune  avocat  que  Leblois    lui 
avait    désigné,     Fernand     Labori,     qui    avail     plaidé 
quelques  affaires  retentissantes  (pour  les  Jeunes  Turcs, 
pour  Tanarchiste  Vaillant),  procédurier  ingénieux,  ora- 
teur inégal,  mais  sonore  et  vigoureux,  le  geste  large  du 
théâtre,  la  parole  vibrante.  Sa  qualité  maîtresse  était 
la  fougue;  il  la  cultivait;  emporté  de   tempérament, 
il  l'était  encore  par  système.  Avec  cela,  subtil,  positif, 
avisé,  et,  sous  un  air  de  témérité,  prudent  et  calcula- 
teur.  Le  prétoire,  avec  le  trantran  des  affaires   cou- 
rantes, paraissait  à  cet  esprit  entreprenant,  remuant 
et  personnel  un   champ   trop  étroit  pour  ses  talents 
et  son  ambition.  Il  avait  été  candidat  à  la  députation 
dans  la    Marne,    en  189.8,    porté    par  des    républicains 
modérés  et  avec  lappui  du  parti  catholique  (1)  ;  il  avait 
été  battu  par  Mirman;  maintenant,  il  cherchait  sa  re- 
vanche et  s'était  offert  au  ministère  pour  affronter  la  lutte, 
à  Reims,  contre  le  chef  du  parti  radical,  Bourgeois. 
Labori  n'avait  pas  encore  la  certitude  que  Dreyfus 
fût  innocent  (2)  ;  il  inclinait  seulement  à  le  croire.  Et, 
sentant   les   périls    de  la  tâche  qui  lui  était  proposée, 
il  n'accepta  d'abord  le  dossier  qu'à  la  condition,  qui  ne 
fut  pas  discutée  par  Mathieu^  «  de  se  faire  couvrir  par 
une  commission  d'office  ».  On  appelle  <<  avocats  d'office  » 
les  avocats  désignés  (par  le  tribunal  ou  par  le  bâtonnier^ 
aux  parties  pauvres  ou  qui  n'ont  pas  trouvé  dé  défen- 


(1)  Labori,  Grande  Bévue  du  1°'  novembre  1901. 

(2)  «  Dès  le  début,  par  les  pièces  secrètes,  par  les  formes 
violées,  par  les  obstacles  entassés  devant  l'œuvre  de  Justice,  la 
question  même  de  l'innocence  de  Dreyfus  devenait,  en  quelque 
sorte,  secondaire.  Sur  le  fait,  ma  certitude  ne  fui  complète 
qu'après  les  débats  du  procès  Esterhazy.  »  [Même  article.} 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZV  199 

seur  ;  ils  plaident  gratuitement.  Démange,  avec  sa  loyale 
franchise,  objecta  que  les  deux  avocats  devaient  se  pré- 
senter dans  les  mêmes  conditions  ;  or,  il  tenait,  comme 
par  le  passé,  à  prendre  toute  sa  responsabilité  et  il  ne 
faisait  pas  consister  la  délicatesse  à  décliner  dos  hono- 
raires dans  la  plus  noble  des  causes,  alors  que  les  avo- 
cats en  reçoivent,  légitimement,  pour  les  plus  douteuses. 
Labori  renonça  à  ce  quil  considérait,  à  bon  droit,  «comme 
une  sauvegarde  (i)  ». 

Le  i^""  janvier,  un  journaliste  italien,  Casella,  entretint 
Schwarzkoppen  à  Berlin.  Le  colonel  allemand,  «  aide 
de  camp  de  l'Empereur  et  Roi  »,  rappela  à  son  interlo- 
cuteur la  déclaration  explicite  du  comte  de  Munster  ;  il 
ajouta  :  w  Le  bordereau  n'est  pas  de  Dreyfus.  Je  sais  que 
Dreyfus  n'est  pas  coupable.  —  Avez-vous  connu  Ester- 
hazy?  —  Je  le  crois  capable  de  tout  (2).  »  Il  n'en  voulut 
pas  dire  davantage,  mais,  comme  Casella  repartait  pour 
Paris,  il  lui  remit  une  lettre  pour  Panizzardi. 

Casella  avait  fait  le  voyage  à  la  demande  de  Mathieu 
Dreyfus  ;  il  lui  donna  rendez-vous  dès  son  retour,  mais 
se  mit  volontairement  en  retard.  Matthieu,  introduit  dans 
la  chambre  de  lltalien,  y  aperçut  sur  une  table,  où 
l'autre  l'avait  laissée  en  évidence,  la  lettre  de  Schwarz- 
koppen à  Panizzardi.  Il  hésita,  puis  refusa  de  com- 
prendre l'invite.  Le  compatriote  do  Machiavel  lui  en 
marqua  quelque  dédain,  puis  porta  la  lettre  à  Paniz- 
zardi. Schwazkoppen  rappelait  à  son  ami  qu'il  lui  avait 
remis,  avant  de  quitter  Paris,  les  photographies  des 
pièces  mentionnées  au  bordereau  :   «  Comment  cette 


(1)  «  J'ai  fait  à  Démange,  sur  sa  demande  personnelle,  le 
sacrifice  de  ne  pas  me  faire  couvrir  par  une  commission  d'of- 
fice... J'ai  renoncé  à  cette  sauvegarde  par  déférence  confra- 
ternelle. )> 

(2)  Procès  Zola,  II,  5i8,  Casella. 


200  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

canaille  d'Eslerhazy  se  tirera-t-elle  d'affaire  ?  Même  s'il 
est  acquitté,  comment  pourra-t-ii  continuer  à  vivre  en 
France  (i)  ?  » 

C'était  le  mot  fameux  sur  le  cardinal  de  Rohan  : 
u  Qu'on  ne  pende  pas  Son  Éminence;  je  ne  sais  qui  do- 
rénavant le  pourra  être  en  France.  » 

Une  pareille  lettre,  si  elle  avait  été  interceptée,  photo- 
graphiée et  publiée,  eût  paru  un  témoignage  irrécusable. 
Casella  avait  soupçonné  cette  arrière-pensée  à  Schwarz- 
koppen.  Quand  Panizzardi  lui  donna  lecture  de  la  mis- 
sive, il  raconte  «  qu'il  ne  put  retenir  un  moment  de 
fureur  «.  Il  courut  chez  Mathieu  :  «  Vos  adversaires  lut- 
tent avec  l'épée  et  le  poignard  ;  vous  ne  luttez  qu'avec 
l'épée  ;  vous  ne  savez  pas  combattre  et  vous  serez 
vaincu.  —  Non,  dit  Mathieu,  car  la  justice  et  la  vérité 
combattent  pour  nous  (2).  » 


VIII 


La  veille  du  procès  (3),  Eslerhazy  se  constitua  pri- 
sonnier au  Cherche-Midi.  La  manière  dont  il  fut  traité 
lui  aurait  appris,  s'il  n'avait  pas  lui-même  réglé  la  co- 
médie, que  son  triomphe  était  proche. 

Le  conseil  de  guerre  se  réunit  dans  la  même  salle  où 
Dreyfus  avait  été  condamné.   Il  comprenait  deux  com- 


(1)  Procès  Zola,  II,  519,  Casella. 

(2)  Récit  de  Casella  dans  le  Coriere  di  Napoli  du  27  juillet 
]8y8.  —  Casella  eût  voulu  se  faire  citer  au  procès  Esterhazy; 
Démange,  Labori  et  Lebiois  s'y  opposèrent. 

(3)  9  janvier  1898.  —  Il  annonça  aux  journalistes  que  son 
acquittement  était  certain.  [Malin  du  10.) 


L  ACQUITTEMENT    n  ESTERHAZY  201 

mandants,  deux  lieutenants-colonels,  deux  colonels  (i) 
et,  pour  président,  le  g-énéral  de  Luxer  (2),  Ils  étaient 
tous  certains  de  la  trahison  de  Dreyfus,  puisque  le 
îninistre  de  la  Guerre  lui-même,  par  trois  fois,  l'avait 
publiquement  affirmée.  Et  non  moins  certains,  dès  lors, 
de  l'innocence  dEsterhazy,  car  le  bordereau  ne  peut  pas 
être,  à  la  fois,  de  l'un  et  de  l'autre. 

Nulle  invitation  spéciale  à  acquitter  Esterhazy  ne  leur 
fut  adressée;  à  quoi  bon  ?  L'ordre  de  recondamner 
Dreyfus  a  été  donné  à  ces  soldats  par  le  chef  de  l'armée, 
du  haut  de  la  tribune,  aux  applaudissements  des  deux 
Chambres  et  de  l'immense  majorité  du  pays.  L'ordre 
d'acquitter  Esterhazy  en  résulte.  Et  les  attendus  de 
Saussier  confirment  l'ordre  (3),  précisent  nettement  le 
service  que  la  haute  armée  attend  d'eux  :  calmer  l'opi- 
nion, ramener  la  paix  dans  les  esprits,  finir  l'affaire. 

Ce  général,  ces  officiers  s'apprêtent  à  commettre  l'un 
des  actes  les  plus  détestables  et  les  plus  imbéciles  du 
siècle.  Quel  jury,  de  Paris  ou  des  départements,  devant 
ce  même  acte,  eût  hésité  ? 

Sauf  une  poignée  d'hommes,  honnis,  détestés,  mais 
invincibles,  la  nation  tout  entière  eût  acquitté  Esterhazy, 


(i)  Capitaines  Cardon,  du  28«  régiment  d'infanterie,  et  Rivais, 
du  12'  d'artillerie;  lieutenants-colonels  Marçy,  du  i^i'  régiment 
de  génie,  et  Gaudelette,  de  la  garde  républicaine;  colonels 
Bougon,  du  !«'■  cuirassiers,  et   de  Ramel,    du  28*^   d'infanterie. 

(2)  Né  le  21  juin  i843,  capitaine  pendant  la  guerre,  colonel  en 
1892,  général  de  brigade  du  25  mai  1897. 

(3)  Procès  Zola,  I,  2G6,  Pellieux  :  <  Le  conseil  de  guerre,  je 
puis  presque  le  dire,  n'a  pas  eu  à  juger  un  accusé.  Dans  la 
justice  militaire,  c'est  possible  ;  cela  ne  Test  pas,  je  crois,  dans 
la  justice  civile.  Le  conseil  n'a  pas  eu  à  juger  un  accusé  for- 
mellement accusé,  voilà  ce  que  je  veux  dire.  Esterhazy  avait 
été  l'objet  d'une  proposition  d'ordonnance  de  non-lieu  de  la 
part  du  rapporteur  et  de  la  part  du  commissaire  du  gouverne- 
ment; par  conséquent,  il  s'est  présenté,  devant  le  conseil  de 
guerre,  muni  de  cette  proposition  d'ordonnance  de  non-lieu.  » 


202  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE   DREYFUS 

sans  voir,    sans  savoir,   sans  vouloir  ni  voir  ni  savoir. 

Le  principe  même  de  la  Révolution,  c'est  la  souverai- 
neté du  nombre.  Mais  le  nombre  est  faillible,  autant 
que  l'individu.  Son  droit  souverain,  sa  capacité  déjuger 
ne  sont  point  corrélatifs.  Et,  nulle  part  plus  qu'en  ma- 
tière judiciaire,  il  n'esl  sujet  à  erreur.  D'avance,  il  a 
condamné  Dreyfus  ;  d'avance,  il  acquitte  Esterhazy. 

L'acquittement  paraît  plus  monstrueux  que  la  con- 
damnation; mais  la  fermentation  aussi  est  plus  forte,  la 
folie  plus  intense.  Et  ces  juges  ne  le  sont  que  de  nom. 
Ce  sont  des  soldats  imbus  de  l'esprit  de  corps,  façonnés 
par  la  discipline  (i). 

Vous  croyez  être  dans  un  tribunal  ;  or,  vous  êtes  à 
l'exercice,  sur  un  champ  de  manœuvre,  sur  un  champ 
de  bataille.  Le  général  a  levé  son  épée  :  «  Chargez  !  » 
Les  colonels  lèvent  leurs  épées  et  répètent  :  «  Chargez!  » 
Ainsi  de  suite,  jusqu'aux  chefs  d'escadron,  aux  simples 
capitaines. 

Ce  qui  ne  paraît  pas  moins  extraordinaire,  mais 
ce  qui  n'est  pas  moins  exact,  ces  soldats,  qui  vont  ac- 
quitter ce  traître,  se  croient,  se  sentent  libres.  Ils  pro- 
testeront, avec  une  sincère  colère,  et,  de  plus,  avec  une 
raison  apparente,  quand  on  les  accusera  d'avoir  ac- 
quitté par  ordre.  Au  fait,  leur  libre  arbitre  est-il  beau- 
coup plus  étroit  que  celui  de  la  plupart  des  hommes, 
dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie,  dominés,  dirigés, 
poussés  par  des  causes  et  des  mobiles  qu'ils  ignorent, 
par  l'atavisme,  par  l'éducation,  par  le  milieu  ? 

J'ai  sous  les  yeux  la  lettre  d'un  officier,  camarade  de 
régiment  d'Esterhazy,  qui,  depuis  quinze  ans,  professait 


(i)  Napoléon  était  opposé  à  l'institution  des  conseils  de 
guerre,  sur  le  territoire  de  la  République.  II  proposa  d'attri- 
buer aux  cours  impériales  »  la  connaissance  de  tous  les  crimes 
el  délits  commis  à  lintérieur  ».  (Conseil  d'État,  21  février  1809.) 


L  ACOLITTEMENT    D  ESTERHAZY  203 

pour  lui  un  grand  mépiùs,  qui,  déjà  en  Tunisie,  lavait 
cru  espion,  qui  était  convaincu  de  l'innocence  de  Drey- 
fus, homme  de  science,  d'ailleurs,  et  d'esprit  philoso- 
phique. Quatre  jours  avant  le  procès  (i),  il  écrit  :  «  Ce- 
pendant, si  j'étais  membre  du  conseil  de  guerre,  j'ac- 
quitterais. ->  Et  cela,  illécrit  sans  embarras.  Tesprit  en 
repos. 

Au  lendemain  de  la  dénonciation  d'Eslerhazy  par 
Mathieu  Dreyfus,  un  général  dit  à  un  diplomate  :  <•  Enfin  ! 
ce  misérable  va  être  démasqué.  ■>  Or,  dans  le  dossier  qui 
est  là.  sur  cette  table,  devant  les  juges,  il  y  a  un  certi- 
fic<it  donné  par  lui-même,  depuis  huit  jours,  à  Esterhazy. 
Il  s'en  excuse  d'un  mol  :  <■  La  discipline  a  de  dures  exi- 
gences. >)  Et,  le  soir  de  l'acquittement,  un  des  juges, 
qui  avait  connu  Esterhazy,  ses  friponneries  et  l'igno- 
minie de  sa  vie,  dira,  la  conscience  plus  légère  :  a  Je 
tremblais  de  le  trouver  coupable  '.  ■> 


IX 


L'aiïaire  fut  vivement  enlevée,  en  deux  jours  (2),  à 
deux  séances  par  jour. 

Le  conseil  repoussa,  d'abord,  les  conclusions  de  Lucie 
et  de  Mathieu  Dreyfus,  tendant  à  être  autorisés  à  inter- 
venir dans  les  débats,  subsidiairement  à  y  assister. 

Labori  plaida  au  fond;  Démange,  en  quelques  mots, 
invoqua,  u  au-dessus  de  la  loi  silencieuse,  les  règles  im- 
muables de  la  justice  ».  Xon  seulement  le  commissaire 


;i)  Lettre  du  6  janvier  i8<j.S  y  X.. 
(2j  10  et  11  janvier  1898. 


£04  HISTOIRK    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

du  Gouvernement  leur  répliqua  (i),  mais  l'avocat  d'Es- 
terhazy,  comme  s'il  eût  redouté  de  voir  accueillir  la  re- 
quête  des  plaignants. 

A  l'unanimité,  les  conclusions  furent  rejetées,  et, 
notamment,  par  ce  motif  que  le  conseil  navait  pas 
à  statuer  sur  le  cas  de  «  l'ex-capitaine  Dreyfus,  juste- 
ment et  légalement  condamné  (2)  ».  Les  juges  eussent 
pu  s'en  tenir  à  cet  arrêt:  si  Dreyfus  est  coupable,  Ester- 
hazy  est  innocent. 

Le  greffier  appela  les  témoins,  qui  se  tenaient  dans 
une  salle  voisine.  Pour  la  première  fois  (3),  Picquart  y 
vit  Scheurer,  Mathieu,  Lucie  Dreyfus.  Il  dit  à  Mathieu  : 
«  Vous  n'avez  pas  à  me  remercier  ;  j"ai  obéi  à  ma  cons- 
cience (4).  »  A  Scheurer  :  »  Je  serai  mis  en  prison,  con- 
damné, déporté.  Peu  m'importe.  Je  ferai  mon  devoir, 
Dreyfus  est  innocent,  je  le  jure  (5).  » 

Les  témoins  militaires  s'écartèrent  de  lui,  méprisants, 
mais  s'empressèrent  autour  de  la  fille  Pays. 

Il  s'isola,  près  d'une  fenêtre,  «  regardant  courir  les 
nuages  au-dessus  des  arbres  du  vieux  jardin  »  et,  d'un 
geste  fréquent,  passant  sa  main  sur  son  front  (6). 

C'était  le  premier  contact  direct  entre  les  deux  par- 
tis. 

Picquart  avait  pratiqué  ces  hommes,  ses  chefs  ou  ses 
subordonnés  d'hier;  mais  il  commençait  seulement  à 
les  connaître  ;  ils  étaient  des  inconnus  pour  Scheurer  et, 
sauf  Du  Paty,  pour  Mathieu.   Gonse  circulait,  ennuyé 

(1)  Les  instructions  lui  furent  données  à  la  suite  d'une  con- 
férence qui  eut  lieu  entre  Méline,  le  garde  des  Sceaux  Milliard 
et  Billot.  Saussier  fut  «  prévenu  ».  \Rennes,  IIJ,  487,  Billot.) 

(2)  Réplique  du  commandant  Hervieu  ;  jugement. 

(3)  Inslr.  Fabre,  67,  Picquart;    114,    Scheurer. 

(4)  Souvenirs  de  Mathieu  Deyfus. 

(5)  Mémoires  de  ScuEUREn. 

(6)  Varennes,  dans  VAurore  du  12  février  1898. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  205 

d'être  là,  mais  Esterhazy  avait  exigé  qu'il  déposât  (i).  La 
figure  de  Laulh.  taillée  au  ccfuteau,  dure,  méchante, 
surun  corps  mince  et  souple,  respirait  la  haine.  DuPaly 
posait,  le  corps  droit,  la  tête  haute,  le  monocle  dans 
Toeil.  Et  Henry,  avec  son  aspect  de  boucher,  le  sang 
toujours  au  visage,  lourd,  massif,  frôlait  Mathieu,  sem- 
blait chercher  une  querelle  (2). 

Leblois était  parti  l'avant-veille  pour  Strasboiu'g.  où 
son  père,  le  vieux  pasteur  du  Temple  Neuf,  venait  de 
mourir.  Il  l'enterre  aujourd'hui,  mais  il  sera  là  demain. 

Le  greffier  appela  les  témoins,  qui  défdèrent  devant 
le  conseil,  puis  rentrèrent  dans  leur  chambre.  Le  rap- 
port de  Ravary  fut  lu  par  Vallecalle,  en.  leur  absence. 
Trarieux,  Jaurès,  d'autres  spectateurs  encore,  obser- 
vèrent que  les  mêmes  faits  avaient  été  invoqués  comme 
des  charges  contre  Dreyfus  et,  maintenant,  étaient  portés 
à  la  décharge  d'Esterhazy  (3). 

Le  commissaire  du  Gouvernementavait précédemment 
réclamé  le  huis  clos;  le  conseil  rendit  aussitôt  son  juge- 
ment, à  la  majorité  de  cinq  voix  contre  deux  :  c  Les  dé- 
bats seront  publics  jusqu'au  moment  où  leur  pubhcité 
paraîtra  devenir  dangereuse  pour  la  défense  natio- 
nale ^\).  0  On  a  vu  que  ce  moment  avait  été  précisé  par 
Esterhazy  :  jusqu'à  l'audition  des  témoins  militaires  et 
des  experts. 

A  la  séance  de  l'après-midi,  le  général  de  Luxer  in- 
terrogea Esterhazy,  d'une  voix  sèche  ;  l'accusé,  très 
calme,  avec  une  parfaite  désinvolture,  raconta,  pour  la 
centième  fois,  son  roman  de  la  «  dame  voilée  ».  Le  gé- 

(1  Note  de  Du  Paty  à  Esterhazy:  c  Le  général  se  fera  citer, 
c'est  entendu.  » 

(2    Souvenirs  de  M.\thieu  Dreyfus. 

3i  Procès  Zola.  I.  388.  Quillard  :  890.  Jaurès. 

(4;  Procès  Zola,  I,  267,  Pellieux  :  "  La  meilleure  preuve  <iue 
le  conseil  a  été  indépendant,  c'est  quil  a  refusé  le  huis  clos.  » 


206  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

néral  montra  quelque  curiosité  :  «  Quel  intérêt  avait- 
elle  à  vous  renseigner  ?  — Elle  semblait  poussée  par  un 
besoin  impérieux  de  défendre  un  malheureux.  —  Pour- 
quoi se  cachait-elle,  ayant  quelque  chose  à  dire  dans 
l'intérêt  de  la  vérité  ?  —  J'ai  juré  de  ne  pas  chercher  à 
savoir  d'où  lui  venaient  ses  renseignements.  ^)  Luxer 
observe  que  la  police  a  cherché  en  vain  les  coehers  qui 
l'avaient  conduite  à  ses  rendez-vous.  Esterhazy,  décidé- 
ment, trouve  le  beau  général  trop  bête  et  réplique, 
transcendant  d'ironie,  mais  en  gardant  une  attitude  très 
militaire  :  «  Tout  ce  que  j'ai  dit  est  aussi  vrai  que  je 
suis  innocent  (i).  » 

Sur  tout  le  reste,  il  fit  à  peu  près  les  mêmes  réponses 
qu'à  Pellieux  et  à  Ravary.  Cependant,  il  ajouta  à  ses 
mensonges  ordinaires  une  sottise  qui  eût  suffi,  à  elle 
seule,  devant  des  juges  non  prévenus,  à  le  convaincre 
de  son  crime.  Il  racontait  les  prétendues  perquisitions 
qui  auraient  été  faites  chez  lui,  à  l'automne  de  1896, 
«  des  cambriolages  opérés  sans  mandat,  sans  droit, 
pendant  des  mois,  au  mépris  de  toute  justice  et  de 
toute  protection  due  à  un  citoyen  ».  Il  s'en  était  apen^u 
à  son  retour  de  la  campagne.  Les  armoires  étaient  for- 
cées, ses  correspondances  bouleversées  ;  un  carnet  de 
notes,  prises  par  son  père  en   Crimée,  avait  été  volé. 

«  Qu'avez-vous  supposé  ?  »  lui  demanda  Luxer.  Il 
n'avait  rien  supposé  du  tout,  puisqu'il  n'y  avait  pas  eu, 
chez  lui,  la  moindre  perquisition.  Il  répondit  :  «  Que 
c'était  Mathieu  Dreyfus  !  » 

Pour  qu'il  eût  pu  faire  alors  une  telle  hypothèse,  il  eût 
fallu  que,  déjà,  il  se  crût  soupçonné,  par  le  frère  du 
condamné,  d'être  l'auteur  du  bordereau.  Or,  àl'automne 
de  1896,  Mathieu  Dreyfus  ignorait  son  nom. 

(1)  Procès  Esterhazy,  (compte  rendu  stônographique),  laS. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERIIAZY  207 

Une  lueur  traversa -t-elle  le  cerveau  du  général,  ou 
demanda-t-il,  sans  penser  à  mal,  à  quelle  date  exacte 
raccusé  s'était  rendu  compte  de  ces  incidents  ?  (i)  Ester- 
hazy,  en  tous  cas,  s'effraya  de  sa  bévue  et,  cherchant  à 
s'en  tirer,  s'embourba  davantage.  Il  dit  qu'il  avaitcons- 
taté  '«  ces  actes  abominables  »,  au  moment  même  où  il 
avait  été  dénoncé  par  Mathieu  (quoi  !  plus  d'un  an 
après  le  départ  de  Picquart  1),  mais  que  déjà,  en  octobre 
1896,  il  avait  eu  les  preuves  d'un  premier  cambriolage  ; 
seulement,  il  l'avait  mis  sur  le  compte  de  domestiques 
qu'il  renvoya.  On  avait  pénétré  chez  lui  «  des  masses 
de  fois  ». 

Luxer,  n'y  comprenant  plus  rien,  n'insista  pas.  Si  les- 
plaignants  avaient  pu  suivre  les  débats,  poser  des  ques- 
tions, Esterhazy,  enserré,  quelque  souple  qu'il  fût,  était 
pris. 

On  glissa  sur  les  lettres  à  M™"'  de  Boulancy  :  c  II  y 
en  a  une  que  je  nie  formellement.  »  Il  refusa  de  dire  ce 
qu'était  le  document  libérateur  :  «  Le  ministre  m'en  a 
accusé  réception.  » 

Sur  une  observation  plus  dure  de  Luxer,  il  reconnut 
qu'il  était  endetté,  qu'il  avait  une  liaison  irrégulière, 
«  mais  c'était  une  faute  et  non  un  crime  »  ;  enfin,  il  de- 
manda que  lecture  fût  donnée  de  ses  notes,  qui  étaient 
excellentes  (2). 

Il  avait  parlé  avec  sa  verve  ordinaire,  jouant  très  bien 
le  personnage  du  reître  calomnié.  Le  public  lui  était 
très  sympathique. 

Au  contraire,  les  dépositions  de  Mathieu  et  de  Scheurer 

(1)  Les  rédacteurs  judiciaires  présents  à  l'interrogatoire  com- 
prirent la  faute  qu'avait  commise  Esterhazy  :  «  Puisqu'il  ne 
savait  pas  la  cause  de  ces  cambriolages,  pourquoi  ne  s'adres- 
sait-il pas  tout  uniment  au  commissaire  de  police  ?  Personne 
ne  songea  à  lui  poser  la  question,  n  [Fronde  du  11  janvier  ;  etc.) 

(21  Procès  Esterhazy,  i38. 


208  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

fiirenl  accueillies  par  des  rires  ironiques  et  des  rumeurs. 

Pellieux,  en  civil,  était  assis  derrière  Luxer  (i),  en- 
touré d'officiers  qui  donnèrent  le  signal  des  manifesta- 
tions hostiles. 

Mathieu,  très  maître  de  lui,  énuméra  les  preuves 
quEsterhazy  était  l'auteur  du  bordereau,  le  convainquit, 
à  plusieurs  reprises,  de  mensonge  (aj.Tézenas  le  harcela 
au  sujet  des  fac-similés  quil  avait  fait  répandre  à  profu- 
sion :  c'est  pour  chercher  à  '<  fausser  la  justice  »  ;  des 
sommes  énormes  ont  été  dépensées  :  «  Vous  avez  le 
droit  de  défendre  votre  frère  devant  les  juges,  mais  pas 
ailleurs  »  (c'est-à-dire  :  devant  lopinion).  Mathieu,  bra- 
vement, répondit  :  «  Je  le  défends  partout.  »  On  le 
hua  (3). 

Pendant  qu'il  déposait,  il  regarda  fixement  Esterhazy 
qui  détourna  la  tète. 

A  la  pensée  de  son  frère,  ruiné,  brisé  par  le  crime  de 
ce  misérable,  les  sanglots  lui  montaient  à  la  gorge.  Mais 
il  les  refoula,  parla  d'une  voix  haute  et  claire.  Toutes;  les 
puissances  sociales,  (jui  s'étaient  coalisées  pour  perdre 
son  frère,  l'étaient,  à  nouveau,  pour  sauver  le  traître. 
Son  patriotisme  ardent  d'Alsacien  n'en  fut  pas  diminué. 
Sa  fermeté,  sa  droiture  ne  se  démentirent  jamais. 

Scheurer,  avec  sa  simplicité  ordinaire,  d'une  voix 
grave,  raconta  la  genèse  de  sa  conviction,  ses  longues 
recherches  et  ses  pénibles  démarches.  Quand  il  eut 
achevé  cette  sorte  de  confession  publique,  il  attesta,  très 
haut,  sa  certitude  que  Dreyfus  était  innocent.  Il  parut 
faiblir  sur  l'attribution  du  bordereau  à  Esterhazy,  quand 


(Il  Procès  Zola.   I,  273,  Pellieux. 

(2)  Notamment  au  sujet  de  sa  lettre  de  juin  1894  à  Weil. 
Esterhazy  affirmait  quelle  était  de  1895.  Luxer  reconnut  lui- 
même    quelle     était    contemporaine     du     bordereau  (i4S)-_ 

(3)  Procès  Esterhazy,   i45. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  209 

il  dit  celle  parole  d'honnêle  homme  :  «  Etanl  un  homme, 
je  puis  me  tromper.  »  Il  expliqua  sa  pensée  :  w  II  importe 
peu  que  le  bordereau  soil  allribué  à  celui-ci  ou  à  un  autre  ; 
Dreyfus  n'en  est  pas  l'auleur.  »  Des  officiers  ricanèrent  (i). 
Il  les  interpella  :  «  Ah  !  vous  trouvez  cela  drôle  !  » 

Pour  la  première  fois  de  sa  longue  vie,  les  militaires, 
chamarrés,  couverts  de  décorations,  produisirent  sur  lui 
une  impression  pénible.  Il  en  ressentit  une  nouvelle 
amertume  contre  les  hommes  qui  lui  avaient  fait  perdre 
ses  chères  illusions  (2). 

Le  gérant  de  la  maison  où  demeurait  Eslerhazy  fut 
confronté  avec  Marguerite  Pays,  «rentière  »,qui  nia  les 
propos  qu'elle  lui  avait  tenus.  Autant  maintint  sa  déposi- 
tion. Le  commissaire  Hervieu  intervint  durement  •  ^<_Vous 
ne  me  paraissez  pas  très  bienveillant  ?  Je  ne  comprends 
pas  pour([uoi  vous  déposez  ainsi.  »  Le  témoin  répliqua  : 
«  Je  n'ai  pas  à  être  bienveillant  !  »  et  demanda  si  sa 
parole  ne  valait  pas  celle  de  la  maîtresse  d"Esterhazy(3j. 

Weil  en  savait  long  ;  mais  Drumont  lavait  averti 
«  qu'il  ne  lui  échapperait  pas,  s'il  se  permettait  de  haus- 
ser le  ton  (4)  ».  Il  raconta  seulement  les  démarches 
qu'il  avait  faites  pour  venir  en  aide  à  Esterhazy.  Celui- 
ci  l'insulta  :  «  J'ai  failli  mettre  deux  fois  l'épée  à  la 
main  pour  lui;  je  lui  ai  sauvé  l'honneur  deux  fois.  » 

Après  la  déposition  du  directeur  de  V Alibi-office,  le 
conseil  prononça  le  huis  clos  ;  et  le  procès  de  Picquarl 
commença. 

Ce    w  contraste  outrageant  (5)  »  entre  la  publicité  de 

(1)  Procès  Eslerhazy,  i52. 

(2)  Mémoires  de  Scheurer. 

(3)  Procès  Eslerhazy,  160.  —  La  déposition  d'Autant  fui  con- 
firmée par  son  fils  et  par  l'éditeur  Stock. 

14)  Libre  Parole  du  9  janvier  i898. 

(5)  Procès  Zola,  I,  892,  Jaurès;  Rennes,  III,  4^3,  Tiarieux;  let- 
tre de  Zola  à  F'élix  Faure  :  «  On  a  vu  cette   chose   ignoble...   » 

U 


210  HISTOIRE    DE    L  AFFAIHE    DREYFUS 

l'attaque  contre  un  homme  et  le  huis  clos  de  sa  défense 
indigna  seulement  quelques  républicains. 
|f  S'il  ne  savait  rien  des  accusations  portées  contre  lui, 
n'ayant  pas  assisté  à  la  lecture  du  rapport  Ravary  (  i),  Pic- 
quart  ne  se  faisait  nulle  illusion  sur  l'issue  du  combat  ; 
mais,  fort  de  sa  conscience,  sûr  de  sa  mémoire,  sûr 
aussi  qu'à  se  tenir  ferme  à  la  rampe  de  la  vérité,  il  ne 
risquait  que  de  nouvelles  persécutions,  il  développa 
jusqu'au  soir  son  réquisitoire  contre  Esterhazy.  Les 
juges,  qui  avaient  cru  le  voir  paraître  en  posture 
humble  d'accusé,  furent  surpris  d'entendre  un  accusa- 
teur. Un  seul,  -Rivais,  sembla  favorable.  Les  autres 
étaient  hostiles,  ne  comprenaient  d'ailleurs  pas  grand'- 
chose. 

Pellieux  n'était  pas  intervenu  à  l'audience  pu- 
blique (2).  Dès  que  le  huis  clos  fut  prononcé,  il 
prit  une  part  active  aux  débats,  et,  de  sa  voix  hau- 
taine, ironique  et  dure,  chaque  fois  que  Picquart 
parlait  de  Billot  ou  de  BoisdelTre,  il  l'arrêtait,  lui 
défendait  de  mêler  ces  grands  noms  à  une  telle 
affaire  (3). 

Quelques  officiers,  admis  à  assister  aux  débats,  lui  fai- 
saient des  signes  désespérés  pour  qu'il  se  lût  des  grands 
chefs.  Mais  Picquart  poursuivit  son  récit.  Certaines  in- 
terruptions, que  Pellieux  fit  en  ricanant,  lui  parurent 
inintelligibles,  parce  qu'il  ignorait  tout  des  mensonges 
d'Henry  et  de  Lauth.  Il  ne  comprit  qu'après  l'audience, 
quand  il  lut,  dans  les  journaux,  le  rapport  de  Ra- 
vary (4). 


(1)  Procès  Zola,  1,296;  Bennes,  I,  470,  Picq^uart. 

(2)  Procès  Zola.  I,  276,  Pellieux. 

(3)  Pellieux  convient  qu'il  est   intervenu  fréquemment.  (Pro- 
cès Zola,  I    274  ) 

(4)  Procès  Zola,  I,   296;   Cass.,  I,  200,  Picquart. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  211 

Luxer  lui  réclama  les  lettres  de  Gonse  (i);  Pic- 
quart  les  remit  aussitôt  ;  mais  il  n'en  fut  pas  donné 
lecture. 

Tout  le  temps  quil  parla,  Eslerhazy,  l'œil  sombre  et 
mauvais,  agité  de  mouvements  nerveux,  semblait  un 
serpent  à  qui  Ion  marche  sur  la  queue,  qui  se  retourne 
pour  mordre  et  qui  n'ose  pas. 

Tézenas  fut  surpris,  mais  sa  conviction  préétablie 
quEsterhazy  était  la  victime  d'une  machination  fut  plus 
forte  que  l'évidence. 

Le  lendemain  matin,  comme  Picquart  complétait  sa 
déposition,  il  fut  tellement  harcelé  par  les  deux  géné- 
raux et  d'un  tel  ton,  avec  une  animosité  si  acerbe,  que 
le  commandant  Rivais  intervint  :  «  Je  vois,  dit-il,  que 
le  colonel  Picquart  est  le  véritable  accusé.  Je  demande 
qu'il  soit  autorisé  à  présenter  toutes  les  explications  né- 
cessaires pour  sa  défense.  » 

Luxer  y  consentit,  Picquart  put  achever  sa  démons- 
tration; et,  comme  il  savait  maintenant  de  quelles  ca- 
lomnies il  avait  été  accablé,  il  insista  «  pour  être  con- 
fronté avec  tous  les  témoins  doutles  allégations  seraient 
contradictoires  avec  les  siennes  ou  tendraient  à  l'incri- 
miner ».  II  se  retira,  et  le  conseil  entendit  Gonse,  Lauih 
et.Henry,qui  lechargèrent  avec  violence.  Quand  Henry 
eut  terminé,  Picquart  fut  rappelé  et  confronté  avec  lui. 
Il  le  prit  de  très  haut.  >sotamment,  il  somma  Henry  de 
préciser  son  imposture  au  sujet  du  dossier  secret  et  de 
la  pièce  qui  était  devenue  le  document  libérateur  :  «  A 
quelle  époque  m'avez-vous  vu  compulser  le  dos- 
sier avec  Leblois  ?  »  Henry  bredouilla  que  c'était  à 
l'automne,  et  Pellieux,  lui  venant  en  aide,  observa  que, 
vraiment,  il    était   difficile,    à  cette  distance  (d'un  an), 

(i)  Cass.,  I,  209,  Picquart.  —  Les  lettres  furent  versées  au 
dossier. 


212  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  donner  une  date  exacte.  Mais  Picquart  insista. 
Henry  finit  par  dire  que  c'était  peu  après  son  retour  de 
permission,  en  octobre  (i).  «  Ecrivez,  Messieurs  les 
juges,  dit  Picquart;  consignez  cette  date  :  à  cette 
époque,  Leblois  n'était  pas  rentré  à  Paris;  vous  l'en- 
tendrez, vous  me  confronterez  avec  Gribelin.  » 

Mais  les  juges  s'en  gardèrent,  et  Picquart  ne  fut  con- 
fronté ni  avec  Gribelin  ni  avec  Lauth.  Leblois  fut  en- 
tendu contradictoirement  avec  Henry,  mais  la  question 
de  la  date,  qui  emportait  le  reste,  ne  fut  pas  posée  à 
nouveau;  et  Leblois  ne  la  souleva  pas,  pour  n'avoir 
point  à  dire  à  des  officiers  qu'il  avait  passé  ses  vacances 
en  Allemagne.  Le  débat  porta  sur  le  point  de  savoir  si 
le  dossier  secret  «  se  trouvait  »  sur  la  table  de  Picquart 
quand  Leblois  était  venu  voir  son  ami  (à  une  date 
indéterminée).  Henry  l'affirmait;  Leblois* dit  qu'il  n'en 
savait  rien,  qu'il  fallait  le  demander  à  Picquart.  Henry, 
prudent,  sans  faire  aucune  mention  de  la  pièce  Canaille 
de  Z)...,  dit  que  Leblois  [avait  certainement  vu  une 
grande  enveloppe  avec  les  mots  :  <>  Dossier  secret  »  ; 
Leblois  le  nia  formellement  (2),  réclama  un  sup- 
plément d'enquête  ;  Pellieux  et  Tézenas  s'y  opposèrent. 

L'honorabilité  d'Henry  et  de  Gribelin  «rendait  leur  té- 
moignage inattaquable  (3).  »  Les  menteurs^  c'étaie-nt 
Leblois  et  Picquart. 

(1)  Procès  Zola,  I,  290;  Cass.,  I,  iio6,  Picquarl. 

(2)  Le  détail  de  cet  incident  entre  Leblois  et  Henry  devant 
le  conseil  de  guerre  a  donné  lieu,  ent"e  les  mêmes  témoins, 
à  une  nouvelle  confrontation  au  procès  Zola  :  «  Henry, 
dépose  Leblois,  n'a  pas  parlé  de  photographies  et  n'a  pas  pré- 
cisé la  date  ;  il  a  dit  qu'il  y  avait  un  dossier,  une  enveloppe 
sur  laquelle  se  trouvait  les  mots  «  dossier  secret  »  et  il  n'a 
pas  dit  qu'une  photographie  était  sortie  de  celte  enveloppe.  » 
(L  36i.)  »  Leblois,  déclare  Henry,  a  dit  que,  devant  mes  affir- 
mations précises,  il  ne  pouvait  pas   me  donner  un   démenti.  » 

(3)  Inslr.  Fabre,  43,  Pellieux. 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTEBHAZY  213 

Déposèrent  ensuite  Curé  et  Mulot,  Du  Paty  et  Beiiil- 
lon,  sur  les  questions  que  Picquart  leur  avait  posées  au 
cours  de  son  enquête  ;  Junck  et  Valdant,  qui  confir- 
mèrent les  dires  de  Lauth  et  d'Henry;  le  commandant 
Bergougnan,  ami  d'Esterhazy  ;  et  l'expert  Belhomme 
«  pendant  quelques  minutes  (i)  ».  Les  autres  experts  et 
le  lieutenant  Bernheim  (2),  qui  avait  été  convoqué  au 
sujet  du  manuel,  ne  furent  pas  entendus. 

Pellieux  fit  communiquer  au  conseil  de  guerre  le  rap- 
port des  experts  sur  les  lettres  à  W""  de  Boulancy.  Il 
pensait  que,  «  dans  l'intérêt  d'une  bonne  justice,  il  ne 
devait  subsister  aucun  doute  dans  l'esprit  des  juges  1 3)  ■>. 

Esterhazy  écoutait  distraitement,  l'air  d'un  specta- 
teur qui  s'ennuie  au  théâtre,  à  une  méchante  pièce. 

Vers  le  soir,  l'un  des  secrétaires  de  Tézenas  entra 
dans  la  salle  des  témoins  et  annont^a  que  Picquart  serait 
arrêté  après  l'audience  {^). 

Il  ne  broncha  pas,  demanda  à  Mathieu  des  nouvelles 
de  son  frère  (5), 


X 


Le  commissaire  du  gouvernement  prononça  quelques 
paroles,  abandonna  l'accusation.  Cependant  Tézenas 
plaida  longuement,  cinq  heures  d'horloge. 

Il)  Eslerhnzy,  Dép.  à  Londres,   1"  mars  igr». 

(2)  La  défense  et  raccusaliou  renoncèrenl  à  son  témoignage 
{Rennes,  II (.  1^3,   Bernheim). 

(3)  Lettre  de  Peliieux  (du  11  janvier  1898)  à  Esterhazy.  Même 
déclaration  au  procès  Zola  (II,  88). 

(4)  Cass.,  I,  206,  Picquart.  —  Dès  la  veille,  l'Écho  de  Parus 
annonçait  qu'il  serait  déféré  à  un  conseil  denquète. 

(5)  Souvenirs  de  Mathiec  Dreyfus. 


214  HISTOIRE,   DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  était  malade  idune  cruelle  sciatique),  se  traînait  à 
peine  :  il  avait  fallu  le  porter  à  raudience.  Et,  suivant 
les  débats  avec  une  attention  soutenue,  paraissant,  pour 
la  première  fois,  à  une  barre  de  conseil  de  guerre,  il 
avait  été  ému  par  le  ton  sec  et  dur  de  Luxer  interro- 
geant Esterhazy.  Celui-ci  le  rassurait  :  «  Mon  acquitte- 
ment est  certain.  —  Il  faut  faire,  lui  dit  Tézenas,  comme 
si  vous  pouviez  être  condamné.  »  Et,  comme  il  eût  fait 
aux  assises,  il  plaida  à  fond,  méthodiquement,  sur  tous 
les  points.  Il  affirma  l'existence  de  la  dame  voilée  (qu'il 
identifiait,  à  part  lui,  sur  des  propos  intentionnellement 
échappés  à  Esterhazy,  avec  la  marquise  Du  Paty).  A  la 
vérité,  le  rapport  des  experts  le  gênait  ;  il  le  trouvait 
obscur,  incompréhensible.  Mais  sa  foi  n'en  fut  pas 
ébranlée.  La  preuve  de  la  machination,  c'est  l'histoire 
du  manuscrit  d'Eupatoria  (il  y  insista  beaucoup)  et, 
encore,  les  procédés  suspects  de  Picquart,  convaincu 
de  mensonge  par  ces  témoins  irrécusables  :  Gonse, 
Henry,  Junck.  Lautli,  l'élite  de  l'impeccable  État-Major. 

Cette  plaidoirie  ,  si  minutieuse  ,  donna  aux  juges 
l'illusion  qu'ils  allaient  statuer  dans  la  pleine  et 
entière  liberté  de  leur  conscience.  Ils  se  retirèrent  dans 
la  chambre  du  conseil.  Les  gardes  emmenèrent  Ester- 
hazy. En  traversant  la  salle  des  témoins,  comme  il  pas- 
sait devant  Picquart,  il  salua. 

La  délibération  dura  trois  minutes  (i). 

Les  portes  de  la  salle  furent  rouvertes  au  public  et 


(i)  «  Après  la  plaidoirie  de  M^  Tézenas  qui  prit  fin  à  8  h.  5, 
le  conseil  se  retira  pour  délibérer.  Trois  minutes  s'écoulent,  et 
les  juges  rentrent  dans  la  salle  d'audience.  »  (Temps  du  i3  jan- 
vier 1898.)  —  Jeanmaire,  secrétaire  de  Tézenas,  à  un  lédacteur 
du  Soir  :  «  Cette  délibération  n'a  pas  duré  plus  de  trois 
minutes,  juste  le  temps  matériel  de  poser  les  questions.  Je 
n'avais  pas  eu  le  temps  de  ranger  mes  papiers  que  les  juges 
rentraient.  » 


L  ACQUITTEMENT    D  ESTERHAZY  215 

aux    témoins  ;    Picquart    se    plaça    au   premier    rang. 

Le  général  de  Luxer  donna  alors,  d'une  voix  ferme, 
lecture  du  jugement  :  à  l'unanimité,  Esterhazy  était 
acquitté  (i). 

Un  tonnerre  d'applaudissements  et  de  cris  éclate  : 
«  Vive  la  France  !  A  bas  le  Syndicat  !  » 

Le  président  fait  à  nouveau  évacuer  la  salle,  puis, 
suivi  des  juges,  se  retire  (2).  On  introduit  alors  Ester- 
hazy. Le  greffier,  devant  la  garde  assemblée  qui  pré- 
sente les  armes,  donne  lecture  du  jugement  :  «  Au  nom 
du  peuple  français...  « 

Esterhazy,  insensible,  sans  un  muscle  qui  tressaille, 
reçoit  alors  les  félicitations  de  ses  amis,  journalistes, 
officiers,  et  d'inconnus,  de  femmes  qui  tiennent  à  hon- 
neur de  lui  serrer  la  main.  Un  vieil  adjudant  à  mous- 
taches blanches,  la  poitrine  constellée  de  décorations, 
lui  donne  l'accolade.  Emotion  factice  chez  quelques- 
uns,  sincère  chez  presque  tous.  Tous  ces  yeux  pleins 
de  larmes  ne  sont  point  menteurs. 

Saussier,  vite  prévenu,  s'est  empressé  de  signer  et 
d'envoyer  l'ordre  de  mise  en  liberté. 

Esterhazy  a  peine  à  se  frayer  un  passage  à  travers  la 
foule  pour  rentrer  à  la  prison,  y  procéder  à  la  forma- 
lité de  la  levée  d'écrou  et  revêtir,  modestement,  un 
costume  civil. 

Mille  à  quinze  cents  hommes  assiègent  les  abords  du 
Cherche-Midi,  poussent  des  acclamations  ;  les  mains  se 
tendent  vers    le  triomphateur.    Quand   11    franchit  [le 

(1)  Procès  Zola,  I,  247,  Pellieux  :  »  Si  j'ai  participé  à  cette 
œuvre  d'acquittement,  j'en  suis  fier.  »  —  L'un  des  juges,  Bou- 
gon, écrira  plus  tard  :  «  Dans  le  doute,  on  acquitte;  condamner, 
ce  serait  infâme.  »  (Progrès  de  l'Oise  du  29  novembre  1902  ) 

(2)  Les  journaux  {Libre  Parole,  Inlransigeanl,  Pairie,  etc.) 
inventèrent  que  le  général  de  Luxer  et  les  juges  félicitèrent 
Esterhazy,  l'embrassèrent.   —  \'oir  p.  217,  note  1. 


216  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

seuil  de  la  prison,  une  voix  forle  s'écrie  :  «  Cha- 
peau bas  devant  le  martyr  des  Juifs  !  »  Et  tous  se 
découvrent. 

Picquart,  ]\Iathieu,  ont  pu  disparaître,  sans  être  recon- 
nus, dans  la  nuit. 

Mais  ce  peuple  en  délire  veut  revoir  encore  son  héros; 
il  attend  dans  la  rue  étroite,  les  rangs  pressés,  brise  la 
barrière  trop  faible  de  la  police. 

Enfin,  l'homme  apparaît,  entouré  d'officiers  et 
d'amis,  et  un  cri  immense  s'élève,  s'étend,  de  rue 
en  rue,  à  travers  Paris:  «  Vive  Esterhazy  !  Vive  l'Ar- 
mée (i)!  » 

(i)  Tous  les  journaux  du  lendemain. 


CHAPITRE  IV 
LA  CRISE  MORALE 

1 

Méline,  encore  une  fois,  crut  TAfTaire  finie.  C'en  était 
seulement  le  prologue.  Lentr'acte  dura  à  peine  vingt- 
quatre  heures. 

Le  triomphe  des  journaux  patriotes  fut  très  insolent. 
Ils  revendiquèrent  l'honneur  d'avoir  contribué'àl'acquil- 
tement  d'Esterhazy;  Drumont  rappela  avec  orgueil  que, 
le  premier,  il  était  venu  à  son  secours  ;  ses  juges  ne 
l'ont  pas  seulement  acquitté,  mais  félicité,  embrassé. 

Ce  mensonge  se  répandit  partout,  devint  légende (i). 

Esterhazy  reçut  de  nombreux  témoignages  de  sym- 
pathie (2).  Ces  félicitations,  pour  la  plupart,  émanaient 

il)  11  ne  fat  démenti  qu'au  procès  Zola  par  l'avocat  général  Van 
Capsel,  qui  donna  lecture  d'une  lettre  du  général  de  Luxer  à 
Billot  :  '<  Les  juges,  questionnés  individuellement  par  moi,  au 
sujet  de  cet  incident,  m'ont  formellement  déclaré  n'avoir  pas 
revu  M.  Esterliazy  après  la  clôture  des  débats,  ni  dans  la  salle 
des  séances,  ni  à  l'extérieur  de  cette  salle,  soit  dans  la  cour  de 
riiôtel,  soit  dans  la  rue.  «  (II,  2i3.) 

(2)  Il  exhiba  aux  journalistes  qui  s'empressaient  chez  lui 
«  une  montagne  de  lettres,  de  cartes  et  de  télégrammes  ".  [Écho- 
cle  Paris,  Malin  du  i4  janvier  1898.) 


218  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFLS 

d'admirateurs  «  inconnus  •'.  Il  en  recrut  aussi  de  gens 
qui  le  connaissaient,  du  juge  d'instruction  Flory  qui 
avait  été  saisi,  autrefois,  dune  plainte  en  escroquerie 
contre  lui  parle  marquis  de  Xettancourt  '  i  s  de  Du 
Paty  2j.  de  BoisdetTre.  Il  répondit  en  termes  chaleu- 
reux au  général  :  «  Je  ne  trouve  pas  de  mots  pour  dire 
ce  que  j'éprouve,  toute  l'infinie  reconnaissance  que 
j'ai  au  cœur  pour  vous.  Si  je  n'ai  pas  succombé  dans 
celte  monstrueuse  campagne,  c'est  à  vous  et  à  vous 
seul  que  je  le  dois  (3  .  » 

Sa  fureur  chronique  fit  place  pour  une  heure  à  un  hon- 
nête attendrissement.  11  soupira  :  c  II  y  a  encore  de  braves 
gens!  (4)  »  A  l'étonnementlde  ses  interlocuteurs,  il  ne 
parla  plus  de  tuer  tout  le  monde.  Va-t-il  provoquer  ses 
calomniateurs  en  duel  ?  leur  intenter  des  procès  ?  Nul 
soldat  plus  sage,  plus  discipliné  :  «  Je  ne  ferai  rien 
sans  voir  mes  chefs.  »  11  se  sentait  tout  ragaillardi  : 
"  L'avenir  est  à  nous  !  »  Il  se  rendit  chez  Drumont  et  le 
remercia, 

11  n'éprouvait,  pour  sa  réputation  reblanchie,  qu'une 

(1    Scellés  Berhilus,  n"  6. 

(2^  Rien  ijutine  carte  de  visite  «  avec  ses  bien  sincères  féli- 
citations ■■. 

'3  Scellés  Berhilus.  —  Le  brouillon  est  daté  du  12  janvier.  Il 
commence  ainsi  ;  «  Mon  général,  je  venais  de  vous  écrire  pour 
vous  exprimer,  très  mal.  car  je  ne  trouve  pas  de  mots...  etc.. 
lorsque  je  reçois  voire  lellre...  •<  —  Bertulus  raconte  \Cass.,\f 
224)  ciue  ce  brouillon,  quand  il  le  saisit  dans  la  potiche  dEs- 
terhazy,  était  déchiré.  Il  le  fit  recoller  aussitôt  par  son  greffier. 
"  Pendant  que  M.  André  était  occupé  à  ce  travail  matériel,  Es- 
terhazy,  sans  aucune  interpellation  de  ma  part,  dit  :  «  Cest  la 
lettre  que  j'ai  écrite  au  général  de  BoisdetTre.  »  Plus  tard,  Ester- 
hazy  refusa  de  nommer  son  correspondant  :  «'  C^ette  lettre  est 
de  moi;  c'est  le  projet  d'une  lettre  que  je  destinais  à  un  officier 
général  que  je  ne  crois  pas  devoir  nommer.  »  (Cas.,  II,  234; 
Enq.  Bertulus,  16  juillet  1S98. 

4)  Écho  de  Paris  antidaté  du  l'j  janvier  1S98  :  Matin  du  i3i 
Aijence  nationale  du  12  .•  Libre  Parole  du  i',. 


L\    CniSE    MORALE  219^ 

inquiétude  :  cétait  au  sujet  de  sa  lettre  à  .M'"«  de  Bou- 
lancy,  la  lettre  du  «  Uhlan  o.  On  n'avait  produit  quau 
huis  clos  le  rapport  des  experts  qui  la  déclaraient  apo- 
cryphe. Esterhazy  réclama  un  certificat  public.  Pellieux 
le  lui  accorda  aussitôt.  Sa  lettre,  très  afTectueuse, 
qu'Esterhazy  fit  paraître  le  même  jour  (i  ),  commençait 
par  ces  mots  :  <i  Mon  cher  commandant.  »  Elle  se  ter- 
minait ainsi  :  «  Votre  avocat  a,  entre  les  mains,  copie 
du  rapport  des  experts.  Vous  pouvez  en  user  pour  pour- 
suivre et  faire  condamner,  je  n'en-  doute  pas,  les  jour- 
naux qui  continueraient,  de  ce  chef,  l'abominable  cam- 
pagne dont  vous  avez  été  la  victime.  » 

Point  de  fête  sans  quelques  sacrifices.  Drumont  et 
Rochefort  sommèrent  Billot  de  mettre  Picquart  en  ré- 
forme et  de  me  révoquer  de  mon  grade  dans  l'armée 
territoriale  (2). 

Comme  j'étais  député,  Billot  ajourna  cette  partie  du 
programme.  Mais  il  livra  Picquart  sur  l'heure. 

Le  rapport  de  Ravary  n"a  été  qu'un  long  réquisitoire 
contre  Picquart  ;  le  procès  d'Esterhazy,  à  partir  du 
huis  clos,  a  été  le  procès  de  Picquart.  Il  était  logique 
que  Picquart  sortît  de  l'armée  qui  gardait  Esterhazy. 

Dès  le  lendemain  matin,  il  fut  arrêté  chez  lui  par  un 
officier  de  gendarmerie,  avec  un  appareil  inusité.  Il  s'y 
attendait.  Il  était  mis  aux  arrêts  de  forteresse,  jusqu'à 
décision  du  conseil  d'enquête  à  son  égard.  On  le  con- 
duisit au  Mont-Valérien  (3). 


1  ;  Presse  ;anlidatée  du  1 3  janvier  1898.  —  Esterhazy  publia  la 
lettre  sans  y  avoir  été  autorisé  par  Pellieux.  (Chbistian. 
Mémoire,  gô.) 

(•2  Libre  Parole  du  12.  L'article  de  Rochefort  est  intitulé  : 
«  Comptes  à  régler.  » 

(3,i  Cass.,  I,  206.  Picquart.  —  La  veille,  un  officier  lui  avait 
été  envoyé  pour  l'inviter  à  se  rendre  à  l'hôtel  du  gouvernement 
militaire.  Picquart  était  absent.  On  décida  alors  de  l'arrêter. 


220  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    nREVFLS 


II 


Zola  avait  prévu  racquiltement  d'Esterhazy.  Il  avait 
dit  à  Leblois  et  à  moi,  puis  à  Clemenceau,  qu'il  fallait 
amener  l'affaire  devant  des  juges  civils,  au  grand  jour 
de  la  Cour  d'assises. 

Clemenceau  gardait  ses  doutes  sur  Dreyfus.  Que  des 
juges  eussent  consenti  à  condamner  cet  homme,  même 
juif,  s'il  n'y  avait  rien  au  delà  du  bordereau,  il  ne  pou- 
vait l'admettre.  Apparemment,  «  le  document  secret 
n'était  pas  sans  valeur  (i)».  » 

Zola,  plus  perspicace,  était  certain  de  l'innocence  de 
Dreyfus  ;  d'autre  part,  s'il  professait  une  grande  estime 
pour  les  promoteurs  de  la  Revision,  il  n'en  avait  que 
mieux  discerné  l'une  des  causes  de  leur  faiblesse  :  c'est 
que  l'Affaire,  si  simple,  n'avait  jamais  été  mise,  dans 
son  ensemble,  devant  le  public,  mais  par  bribes  et 
par  morceaux,  ou  défigurée  par  le  mensonge. 

Ici,  Clemenceau  pensait  comme  lui,  et  il  s'en  expri 
mait  avec  sa  brusquerie  coutumière,  cette  dure  logique 
par  où  il  fut  si  souvent  injuste,  même  en  défendant  la 
justice.  Ainsi,  Picquart  a  su  toute  la  vérité  sur  Dreyfus  et 
Esterhazy,  mais  il  la  dite  seulement  à  ses  chefs,  parce 
qu'il  a  commis  la  méprise  de  vouloir  "  concilier 
les  inconciliables.  »  Après  avoir  répondu  à  Gonse  : 
M  Je  n'emporterai  pas  ce  secret  dans  la  tombe  !  »  «  il 
devait,  pour  rester  fidèle  à  sa  parole,  briser  son  épée; 
il  n'en  a  pas  eu  le  courage.  Ou,  s'il  y  a  songé,  des  amis 
imprudents  l'en  ont  dissuadé  (2).  -^) 


(1)  Aurore  du  14  janvier  1898. 

{2)  Clemenceau,  Aurore  du  i5  janvier,  ilniquilé,  i33. 


LA    CRISE    MORALE  221 

Leblois.  à  son  tour,  a  «  follement  essayé  de  mettre 
d'accord  les  contradictoires,  et  Scheurer,  enfin,  sest 
laissé  embarrasser  lui  aussi,  dans  le  conflit  des  devoirs  : 
il  a  été  «  mis  en  mouvement,  mais  avec  des  serments  de 
ne  rien  dire,  et^  plutôt  que  de  manquer  à  la  foi  jurée, 
il  s'est  fait  bafouer  ». 

On  eût  été  en  droit  de  demander  à  Clemenceau,  qui 
en  fût  convenu  (  i  )  :  (^  Eussiez-vous  fait  mieux  ?  »  En  tout 
cas,  l'heure  des  réticences  était  passée.  Scheurer.  quel- 
que confiance  qu'inspirât  sa  loyauté,  n'avait  pas 
donné  l'impression  d'un  chef,  à  peine  d'un  guide. 
Sauf  les  quelques  initiés  qui,  d'ailleurs,  l'avaient  initié 
lui-même,  on  savait  seulement  cju'il  savait  la  vérité. 
On  avait  attendu  en  vain  cju'il  en  fît  apparaître  une  image 
saisissante  et  qui  permît  d'opposer  aux  mensonges  un 
récit  exact  et  comme  un  corps  de  doctrine.  Mais  il  n'en 
avait  rien  fait,  étranglé  par  la  parole  donnée,  et,  aussi, 
parce  que  la  puissance  évocatrice,  indispensable  à  une 
telle  entreprise,  lui  manquait.  Il  avait  laissé  à  chacun  le 
soin  de  se  faire  sa  conviction,  comme  il  s'était  faite  la 
sienne,  au  hasard  des  révélations  partielles  et  des  inci- 
dents quotidiens.  Il  s'était  contenté  de  sonner  à  la  jus- 
lice,  comme  on  sonne  à  l'incendie.  S'il  faut  s'étonner, 
c'est  qu'il  se  soit  trouvé  tant  d'hommes  de  bonne  volonté 
pour  répondre  à  son  appel. 

Sans  l'acte  d'accusation  de  Ravary,  le  petit  bleu  était 
encore  inconnu.  Sans  l'acte  d'accusation  de  d'Or- 
mescheville,  si  je  ne  l'avais  publié,  on  ignorait  encore 
sur  quoi  Dreyfus  avait  été  condamné. 

Il  était  nécessaire  de  codifier  ces  fragments  de  vérité, 
de  donner  aux  fidèles  leur  Credo. 

Cette  grande  page  où  éclatera  tout  le  drame,  Zola  en 

;i,  ■<  Je  n'osele  lili'imer(Picquart  .  mois  je  oonslalelaf;uile,elc.') 


222  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

était  obsédé  :  ce  sera  sa  part  personnelle  à  l'œuvre  com- 
mune. 

Sa  conversation  avec  Clemenceau,  la  veille  de  Tac- 
quittement  d'Esterhazy.  l'avait  mis  en  verve.  Il  eut,  en 
outre,  une  crainte  d'artiste  (qu'il  m'a  avouée),  point  ba- 
nale, qu'un  autre  eût  son  idée  en  même  temps  que 
lui.  ou  que  Clemenceau,  peut-être,  la  lui  prît.  In- 
ditïérent  d'abord  à  l'extraordinaire  aventure,  puis 
entraîné  par  elle,  maintenant  il  se  jette  en  avant.  Il 
écrivit  tout  le  jour,  d'une  haleine,  dans  la  fièvre  de 
l'inspiration  et  de  la  colère  ;  et  le  lendemain,  pendant 
que  s'achevait  la  comédie  du  Cherche-Midi  ;  et  encore 
toute  la  matinée  du  troisième  jour,  fouetté  parles  cris 
de  triomphe  de  la  canaille  et  par  le  titre  provocateur 
d'un  article  de  Cornély  :  «  AfTaire  classée  (i).  » 

Vers  le  soir,  il  porta  son  ouvrag-e  à  Y  Aurore,  en 
donna  lecture. 

Les  rédacteurs,  quelques  visiteurs  qui  se  trouvaient 
là,  virent  le  drame,  pour  la  première  fois,  dans  toute 
son  horreur,  éclatèrent  en  applaudissements.  Zola  parti, 
Clemenceau,'  dilettante  incurable  jusqu'à  la  mort,  ob- 
serva :  «  L'enfant  marche  tout  seul.  » 


(i)  Ce  titre,  d'ailleurs,  est  en  contradiction  avec  l'article  où 
Cornély  protestait  contre  l'horrible  facilité  avec  laquelle  «  cer- 
tains de  nos  compatriotes  traitent  d'étrangers  les  gens  qui  ont 
le  malheur  de  ne  pas  être  de  leur  avis.  L'argument  étranger, 
c'est  la  flèche  empoisonnée,  la  balle  mâchée,  larme  lâche.  C'est 
larme  des  nations  entamées  et  des  peuples  qui  s'en  vont.  » 
Cornély,  plus  dune  fois,  et  d'autres  encore,  furent  (ou  se  cru- 
rent) obligés  de  ruser  ainsi  avec  le  public,  d'envelopper  de 
mensonge  un  grain  de  vérité.  Michelet  a  écrit  sur  cette  misère 
des  serviteurs  dune  juste  cause,  qui  acceptent  «  d'être  les 
bouffons  de  la  peur  »,  une  page  admirable  qu'il  faut  relire. 
{Révolution,  I,  40.  Comment  échappent  les  Libres  Penseurs.) 


LA    CRISE    MORALE  223 


III 


C'était  une  lettre  au  Président  de  la  République. 
Félix  Faure  avait  reçu,  un  jour,  Zola  avec  bienveillance. 
Zola  l'avait  défendu  contre  Drumont,  quand  la  Libre 
Parole  déterra  le  crime  du  notaire  Belluot.  Il  le  lui  rap- 
pela d'un  mot,  qui  eût  touché  une  âme  noble,  et  tout 
de  suite  entra  en  matière  : 

Vous  êtes  sorti  sain  et  sauf  des  basses  calomnies,  vous 
avez  conquis  les  cœurs  ;  vous  apparaissez  rayonnant  dans 
l'apothéose  de  cette  fête  patriotique  que  l'alliance  russe  a 
été  pour  la  France,  et  vous  vous  préparez  à  présider  au 
solennel  triomphe  de  notre  Exposition  universelle,  qui 
couronnera  notre  grand  siècle  de  travail,  de  vérité  et  de 
liberté. 

Mais  ciuelle  tache  de  boue  survoti'e  nom,  —  j'allais  dire 
sur  votre  règne  —  que  cette  abominable  affaire  Dreyfus  ! 
Un  conseil  de  guerre,  vient,  par  ordre,  d'oser  acquitter  un 
Esterhazy,  soufflet  suprême  à  toute  vérité,  à  toute  justice. 
Et  c'est  fini  !  La  France  a,  sur  la  joue,  cette  souillure,  l'His- 
toire écrira  que  c'est  sous  votre  présidence  qu'un  tel 
crime  social  a  pu  être  commis  ! 

Voilà  le  ton,  dès  la  première  page,  et  ce  sera  le  même 
jusqu'au  bout,  non  pas  celui  de  l'historien  ou  du  philo- 
sophe qui  eût  cherché  à  montrer  ou  à  démontrer,  mais 
celui  du  satiriste,  gonflé  d'ironie,  ou  du  lyrique,  gonflé 
d'images,  qui  éclate  comme  un  volcan,  sous  la  pression 
intérieure,  et  se  décharge  de  l'incendie  qui  le  consume  : 

Je  ne  veux  pas  être  complice  ;  mes  nuits  seraient  han- 
tées par  le  spectre  de  l'innocent  qui  expie  là-bas,  dans  la 
plus  affreuse  des  tortures,  un  crime  qu'il  n'a  pas  commis. 


2i:i  HISTOIRE    DE    L  AFFAIItE    DREYFUS 

Quand  il  se  sera  libéré,  le  spectre  ne  le  hantera  plus 
pour  lui  reprocher  son  silence,  mais  pour  le  remercier. 

Il  «  crie  »  donc  au  Président  de  la  République,  qui,  cer- 
tainement, «  l'ignore  »,  l'aventure  de  Dreyfus.  Son  récit, 
d'après  Bernard  Lazare  et  d'Ormescheville,  est  très 
exact  ;  il  a  l'instinct  de  ce  qui  est  possible  ou  probable, 
de  la  façon  dont  les  événements  ont  dû  se  passer  et  les 
sentiments  naître  chez  les  personnages.  11  ranime  les 
uns  et  recompose  les  autres.  Surtout,  il  groupe,  il  ra- 
masse les  faits,  jusqu'alors  épars,  pour  leur  donner  leur 
vraie  place,  donc  leur  valeur,  comme  un  metleur  en 
scène  fait  des  acteurs  qui  ne  savent  encore  que  leur  rôle. 
Il  court  au  détail  original,  précis,  pittoresque,  qu'il  soit 
vulgaire  ou  tragique,  mais  qui  illumine,  qui  vaut  cent 
digressions.  Il  a  cet  autre  don,  celui  dès  mois  et  des 
phrases  qui  font  sortir  de  l'ombre  les  héros  du  drame, 
les  détachent  en  lumière.  Et  tout  cela  coule,  roule, 
se  précipite,  avec  l'apparence  saisissante  de  la  réa- 
lité. 

Par  malheur,  ce  chef  de  l'école  naturaliste  est  un 
rjmantique,  c'est-à-dire  qu'il  colore  plus  qu'il  ne  des- 
sine, qu'il  empâte  plus  qu'il  ne  construit,  qu'il  ignore 
ou  méprise  les  nuances,  et  que,  tout  à  la  fois,  il  simplifie 
el  grossit  à  l'excès.  Sa  psychologie  est  élémentaire  et 
rudimentaire  ;  il  bâtit  ses  personnages  tout  d'une  pièce  ; 
quand  il  a  trouvé  le  principal  rouage  d'une  machine 
liumaine,  il  fait  de  ce  rouage  toute  la  machine.  Puis, 
ce  mannequin  primitif,  il  le  surcharge  d'oripeaux,  de 
draperies  ;  même  quand  il  voit  le  plus  juste,  il  accumule, 
pour  mieux  rendre  sa  vision,  tant  d'épithètes,  et  si 
éclatantes,  si  violentes,  qu'elles  ea  deviennent  suspectes, 
comme  des  injures. 

La  plupart  de  ses  descriptions,  concentrées,  ramassées, 
sont  excellentes  :  le  désarroi  des  bureaux  de  la  Guerre 


LA    CRISE    MORALE  225 

après  la  découverte  de  «  l'imbécile  »  bordereau  ;  Ten- 
quéte  de  Du  Paly  :  «  Elle  a  été  faite  comme  dans  une 
chronique  du  quinzième  siècle,   au  milieu  de  mystères, 

avec  une  complication  d'expédients  farouches., »  ; 

l'exploitation  systématique  de  la  sottise  et  de  la  peur 
par  les  antisémites  :  «  Un  traître  aurait  ouvert  la  fron- 
tière à  l'ennemi,  pour  conduire  l'Empereur  allemand  à 
Notre-Dame,  qu'on  ne,  prendrait  pas  des  mesures  de  si- 
lence et  de  mystère  plus  étroites.  La  nation  est  frappée 
de  stupeur  ;  on  chuchote  des  faits  terribles  ...  On 
ferme  les  bouches  en  troublant  les  cœurs.  »  Et,  de 
même,  ses  discussions  sont  solides  :  celle  des  pièces  se- 
crètes :  «  Une  pièce  qu'on  ne  saurait  produire  sans 
que  la  guerre  fût  déclarée  demain,  non,  non  !  c'est  un 
mensonge  !...  »;  celle  de  l'acte  d'accusation  : 

Qu'un  homme  ait  pu  être  condamné  sur  cet  acte,  c'est 
un  prodige  d'iniquité.  Je  défie  les  honnêtes  gens  de  le  lire 
sans  que  leur  cœur  bondisse  d'indignation  et  crie  leur 
révolte.  Dreyfus  sait  plusieurs  langues  :  crime  ;  on  n'a 
trouvé  chez  lui  aucun  papier  compromettant  :  crime  ;  il 
va,  parfois,  dans  son  pays  d'origine  :  crime  ;  il  est  labo- 
rieux, il  a  le  souci  de  tout  savoir  :  crime;  il  ne  se  trouble 
pas  :  crime;  il  se  trouble:  crime... 

Par  contre,  et  précisément  parce  qu'il  a  commencé 
par  très  bien  voir  Du  Paty,  "  l'esprit  le  plus  fumeux,  le 
plus  compliqué,  se  complaisant  aux  moyens  des  romans- 
feuilletons  »,  aussitôt  il  ne  voit  que  lui  et  s'acharne  con- 
tre lui  seul;  il  n'a  pas  bçsoin  d'autre  explication  :  «  Un 
homme  néfaste  a  tout  mené,  tout  fait...  C'est  lui  qui  a 
inventé  Dreyfus.  »  Cela  est  matériellement  inexact  et  le 
procédé  romantique  apparaît  ici  en  plein. 

D'Henry,  pas  un  mot  ;  sauf  Gonse,  «  dont  la  conscience 
a  pu  s'accommoder  de  bien  des  choses  »,  il  réduit  les 

15 


226  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREVFUS 

chefs  au  rôle  de  comparses.  Il  refuse,  avec  raison,  d'en 
faire  des  criminels  instantanés,  et,  très  exactement, 
montre  comment  ils  furent  pris  dans  l'engrenage  :  «  Au 
début,  il  n'y  a  de  leur  part  que  de  l'incurie  et  de  l'inin- 
telligence ».  Mais  il  les  fait  par  trop  médiocres,  surtout 
Mercier  (i),  par  trop  nuls,  «  tous  menés  »  par  le  seul 
Du  Paty,  «  qui  les  hypnotise  ». 

La  suite  du  récit  (les  débuts  de  la  campagne  pour  la 
Revision,  le  procès  d'Esterhazyi  offre  le  même  mélange 
d'expressions  frappantes  qui  concrètent  les  faits  encore 
informes  (2  et  de  lieux  communs  (3)  ;  de  métaphores 
qui  éclairent  les  choses  jusqu'au  fond  (4)  et  de  grands 
mots  (5)  ;  d'imaginations  pénétrantes  qui  ne  laissent  au 
juge  que  le  soin  den  réunir  les  preuves,  et  d'inventions 
tumultueuses  qui  bouillonnent  inutilement.  JamaisZola 
ne  vous  laisse  la  liberté  déjuger.  Il  ne  consent  pas  à  lais- 
ser naître  la  pitié  (6)  ou  l'horreur  (7),  l'admiration  ou  la 
colère  ;  il  les  impose.  Plus  il  avance  dans  son  discours, 
moins  il  raconte  ;  il  s'exclame  et  vitupère.  Or,  quand  il 
a  répété  dix  fois  en  vingt  lignes  le  mot  de  crime  (8^, 
vous  ne  voyez  plus  les  crimes  qu'il  dénonce,  mais  seu- 
lement l'orateur  furieux.  Sa  colère  met  en  défiance.  Un 
crime  tout  nu  est  cent  fois  plus  horrible  qu'un  crime  ha- 
billé d'adjectifs. 

(1)  «  Mercier  dont  l'intelligence  semble  bien  médiocre  ». 

(2)  «  L'idée  supérieure  de  discipline,  qui  est  dans  le  sang  de 
ces  soldais,  ne  suffit-elle  pas  à  infirmer  leur  pouvoir  même 
déquité  ?  » 

i3)  «  O  justice  !  quelle  affreuse  désespérance  serre  le  cœur  !  » 

(4)  «  Il  ne  s'agit  pas  de  l'armée,  mais  il  s'agit  du  sabre...  Bai- 
ser dévotement  la  poignée  du  sabre,  le  dieu,  non  !  <> 

(5)  «  Situation  prodigieuse...  Spectacle  infâme...  Chose 
ignoble...  Vérité  effroyable...  Souillure...  etc.  » 

(G)  «  Le  malheureux  s'arrachait  la  chair. . .  » 
(7)  «  Le  crime  dont  l'abomination  grandit  dheure  en  heure...  » 
(8;  «  C'est  un  crime  encore...  c'est  un  crime...  c'est  un  crime... 
c'est  un  crime  enfi    .  » 


I 


LA    CRISE    MORALE  227 

Cependant  sa  vision  des  événements  et  des  hommes 
(dans  Tensemble,  sinon  dans  le  détail)  devance  l'histoire. 
Il  ne  cherche  pas  aux  faits  des  explications  compliquées  ; 
il  les  regarde  simplement,  en  face. 

Avant  d'écrire.  d"une  métaphore  outrée,  que  "  le  se- 
cond conseil  de  guerre  a  jugé  par  ordre  >>,  il  a  montré 
d'un  raisonnement  très  serré  que  l'acquittement  d'Es- 
terh^tzy  était  inévitable.  «  Lorsque  le  ministre  de  la 
Guerre,  le  grand  chef,  a  exalté  publiquement,  aux  accla- 
mations de  la  représentation  nationale,  l'autoiité  abso- 
lue de  la  chose  jugée,  vous  voulez  qu'un  conseil  de 
guerre  lui  donne  un  démenti?  Hiérarchiquement,  cela 
est  impossible.  Le  général  Billot  a  suggestionné  les 
juges.  »  Il  trouve  des  formules  que  Retz  ou  Mazzini 
n'auraient  pas  désavouées  :  «  Scheurer  aura  le  remords 
de  n'avoir  pas  agi  révolutionnairement...  Picquart  el  lui 
ont  laissé  faire  Dieu  pendant  que  le  diable  agissait.  »  Il 
fonce  sur  les  journaux  devant  qui  tremblent  les  par- 
lementaires 11).  Un  souffle  d'esprit  républicain,  un  fré- 
missement de  pur  patriotisme  court  à  travers  ces  pages  ; 
il  aime,  respecte  l'armée  :  «  il  ne  baisera  pas  la  poignée 
du  sabre  ».  Il  est  bon,  humain,  compatissant,  ne  conçoit 
pas  qu'on  ne  le  soit  pas  :  «  Comprenez- vous  cela  ?  Voici 
un  an  que  le  général  Billot,  que  les  généraux  de  Bois- 
delïre  et  Gonse  savent  que  Dreyfus  est  innocent,  et  ils 
ont  gardé  pour  eux  cette  effroyable  chose.  Et  ces  gens-là 
dorment  1  et  ils  ont  des  femmes  et  des  enfants  qu'ils 
aiment  !  » 

Enfin,  et  voici  l'impérissable  beauté  de  ce  pamphlet, 
si  vous  regardez  derrière  la  foule  agitée  et  pressée  des 


(i  «  C'est  un  crime  que  de  s'être  appuyé  sur  la  presse  im- 
monde, que  de  s'être  laissé  défendre  par  toute  la  fripouille  de 
Paris,  de  sorte  que  voilà  la  fripouille  qui  triomphe  insolem- 
ment dans  la  défaite  du  droit  et  de  la  simple  probité.  « 


228  HISTOIRE    DE     L  AFFAIRE    DREVFLS 

évocations,  des  images  et  des  faits,  vous  voyez  la  cons- 
cience du  poète,  qui  fut,  ce  jour-là,  celle  de  Vhumanité 
elle-même  i).  Cette  conscience,  faite  de  bonté  et  de  bon 
sens,  rayonne  à  travers  chaque  phrase.  D'une  pénétra- 
tion terrible,  il  dénonce  la  raison  d'Etat,  les  haines 
religieuses,  la  conjuration  de  la  foule  trompée  et  des 
gouvernants  apeurés,  c'est-à-dire  de  la  force  et  du  men- 
songe, et  les  blessures  qu'il  leur  a  faites  sont  ingué- 
rissables. Désormais  le  parti  de  la  Justice  est  créé. 

En  conséquence,  et  comme  il  n'y  a  plus  d'autre  moyen 
de  réaliser  la  vérité  proclamée  «  qu'un  acte  révolution- 
naire »,  Zola,  logique  avec  lui-même,  s'est  décidé  à 
l'accomplir  ;  il  va  provoquer  publiquement  «  des  gens 
qu'il  ne  connaît  pas,  qu'il  n'a  jamais  vus,  pour  qui  il 
n'a  ni  rancune,  ni  haine  »,  mais  qui  figurent  «  des  en- 
tités, des  esprits  de  malfaisance  sociale  ». 

Ces  u  ditTamalions  »  étaient  ainsi  formulées  dans  une 
suite  d'alinéas  qui  commençaient  tous  par  ce  même  mot  : 
«  J'accuse  :  » 

J'accuse  le  lieutenant-colonel  du  Paty  de  Clam  d'avoir 
été  l'ouvrier  diabolique  de  Terreur  judiciaire,  en  incons- 
cient, je  veux  le  croire,  et  d'avoir  ensuite  défendu  son 
œuvre  néfaste,  depuis  trois  ans,  par  les  macliinations  les 
plus  saugrenues  et  les  plus  coupables. 

J'accuse  le  général  Mercier  de  sètre  rendu  complice, 
tout  au  moins  par  faiblesse  d'esprit,  d'une  des  plus  grandes 
iniquités  du  siècle. 

J'accuse  le  général  Billot  d'avoir  eu  entre  les  mains  les 
preuves  certaines  de  l'innocence  de  Dreyfus  et  de  les 
avoir  étouffées,  de  s'être  rendu  coupable  du  crime  de  lèse- 
humanité  et  de  lèsL^-justice  dans  un  but  politique  et  pour 
sauver  TÉtat-.Major  compromis. 

(i)  Anatole  France  :  «  Il  fut  un  moment  de  la  conscience 
humaine.  »    Discours  aux  obsèques  de  Zola.) 


LA    CRISE    MORALE  229 

J'accuse  le  général  île  Boisdeffre  et  le  général  Gonse  de 
s'être  rendus  complices  du  même  crime,  Tun  sans  doute 
par  passion  cléricale,  l'autre,  peut-être,  par  cet  esprit  de 
corps  qui  fait  des  bureaux  de  la  Guerre  l'arche  sainte 
inattaquable. 

J'accuse  le  général  de  Pellieux  et  le  commandant  Ravary 
d'avoir  fait  une  enquête  scélérate,  j'entends  par  là  une 
enquête  de  la  plus  monstrueuse  partialité,  dont  nous 
avons,  dans  le  rapport  du  second,  un  impérissable  monu- 
ment de  naïve  audace. 

J'accuse  les  trois  experts  en  écriture,  les  sieurs  Bel- 
homme,  Varinard  et  Couard,  d'avoir  fait  des  rapports 
mensongers  et  frauduleux,  à  moins  cju'un  examen  médical 
ne  les  déclare  atteints  d'une  maladie  de  la  vue  et  du 
jugement. 

J'accuse  les  bureaux  de  la  Guerre  d'avoir  mené  dans  la 
presse,  particulièrement  dans  l'Éclair  et  dans  VEcho  de 
Paris,  une  campagne  abominable,  pour  égarer  l'opinion  et 
couvrir  leur  faute. 

J'accuse,  enfin,  le  premier  conseil  de  guerre  d'avoir 
violé  le  Droit  en  condamnant  un  accusé  sur  une  pièce 
restée  secrète,  et  j'accuse  le  second  conseil  d'avoir  cou- 
vert cette  illégalité  par  ordre  en  commettant,  à  son  tour, 
le  crime  juridique    d'acquitter  sciemment  un   coupable... 

Et,  très  calme  dans  son  exaltation,  ayant  fait  son 
choix  «  entre  les  coupables  qui  ne  veulent  pas  que  jus- 
tice soit  faite  et  les  justiciers  qui  donnent  leur  vie  pour 
qu'elle  soit  faite  »,  il  terminait  par  ces  deux  mots  : 
<(  J'attends.  » 

Ayant  écrit  son  réquisitoire  dans  la  forme  dune 
«  Lettre  à  Félix  Faure  »,  Zola  ne  lui  avait  pas  donné 
d'autre  titre.  Ce  fut  Clemenceau  qui  l'intitula  :  •;  l'ac- 
cuse... » 


230  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


IV 


La  lettre  de  Zola,  criée  par  les  rues,  vendue,  en  quel- 
ques heures,  à  plus  de  deux  cent  mille  exemplaires, 
remplit  d'allégresse  les  partisans  de  Dreyfus,  et  de 
colère  les  adversaires  de  la  Revision.  Tout  de  suite,  les 
uns  et  les  autres  furent  daccord  que  Zola  devait  être 
poursuivi,  ceux-ci  parce  qu'une  telle  injure  à  l'armée  ne 
saurait  rester  impunie,  ceux-là  parce  que  du  procès 
devant  le  jury  jaillira  enfin  la  vérité,  étouffée,  depuis 
quatre  ans,  sous  les  huis  clos  (ij. 

Méline  fut  très  surpris  par  cette  terrible  attaque.  Comme 
il  était  loin  de  soupçonner  la  plus  petite  partie  de  ce  qui 
avait  été  fait  pour  rendre  possible,  puis  pour  couvrir  le 
crime  judiciaire  de  189^,  il  s'indigna  des  accusations 
portées  par  Zola  contre  les  chefs  de  larmée.  Il  les  crut 
aussi  mensongères  qu'elles  étaient,  de  fait,  incomplètes. 
Mais,  en  même  temps,  il  vit,  en  vieux  routier  de  la  poli- 
tique, que  ce  serait  folie  d'accorder  à  Zola  le  retentissant 
procès  que  l'écrivain  sollicitait.  S'il  avait  refusé  de  me 
poursuivre  pour  la  publication  du  rapport  de  d'Ormes- 
cheville  et  de  poursuivre  Bernard  Lazare  pour  son  mé- 
moire, il  y  avait  des  raisons  beaucoup  plus  nombreuses 
et  plus  fortes  de  ne  pas  donner  à  Zola  le  tréteau  de  la 
Cour  d'assises.  Loin  d'éteindre  l'incendie,  ce  serait 
l'étendre.  La  seule  réponse  qu'il  convenait  de  faire  à 
l'insolente  bravade,  c'était  de  l'ignorer. 


(11  Le  même  jour  i3  janvier  1S98  ,  Cassagnac  écrivait  dan> 
VÀulorilé  :  <<  Le  verdict  du  conseil  de  guerre  n'a  rien  réglé. 
Il  y  aurait,  peut-être,  intérêt  pour  tout  le  monde  à  sortir  des 
ténèbres  du  huis  clos  et  à  comparaître  au  grand  soleil.  » 


LA    CRISE    MOR.\LE  231 

Les  autres  ministres  furent  de  l'avis  de  Méline  et, 
d'abord,  Billot  (i)  qui  avait  d'autres  motifs  encore  de 
redouter  l'éclat  et  les  révélations  d'un  procès. 

C'était  également  lavis  d'Esterhazy.  La  lettre  de  Zola 
le  bouleversa.  D'abord,  devant  cette  nouvelle  tourmente, 
il  revint  à  son  vieux  projet  c  d'aller  vers  d'autres  cieux  ». 
Il  se  raccrocha  ensuite  à  l'espoir  que  le  Gouvernement  ne 
relèverait  pas  le  gant.  «  Dans  quelques  jours,  dit-il  à 
jMarguerite  Pays  et  à  Christian,  on  n'y  pensera  plus  (2).  » 

Cependant,  il  n'échappa  point  aux  ministres  qu'il  se- 
rait difficile  de  ne  pas  commettre  cette  faute.  Une  telle 
reculade  devant  un  tel  défi,  comment  l'expliquer  à 
l'armée,  à  la  foule  des  non-initiés,  surtout  aux  patriotes 
de  profession  ?  Ceux-ci  étaient  déjà  en  mouvement,  cla- 
mant que  l'armée  était  insultée  et  qu'un  tel  forfait 
criait  vengeance.  Quiconque  osa  risquer  de  timides 
objections,  on  le  regarda  de  travers. 

Nécessairement,  les  premiers  contaminés  par  la  nou- 
velle épidémie,  ce  furent  les  députés.  Bien  avant  l'heure 
de  la  séance,  ils  s'agitaient  dans  les  couloirs,  levaient  de 
grands  bras  (3)  ;  les  radicaux  surtout  (4)  étaient  très 
échauffés  ;  ils  entrevoyaient  une  occasion  de  renverser 
le  cabinet.  Mais  ils  discouraient  encore  quand  les  ca- 
tholiques agirent. 

De  Mun,  allant  droit  à  un  officier  d'ordonnance  de 
Billot  qui  était  venu  aux  nouvelles,  l'envoya  dire  à  son 
ministre  qu'il  allait  l'interpeller. 

(1;  Rennes.    I,  174,  Billot. 

(2)  Mémoire  de  Christian,  74,  75. 

(3)  (iLes  esprits  étaient  arrivés  à  un  tel  degré  de  surexcita- 
lion  que  les  propos  les  plus  incohérents  et  les  raisonnement^ 
les  plus  odieux  et  les  plus  ridicules  à  la  fois  ont  pu  être  tenus.» 
(Pelile  République  du  14  janvier  189S.1 

(4)  Pelletan.  Chapuis,  Dujardin-Beaumetz,  Chenavaz,  Ber- 
teaux,  Alexandre  Bérard,  Goblet.  Mesureur,  Ricard,  Mon- 
taut,  Sarrien,  Bazille,  etc. 


232  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Billot  et  Boisdeffre  capitulèrent  aussitôt.  Bien  que  les 
dangers  de  l'aventure,  chaque  lois  qu'ils  relisaient  les 
menaçantes  articulations  de  Zola,  leur  parussent  plus 
redoutables,  ils  s'y  précipitèrent.  Leur  politique  au  jour 
le  jour  consistait  à  échapper  d'abord  au  péril  le  plus 
prochain. —  Comment  faire  comprendre  à  deMun,  à  Ca- 
vaignac,  sans  éveiller  leurs  soupçons,  que  la  sagesse  était 
de  se  taire  ?  —  Boisdefîre  déclara  donc  à  Billot  et  Billot 
à  Méline  que  c'en  était  fait  de  la  discipline  dans  l'armée 
si  Zola  n'était  pas  déféré  àla  justice(i).  Ces  Gribouilles 
empanachés,  Boisdeffre  surtout,  parlèrent  d'un  ton 
d'autant  plus  impérieux  et  rogue  qu'ils  souliaitaient 
davantage  ne  pas  être  entendus. 

Brisson,  réélu  de  l'avant-veille  à  ia  présidence,  ouvrit 
la  séance,  selon  l'usage,  par  un  discours.  Deux  craintes 
se  disputaient  ce  grand  dignitaire.  II  avait  peur  pour 
son  parti  de  ce  réveil  subit  des  passions  dun  autre  âge, 
de  l'alliance  ouvertement  nouée  entre  l'Eglise  et  l'Armée, 
et  de  celte  Ligue  nouvelle  qui  éclatait  à  la  fin  du  dix-neu- 
vième siècle  ;  et  peut-être  sentait-il,  comme  on  éprouve 
un  naissant  remords,  que  l'àme  de  la  République 
n'était  plus  dans  le  gros  du  parti  républicain,  mais  dans  la 
petite,  dans  l'intime  minorité  qui  réclamait  justice  pour 
l'homme  de  l'île  du  Diable.  Mais  il  se  disait  aussi  qu'il  se- 
rait brisé  à  son  tour,  s'il  risquait,  ne  fût-ce  qued\uie  allu- 
sion, de  rappeler  la  belle  parole  de  Michelet  :  «Je  définis 
la  Révolution  l'avènement  de  la  Loi,  la  résurrection  du 
Droit,  la  réaction  delà  Justice '2).  »  Ces  mots  de  justice 
etde  droit  étaient  devenus  séditieux,  entachés  de  juiverie. 


[i)  Je  tiens  ce  récit  d'un  menibro  du  cabinet  Méline  . —  Billot, 
à  Rennes  1,175)  dit  qu'il  «  était  moins  disposé  que  jamais  à  ac- 
cepter la  lutte  révolutionnaire  proposée  par  Zola,  mais  que  le 
Gonvernement  en  décida  autrement.  » 

(2    Révolution.  I.  17. 


LA    CRISE    MORALE  233 

Le  doyen  d'âge  de  la  Chambre,  —  Boyssel,  ancien 
proscrit  de  Décembre,  qui  était  tombé  dans  Tantisémi- 
tisme(i), —  s'étoit  écrié,  deux  jours  auparavant  :  «  Il  faut 
que  tout  soit  franc  et  clair  I  »  Brisson  reprit  la  formule, 
qui  fut  d'autant  plus  applaudie  que  cette  invocation  à  la 
sincérité  et  à  la  lumière  permettait  d'être  plus  obscur  et 
plus  équivoque.  Il  célébra  l'usage  qui  veut  qu'au  début 
de  chaque  session  le  plus  vieux  député  monte  au  fau- 
teuil, escorté  des  plus  jeunes.  Cet  usage  atteste  «  la  so- 
lidarité des  générations  ».  Pourtant,  il  termina  par 
quelques  phrases  vigoureuses  sur  «les  périls  de  la  dicta- 
ture »,  «  l'anarchie  familière  aux  gouvernements  qu'on 
appelle  des  gouvernements  forts  et  qui  s'effondrent  tout 
à  coup  »  et  «  le  cercle  sans  fin  des  révolutions  et  des 
reculs  ». 

Il  annonça  ensuite  qu'il  était  saisi  d'une  interpellation 
du  comte  de  JMun. 

De  tous  les  ministres,  un  seul,  celui  des  Finances, 
(^ochery,  s'était  rendu  à  la  Chambre.  Il  eût  voulu  dis- 
cuter le  budget.  Il  balbutia  que  ses  collègues,  Méline  et 
Billot,  n'avaient  pas  été  informés  de  l'interpellation.  De 
Mun  lui  donna  le  démenti  :  «  J'ai  fait  avertir  le  ministre 
de  la  Guerre,  il  y  a  cinq  quarts  d'heure,  par  un  attaché 
de  son  cabinet  ».  La  droite,  impérieuse,  cria  au  Prési- 
dent de  suspendre  la  séance  jusqu'à  l'arrivée  des  mi- 
nistres. C'était  l'injonction  formelle  d'avoir  à  poursuivre 
immédiatement  Zola.  Un  député  normand.  Goujon, 
observa  :  «  M.  Zola  peut  bien  attendre  jusqu'à  la  fin  de  la 
séance  I  •>  De  Mun  riposta  :  «  L'armée  n'attendra  pas  !  » 

Quoi  ?  Une  heure  ou  deux  ?  Et  que  fera-t-elle  d'ici  là  ? 

La  séance  fut  suspendue. 


(i)  Il   dit  à   un    collaboi'ateur    de    Drumont  :  «    Je  ne  lis  que 
votre  journal.  »  (Libre  Parole  du  lojanvier  1898.) 


234  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Ainsi  s'affirmait  la  main-mise  de  la  droite  sur  la 
Chambre  et  sur  le  Gouvernement.  De  Mun,  pour  être 
obéi,  n'avait  plus  qu'à  parler,  —  bien  moins,  qu'à 
demander  la  parole.  On  cédait  sur  l'heure,  rien  que 
pour  éviter  le  discours  qui,  trop  brutalement,  devant  les 
électeurs,  eût  attesté  la  dictature  de  l'orateur  catholique. 
On  n'a  pas  perdu  la  bataille,  quand  on  met  bas  les  armes 
avant  de  tirer  un  coup  de  canon. 

C'est  ce  que  fit  Méline,  quand  la  séance  reprit.  Il  dit 
tout  de  suite  que  «  le  Gouvernement  comprenait,  par- 
tageait l'émotion  et  l'indignation  de  la  Chambre  ».  «  Ces 
abominables  attaques  »  seront  déférées  à  la  justice, 
«  bien  que  -ces  poursuites  soient  cherchées  et  voulues 
pour  prolonger  l'agitation  ». 

En  conséquence,  Méline  supplia  les  interpellateurs  de 
s'en  rapporter  «  à  sa  sagesse  et  à  sa  fermeté  »,  c'est-à- 
dire  de  renoncer  au  débat. 

Tant  d'humilité  et  de  promptitude  eût  dû  désarmer 
la  droite,  mais  l'Église  veut  les  triomphes  complets.  Il 
ne  lui  suffit  pas  que  le  vaincu  vienne  à  Canossa  ;  il  faut 
qu'il  y  attende  pieds  nus,  en  chemise,  dans  la  cour, 
.sous  la  pluie  et  sous  le  rire  des  laquais. 

De  Mun  répliqua  durement  que  sa  conscience  l'obli- 
geait à  réclamer  l'intervention  de  Billot.  L'article  de 
Zola  (i)  est  «  un  outrage  sanglant  aux  chefs  de  l'armée. 
C'est  du  chef  de  l'armée  que  cet  homme  doit  recevoir 
la  réponse  qu'il  mérite.  Il  faut  que  le  ministre  de  la 
Guerre  déclare,  encore  une  fois,  qu'en  son  âme  et  cons- 
cience, cette  affaire  a  été  bien  jugée  .» 


1,,  Il  vou  Ji  en  lire  des  passages.  Les  députés  prolestèrent. 
Lavertujon  :  «  Ne  lisez  pas  cela  à  la  tribune  I  »  Riotteau  : 
•<  Ne  faites  pas  à  M.  Zola  l'honneur  de  la  tribune.  »  De  Mahy  : 
«  Ne  portez  pas  ces  horreurs  à  la  tribune  !  Notre  mépris 
suffit  !  .) 


LA    CRISE    MORALE  23') 

Billot  obéit  :  «  Je  remercie  M.  de  Mun  de  m'avoir  ap- 
pelé à  la  tribune.  »  Puis  il  bafouilla,  à  son  habitude, 
pompeusement  :  «  Les  auteurs  de  ces  attaques  anti- 
patriotiques affaiblissent,  de  gaîté  de  cœur,  le  prestige 
nécessaire  pour  assurer  la  victoire.  »  Il  compara,  encore, 
l'armée  au  soleil. 

Jaurès,  longtemps  l'orateur  favori  de  la  gauche, 
écouté  par  ses  adversaires  avec  bienveillance,  se  risqua  : 
«  Quoi  I  une  fois  encore,  l'intervention  du  ministère,  au 
lieu  d'être  spontanée,  se  produit  sur  une  sommation  de 
la  droite  ?... "Qui  sera  dupe  de  cette  diversion  contre 
la  presse  ?  Croit-on  qu'on  parviendra  ainsi  à  plonger 
dans  l'ombre  la  responsabilité  de  l'oligarchie  militaire  ?  » 
Il  rappela,  d'un  mot,  ce  redoutable  problème  des  Répu- 
bliques :  concilier  la  loi  générale  d'une  démocratie 
libre  et  le  fonctionnement  d'une  vaste  armée  avec  sa 
discipline  et  ses  règles  spéciales.  «  Je  vous  dis  que 
vous  êtes  en  train  de  livrer  la  République  aux  géné- 
raux. )) 

La  gauche,  le  centre  murmuraient.  Quelques  socia- 
listes, à  peine,  applaudirent. 

Billot  recommença  à  déclamer.  Il  reprocha  à  Jaurès 
d'avoir  «  renouvelé,  aggravé,  une  partie  des  attaques 
de  Zola  ».  (Jaurès  ne  l'avait  pas  nommé.)  Il  jura  ensuite, 
que  «  jamais,  les  grands  chefs  militaires  n'avaient  été 
plus  respectueux  de  la  loi,  plus  soumis  à  la  discipline  ». — 
Il  y  a  quelques  jours,  il  avait  voulu  se  battre  avec  Bois- 
delTre.  —  «  Je  suis  un  gardien  fidèle  delà  République  ; 
j'ai  contribué  à  la  fonder  ;  je  suis  un  vieux  républi- 
cain. » 

Comme  on  ricanait  à  l'extrême-gauche,  Brisson  cou- 
vrit Billot  :  «  Vous  demandez  que  le  pouvoir  civil  soit 
respecté  partout  :  il  est  ici,  à  la  tribune  !  «  Billot  re- 
prit :  «  Laissez  l'armée  à  son  œuvre  sainte,  sacrée...  » 


236  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Cela  sonnait  si  faux,  Thomme  inspirait  tant  de  défiance 
que  Cavaignac  crut  le  moment  venu  de  le  renverser, 
rien  qu'en  le  poussant. 

Le  discours  de  Cavaignac,  à  son  ordinaire  bref  et 
nerveux,  comprend  deux  parties.  Il  rompt  publiquement 
avec  Jaurès,  au  nom  des  radicaux  qui  ne  veulent  pas 
laisser  dire  (aux  électeurs)  que  «  la  défense  de  Tarmée 
vient  de  la  droite  ».  Il  va  démontrer,  ce  qui  semble  un 
paradoxe,  que  Billot  eût  pu,  d'un  mot,  d'un  seul, 
arrêter  la  campagne  pour  Dreyfus  et  qu'il  nel'a  pas  voulu. 

On  savait  l'ancien  ministre  de  la  Guerre  enragé  de  ne 
plus  l'être  et  cela  ôtait  du  poids  à  ses  paroles.  Toute- 
fois, la  seule  ambition  ne  le  faisait  pas  agir,  mais  la 
conviction  profonde  que  Dreyfus  était  un  traître  et 
qu'on  était  criminel  de  n'en  pas  produire,  devant  le  pays, 
la  preuve  décisive  et  irrécusable. 

C'était  un  sot,  mais  sincère,  logique  avec  lui-même 
et  têtu. 

En  efîel,  BoisdefTre  lui  ayant  affirmé  que  Dreyfus 
avait  fait  des  aveux  et  qu'il  en  existait  un  témoignage 
contemporain,  il  en  avait  déduit,  par  raison  démons- 
trative, que  la  confession  du  traître  suffisait  à  écarter 
jusqu'à  la  plus  légère  inquiétude  d'une  erreur  (  i  ). 

A  qui^  d'ailleurs,  fut  venue  l'idée  que  Boisdfffre 
mentait  ? 

Pourtant,  un  véritable  esprit  scientifique  ne  se  serait 
pas  contenté  de  contrôler  Boisdeffre  par  Gonse,  Gonse 
par  iNIercier.  Il  eût  cherché  à  savoir  pourquoi  Dreyfus 
avait  fait  une  telle  confession  à  un  inconnu  qui  le  gar- 
dait ;  pourquoi,  à  peine  lui  était-elle  échappée,  il 
avait  fait  entendre,  pendant  la  parade,  la  protestation 

(i)  Cass.,  I,  39.  Cavaignac  :  «  Il  y  a  eu  un  moment  où  je  n'ai 
eu  que  la  connaissance  des  faits  qui  se  rattachaient  aux  aveux, 
et  ils  avaient  fixé  mon  esprit.  » 


LA    CRISE    MORALE  237 

qui  avait  remué  les  cœurs  les  plus  durs  ;  pourquoi  ces 
aveux  n'avaient  pas  été  judiciairement  recueillis  ; 
pourquoi,  au  lieu  de  les  rendre  publics,  on  les  avait, 
d'abord,  démentis  ou  cachés  ;  et  pourquoi,  enfin,  Bois- 
defîre,  Gonse,  n'avaient  pas  arrêté  Picquart,  au  premier 
mot,  par  cette  preuve  irréfutable  dont  ils  n'avaient  pas 
fait  mystère,  par  la  suite,  à  de  simples  journalistes. 

Mais  Cavaignac  ne  s'était  posé  aucune  de  ces  ques- 
tions, non  point  par  déloyauté  fondamentale,  mais 
parce  que  l'esprit  humain  est  essentiellement  crédule 
à  ce  qui  le  flatte.  Les  plus  audacieux  imposteurs  n'ont 
jamais  péché  que  par  excès  de  prudence,  par  crainte 
d'abuser  de  la  sottise  de  leurs  contemporains  et  pour 
n'avoir  point  poussé  jusqu'au  bout  leurs  supercheries. 

Il  s'exaspérait  donc  que  le  Gouvernement  ne  fît  pas 
usage  du  «  témpig-nage  contemporain  »  qui  relatait  les 
aveux.  —  Quel  témoignage  ?  Il  ne  le  dit  pas,  volontai- 
rement ou  non  équivoque.  La  Chambre  comprit  qu'il 
s'agissait  d'un  rapport  de  Lebrun-Renault  (i).  —  Et 
Cavaignac  expliquait  ce  coupable  silence  par  des  raisons 
honteuses,  par  on  ne  sait  quelles  louches  compromis- 
sions <<  avec  les  puissances  occultes  ». 

Il  déposa,  en  conséquence,  un  ordre  du  jour  de 
blâme. 

Dupuy  assistait  à  la  séance.  Il  avait  présidé  le 
ministère  qui  ordonna  le  procès  de  Dreyfus.  Il  savait 
que  Dreyfus  n'avait  fait  aucun  aveu.  Lebrun- Renault, 
Mercier,   le  lui    auraient  dit  (2).  Son  devoir  d'honnête 

(i;  Jaurès,  Les  Preuves,  38. 

(2)  Cass.,  I,  669,  Dupuy  ;  •>  La  question  des  aveux  ne  sest  ja- 
mais posée  entre  Lebrun-Renault  et  nous  (Casimir  Perler  et 
Dupuy).  »  L  293,  Poincaré  :  «  Il  n'a  rien  dit  à  M.  Dupuy  au 
sujet  des  aveux.  »  l,  336,  Barthou  :  «  En  ce  qui  concerne  les 
aveux,  je  n'en  ai  jamais  entendu  parler  à  cette  époque .  »  —  Voir 
t.  l,  53j  et  suiv. 


238  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

homme  était  de  détromper  Cavaignac  ou  de  le  démentir, 
de  faire  connaître  la  vérité  à  la  Chambre. 

Il  eut  peur  et  se  tut. 

Et  de  même,  Barthou,  Poincaré,  Hanotaux. 

La  réponse  de  Méline  fut  très  courte.  Il  n'eut  garde 
d'infirmer  la  légende  des  aveux  qui  le  pouvait  servir. 
Mais  il  déclara  que  la  procédure,  recommandée  par  Ca- 
vaignac. pour  arrêter  la  campagne  en  faveur  de  la  Revi- 
sion, équivalait  à  ouvrir  le  procès  de  revision  à  la  tri- 
bune, A  cela,  il  se  refusait  formellement  et  se  refuserait 
toujours.  Le  Gouvernement  n'a  qu'à  appliquer  la  loi  et  à 
se  remettre  de  cette  affaire,  qui  n'est  que  judiciaire,  à 
la  justice. 

Montesquieu  neût  pas  parlé  autrement  par  respect 
pour  le  principe  lulélaire,  qui  est  toute  la  liberté,  de  la 
séparation  des  pouvoirs  ;  ni  Machiavel,  pour  couvrir  un 
crime  du  manteau  du  droit. 

C'était  l'évidence  que,  du  jour  où  les  faits  de  la  cause 
seraient  portés  par  le  Gouvernement  à  la  tribune,  où  la 
Chambre  remplacerait  le  prétoire,  la  Revision  était  faite. 
C'est  ainsi  qu'elle  se  fera,  dans  quelques  mois,  par  Ca- 
vaignac. 

Xi  Méline,  qui  navait  pas  voulu  regarder  au  dossier, 
ni  Billot,  qui  en  connaissait  l'elfroyable  vide,  tout  le 
mensonge,  ne  tombèrent  au  piège.  En  décidant  que  le 
Gouvernement  n'accepterait  de  débat  sur  aucun  fait 
précis  de  lAffaire,  ni  sur  les  expertises,  ni  sur  les  aveux, 
ni  sur  les  pièces  secrètes,  ils  arrêtèrent  net  la  Revision, 
la  Justice,  et  cela  par  la  Constitution,  par  la  Loi  des 
Lois. 

L'ordre  du  jour  de  Cavaignac  n'eut  pas  200  voix  sur 
509  votants  (1).   Mais,  sur  l'ordre  du  jour  de  confiance, 

(1)  i83  voix  contre  299. 


LA    CRISE    MORALE  23» 

les  opposants  et  les  abstentionnistes  républicains  balan- 
cèrent la  majorité  (i). 

La  Chambre  suivait  .Méline,  à  la  remorque  de  la 
droite,  mais  elle  se  dégoûtait  elle-même. 

Ce  môme  jour,  le  Sénat,  après  le  Gouvernement  et  la 
Chambre,  lâcha  pied,  s'humilia. 

Scheurer  ne  se  sentant  pas  atteint  dindignité,  pour 
avoir  défendu  un  innocent,  avait  posé,  à  nouveau,  sa 
candidature  à  la  vice-présidence  du  Sénat.  Les  amis 
«  sages  »,  qui  ne  manquent  jamais  aux  heures  difficiles, 
l'en  avaient  dissuadé.  Il  refusa  de  leur  épargner  une  lâ- 
cheté et  fut  mis  en  minorité.  Il  réunit  80  voix  (2)  sur 
229  votants. 

Brisson  lui  écrivit  le  lendemain  :  «  J'avais  espéré  que 
le  flux  ne  monterait  pas  jusqu'à  vous  (3).  » 

Kanut,  du  moins,  avait  parlé  au  flot. 


(1  La  première  partie  de  Tordre  du  jour,  présenté  par  Marty 
et  le  colonel  Guérin,  fut  votée  par  294  voix  contre  128  ;  la 
deuxième  partie,  ajoutée  par  de  Mun,  réunit  289  voix  contre  107  ; 
l'ensemble:  292'contre  iiô  sur  407  votants.  Il  y  eut  1.37  absten- 
tions. —  «  Les  plus  héroïques. des  radicaux  sont  allés  jusqu'à 
s'abstenir,  c'est  tout  ce  qu'il  faut  attendre  d'eux  pour  la  défense 
de  la  liberté.  Lâcheté,  folie,  servilisme,  dégradation  morale  ,^ 
vénalité,  hypocrisie,  voilà  ce  dont  est  faille  vote  de  la  Chambre.  » 
(GÉnAULT-RiCHARD,Pe//7e  République  du  i5  janvier  1898.) 

(2)  Bien  que  le  scrutin  fût  secret,  on  connaît  les  noms  de  la 
plupart  de  ces  80  sénateurs  :  Loubet,  Magnin,  Wakleck-Rous- 
seau,  Ranc,  Fallières,  Emile  Deschanel,  Freycinet,  Berlhelot, 
Roussel,  Barbey,  Labiche,  Poirrier,  Bérenger,  Faye,  Monis,  Tra- 
rieux,  Thévenet,  Combes,  Raynal,  Le  Play,  Cazot,  Chaumié, 
Denis,  Antonin  Dubost,  Leydet,  Morellet,  Goujon,  Dusolier, 
Ratier,  Bonnefoy-Sibour,  Mir,  Pozzi,  Barodet,  Delpech,  Couteaux, 
Desmons,  Siegfried,  Thézard,  Isaac,  Jacques  Hébrard,  Bizarelli, 
Jean  Dupuy,  Strauss,  de  Sal,  Maxime  Lecomte,  Godin.Millaud, 
Tassin,  Camparan,  Demôle,  Denoix,  Cuvinot,  Joseph  Fabre, 
Develle.  Guyot,  Lourties,  Silhol,  Saint-Roinme,  Pradal,  Mones- 
ticr  et  deux  membres  de  la  droite,  Buffet  et  Grivart. 

(3)  Mémoires  de   Scheurer. 


240  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


V 


L'annonce  du  procès  de  Zola  donna  aux  défenseurs 
de  Dreyfus  un  élan  que  des  soldats  longtemps  éprouvés 
par  des  marches  et  des  combats  de  nuit,  reçoivent  de 
l'annonce  dune  grande  bataille,  au  clair  soleiL 

Ils  se  redressent,  oublient  leurs  fatigues,  s'élancent 
en  avant. 

Ils  ne  s'étaient  pas  laissés  abattre  par  l'acquittement 
(prévu)  d'Esterhazy;  leur  foi  n'en  avait  pas  été  altérée. 
Mais  que  faire  ?  Où  aller  ?  On  sentait  seulement  que 
l'étrange  situation  était  provisoire.  Maintenant,  ils  re- 
gardaient vers  la  Cour  d'assises  comme  les  Hébreux 
vers  la  Terre  Promise,  où  ils  trouveront  le  pain,  le  pain 
de  vérité.  Et  ils  criaient  :  "  Procès  !  Procès  !  »  comme 
les  Grecs  de  Xénophon  :  «  Thalassa  !  T/ialassa  !  La 
mer  !  » 

Non  pas  que,  parmi  les  partisans  de  la  Revision,  tous 
eussent  approuvé  également  la  lettre  de  Zola.  Scheurer 
la  trouvait  peu  politique,  bien  qu'il  convînt  que  toutes 
les  autres  voies  de  justice  eussent  été  fermées  systémati- 
quement :  «  Zola  s'est  mis  sur  un  terrain  révolutionnaire, 
alors  que  le  concours  de  l'opinion  est  indispensable. 
Au  lieu  de  laisser  soufflerie  pays,  on  le  pique  au  vif.  » 
C'était  également  l'avis  de  Duclaux  :  «  Zola,  en  brutali- 
sant l'opinion,  n'a  pas  agi  en  manœuvrier.  Il  eût  fallu 
laisser  un  peu  de  repos  à  la  conscience  publique,  aux 
députés  le  temps  de  préparer  leurs  élections.  Cepen- 
dant les  passions  se  seraient  calmées,  parce  que  c'est 

(1}    Mimoirei  de  Soheurer. 


LA    CRISE    MORALE  241 

leur  nature  de  couler  au  fond  dès  qu'on  cesse  de 
fouetter  le  liquide  (i).  »  Bien  qu'il  fût  le  complice  volon- 
taire de  Zola,  Clemenceau  partageait  ces  craintes  (2). 
Mais,  quelles  que  fussent  leurs  réserves  ou  leurs  ap- 
préhensions, tous  étaient  décidés  à  la  lutte. 

Où  donc  est  le  Syndicat  (3)  ?  Par  qui  a  été  com- 
mandée cette  lettre  de  Zola,  dont  le  principal  promo- 
teur de  la  Revision  n'a  pas  été  prévenu  et  qu'il  n'ap- 
prouve pas  ? 

Scheurer  et  Duclaux,  quand  ils  critiquaient,  en  sa- 
vants, l'acte  hardi  du  poète,  avaient,  à  la  fois,  tort  et 
raison.  C'était,  en  effet,  un  acte  révolutionnaire  avec 
tous  les  inconvénients,  comme  aussi  avec  tous  les  avan- 
tages des  brusques  réactions  du  Droit  opprimé  contre 
l'Injustice  et  la  Force. 

Pourtant,  les  avantages  l'emportaient,  selon  Ranc 
et  moi,  et  selon  bien  d'autres,  des  plus  modérés,  Mo- 
nod,  Dufeuille,  Trarieux,  incapables  eux-mêmes  de  vio- 
lence, mais  qui  n'en  tenaient  pas  moins  la  lettre  de  Zola 
pour  "  l'acte  nécessaire  ».  l'opération  chirurgicale  qu'il 
vaut  mieux  risquer quede  mourir  d'une  lente  infection, 
de  l'empoisonnement  du  sang. 

Nous  n'avions  pas  beaucoup  plus  de  confiance  dans 
le  jury  que  dans  les  autres  juridictions  militaires  ou 
civiles.  Cette  magistrature  du  peuple  n'est  pas  infail- 
lible ;  presque  certainement  elle  se  trompera.  Mais  le 


(1)  Mémoires  de  Schecp.er. 

(2)  Il  le  dit  à  Scheurer  et  me  l'a  répété.  Il  l'indiqua  dans 
\Aurore  :  «  Je    reconnais  que  c'est  une  hasardeuse  entreprise 

de  se  placer  sous  le  coup  des  lois  dans  le  dessein  d'obtenir, 
au  détriment  de  la  liberté  même,  le  redressement  d'une  illéga- 
tilé  supérieure.  »  (3  avril  1898.; 

(3  Drumont,  à  propos  de  la  lettre  de  Zola  :  «  Ce  qui  est 
hors  de  doute,  c'est  l'existence  du  Syndicat!  »  {Libre  Parole  du 
i4  janvier.,: 

16 


2i2  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

peuple,  à  la  longue,  ressentira  quelque  orgueil,  une  légi- 
time fierté  que  les  défenseurs  de  Dreyfus  lui  aient  fait 
appel,  lui  aient  remis  le  jugement  dans  cette  grande 
cause. 

Sans  doute,  dans  ce  pays  déshabitué,  depuis  plus 
d'un  quart  de  siècle,  des  révolutions,  qui  en  était  lassé 
pour  en  avoir  trop  fait,  et  qui  s'était  cramponné  à  la 
République  pour  en  éviter  de  nouvelles,  l'acte  de 
Zola  va  effrayer  les  classes  moyennes  et  les  paysans, 
augmenter  leurs  colères,  les  rejeter  plus  vivement  vers 
l'armée,  gardienne  de  l'ordre  matériel.  D'autre  part,  il 
remuera  le  prolétariat  des  villes,  la  jeune?se  des  Ecoles. 

Il  ne  les  gagnera  pas.  du  soir  au  matin,  à  la  Revision  ; 
mais  il  parlera  à  leur  imagination,  les  préparera  à  la 
venue  de  la  Justice. 

Les  passions,  selon  Duclaux,  si  Zola  ne  les  avait 
point  fouettées  d'un  tel  coup,  auraient  coulé  au  fond. 
Apparemment.  Mais  quelles  passions  ?  Les  pires  au- 
raient-elles coulé?  Elles  étaient  triomphantes.  L'armée, 
peut-être,  eût  repris  son /ja/s//y/e  sillon.  Mais  l'Eglise? 
mais  les  Congrégations? 

Ce  silence  soudain,  après  ce  grand  effort,  eût  paru 
un  aveu  de  découragement,  d'impuissance,  et,  pire 
encore,  l'aveu  d'un  doute  :  «  Après  tout,  Dreyfus  est 
<:oupable,   » 

La  constitution  de  Renan  :  Un  aréopage,  une  acadé- 
mie d'hommes  très  instruits,  très  équitables,  absolument 
désintéressés,  sauf  du  bien  public,  pour  donner  à  un 
pays  des  lois  et  pour  les  appliquer,  n'est  qu'un  rêve. 
Chacune  des  grandes  étapes  de  l'humanité,  avant  de  la 
franchir,  il  a  fallu  cent  batailles.  Le  monde  lui-même, 
d'où  est-il  sorti  ?  De  révolutions  successives. 

Etrange  révolutionnaire,  en  tous  cas,  et  d'une  espèce 
nouvelle,  que  cet  homme  jusqu'alors  si  éloigné  de  la 


LA    CRISE    MORALE  243 

place  publique,  qui,  bien  loin  de  faire  appel  à  la  force, 
ne  fait  appel  qu'à  la  loi,  et  dont  l'intolérable  audace 
consiste  à  réclamer  des  juges.  Une  juridiction  d'excep- 
tion a,  par  deux  fois,  rendu  dans  l'ombre  des  verdicts 
d'où  est  sorti  tout  ce  trouble.  «  Procédures  secrètes 
faites  sur  pièces  que  l'accusé  ne  voit  pas,  pièces  non 
communiquées,  et  témoins  non  confrontés  »,  tous  ces 
abus  «  barbares  »  que  dénonçait  le  mémoire  de  Du  Paty 
l'ancien  pour  trois  hommes  condamnés  à  la  roue  (i), 
la  justice  militaire  les  a  rétablis.  De  telles  pratiques, 
qu'on  croyait  abolies,  sont  impossibles  avec  l'ordinaire 
justice  civile.  Zola  s'adresse  à  elle. 

S'il  fut  jamais  une  agitation  légale,  ce  fut  celle-là. 

Mais,  précisément,  ce  qui,  toujours,  a  manqué  à  la 
France,  l'une  des  patries  du  Droit  idéal,  c'est  le  sens  de 
la  loi. 

«  Notre  forteresse,  c'est  notre  loi  1  »  disent  les 
Anglais. 

Les  vrais  révolutionnaires,  au  sens  exact  du  mot,  ce 
sont  ceux  qui  violent  la  loi,  ou  qui,  —  parce  quds  sont 
la  Force  et  le  Nombre,  —  couvrent  systématiquement 
l'illégalité. 

Que  demande  cet  enragé,  ce  fol,  ce  mauvais  citoyen  ? 
Simplement  que  la  France,  la  République,  rentrent  dans 
la  Loi. 

Comme  il  m'arriva  d'exprimer  ces  idées,  je  fus  accusé 
d'avoir  dit,  dans  les  couloirs  de  la  Chambre,  que  Méline, 
en  se  refusant  àfairela  Revision,  provoquerait  «uncham- . 
bardement  général  (2)  »>.  Pour  authentiquer  ce  men- 
songe, on  nommait  les  membres  de  la  Droite  (3)  à  qui 

(1)  Mémoire,  117.  Voir  ce  que  dit  Michelet  iRévolulion,  I,  217) 
de  ce  <'  passage  vraiment  éloquent  ». 

i2;  Libre  Parole,  Soir,  Inlransigeanl,  etc.,  du  19  janvier  1898. 
(3/  Georges  Berry,  Dupuylrem,  René  Gautier,  de  Lanjuinais. 


244  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

j'aurais  tenu  ce  propos.  Ils  eurent  la  loyauté  de  joindre 
leur  démenti  au  mien  (i).  Ce  mot  n'était  pas  de  mon 
vocabulaire,  mais  il  resta. 


VI 


Moins  d'une  semaine  après  la  lettre  de  Zola,  Clemen- 
ceau constatait  :  «  Le  Syndicat  grandit  (2).  » 

Il  grandissait,  en  effet,  et  par  la  seule  vertu  du  plus 
puissant  ferment  qui  soit  au  monde  :  l'action. 

En  quelques  jours,  des  centaines  d'adhésions  arri- 
vèrent à  Zola,  à  la  pétition  pour  la  Revision  (3)  que  lui- 
même  il  avait  signée,  le  second,  avec  Duclaux  (4).  Et 
ces  adhésions  étaient  publiques.  Soi-même,  on  donnait 
son  nom,  on  se  proclamait  «  ami  du  traître  »  et  «  vendu 
aux  juifs  ». 

Les  cercles  catholiques  avaient  organisé  des  mani- 
festations que  la  police,  d'abord,  laissa  faire.  Chaque 
soir,  des  bandes  de  jeunes  gens,  étudiants  ou  se  disant 
tels,  manifestaient  dans  les  rues  et  «  conspuaient  »  le 
Syndicat. 

Et,  chaque  matin,  les  journaux  publiaient  de  nou- 
velles listes  de  protestation  ;  maintenant  que  la  foule 

(i)  Agence  nationale  du  21  janvier  i8g8. 

(2)  Aurore  du  18. 

(3'  Elle  était  ainsi  conçue  :  "  Les  soussignés,  protestant  contre 
la  violation  des  formes  juridiques  au  procès  de  1894,  contre  les 
iniquités  qui  ont  entouré  lan'aire  Esterhazy,  persistent  à  de- 
mander la  Revision.  »  Les  signatures  furent  recueillies  par  un 
groupe  de  jeunes  écrivains,  Gregh,  Elie  et  Daniel  Halé^^■, 
André  Rivoire,  Jacques  Bizet,  Marcel  Proust,  etc. 

i4)  Il  y  en  eut  une  autre  sous  forme  de  pétition  à  la  Chambre 
demandant:  «  le  maintien  des  garanties  légales  des  citoyens 
contre  tout  arbitraire. . .  » 


LA    CRISE    MORALE  245 

ameutée  faisait  publiquement  lappel  des  traîtres  et  des 
flétris,  il  se  trouva  jusqu'à  trois  mille  citoyens  pour  ré- 
pondre :  «  Présents  (i).  » 

Toutes  ces  convictions  jusqu'alors  captives,  qui 
s'étaient  formées  en  silence  depuis  trois  mois,  mais 
non  sans  souffrance,  l'acte  de  Zola  les  a  délivrées.  Elles 
se  fussent  fait  honte  désormais,  si  elles  étaient  restées 
cachées,  si  elles  n'avaient  pas  réclamé  leur  part 
d'opprobre. 

Rien  ne  les  y  obligeait  hier.  Aujourd'hui,  le  courage 
de  Zola,  s'offrant  aux  coups,  eût  transformé  leur  sym- 
pathie muette  en  lâcheté.  La  joie  fut  de  crier  sa  pensée, 
de  l'avoir  criée. 

Dans  cette  histoire  de  la  conquête  de  la  justice,  il 
faudrait  pour  être  juste  dire  tous  ces  noms,  illustres 
ou  inconnus,  ou  n'en  dire  aucun.  Citons  seulement 
quelques-uns  des  premiers  inscrits  :  le  grand  chimiste 
Grimaux,  Anatole  France,  le  vieux  Frédéric  Passy, 
à  demi-aveugle,  l'apôtre  de  la  paix  ;  des  artistes,  Galle, 
Claude  Monet,  Clairin,  Roll,  Carrière  ;  quelques  poètes  : 
Ratisbonne,  Rouchor,  Barbier  ;  des  philosophes:  Séail- 
les.  Desjardins  ;  des  médecins,  Hervé,  Delbet,  Reclus, 
Richet  ;  surtout  des  membres  du  haut  enseignement, 
des  savants,  Charles  Friedel,  Havet,  Darlu,  Bréal, 
Gaston  Bonnier,  Charles  Lauth,  Alexandre  Bertrand, 
Emile  Bourgeois,  Pécaut,  Lucien  Herr,  Stapfer,  le  fds 
et  le  gendre  de  Renan  (2). 

On  évoquait  les  grands  disparus.  Qui  eût  combattu 
pour  la  justice"?  Hugo,  certainement  (3)  et  Renan.  Pour 


(1    Livre  d'hommage  des  lettres  françaises  à  Zola,  33  à  61. 
2)  «  La   liste   des  intellectuels  est  faite   d'une   majorité   de 
nigauds.  »    Barrés,  dans  le  Journal  du  i"'  février  i8g8.| 

(3)  "  Si  Hugo  était  là  !  «  disait  Mme  Lockroy  qui  avait  été  sa 
belle-fdle.  ;Ajalbert,  dans  les  Droits  de  r homme  du  3  février.) 


246  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

d'autres,  on  disputait.  Leurs  familles,  leurs  élèves,  la 
famille  intellectuelle,  celle  de  Taine,  celle  de  Pasteur 
étaient  divisées. 

Les  protestataires  furent  accablés  d'injures,  nomina- 
tivement dénoncés  comme  de  mauvais  Français.  Ils  n'en 
éprouvèrent  de  tristesse  que  pour  ce  peuple  aveuglé. 
Ils  eurent  le  sentiment  d'être  de  ce  petit  nombre  de 
justes  qui,  si  souvent,  à  eux  seuls,  ont  sauvé  l'honneur 
d'un  pays  coupable.  Une  allégresse  les  poussait  en 
avant  :  la  certitude  de  la  vérité.  Ils  trouvaient  leur 
consolation  des  outrages  dans  la  satisfaction  du  de- 
voir rempli,  leur  récompense  en  eux-mêmes.  Quiconque, 
plus  tard,  a  cherché  une  autre  récompense  que  d'avoir 
eu  sa  place  dans  une  telle  bataille,  est  indigne  d'y  avoir 
combattu;  il  déchire,  lui-même,  la  meilleure  page  de 
sa  vie. 

Comme  les  premiers  pétitionnaires  pour  la  Revision 
étaient  des  hommes  de  lettres  et  des  hommes  de 
science,  on  les  désigna  du  nom  d'intellectuels.  Le  mot 
traînait,  depuis  quelque  temps,  dans  de  petites  revues 
littéraires  ;  de  jeunes  contempteurs  de  la  politique  se 
l'appliquaient  pour  marquer  leur  supériorité  sur  le  reste 
des  humains.  Il  fut  repris,  on  ne  sait  par  qui  (i),  avec 
une  nuance  marquée  de  dédain,  celui  du  Sabre  pour  la 
Raison  (2).  Mais  les  hommes  qu'on  désignait  ainsi, 
acceptèrent  l'étiquetteavec  joie,  comme  firent  lesGueux 
de  Hollande,  et  non  sans  un  certain  orgueil  qui,  chez 


(1)  Anatole  France  observa  que  c'était  du  mauvais  français  : 
ce  mot  "  voulant  dire  :  qui  appartient  à  Tintellect,  ne  peut  sap- 
pliquer  qu'à  une  faculté  de  l'esprit  »  ;  «  on  ne  peut  pas  en  faire 
une  qualité  des  personnes  ».  —  Le  mot  avait  cependant  été 
employé  dans  ce  sens,  dès  1879,  par  Maupassant. 

(2)  Christian  Schefer,  La  Crise  actuelle,  79  :  «  Ln  flétrissant  du 
nom  d'intellectuels...  » 

< 


LA    CRISE    MORALE  247 

quelques-uns,  demi-savants  ou  demi-lettré3  1 1),  ou 
grisés  d'un  bruit  insolite,  ne  laissa  pas  d'être  agaçant. 
Il  était  bien  d'avoir  quitté  son  cabinet,  son  laboratoire, 
sa  chaire,  pour  descendre  sur  la  place  publique  et 
protester  contre  les  violences  du  pouvoir  et  de  la  foule. 
On  eût  souhaité  parfois,  chez  ces  intellectuels,  plus 
d'intelligence  des  sentiments  et  des  passions  qui 
animaient  le  gros  du  peuple  ;  il  se  trompait,  mais  son 
erreur  était  noble  :  se  refuser  à  croire  que  les  chefs 
de  l'armée  et  de  la  République  fussent  capables,  de 
propos  délibéré,  par  intérêt  personnel  ou  de  caste,  ou 
de  parti,  d'affirmer  la  culpabilité  d'un  malheureux 
qu'ils  savaient  innocent.  Le  patriotisme,  même  s'il 
s'égare,  il  faut  le  saluer. 

Cette  aristocratie  de  la  pensée  ne  fut  pas  indemne 
des  travers  qui  sont  ceux  des  autres  aristocraties,  celles- 
ci  trop  fières  de  leur  argent  ou  de  leur  naissance,  elle 
de  sa  culture.  Ici  encore,  les  vrais  savants  furent  les 
plus  modestes,  comme  un  descendant  authentique  des 
croisés  a  moins  de  morgue  qu'un  duc  du  pape  ou  qu'un 
marquis  portugais. 

C'était  chose  ofîensante  qu'un  parti  s'attribuât  le 
monopole  du  patriotisme,  accusât  l'autre  d'être  traître 
à  la  nation.  Il  n'y  avait  pas  moins  d'injuste  prétention 
à  considérer  tous  ses  adversaires  comme  des  êtres  de 
conscience  et  de  moralité  inférieures. 

Beaucoup  de  professeurs  de  l'enseignement  secon- 
daire, qui  eussent  voulu  élever  la  voix  comme  leurs 
confrères,  plus  libres,  des  Facultés,  se  taisaient  pour 
éviter  de  cruelles  disgrâces.  Rambaud,  ministre  de 
l'Instruction  publique,   les  eût  envoyés   «    pourrir  au 


(i)  Barrés   Journal,  du  i<"  février)  les  appelait  les  «  demi-intel- 
lectuels ». 


248  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

fond  de  la  Bretagne  (i)  ».  Toutefois  (il  faut  le  dire)  le 
plus  grand  nombre  des  hommes  d'étude,  écrivains,  pro- 
fesseurs et  presque  tous  les  artistes  (2)  partagèrent 
eux-mêmes  l'erreur  populaire,  quelques-uns,  assuré- 
ment, parce  que  les  basses  passions  ne  leur  étaient  pas 
étrangères,  la  plupart  pour  des  raisons  qui  n'avaient 
rien  de  honteux.  Le  plus  commun  défaut,  c'est  le  défaut 
de  jugement.  L'absence  desprit  scientifique  est  fré- 
quent chez  les  lettrés,  même  chez  les  savants.  Sortez- 
les  de  leurs  études  coutumières,  ils  ne  raisonnent  pas 
mieux  que  la  foule  ignorante  et  grossière.  Les  uns  ne 
se  donnèrent  pas  la  peine  de  juger  par  eux-mêmes, 
trouvant  plus  commode  d'accepter  des  opinions  toutes 
faites  ;  aux  autres,  l'intervention  d'un  profane,  leur 
propre  intervention  dans  une  question  de  justice  mili- 
taire, «  parut  aussi  déplacée  que  le  serait  celle  d'un 
colonel  de  gendarmerie  »  dans  une  question  littéraire 
ou  scientifique  (3  . 

Il  était  facile  de  montrer  ce  qu'une  pareille  spéciali- 
sation des  esprits  avait  d'excessif.  L'n  romancier  don- 
nant des  leçons  de  tactique  à  un  général  serait  ridicule. 
Ouelle  compétence  spéciale  exige  la  solution  juridique 
de  l'afTaire  Dreyfus?  Elle  eût  été  de  la  compétence  du 
jury,  c  est-à-dire  de  tout  le  monde,  si  Dreyfus  lou  Ester- 
hazy)  avait  été  accompagné  d'un  complice  civil. 

La  jeunesse  des  Écoles  se  divisa,  dans  les  mêmes 
proportions,  à  peu  près,  que  ses  maîtres.  Le  Comité  des 
étudiants  ayant  protesté  contre  Zola,  d'autres  étudiants, 
de  la  même  association,  blâmèrent  ce  comité,  félicitè- 
rent l'écrivain. 


(1,  Confession   d'un  universitaire  à  Clemenceau.  (Aiwore  du 
18  janvier  1.898.; 

•2    Rodin,  Falguières,  Henner,  Puvis  de  Chavannes,  etc. 
(3,  BnuNETitRE,  Après  le  Procès,  1,  note  I  ;  C  Schefer,  8i. 


LA    CRISE    MORALE  249 

En  province,  partout  où  il  y  avait  des  facultés  catho- 
liques, la  scission  fut  très  nette.  A  Lille,  les  élèves  des 
établissements  libres  brûlèrent  Zola  en  effigie.  Les 
élèves  des  Facultés  de  l'État  répondirent  par  des  contre- 
manifestations  (i).  Les  uns  et  les  autres,  ils  avaient, 
pour  début  dans  la  vie,  la  plus  grande  alfaire  judiciaire 
du  siècle.  Toutes  ces  têtes  chauffaient. 


VII 


On  ne  parlait  plus  que  de  l'Affaire.  Elle  occupait  tous 
les  esprits.  Deux  ans  durant,  les  livres,  les  romans 
même,  furent  délaissés.  Quel  roman  comparable  à  celui 
que  chacun  vit  au  jour  le  jour  !  On  ne  lisait  plus  que  les 
journaux.  Ils  s'élevèrent,  dans  les  deux  camps,  à  des 
tirages  qu'on  n'avait  pas  encore  connus. 

Duclaux  publia  ses  Propos  d'un  Solitaire.  Il  admit 
que  «  Dreyfus  avait  été  jugé  et  condamné  comme  s'il 
n'était  pas  juif  ».  Et,  partant  de  là,  il  passa  au  crible  de 
sa  critique  la  méthode  de  l'État-Major  :  s'imaginer  que 
plusieurs  incertitudes  font  une  certitude  (2). 

Depuis  un  an,  Anatole  France  esquissait  la  psycho- 
logie de  l'histoire  contemporaine  dans  une  série  de 
contes  légers  et  profonds  (3).  Il  fit  entrer  les  types  re- 
présentatifs de  l'énorme  Affaire  dans  ce  petit  roman, 
ou,  plutôt,  il  dessina  aux  marges  de  celte  histoire  des 
croquis  si  définitivement  exacts  qu'ils  parurent  des  ca- 
ricatures. Sans  colère,  avec  un  élégant  détachement  des 

(i)  19  janvier  1898. 

(9)  Siècle  des  22  janvier  et  jours  suivants. 

(3_i  L'Orme  du  mail,  le  Mannequin  d'osier,  V Anneau  d'amélhysle. 


250  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

choses  qui  ajoutait  à  son  ironie,  il  pénétrait  au  tré- 
fond  des  sottises  et,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher,  en  dé- 
montait le  mécanisme.  Comme  dans  la  plupart  des 
affaires  des  hommes,  il  y  avait  dans  celle-ci  beaucoup 
plus  dignorance  et  de  bêtise  que  de  malice.  Lui-même, 
sousles  traits  du  philosophe  Bergeret,  s'il  tenait  pour  la 
Justice,  il  n'espérait  point  qu'elle  serait  victorieuse,  et 
il  rappelait  tant  d'anciennes  défaites  du  Droit,  sans  inu- 
tile amertume  : 

Les  vérités  scientifiques  qui  entrent  dans  les  foules  s'y 
confinent  comme  dans  un  marécage,  s'y  noient,  n'éclatent 
point  et  sont  sans  force  pour  détruire  les  erreurs  et  les 
préjugés...  Jamais  la  vérité  n'entame  beaucoup  le  men- 
songe. Elle  est  le  plus  souvent  exposée  à  périr  obscuré- 
ment sous  le  mépris  ou  l'injure.  Le  mensonge  étant  mul- 
tiple, elle  a  contre  elle  le  nombre.  Le  peuple,  le  pauvre 
«  Pecus"  ne  réfléchit  pas.  Il  est  injuste  de  dire  qu'il  se 
trompe,  mais  tout  le  trompe.  Son  aptitude  à  l'erreur  est 

considérable Cependant,  tout    est   po'ssible,  même   le 

triomphe  de  la  vérité  (i). 

Ceschroniques  paraissaient  dans  l'un  desjournaux(2)i 
qui  soutenait  avec  le  plus  de  passion  la  chose  jugée, 
l'infaillible  État-Major. 

J'adressai  une  lettre  ouverte  au  ministre  de  la  Jus- 
tice sur  la  communication  de  pièces  secrètes  au  pro- 
cès de  Dreyfus  3  .  Billot,  Méline.  affirmaient  que  Drey- 
fus avait  été  régulièrement  condamné.  Je  démontrai 
(par  les  récits  imprudents  des  journaux  de  TÉtat-Major  ; 
par  la  confidence  de  Salles  à  Démange,  que  je  racontai 
pour  la  première  fois  ;   par  le  rapport  de  Ravary  lui- 


.1)  L'Anneau  d'améthyste,  loi,  198,  2G1, 
(2)  Dans  VÉcho  de  Paris. 
13   Siècle  du  i4  janvier  1898. 


LA    CRISE    MORALE  251 

même  qui  désignait  la  pièce  secrète)  que  rillégalité 
était  certaine,  flagrante.  En  conséquence,  je  demandais 
au  garde  des  Sceaux  de  saisir  la  Cour  de  cassation. 

Le  ministre  (^Milliard)  laissa  ma  requête  sans  réponse. 
Je  constatai,  dans  une  seconde  lettre,  cet  aveu  par  le 
silence. 

Dreyfus,  jusqu'alors,  était  apparu  dans  les  récits  des 
journaux  comme  un  être  sournois  et  bas,  qui  toujours 
avait  répugné  à  ses  camarades,  suant  le  mensonge  et 
la  trahison,  si  bien  qu'il  était  incompréhensible  qu'on 
ne  l'eût  pas  soupçonné,  surveillé  plus  tôt.  Il  avait  eu 
des  amis  avant  le  drame  ;  mais  depuis,  sauf  deux  ou  . 
trois,  ils  ne  le  voyaient  plus  qu'à  travers  sa  condamna- 
tion et,  lâchement  ou  inconsciemment  (mais  rien  de 
plus  humain),  ils  ajoutaient  à  sa  flétrissure  leurs  médi- 
sances. 

J'obtins  enfin  de  Lucie  Dreyfus  qu'elle  me  laissât 
publier  les  lettres  du  malheureux,  ces  preuves  morales 
qu'elle  n'avait  plus  le  droit  de  ne  pas  verser  au  dossier, 
dans  ce  grand  débat  devant  le  monde  (i). 

Boisdelïre,  Gonse,  Lebon,  Picquart  (à  l'époque  où  il 
croyait  Dreyfus  coupable)  les  avaient  lues  d'un  œil 
sec.  Les  scribes  obscurs  du  ministère  des  Colonies,  qui 
les  transcrivaient  tous  les  mois,  depuis  que  Lebon  avait 
prescrit  de  ne  plus  communiquer  les  originaux,  avaient 
été  plus  psychologues  (2).  Plus  d'une  fois,  enaccomplis- 

:  1;  Les  Lettres  d'un  Innocent  parurent  dans  le  Siècle,  19  jan- 
vier 1898  et  jour;5  suivants. 

2)  Ranc  protesta,  à  nouveau,  contre  cette  inepte  précaution  : 
«  A  qui  ferez-vous  croire,  sordides  tyranneaux  du  ministère 
des  Colonies,  que  Dreyfus,  dans  les  rares  et  courtes  entrevues 
qu'il  a  eues  avec  sa  femme,  sous  l'œil  inquisitorial  des  geô- 
liers, ait  pu  convenir  avec  elle  de  signes  orthographiques  de 
convention,  d'un  langage  chiffré,  la  chose  du  monde  la  plus 
compliquée  1  Geôlier,  soit  1  monsieur  Lebon,  mais  non  pas  bour- 
reau et  lourmenleur  de  femmes  !»  [Radical  du  20  janvier  1898] . 


252  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sant  leur  besogne,  des  larmes  leur  montèrent  aux  yeux. 
Maintenant,  tous  ceux  qui  les  lisent  en  sont  remués. 

Dans  ce  monument,  l'un  des  plus  beaux  qui  soit  de 
la  misère  humaine,  pas  un  mot  de  haine  ou  df»  révolte  ; 
rien  qu'une  clameur  continue,  inlassable,  vers  la  Jus- 
tice, qu'un  long-  cri  de  douleur  et  de  vérité,  et  toujours 
le  même,  <<  comme  si  la  protestation  de  la  conscience, 
à  force  de  se  répéter,  ressemblait  enfin  à  une  plainte  de 
la  nature  (i)    ». 

Ce  cri  déchira  bien  des  cœurs,  entra  dans  bien  des 
cerveaux. 

Les  hommes  d'Esterhazy  eux-mêmes,  Drumont,  Ro- 
chefort,  Judet,  se  turent  devant  ce  sanglot.  Par  prudence, 
ils  ne  reproduisirent  pas  une  ligne  de  ces  lettres  trop 
éloquentes,  où  l'innocence  éclatait.  Il  n'y  avait  pas  que 
des  brutes  parmi  leurs  lecteurs,  Même  enragées  de 
haine  contre  les  juifs,  les  femmes  n'eussent  pu  retenir 
leurs  pleurs.  Et  c'est  l'habitude  des  bourreaux  de  mettre 
un  bâillon  à  leurs  victimes. 

D'autres  aussi  se  turent,  non  par  calcul,  mais  par 
simple  lâcheté  :  les  grands  et  les  petits  maîtres  de  la  cri- 
tique littéraire.  Ils  s'agenouillaient  devant  ^i  toute  la 
souffrance  humaine  »  des  héroïnes  de  roman.  De  cette 
sublime,  mais  vivante  douleur^  ils  détournèrent  les 
yeux. 

L'horreur  du  décor,  de  l'îlot  perdu,  où  l'innocent  ago- 
nisait dans  le  tombeau,  ajouta  à  la  pitié. 


(i)  jAURt;s.  Les  Preuves,  53.  —  «  Ces  leltres  sont  admiraliles. 
Je  ne  connais  pas  de  pages  plus  hautes,  plus  éloquentes.  C'est 
le  sublime  dans  la  douleur,  et,  plus  tard,  elle  resteront  comme 
le  monument  impérissabl»^,  lorsque  nos  oeuvres,  à  nous  écri- 
vains, auront  peut-être  sombré  dans  l'oubli.  L'homme  qui  a 
écrit  ces  lettres  ne  peut  être,  un  coupable.  Lisez-les,  monsieur 
Brisson,  lisez-les  un  soir,  avec  les  vôtres,  au  foyer  domestique. 
Vous  serez  baigné  de  larmes.  »  (Zola,  La  Vérilé  en  marche,  120.) 


LA    CRISE    MORALE  253 

Faure.  Mercier,  comprirent,  quelle  faute  ils  avaient 
commise  en  mettant  l'homme  là.  sur  ce  rocher,  au 
milieu  de  locéan,  si  haut,  concentrant  les  regards  ;  on 
Tv  vovait  de  toute  la  terre. 


VIII 

Le  peuple  des  villes  ne  prit  pas  feu. 

Cela  étonna  fort,  et  surtout  à  létrang-er,  où  l'impé- 
tueuse générosité  du  prolétariat  français  était  légen- 
daire, toujours  prompt  à  prendre  le  parti  du  faible 
contre  le  fort,  enthousiaste  des  belles  causes,  ivre  d'idéal. 
Visiblement,  ce  génie  fléchissait. 

Il  y  avait  à  ce  phénomène  une  cause  profonde, 
physiologique  :  l'alcoolisme.  II  affaiblit  les  facultés  in- 
tellectuelles et  morales,  pèse  d'une  lourde  tyrannie  sur 
la  pensée.  La  plume,  la  parole,  ne  s'adressent  plus  à  des 
esprits  aussi  libres  qu'autrefois. 

Une  autre  cause,  c'était,  depuis  trop  longtemps, 
depuis  trop  d'années,  que  dis-je  ?  depuis  trop  de  siècles, 
une  accumulation  trop  lourde  de  déceptions  dans  la 
lutte  du  travailleur  contre  la  misère  et  la  tyrannie.  A 
vouloir  d'un  coup  d'épaules,  comme  ils  en  eurent  tant 
de  fois  l'illusion,  renverser  la  montagne  d'iniquités, 
inaugurer  le  règne  de  la  justice,  le  millénaire  qui  fuit 
toujours,  combien  étaient  morts  à  la  peine,  déportés, 
fusillés  !  .Maintenant,  ils  s'étaient  bronzés.  Ils  ont 
tant  souffert,  tant  vu  souffrir,  vu  tant  d'actes  arbitraires 
et  de  cruautés  !  Qu'importe  une  misère  de  plus,  une 
injustice  de  plus,  accidentelles  ?  Celles  dont  souffre 
le  peuple  sont  permanentes. 

Et.  surtout,  quand  la  victime  appartient  à  la  classe 


254  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ennemie,  non  seulement  un  bourgeois  et  un  riche,  mais 
un  juif  et  un  officier.  Le  faubourg,  lui  aussi,  eut  ses 
Ponce-Pilate  :  <<  Dreyfus  nous  aurait  massacrés  comme 
les  autres.  C'est  une  querelle  de  soldats.  Laissons  les 
bourgeois  s'occuper  des  bourgeois.  Ce  n'est  pas  notre 
affaire.  S'il  s'agissait  d'un  ouvrier,  qui  s'en  occupe- 
rait (i)  ?  » 

Ce  fut  l'argument  empoisonné.  Dans  l'égoïsme  am- 
biant, il  porta  longtemps,  aiguis;  par  les  antisémites, 
par  Rochefort  qui  avait  conservé  une  clientèle  ouvrière 
et  ne  se  lassait  pas  de  dénoncer  le  complot  des  puis- 
sances d'argent  en  faveur  de  leur  juif.  Les  promoteurs 
de  l'entreprise,  qui  sont-ils  ?  Des  bourgeois,  sénateurs 
€t  députés,  qui  ont  voté  les  lois  sur  les  menées  anar- 
chistes, les  lois  scélérates  [2). 

D'autres  encore,  démocrates  chevronnés,  que  le 
peuple  croyait  des  esprits  généreux,  parce  qu'ils  en 
avaient  le  vocabulaire,  entretinrent  ces  rancunes  : 
«  Et  il  ne  se  trouve  pas,  clamait  Pelletan,  dans  ce  pays, 
jadis  fameux  par  son  bon  sens,  un  formidable  entraî- 
neur national  pour  crier  à  tous  ces  gens-là,  cléricaux 
et  hommes  d'argent  :  Vous  nous  écœurez  et  vous  nous 
indignez  les  uns  et  les  autres  I  Vous  livrez  la  patrie 
française,  les  uns  et  les  autres  (3)  !   » 

Les  députés  socialistes  dénoncèrent,  dans  un  mani- 
feste, «  l'équivoque  antisémite  «  et  l'insolence  de  l'Etat- 
Major,  «  recruté  par  les  Jésuites  ».  Mais,  comme  Jaurès, 
lui-même,    et    Guesde,    Deville,     Viviani,     Millerand, 


(i)  C'est  ainsi  que  les  socialistes  eux-mêmes  résument  la 
pensée  des  ouvriers  :  Clemenceau,  L'Iniquité.  i38;  Jairès,  Les 
Preuves.  "12:  Lagardelle.  Le  Socialisme  et  l' A/faire  Dreyfus,  dans 
le  Mouvement  socialiste,  n»  3. 

(2)  Scheurer,  Traricux  et  moi. 

(3)  Lanterne  du  21  janvier  189S. 


LA    CRISE     MORALE  265 

Rouanet,  croyaient  encore  politique  de  ne  pas  se  brouil-. 
1er  avec  les  démagog-ues,  ils  ajoutèrent  :  «  Dreyfus  ap- 
partient à  la  classe  capitaliste,  à  la  classe  ennemie... 
L'affaire  Dreyfus  est  devenue  le  champ  clos  de  deux 
fractions  rivales  de  la  classe  bourgeoise  :  les  opportu- 
nistes et  les  cléricaux.  Ils  sont  d'accord  pour  duper  et 
mater  la  démocratie.  Entre  Reinach  et  de  Mun,  gardez 
votre  liberté  entière  (i)  !  » 

Ranc,  Lacroix,  Clemenceau  s'inscrivirent  en  faux 
contre  un  tel  acte  de  faiblesse  :  «  Erreur  !  Mensonge  ! 
L'affaire  d'un  seul  est  l'affaire  de  tous  !  »  Mais  le  peuple 
fut  lent  à  les  entendre. 

On  voudrait  dire  qu'un  grandmouvement  de  pitié,  de 
bonté,  l'entraîna.  Il  n'en  fut  rien.  Les  groupements  socia- 
listes furent  presque  seuls  à  se  mettre  en  mouvement, 
et  ce  qui  les  décida,  ce  fut  l'argument  pratique  :  l'inté- 
rêt. Il  renversa,  retourna  l'argument  d'indifférence,  né 
de  la  haine  des  classes.  Non  seulement  il  importe  au 
prolétariat  de  «  décourager  les  violences  et  les  illégalités 
des  conseils  de  guerre  avant  qu'elles  deviennent  une 
sorte  d'habitude  acceptée  de  tous  »  ;  mais  il  dépend  du 
peuple  que  Dreyfus,  ce  bourgeois,  ce  soldat  obstiné, 
devienne  entre  ses  mains  un  instrument  sûr  pour  frapper 
«  les  Etats-Majors  rétrogrades  »  ,  pour  «précipiter  le  dis- 
crédit moral  et  la  chute  de  la  haute  armée  réaction- 
naire (2)  ». 

Si  les  socialistes,  mais  nullement  tous  les  socialistes, 
nullement  la  majorité  des  travailleurs,  entrèrent  dans 
l'Affaire,  ce  fut  dans  ce  dessein.  Les  chefs,  qui  les  pous- 
sèrent dans  la  mêlée,  orateurs  et  écrivains,  furent  tou- 
jours réduits  à  s'excuser  d'être  accessibles  à  la  pitié  : 

(1)  19  janvier  i8y8  (dans  tous  les  journaux). 
{■2]  C'est  ce  que  répétera  sans  cesse  Jaurès.  {Les  Preuves,  L Inté- 
rêt socialiste,  11  et  suiv.) 


256  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

«  Nous  pouvons  dans  le  combat  révolutionnaire  garder 
des  entrailles  humaines  ;  nous  ne  sommes  pas  tenus, 
pour  rester  dans  le  socialisme,  de  nous  enfuir  hors  de 
Ihumanité  (i).  »  Et  la  haine  des  classes  est  si  forte,  il 
semble  si  étrange  de  venir  en  aide  à  un  bourgeois,  que 
ces  mêmes  chefs  s'appliquent  à  dégrader  Dreyfus  de  sa 
bourgeoisie  :  i>  Il  n'est  plus  ni  un  officier,  ni  un  bour- 
geois. Il  est  dépouillé,  par  l'excès  même  du  malheur,  de 
tout  caractère  de  classe.  Il  n'est  plus  de  ces  classes  diri- 
geantes... Il  n'est  plus  de  cette  armée...  Il  est  seule- 
ment un  exemplaire  de  l'humaine  soulïrance...  Il  est  le 
témoin  vivant  du  mensonge  militaire,  de  la  lâcheté  poli- 
tique, des  crimes  de  l'autorité  (2)  ».  Le  vrai  sentiment 
des  socialistes,  on  le  trouve,  et  dans  leur  vrai  langage, 
chez  Allemane,  ouvrier  typographe,  ancien  condamné 
de  la  Commune,  quand  il  félicite  Zola  '<  d'avoir  craché 
leurs  vérités  aux  puissances  du  jour  (.3).  »  C'est  contre 
elles  qu'il  faut  marcher,  contre  «  le  sabre  et  le  goupil- 
lon (4)  »• 

Cette  rudf^  formule  va  balancer,  d'ici  quelques  mois, 
l'autre  formule  :  «  l'honneur  de  l'armée.  »  Académiques 
ou  populaires,  exacts  ou  trompeurs,  ce  sont  également 
des  mots  ailés. 

Dirai-je  que  la  fibre  sentimentale  ne  fut  pas  touchée  ? 
Elle  le  fut  aussi  ;  plus  d'un  ouvrier  s'apitoya  sur  ce 
<(  pauvre  b de  riche  ».  Des  femmes  du  peuple,  res- 
tées pratiquantes,  prièrent,  brûlèrent  des  cierges  pour 
le  malheureux.  Mais  le  mouvement  fut  surtout  poli- 
tique. 

Dans  les    réunions    publiques    (la  première,  dès  le 

[i)  Jauhès,  Les  Preuves,  i3. 

(2)  Ibid..  12. 

(3)  Aurore  du  i5  janvier  1898,  lettre  à  Zola. 

(4)  TvtiOT, Peiile  République  du  i5. 


LA    CRISE    MORALE  '  257 

i5  janvier,  deux  jours  après  la  lettre  de  Zola;,  on  dis- 
cute peu  le  cas  de  Dreyfus  ;  le  cadre  d'une  aiîaire  par- 
ticulière est  trop  étroit  pour  ces  rêveurs  du  redressement 
total.  Les  orateurs  libertaires  et  socialistes,  Sébastien 
Faure  (d'une  élégance  aussi  raffinée  dans  ses  violences 
oratoires  que  de  Mun  lui-même),  Broussouloux,  Marti- 
net, Tortelier,  sonnent  le  tocsin  des  guerres  civiles  : 
«  Nous  sommes  le  syndicat  des  opprimés,  le  syndicat 
de  la  révolte  !  »  Il  ne  suffit  pas  d'abolir  les  conseils 
de  guerre,  mais  «  les  frontières  qui  font  les  patries 
étroites  et  mesquines  (i)  ». 

Les  diatribes  contre  le  capital  étaient  bien  usées. 
Celles  contre  l'armée,  inattaquée  jusqu'alors,  eurent  le 
ragoût  de  la  nouveauté.  La  plupart  des  écrivains  socia- 
listes apportèrent,  dans  leurs  attaques,  une  violence 
extrême.  Jaurès,  presque  seul,  sut  rester  sur  les  hau- 
teurs, même  dans  ses  appels  les  plus  virulents  aux 
officiers  républicains  et  aux  soldats  :  «  Vous  savez  bien, 
leur  disait-il,  que,  dans  l'armée  de  la  République,  depuis 
vingt  ans,  les  républicains  sont  suspects  ;  que  nobles 
et  jésuites  recrutent  la  haute  armée  et  que  nul  ne 
monte  s'il  donne  son  cœur  à  la  République  (2).  » 

Mais,  autour  de  lui,  on  parla  d'un  autre  style.  Depuis 
longtemps,  les  mots,  dans  les  querelles  de  presse, 
avaient  perdu  leur  valeur.  La  vieille  urbanité  française 
mourait  des  coups  répétés  de  Cassagnac  et  de  Roche- 
fort.  Ils  avaient  fait  école.  Pour  se  faire  entendre,  il 
fallait  crier,  injurier,  —  d'un  horrible  mot:  «  engueu 
1er  ». 

Plusieurs  de  ces  écrivains  sortaient  des  séminaires, 
du  parti  catholique,  cherchaient,  même  à  leur  insu,  à 


(i)  Manifeste  du  parti  ouvrier  socialis'.c  révolutionnaire. 
(2)  Lanterne  du  22  janvier  i8y8. 


258  HISTOIKE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

le  faire  oublier  (i)  ;  daulres  étaient  des  artistes  exas- 
pérés (2.) .  Et  tous,  dune  manière  bien  française,  géné- 
ralisaient. Eux  aussi,  comme  Druraont  et  ses  congé- 
nères, identifièrent  Esterhazy  et  l'armée.  Les  premiers 
promoteurs  de  la  Revision  ont  réprouvé  cette  assimila- 
tion comme  un  blasphème,  un  sacrilège.  Ces  nouveaux 
venus  la  trouvèrent  commode. 

Ils  s'excitèrent  entre  eux,  à  l'exemple  d'un  homme 
tout  neuf  dans  le  parti  républicain,  hier  encore  monar- 
chiste déclaré  (3),  qui,  d'ailleurs,  rédacteur  à  V Aurore, 
continua  quelque  temps  à  écrire  au  Soleil,  qu'aucune 
considération  politique  ne  put  jamais  arrêter,  et  qui 
avait  gardé,  en  changeant  de  camp,  toutes  les  haines 
des  royalistes  contre  les  institutions  et  les  chefs  de  la 
République.  D'une  misanthropie  farouche,  où  il  se  com- 
plaisait et  dont  il  se  faisait  une  vertu,  jaloux  de  toutes 
les  supériorités,  se  croyant  méconnu  et  persécuté,  d'un 
immense  orgueil,  dur  et  sec,  sans  pitié  sauf  pour  les 
bètes,  Urbain  Gohier  dénonçait  les  généraux  «  en 
bloc  ».  Ils  dilapident  les  millions  de  la  défense  natio- 
nale, «  n'ont  jamais  connu  que  la  fuite  ou  la  reddition  », 
tous  «  fuyards  et  capitulards  »,  «  Kaiserlicks  »,  «  qui 
n'ont  remporté  de  victoires  que  sur  les  Français  »,  «  gé- 
néraux de  débâcles  »  avec  leur  cortège  de  filles  entrete- 
nues et  de  «  chasseurs  de  Sodome  (4)  »•  II  savait  sa 
langue,  écrivait  d'un  style  nerveux,  saccadé,  qui  était 

(1)  Turot,  Guinaudeau. 

(2)  Ajalberl  écrivit,  le  '^Z  janvier  1898,  dans  les  Droiis  de 
l'Homme  :  «  On  ne  pourrait  pas  demander  des  comptes  aux  géné- 
raux de  qui  dépend  le  sort  de  millions  d'hommes.  Allons  donc  ! 
La  guillotine  pour  ces  généraux  !  >■ 

(3)  Il  s'était  présenté,  en  1896,  aux  élections  municipale.s 
comme  «  conservateur  libéral  ».  Le  21  août  1897,  il  écrivait 
dans  le  Soleil  :  u  Naguère,  pour  nos  maîtres,  l'Église  était 
l'ennemie » 

(4)  Aurore  des  18  janvier,  3,  16,  18,  23  février,  4  mars  1898,  etc. 


LA    CRISE    MORALE 


259 


l'homme  même,  le  loup  maigre  et  sauvage,  cherchant 
la  proie.  Parfois,  des  idées  hardies  traversaient  sa 
prose  meurtrière,  comme  des  éclairs  lumineux.  Puis,  il 
retombait  à  l'invective  monotone,  souvent  atroce.  Bail- 
leurs, inexact,  superficiel,  acceptant  de  toutes  mains, 
sans  examen,  les  anecdotes  scandaleuses,  les  pires  médi- 
sances, pourvu  qu'elles  servissent  ses  rancunes.  Il  se 
croyait  un  autre  Saint-Just  et  n'était  qu'un  autre  Roche - 
fort.  Rochefort  cadet.  Bien  que  pauvre,  probe,  désin- 
téressé, plein  de  courage,  toujours  prêt  à  se  battre, 
il  fit  si  bien  que  tant  de  fureur  parut  suspecte.  Cette 
rage  chronique,  systématique,  sembla  d'un  provocateur. 
Il  connut  lui-même  ce  soupçon  qui  s'attachait  à  lui,  le 
méprisa  avec  raison,  s'en  exaspéra  davantage.  Rien 
n'en  doit  rester. =  11  était  absolument  sincère.  Mais  il  ne 
l'eût  pas  été  qu'il  n'eût  pas  écrit  autrenient,  ni  fait 
dIus  de  tort  à  la  cause  qu'il  croyait  servir  et  pour  la- 
quelle il  fût  mort  bravement,  fièrement,  en  homme 
libre. 

Ces  violences  de  Gohier,  d'antres  encore,  ne  furent 
pas  seulement  exploitées  par  les  adversaires  de  la 
Re vision,  comme  une  'preuve  que  cette  entreprise  de 
justice  n'était  qu'une  campagne  contre  l'armée;  elles 
rejetèrent  aussi  vers  la  réaction  militaire  des  milliers 
d'ouvriers,  imbus  d'internationalisme,  mais  qui  conti- 
nuaient, quand  passait  le  clairon,  à  chanter  et  à  batti'e 
des  mains  (i). 

Le  vieux  virus  césarien  se  réveilla,  et,  très  vite,  une 
fois  de  plus,  enfiévra,  enflamma  l'organisme. 

Le  paysan  avait  lu  dans  le  Petit  Journal  (2)  que  les 

1)  Victor  Hlgo,  Les  Chùlimenls. 

i'2,  Trois  hommes  sont  reisponsables  de  cette  campagne  :  Mari- 
noni,  président  du  conseil  d'administration  du  Petit  Journal, 
et   son   principal   collaborateur.    Albert  Ellissen.  qui   savaient 


260  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

défenseurs  de  Dreyfus  Iscariole  étaient  les  complices 
de  l'étrang-er,  payés  pour  provoquer  une  nouvelle  guerre 
avec  l'Allemagne.  Il  était  encore  moulu  de  llnvasion 
Quiconque  lui  eût  parlé  de  justice,  il  l'aurait  chassé  à 
coups  de  fourche. 


IX 


Les  c'asses  moyennes,  il  y  a  un  demi-siècle,  s'étaient 
séparées  de  la  haute  bourgeoisie  quand  celle-ci,  après 
avoir  voulu  tout  le  pouvoir  pour  les  seuls  privilégiés 
de  la  fortune,  avait  passé  à  l'ennemi.  Elles  formèrent 
alors  les  cadres  de  la  démocratie  ouvrière,  comme  les 
sous-officiers  de  l'ancien  régime  avaient  formé  les 
cadres  de  l'armée  de  la  Révolution,  après  le  départ  des 
grands  chefs  pour  Coblence.  Cette  moyenne  et  cette 
petite  bourgeoisie  étaient,  pour  les  deux  tiers,  répu- 
blicaines. Comme  elles  se  renouvelaient  sans  cesse  par 
l'afflux  régulier  de  ceux  des  ouvriers  qui,  enrichis  par 
le  travail  et  l'économie,  devenaient,  à  leur  tour,  patrons 
et  bourgeois,  elles  restèrent  longtemps  en  communion 
d'idées  avec  le  peuple.  Puis,  à  leur  tour,  elles  hésitèrent. 
Les  évolutions  politiques  s'étaient  faites  à  leur  profit. 
Les  révolutionnaires  heureux  se  sont  toujours  scanda- 
lisés des  révolutions  qui  se  font  après  la  leur.  La  né- 
cessité d'une  évolution  sociale  leur  échappa.  Ces 
bourgeois,  pourvus  et  apeurés,  s'éloignèrent  du  peuple 
précisément  à  l'heure  où  ils  eussent  dû  se  pencher  vers 
lui  avec  le  plus  de  sympathie.  Las  de  politique,  de  tant 

que  Dreyfus  était  innocent,  et  leur  poite-paroles,  Judel,  ancien 
normalien,  ami  dHenrv  et  de  Drumont.  illuminé,  haineux, 
fielleux,  qui  voyait  partout  des  embûches  et  des  complots. 


LA    CRISE    MORALE  261 

d'efforls  qu'il  croyait  infructueux,  l'ouvrier  avait  tourné 
toute  sa  passion  du  mieux  vers  les  questions  sociales  ; 
et  comme  partout,  même  dans  la  science,  les  utopies 
sont  les  précurseurs  du  progrès,  il  s'était  engoué  du 
collectivisme  allemand.  Les  classes  moyennes  s'effrayè- 
rent, opérèrent  un  mouvement  de  recul. 

Cette  bourgeoisie  républicaine,  se  sentant  menacée 
dans  ses  intérêts,  se  trouvait  donc,  quand  l'affaire 
Dreyfus  éclata,  dans  une  disposition  d'esprit  assez  fâ- 
cheuse. Tout  ce  qui  apportait  un  trouble  nouveau  lui 
donnait  de  l'humeur.  Au  surplus,  depuis  la  loi  Falloux, 
elle  n'était  nullement  à  l'abri  des  influences  cléricales 
et  monacales.  Depuis  quelques  années  surtout,  elle 
n'était  point  exempte  d'antisémitisme. 

La  maladie  ne  s'était  pas  répandue  seulement  parmi 
les  commerçants  et  les  industriels,  les  petits  rentiers  et 
les  petits  boutiquiers  (ceux-ci,  de  tout  temps,  hostiles 
aux  juifs  qui  leur  faisaient  concurrence),  mais  encore 
aux  professions  libérales.  Les  microbes  sortis  de  l'en- 
crier de  Drumont  avaient  empoisonné  toute  l'atmos- 
phère ;  tous  respiraient  cet  air  vicié. 

En  même  temps,  quelque  chose  de  l'esprit  de  la  Ré- 
volution s'était  évaporé.  Pas  de  bourgeois,  il  y  a  cin- 
quante ans,  qui  ne  fût  un  lecteur  assidu  de  Voltaire.  On 
ne  le  lisait  plus.  Flaubert,  qui  n'avait  visé  que  Homais, 
avait  atteint  Voltaire.  Déjà,  le  romantisme  (qui  eut  pour 
adversaires  les  républicains  de  race)  avait  obscurci 
l'esprit  français,  abreuvé,  jusqu'alors,  aux  sources 
claires  des  classiques  et  de  l'Encyclopédie.  Enfin,  deux 
philosophes,  de  valeur  très  inégale  et  partis  de  concep- 
tions très  différentes,  mais  puissants  l'un  et  l'autre, 
Auguste  Comte  et  Taine,  avaient  porté  successivement 
une  critique  destructive  dans  l'histoire  de  la  Révolution, 
l'un  qui  n'avait  pas  cessé  de  l'admirer,  bien  qu'il  lui  re- 


2C2  HISTOIRE    DE    L  AFI  AIUE    DHEYFUS 

prochât  un  idéalisme  ingénu,  laulre  brûlant  d'une 
haine  raisonnée,  mais  qui  ressemblait  à  de  l'effroi.  Où 
de  Maistre  et  Bonald  avaient  échoué  parce  qu'ils  étaient 
catholiques,  Taine  réussit.  Il  n'était  pas  suspect  de  clé- 
ricalisme ni  de  faire  œuvre  de  parti,  puisqu'il  était 
homme  de  science  et  «  athée  (i)»;  donc,  ce  sombre 
tableau  des  Origines  de  la  France  contemporaine  était 
véridique.  Peu  de  livres  ont  exercé  une  telle  influence. 
La  Révolution,  jusqu'aloia,  avait  été,  pour  l'immense 
majorité  des  Français,  une  religion.  Elle  cessa  de  Fêtre. 
Grand  bénéfice,  dès  lors,  pour  l'Église  et  pour  la 
légende,  contre-révolutionnaire  par  excellence,  de  Napo- 
léon. A  l'exemple  des  nobles  d'autrefois  qui  avaient, 
de  leurs  propres  mains,  ébranlé  leur  maison  et  préparé 
leur  ruine,  c'étaient  des  fils  de  la  Révolution  qui  se- 
couaient les  colonnes  et  ou^Taient  la  brèche  à  l'ennemi. 
Non  point,  sans  doute,  que  l'esprit  d'examen  doive 
s'arrêter  devant  la  Révolution,  fille  de  l'esprit  d'examen, 
et  que  l'attachement  superstitieux  au  «  bloc  »  se  dis- 
tingue essentiellement  de  tout  autre  fanatisme.  Jamais 
hommes  ne  furent  plus  divisés  entre  eux  que  ceux  de 
cette  tragique  époque,  qui  se  tuèrent  1ers  uns  les  autres, 
décapitant  la  France,  et  ouvrirent  ainsi  la  voie  au  des- 
potisme, moins  par  l'hon'eur  de  leurs  excès  que  par  la 
suppression  d'eux-mêmes,  des  caractères  qui  auraient 
oiTert  à  la  tjTannie  une  résistance  efficace.  Il  est  artifi- 
ciel de  les  réconcilier  dans  la  mort.  Mais  Taine,  après 
Auguste  Comte,  en  créant  la  métaphysique  révolution- 
naire, avait  mis  en  cause  les  principes  mêmes  sur  qui  re- 
pose la  France  moderne. 

(i)  «  L'accusation  ->  d'athéisme  fut  portée  contre  Taine  pai- 
lévèque  dOiléans,  Dupanloup,  au  moment  de  la  publication 
de  son  Hisloire  de  la  lUtéralure  anglaise.  {Avert  Use  ment  aux  pères 
de  famille,  r863.) 


LA    CHISK    MORALE  263 

On  les  croyait  sacrés,  irréfutables,  démontrés  par 
toute  l'histoire  et  par  la  raison  ;  or,  un  philosophe  les 
bousculait  comme  de  la  logomachie,  les  criblait  de  sar- 
casmes. 

Le  coup  porta  si  loin,  si  profondément,  que  lEglise, 
en  retour,  pardonna  à  Taine  son  impiété,  son  matéria- 
lisme radical,  son  «  Dieu  qui  n'est  qu'une  généralité 
quelconque  (i)  ». 

L'homme  le  plus  rare  est  celui  qui  juge  les  choses  en 
elles-mêmes,  désintéressé  du  résultat,  quel  qu'il  soit, 
sauf  de  réaliser  l'exacte  vérité.  L'immense  majorité  des 
hommes  commencent  par  voiries  choses  (et  fort  sincère- 
ment) à  travers  leurs  croyances  politiques  et  religieuses, 
leurs  passions,  leurs  intérêts  de  caste  ou  de  classe,  leurs 
intérêts  personnels.  <  Otez,  leur  dites- vous,  ces  verres  de 
couleur.  »  Ils  protestent,  avec  colère,  qu'ils  n'ont  point 
de  lunettes  sur  les  yeux. 

La  noblesse  et  le  clergé  furent  tout  de  suite  una- 
nimes contre  la  Revision,  parce  qu'ils  la  tenaient  pour 
contraire  à  leurs  intérêts  et  à  une  religion  qui  a  dit  ana- 
thème  à  l'esprit  d'examen.  Il  existait  une  plus  gTande 
diversité  d'opinions  et  d'intérêts  parmi  les  classes 
moyennes.  Dès  lors,  la  scission,  qiie  l'Atïaire  opéra 
dans  la  nation,  ne  fut  nulle  part  plus  profonde  ni  plus 
cruelle. 

Au  début,  on  en  avait  discuté  comme  de  tant  d'autres 
événements,  en  apparence  ou  en  fait  plus  considérables. 
Bientôt,  on  ne  s'entretint  plus  d'autre  chose.  Puis, 
après  la  lettre  de  Zola,  il  parut  impossible,  aux  uns 
comme  aux  autres,  d'en  parler  avec  modération,  tant  le 

(i  «  Individualisée  à  cause  delà  nature  de  Vesprit  humain.» 
{Notes  philosophiques,  dans  la  Revue  de  Paris  du  i5  juillet  1902.) 
—  Ailleurs  :  «  Dieu  n'est  cause  de  rien  dans  le  monde.  »  [Cor- 
respondance, I,  352.)  —  Voir  Lillér.  Angl.,  V,  298,  29^,  etc. 


264  HISTOIHE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

fond  de  chacun  fut  bouleversé  par  l'extraordinaire 
aventure,  et  les  conversations  dégénérèrent  en  querelles. 
Un  dessin  contemporain  traduit  exactement  la  psycho- 
logie de  cette  crise.  Un  hôte  et  ses  convives,  qui  se 
sont  assis  gaiement  autour  d'une  table  bien  servie, 
tout  à  coup  s'invectivent  et  se  prennent  aux  cheveux;  la 
vaisselle  vole  en  éclats,  la  table  est  renversée  :  -<  Ils  en 
ont  parlé  (i)  !  » 

Pour  en  venir  aux  coups,  que  se  sont-ils  dit  ? 

Tant  qu'ils  se  sont  opposé  seulement  les  arguments 
de  fait,  ceux  qu'ils  ont  trouvés  dans  les  journaux  des 
deux  camps  qui  se  vantent  chacun  de  détenir  la  vérité 
et  s'accusent  réciproquement  de  mensonge,  le  débat 
s'est  poursuivi  sur  le  ton  de  la  conversation.  Mais  il 
faut  choisir,  et  comment  ? 

Le  vieil  argument  des  défenseurs  de  la  chose  jugée 
(les  sept  officiers,  etc.)  avait  énormément  grossi.  Les 
sept  officiers  étaient  devenus  quatorze  (avec  ceux  qui 
avaient  acquitté  Esterhazy,  donc  recondamné  Dreyfus)  ; 
et,  de  plus,  le  ministre  de  la  Guerre,  l'État-Major,  le  Gou- 
vernement et  les  deux  Chambres.  Tous  ces  hommes, 
militaires  ou  civils,  sont-ils  des  scélérats  ou  des  imbé- 
ciles ?  Toute  la  France  officielle  est-elle  pourrie  ou 
abrutie  ? 

Pas  de  famille  sans  officier,  sans  soldat,  doù  un  ter- 
rain merveilleusement  préparé  à  l'opinion  irraisonnée, 
beaucoup  plus  forte  que  tous  les  arguments,  qui  s'était 
cristallisée  dans  la  magique  formule  :  l'honneur  de 
l'armée. 

Cette  bourgeoisie  fut  toujours  très  patriote.  Par 
malheur,  depuis  la  guerre,  son  patriotisme  s'était  singu- 
lièrement rétréci.  Le  temps  était  loin  de  la  Marseillaise 

(i)  Dessin  de  Caran  d'Ache,  dans  le  Figaro  du  14  février  1898. 


LA    CRISE    MORALE  265 

de  la  Paix.  D'être  intervenue  dans  toutes  les  alïaires 
du  monde,  pour  y  tenter  de  grandes  entreprises  désin- 
téressées, la  France  n'a  recueilli  que  des  déboires  ;  elle 
n'admet  pas  qu'on  intervienne  dans  les  siennes.  Or, 
l'étranger  attribuant  le  bordereau  à  Esterhazy,  il  est  de 
Dreyfus.  — C'est  le  patriotisme  humilié  des  vaincus.  — 
Si  vous  ne  comprenez  pas  pourquoi,  c'est  que  vous 
n'avez  pas  le  cerveau  fait  comme  celui  des  vrais  Français  : 
<»  Il  y  a  une  frontière  entre  vous  et  moi,  dit  Barrés  à 
Zola,  Vénitien  déraciné.  Quelle  frontière  ?Les  Alpes(i).  » 

Montée  à  ce  ton,  la  conversation  n'est  plus  qu'une 
rixe.  La  riposte  n'est  pas  moins  vive  :  «  Pour  le  patrio- 
tisme, il  faut  une  patrie.  Il  n'y  a  pas  de  patrie  sans  jus- 
tice. Ceux-là  seuls  aujourd'hui  sont  des  patriotes 
clairvoyants  qui  montrent  la  France  elle-même  mena- 
cée par  le  privilège  d'infaillibilité  galonnée  qui,  hier, 
nous  a  perdus,  qui,  demain,  nous  conduirait  aux  abîmes. 
Les  bons  Français,  c'est  nous  (2).  » 

Entre  des  manières  aussi  opposées  d'envisager  un 
même  fait  et  les  conséquences  qui  en  résultent,  il  n'y 
a  pas  de  conciliation  possible.  Peut-être,  si  la  division 
portait  seulement  sur  une  question  judiciaire  ou  poli- 
tique, il  y  aurait  moyen  de  continuer  à  vivre  ensemble. 
Mais  le  fossé  s'élargit  encore. 

D'une  part,  certains  adversaires  de  la  Revision  se 
persuadèrent  que  leurs  contradicteurs,  amis  d'hier  et 
d'avant-hier,  défendaient  sciemment  un  traître,  parce 
qu'ils  étaient  payés  ;  Zola,  pour  sa  part,  n'a-t-il  pas 
touché  deux  millions  (3)  ?  Et  ils  rompirent  avec  ces 

(i)  Journal  du  1"  février:  Scènes  et  doctrines  du  nationalisme, 
40.  —  Guinaudeau  dans  l'Aurore  du  2  février)  dit  que  Barre? 
était  lui-même  dorigine  juive  :  «  Son  nom  est  un  nom  sémite 
de  Lisbonne.  » 

(■2)  Clemenceau,  Aurore  du  17  janvier  1898. 

,3)  0 "était  le  bruit  public.  Cependant,  on  variait  sur  le  chiffre. 


266  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

vendus.  Les  défenseurs  de  Dreyfus,  d'autre  part,  accu- 
sèrent leurs  adversaires  de  sacrifier,  de  propos  délibéré, 
un  malheureux,  dont  l'innocence  était  manifeste,  soit  à 
de  basses  préoccupations  personnelles,  soiL  à  une  con- 
ception abominable  dun  prétendu  intérêt  public.  Dès 
lors,  ils  tiennent,  eux  aussi,  que  le  conflit  ne  porte  plus 
seulement  sur  un  fait,  mais  sur  ce  qui  constitue  essen- 
tiellement l'honneur.  La  crise  devient  morale.  C'est  la 
vieille  lutte  du  Droit  contre  la  Raison  d'Étal.  On  peut 
rester  l'ami  d'un  homme  qui  manque  de  jugement,  mais 
non  d'un  homme  qu'on  n'estime  plus,  d'un  individu 
sans  conscience  ou  d'un  lâche. 

Des  familles  se  brouillèrent,  de  vieux  liens  d'affec- 
tion furent  brisés  à  jamais. 

Ainsi,  la  bourgeoisie  se  divisa  en  deux  camps  hos- 
tiles ;  celui  des  défenseurs  de  Dreyfus  était,  de  beau- 
coup, le  moins  nombreux. 


X 


Sous  l'ancien  régime,  la  noblesse  et  la  haute  bour- 
geoisie s'étaient,  le  plus  souvent,  désintéressées  des 
<iffaires  publiques,  qui  étaient  les  affaires  du  Roi.  Le 
Gouvernement  n'était  pour  elles  qu'unsujetd'entretiens, 
mais  moins  passionnant  que  la  littérature  et  l'amour. 
Déjà,  à  la  veille  de  la  Révolution,  ces  deux  classes 
s'étaient  fo-rt  rapprochées.- 

Oualre-vingt  neuf  les  sépara.  La  noblesse  y  avait 
fort  aidé,  mais  inconsciemment,  par  goût  pour  les  idées 
nouvelles  et  par  tme  certaine  générosité  d'esprit.  Le 
Gouvernement  libre  eût  dû  s'établir  par  elle  ;  il  s'établit 
sans  elle,  puis  contre  elle,  quand  elle  refusa,  sauf  l'es- 


LA    CRISE    MOHALE  267 

pace  dune  nuit,  de  s"y  associer.. Dès  lors,  quand  elle 
revint  de  rémigration,  elle  était  devenue,  sauf  de  rares 
exceptions,  rétrograde  ;  et  comme  la  philosophie,  en 
passant  delà  théorie  dans  les  faits,  lui  avait  coûté  ses 
privilèges  et  ses  biens,  elle  se  donna  à  l'Église  en  qui 
elle  avait  reconnu  l'irréconciliable  ennemie  de  la  Révc- 
lution.  Pourtant,  elle  ne  se  mêla  pas  beaucoup  plus  aux 
affaires  ;  l'exemple  de  l'aristocratie  anglaise  —  qui  a 
toujours  compris  ses  priWlèges  comme  un  devoir,  — 
fut  perdu  pour  elle,  ou  il  était  trop  tard  pour  quelle  se 
corrigeât  et  qu'elle  fit  consister  sa  prérogative  dans  une 
tâche  plus  large  que  le  service  du  Roi  ;  même  quand  il 
n'y  aura  plus  de  Cour,  elle  restera  une  noblesse  de  cour. 
La  Révolution  de  i83o,  puis  TEaipire,  lui  permirent  de 
caclier,  sous  un  vernis  de  fidélité  et  d'honneur,  son  in- 
capacité et  sa  paresse.  —  La  haute  bourgeoisie,  au  con- 
traire, était  demeurée  libérale  et  fidèle  aux  principes 
de  1789.  Son  apogée  fut  à  la  Monarchie  de  Juillet,  où 
vraiment  elle  fut  souveraine,  mais  d'où  date  aussi  sa 
décadence.  Ayant  refusé  de  partager  le  pouvoir  avec  la 
démocratie,  elle  le  perdit.  Elle  fit  alors  faillite  à  ses  prin- 
cipes, dans  le  vain,  espoir  de  le  reprendre,  et  s'étant 
alliée,  par  peur  du  socialisme,  avec  la  noblesse  et 
l'Église,  se  soumit  à  la  direction  de  l'une  et  prit  les  pré- 
jugés de  l'autre.  Ces  deux  classes,  é-galement  égo'istes, 
acceptèrent  l'Empire  ,  qui  garantissait  l'ordre  ,  mais 
cependant  le  boudèrent.  Elles  échouèrent  ensuite,  après 
la  guerre,  à  restaurer  la  monarchie.  Elles  se  consolaient, 
depuis  vingt  ans,  de  leur  défaite  par  des  épigrarames 
contre  les  petites  gens  qui,  maintenant,  dirigeaient 
l'État,  et  brouillonnèrent  dans  les  mauvais  coups  qui 
furent  tentés  contre  la  Républirpie.  Elles  restaient  mo- 
narchistes, bien  que  sans  grand  espoir  de  restaurer  la 
Royauté,  mais  elles  étaient  surtout  cléricales,  repre- 


268  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

naient,  sans  se  lasser,  l'éternelle  comédie  des  réac- 
tions :  c<  La  Religion  sera  un  des  grands  points  à  mettre 
en  avant  (i).  »  Leur  mentalité  si  libre,  il  y  a  un  siècle, 
quand  tous  «  les  honnêtes  gens  »  se  piquaient  ouverte- 
ment d'impiété  (2),  était  devenue  catholique. 

Cette  transformation  était  l'œuvre  des  Jésuites.  La 
Compagnie,  en  effet,  avait  toutsimploment  repris  au  dix- 
neuvième  siècle,  avec  les  mêmes  procédés  et  dans  le 
même  dessein,  l'entreprise  qui  avait  marqué,  au  seizième, 
ses  débuts  dans  l'histoire.  Elle  s'était  heurtée,  alors,  à 
une  France,  non  pas,  sans  doute,  aussi  hardie  que  celle 
de  l'Encyclopédie,  mais  déjà  si  émancipée  que  l'une  des 
causes  principales  qui  expliquent  l'insuccès  relatif  de 
la  Réforme  au  pays  natal  de  Calvin,  c'est  que  les  lec- 
teurs de  Rabelais  étaient  de  cent  lieues  en  avant  des 
Allemands  et  des  Suisses,  —  j'entends  trop  avancés 
dans  le  libre  examen  et  la  philosophie  rationnelle  pour 
s'arrêter  à  un  simple  changement  de  religion.  Conver- 
tir, abêtir  de  tels  hommes,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Les 
Jésuites  leur  prirent  leurs  enfants.  Le  pape  avait  à 
peine  approuvé  leurs  constitutions  qu'ils  se  mirent  à 
fonder  des  collèges,  c'est-à-dire  à  faire  jouer  la  grande 
machine  que  Michelet  appelle  ^  l'inquisition  préven- 
tive »  :  l'Éducation  (3).  Aussitôt,  le  siècle  commença 
«  à  baisser  de  cœur  et  de  morale  (4)  »  jusqu'à  la  Ligue. 


(1)  Marie-Antoinette  à  Mercy,  3  février  1791,  dans  le  recueil 
de  Feuillet  de  Conches  (I,  447;- 

(2)  Mercier,  Tableau  de  Paris,  III,  49  :  "  Depuis  dix  ans,  le 
beau  monde  ne  va  plus  à  la  messe  :  on  n'y  va  que  le  dimanche, 
pour  ne  pas  scandaliser  les  laquais,  et  les  laquais  savent  que 
l'on  n'y  va  que  pour  eux,  »  —  '<  Presque  tous  les  gens  d'étude 
et  de  bel  esprit,  écrit  d'Argenson,  se  déclarent  contre  la  reli- 
gion. »  (Voir  Taine,  Ancien  Régime,  876.) 

(3)  Histoire  de  France,  VIII,  428. 

(4)  Ibid.,  X,  147. 


LA    CRISE    MORALE  2fi9 

C'est  celle  même  œuvre  d'asservissement  intellectuel 
qu'ils  avaient  recommencée  sur  lès  petits-fils  des  con-- 
temporains  de  Voltaire  ;  ils  Tachevèrenl  dans  le  même 
laps  de  temps,  en  moins  de  cinquante  ans(i). 

Simultanément,  et  sous  la  même  influence,  le  clergé, 
si  libéral  à  la  veille  de  la  Révolution,  et,  s'il  faut  en  croire 
des  témoignages  autorisés,  si  incrédule  (2),  avait  subi 
la  même  déformation.  Aux  «  vicaires  savoyards  >>,  frottés 
de  philosophie,  qui  inclinaient  au  simple  déisme,  avaient 
succédé  des  prêtres,  ignares  pour  la  plupart,  et  qui 
avaient  supprimé,  comme  au  Moyen  Age  (3),  les  rela- 
tions directes  du  fidèle  avec  son  créateur.  Non  seule- 
ment la  Vierge  Immaculée,  les  saints  intercesseurs, 
limbécile  Saint  Antoine  de  Padoue,  détrônèrent  Dieu 
le  Père  et  jusqu'à  son  Fils  dont  on  n'adora  plus  qu'un  san- 
glant viscère  ;  mais  le  prêtre  et  le  moine  s'interposèrent 
comme  les  médiateurs  obligatoires  entre  leurs  ouailles 
et  celte  répugnante  imagerie.  Ces  dogmes  nouveaux,  ce 
raarianisme  afl'adissant,  que  saint  tiernard  (4),  saint 
Bonaventure  lui-même  (5),  saint  Thomas  d'Aquin  (6) 
avaient  si  sagement  combattus,  devinrent  presque  toute 
la  religion.  Le  pur  christianisme  de  l'Évangile  tomba 
ainsi  au  plus  grossier  fétichisme. 

En  même  temps,  l'autorité  du   confesseur,  presque 


(i)  Les  constitutions  des  Jésuites  furent  autorisées  en  i54o:  la 
Ligue  éclata  en  i585  ;  la  loi  Fallouxest  de  i85o  ;  lafl'aire  Dreyfus 
éclate  en  i8g4. 

(2;  Bachaumont,  Mémoires,  IH,  253;  La  Fayette.  Mémoires,  III, 
58;  Chateaubriand,  Mémoires,!,  246;  Montlosieh,  Mémoires, 
I,  37  ;  Mercier,  IV,  142,  etc.  {apud  Taine,  Ancien  Régime,  383.) 

(3)  Lea,  Histoire  de  r Inquisition,  (trad.  française  de  Salomon 
Heinach),  II,  5i. 

(4)  Épitre  174  aux  chanoines  de  Lyon. 

(5)  Speculi  bealœ  virginis.  eh.  i,  11,  vni,  ix. 

'fi)  Somme  Ihéologique,  I,  11,  0,  81,  art.  4  ;  III,  Q,  i4,  etc.  —  Voir 
hY.\,  111,  718  et  suiv. 


270  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRE    DREYFUS 

nulle  au  dix-huitième  siècle,  s'était  de  nouveau  conso- 
lidée. Hommes  et  femmes,  surtout  les  mères  trop  sou- 
vent frivoles,  payaient  leurs  faiblesses  en  livrant  leurs 
enfants  (i). 

On  a  déjà  montré  que,  du  premier  jour,  TAlTaire  parut 
à  la  Congrégation  une  occasion  unique,  sinon  de  ren- 
verser la  République,  du  moins  de  mettre  la  main  sur  le 
pouvoir.  Une  fois  le  principe  posé  et  admis  que  l'armée 
est  menacée  dans  son  honneur,  on  engagea,  sans  retard, 
l'opération  politique  et  religieuse.  Ce  n'est  pas,  cett« 
fois,  pour  sa  propre  cause  que  l'Eglise  part  en  g-uerre, 
mais  au  secours  de  l'armée.  La  lettre  de  Zola  lui  fut  un 
thème  admirable  pour  prêcher,  dans  ses  cinquante  mille 
chaires,  la  sainte  Croisade  contre  les  ennemis  de  l'armée 
et  du  Christ,  —  les  mêmes.  Cela  seul  eût  dû  suffire  à 
ouvrir  les  yeux  au  Gouvernement  et  au  parti  républicain. 
Puis,  à  son  propre  étonnement,  le  monde  des  salons  se 
mobilisa.  Prises,  tout  à  coup,  d'un  goût  violent  pour 
les  alTaires  publiques,  dont  elles  s'étaient  exclues  elles- 
mêmes,  depuis  tant  d'années,  la  vieille  noblesse  et  la 
haute  bourgeoisie  crurent  que  leur  heure  allait  enfin 
sonner.  Il  ne  leur  parut  pas  impossible,  dans  l'universel 
désarroi,  de  restaurer  l'ancien  régime  par  l'étroite  union 


(i)  L'extrême  indulgence  pour  les  péchés  de  la  chair  fut 
toujours  l'un  des  ressorts  de  la  politique  des  Jésuites.  (Mi- 
<;hklet,  le  Prêtre,  la  femme  et  la  famille.)  Renan,  dernème,  dès  1869, 
signale  le  péril  :  •<  On  s'emparait  de  l'esprit  de  la  mère,  on  lui 
exposait  le  poids  terrible  que  ferait  peser  sur  elle  devant  Dieu  l'édu- 
cation des  enfants.  Puis,  on  lui  otïrait  un  moyen  fort  commode 
pour  échapper  à  cette  responsabilité,  c'était  de  les  confier  à  la 
Société...  La  mère  n'était  peut-être  pas  fâchée  de  se  voir  débar- 
rassée de  soins  austères.  Tout  le  monde,  de  la  sorte,  était  con- 
tent; la  mère  était,  à  la  fois,  tout  entière  à  ses  plaisirs  et  sûre 
de  gagner  le  ciel,  le  révérend  Père  le  garantissait.  »  {La  part  de 
la  famille  et  de  l'État  dans  l'Éducation,  conférence  du  19  avril  1869,. 
dans  la  Réforme  intellectuelle  et  morale,  333). 


LA    CRISE    MORALE  271 

de  Tarmée  et  de  l'Église,  à  leur  profit.  Le  duc  d'Orléans, 
à  qui  Dufeuille  avait  donné  sa  démission,  l'avait  rem- 
placé par  le  fils  du  vieux  Buffet  (i),  qui  avait  les  pré- 
jugés de  son  père,  mais  de  cœur  sec  et  d'esprit  étroit. 
Les  autres  membres  de  son  bureau  politique  étaient  plus 
médiocres  encore ,  gentilshommes  sans  culture  et 
bourgeois  qui  rachetaient  leur  roture  par  la  servilité. 
Ils  professaient  pour  les  libéraux  de  i83o  le  même  dé- 
dain que  les  jeunes  républicains  cyniques  pour  les 
vieilles  barbes  de  1848.  Ces  étourneaux  et  quelques 
moines  de  boudoir  entraînèrent  les  salons.  Le  plai- 
sir est  une  tour  d'ivoire  comme  l'étude.  Au  même 
instant  que  les  savants  sortaient  de  leurs  laboratoires 
pour  se  jeter,  épris  de  justice,  dans  la  mêlée,  les  gens  du 
monde  délaissèrent  leurs  passe-temps  favoris  et  leurs 
loisirs  dorés  pour  combattre  l'abominable  entreprise  du 
Syndicat.  Peut-on  se  retenir  quand  la  France  est  me- 
nacée, quand  on  insulte  l'armée  où  les  beaux  fils  de  la 
société,  dédaigneux  du  travail  civil,  ont  accaparé  les 
meilleurs  emplois  ? 

Le  peuple,  depuis  la  Révolution,  s'est  cru  le  monopole 
du  patriotisme.  Les  nobles,  à  ses  yeux,  n'ont  pas  cessé 
d'être  les  émigrés,  les  gens  de  Coblence,  ceux  qui  sont 
revenusdans  les  fameux  «fourgons {2)».  Il  abjurera  son 
erreur  quand  il  les  verra,  dans  une  telle  aventure,  venir 
à  lui,  voler,  des  premiers,  au  drapeau.  Les  bons  Fran- 
çais, désormais,  ce  seront  eux,  et  les  mauvais,  ce  seront 


(1)  i5  janvier  1898.  —  La  démission  de  Dufeuille  est  du  i5  dé- 
cembre 1897. 

(2)  En  1870,  hors  de  nobles  exceptions  (Charette,  Cathelineau, 
Polignac,  Coriolis,  Cazenove  de  Pradines,  d'autres  encore  que 
les  amis  de  Gambelta  entourèrent  toujours  d'un  grand  respect), 
la  noblesse  se  prononça  contre  la  lutte  à  outrance,  poursuivit 
de  calomnies  et  d'injures  le  Gouvernement  de  la  Défense  na- 
tionale. 


272  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DRFYFUS 

les  juifs,  les  protestants,  les  francs-ma(;ons,  défenseurs 
du  traître  et  complices  de  l'étranger. 

Ici  encore  apparaissent  les  résultats  de  léducation 
jésuitique  qui  autorise,  pour  une  bonne  fin,  prescrit  le 
mensonge.  De  même  que  les  élèves  des  pères,  quand 
ils  passent  un  examen  devant  des  professeurs  de  l'Uni- 
versité, n'éprouvent  aucun  scrupule  à  célébrer  les  prin- 
cipes de  89,  qu'ils  ont  appris  à  détester,  et,  dépassant  le 
but,  à  vanter  Marat  ou  Robespierre,  de  même  les  nou- 
veaux ligueurs  se  mirent  à  parler  le  plus  pur  jargon 
révolutionnaire  et,  volontiers,  eussent  coiffé  le  bonnet 
rouge,  s'il  avait  été  encore  de  mode.  La  patrie  en 
danger,  l'or  de  l'Angleterre,  toute  la  phraséologie  de  92 
a  passé  du  club  des  Jacobins  au  Jockey-Club.  Néces- 
sairement, ils  avalent  toutes  les  sottises  imprimées  de 
leurs  journaux,  celles  qui  se  colportent  et  qui  sont  pires 
encore,  et  celles  qu'ils  inventent  eux-mêmes,  par  exal- 
tation d'esprit  ou  par  gageure.  Nul  esprit  critique,  nulle 
défense  contre  l'absurde,  et,  s'il  est  possible,  encore 
moins  de  générosité,  de  vulgaire  humanité,  surtout 
chez  les  jeunes.  «  Les  conservateurs,  disait  un  jour  le 
prince  Napoléon,  sont  de  méchantes  gens  (1).  »  Ils 
apportent  dans  la  politique,  avec  leur  frivolité,  leur  bru- 
talité d'hommes  de  sport.  Seuls,  une  douzaine  ou  deux 
de  vieux  orléanistes,  qui  n'ont  pas  tout  oublié  du  libé- 
ralisme d'autrefois,  s'abstiennent  de  prendre  part  à  ces 
vilenies,  sans  pourtant  qu'ils  élèvent  la  voix,  car  il  ne 
faut  pas  quitter  son  parti,  son  monde,  surtout  quand  il 
se  trompe,  et  le  juif  ne  vaut  pas  la  rupture  d'une  seule 
relation  sociale.  Mais  les  femmes,  pour  la  plupart,  sont 
impitoyables.  Leurs  aïeules^  les  belles  et  tendres 
amies  des  philosophes,  Mme  de  Luxembourg,  Mme  de 

(i;  Il  tenait  souvent  ce  propos  qui  étonne  d'abord,  mais  qui 
est  très  profond;  il  me  la  tenu  à  moi-même,  en  février  i883. 


LA    CRISE    MORALE  273 

Bouf fiers,  Mme  d'Houdetot,  Mme  de  Lauzun,  Mme  de 
Ghoiseul,  pleuraient  sur  les  Galas,  sur  Lally,  dînaient 
avec  Mme  Legros,  l'épicière  (i).  La  même  bonté,  le 
même  dévouement  aux  belles  causes,  animaient  en- 
core les  grandes  chrétiennes  qu'étaient  leurs  mères 
et  leurs  grand'mères,  la  duchesse  Albertine  de  Broglie, 
Mme  d'Haussonville,  Mme  de  Barante.  Le  dur  catho- 
licisme romain  a  tari  ce  lait.  Celles-ci  s'engouent  des 
bandits  et  des  bourreaux.  Elles  se  délectent  de  la 
prose  meurtrière  de  Drumont  et  des  pitreries  sinistres 
de  Rochefort,  rafTolent  de  Barrés;  et  il  n'y  a  plus  de 
belle  compagnie  sans  le  dessinateur  Forain  qui,  pour 
crachoir,  avait,  hier  encore,  dans  son  atelier,  un  képi 
de  général;  aujourd'hui,  c'est  m.oi  qu'il  représente  avec 
ce  même  crachoir,  dans  mon  cabinet,  après  m'avoir 
conté,  quelques  jours  avant,  qu'ayant  assisté  à  la  dégra- 
dation de  Dreyfus,  il  le  croyait  innocent.  Les  plus 
grandes  dames  s'encanaillent  avec  Guérin  ;  leur  lan- 
gage, qui  n'exagère  pas  leurs  pensées,  ferait  horreur 
aux  amazones  du  Dahomey.  L'une  d'elles  se  fait  une 
réputation  de  patriotisme  et  d'esprit  en  souhaitant  que 
«  Dreyfus  soit  innocent,  afin  qu'il  souffre  davantage  (2)  ». 
Le  faubourg  Saint-Germain  profita  de  l'occasion  pour 
rompre  avec  les  quelques  juifs  qui  avaient  forcé  ses 
portes:  «Gardez-vous  vos  juifs  »?  demandait  une  vieille 
Philaminte.  On  ne  garda  que  ceux  dont  les  fdles,  dotées 
à  millions,  avaient  refumé  les  terres  hypothéquées  de  l'a- 
ristocratie. On  s'éloigna  des  Rothschild  qui,  sans  inter- 
venir dans  la  lutte,  refusaient  cependant  de  désavouer  les 


(1)  Geffroy,  Gustave  et  la  Cour  de  France^  1,  267,  281;  Talne, 
Ancien  Régime,  388,  etc. 

(2)  Il  y  eut  quelques  exceptions.  Je  pourrais  citer  cinq  ou  six 
très  grandes  dames  qui  furent,  selon  la  jolie  expression  de 
l'une  d'elles,  des  «  dreyfusistes  douloureuses  ». 

18 


274  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

défenseurs  de  Dreyfus.  Le  duc  d  Orléans  passa  ouverte- 
ment à  Tantisémitisme  (  i  ) ,  et. peti t-fils  d'une  protestante, 
tourna  le  dos  aux  protestants,  moins  répugnants  que 
les  juifs,  mais  qui  ne  valent  pas  mieux,  qui  ne  sont  pas 
«  de  vrais  Français  (2)  ». 

Ainsi,  au  seuil  du  vingtième  siècle,  recommençait  la 
Ligue,  explosion  subite,  en  apparence,  et  qui  parut  telle 
aux  esprits  superficiels,  mais  qui,  en  fait,  avait  été  pré- 
parée, couvait  depuis  longtemps.  Le  cas  de  Dreyfus  ne 
fut  que  le  prétexte,  comme  cela  fut  avoué  par  le  pape 
lui-même  (3).  Ce  quon  voulait,  c'était  étrangler  la  société 
laïque,  «  reviser  la  Révolution,  faite  au  seul  profit  delà 
bourgeoisie  et  confisquée  par  les  .Juifs  (^)  »,  abolir  les 
dieux  étrangers,  les  «  faux  dogmes  de  quatre-vingt 
neuf  (5)  ». 


XI 


Tout  de  suite,  les  meneurs,  moines  et  nobles,  lancèrent 
le  désordre  dans  la  rue  et,  d'abord,  selon  la  vieille  tac- 
tique, contre  les  juifs. 


(1)  Discours  de  San  Remo. 

(2)  Ernest  Renault,  Le  Péril  prolesfanl,  26  :  «  Le  patriotisme 
des  protestants  est  des  plus  douteux.  Ils  ont  toujours  été  tels 
qu'ils  sont  encore  de  nos  jours  :  des  révoltés  et  des  antipa- 
trioles.  "  29  :  «  Les  religions  sont  des  races  :  or,  le  protestantisme 
est  une  importation  allemande,  antifrançaise  ;  les  protestants 
s'appliquent  toujours  à  faire  à  la  France  le  plus  de  mal  pos- 
sible. »  Le  livre  de  Renault,  lancé  par  toute  la  presse  royaliste, 
fut  enlevé,  en  peu  de  temps,  à  vingt  éditions. 

(3)  Voir  p.  54. 

(4)  Drumont,  Libre  Parole  du  11  février  1898. 

(5)  Enquête  sur  la  monarchie,  lettre  de  Paul  Bourget. 


LA    CRISE    MORALE  275 

L'avanlage  du  désordre  systématiquement  provoqué, 
cest  que  les  gens  paisibles  en  veulent  moins  à  ceux  qui 
le  font  qu'au  Gouvernement  qui  n'a  pas  su  Tempècher 
et  aux  téméraires  qui  en  sont  le  prétexte.  Très  vite,  ils 
prennent  peur,  réclament  un  sauveur.  Or,  César  sera  le 
serviteur  de  l'Église,  ou  il  ne  sera  pas. 

Pour  la  chasse  aux  juifs,  préface  à  des  troubles  plus 
profonds,  elle  réjouira  les  non-juifs  ;  elle  sera  un  avertis- 
sement à  quiconque  osera  se  déclarer  pour  le  traître  ; 
elle  provoquera  le  réveil  de  l'antique  barbarie. 

Dès  la  semaine  qui  suivit  la  lettre  de  Zola  et  presque 
touslesjours, pendantplusd'unmois,  des  manifestations 
tumultueuses  éclatèrent  dans  beaucoup  de  grandes 
villes.  —  Le  17  janvier,  à  Nantes,  trois  mille  indivi- 
dus, les  jeunes  gens  des  cercles  catholiques,  les  bate- 
liers du  port,  parcourent  les  rues,  en  poussant  des 
cris  de  mort.  Après  un  temps  d'arrêt  devant  l'hôtel  du 
corps  d'armée  et  devant  le  cercle  militaire,  où  la  foule 
acclame  les  officiers  et  les  soldats,  elle  se  rue  contre 
les  magasins  des  juifs,  casse  les  devantures  et  les  car- 
reaux, cherche  à  forcer  la  porte  de  la  synagogue. 
Le  receveur  principal  des  postes  s'appelle  Dreyfus  ; 
la  foule  réclame  sa  démission.  —  Le  même  soir,  à 
Nancy,  la  populace  assiège  la  synagogue,  envahit  les 
boutiques,  brûle  des  paquets  de  journaux. — A  Rennes, 
les  braillards,  gentillâtres  cléricaux  et  paysans,  près  de 
deux  mille,  armés  de  bâtons,  donnent  l'assaut  aux  mai- 
sons d'un  professeur  juif,  Victor  Basch,  et  du  profes- 
seur Andrade  qui  avait  adressé  une  lettre  publique  à 
Mercier.  —  A  Bordeaux,  il  faut  la  garde  pour  empê- 
cher les  manifestations  de  tourner  au  pillage.  —  Tout 
le  temps,  les  cris  de  «  Mort  aux  Juifs  !  Mort  à  Zola  ! 
Mort  à  Dreyfus  !  »  se  mêlent  aux  cris  de  «  'Vive 
l'armée!  »    —  blêmes  scènes  et  plus  violentes  encore 


276  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

les  jours  suivants,  à  Tournon,  à  Moulins,  à  Montpellier, 
à  Angoulême,  à  Privas,  à  Tours,  à  Poitiers,  à  Toulouse, 
à  Marmande.  —  Le  19,  nouvelle  émeute  à  Nantes,  où 
les  drag-ons  doivent  charg-er;  il  faut  fermer  les  boutiques 
et  les  bazars  tenus  par  les  coreligionnaires  du  traître. 
—  Le  20,  bagarres  à  Lille.  —  Le  21,  à  Angers,  la  troupe 
de  ligne  est  sur  pied  toute  la  nuit;  le  même  soir,  à 
Rouen,  charges  de  cavalerie  contre  les  émeutiers.  — 
Le  22,  à  Chalons,  la  gendarmerie  défend  avec  peine 
les  magasins  des  juifs  contre  les  assaillants.  —  A  Be- 
sançon, la  synagogue  est  presque  forcée.  La  foule  hurle 
toute  la  nuit  :  «  A  bas  les  juifs  !  »  A  Saint-Malo,  le  man- 
nequin de  Dreyfus  est  brûlé  en  place  publique.  Ailleurs, 
ceux  de  Zola,  de  Scheurer,  le  mien.  —  A  ^larseille,  à 
la  même  date,  plusieurs  milliers  de  gens  sans  aveu,  la 
lie  du  port,  les  nervi,  conduits  par  la  jeunesse  dorée, 
acclament  les  officiers  au  balcon  du  cercle  militaire,  et, 
de  là,  tout  le  long  de  la  Cannebière,  et  dans  les  rues 
avoisinantes,  cassent,  à  coups  de  pierre,  les  glaces  des 
magasins,  arrachent  les  grilles  du  temple  et  poussent 
des  hurlements  de  mort  contre  le  rabbin.  —  Dans  toute 
la  Lorraine,  à  Lunéville,  à  Épinal,  à  Bar-le-Duc,  dans 
les  moindres  villages,  les  juifs  sont  hués,  bourrés  de 
coups  ;  on  leur  jette  de  la  boue  ;  ils  ripostent  à  coups 
de  pierre  ;des  agents  qui  interviennent  sont  blessés.  Des 
boutiques  sont  défoncées,  saccagées.  Les  femmes  sont 
de  la  fête,  et  les  plus  enragées.  —  Bagarres  encore  à 
Grenoble,  à  Niort,  au  Havre,  à  Orléans.  —  Partout  les 
malfaiteurs  s'en  mêlent,  profitent  du  tumulte  pour 
travailler  de  leur  état.  Pendant  que  les  «  patriotes  »,  à 
Bordeaux,  lapident  les  maisons  juives,  les  voleurs 
fouillent  leurs  poches.  La  police  arrête  plusieurs  réci- 
divistes. Au  bout  de  quelques  soirées  de  ce  genre,  la 
force  publique,   insuffisante,   harassée,   perd  patience 


LA    CRISE    MORALE  277 

et  brutalise  tout  le  monde,  juifs  et  chrétiens  (i). 
A  Paris.  Guérin  exerçait  ses  troupes,  tantôt  au  quar- 
tier latin,  tantôt  sur  les  boulevards.  Il  fit  promener 
tout  un  jour  une  pancarte  avec  ces  mots  :  «  Zola  à  la 
potence!  Mort  aux  juifs!  »  Le  soir,  dans  les  réunions 
publiques,  il  déclarait,  par  une,  parodie  catholique  de 
la  Commune,  que  des  otages  étaient  choisis  parmi  les 
amis  du  traître.  C'étaient  Bernard  Lazare  et  moi  (2). 
Mais  il  trouva  à  qui  parler.  Le  17.  avec  Alphonse  Hum- 
bert,  Thiébaud,  Le  Provost  de  Launay,  le  vicomte  de 
Pontbriand,  il  avait  organisé  un  meeting  dindignation. 
Thiébaud  sétant  écrié  :  «  C'est  la  Révolution  qui  com- 
mence! »  les  socialistes  se  précipitèrent  à  l'assaut  de  la 
tribune  ;  on  s'assomma  pendant  une  heure  ;  le  sang 
coula. 

•  Ce  ne  sont  là  pourtant  que  des  feux  de  paille  si  on 
les  compare  à  la  conflagration  qui  a  éclaté,  de  l'autre 
coté  de  la  Méditerranée,  en  Algérie.  L'antisémitisme, 
depuis  quelques  années,  y  avait  beaucoup  grandi.  Les 
juifs  d'Algérie,  naturalisés  en  bloc  par  le  décret  du 
i4  octobre  1870  (3),  étaient  très  reconnaissants  à  la 
République  de  les  avoir  faits  Français.  Ils  s'attachèrent 
particulièrement  au  groupe  politique  qui  les  avait  appe- 
lés d'un  coup  à  la  cité  complète.  C'était  celui  des  amis 
de  Crémieux  et  de  Gambetta.  Les  autres  groupements, 
d'ailleurs  républicains,  leur  en  voulurent  de  soutenirun 
seul  parti  de  leur  vote  et  de  leur  argent.  —  La  population 

1  Dépèches  de  VAgenre  //«t'a.s.  Mêmes  récits  dans  la  Libre 
Parole.  V/ntransigeunl  et  la  Croix  des  17.  18,  igjanvier  1898,  etc. 

(2)  «  Dès  ce  soir,  MM.  Ueinach  et  Bernard  Lazare  sont  nos 
otages.  »  (Déclaration  de  Guérin  à  un  rédacteur  du  Figaro. 
19  janvier.) 

(3  Signé  :  Crémieux,  Gamdetta.  Glais-Bizoin,  Fourichon. 
Dès  i8t)9.  le  Gouvernement  impérial  avait  soumis  au  Conseil 
d'État  un  projet  analogue. 


278  HISTOIRE     DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

d'orig-ine  française  était  dix  fois  plus  nombreuse  (i).— 
Pour  lesg-riefs  économiques,  tant  imaginaires  que  réels, 
c "étaient  les  accusations  séculaires,  les  mêmes  qui  se 
produisent  partout  où  chrétiens  et  juifs  sont  en  pré- 
sence. Beaucoup  de  juifs  algériens  pratiquaient  l'usure, 
mais  à  un  taux  qui  n'était  pas  supérieur  au  taux  or- 
dinaire des  usuriers  chrétiens,  et  qui  était  inférieur  à 
celui  des  usuriers  kabyles.  On  leur  reprochait  de  rester, 
dans  la  nation,  une  classe  fermée,  de  ne  pas  se  mêler 
à  la  vie  commune  (2j.  Mais,  quand  ils  voulaient  s'y 
mêler,  on  les  repoussait.  Les  Arabes  méprisaient  leurs 
cousins  sémites,  mais  pas  beaucoup  plus  que  les  chiens 
chrétiens.  Les  étrangers,  non  naturalisés,  très  nom- 
breux. Espagnols,  Maltais,  Italiens  surtout,  les  détes- 
taient. La  pâte  dont  est  fait  l'antisémitisme  est  toujours 
la  même  ;  le  levain  seul  fut  plus  violent  sur  cette  terre 
brûlante  d'Afrique. 

Les  troubles  commencèrent  à  Alger,  le  18  janvier. 
Des  étudiants  s'apprêtaient  à  brûler  Zola  en  effigie  ;  la 
police  intervint  (3)  ;  les  jeunes  patriotes  parcoururent 
les  rues  en  poussant  des  cris  et,  tout  de  suite,  une  foule 
se  joignit  à  eux,  où  dominaient  les  étrangers  et  les  in- 
digènes, pour  acclamer  l'armée,  mais  aussi  pour  se  ruer 
sur  les  magasins  et  les  bazars  des  juifs.  Ces  désordres 
se  répétèrent  quatre  jours  de  suite.  La  gendarmerie  à 
cheval  laissait  faire  (4)  Les  manifestants  s'écartaient 
sur  son  passage,  l'applaudissaient  et  se  reformaient  der- 

1;  Population  française  dorigine  :  3i8. 187  ;  population  fran- 
çaise juive:  50.703  ;Chambre  des  Députés,  séance  du  19  février 
1898,  discours  de  Bourlier,  député  dAlger.) 

i>  Chambre  des  Députés,  séance  du  19  févi-ier  1898,  discours  de 
Jaurès. 

3)  Chambre  des  Députés,  séance  du  19  février  1898,  discours  de 
Paul    Samary  ;    Télégramme  algérien  du  26    janvier,  article    de 
Charles  Marchai,  vice-président  du  Conseil  général. 
(4;   Temps  du  19  féxrior  1898. 


LA    CRISE    MORALE  279 

rière  elle  pour  donner  la  chasse  aux  juifs.  Les  boutiquiers 
chrétiens  arborèrent  des  pancartes  indicatrices  :  «  Mai- 
son catholique.  Pas  de  juifs  dans  la  maison.  —  Nous 
sommes  tous  chrétiens  et  catholiques  !  —  Vive  la 
France  !  A  bas  les  juifs  (  i)  !  » 

Les  émeutiers  ainsi  renseignés  n'assaillirent  que  les 
magasins  de  la  concurrence.  «  Oui  avait  donné  ce  mot 
d'ordre  ?  Ah  !  personne,  si  ce  n'est  le  Christ  lui-même, 
le  Christ  qui  aime  les  Francs,  et  auquel  il  faudra  bien 
revenir,  puisque  lui  seul  est  le  sauveur.  La  protection 
fut  claire,  palpable,  évidente.  Pas  une  maison  fran<;aiise 
ou  même  étrangère,  ni  arabe,  n'a  souffert  le  moindre 
dégât,  tandis  que,  à  côté,  au  milieu  de  la  sérénité  par- 
faite des  éléments  français,  on  saccageait  tout  chez  les 
juifs,  et  cela,  très  souvent,  entre  deux  magasins  non- 
juifs.  Il  n'y  a  pas  eu  une  seule  méprise  (2).  » 

Le  général  Varloud,  qui  commandait  à  Alger,  était 
un  vieux  républicain.  Le  cœur  lui  levait  quand  ces  mi- 
sérables, se  jetant  à  la  tête  de  son  cheval,  criaient  : 
«  Vive  l'armée  (3)  !  » 

Le  préfet  (Granet),  le  gouverneur  (Lépine),  avertirent 
le  maire  (Guillemin)  qu'ils  lui  retireraient  la  police  s'il 
ne  faisait  pas  respecter  l'ordre.  Le  maire  crut  s'en  tirer 
par  des  proclamations  :  «  Vous  avez  été  indignés  des 
agissements  infâmes  de  ceux  qui  essayent  d'atteindre 
cette  chose  sacrée  :  l'honneur  de  l'armée  française. 
L'émotion  soudaine  de  la  mère-patrie  a  vibré  du  premier 
coup  dans  vos  cœurs.  Mais  ne  faites  pas  dégénérer  en 
désordres  de  la  rue  et  en  attaques  contre  les  propriétés 


{i'<  Croix  du  28  janvier  i8ij8;  Gazette  de  France  du  10  février,  ai- 
ticle  de  Roger  Lambelin,  conseiller  municipal  royaliste  de  P^iis. 
qui  félicite  les  antijuifs  du  réveil  de  la  foi. 

'2)  Croix,  du  28  janvier. 

3)  Déclaration  du  général  ^'arloud.  [Radical  du  21  avril  1902.) 


280  HISTOIRE   DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

l'explosion  de  ces  beaux  sentiments.  »  Et  encore  : 
«  Vous  avez  montré  superbement  votre  furie  fran- 
çaise; montrez  maintenant  que  vous  avez  le  calme  et 
la  force  (i).  » 

Les  principaux  meneurs,  Pradelle,  Lebailly,  un  tout 
jeune  homme,  Max  Régis  Milano,  de  famille  italienne, 
naturalisé  de  la  veille,  continuèrent  à  montrer  leur 
furie.  Le  22  au  soir,  ils  haranguèrent  la  foule  (six  mille 
personnes)  qu'ils  avaient  convoquée  dans  un  cirque. 
Régis  proposa  «  d'arroser  de  sang  juif  l'arbre  de  la 
liberté  ».  L'avocat  Langlois  :  «  Les  Juifs  ont  osé 
relever  la  tête;  il  faut  les  écraser.  »  Morinaud,  de  Cons- 
tanline  :  «  Les  ancêtres  des  juifs  n'étaient  pas  dignes  de 
cirer  les  babouches  des  Arabes  (2).  »  Ainsi  grisée,  la 
canaille,  armée  de  nerfs  de  bœuf  et  de  malraques,  des- 
cendit vers  l'un  des  quartier»  juifs,  celui  de  la  Lyre. 
L'accès  en  était  gardé  par  la  troupe.  11  fallut  remettre 
l'opération  au  lendemain. 

Le  jour  suivant,  quand  la  bande  des  émeutiers  monta 
vers  la  rue  de  la  Lyre,  troupe  et  police  étaient  ailleurs. 
Les  juifs  seuls  faisaient  le  guet.  Ils  se  défendirent  à 
coups  de  bâton  et  à  coups  de  pierre.  Un  des  émeu- 
tiers, Cayrol,  maçon,  reçut  un  coup  de  couteau  dont  il 
mourut  une  heure  après.  Repoussé  de  ce  côté,  «  le  Ilot 
des  manifestants  envahit  alors  la  rue  Rab-Azoum  »  et 
la  livra  au  pillage,  comme  une  ville  prise,  ainsi  que  la 
la  rue  Rab-el-Oued  (3).  Le  gouverneur  Lépine  étant  ar- 
rivé sur  les  lieux,  avec  un  détachement  de  zouaves,  «  la 


(1)  Proclamations  des  21  et  22  janvier  1898. 

(2)  Dépêche  algérienne  du  24. 

(3)  Pèlerin  du  G  février.  —  Mêmes  récits  dans  les  journaux 
d'Alger  {Dépêche,  Télégramme,  etc.),  dans  l'Agence  Havas,  etc. 
Mais  je  préfère  citer  le  récit  des  Assomptionnistcs,  iden- 
tique et  plus  instructif. 


LA    CRISE    MORALE  281 

mêlée  continua  autour  de  lui  (ij  «..La  police  était  exté- 
nuée ;  plusieurs  agents,  frappés,  blessés,  étaient  hors 
de  service  ;  il  fut  lui-même  atteint  par  un  projectile  «  au 
milieu  des  hurlements  d'une  foule  en  délire  (2)  >>.  «  Cin- 
quante boutiques  furent  dévastées  en  un  instant  (3)  »; 
pas  une  boutique  juive  n'échappa.  ^<  Les  pillards  étaient 
encouragés  par  l'approbation  de  tous  les  véritables  co- 
lons. Ces  barbares  modernes  vont-ils  ouvrir  un  nouveau 
chemin  au  christianisme,  comme  autrefois  les  hordes 
d'Attila  (4)  ?  >'  Les  destructions  continuèrent  toute  la 
nuit,  au  milieu  de  feux  de  joie  qui  risquèrent  d'embra- 
ser tout  le  quartier.  Le  lendemain,  au  retour  des  ob- 
sèques de  Cayrol,  «  la  foule  assomma  deux  juifs,  qui 
refusaient  de  céder  leur  place  dans  un  omnibus  (5)  », 
et  un  troisième  qui  portait  un  pain  (6).  L'un  deux, 
lapidé,  le  crâne  fracassé  à  coups  de  matraque,  ne  tarda 
pas  à  expirer.  Le  gouverneur,  qui  avait  suivi  les  ob- 
sèques de  Cayrol,  n'assistapas  à  celles  de  Schebat  Aaron. 
C'était  un  volontaire  de  1870 .  —  Mêmes  scènes  à  Blidah, 
à  Saint-Eugène,  à  la  Maison-Carrée,  à  Bouffarick,  à  Mos- 
taganem,  à  Mustapha  (7).  —  En  quatre  jours,  i58  maga- 
sins furent  saccagés  de  fond  en  comble,  toutes  les  mar- 
chandises volées,  jetées  au  vent  ou  dans  la  boue,  brû- 
lées au  pétrole,  avec  les  livres  de  comptabilité  et  les 
correspondances  (8).  —  Sur  5i3  individus  arrêtés,  pen- 

(1)  Pèlerin  du  6  février  1898. 

(2}  Chambre  des  Députés,  séance  du  19  février  1898.  discours 
de  Lépine. 

(3)  Ibid. 

(4)  Pèlirin  du  6  février. 

(5)  Libre  Parole  du  i5  février,  article  de   Max   Régis   inlilulé: 
«  Nécessité  des  troubles  d'Alger.  » 

(6)  Il  sappelait  Zéraffa.    Dépêche  Havas.) 

(7)  Dépêche  algérienne  du  -iS  janvier.  De  même  rj/j/'yu//',  jour- 
nal de  Max  Régis. 

(8)  Temps  du  19  février. 


282  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dant  ces  troubles,  la  justice  compta  42  juifs,  coupables 
de  s'être  défendus,  176  Français  catholiques,  i84  Arabes- 
et  112  étrangers  (1).  —  L'incendie,  parti  d'Alger,  s'étale 
bientôt  sur  le  reste  du  département,  gagne  Constantine 
et  Oran,  Partout,  la  foule  ensauvagée,  encouragée, 
bâtonne  les  juifs,  vole  et  détruit,,  envahit  les  syna- 
gogues, souille  les  vases  sacrés  et  déchire  les  rouleaux 
de  la  Loi. 

Le  principal  héros  de  ces  scènes  bestiales,  le  jeune 
Régis,  fut  porté  en  triomphe  ;  les  belles  Algériennes  se 
disputèrent  ses  faveurs.  Le  «  moine  »  de  la  Croix  remercia 
«  le  Christ,  qui  a  tout  couvert  de  sa  protection,  sauf  le 
traître  ».  —  Le  Christ  avait  dit  :  «  Aimez-vous  les  uns 
les  autres.  » — Et  Drumont  exulta,  ayant  enfin  trouvé 
des  électeurs  dignes  de  lui. 

(1)  Chambre  des   Députés,  séance  du  19  février  1898,    discours- 
de  Barlliou,  ministre  de  rinlérieur. 


CHAPITRE  V 
LA   DÉCLARATION   DE    BULOAV 

I 

Le  discours  de  Cavaignac,  sur  les  aveux  de  Dreyfus, 
avait  paru  à  beaucoup  d'esprits  indécis,  qui  ne  se  rési- 
gnaient pas  de  gaîté  de  cœur  à  l'injustice,  une  réponse 
topique  à  la  lettre  de  Zola.  Si  le  traître  lui-même  a 
confessé  son  crime,  toute  cette  fantasmagorie  s'écroule. 

La  légende,  depuis  trois  mois,  courait  les  journaux  (i). 
L'anecdote  devenait  autrement  sérieuse  avec  Cavai- 
gnac, ancien  ministre  de  la  Guerre,  personnage  grave, 
vertueux,  incapable  de  mentir.  Non  seulement  il  affir- 
mait la  réalité  des  aveux,  mais  l'existence  d'un  témoi- 
gnage écrit  contemporain,  évidemment  d'un  rapport 
de  Lebrun-Renault.  Les  journaux  de  l'Etat-Major  pré- 
cisaient que  ce  rapport  avait  été  écrit  «  au  lendemain 
même  de  la  dégradation  (2)  ». 


il)  Récemmeat  encore  VÉclair  du  9,  l'Écho  de  Paris  du  12  jan- 
vier 1898  y  étaient  revenus.  Bernard  Lazare  opposa  un  démenti 
formel  à  VÉclair,  déclara  qu'il  n'existait  aucun  rapport  de 
Lebrun-Renault.  Il  tenait  le  renseignement  de  Forzinetti  qui 
avait   interrogé    son  ancien  camarade. 

■2    Éclair  du  9. 


284  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Cavaignac,  à  la  tribune,  s'était  tenu  dans  le  vague. 
Il  n'avait  point  dit  quel  était  ce  document  qui  eût  suffi 
à  calmer  lagitation.  Il  convint,  dans  les  couloirs,  qu'il 
ne  l'avait  pas  vu,  mais  il  était  «  moralement  sûr  (i)  »  ; 
il  laissa  entendre  qu'il  s'agissait  d'un  rapport.  En  fait, 
il  avait  parlé  seulement  sur  la  foi  de  Boisdeffre  et  de 
Gonse,  qui  lui  avaient  dit  ce  quils  voulaient,  sans  qu'en 
son  austère  inconscience  il  leur  en  demandât  davantage. 

Le  dossier  des  aveux  ne  comprenait  encore  que 
deux  pièces  :  la  déclaration  qui  avait  été  dictée,  en 
octobre,  à  Lebrun-Renault,  et: une  note  de  Gonse,  sur 
une  conversation  qu'il  avait  eue,  en  décembre,  avec 
Mercier. 

Mercier,  selon  Gonse,  «  se  souvenait  parfaitement, 
sans,  toutefois,  pouvoir  indiquer  exactement  les  termes 
employés,  que  les  paroles  rapportées  par  le  capitaine 
Lebrun-Renault,  le  jour  de  la  dégradation,  constituaient 
des  aveux  ».  Ces  paroles  lui  avaient  paru  assez  impor- 
tantes pour  mériter  d'être  immédiatement  communi- 
quées au  Président  de  la  République  et  au  président  du 
Conseil  (2). 

Comme  on  la  vu,  Lebrun-Renault  n'avait  soufflé  mot 
des  prétendus  aveux  ni  à  Casimir-Perier,  ni  à  Dupuy. 
ni  à  Mercier  (3) . 

Billot  ne  demandait  quà  être  trompé.  La  date  ré- 
cente de  ces  pièces  expliquait  que  ni  Gonse,  ni  Bois- 
delTre  n'eussent  objecté  à  Picquart  les  aveux  de  Dreyfus. 

(1)  Une  de  ses  conversations  (du  18  janvier  iS93)  fui  rapportée  le 
lendemain  dans  les  Droits  de  l'homme,  (tétait  le  bruit  public 
des  couloirs. 

(2)  Cass.,  II,  182.  La  note  est  datée  du  G  décembre  1897. 
Elle  débute  ainsi  :  «  Le  général  Mercier,  que  jai  vu  ce  matin, 
se  souvient  parfaitement...  etc.  »  Elle  est  signée  :  <<  le  gé- 
néral :  A.  Gonse.  » 

(3i  V.  t.  I,  5o3  et  suiv. 


LA    DÉCLAHATION    DE    BLLOW  285 

D'autre  part,  quand  Cavaignac  avait. parlé  dun  docu- 
ment '<  contemporain  »,  Billot  avait  laissé  dire;  il  y  avait 
avantage  à  ce  que  cette  erreur  s'accréditât. 

Les  deux  notes  (par  une  autre  habileté,  mais  révéla- 
trice à  elle  seule  de  la  fraude)  ne  faisaient  aucune  allu- 
sion à  la  visite  de  Du  Paty  à  Dreyfus,  au  Cherche-Midi, 
le  3i  décembre  1894  (1).—  On  se  souvient  que  Du  Paty, 
ce  jour-là,  au  nom  de  Mercier,  offrit  à  Dreyfus  un 
traitement  de  faveur,  s'il  consentait  à  se  reconnaître 
coupable  d'amorçage.  Précédemment,  Boisdeffre,  par 
Du  Paty,  lui  avait  fait  savoir  que  IMercier  le  recevrait 
s'il  voulait  faire  des  aveux  (2).  Et  Dreyfus,  après  avoir 
décliné  l'entretien  avec  le  ministre,  avait  refusé  égale- 
ment d'atténuer,  par  un  mensonge,  la  faute  qu'il  n'avait 
pas  commise.  C'était  cette  conversation  avec  Du  Paty 
qu'il  avait  racontée,  dans  une  sorte  de  monologue 
haché,  à  Lebrun-Renault.  —  Or,  que  l'incident  soit 
divulgué,  l'inanité  de  la  légende  des  aveux  apparaîtra 
aux  yeux  des  hommes  réfléchis  (Gonse,  Henry,  leur 
croyaient  cette  logique  et  cette  bonne  foi),  et  rien  ne 
reste  qu'une  preuve  terrible  du  malaise  de  Mercier, même 
api  es  la  condamnation  unanime,  devenue  définitive. 

Il  parut  si  important  de  faire  le  silence  sur  la  visite 
de  Du  Paty  à  Dreyfus  qu'on  fît  disparaître  les  témoi- 
gnages écrits  qui  l'établissaient.  C'étaient  le  rapport  de 
Du  Paty  à  Mercier,  du  soir  même  de  sa  visite  ;  la  lettre  de 
Dreyfus  à  Mercier,  du  lendemain  de  l'cnlrevue;  la  lettre 
de  Dreyfus  où,  de  l'île  du  Diable,  il  rappelait  à  Du 
Paty  ses  promesses.  Picquart  n'avait  rien  su  de  ces 
documents.  Le  plus  important,  le  rapport  de  Du  Paty, 
Henry  le  détruisit. 


(i)  Voir  t.  I,  481  et  suiv. 

(2)  Note  du  colonel  Bouclier.  {Rennes,  III,  5i4,  Du  Paty, 


286  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  ignorait  que  Dreyfus  avait  pris  copie  de  sa  lettre  à 
Mercier  et  qu'il  avait  écrit  à  Démange  pour  lui  racon- 
ter, le  soir  même,  son  entretien  avec  Du  Paty  (i). 

Lucie  Dreyfus  fut  très  émue  du  discours  de  Cavai- 
gnac.  Elle  me  raconta  la  visite  de  Du  Paty  à  son  mari, 
me  montra  une  copie  des  lettres  de  Dreyfus  à  Démange 
et  à  Mercier.  Tout  s'éclairait.  Aux  preuves  morales  que 
Dreyfus  n'avait  pu  saccuser  d'un  crime  dont  il  était  in- 
nocent, s'ajoutait  maintenant  une  preuve  matérielle, 
l'explication  simple,  lumineuse,  des  propos  mal  compris 
ou  mal  rapportés  par  Lebrun-Renault. 

J'écrivis  une  lettre  publique  de  Mme  Dreyfus  à  Cavai- 
gnac,  avec  le  récit  complet  de  ces  incidents  (2). 

Cavaignac.  surpris,  mais  toujours  confiant  dans  la 
parole  des  généraux,  interrogea  BoisdelTre  et  Gonse  qui 
lui  confirmèrent  leurs  précédentes  confidences,  mais 
ajoutèrent  que  le  document  «  contemporain  >'  était  chez 
Billot.  C'est  ce  que  Cavaignac  répondit  sèchement  à 
Mme  Dreyfus  (3).  «  Ce  témoignage  écrit  est  entre  les 
mains  de  M.  le  Ministre  de  la  Guerre.  »  Mais  quel 
témoignage  ?  Et  de  qui  ?  Il  ne  le  dit  pas. 

(11  Cass  ,  III,  534.  536. 

2)  14  janvier  1898.  —  Mme  Dreyfus  donnait  le  texte  com- 
plet de  la  lettre  de  Dreyfus  à  Mercier  :  «  Cette  lettre  figure  au 
dossier  du  ministère  de  la  Guerre  :  vous  deviez  la  connaître:  elle 
aurait  dû  vous  empêcher  de  porter  à  la  tribune  de  la  Chambre 

l'assertion  que  vous  y  avez  portée Et  c'est  le  lendemain  du 

jour  où  il  écrivait  cette  lettre  que  mon  mari  aurait  fait  l'aveu 
que  vous  avez  présenté  à  la  Chambre,  comme  la  preuve  de  la 
culpabilité  dun  martyr,  d'un  innocent  1  La  démarche  de  M.  Du 
Paty  de  Clam  prouve  que,  jusqu'à  la  fin,  le  général  Mercier  a 
eu  des  doutes  sur  la  culpabilité  de  Ihomme  qu'il  n'avait  pu 
faire  condamner  qu'en  violant  la  loi  et  qu'en  trompant  les 
officiers  du  conseil  de  guerre.  La  lettre  authenticiue  de  mon 
mari  dément  le  propos  qui  lui  a  été  prêté.  » 

3;  i5  janvier  :  «  Je  suis  obligé  de  vous  dire  que  vous 
vous  trompez.  Ce  témoignage  écrit...  etc.  -  Cavaignac  ne  dit 
pas  encore  qu'il  la    vu. 


LA    DKCLAFtATION    DE    BULOW  287 

Mme  Dreyfus  répliqua  aussitôt  (i)  que  Forzinetti, 
<l"autres  encore  (2),  tenaient  de  Lebrun-Renault  lui- 
même  que  son  mari  ne  lui  avait  point  fait  d'aveu.  »  Ces 
témoins  auront  le  courage  de  parler,  d'affirmer  la  vé- 
rité. »  Elle  évoquait,  ensuite,  ces  autres  témoins,  muets, 
mais  éloquents  entre  tous,  les  lettres  du  condamné  : 

Demandez  au  Ministre  des  Colonies  de  vous  montrer  les 
lettres  dont  il  ne  m'envoie  plus  que  des  copies,  me  privant 
ainsi  de  la  vue  même  de  cette  ctière  écriture. 

Lisez  ces  lettres,  Monsieur,  vous  n'y  trouverez,  dans 
l'affreuse  agonie  de  ce  supplice  immérité,  qu'un  long  cri 
de  protestation,  qu'une  longue  affirmation  d'innocence, 
un  invincible  amour  i)0ur  la  France. 

Vivant  ou  mort,  mon  infortuné  mari,  je  vous  le  jure, 
sera  réhabilité.  Ni  moi,  ni  mes  amis,  ni  tous  ces  hommes 
que  je  connais  seulement  de  nom,  mais  qui  ont,  eux  aussi, 
le  souci  de  la  justice,  ne  désarmeront  jusquedà. 

Quand  on  manquait  de  preuves  contre  Dreyfus,  rien 
de  plus  simple  :  on  en  forgeait.  C'est  ce  que  Boisdefïre 
appelait  :  «  nourrir  le  dossier  ». 

Comme  Mme  Dreyfus  avait  révélé  la  visite  de  Du  Paty 
à  son  mari,  et  comme  il  était  à  croire  que  Du  Paty,  s'il 
était  interrogé  par  son  cousin  Cavaignac,  en  convien- 
drait, il  n'y  avait  plus  moyen  de  s'en  taire.  Et,  comme 
il  vaut  toujours  mieux  aller  au-devant  du  danger  que 
l'attendre,  Gonse  lui-même  invita  Du  Paty  à  rédiger, 


(1)  iG  janvier  i8q8. 

(2)  Notammpnt  Clisson,  lauteur  de  l'ai-ticle  du  Figaro. 
Questionné  par  un  journaliste,  il  refit  textuellement  son 
récit  :  «  Alors  Drey'us  n'a  pas  fait  d'aveux  au  capitaine  Lebrun- 
Renault? —  Je  n'en  sais  rien:  c'est  possible,  puisque  des 
journaux  bien  informés  le  déclarent  et  que  M.  Cavaignac  l'af- 
firme, mais,  certainement,  il  n'enapas  parlé  devant  moi.  »  (Siècle  du 
16  janvier.' 


288  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  mémoire,  une  note  sur  son  dernier  entrelien  avec 
Dreyfus,  au  Cherche-Midi.  Son  rapport,  lui  dit  Henry, 
avait  disparu  des  archives,  sans  qu'on  sût  comment  (i). 

Complaisamment,  Du  Paty  écrivit  la  note,  âpre  et 
inexacte,  qui  fut  datée  audacieusement  de  septembre  (2) . 

Si  des  esprits  critiques  s'étonnent  qu'on  ail  attendu, 
pour  convenir  delà  visite  de  Du  Paty  au  Cherche-Midi, 
que  Mme  Dreyfus  en  ait  parlé,  on  leur  répondra  par 
cette  note  de  Du  Paty,  antérieure  par  sa  date  à  la  décla- 
ration de  Lebrun-Renault  en  octobre.  Encore  mal  ins- 
truits de  l'affaire,  ils  ne  suspecteront  pas  la  supercherie. 
Pour  Lebrun-Renault,  on  le  tient  par  son  premier  men- 
songe. 

Ces  précautions  prises,  Gonse  fabriqua  une  lettre  qu'il 
était  censé  avoir  adressée,  le  6  janvier  1895,  à  Bois- 
deffre,  absent,  ce  jour-là,  de  Paris. 

Il  y  rapportait  qu'il  avait  mené  lui-même  Lebrun- 
Renault  à  Mercier,  que  Mercier  avait  envoyé  l'officier  à 
Casimir  Perier,  pour  lui  relater  les  aveux  de  Dreyfus,  et 
que  ces  aveux,  «  demi-aveux  ou  commencements  d'aveux, 
mélanges  de  rélicences  et  de  mensonges  »,  se  résu- 
maient ainsi  :  «  On  n'a  pas  livré  de  documents  originaux, 
mais   simplement   des  copies...  Le  ministre  sait  que 

(1)  Rennes,  IIJ,  5i3,  Du  Paty;   Cass.,  III,  180,  Ballot-Baupré. 

(2)  Pièce  n°  2.^2  du  dossier  secret.  —Voir  t.  I,  621.  — Du  Paty 
dit  que  cette  note  lui  fut  demandée  "  dans  un  but  dont  il  ne 
se  souvient  plus  >'.  [Rennes,  III,  5i3.)  Si  Du  Paty  avait  été  prié, 
en  septembre  1897,  d'écrire  cette  note,  il  s'en  fût  étonné  ;  Gonse, 
en  effet,  ne  lui  parla  qu'en  octobre  (le  16)  d'Esterhazy  et  de  la 
campagne  projetée  de  Scheurer  ;  en  janvier  1898,  au  bruit  des 
furieuses  polémiques,  la  chose,  au  contraire,  s'expliquait 
d'elle-même.  De  plus,  si  Gonse  et  Henry  avaient  sous  les  yeux 
cette  note  du  14  septembre  quand,  le  20  octobre,  ils  firent 
venir  Lebrun  Renault,  ils  lui  auraient  dicté  une  déclaration  qui 
eût  cadré  avec  ce  récit.  Lebrun-Renault,  au  lieu  de  se  taire 
si-r  la  visite  de  Du  Paty  à  Dreyfus,  y  eù.t  fait  allusion,  comme 
il  le  fit  plus  tard. 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  289 

jt  suis  innocent.  Il  me  l'a  fait  dire  par  le  conimandanl 
Du  Paly  (le  Clam,  dans  la  prison,  il  y  a  trois  ou  quatre 
jours  11  l.ll  sait  que  sijaili\Tédesdocuments,cesontdes 
documents  sans  importance  et  que  c'était  pour  en  ob- 
tenir de  plus  sérieux  des  Allemands  (21.    » 

Gonse  porta  cette  lettre  à  Billot,  comme  s'il  venait  de 
la  retrouver,  en  donna  connaissance  ensuite  à  Cavai- 
gnac.  BoisdelTre,  après  l'avoir  reçue  en  son  temps,  la  lui 
aurait  rendue,  «  pour  qu'il  la  gardât  comme  un  souvenir 
et  comme  un  témoignage  des  aveux(3)  ».  Ou  bien,  il  en 
aurait  conservé  lui-même  une  copie  (4).  —  BoisdefïVe 
et  Gonse  avaient  négligé  de  se  concerter  sur  ce  point.  — 
Cependant,  la  place  de  cette  lettre,  si  elle  n'avait  pas  été 
forgée  après  coup,  aurait  été  au  dossier  de  Dreyfus,  Or, 
elle  n'y  avait  pas  été  jointe.  Gonse  montra  encore  àCa- 
vaignac  la  déclaration  de  Lebrun-Renault. 

Billot  ni  Cavaignac  n'eurent  la  curiosité  de  demander 
pourquoi,  munis  d'un  toi  moyen  de  réduire  Picquart  au 


(1)  Leaooclobre  1897,  Lebrun-Renault  avait  relaté  ainsi  le  pré- 
tendu aveu  de  Dreyfus:  «  Je  suis  innocent;  dans  trois  ans, 
mon  innocence  sera  prouvée.  Le  ministre  sait  <(ueî  si  j'ai  livré 
des  documents  sans  importance,  c'était  pour  en  obtenir  de  sé- 
rieux des  Allemands.  >•     t.  II,  '^~ù. 

■2  Cass.,  II,  loi.  On  a  vu  t.  I,  547,  tVicj;  qu'à  la  date  du 
r>  janvier  1 8^)5,  ce  n'étaient  point  les  aveux  de  Dreyfus  qui  préoc- 
cupaient rÉtat-Major.  C'était  la  lettre  du  chancelier  allemand 
à  Casimir-Perier.  Mercier,  par  la  suite,  a  bâti  tout  un  roman 
patriotique  sur  cet  incident.  Comment  Gonse,  dans  une  lettre 
de  ce  jour,  aurait-il  négligé  d'en  dire  un  mot,  un  seul,  à  Bois- 
deffre  ?  A  Picquart  qu'il  vit  ce  jour- là,  pendant  plusieurs  heures, 
il  ne  parla  pas  d'autre  chose,  d'une  agitation  extrême.  Rennes, 
I,  383.  Picquart  1  II  est  difficile  de  voir  une  allusion  à  la  crise 
diplomatique  dans  les  derniers  mots,  calmes,  indifférents  de  la 
lettre:  v<  .Je  ne  sais  rien  depuis  ce  matin.  «  D'ailleurs,  Gonse 
lui-même  ne  la  pas  prétendu.  Il  ne  dit  pas  un  mot  de  Lebrun- 
Renault  à  Picquart. 

3   Cass..  I,  261  et  Rennes,  I,  520,  Boisdellre, 

(4;  Rennes,  I,  35i,  Gonse. 

19 


290  lllSTOIliE    DK    LAITAIHE    DIŒYFL'S 

silence,  les  généraux  non  uvaii'nl  pas  use.  Ils  ne  s'éton- 
nèrent pas  davantag-e  delà  nouvelle  rédaction  des  aveux, 
avec  la  mention  de  la  visite  de  Du  Paty. 

BoisdelïVe,  comme  Henry,  naimait  pas  à  produire 
ses  preuves  au  grand  jour.  D'autre  part,  il  n'osa  pas 
dire  à  Cavaignac  qu'il  y  avait  avantage  à  les  garder 
secrètes.  Cet  agité  eût  été  homme  à  concevoir  des  soup- 
çons. De  plus,  il  voulait  renverser  le  ministère. 

Les  journaux,  amis  ou  hostiles,  n'étaient  pas  moins 
gênants  ;  ils  sommaient  Billot  de  sortir  la  preuve  que 
Cavaignac  avait  proclamée  décisive. 

Comme  l'Allemagne  était  nommée  dans  la  lettre  de 
Gonse,  Méline  objecta,  dans  un«  note  officieuse,  que 
"  des  raisons  analogues  à  celles  qui  avaient  décidé  le 
conseil  de  1894  à  ordonner  le  huis  clos  »  rendaient  cette 
publication  impossible.  D'ailleurs,  "  on  paraîtrait  mettre 
en  doute  l'autorité  de  la  chose  jugée  ».  jNIais  Cavaignac 
s'obstina  d'autant  plus  ;  le  jour  même  où  parut  cette 
note  embarrassée,  il  demanda  à  inlerpeller  le  Gouver 
nement,  et  tout  de  suite. 

Les  radicaux  et  les  socialistes  l'appuyèrent.  Que  les 
catholiques  se  joignissent  à  eux,  le  cabinet  était  en 
minorité.  Cavaignac  y  comptait.  A  sa  grande  surprise, 
toute  la  Droite,  avec  de  Mun,  soutint  au  contraire  Méline 
quand,  repoussant  la  discussion  immédiate,  il  posa  la 
(jueslion  de  confiance.  Elle  applaudit  l'apothéose  que 
Méline  fit  de  sa  politique  :  «  Nous  avons  assuré  la  paix 
et  l!ordre  à  Tintérieur,  grandi  l'autorité  de  la  France  au 
dehors.  »  Même,  elle  lui  passa  un  mot  sévère  sur 
les  agitateurs  de  la  rue  :  ((  Si  l'on  veut,  sous  une 
forme  quelconque,  restaurer  comme  une  nouvelle  cam- 
pagne boulangiste,  le  Gouvernement  ne  s'y  prêtera 
j)as.  » 

Malgré  ce  concours  de  la  Droite,  qui  parut  suspect 


LA    DÉCLARATION    DE    BLLOW  291 

aux  socialistes,  Méline  se  vil  refuser  (i)  le  renvoi  de 
rinterpellation  de  Gavaignac  à  un  mois  ;  il  obtint  seule- 
ment (2)  qu'elle  serait  inscrite  après  les  autres  interpel- 
lations, pour  être  discutée  dans  cinq  jours. 

Gonse  protita  de  ce  délai  pour  corser  encore  le  dos  - 
sier.  Le  capitaine  Bernard  déposa  qu'il  avait  entendu 
Dreyfus  parler  à  Lebrun-Renault  de  «  documents  (3)  »  ; 
le  capitaine  Anlhoine,  ({ue  le  capitaine  d'Attel  lui  avait 
raconté  avoir  entendu  Dreyfus  dire  à  Lebrun-Renault, 
avant  la  parade  :  «  Poiu-  ce  que  j'ai  livré,  cela  n'en 
valait  pas  la  peine;  si  on  mavait  laissé  faire,  j'aurais  eu 
davantage  en  échange.  »  Le  commandant  de  Mitry,  à 
qui  la  leçon  avait  été  mal  faite,  plaça  les  aveux  après  la 
dégradation  (^). 

Lebrun-Renault,  dans  sa  déclaration,  n'avait  point 
mentionné  que  d'Attel  fût  entré  dans  la  chambre  où 
il  gardait  Dreyfus  ;  il  ne  l'avait  pas  nommé.  D'Attel,  en 
elfet,  n'avait  parlé  des  aveux  que  par  ouï-dire.  D'ail- 
leurs, il  n'était  plus  là  pour  rectifier.  L'an  passé,  on 
lavait  trouvé  mort,  de  la  rupture  d'un  anévrisme,  dans 
un  wagon  de  chemin  de  fer  (5). 

On  insinua,  plus  tai'd,  que  je  l'avais  fait  assassiner. 


(1)  1^31248  voix  contre  ig3. 

(2)  Par  282  voix  contre  228. 

(Zj  19  janvier  1898.  «  J'ai  entendu  ces  mots  :  «  Jai  donné  ou 
"J'ai  livré  des  documents.  »  Mais  je  ne  puis  affirmer  ([ue  les 
termes  ([ue  j'emploie  sont  ceux  ([ui  ont  été  prononcés,  saut 
pour  le  mot  docurnenls.  »  (Cass.,  II,    i33,  Bernard.) 

(4)  20  janvier  1S98.  (Cass.,  II.  i33.  Anthoino,  Mitry.) 

(5)  Voir  t.  I,  G27  ct-suiv. 


292  HISTOIRE    Dli    L  AFFAIRE    DREYFUS 


H 


Depuis  la  lettre  de  Zola,  la  peur,  de  nouveau,  tenait 
Billot  et  BoisdelTre.  Ils  avaient  voulu  le  procès,  pour 
ne  pas  paraître  s'incliner  devant  la  formidable  accusa- 
tion. L'étendue  de  leur  faute  se  pouvait  mesurer  rien  qu'à 
la  joie,  à  l'insolente  confiance  des  défenseurs  de  Dreyfus. 

Ces  chefs  de  l'armée,  outre  l'armée,  avaient  pour  eux 
les  pouvoirs  publics,  l'Église,  la  presse  populaire,  l'im- 
mense majorité  de  la  nation.  C'étaient  eux  qui  hési- 
taient, reculaient. 

On  pensa  d'abord  à  envoyer  Zola  en  police  correc- 
tionnelle, soit  pour  dénonciation  calomnieuse,  soit 
pour  outrage  au  Président  de  la  Républicjue.  A  la  ré- 
flexion, cela  parut  trop  honteux.  Juridiquement,  c'était 
impossible  (i). 

On  imagina  ensuite  de  traîner  les  choses  en  longueur 
par  une  instruction.  Mais  il  li'y  a  pas  d'instruction  en 
matière  de  diffamation  et  d'outrage.  Et  l'enquête  n'au- 
rait servi  que  les  desseins  de  Zola  ;  il  y  eût  appelé  cent 
témoins. 

Boisdeffre  demanda  que  le  ministre  de  la  Guerre, 
en  tous  cas,  se  portât  partie  civile,  au  procès,  s'en- 
gageât avec  les  camarades.  Billot  consentit,  s'a- 
dressa au  bâtonnier  de  l'ordre  des  avocats.  Ployer, 
qui  accepta,  sans  regarder  aux  textes,  séduit  par  l'éclat 
d'un  tel   rôle.  Puis,  après  examen,  il   fut  reconnu  que 

(i)  ('onsî'il  des  ministre:^  du  i5  janvier  i8()8,  à  TÉlysée.  Dans 
l'après-midi,  les  ministres  tinrent  une  courte  réunion  entre  eux. 
Le  procureur  général  (Bertrand)  et  le  procureur  de  la  Répu- 
blique (Atthalin)  conférèrent  au  Palais. 


LA    DKCLAHATION    DK    BILOW  293 

c'était  encore  une  sottise.  Cependant  Ployer  resta,  avec 
Tézenas  (i),  le  conseil  de  l'Ktat-Major. 

Il  fut  décidé  enfin  !2j  que  Billot  en  personne  porte- 
rait plainte,  mais  que  la  plainte  viserait  seulement  les 
imputations  de  Zola  contre  le  conseil  de  guerre.  On 
avait  découvert  un  article  de  loi  qui  ne  permet 
d'offrir  la  preuve  que  des  faits  «  articulés  et  qualifiés 
dans  la  citation  (3j  ».  Ainsi,  le  procès  sera  restreint  à  la 
seule  allégation,  qui  n'était  pas  démontrable  en  fait, 
que  le  conseil  de  guerre  avait  acquitté  Esterhazy  «  par 
ordre  »  et  «  commis,  à  son  tour,  le  crime  juridique  d'ac- 
quitter sciemment  un  coupable  ». 

Cent  fois,  sans  que  la  justice  s'émeuve,  les  tribunaux 
militaires  ont  été  accusés  de  juger  par  ordre.  Le  jour 
même  où  a  paru  la  lettre  de  Zola,  Cassagnac  a  écrit 
que  le  ministre  de  la  Guerre  avait  enjoint  aux  juges  de 
«  lessiver  »  Esterhazy  et  que  cette  lessive  était  insuffi- 
sante (4).  L'accusation  avait  été  familière  aux  «  pa- 
triotes »  d'aujourd'hui,  Rochefort  (5),  Humbert  (6).  Dé- 
fi) Esterhazy,  Dép.  à  Londres.  5  mai  K)oo  :  «  C'est  mon  avo- 
cat qui  était  conseil  de  lÉtat-Major,  qui  reçut  de  lui  des  hono- 
raires, car  il  n'a  rien  reçu  de  moi.  »  Ployer  démentit  que  Billot 
dût  se  porter  partie  civile  par  son  organe.  Note  analogue,  le 
même  jour,  du  ministère  de  la  Guerre.  On  avait,  en  effet,  à 
cette  date,  renoncé  à  ce  projet  qui  avait  été  précédemment 
annoncé  par  divers  journaux    Gaulois,  Petit  Journal,  etc.). 

2    Conseil  des  Ministres  du  iS  janvier  18f)8. 

(3'.  Article  52  de  la  loi  du  29  juillet  1881. 

'.^)  Autorité  du  i3  janvier  i8()8. 

(5)  11  L'arrêt,  naturellement,  avait  été  rédigé  d'avance.  » 
(Aventures  de  ma  vie,  III,  )4i.)  "  Au  conseil  de  guerre,  les  offi- 
ciers transformés  en  juges  condamnent  ou  acquittent,  par  ordre 
supérieur,  sans  tenii'  aucun  compte  de  l'acte  commis.  Procé- 
dure monstrueuse.  «  (Inlransirjeant  du  iS  août  1897.1  Etc. 

6.  «  La  justice  militaire  ne  mérite  à  aucun  degré  le  titre  de 
justice.  "  {Éclair  du  26  septembre  1897.  Dans  le  Père  Duchène, 
les  officiers  sont  constamment  traités  d'assassins,  de  gredins, 
de  bandits,  [vi  avril  1871,  etc.). 


294  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

puis  Juvénal  (i),  c'est  un  thème  à  déclamation  classique. 

Cet  étranglement  du  procès  fut  délibéi'é  en  Conseil 
des  ministres,  sous  la  présidence  de  Faure,  La  vague 
procédure,  dont  on  s'était  avisé,  permet  de  sous- 
traire au  jury  toutes  les  autres  accusations  de  Zola, 
les  plus  fortes,  contre  Mercier,  Billot,  Boisdelïre,  Gonse, 
Du  Paty,  Pellieux,  Ravary,  les  bureaux  de  la  Guerre  et 
les  experts (-2).  Dès  lors,  quoi  qu'il  advienne,  la  Revision 
ne  pourra  pas  sortir  de  l'instance.  Le  nom  de  Dreyfus  n'y 
sera  pas  prononcé.  Seul,  Esterhazy  sera  sur  la  sellette. 

L'assignation  fut  lancée  le  surlendemain  (20  janvier). 
Mais,  dès  que  les  ministres  eurent  pris  leur  décision, 
le  18,  Eslerhazy  en  fut  informé. 

11  était  déjà,  ce  jour-là,  de  fort  méchante  humeur,  Pel- 
lieux, comme  on  l'a  vu,  avait  publiquement  confirmé 
à  Esterhazy  que  les  experts  contestaient  l'authenti- 
cité  de  la  lettre  «  du  Uhlan  ».  j\lme  de  Boulancy  avait 
aussitôt  écrit  à  Pellieux  :  «  Vous  dites  que  cette  lettre 
est  fausse  et  vous  ne  nommez  pas  le  faussaire  (3)  !  » 
Et,  comme  le  général  ne  lui  avait  pas  répondu,  la  lais- 
sant ainsi  exposée  à  d'outrageants  soupçons,  elle  venait 
de  déposer,  entre  les  mains  du  procureur  de  la  Répu- 
blique, une  plainte  contre  le  faussaire  inconnu  (4)- 
Esterhazy  s'inquiétait  fort  de  cette  alTaire.  Maintenant, 
Billot  le  livrait  à  Zola,  aux  «  dreyfusards  »,  à  leurs 
témoins  ! 

Il  avait  d'autant  plus  sujet  d'être  effrayé  qu'un  jour- 
naliste anglais,  Rowland  Strong  (b),  l'avait  mis  en  rap- 

(1)  Satire  XV'I,  Mililiœ  Commoda. 

(2)  Rennes,  I,  174.  Billot  :  «  J'ai  pensé  que  nous  avions  l'Ame 
assez  haute  et  que  nous  étions  trop  supérieurs  à  de  si  basses 
injures  pour  nous  y  arrêter.  » 

(3)  Lettre  du  i3  janvier  1898, 

(4)  17  janvier  1898. 

(5)  Cass.,  1,  599,  Eifîterliazy:  7^1,  Strong;  780,  femme  Gérard, 


I.A    DKCLAliATION    DE    BULOW  295 

port  avec  un  de  ses  compatriotes  qui  savait  beaucoup 
de  choses,  ('/était  ce  malheureux  O-^càr  ^^'ilde,  penseur 
subtil  et  profond,  qui  avait  élé  condamné  à  Londres 
pour  sodomie  (i),  et  qui,  réfugié  avec  son  complice  à 
Paris,  après  avoir  purgé  sa  condamnation,  y  traînait 
une  existence  misérable  sous  le  nom  de  Melmott.  \Mlde 
avait  gardé  des  relations  avec  un  autre  Anglais  à 
qui  Paniz/.ardi  avait  fait  quelques  confidences.  L'Ita- 
lien lui  avait  notamment  raconté  la  dernière  visite 
d'Esterhazy  à  Schwarzkoppen.  Wilde  en  informa  Es- 
terhazy  l'ai,  qui  fut  pris  de  peur  à  l'idée  que  Panizzardi 
avait  bavardé  avec  d'autres,  et  que  tant  de  cadavres 
mal  enterrés  sortiraient  du  tombeau.  Panizzardi  avait 
dit  aussi  que  l'Etat-Major  allemand  possédait  de  nom- 
breuses lettres  d'Esterhazy,  que  lui-même  en  avait 
des  photographies  et  qu'on  pourrait  peut-être  les  com- 
muniquer à  un  journal  (3). 

Wilde,  convaincu  qu'Esterhazy  était  un  traître,  s'in- 
téressait d'autant  plus  à  lui.  Il  s'amusait  fort  de  la  sur- 
prenante tragi-comédie  que  lui  donnait  le  forban,  cl 
goûtait,  en  artiste,  ses  colères  où  éclatait  tout  l'Enfer. 
Pour  cet  Anglais,  le  plus  raffiné  et  le  plus  perverti  des 

—  Slrong  fit  do  nombreuses  dômorclios  en  faveur  d'Esterhazy; 
Léon  Daudet  lui  dit  :  «H  se  i)ourrait  qu'Esterhazy  ne  i'ùl  ni  un 
traître  ni  un  liandit,  mais  il  est  (•ertainement  l'auteur  du  borde- 
reau. »  (I,  743.) 

(1)  Cass.,  I,  787,  Gérard  :  "  Mme  Pays  m'a  laconté  avec 
quelques  détails  les  fait^  qui  ont  motivé  cette  condamnation.  » 

(•2)  Casa.,  I,  7^1,  Slronij.  —  Le  témoin  ne  défûgne  Wilde  que 
sous  son  pseudonyme  ;  il  aurait  honte  d'avouer  ses  relations 
avec  l'auteur  de  Doriun  Greij  et  de  l'admirable  poème:  La  Bal- 
lade de  la  prison  de  lieadirnj. 

(3)  Blacker  fit  le  même  récit  au  député  Grandmaison,  et  lui 
proposa  «  de  se  charger  de  ces  documents,  s'il  les  pouvait  obte- 
nir, pour  les  communiquer  à  qui  de  droit.  »  {Cass.,  I,  73'^; 
Hennés,  II,  2G7,  Grandmaison.)  Du  Paty  dit  qu'Esterhazy  «  était 
parlaitement  renseigné  sur  le  camp  adverse  ».  iCass.,  II,  k/,.; 


296  HISTOIRE    DE    L  AFFAIHE    DREYFUS 

hommes,  le  spectacle  d  un  espion  passé  héros  national 
n'était  pas  dépourvu  d'agrément. 

Esterhazy,  cachant  à  peine  sa  terreur  sous  d'élo- 
quentes invectives,  expliqua  à  ses  amis  anglais  que 
«  le  procès  intenté  à  Zola  était  une  lourde  faute  (i)  ». 
Il  eût  fallu  mépriser  cet  insulteur,  puisque  l'xibsurde  et 
déplorable  Révolution  a  supprimé  jusqu'à  la  Bastille. 
Dans  un  pays  où  il  y  a  une  tradition,  une  forte  hié- 
rarchie des  chefs  (2),  Zola  serait  déjà  dans  une  forte- 
resse. Décidément,  la  France,  en  proie  à  l'anarchie, 
était  tombée  bien  bas.  Billot  n'a-t-il  pas  refusé  à  Es- 
terhazy jusqu'à  l'autorisation  de  poursuivre  Mathieu 
Dreyfus  et  le  Figaro,  de  me  provoquer  en  duel  ainsi 
que  Clemenceau  (3)? 

Esterhazy  ne  tint  pas  seulement  ces  propos  dans  les 
restaurants  de  nuit  et  les  bureaux  de  rédaction,  mais  il 
porta  ses  doléances  à  Pellieux  (4)  qui,  maintenant, 
remplaçait  Du  Paty  comme  intermédiaire  (5),  et  qui 
avait  pris  en  affection  l'homme  qu'il  avait  sauvé.  Le 
général  le  recevait  chez  lui,  dans  l'intimité,  et  sa  femme 
cherchait  à  le  réconcilier  avec  Mme  Esterhazy  (6).  11 
était  entré,  depuis  peu,  en  relations  avec  Tézenas  (7), 
et  tous  les  trois  s'indignaient,  prévoyaient  des  catas- 
trophes. 

Les  capitulations  successives  de  Billot  n'avaient  point 
rassuré  BoisdetTre.  Il  se  doutait  bien  que  le  ministre 

(1)  Il  récrivit  aussi,  le  28  janvier,  à  Christian  qui  était  reparti 
pour  Bordeaux. 

(a)  Voir  p.  3-22  l'article  de  Drumont,  dans  la  Libr^  Parole  du 
1"  février  1898. 

(3)  Cass.,  I,  587,  Esterhazy. 

(4)  Cass.,  I,  741,  Strong. 

;">)    Esterhazy,    Dép.  à    Londres,    5   mars   1900;    Mémoire    de 
Christian,  96,  etc. 
(6j  Mémoire,  ç(G. 
(7)  Esterhazy,  Dép.  à  Londres  et  Cass.,  II,  176. 


L.\    DECLARATION    DE    BULOW  297 

humilié  ne  l'en  détestait  pas  moins  et  cherchait  de  sour- 
noises revanches.  Billot,  au  Sénat,  quand  certains  répu- 
blicains l'objurguaient.  jouait  l'homme  qui  se  sacrifie  à 
la  solidarité  militaire.  Il  répétait,  en  des  termes  plus 
soldatesques  encore  :  «  Nous  sommes  dans  la  boue,  mais 
ce  nest  pas  moi  qui  Tai  faite,  d  11  avait  écrit  à  une 
vieille  amie  de  Félix  Faure  :  «  Il  faudrait  amener  Mer- 
cier à  avouer  quil  s'est  trompé  ;  sinon,  nous  sommes 
tous  obligés  de  le  couvrir  (i).  »  Ailleurs,  chez  la  veuve 
de  Carnot,  il  convenait  qu'Esterhazy  était  coupable  (2)  ; 
en  tout  cas,  c'était  un  gredin  ;  et  il  eût  voulu  le  «  rendre 
à  la  vie  civile  (3)  »,  «  le  chasser  de  l'armée  (4)  »■  Par 
malheur,  Esterhazy  ne  pouvait  pas  être  mis  à  la  re- 
traite d'office,  parce  qu'il  n'avait  pas  encore  trente  ans 
de  service,  et  il  refusait  de  demander  sa  retraite  antici- 
pée, comme  Billot  l'y  avait  fait  inviter  par  Boisdeffre  (5), 
en  lui  promettant  le  maximum  de  la  pension  (6).  Cepen- 
dant, BoisdelTre  se  sentait  plus  fort  avec  Billot  qu'avec 
Cavaignac.  Billot  n'était  pas  dupe,  mais  marchait  sous 
la  menace.  Cavaignac  était  dupe,  mais,  d'une  probité 
puritaine  en  matière  d'argent,  il  défiait  tout  chantage, 
et,  d'une  infatuation  qui  tournait  à  la  folie,  il  n'en 
faisait  qu'à  sa  tète. 

L'intérêt  de  BoisdefTre  était  donc  de  garder  Billot, 
mais  en  le  harcelant  tous  les  jours,  en  le  faisant  traquer, 
insulter  par  la  presse.  C'est  à  quoi  il  avait  laissé 
employer  Esterhazy  par  Henry.  Les  journaux  «  pa- 
triotes »,  alimentés  par  Esterhazy,  le  tenaient,  de- 
puis   deux    mois,    pour    le   représentant    autorisé    de 

(1    Lettre  à  Mme  P...  (notes  inédites  de  Monod.) 

{2)  Ca.s.s.,  I,  2C)4,  Poincaré. 

(3)  Ibid.,  I,  54s,  Billot. 

(4j  Ibid.,  II,  176,  Peliieux. 

;5)  Ibid.,  I,  54s.  Billot. 

:6)  Ibid.,  II.  17O.  Peliieux. 


2;,8  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

l'État -Major,  attribuaient  à  BoisdeiTre  lui-même  ses 
cominunicationsf  i).  Esterhazy  travaillait  surtout  avec  les 
g-ens  de  la  Libre  Parole  et  de  V Intransigeant  (2).  Il  leur 
faisait  raconter  que  Billot  était  endetté  et,  par  ses 
dettes,  à  la  merci  du  Syndicat. 

A  chacune  de  ces  attaques,  BoisdelFre  arrachait 
quelque  concession  nouvelle  à  Billot. 

Mais  Esterhazy  trouvait  que  le  procédé  finirait  par 
s'user,  que,  le  plus  sûr  pour  lui,  c  était  de  se  débar- 
rasser de  Billot,  et,  par  surcroît,  de  tout  le  ministère  Mé- 
line,  trop  mou,  pusillanime,  incapable  d'une  résolution 
virile.  Il  se  concerta  à  cet  etïet  avec  Pellieux  et  avec 
Tézenas,  et  leur  dicta,  pour  être  communiqué  à  Bois- 
defîre,  un  plan  de  campagne. 

Il  explique  d'abord,  en  peu  de  mots,  mais  saisissants, 
que,  dans  les  conditions  où  s'engage  la  bataille,  elle  est 
d'avance  perdue  :  «  Le  général  Billot  promettra  de 
venir  à  l'audience  de  la  cour  d'assises,  mais  il  n'y  viendra 
pas.  »  Et  rien  que  «  des  témoignages  hostiles  »  seront 
produits  à  la  barre,  «  aucun  témoignage  favorable  »  (car 
il  n'imaginait  pas  que  Zola  aurait laudace  de  citer,  lui- 
même,  les  chefs  de  l'État-Majorj.  Dès  lors,  «  l'avocat 
général  sera  obligé  de  laisser  entendre  aux  jurés  que, 
de  la  meilleure  foi  du  monde,  les  juges  du  conseil  de 
guerre  ont  pu  se  tromper  ».  Ce  sera  le  procès  non  pas 
de  Zola,  mais  «  de  Boisdeffre  et  du  haut  commande- 
ment», u  et  Zola  sera  acquitté,  le  procès  Dreyfus  revisé, 


(1)  Cass.,  II,  1.S5,  Boisandré  :  «  Le  commandant  Esterliazy  a 
toujours  été  considéré  par  la  presse  comme  le  délégué  de  ses 
cliefs  ;  la  presse  est  liumiliée  de  voir  maintenant  llétrir  celui 
qui  a  été  accrédité  près  délie.  "  (Confieil  d'Enquête. 1 

(2)  «  Le  commandant  Biot,  M.  de  Boi?;andré,  de  la  Libre  Pa- 
role, M.  Charles  Roger  (Daniel  Cloulier)  de  Vlnlranaigeanl,  ne 
pourront  pas  ne  pas  témoigner  de  ces  faits.  »  [Dép.  à  Londres. 
5  mars  iç)oo.; 


LA    DhXLARATION    DE    BILOW  299 

le  chef  (le  rÉtat-Major  et  les  trilmnaux  militaires  con- 
vaincus dantisémilisine.  de  passions  religieuses,  d'aveu- 
glement, sinon  de  partialité,  et  déshonorés  ».  Au  con- 
traire, avec  un  autre  ministère,  «  on  pourra  compléter 
l'assignation  et  présenter  le  procès  sous  son  vrai  jour, 
comme  celui  de  l'or  cosmopolite  contre  l'armée  fran- 
çaise, contre  la  I-'rance  l 

Ainsi  Esterhazy  ne  voulait  pas  ([ue  les  jurés  fussent 
exposés  à  choisir  seulement  entre  lui  et  Zola.  Cela  était 
trop  chanceux.  Il  exigeait  que  l'armée,  encore  une  fois, 
s'identifiât  avec  lui,  afin  que  les  jurés  eussent  à  opter 
entre  elle  et  un  pamphlétaire.  Dès  l'origine,  l'heureuse 
tactique  de  l'État-Major  avait  consisté  à  mettre  en  cause 
l'honneur  de  l'armée.  On  ne  change  pas  de  tactique  au 
milieu  du  combat. 

Vue  très  exacte  des  choses  et  que  l'événement  va  con- 
firmer. 

Et  l'admirable,  c'est  qu'il  ne  semblait  nullement  préoc- 
cupé de  lui-même,  soldat  prêt  à  se  faire  tuer  pour  les 
chefs,  mais  seulement  de  BoisdetTre  et  de  l'armée. 

«  Oue  faire,  continua-t-il,  pour  empêcher  un  désastre  ? 
Il  eût  fallu  renverser  [le  ministère  arant  qu'il  ne  saisît 
la  cour  d'assises.  Pourtant,  il  n'est  pas  trop  tard  pour 
agir.  Il  faut  le  renverser  demain,  et  tout  entier,  car  il 
est  tout  entier  complice.  » 

Et,  comme  il  connaissait  à  merveille  son  terrain 
parkmientaire.  il  indiqua  l'opération  :  «  L'union  momen- 
tanée des  radicaux  et  de  la  droite,  sur  le  terrain  patrio- 
tique, par  l'entente  entre  M.  Cavaignac  et  M.  de  Mun.  » 

II  termina  par  cette  impérieuse  flatterie,  d'une  belle 
sagacité  : 

Le  général  de  BoisdetTre  porte  ombrage  aux  civils,  et 
notamment  au  Président  de  la  I^épublique.  De  là,  la  phrase 


300  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

do  Mélino  :  «  Nous  assistons  au  réveil  do  l'osprit  boulan- 
giste.  »  Celte  phrase,  en  même  temps  qu'elle  est  très  signi- 
ficative, est  très  dangereuse;  si  la  bourgeoisie  venail  à  ij 
ajouter  foi,  tout  serait  perdu. 

Il  faut  que  M.  le  général  de  Boisdeffre  produise,  on  haut 
lieu,  cotte  impression  très  nette  qu'il  agit  par  pur  patrio- 
tisme et  qu'il  pousserait,  à  la  rigueur,  le  désintérosse- 
ment  personnel  jusqu'à  donner  sa  démission  pour  parler 
plus  librement,  pour  tout  dire  et  tout  démasquer. 

Éviter  de  se  placer  sur  le  terrain,  où  veulent  nous  en- 
traîner nos  adversaires,  d'une  nouvelle  lutte  entre  l'élé- 
ment civil  et  l'élément  militaire  ;  se  maintenir  sur  le 
terrain  do  la  lutte  entre  le  sentiment  patriotique  et  le 
syndicat  cosmopolite  (i). 

"Pellieux  porta  à  Boisdeffre  le  plan  du  Napoléon  des 
escrocs  et  Boisdeffre  l'adopta. 


III 


Zola  se  préparait,  à  son  procès.  Deux  anciens  bâton- 
niers, pressentis  par  des  amis  comnums,  déclinèrent  sa 
défense.  Barboux,  vieux  républicain,  esprit  pénétrant  et 
vigoureux,  croyait  à  l'innocence  de  Dreyfus;  il  m'avait 
offert  de  plaider  pour  moi  contre  Rocheforl  (2),  heureux 
d'une  occasion  d'élever  la  voix  dans  cette  grande  lutte, 
de  dire  très  haut  son  horreur  de  cette  barbarie  renais- 


(1)  Estorhazy  garda  deux  copies  de  son  plan  :  Tune  de  1.1  main 
de  .Jeanmaire,  secrétaire  de  Tézenas  ;  l'autre  qu'il  avait  l'ail 
faire  par  Christian.  Ce  sont  ces  deux  copies  qui  furent  saisies 
par  Berlulus.  (Cass.,  I.  2^6:  II,  286,  scellé  ^,  cote  9  ;  Bennes, 
h  343.) 

(2)  Il  ne  voulut  jamais  accepter  d'honoraires. 


LA    DECLARATION    DE    BLLOW  301 

sanle  :  rantisémitisme;  mais  il  avaitgaixlé,  avec  les  pas- 
sions libérales  des  bourg-eois  d'autrefois,  leur  souci  delà 
correction  et,  très  classique,  académique,  épris  de  mo- 
dération, l'acte  romantique  et  révolutionnaire  de  Zola 
l'effrayait.  Du  Buit,  austère  d'apparence,  l'air  profond, 
répondit  :  «  J'acce[)te,  mais  à  condition  de  plaider  la 
folie  (i).  » 

Au  contraire,  parmi  les  jeunes  avocats,  Félix  De- 
cori  et  Labori  souhaitaient  d'être  chargés  d'une  telle 
cause.  Zola  se  rendit  d'abord,  mais  sans  le  rencontrer, 
chez  Decori,  réputé  pour  sa  force  oratoire  et  sa  connais- 
sance des  mobiles,  le  ]>lus  souvent  extérieurs  à  l'affaire, 
qui  émeuvent  les  jurés.  Leblois  l'engagea,  le  jour  même, 
à  faire  choix  de  Labori  qui  donnerait  un  grand  éclat  au  rôle 
de  justicier,  sur  celte  vaste  scène  des  assises  pareille  à  un 
théâtre  populaire.  Labori  accepta  aussitôt.  Il  fut  décidé, 
un  peu  plus  tard,  qu'Albert  Clemenceau,  frère  cadet  de 
l'ancien  député,  se  présenterait  pour  le  gérant  de  V Au- 
rore, Perrenx,  eL  que  Clemenceau  lui-même  plaiderait 
pour  le  journal,  bien  qu'il  ne  fût  pas  avocat  (21. 

On  constitua,  ensuite,  une  manière  de  conseil  de  dé- 
fense, dont  je  fis  partie,  avec  Trarieux  et  Leblois,  mais 
dont  l'âme  fut  Mathieu  Dreyfus.  Il  conservait  un  sang- 
froid  imperturbable,  à  travers  tant  de  péripéties,  exac- 
tement renseigné  sur  toutes  choses,  fort  politique,  très 
ferme  aussi,  et,  après  avoir  vécu  si  longtemps,  comme 
un  paria,  loin  des  hommes,  manieur  dhommestrès  ha- 
bile, parce  qu'il  savait  l'art  de  ménager  les  amours- 
propres,  qui  ne  faisaient  point  défaut,  et  que,  sans  nulle 


(i)  Ce  propos  fut  colporté  au  Palais  et  reproduit  dans  l'Inlran- 
sicjeanl  du  i'^''  février  1898. 

(2)  Il  dut  solliciter  l'autorisation  du  président  Delegorgue  qui 
commença  par  contester  qu'il  y  eût  des  précédents.  [Aurore  du 
20  mai  1898.) 


302  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

vanité,  n'ayant  au  cœur  (|ue  l'amour  de  son  frère  et  la 
passion  de  l'honneur,  il  ne  se  souciait  point  de  paraître 
diriger  la  redoutable  entreprise. 

A  l'assignation  de  Billot,  Zola  répliqua  par  une  lettre 
simple,  sans  colère  (i).  Il  énuméra  tout  ce  qu'il  avait  pu 
dire  impunément  (puisque  Billot  ne  le  relevait  pas)  :  que 
Pellieux  et  Ravary  avaient  lait  une  enquête  scélérate, 
t|ue  Mercier  s'était  rendu  complice  d"  une  des  plus  grandes 
iniquités  du  siècle,  etc.  «  ^'ous  voilà  bien  trancpiille, 
n'est-ce-pas  ?...  Eh  bien  !  vous  vous  trompez,  on  vous  a 
mal  conseillé...  »  Il  avait  écrit  à  Félix  Faure  :  «  Quand 
on  enferme  la  vérité  sous  terre,  elle  s'y  amasse,  elle  y 
prend  une  force  telle  d'explosion,  que  le  jour  où  elle 
éclate,  elle  fait  tout  sauter  avec  elle.  »  L'explosion, 
quand  même,  va  se  produire.  «  La  liberté  de  la  preuve, 
voilà  la  force  où  je  m'attache.  » 

On  apprit  bientôt  que  Zola  citait  près  de  deux  cents 
témoins  (21.  C'étaient  tous  les  chefs  de  l'État-Major  et 
leurs  collaborateurs  :  Mercier  et  Billot,  BoisdeiTre  et 
Gonse,  Du  Paty  et  Henry,  Lauth  et  (iribelin  ;  les  sept 
juges  qui  avaient  acquitté  Esterhazy,  et  Esterhazy  lui- 
même  :  Pellieux  et  Ravary  ;Picquart  et  Leblois  ;  Lebrun- 
Renault  et  Forzinetti  ;  Démange  et  Salles,  les  experts  deS 
deux  procès  ;  Casimir-Perier  ;  les  ministres  de  1894  ; 
Lucie  Dreyfus,  Scheurer-Kestner  el  des  hommes  poli- 
tiques de  tous  les  partis,  Ranc,  Jaurès,  Trarieux,  Thé- 
venet;  puis,  le  groupe  des  intellecluels,  Duclaux, 
firimaux,  Séailles,  Anatole  France,  et  des  savants,  des 
archivistes,  des  professeurs  à  l'École  des  Chartes  et  au 
Collège  de  France  pour  faire  l'expertise  scientifique  du 
bordereau  :  Paul  Mever,  Giry,  Havet,    les  deux  frères 


1)  Il  jcuivier  1898. 
[•2)  Signification  au  parquet  des  ■>:•>  et  ati  Janvier. 


LA    DECLARATION    DE    lU'LOW  303 

Molinier,  Hrricoini  ;  des  joul■nali^Hes,  Yves  Guyol, 
Ouillard,  parmi  lesquels  se  dissimulait  uu  inconnu, 
l'italien  Casella  ;  des  diplomates  étrangers,  Polacco  et 
Paulucci,  secrétaires  à  l'ambassade  d'Italie  ;  de  Bûlow- 
Schlatan  et  de  Groeben,  secrétaires  de  l'ambassade  d'Al- 
lemagne ;  Dumba,  conseiller  à  l'ambassade  d'Autriche  ; 
les  attachés  militaires  Frédérickz,  Panizzardi,  Schneider, 
Douglas,  Dawson;el  rancienaltachéallemand,  Schwarz- 
koppen. 

11  parut  prudent  de  ne  citer  ni  Mathieu  Dreyfus,  ni 
moi,  qui  passais  pour  le  chef  du  Syndicat.  On  le  répéta 
d'autant  plus. 

C'était  la  première  fois  que  tant  de  témoins  et  de  telle 
qualité  étaient,  convoqués  devant  les  assises.  Les  amis 
de  Zola  exultèrent  :  «.  Voici  le  crime  lui-même  à  la 
barre,  w  Les  adversaires  de  la  Revision  s'indignèrent 
d'une  telle  audace  :  «  L'appel  aux  diplomates,  aux  ofli- 
ciers  étrangers  est  d'un  mauvais  Français.  » 

La  signification  de  Zola  au  parquet  reprenait  comme 
«  faits  connexes  »  à  ceux  que  Billot  avait  retenus  »<  et 
comme  indivisibles  d'avec  eux  »  les  autres  articulations 
de  sa  lettre  à  Félix  Faure.  Zola  est  poursuivi  pour  avoir 
dit  qu'  «  un  conseil  de  guerre  vient,  par  ordre,  d'oser 
acquitter  un  Esterhazy,  soufflet  suprême  à  toute  vérité, 
à  toute  justice  ».  Il  a  donc  le  droit  de  montrer  que  le 
traître,  c'est  Esterhazy,  que  Dreyfus  est  innocent. 


IV 


L'échéance  fixée  pour  l'interpellation  de  Cavaignac 
approchait.  ^lélinc  vit  le  danger  :  «  l'union  patrio- 
tique »,  comme  disait  Esterhazy,  des  radicaux  et  de  la 


304  HISTOIRE    DE    L  AEI  AIRE    DREYFUS 

droile.  La  droite  désirait  le  g'arder  au  pouvoir,  à  son 
service,  mais  à  condition  qu'il  fît  sa  politique.  Les 
radicaux  laccusaient  «  d'une  double  domeslicilé  :  à 
l'égard  de  la  haute  banque  israélile,  et  du  militarisme 
clérical  (i)  ».  Mais,  s'ils  s'efTrayaient  delà  mobilisation 
triomphale  des  moines  et  des  prêtres,  leur  grossière 
démagogie  frémissait  encore  plus  à  l'idée  de  contre- 
dire la  foule  qui  voulait  que  Dreyfus  fût  coupable.  Ils 
hurlaient,  toujours  plus  fort,  avec  elle.  Pelletan  (ancien 
élève  de  l'École  des  Chartes)  écrivait  :  «  Je  suis  de 
ceux  pour  qui  le  crime  de  Dreyfus  semble  de  moins  en 
moins  douteux  (-2).  »  Avec  Goblet,  il  sen  allait  répétant 
que  «  le  procès  d'Esterhazy  avait  été  la  chose  la  plus 
imprudente  du  monde,  puisqu'aucune  charge  sérieuse 
ne  s'élevait  contre  lui,  au  sujet  du  bordereau.  » 

Quelque  jugement  sévère  qu'on  porte  sur  IMéline,  il 
en  fit  toujours  beaucoup  moins  que  les  radicaux  n'en 
exigèrent  de  lui. 

Sûr  de  tomber,  s'il  fait  entendre  des  paroles  de 
sagesse,  Méline  l'était-il  de  tomber  utilement?  Il  se 
croyait  nécessaire  à  la  République,  surtout  dans  cette 
crise.  Lui  renversé,  son  œuvre,  lente,  patiente,  de  deux 
années,  s'en  va  avec  lui.  Ce  petit  homme  mince,  fluet, 
de  santé  chétive,  de  vie  rangée,  très  simple  de  goûts, 
tenait  tiprement  au  pouvoir.  L'idée  d'une  erreur  judi- 
ciaire possible,  il  ne  l'admettait  pas,  mais  il  ne  la 
repoussait  point  davantage.  Ce  n'était  point  son  affaire, 
mais  celle  des  tribunaux.  Il  restait  froidement,  obstiné- 
ment, Pilate.  A  s'en  tenir  à  la  vérité  légale,  il  ne  charge 
son  àme  d'aucun  mensonge.  Il  serait  bien  sot  de  ne  pas 
la  proclamer  une  fois  de  plus,  mais,  cette  fois,  avec  vio 
lence,  en  se  mettant  au  diapason  des  furieux  et  des  plus 

(i)  Lanterne  du  16  janvier  i8i)8,  article  de  Camille  Pelletan. 
(?.)  Même  article. 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  305 

furieux  do  tous;,  tlo  ceux  qui  jouaient  la  comt^die  de  la 
colère. 

Il  laissa  Cavaignac  reprendre,  dun  ton  hargneux,  son 
thème  familier.  Enfin  renseigné,  Taneien  ministre  radical 
dit, qu'il  n "y  avait  pas  un  seul,  mais  deux  documents  qui 
attestaient  les  aveux  de  Dreyfus  :  une  lettre  du  général 
Gonse,  du  G  janvier  1890  ;  une  déclaration,  «signée  plus 
tard  »,  de  Lebrun-Renault. 

«  Pourquoi  Méline,  Billot,  s'obstinent-ils  à  s'en  taire 
si  quelque  cause  inexplicable  ne  les  retient  pas  ?  »  Il 
appartient  à  la  Chambre  de  «  briser  les  liens  qui 
entravent  l'action  du  Gouvernement  ». 

Méline,  du  premier  mot,  eut  gain  de  cause.  Cavaignac 
s'était  gardé  de  donner  la  date,  trop  récente,  de  l'im- 
posture qui  avait  été  arrachée  à  Lebrun-Renault.  Méline, 
d'une  é({uivoque  frauduleuse,  qui  porta  d'autant  plus, 
précisa  :  "  La  déclaration  du  capitaine  Lebrun-Renault, 
recueillie  le  jour  même  de  l'exécution  du  jugement  de 
Dreyfus....  »  Puis  :  «  Je  reconnais,  et  tout  le  monde  le 
sait,  que  cette  déclaration  existe.  » 

La  Chambre  n'en  demandait  pas  davantage  :  donc, 
Dreyfus  a  avoué  ;  donc,  le  jour  môme  de  la  dégradation, 
Lebrun-Renault  a  recueilli  ses  aveux. 

Et,  comme  beaucoup  avaient  trouvé  faible  et  trop  peu 
fier. l'argument  diplomatique  qu'il  avait  récemment  in- 
voqué pour  ne  rien  publier,  il  en  donna  un  autre  qui  témoi- 
gnait chez  lui  d'une  profonde  connaissance  de  ces  âmes 
apeurées  devant  le  vrai  tropdur  à  supporter  :  c  Ilnest  pas 
douteux  que,  si  cette  déclaration  était  lue  à  la  tribune 
elle  serait  discutée,  caitout  estdiscutédanscetleafTaire  !  n 

Toute  la  mentalié  tcatholique  est  là  :  ne  pas  discuter, 
croire.  L'esprit  du  mal,  c'est  l'esprit  d'examen  (1). 

1)  n  Le  libre  examen  est  la  peste  qui  corrompt  tout,  qui 
dissout  la  tiiérarchie,  qui  emp(''che  que  le  chef  soit  obéi...  Tout 

20 


306  HISTOIRE    DE    I.  AFFAIRE    DREYFUS 

Trois  cents  républicains  éclatèrent  en  applaudis- 
sements. 

Il  y  avait,  avec  plus  de  sottise,  plus  de  probité  intel- 
lectuelle chez  Cavaignac.  Sil  était  sans  critique,  du 
moins  essayail-il  de  fonder  ses  croyances  sur  les  faits. 

Maintenant,  Méline  se  lance  dans  un  réquisitoire 
contre  les  promoteurs  de  la  Revision,  et  dune  telle 
virulence,  avec  des  mots  si  aceibes,  qu'amis  et  adver- 
saires, il  étonne  tout  le  monde.  On  le  savait  déjà  un 
autre  homme  que,  longtemps,  on  l'avait  cru,  quand  on 
l'appelait  le  «  doux  »  Méline.  Nul  ne  lui  supposait  iant 
daprelé.  Il  s'acharna  contre  Zola,  reprenant,  mais  avec 
son  autorité,  les  lieux  communs  de  la  presse  :  «  On  n'a 
pas  le  droit  de  vouer  au  mépris  les  chefs  de  l'armée. 
C'est  par  de  pareils  moyens  qu'on  prépare  de  nouvelles 
éditions  de  la  Débâcle  !  »  Est-il,  n'est-il  pas  sincère, 
quand  il  s'écrie  :  «  Les  experts,  eux-mêmes,  n'ont  pas 
trouvé  grâce  devant  Zola.  »  Et,  tout  en  colère  qu'il 
paraisse,  il  reste  subtil  :  «  Pourquoi  nous  ne  poursui- 
vons pas  tout  l'article  ?  Je  ne  suis  pas  embarrassé  pour 
le  dire  :  Parce  que  l'honneur  de  nos  généraux  d'armée 
n'a  nul  besoin  d'être  soumis  à  l'appréciation  du  jury, 
parce  qu'il  est  au-dessus  de  tout  soupçon  1  »  —  Quoi  ! 
deux  catégories  d'honneur  dans  l'armée  :  l'honneur  in- 
soupçonnable de  Mercier  et  de  Boisdeffre  ;  et  l'honneur, 
sujet  à  caution,  des  moindres  chefs,  des  juges  mili- 
taires qui  ont  acquitté  Esterhazy,  de  Luxer,  de  Bougon  ! 
—  «  Et  pourquoi  nous  ne  poursuivons  pas  l'outrage  aux 
juges  de  Dreyfus?  Parce  que  nous  n'avons  pas  voulu 
permettre  qu'on  introduisît,  indirectement,  en  dehors 
de   la   loi.  un   procès    en  revision  !    »  Dérision    amère 

le  mal  vient  diilibio  examen.  Cest  le  lilirc  examen  qui  Ote  aux 
peuples  le  bonlicui'  et  finit  par  les  ruiner.  »  (Croix  du  i»»"  juil- 
let 1902.) 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  .^07 

puisque  Billot,  en  proclamant  que  Dreyfu'^  a  été  juste- 
ment condamné,  a  imposé  l'acquittement  d'Esterhazy 
dont  la  condamnation  eût  été  la  revision  immédiate  et 
pacifique  I  Mais  tous  ces  faux-fuyants,  débités  sur 
un  ton  dextrème  violence,  ravirent  la  Chambre, 
et  les  applaudissements  devinrent  des  acclamations 
sans  fin,  quand  Méline  fonça  sur  les  socialistes, 
leur  reprocha  de  causer,  par  leurs  attaques  contre 
Tarmée,  «  une  g-rande  satisfaction  à  tous  les  ennemis 
delà  France  ».  Une  fois  de  plus,  il  déclara  que  le  Gou- 
vernement n'avait  pas  à  connaître  de  l'Affaire, <îe  qui  eût 
pu  être  exact  si  la  justice  avait  été  laissée  libre.  Et, 
volontiers,  il  céderait  sa  place  à  Cavaignac,  il  le  remer- 
cierait même  de  la  prendre,  s'il  le  pouvait  faire  «  sans 
inconvénient  pour  le  pays  ».  Mais  «  ce  que  nous  défen- 
dons, ce  sont  les  intérêts  permanents  du  pays,  cest 
notre  puissance  militaire,  c'est  le  bon  renom  de  la 
France  devant  l'Étranger  »  ;  une  telle  tâche,  on  ne  la 
déserte  pas,  «  et  nous  resterons  comme  des  soldats,  à 
notre  poste  ». 

Cette  ima»e  militaire  porta,  au  plus  haut  degré, 
l'enthousiasme.  Sauf  le  }>etit  groupe  de  l'extrême 
gauche,  toute  rassemblée  fut  debout,  applaudissant 
avec  frénésie.  Jamais  Berryer,  jamais  Cambetta  ne 
connurent  pareille  ovation. 

Cavaignac  essaya  de  se  relever.  Il  dit,  mais  d'un  ton 
où  perçait  un  amer  désappointement,  que  «  le  résultat 
moral  qu'il  avait  poursuivi  se  trouvait  atteint  ».  Dès 
lors,  vaincu  et  vainqueur  à  la  fois,  il  retirait  son  inter- 
pellation. 

Aussitôt.  Jaurès  la  reprit. 

Une  révolte  bouillonnait  en  lui  depuis  trop  longtemps. 
Trop  longtemps,  il  avait  contenu,  retenu  le  cri  de  sa 
conscience,  asservi  son  génie  à  la  médiocrité  des  com- 


308  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

binaisons  électorales  de  son  groupe.  Précédemment, 
quand  il  répondit,  pour  la  première  fois,  à  Cavaignac, 
il  s'était,  j)our  complaire  à  ses  amis,  tenu  dans  des  géné- 
ralités philosophiques.  Et,  tout  à  l'heure  encore,  les  poli- 
tiques du  parti  ravaieni  conjuré  de  prendre  garde,  de 
se  ménager,  de  ne  pas  les  engager.  Ils  voyaient,  eux 
aussi,  se  dresser,  non  plus  à  l'horizon,  mais  tout  près 
d'eux,  un  passé  qu'ils  avaient  cru  aboli  et  qui  ressusci- 
tait :  l'État  militaire  et  clérical.  Cette  alliance  de  la  Croix 
et  de  l'Épée,  si  elle  triomphe,  c'en  est  fait  non  seulement 
des  réformes  laïques  de  la  République,  mais  encore  des 
conquêtes  essentielles  de  la  Révolution.  Seulement, 
cette  alliance  se  réclame  du  patriotisme,  d'un  patrio- 
tisme nouveau  qui  consiste  exclusivement  à  croire  que 
les  conseils  de  guerre  sont  infaillibles.  Voilà  le  ciment, 
la  base  même  de  cette  formidable  coalition.  Évidem- 
ment, pour  abattre  un  arbre,  c'est  au  tronc,  à  la  base 
qu'il  le  faut  frapper.  Quoi  !  prorlamer  que  Dreyfus  est 
innocent  !  donner  raison  à  Scheurer,  à  Zola,  me  donner 
raison  ! 

Mais  Jaurès,  enfin,  éclata.  Il  dénonça  d'abord  la  di- 
version de  Méline  contre  les  écrivains  socialistes.  Ceux 
qui  préparent  les  futures  débâcles,  «  ce  ne  sont  pas 
ceux  qui  signalent  à  temps  les  fautes  »,  mais  ceux  qui 
les  commettent,  «  hier,  les  généraux  de  cour  protégés 
par  l'Empire  ;  aujourd'hui,  les  généraux  des  jésuitières 
protégés  par  la  République  !  » 

Puis,  quand  le  tumulte  causé  par  ces  paroles  se  fut 
apaisé,  et  sourd  aux  avertissements  désespérés  de  Bris- 
son  qui  lui  enjoignait  «  de  surveiller  son  langage  »,  il 
prit  Méline  corps  à  corps  et  l'invita  à  regarder  autour 
de  lui.  Sont-ce  des  socialistes  «  ceux  qui  ont  entrepris, 
les  premiers,  la  campagne  contre  les  décisions  des  con- 
seils de  guerre?  »  Sont-ce  des  socialistes  encore,  «  ceuy 


LA    DliCLARATION    DE    BULOW  309 

qui  déchaînent  dans  les  meetings  et" dans  les  rues,  les 
haines  de  sectes  et  les  passions  religieuses  »  ?  Ainsi,  le 
<  louvernemont  se  Ironve  <(  dans  cette  situation  singu- 
liè!-e  (|u'il  ne  peut  plus  prononcer  une  seule  parole  sans 
poignarder,  sans  flétrir  une  partie  de  ceux  dont  les  suC- 
trages  le  font  vivre  ».  Or,  pourquoi  tout  cela  ?  «  Parce 
(|ue  la  question  qui  est  })osée  devant  le  pays  ne  peut 
pas  être  résolue  par  des  incidents  ou  des  polémiques  de 
séance  '>. 

Et  alors,  il  fît,  hautement,  sa  profession  de  foi,  iden- 
tique à  celle  de  tous  ceux  qui,  depuis  des  mois,  criaient 
vers  la  justice  :  «  Savez-vous  ce  dont  nous  soufïrons  ? 
ce  dont  nous  mourons  tous  ?  Je  le  dis  sous  ma  respon- 
sabilité personnelle  :  Nous  mourons  tous,  depuis  que 
cette  aiïaire  est  ouverte,  des  demi-mesures,  des  réti- 
cences, des  équivoques,  des  mensonges,  des  lâchetés  ! 
Oui,  des  équivoques,  des  mensonges,  des  lâchetés  !  » 

Il  ne  parlait  plus,  il  tonnait,  le  visage  empourpré,  le 
bras  tendu  vers  les  ministres  qui  protestaient,  vers  la 
droite  qui  beuglait.  Mais  plus  les  clameurs  devenaient 
furieuses,  plus  haut  s'élevait  sa  voix,  comme  un  grand 
cri  doiseau  de  mer  dans  la  tempête  :  «  Il  y  a,  d'abord, 
mensonge  et  lâcheté  dans  les  poursuites  incomplètes  di- 
rigées contre  Zola.  »  (^Brisson  le  rappelle  à  l'ordre.)  «  Le 
huis  clos,  tout  au  moins,  a  besoin  de  ce  correctif  néces- 
saire de  la  libre  critique  au  dehors.  »  (Les  clameurs  re- 
doublent) :  «  Mais,  enfin,  puisque  vous  portiez  ce  docu- 
ment au  jury  pour  que  le  jury  décidât,  de  quel  droit 
avez-vous  fait  un  choix  entre  les  diverses  parties  de 
cet  article  ?  » 

Il  y  avait  sur  les  bancs  de  rextrème  droite  royaliste 
un  certain  comte  de  Bernis,  député  du  Gard,  qui  avait 
la  spécialité  des  interruptions  grossières  qu'il  poussait 
dune  voix  rauque  et  qu'il  accompagnait  d'une  espèce 


310  IHSTOIUE    DE    LAFFAUΠ   DHEYFUS 

de  rire  nerveux.  11  profita  dun  inslanl  de  silence  rela- 
tif pour  crier  à  Jaurès  :  «  Vous  êtes  du  Syndicat?  »  Et, 
insistant  :  «  Je  dis  que  vous  devez  être  du  Syndicat, 
que  vous  êtes  probablement  l'avocat  du  Syndicat  1 
, —  Monsieur  de  Bernis,  riposta  Jaurès,  vous  êtes  un 
misérable  et  un  lâche  !  » 

Bcrnis,  pour  lancer  son  injure,  s'était  placé  dans  l'hé- 
micycle, au  pied  de  la  tribune.  D'un  mouvement  sou- 
dain, comme  un  flot,  vingt  socialistes  furent  sur  lui, 
des  hauteurs  de  l'exlrème  gauche,  pendant  que  h's 
députés  royalistes  accouraient  à  la  rescousse.  Des  sé- 
nateurs venus  pour  assister  à  la  séance,  \o  vieux 
BulTet,  sont  bousculés,  renversés.  Les  huissiers  s'inter- 
posent, emmènent  Bernis  que  Gérault-Richard  a  traité 
de  gredin  et  souffleté.  Mais  Bernis  s'échappe,  escalade, 
d'un  bond,  la  tribune,  d'où  Jaurès,  ayant  ramassé  ses 
papiers,  s'apprêtait  à  descendre,  et,  par  derrière,  le 
fraj)pe  d'un  coup  de  poing  (i).  Brisson,  qui,  depuis  le 
début  de  l'ignoble  bagarre,  agitait  en  v^ain  sa  sonnette, 
lève  la  séance.  Mais  les  rixes  continuent.  Les  specta- 
teurs des  tribunes,  après  s'être  fort  divertis,  s'injurient 
à  leur  tour  et  se  gourment.  Des  socialistes,  Pajot,  Coû- 
tant, Chauvière,  debout,  devant  le  banc  des  ministres, 
les  insultent.  Des  radicaux,  Chapuis,  Alphonse  Hum- 
bert,  me  menacent  de  la  parole  et  du  geste. 

La  troupe  entra,  fit  évacuer  la  salle. 

Alors,  pendant  une  heure  encore,  on  échangea  des 
coups  et  des  injures  dans  les  couloirs. 

(1,1  Bernis  envoya  le  lendoinain  ses  léinoins  à  Jaurès.  Pelle- 
tan  et  (jioussct  répondirent  aux  témoins  de  Bernis  «  qu'en 
rrai)pant  Jaurès  à  l'improviste,  il  s'était  place  en  dehors  de 
tout  droit  à  une  réparation  par  les  armes  ». 


LA    DECLARATION    DE    BLLOW  311 


Celle  Chambre  élail  luaibée  en  un  lel  discrédil  que  ce 
lumulle  de  mauvais  lieu  ne  causa  pas  beaucoup  plus  de 
scandale  que  les  récenles  balteries  entre  anarchisles  et 
antisémites  au  \'aux-Hall. 

Elle  eut  honle  d'elle-même.  Le  surlendemain  (i),  quand 
la  discussion  reprit,  ce  fut  dans  le  plus  grand  calme. 

Jaurès  démentit,  d'abord,  qu'il  eût  traité,  l'avant- 
veille,  ses  agresseurs  de  «  bouchers  ».  Des  journaux  lui 
ont  prêté  ce  propos.  Les  groupes  de  la  boucherie  s'en 
sont  émus  (tels,  les  corroyeurs  dAthènes).  Il  tenait  à 
rassurer  la  corporation. 

Son  discours,  d'une  .simple  ordonnance,  fut  écouté 
«  dans  un  silence  passif  (2)  ».  Il  montra  que  toute  la 
politique  du  Gouvernement  tenait  en  trois  petits  mots, 
selon  une  heureuse  formule  de  Lacroix  (3)  :  Contre  la 
preuve.  Un  dialogue  s'engagea  entre  Méline  et  lui,  mais 
où  le  ministre,  aux  questions  précises  de  l'interpellateur, 
réponfUt  seulement  par  le  refus  de  répondre.  «  Pourquoi 
poursuivez-vous  seulement  les  attaques  contre  les  con- 
seils de  guerre  ?  Pourquoi  laissez-vous  l'honneur  de 
l'armée  à  peine  couvert  par  ce  pauvre  haillon  de  justice 
incomplète  ?  Les  généraux  .sont-ils  seuls  juges  de  leurs 
actes?  —  Ils  relèvent  du  Gouvernement  et  de  la  loi.  — 
Oui  ou  non,  les  juges  du  premier  conseil  de  guerre  ont- 

(i)  24  janvier  i8(j.S.—  La  veille,  undiinanche,  le  Gouvernement 
avait  redouté  des  manifestations  ;  les  casernes  furent  consignées, 
beaucoui)  de  troupes  déployées  dans  la  rue.  Rien  ne  vint. 

(2)  Procès  Zola,  I,  .  3ç)5,  Jaurès  :  <<  Dans  l'ensemble  de  la 
Chambre,  silence  passif.  " 

;3)  Radical,  du  24. 


312  HISTOffiE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ils  été  saisis  de  pièces  secrètes  sans  quelles  aient  été 
communiquées  à  l'accusé  ?  Cette  question  est  la  plus 
poignante  de  toutes.  Oui  ou  non,  a-t-on  respecté  ou 
violé  les  garanties  légales  qui  sont  le  patrimoine  commun 
que  tous  les  citoyens  doivent  défendre,  même  au  profit 
d'un  juif?  —  Je  vous  réponds  que  nous  ne  voulons  pas 
discuter  l'atTaire  à  la  tribune  et  que  je  ne  veux  pas  servir 
vos  calculs.  —  Pourquoi  vous  réfugiez-vous  systémati- 
quement dans  le  huis  clos  ?  S'il  est  vrai  que,  sans  un  péril 
de  guerre,  sans  un  froissement  mortel,  nous  ne  puissions 
plus  publier  qu'un  officier  français  a  communiqué  des 
renseignements  à  une  puissance  voisine,  je  demande  à 
quoi  servent  tant  de  sacrifices,  toutes  ces  combinaisons 
de  prudence,  ces  négociations  d'assurance  dont  on  parle 
si  souvent  ?  Mais  ce  n'est  pas  vrai,  puisque,  l'un  après 
l'autre,  tous  ces  documents  si  redoutables,  le  bordereau, 
la  pièce  secrète,  la  carte-télégramme,  les  rapports  des 
experts  sont  divulgués,  et  par  les  accusateurs  eux- 
mêmes,  sans  que  la  sécurité  du  pays  soit  menacée.  De 
quoi  donc  avez-vous  peur  si  ce  n'est  de  convenir  que 
l'État-Major  lui-même  a  conçu  des  doutes  sur  la  culpa- 
bilité de  l'un  ou  sur  l'innocence  de  l'autre  ?  —  Le  Gou- 
vernement ne  veut  pas  se  substituer  à  la  justice  du 
pays.  » 

Et  «  cette  mimique  de  sourd-muet  (i)  »,  Méline  ne  la 
porta  même  pas  à  la  tribune.  Ces  courtes  phrases  dédai- 
gneuses, il  les  dit  de  sa  place,  pour  bien  montrer  sa 
résolution  «  de  ne  pas  servir  les  calculs  »  des  partisans 
de  la  Revision. 

Jaurès  avait  pris  la  précaution  de  déclarer  que,  sur 
le  fond  même  de  l'atTaire,  il  n'avait  pas  encore  de  cer- 
titude :  «  J'affirme  sur  l'honneur  que,  si  je  l'avais,  je 

(i)  Clemenceau,  Aurore  du  26  janvier  1898. 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  313 

dirais  loul  haut  toute  ma  pensée.  >>  S'il  presse  ainsi 
"Nléline,  c'est  quil  distingue  entre  la  question  de  fait 
(Dreyfus  est-il  innocent  ou  coupable?)  et  la  (pieslion 
de  droit  :  de  la  loi  bafouée  et  violée. 

Mais  Méline  savait  que  l'aveu  public  de  la  commu- 
nication de  pièces  secrètes  entraînerait  la  nullité  du 
procès  ;  en  conséquence,  il  refusait  le  «  oui  »  ou  le 
«  non  »  dont  Jaurès  se  déclarait  prêta  se  contenter. 

Dupuy,  quelques  jours  auparavant,  avait  eu  un  long- 
entretien  avec  Mercier.  Celui-ci  lui  avoua  l'emploi  illégal 
des  pièces  secrètes.  Dupuy  s'en  tut.  Se  taire  n'est  pas 
mentir.  Je  demandai  à  Barthou  de  mentendre  i)endant 
une  heure  :  «  Vous  serez  édifié  ;  vous  ne  pourrez  ter- 
miner cette  alTaire  que  par  la  clarté.  »  Il  refusa.  Tra- 
rieux  fit  la  même  tentative  sans  plus  de  succès. 

Cela  était  nouveau  dans  l'histoire  du  parti  républi- 
cain. Bon  pour  des  vieux  comme  Scheurer  de  ne  pouvoir 
plus  dormir  à  la  pensée  d'un  innocent  au  bagne.  Les 
jeunes  (les  Deschanel,  les  Lavertujon,  les  Poincaré) 
s'en  accommodèrent  fort  bien.  Peut-être  Gambetta  a-t-il 
opposé  trop  tôt  la  politique  des  résultats  à  la  politique 
des  principes.  Par  résultat,  ils  entendirent  leur  avantage 
personnel.  Et,  trop  tôt,  ils  étaient  «  arrivés  »,  comme 
Jaurès  le  leur  rappela  un  jour  (i  i,  «  quand  l'ouragan  du 
Panama  passa  sur  leurs  aînés  ».  Ils  s'étaient  gardés 
alors  de  prendre  part  à  la  lutte,  se  tenant  à  égale  distance 
des  sycophantes  et  des  accusés,  «  ne  portant  pas  les 
coups,  n'en  recevant  pas  non  plus  »,  et  se  bornant  à 
féliciter,  "  par  de  discrets  sourires  »,  les  démolisseurs 
qui  leur  déblayaient  le  terrain.  Maintenant  qu'ils  te- 
naient, les  uns  le  pouvoir,  les  autres  les  avenues  du 
pouvoir,    ils    n'entendaient   pas  y  renoncer  pour  une 

(i)  Discours  du  3  juillet  1897. 


314  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

chimère  de  justice.  Il  leur  arrivait  encore  de  parler, 
parfois,  un  langage  républicain  ;  ce  qui  avait  l'ait,  jadis, 
la  beauté  de  Tâme  républicaine  leur  était  étranger.  Ils 
avaient  posé  ce  principe  que  la  politique  doit  être  posi- 
tive, égoïste, et  que  la  générosité  est  une  duperie. 

Ils  étaient  trop  intelligents  pour  ne  pas  donner  rai- 
son à  Jaurès  contre  Méline  ;  mais  ils  volèrent  avec 
Méline  contre  Jaurès  (i);  puis,  «  dans  les  couloirs, 
là  où  lame  parlementaire  retrouve  son  élasticité  et  sa 
liberté  »,  ils  entourèrent  Jaurès  :  «  Quel  dommage  que 
cette  afï'aire  ait  éclaté  quelques  mois  avant  les  élec- 
tions (2)  !   » 

Ils  se  pardonnaient  à  eux-mêmes  leur  lâcheté  parce 
qu'ils  avaient  le  courage  de  l'avouer. 

Goblet,  au  nom  des  radicaux,  ne  trouva  à  dire  que 
ceci  :  «  Vous  avez  accordé  le  procès  d'Esterhazy  aux 
défenseurs  de  Dreyfus  et  le  procès  de  Zola  à  la  droite.  » 


VI 


L'Europe,  le  monde,  ne  comprenaient  plus  rien  à  la 
France,  la  regardaient  «  avec  stupeur  et  détresse  (3)  ». 

Du  premier  jour,  Tolstoï,  questionné  par  un  jeune 
écrivain,  avait  répondu  :  c  Les  grands  malheurs  ont, 
parfois,  leur  utilité  ;  il  est  très  bon  qu'un  cas  de  cons- 
cience se  pose  pour  la  France  (4)  ».  Cette  conscience 

(i)  L'ordre  du  jour  de  confiance  fut  volé  par  36o  voix  contre 
126.  —  Lanjuinais,  au  nom  de  la  droitc,'remercia  Méline  d'avoir 
ivre  à  la  justice  un  des  insulleurs  de  l'armée. 

(2)  Procès  Zola,  I,  895,  Jaurès. 

(3)  Lettre  de  Bjcernson  à  Zola,  de  Rome,  le  i5  janvier  18g8. 

(4)  André  Beaumeiî,  Noies  sur  la  Russie,  84. 


LA   DECXAli.VTION    DE    BULOW  315 

française,  si  lumineuse  autrefois,  comment  sest-elle 
obscurcie  ? 

D'autant  plus,  la  lettre  de  Zola,  traduite  dans  toutes 
les  langues,  avait  excité  Tenthousiasme.  Pendant  que 
la  «  presse  immonde  ».  ainsi  qu'il  l'avait  qualifiée,  déver- 
sait sur  lui  un  tlot  ininterrompu  d'injures  et  de  sales 
outrages,  et  que  les  bandes  de  Guérin  venaient,  chaque 
soir,  hurler  à  mort  devant  sa  porte,  des  félicitations  ar- 
dentes lui  arrivèrent  de  tous  les  pays,  par  ballots,  trente 
mille  lettres  et  adresses,  signées  d'admirateurs  pour  la 
plupart  inconnus,  de  femmes  et  déjeunes  filles  qui  pleu- 
raient sur  Dreyfus,  ne  pensaient  plusqu'àce  roman  mer- 
veilleux. 11  entassait,  dans  des  caisses,  ces  témoignages 
si  touchants,  laissés  sans  réponse;  il  y  eût  fallu  des 
mois.  «Combien  je  vous  envie,  lui  écrivit  Bjœrnson, 
combien  j'aurais  voulu  être  à  votre  place,  pouvoir  ren- 
dre à  la  patrie  et  à  l'humanité  un  service  comme  celui 
que  vous  allez  lui  rendre  !  » 

La  certitude  de  l'innocence  de  Dreyfus  était  univer- 
selle, sans  distinction  ni  de  classe  ni  de  religion,  hors 
chez  les  antisémites.  Beaucoup  de  prêtres  catholiques, 
même  de  moines,  avertirent  leurs  frères  de  France 
qu'ils  faisaient    fausse  route  (i). 

Une  voix  très  haute  s'éleva,  en  Russie,  celle  du 
grand  jurisconsulte  Zakrewslvi.  sénateur  de  l'Empire.  La 
condamnation  irrémédiable  qui  sortira  de  cette  crise, 
c'est  celle  «  des  mystérieux  tribunaux  d'inquisition,  où 
retentit  le  cliquetis  des  sabres  (2)  ». 

Pour  l'État-.Major  russe,  il  fut  édifié,  dès  que  fut  pro- 
noncé le  nom  d'Esterhazy  qui  avait  vendu  plusieurs  fois 


,1    (lesl  ce  que  le  P.  du  Lac  a  dit  à   Cornély,  ce  que  ma  dit 
je  P.  Gainier. 
(2,  Zuriditcheskaya  Gazela.  du  1''  février  189S. 


316  HISTOIUE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

des   renseignements  à  Fun  de  ses   agents   secrets  (i). 

Ici  encore,  le  mal  vint  de  la  presse,  des  journalistes 
intempérants,  an  ton  trop  doctoral  ou  haineux.  Ce 
fameux  bon  sens  français,  cet  esprit  français,  plus 
fameux  encore,  que  sont-ils  devenus  ?  Ce  pays  de  Vol- 
taire a  donc  chû  dans  la  démence  ou  rimbéciliité 
finale  ?  Ces  joies  méchantes  blessèrent  cruellement.  Les 
moins  chauvins,  les  premiers  apôtres  de  la  Revision, 
s'irritèrent  de  ces  dénigrements  qui  desservaient  une 
juste  cause  et  qui  étaient  injustes.  Il  y  avait,  sans  doute, 
dans  les  prisons  de  Poméranie  des  victimes  d'erreurs 
judiciaires.  Qui,  jamais,  s'était  levé  pour  les  défendre? 
Quand  l'Angleterre  se  vengea  sur  Byng,  à  la  façon  de 
Carthage,  parce  qu'il  avait  été  malheureux  à  la  guerre, 
la  même  folie  l'avait  aveuglée,  et  Pilt  n'avait  pas"  été 
moins  outi-agé  que  Scheurer. 

Les  rapports,  naguère  très  cordiaux  entre  lam 
bassade  d'Allemagne  et  Hanotaux,  s'étaient  fort  l'efroi- 
dis.  Munster  cachait  à  peine  sa  mésestime  au  jeune 
ministre.  Le  Aïeux  gentilhomme  n'était  point  senti- 
mental, mais  il  avait  le  cuHe  de  l'honneur. 
'  L'attitude  embarrassée  d'Hanotaux  trahissait  son 
inquiète  conscience.  Il  avait  été  élevé  à  une  trop  noble 
école  pour  ne  pas  se  condamner  lui-même.  Il  était  aussi 
trop  renseigné  pour  ne  pas  savoir  que  toutes  les  chan- 
celleries étaient  instruites  des  déclarations  catégoriques 
de  l'Allemagne  et  de  lltalie  et  qu'on  le  jugeait  en  con- 
séquence. Comme  il  n'était  pas  vraisemblable  qu'Ha- 


(i)  Le  fait  a  été  affirmé,  à  plusieurs  reprises,  pjir  le  général 
de  Rosen,  attaché  militaire  de  Russie  à  Berne.  .le  rc\  iendr.ii 
sur  les  relations  d'Kslorhazy  et  dUenry  avec  la  Russie. 
(Voir  p.  562.)  —  A  Rome,  Primerano,  chef  de  l'État  Major  tfé- 
néral,  quand  il  parlait  d'Esterhazy,  l'appelait  ouvertement  : 
questo  birbone   ce  brigand). 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  317 

nolaux  no  fût  pas  persuadé  de  Tabsolue  loyauté  dos  doux 
ambassadeurs,  il  on  résultait  quil  so  rendait  cons- 
ciemnienf  oompliccd'un  crime. 

Sa  chute,  dans  l'estime  du  monde,  lut  aussi  rapide 
que  lavait  été  sa  fortune. 

La  même  réprobation  atteignait  Félix  Faure. 

11  croyait  se  hausser  au  rang  des  rois  par  un  crime 
d'Etat.  Mais  les  rois  sont  des  g-enl  hommes  qui  n'ont 
qu'une  parole  et  qui  n'admettent  pas  qu'on  la  mette  en 
doute. 

Un  des  secrétaires  de  l'ambassade  d'Italie  raconta  à 
Zola  les  confidences  finales  de  Schwarzkoppen  à  Paniz- 
zardi,  précisa  que  le  général  de  Schlielfen  avait,  à  Ber- 
lin, dans  ses  archives,  plus  de  cent  lettres  d'Esterhazy, 
beaucoup  plus  gi-aves  que  le  bordereau  (i).  Zola  tira  de 
cette  conversation  un  récit  que  le  philosophe  Xordau 
porta,  de  sa  part,  à  Schwarzkoppen  dont  il  avait  été  le 
médecin.  Celui-ci  écouta  la  lecture  sans  broncher, 
mais  Nordau  ne  put  olïtenir  qu'une  affirmation  for- 
melle au  sujet  de  Dreyfus  :  «  Pour  le  reste  (c'est-à-dire 
en  ce  qui  concerne  Esterhazy),  tant  qu'on  m'ordonnera 
démo  taire,  je  me  tairai.  »  Nordau  essaya,  sans  succès, 
de  voir  l'Empereur  allemand. 

S'il  avait  cédé  à  son  tempérament  impulsif,  surtout 
s'il  avait  connu  le  bordereau  annoté,  le  faux  des 
faux,  l'Empereur,  peut-être,  eût  éclaté.  Le  vieux  chan- 
celier (le  prince  de  Hohenlohej,  le  ministre  des  Aflaires 
étrangères,  Bulovv,  d'autres  encore,  lui  firent  sentir  la 
gravité  d'une  manifestation  personnelle,  si  la  France, 
dans  la  fièvre  des  esprits,  no  l'eût  pas  acceptée  comme 
sincère   (2).    Guillaume   11    se  rendit  à  ces   avis,  mais 

(1)  La  Vérité  en  marche.  155. 

(2)  Vor;;  la  mèmf  ôpoque,  la  comtesse  de  Bulow  écrivit  à  sa 
vieille    amie,  Mme    de  Mejsenburg,  l'auteur  des  Mémoires  (/'u«e 


318  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

oxigea  qu'une  déclaration  nouvelle,  et,  celte  fois,  offi- 
cielle et  publique,  de  son  gouvernement,  dégageât, 
avantrouverture  du  procès  de  Zola,  la  responsabilité  de 
l'Allemagne. 

Le  ministre  des  Affaires  étrangères  fit  en  consé- 
quence, devant  la  commission  du  budget  du  Reischlag, 
la  réponse  suivante  à  une  question  du  député  libéral 
Richler  : 

Vous  comprendrez  que  je  n'aborde  ce  sujet  qu'avec  de 
grandes  précautions.  Agir  autrement  pourrait  être  inter- 
prété comme  une  immixtion  de  notre  part  dans  les  affaires 
intérieures  de  la  France,  et  nous  avons  constamment,  et 
avec  le  plus  grand  soin,  évité  jusqu'à  l'ombre  d'une 
pareille  immixtion.  Je  crois  d'autant  plus  devoir  observer 
une  réserve  complète  à  ce  sujet  qu'on  peut  s'attendre  à 
ce  que  les  procès  ouverts  en  France  jettent  la  lumière  sur 
toute  l'affaire 

Je  me  bornerai  donc  à  déclarer  de  la  façon  la  plus  for- 
melle et  la  plus  catégorique,  qu'entre  Tex-capitainc 
Dreyfus,  actuellement  détenu  à  l'île  du  Diable,  et  n'importe 
quels  agents  allemands,  il  n'a  jamais  existé  de  relations 
ni  de  liaisons  de  quelque  nature  qu'elles  soient. 

Les  noms  de  Walsin-Esterhazy  et  de  Picquart,  je  les  ai 
entendus,  pour  la  première  fois  de  mon  existence,  il  y  a 
six  semaines. 

(En  effet,  le  chef  de  l'État-Major  allemand  n'entre- 
tenait pas  les  secrétaires  d'Etat  aux  Affaires  étrangères 
de  ses  histoires  d'espionnage.) 

Bulow  ajouta  que  «  la  légende  courante  d'une  lettre" 
d'un  agent  mystérieux,  qui  aurait  été  trouvée  dans  un 
panier  à  papiers,  ferait,  peut-être,  bonne  figure  dans 

idéalisle:  <fi  Ailes  was  Zolagesagl  liai  /.s/  wahr.  »  Tout  ce  que  Zola 
a  dit  f><t  oxact.  »  'Noies  inédiles  de  Moxon.) 


LA    DECLARATION    DE    BULOW  319 

les  dessous  d'un  roman  de  portière  (i)  ;  mais  que,  natu- 
rellement, elle  était  imaginaire  et  fausse  de  tous 
points.  » 

En  d'autres  termes,  Schwarzkoppen  n"a  point  reçu 
le  bordereau  qui  a  été  porté  intact  au  ministère  fran- 
çais de  la  Guerre,  après  avoir  été  volé,  dans  son  enve- 
loppe, à  l'ambassade  dAllemagne. 

D'Orraescheville  avait  écrit,  dans  son  acte  d'accu- 
sation, que  «  Dreyfus  pouvait  se  rendre  en  Alsace,  en 
cachette,  à  peu  près  quand  il  le  voulait,  et  que  les  auto- 
rités allemandes  fermaient  les  yeux  sur  sa  présence.  » 
IjuIow  relova  ce  ixiensonge;  «  Bien  moins  encore,  dit- 
il,  je  n'ai  entendu  parler  de  facilités  particulières  qui 
auraient  été  accordées,  de  la  part  de  l'Allemagne,  à  Tex- 
capitaine.  » 

Il  constata  enfin  que  «  l'affaire  Dreyfus,  si  elle  avait 
fait  beaucoup  de  bruit,  n'avait  troublé  en  rien,  àsa  con- 
naissance, les  relations  uniformément  tranquilles  entre 
l'Allemagne  et  la  France  ». 

Cette  déclaration  catégorique  fut  télégraphiée  aus- 
sitôt par  les  agences  officielles,  dans  le  monde  entier. 

C'était  le  jour  même,  a^  janvier,  où  Méline,  devant 
la  Chambre,  avait,  une  fois  de  plus,  repoussé  la  Revision, 
couvert  Esterhazy. 

Quelques  jours  après,  l'empereur  Guillaume  se 
rendit  chez  l'ambassadeur  de  France,  le  marquis  de 
Noailles,  lui  répéta  les  déclarations  de  Bulow  ;  Munster 
les  communiqua  verbalement  à  Hanotaux  (2). 

(1)  In  einem  hinlerlreppen  Roman. 

(2'  29  janvier  1898.  —  Rochefort  T'crivil  que  "  s'il  sortait  de  celle 
visite  quelque  complication  diplomatique,  il  ne  donnerait  pas 
cinquante  centimes  de  la  peau  des  syndiqués...  La  bande 
Reinacli  nous  dit:  «  Prenez  i^arde  à  vous!  »  Nous  ne  saurions 
trop  lui  conseiller  de  prendre  garde  à  elle.  »  ' Intransigeant  An 
3i  janvier.)  —  Hanotaux  n'osa  pas  démentir  la  visite   qu'il  avait 


320  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Le  !'''■  février,  lo  comte  Bonin,  pous-secrétaire  d'État 
aux  Affaires  étrangères,  fit  à  la  Chambre  des  députés 
italiens  une  <;.'•  'laration  analogue  (i). 

Précédemn  ont,  Tornielli  avait  adressé  à  Hanotaux  un 
second  démenti  au  sujet  de  la  prétendue  lettre  de  Pa- 
nizzardi  à  Scliwarzkoppen  où  Dreyfus  était  nommé  (le 
faux  d'Henry)  ;  il  croyait  savoir  qu'il  en  avait  été  l'ait 
usage  au  cours  des  procédures  contre  Esterhazy  ;  il 
pi'otestaità  nouveau,  d  un  ton  toujours  amical,  mais 
plus  vif,  où  montait  un  peu  d'irritation  {•>•. 

Et.  encore  une  fois,  Hanotaux,  Méline,  Félix  Faure, 
firent  semblant  de  ne  pas  entendre.  Croient-ils,  vrai- 
ment, comme  le  déclare  Drumont  (3).  qui  n'en  croit  rien, 
que  Bulow,  au  nom  de  l'Empereur,  a  menti  comme  un 
laquais?  que  les  Italiens,  eux  aussi,  ont  menti  ? 

La  France,  intoxiquée  de  mensonges,  n'en  douta 
pas. 

roruo  (le  Munster.  Il  fit  pubiior  dans  VAgenre  Ilavaa  du  29  jan- 
vi(M"  une  prétendue  d('-|ièclie  de  Berlin  :  <  Les  journ;iux  alle- 
innnds  démentent  que  I  ambassadeur  ait  communiqué  au 
ministre  la  déclaration  de  Bulow.  »  .\ucun  journal  allemand 
n'avait  parlé  de  celte  communication  ;  aucun  ne  l'avait  démentie. 
{Temps.  Siècle,  etc.,  du  3i  janvier  1898.) 

,1)  Séance  du  i*"^  février  1898  :  <<  Dailleuis.  je  puis  affirmer  de 
la  façon  la  plus  explicite  que  ni  notre  attaché  militaire,  ni  au- 
cun agent  ou  représentant  du  Gouvernement  italien  n'ont  eu, 
jamais,  aucun  rapport  direct  ou  indirect  avec  Dreyfus.  »  (En 
réponse  à  une  question  du  député  Del  Baizo.) 

v2)  Cass.,1,  401,  lettre  (du  i5  janvier  ;8y8  de  Tornielli  à  Ha- 
notaux :  '1  C'est  pourcpioi.  dans  te  même  but  amical,  je  pense 
quilne  saurait  être  suiicrllu  (|ue  je  déclare  une  fois  de  plus 
à  Votre  Excellence  que  le  colonel  Panizzardi  n'a  jamais  eu  ni 
directement,  ni  indirectement,  rù  de  près,  ni  de  loin,  de  rapports 
avec  .\lfred  Dreyfus,  dont  il  a  appris  l'existence  uniquement 
par  le  procès  que  tout  le  monde  connaît.  »  —  Hanotaux  dit 
lui-même  qu'il  avisa  Billot  et  Méline  {Cass..  I,  64^. 

(3)  Libre  Parole  du  28  janvier.  —  De  même,  Judet  :  «  L'.\lle- 
ma^ne  prépare  la  guerre.  »  i Petit  Journal.) 


LA    DIXLARATION    Di;.  lU  LOW  321 


vn 


Comniont  empêcher  la  justice?  C'était,  depuis  quatre 
aus,  daus  cette  affaire,  toute  la  pensée  de  TÉtat-Major. 
Depuis  que  le  procès  était  anuoncé,  le  gendre  du  mi- 
nistre de  la  guerre,  Wattine,  substitut  du  procureur 
de  la  République,  et  Thévenet,  l'un  de  ses  oificiers 
d'ordonnance,  allaient  fréquemment  chez  Tézenas  et  se 
concertaient  avec  lui  (i).  Et  Du  Paty  s'y  rendait  égale- 
ment, «  pour  garder  le  contact  avec  ^sterhazy  (2)  », 
envoyé  par  Gonse  qui  rendait  compte  à  Boisdeffre. 

Zola  avait  cité,  comme  témoins,  les  chefs  de  l'État-Ma- 
jor  et  tous  les  officiers  du  bureau  des  renseignements, 
non  seulement  Picquart,  mais  tous  les  accusateurs  de 
Dreyfus,  ceux-ci  pour  éîre  confondus  par  celui-là. 

Cette  perspective  épouvanta  lîoisdeffre.  Il  déclara  à 
Billot  que  le  devoir  du  ministre  de  la  Guerre,  représen- 
tant de  l'armée,  était  de  se  présenter  seul  à  la  barre  ; 
tous  les  autres  chefs,  généraux  et  officiers  subalternes, 
recevraient  du  ministre  lui-môme  l'ordre  de  ne  pas 
comparaître  (3).  Il  fît  annoncer  par  Rochefort,  pensant 
forcer  la  main  à  Billot,  qu'il  en  était  décidé  ainsi  :  «Les 
officiers  ont  reçu  une  instruction  formelle  de  l'autorité 
militaire  de  ne  pas  répondre  à  la  citation  (4).  » 

(1)  Cass.,  I,  587,  Eslerliazy. 

(21  Casa..  I,  4"'^,  Du  Paty.  Il  raconte  que  Gonse  lui  donna,  un 
jour,  pour  Tézenas,  une  note  «  à  faire  passer  dans  la  presse  », 
mais  qu'il  la  garda.  Gonse  convient  <]u'il  envoya  Du  Paly  chez 
Tézenas  TJo.s.s..  II,  198:  Rennes,  II,  ilii)  ;  mais  il  n'a  aucun  sou- 
venir de  «  larlicle  ».  (If.  199.) 

(3  Ce  plan  fut  discuté  dans  tous  les  journaux.  {Lanlerne  du 
20  janvier  1898,  Gaulois  du  3o,  Libre  Parole  du  i"^'  février,  etc.) 

(4)  Inlransifjeant  du  25  janvier. 

21 


3iî  HiSTOini-:  m:  i,  affaire  dkkyfus 

lîillol,  non  seulemenl,  ne  voulait  pas  ôlro  seul  à  com- 
paraître, fût-ce  à  clioval  comme  les  révisionnistes  l'y 
invitaient  (i),  mais  il  était  bien  décidé  à  ne  pas  déposer 
du  tout.  La  loi  (-2)  donne  au  garde  des  Sceaux  le  droit 
d'autoriser  l'audition  des  ministres  ou  de  la  reCus(M'  ; 
Billot  s'entendit  avec  Méline  pour  que  l'autorisation  du 
garde  des  Sceaux  lui  fût  refusée.  Cela  parut  à  Bois- 
delTre  la  marque  certaine  de  ce  qu'on  appelle,  en  argot 
militaire,  un  «  lâchage  ».  Billot  chercha  à  lui  expliquer 
que  la  loi,  malheureusement,  oblige  les  témoins,  quels 
(pi'ils  soient,  sauf  les  ministres,  à  déférer  aux  appels  de 
la  justice  (3).  Tout  ce  qu'il  peut  faire,  c'est  de  ne  pas 
délier  les  officiers  du  secret  professionnel.  Ils  se  ren- 
dront à  la  '<  grotesque  citation  de  Zola  (4)  >',  mais  il 
leur  sera  loisible  de  rester  muets. 

BoisdelTre  ne  se  résigna  pas  encore.  Il  fit  marcher 
Drumont  :  «  Que  se  passerait-il  .en  Allemagne,  si  un 
passionné  d'immondices,  un  spécialiste  d'œuvres  lu- 
briques »,  insultait  les  chefs  de  l'armée  prussienne? 
Mais  Billot  et  tout  le  Gouvernement  sont  atteints  de 
'<  démence  imbécile  ».  Ce  sont  des  «  coquins  ».  S'ils 
avaient  eu  seulement  une  parcelle  «  d'énergie  et  d'hon- 
nêteté »,  ils  eussent  fait  arrêter  Mathieu  Dreyfus  et  les 
meneurs  du  Syndicat  Or,  ils  jouent  double  jeu  "  comme 
ce  Foulon  qui,  au  mois  de  juillet  1789,  faisait  de  falla- 

(1)  Aurore  du  3  février  iStjS. 

(■2)  Article  r""  du  décret  de  loi  du  1  mai  1812. 

(3  Pellelan,  tout  hoplilc  qu'il  fût  à  la  Revision,  prote.sla 
contre  cette  u:rève  projetée  des  témoins  militaires  :  «  Ce  serait 
ini  coup  d'État  militaire...  Nous  serions  un  piiys  conquis  par  sa 
propi*e  armée.  »    Lanterne  du  26  janvier  1898. i 

',1  «  L'inPoi-mation  annonçant  que  Billot  exige  que  les  offi- 
ciers, atteints  par  la  grotesque  citation  de  Zola,  comparaissent 
devant  la  cour  d'assises,  sauf  à  déclarer  qu'ils  n'ont  pas  le  droit 
(le  parler,  confirme  ce  que  nous  avons  dit  du  double  jeu  que 
joue  le  ministre  de  la  Guerre.  »  {Libre  Parole  du  1"  février.) 


LA    DliCLAJJATION    I)K    UUI.OW  323 

cieuses  promesses  au  peuple  et  envoyait,  en  ménie 
temps,  des  messages  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  raconter 
qu'il  se  moquait  de  la  naïveté  de  ceux  qui  l'écoutaient. 
Foulon  fut  pendu  à  un  réverbère,  et  c'est  le  sorl,  peut- 
être,  qui  attend,  dans  l'avenir  ceux  qui,  à  force  de  ca- 
nailleries,  de  fourberies  et  de  trahisons ,  semblent 
prendre  à  tache  d'exaspérer  le  Français  (ij.  » 

Ces  injures  et  ces  menaces  firent  la  joie  des  offi- 
ciers. Méline  et  Billot  réfléchirent  qu'il  était  difficile 
de  contenter  Boisdelïre.  Ils  n'avaient  consenti  aux  pour- 
suites qu'à  son  impérieuse  demande,  tout  en  se  rendant 
compte  que  celait  une  faute.  Maintenant,  il  leur  en  fai- 
sait grief  et  les  faisait  insulter. 

Ainsi,  chaque  faiblesse,  chaque  capitulation  d.u  Gou- 
vernement se  retournait  contre  lui. 


VIII 


Le  cas  de  Picquart  était  plus  simple.  Boisdeffre  tenait 
ce  principal  témoin  de  Zola.  Il  va  achever  de  le  âis- 
créditei"  avant  l'audience  et  lui  ofTrir  ensuit»  dse  .s'y 
déshonorer. 

Régulièrement,  comme  Picquart  était,  depuis  un  an, 
lieutenant-colonel  au  ^'^  régiment  de  tirailleurs  (a)  et  ne 
comptai!  plus  au  ministère  de  la  Guerre,  ses  juges  natu- 
rels étaient  à  Tunis.  C'étaient  le  général  Lefèvre  et  des 
camarades  qui  l'estimaient.  BoisdenVe  et  Bdlot  se  tirè- 
rent d'embarras  en  le  qualifiant  faussement,  sur  Tordre 
d'informer,  «  d'officier  d'Élal-Major,  détaché  provi.soi- 


(i)  Libre  Parole  du  i'^'  février  1S98. 
(2)  Procès  Zola,  I,  3(\),  Picquai't. 


324  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS    , 

rement  an  4"  tirailleurs  [i]  <\  ce  qui  le  rendit  justiciable 
du  gouvernement  de  Paris.  Ils  purent  ainsi  le  déférer  à 
un  conseil  denquète  (jui  était  sûr,  puisqu'il  était  présidé 
parle  général  de  Saint-Cicrniain,  ami  personnel  de  Mer- 
cier, et  qu'il  comprenait,  av(^c  le  général  Dumont  et  le 
commandant  Audry,  le  colonel  Boucher,  ami  intime  de 
BoisdefTre  qui  le  tutoyait  (i>),  et  ce  capitaine  Anthoine 
qui  venait  de  faire,  au  sujet  des  prétendus  aveux  de 
Dreyfus,  une  déposition  suspecte  (3). 

Cette  fausse  qualification  de  l'inculpé,  l'incompétence 
qui  en  résultait  du  conseil  d'enquête,  rendaient  nulle 
toute  la  procédure.  Mais  ce  lomtain  lendemain,  où  Pic- 
quart  pourra  se  pourvoir  devant  le  Conseil  d'Etat,  im- 
portait peu  à  BoisdefTre.  L'essentiel,  c'était  de  frapper, 
d'intimider  par  un  tel  exemple  quiconque,  sous  l'uni- 
forme, aura  souci  de  la  vérité. 

Le  rapport  du  général  Dumont  {\)  reprit  toutes  les 
vieilles  accusations  d'Henry.  Picquart  était  accusé 
d'avoir  communiqué  à  Leblois  le  dossier  secret  de 
Dreyfus  et  deux  dossiers  confidentiels,  de  lui  avoir 
remis  quatorze  lettres  de  Gonse  et  d'avoir  fait  à  Lauth 
des  proposions  fallacieuses. 

Comme  il  existait  deux  dossiers  relatifs  aux  pigeons- 
voyageurs,  Gribelin  et  Henry  remirent  au  conseil,  au 
lieu  de  l'administratif  que  Picquart  avait  communiqué 
à  Leblois,  le  secret  qu'il  ne  lui  avait  jamais  montré  (5). 


(i)  Cass.,  II,  129:  rapport  de  Boucher  à  Billot:  lettre  au  gou- 
verneur de  Paris.  —  Cass..  I,  207.  Picquart  :  «  Celle  qualité 
n'existe  pas,  à  ma  connaissance  :  j'étais  lieutenant-colonel  au 
4°  tirailleurs  et  tout  lien  entre  l'Ktal-Major  de  l'armée  et  moi 
était  également  rompu.  » 

(2)  Cass.,  I,  208,  Picquart. 

(3i  Voir  p.  291. 

(4)  Du  3o  janvier  1898.  {Cass.,  II,  149  et  suiv.' 

(5,  Cass.,  I,  208,  Picquart. 


LA    DECLARATION    DL    BLLOW  325 

Picijiiart.  dès  que  raudience  fut  ouverte  (i),  s'aperçut 
de  la  fraude.  Il  demanda  quon  montrât  à  Leblois  le 
dossier  versé  au  débat  ;  Leblois  déclara  ne  pas  le  re- 
connaître et  fit,  avec  beaucoup  de  précision,  la  des- 
cription de  l'autre  dossier.  11  demanda  ensuite  qu'on 
fît  décrire  par  Gribelin  cet  autre  dossier;  l'archiviste  en 
fit  une  description  identique,  tout  en  jurant  que  cette 
liasse  n'était  jamais  sortie  de  son  armoire  (2). 

Il  eût  détruit,  de  même,  les  autres  accusations 
s'il  avait  pu  obtenir  la  confrontation  de  Leblois  avec 
(Jiibelin,  Lauth  et  Henry.  Mais  le  général  de  Saint- 
(iermain  allégua  le  règlement  des  conseils  d'enquête 
qui  prescrit,  en  elfet,  que  les  témoins  seront  entendus 
séparément. 

Henry,  Gribelin  et  Lauth  répétèrent  les  dépositions 
qu'ils  avaient  déjà  faites  devant  Pellieux  et  Ravary, 
avec  de  légères  variantes  et  sans  apparente  acrimonie. 

Gonse,  au  contraire,  fut  agressif.  Il  dit  notamment 
que  l'ancien  chef  du  service  des  renseignements  avait 
commis,  en  1896,  de  graves  indiscrétions  et  qu'au  lieu 
de  l'envoyer  en  Tunisie,  il  eût  fallu  le  relever  de  ses 
fonctions  (3). 

Galliffet  s'était  ofTert  à  déposer  en  faveur  de  Picquart. 
11  le  fit  avec  crànerie.  Il  dit  qu'il  l'avait  eu  sous  ses 
ordres  pendant  cinq  ans  et  lavait  fort  apprécié  :  «  S'il  a 
commis  une  faute,  je  suis  profondément  convaincu  qu'on 
ne  peut  l'attribuer  qu'à  une  fausse  conception  de  ses 
devoirs  et  de  ses  droits.  Indigné  des  accusations  dont  il 
a  été  l'objet  dans  la  presse  et  dans  le  rapport  de  Ravary, 
je  n'ai  pas  hésité  à  lui  écrire  que  j'étais  tout  disposé  à 
me  faire  son  défenseur  devant  le  conseil  d'enquête  et 

(1)  !«'■  févriei-  1898. 

(2)  Cass.,  I,  U09,  Pic(iuait. 

3)  Ihid.,  II,  i.")5,  1.56,  107,  etc.  (Conseil  d'Enquête., 


326  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

qu'il  me  trouverait  toujours  prêt  à  lui  serrer  la  main  (i).  » 
Enfin,  Picquart  répondit  point  par  point  à  toutes  les 
imputations  qui  étaient  dirigées  contre  lui  et  il  fit  le 
récit  des  machinations  dont  il  avait  été  victime.  Il  s'at- 
tacha surtout  à  établir  sa  pleine  droiture  militaire  :  «  J*ai 
été  mis  sous  la  surveillance  de  la  police,  insulté  gros- 
sièrement par  les  journaux  ;  je  nai  jamais  voulu  adres- 
ser la  moindre  plainte  ;  j'ai  tenu  à  être  correct  jusqu'au 
bout  !  »  Il  termina,  avec  une  émotion  contenue,  par  ces 
paroles  :  «  Si  l'on  veut  me  mettre  à  la  porte  di»  l'armée, 
je  m'inclinerai,  fort  de  ma  conscience.  Le  conseil  ap- 
préciera si  le  lieutenant-colonel  Picquart  doit  être  chassé 
de  l'armée  alors  que  le  commandant  Esterhazy  se  pro- 
mène encore  aujourd'hui  avec  sa  croix  et  son  grade  (2).  » 
Xe  conseil,  à  la  majorité  de  quatre  voix  contre  une, 
prononça  «  qu'il  y  avait  lieu  de  mettre  Picquart  en  ré- 
forme pour  faute  grave  contre  la  discipline  ». 

Selon  l'usage,  Picquart  eut  dû  êtie  mis  aussitôt  en 
liberté.  Il  fut  reconduit  dans  sa  casemate.  Selon  l'usage, 
encore,  Billot  eût  dû  statuer  immédiatement  ;  il  était 
libre  d'accepter,  de  repousser,  ou  d'atténuer  les  propo- 
sitions du  conseil.  Mais  il  s'en  garda,  espérant  (|u'à  re- 
tarder la  solution  définitive,  il  déciderait  Picquart  à  ru- 
ser avec  la  vérité,  quand  il  comparaîtrait  aux  assises, 
et  à  acheter  ainsi  quelque  indulgence. 


IX 


Les  «  patriotes  »   Iriomphèrcni,  à  la  nouvelle  que  le 
conseil  d'enquête  avait  conclu  à  chasser  Picquart  de 

(1)  Cass.,  II,   i54,  Gallilîet. 

(2)  Ibid.,  161  à  i(J8,  Pirquart. 


LA    OJXLAUATIU.N    DE    IJULOW  327 

larinée.  «  Le  cliàlinient  des  syndicataires  de  la  lialiisun 
commeneait  (i).  »  Comme  le  secret  avait  été  gardé  soi- 
gneusement sur  les  charges  alléguées  contre  Pic- 
qua,rt  (2),  le  public  fut  persuadé  (|uc  raccusateur 
(lEsterhazy  s'était  compromis  dans  des  manœuvres 
louches,  qu'il  s'était  vendu  comme  Zola  et  comme 
Scheurer. 

Ainsi  reluisait,  d'un  éclat  tous  les  jours  plus  vif, 
1  honneur  d'Esterhazy,  et  c'était  un  salutaire  exemple 
que  nul  n"y  pût  porter  atteinte  impunément. 

Les  parlementaires,  comme  les  officiers,  travaillèrent 
à  instituer  solidement  cet  honneur  devenu  <■  d  utilité 
publique  (3)  ». 

J'avais  adressé  à  Billot,  à  la  veille  du  procès  d'Es- 
lerhazy,  une  protestation  contre  le  huis  clos.  Comme 
j'avais  signé  cette  lettre  de  mon  titre  de  député  et  de 
ma  qualité  de  membre  de  la  commission  de  larmée,  le 
comte  de  Pontbriaud  proposa  à  la  conuuission  de  me 
blâmer  (4).  J'étais  absent  delà  séance.  11  eût  été  correct 
d  ajourner  le  débat.  La  majorité  préféra  aller  vite, 
adopta  toutefois  une  autre  rédaction,  dun  député  répu- 
blicain, qui  exprimait  seulement  le  regret  cpie  jeusse 
signé  ma  protestation  comme  je  l'avais  fait  (.5).  J'envoyai 
ma  démission  au  président  de  la  commission,  l'acadé- 
micien Mézières.  en  faisant  observer  que  «  je  ne  m'étais 
pas  servi  de  mon  titre  pour  recommander  au  ministre 

11;  Inlrunsùjeanl  du  ^  l'évrifi-  lîScjS. 

(-2;  Libre  Parole  du  2  et  du  3. 

(3  Anatole  1"i!ance,  L'Anneau  d'aniélltysle,  -iSù  :  «  Dt^s  éx  eue- 
mciils.  qu'on  conimenceà  connaître  et  qui  seront  bientôt  éclaii- 
cis,  avaient  intéressé  l'État  à  llionnenr  de  Raoul.  Il  iniporlait 
trrandement  que  Raoul  fût  pur.  Cet  honneur  étant  d'utilité  i)u- 
ijjiciue,  chacun  selTorrait  de  linstituer  solidement.  Les  bons 
citoyens  y  travaillaient  avec  allégresse.  >> 

^)  ao  janvier  1898. 

r>    Proposition  d'Antnnin  Périer.  —  Voii-  p.  nj'j. 


328  HISTOIRE    DE    L  AFFAllΠ   DHEYFUS 

de  la  Guerre  un  ami  ou  un  client,  mais  pour  plaider  la 
cause  de  la  justice,  celte  dame  voilée  ». 

Poincaré  et  Bourgeois  prononcèrent,  en  province, 
deux  grands  discours    i  ), 

L'ancien  ministre  radical  dénonça  h  la  campagne  qui 
attristait  tous  les  bons  Français  »,  renchérit  sur  «  son 
ami  Cavaignac  »  :  «  Le  Gouvernement  n'a  pas  montré 
la  netteté  d'attitude  nécessaire...  11  faut  mettre  l'armée 
en  dehors -et  au-dessus  de  toute  discussion...  »  —  Il  eût 
pu  aider  à  dissiper  la  douloureuse  équivoque,  créée 
par  les  protecteurs  d'E;?terhazy,  exploitée  par  les  en- 
nemis de  la  République  ;  il  laccepte,  au  contraire,  et 
l'entretient.  —  L'ancien  ministre  modéré  (il  avait  été 
le  collègue  de  Mercier  en  iSyi)  traita  "  dagitation  super- 
licielle  »  cette  grande  crise  morale  ;  ce  n'était  même 
pas  une  «  crise  de  nerfs  (2)  ». 

«  Ainsi  vont  les  chefs  de  parti,  s'écria  Clemenceau, 
suivant  moutonnement  les  foules  qu'ils  prétendent  con- 
duire. Qui  osera  te  dire  la  vérité  sur  toi-même,  ô  peuple 
souverain,  plus  adulé,  .plus  caressé,  plus  mystifié  que 
les  monarques,  tes  prédécesseurs  (3j  !  » 

Brisson,  du  moins,  protesta,  dans  une  réunion  ma- 
(;onnique,  contre  le  déchaînement  des  passions  reli- 
gieuses ;  mais  il  resta  encore  dans  le  vague  des  doc- 
trines et  des  métaphores  : 


(1)  I^e  3o  Jnnvicf  189S  :  Bourgeois  à  Royat,  Poincaré  à  Li- 
moges. 

(2)  <>  Vous  avez  pu  lire  les  mol?;  qu'un  de  mes  collègues  de  la 
Chambre  a  dits  récemment  au  célèJire  romancier  italien  d'An- 
nunzio  :  <>  En  rendant  visite  à  la  France,  vous  avez  cru  venir  voir 
une  jolie  femme  ;  vous  la  trouvez  dans  une  crise  de  nerfs.  »  Le 
trait,  par  bonheur,  n"esl  j>as  tout  à  fait  exact.  Sous  les  agita- 
lions  supeilicielles...  etc.  ». 

(3)  Aurore  du  2  février.  —  Ranc,  dans  le  Malin  da  1"  février. 
Guyot  dans  le  Siècle,  ne  furent  pas  moins  sévères. 


LA   DECLARATION    DE    BL  LOW  329 

Ce  qui  rend  la  France  imcomparable  entre  toutes  les  na- 
tions, c'est  qu'elle  a  dégagé  la  personne  humaine  de  toute 
considération  de  naissance,  de  situation,  de  croyance. 
Continuons  à  représenter  le  droit  de  Ihumanité.  Le  jour 
où  la  France  ne  sera  plus  cela,  les  peuples  ne  la  recon- 
naîtront plus  (i). 

On  s'élonne  d'une  hystérique  qui,  atteinte  de  cécité, 
L'oil  un  vide  à  la  placé  occupée  par  un  individu  ou  ])ar 
un  objet  déterminés.  Il  faut  sélonner  bien  plus  de  ces 
i^iands  personnages  qui  ne  virent  pas  le  crime,  le  com- 
plot contre  la  vérité,  que  les  Russes  eux-mêmes  \  non  pas 
seulement  les  Anj^Iais,  les  Scandinaves,  les  Allemands), 
dénonçaient  durement  (-2  . 

La  République  française,  alliée  à  la  Russie,  sautocra- 
tisait  (3',  devenait  plus  russe  que  la  Russie. 

Cécité  mentale  ou  cécité  morale?  C'est  de  la  première 
que  s'accusèrent,  plus  tard,  les  pires  aveugles,  ^lais 
leur  confession  est-elle  complète  ? 

En  vain,   Ranc,  Lacroix,  objin'guaient  les  radicaux  ; 

(i)  Discours  prononcé  le  3i  janvier  )8()S,  au  Grand-Orient. 

(a)  Xovo:iii  du  7  19  janvier  :  ■<  Tous  ces  embarras  auraient 
pu  être  évités  si  le  Gouvernement  avait  laissé  aux  tribunaux 
les  complètes  earanlies  dune  solution  impartiale...  Pour  que 
la  France  revienne  à  une  solution  normale,  il  serait  nécessaire 
d'en  finir  avec  ce  système  dillégalilé  qui  n"a  que  trop  duré,  de 
lever  tous  ces  mystères  et  de  ne  plus  laisser  l'ombre  dun 
doute  sur  limpartialité  de  la  justice.  Par  malheur,  il  est  im- 
possible d'atteindre  ce  résultat  sans  inquiéter  quelques  per- 
sonnes qui  s'abritent  à  l'ombre  de  llionneur  de  l'armée.  »  — 
La  grande  majorité  des  journaux  russes  tient  pour  la  Revi- 
sion: la  Gazelle  russe,  la  Gazelle  de  Sainl-Pélersbounj.  du  prince 
Outchtoiizky,  ami  d'enfance  du  Tsar,  très  bien  en  cour:  le  Fils 
(le  la  Patrie,  journal  populiste:  le  Messager  de  l'Europe.  \n  Revue 
Orientale,  la  Sibérie,  même  l'antisémite  Xoi'oié-Wremia  iXouueau 
Temps  .  Trois  grandsjournaux  seulement  sont  hostiles  :  le  Suiel. 
la  Gazelle  de  Moscou  et  le  Gradjanine  antifrançais,  du  prince 
.Mechtihersky. 

(3;  Cle.menceau. -l/a-ore  du  29  janvier  1.S9S. 


330  HISTOUii:    Di:    I,  AFFAlHli    DltEVFUS 

A'vesGuyot,  Dépasse,  les  libéraux.  <>  Vous  perdez  volrc 
raison  d'èlre,  écrivait  Guyot  aux  modérés  ;  de  quel 
droit,  désormais,  avec  (juelle  autorité  pourrcz-vous 
imposer  le  respect  de  la  loi  aux  anarchistes,  à  tous  les 
partisans  de  la  révolution  sociale?  Les  partis  ne  sont 
forts  que  par  leur  logiqiu^;  ils  périssent  par  leurs  incon- 
séquences (i).  »  En  vain,  j'évoquai  le  passé  —  La  pièce 
Siicrèie  du  procès  Danlon  (2)  ;  —  en  vain  Jaurès  invo- 
quait l'avenir;  en  vain  lioulroux,  la  philosophie,  Du- 
claux.  la  science,  mulliplièrenl  les  appels  à  la  raison  (3). 
Rien  ne  servait  de  rien.  , 

Plusieurs  qui  auraient  dû  parler,  ou  mieux,  aj^ir, 
Loubet,  Fallières,  Béreng^er,  \\'aldcck-Rousseau,  Ma- 
gnin,  se  rél'ugièrent  derrière  la  i'ameuse  excuse  de 
Sieyès  :  «  Ou'impoi'le  le  Iribul  de  mon  verre  de  vin 
dans  ce  torrent  de  rogomme  (4)?  »  Ouand  la  folie, 
d'elle-même,  se  sera  épuisée,  ils  entreront  en  scène, 
avec  leur  influence  inlacle,  qu'ils  auront  gardée  pour  la 
République.  Alors,  ils  rétabliront  Tordre,  la  justice. 
Les  combattants  de  la  première  heure  auront  re';u  Iro}) 
de  coups,  trop  de  blessures,  amassé  trop  de  haines 
pour  pouvoir  accomplir  l'œuvre  nécessaire.  Eux,  ils  la 
feront.  En  effet,  ils  tenteront  de  la  faire  ;  mais  trop 
tard.  Rs  se  sont  condamnés  eux-mêmes  à  une  œuvre 
incomplète.  La  grande  joie,  ils  ne  la  donneront  pas  à  la 
conscience  française.  La  grande  tristesse,  ils  ne  l'effa- 
ceront pas  de  l'histoire  de  la  PȎpubli([ue, 

(1)  Siècle  du  17  janvier  iSy8.  lAppel  aux  rôiiublicains  libé- 
raux.) L'arlicli',  d'une  éloquence  lorle  et  simple,  commence 
ainsi  :  «  Que  l'ailes-vou.^.Mjue  font  vos  associations  dans  celle 
redoutable  aflaire  Dreyfus  ?  » 

(2)  Siècle  du  5  féviier. 

3)  Temps  du  17  janvier, 

ft)  Sainte-Beuve,  Causeries,  V,  209. 


LA    DECLARATION    UL    liULOW  331 


X 


Le  Iribimal  avait  fixé  au  i>5janvier  mon  procès  conlre 
I-locheforl;  la  police  s"obslinail  à  ne  pas  trouver  Lenier- 
cier-Picard.  Comme  je  m'en  plai,ynis  à  Bertulus.  le 
juge  sourit.  Il  avait  lancé  un  mandai  d'amener  contre 
le  faussaire  ;  le  reste  ne  le  concernait  point.  ,]"insinuai 
que  rÉtat-Major,  la  police  cl  aient  d'accord  pour  ne 
poinl  s'embarrasser  d'un  témoin  gênant.  Bertulus 
n'objecta  rien  :  «  Lemercier-Picard,  me  dit-il,  viendra, 
un  jour,  vous  trouver;  vous  n'aurez  qu'à  me  prévenir; 
je  l'arrêterai  moi-même  chez  vous.  »  L'idée  de  tendre  ce 
piège,  même  à  ce  faussaire,  de  livrer  l'homme,  entré, 
sans  méfiance,  sous  mou  toit,  me  répugna. 

La  prophétie  de  Bertulus  se  réalisa.  Le  19  janvier,  je 
l'ecus  une  lettre  de  Lemercier-  Picard.  Il  me  faisait  sa 
confession  :  «  Je  ne  suis  pas  Fauteur  du  faux  (Otto)  ;  je 
n'ai  été  queFinstrumenl  dune  machination  scandaleuse. 
Lié  par  des  engagements  juscjuau  prononcé  du  juge- 
ment du  premier  conseil  de  guerre,  je  ne  pouvais  m'y 
soustraire,  sans  m'exposer  aux  rigueurs  de  ceux  à  ([ui  je 
devais  obéissance...  Aussi  fidèlement  que  possible,  j'ai 
rempli  mes  engagements,  tandis  que  j'attends  encore 
que  ceux  pour  lesquels  je  me  suis  exposé  remplissent 
les  leurs.  »  En  conséquence,  et  «  se  souvenant  (ju'il 
était  Israélite  »,  il  ofîrait  de  me  documenter  «  sur  le 
rôle  qu'il  avait  joué, à  l'instigation  de  Rochefort,  d'Henry 
et  de  Du  Paty.  >>  11  a  mis  <i  en  lieu  sûr  toutes  les  pièces 
utiles  à  sa  justification  ».  Il  me  téléphonera  le  lende- 
main «  pour  connaître  ma  résolution  (1  )  ». 

1    La  lettre,  datée  du  18,  était  signée  Picard. 


332  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

L'homme  était-il  de  bonne  foi  ?  S'il  est  sincère,  que  ne 
se  présente-t-il  au  cabinet  de  Bertulus  pour  y  répondre  à 
la  plainte  en  faux  que  j'ai  portée  contre  lui  ?  D'autre 
part,  le  soin  que  met  la  police  à  ne  pas  l'arrêter  montre 
la  peur  qu'on  a  de  lui. 

Très  perplexe,  je  consultai  Mathieu  Dreyfus,  à  notre 
conféi'cnce  quotidienne.  Il  me  déconseilla  de  m'abou- 
cher  avec  l'individu,  redoutant  une  manœuvre.  Celles 
que  j'avais  déjà  déjouées  justifiaient  ce  soupçon.  Quand 
l'agent  d'Henry  téléphona,  mon  secrétaire  lui  répondit 
que  j'étais  absent. 

Quelques  jours  après  (i),  il  écrivit  une  lettre  anologue 
à  Zala,  lui  demandant  un  rendez-vous,  et  se  déclarant 
prêt  à  déposer  devant  la  cour  d'assises.  Mais  Zola, 
craignant,  lui  aussi,  un  piège,  et  sur  le  conseil  de  La- 
bori,  laissa  la  lettre  sans  réponse. 

C'est  l'évidence  que  Lemercier-Picard  avait  alors 
maille  à  partir  avec  Henry.  On  sut  plus  tard  qu'il  avait 
mené  joyeuse  vie,  depuis  le  commencement  de  l'hiver 
jusqu'à  l'acquittement  d'Esterhazy,  comme  un  homme 
qui  vient  de  faire  une  bonne  alïaire;  puis,  et  précisé- 
ment à  cette  époque,  il  avait  disparu  de  son  logis,  laissant 
des  dettes  et  après  avoir  mis  en  circulation  de  fausses 
traites  (2).  Si  Zola  ne  l'avait  pas  éconduit  et  si  je  l'avais 
reçu,  il  eût  proposé  de  nous  vendre,  un  à  un,  des  papiers 
frelatés  ou  authentiques,  mais,  en  même  temps,  il  eût 
sollicité,  en  termes  comminatoires,  la  surenchère  de 
son  complice. 

(i)  La  lettre  est  datée  du  29  janvier  1898  et  signée  Lemer- 
cier-Picard. 

(2)  Récit  de  la  propriétaire  de  Ihùtel  de  Bruxelles  où  Leniei- 
cier-Picard  loga,  jusqu'en  janvier  1898,  sous  le  nom  de  Louis 
Vergnes  ;  sa  maîtresse  raconta  que  son  ami  avait  une  forte 
somme  5.ooo  francs)  «  qu'ils  avaient  mangée  ensemble  ».  (Instr. 
Berlnlus.) 


LA    DECLARATION    DE    Bl  LOW  33  5 

Mon  alTaire  devant  la  neuvième  chambre  tint  deux 
audiences  (i).  Après  1  audition  de  ines  témoins  (Berr, 
à  qui  Lemercier-Picard  avait  remis  la  fausse  pièce,  et 
Ranc  que  j'avais  avisé,  le  jour  même,  que  le  document 
était  forgé),  la  cause  était  entendue.  Rochefort,  très 
nerveux,  dut  reconnaître  qu'il  avait  remis  cinq  cents 
francs  au  faussaire  qui  l'avait  berné. 

Barboux,  dans  sa  plaidoirie,  fit  surtout  le  procès  de 
l'antisémitisme  ;  il  rappela  que  j'avais  toujours  défendu 
la  tolérance  et,  même  contre  mes  amis  politiques,  la 
liljerté  des  autres.  Je  n'en  étais  point  récompensé.  C'est 
ce  qui  donne  leur  prix  aux  luttes  pour  les  idées. 

L'avocat  de  Rochefort,  Desplas,  célébra  le  patrio- 
tisme de  son  client  ;  racontant  la  visite  de  Pauffîn,  il 
dit  que  «  le  ministère  de  la  (juerre  avait  fait  porter  le 
drapeau  français  chez  Rochefort,  parce  que,  nulle  part, 
il  ne  pouvait  être  mieux  défendu  que  là.  »  11  fit  aussi 
l'éloge  du  «  brave  commandant  Esterhazy  »  et  m'injuria 
tant  qu'il  put  (2).  A  plusieurs  reprises,  le  public,  très 
nombreux,  manifesta.  Le  président  Richard  menaça 
de  faire  évacuer  la  salle.  A  la  sortie,  Rochefort  fut 
acclamé  et  je  fus  hué.  Des  avocats  en  robe,  des  g^ens  du 
monde,  des  étudiants  catholiques  criaient  à  tue-tête: 
«  Mort  aux  juifs!  A  bas  les  traîtres!  A  bas  Rei- 
nach  (.3)  !  .. 

Comme  il  résultait  à  l'évidence  du  procès  que  Lemer- 
cier-Picard avait  été  l'instrument  de  plus  gros  person- 
nages, Bertulus  demanda  des  renseignements  sur  son 
compte  au  ministre  de  la  Guerre  et  sembla  vouloir  pous- 
ser l'alïaire.  L'esprit  d'investigation  était  ce  que  ces  mi- 

(1)  2")  janvier  et  2  février  1898. 

(2)  "  II  a  littéralement,  avec  le  .«calpel  d'or  de  son  ironie,  dé- 
cliiiiueté  Vousouf.  »  [Libre  Parole  du  3  février.) 

(3)  Éclair,  Pelit  Journal,  Rappel,  Gaulois,  etc. 


34  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

litaires  rodoutaient  le  plus.  Billot  se  hâta  d'écrire  an  juge 
«  que  Lemprcit^r-Picard  n'avait  jamais  été  employé  par 
ses  services  et  que  toutes  les  déclarations  de  cet  indi- 
vidu étaient  absolument  fausses,  ainsi  qu'un  officier  de 
l'Ktat-Major  en  avait  déjà  avisé,  verbalement,  le  procu- 
reur de  la  République  (i).  »  Puis,  le  surlendemain,  l'an- 
cien agent  reçut  une  lettre  dont  chaque  ligne  trahissait 
une  vive  inquiétude  (2).  Son  correspondant  feignait 
d'avoir  appris  qu'il  venait  d'être  convoqué  chez  Bertu- 
lus,  ce  qui  était  un  mensonge  grossier,  puisque  ce  juge 
l'avait  fait  vainement  chercher  par  la  police.  Il  conti- 
nuait en  ces  termes  : 

Il  far.t,  à  tout  prix,  vous  soustraire  à  cet  interrogatoire. 
Si  muet  que  vous  puissiez  être,  la  moindre  indiscrétion 
serait  fatale.  Imitez  en  cette  circonstance  l'attitude  du  pria- 
cipal  intéressé.  Je  ne  puis  encore  me  prononcer  sur  votre 
réclamation.  Dans  tous  les  cas,  trouvez-vous  demain  soir,  à 
onze  heures,  villa  Saïd  (chez  Rochefort).  Je  m'efforcerai 
de  vous  faire  obtenir  satisfaction. 

Un  mot   encore  :  de  votre  silence  dépend  votre  avenir. 

-  La  lettre  était  signée  d'un  PI  suivi  d'un  signe  bi- 
zarre (3).  Elle  n'est  pas  de  l'écriture  d'Henry,  qui  écrivait 
peu  et,  comme  on  sait,  avait  "plus  d'un  scribe  à  ses 
gages. 

(1)  Lettre  du  3  février  1898. 

(2)  Lettre  du  S  février  :  «  Monsieur,  j'npprends  à  l'in.slaDi  que 
vous  avez  été  convoqué  par  M.  Bertulus  pour  lundi  (le  7).  » 

(3)  dette  lettre  fut  trouvée  dans  le  portefeuille  de  I^emercier- 
Picnrd,  après  sa  mort  (voir  p.  5oo).  Le  Temps  du  4  mars  1898  en 
puldia  la  deuxième  phrase.  Selon  Séverine,  qui  vit  cet  étrange 
l)illet  dans  le  cabinet  de  Bertulus,  il  serait  signé  tL  R.,  des  ini- 
ti.iles  de  Rochefort.  Celui-ci  démentit  que  le  billet,  qui  n'est  pas  de 
sTnécriture,  fiitde  lui.  L'Écho  de  Paris,  la  Libre  Parole  et  Vlnlran- 
sigeanl  A'iVQwi  alors  que  la  lettre- était  signée  de  mes  initiales  : 


LA    OKCLARATION    DE    lîlI.OW  335 

Lomorrier-Picard  oJilint,  sans  doiito,  qiiol(juo  ^;atis- 
faclion.  Mais  il  avait  pris  conscicnco-de  sa  force. 

La  veille  du  procès  de  Zola,  DrumonL  et  (luérin  alti 
chèrent  un  placard  menaçant  (i)  :  «  La  population  hon- 
nête et  patriote  de  Paris  fera  elle-même  sa  police  :  elle 
prendra  elle-même  sa  défense»,  si  les  juifs  s'obstinent 
dans  leur  <•  infâme  entreprisf  contre  la  patrie  ».  Audif- 
fred,  député  de  la  Loire,  président  de  l'Association 
républicaine,  avait  écrit  précédemment  que  «  l'intérêt 
de  la  République  et  des  israélites  commandait  aux  insti- 
gateurs de  l'alVaire  Dreyfus  de  s'arrêter  là  (2)  ».  Cassa- 
gnac,  qui  savait  Dreyfus  innocent,  écrivait  :  «  Entre  les 
juifs  et  nous,  il  y  a  la  Pairie  (\).  » 

Certains  juifs  se  laissèrent  intimider,  se  firent  tout 
petits  (V)-  Ils  n'étaient  pas  tous  de  la  lignée  de  Judas 
Macchabée.  Beaucoup  se  rappelaient  ces  mélancoliques, 
si  cruellement  douloureuses  paroles  de  Moïse  Cohen  de 
Tordésillas  :  «  Ne  vous  laissez  jamais   emporter  par 

.1.  R.  D"nprès  \o  Figaro,  la  signature  était  illisible  ;  seule.  la  lettre 
initiale  H  avait  pu  être  déchilTrée.  Le  Journal  des  Débats  dit 
nettement  que  la  lettre  initiale  H  figurait  seule  au  bas  du 
document.  (7  mars.)  L'Intransigeant  reproduisit  cette  version, 
mais  n'y  insista  pas,  et  il  n'en  fut  plus  question  dans  aucun 
journal.  L'idée,  d'ailleurs,  ne  vint  alors  h  personne  que  ce  pût 
être  le  paraphe  d'IIenry.  dont  il  avait  été  si  souvent  question 
au  procès  Zola.  —  La  lettre,  qui  m'a  été  communiquée,  est 
d'une  écriture  mince,  ronde,  assez  grande  et,  visiblement,  con- 
trefaite. Le  signe  rjui  sui*  l'initiale  H  ressemble  au  sigma  grec, 
avec  une  longue  boucle. 

(1    Libre  Parole  du  G  février  1898. 

(■2)  I..eltre  au   Temps.  3  février. 

3;  Autorité  du  4. 

(41  Le  Gaulois  publia  une  lettre  dont  le  signataire,  Fernand 
Ratisbonne,  <<  réprouvait  énergiquement  la  stérile  campagne  qui 
tend  à  jeter  le  discrédit  sur  l'armée  dans  laquelle  il  avait  eu 
l'honneur  de  servir  en  1870.  "  (22  janvier.  La  Libre  Parole  ré- 
jiondit  que  <<  ces  subterfuges  avaient  fait  leur  temps  ».  et  ([u'elle 
refusait  de  croire  au  patriotisme  «  des  juifs  qui  ruinent  et  pour- 
rissent le  pays  ».  '27  janvier.) 


33r.  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

voire  zt'le  au  point  de  proférer  des  mots  blessants,  car 
les  chrétiens  possèdent  la  force  el  pourront  faire  la 
vérité  à  coups  de  poing-  (i).  » 


XI 


A  l'île  du  Diable,  Dreyfus  s'alTaiblissait  beaucoup  ; 
il  écrivit  à  sa  femme,  au  commencement  de  l'hiver, 
que  «  tout  s'épuisait  en  lui  ».  que  «  son  cerveau 
s'atTolait  (2)  ».  Deux  mois  durant  (novembre,  décembre), 
aucune  lettre  des  siens. 

Le  rapport  de  Deniel,  en  octobre,  avait  paru  très 
inquiétant  à  BoisdefTre  ;  le  bourreau  relatait  divers 
propos  de  Dreyfus,  les  uns  d'un  vaincu,  les  autres  d'un 
penseur  trop  perspicace  :  «  Je  suis  une  victime  expia- 
toire. —  Si  j'ai  réclamé  une  pharmacie  (qui  lui  fut 
refusée),  c'est  que  je  crois  avoir  le  droit,  à  un  moment 
choisi  par  moi,  de  mettre  fin  à  une  agonie  qui  se  pro- 
longe comme  à  plaisir.  Je  perds  ma  lucidité  et  je 
^crains  la  folie...  S'il  y  a  des  coupables,  ils  sont  au  mi- 
nistère de  la  Guerre,  qui  m'a  désigné  comme  victime 
pour  cacher  les  infamies  commises  (3).  » 

En  décembre,  il  fut  très  malade.  Il  dit  au  docteur 
Debrieu  :  «  Je  suis  à  bout  de  forces.  Je  préfère  mourir 
que  de  perdre  la  tête  et  de  divaguer.  Je  m'en  vais...  Je 
vous  demande  le  moyen  de  me  soutenir  pendant  un 
mois  encore.  Si,  alors,  je  ne  reçois  pas  de  nouvelles  de 
ma  famille,  ce  sera  la  fin...  Du  reste,  je  ne  crains  pas  la 

(1)  IsiDor.E  LoEn,  PolémÎKief^  ju^f^  ^/  chréliem^  en  France  el  en 
Espagne,  dans  la  Revue  des  Eludes  juives,  t.  XVIII. 

(2)  Lettres  des  2  octobre  el  25  décembre  1897. 
(,3)  Rapport  ilu  7  ocloltre  1897.  {Rennes,  I,  2r)4.) 


LA    DÉCLARATION    DE    liULOW  337 

mort...  Soulagez-moi  (i)...  »  Et  encore  :  «  Je  ne  tiens 
plus  debout,  je  suis  rendu  (2).  » 

Le  docteur,  en  lui  mettant  un  sinapisme  au  cœur, 
lui  dit  :  «  jNe  vous  laissez  pas  abattre,  espérez.  » 
Aussitôt,  Deniel  :  «  On  ne  .s'occupe  plus  de  votre  affaire 
depuis  trois  ans  ;  vous  êtes  oublié.   > 

Et  la  brute  entraîna  le  docteur,  lui  faisant  des  re- 
proches. 

Désespéré,  Dreyfus  adressa  deux  nouvelles  suppli- 
([ues  au  Président  de  la  République,  le  20  décembre  et 
le  12  janvier,  —  le  lendemain  de  l'acquittement  d'Es- 
terhazy  (3). 

Félix  Faure  les  transmit  à  I>illot,  vers  lépoque  où 
Boisdeffre  et  Gonse  corsaient  le  dossier  des  aveux,  où 
Méline  affirmait  solennellement  que  Dreyfus  a^ait 
avoué. 

Dans  l'intervalle,  le  9  janvier,  le  prisonnier  reçut  les 
lettres  que  sa  femme  lui  avait  écrites  en  octobre  et 
novembre  :  elle  lui  disait  que  «  l'horizon  s'éclaircissait», 
quelle  "  apercevait  le  terme  de  leurs  souffrances  ». 
'<  Si  tu  pouvais,  comme  moi,  le  rendre  compte  des 
progrès  accomplis,  du  chemin  que  nous  avons  fait, 
comme  tu  te  sentirais  soulagé  !...  Cela  me  brise  le  cœur 
de  ne  pouvoir  te  raconter  tout  ce  qui  fait  que  jaitant 
d'espoir  1  <>  Il  la  crut,  bien  que  devenu  sceptique  aux 
douces  paroles.  Il  sentait  surtout,  aux  vexations  plus 
fréquentes,  à  la  surveillance  plus  rigoureuse,  que  quel- 
que chose  se  passait.  «  Un  souftle  de  terreur  régnait 
autour  de  lui.  »  Il  s'en  rendait  compte  par  l'attitude 
des  gardiens  (4). 

1^1   11  décembre  1897.  '^Rapport  de  Deniel:  Rennes,  I,  254.) 
{2)  17  décembre. 
3,  Cass.,  III,  3'i-j. 
(4l  Cinq  Années  de  ma  vie,  ayi. 

22 


338  HISTOIRE    DE    l'aI- FAIRE    DREYFUS 

Le  16  janvier,  il  écrivit  encore  à  Félix  Faure  : 

Je  renouvelle  mon  appel  suprême  au  cher  de  l'État,  au 
ministre  delà  Guerre,  si  l'on  ne  veut  pas  qu'un  innocent' 
qui  est  au  bout  de  ses  forces,  succombe  sous  un  pareil 
supplice  de  toutes  les  heures,  avec  la  pensée  éi)Ouvantable 
de  laisser  derrière  lui  ses  enfants  déshonorés  (i). 

Les  lettres  de  sa  femme,  comme  on  l'a  vu,  ne  lui  étaient 
plus  transmises  qu'en  copie.  Henry  en  sin)primait  main- 
tenant tout  ce  qui  eût  pu  réconforter  le  malheureux.  Il 
laissait  à  peine  subsister  quelques  formules  qui, 
n'ayant  rien  de  précis,  semblaient  banales.  Des  événe- 
ments qui  remplissaient  le  monde  de  son  nom  et  d'une 
infinie  pitié,  Dreyfus  ne  savait  rien. 

Un  jour,  il  entendit  deux  gardiens  qui,  derrière  la 
palissade,  causaient  entre  eux  :  «  Ah  !  si  celui-ci  n'est 
pas  reconnu  innocent,  personne  ne  le  sera  !  » 

L'hiver,  puis  le  printemps  se  traînèrent  lourdement; 
il  resta  dans  l'ignorance  de  tout.  A  l'été  seulement,  vers 
la  tin  de  juillet,  comme  il  était  retombé  malade,  l'un 
des  gardiens,  dontlenom  restera  éternellement  inconnu, 
comme  celui  du  bon  Samaritain,  murmura  :  «  11  y  a  un 
homme  qui  s'occupe  de  vous.  » 

(1)  Cass.,  III,  327. 


CHAPITRE  VI 
LE   PROCÈS    DE    ZOLA 


Le  malin  du  7  lévrier,  Anatole  France  el  le  philo- 
sophe Séailles,  deux  des  témoins  de  Zola,  déjeunèrent 
ensemble.  Séailles  dit  à  son  ami  ce  qu'il  se  proposait  do 
déclarer:  quela  justice  est  inlanij;ible;  quellene  peut  être 
sacrifiée  ni  à  la  j)assion  ni  à  l'intérêt,  de  quelque  nom 
«lu'on  les  décore  ;  (jue  le  patriotisme  ne  consiste  pas  à 
s'obstiner  dans  une  douloureuse  erreur.  «  Et  si,  conti- 
nua-t-il,  le  })résident  me  reproche  de  tenir  un  langage 
séditieux  :  «  Après  ce.  que  vous  venez  de  dire,  oserez- 
vous  expliquer  le  Pliédon  à  vos  élèves  ?  —  C'est  précisé- 
ment pour  cela,  lui  répondrai-je,  que  je  serai  qualifié 
à  leur  en  l'aire  comprendre  les  beautés.  » 

Puis,  ils  se  rendirent  au  Palais  de  Justice,  fendant, 
avec  peine,  une  foule  compacte  et  déjà  bruyante. 

Le  Phédon  était  très  loin  de  la  pensée  du  magistrat 
qui  avait  été  désigné  pour  présider  les  assises. 

C'était  un  gros  homme  rojid,  nommé  Delegorgue, 
que  nous  avons  déjà  vu  au  procès  de  Mores,  qui  n'était 
pas  méchant  et  ne  manquait  ni  de  .sens  ni  d'esprit,  mais 


340  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dalliire  commune,  le  teint  lleuri  du  gourmand,  les 
lèvres  pincées,  qui  cachait,  sous  une  gravité  molle, 
l'orgueilleux  plaisir  de  présider  cette  grande  affaire, 
comptait  en  tirer  honneur  et  profit,  aux  petits  soins 
avec  les  journalistes  de  la  presse  criarde,  la  voix  dure, 
soit  qu'il  déclamât,  soit  qu'il  réprimandiit,  soit  qu'il 
plaisantât,  volontiers  insolent,  et  l'homme  du  monde  le 
mieux  fait,  dans  un  tel  procès,  pour  ne  pas  accroître  le 
renom  du  magistrat-fonctionnaire  que  l'on  décore  du 
nom  de  juge.  11  avait,  pour  assesseurs,  le  conseiller 
Lauth,  chauve  et  rougeaud,  et  le  conseiller  Bousquet, 
hirsute  et  pâle,  la  barbe  blanche  comme  la  crinière, 
1  une  embroussaillée,  l'autre  inculte,  ancien  député  qui 
avait  accepté,  un  jour,  d'être  ministre  de  la  Justice  et 
avait  rendu  la  simarre  au  bout  dune  heure,  la  trouvant 
trop  lourde. 

Le  ministère  public  était  occupé  par  l'avocat  général 
Van  Cassel,  rechigné  et  brutal,  dont  on  racontait 
que,  substitut  dans  le  Nord,  il  avait  tiré  lui-même 
sur  un  fou  qui,  s'étant  échappé,  avait  grimpé  en  haut 
dune  tour  (i). 

Au  banc  des  accusés,  Zola,  rêveur,  le  menton  appuyé 
sur  sa  canne  (2)  ;  le  gérant  Perrenx,  l'air  d'un  ouvrier 
endimanché  ;  Vaughan,  et,  derrière  eux,  Labori,  avec 
deux  secrétaires,  Hild  et  Monira,  et  les  frères  Clemen- 
ceau, deux  exemplaires  d'un  même  homme,  Vendéens 


(1)  Van  Cassel  était  substitut  à  Saiiit-Oiner.  Le  fou  jetait  des 
briques  et  des  plâtras  sur  les  gendarmes  «jui  entouraient  la 
tour.  Le  sous-préfet  Ritï  fit  ouvrir  le  feu  sur  le  malheureux, 
qui  fut  blessé.  Le  substitut  Van  Cassel  prit  part  à  la  salve,  avec 
un  revolver.  La  Cour  de  Douai  lui  infligea  une  amende  (10  dé- 
cembre 1870  . 

(2  II  reçut,  pendant  cette  première  audience,  des  centaines 
de  dépèches.  «  A  quatre  heures,  il  y  en  a  bien  un  kilo.  (Albebt 
Bataille,  dans  le  Fujuro  du  8  février  1898.) 


LE    PnOCES    DE    ZOLA  341 

au  type  calmouk,  les  traits  énergiques,  les  yeux  vifs 
et  pénétrants,  qui  promettaient  la  bataille. 

Jamais  foule  plus  nombreuse,  ag-itée  de  plus  de  pas- 
sions, n'avait  envahi  la  salle  des  assises.  Les  avocats 
s'y  entassaient,  quelques-uns  grimpés  sur  les  hautes 
cloisons  qui  entourent  lenceinte  réservée  et  sur  les  enta- 
blements des  fenêtres  ;  et,  mêlés  à  eux,  pressés  à  étouf- 
fer, dans  l'émotion  du  spectacle  qui  absorbait  l'atten- 
tion du  monde,  des  femmes  élégantes,  des  journa- 
listes, des  officiers,  des  oisifs,  des  comédiens,  le 
«  Tout-Paris  des  premières  ». 

A  côté,  dans  les  couloirs,  et  dans  la  salle  qui  leur 
était  alïectée,  les  témoins  de  Zola,  en  deux  camps  tran- 
chés, les  officiers  d'un  côté,  de  l'autre  les  «  intellec- 
tuels »  et  Picquart.  Entre  eux  rôdait,  comme  un  loup 
maigre,  Esterhazy  en  civil,  «  portant  le  crime  sur  sa 
figure  (i)  ». 

Les  officiers  s'écartèrent  de  lui  ;  aucun  ne  lui  serra 
la  main  (2).  Il  se  rabattit  sur  Gribelin.  Aussitôt,  Gonse 
dépêcha  Lauth  à  l'archiviste  :  «  Le  général  vous  prie 
de  ne  pas  parler  au  commandant  Esterhazy  (3).  » 

Scheurer  salua  Lucie  Dreyfus,  lui  présenta  Pic- 
quart  :  «  Vous  devez,  lui  dit-elle,  bien  souffrir.  — Non! 
Madame,  j'ai  souffert  pendant  de  longs  mois,  alors  que 
je  me  taisais.  Maintenant,  je  vois  poindre  la  lumière,  et 
j'en  suis  heureux  (4).  " 

Au  dehors,  les  bandes  que  Guérin  avait  formées  et 
traînait  après  lui,  occupaient  les  abords  du  Palais, 
huant  ou  acclamant  tour  à  tour. 

1)  Mémoires  de  Scheurer. 

(2  Rang,  témoin  oculaire,  dan?  le  Malin  du  25  février  iSt(S.  — 
Rennes,  II,  161.  Gon«e. 

3)  PhilippeDisbois,  Impressions  d'un  lémoin,  dans  l'Aurore  du 
8  février. 

(4)  Mémoires  de  Scheurer.     ^ 


342  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Elles  (''(aient  composées  de  portefaix  et  de  bouchers, 
de  rôdeurs  et  de  malandrins  de  toute  espèce,  pareilles  à 
celles  (pii,  jadis,  à  la  veilie  de  la  Reforme,  terrorisèrent 
le  pays  rhénan  et  furent  surnommées  les  Juden-Schhv- 
rjer,  les  rosseurs  de  Juits.  L'État-Major  les  subvention- 
nait (i). 

Le  matin,  quelques  jeunes  g-ens  avaient  déposé  une 
couronne  au  pied  de  la  statue  de  Voltaire:  <<  Au  défen- 
seur de  (?.alas.  »  La  veille,  la  Cour  de  cassation  avait 
fait  afficher  larrèt  de  réhabilitation  de  Pierre  Vaux. 


II 


On  procéda  au  lirai^e  au  sort  des  jurés.  Ce  furent  tous 
de  petites  gens,  de  ce  qu'on  appelait  à  Florence  le  po- 
pulo miniilo  :  deux  négociants,  un  rentier,  un  marchand 
de  nouveautés,  un  marchand  de  vins,  un  entrepreneur 
de  couverture,  un  monteur  en  cuivre,  un  employé,  un 
tréfileur,  un  mégissier,  un  grainetier,  un  maraîcher.  Et, 
tout  de  suite,  l'avocat  général  demanda  que  le  débat 
fût  limité,  par  arrêt,  au  seul  grief  relevé  par  Billot, 
l'ofTense  aux  juges  d'Esterhazy,  quelques  lignes  sur 
quinze  pages.  Le  ministre  a  méprisé  les  autres  imputa- 
tions de  Zola.  «  On  n'a  })as  le  droit  de  mettre  indirecte- 
ment en  question  la  chose  jugée.  On  veut  provoquer  une 
re vision  révolutionnaire.  »  La  Cour  ne  s'y  prêtera  pas  (2), 

(1)  Berluluiï  saisit,  plus  lard,  cliez  Eslorhazy  une  carto-l(''lé- 
gramino  de  riuérin  qui  demandait  de  l'argent  à  Pauffin  (de 
Saint  Moi'el).  Celui-ci  la  communiqua  à  Esterhazy  (cote  % 
scellé  G;  cote  lo,  scellé  iG;  Cass.,  II,  23G.) 

{•2)  Procès  Zola,  compte  rendu  slénographique,  I,  37  a  ^i.  Vnn 
Cassel.  —  Pour  la  physionomie  des  quinze  audiences,  voir 
Albert  Bataille,  Le  Procès  Zola,  ou  tome  XVJI  des  Causes  cri- 


LK    PROCES    Di:    ZOLA  Î43 

Lahori.  puis  Alboit  Clemenceau  répliquèrent,  celui-ci 
très  calme,  en  quelques  mois  précis,,  exacts,  d'autant 
plus  forts  ;  celui-là,  tout  à  l'opposé,  par  une  envolée  de 
plu'ases  sonores,  impétueux,  avec  un  air  de  défi  :  «  ^'ous 
croyez  que  cela  (l'arrêt  demandé  par  le  ministère  pu- 
blic) va  étrangler  le  débat  ?  Allons  donc  !  C'est  comme 
si  l'on  voulait  se  placer  au  milieu  d'un  torrent  pour 
l'empêcher  de  couler  !  »  Il  affirma  la  connexité,  l'indi- 
visibilité entre  les  diverses  accusations  portées  par  Zola. 

Les  trois  experts.  Bclhomme,  \'arinard  et  Couard, 
avaient  intenté,  pour  leur  propre  compte,  un  procès  à 
Zola,  mais  devant  le  tribunal  correctionnel,  où  la  preuve 
n'est  pas  admise.  Ils  lui  réclamaient  trois  cent  raille 
francs  (i). 

Leur  avocat.  Cabanes,  émit,  en  outre,  la  prétention 
d'intervenir  dans  l'instance.  Cela  fut  rejeté  par  la  Cour, 
mais  les  conclusions  du  ministère  public  sur  le  débat 
restreint  furent  adoptées  (2). 

La  défense  eût  pu  se  pourvoir  aussitôt  contre  cet  arrêt, 
demandet-  à  la  Cour  de  cassation  le  plus  grand  champ 
de  bataille.  Elle  accepta  de  combattre  dans  ce  défdé. 


III 


On  a  vu  que  ce  débat,  si  étroitement  cantonné  par 

m//îe//e.s-  (compte,  rendu  du  Figaro)  ;  Séverine,  Vers  la  Lumière 
(compte  rendu  de  la  Fronde)  :  Bonnamour  (G.  Bec  ,  Le  Procès 
Zola,  compte  rendu  de  VÉcho  de  Paris. 

;ij  Assignation  du  21  janvier  1898. 

(2)  Arrêt  du  7  février.  —  La  légalité    de  larrèt  fut  contestée 

par  Manau  devant   la  Cour  de  cassation;  le  moyen  ne   fut   pas 

admis,  mais  par  cette  raison  que  le  pourvoi,  contre  un  arrêt  in- 

^  terlocutoire,  doit  être  fait  dansles  trois  jours.  ^Procès  Zola,    II, 

459,  f'.liamharaud:  485,  Manau.) 


344  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

l'assignation,  Boisdefï're,  et  Billot  avec  lui,  le  trouvaient 
encore  trop  large.  Ils  avaient  décidé,  en  dernier  lieu, 
que  tous  les  témoins  militaires,  à  Texception  de  (ionse, 
Pellieux,  Gribelin  et  Lauth,  ne  répondraient  pas  à  ra.p- 
pel  de  leur  nom  et  s'excuseraient  par  lettres.  Les  uns 
invoqueront  le  secret  professionnel  ,  —  ils  en  savent 
trop  ;  —  les  autres  allégueront  qu'ils  sont  étrangers  aux 
faits  retenus  par  la  citation;  ils  ne  savent  rien. 

Billot  était  le  principal  accusé.  Si  le  conseil  de  guerre 
a  acquitté  Esterhazy  «par  ordre»,  Tordre  émane  de  lui. 
En  conséquence,  le  garde  des  Sceaux,  Milliard,  informa 
l'avocat  général  que  «  le  ministre  de  la  Guerre  n'avait 
pas  été  autorisé  à  déférer  à  la  citation  »  de  Zola.  Billot, 
à  son  tour,  «  autorisa  INlercier  à  ne  pas  comparaître  ». 

Boisdefïre  écrivit  à  Delegorgue  «  qu'il  n'avait  été  au- 
cunement mêlé  à  rinstruclion  du  procès  Esterhazy  ;  ce 
procès  a  dépendu,  uniquement,  du  gouverneur  mili- 
taire de  Paris  »  ;  il  n'a  donc  rien  à  faire  au  Palais  de 
Justice. 

Défaillants  encore  d'Ormescheville,  les  juges  de  1894, 
Lebrun-Renault,  Du  Paty,  Rmvary,  Valecalle,  Henry,  en 
mission. 

Esterhazy,  dans  une  lettre  cavalière,  le  prit  de  très 
haut  :  «  Cité  à  la  requête  dun  simple  particulier,  il 
estime  qu'il  n'a  pas  à  répondre  (1)  ». 

La  défense  avait  renoncé  à  la  déposition  des  juges 
qui  l'avaient  acquitté. 

Le  public,  désappointé  par  cette  grève  de  témoins, 
les  jurés,  qu'on  semblait  dédaigner,   s'étonnèrent  que 

(11  Cette  lettre  d'Esterhazy  fut  lue  seulement  à  la  seconde 
audience,  le  8  février.  Labori  n'insista  pas  pour  quEsterhazy 
fût  réassigné,  mais  Albert  Clemenceau  fut  d'un  autre  avis  : 
<<  El  s'il  ne  répondait  pas,  je  demanderai  à  la  Cour  qu'il  fût 
amené  devant  elle  par  la  force  armée.  »  La  Cour  accepta  les 
conclusions  de  la  défende. 


LK    PROCES    DE    ZOLA  345 

(TEslerhazy  à  Billot,  tous  ceux  qui  incarnaient  «  l'hon- 
neur de  larnaée  »  prissent  la  fuite  devant  la  preuve. 

La  défense  déposa  d'énergiques  conclusions  ;  elle 
réclamait  la  comparution  des  défaillants,  «  par  tous 
moyens  de  droit  ». 

Cette  retraite  (avant  la  bataille)  était  si  piteuse,  la 
rébellion  si  manifeste  contre  la  loi,  que  la  Cour,  mais 
le  lendemain  seulement,  ordonna  la  comparution  de 
tous  les  témoins. 


IV 


Lucie  Dreyfus,  la  première,  parut  à  la  barre  (  i). 

Zola  avait  rêvé  une  belle  scène,  cruelle  et  tragique  : 
la  veuve  du  mort-vivant  qui  eût  raconté  elle-même  la 
tragédie  qui  avait  brisé  son  bonheur,  mais  laissé 
intacte,  debout,  sa  foi  dans  son  mari. 

Elle  était  vêtue,  comme  toujours,  de  noir,  très  pâle, 
tremblante  devant  cet  énorme  auditoire,  si  absorbée 
dans  la  pensée  de  ne  point  défaillir  qu'elle  n'entendit 
pas,  sur  son  passage,  une  horrible  parole.  Comme 
elle  portait  une  jaquette  bordée  de  fourrure,  une  voix 
de  femme  murmura  :  «  La  dernière  pelisse  de  son 
mari  (2)  !  » 

Nécessairement,  aux  termes  de  son  arrêt  de  la  veille, 
Delegorgue  refusa  de  laisser  mettre  en  cause  le  juge- 
ment de  1894.  Il  prononça  alors,  pour  la  première  fois, 
la  formule  qui  deviendra  légendaire,  qui,  cent  fois,  va 
tomber  et  retomber,  «  avec  le  bruit  régulier  d'un  piston 

(1)  Audience  du  8  février  1898. 

(2)  SÉVERINE,  Vers  la  Lumière^  69. 


346  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  machine  (i)  »,  hachant  et  martelant  le  débat,  leit- 
motiv de  la  peur  du  vrai  :  «  La  question  ne  sera  pas 
posée  (2)  ». 

Zola,  très  nerveux,  se  dressa,  réclama  «  la  liberté  qu'ont 
les  assassins  et  les  voleurs  :  ils  peuvent  se  défendre, 
faire  citer  des  témoins.  Tous  les  jours  on  m'injurie,  on 
casse  mes  carreaux,  une  presse  immonde  me  traite 
comme  un  bandit  !  »  Et  ce  flot  déloqucnce  eîit  con- 
tinué si  Delegorgue  n'eut  interrompu  par  ces  mots  : 
«  Vous  connaissez  l'arlicle  52  de  la  loi  de  1881  ?  »  Zola 
trébucha  :  «  Je  ne  connais  pas  la  loi,  et  je  ne  veux  pas 
la  connaître  (3).  » 

Une  clameur  lui  répondit. 

L'avocat  général  s'empara  de  la  malenconlreuse  pa- 
role :  «  Nous,  nous  connaissons  la  loi;  nous,  nous  la 
ferons  respecter  1  » 

Tout  le  pharisaisme  de  la  légalité  s'abattit  sur  lui.  II 
chercha  en  vain  à  s'expliquer.  Il  ne  se  révoltait  pas 
«  contre  la  grande  idée  de  la  loi,  mais  contre  les  arguties 
d'une  procédure  hypocrite  ». 

Dans  le  tumulte  qui  suivit,  on  oublia  M"""  Dreyfus, 
toujours  debout  à  la  barre.  La  cour  décida  que  la 
femme  du  condamné    ne  serait  pas  entendue. 

Leblois  déposa  ensuite,  puis  Scheurer.  Leblois,  adroit, 
ferme,  de  physionomie  fine,  intéressa  beaucoup  en 
racontant  l'atTaire  des  faux  télégrammes  et  les  aven- 
tures de  Du  Paty  et  des  Comminges.  Tout  le  monde  en 
conclut  que  la  prétendue  dame  voilée  qui  avait  docu- 
menté Esterhazy,  c'était  Du  Paty.  On  ne  savait  rien 
d'Henry. 

(1    Sf.verine,  TVr.s-  la  Lumière,  G6. 
(2)  Procès  Zola,  I,  i>T>. 

(3;  Zola,  quand  los  clameurs  sapaiscrent,  ajouta:  «...  en  ce 
moment-ci,  jo  fais  appel  à  la  probité  des  jurés  », 


LE    PROCES    DE    ZOLA  347 

Schouror  eût  voulu  donner  locturo  dos  letlres  de 
Gonse  et  do  Piccjuart  ;  le  président  s"v  opposa.  Je  les 
publiai  le  lendemain  (l). 

Elles  produisirent  une  grande  impression  sur  tous  les 
esprits  réiléchis.  Dion  ne  contribua  plus  à  éclairer  le 
rôle  de  Picquart.  On  ne  sut  que  A'anter  davantage,  de  sa 
clairvoyance,  qui  avait  prévu  une  telle  crise,  ou  de  sa 
loyauté,  qui  avait  cherché  à  l'empêcher.  Pourtant,  ces 
lettres  dujeune  colonel,  qui,  seul,  avait  eu  la  vision  de 
l'honneur  et  de  l'intérêt  véritable,  et  celles  de  (ionse, 
d'une  hypocrisie  si  cauteleuse,  venaient  trop  tard; 
l'ennemi  s'était  préparé  à  en  recevoir  le  choc,  comme 
d'un  escadron  de  cavalerie  qui  a  laissé  aux  batteries 
d'artillerie  le  temps  d'entrer  en  ligne. 

Casimir-Perieravait  écrit,  la  veille,  à  Delegorgue  :  «  Si 
j'étais  interrogé  sur  les  faits  qui  se  sont  produits  alors 
que  j'occupais  la  présidence  de  la  République,  l'irres- 
ponsabilité constitutionnelle  m'imposerait  le  silence.  » 
Il  déclara,  en  conséquence,  qu'il  ne  pouvait  pas  prêter 
serment  de  dire  «  toute  la  vérité  ».  Thèse  contes- 
table, puisqu'il  y  renonça  lui-même  par  la  suite  ;  au 
surplus,  ce  jour-là,  sans  application  pratique,  puisqu'il 
ne  savait  rien  d'Esterhazy  et  que  Delegorgue  refu- 
sait de  poser  les  questions  relatives  à  Dreyfus.  Mais 
Casimir-Perier  ayant  ajouté  :  «  Je  suis  un  simple  citoyen 
et  aux  ordres  de  la  justice  de  mon  pays  !  »  les  revision- 


fi)  Picqunrt  avait  autorisé  Schonrer  à  en  donner  lecture  à 
la  barre.  Pour  la  publication  dans  les  journaux,  il  lui  dit  de 
faire  à  sa  guise,  qu'il  n'interviendrait  pas.  C'est  ce  que  me  dit 
Scheurer  après  l'audience.  J'envoyai  aussitôt  des  copies  au 
Siècle,  à  l'Aurore,  h  la  Petite  République,  au  Radical,  etc.  Picquart, 
en  eflet,  ne  protesta  pas.  S'il  dit,  plus  tard,  «  qu'il  s'était  op- 
posé de  la  façon  la  plus  absolue  à  cette  pultlication  »  :I,  3i.S), 
cela  était  vrai  pour  la  période  qui  avait  précédé  le  procès  de 
Zola.   A'oir  p.  i').S.) 


348  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

nistes  lui  firent  une  ovation.  Ils  marquaient  ainsi  le 
contraste  entre  cet  ancien  président  de  la  République, 
qui  déférait  respeetueusenient  à  la  loi,  et  les  officiers 
qu'il  avait  fallu  menacer  des  arrêts  de  la  justice  pour 
obtenir  leur  comparution.  Ils  manifestaient  aussi 
contre  Félix  Faure,  si  âprement  attaché  à  ce  pouvoir 
que  son  prédécesseur  avait  quitté  à  tort,  mais  non  sans 
noblesse,  parce  que  les  classes  populaires  doutaient  de 
son  dévouement  à  la  démocratie  et  qu'il  se  croyait  un 
obstacle  au  bien  public. 

Dans  cette  atmosphère  surchauffée,  après  cinq  ou  six 
heures  daudience,  les  nerfs  tendus  à  l'excès,  on  sentait 
l'oppression  lourde  de  la  haine,  la  plus  affreusede  toutes  : 
celle  des  guerres  civiles. 

Ce  soir-là,  pour  la  première  fois,  la  sortie  de  l'audience 
ressembla  à  une  émeute.  Un  jeune  homme  (i),  qui  avait 
acclamé  Zola,  fut  accusé  d'avoir  crié:  «  Abasla  France  !  » 
et  roué  de  coups.  La  bagarre  devint  générale  dans  les 
galeries  du  Palais,  galerie  Marchande,  galerie  du  Harlay. 
Zola  dut  se  réfugier  dans  un  vestiaire.  Puis,  quand  il 
parut,  avec  les  quelques  amis  qui  lui  faisaient  une  garde 
du  corps,  le  musicien  Bruneau,  le  graveur  Desmoulins, 
l'éditeur  Fasquelle,  ses  avocats,  sur  le  grand  escalier  du 
Palais,  une  foule  énorme  qui  sembla  plus  énorme  en- 
core, fantastique,  dans  la  nuit  brumeuse  d'hiver,  l'ac- 
cueillit par  des  huées  et  des  bordées  de  sifflets,  et,  sans 
l'intervention  personnelle  du  Préfet  de  police,  il  eût  été 
frappé,  renversé.  Sa  voiture  partit  au  galop,  poursuivie 
par  la  canaille  qui  poussait  des  cris  de  mort  :  «  A  l'eau  ! 
A  l'eau  !  A  la  Seine  !  »  et  des  cris  patriotiques. 

Des  énergumènes  écrivirent  au  Préfet  pour  le  blâmer 
d'avoir  protégé  Zola  (2). 

(1    Genty,  préparateur  d'examens. 
(2;  Presse  du  10  février  1898. 


LE    PHOCES    DE    ZOLA  349 

Pendant  les  deux  semaines  que  dura  le  procès  (quinze 
audiences),  les  mêmes  scènes  se  renouvelèrent  tous  les 
soirs,  mélange  de  passions  sincères-  et  de  violences  cal- 
'^;ulées,  payées. 

Le  préfet  de  police,  Charles  Blanc,  excellent  homme, 
bon  républicain,  ne  sut  pas  prendre  les  mesures  néces- 
saires, se  laissa  déborder. 

La  police,  dailleurs,  composée,  en  grande  partie, 
d'anciens  militaires,  souriait  aux  braillards  qui  pre- 
naient soin  daccompagner  leurs  brutalités  de  cris  répé- 
tés de:  «^'ive  l'armée  !  «Tous  les  amis  de  Zola  furent  in- 
sultés, menacés.  Guérin,  en  personne,  dirigeait  de  jeunes 
gredins  qui,  par  deux  fois,  assaillirent  Yves  Guyot,  ameu- 
tèrent la  foule  contre  lui  (i;.   Il  faillit  être  jeté  à  la  Seine. 

Je  vois  encore  une  jeune  femme  furieuse  qui  me 
poursuivit,  voulait  m'arracher  mon  ruban  de  la  Légion 
d'honneur,  pendant  que  les  manifestants  hurlaient  :  «  A 
mort  les  juifs  !  Mort  aux  traîtres  (2)  !  » 

Les  séditieux  (pour  la  police),  c'étaient  les  révision- 
nistes, qui  répondaient  aux  provocations  par  le  cri  de  : 
«  Vive  la  République  (3)  !  »  Un  jeune  avocat  4)'  pour  une 
exclamation  inollensive,  fut  frappé  par  un  des  juges 
d'Esterhazy  (5)  et  par  des  officiers  qu'excitait  le  beau- 
frère  de  Rocheforl  (6).  Le  prétoire,  le  pavé,  la  rue, 
(juinze  jours  durant,  appartinrent  à  Ratapoil. 

(i;  Libre  Parole  du  9  février  1898  :  «  Vous  êtes  une  vieille  fri- 
pouille !  »  lui  dit  Guérin;  une  foule  furieuse  le  poussait,  plus 
mort  que  vif  etc.  » 

(2)  «  La  foule  crie  :  «  A  leau  le  youtre  I  A  mort  les  juifs  !  » 
Son  mulle  immonde  de  bêle  sarcastique  se  plisse  d'une  façon 
horrible...  »  (Libre  Parole  du  9.) 

(;î)  Gazelle  de  France  du  10,  Aurore  du  12,  etc. 

(4)  M*  Courot  :  il  avait  crié  :  «  Vive  l'armée,  mais  enlevez 
certains  chefs  !  » 

(5    Le  colonel  Bougon 

;0)  11  îéxrier. {Temps,  Figaro,  etc.) 


âôO  HISTOIIiE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Les  manifestalion>  se  prolongeaient  dans  la  nuit. 
Tantôt  Guérin  ot  ses  tape-durs  se  contentaient  de 
brailler,  pendant  dos  heures,  sur  les  boulevards,  devant 
les  bureaux  de  la  Libre  Parole  el  de  l'aire  des  autodates 
de  journaux  (i)  ;  tantôt  ils  cassaient  les  vitres  de  ma- 
gasins tenus  par  des  juifs  et,  même,  envahissaient  des 
ateliers,  brisaient  des  machines,  des  métiers  à  tisser, 
blessaient  des  ouvrières  (2). 

Il  n'était  question,  dans  le  journal  de  Drumont,  que 
de  la  noble  colère  du  peuple  qui  eût  voulu  jeter  tous 
les  juifs  à  l'eau  ou,  mieux  encore,  les  rôtir  (3).  L'idée, 
cent  fois  évoquée  du  meurtre,  finit  par  le  provoquer; 
l'acte  est  une  pensée,  moins  encore:  une  phrase  qui  se 
concrète. 

A  Alger,  un  journal  imprima  celte  phrase  :  v  Une 
truie  juive  vient  de  mettre  bas  deux  pourceaux  {\)  ».  La 
même  semaine,  une  bande  de  jeunes  antisémites  en 
gaieté  rencontra  une  juive  enceinte  ;  ils  la  mirent  nue 
et  l'inondèrent  d'urine  (5). 

Paris,  la  France  avaient  perdu  l'habitude  des  émeutes. 
Celles-ci  furent  remarquables  par  une  brutalité  de  bêtes 
déchaînées.  Payé  ou  non,  l'homme  sauvage,  le  Yahou, 
reparaît  vite.    L'ahool    opérait.    Cinquante  ans  après 

(1)  Ils  clansaienlauloiu'  de  ces  Uùcliei^  en  chaiilanl  un  refrain 
olîscène  :  »  Zola  est  un  gros  cochon.— Quand  on  l'altrapera, 
nous  le  flamberons.  »  {Libre  Parole  du  9  février  i8(jS.) 

(2)  Le  11  février,  au  faubourt?  Saint-Antoine,  ils  saccagent  les 
ateliers  dun  commerçant  juif,  blessent  les  gardiens  :  un 
autre  jour,  ils  envaliissent  la  boutique  d'un  libraire  al.sacien 
t|u'ils  prennent  pour  un  juif.  Mêmes  scènes  rue  des  lîlancs- 
Afanteaux,  boulevard  de  Sébastopol,  etc..   'Temps,  Malin,  etc.) 

1^3)  Libre  Parole  du  12  février:  «  Pourtant,  ça  doit  sentir  bigre- 
ment mauvais,  leyoupin  grillé.,.  Les  sales  juifs,  épouvantés,  se 
placiuaient  contre  les  murs,  tels  des  punaises.  »  —  De  même 
la  Croix,  le  Pèlerin,  la  Gazelle  de  France,  etc. 

4)  Silhouelte  du  3i  janvrier. 

5   Rapport  du  commissaire  de  police  d'Alger. 


LE    l'ROCrîS    DE    ZOL.\  351 

lirvfntion  du  gin,    Londres  avait  assisté  à  des  scènes 
pareilles,  d'une  stupide  sauvagerie  (l). 

De  plus  en  plus,  les  bourgeois  s"e(Trayèrent,  s'irri- 
tèrent contre  les  défenseurs  de  Dreyfus  qui  étaient 
cause  de  ces  troubles. 


Esterhazy  était  parti  furieux  delà  première  audience. 
Quelques  acclamations  qu'il  recueillit  ne  compensaient 
pas  l'oflensante  attitude  de  Gonse  et  de  ses  officiers  à 
son  égard,  «  devant  les  civils  ». 

Il  avait  gardé,  dans  son  abjection,  beaucoup  d'amour- 
propre.  Rentré  chez  sa  maîtresse,  il  se  soulagea  dabord 
par  des  im})récations,  des  injures  à  toute  volée,  une  scène 
de  fureur  et  de  rage  (2).  Puis,  à  la  réflexion,  il  eut  re- 
cours à  son  procédé  ordinaire,  le  chantage,  avec  sa 
propre  infamie  pour  enjeu.  Il  ne  se  rendit  pas  à  la  se- 
conde audience,  envoya  un  ultimatum  à  l'Etat Major: 
«  Ou  demain,  dans  la  salle  des  témoins,  les  officiers 
viendront  lui  serrer  la  main,  l'admettront  dans  leur  com- 
pagnie, ou  il  mangera  le  morceau.  » 

Veut-on  ou  ne  veut-on  pas  qu'il  soit  innocent  ?  Son 
honneur  intéresse-l-il  ou  non  la  sûreté  de  l'Etat  (3). 

Déjà,  l'année  d'avant,  il  avait  menacé  Boisdeffre  de 
s'avouer  l'auteur  du  bordereau  ;  mais  alors,  avant  de 
lui  jeter  sa  confession  à  la  face,  il  eût  pris  la  précaution 

(1)  En  1742,  rapport  de  lord  Londsale.  (Taine,  Liltérahire  a,i- 
gtuiseAU,  25G.  ! 

(2i  Récit  de  Marguerite  l'ays  à  Christian  Esterhazy  dont  je 
le  liens. 

'3)  C'est  ce  qu'Anatole  France  a  très  bien  montré.  L'Anneau 
d'aniélhijste,  2()i.) 


352  IIISTOIUE    DE    LAFFAIHE    DREYFUS 

de  passer  la  frontière.  Précaution  aujourd'hui  superflue. 
Acquitté,  il  est  intangible,  tant  que  ses  autres  trahisons 
ne  seront  pas  révélées.  Et  qui  les  dénoncera  ?  Sou  crime 
retombera  seulement  sur  les  chefs. 

Boisdefl're,  encore  une  fois,  s'inclina. 

Le  matin  de  la  troisième  audience,  dèsqu'Eslerhazy, 
en  uniforme,  entra  dans  la  salle  des  témoins,  chacun 
des  officiers  vint,  par  ordre,  lui  serrer  la  main  ;  Ravary 
le  premier,  à  qui  cet  honneur  était  bien  dû,  Boisdefl're 
ensuite,  donnant  l'exemple,  et  tous  les  autres  (i).  Lui, 
l'œil  mauvais,  la  moustache  en  croc,  savoura  son 
triomphe. 

Cependant,  le  sacrifice  une  fois  consommé,  les  offi- 
ciers s'écartèrent  de  lui,  les  uns  par  répugnance  de 
l'homme  à  qui  Mercier  (il  le  dit  tout  haut)  trouvait  «  le 
physique  de  l'emploi  »  ;  les  autres  par  prudence,  sous 
les  yeux  de  ces  civils  qui  observaient,  parce  que  la  for- 
tune a  d'étranges  retours.  Alors,  il  s'irrita  de  nouveau,  ou 
fit  semblant,  atin  de  pouvoir  attribuer  à  l^a  colère  les 
avertissements  qu'il  allait  lancer.  11  sortit,  pendant  une 
suspension  d'audience,  et,  arpentant  lune  des  galeries, 
entouré  de  quelques  amis  «  (jui  semblaient  lu'i  dire  de  se 
calmer  »,  il  parla  très  haut  de  façon  à  ce  que  les  passants 
l'entendissent  :  «  Ils  m'embêtent,  à  la  fin,  avec  leur  bor- 
dereau. Eh!  bien  oui  !  je  l'ai  écrit,  mais  ce  n'est  pas 
moi  qui  lai  fait  ;  je  lai  fait  par  ordre  1  »  Et  encore  :  «  On 
connaît  la  ladrerie  de  Billot.  S'il  a  donné  quatre- vingt 
mille  francs  en  une  année,  cela  a  bien  été  pour  faire 
quelque  chose  (2).  » 

(1)  Ranc,  dans  le  Malin  du  i5  février  1898:  <<  Jai  assisté  àciuel 
que  cliose  de  bien  intéressant  :  le  repêchage  à  la  poignée  de  main ... 
Je  dois  dire,  en  témoin  fidèle,  qu'il  va  un  ou  deux  de  ces  officiers 
à  qui  le  sacrifice  a  paru  amer  et  la  poignée  de  mains  pénible.  » 

(2)  Cass.,  I.  267,  Chincholle.  —  Esterhazy  [Cass.,  I,  5g8.i  dit 
que  Chincholle  a  menti.  —  Le  député  Grandmaison  raconta  à 


LE    PROCES    DE    ZOLA  SB 

Le  bordereau,  annoté  par  l'Empereur  allemand,  re- 
copié par  Esterhazy,  c'était  l'argument  suprême,  mais 
qui  n'était  fait  que  pour  l'ombre;  Boisdefï're,  Gonse, 
dès  qu'on  en  parlait  publiquement,  s'épouvantaient. 
C'est  pourquoi  Esterhazy  le  brandissait  de  temps  à 
autre  :  «  Couvrez-moi,  défendez-moi,  ou  je  révèle  le 
plus  slupide,  le  plus  impudent  des  faux.  »  Cette  preuve 
frauduleuse  de  son  innocence  était  devenue  ainsi,  entre 
ses  mains,  le  plus  redoutable  des  instruments  de 
chantage.  11  l'appelait,  à  bon  droit,  «  la  garde  impé- 
riale ».  Dès  qu'il  menaçait  de  la  faire  donner,  les  chefs 
capitulaient.  Henry,  tout  à  Iheure,  viendra  à  la  res- 
cousse. 


VI 


Les  généraux,  les  officiers  du  service  des  renseigne- 
ments défilèrent  à  la  barre  pendant  quatre  audiences  (i). 

D'abord,  Boisdeffre,  en  uniforme,  avec  la  plaque  de 
la  Légion  dhonneur.  C'est  le  droit  de  ces  officiers  de 

la  Cour  de  cassation  «  qu'Esterliazy,  à  la  Libre  Parole,  s'était 
moqué  des  experts  du  bordereau  ;  il  disait,  car  mes  souvenirs 
sont  imprécis,  ou  bien  :  <c  Le  bordereau  a  été  calqué  par  moi  sur 
rori(jinal  écrit  par  Dreyfus  »,  ou  bien  :  «  Dreyfus  a  écrit  le  bor- 
dereau sur  papier  pelure  en  décalquant  des  mots  pris  dans 
mon  écriture.  »  Cass.,  I,  787.]  Cest  évidemment  le  premier 
propos  qu  i  a  été  tenu  ;  l'autre  phrase,  c'est  la  théorie  même 
des  experts  dont  Esterhazy  se  moquait.  —  Billot  écrivit  au 
Président  de  la  Cour  de  cassation  qu'il  «  n'avait  jamais  remis 
ni  fait  remettre  un  centime  à  Esterhazy.  Si  une  somme  d'ar- 
gent quelconque  lui  a  été  remise  ou  olTerte,  c'est  à  mon  insu 
et  contre  ma  volonté.  »  [Cass.,  I,  554.) 
(1)  9,  10,  11,  12  février  i8f)8. 


3ôi  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

paraître  en  tenue,  devant  le  jury.  C'est  un  fait,  aussi, 
([u'ils  vont  jeter  dans  la  balance  leur  épée,  leurs  galons 
et  leur  panache,  leur  étincelante  ferblanterie. 

Le  chef  de  l' État-Major  général,  très  droit,  dans  sa 
haute  taille,  la  gravité  solennelle  d'un  soldat  diplomate 
qui  détient  à  la  fois  les  secrets  de  l'armée  et  ceux  de  la 
politique,  cherchait,  d'une  voix  lente,  les  mots  corrects 
et  neutres  ou  refusait  de  répondre.  Du  document  libéra- 
teur, «  qui  a  trait  à  l'affaire  Dreyfus»,  il  ne  lui  est  pas 
permis  de  parler.  «De  Tinstruction  relative  au  comman- 
dant Esterhazy,  il  s'est  tenu  à  l'écart  et  ne  sait  rien.  » 
Rien,  non  plus,  du  procès  d'Esterhazy,  parce  que  «  le 
commandant  a  été  interrogé  à  huis  clos  ».  ce  qui  n'était 
pas  moins  faux  que  le  reste,  mais  plus  notoirement. 

Des  communications  qui  auraient  été  faites  à  la  presse 
par  des  officiers  de  l'État-Major.  il  sait  seulement  que 
ces  officiers  ont  donné  leur  parole  qu'ils  y  étaient  étran- 
gers ;  «  il  s'en  tient  à  leur  parole  »  ;  et  ce  sont  «  de 
braves  gens  qui  font  leur  devoir,  tout  leur  devoir, 
il  l'atteste  et  il  le  jure  ».  En  revanche,  Picquart  a 
commis  des  faits  répréhensibles  ;  après  avoir  dénoncé 
Esterhazy,  "  il  n'a  pu  trouver  aucune  pièce  probante  », 
bien  que  le  Ministre  lui  eût  prescrit  de  u  faire  tout  au 
monde  »  pour  arriver  à  la  vérité  ;  «  absorbé  par  une 
seule  idée  ".  il  a  négligé  son  service;  pourtant,  il  fut 
traité  avec  beaucoup  d'indulgence  :  «  On  ne  peut  pas 
appeler  envoyé  en  disgrâce,  un  officier  envoyé  en  mis- 
sion. »  Au  surplus,  la  culpabilité  de  Dreyfus  <>  a  été,  de 
tout  temps,  certaine  »,  «  le  jugement  de  1894  est  hors 
de  discussion  »  ;  la  con^4ction  personnelle  de  Boisdeffre 
est  absolue  ;  «  des  faits  postérieurs  ont  assis  sa  certi- 
tude d'une  façon  inébranlable  ». 

Il  éleva  la  voix,  scandant  sa  phrase,  la  main  tendue, 
comme  pour  prêter  un  nouveau  serment. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  355 

Delegorgue  avait  refusé  la  parole  à  M"^^  Dreyfus  qui 
eût  protesté  de  linnocence  de  son  mari  ;  il  laissa  Bois- 
delfre  proclamer  que  Ihomuie  était  coupable. 

Entendez-vous  ce  que  disent  entre  eux  les  jurés,  ce 
que  répéteront,  demain,  des  milliers  de  lecteurs  ?  De 
Zola  ou  de  Boisdeffre,  il  y  en  a  un  qui  ment  ;  impossible 
que  ce  soit  ce  général  étoile,  le  premier  de  l'armée,  le 
Moltke  français. 

Gonse  répéta,  duntonbourru,  la  dépositionde  son  chef , 
s'abrita,  comme  lui,  derrière  le  secret  professionnel.  Ses 
lettres  à  Picquartle  gênaient:  il  affirma  qu'elles  étaient 
«  relatives  seulement  à  Esterhazy  »  ;  «  il  n'était  pas  entré 
dans  sa  pensée  de  revenir  sur  l'alfaire  Dreyfus  ».  Il  pro- 
voqua un  tumulte  en  traitant  de  «  traquenard»  une  ques- 
tion de  Labori  au  sujet  de  la  dame  voilée  (i). 

Henry  ne  répondit  pas  à  l'appel  de  son  nom.  L'avocat 
général  dit  qu'il  étail  «  en  mission  ». 

Lauth,  àprement,  reprit  ses  accusations  contre  Pic- 
quart;  Gribelin  jura  qu'il  avait  vu  Leblois,  avec  Pic- 
quart,  attablés  devant  un  dossier  secret;  ce  dossier  ren- 
fermait des  pièces  tellement  graves  qu'Henry  avait 
défendu  de  l'ouvrir  en  son  absence;  cette  défense  s'éten- 
dait à  Picquart.  Leblois  lui  donna  le  démenti  ;  en  oc- 
tobre, à  la  date  que  Gribelin  avait  précisée  au  procès 
Esterhazy.  il  n  était  pas  à  Paris.  L'archiviste  répéta  si 
obstinément,  pour  montrer,  par  un  détail  matériel, 
l'exactitude  de  son  dire  :  «  La  lampe  était  allumée  »  que 
Delegorgue  le  prit  pour  le  lampiste  de  l'État  Major  fa). 

De  ces  deux  témoins  encore,  l'un  mentait:  lequel? 

(i  Le  pré>ident,  devant  le  vacarme,  suspendit  l'audience.  A 
la  reprise,  après  une  intersention  du  bâtonnier,  Gonse  retira 
le  mot  et  Labori  le  remercia  de  «  ses  loyales  paroles  >'. 

(2  Procès  Zola,  I,  i3y,  Gribelin:  «  Devant  Dieu,  je  le  jure,  et 
je  vous  ai  vu  aussi  bien  que  je  vous  vois  en  ce  moment.  ..  Sur 
quoi,  Delegorgue:  «  Vous  étiez  entré  pour  allumer  la  lampe  ?  » 


356  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


VII 


Ce  fut  ensuite  le  tour  de  Mercier.  Les  avocats  avaient 
projeté  de  lui  faire  confesser  la  communication  des 
pièces  secrètes.  C'eût  été  l'annulation  certaine  du  juge- 
ment de  Dreyfus.  Mercier  ne  voulut  ni  avouer  ni  se  par- 
jurer. 

Il  y  réussit,  et  sans  mentir  autrement  qu'à  la  jésuite. 

Labori,  renseigné  inexactement,  avait  décrit  ainsi  le 
document  libérateur  :  «  Une  pièce  dont  \epost-scriptum 
commence  par  ces  mots  :  Cette  canaille  de  D...  »  Mer- 
cier répondit  que  cette  pièce  lui  était  inconnue  ;  la  phrase 
sur  Ce  canaille  de  D...  se  trouve,  en  effet,  dans  le  con- 
texte de  la  lettre  de  Schwarzkoppen  à  Panizzardi.  Puis, 
retranché  derrière  l'arrêt  de  la  Cour  qui  avait  défendu 
de  parler  de  Dreyfus,  hors  d'atteinte  sur  ce  terrain  où 
il  donnera,  lui  soldat,  à  ces.robins,  l'exemple  du  respect 
qui  est  dû  aux  décisions  de  la  justice,  il  nia  «  qu'il  se  fût 
vanté  d'avoir  fait  communiquer  des  pièces  secrètes  au 
conseil  de  guerre  »  ;  sur  le  fait  même  de  la  communica- 
tion, il  refuse  de  répondre. 

Seulement,  l'instant  d'après,  celte  même  décision  de 
la  Cour  qu'il  a  invoquée,  il  l'enfreint  par  un  coup  d'au- 
dace :  «  Je  n'ai  pas  à  revenir  sur  le  procès  Dreyfus  ; 
mais,  si  j'avais  à  y  revenir,  puisqu'on  me  demande  ma 
parole  de  soldat,  ce  serait  pour  dire  que  Dreyfus  était 
un  traître,  qui  a  été  justement  et  légalement  con- 
damné (  i).  » 


(i)  Procès  Zola,  I,  171,  Mercier.  —  Il  dit  encore,  ce  qui  était 
exact,  qu'il  était  étranger  «  aux  renseignements  faux  ou  vrais, 
publiés  en  1896  par  VÉclair  »  et  que  les  révélations  de  la  Libre 


LE    PROCES    DE    ZOLA  357 

On  a  vu  que,  lui-même,  il  avait  jeté  au  feu,  en  1894, 
la  notice  d'Henry  et,  récemment,  le  commentaire  de 
Du  Paty.  incinéré  son  crime. 

Il  fut  acclamé.  Delegorgue  prétextera  plus  tard  «  qu'il 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  l'arrêter,  que  le  général  avait 
parlé  trop  vite  (1)  ». 

Vainement,  Labori  protesta  que  le  silence  de  Mercier, 
sur  sa  question  précise,  équivalait  à  un  aveu. 

Disons  tout  de  suite  que  Delegorgue,  après  avoir 
laissé  l'ancien  ministre  de  la  Guerre  déclarer  que  le  ver- 
dict de  i8ç)4  était  légal,  refusa  d'interroger  deux  des 
anciens  collaborateurs  de  Mercier,  Charles  Dupuy  et 
Guérin  {•2\  puis  Trarieux,  sur  ce  qu'ils  savaient  de 
l'illégalité. 

Cependant,  un  autre  ancien  ministre  de  la  Justice, 
Thévenet,  appelé  seulement  à  déposer  sur  la  bonne  foi 
de  Zola,  réussit  à  aborder  le  redoutable  problème,  non 
pour  l'éclairer  d'un  renseignement  particulier,  mais 
pour  montrer  que  «  c'était  la  difficulté  vraiment  capitale 
de  ce  grand  débat  ».  Trarieux,  précédemment,  avait  dit 
à  Scheurer  :  «  Si  Dreyfus  était  un  traître,  la  forme  eût- 
elle  été  violée  pour  lui,  je  n'oserais  élever  la  voix  et  je 
ne  le  ferais  point  (3).  »  Thévenet  pensait  autrement.  On 
touchait,  ici,  en  effet,  non  pas  à  une  simple  question  de 
droit,  d'ailleurs  incontestée,  mais  à  un  principe  beau- 
coup plus  élevé,  celui  de  la  liberté  de  la  défense,  celui 
(lu  droit  imprescriptible  qu'a  tout  homme  accusé,  même 

Parole,  en  189'),  avaient  été  faites  contrairement  à  ses  inslruc- 
lions.  «  Celte  publication  pouvait  venir  de  la  famille  Dreyfus. 
Simple  appréciation,  d'ailleurs,  et  qui  ne  repose  sur  aucun 
indice  ni  sur  aucun  témoignage.  » 

(i)  Procès  Zo/a,  I,  199,  Delegorgue. 

{■2)  Labori  renonça  aux  dépositions  de  Delcassé,  Leygues, 
Poincaré,  à  qui  il  eût  voulu  poser  la  même  question. 

,3j  Procès  Zola.  I,  180,  Trarieux. 


358  IIISTOinE    DE   l'affaire    DREYFUS 

de  trahison,  de  savoir  quels  sont  les  documents  qui 
raccusent.  Et  dun  vif  mouvement  d'éloquence,  il  em- 
porta l'auditoire  : 

Le  silence  des  généraux  doit-il  être  interpi^été  comme 
un  aveu  ?  Il  est  bien  fait,  en  tous  cas,  pour  troubler  pro- 
fondément toutes  les  consciences...  S'il  n'y  a  pas  eu  com- 
munication clandestine  et  illégale,  pourquoi  ne  pas  le 
proclamer  ?...  Voilà  ce  qui  inquiète,  voilà  ce  qui  prolonge 
et  perpétuera,  peut-être,  ce  procès  qui  est  un  mal  pour  la 
Patrie. 

Oui  I  que  faut-il  croire  ?  que  faut-il  penser  de  ce  silence? 
Ne  sommes-nous  plus  une  nation  libre,  respectueuse  de  la 
loi,  vantant  la  loyauté  et  la  franchise"? 

Y  a-t-il  un  magistrat  parmi  ceux  qui  m'écoutent,  un  de 
mes  confrères  du  barreau,  un  de  vous^  Messieurs  les  jurés, 
qui  puisse  comprendre  cette  incertitude  sur  un  fait  de 
cette  importance  (i)  ■? 

Salles,  quand  il  parut  à  la  barre,  avec  sa  figure  de 
brave  homme,  les  lèvres  agitées  d'un  tremblement  ner- 
veux, était  indécis  sur  son  devoir.  A  qui  obéir  ?  Au  juge  ? 
A  sa  conscience  ?  Il  était  le  maître  du  procès,  il  tenait, 
dans  ses  mains,  le  sort  de  cette  immense  affaire. 

Delegorgue,  comme  tout  l'auditoire,  eut  la  sensation 
aiguë  que  ce  témoin,  d'un  mot,  d'un  seul,  pouvait  ren- 
verser tout  Téchafaudage  de  mensonge.  Il  refusa,  dès 
lors,  de  lui  poser  cette  question  :  <>  Connaissez-vous  un 
fait  qui  puisse  être  intéressant  pour  la  défense  de  Zola?  » 
Et,  laissant  Labori  s'indigner,  il  l'interrogea  lui-même  : 
«  Avez- vous  quelque  chose  à  dire  relativement  à  l'affaire 
Esterhazy?  »  «  Non!  reprit  Salles,  sur  l'aflaire  Es- 
terhazy,  je  n'ai  rien  à  dire  I  »  Sur  quoi,  tout  de  suite,  il 

(i)  Procès  Zola,  I,  207,  Thévenet. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  359 

apparut  que  Salles  avait  des  choses  graves  à  dire  sur 
l'autre  affaire. 

Delegorgue  ne  fut  jamais  plus  brutal  dans  son  systé- 
matique déni  de  justice,  au  nom  de  la  justice.  Dure- 
ment, il  malmena  Labori,  répéta,  sans  se  lasser,  son 
éternel  :  «  La  question  ne  sera  pas  posée.  »  Le  vieil 
avocat  restait  à  la  barre,  très  pâle,  retenant  avec  une 
visible  soulïrance  l'aveu  prêt  à  s'échapper.  Albert  Cle- 
menceau, dun  rapide  mouvement  tournant,  l'inter- 
pella :  «  Nous  prétendons  que  ce  témoin  tient  de  la 
bouche  d'im  juge  du  conseil  de  g-uerre,  qu'une  pièce 
secrète  a  été  communiquée...  Que  le  témoin  nous  dé- 
mente d'un  mot,  M,  le  président  n'aura  pas  le  temps 
de  l'arrêter  !  »  Alors,  comme  toute  la  salle,  frémissante, 
et  le  grand  Christ  de  Bonnat,  au  fond  du  prétoire,  sem- 
blaient crier  à  ce  «  mur  vivant  »  qui  restait  muet  :  «  Mais 
])arlez  donc  !  Comment  la  vérité  ne  sort-elle  pas  malgré 
vous  de  votre  bouche  de  vieillard  ?  »  le  juge  hurla  : 
«  Monsieur,  ne  répondez  pas  !  »,  et  il  ordonna  à  l'huis- 
sier d'appeler  vite  un  autre  témoin  (i). 

Cette  fureur  de  Delegorgue  à  empêcher  Salles  de 
parler,  le  refus  de  Mercier  à  répondre  à  la  question  pré- 
cise, son  aveu  parle  silence,  c'était,  pour  tous  les  esprits 
libres,  la  preuve  formelle  que  Dreyfus  avait  été  illéga- 
lement condamné. 


VIII 


Ainsi,  malgré  les  précautions  juridiques  et  militaires, 
à  chaque  témoin,  qu"il  dît  vrai  ou  qu'il  se  parjurât  ou 
qu'il  se  tût,  la  zone  de  clarté  s'élargissait. 

(i)  Procès  Zola,  I,  258,  2G1  ;  compte  rendu  de  l'Aurore. 


360  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  était  significatif  que  trOrmescheville,  Vallecalle, 
les  juges  de  Dreyfus,  Forzinetti,  dix  témoins,  prêts  à 
convaincre  Lebrun-Renault  de  mensonge,  et  Lebrun 
lui-même,  qu'un  remords  sembla  avoir  tourmenté  à 
cette  époque  (i),  ne  parussent  à  la  barre  que  pour  yen- 
tendre  le  monotone  refrain  :  «  La  question  ne  sera  pas 
posée.  » 

11  était  significatif  encore  que  M'"^-  de  Boulaucy  re- 
fusât de  comparaître,  quelle  eût  changé  de  domicile 
pour  échapper  aux  citations.  Il  fallut  batailler  pour 
(juune  commission  rogatoire  lui  fût  adressée  (2). 

Le  général  Guerrier  et  Maurice  Weil  avaient  été  assi- 
gnés trop  tard  ;  son  pouvoir  discrétionnaire  permettait 
au  président  de  les  faire  entendre  ;  il  s'y  refusa  (3). 

Des  incidents  de  couloirs  jetaient  sur  ces  incidents 
d'audience  une  lumière  crue.  On  apprit,  un  jour,  que 
M'"'^  de  Boulancy  était  venue  jusqu'au  Palais  de  Justice, 
dans  un  accès  de  colère  ou  de  vengeance,  puis  qu'elle 
était  repartie  dans  un  de  ses  accès  de  frayeur.  (Esterhazy 
la  poursuivait  de  ses  menaces,  jusque  chez  elle  ;  trem- 
blante, «  àtravers  la  porte  entre-bâilléeet  maintenue  par 
une  chaîne  desùreté  (4)  »,  elle  le  suppliait  de  se  retirer.) 
Un  autre  jour,  c'était  Forzinetti  qui  abordait  Lebrun- 
Renault,  le  prenait  par  la  tunique  :  «  Si  vous  avez  tenu, 
au  sujet  des  aveux  de  Dreyfus,  après  ce  que  vous  m'avez 
dit  à  moi.  le  langage  qu'on  vous  prête,   vous  êtes  un 

(i)  Le  9  février  1898,  Lebrun-Renault  dînait  chez  l'abbé  Vala- 
(lier;  la  conversation  tomba  sur  Dreyfus:  •<  Ne  m'en  parlez  pas, 
(lit-il,  il n"a fait  que  hurler  son  innocence.  »  Le  soir,  un  officier  vint 
le  chercher  de  la  part  de  Pellieux.  Lebrun  s'excusa  auprès  des 
invités  :  ((  Le  général  désire  sentretenir  avec  moi  au  sujet  de 
ma  déposition.  >>  {Cass.,  I,  38S,  Maurice  Hepp.)  Labbé  Valadier 
(L  296)  dit  qu'il  ne  fut  pas  question  de  Dreyfus  ni  des  aveux. 

(2  Procès  Zola,  L  i34,  210,  3d3. 

(3)  Ibid  ,  IL  259. 

i4)  Ibid..  I,  5io  et  suiv.,  M"- de  Boulancy. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  361 

infâme  menteur  (i).  »  Et,  se  haussant  sur  ses  jambes 
sept  fois  «  reboutées  »,  le  vieux  soldart  empoigna  son 
ancien  camarade,  muet  et  pale  sous  l'outrage,  que 
Gonselui  arracha  des  mains  (2). 

Dans  cette  même  salle  des  témoins,  les  officiers  con- 
tinuaient à  s'écarter  de  Picquart,  pendant  qu'à  côté, 
dans  la  salle  des  assises,  chacun  des  témoins  militaires 
s'acharnait  contre  lui.  Ravary  et  Pellieux  s  y  em- 
ployèrent de  leur  mieux  (3),  le  vieux  commandant  aver 
son  ordinaire  vilenie,  cauteleux  et  louche,  le  général, 
d'une  voix  franche,  lançant  son  réquisitoire  comme  un 
régiment  à  l'assaut,  et,  après  tant  de  militaires  qui 
avaient  l'air  de  gratte-papiers,  l'air  d'un  soldat  qui  est 
un  chef. 

Le  faux  d'Henry  ne  lui  ayant  laissé  aucun  doute  sur 
la  trahison  de  Dreyfus,  il  en  avait  conclu  (logiquement) 
que  les  ennemis  de  l'armée  calomniaient  Esterhazy. 
Aussi,  au  contraire  des  camarades  qui,  tout  en  jurant 
(jue  Dreyfus  était  coupable,  ne  parlaient  pas  d'Esterhazy 
comme  d'un  innocent,  il  se  porta  fort  pour  lui,  «  fier 
d'avoir  participé  à  son  acquittement  et  d'avoir  prouvé 
qu'il  n'y  avait  pas  deux  traîtres  parmi  les  officiers  ». 
Dès  lors,  les  prétendues  preuves  de  Picquart  sont 
des  faux  savamment  combinés,  «  les  mailles  du  tilet 
tendu  par  les  juifs  »  ;  «  les  fac-similés  du  bordereau 
ressemblent  singulièrement  à  des  faux  »  ;  les  lettres 
<i  à  la  Boulancy  »    sont  aussi   des  faux,  et  les  exper- 

])  Un  député  de  la  Mayenne,  Chaulin-Servinière,  avait 
raconté  tenir  de  Lebrun-Renault  que  Dreyfus  lui  avait  fait  des 
aveux  précis.  (Inlransigeanl  du  7  février  \S(jH.) 

(2  SÉVERINE,  Vers  la  lumière,  89;  Pu.  Dudois,  Impressions 
d'un  témoin,  dans  l'Aurore  du  u  février  ;  récit  de  Forzinetti  dans 
le  Siècle  du  7  juillet  i8ij8.  Il  attendit  en  vain  les  témoins  de 
Lebrun. 

''^)  10  février. 


362  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

lises  faites  sur  des  fac-similés  ne  signifient  rien  (i). 

Pauffîn  revendiqua  l'entière  responsabilité  de  sa  dé- 
marche auprès  de  Rochefort  (2). 

On  connut,  au  cours  dune  audience  (3,,  le  jugement 
dans  mon  procès  contre  Rochefort.  Les  juges  Taraient 
condamné,  ne  pouvant  faire  autrement  cinq  jours  de 
prison,  2.000  francs  d'amende,  autant  de  dommages- 
intérêts),  mais  ils  s'étaient  rattrapés  dans  leurs  considé- 
rants, lui  accordant  de  larges  circonstances  atténuantes 
et  me  malmenant.  Cependant  l'État-Major  manifesta 
une  vive  indignation  :  «  C'est  une  honte,  clama  le 
général  Roget,  Rochefort  est  le  meilleur  défenseur 
du  drapeau  (4)  !  «  Jusqu'à  l'Affaire,  il  avait  le  plus 
souvent  traité  les  généraux  de  «  gâteux  et  de  caco- 
chymes »  et  l'honneur  de  l'armée  «  de  formule  antédi- 
luvienne (5).  n  Et,  telle  était  la  crainte  qu'il  inspirait  que 
les  socialistes  prirent  parti  contre  moi,  «  comme  si  l'on 
pouvait  diffamer  l'infamie  faite  homme  (6)  ». 

Trarieux  déposa  longuement  (7).  Il  fit,  comme  l'avait 
fait  Scheurer  avant  lui,  l'historique  de  sa  conviction, 
très  renseigné,  abondant,  la  phrase  ample,  le  geste  trop 
régulièrement  solennel,  sans  peur  du  lieu  commun,  ce 
qui,  parfois,  est  une  force,  avec  beaucoup  de  méthode 
et  de  précision.  Nulle  loyauté  plus  haute  que  celle  de 
ce  parfait  honnête  homme,  si  profondément  épris  de 
justice,  qui  avait  fait  delà  morale  sa  religion  ;  d'un  cou- 

(1)  Procès  Zola,  I,  2^5,  247,  276. 

(2)  Ibid.,  I,  232,  Pauffin. 

(3)  10  février  1898. 

(4)  Il  tint  ce  propos  à  cinquante    personnes,  devant  un  juge. 

(5)  Intransigeant  des  16  janvier  et  29  juillet  1896,  etc. 

(6)  GÉRAiTLT-RicHABD,  dans  la  Petite  République  du  11  février 
1898:  l'article  est  intitulé  >i  L'Immonde  ».  Par  la  suite,  Gérault 
m'e.xprima  des  sentiments  fort  différents,  polémiqua  violemment 
avec  Rochefort  et  se  battit  en  duel  avec  lui. 

(7)  9  février. 


LE    PROCÈS    DE    ZOLA  363 

rage  simple,  mais  à  toute  épreuve,  et,  quoique  le  sang- 
riche  de  la  Gironde  coulât  dans  ses  veines,  avec  quelque 
chose  d"austère  et  de  grave  qui  le  faisait,  bien  que  ca- 
Ihohque,  passer  pour  prolestant. 


IX 


Du  Paty  de  Clam,  le  lendemain  (i),  succéda  à  Tra- 
rieux. 

Depuis  que  Leblois  avait  raconté  ses  démêlés  avec 
les  Comminges,  il  faisait  un  terrible  efïort  sur  lui-même 
pour  cacher  sa  rage.  [1  continuait  à  porter  beau,  dans 
son  uniforme  de  colonel,  très  sanglé  à  la  taille,  le  teint 
blanc  et  rose,  le  monocle  à  l'œil,  et.  jouant  avec  ses  ai- 
guillettes d'or,  il  affectait  un  grand  mépris  pour  ses 
détracteurs.  Mais,  parfois,  il  ny  tenait  plus,  et.  comme 
mû  par  un  ressort,  il  arpentait  les  couloirs,  l'allure  d'un 
ataxique,  avec  des  gestes  de  pantin  2  .  Il  était  dur.  en 
effet,  pour  un  homme  comme  lui.  orgueilleux  entre 
tous,  hier  encore  l'un  des  favoris  du  monde  aristocra- 
tique, allié  aux  plus  grandes  familles,  d'avoir  été  dé- 
noncé, d'abord  comme  un  tortionnaire  et  un  fou  féroce, 
par  un  écrivain  illustre,  et  maintenant,  dans  un  tel  pro- 
cès, d'un  retentissement  universel,  comme  un  subor- 
neur de  jeunes  fdles,  qui  se  vengeait  par  des  lettres  ano- 
nymes et  rachetait  des  enveloppes  mystérieuses  à  des 
dames  voilées,  la  nuit,  derrière  un  bal  public.  L'expia- 
lion  commençait. 

Cependant,  il  n'éprouvait  aucun  remords  ni  de  ses 

(1)  10  février  1898. 

(2)  Ph.  Dubois,  Impressions  d'un  témoin,  v'^  février. 


361  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

mauvaises  actions,  ni  de  ses  sottises,  et  se  croyait  un 
soldat  héroïque,  une  victime  de  l'inflexible  discipline 
dont  il  restait  l'esclave  (i). 

Il  s'avança  dans  le  prétoire,  mécaniquement,  au  pas 
cadencé  de  la  parade  prussienne,  et,  sentant  sur  lui 
tous  ces  yeux  curieux  ou  chargés  de  haines,  il  s'arrêta 
comme  un  automate,  à  deux  pas  de  la  barre,  les  talons 
joints,  les  jarrets  tendus,  les  reins  cambrés,  le  regard 
éperdu,  et  salua  militairement  la  cour  et  le  jury.  Puis, 
les  mains  le  long  de  la  couture  du  pantalon,  dans  la 
position  du  soldat  devant  ses  chefs,  raide,  il  attendit, 
au  milieu  d'un  immense  éclat  de  rire  et  d'horreiïr. 

Quoi!  c'est  à  un  tel  fantoche,  à  ce  caricatural  reve- 
nant de  l'Inquisition,  que  Dreyfus  a  été  livré  ! 

Quand  il  eût  prêté  serment,  il  prolesta,  et  c'était  bien 
son  droit,  mais  d'un  ton  qui  cherchait  à  être  rogue  et  qui 
sonnait  faux,  contre  les  accusations  dont  il  avait  été 
l'objet.  «  Il  ne  s'en  trouve  point  atteint,  car  il  a  toujours 
agi  en  galant  homme,  et  il  a  l'estime  de  ses  chefs,  ce 
qui  lui  suffit.  »  Mais  il  s'indigne  qu'une  jeune  fille,  — 
celle  qu'il  avait  dû  épouser  —  ait  été  mise  en  cause. 
«  Au  nom  de  l'honneur  français  »,  il  prie  la  Cour  «  d'écar- 
ter des  débats  de  pareilles  questions  ». 

Labori  expliqua  qu'il  s'agissait,  dans  sa  pensée,  de 
la  comtesse  Blanche  deComminges,  «  une  jeune  fille  de 
cinquante  ans  »,  et  comment  son  nom  avait  été  mêlé  à 
ratï'aire  des  faux  télégrammes.  Il  demanda  ensuite  au 
témoin  s'il  avait  connu  le  comte  de  Comminges  et  «  en- 
tretenu une  correspondance  avec  une  ou  deux  personnes 
de  sa  famille  ».  Mais  Du  Paty,  d'une  voix  qui  s  étran- 
glait, refusa  de  répondre,  alléguant,  non  sans  raison, 
que  ces  questions  touchaient  «  à   l'honneur  d'une  fa- 

(j)  <<  Le   seul   convaincu  ».  (Séverine,   dans  le  Petit  Bleu   du 
11  février  i8y8.) 


LE    PROCES    DE    ZOLA  H65 

mille  et  à  la  mémoire  d'un  mort  i,»  ;  et,  comme  Labori 
renonça  à  l'interroger  sur  autre  chose,  il  salua  la  Cour 
et  le  jury,  pivota  et  se  retira  au  milieu  des  sarcasmes 
et  des  huées. 


X 


Il  n'entrait  pas  ce  jour-là  dans  le  plan  d'Henry  de  faire 
un  coup  d  éclat,  seulement  de  paraître  le  moins  long- 
temps possible  à  la  barre.  11  n'avait  point  de  goût  pour 
la  justice  civile;  surtout,  il  redoutait  les  questions  des 
avocats  cpii  font  du  témoin  une  espèce  d'accusé. 

Ce  matin  même,  tous  les  témoins  militaires  lisaient 
ostensiblement  un  article  de  Rochefort  où  la  comparu- 
tion desofficiersélait,denouveau,  traitée  d'infamie  :  «  Le 
Billot  dont  larniée  rougit  est  le  prisonnier  du  Syndicat. .. 
Il  n'y  a  vraiment  pas  besoin  d'aller  à  lîle  du  Diable  pour 
rencontrer  des  traîtres  ;  il  suffit  de  passer  devant  le  banc 
des  ministres  (2).  »  Il  avait  raconté,  la  veille,  que  Billol 
avait  reçu  trente  mille  francs  des  juifs  ;  c'était  moi  qui 
les  lui  avais  portés  (3). 

De  même,  Druraont  :  «  Le  Syndicat  a  insisté  pour 
qu'on  entende  les  officiers,  et,  comme  on  n'a  rien  à  lui 
refuser,  on  a  entendu  les  officiers...  Jamais  Byzance  n'a 
vu  cela  (4j-  >' 

(1  La  conilesse  Blanclie  de  Comminges  et  le  capitaine  de 
Comminges  opposèrent  aux  mêmes  questions  le  même  refuf^ 
de  répondre.    Procès  Zola,  h  2i5,  oio.) 

•2)  Intransigeant  du  10  février  1898. 

(3  Conversation  de  Rochefort  avec  Barbey,  du  9  février,  dans 
le  Siècle  du  10. 

4)  Libre  Parole  du  10. 


366  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  n'avait  pas  été  difficile  à  Henry  d'expliquer  à  Bois- 
deffre  que,  lui  surtout,  il  ne  devait  pas  déposer.  De  là, 
son  absence  aux  trois  premières  audiences,  sa  préten- 
due mission.  Mais  la  défense  l'avait  fait  réassigner. 

Impossible,  celte  fois,  de  se  dérober,  sous  peine 
d'éveiller  les  soupçons.  Il  était  donc  venu,  mais  avec 
l'air  défait  et  lappareil  d'un  malade,  congestionné,  les 
yeux  rouges,  et,  dans  l'atmosphère  tropicale  de  la  salle 
des  assises, enveloppé  d'une  lourde  capote  où  il  semblait 
grelotter  '  i). 

Hier  en  mission,  aujourd'hui  malade  !  Labori  observa 
que  «  le  mal  avait  dû  être  subit  ».  Il  compatissait  tou- , 
tefois  aux  «  souffrances  du  témoin.  »  Henry  releva  que 
l'avocat  «  avait  l'air  de  mettre  sa  maladie  en  doute  ». 
—  «  Si  je  n'étais  pas  malade,  je  serais  encore  en  mission. 
J'ai  dix-huit  campagnes  d'Afrique,  et  j'ai  bien  le  droit 
d'avoir  la  fièvre  (2).  » 

Aussi  bien,  car  il  pensait  à  tout,  s'était-il  pourvu  d'un 
certificat  de  médecin  que  Gonse  exhiba  :  «  Le  lieutenant- 
colonel  Henry  aurait  dû  garder  la  chambre...  »  Gonse, 
tout  le  temps,  couvrit  de  sa  protection  papelarde  le  gros 
homme  qui  avait  pris  un  purgatif.  Vieux  truc  militaire 
qu'Esterhazy,  un  jour,  avait  recommandé  à  Christian. 

Il  joua  supérieurement  son  insolente  comédie  :  «  Stu- 
péfié par  une  nuit  d'insomnie  et  des  médicaments  avalés 
jusqu'à  l'inloxicationpour  se  tenir  debout,  il  lutte  (3)...  » 
Quand  les  questions  d'Albert  Clemenceau  et  de  Labori 
deviendront  embarrassantes,  il  feindra  de  ne  pas  les 
entendre:  «  J'ai  pris  de  la  quinine,  hier,  je  suis  un  peu 

(1)  Séverine,  84  :  «  Congestionné,  dit-il,  pai'  lo  fièvre  et  qui, 
de  fait,  dans  celte  atmosphère  tropicale,  semble  grelotter  sous 
sa  lourde  capote.  »  Bonnamour,  65:  "Congestionné,  les  yeux 
rouges,  enveloppé  de  sa  capote.  »   {Écho  du  1"  février  1898.) 

{•2)  Procès  Zola,  I,  281,  Henry. 

(3;  Bonnamour,  65. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  367 

sourd.  »  Cela  donne  le  temps  de  réfléchir.  De  plus,  la 
maladie  excuse  les  défaillances  de  mémoire,  d'involon- 
taires erreurs. 

Après  le  grotesque  spectacle  que  venait  de  donner 
Du  Paty,  c'était,  pour  les  amis  de  larmée,  une  heureuse 
diversion  que  ce  vrai  officier  qui  refoulait  ses  souf- 
frances pour  accomplir  son  pénible  devoir.  Il  refusa 
de  sasseoir.  comme  Deleg-orgue,  complaisamment,  l'y 
invitait,  parce  qu'un  soldat  de  sa  trempe  doit  rester 
debout;  et  il  se  cramponnait  à  la  barre,  de  ses  fortes 
mains,  ces  mains  terribles  de  boucher  qui  auraient  as- 
sommé un  bœuf  et  qui  n'auraient  pas  moins  aisément 
étranglé  un  homme. 

Sa  grande  taille,  sa  prestance  de  «  colosse  trapu  »  (i) 
ajoutaient  à  l'émotion.  Rien  de  pitoyable  comme  un  Her- 
cule (2)  malade.  Cependant,  quelques-uns  commencè- 
rent, dès  ce  jour,  à  lire  en  lui;  le  crime  paysan  a  son 
odeur  particulière  ;  je  la  sentis  ;  de  même  quelques 
autres  balzaciens.  Ranc.  Claretie.  Séverine  aussi  s'in- 
quiéta: «  Le  regard,  sans  flammes,  a  une  lueur  ma- 
drée... Le  torse  penché  sur  la  barre,  il  tend  l'oreille,  un 
pli  d'attention  entre  les  sourcils  durs,  ne  répond  qu'à 
bon  escient,  comme  s'il  traversait  un  gué  aux  pierres 
oscillantes  (3)  <>. 

Il  fut  interrogé  d'abord  sur  le  mystérieux  dossier, 
«  le  dossier  volé,  lui  dit  Delegorgue,  dans  l'armoire  de 
votre  cabinet  ».  Henry  répondit  c  qu'il  était  absent 
quand  le  dossier  fut  pris  par  Picquart  »  et  confirma  la 
déposition  de  Gribelin  sur  la  prétendue  consigne  de 
Sandherr.  Il  convint  qu'il  avait  marqué  l'enveloppe  de 
son  paraphe,  mais  refusa  de  dire  ce  quelle  contenait. 

Il)   SÉVERINE,    84. 
2)    BONNAMOUR,   (J2. 
(3)    SÉVERINE,   .S'4. 


368  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Zola  insista.  «  Un  dossier  secret,  c'était  un  dossier 
secret  »,  répliqua  obstinément  Henry.  —  «  C'était  le  dos- 
sier de  lairaire  Dreyfus  ?  —  Non  !  dit  Henry,  le  dossier 
Dreyfus  est  sous  scellés  depuis  i8()5.  »  Il  sous-enten- 
dait  :  le  dossier  judiciaire.  On  n'y  comprenait  plus  rien. 

Mais  il  se  tira  moins  aisément  d'affaire  axec  Leblois 
qui,  pressant,  agile,  excité  par  la  lutte,  laccula.  Henry 
avait  repris  sa  vieille  accusation  au  sujet  des  dossiers 
de  l'alTaire  Boulot  et  des  pigeons  voyageurs.  Leblois 
riposta  qu'Henry  lui-même  avait  conféré  avec  lui 
d'une  afTaire  d'espionnage,  cette  même  aiïaire  Boulot. 
Henry  s'enfonça  en  dépaisses  arguties.  Il  a  causé, 
mais  non  <(  conféré  »  avec  Leblois.  Et  nullement  de 
questions  d'espionnage.  «  Je  n'en  avais  pas  besoin 
puisque  j'étais  au  courant  I  >  11  niait  avoir  vu  Leblois 
dans  son  cabinet  ;  Leblois  le  lui  décrivit.  «  Alors,  c'est 
que  Leblois  est  venu  dans  mon  cabinet  quand  je  n'y  étais 
pas  (i).  » 

Il  s'embourba  tellement  que  Gonse,  sur  un  signe 
qu'il  lui  fit,  intervint:  «  Le  colonel  Henry  est  extrême- 
ment soutirant  ;  il  a  fait  un  grand  effort  pour  venir  ici  ; 
je  demande  à  la  Gourde  l'autoriser  à  se  retirer!  »  Ge  qui 
fut  accoidé. 

On  remarqua  l'accent  qu'Henry  avait  mis  au  nom  de 
Picquart,  chaque  fois  qu'il  le  prononça. 


XI 


Les  choses  tournaient  mal  pour  l'État-Major.  Dès 
qu'on  pressait  sur  une  allégation  quelconque  des  té- 
moins  militaires,  il   en  sortait  un   mensonge.   Aussi, 

(il  Procès  Zola,  I,  21G  à  282,  Henry. 


LE    PROCES    DE    ZOI.A  369 

pourquoi  avoir  laissé  s'engager  le  débat  sur  toutes  ces 
iiistoires  de  dossiers,  de  photographies?  De  quoi  Zola 
est-il  accusé  ?  D'avoir  dit  que  le  conseil  de  guerre  a 
acquitté  Esterhazy  par  ordre?  Et  l'on  n'en  a  pas  parlé 
encore  ! 

Pellieux,  au  début  de  la  cinquième  audience,  s'en 
plaignit. 

De  s'êlre  entendu  parler  une  fois  en  public,  il  avait 
senti  sa  force.  II  était  décidé  à  en  user,  et  pour  sa  propre 
gloire,  et  dans  l'intérêt  delà  vérité,  puisqu'il  ne  doutait 
pas  du  crime  de  Dreyfus. 

Les  chefs  de  l'Étal-major  n'ont  pas  de  plus  dangereux 
ami  que  ce  soldat  am])itieux  et  sincère. 

Pellieux,  comme  Cavaignac,  s'était  étonné  que  Billot, 
puisque  le  crime  de  Dreyfus  étail  démontré,  n'eût  pas 
repoussé,  avec  mépris,  la  dénonciation  de  Mathieu. 
Pourquoi  tant  de  concessions  au  Syndicat?  Pellieux, 
puis  Ravary,  ont  proposé  de  rendre  en  laveur  d'Es- 
terhazy  des  ordonnances  de  non-lieu.  Pourquoi  Saus- 
sier,  Billot  ont-ils  exigé  qu'Esterhazy  passât  en  con.seil 
de  guerre  ? 

Sa  bonne  foi  éclate  encore,  quand  il  convient  que 
«  le  conseil  de  guerre  n'a  pas  eu  à  juger  un  accusé  (i)  » 
et  qu'Esterhazy,  muni  de  deux  propositions  de  non- 
lieu,  était  d'avance  inno^^enté.  Cependant,  les  juges  du 
conseil  de  guerre  ont  voulu  des  débats  complets  ;  bien 
plus,  malgré  le  ministre,  ils  se  sont  refusés  à  pronon- 
cer le  huis  clo?  total.  Et  c'est  de  tels  hommes  que  Zola 
traite  en  criminels,  ces  officiers  indépendants  et  loyaux, 
«  dont  plusieurs  ont  versé  leur  sang  sur  le  champ  de 
bataille  pendant  qne  d'autres  étaient  on  ne  sait  où  !  » 

D'ailleurs,  les  preuves  du  crime  de  Dreyfus  abondent, 

1    Proci-s  Zola,  î,  v>Gi'),  l^ellieux. 

24 


370  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYIUS 

dans  larmoire  d'Henry,  antérieures  et  postérieures  au 
jugement;  et  déjà  une  furieuse  envie  le  tenait  de  sortir 
l'une  de  ces  pièces,  la  plus  décisive,  et  d'en  finir  avec 
les  chicanes  «-  à  côté  »  de  lÉlat-Major. 

Pendant  cfue  Pellieux  célébrait  les  vertus  des  juges 
d'Esterhazy  el  se  faisait  gloire  d'avoir  été  «  leur  chef  », 
Zola  s'était  fort  excité  ;  il  s'écria  «  qu'il  y  a  difïérentes 
façons  de  servir  la  France.  On  peut  la  servir  par  Tépée 
et  par  la  plume.  M.  le  général  de  Pellieux  a,  sans  doute, 
gagné  de  grandes  victoires  :  j'ai  gagné  les  miennes. 
Par  mes  œuvres,  la  langue  française  a  été  portée  dans 
le  monde  entier.  J'ai  mes  victoires  !  Je  lègue  à  la  posté- 
rité le  nom  ilu  général  de  Pellieux  et  celui  d'Emile  Zola  : 
elle  choisira  !  » 

Cette  éclatante  protestation  de  rintelligence  contre 
le  Sabre  parut,  aux  uns,  le  cri  d'un  légitime  orgueil, 
aux  autres,  l'explosion  d'une  ridicule  vanité. 

Les  avocats  assaillirent  vivement  Pellieux,  le  pres- 
sèrent de  questions.  Il  tint  tête,  sans  broncher,  attaqua. 
Ses  parades  ne  furent  pas  toujours  heureuses,  mais  ses 
ripostes  furent  rapides  et  brillantes.  Les  camarades, 
tout  le  temps,  se  dérobaient  derrière  le  secret  profession- 
nel, le  huis  clos,  mille  bas  prétextes.  Au  contraire,  il 
pai'ut  joyeux  de  cette  escrime,  de  cescombals,  nouveaux 
pour  lui,  fatigua  les  rudes  jouteurs  qui  le  harcelaient. 
Le  succès  fut  pour  lui.  Sa  parole  métallique,  qui  son- 
nait comme  lépée,  le  ton,  à  la  fois  courtois  et  d'une 
belle  insolence,  de  ses  répliques,  sa  prestance,  une  élé- 
gance apprêtée,  mais  qui  n'en  avait  pas  l'air,  quelque 
chose  de  décidé  et  d'audacieux  qui  émanait  de  lui,  les 
impatiences  et  les  colères  dont  il  ne  réprimait  qu'à  demi 
le  bouillonnement,  fixèrent  l'attention  desCésariens  qui, 
depuis  le  cimetière  d'ixelles,  n'avaient  pas  trouvé  de 
successeur  à  Boulanger,  et  des  royalistes  qui,  depuis 


LE    PROCES    DE    ZOLA  371 

tant  d'années,  cherchaient  Mouk  ou  Pavia  [ij.  Il  n'avait 
été,  jusqu'alors,  qu'un  nom.  pas  beaucoup  plus  illustre 
que  Gonse  ;  il  devint  une  espérance.  C'est  lui  qui  don- 
nera le  «  coup  de  balai  •>.  Tous  les  fauteurs  de  coups 
d'État  regardèrent  vers  lui.  11  était  aussi  bon  catholique 
que  beau  soldat,  l'homme  nouveau  qui  fait  aboutir 
les  grandes  entreprises.  A  cette  vaste  agitation  mili- 
taire et  religieuse  qui  s'étendait  chaque  jour,  d'au- 
tant plus  redoutable  que  les  dupes  y  étaient  plus  nom- 
breuses que  les  conspirateurs,  il  manquait  un  chef.  11 
avait  des  lettres,  n  entendit  sonner  le  Tu  Marcellus... 
parmi  les  bravos. 


XII 


Enfin  Picquart  fut  introduit. 

Il  était,  depuis  quatre  mois,  l'une  des  énigmes  du 
drame.  Du  premier  jour  où  son  nom  fut  brusquement 
lancé  dans  la  plus  etîrénée  des  publicités,  il  fut  illustre. 
mais  il  resta  inconnu. 

Hors  du  monde  militaire  où  il  avait  vécu  assez  étroi- 
tement, et,  d'ailleurs,  sans  se  livrer,  qui  le  connaissait? 
A  peine  quelques  amis,  son.  cousin  Gast,  le  fils  de  Gou- 
nod,  Leblois,  le  docteur  Hervé.  Avant  même  qu'il  fût 
revenu  d'Afrique,  il  fut  transfiguré  aussi  bien  par  la 
haine  que  par  l'enthousiasme.  Les  passions  aux  prises 
s'emparèrent  de  cet  homme  qui,  toujours,  avait  fui  le 
bruit.  Elles  firent  deux  Picquart  :  un  héros  de  roman,  un 
traître. 

1  )  Sainl-Genest.  enragé  maintenant  contre  Dreyfu?,  •■  le  der- 
nier des  misérables  »,  publiait  des  articles  lyriques  en  l'hon- 
neur des  généraux,  célébrait  -  le  triomphe  de  l'armée  ». 
(Figaro  du  21  février  i898.) 


3*2  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Pour  les  partisans  de  la  Revision,  Picquart  était  une 
manière  de  chevalier  redresseur  de  torts,  de  Roland 
moderne,  parti  en  guerre  contre  l'Iniquité  ;  et  ils  le 
célébraient  d'autant  plus  que,  le  premier,  il  avait  souf- 
fert'pour  la  vérité,  et  qu'il  était  le  seul  uniforme  dont 
ils  pussent  se  réclamer,  dans  ce  pays  pris  de  folie  mili- 
taire. 

De  l'autre  côté,  à  l'État-Major,  la  haine  était  terrible 
contre  lui  :  «  Il  a  trahi  les  camarades.  Il  devait  se  taire. 
Entre  officiers,  il  faut  avant  tout  se  soutenir.  — Quoi  ! 
màme  aux  dépens  d'un  autre  officier,  injustement  con- 
damné? —  Il  déshonore  l'armée.  »  Nécessairement, 
comme  il  n'est  pas  fou,  c'est  qu'il  est  vendu  aux  juifs. 

Tous  vendus.  Tous  ceux  qui  étaient  à  vendre,  et  tous 
les  imbéciles,  expliquaient  tout  par  la  corruption.  Et  des 
millions  de  braves  gens  en  étaient  convaincus. 

Ni  Billot  ni  Boisdeffre  ne  s'y  trompaient.  Ils  savaient 
la  loyauté  de  Picquart,  s'inquiétaient  terriblement  de 
ce  qu'il  dirait.  Le  huis  clos,  dès  qu'il  parut,  avait  été 
prononcé  au  procès  d'Esterhazy.  Impossible,  au  procès 
de  Zola,  de  recommencer  la  manœuvre  de  l'éteignoir. 

Mais  Boisdefîre  ei  Billot  connaissaient  aussi  l'amour 
de  Picquart  pour  son  métier.  Ils  en  avai  Mit  déjà  joué. 
Picquart  avait  silencieusement  accepté,  l'an  pissé,  son 
envoi  en  Afrique. 

Le  nouveau  gouverneur  de  Paris,  Zurlinden  (il  avait 
eu  Picquart  sous  ses  ordres,  et  ne  manquait  ni  de  pro- 
bité ni  d'indépendance),  trouvait  excessive  la  proposi- 
tion de  mise  en  réforme  faite  par  les  juges  du  Mont- 
Valérien  ;  Billot,  en  conséquence,  feignant  d'hésiter, 
annonça  officiellement  qu'il  statuerait  seulement  après 
le  procès  de  Zola  (i).  Un  tel  marchandage  appuyé  par 

(1    Agence  Ilavas  du  5  février  i8«.)S. 


LE    PROCES    DE    ZOLA.  373 

les  journaux  i  ne  parut  pas  encore  suffisant.  Deux 
officiers  furent  chargés  de  tâter  Picquart.  Le  colonel 
Bailloud  vint  le  voir  au  Mont-Valérien.  mais,  reçu  en 
ami,  eut  honte  de  sa  mission  et  s'en  lut.  Le  comman- 
dant Bessières.  un  peu  plus  tard  2),  lui  insinua  que  sa 
rentrée  en  grâce  dépendait  de  lui  seul.  Il  répondit  quil 
respecterait  son  serment  de  dire  la  vérité. 

Il  avait  été  convenu  que  Picquarl  ferait  seirf,  sans 
surveillance,  le  Irajet  quotidien  du  Mont-Valérien  au 
Palais  de  Justice  et  du  Palais  à  sa  prison.  On  lui  insi- 
nua de  ne  pas  revêtir  son  uniforme,  trop  éclatant,  (jui 
provoquerait  des  manifestations.  (Les  journaux  auraient 
raconté  qu'il  ne  le  portait  plus,  se  faisant  justice  à  lui- 
même.)  Il  s'y  refusa  ou  demanda  un  ordre   3). 

Gonse  pensa  à  agir  sur  Picquart  par  le  juge  Bertulus. 
qui  jouissait  encore  de  l'entière  confiance  de  lEtat-Ma- 
jor.  mais  qui,  déjà,  ne  la  méritait  plus.  Il  avait  vu  Pic- 
quart, pour  la  première  fois,  au  cours  de  l'enquête  sur 
la  plainte  en  corruption  contre  les  frères  Dreyfus.  Il 
reçut  ensuite  sa  déposition,  dans  lafîaire  des  faux 
télégrammes  (4).  Prévenu  contre  lui  par  Henry,  (jui 
l'avait  décrit,  au  temps  où  Picquart  dirigeait  le  service 
des  renseignements,  comme  un  méticuleux  et  pédant 
personnage,  Bertulus  lécouta  d'abord  avec  défiance, 
puis  fut  saisi  par  la  netteté,  la  précision  de  ses  dires, 
corroborés  souvent  par  les  faits. 

Il  causait  parfois  avec  Gonse,  au  ministère,  des  af- 
faires en  cours.  Même,  un  jour,  quelque  temps  avant  le 
procès,  le    général  lui   montra  la  photographie  d'une 

(1)  Millevoye  expliqua  que  Picquart  pourrait  n'être  suspendu 
de  .son  grade  que  pour  un  an.    Patrie  du  5  février  1898., 
I2)  A  la  première  audience  du  procès  Zola. 
3i  Cass.,  I,  209.  Picquart. 
(4;  Cass.,  I,  220,  Bertulus:  II,  207,  Picquart. 


374  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

pièce  qui  était  signée  «  Alexandriue  »  ;  le  juge  fit  raine 
de  l'examiner  de  près  ;  Gonse,  assez  précipitamment, 'la 
lui  enleva  des  mains,  sous  pértexie  qu'il  était  pressé. 
Puis,  quand  Bertulus  prit  congé  :  «  ^'ous  voyez  Pic- 
quart  ;  dites-lui  bien  que,  de  son  attitude  à  l'audience, 
dépend  tout  son  avenir.  Il  sait  que  je  le  tiens  en  haute 
estime.  Ne  me  nommez  pas,  mais  faites-lui  compren- 
dre que  sa  carrière  militaire  ne  sera  pas  brisée,  s'il  sait 
rester  militaire  (i)  » 

Bertulus  accepta  la  mission,  et,  tout  le  temps  que 
dura  le  procès,  chaque  fois  qu'il  vit  Picquart,  et  il  le 
vit  presque  tous  les  jours,  il  lui  rappela  «  ce  qu'un  offi- 
cier de  son  rang  devait  à  l'armée  ». 

Picquart  répliquait,  froidement,  qu'il  saurait  conciher 
ses  deux  devoirs,  de  soldat  et  de  témoin. 

Il  essaya,  en  effet,  de  le  faii'e. 

Dans  la  salle  des  témoins,  pendant  les  quatre  pre- 
mières audiences,  il  se  tint  sur  une  extrême  réserve.  Il 
parut  l'un  de  ces  hommes  qui  gèlent,  dans  l'air,  les 
questions  indiscrètes.  Toutes  ces  histoires  de  faux  télé- 
grammes (que  Leblois  et  Trarieux  avaient  essayé  en  vain 
d'élucider),  et  ces  autres,  plus  confuses  encore  (que 
Lauth  et  Gribelin  avaient  confirmées),  de  clichés  photo- 
graphiques retouchés,  de  correspondances  saisies  à  la 
poste,  de  lettres  antitimbrées,  de  perquisitions  sans 
mandat  et  de  propositions  suspectes,  intriguaient  beau- 
coup. 

(i)  Crtss.,1,  221,  Bertulus.  —  Gnnse  (Coss.,I,  ô-\)  place  celte 
conversation  o  après  le  procès  Zola  »  et  conteste  avoir  tenu  les 
propos  rapportés  par  le  juge  ;  il  lui  a  montré,  non  pas  le 
faux  dHonry,  mais  la  pièce  Canaille  de  D...  <•  On  m'avait  dit  do 
me  métier  de  Bertulus  ;  le  conseil  était  bon.  »  —  De  même,  à 
l'enquête  des  chambres  réunies.  (11,2^.) 


LE    PROCES    DE    ZOLA  37; 


XIII 


Il  s'avança  à  la  barre,  d'un  pas  rapide,  très  droit 
dans  son  uniforme  bleu  soutaché  dor,  grand,  mince, 
souple,  l'air  jeune  à  quarante-trois  ans,  les  veux  étroits 
au  regard  lointain,  le  visage  fermé,  l'expression  un  peu 
lasse,  une  certaine  dureté  triste  qui  attire  les  êtres 
sensibles, surtout  quelque  chose  de  très  différent  d'avec 
les  militaires  <[ui  avaient  comparu  avant  lui,  un  médita- 
tif, un  artiste. 

Ce  contraste  seul  suffisait  à  expliquer  ce  qu'on  savait 
de  lui,  son  conflit  avec  les  chefs,  puis  avec  lui-même, 
sa  soumission,  le  trouble  de  sa  conscience.  Des  pen- 
sées complexes  ont  habité  ce  long  front  ;  ces  mains 
subtiles,  déliées,  ne  sont  pas  d'un  sabreur.  mais  d'un 
musicien  ;  point  communicatif,  évidemment,  très 
renfermé  en  lui-même,  avec  des  cachettes  impéné- 
trables à  ses  amis  les  plus  intime?,  plutôt  hautain, 
avec  le  sentiment  exact  de  sa  valeur  intellectuelle  , 
il  a  été,  même  aux  jours  de  sa  faveur,  plus  estimé 
qu'aimé.  Toutefois,  le  sérieux,  chez  lui,  ne  manque 
pas  de  grâce.  Il  est,  comme  bien  des  gens  des 
Marches  de  Lorraine,  un  composé.  Il  a  enté  sur  la 
solidité  germanique  l'élégance  française.  Rien  que  son 
attitude  décèle  le  courage  tranquille.  Dans  l'épreuve 
qu'il  traverse,  nulle  amertume  apparente .  nulle  ten- 
tative d'exploiter  l'intérêt  qui  naît  des  belles  infor- 
tunes. En  cela,  il  ressemble  encore  à  l'autre,  là-bas, 
dauï  l'île.  Il  acceptera  l'immineate  disgrâce  comm3  un 
devoir.  Il  se  sent  digne  de  tout,  mais  il  est  capable  de 
n'être  rien.  Il  aim3ràit  à  rester  soldat,  mais  il  se  rési- 
gnera à  devenir  héros.  Il  parle  avec  un  grand  calme. 


376  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

beaucoup  de  réflexion  (comme  il  pense),  et  avec  de  fré- 
quents intervalles  de  silence,  la  boucho  sèche  d'abord,  le 
gosier  un  peu  étranglé  ;  mais  il  sest  vite  ressaisi  et  il  a 
posé  sa  voix,  «  raisonnable  »,  dans  la  justesse  du  ton, 
du  récit  et  du  personnage  (i). 

Il  exposa,  pendant  plus  d'une  heure,  au  milieu  d'une 
attention  soutenue,    comment   il   avait   découvert  Es- 
terhazy  et  ce  qui  en  était  suivi  ;  mais  sans  essayer  ni 
d'embellir  son  rôle,   ni  d'incriminer  ses  chefs  ou  ses 
camarades,    sur    une   stricte    défensive,    se    bornant  à 
réfuter  les  imputations  imbéciles  dont^  il  était  l'objet. 
Ainsi,  il  ne  raconta  ni  l'entrevue  de  Bâle,  ni  la  fausse 
lettre    à  l'encre    sympathique,    ni    l'invitation  que  lui 
adressa  Gonse  de  se  désintéresser  de  l'homme  de  l'île 
du  Diable,  ni   la  réponse  dont   il  cingla  le  général,  ni 
ses  entretiens  avec  Boisdeffre  et  Billot,  ni  ^arri^ée,  à 
son  insu,  d'une  pièce  qui  fit  la  conviction   du  minisire, 
ni  tant  d'autres  incidents  qu'il  révéla  par  la  suite  et  qui 
auraient   singulièrement   fortifié  son    récit.    Rien  qu'à 
évoquer  la  tragique  soirée  où  il  avait  examiné  le  dossier 
secret  et  ce  qu'il  y  avait  vu,  rien  qu'à   répéter  en  quels 
termes   il  avait  demandé    à  Giibelin,   qui    ne  s'y  était 
pas  trompé,  «  le  petit  dossier  qui  a  été  communiqué  aux 
juges  de  Dreyfus  »,   il  eût  fourni  la  preuve  éclatante 
que  Dreyfus  avait  été  illégalement  condamné.  Ces  quel- 
ques mots  fussent  devenus  tout  le  procès.  Or,  il  n'en 
dit  rien,  jugeant  que  le  secret  professionnel  l'en  empê- 
chait et   «    senfermant   dans  une  consigne  de  fer,  s'y 
enfermant,  comme  le  lui  reprochera  Labori  (2),  jusqu'à 
l'exagération,  en  présence  de  la  grandeur  des  intérêts 
en  cause  ».   Tous  les  autres  officiers  ont  parlé  du  mys- 

(1)  A.  Bataille,  i<j3  ;  Séverine.  92;  Boxnamour,  80,  etc..  .\fé- 
moires  de  Schecrer. 

(2)  Procès  Zola,  II,  34G,  Labori. 


LE    PROCES    DE    ZOL.V  377 

térieux  dossier  el  de  la  pièce  principale  qui  s'y  trouve  ; 
Henry  va  jurer,  tout  à  Theure,  que  -depuis  Tavant- 
veille  du  procès  de  Dreyfus  jusqu'au  jour  où  Picquart 
s'en  empara,  le  dossier  n'était  pas  sorti  de  l'armoire  de 
fer.  Mais  ils  sont  de  l'autre  côté,  avec  les  chefs. 

Il  savait  «  ce  que  la  loi  militaire  eût  fait  de  lui,  s'il 
s'était  abandonné  à  un  geste  trop  vif  ou  à  une  parole 
imprudente  (i)  ».  Surtout,  bien  qu'on  le  traitât  de  re- 
belle, il  avait  conservé  la  religion  de  la  discipline,  et, 
malgré  les  persécutions  qu'il  avait  déjà  endurées,  quel 
qucs  illusions.  Il  ne  comprendra  pleinement  que  de- 
main, après  l'outrage  public  qu'il  recevra  d'Henry, 
qu'avoir  surpris  le  crime  du  haut  Etat-Major  et  avoir 
refusé  de  s'y  associer,  c'avait  été  le  forfait  inexpiable. 
Le  lien  était  rompu  ;  rien  ne  le  renouera  plus.  Ayant 
fait  montre  de  prévoyance,  il  eût  pu  s'en  faire  gloire  ; 
il  s'en  tut  et,  bien  plus,  confessa  que,  sentant  «  de  la 
gêne  autour  de  lui  »,  quand  il  avait  découvert  Esterhazy, 
il  s'était  rendu  compte  «  qu'il  eût  bien  fait  de  ne  pas 
continuer  ».  II  ne  fit  entendre  aucune  plainte  ;  s'il  passa 
un  nuage  sur  son  front,  ce  fut  à  la  pensée  de  quitter 
l'armée  où  il  se  flattait  «  d'avoir  gardé  des  sympathies 
très  vives  ».  Il  eût  pu  accuser  ceux  qui  l'accusaient. 
Il  se  loua  de  «  la  très  grande  courtoisie  «  de  Pellieux, 
qui  lavait  si  durement  trailé.  11  n'employa  que  des  eu- 
phémi^  mes  en  parlant  des  manœuvres  dont  il  avait  été 
l'objet.  Il  atténua,  estompa  tout. 

Cependant,  son  récit  porta  beaucoup,  non  seulement 
à  cause  de  la  nouveauté  des  faits  qu'il  révélait  et  qui 
parurent  décisifs,  bien  que  mutilés,  à  tous  les  esprits 
sans  préjugés,  mais  en  raison  même  de  cette  circons- 
pection. 

{ij  Procès  Zola,  II,  3'A  Labori. 


378  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

A  ronlendre,  d'un  ton  si  réservé,  avec  une  sobriété 
élégante  de  geste  et  de  parole,  rappeler  ses  mésaven- 
tures et  ses  disgrâces,  il  n'y  eut  personne  qui  ne  sentit 
qu'il  restait  volontairement  en  deçà  de  la  vérité, 
soit  quil  lui  eût  été  défendu  d'en  dire  davantage,  soit 
que,  par  scrupule,  sagement,  il  se  le  fût  interdit  à  lui- 
même.  Cependant  Gonse  et  toutTÉtat-Major  s'irritaient 
qu'il  en  eût  tant  dit,  beaucoup  trop,  et  considéraient  qu'il 
y  avait,  dans  ce  qu'il  taisait,  beaucoup  moins  de  discré- 
tion que  de  menace. 

Cette  prudence  si  légitime,  cette  politique,  qui  sont, 
à  la  fois,  chez  lui,  instinctives  et  calculées,  furent 
dénoncées  par  les  journalistes  «  patriotes  w  comme  les 
marques  d'un  esprit  cauteleux  ;  ils  l'observèrent  curieu- 
sement et  s'appliquèrent  à  le  faire  passer  pour  un  per- 
fide :  «  Il  cueille  sa  pensée  subtile  comme  une  ileur  vé- 
néneuse »  ;  il  est  «  de  la  race  des  grands  félins  (i)  ».  Ce 
qu'ils  turent,  par  contre,  ou  ce  qui  échappa  à  ces  âmes 
basses,  ce  fut  le  spectacle  singulièrement  émouvant  de 
cet  homme  qui,  frappé,  persécuté,  calomnié,  empri- 
sonné, silencieux  jusqu'au  jour  oîi  la  loi  lui  a  com- 
mandé de  parler,  ne  disait  rien  que  de  vrai,  et  se 
condamnait  ainsi  lui-même,  puisque,  dans  ces  tristes 
jours,  le  crime  par  excellence,  pour  un  témoin  militaire, 
c'était  de  ne  pas  mentir  et  de  tenir  son  serment. 

Dans  ce  grand  mouvement  pour  la  Justice,  ce  qui  est 
noble  et  beau  va  paraître  de  plus  en  plus  avec  le  recul 
des  années  ;  on  y  démêlera  aussi  ce  qui  fut  verbiage, 
rhétorique  et  échaulïement  du  cerveau.  On  ne  trouvera 
chez  Picquart  aucune  de  ces  scories.  Ses  défauts 
mêmes,  son  peu  de  sensibilité,  l'en  préservent.  L'atti- 
cisme  se  manifeste  dans  les  actes  comme  dans  le  lan- 

(l;    BONNA.MOUR,   80,   81,   90,    190,    etc. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  37» 

gage.  Tel  qu'on  le  vit  alors,  rien  ne  l'explique  mieux 
que  son  slyle.  Il  y  porte  la  même  exactitude  que  dans 
sa  conduite,  le  même  sérieux,  la  même  mesure.  Il  évite 
toute  dissertation,  qui  serait  périlleuse,  feint  d'ignorer 
les  causes  profondes,  les  hommes,  s'efïace  derrière  Jes 
faits.  On  n'aperçoit  ainsi  que  les  faits  eux-mêmes,  ce 
qui  passe  pour  la  perfection  du  récit.  Il  ne  clierche  pas 
à  exciter  l'intérêt    par  le  pathétique,  par  l'éloquence, 
par  les  épithètes.  Il  a  cette  qualité  des  bjns  classiques, 
d'écrire  et  de  parler  très  purement  «  sans  y  prendre 
garde    i)  »,  ce  quelque  chose  de  moyen  (je  ne  dis  pas 
de  médiocre)  dans  la  pensée  et,  par  conséquent,  dans  la 
forme,  qui  donne  la  double  sensation  du  solide  et  du 
clair,   et   cette  simplicité   que   tous  les  gens   de  goût 
admirent,  mais  où    personne    n'atteint   s'il    n'en   a  le 
don.    On  voudrait  parfois  une  trame  du  discours  plus 
serrée,  sinon  plus  forte,  mais  le  tissu  en  est  solide,  bien 
uni,   d'une    excellente    matière.    La  phrase   suit  bien 
l'ordre  des  idées,  sans  effort.  Plus  de  chaleur  ne  nuirait 
pas,  un  peu  démotion  plairait.  Mais  il  possède  la  plus 
rare  des   qualités   littéraires  :    «  Nulle    qualité   domi- 
nante (2).  » 


XIV 


Ce  discours  de  Picquart  fut  suivi  de  scènes  d'une  vio- 
lence extrême.  Comme  les  révisionnistes,  nombreux  ce 
jour-là,  beaucoup  d'avocats  en  robe,  lui  firent  uae  ova- 

1)  J.  J.  Weiss,  Essais  de  littérature,  38i. 
(■2)  Taine,  Essai  sur  Tite  Live,  34o,   en  parlant  de  Xénoplion. 


380  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

lion,  les  témoins  militaires  sortirent  en  furieux,  à  la 
suspension  d'audience,  Pellieux  en  tête,  clamant 
qu'ils  avaient  été  insultés  et  que  le  cri  de  «  Vive  Pic- 
quart  !  »  équivalait  à  celui  de  ic  A  bas  l'Armée  !  » 

Le  bâtonnier  Ployer,  malmené  ce  matin  même,  par 
Drumont,  trouva  l'occasion  bonne  pour  rentrer  en  grâce. 
La  toque  en  main,  il  s'approcha  des  généraux,  les  pria 
d'excuser  quelques  échaulï"és(i).  Autour  de  lui,  avocats  et 
journalistes  gesticulaient,  s'injuriaient,  prêts  à  en  venir 
aux  coups; 

Labori,  à  la  reprise  de  l'audience,  questionna  Pic- 
quart.    Ses  brèves    répliques,   qu'il   fallut,  parfois,  ar- 
racher, toujours  nettes  et  précises,  accrurent  la  colère 
des  militaires.  Jamais  ses  chefs  n'ont  allégué  comme 
une  impossibilité  matérielle,   résultant  de  documents, 
qu'Esterhazy  ne  pouvait  pas  être  l'auteur  du  bordereau. 
Picquart  savait  qu'il  allait  à  l'encontre  de  ses  intérêts  en 
poursuivant  ses  recherches  sur  Esterhazy  ;   mais  ses 
chefs,  à  qui  il  eût  obéi,  ne  lui  donnèrent  jamais  l'ordre 
de  cesser.  Sa  mission  en  Afrique  fut  une  disgrâce  dé- 
guisée. Sans  l'intervention  du  général  Leclerc,  on  l'en- 
voyait à  la  frontière  tripolitaine,  dans  des  parages  qui 
n'étaient  pas  «  des  plus  sûrs  ».  Esterhazy  a  su  trouver, 
dans  les  bureaux  de  la  Guerre,  des  amis  qui  lui  ont 
prêté  aide  et  secours  pour  la  fabrication  des  fausses 
lettres  et  des  fausses  dépêches.  Pavary  s'est  refusé  gp 
chercher  les  auteurs  de  ces  faux.  Le  général  Guerrier  a 
fait  rayer  des  états  de  service  d'Esterhazy  une  fausse 
citation  à  l'ordre  du  jour  ;  le  conseil  de  guerre  n'en  a 
rien  su.  Le  document  libérateur,  c'est  la  photographie 

(i)  «Marchant  en  avant  de  ses  confrères,  —  ils  sont  au  moins 
deux  cents,  —  M'  Ployer  s'avance  vers  les  généraux  et,  enle- 
vant sa  toque,  dit  à  deux  reprises  :  "  Vive  l'Armée  !  »  {Journal 
des  Débats.) 


LE    PROCES    DE    ZOLA  381 

de  cette  pièce  Canaille  de  D...  que  Gribelin  accusa  Pic- 
quart  d'avoir  montrée  à  Leblois  :  «  Vous  voyez  le  lien 
entre  la  disparition  du  document  libérateur  et  la  visite 
de  Leblois  dans  mon  bureau  !  » 

Ce  n'était  qu'une  partie  de  la  vérité  ;  mais  quelle 
trouée  dans  Tombre  I  L'honneur  des  protecteurs  d'E-;- 
terhazy  coulait  par  tous  les  pores. 

Pellieux,  certain,  on  l'a  vu,  de  l'infamie  de  Dreyfus, 
ressentait,  en  conséquence,  une  irritation  violente  contre 
Picquart,  officier  en  révolte  qui  accusait  un  in- 
nocent et  faisait  le  jeu  des  ennemis  de  l'armée  : 
«  Sans  lui,  TAfTaire  n'existerait  pas  (i).  »  Il  s'exas- 
péra encore  de  l'insolence  des  avocats  de  Zola  qu  i 
s'acharnaient,  voulaient  tout  savoir.  Les  officiers  l'entou- 
raient, l'excitaient  :  "  Il  n'y  a  que  vous  pour  tenir  tête  à 
toute  cette  canaille  (2)  !  » 

Leur  haine  éclata  aux  confrontations. 

Gribelin  se  fit  donner  par  Picquarl  le  brevet  de  «  par- 
fait honnête  homme  (3j,  »  puis  jura  à  nouveau  qu'il 
avait  vu  Leblois  et  le  colonel  attablés  devant  le 
dossier  secret.  —  Lauth,  tout  le  temps  que  Picquart 
déposa,  s'était  démené  farieuserasnt,  la  fig-ure  con- 
tractée, comme  prêt  à  bondir  sur  lui,  pendant  que  Du 
Paty,  très  pâle,  écoutait  en  silence  (4).  Il  perdit  toute  me- 
sure quand  il  se  trouva  à  la  barre,  face  à  face  avec  son 
ancien  chef.  Il  répéta,  avec  violence,  ses  vieilles  inven- 
tions et  y  ajouta.  Picquart  a  voulu  faire  apposer  un 
timbre  sur  le  pelit  bleu  et  faire  disparaître  les  traces  de 
déchirures  sur  la  photographie,  '<  pour  pouvoir  dire,  là- 


(1)  Cass  ,  I,  io8,  Rogel. 

(2)  Ph.    Dubois,   Impression^i    d'un    témohi,    dans   VAurore   du 
n  février  iSyS. 

(3)  Procès  Zola,  I,  3-28,  Picqiiort. 

(^)  Ph.  Dl'bois,  Impressions  d'un  témoin. 


3S2  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

haul,  à  rÉlat-Major,  que  la  carie  venait  de  la  poste  ». 
II  a  voulu  également  lui  faire  certifier  que  la  carte,  dune 
écriture  inconnue,  était  duiie  écriture  connue  celle  de 
Schwarzkoppen).  De  plus,  «  Henry  n'est  pas  sûr  actuel- 
lement d'avoir  tout  enlevé  des  cornets,  notamment  le 
petit  bleu,  pièce  ressortant  de  son  service  ».  Ces  cornets, 
enfin,  Picquart  les  a  gardés  plusieurs  jours.  Dès  lors, 
Lauth  est  persuadé  que  «  Picquart  a  mis,  lui-même,  le 
petit  6/eadans  le  paquet  ».  Il  nelen  accuse  pas,  <-  parce 
qu'il  n'a  pas  de  preuves».  Il  n'en  a  pas  pai'lé  à  ses  chefs 
«  parce  qu'il  n'est  pas  un  dénonciateur  ».  Mais  «  il  le 
croit  depuis  plus  d'un  an,  depuis  l'automne  de  1896  (i)  ». 

Picquart  démentit  Lauth,  lui  posa,  ainsi  qu'à  Gri- 
belin,  cette  question  :  «  Avez-vous  vu  une  seule  lettre 
sur  laquelle  j'aie  fait  apposer  un  cachet  (2)?  »  Ils  se 
turent.  Albert  Clemenceau,  par  des  raisonnements  ma- 
thématiques ou  de  simple  bon  sens,  démolit  (ce  jour- 
là  et  le  suivant)  le  reste  de  l'accusation.  Inutilité,  s'il 
s'agit  de  tromper  les  chefs,  de  faire  disparaître  les  traces 
de  déchirures  du  petit  bleu  sur  les  plrotographies, 
puisque  les  chefs  réclameront  l'original.  Impossibilité 
d'apposer  un  timbre  sur  le  petit  bleu,  déchiré  en  cin- 
quante petits  morceaux  sans  que  la  fraude  apparaisse. 
Le  cachet  s<v  fût  appliqué,  forcément,  sur  les  bandes 
gommées  (.3).  La  carte,  si  elle  vient  de  l'ambassade,  peut 
être  déchirée,  mais  ne  peut  pas  être  timbrée.  Si  elle  a 
été  saisie  à  la  poste,  elle  peut  être  timbrée,  mais  ne  peut 
pas  être  déchirée.  Elle  ne  peut  être  à  la  fois  déchirée 
et  timbrée  que  si  elle  a  été  prise  chez  Esterhazy,  mais, 
alors,  elle  est  sans  valeur. 

Picquart  dit,  fort  bien,   que  rien  ne   prouvait  mieux 

(1)  Prorèa  Zola,  I,  33i.  33>.  S^o.  I.aulli. 
[Il  Ibid.,  I.  3^^,  Picquart. 
(3)  Ibid.,  I,  343,  354,  3ry5,  356. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  383 

«  rinexislence  des  intentions  qui  lui  étaient  prêtées  « 
que  ce  fait,  mis  en  lumière  par  la  défense,  qu'elles  eus- 
sent été  absurdes,  illogiques  et,  d'ailleurs,  impossibles. 

Il  établit  encore  qu'il  n'avait  jamais  fait  perquisi- 
tionner chez  Esterhazy;  il  n'a  envoyé  chez  lui  qu'un 
seul  agent  qui  a  constaté  que  beaucoup  de  papiers 
avaient  été  brûlés  et  qui  n'a  rapporté  qu'une  carte  (de 
Drumont;  mais  Picquart  ne  le  nomma  pas).  Voilà  le 
i'  cambriolage  »  dont  l'ont  accusé  Pellieux  et  Ravary, 
dont  il  a  été  mené  si  grand  bruit  que  les  révisionnistes 
eux-mêmes  le  lui  ont  reproché.  Pellieux  dut  convenir 
que,  ce  qu'il  avait  affirmé,  il  le  tenait  exclusivement  d  "Es- 
terhazy (i). 

Enfin,  Ravary  dit  le  mot  de  la  situation  :  «  La  justice 
militaire  ne  procède  pas  comme  la  vôtre.  ■>  Albert  Cle- 
menceau s'exclama  :  «  Il  n'y  a  qu'une  justice,  il  n'y  en 
a  pas  deux  !»  —  «  Notre  code,  répliqua  Ravary,  n'est 
pas  le  même  (2)  !  ». 

Ce  commentaire  affaiblissait  la  belle  franchise  de  sa 
première  affirmation  ;  la  protestation  de  Clemenceau 
n'était  pas  fondée  ;  en  fait,  c'est  Ravary  qui  avait  raison. 
Il  y  avait,  en  effet,  deux  justices,  deux  conceptions  du 
devoir  et  de  l'honneur,  deux  mentalités,  deux  Frances. 

A  la  sortie  du  Palais,  on  s'assomma  beaucoup.  Le  soir, 
on  saccagea  des  magasins  juifs.  Toute  la  nuit,  les  brail- 
lards antisémites  manifestèrent  à  travers  la  ville 
apeurée,  comme  à  la  veille  d'une  émeute.  Tous  les  cer- 
veaux battaient  la  fièvre. 


(1)  Procès  Zola,  I,  333,  Pellieux. 

(2)  Ibid.,  I,  345,  Ravary. 


88.  HISTOIRE    DE     L  AFFAIRE    DREYFUS 


XV 


Pendant  que  les  ban  les  de  Guérin  opéraient  dans  la 
rue,  Druraont  délibéra  avec  quelques  amis,  très  effrayés 
par  le  succès  de  Picquart  et  redoutant,  pour  peu  qu3 
le  jury  se  laissât  émouvoir,  l'effondrement  du  procès  ; 
par  conséquent,  la  Revision,  le  triomphe  des  juifs  et 
léc-roulement  de  la  belle  entreprise  qui  avait  si  bien 
commencé. 

On  s'était  occupé  déjà  des  douze  citoyens  obscurs 
d'où  dépendait  l'avenir.  Des  émissaires  étaient  allés  les 
trouver  à  domicile,  menacer  leurs  femmes.  A  la  cour 
d'assises,  Rochefort,  régulièrement,  prenait  place  près 
des  jurés,  parlait  assez  haut  pour  être  entendu  d'eux,  à 
qui  la  loi  interdit  d'adresser  la  parole  à  l'audience^  et  cau- 
sait avec  les  jurés  supplémentaires.  Bien  mieux.  Dru- 
mont  avait  signalé  que  l'un  desjurés  titulaires  était  four- 
nisseur de  Rothschild,  dès  lors,  à  la  solde  des  juifs,  et 
le  pauvre  homme  (i)  en  était  tombé  malade  ou  avait 
feint  de  l'être.  Le  soir  même,  il  envoya  un  certificat  de 
médecin  et  fut  remplacé  par  un  des  jurés  supplémen- 
taires (2). 

L'avertissement  aux  jurés  était  très  clair,  tous  petiles 
g:eiis,  comme  on  a  vu,  artisans  et  commerçants,  sou- 
cieux de  n'être  pas  dénoncés  à  leur  clientèle  comme  de 
mauvais  Français,  et  faciles  à  terroriser. 


(1)  Leblond,  entrepreneur  de  couverture. 

(a)  Procès  Zola,  I,  347.  —  Il  avoua  lui-mèmo  (i5  février  iSgS;  à 
un  rédacteur  de  la  Presse  (jue  son  indisposition  avait  eu  pour 
can>e  l'éinotion  produite  sur  lui  par  l'article  de  Drumont. 


LE    PROCKS    DE    ZOLA  385 

Le  jeu^  pourtant,  était  dangereux  :  on  eût  pu  se  heur- 
ter à  des  consciences  plus  solides. 

Il  parut  donc  nécessaire  de  joindre  à  ces  manœuvres 
individuelles  une  opération  d'ensemble  ;  le  mieux,  pour 
agir  sur  ce  jury  incertain,  troublé  par  tant  d'échappées 
de  la  vérité,  ce  sera  d'obliger  Billot  à  proclamer,  une 
fois  de  plus,  au  cours  du  procès,  la  culpabilité  certaine 
de  Dreyfus.  On  l'obligera,  par  la  même  occurrence,  à 
donner  carte  blanche  aux  hommes  d'action,  à  Pellieux, 
qui,  si  brillamment,  a  gagné  ses  éperons  et  dont  Gonse, 
peureux  et  jaloux,  chaque  fois  que  ce  vrai  soldat  prend 
la  parole,  s'en  va  dire  qu'  «  il  fait  encore  du  vent  ». 

Depuis  quelque  temps,  Rochefort  avait  entrepris 
une  nouvelle  campagne  contre  Billot  au  sujet  de  ses 
relations  avec  Mathieu  Dreyfus,  par  l'intermédiaire  de 
l'ancien  contrôleur  Martinie.  Celui-ci,  du premierjour(i), 
avait  avoué,  mais  prenant  pour  lui  la  responsabilité 
de  la  démarche,  mettant  Billot  hors  de  cause  ;  il  écrivit 
ensuite  à  Rochefort  deux  lettres  virulentes  où  il  accu- 
sait Mathieu  de  l'avoir  trahi,  comme  son  frère  avait 
trahi  la  France  (2).  Le  député  Ernest  Roche,  que  les 
socialistes  appelaient  «  le  laquais  de  Rochefort  »,  avertit 
Billot  qu'il  l'interpellerait  sur  ce  scandale. 

C'était  là,  si  l'on  savait  manœuvrer,  l'occasion  cher- 
chée. D'une  part,  Drumont,  dans  son  journal,  annonça 
l'intervention  au  débat  de  Gauthier  (de  Clagny  ,  antisé- 
mite notoire  et  césarien  avéré,  parce  que  les  «  patriotes 
en  ont  assez  de  voir  Billot  protéger  Picquart,  ex-distri- 
buteur des  fonds  secrets  (3)»; — Gauthier,  d'autre  part, 
adressa  à  Déroulède,  alors  absent  de  Paris,  une  dépèche 
virulente  où  il  lui  dénonçait  «  l'attitude  louche  de  Bil- 


II)  Lettre  au  Siècle  du  5  janvier  1898;  Soir  et  Libre  Parole  du  G. 
(2)  Intransigeant  du  11  février. 
3)  Libre  Parole  du  12, 

25 


386  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

loi  »,  «  la  faiblesse  »  du  ministère,  la  veulerie  de  Félix 
Faure  ;  et  il  expédia  son  télégramme  en  clair,  selon  un 
procédé  connu,  pour  que  le  Gouvernement,  qui  prend 
connaissance  de  toutes  les  dépêches  politi((ues,  fût  le 
premier  informé  que  la  patience  des  tyrans  de  l'opinion 
était  à  bout  (i). 

Déroulède,  jusqu"alors,  sétait  tenu  à  l'écart  de  l'Af- 
faire.  Après  avoir  fait  son  devoir,  comme  tant  d'autres 
qui  s'en  targuèrent  moins,  pendant  la  guerre  (2),  et 
sonné  ensuite,  dans  ses  Chants  du  soldat,  Tyrtée  incor- 
rect mais  entraînant,  le  clairon  de  la  revanche,  il  tenait 
depuis  quinze  ans  boutique  de  patriotisme,  et,  tout  en 


fi  Cette  dépêcliedu  12  février  1898  fut  publiée,  le  i3,pai'  \a Libre 
Parole,  <oiis  ce  titre  :  «  Paul  Déroulède:  dépèche  interceptée.  >■ 
Comme  la  Librv  Parole  publia,  en  même  temps,  la  réponse  de 
Déroulède.  le  mot  interceplé ^iiîmiiixH  que  la  dépêche availélé  lue, 
comprime  par  le  Gouvernement.  Elle  était  ainsi  conçue:  «  Lat- 
litude  de  Billot  est  extièmement  loiiche:  il  a  permis  à  Picquart 
de  déposer  en  uniforme,  malgré  l'avis  du  conseil  d'enquête. 
Celle  de  Milliard  est  éiralcmenl  suspecte.  Lirritaliou  contre  la 
faiblesse  du  Gouvernement  augmente  dans  tous  les  milieux, 
même  parlementaires.  Une  crise  ministérielle  pi-ochaine  ne 
paraît  pas  impossible.  Le  Président  de  la  République  aurait 
actuellement  un  grand  rôle  à  jouer.  Mais  son  indifférence  de- 
vant tant  de  tristes  scandales  étonne  tous  les  patriotes.  On 
annonce  une  interpellation  d'Ernest  Roche  sur  les  relations  de 
Billot  avec  Mathieu  Di-e\  fus).  Peut-être  interviendrai-je  ?  Je 
suis  profondément  alU'isté  de  voir  l'inertie  du  Gouvernement, 
qui  ne  comprend  pas  le  parti  à  tirer  du  mouvement  de 
colère  patriotique  qui  anime  tout  le  peuple.  » 

(2)  il  s'engagea,  ainsi  que  son  fière  André,  au  début  de  la 
guerre,  et  fut  fait  prisonnier  à  Sedan.  S'élant  échappé,  il  fil  la 
campagne  de  TEst  et,  plus  tard,  la  campagne  de  Paris  contre 
la  Commune.  Le  MiUlfer-Wochenblatt  du  22  décembre  1870  le 
cite  'n°  189,  p.  i2o3)  parmi  les  officiers  qui,  s'étaut  engagés 
sur  l'honneur  à  ne  plus  prendre  les  armes  contre  l'Allemagne, 
ont  manqué  à  leur  parole  :  «  Sous-lieutenant  Déroulède,  du 
16e  bataillon  de  la  garde  mobile  à  Breslau  •-.  Le  général  Thi- 
baudin  figure  sur  la  même  liste.  —  Déroulède  affirme  qu'il 
s'était  seulement    engagé,  après   Sedan,   «  à  se    mettre   à    la 


LE    PROCES    DE    ZOLA  38T 

se  disant  républicain,  joua  un  rôle  tapageur  dans  tous 
les  mauvais  coups  contre  la  République.  Cependant,  et 
bien  qu'il  fût  devenu  antisémite,  il  avait  douté  que 
Dreyfus  fût  coupable,  et  sa  réserve  avait  fort  inquiété 
l'État-Major.  Vingt  officiers  lui  furent  dépêchés  pour  le 
convaincre  (i).  Il  résista  assez  longtemps.  Il  n'était 
plus  député,  ayant  donné  sa  démission  lors  de  l'affaire, 
où  il  fut  mêlé,  des  faux  papiers  de  Norton.  Il  était  revenu 
aux  lettres.  Mais  il  n'y  avait  pas  retrouvé  ses  succès 
d'autrefois;  comment  concevoir  sans  lui  un  mouve- 
ment catholique  et  militaire,  et  d'apparence  patriotique  * 

Déroulède,  flatté  d'être  traité  en  chef,  répondit  qu'il 
se  réjouissait  de  l'attitude  de  Paris  et  «  des  dépositions 
des  militaires,  enfin  nettes  et  catégoriques,  malgré 
M.  Billot  )>. 

C'était  toujours  le  même  procédé,  et,  chaque  fois 
qu'il  fut  employé,  il  réussit. 

En  effet,  dès  que  Brisson,  au  début  de  la  séance  (2), 
eut  donné  lecture  de  la  demande  d'interpellation  d'Er- 
nest Roche,  Billot  s'élança  à  la  tribune  el,  tout  de  suite, 
après  avoir  écarté  u  d'un  démenti  absolu,  l'infamante 
insinuation  »  dont  il  était  l'objet  (3),  il  jura,  «  pour  la 
sixième  fojs,  que  Dreyfus  avait  été  légalement  jugé  et 
justement  condamné  ».  Et,  comme  si  ce  sixième  par- 
disposition  de  raulofilé  prussienne,  à  Berlin,  où  celle-ci  lui 
désignerait  un  lieu  de  captivité.  Se  considérant  désormais 
dégagé,  vis-à-vis  de  l'ennemi...  etc.  »  (II.  Galli,  Paul  Déroulède 
raconté  par  lui-même,  16. j 

fil  "  Opendant,  l'idée  supérieure  de  justice,  des  sentiments^ 
profondément  humains,  les  plus  honorables  scrupules  lui  ins- 
pirèrent, tout  d'abord,  une  réserve  absolue.  »  (Galli,  112.)  Il  dit 
ses  doutes  à  vingt  personnes,  notamment  le  jour  des  obsèrpies 
de  son  cousin  Guiard. 

(2)  )2  février  1898. 

(3)  (i   Ni    la  Chambre,  ni  le  pays,  ni  l'armée,    ne  peuvent  at 
tendre,  une  minute  de  plus,  qu'un  démenti  formel,  absolu,  soit 
donné  à  des  insinuations  aussi  infamantes.  >< 


388  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

jure  ne  suffisait  pas  encore,  il  ajouta,  s'adressant  cette 
fois  moins  aux  députés  qui  l'applaudissaient  qu'aux 
jurés  qu'il  avait  reçu  Tordre  d'intimider  :  «  Si  jamais, 
dans  laflolement  des  passions,  oubliant  les  intérêts 
sacrés  de  la  patrie,  on  voulait  imposer  au  Gouvernement 
la  revision  du  procès,  vous  pourriez  chercher  un  autre 
ministre  de  la  Guerre  ;  je  ne  resterais  pas  vingt-quatre 
heures  au  pouvoir  (i).  » 

Ainsi,  une  fois  encore,  obéissant  à  un  hideux  chan- 
tage, et  le  premier,  donnant  l'exemple,  il  jeta  son  épée 
dans  la  balance. 

La  Chambre  le  crut  ou  fît  semblant.  Quand  Roche, 
sulïoqué  par  une  telle  audace  dans  l'imposture,  ayant 
dans  sa  poche  l'aveu  écrit  de  Martinie,  demanda  à 
établir,  pièces  en  mains,  sa  véracité,  ce  fut  Brisson  lui- 
même  qui  couvrit  le  ministre  :  «  M.  le  général  Billot, 
dont  nous  avons,  depuis  trente  ans,  pris  l'habitude  de 
respecter  la  parole.  » 

La  Chambre,  à  la  demande  de  Méline,  ajourna  Tinier- 
j)ellation  après  le  procès  de  Zola  (2).  En  elTet,  de  la  dis- 
cussion immédiate  eût  pu  résulter  la  preuve  que  Billot 
avait  menti,  alors,  au  contraire,  que  son  serment  in- 
contrôlé  pèsera  de  tout  son   poids   sur  le    verdict   du 

jury- 
Ce  coup  nouveau  de  Drumont  fut  décisif.  Les  défen- 
seurs de  Dreyfus  s'obstinaient  à  croire  que  la  bonté  de 
leur  cause  suffisait  à  assurer  la  victoire.  Leurs  adver- 
saires ne  négligeaient  aucun  moyen.  Ils  agissaient  par- 
tout à  la  fois.  Ils  avaient  le  sens  de  l'à-propos.  Ils  ne 
mettaient  pas  seulement  de  la  lucidité,  mais  de  la  mé- 
thode dans  le  crime.  Ils  n'étaient  pas  audacieux  qu'en 

(1)  «  Billot  s'est  vu,  l'inlerpellation   sur  la   gorge,   contraint 
d'affirmer...  etc.  »  '.Intransigeant  du  1.^  février  1898). 

(2)  Par  478  voix  contre  72. 


I 


LE    PROCES    DE    ZOLA  3S:) 

discours.  Ils  avaient,  selon  une  forte  parole!  i),  «  le  don 
respectable  de  la  haine  )>.  Leur  haine  ne  sendormit 
jamais. 

^Maintenant,    retournons  à  la  cour  d'assises  et  racon- 
tons ce  i{ui  s'y  passa  le  même  jour. 


XVI 


Henry,  malade  le  ii,  s'était  ressaisi.  Pourtant,  par 
prudence,  il  se  dit  encore  souflVant,  mais  il  ne  demanda 
que  «  la  permission  de  s'appuyer  à  la  barre  ». 

Les  journalistes  de  l'État-Major  le  regardaient  avec 
admiration  :  «  Son  visage  est  ouvert  comme  un  livre. 
Vous  y  lisez  ces  grandes  vertus  des  forts  :  la  patience 
et  la  franchise.  Fort  et  doux,  mais  dans  les  yeux  on 
voit  poindre  une  lueur  dorage  12).  » 

Dès  les  premiers  mots  de  la  confrontation,  il  s'em- 
bourba. Il  avait  commencé  par  «jurer  »  qu'ayant  surpris 
Picquart  avec  Leblois,  le  dossier  secret  «ntre  eux,  d'où 
sortait  la  pièce  Canaille  de  D...,il  en  avait  averti  Gonse, 
«  quelques  jours  après  »,  lui  conseillant  de  reprendre 
le  dossier,  ce  que  le  général  fit  le  surlendemain.  Mais 
Picquart,  très  maître  de  soi,  et  le  regardant  fixement, 
dit  que  Leblois  était  rentré  à  Paris  le  7  novembre,  que 
Gonse  avait  repris  le  dossier  le  3o  octobre  et  que,  dès 
lors,  rien  ne  pouvait  subsister  des  allégations  d'Henry. 
Et,  comme  Leblois,  qu'Henry,  d'unegrosse  malice,  cher- 
chait à  mettre  en  opposition  avec  Picquart,  le  confirma, 

(1)  De  Mommsen. 

(2)  BoNNAMOCR,  92. 


3yo  HisTOinK  di-:  laii  aiiu:  dhevfls 

au  contraire,  sur  tous  les  points,  le  colosse  se  fâcha, 
reprocha  à  Leblois  de  «  patauger  à  côté  de  la  vérité  », 
et  s'embrouilla  dans  des  explications  contradictoires. 
La  photographie  de  la  fameuse  pièce  tour  à  tour 
rentra  dans  l'enveloppe  et  en  sortit.  Henry,  en  octobre,  . 
a  vu  au  ministère  Leblois,  qui  était  alors  dans  le  grand 
duché  de  Bade  ;  «  en  tous  cas,  à  mon  retour  de  permis- 
sion ».  Enfin,  Vil  a  dit  à  Ravary  qu'il  a  vu  Leblois  <<  com- 
pulser le  dossier  »  avec  Picquart,  «  c'était  au  figuré  (i)  ». 

Pendant  qu'Henry  équivoquait  ainsi,  perdait  pied  et 
s'enfonçait,  Picquart,  un  peu  en  arrière,  l'observait, 
«  d'un  sourire  étrange  (2)  »,  et,  comme  un  chasseur 
à  ralïût,  attendait,  dans  un  grand  calme  très  exas- 
pérant, le  moment  de  l'achever.  Ayant  fait  dire  à 
Henry  par  quelle  porte  il  était  entré  dans  son  cabi- 
net (3)  et  à  quelle  distance  il  se  tenait  de  son  bureau  (/J), 
Picquart,  sans  rien  contester  de  ses  réponses,  demanda 
simplement  que  l'on  produisît  la  pièce.  La  photogra- 
phie, quand  Pellieux  la  lui  a  montrée,  était  très  obscure, 
brouillée.  Henry,  entrant  par  la  grande  porte  du  cabi- 
net, debout  de  l'autre  côté  du  bureau,  n'aurait  pas  pu 
la  reconnaître.  D'ailleurs,  elle  ne  porte  pas:  «  Cette 
canaille  de  D...  »,  mais  «  Ce  canaille  de  D...  » 

11  n'y  avait  plus  qu'à  faire  l'expérience,  et  non  seu- 
lement Henry  était  pris  en  flagrant  délit  de  faux  témoi- 
gnage, mais  toute  la  fable  de  la  «  dame  voilée  »  s'écrou- 
lait du  coup. 

(1)  Procès  Zola,  I,  3G-2,  303,  Henry. 

(2)  BONNAMOLl),  91. 

(3)  ProcèsZola,  I,.3j4,  Henry  :  «  Par  la  grande  porte.  » 

(4)  «  Je  ne  pourrais  pas  dire  si  c'est  à  10  centimètres  ou  à  un 
pas  seulement.  —  Enfin,  le  colonel  Henry  était  de  lautre  côté 
de  mon  bureau  ?  —  En  face  de  vous,  et  jai  parfaitement  vu  la 
pièce,  car  c'est  cette  place  qui  ma  permis  de  voir  la  pièce  et 
le  dossier.  » 


LE    PROCES    DE    ZOLA  391 

Henry,  très  rouge,  grogna  :  «  Moi,  je  reconnaîtrais 
la  pièce  à  dix  pas.  »  PicquarL.  toujours  impassible, 
mais  très  correct,  lui  donna  «  le  démenti  le  plus  for- 
mel '). 

Alors,  brusquement,  la  mâchoire  tendue,  les  yeux 
hors  de  la  tète,  Henry  se  tourne  vers  Picquart,  et  frap- 
pant la  barre  de  la  main,  apoplectique,  dune  voix  ton- 
nante (i)  :  M  Et  moi,  je  maintiens  tout  ce  que  j'ai  dit,  et 
j  ajoute  que  le  colonel  Picquart  en  a  menti  !  '> 

Acte,  geste  et  ton  du  voleur  surpris,  forcé,  qui  tire 
son  couteau.  Il  a  l'intuition  que  quelque  chose  de  'vio- 
lent, d'éclatant,  peut  seul  le  tirer  d'alTaire. 

Mais  Picquart,  d'un  suprême  efTort  de  volonté,  a 
retenu  son  bras  qui  se  levait,  et  devenu  toup  à  coup 
d'une  pâleur  de  cire,  les  dents  serrées,  les  mains  agi- 
tées d'un  tremblement  fébrile,  il  dit  aux  jurés,  d'une 
voix  frémissante,  l'atïreuse  situation  qui  lui  élait  faite  et 
pourquoi  on  le  traitait  ainsi,  pourquoi  Lauth  l'accu- 
sait d'avoir  mis  lui-même  le  petit  bleu  dans  le  cornet, 
pourquoi  Gribelin,  Henry,  portaient  contre  lui  d'autres 
accusations,  non  moins  odieuses.  AJi  !  c'est  très  simple, 
et  «  vous  le  comprendrez  quand  vous  saurez  que  ces 
mêmes  hommes,  Henry,  Gribelin,  aidés  de  Du  Paty  et 

(ij  Bataille,  219;  Séverine,  102.  —  Boxnamour,  d<aîis  YÉcho 
de  Paris  du  i3  et  dans  le  livre  où  il  reproduit  son  compte  rendu, 
applique  la  provocation  dllenry  non  pas  à  laffaire  de  la 
pièce  Canaille  de  D...,  mais  à  celle  du  petit  bleu:  «  Tourné  vers 
les  jurés,  le  colonel  Henry,  de  sa  voix  posée,  sans  rudesse  et 
si  calme,  assure:  «  Dans  le  paquet  qui  m'a  été  remiset  que  j'ai 
dépouillé  avant  le  colonel  Picquart,  je  le  jure,  il  n'y  avait  pas 
trace  du  petit  bleu.  »  Le  lieutenant-colonel  Picquart  proteste. 
L'hercule,  alors,  fait  le  demi-tour,  s'accoude  à  la  barre.  Avec 
un  geste  droit  comme  un  coup  déjiée.  les  yeux  fixés  ver?  son 
contradicteur,  il  dit  résolument  :  u  Eli  bien  1  colonel,  vous  en. 
avez  menti.  »  —  Une  pareille  transposition  est  intentionnelle. 
Il  en  résulte,  pour  les  400.000  lecteurs  de  l'Écho,  que  le  petit 
bleu  est  un  faux  et  Picquart  un  faussaire. 


392  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

SOUS  la  direction  de  Gonse,  ont  été  les  principaux  arti- 
sans de  lautre  affaire  !...  Ils  ont  travaillé  alors  en  cons- 
cience, pensant,  je  veux  le  croire,  qu'ils  étaient  dans 
la  vérité.  Il  ont  reçu  ensuite  du  colonel  Sandherr,  qui 
déjà  au  moment  de  cette  afTaire,  était  atteint  de  la 
grave  maladie  dont  il  est  mort  depuis,  la  consigne, 
comme  une  sorte  de  testament,  de  défendre,  contre 
les  attaques,  le  jugement  qui  était  l'honneur  du  Bu- 
reau !  »  Et  ils  ont  défendu  la  consigne  par  tous  les 
moyens. 

Il  rompait  les  ponts  derrière  lui,  mais  c'en  était  trop, 
il  n'en  pouvait  plus,  il  ne  pouvait  pas  contenir,  plus 
longtemps,  le  jaillissement  des  eaux-vives  de  sa  dou- 
leur : 

Moi,  j"ai  pensé  autrement  lorsque  j'étais  à  la  tète  de  ce 
service,  et,  comme  j'ai  eu  des  doutes,  jai  voulu  m'éclairer 
et  j'ai  cru  qu'il  y  avait  une  meilleure  manière  de  défendre 
une  cause  que  de  se  renfermer  dans  une  foi  aveugle. 

Messieurs  les  jurés,  voilà  je  ne  sais  combien  de 
temps,  voilà  des  mois  que  je  suis  abreuvé  d'outrages  par 
des  journaux  qui  ont  été  payés  pour  répandre  ces  calom- 
nies et  ces  erreurs...  Pendant  des  mois,  je  suis  resté  dans 
la  situation  la  plus  horrible  pour  un  ofhcier,  car  je  me 
trouvais  attaqué  dans  mon  honneur  sans  pouvoir  me 
défendre!  Demain,  peut-être,  je  serai  chassé  de  cette 
armée  que  jaime  et  à  laquelle  j'ai  donné  vingt-cinq  ans 
de  ma  vie  !  Cela  ne  m'a  pas  arrêté  lorsque  j'ai  pensé  que 
je  devais  rechercher  la  vérité  et  la  justice.  Je  lai  fait,  et 
j'ai  cru  rendre  en  cela  un  plus  grand  service  à  mon  pays 
et  à  l'armée.  C'est  ainsi  que  j'ai  cru  qu'il  fallait  faire  mon 
devoir  d'honnête  homme!  (i) 

Le  président  Delegorgue,  devant  le  délit  d'audience 

(i)  Procès  Zola,  I,  365,  Picquart. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  303 


commis  par  Henry,  s'était  contenté  d'observer  aux  deux 
colonels,  «  d'un  ton  bonhomme  (i)  »  :  «Vous  êtes  en 
désaccord  tous  les  deux  (2).  >^ 


XVII 


Henry  avait  compté  que  le  tumulte,  la  rixe,  le  duel 
inévitable,  après  un  pareil  scandale,  mettraient  fin  aux 
débats.  Au  contraire,  lavocat  général  resta  muet,  comme 
Rgé  dans  son  fauteuil,  et  les  avocats  reprirent,  avec  une 
ténacité  excitée,  leurs  questions. 

La  brusque  explosion  de  Picquart  avait  également 
déconcerté  Henry  et  Gonse.  Habitués  à  abuser,  pour 
leur  compte,  de  la  force  et  à  ne  respecter  qu'elle,  toute 
manifestation  d'énergie  intimide  les  militaires.  Aussi  la 
riposte  d'Henry  parut  faible  :  '<  Sandherr  n'a  légué 
aucune  consigne  aux  officiers  du  bureau  ;  chacun  tra- 
vaillait pour  son  compte,  isolément,  selon  sa  conscience, 
dans  l'intérêt  de  la  patrie  ;  pour  lui,  sur  tout  ce  qu'il 
a  de  plus  sacré  au  monde,  il  affirme  qu'il  n'a  jamais  vu 
le  petit  bleu  dans  les  papiers  et  il  était  seul  à  les  rece- 
voir (3).  »  Et  Gonse,  tout  à  fait  décontenancé,  geignit  : 
"  Il  n'y  a  jamais  eu  de  machination  à  lEtat-Major.  Si 
Picquart  a  été  envoyé  en  mission,  c'est  qu'on  cherchait 
à  le  distraire  de  sa  prétendue  découverte,  à  rectifier  son 
jugement,  et,  nullement,  pour  le  faire  tuer  par  les  no- 
mades. >)  Il  se  plaignit  qu'un  journal,  à  ce  propos,  l'eût 


(1)  BoN'NAMocR,  93. 

(2)  Procès  Zola,  î,  363. 

(3)  Ibid.,  I,  366,  Henry. 


394  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

appelé  «  Gonse-Pilate  (i)  ».  Il  avait  toujours  cherché 
«  à  rendre  la  vérité  aussi  éclatante  que  possible  »,  alors 
que  Picquart  avait  commis  la  faute  de  garder  le  pe/z7 
hleii  par  devers  lui,  pendant  plusieurs  mois,  sans  en 
avertir  ses  chefs.  Puis,  quand  Picquart  s'en  fut  justifié, 
en  se  couvrant  de  BoisdelTre  qui  l'avait  approuvé  «  par 
écrit  et  verbalement  (2)  »,  Gonse,  brusquement,  lui 
offrit  la  paix.  Il  dit  que  «  c'était  un  officier  qui  avait 
très  bien  fait  son  service  jusque-là  et  qui  était  suceptible 
de  le  faire  très  bien  dans  Tavenir,  s'il  le  voulait  (3)  ». 

Picquart,  en  s'emp(»rtant  dun  si  beau  mouvement, 
qui  lui  g"agna  tous  les  cœurs  un  peu  nobles,  s'était  sin- 
gulièrement fortifié.  Toutefois,  il  va  se  contenir  de  nou- 
veau au  lieu  de  poursuivre  son  heureuse  offensive, 
parce  qu'il  est  naturellement  réservé,  de  la  race  des 
Cunckilor,  et  qu'il  a  encore  l'empreinte.  Il  dit  à  Ber- 
tulus  qui  l'en  félicitait  :  u  Tant  que  j'aurai  l'honneur  de 
porter  l'épauletle,  je  sacrifierai  tout(4)  !  »  Le  juge,  chaque 
fois  qu'il  rencontrait  Gonse,  lui  faisait  promettre  que 
Picquart  ne   serait   pas  rayé  des  cadres  de  l'armée  (5). 

Cependant  l'invite,  qui  fut  fort  remarquée  (6),  de 
Gonse  à  Picquart  avait  fait  dresser  l'oreille  à  Henry, 
toujours  très  attentif,  et  il  la  jugea  d'autant  plus  grave 
qu'elle  succédait  au  violent  éclat  où  il  s'était  pour  la 
première  fois  et  irrémédiablement  compromis.  Ainsi,  les" 
méfiances  d'Esterhazy  étaient  fondées  ;  non  seulement 
le  ministre  de  la  Guerre  (il  ne  connaissait  pas  encore  la 


(1)  Siècle  du  i5  janvier  1898,  article  signé  Testis.  —  L'article 
a  élé  reproduit  dans  un  volume  intitulé  Gonse-Pilale  et  autres 
histoires,  par  «  Un  intellectuel  ». 

(2)  Procès  Zola,  I,  867,  Picqnart. 

(3)  Ibid.,  I,  368,  Gonse. 

(4)  Cass.,  I,  222,  Bertulus. 

(5)  Ibid. 

(fi)  Bataille,  Le  Procès  Zola,  221. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  395 

séance  de  la  Chambre),  mais  les  chefs  de  l'Élal-Major 
eux-mêmes  hésitaient  de  nouveau,  après  avoir  promis  de 
s'engager  à  fond  ;  dès  lors,  il  devenait  nécessaire,  à 
la  cour  d'assises  comme  dans  la  presse,  de  faire  sentir  la 
pointe. 

Il  manœuvra  en  conséquence.  Albert  Clemenceau, 
l'ayant  fait  revenir  à  la  barre,  lavait,  une  fois  de  plus, 
convaincu  de  mensonge.  Même  en  admettant  que  le  dos- 
sier n'eût  pas  été  repris  par  Gonse  en  octobre,  l'avocat 
démontrait  qu'il  était  encore  impossible  de  placer 
laffirm^tion  d'Henry,  entre  le  7  novembre  1896,  date 
du  retour  de  Leblois  à  Paris,  et  le  i4,  date  où  Picquart 
avait  quitté  le  service.  Henry,  en  effet,  avait  dit  succes- 
sivement qu'il  avait  parlé  à  Gonse  trois  jours  après 
avoir  vu  Leblois  chez  Picquart  et  que  Picquart  avait 
reçu  son  ordre  de  mission  huit  jours  après  cette  dénon- 
ciation. Cela  faisait  onze  jours  qui  ne' pouvaient  s'in- 
tercaler entre  le  7  et  le  i\  (n.  Il  restait  seulement 
qu'Henry  jurait  "  qu'il  y  avait  du  feu  dans  la  cham- 
bre (2)  ». 

Henry,  se  sentant  ainsi  submergé  à  nouveau,  renou- 
vela alors  son  coup  ordinaire,  celui  du  soldat  de 
caserne,  impuissant  à  se  contenir,  qui  s'emporte  et  qui 
sacre.  Il  protesta,  à  la  stupeur  de  Picquart  déconcerté 
par  une  telle  effronterie,  que  la  pièce  Canaille  de  D... 
n'avait  jamais  eu  «  aucun  rapport  avec  le  dossier  Drey- 
fus »;  puis,  brusqu?menl  :  f' Je  vais  d'ailleurs  m'expli- 
quer  sur  le  dossier  secret.  »  Et  comme  Labori  lui  donna 
son  assentimant:  «  Eh  bien  !  allons-y  (3)  !  « 

Il  raconta  alors  qu'en  189»,  au  mois  de  novembre, 
tout  au  début  de  l'atîaire  Dreyfus,  Sandherr  lui   com- 

(i)  Procèi  Zola.  I.  07^.  Albert  Clemenceau. 
(2)  /fc/f/.,  I.  358.  Henry. 
(3^  Ibid.,  \,  375,  Henry. 


396  HISTOIRE    DE    L  AFFAIHE    DHEYFUS 

manda  de  rechercher,  dans  ses  dossiers  secrets,  tout  ce 
qui  avait  trait  aux  affaires  d'espionnage,  depuis  un  an, 
et  d'en  faire  un  dossier.  Il  réunit,  en  conséquence,  huit 
ou  neuf  pièces  et  les  remit  au  vieux  colonel,  lui  faisant 
observer  toutefois  que  l'un  de  ces  documents,  très  im- 
portant, très  secret,  ne  devait  pas  sortir  du  bureau  sans 
avoir  été  copié  ou  photographié.  (C'était  la  pièce 
Canaille  de  D...)  Sandherr  lui  dit  alors  qu'il  s'en  char- 
geait, fit  faire  deux  ou  trois  photographies  de  cette 
pièce,  puis,  le  i5  ou  le  16  décembre,  lui  rendit  tout  le 
dossier.  Henry,  sans  faire  le  dépouillement  des  docu- 
ments, les  mit  dans  une  enveloppe  qu'il  parapha  au 
crayon  bleu,  colla  et  enferma  dans  son  armoire  de 
fer,  d'où  elle  ne  sortit  que  le  jour  où  Picquart  la 
demanda  à  Gribelin.  (Ainsi  tombe  la  légende  des  pièces 
secrètement  communiquées  aux  juges  de  Dreyfus.) 

Cependant  Henry,  quand  Sandherr  lui  rendit  le  dos- 
sier secret,  s'était  étonné  que  le  colonel  n'en  eût  plus 
besoin.  "  J'en  ai  un  plus  important  »,  répondit  Sandherr. 
Sur  quoi.  «  lui  ayant  fait  jurer  de  n'en  parler 
jamais  »,  il  lui  montra  ^  une  lettre  plus  importante,  en 
effet,  que  celles  de  l'autre  dossier  »,  ajoutant  c  qu'il  la 
gardait,  avec  quelques  autres  pièces,  pour  s'en  servir  au 
besoin  ».  Et  plus  jamais  Henry  n'en  entendit  parler  ; 
jamais  le  colonel  ne  lui  remit  le  redoutable  dossier. 

Picquart  ne  comprit  rien  à  cette  histoire  ;  il  n'avait 
jamais  entendu  parler  de 'ces  pièces  mystérieuses;  il 
savait  seulement  qu'Henry  mentait  quand  il  racontait 
que  l'autre  dossier  n'avait  pas  été  communiqué  aux 
juges  de  Dreyfus.  En  effet,  Picquart  avait  conseillé 
la  communication  secrète  et  il  croyait  quec'était  lui- 
même  qui  avait  remis  les  pièces  secrètes  aux  juges. 

Cependant,  il  se  tut. 

Gonse  et   Boisdeffre  se   turent,    eux  aussi,   mais   ils 


LE    PROCES    DE    ZOLA  397 

avaient  compris.  Ils  savaient  ce  qu'était  cette  «  lettre  », 
plus  importante  que  toutes  les  autres  pièces. 

Cela  se  passait  le  12  février.  Le  i5,  dans  une  réunion 
publique  à  Suresnes,  Millevoye  dit  qu'il  connaissait  la 
preuve  i-rrécusable  du  crime  de  Dreyfus.  C'était  une 
pièce  gardée  au  saint  des  saints  de  l'État-Major,  si  ter- 
rible que  «  la  divulgation  officielle  d'un  tel  document 
déchaînerait  la  guerre  •>.  Il  en  donna  le  texte  : 

Je  demande  que  ce  canaille  de  Dreyfus  vous  livre  le 
plus  tôt  possible  les  pièces  qu'il  a  promises.  Signé:  Glil- 

LALME   (l|. 

Lauditoire  éclata  de  rire  ;  Millevoye  s'effondra  sous 
les  huées. 

Ces  ouvriers  trouvaient  l'invention  par  trop  grotes- 
que. Cette  impériale  annotation  du  bordereau,  qui 
avait  convaincu  ou  terrifié  Billot  et  Félix  Faure.  leur  fit 
hausser  les  épaules. 

Henry,  qui  avait  atteint  son  but,  Gonse  et  Boisdefîre, 
qui  ne  se  souciaient  pas  de  livrer  le  faux  des  faux  à  la 
discussion,  furent  atterrés  de  l'intempestive  offensive  de 
.Millevoye,  comme  ils  l'avaient  été  précédemment  de 
celle  de  Rochefort.  Henry  écrivit  à  Esterhazy  qui  l'avait 
averti  :  «  C'est  décidé  :  il  faut  faire  le  silence  sur  les 
épîtres  du  Q  couronné  ;  on  en  a  stupidement  parlé  ; 
donnez  la  consigne  (2^  »>  Millevoye,   rabroué,  garda  le 

(1)  Temps  du  16  février  iSyS:  Aurore,  Siècle,  Petite  République 
(les  17  el  18.  —  Jaimœs,  Les  Preuves,  278.  —  A  la  même  époque, 
le  général  de  Sancy  iaeonta  au  comte  de  Bernis  que  le  borde- 
reau original  (sur  papier  fort  avait  été  volé  à  l'ambassade  d'Al- 
lemagnependant  un  incendie  ;  Munster  l'avait  réclamé  ou  ses 
passeports  ;  Mercier  avait  rendu  la  pièce,  mais  après  l'avoir 
fait  copier  par  Esterhazy.  (Mémoires  de  Scheurer.) 

(!>)  Dép.  à  Londres,  2G  février  1900.  —  Voici  la  fin  du  billet  : 
<i  Amitiés.  II.  »  —  Esterhazy  ajoute  :  «  Henry  m'écrivit  après 
avoir,  évidemment,  consulté  en  haut.  » 


398  HISTOIRE    DE    L  Al  1-AIHE    DHEYFL  S 

silence,    dans   son   propre   journal,  sur  l'incident  (i). 

Le  coiffeur  Chauvin,  député  socialiste,  assistait  à  la 
réunion.  Il  en  fit  le  récit  à  Jaurès.  Les  journaux  révi- 
sionnistes signalèrent  joyeusement,  mais  sans  y  insister, 
l'énorme  sottise,  bien  digne  de  l'imbécile  qui  avait 
produit  à  la  tribune  les  faux  du  mulâtre  Norton. 

Grande  faute  de  n'avoir  fait  que  rire  de  l'imprudent 
liavardage  de  Millevoye.  Il  eût  fallu  pousser  latïaire  à 
fond. 

Le  gouvernement  prussien  fut  plus  avisé.  La  Gazelle 
de  l'Allemagne  du  .^ord  démentit  officiellement  (2)  que 
l'Empereur  eût  jamais  écrit  en  ces  termes  au  comte  de 
Munster. 

On  s'étonna  qu'un  grand  gouvernement  s'abaissât  à 
relever  de  telles  inepties.  On  ne  remarqua  pas  la 
coïncidence  entre  les  dernières  révélations  d'Henry  et 
les  déclarations  de  Millevoye. 

Henry  ne  reparut  plus  à  la  barre. 


XVI 11 


Il  n'y  eut  jamais  de  plus  ingénieux  metteur  en  scène 
que  Ihuissier-audiencier  de  la  cour  d'assises.  Dele- 
gorgue  l'ayant  invité,  après  la  déposition  d'Henry,  à 
faire  venir  le  témoin  suivant,  il  introduisit  Démange. 
Et,  sur  l'heure,  la  première  partie  du  roman  d'Henry 
s'effondra,  toute  cette  histoire  du  dossier  secret  qui, 
n'ayant  pas  quitté  son  armoire,  n'avait  pu  être  commu- 
niqué aux  juges. 

1)  Patrie  du  16  février  i8y8.   Ce    silence  est  commenté  flon-^ 
Y  Aurore  du  17. 
'2)  18  février. 


LE    PROCES    DE    ZOLA  399- 

Le  mot,  le  seul  mot,  que  Salles,  bâillonné,  avait  refusé 
de  prononcer.  Démange  va  le  dire,  et  si  prestement, 
dune  si  subite  inadvertance,  que  le  couperet  de  Dele- 
gorgue,  n'aura  pas.  cette  fois,  le  temps  de  tomber. 

Comme  il  s'attachait  surtout  à  rappeler  les  conseils 
de  prudence  qu'il  n'avait  cessé  de  prodiguer  à  Mathieu 
Dreyfus,  ce  qui  semblait  une  critique  de  Zola,  Delegor- 
gue  le  laissait  aller  ;  ce  dont  Démange  profita  déjà  pour 
glisser  «  qu'il  avait  su  de  Salles  qu'il  y  avait  eu  viola- 
tion de  la  loi  (i)  ».  Puis,  le  mot  insinué,  il  le  répéta  trois 
et  quatre  fois,  racontant  que  son  avis  personnel  avait 
toujours  été  de  saisir  le  ministre  «  par  la  voie  de  l'an- 
nulation ».  Il  l'avait  dit  aux  Dreyfus,  à  Scheurer.  Par  mal- 
heur, <*  le  Gouvernement  ne  désirait  pas,  à  ce  moment, 
faire  la  lumière  sur  l'aifaire  Dreyfus  »,  et  lui,  n'étant 
préoccupé  que  de  son  client,  étranger  aux  luttes  des 
partis,  il  avait  conseillé,  de  nouveau,  la  patience. 
"  Il  faut  attendre  encore,  des  temps  plus  calmes,  l'apai- 
sement. »  Aussi  bien  ne  peut-on  pas  reprocher  à  Zola 
davoir  eu  recours  à  une  procédure  révolutionnaire, 
puisque  les  voies  légales  lui  étaient  fermées. 

Delegorgue  se  croyait  hors  du  défilé  ;  il  avait  déjà 
refusé,  par  deux  fois,  de  poser  une  question  de  Labori 
sur  l'origine  de  la  conviction  de  Démange,  quand 
Albert  Clemenceau  renouvela  lestement  sa  précédente 
manœuvre  :  <>  N'est-ce  pas  qu'un  juge  du  conseil 
de  guerre  a  affirmé  l'existence  d'une  pièce  secrète  à 
M*"  Salles  qui  l'a  répété  à  M*-'  Démange  ?  —  «  Mais  oui  I 
parbleu  1  »  riposta  Démange  (2). 


(1)  Le  jour  de  la  première  audience,  le  Malin  avait  puljlié  une 
conversation  de  Démange  qui  racontait  à  des  étudiants  la  con- 
fidence quil  avait  reçue  de  Salles. 

(2;  Procès  Zola,  I,  382,  Démange.  Il  ajouta  «quil  n'avait  jamais- 
vu  que  le  bordereau  ».  —  Dans  une  audience  ultérieure,  lédi- 


400  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

C'était  dit.  La  cuirasse  d'acier  qui  avait  repoussé  les 
grands  mots,  le  petit  mol,  la  vulgaire  interjection,  la 
flèche  légère  y  pénétrait. 


leur  Stock  dit  qu'il  tenait  »  d'un  membre  du  conseil  de  guerre 
que,  non  pas  une,  mais  des  pièces  secrètes,  dont  il  eùtpuénu- 
mérer  quatre,  avaient  été  communiquées  en  chambre  du  con- 
seil »  (II,  177.)  Mais  Delegorgue  lui  retira  la  parole. Le  docteur 
Gibert,  menacé  par  Félix  Faure  d'un  démenti  (au  sujet  de  leur 
conversation  du  21  février  1895),  renonça  à  déi^oser.  (Voir  t.  II, 
1/3.) 


CHAPITRE  VII 


LE  JURY 


Les  coups  de  théâtre,  se  succédant  sans  interruption, 
entretenaient  dans  les  esprits  une  émotion  intense.  Il 
n'y  avait  pas  de  scène  qui  valût  ces  magnifiques  tréteaux 
des  assises  ;  les  passions,  dans  une  telle  fermentation, 
s'avivaient  jusqu'à  la  folie. 

Ce  fait  divers,  s'élargissant  tous  les  jours,  devenait  le 
champ  clos  où  les  idées  du  passé  et  celles  de  l'avenir 
allaient  livrer  une  de  leurs  grandes  batailles.  On  put 
lire  dans  un  journal  russe  :  «  C'est  Tafïaire  de  la  vieille 
et  de  la  nouvelle  France  (i).  » 

La  grande  majorité  de  la  nation  se  refusait  toujours  à 
accepter  que  les  généraux  eussent  commis  ce  crime  :  lais- 
ser sciemment  un  innocent  au  bagne.  Il  lui  était  toujours 
plus  facile  de  croire  à  la  culpabilité  d'un  seul,  du  juif, 
qu'à  celle  des  chefs  du  Gouvernement  et  de  l'armée. 

(i)  Sibérie  du  23  février  i898. 

26 


4)2  HISTOIRE    DE    L  Al-I  AIRE    DREYFUS 

Aucun  esprit  réfléchi  n;^  s'était  élonné  que  cette  chose 
atroce,  la  coalition  de  ces  soldais  et  de  ces  politiques 
contre  un  homme,  n'eût  pas  été  admise  tout  de  suite, 
à  la  première  dénonciation.  On  s'inquiétait  maintenant 
que  cette  erreur,  à  l'origine  noble  et  touchante,  résistât  à 
tant  de  révélations  décisives.  Convenait-il  de  lui  chercher 
d'autres  raisons,  qui  seraient,  au  milieu  de  l'épanouisse- 
ment de  la  civilisation  extérieure,  des  symptômes  cer- 
tains de  décadence  morale?r/était  l'explication  profonde 
des  pessimistes  ;  ils  constataient  de  combien  d'éléments 
impurs  était  composé  le  patriotisme  exclusif  des  adver^ 
saires  de  la  Revision.  On  faisait  observer,  d'autre 
part,  que  les  conversions  sont  rares  au  fort  de  la  ba- 
taille ;  surtout,  que  ce  peuple,  qui  fut  toujours  su- 
perficiel, continuait  à  ne  rien  savoir  des  faits  qui 
semblaient  acquis  aux  observateurs  attentifs,  et.  bien 
au  contraire,  à  être  misérablement  trompé. 

En  elTet,  pendant  que  les  journaux  révisionnistes  (  i) 
reproduisaient  le  compte  rendu  sténographique  des  dé- 
bats, de  façon  que  leurs  lecteurs  pussent  juger  par  eux- 
mêmes,  les  journaux  catholiques  et  ceux  de  l'Étal- 
Major  publiaient  seulement  ce  qui  servait  leur  thèse, 
supprimaient  ou  altéraient  le  reste  {2}.  Tous  les  lecteurs 
de  ces  journaux  (les  deux  tiers,  au  moins,  du  pays), 
étaient-  persuadés  que,  eux  aussi,  ils  appuyaient  leur 
foi  sur  le  roc  des  faits. 

Quelques  exemples  suffiront.  Supprimés  le  «  Par- 
l)leu  !  »  de    Démange,    les   témoignages   contraires   à 

11)  Siècle,  Aurore,  Radical,  Pelile  République,  Droits  de  i homme. 
Rappel,  Fronde.  —  De  même,  le  Temps.  —  Le  compte  rendu  du 
Figaro,  rédigé  par  Albert  Bataille,  donne  l'essentiel  avec  beau- 
coup dimparlialité. 

{21  Petit  Journal.  Libre  Parole,  Iniransigeanl,  Éclto  di  Paris ^ 
Gaulois.  Croix,  Journal.  Éclair,  Matin,  Univers,  Gazette  de  France, 
Patrie,  Presse,  Jour,  etc. 


LE    JL'RY  403 

ceux  (le  Pellieux  et  d'Henry  (les  fac-similés  du  borde- 
reau ressemblent  à  des  faux  ;  les  journaux  ont  tronqué 
lacté  d'accusation  (  i)  ;  pas  de  trace  de  petit  bleu  dans  le 
cornet).  La  déposition  de  Pirquart,  son  interrogatoire 
plus  probant  encore,  cinquante  pages  sont  escamotés 
en  quelques  lignes,  remplacés  par  des  commentaires  de 
ce  genre  :  «  Picquart  est  atterré  2)...  Sa  tenue  est 
odieuse.  Il  accuse  formellement  ses  chefs  d'avoir  voulu 
se  débarrasser  de  lui  (3  ...  Il  ne  perd  pas  une  occasion 
de  montrer  qu'il  est  un  des  membres  les  plus  actifs 
du  Syndical  (4) •••  H  n'a  jamais  eu  entre  les  mains  le 
dossier  complet  de  lAlïaire;  que  valent  ses  impres- 
sions (5)  ?  »  —  On  falsifie  jusqu'aux  dépositions  favo- 
rables à  Esterhazy  pour  les  rendre  plus  favorables 
encore.  Quand  Pellieux  dira  :  «  Le  conseil  de  guerre 
n'a  pas  voulu  qu'on  mît  un  innocent  à  la  place  de 
Dreyfus,  coupable  ou  non  16)  »,  Drumont  lui  fait  dire  : 
«  A  la  place  d!un  traître,  c'est-à-dir€  de  l'ex-capitaifle 
Dreyfus   7).  » 

Les  comptes  rendus  rapportent  que  Zola  «st  acclamé 
par  ses  amis  aux  cris  de  :  «  A  bas  l'armée  !  A  bas  la 
France  !  » 


(1)  Procès  Zola,  II,  122,  Pellieux.  —  Pellieux  dit  qu'il  tenait  le 
renseignement  de  d'Orniescheville.  Je  déclarai  immédiatement 
dans  le  Siècle  (19  février)  qu'en  publiant  l'acte  d'accusation,  je 
n'y  avais  apporté  d'autres  modifications  que  de  remplacer  deux 
noms  de  femmes  par  des  initiales,  conformément  aux  règles 
de  la  vieille  courtoisie  française.  Cela  fut  constaté  officielle- 
ment par  le  conseiller  Bard,  rapporteur  de  la  Cour  de  cassa- 
lion,  à  l'audience  du  27  octobre  1898.  'Révision,  3-j.) 

(2)  Petit  Journal  du  12  février  1898. 

(3)  Écho  de  Paris  du  12. 

4)  Libre  Parole  du  12. 

5)  Écho  de  Paris  du  i3. 

(6)  Procès  Zola,  II,  i3,  Pellieux. 
{•j)  Libre  Parole  du  17  février. 


40i  HISTOIRE    DE    I,  AFFAIRE    DREYFUS 

Ainsi  leurrés,  dix  millions  de  lecteurs  concluent,  logi- 
quemenl,  que  Dreyfus  est  le  traître,  Zola  et  ses  témoins 
des  misérables,  que  leur  instinct  patriotique  ne  leur  a 
pas  menti.  Et  nul  moyen  de  les  détromper,  sauf  le  coup 
de  tonnerre  qui  tarde. 

L'étranger  ne  suivait  pas  avec  un  moindre  intérêt 
l'extraordinaire  procès.  Tous  les  journaux  en  étaient 
pleins.  Des  millions  et  des  millions  de  regards  étaient 
fixés  sur  la  scène  où  défilaient  ces  acteurs  qui  jouaient 
leur  honneur  et  leur  vie.  Des  événements  qui,  en  d'autres 
temps,  auraient  passionné  tous  les  esprits,  leurs  propres 
affaires,  ne  les  intéressaient  plus.  Le  drame  français  élait 
devenu  l'affaire  de  l'humanité. 

Beaucoup  d'étrangers  parlaient  maintenant  de  la 
France  comme  dun  pays  qui  ne  se  souciait  plus  ni 
de  la  vérité  ni  du  droit  ;  coup  de  sonde  singulièrement 
révélateur  que  celui  qui  montre  un  tel  abaissement  du 
niveau  intellectuel  et  moral.  Mais  d'autres  admiraient, 
parce  qu'ils  avaient  une  notion  plus  exacte  de  cette 
loi,  aussi  certaine  que  les  lois  des  sciences  exactes,  à 
savoir  que  les  plus  belles  révolutions  —  et  c'en  était  une 
que  cette  irruption  de  la  morale  dans  la  politique  — 
n'ont  jamais  été  entreprises  que  par  une  minorité.  Ce 
n'était  pas  un  peuple  en  décadence  que  celui  qui  se 
déchirait  ainsi,  à  cause  dun  homme,  pour  deux  idées 
également  belles  et  nullement  inconciliables,  bien 
qu'elles  parussent  momentanément  exclusives  l'une  de 
r autre,  la  patrie  et  la  justice  : 

Votre  pays,  disait  un  Italien  à  l'historien  Monod,  est 
un  grand  pays.  Comme  j'y  voudrais  vivre  !  Il  y  a  des  sots 
qui  prétendent  que  la  France  est  avilie  et  déshonorée  ; 
c'est  le  seul  pays  où  il  y  ait  des  héros,  des  gens  qui 
exposent    leur     vie.  leur   réputation,  leur    fortune,  pour 


LE    JLRY  405 

défendre  un  mallieureux  qu'aucun  deux  ne  connaît.  Cette 
lutte  entreprise  d'abord  par  deux  ou  trois  hommes,  abso- 
lument seuls  contre  tous,  sans  s'inquiéter  des  violences  ni 
des  injures  ;  ce  dévouementde  tous  ceux  qui,  en  trois  mois, 
ont  réussi  à  soulever  le  monde  entier  pour  la  cause  de  la 
justice  et  qui  ont  fini  par  réunir  autour  d'eux  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  honnête  et  de  plus  intelligent  parmi  leur  peu- 
ple, comme  c'est  beau  !  Je  serais  fier  d'être  Français  (ti  ! 


II 


Avec  Henry,  la  défense  avait  épuisé  la  liste  des 
témoins  militaires,  Esterhazy  excepté.  Elle  passa  aux 
experts,  aux  savants  et  aux  «  témoins  de  bonne  foi  ». 
Ceux-ci,  qui  ne  connaissaient  aucun  fait  précis,  ren- 
dirent hommage  au  courage  de  Zola. 

Les  uns  (Duclaux,  Ranc,  Anatole  France)  le  firent  en 
peu  de  mots.  D'autres,  à  cette  occasion,  essayèrent  de 
parler  au  cœur  du  peuple.  Jaurès,  dans  une  harangue 
enflammée,  fit  le  procès  du  procès  de  1894,  vicié  par  la 
communication  des  pièces  secrètes,  et  le  procès  du  pro- 
cès de  1898,  vicié  par  une  enquête  dérisoire  et  par  le 
huis  clos  sur  les  expertises.  Cependant  il  est  impossible 
d'arracher  soit  au  Gouvernement,  soit  à  lajustice  l'aveu 
de  la  forfaiture  de  Mercier.  A  la  Chambre,  Mélinc 
répond  :  "  On  répondra  ailleurs.  »  A  la  cour  d'assises, 
défense  de  poser  la  question.  De  telle  sorte  «  qu'un 
pavs  qui  se  croit  libre  ne  peut  savoir  si  la  loi  a  été  res- 
pectée, ni  dans  le  palais  où  l'on  fait  la  loi  ni  dans  le 


(  1  )  Lettre  de  Monod,  du  28  février  1898,  à  mon  frère  Salomon 
Reinach. 


405  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS     . 

palais  où  on  rapplique  «.  Il  prophétisa  la  victoire  d« 
droit,  mais,  «  si  la  vérité  devait  être  vainc-ue,  mieux 
valait  êtfé  vaincu  avec  elle  que  de  se  faire  le  complice 
des  équivoques  et  des  abaissements  (i)  ». 

Séailles,  malade,  envoya  une  noble  déclaration  : 

Comment  j"ai  été  amené  à  signer  la  protestation  ?  Le 
voici  :  Je  venais  de  corriger  une  leçon  de  morale.  J'avais 
dit  à  ces  jeunes  gens  ce  que  tous,  jen  suis  assuré,  vous 
voulez  qu'on  leur  dise  :  que  la  personne  humaine  est  sa- 
crée; que  la  justice  n'est  pas  une  servante  qu'on  sonne 
quand  on  a  besoin  de  ses  services....  Je  suis  rentré  dans 
mon  cabinet.  Un  étudiant  m'a  apporté  une  pétition.  J'ai 
signé.  Notre  enseignement  serait  sans  autorité  si  nous 
n'étions  pas  prêts  à  le  confirmet  papr  nos  actes  (2). 

Il  compara  lacté  de  Zola  "  à  celui  d'un  homme  qui. 
enfermé  dans  une  chambre  où  l'air  devient  étoulTant, 
se  précipite  vers  la  fenêtre  et,  stn  risqpae  de  s'ensan- 
glanter, enfonce  la  vitre  pour  appeler  un  peu  d'air  et  de 
lumière  ». 

Lalânce  eût  v&ulu  dire  en  quelle  estime  il  tenait  les 
Dreyfus,  se^  compatriotes  de  Mulhouse  ;  Delegorgue 
l'en  empêcha. 

Mais  nul,  ni  Séailles,  ni  Jaurès,  ni  aucun  autre, 
n'émut  autant  que  le  vieux  Grimaux  quand  il  raconta 


j)  Procès  Zola,  I.  Sgô,  896.  Jaurès.  —  Il  raconta  incidemment 
quEsterhazy  avait  dit  à  Papillaud.  dans  les  bureaux  de  la 
Libre  Parole  :  «  Lorsque  le  Matin  a  publié  le  fac-similé  du  bor- 
dereau, je  me  ?uis  senti  perdu.  »  1,  891.;  Fapillaud,  avisé  par 
Drumont,  démentit  le  récit  (4i5)  que  Jaurès  maintint  énergi- 
(piemenl.  11  ajouta  que  Papillaud.  d'ailleurs  convaincu  de  la 
cuipnbilité  de  Dreyfus,  avait  dit  à  ses  camarades  de  la  Libre 
Parole  :  "  En  tous  cas,  nous  ne  marclions  pas  derrière  Ester- 
hazV.  ..  '4 18.) 
(2)  Procès  Zola,  I,  181.  Séailles. 


LE    JLRY  407 

(le  quelles  menaces  il  était  l'objet  pour  avoir  mis  son 
nom  au  bas  dune  pétition  à  la  Chambre  en  faveur  de 
la  Revision,  comme  c'est  le  droit  de  tout  citoyen.  Il  était, 
après    Berthelot,    l'honneur   de    la    chimie   française, 
agrégé  de  la  Faculté  de  Médecine,  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences,  professeur  à  l'École  polytechnique, 
et,  de  plus,  républicain  de  vieille  date.  Dès  que  la  pro- 
testation de  Grimaux  lui  eût  été  dénoncée,  Billot  pro- 
posa au   conseil  des  ministres  la  révocation  du  vieux 
professeur.  Toutefois,  le  conseil  hésita,  le  droit  de  péti- 
tion étant  établi  par  la  loi,   et  Billot  remporta  son  dé- 
cret. Mais  les  ennemis  de  Grimaux  s'acharnèrent.  Dru- 
mont  écrivit  que   «  chargé  d'instruire  les  officiers,  il 
était  de  ceux  qui  vilipendent  l'armée  ».  Billot,  aussitôt, 
invita  le  commandant  de  l'École  polytechnique  à  faire 
une  enquête  sur  Grimaux.  Et  ce  grand  savant  dut  aller 
au  rapport,  comme  un  élève  pris  en  faute,   se  justifier 
d'un  tel  reproche  :  «  Je  suis  de  ceux  qui  courent  quand 
les  régiments  défilent...   »   Maintenant,   il  attendait   la 
décision  du  ministre.  Mais,  bien  que  la  révocation,  sus- 
pendue sur  sa  tète,   lui  apparût  comme   un  désastre, 
comme  le  naufrage  précurseur  de  la  mort,  —  son  cher 
professorat  brisé  après  plus  de  vingt  années  d'enseigne- 
ment, et,  dès  lors,   la  perte  de  son  laboratoire,  c'est-à- 
dire  sa  vie  scientifique  perdue,  sa  vie  même,    car   la 
science  était  sa  vie,  et  il  était  trop  pauvre  pour  conti- 
nuer ses   travaux  sans    l'aide  de  l'État,  —  il   refusait 
d'acheter  sa  grâce  par  une  lâcheté. 

«  ^loi,  dit-il,  ne  pas  être  un  patriote?  Le  général 
(commandant  l'École)  m'a  demandé  ma  famille,  mon 
passé  !  «  El  il  raconta  ses  ancêtres,  tous  soldats  et  ma- 
rins, son  père,  vétéran  des  guerres  de  l'Empire,  et  ses 
propres  services,  dans  les  hôpitaux,  «  qui  sont,  pour  les 
médecins  et  les  pharmaciens   des  champs  de  bataille  », 


408  HISTOIRi:    DE    L  AFFAIRE    DHEYFLS 

pendant  la  guerre  de  Crimée  ;  puis,  sur  les  remparts  de 
Paris  pendant  le  siège  :  «  J'ai  été  ensuite  honoré  de 
grandes  amitiés,  de  celle  de  Garabetta.  » 

Une  émotion  l'étranglait  ;  mais  il  continua,  comme 
inspiré,  parce  quillui  restait  encore  à  affirmer,  au  nom 
même  de  son  patriotisme,  de  son  «  chauvinisme  », 
comme  il  disait,  l'innocence  de  Dreyfus  : 

Oui,  c'est  dans  nos  rangs  que  se  trouvent  les  patriotes 
les  plus  éclairés.  Les  vrais  insulteurs  de  l'armée,  cesontces 
journalistes  véreux  qui  accusent  un  ministre  de  la  Guerre 
de  s'être  vendu  So.ooo  francs  à  un  syndicat  juif!  Ces  in- 
sulteurs de  l'armée,  ce  sont  les  héros  de  la  peur,  qui  vous 
disaient  au  commencement  de  l'Affaire:  «Laissez  l'innocent 
soutTrir  un  supplice  immérité,  plutôt  que  d'éveiller  les  sus- 
ceptibilités d'une  puissance  étrangère  !  » 

Quoi  !  nous  avons  une  armée  de  deux  millions  d'hommes, 
la  nation  tout  entière  [tour  défendre  le  pays  avec  vingt 
mille  ofliciers  instruits,  travailleurs,  prêts  à  verser  leur 
sang  sur  le  champ  de  bataille,  vingt  mille  officiers  qui, 
pendant  la  paix,  nous  préparent  des  armes  perfectionnées, 
et  nous  aurions  peur  ! 

L'armée,  qui  ne  compte  pas  [)armi  elle  un  frère,  un  fils, 
un  parent,  un  ami?... 

Ma  conviction  s'affirme  de  plus  en  plus.  Les  injures, 
les  menaces,  la  révocation,  rien  ne  me  touchera;  la  vérité 
m'a  revêtu  d'une  impénétrable  cuirasse... 

Le  vieillard,  à  la  sortie  de  l'audience,  rencontra  un 
jeune  officier  qu'il  connaissait  de  longue  dats,  qu'il 
avait  reçu  chez  lui;  il  lui  tendit  la  main;  l'officier,  en 
uniforme,  la  refusa  (i).  Puis,  dans  les  couloirs,  sur  les 
marches  du  Palais  de  justice,  il  fut  hué. 

(1)  Le  lieutenant  Hoursl.  (Temps.  Gaulois,  etc.) 


LE    JIRY  409 

Après  sa  déposition,  il  s'était  approché  de  Zola,  lui 
avait  serré  la  main.  C'était  la  première  fois  qu'il  le 
voyait.  L'avant-veille,  Picquart  s'était"  présenté  à  Zola. 
Étrange  Syndicat  ! 

Des  hommes  comme  Grimaux  avaient  trop  vécu.  Il 
appartenait  à  une  génération  encore  frémissante  de  la 
Révolution,  qui  avait  gardé  du  citoyen  un  idéal  su- 
perbe et  qui  ne  comprenait  ni  la  France  ni  l'armée  sans 
la  justice.  Or,  la  terre  fatiguée  ne  produisait  plus  de 
tels  hommes,  puisque  les  uns  l'insultaient  et  que  les 
autres,  les  meilleurs,  l'admiraient  comme  un  héros 
quand  il  pensait  avoir  accompli  simplement  un  élémen- 
taire devoir. 


III 


Point  de  bon  drame  sans  bouffons.  Shakespeare  a 
<es  clowns  ;  il  appelle  clowns  les  fossoyeurs  dHamlet. 
On  entendit  Bertillon. 

Les  révisionnistes  étaient  fort  suspects  de  l'avoir  dif- 
famé. Son  premier  mot  fut  qu'il  n'avait  nulle  confiance 
dans  les  expertises,  que  ses  preuves  étaient  scienti- 
fiques, non  graphiques,  et  que  <(  le  bordereau  obéit  à 
un  rythme  géométrique  dont  l'équation  se  trouve  dans 
le  buvard  du  premier  condamné  (i)  ».  «  On  peut  réta- 
blir l'écriture  de  Dreyfus,  avec  ce  buvard.  Je  le  ferai, 
si  on  le  désire.  » 

Labori,  comme  on  peut  croire,  lui  dit  qu'il  ne  sou- 
iiailait  rien  tant  et  mit  à  sa  disposition  un  tableau  noir. 
Mais    Bertillon  répliqua   qu'il   ne  pouvait  opérer  sans 

(ij  Procès  Zola,  I,  ^oti,  Bertillon. 


410  HISTOIRE    DE    LAI-IAIHE     DREYFUS 

<(  les  pièces  de  conviclion  qui  avaient  été  saisies  au 
domicile  de  Dreyfus  et,  notamment,  deux  lettres  de 
^lathieu,  lune  sur  une  émission  d'obligations,  l'autre 
sur  des  fusils  de  chasse  (i  !  ». 

La  stupeur  augmenta  quand  Labori  sortit  le  fameux 
diagramme  de  Bertillou,  «  l'arsenal  de  l'espion  léné- 
breusement  conseillé  ».  On  attendait  un  désaveu.  11  se 
rengorgea,  sétonna  seulement,  comme  d'une  déloyauté, 
«  que  le  fac-similé  n'eût  pas  reproduit  un  point  très 
important  :  le  point  du  buvard  ».  On  lui  dit  qu'il  pour- 
rait lui-même  faire  la  correction  :  «  Où  faut-il  placer  le 
point?  Dans  l'arsenal?  dans  les  tranchées  ?  <>  Il  y  avait 
encore,  sur  le  plan,  des  flèches  et  un  cœur.  Et  comme 
l'auditoire  tout  entier  avait  passé  subitement  de  la 
colère  à  une  gaîté  folle,  il  se  fâcha,  ahuri  et  solennel,  car 
l'aflaire  était  sérieuse,  son  système  infaillible  :  «  On 
verra  après  ma  mort,  au  point  de  vue  historique  (2).  » 
Les  généraux  eux-mêmes  ricanaient,  oubliant  que 
l'Etal-Major  avait  proclamé  que  cet  aliéné  était  «  un 
grand  savant  »  :  «  Quel  âne  !  »,  s'écria  l'un  deux  (3). 

Bertillon,  à  l'audience  suivante  (4),  ne  rapporta  pas 
les  pièces  du  buvard,  non  qu'elles  lui  eussent  été,  dé- 
clara-t-il,  refusées  par  le  ministre  de  la  Guerre,  mais 
parce  «  qu'il  n'était  qu'un  témoin  qui  n'était  pas  chargé 
de  faire  des  commissions  et  qu'il  avait  consulté  la  situa- 
tion ».  «  Vous  eussiez  mieux  fait,  observa  Albert  Cle- 
menceau, de  consulter  le  ministre  ou  le  préfet  de  police». 
En  tout  cas,  n'ayant  pas  les  pièces,  il  ne  pouvait  pas  faire 


(i)  Procès  Zola,  ^iD,  Berlillon.  —Voir  t.  I,  809. 

(2)  Bataille.  23-2:  coaipte  rendu  analytique  du  Peiit  Temps  r 
celle  phrase  fut  supprimée  par  Beilillou  lui-même  au  compte 
rendu  sténoeraphique. 

f3)  Séverine,  107. 

(4/1  i3  février  1S98.    Procès  Zola,  l,  4^0,  423,  ^-i?*,  etc.) 


LE    JLRY  m 

sa  démonstration  (qui,  dailleurs,  eût  demandé  plusieurs 
séances),  et  il  ne  parlerait  pas  davantage  du  dia- 
gramme. Il  s'était  décidé,  en  effet,  «  à  s'abriter  à  l'ave- 
nir derrière  l'arrêt  de  la  Cour  qui  défend  de  parler  de 
l'affaire  Dreyfus  ". 

Delegorgue  lui-même  trouva  que  Berlillon  exagé- 
rait :  «  On  vous  demande  si  vous  avez  des  pièces  ?  — 
C'est  reparler  de  l'Affaire.  —  Dans  le  cas  cù  il  y  aurait 
un  autre  traître,  vous  serviriez-vous  du  même  système  ? 
—  Cela  a  rapport  à  l'Affaire.  »  Et  dix  fois  il  fit  la  même 
réponse,  accusant  les  avocats  de  le  «  tourmenter»  ;  et, 
tantôt  il  secouait  la  barre,  tantôt  il  levait  les  bras  au 
ciel  ;  surtout,  comme  le  personnage  de  la  comédie,  il 
aurait  bien  voulu  s'en  aller. 

Les  avocats  prolongèrent  à  plaisir  cette  pitoyable 
exhibition,  afin  qu'on  vît  bien  à  quels  maniaques  Drey- 
fus avait  été  livré,  à  Du  Paty.  puis  à  Bertillon. 

Un  rictus  tordait  son  masque  de  faux  savant  ;  il  sentait 
que  son  refus  de  s'expliquer,  après  avoir  promis  tant  de 
merveilles,  le  couvrait  de  honte;  pourtant,  il  s'obstina, 
bien  que  blessé  cruellemeut  dans  son  amour-propre. 
Comme  tous  les  fous,  il  croyait  à  son  système.  Il  essaya 
de  donner  à  entendre  que  sa  démonstration  eût  été  trop 
terrible  :  «J'éprouve  des  bouillonnements  intérieurs...' 
Comprenez  donc  que  ma  situation  est  pénible  1  »  Le 
président  traduisit  :  «  Mettons  que  le  témoin  ne  veut 
pas  parler.  »  Alors,  il  se  mit  en  colère  :  «  Je  ne  brûle 
que  d'une  chose,  c'est  de  faire  connaître  ma  déposition. 
Mais  j'ai  mille  obstacles  qui  s'y  opposent...  Alors,  de 
temps  en  temps,  la  digue  se  rompt!  »  Puis,  il  reprenait 
son  silence  d'augure,  se  balançait  "  comme  la  Pythie 
sur  son  trépied  (i)  >^. 

(i)  Varennes,  Aurore  du  i4  février  1898. 


412  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Clemenceau,  Delegorgue  lui-même  échouèrent  à  en 
tirer  autre  chose  que  des  sottises  sibyllines  :  que  «  c'était 
tic  récriture  courante  et  que  cela  n'en  était  pas;  —  qu'il 
y  avait  là  dedans  des  quiproquos  ;  —  que  c'était  une 
atîaire  toute  spéciale,  particulièrement,  absolument  spé- 
ciale ».  «  En  mon  âme  et  conscience,  il  est  impossible 
que  le  bordereau  soit  de  la  main  d'Esterhazy.  >. 

Il  s'enfuit  sous  les  huées.  «  Voilà,  dit  Labori  aux  jurés, 
l'accusation  de  i8ç4  ;  il  y  a  une  charge  :  le  bordereau  ; 
et  voilà  l'expert,  le  principal  expert  !  » 

Il  avait  dit  encore  à  Yves  Guyot  que  l'écriture  de 
Dreyfus  était  dextrogyre,  celle  du  bordereau  sinistro- 
gyre  ;  par  conséquent,  le  bordereau  était  de  Dreyfus, 
car  le  traître  avait  changé  son  écriture  de  sens,  «  ce 
que  1  expert  avait  reconnu  à  certaines  contractions  de 
la  plume  !  i  )  ».  Guyot  en  déposa. 

D'autre  part,  dès  qu'Esterhazy,  en  novembre,  était 
entré  en  scène,  Bertillon  avait  écrit  à  BoisdelTre  que 
'<  celait  l'homme  de  paille  choisi  par  la  famille  de 
Dreyfus  pour  attirer  l'atïaire  sur  le  plus  mauvais  ter- 
rain 2)  .)  ;  en  d'autres  termes,  que  les  juifs  l'avaient 
payé  pour  imiter  l'écriture  du  bordereau.  On  sait  que 
cette  idée  de  génie  lui  était  venue,  avec  la  rapidité  de 
l'éclair,  le  jour  où  Picquart  lui  montra  un  premier 
échantillon  de  l'écriture  d'Esterhazy,  mais  sans  le 
nommer  (3).  Tout  de  suite,  il  avait  pressenti  la  machi- 
nation. Et  il  ne  voulait  pas  démordre  de  son  système. 
S'il  avait  parlé,  c'eût  été  pour  proclamer  ce  qu'il  avait 
dit  en  confidence  à  Boisdeffre,  qu'Esterhazy  était  «  un 


Il  Procès  Zola,  I,  44i»  Yves  Guyot. 

'•->;  Lellre  du  i8  novembre  1897,  à  Boisdeffre.    Rennes,  II,  871, 
Berlillon). 
'3)  Voir  t.  II,  291. 


LE    JLRV  413 

misérable  (ij  »,  payé  par  les  Dreyfus.  Le  procès  se  fûl 
effondré.  Voilà  pourquoi  il  avait  reçu  Tordre  de  se 
taire  ;  il  avait  obéi  et  s'en  rongeait. 

Teyssonnières  bouffonna  à  son  tour,  mais  aussi  pro- 
lixe que  Bertillon  avait  été  muet.  Lui  aussi,  il  ne  croyait 
pas  à  la  graphologie,  «  sabre  de  M.  Prudhomme  »,  mais, 
ayant  appartenu  à  l'administration  des  Ponts  et  Chaus- 
sées et,  dès  lors,  «  se  connaissant  un  peu  en  mathéma- 
tiques »,  ayant,  en  outre,  été  «  vingt-cinq  fois  médaillé 
comme  artiste  graveur  »  et  «  pouvant,  même  vues  de 
dos.  dessiner  et  donner  la  physionomie  de  certaines 
personnes  »,  il  avait  inventé  d'appliquer  aux  expertises 
en  écritures  <<  le  principe  des  figures  semblables,  c'est- 
à-dire  celles  dont  les  angles  sont  égaux  et  les  côtés  pro- 
portionnels ».  C'est  par  ce  système  qu'il  avait  convaincu 
les  juges  de  189^  ;  «  il  avait  lu  dans  leurs  yeux  que  sa 
démonstration  les  touchait  énormément  ». 

Il  raconta  ensuite  ses  malheurs,  que  le  général  Rau 
avait  menacé  de  le  faire  arrêter,  sans  qu'il  sût  pourquoi, 
et  que  Crépieux-Jamin  avait  essayé  de  le  corrompre,  en 
1897,  trois  ans  après  la  condamnation  de  Dreyfus,  en 
lui  disant  :  "  Votre  expertise  de  1894  eût  pu  vous  rap- 
porter cent  mille  francs  (2).   > 

Drumont  célébra  l'honnête  homme  qui  n'avait  pas 
voulu  se  vendre  aux  juifs.  Il  avait  professé  autrefois  une 
grande  admiration  pour  Crépieux  ;  depuis  que  le  gra- 
phologue de  Rouen  avait  refusé  d'attribuer  le  bordereau 
à  Dreyfus,  c'était  le  dernier  des  misérables.  Et,  comme 
Crépieux  de  son  métier  était  dentiste,  sa  pieuse  clientèle 
l'avait  abandonné,  la  canaille  avait  brisé  ses  carreaux: 


(1)  Rennes,  II,  871,  Bertillon  :  »  Esleihazy  ei?t  un  homme  de 
paille  :  cesl  un  misérable,  et  je  l'ai  dit  depui?  le  commence- 
ment. » 

(2)  Procès  Zola,  I.  44=^  ^t  suiv.,  Teyssonnières. 


4U  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

frappé  à  la  fois  dans  ses  intérêts  et  dans  son  honneur, 
il  avait  été  lobje.t  de  telles  tracasseries  que,  par  pru- 
dence, il  avait  refusé  à  Zola  de  témoig'ner  comme  eX' 
pert  à  son  procès.  Cependant  il  accourut  à  Paris,  dès 
qu'il  connut  les  calomnies  de  Teyssonnières,  Delegorgue 
l'autorisa  à  déposer  et  il  convainquit  son  ancien  ami 
-d'imposture  (i). 

On  dira  que  ces  misères  ne  sont  pas  de  la  dignité  de 
l'histoire.  11  n'en  est  rien.  11  y  avait  en  France,  à  cette 
époque,  des  milliers  et  des  milliers  d'individus  que  para- 
lysait la  terreur  dètre  traités  à  leur  tour,  s'ils  laissaient 
parler  leur  conscience,  comme  le  fut  Crépieux.  Ils 
avaient  femme  et  enfants;  et  il  faut  manger.  C'est 
ainsi  que  les  catholiques  de  l'école  de  Drumont,  qui  est 
une  très  vieille  école,  exerçaient  la  propagande  pour 
leurs  idées. 

Teyssonnières  commit  une  autre  vilenie.  Il  devait 
beaucoup  à  Trarieux  qui  l'avait  f^it  rétablir  sur  la  liste 
des  experts,  et,  l'autre  jour  encore,  à  la  barre,  il  protes- 
tait que  sa  reconnaissance  ne  finirait  qu'avec  sa  vie. 
Or,  le  soir  même,  il  porta  à  Drumont  un  article  anonyme 
où  Trarieux  et  Scheurer  étaient  accusés,  à  leur  tour, 
d'avoir  cherché  à  le  corrompre  (2). 

Les  deux  sénateurs  1  accablèrent  de  leur  mépris  à  l'au- 
diencedu  lendemain  (3).  11  avoua  sa  turpitude,  se  rétracta 
et  disparut. 


(1)  Procès  Zola,  I,  490  et  s^uiv.,  Crépieux. 

(2)  Ihid.,  II,  25  :  «  Labori  :  Est-ce  M.  Teyssonnières  qui  a 
livré  à  la  Libre  Parole  une  lettre  de  M.  Trarieux?  —  Teys-son- 
nières  :  Oui.  »  —  Il  convint  également  qu'il  avait  fourni  les 
éléments  de  l'article. 

(3)  Ibkl.,  II,  23,  Scheurer:  33,  Trarieux.  —  Selon  Teysson- 
nières, Scheurer  lui  aurait  montré  le  11  juillet  1897  des  spé- 
cimens de  l'écriture  d'Esterhazy  (1,  448)-  Scheurer,  alors,  ne 
•connaissait   même  que  le   nom  d'Esterhazy,   etc.  —  Teysson- 


LE    JLRY  415 

Les  trois  autres  experts  de  1894  déposèrent  en  quel- 
ques mots  :  Charavay,  dont  la  conscience  éprouvait 
déjà  quelque  trouble,  dit  seulement  «  qu'il  ne  condam- 
nerait jamais  un  homme  sur  une  expertise  d'écriture  », 
Gobert  et  Pelletier  qu'ils  maintenaient  leurs  conclu- 
sions d'autrefois. 

Puis  Couard,  Belhomme  et  Varinard  refusèrent  solen- 
nellement de  répondre.  Leur  rapport  avait  été  •  pro- 
duit au  huis  clos  du  procès  d'Eslerhazy  ;  ce  huis  clos 
était  inviolable.  Couard,  d'une  vojx  de  stentor,  jura 
«  qu'il  était  impossible  à  quiconque  agirait  honnêtement 
de  ne  pas  arriver  à  la  même  conclusion  que  lui  ».  Mais 
le  secret  professionnel  lui  fermait  la  bouche. 

Cependant,  ils  avaient  causé  avec  les  journalistes. 
Varinard  leur  avait  déclaré  «  que  le  papier  du  borde- 
reau était  certainement  de  fabrication  allemande  (1)  ». 


IV 


La  journée  des  experts  avait  été  mauvaise  pour 
l'Etat-Major  ;  celle  des  savants  fut  désastreuse.  Ce  fut, 
-après  la  démonstration  par  l'absurde,  la  démonstration 
parla  raison. 

Les  témoins  (membres  de  l'Institut,  archivistes  paléo- 
graphes, professeurs  au  Collège  de  France,  à  l'École 
des  Chartes,  à  l'École  des  Hautes-Études,  etc.)  établi- 
rent forte lUent  : 

nières  fut  conrhimné,  plus  lard,  pour  avoir  faussenient*allnbué 
à  un  sieur  Laboysse  un  écrit  qui  émanait  dun  tiers.  (Tribunal 
<lu  Blanc,  9  janvier  1901.) 

(1)  Petit  Temps  du  i5  janvier  1898.  —  D'autre  part,  VÉcho  de 
Paris  affirmait  que  ce  papier  venait  des  bureaux  du  service 
géographique  (3o  janvier). 


416  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

1°  Qu'il  était  absurde  de  prétendre  que  les  fac-similés 
ressemblaient  à  des  faux  ou,  comme  le  répétaient  les 
journaux,  que  ce  fussent  des  faux  (i)  ;  il  peut  se  pro- 
duire, du  fait  de  l'impression  ou  du  clichage,  quelque 
différence  dans  l'épaisseur  des  traits  ;  maislallure  géné- 
rale de  l'écriture  ne  peut  être  changée  ;  les  lettres  carac- 
téristiques fie  double  5)  ne  peuvent  être  interverties  (2  . 

2"  Que  l'écriture  du  bordereau  est  identique  à  celle 
dEsterhazy  (3)  ;  tous  les  idiotismes,  toutes  les  formes 

(1  Procès  Zola,  I,  499-  Paul  Meyer,  meniljre  de  llnstitut, 
directeur  de  lÉcole  des  Charles;  I,  Soj,  Auguste  Molinior. 
professeur  à  l'École  des  Chartes  ;  I,  54i,  Havet,  membre  do 
llnstitut,  professeur  au  Collège  de  France  ;  II,  92,  Giry,  membre 
(le  l'Institut,  professeur  à  lÉcole  des  Chartes  et  à  l'Ecole  des 
Hautes  Études.  —  De  même,  Crépieux-Jamin  (I,  490)  et  Tevs- 
sonnières  I,  49*2  • —  Lii  groupe  d'archivistes  paléographes,  Las- 
leyrie,  député,  A.  de  Barthélémy,  Delaborde.  Funck-Brenlano. 
Loth,  etc.,  protestèrent,  par  une  lettre  publique,  <.  qu'il  était 
indispensable  de  recourir  aux  originaux...  On  prétendait  tirer 
des  conclusions  de  reproductions  dont  on  n'a  pu  contrôler  la 
sincérité  et  qui  sont  trop  grossières  pour  qu'on  y  puisse  trou- 
ver les  éléments  indispensables  pour  se  faire  une  opinion  rai- 
sonnée.  »  [Éclair  du  lii  février.  —  Paul  Meyer,  Giry  et  Auguste 
Molinier  ripostèrent  qu'ils  regrettaient,  sans  doute,  de  n'avoir 
pas  à  leur  disposition  l'original  du  bordereau.  «  Mais  M.  de 
Lasteyrie  sait  comme  nous  que  l'existence  des  originaux  est 
un  fait  exceptionnel  et  que  la  critique  n'est  pas  désarmée 
par  leur  absence.  »  Ils  rappelèrent  le  travail  de  Julien  Havet 
sur  les  lettres  de  Gerbert  (Sylvestre  II,  dont  les  originaux 
avaient  depuis  longtemps  disparu  ;  nul  ne  contesta  les  décou- 
vertes d'Havet  qui  avait  pu  reconstituer  el  interpréter,  sur  de 
médiocres  dessins  du  xvn'^  siècle,  celle  écriture  chiiTrée  du  x''. 
—  Gaston  Paris  déclara  que  Meyer,  Giry  et  Molinier  avaient 
procédé  «  avec  toute  la  prudence,  la  circonspection  et  la 
méthode  qu'on  pouvait  attendre  d'eux...  Meyer,  c'est  le  cri- 
tique par  excellence:  on  ne  j>eut  lui  reprocher  que  d'être  trop 
difficil»  en  fait  de  preuves.  »  {Temps  du  24  février.) 

(2  Procès  Zola.l,  5i4,  Emile  Molinior.  archiviste  paléographe, 
conservateur  au  musée  du  Louvre. 

3)  Ibid.,  I,  5oo,  Paul  Meyer;  54i,  Havet:  II,  9^.  Giry;  II,  loo, 
Héricourl,  chef  adjoint  du  laboratoire  de  physiologie  à  la 
Faculté  de  Médecine. 


LE    JURY  417 

physiologiques  dEsterhazy  s  y  retrouvent  (i),  ainsi  que 
la  même  disposition  des  mots  et  la  même  direction  des 
lignes  (2)  ;  un  érudit,  découvrant  dans  un  volume  de  la 
Bibliothèque  nationale  l'original  du  bordereau  et  une 
lettre  dEsterhazy,  serait  disqualifié  s'il  ne  disait  pas 
que  le  bordereau  et  la  lettre  sont  delà  même  écriture, 
sont  de  la  même  main  (3j  ; 

3"  Que  l'écriture  du  bordereau  est  courante,  sans 
hésitation  (4)  ;  elle  est  fantaisiste  comme  celle  d'Es- 
terhazy  et  comme  elle  dextrogyre  ;5)  ;  Ihypothèse  du 
calque  se  heurte  à  l'impossibilité  d'avoir  sous  la  main 
des  uiots  rares  (Madagascar,  hydrauliques)  (6)  ;  il  n'y 
a  jamais  superposition  absolue,  dans  le  bordereau, 
entre  les  mêmes  syllabes  (7)  ; 

4"  Que  le  style  du  bordereau  et  celui  dEsterhazy  pré- 
sentent les  mêmes  caractéristiques  (8)  ;  on  remarque 
dans  les  lettres  d'Esterhazy  et  dans  le  bordereau  les 
mêmes  haljitudes,  la  même  minutie  orthographiques 
—  accents,  traits  d'union  (9),  —  les  mêmes  tournures 
incorrectes  et  impropres  ;  les  mots  y  sont  souvent  em- 
ployés dans  un  sens  étranger  (10). 

Enfin,  à  la  même  audience,  on  eut  communication  de 
la  déposition  de  M'"*"  de  Boulancy  devant  Bertulus. 
Elle  y  déclarait  que  les  fameuses  lettres  d'Esterhazy 
étaient  authentiques,   celle  du    <>    L  hlan  "   comme   les 


(1)  Procès  Zola,  1,  5oS,  Auguste  .Molinier;  II,  94,  9Ô,  Gii\v. 

(2  II,  71,  72,  Moriaud.  profe:«seur  à  l'Université  de  Genève. 

(3)  I,  014,  Emile  Molinier. 

(4;  I,  507,  Auguste  Molinier:  II,  97.  Iléricourt. 

(.5   II,  73,  Moriaud  :  II,  9G,  Hérioourt. 

(6)  I,  547,  Ilavel:  II,  98.  Giry  ;  99,  Héricourt. 

(7)  I,  547,  Havet  :  II,  70,  Moriaud  ;  99,  Héricourt. 
(8;  I,  547,  Ilavet. 

;9  I,  543,  Havel:  II,  98,  Giry. 
(10;  I,  544:  040,  Havet. 

27 


418  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

autres  ;  quelle  en  possédait  d'autres  qui  ne  contenaient 
pas  de  moindres  injures  contre  l'armée  et  contre  la 
France  ;  qu'Esterliazy  les  lui  avait  maintes  fois  récla- 
mées, mais  qu'ayant  été  traitée  de  faussaire,  elle  enten- 
dait rester  armée  de  toutes  pièces  (i). 

Albert  Clemenceau  cita  quelques  passages  de  ces 
lettres  inédites  :  «  Le  général  Saussier  est  un  clown  et, 
chez  eux,  les  Allemands  le  mettraient  dans  un  cirque  ; 
si  les  Prussiens  arrivaient  jusqu'à  Lyon,  ils  pourraient 
jeter  leurs  fusils,  en  gardant  seulement  leurs  baguettes 
pour  chasser  les  Français  devant  eux.  » 

L'authenticité  de  ces  lettres  était  si  criante  cjue  la 
Cour  refusa  d'ordonner  un  supplément  d'information, 
mais  sous  l'extraordinaire  prétexte  «  qu'il  serait  sans 
résultat  »,  que  M""*^  de  Boulancy  refuserait  de  ré- 
pondre 12I.  Esterhazy  avoua  (3). 

L'État-Major  sentit  passer  le  vent  de  la  défaite  (4)  ; 
Pellieux  se  jeta  dans  la  mêlée. 


V 


Il  avait  pris,  depuis  quelques  jours,  le  commandement 
des   témoins  militaires  et  celui   de  l'audience,  parlait 

'1)  Procès  Zola,  I,  5io. 

(2)  Ibid.,  II.  4. 

(3;  Figaro  du  17  février  1898  :  «  Cetlre  lettre  date  de  1881  ;  je 
venaiJi  de  visiter  Lyon  que  je  trouvais  déplorablement  préparé 
à  la  défense.  ■>  —  Pour  la  phrase  sur  le  général  Saussier  :  «  Je  l'ai 
mise  dans  une  de  mes  lettres,  mais  en  la  donnant  comme  une 
citation.  » 

(4)  Mathieu  Dreyfus  sut  alors,,  par  un  photographe  qui  s'était 
mis  en  rapport  avec  les  jurés,  que  la  majorité  inclinait,  à  ce 
moment  précis,  versl'acquittement.  —  Pellieux  [Gaulois  du  2  sep- 
tembre i8y8)  et  Tézenas  eurent  le  même  renseignement.  (Ester- 
hazy, Dép.  à  Londres  (Éd.  de  Bruxelles,  80.) 


LE    JURY  419 

en  chef ,  sentait  sa  force  et,  tout  de  suite,  en  avait  usé. 

On  a  vu  que  Gonse,  dans  laudience  où  Henrv  fil  son 
coup  d'éclat,  avait  dit  de  Picquarl  :  «  Il  est  susceptible 
de  très  bien  faire  son  service  dans  l'avenir,  s'il  le  veut.  » 
Fallacieuses  ou  non,  ces  paroles  de  paix  indignèrent 
lÉtat-Major.  Gonse  fut  invité  à  les  retirer.  11  vint 
donc  à  la  barre,  mais  trois  jours  après  (i),  pour  expliquer 
que  la  sténographie  l'avait  mal  reproduit.  C'avait  été 
son  sentiment,  autrefois,  que  Picquart  serait  suscep- 
tible de  redevenir  un  bon  officier  ;  mais  il  ne  le  croyait 
plus.  Il  protesta,  par  la  même  occasion,  que  l" État- 
Major  n'avait  pas  fait  parvenir  le  document  libérateur  à 
Esterhazy  comme  un  «  cordial  (2)  »  :  «  La  photographie 
a  passé  par  les  mains  de  Picquart,  d'Henry,  de  Gribelin, 
et  par  les  miennes.  Je  connais  Henry,  j'en  réponds 
comme  de  moi  ;  il  en  est  de  même  de  Gribelin.  »  Dès 
lors,  c'était  bien  la  dame  voilée,  l'amie  de  Picquarl,  qui 
avail  livré  le  document  à  Eslerhazy. 

Le  terrain  ainsi  déblayé,  Pellieux  alla  de  l'avant. 

Il  ouvrit  le  feu,  franchemenl,  par  une  véhémente  plai- 
doirie (3)  en  faveur  d'Esterhazy  avec  qui,  tous  ces  jours, 
on  l'avait  vu  conférer. 

L'attribution  du  bordereau  à  Esterhazy  par  tant  de 
savants  avail  beaucoup  porté.  Mais  comment  les  ré- 
futer ? 

Plusieurs,  qui  n'étaient  nullemsnt  révisionnistes, 
s'étaient  étonnés  de  l'altitude  des  experts  qui,  ayant 
conclu  devant  le  conseil  de  guerre  en  faveur  d'Esterhazy, 
avaient  refusé  d'indiquer  au  jury  leurs  arguments.  Gela 
n'intéressait  pourtant  pas  la  Défense  nalionale  ! 

Pellieux,   lui-même,    avail    dit  à  plusieurs  reprises 

(1)  Procès  Zola,  I,  488  (i5  février  i898). 

{■>)  C'est  ce  qu'avait  dit  Jaurès. 

(3,1  16  lévrier.  —  Procès  Zola,  II,  8  et  suiv. 


420  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

qu'il  avait  été  absolument  opposé  au  huis  clos,  que  la 
sécurité  du  pays  ne  dépendait  pas  de  ce  mystère.  Il  sa- 
vait, d'autre  part,  que  lEtal-Major  avait  interdit  aux 
trois  experts  de  rien  révéler  de  leurs  conclusions.  Évi- 
demment, il  s'inclina  devant  la  raison  très  politique  de 
cette  défense  :  à  savoir  que  la  contradiction  entre  l'ex- 
pertise de  1894  (le  bordereau  est  de  lécriture  de  Dreyfus) 
et  l'expertise  de  1897  (le  bordereau  est  de  l'écriture 
d'Esterhazy,  mais  décalquée  par  Dreyfus),  c'était  un  fait 
nouveau,  suffisant,  à  lui  seul,  pour  faire  ordonner  la 
re  vision . 

Il  se  borna  donc  à  décocher  quelques  épigrammes  aux 
«  experts  amateurs  »  qui  n'avaient  travaillé,  au  con- 
traire des  «  experts  jurés  »  que  sur  des  fac-similés  (i). 
Mais  cette  question  d'écriture,  sujette  à  controverse, 
est  «  secondaire  ».  Éternellement,  les  uns  et  les  autres 
récuseront  les  expertises  défavorables  à  leur  thèse, 
vanteront  les  autres.  Il  va  prouver,  «  pièces  en  mains  », 
que  l'auteur  du  bordereau  est  un  artilleur,  attaché'au 
ministère  delà  Guerre,  et  qu'en  tout  cas  ce  ne  peut  être 
Esterhazy. 

On  avait  le  bordereau,  l'écriture  d'Esterhazy,  celle  de 
Dreyfus  :  c'était  tout  le  procès.  On  n'avait  pas  les  notes 
du  bordereau,  on  n'en  savait  que  les  titres  :  c'était 
linconnu.  La  stratégie  de  Pellieux  consista  à  transporter 
dans  les  airs,  où  l'on  se  bat  à  coups  d'hypothèses,  le 
combat  trop  dangereux  en  terre  ferme. 

Il  reprit  d'ailleurs,  tout  simplement,  le  vieux  système 
d'Esterhazy  et  d'Henry.  Fantassin  et  dans  la  troupe, 
Esterhazy  eût   été    incapable   d'écrire   une  seule   des 


(1)  Procès  Zola,  II,  4*>,  Pellieux:  "  Je  vous  déclare  que  je  re- 
grette i>lu>  que  personne  qu"on  ne  puisse  pas  entendre  ici  les 
dépositions  des  experts  du  procès  Esterhazy  ». 


LE    JURY  421 

fameuses  notes  dont  les  sujets  étaient  essentiellement 
secrets.  Et  il  ajouta,  avec  une  effronterie  merveilleuse 
d'affirmation,  que  ces  sujets  étaient  inconnus  de  lui- 
même,  "  tout  général  qiiil  fût  et  ancien  chef  dÉtat- 
Major  dun  corps  d'armée  ». 

Ainsi,  à  cette  heure,  il  ne  savait  encore  rien  du  "  frein 
iiydraulique  du  120  »,  et,  lui,  qui  avait  assisté  aux 
grandes  manœuvres  de  1895  et  de  1897,  il  pouvait  jurer 
Cl  qu'il  était  impossible,  absolument  impossible,  d'y 
voir  le  fonctionnement  de  cette  pièce  ».  Il  avait  assisté 
aussi  à  des  écoles  à  feu  :  «  J'en  appelle  à  tous  nos  cama- 
rades de  l'armée  :  jamais  un  officier  d'infanterie  n'a  vu 
lirer  le  canon  de  120  !  » 

Où  30ulez-vous  qu'Esterhazy  ait  su  qu'il  y  avait  des  mo- 
(lilications  proposées  aux  formations  de  l'artillerie  ?  Il  n'y 
a  pas  d'artillerie  en  garnison  à  Rouen...  Comment'aurait-il 
pu  savoir,  à  Rouen,  que  l'expédition  de  Madagascar  se 
ferait  avec  le  concours  de  l'armée  de  terre  ?  Il  n'en  avait 
été  question  nulle  part,  sauf  au  ministère  de  la  Guerre... 
Rien  de  plus  secret  cjue  les  troupes  de  couverture.  Com- 
ment voulez-vous  qu'Esterhazy  sache  qu'il  y  a  un  nouveau 
plan  de  mobilisation  en  élaboration  au  ministère  de  la 
Guerre"?  Il  faudrait  qu'il  y  eût  un  complice  (1). 

Or,  tout  cela,  Dreyfus,  artilleur  et  officier  d'État- 
Major,  le  pouvait  savoir  ;  il  le  savait  certainement,  et  il 
avait  eu  à  sa  disposition  le  fameux  manuel.  En  vain 
Picquart  a  cherché  à  suborner  un  ancien  secrétaire 
d'Esterhazy  pour  lui  arracher  qu'il  avait  copié  ce  petit 
livre  pour  son  chef.  Ce  soldat  a  refusé  de  mentir.  Même 


(1)  Procès  Zola,  II,  109,  Gonse:  «  Les  troupes  de  couverture  ? 
Il  n'y  a  rien  de  confidentiel  là-dedans,  x  —  Sur  linexf ctitude 
llagrante  des  assertions  de  Pellieux,  voir  t.  II,  100  et  suiv. 


422  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

un  officier.  '  qui.  par  hasard,  s'est  trouva  être  israélite  », 
a  été  obligé  de  reconnaître  qu'il  n'avait  pas  fourni  le 
manuel  à  Esterhazy.  mais  un  autre  règlement  «  qui  se 
trouve  dans  le  commerce    1 1  ». 

Après  avoir  démontré  ainsi  que  le  bordereau,  qui 
était  d'Esterhazy,  ne  pouvait  pas  être  d'Esterhazy  et 
qu'Eslerhazy,  qui  avait  rédigé  les  notes  du  bordereau, 
ne  pouvait  pas  en  être  l'auteur,  Pellieux  appliqua  la 
même  méthode  à  la  question  du  petit  bleu.  «  L'attaché 
militaire  dune  grande  puissance  étiangère  ne  pouvait 
pas  correspondre  avec  un  de  ses  agents  par  carte  télé- 
gramme »,  —  alors  que  c'était  le  mode  usuel  de  com- 
munication entre  Schwarzkoppen  et  Esterhazy  (2)  : 

Une  carte,  déjjosée  chez  le  concierge,  qui  peut  être  ou- 
verte par  le  concierge,  par  un  domestique  !  C'est  trop  naïf  .. 
Comment  cette  idée  a-t-elle  pu  venir  à  Plcquart^  officier 
qui  devait  être  intelligent,  chet  du  service  des  renseigne- 
ments d'une  grande  puissance  ?  Nous  ne  sommes  pas 
encore  tombés  au  niveau  des  Républiques  d'Andorre  et  de 
Saint-Marin  ! 

Les  jurés,  avec  une  attention  soutenue,  lécoutaient. 
Aux  précédentes  audiences,  ils  n'ont  cédé  qu'à  contre- 
cœur aux  preuves,  produites  devant  eux,  qu'Esterhazy 
était  l'auteur  du  bordereau.  Ils  eussent  voulu,  comme 
autrefois  Scheurer,  que  ce  fût  Dreyfus.  Ils  surent  gré  à 
Pellieux  de  les  ramener  au  bon  port,  à  la  douce  convic- 
tion que  l'armée  n'avait  point  failli. 

Et  il  les  émut  bien  davantage  encore  quand,  tourné 
vers  eux,  il  laissa  déborder  ses  colères  de  soldat  et, 
frappant  au  bon  endroit,  épouvanta   ces  hommes  qui 

(i,  Voir  p.  58  et  100. 

{2j  Rennes,  III,  476,  Paléologue.  —  Voir  t.  II,  244- 


LE    JURY  423 

avaient  vu  l'Invasion,  par lang-oissante  vision  de   nou- 
velles et  plus  terribles  catastrophes  : 

Que  voulez-vous  que  devienne  cette  armée  au  jour  du 
danger,  plus  proche  peut-être  que  vous  ne  le  croyez  ? 
Que  voulez-vous  que  fassent  ces  malheureux  soldats  qui 
seront  conduits  au  feu  par  des  chefs  qu'on  a  cherché  à  dé- 
considérer auprès  d'eux?  C'est  à  la  boucherie  qu'on  con- 
duirait vos  fds,  messieurs  les  jurés  !  Mais  M.  Zola  aurait 
gagné  une  nouvelle  bataille,  il  écrirait  une  nouvelle  Débâcle^ 
il  porterait  la  langue  française  dans  tout  l'univers,  dans 
une  Europe  dont  la  France  aurait  été  rayée  ce  jour-là  ! 

Ces  jurés,  je  lai  dit,  étaient  de  petites  gens,  d'esprit 
simple  et  de  culture  moyenne,  sur  qui  pesaient  lourde- 
ment les  charges  militaires  et  fiscales,  et  qui  s  y  étaient 
résignés,  moins  pour  venger  un  jour  les  défaites, 
dont  le  spectre  les  hantait,  que  pour  en  empêcher  le 
retour.  Ce  gros  et  rouge  mot  de  boucherie  les  fit  fris- 
sonner dans  leur  chair  et  s'y  grava. 

Mais  la  suprême  habileté  de  Pellieux  fut  de  ne  pas 
les  laisser  sur  cette  menace.  Peut-être,  à  la  réflexion, 
par  quelque  choc  en  retour,  cette  évocation  trop  brutale 
leur  paraîtra  un  vulgaire  procédé  de  rhétorique.  Quoi  ! 
s'ils  ne  condamnent  pas  Zola,  c'est  la  guerre  ! 

Pellieux,  comme  l'eût  fait  le  plus  subtil  des  avocats, 
ajouta  : 

Je  ne  serai  pas  démenti  par  mes  camarades  :  la  revision 
nous  importe  peu  ;  elle  nous  est  indifférente.  Nous  aurions 
été  heureux  que  le  conseil.de  guerre  de  1894  eût  acquitté 
Dreyfus;  il  aurait  prouvé  qu'il  n'y  avait  pas  de  traître 
dans  l'armée,  et  nous  en  portons  le  deuil.  Mais  ce  que  le 
conseil  de  guerre  de  1898  n'a  pas  pu  admettre,  le  gouffre 
qu'il  n'a  pas  voulu  franchir,  c'est  celui-là  :  il  n'a  pas  voulu 


424  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

qu'on  mît  un  innocent  à  la  place  de  Dreyfus,  coupable  ou 
non.  J'ai  fini. 

Si  ce  n'est  pitint  le  laniçag-,^  de  la  conscience  la  plus 
tranquille,  la  plus  sûre  d'elle  même,  les  mots  n'ont  plus 
de  sens  ! 


VI 


Les  avocats  sentirent  combien  le  coup  avait  porté  ;  un 
seul  homme  eût  pu  répondre  à  «  l'avocat  du  ministère 
de  la  Guerre  »,  c'était  Picquart  ;  ils  réclamèrent  son 
témoignage.  Or,  justement,  Bertulus  l'avait  mandé  à 
son  enquête  et  Delegorgue  refusa  de  le  faire  chercher  ; 
on  l'entendra  plus  tard. 

Il  ne  se  passait  pas  de  jour  où  Labori  et  le  président 
des  assises  n'entrassent  en  lutte  sur  des  questions  de 
ce  genre,  au  milieu  des  cris  discordants  de  la  salle  où 
régnaient  maintenant  les  officiers,  témoins  militaires  et 
amis  de  renfort,  amenés  pour  manifester.  Mais  la  vic- 
toire restait  toujours  à  Delegorgue,  soit  qu'il  coupât  par 
de  brusques  :  «  Finissons-en  I  »  les  protestations  des 
défenseurs,  soit  qu'il  fît  statuer  la  Cour,  en  quelques 
minutes,  sur  leurs  conclusions.  Labori  en  avait  tant 
déposé  qu'on  l'appelait  «  le  conclusionnaire  »,  et  il  s'en 
amusait  lui-même. 

Les  deux  avocats  supportaient,  avec  une  ténacité 
inlassable,  depuis  neuf  séances,  dans  une  atmosphère 
étouffante,  le  poids  de  ces  écrasants  débats. 

Labori  dominait  l'auditoire  de  sa  grande  taille.  A  tous 
moments  il  se  redressait,  se  jetait  en  avant,  avec  beau- 
coup de  gestes,  allongeant  le  bras  dans  l'attitude  clas- 


LE    JURY  425 

siquc  de  l'orateur,  ou  retroussant  ses  manches  dans 
celle  du  lutteur,  et  il  tonnait.  Tantôt  c'était  au  nom  du 
droit  violé,  des  principes  méconnus,  de  toutes  les  belles 
idées  qui  illuminaient  cette  âpre  bataille  «  contre  une 
erreur  judiciaire  qui  doit  nécessairement  éclater  ». 
C'était  tantôt  pour  de  minimes  incidents  parce  queDele- 
gorgue  l'avait  trop  brutalement  interrompu,  ou  nar- 
quoisement  conjuré  de  surveiller  son  langage.  Sa  pas- 
sion, parfois,  parut  moins  morale  que  physique.  Il 
remplissait  la  salle  de  sa  voix,  tenait  tète  aux  braillards, 
ou  même  les  provoquait.  Ainsi,  il  ne  donnait  pas  toujours 
l'impression  de  l'adresse,  mais  il  donna  constamment 
celle  du  courage,  et  ses  défauts  comme  ses  qualités, 
cette  allure  mélodramatique,  ce  verbe  hautet  menaçant, 
cette  éloquence  robuste  et  surabondante,  convenaient 
également  à  l'orageuse  affaire,  hors  de  toute  mesure. 
D'ailleurs,  plein  de  contrastes,  tour  à  tour  violent  et 
joyeux,  révolté  et  bon  enfant,  emphatique  et  familier, 
tribun  sans  frein  et  procédurier  inépuisable.  A  la 
lecture,  sa  rhétorique  à  grand  orchestre  irrite  parce 
qu'on  appelait  autrefois  le  «  style  hydropique  et  bour- 
souflé (i)  »,  c'est-à-dire  la  déclamation,  l'abus  des 
images  usées  et  des  épithètes  défraîchies,  l'incorrection 
des  longues  phrases  aux  incidentes  enchevêtrées.  Mais, 
sur  l'heure,  dans  la  rumeur  grondante  du  prétoire,  s'il 
ne  s'éleva  pas  aux  formules  qui  condensent  toute 
une  cause,  le  flot  de  ses  paroles,  où  resplendissaient 
les  mots  symboliques  et  devenus  révolutionnaires  de 
Vérité  et  de  .Justice,  ce  torrent  qui  bondissait  au-dessus 
des  obstacles,  avec  un  bruit  de  cataracte,  vous  empor- 
tait avec  lui.  On  le  huait.  On  l'acclamait.  C'était,  pour 
lesdéfenseurs  de  Dreyfus,  un  soulagement  de  l'entendre. 

(i)  Etienne  Dumont,  Souvenirs,  laô. 


42ti  HISTOirΠ   DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

On  respirait  mieux,  comme  ragaillardi.  Il  avait  le  goût 
et  presque  le  besoin  de  l'applaudissement.  Mais  le  bruit 
des  huées  ne  lui  déplaisait  pas  :  «  On  murmure  ;  c'est 
que  ça  va  bien...  Je  juge  la  portée  de  mes  coups  aux 
protestations  qu'ils  soulèvent  chez  mes  adversaires.  » 
Il  avait  été  brusquement  projeté,  comme  d'un  tremplin, 
dans  une  célébrité  universelle.  Il  ne  s'étonnait  pas  de 
cette  gloire,  et  s'y  épanouissait. 

Au  contraire,  Albert  Clemenceau  restait  toujours 
maître  de  lui.  D'une  sensibilité  profonde,  mais  dont  il 
avait  la  pudeur  et  qu'il  cachait  même  sous  quelque 
brusquerie,  il  était  aussi  classique  d'espritet  de  langage 
que  son  confrère  était  romantique.  Ses  interventions 
étaient  toujours  topiques.  Il  plaçait,  au  bon  moment, 
la  question  qu'il  fallait,  en  quelques  mots,  d'une  préci- 
sion extrême.  Il  excella  tout  de  suite  dans  l'art  que  les 
Anglais  appellent  la  (?/'oss-ea:amm«//o72  et  qui  est  l'applica- 
tion du  procédé  socratique  aux  choses  de  la  justice.  Le 
public,  le  patient,  surtout,  ne  savaient  pas  où  il  en  vou- 
lait venir.  Il  semblait  s'arrêter  à  des  détails  insigni- 
fiants. Les  plus  etïrontés  menteurs  répondaient  sincère- 
ment à  ces  questions  sans  portée  apparente  et  qu'il 
posait  avec  une  courtoisie  simple,  qui  n  avait  rien 
d'afTecté  ni  de  provocateur.  Puis,  tout  à  coup,  les  gros 
militaires  se  trouvaient  entortillés  dans  un  inextricable 
réseau.  Ce  que,  précisément,  ils  avaient  le  plus  grand 
intérêt  à  ne  pas  dire,  ils  l'avaient  dit.  Il  avait  la  froide 
logique  du  mathématicien,  mais  la  forme  de  ses  idées 
était  d'un  artiste.  Comme  il  ne  s'irritait  jamais,  il  n'irri- 
tait pas.  Non  seulement,  on  ne  faisait  pas  un  jeu  de  le 
piquer,  mais,  visiblement,  après  qu'il  eut  manœuvré 
deux  ou  trois  fois,  on  eut  peur  de  lui.  Il  avait  le  geste 
sobre,  court,  élégant,  la  voix  bien  timbrée,  souvent 
ironique,  le  regard    franc.  Une  thèse  de  droit,  quand 


1 


LE    JURY  427 

il  rexpo^ait,  quelque  complexe  qu'elle  fût,  paraissait 
quelque  chose  de  clair  et  de  net.  Il  ne  chicanait  pas, 
mais  démontrait.  Tout  chez  lui  était  j-uste  et  sonnait 
juste.  Nulle  véhémence  théâtrale,  mais  beaucoup  de 
vivacité  naturelle.  Alerte  et  preste,  il  ne  frappait  pas 
avec  la  lourde  massue  des  mots,  mais  avec  le  fer  aigu 
et  tranchant  de  la  raison. 

Pour  Zola,  plus  la  tempête  croissait  en  violence,  plus 
il  devenait  calme.  Les  cris  de  mort,  quilaccueillaient  à 
chacune  de  ses  sorties  et  l'accompagnaient  jusqu'à  sa 
maison,  ne  troublèrent  pas  une  fois  ni  son  tranquille 
courage  ni  celui  de  sa  femme,  qui  avait  voulu  sa  part 
entière  au  danger  et  à  cette  lutte  terrible.  Au  contraire, 
sa  pitié  s'en  accrut  pour  la  foule  trompée,  pour  ce  grand 
peuple  en  folie.  A  l'audience,  il  s'était  imposé  mainte- 
nant de  ne  plus  intervenir,  et  se  contentait  d'écouter, 
impassible,  attentif  seulement  à  saisir  au  passage  une 
parcelle  de  vérité.  C'était  très  beau. 


Vil 


L'État-Major  n'avait  qu'un  danger  réel  :  la  discus- 
sion. Tant  qu'il  ne  s'agissait  que  d'affirmer,  rien  de 
mieux.  Pellieux,  n'ayant  personne  devant  lui,  char- 
geant dans  le  vide,  acclamé  comme  s'il  eût  rapporté 
les  clefs  de  Strasbourg,  avait  triomphé  avant  de 
vaincre. 

Le  directeur  de  l'École  des  Chartes,  Paul  Meyer, 
était  un  esprit  très  fin,  un  peu  sceptique,  sans  parti 
pris  dans  cette  alïaire  comme  dans  aucune  autre,  qui 
avait  examiné  le  bordereau  comme  un  manuscrit  quel- 


i2S  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

conque  du  xiii-  siècle,  qui  prenait  un  plaisir  extrênae, 
sans  avoir  lair  d"y  toucher,  à  convaincre  les  sots  de 
sottise,  et  qui  était  très  fermement  résolu,  puisqu'il 
était  entré  dans  cette  aventure,  à  défendre  jusqu'au 
bout  la  vérité  et  le  bon  sens,  (i) 

Il  feignit,  non  sans  malice,  d'accepter  que  les  fac- 
similés  du  bordereau  pussent  n'y  pas  ressembler,  comme 
lavait  prétendu  Pellieux,  et  il  lui  demanda  simplement 
d'expliquer  comment  on  avait  pu  publier,  en  1896, 
d'après  une  photographie  qui  datait  de  1894,  ce  fac- 
similé,  et  comment  cette  photographie  ressemblait,  de 
façon  si  effrayante,  à  l'écriture  d'Esterhazy,  dont  le 
nom  n'avait  pas  encore  été  prononcé  (2). 

Pellieux,  désarçonné,  se  fâcha.  Il  grogna  que  «  c'était 
affaire  aux  experts  de  dire  pourquoi,  à  l'unanimité, 
ils  avaient  refusé  d'attribuer  le  bordereau  à  Ester- 
hazy  »  ;  qu'il  voudrait  bien  qu'on  pût  les  entendre, 
mais  que  cela  ne  dépendait  pas  de  lui  ;  et  d'ailleurs, 
qu'il  était  '(  sur  la  brèche  depuis  trois  mois  »  et  qu'il 
en   avait  assez    (3î.  Il  s'en  alla,    laissant  Couard   aux 


(i)  Un  des  agents  d'Henry,  peut-être  Henry  lui-même,  es- 
saya, peu  de  temps  après  la  première  déposition  de  Paul 
Meyer,  de  iintimider.  Un  inconnu,  la  mine  d'un  officier,  aborda, 
au  parc  Monceau,  une  dame  R...,  qui  avait  été  en  relations 
autrefois  avec  Paul  Meyer,  et  lui  conseilla  d'engager  le  di- 
recteur de  l'École  des  Chartes  à  être  prudent.  On  savait,  en 
haut  lieu,  qu'il  avait  tué  sa  première  femme  (qui  était  morte 
d'une  maladie  cruelle  dans  une  maison  de  santé),  etc.  M""'  R... 
vit,  plus  tard,  une  photographie  d'Henry  et  crut  reconnaître 
son  interlocuteur.  Elle  était  veuve  d'un  commissaire  de  police 
qui  avait  fréquenté  Henry. 

(2)  Proci-s  Zola,  H,  4^.  Paul  Meyer. 

(3)  Labori  le  piqua  en  lui  disant  qu'ils  allaient  se  trouver 
d'accord:  «  Nous  sortirons  bras  dessus  bras  dessous,  en  recon- 
naissant qu'une  erreur  a  été  commise,  et  qu'il  faut  ramener  la 
paix  dans  les  esprits  en  jugeant  de  nouveau  et  conformément 
à  la  loi.  » 


42y 


prises    avec    Meyei-   qui   le   couvrit     de    ridicule    (i). 
i.e  lendemain,  la  machine,  surchautïée,  éclata  (2). 


VIII 


Picquart  commença  sa  nouvelle  déposition  par  celte 
simple  phrase  :«  Autant  j'obéirai  loujoursaux  ordres  de 
mes  chefs  chaque  fois  que  je  les  recevrai,  autant  je  me 
crois  obligé,  quand  il  s'agit  d'une  question  d'apprécia- 
tion, de  dire  tout  ce  que  je  pense  (3)...  »  U  s'appliqua 
ensuite  à  montrer  qu'Esterhazy  avait  eu  très  aisément, 
de  ses  camarades  et  sur  les  champs  de  tir,  dans  les 
écoles  à  feu  qu'il  fréquentait,  tous  les  renseignements, 
d'ailleurs  de  peu  d'intérêt,  qui  sont  énumérés  au  borde- 
reau. 

Pellieux  et  Gonse  furent  alors  appelés  à  la  barre  pour 
être  confrontés  avec  lui.  Le  premier,  d'une  voix  tran- 
chante, où  montait  la  colère,  maintint  sa  déposition  de 
la  veille,  mais  sans  répondre  à  aucune  objection  que  sur 
un  point,  le  seul  où  Picquart  se  trompait  : 

Il  est  parfaitement  exact,  ditil,  qu'Esterhazy  a  été  aux 
manœuvres  de  cadre  et  aux  écoles  à  feu  ;  mais  je  dis  que 
la  note  sur  Madagascar,  dont  le  travail  n'a  été  élaboré 
qu'au  mois  d'août  au  ministère  de  la  Guerre,  n'a  pu  être 

(1)  Procès  Zola,  II,  5i  à  Cv"..  — Bataille,  280  :  «  r.esl  la  joie. 
Président,  assesseurs,  Jurés,  avocats,  tout  le  monde  se  roule.  » 

(2)  Les  officiers  étaient  exaspérés  contre  Paul  Meyer.Lun  d'eux 
s'écria  '<  qu'il  irait  lui  casser  la  gueule  ».  Une  femme  entendit 
le  propos  :  «  Est-ce  un  officier  qui  parle  ainsi  ?  —  Taisons-nous, 
dit  le  militaire  à  son  camarade,  il  y  a  ici  des  mouchards.  » 
(.\o/e.s  de  Monod).  —  Cela  peint  l'état  des  esprits. 

(3)  Procès  Zola,  II,  101,  Picquart. 


430  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

founiie  par  Esterhazy,  parce  qu'à  cette  époque  il  avait  été 
aux  écoles  à  feu,  aux  manœuvres,  et  qu'après  le  16  août, 
il  n'a  plus  été  aux  manœuvres,  tandis  que  les  stagiaires  y 
sont  tous  allés  à  la  fin  daoùt. 

Gonse,  très  patelin,  se  borna  à  confirmer  ce  qu'avait 
dit  Pellieux  et  à  déclarer  que,  «  lui  aussi,  il  ne  connais- 
sait pas  le  frein  et  qu'il  n'avait  jamais  vu  tirer  le  canon 
de  120  {i\  ». 

Picquartne  releva  pas  cet  aveu  d'une  ignorance  qui, 
peut-être,  n'était  pas  feinte,  mais,  ce  qui  lui  parut 
beaucoup  plus  important,  la  déclaration  inattendue  de 
Pellieux  sur  les  manœuvres  d'automne  et  sur  la  note 
d'août  au  sujet  de  Madagascar.  Il  observa  qu'«  il  ne 
faudrait  pas  confondre  les  dates,  que,  sans  doute,  il  y 
avait  eu  des  manœuvres  à  l'automne  de  1894,  mais  que 
le  bordereau  était  davril  ».  Or,  c'était  là  que  Pellieux, 
soufflé  par  Henry,  lattendait  :  «  Le  bordereau,  dit-il 
brusquement,  nest  pas  d'avril,  j'en  appelle  à  M.  le 
général  Gonse,  »  Et  Gonse  confirma. 

La  fausse  date,  qui  avait  été  donnée  en  189^  au  bor- 
dereau, avait  fait  son  œuvre.  Elle  avait  servi,  en  1894^ 
à  étrangler  Dreyfus,  et.  en  1898,  à  faire  échapper 
Esterhazy  (2).  Maintenant  que  Pellieux  avait  mis  les 
jurés  en  demeure  d"opter  entre  la  revision  du  procès  de 
Dreyfus  et  la  boucherie,  il  importait  peu   que   la  con- 


(1)  Procès  Zola,  II,  107,  Pellieux:  109,  Gonse. 

(2)  Procès  Esterhazy,  129,  Esterhazy:  «  Je  n'ai  jamais  été  aux 
écoles  à  feu  qu'en  août;  je  ne  pouvais  donc  pas  livrer  en  avril  les 
documents  en  question.»  i3o  :  «Je  ne  me  suis  occupé  delamo- 
l)ilisation  quen  septembre  1894,  quand  mon  régiment  a  quille 
Évreux  :  je  n'étais  pas  à  même,  en  avril,  de  fournir  des  ren- 
seignements. >'  i3o  :  «  Comment  moi,  petit  major  à  Rouen,, 
aurais-je  pu  connaître  le  plan  i3  en  mai  189^  ?  »  i3i  :  «  II  y  a 
une    note  relative  à    Madagascar  ?  —  E      dvi'      1894  !  »  i32 


LE    JLRY  431 

damnation  de  lun  et  racquittemcnt  de  l'autre  croulas- 
sent par  la  base.  On  ne  pensait  pas  encore  que  la  vraie 
s'adapterait,  un  jour,  à  de  nouveaux  mensonges  pour 
perdre,  une  seconde  fois,  Dre^'fus.  Mais  on  s'en  servait, 
en  attendant,  pour  prendre  publiquement  Picquart  en 
flagrant  délit  d'inexactitude  ou  de  mauvaise  foi. 

Picquart  fut  stupéfait.  Quand  Delegorguelui  demanda 
pourquoi  «  il  avait  pensé  que  le  bordereau  était  d'avril  », 
il  répondit  seulement  :  «  Je  l'ai  toujours  entendu  dire 
au  bureau.  »  Ce  qui  était  l'exacte  vérité.  Nul  doute  ne 
lui  était  Aenu  à  ce  sujet,  même  api'ès  avoir  perdu  sa 
confiance  dans  les  chefs.  Et.  pourtant,  lui,  d'esprit  si 
subtil  et  si  ingénieux,  comment  avait-il  pu  croire 
que  le  bordereau,  trouvé  par  Henry  en  septembre 
dans  le  cornet  de  la  ramasseuse,  puisque  telle  était  la 
légende,  datât  du  printemps,  alors  que  la  Bastian 
apportait  son  butin,  deux  fois  par  mois,  au  ministère  ? 
Comment  ce  document,  vieux  de  quatre  ou  cinq  mois, 
aurait-il  été  trouvé  dans  le  panier  de  Schwarzkoppen  ? 
Et,  alors  mêm<?  que  Schwarzkoppen  eût  jeté  au  panier 
ou  que  la  Bastian  eût  volé  un  document  déjà  ancien,  sur 
quoi  s"appuyail-on  pour  lui  donner  la  date  d'avril  ou  de 
mai,  puisqu'il  avait  été  pris  en  septembre  et  ne  portait 
j)as  de  date  ? 

Lui  aussi,  comme  tous  les  hommes,  il  avait  ses  jours 
de  foi  où  l'esprit  critique  sommeille. 

Cependant,  Labori  avait  commencé  par  serrer  Gonse 
de  près.  Comme  Gonse,  après  Pellieux,  avait  déclafé 
'<  que  la  note  très  importante  sur  Madagascar  avait  été 


«  J'ai  été  aux  nmnœuvies  comme  major,  en  mai  1894  ;  à  celle 
époque,  je  ne  pouvais  pa?  dire  :  "  Je  vais  partir  en  manœuvres  » 
el  livrer  des  renseignemenls  que  je  naurais  pu  avoir  qu'en 
août  ou  en  septembre.  Celle  accusation  n'a  donc  aucun  fon- 
dement. » 


432  HISTOIRE    DE    L  AFEAIUE    DREVFLS 

réJig:éo  en  août  »  et  que,  dès  lors,  le  bordereau  élail 
daoùl  »,  Labori  releva  l'insolenle  pétition  de  principe: 
Pourquoi  dans  lacté  d'accusation  de  d'Ormeschc- 
ville,  —  et  il  lut  le  passage,  —  Dreyfus  était-il  accusé 
de  s'.èlre  procuré  la  note  que  le  caporal  Bernolin  avait 
copiée  en  février?  Gonse,  penaud,  balbutia  :  «  11  y  a  eu 
une  note  au  mois  d'août;  je  ne  sais  pas  sil  y  a  eu  une 
note  en  février...  Je  nai  rien  à  dire;  je  maintiens  tout 
ce  que  j"ai  dit.  »  Mais  Labori  s'arrêta  là,  comme  s'il  eût 
craint  de  s'engager  sur  cette  nouvelle  terre  inconnue. 

Il  posa  encore  queltpies  questions  à  Picquart  et  aux 
deux  généraux,  mais  sur  d'autres  points.  Picquart  re- 
fusa de  dire  s'il  avait  été  ou  non  délégué  par  Mercier 
pour  assister  au  procès  de  Dreyfus.  Gonse  se  taisant  et 
Pellieux  ayant  décliné  d'autoriser  Picquart  à  répondre, 
le  fait  parut  acquis.  On  discuta,  ensuite,  sur  linipoi- 
tance  des  noies  du  bordereau;  Gonse  déclara  que,  ^  cer- 
tainement, il  y  avait  autre  chose  dans  les  notes  que  des 
balivernes  ",  et  que  l'auteur  du  bordereau  était  un  sta- 
giaire. Picquart,  avec  beaucoup  de  mesure,  réfuta  ces 
assertions  (i). 

On  suspendit  l'audience.  Le  procès  était  presque  ter- 
miné. Il  ne  restait  plus  à  entendre  que  quelques  témoins 
attardés  et  Esterhazv. 


IX 


L'excitation  parmi  les  témoins  militaires  elles  offi- 
ciers qui  leur  faisaient  escorte  élail  extrême.  Ainsi  Pic- 
quart levait  publiquement  le  drapeau   de  la  révolte.  A 

'i)  Procès  Zola,  II,  ni,  Picquarl,    Pellieux:  112,  Gonse. 


LE    JURY  433 

la  barre,  face  à  face  avec  deux  généraux,  il  a  osé  dé- 
mentir Pellieux  et  se  dire  mieux  informé  que  Gonse  des 
choses  de  l'Élat-Major.  Et,  visiblement,  il  a  eu  l'avan- 
tage ;  quelque  réserve  qu'il  ail  observée,  ses  arguments 
ont  porté;  Gonse  ni  Pellieux  n'y  ont  répondu  (i).  Toute 
la  haine  se  concentrait  sur  lui.  On  en  oubliait  ces  misé- 
rables savants,  «  qui  sont  de  l'Institut  lorsqu'ils  ne  sont 
pas  de  Belgique  ou  de  Suisse  (2)  »,  et  Zola  lui-même. 

Gette  colère,  qui  était  sincère,  se  compliquait  chez 
les  chefs  d'une  crainte  qui  ne  l'était  pas  moins.  Tout  à 
l'heure,  Esterhazy  va  comparaître.  Que  deviendra-t'il 
entre  les  griffes  des  avocats  ?  Quel  aveu  lui  arracheront- 
ils  ?  Cette  longue  et  acharnée  bataille  est  encore  indé- 
cise. Le  sort  en  dépend  de  lui,  pour  qui  toute  cette 
guerre  est  engagée  et  qui  incarne  l'honneur  de  l'armée. 
.Mais  on  se  défie  de  lui.  On  n'imagine  pas  qu'il  va  évoquer 
l'idée  de  l'Innocence  calomniée. 

A  mesure  que  se  rapprochait  cette  échéance,  l'homme 
devenait,  de  jour  en  jour.  ])lus  sinistre.  Il  s'était  amusé, 
d'abord,  de  cette  aventure  stupéfiante  :  l'armée,  le  Gou- 
vernement de  la  République,  le  peuple  tout  entier  sou- 
levés pour  sa  défense.  Maintenant,  ce  prodigieux  spec- 
tacle n'apportait  même  plus  une  distraction  passagère 
à  ses  colères.  Tout  disparaissait  devant  l'angoisse  de  sa 
comparution  aux  assises,  et  il  ne  s'en  cachait  même  pas, 
il  criait  sa  peur  à  tous  venants;  la^eilIe  (.3),  il  s'en  était 
ouvert  à  un  journaliste  anglais  :  «  Zola  m'assigne  à  dé- 
fi) BoNNAMOUR,  ur2  :  "  ('.oiiiinent  le  suivre  à  travers  toutes  ses 
déductions,  infirmer  ses  dénégations  si  habilement  nuan- 
cées ?  »    Écho  de  Paris  du  17  février  1S98.) 

(2)  BONNAMOLR,    l4Ô. 

(3)  16  février.  —  Pall  Mail  Gazelle  du  17.  —  Récit  analogue 
dans  le  Daily  Xews,  conversation  avec  le  romancier  David 
r.hristie  Murray  qui  le  juge  ainsi  :  «  C'est  un  bandit  complet, 
mais  c'est  un  brave  bandit.    »  —  Cass.,    I,  j/Ji,  Strong. 

28 


431  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

poser  comme  témoin;   peut-on  concevoir    une   action 
plus  lâche  ?  )) 

Et,  grinçant  des  dents,  arpentant  comme  une  bête  la 
chambre  qu'il  remplissait  de  ses  hurlements,  dans  une 
de  ses  crises  coutumières  de  haine  »  presque  sadi- 
•  que  (i)  »,  il  prophétisait  «  que  les  rues  de  Paris  seraient 
jonchées  de  cent  mille  cadavres  avant  la  conclusion  de 
cette  misérable  affaire  ».  Le  flegmatique  xVnglais  qui, 
le  crayon  à  la  main,  n'en  perdit  pas  un  mot,  avait  pu 
mesurera  l'énormité  des  fureurs  du  bandit  l'abîme  de  sa 
terreur  : 

Si  ces  gens-là  avaient  voulu  se  débarrasser  de  moi  pour 
une  raison  quelconque,  s'ils  m'avaient  menacé  de  m'assas- 
siner,  s'ils  m'avaient  dit:  «  Vous  êtes  de  trop,  un  de  ces 
jours  on  vous  trouvera  mort  dans  la  rue,  une  balle  dans 
la  tète  ou  un  couteau  dans  le  dos  »,  j'aurais  considéré 
cela  comme  étant  de  bonne  guerre.  Mais  on  a  recours  à 
des  intrigues  souterraines  pour  ruiner  ma  carrière  de  sol- 
dat et  perdre  ma  réputation  de  gentleman. 

Ou  a  imité  mon  écriture,  cambriolé  ma  maison,  étalé  au 
grand  jour  tous  les  détails  de  ma  vie  privée.  On  a  cru, 
parce  que  je  suis  mourant,  ruiné,  séparé  de  ma  femme, 
que  je  serais  une  proie  facile. 

Ils  voulaient  me  tuer.  Retenez  mes  paroles  :  c'est  moi 
qui  les  tuerai  ;  je  les  tuerai  comme  des  lapins,  mais  sans 
aucune  espèce  de  colère  ;  je  voudrais  en  tenir  cent  enfermés 
dans  une  chambre,  avec  un  bâton  dans  ma  main  :  je  les 
battrais  jusqu'à  la  mort. 

Puis,  après  un  violent  accès  de  toux,  crachant  ses 
poumons  avec  ses  imprécations  (2)  : 

(1)  C'est  re  que  Jaurès  avait  dit  des  lettres  à    M"«   de  Bou- 
lancy.  {Pelile  République  du  11  décembre  1897.) 

(2)  «  Je  n'ai  plus  qu'un  poumon,  je  suis  mourant.  » 


LE    JURY  435 

Je  ne  vis  plus  que  pour  me  venger.  Si  Zola  est  acquitté, 
Paris  se  lèvera  et  moi  à  sa  tète.  Si  Dreyfus  remet  le  pied 
en  France,  il  y  aura  5.ooo  cadavres  de  juifs  dans  les  rues 
de  Paris. 

Ainsi,  dans  son  épouvante,  il  ne  rêvait  que  de  sang, 
—  tout  plutôt  quètre  exposé  à  un  débat  public  avec 
ces  «  fripouilles  ".  —  et,  selon  l'expression  populaire, 
il  voyait  rouge.  Seulement,  à  son  habitude,  il  menaçait 
aussi  ses  imbéciles  et  couards  protecteurs  qui  avaient 
entamé  ce  sot  procès  et  c[ui  le  livraient  aux  bètes.  11  ne 
succomberait  pas  seul. 

LEtat-Major  était  très  inquiet.  Un  des  journalistes 
ilHenry  essaya  d'émouvoir  le  public,  de  préparer,  sur- 
tout parmi  les  officiers,  un  accueil  favorable  au  traî- 
tre :  «  Cet  homme  n'est  plus  qu'un  spectçe  effrayant  ; 
tout  à  riieure,  avec  ses  yeux  creux,  ses  cheveux  blancs 
et  son  dos  voûté,  sa  pâleur  mourante,  il  passera  sans 
qu'une  voix  ait  le  courage  de  crier  :  «  Pitié  I  '  à  ceux 
qui  s'écartent  (i).  » 

Lavant-veille,  pendant  la  lecture  de  liuterrogatoire 
de  M""*  de  Boulancy,  il  s'était  tenu  obstinément  dans 
le  coin  le  plus  sombre  de  la  salle  des  témoins,  màchon-, 
nant  des  injures  (2  .  Seul,  l'ancien  manager  de  Boulan- 
ger était  venu  s'entretenir  avec  lui,  cet  oi>scur  Georges 
Thiébaud  qui  cherchait  toujours  un  homme,  un  soldat, 
pour  jouer  la  grande  pièce  césarienne  qu'il  avait  rêvée  (3^. 

II  n'y  avait  guère,  parmi  les  officiers,  que  Pellieux 
qui  le  traitât  ouvertement  avec  amitié.  Il  avait  dit  à  Té- 
zenas  :  «  Esterhazy  peut  être  tranquille  ;  nous  avons  lié 

1)  BONNAMOUP,    l5l. 

(2)  Ph.  DuBoiti,  Impressions  cVun  témoin  dans  YAurore  dn  16  fé- 
vrier 1S98. 

(3)  .Je  lavais  comparé,  un  jour,  au  Vautrin  de  Balzac,  le 
forçat  épique  qui  avait  fait  le  rêve  de  conquérir  Paris,  mais 
•qui  ne  pouvait  opérer  lui-même.  (Pages  républicaines,  82.) 


436  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

partie  avec  lui,  et  nous  la  gagnerons  ou  nous  la  perdrons 
avec  lui  (i).  »  Et  il  le  croyait  à  tel  point  innocent  quil 
avait  réclamé  la  production  du  rapport  des  experts  sur  la 
lettre  <<  du  Uhlan  ",  indigne  d'un  officier  français,  mais 
«  fausse  »  comme  Tavait  déclaré  Varinard  (21.  Toute- 
fois, il  redoutait,  '  lui  aussi,  la  rencontre  entre  Ester- 
hazy  et  les  avocats  de  Zola,  devant  ce  jury  qu'il  avait 
cru  conquérir  et  qui  hésitait  encore. 

Pellieux  avait  déjà  fait  allusion  aux  preuves  posté- 
rieures du  crime  de  Dreyfus.  Il  n'arrivait  pas  à  com- 
prendre sous  quelle  pression,  par  quelle  peur  honteuse, 
rÉtat-Major  s'obstinait  à  ne  pas  produire,  pour  en  finir 
une  bonne  fois,  cette  preuve  décisive  du  crime  du  juif, 
la  lettre  de  Panizzardi  à  Schwarzkoppen,  qui  avait  fait 
sa  propre  certitude.  Il  en  avait  exprimé,  à  plusieurs 
reprises,  son  étonnement.  Seul,  mais  sans  dire  pourquoi, 
Esterhazy  fui  avait  dit  que  les  chefs  avaient  raison, 
qu'il  vaudrait  mieux  ne  pas  publier  cette  pièce  3).  Mais 
Esterhazy,  sans  doute,  avait  subi  quelque  influence. 
Quoi  !  être  armé  dune  telle  preuve  et  risquer  la  défaite  ! 

Pellieux,  sans  consulter  personne,  fit  dire  à  Dele- 
gorgue  quil  demandait  à  compléter  ses  observations. 


X 


Il  prit  pour  prétexte —  car,  à  quelques-unes  des  qua- 
lités d'un  vrai  capitaine,  il  joignait  celles  d'un  avocat 
ou  d'un  jésuite  très  subtil  —  que  la  défense  avait   lu 

(i)  Le  propos,  selon  Esterhazy.  lui  fut  rapporté  par  Tézenas, 
ainsi  qu'à  Boisandré  :  il  fut,  plus  tard,  contesté  par  Pellieux, 
mais  faiblement.    Cass.,  II,  186,  Conseil  d'enquête  Esterhazy.) 

[1)  Procès  Zola,  II,  84,  Varinard  ;  86,  Pellieux. 

(3)  Daily  News  du  3  octobre  1898. 


LE    JURY  437 

publiquement  un  passage  du  rapport  de  d'Ormesche- 
ville.  Or,  c  était  un  document  relatif  à  F  affaire  Dreyfus, 
de  plus  secret  ;  et  ainsi  se  trouvait  rompu  le  pacte  de 
silence  que  les  militaires,  eux,  avait  strictement  observé. 
Cependant, 'Pellieux  ne  parlera  pas  du  procès  Dreyfus, 
mais  il  répétera  le  mot  si  typique  du  colonel  Henry  : 
«  On  veut  la  lumière;  allons-y!  » 

Et,  martelant  les  mots,  avec  un  air  de  victoire  et  de 
défi,  il  raconta  que  le  ministère  delà  Guerre  avait  reçu, 
au  moment  de  l'interpellation  Castelin,  «  une  preuve 
absolue  de  la  culpabilité  de  Dreyfus  «  et  qu'il  l'avait 
vue.  C'était  une  note  «  d'une  origine  incontestée  », 
«  signée  d'un  nom  de  convention  »,  mais  «  appuyée  de 
la  carte  de  visite  »  de  l'auteur  de  ce  billet,  «  carte  qui 
portait,  avec  son  nom,  quelques  mots,  un  rendez-vous 
insignifiant,  et  signés  du  même  nom  conventionnel  ». 
—  Il  supposait,  comme  on  voit,  que  la  carte  de  visite  (il 
voulait  dire  Tune  des  pièces  de  comparaison)  accompa- 
gnait la  note,  ce  qui  eût  rendu  vraiment  la  précaution 
d'un  nom  de  convention  par  trop  illusoire  ;  et  pourquoi, 
sur  sa  carte  de  visite  qui  portait  son  vrai  nom,  l'attaché 
étranger  aurait-il  ajouté  son  nom  de  convention,  se 
démasquant  lui-même  (i)  ? —  Il  donna  alors  de  mé- 
moire le  texte  de  la  pièce  : 

Il  va  se  produire  une  interpellation  sur  l'affaire  Dreyfus. 
Ne  ditesjamaislesrelationsquenousavonseues  avec  ce  juif. 

u  On  a  cherché  la  revision  du  procès  par  une  voie 
détournée  ;  je  vous  donne  ce  fait  ;  je  l'affirme  sur  mon 
honneur  et  j'en  appelle  à  M.  le  général  de  Bois- 
deffre  (2).  » 

(1)  Jaurès, Les  Preuves,  -no. 

(2)  Procès  Zola.  II,  118,  Pellieux, 


433  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Nul,  si  ce  n'est  peut-être  Gonse,  ne  songea  alors  à 
reg-àrder  Henry  Tous  les  autres  officiers  exultaient, 
tréjDJgaaient,  dans  l'ivresse  et  la  folie  du  triomphe. 

Les  avocats,  dressés  à  leur  banc,  tinrent  le  coup  : 
«  Ou'on  Rapporte  la  pièce,  qu'on  nous  la  montre!  Un 
document,  quel  qu'il  soit,  ne  constitue  pas  une  preuve 
avant  d'avoir  été  contradictoirement  discuté.  Tant  que 
celui-ci  n'aura  pas  été  discuté,  il  ne  comptera  pas,  il 
est  sans  importance.  Ce  ne  sont  pas  des  paroles 
d'hommes,  quels  qu'ils  soient,  qui  donnent  de  la  valeur 
à  ces  pièces  secrètes.  Apportez  les  pièces  ou  n'en 
parlez  plus  !  »  Labori  déclara  que,  désormais,  de  toutes 
façons,  la  Revision  s'imposait  :  «  Si  Dreyfus  est  cou- 
pable, si  la  parole  des  généraux  est  fondée,  ils  en  feront 
la  preuve  dans  un  débat  loyal,  rég'ulier,  contradictoire. 
S'ils  se  trompent,  ce  sont  les  autres  qui  feront  la 
preuve...  Que  les  coupables  soient  d'un  côté  ou  de 
l'autre,  on  les  flétrira.  Et  puis,  nous  nous  remettrons 
tranquillement  à  nos  travaux  de  paix  ou  de  guerre  !  » 

C'était  déjà  beaucoup,  dans  une  telle  tempête,  de  ne 
pas  accepter  sans  réserve  la  révélation  de  Pellieux. 
Cependant  Scheurer,  il  faut  le  rappeler,  avait  été  plus 
profondément  perspicace.  En  juillet,  quand  Billot  lui 
avait  raconté  la  même  histoire,  récité  le  texte  approxi- 
matif de  cette  même  pièce,  Scheurer,  tout  de  suite,  s'était 
écrié  que  «  c'était  un  faux  (i)  ».  De  même  Picquart, 
quand  Billot  lui  parla  de  la  lettre,  avait  pressenti  la  four- 
berie (2). 

Quelque  précautionné  qu'eût  été  le  doute  de  Labori, 
Pellieux  s'étonna  de  l'audace.  Il  avait  pensé  que,  du 


(1)  Voir  t.  Il,  5i4.  —  Il    l'ccrivil  ensuite   à    Ranc   (lettre    du 
i4  décembre  1897).- 

(2)  Voir  t.  II,  437. 


LE   JURY  439 

coup,   il  finirait  le  procès.  Or,  Zola  avait    son  sourire 
énigmatique,  et  la  bataille  continuait. 

Gonse.  plus  pâle  encore  que  d'ordinaire,  demanda  la 
parole.  Et,  nécessairement,  il  confirma Pellieux, le  loua 
d'avoir  pris  cette  initiative,  ajouta  même  «  qu'il  l'aurait 
prise  à  sa  place  pour  éviter  toute  équivoque  ».  Seule- 
ment, «  si  l'armée  ne  craint  pas,  pour  sauver  son  hon- 
neur, de  dire  où  est  la  vérité,  il  faut  de  la  prudence  », 
ce  qui  voulait  dire  que  Pellieux  en  avait  manqué,  et 
«  ces  preuves,  qui  existent,  qui  sont  réelles,  qui  sont 
absolues,  on  ne  peut  pas  les  appporter  publiquement 
ici  (i)  rt. 

Pellieux  sentit  la  leçon  et  comme  Delegorgue,  à  sa 
demande  de  faire  appeler  Boisdelïre  pour  confirmer 
ses  paroles,  avait  répondu  qu'on  l'entendrait  le  lende- 
main, il  perdit  toute  mesure.  Tournant  le  dos  aux  juges, 
il  appela  d'une  voix  retentissante  l'un  de  ses  officiers 
d'ordonnance  :  «  Commandant  Ducassé,  allez  cherchez 
le  général  de  Boisdefïre,  en  voiture,  tout  de  suite!  » 

Il  n'y  avait  plus  que  lui.  Il  commandait  aux  témoins 
militaires,  menaçait  les  jurés,  violait  les  secrets  d'Etat, 
intimait  ses  volontés  au  président  des  assises,  en- 
voyait des  ordres  au  chef  de  l'État-Major  général,  incar- 
nait l'armée. 

J'étais  dans  la  salle  et  ne  le  perdais  pas  de  vue. 
C'était  vraiment  une  force.  Il  avait  la  passion  et  la 
volonté,  l'ascendant  qui  entraîne  les  foules. 

Il  était  si  complètement,  à  cette  heure,  le  maître  du 
prétoire,  que  Delegorgue  ne  chercha  même  pas  à  l'ar- 
rêter. Campé  à  la  barre,  il  interpellait  les  avocats,  le 
public,  ne  souffrait  plus  de  contradictions,  comme  s'il 
se  fût  adressé  à  un  régiment,  exigeait  qu'on  le  crût  sur 

(i)  Procès  Zola,  II,  121,  Gonse. 


440  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

parole  :  "  Je  demande  qu'on  ne  minterrorape  pas  par 
des  ricanements...  Jen  ai  assez  à  la  fin  !  »  Et  il  tranchait 
de  tout  :  «  On  n'a  pas  apporté  la  preuve  de  la  commu- 
nication secrète...  Les  journaux  ont  tronqué  le  rapport 
de  d'Ormescheville. . .  »  Comme  Clemenceau  s'étonnait 
que  Billot,  au  cours  de  l'interpellation  de  Castelin  ni 
ailleurs,  neût point  parlé  de  cette  pièce  décisive  :  «  Le 
général  Billot  fait  ce  qu'il  veut,  cela  ne  me  regarde  pas. 
Et  il  y  a  dautres  pièces,  le  général  de  Boisdeffre  vous  le 
dira(i).  » 

Delegorgue,  pour  terminer  cette  scène,  ordonna  à 
l'huissier  de  faire  venir  le  témoin  suivant.  C'était  Ester- 
hazy  qui  entra,  «  blême  jusqu'au  verdàtre,  courbé,  l'air 
d'un  fauve  acculé  (2)  ».  Mais  Labori  s'opposa  à  ce  qu'il 
fût  entendu  avant  BoisdefTre,  sur  quoi  Delegorgue  sus- 
pendit la  séance,  ce  qui  lui  permit  de  prendre,  par 
téléphone,  des  instructions.  Et,  comme  l'incartade 
inattendue  de  Pellieux  semblait  ouvrir  le  champ  à  toutes 
les  aventures,  il  fut  invité  à  renvoyer  l'audience  au  len- 
demain, pour  donner  au  Gouvernement  le  temps  de  la 
réflexion.  Cependant  Boisdeffre,  en  civil,  était  accouru 
déjà,  et  venait  d'entrer  dans  la  salle  des  témoins. 

Alors  dans  toute  la  salle  des  assises,  puis  dans  les 
couloirs  du  Palais,  pendant  plus  dune  heure,  ce  fut  un 
tumulte  sans  nom.  Ce  brusque  renvoi  de  l'audience, 
aussitôt  après  le  coup  de  théâtre  de  Pellieux,  et  cela 
par  ordre,  au  moment  même  où  arrivait  Boisdeffre,  pa- 
rut, ce  qu'il  était  en  effet,  l'indice  d'une  situation  qui 
devenait  grave.  Les  officiers,  comme  pris  de  démence, 
et  tous  les  professionnels  du  patriotisme  qui  étaient 
là,  antisémites  et  césariens.  et  qui  avaient  amené  leurs 

(1)  Procès  Zola,  II,  121,  122,  128. 

(2)  Aurore  du  18  février  1898,  Impressions  d'un  témoin.  —  'iPàle. 
très  pâle,  mais  ses  yeux  flambent.  »    Libre  Parole.) 


LE    JURY  441 

bandes,  hurlaient,  niDntraient  le  poing  aux  accusés  et 
aux  avocats,  aux  partisans  de  la  Revision  :  «  Misé- 
rables !  Brigands  I  Mettre  en  doute  la  parole  de  géné- 
raux !  Tout  est  permis  contre  eux.  Ou'atlend-on  pour 
arrêter  Reinach  ?  Ces  gens-là  vont  tuer  la  Patrie  I  La 
réponse,  nous  l'aurons  demain,  signée  :  Guillaume. 
C'est  la  guerre  !  A  bas  les  Juifs  I  A  bas  Zola  (i)  1  »  Téze- 
nas,  très  ému  :  «  Moi  qui  sais  tout,  je  pleure  (2).  »  On 
acclame  Pellieux,  Gonse,  Esterhazy. 

Depuis  quelques  jours,  comme  sur  le  signal  dun 
invisible  archet,  les  gens  du  père  Du  Lac  et  les  journa- 
listes d'Henry  annonçaient  la  guerre  imminente  avec 
l'Allemagne  et  menaçaient  les  juifs,  les  défenseurs  de 
Dreyfus,  les  jurés  s'ils  acquittaient  Zola,  d'une  Saint- 
Barthélémy  vengeresse.  Rochefort  tenait  d'une  source 
certaine  ces  propos  authentiques  de  l'Empereur  Guil- 
laume à  l'un  de  ses  familiers  :  «  L'aiïaire  Dreyfus 
est  bien  supérieure,  comme  invention,  à  l'aiïaire 
de  la  candidature  Hoheuzollern...  Si  on  viole  le  huis 
clos,  ce  sera  la  guerre  avec  toutes  les  chances  pour 
nous  (3i.  »  Il  savait  aussi  que  les  officiers  allemands  ne 
se  gênaient  pas  pour  boire  à  Zola  dans  leur  brasseries 
et  graissaient  leurs  bottes  pour  entrer  en  campagne. 
Dès  lors,  toutes  les  représailles  seraient  légitimes.  Un 
orléaniste  de  marque.  Teste,  tenait  le  même  langage  : 
«  L'idée  d'une  Saint-Barthélémy  des  juifs  a  traversé 
comme  un  éclair  l'esprit  du  peuple  français.  Si  l'appel 
qu'ils  ont  fait  à  l'Allemagne  et  auquel  l'Allemagne 
a  probablement  répondu,  noivs  amenait  la  guerre,  je 
suis  sûr,  aussi  sûr  que  j'existe,  que,  le  lendemain,  il 
ne  resterait  plus  un  seul  juif  vivant  en  France.  On  les 

(1)  Libre  Parole (ai'lide  de  G.Méry),£'c/!o,etc.,du  18  février  i89<S. 

(2)  Libre  Parole  du  18. 

(3)  Intransigeant  du  17  :  Jour,  Pairie,  Croix,  etc. 


42  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ég-orgerail  jusqu'au  dernier  (  i  ).  «  Demème.  Millevoye(2i, 
el  Drumont  (3|.  Le  grand  mot  de  Pellieux  :  la  Bou- 
cherie, opérait.  On  sentait  monter  la  soif   du  sang. 

A  la  sortie  de  l'audience,  Thiébaud  parut  chercher 
une  première  victime,  celle  dont  le  meurtre  suffît  à 
déchaîner  la  bète  humaine.  Il  interpella  violemment 
Leblois  et  le  désigna  à  la  foule  qui  faillit  l'écharper  (^j. 
Des  avocats  le  firent  rentrer  au  Palais,  le  protégèrent. 
Il  fallut  faire  sortir  Zola  et  les  avocats  par  une  porte 
dérobée.  Je  fus  également  poursuivi,  menacé.  Des 
femmes,  en  folie,  poussaient  des  cris  de  mort  (5). 

J'écrivis,  le  soir  même,  dans  le  Siècle,  que  le  do- 
cument produit  par  Pellieux  était  imbécile,  que  «  cette 
pièce  ridicule  puait  le  faux  (6)  ».  Et,  d'instinct,  instruit 


(i  LoLJS  TnsTE,  rédacteur  au  Gaulois,  dans  le  Journal  de 
Bruxelles  du  17  février  1898  :  «  Supposez  un  acquittement  et 
dites-moi  si  vous  êtes  sûr  de  pouvoir  soustraire  Zola  el  le  ju- 
ry à  la  fureur  de  la  foule  qui  voudrait  les  jeter  dans  la  Seine.  » 

(2)  «  Aux  appels  de  la  patrie  en  danger,  un  cri  sortira  de 
millions  de  poitrines  françaises  :  "  Mort  aux  traîtres  !  »  Trarieux 
el  Reinach,  des  lâches,  se  traîneront  alors  à  nos  genoux.  Xi 
grâce  ni  pardon  !  »  (Patrie.) 

(3)  »  La  fureur  populaire  grondera  autour  des  palais  cons- 
truits par  les  juifs  avec  lor  volé  aux  Français.  >-  {Libre  Parole.) 

(!,)  Malin.  Siècle,  Aurore,  Temps,  etc.  Dans  la  Libre  Parole  : 
«Le  sale  individu,  cerné  de  tous  côtés  par  la  foule  qui  le  cons- 
pue furieusement,  fuit  comme  un  lapin.  » 

(.3)  BoNNAMOLR  :  «  Dchors.  on  siffle,  on  hue  Reinach  qui  fuit. 
Guyot  qu'on  protège.  Leblois  qui  s"esquive.  Des  femmes  s'ou- 
blient jusqu'à  leverlepoing.  jusquàproférerdatroces  menaces.  - 
[Écho  du  18.; 

(6  Larticle,  qui  parut  le  lendemain  Aalin,  est  intitulé  :  Le 
coup  de  massue  du  général  de  Pellieux.  Il  se  termine  ainsi  : 
»  Quelle  est  la  dame  voilée,  quel  est  le  Leraercier-Picard  qui  a 
apporté,  qui  a  fabriqué  ce  faux  ridicule  ?  »  {Vers  la  Justice  par 
la  Vérité.  820.  )— Trois  jouis  après,  le  21  février,  je  traitai  encore 
la  pièce  de  «  faux  ridicule  el  inepte  »,  "  non  moins  slupide  et 
non  moins  manifeste  que  les  lettres  à  ou  de  l'Empereur  d'Alle- 
magne ».  ilbid.,  824.) 


LE    JURY  44J 


par  une  récente  expérience,  je  nommai  celui  qui   avait 
fait  le  coup  :  Lemercier-Picard. 


XI 


Presque  tous  les  journaux  révisionnistes  (i),  le  len- 
demain, arguèrent  la  pièce  de  faux.  Tout  le  reste  de  la 
presse  l'exalta  comme  la  preuve  écrasante  de  l'infamie 
de  Dreyfus  (2),  Drumont  en  tète,  bien  qu'Esterhazy  lui 
eût  déclaré  que  «  la  pièce  était  un  faux  stupide  et  qu'il 
était  absurde  de  l'avoir  sortie '3)».  Et  qu'elle  parût  déci- 
sive à  la  masse  ignorante  ou  hallucinée,  il  n'y  avait  là  rien 
de  surprenant.  Mais  telle  aussi  elle  parût  à  des  hommes 
d'esprit  cultivé  et  de  savoir,  qui  avaient  été  mêlés  aux 
grandes  affaires  diplomatiques  ou  qui  avaient  l'habitude 
de  réfléchir,  et,  surtout,  à  tous  les  politiques.  Nul  ne 
s'étonna  que  deux  attachés  militaires,  quand  ils  pou- 

(1;  Ranc,  dans  le  Radical,  Guinaudeau  dans  Y  Aurore,  Séve- 
rine dans  la  Fronde,  Pierre  Bertrand  dans  les  Droits  de  Vhomme. 
Dans  la  Pelile  République,  Jaurès  dit  «  qui!  n"a  pas  à  se  pro- 
noncer à  cette  heure  sur  la  valeur  du  document  »,  mai?-  il 
rapelle  les  papiers  Norton.  Le  20  février,  dans  la  Lanterne,  il 
dit  que  la  pièce  est  «  ridicule  »  et  «  inepte  ».  —  Monod  écri- 
vit à  Hanotaux  que  la  pièce  était  un  faux  stupide  et  le  supplia 
d'agir. 

(2]  Litjre  Parole,  Autorité,  Éclair,  Écho,  etc.  —  L'article  de  Cor- 
nély:  «  Affaire  à  classer  »,  n'est  pas  dénué  d'ironie.  «Au  début, 
l'hésitation  a  [)U  être  permise.  »  11  est  certain  aujourd'hui  que 
'<  Dreyfus  était  bien  un  traître.  Il  ne  viendra  à  l'idée  de  personne 
que  MM.  les  généraux  de  Boisdeffi  e,  Mercier,  Gonse  et  de  Pellieux 
soient  des  témoins  incompétents,  mal  informés,  capables  d'un 
concert  épouvantable  dans  le  but  de  maintenir  un  innocent  dans 
les  tortures.  II  ne  viendra  non  plus  à  l'idée  de  personne  que  le 
général  Billot  ail  menti  six  fois  à  la  tribune  et  se  soit  désho- 
noré six  fois.  » 

(3)  Dép.  à  Londres,  26  février  1900. 


444  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

valent  si  facilement  se  voir,  confiassent  an  papier  un 
tel  secret,  et  que  cette  pièce  fût  tombée  tellement  à 
point  entre  les  mains  de  lÉtat-Major,  au  moment  de  la 
disgrâce  de  Picquart  et  de  Tinterpellation  de  Castelin, 
à  la  première  résurrection  de  Dreyfus  (i).  Quand  Bois- 
defîre,  tout  à  l'heure,  la  confirmera,  leur  conviction  sera 
absolue.  Tous  ces  civils  avaient  une  confiance  aveugle, 
nouvelle  chez  beaucoup  d'entre  eux,  dans  la  parole  des 
généraux.  Ceux  à  qui  des  scrupules  étaient  venus  s'en 
sentirent  délivrés.  Toutes  les  obscurités  qui  les  avaient 
fait  hésiter,  cette  grande  lumière  du  faux  d'Henry  les 
dissipera.  Légalement  ou  non  condamné,  —  et  ils  ne 
doutaient  plus  qu'il  l'eût  été  illégalement  (2),  —  Drey- 
fus est  coupable.  La  bienheureuse  certitude  est  en  eux, 
à  la  veille  des  élections,  et,  dans  ce  tumulte  où  la  Ré- 
publique est  déjà  en  cause,  leur  conscience  est  en 
repos  (3j. 

L'intelligence  des  hommes,  le  plus  simple  bon  sens, 
ont  parfois  de  longs  sommeils,  aussi  profonds  que  ceux 
de  la  marmotte  en  hiver.  Et  ils  ne  pardonnent  jamais 
entièrement,  quand  ils  s'éveillent,  à  ceux  qui  ont  pré- 
servé, pendant  qu'ils  dormaient,  le  feu  sacré. 


(1)  C'est  ce  que  j'expliquai  dans  mon  article  du  Siècle. 

(2)  Procès  Zola,  I,  3çp,  Jaurès  :  «  II  n'y  a  pas  à  la  Chambre 
cjuatre  députés  qui  en  doutent.  » 

(3)  Conférence  faite  à  la  salle  du  Globe,  devant  les  électeurs 
de  la  2*=  circonscription  du  X^  arrondissement  de  Paris,  par  le 
citoyen  Henri  Brisson  :  «  Mon  attention  ne  fut  attirée  sur  l'af 
faire  Dreyfus  que  lors  du  procès  Zola.  Ce  serait  un  peu  tard. 
Ce  que  je  remarquai  surtout,  ce  furent  les  deu.x  audiences  des 

17  et    18  février  1898 Loin   de  moi  de    douter  le   moins   du 

monde,  non  seulement  de  la  véracité,  mais  de  la  bonne  foi  des 
trois  généraux.  J'y  crois  plus  que  quiconque...  Oui,  les  géné- 
raux ont  cru  à  l'authenticité  de  ce  document.  »  {Compte  rendu, 
19,  20  ) 


LE   JURY  445 


xu 


11  y  avait  un  vice  profond  dans  celte  conviction  des 
parlementaires  :  c'est  qu'elle  était  intéressée.  Ils  res- 
taient du  bon  côté,  avec  la  Force  et  le  Nombre. 

Des  hommes  qui  s'appelaient  Ribot  ou  Bourgeois, 
Brisson  ou  Dupuy,  nétaient  point  dénués  de  sens  cri- 
tique, ni  Poincaré,  ni  Deschanel,  ni  tant  d'autres  ;  ce- 
pendant, leurs  yeux  restèrent  fermés  à  l'effronterie  du 
faux.  Un  pauvre  diable  d'abbé  défroqué,  qui  s'appelait 
(iuinaudeau,  démontra,  en  quatre  lii>nes  (i),  la  fourbe- 
rie qui  les  éblouissait. 

On  se  rappelle  que  Lemercier-Picard  avait  raconté 
à  Schwarzkoppen  qu'il  avait  fabriqué  la  fausse  lettre. 
On  se  souvient  également  que  l'ambassadeur  d'Italie, 
informé  par  Panizzardi,  avait  averti  Hanotaux  ;  il  lui 
avait  donné  sa  parole  que  toute  lettre  de  son  attaché 
militaire,  où  Dreyfus  serait  nommé  comme  au  service 
de  l'Italie  ou  de  l'Allemagne,  était  un  faux,  que  Pa- 
nizzardi était  prêt  à  en  déposer  sous  serment.  Hanotaux 
avait  pris  alors  l'engagement  d'honneur  qu'aucune  pièce 
de  ce  genre  ne  serait  produite  et  il  avait  rendu  compte 
à  Félix  Faure,  en  conseil  des  ministres,  de  son  entre- 
tien avec  Tornielli. 

Quand  l'ambassadeur  d'Italie  fut  informé  d'un  tel 
manque  de  foi,  il  en  fut  indigné  et  il  télégraphia,  le  soir 

(li  «  Cela  resseraltlo  si  bien  au  style  des  faux  dont  l'État-Major 
n"a  pas  su  ou  n"a  pas  voulu  découvrir  les  auteurs.  Cela  est 
arrivé  si  juste  à  point,  pour  les  besoins  de  la  cause,  la  veille 
de  l'interpellation  Castelin.  La  vérité  saute  aux  yeux.  »  'Aurore 
du  18  février  1898.) 


446  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

même,  à  son  gouvernement  quil  demandait  à  être  rem- 
placé à  Paris,  ne  voulant  plus  avoir  affaire  à  de  telles 
gens.  Le  ministre  des  AfTaires  étrangères,  le  marquis 
de  Visconti-^'enosta,  vieux  philosophe  qui  ne  s'étonnait 
plus  de  grandVhose,  lui  répondit  qu'un  tel  éclat  ferait 
plus  de  mal  que  de  bien.  Mais  il  lui  ordonna  de  réité- 
rer à  Hanotaux  sa  déclaration  formelle  que  jamais  Pa- 
nizzardi  n'avait  eu  de  rapports  avec  Dreyfus,  que  la 
pièce  était  un  faux. 

Hanotaux  connut  sans  doute  l'incident,  même  avant 
de  recevoir  cette  nouvelle  communication  (i),  soit  par 
ses  déchifîreurs  de  dépêches,  soit  par  l'un  des  espions 
du  ministère  de  la  Guerre  qui  s'étaient  introduits  à 
l'ambassade,  soit  encore  par  le  bruit  public,  car  il  en 
fut  parlé  le  soir  même. 

Pourquoi,  dans  cette  affaire,  les  étrangers  eussent-ils 
menti,  et  si  obstinément  ?  Panizzardi  et  Schwarzkoppen 
ne  nient  pas  qu'ils  ont  travaillé  avec  un  espion.  Que  cet 
espion  s'appelle  Dreyfus  ou  Esterhazy,  qu'il  soit  juif  ou 
chrétien,  leur  faute  est  la  même.  Ils  n'ont  nul  intérêt 
à  répéter  que  ce  n'est  pas  Dreyfus. 

Hanotaux  fut  fort  troublé  ;  faire  machine  en  arrière, 
déclarer  qu'on  avait  acquis  des  raisons  de  tenir  pour 
suspecte  la  pièce  qui  avait  été  produite  par  Pellieux, 
suspendre  le  procès,  il  entrevit  cette  honorable  solution. 

Henry  n'avait  pas  dit  aux  généraux  qu'il  avait  fabri- 
qué la  lettre.  Seuls,  Lemercier-Picard  et  Esterhazy  (2) 
connaissaient  toute  la  vérité. 


(1)  Le  ministère  italien  fit  si  peu  de  mystère  de  ce  nouveau 
démenti  que  le  correspondant  du  Figaro  en  informa  sonjournal 
<lès  le  21  février.  •<  Cette  déclaration  a  été  voulue,  écrit  le 
correspondant,  par  M.  Visconti-Venosla.  >> 

(2)  Voir  p.  443-  —  Esterhazy  paraît  en  avoir  fait  également  la 
confidence  à  Marguerite  Pays.  (Ca.'î.s.,  I,  790,  Pierre -Gérard.) 


LE    JURY  447 

Les  généraux  sont  convenus  qu'ils  eurent  des  doutes  : 
Billot  sinquiéta  du  moment  trop  opportun  où  la  pièce 
arriva  au  ministère,  Boisdelïre  d'une  trop  grande  res- 
semblance avec  les  pièces  de  comparaison  i  .  Surtout, 
BoisdeiTre  savait  que  Dreyfus  était  innocent. 

Si  Boisdeffre  et  Gonse,  en  i8g6,  avaient  été  certains 
du  crime  de  Dreyfus,  ils  eussent  essayé  de  détruire 
par  des  arguments  l'opinion  contraire  de  Picquart, 
leur  favori  de  la  veille.  Ils  cherchèrent  seulement 
à  le  corrompre  ou  à  l'intimider,  à  le  faire  taire,  à  se 
débarrasser  de  lui. 

Dreyfus  pouvait  être  coupable  et  la  pièce  fausse,  car 
on  peut  forger  un  faux  contre  un  coupable.  Dreyfus 
est  certainement  coupable  si  la  pièce  est  authentique. 

La  pièce  d'Henry  étonna  les  généraux,  mais  elle  les 
servait.  Leur  donna-t-ellela  certitude  quileur  manquait, 
une  demi-certitude  suffisante?  Cette  preuve  décisive, 
ils  ne  l'ont  pas  montrée  à  Picquart  :  pourquoi  laisser 
cet  officier  dans  une  telle  erreur? 

Ils  ne  se  méfiaient  pas  de  Du  Paty.  Or,  tout  détraqué 
et  passionné  qu'il  fiit,  dès  qu'il  vit  lalettre,  elle  lui  parut 
-suspecte.  Il  le  dit  aussitôt  à  Gonse  (2). 

Pièce  étrange,  si  probante,  mais  qui  brûle  les  doigts! 
Gonse  n'gse  pas  la  faire  voir  à  Paléologue. 

Pellieux.  au  contraire,  en  fut  émerveillé,  mais  trop, 
s'étonna  qu'on  hésitât  à  en  assommer  les  amis  du 
traître. 

Il  eût  fallu  lui  faire  entendre  que  cette  pièce  craignait 
la  lumière.  C'eût  été  lui  avouer  qu'on  ne  la  tenait  pas 
pour  sûre. 

Maintenant,  dans  un  accès  de  colère,  il  la  révélée. 


(1)  Rennes,  I.  179.  Billot:  527,  Boisdeffre. 

(2)  Ibid.,  III.  5o5,  Du  Paty. 


448  HISTOIBE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

C'était,  décidément,  une  fatalité  que,  dans  cette  affaire, 
rien  ne  pût  demeurer  caché  ;  tout  sortait. 

Henry,  quand  Pellieux  divulgua  son  faux,  était  assis  à 
côté  tle  Gonse  (i).  Ils  arrêtèrent  aussitôt  ce  qu'il  con- 
venait de  faire  :  tirer  avantage  de  l'intempérance  de 
Pellieux  pour  donner  aux  défenseurs  de  la  chosejugée, 
en  remplacement  des  vieilles  armes  ébréche  >s,  un  argu- 
ment tout  neuf  et  d'apparence  formidable  ,  s'abriter 
derrière  la  peur  de  la  guerre  pour  refuser  de  montrer  la 
pièce  aux  avocats. 

Même  prétexte  qu'autrefois  pour  le  bordereau,  pour 
l'acte  d'accusation,  pour  le  rapport  des  experts,  pour  la 
déclaration  de  Lebrun-Renault. 

Est-ce  que  la  parole  des  généraux  ne  suffit  pas? 
Pousseriez-vous  l'infamie  jusqu'à  les  accuser  de  faire 
usage  d'un  faux  ?  Quoi  !  c'est  la  guerre  que  vous  vou- 
lez ?  Or,  la  guerre,  pour  ces  patriotes  d'un  nouveau 
genre,  c'est  fatalement  la  défaite,  l'invasion.  Et  ce 
peuple,  en  rut  devant  son  armée,  n'a  qu'une  terreur  :  la 
guerre,  qui  est  le  métier  des  armées  et  leur  raison 
d'être. 

Peur  abjecte,  mais  touchante,  parce  qu'elle  est  la 
fille  de  la  Défaite  d'hier,  et  féconde,  parce  qu'elle  sera 
la  mère  de  l'Humanité  pacifique  de  demain. 

C'est  ce  qui  fait  l'importance  historique  des  vilenies  que 
je  raconte.  Les  promoteurs  de  la  Pievision,  qu'on  dénonça 
alors  comme  les  ennemis  de  l'armée,  furent,  en  réalité, 
les  derniers  fidèles  de  l'idéal  militaire  et  patriotique  :  la 
Revanche.  Et  l'armée  n'a  souffert  que  de  ses  défenseurs 
patentés,  non  pas  tant  pour  quehjues  crimes  qui  ne  sont 
pas  sans   précédents,  ([ue  par  ces  appels  nouveaux  et 

(i)  Cas.s.,  I,  122,  Rogel  :  «  Les  scrupules  d'Henry  auraient  dû 
s'éveiller  alors  au  sujet  de  cette  lettre.  »  Et  ceux  de  Gonse  et 
de  Boisdcfl're  ? 


LE    JURY  449 

désespérés  à  la  peur.  Si  l'armée  elle-même  a  une  telle 
crainte  de  la  guerre,  à  quoi  bon  conserver  cette  efîroya- 
ble  et  ruineuse  machine  de  mort  (|ui  ne  tue  jamais  ?  Le 
ver  est  dans  le  bois. 

Boisdeffre  et  Billot  approuvèrent  l'altitude  de  Gonse 
comme  la  seule  sage.  Ils  se  gardèrent  de  blâmer  Pellieux 
({uieiit  pu  devenir  soupçonneux,  et  qui  était  populaire, 
et  parce  que  le  mal  était  fait.  BoisdeO're.  en  conséquence, 
portera,  à  la  reprise  des  débats,  une  courte  déclaration, 
mais  refusera  de  produire  la  pièce  et  de  répondre  à 
aucune  question.  Billot  mentit  à  Méline,  à  Hanotaux  ; 
il  leur  affirma,  pour  les  rassurer,  que  Boisdeirre,dans  sa 
déposition,  ne  ferait  aucune  allusion  au  document  argué 
de  faux  par  Tornielli  i;  ;  Méline,  par  Milliard,  envoya 
à  Delegorgue  des  ordres  précis  pour  clore  l'incident. 

Il  n'osa  pas  demander  à  Boisdeffre  de  lui  communi- 
quer la  déclaration  qu'il  allait  faire.  D'ailleurs,  Bois- 
deffre en  avait  confié  la  rédaction  à  l'avocat  d'Es- 
ter h  azy  (2). 


XIII 


Boisdeffre  récita  d'une  voix  énergique,  mais  en  l'abré- 
geant, le  discours  qu'il  avait  appris  : 

(1)  Ilrcnouvela  cette  déclaration  au  conseil  des  ministres  du 
lendemain   Récit  d'un  ministre  . 

(2)  EsTERHAZY,  Dép.  à  Londres,  Éd.  belge  ,  80:  «C'est  Téze- 
nas  qui  a  rédigé  la  déclaration  faite  par  le  général  de  Boisdeffre 
aux  jurés,  déclaration  que  nous  avons  faite  ensemble  et  dont 
le  général,  dans  son  émotion,  a  sauté  une  partie.  » —  D'après 
une  autre  version,  qui  eut  cours  à  l'époque.  Tézenas  aurait 
été  seulement  consulté  par  un  ami  de  Boisdelfre,  officieusement. 

29 


450  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Je  serai  bref.  Je  confirme  de  tous  les  points  la  déposition 
de  M.  le  général  de  Pellieux,  comme  exactitude  et  comme 
autl.enticité.  Je  n'ai  pas  un  mot  de  plus  à  dire  ;  je  n'en  ai 
pas  le  droit  ;  je  le  répète.  Messieurs  les  jurés,  je  nen  ai 
pas  le  droit. 

Il  appuya  sur  ces  phrases  ;  un  mot  de  plus,  de  trop, 
cétait  la  guerre.  Puis,  d'un  ton  plus  grave  encore  : 

Vous  èles  le  jury,  vous  êtes  la  nation.  Si  la  nation  n'a 
pas  confiance  dans  les  chefs  de  sou  armée,  dans  ceux  qui 
ont  la  responsabilité  de  la  défense  nationale,  ils  sont  prêts 
à  laisser  à  d'autres  cette  lourde  tâche,  vous  n'avez  qu'à 
parler.  Je  ne  dirai  pas  un  mot  de  plus.  Je  vous  demande 
la  permission  de  me  retirer  (i). 

Et,  comme  il  se  relirait  au  milieu  des  acclamations,, 
il  croisa  Esterhazy  que  Delegorgue  avait  ordonné  aus- 
sitôt dintroduire. 

Ainsi  BoisdefTre  n'avait  paru  que  pour  confirmer  un 
faux  et,  fidèle  au  plan  de  conduite  que  lui  avait  tracé 
Esterhazy  avant  le  procès  (2),  pour  donner  le  choix  aux 
jurés  entre  la  condamnation  de  Zola  et  la  démission  de 
l'État-Major  général,  la  désorganisation  de  l'armée. 

Un  nouveau  pouvoir  venait  de  surgir,  le  pouvoir 
militaire,  et  pour  intimer,  sous  la  République,  de& 
ordres  à  la  justice. 

L'avocat  général  parut  ignorer  que  le  fait  pour  des 
fonctionnaires  d'empêcher  ou  de  suspendre,  par  une 
menace  concertée  de  démission,  l'administration  de  la 


(1)  Procès  Zola,  II,  127,  BoisdefTre.  (Audience  du  18  février.) 
{■2}  <<  Il  faut  que  le  général  de   Boisdelïre  donne   l'impression 
très   nette   qu'il  pousserait,  à  la  rigueur,  le    désintéressement 
personnel  jusqu'à  donner  sa  démission.  »  (Voir  p.  200.) 


LE    JURY  401 

justice,  est  un  crime;  leCotle  pénal  le  punit  de  la  dégra- 
ilation  (i). 

Cependant  Labori  protestait  qu'il  avait  des  questions 
à  poser  à  BoisdelTre  ;  mais  Delegorgue  lui  refusa  la 
parole  :  «  L'incident  est  clos  !  »  Esterliazy  étant  à  la 
barre,  il  lui  fît  prêter  serment. 

Au  Sahara  et  dans  l'Arabie  Pétrée,  on  entend  parfois 
rouler  un  invisible  tambour  qu'on  appelle  le  tambour 
du  désert.  Il  roulait,  commandait  maintenant  dans  le 
désert  des  lois  (2). 

Delegorgue  demanda  à  Labori  s'il  avait  des  questions 
à  poser  à  Esterhazy.  L'avocat  répliqua  qu'il  préparait 
ses  conclusions  sur  le  refus  qui  lui  avait  été  fait  d'inter- 
roger Boisdefïre.  «  Si  vous  ne  posez  pas  maintenant 
vos  questions,  vous  ne  les  poserez  plus.  » 

Labori  tint  bon  :  Delegorgue  aussi.  Il  fit  appeler  les 
témoins  suivants  qui.  par  hasard,  étaient  absents.  Force 
lui  fut  d'attendre  les  conclusions  de  Labori  et  de  lui  en 
laisser  donner  lecture. 

Pour  quiconque  gardait  une  illusion  sur  la  justice 
des  hommes,  ce  spectacle  était  abominable.  Ce  juge 
avait  rendu  un  arrêt  pour  défendre  qu'il  fût  parlé  de 
Dreyfus.  Et  que  l'arrêt  fût  absurde  ou  non,  équitable 
ou  non,  l'honneur  du  juge  était  de  faire  respecter  sa 
propre  décision.  Or,  il  l'avait  imposée  seulement  aux 
témoins  qui  eussent  apporté  des  preuves  de  l'innocence 
du  juif.  Aux  généraux  qui  venaient  écraser  le  malheu- 
reux sous  de  solennels  serments  et  de  nouvelles  pièces 
secrètes,  il  avait  laissé  pleine  liberté  de  déposer  à  leur 
convenance,  d'invoquer  ou  de  violer  le  huis  clos  et  le 


(i>  Code  pénal,  article  126. 

(2)  Séverine.  i36  :    »   Un  invisible  tambour  roule,  commande 
dans  le  sanctuaire  de?  lois.  » 


432  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

secret  professionnel,  selon  leur  bon  plaisir.  Le  coup 
porté,  il  alléguait  que  les  généraux  avaient  parlé  trop 
vite.  Mais,  quand  la  défense  réclamait  son  droit  de 
répondre,  il  devenait  inflexible,  évoquait  son  arrêt.  De 
Boisdeffre,  il  avait  toléré  que  ce  subordonné  du  mi- 
nistre de  la  Guerre  posât  devant  le  jury  la  question  de 
confiance  en  l'État-Major.  Le  Code  d'Instruction  crimi- 
nelle donne  à  la  défense  le  droit  formel  d'interroger 
les  témoins.  Il  refusait  de  laisser  questionner  Boisdeffre. 
Enfin,  il  allait  plus  loin  encore,  puisqu'il  refusait  la 
parole  à  l'avocat  de  Zola  dont  les  conclusions  avaient 
pour  seul  objet  de  l'obtenir.  Pour  l'avocat  général,  il 
continuait  à  se   taire,  avec  un  air  de  mépris  et  d'ennui. 

Labori  développa  ses  conclusions.  Il  y  dit  expres- 
sément que  la  prétendue  preuve  décisive  de  Pellieux 
contre  Dreyfus  n'otïrait  «  aucune  apparence  de  valeur 
ni  d'authenticité  ».  Des  huées,  des  vociférations  l'in- 
terrompirent. Quand  il  dit  que  les  généraux  venaient 
plaider  tous  les  jours,  avec  leur  talent  et  leur  autorité, 
mais  aussi  «  avec  leur  uniforme,  leurs  galons  et  leurs 
décorations  »,  Delegorgue  menai^a  de  lui  retirer  la  pa- 
role :  «  C'est  de  la  dernière  inconvenance.  »  Labori 
demanda  à  la  Cour  de  négliger  les  colères  d'un  pays  qui 
s'égare  :  «  N'oubliez  pas  que  nous  sommes  peut-être 
à  un  tournant  de  l'histoire.  » 

La  Cour  rejeta  (i).  Gonse,  Henry  respirèrent. 

Le  Destin,  dans  les  tragédies  grecques,  n'est  jamais 
plus  proche  que  lorsqu'il  paraît  conjuré. 

Labori  avait  fait  rappeler  Picquart,  mais  pour  l'in- 
terroger sur  un  autre  sujet,  sur  cette  histoire  d'Henry, 
déjà   détruite   par    Démange,    que   le    dossier   secret, 


(i)  Procès  Zola,  II,  i38.  —  A  la  suite  de  ce  refui?,  Zola  et  ses 
avocats  songèrent  à  quitter  l'audience. 


LE    JURY  453 

enfermé  le  i^  décembre  189^  dans  l'armoire  de  fer, 
n'en  était  sorti  qu'en  1896,  quand  Gribelin  reçut  l'ordre 
de  1  y  chercher. 

Picquart,qui  se  croyait  lié  par  le  secret  professionnel, 
dit  pourtant  que  «  le  dossier  était  sorti,  dans  l'intervalle, 
de  l'armoire  »  et  qu'Henry  s'en-  exagérait  l'importance. 
«  Je  désirerais  certainement  en  parler,  mais  je  ne  puis  le 
faire  sans  être  relevé  du  secret  par  le  ministre  de  la 
Guerre.  »  Aussi  bien,  conlinua-t-il  de  son  ton  le  plus 
calme  et  sans  que  Delegorgue  aperçût  où  il  en  voulait 
venir,  «  serait-il  bon  de  vérifier  l'authenticité  de  certains 
documents  »,  notamment  de  celui  «  q  li  est  arrivé  si 
à  point  au  ministère,  au  moment  où  il  était  devenu 
nécessaire  de  bien  prouver  qu'un  autre  qu'Esterhazy 
était  l'auteur  du  bordereau  ».  Picquart  n'avait  pas  vu 
cette  lettre,  mais  on  lui  en  avait  parlé,  et  «  le  moment  où 
elle  était  apparue,  les  termes  absolument  invraisem- 
blables où  elle  était  conçue,  donnaient  lieu  de  la  consi- 
dérer comme  un  faux  ».  Puis:  «  C'est  la  pièce  dont  a 
parlé  M.  le  général  de  Pellieux.  S'il  n'en  avait  pas  parlé 
hier,  je  n'en  aurais  pas  parlé  aujourd'hui.  C'est  un 
faux  (i)  1  " 

Delegorgue  avait  compris  trop  tard  :  le  mot  était  dit, 
et  par  l'ancien  chef  du  bureau  des  renseignements.  Il 
appela  Gonse,  mais  Gonse,  très  décontenancé,  refusa 
de  rien  ajouter  à  la  déclaration  de  Boisdetïre.  <>  La  pièce 
est  authentique,  mais  je  n'ai  pas  le  droit  d'en  dire  plus.  » 

Cela  parut  faible.  Au  moins,  Gonse  aurait-il  dû  s'éle- 
ver contre  l'insolence  de  Picquart,  l'insulter. 

C'est  ce  que  Pellieux  fit  le  lendemain.  Picquart  était 

(1  Procès  Zola,  II,  1^1.  Picquart.  —  Ilfitla  même  déclaration 
à  Bertuli's.  lui  raconta  sa  conversation  avec  Billot  et  lui  dit 
le  texte  approxim:itif  quil  tenait  du  ministre.  (Cass.,  11,217; 
i()  février  i8y8.) 


454  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

revenu  pour  mettre  le  jury  en  garde  contre  les  calomnies 
dont  il  était  l'objet  et  qui  risquaient  de  déconsidérant  son 
témoignage.  Ainsi  le  Pelit  Journal  avait  raconté  quil 
était  marié,  divorcé,  et  faisait  élever   ses  enfants  en 
Allemagne,  et  il  ne  lui  avait  pas  été  possible  d'obtenir 
aucune   [rectification.    Ainsi    Pellieux    [lavait    accusé 
d'avoir  voulusuborner  un  témoin  (le  soldat  Mulot)  contre 
Esterhazy.  Il  demandait,  en  conséquence,  que  l'un  ou 
l'autre  des  chefs  qui  l'avaient  bien  connu  fussent  ap- 
pelés à  dij'e  ce  qu'ils  pensaient  de  lui,  par  exemple  Jle 
général  de  Gallilïet,  «  mêlé  glorieusement  à  nos  victoires 
et  glorieusement  à  nos  tristesses  »,  «  qui  ne  passait  pas 
pour  être  suspect  dune  indulgence   exagérée  envers 
ses  subordonnés  »,  et  «   qui  n'avaitpas  craint  de  lui  ser- 
rer la  main  devant  le" conseil  d'enquête  (ij  »  .  —  J'avais 
proposé,  quand   Zola  dressa  la   liste  de  ses  témoins, 
que  Gallilfet  y  fût  compris,  précisément  pour  appuyer 
Picquart  ;  mais  Clemenceau  s'était  récrié,  en  alléguant 
les    souvenirs  de  la    Commune.   —  Delegorgue  n'eût 
pas  été  lui-même  s'il  eût  accueilli  cette  demande,  mais, 
l'instant  d'après,  il  donna  la  parole  à  Pellieux  (2)  qui, 
toisant  Picquart: 

J'ai  dit  à  une  audience  précédente  que  tout  était  étrange 
dans  cette  affaire  ;  mais  ce  que  je  trouve  encore  plus 
étrange,  et  je  le  lui  dis  en  face,  c'est  l'attitude  d'un  Mon- 
sieur qui  porte  encore  l'uniforme  de  l'armée  française  et 
qui  est  venu  ici,  à  la  barre,  accuser  trois  officiers  géné- 
raux d'avoir  fait  un  faux  ou  de  s'en  être  servi.  Voilà  ce 
que  j'avais  à  dire  et  j'ai  fini. 

(1)  Procès  Zola,  II,  iG^,  Picquart. 

(2)  L'incident  était  prémédité.  De?  le  début  de  l'audience,  De- 
legorgue avait  dit  à  Labori  :  «  Navez-vous  pas  demandé  une 
confrontation  entre  le  colonel  Picquart  et  le  général  de  Pel- 
lieux? »    II,  162.; 


LE    JURY  455 

En  vain,  Picquart  protesta  qu'il  navait  pas  voulu 
suspecter  la  bonne  foi  de  ses  chefs;  certains  faux  sont 
si  bien  faits  qu'ils  peuvent  avoir  l'apparence  de  docu- 
ments authentiques.  Les  clameurs  de  cent  officiers,  qui 
Acnaient  de  faire  une  nouvelle  ovation  à  Pellieux,  cou- 
vrirent sa  voix.  Il  a  touché  à  l'Arche  sainte;  l'armée 
chasse  l'officier  rebelle  qui,  «  sans  preuves,  poussé  par 
un  délire  inexplicable,  a  accusé  du  plus  abominable  des 
crimes  ceux  qui  ont  la  garde  de  l'honneur  de  la  France 
-et  de  ses  frontières  (i)  ». 

Ce  même  jour,  Lemercier-Picard  écrivit  à  Séverine, 
sous  le  nom  de  Durandin,  que,  «  très  étroitement  lié  à 
l'affaire  qui  se  déroulait  aux  assises  »,  il  avait  cru  devoir, 
«  jusqu'à  présent,  pour  des  raisons  d'ordre  intime,  se 
tenir  dans  l'ombre  «.  «  Mais  quelques  révélations,  faites 
par  des  chefs  de  l'Elat-Major,  le  visent  directement  ; 
^lles  l'autorisent,  par  ce  fait  même,  à  lever  le  voile  sur 
le  rôle  qu'il  a  joué.  »  En  conséquence,  il  se  rendra  chez 
elle,  dans  la  soirée  (2). 

Séverine  attendit  l'homme.  Il  ne  vint  pas.  Deux  jours 
après,  il  lui  écrivit  qu'effrayé  «  par  les  menaces  inces- 
santes »  dont  il  était  poursuivi,  tremblant  «■  qu'elles  ne 
fussent  mises  à  exécution  »,  il  s'était  absenté  pour  dé- 
poser à  l'étranger  des  papiers  relatifs  «  à  l'affaire 
Dreyfus-Eslerhazy  ».  Il  demandait  un  autre  rendez-vous 
pour  le  lendemain.  Elle  l'attendit  encore;  mais  il  ne 
parut  point,  harcelé  et  traqué,  et  jouant  son  double  jeu, 
hésitant  encore  s'il  vendrait  son  secret  ou  son  silence  : 
la  révélation  de  son  crime  en  avait  décuplé  le  prix. 


(1}  BoNXAMOUR  [Écho  du  20  février  1898). 

(2  Lettre  du  19  février,  datée  :  Samedi  trois  heures.  (Séverine, 
291.)  —  Il  ajoutait  qu'il  n'était  pas  un  inconnu  pour  la  rédac- 
trice de  \a  fronde,  l'ancienne  collaboratrice  de  Jules  'Vallès,  qu'il 
Jui  rappellerait  dans  quelles  circonstances  ils  s'étaient  connus. 


456  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 


XIV 


Esterhazy  raconte  «  qu'il  avait  le  projet,  non  pas  seu- 
lement de  parler,  mais  d'agir  à  l'audience  »,  c'est-à-dire 
de  se  livrer  à  des  voies  de  fait  sur  ses  accusateurs  ; 
mais  Pellieux,  dans  la  salle  des  témoins,  (*  où  il  n'y 
avait  que  des  officiers  »,  le  lui  avait  défendu  :  «  Vous 
allez  être  interrogé  ;  vous  ne  répondrez  pas.  —  Mon  gé- 
néral, si  ces  cochons-là  m'engueulent,  je  ne  peux  pas 
me  taire  !  —  Si,  vous  vous  tairez,  je  vous  en  donne  l'or- 
dre.—  C'est  bien,  mon  général(i)  !  »  Et  il  porta  la  main 
à  son  képi  12).  Pellieux,  qui  continuait  à  le  prendre  au 
sérieux,  craignait  qu'il  eût  caché  sur  lui  une  arme;  il  lui 
fil  retourner  ses  poches.  Elles  étaient  vides  (3).  Il  l'au- 
torisa à  réciter  une  déclaration  que  Tézenas.  travaillant 
tantôt  pour  Esterhazy,  tantôt  pour  Boisdefïre,  avait 
préparée  (4). 

Il  l'avait  dite,  l'air  dur  et  mauvais,  avec  une  violence 
calculée,  à  cette  première  audience  du  18  février  où  il 
avait  remplacé  Boisdeffre  à  la  barre.  On  y  sentait 
l'effort,  le  devoir  de  rhétorique.  Esterhazy,  livré  à  sa 
propre  inspiration,  parlait  avec  une  autre  verve.  Et, 
dans  sa  voix  rauque,  brutale,  nulle  émotion,  même 
quand  il  dit,  avec  une  inadvertance  qui  ne  fut  pas  re- 
levée, que,  «  depuis  dix-huit  mois  qu'une  machination 
épouvantable  se  tramait  contre  lui,  il  avait  souffert  plus 


(1)  Cass.,  I,  587.  598,  Esterhazy. 

(2)  Libre  Parole  du  19  février  1898. 

(3)  Malin  du  19. 

4    Esterliozy  recopia    le    texte  de  Tézenas;    celte  copie  fut 
saisie  par  Berlulus.  Cass.,  II,  286,  cote  4>  scellé  6.) 


LE    JURY  457 

qu'aucun  de  ses  conlemporains  pendant  loule  sa  vie  ». 

Mais  le  personnage  était  tragique,  les  tempes  battant 
la  chamade  sous  son  front  chauve,  les  yeux  creux  et 
bridés  de  fièvre.  Il  répondra  à  toutes  les  questions  qu'il 
plaira  à  la  Cour  et  aux  jurés  de  lui  adresser  :  «  Quant  à 
ces  gens-là,  —  et,  de  sa  main  décharnée,  il  désignait 
Zola,  —  je  ne  leur  réponds  pas  (i).  » 

Les  officiers  l'applaudirent. 

Le  soir,  Albert  Clemenceau  l'interrogea  (2). 

Il  avait  préparé  (3)  soixante  questions,  très  précises, 
qui  résumaient  à  peu  près  tout  ce  qu'on  savait  alors  de 
la  vie  et  de  la  trahison  d'Esterhazy,  et  qui,  par  cette 
précision  même,  si  le  misérable  n'avait  pris  le  sage 
parti  de  ne  répondre  à  aucune,  lui  eussent  fatalement 
arraché  un  faux  témoignage  manifeste  ou  quelque 
aveu. 

Clemenceau,  dune  voix  implacable,  les  lança-,  et,  l'une 
après  l'autre,  après  avoir  sifflé  dans  l'air,  elles  se 
fixaient  dans  la  peau  de  l'homme,  cloué  à  la  barre,  tel 
un  Saint-Sébastien  du  crime. 

Ils  étaient  à  deux  pas,  les  yeux  dans  les  yeux:  Cle- 
menceau, calme  et  dur,  avec  la  pleine  conscience 
de  l'œuvre  vengeresse  qu'il  accomplissait  ;  l'autre,  en 
proie  à  toutes  les  fureurs,  souffrant  plus  à  les  contenir 
que  delà  torture  même  qu'il  subissait;  déchirédans  l'hé- 
réditaire orgueil,  près  de  dix  fois  séculaire,  qui  avait 
survécu  chez  lui  à  toutes  les  déchéances,  mais  se  tai- 


(1)  Procès  Zola.  II,  129,  Estorhazj'. 

(2,  Labori  lui  posa  d'abord  quatre  questions  sur  récriture  du 
bordereau,  sur  la  lettre  du  capitaine  Brault,  sur  les  lettres  de 
Mme  Je  BDulancy,  et  sur  les  cambriolages  dont  il  aurait  été  la 
victime.   Esterhazy  refusa  de  répondre. 

(3j  Sur  ses  notes  personnelles  et  sur  d'autres  que  je  lui  avais 
remises  à  cet  elTet  :  il  m'écrivit  :  »  J'ai  reçu  votre  lettre  et  vous 
vous  en  apercevrez  à  l'interrogatoire  de  ilemain.  » 


458  HI.STOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sant  quand  même,  férocement,  parce  qu'un  mot  suffi- 
rait à  le  perdre. 

Il  jouait,  depuis  longtemps  et  surtout  depuis  qu'il 
avait  été  dénoncé,  le  rôle  facile  du  condottiere  du 
quattrocento^  d'un  soldit  s  Ans  frein,  qui  fait  fi  de 
sa  vie  comme  de  celle  des  autres,  mais  qui  Ta  vou- 
lue riche  en  sensations  délicieuses  et  violentes,  et 
capable  de  tous  les  crimes  sanglants,  mais  non  d'une 
faute  contre  l'honneur,  l'honneur  spécial  des   bandits. 

Or,"ce  masque  même,  dans  cette  ignominie,  lui  était 
arraché  ;  il  était  dégradé  même  de  ses  galons  de  co- 
médie ;  et  que  lui  importaient,  dès  lors,  les  autres, 
ceux  qui  reluisaient  encore  sur  les  manches  de  son 
uniforme  ?  Le  dernier  des  brigands  calabrais  eût  bondi 
sous  un  tel  supplice. 

Clemenceau  lisait  les  lettres  à  M™^  de  Boulancy.  Il 
en  sculptait  chaque  mot,  lentement.  «  On  a  l'impression, 
écrit  l'un  des  collaborateurs  de  Drumont^  de  quelque 
chose  d'infernal.  On  dirait  que,  lambeau  par  lambeau, 
l'avocat  veut  détacher  les  chairs  de  sa  victime  (ij.  » 
Esterhazy.  maintenant,  après  avoir  jeté  un  dernier 
regard  de  haine  folle  à  Clemenceau,  lui  tournait  le  dos, 
face  à  face  avec  les  jurés  qui  le  dévisageaient,  toujours 
muet,  mais  les  épaules  frissonnantes  comme  sous  des 
coups  de  lanière,  et  les  paupières  clignotantes  sur  ses 
yeux  fugaces  d'oiseau  de  proie. 

Comme  il  ne  répondait  même  pFus  qu'il  ne  voulait  pas 
répondre,  dans  le  silence  qui  suivait  chaque  lecture  et 
que  le  tortionnaire  prolongeait  savamment,  c'était  Dele- 
gorgue, énervé,  qui  criait  à  Clemenceau  :  «  Continuez!  » 

Le  code  lui   faisait   un  devoir  formel  d'obliger  Es- 


(i)  Libre  Parole    du    19   février    1898.    —   Comptes  rendug  de 
VÉcho,  de  la  Fronde,  de  VAurore,  du  Temps,  etc.) 


LE     JURY  i59 

terhazy  à  déposer  ;  en  cas  de  refus,  de  le  faire  juger 
par  la  Cour  d'assises  (i). 

Et  Clemenceau,  de  sa  voix  perçante,  reprenait  sa 
lecture  :  «  M.  le  commandant  Esterhazy,  chevalier  de 
la  Légion  d'honneur,  reconnaît-il  que  toutes  ces  lettres, 
qui  contiennent  pour  la  France,  l'armée  et  ses  chefs, 
les  injures  que  je  viens  de  dire,  ont  été  écrites  posté- 
rieurement à  la  guerre  de  1870  et  1871  ?  »  —  "  Conti- 
nuez !  Continuez  !  »  hurlait  Delegorgue. 

Esterhazy  cherchait  une  attitude.  Tantôt,  il  se  re- 
dressait, croisait  les  bras,  avait  un  air  de  défi.  Tantôt, 
s'abandonnant,  il  fouillait  son  képi  de  ses  doigts  crispés, 
ou  le  pétrissait  d'un  mouvement  fébrile.  Parfois,  il 
s'essayait  à  sourire. 

«  Comment  le  commandant  Esterhazy  peut-il  expli- 
quer la  déclaration  de  W"^  Pays  :  Il  est  perdu,  il  va  se 
suicider  ?  —  Vous  n'avez  plus  de  questions?--  Oh  !  si, 
monsieur  le  Président.  » 

Et,  dune  voix  toujours  plus  sèche  et  tranchante,  Cle- 
menceau poursuivait  ses  lectures.  Il  lisait  la  lettre  où 
le  général  Saussier  était  comparé  à  un  clown.  «  Le 
co.Timandant  Esterhazy  n'a-t-il  pas  déclaré  quil  n'avait 
fait  que  rapporter  les  propos  tenus  par  des  officiers  alle- 
mands dans  ce  dîner  où  assistaient  des  officiers  français  ? 
—  Continuez  !  —  Le  commandant  Esterhazy  voudrait-il 
expliquer  à  la  Cour  comment  des  officiers  français,  as- 
sistant à  un  dîner  où  des  officiers  étrangers  se  seraient 
permis  de  pareil  propos,  n'ont  pas  formulé  d'énergiques 

et  immédiates  protestations »  Et,  après  une  pause  : 

«  Notamment,  pourquoi  M.  le  commandant  Esterhazy 
n'a  pas  protesté  ?  » 

(1)  Code  d'InslrucUon  crim.,  article  3o  :  «  Les  témoins...  qui 
refuseront  de  faire  leurs  dépositions  seront  jugés  par  la  Cour 
d'assises  et  punis  conformément  à  l'article  80.  » 


460  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  donna  alors  lecture  des  notes  d"Esterhazy  :  «  Excel- 
lent officier,  outillé  pour  parvenir  aux  plus  hautes  situa- 
tions dans  l'armée;  moralité  très  bonne...  »  Il  avait 
intercalé  ces  notes  juste  au  bon  endroit,  les  encadrant 
des  lettres  dEsterhazy  à  M'""  de  Boulancy  et  de  ses 
histoires  de  vulgaire  escroquerie  :  «  M.  le  commandant 
Esterhazy  na-t-il  pas  été  surpris  lorsque,  devant  le  con- 
seil de  guerre,  on  lui  a  donné  lecture  de  ces  excel- 
lentes notes  ?  » 

Puis,  ce  furent  les  filouteries  dEsterhazy,  sa  longue 
trahison  et  ses  faux.  «  Je  passe  à  un  autre  ordre  <le 
faits.  «  Et  «  le  supplice  du  questionnaire,  pire  que  celui 
de  la  question  (i)  »,  reprenait,  plus  serré,  plus  aigu. 
Esterhazy,  blême,  n'en  pouvait  plus.  Et  les  spectateurs, 
eux  aussi,  nen  pouvaient  plus,  haletaient.  Des  clameurs 
suppliantes  :  «  Assez  !  Assez  !  »  se  faisaient  entendre, 
comme  autour  dune  bête  qui  souffre  trop.  Ce  silence 
de  marbre,  sous  ces  terribles  accusations,  c'était  l'aveu 
criant  du  crime.  Quel  innocent  se  fût  lu,  ainsi  souffleté  ? 
Point  de  pitié  pour  un  pareil  scélérat,  quand  l'autre, 
1  innocent,  agonise  là-bas,  depuis  quatre  mortelles  an- 
nées. Mais  le  supplice  était  si  aîTreux,  si  savant,  qu'on 
en  oubliait  laulre,  et  le  crime  lui-même.  Une  pitié  phy- 
sique ébranlait  les  nerfs.  Et  les  questions  reprenaient, 
avec  de  longs  intervalles,  écrasantes.  «  Les  minutes 
s'écoulent,  lentes,  lentes  2;  ».  Une  exaspération  mon- 
tait ;  des  poings  se  tendaient  vers  Clemenceau  ;  on 
l'insultait.  <>  Continuez  !  Continuez  !»  gémissait  Delegor- 
gue.  Esterhazy  se  roidissait,  mordant  ses  lèvres,  trem- 
blant sur  ses  jambes 

(1  Libre  Parole  du  19  février  1898.  —  «  J'ai  vu  la  lorlure 
ressuscitée  par  des  gens  qui  se  disent  humanitaires.  »  (Lettre 
du  prince  Henri  d'Orléans.) 

(2)  Écho  de  Paris. 


LE    JURY  4G1 

Enfin,  au  bout  de  quarante  minutes,  Clemenceau, 
toujours  avec  )a  même  impassibilité  :  «  Est-ce  que 
j\I.  le  commandant  Esterhazy  reconnaît,  ainsi  que  cela 
résulte  d'articles  de  Y  Écho  de  Paris,  de  la  Pairie  et  du 
Matin,  avoir  eu  des  relations  avec  M.  le  colonel  de 
Schwarzkoppen  ?  — Ne  parlons  pas,  cria  Delegorgue, 
d'officiers  appartenant  à  des  pays  étrangers  !  »  Gelmen- 
ceau  renouvelle  la  question  ;  le  président  refuse  de  la 
poser:  «  Comment  se  fait-il  qu'on  ne  puisse  pas  parler, 
dans  une  audience  de  justice,  d'un  acte  accompli  par 
un  officier  français  ?  —  Parce  que,  répond  solennel- 
lement Deleg-orgue,  il  y  a  quelque  chose  au-dessus  de 
cela,  c'est  l'honneur  et  la  sécurité  du  pays.  »  Des  applau- 
dissements furieux  éclatent.  «  Monsieur  le  Président, 
riposte  Clemenceau,  je  retiens  que  l'honneur  du  pays 
permet  à  un  officier  d'accomplir  de  tels  actes,  mais  ne 
permet  pas  d'en  parler  (i).  » 

Il  termina  sur  ces  mots.  Esterhazy,  défaillant,  alla  se 
rasseoir  parmi  les  officiers  qui  lui  firent  une  ovation. 
«  Bravo,  commandant  !  A  bas  les  lâches  !  A  bas  les  in- 
fâmes !  »  Tézenas  l'embrassa,  le  félicita  d'avoir  tenu  sa 
parole  (2), 

On  entendit  à  peine,  tant  la  salle  vibrait  encore,  l'ar- 
chitecte Autant,  Huret,  qui  confirma  les  propos  des 
officiers  de  Rouen  sur  le  «  rastaquouère  »  qui  avait 
été  leur  camarade.  La  défense  renonça  à  l'audition 
des  diplomates  et  des  militaires  étrangers (3),  ainsi  qu'à 
celle  de  Casella.  Ce  fut  contre  mon  avis.  On  chercherait 
en  vain  dans  la  Seine  la  clef  qui  avait  été  perdue  dans 
la  Sprée. 


(1)  Procès  Zola,  II,  i56,  Clemenceau. 

(2)  Aurore,  Libre  Parole,  etc.  —  Cass.,  I,  687,  Esterhazy. 

(3)  Delegorgue  dit  qu'il  ne    les  aurait  pas  entendus.  (II,  278. 


462  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Bien  que  nul  n'eût  prévu  l'horreur  shakespearienne 
de  linterrogatoire  d'Esterhazy,  on  avait  décidé  de  le 
payer  de  son  silence  par  une  manifestation  patriotique 
d'un  éclat  exceptionnel,  et  Guérin,  en  conséquence, 
avait  convoqué,  au  grand  complet,  ses  bandes.  Il  était 
là,  depuis  plusieurs  heures,  escorté  de  Max  Régis,  fraî- 
chement débarqué  d'Alger,  et  de  Thiébaud,  tenant  le 
Palais,  comme  un  pays  conquis,  avec  ses  hommes 
armés  de  gourdins,  et  répandant  une  telle  terreur  qu'on 
n'osait  même  plus  répondre  à  leurs  cris  de  défi  par 
celui  de  :  «  Vive  la  République  (i)  !  »  Pour  passer  le 
temps,  ils  avaient  déjà  «  martelé  le  crâne  »  de  quelques 
juifs  et  de  quelques  protestants  ;  ils  crachèrent  aussi 
au  visage  d'un  jeune  homme  qu'ils  avaient  pris  pour  le 
frère  de  M'^'^  Dreyfus  et,  l'ayant  renversé,  le  piéti- 
nèrent (2). 

Enfin,  quand  Esterhazy  parut  avec  Pellieux,  une 
même  acclamation  les  salua,  mais  Tenthousiasme 
fut  surtout  pour  Esterhazy  :  ^^  Gloire  à  la  victime  du 
Syndicat  (3)  !  »  Il  se  tenait  à  peine  debout  pendant  que 
Pellieux  pleurait.  Ce  n'étaient  pas  ^seulement  les  brail- 
lards vulgairesà  quarante  sous  qui  l'applaudissaient ,  mais 
les  avocats,  les  journalistes,  les  officiers,  dés  femmes, 
emportés  par  la  contagion  ou  par  un  vent  de  folie.  Un 
ancien  officier  l'embrassa  :  «  Oh  1  mon  vieux  cama- 
rade (^)!  »  Le  prince  Henri  d'Orléans  se  fit  présenter 
par  le  beau-frère  de  Rochefort  et  le  félicita  de  son  cou- 


(1)  Malin  du  19  février  1898.  —  Un  officier  de  police,  Martin,  fui 
maltraité  pour  avoir  défendu  contre  les  assaillants  un  jeune 
homme  qui  avait  crié  :  «  Vive  la  République  !  » 

(■2)  Lih'-e  Parole  du  19. 

1^3)  Libre  Parole,  Écho,  Malin,  Siècle,  etc. 

(4)  Éclair  :  «  C'est  M.  Xavier  Feuillant,  ancien  sous-offlcier 
de  cuirassiers  de  la  garde.  » 


LE    JURY  463 

rage;  il  salua  en  lui  «  l'uniforme  français  (i)  ».  Puis 
vingt  patriotes,  Guérin  en  tète,  le  portèrent  en  triomphe 
jusqu'à  sa  voiture.  La  place  Dauphine  était  noire  d'une 
foule  compacte  qui  criait  :  «  A  mort  les  juifs  1  à  mort  I 
à  mort  1  à  l'eau  I  »  Il  était  si  ému,  ou  si  épuisé,  «  qu'il 
faillit  se  trouver  mal  (2)  ». 


XV 


La  grande  aflaire  était  toujours  d'intimider  les  jurés. 
Ou  la  condamnation  de  Zola,  ou  l'émeute,  la  démission 
de  l'Etat-^Major.  la  guerre  civile  et  la  guerre  étrangère. 

On  avait,  sous  la  main,  les  pillards  et  les  assommeurs 
d'Alger,  Max  Régis,  Pradelle.  Guérin  les  exhiba  dans 
une  grande  réunion  (3)  où  quiconque  ne  criait  pas  : 
«  .Mort  aux  juifs!  »  fut  roué  de  coups  de  poings  et  de 
coups  de  canne.  Quand  on  eût  cassé  ainsi  quelques 
tètes,  le  jeune  Milanais  raconta  ses  exploits  d'Afrique, 
comme  quoi  il  avait  crevé  des  coffre-forts,  jeté  l'or  à  la 
mer,  brûlé  des  effets  de  commerce.  Il  convia  ensuite 
c(  le  peuple  à  arroser  du  sang  des  juifs  l'arbre  de  la 
liberté  (4)  «• 

il)  Viviani,  député  socialiste  de  Paris,  ayant  fait  allusion  à 
l'incident  dans  son  discours  du  24  février,  à  la  Chambre,  le 
prince  Henri  d'Orléans  convint  qu'il  s'était  fait  présenter,  en 
effet,  à  Esterhazy,  mais  nia  qu'il  lui  eût  donné  l'accolade,  comme 
l'Aurore  l'avait  raconté.  Il  avait  voulu  «  saluer  l'uniforme  fran- 
çais et  le  jugement  de  l'armée  ».  Il  avait  seulement  »  serré  la 
main  du  commandant  Esterhazy  ».    Lettre  du  25  février  1898). 

2)  Libre  Parole  :  «  Oh  !  la  belle  journée  pour  tous  les  bons 
Français  !  Pour  le  coup.  Israël  a  fini  de  rire  »  .... 

i3)  Le  19  février,  à  la  salle  Chaynes. 

(4)  Libre  Parole.  Figaro,  Temps,  etc.  — Thiébaud  et  Millevoye 
tinrent  ensuite  une  réunion  sur   la  place    du   Panthéon.  «    On 


46i  IlISTOinE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Le  programme  comportait  ensuite  d'accompagner 
Rochefort  à  Sainte-Pélagie.  Il  s'était  gardé  de  faire  appel 
du  jugement  qui  l'avait  condamné  à  cinq  jours  de  pri- 
son. Il  préférait  jouer  au  martyr,  alléguant  qu'il  avait 
été  condamné  «  par  ordre  (i)  ».  Il  avait  choisi  ce  di- 
manche de  carnaval  pour  se  constituer  prisonnier, 
voulant  avoir,  lui  aussi,  sa  journée  et,  au  surplus,  se 
mettre  à  l'abTi  pour  la  semaine  suivante.  Il  excitait  les 
troubles,  n'aimait  pas  à  y  être  mêlé.  —  En  1870,  aux  ob- 
sèques de  Victor  Noir,  il  s'était  évanoui.  —  Il  fut  ac- 
clamé sur  son  trajet;  des  jeunes  fdles,  au  seuil  de  la 
prison  où  l'attendait  le  préfet  de  police,  lui  ofTrirent  des 
fleurs.  Une  partie  de  la  garde  républicaine  à  cheval,  des 
escadrons  de  cuirassiers  avaient  été  mobilisés  pour 
maintenir  l'ordre  et  parurent  lui  faire  escorte  (2).  Ce- 
pendant, quelques  ouvriers  le  huèrent,  dans  cette 
bruyante  apothéose,  d'un  cri  de  Dimanche-gras  :  «  A  la 
chienlit  !  » 

Un  avocat  catholique  et  royaliste,  Jules  Auffray, 
sectaire  violent,  la  figure  en  lame  de  couteau,  glabre, 
le  cerveau  et  le  faciès  d'un  inquisiteur,  avait  offert  ses 
services  à  l'État-.Major.  Il  essaya  d'abord  de  réconcilier 
M™*  de  Boulancy  avec  Esterhazy  ;  il  accepta  ensuite 
la  mission  de  «  faire  la  salle  des  assises  ».  Il  pourvoyait 
de  cartes  d'audience  les  officiers  qui  lui  étaient  dési- 
gnés par  Gonse  et  par  Du  Paty  et  qui  manifestaient  en 
conscience.  En  bon  stratège,  il  jugea  utile  de  doubler 
les  postes  pendant  ces  dernières  journées,  en  écrivit  à 


crie  :  «  Conspuez  Reinach  !  Conspuez  Zola  !»  On  chante  laMar- 
seilloîse.  »  {Gaulois.)  La  police  dispersa  ce  commencement  d'é- 
meute. 

(1)  Inlransifjeani  du  m  février  1898. 

(2)  «  L'appareil  militaire  était  imposant.  Il  ne  manquait  que  le 
clergé.  »  (Figaro  du  21.) 


LE    JURY  465 

Du  Paty.  Celui-ci  lui  répondit  qu'il  lui  procurerait  des 
officiers  de  renfort  «  pour  soutenir  l'avocat  et  le  jury  » 
et  que  l'avocat  «  pouvait  compter  sur  ses  hommes  ». 
Seulement,  l'étourdi  adressa  sa  lettre  à  un  autre  avocat 
du  nom  d'AufTray  qui  se  trouvait  être  républicain.  11 
ouvrit  la  lettre  sans  regarder  au  prénom  ;  puis,  au  lieu 
delà  renvoyer  à  Du  Paty,  il  la  porta  à  Barboux,  ancien 
bâtonnier  et  membre  du  conseil  de  l'Ordre,  qui  la  com- 
muniqua au  Garde  des  Sceaux  avant  de  la  renvoyer  à 
son  véritable  destinataire.  Gonse,  à  son  tour,  se  trom- 
pant d'adresse,  alla  rendre  visite  à  François  AutTray. 
Ces  incidents  furent  connus.  Les  «  patriotes  »  traitèrent 
François  Autlray  et  Barboux  (i)  de  voleurs  ;  les  révi- 
sionnistes demandèrent  si  le  rôle  de  claqueurs  s'accor- 
dait avec  le  respect  de  l'uniforme  et  si  c'était  pour  faire 
peur  aux  jurés  que  les  officiers  portaient  l'épée  au 
côté. 

Cette  invasion  du  Palais  de  Justice  par  les  officiers 
qui,  depuis  deux  semaines,  y  campaient,  l'arrogance  de 
Pellieux,  maître  du  prétoire,  ses  menaces  et  surtout 
celles  de  Boisdeffre  au  jury,  parurent  aux  plus  résignés 
de  graves  symptômes  :  que  devient  la  discipline  dans 
l'armée  ?  qu'est-ce  que  ce  pouvoir  nouveau  qui  entre  en 
scène? Beaucoup  de  républicains  s'en  effrayèrent,  mais 
se  contentèrent  d'en  gémir.  Les  ministres  eux-mêmes 
s'inquiétèrent,  délibérèrent  s'il  ne  conviendrait  pas  de 
frapper  Boisdefîre  au  moins  d'un  blâme,  pour  éviter  des 
complications  diplomatiques  avec  l'Italie  ;  Billot  s'y  op- 
posa, dit  que  le  chef  de  l'Etat-Major  général  ne  se  lais- 
serait pas  réprimander,  qu'il  donnerait  sa  démission  ; 


(i)  Le  conseil  de  l'Ordre,  saisi  d'une  plainte  de  Jules  AufTray, 
décida,  le  3  mai  suivant,  que  Barboux  devait  être  mis  hors  de 
cause.  Au  préalable,  Barboux,  qui  faisait  partie  du  conseil, 
avait  donné  sa  démission. 

30 


^66  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

et  Hanotaux  l'appuya  :  Boisdeffre,  c'était  l'alliance 
russe. 

Jaurès,  le  jour  du  pronunciamento  de  Boisdeffre, 
s'était  précipité  dans  les  couloirs  de  la  Chambre  :  «  Ce 
qui  se  passe  est  monstrueux  ;  jamais  la  République  n'a 
couru  un  pareil  danger.  La'  domination  militaire  s'af- 
firme avec  un  incroyable  cynisme.  La  liberté  de  la  jus- 
tice est  foulée  aux  pieds.  Si  on  laisse  faire,  c'est  qu'il 
n'y  a  plus  ni  républicains  ni  socialistes.  »  Les  socialistes 
se  réunirent,  décidèrent  d'abord  d'interpeller,  puis  y 
renoncèrent  sous  la  pression  de  quelques  habiles. 

Le  Sénat  avait  donné,  la  veille,  une  grande  preuve 
de  faiblesse  (i).  Il  avait  ajourné  à  un  mois  une  interpella- 
tion signée  de  Thévenet,  Trarieux  et  Scheurer  sur  la 
communication  de  pièces  secrètes  au  procès  de  Drey- 
fus. Thévenet,  qui  voulait  la  discussion  immédiate,  fut 
accueilli  par  des  murmures.  La  réponse  ne  s'était  pas 
fait  attendre.  La  sommation  de  Boisdefîre  est  du  lende- 
main. Le  Sabre  profitait  de  l'impunité.  Les  lois  n'exis- 
taient plus  pour  lui. 

Dans  les  journaux,  les  partisans  de  la  Revision  son- 
naient à  toute  volée  la  cloche  d'alarme.  Ranc  sommait 
Billot  d'agir  :  «  L'anarchie  bat  son  plein  à  la  rue  Saint- 
Dominique  ;  tout  le  monde  y  commande,  y  gouverne,  y 
règne,  excepté  vous.  «  Il  posait  ces  questions  :  «  Y  a- 
t-il  un  ministre  de  la  Guerre  ?un  gouvernement  civil  ?y 
a-t-il  encore  à  la  Chambre  un  parti  républicain  ?  »  Je 
tenais,  avec  quelques  autres,  le  même  langage.  Jaurès 
clamait  «  qu'un  peuple  est  mûr  pour  la  servitude  qui 
accepte  ainsi  que  le  pouvoir  militaire  fasse  violence  à 
ses  institutions  civiles  (2)  ». 


(1)  17  février  1898. 

(q)  Radical,  Siècle,  Lanlerne,    du  20. 


LE    JURV  467 

Même  les  plus  timides  dénonçaient  une  telle  «  confu- 
sion des  pouvoirs  ».  «  Que  devient  la  liberté  des 
jurés?  »  «  On  oppose  Tarmée  à  lanation  f  i ).  » 

Mais,  comme  chaque  jour  rapprochait  la  date  des 
élections,  autant  en  emportait  le  vent.  L'idée  de  se 
brouiller  avec  les  garants  populaires  d'Esterhazy  n'était 
pas  supportable.  Tous  les  grands  parlementaires  étaient 
muets.  Ils  s'étudiaient  à  se  faire  des  fronts  impassibles, 
crainte  qu'on  n'y  lût  leurs  secrètes  révoltes  contre  tant 
d'abus  de  la  force.  Plutôt  s'humilier  que  risquer  d'être 
suspect.  Dans  cette  Chambre  souveraine,  comme  dans 
la  rue  livrée  à  la  populace  de  Guérin,  la  terreur  régnait, 
la  Terreur  tricolore  (2). 

Les  faubourgs,  tout  le  peuple  des  ouvriers,  restaient 
silencieux,  abandonnaient  la  rue  aux  gourdins  des 
antijuifs,  car,  à  eux  aussi,  le  sabre,  à  demi  sorti  du 
fourreau,  faisait  peur,  et  ils  se  souvenaient  des  saignées 
d'autrefois;  mais  ils  n'en  pensaient  pas  moins.  Ils  sui- 
vaient avec  attention  l'élargissement  progressif  de  ce 
cas  particulier.  Nul  esprit  plus  enclin  que  le  leur  à  géné- 
raliser. L'étude,  même  superficielle,  des  systèmes  socia- 
listes leur  avait  donné  le  goût  de  philosopher,  de  remon- 
ter aux  causes.  Ils  ne  considéraient  pas  Esterhazy 
comme  une  exception.  Puisque  tous  les  officiers  se 
solidarisent  avec  lui,  c'est  que  toute  l'institution  mili- 
taire est  également  pourrie. 

Et  de  létranger  montait  toujours  la  même  rumeur, 
mais  toujours  plus  forte,  faite  de  colère  et  d'admiration. 
Que  Zola  soit  acquitté  ou  condamné,  la  démonstration 
est  faite:  <<  Dreyfus,  écrivit  Zakrewski,  ignore  encore  de 


(1)  Temps  et  Paix  du  21  février  1898. 

(•->)  Cette  vive  formule  est  d'Hector  Dépasse,  dans  les  Droits 
de  l'homme. 


468  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

quoi  il  était  accusé  ;  il  n'a  donc  pas  été  jugé  ;  la  revi- 
sion de  son  procès  s'impose  parla  force  de  la  loi  (i).  » 


XVI 


Chacan  des  jurés  reçut,  le  matin  du  21  février,  une 
lettre  anonyme;  avec  la  promesse  d'une  somme  de  dix 
mille  francs  si  Zola  était  acquitté  (2). 

Le  réquisitoire  de  Van  Gassel,  qu'il  lut  d'une  voix 
monotone  et  languissante,  débuta  par  cette  définition 
de  Zola  :  «  Un  homme  qui  est  l'auteur  de  nombreux 
romans  et  s'est  fait  une  notoriété...  »  Cet  homme  avait 
«  craché  une  injure  sanglante  à  la  face  de  la  France 
dont  l'honneur  est  indivisible  ».  A-t-il  apporté  l'ordre 
donné  aux  juges  d'acquitter  Esterhazy?  «  L'ordre, 
où  est  l'ordre  de  juger?  »  On  ne  l'a  pas  montré.  Après 
avoir  crié  cette  «  infamie  »,  les  prévenus  n'ont  pas 
même  essayé  de  la  prouver.  Donc,  le  verdict  du  jury 
«  doit  proclamer  leur  mensonge  ». 

Ce  fut  toute  la  thèse  de  l'avocat  général  qu'il  ne 
chercha  pas  à  relever  par  l'éloquence.  Il  dira,  en  par- 
lant de  cette  crainte  des  soldats  factieux  qui  hante  les 
démocraties  :  «  Qui  pourrait  soutenir  dans  ce  pays  qu'il 
y  a  un  seul  homme  revêtu  de  l'uniforme  qui  veuille 
attenter  à  la  République,  puisque,  lorsqu'il  s'en  est 
présenté  un  seul,  il  lui  est  arrivé  ceci  :  c'est  qu'il  a 
dû   se  réfugier  dans  le  suicide  et  se  faire  disparaître 

(1)  Zuridilcheskaya  Gazela  du  i5  février  1898.  — Le  18,  le  Syne 
Ollelchesnou  écv'ivail  :  »  L'affaire  Dreyfus  résume  et  symbolise  la 
décadence  de  ce  peuple,  jadis  grand,  aujourd'hui  hypnotisé  par 
la  terreur  de  la  vérité.  » 

(2)  Récit  du  chef  du  jury  (Dutrieux)  à  un  rédacteur  du  Matin 
(26  février,  dun  autre  juré  à  un  rédacteur  du  liaclical,  etc. 


LE    JL'HY  469 

lui-même  ?  »  Il  déclara  quil  lui  fallait  «  des  idées  et 
non  pas  des  sonorités  ». 

Il  s'éleva,  dans  le  domaine  des  idées,  jusqu'à  cette 
formule  :  «  Dans  les  pays  civilisés,  il  n'est  pas  permis  de 
tomber  à  l'anarchie  judiciaire.  » 

Les  militaires,  les  «  patriotes  »,  avec  Déroulède,  ve- 
nus pour  le  soutenir,  furent  consternés.  Nul  discours 
plus  terne,  sans  un  cri,  sans  même  un  geste,  sans  rien 
qui  trahît  la  passion  ou  la  conviction,  quelque  chose  de 
morne  et  de  filandreux  qui  coulait,  «  une  pluie  qui  tombe, 
une  pluie  d'hiver,  monotone  et  froide,  sans  un  éclair  (i)  ». 
Même  quand  il  malmena  Zola,  «  qui  n'a  cherché,  dans 
tout  cela,  que  de  la  réclame  »,  et  quand  il  railla 
«  l'étrange  maladie  intellectuelle  des  révisionnistes  »,  il 
y  mit  si  peu  d'accent,  une  telle  mollesse,  un  si  manifeste 
dégoût  de  sa  besogne  qu  e  les  défenseurs  d'Esterhazy 
en  devinrent  soupçonneux  (2).  Il  paraissait  s'ennuyer 
lui-même  autant  qu'il  ennuyait  les  auditeurs.  Les  révi- 
sionnistes observèrent  qu'il  n'est  pas  possible  d'étayer 
des  absurdités  autrement  que  par  des  sottises  (3). 

D'un  même  aphorisme  banal,  et  platement  dit,  il  li- 
rait des  conclusions  contradictoires.  «  Vous  savez  com- 
bien il  faut  être  sûr  de  l'origine  des  documents  pour 
qu'ils  puissent  avoir  une  portée  sérieuse  !  »  En  consé- 
quence, il  repoussait  les  expertises  qui  n'avaient  pas  été 
faites  sur  l'original  du  bordereau,  mais  il  proclamait 
l'authenticité  du  faux  d'Henry,  de  source  inconnue.  Cer- 
taines conclusions  étaient  si  niaises  qu'elles  en  sem- 
blaient ironiques.  Après  avoir  rappelé,  en  détail,  les 
déclarations  de  Billot  sur  Dreyfus  justement  et  légale- 

(i)  Libre  Parole  du  22  février  i8y8. —  De  même,  Séverine,  dans 
\a  Fronde:  «  Un  dégoulinenient  de  gouttière  sous  le  ciel  gris.  » 

(2)  Gaulois,  Aulorilé,  Libre  Parole,  Pairie. 

(3)  Siècle,  Aurore,  Radical. 


470  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ment  condamné  :  «  Ainsi  \e  Gouvernement  a  démontré 
son  souci  constant  de  l'indépendance  de  la  justice.  » 
Cependant,  il  attestait,  dans  son  jargon,  comme  des  vé- 
rités démontrées,  que  «  le  condamné  était  en  situation, 
à  l'exclusion  de  l'autre,  de  se  procurer  les  documents 
qui  ont  été  l'objet  de  la  trahison  »  ;  qu'aucune  pièce  se- 
crète n'avait  été  communiquée  aux  juges  de  Dreyfus, 
«  cela  était  matériellement  impossible  »  ;  que  le  petit 
bleu,  «  qui  était  un  point  de  départ  »,  était  un  faux;  que 
le  fameux  article  de  Y  Éclair  émanait  des  Dreyfus  et  les 
faux  télégrammes  «du  cercle  de  Picquart  «.  Etilcroyait 
au  Syndicat  :  Bernard  Lazare  a  été  «  l'entrepreneur 
de  la  Revision  »  ;  la  famille  de  Dreyfus  est  «  puissante 
et  riche  »  ;  «  le  groupe  du  condamné  n'est  pas  moins 
riche  et  puissant  »  ;  «  il  y  a  trop  d'argent  dans  celte  af- 
faire ».  Comme  preuve  des  complicités  internationales, 
il  montra  un  exemplaire  d'une  traduction  allemande  de 
la  lettre  de  Zola  .4  la  Jeunesse  (i).  Mais  il  disait  tout 
cela  sans  colère. 

Zola  lui  répondit,  lisant,  lui  aussi,  mais  interrompu  à. 
chaque  phrase  et  hué. 

L'éloquence  poétique  était  très  démodée  ;  on  l'eût 
étonné  en  lui  disant  que  cette  prose  surchargée  et  superbe 
n'était  pas  très  simple,  et  qu'il  parlait,  dernier  épi- 
gone  du  romantisme,  à  la  façon  des  personnages  de 
Victor  Hugo,  d'un  Ruy  Blas  ou  de  Clancharlie,  quand 
ils  font  un  discours  politique.  Et,  encore,  son  «  moi  » 
déborda  :  «  ^"ous  êtes  le  cœur  et  la  raison  de  Paris,  de 
mon  grand  Paris,  où  je  suis  né,  que  je  chante  depuis 

tantôt  quarante  ans En  m^  frappant,  vous  ne  ferez 

que  me  grandir...  Oui  souffre  pour  la  vérité  et  la  justice 
devient    auguste   et    sacré...  Condamnez-moi  donc  !... 

(i)  Procès  Zola,  II,  188,217,    Van  Cassel. 


LE    JURY  471 

Je  suis  un  Français  utile  à  la  gloire  de  la  France  !  » 
Mais,  en  même  temps,  un  souffle  si  chaud  de  générosité 
et  de  bonté,  un  tel  frémissement  de  juatice  éperdue 
courait  à  travers  cette  rhétorique  imagée  que  plusieurs 
des  jurés  en  furent  émus  aux  larmes.  Ils  sentirent, 
même  les  plus  hostiles,  que  cétait  exact  que  «  la  Vérité 
était  en  ^uxetqu"elleagirait  »,  et  qu'il  lisait  bien  dans  leur 
contlit  intérieur,  quand  il  leur  fit  leur  propre  portrait  : 

.le  vous  vois  dans  vos  lamilles,  le  soir,  sous  la  lampe  ; 
je  vous  entends  causer  avec  vos  amis,  je  vous  accompagne 
dans  vos  ateliers,  dans  vos  magasins.  Vous  êtes  tous  des 
travailleurs,  les  uns  commerçants,  les  autres  industriels, 
quelques-uns  exerçant  des  professions  libérales.  Et  votre 
très  légitime  inquiétude  est  l'état  déplorable  dans  lequel 
sont  tombées  les  affaires.  Partout,  la  crise  actuelle  menace 
de  devenir  un  désastre,  les  recettes  baissent,  les  transac- 
tions deviennent  de  plus  en  plus  difficiles.  De  sorte  que  la 
pensée  que  vous  avez  apportée  ici,  la  pensée  que  je  lis 
sur  vos  visages,  est  qu'en  voilà  assez  et  qu'il  faut  en  finir. 
\'<)us  n'en  êtes  pas  à  dire  comme  beaucoup  :  «  Que  nous 
inqjorte  qu'un  innocent  soit  à  l'île  du  Diable?  Est-ce  que 
l'intérêt  d'un  seul  vaut  la  peine  de  troubler  ainsi  un  grand 
pays?»  Mais  vous  vous  dites  tout  de  même  que  notre 
agitation,  à  nous  les  affamés  de  vérité  et  de  justice,  est 
payée  trop  chèrement  partout  le  mal  qu'on  nous  accuse 
de  faire.  Et,  si  vous  me  condamnez,  il  n'y  aura  que  cela 
au  fond  de  votre  verdict  :  le  désir  de  calmer  les^vôtres,  le 
besoin  que  les  affaires  reprennent,  la  croyance  qu'en  me 
frappant  vous  arrêterez  une  campagne  de  revendications, 
nuisible  aux  intérêts  de  la  France. 

Or,  sa  condamnation  n'arrêtera  rien  ;  «  tout  ce  qui 
retardei'a  la  lumière  ne  fera  que  prolonger  et  aggraA^en 
la  crise  »  ;  et  elle  sera  aussi  injuste  qu'inutile  :  «  Regar- 
dez-moi :  ai-je  mine  de  vendu,  de  menteur  et  traître  ?  » 


472  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Il  parla  très  courageusement  de  Télranger  «  qui  n'est 
pas  forcément  l'ennemi  »,  de  «  tous  les  peuples  sympa- 
thiques du  Nord,  de  la  petite  et  généreuse  Hollande, 
de  ces  terres  de  langue  française,  la  Suisse  et  la  Bel- 
gique, qui  ont  le  cœur  gros....  Voulez-vous,  quand  vous 
passerez  la  frontière,  quon  ne  sourie  plus  à  votre  bon 
renom  légendaire  d'équité  et  d'humanité  ?  « 

Il  avait  terminé  la  lettre  qui  l'amenait  devant  le  jury 
par  des  accusations  ;  il  termina  son  discours  par  un 
serment  plusieurs  fois  répété:  «.  Dreyfus  est  innocent, 
je  le  jure!...  Par  mes  quarante  années  de  travail,  je 
jure  que  Dreyfus  est  innocent  !  »  Il  le  jure  encore  par  son 
nom,  par  son  honneur,  par  ses  livres  :  «  Que  mes  œuvres 
périssent  si  Dreyfus  n'est  pas  innocent  !  Il  est  inno- 
cent !  »  En  vain,  tous  les  'pouvoirs  publics  sont  conjurés 
avec  une  opinion  trompée  :  «  Je  suis  bien  tranquille  : 
je  vaincrai....  On  peut  me  frapper  ici.  Un  jour,  la 
France  me  remerciera  d'avoir  aidé  à  sauver  son  hon- 
neur !  )' 

Labori  plaida  pendant  tout  le  reste  de  l'audience, 
celle  du  lendemain  et  la  moitié  de  la  troisième. 

Zola  lui  avait  demandé  de  parler  non  pour  lui,  mais 
pour  Dreyfus. 

Cette  cause  était  si  belle  que  sa  beauté  rayonnait  sur 
tous  ses  défenseurs.  Des  écrivains  médiocres  qui  ba- 
taillaient pour  elle  devenaient  presque  des  poètes.  Les 
faits  étaient  si  éloquents  qu'ils  eussent  rendu  éloquent 
un  avocat  qui  ne  l'était  pas  ;  or.  celui-ci  l'était,  avec  des 
moyens  physiques  puissants  qui  donnaient,  même  aux 
adversaires,  la  sensation  de  la  force,  «  une  voix  qui 
vibre  comme  un  clairon,  une  poitrine  qui  résonne 
comme  un  tambour  sous  le  martèlement  du  poing  (i)  », 

(i)  Écho  de  Paris  du  23  février  1898. 


LE    JURY  473 

et  la   plus   belle   de   toutes   les    forces,    la    jeunesse. 

Il  avait  fort  indisposé  même  la  partie  la  plus  calme 
de  lauditoire,  dans  ces  dernières  séances,  par  une 
brutalité  qui  semblait  voulue,  de  grands  éclats  inutiles, 
comme  s'il  avait  trouvé  plaisir  à  se  colleter  avec  Dele- 
gorgue  et  à  soulever  les  colères  (i).  11  s'appliqua,  au 
contraire,  dans  sa  plaidoirie,  à  faire  preuve  de  mesure, 
à  ne  pas  irriter  les  personnes  (2)  et  à  s'adresser  à  la  rai- 
son. Ce  contraste  entre  les  flots  tumultueux  qui,  hier 
encore,  se  précipitaient  et  cette  ample  et  large  nappe 
d'eau  qui  coulait  tranquillement,  étonna  et  plut. 

Un  artifice  ingénieux  Taida  beaucoup.  Pour  établir 
sa  thèse  :  <*  Souhaiter  que  Dreyfus  ne  soit  pas  cou- 
pable, ce  n'est  pas  insulter  larmée  »,  il  s" abrita  der- 
rière Cassagnac  et  donna  lecture  de  plusieurs  de  ses 
articles.  Cassagnac  n'était  pas  suspect,  puisque  nul, 
pas  même  Drumont,  n'avait  plus  violemment  outragé 
les  promoteurs  de  la  Revision  ;  d'autre  part,  nul  n'avait 
flétri  avec  plus  de  force  le  huis  clos  et  la  communica- 
tion des  pièces  secrètes.  Signées  de  Ranc  ou  de  moi. 
ces  pages  eussent  fait  hurler  la  salle  (3)  ;  signées  d'un 
si  notoire  défenseur  de  la  Religion  et  de  l'Armée,  elles 
furent  écoutées  en  silence.  De  même,  quand  il  emprunta 
à  VAulorité  le  récit  de  la  dégradation  de  Dreyfus,  en 
faisant  observer  que  le  récit  de  la  Libre  Parole  était 
identique.   Il  lut  simplement  ce  long  procès-verbal  et 


^1)  Encore  dans  l'audience  du  19.  la  dernière  où  Ton  entendit 
des  témoins  (II,  168,  171). 

(2)  '<  Il  s'efforce  de  ne  blesser  personne.  »  (Barrés,  dans  le 
Figaro  du  24  février.' 

(3)  Au  début  de  son  plaidoyer,  Labori  avait  éuuméré  les  dé- 
fenseurs de  la  Revision  que  «  l'argent  n'a  pas  amenés  ici,  comme 
Scheurer,  Trarieux,  Jaurès...  et,  —  voulez-vous  que  je  fasse 
protester  la  salle.  —  comme  Joseph  Reinach...»  En  effet,  la 
salle  protesta.  [Procès  Zola,  II,  228.) 


474  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

un  immense  frisson  traversa  Tauditoire  ;  les  juges,  les 
jurés  ne  cachaient  pas  leur  émotion  ;  les  officiers  étaient 
très  pâles  ;  des  femmes  sanglotaient. 

A  quelque  terreur  de  la  lumière  qu'on  se  fût  heurté, 
le  procès  de  Zola  avait  éclairé  tout  le  procès  de 
Dreyfus.  Labori  put  retracer  cette  histoire  dans 
un  vaste  tableau  à  fresque.  Les  lettres  de  Dreyfus  à 
Démange  sur  ses  entrevues  avec  Du  Paty  firent  appa- 
raître l'impossibilité  morale  des  aveux.  Ainsi  Méline 
avait  été  un  homme  prudent  quand  il  disait  «  qu'on 
aurait  discuté  ces  aveux,  parce  qu'on  discute  tout  dans 
cette  affaire  ».  Détestable  hypocrisie  :  «  Le  nom  de  l'his- 
toire qui  est  marqué  au  pilori  le  plus  humiliant,  c'est 
celui  de  Ponce-Pilate.  » 

Il  ménagea  les  chefs  militaires  et,  même,  Esterhazy. 
Le  bordereau  est  d'Esterhazy  ;  seulement,  la  livraison 
de  ces  documents  sans  valeur,  qui  ne  compromettent  pas 
le  salut  de  la  nation,  constitue  beaucoup  moins  «  une 
trahison  véritable  qu'une  escroquerie  ».  La  pièce  de  Pel- 
lieux  est  un  faux.  Pour  le  faussaire,  il  le  faut  chercher 
«  non  pas  dans  les  bureaux  de  l'État-Major,  mais  au- 
dessous,  à  côté  d'eux  »,  quelque  complice  obscur  d'Es- 
terhazy, ((  à  le  supposer  coupable  (i)  »  ;  après  lui  avoir 
«  fourni  les  documents  du  bordereau  »,  cet  ami  «  le  dé- 
fend dans  la  bataille  et  fabrique  pour  lui  ou  laide  à  fabri- 
quer des  faux  tutélaires  ».  C'était  l'hypothèse  de  tous 
les  révisionnistes,  mais  nul  encore  ne  soupçonnait 
Henry,  quelque  Lemercier-Picard.  «  Alors,  tout  devien- 
drait clair,  lumineux.  Ces  braves  généraux,  ces  loyaux 
soldats,  pleins  de  bonne  foi,  viendraient  ici  avec  une 
entière  confiance.  C'est  leur  bonne  foi  qui  m'épou- 
vante. » 


(i)  Démange,  à  Renne?,  quand  il  parlera  d'Henry,  emploiera 
les  mêmes  précautions  oratoires.         ** 


LE    JL'RY  475 

Il  essaya  de  ne  laisser  de  côté  aucune  objection,  lut 
beaucoup  de  documents  et  les  commenta  avec  soin,  des 
lettres  de  Dreyfus  qui  émurent  beaucoup,  le  récit  de 
Forzinetti,  et  termina  par  quelques  phrases  vibrantes 
en  Ihonneur  de  larmée  : 


Ne  vous  laissez  pas  troubler  1  Xe  vous  laissez  pas  infi- 
niider  non  plus  !  On  a  parlé  du  danger  de  guerre  qui  nous 
menace  !  Soyez  tranquille,  aucun  danger  ne  nous  menace, 
pour  plusieurs  raisons,  dont  la  première  est  que  les  sol- 
dats que  j'ai  vus  ici  peuvent  bien  se  tromper  au  cours 
d'une  information  judiciaire  qui,  après  tout,  n'est  pas  de 
leur  métier,  mais  qu'ils  se  battraient  bien  demain  et  qu'ils 
nous  conduiraient,  je  l'espère,  à  la  victoire.  Pour  cela, 
j'ai  confiance  en  eux  ! 

Surtout  ne  craignez  rien,  c'est  l'énergie  morale  qui  fait 
la  force  des  peuples...  Donnez  par  l'acquittement  un 
exemple  de  fermeté. 

Due  votre  verdict  signifie  plusieurs  choses  :  d'abord, 
«  Vive  l'Armée  !  »  —  Moi  aussi,  je  veux  crier  :  «  Vive 
l'Armée  !  «  —  Mais  aussi,  «  Vive  la  République  !  »  et  «  Vive 
la  France!  »  c'est-à-dire  «  Vive  le  Droit!  Vive  l'Idéal 
éternel  (i)  !  » 

Des  applaudissements  éclatèrent,  mêlés  à  des  cla- 
meurs. C'était  la  dernière  audience.  Dans  l'impatience 
du  verdict,  les  deux  partis  en  présence  avaient  perdu 
toute  mesure.  Les  officiers  frappaient  le  plancher  de 
leurs  fourreaux.  Au  milieu  du  prétoire,  Déroulède  fai- 
sait de  grands  gestes,  accompagné  de  Marcel  Habert.  ce 
même  député  qui  avait  promis  à  Démange  d'intervenir 
à  l'interpellation  de  ("astelin  pour  révéler  la  forfaiture 
de  Mercier. 

i;  Procès  Zola.  II,  219  à  ^o3.  Labori. 


476  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Clemenceau  prit  la  parole  pour  Perrenx,  le  gérant 
de  V Aurore. 

Il  avait  suivi,  avec  une  attention  soutenue,  ces  qua- 
torze audiences,  assis  derrière  son  frère  ;  et  il  n'avait 
plus  un  doute  qu'Esterhazy  fût  un  traître,  que  le  dossier 
secret,  auquel  il  avait  cru  (i),  était  vide  de  preuves,  que 
Pellieux  avait  produit  un  faux  à  la  barre  et  que  toute 
cett3  histoire  était  pleine  de  sottises  et  d'abominations. 
Cependant,  il  ne  se  résignait  pas  encore  à  l'innocence  de 
Dreyfus.  Certainement,  le  juif  a  commis  quelque  faute. 
C'est  pour  mettre  à  lombre  l'auteur  de  cette  faute  que 
ces  imbéciles  ont  échafaudé  ce  monument  d'horribles 
inepties,  qu'ils  y  ajoutent  toujours.  Sinon,  ils  seraient 
par  trop  infâmes. 

Et  il  commença  ainsi  sa  plaidoirie  :  «  Un  homme  est 
là-bas,  peut-être  le  pire  criminel  qui  se  puisse  conce- 
voir, peut-être  un  martyr,  une  victime  de  la  failli- 
bililé  humaine.  «  Il  n'avait  pas  encore  fait  son  choix. 
II  inclinait  seulement  à  penser  «  qu'il  y  avait  les  plus 
grandes  présomptions  que  Dreyfus  fût  innocent  ». 
11  insista  sur  ce  que  ses  doutes  avaient  été  lents  à  se 
former. 

Il  parla  au  milieu  d  'un  vacarme  continu  que  menait 
Déroulède  (qui,  avec  Millevoye,  l'avait  accusé  autre- 
fois de  s'être  vendu  à  l'Angleterre),  sous  une  grêle 
d'injures,  et  il  tint  bon,  son  visage  ambré  plus  jaune 
encore  que  d'ordinaire,  les  yeux  ardents,  la  voix  mor- 
dante, mais  troublé  par  l'incessant  outrage  et  mal  à 
l'aise  à  cette  barre  où  il  paraissait  pour  la  première  fois. 
Depuis  quatre  ans  que  la  tribune  lui  avait  été  fermée,  il 
était  devenu  un  grand  écrivain,  portant  quelques-unes 
de  ses  fermes  qualités  d'orateur  dans  la  littérature.  Mais 

(i)  Aurore  du  i4, janvier  i8y8.  —  Voir  p.  220. 


LE    JURY  477 

il  mêlait  maintenant  à  son  éloquence  de  la  rhétorique 
d"hommes  de  lettres. 

Rochefort,  le  matin,  avait  publié  l'article  de  Clemen- 
ceau, au  lendemain  delà  condamnation  de  Dreyfus,  où 
il  regrettait  qu'on  ne  l'eût  pas  fusillé.  Clemenceau  en 
donna  lui-même  lecture  et  en  fit  la  base  de  son  argu- 
ment :  qu'il  n'avait  pas  à  se  prononcer  sur  la  culpabi- 
lité de  Dreyfus,  mais  que  Dreyfus  avait  été  condamné 
en  violatiqn^de  la  loi  ;  que  «  le  droit  de  tous  se  trouve 
en  péril  quand  le  droit  d'un  seul  a  été  lésé  »  ;  qu'«une 
illégalité  est  une  forme  d'iniquité,  puisque  la  loi  est 
une  garantie  de  justice  »  ;  dès  lors,  que  la  revision 
s'imposait. 

La  thèse  était  belle.  Au  début  de  la  crise,  avec 
Démange,  j'avais  pensé  que  l'annulation  du  jugement 
devait  être  poursuivie  de  préférence  à  la  revision.  En 
Angleterre,  il  n'y  aurait  pas  eu  d'autre  question.  Plus 
tard,  dans  les  temples  sereins  de  la  Cour  de  cassation, 
l'argument  reprendra  tout  son  poids.  Mais,  à  cette 
heure,  Clemenceau  parut  restreindre  le  champ  de  ba- 
taille et  reculer  alors  qu'il  s'élevait. 

II  dit  plusieurs  choses  justes  et  fortes  :  sur  la  raison 
d'État  «  qui  se  comprend  avec  Louis  XIV  et  avec  Napo- 
léon, avec  les  hommes  qui  ont  un  peuple  dans  la  main 
et  le  gouvernent  selon  leur  bon  plaisir  »,  mais  qui  n'est 
qu'une  contradiction  dans  la  démocratie  ;  sur  «  la  Bas- 
tille intérieure  qui  est  demeurée  au  fond  de  nous- 
mêmes  après  que  nous  avons  détruit  l'autre  »  ;  sur 
«  la  pire  des  trahisons,  parce  que  c'est  la  plus  com- 
mune, la  trahison  de  l'esprit  français  qui,  par  la  propa- 
gande de  la  justice  et  de  la  tolérance,  s'est  fait  un  si 
beau  renom  dans  le  monde  ».  Cependant,  sa  parole  ne 
porta  pas.  Des  rires  éclatèrent  quand,  montrant  le 
Christ  au-dessus  de  la  Cour  :  «  La  voilà,  la  chose  jugée; 


478  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

on  Ta  mise  au-dessus  du  juge,  pour  qu'il  ne  fût  pas 
troublé  de  cette  vue.  C'est  à  l'autre  bout  de  la  salle 
qu'il  faudrait  placer  l'image  afin  qu'avant  de  rendre  sa 
sentence,  le  juge  eût  devant  les  yeux  l'exemple  d'une 
erreur  judiciaire  que  notre  civilisation  lient  pour  la 
honte  de  riiumanité.  »  Il  dit  aux  jurés  :  «  A  vous  de 
prononcer  moins  sur  nous  que  sur  vous-mêmes.  Nous 
comparaissons  devant  vous.  Vous  comparaissez  devant 
l'histoire  (i)  !  » 

Une  réplique  de  l'avocat  général.  Tancé  pour  sa  mol- 
lesse, excité  par  les  reproches,  il  grimpa,  cette  fois,  à 
l'éloquence.  Prenant  pour  texte  la  fin  de  la  plaidoirie 
de  Labori  :  «  Les  insulteurs  sont  obligés  de  se  cacher 
ici  derrière  l'armée,  en  criant  :  «  Vive  l'Armée  !  «  Et 
aux  jurés  :  «  Prenez  pour  guide  l'âme  de  la  patrie  1  » 
Labori  lui  répondit:  «  Je  n'accepte  pas  que,  môme  du 
banc  de  l'accusation,  une  parole  d'insinuation  ou  d'a*- 
taque  monte  vers  moi,  malgré  la  hauteur  du  siège 
d'où  elle  part.  »  Et,  lui  aussi,  il  rappela  «  à  la  justice 
du  peuple  qu'elle  allait  rendre  un  jugement  histo- 
rique ». 

Le  jugement  historique  fut  rendu  au  bout  de  trente- 
cinq  minutes.  A  la  majorité  —  par  huit  voix,  dit-on, 
contre  quatre  (2),  —  Zola  et  Perrenx  étaient  reconnus 
coupables.  Sur  les  circonstances  atténuantes,  le  jury 
s'était  divisé,  six  poiu\  six  contre  (3). 

Un  hurlement  de  joie  accueillit  ce  verdict.  On  en- 
tendit ce  mugissement  du  dehors,  où  de  longues  cla- 
meurs éclatèrent  aussitôt.  Dans  la  salle,  dans  les  cou- 
loirs, sur  les  places  et  les  rues  qui  entourent  le  Palais, 

(1)  Procès  Zola,  II,  4o4à  42S,  Clemenceau. 

(2)  Journal  des  Débais  du  25  février  1898. 

(3)  D"où  le  silence  du  verdict,  les  circonstances  atténuantes 
devant  être  prononcées  à  la  majorité. 


LE    JURY  479 

les  mêmes  cris  exaspérés  retentirent  :  «  Vive  l'Armée  ! 
A  bas  Zola  I  Mort  aux  Juifs    n  !  •> 

«  Cannibales  I  »  dit  Zola  que  ses  amis  embrassèrent. 

La  Cour  le  condamna  au  maximum  de  la  peine,  un  an 
de  prison,  Perrenx  à  quatre  mois,  et  tous  deux  à  trois 
mille  francs  d'amende. 


.1    «  Je  renonce  à  décrire  le  tourbillon,  la  fraternité,  la  joie  de 
cette  fin  de  journée.  »  (Barrés,  dans  le  Figaro  du  lendemain.) 


CHAPITRE  VIII 
MORT    DE   LEMERCIER-PIGARD 


Ainsi,  l'acte  héroïque  de  Zola  avait  abouti  à  une  nou- 
velle défaite,  très  lourde  après  tant  de  déclamations  .-■ur 
le  jury,  sur  les  douze  citoyens  libres  qui  représentent 
la  France.  Donc  le  peuple,  après  l'armée,  condamnait 
Dreyfus,  et,  cette  l'ois,  après  un  grand  débat  public,  en 
plein  jour.  De  fait,  si  le  peuple  eût  été  consulté  directe- 
ment, il  eût  condamné  d'acclamation. 

Il  n'y  avait  pas  à  distinguer  entre  Paris  et  la  pro- 
vince. La  joie  fut  générale  quand  le  verdict  fut  connu. 

Les  cercles  militaires,  comme  pour  une  victoire,  ar- 
borèrent le  drapeau. 

Les  avocats  de  Grenoble  et  de  Tours  votèrent  des 
félicitations  à  l'armée  ;  ceux  du  IMans,  à  l'unanimité,  une 
adresse  à  Mercier.  Le  jury  de  TArdèche,  d'autres  encore, 
adressèrent  leurs  félicitations  au  jury  delà  Seine  «  pour 
sa  fermeté  patriotique  (i)  ». 


(i)  Temps  des  20  et   26  février  1898.  —  Les   avocats  de  Lyon 
avaient  fait  leurmanifestation  le  22,  sans  attendre  la  fin  du  procès. 


MORT    DE    LE.MERCIER-PICARD  481 

Les  journaux  piétinèrent  Zola,  désolés  seulement 
d'avoir  épuisé  les  outrages,  de  n'en  pouvoir  inventer  de 
nouveaux.  D'ailleurs,  le  public  ne  se  lassait  point  de 
cette  litanie,  de  cette  violence  uniforme. 

Le  grand  triomphateur,  c'était  l'antisémitisme  :  s'il 
n'y  avait  pas  de  loi  pour  Dreyfus,  c'est  qu'il  était  juif  (  i  ). 
L'antisémitisme  avait  commis  le  crime  initial,  mené  la 
campagne  avec  une  savante  fureur,  déchaîné  la  bête. 

Les  partis  politiques  tinrent  à  honneur  d'avoir  figuré 
dans  la  bataille  :  les  royalistes  et  les  cléricaux,  qui  comp- 
taient tirer  profit  de  la  folie  populaire,  les  républicains, 
modérés  ou  radicaux,  qui  ne  voulaient  pas  en  laisser  le 
bénéfice  à  la  Monarchie  et  à  l'Eglise,  et  chacun,  d'ail- 
leurs, fondé  à  réclamer  sa  part.  ]N'ayant  rivalisé  que 
de  violence,  ils  se  disputaient  le  mérite  des  initiatives. 
Les  radicaux  se  targuèrent  d'avoir  forcé  Méline  à  mar- 
cher, les  cléricaux  d'avoir  mis  le  feu  au  ventre  des  ra- 
dicaux. Tous  avaient  suivi  Druraont. 

Au  moyen  âge,  dans  les  pays  catholiques,  un  seul 
crime  fut  irrémissible  :  l'hérésie.  Le  chef-d'œuvre  des 
défenseurs  de  la  chose  jugée  (trois  fois  jugée,  main- 
tenant), ce  fut  d'imprimer  le  caractère  d'hérésie  à  l'opi- 
nion   que  Dreyfus  était  innocent. 

Ce  n'était  pas  une  opinion  ou  une  erreur  comme  une 
autre,  mais  déshonorante,  une  impiété  (contre  l'armée, 
contre  la  patrie).  Elle  désignait  ceux  qui  la  professaient 
au  mépris  public,  comme  jadis,  pendant  des  siècles,  la 
rouelle  des  Juifs.  D'avoir  eu  raison  contre  tous,  long- 
temps ils  resteront  suspects,  indignes,  impurs. 

La  férocité  resta  à  la  mode.  Des  journaux  regret- 
tèrent de   ne  pouvoir   aviser   Dreyfus  que   tout  espoir 


(1    C"est   ce    qu'explique  lrè~   bien   Clemenceau    Aurore   du 
25  février  1898;. 

31 


482  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

était  perdu,    qu'il  attendrait,  jusqu'à  la  mort,  sur   son 
rocher. 

L'âme  haute,  dédaigneuse,  ne  souffre  pas  des  haines 
factices.  La  seule  douleur,  mais  profonde,  c'est  quand 
s'avance  la  vieille  femme,  au  cœur  simple,  qui  apporte 
au  bûcher  de  Iduss  son  fagot. 

Ces  «  saintes  simplicités  »  se  retrouvent  toujours, 
dans  les  pires  folies  et  dans  les  crimes  les  plus  affreux. 

Cependant,  —  et  ces  fureurs  même  le  montraient,  — 
les  vainqueurs  se  rendaient  compte  que  la  condamna- 
tion de  Zola  ne  résolvait  rien,  Méline,  notamment,  ne 
se  flatta  pas  que  l'hérésie  fût  morte.  Depuis  qu'il  avait 
refusé  -de  regarder  lui-même  au  dossier  de  Dreyfus, 
comme  les  promoteurs,  puis  les  adversaires  de  la  Revi- 
sion (Cavaignac,  Goblet)  l'y  avaient  invité,  il  s'aperce- 
vait, à  chaque  nouvel  incident,  qu'à  fuir  les  responsa- 
bilités honorables,  on  en  assume  d'autres  et  plus 
pesantes.  Le  déchaînement  des  haines  religieuses,  le 
cliquetis  des  épées  et  des  éperons  dans  le  prétoire 
l'effrayèrent.  Surtout,  ayant  conscience  qu'il  était  sorti 
du  droit,  il  eût  souhaité  rentrer  dans  la  justice,  dans 
l'ordre,  c'est-à-dire  qu'il  eût  voulu,  avec  le  succès  de 
l'exceplioa,  la  garantie  de  la  règle  ;  «  mais  la  nature 
des  choses  s'y  oppose  (i)  ». 

Le  jour  où  il  avait  éconduit  Scheurer,  il  s'était  ima- 
giné qu'il  suivait  la  voie  droite,  alors  qu'il  bifurquait, 
tournant  le  dos  à  son  passé.  Sa  stratégie  était  la  Loi  : 
«  Il  y  a  une  loi  sur  la  revision;  usez-en.  »  Mais,  en 
même  temps,  il  avait  rendu  impossible  le  recours  à  la 
loi.  La  Revision  eût  pu  sortir  du  procès  d'Esterhazy  si 
l'enquête,  l'instruction,  avaient  été  loyales.  Elle  eût  pu 
sortir  du  procès  de  Zola,  si  les  généraux  n'avaient  pas 

(i)  Benjamin  Constant,  Traité  de  l'arbitraire,  88. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  483 

intimidé  les  jurés  par  la  menace  de  conduire  leurs  en- 
fants à  la  boucherie,  de  donner  tous  ensemble  leur  dé- 
mission ;  il  les  avait  laissé  faire.  Il  savait  enfin  que  la 
condamnation  de  Dreyfus  était  viciée  par  la  communi- 
cation secrète,  et  il  sen  taisait.  Dès  lors,  quand  sur  les 
ruines  de  toutes  ces  lois  brisées  il  parlait  de  la  loi,  du 
respect  qui  lui  est  dû,  les  partisans  de  la  Revision  ne 
voyaient  en  lui  quun  pharisien. 

Il  eût  Aoulu,  de  toutes  les  forces  de  sa  petite  âme  na- 
turellement pacifique,  honnête,  point  méchante,  apeu- 
rée devant  une  telle  crise,  calmer  cette  fièvre  pour  faire 
de  bonnes  élections.  Mais  il  s'obstinait  à  méconnaître 
que  l'organisme,  malade  de  l'iniquité  originelle,  reste- 
rait empoisonné  tant  que  l'iniquité  n'en  aurait  pas  été 
extirpée.  De  là,  l'étonnant  contraste  entre  l'homme 
qu'il  était  et  ses  acte?,  ses  discours.  Il  avait  érigé  la 
modération  en  principe.  Et  la  violence  de  la  tempête 
qu'il  avait  laissé  éclater  le  jetait  dans  la  violence,  dans 
l'abus  brutal  de  la  force,  dans  la  menace,  hors  de  lui- 
même. 


II 


C'est  ce  qui  parut,  encore  une  fois,  dans  l'âpre  dis- 
cours qu'il  fil,  le  24  février,  au  lendemain  de  la  con- 
damnation de  Zola.  On  n'a  pas  oublié  que  Jaurès,  au 
sortir  de  l'audience  du  17,  s'était  précipité  à  la  Chambre 
et,  tout  bouillant,  voulut  interpeller  sur  l'insolence  dé- 
bridée des  généraux.  Il  eût  fallu  le  faire  séance  tenante  ; 
ce  jour-là,  dans  le  frémissement  passager  de  beaucoup 
de  républicains,  le  sort  eût  pu  tourner.  Mais  les  poli- 
tiques du  parti  socialiste  s'étaient  accrochés  aux  basques 


481  HlSTOIRIi    DE    L  AFFAIRE    DREVFUS 

de  l'impétueux,  le  retenant,  le  conjurant  de  ne  pas 
ajouter  au  trouble  et  à  la  colère  des  esprits  par  un 
débat  parlementaire,  de  laisser  à  la  justice  toute  sa 
liberté,  alors  qu'il  s'agissait  précisément  de  la  libérer. 
Sur  quoi,  BoisdetTre,  le  lendemain,  avait  jeté  dans  la 
balance  son  épée,  l'extiaordinaire  menace  de  la  grève 
des  généraux. 

L'interpellation  qui.  le  17  ou  le  18,  eût  pu  être  décisive, 
c'était,  le  24,  le  coup  de  canon  après  la  bataille.  D'autre 
part,  la  presse  républicaine  s'étonnait  que  de  tels  défis, 
de  tels  actes  de  pression  et  d'indiscipline,  eussent  été 
commis  dans  le  silence  humilié  de  la  triljune  (i).La 
politique  commanda  d  avoir  l'air  de  faire  quelque 
chose. 

Hubbard,  l'ranc-maçon  actif,  écouté  dans  les  loges, 
mais  sans  crédit  à  la  Chambre  (2),  et  Viviani,  désigné 
par  les  socialistes  pour  parler  en  leur  nom,  s'efforcèrent 
de  contenir  le  débat  dans  les  limites  de  la  question  de 
principe  :  la  suprématie  du  pouvoir  civil,  «  quelles  que 
soient  ses  erreurs  et  ses  fautes  »,  sur  le  pouvoir  mili- 
taire (;{).  —  C'est  la  doctrine  de  la  Révolution  que 
nul,  même  à  lextrême-droite,  ne  se  serait  risqué  à 
contester,  en  théorie  (4).  —  Quelques  jours  auparavant, 
dans  une  discussion  sur  les  troubles  d'Alger,  le  ministre 
del'Intérieur  s'était  joint  à  Jaurès  pour  répudier  l'anti- 
sémitisme (5).  Hubbard  rappela  ces  paroles  de  Barthou. 
Sera-t-il  permis  plus  longtemps  à  des  officiers  de  pous- 

ii  V.  p.  466. 

(2)  La  demande  dinlerpcllation  fui  lignée  seulcmenl  par  Hub- 
Itard  ;  elle  était  ainsi  conçue  :  <•  Je  demande  à  interpeller  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  sur  l'attitude  ({u'il  a  laissé  prendre  à  deux 
officiers  généraux  devant  la  justice  civile.  » 

(3)  Discours  de  Viviani. 

(4)  CuNÉo  dOrnano  :  «  Napoléon  I^"'  l'a  dit  avant  vous  1  » 

(5)  Séance  du  19  février  1808. 


MORT    DE    LEMERCIEU-PICARD  485 

ser  le  cri  de  massacre  quils  ont  fait  retentir  sous  les 
voûtes  du  Palais  de  Justice  :  «  Mort  aux  Juifs!  »  Cette 
inscription  meurtrière  est  ctiarbonnée  sur  tous  les  murs. 
—  Viviani  exposa  que  les  socialistes  étaient  «  profondé- 
ment divisés  >>  sur  la  question  même  de  Dreyfus.  Lui- 
même,  il  flottait  entre  Jaurès  et  Millerand,  s'appliquait, 
jeune  et  ambitieux,  ménager  de  sa  popularité,  à  ne 
pas  prendre  parti.  Ces  réserves,  cette  prudence,  qui  se 
croyait  politique,  afîaiblissaient  fort  sa  thèse.  Si  Dreyfus 
est  coupable,  les  généraux  sont  excusables  de  perdre 
patience,  de  s'indigner  contre  les  protagonistes  du 
traître.  Pourtant,  vers  la  fin  de  son  discours,  l'éloquent 
Algérien  se  retrouva,  fit  entendre  quelques  mots  de 
hautaine  protestation  (i  '. 

Méline,  que  toute  la  Chambre  appela  alors  à  la  tri- 
bune, n'eut  garde  de  refuser  la  parole  d'explication  que 
les  républicains  attendaient  pour  s'en  aller,  la  cons- 
cience en  repos,  aux  élections. 

Il  convint  donc  que  les  généraux  «  avaient  pu  être 
entraînés  à  aller  plus  loin  qu'il  n'aurait  voulu  »,  et, 
notamment,  que.  dans  la  déposition  de  BoisdeflVe,  "  il 
y  avait  un  mot  de  trop  »  ;  du  moins,  «  dans  d'autres 
circonstances,  il  pourrait  être  amené  à  le  penser  et  à  le 
dire  >.  Mais  à  qui  la  faute  ?  Oui  a  provoqué  ces  impa- 
tiences ?  Et  il  fit  le  tableau  saisissant  «  de  l'àme  d'un 
soldat,  d'un  général  qui,  pendant  huit  jours,  est  assis 
sur  la  sellette,  traité  avec  mépris,  considéré  comme  un 
suspect,  presque  comme  un  coupable  I  (  Vifs  applaiidis- 


(i)  «  Les  hauts  officiers  sont  les  serviteurs,  non  les  maîtres 
de  la  maison.  Si  on  n'apportait  pas  ici  au  moins  une  parole  d'ex- 
plication, une  parole  de  regret,  il  pourrait  y  avoir  encore  un 
ministre  de  la  Guerre,  un  Etat-Major,  une  armée,  mais  il  n'y 
aurait  plus,  sous  ce  décor  éclatant,  qu'une  république  terro- 
risée par  le  sabre  des  généraux.  » 


486  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sements).  Ce  soldat  rentre  chez  lui,  humilié,  exaspéré, 
son  sang  bouillonne  dans  ses  veines  ;  puis,  le  jour  vient 
où  un  chef  de  parti,  un  homme  dont  tous  les  discours 
sont  des  actes,  lui  lance  à  la  face,  devant  la  France  et 
devant  létranger,  cette  épouvantable  accusation  de 
préparer  par  son  incapacité  les  désastres  de  la  patrie,  » 
Jaurès  proteste  que  Méline  travestit  ses  paroles).  Mé- 
line  :  «  Et  vous  vous  étonnez  que  ce  général,  se  retrou- 
vant devant  les  juges  qui  ont  accueilli  l'accusation,  n'ait 
pu  retenir  un  cri...  » 

Nulle  défense  plus  habile,  et,  disons-le,  nulle  n'eût 
été  plus  légitime  si  Méline  n'avait  pas  connu  le  carac- 
tère frauduleux  de  la  fameuse  pièce. 

Méline,  voyant  qu'il  avait  la  partie  gagnée,  que  son 
apologie  de  BoisdeflVe,  en  guise  de  désaveu,  suffisait 
aux  républicains,  s'adressa  alors  aux  passions  du  dehors. 
Trois  fois,  il  revint  à  la  charge,  avec  une  véhémence 
entraînante,  pour  établir  que,  seuls,  les  défenseurs  de 
Dreyfus  étaient  responsables  d'une  crise  où,  <■'  depuis 
quatre  mois,  la  vie  de  la  nation  était  suspendue  et  arrê- 
tée ».  Et  il  désigna,  énuméra  les  coupables  :  la  presse, 
sans  doute  payée,  il  ne  le  dit  pas,  mais  l'insinua  {i); 
elle  a  re<^-u  déjà  une  première  punition,  "  celle  de  ceux 
qui  parlent  mal  de  la  France,  les  applaudissements  de 
l'étranger  »  ;  —  les  Juifs  «  qui  ont  si  follement  engagé 
cette  campagne  »;  l'antisémitisme  est  leur  œuvre;  ils 
préparent,  par  les  haines  qu'ils  soulèvent,  "  un  siècle 
d'intolérance  »  ;  —  et  «  celte  élite  intellectuelle  qui 
semble  prendre  plaisir  à  envenimer  les  haines  san- 
glantes ». 


(i  »  A-t-on  vu  les  journaux  qui  mènent  si  bruyamment  la 
campagne  aujourd'hui  pour  Dreyfus  s'enflammer  autrefois  pour 
le  capitaine  Rom^ani  ?  —  Jourdax  [de  la  Lozère  :  Il  n'y  avait  pas 
d'argent!  » 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  487 

A  ce  mot  (rintellectuels,  droite  et  centre  partirent  d'un 
grand  éclat  de  rire  (i). 

Enfin,  et  ce  fut  la  conclusion  du  discours,  il  ordonna 
aux  vents  de  rentrer  dans  Toutre  :  «  Il  faut  que  cela 
cesse...  »  Et  il  insista  durement,  résolu,  disait-il.  à  im- 
poser l'apaisement  à  tous,  aux  violents  de  tous  les  partis, 
mais  menaçant  seulement  les  défenseurs  de  la  justice  : 

Nous  considérons  quà  i)artir  de  demain  tous  ceux  qui 
sobslineraient  à  continuer  la  lutte  ne  pourraient  plus 
arguer  de  leur  bonne  foi  ;  ce  serait  sciemment  qu'ils  trou- 
bleraient la  paix  intérieure  du  pays,  sciemment  qu'ils  nous 
exposeraient  à  des  embarras  à  l'extérieur.  Nous  leur  appli- 
querons toute  la  sévérité  des  lois  ;  si  les  armes  que  nous 
avons  entre  les  mains  ne  sont  pas  suffisantes,  nous  vous 
en  demanderons  d'autres. 

Le  crime  nouveau,  que  cet  homme  doux  méditait 
d'introduire  dans  la  loi,  c'était  le  fait  de  demander  jus- 
tice pour  un  innocent.  Et  il  confirmait  qu'il  y  avait 
une  conspiration,  un  complot  international  contre  la 
France. 

Aux  antisémites,  aux  vengeurs  enragés  de  «  Ihonneur 
deParmée  »,  il  se  borna  à  refuser  ■<  les  représailles  exces- 
sives et  le  gigantesque  procès  qu'ils  réclamaient  contre 
le  Syndicat  (2)  ».  Ce  procès  était  impossible.  Mais  ilan- 

(1)  «  Voilà  ce  que  malheureusement  ne  voit  pas  celte  élite  in- 
tellectuelle {Rires  et  (tpplaudissemenfs  au  centre  et  à  droite  et  sur 
diuers  bancs  à  gauche]  et  qui  se  bouche  les  yeux  et  les  oreil- 
les. » 

(2;  Il  ne  prononça  pas  le  mot  de  "  Syndicat  »,  mais  un  ancien 
ami  de  Boulanger,  le  docteur  Paulin  Méry,  le  dit  pour  lui  : 
«  C'est  l'amnistie  du  Syndicat,  tout  simplement  !  »  —  Ces  pour- 
suites étaient  réclamées  par  le  Petit  Journat.  Le  Provost  de 
Launay  annonça  qu'il  réclamerait  du  Sénat  une  enquête  sur 
l'es  dépenses  du  «  Syndicat  ».  Le>«  journaux  révisionnistes  l'y 
excitèrent.  II  n'en  fit  rien. 


488  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

nonça  <i  qu'il  prendrait  les  mesures  disciplinaires  que 
commandaient  les  circonstances  ». 

Ainsi,  du  haut  de  la  tribune,  il  jetaTos  à  ronger.  Les 
noms  des  victimes  désignéesélaient  sur  toutes  les  lèvres. 

La  Chambre,  d'acclamation,  sur  la  motion  de  Charles 
Ferry,  ordonna  l'affichage  du  discours  (i). 

Les  faits  seuls  pouvaient  y  répondre.  La  question 
était  de  savoir  si  les  «  intellectuels  »,  si  les  défenseurs 
du  droit  se  laisseraient  intimider,  s'ils  s'inclineraient 
sous  les  menaces,  si  la  pitié  pour  l'innocent  céderait  à 
la  peur.  Or,  et  sans  même  se  consulter,  tous  étaient 
résolus  à  poursuivre  la  lutte.  Ils  prouveront  le  mouve- 
ment en  marchant.  A  quoi  bon,  dans  ce  tardif  débat, 
sans  autre  résultat  que  de  grandir  la  victoire  de  Méline, 
annoncer  que  la  bataille  continue?  Jaurès  se  tut  :  cette 
foule  de  candidats  exaspérés,  cramponnés  à  leur  man- 
dat, qu'était  devenue  la  Chambre,  l'aurait-elle  seule- 
ment laissé  parler?  Pour  moi,  depuis  plusieurs  semaines, 
dès  que  je  m'asseyais  à  mon  banc,  le  vide  se  faisait. 
Même  dans  les  couloirs,  rares  étaient  ceux  qui  ne  me 
fuyaient  pas.  Et  ceux  qui  ne  se  dérobaient  point,  cepen- 
dant ne  me  cachaient  pas  leur  gène,  quand  je  les  abordais, 
et  m'auraient  su  gré  de  ne  plus  paraître  à  la  Chambre. 

Il  n'y  eut  donc  d'autre  réplique  à  Méline  que  de  Ca- 
vaignac,  obstiné  à  reprocher  à  Billot  «  d'avoir  com- 
mencé par  ouvrir  largement  les  portes  aux  amis  de 
Dreyfus,  en  engageant  les  procès  »  ;  de  s'être  borné 
ensuite  «  à  leur  opposer  la  maigre  affirmation  de  la 
vérité  légale  »,  au  lieu  d'apporter  à  ce  pays,  ((  qui  avait 
besoin  de  clarté,  tout  ce  qu'il  détenait  de  vérité  vraie  »  i 


(ij  «  Jamais  le  président  du  Conseil  n'a  soulevé  d'acclamations 
plus  enthousiastes   ni   plus   unanimes.  »   [Temps   du  26  février 

1808.) 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  489 

enfin,  de  n'avoir  pas  eu  le  courag-e  de  paraître  aux 
assises  et  d'y  parler,  hautement,  au  nom  de  l'armée. 
Ce  que  Pellieux  et  Boisdeffre  avaient  dit  au  jury,  Billot 
l'aurait  dû  déclarer  lui-même. 

Cette  vérité  vraie,  les  faux  d'Henry,  les  mensonges  de 
Lebrun-Renault,  Cavaignac  y  a  cru  absolument.  Les 
produire  au  grand  jour  a  été  toute  sa  politique.  Nul 
autre  moyen,  selon  lui,  de  confondre  les  ennemis  de 
l'armée.  «  On  fait  sept  fois  le  tour  des  murailles  en  son- 
nant les  trompettes  de  Jéricho  et  l'on  espère  qu'au  sep- 
tième tour  les  murailles  tomberont...  Xous  ne  voulons 
pas  qu'elles  tombent.   > 

On  entendit  encore  deux  radicaux,  Chapuis  et  Chena- 
vaz,  rappeler  à  Méline  son  engagement  «  de  poursuivre 
les  agents  d'une  campagne  odieuse  >.  «  même  ceux  de 
ses  amis  qui  étaient  parmi  les  meneurs  ».  Puis,  par  plus 
de  quatre  cents  voix  (f ,  la  Chambre  vota  l'ordre  du 
jour  de  confiance. 

Restait  l'interpellation,  ajournée  à  cette  date  (2), 
«  sur  les  relations  do  Billot  avec  la  famille  Dreyfus  ». 

Ernest  Roche  donna  lecture  de  l'aveu  de  Martinie. 

Le  centre  eût  voulu  que  Billot  ne  répondît  pas  ;  mais 
Billot  préféra  se  parjurer  une  fois  de  plus  et,  à  son  ordi- 
naire, sur  un  ton  solennel  et  bouffon.  Il  ne  parlait  plus 
de  lui-même  qu'à  la  troisième  personne  :  c  Le  ministre 
de  la  Guerre,  chef  de  l'armée,  manquerait  à  sa  dignité 
s'il  s'abaissait  à  démentir  de  nouveau  et  à  réfuter  les  insi- 
nuations infâmes  qu'on  vient  de  portera  cette  tribune.   <> 

Il  ajouta,  —  ce  qui  était  vrai,  —  qu'il  n'était  ni  le  pri- 


(1)  Par  421  voix  contre  ^o,  celles  des  socialistes,  adversaires 
ou  partisans  de  la  Revision.  Presque  tous  les  radicaux,  avec 
Cavaignac,  votèrent  pour  le  gouvernement.  Bourgeois  s'abstint, 
ainsi  que  Lockrov. 

(2)  Voir  p.  388. 


490  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

sonnier  de  Sclicurer  ni  le  mien  ;  «  qu'il  oserait  tou- 
cher à  M.  Picquart  »;  et,  encore,  au  milieu  des  applau- 
dissements (i),  que  «  soldat  républicain,  né  dans  une 
famille  chrétienne,  il  n'élait  ni  franc-maçon,  ni  jésuite, 
ni  juif,  ni  athée,  et  marchait  droit  devant  lui  (2)  ». 

Les  Jésuites,  cette  fois,  crurent  tenir  la  France. 
L'ombre  du  Sacré-Cœur  de  Montmartre  était  sur  elle. 

Un  tel  orgueil  leur  vint  de  cette  victoire  que  ces  grands 
dissimulateurs,  les  plus  profonds  des  politiques,  ne 
surent  pas  s'en  taire.  Le  manifeste  de  la  Civillà  calo- 
lica  (3)  est  de  celte  date.  Ils  y  crièrent  au  monde  que  la 
France  de  Voltaire,  de  l'Encyclopédie,  était  morte, 
qu'une  nouvelle  Espagne  la  remplaçait,  née,  au  milieu 
des  clameurs  de  haine  et  des  cris  de  mort,  sur  les  ruines 
de  la  Révolution,  et  que  ce  renouveau  du  moyen  Age. 
c'était  leur  œuvre. 


III 


Les  vengeances  promises  furent  exécutées  dès  le  len- 
demain (4). 

'^i)  Applaudissements  vifs  et  répétés  au  centre,  à  droite  et 
sur  plusieurs  bancs  à  gauche. 

{■2)  L'ordre  du  jour  pur  et  simple  fut  voté  par  428  voix 
contre  54-  Celui  d'Ernest  Roche,  qui  était  signé  également  de 
Cluseret,  Castelin,  Clovis  Hugues,  etc.,  était  ainsi  conçu:  «  La 
Chambre  invite  le  Gouvernement  à  réprimer  avec  énergie 
l'odieuse  campagne  entreprise  par  un  syndicat  cosmopolite, 
subventionné  par  l'argent  étranger^  pour  réhabiliter  le  traître 
Dreyfus  condamné  à  l'unanimité  par  le  témoignage  de  vingt- 
sept  officiers  français  et  qui  a  avoué  son  crime.  » 

(3)  Voir  p.  23. 

(4)  La  note  officielle  était  ainsi  conçue;  «  A  la  suite  des  dé- 
bats du  procès  Zola,  le  ministre  de  la  Guerre  a  pris  les  me- 
sures disciplinaires  annoncées,  à  la  tribune,  par  le  président  du 
Conseil...  » 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  491 

On  croira  difficilement  que  Billot,  qui  avait  ajourné 
de  statuer  sur  le  cas  de  Picquart  jusqu'après  le  procès  de 
Zola,  ait  ignoré  les  propos  de  Gonse  à  Bertulus  à  son 
sujet  (i).  Et  il  savait  aussi  que  Picquart.  à  1-a  barre,  était 
resté  soldat,  —  au  vieux  sens  du  mot,  celui  que  Gonse  et 
Billot  n'entendaient  plus,  également  respectueux  de  la 
discipline  et  de  son  serment. 

Au  dire  du  juge,  il  aurait  pu,  plus  d'une  Ibis.  <>  sou- 
lever un  vrai  scandale  (2)  »,  faire  apparaître  tout  le 
crime  ;  mais  il  avait  su  imposer  silence  à  ses  colères, 
même  à  son  amour  de  la  justice  ;  il  n'avait  pas  commis, 
dans  cette  rude  épreuve,  le  moindre  manquement  à  la 
règle  militaire  la  plus  étroite. 

Gonse,  le  26  février,  rendit  visite  à  Bertulus  qui  lui 
rappela  «  sa  promesse  en  faveur  de  Picquart  »  et  insista 
vivement,  sachant  que  la  décision  de  Billot  était  immi- 
nente. Le  Tartufe  galonné  Tassura  que,  «  sans  perdre 
une  heure,  il  allait  faire  tout  ce  qu'il  pourrait  (3)  ».  Or, 
le  matin  même.  Billot  avait  fait  signer  à  Félix  Faure  le 
décret  qui  mettait  Picquart  en  réforme  «  pour  fautes 
graves  dans  le  service  »  (4). 

Le  vieux  Grimaux,  pour  le  même  refus  de  se  laisser 


(1)  Cass.A,  221,  Bertulus.  —  Voir  p.  874. 

(2;  «  J'avooe  que  mon  effort  n'a  jamai-^  été  trè=  pénible,  car, 
chaque  Ibis,  j'ai  trouvé  le  colonel  Picquart  au«si  frokl,  aussi 
déterminé  à  demeurer  militaire  qu'il  était  pos>il)le  de  le  désirei". 
Il  auraitpu.  lors  de  certains  incidents  du  procès  Zola,  soulever 
tm  vrai  scandale,  il  ne  l'a  jamais  fait:  et.  quand  je  l'en  félicitai 
ensuite, il  me  répondit  que,  tant  qu'il  aurait  l'honneur  de  porter 
l'épaulette,  il  sacrifierait  tout.  »  [Cass.,  I,  222,  Bertulus.) 

'3  Cass.,  r,  222,  Bertulus  :  «  Il  était  2  ou  3  heures  de  l'après 
midi.  Or,  le  matin,  au  conseil  des  ministres,  etc.  «  Gonse  con- 
vient qu'il  xii  Bertulus  ce  jour-là.  mais  affirme  que  le  juge  s'est 
mépris  sur  le  sens  de  ses  paroles.    Cass.,  1,071.) 

4)  Décret  rhi  26  février  i8<j8.  —  La  pension  de  réforme  de  Vic- 
quart  fat  liquidée  à  2.176  francs. 


492  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

«  enrégimenter  contre  la  vérité  (i)  >,  fut  déclaré  indigne 
d'enseigner  la  chimie,  même  à  des  agriculteurs.  Il  dut 
descendre  de  ses  deux  chaires  (2),  frappé  à  la  fois  par 
Billot  et  par  Méline. 

Billot  frappa  encore  un  officier  d'artillerie,  Chaplin, 
le  fils  du  peintre,  pour  avoir  adressé  une  lettre  de  féli- 
citations à  Zola.  Des  camarades,  devant  qui  il  en  avait 
parlé,  l'avaient  dénoncé  (3). 

Enfin  Barthou  releva  Leblois  de  ses  fonctions  d'adjoint, 
parce  que  Drumont  avait  exigé  celte  révocation  et  pour 
qu'il  fût  bien  entendu  que  l'hérésie  dreyfusienne  consti- 
tuait une  cause  d'indignité  (4).  Le  peuple  des  fonction- 
naires, celui,  plus  nombreux  encore,  des  candidats  aux 
emplois  rétribués  sur  le  budget,  ne  s'y  trompèrent  pas. 

Le  conseil  de  l'Ordre  des  avocats  n'eut  garde,  quand 
tout  le  monde  s'aplatissait,  de  rester  debout;  il  cita 
Démange  à  sa  barre  pour  avoir  révélé  l'existence  de  la 
pièce  secrète,  et  suspendit  Leblois  pendant  six  mois 
pour  avoir  consulté  hors  de  son  cabinet,  et  «  livré  à 
Scheurerles  confidences  de  son  client  (5)  ». 


(1)  Clemenceau,  dans  VAurore  du  27  février.  —  «  Pour  avoir 
dépose  en  faveur  des  accusés  dans  un  procès  en  diffamation 
contre  l'armée.  »  (Éclair  du  28). 

(2  École  polytechnique  et  Institut  agronomique.  —  Poirrier, 
sénateur  de  la  Seine,  fit  en  vain  une  démarche  en  sa  faveur 
auprès  de  Félix  Faure. 

(3)  Le  lieutenant  Piolenc  et  le  lieutenant  de  Bary. 

(4)  Risler,  maire  du  VII«  arrondissement,  donna  sa  démission  ; 
il  ne  la  retira  quà  l'instante  demande  de  Barthou. 

1^5)  Délibération  du  22  mars,  signée  :  Edmond  Ployer,  bâton- 
nier; Reboll,  secrétaire.  —  L'avocat  Courot  fut  également  sus- 
pendu pour  avoir  crié,  au  procès  Zola  :  «  Vive  l'armée,  oui  !  mais 
enlevez  certains  chefs  !»  —  «  L'un  des  plus  solides  lieutenants 
de  M.  Bourgeois  (Berteau,x,  député  de  Seine-et-Oise)  s'est 
éloquemmont  plaint  que  «  le  conseil  de  l'Ordre  ait  eu  assez  peu 
de  patriotisme  pour  acquitter  M<^  Démange,  le  défenseur  du 
traître.  »  (Clemenceau,  Aurore  du  i4  mai  1898.) 


MOHT    DE    LKMERCIER-PICABD  493 

Drumonl  invita  encore  le  grand  chancelier  de  la  Lé- 
gion d'honneur  à  rayer  Zola  des  contrôles  de  l'Ordre  ; 
mais  Zola  avait  refusé  de  suivre  lavis  de  Duclaux  qui 
eût  voulu  que  le  condamné  acceptât  l'arrêt,  se  consti- 
tuât prisonnier  (i).  Bien  que  la  poésie  de  cette  solution 
scientifique  ne  lui  échappât  point,  il  s'était  pourvu  en 
Cassation  a).  Davoust,  comme  Drumont.  fut  contraint 
d'attendre. 

C'est  ce  que  Méline  appelait  «  liquider  l'Affaire  ». 


IV 


Une  autre  liquidation  s'opéra  dans  l'ombre,  dans  un 
mystère  qui  n"a  pas  encore  été  entièrement  pénétré  : 
celle  de  Lemercier-Picard. 

On  a  vu  que  ce  faussaire  ordinaire  d'Henry,  qui  déte- 
nait quelques-uns  de  ses  secrets,  avait  entrepris  d'en 
trafiquer  et  me  les  avait  offerts,  puis  à  Zola  et,  en  der- 
nier lieu,  à  Séverine.  Il  avait  manqué  au  premier  rendez- 
vous  qu'elle  lui  avait  fixé,  alléguant  qu'il  avait  dû  s'ab- 
senter de  Paris.  Elle  lui  en  donna  un  second,  auquel 
il  ne  parut  pas  davantage. 

Trois  jours  après  (c'était  le  lendemain  de  la  condam- 
nation de  Zola  ,  Lemercier-Picard  écrivit  de  nouveau  à 
Séverine:  «  Toujours  traqué  ».  il  n'a  pu  réussir  à  la  re- 
joindre :  il  faut  cependant  qu'il  la  voie,  mais  ailleurs 
qu'au  journal  ou  chez  elle  ;  il  lui  envoyait,  en  môme 
temps,  une  lettre  à  l'adresse  de  Rocheforl,  en  la  priant 


(i  Mémoires  de  Sciielrek. 

'2    II  signa  son  pourvoi  le  26  février  1898. 


494  HISTOIRE    DEL  AFFAIRE    DREYFUS 

delà  faire  parvenir  au  destinataire,  après  en  avoirpris  co- 
pie, et  avec  l'autorisation  de  la  publier  (ii. 

Cette  lettre  à  Rochefort  puait  le  chantage.  L'ancien 
agent,  avec  toutes  sortes  de  sous-entendus,  y  invitait  le 
pamphlétaire  à  provoquer  la  revision  du  procès  Dreyfus , 
a  nul  n'étant  mieux  qualifié  pour  établir  la  vérité  >>  que 
l'homme  qui  avait  eu  «  la  haute  direction  du  syndicat 
Esterhazy  »  et  reçu  les  subsides  du  père  Bailly.  Ce- 
pendant. Lemercier-Picard  pourrait  le  suppléer  dans 
cette  tâche.  «  Les  documents  qu'il  possède  lui  donnent 
une  certaine  autorité  dans  la  matière  (2).  » 

Séverine  avait  eu  de  bruyants  démêlés  avec  Roche- 
fort.  L'ancien  agent  escomptait  la  haine  de  la  femme 
outragée  qui.  tenant  sa  vengeance,  publierait  la 
lettre. 

Comme  il  signait  Durandin,  elle  n'avait  aucun  soup- 
çon qu'il  fût  le  même  que  Lemercier-Picard.  Encore  une 
fois,  l'entrevue  manqua. 

En  fait,  le  misérable,  à  travers  ces  intrigues  croi- 
sées, ne  cherchait  qu'à  se  procurer  de  l'argent  et, 
n'ayant  jamais  vécu  que  de  faux  et  d'escroque- 
ries, il  continuait  son  commerce.  Il  sollicitait  aussi, 
pleuranl    misère,   des   personnes   réputées    pour    leur 


(1)  Séverine,  Vers  la  Lumière,  294.  —  La  lettre  est  signée 
Durandin.  Il  prie  Séverine  de  lui  répondre  aux  initiales 
A.  D.  B.,  i885,  poste  restante,  Chambre  des  députés. 

(2)  Séverine.  298  a  3oo.  —  Il  raille  encore  Rochefort  de  n'avoii' 
pas  osé  interjeter  appel  contre  le  jugement  auquel  je  l'avais 
fait  condamner.  <■  Dans  la  troisième  période  de  ce  procès  mé- 
morable, tous  ceux  qui,  pour  des  raisons  de  lucre,  ont  pris 
position  contre  la  vérité,  devront  seffacer  devant  elle.  >.  Cette 
vérité  éclatera  et  Rochefort  y  aidera,  «  dùt-il,  après,  solliciter 
le  pardon  de  Léon  XIII  >-.  —  Rochefort.  avant  que  cette  lettre 
ne  fût  publiée,  avait  écrit,  le  lomars  1838.  dans  Vlnlransigeanl  : 
«  Toutes  les  assertions  de  cet  inconnu  étaient  rigoureuseraenL 
exactes.  » 


MORT    DE    LEMEHCIER-PICARD  495 

bienfaisance,  le  chanoine  Chalandre  (i),  la  baronne  de 
Hirsch  (2),  le  cardinal  Richard,  archevêque  de  Parisio). 
Comme  il  était  doué  dune  faculté  remarquable  d'inven- 
tion, il  leur  contait  détonnantes  histoires,  jamais  la 
même,  mais  qui  intriguaient  ou  émouvaient.  Il  signait 
chacune  de  ses  épîtres  d'un  autre  nom  et  «  changeait 
d'écriture  comme  il  voulait  ^)  ».  Sa  maîtresse  s'en 
émerveillait. 

C'était  une  fdle  bretonne.  —  Léontine  Le  Bonniec,  (5)  — 
qu'il  avait  rencontrée,  l'été  passé,  à  Bordeaux  et  qui 
s'était  attachée  à  lui,  lavait  suivi  à  Paris.  Elle  ignora 
toujours  son  vrai  nom  et  ses  moyens  d'existence,  mais  il 
était  «  généreux  et  gai  ».  Il  «  se  flattait  d'avoir  de  belles 
relations  et  allait  souvent  à  Saint-Vincent  de  Paul  ».  — 
On  n'a  pas  oublié  qu'Henry,  lui  aussi,  fréquentait  les 
églises  ;  il  y  donnait  ses  rendez-vous  à  la  Bastian  (6). 

Après  une  courte  séparation,  en  février,  ils  reprirent 
la  vie  commune.   Elle  loua    une  petite    chambre,  au 


(1)  Echo  de  Paris  du  6  mars  i898.  —  Il  écrivit  au  clianoine,  le 
•24  février,  sous  le  nom  de  Martin,  et  lui  demanda  de  répondre 
à  la  même  adresse  qu'il  avait  donnée  à  Séverine.  Il  lui  avait 
précédemment  (21  février)  rendu  visite  sous  le  prétexte  de 
l'avertir  que  si  Zola  était  acquitté,  les  anarchistes,  dont  il  avait 
surpris  les  desseins,  feraient  sauter  l'archevêché.  Dans  sa  lettre, 
il  se  disait  «  trop  connu  pour  solliciter  un  emploi  honorable  ». 
Il  priait,  le  chanoine  de  lui  donner  rendez-vous  dans  une 
église. 

(21  II  écrivit  à  Mme  de  Hirsch  qu'il  était  une  \-ictime  des 
troubles  antisémites  de  Nancy  et  que,  sans  travail,  ne  pouvant 
plus  en  trouver  en  France,  il  avait  décidé  d'en  chercher  en  An- 
gleterre. Il  la  suppliait  de  lui  payer  ses  frais  de  voyage.  «  Pour 
échapper  à  ses  ennemis  ■>,  il  avait  quitté  son  nom  de  Hirsch  et 
pris  celui  de  Roberty-Durrieu. 

(3)  Rapport  du  commissaire  Bernard.  [Inslr.  Berhilus,  22  mars 
189  .) 

f4)  Jnsfr.  Berhilus.  j  mars  1898,  Léontine  Le  Bonniec. 

.'5)  Et  non  Le  Robuec,  comme  dirent  les  journaux. 

,6)  Voir  t.  IL  229. 


496  HlSTOIRli    DE    L  AFFAIRE    DIîEYFUS 

rez-de-chaussée  d'un  hôtel  meublé  de  la  rue  de 
Sèvres  (i).  «  Il  avait  de  Targent  et  paraissait  con- 
tent (2).  » 

Les  crimes  qu'il  avait  connus  le  protégeaient.  Se 
sachant  introuvable,  puisque  la  poHce  avait  reçu  l'ordre 
de  ne  pas  le  trouver,  il  ne  se  cachait  pas,  allait  et  venait 
toute  la  journée,  se  faisait  adresser  ses  lettres  au  bureau 
restant  de  la  Chambre  des  députés  (3).  Pourtant,  il 
rentrait  toujours  avant  la  nuit  (4).  Mais  Henry  n'avait 
pas  moins  peur  de  lui  et,  parce  qu'il  le  craignait,  il  le 
haïssait. 

Henry  n'avait  pas  attendu  cette  aventure  pour  se  con- 
vaincre qu'un  bandit,  qui  détient  un  secret  et  qui  en 
trafique  bribe  par  bribe,  est  un  gouiïre  insondable. 
D'ailleurs,  où  trouver  toujours  de  nouvelles  sommes? 
Rochefort  n'était  pas  donnant  et  fût  vite  devenu 
soupçonneux.  Pour  les  fonds  secrets  de  la  Guerre,  où 
de  larges  saignées  avaient  été  pratiquées  au  profit  des 
journaux,  il  y  prélevait  certainement  la  part  de  sa 
police  personnelle.  Mais  tout  son  commerce  avec  Le- 
mercier-Picard  était  resté  inconnu  des  grands  chefs. 
Henry  avait  des  intérêts  communs  avec  Boisdefîre  et 
Gonse;  il  avait,  aussi,  d'autres  atïaires. 

Apparemment,  Lemercier-Picard  le  harcela  alors 
avec  l'audace  des  maîtres-chanteurs  qui  ont  obtenu  un 
premier  succès.  Quand  il  solïrit  à  Séverine,  le  knde- 
main  delà  fameuse  audience  où  fut  divulgué  le  faux  qu'il 
avait  fabriqué,  c'est  l'évidence  qu'il  menaça  Henry  de 
révéler  leur  crime,  si  son  complice  ne  lui  payait  pas  son 

(1)  Au  n°  i4i,  hôtel  de  la  Manche.  Il  s'y  inscrivit  sous  le  nom 
de  Lucien  Roberly. 
(a)  Inslr.  Berlulus,  5  mars  1898,  Léontine  Le  Bonniec. 

(3)  Voir  p.  494. 

(4)  Inslr.  Berlulus,  5  mars  1898,  Léontine  Le  Bonniec. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  4'J7 

silence.  El,  de  jour  en  jour,  il  s'enhardissait  ;  le  défi  al 
ternait  avec  le  marchandage  dans  la  lettre  à  Rochefor 
qu'il  avait  remise  à  Séverine.  Si  Séverine  n'eût  pas  cédé 
à  un  scrupule,  et  si  la  lettre  avait  paru,  Henry,  comme 
Rochefort,  en  eût  reconnu  lauleur,  Lemercier-Picard 
sous  Durandin,  et  le  coup  l'atteignait  en  pleine  poi- 
trine. 

Henry  avait  eu  d'autres  confidents,  dont  la  mendicité 
comminatoire  l'avait  inquiété,  notamment  Lajoux.  Mais 
Lemercier  se  fût-il  laissé  enfermer  à  Sainte-Anne  ou 
embarquer  par  Gribelin  pour  l'Amérique  (i)? 

Il  n'y  avait  pas  beaucoup  de  cerveaux  aussi  solides 
que  celui  d'Henry  ;  le  miracle,  cest  qu'il  n'avait  pas 
éclaté  déjà,  à  travers  tant  de  péripéties.  Henry  avait  été 
l'organisateur  de  la  victoire  qui  remplissait  de  joie  les 
«  patriotes  »  ;  il  eût  voulu  en  jouir,  lui  aussi  ;  le  spectre 
de  Banquo  l'en  empêchait.  Shakespeare  dit  de  Macbeth 
qu'il  avait  «  le  cœur  rempli  de  scorpions  (2)  ». 

Cependant,  Henry  avait  contre  Lemercier-Picard,  un 
terrible  auxiliaire  :  la  misère.  Il  n'avait  qu'à  la  laisser 
opérer.  Et  il  était  homme,  malgré  ses  angoisses,  à  rai- 
sonner l'opération  :  ne  plus  répondre  au  malheureux, 
ni  à  ses  prières,  ni  -à  ses  menaces  ;  se  montrer  sans 
peur  ni  pitié  ;  l'acculer  au  désespoir. 

Dans  ces  premiers  jours  de  mars,  Lemercier-Picard 
échoua  dans  les  suprêmes  tentatives  d'escroquerie  qu'il 
avait  amorcée.  L'envoyé  de  la  baronne  de  Hirsch,  qui 
vint  le  voir  le  i"""  mars,  s'était  muni  à  son  intention  de 
quelques  louis  ;  mais  il  ne  les  lui  donna  pas,  mis  en 
défiance  par  cet  homme  rose  et  gras,  qui  se  prétendait 
traqué  à  la  fois  par  les  antisémites  et  les  anarchistes  et 


(1,  Voir  l.  II,  578. 
(2)  Acte  III,  scène  II. 

32 


498  IIISTOIHE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

forcé,  pour  échapper  à  la  mort,  de  chercher  asile  en 
Angleterre.  Il  promit  seulement  de  lui  remettre  ses  frais 
de  passage,  le  jour  de  son  départ  et  à  la  gare. 

Le  lendemain,  Lemercier  alla  au  ministère  de  la 
Guerre.  Précédemment,  sous  le  nom  de  Roberty-Dur- 
rieu,  il  s'était  adressé  à  l'intendant  général  Raison  pour 
demander  la  liquidation  d'une  prétendue  pension  de 
retraite.  L'intendant  ne  le  reçut  pas,  lui  répondit  seu- 
lement, par  écrit,  qu'il  comptait  arriver  bientôt  à  une 
solution  favorable  et  qu'en  tous  cas,  il  tenterait  une  dé- 
marche pour  lui  faire  verser  une  avance  :  «  Revenez  me 
voir  lundi  prochain  (i).  » 

Enfin,  le  3  mars,  Lemercier  se  rendit  dans  la  matinée 
à  la  mairie  du  VIL'  arrondissement  où  il  avait  déjà  sou- 
tiré un  subside.  Il  portait,  comme  à  son  habitude,  le 
ruban  de  la  médaille  militaire  et  raconta  une  autre 
histoire,  qu'il  avait  été  ruiné  en  Amérique,  qu'il  avait 
femme  et  enfants,  que  sa  femme  était  enceinte  et  qu'il 
avait  vendu  sa  pipe  pour  avoir  de  quoi  manger.  L'em- 


(i)  On  trouva,  dans  le  portefeuille  de  Lemercier-Picard, 
oprè?  sa  moit,  ces  deux  notes  écrites  sur  papier  à  en-lète  du 
ministère  de  la  Guerre,  salle  dattenle  :  «  Demande.  Paris,  le 
2  mars.  M.  Roberly-Durrieu  prie  M.  le  sous-intendant  général 
Raison  de  bien  vouloir  lui  communiquer  le  résultai  des  démar- 
ches qu'il  a  entreprises  relativement  à  l'encaissement  des  arré- 
rages de  sa  pension.  —  Réponse.  L'intendant  général  Raison  a 
l'ait  toutes  les  démarches  possibles,  mais  il  se  heurte  toujours 
au  résultat  de  l'enquéle  dont  le  ministère  des  AfTaires  étran- 
gères est  chargé.  On  m'affirme  cependant  que  le  rapport  fourni 
par  le  consulat  de  New-York  ne  peut  tarder  à  arriver.  Dans 
tous  les  cas,  je  vais  tenter  une  dernière  démarche  pour  vous 
faire  obtenir  une  partie  par  anticipation.  Revenez  me  voir  lundi 
prochain.  Signé  :  R.  »  —  Ce  qui  n'empêchera  pas  Roget  de  dire 
à  Rennes  (II,  BSg)  que  l'intendant  Raison  n'avait  jamais  vu 
Lemercier-Picard.  —  Ces  notes,  écrites  sur  un  même  morceau 
de  papier,  furent  versées  à  l'instruction,  ainsi  que  la  fiche  sui- 
vante :  «  Extraits  des  sommiers  judiciaires.  Roberty-Durrieu. 
Inconnu.  » 


MOriT    DE    LEMERCIER-inCARD  499 

ployé  lui   donna   rendez-vous   pour   le   lendemain  (i). 

Il  était  sorti,  ce  jour-là,  de  meilleure  heure  que 
d'ordinaire,  avant  sa  maîtresse  qui  avait  quelque  travail 
en  ville.  Bien  qu'il  ne  lui  eût  pas  donné  d'argent  «  depuis 
trois  ou  quatre  jours  »,  il  n'avait  nullement  l'air  préoc- 
cupé et  u  elle  ne  supposait  pas  qu'il  fût  sans  res- 
sources (2)  ».  Il  revint  à  l'hôtel  après  sa  démarche  à  la 
mairie,  ressortit,  rentra  au  bout  d'une  heure.  L'hôtel- 
lière  lui  trouva  «  l'air  très  gai  »  qu'elle  lui  avait  tou- 
jours vu  (.3). 

Ainsi,  il  n'avait  nulle  peur  de  se  montrer,  même  au 
ministère  de  la  Guerre,  mais  quelles  pensées  roulait-il 
sous  son  air  de  santé  et  sa  jovialité  apparente  ? 

Vers  trois  heures,  sa  maîtresse  rentra  à  son  tour, 
trouva  la  porte  close,  sut  qu'il  n'était  pas  ressorti,  le 
crut  endormi  et  repartit  en  course.  Q^^iand  elle  revint, 
vers  six  heures  du  soir,  et  quand,  de  nouveau,  elle  frappa 
en  vain,  elle  fut  prise  d'inquiétude  et  pria  le  patron  de 
l'hôtel  de  faire  chercher  un  serrurier.  Et,  tout  de  suite, 
dès  que  la  porte  s'ouvrit,  elle  aperçut  son  amant  pendu, 
comme  jadis  le  prince  de  Condé  (/»),  à  l'espagnolette  de 

(1)  RéciL  du  secrétaire  de  la  mairie,  Beaumont.  —  Écho  de 
Paris  du  9  mars  1898  :  «  Saisi  de  pitié,  le  secrétaire  lui  promit 
dintervenir  en  sa  faveur  une  seconde  fois...  Rentré  chez  lui 
A'ers  une  heure,  il  se  pendit  aussitôt.  » 

(2)  Insir.  Bertulus,  5  mars,  Léontine  Le  Bonniec.  —  Même 
déposition,  le  3,  devant  le  commissaire  de  police  Didier-Guil- 
laud  :  «  Il  ne  m'a  pas  paru  triste  et  rien  dans  ses  allures  ne 
m"a  fait  supposer  qu'il  avait  Fintcntion  de  se  suicider.  »  Il  lui 
avait  dit  qu'il  allait  à  la  mairie  du  \'II'. 

(3  Enquête  du  commissaire  de  police:  "  En  l'entrant,  dépose  la 
dameNolot,  il  avait  l'air  très  gai  et  j'étais  bien  loin  de  penser 
qu'il  allait  se  suicider...  Depuis  le  26  février,  il  m'a  toujours  paru 
très  gai.  »  —  Insir.  Beriulus:  «  Il  est  rentré  vers  midi  et  demie. 
Il  ma  parlé  au  carreau.  Il  ne  paraissait  pas  préoccupé.  " 
4)  RocHEFORT.  dans  Vlnlransigeanl  ûw/  mars.— «  L'obsession, 
■écrit  Séverine,  s'imposait  à  tous.  » 


500  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

la  fenêtre,  «  presque  debout,  les  genoux  lég-èrement  plies, 
les  pieds  traînant  à  terre,  une  ficelle  autour  du  cou  (i  )  ». 
C'était  «  un  petit  bout  de  corde  que  le  précédent  loca- 
taire avait  laissée  dans  le  tiroir  de  la  table  de  nuit  (2)  ». 

La  Bretonne  déclara  que  «  son  amant  ne  lui  avait 
jamais  dit  ou  laissé  entendre  qu'il  fût  las  de  la 
vie  (.3)  ». 

La  porte,  quand  le  serrurier  l'ouvrit,  était  fermée  à 
double  tour,  la  clef  à  l'intérieur.  La  chambre  (très  petite, 
sans  cheminée)  était  de  plain  pied  aveclacour;  une  seule 
porte,  celle  qu'il  avait  fallu  forcer,  sur  la  cour;  à  côté, 
une  seule  fenêtre,  celle  où  l'homme  était  suspendu. 

On  alla  quérir  le  commissaire  qui,  après  avoir  cons- 
taté la  mort,  fit  dépendre  la  cadavre  et  le  porta  sur  le 
lit.  11  trouva,  dans  l'une  de  ses  poches,  quatre-vingt- 
cinq  centimes  et,  dans  une  autre,  un  petit  portefeuille 
avec  une  carte  de  visite,  la  note  du  général  Raison  et 
la  lettre  signée  H,  relative  à  la  prétendue  convocation 
chezBertulus  (4). 


(i)  Récil.  à  Racot,  rédacteur  h  V  Aurore  :  »  Aussitôt  la  poile 
ouverte,  j'eus  le  pressentiment  d'un  mallieur.  Je  tournai  les 
yeux  vers  la  fenêtre.  Lucien  était  là,  presque  debout...,  etc.  » 
(8  mars  1898.»  Au  commissaire  de  police,  elle  dit  seulement  : 
;'  Nous  trouvâmes  mon  ami  pendu  à  la  crémone  de  la  fenêtre  et 
ne  donnant  plus  signe  de  vie.  »  3  mars.)  De  même,  à  l'instruc- 
tion Berlulus,  le  r>.  —  Mêmes  dépositions  de  la  femme  Xolot 
et  de  son  mari. 

(2  Récit  de  Léontine  Le  Bonniec  à  un  rédacteur  de  la  Libre 
Parole  ,8  mars  . 

(3)  Écho  de  Paris  du  9.  Elle  dit  cependant  au- rédacteur  de 
YÉcho  (I  qu'elle  ne  croyait  pas  à  un  assassinat  »  et  à  un  rédac- 
teur de  la  Libre  Parole  :  «  On  n'a  pas  pu  le  suicider.  »  —  Au 
commissaire  de  police  et  à  Bertulus,  elle  dit  seulement  que 
«  rien  dans  ses  allures  n'avait  pu  lui  laisser  supposer  qu'il  avait 
l'intention  de  se  suicider  ». 

(4)  Voir  p.  334-  —  Rapport  du  commissaire  Didier-Guillaud,  sept 
heures  du  soii-  :  <>  Xous  avons  trouvé  pendu  à  la  crémone  de  la 
fenêtre  un  individu,  âgé  d'environ  trente-cinq  ans,  correctement 


MORT    DE    LEMEnCIER-PICARD  tOl 

La  logeuse  affirma  qu'elle  n'avait  vu  personne  entrer 
chez  son  locataire  ;  sans  doute,  un  visiteur  eût  pu  trom- 
per sa  surveillance  ;  mais  sa  chambre  était  voisine  de 
celle  du  prétendu  Roberty  et  elle  n'y  avait  entendu  au- 
cune rumeur  suspecte  (i). 

«  Lorsque  les  talons  dun  pendu  touchent  le  sol  ou 
une  paroi  »,  ils  exécutent,  dans  les  affres  de  l'agonie, 
«  comme  un  rappel  de  tambour  (2)  ».  Au  moment  de  la 
première  application  du  régime  cellulaire  à  Mazas, 
quand  les  suicides  des  détenus  s'y  multiplièrent,  «  ce 
battement  révélateur  était  bien  connu  des  gardiens  (3;  ». 
Les  médecins  légistes  recommandent  de  se  renseigner, 
auprès  des  voisins  dun  individu  qui  a  été  trouvé  pendu 
ou  étranglé,  «  s'ils  n'ont  pas  entendu  un  bruit  insolite 
sur  le  parquet  (4)  ».  On  négligea  de  poser  cette  ques- 
tion à  la  logeuse.  Elle  n'était  point  bavarde  et  cette 
affaire  l'ennuyait.  Le  surlendemain,  comme  son  mari 

velu,  portant  à  la  boutonnière  le  ruban  de  la  médaille  militaire. 
Les  membres  sont  rigides  et  la  mort  parait  remonter  à  quatre 
ou  cinq  heures  environ.  Les  bras  pendent  naturellement  le  long 
du  corps,  les  jambes  touchent  le  sol  et  sont  légèrement  ployées. 
Le  défunt  a  le  dos  contre  la  fenêtre  et  la  corde  qui  a  servi  à 
suspendre  le  corps  est  de  force  moyenne,  servant  à  remballage 
dés  petits  paquets.  Cette  corde  en  double  est  passée  à  deux  re- 
prises autour  du  cou  et  se  termine  par  un  nœud  coulant.  »  — 
Instr.  Bertulus,  5  mars  1898,  Nolot  :  «  Roberty  était  pendu  à  l'es- 
pagnolette de  la  fenêtre,  à  1  m.5o  environ  au-dessus  du  sol.  La 
tète  était  contre  un  des  carreaux  ;  ses  pieds  touchaient  à  terre, 
ses  genoux  repHés.  » 

(i)  Enquête  du  commis-iaire  de  police:  Instr.  Bertulus,  femme 
Nolot.  —  Quand  Lemercier-Picard  fut  identifié  avec  Leeman, 
son  beau-frère  déclara  «  qu'il  n'avait  pas  supposé  qu'il  restât  à 
ce  triste  individu  assez  de  courage  pour  se  suicider.  Cela  ne 
signifie  nullement  que  je  croie  à  un  assassinat.  >>  Temps  du 
11  mars./ 

(2)  Bbouardel,  Cours  de  médecine  légale,  lu  pendaison  el  la 
strangulation,  ^- . 

\3)  Ibid.^el  rapport  ilu  docteur  .Jacquemin,  médecin  de  Mazas. 

(4j  Ibid.,  48. 


502  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

voulut  parler  avec  des  journalistes,  elle   lui   imposa  si- 
lence (i). 

L'hôtel,  dans  cette  saison,  était  assez  fréquenté,  et 
mal,  des  ouvriers  sans  travail,  des  rôdeurs,  déquivo- 
ques  couples  de  passage.  L'étroit  couloir,  très  sombre, 
qui  va  de  la  rue  à  la  petite  cour,  cette  cour  boueuse  sur 
laquelle  donnent  les  chambres,  ces  murs  humides 
comme  les  parois  d'un  puits,  le  décor  n'était  que  ba- 
nal et  triste  :  ce  n'était  pas  celui  des  coupe-gorge 
de  mélodrame,  l'auberge  des  Adrets  ou  la  maison 
Bancal. 

Le  médecin  du  quartier  ne  vit  le  mort  que  le  lende- 
main (2),  «  décroché  »,  et,  dès  lors,  trop  tard  pour  recher- 
cher le  siège  exact  de  ces  lividités  cadavériques  qui  n'ap- 
paraissent, chez  les  pendus,  que  sur  les  membres  infé- 
rieurs et  qui  sont  un  signe  certain  du  genre  d'asphyxie 
auquel  ils  ont  succombé  (3  .  Il  était  trop  tard  aussi  pour 
rechercher  si  la  couleur  de  la  face  correspondait  ou 
non  à  la  position  du  lien  (4)-  Le  médecin  ne  découvrit  au- 
cune trace  de  blessure  ou  de  coup.  «  En  examinant  atten- 
tivement, il  aperçut  sur  le  cou  la  trace  d'un  sillon  bleuû 

1)  Écho  de  Paris  du  6  mars  1898  :  «  Une  voix  s'élève,  couj'- 
rotTcée,  hargneuse:  «Ce  n'est  pas  la  peine  d'en  dire  plus;  nous 
en  sommes  débarrassés.  » 

(.2   4  mars. 

(3;.  Brouardel,  La  Pendaison,  9  :  '<  Bonnat  a  peint  son  Christ 
sur  im  cadavre  crucifié  ;  aussi  les  lividités  cadavériques  exis- 
tent-elles sur  les  membres  inférieurs,  comme  chez  les  pendus.  » 

4  La  mort,  en  cas  de  pendaison,  provient  soit  d'anémie, 
dans  le  cas  où  le  plein  de  l'anse  de  la  corde  est  placé  en  avant 
du  cou  et  le  nœud,  en  arrière,  dans  le  milieu  de  la  nuque  ; 
soit  de  congestion  cérébrale,  dans  le  cas  où  le  plein  de  l'anse 
SB  trouve  placé  latéralement  au  cou.  Le  pendu  est  pâle,  blanc, 
dans  le  premier  cas  :  dans  le  second,  il  est  congestionné,  bleu. 
Si  l'on  a  constaté  chez  un  pendu  blanc  l'existence  d'un  nœud 
latéral,  on  aura  des  doutes  sur  le  suicide  et  l'on  poursuivra 
l'hypothèse  d'un  crime.  (Brouardel,  4i,  42,86.) 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  §03 

Ire  de  trois  millimètres  de  diamètre,  passant  en  avant  et 
au-dessus  des  cartilages  du  larynx,  se  dirigeant  un  peu 
obliquement  en  arrière  vers  la  nuque  ;  ce  sillon,  qui 
semblait  incrusté  dans  la  peau,  répondait  exactement 
à  l'imposition  dune  corde  et  en  présentait  tous  les  ca- 
ractères (i)  '). 

Le  corps  fut  transporté  à  la  jMorgue. 

Le  bruit  courut  bientôt  que  le  pendu  de  la  rue  de 
Sèvres  n'était  autre  que  Lemercier-Picard  et,  tout  de 
suite,  une  clameur  s'éleva,  dans  ce  fiévreux  Paris  qui, 
depuis  six  mois,  vivait  en  plein  mélodrame,  qu'il  avait 
été  assassiné,  —  étranglé. 

Séverine,  la  première,  porta  la  terrible  accusation  (2), 
dès  que  le  cadavre  eût  été  identifié  avec  Lemercier-Pi- 
card (3)  et  qu'elle  eût  reconnu,  sur  un  spécimen  d'écri- 
ture, que  c'était  Durandin. 

Les  journaux  de  l'Etat-major  contestèrent  tant  qu'ils 
purent,  avec  une  singulière  violence,  que  ce  fût  le  fa- 
meux faussaire.  Cétait,  selon  eux,  un  ancien  officier 
mis  en  réforme  ;  pour  le  vrai  Lemercier,  il  se  promenait 


(1)  »  Le  sieur  Roberty  s'est  donc  volontairement  donné  la 
mort  et  il  s'est  servi  pour  cela  d'une  corde  qu'il  avait  fixée  à 
l'espagnolette  de  la  fenêtre  de  sa  chambre.  La  mort  remonte  à 
environ  quinze  à  dix-huit  heures  et  est  le  résultat  d'un  suicide 
par  pendaison.   »  (Rapport  du  docteur  Lelarge.  du  4  mars  1898.) 

(2)  «  L'homme  de  la  rue  de  Sèvres  ne  s'est  pas  pendu;  il  a 
été  assassiné...  Un  homme  est  menacé,  il  meurt  subitement, 

ragiquement,  mystérieusement:  qu'en  concluez-vous?»  Fronde 
du  7  mars.) 

(3  Par  Emile  Berr,  le  6  mars  :  par  le  colonel  Sever  et  Daniel 
Cloutier,  le  9.  —  Voir  p.  5oG,  note  1.  —  C'était  Cloutier  Charles 
Roger),  rédacteur  a  Ylnlrunsiyeanl,  qui  l'avait  mené  chez  Roche- 
fort,  à  la  villa  Saïd,  le  20  ou  le  21  décembre  1897.  [instr.  Bertulus, 
29  janvier  i898,  Rochefort  ;  i^i-  février,  Cloutier).  —  Le  cadavre 
fut  également  reconnu  par  Valliez,  garçon  à  Ihùtel  de  Bruxelles 
où  Lemercier,  sous  le  nom  de  Vergnes,  avait  habité  en  no- 
vembre. 


504  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

en  Belgique  (i).  Quel  intérêt  avaient  ils  à  répandre  ces 
mensonges?  Qui  les  leur  avait  dictés? 

Ils  insinuèrent,  d'autre  part,  sans  s'arrêter  à  la  con- 
tradiction, que  le  Syndicat  n'était  pas  étranger  à 
révénement.  Rochefort  démentit  que  la  lettre,  trouvée 
dans  le  portefeuille,  fût  de  lui.  Guénée  était  l'ordinaire 
intermédiaire  entre  VÉclw  de  Paris  et  Henry  ;  le  journal 
affirma  que  la  lettre  était  signée  de  mes  initiales. 
Quand  il  fut  avéré  qu'elle  l'était  seulement  d'un  H  (2), 
on  n'en  parla  plus.  Enfin,  les  imaginations  s'échauffèrent 
sur  le  visiteur  inconnu,  *>  Ihomme  noir  »,  qui  avait 
causé,  un  matin,  (Ihôtelière  disait  le  jour  même  du 
drame)  avec  le  prétendu  Roberty  (3).  Peut-être  cette 
femme  brouillait-elle  les  dates;  peut-être  Lemercier 
avait-il,  ce  jour-là,  avant  de  sortir,  reçu  une  autre 
visite. 

Le  procureur  de  la  République  (Atthalin)  et  Bertulus 
eussent  voulu  pénétrer  au  mystère  de  lalTaire  de  la  rue 
de  Sèvres.  Leur  curiosité  fut  d'autant  plus  excitée  qu'ils 
avaient  été  tardivement  avertis  du  décès  et  se  heurtaient 
à  d'étrang-es  résistances.  Jamais  ni  Gonse,  ni  Henry,  ni 
Ravary.  n'avaient  voulu,  précédemment,  fournir  aucune 

(1)  Écho  de  Paris  des  6,  8  et  9  mars  1898  :  »  Nous  pouvons  atïir- 
mer  une  fois  de  plus...  etc.  »  L'Écho  dit  que  cet  ancien  officier 
s'appelait  M y.  De  même,  YÉclair.  la  Libre  Parole,  etc. 

(2)  Voir  p.  334,  note  3. 

(3)  C'est  ce  que  la  femme  Xolot  raconta  aux  journalistes. 
Elle  décrivit  le  visiteur  <>  comme  un  homme  d'une  trentaine 
d'années,  vêtu  correctement,  la  barbe  noire  ainsi  que  les  che- 
veux. Bien  qu'elle  n'eût  pas  entendu  un  mot  de  la  conversa- 
tion, elle  avait  cru,  à  son  attitude,  qu'il  avait  parlé  avec  bruta- 
lité. »  Temps  du  8  mars.)  Le  Malin  du  10  indique,  exactement, 
l'objet  de  cette  visite  matinale.  A  l'instruction,  la  femme  Xolot 
et  le  garçon  d'hôtel,  Gourson,  mentionnèrent  la  visite,  mais 
sans  aucun  commentaire.  Le  visiteur  iVeilj  eût  voulu  se 
nommer  :  Mme  de  Hirsch  s'y  opposa.  L'excellente  femme,  âgée 
et  déjà  malade,  ne  voulut  pas  être  mêlée  à  cette  histoire. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  505 

indication  sur  l'insaisissable  individu  fi).  La  même  puis- 
sance anonyme  qui  leur  avait  soustrait  Lcmercier  vivant 
s'appliqua  à  les  déposséder  de  son  cadavre. 

Comme  sur  un  mot  d'ordre,  la  presse  «  patriotique  » 
les  accusa  de  vouloir  étoutîer  la  lumière  12}. 

On  savait  que  l'homme  ne  s'appelait  pas  Lemercier- 
Picard  ;  j'ai  raconté  dans  quelles  circonstances  je  lui 
avais  donné  ce  double  nom  :  qui  était-il  ?  On  s'adressa 
à  Bertillon  qui,  très  aisément,  avec  ses  fiches  anthro- 
pométriques, établit  (3)  que  le  mort  s'appelait  Leeman, 
de  famille  juive,  originaire  de  la  Lorraine  annexée,  qu'il 
avait  fait  le  métier  de  boucher  (4)  avant  de  devenir 
escroc,  qu'il  était  divorcé,  avait  abandonné  ses 
enfants  et,  frappé  de  nombreuses  condamnations,  ne  les 
avait  pas  subies  (5).  Et,  encore  une  fois,  les  journaux 
de  l'État-major  6)  s'inscrivirent  en  faux  contre  l'évi- 
dence et  contestèrent  que  le  pendu  fût  Leeman  (comme 


(1)  Cass.,  I.  220,  221,  Berlulu?. 

(2)  Matin   des  0  et  7   mars  1898  ;  Écho  de  Paris  des  9.  10,  11. 
(3j  Rapport  du  7  mars. 

V  Le  cadavre  portait  la  trace  de  diverses  cicatrices  à  la 
main  gauche,  «  blessures  professionnelles  que  l'ancien  boucher 
s'était  faites  au  moyen  du  couperet  dont  il  se  servait  et  qu'il 
tenait  de  la  main  droite  ».  Ces  cicatrices,  ainsi  que  d'autres 
marques  particulières,  étaient  mentionnées  sur  les  fiches  an- 
thropométriques. 

5)  Le  casier  judiciaire,  communiqué  à  la  presse,  énumère  dix 
condamnations,  les  cinq  premières  de  1887  à  1892,  pour  faillite, 
escroquerie  et  vol,  à  Nancy,  Nogent-sur-Seine,  Dieppe,  Mar- 
seille et  Paris;  puis,  en  1894,  pour  vol,  escroquerie  et  abus  de 
confiance  :  six  mois  de  prison,  à  Douai,  le  11  juin  ;  six  mois  à 
Paris,  le  14  septembre:  deux  ans  à  Paris,  le  8  octobre  ;  six  mois 
à  Provins,  le  5 décembre;  enfin,  un  an,  à  Rouen,  le 7  mars  1895, 
soit,  en  neuf  mois,  de  juin  1894  à  mars  189"),  (juatre  ans  et  demi 
de  prison. 

;6  Écho  de  Paris  des  9.  10  et  11  mars.  Éclair,  Petit  Journal,  etc. 
—  De  même,  Séverine  et  Clemenceau,  mais  pour  faire  pièce  à 
Bertillon. 


506  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

il  était  Lemercier-Picard),  bien  que  le  beau-frère  et  les 
parents  du  mort  l'eussent  forniellemsnt  reconnu  à  la 
Morgue,  ainsi  que  les  tenanciers  de  l'hôtel  de  la  rue  de 
Sèvres  1 1). 

Visiblement,  les  défenseurs  patentés  de  l'honneur  de 
rarmce  cherchaient  à  épaissir  les  ténèbres  autour  de 
cet  homme  et  de  ce  drame  ténébreux. 

On  ne  voit  pas  l'intérêt  que  de  braves  gens  auraient 
eu  à  reconnaître  un  parent  dans  le  cadavre  d'un  misé- 
rable qui  leur  aurait  été  étranger  ;  au  contraire,  il  im- 
portait beaucoup  à  Henry  de  mettre  en  doute  que  le 
mort  fût  à  la  fois  Lemercier-Picard  et  Leeman.  II 
n'avait  pas,  en  effet,  d'autres  moyens  d'échapper  à  ces 
redoutables  questions  :  Comment  cet  extraordinaire 
contumax  qui  devait  à  la  justice,  au  moment  de  sa 
mort,  quatre  ans  et  demi  de  prison,  avait-il  été  épargné 
par  toutes  les  polices  de  Paris  et  de  province?  Qui  donc 
le  protégeait  ? 

Ces  questions  ne  s'en  posèrent  pas  moins,  et  d'au- 

(i)  Bei'Lulus,  a|U!ès  avoir  interrogé  Séverine,  Léontine  Le  Bon- 
niec,  Emile  Berr.  le  colonel  Sever,  Cloutier,  le  beau-l'rère  et  le 
cousin  de  Maurice  Leeman,  soumit  à  ces  deux  derniers  des  lettres 
de  récriture  de  Lemercier-Picard  ;  ils  déclarèrent  aussitôt  que 
c'était  récriture  de  leur  parent.  Il  se  rendit  ensuite  à  la  Morgue 
avec  eux  et  ils  reconnurent  formellement  Leeman,  en  présence 
de  Cloutier  <|ui  reconnut  Emile  Durand,  et  de  Sever,  qui  re- 
connut Lemercier-Picard.  (Confrontations  et  dépositions  du 
9  mars.)  Cloutier  raconta  cette  confrontation  dans  Vlnlransi- 
geanl  du  lendemain  ;  il  ajouta  que  les  derniers  logeurs  du 
pendu,  loin  de  contester  l'identification,  comme  cela  avait 
été  raconté,  l'avaient  confirmée.  Cependant,  il  doutait  encore 
que  ce  fût  Lemercier-Picard,  parce  que  «  l'Écho  de  Paris,  qui 
a  toujours  paru  bien  renseigné  sur  les  dessous  de  l'affaire 
Dreyfus,  le  nie  énergiquement  ».  —  Leeman  fut  également 
reconnu  par  un  employé  de  commerce,  Jean  Picard,  ;,qui 
avait  été  son  camarade  de  collège.  Il  l'avait  soupçonné  de  lui 
avoir  pris  ses  papiers  ;  il  convint  que  son  voleur  était  un  autre. 
(12  mars  1898.) 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  507 

très  encore.  On  se  demanda  pourquoi  les  jour- 
naux de  l'Étal-major  s'obstinaient  à  égarer  l'opinion 
sur  des  fausses  pistes  et  à  contester  que  l'ancien 
agent  d'Henry  eût  fait  partie  de  la  police  militaire  (i). 
On  lit  observer  que  tous  ceux  qui  avaient  vu  le  cadavre 
avaient  constaté  la  sérénité  du  visage,  que  l'homme 
paraissait  dormir  (2),  «  les  traits  reposés  (3)  »,  alors 
que  les  pendus,  dont  la  figure  s'est  déformée  <•  en  d'é- 
pouvantables grimaces  (4)  »,  retrouvent,  sans  doute, 
dans  la  mort,  leur  physionomie  habituelle,  "  hébétude 
et  calme  (5)  »,  mais  ont,  d'ordinaire,  la  face  gonflée  et 
lurgide,  et,  souvent,  les  yeux  exorbités,  injectés  de 
sang  (6).  On  disait,  mais  à  tort,  qu'il  est  impossible  de 
se  pendre  à  genoux  [~).  On  expliquait  que  l'escroc, 
bien  que  réduit  à  la  misère,  mais  ayant  diverses  opéra- 
tions en  train,  n'avait  point  sujet  d'en  finir  encore  avec 
la  vie  ;    l'on  répondait  à  l'objection  de  la  porte  fermée 


(1)  Voir  p.  334.  le  démenti  de  Billot.  —  De  même,  Gonse 
{Cass.,  I,  571    et  Roget  (I.  689  et  Rennes,  I,  288  ;  II.  53r»  . 

(2   Emile  Berr,  dans  le  Figaro  du  7  mars  i8t;8. 

(3;  Cloutier.  dans  V Intransigeant  du  11. 

(4)  Brouardel,  La  Pendaison.  47- 

(5i  Leorand  du  Salle,  Traité  de  médecine  légal?.  587. 

'61  Brouardel,  87,  88. 

'7  '■  Il  sest  pendu  à  genoux.  »  [Écho  du  G  mars.)  —  La  sus- 
pension dite  incomplète  n'implique  pas  crime.  Au  début  de  l'ap- 
plication du  régime  cellulaire,  des  prisonniers  se  pendirent 
dans  leurs  cellules,  qui  agenouillés,  qui  accroupis  ou  même 
assis  ou  couchés.  Ils  furent  photographiés  ^collection  Tardieu  . 
Brouardel  reproduit  ces  photographies  66  etsuiv.).  —  La  ques- 
tion de  la  pendaison  incomplète  fut  discutée  avec  passion  au 
moment  de  la  mort  dn  prince  de  Condé  ;  Gendrin.  notamment, 
rejeta  l'hypothèse  du  suicide  Mémoire  médico-légal.,  i83i  . 
Brouardel  "n'hésite  pas  »,  au  contraire,  à  rejeter  l'hypothèse  d'un 
crime  Gi.  62;.  r-  <'  Aujourd'hui,  il  est  parfaitement  démontré 
qu'il  n'existe  pas  ime  seule  position  du  corps  dans  laquelle  la 
mort  volontaire  par  pendaison  ne  soit  possible.  »  Leghand  d\: 
Saule,  528.) 


508  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

à  double  tour,  que  l'assassin  avait  pu  la  fermer  du 
dehors,  avec  une  fausse  clef,  et  à  l'objection  (plus  forte) 
de  la  lettre  trouvée  dans  le  carnet  du  défunt,  que  le 
meurtrier  n'avait  pas  eu  le  temps  de  fouiller  sa  victime. 
On  s'étonnait  enfin  que  la  maîtresse  de  Lemercier-Pi- 
card  eût  subitement  disparu  (i)  et,  surtout,  que  le  pro- 
cès-verbal de  la  tardive  autopsie  —  postérieur  de  dix  jours 
à  la  mort  (2)  —  fût  tenu  secret. 

La  probité  scientifique  des  docteurs  Brouardel  et 
Socquet  défiait  le  soupçon;  d'autre  part,  en  raison  même 
de  cette  probité,  leur  rapport  eût  prêté  à  discussion.  S'il 
y  était,  en  effet,  affirmé  que  le  «  tissu  cellulaire  sous- 
cutané  ni  les  muscles  peauciers  ne  présentaient  aucune 
trace  de  suffusion  ou  d'épanchements  sanguins  (3)  », 
par  contre,  le  sillon  de  la  corde,  bien  que  «  parcheminé  », 
était  «étroit»  (ce  sillon  dont  ^  l'examen  est  capital 
pour  le  médecin  légiste  (4)  »  et  que  le  médecin  du 
quartier,  n'avait  aperçu  qu'après  un  examen  atten- 
tif). Les  médecins  légistes  relevaient  la  fameuse  ec- 
chymose rétro-pharyngienne  (5),  qui  est  l'un  des 
symptômes   classiques    de    la  pendaison   pendant    la 

(1)  Elle  reçut,  datée  du  5  mars  1898,  c'est-à-dire  du  jour  même 
où  le  suicide  fut  raconté  par  les  journaux,  une  lettre  anonyme 
dont  l'auteur  lui  offrait  «  secours  et  protection  ».  Elle  la  remit 
à  Bertulus. 

(2)  Du  i5  mars  i898. 

(3  //!s//-.  i?er/u/us,  Rapport  du  5  avril,  cote  n°  122.  -  Legrand 
DU  Saule,  533  :  «  Il  est  très  rare  de  trouver  des  suffusions  san- 
guines... Certains  auteurs  en  nient  l'existence.  »  —  De  même 
Brouardel,  97. 

(4)  Brouardel,  91 . 

(5)  «  Sur  la  face  antérieure  de  la  colonne  vertébrale,  dans  le 
tissu  cellulaire,  se  trouvent  trois  petites  effusions  sanguine.'^) 
dont  deux  situées  à  gauche  de  la  ligne  médiane,  et  mesurant, 
la  supérieure  :  0,012  mm.  de  diamètre,  l'inférieure  :  o,oo5.  La 
troisième,  située  à  droite,  au  même  niveau  que  la  supérieure 
gauche,  est  presque  punctiforme.  » 


MOUT    DE    LEMERCÏER-PICARD  509 

vie  (i)  ;  mais  «  il  n'y  avait  pas  de  déchirure  des  artères 
carotides  »,  ni  «  de  fracture  du  cartilage  thyroïde  ou  de 
l'os  hyoïde».  En  résumé,  et  parce  que  les  marques  de  la 
strangulation  faisaient  défaut  (2) ,  —  les  diverses  parties  du 
corps  n'offrant  «  aucune  trace  de  violences  appréciable  » 
et  la  face  ni  le  cou  «  aucune  trace  de  coups  d'ongles 
et  d'érosions  (3i  »,  —  les  deux  médecins  conclurent  au 
suicide  par  pendaison  (4). 

Un  autre  soupçon  était  venu  à  Bertulus  :  peut-être 
Lemercier-Picard  avait-il  été  empoisonné  avant  d'être 
pendu;  le  juge  prescrivit  de  procéder  à  l'analyse  chi- 
mique des  viscères  (5)  ;  mais  cette  analyse  (près  d'un 
mois  après  la  morti  ne  révéla  «  aucun  fait  permettant 
de  supposer  que  Leeman  eût  subi  un  empoisonne- 
ment (6j  ». 

«  On  savait  vaguement,  autrefois,  que  des  individus 


(1)  Brouakdel,  io3  :  <■  L'ecchymose  rétro-pharyngienne,  la  dé- 
chirure de  la  membrane  interne  de  la  carotide,  lépanchement 
sous-périosté  de  la  fracture  de  le?  hyoïde,  la  concordance  de 
la  coloration  de  la  face  avec  la  position  du  lien,  constituent  un 
faisceau  de  signes  suffisants  pour  arrêter  votre  attention.  » 
—  De  même,  Legi!.\nd  du  Salle,  534.  —  «  Amussat,  dès  1828,  a 
décrit  la  déchirure  de  la  carotide  comme  un  des  signes  de  la  pen- 
daison. •>  BRouARDEL,98.Lécole  allemande  la  considère  comme 
une  règle  :  ><  Vous  aurez  beau  suspendre  un  cadavre,  jamais 
vous  ne  produirez  une  ecchymose  rétropharyngienne.  »  (97.) 

(2i  Traces  de  violences  extérieures  :  dans  la  strangulation  par 
un  lien  :  existence  du  sillon,  ecchymoses  autour  du  cou  ;  éro- 
sions sur  la  peau  du  cou  et  du  visage  ;  dans  la  strangulation  à 
la  main  :  lésions  multiples  et  spéciales,  suffusions  sanguines, 
noyaux  apoplectiques  dans  les  poumons,  etc.  'Brouardel,  193 
210,  2i5  ;  Legrand  du  Salle.  589.) 

(3/  Rapport. 

(4)  Voir  Appendice  I. 

(5)  «  En  vue  d'une  analyse  chimique,  nous  avons  placé  les 
viscères  dans  des  bocaux  scellés    et  cachetés.  »  (Rapport.) 

(6;  Rapport  du  docteur  Ogier,  chef  du  laboratoire  de  toxi- 
cologie. 


ôlO  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

mouraient  instantanément  après  avoir  reçu  un  coup 
dans  certaines  régions  ducorps,  bien  que  le  coup  eût  été 
léger  et  qu'il  fût  impossible  de  trouver  ni  une  lésion  cu- 
tanée, ni  même  une  ecchymose  (ij»,  —  ce  qui  était  le  cas 
de  Lemercier-Picard,  —  et  la  science  contemporaine 
a  découvert  la  cause  de  ce  phénomène  -2).  Les  petits 
ganglions  nerveux  du  cœur,  qui  en  entretiennent  les 
mouvements,  sont  reliés  au  bulbe  rachidien,  sorte  de 
renflement  dans  le  crâne,  à  l'extrémité  supérieure  de  la 
moelle  spinale,  par  le  nerf  pneumogastrique  qui  gou- 
verne aussi  les  mouvements  respiratoires  et  dont  le  noyau 
constitue  ce  queFlourensaappeléle  nœudvital.  On  com- 
prend, dès  lors,  que  «  le  bulbe,  sous  l'influence  d'une  irri- 
tation périphérique,  puisse  arrêter  par  l'intermédiaire  de 
ce  long  cordon  conducteur,  qui  est  un  nerf  d'arrêt  et  non 
un  nerf  d'excitation,  les  mouvements  du  cœur  (3j  »,  et 
<ju'un  léger  coup  de  poing  sur  le  larynx  ou  du  pied 
dans  la  région  du  bas-ventre  suffise  à  donner  instanta- 
nément la  mort  (4).  C'est  la  mort  par  inhibilion,  «  qui 
survient  sans  agonie  ni  convulsions,  dans  le  plus  grand 
silence",  mais  dont  la  preuve  échappe  à  lautopsie.  En 
efîet,  quand  le  scalpel  ouvre  tardivement  le  corps,  le  sang 
qui  était  resté  rou^e  au  moment  de  la  mort,  i<  a  perdu 
déjà  sarutilance  et  est  devenu  noir,  et  les  poumons  ne 
sont  pas  congestionnés  (5   » . 

(i)  Brouardel,  La  Pendaison.  -, 

(2   Les  caractères  de  la  mort  \tar  infiibil ion  furent  déterminées 
par  Bro^vn-Séquard,  qui  en  établit  la  théorie  dans  plusieurs  com- 
munications à  l'Académie  des  Sciences  (i886,  1887,  1888,. 
'3)  Brovardel,  7  et  suiv. 

4  Lo~  régions  du  corps  qui  possèdent,  d'après  Bro^^■n- 
Séquard,  la  propriété  de  produire  cet  effet  sont  le  nerf  laryngé 
supérieur,  certaines  branches  du  trijumeau,  les  nerfs  cutanés 
de  la  région  sus  et  sous-hyo'idienne,  delà  région  épigastrique, 
des  testicules  et  de  l'utérus. 

5  Br.OLARDEL,  8,   i5. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  511 

Mais  celte  hypothèse  d'un  coup  subitement  porté  à  la 
gorge  ou  dans  le  ventre  du  misérable,  au  cours  d'une 
discussion,  avec  ou  sans  intention  de  tuer  (i),  Brouardel 
et  Socquet  ne  lavaient  pas  abordée  dans  leur  rapport, 
parce  qu'il  n'existe  aucun  moyen  scientifique  de  recon- 
naître ce  genre  de  meurtre.  Ainsi,  l'ensemble  des  faits 
de  la  cause  ouvrait  le  champ  à  toutes  les  supposi- 
tions ;  quelques-uns  seulement  des  symptômes  de  la 
pendaison  avaient  été  officiellement  constatés  ;  on 
n'avait  découvert  aucun  de  ceux  d'un  crime,  empoison- 
nement ou  strangulation;  et  le  corps  d'un  homme  mort 
par  inhibition  est  le  seul  cadavre  qui  soit  absolument 
muet. 

Il  n'est  pas  certain  que  la  brutalité  des  vengeances  de 
Billot  eût  suffi  à  remuer  l'opinion:  elles  n'avaient  ému, 
outre  le  reste  du  monde,  que  de  rares  esprits  généreux 
qui  s'indignèrent  de  voir  chasser  Picquart  d'une  armée 
où  triomphait  Esterhazy,  et  les  corps  savants  (2)  qui 
oITrirent  bravement  le  témoignage  de   leur  admiration 


;'i  Henry  passa  presque  toute  celte  journée  du  3  mars  1898  en 
pourparlers  au  sujet  de  son  duel  avec  Picquart  Voir  p.  5i4). 
On  a  supposé  qu'un  de  ses  agents,  Guénée  ou  l'adjudant  Lo- 
crimier,  serait  allé  trouver  Lemercier,  qu'une  discussion  se 
fierait  engagée  entre  eux,  etc.  Mais  il  n'en  existe  aucune  preuve- 
Ni  Guénée,  mort  assez  subitement  avant  le  procès  de  Kennes, 
ni  Locrimier,  qui  se  pendit  vers  la  même  époque,  n'ont  été 
interrogés  sur  leurs  relations  avec  l'homme  de  la  rue  de  Sèvres. 
Esterhazy  dit  que  ■<  Lemercier-Picard  passa  de  vie  à  trépas, 
malgré  lui  ;  le  faux  s'agrémente  parfois  d'assassinat.  »  Dép.  à 
Londres.  Éd.  de  Bruxelles, 91.)  —  Trois  savants,  des  révisionnistes 
militants,  à  qui  j'ai  communiqué  le  procès-verbal  de  Brouardel, 
concluent  nettement  au  suicide  de  Lemercier-Picard.  L'un  d'eux, 
en  me  transmettant  son  opinion  motivée,  m'écrivit:  «  Tant  pis 
pour  le  drame  1  » 

(2;  Charles  Richet,  président  de  la  Société  de  Biologie,  adressa 
à  Grimaux  une  chaleureuse  allocution  126  février  1898  :  tous  les 
membres  de  la  société  se  levèrent  pour  faire  honneur  au  vieux 


512  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

au  vieux  Grimaux.  Mais  le  mystère  de  la  rue  de  Sèvres 
avait  réveillé  toute  rAfTaire. 


V 


D'autres  incideuts  tinrent  le  public  en  haleine. 

D'abord  des  duels  :  Clemenceau  contre  Drumont 
pour  un  article  de  la  Libre  Parole  ;  ils  tirèrent  trois 
fois  l'un  sur  l'autre  sans  s'atteindre  (i)  ;  et  Picquart 
avec  Henry. 

Picquart,  aux  arrêts  de  forteresse  pendant  le  procès 
Zola,  avait  vainement  sollicité  l'autorisation  de  provo- 
quer Henry,  à  la  suite  de  l'injure  qu'il  avait  reçue; 
dès  qu'il  fut  mis  en  liberté,  il  lui  envoya  ses  témoins, 
Ranc  et  Gast. 

Henry,  bien  qu'il  fût  brave,  avait  réglé,  en  prévision 
de  l'incident,  une  étonnante  comédie. 

On  a  vu  qu'Esterhazy  avait  manifesté  précédemment 
1  intention  de  me  provoquer  en  duel,  ou  Clemenceau  ; 
il  la  réitéra,  au  lendemain  de  la  condamnation  de  Zola, 
sur  quoi  BoisdefTre  lui  fit  dire  par  Pellieux  que  celui 
qu'il  devait  provoquer,  c'était  Picquart,  ce  que  Gonse 
confirma  à  Tézenas  et  ce  dont  Henry  avisa  son  ami  en 
ces  te.rmes  :  «  Tous  les  cabots  de  la  boîte  attendent  que 
vous  vous  battiez  avec  Picquart.  »  Esterliazy,  n'y 
ayant  pas  objecté,  demanda  à  l'un  de  ses  amis,  le  même 
qui  lavait  embrassé  en   plein  Palais  de  justice,  de  lui 


savant    et    signèrent  ensuite,   à    l'unanimité  moins  cinq    abs- 
tentions,  une  adresse  de  sympathie.  —  Il  fut   également  lob- 
jet  de  manifestations  individuelles,  à  l'Académie  des  Sciences. 
(i)  26  février  i8«j8. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  513 

servir  de  témoin  ;  Feuillant  réclama  comme  second 
témoin  un  officier  supérieur,  et  Esterhazy  se  rendit 
chez  Du  Paty  qui  «  était  au  lit,  très  souffrant  (i)  »,  ou 
qui  s'y  était  mis,  trouvant  l'aventure  fâcheuse.  Bois- 
deffre  décida  qu'il  ne  fallait  pas  mêler  l'État-Major  à 
l'atraireet  qu'Esterhazy  devait  prendre  ses  témoins,  l'un 
dans  l'armée  active,  l'autre,  comme  «  représentant  l'ar- 
mée nationale  (2)  >^,  dans  la  territoriale.  Il  se  chargeait 
d'ailleurs  de  les  désigner  lui-même  :  le  commandant 
de  Sainte-Marie  du  Nozet  (3),  qui  avait  été  juge  sup- 
pléant au  procès  d'Eslerhazy,  et  le  lieutenant  Bergou- 
gnan  i^).  Gonse,  en  personne,  invita  Sainte-Marie  à 
assister  le  traître,  pendant  qu'Henry,  «  très  agité  » 
courait  chez  Esterhazy  qu'il  ne  trouva  pas  et  à  qui- 
il  laissa  une  note  où  il  lui  indiquait  la  marche  à 
suivre  (5).  Ils  se  rendirent  ensuite,  le  lendemain  matin, 
chez  Gonse  (6). 

(1)  Cass.,  II,  247,  Eplerhazy. 

(2)  Cass..  II,  176  {Cons.  d'enq.  Eslerhazij,,  Bergougnon  :  «  .fai 
été  invité  à  remplir  le  rôle  de  témoin  pour  que  l'armée  natio- 
nale fût  représentée.  »  —  Gonse  (Rennes,  II,  i63)  revendique 
cette  décision  qu'Esterhazy  attribue  à  Boisdeffre. 

(Sj  Chef  de  bataillon  au  iSi»  régiment  d'infanterie,  officier  de 
la  Légion  d'honneur. 

(4  Commandant  le  21''  régiment  territorial  d  infanterie,  officier 
delà  Légion  d'honneur. 

5)  Cette  note  fut  saisie  par  Bertulus  [Cass.,  II,  287  ;  cote  24 
du  scellé  4  :  «  Très  urgent,  5  h.  4»  du  soir.  Voici  ce  qui  est  dé- 
cidé :  officier  supérieur  de  la  réserve  et  de  l'armée  territoriale, 
représentant  Yarmée  nationale;  un  officier  supérieur  de  l'active. 
Assurez-vous  immédiatement  du  concours  de  Bergougnan  et 
venez  ensuite  me  trouver  chez  mol.  Nous  irons  ensemble  chez 
le  général  Gonse, qui  nous  donnera  le  nom  de  l'officiel'  supérieur 
de  l'active.  C'est  également  l'avis  de  M.  le  comte  Feuillant  que 
je  viens  devoir  chez  lui  où  je  croyais  vous  trouver.  Tout  à  vous, 
J.  Henry.  » 

(6)  Cass.,  I,  588,  Esterhazy.  —  Ce  récit  d'Esterhazy  ne  fut 
l'objet  d'aucun  démenti.  D'après  Esterhazy,  Sainte-Marie  lui 
raconta  ce  propos   de  Gonse:  «  Je  vous  demande  de  servir  de 

33 


r,li  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

En  conséquence,  lorsque  les  témoins  de  Picquart  se 
présentèrent  chez  Henry,  celui-ci  déclina  la  rencontre 
et  leur  remit  une  note  qui  avait  été  concerlée  avec  les 
chefs  :  u  Tant  que  la  lumière  n'aura  pas  été  faite  sur 
l'origine  tUi  petit  ttleu,  et  que  linstruction  n'aura  pas 
élucidé  certains  faits  qualifiés  de  faux  et  connus  de 
Picquart  »,  Henry  refuse  «  d'engager  ses  amis  dans 
cette  affaire  ».  —  Cela  se  passait  dans  la  matinée  du 
jour  où  Lemercier  fut  trouvé  pendu  (i).  —  Ranc  et 
Gast  prirent  simplement  acte  de  celle  reculade  et  en 
rendirent  compte  à  Picquart. 

Esterhazy,  selon  le  plan  qui  avait  été  arrêté,  entra 
alors  en  scène.  Au  lieu  d'envoyer  à  Picquart  ses  té- 
moins, qui  étaient  tout  prêts,  mais  c[ui  n'étaient  pas 
dans  le  secret,  il  les  dépêcha  à  Henry  pour  lui  faire 
part  de  sa  prétention  de  se  rencontrer  le  pi'emier  avec 
celui  qu'il  ajipelait  «  son  insulteur  (2)  ».  Henry  leur 
ayant  communiqué  la  déclaration  qu'il  avait  faite  dans 
la  matinée  à  Ranc,  les  deux  officiers  décidèrent  aussitôt 
que  «  la  double  disqualification  de  M.  Picquart  ne  per- 
mettait pas  à  Esterhazy  de  se  battre  avec  lui  ».  Ils  res- 
taient d'ailleurs  prêts  «  à  l'accompagner  sur  le  terrain  », 

témoin  à  Esterhazy,  mais  n'en  parlez  pas.  »  Gonse  avoue 
{Ren?ieg,  II,  i63)  la  visite  que  lui  fuent  Esterhazy  et  Henry  ;  il 
prétend  avoir  borné  son  intervention  à  une  démarche  auprès 
du  colonel  Parés,  premier  témoin  d  Henry  ;  il  l'aurait  invité  à 
chercher  le  second  témoin  d'Esterhazy.  BoisdelTre,  dans  ses 
diverses  dépositions,  passe  l'incident  sous  silence.  Roget 
{Cass  ,  1,99)  raconte  qu'Esterhazy  vint  chez  Henry  (après  le  duel 
de  celui-ci  avec  Picquarl),  pour  le  prier  de  lui  chercher  un 
témoin,  ce  qui  est  contredit  par  tous  les  faits.  Les  visites 
d'Henry  à  Esterhazy  sont  certifiées  encore  par  la  concierge, 
Cemme  Gérard  {Cass.  I,  792),  et  par  Marguerite  Pays  (I,  801). 

(1)  3  mars  1898. 

(2)  Cass.,  I,  20(),  Picquart  :  «  Il  y  eut  une  entente  évidente  entre 
Esterhazy  et  Henry  pour  que  le  premier  se  substituât  au  se- 
cond. » 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  ôlS 

si  Picquarl  se  lavait  des  accusations  portées  contre  lui. 
Ils  «  profitaient  de  loccasion  pour  témoigner  à  leur 
client  toute  leur  profonde  sympathie  (i)  ». 

Ainsi  Picquart  était  jugé  indigne  de  croiser  l'épée, 
non  seulement  avec  Henry,  mais  avec  Eslerhazy. 

Il  est  à  croire  que  les  auteurs  de  cette  énorme  panta- 
lonnade en  attendaient  un  gros  succès  ;  mais  les  sifflets 
du  public  les  détrompèrent  et  ils  ne  s'obstinèrent  pas  (2)_ 
Le  soir  même,  Henry  pria  les  lieutenants -colonels 
Parés  et  Boissonnet  de  se  mettre  en  rapport  avec  les 
amis  de  Picquart,  bien  que  «  son  opinion  n'eût  pas  varié 
sur  le  fond  (.3j  ».  Il  prévint,  en  même  temps,  Esterhazy 
qui,  dès  le  lendemain,  fit  porter  son  cartel  à  Picquart, 
en  réclamant  son  droit  de  priorité  (4).  Il  y  renonça, 
toutefois,  dans  le  courant  de  la  journée,  à  la  demande 
des  témoins  d'Henry,  et  il  en  fit  aviser  Picquart  (5). 

Le  lendemain,  à  la  deuxième  reprise  d'un  vif  combat 
à  l'épée,  Henry  fut  touché  au  bras  (6). 


(i)  Lettre  à  Esterhazy  du  3  mar.=,  2  heures  soir.  —  11  con- 
vient de  remarquer  le  soin  avec  lequel  les  témoins  d'Esterhazy 
datent  leurs  lettres,  destinées  à  la  publicité. 

fa  Roget  dit  qu'il  blâma  Henry  d'avoir  cédé  son  droit  de  prio- 
rité à  Esterhazy  [Cass.,  I,  991. 

(3)  Lettre  aux  colonels  Parés  et  Boissonnet. 

(4)  Lettre  de  Bourgougnan  et  Sainte-Marie  à  Picquart,  datée 
«  Paris,  le  4  niars,  9  heures  du  matin.  »  Les  témoins  d'Es- 
terhazy précisent,  dans  leur  lettre,  «  qu'ils  ont  appris  la  nou- 
velle attitude  d'Henry  par  les  journaux  du  matin  »,  c'est-à-dire 
vers  8  heures.  Et,  dès  9  heures,  Esterhazy  aurait  eu  le  temps 
de  les  quérir,  de  les  réunir,  de   les  envoyer  chez  Picquart  ! 

(5)  Lettre  des  lieutenants-colonels  Boissonnet  et  Pares 
(1  heure  après-midi  aux  témoins  d'Esterhazy  ;  réponse  de 
ceux-ci  !4  heures  :  lettre  de  Bergouignan  et  de  Sainte-Marie  à 
Picquart,  datée  simplement  du  4  mars. 

(6)  «  A  la  deuxième  reprise,  le  lieutenant  colonel  Henry  a  été 
atteint  d'une  blessure  pénétrante  dans  la  région  du  nerf  cubi- 
tal, ce  qui  a  entraîné  un  engourdissement  des  deux  derniers 
doigts  de  la  main  droite.   »    Procès-verbal  du  5  mars.)  —  Dans 


516  IIISTOIHE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Picquart  avait  remis  à  Gast,  avant  ce  duel,  une  courte 
note;  il  affirmait  à  nouveau  que  Dreyfus  était  inno- 
cent et  que  les  pièces  du  dossier  secret  étaient  pué- 
riles, quelles  n'auraient  pas  supporté  un  quart  d'heure 
d'examen  contradictoire. 

La  blessure  d'Henry  était  si  légère  qu'il  n'eut  pas  à 
s'aliter.  11  reçut  la  visite  d'un  grand  nombre  d'officiers, 
Boisdeffre  entête  (i). 

Picquart  avait,  jusqu'alors,  laissé  sans  réponse  les 
diverses  communications  des  témoins  d'Esterhazy. 
D'autant  plus  à  l'aise  qu'il  venait  de  se  battre  avec 
Henry,  il  leur  écrivit,  sans  commentaire,  qu'il  refusait 
de  se  rencontrer  avec  leur  client.  Il  déclina  même,  et 
sans  autre  explication,  l'arbitrage  d'un  jury  d'honneur 
où  l'académicien  Mézières  (2;,  Déroulède  et  Féry 
dEsclands  (3)'  avaient  accepté  d'être  arbitres  pour 
Esterhazy  (4)  et  que  le  général  Dufaure  du  Bessol  (5) 
avait  consenti  à  présider.  Sainte-Marie  et  Bergougnan, 
qui  estimaient  que  leur  ami  «  avait  fait  beaucoup 
d'honneur  à  Picquart  »,  en  le  provoquant,  déclarèrent 
que  les  refus  successifs  de  celui-ci  constituaient  «  une 
nouvelle  injure  à  l'armée  dont  il  avait  cessé  de  faire 
partie  (6)  ».  Et  l'espion  vomit  quelques  grossièretés  : 
Picquart  était  «  un  lâche  »  ;  «  il  avait,  décidément,  en 
tout,  des  mœurs  étranges,  et  il  ne  relevait  plus  que  de 


le  procès-verbal  qui  réglait  la  rencontre,  il  avait  été  stipulé 
que  la  note.  qu'Henry  avait  remise  à  Rnnc,  devait  être,  du  fait 
même  du  duel,  «  considérée  comme  nulle  et  non-avenue  ». 

(1)  Temps  du  6  mars  1898. 

(2)  Député,  président  de  la  commission  de  l'armée. 

(3)  Conseiller-maître  à  la   Cour  des    Comptes,  depuis  duc  du 
pape. 

(4)  Les  trois  autres  arbitres  eussent  été  au  choix  de  Picquart- 

(5)  Grand'croix  de  la  Légion  d'honneur. 

(6)  Lettre  du  1 1  mars  1898  à  Esterhazy. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  517 

la  cravache  (i)  ».  Depuis  qu'Esterhazy  fréquentait  chez 
Oscar  Wilde,  les  gens  de  la  Libre  Parole  colportaient 
contre  Picquart  des  bruits  infâmes. 

Ayant  échoué  à  faire  consolider  parPicquart  son  inno- 
cence officielle,  Esterhazy  annonça  quil  allait  intenter 
à  ses  ditïamateurs  de  formidables  procès  en  dommages- 
intérêts;  il  ne  demanderait  pas  moins  de  600.000  francs 
aux  journaux  anglais  (2),  5oo.ooo  francs  à  Mathieu, 
200.000  francs  à  Zola,  200.000  au  Figaro.  Mais  il  se 
contenta  de  fanfaronner,  sous  prétexte  que  Billot  lui 
avait  fait  défense  de  provoquer  de  nouveaux  scandales 
et  que  tel  était  aussi  lavis  de  son  avocat  i3).  Il  était,  en 
effet,  dans  ses  principes,  «  d'obéir  constamment  à  ses 
chefs  en  toutes  choses  *,  Cependant,  si  de  nouvelles 
dilïamations  étaient  dirigées  contre  lui,  il  saisirait  les 
tribunaux.  Il  consentait  à  rester,  en  attendant,  un 
demi-traître. 

Aussi  bien,  ce  lessivage  insuffisant  n"était,  comme  on 
peut  croire,  que  le  moindre  de  ses  soucis  ;  ce  qui  le 
préoccupait  bien  plus,  c'était  que  sa  gloire  lui  avait 
fermé  toutes  les  caisses.  Quelques  billets  de  mille  francs 
qu'il  aA'ait  extorqués  à  de  Rodays,  (pielques  prêts  ami- 
caux que  lui  consentirent  Arthur  Meyer  et  Roche- 
fort  furent  vite  épuisés  (4)-  Sa  femme,  écœurée,  n'en 
pouvant  plus,  avait  définitivement  rompu  avec  lui  (5)  ; 
il  vivait  chez  sa  maîtresse   (i),  presque  en  souteneur,  lui 

:  1)  Lettre  à  Sainte-Marie  et  Bergougnan. 

(2    Lettre  du  i5  mars  i8g8  à  Christian. 

(3)  Cass.,  II,  180,    Cons.  d'enq.  Eslerhazi/),  Boisandré. 

i4)  Cass.,  II,  ]83,  Estei-luizy  :  «  Des  amis  de  M"  Tézenas  m'ont 
remis  iS.ooo  francs,  dont  4.000  francs  fournis  par  le  Gaulois 
pour  ma  défense.  » 

(5)  «J'ai  été  mis  à  la  porte  de  chez  moi,  un  jour,  après  déjeu- 
ner, comme  un  domestique.  Non  pas  comme  un  domestique  : 
ils  ont  leurs  huit  jours.  »  (Lettre  d'Esterhazy  à  Mme  Grenier.) 

(6)  Cass.,  11,181.   Cons.  d'enq.),  Eslerhazy. 


518  HISTOIRE    DE    L  AFl- AIRE    DREYFUS 

sachant  daulres  amants  (i),  et.  dépenaillé  maintenant, 
sans  rien  de  son  élégance  dautrefois,  l'œil  hagard  et 
terne  du  noctambule  épuisé.  Surtout,  Christian  et  sa 
mère,  avisés  enfin  que  leur  illustre  parent  était  criblé 
de  dettes  et  réduit  aux  expédients  12),  réclamaient,  avec 
une  insistance  gênante,  les  fonds  engagés  dans  Tairaire 
Rothschild.  Il  essaya,  avec  son  effronterie  ordinaire,  de 
recider  l'échéance,  l'aveu  de  sa  fdoulerie.  et  débita  cent 
mensonges  contradictoires  :  il  fallait  prévenir,  trois 
mois  d'avance,  pour  opérer  un  retrait  :  il  avait  fait  en 
vain  des  démarches  chez  Rothschild  qui,  d'ailleurs,  ne 
se  sauverait  pas  avec  la  caisse  ;  ou  il  refusait  d'aller  chez 
les  banquiers  juifs  après  la  conduite  de  leurs  coreligion- 
naires à  son  égard  ;  et  il  était  absorbé  par  ses  procès,  ses 
duels  et  «  sa  candidature  à  la  députation  3)  «.  Mais 
Christian  n'avait  plus  confiance  et  voulait  son  argent. 
Ainsi  l'avenir  ne  s'éclairait  pas,  malgré  tant  d'écla- 
tantes victoires,  et  il  en  sentait  d'autant  plus  la  précarité 
que  son  professeur  d'énergie  n'était  pas  plus  rassuré 
que  lui.  Henry,  en  effet,  bien  qu'au  comble  de  la  pros- 
périté et  débarrassé  de  ses  principaux  ennemis,  no  par- 
venait pas  à  croire  que  les  vaincus  n'auraient  plus  leur 
revanche.  Lui  aussi,  il  avait  tué  le  sommeil. 


VI 


Deux  hommes  l'inquiétaient  surtout  :  Bertulus  et  Du 
Paty. 

Tout  bon  observateur  qu'il  fut,  Henry  s'était  trompé 

(1)  Cass.,  I,  789,  femme  Gérard,  concierge. 

(2)  Christian EsTERHAZY,. Vemo/re,  76:  Cass. ,11,  2^1,  Est«rhazy. 
(3;  Lettres  des  9,  iT),  21  mars,  i<^'  avril  1898. 


MORT    DK    LEMKnCIKR-lMCAIU)  519 

sur  Bertiilus  ;  parce  que  l'homme  n'était  pas  pédant,  il 
l'avait  cru  sans  scrupules  ;  en  conséquence,  il  avait 
rabattu  vers  son  cabinet  toutes  les  affaires  .connexes  à 
la  grande  affaire  ;  on  les  réglerait  en  famille. 

Par  malheur,  le  juge  était  sagace,  avisé,  trop  intelli- 
gent pour  consentir  à  des  complaisances  où  il  se  serait 
d'abord  déshonoré,  puis  perdu,  quand  l'évidence  écla- 
terait. Dès  sa  première  enfjuète.  il  découvrit  jusqu'où 
la  passion  et  la  haine  peuvent  enti-aîner  des  soldats. 
Gonse  lui  avait  affirmé,  et  avait  trouvé  des  témoins  (  i) 
pour  attester  que  les  frères  de  Dreyfus  avaient  tenté  de 
corrompre  Sandheir  ;  Lauth,  Junck,  juraient  quils  le 
savaient  de  lui-même.  Or,  Sandherr  avait  écrit  de  sa 
propre  main  le  récit  de  son  entrevue  avec  Mathieu  et 
Léon  Dreyfus  (2)  ;  et  ce  récit,  que  Gonse  connais- 
sait, qu'il  remit  à  Bertulus,  démentait  si  formellement 
toutes  ces  inventions  posthumes  que  rien  n'en  restait, 
sauf  l'effrayante  certitude  dune  détestable  et  stupide 
manœuvre  (3),  L'affaire  Lemercier-Picard,  que  la  mort 
subite  du  faussaire  l'obligea  à  terminer  également  par  un 
non-lieu  {^).  accrut  ses  soupçons.  Dans  l'affaire  de 
Mme  de  Boulancy,  quil  confronta  à  plusieurs  reprises 
avec  Esterhazy,  il  avait  arraché  un  demi-aveu  au  misé- 
rable (5),    et  c'était  un    troisième  non-lieu  qu'il  allait 

'1    Coss.,   II.   283,    Martho    Filigny,   acuvc   Sandherr;  28/4,  2S), 
.3o^i,  Stackler,  Thesmas,  Pénot.  —  Voir  p.  i(J3. 
(2;  Cass.,  II,  280,  note  du  colonel  Sandherr. 

(3)  Arrêt  de  non-lieu  du  i5  mars  i8(j8. 

(4)  Le  non-lieu  fut  rendu  le  3  avril  :  «  Attendu  que  l'origine  du 
faux  est  restée  inconnue.  » 

(ô)  Esterhazy,  j)our  intimider  Mme  de  Boulancy,  lui  fit  adres- 
ser, ainsi  qu'à  son  avocat  Lagasse,  des  lettres  anonymes  de 
menaces,  que  Christian  se  chargea  d'expédier.  {Cass.,  11,232,  201, 
Christian  ;  Mémoire,  71.) — Cass.,  II.  249.  Esterhazy:  «  .le  recon- 
nais avoir  adressé  à  Christian  le  projet  de  lettre  anonyme  qu'il 
a  ensuite  adressé  à  un  candidat  à  la  dépulation,  M<=  Lagasse.  " 


520  HISTOIRE    DE    L  AFEAIBE     DREYFUS 

rendre,  équivalant,  en  droit,  à  la  reconnaissance  de 
rauthenlicité  des  fameuses  lettres  (i).  Enfin,  il  s'était 
particulièrement  attaché  à  l'affaire  des  faux  télégrammes 
5/a/ic/ze  et  Spera/jza,  et  il  voulait  la  pousser  jusqu'au  bout. 

Il  était  d'autant  plus  résolu  qu'un  piège  abominable 
lui  avait  été  tendu  et  qu'il  faillit  y  tomber. 

11  avait  reçu  un  jour,  vers  la  fin  du  procès  de  Zola, 
une  communication  singulière  du  général  de  Pellieux. 
Le  général  lui  faisait  dire  par  un  de  ses  officiers  qu'il 
savait  enfin  qui  était  la  dame  voilée,  qu'il  avait  donné  sa 
parole  de  ne  pas  la  nommer,  et  qu'il  pouvait  seulement 
indiquer  l'adresse  approximative  :  «  Telle  rue,  dans  les 
numéros  élevés  (2).  »  —  Il  avait,  d'ailleurs,  livré  le  nom 
à  EsterhazyfS),  qui  le  connaissait  déjà  par  Henry  (^i- 

Bertulus,  qui  croyait  encore  à  la  légende,  n'hésita 
pas  à  envoyer  un  policier  aux  renseignements  et,  très 
vite,  il  apprit  le  nom  de  l'inconnue  :  c'était  cette  parente 
de  Picquart  qui  avait  eu  le  père  Du  Lac  pour  directeur, 
et  que  celui-ci  accusait  d'avoir  été,  par  dépit,  la  protec- 
trice mystérieuse  d'Esterhazy. 

Quelques  jours  après,  Gonse,  à  son  tour,  arriva  chez 
Bertulus,  comme  par  hasard,  pour  savoir  où  il  en  était 
de  son  enquête  ;  car,  pour  lui,  «  il  avait,  comme  Pellieux, 
donné  sa  parole  de  ne  pas  nommer  la  dame  )>.  Le  juge  lui 
ayant  dit  la  première  et  la  dernière  lettre  du  nom,  Gonse, 
interprétant  à  sa  façon  la  parole  qu'il  prétendait  avoir 
donnée,  dit  qu'ils  étaientbien  d'accord,  que  c'était  elle  (5). 

(1)  L'ordonnance  fut  rendue  le  22  mai  i8<j8. 

(2  La  communication  fut  faite  à  Bertulus  par  l'officier  d'or- 
donnance de  Pellieux,  le  commandant  Ducassé. 

(3)  Cass.,  II,  278,  Eslerhazy  :  «  Je  n'ai  connu  son  nom  que 
parce  qu'il  m'a  été  dit  pour  la  première  fois  par  le  général  de 
Pellieux  qui  pensait  que  ce  pouvait  être  la  dame  voilée.  » 

(4,  Voir  t.  II,  573. 

(5)  Cela  est  avoué  par  Gonse  {Cass.,  I,  570). 


MORT    DE    LEMERCIKR-PICARD  521 

Ainsi,  ni  Boisdefîre,  niGonsc,  ni  Pellieux  n'auraient 
dénoncé  la  pénitente  du  père  Du  Lac  ;  c'était  le  magis- 
trat civil  qui  l'avait  trouvée  1 

Nulle  machination  où  n'apparaît,  dans  une  lumière 
plus  crue,  la  manière  ordinaire  des  Jésuites,  et  tout  y 
était  merveilleusement  combiné,  agencé  et  prévu,  sauf 
l'élément  que  les  coquins  ne  font  jamais  entrer  en  ligne 
de  compte  :  l'honnêteté  révoltée  et  courageuse.  En  elïet, 
dans  lintervalle  entre  la  visite  de  Ducassé  et  celle  de 
Gonse,  la  victime  de  cette  vilenie  était  venue  elle-même 
chez  Bertulus  (i)  et.  bravement,  avait  foncé  sur  ses  ca- 
lomniateurs. Elle  ne  raconta,  d'abord,  que  ses  dissenti- 
ments avec  son  mari  au  sujet  de  Picquart  et  la  surveil- 
lance outrageante  dont  la  police  l'obsédait.  Puis,  dans 
un  second  entretien  et  dans  une  lettre,  elle  dit 
taut  :  pourquoi  elle  soupçonnait  le  père  Du  Lac  d'avoir 
violé  le  secret  de  la  confession  et  comment,  avec  des 
parcelles  dénaturées  de  vérité,  la  calomnie  avait  été 
édifiée  contre  Picquart  et  contre  elle  (2;. 

Il  eût  fallu  être  dénué  de  tout  sens  critique  ou  aveuglé 
par  la  passion  pour  ne  pas  discerner,  sous  tant  de  ma- 
nœuvres, le  crime  originel  quelles  voulaient  couvrir. 
Peu  à  peu,  toute  la  terrible  vérité  apparut  à  Bertulus 
et,  maintenant,  il  en  était  ébloui  :  il  n'avait  plus  de 
doute  que  Dreyfus  fût  innocent  ;  et  l'ambition  lui  vint 
d'être  un  de  ceux  qui  contribueraient  à  l'œuvre  de  jus- 
tice. Les  promoteurs  de  la  Revision,  qui  ont  combattu 

fi)  25  février  i8<jS.  —  Cass.,  269,  Bertulus  :  «  Mme  Monnier  étnit 
venue  spontanément  protester  avec  une  rare  énergie  contre  le 
rôle  odieux  qu'on  voulait  lui  faire  jouer.  » 

12)  Cass.,  I,  235,  Bertulus  :  «  A  l'appui  de  son  raisonnement, 
elle  disait  encore  que,  deux  fois,  par  deux  lettres,  au  cours  du 
procès  Zola,  le  père  Du  Lac  l'avait  mandée  auprès  de  lui  et 
•luelle  avait  refusé  de  s'y  rendre,  ne  voulant  pas  lui  dire  en 
face  le  soupçon  qu'elle  avait  contre  lui.  »  .  —  Voir  t.  II,  S;^. 


522  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

en  rase  campagne,  ont  échoué  ;  peiU-ètre  lui  sera-t-il 
donné  de  réussir,  rien  qu'en  suivant  Tétroit  souterrain 
où  il  a  été  engagé  par  Henry  lui-même. 

Il  était,  de  sa  nature,  avisé  et  circonspect  ;  désormais, 
il  le  sera  d'autant  plus  que  la  tâche  à  accomplir  est  plus 
rude,  et  qu'il  ne  se  dissimule  pas  qu'à  la  moindre  im- 
prudence, il  sera  brisé.  Il  continuera  donc  à  faire  bon 
visage  aux  gens  de  l'État-Major  et  les  payera  de  bonnes 
paroles  (i),  cordial  avec  Gonse,  familier  avec  Henry 
({ui,  cherchant  de  son  côté  à  le  tromper,  lui  disait  le 
plus  grand  bien  de  Picquart,  "  entêté,  mais  honnête 
homme,  incapable  d'une  mauvaiseaction  (2)  »  ;  ainsi,  tout 
on  se  garant,  il  poursuivra  la  revanche  de  la  justice. 
C'est  la  vieille  politique  d'Harmodius  et  deLorenzaccio. 

11  était  inévitable  que.  dans  la  partie  qu'il  se  déci- 
dait à  jouer,  Bertulus  se  rapprochât  de  Picquart,  l'au- 
teur de  la  plainte  et  son  principal  témoin.  Déjà,  avant 
que  le  juge  trouvât  son  chemin  de  Damas,  Picquart 
avait  gagné  sa  confiance  par  la  précision  de  ses  dires  et 
par  la  fermeté  de  son  attitude  (3).  Maintenant  que  ses 
propres  découvertes  confirmaient  celles  de  l'ancien  chef 
du  service  des  renseignements,  il  était  d'autant  plus 
disposé  à  lui  faire  créance  et  à  le  suivre  dans  ses  déduc- 
tions. L'ayant  entendu  pendant  plusieurs  longues  au- 
diences (4),  il  avait  été  convaincu  par  lui  et  n'éprouvait 
de  doute  qu'au  sujet  de  SouiTrain,  suspecté  à  la  fois 
par  Pellieux  et  par  Picquart,  bien  qu'il  fût  entièrement 
étranger   à   l'affaire   i5).   Certain,    à   présent,    que  les 

(li  Cass.,  II,  25.  Gonse.  —  Voir  p.  026. 

(2>  Ibid.,  I,  23i,  Berlulus. 

(3    Ibid..  I,  221,  Bertulus. 

'4)  Ibid.,  II,  207  à  220  (i5.  16,  19  et  28  février  1898). 

;5;  Esterhazy  et  Henry  avaient  fait  croire  à  Pellieux  Enq., 
26  novembre  1897)  que  SoufTrain  était  «  l'agent  des  juifs»  :  Pic- 
quart le   croyait   l'agent  d'Esterhazy.    —  Cass.,  I,   204:  II.  214, 


MORT    DK    LEMERCIEn-PICAUD  523 

fausses  dépêches,  comme  le  document  libérateur, 
étaient  une  manœuvre  des  ennemis  de  Picquart,  le  juge 
se  laissa  également  persuader  qu'elles  étaient  l'œuvre 
de  Du  Paty.  Sacrifié  par  ses  anciens  chefs,  Picquart 
s'était  enfin  résolu  «  à  ne  plus  garder  aucune  mesure 
et  il  avait  répondu  à  sa  mise  en  réforme  par  une  dénon- 
ciation plus  formelle  »  contre  Esterhazy  et  celui  qu'il 
croyait  son  principal  auxiliaire  (i).  Mais  ni  Bertulus  ni 
lui  n'avaient  l'ombre  d'un  soupçon  contre  Henry  (2). 
L'accusation  portée  par  Picquart  contre  Du  Paty 
l'avait  été  déjà  ]5ar  la  comtesse  de  Gomminges  (3),  qui 

2i5,  Picquarl.  La  plainte  écrite  de  Picquart  était  formelle: 
'(  Le  télégramme  signé  Speranza  peut  être  attribué  avec  cer- 
titude à  Tex-agent  de  police  SoulTrain:  des  renseignements 
adressés  par  la  Sûreté  générale  au  général  de  Pellieux  en  l'ont 
foi. ')  (II,  262.;  Et  encore  :  «  La  lettre  .Speranra  doit  être,  comme 
le  télégramme,  de  la  main  de  SoulTrain.  »  (II,  219.) —  Cass., 
II,  2G3,  Bertulus  :  «  Dès  le  22  janvier,  une  série  d'expertises  en 
écriture  commença,  tant  sur  l'écriture  de  Souffrain  que  sur 
d'autres,  mais  aucune  ne  donna  de  résultats  sérieux.  Aucune 
charge,  d'ailleurs,  n'a  pu  être  relevée  contre  Souffrain. ;»  Cepen- 
dant, l'expert  Couderc  avait  attribué  le  télégramme  à  Souf- 
frain, mais  "  avec  des  réserves  »  I,  287).  —  Roget,  parlant 
d'après  Pellieux  et  Henry,  continua  à  suspecter  Souffrain. 
(Cass.,  I,  io3.)  —  A  Rennes.  Bertulus  raconta  qu'il  avait  con- 
fronté Souffrain  avec  la  jeune  fille  du  télégraphe  qui  avait  cru 
le  reconnaître  et  que  »  la  confrontation  aboutit  à  une  non- 
reconnaissance  ».  'I,  365:  Enquéle,  22  mars  1898.  —  \'oir  p.  162, 
note -2. 

{i)Cass.,  1,222,  Bertulus  :  II.  220,  Picquart  :«  Aujourd'hui  que 
je  n'ai  plus  aucune  mesure  à  garder,  j'estime  qu'il  est  de  mon 
devoir  de  vous  apporter  tout  ce  que  je  puis  savoir,  sans  dévoiler 
le  secret  professionnel,  de  nature  à  éclairer  la  justice  sur  les 
agissements  frauduleux  dont  je  suis  victime.  »  (28  février  iSy8. , 

(21  La  psychologie  d'Henry  échappa  toujours  à  Picquart;  le 
r'"  juillet  1902,  il  écrivait  encore  :  «  .le  ne  puis  pas  m'expliquer 
le  crime  du  lieutenant-colonel  Henry  autrement  que  par  le  dé- 
vouement à  la  personne  de  ses  chefs  et  par  le  désir  de  con.ser- 
ver  per  fas  et  nefas  des  droits  à  leur  bienveillance.  »  ^Grande 
Revue.  XXIII,  9. 

(3)  En(j.  Bertulus,  21  janvier,  comtesse  de  Comminges  ;II,  263). 


524  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

l'avait  pris  en  haine  depuis  plusieurs  années  ;  elle  était, 
en  outre,  meurtrie  d'avoir  été  mise  en  cause  dans  cette 
retentissante  afîaire  et  menacée  par  Pellieux  dune  per- 
quisition (i).  Leur  commun  soupçon  découlait  prin- 
cipalement, comme  on  sait,  et  avec  une  logique  appa- 
rente, de  cette  histoire,  révélée  par  Leblois  (-2),  où 
l'extravagant  personnage  aurait  évoqué  autrefois,  et 
dans  les  mêmes  lieux,  une  première  dame  voilée  (3). 
Aussi  bien  était-ce  l'opinion  presque  générale.  Le  dos- 
sier de  police,  où  celte  aventure  était  relatée,  avait  été 
communiqué  au  ministre  do  l'Intérieur  qui  l'avait  porté 
à  Félix  Faure  ;  celui-ci  le  repoussa  avec  humeur,  dit 
qu€  celaregardait  Billot;  Barthou  avisa  alors  le  ministre 
de  la  Guerre,  ainsi  que  jMéline  et  Milliard  (4).  Ils  trou- 
vèrent cette  récidive  d'autant  plus  vraisemblable  que 
l'homme  était  plus  antipathique  et  qu'il  s'était  rendu 
lui-même  très  ridicule.  S'il  faut  jeter  du  lest,  que  ce 
soit  ce  sot.  Les  révisionnistes,  à  la  suite  de  Leblois,  de 
Pic({uart  et  de  Zola,  ne  doutaient  pas  que  «  l'ouvrier 
diabolique  de  l'erreur  judiciaire  »  eût  été  l'ordonnateur 
de  tant  de  manifestations  saugrenues  et  criminelles.  Il 
était  devenu  leur  bête  noire,  le  bouc  émissaire.  Des 
milliers  de  caricatures  le  représentèrent  dans  l'accou- 
trement grotesque  d'une  femme  dont  la  jupe  relevée 
montre  des  bottes  éperonnées.  Son  nom,  dans  le  monde 
entier  passionné  pour  le  martyr  de  l'île  du  Diable,  était 
maudit  et  honni. 

(1)  Cass.,  II,  216,  Picquart;  2G3,  Comminges. 

(2)  Procès  Zola,  I,  io3,  Leblois. 

(3)  Cass.,  I,  2i3,  Picquart  :  «  Lorsque  j'ai  vu  que  les  rendez- 
vous  se  donnaient  près  du  pont  Alexandre  III,  je  nai  plus  eu 
aucun  doute.  »  —  C'est,  exactement,  le  raisonnement  de  Cui- 
gnet,  écho  des  propos  qu'il  a  entendu  tenir  à  Henry.  [Cass., 
I,  342  et  suiv.) 

(4)  Cass.,l,  337,  Barthou. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  525 

Cela,  semblc-t-il,  faisait  à  merveille  les  allaires 
d'Henry  qui  avait  tendu  ce  piège  à  l'opinion.  Et  il  en- 
tretenait à  la  fois  les  deux  versions  inconciliables  que  la 
dame  voilée  était  la  cousine  de  Picquart  et  qu'elle  avait 
été  imaginée, dans  un  accès  de  zèle,  par  Du  Paty.Mais, 
en  même  temps,  il  redoutait  que  Bertulus,  emporté 
par  le  plaisir  delà  chasse,  s'attaquât  à  la  légende  et  que 
Du  Paty  se  lassât  d'être  seul   à  porter  le  poids  de  tout. 

Du  Paty,  s'il  n'avait  pas  été  Du  Paty,  eût  été  à 
plaindre.  Il  avait  été  le  premier  bourreau  d'un  innocent; 
il  subissait  la  loi  du  talion.  11  avait  frappé  Dreyfus  avec 
le  mensonge  ;  il  croulait  sous  le  mensonge  d'Henry. 

Il  n'avait  nul  moyen  de  détruire  la  fable  de  la  dame 
voilée  et  il  n'avait  pas  été  mis  en  face  de  l'accusation 
d'avoir  fabriqué  les  faux  télégrammes.  Quand  Bois- 
deffre  et  Gonse  l'envoyèrent  chez  Bertulus,  le  juge, 
qui  avait  demandé  à  le  voir  (i),  ne  le  reçut  pas  à  titre 
de  témoin,  mais  chez  lui,  à  son  domicile  particulier.  Ils 
parlèrent  d'abord  <c  de  sujets  artisti({ues  et  littéraires  ». 
Bertulus  lui  dit  ensuite  qu'un  témoin  (Picquart)  avait 
trouvé  de  l'analogie  entre  son  écriture  et  celle  des  dé- 
pêches (2)  ;  Du  Paty  proposa  d'écrire  sous  les  yeux  du 


(1)  Cass.,  II,  25,  Gonse  :  «  Bertulus  vint  me  trouver  pour  me 
demander  de  lui  envoyer  le  colonel  Du  Paty  de  Clam,  afm  qu'il 
put  causer  avec  lui  avant  de  l'entendre  dans  son  cabinet  d'ins- 
truction. »  —  Gonse  place  cet  incident  au  mois  de  janvier;  Du 
Paty  précise  qu'il  alla  en  février  chez  Bertulus,  »  sur  l'invita- 
tion de  M.  le  général  de  Boisdelïre,  transmise  par  M.  le  com- 
mandant Ilirschauer»  (11,87);  *^^  f"''  '^  ^8  février.  (Enq.  Bertulus; 
Arrêt  de  la  chambre  des  mises  en  accusalion.) 

(2)  Cass.,  II.  117,  Picquart  :  <•  Certaines  lettres  paraissent  vou- 
loir imiter  l'écriture  de  Mlle  de  Comminges  ;  certaines  boucles 
des  0  et  des  a  se  rapprochent  des  0  et  des  a  de  M.  Du  Paty  de 
Clam.  II  y  a  là,  ce  me  semble,  lieu  à  expertise.  »  —  II,  220:  «  Je 
vous  remets  trois  écrits  de  M.  le  lieutenant-colonel  Du  Paty  de 
Clam.  L'écriture  de  ces  trois  écrits  offre  une  telle  ressemblance 
avec  le  télégramme  signé  Blanche...  » 


526  HISTOIRE    DE    L  AIFAIRE    DREYFUS 

magistral  ;  et,  comme  Bertulus  préférait  qu'il  lui 
adressât  une  lettre  par  la  poste,  il  la  lui  envoya  le  soir 
même  (i ).  Ce  fut  tout;  le  juge,  qui  suivait  son  plan,  ne 
lui  demanda  pas  d'autre  explication,  ne  le  convoqua 
pas  dun  grand  mois  à  son  cabinet  2);  il  avait  dit  à 
Gonse  qu'  «  ami  de  l'armée,  il  voulait  circonscrire  cette 
affaire  (3)  ».  Quelqu'un,  —  sans  doute  Henry,  revenu 
de  son  erreur,  —  avait  engagé  Gonse  «  à  se  méfier  de 
Bertulus  »  ;  mais  le  général  dédaigna  ce  sage  avis  (4). 

Presque  seul,  dès  le  déjjut  de  la  crise.  Du  Paty  avait 
parlé  de  Picquart  avec  sympathie,  et  cela  non  seulement 
à  Bertulus,  mais  à  ses  chefs  (5).  Maintenant,  il  avait  le 
cœur  gros  de  haine  contre  lui  et  ses  amis,  qui  l'accu- 
saient d'avoir  fabriqué  des  faux  et  qui  avaient  divulgué 
les  tristesses  de  son  passé  (61. 

Embourbé  dans  une  telle  honte,  rien  ne  le  soutenait, 
à  défaut  de  sa  conscience,  que  sa  confiance  introublée 
dans  les  chefs;  ils  savaient,  l'y  ayant  poussé,  qu'il  était 
venu  au  secours  d'Esterhazy  et  ils  avaient  approuvé 
sa  conduite.  Récemment,  pour  lui  fermer  plus  sûre- 
ment la  bouche,  BoisdefTre  lui  avait  dit  :  <■  Moi  vivant, 
vous  ne  serez  jamais  sacrifié  (7).  -> 

D'autre  part,  des  lueurs  s'étaient  faites  dans  ce  bi- 


(1)  Cass.,  I,  449  :  II,  37,  Du  Paly.  —  Bertulus  I,  aaa)  dit  seule- 
ment qu'il  entendit  Du  Paly,  mais  ne  précise  pas  que  ce  fui  à 
son  domicile  particulier  :  il  m'a,  d'autre  part,  confirmé  le  fait. 
—  Gonse  dit  que  Du  Paty  lui  reprocha  de  lavoir  envoyé  chez 
Bertulus.  »  en  dehors  de  son  cabinet  ».  Cass.,  II,  -lô.) 

{2\  Ibid.,  H,  268.  Bertulus. 

(3)  Ibid.,  II,  25  Gonse. 

(4)  Ibid.,  I,  571,  Gonse. 

(5)  Ibid..  I,  2i3,  Picquart:  I,  23i,  Bertulus.  —  Roget  et  Cui- 
gnet,  parlant  d'après  Henry,  disent  que  Picquart  et  Du  Paty 
étaient  des  ennemis  mortels.  [Cass.,  I,  io3.  346,  etc.) 

;G)  Procès  Zola,  I,  102,  Leblois. 
7;  Cass.  (Chambres  réunies),  II,  35,  Du  Paty. 


MORT    DE    LKMERCIEU-PICAHD  527 

zarre  cerveau.  Les  perpétuelles  menaces  d'Esterhazy, 
l'incompressible  violence  de  ses  propos  lavaient  édifié 
sur  son  compte:  un  maître-chanteur  et  un  ^redin  (i). 
Il  lui  battait  froid,  avait  allégué  une  indisposition  pour 
no  pas  se  compromettre  davantage  en  l'assistant  contre 
Picquart(2).  Henry,  aussi,  ne  lui  paraissait  plus  de  tout 
repos  ;  il  connaissait  ses  «  obscures  »  relations  avec 
Esterhazy  (3),  s'en  étonnait,  l'avait  surpris  en  flagrant 
délit  de  mensonge  lors  du  retour  du  document  libéra- 
teur (4),  flairait  des  embûches.  Surtout,  il  mettait  en 
doute  l'authenticité  de  la  lettre  que  Gonse  lui  avait 
montrée  comme  la  preuve  certaine  du  crime  do  Drey- 
fus et  que  Pellieux  avait  produite  au  procès  de  Zola. 
Il  tenait  que  la  pièce  «  avait  été  glissée  au  service 
des  renseignements  »  par  quelque  imposteur,  que 
u  c'était  un  piège  ».  Et  il  allait  le  répétant,  perspicace 
et  téméraire,  à  Henry  lui-même  (5). 

Henry,  dès  lors,  fut  repris  des  mêmes  craintes  qui 
l'avaient  agité  quand  Picquart  découvrit  Eslerliazy  :  le 
faux  était  la  pierre  angulaire  de  son  édifice  ;  que  la 
pierre  soit  descellée,  ébranlée,  et  tout  s'écroule. 

La  belle  idée  qu'avait  eue  Pellieux  de  divulguer  cette 
pièce  faite  pour  l'ombre  !  Autre  fatalité,  et  qui  l'eût  pu 
prévoir?  Le  pendu  de  la  rue  de  Sèvres  à  peine  enterré, 
voici  Du  Paty,  le  plus  crédule  des  hommes,  qui  sus- 
pecte un  document  authentiqué  par  Boisdeffre  ! 


(i)  Inslr.  Tavernier,  21  juillet  1899,  Du  Patv. 

(2)  Voir  t.  11,688. 

(3)  Inslr.  Tavernier,  i3  juillet,  Du  Patv. 

(4)  Ihid.,  21  juillet,  Du  Paty. 

;5)  Cass.,  I,  444»  4^4  ^  H,  34,  196;  Bennes,  III,  5o5  ;  Inslr.  Ta- 
vernier, 17  juin,  Du  Paty.  —  11  précise  qu'il  dit  ses  doutes  à 
Henry,  le  25  février  1898.  Précédemment,  il  avait  fait  part  de  son 
scepticisme  à  Gonse.  Rennes,  III,  5o5,  Du  Paiy;  Enq.  Renonard 
et  Inslr.   Tavernier,  Gonse  . 


528  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

La  première  fois  que  Du  Paty  parla  ainsi  devant 
Henry,  celui-ci  n"v  put  tenir.  Le  lendemain  ou  le  surlen- 
demain, comme  Marguerite  Pays,  chez  qui  il  était  en 
visite,  lui  dit  qu'on  navait  commis  qu'une  seule  faute 
—  les  fameuses  dépèches,  (i)  —  Henry  joua  d"abord  la 
comédie  de  n'y  rien  comprendre  (2)  ;  il  courut  ensuite 
raconter  cette  histoire  à  Gonse  et  à  un  autre  officier  su- 
périeur qui  brouillonnait,  depuis  quelque  temps,  autour 
de  l'atlaire,  le  géjièral  PiOget  (3).  Gonse  et  Roget  avaient 
cru  jusque-là  que  les  dépêches  venaient  des  amis  de 
Picquart.  Gonse,  surtout,  s'émut  et  manda  par  télé- 
gramme Du  Paty  qui  se  trouvait  à  Angoulème.Du  Paty 
n'eut  nul  soupçon  d'où  venait  le  coup  et  certifia,  dans 
une  note  signée,  qu'il  était  absolument  étranger  à  ces 
aiTaires  (^  ;  la  maîtresse  d'Esterhazy  était  une  drôlesse 
qui  parlait  au  hasard.  • 

Il  était  écrit  qu'Henry  se  reposerait  seulement  dans  la 
mort.  El,  d'un  nouveau  coup  de  collier,  il  se  remit  à 
l'oeuvre,  recommençant  contre  Du  Paty  le  même  tra- 
vail de  taupe  qui  lui  avait  réussi  contre  Picquart. 
L'un  après  l'autre,  il  entreprit  d'exciter  les  subalternes 
contre  l'imbécile  aristocrate,  le  seul  auteur  des  mala- 
•dresses  qui  avaient  failli  tout  compromettre  et  qu'ex- 

1)  Cass.,  II,  23i,  Christian  E?lerhazy,  {Enq.  Berlulas). 

12;  «  Mlle  Pays,  avec  l'intolligence  qui  la  caract6ri!=o.  comprit 
qu'elle  avait  »  gaffé ->  cl,  très  habilement,  embrouilla  si  bien  les 
choses  qullenry  finit  par  ny  plus  rien  comprendre.  »  [Cass., 
II,  23i,  Christian. 

(3)  Cass.,  I,  G25,  Roget  :  «  Je  suis  le  premier  auquel  Henry 
avait  rendu  compte,  immédiatement  après  cette  entrevue.  »  — 
Esterhazy,  à  lenquéte  Bertulus,  dément  lanecdote  (II,  2_'|6  : 
dans  sa  déposition  à  Londres,  il  la  confirme.  2(3  lévrier  1901.1 
•Henry,  à  lenquéte,  la  confirme  le  18  juillet  189S  et  la  dément 
le  26. 

(4)  Cass.,  I,  567,  Gonse  :  I.  62G,  Roget.  —  Ce  démenti  de  Du 
Paty  est  du  5  mars  1898,  soit  sept  jours  après  la  conversation 
où  il  avait  dit  à  Henry  que  la  pièce  était  apocryphe. 


MORT    DE    LEMERCIER-PICARD  529 

ploitaient  les  ennemis  de  l'armée.  L'o^rage  qu'il  sentait 
sur  sa  tète,  peu  à  peu,  il  le  détournait  contre  lui  (i).  Et, 
comme  Du  Paty,  par  sa  morgue  et  sa  suffisance,  et  com- 
blé de  faveurs,  avait  provoqué  depuis  longtemps  des 
jalousies  furieuses  et  une  sourde  haine  chez  ces  soldats 
qui  nétaient  préoccupés  que  d'avancement,  ils  accueil- 
lirent avec  empressement  les  propos  d'Henry.  Ils  exé- 
craient ceux  que,  dun  affreux  vocable,  ils  appelaient 
les  <(  dreyfusards  »  ;  Du  Paty  était  la  principale  victime 
de  ces  gens,  plus  encore  qu'Esterhazy  ;  à  ce  titre,  il  eût 
dû  leur  être  sacré.  Mais  l'homme,  surtout  le  civilisé, 
est  lâche  :  il  ne  tient  pas  à  se  compromettre,  ne  tend 
pas  volontiers  la  main  aux  calomniés,  à  ceux  que  pour- 
suit Tanimadversion  publique.  On  s'écartait  de  Du 
Paty. 

Il  continuait,  bouffi  de  vanité  et  d'orgueil,  à  se  roidir; 
pourtant,  sous  son  insolence  apprêtée,  sa  misère  intime 
crevait  etquelques-uns  s'en  apitoyèrent,  u  II  a  l'air  d'un 
crucifié  »,  disait  le  commandant  Cuignet  (2).  Mais  Cui- 
gnet,  s'il  le  plaignait,  ne  l'en  suspectait  pas  moins, 
soufflé  par  Henry.  Et,  de  même,  le  jeune  et  brillant 
général  Gauderique  Roget,  lui  aussi  grand  ami 
d'Henry  (3),  pourfendeur  de  juifs,  beau  parleur  mé- 
ridional, Gaudissart  en  épaulettes.  Il  dit  un  jour  à  Du 
Paty,  en  riant  :  «  C'est  vous  qui  êtes  la  femme  voilée!  » 

(1)  Inslr.  Tauernier,  3  juillet  1899,  Valdant  ;  de  même,  Junck, 
Cuignet,  Gribelin,  Lautli.  Après  lecture,  par  Taverniei",  de  ces 
dépositions,  Du  Paty  déclare  :  «  Je  constate,  par  la  multiplicité 
des  témoignages  concordants,  que  j'avais  deviné  juste  (Coss.,I, 
440  ;  II,  34;  Inslr.  Tavernier,  17  juin)  en  attribuant  à  Henry  la 
campagne  de  dénigrement,  même  auprès  d'officiers  que  je  con- 
naissais à  peine,  campagne  qui  avait  pour  objectif  de  faire 
dévier  sur  moi  l'orage  qui  planait  sur  lui.  » 

(a)  Cass.,  II,  27.  Cuignet. 

(3)  Il  avoua  à  Rennes  d,  228)  qu'il  tenait  d'Henry  les  rensei- 
gnements qui  le  déterminèrent  à  suspecter  Du  Paty. 

34 


530  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

regretta  ensuite,  devant  ses  protestations  indignées,  de 
lui  avoir  fait  de  la  peine  (i),  mais  conclut  finalement 
qu'il  ne  s'était  pas  trom|)é. 

Par  surcroît  de  précaution,  Henry  excita  Esterhazy 
contre  Du  Paty.  Il  y  avait  des  jours  où  Esterhazy  se 
divertissait  à  faire  peur  à  Henry  lui-même;  récem- 
ment encore,  il  avait  repris  Pellieux  au  sujet  de  la 
lettre  de  Panizzardi,  contestant  l'argument  «  quil 
n"y  avait  que  l'ambassade  d'Italie  qui  eût  un  papier 
comme  cela  (2)  ».  Il  était  homme,  dans  un  accès  de 
colère,  à  raconter  à  Du  Paty  la  véridique  histoire 
du  document  libérateur  ou  celle  des  télégrammes. 
Henry,  en  conséquence,  prit  les  devants,  confia  à 
Esterhazy  que  le  marquis  tenait  sur  son  compte  de 
fâcheux  propos.  Du  Paty,  ayant  revu  peu  après  Es- 
terhazy, eut  l'impression  «  qu'Henry  le  lançait  contre 
lui  (3)». 

Henry  n'avait  pas  beaucoup  de  tours  dans  son  sac, 
mais  ils  étaient  bons.  De  plus,  il  savait  y  apporter  des 
variantes.  Il  avait  ditïamé  Picquart  à  la  fois  auprès  des 
chefs  et  des  subalternes  ;  ayant  perfectionné  son  jeu,  il 
ne  noircit  Du  Paty,  à  la  réflexion,  qu'auprès  des  ca- 
marades. Le  coup  qu'il  avait  tenté  auprès  de  Gonse 
ayant  raté,  il  avait  adopté  une  autre  tactique  plus  sa- 
vante. Pendant  qu'il  créait,  en  bas,  une  atmosphère  de 
méfiance  (4),  il  vantait  en  haut  les  belles  qualités  de  Du 
Paty,  son  intelligence  si  affinée,  son  impassibilité  de 
soldat  loyal  sous  les  outrages,  et  il  préparait  le  moment 


(i)  Caxs.,  II,  20,  Cuignet. 

{>)  Dép.  à  Londres,  26  février  1900. 

(3)  Cass.,  I,  445,  Du  Paty  (avril  1898). 

(4)  Ibid.  :  «  Chaque  fois  que  j'insistais  sur  les  soupçons  que 
j'avais  sur  cette  pièce,  de  nouvelles  et  inexplicables  difficultés 
surgissaient  autour  de  moi.  » 


MOHT    DE    LEMKRCIER-I'ICARD  531 

OÙ,  fatigué  (rime  trop  dure  besogne,  aspirant  à  se 
rolremper  dans  la  vie  active  des  régiments  et  des  camps, 
il  proposerait  de  passer  à  cet  officier  d'élite, sa  succes- 
sion au  service  des  renseignements,  avec  la  garde  et  la 
responsabilité  de  ses  faux. 


CHAPITRE   IX 


LES  IDEES  CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES 


Les  temps  étaient  durs  pour  les  défenseurs  de  Drey- 
fus, mais  la  certitude  d'être  dans  le  vrai  les  soutenait, 
et  cette  idée  mystique,  qu'ils  croyaient  scientifique,  que 
la  vérité  finit  toujours  par  triompher. 

Les  minorités  compensent  leur  faiblesse  numérique 
par  la  force  de  leurs  espérances.  Les  révisionnistes  res- 
tèrent très  illusionnés.  Cette  étonnante  histoire  leur 
avait  donné  l'habitude  des  coups  de  théâtre  ;  du  fond 
de  la  défaite,  ils  escomptaient  la  prochaine  victoire, 
attendaient  l'inattendu. 

Hier,  dans  la  fièvre  de  la  bataille  au  Palais  de  justice, 
aujourd'hui,  dans  la  préparation  de  nouveaux  combats, 
les  jours,  les  heures  comptaient  double.  Xous  qui  les 
avons  vécus,  nous  n'en  vivrons  jamais  de  plus  pleins,  de 
plus  intenses. 

Quiconque  tenait  une   plume,  avait  un  journal,  n'a 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONXMRES  533 

jamais  joui  à  un  tel  degré  delà  joie  décrire,  de  semer 
sa  pensée.  Plusieurs  de  ceux  qui  se  refusèrent  à  eux- 
même  ce  bonheur  leur  portaient  envie. 

Après  comme  avant  le  procès,  l'individualité  resta 
très  forte  chez  les  militants  de  la  Revision.  Nulle  orga- 
nisation centrale,  rien  qui  ressemblât  à  ce  mystérieux 
Syndicat,  dont  la  pensée  hantait  le  peuple,  nul  mot 
d'ordre,  et,  —  sauf  que  je  recevais,  tous  les  matins,  la 
visite  de  Mathieu  qui,  tous  les  soirs,  allait  causer  avec 
Clemenceau,  enfin  convaincu  par  Picquart  de  l'absolue 
innocence  de  Dreyfus,  —  aucunç  entente  préalable.  On 
continua  à  combattre  en  ordre  dispersé,  chacun  selon 
son  tempérament,  son  inspiration. 

L'âpre  génie  de  destruction  qui  est  en  Clemenceau 
s'exerçait  cette  fois  pour  une  juste  cause:  quelle  forêt 
de  crimes,  de  criminels  à  abattre!  Tous  les  jours,  sa 
hache  sifflait,  sonnait.  Jaurès  ne  détruisait  pas  pour  le 
plaisn%  reconstituait  déjà  la  cité  future.  Guyot,  abon- 
dant, d'une  belle  humeur  invariable,  amusé  de  la  va- 
riété du  spectacle,  décortiquait  les  faits.  Ranc,  obsti- 
nément politique,  sans  s'arrêter  aux  comparses,  allait 
droit  au  parti  prêtre,  à  la  Congrégation.  J'essayai 
d'émouvoir  les  cœurs  [Le  cuvé  de  Fréjiis  ou  les  preuves 
morales). 

Le  Vse  soli  !  n'est  pas  toujours  exact.  Ces  protesta- 
taires, s'ils  n'avaient  pas  été  reniés  par  les  partis  orga- 
nisés, eussent  parlé  moins  haut.  Même  à  leur  insu,  ils 
eussent  subi  la  diminution  qui  résulte  de  tout  embriga- 
dement, sacrifié  à  la  discipline  parlementaire  quelque 
chose  de  leur  indépendance  de  pensée. 

Nul  renfort  ne  leur  vint  dans  ces  jours  troublés,  sauf 
de  quelques  isolés  qui  n'appartenaient  pas  à  la  politique  ; 
ces  grandes  trouéesde  lumière  qui  s'étaient  ouvertes  pen- 
dant le  procès  de  Zola  n'avaient  ébloui  qu'eux-mêmes. 


53i  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Au  contraire,  le  parti  pris  s'exaspérait,  et  partout, 
parmi  les  esprits  d'ordinaire  les  plus  réfléchis  comnFe 
chez  les  plus  impulsifs  ou  les  plus  brutaux.  Notamment, 
les  libéraux,  pris  de  peur,  se  répandirent  en  aigres 
doléances  :  «  On  dénonce  le  militarisme  ;  on  parle  de 
dangers  qui  n'existent  pas,  mais  qu'on  pourrait 
bien  faire  naître  à  force  d'en  parler.  »  Ils  exigeaient 
donc  «  que  le  silence  se  fît  »,  s'étonnant  qu'une  telle 
affaire,  «  sans  qu'on  sût  pourquoi,  continuât  à  absor- 
ber l'attention  du  pays  »,  et  ils  gémissaient  sur  ces 
temps  nouveaux  «  de  ^critique  à  outrance,  où  l'on  a^ait 
désappris  à  s'incliner  docilement  devant  les  simples  rai- 
sons d'autorité  (i)  ». 

L'un  des  témoins  de  Zola  avait  raconté  qu'étant  sol- 
dat, élève-brigadier,  il  avait  été  puni  de  quinze  jours  de 
prison  pour  avoir  écrit  que  .«  les  nations  ne  doivent  pas 
être  gouvernées  par  le  canon,  mais  par  l'intelli- 
gence (9)  ».  La  mentalité  de  lofficier  qui  porta  cette 
punition  (3)  s'était  singulièrement  généralisée.  Ce  n'était 
plus  seulement  la  canaille  de  la  basse  presse  et  la  sol- 
datesque qui  dénonc^'aient  les  "  intellectuels  »  comme  de 
mauvais  citoyens,  mais  d'autres  «  intellectuels  »,  leurs 
confrères  des  académies  ou  du  haut  enseignement,  em- 
portés par  le  commun  vertige. 

Quel  cerveau  mieux  fait  pour  penser  que  celui  de 
Brunetière  (/[)  ?  Or,   nul  ne  mena  avec  plus  d'àpreté  la 


(1)  Francis  Charmes,  dans  la  Bévue  des  deux  Mondes  (i<"' fé- 
vrier, !«'■  mars  1898,  etc.).  —  De  même,  dans  le  Journal  des  Dé- 
bals :  «  L'agilalion,  imprudente  hier,  serait  coupable  demain.  » 
(26  février.) 

(2)  Procès  Zola,  I,  235,  La  Batut. 

(3)  La  Batut  avait  dit,  à  tort,  que  cétait  Du  Paty  ;  il  convint 
de  son  erreur.  (Procès  Zola,  I,  aSi.) 

(4)  Je  pense  à  cette  phrase  de  Thlers:  «Le  catholicisme  n'em- 
pêche de  penser  ([ue  ceux  qui  ne  sont  pas  faits  pour  penser.  » 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  535 

campagne  contre  le  libre  examen,  retournant  l'intelli- 
gence contre  l'intelligence.  Ce  puissant  dialecticien,  si 
robuste,  qui  pénétra  au  cœur  des  sujets  les  plus  ardus 
et,  le  premier,  a  porté  dans  l'histoire  de  la  littérature  la 
théorie  del'évolution,  s'était  arrêté  brusquement  devant 
ce  problème  judiciaire,  d'une  psychologie  si  simple. 
Subitement,  toute  sa  logique,  sa  force,  si  sûre,  de  dé- 
duction, s'atrophièrent.  Ou'un  paléographe  refusât  de 
s'incliner  «  devant  la  parole  d'un  général  d'armée  »,  ou 
qu'un  latiniste  se  permît  de  douter  «  de  la  justice  des 
hommes  [i)'»  ,  une  telle  audace,  si  banale,  lui  parut  le 
pire  des  scandales.  Ce  grand  critique  dit  anathème  à  la 
critique.  «  Méthode  scientifique,  respect  de  la  vérité, 
tous  ces  mots  ne  servent  qu'à  couvrir  les  prétentions 
de  V Individualisme,  qui  est  la  maladie  du  temps  présent» 
et  le  précurseur  de  V Anarchie  (2).  Il  décréta  que,  «  dans 
une  démocratie,  l'aristocratie  intellectuelle  est,  de 
toutes  les  formes  de  l'aristocratie,  la  plus  inaccep- 
table ». 

Ainsi,   c'était  bien  la  vieille  lutte  qui  se  poursuivait 


(1)  Brcnetière,  Après  le  procès,  ùS,  7G,  82,  83,  etc.  «  Comment 
prouvc-t-on  f[u"un  Traité  de  Microbiologie,  qui  n'est  peut-être 
<fuune  compilation,  destinée  d'ici  vingt-cinq  ans  à  se  vendre 
au  poids  du  papier,  exige  plus  d'intelligence  qu'il  n'en  faut  pour 
juger  ses  semblables  ou  pour  commander  des  armées  ?...  Ne 
dites  pas  à  ce  biologiste  que  les  alTaires  humaines  ne  se  traitent 
pas  par  ses  «  méthodes  »  scientifiques:  il  se  rirait  de  vous! 
N'opposez  pas  à  ce  paléographe  le  jugement  de  trois  conseils 
de  guerre  :  il  sait  ce  que  c'est  que  la  justice  des  hommes!  Et, 
en  effet,  n'est-il  pas  directeur  de  l'École  des  Chartes?  Et  celui-ci, 
qui  est  le  premier  homme  du  monde  pour  scander  les  vers  de 
Plaute,  comment  voudriez-vous  qu'il  inclinât  sa  «  logique  » 
devant  la  parole  d'un  général  d'armée?  »  [Revue  des  Deux 
Mondes  du  i5  mars  1898.) 

(•2)  <<  Quand  l'intellectualisme  et  l'individualisme  en  arrivent 
à  ce  degré  d'infatuation  d'eux-mêmes,  c'est  qu'ils  sont  ou  qu'ils 
deviennent  tout  simplement  l'anarchie.  «  'Après  le  Procès,  85.) 


536  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

entre  l'esprit  de  libre  examen  et  Tesprit  d'autorité  ;  le 
crime,  c'était  de  penser  autrement  que  les  autorités 
consacrées  sur  une  question  qui  n'avait  été,  à  l'origine, 
qu'une  question  d'écritures. 

Il  n'était  point  surprenant  de  trouver  un  tel  langage 
dans  la  bouche  des  fanatiques,  dont  plus  d'un  était  sin- 
cère, et  des  durs  politiques  qui  avaient  recueilli,  à  tra- 
vers' les  âges,  la  succession  des  Inquisiteurs  et  des 
moines  delà  Ligue.  Ce  qui  était  humiliant  et  fait  pour 
alarmer,  c'était  que  des  fils  de  la  Révolution  et  des 
élèves  ou  des  maîtres  de  l'Université  parlassent  comme 
eux.  L'éducation  congréganiste,  la  loi  Falloux,  ici,  n'y 
fut  pour  rien.  Le  mal  vint  d'un  matérialisme  ambiant 
qui,  lentement,  avait  pénétré,  vicié,  épaissi  les  âmes,  et 
qui  sévissait  à  la  façon  des  épidémies,  indistinctement. 
La  même  colère  contre  la  vérité,  qui  avait  passé  sur  les 
loges  maçonniques  comme  sur  les  sacristies,  soufflait 
aux  Académies  comme  aux  assemblées. 

Vent  glacial  autant  que  furieux.  En  d'autres  temps,  la 
révélation  que  je  fis  alors  (i)  du  martyre  de  Dreyfus, de 
l'affreux  supplice  de  la  double  boucle,  eût  soulevé 
une  réprobation  générale.  Il  n'en  fut  rien.  Quelques 
vieux  républicains  s'émurent  ;  les  jeunes  avaient  désap- 
pris la  pitié  ;  et  les  catholiques  ne  pouvaient  plus  sup- 
porter l'Evangile. 


II 


Pourtant,  quelques  vrais  chrétiens  osèrent  élever  la 
voix  ;  les  premiers  furent  Giraudeau  et  Viollet. 

Giraudeau  était  un  ancien  fonctionnaire  de  l'Empire, 

fi)  Siècle  du  28  mars  i8y8. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  537 

resté  fidèle  à  la  mémoire  de  Napoléon  III  (i),  qu'il 
avait  aimé,  et  à  l'impératrice  Eugénie.  La  vieille  souve- 
raine déchue,  qui  avait  épuisé  la  coupe  des  malheurs, 
retrouva  des  larmes  pour  le  prisonnier  de  l'île  du  Diable. 
Elle  ne  fut  nullement  étrangère  à  l'attitude  de  son  ne- 
veu, le  prince  Victor,  qui  laissa  au  duc  d'Orléans  l'ex- 
ploitation des  basses  et  des  furieuses  passions. 

Giraudeau  dédia  sa  brochure  2  aux  lecteurs  des 
journaux  de  l'État-Major.  Alors  que  les  chefs  du  parti  ré- 
publicain, Brisson  comme  Méline,  avaient  parcouru  d'un 
œil  distrait  ou  prévenu  les  comptes  rendus  du  procès 
de  Zola,  il  les  avait  lus  avec  une  extrême  attention,  et  il 
en  était  résulté  pour  cet  honnête  homme,  sans  parti  pris, 
une  lumineuse  certitude.  Ayant  constaté  <<  avec  stu- 
peur 'I  à  quel  point  ses  amis,  conservateurs  et  catho- 
liques, connaissaient  peu  l'affaire,  il  écrivit  pour  eux, 
non  point  avec  des  légendes  émanant  "  des  sources  les 
plus  sûres  '»,mais  à  l'aide  des  seuls  documents  produits 
aux  divers  procès  et  des  témoignages. 

Quiconque  eût  voulu  refaire  lui-même  le  travail  de 
Giraudeau,  l'eût  pu  faire  en  deux  jours. 

La  plupart  des  catholiques  n'osèrent  même  pas  lire  la 
brochure.  Leur  conscience,  peut-être,  leur  aurait  or- 
donné de  parler.  Or,  les  Croix  ne  se  lassaient  pas  de 
répéter  que  la  lutte  était  "  entre  la  France  catholique, 
d'une  part,  et,  de  l'autre,  la  France  juive,  protestante  et 
libre-penseuse  (3)  ». 

Dans  un  passage  décisif  de  sa  conclusion,  Giraudeau 
avertit  ses  amis  :  "  L'affaire  n'est  pas  enterrée.  >■>  Du 
moindre  incident,  elle  peut  renaître.  Même,  si  l'éclair- 


(i)  Auteur  de  La  Vérité  sur  la  Campagne  de  1870. 
2/  Innocent  ou  Coupable,  par  Jl'STIN  Vanex. 
(3)  Croix  du  28  février  1898. 


£38  HISTOinE    DE    L  AFFAIHE    DREYFUS 

cissement  définitif  en  est  Irgué  au  siècle  prochain,  les 
défenseurs  de  l'iniquité  n'auront  rien  à  y  gagner.  «  Après 
avoir  eu  une  bonne  presse,  ils  auront  une  mauvaise  hiS' 
loire.  Dreyfus  mort  sera  réhabilité  avec  bien  plus  d'é- 
clat que  Dreyfus  vivant,  n  II  existe,  dans  les  choses 
elles-mêmes,  une  terrible  force  de  représailles. 

L'auteur  de  ces  pages  les  signa  seulement  d'un  pseu- 
donyme. Il  n'avait  nulle  crainte  pour  lui-même,  mais 
pourles  œuvres  d'assistance  et  de  charité  auxquelles  il 
s'était  voué  depuis  la  chute  de  l'Empire  et  qui  étaient 
devenues  toute  sa  vie.  Son  nom.  au  bas  d'un  livre  de 
vérité,  les  eût  compromises. 

Mollet  put  donner  le  sien  :  il  n'engageait  que  lui- 
même  et  son  fds.  qui  était  prêtre  et  qui  partageait  ses 
convictions. 


III 


Le  Gouvernement,  quand  il  s'agissait  de  Dreyfus,  con- 
tinuait à  méconnaître  les  principes  les  plus  certains  du 
Droit,  comme  s'ils  n'existaient  pas. 

L'Assemblée  Constituante  a  proclamé  que  le  droit  de 
pétition  est  un  droit  «  naturel  (i)  »  ;  il  appartient  à  tout 
le  monde,  aux  femmes,  aux  condamnés,  à  quiconque 
est  victime  d'une  injustice  ou  s'en  plaint  (2'. 

Dreyfus,  se  désespérant  du  silence  de  Félix  Faure  et 


(1    Art.  i-^r  de  la  loi  du  22  mai  1791:  rapport  de  Le  Chapelier. 

(2;  PiERHE,  Traité  de  Droil  politique,  181. —  Le  droit  général  de 
pétition  est  inscrit  dans  le  bill  anglais  de  16S9  qui  le  place  au 
premier  rang  des  privilège?  de  la  nation,  dans  les  lois  consti- 
tutionnelles de  la  Belgique,  de  la  Prusse,  de  lAutriche,  de  lEs- 
pagne.  etc. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  539 

de  Boisdeffre,  s"avisa,  vers  la  fin  de  février,  d'adresser 
une  pétition  aux  Chambres.  Il  ne  savait  toujours  rien 
de  la  formidable  agitation  dont  il  était  l'objet,  protestait 
de  son  innocence  et  réclamait  une  enquête.  Méline, 
Lebon  confisquèrent  la  pétition  (i). 

Lucie  Dreyfus,  au  lendemain  de  la  condamnation  de 
Zola,  demanda,  une  fois  de  plus,  à  rejoindre  son  mari  à 
1  île  du  Diable  ;  je  démontrai  que  son  droit  était 
"  absolu  ",  inscrit  dans  un  texte  formel  (2)  ;  le  rappor- 
teur de  la  loi  (3)  en  convint.  Encore  une  fois  la  sup- 
plique fut  repoussée. 

Il  se  trouva  un  professeur  de  droit  (Leveillé,  député 
de  Paris)  pour  justifier  ce  déni  de  justice  (4).  Ilinvoqua 
la  raison  d'État  et  donna  cet  argument  :  «  Le  droit  à 
l'évasion  n'est  pas  encore  inscrit  dans  nos  codes.  *> 

Quoi  d'étonnant,  quand  l'exemple  venait  de  si  haut, 
si  la  foule,  en  bas,  se  persuada  que  les  juifs  étaient  hors 
la  loi  ?  Ils  furent,  de  nouveau,  molestés  en  Lorraine, 
assommés  à  Avignon  ;  à  Paris,  où  les  braillards  et  tape- 
dru  de  (juérin  tenaient  toujours  le  pavé,  le  vrai  peuple 
ne  se  retournait  même  plus  au  cri.  devenu  banal,  de 
<•  Mort  aux  juifs  !  ■>  A  Alger,  on  tua.  L'arrestation  tar- 
dive de  Max  Pvégis  i5),  à  son  retour  en  Afrique,  pour 
ses  meurtrières  diatribes  de  la  salle  Chayne,  n'avait  fait 
qu'échauiîer  les  esprits  ;  l'annonce  de  la  prochaine  arri- 
vée de  Drumont  les  exaspéra  :  un   ouvrier,    du  nom  de 

i'i)  Cinq  Années,  295.  —  Dreyfus,,  dans  son  livre,  donne  le  texte 
de  sa  pétition  du  28  février  1898.  Cette  violation  de  la  loi  ne  fut 
connue  qu'en  1899.  Méline,  sommé  par  les  journaux  de  s'expli- 
quer, irarda  le  silence  :  de  même  Lebon. 

(2)  Siècle,  du  20  mars  1898. 
3    DHaussonville,  dans  le   Temps  du   22  mars. 

(4)  Temps  du  24  mars.  —  Quelques  femmes  apitoyées  adres- 
sèrent   un  appel  à    l'opinion  ;  elles  recueillirent  quatre  à  cinq 
cents  signatures. 
5)  21  mars  1898. 


5iO  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Shébat,  sans  nulle  provocation,  pour  avoir  pris  place 
dans  un  tramway,  fut  massacré  en  plein  midi  (0  ;  il 
était  père  de  huit  enfants  ;  des  mégères  flagellèrent  pu- 
bliquement une  jeune  fille,  la  laissèrent  pour  morte  (2). 
Les  ouvrières  espagnoles,  très  nombreuses,  amoureuses 
de  Régis  qu'elles  appelaient  «  Jésus  »,  jouèrent  du  cou- 
teau contre  les  ouvrières  juives  (3). 

La  force  intermittente  est  inefficace;  les  accès  d'éner- 
gie de  Méline  firent  autant  de  mal  que  sa  faiblesse  et 
ses  complaisances. 

Les  auteurs  de  ces  actes  individuels  de  sauvagerie 
agirent  sans  mot  d'ordre  ;  la  consigne,  en  effet,  n'est 
pas  de  tuer  les  juifs,  mais  de  leur  rendre  la  vie  insup- 
portable, de  les  refouler  sur  eux-mêmes,  dans  un  ghetto 
moral,  avant  de  leur  faire  reprendre  le  chemin  de  «  la 
terre  deChanaan(4)  ».  En  conséquence,  une  campagne 
méthodique  s'organise  par  toute  la  France  contre  les 
négociants  juifs  ;  on  publie  leurs  noms,  leurs  adresses, 
dans  des  brochures  qui  sont  distribuées  à  profusion  (5)  ; 

(1)  27  mars  1898.  —  Chambre    des   députés,  24  mai  1899,  dis- 
cours de  Rouanet. 
(2;  Même  discours. 

(3)  F'ujaro  du  6  avril  1898,  lettre  d'Alger. 

(4)  JiLES  SouRY,  Campagne  nationaliste,  92.  —  La  conférence 
Molé-Tocqueville,  pépinière,  depuis  cinquante  ans,  de  la  poli- 
tique, iuYita  le. Gouvernement  «  à  prendre  les  mesures  néces- 
saires pour  arrêter  Fenvahissement  périlleux  de  la  race  juive  ». — 
A  Brest,  quarante  commis-voyageurs  envoyèrent  une  adresse 
au  général  de  Boisdeflre;  ils  y  réclamaient  «^  unanimement  >• 
l'expulsion  des  juifs,  «  de  tous  ceux  qui  ruinent  et  avilissent 
le  j)ays  ».  —  Une  assemblée  agricole  de  l'Est  adopta  le  pro- 
gramme suivant  :  «  Nous  ne  voterons  que  pour  les  candidats 
qui  s'engageront  à  proposer,  soutenir  et  voter  une  loi  interdi- 
sant aux  juifs  l'électorat  et  les  fonctions  civiles  et  militaires.  » 
(Croix  du  11  mars  1898.) 

(5)  A  Rouen,  Lyon,  Saint-Étienne,  Nantes,  etc.  Les  négociants 
juifs  intentèrent  des  procès  aux  auteurs  de  ces  publications  et 
obtinrent  des  condamnations. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  54] 

aucun  bon  Français  ne  doit  s'approvisionner  chei^  les^ 
coreligionnaires  du  traître  ;  les  devantures  des  maga- 
sins, les  murs  se  couvrent  de  millions  de  petites  éti- 
quettes avec  ces  mots  :  «  N'achetez  rien  aux  juifs  !  »  — 
EnAlgérie,  la  persécution  s'étend  aux  ouvriers,  aux  en- 
fants. Les  patrons  qui  emploient  des  juifs  ou  des  juives, 
sont  sommés  de  les  congédier.  Les  bureaux  de  bienfai- 
sance excluent  de  leur  distribution  les  indigents  qui 
n'appartiennent  pas  à  la  race  aryenne  (i).  Les  petits 
sémites,  avec  leur  avidité  ordinaire  de  s'instruire,, 
abondaient  dans  les  écoles  :  la  municipalité  de  Cons- 
tantine  décida  de  purger  les  classes  de  cette  »  ver- 
mine (2)  ». 

Pour  exciter  encore  les  passions,  les  journaux  ressus- 
citaient la  vieille  légende  du  meurtre  rituel,  racontaient 
des  rapts  mystérieux  d'enfants  ;  les  juifs,  ■<  qui  avaient 
déjà  envoyé  80.000  francs  au  Syndicat  »,  apprêtaient  un 
«  grand  sacrifice  religieux  pour  la  fête  de  Pourim  (3)  », 

Il  n'est  pas  douteux  que  Tantisémitisme  a  commis  des 
excès  plus  nombreux  et  plus  graves  en  d'autres  pays  ; 
mais  il  parut  plus  «  contre  nature  »  dans  celui  de  Mi- 
rabeau  4)i  et  plus  redoutable,  puisqu'il  n'était,  dans  la 

'i;  Discours  de  Rouonet  :  «  Voilà  la  barbarie  qui  s"est  établie 
là-bas  1  » 

12)  Compte  rendu  du  conseil  municipal  de  Constantine,  dans 
le  Républicain,  sous  ce  titre  :  «  A  propos  de  l'invasion  de  nos 
écoles  par  la  vermine  juive.  >■  La  proposition  fut  faite  par  un 
conseiller  du  nom  de  Grasset,  appuyée  par  le  maire,  ladjoint, 
un  professeur  de  philosophie  et  le  député  Morinaud.  , — 
Au  lycée  d'Alger,  le  fils  du  Gouverneur  général,  Lépine,  fut 
rais  en  quarantaine  par  ses  camarades,  injurié  et  frappé  dans 
la  rue,  parce  que  son  père  avait  pris  une  attitude  résolue 
contre  les  émeuliers  antijuifs.  (Figaro  du  8  avril  1S98.) 

(3)  Dépêche  du  18,  Libre  Parole  du  19  février. 

(4,  C'est  ce  que  dit  Tolsto'i  dans  une  conversation  avec  un 
rédacteur  du  Central  Neivs  :  «  L'antisémitisme  et  le  chauvinisme 
sont  plus  qu'affreux  ;  ce  sont  des  passions  sauvages,  indignes 


542  IIISTOIUE    DI-:    I.  Al  FAIRE    DBEYFL'S 

pensée  de  ses  promoteurs,  que   la  torche  pour  allumer 
un  plus  grand  l'eu. 

Cette  crainte  d'un  plus  grand  incendie,  d"un  aiilodafé 
où  d'autres  figureraient  que  les  juifs,  ne  fut  nullement 
étrangère  à  l'irritation  croissante  des  peuples  et  des 
esprits  libres  contre  la  France.  Ils  se  fâchaient  que  ce 
grand  pays  trompé  les  prît  pour  des  ennemis,  alors 
qu'ils  étaient,  pour  la  plup^irt,  des  admirateurs  de 
l'âme  française.  Et  ils  s'elï'rayaient  surtout  de  l'exemple 
donné  aux  vieilles  forces  rétrogrades  et  brutales  par 
cette  politique  oppressive  de  la  justice  et  par  tant  de 
haines  qu'ils  redoutaient,  non  sans  raison,  comme  «  des 
maladies  contagieuses  (i)  ». 


IV 


Le  temps  marchait  très  vite  ;  à  loiigine,  les  antisé- 
mites avaient  été  seuls  à  comprendre  quel  profit  il  y 
avait  à  tirer  de  ce  capitaine  juif  accusé  de  trahison  ;  les 
partis  de  réaction  répugnèrent  d'abord  à  exploiter  un 
crime  individuel  ;  ils  s'y  décidèrent  quand  le  crime  fut 
devenu  douteux;  et,  presque  aussitôt,  leur  mouvement 
se  dessina  en  plein,  d'un  offensive  singulièrement  har- 
die, non  pas  seulement  contre  une  race  ou  contre  une 
religion,  mais  contre  les  principes  de  1789  et  la  société 
moderne. 

On   avait   cru,    depuis  cent  ans,    que   ces  principes 

de  la  nation  française.  »  (jo  mars  1898.)  De  même  Zakrewski  : 
«  Otte  alTairc  a  montré  quels  bas   instincts    de  bètes  fauves 
recèle  la   foule. isrnare  dans   ce    [lays  qui  devrait  marcher  à  la 
tète  de  la  civilisation.  » 
(i)  Lettre  de  Bjornson,  du  23  avril,  à  Zola.' 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  543 

étaient  entrés  dans  la  chair  et  le  sang  de  la  nation  et 
que  le  triomphe  de  la  Révolution  était  définitif.  Tout  à 
coup,  une  autre  France  apparaissait,  à  face  d'Espagne. 

L'un  des  faits  les  plus  considérables  du  xix"  siècle, 
c'est  que  l'Église  y  tint  tout  le  temps  école  ouverte 
contre  la  Révolution.  La  bourgeoisie  libérale,  puis  la 
démocratie  laissèrent  dire,  comme  si  toute  cette  se- 
mence avait  dû  tomber  seulement  sur  des  rochers.  A 
présent,  toute  une  génération  débordait  dans  la  vie  pu- 
blique, à  qui  ses  maîtres  avaient  inculqué  le  mépris  des 
«  pauvres  vanitésidéologiques»  deOuatre-vingt-neuf  (i)  ; 
elle  était  hantée  par  le  regret  des  privilèges  «  honteuse- 
ment abandonnés  »,  «  dans  l'hystérique  exaltation  de  la 
funeste  nuit  du  4  août  (2)  »,  et  se  proposait  de  rétablir, 
non  pas  même  les  institutions  politiques  de  l'Ancien 
Régime,  «  mais  celles  du  moyen  âge,  «et  de  ramener  la 
France  «  aux  conceptions  sociales  du  xiii^  siècle   3)  ». 

Le  mot  de  contre-Révolution,  si  fréquent  autrefois 
dans  les  luttes  des  partis,  avait  disparu,  depuis  pas 
mal  d'années,  des  polémiques  ;  maintenant,  la  Contre- 
Révolution  elle-même  entrait  en  scène  avec  le  Syl- 
lahiis  pour  drapeau  {\),    et   proclamant   les    droits    de 

(i)  Pail  Bounr.ET,  dans  la  Minerua  du  i'^  août  1902. 

(2)  Ibid.  —  Ailleurs:  «  Cette  funeste  nuit,  dans  laquelle  il 
commençait  à  voir  la  plus  lionteuse  des  démissions.  » 
(U Étape,  79.) 

(3)  DF.'Wvs.Discoiirsderéceplionàr  Académie  française:  »  Qu'im- 
portent les  restrictions  libérales  et  les  anathèmes  contre  les 
institutions  du  moyen  âge  ?  Ainsi,  par  une  irrésistible  évolu- 
tion, les  idées  anciennes  reparaissent  avec  des  besoins  nou- 
veaux, et  ce  n'est  pas  la  moindre  surprise  de  notre  temps  que 
ce  retour  aux  conceptions  sociales  du  treizième  siècle.  >> 
(10  mars  i8t)8. 

(4)  De  Mux,  DiAcour^  poliliques  el  parlementaires,  I,  11:  «  Notre 
drapeau  se  déployait  fièrement  :  c'était  la  croix  et  sa  glorieuse 
devise  :  In  fioc  signo  vinces.  Notre  but  était  clairement  indiqué  : 
c'était  une  contre-Révolution  faite  au  nom  du  SylUihus.  » 


544  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREVfUS 

Dieu  (i),  —  c"est-à-dire  du  prélre,  —  le  règne  du  Christ. 
C'est  ce  que  dit  expressément  son  plus  magnifique 
orateur,  de  Mun,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Aca- 
démie :  «  que  la  Révolution  était  mourante,  déjà  au  tom- 
beau ;  que  son  œuvre  économique  avait  vécu  ;  que  la 
liberlé,  son  œuvre  politique,  est  incompatible  avec  tout 
ce  qui  fait  la  force  des  nations.  »  Dix  fois  il  y  revint,  d'un 
ton  hautain  et  triompiial,  l'un  des  grands  vainqueurs  du 
jour,  encore  chaud  des  applaudissements  républicains 
aux  fameuses  séances  où  il  exigea  les  poursuites  contre 
Zola  et  incarna  l'honneur  de  l'armée  dans  les  protec- 
teurs d'Esterhazy.  De  fait,  il  continuait  seulement  ses 
harangues  d'hier,  leur  donnait  leur  conclusion  logique, 
en  conviant  le  siècle  finissant  aux  obsèques  de  la  Révo- 
lution. 11  la  détestait  depuis  longtemps.  Il  a  raconté  lui- 
même  qu'étant  prisonnier  à  Aix-la-Chapelle,  après  la 
capitulation  de  Metz,  «Dieu  lui  avait  donné  le  livre») 
qui,  commenté  par  un  jésuite  allemand,  le  R.  P.  Eck, 
avait  dessillé  ses  yeux  (2).  Ainsi,  sans  la  trahison  de  Ba- 
zaineet  sans  l'intervention  «providentielle»  d'un  moine 
prussien,  le  cuirassier  français  aurait  toujours  ignoré 
que  ((  la  Révolution  est  la  cause  et  l'origine  de  tous  les 
maux  »  du  siècle.  Peu  après,  il  quittait  l'armée  pour 
mieux  combattre  «  cette  fille  de  la  Réforme  et  de  l'En- 


(1)  (iLÉtat  mis  à  la  place  de  Dieu  et  Tordre  légal  substitué  à 
l'ordre  divin,  voilà  1  état  social  que  là  Révolution  nous  a  fait.  » 
(De  Mln,  Discours,  I,  94.) 

(2)  "  Ils  avaient  peu  de  livres  lui-même  et  l'un  de  ses  com- 
pagnons de  captivité)  ;  mais  Dieu  leur  avait  donné  celui  qui  leur 
convenait."  Discours,  I,  5.) —  Le  livre  était  la  brochure  d'Emile 
Keller  sur  r£'/icyc//ryHe  el  les  principes  de  17S9.  —  «  Leurs  yeux 
s'ouvrirent  et  leur  foi  fut  fixée.  Un  vénérable  religieux  d'Aix-la- 
Chapelle,  où  ils  étaient  internés,  le  R.  P.  Eck,  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  dirigeait  leurs  études  et,  consolant  leur  patriotisme 
par  l'espoir  des  révolutions  prochaines,  préparait  leurs  âmes 
aux  luttes  du  lendemain.  »  [Ibid.,  I,  6.) 


LES    IDEES    CONTRE-HEVOLUTIOXNAIRES  545 

cyclopédie  (  1 1  »;'û  la  définissait  :  «  Le  massacre  des  prêtres, 
le  meurtre,  le  pillage  des  églises,  le  génie  de  la  Révolte, 
l'insurrection  de  Ihomrae  contre  Dieu  (2)  »,^—  Satan  (3)- 

Le  petit-fils  de  M""^  de  Staël,  d'Haussonville,  après 
avoir  rappelé  ces  définitions,  ne  trouva  pas  autre  chose 
à  répondre  que  ceci  :  «  Je  ne  me  sens  point  d'humeur, 
Monsieur,  à  prendre  contre  vous  la  défense  de  la  Révo- 
lution française  (4)-  » 

Par  contre,  il  le  félicita  d'avoir  «  pour  armes  un 
globe  surmonté  d'une  croix  et  pour  devise  ces  deux 
mots  :  \il  ultra.  Rien  au-dessus  de  la  Croix.  Rien  au- 
dessus  de  l'Église  (5)  .» 

Quelques  jours  plus  tard(6),  unautre  académicien.  Vo- 
gué, lui  aussi  député  et  «  rallié  à  la  République»,  fit,  à  son 
tour,  une  oraison  funèbre,  celle  du  régime  parlemen- 
taire, des  libertés  publiques.  Il  recevait  Hanotaux;  le 
ministre  des  Atîaires  étrangères  succédait  à  Challemel- 
Lacour,  proscrit  de  Décembre.  Vogiié  appela  le  coup 
d'État  «  une  opération  de  police  un  peu  rude  (7)  ». 

(i)  Discours  à  l'Académie. 

(2)  Discours  prononcé  à  la  clôture  de  rAssemblée  générale 
des  membres  de  l'OEuvre  des  cercles  catholiques,  le  22  mai  1875, 
sous  la  présidence  du  cardinal  Guibert,  archevêque  de  Paris 
(I,  91,  92).  —  Ailleurs  :  «  Voici  tous  les  honnêtes  gens  d'accord 
pour  condamner  la  Révolution.  »  (I,  5o.) 

(3  «  Le  génie  de  la  Révolution,  après  avoir,  pendant  des 
siècles,  tourmenté  le  monde  de  sa  haine  contre  Dieu,  s'est  en- 
fin incarné  dans  une  dernière  forme,  et,  celle-là,  Joseph  de 
Maistre  a  dit  quelle  était  satanique  ;  sous  cette  forme,  il  s'est 
depuis  quatre-vingts  ans  emparé  de  la  France.  »  (I,  yS.J 

(4i  Réponse  au  comte  de  Mun. 

(5)  «  Telle  a  été,  en  elTet,  Monsieur,  la  devise  de  votre  vie.  « 

(6)  Séance  du  25  mars  1898. 

fj)  Vogiié,  en  parlant  des  maîtres  dHanotaux,  de  ceux  qui 
s'étaient  intéressés  à  ses  débuis,  passa  sous  silence  Gabriel  Mo- 
nod  qui  lavait  successivement  fait  nommer  boursier  de  lÉcole 
des  tiaules  Études,  professeur  à  cette  école,  attaché  aux  ar- 
chives diplomatiques,  qui  lui  avait  mis  le  pied  à  létrier.  Hano- 
taux ne  lui  en  avait  rien  dit. 

85 


516  IllSTOIIΠ   DE    L  AFFAIHE    DHEYFUS 

C/étail  convier  ouvertement  larmée  à  le  recom- 
mencer. 

Précédemment.  Brunetière  s'était  converti  avec  éclat 
à  un  catholicisme  olTensif  :  "  L'idée  chrétienne,  c'est 
l'absolu...  Le  catholicisme, c'est  la  France,  et  la  France, 
c'est  le  catholicisme...  Je  l'avais  souvent  entendu  dire  ; 
je  l'ai  vu,  j'en  suis  convaincu  (ij.  x  Et  il  s'était  incliné 
devant  le  mystère,  la  foi  au  surnaturel. 

Sans  la  connaissance  de  ces  incidents  et  de  l'état  des 
esprits  qu'ils  révèlent,  l'histoire  que  je  raconte  serait 
inintelligible. 

Les  avertissements  n'avaient  pas  manqué  au  parti 
républicain  qui,  à  son  ordinaire,  ne  les  avait  pas  écou- 
tés. —  L'auteur  de  ce  livre  écrivait  en  iSip  :  «  Le  passé 
n'est  jamais  mort,  il  ne  fait  que  sommeiller;  l'histoire 
est  pleine  de  ces  réveils...  Tout  ce  que  le  xviii^  siècle, 
Encyclopédie  et  Révolution,  avait  cru  détruire,  n'est 
qu'engourdi  ;  cette  mort  apparente  n'est  qu'un  sommeil 
réparateur  ;  les  tombeaux  se  rouvrent,  presque  tous  les 
vieux  préjugés  que  nous  avions  appris  à  considérer 
comme  des  curiosités  historiques  rentrent  ou  s'apprêtent 
à  rentrer  dans  la  politique  avec  une  force  menaçante  (2).  » 
—  Bien  plus,  les  républicains  eux-mêmes,  les  uns 
(les  radicaux),  sous  prétexte  qu'ils  avaient  trouvé 
un  meilleur  système  fiscal,  les  autres  îles  socialistes")^ 
en  préconisant  la  guerre  des  classes,  d'autres  encore 
(les  modérés),  en  laissant  se  reformer  les  congré- 
gations, contribuèrent  à  faire  perdre  au  pays  de  la 
Révolution  le  sens  de  la  Révolution.   Ouand  le  Gésu 


[i]  Discours  prononcé  à  Besançon,  dans  la  salle  de  la  mai- 
sondes  Carmes,  sous  la  présidence  de  l'archevêque,  févriei- 1898. 

(2;  Les  réveils  du  Passé,  dans  le  Malin  du  21  avril  iStp.  Cet 
article  est  reproduit  dans  le  volume  intitulé  :  Démagogues  et 
Socialisies,  196. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  547 

leur  tendit  le  piège  de  rantisômitisme,  ils  y  tombèrent. 

Grand,  incomparable  bienfait  de  l'affaire  Dreyfus  que 
d'avoir  hâté  l'explosion  I  Combien  plus  périlleux  eût  été 
le  lent  engourdissement,  l'acheminement*  insensible 
vers  le  reniement  final  ! 

Les  républicains  parlementaires,  attentifs,  à  mesure 
que  se  rapprochait  l'échéance  électorale,  à  ce  qui  se 
passait  dans  leurs  circonscriptions,  y  constataient  un 
mouvement  inusité.  Toutefois,  et  pour  effrayés  qu'ils 
fussent,  ils  se  taisaient  encore  de  leur  peur.  Convenir 
de  l'audace  croissante  de  la  contre-Révolution,  autant 
avouer  que  c'était  le  contre-coup  du  crime  judiciaire 
impuni. 

Le  lieh  était  si  évident  entre  ce  fait  divers  et  la 
grande  guerre  qui  commençait,  que  les  promoteurs  de 
la  Revision  parlèrent  pour  la  même  raison  qui  comman- 
dait le  silence  aux  politiciens.  Guyot,  imbu  des  idées 
anglaises,  prônait  depuis  quelque  temps  la  constitution 
d'un  comité  sur  le  modèle  de  la  Personal  Right's  Asso- 
ciation. La  pratique  formule,  traduite  en  français, 
s'élargit  aussitôt.  On  décida,  dans  deux  réunions  qui 
furent  tenues,  Tune  chez  Trarieux,  l'autre  chez  Scheu- 
rer  i  n,  de  fondtn'  une  ligue,  non  pour  la  seule  défense 


fi)  24  el  25  février  iS()8.  —  Les  promoteurs  de  la  Ligue  furent 
pi-incipalomenl  des  «  intellectuels  »,  selon  la  formule  du  jour 
Duclaux,  Grimaud,  Paul  Meyer,  Viollet,  G.  Monod,  Raoul  Allier, 
Paul  Desjardins,  Girv,  Ary  Renan,  Frédéric  Passy,  Havet' 
iMulinier,  Maurice  Bouchor,  Séailles,  Emile  Bourgeois,  Lucien 
Ilerr,  Georges  Hervé,  Héricourt,  Richet,  Paul  Reclus,  Psicha- 
ri,  Porto-Riche,  Georges  Lyon,  Stapfer,  Réville,  Salomon  et 
Théodore  Reinach  ;  quatre  sénateurs:  Trarieux,.  Ranc,  Ratier, 
Clamageran  :  quelques  journalistes  :  Vaughan,  F"rancis  de  Pres- 
sensé,  Morhai'dt,  Thadée  Nalanson,  Georges  Moreau  ;  quelques 
industriels,  Arthur  et  Henri  Fontaine.  —  La  réunion  qui  eut 
lieu  chez  Schcurer  comprit  seulement  Trarieux,  Yves  Guyot  et 
moi. 


548  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRE    OREYFUS 

de  Dreyfus,  mais  pour  rapprendre  au  peuple  les  droits 
«  naturels,  inaliénables  et  sacrés  (i)  »  de  l'homme  et  du 
citoyen,  —  ses  propres  droits. 

Le  dégoût  du  peuple  eût  pu  nous  venir  de  tant  d'abo- 
minations et  de  sottises  qu'il  applaudissait  ;  au  con- 
traire, ce  fut  une  profonde  pitié,  la  ferme  volonté  de 
l'éclairer,  de  le  sauver  de  lui-même. 

Le  vieux  Grimaiix  n'avait  pas  relu,  depuis  le  collège, 
la  fameuse  déclaration.  Une  grande  émotion  le  prit 
quand  Trarieux  donna  lecture  de  ces  lignes  du  préam- 
bule, sorties,  il  y  a  un  siècle,  de  dix  siècles  de  misère 
et  de  servitude,  et  si  terriblement  prophétiques,  éternel- 
lement vraies  :  «  Considérant  que  l'ignorance,  Toubli  ou 
le  mépris  des  Droits  de  l'Homme  sont  les  seules  causes 
des  malheurs  publics  et  de  la  corruption  des  Gouver- 
nements.... ') 

Viollet  fut  désigné  pour  rédiger,  avec  Trarieux,  les 
statuts  de  la  nouvelle  association. 

Ce  grand  savant,  qui  avait  fouillé  si  profondément 
aux  ruines  du  vieux  droit  français  et  eii  avait  dégagé 
les  Propylées,  les  Établissements  de  Saint-Louis,  était, 
je  l'ai  dit,  profondément  catholique.  Rien  qu'à  son 
maintien,  on  reconnaissait  en  lui  l'un  de  ces  «  Port- 
Royahstes  attardés  «,  pour  qui  '(  le  nom  de  janséniste 
était  moins  le  signe  dune  dissidence  dogmatique  que 
l'indice  d'une  profession  de  gravité  et  de  religion  aus- 
tère (-2)  ».  Ce  sérieux  du  janséniste,  triste,  mais  forti- 
fiant, ne  va  pas  sans  une  haute  moralité,  qui  est  elle- 
même  inséparable  du  courage.  Viollet  convenait  qu'il 
avait  été  conduit,  «  comme  malgré  lui  »,  à  la  conviction 
que  Dreyfus  était  innocent  ;  mais,  d'autant  plus,  il  se 

(i)  Préambule.  (Séance  du  20  août  1789.) 

(2)  Sainte-BeuvEj  Porf-/?oyo/,  ¥,598;  Renan,  Essais  de  morale 
ef  de  critique,  i5. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOr.UTIONNAIRES  549 

croyait  le  devoir  de  ne  pas  s'en  taire,  surtout  sous  les 
menaces  des  journalistes  de  sacristie  et  de  corps  de 
garde.  Alors  que  tant  de  libres-penseurs  et  de  républi- 
cains n'osaient  pas  les  regarder  en  face,  il  fit  à  Tun 
d'eux  cette  cinglante  riposte  :  «  Vous  aussi,  vous  êtes 
des  terroristes  (i  i  !  » 


\ 


Tout  à  coup,  on  apprit  que  la  Chambre  criminelle  de 
la  Cour  de  cassation  avait  annulé  l'arrêt  de  la  cour 
d'assises  12). 

L'avocat  de  Zola,  Mornard,  juriste  consommé,  des- 
prit  pénétrant,  avait  fait  valoir  sept  moyens  à  l'appui  de 
son  pourvoi.  Six  étaient  relatifs  à  des  violations  des 
droits  de  la  défense,  notamment  à  l'arrêt  réglementaire 
qui  avait  séparé  de  son  contexte  une  seule  imputation 
diffamatoire  ;  non  seulement  l'arrêt  par  lui-même  cons- 
tituait un  abus  de  pouvoir,  mais  Delegorgue,  en  outre, 
après  l'avoir  laissé  enfreindre  par  les  généraux,  l'avait 
opposé  aux  avocats.  Le  septième  moyen  était  relatif  à  la 
plainte  même  du  ministre  de  la  Guerre.  Selon  Mornard, 
elle  ne  pouvait  servir  de  base  légale  à  la  poursuite,  vu 
que  les  conseils  de  guerre  sont,  en  droit,  une  juridic- 
tion permanente  et  qu'aux  termes  de  la  loi,  «  dans 
le  cas  d'injure  ou  de  diffamation  envers  les  cours 
et  tribunaux,  la  poursuite  n'aura  lieu  que  sur  une  déli- 


1-  Courrier  du  Pas-de-Calais  du  29  avril  1898. 
(2  Chambre  criminelle,  audience  du  2  avril  1898.    Le  compte 
rendu  du  procès  en  cassation   a   été  publié  à  l'Appendice  du 
tome  II  du  Procès  Zola.) 


550  H1ST0IHE    Di:    LAFFAlIiK    OHEVFLS 

béraliou  prise  par  eux  en  assemblée  générale  (i)  ». 
Ainsi,  le  ministre  de  la  Guerre  s'élant  substitué  arbitrai- 
rement au  conseil  de  guerre,  toute  la  procédure  était 
nulle. 

Le  rapporteur  Charabareaud,  puis  le  procureur  géné- 
ral Manau  écartèrent  les  six  premiers  moyens  (2). 
Légal  ou  non,  les  avocats  de  Zola  avaient  accepté 
l'arrêt   réglementaire    au  lieu   de  se    pourvoir  aussitôt 

(il  Procès  Zola,  II,  438  à  451- 

•2)  Chainbareaud  repousse  le  moyen  relatif  au  refu:^  de  poser 
des  questions  à  M™«  Dreyfus  et  à  Casimir  Perier  sur  la  bonne 
foi  de  Zola  ;  l'arrêt  de  la  Cour,  en  l'espèce,  est  l'application 
pure  et  simple  de  l'arrêt  réglementaire  (II,  4'^^  C'est  égale- 
ment l'avis  de  Manau  II,  488  .  —  Sur  le  moyen  relatif  à  la  viola- 
tion des  art.  819  et  335  du  code  d'instruction  criminelle.  «  en  ce 
que  la  Cour  d'assises,  après  avoir  laissé  déposer  un  témoin 
Pellieux^  sur  des  faits  dont  elle-même  interdit  la  preuve,  et 
après  avoir  fait  appeler  un  autre  témoin  Boisdeffre  pour  con- 
firmer la  déposition  sur  le  même  fait,  a,  par  arrêt  du  18  février, 
refusé  la  parole  à  la  défense  pour  discuter  la  déposition  de 
ces  témoins  contradictoirement  avec  eux  »,  Chambareaud  s'en 
remet  à  l'appréciation  de  la  Chambre  criminelle,  sans  se  pro- 
noncer (462).  Au  contraire,  Manau  repousse  nettement  le  moyen, 
en  invoquant  l'arrêt  réglementaire.  Sans  doute  Boisdeffre  la 
enfreint:  mais  Démange,  lui  aussi,  avait  fait  une  déclaration 
abusive  (491;.  —  Sur  l'audition  de  deux  témoins  (yi^^  de  Bou- 
lancy  et  M"<=  de  Comminges  par  commission  rogatoire,  «  sans 
prestation  préalable  du  serment  exigé  par  l'art.  817  »,  Cham- 
bareaud est  hésitant  ^^'j)  ;  Manau  rejette  par  cet  argument  : 
«  Sous  l'empire  de  la  compétence  correctionnelle,  les  délits  de 
presse  étaient  poursuivis  sur  la  déclaration  des  témoins  ne 
prêtant  que  le  serment  réduit  :  pourquoi  en  serait-il  autre- 
ment aujourd'hui  devant  le  jury?  »  (4TO-,  —  Sur  le  refus  de  l'ap- 
port des  procédures  Dreyfus  et  Esterhazy.  Mornard  soutenait 
que  la  cour  avait  empiété  sur  le  pouvoir  discrétionnaire  du 
président.  Chambareaud  rappelle  que  la  défense  elle-même 
a  eu  le  tort  de  s'adresser  à  la  Cour  463)  ;  Manau  dit  également  que 
le  moyen  manque  en  fait  et  en  droit  493,-  —  Sur  le  refus  d'inter- 
roger les  experts  qui  auraient  invoqué  à  tort  le  secret  profes- 
sionnel. Chambareaud  464)  et  Manau  (493  répondent  que  les 
experts  pouvaient  l'invoquer  et  que,  d'ailleurs,  au  procès 
Esterhazy,  ils  avaient  déposé  à  liuis  clos. 


LES    IDKliS    CONTRi:-ni:VOLUTIOMNAIRES  551 

contre  la  décision  qui  mutilait  leur  droit  de  défense  (i  i. 

Par  contre,  le  septième  moyen  devait  être  accueilli, 
le  texte  de  la  loi  étant  formel.  El  non  seulement  il  suffi- 
sait à  anéantir  la  condamnation,  mais  il  oflrait  encore 
cet  autre  avantage,  puisqu'il  abolissait  aussi  la  pour- 
suite, de  permettre  à  la  Cour  de  casser  sans  renvoi. 
((  Tout  est  fini,  à  moins  d'une  nouvelle  poursuite  régu- 
lièrement provoquée  et  engagée.  » 

Le  langage  des  deux  orateurs  de  la  Cour  de  cassation 
fut  fort  différent  ;  Chambareaud  fit  effort  sur  lui-même 
pour  ne  pas  sortir  du  cadre  sévère  d'un  rapport  juri- 
dique; la  véhémente  parole,  plus  libre,  de  Manau  s'en 
échappa.  Ce  grand  vieillard,  presque  octogénaire,  était 
un  ancien  proscrit  de  Décembre,  l'un  des  derniers  sur- 
vivants de  celte  génération  de  18/48  qui  avait  porté  dans 
la  vie  des  illusions  illimitées  de  justice  et  que  la  force 
brutale  avait  aussitôt  renversée.  Il  était  entré  dans  la 
magistrature  après  trente  années  de  barreau,  à  la  chute 
de  l'Empire  ;  et,  comme  il  avait  gardé,  sous  une  épaisse 
broussaille  de  cheveux  blancs,  pareille  à  une  crinière 
flottante  de  neige,  un  visage  jeune,  coloré,  mobile,  des 
yeux  ardents  où  la  flamme  du  Midi  n'était  pas  encore 
devenue  de  la  lumière,  de  même  il  avait  préservé,  des 
atteintes  de  l'égoïsme  et  du  septicisme  ambiants,  une 
âme  généreuse  et  toute  brûlante  des  croyances  qui, 
jadis,  avaient  fait  la  République  si  belle.  Il  frémissait 
donc  de  cette  grande  lutte  pour  une  vérité  qui,  déjà, 
lui  paraissait  certaine  et,  redoutant  qu'une  grave 
violation  de  la  loi  eût  été  commise,  il  se  fût  cru  dés- 
honoré  en   s'en  taisant   :    «  Si  Dreyfus  a   été  illégale- 

(1)  Procès  Zola,  II,  4-">9.  Chambareaud.  —  De  même  Manau  : 
«  Larrèl  est  manifeslement  interlocutoire:  il  devait  donc  être 
attaqué  dans  le  délai  imparti  par  l'article  SyS,  c'est-à-dire  dans 
les  trois  jours.  »  (484-) 


552  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

ment    condamné,   la   sentence   doit   être   brisée  (i).   « 
Il  dit  cela  très  fortement,  et  aussi  son  estime  pour  les 
promoteurs  de  la  Revision,  «ni  des  vendus  ni  des  traîtres, 
mais  l'honneur  du  pays  »,  et  son  dégoût  des  fureurs 
antisémites.  «   Ces   scènes    abominables,    indignes  de 
la  France  du  xix*^  siècle,  sont  un   outrage  aux  précur- 
seurs de  la  Révolution,  à  Voltaire,  émancipateur  de  la 
pensée  humaine  ».  Enfin,  ayant  assisté  à  toutes  les  au- 
diences du  procès  de  Zola,  il  avait  gardé  une  impression 
profonde  de  la  scène  culminante  du  drame,  quand  Es- 
terhazy  resta  muet  sous  le  questionnaire  d'Albert  Cle- 
menceau,  et  il    envisagea  l'hypothèse  où  le  misérable 
avouerait  son  crime.  Bien  plus,  il  l'y  convia,  l'assurant 
de  l'impunité.  Par  deux  fois,  il  y  revint.   Et,   visible- 
ment, c'était  son  espoir  que  l'afTaire  finirait  ainsi.  Il  ne 
souhaitait  pas  de  «  nouveaux  procès  fiévreux  »  :  il  doit 
suffire  aux  officiers  qui  ont  acquitté  Esterhazy  d'avoir 
fait  une  fois  condamner  Zola  ;  les  amis  de  Dreyfus,  si 
les  débats  doivent  se  rouvrir,  pèseront  leurs  paroles 
et  «  auront  pitié  de  la  France  ».  Pour  les  juges  qui 
l'écoutaient,  il  leur  rappela   seulement  le  vieux  pré- 
cepte biblique  (2)  :   «  Tu  ne  suivras  pas  la  multitude 
pour  faire  le   mal,  et,  lorsque  tu  prononceras  dans  un 
procès,  tu  ne  te  détermineras  point,  pour  suivre  le  plus 
grand  nombre  jusqu'à  pervertir  le  droit  (3).  » 

Ce  qui  eût  surpris  en  d'autres  temps,  c'est  qu'un 
autre  langage  fût  tombé  du  plus  haut  siège  de  la  magis- 
trature. Il  parut  alors  séditieux.  La  Chambre  criminelle 
ayant  remis  son  arrêt  au  surlendemain,  Billot,  en  plein 
Sénat,  essaya  de  circonvenir  le  premier  président  Ma- 

(i)  Procès  Zola,  II.  478,  Manau  :  «Si  cela  était  vrai,  il  n'est  pas 
douteux  que  la  décision  serait  frappée  d'une  nullité  radicale.» 

(2)  Exode,  chap.  XXI II,  verset  11. 

(3)  Procès  Zola.  II,  47"),  480,  5o6,  5o8. 


LES    IDEES    CONTHE-RliVOLUTIONNAIRES  553 

zeau.  Il  s'assit  à  côlé  de  lui,  engagea  une  conversation 
qui  parut  animée.  Leurs  voisins  entendirent  ce  dia- 
logue :  «  Non.  non,  objectait  Mazeau.  on  n'agit  pas 
ainsi  avec  des  magistrats.  —  Alors,  répliqua  Billot,  je 
ne  réponds  plus  de  rien.  Vous  vous  engagez  dans  une 
voie  révolutionnaire  dont  vous  serez  les  premières  vic- 
times. Vous  y  passerez  lespremiers.  »  Puis  le  juge  elle 
soldat  se  donnèrent  rendez-vous  pour  la  soirée  (  i). 

La  Chambre  criminelle  tint  bon,   cassa  larrêt  sans 
renvoi  (2). 


VI 


Grande  joie  chez  les  révisionnistes,  réconfortés  parla 
parole  de  Manau,  par  la  déclaration  de  Chambareaud 
que  «  ni  l'acte  administratif  ni  l'œuvre  du  juge  ne  sont 
exceptés  par  la  loi  du  domaine  de  la  critique  »  ;  donc, 
dans  le  procès  de  demain.  les  témoins  pourront  parler, 
"  et  la  question  sera  posée  ». 

Et  colère  plus  bruyante  encore  de  leurs  adversaires, 
hier  champions  intraitables  de  la  chose  jugée,  et  qui, 
maintenant,  la  déclaraient  imbécile,  clamaient  que  «  de 
tels  arrêts  font   mépriser   la  justice   i3)  ».   Depuis    six 

(1;  Récit  de  Clemenceau  dans  ï Aurore  du  a  avril  i898.  —  D'après 
Mazeau,  Billot  se  serait  borné  à  lui  dire  :  «  Que  pensez-vous 
de  ce  qui  va  se  passer  à  la  Cour  de  cassation  ?  »  Sur  quoi,  le 
premier  Président:  «  Rien,  rien.  Vous  savez  que  je  ne  veux  pas 
en  parler.  »  (Déclaration  de  Mazeau  à  un  rédacteur  des  Droits 
de  l'Homme.}  Clemenceau  maintint  sa  version, 

'•2.)  Procès  Zola,  II,  609. 

(3/  Alphonse  Humbept,  dans  V Éclair  du  3  avril. 


ôoi  HISTOIRE    DE    k  AFFAIliE    DREYFUS 

mois,  le  grand  cloaque  de  Druraonl  vômissaiL  toujours 
les  mêmes  mots  :  traître,  infâme,  vendu  (i).  Nulle  autre 
variante  que  les  noms  des  difl'amés.  C'était  le  tour  des 
magistrats  de  la  Cour  de  cassation,  eux  aussi  '<  aux 
ordres  de  la  haute  et  basse  juiverie  »,  «  scélérats  et  faus- 
saires», «  en  révolte  contre  l'armée  '>,  le  «  juif  allemand  » 
Lœw  (qui  n'était  qu'alsacien  et  protestant'!,  «  l'immonde 
Manau  (2    ». 

Méline  fut  consterné  ;  tout  était  à  recommencer,  et, 
cette  fois,  dans  une  arène  déblayée  de  barrières. 

Le  coup,  à  la  veille  des  élections,  lui  fut  d'autant  plus 
pénible.  Cet  homme,  si  froid  d'apparence,  et  qui,  dans 
le  mal  comme  dans  le  bien,  avait  montré  tant  de  résolu- 
tion, ne  réussit  pas  à  cacher  son  dépit  (.3).  S'il  n'alla 
pas,  comme  Billot,  jusqu'à  traiter  de  <■  révolution  »  ce 
triomphe  passager  de  la  loi,  il  critiqua  avec  amertume 
la  théorie  de  la  Cour  de  cassation  et  «  regretta,  blâma 
les  phrases  malheureuses  »  de  Manau.  Les  députés 
ideux  anciens  boulangistes)  qui  l'interpellaient  dirent 
que  le  langage  du  Procureur  général  avait  été  "  in- 
digne ».  Brisson  se  réveilla  pour  déclarer  que  «  toute  la 
vie  de  ce  magistrat  avait  été  consacrée  à  la  défense  du 
Droit  ».  .Méline.  baissant  la  tète,  promit  que  «   le  Gou- 


!i  Cestce  que  Miclielet  observe  de  Maral.(/?e'i,'o/u//o/7,  II,  i-2-].) 
(2}  Dans  les  conversalions,  on  prononçait  son  nom  à  l'alle- 
mande :  Manaùh.  —  Cassagnac  rivalisa  de  violence  avec  Dru- 
mont:  '<  L'infamie  est  accomplie  dans  toute  son  abomination... 
L'armée  est  éclaboussée...  L'immonde  crachat  de  Zola,  des  juifs 
et  des  sans-patrie....  »  —  Mêmes  fureurs  chez  Rochefort,  Milie- 
voye,  Judet,  qui  fréquentait  assidûment  chez  Hanotaux,  Pollo- 
nais,  qui  venait  détre  décoré  par  Barthou. 

'3)  Chambre  des  Députés,  séance  du  2  avril  i8y8,  interpellation 
de  Marcel  Habert  et-Alberl  Chiche  "  sur  les  saites  que  le  Gouver- 
nement compte  donner  à  larrèt  rendu  par  la  Cour  de  cassa- 
tion ».  .  ». 


LES    IDEES    CONTHE-nEVOLLTIO.NrvAlRES  555 

Ternemenl  examinerait,  en   toute  impartialité,   le  lan- 
gage »  incriminé  (i). 

Il  se  sentait  clans  «  une  situation  sans  issue  »,  et  il  dit 
le  mot.  Quand  il  annonça  que  le  conseil  de  guerre  se- 
rait réuni  et  statuerait  en  tonte  liberté  sur  la  reprise  ou 
l'abandon  des  poursuites,  il  fut  visible  qu'il  inclinait  à 
l'abandon.  Les  radicaux,  à  cinq  jours  du  terme  de  la 
législature,  n'osèrent  pas  le  renverser  (2).  Pourtant, 
Gôblet  rappela  qu'il  lui  avait  dit,  le  4  déceml>re  : 
«  C'est  l'anarchie  par  le  Gouvernement  !  »  El  «  tout,  en 
cfTet,  était  démoli  »,  «  rien  n'était  resté  debout...  »  Mais 
Ijoblet  ne  l'entendait  pas  de  la  justice. 


VII 


L'armée,  les  officiers  surtout  fermentaient. 

Depuis  la  guerre  contre  l'Allemagne,  la  mino- 
rité des  officiers  sortait  du  rang.  On  avait  trop  dit  que 
la  victoire  de  la  Prusse  avait  été  celle  de  la  science.  De 
là,  dans  l'organisation  de  l'armée  nouvelle,  une  part 
•excessive  faite  aux  élèves  des  Écoles.  En  même 
temps,  la  vieille  noblesse  et  le  parti  catholique,  chassés 
des  emplois  publics  par  la  démocratie  triomphante, 
avaient  dirigé  leurs  fils  vers  le  métier  militaire.  Beau- 
coup de  républicains  le  considéraient  comme  grossier, 
préféraient  les    carrières   libérales  ou  les  afl'aires  qui 

(1)  »  La  Cliuinbi-e  ne  peut  attendre  autre  chose  du  Gouverne- 
ment que  la  promesse  d'examiner  en  toute  impartialité  le  lan- 
gage d'un  magistrat  «jui  est  libre  dans  ses  réifuisitions  et  qui 
-occupe  depuis  longtemps  son  siège  avec  honneur.  » 

[-2]  L'ordre  du  jour  pur  et  simple  fut  voté  par  3o((  voix  contre 
167. 


556  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRE    DREYFUS 

exigent  plus  d'intelligence.  Maintenant,  après  un  quart  de 
siècle  de  République,  les  cadres  de  l'armée  étaient  aux 
mains  de  cette  jeunesse  élevée,  façonnée  par  les  Jé- 
suites. Les  républicains  y  étaient  à  Tétat  d'exception. 
Les  plus  roturiers  affectaient  des  passions  réactionnaires 
pour  se  faire  bien  voir  de  leurs  camarades  riches,  des 
chefs,  et,  pour  être  reçus  dans  les  salons,  fréquentaient 
les  églises. 

Gambetta,  par  son  prestige  personnel,  amoureux  de 
l'armée  à  qui  il  promettait  la  Revanche,  sachant  lui  par- 
ler et  très  au  fait  des  questions  militaires,  imposait  aux 
chefs.  A  sa  mort,  comme  les  intransigeants  se  réjouis- 
saient, un  révolutionnaire,  de  l'espèce  qui  est  perspi- 
cace (i),  s'écria  :  «  Les  imbéciles,  ils  ne  voient  pas  que 
les  généraux  sont  délivrés  !  »  La  plupart  des  officiers 
furent  de  cœur  avec  Boulanger  ;  hors  quelques  esprits 
réfléchis,  qui  restèrent  silencieux,  tous  se  prononcèrent 
avec  colère  contre  la  Revision,  se  précipitèrent  sur  cette 
occasion  de  réagir  contre  la  démocratie. 

Nul  prétexte  ne  pouvait  être  pire  que  cette  question 
de  justice.  Armée  et  nation  sont  aujourd'hui  frappées 
d'une  même  cécité  ;  demain,  quand  il  sera  éclairé,  le 
peuple,  oublieux  qu'il  a  été  aveugle,  ne  pardonnera  pas 
aux  chefs  de  l'avoir  été,  réagira  contre  l'institution  mi- 
litaire. 

Pour  l'instant,  l'armée  n'avait  jamais  été  plus  popu- 
laire ni  plus  adulée  par  les  partis.  On  ne  parlait,  par 
une  étrange  interversion  des  rôles,  que  de  la  défendre. 
Dès  qu'un  régiment  débouchait,  les  passants  couraient, 
comme  à  son  secours,  pour  l'acclamer.  Pellieux  multi- 
pliait les  occasions  de  se  faire  applaudir. 

Ce  militarisme  n'avait  rien,  d'ailleurs,  de  belliqueux. 

(i)  Lissagaray.  —  Il  tint  le  propos  à  Ranc. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  557 

Les  ovations,  que  la  foule  réservait  autrefois  aux  troupes 
victorieuses,  allaient  maintenant  à  des  soldats  à  qui  elle 
demandait  surtout  de  ne  pas  se  battre.  On  avait  tant  dit 
à  ce  peuple  que  la  Revision  serait  la  guerre,  qu'il  le 
croyait.  La  cause  profonde  des  renouveaux  de  l'esprit 
césarien  n'est  nullement  la  vieille  ambition  batailleuse 
et  conquérante,  mais,  bien  au  contraire,  l'amour  désor- 
donné dune  paix  qu'un  chef  militaire  saura  assurer.  Cet 
esprit  de  Brumaire  soufflait  à  nouveau.  Les  journaux 
qui  invoquaient  le  «  sabre  libérateur  (i  )  ».  c'étaient  les 
mêmes  qui  réclamaient  les  huis  clos,  protestaient  qu'on 
ne  pouvait  pas  regarder  au  dossier  secret  sans  provo- 
quer des  catastrophes.  Le  cri  de  «  Vive  l'armée  !  »  signi- 
fiait, pour  les  couches  profondes  :  «  Vive  la  paix!  » 

Les  officiers  n'eussent  pas  été  des  hommes  s'ils 
avaient  résisté  à  une  telle  griserie.  Ils  eussent  trouvé 
naturel  que  la  part  qu'ils  avaient  prise  au  procès  de  Zola, 
comme  témoins  ou  comme  manifestants,  fût  inscrite  sur 
leurs  livrets  comme  une  campagne.  Leur  irritation  écla- 
tait en  des  actes  insolents  ou  odieux  :  l'un  d'eux  fit 
dresser,  au  champ  de  tir,  un  mannequin  qui  figurait 
Zola  2)  ;  un  autre  écrivit  une  lettre  outrageante  à 
Trarieux  :  Billot  refusa  de  le  frapper,  ne  s'y  résigna  que 
devant  l'intervention  personnelle  du  président  du  Sénat, 
Loubet,  et  une  réunion  comminatoire  des  groupes  ré- 
publicains (3). 

Tout  ce  corps  d'officiers,  d'ordinaire  très  calme,  oc- 
cupé de  travail  ou  de  plaisir,  était  agité,  bruyant,  dune 
susceptibilité  énervée. 

(1)  CoppKE.  dans  le  Journal  du  6  avril  189S.  —  Millevoye,  Dru- 
raont.  Cassagnac,  Judel  tenaient  le  même  langage. 

(2)  Siècle  du  22  avril. 

(3i  Le  capitaine  Begouën  fut  puni  de  la  réprimande  du  mi- 
nistre et  renvoyé  de  lÉtat-Major  général  au  6'  corps,  à  Châlon-- 
^3  mars  1898). 


558  IIISTOIUE    DK    l'affaire    DliEVFLS 

Billot,  surtout  Boisdefîrc,  eussent  voulu  que  les  juges 
crEslerhazy  se  contentassent  de  la  condamnation  morale 
qu'ils  avaient  obtenue  contre  Zola.  La  presse  «  patriote  » 
les  y  engageait  (i).  On  leur  promettait,  en  échange, 
que  le  conseil  de  Tordre  de  la  Légion  d'honneur  serait 
invité  à  rayer  leur  insulteur. 

Mais  ces  soldats  étaient  lancés,  et  d'ailleurs  convain- 
cus qu'ils  n'avaient  point  forfait  comme  juges.  Une 
basse  politique  pouvait  conseiller  de  dédaigner  l'outrage 
impuni  ;  l'honneur  exigeait  de  le  relever.  Pourtant,  ils 
délibérèrent  pendant  huit  heures  d'horloge,  tiraillés 
entre  la  discipline  et  l'honneur,  pour  aboutir,  sur  le 
conseil  de  Pellieux,  à  une  transaction.  Ils  décidèrent 
(par  5  voix  contre  •->)  de  porter  plainte,  non  pas  qu'ils  se 
sentissent  plus  atteints  «  que  leurs  camarades  et  leurs 
chefs  par  les  diiramations  de  Zola  »,  mais  dans  l'intérêt 
supérieur  de  la  justice  militaire  elle-même  ;  en  consé- 
quence ils  réduisaient  la  plainte  à  trois  lignes  :  o  Un 
conseil  de  guerre  vient  par  ordre  d'oser  acquitter  un 
Esterhazy,  soufflet  suprême  à  toute  vérité,  à  toute 
justice  ».  Ils  écartaient  ainsi  la  phrase  redoutable,  qui 
dominait  toute  l'afTaire,  sur  la  communication  des  pièces 
secrètes  (2). 

Nul  aveu  plus  criant  que  l'illégalité  avait  été  commise. 
La  Cour  de  cassation  avait  décidé  que  les  témoins,  dé- 
bâillonnés, la  pourraient  prouver.  Pour  éviter  la  réponse, 
on  supprimait  la  question. 

Méline  et  Billot  furent,  celte  fois,  bien  conseillés,  non 
seulement  par  Ployer  et  par  Tézenas,  mais  par  le  pre- 

(1)  Matin,  Gaulois,  Éclair,  Écho  de  Paris,  etc. 

(2)  8  avril  i898.— Le  conseil  émit,  en  outre,  le  vœu  que  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  demandât  au  grand  chancelier  de  la  Légion 
dhonneur  la  radiation  de  Zola.  Un  peu  plus  tard,  cinq  membi-es- 
du  conseil  décidèrent  de  se  porter  partie  civile  aux  débats. 


LES    IDEES    C.ON'rHE-nKVOLLTlONNAIRES  559 

mier  président  Périvier,  qui  avait  accepté  de  diriger  les 
futurs  débats  et  promis  de  «  serrer  la  vis  ».  Ce  magis- 
trat facétieux,  que  les  malveillants  disaient  à  tout  faire, 
trouvait  que  Delegorgue  avait  été  mou. 

Au  surplus,  le  procès  n'aura  pas  lieu  à  Paris,  mais  à 
Versailles,  «  pour  empêcher,  expliquaient  les  journaux, 
que  Tordre  ne  soit  troublé  »,  et  parce  que  «  la  salle  des 
assises  de  Seine-et-Oise  était  très  petite  ;  vingt  auditeurs 
tout  juste  s"y  pourront  asseoir  en  dehors  des  témoins  et 
des  journalistes  (i)  ».  On  engageait  en  conséquence  les 
partisans  de  Dreyfus  «  à  se  montrer  très  doux,  très 
calmes  »  ;  «  tout  autre  attitude  de  leur  part  pourrait 
leur  valoir  force  corrections  ».  "  On  aime  l'armée,  à  ^'er- 
sailles  (2 .  I  »  Même,  un  bon  jeune  homme,  fils  d'un 
générai,  indiqua,  avec  plan  à  l'appui,  la  manière  d'as- 
sommer Zola  à  la  sortie  du  palais  de  justice  (3). 


VI  11 


Esterhazy-^  reçut,  sur  ces  entrefaites,  deux  terribles 
coups  de  massue.  Le  Siècle  publia  la  déposition  que  Ca- 
sella  avait  été  empêché  de  porter  à  la  cour  d'assises — ses 
conversations  avec  Schwarzkoppen  et  Panizzardi  (4),  — 
et  la  lettre  d'un  prétendu  diplomate  de  Berne  (5')  qui 
résumait  ce  que  Scheurer,  Zola,  Trarieux  et  moi  nous 
savions,  par  le  comte  Tornielli.  de  la  trahison  d'Ester- 

(ij  Gaulois  du  11  avril  i.Si(8,  L'c/îo.  Journal  des  Débals.  etc. 

(2)  Jour  du  12. 

^3)  Soir  du  i4- 

4,  Voir  p.  199. 

'5|  Cette  lettre  fut  rédigée  par  Yves  Guyot  et  Francis  de 
Pressensé  sur  des  notes  de  Zola.  Ils  s'étaient  réunis  chez  moi 
avec  Trarieux. 


560  HISTOIHi:    DE    L  AFl  AinE    DHEYFLS 

hazy  (i).  Rien  que  le  récit  circonstancié  de  la  visite 
d'Esterhazy  à  Schwarzkoppen,  en  octobre  (quand  il  le 
menaça  de  se  tuer,  le  somma  daller  déclarer  à  Lucie 
Dreyfus  que  son  mari  était  coupable),  prouvait  le 
crime. 

Le  premier  cri  des  amis  d'Esterhazy  fut  pour  traiter 
d'imposteurs  les  auteurs  de  ces  révélations.  Mais  aucun 
démenti  ne  vint  ni  de  Berlin  ni  de  Rome  (2).  L'État- 
Major  se  tut.  Les  journalistes  coururent  chez  Esterhazy  ; 
le  mensonge,  pour  une  fois,  lui  resta  dans  le  gosier; 
il  dit  seulemenl  c  qu'il  ne  s'occupait  plus  de  l'affaire 
Dreyfus  (3)  ». 

Le  parti  pris  était  tel,  et  la  peur,  que  ces  révélations 
incontestées,  qui  eussent  dû  être  décisives,  ne  détermi- 
nèrent pas  une  seule  conversion,  du  moins  publique. 

Cependant,  l'atmosphère  de  méfiance  s'épaissit  beau- 
coup, de  ce  jour,  autour  d'Esterhazy.  Ce  faux  reître, 
qui  devait  tout  massacrer  et  qui  baissait  la  tète  sous  une 
telle  accusation,  et  si  précise,  devint  suspect  aux  plus 
crédules;  les  plus  échauffés  cessèrent  de  l'acclamer  en 
public.  Cavaignac,  et  beaucoup  parmi  les  plus  résolus 
adversaires  de  la  Revision,  commencèrent  à  dire  que 
leur  cause  (la  chose  jugée),  qu'ils  distinguaient  on  ne 


(1)  4  et  8  avril  1898. 

(2)  La  Gazelle  de  Cologne,  la  Gazelle  de  Francforl,  le  Times, 
l'Indépendance  belge,  etc.,  confirmèrent  les  révélations  du  «  di- 
plomate de  Berne  ».  —  Panizzardi,  harcelé  par  les  reporters, 
quitta  Paris  pour  Berne  où  il  était  également  accrédité.  Il  refusa 
soit  de  confirmer,  soit  de  démentir  le  récit  de  Casella  (dépêche 
du  16  avril  au  Siècle}  :  il  allégua  aux  amis  qui  le  pressaient 
que  son  devoir  était  de  se  taire  tant  que  Schwarzkoppen 
n'aurait  pas  rompu  le  silence.  La  presse  italienne  annonça  qu'il 
serait  remplacé  à  brève  échéance. 

(3}  Agence  nationale  du  i4  avril.  —  «  Le  général  de  Pellieux 
me  dit  de  n'attacher  aucune  importance  à  la  déposition  de 
Casella.  »  {Dép.  à  Londres,  5  mars  1900.) 


LES    IDEES    CONTIiE-REVOLLTION.NAIRES  501 

sait  comment  de  la  sienne,  était  compromise  par  la  ré- 
pugnante promiscuité  avec  un  g-redin  de  cette  espèce. 
On  l'eût  volontiers  déclaré  coupable  s'il  eût  été  possible 
de  le  faire  sans  innocenter  Dreyfus.  Cavaignac  songeait 
déjà  à  le  jeter  par  dessus  bord  comme  infâme,  tout  en 
gardant  le  juif  à  l'île  du  Diable. 

Esterhazy,  à  qui  Ion  n'en  faisait  pas  accroire,  se  ren- 
dit compte  que  sa  popularité  se  métamorphosait  en 
mépris,  et,  surtout,  que  le  Gouvernement  et  l'État- 
Major  s'en  accommodaient  fort  bien.  Plus  il  s'enfonce, 
plus  son  contact  est  salissant,  mais  moins  ses  menaces 
perpétuelles  d'aventurier  déshonoré  sont  à  craindre.  Le 
jour  va  venir  où  l'aveu  même  de  son  crime,  auquel 
Manau  la  convié  avec  quelque  naïveté,  sera  sans  va- 
leur; cette  arme  suprême,  qu'il  a  si  souvent  brandie, 
moisit,  chaque  jour,  entre  ses  mains.  Le  métier  de 
maître  chanteur,  pour  être  profitable,  nécessite  quelque 
respectabilité  apparente  ;  quand  il  sera  entièrement 
discrédité  et  taré,  ses  patrons  ne  s'inquiéteront  plus 
de  sa  confession  qu'il  passera  pour  avoir  vendue. 
Son  indignité  avérée  l'aura  rendu  innotïensif  ;  son  venin 
ne  sera  plus  que  de  la  bave  ;  il  ne  sera  même  plus  une 
bête  malfaisante. 

11  n'y  avait  plus  qu'un  homme  qu'il  tenait  d'un  grap- 
pin d'acier  et  qui  ne  pouvait  s'y  soustraire  :  Henry.  Ils 
étaient  rivés  l'un  à  l'autre.  S'il  tombe,  Henry  le  suit  dans 
sa  chute,  et,  tant  qu'Henry  est  là,  il  peut  continuer  la 
partie.  Ils  se  concertèrent  pour  accréditer,  en réponseaux 
révélations  qui  venaient  de  se  produire,  une  explication 
qui  cadrerait  avecla  physionomie  démasquée  du  ban- 
dit, incapable  désormais  de  jouer  les  condottiere. 

L'art  des  gens  de  l'Etat-Major  fut  toujours  de  donner 
à  entendre  que  les  versions  officielles  de  l'AfTaire  étaient 
inexactes,  mais  imposées  par  de  grands  intérêts  d'ordre 

36 


562  HISTOlIiE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

international,  et  de  mettre  en  circulation  des  versions 
contradictoires  du  redoutable  secret.  Il  n'y  a  pas  de 
certitude  égale  à  celle  de  l'homme  qui  détient  un  secret, 
surtout  si  c'est  une  sottise.  Tous  ceux  à  qui  Boisdeffre 
avait  conté  ou  fait  conter  l'histoire  du  bordereau  an- 
noté I  Rocheforl,  Emile  Ollivier,  le  colonel  StofTelj  s'y 
étaient  laissé  prendre.  A  d'autres,  on  avait  confié  que 
Dreyfus  avait  travoillé  avec  Panizzardi  ou  avec  Schmet- 
tau,  que  le  bordereau  avait  été  pris  à  Bruxelles,  ou 
dans  la  valise  diplomatique,  ou  dans  le  cotïre-fort  de 
l'ambassade  d'Allemagne,  pendant  un  incendie,  par 
Esterhazy  lui-même  déguisé  en  pompier.  Peu  à  peu, 
toutes  ces  histoires  filtraient,  se  répandaient,  aussi  in- 
conciliables entre  elles  qu'absurdes;  mais  chacune  con- 
servait ses  fidèles. 

Esterhazy,  entre  autres  mensonges  qu'il  avait  colpor- 
tés, non  sans  faire  jurer  le  silence  à  ses  confidents, 
avait  imaginé  (dès  janvier,  à  la  veille  de  son  procès)  de 
raconter  que  l'Allemagne  n'était  pour  rien  dans  l'af- 
faire. Il  s'était  contenté,  d'abord,  de  révéler  que  le  bor- 
dereau avait  été  pris,  non  pas  à  l'ambassade  d'Allemagne, 
mais  à  celle  de  Russie;  il  débita,  un  peu  plus  tard,  avec 
son  plus  beau  sérieux,  un  extraordinaire  roman.  Le 
tsar  Alexandre  III,  avant  de  signer  le  traité  d'alliance, 
avait  voulu  contrôler  les  informations  du  gouvernement 
français   sur   l'organisation   militaire   (i)  ;    Boisdeffre, 

(ij  Je  tiens  du  oomlede  Munsler  que  le  Gouvernement  russe, 
mais  postérieurement  à  la  première  convention  militaire  de  1898, 
avait  chargé  Mohrenheim.  l'ambassadeur,  et  le  général  Frédé- 
ricksz,  attaché  militaire,  de  vérifier  certains  renseignements. 
Frédéricksz  sadressa  au  deuxième  bureau  où,  comme  on  l'a 
vu,  les  attachés  militaires  étaient  reçus  chaque  semaine  par 
Davignon  et  Sancy.  (Voir  t.  I",  r>98,)  Ceux-ci  l'édifièrent, 
sans  soupçonner  ou  sans  faire  semblant  de  soupçonner  l'objet 
de  ses  questions.  C'était  Mohrenheim  lui-même  qui  avait 
raconté  l'anecdote  à  Munster. 


LES    IDKES    CONTRE-BKVOLLTIOXNAIRES  563 

ayant  eu  vent  de  cette  méfiance,  fit  venir  Esterhazy  et 
lui  expliqua  que  la  patriotique  alliance  était  compro- 
mise si  des  renseignements  de  source  privée,  c'est-à- 
dire  d'espionnag-e,  ne  venaient  pas  confirmer,  dans 
l'esprit  du  Tsar,  les  renseignements  officiels.  Esterhazy 
se  dévoua  et,  jouant  l'espion,  alla  trouver  le  baron  de 
Mohrenheim  auquel  il  se  présenta  comme  un  officier 
d'État-Major,  indigné  de  voir  la  Russie  trompée  parla 
France  et  en  mesure  de  donner  au  Tsar  la  situatiQn 
exacte  des  efîectifs  de  Tarmée  française.  Or,  les  états 
qu'il  remit  à  Mohrenheim  et  qu'il  tenait  de  Boisdeffre, 
confirmaient  rigoureusement  ceux  qui  avaient  été  régu- 
lièrement communiqués.  Le  Tsar  n'hésita  plus  et  signa. 
Cependant,  des  doutes  vinrent  peu  après  à  l'ambas- 
sadeur sur  son  aventure  ;  il  soupçonna  qu'il  avait  été 
mystifié  et  Boisdeffre  en  fut  avisé.  Il  était,  dès  lors, 
«  d'une  nécessité  impérieuse  »  de  sacrifier  un  véri- 
table officier  d'État-Major  afin  de  convaincre  la  Rus- 
sie qu'elle  avait  eu  afTaire  à  un  véritable  espion. 
Dreyfus  fut  choisi  comme  victime  et  on  inventa  l'his- 
toire du  bordereau.  Sous  main,  on  fit  savoir  à  la  Rus- 
sie que  l'homme  qui  l'avait  documentée  était  le  même 
qui  venait  d'être  surpris  à  documenter,  à  leur  tour,  des 
Allemands.  —  Il  n'y  avait  de  vrai  que  ceci  :  Esterhazy 
et  Henry  n'avaient  pas  seulement  «  travaillé  »  avec  l'Alle- 
magne, mais  avec  la  Russie  (i).  Plus  tard,  comme  on 


(i)  D'après  une  version  ({ui  a  eu  cours  dans  les  cercles  diplo- 
matiques, le  général  Anenkolï,  le  constructeur  du  Transsibé- 
rien, aurait  été  l'intermédiaire  entre  Henry,  qu'il  connaissait 
certainement,  et  lÉlat-Major  russe.  Il  se  suicida  le  21  janvier  1899, 
à  la  veille  du  procès  qui  m'était  intenté  par  la  veuve  d'Henry. 
Le  Journal  de  Genève,  le  Lokal-Anzeiger  de  Rerlin  ont  formelle- 
ment mis  Anenkoff  en  cause  [29  et  3o  juillet  1899.)  Le  ministre 
de  la  Guerre,  Vannowsky,  et  le  chef  de  l'État-Major  général, 
Obrutcheff,  furent  remerciés    en  janvier   1898.  à   l'époque   du 


564  UISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

verra,  ce  conte  stupide  parvint  jusqu'à  l'Empereur  d'Al- 
lemag-ne,  avec  celte  variante  que  cétait  Dreyfus  lui- 
même  qui,  par  ordre  de  Boisdefîre,  était  allé  trouver 
Mohrenheim  et  son  attaché  militaire,  le  général  Frédé- 
ricksz. —  Les  journalistes  anglais,  à  qui  Esterhazy  avait 
confié  ces  bourdes,  les  reproduisirent  dans  leurs  jour- 
naux comme  venant  d'une  source  mystérieuse  et  sûre  (i). 
Toutefois,  le  public  y  avait  été  rebelle,  non  pas  tant  parce 
que  l'absurdité  en  était  criante,  mais  parce  qu'il  n'était 
pas  encore  mûr  pour  une  ineptie  aussi  compliquée.  Les 
deux  compères  jugèrent  avec  raison  qu'il  fallait,  en 
réponse  à  Casella  et  au  diplomate  de  Berne,  inventer 
quelque  chose,  sinon  de  plus  plausible,  du  moins  de 
plus  simple. 

Les  journaux  d'Henry  racontèrent  en  conséquence 
qu'Esterhazy  avait  été  l'un  des  principaux  agents  du 
contre-espionnage,  qu'il  trompait  Schwarzkoppen  en 
lui  livrant,  par  ordre,  des  documents  frelatés,  et  que  le 
maître  qu'il  trahissait,  c'était  1  Allemand  (2).  Pour  Drey- 


procès  Eslerhazy  ;  dès  le  8  décembre  1897,  le  Temps  avait  annoncé 
le  départ  de  lambassadeur  Mohrenheim,  qui  fut  remplacé  par  le 
prince  Ourousoff,  et,le  11,  la  retraite  imminente  de  Vannowsky, 
qui  fut  remplacé  le  i5  janvier  suivant,  par  KouropatUine.  —  Ces 
coïncidences  sont  curieuses  ;  cependant,  le  renvoi  de  Mohren- 
heim doit  être  exclusivement  attribué,  comme  le  suicide 
d"Anenkoff,  à  des  motifs  d'ordre  privé.  —  Le  général  Frédé- 
ricksz  a  formellement  démenti  qu'il  ait  eu,  pour  son  compte, 
affaire  à  Esterhazy.  Temps  du  11  juillet  1899.)  Pour  Dreyfus,  il 
ne  lavait  connu,  indirectement,  qu'à  l'occasion  de  l'assassinat 
de  Mme  Dida  par  Vladimiroff.    Voir  t.  lef,  287.) 

U)  La  première  de  ces  versions  parut  dans  le  Daily  Mail  du 
lajanvier  1898,  sous  ce  titre:  "  La  Russie  et  Dreyfus,  De  notre  corres- 
pondant particulier,  Cologne,  u  janvier  »  :  la  seconde  dans  la 
Saint-James  Gazette,  du  16  mars,  sous  la  forme  d'une  lettre  de 
Saint-Pétersbourg.  L'Aurore  du  18  en  publia  la  traduction. 

2)  Ëclio  de    Paris,  Libre  Parole,    Intransigeant,    Patrie,   Jour 
des  i3,  14,  i5  avril  1898.  etc. 


LES    IDKES    CONTHE-nKVOLLTlONNAIHKS  505 

fus,  il  navait  pas  eu  directement  atïaire  à  Scliwarz- 
koppen,  mais  à  Panizzardi  (i). 

Déroulède  et  Rochefort  ajoutèrent  foi- à  cette  impos- 
ture, qui  s'arrangeait  assez  bien  avec  celle  du  bordereau 
annoté,  ou  firent  semblant;  Drumontsavaitàquoi  s'ente- 
nir.  Pour  les  juges  dEsterhazy,  ils  ne  s'étonnèrent  pas 
qu'on  les  eût  laissés  dans  l'ignorance  d'un  secret  par 
quoi  tout  devenait  clair  et  limpide. 

Cette  version  inattendue,  qui  enchantait  les  patriotes, 
offrait  pourtant  un  très  gros  risque  :  c'est  que  l'Élat- 
Major  allemand  et,  surtout,  Schwarzkoppen  se  fâ- 
chassent d'être  bafoués,  et  qu'en  conséquence  ils 
fissent  paraître  dans  leurs  journaux  les  documents 
qu'ils  avaient  reçus  d'Esterhazy  ou,  tout  au  moins, 
ceux  qui  étaient  mentionnés  au  bordereau.  Ils  eurent, 
en  etïet,  la  velléité  de  répondre  par  ces  représailles; 
puis  des  considérations,  à  la  fois  politiques  et  militaires, 
les  arrêtèrent.  Schlieffen  observa  que  livrer  à  la  publi- 
cité des  rapports  d'espion,  ce  serait  tarir  à  l'avenir  les 
sources  de  l'espionnage;  le  chancelier  et  Bulow,  que 
les  relations  diplomatiques  étaient  déjà  fort  tendues.  Si 
le  peuple  français  veut,  à  tout  prix,  que  l'innocent  soit 
coupable,  c'est  affaire  à  lui.  Aussi  bien,  les  folies  fran- 
çaises, surtout  les  plus  furieuses,  sont  les  plus  courtes  ; 
celle-ci  s'usera  d'elle-même  (2). 

Le  vieux  Bismarck,  à  Friedrichsruche,  grogna,  une 
fois  de  plus,  qu'il  fallait  laisser  les  Welches  cuire  dans 
leur  jus.  Depuis  le  début  de  la  crise,  le  journaliste  qui 

(1)  Écho  du  25  avril  1898  :  «  Le  colonel  de  Schwarzkoppen  e«L 
très  à  son  aise  pour  donner  sa  parole  de  gentilhomme  et  d'of- 
ficier qu'il  ne  connut  jamais  le  traître  Dreyfus.  En  elTet,  l'in- 
termédiaire était  un  autre  attaché  qui  signait  de  noms  d'em- 
prunt. . .  etc.  " 

;2)  Renseignemenls  inédits.  —  Depuis  la  condamnation  de  Zola, 
les  journaux  étrangers  avaient  encore  haussé  leur  ton.  Il  fut 


566  HiSTOim:  di;  l  afiaiiu:  drevfis 

recevait  ^ca  confidences  s'employait  de  son  mieux  à 
railler  les  Allemands  de  s'être  émus,  comme  des- 
femmes, à  la  pensée'  d'un  officier  frani^ais  au 
bagne  (i).  Le  grand  barbare,  que  la  mort  louchait 
déjà,  se  roidissait  jusqu'à  la  fin  contre  toute  pensée 
d'humanité.  Il  avait  souvent  traité  les  Français  de 
«  peuple  de  singes  »  :  ce  suprême  accès  de  démence  le 
réjouissait.  Il  opinait  que  lintérêt  manifeste  de  l'Alle- 
magne était  de  prolonger  cette  honte,  et,  pour  y  aider, 
il  affectait  de  mettre  en  doute   l'innocence  de  Dreyfus. 

Drumont,  Rocheforl,  Arthur  Meyer,  reproduisirent,  à 
l'envi,  ces  derniers  hoquets  du  vieux  Vandale. 

Billot  et  Boisdeffre  laissèrent  dire,  parce  qu'ils  avaient 
fait  du  silence  leur  tactique,  dédaigneux,  en  apparence, 
des  vains  racontars  de  la  presse,  amie  ou  hostile;  et, 
aussi,  parce  que  ce  nouveau  mensonge  consolidait, 
pour  un  jour  de  plus,  l'œuvre  d'iniquité  et  leur  règne. 
Pourtant,  quand  ils  furent  interrogés  par  la  suite  sur 
l'imbécile  roman,  ils  le  démentirent  (2)  ;  on  leur  eût  de- 

queslion  dinlcrdire  l'enlrée  en  France  de  V Indépendance  behje, 
du  Journal  de  Genève.  L'Écho  de  Paris  somma  Barlhou  de  le- 
faire  (27  janvier  i8t)S  .  Il  s'y  refusa. 

(1)  Hamburger  Nachrichlen.  du  25  février  1898:  <■  Les  félicila- 
lions  que  les  Allemands  envoient  à  Zola  dénotent  un  manque 
de-  tact,  de  jugement  et  de  patriotisme.  Nous  nous  rendons- 
ridicules  aux  yeux  des  Français.  Nous  ne  savons  pas  d'ail- 
leurs à  quels  mobiles  Zola  a  obéi.  De  plus,  dans  les  cercles 
qui.  sans  aucun  doute,  comptent  parmi  les  mieux  informés  de 
l'Europe,  nous  avons  entendu  exprimer  des  opinions  d'où  il 
résulte  (ju'on  y  croit  bien  plutôt  à  la  culpabilité  de  Dreyfus 
qu'à  son  innocence.  Laissons  donc  les  Français  mijoter  dans 
leur  propre  jus,  en  traitant  Emile  Zola  et  Dreyfus  comme  des 
héros  nationaux  ou  comme  les  représentants  de  l'idéalisme.  » 
—  »  Un  diplomate  »  s'appuyait  eiicore,  cinq  ans  plus  tard,  sur 
l'opinion  de  Bismarck.  [Gaulois  du  8  février  lyoS.) 

(2)  Cass.,  I,  558,  Boisdeflre  :  569,  Gonse;  Rennes,  l,  028.  53o  ; 
H,  173,  Boisdeffre;  I,  536;  II,  157,  Gonse.  —  De  même  Rogel 
(Cass.,  I,  G28)  et  Gendi-on  (Rennes.  II.  172. 


LES    IDKES    CO.NTtŒ-RLVOLUriONNAIRES  5(57 

mandé  des  pièces juslifîcalives,  qu'Henry  avait  néglig-é 
de  forger,  et  l'État-Major  allemand  se  serait  décidé 
peut-être  à  les  confondre. 

Il  y  avait  eu  une  heure,  une  seule,  où  ils  eussent  pu 
se  raccrocher  à  cette  branche  pourrie  :  c'est  quand  Pic- 
quart  leur  nomma  Esterhazy  pour  la  première  fois. 
Ils  eussent  pu  larréter  d'un  seul  mot  :  ■  Malheureux, 
vous  allez  brûler  un  de  nos  agents  !  »  Mais  ils  ne  pen- 
saient pas  alors  qu" Esterhazy  conduirait  Picquart  à 
Dreyfus:  Picquart  ne  le  pensait  pas  non  plus  ;  Henry 
seul  le  sa^ait.  Plus  tard,  c'était  trop  tard,  quand  Pic- 
quart eût  découvert  que  le  juif  était  innocent. 

Clemenceau  exposa  ce  raisonnement  péremptoire:  j'y 
ajoutai  d'autres  argumenls  :  la  visite  d'Eslerhazy  à 
Schwarzkoppen  qui  n'était  pas  d'un  contre-espion  à  sa 
dupe;  son  obstination  à  entrer  au  ministère  de  la 
Guerre:  les  refus  persistants  de  Billot  et  de  BoisdeTfre  : 
s'il  avait  été  un  agent  secret,  sa  place  eût  été  à  Paris, 
près  de  l'Allemand  :  on  ne  l'eût  pas  expédié  dans  une 
garnison  de  province    i). 

Ainsi  Esterhazy  n'avait  pas  été  un  espion  au  service 
de  la  France  et  «  le  bénéfice  d'une  probité  allemande  » 
lui  restait  acquis. 


IX 


Les  élections  furent  une  halte  apparente  dans  le 
drame. 

L'agonie  de  la  Chambre  avait  été  pénible.  Depuis  six 
mois,  elle  votait  sous  la  peur  des  électeurs,  des  comités» 

(i.  Aurore  du  17  avril  i8y8  :  Siècle  du  21. 


.->68  HISTOIRE    DK    L  Al-FAIHE     DREYFUS 

des  furieux  journaux  qui  menaient  l'opinion.  Et  ce 
n'était  pas  seulement  chaque  fois  que  revenait,  la  ques- 
tion du  juif  de  l'île  du  Diable.  Un  des  anciens  lieute- 
nants de  Boulanger  ayant  fait  revivre,  pour  une  séance, 
la  vieille  affaire  du  Panama,  tous  les  républicains  sui- 
•  virent,  saisirent  l'occasion  de  se  proclamer  intègres  et 
purs  avant  de  paraître  devant  le  suffrage  universel  ;  ils 
rendirent,  à  l'unanimité,  un  vole  solennel  de  blâme 
contre  l'ancien  procureur  général  Ouesnay  de  Beaure- 
paire  et  contre  le  président  du  Sénat,  Loubet  ^i).  Entre 
temps,  par  une  singulière  anomalie,  ces  mêmes  radi- 
caux, qui  tenaient  tant  à  ne  pas  se  brouiller  avec  Dru- 
mont,  reprochèrent  à  Méline  ses  complaisances  pour  la 
droite  (2)  et  pour  l'Église,  mais  sans  aborder  la  vraie 
question  et,  dès  lors,  avec  une  pauvreté  extrême  d'ar- 
guments. La  preuve  que  «  les  manœuvres  de  la  réac- 
tion étaient  servies  par  la  faiblesse  coupable  et  la  com- 
plicité du  Gouvernement  »,  ils  ne  la  trouvaient  pas 
dans  la  longue  série  d'iniquités  qui  avaient  été  commises 
contre  Dreyfus  et  ses  défenseurs,  mais  dans  le  déplace- 
ment d'un  préfet,  d'un  juge  de  paix  et  d'un  économe 
d'hospice.  Les  ^tortures  infligées  à  Dreyfus  ne  les 
avaient  pas  émus,  mais  pour  un  instituteur  changé  de 

(i)3o  mars  1898.  —  Le  débat  fut  soulevé  par  Chiche,  député 
de  Bordeaux.  Les  conclusions  de  la  commission  denquéte 
furent  votée-s  à  l'unanimité  de  5i5  votants,  iaflichage  d'un  dis- 
cours de  Viviani  par  3ii  voix  contre  174.  Le  vote  rendu,  Milliard, 
garde  des  Sceaux,  exposa  l'opinion  de  trois  hauts  magistrats 
à  qui  il  avait  soumis  l'examen  du  rôle  de  Ouesnay  de  Beaure- 
paire  et  qui  avaient  trouvé  des  plus  excusables  l'erreur  juridique 
qu'on  lui  reprochait. L'ancien  procureur'général  fut  alors  traduit, 
à  sa  demande,  devant  la  Cour  de  cassation,  ({ui  rendit  le 
27  avril  un  arrêt  en  sa  faveur. 

2)  12  mars  i8(,8,  interpellafion  sur  la  politique  du  Gouverne- 
ment, discours  de  Dron.  député  du  Nord. —  Méline  soutint  que 
la  Droite  lui  avait  souvent  donné  ses  voix,  mais  sans  rien  de- 
mander en  échange. 


LES  IDEES  CONTRE  REVOLUTIONNAIRES         569 

poste,  ils  s'écriaient  :  «  On  se  demande  véritablement, 
en  présence  d'actes  aussi  odieux,  si  on  est  dans  un  pays 
civilisé  (i)  !  »  Ils  avaient  couvert  Esterhazy,  célébré  les 
étoufTeurs  de  justice,  et  Bourgeois  s'en  faisait  gloire  (2)  ; 
pour  quelques  conservateurs  qui  étaient  entrés  dans 
la  République,  comme  Jaurès  lui-même  leur  en  avait 
donné  le  conseil  (3  ,  Catilina  était  aux  portes.  Ce  fut  le 
dernier  mot  de  Brisson  avant  de  lever  la  séance  finale  ; 
il  souhaita  que  "  le  pays  sût,  de  sa  main  souveraine, 
écarter  les  perfides  4  'n  —  ni  BoisdetTre  ni  Billot, 
quelques  ralliés  qui  n'avaient  pas  été  plus  échauffés 
contre  le  Droit  que  Cavaignac  et  Goblet. 

Qu'ils  fussent  "  perfides  »,  cela  a  été  mis  hors  de 
doute.  Ils  ne  se  souciaient  plus  de  sépuiser  à  faire  une 
monarchie  impossible  ;  il  leur  suffisait  de  faire  une  Ré- 
publique catholique.  Ils  y  eussent  été  bien  mieux  et, 
avec  eux,  les  prêtres  et  les  moines.  Un  dominicain, 
desprit  très  pénétrant,  mais  imprudent,  le  dit  très  haut  : 
«  La  politique  du  cabinet  sera,  si  elle  triomphe,  infini- 
ment plus  avantageuse  à  l'Église  que  ne  le  serait  un 
retour  à  l'ancien  Régime  (5j.  »  D'autre  part,  cette  po- 
litique de  Méline,  dans  ce  qu'elle  eut  de  pire,  les  radi- 
caux l'avaient  trouvée  et  la  trouvaient  encore  trop  mo- 
dérée.   En  fait,   les  principes  qui  sont  la  République 


Il  Discours  de  Dron. 

•2  «  Bourgeois  :  Mon  cher  collègue,  monsieur  de  Mahy,  vous 
savez  fort  bien  que  je  partage  votre  sentiment  sur  rafTaife  dont 
vous  parlez  et  que  je  n'ai  jamais  hésité  à  l'exprimer.  —  De 
Mahy:  Je  vous  rends  hommage  à  cet  égard...  —  Bourgeois  :  Il 
sagit  de  quelque  chose  de  bien  plus  haut.  «    Même  séance.) 

',3j  '<  Je  fais  appel  aux  conservateurs  de  bon  sefîs.  \'eulent- 
ils.au  lieu  d'entrer  dans  la  République  qui  leur  est  ouverte...  » 
Profession  de  foi  aux  électeurs  du  Tarn,  septembre  1889. 

(.4/  Séance  du  7  avril  i8<)8. 

(5i  Le  P.   Maumus,  Les  catholiques  et  les  liherlés politiques. 


570  HISTOIUE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

n'avaient  plus  pour  défenseurs,  depuis  cinq  mois,  que 
les  défenseurs  de  Dreyfus.  Tous  les  autres  y  manquè- 
rent, divisés  pour  le  pouvoir,  mais  réunis  contre  la  jus- 
tice, sur  la  fondrière  que  Bourgeois  appelait  «  le  terrain 
national  (i)  ». 

Le  grand  souci  des  radicaux  fut  toujours  de  se  mettre 
à  l'unisson  des  passions  populaires  (contre  Gambetta,  en 
i88i,  contre  Ferry,  pour  Boulanger),  de  nager  avec  le 
courant,  et  plus  vite  que  lui,  sans  se  soucier  d'où  ve- 
nait le  torrent  et  vers  où  il  se  précipitait.  Celui-ci  des- 
cendait des  hauteurs  romaines  où  s'élève  le  Gésu,  domi- 
nant le  Vatican. 

Les  congrégations  d'hommes  non  autorisées,  d'autant 
plus  audacieuses,  ne  furent  jamtiis  plus  actives  que 
dans  la  préparation  de  ces  élections  générales  de  1898. 
Elles  s'étaient  mises  à  l'œuvre  avant  que  l'affaire  Dreyfus 
n'éclatât  ;  le  succès  de  l'opération,  religieuse  autant 
que  militaire,  contre  le  «  Syndicat  »,  les  fit  redoubler 
d'efforts.  Elles  sentirent  que  le  moment  décisif  était 
venu,  celui  cju'on  ne  retrouve  pas  deux  fois  dans 
les  révolutions,  jouèrent  hardiment  le  tout  pour  le 
tout. 

Les  Jésuites,  à  leur  ordinaire,  se  tinrent  dans  l'ombre 
seul,  le  père  Du  Lac,  bavard,  un  peu  sot,  grisé  par  le 
bruit,  brouillonnant  dans  toutes  les  intrigues,  se  dé- 
couvrit. Les  Assomptionnistes  (Pères  Augustins  de 
l'Assomption)  se  jetèrent,  ouvertement,  dans  la  ba- 
taille. 

C'était  un  ordre  assez  nouveau,  fondé  vers  i85o,  pour 


(i)  «  Il  y  a  certainement  un  terrain  sur  lequel  il  nest  jamais 
besoin  de  faire  un  semblable  appel:  c'est  le  terrain  patriotique, 
le  terrain  national,  et  M.  le  Président  du  Conseil  sait  bien  que, 
sur  ce  point,  il  ne  peut  y  avoir  ni  divergence  ni  désaccord  entre 
nous.  »  (Séance  du  12  mars  1898.) 


LES    IDEES    CO.NTUE-REVOI.LTIONNAIRE.S  571 

u  lextension  du  règne  de  Jésus-Christ  (i  ^    >.   Il  s'org-a- 
nisa  lentement.  Dissous  en  1880, il  se  reconstitua  presque 
aussitôt.    Ses   principaux   chefs,    les    pères    Adéodat, 
Bailly,  Picard.  Chicard  et  Jaujoux.  étaient  hommes  du 
peuple,  rudes  d'allure  et  grossiers  de  ton  :  ils  avaient 
lu  dans  les  livres  saints  que  les  violents  seuls  enlèvent 
le  ciel,   tenaient  surtout  à  conquérir  le  royaume  ter- 
restre, ne  s'attardaient  pas  aux  bagatelles  et  avaient  le 
sens  très  aigu  du  moderne.  Leur  journal,  la  Croix,  ne 
parut  dabord  qu'à  Paris  '21  ;  bientôt,   ils  en  lancèrent 
des  éditions  locales  dans  un  grand  nombre  de  dépar- 
tements, et  leur  imprimerie,  la  "   Maison   de  la  Bonne 
Presse  »,  sétant  développée,  ils  entreprirent  toute  une 
série  d'autres  journaux,  de  revues  et  de  brochures  de 
propagande    3;.   Ils  fondèrent  ensuite,    dans  chacune 
des  locahtés  où  ils  avaient  un  personnel,   des   tiers- 
ordres  de  toutes  sortes,  d'hommes,  de  femmes,  et  mixtes, 
et  de  prêtres  séculiers  ;  des  confréries  présidées  par  un 
aumônier,  pour  favoriser  les  commerçants  catholiques 
et  mettre  les  autres  en  interdit  ;   des  alumnats  ou  no- 
viciats, «  pour  conserver  et  étendre  les  conquêtes  de 
l'Église   -)  ;  et  des  associations  de  "   chevaliers  »  asser- 
mentés qui  prêtaient  serment  d'obéissance  et  étaient 
munis  d'un  diplôme  signé  sur  l'autel  t^j-  Enfin,  partout 
où  ils  le  purent,  ils  formèrent  des  comités  franchement 


1)  Procès  des  Assomptionnisles  janvier  1900  .  compte  rendu 
sténographique  :  pièce  8.  extrait  des  constitutions  des  Augus- 
tin-;. —  Ces  constitutions  restèrent  à  l'état  de  projet  :  elles  ne 
furent  jamais  approuvées  parle  Saint-Siège  3i,  3-2  . 

■  •2\  En  i883. 

(3    Le  Pèlerin  (71.000  exemplaires  ,  la  V/e  des  Saints    i65.ooo 
le  Cosmos  3.0001,  les  Bonnes  lectures  20.000},  la  Croix  du  dimanche 
,250.000),  la  Croix  du  marin,  plus  de  trente  publications  périodi- 
ques en  dehors  des  Croix  locale?^  (Rapport  du  P.  Picard). 

(^1)  La  Croix  (brochure  publiée  parla  Congrégation  ,  2G  et  Tv). 
—  Procès,  35,  perquisition  à  Lille,  scellé  1,  pièce  3. 


572  HISTOIRE    DE    I,  AFI -AIRE    DREYFLS 

politiques,  où   ils  ne  firenl  entrer  que  des   militants, 
prêts  à  tout,  et  entièrement  à  eux.  Quelques-uns  de  ces 
comités  étaient  composés  de  femmes,  dames  quêteuses 
et  propagandistes,  véritables  amazones  de  la  Foi  (i); 
tous  étaient  ouvertement  reliés  à  un  organisme   central 
dont  la  création  avait  été  décidée  dans  un  congrès  gé- 
néral des  Croix,  «  TŒuvre  électorale  catholique  »,  et 
qui  prit,  un  peu  plus  tard,  le  nom  de  comité  «  Justice- 
Égalité  (2)  ».   L'œuvre  se  proposait  d'intervenir  «  di- 
rectement dfins  toutes  les  élections,  municipales,  can- 
tonales, législatives,  présidentielles  (3)  »  et  «  de  triompher 
ainsi  des  mécréants,  comme  les  Croisés  du  Moyen  Age 
triomphèrent  des  Musulmans  (4)  ».  Le  père  Bailly  fut 
préposé  spécialement  à  la  direction   de  la   presse,   le 
père  Adéodat  à  celle  des  comités.  Quatre  cents  moines, 
un  millier  de  frères  et  de  novices,  et  plusieurs  milliers 
de  Chevaliers  de  la  Croix  ib)  opéraient  sous  leurs  ordres. 
Les  uns,  employés  aux  journaux,  racontaient,   défigu- 
raient les  faits  du  jour,  les  commentaient  dans  un  style 
poissard,  sous  limage  du  Crucifié  qui  servait  denseigue 
à  leur  feuille.  Les  autres,  courant  les  villages,  les  quar- 
tiers populeux,  «  étudiaient  les  électeurs  »  qu'ils  «  clas- 

(1)  Lettre  du  P.  Dalegon  :  Rapport  de  Lava,  secrétaire  du 
P.  Adéodat,  etc.  —  »  Les  femmes  françaises,  soucieuses  de  coii- 
server  à  leur  patrie  la  religion,  (jui  fait  sa  grandeur  et  sa  force.. 
En  premier  lieu,  se  présente  leur  dévouement  à  l'œuvre  élec- 
torale... Elles  aideront  à  démasquer  les  francs-maçons  et  les 
juifs,  évitant  d'encourager  leur  commerce  au  détriment  des 
commerçants  catholiques...  Elles  useront  de  leur  influence  dans 
les  salons.  »  (Statuts  du  Comité  .Jeanne  d'Arc.)  —  De  même 
l'Association  de  Notre  Dame  du  Salut,  la  Ligue  de  YAve  Ma- 
ria,pAc. —  Procès,  66,  67,  exposé  du  procureur  de  la  République 
Bulot. 

(2)  Procès,  7. 

3   Rapport  Laya  iProcès,b\). 

(4)  La  Croix    brochure),  26. 

(5)  Procès.  83.  —  La  Croix,  3r>  et  suiv. 


LKS    IDEES    CONTIiE-HEVOLLTIONNAIRES  573 

saient  en  bons,  mauvais  et  douteux  (i)  ».  D'autres 
montaient  des  pèlerinages,  des  «  croisades  »,  faisaient 
les  commis-voyag-eurs  pour  le  culte  fructueux  de  saint 
Antoine  de  Padoue  (2).  D'autres  entin  récoltaient  des 
aumônes,  des  souscriptions,  mendiaient  de  porte  en 
porte,  acceptant  d'ailleurs  les  dons  en  nature  comme 
les  écus  sonnants,  par  exemple  «  une  demi-barrique  de 
vin,  juste  de  quoi  prendre  les  forces  nécessaires  pour 
donner  quelques  bons  coups  de  poings  aux  infâmes  gen- 
darmes i3)  ».  Ils  avaient  fait  vœu  de  pauvreté  i'^u  se 
disaient  ^<  pauvres,  très  pauvres  »,  w  attendant  tous  les 
jours,  comme  les  oiseaux  du  ciel,  la  becquée  5)  »  ;  et 
ils  étaient  fort  riches,  avec  leurs  quatorze  maisons,  un 
fond  de  roulement  d'un  million  et  plus  (6). 

Ce  trésor  de  guerre,  leur  grossièreté  populacière.  une 
impudence  dans  le  mensonge  et  dans  l'outrage  qui  dé- 
passait celle  de  Drumont,  une  activité  infatigable,  fi- 
rent deux  les  chefs  apparents  de  la  nouvelle  Ligue.  On 
peut  croire  que  la  Société  de  Jésus  était  derrière  eux, 
les  faisait  mouvoir,   mais  il   n'en  existe  nulle  preuve, 

(1)  Rapport  Lava. 
2)  Procès,  f^■2.  43. 

(3)  Lettre  du  P.  Ignace  au  vicomte  de  Roussy,  pièce  saisie  à 
Bordeaux  [Procès.  11). 

(4)  Coulumier  des  .\ssoniptionnistes  {Procès,  34  . 

5)  Rapport  du  P.  Picard,  supérieur  irénéral.  à  l'ouverture  du 
chapitre  général  tenu  à  Livry  le  9.9  août  1S92. 

(tj;  Procès,  S,  44  4^îï  {^-  ctc;  —  Ils  étaient  propriétaires  de  l'im- 
meuble de  la  Bonne  Presse,  de  deux  hôtels  sis  au  Cours-la- 
Reine,  achetés  au  prix  de  i.-ijii.ooo  francs,  etc.  Une  seule  mis- 
sion coûta  97^.903  francs,  le  pèlerinage  de  Jérusalem  .S. Soo.ooo, 
ceux  de  Lourdes  2.000.000.  Le  rapport  du  P.  Picard,  pour  1892, 
accuse  une  dépense  totale  de  8.600.000  francs  p.  7).  Le  11  no- 
vembre 1899,  le  commissaire  de  police  Péchard.  qui  perquisi- 
tionna au  couvent  de  la  rue  François-P'  à  l'imprimerie  de  la 
Croix  ,  trouva  1.800.000  francs  dans  le  coffre-fort  du  P.  Hippo- 
lyle.  Procès,  i32  et  suiv.)  Le  procès-verbal  de  constat  est  signé 
du  commissaire  et  de  «  M.  Hippolyte  Saugrain  ». 


574  HISTOIRE    DE    L  AFFAIHE    DREVFLS 

sauf  quo  leur  organisation  élait  calquée  sur  celle  des 
«  provinces  »  :  des  agents  hiérarchisés  sur  tous  les  poinls 
du  territoire,  o  afin  de  constituer  une  administration, 
une  mairie  et  une  justice  de  paix  à  côté  de  la  mairie  et 
de  la  justice  de  paix  ordinaires  »,  et  jusqu'à  une  police 
secrète  qui  possédait  des  milliers  de  dossiers,  de  fiches 
de  renseignements,  sur  les  hommes  et  les  sociétés  atte- 
nants à  chaque  collège  électoral  (i). 

Sixte-Ouint  n'avait  point  caché,  jadis,  son  dégoût  de 
la  Ligue  ;  la  sale  brutalité  des  Assomptionnistes  répugna, 
sans  doute,  à  Léon  XIII  ;  mais,  politique  aussi  fin  qu'il 
était  lettré  délicat,  italien  de  grande  race  qui  ne  dédaigne 
aucun  moyen  d'action,  il  les  laissa  faire,  quitte  à  les  dé- 
savouer après  la  défaite  et  à  ne  pas  les  avouer  pendant 
la  bataille.  Eux  se  raccrochaient  à  sa  robe  blanche,  bien 
quïl  eût  refusé  son  estampille  à  leur  congrégation  2). 
La  direction  générale  qu'il  avait  donnée  à  tant  de 
congrès,  bénis  par  lui  :  accepter  la  Constitution,  entrer 
dans  la  République  pour  en  modifier  peu  à  peu  les  lois, 
c'était  leur  programme  (3)  ;  ils  se  flattaient  d'être,  par 
excellence  «  les  instruments  dociles  de  la  Providence 
et  les  enfants  obéissants  du  Saint-Siège  (4)  ». 

Un  incident,  qui  fit  grand  bruit,  mit  en  lumière  la 
politique  à  double  face  du  Vatican.  Deux  missi  clomi- 
nici  couraient,  depuis  un  an,  les  départements  et  y 
passaient  en  revue  les  comités  et  les  confréries,  avant 
la  grande  lutte  électorale.  C'étaient  dom  Sébastien 
Wiart,  général  des  Chartreux,  et  le  propre  supérieur 


(i)  Rapport  Lava. 

(2)  Procès,  3 1  (Déclaration  du  P.  Picard;.   La  Croix,  147,  etc. 

(3'  <<  Le  Comité  continuera  à  propager  1  oeuvre  des  lionnes 
•élections,  tant  désirée  par  Léon  XIII.  »  (Rapport  Laya)  —  Pro- 
cès, 73  et  suiv. 

(4/  Rapport  du  P.  Picard  pour  i8<j8  (Procès,  ç^cj  . 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  575 

des  Assomptionnistes,  le  père  Picard  ;  ils  se  présen- 
taient partout  comme  les  délégués  du  Saint-Siège,  les 
mandataires  avoués  et  confidentiels  du  Pape,  et  les 
journaux  catholiques  les  reconnaissaient  pour  tels. 
Quand  Méline  et  Hanolaux,  harcelés  \mr  les  réclama- 
lions  de  la  presse  républicaine,  se  plaignirent  enfin  à 
Rome,  le  cardinal  Rampolla  haussa  les  épaules  :  «  Ces 
deux  moines,  dit-il  à  l'ambassadeur,  ne  sont  chargés 
d'aucune  mission  spéciale  ;  ils  ont  simplement  recueilli 
de  la  bouche  du  chef  de  l'Eglise  l'expression  du  vœu 
que  les  catholiques  restent  unis  sur  le  terrain  consti- 
tutionnel et  sur  celui  des  intérêts  essentiels  de  la  reli- 
gion »  ;  prétendre  le  contraire,  c'est  «  une  simple  ma- 
nœuvre des  ennemis  de  la  bonne  entente  entre  le 
gouvernement  de  la  République  et  le  Saint-Siège  »; 
cela  «  ne  mérite  même  pas  un  démenti  (  i  )  > .  Et  comme 
l'ambassadeur  signalait  les  manœuvres  d'un  prêtre, 
l'abbé  Garnier,  qui,  lui  aussi,  se  recommandait  du 
Pape  :  «  Voyez  quelle  impudence,  s'écria  le  cardinal, 
<;et  abbé  a  obtenu  un  simple  encouragement  à  propos 
d'une  lettre  complètement  étrangère  aux  élections  ! 
D'ailleurs,  contre  la  mauvaise  foi,  rien  ne  sert  (2)  !   '> 

D'aussi  faibles  démentis  n'étaient  point  faits  pour 
arrêter  ces  enragés.  Chaque  semaine,  pendant  toute 
cette  crise  de  1898,  la  Maison  de  la  Bonne  Presse  Yom\i 
plus  de  2  millions  et  demi  de  publications  diverses, 
soit,  au  bout  de  Tannée,  «  i3o  millions  de  feuilles  se- 
mées dans  toute  la  France  pour  y  porter  la  bonne  nou- 
velle du  Christ  et  mener  le  bon  combat  contre  l'oppres- 


(1)  Lettre  de  rambassadeur  de  la  République  (25  juin  1897) 
au  ministre  des  Affaires  étrangères.  Méline  en  donna  lecture  à 
la  Chambre,  le  21  janvier  i8y8,  au  cours  de  la  discussion  du 
budget  des  cultes. 

(2    Même  lettre. 


576  HISTOIIJK    DK    L  AFFAIRE    DREYFl  S 

.sion  sectaire  (i)  ».  Et.  chaque  jour,  des  émissaires 
partaient  dans  toutes  les  directions  (2).  donnant  le  mot 
d'ordre,  excitant  les  courages,  secouant  leurs  torches 
par  toute  la  France.  Une  circulaire  invita  les  curés  à 
devenir,  dans  chaque  paroisse,  les  correspondants  de 
la  Croix  (3).  Il  eût  été  décent  ou  prudent  de  laisser  les 
religieuses  en  dehors  de  la  bagarre  ;  une  autre  circulaire 
demanda  aux  supérieures  de  toutes  les  communautés 
l'obole  des  nonnes  pour  la  «  guerre  sainte  (4)  ».  A 
cette  date  (avril-mai  1898),  il  n'y  a  pas  en  France  de 
machine  politique  comparable  à  cette  étrange  société 
de  «  moines  dalTaires  ».  La  grande  initiative  contre- 
révolutionnaire  vient  d'eux  ;  cette  conjuration  à  l'état 
permanent  prend  figure  de  gouvernement  ;  les  séculiers, 
surtout  les  évéques.  ne  les  aiment  pas,  mais,  terrorisés 
par  les  Croix,  tremblant  d'être  accusés  de  tiédeur  et  de 
passer  pour  suspects,  ils  suivent  ou  se  taisent.  Ils  ont 
fait  main  basse  à  la  fois  sur  la  religion  et,  par  l'Afîaire, 
qui  fait  le  fonds  de  leurs  prédications  et  de  leurs  polé- 
miques, sur  le  patriotisme.  Les  96  cercles  militaires 
catholiques,  —  YŒiivre  de  Notre-Dame-des-Armées, 
qui  disposait  dun  budget  d'un  million  et  demi  de 
francs  (^5),  —  se  mirent  avec  eux. 

Spectacle  étonnant,  mais  nullement  nouveau  :  déjà,  les 
moines  de  la  Ligue  s'étaient  présentés  comme  «  les  dé- 
fenseurs irréprochables  des  franchises  nationales  (6)   ». 

1)  La  Croix    brochure),  .S2. 

2  Procès.  62,  63,  etc.  —  Lettre  du  P.  Adéodat  (perquisition  de 
Bordeaux,  scelié  n°  2,  pièce  6).  —  Sous  un  autre  scellé,  on 
trouve  une  liste  de  ces  émissaires,  le  père  Lazare  à  Dreux,  le 
père  Aloys  à  Lille,  le  père  Roger  à  Gailiac,  etc. 

:3  La  circulaire  parut  dans  la  Croix  et  fut  portée  à  la  Chambre 
par  Dron  dans  son  interpellation  (12  mars  1898}. 

(4'  Circulaire  de  l'abbé  Garnier. 

'5   Chambre  des  députés.  12  mars,  discours  de  Dron. 

[6]  MicuELET,  Histoire  de  France,  X,  19.^. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  677 

Le  mol  (le  «  nationalistes  «  entra,  vers  cette  époque, 
dans  le  vocabulaire  politique  pour  désigner  les  acteurs 
de  cette  vieille  pièce,  remise  sur  rafficbe..  Le  mot  est 
de  Georges  Thiébaud.  L'an  d'avant,  il  avait  exposé  à 
un  journaliste  juif  un  programme  d'action  commune 
«  contre  le  péril  protestant  qui  se  lie  au  danger  al- 
lemand ;  nous  appellerions  cela  les  idées  nationa- 
listes (i)  ». 

Mot  très  habile,  qui  sonnait  bien,  commode  pour 
cacher  ce  qu'on  était  vraiment.  Nombre  de  cléricaux 
prirent  aussitôt  ce  pseudonyme,  et,  surtout,  les  pa- 
triotes de  profession,  les  césariens,  les  anciens  boulan- 
gistes,  les  bonapartistes  mécontents  de  l'attitude  ré- 
servée de  leur  silencieux  prétendant.  L'autre  prétendant, 
le  duc  d'Orléans,  eût  voulu  que  ses  amis  marchassent 
au  combat  avec  son  drapeau  ;  à  chaque  occasion,  il 
s'était  manifesté,  discourant,  écrivant  des  lettres  pu- 
bliques, protestant  que  l'armée,  menacée  dans  son  hon- 
neur, et  le  pays,  déchiré  par  les  partis  révolutionnaires 
et  par  les  cosmopolites,  n'avaient  d'autre  salut  que  la 
monarchie.  Un  jeune  écrivain,  d'un  talent  robuste, 
dialecticien  effronté,  plein  d'idées  et  de  sève,  Charles 
Maurras,  découvrira  plus  tard  que  «  la  monarchie, 
c'est  le  nationalisme  intégral  (2)  ».  Mais, alors,  il  n'avait 
pas  encore  fait  cette  trouvaille.  La  Révolution  n'a  pas 
créé  le  patriotisme  ;  elle  l'a  «  dissocié  »  seulement  de 
l'idée  monarchiste  (3).  L'essentiel  était  de  l'y  associer 
à  nouveau.  On  obtint  du  duc  d'Orléans  qu'il  donnât 
licence  à  ses  partisans  de  s'affubler  de  l'équivoque  co- 

(1)  Lettre  du  25  mars  i8(j7  à  Maurice  Schwob,  directeur  du 
Phare  de  la  Loire,  à  Nantes.  Sclnvob  repoussa  les  propositions 
de  Thiébaud.   dont  il  publia  la  lettre  [Aurore  du  4  février  1898). 

2)  Dans  une  série  d'articles  de  la  Gazette  de  France,  janvier- 
mars  1899. 

(3)  Vandal,  Avènemenl  de  Bonaparte,  \,  62. 

37 


578  UISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

carde  partout  où  les  électeurs  se  seraient  cabrés  devant 
un  programme  monarchique.  Une  fois  dans  la  place, 
on  avisera.  Il  recommença  ainsi,  a^ec  ce  boulangisme 
anonyme,  la  même  opération  où  son  père  s'était  perdu 
à  la  suite  de  Thomme  qui  avait  chassé  le  duc  d'Aumale 
de  l'armée. 

Drumont  et  Rochefort  se  firent  nationalistes  ;  Dérou- 
lède  aussi.  Il  avait,  de  nouveau,  renoncé  aux  lettres. 

Les  candidats  républicains  eurent  la  pudeur  du  mot, 
d'origine  suspecte  et  devenu  tout  de  suite  réactionnaire. 
Mais,  d'autant  plus,  ils  firent  leur  la  chose  elle-même, 
déclamant  contre  les  prétendusennemisde  l'armée  et  af- 
firmant l'excellence  d'un  verdict  qu'ils  savaient,  pour 
le  moins,  illégal.  Ainsi  ils  enlèveront  au  nationalisme 
son  venin  et,  d'abord,  ils  assureront  leur  élection. 

Être  élu,  c'était  là,  surtout,  le  fond  de  leur  cons- 
cience. 

Ces  démocrates  auraient  voulu,  de  propos  délibéré, 
démoraliser  la  démocratie,  qu'ils  n'auraient  pas  agi  au- 
trement. 

On  allègue  qu'après  avoir  commis  déjà  tant  d'erreurs, 
les  uns  par  manque  de  critique,  les  autres  par  défaut  de 
courage,  ils  ne  pouvaient  pas  tout  à  coup  se  révéler 
intrépides  et  perspicaces,  perdre,  à  la  dernière  heure,  le 
bénéfice  de  l'attitude  qu'ils  avaient  prise.  Us  avaient 
trompé  le  peuple  ou  avaient  été  trompés  avec  lui  ; 
il  était  trop  tard  ou  trop  tôt  pour  le  détromper  (i). 
Ces  deux  poussées.  Tune  cléricale,  l'autre  césarienne, 
parallèles  et  si  rapprochées  qu'elles  se  confondaient, 
étaient  alors  trop  fortes  pour  qu'on  pût  leur  laisser  le 
monopole  du   patriotisme    adjectival.  Républicains  et 

(i)  A  la  veille  des  élections,  26  conseils  généraux  sur  87  émi- 
rent des  vœux  contre  la  Revision,  les  insulteurs  de  l'armée  el 
de  la  justice  militaire,  etc.  (fin  avril  1898). 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  579 

réactionnaires  étant  tous  d'accord  contre  Dreyfus, 
l'équilibre  est  rétabli  ;  sur  ce  niveau  partout  abaissé,  la 
lutte  va  s'engager  entre  les  partis  comme  si  Dreyfus 
n'avait  jamais  existé.  Il  n'y  aura  de  conflit  aigu  qu'entre 
les  vieux  programmes  d'idées  ou  d'intérêts.  La  Répu- 
blique, à  cette  reculade,  va  perdre  de  son  lustre,  mais 
elle  n'y  périra  pas.  Dans  cet  obscurcissement  des  intel- 
ligences, ou  <ians  cet  avilissement  des  caractères,  dans 
cette  extrême  misère  morale,  persévérer  dans  l'injuste 
erreur  ne  fut  donc  pas  la  pire  des  politiques.  Elle  fut 
commandée  par  la  logique  des  choses.  Il  était  lamen- 
table d'avoir  conduit  les  républicains  dans  cette  im- 
passe. Une  fois  dans  ce  défilé,  à  ce  point  précis,  on  ne 
pouvait  pas  reculer.  Mettre  maintenant  en  doute  la 
chose  jugée,  c'eût  été  abandonner  la  République  au 
hasard,  la  livrer  à  l'ennemi.  On  prêta  ce  mot  à  un  dé- 
puté socialiste  :  «  Les  partis  ont  le  droit  d'être  lâches.  » 

Un  autre  raisonnement  n'eût  pas  été  seulement  moins 
cru,  mais  la  sagesse  môme  :  «  Les  électeurs  ne  sont  pas 
des  juges;  le  sufl'rage  universel  n'est  pas  un  tribunal; 
il  ne  lui  appartient  pas  de  se  prononcer  pour  Dreyfus 
ni  contre  lui.  »  Il  en  résultait  que  d'avoir  réclamé  la 
Revision  n'était  pas  une  cause  d'indignité. 

Il  eût  fallu  le  dire,  le  crier.  Personne  ne  l'osa.  Qui- 
conque, même  désintéressé  de  la  lutte,  aurait  tenu  ce 
langage,  fût  devenu  suspect.  Waldeck-Rousseau,  en 
recommandant  de  voter  pour  les  amis  du  ministère,  fil 
entendre  quelques  sévères  avis,  puis  s'arrêta  (i). 

Brisson  signala  le  péril  clérical  avec  beaucoup  de 
force,  les  appels  quotidiens  au  coup  d'État  et  à  la  dicta- 
ture, l'audacieuse  tentative  de  reformer  la  Ligue  en  plein 


(i)  Discours  du  22  mars  1898  à  l'inauguration  du  cercle  républi- 
cain, du  21  avril  au  restaurant  Vianev. 


5e0  HISTOIRE    DE    L  AFEAIRE    DREYFUS 

Paris,  «  (juartier  par  quartier  (i)  »,  les  moines  dé- 
chaînés, francs-tireurs  et  bachi-bouzouks  de  la  Foi  ; 
et  il  répudia  à  nouveau  l'antisémitisme,  mais  sans  pé- 
nétrer plus  avant,  jusqu'à  la  cause,  à  la  fournaise  môme 
du  volcan.  Dans  les  réunions,  quand  on  le  pressait,  il 
se  bornait  à  répondre  :  <(  Aiïaire  Zola,  atTairejudiciaire; 
affaire  Dreyfus,  affaire  judiciaire.  Laissez-les  dans  ce 
domaine.  Nous  n'avons  que  faire  d'en  empoisonner  la 
politique  (2).  » 

Bourgeois,  Cavaignac,  qui  devenait  très  populaire 
jouant  au  Robespierre  du  patriotisme,  entreprirent  des 
tournées  oratoires.  Bourgeois  émit  cette  singulière 
théorie  que,  si  l'armée  doit  être  subordonnée  au  pou- 
voir civil,  «  celui-ci  doit  lui  assurer  qu'en  aucun  cas 
elle  ne  sera  l'objet  de  critiques  (3)  ». 

Ils  avaient  promis  tous  deux  d'aller  soutenir  à  Saint- 
Jean-d'Angely  un  candidat  républicain  (Réveillaud); 
ayant  appris  qu'il  s'était  montré  favorable,  dans  un 
journal,  à  la  Revision,  ils  rebroussèrent  chemin  (/|). 

Clemenceau  observa  que  les  plus  «  avancés  »,  les 
((  porteurs  de  principes  »,  furent  hantés,  plus  que  les 
autres  candidats  républicains,  «  par  la  crainte  de  se 
laisser  distancer  par  les  Césariens  et  les  Jésuites  (5)  ». 
(L'excuse,  qu'ils  allégueront  plus  tard,  c'est  que  tant 
d'événements  ne  les  avaient  point  éclairés;  et  c'est  vrai 
de  beaucoup,  esprits  bornés,  obtus,  et  pauvres  cœurs.) 
«  Ils  auraient  pu,  puisqu'ils  sont  les  chefs,  rallier  les 

(1)  i5  avril  189S,  Comité  républicain  du  X«  arrondissement. 

(2)  Conférences  poliliques,  21  :  «  Dans  les  réunions  privées 
comme  dans  les  réunions  publiques,  je  me  suis  toujours  exprimé 
ainsi » 

(3j  Lyon,  3  avril  1898. 

(4)  Libre  Parole,  Intransigeant,  Éclair,  Aurore  des  27,  28  et 
3o  mars. 
(5j  Aurore  du  i4  mai. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAirîKS  581 

esprits  autour  de  l'idée  d'une  justice  légale  :  ils  ont  pré- 
féré se  mettre  en  queue  de  leurs  troupes  dévoyées(i).  » 
La  plupart  (Pelletan,  Goblet,  Sarrien,  Mesureur^  ne  firent 
aucune  allusion  à  l'Affaire  dans  leurs  professions  de  foi, 
réservèrent  pour  les  réunions  publiques  les  paroles 
vibrantes  qu'emporte  le  vent.  D'autres  crurent  néces- 
saire de  se  lier  par  écrit.  Déroulède,  dans  un  manifeste 
aux  municipalités  de  France,  les  avait  invitées  «  à 
exiger  des  candidats  qu'ils  s'opposeraient  à  toute  revi- 
sion du  procès  de  Dreyfus,  directe  ou  indirecte  (2)  »  ; 
les  «  défenseurs  du  traître  »,  il  les  faut  exclure  «  du 
service  de  la  République  ».  Aussitôt,  un  jeune  avocat 
juif,  Klotz,  déclara  :  «  Patriote  avant  tout,  j'ai  flétri, 
dès  la  première  heure,  la  campagne  odieuse  dirigée 
contre  l'armée  de  la  Pvépublique  et  je  prends  l'engage- 
ment de  voter  contre  la  revision  du  procès  Drey- 
fus (3). -> 

Un  antisémite  notoire,  Georges  Berry,  eut  plus  de 
honte.  Il  s'était  écrié  :  «  Que  Dreyfus  soit  innocent  ou 
coupable,  je  ne  veux  pas  de  la  Revision  (4i  !  »  Mais  il 
démentit  le  propos. 

L'idée  abstraite  de  la  chose  publique  est  fort  étran- 
gère aux  démocraties.  Tout  le  gros  du  parti  républicain, 
oublieux  des  vieilles  traditions  libérales,  s'enfonça  dans 
une  épaisse  vulgarité.  L'énorme  masse  rurale,  surtout, 
dominée  par  la  conception  la  plus  matérialiste  de  l'inté- 
rêt, n'eût  pas  souffert  qu'on  lui  parlât  de  justice.  Un 


(1)  Aurore  du  3o  mars  i898. 

(2)  8  avril . 

(3)  Profession  de  foi  de  L.-L.  Klotz  aux  électeurs  de  Montdi- 
dier.  —  Une  déclaration  analogue  fut  placardée  dans  le  Gard, 
au  nom  dun  autre  candidat  juif,  Fernand  Crémieux  :  mais  il  la 
désavoua,  déclara  quelle  avait  été  posée  à  son  insu  par  des 
amis  trop  zélés:  l'un  deux  en  convint.  (Aurore  au  3i  mai.) 

(4)  Figaro  du  2  mai. 


532  IllSTOlIîi;    l)K    LAIFAIHK    DHKYFUS 

innocent  condamné,  cela  regarde  les  tribunaux.  Pour 
les  paysans,  la  Revision,  c'était  la  guerre. 

Ces  parades  patriotiques  n'avaient  point  de  contre- 
partie. Bien  avant  Touverture  de  la  période  électorale, 
ce  fut  l'évidence  que  toute  résistance,  sauf  pour  l'hon- 
neur, serait  l'impossible.  Un  ancien  collaborateur  de 
Casimir  Perier,  l'un  des  hommes  d'avenir  du  parti  mo- 
déré, Maurice  Lebon,  ne  voulant  ni  capituler  avec  sa 
conscience  ni  être  battu  après  une  lutte  pénible  contre 
ses  anciens  électeurs,  renonça  à  demander  le  renouvel- 
lement de  son  mandat.  Il  écrivit  «  qu'un  grand  parti 
comme  le  parti  républicain  ne  peut  impunément  laisser 
violer  les  principes  supérieurs  du  droit  et  de  la  justice; 
il  perd  ainsi  toute  raison  d'être  (i)  ». 

Quelques  autres  résolurent  d'afïronter  la  lutte.  Ils 
pensaient  qu'être  battu  pour  ses  idées,  c'est  encore  les 
servir  ;  ce  qui  est  grave,  irrémédiable,  c'est  de  ne  pas 
se  battre  pour  elles. 

Dès  février,  beaucoup  de  républicains  de  Carmaux,  qui 
avaient  autrefois  appuyé  Jaurès,  s'étaient  prononcés  vio- 
lemment contre  lui  (2),  criaient  à  la  félonie  et  s'autori- 
saient des  députés  socialistes  qui  avaient  flétri  les  pro- 
moteurs de  la  Revision.  Jaurès  ne  désavoua  rien,  se  fit 
honneur  de  son  intervention  à  la  Chambre  et  aux  as- 
sises; sa  profession  fut  muette  sur  l'affaire  elle-même, 
mais  il  y  mit  tous  les  mots  séditieux  :  «  Nos  ancêtres  de.  la 
Révolution  ont  sauvé  la  patrie  en  exigeant  de  tous  les 
chefs  l'obéissance  aux  lois  républicaines;  c'est  nous 
aussi  qui  ferons  la  France  forte  et  grande  en  la  péné- 
trant de  l'esprit  de  justice.  » 


(1)  Lettre  du  timars  1898. 

(2)  Le  19  février,  le  Comité  d'action  républicaine,  dans  une 
affiche,  lui  envoya  «  l'expression  unanime  de  son  profond  mé- 
pris. Vive  l'armée  !  Vive  la  République!  A  bas  les  traîtres!  » 


LES    IDEES    CONTRE-BEVOLLTION-NAIRES  583 

J'étais,  depuis  huit  ans,  député  des  Basses-Alpes.  Les 
conseillers  généraux  et  conseillers  d'arrondissement  de 
Digne  m'invitèrent  à  retirer  ma  candidature  ;  je  m'y 
refusai  : 

La  loi  a  été  violée  contre  un  homme  que  je  n'ai  jamais 
vu,  qui  m'est  aussi  étranger  qu'à  vous-même;  le  fait  au- 
jourd'hui n'est  plus  contestable.  Si  une  pareille  mécon- 
naissance de  la  loi  n'est  pas  réparée,  qui  vous  assure 
quelle  ne  sera  pas  renouvelée  demain  contre  un  autre? 
Quand  l'arbitraire  et  l'illégalité  ont  pénétré  une  fois  dans 
le  domaine  de  la  justice,  qui  donc  pourrait  se  flatter  qu'il 
ne  sera  pas  atteint,  lui  aussi,  à  son  tour,  selon  le  flot 
mouvant  des  passions  et  des  haines,  dans  sa  sécurité,  dans 
ses  biens  ou  dans  son  honneur? 

C'est  servir  la  cause  de  tous,  et,  surtout,  des  plus 
humbles,  que  de  dénoncer  lillégalité.  Notre  protestation 
a  été  une  première  sauvegarde  contre  le  retour  possible  à 
de  pai'eilles  pratiques.  J'ai  protesté  l'un  des  premiers  : 
quoi  qu'il  advienne,  je  ne  le  regretterai  jamais.  Si  c'était 
à  recommencer,  je  recommencerais.  Je  serais  indigne,  si 
j'avais  agi  autrement,  d'avoir  été  le  collaborateur  et  l'ami 
de  Gambetta.  Vous  ne  sauriez  croire  avec  quelle  sérénité 
d'âme  on  subit  les  injures  et  les  calomnies,  quand  on  est 
pénétré,  comme  je  le  suis,  de  la  bonté  et  de  la  noblesse  de 
sa  cause,  et  alors  même  qu'on  n'aurait  pas  la  certitude 
que,  dans  un  pays  (pii  s'appelle  la  France,  dans  le  pays 
de  Voltaire  et  de  la  Révolution,  la  victoire  finale  ne  serait 
pas  acquise  aux  défenseurs  du  droit. 

On  trouverait  difficilement,  dans  l'histoire  de  ce  siècle, 
une  crise  morale  plus  affligeante  que  celle  que  nous  tra- 
versons aujourd'hui  ;  j'en  souffre  plus  douloureusement 
que  qui  que  ce  soit  ;  cependant,  j'en  souffrirais  bien  plus 
si  je  m'étais  réfugié  dans  une  commode  abstention. 

Je  sais  tout  le  prix  qu'il  convient  d'attacher,  dans  une 
libre  démocratie,  au  mandat  de  représentant  du  peuple. 
Je  sais  aussi,  hélas!  que  quelques-uns  y  attachent  un  trop 


584  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFLS 

grand  prix,  puisqu'ils  sacrifient  à  leur  réélection  leur 
conscience,  dont  ils  étouffent  le  cri,  et  le  souci  supérieur 
des  intérêts  de  la  justice. 

Il  est  possible,  comme  on  me  la  fait  dire,  que  je  perde 
mon  siège  dans  cette  bataille  ;  il  est  certain  que  je  garde- 
rai la  satisfaction  d'avoir  fait  mon  devoir:  c'est  quelque 
chose. 

Au  surplus,  si  tous  ceux  qui  partagent  notre  conviction 
ne  s'étaient  pas  tus,  s'ils  avaient  agi  comme  ils  le  devaient 
faire,  ils  auraient  évité  à  la  France  les  angoisses  et  les 
humiliations  de  ces  tristes  jours. 

Ma  profession  de  foi  répéta  les  mêmes  avertisse- 
ments : 

J'oppose  aux  contrefaçons  de  la  République,  la  Répu- 
blique des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen... 

Celui  qui  cède  aux  entraînements  de  l'opinion,  celui  qui 
dissimule,  par  peur  ou  dans  un  vil  intérêt  personnel,  ses 
convictions,  celui-là  est  indigne  du  titre  de  représentant 
du  peuple. 

Savoir  qu'une  illégalité,  qu'une  erreur  judiciaire  a  été 
commise  —  et  se  taire,  c'est  s'en  rendre  complice. 

Est-ce  manquer  de  patriotisme  que  de  vouloir  que  la 
France  bonne  et  généreuse,  fidèle  à  sa  glorieuse  mission, 
à  sa  raison  d'être  historique,  reste  à  l'avant-garde  de 
l'humanité  en  marche  ? 

Est-ce  outrager  la  justice  que  de  croire  c{u'un  tribunal 
peut,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  se  tromper  et  sur  le 
fait  et  sur  le  droit,  de  dénoncer  une  erreur,  de  chercher  à 
la  réparer  ? 

Est-ce  outrager  l'armée  que  de  la  vouloir  pure  de 
toute  souillure,  que  de  s'affliger  si  l'on  voit  maintenir  dans 
ses  rangs  le  vrai  auteur  du  crime  pour  lequel  un  inno- 
cent a  été  frappé  ? 

L'honneur  de  l'armée,  c'est  nous  qui  le  défendons. 

La  plupart  de  ces  anciens  amis  qui  me  retiraient  leur 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLUTIONNAIRES  585 

confiance,  étaient  de  braves  gens,  sans  grande  instruc- 
tion, trompés  par  la  presse  et  qui  me  croyaient  devenu 
fou  ;  quelques-uns  étaient  des  intrigants  ;  Tun  d'eux, 
au  moins,  qui  était  sénateur,  était  aussi  persuadé  que 
moi-même  de  l'innocence  de  Dreyfus.  C'était  le  fils  de 
ce  vieux  docteur  Prosper  Allemand,  qui  avait  représenté 
les  Basses-Alpes  à  l'Assemblée  nationale,  l'un  de  ces 
médecins  de  campagne  d'autrefois,  que  Balzac  a  décrits 
et  à  qui  n'a  manqué  qu'un  plus  vaste  théâtre  pour  se 
placer  au  premier  rang  des  célébrités  de  la  science,  re- 
tiré depuis  vingt  ans  dans  son  village  d'où  il  ne  bougeait 
pas,  sans  ambition  que  de  faire  du  bien  autour  de  lui, 
républicain  et  voltairien,  ennemi  impénitent  des  prêtres, 
mais  vivant  bien  avec  son  curé,  avec  beaucoup  desprit 
naturel,  une  grande  connaissance  des  hommes  qu'il 
devait  à  une  longue  pratique  des  paysans,  et,  sous  cette 
apparente  résignation  des  vieillards  qui  se  sentent  très 
proches  de  la  fin,  le  cœur  le  plus  chaud  et  l'intelligence 
toujours  en  éveil.  Du  premier  jour,  en  189^,  il  avait 
soupçonné  Terreur  judiciaire  ;  l'initiative  de  Scheurer, 
qu'il  avait  connu  à  Versailles,  le  remplit  de  joie.  Il 
n'avait  plus  que  ce  fils  qui  venait  de  se  déclarer  contre 
moi  ;  il  rompit  avec  lui  et  rédigea  un  manifeste  en  ma 
faveur  (1), 

Si  je  ne  l'avais  retenu,  il  m'aurait  accompagné 
dans  toutes  mes  tournées,  où  presque  toutes  les  portes 
se  fermaient  devant  moi,  pendant  que  la  canaille  des 
villages  me  poursuivait  de  ses  huées  et,  sans  les  gen- 
darmes, m'aurait  fait,  plus  d'une  fois,  un  mauvais  parti. 
Il  me  fut  impossible  de  parler  dans  une  seule  réunion  ; 
dès  que  je  paraissais  sur  l'estrade,  un  concert  de  vocifé- 

(1)  Un  écrivain  anglais,  Georges  Barlowe,  appelle  celle  letlre 
«un  poleau  indicaleur  sur  la  roule  de  l'hcnneur.  »  (J/îe  Drey- 
fus Case,  189.) 


586  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

rations  éclatait,  les  poings  se  crispaient,  il  fallait  lever  la 
séance.  Je  réunis  à  peine  un  millier  de  voix  (i). 

J'étais,  avec  Zola,  le  plus  insulté  des  défenseurs  de 
Dreyfus  ;  mais  quiconque  se  fût  prononcé  pour  la  Re- 
vision, toute  autre  circonscription  lui  eût  fait  la  même 
conduite. 

Comme  les  radicaux  se  montraient  aussi  nationalistes 
dans  leurs  discours  que  les  nationalistes,  et  comme  les 
modérés  cachaient  à  peine  leur  envie  de  rétrograder, 
l'ofTensive  avait  changé  de  camp.  Le  parti  républicain, 
pour  avoir  abdiqué  quelques-uns  de  ses  principes  essen- 
tiels et  reçu  son  mot  dordre  de  ses  ennemis  dans  une  telle 
affaire,  parut,  et  fut  en  effet,  paralysé.  On  connaît  l'his- 
toire de  cet  homme  qui  vendit  son  ombre  au  diable.  Les 
républicains,  de  même,  avaient  vendu  leur  ombre, —  peu 
de  chose,  rien  que  la  poésie,  l'Idéal  de  la  République. 

Marché  de  dupe,  et  pour  tous.  Les  socialistes  ont 
voulu  ménager  Drumont  ;  les  antisémites  les  cernent 
de  toutes  parts,  débauchent  leurs  troupes.  Les  radicaux 
se  sont  flattés  d'apaiser  la  démocratie  césarienne;  elle 
grandit  à  leurs  dépens.  Les  modérés  ont  entrepris  de 
concilier  les  conservateurs;  maintenant,  «  le  minimum 
de  concessions  réelles  et  tangibles  »  que  réclament  les 
cléricaux,  c'est  le  silence  sur  «  les  lois  intangibles,  c'est- 
à-dire  sectaires»  ;  le  comité  Jiistice-Égalilé  donne  pour 
consigne  d'«exclure  impitoyablement  tout  candidat 
qui  fera  des  déclarations  en  faveur  de  ces  lois  ».  Au 
scrutin  de  ballottage,  il  demandera  des  garanties  ef- 
fectives,   rengagement    écrit    (2),     et,    partout     où    il 


(1)  Exactement  i2i3.  J'avais  été  élu,  en  1889,  par  5.845  voix  et 
réélu,  en  1898,  par  7.160. 

("î)  Circulaire  du  Comité  Jiislice-ÉgalUé.  —  Procès,  09,  60,  scel- 
lés de  Moulins,  etc.  ;  Œuvre  électorale,  bulletin  du  Comité  du 
12  mai  1898. 


LES    IDEES    CONTRE-REVOLLTIONNAIRES  587 

les  obliendra,    fera  voter   pour    les    «  mélinisles  (i)  ». 

L'action  du  ministère  se  fit  peu  sentir.  Méline  eut 
voulu  appuyer  les  conservateurs  ;  Barlhou  s  "y  refusa. 

Le  résultat  fut,  pour  la  première  fois  depuis  vingt- 
cinq  ans,  un  temps  d'arrêt  2).  Les  statistiques  officielles 
accusèrent  un  gain  insignifiant  de  quatre  sièges  ;  les 
républicains,  dans  presque  toutes  les  circonscriptions, 
n'avaient  pas  encore  été  serrés  d'aussi  près.  Toutes  les 
fractions  du  parti  perdirent  quelques-uns  de  leurs  chefs  : 
les  socialistes,  Jaurès  3),  Guesde,  Gérault-Richard;  les 
radicaux,  Goblet;  les  modérés,  Deve]le('î),  Darlan.  Par 
contre,  les  nationalistes  et  antisémistes  firent  passer 
leurs  principaux  meneurs,  Millevoye.  Déroulède,  Cas- 
sagnac,  Drumont,  élu  triomphalement  à  Alger  (5). 

Le  ministre  des  colonies,  André  Lebon,  fut  battu.  Il 
y  avait  à  Parthenay  une  centaine  de  révisionnistes;  ils 
votèrent  pour  un  royaliste,  le  marquis  de  Maussabré, 
plutôt  que  de  mettre  dans  l'urne  le  nom  de  l'homme 
qui  avait  torturé  Dreyfus. 

il}  Lettre  du  P.  Adéodat:  «  Manœuvres  pour  faire  passer  les 
niélinistes.  »    Procès,  hjS.) 

(2)  Les  élections  eurent  lieu  les  8  et  22  mai  1898. 

(3)  Sollicité  de  se  présenter  à  Paris,  au  scrutin  de  ballottage, 
Jaurès  déclina  les  offres  de  ses  amis  :  il  allégua  sa  santé  et  son 
désir  de  se  vouer,  hors  du  Parlement,  à  l'éducation  et  à  l'orga- 
nisation du  parti  socialiste  :  «  Jamais  le  parti  socialiste  n'a  eu 
un  plus  grand  besoin  de  tout  son  idéal.  La  France  est  comme 
attardée  aujourd'hui  en  une  crise  d'équivoque  et  d'impuis- 
sance. " 

(4;  Develie  avait  laissé  paraître  sous  son  nom  un  appel  où  on 
lisait:  <<  J'ai  toujours  réprouvé  la  campagne  anlipatriotique  des 
soutiens  du  traître  Dreyfus...  Je  donnerai  l'appui  le  plus  énergi- 
que aux  mesures  qui  auront  pour  but  d'assurer  le  respect  de  la 
chose  jugée.  »  11  n'était  pas  l'auteur  de  cette  affiche,  mais  il  ne 
la  désavoua  pas,  bien  ([uc  convaincu  déjà  de  l'erreur  judi- 
ciaire. Il  n'en   fut  pa^  miins  bittu  par  un  antisémite,  Ferrette. 

T))  Les  officiers  et  les  musiques  militaires  prirent  part  à  des 
manifestations  antijuives. 


CHAPITRE  X 


LA  CHUTE  DE  MÉLINE 


Billot  avait  la  préoccupation  du  lendemain  et  le  souci 
de  Tordre.  Les  preuves  successives  qu'on  lui  avait  four- 
nies de  la  culpabilité  de  Dreyfus,  venaient  de  dossiers 
diflerents.  Il  prescrivit  à  Gonse  de  faire  un  «  classement 
méthodique  et  rationnel  »  de  toutes  les  pièces,  secrètes 
et  autres,  qui  avaient  trait  à  l'Affaire  (i). 

Henry  mit  quelque  temps  à  former  ce  nouveau  dos- 
sier: les  pièces  secrètes  de  1894,  celles  qui  avaient  été 
communiquées  aux  juges  et  celles  qu'il  avait  visées  dans 
sa  notice  biographique,  mais  sans  les  y  annexer  (2)  ;  une 
trentaine  de  notes  de  Guénée  «  sur  la  moralité  de  Drey- 

(1)  Cass.,  I,  u,  Billot;  557.  BoisdefTre:  56i,  Gonse.  —  Gonse 
«  plaça  les  pièces  dans  Tordre  de  leur  arrivée  au  ministère  de 
la  Guerre;  il  les  cota  en  inscrivant  sur  chacune  d'elles  un  nu- 
méro d'ordre  et  en  paraphant  de  sa  main  chaque  numéro  ». 
{Cass.,  I,  356.  Cuignet.  —  Ce  travail  dura  environ  six  semaines, 
de  la  fin  d'avril  au  commencement  de  juin  1898. 

(2)  Voir  t.  I",  36o. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  589 

fus  »  ;  un  billet  de  la  comtesse  Marie  de  Munster  avec 
ces  mots  :  «  On  a  trop  jasé  »  ;  un  billet  de  Paniz- 
zardi  :  «  J'ai  revu  M.  Dubois...  (i)  »  ;  un  lot  de  frag- 
ments informes,  antérieurs  au  procès  de  Dreyfus, 
venus  par  le  cornet  ;  soixante-quatorze  pièces,  posté- 
rieures à  la  condamnation  du  juif,  lettres  ou  fragments 
de  lettres  volés  dans  les  ambassades,  traitant  de  sujets 
parfaitement  étrangers  à  l'aflaire,  surtout  d'histoires  de 
femmes  ;  une  correspondance  obscène,  de  grosses  plai- 
santeries germaniquesdecorpsde  garde(2)  ;  ledossier  dit 
des  aveux  3);  et  ses  principaux  faux,  les  trois  lettres  de 
Panizzardi  et  de  Schwarzkoppen,  qu'il  avait  fait  fabri- 
quer par  Lemercier-Picard  ;  le  brouillon,  postdaté,  de 
la  lettre  de  l'attaché  autrichien  (4),  et  cette  autre  lettre 
de  l'attaché  allemand  où  il  avait  gratté  un  nom  d'espion 
pour  y  substituer  l'initiale  de  Dreyfus  (5);  en  tout,  trois 
cent  soixante-treize  pièces.  Il  garda  en  réserve  (d'accord, 
apparemment,  avec  Gonse  et  BoisdefTre)  les  photogra- 
phies du  bordereau  annoté.  Mercier  s'en  était  fait 
remettre  un  exemplaire  (6).  Esterhazy  en  avait  un  autre. 

Gonse  travailla  de  son  côté. 

Le  général  Lebelin  de  Dionne  avait  eu  Dreyfus  sous 
ses  ordres  à  l'Ecole  de  guerre  ;  il  l'avait  très  favorable- 
ment noté  :  <'  Conduite  très  bonne,  tenue  très  bonne  ; 


(i)  Cass.,  I,  371,  Cuignet. 

(2  Nombre  de  ces  lettres  sont  des  faux  manifestes. 

(3j  II  y  avait  ajouté  ;ou  ce  fut  Gonse  une  note  du  contrôleur 
Peyrolles  sur  sa  conversation,  du  6  janvier  1895,  avec  le  comman- 
dant Guérin,  et  une  lettre  dun  conseiller  municipal  de  Neuilly 
qui,  lui  aussi,  avait  entendu  parler  des  aveux.  [Cass.,  II,  i35- 
137.) 

(4)  Voir  p.  49. 

(5)  Cass.,  I,  372,  Guignet  :  III,  90,  Bertillon.  —  Pièce  37i  du  dos- 
sier secret. 

(6;  Ghambre  des  Députés,  7  avril  1903.  discours  de  Jaurès. 


590  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

caractère  facile,  très  bon  officier,  esprit  vif;  très  apte 
au  service  de  TÉtat-Major  (i).  »  Gonse  ayant  fait  venir 
de  Dionne,  le  général  n'hésita  pas  à  s'infliger  à  lui- 
même  un  démenti  ;  il  signa  que  «  le  juif  Dreyfus  »,  dè& 
l'École,  lui  avait  été  suspect  : 

Sa  manière  d'être  haineuse  et  cassante  et  ses  propos 
inconsidérés  lui  avaient  attiré  l'antipathie  de  ses  profes- 
seurs et  de  ses  camarades.  Il  disait  notamment  que  les 
Alsaciens  étaient  plus  heureux  sous  la  domination  alle- 
mande que  sous  la  domination  française.  Jeune  marié,  il 
ne  craignait  pas  de  se  montrer  avec  des  fdles.  J'ai  eu  des 
reproches  à  lui  taire  à  ce  sujet.  S'il  était  l'objet  de  l'ani- 
mosité,  cela  tenait  à  son  détestable  caractère,  à  l'mtem- 
pérance  de  son  langage  et  à  une  vie  privée  sans  dignité, 
et  nullement  à  sa  religion  (2). 

Un  répétiteur  à  l'École  polytechnique,  d'Ocagne  (3)» 
qui  se  remuait  beaucoup,  avait  raconté  à  Gonse  (4)  que 
Painlevé,  le  mathématicien,  savait  de  Jacques  Hada- 
marJ,  maître  de  conférences  à  la  Sorbonne,  que  celui- 
ci,  parent  de  Dreyfus,  avait  eu  des  renseignements  fâ- 
cheux sur  le  condamné  de  l'île  du  Diable.  Hadamard 
avait  seulement  dit  à  Painlevé  (5)  qu'il  avait  couru,  dans 


(1)  Années  1891-1892.  —  Coss.,  111,580. 

(•->.)  Déclaration  datée  du  i"'  juin  iSyS.  {Cass.,  III,  585.  —  I, 
371,  Cuignet;  Hennés,  II,  180,  Lebehn  de  Dionne.) 

(3)  C'était  kii  qui  avait  mené  Boisdefïre  chez  la  princesse 
Mathilde  pour  la  convaincre  de  la  culpabilité  de  Dreyfus.  (Voir 
t.  I,  349.)  —  J'avais  contribué  à  le  faire  décorer. 

(4)  Cass.,  I,  7.")5,  d'Ocagne  ;  Rennes,  III,  34o,  Gonse. 

(5)  Cass.,  I,  757,  Hadamard  :  «  M.  Painlevé,  mon  camarade  de 
collège  et  de  l'École  normale  supérieure,  fut  char^'é  (en  1896) 
de  me  dissuader  de  me  présenter  à  une  place  de  répétiteur  à 
l'École  polytechnique,  à  cause  de  ma  parenté,  très  éloignée,  avec 
Dreyfus.  »  De  même,  Painlevé.  (I,  758.) 


L.V    CHLTE    DE    MELINE  591 

la  presse,  des  bruits  sur  la  vie  privée  de  Dreyfus  ;  pour 
lui,  il  était  convaincu  de  l'innocence  du  malheureux,  son 
cousin  éloigné,  par  alliance,  et  qu'il  n'avait,  d'ailleurs, 
vu  qu'une  seule  fois. 

Painlevé,  averti  par  un  journaliste  que  le  récit  de  sa 
conversation  avec  Hadamard  avait  été  gravement  altéré, 
se  rendit  chez  Gonse.  Il  croyait  alors  à  la  culpabilité  de 
Dreyfus,  parce  qu'il  croyait  que  l'Etat-Major  en  avait 
des  preuves  certaines  ;  mais,  comme  il  était  aussi  hon- 
nête homme  que  savant,  l'idée  qu'un  propos  de  lui, 
inexactement  rapporté,  fût  devenu  une  charge,  lui  était 
odieuse  ;  il  s'étonnait,  au  surplus,  que  le  sous-chef  de 
l'État-Major,  armé,  comme  il  devait  l'être,  de  témoi- 
gnages formels,  s'occupât  d'un  simple  racontar.  Il  in- 
sista donc,  avec  beaucoup  de  force,  sur  les  affirmations 
répétées  d'Hadamard  au  sujet  de  l'innocence  de  Drey- 
fus ;  la  phrase  relative  à  la  vie  privée  du  condamné,  son 
interlocuteur  «  lavait  dite  précisément  pour  montrer 
qu'il  n'apportait  dans  l'affaire  ni  sentimentalité  ni  esprit 
de  famille,  et  pour  bien  établir  la  valeur  intrinsèque  de 
ses  arguments  (i)  ».  Gonse  l'écouta,  de  l'air  benêt  qui 
lui  était  habituel  ;  dans  ces  conditions,  le  récit  de  Pain- 
levé  n'apportait  rien  de  nouveau  et  n'avait  aucun  inté- 
térêt  ;  il  ne  lui  demandait  même  pas  de  le  mettre  par 
écrit  !2). 

Painlevé  parti,  Gonse  rédigea  en  ces  termes,  qu'il 
affirmait  être  <i  textuels  »  et  avoir  été  confirmés  par  le 
mathématicien,  en  présence  de  d'Ocagne,  la  déclaration 
d'Ha'damard  :  «  Je  n'ai  pas  voulu  dire  que  je  croyais 
Dreyfus  innocent  ;  d'ailleurs,  depuis  son  arrestation,  nous 
avons  eu,  dans  sa  famille,  connaissance  de  certains  faits 


(i)  Rennes,  III,  334  cl  suiv.,  Painlevé. 
(2)  Ibid.,  335,  Painlevé  ;  34o,  Gonse. 


592  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  sa  conduite  qui  font  que  nous  ne  pouvons  pas  ré- 
pondre de  lui  (i).  »  Il  signa,  et  ce  fut  une  nouvelle  pièce 
secrète. 

DOcagne  raconta  encore  à  Gonse  que  Dreyfus  avait 
été  rencontré  à  Bruxelles,  «  quelque  temps  avant  son 
arrestation  »,  par  un  ancien  camarade  de  lEcole  poly- 
technique «  et  qu'il  n'avait  pas  paru  empressé  à  se  faire 
reconnaître  par  lui  (2)  ».  Or,  la  rencontre  de  Dreyfus 
avec  Lonquety  datait  de  i883  (3)  et,  surtout,  «  navait 
inspiré  à  celui-ci  aucune  réflexion  particulière  (4)  '>.  Le 
délateur  savait  que  Dreyfus  était  accusé  d'avoir  eu  des 
rapports  avec  Schmettau.  Il  serrait  la  corde. 

Gonse  invoqua  également  le  récit  du  domestique  dun 
agent  despionnage  à  Bruxelles,  Pomier,  qui  aurait  vu 
chez  son  maître,  «  des  plis  portant  la  signature  de  Drey- 
fus, venant  de  Paris  et  relatifs  à  la  mobilisation  ».  Un 
policier  de  Nancy  le  tenait  d'un  infirmier  ivrogne,  qui 
lavait  entendu  raconter,  à  Ihôpital,  par  ce  domestique; 
l'infirmier  était  mort  (5). 


(1)  Pièce  96  du  dossier  secret,  datée  du  8  mars  1898,  signée  : 
Gonse.  —  A  Rennes  :  "  Dans  ma  pensée,  il  n'était  pas  question 
de  faire  un  témoignage,  une  pièce  de  justice.  »  illl,  S^o.)  —  De- 
vant la  Cour  de  cassation,  Roget  avait  déposé  en  ces  termes  : 
«  Il  a  été  établi  au  moment  du  procès,  ou  peu  après,  que  M.  Ha- 
damard.  beau-père  de  Dreyfus,  avait  eu  à  payer  des  dettes 
pour  son  gendre.  Il  avait  même  tenu  à  ce  propos,  à  M.  Pain- 
levé,  un  propos  significatif.  »  I,  (^~'i.)  A  Rennes,  mis  au  pied  du 
mur  par  Painlevé,  Roget  convint  qu'il  avait  fait  du  beau-père  de 
Drevfus  et  de  son  petit  cousin  par  alliance  un  seul  personnage. 

III,'34'4.) 

2    Cass.,  I,  750,  d'Ocagnc. 

(3)  Bennes.  II,  iSiJ.  Dreyfus  :  "  C'était  au  moment  de  l'exposi- 
tion d'Amsterdam.  »  Lonquety  déclare  qu'il  rencontra  Dreyfus 
dans  un  restaurant.  «  h  une  époque  qu'il  lui  est  difficile  de 
fixer.».  {Cass.,  I,  014  -.Bennes.  II,  184.) 

(41  Cass.,  I,  5i4,  Lonquety. 

(.5:  Pièce  66  du  dossier  secret. —  «  L'infirmier  Scbérier passait 
pour  avoir  Ibabitude  de  boire.  »  (Cass.,  III,  178.  Rallot-Beaupré.) 


LA    CHUTE    DE    .M ELI. NE  593 

Gonse  avait  chargé  Henry  de  s'informer  de  Pomier; 
la  police  l'eut  vite  trouvé  (i)  ;  il  démentit  formellement 
les  propos  qui  lui  étaient  prêtés,  toute  cette  histoire. 
Henry  supprima  le  rapport,  raconta  à  Gonse,  qui  main- 
tint le  sien,  que  l'homme  avait  disparu  sans  laisser  de 
traces  12  . 

C'était  un  des  trucs  ordinaires  d'Henry,  très  suffisant 
pour  tromper  Gonse  ou  quiconque  préférait  être  trompé. 
Il  l'avait  déjà  employé,  en  189^,  quand  Mercier  lui  dit 
de  chercher  à  la  direction  de  l'artillerie  le  dossier  relatif 
à  l'obus  à  la  mélinile  (3).  Gonse  reprit  aussi  cette  alTaire, 
n'ayant  encoi'e,  en  tout  et  pour  tout,  que  cinq  fragments 
calcinés  d'une  lettre  sur  papier  pelure,  la  copie,  croyait- 
on.  d'une  instruction  secrète  sur  le  chargement  des 
obus  4,  ;  il  ne  doutait  pas  que  Bertillon  reconnaîtrait, 
sur  un  papier  analogue  à  celui  du  bordereau,  l'écriture 
du  juif. 

Ce  fut  une  déception  quand  lanthropométreur  s'y  re- 
fusa (5)  ;  Henry,  cette  fois,  n'osa  pas  escamoter  le  rap- 
port ;  mais  Gonse  ne  voulut  pas  en  avoir  le  démenti  et 
persista  à  imputer  cette  autre  trahison  à  Dreyfus   6  . 

Le  capitaine  Rémusat,  ancien  camarade  de  Dreyfus, 
fut  plus  accommodant.  Il  consentit  à  écrire  que  Drey- 
fus avait  cherché  à  se  procurer  de  fagon  suspecte  des 
renseignements  sur  l'obus  Robin.  On  n'avait  aucun  in- 
dice que  l'obus  Robin  eût  été  livré  à  l'Allemagne,  qui 


(1)  Il  était  mécanicien  à  Paris. 

(2)  Cass.,  I,  368.  Cuignet  ;  Rennes,  \l,  Ô91.  Gribelin.  — De  même 
à  l'interrogatoire  du  24  février  1899  devant  le  juge  Josse.  [Cass., 
m,  J73,  Pomier. 

(3)  Voir  t.  I",  362. 

(4)  Pièce  75  du  dossier.  —  Cass..  I,  64,  Rogel  ;  36f),  Cuignet. 

(5)  Rapport  du  2  juin  i898  :  pièce  82. 

6;  Il  ne  changea  pas  un  mot  à  sa  note  du  i3  mai  1898  ,  n'y 
ajouta  pas.  en  postseriptum,  l'expression  dun  doute. 

38 


59i  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

fabriquait  depuis  longtemps  des  Schrapnell.  Gonse  n'eu 
conclut  pas  moins  qu'une  trahison  avait  dû  être  com- 
mise et  que  Dreyfus  en  était  l'auteur  1 1 1. 


II 


Une  autre  affaire,  où  Henry,  à  son  ordinaire,  avait 
supprimé  une  pièce  qui  le  gênait,  le  mena  plus  loin 
qu'il  ne  l'avait  cru. 

Gonse  nappartient  pas  à  la  race  des  malfaiteurs  de 
grande  envergure.  Au  besoin,  il  ment  comme  un  autre, 
se  parjure,  authentique  des  faux  ou  y  collabore  sour- 
noisement. Toutefois,  sa  sottise  n'est  pas  qu'apparente, 
son  air  de  bêtise  est  lui-même  menteur,  et  il  a  des  scru- 
pules de  vieux  soldat  discipliné  ou  craintif.  Ainsi  fit-il 
observer  à  Henry  qu'une  pièce  importante  manquait  à 
son  dossier,  la  dépêche  du  2  novembre  189^,  de  Pa- 
nizzardi  à  l'État-major  italien.  Il  se  souvenait  qu'il  en 
avait  existé  plusieurs  versions  (2). 

Henry,  qui  se  gardait  bien  de  tout  dire  à  Gonse,   fit 

(1)  Rémusat  racontait  que  Dreyfu?,  étant  à  l'École  de  guerre, 
lui  avait  adressé  une  lettre  pour  demander  «  ces  renseigne- 
ments destinés  à  son  professeur  d'artillerie  qui  désirait  se  tenir 
au  courant  des  inventions  nouvelles  ».  (Pièce  71  du  dossier.) 
Mais  il  ne  produisit  jamais  la  lettre,  qu'il  citait  de  mémoire 
{Cass.,  III,  357,  Mornard)  et  dont  Dreyfus  n'a  gardé  aucun  sou- 
venir. (Tétait  son  frère  qui  avait  «  porté  le  renseignement  »  à 
Gribelin.  'Rennes,  II.  591.)  —  Rennes,  III,  235,  général  Deloye  : 
«  L'inventetir  de  l'obus,  M.  Robin,  a  déclaré  spontanément  que 
Dreyfus  ne  lui  avait  jamais  rien  demandé  de  ses  affaires,  rien, 
rien,  rien,  encore  rien.  »  — Les  Allemands  ont  deux  Schrapnell, 
l'un  de  1891,  l'autre  de  1896.  Celui-ci  n'a  rien  de  commun  avec 
l'obus  français  de  1874.  {Cass.,  I,  .^44^  Hartmann.) 

(2)  Voir  t.  I'"',  24^  et  suiv. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  595 

semblant  de  rechercher  le  dossier  des  télégrammes  ;  il 
rapporta  ensuite  qu'il  ne  le  retrouvait  pas  (i). 

Il  comptait  que  (lonse  n'en  demanderait  pas  davan- 
tage. Mais  Gonse  en  référa  à  Billot  (2),  et  Billot,  après 
s'être  fait  expliquer  l'affaire,  dit  que  rien  n'était  plus 
simple  ;  il  n'y  avait  qu'à  se  faire  délivrer  une  nou- 
velle copie  du  télégramme  par  le  ministère  des  Affaires 
étrangères  qui  l'avait  déchiffré  (3). 

Henry,  qui  se  fût  découvert  en  objectant  à  cette  dé- 
marche (4),  se  rendit  donc  chez  Paléologue  ;  le  diplo- 
mate répondit  qu'il  n'était  point  quahfié  pour  remettre, 
même  en  copie,  une  pièce  de  cette  nature  ;  il  était  né- 
cessaire que  le  ministère  de  la  Guerre  adressât  uTie 
demande  au  ministère  des  Affaires  étrangères. 

Voici  Henry,  à  nouveau,  loin  de  compte.  Une  com- 
munication officielle  du  télégramme  qui  disculpait 
Dreyfus,  était  tout  ce  qu'il  redoutait.  Par  bonheur, 
Paléologue,  compatissant  à  son  ennui,  mais  incapable 
d'en  soupçonner  la  cause,  ajouta  :  «  Je  vous  ai  récité 
tant  de  fois  ce  télégramme  que  je  peux  bien  vous  le 
réciter  une  fois  de  plus  ;  libre  à  vous  de  l'écrire  sous 
ma  dictée  (5).  « 

Henry  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois,  remercia  Pa- 


(1)  Cass.,  I,  391,  Paléologue  ;  55;,  Bolsdeffre;  061,  Gonse  ;  Ren- 
nes, 111,228,  Du  Paty  :  «Le  dossier  des  télégrammes  a  disparu.  » 
—  La  version  officielle  de  la  dépèche  du  2  novembre  avait  été 
communiquée  à  Sandherr  par  Delaroche-Vernet.  {Rennes,  I,  52.) 

(2)  Cass.,  1,  557,  Boisdeffre  ;  5tji,  Billot;  5(k,  Gonse.—  Gonse 
place  ces  divers  incidents  après  la  confection  de  la  pièce  n°  44 
du  dossier  secret;  l'erreur  est  manifeste,  mais  intentionnelle. 
Boisdeffre,  sur  ce  point,  est  en  contradiction  formelle  avec 
Gonse. 

(3)  Cass.,  I,  391,  Paléologue:  557,  Boisdeffre. 
(41  Ibid.,  I,  563,  Gonse. 

5)  Ibid.,  I,  391,  Paléologue.  (Fin  avril  ou  commencemetit  de 
mai  1898.) 


596  HISTOIRE    DK    L  AFFAIRE    DREYFUS 

léologue,  écrivit  sous  sa  dictée  le  texte  de  la  version 
authentique  ;  puis,  tranquillement,  ayant  encore  la 
copie  en  poche  ou  Tayant  détruite  en  route,  retourna 
chez  Gonse  :  «  Ces  messieurs,  lui  dit-il,  n'ont  pas  voulu 
me  donner  le  télégramme  (i).  »  Il  crut  encore  que  l'af- 
faire en  resterait  là. 

Gonse,  comme  de  juste,  rapporta  cette  réponse  à 
Boisdetïre  et  à  Billot.  Boisdetïre  ne  voulut  rien  sa- 
voir; mais  Billot  dit  qu'il  s'en  chargeait,  que  lui-même, 
au  prochain  conseil  des  ministres,  il  demanderait  à 
Hanotaux  la  copie  de  la  dépèche,  à  titre  personnel   (2). 

C'était,  d'ailleurs,  le  plus  sûr  moyen  de  ne  rien 
avoir.  Hanotaux,  en  elTet,  fit  à  Billot  la  même  réponse 
que  Paléologue  à  Henry  :  que  les  affaires  d'État  ne  se 
traitent  point  ainsi,  à  l'amiable  ;  qu'il  en  existe  un  sage 
protocole  ;  qu'en  particulier,  «  cette  afTaire  a  été  déjà 
réglée  et  qu'elle  ne  saurait  faire  l'objet  de  communi- 
cations yje/'son/îe/Zes,  si  conlidentielle?  qu'elles  puissent 
être  (3)  ». 

On  ne  voit  pas  qu'Hanotaux,  à  l'exemple  de  Paléo- 
loo-ue,  ait  suggéré  à  Billot  de  réclamer  officiellement 
la  dépêche.  Cette  affaire  l'ennuyait  beaucoup.  Il  avait 
eu  de  grosses  difficultés  avec  l'ambassadeur  d'Italie. 
Il  en  aurait  de  nouvelles  si  celui-ci,  par  quelque  indis- 
crétion, apprenait  que  les  dépèches  de  Panizzardi 
avaient  été  interceptées. 

D'autre  part,  Billot  s'obstina,   soit  qu'il  eût  quelque 

11]  Cass.,  l,  391,  Paléologue  :  T^j.  Boisdeffre  :  363,  Gonse. 

(2)  Ibid.,  I,  557,  Boi^delTre. 

(3.  Ibid.,  I,  5^6.  Billot.  —  D'après  Boisdeffre  I,  Sô;).  Hano- 
taux aurait  simplement  refusé  la  communication  pour  des  rai- 
sons de  convenance  diplomatique.  De  même  Gonse  (I,  062;. 
Paléologue  n'a  connu  la  démarche  que  par  un  récit  de  Gonse 
fl,  892).  Hanotaux.  dans  sa  déposition,  passe  lincident  sous 
sHence. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  597 

arrière-pensée,  soit  entêtement  de  chasseur.  Il  pres- 
crivit à  Gonse  «  de  se  retourner  du  côté  des  postes 
et  télégraphes  (  i)  ». 

Ici  encore,  il  eût  suffi  de  suivre  la  procédure  régu- 
lière, c'est-à-dire  de  demander,  par  lettre  officielle,  au 
sous-secrétaire  d'État  des  postes  (Delpeuch).  une  copie 
delà  dépêche  de  Panizzardi.  Le  soir  même,  la  copie  eût 
été  transmise. 

Gonse,  par  surcroît,  commit  une  singulière  bévue. 
Soufflé  ou  non  par  Henry,  au  lieu  de  demander  la  copie 
ou  le  décalque  qu'il  aurait  eu  aussitôt  121,  il  réclama 
«  l'original  3)  »,  la  dépèche  elle-même.  Delpeuch  lui 
expliqua  «  qu'elle  avait  été  détruite,  comme  toutes  les 
dépêches,  au  bout  d'un  certain  temps,  et  qu'il  était 
impossible  de  satisfaire  à  sa  demande    4)   »• 

Henry  avait  eu  souvent  affaire  à  l'administration  des 
postes  ;  il  en  connaissait  les  usages. 

L'idée  ne  vint  pas  au  sous-secrétaire  d'Etat  d'offrir, 
spontanément,  le  décalque.  C'eût  été  un  gros  embarras 
pour  Henry,  bien  que  les  postes  n'eussent  pu  donner 
que  le  texte  chilïré.  Billot,  butté  comme  il  l'était,  se 
serait  adressé  aux  cryptographes  du  ministère  des  Af- 
faires étrangères,  qui  avaient  la  clef,  et  tout  craquait. 

Ainsi,  la  sottise  des  uns.  l'incurie  des  autres  ou  leur 
demi-complicité,  tout  ce  qu'on  appelle  le  hasard,  mais 
le  hasard  bien  dirigé,    servaient    de    nouveau    Henry. 

Il)  Cass.,  I,  r)57,  Boisdeffre  :  56-2,  Gonse. 

;2)  Ibid.,  III,  on,  Paléologue  :  «  Pour  obtenir  une  copie  du 
télégramme,  le  ministère  des  AJTaires  étrangères  n'a  eu  (ju'à 
s'adresser,  dans  les  formes  régulières,  au  sous-secrétariat  çrÉtat 
des  Postes  et  Télégraphes.  La  pièce  a  été  retrouvée  et  envoyée 
le  jour  même  où  elle  a  été  demandée,  24  février  1899.  La  voici  : 
elle  est  identique  à  celle  qui  a  été  déchiffrée,  en  1894.  au  ouai 
dOrsay.  »  —  De  même,  Ballot-Beaupré. 

(3)  Cass.,  I,  391,  Paléologue.  (Récit  de  Gonse  au  témoin., 
4)  Ibid.,  I,  56-2,  Gonse  :  III.  5ii,  Paléologue. 


598  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Tootefois,  raltenlion  de  Billot  avait  été  fâcheusement 
éveillée,  par  la  maladresse  de  Gonse  et  tant  de  dé- 
marches, sur  la  dépêche  de  Panizzardi,  et  Henry  res- 
tait à  la  merci  d'un  incident.  Il  eût  suffi  d'une  conver- 
sation fortuite  entre  Paléologue  et  Billot. 

Paléologue,  comme  je  l'ai  raconté,  avait  objecté  déjà 
la  dépèche  du  2  novembre  à  la  version  de  Gonse  et 
d'Henry  que  Dreyfus  n'avait  pas  eu  de  rapports  directs 
avec  l'Allemagne  et  que  Panizzardi  était  l'intermé- 
diaire. Pourtant,  cette  version  inattendue,  ces  va- 
riantes dans  l'histoire  de  la  trahison,  tantôt  avec  l'Italie, 
tantôt  avec  rAUemagne,  et  le  trouble  dHenry,  qu'il 
avait  noté,  le  jour  où  ils  en  parlèrent,  tout  cela  s'était 
arrangé  jusqu'à  présent  dans  son  esprit.  Quiconque  a 
eu  affaire  à  Henry  s'est  trompé  sur  l'extraordinaire 
paysan  ;  tous  le  prirent  pour  un  bon  rustre  et  le  plus 
droit  des  hommes.  Ainsi  Bertulus,  Picquart.  De  même 
Paléologue,  Il  était  aux  premières  log-es  pour  bien  voir 
et  n'avait  encore  rien  vu.  Il  croyait  toujours,  sur  la 
parole  d'Henry,  à  la  culpabilité  de  Dreyfus. 

Cette  fois  pourtant,  Paléologue.  étant  lui-même  en 
cause,  eût  pu  comprendre.  Ces  traductions  de  la  dé- 
pêche chitfrée  de  189^,  d'une  sincérité  manifeste,  d'où 
résultait  que  Dreyfus  n'avait  pas  eu  de  rapports  avec 
l'Italie,  si  Henry,  lune  après  l'autre,  les  avait  fait  dis- 
paraître, c'est  qu'elles  étaient  la  condamnation  de  la 
lettre  mystérieuse  de  i8y6,  où  Panizzardi  avouait  qu'il 
avait  eu  le  juif  à  son  service.  La  fourberie  lui  fût  ap- 
parue à  travers  le  mensonge  d'Henry  à  son  endroit.  La 
fameuse  lettre  était  un  faux,  et  le  faussaire  celui 
qui  avait  supprimé  .les  versions  authentiques  de  la  dé- 
pèche. 

L'accident  eût  .été  d'autant  plus  grave  que  Billot, 
qui  se  résignait  volontiers  à  être  dupe,  manquait  d'es- 


LA    CtJLTE    DE    MKLI.NE  599 

lomac  devant  les  complicités  trop  cyniques  et  dange- 
reuses. Faire  usage  d'une  pièce  douteuse  et  couvrir  un 
faussaire  avéré,  ces  deux  vilenies  n'engagent  pas  au 
même  degré  la  responsabilité.  La  peur  eût  pu  lui  donner 
le  courage  dagir  honnêtement. 

Henry,  au  début,  avait  cru  suffisant  de  supprimer  la 
dépêche  de  1894,  parce  qu'elle  ne  cadrait  pas  avec  son 
faux  de  1896.  Il  s'apercevait,  à  présent,  qu'en  jetant  au 
feu  un  chiiî'on  de  papier,  il  n'avait  pas  aboli  la  possi- 
bilité de  voir  réapparaître  la  version  authentique  que 
Paléologue  tenait  en  réserve.  Il  devenait,  dès  lors,  né- 
cessaire, puisque  Billot  s'acharnait  à  avoir  la  dépêche, 
de  lui  en  fournir  un  texte  qui  le  satisfît,  ne  fût  pas  en 
contradiction  avec  la  pièce  de  1896  et  permît,  en  outre, 
de  contester  la  version  des  cryptographes  officiels,  le 
jour  où  elle  sortirait  de  l'administration  des  postes  ou 
du  ministère  des  AlTaires  étrangères. 

Il  n'y  â  qu'un  moyen  d'authentiquer  un  faux  :  un 
autre  faux. 

Une  telle  estime  entourait  Henry  que  d'apporter  un 
matin  à  Gonse  une  version  convenable  de  la  dépèche, 
rien  ne  lui  eût  été  plus  aisé.  Il  l'aurait  retrouvée  tout  à 
coup  dans  un  de  ses  dossiers,  après  l'avoir  fait  écrire 
par  Guénée,  qui  n'était  pas  moins  expert  que  Lemercier- 
Picard. 

A  la  réflexion,  il  lui  parut  qu'à  assumer  encore  une 
fois,  à  lui  tout  seul,  tous  les  risques,  il  jouait  gros  jeu  ; 
et  l'idée  lui  vint  de  faire  participer  à  la  fabrication  du 
nouveau  faux,  dont  il  avait  besoin,  le  seul  officier  de 
l'Etat-Major  qui  se  fût  avisé,  avec  Picquart,  de  sus- 
pecter son  autre  faux. 

On  a  vu  [^ij  qu'Henry,  en  1894.  avait  fait  une  copie  de 

{1;  Voir  t.  I",  246. 


(500  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFLS 

Tébauche  primitive  où  les  cryptographes  avaient  ins- 
crit, sous  les  groupes  chiflVés,  à  titre  conjectural,  les 
mots  arrêté,  ministère  de  la  Guerre,  preuve,  relations, 
Allemagne.  Mots  excellents,  accusateurs,  mais,  par 
malheur,  inexacts  :  ainsi  le  premier  chiffre  de  la  dé- 
pê.che  (9i3),  qu'on  avait  pris  pour  un  groupe  et  traduit 
arrestato,  et  qui  n'était  qu'un  numéro  d'ordre  (i).  Au 
surplus,  cette  version  elle-même  était  favorable  à 
Dreyfus  :  «  On  a  arrêté  le  capitaine  Dreyfus  qui  n'a 
pas  eu  de  relations  avec  l'Allemagne  (2).  » 

Cependant,  avec  le  feuillet  cryptographique  dont  les 
déchiffreurs  avaient  eu  le  tort  dé  se  désaisir,  l'instru- 
ment générateur  des  faux  était  aux  mains  de  TEtat- 
Major.  Tous  les  militaires  qui  en  ont  eu  connaissance, 
ceux  qui  avouent  avoir  connu  le  feuillet  comme  ceux 
qui  le  nient,  se  sont  cramponnés,  imbéciles  ou  dé- 
loyaux, à  ces  premiers  déchiffrements  hypothétiques. 
La  première  traduction,  donnée  comme  incertaine  par 
le  ministère  des  Affaires  étrangères,  mais  qui  disculpait 
Dreyfus;  la  traduction  définitive,  passée  au  crible  de 
la  contre-épreuve  de  Sandherr  (3),  ils  rejettent  tout  ce 
qui  ne  vient  pas  à  l'appui  de  leur  idée  préconçue.  Il  n'y 
a  de  vrai  pour  eux  que  le  faux,  pourvu  qu'il  serve 
leurs  passions  et  leur  intérêt. 

Sandherr,  prisonnier  de  sa  contre-épreuve,  disait  aux 
diplomates  qu'il  était  d'accord  avec  eux  (4)  ;  mais,  entre 
officiers,   il  exprimait  des   doutes  (5)  ;   il  fut  associé, 

(1)  Rennes,  I,  60,  Paléologue.  —  I^e  jour  même  où  le  feuillel  fut 
communi([ué  à  Sandherr,  on  intercepta  une  nouvelle  dépèche 
qui  portail  le  numéro  9i4- 

(2)  Rennes,  1,  ."îa,  56,  Delaroche-Vernet  ;  59,  60.  Paléologue. 
'3)  Voir  t.  l",  249. 

,41  Case.,  I,  395,  Paléologue. 

5)  Rennes,  II,  228,  Du  Paty.  (Note  de  Du  Paty  remise,  de  sa 
part,  à  Mercier,  et  par  Mercier  à  Chamoin.) 


LA    CHUTE    DE    MELINE  (JOl 

comme  on  sait,  à  la  constitution  du  dossier  secret  de 
1894?  y  inséra  une  fausse  version  de  la  dépêche. 

Il  n'est  pas  impossible  que  cette  fausse  version  ait  été, 
à  cette  époque,  montrée  à  Du  Paty  comme  étant  la  co- 
pie de  la  première  traduction  conjecturale  des  crypto- 
graphes. Ils  avaient  lu:  «  Dreyfus  n"a  pas  eu  de  relations 
avec  lAllemagne  (1).  »  Le  copiste  avait  transcrit  :  «  Le 
ministère  de  la  Guerre  a  un  rapport  secret  offert  à  l'Al- 
lemagne (2).  n 

Du  Paty  avait  rédigé  à  ce  sujet  une  note  qui  fut  jointe 
au  dossier  des  télégrammes  3).  Henry  \'\  put  lire  avant 
de  détruire  tout  le  paquet. 

Ainsi  Henry  put,  en  toute  sûreté,  suggérer  à  Gonse 
davoir  recours  aux  lumières  de  Du  Paty  ;  en  tout  cas, 
quand  Gonse  lui  demanda  de  «recueillir  ses  souvenirs  », 
Henry  était  là  (/J).  Gonse  raconte  qu'il  se  borna  à 
écrire,  sous  la  dictée  de  Du  Paty,  un  texte  qui  n'au- 
rait eu  à  ses  yeux  qu'une  «  valeur  indicative  (5;  ».  En 
fait,  la  cuisine  du  faux  fut  moins  sommaire  ;  elle  occupa 
plus  dune  séance.  La  traduction  de  Du  Paty,  celle  qu'il 
avait  reproduite  dans  sa  note  de  189^,  donnait  pleine 
satisfaction.  Faux  éhonté,  puisque  les  déchifTreurs,  à 
aucun  moment,  «  n'avaient  écrit,  ni  suggéré,  ni  même 
imaginé  rien  de  tel  »  (6).  Toutefois,  par  un  bizarre  scru- 
pule. Du  Paty  refusait  d'y  ajouter  la  phase  :  Bimane 
preuenuto  emissario,  qui  avait  figuré  sur  la  deuxième 
version,  mais  à  titre  conjectural  (7),  et  qui,  d'ailleurs, 
n'incriminait  pas  Dreyfus   (en    prison,    depuis  quinze 

11)  Pennes,  I,  02,  56.  DelarocheA'ernet  ;  09,  60,  Paléologue. 

(2)  Ibid,  II,  227,  Du  Palv.    Voir  Appendice  II.) 

(3)  Ibid,  II,  228,  Du  Paty. 

(4)  Cass.,  I,  557,  Boisdeffre  :  56i,  Gonse  :  III.  012,  Paléologue. 
(5,  Ibid.,  I.  557,  BoisdelTre;  561,  Gonse. 

(6'  Ibid.,  II,  17:  Rennes,  I,  59,  Paléologue. 
'j(  Voir  t.  1'%  246. 


602  HISTOIHE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

jours,  quand  Panizzardi  envova  sa  dépêche).  Il  la  dé- 
clarait douteuse.  Gela  donna  lieu  à  une  discussion 
d'abord,  puis  à  un  échange  de  lettres  entre  Gonse  et 
lui(i). 

Finalement,  Gonse  se  détermina  pour  une  nouvelle 
rédaction,  plus  explicite,  où  la  phrase  contestée  fut  rem- 
placée par  une  autre  plus  mensongère  encore  :  «  Le  ca- 
pitaine Dreyfus  est  arrêté.  Le  ministère  de  la  Guerre  a  la 
preuve  de  ses  relations  avec  l'Allemagne  ;  toutes  mes 
précautions  sont  prises  (2).  » 

Il  faut  rappeler  ici  le  texte  authentique  de  la  dépêche 
dont  Gonse  avait  gardé  un  souvenir  à  peu  près  fidèle  (3)» 
qui  avait  été  noté  par  Du  Paty  (4)  et  que  Paléologue 
avait,  l'autre  jour,  récité  à  Henry  :  «  Si  le  capitaine  Drey- 
fus n'a  pas  eu  de  relations  avec  vous,  il  conviendrait  de 
charger  l'ambassadeur  de  publier  un  démenti  officiel, 
afin  d'éviter  les  commentaires  de  la  presse.  >> 

La  nouvelle  pièce,  qui  étayait  si  solidement  le  faux 
d'Henry,  fut  montrée  à  Boisdelîre  et  à  Billot,  puis  jointe 
au  dossier  (5)  ;  une  note  annexe  portait  que  la  pièce 

(i)  Paléologue  demanda  à  Gon?e  si  la  phrase  sur  l'émissaire 
lui  avait  été  dictée  par  Du  Paty  :  h  Je  ne  me  souviens  plus 
exactement,  dit  Gonse,  il  me  semble,  en  eflet,  que  c'était  cette 
version.  »  {Cass.,  I,  891,  Paléologue  .  Or.  le  contraire  résulte  du 
texte  que  Du  Paty  a  produit  dans  sa  note  de  Rennes  ;  la  phrase 
est  signalée  comme  douteuse.  Il  y  insiste  dans  sa  déposition- 
vIII,5ii.) 

(2)  Du  Paty  déclare  avoir  dit  (à  Gonse)  que  le  huitième  groupe 
chiffré  pouvait  se  lire  relations  ou  preuve,  mais  que_  les  deux 
mots  nepouvaient  s'appliquer  à  des  groupes  iVilfévenli,  [Rennes, 
III,  5i4).  La  distinction  figure  également  dans  la  note  qu'il 
remit  à  Mercier  II,  228).  Les  cryptographes  avaient,  en  effet, 
indiqué  que  le  groupe  VIII  pouvait  se  lire  Preuve  ou  Relation. 
{Cass.,  III,  5ii;  Rennes.  I,  5r),  Paléolc^ue.) 

(3)  Cass.,  L  56i,  56^,  Gonsè. 

(4)  Rennes.  III,  228,  Du  Paty. 

(ô  N"  4'»  du  dossier  secret.  —  Cass.,  I,  547.  Billo'.  ;  552,  Bois- 
deffre:  5Gi,  Gonse. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  603: 

avait  été  reconstituée  de  mémoire  par  Du  Paly,  mais 
sans  nulle  mention,  même  pour  la  contredire,  delà  ver- 
sion authentique  (i). 

Le  répertoire  du  dossier  fut  recopié  pour  Billot  par 
un  jeune  officier  qui  admirait  beaucoup  Henry,  qu'Hen- 
ry avait  pris  en  amitié  et  qui  s'appelait  Cuignet  (2). 


III 


Billot,  derrière  un  tel  rempart  et  un  rapport  d'en- 
semble de  son  gendre  Waltine  (3),  en  collaboration 
avec  Gonse,  se  sentit  très  rassuré.  Rochefort,Drumont, 
furent  avisés  qu'on  avait  maintenant  des  preuves  «  qui 
pouvaient  se  peser  par  100  kilos  (4)  ".  Quand  les  amis 
de  Dreyfus  reviendront  à  l'assaut,  on  «  déballera  »  tout. 

Entre  temps,  quelques  spadassins  de  lettres  furent 
enrôlés  pour  les  frapper  par  derrière,  les  punir  d'avoir 
voulu  un  peu  de  vérité  et  de  justice. 

Le  père  de  Zola,  lieutenant,  en  1882,  à  la  lég-ion 
étrangère  (5),  avait  donné  sa  démission,  sous  le  coup 

(1)  N'45<iu  dossier  secret. 

^2   Cass.,  I,  338,  Cuignet. 

(3)  Ihid. 

(4'  Inlransigeant  du  12  avril  1898. 

(5  François  Zola,  <i  dont  le  père  et  le  grand-père  avaient  servi 
la  République  de  Venise  comme  capitaines  »,  avait  débuté 
comme  lieutenant  dans  les  régiments  italiens  du  prince  Eugène. 
Démissionnaire  en  1820,  il  se  lit  ingénieur  et  publia,  à  peine 
âgé  de  vingt-trois  ans,  un  Traité  sur  le  nirellement  topographi- 
que qui  lui  valut  le  titre  de  membre  de  l'Académie  de  Padoue. 
Il  fut  employé  ensuite  à  d'importants  travaux  en  Autriche.  Il 
obtint,  en i83i,  d'être  réintégré  comme  lieutenant  dans  la  légion 
étrangère,  à  Alger.  Dossier  François  Zola,  aux  archives  de  la 
Guerre .  ) 


60i  HISTOIRE    DE    I,  AFFAIRE    DREYFUS 

dune  accusation  de  détournements,  pour  éviter  de 
passer  devant  un  conseil  de  g-uerre.  Etait-il  l'auteur  des 
malversations  qui  lui  furent  imputées,  dans  de  menues 
affaires  de  fournitures,  ou  était-ce  un  sous-ordre  dont 
la  femme  passait  pour  sa  maîtresse  ?  Dès  que  celte 
femme  fût  arrêtée,  il  se  livra.  remJDOursa  la  somme  qui 
manquait.  «  Nulle  plainte  juridique  navait  été  dé- 
posée contre  lui  (i).  » 

Il  ressort  des  témoignages  contemporains  les  plus 
hostiles  que  François  Zola,  s'il  se  punit  lui-même 
«  d'une  heure  de  folie  2)  »,  ou  dune  complaisance 
coupable,  protesta  vivement  de  son  innocence  (3;. 

Il  se  trouva  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  le  gé- 
néral de  Loverdo,  pour  déterrer  cette  faute  de  jeunesse 
dans  ses  souvenirs.  Étant  enfant,  il  en  avait  entendu 
parler  par  son  père,  le  premier  général  de  Loverdo,  qui 
avait  reçu  chez  lui,  dans  une  amicale  intimité,  l'officier 
démissionnaire  (4).   Surtout,  il  savait  la  vie  si  belle  de 

1)  Lettre  du  duc  de  Rovigo.  gouverneur  général  de  l'Algérie, 
au  maréchal  Soult,  ministre  de  la  Guerre,  d'Alger,  le  17  sep- 
tembre 1882:  lettre  du  général  Trézel  au  ministre.  d'Alger,  le 
i5  juillet  1882.  —  Récit  analogue  dan?  la  lettre  du  colonel 
Combe,  chef  de  la  légion  étrangère,  au  général  Buchet,  12  juil- 
let i832.  —Ces  lettres,  ainsi  que  la  lettre  de  démission  de  Fran- 
(jois  Zola,  du  3  juillet  i832,  furent  successivement  versées  à 
linstruction  Flory.  Affaire  Zola  contre  .ludel.  Elles  furent  plus 
tard  communiquées  à  Zola,  par  ordre  du  général  de  Galliffet.  La 
lettre  du  duc  de  Rovigo  a  été  reproduite  par  Zola  dans  son 
volume,  La  Vérité  en  marche  (264  et  suiv.)  ;  celles  de  Combe 
cl  de  Trézel  par  Jacques  Dhur  Le  Père  d'Emile  Zola,  i4.  i.5. 
197.)  —  La  somme  détournée  se  montait  à  4000  francs. 

(2)  La  Vérité  en  marche,  287. 
3   Lettre  du  colonel  Combe.  —  Voir  p.  rx)6. 

'4;  Petit  Journal  du  25  mai  189S,  conversation  avec  le.  général 
de  Loverdo:  «  Zola  continua,  durant  quatre  ou  cinq  mois,  son 
métier  de  pique-assiette:  il  était  attiré  chez  nous  par  M™"  ...., 
etc.  »  —  A  l'instruction  Flory  (19  août  i8i)8i,  Loverdo  dépose 
que  son  père  intervint  en  faveur  de  Zola.  Il  n'existe,  au  minis- 
tère de  la  Guerre,  aucune  trace  de  cette  intervention. 


LA    CHUTE    DE    MKLINE  605 

François  Zola,  après  ce  drame  douloureux,  toute  de  la- 
beur et  d'énergie,  où  il  fut  honoré  de  lamilié  de  Thiers 
et  de  Mignet,  son  projet  pour  les  fortifications  de  Paris, 
qui  est  d'un  précurseur  (i),  ses  travaux  au  port  de  Mar- 
seille, le  canal  d'Aix,  son  œuvre  qui  porte  son  nom  (2). 
Rien  que  le  souvenir  de  son  propre  père  eût  dû  l'arrê- 
ter, l'empêcher  de  violer  cette  tombe. 

La  chose  horrible,  beaucoup  plus  que  l'action  si  basse 
d'inviter  les  gens  de  l'Etat-Major  à  déshonorer  le  père 
dans  son  cercueil  et  le  fils  dans  son  père  (3),  c'est  que 
Loverdo,  en  leur  envoyant  sa  dénonciation,  crut  rendre 
un  suprême  service  à  l'armée.  <•  la  venger  d'un  traître  (4)  ->. 

Les  dossiers  du  personnel,  conservés  aux  archives  de 
la  Guerre,  sont  tenus  pour  secrets;  «  constitués  unique- 
ment en  vue  des  besoins  administratifs  (5)  »,  ils  dorment 
dans  la  poussière  d'une  véritable  nécropole.  A  peine  si 
quelques  historiens  obtiennent  parfois  le  privilège  de 
les  consulter.  Mais  toute  arme,  en  ces  tristes  temps, 
était  bonne.  Billot  ayant  donné  l'ordre  de  rechercher  le 
dossier  de  François  Zola,  l'archiviste  le  remit  à  un  en- 
voyé d'Henry  (6). 

(1  II  y  préconisait  l'emploi  de?  forts  détachés  qui  fut  adopté 
après  la  guerre  de  1870. 

(2)  Le  canal  Zola  fut  déclaré  d'utilité  publique  le  2  mai  i844; 
Thiers  s'y  était  vivement  intéressé. 

(3y  Zola,  à  la  mort  de  son  père  (1847  ,  avait  sept  ans  ;  il  as- 
sista à  ses  obsèques  «  auxquelles  toute  la  population  parti- 
cipa ».    La  Vérité  en  marche.  288.1 

(4)  La  Vérité  en  marche,  233. 

"5;  Lettre  de  Cavaignac,  ministre  de  la  Guerre,  au  garde  des 
Sceaux,  du  29  août  189S.  {Instruction  Florij.) 

t)  Déclarations  de  Raveret,  chef,  et  d'Hennet,  sous-chef  des 
archives  administratives  de  la  guerre,  à  Zola  La  Vérité  en  mar- 
che, 253  et  277).  —  L'envoyé  d'Henry  fut.  sans  doute,  Gribelin. 
—  La  remise  du  dossier  à  Henry  eut  lieu  dans  le  courant  de 
mars  1898.  Dès  le  mois  suivant,  un  article  de  la  Patrie,  du 
29avril,  fait  allusion  à  l'affaire  d'Alger,  aux  archives  de  la  Guerre 
qui  renferment  des  renseignements  édifiants    «  sur  plusieurs 


•€03  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

•<  Les  pièces  n'étaient  pas  cotées,  et  il  n'en  existait 
pas  de  bordereau  fi).  » 

Quatre  seulement  (si  Henry,  cette  fois,  ne  pratiqua 
aucune  suppression)  étaient  relatives  à  l'incident  dé- 
noncé par  Loverdo  :  la  démission  de  François  Zola,  une 
lettre  détaillée  du  colonel  Combe,  chef  de  la  légion 
étrangère,  une  autre,  fort  courte,  du  général  Trézcl, 
maréchal  de  camp  et  chef  de  rÉtat-Major  à  Alger,  et  un 
rapport  du  duc  de  Rovigo,  commandant  en  chef  du 
corps  doccupation,  au  ministre  de  la  Guerre. 

Le  colonel  Combe,  ancien  soldat  de  l'Empire,  qui 
s'était  exilé  volontairement  en  Amérique  après  Wa- 
terloo et  n'était  rentré  en  France  que  depuis  la  Révolu- 
tion de  juillet  (a),  s'exprimait  sur  le  cas  de  François 
Zola  avec  une  grande  violence.  S'il  convenait  qu'une 
femme  était  au  fond  de  l'afTaire,  il  n'y  trouvait  aucun 
motif  d'indulgence  pour  celui  qu'il  appelait  «  le  vil 
instrument  de  k>utes  les  turpitudes  humaines  «  ;  la 
présence  d'un  tel  «  individu  >  dans  l'armée  "  eût  souillé 
les  regards  des  guerriers  qui  tiennent  et  estiment  l'hon- 
neur »  ;  son  devoir,  enfin,  lui  commandait  de  mettre  le 
ministre  en  garde  contre  les  protestations  de  l'intri- 
gant, quand  il  reviendrait  à  Paris  et  ne  manquerait  pas 
de  se  présentei'  «  comme  une  malheureuse  victime  de 
chefs  iniques  (3)  ». 

Ainsi  l'insulteur  de  l'armée  qu'était  Zola  avait  pour 

des  plus  notoires  apologistes  des  traîtres  ou  sur  leur  parenté  ->. 
Le  dossier  fut  restitué  \>ar  Henry  le  8  juin.  (Note  signée  Ra- 
veretU 

(r  Déclarations  de  Raveret  et  d'Hennet. 

(2]  Michel  Combe  était  colonel  du  17  janvier  i8i5  :  il  com- 
manda, en  février  i832,  le  corps  expéditionnaire  d".\ncône  et  fut 
blessé  mortellement,  le  i3  octobre  1837,  à  l'assaut  de  Conslan- 
tine;  ilmouiiitle  i5.  Camille  RoussET,  L'Algérie  de  i83o(i  1848, 
II,  a88). 

(3)  Voir  Appendice  III. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  f.07 

père  un  voleur  qui,  lui  aussi,  comme  Dreyfus,  avait 
cherché  «  à  déguiser  son  infâme  conduite  en  parlant  de 
son  innocence  », 

Au  contraire,  Trézel  opinait  que  «  deux  mois  de  dé- 
tention et  la  perte  de  son  grade  étaient  pour  l'officier  cou- 
pable une  punition  suffisante  »  ;  et  Rovigo,  en  réponse 
à  une  lettre  de  Soult  qui  s'étonnait  que  François  Zola 
eût  été  mis  si  vite  en  liberté,  revendiquait  la  responsa- 
bilité d'une  mesure  humaine  et  juste  :  «  A  quel  titre 
pourrais-je  signer  un  ordre  d'informer  contre  un  homme 
qui  a  rempli  tous  les  engagements  qu'il  avait  pris  ?  » 

Billot,  à  la  lecture  de  ces  documents,  éprouva  quelque 
déception  ;  il  fit  demander  s'il  existait  un  dossier,  plus 
grave,  au  bureau  de  la  justice  militaire  ;  on  lui  répondit 
que  non  (i). 

Henry  s'est-il  alors  concerté  avec  Gonse  ?  Boisdeffre 
^vec  Du  Lac  (2)  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  Henry  remit  tran- 
quillement au  dossier  les  lettres  de  Rovigo  et  de  Trézel, 
copia  la  lettre  de  Combe,  mais  en  la  falsifiant,  et  en 
forgea  une  seconde.  Il  supprima,  notamment,  de  la 
première  le  passage  relatif  au  payement  intégral  du 
déficit  et  Ihistoire,  qui  expliquait  tout,  de  la  Dalila  de 
-caserne  qui  avait  affolé  le  malheureux  officier  (3).  La 

(1)  Déclaration  de  Raveret;  note  (au  crayon,  cote  i4- 

(2)  «  Dans  un  établissement  religieux  du  quartier  de  l'Eu- 
rope, un  ancien  élève  qui,  vers  ce  temps  avril  1898^  rendit 
visite  à  un  Père,  son  professeur  d'autrefois,  reçut  de  lui  celte 
bonne  nouvelle  :  «  Oh!  Zola,  il  n'est  plus  à  craindre,  il  est  fini, 
nous  avons  de  quoi  le  tuer  !  »  [La  Vérité  en  marche,  3i3). 

(3)  '<  Le  sieur  Fischer  sest  offert  à  acquitter  pour  Zola  le 
montant  des  dettes  au  payement  desquelles  les  2.000  francs 
saisis  dans  la  malle  ne  suffisaient  pas.  Cette  offre  acceptée, 
tous  les  créanciers  ont  pu  être  payés,  et  le  conseil  d'adminis- 
tration couvert  du  déficit  existant  en  magasin...  Fischer  était 
marié  et  il  avait  existé  longtemps  entre  lui,  sa  femme  et  Zola, 
des  relations  toutes  particulières  dintimité,  de  ménage  et  de 
cohabitation,  qu'on  pouvait  diversement  interpréter.  On  n'avait 


608  HISTOIRE     DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

seconde  lettre,  sans  date,  où  le  colonel  de  la  légion 
étrangère  critiquait  vivement  l'abandon  des  poursuites 
contre  Zola,  était  censée  provenir  des  archives  de  Cons- 
tantine  où  l'original  en  a  été  vainement  recherché  (i). 
Henry  porta  ensuite  ces  deuxpiècesàsonami  Judet(2)qui 
était  particulièrement  qualifié  pour  les  présenter  au 
public  avec  une  vertueuse  et  patriotique  indignation. 
En  effet,  il  ne  s'était  pas  engagé  pendant  la  guerre, 
comme  l'avaient  fait  tant  de  ses  camarades,  s'était  fait 
réformer  en  1871,  avait  obtenu,  en  1870,  détre  nommé, 
en  violation  de  la  loi,  sous-lieutenant  de  réserve,  et, 
après  avoir  démissionné  à  l'époque  où  les  relations  se 
tendaient  avec  l'Allemagne,  n'avait  repris  son  grade, 
en  1890,  que  par  une  autre  faveur  exceptionnelle  et 
illégale  (3).  Judet  se  chargea  de  faire  éclater  le  scan- 
dale dans  le  Petit  Journal,  le  matin  même  où  Zola  re- 
paraîtrait, à  Versailles,  devant  les  assises. 

fait  cesser  que  les  deux  dernières,  en  envoyant  Fischer  à  la 
Maison  Carrée;  la  femme  alla  habiter  Alger.  »  —  Cavaignac, 
dans  sa  lettre  au  garde  des  Sceaux,  osa  dire  :  «  La  comparaison 
du  texte,  imprimé  dans  le  Pelit  Journal  avec  celui  du  rapport 
écrit  de  la  main  du  colonel  Combe,  ne  fait  ressortir  que  des 
différences  peu  nombreuses  qui  ne  dénaturent  pas  le  texte 
original.  » 

(1;  \'oir  Appendice  111. 

(2)  Judet  dit  d'abord  que  les  lettres  lui  furent  envoyées  par 
un  correspondant  anonyme.  Au  procès  qui  lui  fut  intenté  par 
Zola,  il  changea  de  version  :  «  Je  suis  lié  par  le  secret  profession- 
nel. Ce  que  je  puis  affirmer,  c'est  que  les  lettres  du  colonel 
Combe  existent  ;  j'en  ai  vu  des  copies.  »  (Trib.  correct.,  3  août 
i8t)8.)  II  dit  ensuite  (Inslr.  Flory,  17  août),  que  »  ses  rensei- 
gnements lui  avaient  été  fournis  par  un  témoin  digne  de 
foi».  Esterhazy,  dans  deux  lettres,  des  25et3o  décembre  1899, 
que  j'ai  sous  les  yeux,  dit  que  ce  fut  lui  (|ui,  le  premier,  avisa 
Judet. 

(3)  Né  le  11  janvier  i85i.  réformé  pour  myopie  par  le  conseil 
de  revision  de  Dijon,  où  son  père  commandait  le  bureau  de 
recrutement,  sous-lieutenant  d'artillerie  de  réserve  le  i5  octobre 
1876,  démissionnaire  le  3i  octol)re  1SS6,  réintégré  le  21  mai  1890. 


LA    CHUTE    DE    MÉLINE  6o9 

La  manœuvre  contre  Picquait  l'ut  plus  grossière. 
Elle  consista,  à  la  veille  des  élections,  à  faire  raconter 
par  les  journaux  qu'il  s'était  rendu  en  Allemag-ne  pour 
s'y  rencontrer,  à  Carlsruhe.  avec  Schwarzkoppen,  qu'il 
existait  une  preuve  «  matérielle  »  de  l'entretien  ;  un  agent 
les  avait  photographiés  ensemble  (i).  Ces  révélations 
s'échelonnèrent  sur  plusieurs  jours,  se  confirmaient. 

Le  coup  avait  été  combiné  entre  Henry,  Esterhazy  et 
(juénée  qui,  chargé  de  filer  Picquart,  avait  constaté 
qu'il  n'était  plus  à  son  domicile  (2).  Il  était,  en  eflet. 
allé  passer  quelques  jours  chez  une  vieille  amie  de  sa 
mère  ^3).  Possien,  ce  journaliste  à  qui  Picquart  avait 
fait  racheter  autrefois  un  article  en  faveur  de  Dreyfus, 
annonça  qu'il  avait  vu  de  ses  yeux  la  photographie:  elle 
existait,  en  effet,  ainsi  qu'une  autre  où  Ion  avait  re- 
présenté le  même  Schwarzkoppen  attablé  avec  Drey- 
fus. 

Pellieux  la  vit  aussi  et  en  parla  triomphalement  à 
Esterhazy;  il  avait  vu  également  le  rapport  de  l'agent. 

Quelque  dédaigneux  que  fût  Picquart  des  injures,  il 
se  fâcha;  il  déposa  une  plainle  en  faux  contre  Pos- 
sien (4). 

Dans  cette  douloureuse  histoire  que  je  raconte,  tant 


^1)  Écho  de  Parisdu  20  avril  1898,  Gaulois  du  28,  Jour  du  i<^'  mai  : 
«  Le  gouvernement  sait  de  source  absolument  sûre...  etc.  » 
Possien  précisait  que  l'entrevue  avait  eu  lieu  le  5  avril.  —  Tra- 
rieux  écrivit  à  Méiine  qu'il  linterpellerait,  à  la  rentrée  des 
Chambres,  sur  cette  histoire. 

2  Eslerl\azy.  Dép.  à  Londres  (Éd.  de  Bruxelles  ,  g4  et  suiv. 
—  \'oir  Appendice  I\". 

3)  Cass..  I.  210.  Picquart. 

4  0  mai  1898.  —  Possien,  rédacteur  au  Jour,  interrogé  par  Ber- 
tulus,  se  retrancha  derrière  le  secret  professionnel  21  mai  .  De 
même  Vervoort.  —  Bertulus  interrogea  également  Guénée 
«  qui  se  contenta  de  donner  un  certificat  dhonorabilité  à  Pic- 
quart ->.  [Cass.,  I,  267. 

39 


610  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

de  sottise  et  de  déloyauté  n'a  plus  rien  de  nouveau.  Une 
impression  finit  par  s'en  dégager,  moins  de  colère  que 
de  monotonie.  On  ne  s'étonne  plus  de  rien.  On  s'habitue, 
comme  à  lair  qu'on  respire,  à  celte  collusion  qui  se  per- 
pétue pour  abîmer  ou  salir  les  défenseurs  de  Dreyfus, 
c'est-à-dire  pour  protéger  un  traître  avéré.  Tout  ce  qui 
s'est  appelé  la  conscience,  le  simple  respect  humain 
semblent  perdus. 

Nul  doute,  cependant,  que  les  faussaires,  elle  plus  au- 
dacieux de  tous,  n'eussent  parfois  peur  de  leur  œuvre. 

Un  incident  singulier  le  montra. 

Henry,  on  se  le  rappelle,  avait  peu  de  rapports  directs 
avec  Billot.  Il  est  probable  que,  s'il  l'eût  vu  plus  sou- 
vent, il  Jaurait  dissuadé  d'autoriser  le  général  Roget 
à  procéder  à  une  enquête  personnelle  sur  l'alTaire  (i). 
A  quoi  bon  ?  La  mission  une  fois  donnée,  il  fallut  s'in- 
cliner. 

Roget  se  mit  à  la  besogne,  questionnant  beaucoup 
Henry,  qu'il  tenait  en  grande  estime,  plein  de  méfiance, 
au  contraire,  à  l'endroit  de  DuPaty,  et  acharné  surtout 
contre  Picquart.  Il  le  tenait  pour  vendu  au  Syndicat:  à 
force  d'entendre  dire  que  le  pet  il  bleu  était  un  faux,  il 
s'en  était  persuadé. 

Il  examina,  en  conséquence,  la  carte-télégramme 
avec  beaucoup  de  soin  et,  comme  il  avait  l'oeil  bon, 
il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  non  seulement  que  récri- 
ture en  était  w  déguisée  et  contrefaite  »,  nullement 
semblable,  comme  Tavait  cru  Picquart,  à  celle  de 
Schwarzkoppen,  mais  encore  que  les  lettres  du  mot 
Esterhazy,  sur  l'adresse,  «  n'étaient  point  liées  entre 
elles,   mais  empâtées  et  baveuses  12)  »,  et,  de   plus, 

(1)  Cass..  I.  69,  Roget. 

(2;  Ce?l  ce  que  Picquart  avoit  remarqué  à  lenquète  Pellieux. 
(Voir  p.  106.) 


LA    CHUTE    DE    MELINE  fiU 

écrites  sur  un  grattage  ».  Il  suffisait,  pour  en  être  sûr, 
de  regavdevle petit  bleu  «  par  transparence  (i)  ». 

Nécessairement,  le  jeune  général  vit  dans  sa  décou- 
verte la  confirmation  des  soupçons  de  Lauth,  au  sujet 
de  l'arrivée  frauduleuse  de  la  carte  télégramme,  et  l'ex- 
plication de  la  dépèche  Blanche  où  «  Georges  »  était 
avisé  par  une  confidente  qu'on  savait  qu'il  avait  fabriqué 
le  pettt  bleu. 

Quand  Henry  avait  procédé  à  son  grattage,  c'était 
précisément  pour  en  faire  accuser  l'accusateur  d'Ester- 
hazy.  S'il  avait  fait  envoyer  la  fausse  dépêche  par  Es- 
terhazy,  c'était  pour  amorcer  l'accusation. 

Il  semble  que  le  succès  de  son  plan  aurait  dû  en- 
chanter Henry.  Tout  au  contraire,  Gonse,  qui  n'avait 
pu  manquer  de  le  consulter,  refusa  de  «  tenir  aucun 
compte  ))  des  révélations  de  Roget  (2).  Sesyeuxne  s'ou- 
vrjront,  il  ne  verra  le  grattage  qu'après  la  mort  d'Henry. 

Henry  en  avait  trop  fait.  Nul  ne  le  soupçonnait  encore, 
mais  il  se  connaissait  lui-même,  et  Ja  peur  le  tenait. 
S'il  avait,  tous  ces  temps-ci,  fabriqué  de  nouveaux 
faux,  c'est  que  ceux  d'autrefois  l'y  condamnaient,  parce 


(i)  Cass.,  I,  109,  Roget  :  «-  Au  mois  'de  mai  1898,  j'ai  cons- 
taté... »  —  De  même,  Insir.  Tavernier,  1  et  12  nov.  1898  ;  Ren- 
nes, I,  295,  33o. 

2)  Inslr.  Tavernier,  2  nov.  i898,  Roget  :  «Je  rendis  compte  au 
général  Gonse  de  mes  constatations:  il  ne  fut  donné,  à  ce  mo- 
ment, aucune  suite  à  ma  communication,  ni  tenu  aucun  compte 
des  convictions  que  je  lui  exprimais.  Ce  n'est  que  quatre  mois 

après »    cest-à-dire  après    la  mort  d'Henry.  —   Gonse,  le 

même  jour,  dépose  «  qu'il  ne  s'était  jamais  aperçu  du  grattage: 
il  doit  dire  que  jamais  son  attention  n'a  été  appelée  sur  ce 
point  ».  —  Roget  n'a  aucun  intérêt  à  raconter  qu'il  a  constaté 
le  grattage  dès  mai  i8y8;  Gonse  a  le  plus  grand  intérêt  à 
le  nier.  —  Henry,  précédemment,  avait  paru  redouter  que  le 
<i  Syndicat  »  fût  renseigné  sur  son  compte  :  d'avance,  il  trai- 
tait de  faux  «  un  dossier  Henry  »  que  la  «  bande  »  allait  faire 
paraître  {Libre  Parole  des  i3  et  i4  mars  1898  . 


612  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

que  le  faux  appelle  le  faux  ;  mais  le  g-oùl  n'y  était 
plus  et  il  tressaillait  à  chaque  fois  qu'il  entendait  parler 
d'une  forgerie.  Claretie  ayant  raconté  dans  un  journal 
qu'un  escroc  italien  lui  avait  vendu  de  fausses  lettres  du 
prince  Léopold  de  Hohenzollern  (i),  Henry  lui  envoya 
Valdant,aux  renseignements (?.).  D'autre  part,  Picquart, 
depuis  qu'il  avait  élé  chassé  de  l'armée,  n'était  plus  le 
même.  Il  y  avait  laissé  sa  résignation  :  son  courage  de 
passif  devenait  actif;  pour  cette  stiipide  histoire  de  la 
photographie  de  Carlsruhe,  n'avait-il  pas  tout  de  suite 
porté  plainte  ?  Il  devait  suffire,  pour  le  moment,  de 
l'attaquer  en  dessous.  Ce  serait  folie  de  l'attaquer  en 
face,  d'une  telle  accusation,  d'étendre  aussi  démesuré- 
ment le  champ  de  bataille.  Et,  bien  plus,  la  sagesse, 
pour  Henry,  c'était  de  s'en  aller.  Maintenant  que  le  dos- 
sier des  faux  était  officiellement  reconstitué,  sous  la 
haute  direction  de  Gonse  et  avec  la  collaboration  de 
Du  Paty,  il  n'avait  plus  rien  à  faire  au  ministère.  Il  dit, 
en  conséquence,  à  Boisdefîre  (3)  que  sa  santé  d'homme 
d'action  et  de  forte  vie,  de  paysan  accoutumé  au  grand 
air,  déclinait  dans  l'atmosphère  des  bureaux,  qu'il  en  avait 
assez,  après  cinq  années,  de  ce  métier  de  rond-de-cuir  et 
de  gratte-papier,  et  qu'il  demandait  à  rentrer  dans  un 
régiment.  «  Et  qui  vous  remplacera?  —  Du  Paly'(4).  « 


(i)  Figaro  du  16  mai  1898.  —  Je  fisï  celte  observation  dans  le 
Siècle:  <<  Du  piège  où  est  tombé  M.  Claretie,  concluez  à  la  jjro- 
fondeur  de  ceux  où  tombent  quotidiennement  certains  peison- 
nages  du  ministère  de  la  Guerre.  ». 

(2/  Jules  Claretie,  La  Vie  à  Paris,  1898,  ch.  XX,  in  fine. 

(3)  Juin  i8çi8. 

(4)  Insfr.  Tavernier,  17  juin  1899,  Du  Paty;  10  et  12  juillet, 
Gonse  et  Boisdefîre.  Ces  deux  dépositions  ayant  été  communi- 
quées à  Du  Paty  :  >  Je  constate,  dit-il.  qu'Heniy  a  invité  ses 
chefs  à  me  donner  sa  succession  avec  ce  qu'elle  comportait, 
c'est  à-dire  la  responsabilité  des  documents  de  la  S.  S.,  y  com- 
pris le  faux  qu'il  a  commis.  »  (i3  juillet.) 


LA    CHUTE    DE    MELINE  613 

Mais  Du  Pdly,  qui.  lui  aussi,  avait  assez  de  l'affaire 
Dreyfus,  refusa.  Il  neùt  accepté  une  telle  charge,  une 
aussi  redoutable  succession,  qu'en  sous-ordre,  avec  un 
chef  comme  le  général  Donnai.  Sinon,  il  préférait-  quitter 
lÉtat-Major.  aller  en  g-arnison  à  Nancy.  Et  Henry  resta. 


IV 


Nous  avons  laissé  Christian  Esterhazy  fort  préoccupe 
de  spn  argent,  depuis  qu'il  ne  prenait  plus  son  cousin 
pour  un  preux  des  anciens  temps.  L'escroc  essayait  tou- 
jours de  le  faire  patienter,  tantôt  par  de  bonnes  paroles  : 
«  Je  t'enverrai  de  l'argent  ces  jours-ci...  »,  tantôt 
par  une  belle  indignation  d'honnête  homme  :  «  Pour 
Dieu  I  rassurez-vous  et  cessez  de  manifester  une  inquié- 
tude blessante  et  absurde  (i)  !  »  Christian  étant  accouru 
un  jour  à  Paris,  il  lui  fit  des  billets  et,  pour  montrer 
comijien  sa  situation  était  intacte,  le  mena  chez  Pellieux, 
mais  pas  plus  loin  pourtant  que  Tantichambre  (2),  pen- 
dant qu'il  entrait  seul  chez  le  général  qui  lui  avait  gardé, 
d'ailleurs,  toute  son  amitié.  Cependant  la  confiance 
n'était  revenue  ni  à  Christian  ni  à  sa  mère  ;  ils  apprirent, 
avec  surprise,  que  les  billets  du  commandant  n'ajou- 
taient rien  à  leur  droit,  exigèrent  alors  le  rembourse- 
ment immédiat  des  fonds.  Sjjr  quoi  Esterhazy  écrivit 
à  Christian  une  lettre  de  rupture  et  à  Mme  Esterhazy 
que  son  fils  était  un  polisson,  qui  entretenait  des  femmes 
de  mauvaise  vie  (3i. 

Il  espérait  les  intimider  après  les  avoir  si  longtemps 

(1    Lettres  de  mars  et  avril  189S. 

(2    CiiiusTiAN  Esterhazy,  Mémoire,  83. 

(3    1^  avi'il  189S. 


Gll  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

dupés,  et  se  proposait  dexploitcr  la  peur  de  ces  pauvres 
gens,  comme  il  avait  abusé  de  leur  crédulité,  mais  sans 
réfléchir  que  la  passion  de  l'argent,  qui  abêtit  les  plus 
inlelligenls,  donne  parfois  aux  plus  timorés  quelque 
chose  qui  ressemble  à  du  courage. 

Christian,  en  effet,  lui  répondit  par  une  mise  en  de- 
meure catr'gorique,  partit  pour  Paris  avec  sa  mère  et  se 
rendit,  au  débotté,  chez  la  fille  Pays  (i).  Esterhazy, 
<(  jouant  avec  un  poignard  »,  ne  chercha  plus  à  nier  : 
«  Il  n'y  a  rien  chez  Pvothschild  ;  si  tu  as  cru  à  cette  his- 
toire, tu  n'es  pas  fort  ;  si  tu  portes  plainte  contre  moi, 
je  fais  une  plainte  contre  vous  pour  usure.  »  Puis, 
comme  Christian  n'en  croyait  pas  ses  oreilles,  il  essaya, 
uue  dernière  fois,  selon  la  formule  quil  lui  avait  naguère 
préchée,  «  de  le  mettre  dedans  »  :  «  Si  vous  voulez  me 
laisser  du  temps,  je  vous  rembourserai  jusqu'au  dernier 
sou,  avec  intérêt  de  5  pour  loo,  sur  les  sommes  qui  me 
reviendront  de  mes  Mémoires.  »  Et  il  montrait  un  traité 
où  figuraient  les  signatures  de  deux  collaborateurs  de 
Drumont  (2).  Mais  Christian  ayant  répondu  qu'il  allait 
consulter  un  homme  de  loi  :  «  Eh  bien,  merde  !  je  me 
tue  ce  soir  (3)  !  >> 

Christian,  qui  commençait  à  se  former,  ne  s'effraya 
pas  ;  mais  la  perte  de  son  argent  lui  parut  un  si  extraor- 
dinaire désastre  qu'il  refusait  encore  d'y  croire.  Il  se 
raccrocha  à  cette  pensée  que  les  fonds  étaient  bien  chez 
Rothschild  et  que  le  projot  de  son  cousin  était  seule- 
ment de  se  les  approprier  pour  un  temps,  «  en  attendant 
les  versements  de  son  éditeur  (4)  ».    Quand  un    com 


(ij  23  avril  1898. 

2    Goiïlon  Méry  cl  Boisandré.  —  Lédileur  Fayard  lui  remit 
5.000  francs  d'avance.  (Cass.,  II  i83.  Esterhazy.) 
(:■})  Mémoire,  84. 
(4,  Ibici.,  85. 


LA    CHUTE    DÉ    MELI.XE  615 

mis  du  grand  banquier  le  détrompa,  il  fui  consterné. 

Il  avait  menacé  Esterliazy  de  s'adresser  à  la  justice  ; 
pendant  que  sa  mère  se  berçait  encore  de  l'illusion  qu'elle 
se  rattraperait  sur  les  bénéfices,  qui  ne  pourraient  man- 
quer d'être  considérables,  des  Mémoires  sensationnels 
de  son  neveu  (i  >,  Christian  se  mit  à  la  recherche  d'un 
avocat.  Le  bon  jeune  homme  allait  chez  AutTray,  qui 
avait  servi  d'intermédiaire,  en  janvier,  entre  Eslerhazy 
cl  Mme  de  Boulancy,  quand  il  rencontra  un  de  ses 
amis  (21  qui  était  révisionniste  et  qui,  l'ayant  chapitré, 
le  mena,  quelc[ues  jours  après,  chez  Labori.  Et  il 
raconta  toute  sa  mésaventure,  non  seulement  la  Ilibus- 
terie  dont  il  était  victime,  mais  toute  la  collusion,  dont 
il  avait  été  témoin,  entre  Eslerhazy  et  l'Etat-^Major,  ses 
propres  rendez-vous  nocturnes  avec  Du  Paty,  les  faux 
télégrammes,  ce  qu'il  savait  de  la  fable  de  la  dame 
voilée  dont  il  avait  écrit  lui-même  les  lettres,  le  compa- 
gnonnage de  Pellieux  et  du  misérable.  Il  remit,  en  outre, 
à  Labori,  un  paquet  de  lettres  d'Esterhazy  et  l'autorisa 
à  répéter  ses  confidences  à  MaUiieu  Dreyfus  ;  puis,  le 
lendemain,  il  fit  le  même  récit  à  Trarieux.  Le  sénateur, 
qui  n'était  pas  tenu  par  le  secret  professionnel,  informa 
Zola,  Leblois,  Picquart  et  moi  (3). 

Ainsi,  tout  ce  que  nous  supposions,  tout  ce  que  le  bon 
sens  indiquait  comme  la  seule  explication  possible  du 
pitoyable  roman  que  l'Etat-Major  avait  accrédité,  tout 


(i  Christian,  sur  l'avis  de  sa  mère,  écrivit  dans  la  soirée  à 
Eslerhazy  :  «  Après  réflexion,  nous  acceptons  ce  que  vous  avez 
proposé,  c'est-à-dire  de  parler  à  notre  notaire  qui  prendra  avec 
vous  les  engagements etc.  » 

2  Ilerbin,  avocat  à  la  Cour  d'appel. 

i;3'  Souv^nirs  de  Mathieu  Dreyfus.  —  Christian  dit  qu'il  fit 
son  récit  à  Trarieux  «  comme  au  sénateur  de  son  département  » 
(la  Girondei.  — Cass.,  I,  282,  Bertulus  :  101,  Roget  ;  et  Christian, 
<dép.  du  8  juillet  1898. 


016  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

cela  était  vrai,  et  le  témoin  que  nous  envoyait  le  destin, 
—  puisque  tout  dans  ce  drame  shakespearien  devait  être 
étrange  et  terrible,  —  c'était  le  proche  parent  du  traître 
lui-même. 

Cependant,  le  premier  moment  de  joie  passé,  il  fallut 
se  rendre  compte  que,  si  nous  tenions  enfin  la  preuve 
flag-rante  du  crime  de  l'État-.Major,  qui  était  lui-même 
une  preuve  nouvelle  du  crime  d'Esterhazy,  nous  n'avions 
aucun  moyen  assuré  de  la  faire  éclater.  Tout  reposait 
sur  le  témoignage  de  Christian,  et  quel  témoignag-e  à 
la  fois  plus  décisif  et  plus  fragile  !  Christian,  dans  une 
heure  de  trouble  ou  dans  un  accès  de  colère,  avait  pu 
faire  ses  confidences  à  Labori  et  à  Trarieux.  Mais  l'avo- 
cat était  tenu  de  s'en  taire,  et  le  sénateur  de  la  Gironde 
hésitait  à  s'exposer  au  plus  outrageant  démenti.  Chris- 
tian pouvait  revenir  de  lui-même  à  d'autres  sentiments 
ou  se  laisser  reprendre  par  le  fourbe,  ou  par  quelque 
moine  qui  lui  ferait  horreur  de  sa  conduite.  Quoi  !  pour 
un  peu  d'argent  qu'il  avait  perdu,  il  s'était  fait  le  dénon- 
ciateur du  parent  dont  il  portait  le  nom,  le  pourvoyeur 
des  juifs  et  des  ennemis  de  l'armée  ! 

Ceux  d'entre  nous  qui  passaient  pour  les  plus  témé- 
raires étaient  fort  prudents  de  nature,  ou  .Fêtaient  de- 
venus. Il  fut  donc  décidé  qu'on  patienterait  et  qu'on 
chercherait,  sans  le  brusquer,  à  amener  Christian  à  dé- 
poser de  lui-même  devant  Bertulus.  Le  juge  avait  été 
informé  de  l'incident  par  Picquart  et,  lui  aussi,  il  re- 
commandait d'agir  avec  la  plus  extrême  circonspec- 
tion pour  ne  pas  risquer  d'effaroucher  ce  précieux 
témoin. 

En  attendant,  le  récit  de  Christian  confirmait  et  pré- 
cisait singulièrement  les  accusations  de  Picquart  contre 
Esterliazy  et  Du  Paty.  et  même  dans  (;e  qu'elles  avaient 
d'inexact,  puisque  Christian  tenait  d'Esterhazy  et  de  la 


LA    CHUTE    DE    MELLNE  (517 

fille  Pays  que  Du  Paty  était  l'auteur  ou  l'inspirateur  des 
faux  télét^rammes  (il. 

Bertulus,  toutefois,  ne  laissait  pas  d'être  assez  em- 
barrassé ;  il  aVait,  sur  lindication  de  Picquart  (2),  fait 
procéder  à  des  compai'aisons  entre  l'écriture  de  Du  Paty 
et  celle  de  la  dépèche  Blanche  ;  l'expertise  avait  été  fa- 
vorable à  Du  Paty  (3).  Le  soupçon  de  Picquart  se  porta 
alors  sur  Mme  Du  Paty  que  Christian  avait  mise  en 
cause  ;  l'expertise  fut  de  nouveau  négative.  Pour  Du 
Paty,  il  n'avait  pas  cessé  de  protester  qu'il  n'était  pour 
rien  dans  l'afTaire  des  télégrammes  (4)- 

On  se  trouvait  donc,  de  ce  côté,  dans  une  impasse, 
et  pour  une  raison  très  simple  :  c'est  que  les  faux  télé- 
g-rammes.  imputés  à  Du  Paty,  étaient  l'œuvre  d'Esterha- 
zy  et  d'Henry.  D'autre  part,  comme  les  révélations  de 
Christian,  témoin  personnel  en  ce  qui  concernait  son 
cousin,  ne  laissaient  place  à  aucun  doute,  le  juge  s'en- 
hardit à  faire  ce  qu'il  avait  retardé  jusque-là  :  à  citer 
Eslerhazy  lui-même.  Picquart  l'avait  accusé  à  nouveau 
d'être  l'auteur  des  articles  de  la  Libre  Parole,  sous  la 
signature  «  Dixi  »,  et  en  avait  fourni  une  très  ingénieuse 
démonstration  (o).  Un  rapport  de  police  donnait  un  ren- 
seignement identique  (6).  C'était  sur  Esterhazy  qu'il 
fallait  marcher. 

Esterhazy,  à  ce  moment,  ne  savait  encore  rien  de  la 
visite  de  Christian  à  Labori  ;  il  pensait  l'avoir  intimidé, 
s'être  débarrassé  de  lui,  et  il  avait  repris  son  train  de 


(1)  Casa.,  11,238,  Chrislian  Esterhnzj', 

(2)  Ibid.,  II,  217,  280,  Picquart  ;  2O8.  Bertulus. 

(3)  Enq.  Bertiilm,  expertise  Couderc,  28  février  et  1"  mars  1898. 
—  Ca.ss.,  II,  34,  38;  Rennes,  III,  5o4  Du  Paty:  Cass.,  II,  268, 
Bertulus. 

(4)  Cass.,  II,  Du  Paty,  {Enq.  Berhiltis,  29  mars  18 

(5)  Ibid.,  II,  221,  Picquart  (5  mai  i8'j8). 

(6)  Rapport  du  commissaire  Bernard  (4  mai  iSgb/. 


618  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

vie  habituel,  allant  presque  tous  les  jours  chez  Pellieux 
u  comme  au  rapport  (i)  »,  lui  menant  des  journalistes  (2), 
recevant,  par  son  intermédiaire,  les  communications  de 
Gonse,  les  portant  à  «  ses  journaux  )^  avec  celles  d'Hen- 
ry qui  lui  étaient  remises  par  Guénée  (3),  discourant 
jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit  dans  les  salles  de 
rédaction  et  les  cafés. 

Pourtant,  il  restait  inquiet,  terriblement  énervé,  tou- 
jours aux  aguets,  à  la  façon  dune  bête  traquée  qui  a 
dépisté  une  première  fois  les  chiens,  mais  qui  sait  qu'ils 
reviendront  et  qui  entend  déjà  leurs  aboiements  ;  et  ni 
Henry  ni  Pellieux  ne  parvenaient  à  le  rassurer.  Pellieux 
avait  beau  lui  rappeler  ce  mot  de  Félix  Faure  :  «  Géné- 
ral, ce  ne  sont  pas  quinze  cents  gredins  cjui  feront  mar- 
cher la  France  !  »  11  continuait  à  se  méfier  du  Prési- 
dent de  la  République  qu'il  faisait  harceler  par  les 
gens  de  la  Libre  Parole  (4),  et  il  redoutait  surtout  les 
quinze  cents  «  gredins  »,  et  principalement   Picquart. 

(1)  Cass.,  I,  589,  610;  Dép.  à  Londres  (5  mars  1900). 

(2I  II  cite,  notamment,  Boisandré  (de  la  Libre  Parole),  et 
Cloutier  (de  Ylntransigeanl).  Il  attribue  au  général  de  Pellieux 
un  article  de  VÉcho  de  Paris  (du  24  avril  i8y8,,  qui  dénonçait 
Panizzardi  comme  ayant  été  l'intermédiaire  entre  Dreyfus  et 
Schwarzkoppen  et  révélait  les  pseudonymes  [Maximilienne,  Chien 
de  (juerre\  dont  se  servaient  les  attachés  italien  et  allemand. 

(3  Esterhazy  a  joint  à  sa  déposition  quelques-uns  de  ces 
billets  d'Henry  relatifs  à  des  communications  à  faire  à  la  presse  : 
«  M'envoyer  de  suite  au  ministère  détail  sur  dernière  note  re- 
mise au  général  :  n'en  parlez  à  personne...»  «  Le  général 
(Gonse?)  a  remis  au  général  de  Pellieux,  pour  que  vous  la  fas- 
siez passer  dans  un  de  vos  journaux,  une  note.  Portez  cela  à 
la  Libre  ou  à  Y  Intransigeant  Ix  votre  choix...  Le  général  de  Pel- 
lieux vous  a-t-ii  remis  quelque  chose  avant  hier  pour  VÉcho  de 
Paris?»  —  Il  fréquentait  également  à  la  Pairie,  à  la  Presse  et 
au  Gaulois. 

(/jj  Dép.  à  Londres  (Éd.  belge),  94  '■  "■  Devant  l'inertie  du  Pré- 
sident de  la  République,  j'ai  prié  M.  de  Boisandré  de  demandei- 
à  Mme  de  Martel  de  rappeler  à  Félix  Faure  le  mot  qu'il  avait 
dit  au  général  de  Pellieux.  » 


LA    CHUTE    DE    MELINE  019 

Pellieux  n'avait  pas  besoin  d'Esterhazy  pour  être 
excilé  contre  Picquart  ;  il  le  considérait  comme  l'àme 
da  «  complot  international  »,  et  il  le  faisait  suivre 
étroitement,  s'informant  de  ses  relations  et  ne 
craignant  pas  d'employer  des  officiers  à  ces  basses  be- 
sognes. Lun  d'eux  consentit  à  aller  interroger  le  con- 
cierge de  Mme  Monnier.  cette  parente  de  Picquarl  que 
le  père  Du  Lac  avait  nommée  à  Boisdelïre,  dont  Henry 
avait  fait  l'une  des  dames  voilées  d'Esterhazy  et  que 
Pellieux  et  Gonse  avaient  déjà  dénoncée  à  Bertulus.  Le 
concierge,  plus  scrupuleux  que  rofficier,  refusa  de 
parler  et  avertit  sa  locataire.  Mme  Pionnier  se  rendit 
aussitôt  chez  le  général  de  Pellieux  et  lui  demanda  de 
faire  cesser  des  procédés  aussi  offensants. 

Pellieux  commit  alors  une  action  infâme.  Il  écrivit 
au  mari  pour  se  plaindre  de  la  démarche  de  sa  femme, 
qui  s'était  présentée  à  lui  "  comme  la  parente  et  l'amie 
de  Picquart  »,  et  exigea  de  lui  des  explications  verbales 
ou  écrites.  Faute  de  quoi,  «  il  sera  en  droit  de  consi- 
dérer comme  fondés  les  bruits  qui  ont  couru  et  courent 
encore  sur  le  rôle  de  Mme  Monnier  dans  ce  qu'elle 
appelle  l'Affaire  (i)  ». 

1  Cass.,  I,  235,  Bertulus.  — La  lettre  de  Pellieux  est  datée  du 
6  mai  1898  :  «  Mme  Monnier  vient  de  se  présenter  chez  moi  pour 
se  plaindre  qu'un  officier  du  gouvernement  de  Paris  eût  été 
prendre  à  son  domicile  des  renseignements  sur  elle.  Je  lui  ai 
manifesté  mon  étonnement  de  sa  démarche  inconsidérée.  Elle 
m'a  fait  connaître  alors  qu'elle  la  faisait  auprès  de  moi  parce 
que  j'avais  été  mêlé  à  <<  l'AITaire  »  et  qu'elle  était  la  parente  et 
l'amie  de  M.  Picquart.  J'estime  que  j'ai  droit,  au  sujet  de  cette 
visite  à  laquelle  je  ne  pouvais  mattendre,  à  des  explications  de 
votre  part  et  je  vous  serais  reconnaissant  de  vouloir  bien  me 
les  fournir  soit  verbalement,  soit  par  écrit.  J'ajouterai  encore 
que  si  je  ne  recevais  pas  de  réponse,  je  serais  en  droit  de  con- 
sidérer comme  fondés  les  bruits  qui  ont  couru  et  courent  en- 
core sur  le  rOIe  de  Mme  Monnier  dans  ce  qu'elle  appelle 
l'Affaire.  » 


620  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Le  mari  nout  pas  de  peine  à  justifier  sa  femme  du 
rôle  que  Pellieux  lui  attribuait  ;  elle  était  encore  avec 
lui  et  leurs  enfants  à  la  campagne,  quelle  n'avait  pas 
(juittce  à  l'époque  où  Esterhazy  se  serait  rencontré  avec 
sa  mystérieuse  protectrice.  Pellieux  l'écouta,  s'incli- 
na devant  cet  argument  décisif  ou  fit  semblant,  puis 
raconta  tout  à  Esterhazy  (i)  qui  venait  de  recevoir  la 
citation  de  Bertulus. 

Pellieux,  comme  Esterhazy  et  Henry,  savait  que  Ber- 
tulus avait  donné  sa  confiance  à  Picquart  ;  certainement 
il  lui  dira  que  le  bandit  est  informé,  et  Picquart  s'arrê- 
tera net,  frappé  dans  ses  affections,  pour  écarter  un 
scandale. 

Ce  fut,  en  effet,  la  pointe  empoisonnée  du  discours 
d'Esterhazv  à  Bertulus.  Il  convint  qu'il  avait  renseigné 
Drumont,  refit,  pour  la  centième  fois,  l'histoire  de 
ses  rapports  avec  l'inconnue  qui  l'avait  documenté, 
s'embrouilla  dans  quelques  mensonges  et  termina  sur 
cet  avertissement  :  «  qu'une  certaine  dame  venait  de 
faire  une  démarche  tellement  inconsidérée  qu'il  y  avait 
lieu  d'espérer  qu'elle  se  dévoilerait  (2  .  » 

Par  malheur,  Mme  Monnier  elle-même  avait  déjà  si- 
gnalé à  Bertulus  (3)  la  nouvelle  indignité  de  Pellieux  à 
son  égard  ;  le  juge  eut  ainsi,  au  premier  mot  d'Esterha- 
zy,  une  preuve  de  plus  que  la  collusion  continuait. 

Un  autre  que  Bertulus  aurait  réfléchi  que  la  lutte 
contre  de  tels  adversaires  devenait  une  guerre  au  cou- 
teau et  qu'il  y  ruinerait  sa  carrière.  Mais  il  s'était  piqué 
au  jeu  et,  s'il  avait  fait  capituler  sa  conscience  devant 
son  intérêt,  il  n'aurait  plus  osé  regarder  l'un  de  ceux 

(1)  Dép.  à  Londres,  5   mars  1900  :  «  Par  ordre  du  général  do 
BoisdelTre.  » 
(21  Co.ss.,  I,  222,  Bertulus:  II,  26j),  Esterhazy  (i^  mai  1S98}. 
(3)  Ibid.,  I,  235,  Bertulus,  (lettre  du  10  mai.) 


LA    CHUTE    DE    MELIN'E  621 

qui  savaient  la  vérité.  Il  décida  toutefois,  et  avec  beau- 
coupde  sens,  qu'il  ralentirait  pendant  quelque  temps  son 
instruction  afin  d'endormir  les  soupçons  dont  il  était 
l'objet.  Il  se  contenta  de  demander  au  ministère  de  la 
Guerre,  qui  la  lui  remit,  la  lettre  «  Espérance  (i  j  »,  et  à 
Esterhazy,  qui  se  déroba,  les  lettres  de  la  dame  voilée  (2). 
Puis,  très  maître  de  lui,  dans  l'immobilité  silencieuse  du 
chasseur  à  l'aflût,  et  mal^^ré  les  impatiences  qui  ve- 
naient à  Picquart,  il  attendit  que  Christian  consentît 
à  parler. 


Ces  incidents,  l'espérance  fiévreuse  que  Christian  ne 
tarderait  pas  à  livrer  Esterhazy  à  Bertulus,  décidèrent 
Zola  à  ne  pas  accepter  la  rencontre  que  Billot  lui  propo- 
sait pour  le  2.3  mai,  à  Versailles.  Les  journaux  alléguèrent, 
ce  qui  parut  plausible,  qu'au  lendemain  du  scrutin  debal- 
lottag-e,  quand  les  passions  électorales  soufflaient  encore 
en  tempête,  les  vents  du  dehors  pénétreraient  dans  le 
prétoire.  Labori  souleva  une  exception  d'incompétence, 
inadmissible  en  droit,  mais  qui,  étant  préjudicielle, 
obligeait  la  cour  d'assises,  en  cas  de  pourvoi,  à 
ajourner  les  débats.  Il  prétendit  qu'en  ne  citant  pas  Zola 
et  Perrenx  à  Paris,  le  ministère  public  les  soustrayait 
à  leur  juge  naturel,  le  jury  de  la  Seine  où  ils  habitaient. 

Le  choix  de  Versailles,  s'il  avait  été  dicté  par  les  rai- 
sons les  plus  basses,  n'en  était  pas  moins  parfaitement 
légal.  Le  garde  des  Sceaux  eût  pu  renvoyer  l'affaire 

(1)  26  mai  1898  [Cass.,  11,  269,  Berlulus). 

(2)  2  juin  (Ibid.,  II,  270,  Esterhazy). 


C22  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

devant  les  assises  de  n'importe  quelle  ville  de  France 
où  avait  été  mis  en  vente  un  seul  exemplaire  de  l'article 
de  Zola.  La  Cour  se  déclara  compétente.  Mais  Labori 
ayant  riposté  que  ses  clients  se  pourvoyaient  en  Cassa- 
tion, Périvier,  qui  présidait,  et  le  procureur  général 
Bertrand,  l'un  solennel  et  l'autre  goguenard  (i),  durent 
s'incliner.  Le  sursis  fut  prononcé. 

Les  nationalistes,  qui  croyaient  tenir  une  nouvelle 
victoire,  manifestèrent  une  vive  indignation  :  c'était  une 
reculade  honteuse,  l'aveu  de  la  peur  qui  tenait  ces  dilTa- 
mateurs  et  de  leur  impuissance  à  se  justifier.  Ils  huèrent 
Zola  qui.  le  matin,  avait  été  frappé  au  cœur  par  l'article 
de  Judet.léclaboussure  inattendue  qui  salissait  son  nom 
et  la  mémoire  de  l'homme  dont  sa  mère  avait  gardé  et  lui 
avait  enseigné  le  culte  (2  .  Picquart  fut  poursuivi  par 
une  bande  de  malandrins  que  la  police  laissa  faire. 

Esterhazy  était  venu  à  Versailles  pour  se  livrer  contre 
lui  à  des  voies  de  fait.  Il  erra  toiit  le  jour  devant  la 
porte  du  Palais  de  justice,  grommelant  des  menaces, 
l'air  d'un  traître  de  mélodrame .  On  observa  que  les  of- 
ficiers évitèrent  son  contact.  Le  soir,  il  envoya  à  Pic- 
quart  une  lettre  outrageante  :  il  se  promènera,  trois 
jours  de  suite,  de  telle  à  telle  heure,  dans  deux  rues 
qu'il  désignait,  pour  lui  infliger  une  correction  i3j. 
Picquart,  comme  on  peut  croire,  ne  répondit  pas  à  cette 
provocation  de  souteneur  ;  il  dit  seulement  à  un  joiu'- 


(1)  Cour  d'assises  de  Seine-et-Oise,  23mai  1898,  Bertrand  :  ■<  Je 
mincline  devant  la  loi.  Condamnés  devant  le  jury  de  la  Seine, 
fuyant  devant  le  jury  de  ^'e^sailles,  MM.  Zola  et  Perrenx  ne 
seront  pas  jugés  aujourd'hui,  mais  la  cause  est  jugée.  »  —  Pé- 
rivier: «  Vous  avez  ce  que  vous  voulez?  Tant  mieux!  »  Il 
essaya  aussi  de  l'éloquence  :  «  Il  n'y  a  rien  au-dessus  de 
la  loi.  rien,  rien,  pas  même  M.  Zola  !  » 

(2;  La  Vérité  en  marche,  284. 

(3)  Jour  du  24  mai  1898. 


L.V    CHUTE    DE    MELINE  C<23 

naliste  que,  «  s'il  tombait  dans  un  guet-apens,  il  sau- 
rait se  défendre,  mais  il  n'oublierait  pas  que  son  devoir 
était  de  respecter  la  vie  d'Esterhazy  «  ;  «  cet  homme 
appartient  à  la  justice  du  pays  et  je  serais  coupable  de 
l'y  soustraire  (  i  )  » . 

Le  bandit,  à  la  façon  des  bravi  d'autrefois,  attendit 
une  occasion  favorable.  Un  mois  plus  tard  (2),  ayant 
rencontré  Picquart,  il  se  précipita  pour  l'assommer,  par 
derrière.  Il  était  accompagné  d'un  maréchal  des  logis 
de  dragons  et  armé  dun  énorme  gourdin.  Picquart  se 
retourna,  frappa  à  son  tour,  fît  rouler  le  chapeau  de 
son  assaillant  dans  le  ruisseau  et  appela  la  police  ; 
Esterhazy  prit  la  fuite  (3). 

Une  telle  ignominie,  les  vilenies  dont  les  journaux 
«  patriotes  »  et  «  religieux  »  l'abreuvaient,  la  haine 
féroce  de  ses  anciens  compagnons  d'armes,  surtout 
son  calme  dans  l'épreuve,  une  sérénité  souriante  de 
philosophe,  accrurent  les  sympathies  qui,  du  premier 
jour  où  il  parut  sur  la  scène  du  drame,  étaient  allées 
vers  Picquart.  A  la  réunion  constitutive  delà  Ligue  des 
Droits  de  l'homme  et  du  citoyen^  qui  fut  présidée  par  Tra- 
rieux,  assisté  de  Grimaux  et  de  Duclaux  ;  puis,  aux  pre- 
mières conférences  qu'organisa  Pressensé  (4),  avec  le 

1)  Siècle  du  26  mai  i8çi8. 

2)  3  juillet. 

3  Temps  du  4  ;  récits  de  Picquart  et  du  cantonnier  Blasy, 
témoin  de  Tincident.  — L'article  de  Gaston  Méry,  dans  la  Libre 
Parole,  est  intitulé  :  u  Picquart  rossé  par  le  commandant  Ester- 
hazy. »  Le  collaborateur  de  Drumont  reproduit  avec  joie  la  ver- 
sion d'Esterhazy:  «  Ce  fut  inénarrable.  Avec  une  voix  de  femme, 
il  se  mit  à  me  dire  :  «  Vous  n'avez  pas  de  honte  !  »  Il  s'enfuit. 
J'aurais  dû  lui  mettre  mon  pied  quelque  part.  Je  le  frappai  de 
nouveau  à  plusieurs  reprises.  »  Autant  de  mots,  autant  de  men- 
songes d'après  le  récit  de  Blasy. 

(4)  Francis  Dehault  de  Piessensé,  né  à  Paris  en  i853,  secré- 
taire d'ambassade,  puis  rédacteur  au  Temps ,  à  la  République 
française  et  à  la  Revue  des  Deux  Mondes.  Il  était  le  fils  du  pasteur 


G21  HISTOIHE    DE    L  AFFAIUE    DREYFUS 

concours  de  quelques  amis,  Ouillard,  Morhardt,  Psi- 
chari,  heureux  de  payer  de  leur  personne  pour  une 
si  noble  cause,  chaque*  fois  que  le  nom  de  Picquart 
était  prononcé,  les  révisionnistes,  dans  la  belle  griserie 
de  la  bataille,  racclamaient  comme  le  Siegfried  moderne 
qui  avait  entrepris  de  délivrer  la  ^^'alkyrie  endormie. 
Pour  lui,  s'il  nélait  pas  insensible  à  cette  popularité 
naissante,  il  en  réprouvait  alors  les  exagérations,  évi- 
tait le  bruit,  soit  modestie,  soit  fierté,  et  vivait  chez  lui, 
très  simplement,  entouré  de  ses  livres,  réfléchissant 
beaucoup  et  dégageant  peu  à  peu  du  soldat  résigné  qu'il 
avait  été,  un  autre  Picquart  que  le  premier  n'eût  pas 
reconnu  et  qui  ne  se  connaissait  pas  encore  lui-même.  Il 
résista  à  ceux  qui  l'eussent  voulu  entraîner  dans  les  rares 
salons  qui  sétaient  enflammés  pour  le  martyr  de  l'île  du 
Diable  ;  malgré  sa  réserve,  il  n'y  aurait  pas  échappé  au 
ridicule  qui  s'attache  au  héros  du  jour,  vainqueur  ou 
vaincu,  que  les  femmes  s'offrent  à  célébrer  ou  à  consoler. 
Il  fréquentait  seulement  quelques  «  intellectuels  »  qu'il 
étonnait  par  la  variété  de  ses  connaissances.  Dans  le 
conseil,  il  faisait  preuve  d'une  extrême  circonspection, 
d'un  soin  méticuleux  du  détail  et  plein  d'une  légitime 
méfiance  ;  il  s'attendait,  de  ses  anciens  chefs,  au  pire. 

Edmond  de  Pressensé,  ancien  repiésentant  de  la  Seine,  séna- 
teur et  membre  de  l'Institut,  et  avait  professé,  jusqu'en  1898, 
les  opinions  les  plus  modérées  :  «  La  République  ne  sera  vrai- 
ment intangible  que  le  jour  où  elle  aura  laissé  les  ralliés  la 
gouverner.»  {Bévue  des  Deux  Mondes,  i5  février  1897.)  Dans  son 
livre  sur  le  Cardinal  Manning,  il  inclinait  au  catholicisme,  «  au 
remède  du  christianisme  surnaturel  »  et  déplorait  "  la  conta- 
gion du  rationalisme  moderne  ".  Il  s'est  expliqué,  à  plusieurs 
reprises,  avec  une  grande  franchise,  sur  les  causes  profondes 
de  son  évolution  au  socialisme;  ce  fut  l'attitude  de  l'Église, 
«  sauf  quelques  exceptions  admirables  »,  et  des  partis  conser- 
vateurs pendant  l'AlTaire  qui  l'édifia  :  «  J'avais  rêvé.  Le  bruit 
de  la  bataille  m'a  réveillé.  J'y  ai  couru.  »  (Aurore  du  27  juil- 
let 1901.) 


LV    CHUTE    DE    MELINE  625 

Scheurer,  atteint  depuis  quelque  temps  du  mal  incu- 
rable qui  devait  l'emporter,  avait  dû  renoncer  à  tout 
rôle  actif.  11  n'était  plus  qu'un  conseiller,  encore  étonné 
de  l'extraordinaire  tempête  qu'il  avait  déchaînée,  meur- 
tri cruellement  par  la  dure  sottise  des  républicains  et 
la  résistance  des  chefs  de  l'armée,  mais  plus  passionné 
que  jamais  pour  l'idéal  de  justice  auquel  il  avait  donné 
sa  vie. 

Zola  répondit  au  Petit  Journal  par  une  apologie 
douloureuse  de  son  père  (i;  et  par  une  assignation. 
Judet  n'avait  encore  appuyé  son  attaque  d'aucune  preuve 
que  d'une  conversation  avec  le  général  de  Loverdo  (2), 
Il  réservait  les  lettres  de  Combe  pour  la  reprise  du 
procès.  D'autre  part,  les  trois  experts,  Couard,  Bel- 
homme  et  Varinard,  que  Zola  avait  accusés  de  fraude, 
d'imbécillité  ou  d'aveuglement,  le  harcelaient,  récla- 
maient Soo.ooo  francs  de  dommages-intérêts.  Zola  eût 
voulu  faire  juger  l'aflfaire  par  le  jury  ;  mais  la  Cour  de 
cassation  décida  que  les  experts  ne  sont  pas  des  fonc- 
tionnaires et,  dès  lors,  que  la  juridiction  correctionnelle 
était  compétente  (3)  ;  et  c'était  maintenant  la  condam- 
nation certaine,  toute  la  laideur  d'un  procès  d'argent, 
avec  l'impossibilité  légale  de  fournir  la  preuve. 

Ce  poète,  qui  avait  l'âme  si  révolutionnaire,  l'avait, 
en  même  temps,  très  bourgeoise.  Depuis  vingt  ans, 
chaque  fois  qu'il  lançait  une  bombe  1  la  plupart  de  ses 
romans  sont  explosifs),  il  s'étonnait  que  les  blessés  se 
permissent  de  crier  et  qu'on  ne  le  laissât  pas  se  rasseoir 
tranquillement  à  sa  table  pour  en  fabriquer  de  nouvel- 


(1)  «  Mon  père  »,  dans  Y  Aurore  du  28  mai  1898. 

(2)  Petit  Journal  du  25  mai. 

(3)  14  mai  1898.  —  Zola  s'était  pourvu  contre  un  jugement  du 
tribunal  correctionnel  de  la  Seine  (jui,  à  la  date  du  9  mars, 
s'était  déclaré  compétent. 

40 


626  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

les.  Cependant,  il  avait  voulu  son  procès  (bien  quil  lui 
soit  arrivé  de  dire  qu'il  n'était  pas  autrement  venu  au  se- 
cours de  Dreyfus  injustement  condamné  que  du  peintre 
Manet  injustement  méconnu],  et  il  Tavait  aimé  comme 
le  plus  beau  de  ses  poèmes.  Mais  tout  ce  qui  en  était 
résulté,  et  qui  n'était  plus  la  grande  aiïaire,  l'excédait, 
—  le  tracas  des  petits  procès  accessoires,  le  grimoire 
des  procédures,  tant  d'ennuis  et  de  misères,  le  boule- 
versement indéfini  de  sa  vie,  si  méthodique,  de  tra- 
vailleur acharné,  jusqu'à  la  plainte  d'un  colonel  à  la 
grande  chancellerie  pour  lui  enlever  sa  décoration  (i). 
Il  y  avait  des  heures  où  il  regrettait  de  n'avoir  pas 
suivi  le  conseil  de  Duclaux,  de  ne  pas  s'être  constitué 
prisonnier.  On  l'eût  glorifié  davantage  et  il  écrirait, 
dans  le  bon  silence  de  sa  cellule,  un  autre  roman  12). 


M 


La  nouvelle  Chambre  se  réunit  le  i*^"^  juin  et,  tout  de 
suite,  le  petit  groupe  des  nationalistes  et  des  antisémites, 
compact  et  résolu,  en  fut  le  maître,  sans  môme  parler, 
rien  qu'à  porter  ses  voix  à  droite  ou  à  gauche.  Dès  la 
première  séance,  après  le  discours  du  président  d'âge, 
Drumont  et  ses  amis  poussèrent  leur  cri  de  guerre  :  «  A 
bas  les  juifs  (3)  !  » 

1)  Plainte  du  colonel  Perro5sier,  en  son  nom  et  au  nom 
d'anciens  militaires  membres  de  la  Légion  d'honneur.  Le  duc 
d'Auerslaîdl  s'empressa  de  répondre  que  leur  plainte  serait 
soumise  au  Conseil  fi"juin  1S98). 

(2)  C'est  ce  qu'il  me  dit  à  maintes  reprises  :  «  .l'aurais  fait, 
tous  les  matins,  une  heure  de  bicyclette  dans  la  cour  et  j'au- 
rais travaillé  le  reste  du  temps.  » 

(3)  Séance  du  i^r  juin  1898. 


LA    CHUTE    DE    MELI.NE  627 

Jamais  assemblée  ne  débuta  par  plus  dincohérence. 
Le  1*='  juin,  elle  nomme  Deschanel  à  la  présidence  contre 
Brisson  ;  le  i4,  elle  renverse  Méline  ;  le  3o,. une  majorité 
de  cent  voix  salue  Brisson,  battu  hier,  aujourdhui  pré- 
sident du  Conseil. 

Méline,  au  lendemain  des  élections,  s'était  cru  vain- 
queur; Félix  Faure^  sortant  de  la  réserve  constitution- 
nelle, s'était  félicité,  dans  un  discours  à  Saint-Etienne, 
que  le  pays  eut  approuvé  sa  politique,  «  une  politique 
raisonnée  et  sa^e  (i )  ».  Il  n'y  avait  plus  qu'à  renouveler, 
à  cimenter  plus  étroitement  le  pacte  avec  la  droite,  à 
gouverner,  comme  on  avait  fait  voter,  contre  les  radi- 
caux et  les  socialistes. 

Brisson,  à  la  fin  de  la  précédente  législature,  en  excom- 
muniant les  «  perfides  »,  c'est-à-dire  les  ralliés  et  leurs 
garants,  avait  jeté  le  gant  au  centre.  Il  était  légitime 
que  le  défi  fût  relevé.  Les  modérés  (qui  avaient  repris 
le  nom  de  «  progressistes  »)  décidèrent  de  présenter  un 
candidat  à  la  présidence,  «  sous  peine,  leur  dit  Poincaré, 
de  débuter  par  une  abdication  ». 

Il  eût  pu  briguer  le  fauteuil  et,  de  même,  Ribot. 
Mais,  soit  qu'il  leur  répugnât  de  solliciter  pour  eux- 
mêmes  le  concours  indispensable  de  la  droite  et  des  na- 
tionalistes (les  modérés  n'étaient  que  deux  cents),  soit 
qu'ils  craignissent  une  défaite,  ils  proposèrent  Descha- 
nel. Il  ne  fut  élu  d'abord  qu'à  une  voix,  refusa,  fut  réélu 
à  quatre  voix  (2)  et  monta  au  fauteuil  au  milieu  des  cris 
de  colère  et  des  injures  de  toute  la  gauche. 

C'était  alors  un  homme  jeune  encore,  qui  devait  sa 


(1)  Discours  du  29  mai  iSyS,  au  banquet  de  Saint-Elienne. 

(2)  Par  28/  suffrages  contre  278  '2  juin  .  La  veille,  il  avait 
obtenu  277  voix  contre  27G.  Il  fut  réélu  ensuite  président  défi- 
nitif par  287  voix  contre  277  à  Brisson  qui  avait  posé,  une  troi- 
sième fois,  sa  candidature. 


628  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

rapide  fortune  au  nom  de  sou  père  et  à  sa  propre  habi- 
leté à  manœuvrer  entre  les  partis,  d'un  joli  talent  ora- 
toire, bien  qu'apprêté  et  trop  académique,  qui  n'était 
dénué  ni  de  caractère  ni  de  courage,  et  qui  en  avait 
toutes  les  apparences,  et,  aussi,  une  probité  solide,  de 
l'application  au  travail,  une  bonne  grâce  toujours  au 
beau  fixe,  et  un  remarquable  esprit  de  conduite.  Il 
siégeait  depuis  plus  de  dix  ans  à  la  Chambre  où  il 
comptait  ses  succès  par  ses  apparitions,  savamment 
espacées,  à  la  tribune  ;  il  y  portait  à  la  fois  un  air  de 
jeune  premier  et  une  connaissance,  parfois  approfondie, 
des  sujets  les  plus  ardus  ;  nul  diseur  plus  habile  ;  ambi- 
tieux de  parv&nir  aux  honneurs,  il  n'en  paraissait  point 
pressé  ;  surtout,  à  travers  tant  de  crises  qui  avaient 
déchiré  la  République,  il  avait  su,  tout  en  restant 
assez  ferme  sur  les  principes,  demeurer  bien  avec 
tout  le  monde.  Son  père,  au  Sénat,  avait  pris  parti  réso- 
lumftnt  pour  la  Revision;  on  ne  put  jamais  arracher  au 
fils  une  déclaration  publique.  Dans  les  couloirs  de  la 
Chambre,  quand  il  se  trouvait  avec  des  adversaires  de 
la  Revision,  et  dans  les  salons,  où  il  était  recherché,  il 
faisait  chorus  avec  les  défenseurs  de  l'Armée  (i)  ;  mais 
il  ne  tourna  jamais  le  dos  aux  défenseurs  de  Dreyfus, 
toujours  aimable,  se  lamentant  sur  cette  cruelle  division 
de  la  conscience  française  ou  se  taisant  d'un  air  entendu. 
S'il  était  trop  intelligent  pour  n'avoir  pas  discerné  les 
signes  d'une  erreur  judiciaire,  il  était  surtout  convaincu 

(i)  Il  s'exprima  en  ces  termes  dans  l'allocution  qu'il  prononça 
comme  président  définitif:  «  Je  suis  assuré  d'être  l'interprète 
de  l'assemblée  tout  entière  en  adressant  l'expression  de  ses 
ardentes  sympathies  à  nos  armées  de  terre  el  de  mer.  »  —  Il  ne 
dit  pas  :  à  l'armée,  selon  la  formule  d'alors,  pour  éviter  d'avoir 
l'air  de  prendre  parti.  —  La  Chambre  applaudit.  Millevoye  in- 
terrompit :  «  Vive  l'armée  1  A  bas  les  traîtres  !  »  (Séance  du 
i3  juin  1898.) 


LA    CULTE    DE    MKLLNE  629 

quil  était  une  des  réserves  politiques  les  plus  précieuses 
de  la  France  ;  dans  l'intérêt  même  du  pays,  il  ne  devait 
pas  compromettre  dans  cette  bagarre  la  fortune  d'un 
homme  dÉtat  tel  que  lui.  Il  rêvait,  comme  Cavaignac, 
de  l'Elysée.  La  droite  l'avait  adopté. 

La  chute  de  Méline  fut  la  réponse  des  républicains  de 
gauche  à  la  coalition  qui  avait  porté  Deschanel  à  la  pré- 
sidence (i).  Tous  leurs  orateurs  iMillerand,  Bourgeois. 
Trouillot,  enfin  Brisson),  dans  l'interpellation  sur  la  po- 
litique générale,  dénoncèrent  l'alliance  obstinée,  per- 
sistante de  Méline  avec  la  droite  ;  les  partis  de  réaction 
gouvernaient  le  Gouvernement,  et  chaque  jour  on  leur 
livrait  quelque  chose  de  l'esprit  républicain.  Cochin  et 
Cassagnac  convinrent  que  telle  avait  été  la  politique  des 
deux  dernières  années,  Cassagnac  pour  la  condamner, 
car  il  voulait  reprendre  sa  liberté  d'action,  Cochin  pour 
se  féliciter  d'avoir  pu  assurer  ainsi  la  défense  des  inté- 
rêts conservateurs  et  catholiques.  Mais  Méline  s'obstina 
à  nier  qu'il  eût  demandé  les  concours  qui  lui  avaient  été 
spontanément,  disait-il,  accordés,  et  repoussant,  contre 
toute  évidence,  l'accusation  d'être  le  protégé  des  hommes 
du  Seize-Mai,  il  refusa  de  prononcer  la  parole  qui  aurait 
rompu  l'alliance. 

C'était  là  que  Brisson  l'attendait.  Quand  Méline  eut 
emporté  de  haute  lutte  un  premier  vote  de  confiance  (2), 
Brisson  fit  proposer  par  deux  de  ses  lieutenants  (3)  de 
n'approuver,  pour  l'avenir,  qu'  «  une  politique  appuyée 
sur  une  majorité  exclusivement   républicaine...   »  La 


()  Cassagnac  dit  nellement  que,  s'il  avait  voté  pour  le  fils  d'un 
proscrit  de  Décembre,  c'était  pour  cimenter  «  la  coalition  de  tous 
les  conservateurs  contre  les  radicaux  ».   Séance  du  1^  juin  1898.) 

(2;  Cet  ordre  du  jour,  signé  de  Ribot,  Charles  Dupuy,  Poiu- 
caré,  Leygues  et  Jonnart  fut  adopté  par  -295  voix  contre  272. 

(3)  Henri  Ricard  et  Bourgeois  (du  Jura). 


G80  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

motion,  comballue  par  Méline,  fut  adoptée  (i j.  Dru- 
mont  et  ses  amis  votèrent  avec  la  gauche  :  «  Parce  que 
la  haute  banque,  la  juiverie,  avaient  imposé  à  Félix 
Faure  et  à  ^léline,  clans  l'aflaire  Dreyfus,  une  attitude 
équivoque  (2).  »  Déroulède,  qui  s'abstint,  avait  précisé, 
dans  une  interruption,  les  griefs  des  nationalistes  :  ils 
réclamaient  «  le  départ  de  M.  Billot  (3)  ». 

Ainsi  tomba  Méline,  l'un  des  hommes  qui  auraient  pu 
servir  le  plus  utilement  la  République,  s'il  n'avait  pas,  à 
son  insu,  perdu  le  sens  et  l'esprit  républicains  dans  la 
fréquentation  de  ses  alliés  économiques;  les  protection- 
nistes. Il  avait  de  rares  et  précieuses  qualités,  le  cou- 
rage, la  décision,  le  sens  politique  à  la  Guizot.  Mais  le 
souci  des  basses  combinaisons  parlementaires  lui  fît 
perdre  de  vue  l'Idéal  sans  lequel  la  République  ne  serait 
que  l'étiquette  du  plus  faible  des  gouvernements.  Il  eût  pu 
se  cramponner  au  pouvoir  ;  on  lui  en  donna  le  conseil  ; 
il  était  épuisé  par  deux  années  de  luttes  incessantes  et  i 
ne  se  sentait  pas  la  force  de  continuer.  Ses  pires  fautes, 
celles  qui  chargeront  le  plus  lourdement  sa  mémoire, 
il  ne  les  avait  pas  commises  sous  la  pression  seulement 
de  la  droite,  mais  des  radicaux  qui  le  renversèrent. 

La  crise  ouverte  par  la  démission  de  iMéline  dura 
douze  jours  (16-28  juin). 

Sauf  Drumont,  personne,  dans  ces  deux  séances, 
n'avait  fait  allusion  à  l'affaire  Dreyfus.  Ni  Ribot,  qui  sa- 
vait à  quoi  s'en    tenir   depuis  longtemps   (4)»  ni  Bour- 

(1)  Par  295  voix  contre  2^6. 

(2)  Séance  du  i4  juin  i8gS. 

(3)  Séance  du  i3  juin. 

i4)  Il  avait  dit  à  Cliautemps.  dès  189P,  à  son  retour  d'Améri- 
que, que  Dreyfus  était  probablement  innocent.  Depuis  que 
Sclreurei-  avait  commencé  sa  campagne,  il  ne  cachait  pas,  dans 
les  conversations  de  couloirs,  que  ses  doutes  d'autrefois  étaient 
devenus  une  quasi-certitude. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  631 

g-eois.  dont  les  doutes  nétaient  pas  moins  anciens  (i), 
ni  Millerand,  qui,  dans  son  discours,  avait  regretté 
l'échec  de  Jaurès  2  ,  ni  Brisson  lui  même,  n'avaient  osé 
aborder  d'un  mot  le  redoutable  problème.  Cependant, 
TAlTaire  avait  pesé  sur  tout  le  débat,  car  c'était  elle  qui 
avait  fait  de  Méline  le  prisonnier  des  États-Majors  et  des 
moines,  et,  maintenant,  elle  pesait  plus  durement  encore 
sur  la  crise  ;  aucun  des  parlementaires  à  qui  Félix  Faure 
offrit  le  pouvoir  ne  se  dissimulait  que  la  politique  res- 
terait empoisonnée,  que  la  vie  ne  serait  pas  vivable, 
tant  que  ce  cauchemar  opprimerait  les  consciences  et 
déchaînerait  les  passions. 

L'eussent-ils  méconnu,  la  presse  le  leur  aurait  rap- 
pelé. D'une  part,  les  révisionnistes,  qui  considéraient  la 
chute  de  Méline  comme  unf'  victoire,  redoublèrent  d'ar- 
deur et  quelques-uns  de  violence,  Gohier,  surtout,  d'une 
fureur  croissante,  qui  croyait  servir  la  vérité  en  em- 
ployant les  armes  ordinaires  du  mensonge.  D'autre  part, 
les  nationalistes  et  ceux  des  radicaux  qui  compagnon- 
naieht  avec  eux.  enjoignirent  d'avance  au  futur  Gouver- 
nement d'en  finir  avec  le  Syndicat  et  dénoncèrent  comme 
«  dreyfusard  «  quiconque,  parmi  les  personnages  con- 
sulaires qui  furent  appelés  à  l'Elysée,  leur  était  suspect 
de  tiédeur  (3  . 

Ce  qui  ajoutait  à  l'obscurité  de  la  situation,  c'est 
que  les  votes  de  la  Chambre,  contradictoires  et  équi- 
voques, ne  donnaient  aucune  indication  nette  au  Pré- 
sident :  dans  le  premier,  les  modérés  et  la  droite  s'étaient 
prononcés  pour  la  politique  de  Méline;  le  second, 
dont   l'appoint    avait    été   fourni    par    les    antisémites 

1    Voir  t.  II.  182. 
•2;  Séance  du  i3  juin  i8(j8. 

(3  Ainsi  Rijjot  et  Peytral  {Libre  Parole.  Aulorilé  des  17  et 
18  juin,  Dépêehe   de  Toulouse;  du  24.  etc.). 


(132  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

et  les  césariens  (i),  indiquait  rorientation   à   gauche. 

Ribot,  puis  Sarrien  et  Peytral  déclinèrent  le  pouvoir 
ou  échouèrent  à  mettre  sur  pied  un  gouvernement. 

Dans  ce  désarroi,  les  antisémites  et  les  césariens,  tous 
ceux  qui,  avec  Rochefort  et  Drumont,  avaient  reproché 
à  Méline  sa  faiblesse  envers  les  défenseurs  de  Dreyfus, 
savaient  seuls  ce  qu'ils  voulaient  :  ils  exigeaient  le  por- 
tefeuille de  la  Guerre  pour  Cavaignac  et  ne  désespé- 
raient pas  de  le  voir  premier  ministre. 

Ils  le  sentaient  leur  homme,  résolu  à  tout  pour  briser 
les  misérables  qui  réclamaient  la  justice  égale  pour  tous, 
au  besoin  pour  leur  mettre  la^main  au  collet  et  les  livrer 
à  une  juridiction  d'exception. 

Les  radicaux,  le  sachant  populaire,  l'appuyaient. 

Sarrien,  tout  de  suite,  lui  avait  ofTert  la  succession  de 
Billot  ;  Peytral  commença  par  s'adresser  à  Saussier  qui 
se  déroba  ;  il  revint  alors  à  Cavaignac  qui,  sentant  sa 
force,  parla  en  maître,  exigea  que  Freycinet  ne  fît  point 
partie  de  la  combinaison. 

Seul,  parmi  les  haïsseurs  de  vérité,  Esterhazy  se  méfia 
de  Cavaignac.  Il  se  connaissait  en  hommes,  et  l'un  de 
ses  amis,  camarade  de  Cavaignac  à  l'École  polytech- 
nique, lui  avait  ainsi  défini  le  personnage  :  «  Une  bour- 
rique, à  mine  austère,  qui  prend  son  entêtement  pour 
de  l'énergie,  un  sectaire  en  carton,  ambitieux,  haineux 
et  sans  courage,  qui,  à  la  première  occasion^  perd  la 
tête  (2) .  »  Il  avertit  Drumont  que  ce  «  Robespierre-Jo- 
crisse »  ferait  regretter  Billot. 

Au  contraire,  Félix  Faure  souhaitait  l'avènement  de 


(1;  Drumont,  Marcel  Habert,  Morinaud.  Ferrette.  CharlcB  Ber- 
nard, Chiche,  Gauthier  (deClagny),  Firmin  Faure,  Mirnian,  Er- 
nest Roche,  Pauhn  Méry,  Alphonse  Ilumbert,  Le  Hérissé,  Sta- 
nislas Ferrand,  etc. 

(2)  Dessous  de  l'affaire  Dreyfus.,  60:  Cass.,  l,  5oo. 


I.A    CHUTE    DE    MELINE  G33 

Cavaignac.  Il  paraît  certain  quil  n'olïrit  à  Brisson  do 
former  un  cabinet  qu'avec  lespoir  de  le  voir  échouer  (  i). 
Libre  alors,  après  avoir  démontré  l'impuissance  du 
vieux  chef  radical,  il  se  serait  adressé  à  Ihomme  qui 
incarnait  «  la  défense  de  l'armée  •>  et  ([ui  l'eût  débar- 
rassé de  l'Affaire. 

Brisson  hésita  d'abord  à  accepter  la  lourde  tâche  qui 
lui  était  tardivement  proposée  (2.  Il  s"v  décida,  ensuite, 
en  raison  même  des  périls  de  la  situation,  après  avoir 
consulté  ses  amis.  S'il  restait  hostile  à  l'idée  révision- 
niste, il  s'effrayait  pour  la  République  de  l'audace  des 
césariens  qui  ne  se  cachaient  même  plus  pour  préparer 
leurs  mauvais  coups  et  qui  soufflaient  la  révolte  aux 
chefs  de  l'armée,  pendant  que  le  Gésu  la  soufflait  aux 
moines  et  aux  prêtres.  Pourtant,  il  donna  le  ministère 
de  la  Guerre  à  Cavaignac.  Il  distribua  les  autres  porte- 
feuilles à  des  radicaux  'dont  Bourgeois,  Sarrien.  Lock- 
roy)  et  prit  lui-même  celui  de  l'Intérieur  (3  .  La  décla- 
ration ministérielle,  très  modérée,  muette  sur  les 
principaux  articles  du  programme  radical  1  revision  de 
la  Constitution,  séparation  des  Églises  et  de  l'Etat,  im- 
pôt du  revenu  I,  fut  ferme,  au  contraire,  sur  Ja  question 
cléricale  et  les  menées  des  prétoriens  :  "  Nous  sommes 


(i)  «  Quelques-uns  pensèrent  et  dirent  que  le  Président  de  la 
République  ne  lui  offrait  la  mission  de  former  un  cabinet  que 
pour  démontrer  publiquement  son  impuissance  à  y  réussir.  » 
(André  Daniel  (André  Lebon),  L'Année  politique,  XXV,  a48.) 

(•2)  Note  Havas  du  20  juin  1898  :  «  Il  a  fait  remarquer  au  Prér^i- 
dent  les  difficultés  nouvelles,  résultant  pour  lui  du  temp> 
écoulé  et  des  négociations  antérieures.  » 

(3)  Le  ministère  du  3o  juin  189S  était  ainsi  composé  :  Prési- 
dence du  Conseil  et  Intérieur,  Brisson  :  Justice,  Sarrien  ;  Affaires 
étrangères,  Delcassé  :  Finances,  Peytral  ;  Instruction  publique. 
Bourgeois  :  Commerce,  Maruéjouls  :  Travaux  publics,  Tillaye  : 
Agriculture,  \iger  ;  Guerre,  Cavaignac  ;  Marine,  Lockroy  :  Colo- 
nies. Trouillot. 


634  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

résolus  à  défendre  énergiquement  contre  toute  tenta- 
tive d'empiétement  l'indépendance  de  la  société  laïque 
et  la  suprématie  du  pouvoir  civil  (i).  » 

Les  nationalistes  n'en  accueillirent  pas  moins  bien  le 
nouveau  cabinet.  Et  ils  dirent  pourquoi,  Drumont  dans 
son  journal  (2),  Déroulèdo  à  la  tribune  :  «  Parce  que  Ca- 
vaignac  était  ministre  de  la  Guerre,  et  que  c'était  une 
garantie  que  l'honneur  de  l'armée,  l'honneur  du  pays 
seraient  sauvegardés   3).  » 

Cavaignac  protesta  modestement  que  Brisson  pensait 
comme  lui  «  sur  les  grands  intérêts  nationaux  dont  il 
avait  la  garde  »  et  que,  sur  le  reste,  il  pensait  comme 
Brisson. 


VII 


Billot,  aA*ant  de  quitter  le  ministère  de  la  Guerre, 
avait  cru  trouver  l'occasion  de  rentrer  en  grâce  auprès 
de  Drumont. 

On  a  vu  que  les  aifiis  d'Esterhazy  demandaient,  de- 
puis six  mois,  que  je  fusse  révoqué  de  mon  grade  dans 
l'armée  territoriale  (4)-  Billot  objectait  seulement  que 
j'étais  député.  Dès  que  mon  mandat  fut  expiré,  le  pre- 
mier article  que  j'écrivis  lui  fut  signifié  avec  une  mise 
en  demeure  de  Castelin  ;  il  me  déféra  aussitôt  à  un  con- 

(1)  Séance  du  3o  juin  1898. 

(2)  Libre  Parole  du  29:  «  Le  Président  du  Conseil  est  une 
quantité  négligeable,  un  mannequin  sur  lequel  saspoiera  Ca- 
vaignac.*'" —  De  même  le  Gaulois,  V Intransigeant,  la  Patrie,  les 
Croix,  etc. 

(3)  3o juin.  —  L'ordre  du  jour  de  confiance  futvoté  par  3i6  voix 
(dont  Déroulède  et  Drumont)  contre  2o3. 

(4)  Voir  p.  219. 


LA    CHUTE    DE    MELINE  635 

seil  J'enquête  de  région  «  pour  faute  grave  contre  la 
discipline  (i)  ». 

Deux  jours  plus  tard,  linculpation  fut  changée  : 
((  Pour  avoir,  en  dehors  de  la  période  d'activité,  publié 
contre  ses  chefs  un  article  injurieux.  »  Billot  s'était 
aperçu  que  la  première  formule  ne  pouvait  être  appuyée 
d'aucun  texte  ;  il  invoquait,  pour  étayer  le  second,  un 
décret  de  1878  (2). 

Toute  la  force  de  cet  article,  sur  les  Enseignements 
de  r Histoire ,  était  dans  l'idée,  qui  me  hantait  depuis 
longtemps  (3),  que  rAllemagne  choisirait  son  heure 
pour  sortir  la  preuve  décisive  du  crime  d'Esterhazy,  les 
cent  et  quelques  lettres  du  traître  qu'elle  avait  à  Berlin, 
et  pour  les  lancer  au  visage  de  l'Élat-.Major,  à  la  veille 
d'une  guerre.  Il  existait  un  précédent  terrible  qui  aurait 
dû  être  inoubliable  et  que  je  racantai.  Comme  Bismarck 
l'avait  fait  en  1870  pour  la  note  de  Benedetti  sur  la  Bel- 
gique   (4),    quelque   successeur    du   chancelier   de   fer 


1)  Mon  mandat  expira  le  3i  mai  ;  mon  article  sur  les  Ensei- 
gnements de  l'Histoire  parut  le  4  juin  ;  l'annonce  de  l'intcrpella- 
tion  de  Castelin  à  mon  sujet  fut  publiée  dans  le  Jour  du  8  ; 
l'ordre  de  me  déférer  à  un  conseil  d'enquête  est  du  i->. 

(2)  Le  paragraphe  9  de  Tarticle  22  du  décret  du  3i  août  1878 
vise  le  cas  d'un  officier  de  la  réserve  ou  de  l'armée  territoriale 
qui,  «  en  dehors  de  la  période  d'activité,  aurait  adressé  à  un  de 
ses  supérieurs  militaires  ou  publié  contre  lui  un  écrit  injurieux  ». 
Ici  encore,  dans  la  seconde  convocation  qui  me  fui  adressée, 
le  texte  du  décret  fut  arbitrairement  modifié. 

(3)  Elle  obsédait  aussi  Zola  qui  s'en  expliqua  plus  tard.  (Au- 
rore du  12  septembre  1899.) 

(4;  Le  20  août  1866,  Benedetti,  ambassadeur  de  France  à  Ber- 
lin, avait  communiqué  ^  Bismarck,  sous  la  forme  d'un  traité 
d'alliance,  un  projet  de  l'Empereur  relatif  à  la  Belgique  :  il  de- 
mandait à  la  Prusse  le  concours  de  ses  armées  pour  s'emparer 
de  ce  paj's  neutre.  Bismarck  demanda  à  Benedetti  une  copie  de 
ce  traité.  Le  29Juillet  1870,  il  l'annexa  à  la  circulaire  qu'il  adres- 
sait aux  puissances  pour  dénoncer  la  mauvaise  foi  du  gouver- 
nement impérial. 


f,86  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

annexerait  à  une  circulaire  diplomatique  les  papiers 
d'Esterhazy.  «  Et  voilà,  devant  le  monde  entier,  accusés 
d'imposture  et  de  félonie,  convaincus  en  tout  cas  de  la 
plus  injustifiable  des  erreurs,  les  chefs  même  de  cette 
armée  qui  va  se  battre  (i)  !  *)  Aussi  bien  n'élais-je  pas 
seul  à  éprouver  cette  crainte;  elle  avait  été  également 
formulée,  comme  un  avertissement,  dans  une  revue  an- 
glaise, par  Conybeare.  le  savant  orientaliste  dOxford, 
très  ami  de  la  France,  et  très  informé  de  TalTaire  Dreyfus  : 
«  L'empereur  (jiiillaume  tient  entre  ses  mains  une 
arme  avec  laquelle,  quand  il  trouvera  une  occasion  fa- 
vorable, il  pourra  briser  l'État-Major  et  détruire,  pour 
une  génération,  la  foi  du  peuple  français  dans  les  chefs 
de  son  armée   2).  » 

Conybeare  précisait  que  la  série  de  documents  ven- 
dus à  TAlIemagne  par  Eslerhazy.  tous  de  la  même 
écriture  que  le  bordereau,  s'étendait  jusqu'à  1896; 
Dreyfus,  à  l'île  du  Diable,  n'a  pu  les  écrire.  «  Heu- 
reux les  Français  s'ils  peuvent  faire  justice  sans  une 
pareille  intervention  !  » 

Billot  releva  ces  citations  et  le  passage  suivant  de 
mon  article  :  «  Ainsi,  l'homme  dont  le  colonel  de 
Schwarzkoppen  disait  au  colonel  Panizzardi  :  a  C'est 
mon  homme  !  »  c'est  le  même  dont  le  général  de  Pellieux 
se  félicitait  d'avoir  provoqué  l'acquittement,  contre  le- 
quel le  général  Billot,  ministre  de  la  Guerre,  n'a  pas  osé 
sévir,  même  après  laveu  des  lettres  à  Mme  de  Bou- 
lancy,  et  à  qui  les  officiers  de  l'État-Major,  témoins  à  la 
cour  d'assises,  ont  été  condamnés,  par  ordre,  à  donner 
la  main.  » 

Oui,  dans  cette  phrase,  avais-je  injurié?  Billot,  en 


(1)  Siècle  du  4  juin  i8;)8.  —  Vers  la  Justice  par  la  Vérité,  i3i. 
(a)  National  Review  du  i'^'  juin. 


LA    CHUTE    DE    MELIXE  687 

effet,  n'avait  pas  osé  sévir  contre  Esterhazy  (i),  et  je  re- 
produisais les  propres  paroles  de  Pellieux,  sous  la  foi 
du  serment,  au  procès  de  Zola  (2). 

Je  pensai  d'abord  engager  l'affaire  au  fond,  en 
citant  des  témoins,  Saussier,  Hanotaux,  Picquart,  Es- 
terhazy lui-même,  dont  les  réponses  ou  le  silence  con- 
firmeraient mes  allégations.  A  la  réflexion,  il  me  parut 
préférable  de  m'en  tenir  à  la  question  de  principe  et  de 
récuser  la  compétence  du  conseil  d'enquête. 

Billot  en  avait  confié  la  présidence  à  un  vieux  soldat, 
le  général  de  Kirgener  de  Planta,  excellent  homme  qui 
maugréait  de  la  corvée,  mais  qui  n  en  était  pas  moins 
décidé  à  donner  l'avis  que  le  ministre  et  l'opinion  atten- 
daient. 

Je  présentai  ma  défense  en  quelques  mots  : 

Si  jai  diffamé  quelqu'un,  qu'on  'me  traduise  devant 
les  tribunaux  qui  sont  cliargés  de  juger  les  diffamateurs. 
Et  si  je  n'ai  diffamé  personne,  —  et  je  n'ai  ni  injurié  ni 
diffamé  qui  que  ce  soit,  —  alors  il  importe,  non  pas  à  moi 
seul,  ni^is  à  tous  ceux  qui  tiennent  une  plume  dans  ce 
pays,  que  je  ne  laisse  point  porter  atteinte  en  ma  per- 
sonne, par  une  voie  détournée,  aux  lil^ertés  qui  sont  éta- 
blies par  la  loi. 

J'ai  le  droit,  comme  citoyen  libre  d'un  pays  libre,  de 
discuter  les  actes  de  l'autorité  militaire  comme  ceux  du 
pouvoir  civil.  J'ai  usé  de  ce  droit  depuis  plus  de  vingt  ans; 
j'en  ai  usé,  étant  déjà  officier  de  l'armée  territoriale,  contre 
des  personnalités  militaires  qui,  quelle  que  fût  la  vivacité 
de  mes  polémiques,  n'ont  jamais  cru  pouvoir  me  le  con- 
tester. Le  général  Boulanger  lui-même  n'a  jamais  osé  me 
déférer  à  un  conseil  d'enquête. 

(1)  Cass.,  I,  548,  Billot  ;  II,  176,  Pellieux. 

^2)  Lettre  à  Esterhazy  du  12  janvier  1898  ;  Procès  Zola,  1,247, 
Pellieux:  «  Si  j'ai  participé  à  cette  œuvre  d'acquittement,  j'en 
f-uis  fier.  » 


63S  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Je  démontrai  encore  (ou  le  tentai)  que  le  cas  visé  par 
le  décret  de  1878,  c'était  celui  d'un  officier  qui,  pour  des 
motifs  particuliers,  personnels,  aurait  injurié  un  de  ses 
chefs  hiérarchiques  sous  les  ordres  duquel  il  avait  été 
placé.  Un  officier,  un  soldat,  rentré  dans  la  vie  civile, 
n'a  point,  hors  des  périodes  d'activité,  de  supérieurs 
militaires  (1). 

Enfin,  sans  aborder  le  fond,  mais  pour  démontrer  ma 
bonne  foi  et  le  bien  fondé  de  mes  craintes,  je  donnai  lec- 
ture d'une  lettre  que  j'avais  reçuele matin  même  de  Cony- 
beare.  Il  y  affirmait,  à  nouveau,  que  l' État-Major  français 
était  menacé  de  voir  publier  par  des  journaux  étrangers 
les  fac-similés  des  documents  qu'Esterhazy  avait  vendus 
à  rAllemagne  et  qui  étaient  de  sa  main.  Et  il  ajoutait 
ce  détail  alors  inconnu  :  «  Schwarzkoppen  ne  niera  pas 
qu'il  donnait  une  mensualité  de  deux  mille  francs  à  son 
informateur  habituel,  le  commandant  Esterhazy  (2).  » 

Les  officiers  m'écoutèrent  en  silence  ;  j'eus  Timpres- 
sion  de  parler  une  langue  qu'ils  ne  comprenaient  plus 
quand  je  leur  dis  : 

Dénoncer  l'écueil,  ce  n'est  pas  le  faire  surgir  :  je  l'ai 
signalé.  Savoir  ce  que  je  savais,  ce  dont  je  suis  certain,  et 

(1)  Ce  fut  la  thèse  de  mon  avocat,  Mornard,  quand  je  me 
pourvus  devant  le  Conseil  d'État  contre  le  décret  qui  me  révo- 
quait. (Audience  du  i5  novembre  1902.)  Le  commissaire  du  gou- 
vernement, Arrivière,  abandonna  l'accusation  en  ce  qui  concer- 
nait le  ministre  de  la  Guerre  ;  mais  il  soutint  que  le  général  de 
Pellieux,  commandant  la  place  de  Paris,  était  mon  supérieur 
hiérarcliique,  en  vertu  de  l'article  /I9  du  règlement  du  16  juin 
1897  :  «  Les  officiers  de  réserve  et  de  l'armée  territoriale  dans 
leurs  foyers  sont  placés  jiour  tout  ce  qui  concerne  la  police 
générale,  la  discipline,  la  conduite  et  la  tenue,  sous  la  haute 
autorité  du  général  commandant  la  subdivision  de  région  dans 
laquelle  ils  résident.  »  Le  Conseil  d'État  adopta  celte  thèse  et 
rejeta  mon  pourvoi. 

(2}  D'Oxford,  le  23  juin  189S. 


LA    CHUTE    DE    MHLINE  639 

ne  pas  le  dire,  c'eût  été  une  lâcheté.  Si  je  m'étais  fù,  bien 
des  tristesses,  bien  des  amertumes  m'eussent  été  épar- 
gnées. Mais  j'eusse  eu  le  mépris  de  moi-même  (i). 

Il  n'y  eut  guère  que  Clemenceau  et  Guyot  pour  pro 
tester,  au  nom  des  principes,  contre  le  précédent  dune 
semblable  poursuite  (2).  Mais  la  lettre  de  Conybeare, 
reproduite  par  la  presse  du  monde  entier,  eut  un  im- 
mense retentissement.  Les  douze  deniers  de  la  trahison, 
les  deux  mille  marks  par  mois,  devinrent,  entre  les 
mains  des  révisionnistes,  une  arme  terrible.  Et.  encore 
une  fois,  Esterhazy  baissa  la  tête  ;  Schwarzkoppen 
n"oj)posa  aucun  démenti. 

Ces  incidents  se  déroulèrent  pendant  la  crise  minis- 
térielle. Le  conseil  denquète  ayant  conclu  contre 
moi  (3),  Billot  eut  juste  le  temps  de  faire  signer  par 
Félix  Faure  et  de  contresigner  lui-même  le  décret  qui 
me  révoquait  de  mon  grade.  Il  n'eût  pas  voulu,  bien 
que  démissionnaire,  en  laisser  Thonneur  à  Cavaignac. 

(1)  Vers  la  Justice  par  la  Vérité,  i36  et  suiv. 

(2)  «  Si,  sous  prétexte  de  service  militaire,  on  peut  mettre 
le?  Français  au  régime  de  se  voir  enlever  leur  grade  dans  Tar- 
mée,  parce  qu'ils  auront  écrit  quelque  phrase  dont  un  général 
ne  sera  pas  content,  notre  Gouvernement,  de  quelque  nom  qu'il 
sappelle,  n'est  en  réalité  quun  césarisme  de  prétoriens  sans 
César.  Et  si  les  radicaux  eux-mêmes  n'ont  rien  à  dire  contre 
un  tel  état  de  choses,  ils  sont  dignes  dès  aujourd'hui  du  sort 
qui  les  attend...  »  Aurore  du  a'i  juin.;  —  Le  Speclalor  de  Lon- 
dres; intitula  l'article  où  il  rendait  compte  de  l'incident  :  «  La 
Terreur  militaire  en  France.  >-  —  La  Gazette  de  Saint-Péters- 
bourg {Vedomosti,  n°  i56'  critiqua  vivement  la  décision  de  Bil- 
lot :  «  Elle  soulève  la  question  de  savoir  s'il  est  défendu  à  tous 
les  Français  appartenant  à  la  réserve  et  à  la  territoriale  de 
s'occuper  des  questions  politiques  concernant  la  France.  » 

(3   24  juin  i8c(8. 


APPENDICE 


41 


APPENDICE 


PROCIiS-VERBAL    IJ  AUTOPSIE    UE    LEMEHCIER-PICARU 


Nous,  soussignés, 

Pall  Brol'ardel,  doyen  et  professeur  de  médecine  légale 
à  la  Faculté  de  Paris, 

Et  .JcLKs  Socouet,  docteur  en  médecine  de  la  Faculté 
de  Paris, 

Commis  par  M.  Bertulus,  juge  d'instruction  près  le 
tribunal  de  première  instance  du  département  de  la 
Seine,  en  vertu  d'une  ordonnance,  en  date  du  12  mars  1898, 
ainsi  conçue  : 

I'  Vu  la  procédure  commencée  contre  X... 

'<  Inculpé  de  faux  cl  usage  de  faux  : 

<<  Attendu  la  nécessilc  de  procéder  à  l'aulopsie  du  cadavre 
du  nommé  Leemann  (Moïse),  dit  Manin,  dit  Lemercier-Pi- 
card,  etc.,  déposé  à  la  Morgue  ; 

"  Ordonnons  qu'il  y  sera  procédé  par  MM.  Brouardel  et  Soc- 
quet,  docteurs  en  médecine,  lesquels  après  avoir  reconnu  l'état 
où  se  trouve  ledit  cadavre  diront  :  1°  les  causes  de  la  mort  ; 
■2"  si  cette  mort  a  été  volontaire  ou  non,  c'est-à-dire  si  Leemann 
s'est  pendu  ou  a  été  pendu  ;  3"  si,  avant  la  pendaison,  il  n'avait 
pas  été  mis  à  mort  par  un  moyen  (luelconciue,  absori)tion  de 
poison,  etc..  etc.  » 


G14  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFLS 

Seraient  préalablement  prêté,  avons  procédé  à  cette 
autoi)sie  le  i5  mars  1898. 

Examen  extérieur  du  corpti.  —  Le  cadavre  est  celui  d'un 
homme  de  taille  moyenne  (1  m.  6i5)  paraissant  vigoureux 
et  bien  constitué.  La  rigidité  cadavérique  a  complètement 
disparu  et  la  putréfaction  est  à  peine  commencée,  au  ni- 
veau du   cou  el  sur  la  région  antérieure  de  la  poitrine. 

Nous  relevons  sur  ce  cadavre  les  signes  et  cicatrices 
suivantes  : 

Le  prépuce  a  été  circoncis. 

Ledfamètre  antéro-postérieur  du  crànc  mesure  o  m.  195 
et  le  diamètre  bi-pariétal  o  m.  162. 

A  4  centimètres  au-dessus  de  la  partie  externe  du  sour- 
cil gauche  et  à  1  centimètre  en  dehors  de  la  bosse  fron- 
tale gauche,  se  trouve  une  cicatrice  irrégulière,  très  an- 
cienne, mesui'ant  2  centimètres  de  hauteur  sur  1  centi- 
mètre de  largeur. 

Les  cheveux  commencent  à  grisonner,  surtout-au  niveau 
de  la  région  droite  de  la  tète. 

L'œil  droit  présente  un  strabisme  convergent  en  haut  et 
en  dedans.  Il  n"y  a  pas  d'ecchymose  sous-conjonctivale.  La 
langue  est  placée  en  arrière  des  arcades  dentaires  et  con- 
serve l'empreinte  des  dents.  On  ne  constate  aucune  éro- 
sion de  la  partie  supérieure  de  la  langue,  ni  aucune  trace 
de  morsure  récente.  Les  dernières  molaires  supérieures 
sont  branlantes  ;  il  manque  l'avant  dernière  molaire  supé- 
rieure gauche.  A  la  mâchoire  inférieure,  il  manque  les 
trois  dernières  molaires  gauches  et  l'avant  dernière 
molaii'o  droite. 

La  poitrine  est  velue. 

Sur  la  face  antérieure  de  l'abdomen,  àom.o4  au-dessus 
de  l'ombilic  et  à  o  m.  oo5  à  droite  de  la  ligue  médiane  se 
trouve  un  petit  nœvusde  3à  4  millimètres  de  diamètre. 

A  la  région  supérieuredu  dos,  à 2  centimètres  au  dessus 
de  la  7-  vertèbre  cervicale  et  à  o  m.  oo5  à  gauche  (\o  la 
ligne  médiane,  petite  cicatrice  de  o  m.  02  sur  o  m.  oo.j. 

Sur  la   face  dorsale  de  l'index  de  la  main  gauche,  à  la 


APPENDICE  645 

partie  supérieure  de  la  première  phalange,  se  trouve  une 
cicatrice  courbe,  à  concavité  inférieure,  mesurant  2  cen- 
timètres de  longueur. 

Sur  la  face  palmaire  du  médius  de  la  main  gauche,  au 
niveau  de  la  3°  phalange,  cicatrice  linéaire  de  2  centi- 
mètres de  longueur. 

Sur  la  face  dorsale  de  la  main  gauche,  au  niveau  du 
deuxième  métacarpien,  se  trouve  une  estafilade  de  ojii.  17 
de  longueur,  presque  transversale,  extrêmement  superfi- 
cielle, n'intéressant  que  les  couches  épidermiques,  sans 
suffusion  sanguine  sous-jacente. 

Jambe  gauche.  —  A  la  partie  inférieure  et  externe  de  la 
jambe  gauche,  sur  une  étendue  de  o  m.  07  en  hauteur  et 
de  o  m.  06  en  largeur,  se  trouvent  cinq  petites  érosions 
superficielles  de  cjuelques  millimètres  de  longueur  cha- 
cune. Autour  de  ces  cinq  petites  érosions,  lépiderme 
forme  un  bourrelet  ;  au-dessous  de  ces  érosions,  pas  de 
sufTusion  sanguine  sous-jacente. 

Jambe  droite.  —  A  la  même  hauteur  et  même  région 
que  sur  la  jambe  gauche,  se  trouvent  quatre  petites  éro- 
sions semblables,  sans  suffusion  sanguine. 

Ces  petites  érosions,  constatées  sur  la  face  externe  des 
deux  jambes,  peuvent  être  considérées  comme  des  éro- 
sions post-mortem,  et  avoir  été  laites  lors  du  transport  du 
cadavre  à  la  Morgue  ou  dans  les  différents  examens  qui 
ont  été  faits,  chacun  de  ces  examens  ayant  nécessité  la 
sortie  et  la  réintégration  du  corps  dans  le  cercueil. 

A  4  centimètres  au-dessus  et  en  arrière  de  la  région 
Irochantérienne  gauche  se  trouve  une  érosion  superfi- 
cielle, mesurant  o  m.  07  de  longueur,  doubléed"unelégère 
suffusion  sanguine  dans  les  couches  superficielles  du 
derme.  Cette  érosion,  obliquement  dirigée  de  haut  en  bas 
et  de  droite  à  gauche,  se  termine  en  pointe  à  ses  deux 
extrémités  et  mesure,  à  sa  partie  moyenne,  1  centimètre  de 
largeur. 

Cou,  —  Un  sillon,  obliquement  dirigé  de  bas  en  haut  et 
d'avant  en  arrière,  fait  le  tour  du  cou.  En  avant,  ce  sillon 


646  IllSTOIHK    DK    LAl-lAllΠ   DUKYl-US 

est  si  tué  juste  au-dessus  du  cartilage  thyroïde.  En  arrière,  les 
deux  côtés  du  sillon  laissent  un  espace  libre  de  o  m.  06,  ce 
qui  indique  que  leplain  de  l'anse  devait  se  trouver  en  avant 
et  le  nœud  en  arrière.  Ce  sillon  est  étroit,  parcheminé,  il 
mesure  dans  sa  partie  profonde  de  2  à  3  millimètres,  et, 
en  comprenant  les  bords,  5  à  6  millimètres.  Les  bords  du 
sillon  sont  colorés,  mais  la  putréfaction  peut  avoir  entraîné 
cette  coloration.  A  2  centimètres  au-dessus  du  sillon  et  à 
4  centimètres  de  la  ligne  médiane  et  à  gauche,  se  trouve 
une  érosion  très  superficielle  de  ô  m.  004  sans  suffusion 
sanguine  sous-jacente.  Rien  à  droite  ;  aucune  trace  de 
coups  d'ongles,  d'érosions  analogues  sur  la  région  du  cou, 
en  arrière  des  oreilles,  ni  sur  la  face. 

Sur  les  autres  parties  du  corps,  on  ne  constate  aucune 
trace  de  violences  appréciables. 

Ouverture  du  corps.  —  Cou.  —  Dans  le  tissu  cellulaire 
sous-cutané,  au  niveau  du  sillon  et  au  cou,  on  ne  cons- 
tate aucune  trace  de  suffusion  sanguine.  Pas  d'épanche- 
ment  sanguin  dans  les  muscles  peauciers  ni  au-dessous 
et  dans  les  fibres  des  muscles  sterno-mastoïdiens.  Il  n'y 
a  pas  de  déchirure  des  artères  carotides,  ni  d'épanchement 
sanguin  dans  la  gaine  des  vaisseaux  du  cou. 

Sur  la  face  antérieure  de  la  colonne  vertébrale,  dans  le 
tissu  cellulaire,  se  trouvent  trois  petites  suffusions  san- 
guines, dont  deux  situées  à  gauche  de  la  ligne  médiane 
et  mesurant,  la  supérieure  o  m.  012  de  diamètre,  l'infé- 
rieure o  m.  oo5. 

La  troisième,  située  à  droite,  au  même  niveau  que  la 
supérieure  gauche,  est  presque  puncti forme. 

Il  n'y  a  pas  de  fracture  du  cartilage  thyroïde,  ni  de  l'os 
hyoïde. 

L'œsophage  est  sain. 

La  trachée  est  remplie  de  spume  bronchique. 

Il  n'y  a  pas  d'épanchement  dans  les  cavités  pleurales  ; 
les  poumons  sont  sains  et  ne  contiennent  pas  de  tuber- 
cule. Il  n'y  a  pas  d'ecchymoses  sous-pleurales. 

Le  péricarde  est  vide  ;pas  d'ecchymoses  sous-péricardi- 


APPENDICE  «47 

ques.  Les  veutricules  du  cœur  renferment  un  peu  de  sang 
liquide,  pas  de  caillots.  Les  valvules  sont  saines. 

L"estomac  est  vide,  sa  muqueuse  est  sainte. 

Le  foie  est  sain,  il  pèse  i.goo  grammes;  la  vésicule 
biliaire  ne  contient  pas  de  calculs. 

La  rate  est  saine  etn"estpas  diffluente. 

Les  reins  sont  sains  et  se  décortiquent  facilement. 

Pas  d  epanchement  dans  la  cavité  abdominale.  Les  intes- 
tins paraissent  sains  et  renferment  un  peu  de  matières 
fécales  pâteuses. 

La  vessie  renferme  60  centimètres  cubes  d"urine  ;  sa  mu- 
queuse est  saine. 

Sous  le  cuir  chevelu  se  trouve  un  petit  epanchement 
sanguin  en  arrière  et  au-dessus  de  l'apophyse  mastoïde 
droite.  Les  os  du  crâne  ne  sont  pas  fracturés.  Les  mé- 
ninges ne  sont  pas  congestionnées.  Le  cerveau,  le  bulbe 
et  le  cervelet  sont  sains  ;  ils  ne  présentent  aucune  lésion 
ni  tumeur. 

Lu  vue  d'une  analyse  chimique,  nous  avons  placé  les 
viscères  dans  des  bocaux,  scellés  et  cachetés. 

Conclusions  :  1°  La  suspension  a  eu  lieu  pendant  la  vie. 
Les  lésions  sont  celles  que  Ion  trouve  danslasphyxie  par 
pendaison; 

2°  On  ne  constate  aucune  trace  de  violences  sur  les  dif- 
férentes parties  du  corps  permettant  de  supposer  qu'une 
lutte  ait  précédé  la  pendaison. 

Signé  :  Brovardel,  Socolet. 


Il 

le    télégramme    DV    2    NOVK.MBRE   iSg^. 

Voici  le  début  de  la  note  que   Du  Paly,  au  début  du 
procès  de  Rennes,  fit  remettre  à  Mercier  ; 


648  HISTOIRE    DE    LM-FAIHE    DREYFIS 

Deux  versions  de  ce  télégramrno  ont  été  fournies  à  la  Guerre 
par  les  Affaires  étrangères. 

Version  n"  i  : 

Arrestalo  capitano  Dreyfus  ;  ministro  délia  Guerra  trovalo 
relazione  (ou  prolja)  segrete  olïerte  Gerinania.  Cosa  instrutta 
con  ogni  secreto  (ou  réserva).  Bimane  prevenulo  em/.s'.sar/o. 

Gonse,  d'autre  part,  à  la  Cour  de  cassation  (i),  dépose 
en  ces  termes  : 

J'ai  le  souvenir  dun  premier  texte  où  il  était  dit  à  peu  près 
ceci  : 

«  Capitaine  Dreyfus  arrêté  :  précautions  prises  ;  ministère  de 
la  Guerre  instruit  dans  le  plus  grand  secret  des  relations  avec... 
(je  supprime  la  puissances  émissaire  prévenu.  » 

Et  je  nai  pas  le  souvenir  que  ce  premier  texte  ait  été  com- 
muniqué sur  le  papier  à  cases  ayant  servi  à  la  traduction. 

Or,  ce  que  Gonse  appelle  le  premier  texte,  c'est  précisé- 
ment l'ébauche  cryptographique  où  les  mots  étaient  indi- 
qués à  titre  conjectural;  et  ce  premier  texte  de  Gonse  est, 
comme  on  voit,  identique  à  la  version  n°  i  de  Du  Paty. 

Il  en  résulte  que  quelqu'un,  dès  i8ij4>  avait  composé  un 
faux  premier  texte  en  groupant,  dans  un  sens  prédéter- 
miné, les  mots  qui  étaient  indiqués  sur  l'ébauche  et  en  y 
ajoutant  la  dernière  phrase,  indiquée  comme  douteuse, 
de  la  deuxième  version  des  affaires  étrangères.    ' 

Un  conseiller  à  la  Cour  de  cassation  eut,  le  27  janvier 
1899,  une  intuition  du  faux  : 

M.  le  général  (ionse  pourrait-il  nous  dire  si  la  dépêche  qu'il 
a  eue  sous  les  yeux  comportait  des  corrections  ou  était  d'une 
écriture  courante  et  sans  ratures?  Et,  dans  ce  cas,  sait-il  de 
qui  émanait  cette  écriture? 

Gonse  répond  : 

Je  ne  m'eii  souviens  en  aucune  façon.  Je  ne  peux  pas  dire  de 

(1)  C«.<îs.j  I,  064,  Gonse, 


APPENDICE  649 

qui  était  l'écriture  et  je  ne  vois  pas.  dans  ma  mémoire,  le  pa- 
pier qui  m'a  été  présenté  (i). 

-Mercier  dépose  de  même  que  le  i'euillet  cryptoiïrapliique 
ne  lui  a  jamais  été  commuiii<]ué  ;  «  la  traduction  lui  fut 
présentée  sur  papier  l)lanc  ordinaire,  en  écriture  cou- 
rante (2).  » 

La  version  définitive  des  Affaires  étrangères  est  ainsi 
reproduite  par  Du  Paty  dans  sa  note  : 

Version  n"  2  : 

Si  le  capitaine  Dreyfus  n"a  pas  eu  de  relations  avec  vous  là- 
bas,  serait  bon  de  faire  démentir  officiellement  pour  éviter 
commentaires  presse. 

Puis,  Du  Paty  ajoute  : 

11  n'y  a  pas  eu  de  version  adressée  par  écrit  à  la  Guerre  des 
Affaires  étrangères. 

Or,  le  contraire  a  été  formellement  établi  ;  la  version 
définitive  fut  oflicieHemenl  transmise  au  ministère  de  la 
Guerre  (1-5). 


III 

LES  LETTRES  DU  COLONEL  COMBE 

L'authenticité  de  la  lettre  Combe  (du  i3  juillet  1882)  a 
été  contestée,  mais  certainement  à  tort.  Le  principal  argu- 
ment de  Jacques  Dhur  est  que  la  lettre,  quand  elle  fut 
publiée  par  le  Petit  Journal,  était  signée  Combes,  avec 
un  s.  Zola  vit  lui-même  l'original  qui  est  signé  correcte- 

(ij  Caas.,  I,  565,  Gonse.  - 

(2)  Ibid.,  I,  546,  Mercier. 

(3)  Ibid.,  I,  389.  391,  Paléoiogue  ;  ô6i,  Gonse  ;  644.  Hanotaux  ; 
Bennes,  I,  02,  Delaroclie-Vernet. 


650  IIISTOIlii:    Dli    LAFIAIUE    1J15KV1-1  S 

ment.  «  La  pièce  ne  porte  ni  en  tcte,  ni  cacliet;  le  papier 
est  du  temps,  un  peu  trop  vieilli  peut-être.»  {La  Vérité  en 
marche,  261.)  Les  arguments  «  moraux  ne  sont  pas  plus 
solides  ».  Combe  qui,  venant  d'Ancône,  n'avait  pris  le 
commandement  de  la  légion  que  depuis  une  quinzaine  de 
jours,  tient  à  affirmer  tout  de  suite  son  autorité  de  vieux 
soldat  de  Napoléon;  il  tranche  de  tout  au  débotté;  le  style, 
du  Napoléon  en  toc,  est  bien  du  temps. 

A  l'instruction  Flory,  le  12  août  1898,  Judet  dépose  : 
«Mon  correspondant  anonyme  m'avait  fait  savoir  que 
la  première  des  lettres  signées  Combe  devait  se  trou- 
ver dans  les  archives  de  la  préfecture  de  Constan- 
tine.  »  L^ne  commission  rogatoire  fut  envoyée  à  Cons- 
tantine;  on  retourna  tous  les  dossiers  et  aucune  lettre  de 
Comljc  ne  fut  trouvée,  ni  à  la  préfecture,  ni  ailleurs. 
(Rapports  du  préfet,  tlu  procureur  de  la  République, 
du  juge  d'instruction,  de  l'archiviste,  etc..  à  rinstruction 
Flory). 

Cavaignac,  dans  sa  lettre  du  29  août  1898,  avait  déclaré, 
d'autre  part,  que  la  lettre  n'existait  pas  au  ministère  de  la 
Guerre,  ce  qui  fut  confirmé  ultérieurement  par  Galliffet 
(16  décembre  1899).  —  Déclaration  identique  de  l'archiviste 
Raveret,  le  19  octobre  1898  a  l'instruction  Flory. 

La  fausse  lettre  était  présentée  comme  antérieure  à  l'autre, 
du  12  juillet  1882.  Or,  Combe  n'était  arrivé  à  Alger  que  le  27 
juin.  Dans  limpossibilité  où  l'onse  trouvait  de  donner  à  la 
fausse  lettre  une  date  vraiseml)lal)le,  on  i)référa  (avec  rai- 
son) ne  pas  la  dater  du  tout. 

Enfin,  selon  Judet  (1),  la  lettre  était  adressée  au  premier 
général  de  Loverdo  ;  mais  Loverdo,  en  1882,  était  à  Paris, 
en  disponibilité  ;  Combe  navait  aucun  sujet  de  lui  rendre 
compte  de  laffaire  Zola  ;  en  tout  cas,  la  lettre,  si  elle  avait 
été  adressée  à  Loverdo,  à  Paris,  serait  restée  dans  les  pa- 
piers du  destinataire,  —  et  Judet,  précédemment,  avait 
dit  qu'il  la  fallait  rechercher  à  Constantine. 

(1)  Inslr.  Flory,  17  août  1898. 


APFENDlCt:  6.")1 


IV 


LES    PHOTOGRAPHIES    DE    CARLSRUHE 

Esterhazy.  dans  sa  déposition  à  Londres  (5  mars  1900),  ra- 
conte qu'il  aurait  dit.  en  plaisantant,  à  Guénée  qu'un  de 
ses  amis,  le  colonel  Bergougnan,  savait  de  sa  cuisinière 
qu'un  employé  des  wagons-lits  avait  cru  reconnaître  Pic- 
quart  dans  un  train  qui  se  l'endait  en  Allemagne.  Guénée 
aurait  alors  rapporté  le  propos  à  Henry  et  à  Gonse;  puis 
Pellieux,  convaincu  parle  faux  i)hotographique,  aurait  ra- 
conté l'incident  à  un  journaliste  do  l'Écho  de  Paris,  à  son 
parent  et  ami,  de  Maizière,  rédacteur  au  Gaulois,  etc. 

Esterhazy,  au  début  de  ce  récit,  précise  qu'il  était  allé 
ce  jour-là  chez  Guénée,  au  reçu  d'un  mot  d'Henry,  «  pour 
recevoir  des  renseignements  complémentaires  sur  les  tri- 
potages financiers  de  Billot  ».  Ce  genre  d'accusations  fut 
repris,  en  effet,  vers  cette  époque  par  les  journaux  (Libre 
Parole  du  3o  avril  1898,  etc.). 


TABLE    DES    MATIERES 


CHAPITRE  PREMIER 


LE    SYNDICAT 


I.  Lettre  tlEsterhazy  à  Billot,  i.  —  Article  de  Drumont  et  de 
Rochefort  contre  Boisdelïre,  •>.  —  Pauffîn  de  Saint- "Nlorel  chez 
Rochefort,  3.  —  Discours  de  Billot  à  la  Chambre,  4.  —  II.  Billot 
accuse  réception  du  document  libérateur  à  Esterhazy,  6.  —  Es- 
lerhazy  dans  les  bureaux  de  rédaction,  8.  —  Son  succès,  11.  — 
III.  Henry  et  la  presse.  12.  —  Nou\eaux  nieiisont;es  contre 
Drevfus,  "]3.  —  Formation  de  l'opinion,  16.  —  Le  Figaro,  18.  — 
X.  La  létçende  du  Syndicat,  19.  —  V.  Les  Jésuites  et  TAITaire, 
22.  —  L'article  de  la  Civilt à  càtolka,  28.  —  VT.  La  France  croit 
l'armée  menacée  et  prend  sa  défense,  26.  —  La  suggestion 
opère,  28.  —VII.  La  contagion  de  la  peur,  3o.  —  Cavaignac  et 
Alphonse  Humbert,  3i.  —  Les  radicaux;  la  droit»,  82.  —Leduc 
d'Orléans  et  Dufeuille,  33.  —  Les  socialistes,  %.  —  Ribot,  Bour- 
geois et  Brisson.  35.  —  VIII.  Violente  attaque  des  amis 
d'Esterhazy  contre  Billot,  3,").— Boisdeffre  et  PauCfin,  87.—  Ré- 
vocation de  Forzinetli,  38.  —  Projet  de  duel  entre  Billot  et 
Boisdeffre,  4o.  —  Triomphe  d'Esterhazy,  4i  —  IX.  Départ  de 
Schwarzkoppen,  ^2.  —  Déclarations  formelles  de  Munster  à 
Hanotaux.  44-—  X.  Paléoloeue  et  Henry.  46.  —  Nouveaux  faux 
d'Henry,  le  faux  «  Schneider  »,  49.  —  XI.  Tornielli  et  Hano- 
taux, 00.  —  Engagements  d'Hanotaux  au  sujet  de  la  fausse 
lettre  de  Panizzardi,  52.  —  XII.  Hanotaux  rend  compte  des 
démarches  de  Munster  et  de  Tornielli  au  conseil  des  ministres, 
52.  —  Les  souverains,  53. 


cm  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFU? 


CHAPITRE  11 


L  ENOUETE    DE    DELLIEEX 


I.  La  |)rcmière  enquête.  5").  —  Scheurer  chezSaussier,  o-.  — 
Pellieux  entend  Mathieu  Dreyfu?;  et  Esterhazy,  58.  —  II.  Scheu- 
lei'  ehez  Pellieux.  5g.  —  III.  L)éi)0?fition  de  Lebl'jis,  Oo. —  Pic- 
•l'iart  appelé  à  Paris,  (J5. —  Premier  rapport  de  Pellieux,  6G.  — 
IV.  Articles  de  Zola  dans  le  Figaro,  66.  —  La  presse  socia- 
liste :  les  libéraux,  78.  —  V.  Pellieux  trompé  par  le  faux 
d'Henry,  74.  —  Henry  chez  Pellieux,  75.  —  Accusations  contre 
Picquart.  7().  —  Injures  et  calomnies  contre  les  Alsaciens,  87.  — 
\l.  Bertulûs.  84.  —  Christian  Esterhazy  et  Du  Pal.y.  85.  —  La 
note  «  aux  deux  écritures  »,  89.  —  Tézenas.  <ji.  —  II  reçoit  la 
visite  de  Du  Paty,  envoyé  par  Gonse,  92.  —  VIL  Esterhazy 
réclame  une  perquisition  chez  Picquart,  92.  —  Perquisition 
illégale,  94- —  Indifférence  de  l'opinion  devant  la  violation  delà 
loi.  96.  —  \III.  Christian  écrit  le?  lettres  à  la  dame  voilée,  97. — 
Le  manuel  d'artillerie;  Bernheim,  100.  —  L'alil)i  de  date.  101.  — 
Lettre  d'Esterhazy  à  Jules  Roche  sur  la  mobilisation.  io3.  — 
IX.  Picquart  à  Paris,  io4.  —  Ses  dépositions.  io5.  —  Lemer- 
cier-PicarJ  et  le  faux  ■'  Otlo  ».  107.  —  Pièee  ([ui  m'est  tendu, 
110.  —  XI.  Scheurer  porte  à  Pellieux  les  lettres  d'Esterhazy  à 
Mme  de  Boulancy.  112.  —  Esterhazy  veut  prendre  la  fuite,  114.  — 
XII.  Publication  des  lettres  d'Esterhazy,  n5.  — Intervention  do 
lîiliot,  117.  —  Lettre  du  duc  d'Orléans,  119.  —  Scène  entre 
Scheurer  et  Pellieux,  121.  —  Confrontation  entre  Mme  de  Bou- 
lancy et  Esterhazy,  128.  —  XIII.  Campagne  de  presse  contre 
les  protecteurs  d'Esterhazy,  124.  —  Note  du  Sénat  contre  le 
ministre  de  la  Justice,  126.  —  Pellieux  saisit  le  bordereau  au 
ministèrede  la  Guerre,  mais  ne  le  fait  pasexpertiser,  127.— Inquié- 
tude de  BoisdefTre,  128.  — XI\'.  Pellieux  prépare  un  rapport  ten- 
tlant  au  refus  d'informer  contre  Esterhazy,  129.  —  Esterhazy 
demande  à  passer  devant  un  conseil  de  guerre  :  marché  qu'il  con- 
clut avec  l'Etat-major,  lui. —  Lettre  d'Esterhazy  à  Pellieux,  i32. — 
Mercier:  démarche  des  commandants  de  corps  d'armée  à 
l'Elysée.  i33.  —  X^'.  La  fausse  dépêche  de  BoisdefTre  à  Ester- 
hazy :  article  de  la  Patrie,  184.  —  Comédie  jouée  par  BoisdefTre: 
le  démenti  de  V Agence  Havas.  i35.  —  Ouestion  de  Castelin  sur 
l'ordre  d'informer  contre  Esterhazy,  186.  —  Discours  de  Mé- 
line,  187.—  Intervention  d'Albert  deMun,  189  —  Il  dénonce  le  pré- 
tendu complot  contre  l'armée,  141.  —  X\'I.  Déclaration  de 
Billot  sur  Dreyfus.  i44-  —  Discours  de  Millerand,  i44-  —  La 
Chambre  flétrit  les  promoteurs  de  la  Revision,-  mon  duel  avec 
Millerand,  i45. —  X\'II.  Scheurer  demande  à  interpeller,  i47,  — 
Pic<piart  refuse  de  laisser  i»roduire  devant  le  Sénat  sa  corres- 
pondance avec  Gonse.  148.  —  Discours  de  Scheurer,  i5o.  — 
Nouveau  mensonge  de  13illot,  i52.  —  Discours  de  Trarieux, 
iô8. —  X\  III.  La  mélopée  de  l'outrage.  i55. 


TABLE    DES    ^FATIERES  653 


CHAPITRE  III 


L  ACOLITTEMENT    D  ESTEKHAZY 


I.  Le  "  procès-verbal  »  de  Zola,  107.  —  Déloclion  du  Figaro  : 
brochures  de  Zola,  i58. —  Je  publie  l'acte  daccusalion  de  Drey- 
fus, iCo.  —  Procès  de  Picquarl  contre  l'auteur  des  faux  télé- 
grammes, 1G2. —  Plainte  en  corruption  contre  Mathieu  et  Léon 
Dreyfus,  i63.  —  Mon  procès  contre  Rochefort,  iC/,.  —  Article 
de  ^'Intransigeant  sur  les  lettres  de  rEnii)ereur  allemand;  dé- 
menti officiel,  105.  —  Progrès  de  l'idée  revisiuimiste,  iG(j.  — 
Lettre  de  Duclaux  à  Scheurer,  169.  —  IL  Ravary,  170.  —  La 
collusion  continue,  171.  —  Picquart  à  l'instruction,  174.  —  Mon 
entrevue  avec  Ravary,  175.  —  III.  Les  experts  :  Couard, 
Belhomme  et  \'nrinai-d,  177.  —  Fausse  manœuvre  de  Tézenas, 
179.  —  p]xpertisc  de  la  lettre  «  du  Uhlan  »,  iSi.  —  Esterhazy 
chez  Belhomme,  182.  —  Sa  mise  en  demeure  à  Boisdeffre,  i83. 
—  Christian  chez  Du  Paty,  184.  —  IV.  Ra[)port  des  exi)erls  sur 
le  bordereau,  concluant  au  décalque,  i8,5.  —  Rapport  sur  la 
lettre  «  du  Uhlan  »  qui  pourrait  être  l'œuvre  d'un  faussaire, 
188.  —  V.  Rapport  de  Ravary  qui  conclut  au  non-lieu;  accusa- 
tions contre  Picquart,  189.  —  Saussier  envoie  Esterhazy  devant 
le  conseil  de  guei're,i92.  -^Mercier  détruit  le  commentaire  de  Du 
Paty,  193.  —  VI.  Acquittement  prévu  d'Esterhazy,  193.  —  Lettres 
de  Scheurer  et  de  Trarieux,  i97>.  —  Le  huis  clos  partiel  réclamé 
par  Esterhazy  et  accordé  par  Billot,  19O. —  VIL  La  partie  plai- 
gnante peut-elle  intervenir  à  l'audience?  197.  —  Démange  et 
Labori,  19S.  —  ^'oyage  de  Casella  à  Berlin,  199.  —  Lettre  de 
Schwarzkoppen  àPanizzardi;  Mathieu  Dreyfus  refuse  de  l'inter- 
cepter, 200. —  VIII.  Esterhazy  au  Cherche-Midi,  200.  —  Le  con- 
seil de  guerre,  201. —  IX.  Première  audience,  2o3.  —  Le  conseil 
rejjousse  les  conclusions  de  Lucie  et  de  Mathieu  Dreyfus, 
20^.  —  Le  général  de  Luxer  interroge  Esterhazy,  2o5.  — Dépo- 
sitions de  Mathieu  Dreyfus  et  de  Scheurer,  209.  —  Le  huis 
clos;  Pellieux.  Picquart  et  Henry,  210.  —  Confrontation  entre 
Henry  et  Lel)lois,  212. —  X.  Le  commissaire  du  gouvernement 
abandonne  l'accusation,  218.  —  Plaidoyer  de  Tézenas,  214.  — 
Estei'hazy  acquitté  et  acclamé,  210. 


CHAPITRE  IV 


LA  CRISE    MORALE 

I.  Lettres  d'Esterhazy  à  Boisdeffre  et  de  Pellieux  à  Esterhazy, 
217.  —  Picquart  aux  arrêts  de  forteresse,  219.  —  IL  Zola  écrit 
la  «  lettre  à  Félix  Faure  »,  220.  —  III.  Analyse    de  cette  lettre, 


656  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DHEYFLS 

223.  —  «  Jaccuse  »,  228.  —  IV.  Méline  et  Billot  hésitent  à  pour- 
suivi'e  Zola  :  avis  d'Esterhazy,  aSo.  —  Séance  du  i3  janvier  1898 
à  la  Chambre;  Albert  de Mun  réclame  les  pour-suites, 281. —  Dis- 
cours de  Brisson,  233.  —    Méline  consent  aux  poursuites,  234- 

—  Discours  de  Jaurès,  235.  —  Discours  de  C.avaignacsur  les 
aveux  de  Dreyfus,  286.  —  Silence  de  Dupuy,  287.  —  Échec  de 
Scheurer  au  Sénat,  239.  —  V.  Effet  produit  parla  lettre  de  Zola 
et  i>ar  l'annonce  du  procès,  240.  —  Opinion  de  Scheurer  et  de 
Duclaux,  241.  —  VI.  Pétition  pour  la  Revision,  244-  —  Les 
<<  Intellectuels  »,  24O.  —  La  Jeunesse  des  écoles,  248.  —  VII.  Les 
Propos  d'un  solitaire,  249.  —  Anatole  France,  25o.  —  Ma  lettre 
au  garde  des  Sceaux,  201 .  —  Les  Lettres  d'un  innocent,  202.  — 
Vlli.  Les  ouvriers  et  laffaire  Dreyfus,  253.  —  Manifeste  des 
députés  socialistes,  255.  —  «   Le  sabre  et  le   goupillon  »,  250. 

—  Attaques  contre  larmée,  257.  —  Urbain  Goiiiei",  258.  —  Les 
paysans,  259.  —  IX.  Les  classes  moyennes,  260.  —  Evolution 
de  la  bourgeoisie,  261.  —  Auguste  Comte  et  Taine,  262.  — 
Divisions  profondes,  265.  —  X.  La  haute  bourgeoisie  et  la 
noblesse,  266.  —  L'éducation  jésuitique.  2G8.  —  La  Société, 
270.  —  Le  duc  d'Orléans,  271.  —  Les  femmes,  278.  —  La 
nouvelle  Ligue,  274.  —  XL  Troubles  antisémitiques,  274.  — 
Départements,  275.  —  Paris,  277.  —  Algérie,  278.  —  Pillages 
et  meurtres,  280. 


CHAPITRE  V 


LA  DECLARATION  DE  BULOW 


I.  La  légende  des  aveux,  288.  —  Disparition  du  rapport  de 
Du  Paty  sur  son  entrevue  avec  Dreyfus  au  Cherche-Midi,  284. 

—  Lettre  de  Mme  Dreyfus  à  Cavaignac,  286. —  Fausse  lettre  de 
Gonse  à  Boisdeffre,  288.  —  Ajournement  de  l'interpellation  de 
Cavaignac.  290.  —  Gonse  ■<  nourrit  »  le  dossier  des  aveux,  291. 

—  II.  Billot  refuse  de  se    porter  partie  civile  contre  Zola,  292. 

—  Les  poursuites  limitées  à  quinze  lignes,  298.  —  Colère  d'Es- 
terhazy;  informations  que  lui  transmet  Oscar  Wilde,  295. — 
Esterhazy  refuse  de  demander  sa  mise  à  la  retraite,  297.  — 
Plan  de  campagne  élaboré  par  Esterhazy,  298.  —  Pellieux  le 
transmet  à  Bois'deffre  qui  l'adopte.  3tit).  —  III.  La  défense  de 
Zola;  Labori  et  Albert  Clemenceau,  3oi.  —  Les  témoins  de 
Zola,  3o2.  —  IV.  Interpellation  de  Cavaignac,  3o3.  —  Succès  de 
I\Iéline,  8o5.  —  Discours  de  Jaurès,  807.  —  Le  comte  de  Ber- 
nis:  bagarre  et  rixes  à  la  Chambre,  3io.  —  V.  Suite  du  dis- 
cours (ie  Jaurès,  811.  —  Les  jeunes  républicains,  8i3.  — 
VI.  Mot  de  Tolstoi  sur  le  cas  de  conscience  qui  se  pose  devant 
la  France,  3i4. —  L'étranger  et  lAlTaire  ;  Bjœrnson;  Zakrewski, 
3i5.  —  Discours  du  comte  de  Bulou-  au  Reictislag  allemand, 
3i8.    —  Nouvelles  démarches  de  Munster  et  de    Tornielli,   320. 

—  VII.  Conflit   entre  Boisdeffre  et  Billot,   821.  -  Billot  décide 


TABLE    DES   MATIERES  657 

que  les  officiers,  cités  par  Zola,  se  rendront  à  la  cour  d'as- 
sises, mais  ne  seront  pas  déliés  du  secret  professionnel,  822. 
—  Violent  article  de  Drumont,  323.  —  VIII.  Piequart  devant  le 
conseil  denquète  du  Mont-Valérien,  323.  —  Déposition  de  Gal- 
JilTet,  325,  —  Avis  du  conseil  tendant  à  la  mise  en  réforme  de 
Piequart,  826.—  IX.  Vote  de  la  commission  de  l'armée  au  sujet 
de  ma  lettre  à  Billot,  827.  —  Discours  de  Bourgeois  et  de  Poiri- 
caré  contre  la  Revision,  828.  —  Polémique  de  presse,  33o.  — 
X.  Lettre  que  m'adresse  Lemercier-Picard,  83i.  —  Je  refuse  de 
le  recevoir,  332.  —  Mon  procès  contre  Rochefort,  333.—  Mani- 
feste de  Drumont  et  de  Guérin,  335.— XI.  Maladie  de  Drevfus; 
nouvelles  suppliques  à  FélLx  Faure,  33G. 


CHAPITRE  VI 

LE  PROCÈ.S  DE  ZOLA 

I.  Le  président  Delegorgue,  339.  —  Première  audience  du 
procès  de  Zola.  341.  —  Les  bandes  de  Guérin,  342.  —  II.  Les 
jurés:  arrêt  réglementaire  rendu  par  la  Cour,  843.  —  III.  Les 
témoins  militaires  font  défaut,  344-—  Conclusions  de  la  défense 
adoptées,  345.  —  IV.  La  Cour  refuse  de  laisser  déposer  Lucie 
Dreyfus,  345.  —  Publication  des  lettres  de  Gonse  et  de  Pic- 
quart,  347.  —  Déclaration  de  Casimir  Perier,  348.  —  Zola,  à  la 
sortie  de  l'audience,  est  menacé  par  la  foule,  849.  —  Troubles 
au  Palais  de  Justice:  autres  manifestations  de  Guérin  et  des 
antisémistes,  85o.  —  V.  Attitude  menaçante  d'Esterhazy  ;  à  la 
troisième  audience,  les  officiers  viennent,  par  ordre,  lui  serrer 
la  main,  35i.  —  Ses  allusions  au  bordereau  annoté,  352.  — 
VI.  Déposition  de  Boisdeffre,  353.  —  Déposition  de  Gonse, 
Lauth  et  Gribelin.  355.  —  VII.  Mercier  affirme  que  Dreyfus  a  été 
justement  et  légalement  condamné,  856.  —  Pai'oles  éloquentes 
de  Thévenet,  35§^.  —  Silence  de  l'avocat  Salles,  35g.  —  VIII.  «  La 
question  ne  sera  pas  posée  »,  36o.    —  Ravary  et  Pellieux,  861. 

—  Jugement  dans  mon  procès  contre  Rochefort:  colère  du  gé- 
néral Roget.  862.  —  Trarieux,  368.  —  IX.  Du  Paty  de  Clam  à 
la  barre,  363.  —  X.  Première  déposition  d'Henry,  366.  —  Il  feint 
d'être  malade;  sa  confrontation  avec  Leblois,  368.  —  XI.  Offen- 
sive de  Pellieux  :  intervention  de  Zola,  869.  —  XII.  Piequart  ; 
sympathies  et  colères  qu'il  inspire,  871.  —  Gonse  charge  Ber- 
tùlus  de  dire  à  Piequart  que  son  avenir  dépendra  de  son  atti- 
tude à  l'audience;  réponse  de  Piequart,  874.  —XIII.  Déposition 
de  Piequart,  875.  —  Son  respect  du  secret  professionnel,  876. 

—  Impression  produite  par  son  récit,  877. —  XIV.  Questions  de 
Labori  à  Piequart,  38o.  —  Confrontation  avec  Gribelin  et  Lauth, 
38i.  —  Ravary  et  la  justice  militaire.  383.  —  XV.  Tentatives 
d'intimidation  sur  les  jurés,  384.  —  Dépèche  de  Gauthier  (de 
Clagny  à  Déroulède,  886.  —  Ernest  Roche  demande  à  inter- 
peller Billot  sur  ses  rapports  avec   les  Dreyfus,  par  rintermé- 

42 


658  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

diaire  de  Martinie,  887.  —  Sixième  parjure  de  Billot,  388  — 
XVI.  Henry  confronté  avec  Picquart  et  Lehlois,  38().  —  Il  insulte 
Picquart,  891.  —  Protestation  véhémente  de  Picquart,  892.  — 
XVIi.  Intervention  de  Gonse,  898. —  «  Allons-}'!  »,8t)5.  —  Henrv 
raconte  l'histoire  du  dossier  ultra-secret,  896.  —  Discours  de 
Millevoye,  à  Suresnes,  sur  le  bordereau  annoté,  897.  —  XVIII. 
Déposition  de  Démange,  898,  —  «  Parbleu!  »,  899. 


CHAPITRE  VII 


LE  JURY 


I.  Émotion  croissante  des  esprits,  401.  —  Les  journaux  et  le 
compte  rendu  des  débats,  402.  —  Opinion  de  l'étranger,  4oA-  — 
II.  l,es  «  témoins  de  bonne  foi  «;  Jaurès,  ^oh.  —  Séailles,  40^. 

—  Grimaux,  407.  —  III.  Les  experts;  Bertillon,  409.  —  Lettre 
de  Bertillon  à  Boisdeffre,  412.  —  Tcyssonnières;  ses  diffama- 
tions, 418.  —  Couard,  BelhommeetVari'nard  refusent  de  déposer, 
4i5.  —  IV.  Les  savants,  4i5-  —  Déposition  de  Mme  de  Boulancy 
par  commission  rogatoire,  4i7-  —  V.  Offensive  de  Pellieux,  418. 

—  Les  notes  du  bordereau,  421.  — ^^  «  La  boucherie  »,  428.  — 
VI.  Les  avocats  :  Labori,424.  —  Albert  Clemenceau,  426.  —  Zola, 
427.  —  VII.  Paul  Meyer  confronté  avec  Pellieux,  427.  —  Pellieux 
désarçonné,  428.  —  VlII.  Nouvelle  déposition  de  Picquart,  429- 

—  Pellieux  et  Gonse  révèlent  la  date  exacte  du  bordereau,  43o. 

—  IX.  Excitation  des  témoins  militaires,  432.  —  Terreur  d"Es- 
terhazy,  428.  —  Ses  propos  à  des  journalistes  anglais,  434-  — 
0  Partie  liée  »  entre  Esterhazy  et  1  État-major,  435.  —  X.  Pel- 
lieux demande  à  être  rappelé  à  la  barre,  436.  —  II  révèle  la 
fausse  lettre  de  Panizzardi  à  Schwarzkoppen,  437-  —  Protesta- 
tion de  la  défense,  438.  —  Pellieux  fait  chercher  Boisdeffre,  439- 

—  L'audience  est  renvoyée  au  lendemain,  44o-  —  Scènes  vio- 
lentes au  Palais  de  .lustice;  articles  de  la  presse  sur  une  Saint- 
Barthélémy  des  juifs,  441  •  —  ^L  Sauf  les  révisionnistes,  tout 
le  monde  est  convaincu  par  le  faux  d'Henry,  443- —  XII.  Lam- 
bassadcur  d'Italie  veut  donner  sa  démission,  44i>-  —  Les  géné- 
raux et  le  faux  d'Henry,  447-  —  Billot  déclare  à  Méliné  que 
Boisdeflre,  dans  sa  nouvelle  déposition,  ne  fera  aucune  allusion 
au  document  argué  de  faux  par  Tornielli,  449-  —  XIII. 
Déclaration  de  .Boisdeffre,  449-  —  H  menace  les  jurés  de  la 
démission  de  lÉtat-major,  4^0!  —  Delegorgue  refuse  de  laisser 
poser  des  questions  à  BoisdeffrCj  45i-  —  Picquart  dépose  que 
la  pièce  produite  par  Pellieux  est  uii  faux,  4ii3.  —  Pellieux 
injurie  Picquart,  f^?>f^.  — Lettre  de  Lemercier-Picard  à  Séverine, 
4"w.  —  XIV.  Pellieux  défend  à  Esterhazy  de  répondre  aux 
questions  qui  lui  seront  posées  par  les  défenseurs  de  Zola, 
456. —  Le  questionnaire  d'Albert  Clemenceau  ;  scène  tragique, 
457.  —  Guérin  et  ses  bandes  au  Palais  de  Justice  ;  ovations  à 
Esterhazy;    le  prince  Henri  dOrléans  lui  serre  la  main,  462.  — 


TABLE    DES    MATIERES  659 

XV.  Réunion  de  la  salle  Chaynes,  4'j3.  —  Rochcfort  à  Sainte- 
Pélagie,  ^fj^-  —  Du  Paty,  Gonse  et  Aufîray,  46iî.  —  Faiblesse 
des  Chambres  devant  le  péril  militaire,4GG.  —  XVI.  Réquisitoire 
de  l'avocat  général  Van  Cassel,  468.  —  Déclaration  de  Zola,  470. 
—  Plaidoirie  de  Labori,  472-  —  Plaidoirie  de  Georges  Clemen- 
ceau, 47'J.  —  Condamnation  de  Zola  et  de  Perrenx,  478. 


CHAPITRE  VIII 


MORT   DE    LEMERCIER-PICARD 


I.  Le  verdict  du  jury  et  roi)inion,  480.  —  Triomphe  des  anti 
sémites,  48i-  —  II-  Chambre  des  députés,  intei'peilalion  du 
24  février,  483.  —  Discours  menaçant  de  Méline,  485.  —  III.  Les 
représailles,  4yo-  —  Mise  en  réforme  de  Picquart,  491  •  —  Gri- 
maux,  le  lieutenant  Chaplin,  Leblois,  492.  —  IV.  Nouvelle  lettre 
de  Lemercier-Picard  à  Séverine,  493.  —  Ses  tentatives  d'escro- 
querie et  de  chantage,  494-  —  Sa  maîtresse  le  trouve  pendu  à 
l'espagnolette  d'une  fenêtre,  499-  —  Le  bruit  se  répand  qu'il  a 
été  assassiné,  5o3.  —  Les  journaux  de  l'État-major  contestent 
que  le  pendu  soit  Lemercier-Picard,  D04.  —  Bertillon  étalilit 
que  Lemercier,  de  son  vrai  nom,  s'appelait  Leeman,  5o5.  — 
Polémique  de  presse,  .x)0.  —  Procès-verbal  d'autopsie,  ôo8.  — 
La  mort  par  inhibilion,  Tuo.  —  V.  Esterhazy  est  invité  à  provo- 
quer Picquart,  5i2.  —  Boisdeffre  et  Gonse  lui  désignent  ses 
témoins,  5i3.  —  Henry  refuse  de  croiser  ré|)ée  avecPicquart, 
5i4.  —  Il  y  consent  "et  est  blessé  en  duel,  5iû.  —  Picquart 
décline  toute  rencontre  avec  Esterhazy,  âili.  —  Ennuis  d"Es- 
terhazy,  bi-.  —  VI.  La  conversion  de  Bertulus  :  ses  enquêtes, 
r)i8.  —  Mme  Monnier  dénoncée  par  Peliieux  et  Gonse,  520.  — 
L"ci(quète  sur  les  dépêches  Blanche  et  Speranza,  022.  —  Du 
Paty  accusé  d'être  l'auteur  des  faux  télégrammes  et  d'avoir 
machiné  le  roman  de  la  dame  voilée,  523.  —  Du  Paty  suspecte 
l'authenticité  de  la  lettre  de  Panizzardi  à  Schwarzkoppen,  527. 
—  Manœuvres  d'Henry,  528.  —  Henry  excite  les  officiers  de 
l'État-major  et  Esterhazy  contre  Du  Paty,  53o. 


CHAPITRE  IX 


LES    IDEES  CO^TBE-REVOLUTIO^■^■AIRES 


I.  Oi)timisme  des  révisionnistes,  532.  —  Défaillance  des  libé- 
raux, 535.  —  Brunetière,  535.  —  II.  La  brochure  de  Giraudeau, 
536.  —  III.  Pétition  de  Dreyfus  confisquée  par  Méline,  538.  — 
Nouvelles  violences   des    antisémites,  539.  —  IV.  La   contre- 


660  HISTOIRE    DE    L  AFFAIRE    DREYFUS 

Révolution  reprend  l'offensive,  ô4i-  —  t)e  Mun  :  son  discours 
de  réception  à  l'Académie,  544-  —  Réponse  d'Othenind'IIausson- 
vilie  ;  discours  de  Vogué,  545.  —  Discours  de  Brunetière  à 
Grenoble,  540.  —  Aveuglement  des  républicains,  547.  —  Fon- 
dation de  la  Liffue  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  548.  — 
VioUet,  549.  —  V.  Le  pourvoi  de  Zola  devant  la  Chambre  crimi- 
nelle, 549.  —  Rapport  de  Chambareaud,  55o.  —  Manau,  55i.  -• 
La  Chambre  criminelle  casse  larrèl  de  la  cour  dassises,  553. 
—  VL  Les  magistrats  insultés  par  la  presse,  554.  —  Interpel- 
lation à  la  Chambre:  Méline  et  Goblet,555.  —  VIL  Les  officiers 
et  l'armée,  555.  —  Popularité  des  militaires,  557.  —  Nouvelles 
poursuites  contre  Zola,  558.  —  Le  ministère  décide  que  le 
procès  aura  lieu  à  Versailles,  559.  —  VIII.  Le  S7èc/e  publie  la 
déposition  de  Casella  et  la  lettre  dun  diplomate,  559.  — 
Inquiétudes  dEsterhazy,  56o.  —  La  légende  russe.  562.  —  La 
légende  du  contre-espionnage,  564-  —  Bismarck  et  l'Affaire, 
56d.  —  Silence  observé  par  Billot  et  Boisdeffre,  566.  — IX.  Fin 
delà  législature,  567.  —  .\llocution de  Brisson  :  les  «  perfides  », 
569.  —  Les  radicaux.  070.  —  Les  Assomptionnistes,  071.  —  Le 
comité  «  Justice-  galité  ».  572.  —  Deux  missi  dominici,  574.  — 
Le  cardinal  Rampolla,575. — Propagande  enragée  des  Assomp- 
tionnistes, 576.  —  Les  nationalistes,  577.  —  Défaillances  des 
républicains,  578.  —  Campagne  oratoire  de  Bourgeois  et  de 
Cavaignac,  58o.  —  Déroulède"  invite  les  électe'urs  a  exiger  des 
candidats  qu'ils  s'opposent  à  la  Revision,  Klotz  et  Georges  Bcrry. 
081.  —  Lettre  de  Maurice  Lebon;  profession  de  foi  de  Jaurès, 
582.  —  Ma  profession  de  foi,  583.  —  Le  docteur  Prosper  Alle- 
mand, 585.  —  Résultat  des  élections,  586. 


CHAPITRE  X 


LA  CHUTE  DE    MELINE 


I.  Billot  fait  procéder  à  un  classement  des  pièces,  secrètes-et 
autres,  qui  sont  relatives  à  l'affaire  Dreyfus,  588.  —  Henry  cons- 
liUie  le  dossier,  589.  —  Lebelin  de  Dionne,  590.  —  D'Ocagne, 
Painlevé  et  Jacques  Hadamard,  591.  —  Lonquéty  et  Pomier,  592. 
—  L'obus  Robin.  590.  —  II.  Le  télégramme  du  2  novembre  i8g4, 
594-  —  Embarras  d'Henry  ;  sa  visite  à  Paléologue,  595.  — 
Démarche  de  Gonse  à  l'administration  des  postes,  597.  —  Le 
feuillet  des  cryptographes  ;  fausses  versions  du  télé- 
gramme,  600.  —   Gonse   s'adresse  à  Du  Paty,  601. Le  faux 

n"  44  du  dossier  secret,  602.  —  III.  Le  dossier  de  François 
Zola,  6o3.  —  Le  général  de  Loverdo,  604.  — La  lettre  du  colo- 
nel Combe,  606.  —  Henry  la  falsifie,  607.  —  Deuxième  lettre 
(fausse)  de  Combe  :  Judet",  608.  —  Les  photographies  de  Carls- 
ruhe,  609.  —  Roget  découvre  le  grattage  du^ petit  bleu,  610.  — 
Gonse  refuse  de  "tenir  compte  delà  communication  qui  lui  est 
faite  |)ar  Roget,  Ou.  —  Inijuiétudes  d'Henry  ;  il   cherche  à  pas- 


TABLE    DES    MATIERES  661 

ser  à  Du  Paly  le  service  des  renseignements,  612.—  IV.  Brouille 
entre  Esterhazy  et  Christian,  6i3.  —  Les  Mémoires  d'Ester- 
hazy,  6i4-  —  Christian  chez  Labori,  6i5.  —  Bertulus  envoie 
une  citation  à  Esterhazy,  617.  —  Mot  de  Félix  Faure  à  Pellieux 
sur  les  «  quinze  cents  gredins  qui  ne  feront  pas  marcher  la 
France  »,  618. —  Pellieux  dénonce  Mme  Monnier,  619.  —  Ester- 
hazy chez  Bertulus,  620.  —  V.  Second  procès  de  Zola,  621.  — 
Exception  soulevée  par  Zola  ;  ajournement  du  procès,  622.  — 
Esterhazy  provoque  Picquart  et  cherche  à  l'assommer,  628.  — 
Maladie  de  Scheurer,  6y5.  —  Zola  et  les  experts,  626.  —  VI. 
Réunion  de  la  nouvelle  Chambre,  626.  —  Paul  Deschanel  élu  à 
la  présidence  contre  Brisson,  627.  —  Chute  de  Méline,  629.  — 
Longue  crise  ministérielle,  63i.  —  Cavaignac,  candidat  des 
nationalistes,  682.  —  Ministère  Brisson,  033.  —  Vil.  Billot  me 
défère  à  un  conseil  d'enquête,  634-  —  Les  Enseignements  de 
rilisloire.  635.  —  Lettre  de  Conybeare,  036.  —  Je  suis  révo- 
qué de  mon  grade,  089. 


APPENDICE 

I.  Procès-verbal  dautopsie  de  Lemercier-Picard,  043.  —  il. 
Le  télégramme  du  2  novembre  1894,  O47.  —  III.  Les  lettres  du 
colonel  Combe,  O49.  —  IV.  Les  photographies  de  Carls- 
ruhe,  05i. 


11-12-02.—  TOUKS,    IMP.    E.    AliRAULT 


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