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^5G>4 W
JOSEPH REINACH
HISTOIRE
DE
L'AFf
S
* • •
LA CRISE
Procès ESTERHAZY — Procès ZOLA
&
PAlllS
if:r.\iRiE ClIAriPENTIER ET FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Gienellu, 1 1
1903
Tons droits de Iradutlion et de l'cprodiiclion réservés pour tous p:i\s,
y comitiis la Suède, la Norvège cl le Danemark.
CHAPITRE PREMIER
LE « SYNDICAT »
Boisdeffre, dans Tattenle du combat qui tardait à
s'engager, avait imaginé qu'Esterhazy prît les devants,
se nommât lui-même et réclamât de passer devant un
conseil de guerre (i). Esterhazy dit. avec raison, que
c'était absurde. Puis, quand parut la lettre de Mathieu
Dreyfus, il adressa à Billot, sur un avis de Du Paty, et
après en avoir averti Saussier, ce? quatre lignes :
Je lis dans les journaux de ce matin l'infâme dénoncia-
tion portée contre moi ; je vous demande de faire faire
une enquête, et je me tiens prêt à répondre à toutes les
accusations.
Cette brève riposte parut conforme à la poétique
du théâtre : si l'accusé pâlit, il est coupable ; s'il se
iedresse sous le coup imprévu, il cet innocent-
(i) Esterliazy. Dep. à Londres [Éd. de Bruxelles), 62.
1
2 HISTOIHE IlE L AFFAU^E DREYFLS
Eslerhazy reçut dHenrv lassurance formelle qu'il
ne sérail pas arrêté; — sinon, il avoue, il raconte tout ;
— quaacune perquisition (dailleurs inutile) ne serait
faite chez lui ii). Ainsi sera-t-il établi que lÉtat-Major
le sait innocent, victime d'une déteslal»le machinalion.
Saussier était consentant.
Une autre réponse eût été plus projjante qu'une de-
mande denquéte : poursuivre ^fathieu Dreyfus en cour
d'assises, où la preuve est admise, produite, discutée
publiquement au i^rand jour (2).
Pour qui eût rélléchi, choisir, au lieu de la pleine
lumière des assises, les pénombres d'une enquête à
huis clos, c'était déjà l'aveu el du crime et de la collu-
sion.
A l'État-Major, Boisdeffre (mais sous le coup de fouet
de Drumont) s'eng-agea à fond.
Drumont, ce malin même, l'avait vertement tancé pour
la mollesse de son attitude. Il le frappait à l'endroit sen-
sible, lui reprochant d'exploiter l'alliance russe, de s'en
faire une réclame près des badauds, d'ailleurs inca-
pable (3).
Esterhazy avait <( fait marcher » aussi Vlntransigeant.
On ignore qui fit la paix de Boisdefl're avec Drumont ;
n) Dép. à Londres -y mar? 1900). — Billot dit que ce fut Saus-
sier qui décida de laisser Esterhazy en « liberté provisoire » :
il place celte décision au moment de la seconde enquête de
l^ellieux Rennes. II. 174. De même, Gojise : « E:«terhazy avait
été laissé en liberté, chose qui nous échappe encore complète-
ment, par ordre du général Saussier. L'État-^Major n y était
absolument pour rien : je tiens à le déclarer bien nettement. »
{Rennes, II. iGi.) Gon^^e dit (juen conséquence Esterhazy était
« un accusé pas ordinaire, un accusé spécial ».
(2) Aulorité du 6 décembre 1897, article de Cassagnac.
(3) « Il exploite la sympathie un peu badaude qui s'attache à
tout ce qui touche à la Russie... Notre nouveau Berthier a été
au-dessous de tout. » [Libre Parole du i6 novembre.)
LE SYNDICAT 3
il envoya sou chef de cabinet chez Rochefort (i).
Pauffin l'avait connu sur les champs de course: il lui
confia que lÉtat-Major tenait en réserve des preuves
décisives du crime de Dreyfus, « ignorées encore du
Syndicat ■> : le bordereau annoté, les lettres de lEm-
pereur d'Allemagne.
Rochefort, depuis trente années, insultait pêle-mêle
les militaires et les civils ; nul n'a vomi plus d'outrages
contre l'armée (•>); mais il était sans défense dès quun
officier le flattait dans son orgueil, saluait en lui le
maître de l'opinion.
1 Au procès Zola 'I. aôo). Pauffin affirma qu'il avait fait cette
démarche « de sa proi)re initiative. On prêtait, dit-il. à lÉtat-
major une attitude équivoque... >■ La démarche est donc bien
la réponse à larticle de Druniont où Boisdeftre était malmené.
« Jai cru pouvoir dire à M. Rochefort. que je connaissais un
peu pour le rencontrer de temps en temps, ce quon disait
hautement autour de moi, à l'État-Major. » Mais « il ne peut
pas dire e.\aclement ve quil lui a dit » et déclare « qu'il ne lui
a porté aucun dossier ». — BoisdeiTre a reconnu, comme je le
raconterai par la suite, qu'il avait envoyé Pauffin chez Roche-
fort. — Esterhazy dit formellement que les lettres de l'Empe-
reur d'Allemagne furent révélées à Rochefort par Pauffin. Dép.
Londres, 26 fév. i9oo.)
■2 Au hasard, je cite quelques extraits : « Ah ! voilà assez
longtemps qu'on nous embête avec l'honneur militaire 1 » «■ Zur-
linden lèche les bottes de l'armée allemande. » « Le général
Ferron n'est pas un grotesque, c'est un criminel. » Saussier est
0 un hippopotame, un idiot, un fessier à envoyer au dégraissage,
le roi des poltrons ». « Tuer un civil constitue pour le militaire
un acte méritoire. » « Les officiers se conduisent envers leurs
hommes comme ils ne se conduiraient pas peut-être envers
des animaux. » « Dans le militarisme, un voleur n est pas plus
un voleur (ju'un assassin n'est un assassin. » « Les chefs, ces
bourreaux imbéciles... » « Une combinaison favorable m'a em-
pêché de faire partie de cette belle armée française où je n'au-
rais donné peut-être d autre exemple que celui de la désertion »
« Les assassins elles chapardeurs prussiens ont à.peine commis
la moitié des crimes dont les armées françaises se sont rendues
coupables avant de donner leur démission à Sedan. » L'Armée
Jugée par lea /'lalionalisles, avec renvoi, pour chaque citation, à
l'Iniransiyeant.
4 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Au conseil des minisires, Billot parut embarrassé. Ses
collègues (sauf Méline) entendaient pour la première
fois le nom d'Esterhazy. Il en parla comme d'un bon
soldat, dont la vie privée, toutefois, n'était pas sans re-
proche. Félix Faure ne dit rien des lettres qu'il avait
reçues du bandit. On décida d'ouvrir une enquête.
Un peu plus tard, à la Chambre, le prince d'Hénin,
dès le début de la séance, réclama des explications
« nettes et précises » ; « l'armée et le pays les attendent ».
Billot, mal à l'aise et se roidissant, lut une déclara-
tion concertée avec MéUne. Il n'y affirmait plus la cul-
pabilité de Dreyfus, mais seulement, que « le résultat
de ses recherches (avant et depuis les démarches de
Scheurer) n'avait ébranlé nullement, dans son esprit,
l'autorité delà chose jugée ». Bien plus, il a invité Scheu-
rer à saisir le garde des Sceaux « dans les formes pres-
crites par la loi ». (Il n'écarte donc pas l'idée de la
revision comme une hypothèse absurde.) Maintenant,
c'est la famille de Dreyfus elle-même qui intervient. Dès
lors, le Gouvernement se voit obligé de mettre le dé-
nonciateur « en mesure de produire ses justifications » ;
« ille doit à la justice et à Ihonneur même de l'officier
qui est en cause ».
Billot évoqua enfin «' l'honneur de l'armée » ; « il en
est le gardien, il veillera à la sûreté du pays (i). »
Avant la séance, Leblois, que je voyais pour la pre-
mière fois (2), m'avait raconté ce quil savait de l'aven-
ture de Picquart et fait Hre les lettres de Gonse. J'ob-
servai Billot pendant qu'il occupait la tribune; il était
très pâle, luttant contre une honte que la Chambre
prit pour un doute ; elle applaudit à peine.
(1) Séance du iG noveml)re 1897.
(2) Ce jour-là, il vit également Démange pour la première fois
{Procès Zola, 1,384, Démange.)
LE SYNDICAT
Brisson s'étant hâté de clore l'incident, les députés
se répandirent dans les couloirs et dans la salle des
Pas-Perdus , grouillante de journalistes, Rochefort ,
encore tout chaud de l'étreinte de Pauffin, y déblatérait
contre Billot, l'accusant d'avoir sacrifié Esterhazy à
Dreyfus (i). La plupart des radicaux, non moins irrités,
firent leurs confidences à Paj^illaud {2). Les députés de
la droite et les anciens boulangistes manifestaient une
indignation l^ruyante.
Il y avait, en elTet. une inquiétante contradiction
entre l'enquête annoncée sur Esterhazy et cette certi-
tude dn crime du juif, si hautement affirmée naguère,
rappelée aujourd'hui d'une phrase molle. Goblet. an-
cien président du Conseil, le constata : « Les amis de
Dreyfus auront seuls le droit de triompher (3). »
Lockroy, Bourgeois prédirent que " la multiphcité des
incidents amènerait fatalement le ministère à ordonner
la revision (4) "•
Ces commentaires, l'espoir et la crainte, également
mil dissimulés, des partisans et des adversaires de la
revision, trouvèrent leur écho au Sénat. Le Provost de
Launay avait assisté à la séance de la Chambre : il
courut au Luxembourg y dénoncer la faible réponse du
ministre : « Quoi! le Gouvernement n'a pas eu une pa-
role de défense, de protestation en faveur d'Esterhazy ! »
Comme sanction, il demanda la discussion, dès la pro-
chaine séance, du projet de Mercier sur l'espionnage et
la trahison.
(il Libre Parole du 17 novemljre 1897. récit de Papillaud.
•2 Déclaralions de Bazille. de Diijardin-Beaumetz, etc. « C'est
une infamie, dit Camille P<?iletan. le ministre a -bafouillé afin
d'embrouiller encore une situation déjà pas mal louche. « Libre
Parole du 17.
3 Libre Parole, conversation de Goblet avec Papillaud.
4 Autorité du 18. récit de Ca^sa^nac.
6 HISTOIRE DK L AriAIIlK DREYFUS
Ainsi pourra-l-on empêcher loule révélation utile,
fermer la bouche « à quiconque se sera procuré des
documenls ou renseignemenls dont le secret intéresse
la sûreté de FEtat ».
L'orateur affirma quil n'était lami ni de Dreyfus ni
d'Esterhazy (i); il Tétait de Drumont.
Scheurer resta impassible à son banc, mais avec un
air de confiance qui frappa le Sénat; Trarieux protesta :
« Un poids lourd pèse sur la conscience .4)ublique; la
discussion d'un pareil projet doit être poursuivie dans
le calme, en dehors de toute passion. » Morellet, rap-
porteur de la loi, et le garde des Sceaux Darlan ap-
puyèrent Trarieux, qui eut gain de cause.
Après la séance, comme Freycinet l'interrogeait,
Scheurer répliqua : « Soyez tranquille, je le tiens et je
le liens bien. »
II
Billot, en rentrant au ministère, fut vivement objur-
gué par Boisdeffre. Il avait promis son concours aux
collaborateurs de Mercier ; à la première rencontre, il
lâchait pied ; on exigea de lui un gage. A son habi-
tude, il regimba, puis céda. Il avait, depuis deux joui's,
sans savoir qu'en faire, la lettre par laquelle Esterhazy
restituait la photographie de la pièce secrète. Il con-
sentit à lai en accuser officiellement réception, et, plus
encore, à authentiquer, dans sa réponse, la fable de la
dame voilée. Le chef de son cabinet, le général de
(i) Ouel(iues jours auporavant, ii avait raconté an Figaro
toute ta version de l'État-Major telle quelle parut, sous la signa-
ture Dixi, dans le journal d* Drumont [Mémoires de Scheurer).
LE SYNDICAT 7
Torcy, dut signer, par ordre, la lettre ministérielle
qu'un officier d'État-Major porta chez Esterhazy (i).
Une seconde lettre Tavertit de se tenir à la disposition
du Gouverneur de Paris, son chef hiérarchique. « Con-
formément au désir qu'a exprimé Esterhazy (2) », une
enquête va être ouverte.
11 reçut ces lettres en rentrant, pour la première fois,
vers le soir, au domicile conjugal. Sa femme y avait
appris par les journaux la catastrophe. Elle se désolait,
le croyait en Angleterre (3).
Beaucoup s'attendaient à le voir arrêter, au moins
préventivement, comme l'avait été Dreyfus; mais Billot
tint les promesses d'Henry. Et comme, depuis quinze
(i,, Voici le texte de cette lettre :
« Républiciue française. — Ministère de la Guerre. — Cabinet du
-Alinistre.
• Paris. 16 novembre 1897. — ^'^ Minitire de la Guerre à M. le cominon-
danl Esterhazy à Paris.
« Commandant, .J'ai t'iionneur de vous accuser réception de votre
lettre du 14 novemlire par laquelle vous me faites parvenir la photogra-
pliie d'une pièce qui vous avait été remise par une femme inconnue
comme provenant du ministère de la Guerre.
" Par ordre :
" Le Chef lie cabinet, Général de Torcy. ■•
A Renne.s III, 488), Billot explique que « le ministère de la
Guerre reçoit 1.200 lettres par jour : 1.000 ou 1.200 réponses
sont faites. Le ministre de la Guerre signe de sa main les
ctioses graves et importantes : les choses du service courant
sont signées par le chef de service. C'est une chose qui a passé
comme service courant et à laquelle les services n'ont pas atta-
ché d'autre importance. >> Le président du conseil de guerre
observe: « I^a lettre est signée par ordre; c'est comme si elle
était signée du ministre. » — La lettre parut pour la première fois
dans le Fiyaro du 19 novembre : le texte en est. un peu diffé-
rent. — Cass.. L 4^2, Du Paly : « J'ai entendu dire au minis-
tère qu il fallait envoyer un reçu. »
(2 Écho de Paris du 19 novembre 1897.
(3 Temps. Jour. Journal, etc., des 16 et 17. — .Mme Esterhazy
était rentrée la veille à Paris.
8 IIISTOinE DE L AFFAIRE DREYFUS
jours, à l'école d"un maître, il avait parachevé son expé-
rience des hommes au pouvoir, il poursuivit hardiment
son offensive (i).
Celte nuit-là et les nuits suivantes, on ne vit que
lui dans les bureaux des journaux.
Sauf à quelques naïfs, il y parut ce qu'il était : un
homme à tout faire, très intelligent.
Seulement, quelque impression sinistre ou fâcheuse
qu'il produise, ou quelque charme bizarre qu'il exerce,
demi-bandit, demi-magicien, brutal et vénéneux, les
journalistes le représentent tel qu'il veut lètre : un ani-
mal superbe, de vie orageuse, de volonté indomptable,
passionné d'honneur jusqu'à la frénésie, qu'on doit atta-
cher pour qu'il ne tombe pas sur ses diffamateurs à
grands coups d'épée, le poème vivant de l'Energie.
Il ne fut jamais plus éloquent, excité par la fièvre
d'une telle aventure.
Il n'alla pas seulement chez les amis nouveaux ou les
vieux complices, Rochefort. Drumont. Vervoort, mais,
d'un pas délibéré, au Figaro^ qui. le premier, avait ou-
vert le feu contre lui.
Il était sanglé dans des vêtements usés, comme, au-
trefois, les ofticiers en demi-solde; et cette redingote
râpée, sa taille courbée, sa tête, à l'ossature en saillie,
enfoncée dans les épaules, son teint jaune, fatigué, la
l)eau ridée du crapaud, les yeux, à la fois vifs et las, au
r Le bruit courut qu'E;?leiliazy. amené par Vervoort. avait
assisté à la séance de la Chambre et qu'il avait dit à son nouvel
ami : « Oui.jai fait le bordereau : mais je ne suisqu'un faussaire,
je ne suis pas un traître. » Il s'était contenté d'attendre, dans
une voiture de place qui stationnait place de la Concorde, le
résultat delà séance. Un rédacteur du Jour le lui annonça. Il fut
très ému. se plaignit amèrement que Billot ne l'eût pas défendu
et dit qu'il avait écrit le bordereau par ordre. Allusion évidente
au bordereau sur papier fort.
LE SYNDICAT 9
fond de leur orbite, creusée comme un trou et ombragée
d'épais sourcils, lair d'un grand oiseau de proie, féroce
et triste, tout disait l'intime misère de l'homme dé-
chu.
La maladie le minait ; depuis longtemps, un seul de
ses poumons fonctionnait; il se soutenait par l'alcool,
mangeait beaucoup, dévorait. Un feu intérieur le brû-
lait lentement.
Mais il se redressait et, d'une voix hachée, tantôt
basse, tantôt douce, tantôt éclatante, agitant ses mains
fines et nerveuses, ornées de bagues, tour à tour gogue-
nard et tragique, pathétique et ordurier, toujours
inquiet, il débitait son roman. Pourtant, il ne le savait
pas aussi bien que le lui avait recommandé Henry; il
brouillait les épisodes et les dates, se coupait parfois, ce
qui fut remarqué par quelques esprits critiques.
On l'a dit en fuite: le voici. Il est revenu ce matin
même d'Angleterre, juste à temps. Il y avait mis en
sûreté le document protecteur dont l'avait muni une
femme inconnue, la preuve irréfutable du crime de
Dreyfus, une pièce si terrible que, révélée, ce serait
aussitôt la guerre. H exhibe l'accusé de réception de
Billot. (' D'ordinaire, ce n'est pas un reçu qu'on envoie
à celui qui délient un document secret, mais un billet
de logement pour le Cherche-Midi. » Il va traîner Ma-
thieu devant les tribunaux ou, mieux, l'assommer, le
tuer comme un chien (i), et Scheurer aussi. L'officier
félon, qui, pour le perdre, a documenté Scheurer de
fausses pièces, s'appelle Picquart, d'origine juive. Les
(i) Les journaux l'y excitèrent : « Si j"étai^ le comte Esterliazy.
je ne laisserais à personne autre le soin de lui casser la figure. »
(AlbertRoiiat,.lH/or//e du 17 novembre 1897.; " -^" moins faudrait-
il le fouetter publi({uement. . . Cela seulement eût été vraiment
digne des Gaulois de Gaule, des Français de France. » (Jules
Delahave, Libre Parole du 18.)
10 lIISTOIlii: DE I. AFFAIRE DREYFUS
juifs lonl achelé. ainsi que Scheiirer. 11 n"aUend pas
qu'on lui objecte lécrilnrc du bordereau, mais explique
en ricanant pourquoi elle otTre une ressemblance
u elTravante (i) ■> avec la sienne : Dreyfus la décalquée.
11 ne se défend pas de connaître Schwarzkoppen; ses
parents d'Autriche sont liés avec l'officier allemand; il
est allé chez lui ouvertement, plusieurs fois, en uni-
forme, à la prière de son colonel. Il n'est question au
bordereau que de documents relatifs à l'artillerie, à
l'État-Major. Or, il est fantassin, il n'a été employé au
ministère de la Guerre que pendant huit jours; en 1894,
il n'est pas allé aux manœuvres. Qu'il ait perdu sa
fortune au jeu et s'il vit en marge de la société, cela ne
regarde personne.
Son « ami » Drumont l'avait prévenu du complot qui
se tramait contre lui ; une dame voilée, en de mystérieux
rendez-vous, à la tombée de la nuit, dans des endroits
écartés, lui en a confié les moindres détails; il en a
averti Félix Faure. Il ne tient pas à la vie, mais à un
héritage de gloire qu'il saura défendre. Ses aïeux igno-
raient la peur; il ne craint rien. Il fera éclater son in-
nocence, dùt-il mettre le feu aux quatre coins de Paris.
Aucune force humaine ne l'arrêtera. Il méprise ses dif-
famateurs ; il sommera l'Empereur d'Allemagne de leur
jeter sa parole au visage comme un gant ; il les <i em-
merde (2! ».
Les observateurs clairvoyants étaient stupéfiés; pas
1 Echo de Paris du 17 novenibie 1897 ; Libre Parole, etc. Il
tint le même propos à Papillaud qui le rapporta à Jaurès. {Pro^
rès Zola. I, 391.;
(2) Propos d'Esterhazy à V Arjence nalionale. au Jour, au Matin,
h l'Écho de Paris, au Figaro, au Temps 17, 18 et 19 novembre).
11 alla tous les soirs, pendant une semaine, au Figaro, y
lisait (en épreuves les articles où il était malmené, plaisantait,
recommençait ses tirades.
LE SYXniCAT 11
un cri du cœur, nulle tempête sous ce front, rien que
de la haine.
Les journaux répandirent à des raillions d'exem-
plaires ces propos qui plurent beaucoup. Il n'y a de
soldatesque, chez Esterhazy, que le langage. Il parut à
la foule celui dun vrai soldat injustement accusé. Drey-
fus n'a jamais trouvé de tels accents. L'origine exotique
dEsterhazy ne le desservit nullement; son nom, sonore
comme une fanfare, évoquait un pays romantique, les
magnats légendaires qui allaient au combat comme à
une fête, étincelants de pierreries, empanachés de
plumes de héron ; et aussi les hussards^ à la pelisse gris
d'argent, dont les chevauchées avaient illustré les der-
nières guerres de la Monarchie. Sa noblesse (prétendue)
lui fut également comptée : elle rendait sa situation plus
tragique. Au coutraire du juif alsacien, le gentilhomme
hongrois nestpas plutôt accusé qu'il est iiîuocent.
Surtout, l'épisode de la dame voilée enchanta le pu-
blic. On la reconnaissait pour l'avoir vue cent fois dans
les romans et les mélodrames. Ce devint un jeu de
chercher qui c'était. Les nouvellistes chuchotèrent des
noms, la femme d'un diplomate, Mme de Boisdefl're, une
belle juive, maitresse de Picquart, qui lui tenait l'étrier
quand il montait à cheval, qu'il avait délaissée et qui
s'était vengée (i).
A peine si quelques honnêtes gens haussèrent les
épaules. Us parurent hardis. Pourtant ils n'atlril^uaient
(il Libre Parole des 25 el 2O noveniln'O 1897 : Inlrunsigeanl dos
20 el 2',; Matin du 20 ; Soir des 26, 27; Déhals du 2G, etc.
Ulnlransigeant dii qu'il sagitdune Mme M... : Esleihazy l'avait
désignée très clairement à un rédacteur du Soir (19 novemijre;.
— Une aventurière, Mme Jouffroy d'Abbans, essaya de se faire
passer pour la dame voilée, puis s'en défendit. — Francis
Charmes Revue des Deux Mondes du 1" décembre) ne met pas
en doute lexistence de la dame voilée.
12 lIISTOinE DE L AFFAIRE DREYFUS
fjuau seul Eslerhazy ces impudenles inventions. Ils
crurent cependant que le document libérateur avait été
envoyé à Esterhazy par TÉtal-Major. pour le rassurer,
« comme un cordial (i) ».
III
Non seulement tous les journaux acceptèrent ou fei-
gnirent daccepter comme sincère cette défense d'Es-
torhazy, — les uns qui épousaient sa querelle (et
c'était l'immense majorité, toute la presse à grand tirage
et à bon marché), les autres sans oser y contredire au-
trement que sur des détails, — mais en même temps
qu'Esterhazy était célébré comme la victime des juifs,
le juif de l'île du Diable était écrasé sous une nouvelle
avalanche de mensonges. Le conte de la dame voilée,
dès la première heure, jeta l'esprit public en plein mer-
veilleux. La sotte histoire se fût effondrée sous le ridi-
cule si le seul Esterhazy l'avait alléguée ; mais elle a été
consacrée officiellement par le ministre de la Guerre.
Dès lors, seul le vrai parut invraisemblable, morale-
ment impossible (2), parce que c'eût été trop afifreux;
et l'on n'ajouta plus foi qu'à l'absurde. En efTet, l'absurde
rassurait les consciences qui avaient failli s'inquiéter;
et il s'imposait à tous les bons Français, puisqu'il était
contresigné par les chefs de l'armée.
C'était Henry, surtout, qui alimentait la presse (3).
Il) Procès Zola, I, 3t)3. .Faurès.
(2 Echo de Paris du iG novembre 1897 : « Être Jésus el se
voir traiter de Judas, (-est atroce, mais c'est impossible. » Article
de Lepelletier.
(,3, Guént'c portail les rommunicalions d'Henry à YÉcho de
Paris.
LE SYNDICAT 13
Il excelle dans celle parlie de son mélier. Il prend
un document exact et voici un faux; une parcelle
de vérité, et voici une imposlure. Par sa fonction, il
sait tout des antécédents de l'alTaire, et tout de ce (jui
se passe ou se prépare. Par Eslerliazy, il sait le reste. Il
combine ainsi, avec des faits réels de trahison, commis
par tel obscur espion ou, même, par Esterhazy, des
chefs nouveaux d'accusation contre Dreyfus. Ses
propres méfaits, il en charge Picquart. On pourrait
écrire toute cette histoire rien qu'en transposant ses
menteries.
Les journalistes, payés ou sincères, ne mirent pas en
doute les récils d'Henry. Il était d'autant moins suspect
qu'il cherchait moins à paraître, fuyait la réclame et le
bruit autour de son nom. Soldat modeste, il ne
demande qu'à rester dans l'ombre où il fait son devoir
et renseigne les bons Franc^ais. Tout en lui inspire con-
fiance : son origine plébéienne; — donc, dans ce con-
flit, il ne défend point des préjugés de caste; — sa bril-
lante carrière, bien qu'il sorte du rang ; — donc, sa vertu
est telle que, dans le royaume même du favoritisme,
il a fallu s'incliner devant elle ; — sa fonction de
chef du bureau de statistique, du mystérieux service
qui préside à l'espionnage ; — donc il est informé de
tout ; — et l'absence de tout intérêt personnel dans l'af-
faire, sa brusquerie de soldat, sa large poitrine, la sim-
plicité affichée de sa vie. Bien plus que ce médiocre
Gonse, il est le second, Vadlatus de Boisdeffre, du chef
d'Etat-Major auréolé, intangible, qui incarne l'alliance
russe.
Il fut ainsi avéré que le dossier de l'État- Major re-
gorgeait de preuves contre Dreyfus. Le bordereau ne
vient plus du fameux panier à papiers ; il a été dérobé
par des inspecteurs de police qui, surpris dans leur
H HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
opération, se sont jetés à leau. doù ils sont sortis un
peu plus loin avec leur précieux papier, mouillé, mais
intact : Bertillon Va photographié, à la lumière oxhy-
drique, à deux heures du malin (i). — Plus tard, il aura
été pris à la faveur d'un incendie par Esterhazy lui-
même et des agents déguisés en pompiers (2). — Nul
autre qu'un officier d'Élat-Majorna pu fournir les notes
du bordereau : lun de ces documents est relatif à la
mobilisation <> de tous les corps d'armée »; tout le fruit
des travaux de Boisdelïre fut ainsi perdu ; il proposa
des mesures de précaution qui ne furent pas admises,
crainte d'inquiéter ou d'irriter rAllemagne: on se con-
tenta de refaire les plans; la dépense dépassa un mil-
lion (3). Dreyfus a étécojidamné sur quatorze chefs d'in-
formation 4) ; il a livré des renseignements d'une
importance capitale : sur le canon Déport, sur les expé-
riences de Puteaux. sur les fusils Lebel (5). — Les fuites
ont cessé dès l'arrestation du juif (6). (Aucun argument
plus décisif). — Dreyfus a été photographié à Bruxelles
en compagnie de l'attaché allemand, Schmettau (7): la
photographie existe. — œuvré de Guénée (8).
Le lendemain du jour où l'arrestation du traître fut
rendue publique par le journal de Drumont, Mertian
(dit de Muller), avocat à Lille, ayant été introduit, à
Postdam, dans la chambre à coucher de l'Empereur
;i Écho de Paris du 18 novembre 1897.
(2) Soir et Gaulois du 3 janvier iSof).
(3) Écho de Paris du 18 novembre 1897.
(4) So/7'du 2 décembre.
(5) Écho du 18 novembre.
(6) Jhid. — Éclair, Libre Parole. Iniransigeanl, etc.
(7 Écho du 23 novembre.
(8 Hennés, III, 3.36. Mayet : « Guénée me dit : Nous ))OSsédons
au ministère de la Guerre une photograpbie instantanée... etc. »
— Ce genre de faux jtholographique était pratiqué, depuis
longtemps, par des entrepreneurs de pulilicalions obscènes.
LE SYNDICAT 15
allemand, a vu. sur la table du souverain, un annuaire
annoté de sa main et un numéro de la Libre Parole
avec, au crayon bleu, ces mots : « Le capitaine D rev-
ins est pris (i). »
Avec la légende des aveux, ces sottises, commentées
par les « vrais » Français, reproduites par tous- les
journaux, raflermirent les convictions. On crée le fait
en répétant qu'il existe. Décidément, le châtiment du
juif est « trop bénin (2j » ; l'un de ses gardiens devrait
bien avoir le courage de tirer sur lui (3) -.
On avouait d'ailleurs la forfaiture de Mercier, mais
pour lui en faire gloire et pour mettre dans les esprits
une terreur salutaire. En eflet. il va encore d'autres preu-
ves, celles du dossier secret, mais si redoutables que la
divulgation dune seule de ces pièces eût précipité
la France dans la guerre. Aujourd'hui encore, o l'in-
cendie peut naître de l'étincelle qui est renfermée
dans ce dossier ». En défiant le ministre de le produire,
les amis du traître commettent un crime de plus. Qui-
conque aura l'indignité d'interroger le ministre à ce
sujet, il le faudra abîmer « sous le mépris et les
huées \\] ".
Supposez une opinion sans prévention ni préjugé
d'aucune sorte ; eût-elle résisté à la vigueur et à la
promptitude d'une telle offensive ? Tous ces journaux
marchaient, comme au commandement, tels des régi-
1 Dépêche (de Lille du 21 novembre 1897. Tou> les journaux
reproduisirent larticle. Mertian de Muller' en a déposé à
Rennes II, 27^!. L'annotation, selon Mertian. était en allemand :
Der Kapiluin Dreyfus isl (jefangen. Le secrétaire de TEmpereur,
qui sait l'allemand, aurait écrit Hauplmann et non Kapilain,
ertappf et non ge fange n.
(2) Drumont, dans la Libre Parole du i<j novembre.
^3) Vervoort dans le Jour du 18.
/( Judet. dans le Petit Journal du if): de même Lepelletier
dans VÉcho du 17 : etc.
16 HISTOIRE DI£ L AFFAIIîE DREYFUS
mcnts à la parade. Rien que cet ensemble imposant
portait la conviction avec lui. Il parut que la vérité seule
pouvait réunir tant d'éléments disparates, des moines
et d'anciens massacreurs d'otages, le juif Meyer et
Drumont. Du matin au soir, des centaines de vendeurs
occupaient la rue, offrant leur papier, avec les titres des
articles en gros caractères, prometteurs de joies pa-
triotiques. Dans les départements, l'influence qui em-
porta tout fut celle du Petit Journal, avec son débit quoti-
dien de plus d'un million d'exemplaires, alimentant trois
ou quatre millions de lecteurs, tout le menu peuple.
L'homme d'un seul livre est à craindre; combien plus
l'homme d'un seul journal, réputé impartial ! Toute la
presse locale suivit, poussée par la même vague.
Il n'avait pas été difficile de prévoir quel rôle décisif
jouerait la presse dans ce tumulte, et que l'opinion, en-
core une fois, jugerait avant les juges. Cependant
Scheurer, malgré les instantes prières de Ranc et les
miennes, avait refusé de s'aboucher avec les rédacteurs
des principaux journaux, non pour les corrompre, mais
pour les convaincre, les intéresser à sa cause.
Ce grand bourgeois républicain méprisait la plupart
des journalistes; par peur qu'on l'accusât de payer la
presse, il l'ignora. Il n'en fut que plus violemment sus-
pecté de l'avoir achetée. L'eût-il vraiment soudoyée,
les vendus ne se seraient pas dénoncés eux-mêmes.
Ceux qui se vendirent ailleurs (i) n'en ont rien dit.
Dès lors, à la masse des jouinaux qui proclament la
culpabilité certaine de Dreyfus, nul contrepoids, ou si
faible ! Défaire le mal est plus difficile que l'empêcher ;
on ne l'empêcha pas. Les grands organes libéraux (2)
se réfugient dans une triste neutralité ; enregistrant
(1) Voir t. H, 558.
(2) Temps, Débats.
LE SYNDICAT 17
tous les mensonges, ils contribuent à les répandre. A
peine quelques timides réserves sur la prétention des
meneurs den finir tout de suite, sans autre examen, de
fermer la bouche aux défenseurs du traître. Cassagnac,
un matin sur deux, réclame la revision d'un verdict illé-
gal (1); le lendemain, il insulte Scheurer et les juifs (2).
Clemenceau distille, à petites doses, son ironie (3). Les
plus braves, comme Ranc, gardent le camp et se le
reprochent. Les socialistes (se réservent, évidemment
troublés, mais sans sympathie (4 .
Presque seuls, les rédacteurs du Figaro tinrent le
coup, sans engager encore de controverse, et refusèrent
les communications de TÉtat-Major. Ils prirent Es-
lerhazy en flagrant délit dimposture. Il a affirmé (c'est
son grand argument) qu'il n'est pas allé aux manœuvres :
or, il y est allé, un document officiel en témoigne ; il a
donné l'adresse de la maison où il aurait demeuré à
Londres et mis en sûreté le document libérateur : c'est
une boutique, une vulgaire agence postale: pourquoi
ces mensonges? Arène raconta comment s'était formée
la conviction de Scheurer, énuméra les charges que le
sénateur avait déjà réunies. Huret, à Rouen, interrogea
les officiers du régiment d'Esterhazy; l'événement n'a
surpris aucun d'eux ; l'étrange camarade était méses-
timé, tenu à l'écart ; on le savait besoigneux, indélicat:
on connaissait et blâmait sa collaboration anonyme à la
Libre Parole : on se remémorait des coïncidences; il
1) Aulorité du 18 novembre 1897.
2) Aulorilé des 17, 20, 2',, etc.
3 « Le général Billot a promis de faire son devoir : nou?
n'avons pas le droit de douter de sa parole. » (Aurore du 17.;
« LafTaire semble plutôt compliquée... Il est fâcheux pour
M. Esterhazy quil soit en aussi bons termes avec M. de
Schwarzkoppen. » (19.)
(4 Lanterne du 19, Petite République du 20.
18 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
posail des questions bizarres; jamais on ne l'avait
regardé comme un vrai Français (i).
Ces révélations irritèrent Esterhazy ; il se vanta
d'avoir écrit à chacun des officiers du régiment :
« Quelqu'un a dit quelque chose. Ce quelqu'un est un
drôle. Est-ce vous (2) ? » Mais les officiers ne reçurent
que la consigne ministérielle de se taire. Le colonel
les réunit pour la leur communiquer.
Enfin, le Figaro (3) osa publier le fac-similé du bor-
dereau, ceux des écritures de Dreyfus et d'Esterhazy.
Et cette seule preuve eût dû suffire, si elle avait été mise
sous tous les yeux. Chacun eût dû faire, et sans peine,
une comparaison décisive. Mais les journaux de l'Etat-
Major se gardèrent de risquer l'expérience; bien mieux,
et plus etïrontés qu'Esterhazy lui-même, ils jurèrent que
son écriture n'offrait qu'une lointaine ressemblance
avec celle du bordereau (/i). Au surplus, Dreyfus a dé-
calqué l'écriture d'Esterhazy. Assertions contradic-
toires ; on peut choisir.
Ainsi Scheurer avait tiré le pays d'un calme profond
pour reprocher aux chefs de l'armée la plus tragique
des erreurs. Mais il n'avait pas su parler à son imagina-
tion et se contentait de lui demander une chose aussi
impossible que sensée : attendre que la justice, seule
compétente, se fût prononcée.
Quoi ! pour uns pareille accusation qui a remué
chaque homme et tout le pays jusqu'aux entrailles, at-
tendre comme pour un procès quelconque, pour une
affaire de mur mitoyen !
L'émotion, le trouble, la colère étaient partout,
(1) Figaro des 17, 18, 20 et 21 novembre 1897.
(2) Jour du 20.
(3) 3o novembre.
(4) Libre Parole du 18, Jour du 2^, Éclair, Écho, Croix, etc.
LE SYNDICAT 19
d'un bout à l'autre du pays, jusque dans le moindre
villasre.
IV
Dans cette fièvre des esprits, létonnanle histoire du
Syndicat ne fut pas mise en doute.
La légende s'était lentement développée depuis le
procès de 1894. Maintenant, le Syndicat sort de lombre
protectrice où, seuls jusqu'alors, quelques yeux clair-
voyants l'ont aperçu, et il devient une chose énorme,
formidable.
Les juifs français, depuis la Révolution et devant la
loi, sont des citoyens comme leurs autres compatriotes,
catholiques ou protestants, soumis aux mêmes devoirs
et investis des mêmes droits. Or, l'antisémitisme a ima-
giné de les représenter comme une nation dans la na-
tion, formant un IjIoc, financiers et artisans, ouvriers
manuels et ouvriers de la pensée, une vaste société se-
crète, sans patrie, avec des ramifications mystérieuses
dans tous les pays du monde.
Ici, déjà, on reconnaît l'inspiration jésuitique. L'ne
telle société, il n'y en eut jamais, même dans l'Orient
musulman; e.t une seule, publiquement, a nourri cette
ambition : <- Dicter ses volontés dans tous les royaumes
et n'obéir à aucun roi sur la Terre (1) .»
Donc, les juifs, « qui, en tous pays, font" profession
d'être une race à part 2) », n'ont jamais accepté la
condamnation de Dreyfus. Et, du premier jour, ils ont
voulu sauver Judas, ce qui implique qu'ils se solida-
(1) La Chalotais. Conslitulions des Jésuites. 335.
2"i Libre Parole du 18 novembre !%•;.
20 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
risent avec lui (i). Leurs grands banquiers (qu'on ne
nomme pas, mais qui ne les reconnaît ?) ont cherché
à corrompre les experts et les juges (2), puis à faire
évader l'infâme. Enfin, comme ces projets ont échoué,
ils ont noué un « infernal » complot, pour substituer
un chrétien à leur juif, « sacrifier une victime humaine »,
acheter les consciences, soudoyer le gouvernement et
la presse (3). « Leur méthode a la simplicité des grands
forfaits (4). ->
Cependant les fondateurs de l'Affaire ont de plus
vastes desseins. Le Syndicat, où l'Allemagne est repré-
sentée par le pasteur Gunther, conseiller privé de
l'Empereur (5), et qu'alimente « une caisse internatio-
nale dont la clef principale est à Berlin (6) », a entre-
pris « de tuer l'armée par le soupçon ; son am-
bition est de briser ainsi toutes les forces et toutes
les énergies qui pourraient retarder la déchéance de la
race et de la patrie françaises ». Alors, maître du pou-
voir, « quand il aura livré tous les secrets de la défense
à de nouveaux Bismarck », le Syndicat n'aura plus qu'à
ouvrir les portes à l'étranger (7).
Déjà des monceaux d'or — six millions — ont été
dépensés à fabriquer de faux documents et à enrôler les
mauvais Français. « Cette pourriture s'étale jusque dans
(1) Libre Parole du 20 novemlire 1897.
(2) Intransigeant du 17, Libre Parole du 18.
(S) Libre Parole des 17, 20 ; Patrie des 18. 24, etc. : Jour des
16, 22. 23. 23, etc. ; Dépêche de Toulousej, du 24. — L'article de
la Dépêche fut reproduit par tous les journaux.
(4) Petit Journal du 2 décembre.
(5) Patrie et Intransigeant du 10 janvier 1898.
(6) Récit fait par un officier (Pauffin à Rochefort {Intransi-
geant du 17 novembre 1S97, Patrie, etc.
(7 Libre Parole. Intransigeant. Jour, Patrie, Éclair du 26 no-
vembre ; Écho de Paris des 22, 24, 28, 3o : Pelll Journal des
18, 24, 2G ; Matin du 19; etc.
LE SYNDICAT 21
les enceintes législatives (i) ». La liste des chefs de
lentreprise est, depuis deux ans, aux mains du gouver-
nement (2). Le gouvernement sait << grâce à quels sub-
sides les commis-voyageurs en innocence » poursuivent
leur besogne (3). La France va-t-elle laisser salir, décou-
rager, assassiner son armée ?
A première vue, nulle calomnie plus niaise, et nulle
plus gratuite. Non seulement il n'y a pas de Syndicat,
mais nul plan concerté : Scheurer ne connaît pas Pic-
quart, que je nai pas vu depuis quatre ans ; il n'a dit à
Ranc ni à moi le nom d'Esterhazy ; il a tenu Mathieu
Dreyfus à l'écart; je me suis rencontré, pour la pre-
mière fois, avec Mathieu en octobre, avec Leblois la
veille; Picquart a appris par les journaux le recommen-
cement du drame; aucun de nous n'est en relations
avec Rothschild. Mais, précisément , il était invrai-
semblable qu'une telle atïaire eût été livrée au hasard.
Au contraire, quoi de plus plausible qu'un nouveau
crime des puissances d'argent I Voilà des années que les
mêmes gens habituent ce peuple à croire que tout est
à l'encan sous la République, décorations, emplois,
votes, secrets de la défense nationale, et qu'il n'est
ni un fonctionnaire ni un législateur qui ne soit à
vendre, pourvu que l'acheteur y mette le prix 1 Dès
lors, l'organisme intoxiqué de longue date absorbe
comme de l'eau tous les poisons.
Celui-ci, le plus violent de tous, a été préparé par les
Jésuites.
(i; Pairie du 26 novembre 1837.
(2) Dépêche du 24.
(3) Écho de Paris du 26.
22 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
C"esl la politique, la méthode, l'art, vraiment admi-
rable, de la Société de Jésus, dagir, le plus souvent,
sans se montrer. A travers tant d'événements qu'elle a
conduits depuis quatre siècles, surtout depuis la fin de
rancien Régime, on la sent, si je puis dire ; on ne la
voit pas.
11 en avait été de même, jusqu'à présent, dans This-
toire que je raconte. Partout, le môme genre d'action,
la même méthode se manifeste. Mais le moteur n'appa-
raît point.
Du premier jour où éclata la tragédie, la Société l'avait
suivie avec une attention soutenue, et avait découvert,
d'un œil qui voit loin, l'immense parti qu'elle en pourrait
tirer : faire du crime d'un seul le crime de toute une
race, « le fond du .Juif étant la trahison, la fourberie et le
mensonge ( i) » ; puis, cette première barrière renversée,
submerger sous le même flot « les alliés » des juifs,
protestants et francs-maçons, tous les fils de l'Encyclo-
pédie. Et ce sera la. victoire du Syllahus, qui dit ana-
Ihème à la liberté de conscience, la revanche de
l'Eglise contre la Révolution, que ce soit sous un roi
ou quelque Césarion restauré, ou sous une République
plus misérable que la plus faible des Monarchies.
On lit dans l'Avertissement de ï Instruction du Pro-
cès entre les Jésuites et leurs adversaires sur la ma-
(i) Théophile Valentin, F/eurs dé l'Histoire. 112 (Toulou>;c,
chez Privai), avec lapprobation du cardinal Desprez. arche-
vè<iue de Toulou?;e, de lévèquo de Mende, des vicaires géné-
raux de Paris, du Puy, etc.
LE SYNDICAT 23
tière de la Calomnie ( i ) : " Les calomnies quon doit
alléguer pour instruire ce procès devant le public
doiventavoir deux qualités : lune, détre si certaine-
ment des calomnies qu'on nen puisse pas raisonnable-
ment douter; l'autre, que ce ne soit pas seulement la
faute d'un particulier, mais qu'elles soient accompa-
gnées de circonstances qui fassent voir que votre Com-
pagnie y avait pris part. »
Pourtant, quelle preuve d'un pareil dessein, et de
cette invention monstrueuse ?
Que Du Lac par Odelin) a fondé la Libre Parole et
qu'apparemment il ne l'a pas donnée pour rien à Dru-
mont; — que le même Du Lac est le directeur de Bois-
defTre et le voit tous les jours; — que l'existence du
Syndicat a été confirmée à Rochefort par un officier de
Bois de fifre ?
On peut toujours discuter de ce genre de présomp-
tions: mais, voici la preuve écrite, tout le plan de cam-
pagne, qui faillit réussir, exposé, longuement développé
par la Civillù Catolica. l'organe officiel du Gésu :
L'émancipation des juifs a été le corollaire des soi-di-
sant principes de 1789, dont le joug pèse au col de tous les
Français. Ces juifs de France, augmentant toujours par
l'émigration des juifs allemands, sont au nombre de cent
trente mille (2).
Ils se sont emparés de la maçonnerie; Dreyfus est à la
fois juif et maçon (3) ; et la maçonnerie est, notoirement,
maîtresse de l'État français. Ainsi, ils tiennent entre leurs
mains la République, qui est moins française qu'hé-
braïque... Sur 260 milliards qui constituent la fortune de
la France, les juifs en détiennent 80 (4). Ils régnent sur
(1) Paris. i(k)j.
12) Le chiffre est faux : 71.200. dont 42.000 à Paris.
3) Dreyfus n'était pa? franc-maçon.
4) Ces chiffres sont de pure fantaisie.
24 klSTOIRE DE l'affaire DREYFUS
la politique étrangère comme sur Tintérieure. L'abandon
de rÉgypte à l'Angleterre est l'œuvre d'un de ces juifs
qui, pour le compte du Gouvernement de Londres, a
corrompu la presse, les ministres, le Parlement...
La condamnation de Dreyfus a été, dès lors, pour Israël,
un coup terrible ; elle a marqué au front tous les juifs
cosmopolites à travers le monde, mais, surtout, dans celle
de leurs colonies qui gouverne la France. Cette flétrissure,
ils ont juré de l'effacer. Mais comment? Avec leur subti-
lité ordinaire, ils ont imaginé d'alléguer une erreur judi-
ciaire. Le complot a été noué à Bàle, au congrès sioniste,
réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jé-
rusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les
juifs pour la constitution d'un Syndicat. L'argent vient
surtout d'Allemagne. Pecunise obediiinl omnia.esi le prin-
cipe des juifs. Ils ont acheté, dans tous les pays de l'Eu-
rope, les consciences, les journaux à vendre...
Le juif a été créé par Dieu pour servir d'espion partout
où quelque trahison se prépare. Au surplus, la solidarité
ethnique, qui relie les juifs entre eux, les empêche, malgré
les naturalisations, de devenir des citoyens loyaux et fi-
dèles. Cette démonstration sortira, plus claire tous les
jours, de l'affaire Dreyfus. D'économique, l'antisémitisme
deviendra ce qu'il doit être : politique et national. Les
juifs allèguent une erreur judiciaire; la véritable erreur,
c'est celle de l'Assembléeconstituante, qui leur a accordé la
nationalité française. Cette loi, il la faut abroger.
L'égalité des hommes entre eux, la communauté des
droits n'est qu'une farce quand les conditions sociales
sont disparates... Et ce n'est pas seulement en France,
mais en Allemagne, en Autriche et en Italie, que les juifs
doivent être exclus de la nation (i).
Alors, dans la belle harmonie d'autrefois enfin rétablie,
les peuples retrouveront leur bonheur perdu (2).
Comment le Gésu tle Rome, si prudent d'ordinaire,
(1) C'est la vraie ambition des antisémites : « La religion fait
la race ; le drapeau flotte au pied de la croix. » (Léon Daudet,
Gaulois du i3 août 1901.)
(2) Civiltà Calolica, numéro du 5 fé\'rier 1898 : // caso Dreyfus.
LE SYNDICAT 25
a-t-il commis cette imprudence : révéler lui-même sou
projet ?
Par orgueil, sans doute, dans la joie dun premier
triomphe, si facile, qui parut définitif. Il amis la griffe,
enfin, sur la France, sa plus ancienne ambition. Il ne
peut s'en taire.
Cependant, il serait excessif de tout rapporter aux
Jésuites. Ce serait tomber dans leur mensonge favori :
tout rapporter aux Juifs, aux francs-maçons. Dans
rÉglise même, il y eut, comme sous la Ligue, d'autres
foyers d'intrigues et d'action. Les grossiers assomption-
nistes, qui ont succédé aux capucins d'autrefois (les
« chiens des jésuites »), les dominicains, véhéments ou
subtils, des curés populaires ou mondains (celui de
Sainte-Clotilde, à Paris auraient, comme les théatins
ou les carmes d'autrefois, « le droit de réclamer (i) ».
Toutefois, la grande inspiration profonde, c'est celle du
Gésu.
Depuis un quart de siècle, par une lente infiltration,
les Pères se sont emparés de l'éducation des classes
riches, aisées. Ils ont préparé des générations pour les
grandes écoles (navale, militaires) : leurs élèves,
ayant depuis peu l'âge d'homme, sont partout, dans les
professions libérales, avocats et médecins, à la tête de
la grande industrie, du grand commerce. L'Université,
quand elle a formé ses bacheliers, ne les connaît plus.
Eux, jamais ne lâchent les élèves dont ils ont façonné
le cerveau, pétri le cœur : ils les suivent dans la vie,
les poussent, les marient. Dans toutes les carrières,
même administratives, surtout dans l'armée, être re-
commandé (secrètement), soutenu par les Pères, c'est
un avantage sans prix. Et ce qui échappe à l'éducation,
1 C'est ce que dit Michelet Histoire de France. X, iib}.
26 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
à cette tutelle prolongée, le confessionnal le leur ra-
mène. Peu à peu. dans le beau monde aristocratique et
le monde bourgeois qui « pense bien », le jésuite a
remplacé, comme directeur, les autres moines, le
simple prêtre, bon pour les petites gens. Il pénètre ainsi
au secret des familles, documente une immense agence
d'informations.
Partout des milliers dobligés, de fidèles, attendent,
pour le colporter, le mot d'ordre, qui vient de la petite
cellule du père Du Lac, si simple, un crucifix sur le
mur nu. et, sur la table de travail, toujours ouverl et
annoté. \'Annuai/-e.
VI
Il fut manifeste, au bout de peu de jours, que ce coup
d'audace réussirait, que la France prendrait parti conli'e
cet ennemi imaginaire : le Syndicat.
Assurément, la résistance passionnée que rencontre
l'idée de la revision a d'autres causes, profondes ou ac-
cidentelles. Pourtant, l'organisation, si parfaite quelle
soit, des défenseurs de la chose jugée, la difficulté de
croire à une vérité plus invraisemblable, dans son hor-
reur, que tous les mensonges, les intérêts politiques
qui sont en jeu, ne suffiraient pas à expliquer une aussi
éclatante et longue victoire de l'Iniquité.
En ellet, pour que le juste fût sauvé, il eût suffi que
la question soulevée, qui était seulement judiciaire,
restât sur le seul terrain de la justice. Là, si les bruits
du dehors n y parviennent pas, le crime d'Esterhazy
est trop certain pour qu'il ne soit pas reconnu. Par-
tant, de deux condamnations inconciliables sort la re-
vision.
LE SYNniCAT 2?
Il fallait donc, de toute nécessité, déplacer la ba-
taille, la j^orter sur un terrain où pussent s'unir les
partis.
Il a existé (c'est lévidence) des convictions prééta-
blies : l'Armée, par discipline, par esprit de caste, parce
qu'il faut suivre les chefs, parce qu'elle croit en eux ;
l'Église, ses milices et ses fidèles, la vieille noblesse et
la bourgeoisie cléricale, parce qu'il s'agit d'un juif; et
tout le troupeau qui sest habitué à laisser agir, parler,
penser pour lui les corps constitués, laïques, ecclésias-
tiques ou militaires. Examiner soi-même, contrôler,
critiquer, c'est un elTort, une peine; et puis, cela est
révolutionnaire, c'est faire le jeu du socialisme et de
l'anarchie. Maintenant, le pli est [)ris, l'ordre règne, on
n'a pas encore réfléchi « combien une injustice fait d'in-
justes (î) ». Mais toute cette grande démocratie, ou-
vriers et paysans, républicains et socialistes, qui sont
indilïérents aux choses de la religion ou qui ont la
haine du parti prêtre, ce qui reste de la bourgeoisie
libérale, tout cela fut entraîné par autre chose que la
haine du juif ou l'intérêt de ({uelques généraux.
Ce peuple, jadis belliqueux, est devenu pacifique
pour avoir connu la défaite; et, parles lois qui ont créé
le service militaire obligatoire et personnel, il l'est de-
venu davantage encore, parce que "l'armée qui devra
se battre, c'est lui-même. En même temps, durant ce
quart de siècle de paix casquée (la paix-guerre, si je
puis dire , les partis ont prêché à tous ces hommes qui
ont porté l'uniforme et qui en ont gardé l'empreinte,
un patriotisme excessif, intolérant, oppresseur de
tout droit individuel, qui a durci les mœurs et affaibli
la pitié. Ce peuple aime donc son armée comme il ne
(1} Noies inédites) de Monod.
28 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Tavail jamais aimée ; elle lui donne lorgueil de la
force et lui g-arantit la paix. Qu'il la croie insultée, me-
nacée, il oublie tout le reste, vole au drapeau.
Tout était difficile avant que se produisît la sugges-
tion (le complot du Syndicat contre l'armée); dès
qu'elle eût créé l'idée fixe (qui ramène tout à elle),
tout devint facile.
Elle opéra, avec une promptitude qui surprit l'hyp-
notiseur lui-même, comme sur une hystérique dont la
personnalité se dédouble dans le sommeil provoqué (i).
Chacun, pour l'ordinaire de la vie, conserve sa menta-
lité première, son indifTérence ou ses passions poli-
tiques. Mais l'âme collective de la foule n'est point la
moyenne de ces diverses mentalités : c'est autre chose,
vraiment un être différent, nouveau.
De la réunion d'individus de bon sens et de bon
cœur, on peut obtenir une assemblée délirante et fé-
roce, comme, en chimie, de la réunion de deux gaz, on
peut obtenir un liquide (2).
Cette âme inconsciente des foules, bien connue des
psychologues (3), se caractérise essentiellement par
une émotivité extraordinaire; elle est accessible seule-
ment aux idées qui revêtent une forme à la fois très exa-
gérée et très simple, aux mots qu'elle prend pour des
idées et dont le sens exact lui échappe, impulsive, mo-
l)ile. respectueuse seulement de la force, par consé-
quent brutale, dédaigneuse de la bonté comme dune
faiblesse, incapable de toute critique et de toute
(1 Pierre Jaxet, Névroses et Idées fixes. I, 16S, Histoire d'une
Idée fixe, l'Idée du choléra.
2 E. Ferri, Nouveaux Horizons, 35i.
3 Tarde, Les Foules criminelles : G. Lebon. Psychologie des
Foules: Scipio Sighele, La Foule criminelle: Henry Focrmal, La
Psychologie des foules et les Besponsabilités collectives, etc.
LE SYNDICAT 29
réflexion, (i). — De là, aux temps troublés, quand
éclatent ces émotions contagieuses, l'ascendant extra-
ordinaire, cent fois constaté, de véritables fous échap-
pés la veille d'un asile. — Elle sent, mais ne raisonne
plus. Vous essayez en vain de lui démontrer une erreur
ou une vérité. Comme le sujet dans Thypnose appar-
tient au médecin qui la endormi et. tant que dure
le sommeil provoqué, n'obéit qu'à lui, insensible aux
bruits et aux excitations du dehors (2), de même la
foule, sourde à toute autre voix, appartient au meneur,
parfois anonyme, qui s'est emparé d'elle et qui la con-
duit despotiquement où il veut, comme un automate.
Aussi bien, le spectacle d'un seul individu irrité ou
qui joue la colère suffît-il à communiquer à toute la
masse une fureur sincère, « car c'est une loi universelle
dans tout le domaine de la vie intellig-ente que la re-
présentation dun état émotionnel provoque le même
état chez celui qui en est témoin (3). » Et plus la con-
centration de la pensée est faible, plus les mouvements,
qui naissent de rnallucination, sont impétueux et vio-
lents.
Telle on a vu la foule, le peuple, dans toutes les
grandes commotions historiques, guerres et révolu-
tions. Or, c'est une guerre civile qui commence, et une
seule idée domine cette masse en délire : Comme jadis
la patrie, aujourd'hui c'est l'armée qui est en danger.
1' Balzac, Du Gouvernemenl moderne : >•. Le peuple ne voit
jamais, il sent. » — Kierkegaard, le plus grand penseur des
pays Scandinaves, dit plus durement encore : « La foule est la
non-vérité. » — G. Lebox. 26, 35, 55 ; Sighele, 12, i5, 65.
2) Paul Sollier, Genèse et nature de i hystérie. I. 3.3.
3 EspiN.\s, Des Sociélés animales, 386. — De même Cab.\xis,
Œuvres complètes, III. préface, i/|. ,
30 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
VII
Il restait, après avoir suggestionné le peuple, à inti-
mider le Gouvernement ella Chambre.
Les professionnels de l'injure n'en sont plus à igno-
rer qu'elle laisse insensibles les hommes de devoir.
Cependant, dénoncés chaque jour comme des agents
de l'étranger et menacés, s'il n'est plus d autres juges, de
la justice populaire 'i\ les calomniés n'en sont pas moins
salis par le déluge de boue qui tombe sans interruption,
affaiblis dautant. Surtout, le beau du système, c'est
<l"effrayer par tant de mauvais traitements, infligés à
ceux qui ont engagé le combat, ceux qui seraient en-
clins à les rejoindre. Quelques-uns seulement vont
trouver qu'il est plus honorable de recevoir les crachats
de Drumont 12) que d'être laissés en paix.
Déjà la peur promenait sa contagion dans toute la
Chambre. Au début, dans l'attente énervée, les anciens
amis de Boulanger et quelques royalistes avaient été
seuls à parler haut, d'un ton rogue, sans qu'on osât les
contredire, parce qu'on sentait derrière eux Rochefort
et Drumont. Puis, du renfort leur était venu, surtout
Cavaignac et Humbert.
L'ancien rédacteur du Père Duchcne, depuis qu'il
avait reçu, comme président du Conseil municipal, un
amiral russe à l'Hôtel de ^'ille, se croyait l'un des gar-
1 Libre Parole du 17 novembre 1897: « Scheurer est un misé-
rable auquel tout le monde a le droit de cracher son mépris. »
Le 20 : u ^■ieux satyre, lurpide. insondable canaille..., etc. "
Mêmes injures à l'adresse de Monod et de Leblois, à la mienne.
il) Aiilorité. Jour et Pairie du 18 novembre; Croix, etc.
LE SYNDICAT 31
diens de la patriotique alliance. Instruit, intelligent,
orateur vigoureux, rompu aux affaires, il s'était imposé
malgré son sanglant passé, tout en continuant à in-
quiéter, socialiste d'étiquette et ministériel par inter-
mittence. Il se porta garant d'Esterhazy ; il tient de
source sûre des preuves du crime de Dreyfus ; il ra-
conte, par le détail, les méfaits du Syndicat. S'il n'est
plus en mesure de faire connaître à ses ennemis « le
goût des bons pruneaux de six livres (i) », il les rem-
place par des calomnies non moins meurtrières.
Plus discret, d'autant plus redoutable, Cavaignac
menait la même campagne, \ulle ambition plus âpre,
plus tenace, servie par une belle force de travail, mais
cerveau étroit et sans humanité. Du parti modéré dont
il avait été lornement, il était passé au radicalisme.
Tout enfant, sa mère lui avait dit : « Tu seras Président
de la République! » Déroulède le lui avait répété (2). Il
suivait son rêve, l'œil fixé sur lÉlysée, marchant sur
ses idées et ses amitiés d'autrefois, bilieux, haineux,
justicier de profession, dautant plus vertueux que la
Vertu fauchait d'embarrassants rivaux. Cette hautaine
intransigeance s'accommodait de complicités, à peine»
cachées, avec les boulangistes de la Chambre, au
dehors, avec les antisémites. On lui croyait une cons-
cience rigide et la connaissance de tous les secrets du
ministère de la Guerre, où il avait passé quelques mois.
En fait, il n'avait pas vu le dossier de Dreyfus ; mais,
cousin de Du Paty et ami particulier de Mercier et de
BoisdelTre, il répétait leurs propos, d'un ton sec et tran-
chant, surtout la légende des aveux. Il incriminait les hé-
sitations de Billot (moven commode de se créer une clien-
(i) Père Duchéne du 22 germinal an 79 12 avril 1871 .
(2; Chambre des Députés, séance du 8 février 1898.
HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
lèle militaire) et réclamait l'arrestation, en bloc, du Syn-
dicat. Il y croyait, ou feignait d'y croire (i). Pour en
finir aveccelte entreprise scélérate, il suffisait d'envoyer
une douzaine d'individus à Mazas. Il l'eût fait comme
il le disait (2).
Cette propagande enragée de Cavaignac fut décisive;
il savait comme pas un l'art subtil de « travailler » les
couloirs. Presque tous les radicaux vinrent à lui. Ils
s'étaient fort diminués pendant leur passage au pou-
voir, cherchaient un programme (3) : le patriotisme
adjectival leur en tiendra lieu. Ils avaient la haine des
congrégations et glissèrent à leur piège.
Cavaignac ne connaissait pas Du Lac, seulement
Boisdelïre; mais, par BoisdefTre, c'était le Jésuite qui
le faisait parler.
Albert de Mun, à droite, était un autre porte-parole
des Jésuites, mais conscient : il était l'intime ami de
Du Lac, en correspondance suivie avec lui, le visitant
souvent dans sa cellule, l'interprète éloquent de la po-
litique du Gésu à la tribune. Il l'habillait d'une élo-
quence harmonieuse et qui semblait généreuse, comme
,1e chrysocale paraît de l'or.
Drumont, souvent, l'avait malmené pour ses relations
avec la haute banque juive ; mais, avalant l'injure,
l'héritier de Montalembert s'était réconcilié avec le suc-
cesseur de Marat.
Toute la droite cathohque, monarchistes impénitents
1) Il dira, plus tard, à Du Paty . « Le Syndicat se brisera,
contre moi, Cavaignac, comme contre ce mur. » [Instr. Taver-
nier, i3 juillet 1899.;
(2) Il le proposera. Tannée d'après, à Brisson.
31 C'e?t ce ([ue Waldeck-Rousseau leur avait dit, à Reims, le
2^ octobre 1897, dans un discours qui fit ijrand bruit : ■. Le radi-
calisme a tellement perdu sa raison d'être, qu'il ne parait même
pas avoir gardé la mémoire de son programme. »
LE SYNDICAT 33
OU ralliés, plus ou moins gangrenés d'antisémitisme,
suivit.
Quelques royalistes seulement déploraient ces vio-
lences, le vieux Buffet, au Sénati^ et son ancien secré-
taire, Eugène Dufeuille. qui avait remplacé Othenin
dHaussonville auprès du duc dOrléans. Ce délégué du
prétendant était resté libéral ; démocrate de tempéra-
ment et d'esprit, il refusait de renier la Révolution. Lan-
tisémitismelui faisait horreur, comme un retour honteux
au moyen âge. Il croyait Dreyfus innocent et osa le dire à
son prince. Il eût souhaité que ce successeur de tant de
♦rois ne laissât pas à quelques républicains cette belle
cause, qu'il s'en emparât, faisant tomber les préven-
tions, repoussant le joug de l'Eglise et replaçant, à
l'exemple de ses ancêtres, le trône sur l'autel.
Entre la droite et la gauche flottait le centre, tout à
coup désemparé, dérangé dans ses calculs par la sou-
daine tempête, préoccupé seulement des élections pro-
chaines et de sauver son Méline.
Je sentis bientôt, chez mes plus anciens amis, une
sourde colère ; ils m'accusaient d'avoir entraîné, dé-
bauché Scheurer.
Le petit groupe socialiste, si uni jusqu'alors et si actif,
s'arrêta pour ne pas se diviser. Jaurès hésitait encore
à abjurer publiquement son ancienne erreur : « Dreyfus
réhabilité, c'est l'opportunisme qui remonte ; Dreyfus
accusé, c'est la réaction cléricale qui triomphe; voilà
le sens social que les intérêts donnent à la lutte (i) ».
Pourtant, son cœur, sa raison, son éloquence avaient
choisi. Il multipliâtes efforts pour convaincre ses amis.
Mais la plupart refusèrent de s'engager, les uns parce
qu'ils étaient las de sa brillante suprématie ; les autres
(i) Petile République du ii décembre i8ç)7.
34 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
par calcul, eux aussi dominés par le souci électoral,
pour ne pas se brouiller avec Rocheforl; d'autres, enfin,
par un manque de clairvoyance dont ils s'accuseront
plus tard. Guesde, Grousset, Rouanet, le coilïeur Chau-
vin, Gérault-Richard, furent presque seuls à discerner
le devoir et l'intérêt supérieur. Pelletan, couramment,
dénonçait le Syndicat, s'irritait qu'on eût osé rappeler
le souvenir de Calas et évoquer le grand nom de Vol
taire à propos de cette affaire suspecte (i). Le gros du
parti, avec Millerand et Viviani, se rapprocha de Ca-
vaignac.
Plusieurs anciens ministres, modérés ou radicaux,
notamment Ribot et Rourgeois (2), avaient déjà douté
de la culpabilité de Dreyfus. Leur autorité était grande,
comme leur talent. L'eussent-ils exercée à temps, il
leur eût été aisé de retenir leurs troupes. Surtout, l'in-
tervention de Rourgeois eût été efficace. Il y eut une
heure où, d'un mot, il eût pu ret'Surnerles événements.
Mais il laissa fuir cette heure rapide, soit indécision,
soit faiblesse. L'exemple de Scheurer n'était pas pour
lui faire envie ; il s'en confessait : « Le courant est trop
fort ; il emportera tout ; je ne veux pas être emporté (3) .»
Ribot non plus ne voulut pas nager contre le fleuve.
(i) Dépêche du 5 décembre 1897: » On reconnaîtrait l)ien peu dans
la savante tactique du Syndicat les cris poignants d'un grand
cœur ulcéré. »
(2) Voir t. II, i82.
(3; Dans la même séance où Billot lut sa déclaration, Bour-
geois, au cours de la discussion du budget, prononça, sur l'au-
dace croissante des Congrégations, un discours dont laChanxbre,
très remuée, ordonna l'afficbage. Il y signalait la toute-puis-
sance des influences catholiques dans l'armée, les officiers, de
peur de compromettre leur avancement, s'empressant d'aller à
la messe, envoyant leurs enfants chez les moines. L'ex-lieute-
nant-colonel du Halgoët protesta « énergiiiuement contre
ces paroles, au nom de l'honneur des chefs de l'armée ».
(16 novembre i<Si7.^
LE SYNDICAT 35
Brisson, de son fauteuil, attendit, pour découvrir le
complot clérical, qu'il fût par lui frappé et meurtri. Il
avait fait de la politique de lEglise et des moines
l'étude acharnée d'une partie de sa vie. II refusa tou-
jours de croire à la sincérité des ralliés qu'il appelait les
« perfides », et quand les Pères Blancs, autour du
cardinal Lavigerie, entonnèrent la Marseillaise, il n'en
fut pas charmé, mais effrayé. Il pensait volontiers que
la tolérance n'est pas due aux intolérants et m'a re-
proché d'avoir réclamé « l'Edit de Nantes des partis »
pour ceux qui l'avaient violé (i). Mais il croyait que
Dreyfus avait été justement condamné, ne se souciait
pas encore qu'il l'eût été en violation de la loi et redou-
tait des complications diplomatiques. L'année précé-
dente, il avait engagé Castelin à renoncer à son inter-
pellation (2).
Et tous écoutaient avec inquiétude le tumulte crois-
sant du dehors, les menaces de Drumont. Comme
toutes les tyrannies, celle do la presse est insatiable.
Moins elle trouve de résistance, plus elle exige. Bientôt,
le silence des représentants du peuple ne lui suffira
plus. Se taire, c'est refuser de prendre parti contre les
traîtres (3).
VIII
La violence des passions déchaînées effraya sur-
tout les ministres. Ils avaient cru désarmer les hostilités
en déclinant l'honneur de faire eux-mêmes la revision.
(i) H. Brisson, La Congrégation. i4 et i5.
(2) Séance du 19 décembre 1898 : récit de Castelin, confirmé
par Brisson.
(3) Libre Parole du 17 novembre 1897. ■
36 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
G'élail (.lonner à comprendre qu'à les dénoncer, eux et
le Président de la République, comme les complices
secrets des défenseurs de Dreyfus, on obtiendrait tout de
leur faiblesse. Drumont raconte que Scheurer, par deux
fois, s'est rendu à l'Elysée pour y plaider la cause du
juif; aussitôt Félix Faure fait prier Scheurer de démen-
tir roiï'ensante information (i). Turrel, ministre des
Travaux publics, cause au Sénat avec Scheurer ; Dru-
mont s'en indigne ; le ministre s'excuse, explique qu'il
s'est borné à demander à son vieil ami l'adresse d'un
pâtissier (2). Et Ion fera marcher Billot, littéralement,
à coups d'injures.
Dès le lendemain de sa déclaration à la Chambre, les
« patriotes » s'étaient déchaînés contre lui. Ce n'est pas
insulter l'armée que d'en traiter le chef de « fantoche »
et de « faussaire », ou de « vieillard sans honneur (3) ».
Bien plus, il est le complice de Scheurer et le mien ;
nous avons payé ses dettes (4) ; il a autorisé le frère
aîné de Dreyfus à construire à Belfort, en pleine zone
militaire, un château qui est le repaire des espions alle-
mands (5) ; ses collègues écœurés (Méline, Barthou)
vont le chasser du ministère (6) ; c'est un voleur ; il a volé
l'argent des fonds secrets, près de cent mille francs (7).
Cette dernière accusation, c'était celle qu'Esterhazy
avait connue d'Henry, de Guénée, qui la lui précisa à
(1) Mémoires de Scheureh; L/ô/r Parole du 24 novembre 1S97.
(2) Mémoires: Matin du 28.
(3) Iniransigeonl et Libre Parole des 17, iS, u), -20, i>3, 25, 28 no-
vembre, etc. Le Jour, la Pairie, VÉcho de Paris i\ VÉrlair
sont aussi durs sans être aussi injurieux.
4) Libre Parole du 24, Inlransi<jeanl du 25.
(5) Inlransiyeant du 19. du 21 ; Libre Parole du 2^, etc. Billot
envoja à V Agence Ilavds une note pour établir ([ue celte maison
se trouve en dedans du mur d'enceinte.
(6) Intransigeant du 20, Libre Parole du 24, Jour, etc.
(7; Libre Parole du 28.
LE SYNDICAT 37
plusieurs reprises, avec des détails, pour qu'il la col-
portât dans ses journaux (i).
Billot, dabord, ne comprit pas d'où venait le coup,
pourquoi ces mêmes gens lui faisaient un crime d'avoir
ordonné une enquête et à Estcrhazyun litre d'honneur
de l'avoirréclamée. Bientôt, une indiscrétion l'édifia. Bo-
chefort raconta la visite qu'il avait reçue d'un officier su-
périeur, mais sans le nommer, sinon dans des conversa-
lions particulières fa). Selon le sortcommun des secrets,
le nom de Pauffin ne tarda pas à être imprimé : il avait
♦ parlé au nom du général de Boisdelîre lui-même; quel
contraste entre "la courageuse iniliativedu chef de l'État-
Major et Thésitation équivoque du ministre (3j o !
Ainsi, BoisdefTre avail traité avec Vlntransigeanl, et
c'étaitau lendemain de la visite de Pauffin que Bochefort,
commentantces confidences, avait écrit : « Dans celte sale
affaire, il y a, au moins, deux traîtres : Dreyfus, qui a
livré la France à l'Allemagne ; Billot, qui trahit ouver-
tement l'armée dont l'honneur lui est confié. » Il avait
exprimé aussi le regret quEslerhazy n'eût pas souffleté
<' cette venimeuse baderne (4) »■
Encore mal habitués aux coups de cravache de lÉlat-
Major, des députés, plusieurs sénateurs, firent des ob-
servations à Méline. Est-ce l'impartiale enquête qui a
été promise, qui peut, seule, mettre un terme au trouble
des esprits ? Que devient la discipline si le chef de
l'Etal-Major général fait injiu'ier par la presse le ministre
(i) Dép. à Londres,, 5 mars 1900.
2; Jour antidaté du 18 novembre 1897, Pairie, etc.
.3 Presse (antidatée du 18.
'\, Intransigeant (antidalé) du 17. — Rochefoit. dans un flot
d'injures, dénonçait encore Billot comme le complice de ■< l'en-
cagé de l'ile du Diable », de «Kestner. dit Moule à gifles >, et
de " Rein;i h, dil Boulc-de Juif.. Cette culotte de peau a un
derrière à la place du cœur. "
38 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de la Guerre ? Un tel scandale, sil n'est aussitôt réprimé,
on va le porter à la tribune.
Billot, peut-être, eût dévoré linjure ; Méline ne re-
doutait rien tant qu'un nouveau débat sur l'insuppor-
table affaire. Pourtant, quelques ministres ne ca-
chèrent pas leur mécontentement. Darlan, surtout, qui
n'était pas des pires aveugles, osa dire que l'écriture du
bordereau était identique à celle d'Esterhazy. Billot
répondit : « On a tué un traître à travers le borde-
reau ( i). »
Boisdeffre, interrog^é par Billot, ne nia pas que Pauf
fin fût allé chez Rochefort, mais démentit que ce fût
par son ordre. Il le prit de très haut : les officiers de
rÉtat-Major, l'armée tout entière s'irritent d'être si mal
défendus. Il plaida à peine, menaça.
Le Conseil des ministres décida que Boisdefïre lui-
même, pour écarter les soupgons que lui valaient les
éloges de Rochefort et de Drumont, frapperait de trente
jours d'arrêts de rig-ueur le chef de son cabinet.
D'autre part, Billot révoqua Forzinetti de ses fonctions
au Cherche-Midi (2j pour avoir commis précédemment
la même faute que Pauffin, et être allé, lui aussi,
chez Rochefort. Celui-ci, comme pour Pauffin, avait
livré le nom de son visiteur, malgré la parole d'honneur
engagée (3).
'1 La Dépêche du n novembre 1S97 attribue un propos analogue
à un ministre : u Quand il serait prouvé que le bordereau n'est
pas de la main de Drejfus, nous répéterons encore que le
condamné de lile du Diable a été justement frappé. »
(2) Conseil des ministi"es du 18 novembre. Le décret est
antidaté de la veille.
(3) Pour Pauffin. Rochefort dit lui-même qu'il s'était engagé
à faire le nom de son visiteur (Jour du 18 novembrej. — C'est
Forzinetti qui déclare que Rochefort avait pris le même enga-
gement à son égard, qu'il lui donna » sa parole dhonneur ».
(Lettre du 3i octobre à Kératry, dans le Journal du 19 novembre.)
LE SYNDICAT 39
Ainsi sera pansée riiumilialion inflig-ée à Boisdeffre ;
les défenseurs de Dreyfus ne pourront triompher de la
déconvenue des protecteurs d'Esterhazy, et Billot appa-
raîtra, au-dessus des passions, comme l'arbitre serein,
l'homme de la justice distribulive.
Il y avait plus dun an que Forzinetti avait été dé-
noncé, une première fois, pour cette visite et mis en
demeure par Saussier de donner sa démission. 11 l'avait
donnée, mais elle n'avait pas été acceptée. On l'avait
^gardé tout ce temps, pour l'empêcher de crier trop haut.
Maintenant, il n'y avait plus de raison de le ménager.
Forzinetti se vengea, lui aussi. Il fit, dans le Fi-
garo (i), le récit de la captivité de Dreyfus au Gherche-
INIidi, attestant l'innocence du prisonnier qu'il avait
observé pendant de longs jours et dont la douleur l'avait
convaincu. D'ailleurs, cette conviction, beaucoup la
partagent avec lui dans les hautes sphères mili-
taires (Saussier, d'autres encore). « Mais la lâcheté
humaine les a empêchés de le dire hautement et publi-
quement ; je n'ai pas voulu être du nombre. »
Ce simple récit fit verser des pleurs, opéra quelques
conversions ; Rochefort et Drumont s'appliquèrent
aussitôt à déshonorer ce témoin émouvant. On l'avait
vu dans les cercles; il en résulte que, vendu à la famille
de Dreyfus, il commandite ces tripots et qu'il y joue
l'argent de la corruption (2). Le vieux soldat provoqua
Cela est confirmé par Bernard Lazare et n'a pas été déinenli
par Rochefort. — La dénonciation publique de Rochefort contre
Forzinetti datait d'une vingtaine de jours. {Intransigeant du
3i octobre.) A la ssuite de cet article, Forzinetti avait été inter-
rogé par le général de Pellieux, commandant le déparlement de
la Seine. Il ne se défendit pas, convint de tout, dit que Dreyfus
était innocent. (5 novembre.)
(1) 21 novembre 1897.
(2) Libre Parole, Intransigeant, Patrie.
40 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Rocheforl qui déclina la rencontre « avec un infirme (i) ».
Forzinetti avait été blessé à la jambe, mais était très
solide. Il traita Uocliefort de « lâche ».
Cependant, BoisdelTre n'avait pas accepté sans résis-
tance la punition de Pauffin. Son entretien, à ce sujet,
avec Billot tourna à une scène violente. Du vestibule,
on entendit les cris des deux hommes, « des coups de
poing- sur la table », la tempête de leur colère (2).
Henry informa Esterhazy qui, devenu linséparable du
beau-frère de Rochefort, fit révéler lincident par le
Jour. Exaspéré jusqu'à la déraison , Billot voulut se
battre en duel avec BoisdelTre, son subordonné ; on
eut de la peine à l'en dissuader. Il comprit fina-
lement ce qu'on voulait de lui: qu'il abandonnât l'en-
quête à BoisdcflVe, partant à Henrv. Il y consentit, se
consola par des phrases. Aux obsèques du général de
Jessé, il compara l'armée au soleil « dont les taches,
loin d'assombrir sa lumière, donnent à ses rayons une
plus éclatante splendeur (3) ».
C'était le règne du chantage. D'ailleurs, les maîtres
chanteurs se menaçaient entre eux. Henry tient Es-
terhazy, qui ne le lâche pas. Drumont se défend
d'être des amis d'Esterhazy (4) ; prompt à la riposte,
celui-ci l'accable ostensiblement de leur vieille inti-
mité.
Le tumulte descendit bientôt dans la rue. Les jeunes
gens des cercles catholiques, Guérin et sa bande, des
(Il Inlransigeanl du 21 novembre 1897.
(2: Jour (antidaté du 21 ; Libre Parole du 28. Ces deux jour-
naux placent la scène ;ui 19 novembre.
(3 26 novembre.
(4) Libre Parole du 17 : « Le commandant Esterhazy n'est
pas de nos amis; il a été le témoin de Crémieu Foa contre
moi, ce <iui prouve, tout au moins, qu'il n'était pas animé
de sentiments antisémites bien violents. » — Voir t. II, 55.
Li: SYNDICAT 41
badauds, se réunirent dans un » meeting- dindigna-
lion(r) ». Les oryanisateurs nous avaient convoqués,
Scheurer et moi. Nous déclinâmes l'invitation et l'as-
semblée nous ilétrit. Les discours roulèrent sur ce
thème : « Des hommes à la solde de l'Allemagne ont
entrepris d'enlever à nos soldats la confiance qu'ils ont
dans leurs chefs et de détruire l'armée (2) ». Le poison
pénétrait. On vota que les juifs fussent exclus de l'ar-
mée et des fonctions publiques. Des étudiants, en marche
sur le Sénat, pour y huer Scheurer, furent dispersés par
Ja police. La laideur de celle jeunesse, qui avait rem-
placé parla haine les belles passions d'autrefois, attrista
seulement quelques vieillards. Un premier vent démeute
passa sur Paris.
Ainâi les choses tournaient à souhait pour Eslerhazy-
Pendant tous ces jours, il se divertit beaucoup. Ses
idées noires, de fuite ou de suicide, qui lui reviendront,
s'étaient dissipées. Le bruit énorme qui se fait autour
de lui, l'agitation fiévreuse de tout un peuple à son
sujet, le retentissement du drame, dont il est le héros,
à travers le monde qui, tout de suite, prit feu, oublia
tout pour suivre avec passion l'étonnant spectacle que
la France va de nouveau donner ; son nom dans tous les
journaux du globe et sur toutes les bouches ; l'ardeur
des miniers et des milliers de braves gens qui ont surgi
pour sa défense, de qui, la veille, il était inconnu
el qui le célèbrent comme la victime et le martyr des
juifs délestés ; les chefs les plus illustres de l'armée
s'engageant avec lui et entraînant l'armée avec eux : le
ministre de la Guerre, tout à tour défié, fouaillé quand
(i; Le ai novembre, au Gymna.-e Pa^^caud.
•2) Discours de Dubuc. Le vicomte d'Hugues, dépulé. et Mil-
levoye prirent également la parole. [Temps, Malin, Libre
Parole, etc., du lendemain.;
42 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
il fait mine de ne pas le proléger suffisamment, qui traite
avec lui de puissance à puissance ; le chef de l'État plus
insolemment encore défié et plus vite encore.humilié ; le
Gouvernement, qui, jusqu'alors, a marché de succès en
succès, tout à coup arrêté, paralysé devant le fossé
entr'ouvert, et qui le devra sauter ; quiconque doute de
lui, le traître, aussitôt honni comme un traître; sa cause
devenant celle des patriotes ; ses plus insolents men-
songes promus au rang d'intangibles vérités ; son rêve
de haine et de vengeance, le furieux rêve de toute sa
vie, enfin réalisé et au delà de toute espérance; « toutes
ces canailles », « ces grands chefs ignorants et pol-
trons », « la belle armée de France » et « cette France
maudite » qu'il avait souhaité de voir s'abîmer seule-
ment dans l'incendie « d'un rouge soleil de bataille »,
sombrant, pour le sauver, dans l'imbécillité : que de
sujets d'orgueil et d'âpre joie ! Il respirait à pleins pou-
mons cette atmosphère de gloire infâme ; nul César,
Néron lui-même devant Rome en feu, n'avait goûté
pareille volupté. Ce bandit était poète à sa manière et
ne manquait pas de philosophie : être, comme il en avait
conscience, un immonde gredin, et occuper le monde
de son nom, se faire acclamer par le pays de Turenne
et de Hoche en l'éclaboussant de ridicule et de honte,
c'était une jouissance incomparable d'artiste, et son
infini mépris des hommes était pleinement satisfait.
IX
Le jour même où Mathieu Dreyfus dénonça Esterhazy,
Schwarzkoppen fut reyu par Félix Faure en audience
LE SYNDICAT 43
de congé. Il lui déclara qu'il n'avait jamais connu Drey-
fus. Le soir, il partit pour Berlin (i).
C'était, en langage diplomatique, l'aveu formel de ses
rapports coupables avec Esterhazy. Boisdeffre ou Henry,
en conséquence, firent raconter, dans leurs journaux,
que le Syndicat avait projeté de déférer le serment à
Schwarzkoppen au sujet de Dreyfus ; l'officier alle-
mand <<■ a préféré s'éloigner que se parjurer(2)». Roche-
fort trouva que cela faisait « grand honneur au colonel
prussien (3) ».
Une telle impudence, tant de mensonges répandus
par la presse, indignèrent Schwarzkoppen. Il eût voulu
parler, dire publiquement la vérité. ^lais l'Empereur, le
chancelier (Hohenlohe), le général de Schliefîen, en
jugèrent autrement. Ils s'étaient persuadés qu'ils n'a-
vaient pas le droit de prendre une telle initiative, de
trahir le traître. Si le témoignage de Schwarzkoppen
est réclamé par le gouvernement français, il sera auto-
risé à déposer, soit devant l'ambassadeur de France à
Berlin, soit devant une autorité judiciaire (4 • D'ici là,
le gouvernement allemand se bornera à affirmer au
gouvernement français qu'il n'a jamais connu le prison-
nier de l'île du Diable.
A la première réception diplomatique (5) qui sui-
vit le départ de Schwarzkoppen, le comte de ^lunster
avait renouvelé, en effet, ses précédentes déclarations.
C'était le lendemain du jour où le nom d'Esterhazy avait
éclaté. Le vieil ambassadeur parla avec force, se redres-
(i) i5 novembre 1897. — L'audience eut lieu dans l'après-midi ;
la lettre de Mathieu fut écrite dans la soirée.
(2) Intransigeant et Patrie du 24 novembre.
(3) Intransigeant du 24.
(4 Déclaration do Schwarzicoppen au docteur Muhling [Cass ,
I, 460, Monod .
(5) Mercredi 17 novembre 1897.
44 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sant dans sa haute taille, détachant chacune de ses pa-
roles, le geste bref, les yeux dans les yeux dHanotaux.
Il dit que Schwarzkoppen « protestait, sur l'honneur,
navoir eu, ni directement ni indirectement, aucune
relation avec Dreyfus». Lui-même, jusqu'à ces derniers
jours, il n'avait jamais entendu parler d'Esterhazy. Il
n'était pas vraisemblable ([ue le bordereau eût été trouvé
dans la chancellerie de son ambassade (i). Cela voulait
dire que son ancien attaché n'avait pas reçu le borde-
reau, ce qui était exact.
Hanotaux convient qu'il ne mit pas en doute la
sincérité de l'ambassadeur, parlant au nom de son
souverain (2). Bien plus, « s'il a eu, précédemment,
l'impression que des tentatives ou des manœuvres d'es-
pionnage ont pu avoir lieu, par les agents spéciaux, au
désu des ambassadeurs (3) », l'objection, plausible hier,
aujourd'hui ne résiste pas au fait brutal du rappel de
Schwarzkoppen. Si BoisdelTre et Henry en ont compris
la signification, elle ne lui a pas échappé (4).
(1) Cass.., I, 3t)2, Paléologuc: 044. Hanotaux. — Paléologue
dépose '( au nom du ministre des AlTaire.-, étrangères. »
(2) Cass., I, 392, Paléologue.
(S; Cass., I, G44, Hanotaux.
(4) n en fait lui-même l'aveu, dune manière indirecte, dé-
tournée, mais qui n'en est, peut-être, que plus significative. H
raconte comment il fut ému, le 6 janvier 1S95, par le brusque
rappel de Ressman. ambassadeur d'Italie, coïncidant avec la
démai'che de Munster auprès de Clasimir-Perier. >< Ces deux faits,
rapprochés, ont dû et devaient émouvoir le gouvernement »
{Rennes, I. 222). En d'autres termes, le gouverneinent devaitcroire
à la parole de Munster afliimant i[ue Schwarzkoppen n'avait
pas connu Dreyfus, et interj)réter le départ de Ressman comme
la preuve des rapports de Panizzardi avec le condamné. En etTet.
Hanotaux explique un peu plus loin sa pensée : « .Je dois ajouter,
d'ailleurs, que le rappel de M. Ressman n'avait rien à faire
avec ralïaire Dreyfus: il s'agissait de démêlés ;on l'a su plus
tard; entre le président du Conseil, ou le ministre des Affaires
étrangères d'alors, et M. Ressman; à ma connaissance, le
LE SYNDICAT 45
Hanolaux a toujours eu des doutes sur la culpabilité
de Dreyfus ; en 1894. il a supplié Mercier de ne pas
engager l'atïaire ; il a dit, plus tard, qu'elle était le
malheur de sa vie. 11 a Tliabitude des textes : il a pu
comparer les écritures. Il est diplomate : il sait la
valeur des mots, celle de la communication qu'il vient
de recevoir. Entre tous les collaborateurs de Méline,
c'est l'intelligence la plus cultivée et la plus line.
Des excuses que peuvent invoquer les lecteurs du
Petit Journal, laquelle cet académicien pourrait-il
alléguer ?
* L'autre jour, Henry, causant avec Paléologue, a l'ait
allusion aux lettres de l'Empereur allemand (1). Une
autre fois, Henry a récité à Paléologue la lettre de Pa-
nizzardi à Schwarzkoppen(2). Lequel de ces faux aurait
convaincu l'historien de Richelieu ?
Xul plus que lui n'a été grandi par les événements,
par l'Alliance russe. A cette date (17 novembre^ son in-
tervention serait décisive. Rien que la menace de sa
démission ferait pencher la balance. Il n'a qu'un mot
à dire : (juil ne saurait, au nom de la France, donner à
entendre à un ambassadeur, qui a fait auprès de lui
une démarche solennelle, qu'il le tient pour un fourbe.
Il se tait. Assurément, les communications qu'il reç^oit,
il ne les garde pas pour lui ; correctement, il les trans-
met à Billot, en informe Méline et Félix Faure. Mais
juger entre Dreyfus et Esterhazy n'est pas de son emploi.
pel de M. Ressnian. ((ui olïrait une coïncidence extrêmement
singulière, n'avait cependant trait en quoi que ce soit à l'atïaire
<iui nous occupait à ce moment-là. » I, 228. La co'incidence
du rappel de Schwarzkoppen. en i8<,(7, était plus < singulière >
encore.
(1 Casii.. I. 393, Paléologue.
'21 Paléologue place cette conversation en septembre ou oc-
tobre, l'autre dans les prçmiers jours de novembre.
46 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Sachant ce qu'il sait, il affecte encore de trouver cette
affaire « ténébreuse (i) », indéchiffrable. Et, surtout,
elle ne le concerne pas. Le « nihil humani », en deve-
nant ministre, il Ta oublié.
X
Paléologue alla, de sa pari, porter à Henry la décla-
ration de Munster, ainsi qu'une dépêche, un peu
antérieure, du chargé d'affaires de France à Vienne :
« Schwarzkoppen n'a pas eu de relations avec Dreyfus ;
il en donnera, avant de partir, sa parole d'honneur au
ministre de la guerre ; le gouvernement allemand ignore
nécessairement si Dreyfus a eu quelques relations sus-
pectes avec un agent d'une autre puissance (2). »
Henry écouta le jeune diplomate, puis objecta : « Nous
n'avons jamais dit que Dreyfus eût des rapports directs
avec l'Allemagne ; vous savez bien que Panizzardi était
l'intermédiaire (3) . » — Il avait répandu les deux versions
qui eussent dû s'infirmer, mais qui se fortifiaient l'une
l'autre. — « Que faites-vous, reprit Paléologue, de la
dépèche du 2 novembre ? » (la dépêche chiffrée, d'une
(1) Cass., I, 459? lettre, du 26 novembre 1897,3 Monod : « Je
m'efforce de voir, de savoir et de prévoir. Mais, vraiment, il
laul plus qu'une conscience ferme, il faut une lumière supé-
rieure pour vous guider dans toutes ces ténèbres. »
(2) Dépèche du 5 novembre 1897 iCass., I, 890.) — Le prince
Lichnowski, secrétaire de l'ambassade d'Allemagne à Vienne,
racontait que Schwarzkoppen, son ami personnel, lui avait affirmé
n'avoir jamais eu aucune relation avec Dreyfus. {Cass., I, 4O0,
Monod.)
3 (mss., I, 390, Paléologue.
LE SYNDICAT 47
sincérité criante, où Panizzardi, dès la première heure,
rend compte à son Etat-Major que ni lui ni Schwarz-
koppen n'ont connu Dreyfus). Alors, pour convaincre
son interlocuteur, Henry ouvre son coiïre-fort, en sort
divers documents et les étale sur son bureau. D'abord,
il commente le rapport d'un autre attaché militaire (ni
l'Allemand ni l'Italien) « où il est question des rapports
de Dreyfus avec un agent prussien (Schmettau) en Bel-
gique (i) '). Donc, l'intermédiaire n'est déjà plus Paniz-
zardi. A ce moment, entre Gonse. Même dialogue. Même
objection de Gonse (que Dreyfus n'a pas été en relations
• directes avec Schwarzkoppen), et même riposte de
Paléologue. Henry, qui voit patauger Gonse, intervient,
mais pour <> couper court » à l'entretien. Il parle, « avec
un certain trouble », des pièces qu'il a tirées de sa caisse
pour les montrer à l'envoyé d'Hanotaux, mais il ne les
montre pas (2).
Tout cela (les lettres de l'Empereur allemand, la pré-
tendue lettre de Panizzardi, ces versions contradic-
toires, cet embarras) eût dû paraître suspect à Paléo-
logue , diplomate informé , psychologue délicat , et
d'esprit droit. Mais il estimait Gonse et croyait à l'im-
peccable loyauté du bon et rude soldat que lui parais-
sait Henry. Au surplus, il pensa que cette afîaire était
très embrouillée et n'éprouva pas le besoin d'en démêler
les fils.
La seule pièce qu'Henry ait fait voir (ou qu'il ait lue)
à Paléologue était le brouillon d'une note du colonel
Schneider, attaché militaire autrichien. Ce brouillon,
chilTon informe, né portait ni date ni signature ; il avait été
ramassé, à l'ambassade d'Autriche, pendant l'automne
(1) Cass,, I, 563, Gonse.
^21 Cass.. I, 390, Paléologue.
48 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de i8()li, lors des |)oléini(|ues qui suivirent la fairsso nou-
velle de lévasion de Dreyfus et précédèrent l'interpella-
tion de Gasteliu. Schneider relatait . dansée rapport, les
propos, favorables à Dreyfus, (ju'avaienl tenus les deux
attachés allemand et italien; mais l'Autrichien restait
sceptique : il continuait à croire que le juif avait été à la
solde w des l)ureaux confidentiels allemands de Stras-
bourg et de Bruxelles (i) ».
(1,1 « Oïl .'unil déjà émis Ijieii des fois pareille supposilion,
éoiivait Schneider, que le traître est autre (jue Dreyfus, et je
ne serais pas revenu là-dessus si, depuis un an, je n'avais
appris par des tierces personnes que les attacliés militaires
allemand et italien avaient soutenu le même thème dans les
salons à droite et à gauche. Je m'en tiens toujours et encore
aux informations pu!)liées par le Temps au sujet de l'affaire
Dreyfus. Je continue à les considérer comme justes- et estime
que Dreyfus a été en relations avec des bureaux contidontiels
de Strasbourg et de Bruxelles, que le grand hilat-Major alle-
mand cache avec un soin jaloux même à ses nationaux. ■ —
Ce brouillon, en allemand (n" GG du dossier secret), fut i)ro-
duil par <'.uignet devant la Cour de cassation (I, 3(>7; : puis
commenté par Mornaid il, r)S3;. Mercier en avait une coi)ie
(on traduction; qu'il porta à Hernies, dont le greffier dcmn.i
lectuie et qui fut versée au ilossier. " Quelle est la date de
cette pièce? » demande le i)résidenl du conseil de guerre.—
« 3o novembre iSçty », répond Alercier (1, 7(>- Dès qu'il connut
cette déposition, le colonel Schneider, (jui était malade à Ems
(il mourut (piehjues mois aijrès). télégraphia au Figaro i)our
protester: « La lettre du 3o novembre iSyj, attribuée à moi,
est un faux. » (17 août 1899 ) Il expliqua ensuite, dans une
lettre du 22 août, en ([uoi consistait le faux ; « Le 3o novembre
1897, mon opinion était absolumenl ronlraire à celle qui se
trouve exj)rimée dans la pièce en question. L"ai)p()sition de
la date susdite et de ma signature au texte (juc l'on m'attri-
bue constitue un faux. Ce faux subsisterait dans le cas où, ce
dont je ne puis juger sans l'avoir sous les yeux, le texte lui-
même émanerait de moi à une autre date » IRenneft, I, 14^,
i4îi). — Roget, malgré ce démenti, chercha à tirer argument de
la pièce ainsi falsifiée l, 281). Le commandant Rollin, alors
chef du Service des renseignements, déposa qu'il avait vu
la note dans son texte allemand, " mais (ju'il ne savait i)as
qui en avait fait la trailuction >•. Enliii, Mercier ayant refusé
de dire par qui il avait été mis en jiossession de la copie
LE SYNDICAT 49
Schneider, depuis lors, avait changé d'opinion ; il
avait acquis (de Schwarzkojipen et de Panizzardi) la
certitude que Dreyfus était innocent et que le traître,
c'était Esterhazy.
Henry, quelques jours plus tard, data du 3o no-
vembre 1897 ce brouillon de 1896 et y ajouta la signa-
ture de Schneider. Il avait fabriqué, peu avant, pour
mettre l'attaché allemand en contradiction avec lui-
même, un prétendu rapport d'agent : « Schwarzkoppen
soupçonne Auguste (un domestique) d'avoir dérobé sur
son bureau le document écrit par Dreyfus ( 1 ) », — le bor-
«dereau que l'attaché allemand n'avait jamais reçu. Ainsi
l'État-Major avait jusqu'à trois systèmes dilTérents de
la culpabilité de Dreyfus, et Henry avait établi des faux
pour chacun d'eux.
Billot savait à quoi s'en tenir. La semaine d'après (2),
Munster revint chez Hanotaux et réitéra avec encore
plus de force ses dénégations (3).
XI
Ce fut le tour, ensuite, de l'ambassade d'Italie.
Déjà, dans une note officielle, le gouvernement de
qu'il avait produite, II, 28), le président du conseil de guerre
coupa court au débat. Il ajouta, à tort, que la date du 3o
noveml)re 1897, inscrite sur la pièce, était celle « de rentrée
au Service des renseignements » (II, 2^). En effet, comment
expliquer que le brouillon dun rai»port d'octobre ou de no-
vembre iS<)0 ne fût parvenu à l'État-Major que le 3o novcudjrc
iSy7? Au surplus, c'est le 17 novendjre iStjj, qu'Henry montra
à Paléologue le brouillon de Scbneider. [Cass., 1, Sgo.)
(1) Note ^inédite) du 5 novembre 1897. [Dossier secret).
(2) 24 novembre. Il observa (ce({ui rassura Hanotaux , qu'une
intervention publique de l'ambassade n'aurait (pie des inconvé-
nients [Dossier diploinaliijiie.
3) Cass., I,3;t2, Paléologue.
50 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Rome avait déclaré que Panizzardi n'avait été mêlé en
rien à latTaire du capitaine Dreyfus ( i). Le marquis Vis-
conti-Venosta, ministre des AfTaires étrangères, le gé-
néral Pelloux, ministre do la Guerre, le général Prime-
rano, chef de TÉtat-Major, répétaient sans embarras,
dans des entretiens particuliers, que le traître était
Esterhazy (2). Ils s'étonnaient qu'une pareille erreur
eût pu èlre commise et se montraient très résolus à
ne pas laisser mettre l'Italie en cause.
Billot lui-même avait donné à Scheurer (de mémoire)
le texte de la fausse lettre de Panizzardi, d'octobre
1896 (3). Scheurer ne s'en était pas tû, ni le faus-
saire ; Henry avait récité son faux à Paléologue,
qui s'en étonna; à Esterhazy qui en fit des gorges
chaudes ; à vingt journalistes qui, moins perspi-
caces, annoncèrent qu'au jour voulu Scheurer serait
écrasé d'un « coup de massue ». Ils donnèrent des
textes variés et inexacts de la pièce, mais d'où ré-
sultait que Panizzardi. écrivant à Schwarzkoppen, nom-
mait Dreyfus, le « juif », comme étant à leur service.
Panizzardi avait conté à Tornielli la visite de Lemer-
cier-Picard à Schwarzkoppen et comment le misé-
rable s'était vanté d'avoir fabriqué cette lettre. Dès
que les journaux en parlèrent, et de la pièce Canaille
de D... qui lui était également attribuée, il dit a son
chef que son honneur de soldat exigeait une protesta-
tion immédiate. L'ambassadeur n'en voulut laisser le
soin à nul autre et se rendit aussitôt chez Hanotaux(4).
(1) Compte rendu du Conseil des ministres du 28 novembre.
(2) Cass., I, 460, Monod. Le général Pelloux m'a fait la même
déclaration, à Rome, au mois d'avril 1900.
(3) Voir t. II,5i4. — La principale phrase de cette version fut
publiée dans le Cri de Paris du 5 décembre 1897.
(4j 27 novembre 1897 iCass.. I, 398, Paléologue.)
LE SYNDICAT 51
L'entrevue fui longue. Tornielli, avec sa courtoisie
et sa fermeté habituelles, dit tout ce quil avait sur le
cœur : son atlaché n*a jamais entretenu de rapports
avec Dreyfus ; les diverses lettres où Dreyfus « est dé-
signé soit par son nom, soit par une initiale, soit par un
appellatif quelconque n'émanent pas de Panizzardi ;
dès lors, cet officier a raison de demander ou que Ion
cesse d"en parler, et surtout d'en faire usage, ou bien
qu'on l'entende ; ces pièces, il raffirme sur l'honneur,
^sont l'œuvre d'un faussaire ». Aussi bien, « cette décla-
ration formelle, cette dénégation la plus absolue >*, Pa-
nizzardi les a consignées dans une note écrite, signée,
que Tornielli remet à Hanotaux, et il en déposera, sous
serment, quand et comme on voudra. L'attaché mili-
taire rappelle à ce propos que son témoignage a été ad-
mis, réclamé, dans une autre affaire d'espionnage, en
189.3, parle ministère des Affaires étrangères lui-même.
Hanotaux ignorait ce précédent. Dès le lendemain,
Tornielli lui adressa une lettre explicite ( i ), où, renouve-
lant ses protestations, il rappelait les circonstances de
cette affaire(2i. Hanotaux expliqua alors qu'il n'était pas
(1) Lettre de Tornielli à Hanotaux. du 28 nov. 1898. 'Cass.. I,
3981, versée au dossier par Paléologue, d'ordre de Delcassé,
certifiée conforme par Raindre, directeur des Affaires politi
ques. — Cest de cette lettre que Méline n'a pas liésité à dire, le
i3 décembre 1900, à la Chambre: ■< On n'y établissait nullement
le taux Henry. " Tornielli s'y exprimait en ces termes : « Le co-
lonel Panizzardi demande qu'on l'entende sur la sincérité de
ces pièces, qu'il déclare sur l'honneur ne pouvoir être que l'œu-
vre d'un faussaire. »
(2 Un sieur E. A. Ghapus, inculpé de tentative d'escro-
querie à Marseille, avait réclamé la déposition de Panizzardi.
Develle, alors ministre des Affaires étrangères, transmit cette
demande, par une note du 7 novembre 1898, à l'ambassadeur
d'Italie Ressman . Le 9, Ressman répondit que Panizzardi don-
nerait, par écrit, le témoignage qui lui était demandé. Le 6 dé-
cembre. Casimir-Perier, qui avait remplacé Develle au quai
52 HISTOIHi: DE L AFIAIRi: DREYFUS
en son pouvoir (rempècher los racontars dune presse
pour la((uollo il ne cachait pas son mépris (bien qu'il fût
en rapports suivis avec de nombreux journalistes qui
soignaient sa gloire) ; mais il promit qu'il ne serait pas
fait usage d'une pièce que l'ambassadeur d'une puis-
sance amie arguait de faux.
Au Conseil des ministres qui suivit, Hanotaux ra-
conta son entrevue avec Tornielli 1 1), que Panizzardi
avait donné à l'ambassadeur o sa parole de gentilhomme
et de soldat >i. Barthou demanda si le ministre des
Affaires étrangères pouvait suspecter une telle parole.
Hanotaux répondit affirmativement, cita des précédents.
Le faux resta le pivot de l'œuvre de mensonge.
XII
Ainsi, des la fin de novembre, le gouvernement fut
avisé, officiellement, que Schwarzkoppen et Paniz-
zardi attestaient sur l'honneur n'avoir pas connu Dreyfus ;
qu'ils avaient limité leur affirmation à Dreyfus, et que
l'attaché italien, personnellement mis en cause, arguait
de faux, prêt à en déposer sous serment, les deux prin-
cipales pièces du dossier secret.
dOrsay, transmit à Ressinan les deux questions du juge d'ins-
truction. Panizzardi répondit, le 9, par écrit et sa réponse fut
produite au procès de C.hapus. {Cass., I, 3i)t). lettre de Tor-
nielli à Hanotaux.)
(I (-ass., 1, 044, Hanotaux. — Méline convient quTIanutaux le
tint au courant [Chambre des Dépulés, séance du i3 décembre
900): il ajoute au sujet à la lettre de Tornielli : « Dailleuis,
personne ny ajoutait dimportance sérieuse au point de vue où
ion se place. »
LE SYNDICAT 53
Dès lors, OU bien Félix Faure, Méline, Hanotaux et
Billot ont cru à la sincérité de ces déclarations, — et,
de ce jour, ils vont sciemment mentir en proclamant que
Dreyfus est coupable ; — ou ils ont cru que l'Empereur
allemand, le Roi d'Italie, leurs ambassadeurs et leurs
officiers étaient des menteurs, et intéressés à mentir.
Ils firent le silence sur les démarches des ambassa-
deurs allemand et italien. Bien plus, entre tant de dé-
mentis qui remplissaient la presse d'Oiitre-Rhin, ils n'en
communiquèrent quun seul par une note officieuse (i) :
« Il n'était pas vrai que l'Empereur Guillaume eût intei'-
cédé. naguère, par une lettre autographe, en faveur de
Dreyfus, auprès de Casimir-Perier. » On insinuait ainsi
(sans mensonge positif, puisqu'on se taisait de l'exact
incident), que l'Allemagne, pour cause, s'était désinté-
ressée de la condamnation du traître.
Jamais pays ne fut plus systématiquement trompé.
Les ambassadeurs de la République confirmèrent, dans
leursdépêches, lesdéclarationsde Tornielli et de Munster.
L'étrange et horrible beauté du drame n'avait pas
seulement ému les peuples, mais les souverains. La
vieille Reine d'Angleterre écrivit à son petit-fils, l'Em-
pereur allemand, pour savoir la vérité. 11 répondit à
« sa chère grand'mère « que Dreyfus était innocent, et
la reine Victoria montra cette lettre à son amie, Fira-
pératrice Eugénie, qui se passionna pour l'affaire.
L'Empereur d'Autriche, celui de toutes les Russies (2),
(1) Note de V Agence Havas du .29 novembre 1897. Le démenti de
la Gazette de r Allemagne du Nord répondait à un article du
Rappel.
(2 On a déjà vu !t. II. .042) que le ministre Wilte doutait
que Dreyfus tùt coupable. L'Empereur de Russie aurait
également exprimé un doute pendant l'un de ses séjours
à la Cour de Copenhague. {Svenska Dayhladel du 21 no-
vembre 1897.)
54 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
les Reines dllalie (i) et de Hollande, les Rois de Dane-
mark et de Suède, ceux des Belges et des Grecs, s'in-
formèrent de même et furent également édifiés. L'Em-
pereur d'Autriche avertit sa nièce, la duchesse d'Or-
léans (2), et le Roi d'Italie son neveu, le prince Victor-
Napoléon (3). Le Pape voulut également savoir (4) et
ses neveux allaient répéter dans Rome qu'Eslerhazy
était le traître. Quand le vieux roi Christian, père et
aïeul de tant dempereurs et de rois, apprendra l'acquit-
tement dEsterhazy, il laissera, de colère, tomber sa
tasse et, pour la seconde fois de sa longue vie, il dou-
tera de la France.
(1, La reine Marguerite répétait quayant jiris les renseigne-
ments les plus précis, elle était certaine de l'innocence de
Dreyfus (Cass., I. 460, Monod).
(2; La duchesse d'Orléans le dit au comte de Blois, sénateur,
qui le répéta à Ranc. — L'Empereur d'Autriche, en mai 1898,
interrogea lui-même Schwarzkoppen, demanda des détails. Le
marquis de Reversaux. ambassadeur de France, croyait l'Empe-
reur favorable à Esterhazy, parce que d'origine hongroise.
L'Empereur lui fit, un jour, l'éloge de l'armée française, puis
ajouta : o Et pourtant Dreyfus est innocent! »
(3) Le prince Victor le dit au commandant Blanc.
(4) Il dit, un jour, au duc de L... : » Vous, savez bien que
l'afTaire Dreyfus est un prétexte. »
CHAPITRE II
L'ENQUÊTE DE PELLIEUX
Le gouverneur de Paris avait confié l'enquèle sur
Esterhazy au général de Pellieux (i) ; les officiers en
non- activité, qui résident à Paris, relèvent du com-
mandant du département de la Seine. L'enquête faillit
être escamotée en quelques heures.
La Chambre, quand elle entendit la déclaration de
Billot, et le pays tout entier, quand il la lut, et le monde
entier, avaient compris qu'il s'agissait d'une instruction
approfondie et complète. Mais, comme Billot, peut-être
sans songer à mal, s'était tenu dans le vague, Saussier,
sous la pression de Boisdeffre, prit les paroles du
ministre dans le sens le plus restrictif. Il ne désigna
pas Pellieux à titre d'officier de police judiciaire, mais
de simple enquêteur, comme s'il s'agissait d'une dénon-
ciation quelconque, pour une dette de jeu impayée ou
quelque aventure féminine, et il lui donna des ordres
(i) Estcrliazv dit qu'il en fut prévenu par Saussier. {Cass., I,
585.)
56 HISTOIRE DD L AFFAIRE DREYFL'S
en conséquence (i). Mathieu Drcytus sera simplement
mis en demeure de fournir la preuve de son accusa-
tion (2). S'il n'apporte aucune autre preuve que récri-
ture, Pellieux alléguera aussitôt, dans un rapport som-
maire, qu'un jugement a attribué le bordereau à Dreyfus
et que, « ce jugement ayant gardé toute la force de la
chose jugée », il n'est pas possible, par respect de la
loi, de procéder à une nouvelle expertise (3). Dès lors,
il n'y a pas lieu de suivre.
Pellieux, Alsacien d'origine {\). était de belle taille,
l'air et le port élégants, le visage agréable, la parole
facile, le son de voix énergique, d'accès prévenant,
avec de la grâce dans les manières, l'œil doux,
mais le regard fuyant qui savait devenir dur, l'al-
lure souple et inquiétante. Il se piquait d'esprit et
d'honneur ; mais ses deux grandes passions, la reli-
gieuse et la militaire, l'emportèrent à des actes indignes
d'un officier et d'un galant homme.
11 avait connu Eslerhazy en Tunisie et le tenait « pour
(1) Cela est avoué par Pellieux : « Le 16 novembre, je reçus
du gouverneur de Paris l'ordre de faire une enquête pure-
ment militaire... Je fis venir M. Mathieu Dreyfus, il ne inap-
porta aucune preuve d'aucune espèce, rien que des allégations.
En réalité, mon enquête était virtuellement terminée... Alon rap-
port a été rerais le 20... Mais il parait qu'il y avait eu eri-eur ou
confusion, et que l'intention du ministre était que l'enquête que
je devais faire fût une enquête judiciaire. » Procès Zola, I, 24^.)
(2) Procès Zola, I, 242. 243, 33G, 33;, Pellieux.
(3) C'est ce que Pellieux dit à Scheurer et, textuellement,
à Picquart au cours de la seconde enquête judiciaire : « Je ne
puis vous permettre d'entamer la discussion sur la possibililé
de la confection matérielle du bordereau par Esteihazy, ce
bordereau, à la suite du jugement, ayant été attribué à Dreyfus,
et cette question ayant l'autorité de la chose jugée. » lEmjuète,
27 novembre, cote 20, procès-verbal signé : Pellieux. Dlcassé
(greffier), Picquart.) Il tint le même discours à Leblois qui pro-
testa vivement, le 29 novembre. (Procès Zola, I, 273, Pellieux.)
(4) Né à Strasbourg, le 6 septembre 1842.
I
L ENQUETE DE PELLIEUX 57
un brave soldat (i) » D'autre part, homme du beau
monde, clérical et très ambitieux, à bon droit, d'avan-
cement, son intérêt lui commandait de l'innocenter.
^( Lui seul, dit Esterhazy, il fut honnête (2). »
Le jour même où Pellieux fut désigné, Scheurer ren-
dit visite à Saussier. Leblois, enfin, l'avait autorisé à
tout dire au gouverneur. Mais Saussier refusa de len-
tendre ; il l'eût fait la veille, mais il était dessaisi main-
tenant. Il fit un vif éloge de Pellieux. « Vous me con-
naissez depuis longtemps, dit Scheurer en prenant
congé. — Vous êtes le plus honnête homme de France.
— Après vous, mon général. (Il n'observa pas si Saus-
sier rougit.) Eh bien, je veux vous dire que Dreyfus est
innocent, qu'on le sait à l'Etat-Major, que BoisdefTre et
Gonse sont des criminels, w Saussier n'objecta pas un
mot (3).
Pellieux, le lendemain (4), fit venir Mathieu Dreyfus,
l'accueillit avec courtoisie et lui demanda ses preuves.
Mathieu lui présenta la justification de son frère, s'ap-
pliqua à montrer l'identité entre l'écriture d'Esterhazy
et celle du bordereau, réclama une expertise. « Rien de
plus juste, répliqua Pellieux pour l'amuser; votre mal-
heureux frère a été condamné, en effet, sur des rapports
d'experts. » Il convint aussi que les notes du bordereau
étaient sans valeur, qu'elles n'émanaient pas forcément
d'un officier d'État-Major. Quand Mathieu parla de la
moralité d'Esterhazy : « Inutile d'insister, nous sommes
fixés (5). «
Pellieux considéra que Mathieu lui avait apporté seu-
(1) Cass., II, 17O. Pellieux. —En 188-2, Pellieux était major de
la division du corps d'occupation en Tunisie.
(■2i Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles;, 85.
(31 Mémoires de Scheuher.
(i) 17 novembre 1897.
(5) Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
58 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
leraent des allégations (i) et, dès lors, que « son enquête
était virtuellement terminée (2) ». Pourtant l'émotion pu-
blique était bien forte et, pris de scrupule ou par peur
de la trop lourde responsabilité, il hésitait à s'en tenir
là (3).
Il s'y fût peut-être décidé si Mathieu, sur ces entre-
faites (4), ne lui avait écrit pour le prier d'entendre
Scheurer.
Il nétait pas possible d'écarter le témoignage d'un
personnage de cette importance ; Pellieux le convoqua
donc pour le lendemain; mais, dans le courant de la
journée, il manda Esterhazy et lui fit le meilleur accueil.
Il lui dit qu'il le laisserait en liberté et ne ferait au-
cune perquisition chez lui (5).
Esterhazy lui débita son conte. Pellieux ne fit au-
cune objection, s'inquiéta seulement de ce manuel d'ar-
tillerie prêté par un officier juif. Il fit demander, en
conséquence, au lieutenant Bernheim s'il était exact
qu'il eût prêté le manuel à Esterhazy, dans quelles con-
ditions, puis à quelle date et par quelle voie son em-
prunteur lavait restitué (6).
(1) Inslr. Fahre. '^i. Pellieux : « Il se borna à renouveler l'ac-
cusation, «an;^ apporter aucune preuve à l'apjjui, et me deman-
da simplement une nouvelle expertise du bordereau. »
(2) Procès Zola. I, 243. 887, Pellieux.
(3) « Je sentais que je ne pouvais pas marrèter. »
(4) « Du reste, sur ces entrefaites... »
(5) Dép. à Londres (i«'mars 1900).
(6) Lettre du 19 novembre, signée, « par ordre » du com-
mandant Ducassé : « Chargé de l'enquête sur l'alTaire Mathieu
Drèyfus-Esterhazy, que vous connaissez certainement, je vous
prie de me faire, par retour du courrier, une réponse aux ques-
tions suivantes : Est-il exact qu'à la fin d'août ou au commen-
cement de septembre 1894, vous ayez envoyé au commandant
Esterhazy, major au ■j^<^ d'infanterie à Rouen, le manuel de
tir confidentiel de l'arlilleine ? Dans quelles conditions ce ma-
nuel vous a-t-il été demandé ? A quelle date et par quelle voie
vous a-t-il été renvoyé? Prière de me faire tenir votre répon-
L ENQUETE DE PELLIEUX 59
Quand Esterhazy prit congé, Pellieux le reconduisit
et lui serra ostensiblement la main. Cette poignée de
mains fut célébrée par les journaux patriotes (i).
II
Mathieu avait été enchanté de l'accueil de Pellieux.
Scheurer, le lendemain, eut des doutes sur la sincérité
du général. Il le trouva trop prévenant, lui donnant du
« Monsieur le Président » à chaque phrase. « J'ai déjà
fait remarquer à ^lathieu Dreyfus, dit le général, que
contester l'expertise qui a provoqué la condamnation
de son frère, et en réclamer une autre contre Esterhazy,
cela est contradictoire. » Scheurer, stupéfait, répliqua
que cette prétendue contradiction, c'était toute l'affaire ;
ne pas faire procéder à un examen approfondi des écri-
tures serait défier tout bon sens et toute justice. Pellieux,
toujours souriant, se garda d'insister. Il demanda à
Scheurer s'il avait des documents, un dossier. Scheurer
répondit qu'il n'en avait point, mais qu'il l'engageait à
faire venir Leblois qui fournirait toutes les explications
nécessaires (2). Il parla alors de Picquart, « que d'ail-
leurs il ne connaissait pas, avec qui il n'avait eu aucun
rapport direct ou indirect « ; mais il tenait de Leblois
« qu'il existait au ministère de la Guerre un dossier
contre Esterhazy et que ce dossier contenait une pièce
se sous double enveloppe, sous le couvert du chef de corps. »
— Voir le récit de cet incident par Pellieux au procès Zola :
" On a appelé au témoignage d'un officier qui, par hasard, s'est
trouvé être israélite, etc. »
(1) Jour, Malin, etc.. du 19 novembre 1897.
(2) Instr. Fabre, 111, ii3, 114, Scheurer.
(50 HISTOIRE D!-: I. AFFAIRE DREYFLS
qui prouvait la trahison de cet homme ». Puis, il dicta:
« Il n'y aura ni enquête sérieuse, ni enquête loyale, ni
enquête... — Complète, interrompit Pellieuxqui écrivait
lui-même — ... si le colonel Picquart n'est pas appelé à
déposer. Son témoignage est indispensable ( i ) . » Pellieux
observe : « Je sais que le général Saussier aparlé de le
faire venir, mais je ne crois pas que ce soit dansles inten-
tions du ministre (2). » Scheurer, vivement : « Ne vous
laissez pas faire, général. Insistez. C'est votre devoir.
Il le faut. » Pellieux : « Grosse affaire. Le capitaine
Dreyfus, puis le commandant Esterhazy, le colonel
Picquart... « Et, de la main, il trace une ligne brisée
qui monte vers le plafond : « Oui, dit nettement Scheu-
rer, il y aura peut-être deux ou trois échelons encore à
monter. Il vous appartient d'éviter un tel scandale en
faisant la lumière. Aucun homme de bonne foi ne peut
douter qu'Esterhazy est l'auteur du bordereau (3). »
En rentrant Scheurer nota sur ses carnets : « Ou
Pellieux est un honnête homme, cherchant la vérité,
comme l'a dit Saussier, ou c'est un fameux jésuite. »
Pellieux reçut pour consigne de « vider » Leblois, s'il
ne réussissait pas d'abord, ce qui vaudrait mieux, à le
faire taire.
III
Aux journalistes qui le harcelaient depuis qu'Es-
terhazy avait révélé son nom à Drumont, Leblois avait
déclaré son intention de ne rien dire sur le fond de
(1) EiKi. Pellieux. 18 nov. 1897. — Procès Zula. I, i>43. l^oUieux.
(2) Procès Esterhazy. ib-i. Scheurer.
(3) Mémoires de Scheurer.
LENOLKTE DK PP:LLII:lX 61
TafTaire qu'aux chefs de l'armée. Il commença par mon-
trer à Pellieux un article de journal qui relatait sa ré-
ponse ; excipant de sa qualité d'avocat (i), il lui de-
manda ensuite « s'il était autorisé par le minisire de la
Guerre et par le gouverneur de Paris à recevoir ses
confidences (2) ».
Le général répondit affirmativement ; puis, à mi-
voix, avec un peu d'émotion : « Je veux sauver le co-
lonel Picquart, »
Leblois ne voulut pas comprendre. Pellieux, évidem-
ment par ordre, lui olYrait le salut de Picquart au prix
(lu sacrifice de Dreyfus. Mais l'ignominie d'un tel mar-
ché, dès le premier mot, aurait dû le mettre sur ses
gardes. Au contraire, il se laissa aller à son impatience
de servir la cause qu'il savait juste, et, pendant trois
heures d'horloge, il rapporta à Pellieux tout ce qu'il
avait appris de Picquart et beaucoup plus qu'il n'en
avait jamais dit à Scheurer. Il lui montra les lettres de
Gonse et convint, sur une insidieuse question, qu'il
connaissait l'existence d'un dossier avec une pièce gra-
ve contre Esterhazy (3). Il remit enfin à Pellieux, de la
part de Scheurer, le billet anonyme d'Esterhazy du
y novembre : « Piquart est un gredin (4). »
Le général le laissa aller, très attentif. Il vit (ou vou-
lut voir) des roueries dans les distinctions, parfois
subtiles, de Leblois. La vérité, sur les lèvres d'un avo-
(1) Inslr. Fabre, 41, Pellieux.
(2) Ce récit de Leblois à 1 instruction Fabre (120, 184, 1891,
est entièrement confinné par Pellieux (i38). Au procès Zola
(I, 271). Pellieux chicane sur le caractère confidentiel de la
communication de Leblois, mais convient qu'il répondit aflirma-
livemont à la question 7>réalable de Tavocat. Il nie seulement
le propos relatif à Picquart.
(3, Procès Zula, I, 243.244: Instr. Fabre, 41, i3i. Pellieux.
(4) Voir t. II, GG7.
62 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
cat, prend parfois les apparences du mensonge ; le
mensonge du soldat a souvent lair de la vérité. Pel-
lieux conclut que Picquart avait trahi le secret profes-
sionnel, entretenu son ami du petit bleu, et, par Le-
blois, dans Tombre, documenté Scheurer, déchaîné le
scandale (i).
Quand Leblois, dans une chaleureuse péroraison,
exposa que l'homme dénoncé par le frère de Dreyfus
était bien le traître, Pellieux, risquant une pointe, ren-
gagea à réclamer l'arrestation immédiate d'Esterhazy.
Mais l'avocat répondit qu'il n'avait pas qualité pour
le faire (2).
Pellieux dit encore qu'il ne comprenait point pour-
quoi Picquart avait communiqué à un tiers de tels ren-
seignements. « Dans l'intérêt de sa défense », reprit
Leblois. Pellieux objecta que « Picquart n'était pas ac-
cusé (3) » .
Le lendemain, Pellieux consentit, avec beaucoup de
bonne grâce, à ce que Leblois rédigeât lui-même un
résumé très succinct de sa déclaration (4). Ce sont, quel-
quefois, les paroles qui restent. Pellieux rapporta à
Saussier, comme il le devait, et à Gonse, tout le dis-
cours de Leblois.
En fait, ce discours rassura Boisdelîre, qui n'eiH pas
excédé le droit à l'hypothèse en supposant plus d'en-
tente entre les divers défenseurs de Dreyfus. Si Leblois
a dit la vérité, Picquart n'est nullement un révolté qui
conspire et cherche en secret à avoir raison contre les
chefs, à délivrer l'homme de l'île du Diable. C'est seu-
(1) Procès Zola, I, 244. 248; Instr. Fabre, 42, i33, iSg, Pellieux.
(2) Insir. Fabre, i35, Leblois. Cela est confirmé par Pellieux
U39).
3) Instr. Fabre, 42. Pellieux.
;'i) Instr. Fabre, i3.5, 241, 242, Leblois.
L ENQUETE DE PELLIEUX 63
lement quand il a été menacé par Henry et pour assu-
rer sa défense que Picquart a eu recours à l'avocat,
et avec quelle discrétion ! Quand Leblois a entre-
tenu Scheurer, c'est à l'insu de Picquart. Mathieu n'a
pas connu par Scheurer le nom dEsterhazy.
On eut, d'ailleurs, de Picquart lui-même, incapable
(Boisdeffre le savait) de mentir, la confirmation des
dires de Leblois. Quatre jours avant la déposition de
l'avocat, le jour même où Mathieu dénonça Esterhazy,
le ministre avait télégraphié au général Leclerc : « Le
gouvernement a reçu des lettres l'informant que le
colonel Picquart a fait des révélations à des personnes
étrangères à l'armée ou leur a communiqué des docu-
ments au sujet des faits relatifs à son service. » —
Scheurer avait entretenu Méline des lettres de Gonse ;
Méline en avait parlé à Billot. — Picquart répondit
qu'il n'avait fait de communications qu'au seul Leblois
et dans quelles circonstances (i).
Cependant, pour réservé qu'ait été Picquart, s'il est
interrogé, il dira la vérité , et le danger est là. Lui seul,
en elïet, connaît d'autres preuves de la trahison d'Es-
terhazy que le bordereau. Or, Scheurer exige que
Picquart soit appelé à Paris poury déposer; sinon, l'en-
quête sera déloyale et une comédie !
On s'aperçut aussi qu'Henry avait commis sa faute
habituelle de frapper un coup de trop. S'il n'avait pas
fait jeter, par Esterhazy et Drumont, le nom de Pic-
quart à tous les vents, il eût été possible d'étouffer dans
le huis clos de Pellieux la protestation de Scheurer.
Maintenant, le public, mis en goût, demande Picquart.
N'oublions jamais que nous sommes à Paris, entendez :
au théâtre. Esterhazy est un personnage de théâtre,
[i) Cass., I, aoci; II. 2i3, Picquart.
Gé HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
« rinnocent de l'Ambigu ». C'est une raison de son suc-
cès. Le mystère qui entoure le nom, brusquement
révélé., de Picquart a excité de même les imaginations.
On était las des autres acteurs du drame, du peu tra-
gique Leblois, de Scheurer devenu aussi impopulaire,
en quelques jours, que moi-même. Ouest-ce que ce
jeune colonel, accusé par les uns des pires méfaits,
salué par les autres comme le justicier idéal? C'est à
Inique la dame voilée a dérobé le document libérateur;
on la connaîtra par lui. Pourquoi a-l-il été relégué en
Afrique ? Pour la première fois, les amis de Scheurer
se trouvent d'accord avec l'opinion en réclamant l'au-
dition de Picquart. Le parterre veut savoir quelle ligu-
re est derrière ce nom, ce masque énigmatique. Pour
applaudir ou pour huer ? On veut voir.
Cette curiosité devint vite impérieuse. La veille en-
core, au Conseil des ministres, à l'Elysée (i),' Billot,
afl'eclant un grand dédain pour la naïveté de Scheurer
et attestant que Mathieu n'avait fourni nulle preuve,
pas même un semblant, annonçait la fin imminente de
l'enquête et de cette piteuse tentative. Picquart étant
très occupé en Tunisie, il serait fâcheux de le déranger
de sa mission, de le faire, pour si peu, venir à Paris.
Billot proposa l'un de ses moyens termes ordinaires :
une commission rogatoire.
Les ministres, presque tous favorables à Esterhazy et
qui ne s'en cachaient pas, trouvèrent la combinaison
excellente ; mais il eût fallu la brusquer et s'en taire.
Au contraire, les journaux l'annoncèrent, et les minis-
tres eux-mêmes dans les couloirs des Chambres. Le
coup rata.
En effet, dès que Scheurer fut informé de la dé-
(1) 18 novembre 1897.
L ENQUETE DE PELLIEUX 05
loyauté qui se tramait, il pria l'un de ses collègues du
Sénat, Jules Siegfried, de faire une démarc^ie pres-
sante auprès de Félix Faure. Si Picquart, qui sait toute
la vérité, n'est pas appelé à Paris, un tel déni de jus-
tice sera porté aussitôt à la tribune du Sénat. Je tins
le même langage à l'un des ministres, Turrel : il parut
troublé ; je le quittai sur ces mots : « Vous êtes indi-
gnement trompés par Billot. Mais ni lui ni personne
n'est de force à étouffer la vérité ; elle éclatera malgré
tout ; alors, vous et vos collègues, les dupes comme
les autres, vous serez déshonorés. » Turrel informa
Méline de ces propos comminatoires. Clemenceau
écrivit que « ce serait trop simple de livrer un officier
en pâture à la presse et de lui refuser le droit de venir
présenter sa défense (i) ». Picquart, spontanément,
avait sollicité par télégramme l'autorisation de venir
déposer à Paris.
Billot, BoisdelTre plièrent. Une note officielle annonça
que l'enquête du général de Pellieux allait continuer
et que Picquart serait entendu. Billot télégraphia au
général Leclerc de faire partir immédiatement le colo-
nel et de lui demander sa parole qu'il ne communiquerait
avec personne avant d'avoir été entendu par Pellieux (2),
Ce n'était qu'une escarmouche de perdue ; on pren-
drait sa revanche.
Drumont raconta que Billot, pour être agréable à
Scheurer, avait invité Picquart à rester en Tunisie ;
mais Méline avait ordonné de le faire venir (3).
Le même jour, Pellieux remit son rapport à Saussier.
Il concluait ainsi : « Aucune preuve contre le com-
mandant Eslerhazy ; une faute grave relevée contre le
(1) Aurore du 20 noveml)re 1897.
(2) Cass., I, 201, Pic(iuart.
(3) Libre Parole du 28 novembre.
G6 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
colonel Picquarl qui a donné connaissance de rensei-
gnements se.'-rels à un tiers non qualifié et lui a remis
des lettres de l'un de ses chefs, ayant trait uniquement
à une atVa ire de service (T'. » Or, le récit de Leblois,
qui devenait ainsi le premier réquisitoire contre Pic-
quarl, il l'avait reçu à titre confidentiel (2).
Toutefois, comme on l'informa de la dernière déci-
sion de Billot, il demanda ((ue Picquart fût entendu,
ainsi que cela avait été réclamé par Scheurer.
IV
Ce premiersuccès, si vivement emporté, encouragea les
partisans de la revision. Encore bien peu nombreux, —
quelques milliers despi'ils sains (|ui avaient échappé à
la contagion, deux ou trois douzaines d'écrivains, de
savants et de politiques, — ils comprirent enfin que la
justice ne descend pas du ciel, qu'il la faut conquérir. Il
leur en eût moins coûté de défendre tout de suite
leurs avant-postes. Mais, désormais, chaque jour, à
chaque combat, à chaque défaite, ils gagneront des
adhérents, élargiront la trouée de lumière.
Ce fut Zola qui donna le premier coup de clai-
ron.
Depuis quelques jours, l'étonnante aventure l'avait
pris tout entier , dans son cœur de poète et
dhomme. Il se passionnait pour « ces documents dune
beauté tragique », ne connaissait rien qui fût « d'une
psychologie plus haute (3) ». Il venait d'achever son
(1) Procès Zola, I, 244. Pellieux.
(2) 11 lavoua lui-même Inslr. Fabre,^i,.
3 F'ujaro du 20 novembre 1S97.
1
L ENQUETE DK PEI.LIELX 67
triply(jue {Lourdes, Borne, Paris), méditait ses Quatre
Évangiles. '< Si j'avais été dans un livre, je ne sais pas
ce que j'aurais fait (i). » Cependant, il hésitait à se
lancer dans la bataille, étranger à la politique.
Sous la tempête, Scheurer, fort de sa conscience, re-
commençait Glermont-Tonnerre : « Que peut-on nous
opposer? Des injures. Nous nous tairons (2). » Zola lui
écrivit : « Votre attitude, si calme au milieu des mena-
ces et des plus basses insultes, me remplit d'admira-
tion. Vous livrez le combat pour la vérité; c'est le seul
bon, le seul grand. Même dans l'apparente défaite, la
victoire est au bout, certaine (3) ».
La semaine d'après, Fernand de Rodays, directeur
du Figaro, lui raconta qu'ayant assisté à la parade
d'exécution, dès ce jour, il avait cru à l'innocence de
Dreyfus. Zola proposa d'écrire trois articles qui, dans
sa pensée première, seraient trois portraits : Scheurer,
Dreyfus, Picquart.
Du premier de ses articles, qui parut le 25 novembre
il dit lui-même ;," On y remarquera que le profession-
nel, le romancier, était surtout séduit, exalté, par un
tel drame. Et la pitié, la foi, la passion de la vérité et
de la justice, sont venues ensuite (4). " L'article com-
mence par ces mots : « Quel drame poignant et quels
personnages superbes ! » En sera-t-il le poète ou, lui
aussi, l'un des héros? Il l'ignore encore. Il raconte
l'idée du doute chez Scheurer, la hantise sans cesse
renaissante, c( la minute redoutable »où il a tenu la cer-
(1) C'est ce qu'il m'a dit à plusieurs reprises, avec une tou-
chante sincérité.
(2) Assemblée des représentants de la Commune de Paris, 3o juil-
let 1789 ^Skwsmond Lacroix, ^lc/e8 de la Commune, I, 01).
(3) Lettre du 20 novembre 1897.
(4) La Vérité en marche, 3.
68 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
titude ; puis, ce projet, si noble, de laisser au Gouver-
nement « le mérite d'être juste en réparant une
erreur » : « tout en faisant son œuvre, il disparaîtra lui-
même «, sans même <> rambiliou de se faire gloire d'a-
voir apporté la vérité » ; enfin, l'amère déception quand
il trouva les cœurs sourds, et ce silence, " souveraine-
ment beau », depuis les longs jours « où tout un peu-
ple affolé le suspecte et l'injurie ». « Diessez donc cette
figure-là, romanciers ! » Lui, « dont c'est le métier de
se pencher sur les consciences », il salue cet homme,
cette vie nette, <■ de cristal », sans une tare, sans une
défaillance. Heure triste où de tels citoyens, l'honneur
d'un peuple, sont méconnus, où, « la délation étant
partout, les plus purs et les plus braves n'osent faire
leur devoir, dans la crainte d'être éclaboussés » ! « La
nation entière semble frappée de folie, lorsqu'un peu de
bon sens remettrait tout de suite les choses en place. »
Mais « la vérité est en marche et rien ne l'arrêtera
plus ».
Zola, malgré ses millions de lecteurs, n'était pas popu-
laire. Dans son œuvre immense, où il a voulu tout
peindre, il a montré trop souvent le bas et le répugnant
de la nature humaine; de plus, il voit gros et cette main
puissante est lourde. L'auteur de tant de tableaux
hideux ou sales est bon, compatissant à la misère,
indulgent, encore tout vibrant, bien qu'il s'en défende,
de l'idéal romantique. Et cette âme, parfois naive^^
simple, très droite, très honnête, si vous avez le fil con-
ducteur, vous la retrouverez dans tous ses livres, même
dans ceux qui ont causé le plus de scandale ou de
dégoût. Mais le lecteur ordinaire ne l'y découvre pas,
ni même des critiques pénétrants. Leur sens du beau
s'irrite de cette recherche perpétuelle du laid, leur goût
de la propreté se révolte contre tant d'ordures, leur
L ENQUETE DE PELLIEUX 69
pudeur contre trop d'indécence et. sans qu'ils osent se
lavouer, leur inquiète conscience contre une si terrible
divination de ce quil y a de boue au fond de la bète
humaine. On lui pardonnerait démontrer l'homme nu:
il montre l'homme intérieur. «Je sais, disait un moraliste,
ce que c'est qu'un honnête homme : c'est alïreiix -. Zola
le sait trop. D'ailleurs, sans autre philosophie qu'un
lourdfatalisme physiologique, il ne connaît queles forces
aveugles de la nature ; il n'aime, n'adore que les énormes
symboles. Et, comme il n'est épris que de vérité (bien
qu'il lui arrive souvent de prendre l'exception pour la
règle et qu'il généralise, lui qui a fait des méthodes ex-
périmentales sa poétique, avec une injuste prompti-
tude) ; comme nul ne fut jamais moins courtisan, ni des
puissances d'en haut, ni de celles d'en bas, ni des sol-
dats, ni du prêtre, ni du paysan ou de l'ouvrier, ni du
bourgeois ou de l'artiste, ni de l'argent, ni du travail,
ni même de la Vertu fragile et de l'éphémère Beauté ;
et comme il dit crûment, avec une brutalité voulue, ses
visions et sa pensée, chacune de ses vingt mille pages
lui a fait, et successivement dans toutes les couches
sociales, des milliers d'ennemis. Tous, les uns après les
autres, l'ont accusé de les avoir calomniés. Encore s'il
avait pris l'adroite précaution de montrer, comme dans
les livres d'enfants, le bon élève bien sage à côté du mé-
chant garçon. Mais ce n'est pas sa manière, et, s'il s'es-
saye dans la pureté, il la fait impure. Dès lors, de lon-
gues rancunes, de sourds désirs de vengeance, couvaient
contre lui dans toutes les classes comme dans tous les
partis, parmi les aristocrates et dans la démocratie,
chez les amis comme chez les exploiteurs de ce peuple
qu'il a, tout à la fois, méconnu et connu trop bien.
Comme l'étranger dévorait ses romans et croyait y trou-
ver une peinture d'autant plus exacte qu'elle était plus
70 HISTOIRE DK L AFFAIRE DREYFUS
cruelle fie la France, il n y avait pas seulement des rhé-
teurs, mais d "innombrables braves gens pour détester
dans cet Italien d'hier un détracteur de son pays d'a-
doption. Parce qu'il a raconté la débAcle de l'armée
comftie un géologue dirait la débâcle dun glacier ou
dune montagne, avec la même sérénité scientifique et
épique, il a commis un crime contre la patrie. Et ce
poème de larmée vaincue, d'année en année, lui a été
reproché avec plus de fureur, parce qu'il avait, dans
ses deux derniers ouvrages, analysé l'hystérie religieuse
de Lourdes avec la même science impitoyable que l'al-
coolisme de « l'Assommoir )-. et disséqué la Rome pa-
pale avec le même scalpel aigu que le Paris des « Rougon-
Macquart »(i). Les moines, plutôtque de l'excommunier
comme impie, ameutaient plus sûrement contre lui en
le dénonçant comme un mauvais Trangais. Naguère, ir-
rités de ce manque de goût qui est, parfois, le propre
du génie, des artistes délicats, des classiques sévères
ont durement traité Zola. « Sa gloire est détestable. Ja-
mais homme n"a fait nn pareil effort pour avilir l'huma-
nité. Jamais homme n'a méconnu à ce point l'idéal des
hommes. Son œuvre est mauvaise, et il est un de ces.
malheureux dont on peut dire qu'il vaudrait mieux
qu'ils ne fussent pas nés (2). ■> On va décrocher ces
vieilles armes.
(1) Cassagnac : « De ses mains impures, qui essayèrent de
Kouillerla Lourdes de Marie et la Rome de Saint-Pierre,... etc. »
(Aiilorité du 16 janvier 1898.)
(2 Anatole FiiANCE, La Vie lilléraire.l, 23G, article sur la Terre
qu'il a])polle << ler^ (léorgiques de la crapule » : " M. Zola ignore
la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses... Il
n'a pas de goût... Il a comblé cette fois la mesure de l'indé-
cence et de la grossièreté. >- Jugement non moins sévère sur
le Rêve: « S'il fallait absolument choisir, à M. Zola ailé, je pré-
férerais encore M. Zola à <pialre pattes .. Il tombe à chaque
instant dans l'absurde et le monstrueux. >- — Ranc n'avait pas
l'enquête de pellielx 71
C'était l'étrange fatalité qui pesait sur Dreyfus qu'au-
eun homme populaire n'embrassât sa cause et qu'aux
iiaines, factices ou sincères, qui pesaient sur lui s"a-
joutassent toutes les haines qu'avaient accumulées ses
défenseurs.
Mais, aussi, cette parole de Zola était si haute et si
claire, elle sonnait, après un silence si prolongé, avec un
tel éclat que tous ceux qui étaient convaincus de l'inno-
cence de Dreyfus ou qui en avaient seulement le soup-
çon, furent réconfortés et ceignirent plus fortement
leurs reins pour la lutte.
Comme tous les hommes qui ont beaucoup d'enne-
mis, Zola avait des amis passionnés; ils le suivirent.
Une partie de la jeunesse des écoles, petite minorité
encore, mais énergique et résolue, fut secouée d'un pre-
mier frisson.
Zola, insensible depuis longtemps aux injures, ri-
posta aux attaques par un second article (i), et, cette
fois, alla droit au monstre lui-même, au fantôme du
" Syndicat ». Il empoigne, sans peur des représailles,
les inventeurs de la légende : les bureaux de la Guerre,
qui s'obstinent à couvrir les personnages compromis »,
et, surtout, « cette presse immonde, où se mêlent les
passions et les intérêts les plus divers », et qui, volon-
tairement, a déchaîné «la folie publique». Puis, tout
été moins dur pour V Assommoir: « Les travailleurs n'y valent pas
mieux que les fainéants... Paresseux ou non, ivrognes ou non,
liommes et femmes, les per,-;onnages de M. Zola sont également
répulsifs... Dans tout ce monde, qui grouille en pleine boue, pas
un éclair d'intelligence ni d'esprit... Le peuple ne sent pas si
mauvais que cela... Je me rappelle, en mai 1871, un bataillon
qui défilait sui' les boulevards. Les fédérés, revenant des avant-
postes, marchaient d'un pas leste, une branche de lilas lleuri au
bout du fusil. 11 y a des Heurs au faubourg, mais .M. Zola ne
les a pas vues. »
(1) Figaro du i'^' décembre 1897
72 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de suite, rargument topique, le plus cuisant : « Ce qui
me tracasse, c'est que, s'il existe un guichet où l'on
touche, il n'y ait pas quelque gredin avéré dans le Syn-
dicat. Voyons, vous les connaissez bien : comment se
fait-il qu'un tel et celui-ci, et cet autre n'en soient
pas ? I) Quelques hommes travaillant à des lieues et
sans se connaître, mais marchant tous par des che-
mins divers au même but, « se sont rencontrés fata-
lement au carrefour de la Aérité, au rendez-vous de
la justice ». Voilà tout ce « noir complot ». Ils ne veu-
lent qu'une œuvre de suprême réparation » ; ils se
sont jetés au travers de ceux qui <( sont en train de
faire commettre à la France, à elle la juste, la géné-
reuse, un véritable crime » ; et ils mèneront la cam-
pagne jusqu'au bout, « même si des années de lutte
sont nécessaires». «De ce Syndicat, ah! oui, j'en
suis, et j'espère bien que tous les braves gens de
France vont en être ! »
En effet, de nouvelles recrues rejoignirent, non pas,
comme de l'autre côté du champ de bataille, par masses
compactes, mais des isolés, des indépendants, partis,
eux aussi, comme les chefs, des quatre bouts de l'ho-
rizon, étonnés de se trouver ensemble, mais, aussitôt,
unis étroitement.
Et, de part et d'autre, dans une même excitation,
apparut chez les simples soldats cette marque des
convictions profondes, l'impossibilité de comprendre
que quiconque ne pense pas exactement comme vous,
puisse avoir raison ou, même, ne soit pas aliéné. Et,
pis encore, l'absurde prétention que les âmes se sont
classées naturellement : les unes en haut, les autres en
bas.
Les écrivains socialistes commirent une grave faute.
La plupart n'étaient encore ni pour Dreyfus ni contre
l'enquête de pellieux 73
lui (i), mais, habitués à guetter les scandales, dès qu'ils
eurent constaté la peur de Billot à avancer sur un sol
crevassé, « d'où Ion exhumera des trahisons aux pre-
miers coups de pioche », ils commencèrent aussitôt le
procès de l'armée elle-même : « Jusqu'alors, elle était in-
tacte; il était presque impossible de la discuter sans être
traité de sans-patrie . Voici que soudain tout le prestige
militaire se dissipe, que la vieille institution est ébranlée.
Et par qui ? Par des conservateurs. Ce sont des conser-
vateurs qui déconsidèrent la haute armée. La Révolution
a des ressources imprévues (2) ».
Assertion inexacte, car Scheurer et ses amis en étaient
encore à supplier les chefs de l'armée de ne pas confon-
dre son honneur avec l'intérêt d'Esterhazy ; Zola, très
politique, avait écrit : « Cette affaire est la plus simple
du monde; il n'y a pas d'autre difficulté que de recon-
naître qu'on a pu commettre une erreur et qu'on a hé-
sité ensuite devant l'ennui d'en convenir (3) ». En
conséquence, la bourgeoisie et toute cette grande majo-
rité du peuple qui n'était pas socialiste recueillirent seu-
lement l'âpre parole des révolutionnaires, et elles y trou-
vèrent une raison de plus, ou un prétexte, de rester
sourdes à la justice.
Les bourgeois libéraux d'avant la loi Falloux
eussent été les premiers à prendre parti pour une
telle cause ; ils n'eussent pas laissé à Jaurès, tour à tour
imprudent et plein de sens, l'honneur d'écrire : « Il s'a-
git de savoir si, sous un prétexte quelconque, prétexte
(ly Petite République des 20 et 26 novembre 1897. — lîouanet,
dans la Lanterne du iS, incline à croire Dreyfus innocent: Pel-
letan, le lendemain, regrette que Billot n'ait pas couvert
Esterhazy qui semble avoir été h dans l'impossibilité de livrer
à l'ennemi les documents » énumérés au bordereau.
(•2) Jaurès, dans la Lanterne du i>8 novembre.
^3j Figaro du 25 novembre.
7t iiisTomr-: de laifaihe nnEYFis
de juiverie, ou de drapeau, ou de patrie, des juges mi-
litaires peuvent saisir et frapper sans garanties légales
un citoyen quel qu'il soit ; voil;i la question, la vraie, la
seule (i) ». Mais les Dufaure, les Léon Say (2) et les John
Lemoinne navaient pas laissé d'héritiers.
Dès que Billot eut consenti au rappel de Picquart,
Pellieux reçut Tordre de procéder, comme officier de
police judiciaire, à une seconde enquête (3).
Boisdetïre, sans plus tarder, avisa à « mettre à labjù
la conscience » de cet officier qui devenait un juge. Il le
manda au ministère, et lui fit communiquer par Gonse
la lettre dePanizzardi où Dreyfus était nommé, et dau-
tres faux (^i),
1 Pelile République du -lù novembre 1897.
(a) Léon Say, dès 1894. avait eu le sentiment que Dreyfus était
innocent. Il me le Ht à moi-même et à bien d'autres.
(3 21 novembre 1897. — Procès Zola, I, 244- Pellieux.
(4) Roget a prétendu devant la Cour de cassation que Pellieux
<i n'a eu connaissance du faux Henry qu'au moment du procès
Zola ". Mais le contraire résulte : 1° de la conversation, à la
date du 29 novembre, où Pellieux demanda à Scheurer si Billot
ne lui avait pas fait voir, comme à lui-même, une preuve cer-
taine de la culpabilité de Dreyfus {Mémoires de Schelrer) : —
■2° de la lettre de Pellieux à Cavaignac. en date du 3i août i8y8,
au lendemain des aveux d'Henry; » Dupe de gens sans hon-
neur,... ne pouvant avoir confiance en ceux de mes chefs rjui
m'ont fait travailler sur des faux, je demande ma mise à la re-
traite » : — 3" de la convei'sation de Pellieux avec un rédacteur
du Gaulois. G. de Maizière, 2 septembre 1898) ; le journaliste
raconte que la pièce fut communiquée à Pellieux, '> poui- mettre
sa conscience à l'abri », par le général Gonse. au cours do
l'enquête sur Esterhazy : 4" de la déposition d'Esterhazy [26 fé-
viior 1901, à Londres,qui raconte, évidemment d'après Henry, que
L EXOUKTE DE PEI.LIEUX 75
La première pièce, d'ailleurs, suffisait à le tromper ;
elle a déterminé bien d'autres convictions d'une sincé-
rité qui défie le soupçon ; et l'idée ne pouvait lui
venir qu'elle n'était pas authentique, que les géné-
raux, Boisdefïre et (ionse, et le ministre de la Guerre
faisaient sciemment usage d'un faux pour sauver un
traître. Lauth venait de photographier la pièce et « la
trouvait merveilleuse (i) ».
Pellieux s'étonna-t-il que les ministres et l'État-
jNIajor, armés d'une telle preuve (qui expliquait tout,
répondait à tout) la gardassent secrète, qu'elle ne fut
même pas au dossier? Henry avait ses raisons pour ne
pas produire son faux en public. Il préférait le montrer
à huis clos. Gonse invoqua des raisons supérieures
d'ordre diplomatique.
Pellieux, pourtant, ne se rendit pas sans résistance à
ces prétextes.
Gonse lui révéla encore comment Schwarzkoppen
pouvait affirmer à J^on droit qu'il n'avait pas connu
Dreyfus; Panizzardi était l'intermédiaire. C'est ce que
Pcllioiix fut mandé au ministère de la Guerre où Boisdeffre lui
fit communiquer par Gonse la fausse lettre de Panizzardi « avec
beaucoup d'autres », parmi lesquelles les lettres de lEmpereur
allemand : « Ce n'est, dit-il, ni un tambour ni même un lieute-
nant-colonel qui eussent pu faire une pareille communication
de documents ultra -secrets et confidentiels à un officier géné-
ral ». — Maizière et Esterhazy disent tous deux que la commu-
nication eut lieu « au cours de l'enquête ».I1 s'agit, évidemment,
de l'enquête judiciaire. Pellieux. causant le 24 novembre 1897 avec
Scheurer, fil allusion au faux d'Henry (Voir p. 122). Il l'avait donc
connu entre le 21, date de sa nomination, et celte entrevue. —
Gonse {Rennes. II, 160) dit « qu'il montra à Pellieux les pièces
qui pourraient lui être utiles »: « Il les examina, les clioisit, et
je les lui fis envoyer deux ou trois jours après par bordereau
officiel signé du ministre. » Mais il se garde de préciser quelles
pièces il lui montra. « Depuis, nous n'avons plus vu Pellieux à
rÉtat-Major jusqu'après son enquête. »
(ij Rennes, I. 033, Lauth.
76 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Gonsc et Henry ont dit à Paléologue, Boisdeffre à
Picquart, Mercier aux juges de 1894. Alappui de cette
version, le faux d'Henry.
Tout cela se tenait très bien.
Henry, en sa qualité de chef du bureau des rensei-
gnements, porta à Pellieux les dossiers secrets (arran-
gés par lui) de Dreyfus et d'Esterhazy. Le dossier de
Dreyfus comprenait la pièce Canaille de D... et la
récente déclaration de Lebrun-Renault ; celui d'Es-
terhazy, le petit bleu, avec l'adresse grattée et ré-
crite.
Pellieux savait en quelle estime l'État-Major tenait
Henry. Il venait d'être promu lieutenant-colonel en ré-
compense de ses services, de son dévouement à toute
épreuve, de son impeccable loyauté. C'est Boisdeffre
lui-même qui parle par sa bouche. Dans le passé qui
s'éloigne, les ombres de Sandherr et de Miribel le pro-
tègent. L'excellent prince d'Arenberg ;'i), qui avait été
l'ami de Miribel et l'était de Boisdeffre et de Galliffet,
me disait pour expliquer sa perplexité : « Il n'y a pas
de plus honnête homme que Picquart ni de plus brave
homme qu'Henry ».
Nécessairement, Pellieux le croira sur parole, ou
c'est Boisdelfre qu'il eût suspecté d'imposture. Henry
sera désormais le grand témoin, à la fois témoin et ac-
cusateur. Avant de déposer sous serment, il met Pel-
lieux au courant. — 11 était légitime que Pellieux se fît
renseigner. Et par qui plus sûrement que par le chef
du service de statistique ? — Or, c'est dans ces tête-à
tête qu'excelle Henry, caria grande lumière des audien-
ces publiques le gêne: il n'y connaît de ressources, con-
tre la dialectique trop serrée d'un contradicteur, que la
(1) Député du Cher, membre de l'Institut.
L ENOLKTK DK PELLIKI X 77
violence calculée des coups d "éclat qu'il ne serait pas
adroit de renouveler trop souvent. Rien de tel à crain-
dre dans le cabinet de Pellieux. Sa ruse de paysan y est
à Taise, se joue des crédulités complaisantes. Ce qu'il
montre, tout ce qu'il dit, devient article de foi (i).
Henry ne cacha pas qu'il avait connu autrefois Es-
terhazy, tout comme Pellieux lui-même. D'ailleurs, il
ne ledéchargeait que de l'accusation de trahison : le bor-
dereau a été décalqué par Dreyfus sur l'écriture d"Es-
terhazy et le petit bleu est une pièce suspecte. Il n'es-
saya nullement de faire passer Esterhazy. dans sa vie
privée ou militaire, pour un modèle. On peut calomnier
un joueur, un libertin, comme un honnête homme.
Aussi bien, Henry lui-même n'a-l-il pas été accusé de
trahison et presque en même temps qu'Esterhazy ?
En effet, après avoir raconté, à sa façon, les entrevues
de Bàle et de Luxembourg avec Cuers. Henry confia à
Pellieux que l'officier français incriminé par l'agent
étranger, c'était lui-même. « D'une lettre, dit-il. qui
existe au ministère de la Guerre et qui est arrivée dans
les premiers jours de novembre, il ressort (|ue c'est moi
qui étais le chef de bataillon visé (2). »
Il eût fallu du génie à Pellieux pour observer alors
que cette lettre (qui n'a jamais été produite) arrivait à
l'Etat-Major à un moment bien opportun.
(i> Je donne ici, et non à la date du 28 novembre, le résumé de
la déposition d'Henry devant Pellieux. Il résulte, en eflet, des
questions posées par Pellieux à Picquart, le 2tj et le 27 novembre,
<(u il était déjà au courant des divers iftcidenls ([ui sétaicnt
produits à lÉtat-Major. du printemps à l'automne de 189O.
Ainsi, le 26 : « Je vous prie de me faire savoir dans <[uel but
vous avez fait disparnilre. dans la photographie du texte, les
traces de déchirure qui existaient sur l'original ? •> etc.
(2 De même Lauth : < La personne que Cuers avait voulu
désigner n'était autre que le commandant Henry lui-même. "
■'28 novembre 1897..
78 HISTOIRE DE LAI FAIRE DREYFUS
Donc, Cuers est un misérable, indigne de toute
créance, quelque agent à la solde ou de 1" Etat-Major
prussien ou du Syndicat juif.
Coup d'une admirable audace et (|ui porta forte-
ment.
Du moment qu'il se trouve des hommes assez pervers
ou assez fous pour accuser Henry, quoi d'étonnant qu'il
s'en trouve pour accuser Esterhazy, viveur endetté et
imprud*... .'
Ces contradictions d'un agent étranger, qui tantôt
nomme Henry, tantôt semble désigner Esterhazy, prou-
vent à la fois et l'inanité de ses dénonciations et l'inté-
rêt des Allemands à disculper Dreyfus.
Si Guers, initié aux mystères du fameux Thiergarten,
a vraiment signalé Henry comme l'informateur d'Es-
terhazy, cette allégation (qui aurait pu être redoutable),
maintenant qu'Henry la révèle lui-même, ne pèse plus
rien.
Henry eût pu taire cet incident à Pellieux. Ah ! l'hon-
nête homme qui fonce sur la calomnie ! Le témoignage
d'un tel soldat est « inattaquable (i) ».
Les premiers propos de ce misérable Cuers, qui
paraissaient viser Esterhazy, Picquart, naturellement,
les a accueillis.
Henry dut charger son ancien chef de l'air d'un sol-
dat qui accomplit, dans un intérêt supérieur, un péni-
ble devoir. Et Gribelin, Lauth vont confirmer tous ses
mensonges. Et, eux aussi, ce sont des hommes hono-
rables.
Ces accusations qui vont se préciser, en se re-
nouvelant, de vagues devenir formelles, s'accroî-
(r C'est ce que dira encore Pellieux à l'instruction Faljre :
« Leur honorabilité (d'Henry et de Gribelin; rend leur témoi-
gnage inattaquable. >■
L ENOUKTi: DE PELLIEL X 79
tre de détails nouveaux (relrouvés subilement dans la
mémoire de ces officiers qui se suggeslionnent les uns
les aufres), et, encore, s'exagérer des inventions de la
presse, et devenir ainsi, à force dètre ir.pétées, des
faits acquis, Henry les a, de longue date, préparées.
Non pas d'un seul coup, mais au jour le jour, profi-
tant de cent menus faits qu'il a recueillis, toujours
en éveil, dénaturés et signalés à Gonse, tantôt avec la
collaboration presque inconsciente de Lauth et de Gri-
belin, tantôt avec celle de ses faussaires habituels,
Lemercier-Picard et Guénée.
Premier chef d'accusation :
Picquart a communiqué à l'avocat Leblois le dos-
sier secret du procès Dreyfus et, notamment, la pièce
Canaille de D... « Un jour qu'Henry est entré brus-
quement dans le bureau », il les a vus ensemble qui
compulsaient le dossier, ouvert devant eux, et d'où
sortait la photographie de la pièce secrète. Il précise la
date : en octobre 1896, et que la pièce était près du
coude du colonel. {Leblois, en octobre, n'était pas
à Paris.) « Mon opinion, dit Henry à Pellieux, c'est
que cette pièce (le document libérateur) n'a pu sortir
du ministère que par la faute ou la négligence de
Picquart. »
Dès lors, tout s'enchaîne et s'explique : Picquart,
par Leblois, a renseigné Scheurer et les Dreyfus; il a
emporté chez lui l'une des photographies de la pièce
secrète; une femme la lui a volée et l'a remise à
Esterhazy.
Ainsi, Henry, après Billot, authentique le roman de
la dame voilée. Le hasard, qui l'a fait entrer " brusque-
ment » chez Picquart, lui a permis d'assister à la genèse
de la félonie.
A l'appui de ces dires u'i supposer qu'ils en aient bc-
80 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
soin), Henry invoquera le témoignage de Gribelin,
qui, lui aussi, a surpris Picquartet Leblois, elles rap-
ports contemporains de Guénée à qui le colonel s'est
ouvert de ses conciliabules avec Tavocat. Et Pellieux
tient de Leblois lui-même qu'il est l'ami intime de
Picquart, son confident, le dépositaire des lettres de
Gonse, — pourquoi pas d'autres documents, plus gra-
ves encore? — qu'il allait le voir au ministère, qu'il a
reçu de lui des dossiers à examiner.
Second chef d'accusation :
C'est \g petit bleu qui aurait mis Picquart sur la piste
d'Esterhazy. Henry expose que c'est lui, toujours, qui
a reçu les cornets de la femme Bastian, trié les papiers
et collé « tout ce qui était en français », passant à Lauth
<( ce qui était en allemand ». (De la consigne de Picquart
qui a ordonné que les cornets lui soient remis intacts,
il ne dit rien.) Or, « dans aucun des paquets qui lui
furent remis, il n'a remarqué aucun des fragments qui
composent la carte-télégramme ». Il l'a connue par
Lauth qui, d'ailleurs, avait négligé quelque temps de
lui en parler. Il lui exprima alors son étonnement (peut-
être aussi à Picquart), vu « qu'il regarde toujours mor-
ceau par morceau ». Ce qui rend l'aventure plus suspecte
encore, c'est toute une série d'incidents dont Lauth et
(jribelin déposeront : Picquart a gardé, pendant plus
d'un mois, avant de les remettre à Lauth, les fragments
du petit bleu : sur les photographies qu'il en a lait tirer
par Lauth et Junck, il a cherché à faire disparaître les tra-
ces des déchirures, afin de faire croire à BoisdelTre qu'il
l'avait intercepté à la poste; il s'est vanté « qu'il ferait
marcher les chefs récalcitrants » ; il avait le projet (dont il
s'est ouvert à Lauth) de faire apposer un timbre sur la
carte reconstituée et s'est renseigné auprès de Gribelin
sur la façon d'y procéder; enfin, il a voulu faire décla-
L ENOUliTE DE PELLIEl'X SI
rer mensongèrement par Laulh que la pièce est de
récriture de Schwarzkoppen, alors que l'écriture du
petit bleu est entièrement inconnue au bureau. Le do-
cument, au sui^lus, n'a aucun caractère de vraisem-
blance. Enfin, Picquart, depuis longtemps, guettait
Esterhazy; il a fait saisir sa correspondance ; dès l'an-
née d'avant, il avait commencé un dossier contre lui,
témoin l'article nécrologique du marquis de Nettan-
court (antidaté par Henry).
Henry accuse-t-il formellement Picquart d'avoir fa-
briqué la carte-télégramme et de l'avoir introduite lui-
même dans le cornet, après, l'avoir déchirée pour faire
croire qu'elle venait de l'ambassade? Il n'en a garde;
l'accusation franche sera portée par Esterhazy qui peut
le faire à bon droit, étant renseigné par la dame voilée,
par la maîtresse de Picquart (i). Mais le récit d'Henry
lend à faire naître, dans le cerveau de Pellieux, la pen-
sée accusatrice qu'il hésite, en bon camarade, à for-
muler. Lune des beautés de la diffamation chez Henry,
c'est le crescendo. Il a lu Beaumarchais ou il l'a
deviné. Il va toujours du simple au composé, de l'insi-
imation qui rase le sol à la calomnie qui éclatera
comme la tempête.
Et, encore une fois, la fourberie qu'il attribue à
Picquart, c'est celle qu'il a commise lui-même quand
il a déchiré le bordereau que Brûcker lui avait remis
intact.
Il ne dénonça pas à Pellieux le grattage de l'adresse
du petit bleu, réservant sans doute, pour l'avenir, cette
autre preuve matérielle de la vilenie de Picquart; mais
il imputa formellement à Souffrain, agent du Syndicat,
ij Esterhazy, dans son dernier interrogatoire (2 décembre
1897,, demanda une enquête sur Inrigine et lauthenticilé du
pelil bleu.
6
82 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
la dépêche où Speranza avertit Picquart que « tout est
découvert ». Pour l'autre dépêche, celle qui prévient
Picquart qu'on a la preuve qu'il a fabri((ué le petit
bleu, il n'avait encore aucune indication, sauf que la si-
gnature « Blanche » était le prénom de la comtesse de
Comminges.
Cependant, il a « toujours considéré Picquart comme
un honnête homme, mais c'est un sceptique, un névrosé,
qui pose pour le décadent; il est adonné à l'occultisme
et fait tourner les tables dans des milieux interlopes (i)».
Henrv est convaincu que son ancien chef, à travers
cette intrigue, u a agi par impulsion, agent inconscient,
(il ne dit pas : payé) de gens qui ont intérêt à le pous-
ser ». Si Henry n'avait pas été en congé quand Picquart
a demandé à Gribelin le dossier de 189^1, « il ne lui au-
rait pas permis d'en prendre connaissance, comme c'é-
tait sa consigne, autrement qu'en présence du sous-
chef d'État-I\Iajor ».
Enfin, ce que ni Gonse ni Henry n'osent dire eux-
mêmes, par prudence, sinon par pudeur, les journaux
l'impriment. Déjà Esterhazy a attribué à Picquart des
origines juives. Drumont, pour lier plus étroitement
Picquart au Syndicat, raconte maintenant que c'est moi
qui lai fait nommer au service des renseignements (2),
pour préparer la revision, tout comme j'avais précé
demment, pour préparer la trahison, imposé Dreyfus à
Miribel (3).
Pendant quelques jours, comme sur un mot d'ordre,
(1) Pellieux interrogera Picquart sur ces billevesées (Cass., I,
2o3, Picquart).
1^2^ Libre Parole du 17 novembre. — Lauth racontait ouver-
tement que j'avais prêté de l'argent à GallifTet, ce qui était
faux, à condition que le général imposât à Zurlinden la nomi-
nation de Picquart.
(3) Voir t. I<^>', 229.
L EXOLKTE DK PKLI.IKLX 83
toute celte presse, acharnée contre Picquart, en oublie
Dreyfus. L'enquête n'est pas contre Esterhazy, mais
contre lui. Il est avéré déjà qu'il a commis des fautes
graves contre la discipline. Gonse redoute de voir pu-
blier sa correspondance avec Picquart; Henry en fait
parler par ses journaux, prend les devants, procédé in-
faillible. L'État-Major ne craint pas ces lettres, puisqu'il
en révèle lui-même l'existence'; et, d'avance, on les dé
précie (i). Picquart va être arrêté. En tous cas, il ar-
rivera à Paris « accompagné » ; « on sait ce que cela
veut dire (2) ».
Et tous ces Alsaciens fidèles sont des « Prussiens »,
Picquart comme Mathieu, « officier dans l'armée alle-
mande », a affirmé Georges Berry, député de Paris;
comme Lcblois, le fils du vieux pasteur de Strasbourg
qui, chargé dans, vient de se coucher pour ne plus se
relever ; comme Lalance qui a osé dire publique-
ment son ancienne conviction ; ou comme Sclieurer,
« industriel allemand ». On vend, dans les rues, un
placard illustré : Esterhazy, «victime des juifs », en bel
uniforme, la cravache à la main, entre ces deux Prus-
siens, Dreyfus et Scheurer.
L'Alsace ressentit cruellement cette nouvelle bles-
sure.
Ainsi Pellieux fut convaincu par Gonse, d'ordre de
Boisdeffre, que Dreyfus était coupable, et par Henry
quEsterhazy était la victime des machinations de Pic-
quart, complice des juifs. Sans la félonie de Picquart,
ce scandale n'eût pas éclaboussé l'armée.
(1) Éclair du 27 novembre 1897, Patrie du 28, Malin du 3o, Libre
Parole, etc.
(2) Écho des 21, 20, 26: Jour du 28; Éclair du 26, etc.
84 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
VI
Pellieux, tout résolu qu'il était, eût voulu se couvrir
dune autorité juridique. Peut-être eut-il un scrupule
sur le comique du prétexte qu'on lui suggérait pour
refuser fexpertise : le respect de la chose jugée, le bor-
dereau déjà attribué à Dreyfus. Il demanda à consulter
un magistrat sur la façon de conduire son enquête;
Henry lui indiqua Bertulus.
C'était un homme jeune encore, d'intelligence alerte,
précautionné, mais capable d'audace, qui n'hésitait pas
à revenir quand il avait été trompé, un peu apprêté,
avec de l'esprit naturel, adroit sans platitude, inquié-
tant d'abord et n'inspirant confiance qu'à l'user, très
moderne d'allure, se plaisant dans le monde et y plai-
sant. On lui réservait, depuis quelques années, les af-
faires d'espionnage. Il était entré ainsi en relations avec
le bureau des renseignements, avec Sandherr et surtout
avec Henry. Quand Picquart prit le service, Bertulus
voulut le connaître. Henry lui fit un portrait peu en-
gageant de son nouveau chef, personnage plein de lui-
même, prétentieux, tatillon, grand coupeur de cheveux
en quatre, faiseur d'embarras, dont il n'aurait que de
l'ennui (i). ^lieux valait continuer à n'avoir atîaire
qu'à lui, Henry, avec qui il était accoutumé de tra-
vailler, à la bonne franquette.
Bertulus, qui délestait l'espèce de gens que lui avait
décrite Henry, en resta là.
Cependant, quand il reçut l'invilation de Pellieux à col-
(i) Cass., I, 220, Bertuhis.
L ENQUÊTE DE PELLIELX 85
laborer avec lui, il demanda d'abord des instructions au
garde des Sceaux. Darlan lui dit de n'en rien faire ; seule-
ment, de se mettre à la disposition de Pellieux pour l'é-
clairer sur des questions de procédure (i).
Pellieux passa outre.
Esterhazy continuait à être renseigné exactement,
par Du Paty et par Henry. Il connut, au jour le jour (2),
les dépositions des témoins accusateurs. Pellieux le
pria de moins fréquenter les journaux, ou moins osten-
siblement. Il s'y engagea (3), mais ne tint pas
parole.
BoisdeiFre (par Gonse) interdit à Du Paty de se ren-
contrer désormais avec Esterhazy (4); — donc, il n'i-
gnorait pas leurs entrevues antérieures. — Du Paty ne
doit plus communiquer qu'avec les intermédiaires.
Esterhazy se servait maintenant de Christian qui,
dès qu'il avait appris l'accusation portée contre son
cousin, était accouru à Paris [b).
Il y trouva M""*^ Esterhazy dans les larmes. La pau-
vre femme avait reconnu l'écriture de son mari dans le
bordereau. Sa vieille amie, la veuve du général Gre-
nier, lui dit un jour : « Vous êtes, vous et M'"'^ Drey-
fus, les deux femmes les plus malheureuses qui soient
au monde. — Ah ! sanglota l'infortunée, je suis bien
plus à plaindre qu'elle ! »
Esterhazy expliqua à Christian qu'il était la victime
(1) Cass., I, 219, Berlulus.
(21 Dép. à Londres, i^'' mars 1900.
(3) Procès Zola, I. 335, Pellieux.
'4) Cass., I, 449i Du Paty; '< .Jeu^ plusieurs entrevues avec
Esterhazy. jusquau jour où je reçus défense du général de
Boisdeffre de le voir, vers le 16 novembre. >> De même, Cass.
II, 193; Inslr. Tuvernier, 6 juin, 25 juillet 1899.)
(.5, Mémoire de Christian au procureur de la République. Cô.
— Cass-i I, ô8r>, Esterhazy.
86 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
(l'un abominable complot des juifs, « tous des bandits ».
— ^ Dès octobre, il l'avait avisé, en termes vagues, qu'il
était menacé de gros ennuis, « inexplicables ou, plutôt,
trop explicables (i) ». — Mais les généraux sont résolus
à le défendre ; il n'a qu'à suivre leurs instructions.
Seulement, pour que sa victoire soit plus éclatante, ils
veulent paraître étrangers à sa défense. Il a compté
sur Christian comme intermédiaire.
Le brave garçon répliqua : « Disposez de moi, de ma
personne, de ma vie (2). » Selon Estcrhazy, il aurait
ajouté : « Disposez de ma fortune ; puisez au tas ; l'ar-
gent n'est rien, w Christian croyait toujours ses
fonds chez Rothschild; il eût voulu les ravoir. Laisser
de l'argent chez des juifs, même pour une bonne afTaire,
cela n'était plus digne. Esterhazy allégua qu'il était
filé ; en ce moment, il ne saurait aller chez Rothschild,
même pour reprendre son argent ; ce sera pour plus
tard, après la bataille ; il crachera alors son mépris à la
face du banquier.
Le comte Nicolas-Maurice, au nom des Esterhazy
d'Autriche, avait publiquement protesté n'avoir rien de
commun avec le Walsin, accusé de trahison ; la bran-
che française des Esterhazy est éteinte ; ni la branche
française, ni la branche hongroise n'ont ^< jamais reconnu
les Walsin comme comtes Esterhazy (3) ». Ce désaveu
fut très sensible à l'impudent comédien qui, dans ses
lettres à Félix Faure et ses discours aux journahstes,
avait tant joué de son cousinage avec l'illustre famille.
(1) Lettre du 1" octobre 1897: « Autre grande affaire. C'est
cela qui est plus grave et plus ennuyeux que tout. J'en suis
bien contrarié. »
(■2) Mémoire. 71.
(3) Fremdenblali du 24 novembre 1897. — Une autre protesta-
tion du comte Paul Esterhazy. consoillor do lambassade dAu-
I riche cl Paris. p;uul d.in~ le Tcmp.i du ■>.'^.
l'enquête de PELLIEUX 87
II chargea Christian de riposter dans la Libre Parole ;
ia note, très exacte, établissait leur droit, bien que
d'une branche bâtarde, à porterie nom d'Esterhazy (i).
Marguerite Pays mit Christian en relation avec Du
Paty. Ils se virent, pour la première fois, au pont de
l'Aima ; le marquis lui jeta ces mots : « Ce soir, à six
heures, devant le n" 8 de l'avenue Gabriel (2). »
Une vague inquiétude se mêlait maintenant à l'ar-
deur de Du Paty. Gonse, enfin, lui avait fait voir le dos-
sier de Picquart contre Esterhazy, celui d'Henry contre
Picquart (3) ; le faux d'Henry le laissa sceptique (4).
Il s'exprima sur Picquart avec sympathie (5), comme
par quelque obscur instinct qu'ils avaient les mêmes
ennemis.
Du Paty et Christian se rencontrèrent presque tous
les soirs (6), dans des endroits écartés, sur les berges de
la Seine, par le brouillard et la pluie. Du Paty allait
lire dans les vespasiennes les billets d'Esterhazy, y ré-
digeait ses réponses. Très nerveux, il discourait beau-
coup, sur « son cousin» Cavaignac qui prendrait la dé-
fense d'Esterhazy à la tribune, sur Félix Faure « qui se
tenait très bien « : « Tant que je serai Président, a-t-il
dit, la revision ne se fera pas. » Il se rassurait lui-
même en proclamant que la victoire était sûre, w Com-
me dans l'Evangile », il sera beaucoup pardonné à
Marguerite Pays. « Quand tout cela sera fini, je ré-
glerai leur compte à mes insulteurs. (Quelques jour-
Ci) Libre Parole du 20 novembre 1897.
(2) Mémoire, 67.
(3; Cass., II, 196, Du Paty {Enq. Renouard).
(4) Cass., I, 444- Rennes, III, 5o5, Du Paty. — Gonse en con-
vint à l'enquête Renouard et à l'instruction Tavernier.
(5) Cass.. I, 2i3, Picquart.
(6; Cass., I, 585; II 244, Ksterhazy ; II, 176, Pellieux: 194, Du
Paty.
88 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
naux avaient mal parlé de lui : ces articles avaient
été commentés dans les cercles.) Aux uns, je donnerai
des coups de bottes; aux autres, à ceux de mon monde,
des coups d'épée. » Il soupçonna Souffrain, « agent des
juifs », d'avoir voulu enlever la marquise Du Paty pour
faire croire qu'elle était la dame voilée (i). En tout cas,
ce lui fut un prétexte pour faire sortir sa femme de
Taflaire.
Tard, dans la nuit, après avoir ramené Esterhazy du
logis de sa maîtresse au domicile conjugal, Christian
portait encore des lettres chez Pellieux, pour que le
général les eût à son réveil. D'ordinaire, des agents
de la Sûreté suivaient Esterhazy jusque chez lui (2).
Il accompagna M""^ Esterhazy à Dommartin pour
vérifier si « les juifs « n'avaient pas glissé des papiers
compromettants dans un meuble à secret.
Ses fonctions n'étaient pas une sinécure. .Mais il ne
se plaignait pas, d'une absolue confiance que n'effleura
aucun doute, plein d'admiration pour ces grands per-
sonnages qu'il voyait attelés, dans un commun effort, à
la défense de l'innocence calomniée. Il tenait pour
mensongers les récits des journaux qui dépeignaient
Esterhazy comme sans ressources. Ne sait-il pas qu'il
n'est pas d'homme d'affaires plus consommé, et qu'il a
été, pendant des années, l'heureux associé des Roth-
schild (3) ?
Il était prêt à tout, pour cette belle cause, à se battre,
à écrire des lettres anonymes, à faire des faux. Et nul
confident plus discret. Il ne chercha même pas à savoir
le contenu des billets échangés chaque soir entre Du
(1) Mémoire, çp, 100, etc. ; Figaro des 1-2 et 14 juillet 189S.
récit de Christian.
(2) Mémoire, Cass., I, 785, Tournois.
(3) Mémoire, 68, 72, <j4.
L ENQUETE DE PELLIEUX 89
Paty et Esterhazy. Plus tard, seulement, il en vit un
qu'avait conservé Marguerite ; elle en avait brûlé beau-
coup ; sur celui-là, il lut, en toutes lettres, le nom de
Boisdeffre (i).
C'était une note où Du Paty avait, vers la fin, altéré
son écriture de façon assez singulière (2). S'il est inter-
rogé par Pellieux sur ses rapports avec Esterhazy, voici
ce quil dira et qui sera « sensiblement vrai ». Il est
intervenu auprès dEsterhazy « pour empêcher un acte
de désespoir »^ « modérer une exaspération légitime » ;
il doit taire les moyens qu'il a employés, « pour ne pas
compromettre des tiers vis-à-vis desquels il est engagé
d'honneur » ; « le général de BoisdefTre n'est pas sans
savoir qu'il a eu des relations indirectes avec Es-
terhazy ». Du Paty ne sait rien de la dame voilée; il n'a
rien communiqué de secret à Esterhazy ; il la engagé
à rendre le document libérateur, « faisant appel à ses
sentiments patriotiques », et il y a « réussi sans diffi-
culté ». Ce n'est pas lui qui a dénoncé Picquart à Es-
terhazy. Tant qu'Esterhazy n'aura pas reçu « une lettre
officielle de lui », le dégageant de sa parole, il n'est
pas censé le connaître.
En conséquence, Du Paty priait Esterhazy de bien se
pénétrer de ces indications, « car il importait qu'ils
fussent bien d'accord ■> .
Enfin, la note « aux deux écritures » se terminait par
ces bonnes nouvelles :
Tout va bien. La personne qui a été chercher les fa-
meuses lettres de Picquart en style convenu est précisé-
ment l'auteur du télégramme signé Blanche, lequel est de
(1) Mémoire, io5.
(2) Du Paty reconnut la lettre et convint des circonstances où
il lavait écrite. Cass., I, 4^4; H? i94')
90 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
son écriture un peu déguisée. La police a mis la main
dessus. C'est une amie de Curé. On pourra prouver que le
Roumain n'a rien reçu.
Ainsi Du Paty a appris seulement à cette date (20 no-
vembre) que la correspondante de Picquart est bien
M"® de Comminges. II en est joyeux, ayant eu maille à
partir avec cette famille (i). Et il s'empresse d'en aviser
Esterhazy, qui, lui aussi, en sera fort aise, ayant gardé
rancune à Curé pour avoir médit de lui à Picquart.
Cette lettre confidentielle (qu'il recommande à son cor-
respondant de détruire) est d'une sincérité manifeste.
Toute la sottise méchante de Thomme y paraît. S'il avait
fabriqué lui-même, avec Esterhazy, la fausse dépêche,
il ne jouerait pas à son complice cette imbécile comédie.
Esterhazy dut rire dans son épaisse moustache ; il
garda la « directive (2) ».
La Roumanie est une satellite de la Triple Alliance.
Les attachés militaires roumains travaillaient avec leurs
collègues allemand, autrichien et italien. L'un d'eux (3)
était un ancien élève de l'École de' Saint-Cyr, qui eût
voulu entrei' dans l'année française, à qui Galliffet avait
barré la route, puis élève de l'École supérieure de
guerre à Bruxelles et capitaine d'État-Major en Rou-
manie. On le soupçonnait (peut-être à tort) d'avoir pro-
curé, en 1895, le manuel de tir à Panizzardi qui le fit
copier par un de ses agents ; or, c'était un agent doublé
(Corninge) qui avait averti Picquart.
(1) A l'enquête Renoaard (9 septembre 1898), Du Paty continue
à attribuer la dépêche à M"* de Comminges. (Cass, II, 195.)
(2) Cass., I, 585. Esterhazy la versa au dossier de la Cour
de cassation : il l'avait communiquée précédemment au conseil
d'onqiuHc cl dit (lu'oUe avait éU' cnh'c les mains d'un rédacteur
de la Libre Parole, Boisandrc ; celui-ci la reconnut. {Cass.,
II, i85.)
(3) Le prince Ghika.
L ENOiLETE DE PELLIEL'X 91
Du Paty eût préféré ne pas déposer à l'enquête ; Es-
terhazy pria Pellieux de l'entendre, « le plus tôt pos-
sible, dans l'intérêt de sa défense (i) ».
Enfin, Esterhazy fit choix d'un avocat. Un député
radical, Bazille, eût voulu plaider ce procès retentis-
sant; il brouillonna, bourdonna autour de lui. Mais
Vervoort conseilla à son ami de s'adresser plutôt à
Maurice Tézenas, dont il avait été le client.
Tézenas était alors l'un des plus réputés parmi les
jeunes avocats d'assises, souple, aimable, sceptique dès
l'enfance (il est mon camarade de collège), qui avait
érigé le scepticisme en sagesse, orateur facile, avec du
trait, la parole tantôt caressante, tantôt vigoureuse, et,
sous un joli laisser-aller, un grand soin de parvenir et
une non moins grande habileté à débrouiller les causes
les plus compliquées ; avec cela, crédule et, séducteur
lui-même, facilement séduit.
Esterhazy lui demanda, par téléphone, de se charger
de Sel défense et l'avertit que, pauvre, il ne lui donne-
rait pas d'honoraires. Tézenas répondit qu'il serait heu-
reux de plaider gratuitement pour un officier accusé à
tort.
Et, tout de suite, il fut convaincu, tant Esterhazy,
qui s'appliqua à lui plaire, sut l'intéresser. Tout ce que
le fourbe lui conta, il le tint pour vrai; les secrétaires
de Tézenas (qui seront plus tard d'ardents révision-
nistes) ne furent pas moins suggestionnés que leur pa-
tron. Esterhazy causait pendant de longues heures
avec Tézenas des sujets les plus variés, encyclopédie
rivante, sachant tout et parlant de tout avec beaucoup
d'agrément et d'imprévu.
Pourtant, l'irrégularité des procédures suivies con-
(1) Lettre d'Esterliazy a Pellieux, du 24 novembre \Pièce i4).
92 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
tre Dreyfus inquiétait l'avocat. Des confrères jaloux le
disaient sans scrupule ; il avait celui de la légalité.
Esterhazy vit ce doute et, par Henry, avertit Gonse
de faire le nécessaire. Gonse, docile à son ordinaire,
et d'accord avec Billot, envoya aussitôt Du Paly chez
Tézenas (i) ; il lui recommanda toutefois d'être pru-
dent et de mettre des conserves bleues, en route,
pour n'être pas reconnu («).
Du Paty fit un' beau discours à Tézenas : il pro-
testa que, dans une pareille affaire, le défenseur doit
tabler sur une complète certitude ; qu'il a été, lui,
l'un des instructeurs du procès de Dreyfus ; que la
culpabilité de Dreyfus est certaine, cent fois démon-
trée ; que la vie d 'Esterhazy est sans doute irrégu-
lière, mais indemne de crime, et que c'est un galant
homme.
Il renouvela sa visite et ses propos. Esterhazy avait
confié à Tézenas que la dame voilée n'était autre que
la marquise Du Paty elle-même. Tézenas n'en dit rien
à Du Paty. L'alTaire s'annonçait très belle.
VII
Henry, infatigable, travaillait toujours à la rendre
meilleure.
Bien qu'il eût accumulé déjà une montagne de men-
(i) Du Paly se dit « absolument couvert par les ordres quil
reçut de Gonse à cet effet ». iCass., I, 4^4 ; 32, 200; Inslr. Ta-
vernier, 6 juin.) Gonse dit tantôt que ce fut Billot qui provoqua
la démarche, voulant ■< savoir ce <[ue l'aidait Esterhazy ■■, tan-
tôt que ce fut Du Paty, informé des doutes de Tézenas par
l'un de ses secrétaires. iCass.. II. 198; Rennes, II, iGi, 171.)
^•2) Cass , II., 32, 3oo, Du Paty.
L ENOIKTE DE PELLIEIX 93
«onge? sur Picquart, il le redoutait encore. Une partie
du public semblait incrédule aux monotones difîama-
tions des journaux. Rien qu'un acte éclatant de la jus-
tice militaire pouvait le mettre, officiellement, en pos-
ture de suspect.
Le jour même où Pellieux commem^a sa seconde en-
quête (i), Esterliazy, coup sur coup, lui adressa deux
lettres. Il a revu, le soir précédent, sa mystérieuse
protectrice. Elle lui a révélé que Picquart, au sixième
étage de la maison où il habite, délient, « dans une ar-
moire de forme spéciale, des papiers et des documents
dont la saisie prouvera que c'est le dernier des gueux ».
« Si le ministère, lui a-t-ell3 dit, avait montré de l'éner-
gie, il y a longtemps que cette saisie serait faite. » En
conséquence, Esterliazy réclame une perquisition im-
médiate chez Picquart a). Pellieux reçut, en même
temps, une lettre anonyme ; l'un des scribes d'Henry le
menaçait de dénoncer à la preç«e la mollesse de son
attitude (3).
Esterhazy invoquait, à l'appui de sa requête, un article
du Code de justice militaire qui s'applique seulement
aux accusés 1 4)- -Mai? la description de la petite chambre
où se trouvaient des papiers était exacte. Picquart, un
jour, y avait envoyé (ïribelin.
1 Cass., II, {)■/ [Enq. Pellieux , interrogatoire d'Esterhazy du
2', novembre; je sui> son récit que confirme Pellieux: ■< Kecon-
nnissez-vous ces deux lettres ? — Oui. — .Je les verse au dos-
sier. >■
(2 Au procès Zola (I, 245 1 Pellieux dit : < Cette perquisition
m'avait été demandée. » Il ne dit pas par qui.
(3 Christian, Mémoire. 97.
/^ L'article S5 du Code de justice militaire iraodifié par la loi
du 18 mai 18701 qui permet aux commandants de place, etc., « de
faire tous les actes nécessaires à l'elTet de constater les crimes
et les délits et d'en livrer les auteurs aux tribunaux chargés de
les punir ».
94 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Dès le lendemain (i) — le jour même où Picquart s'em-
barqua à Tunis, — le commissaire de police Aymard et
Henry, en civil, assistés dun serrurier et de trois ins-
pecteurs de la Sûreté, se présentèrent, à sept heures du
matin, à l'immeuble désigné par Esterliazy (2). Le com-
missaire s'y introduisit avec sa bande, sous un prétexte
que lui avait soufflé Henry (3). Il allégua qu'il venait
rechercher, au nom de l'administration des Contribu-
tions indirectes, s'il n'y avait pas dans la maison une
fabrique d'allumettes de contrebande, ou, tout au moins,
un dépôt de cette marchandise prohibée. Fabrique ou
dépôt devant être dans les chambres du sixième, Henry
et les policiers montèrent aussitôt et procédèrent à une
perquisition sommaire, au nom de la Régie, chez un
employé de la Banque de France, puis chez une modiste
qui était encore au lit et chez deux autres femmes ; ces
pauvres gens réclamèrent à peine, elï'rayés par l'écharpc
du commissaire et la rudesse de son allure, et parce
que, dans notre démocratie aux habitudes césariennes,
le domicile privé n'est tenu pour sacré par personne,
pas même par les victimes de ces attentats. Cette comédie
jouée, on arriva à la mansarde fermée. Le commissaire
fît alors chercher le gérant de la maison, exhiba
un mandat de l'autorité militaire, et fît quérir un ser-
rurier. On trouva, dans la mansarde, une cantine pleine
de papiers ; Aymard y fouilla « avec une évidente satis-
faction (4) » et la fit emporter, ainsi que plusieurs
(1) 23 novembre 1897. — Pellieux convient [Procès Zola, I, 335)
qu'il ne consultn aucun magistrat avant de faire procéder à cette
perquisition. Après, il en parla à Bertulus. Il signa son ordon-
nance le 22, le jour même où il reçut les lettres « urgentes et
confidentielles » d'Esterhazy.
(2) Rue Yvon-Villarceau, n° 3.
(3j « Ce stratagème a été indiqué par le service des rensei-
gnements. » {Matin du 25 novembre 1897.)
(4) Matin du 25.
L ENQUETE DE PELLIEUX 95
malles et valises, mais sans en examiner le contenu. On
força ensuite la porte de Picquart, au quatrième étage.
C'était un logis très modeste, d'un loyer de 700 francs (1),
une chambre à coucher, la salle à manger servant de
cabinet de travail, une petite cuisine. L'or du Syndi-
cat, Picquart, évidemment, ne l'a pas dépensé pour son
habitation. La perquisition dura deux heures. Toutes
les armoires furent ouvertes, ainsi que tous les meubles
et tiroirs, et tous les papiers saisis, paquetés, emportés.
Le commissaire questionna le gérant sur le genre de vie
du colonel (2).
Henry, en s'en allant, dit à haute voix, pour être en-
tendu : « Ce que nous avons trouvé ne fait que confir-
mer ce que noiis savions déjà (3). »
Les papiers furent dépouillés, des travaux particuliers,
la correspondance du jeune officier avec sa mère;
on n'y découvrit pas une seule lettre, une seule note
suspecte ; Pellieux, avant la fin de la semaine, restituera
le tout à Picquart (4). Donc, encore une fois, Esterhazy
a menti. Mais l'effet a été produit sur la galerie. Si la
justice militaire n'a pas attendu quelques heures pour
(1) Malin et Intransujeani du 25 novembre 1897.
(2) Tous les journaux signalèrent que le commissaire était
accompagné d'un personnage important : k Un officier supé-
rieur appartenant au service des renseignements » (Matin);
« un délégué du ministère de la Guerre, portant la rosette dof-
ficier de la Légion dhonneur » (Jour) ; « un représentant de
l'autorité militaire » (Temps-, etc. LePe///Jour/2a/du 27 le nomma:
Henry; et la Patrie du 27 parut avec ce titre en manchette :
« Les recherches du colonel Henry. » La présence d'Henry
aux perquisilions chez Picquart fut confirmée, le même jour,
par le Figaro. Henry démentit tardivement dans la Patrie du
4 décembre.
■3 Jour, Inlransiijeant du 26 novembre. La Pairie du 27 repro-
duit le même pro|>os : « Cet officier, le colonel Henry... »
4) Note officielle du 29; « Les papiers saisis au domicile du
lieutenant-colonel Picquart lui ont tous été restitués par le gé-
néral de Pellieux. » De même, Pellieux [Procès Zola, I, 245).
96 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
perquisitionner en présence de l'intéressé, comme le
veut la loi (i), si une telle hâte a été nécessaire, il faut
que Picquart soit cent fois coupable (ce n'est plus un
témoin, mais un accusé), et Drumont encore a eu raison !
Au surplus, demain, dès son arrivée, Picquart sera
mis au secret, gardé à vue (2).
Quel contraste avec Esterhazy, laissé libre, chez qui
nulle saisie n"a été pratiquée (3) !
En Angleterre, une telle violation de la loi eût soulevé
l'opinion; magistrats, policiers, officiers, on les eût' traî-
nés, comme des malfaiteurs, devant les tribunaux (4).
A Paris, quelques journaux à peine protestèrent (5) ; le
Journal des Débats refusa un article de George Picot,
secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales,
qui dénonçait l'illégalité. Le vice, peut-être le plus
profond, de la Révolution et de la société qui en est
issue, c'est le dédain des droits personnels, le mépris
(1) Article 89 du Code d'inslruclion criminelle : « Les opéra-
tions prescrites par les articles précédents seront faites en pré-
sence du prévenu, s'il a été arrêté, et s'il ne veut ou ne peut y
assister, en présence d'un fondé de pouvoirs qu'il pourra nom-
mer. » — Aucun article du code de justice militaire n'autoi-ise
les officiers de police militaire à jirocéder ainsi qu'il est dit à
l'article 88: u Le juge d'instruction pourra pareillement se trans-
])orter dans les autres lieux où il présumerait qu'on a cachetés
objets dont il est parlé dans l'article précédent. »
(21 Libre Parole, Jour, etc., du 26 novembre 1897.
(3 Procès Zola, l, 2^8, Pellieux : « Il était absolument inutile
de faire perquisitionner chez le commandant Esterhazy; cela
avait été fait pendant huit mois... Je n'ai pas fait perquisition-
ner chez Esterhazy parce que j'étais officier de police judiciaire
et que je ne l'ai pas jugé nécessaire. »
(4) Albert Decrais, député de la Gironde, ancien ambassadeur
à Londres, me rencontra, dans les couloirs de la Chambre,
comme il venait d'apprendre l'incident : « Ces journalistes, me
dit-il, sont naïfs ; ils prennent pour des agents de police de
vulgaires cambrioleurs. — Allez donc, lui répondis-je, répéter
cela à Méline ou à Billot ».
(5) Temps^ Figaro. Siècle, Radical, Aurore des 26 et 27 novembre
L ENQUETE DE PELLIEUX 97
de l'individu. Billot ayant décliné, dans une note offi-
cielle, toute responsabilité de l'incident, les tribunes
des deux Chambres restèrent muettes. Il ne s'agis-
sait pourtant pas d'un pauvre hère quelconque, mais
d'un colonel. On aurait su que la perquisition chez Pic-
quart avait été réclamée, ordonnée par Esterhazy, on ne
se serait incliné que plus bas. Les locataires, chez qui
la police s'était introduite sous un prétexte mensonger,
furent sollicités de déposer une plainte (i) ; ils s'y refu-
sèrent, s'estimant heureux d'en être quittes pour la peur.
Le sabre, ne sentant nulle résistance, enfonça plus
avant.
VIII
Pellieux, cette expérience faite, poussa vivement son
enquête.
Il commençaparenlendreànouveau Mathieu Dreyfus,
qui s'étonna de le trouver sec]et tranchant, Esterhazy et
Scheurer (2). Comme>Scheurer entrait chez Pellieux, Es-
terhazy sortait ; le général parla durement à lespion ;
puis, sadressant à Scheurer : « C'est lui. »
La première fois qu'Esterhazy avait raconté son roman
à Pellieux, il lui avait indiqué les lieux de ses rendez-
vous avec la dame voilée : à l'Esplanade des Invalides,
derrière la palissade du pont Alexandre III, au parc
Montsouris, à l'endroit même où il s'était rencontré avec
1) Je fis faire une démarche, à cet effet, chez lune de ces
locataires ; elle supplia qu'on la laissât tranquille.
2, 23 et 24 novembre 1897.
98 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Du Paty el Gribelin (i). Depuis, il l'avait revue à Mont-
martre, en face de la vieille ég-lise, à côté du Sacré-
Cœur. L'inconnue était brune, de trente à trente-cinq
ans, les allures distinguées, peut-être du monde diplo-
matique, très emmitoufflée, parlant avec une grande
volubilité. Elle l'avait convoqué, par de petits billets,
à chacune de ces entrevues.
Cette fois-ci, à l'enquête judiciaire, plus sérieuse,
Pellieux lui réclama des preuves matérielles de cette
aventure, les lettres de la dame voilée. Le lendemain,
Esterhazy les versa au dossier (2).
Il les avait fait écrire, en caractères d'imprimerie, par
Christian, toujours heureux de rendre service (3). La
fille Pays envoya sa concierge à Montmartre pour pré-
ciser le nom de la rue (Saint-Eleuthère), près de la vieille
église, où la dame avait donné l'un de ses rendez-
vous (4)- Christian se servit d'une encre différente de
celle dont Esterhazy faisait usage pour écrire à Pel-
lieux. Le plus ancien des billets fut froissé et sali, pour
qu'il parût plus authentique.
Christian n'en continua pas moins, avec une absolue
sincérité, à croire Esterhaiy innocent. Il n'y avait d'in-
fi) Cass.. II, 94, 107. 108, lOf), 224, Esterliazy.
2) Sauf le premier. Il avait eu le tort de préciser que c'était
un pelit bleu: la carte-lélégramme ;où ladresse est écrite au verso
de la missive) aurait dû porter le timbre de la poste avec la
date. Il dit. en consé(iuence, quil ne lavait pas conservée et il
en donna une raison que Pellieux trouva très plausible : « Parce
que, ex])liqua-t-il, la carte était écrite en caractères d'imprime-
rie, et qu'on aurait pu me dire que je me l'étais envoyée à moi-
même. — Continuez, reprit Pellieux II. g4). » La même objection
valait pour les autres billets, mais elle ne vint pas à l'idée de
Pellieux-qui les re^utsans mot dire.
(3) Cass., II, 282, 25i \Enq. Berlulus), Christian. — Il dit ■ qu'il
avait encore chez lui du papier semblable ».
(4) Cass., II, "277. Bertulus. — Déposition de la concierge,
femme Choinet.
L ENQUETE DE PELLIEUX 99
vraisemblable pour Pellieux que l'hypothèse de Scheu-
rer, rinnocence de Dreyfus (i;.
Esterhazy n'avait pu aller à un dernier rendez-vous de
son amie, il y a trois jours, ^' parce qu'il était entouré
d'une bande de gredins qui le suivaient botte à botte, ne
le lâchaient pas d'une semelle <>. Cela, aussi, parut très
plausible.
Tout ce qu'Henry a raconté de Picquart à Pellieux. la
dame voilée l'a révélé à Esterhazy. En elïet, Picquart
lui avait fait ses confidences sur l'oreiller. La confir-
mation était décisive.
Une seule fois, à la demande de Billot, Picquart avait
envoyé un agent dans l'appartement d'Esterhazy absent :
lagenty avait ramassé seulement une carte de Drumont
que BoisdeiTre avait fait photographier. Esterhazy accusa
Picquart d'avoir fait « cambrioler » son appartement,
ouvrir par effraction les meubles et les armoires, tout
fouiller, tout retourner (2).
Telle a été, hier, la perquisition chez Picquart, pro-
voquée par Esterhazy. Ici encore, Esterhazy trans-
pose, ne change qu'un nom. Et Pellieux sourit : il n'a
donc fait à Picquart que ce que Picquart a fait à Ester-
hazy. C'est la loi juive du talion. Pourtant, l'impru-
dente presse du Syndicat crie au scandale !
Dans un deuxième interrogatoire (3), Pellieux donna
lecture à Esterhazy de la déposition de Mathieu ■ /^) ; il
! 1) Au procès Zola I, 247),. Pellieux refusa u d'exprimer une
opinion» sur l'affaire de la dame voilée.
{■2; Pellieux accepta, sans contrôle, ce récit d'Esterhazy, le
répéta au procès Zola, ajouta que Picquart avait avoué I. 249 .
Picquart rectifia vivement (I. 3oi, 333). Pellieux convint qu'il avait
parlé d'après Esterhazy I, 333}.
(3,1 20 novembre 1897. Cass., II, 98 à 102).
(4) Caas.. II, 93 : « Pour vous éclairer sur la nature précise de
celle accus-ation, je vais vous faire connaître, point par point,
les raisons qu'il allègue. »
100 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
l'invita ensuite à y répondre. Ce lui fut un jeu. Il lui
montra ensuite le document libérateur, qu'Esterhazy
avait afïeclé ne pas bien connaître (i), et, aussi, mais
hors séance, la lettre qu'il avait reçue de Bernheim (2).
Celui-ci déclarait n'avoir pas prêté le manuel d'artillerie
à Esterhazy, mais seulement le règlement (non confi-
dentiel) sur le service des bouches à feu et une ré-
glette de correspondance.
Esterhazy s'empara de cette version, meilleure, pour
sa défense, que son propre récit à Billot et à Millet : « J'ai
eu entre les mains, comme je l'ai dit au ministre, un
manuel de tir dont je ne me rappelle plus le titre exact. »
Et, feignant d'ignorer que Bernheim avait, depuis quatre
jours, répondu à Pellieux : « Bernheim pourra dire de
quel ouvrage il s'agit, à quelle date il me la envoyé. «
Si c'est un autre document que le manuel cité par le
bordereau, l'accusation tombe delle-mème. Si c'est le
manuel, l'accusation tombe aussi, car Esterhazy affirme
n'avoir pas rencontré Bernheim avant le mois d'août
189/4, et Mathieu lui-même place le bordereau en mai (3).
Bernheim, quand il déposa le lendemain, eût voulu
s'en référer simplement à sa lettre. Pellieux dit que cela
ne se pouvait pas. Le lieutenant obéit, redit, plus
sommairement, ce qu'il avait écrit {\). Pellieux le con-
gédia alors, sans lui poser de questions, mais se garda
de consigner au procès-verbal que Bernheim avait fait,
précédemment, une déclaration écrite. Ainsi Esterhazy
ne parle pas d'après Bernheim ; c'est le juif Bernheim
qui confirme Esterhazy.
(1) Cass., II, 282, Christian, d'après un récit d'Esterhazy.
(2) Lettre du 21 novembre en réponse à la lettre de Pellieux
du 19. (Voir p. 58.)
(3) Cass.. II, 99. Esterhazy.
(4) Enq. Pellieux, 26 novembre 1897, Bernheim.
L ENQUETE DE PELLIEUX 101
La fausse date qui, en 1894, avait été attribuée au bor-
dereau, servit puissamment Esterhazy. D'Aboville, qui,
le premier, avait nommé Dreyfus, s'était arrêté à une
objection : « Est-il allé aux manœuvres ? » Le colonel
Fabre s'était souvenu alors que Dreyfus, en juin, avait
pris part à un voyage d'Élat-Major (1). Dès lors, pour ne
pas rester sans traître, on avait décidé que la « lettre
missive » avait été écrite au printemps, bien qu'elle fût
parvenue seulement en automne; et nul, pas plus Pic-
quarl que Du Paty, ne s'était demandé ce que le borde-
reau était devenu dans ce long intervalle. Pourtant,
bien que tout l'argument de d'Ormescheville impliquât
cette date (2), il ne l'avait pas précisée (3). On réservait
ainsi l'avenir. Mais ce fut la date officielle, celle qui fut
toujours donnée au bureau des renseignements (4).
Pellieux sait, lui aussi, que le bordereau, qui a été
saisi en septembre, n'est pas d'avril (5) ; mais il laisse
croire à Mathieu que la lettre a été prise au printemps,
donc écrite vers la même époque, et il aide Esterhazy à
exploiter l'équivoque.
Le manuel, dit Esterhazy, ou tout autre document
(1) Voir t. !«'•, Co.
(2) « Il nous paraît impossible que Dreyfus n'ait pas eu con-
naissance des modifications apportées au fonctionnement des
troupes de couverture au mois d'avril dernier... Il doit s'agir
de la suppression des pontonniers et des modifications qui en
résultent. Il est inadmissible qu'un officier ait pu se désinté-
resser des suites d'une pareille transformation, au point de l'igno-
rer encore quelques semaines avant qu'elle ne devienne offi-
cielle. » La loi fut votée le 21 mai et promulguée le 29 juin 189^.
— Voir t. !"=■■, 290. 323, 402, \(>9, etc.
(3) Cass., I, 76, Roget : » Parce qu'il n'y avait aucun intérêt
à le faire. >■ — Au contraire. — Plus loin : « On a toujours dit au
service que le bordereau était du mois d'août. » (77 i
(4; Procès Zola. II, 112, ii3, Picquart.
(5; Ihid., Il, 112, Pellieux, Gonse.
102 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
d'artillerie, je l'ai eu seulement en août ; comment lau-
rais-je promis en mars à Schwarzkoppen ? Les troupes de
couverture ? Je n'ai eu ciuelcjnes détails sur la mobilisa-
tion du 74® de-ligne cju'en septembre. A moins quun olfi-
cier d'État-Major ne m'ait renseigné, car, sur ce sujet, on
ne peut avoir d'indication intéressante qu'à l'État-Major.
De même, pour les nouvelles formations de l'artillerie.
Pour le frein de 120, il n'en a pas été ciuestion aux écoles
à feu de 1894, et l'on n'a môme pas tiré cette pièce à Châ-
lons. Mais eussé-je été documenté sur le i2oduo aug août,
comment aurais-je pu divulguer, en avril, ce que j'ai
Tippris quatre mois plus tard (i) ?
Ainsi, Eslerhazy ne s'abaisse pas à dire à Pellieux que
les questions, traitées au bordereau, dépassent sa com-
pétence, et que, seul, Dreyfus a pu en être instruit. Sa
fierté lui est revenue. Que la presse répande cet argu-
ment saugrenu et que des députés l'acceptent (2),
c'est tout bénéfice. Mais, soldat répondant à un soldat,
il se borne à affirmer (|u'il n'a pu avoir ces renseigne-
ments qu'à la fin de l'été, — donc, après la date assi-
gnée par Mathieu lui-même au bordereau.
Cet acte d'accusation de d'Ormescheville, qui, adroi-
tement, par des identifications tendancieuses, fait naître
dans l'esprit des juges et, par contre-coup, dans tout le
corps d'officiers, l'impression, puis la conviction, que le
bordereau est d'avril ou de mai et non de septembre,
a donc préparé Talilii d'Esterhazy.
Mais cet alibi lui-même, si Pellieux avait eu quelque
curiosité, n'eût pas sauvé Eslerhazy. En effet, dès le
printemps de 1894, en mars, sept mois avant d'écrire le
bordereau, Esterhazy avait fait olTrir à Jules Roche des
renseignements précis sur la mobilisation :
(1 Cass.. II, 99 à 101.
(2) Par exemple, CamUle Pelletan. A"oir p. 73.)
L ENQUETE DE PELLIEUX 103
Jai des documents, écrivait-il à Grenier, qui établissent
que le ministre s'est f...u de la Commission de l'armée endi-
santque les effectifs, dans lEst, répondaientà ceux des Alle-
mands ; ce sont des situations de prises d'armes des troupes
du 6^ corps... Quant aux effectifs des autres corps, c'est
funambulesque... Si Hoche veut une situation de prise
darmes et d'effectif, je les lui enverrai pour l'édifier sur la
bonne foi des renseignements qu'on lui donne. Ces gens
du Gouvernement, je parle des ministres et des généraux,
ont assassiné l'armée française ; ils mentent tous comme
un fourrier pris en faute. Ce sont des criminels et, mal-
heureusement, ils resteront impunis... Ce qui est terrible,
chez nous, c'est la faiblesse de notre infanterie, faiblesse
mécanique et faiblesse morale... La mobilisation russe est
absolument défectueuse, presque impossible même, dans
certains cas, sur le papier. Et je n'ai eu en mains que des
documents officiels, en admettant que ces canailles slaves
ne nous roulent pas (i) !
Quand Jules Roche eut pris connaissance de ces pièces,
qu'en fit Estérhazy ? Volontiers, il tirait d'un sac deux
moutures.
Vers la fin de l'interroi^atoire, Estérhazy, passant de
la défensive à l'offensive, dénonça que des faux nom-
breux avaient été fabriqués contre lui : par Cesti, « l'un
des agents les plus actifs dans les bas-fonds du Syndi-
cat », au service de Mathieu ; — c'était Henry qui
avait envoyé cet aventurier aux Dreyfus (2) ; — et par
Picquart, qui avait cherché, en vain, à faire timbrer à
la poste « une carte-télégramme censément adressée
à l'accusé et rédigée en style conventionnel ; il y est
question d'une soi-disant maison de commerce désignée
par une initiale (3j ».
(1) Lettre du 2 mars i8<j4 Rennes. III. 556).
(21 Voir t. II, i83.
(3) Cass., II, 10a, Enq. Pellieiix, 20 novembre 1897.
104 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
L'accusateur, ayant ainsi parlé, céda tranquillement
la place à l'accusé.
IX
Dès le lendemain, Picquart, arrivé du matin, déposa
devant Pellieux.
A Tunis, la veille de son départ, des camarades, le
fds du général de La Roque, lui avaient donné sponta-
nément des renseignements sur Esterhazy. A bord du
bateau qui l'amena, il ne causa avec personne. A Mar-
seille, il écarta les journalistes qui le guettaient. Un of-
ficier, envoyé à sa rencontre, l'accompagna à Paris (i).
Laissé par Leblois dans l'ignorance de l'entreprise que
l'avocat avait combinée avec Scheurer (2), et sans
autres informations que celles des journaux, puis-
qu'Henry, depuis deux semaines, interceptait son
courrier (3), il cherchait à reconstituer les événements
qui le mettaient en cause et comprenait seulement
qu'Esterhazy et ses protecteurs étaient partis en guerre
contre lui. Vraiment, Leblois, avant d'agir, eût pu le
{1) Procès Zola, I, 290, 3io, Picquart.
(2) Instr. Fabre, 181, Leblois : « J'ai agi conformément à TLn-
lérct du colonel Picquart : mais je ne puis pas dire que j'ai agi
conformément à ses désirs. Il aurait pu se dispenser, s"il l'avait
voulu, de dire, devant la Cour d'assises, qu'il approuvait com-
plètement ce que j'avais fait; il lui aurait suffi de dire qu'il ne
me désapprouvait pas. Je ne lui ai fait part du résultat de mes
démarches qu'en décembre 1897. » — Picquart : « J'ai donné un
mandat à Leblois et il l'a rempli comme il l'a entendu. » (Inslr.
Fabre, 1 ) - Quand le frère de Leblois était venu à Tunis,
le général Leclerc avait demandé à Picquart sa parole d'hon-
neur de ne pas voir cet officier.
(3; Procès Zola, I, 292, Picquart.
L ENOLETE DE PELLIEUX 105
consulter I Maintenant, il ne pouvait ni couvrir Leblois
sans se frapper lui-même ni le désavouer sans honte ;
et il souffrait de tout ce bruit fait autour de son nom, de
tant de mensonges et de calomnies déjà répandus sur
lui.
A la gare, au déboité, il trouva son ami, le lieutenant
colonel Mercier-Milon, dont Boisdeffre, adroitement,
avait fait choix comme ambassadeur, Mercier-Milon lui
demanda d'abord a sa parole de ne voir qui que ce soit,
pour quoi que ce soit, avant de paraître devant le gé-
néral », parole qui fut scrupuleusement tenue. Il lui
fit sentir ensuite qu'on n'était pas mal disposé à son
égard au ministère ; notamment, le général Delanne avait
dit: « Tout cela est bien malheureux pour l'État-Major,
mais nous ne demandons qu'une cho^e, c'est que Pic-
quart revienne parmi nous ( i). »
Picquart, lui aussi, n'a pas d'autre désir : mais il ne
rentrera pas au prix d'un mensonge.
Il vit très bien que Boisdeffre et Billot lui proposaient ,
un marché.
Henry avait mis à ses trousses une nuée d'agents qui,
désormais, le suivront partout, et il continuait à faire sai-
sir sa correspondance 2 .
D'abord. Pellieux, dune correction affectée et mal-
veillante, laissa Picquart déposer de ce qu'il savait d'Es-
terhazy. Picquart lui raconta sa longue enquête et ce
qu'il venait d'apprendre à Tunis : qu'Esterhazy, quand
il avait fait partie du corps expéditionnaire, avait éveillé
déjà des soupçons ; ({ue Schwarzkoppen avait dit au com-
mandant Sainte-Chapelle : « Vous ne pouvez pas vous
(11 Procès Zola. I, 292: Cass., I. 202, Picquart.
(2 Picquart s'en plaignit à Pellieux. et fit inscrire sa plainte
(3o novembre 1897 . Il crut d'abord que Pellieux était étranger
à cette surveillance, mais fut vite détrompé {Cass., I, 2o3).
106 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
douter de ce qui m'est arrivé ; ah 1 l'épouvanlablc his-
toire ! c'est à en avoir les cheveux blancs ! » PelHeux lui
présenta le petit bleu; Picquart observa : c Je crois le
reconnaître; pourtant, il me semble que l'écriture était
plus homogène ( 1 )» . l'A cause du grattage d'Henry.)
Pellieux. sèchement, dit que la pièce n'était pas au-
thentique et lui demanda pourquoi il avait fait dis-
paraître des photographies de la carte-télégramme les
traces de déchirure. Mais il ne lui dit rien de toutes les
autres accusations qu'Henry et Lauth avaient portées
contre lui (2). Picquart, pourtant, se sentait enveloppé
d'un immense filet. Pellieux lui disait tantôt : a Vous
êtes un témoin, vous n'êtes pas accusé », et tantôt :
« Vous avez commis une faute très grave ; je suis obligé
d'en référer au gouverneur; vous avez, d'ailleurs, de-
mandé vous-même une enquête (3). » La séance fut
lourde (4). H l'autorisa à voir les membres de sa famille
et quelques amis militaires ; mais il lui fit promettre de
ne pas voir d'autres personnes et, notamment, Le-
blois (5).
L'avocat lui ayant fait parvenir une lettre, Picquart
la brûla sans la lire.
A la seconde séance, il voulut parler du bordereau : vi-
vement, Pellieux s'y opposa, alléguant que le bordereau
avait été attribué par un jugement à Dreyfus et qu'il
faut respecter la chose jugée [(S). Il lui montra le docu-
ment libérateur: la pièce Canaille de D... (7), lui deman-
da, très sévèrement, s"il connaissait une femme du nom
(1) Enq. Pellieux. 26 novembre 1897.
{2' Cass.,l. 2o3 : Bennes, I, 470, Piccjuart.
3; Procès Zola, I, 340, Pellieux: Cass., I, 2o3, Pic<iuart.
(4: Procès Zola. I, 292. Picquail.
(5) Cass., I. 2o3. Picquart.
(61 Procès Zola. I, 273, Pellieux.
(71 IhuL. 3i7, Picquart.
L ENQUETE DE PELLIEUX 107
de Speranza et lui présenta la lettre signée de ce nom,
qu'Henry avait « interceptée » en 1896. Piequart rat-
tacha aussitôt cette lettre aux dépêches qu'il avait
reçues en Tunisie ; c'était une machination évidente
d'Esterhazy et de ses amis. Il donna, en souriant, le
sens du vocabulaire bizarre, mais inofîensif, de Ducasse.
Enfin, Pellieux l'interrogea sur les prétendues perqui-
sitions chez Esterhazy, sur Leblois, sur sa vie privée et
sur ses fréquentations, sur une femme qui habitait dans
la même maison que lui, et sur ses ^ pratiques d'occul-
tisme (1) ». Il lui dit aussi — le tenant d'Esterhazy qui
le savait de la dame voilée (2) — que les deux télégram-
mes émanaient de SoulTrain. « à la solde d'Isaïe Levail-
lant et l'un des fervents défenseurs de Dreyfus ».
Pellieux poursuivit cet interrogatoire avec une dureté
et une brutalité croissantes. Paternel et familier avec
Esterhazy, obséquieux avec Scheurer, il traitait Pic-
quart en coupable 3). Il eût été plus franc de le faire
interroger par Esterhazy et par Henry.
X
Les journaux racontèrent que Piequart n'avait apporté
à Pellieux aucune preuve de la trahison imputée à Es-
terhazy ; il s'était borné à prétendre qu'Esterhazy tou-
chait de l'argent à la fois du ministère et des Alle-
mands et des Itahens, qu'il avait ainsi trompé tout le
monde et qu'il avait un complice à rÉtat-Major('|j. Déjà,
(i) Procès Zola, I, 298 : Ca.s\s.. I,2o3: Inslr. Fabre, 108, Picquarl.
2) Cass., II, 223, Esterhazy.
3; Procès Zola. I, 298, Piciiuart.
(4 Malin du 26 novembre 1897.
lOS HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Rochefort avait attribué à Mathieu Dreyfus l'idée d'at-
ténuer son accusation et de soutenir qu'Esterhazy n"é-
tait qu'un escroc, attaché au contre-espionnage, et qui
avait écrit le bordereau par ordre (i). C'est la thèse
qu'Esterhazy adoptera plus tard. Drumont le fît ques-
tionner par un de ses rédacteurs ; Esterhazy répliqua
que « c'était idiot (2) ».
Il n'en était pas encore réduit à ces défaites. Du Paty
lui faisait dire par Christian qu'il ne passerait même pas
en conseil de guerre. Il combina avec Henry un nou-
veau stratagème qui, avec un peu de chance, permet-
trait à Pellieux de clore immédiatement son enquête et
de nous faire écraser, Scheurer et moi, sous les huées.
Il s'agissait de prendre « les faussaires à leur propre
piège », — c'est-à-dire de fabriquer un faux de plus.
Lemercier-Picard était alors le faussaire favori d'Hen-
ry ; il fut chargé de l'opération. Il était beau parleur,
l'extérieur d'un sous-officier retraité (il portait le ru-
ban de la médaille militaire), la physionomie énergique,
avec un œil qui louchait (3 ) .
Il se présenta, d'abord, dans les bureaux du journal
Le Radical, dont Ranc était le collaborateur, et dans
ceux du Figaro, où il fut reçu par de Rodays. Il raconta
qu'il était au service du bureau des renseignements et
qu'il avait été chargé, le i5 décembre 1898, de filer deux
officiers dont les allures étaient suspectes. Ils fréquen-
taient le secrétaire d'une ambassade étrangère qui ré-
pondait au nom d'OUo. L'un d'euxétait Esterhazy, l'autre
un officier du nom de Milon-Mercier. Quelques jours
après, le 24 décembre, il les avait suivis à Bruxelles où
Milon-Mercier avait disparu, pendant qu'Esterhazy, avec
(1) Inlransigeanl du 19 novembre 1897.
(2) Libre Parole du 20.
(3) Écho de Paris et Figaro du 6 mars 1898, etc.
l'enquête de PELLIEUX 109
une dame, était descendu, sous le nom de Thérouanne,
au Grand Hôtel.
Cette date du 24 décembre 1898 avait été donnée par
Esterliazy ; il était alors malade à Rouen, forcé de garder
le lit, visité tous les jours par le major et des camarades
qui en auraient témoigné (1).
Le lendemain , l'agent s'était introduit dans la
chambre d'Esterhazy pendant une absence et y avait
dérobé, dans une sacoche de sa compagne, une lettre
chiffrée. fC'était un chiffre analogue à celui dont Hen-
ry avait fait usage pour la première lettre à l'encre sym-
pathique qui avait été adressée à Dreyfus, à llle-du-
Diable.) Il lut ce qui suit :
17 Décembre 1898.
Madame, votre exigence dépasse toute hinite. Yow-^ ne
tenez aucun compte des sommes versées, beaucoup pkis
considérables que celles qui vous avaient été promises.
Et cependant vous n'avez pas livrée (s/c) la totalité des do-
cuments contenus dans votre bordereau. Faites-moi tenir
la pièce en question et satisfaction vous sera donnée.
Veuillez dire à Walsin que je serais {sic] jeudi soir chez
Sternberg. A vous.
Otto.
• L'agent avait aussitôt porté celte pièce à Sandherr
et n'avait plus entendu parler de rien. Au mois de janvier
suivant, ilavaitétéenvoyéàCoblence,en mission'secrète,
sous le nom de Lemercier — il disait s'appeler Pi-
card (21. — -Mais, dénoncé sans doute par Eslerhazy, il
(1) Récit d'Esterliazy dans le Malin du 28 mai 1899. —
Esterhazy dit que l'aftaire fut coml)inée avec lui par Henry et
Du Paty: et de l'assentiment de Gonse.
(2 II s'était présenté au Radical et au Figaro, sous le nom
de Picard. Quand je fus amené, comme on le verra, à racon-
ter l'incident, je craignis qu'en désignantle fourbe sous le nom
110 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
avait été arrêté et, après sept mois de prévention, con-
damné à trois ans de forteresse. A sa sortie, il a vai-
nement demandé à l'État-Major de le reprendre. Ni
le ministre de la Guerre, ni le Président de la Répu-
blique, à qui il sest adressé, n'ont voulu lui venir en
aide. Un de ses amis, agent de la Sûreté, vient de
l'avertir qu'on cherche à le «mettre à Tabri » et ren-
gage à prendre la fuite. Il préfère se venger, démas-
quer les coquins, et demande à me voir ou à voir
Scheurer.
Un rédacteur du Figaro (i), ayant recueilli ce récit,
vint me trouver. Le mot de bordereau, dans une lettre
du 17 décembre 189.3, dénonçait à lui seul la fourberie.
Il n'avait pris ce sens particulier que depuis le procès
de Dreyfus. Je refusai de voir l'individu avant de
m'étre renseigné (2). Le lendemain, Lemercier-Pi-
card me fit tenir, toujours par le même canal, la pièce
signée Ollo, insistant, plus vivement encore, pour être
reçu. J'examinai la lettre et j'y découvris deux
fautes d'orthographe ;.3; qu'un secrétaire d'ambassade
n'aurait jamais commises. J'appris de Mathieu Dreyfus
qu'il avait déjà éconduit l'individu ('4) et de Leblois que
Mercier-Milon était le meilleur ami de Picquart (5). Ainsi,
de Picard, il ne se produisit une confusion dans certains espril s.
Je l'appelai, en conséquence, de ses deux noms unis : Lemercier-
Picard. Celte appellation lui est restée. Elle avait ses incon-
vénients. Elle permit, en effet, à Roget et aux autres de dire
que lElat-Major n'avait jamais eu un agent de ce nom à son
service .
(1) Emile Berr. Lomercier-Picard fit le même récit au colo-
nel Se\er, député du Nord.
!2 2() novembre 1897.
(3) Livrée pour livré, serais pour serai.
(4) Il lui avait dit 'l'aller raconter son histoire à Pellieux.
(5, Je m'étais également informé à Bruxelles ; je sus, deux
jours plus tard, qu'aucun voyageurdunomde Thérouanne n'était
descendu, le 24 décembre i8<)3, au Grand Hôtel. La chambre-
L ENQUETE DE PELLIEIX 111
la pièce était un faux, le prétendu agent un émissaire
des protecteurs d'Esterhazy.
Je décidai de garder la lettre chiffrée pour en accabler^
au bon moment, les faussaires.
Lemercier-Picard me l'ayant fait réclamer, je répon-
dis par un refus ; je refusai également un rendez-vous
qu'il me fit proposer, la nuit, dans une maison mysté-
rieuse de la plaine Monceau.
Le plan des fourbes était ingénieux : ils imaginaient
que, sans examen, j'aurais porté aussitôt la pièce « Otto »
à Pellieux. La fausseté en eût été vite établie; Ester-
hazy eût prouvé qu'il était à Rouen le jour où Lemer-
cier-Picard l'avait suivi à Bruxelles ; Pellieux eût
conclu que tous les autres documents versés à l'en-
quête étaient également des faux .
C'est ce dont convient Esterhazy : « Une fois en pos-
session de la pièce, Scheurer et Reinach l'auraient triom-
phalement produite : et il aurait été aisé de les con-
vaincre de supercherie (i). »
Les agents d'Henry ne me virent pas prendre le che-
min de l'hôtel de la place Vendôme où Pellieux sié-
geait (2). Cependant, le général préparait son ordon-
nance de non-lieu.
n" 100, désignée par Lemercier, avait été occupéc,'[ce ?oir-
là, par un voyageur qui venait de Paris par le train de minuit et
demi, et qui donna le nom de M... de L...
(1) Matin du 28 mai 1899.
{■2> D'autres tentatives du même genre furent faites auprès
de Mathieu Dreyfus. Un agent, se disant le colonel Léon, essaya
de lui faire accepter un dossier. Des inconnus offrirent à une
femme à son service des papiers qu'elle refusa d'accepter. II
reçut, et je reçus également la visite d'un individu qui proposa
de faire évader Dreyfus. On m'envoya la lettre, trouvée dans-
une gare, d'un complice d'Esterhazy.
n2 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
XI
On n'a pas oublié laventure de cette dame Cartier,
veuve du colonel de Boulancy, qui avait été Tamie d'Es-
lerhazy et avait rompu avec lui. Elle était en difficulté avec
sa fille qui avait pour conseil FavocatJullemier, homme
de beaucoup d'esprit, qui cherchait à arranger le litige.
Elle lui rendit visite vers cette époque pour le remer-
cier de ses bons offices, et, l'entretien étant tombé
sur Esterhazy, elle dit qu'il était le dernier des misé-
rables, qu'elle avait de lui des lettres atroces et que qui-
conque les lirait, aussitôt serait édifié sur le bandit. Le
lendemain, elle les apporta à Jullemier, toute ravie de
l'occasion, et le pria de les montrer à ses amis. On en a
déjà lu les principaux passages (i).
A^oilà donc ces lettres en circulation. Jullemier s'en
va à la chasse avec des camarades à qui il les fait voir.
On compare avec des fac-similés du bordereau. C'est la
même écriture. Et tous de souhaiter que l'auteur de ces
furieuses invectives et du bordereau n'échappe pas au
châtiment qu'il a mérité.
Le jour d'après, un des chasseurs fit avertir Scheurer
de l'incident; aussitôt, il se rendit chez Jullemier qui ne
fil nul embarras de lui communiquer les lettres. Scheu-
rer engagea l'avocat à les porter à Pellieux : « Il est
circonvenu, il s'apprête à innocenter Esterhazy, à
laisser à jamais Dreyfus dans son bagne. » Après
quelque discussion , Jullemier donna les lettres à
Scheurer pour qu'il les montrât lui-même à Pellieux,
(i) Voir t. II, 34, 35, 36, 3;.
L ENQUETE DE PELLIEUX 113
mais avec rengagement de les lui rapporter ensuite.
Il les rendra à M""" de Boulancy, chez qui le gé-
néral n'aura plus qu'à les faire prendre, si elle consent,
puisqu'elle veut se venger, à ce que sa vengeance serve
une bonne cause.
Quand Scheurer, le lendemain, lut à Pellieux les
lettres, le général, dabord, essaya de rire (i). Puis,
sous la parole sévère de Scheurer, il comprit qu'il fallait
s'exécuter. Il consulta Bertulus qui l'engagea à faire
procéder à une « saisie régulière (2) ». Il s'y résigna.
Cependant, le commissaire qu'il envoya chez M"^ de
Boulancy commença par lui dire qu'elle était libre
de brûler ses papiers (3). Elle les livra.
Le singulier eût été que cette afTairé, où il y eut beau-
coup d'allées et venues, fût restée secrète. Sans qu'on
sache comment, Esterhazy fut averti que ses lettres,
dont M'"- de Boulancy l'avait déjà menacé, étaient aux
mains de ses ennemis, qu'elles allaient être publiées (4).
Il crut à un réveil brusque du vieux bon sens français
et se sentit perdu. Henry, ni Boisdeffre , ni per-
sonne, ne pourra plus le sauver quand seront connus
ses blasphèmes contre l'armée et contre la France.
Tézenas, vers la même époque, s'inquiéta, avertit son
son client : on avait à faire à forte partie ; malgré la
bienveillance de Pellieux, il fallait prévoir le pire.
Esterhazy eut alors le frisson de l'île du Diable, et
(i) Mémoires de Scheurer.
(2) Procès Zola, II, 87, Pellieux.
(3j Aymard nia l'incident Temps du 2 décembre 1897).
(^) Il le dit lui-même à un rédacteur de la Patrie, qui, le jour
où parurent les lettres, se rendit chez lui à la première heure :
« J étais au courant des manœuvres des amis de Dreyfus ; je
suis même persuadé qu'elles vont continuer de se produire.
Ces documents sont faux. » [Pairie, antidatée, du 29 novembre.)
— A Tézenas, il dit, au contraire, qu'il avait été surpris parla
publication des lettres.
lU HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
résolut de fuir. C'était la veille du jour où Scheurer
se rendit chez Pellieux. Il n'y avait plus de temps
à perdre. Dès que les lettres auront été livrées, il sera
arrêté.
Incapable, en tout temps, de dominer ses nerfs, épuisé,
depuis des mois, par les affres sans cesse renaissantes
de la peur, il se trahit lui-même par l'excès de son agi-
tation. Il parla d'un voyage à Bruxelles, pour avoir des
documents. Les agents, qui le suivaient, avertirent le
préfet de police.
La fuite d'Esterhazy eût été désastreuse pour le gou-
vernement : pourquoi l'avoir laissé en liberté? La fuite
d'un accusé quel qu'il soit, c'est l'aveu ; ici, elle se com-
plique de désertion; et, de l'autre côté de la frontière,
Esterhazy, impunément, dira ce qu'il voudra. Mieux vaut
l'arrêter. Ainsi, le gouvernement prouvera son impartia-
lité. Il aura le temps de retourner ses batteries, pendant
qu' Esterhazy réfléchira en prison.
Billot convint qu'il ne fallait pas laisser échapper Es-
terhazy ; Barthou lui demanda de le saisir officiellement
de l'incident. Cette conversation entre les deux ministres
0
et le préfet de police eut lieu pendant une soirée à
l'Elysée (i). Billot rentra précipitamment au ministère
de la Guerre, écrivit lui-même à Barthou, pour qu'il télé-
graphiât aux commissaires spéciaux le signalement d'Es-
terhazy avec l'ordre formel de l'arrêter, s'il essayait de
passer la frontière. La dépêche fut envoyée dans la
nuit (2).
Cette même nuit, Esterhazy, accompagné de plusieurs
amis et d'un rédacteur de la Lilwe Parole. Gaston Méry,
courut en fiacre à travers Paris, comme un fou. Il
(1) 25 novembre 1897.
(2) 26 novembre^ deux heures du matin, à tous les commis-
saires de la frontière, à ceux des ports.
L ENQUETE DE PELLIEUX 115
essayait de dépister les agents à ses trousses; très tard,
après minuit, il se colleta avec l'un deux, qu'un de ses
compagnons mena au poste. Les autres agents perdi-
rent sa trace (i); mais il était trois heures du matin ; il
ajourna son départ.
Billot, le lendemain, se confessa à BoisdefTre; Henry,
évidemment, expliqua à Esterhazy que la fuite, loin de le
sauver, le perdrait sans rémission, puisque, arrêtée la
frontière, il ne quitterait plus la prison que pour le
bagne.
XII
Les lettres à M""^de Boulancy, publiées par le Figaro.
(la lettre « du Llilan ') en fa -similé. en regard du bor-
dereau), causèrent, chez quelques milliers de Français
et dans le reste du monde, une vive émotion. Quel
drame extraordinaire, avançant à coups de théâtre, où
l'imprévu devient la règle ! Le petit groupe des parti-
sans delà Revision crut la bataille gagnée. Qui, jamais,
a parlé de l'armée avec plus de haine, de la France avec
plus de mépris ? Et ce mépris, cette haine, on les sent
sincères. Le misérable ne joue pas les Coriolan. Il assis-
terait avec joie à-une nouvelle invasion; il la guiderait;
il brûlerait et massacrerait comme il le dit. C'est l'âme
d'un traître — et c'est l'écriture du bordereau !
Ces prévisions furent très vite démenties. Vous auriez
publié, il va un mois, une seule de ces lettres : la cause
eût été entendue aussitôt. A chacun des millions
d'hommes qui l'aurait lue, dans le calme et la réflexion,
1 Récit du Jour 28 novembre 1897;, confirmé par le rapport
de la police (dossier de la Cour de cassation).
116 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
serait apparue, à la minute, la simple, si simple vérité.
Maisces hommes, qui revivront un jour, sontévanouis. Ils
se sont absorbés dans un immense animal collectif qui, du
reste, est ivre. Vous lui montreriez Esterhazy livrant,
l'un après l'autre, contre autant de sacs d'écus, tous les
secrets de la défense nationale à Schwarzkoppen : il ne
le verrait pas. Ou, mieuxencore, il jurerait que c'est
Dreyfus, qui a pris l'apparence d'Esterhazy, lui a volé
ses traits comme son écriture.
Henry a deux manières principales de parer les coups :
fabriquer des faux et accuser ses ennemis d'en forger.
La manœuvre fut promptement réglée. Esterhazy va
crier : « Au faux ! « Henry, par Boisdefïre, forcera Billot
à lui faire écho.
Le même soir, dans une note officielle où il n'y a de
lui que la solennité, Billot annonça que l'enquête, « qui
approchait de son terme », allait continuer « pour vérifier
l'authenticité des lettres » attribuées à Esterhazy.
Voilà, et par le Gouvernement, ouverte la fissure par
où pénétrera d'abord le doute.
Le faux, c'est la question préalable. Les experts pro-
nonceront. Cependant, le seul soupçon d'une forgerie
arrêtera l'indignation, le dégoût.
L'auteur de la note a tenu à préciser que « Pellieux
consacre tous ses soins» à celte vérification; (elle est
donc difficile ?) « Dès que ce travail sera terminé, il
prendra ou provoquera, en la plus complète indépen-
dance et l'impartialité la plus absolue, toutes les
mesures que pourra comporter la situation. » C'est l'or-
dinaireoffice des juges; mais ils ne l'annoncent pas. Aqui
s'adresse l'avertissement? Aux faussaires présumés ou
bien à Esterhazy ? Il eût été trop dangereux de le couvrir
tout de suite. On eût risqué de heurter l'opinion de front ;
mieux vaut l'intoxiquer d'un nouveau poison, l'endormir.
L ENQUKTE DE PELLIEUX 117
Entre la dépêche de Barthou, du 2G novembre, à la
requête de Billot, et cette note du 28, que s'est-il passé ?
Le jour même où éclatent les lettres à M*"* de Boulancy,
devant quels nouveaux chantages Billot a-t-il capitulé,
une fois de plus ?
Henry, d'autres encore, portèrent à la presse le
mot d'ordre : Si ces abominables lettres sont au-
thentiques, Esterhazy est certainement un bandit,
peut-être un traître; « il n'est pas un crime dont il ne
soit capable »; « il ne saurait figurer une minute de plus
dans l'armée »; « on peut tout attribuer à l'homme qui
aurait écrit ces lignes effrayantes »; mais, d'abord, il
faut savoir, il est juste de savoir si ce ne sont pas des
faux (1).
De toutes parts, depuis de longs jours, chacun par-
lait de fausses pièces, de décalques, de procédés pour
imiter les écritures. Certains de ces procédés sont à la
portée du premier venu. Vous photographiez une page
banale, quelconque, d'écriture; sur l'épreuve vous dé-
coupez chaque lettre ; vous faites ainsi un alphabet ;
avec les lettres de cet alphabet, les ajustant et les col-
lant l'une à côté de l'autre, vous composez telle phrase
qu'il vous plaît ; vous photographiez à nouveau; et vous
obtenez ainsi en fac-similé, dans l'écriture authentique
de l'homme que vous voulez perdre, une page qu'il n'a
jamais écrite 2).
Il manque, sur le fac-similé, la couleur de l'encre, les
liaisons entre les lettres, le mouvement graphique. Et il
n'y a pas de texte original. Mais qu'importe 1
Esterhazy exposa lui-même ce procédé que les juifs
(si riches, si forts) avaient su perfectionner. Déjà, le bor-
(1) Petit Journal, Soir, Autorité, Presse, Écho de Paris, etc.
(2) Le procédé avait été indiqué, la veille, 27 novembre, dans
le journal la Science Française, par Emile Gautier.
118 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dereau (de Dreyfus) a été décalqué sur son écriture. Cette
fois, le Syndicat, « pour 17.000 francs (1) », a acheté de
vieilles lettres adressées, en toute confiance, il y a près
de vingt ans, à une amie. « Un travail savant de labora-
toire » en a fait les faux qui viennent d'être publiés;
« sans doute sortira-t-on d'autres pièces pour le per-
dre (2) » ! Quand il a connu cette nouvelle infamie, le
pauvre homme a été pris, d'abçrd, « d'un tremblement
convulsif (3) »; puis, la colère l'emportant sur la souf-
france, il avait résolu de se ruer sur ses ennemis, de les
bâlonner à mort. Mais son avocat, et le général de Pel-
lieux, à qui il a porté tout de suite sa véhémente protesta-
tion, l'en ont détourné. C'est à sa propre demande que
l'enquête continue (^4)- " Prochainement, le général lui-
même va démontrer que ces lettres sont des faux (5) ! »
Les journaux de la congrégation et de l'Etat-Major
enregistrèrent, le plus sérieusement du monde, ces sot-
tises (6), mais, surtout, commentèrent lanote duministre
de la Guerre. Pour plus de sûreté, d'ailleurs, ils ne re-
produisirent pas les lettres à M™*" de Boulancy(7). Leurs
lecteurs (des millions de Français) vont les ignorer. Ils
(i^i Écho de Paris. — « Pour 20.000. » [Malin du 29 novembre
1897)-.
(2) Echo de Paris, Pairie, etc.
(3) Pairie.
(4) Inlransigeanl du 3o novembre.
(5) Écho de Paris (antidaté) du !«' décembre.
(6) Écho de Paris, Éclair, Libre Parole, Gaulois, Aulorilé, Jour.
Pairie, Soir, Inlransigeanl, Journal, elc.
(7) Ni le Pelit Journal (1.000.000 d'exemplaires), ni VÉcho de
Paris (200.000), ni l'Intransigeant (200.000.) « Ces lettres sont
fausses, écrivait Rocheforl, nous ne voulons pas nous rendre
coupables d'un faux en les reproduisant. » 3o novembre,) Son
beau-frère Vervoort, avant que la consigne eût été donnée, avait
plaidé les circonstances atténuantes : «■ Ces lettres ont été
écrites dans une lieure d'exaspération, elles sont d'un aigri^
d'un exalté. » (Jour.)
L ENQUÊTE DE PELLIEUX 119
sauront seulement que le Syndicat des juifs a fabriqué
des pièces infâmes, « maquillé » des lettres, pour perdre
le brave commandant. Bientôt, les faussaires seront
sous la main de la justice ; il n'y aura pas de châtiment
trop sévère pour eux (i). Et Rochefort nomme le faus-
saire : C'est moi, « le dispensateur des millions du Syn-
dicat, l'inspirateur de Scheurer ». Je suis, au surplus,
coutumier du fait. J'ai publié, autrefois, une fausse
lettre de Rochefort à Gambetta ; plus tard, j'ai « calli-
graphié » de faux actes de naissance, avec un po-
licier nommé Dietz, pour établir que Boulanger est
le frère d'un assassin ; mais j'avais été démasqué à
temps (2).
Les journaux royalistes publièrent, le même jour, un
manifeste du duc d'Orléans (3). Sourd aux conseils de
Dufeuille, échauffé par déjeunes seigneurs qui croient
l'heure venue pour le prétendant de monter à cheval, il
a confié au colonel de Parseval « les révoltes de son
cœur » :
L'honneur de l'armée était resté inviolé; qui donc
plus que moi aurait à cœur de le défendre? Puis-je ou-
blier à quelle hauteur l'avaient placé les rois, mes ancê-
tres?... Par suite de cfuelle étrange et déplorable inertie l'a-
t-on laissée exposée à de pareilles épreuves ? Pour moi, s'il
plaît à Dieu de me rendre un jour la couronne, j'ose dire
que je saurai trouver dans la conscience de mon devoir
et de mon droit, et dans la puissance des institutions mo-
narchiques, la force nécessaire de protéger, comme il
convient, l'honneur des soldats de la France.
Jusqu'à présent, l'honneur du seul Esterhazy avait été
(i) Libre Parole. Écho de Paris. Éclair, etc.
{i)Iniransigeanl (antidaté: du 3o novembre 1897.
(3) De Londres, le 26 novembre.
120 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
mis en cause. Les lettres à M™^ de Boulancy ne détrom-
pèrent pas les royalistes, ou ils feignirent de n'y attacher
aucune importance. D'ailleurs, les gens de Coblence
avaient parlé du même ton.
Si ces lettres avaient été signées de Dreyfus, qui se
fût avisé de réclamer une autre preuve ? C'est l'âme de
la race j ui ve qui s'y fût révélée (de David aux Macchabées
et de Jésus à Spinoza). Entendez-vous Drumont et Ro-
chefort? Mais elles ne sont pas d'un juif. Le sens moral
de ce peuple a reçu tant d'atteintes que des artistes
trouvèrent piquant de vanter la beauté sauvage de ces
métaphores de mauvais lieu ; ils admirèrent le « rouge
soleil de bataille », évoquèrent les grands condottières.
Le tort d'Esterhazy, c'est de ne pas avoir été un con-
temporain de Castruccio Castraccani.
Bientôt, on n'entendit plaider que les circonstances
atténuantes ; toute la colère était contre la Boulancy qui
avait livré ou falsifié les lettres de son ami. « On de-
vrait avoir le droit, disait Christian, de la fouetter (i) » ;
c'était l'opinion des professionnels de l'honneur. A
supposer les lettres authentiques, s'en suit-il seulement
quEsterhazy ait l'âme d'un traître? « Le traître est sou-
cieux de cacher sa pensée^ il ne la crie pas ; ce sont les
propos d'un aigri, d'un exalté (2). » Denys Cochin,
député de Paris, qui recherchait les causes généreuses
et se plaisait aux idées générales, me dit : « Qui n'a eu
de tels accès de colère ? » En tous cas, de ce qu'Ester-
(1) Cass., II, 248. Eslerhazy.
(2) Jour du 29 novemlire 1897. — De même Drumont. — Pelletan
trouve que « la publication des lettres d'Esterhazy est mala-
droite. Quel rapport cela a-t-il avec l'innocence de Dreyfus? La
ficelle est trop visible. » [Dépêche du 5 décembre.) Francis Char-
mes attribue cette divulgation à Mathieu Dreyfus, l'en blâme :
« Il est des bornes qu'une certaine délicatesse morale ne per-
met pas de franchir. » {Revue des Deux Mondes du i5 janvier 1898.)
L ENQUETE DE PELLIEUX 121
haz\i serait Tauteur des lettres, il n'en résulte pas qu'il
soit l'auteur du bordereau (d'une écriture identique) ;
dès lors, affirme Alphonse Humbert, Dreyfus continue
à être le traître (i).
L'ancien rédacteur du Père Duchêne colportait le mot
d'ordre de l'État-Major. A la même heure, Pellieux dit
à Scheurer qu'Esterhazy contestait seulement la lettre
« du Uhlan » ; le général va donc la faire expertiser (2),
mais il n'attendra pas le résultat de l'examen pour
« conclure contre tout ordre d'informer » : « On ne m'a
pas apporté de preuves... On m'a bien remis des pièces
écrites par Esterhazy, le fac-similé du bordereau. Mais
on ne fait pas de comparaison sur une photographie. »
Scheurer : « Le bordereau original est au ministère,
vous n'avez qu'à l'y réclamer. » Pellieux : « Non, car,
en le demandant, j'aurais l'air de mettre en doute l'au-
torité de la chose jugée (3). »
Scheurer s'indigne : « Alors, la Revision serait à ja-
mais impossible; vous allez conclure à un non-lieu sans
avoir procédé à une expertise du bordereau, et c'est
toute l'affaire ! » Pellieux se lève : « ?s'èles-vous pas.
Monsieur le Président, l'ami, l'intime ami du ministre
de la Guerre ? — Nous sommes de vieux amis. — Et il
ne vous apas donné la preuve certaine de la culpabilité de
Dreyfus? — Je la lui ai demandée en vain. — Qu'en con-
cluez-vous ? — Vous l'a-t-on donnée, à vous,' général ? »
Pellieux hésite ; Scheurer : <• Si je vous pose cette ques-
tion, c'est que je vous trouve, depuis quelque temps,
(i) « Ces déclarations d'Humberl, diiVÉc/io de Paris, rencon-
Uèrent l'approbation de tous ».
,2) Note officielle du 29 novembre 1897 : « Bien que les lettres
publiées hier n'aient pas de rapport immédiat avec l'affaire Drey-
fus, le général de Pellieux a décidé de les soumettre à l'exper-
tise. >' —Procès Zola, II, 88, Pellieux.
3) 29 novembre. — Procès Zola, I, 278, Pellieux.
122 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
complètement changé. — Oui, on me Ta donnée ^i). »
Mais il ne dit|'pas ce qu'était cette preuve : le faux
d'Henry.
Il avait entendu, la veille, Lauth et Henry, dans leurs
accusations contre Picquart(2) ; il entendit, les jours sui-
vants, Gribelin, Picquart (pour la troisième fois). Gonse,
et M""^ de Boulancy qu'il confronta avec Esterhazy (3).
L'archiviste confirma les dires d'Henry et de Lauth. —
Gonse expliqua à sa façon ses lettres à Picquart et con-
firma, à son tour, Lauth, Gribelin et Henry. — Picquart
déclara qu'en le faisant espionner par des policiers et
attaquer dans les journaux, on cherchait à l'intimider,
mais que ce serait en vain. 11 répondit, avec beaucoup
de netteté et non sans quelque hauteur, aux questions
de Pellieux 4) au sujet de M"*^ de Comminges à qui
Guénée, ou quelque autre policier, prêtait ce propos :
« Surtout que Picquart n'avoue jamais 1 » Pellieux le
laissa dans l'ignorance des charges accumulées contre
lui par Henry et Lauth ; il lui dit seulement que des
officiers du bureau l'avaient surpris communiquant à
Leblois le dossier secret de Dreyfus. Picquart se fit
alors autoriser à demander à l'avocat à quelles dates,
en 1896, il avait quitté Paris et y était rentré. Pellieux
y consentit et sut ainsi que Leblois avait été absent du
5 août au 7 novembre, ce qui détruisait toute l'accusa-
tion d'Henry. — Enfin, Esterhazy, quand il fut confronté
avec M™^ de Boulancy, l'invectiva et la supplia tour à
tour. 11 était allé plusieurs fois chez elle (5), pour la
conjurer de ne pas livrer d'autres correspondances
(i) Mémoires de Schecrer.
(2) 28 novembre 1897.
(3i 3o novembre.
(4) Cass., I, 2o3, Picquart.
(5) Procès Zola, I, 5io, M"" de Boulancv,
L ENQUÊTE DE PELLIEUX 12S
qu'elle avait de lui, non moins détestables (ij. Il avait
menacé et prié tour à tour sa « Gabrielle » d'autrefois
sans obtenir d'être reçu (2). Elle craignait des actes de
violence. Il essaye, maintenant, de lui arracher un men-
songe ; que ces lettres lui ont été volées, que la lettre
« du Uhlan » est « maquillée (3). » (Il convenait, on l'a
vu, de toutes les autres : « Les Allemands mettront
tous ces gens-là à leur vraie place Voilà la belle
armée de France !... etc. ») Pellieux, lui ayant déféré le
serment, il jura à nouveau, en rejetant l'aiTreuse lettre
sur la table, qu'elle n'était pas de lui. La pauvre femme,
bien qu'épouvantée et désolée de s'être frappée elle-même
en frappant Esterhazy, se refusa pourtant à mentir :
« Hélas ! oui, toutes les lettres sont bien de lui ! » Elle
dit seulement qu'elle n'en avait pas autorisé la publica-
tion. Pellieux, lui aussi, la malmena, lui reprochant dure-
mentd'avoir,veuve d'un officier, cherché à porter atteinte
à l'honneur de l'armée; elle a commis un acte indélicat
et manqué de patriotisme (4). Au dehors, la presse l'in-
sultait, « gueuse vendue aux juifs pour quelques
deniers «, lui prêtait des galanteries et de honteuses
aventures. Ainsi, la malheureuse était punie autant pour
avoir aimé Esterhazy que pour l'avoir trahi. Elle était
pitoyable et nul ne la plaignait, même ceux qui avaient
tiré profit de sa vengeance. Seule, la conscience déli-
cate de Scheurer s'inquiéta d'avoir poussé une femme
i'i) Lettres à M'"<= de Boulancy communiquées, comme pièces-
de comparaison, aux experts (louard, Belhomme et Varinard :
pièces A, F, H, J, K.
(2) Procès Zola, I, 5io, M"^" de Boulancy.
(3) Récit de M""= de Boulancy dans le Temps du 23 dé-
cembre 1897.
,4 Patrie du i«'' décembre. — Clemenceau, dans V Aurore du 2,
ajoute ce détail que « Saussier, dans une autre chambre, disait
militairement son fait à la suivante de M"* de Boulancy ".
12i HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dans un tel bourbier. Elle y pataugea alors qu'elle eût
pu faire figure en revendiquant très haut d'avoir voulu
aider à démasquer un bandit.
XIII
Scheurer, de son dernier entretien avec Pellieux, avait
emporté la certitude que l'enquête était une comé-
die. Quoi ! depuis quinze jours, le monde entier croit
que des experts, discrètement désignés, sont occupés à
examiner le bordereau, à le comparer aux écritures d'Es-
terhazy et de Dreyfus 1 Et nulle expertise n'a été ordon-
née, et sous quel prétexte ! 11 n'y a d'expertise que pour
la lettre «du Uhlan», mais le fait que cette seule pièce va
être examinée, c'est la confirmation du doute favorable
à Esterhazy.
Il parut impossible à Scheurer de garder pour lui
limprudent aveu de Pellieux. Il en informa ses amis.
Au Sénat, dans les couloirs, il se répandit en propos très
vifs contre Billot. En même temps, le scandaleux déni
de justice fut dénoncé par Clemenceau et par le Figaro,
dans plusieurs articles, les uns d'Emmanuel Arène, les
autres que je rédigeai en collaboration avec Leblois.
Depuis trois ans qu'il n'avait pas été réélu à la Chambre,
Clemenceau faisait son apprentissage du journalisme.
Il tâtonna assez longtemps, cherchant sa forme, volon-
tiers déclamateur,luiqui avait porté à la tribune la parole
la plus nerveuse et la plus cinglante qu'on eût encore
entendue. Maintenant, au service de cette grande cause,
l'écrivain va égaler l'orateur, précis, hautain, logicien
impitoyable, d'une ironie qui déchire et qui mord, ser-
rant chaque question à l'étrangler, et, parfois, d'un mou-
I
L ENQUETE DE PELLIEUX 125
vement brusque, s'échappant, comme une flèche, vers
les sommets. Il s'était fait, au cours dune longue car-
rière, beaucoup d'ennemis, mésestimé par les uns. haï
par les autres, craint de presque tous. Convaincu de la
scélératesse d'Esterhazy, il ne l'était pas encore de l'in-
nocence de Dreyfus, parce qu'il ne pouvait imaginer que
le ministère de la Guerre, sous la République, eût violé
les garanties de la loi pour faire condamner un soldat
indemne de toute faute. Peut-être le juif n"a-t-il commis
qu'une imprudence : il l'expie trop durement ; pourtant,
il n'est pas possible qu'il soit sans reproche. Mais le cer-
tain, c'est qu'un jugement illégal doit être cassé et que
ce grand trouble peut cesser seulement par la pleine
lumière.
Les articles de (?.lemenceau, ceux du Figaro con^
cluaient à la môme interrogation. : « Qui protège le
commandant Esterhazy ? La loi s'arrête, impuissante,
devant cet aspirant Prussien déguisé en officier français.
Pourquoi (i) ?... Oui donc tremble devant Esterhazy?
Ouel pouvoir occulte, quelles raisons inavouables s'op-
posent à l'action de la justice ? Oui lui barre le chemin ?
S'il le faut, nous le dirons (2). »
Cassagnac, pour retenir sa clientèle, invectivait, en
termes poissards, les défenseurs de Dreyfus ; mais, en
même temps (3), il publia l'attestation de Démange
qu'une seule pièce, le bordereau, avait été communiqué
à la défense : « S'il existe donc une autre pièce qui a
été produite, contre toutes les règles de la plus vulgaire
justice, au mépris de toutes les lois humaines, il y a lieu
à reviser le procès. »
C'était l'avis de Clemenceau comme le mien, que la
(1) Aurore du 3o novembre et du 2 décembre 1897.
(2) Figaro des i»"" et 2 décembre.
(3; 2 décembre.
126 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
question de légalité dominait celle de culpabilité. En
fait, elle la résolvait.
A travers les obscurités et le fracas de la bataille, une
impression se dégageait : la justice militaire ignore la
loi, le droit. Quand le ministre de la Guerre n'est pas lui-
même l'auteur responsable de l'illégalité, il laisse faire.
Le Sénat se considérait comme le gardien de la léga-
lité. Il l'avait défendue en toutes circonstances et, ré-
cemment encore, quand un ministère radical parut vou-
loir mettre la main sur la justice et « professa tout haut
ce que l'Empire faisait tout bas, à savoir qu'un garde
des Sceaux peut diriger les instructions criminelles (i) ».
Il crut nécessaire," ayant frappé Bourgeois, d'avertir
Méline.
Cependant, il n'osa pas attaquer de front, tant le
courage même était alors mêlé de faiblesse ; il saisit
un prétexte, très loin de l'affaire Dreyfus, une irré-
gularité commise dans Tadministration de la justice
civile; et, voulant atteindre Billot, il renversa Darlan,
le seul ministre qui inclinât à la re vision (2).
Scheurer et ses amis votèrent contre Darlan, dont ils
ignoraient la bonne volonté ; elle était bien connue de
Méline. Il s'empressa de faire accepter la démission du
garde des Sceaux, et. comme il se méfiait, prit lui-même
l'intérim de la Justice. Le bruit courut d'un remanie-
ment du ministère; il venait de subir son premier échec,
après dix-huit mois de bonne fortune. Bartliou, très
(1) C'est ce que Waldeck-Rous?eau avait rappelé en ces ter-
me? h Reims, dans son discours du 24 octobre 1897.
■2 3o novembre iSyj. — Il s'agissait de deux magistrats qui,
permutant entre eux. dans le ressort de ^lontpellier, avaient été
autorisés à prêter serment par télégramme. L'interpellateur
(Joseph Fabre) expliquait la précipitation et l'étrangeté de la
procédure par le désir de mettre l'un des deux magistrats dé-
placés en mesure d'être candidat dans son ancien ressort, aux
-élections générales de 1898,
L EXOUËTE DE PELLIEUX 127
avisé, conseilla à Méline de « débarquer » Turrel, Ram-
baud. le ministre de la marine, d"embarquer sur la
galère rappareillée Ribot et quelques radicaux. Méline,
à la réflexion, se contenta de remplacer Darlan par un
sénateur obscur. Milliard (i .
Tout indirect qu'il était, on comprit l'avertissement.
Billot invita Pellieux '* à faire saisir » le bordereau au
ministère de la Guen-e. Pourtant, Pellieux ne le fit pas
expertiser (21 ; il allégua que, sur cinq experts inscrits
au Tribunal de la Seine, trois avaient été mêlés à ratïaire
Dreyfus; que les deux autres refusaient, ne voulant pas
procéder à une opération qui, par elle-même, infirmait la
chose jugée ; qu'il était pressé, au surplus, de finir son
enquête (3j. lise contenta de montrer le bordereau àEs-
terhazy et l'invita à dire «s'il reconnaissait l'identité du
fac-similé et de l'original; » Esterhazy la reconnut (4 •
Avec quelque audace qu'il eût argué de faux les lettres
d'Esterhazy et quelque crédulité qu'eût rencontrée cette
imposture, l'État-Major n'était pas sans inquiétude.
BoisdetTre se sentit visé, blessé par les attaques des
journaux, bien qu'il n'eût pas été personnellement dési-
ij 2 décembi'e 1897.
(2) Procès Zola. I, 268, 278, Pellieux.
(3 Cass., I. i3. Billot : « Je priai le Gouverneur de l'aire
une nouvelle enquête avec expertises, 11 m"en transmit
les résultats. » De même à Rennes I, 178 . Or, Pellieux dit lui-
même que l'expertise fut seulement ordonnée par Ravary.
(4 Cass., II, io3, Enq. Pellieux, i"^'' décembre. 3" procès-verbal
d'interrogatoire : « Je vous présente la lettre missive, nommée
bordereau dans l'accusation de Mathieu Dreyfus contre vous,
en original et, à côté, un fac-similé de cette lettre missive.
Reconnaissez-vous ridentité du fac-similé et de l'origmal ? —
Je reconnais que l'original et le fac-similé sont semblables.»
Signé : Pellieux, Duc.\ssf.. Esterhazy. — Au procès Zola I. 24.^^,
Pellieux commença par dire : « Rien ne ressemble moins au
bordereau original que les fac-similés des journaux. Ces fac-
similés ressemblent à des faux. » De même Roget Cass., I, 78).
128 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
gné. Très circonspect, nullement dénué de clair-
voyance, il savait la précarité de son édifice de men-
songes, à la merci d'un incident imprévu. Il eût
voulu être loin quand l'écroulement fatal se produira.
Il revint à sa vieille ambition, l'ambassade de Russie.
Mais il se heurta à un refus formel d'Hanotaux.
Henry, au ministère, continuait à porter beau; mais,
le soir, chez lui, quand il rentrait, il tombait de fatigue,
assommé, épuisé par ces perpétuelles alarmes, par tant
d'intrigues périlleuses dont il était le grand moteur (i).
Esterhazy, surtout, prenait le pire pour le certain. En
quinze jours, il avait glissé du piédestal où il s'était
juché. Il restait encore innocent, mais c'était tout. Publi-
quement, il a été convaincu de mensonges : il n'est pas
allé à Londres y chercher, comme il l'avait dit, le docu-
ment libérateur; les Esterhazy d'Autriche l'ont renié.
Là-dessus, les terribles lettres. Ses défenseurs les plus
ardents n'osent plus le célébrer comme un soldat
d'autrefois, brutal, violent, débauché, mais passionné
du métier et fidèle au drapeau.
Sa femme voulait rompre avec lui. La marquise de
Neltancourt l'y poussait. Le scandale de la liaison d'Es-
terhazy avec la fille Pays, publiquement affichée ; le
scandale, plus grand encore, de l'atroce correspondance
qu'elle savait authentique, car ces propos, son mari, de-
puis des années, les tenait chaque jour ; la certitude de
la catastrophe finale, c'étaient des motifs suffisants de
divorce. Il eut avec elle et avec sa mère, en présence de
Christian, des scènes épouvantables (2). Il lui repré-
<i) Récit d'un ami d'Henry à Cordier.
(21 Christian, Mémoire, 69, 70. — Lettre d'Esterliazy à la
veuve du général Grenier : « Vous me parlez de l'austère de-
voir : où est-il, l'austère devoir, avec une femme comme la
mienne ? Savez-vous quelle voulait demander le divorce au
cours même de cette horrible histoire ? >-
l" ENQUÊTE DE PELLIEUX 129
senta que la rupture, en ce moment, l'achèverait. Il in-
voquait ses petites filles. Elle se laissa toucher, mais con-
sentit seulement à difTérer sa demande. Elle fut^ dit-il,
dune dureté « qui révolta jusqu'aux domestiques ».
Sans doute, elle lui parla avec colère, comme elle en
avait le droit, ne lui laissa pas ignorer qu'elle nétait
pas sa dupe, et lui reprocha sa vie brisée, leur nom sali.
Il eût voulu qu'elle intervînt publiquement en sa fa-
veur, après la divulgation des lettres à la Boulancy. Elle
avait l'horreur du mensonge. Cependant, une protes-
tation, signée d'elle, parut, à son insu, dans les jour-
naux: «Devant le malheur qui accable en ce moment
l'homme dont je porte le nom et dont l'honneur sor-
tira intact de cette épouvantable épreuve, je pardonne
et oubhe tout. » Quelques semaines plus tard, Ester-
hazy écrivit : « Vous n'avez pas douté un instant, je
pense, que la fameuse lettre n'était pas d'elle, mais
bien de M*^ Tézenas. ».
Quelqu'un (Henry ? Du Lac ?) imagina alors de réta-
blir, par un double coup de théâtre, la partie compro-
mise. Le public, en plein drame, en plein roman, n'est
plus remué que par l'inattendu. De l'opération, que le
moine ou le soldat a savamment combinée, Esterhazy
sortira reverni (dun vernis qui tiendra jusqu'à l'acquitte-
ment), et Boisdeffre, auréolé d'une nouvelle gloire, dé-
finitivement consacré.
XIV
Pellieux, ainsi qu'il l'avait dit à Scheurer, rédigeait
son rapport tendant au refus d'informer contre Ester-
hazy et très sévère contre Picquart. Henry exposa à
Esterhazy qu'une telle décision ne lui donnait aucune
9
130 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sécurité pour l'avenir. Qu'il demande, au contraire, à
passer devant un conseil de guerre, il rétablit du coup
sa réputation compromise; pour l'acquittement, Henry,
au nom de Boisdetïre, le garantit.
Tézenas, déjà, avait donné le même avis à Esterhazy ;
il jugeait (c'était l'évidence) que la situation de son
client était fort diminuée par les fâcheuses lettres, au-
thentiques ou non, et il ajoutait : « Innocent, qu'avez-
vous à craindre du conseil de guerre? » Esterhazy n'eût
pas osé détromper Tézenas ; il rechignait pourtant, em-
barrassé.
Billot, Boisdefl're, trouvaient un autre avantage plus
important à cette combinaison. Esterhazy a crié par-
tout qu'il poursuivra ses ditïamateurs en cour d'assi-
ses. Le simple refus d'informer provoquera de telles
clameurs qu'Esterhazy se trouvera acculé à mettre sa
menace à exécution. C'est le procès Dreyfus qui recom-
mencera devant le jury. Or, c'est ce que u l'État-Major
veut éviter à tout prix (i) ». Il faut donc qu'Esterhazy
(i) C'est en ces termes que VÉcho de l'Armée, du 4 décembre,
expliquera l'ordre d'informer rendu par Saussier : '^ La haute
armée veut en finir une bonne fois et régler cette alTaire, de
manière à n'y plus revenir. Le refus d'informer aurait laissé le
commandant Esterhazy dans une position fâcheuse. On l'aurait
sommé de faire un procès à Mathieu Dreyfus, de traduire sou
diffamateur en cour d'assises et, alors, devant le jury on aurait
refait le procès Dreyfus, ce que l'on veut éviter à loiil prix. En
revanche, la comparution devant un conseil de guerre, où l'ac-
quitlemcnl de M. Esterhazy esl certain, ne peut offrir que des
avantages : i» forcer la meute Dreyfus à cesser ses hurlements ;
2" prévenir toute critique au sujet de la régularité de l'enquête ;
3" éviter un procès devant les juges civils; 4° faire confirmer
la condamnation de Dreyfus par le nouveau jugement qui acquit-
tera Esterhazy. Telles sont, croyons-nous, les considérations
qui ont été examinées en haut lieu.» — On peut rapprocher de cette
note le passage suivant du compte rendu slénographique du procès-
de Rennes : « Esterhazy, dépose Trarieux, a été acquitté, il n'a
pas été jugé. {Proteslalions au banc des témoins militaires.) »
L ENOUKTE DE PELLIEUX 131
repousse noblement le refus dinformer et s'engag-e à
repousser de même, après la prochaine instruction, le
non-lieu qui lui sera pareillement ofîert. Rien que l'ac-
quittement solennel par un conseil de guerre peut le
dispenser de déférer IMathieu et Scheurer au jury. Et
son acquittement irrévocable, avec la force de la chose
jugée, c'est la confirmation du crime de Dreyfus. L'af-
faire est finie.
Esterhazy se laissa convaincre, accepta le marché (i).
Ce service qu'il rend à l'État-Major met, plus que ja-
mais, les généraux à sa discrétion. Il les tient déjà par
sa menace coutumière de prendre la fuite, d'avouer
son crime, de dénoncer les crimes qu'ils ont commis
eux-mêmes pour le couvrir. Cette nouvelle complicité,
une telle dérision de la justice, les lient à jamais.
Pcllieux et Esterhazy étaient au mieux; ils se rencon-
traient fréquemment en dehors du cabinet du général ;
Esterhazy, le soir, allait l'attendre dans les maisons où
dînait son juge. Pellieux entra dans la comédie; tout
en faisant publier qu'il concluait à un refus d'informer,
il pressait Tézenas de décider son client à réclamer sa
comparution devant un conseil de guerre (2). Il cor-
rigea ensuite lui-même le brouillon de la lettre qu'Es-
lerhazy allait lui adresser, et qui avait été rédigée
par l'avocat (3). Et, comme il importait que cette
(1) Cass., I, 586, Esterhazy : » J'ai nalurellemenl obéi. »
f?) « Paris, le 2 décembre 1897. le commandant Esterhazy A
M. le général de Pellieux : Mon Général. M<^ Tézenas, se rendant
enlin à vos avis, ma rédigé la lettre suivante. Il se propose de
la communiquer ce soir à l'Agence Havas, et j'ai tenu à vous en
demander l'autorisation. Je ne vous la porte pas moi-même
parce que vous m'avez interdit de me présenter chez vous .>»
{Scellés Bertiilus.)
;3 Cass., I, 586, II, 247: Dép. à Londres, i^r mars, Esterhazy.
— Le brouillon, corrigé de la main de Pellieux, fut saisi par Ber-
tulus chez Esterhazy (Ca.ss., IL 235, cote I, scellé 4). Esterhazy
132 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
résolution fut convenablement annoncée dans les jour-
naux « amis », il dicta à Christian une note, d'un style
non moins noble, que le jeune homme porta à Dru-
mont et à Rochefort.
La lettre convenue entre Pellieux et Esterhazy ne
manquait ni d'éloquence militaire, ni d'émotion :
Mon Général,
Innocent, la torture que je subis depuis quinze jours est
surhumaine.
Je crois que vous avez en mains toutes les preuves
de rinlame complot ourdi pour me perdre ; mais il faut
que ces preuves soient produites dans un débat judiciaire
aussi large que possible, et que la lumière complète soit
faite.
Ni un refus d'informer, ni une ordonnance de non-lieu
ne sauraient maintenant m'assurer la réparation qui m'est
due. Officier, accusé publiquement de haute trahison, j'ai
droit au conseil de guerre, qui est la forme la plus élevée
de la justice militaire; seul, un arrêt émané de lui aura
le pouvoir de flétrir, en m'acquittant devant l'opinion, à la-
quelle ils ont osé s'adresser, les plus lâches des calomnia-
teurs.
J'attends de votre haute équité mon renvoi devant le
conseil de guerre de Paris.
Les journaux u amis », en chœur, vantèrent celle belle
altitude. Rochefort redoutait que son ami ne tom-
bât aux pièges des juifs. Cette pantalonnade fit beau-
coup de dupes. Des journaux graves félicitèrent Es-
terhazy.
avait écrit : .« Innocent, vous le savez, la torture.... Vous avez
en mains toutes les i)reuves de linfàme complot... » Pellieux
supprime : <■ Vous le savez... » et corrige : « Je crois que
vous... » Christian dit qu'il porta lui-même à Pellieux le projet
de lettre. {Cass.. II, 201. et Mémoire, çp.)
L ENQUETE DE PELLIELX 133
Pellieux, pour donner plus de relief à la chevalerie
d'Eslerhazy, ne s'y arrêta pas et remit son rapport
à Saussier. Il avait précédemment reçu la visite de
Mercier qui lui attesta que Dreyfus était coupa-
ble (i). Les commandants des corps d'armée étaient alors
réunis à Paris, pour la commission de classement ; ils
firent une démarche auprès de Félix Faure, lui mon-
trèrent l'armée indignée de voir soupçonner ses chefs
et, déjà, frémissante. Mercier se répandit en affirma-
lions, le prit de très haut avec Billot,
Cette parodie de la justice mettait Saussier à l'aise;
car il allait satisfaire à la fois (an fondjles prolecteurs
d'Esterhazy et (en apparence) les défenseurs de Dreyfus.
Sur l'invitation de Billot et d'accord avec Boisdeffre, il
refusa de ratifier les conclusions de Pellieux (2) et signa
un ordre d'informer {f^ décembre 1897).
XV
La préparation du triomphe de Boisdeffre fut plus
laborieuse.
Les partisans de la Bevision contrôlaient leurs infor-
mations avec beaucoup de soin et s'abstenaient de toute
nouvelle hasardée. Il leur arriva de se tromper et d'être
[i) Écho de Paris du 4 décembre 1897.
(2) Billot dit « qu'il invita lui-même Saussier à donner
l'ordre d'informer ». {Cass., l, i3; Bennes, I, 174.) Méline,
au contraire, dit à la Chambre que « Saussier avait dé-
cidé librement ". (4 décembre 1897.) D^ même, le i3 décembre
if)Oo: « J'affirme, sans crainte d'être démenti, que le jour où
le procès Esterhazy a été ouvert, le ministre de la Guerre n'est
intervenu en rien dans ce procès, ni de près ni de loin. »
134 HISTOIRE DE L AI FAIRE DREYFUS
injustes et violents. Ils n'accréditèrent, sciemment, au-
cun mensonge. La cause qu'ils servaient leur en faisait
un devoir et une nécessité.
Aucune désignation n'avait suivi la question : « Qui
protège Esterhazy? » Personne n'avait la preuve que ce
fût Boisdefï're. Pour Henry, à peine le connaissait-onde
nom; il semblait un comparse. On commençait à peine
à soupçonner Du Paty d'avoir joué le rôle de la dame
voilée.
Cette prudente réserve était irritante. Comme an coup
d'archet d'un mystérieux chef d'orchestre, les journaux
de l'État-Major racontèrent qu'une démarche avait été
faite auprès de Méline pour obtenir le renvoi du grand
défenseur de l'armée ; puis que Biugère convoitait de
lui succéder (i). C'était pure invention. Le journal de
Millevoye se prétendit alors informé (2 décembre) des
plans du Syndicat : « On n'a pas encore nommé publi-
quement le général de BoisdetTre, mais ce n'est qu'une
question d'heures... Les amis de Dreyfus tiennent en ré-
serve un brûlot qui sera probablement lancé demain (2). »
Rien ne vint. Dans l'impossibilité de trouver une ca-
lomnie où accrocher une protestation, on se résigna à
créer soi-même le mensonge. Le lendemain, la Patrie
annonça que la pièce secrète du Syndicat était une dé-
l>eche de lioisdefTre à Esterhazy. à l'époque où celui-ci
s'était réfugié à Londres : « N'hésitez pas à revenir à
Paris, je vous C(uivrirai quand même. » Le Soir, de
Bruxelles, tient la nouvelle d'un << Français de passage à
(lenève » ; <. il ne s'était pas trouvé un seul journal fran-
çais qui voulût se prêter à cette besogne (3) ».
(l'i Pairie. Jour, DJp'-chi, Libre Parole, Inlransigeanl dn i^^"" dé-
cembre i8<)7.
(2; Pairie (antidatée du 3.
(3 Patrie (antidatée du \.
L ENQUETE DE PELLIEUX 135
Le journal belge avait, en effet, publié la veille une
lettre d'un Suisse, son correspondant, qui avait causé
avec un inconnu, lequel avait entendu raconter encore
d'autres sottises : qu'Esterhazy s'était réfugié à Londres
après la dénonciation de Mathieu Dreyfus; que Scheu-
reravait un dossier ; qu'il le faisait « distiller » par le Fi-
garo, etc. Le rédacteur suisse du journal belge avait été
dupe d'un sot ou d'un provocateur.
L'imposture venait d'Esterhazy lui-même qui en avait
fait confidence à un journaliste parisien (i). Il <t savait »
que les juifs tenaient en réserve, pour le perdre, une
fausse dépèche à lui adressée.
Je rencontrai Fernand de Rodays chez Leblois. Il me
demanda ce que je savais de cette histoire. Je lui dis
quelle était proprement imbécile : la dépêche n'existait
pas, puisque Esterhazy, comme cela avait été établi,
n'était point allé à Londres.
Au conseil des ministres qui se réunit le lendemain à
l'Elysée, Billot communiqua d'abord que le gouverneur
de Paris n'avait pas ratifié les conclusions du général de
Pellieux. Puis, il sortit une lettre de Boisdeffre. Le chef
de l'État-Major général signalait que les journaux de la
veille avaient annoncé laprochaine publication d'un télé-
gramme adressé par lui à Esterhazy ; en conséquence, il
priait Billot d'envoyer à r.4^e/2ce//a6'as ce démenti offi-
ciel: «Le général de BoisdelTre n'a jamais télégraphié ni
écrit quoi que ce soit au commandant Esterhazy, qu'il
n'a jamais vu ni connu et auquel il n'a jamais fait ni fait
faire la moindre communication. »
Ce matin même, avant que Boisdeffre ne portât sa
l'i' Estertiazy eut celte conversation, le 3o novembre, avec un
rédacteur dn Malin qui la publia le lendemain. La correspon-
dance suisse du Soir de Bruxelles est datée, également, du
3o novembre.
136 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
lettre à Billot, Gonse en communiqua le texte à Du Paty ;
il lui demanda « s'il n'y avait eu, de sa part, aucune dé-
marche qui pût justifier les aftirmationsde certains jour-
naux au sujet de ses relationsavecEsterhazy(i i : «Vous
avez vu Esterhazy au commencement ; mais vous ne le
voyez plus, n'est-ce pas ? » Du Paty répondit négati-
vement (2).
Les ministres tombèrent au grossier piège ; nul ne dit
que les journaux regorgeaient de pareilles sottises,
qu'amis et adversaires ne se donnaient pas la peine de
les relever, que celle-ci venait d'un des gazetiers ordi-
daires de lÉtat-Major et que c'était le complice, ou la
dupe, du faussaire Norton, Mais Boisdefîre est le
favori de lopinion. X'est-il pas homme à faire un éclat si
le Conseil lui refuse cette satisfaction qu'il réclame?
Billot lui-même communiqua le démenti à VAgence
Ha vas.
A la Chambre, quand les députés arrivèrent, ils virent
les deux nouvelles affichées dans les couloirs : l'ordre
d'informer contre Esterhazy, le démenti de Boisdefîre.
Puis, dès l'ouverture de la séance, Brisson annonça qu'il
était saisi de deux demandes d'interpellation au sujet
de latiaire Dreyfus, l'une du comte de Mun, l'autre de
Marcel Sembat, député socialiste de Paris. En outre,
(il Cass., II, 199, (Enq. Renouard), ohsevvalioa< de Gonse. du
10 septembre 1898 (écrites et signées), en réponse au premier
interrogatoire de Du Paty.
•2) Cass., II. 3-2. Du Paty ; 199, Gonse : « Il me répondit négative-
ment et la lettre 'de Boisdelïre à Billot fut envoyée. » — Boisdef-
fre dit que Gonse ne lui a raconté l'incident que plus tard Cass..
I, 5Ô9). — A Rennes II, 162!, Gonse place sa conversation avec Du
Paty ;. à 11 heures du matin, avant de partir pour déjeuner». Or.
le Conseil des ministres se réunit à 9 heures. Gonse explique
ainsi sa précaution: «Je me suisdit : Du Paty est léger, ardent,
imprudent, n'aurait-il pas fait quelque démarche compromet-
tante? Nous entendions dans les journaux toutes ces histoires
de femmes voilées ! »
L ENQUETE DE PELLIEUX 137
Castelin demandait à poser une question au Président
du Conseil qui acceptait.
Castelin pria seulement Méline « de vouloir bien ap-
porter à la tribune des déclarations de nature à rassurer
l'armée, l'opinion publique et la Chambre ». Méline ré-
pondit brièvement : « Je dirai tout de suite ce qui sera
la parole décisive dans ce débat : il n'y a pas d'atïaire
Dreyfus. » La droite, le centre applaudirent. Il répéta :
« Il n'y a pas, en ce moment, et il ne peut pas y avoir d'af-
faire Dreyfus. « On applaudit de nouveau. A gauche et
à l'extrême gauche, on s'exclame. >■ En ce moment ! »
souligna Rouanet.
Méline. s'obstinant, répliqua : « Une accusation de
trahison a été portée contre un officier de l'armée; cette
question particulière n'a rien à voir avec l'autre. « Ce-
pendant, la base des deux accusations est la même : le
bordereau. Sur le sophisme de la chose jugée. Méline
a mis le masque du Droit.
Maintenant, il explique la procédure judiciaire. «< Per-
sonne ne suspectera la loyauté de celui qui a donné
l'ordre d'informer. Le juge rapporteur pourra proposer
soit le renvoi, soit une ordonnance de non-lieu. »
« Quelle est l'inculpation? » demande Goblet.
En effet, si Esterhazy est condamné sur le bordereau,
comme l'a été Dreyfus, c'est la Revision.
Méline ne répond pas à la question ; il rappelle le prin-
cipe de la séparation des pouvoirs ; mais il ne s'en tient
pas là, et l'orage qu'il veut conjurer, il le déchaîne :
« Cette affaire, dit-il. ne saurait être traitée sans grande
imprudence par la voie d'une publicité sans frein qui
peut exposer le pays à des difficultés imprévues. » Pel-
letan : <( C'est comme cela que vous défendez l'honneur
de l'armée ! » Goblet : « Vous devriez finir cette affaire ! »
Méline : « Certes, cette campagne n'atteint pas l'hon-
138 HISTOIRE nt; L AFFAIRE DREYFUS
neur de l'armée qui est au-dessus de pareilles polémi-
ques, mais elle l'a fait souffrir cruellement et c'est
déjà trop. » Pelletai! : « Vous vous accusez vous-
même ! »
Selon la tactique qui lui a souvent réussi, Méline dé-
nonce alors la tentative des radicaux qui, de cette af-
faire « simplement judiciaire », voudraient faire une
affaire politique. La gauche, l'extrême gauche protes-
tent : « Si la politique n'y est pour rien, pourquoi m'in-
terrompez-vous avec tant de violence au lieu de m'écou*
ter? »
A cette heure, dans toute cette Chambre, qui se soucie
<rautre chose que de politique? Le centre soutient Mé-
line par politiqiie. ratifie, par politique, tant de fautes
déjà évidentes. La gauche, par politique, le veut ren-
verser,-au moins laffaiblir, feint, par politique, de le
croire engagé avec les promoteurs de la revision. Etla
droite, encore par politique, prépare son impérieuse
mise en demeure.
JMéline a défendu l'honneur de l'armée, qui n'est pas
en cause, contre des hommes qui n'ont dénoncé qu'un
traître. Pas un mot nest tombé de ses lèvres pour flétrir
la campagne antisémite, les excitations, qui se multi-
plient, à la guerre civile.
Maintenant, aux radicaux et aux socialistes qui le
harcèlent, il otïre sa place, qui n'est pas enviable : « Je
voudrais bien vous voir avec une aussi lourde respon-
sabilité que la nôtre !... Si vous pensez que nous avons
manqué à notre devoir, dites-le!... Si vous croyez qu'on
pouvait faire autre chose que ce que nous avons fait,
venez-le dire ici ! " « Assurément! « riposte Millerand.
Il fait appel aux hommes impartiaux, « à tous les bons
Français qui placent avant tout l'amour d'e la France » ;
dans l'intérêt du pays et de l'armée, il les supplie de sou"
L ENQUETE DE PELLIEUX 139
tenir un Gouvernement aux prises avec de telles diffi-
cultés et d'aussi furieuses passions.
Mais ces passions sont dans la Chambre, et ce quelles
attendaient de lui. il ne le leur a pas concédé encore : son
veto formel à la Revision. Au contraire, il a reconnu
incidemment, que " le code otïredes possibilités de revi-
sion à tous les citoyens ». et il a ajouté le correctif:
" en ce moment » à sa phrase : " Il n y a pas dalTaire
Dreyfus. »
Castelin. habilement, équivoque : « Le Président du
Conseil nous a dit qu'il n'y a aucune. corrélation entre
l'afTaire Dreyfus et l'alTaire Esterhazy. — Il a dit le con-
traire ! » interrompt Pellelan, plus enragé que l'ancien
ami de Boulanger. Et voici la Chambre transformée
en tribunal. Castelin somme .Méline de venir dire
nettement « qu'il n'y a aucun rapport entre le renvoi
d'Esterhazy devant un juge instructeur et la juste con-
damnation qui a frappé le traître Dreyfus ». Il le somme
aussi de mettre un terme aux injures dont sont pour-
suivis les officiers : " Il y a de justes lois que M. Picinach
réclamait autrefois contre nous, les boulangistes ; qu'on
les applique aujourd'hui. »
Méline accepte que la question soit transformée en
interpellation et que l'interpellation soit immédiate.
Pourtant. <■ le Gouvernement n'a rien à ajouter aux expli-
cations qu'il a données ».
Pendant tout ce débat. Billot n'avait point paru à son
banc. Alors, Albert de Mun : « Moi aussi, j'accepte de
discuter immédiatement l'interpellation, mais pas en
dehors de la présence du ministre de la Guerre ! »
il était l'ami de BoisdefTre, se rencontrait, souvent,
avec lui, dans la cellule du père Du Lac.
Il ne parla que peu de minutes, d'une voix vibrante,
qui parut émue, et lançant ses phrases comme des balles.
140 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Dès son premier mot, les applaudissements éclatèrent
à droite, à gauche, à l'extrême gauche (i) ; puis, ils ga-
gnèrent le centre, qui tremblait, s'il se taisait, d'être
suspect et qui se joignit à l'immense ovation :
C'est à M. le ministre de la Guerre que mon interpel-
lation s'adresse, parce que c'est à lui, c'est au chef du
département de la Guerre que je veux demander de venir
ici, par une parole solennelle, venger les chefs de l'armée
et, en particulier, le chef de l'État-Major général.
Le venger, de quoi ? de la nouvelle donnée à un journal
belge par un Français de passage à Genève, qui a été re-
produite seulement par le journal de Millevoye, après
avoir été annoncée par lui depuis deux jours !
Toute la droite est debout, acclamant. Les deux
tiers des républicains applaudissent aussi , dans un
enthousiasme fait de peur.
La légende du Syndicat, jusqu'alors, n'avait pas pé-
nétré dans l'enceinte parlementaire. De Mun l'y intro-
duit, au milieu des mêmes acclamations :
Il faut qu'on sache s'il est vrai qu'il y ait dans ce pays
une puissance mystérieuse et occulte, assez forte pour
pouvoir, à son gré, jeter le soupçon sur ceux qui com-
mandent à notre armée, sur ceux qui, le jour où de
grands devoirs s'imposeront à elle, auront mission de la
conduire à l'ennemi et de diriger la guerre.
11 faut qu'on sache si cette puissance occulte est vrai-
ment assez forte pour bouleverser le pays tout entier,
comme il l'est depuis plus de quinze jours, pour jeter
(i) « Vifs applaudissements à droite, à l'extrême gauche et à
gauche. — Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.
— Nouveaux applaudissements sur un grand nombre de bancs. »
(Compte rendu officiel.)
L E.NOUÈTE DE PELLIEUX 141
dans les esprits le doute et le soupçon contre des officiers
qui...
L'émotion serre à la gorge l'admirable comédien. II
s'arrête. Une intense suggestion épidémique, fulminante,
a gagné toute la Chambre. Ouoi ! la légende du Syndi-
cal, cette invention des Jésuites, ce sont les républicains
qui la ratifient 1 C'est qu'il n'y a plus de républicains
dans cette Chambre, mais seulement une foule, inca-
pable, comme toutes les foules, de réfléchir, à qui le rai-
sonnement est devenu chose aussi étrangère qu'à ces
animaux décapités dont l'être ganglionnaire et spinal
n'est plus sensible qu'à l'action exagérée, désordonnée,
des réflexes [i . .le sens sur ma tète la haine de trois cents
hypnotisés qui se tournent vers moi, dans une même
manifestation mimique, quand ils sont las d'applaudir.
Je me croise les bras; une parole, un geste eût changé
cette folie en fureur. Comment lutter contre une trombe?
Jaurès, peut-être, eût pu le tenter; il était absent. Quand
il le tentera plus tard, il sera emporté.
De M un reprend :
Ali 1 vous demandiez qu'il n veut pas ici de questions poli-
tiques! Non, il n'y en a pas. Il n'y a ici ni amis, ni adversaires,
ni ministériels, ni ennemis du cabinet ; il y a des repré-
sentants du pays, il y a des Français soucieux de conserver
intact ce qu'ils ont de plus précieux, ce qui reste, au
milieu de nos luttes et de nos discordes de parti, le
domaine commun de nos invincibles espérances : l'hon-
neur de l'armée.
Il rappelle qu'il a servi sa patrie sous les armes, pen-
(i FouRNiAL. Psychologie des foules, -23.
142 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dant quinze ans ; son cœur de soldat est remué jusqu'au
fond. Il somme Billot de s'associera ses propres paroles:
Je demande qu'il parle, afin que nous ne soyons pas
réduits à voir le chef de l'État-Major général de l'armée
obligé de sortir de sa réserve militaire pour faire afficher^
à la porte du lieu de vos séances, un démenti contre ceux
qui l'accusent de pactiser avec des hommes accusés de
trahison.
Comment! cette lettre vient d'être affichée à votre porte,
et M. le ministre de la Guerre n'est pas ici, lui qui peut
parler à la tribune, pour venger larmée outragée !
Ce n'est pas possible ! il faut qu'il parle !
Méline, très pâle, obéit: il va faire chercher le ministre
de la Guerre.
Millevoye écrivit le lendemain :
On a vu le démenti formel donné par le général de Bois-
deffre aux accusations du Syndicat Dreyfu^. C'est la
Pairie, qui, en signalant la manœuvre, a permis au chef
de l'État-Major général de la dévoiler à temps (i).
XVI
Dès la reprise de la séance, Billot s'élança à la tribune^
comme à l'assaut, très rouge, d'un pas martial, pour
capituler :
« Dreyfus a été jugé, bien jugé, et condamné à l'una-
( 1 ) Patrie (antidatée) du 6 décembre 1897. — Humbert osa écrire :
« Non seulement les estafiers dreyfusards disaient avoir la
dépèche, mais ils en publiaient le texte intégral dans leur&
journaux. » {Éclair du 12 février 1898.)
L ENOULTE D1: PELLIEUX 143
nimité par sept de ses pairs, sur le témoignage de vingt-
sept officiers témoins au procès. -> Il fait un bloc des
témoins à charge, à décharge.) « L'aflaire Dreyfus a été
régulièrement et justement jugée. Pour moi, en mon
àme et conscience, comme soldat, comme chef deTarmée,
je considère le jugement comme bien rendu et Dreyfus
comme coupable. » Tonte la Chambre applaudit, sauf
l'extrême gauche.
Pour Eslerhazy, la Chambre comprendra que Billot
<■<■ ne cherche pas à influencer la justice ». (Il vient de
déclarer que le bordereau est de Dreyfus; c'est l'ordre
d'acquittement d'Esterhazy.) « Quant aux odieuses accu-
sations, qui, depuis trop longtemps, visent les chefs de
l'armée, et notamment son éminent chef d'Etat-Major
général », il regrette, « au fond de son cœur, d'être
désarmé par la loi et de ne pouvoir les poursuivre ».
« Doyen et chef de l'armée française », il rend hommage,
avec joie, à son éminent collaborateur : (< Depuis dix-
huit mois, je travaille silencieusement avec lui à mettre
la France à hauteur de toutes les éventualités. »
Et la Chambre l'acclame, comme elle a acclamé Mer-
cier, Lebœuf, tous les ministres de la Guerre qui lui ont
menti.
Inutile lâcheté que celle de Méline, de Billot, comme
toutes les lâchetés. Voici Millerand à la tribune et, ra-
massé sur lui-même, martelant ses paroles, dur, acerbe,
politique encore étranger à tout ce qui n'est pas la poli-
tique de parti, il écrase le Gouvernement sous l'éton-
nant reproche d'être l'ami et le complice des promoteurs
de la Revision : « Croyez-vous que, si une ordonnance de
non-lieu est rendue, vos amis, ceux qui mènent cette
campagne... » Méline, Barthou, Billot se dressent à leurs
bancs : w Vous osez dire que c'est nous qui menons cette
campagne! c'est odieux ! » Millerand : ^ J'ignorais que
144 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
M. Scheurer-Kestner et M. Joseph Reinach fussent de
nos amis. »
Il mêle, avec une infinie habileté, aux apologies inat-
tendues des critiques judicieuses :
Pourquoi le Ministre de la Guerre ua-t-il pas infligé
plus tôt, aux détracteurs du général de Boisdeffre, le dé-
menti et le désavœu que le comte de Mun vient seulement
de lui arracher?... Vous nous disiez tout à Theure : Qu'au-
riez-vous fait à notre place ? Nous n'aurions pas permis
qu'on formulât pendant quinze jours, sans les relever, ces
attaques contre les chefs de l'armée... Quand M. Scheurer-
Kestner vous a porté son dossier, pourqvioi n'avez-vous
pas fait instruire, comme vous le deviez, cette demande
en revision ? Il fallait prendre position honnêtement et
légalement. Mais vous n'avez eu le courage de prendre ni
une attitude, ni une autre, et vous vous êtes traînés der-
rière tous les événements et toutes les influences.
Et pourquoi ces tergiversations, cette équivoque atti-
tude ? « La réponse, elle est dans les noms même de ceux
que j'appelais et que j'appelle encore vos amis et qui
ont commencé la campagne ; elle est dans le nom de
celui qui, ici, mène cette campagne, alors que, au lieu
d'essayer de réhabiliter un nouveau Calas, il aurait,
peut-être, dans sa famille, d'autres réhabilitations à pour-
suivre (i). »
Pendant que la gauche et l'extrême gauche éclataient
en applaudissements, je répliquai : « Je fais ce que
(i) <i Applaudissements vifs et répétés à l'extrême gauche et
sur plusieurs bancs à gauche. — Bruits au centre. » — I^lus
tard, dans la séance du 18 décembre 1900, au cours du dé-
bal sur l'amnistie, Méline rappela ces paroles à Millerand,
qui répliqua : « 11 est exact que je ne me suis déclaré paitisan
de la révision que le lendemain du jour où a été connu le faux
Henry. Ce jour-là. j'oi dû reconnaître que mon ami Jaurès, pour
L ENOUKTE DE PELLIEUX 145
ma conscience m'ordonne de faire. » Puis j'envoyai à
Millerand mes témoins.
Il restait à Méline, ce jour-là, une lâcheté à com-
mettre : il n'hésita pas. Il avait le droit de dire qu'il avait
rompu avec Scheurer.son ami de trente ans, et avec moi,
son ami aussi , depuis longtemps , et son collabo-
rateur à la République française, quand je la dirigeais.
Mais il s'écria « que l'honnêteté et la droiture des mi-
nistres protestaient contre de telles solidarités... Non,
il n'est pas permis d'essayer ainsi de déshonorer ses
adversaires ! > Pour Scheurer, « il n'avait déposé aucune
pièce, et le Gouvernement n'en pouvait recevoir aucune ».
« Je n'ai rien à ajouter, riposta Millerand, au bruit des
applaudissements de la droite et de la gauche, à l'exé-
cution que M. le Président du Conseil vient de faire de
l'honorable M. Scheurer-Kestner (i). »
Afin que l'humiliation de Méline et de Billot fut com-
plète, Alphonse Humbert intervint : « Pour amener le
ministre de la Guerre à son banc et à son devoir, il a
fallu que le chef de l'Etat-Major jetât enfin un cri et fît
appel à l'opinion publique contre l'homme qui s'était
déclaré le gardien de l'armée et qui ne le défendait pas. »
Un député des Landes, Jumel, avait déposé un ordre
du jour honnête et sensé : « La Chambre, jugeant qu'elle
n'a point à s'immiscer dans une question d'ordre pure-
ment judiciaire... " Il réunit quatre-vingt-dix voix 'z].
n'en ciler qu'un, et ceux qui, avec lui, avaient mené celte cam-
pagne, avaient été plus perspicace? et plus clairvoyants que
moi. » Il m'écrivit, avec une belle loyauté: « Vous ne vous
étonnerez pas si je vous dis que j'ai eu une joie particulière à
prononcer ces paroles comme une réparation qui vous était due
de la lourde injustice que j'avais involontairement commise. »
(i) « Vifs applaudissements à gauche, à l'extrême srauche et
;\ droite. »
2) Parmi les quatre-vingt-dix députés qui votèrent la priorité
en faveur de cet ordre du jour, je relève les noms de Decrais,
146 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
On vola ensuite, paragraphe par paragraphe, nn long
ordre du jour où la Chambre se déclarait « respectueuse
de la chose jugée (i) », « s'associait à l'hommage rendu
par le ministre de la Guerre à l'armée (2) », « approu-
vait les déclarations du Gouvernement (3) » et " flétris-
s lit les meneurs de la campagne odieuse entreprise pour
ti'oubler la conscience publique (/J) ».
Plusieurs avaient le rouge au front, votaient quand
même : « Je m'associe, me dit l'un d'eux, à la lâcheté
générale. »
Le coup de la fausse dépêche avait réussi ; la victoire
de Boisdelfre était complète.
Ainsi fûmes-nous flétris (ce qui n'était rien) ; ainsi (ce
qui était plus grave) abdiquèrent la Chambre et le Gou-
vernement de la République, en route, — si les flétris
ne s'étaient pas mis en travers, — pour un Sedan moral,
plus terrible cent fois que l'autre.
Le lendemain, j'échangeai deux balles avec Millerand,
sans résultat 5).
Charles Dupuy, Chautenips. Dorian, Etienne, Bastid, Hémon,
de Lasleyrie, Lacrelelle, \'alfé, Odilon Barrot, Renanlt-Morlière,
Isambert. Jonnart, Maurice Lebon, Levgues, Maruéjouls, Rivet,
Ribot, Ricard, Rouvier, Sarrien. Thomson, Trouillol. Quatre
cent douze députés le repoussèrent, dont Léon Bourgeois,
Lockroy. Millerand, Paschal Grousset. Camille Pelletan, Aynard,
Ernest Carnol, Rouanet, Francis Charmes. Develle, Poincaré,
Jules Roche, Rémusat, Deschanel, Vaillant, Cluseret, Charles
Ferry, Goblel, Viviani, Jules Guesde, Montebello, Krantz,
Mézières, Melchior de Vogiié.
(1) Par 4*^4 ^oix contre 18. .
(2) Par 5ii voix contre iS.
(3) Par 3i6 voix contre iTxj.
(4) Par 148 voix contre 78. — L'ensemble fut volé j)ar 3o8 voix
contre 62.
5; Les témoins de Millerand furent Viviani et Gérault-Richard ;
1 es miens, Deloncle et Adrien Bastid.
l'enouête de PELLIEUX 147
XVII
Scheurer demanda à interpeller le Président du Con-
seil et le ministre de la Guerre au sujet des déclarations
qu'ils avaient faites à la Chambre i).
Ce qui, plus que la folie ou la couardise des députés,
Tavait indigné, c'était le mensonge de Billot affirmant :
« Dreyfus a été justement et régulièrement condamné. »
Il ne songeait pas à rendre le Sénat juge entre Dreyfus
et Esterhaz.y; mais il eût voulu démontrer que la pos-
sibilité d'une erreur judiciaire n'avait pas toujours été
écartée par lÉtat-Major.
Les lettres de Gonse et de Picquart ont décidé la con-
viction de Scheurer. Lues, commentées par lui, elles
seront d'un grand effet. Gonse, Henry en ont si grand
peur que, d'avance, ils les font discréditer, dénaturer
par les journaux. Encore quelque temps de ce travail,
et, défraîchies, fanées, quand elles paraîtront dans leur
véritable texte, elles donneront l'impression d'une chose
déjà vue, d'une vieillerie.
Mais Leblois, au nom de Picquart, défendit à Scheurei-
de les porter au Sénat (2)?
Picquart n'avait revu Leblois qu'une seule fois, le
jour où Pellieux ly avait autorisé (3). Et, sans doute,
il n'était pas homme à récriminer pendant le combat ;
pourtant, il le trouvait mal engagé, prématuré ; surtout,
dans cette aventure, il tenait à éviter tout ce qui pour-
ri) Lettre du 6 décembre 1897 au président du Sénat. Loubet.
(2) Le 6. — Procès Zola, II, 353, Labori : « Picquart s'y oppo-
sait. » — A l'audience du 12 février 1898, Picquart dit lui-même
qu'il s'y était opposé '< de la façon la plus absolue ».
(3) Voir p. 122.
148 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
rait lui être reproché, à tort ou à raison, comme une in-
fraction à la règle, un manquement au secret profes-
sionnel ; et son ambition était de rester jusqu'au bout,
à travers tant d'obstacles accumulés, le soldat disci-
pliné qu'il avait été jusqu'alors. Dès lors, il avait signifié
nettement à Leblois et il venait de lui faire savoir à
nouveau qu'il entendait, désormais, agir à sa tête,
comme il en avait bien le droit, qu'il le couvrait pour
le passé, mais qu'il protesterait publiquement, et vive-
ment, si quelque indiscrétion se produisait (notamment
sur sa correspondance avec Gonse), car ce serait un
abus de confiance.
Boisdeffre, en demandant à Picquart sa parole
de ne pas voir Leblois, en dehors d'une permission
spéciale, avait pris une habile précaution. La presse
continuait à le dire le complice de Scheurer, quand il
ne pouvait même pas se concerter avec son avocat.
L'intérêt de Picquart, qui se confondait, dans une si
grande cause, avec l'intérêt de la cause elle-même,
c'était de laisser produire ces lettres, devant une assem-
blée comme le Sénat, par un homme comme Scheurer.
Bien qu'elles traitent d'une affaire d'Etat, elles sont écri-
tes sur un ton familier, ce ne sont pas des lettres de ser-
vice. Elles ont été montrées déjà à trop de gens pour que
Gonse lui sache gré d'une discrétion tardive. Il en con-
clura seulement que Picquart, pris de crainte, hésite
et se dérobe. << La meilleure stratégie, a écrit Clause-
witz, consiste à être toujours très fort, d'abord en géné-
ral, puis au point décisif. C'était le principe de Napoléon
qu'au point décisif on ne peut jamais être trop fort.
Toute réserve destinée à n'être employée qu'après est
une faute (i). «
i) GÉNÉRAL DE Clau>ewitz, De la GueiTe, I, 3iO; 821, 3-29.
1
L ENQUETE DE PELLIEUX 149
Picquart commit cette erreur. Leblois, pendant une
longue séance chez Scheurer, résista à tous nos efîorts :
le nom de Picquart ne doit même pas être prononcé.
Scheurer s'irrita : « Si Picquart a eu tort de vous confier
ses lettres, que sa faute, du moins, soit utile, h Je
plaidai à mon tour : « C/est folie d'aller à la bataille en
laissant ses meilleures armes au râtelier. Les y laisser,
ce n'est pas sauver Picquart, c'est le perdre. » Clemen-
ceau avait, lui aussi, objurgué Leblois. Rien n'y fît.
Scheurer avait cru tenir la victoire; elle lui échappait.
Il pensa à retirer son interpellation. Ce qu'il fallait au
Sénat, c'était des clartés, et non pas seulement de nou-
veaux doutes ; mieux valait se taire qu'aller à un échec
certain. On l'insultera; il y est accoutumé. Il réfléchit
ensuite que la défense qui lui avait été signifiée par Le-
blois de la part de Picquart l'obligeait à taire jusqu'aux
motifs de son silence. Il aurait l'air derecul'er et, quelque
prétexte qu'il invoquât, d'avoir été ébranlé dans sa
conviction. La sainte cause qu'il avait faite sienne en
soufï'rirait. Donc, il marchera quand même. Il avait l'es-
prit scientifique ; il exposait les faits avec beaucoup de
méthode ; l'art du développement oratoire lui était
inconnu. Il me dit tristement : « Il faudrait Gambetta. »
Son discours était attendu comme un événement. Des
étrangers (Belges, Suisses, Anglais) avaient fait le voyage
pour l'entendre; les galeries regorgeaient; la moitié de
la Chambre se transporta au Palais du Luxembourg. La
désillusion sera d'autant plus rude. Il sauva, à force de
loyauté, tout ce qui pouvait être sauvé (i).
Il rectifia d'abord les assertions inexactes de Billot et
de Méljne à son égard, raconta comment il les avait
suppliés de procéder eux-mêmes à la revision. Il a été
(i; Séance du 7 décembre 1897.
150 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREVFUS
repoussé, livré aux attaques les plus violentes. En re-
vanche, il a trouvé dans la presse des concours vaillants
et désintéressés ; la droite ricane. « Oui, répète-t-il, vail-
lants et désintéressés, et, partout où l'on pense, chez tous
ceux qui attachent quelque prix à l'idée de justice, des
sympathies qui ont été et qui sont encore ma force. »
Il a demandé, en vain, au Gouvernement une preuve,
une seule, de la culpabilité de Dreyfus. On proteste
quand il dit que Dreyfus a été condamné seulement sur
le bordereau. « C'est donc qu'un accusé aurait été con-
damné, en France, sur des pièces qu'il n"a pas été appelé
à discuter et qui n'ont pas été communiquées à la dé-
fense ! » On proleste encore. Une telle violation du
droit, « qui oserait la défendre, dans cette assemblée qui
s'honore d'avoir voté la suppression de la vieille ins-
truction secrète, afin d'accroître les garanties essen-
tielles de l'accusé ') ? (Pas un applaudissement; silence.)
Le Sénat écoutait poliment, à son ordinaire, mais sans
faveur.
Que doit être la re vision ? « L'aveu loyal et spontané
d'une erreur, une œuvre, par excellence, de réparation
sociale. » (On murmure.) Méline lui a reproché de n'avoir
pas saisi d'une requête le ministre de la Justice. S'il
l'eût fait, on en serait aujourd'hui au même point. A la
première ligne de la requête eût figuré le nom d'Ester-
hazy. Or, à qui eût-il appartenu de dire qu'Esterhazy
était le véritable auteur du bordereau ? Ce n'était ni au
garde des Sceaux ni à la commission spéciale de juris-
consultes dont l'avis est nécessaire pour que la Cour
suprême soit saisie d'un fait nouveau. Le garde des
Sceaux, la commission eussent renvoyé le dossier à la
justice militaire (i).
(i) « Comment la revision pouvait-elle être juridiquement
entreprise? Deux voies étaient ouvertes. On pouvait d'abord^
L ENQUETE DE PELLIEUX 151
L'affaire est si simple; une seule question : le borde-
reau. L'opinion publique n'accepterait pas que, dans
l'instruction qui va s'ouvrir, le bordereau ne fût pas
expertisé." Au contraire, s'il est procédé à une expertise
loyale, nous sommes rassurés et je suis bien tran-
quille. » (Nouveaux murmures.)
Mais il s'arrête, ne voulant pas préjuger des résultats
de l'instruction :
C'est une réserve qui m'est imposée ; mais je me de-
mande, Monsieur le Ministre, si vous en avez fait autant
(Vives protestations à droite et au centre), en affirmant
que Dreyfus est coupable. (Nouvelles protestations.)
N'avez-vous donc pas mesuré de quelle gravité pouvait
être une pareille intervention au moment où l'affaire ac-
tuelle est à l'inslruction "?... Non, il n'est pas exact de
prétendre qu'il n'y a pas connexité entre l'affaire actuelle
et une affaire Dreyfus qui, selon vous, n'existe pas encore.
La vérité est que les deux affaires sont tellement liées
l'une à l'autre que de la solution de l'une dépend celle de
l'autre.
II écarte enfin, en quelques sobres paroles, la plus
cruelle des accusations qui ont été portées contre ses
amis et contre lui-même :
Ai-je besoin de déclarer publiquement que le respect,
le dévouement passionné pour l'armée, ne peut être gravé
plus profondément dans aucun cœur que dans celui de
riiomme qui est, ici, le dernier député de l'Alsace fran-
en obtenant une condamnation contradictoire contre Eslerliazy,
provoquer la contradiction des décisions qui, une fois établie,
entraîne le droit de revision. On pouvait aussi, en apportant un
fait nouveau,... etc. » {Cass., 3i mars 1898, Manau.)
152 HISTOIRE DE l'aFFAIRE DREYFL'S
çaise ? Mais est-ce servir cette armée, est-ce la res-
pecter, que de prétendre la solidariser avec une erreur
possible ?
L'honneur de larmée consiste-t-il à persévérer, coûte
que coûte, dans une méprise funeste, ou à chercher, loya-
lement, à la réparer et à faire justice ?
La Justice, elle se fera ; tôt ou tard, la vérité finit
par triompher ; mais il dépend des hommes de bonne vo-
lonté ^d'abréger les délais. Faire vite et faire bien, voilà
la tâche qui reste au Gouvernement, après qu'il a refusé
l'initiative à laquelle je le conviais. J'ai confiance qu'il
n'y manquera pas.
Billot profita de l'embarras trop visible de Scheurer.
D'abord il lui reprocha d'avoir « fait à lui seul la revi-
sion, jugeant comme expert en écritures », et, sans tenir
compte « ni des témoignages, ni des autres circons-
tances de l'afTaire, d'avoir conclu que le bordereau est
la seule base de l'accusation et de la condamnation de
Dreyfus ». -r- Le rapport de d'Ormescheville n'a pas été
encore publié ; qui oserait taxer Billol de mensonge ? —
Puis, à ce jugement « prompt » de Scheurer, il opposa
le soin, la patience, avec lesquels, « pendant de longs
mois », il avait procédé lui-mîme c à des recherches et
à des comparaisons ». Il était arrivé, après ce laborieux
examsn d'une affaire très complexe, « à une conclusion
contraire " et formelle. Pour le bordereau, il a été
versé à l'enquête bien que Pellieux eût dit à Scheurer
qu'il ne l'avait pas demandé), et, de même, « toutes les
pièces du dossier ». De la communication des pièces
secrètes aux juges de 189^, il ne dit pas un mot.
Ayant rassuré ainsi la conscience du Sénat, il enleva
les applaudissements en affirmant, de nouveau, « en son
âme et conscience, comme soldat et comme chef de
l'armée », que Dreyfus était coupable, et par un couplet
L ENQUETE DE PELLIEUX 153
sur l'armée : « Elle est issue des entrailles du pays ; elle
est soumise, patiente, patriote ; tous nos enfants sont
sous les drapeaux ; songez à la France ! »
Grand soulagement que ces affirmations réitérées,
solennelles, de Billot. Et Méline les confirma, jura que
«le Gouvernement avait fait preuve d'une correction ab-
"solue ; il a eu un seul guide : la Loi ».
Le Sénat était tellement persuadé de la droiture de
ces deux hommes qu'il accueillit par des rumeurs Tra-
rieux qyand le sénateur girondin se porta seul, brave-
ment, au secours de Scheurer, « montant à l'assaut
comme on fait lorsqu'on sent que l'on marche avec la
vérité (i j ». L'assemblée murmura à ces simples paroles,
expression d'une vérité banale : « Les juges les plus sûrs
d'eux-mêmes, les mieux intentionnés, ne peuvent-ils pas
se tromper? L'infaillibilité n'est pas de ce monde (2). »
Lui-même, étant garde des Sceaux, il a déféré à la Cour
de cassation l'afïaire Cauvin et l'affaire Vaux. L'opinion
publique s'est-elle émue? Ce qui est vrai pour la justice
criminelle ordinaire, le serait-il moins pour la justice
militaire ? Il y a des précédents, le sergent Lacroix, dont
le procès a été revisé. Méline interrompt : « Il n'y a pas
d'aifaire Dreyfus. » L'obstiné Vosgien se cramponnait à
sa formule.
Et telle était, dans cette assemblée d'ordinaire sage
et réfléchie, l'irritation contre Scheurer, comme s'il
avait été l'auteur des maux engendrés par le crime
qu'il avait dénoncé, que le Sénat eût voulu voter tout
de suite, en finir avec cette insupportable histoire.
Quelques applaudissements à peine accueillirent ces
paroles de Trarieux : « N'accusons pas le courage civi-
(1' Rennes, III, 417. Trarieux.
;2) Au compte rendu officiel : « Bruit ».
151 HISTOinE DE L AFFAIRE DREYFUS
que, fût-il malheureux ou égaré, de l'homme qui est venu
tout à rheure expliquer sa conduite. Il nous montre,
cet homme, par son exemple, ce que l'âme humaine
recèle parfois de générosité et de bonté. »
Le Sénat faisait à Scheurer l'aumône des circonstances
atténuantes : c'était un brave homme, mais trompé par
des coquins.
Scheurer, vaincu, ne voulut pas le paraître ; d'ailleurs,
il avait emporté le point principal : Billot n'avait plus
osé invoquer la chose jugée comme un obstacle légal à
une nouvelle expertise du bordereau. Scheurer le cons-
tata : « Toutes les pièces seront versées au procès, nous
a dit le ministre de la Guerre, y compris le bordereau
qui est la pièce essentielle de l'instruction. Je ne deman-
dais que cela et je prends acte de celte promesse. ■>
Les radicaux, très excités, Peylral, Baduel, Bernard,
eussent voulu que le Sénat exprimât sa confiance « dans
l'œuvre de la justice », et « prît acte » seulement « des
déclarations du Gouvernement ». Cela fut repoussé (i).
On vota, à l'unanimité (2), un ordre du jour qui « ap-
prouvait les déclarations du Gouvernement ». Il était
signé des présidents des trois groupes de gauche.
Le Sénat, à la dilïérence de la Chambre, ne s'était pas
aplati sous le sabre (3), mais il n'avait pas été plus clair-
vovant.
(1) Par 206 voix contre 56.
(2) Par 221 A'oix.
(3) Le Provost de Launay tenta sans succès une diversion
contre les journaux qui défendaient la revision. Il accusa
Scheurer d'inspirer le Fujaro et les auteurs de ces articles « de
ne pas être de race française, par conséquent d'être incapables
de penser, de sentir eldesouflrir comme nous ». — comme lui.
L ENQUETE DE PELMEL'X 155
XVI II
A la flétrissure dont nous avait honorés la Chambre
et qui n'avait pas été infirmée par le Sénat, la presse
ajouta ses injures ordinaires. Mais nous ne les lisions
même plus et, désormais, \e m'en tairai, moins par dé-
goût que par ennui. Je ne raconterai plus que le drame ;
j'en supprime le monotone accompagnement. Dès lors,
le lecteur de cette histoire verra seulementles faits, avec
tout le détail qui les rend vivants, alors qu'à l'époque
où ils s'accomplirent, la grande masse du peuple prélait
l'oreille surtout à Thorrible musique et s'en grisait. De
jour en jour, ce concert devint plus bruyant, chacun
chercha à tirer de son instrument le son le plus afïreux,
et chacun y réussit à son heure : Drumont, Judet. les
Assomptionnistés de la Croix , Alphonse Humbert ,
Rochefort et Cassagnac , qui valait mieux que ses
émules, puisqu'il s'était d'abord écarté deux et qu'il
continua à mêler des paroles de bon sens à ses plus
grossières invectives (i). Cette mélopée ininterrompue
de l'outrage, elle est au fond de celte histoire, comme
le bruit de la vague dans les coquillages. Ne cessez pas
un moment de l'entendre. Bien plus, si vous voulez juger
ce peuple avec équité, d'abord, il vous faut oublier tous
les faits aujourd'hui acquis, incontestés, dont les moin-
dres vous eussent paru alors, à vous-même, d'invrai-
semblables calomnies ; surtout , il vous faut les remplacer
(i) A la suite de la publication des lettres de M™= de Boulancy,
il mena une violente campagne contre le Figaro, « feuille pros-
tituée, journal des traîtres, sentine de la préfecture ».
154 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
que, fût-il malheureux ou égaré, de l'homme qui est venu
tout à l'heure expliquer sa conduite. Il nous montre,
cet homme, par son exemple, ce que l'âme humaine
recèle parfois de générosité et de bonté. »
Le Sénat faisait à Scheurer l'aumône des circonstances
atténuantes : c'était un brave homme, mais trompé par
des coquins.
Scheurer, vaincu, ne voulut pas le paraître; d'ailleurs,
il avait emporté le point principal : Billot n'avait plus
osé invoquer la chose jugée comme un obstacle légal à
une nouvelle expertise du bordereau. Scheurer îe cons-
tata : « Toutes les pièces seront A^ersées au procès, nous
a dit le ministre de la Guerre, y compris le bordereau
qui est la pièce essentielle de l'instruction. Je ne deman-
dais que cela et je prends acte de cette promesse. »
Les radicaux, très excités, Peytral, Baduel, Bernard,
eussent voulu que le Sénat exprimât sa confiance « dans
lœuvre de la justice », et « prît acte » seulement « des
déclarations du Gouvernement ». Cela fut repoussé (i).
On vota, à l'unanimité (2), un ordre du jour qui « ap-
prouvait les déclarations du (îouvernement ». Il était
signé des présidents des trois groupes de gauche.
Le Sénat, à la différence de la Chambre, ne s'était pas
aplati sous le sabre (3), mais il n'avait pas été plus clair-
vovant.
(i) Par 206 voix contre 56.
(2) Par 221 voix.
(3) Le Provost de Launay tenta sans succès une diversion
contre les journaux qui défendaient la revision. Il accusa
Scheurer d'inspirer le Fiijaro et les auteurs de ces articles « de
ne pas être de race française, par conséquent d'être incapables
de penser, de sentir eldesouflrir comme nous ». — comme lui.
L ENQUÊTE DE PELl-IEUX 155
XVIll
A la flétrissure dont nous avait honorés la Chambre
et qui n'avait pas été infirmée par le Sénat, la presse
ajouta ses injures ordinaires. Mais nous ne les lisions
même plus et, désormais, je m'en tairai, moins par dé-
goût que par ennui. Je ne raconterai plus que le drame ;
j'en supprime le monotone accompagnement. Dès lors,
le lecteur de cette histoire verra seulementles faits, avec
tout le détail qui les rend vivants, alors qu'à l'époque
où ils s'accomplirent, la grande masse du peuple prêtait
l'oreille surtout à l'horrible musique et s'en grisait. De
jour en jour, ce concert devint plus bruyant, chacun
chercha à tirer de son instrument le son le plus affreux,
et chacun y réussit à son heure : Drumont, Judet. les
Assomptionnistés de la Croix , Alphonse Humbert ,
Rochefort et Cassagnac , qui valait mieux que ses
émules, puisqu'il s'était d'abord écarté d'eux et qu'il
continua à mêler des paroles de bon sens à ses plus
grossières invectives (i). Cette mélopée ininterrompue
de l'outraoe, elle est au fond de cette histoire, comme
le bruit de la vague dans les coquillages. Ne cessez pas
un moment de l'entendre. Bien plus, si vous voulez juger
ce peuple avec équité, d'abord, il vous faut oublier tous
les faits aujourd'hui acquis, incontestés, dont les moin-
dres vous eussent paru alors, à vous-même, d'invrai-
semblables calomnies ; surtout , il vous faut les remplacer
(i) A la suite de la publication des lettres de M™'' de Boulancy,
il mena une violente campagne contre le Figaro, « feuille pros-
tituée, journal des traîtres, sentine de la préfecture ».
158 HISTOIRE DK L AFFAIRÉ DREYFUS
ennemis personnels (Cassagnac), le haut Elat-Major et
ses moines organisèrent une campagne de désabon-
nement contre le Figaro. De Rodays, père et beau-père
d'officiers, devenu tout à coup « un insulteur de l'ar-
mée », parce que ses collaborateurs avaient montré le fond
de l'âme d'un traître qui appelait l'invasion de ses vœux
et crachait sur la nation, n'y put tenir et quitta la partie.
Il le fit sans grâce (i), mais non sans esprit de retour et
sans avoir recueilli de son trop fragile courage autre
chose que des injures.
Cette désertion (plus bruyante en fait que réelle) du
moniteur de la Revision parut, d'abord, désastreuse.
Comment arriver, désormais, au véritable juge, au
premier qu'il faille convaincre, selon Voltaire lui-même,
à l'opinion ?
Zola, (' ne voyant alors aucun journal qui lui prendrait
ses articles (2) », résolut de continuer sa campagne par
des brochures. Il en publia deux : une Lettre à la
Jeunesse, appel aux étudiants du quartier latin, dont
les prédécesseurs avaient manifesté pour toutes les
nobles causes et qui, eux, s'en allaient, par bandes,
huer Scheurer; et une Lettre à la France, d'un beau
souffle douloureux, mais qui parut familière, la France
traversant alors une de ses crises où elle ne permet
qu'aux soldats de la tutoyer.
('ependant, ceux qui avaient bu de l'eau de A^érité ne
pouvaient plus supporter d'autre breuvage. Ils émi-
grèrent (bourgeois libéraux, quelques universitaires,
des hommes de lettres et des artistes) à ceux des jour-
(1) Il déclarait, dans son -article du i3 décembre, qu'il se
relirait momentanément, « parce qu'il n'avait pas toute l'opi-
nion publique pour lui et que la raison d'État lui en faisait un
devoir ». Son co-gérant, Périvier, le remplaça. Il était égale-
ment convaincu de l'innocence de Dreyfus , mais s'en taisait.
{■ïj La Vérité en marche, .38.
L ACOl ITTEMENT D ESTERHAZY 159
naux radicaux et socialistes qui avaient rompu avec les
socialistes et les radicaux de la Chambre.
Lourde faute et, pour longtemps, irréparable des
partis modérés. Comme Gonse avait repoussé les avis
de Picquart, ils écartèrent ceux de Scheurer, ne com-
prenant pas que leur intérêt, à défaut d'une pensée plus
haute, leur commandait de ne pas laisser une telle cause
aux mains de leurs adversaires. Forcément, elle y de-
viendra révolutionnaire : dallure d'abord, parla révolte
qui est le contre-coup de l'iniquité systématique ; puis,
la forme emportera le fond.
Le Journal des Débats, la Revue des Deux Mondes
d'autrefois n'eussent pas commis cette erreur. Au con-
traire, Charmes, Brunetière, Heurteau s'engagèrent vio-
lemment contre la Revision, parlant le langage de la
réaction cléricale, et perdant ainsi, avec le respect de
leurs principes, leur raison d être (i).
11 y eut, pourtant, quelques exceptions : Hébrard qui
garda, dans le Temps, une neutralité bienveillante et,
par le fait, très utile; Yves Guyot, au Siècle; et, ce qui
étonna le plus, Cornély, qui avait quitté le Gaulois et
que Saint-Genest, devenu aussi forcené qu'il avait été
autrefois clairvoyant, présenta aux lecteurs du Figaro,
après le départ de Rodays, comme " un solide pa-
triote (2) ». il ne chercha pas à nager contre le courant,
alors trop violent, le suivit au contraire, mais peu à
peu répandit de l'huile sur les eaux.
Bien que Guyot eût protesté contre le huis clos du
procès de 1894 et, déjà, eût ressenti une inquiétude,
fi) Au Journal des Débats, Heurteau et Chamies avaient com-
mencé par hésiter : Jules Dietz, quand ils se furent prononcés
contre la Revision, i-efusa de les suivre, cessa toute collaboration
politique.
(2) 22 décembre 1897 : « Bonne chance, camarade ! »
160 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
il n'était encore persuadé, comme Clemenceau, que de
la nécessité juridique et politique de faire la Revision,
mais sans opinion arrêtée sur le fond. Esprit positif
et pratique, très libéral, surtout économiste dans les
moelles, et, dès lors, bien que breton d'origine, le plus
anglophile des Français, il se méfiait des déductions
psychologiques et no voulait juger que sur piè2es. Or,
Billot a affirmé aux Chambres que Dreyfus n'a pas été
seulement condamné sur le l)ordereaii.
J'avais dit souvent à Mathieu Dreyfus qu'il fallait
publier, coûte que coûte, les pièces du procès. Mais
Démange, à qui le Conseil de l'ordre avait interdit de
remettre le dossier de 1894 à M'"*' Dreyfus, refusait
obstinément de s'en dessaisir. Mathieu finit par me com-
muniquer la copie de l'acte d'accusation que Dreyfus
lui-même avait prise au Cherche-Midi et qui avait été
déposée en lieu sûr.
On croira difficilement que Méline, ni aucun des mi-
nistres (sauf Billot '1, n'avait eu l'honnête curiosité de
regarder, avant de s'engager, sinon toutes les pièces
du procès de Dreyfus, du moins l'acte d'accusation
de d'Ormescheville. J'ai raconté, précédemment, que
Darlan voulut prendre connaissance de la procédure et
qu'il y échoua. Je fus informé que Méline, encore à la
fin de décembre, était resté dans la même ignorance,
soit qu'il préférât s'en tenir systématiquement àlachose
jugée, soit qu'il n'osât pas réclamer de Billot la preuve
de ses dires. Un ami commun lui offrit, de ma part,
l'acte d'accusation de d'Ormescheville, pour que, par
lui-même, il en vît l'épouvantable vide. Il hésita, puis
refusa. Je le portai alors à Yves Guyot. Le lendemain,
le document parut dans le Siècle {i).
(1) 7 janvier iSijS.
L ACQUITTEMENT -D ESTERHAZY 161
La stupeur et Tindignation, d'une part, la colère, de
l'autre, furent égales. L'absurdité, le néant de l'accusa-
tion opérèrent, en quelques heures, plus de conversions
que tous les discours.
Drumont réclama des poursuites contre l'auteur de
celte divulgation. ^léline trouva moins dangereux, pour
une fois, de lui désobéir que de me poursuivre.
Scheurer eut une longue conversation avec l'ambas-
sadeur d'Italie, qui lui certifia que les pièces secrètes, où
Panizzardi était mis en cause, étaient des faux. Nulle
information plus précieuse, puisque, d'avance, elle si-
gnalait les pièges, les embûches (i).
Démange ne se lassait pas de répéter qu'il avait connu
seulement le bordereau (2). L'Etat-Major, après avoir
•révélé la communication des pièces secrètes, n'osait plus
la démentir; que fût-il resté de l'énorme accusation ? On
commença à se poser la question égoïste, salutaire : « Si
une pareille violation de la loi et des droits humains est
tolérée, qui assure qu'elle ne sera pas renouvelée demain
contre moi ? » Quelques-uns aperçurent enfin que le
droit du juste, de l'innocent, d'un seul homme, est plus
haut que les intérêts de toute une caste, de l'État; il est
le droit universel, le Droit même.
Et d'autres se lassèrent, s'indignèrent que les plus
nobles idées de patrie, de défense nationale, d'honneur,
«■ que les mots les plus grands et les plus saints qui
soient dans le langage des hommes (3) » fussent pro-
fanés pour couvrir des habiletés de procédure, émou-
voir et tromper les masses populaires.
Au fond de toute l'affaire, (en dehors du crime d'Es-
terhazy et du crime d'Henry), il y a la grande faiblesse
(1) Rennes, III, 420, Trarieux.
(•2) Lettre à Cassagnac. {Autorilé du i^t décembre 1897, etc.)
(3j Procès Zola, I, 894, Jaurès.
162 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
humaine, l'imbécile amour-propre : « Je ne veux pas m'être
trompé. » Quelques-uns commencèrent à confesser leur
erreur. Ils s'aperçurent que cela n'était point si pénible.
Dans le monde des politiques, ce qui retardait sur-
tout l'aveu, c'était la proximité des élections: « Pourquoi
cette affaire a-t-elle éclaté si tôt? »
Dès qu'ils en trouvaient l'occasion, les défenseurs de
la Revision s'adressaient aux tribunaux. Aux époques de
tyrannie, quand les assemblées tremblent devant le
tyran a Un seul » ou devant le tyran « Tous », c'est
au prétoire qu'il faut porter la bataille.
Trois procès (jalons vers la vérité pour le lendemain
de la défaite) furent ainsi provoqués ou engagés :
ParPicquart contre les auteurs /les télégrammes qu'il
avait reçus en Tunisie. — Billot, à la demande de Tra-
rieux, avait ouvert une enquête sur l'origine de ces faux ;
nécessairement, au bout de peu de jours, il déclara que
les soupçons (sur Eslerhazy et ses amis) n'étaient pas
fondés (i); Picquart adressa au procureur de la Ré-
publique une plainte motivée (2).
Contre Mathieu Dreyfus, au sujet dune prétendue
(1) Procès Zola I, 189, 190, Trarieux.
(2) Du 3 janvier 1898, en faux et usage de faux. 11 dénonçait
Souffrain comme l'auteur du télégramme Speranza. — Pellieux
dit u qu'il mit Picquart en présence de sa propre certitude, qu'il
avait acquise par une enquête à la préfecture de police », que
Souffrain. malgré ses dénégations, était l'auteur de la dépèche.
{Procès Zola, I, 265.) « Une jeune fille employée au bureau de
poste avait reconnu Souffrain dans une douzaine de photogra-
phies qu'on lui avait présentées. » iCass., I, io3, Rogel.) D'autre
part, Pellieux contesta que Souffrain put être l'agent d'Esterhazy,
ce qui, au contraire, confirma Picquart dans ses soupçons. —
En ce qui concerne le télégramme Blanche, Picquart porta
plainte contre « inconnu », mais il se réservait de mettre en
cause Du Paty. — Bertulus fut » requis », le 28 janvier, d'avoir
à instruire en faux, usage de faux et complicité contre X. {Cass.,
I, 220.)
J
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 16J
tentative de corruption. — Un sieur Penol et l'abbé Gay-
raud. député, racontaient que les frères de Dreyfus
avaient offerte Sandherr une somme énorme (deuxcent
mille francsou toute leurfortune), pourétoufferraffaire.
Il existait à l'État-Mijor, de la main même de
Sandherr. un récit de son entrevue, très simple, émou-
vante, avec Mathieu et Léon Dreyfus(i). Cette entrevue
avait eu lieu le i4 décembre 189^, dix jours après l'ordre
de mise en jugement, quatre jours avant le procès. Cor-
rompre Sandherr neùt servi de rien. Billot. Boisdeffre
laissaient dire. Comme Mathieu Dreyfus annonça son
intention de poursuivre ses diffamateurs (Penot et
M'"'' Sandherr), le garde des Sceaux trouva plus pra-
tique d'ordonner une instruction et d'éviter ainsi un
débat public (2).
Par moi, contre Rochefort, pour diffamation, et
contre Lemercier-Picard. pour faux et usage de faux.
Non seulement je n'étais pas tombé au piège qui m'avait
été tendu par Henry et Esterhazy, mais j'avais gardé
la fausse lettre chiffrée qui était la ,'preuve de la
fourberie. L'agent, cherchant une revanche, alla chez
Rochefort (3). Il raconta que je lui avais fait fabri-
quer une fausse pièce pour perdre Esterhazy (la lettre
même qu'il m'avait fait remettre), et, contre cinq cents
francs, il en donna une copie. Le vieux pamphlétaire ré-
véla triomphalement qu'il avait enfin la preuve maté-
rielle de mes forgeries et des menées du Syndicat (4).
Je rétablis aussitôt les faits (5) et déposai une double
(1) Cass., II, 280. — Cordier. et Mercier lui-même, font un
récit analogue : Sandherr n'eut à repousser aucune offre.
{Rennes, II. di~ et 555.1 — Voir t. I, 366.
(2) 29 décembre 1897.
(3; Sous le nom dÉmile Durand.
(4l Intransigeant antidaté/ des 25, 26 et 27 décemiire.
(5) Dans le Temps du 20.
164 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
plainte (i), comptant Ijien que, derrière Rochetorl et
Lemercier-Picard. je trouverais Esterhazy et ses pro-
lecteurs.
Clemenceau réclamait, en vain, un procès contre le
Syndical: « La lumière pour tout le monde; il n'y a que
les stipendiés et les traîtres qui puissent la craindre (2). »
L'otYensive, de nouveau, changeait de camp.
Rocliefort avait commis une autre sottise.
Il sirritait que le crime de Dreyfus fût « officielle-
ment » réduit au seul bordereau, misérable pièce sans
valeur, et redoutait que l'expertise, ordonnée par le
Sénat, lattribuàt à Esterhazy. Quoi 1 patauger basse-
ment dans cette chicane, quand l'État-Major avait les
mains pleines de preuves décisives 1 11 n'y put tenir, et
raconta ce que lui avait dit Pauffîn ou ce qui lui en était
resté dans Tesprit :
Dreyfus a écrit à l'Empereur dAllemagne afin de lui
faire part de ses sympathies pour sa personne et lui deman-
der s'il consentirait à le laisser entrer avec son grade
dans rarm-5e allemande. Guillaume 11 fit savoir à Dreyfus,
par l'entremise du comte de Munster, qu'il, était préfé-
rable qu'il servît le pays allemand, sa vraie patrie, dans
le poste que les circonstances lui avaient assigné. Dreyfus
accepta. Une des fameuses pièces secrètes est une lettre
de l'Empereur d'Allemagne lui-même. Les originaux (sept
lettres de Dreyfus, une de Guillaume) ont été restitués au
comte de Munster, pour éviter la guerre. Seulement, ils
avaient été, au préalable, photographiés (3).
Le plus extraordinaire, c'est que, même dans la folie
du temps, l'éclat de rire fut général. Les révisionnistes
(1) 3i déceaibre 1897.
(2) Aurore du 12.
(3) Intransi'jeant du 12,
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 165
se gaussèrent du vieil amuseur public; les amis de l' État-
major n'étaient pas encore au point. Aux uns et aux
autres, il parut invraisemblable que cette stupéfiante
histoire fut le « coup de massue » tant de fois annoncé.
Cependant, depuis un mois, elle courait les salons, les
brasseries, les bureaux de rédaction ; bien mieux, une
photographie de la lettre impériale circulait dans les
cercles privilégiés ; le colonel Stoilel l'avait vue de ses
propres yeux. D'autre part, BoisdefTre avait recommandé
de ne pas exposer cette pièce délicate au grand jour, et
Méline, Hanotaux, se fâchèrent.
Mais Rochefort qui. par hasard, était de bonne foi,
sobstina malgré les démentis ministériels et la menace
nette d'une poursuite (i). Il expliqua que Munster
avait exigé de Casimir-Perier qu'aucune allusion ne fût
jamais faite aux redoutables pièces. Et ce fut aussi l'ex-
plication d'Henry, qui fit ainsi coup double (2). 11 au-
thentiquait l'absurde roman et coupait court aux polé-
miques, couvrait la retraite, après cette escarmouche
prématurée.
. Les faussaires, pour rompre les chiens, racontèrent
que Leblois se réservait de produire devant le conseil de
guerre un reçu donné par Esterhazy à l'ambassade
d'Allemagne (3).
Peu à peu, l'idée de la faillibilité des juges, de la
possibilité d'une erreur, entra dans les cerveaux. Ils
rapprenaient à lire, comme ce membre de l'Institut, ce
charmant Paul de Rémusat, qui, frappé d'ainnésie, se
remit, vers la soixantaine, à l'alphabet.
(11 12 et i4 décembre 1897,
(21 Écho de Paris des 18 et 20, Éclair, etc.
(3) Libre Parole, Écho de Paris. Patrie, du i'='"janviei' 1898. —
Leblois se rendit aussitôt au gouvernemeRt de Paiis et au mi-
nistère de la Guerre pour déclarer quil n'avait jamais eu de
pareille pièce entre les mains. [In^tr. Fabre , •20'2 . )
166 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
On raconta à ce peuple, doucement, par voie d'allu-
sion, les erreurs judiciaires dautrefois. Un jeune pro-
fesseur (Raoul Allier) lui dit, en quelques pages très
simples et émues, « Voltaire et Calas » ; je fis l'his-
toire de Raphaël Lévy, juif lorrain, brûlé vif à Metz,
en 1670, pour meurtre rituel, puis réhabilité, par ordre
de Louis XIV fi), quand son innocence eut été démon-
trée par Richard Simon avec l'aide des plus honnêtes
gens de la Cour, Hugues de Lyonne et le prince de
Condé.
D'autres publications semblables suivirent : l'Affaire
du commis militaire Fabiis par Bergougnan, une histoire
générale des erreurs judiciaires, par Varennes etLailler.
Pourquoi ces erreurs, ces réhabilitations, seraient-
elles le privilège exclusif du passé ? On tira peu à peu
de l'oubli les règles du droit.
Ce grand mouvement des cœurs qui, plus tard, de-
viendra irrésistible, commençait à peine. Dans cette
première période, la seule idée de justice ébranle les
esprits. Quelques-uns seulement (des femmes) devinent,
voient Dreyfus lui-même, pleurent sur lui, sont obsé-
dés par ridée de son martyre. Pour la plupart, il n'est
encore qu'une abstraction, en attendant qu'il devienne,
dans la bataille grandissante, un symbole. L'homme
n'apparaît pas encore. Lucie Dreyfus me refusait tou-
jours les lettres de son mari, où chaque ligne crie l'in-
nocence. Elle voulait, pour elle seule, son trésor.
Le stoïque soldat eût-il approuvé qu'on livrât au public
.ses effusions, sa détresse ?
_. (1 Louis XIV évoqua l'affaire devant le Conseil d'État, par
arrêt du 18 avril 1^70. L'évocation, dans lancien droit, participait
à la fois de l'antique translalio litis et de la moderne Cassation;
elle signifiait que le Roi tenait pour mal rendus les jugements
et arrêts qu'il avait retenus.
L ACQUITTEMENT D ESTERIIAZY 167
La France avait alors le cœur dur.' Sa bonté, sa
générosité naturelles semblaient mortes. Cependant
la férocité, qui sévissait parmi beaucoup de défenseurs
dEsterhazy, préparait déjà la réaction de la pitié. Lebon
dépassa le but en se vantant d'avoir, depuis le début
delà crise, aggravé le régime du prisonnier (i). On
décrivit, avec trop de froide cruauté, la « cage » de
Dreyfus. L"île tragique commençait à se dessiner à l'ho-
rizon.
Pour le moment, dans la fraction de la jeunesse qui
s'émeut, dans le monde universitaire, parmi les ouvriers
des grandes villes, le premier élan, si timide encore,
vers la justice, est surtout une révolte de la raison.
Vraiment, on veut tn faire trop accroire. Au début, le
roman amusait ; il devient slupide. « On nous prend
pour trop bêtes ! » Puis, les partis de réaction triom-
phèrent trop vite, les jeunes aristocrates, surtout les
cléricaux. Depuis lejour où de Mun avait été maître de
la Chambre, fouaillant et faisant marcher le Gouverne-
ment, ils se croyaient sûrs de la prochaine victoire,
avançaient la main vers le pouvoir. Cela fit réfléchir
quelques-uns. Et, aussi, l'arrogance de trop d'officiers,
leur morgue, leur mépris affiché de tout ce qui ne porte
pas un uniforme galonné. Il y a, dans Stendhal, une
phrase terrible sur « la halte dans la boue qui a fait les
généraux si insolents (2) ».
Depuis le début de l'affaire, dès 189^, l'angoisse du
doute a été arrêtée chez beaucoup, non seulement parce
que Dreyfus est juif, mais parce qu'il est riche. Dans la
(1) Dépêche coloniale du 26 novembre 1897 : « Pcnd.Tnl que l'on
discute en France l'affaire Dreyiup, le Gouvernement ne néglige
pas d'assurer la garde du condamné de l'île du Diable. Le
nombre des surveillants a été porté de 7 à i3. »
;2) Lucien Leiiiven, 8.
168 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
poétique populaire, ces catastrophes ne peuvent at-
teindre que les pauvres. Il en fut de même quand le mou-
vement commença pour la Revision. Les socialistes d'a-
bord, — Viviani ( i ) , Jaurès (2), — dirent comme DrumonL:
u On n'en ferait pas tant pour un pauvre. » Cela aida à la
légende du Syndicat. On commença à y moins croire
du jour où il suffît d'exprimer une opinion libre (sur
les perquisitions chez Picquart, sur les lettres à Mme de
Boulancyi pour être aussitôt traité de « vendu ».
Chacun savait de soi quil n'avait pas reçu d'argent. En
serait-il de même pour les promoteurs de la Revision?
La désertion momentanée) du F/^aro donna à pen-
ser. Quoi ! cette volte-face pour quelques centaines de
désabonnements 1 Les juifs ne sont-ils pas assez riches
pour compenser cette perte ? Ou serait-il vrai que Zola
n'a point été payé ?
La lettre de Zola à la Jeunesse ne resta pas sans écho.
Un groupe de jeunes gens lui répondit par une adhé-
sion publique :
Nous ne savons si Dreyfus est innocent ou coupable ;
mais, tous, nous voulons que cette affaire soit conduite
avec impartialité. Qu'importent les arguties parlementaires
ou les colères ridicules d'une Chambre qui s'imagine
qu'oa résout une question judiciaire avec un ordre du
(1) Lanterne du 3o novembre 1897.
(2) Petite République du 11 décembre: « Si la terrible sentence
avait accablé un pauvre homme, sans relations, sans fortune...
Autour du procès, ce sont deux fractions de la classe privilé-
giée qui se heurtent; les groupements opportunistes, protes-
tants et juifs, d'un côté, les groupements cléricaux et militaires,
de l'autre, sont aux prises. » Dans le même article, où les
contradictions abondent, Jaurès dénonce la communication des
pièces secrètes >< comme le crime des crimes » ; Mercier et ses
associés sont « des Judas qui trahissent le droit de l'huma-
nité ».
L ACQUITTEiyiEXT D ESTERHAZY 16»
jour emphatique?... L'opinion publique? Qu'est-ce au-
jourd'hui sinon l'opinion de la presse ? Et quelle presse (i)t
Les signataires n'étaient pas encore bien nombreux ;
mais, tous, dans leurs milieux, avaient cette autorité
que donnent, parmi les jeunes hommes, le talent à son
aurore et le caractère déjà formé.
Une lettre de quelques lignes produisit une impres-
sion profonde. Le jour même où je fis paraître l'acte
d'accusation de 189',, Scheurer demanda à Duclaux
ce qu'il en pensait. Nul, depuis Pasteur dont il était le
successeur, n'était estimé à l'égal de ce grand savant,
modeste et simple, qui vivait dans son laboratoire,
dédaigneux des honneurs, épris seulement de science.
Duclaux répondit :
Je pense tout simplement que si, dans les questions
scientifiques que nous avons à résoudre, nous dirigions
notre instruction comme elle semble l'avoir été dans cette
affaire, ce serait bien par hasard que nous arriverions à
la vérité. Nous avons des règles tout autres qui nous
viennent de Bacon et de Descartes : garder notre sang-
froid, ne pas nous mettre dans une cave pour y voir plus
clair, croire que les probabilités ne comptent pas et que
cent incertitudes ne valent pas une seule certitude. Puis,
quand nous avons cherché et cru trouver la preuve déci-
sive, quand nous avons même réussi à la faire accepter^
nous sommes résignés à l'avance à la voir infirmer dans
un procès en revision auquel, souvent, nous présidons
nous-mêmes.
Avec Duclaux, c'était la Science elle-même qui en-
trait dans l'AlTaire : les moines eux-mêmes n'osèrent
pas dire que la Science se fût vendue aux juifs.
(1) Temps du 6 janvier i89S.
170 HISTOIRE DE l' AFFAIRE DREYFUS
II
Saussier avait confié rinstruction contre Esterhazy à
un vieux commandant retraité, du nom de Ravary, dont
on racontait de fâcheuses histoires, petit et chafoin,
mal tenu, d'esprit obtus, et qui, sauf la consigne, ne
comprenait ri-en. Il était assisté du même greffier
qu'avait eu d'Ormescheville, Vallecalle, intelligent,
sournois, qui en pensait plus qu'il n'en disait.
L'instruction de Ravary fut le recommencement de
l'enquête de Pellieux. Il entendit les mêmes témoins ;
en plus, Junck, Gonse (à la demande formelle d'Ester-
hazy qui eût voulu aussi Boisdeffre) ; et, à la requête de
Mathieu Dreyfus, quelques civils ( i ). Mêmes accusations,
aggravées, contre Picquart, accueillies avec la même
faveur. Même roman, embelli, d'Esté rhazy, écouté avec
la même déférence. Et même collusion (2).
Au début, Esterhazy, sans force de résistance, s'était
remis à trembler ; Henry, d'une autre trempe, le secoua :
Soyez donc tranquille. Ravary sera mandé à la boîte
et il sera stylé. On lui fera voir tout ce qui est nécessaire.
C'est entendu; tout marche très bien (3).
En effet, Gonse fît venir Ravary, lui montra le faux
(1) Picquart déposa les 9, 10, i3, 28 et 29 décembre ; Henry le
10; Gribelin le 11 et le i5 ; Lauth le i3 ; Gonse le i4; Junck le iG.
(2) Cass., I, 586; Dép. à Londres, 5 mars 1900, Esterhazy.
(3) Dép. à Londres, ler mars 1900; lettre signée //y. — Bois-
deffre affirme n'avoir été « mêlé en rien à l'affaire Esterhazy ;
rinstruction s'est faite sous la direction de Saussier ; il s'est
tenu absolument à l'écart ». {Procès Zola, ], i3q.)
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 171
d'Henry. Et Du Paty, aussitôt, de rassurer Esterhazy :
Oui, on a fait venir R... et on lui a montré tout ce qu'il
fallait. Ce que dit votre avocat est stupide. Exécutez ab-
solument ce qui vous est dit et n'en sortez pas(i).
Désormais, et tous les soirs « sans exception », Ra-
vary adressa à Gonse le compte rendu de ses auditions
quotidiennes. Quelques heures plus tard, Henry ou Du
Paty en transmettaient le résumé à Esterhazy et lui in-
diquaient les réponses à faire ; quand il avait un rensei-
gnement spécial à demander, il envoyait sa maîtresse où
son cousin chez Du Paty. Il connut ainsi toute la marche
de l'instruction.
Vous serez interrogé demain, lui écrivit Du Paty, sur
vos rapports avec Schwarzkoppen. Maintenez-vous abso-
lument sur le terrain qui a été convenu, et ne vous laissez
aller à entrer dans aucun détail (2).
Ainsi fut fait (3).
Mathieu Dreyfus raconta les propos de la fdle Pays à
l'architecte Autant, quand Esterhazy fit mettre son bail
au nom de sa maîtresse et parla de se tuer.
Esterhazy, prévenu, envoya Marguerite chez Autant,
le sommant de tout nier. Elle adressa des lettres de me-
naces au propriétaire de la maison \ .
De même, pour V Alibi-office, pour la lettre anonyme
à Hadamard (5).
(1) Cass., I, 587, Estertiazy.
(2) Note du i4 décembre 1897. 'Dep. à Londres, 5 mars h.>oj.
3; Instr. Ravarij, i5 décembre. [Cass., II, 118.
(4) Procès Zola, H, 176, Slock.
(5) Instr. Ravary. 20 décembre. Mathieu Dreyfus.
172 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Esterhazy, « le chapeau enfoncé sur les yeux, le par-
dessus relevé », fit irruption au bureau, bouscula le te-
nancier de l'agence : « Je suis le commandant Esterhazy;
on me jette à la tête un tas de sales histoires; on m'accuse
d'avoir fait partir de Lyon une lettre de menaces ; vous
savez bien que ce n'est pas moi (i). » Quand Ravary
la lui présenta, il dit, effrontément, qu'il la voyait pour
la première fois (2). On fit disparaître l'employé qui en
avait pris une copie pour la préfecture de Police.
Pour infirmer l'authenticité de la principale de ses
lettres à M"'^ de Boulancy, il dit qu'il a l'habitude
d'orthographier le mot UhlanayecVh devant 1'», « à la
hongroise », ce qui n'a aucun sens, le mot étant d'ori-
gine turque, de Oghlan, « jeune garçon, page, cava-
lier (3) ». Mathieu requiert la saisie, chez un avoués
djune lettre d'Esterhazy où se trouve cette phrase :
<( Ces canailles (des créanciers) auraient besoin du bois
de la lance d'un uhlan prussien pour savoir comment
l'on traite des soldats. » 11 nie toujours (4).
Mathieu verse au dossier la lettre d'Esterhazy à Weil,
de juin 189^ : « Je ne puis soustraire mes pauvres petites
filles à la destinée qui les attend que par un crime (5). »
Ravary trouve la lettre très belle : « Comme cet homme
aime ses enfants ! » Il refuse longtemps de faire citer
Weil, malgré l'insistance de Picquart (6). Quand il
l'appelle, il l'interroge sommairement. Weil raconte
(1) Procès Esterhazy, 164, Ferrct-Pochon.
(2) Insfr. Ravarif, 21 décembre, Esleihazy.
(3) Louis Lkgeiî, Mém. de la Société de linguistique, V, ^i. —
Litlré, à lort, fait venir Uhlan de ula, lance » en polonais ».
Lance, en polonais, c'est lança ou kopja.
(4) Procès Esterhazy, i43, Mathieu Dreyfus.
(5) Ibid., 145, Mathieu Dreyfus. — La lettre lui avait été re-
mise par le grand rabbin (Cass.,l, 3io, Zadoc-Kahn).
(6) Procès Zola, I, 296, Picquart.
I. ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 173
les emprunts qu'il a consentis à son ancien ami,
l'argent qu'il a recueilli pour lui chez de riches juifs,
Is quête avec le grand rabbin et l'abbé Seigneur (i).
Esterhazy réplique : « Tout ce que dit le témoin est faux ;
je lui dois de l'argent, c'est vrai, mais je le lui paie-
rai (2). » Il ne conteste pas la lettre, mais s'étonne (et
Ravary avec lui; qu'elle soit aux mains de Mathieu.
Un coiiTeur a raconté à un journaliste (3) qu'Ester-
hazy, quelque temps avant d'être dénoncé, est venu
dans sa boutique, qu'il a tenu d'étranges propos : « Un
grand scandale va éclater, Dreyfus est innocent. »
Mathieu rapporte ce récit à Ravary : « Il y a des
exemples de criminels qui, poussés par un besoin irré-
sistible, font des confidences. » Il demande qu'Ester-
hazy soit confronté avec le garçon qui l'a rasé (4). Es-
terhazy nie encore (5), et la confrontation n'a pae
lieu (6). « Connaissez-vous Mademoiselle de Commin-
ges? — Je ne fréquente aucune femme du demi-mon-
de (7). » « Tout cela, lui dit Du Paty, n'a aucune espèce
d'importance. »
Alors que les dépositions de tous les témoins lui sont
communiquées d'avance et qu'Henry et Du Paty se
concertent avec lui sur les réponses à faire, Picquartni
Leblois ne savent rien des principales allégations por-
tées contre eux par Henry, Lauth, Gribelin et Gonse (8).
La surprise leur en est réservée pour l'audience. Ra-
vary, comme Pellieux, traita Picquart en accusé, mais
(1) Instr. Ravary, 2y décembre 1897, Weil.
(2) Ibid., 3o décembre, {Cass., II, 120;.
(3) Paul Marion, ancien rédacteur à la République française.
(\) Instr. Ravary, 20 décembre, Mathieu Dreyfus.
{^)Ibid.,2i décembre, Esterhazy {Cass., II, 119).
(6) Procès Esterhazy, i4-^, Mathieu Dreyfus-.
(7) Instr. Ravary, 8 décembre, Esterhazy.
(8) Cass., I, 2o4, Picquart.
174 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
d un ton bonhomme, l'air d'un portier-consigne qui est.
gêné d'assister à une querelle entre des chefs. Il l'inter-
rogea sur ses relations avec moi, qui ne l'avais pas vu
depuis cinq ans et comme si j'étais le chef du Syndicat.
Picquart lui dit que « les témoins ne sortiraient de
terre que si Esterhazy était arrêté ». Il répondit que « les
chefs n'avaient pas jugé à propos de le faire ». Il refu-
sa en conséquence de procéder aux recherches et
aux confrontations que réclamait le colonel. Quand Pic-
quart lui rapporta que, déjà, en Tunisie, Esterhazy était
soupçonné, que le colonel Dubuch, le fils du général de
la Rocque, le commandant Sainte-Chapelle en pour-
raient déposer, il grommela : « Esterhazy, nous le con-
naissons mieux que vous ! » Mais il ne fit même pas
mention de ces indications dans son rapport (i).
Il refusa encore d'ordonner des enquêtes dans les
villes où Esterhazy avait tenu garnison, bouscula Ma-
thieu Dreyfus qui insistait : « Vous n'allez pas nous
faire un réquisitoire? » Mais il fit le gracieux avec
Scheurer et avec moi.
Il m'arriva d'égarer, dans un compartiment de che-
min de fer, ma serviette de député ; les employés (2) la
fouillèrent avant de me la rendre. Elle renfermait des
documents parlementaires (un rapport sur l'État-Major),
des fac-similés du bordereau et de l'écriture d'Ester-
hazy et de Dreyfus que j'avais fait voir à des collègues.
Un « inconnu » signala aussitôt à Tézenas « qu'il avait
vu, lui-même, dans ma serviette, des lettres d'Esterhazy
découpées, retouchées, maquillées ; dans certaines
parties, l'écriture se trouvait surchargée de bandelettes
couvertes d'écriture ». L'avocat s'échauffa, conféra
(i) Procès Zola, I, 295, 348, Picquart.
(2) Ceux du train el de ia srare de Meaux.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 175
avec Esterhazy qui. déjà, connaissait Fincident et ré-
clama la comparution des employés. « La Compagnie,
sans doute, leur a imposé le secret, sous menace de révo-
cation immédiate; lafTaire est très grave (O. » L'alléga-
tion parut slupide à Ravary lui-même. Esterhazy me-
naça de commencer une campagne de presse s'il nétait
fait droit à sa requête (2). On capitula encore: Du
Paty lui écrivit (3) :
Oui, faites passer un article dans ce sens, mais sans
insister. On citera les employés de la gare et le télégra-
phiste.
En eiTet, le lendemain, le Petit Journal publia la
sensationnelle révélation et la presse s"émut des conte-
nus terrifiants de ma serviette et de cette preuve nouvelle
que je suis un faussaire. Les employés du chemin de
fer furent appelés à déposer \ .
Pourtant, Ravary se garda de me citer ; mais j'allai de
moi-même le trouver et je lui remis ma serviette et son
contenu, qui fut, par lui et par le greffier, reconnu con-
forme à la description qu'en avaient faite les employés (5).
Dans la petite chambre du Cherche-Midi, lourde-
ment chauffée, où il tenait ses assises. Ravarv, obsé-
(i) Lettre de Tézenas (du 10 décembre iSc»;) à Ravarv.
(Cass.,U, 229.1
(2) H Le général Billot ne veut pas de cette audition gênante
pour son ami Reinach ; mais mon droit est absolu. » {Dép. à
Londres.
(3i i4 décembre.
(4i Inslr. Bovary. i5 et 16 décembre. Dupré, Vandembossche,
Royne {Cass.. IL 299 à 3o3i. Les autres employés déclarèrent
n'avoir aucun souvenir précis. Ravary avait rendu une ordon-
nance prescrivant de saisir ma serviette iqui m'avait été rendue
le soir mémej.
(5) 18 décembre.
17o HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
quieux, d'un ton humble, quand il eut reçu ma dépo-
sition, se plaignit des journaux qui avaient ébruité et
dénaturé celte sotte histoire dont il ne devait rien rester.
Il s'excusait, se confondait. La conversation s'engagea,
et toute FetTroyable nullité du pauvre homme m'ap-
parut, chargé de cette terrible affaire dont il ne com-
prenait rien, sinon que le bordereau avait été décalqué
ou photographié (i) et que Dreyfus devait rester coupa-
ble, puisque le ministre de la Guerre affirmait que le
juif avait été justement condamné. Il m'avoua qu'il con-
naissait la communication des pièces secrètes aux juges.
Les juifs ont tort de se solidariser avec Dreyfus ; ils
eussent mieux fait, « si puissants, si riches », de le faire
évader. La preuve qu'Esterhazy n'a point trahi, c'est
qu'il est toujours sans le sou ; or, l'Allemagne paye
bien (2). Et il parlait du commandant avec un grand
respect.
En effet, Esterhazy le prenait de haut avec lui,
l'étourdissait de sa superbe : « On a cherché à me dis-
créditer, à me déshonorer. Alors que j'étais l'objet d'une
enquête et que je dépendais de la justice militaire,
dans l'impossibilité de parler ou d'agir pour me dé-
fendre, mes adversaires n'ont pas craint de déverser sur
moi, publiquement, les plus abominables outrages.
C'est là une conduite infâme et qui est sans exemple
chez tous les peuples civilises ; l'accusé est sacré (3). »
(1) Il me dit, notamment, que le bordereau, comme la lettre
à M™e de Boulancy, avait été fabriqué par le procédé indiqué
dans l'article d'Emile Gautier (Voir p. 117); Esterhazy lui en
avait fait la démonstration.
(2) Il tint le môme raisonnement à Mathieu Dreyfus.
(3) Instr. Bavary, 8 décembre 1897. {Cass., II, 117.)
L ACQUITTEMENT D ESTEBHAZY 177
III
. Cependant une peur le tenait : quel sera le résultat de
l'expertise ?
Ravary, comme Pellieux, a accepté, sans discuter, ses
mensonges : la dame voilée, le manuscrit d'Eupatoria.
Mais il existe, au moins, une preuve matérielle de son
crime : le bordereau. Si les experts le lui attribuent, il
est perdu.
Et rÉtat-Major avec lui. Boisdetïre, Gonse, Du Paty.
surtout Henry, ne sont pas moins inquiets que lui :
tout s'écroule s'il se trouve seulement deux honnêtes
gens parmi les experts.
Pellieux, précédemment, avait confié l'examen de la
lettre « du L hlan i ) » à trois hommes de l'art : Charavay :
un vieil inspecteur d'académie, Belhomrae; un architec-
te devenu expert, Varinard. Ravary. assez logiquement,
leur voulut confier l'expertise du bordereau. Charavay
se déroba : il avait, en 1894, attribué le bordereau à
Dreyfus. Il fut remplacé (mais seulement pour le bor-
dereau) par Couard, paléographe, ancien élève de
l'école des Chartes, jocrisse savant, patelin et jovial,
autrefois protégé des juifs de Metz, depuis antisémite,
avec d'utiles parentés dans l'Église, et père lui-même
de deux prêtres, les abbés Joseph et André.
Les autres (^'arinard. Belhomme hésitèrent à accep-
ter cette nouvelle mission. Ils ne voulaient pas être
(ï; Pellieux Tavait mise sous scellés, à la suite de la confror-
talion du 3o novembre entre Esterliazy et M°" de Boulancv
qui, tous deux, signèrent avec lui sur l'enveloppe.
178 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ain3né3, malgré eux, à s'oacuperde laffaire Dreyfus. 11
fallut, pour les décider, lintervention d'un magistrat,
Beaudoin, président du tribunal civil de la Seine : « Sur
les cinq experts inscrits au tableau, leur dit-il, trois
sont récusables pour avoir été consultés en 1894 ; il ne
reste que vous deux (Couard était expert à Versailles) ;
de plus, deux ministres viennent de déclarer au Parle-
ment qu'il y a une afTaire Esterhazy, mais qu'il n'y a
pas d'affaire Dreyfus (i). » Une telle parole, tombant
de si haut, calma, sinon leurs scrupules, du moins leurs
craintes.
On tint d'abord leurs noms secrets, « pour empêcher
les démarches que pourraient faire auprès d'eux les
amis de Dreyfus ». Mais l'État-Major comptait bien les
« travailler » ; Esterhazy en reçut l'assurance. Du Paty
lui écrivit :
Les experts sont désignés; vous aurez demain leurs
noms; ils seront vus, soyez tranquille. Tenez-vous en
absolument à ce qui a été décidé (2).
L'équité, le bon sens voulaient que les experts com-
parassent le bordereau à l'écriture de Dreyfus et à
celle d'Eslerhazy. Ainsi l'avaient entendu Scheurer, le
Sénat, le monde entier. On décida de leur faire compa-
rer seulement l'écriture d'Esterhazy à celle du borde-
reau. Cela simplifiait l'opération, facilitait la fraude.
«Tézenas, avoue Esterhazy (3), n'était pas au courant
de la vérité, » La naïve crédulité de cet homme subtil
apparut tout entière dans la lettre qu'il adressa un ma-
lin à Ravary. 11 demandait, « très respectueusement,
- (1) Rennes, II, .Ô67, Belhomme.
(2) Dép. à Londres, i<='" mars 1900.
(3) Même déposition.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 179
mais officiellement et fermement », — pour satisfaire
l'opinion, et dans lintérèt de son client, qui doit sortir
blanchi de l'épreuve. — que l'écriture d'Esterhazy fût
expertisée avec celle de Dreyfus (i :.
La lettre de Tézenas était partie quand Esterhazy ar-
riva chez l'avocat qui lui conta l'incident. Esterhazy
fît la grimace , mais n'objecta rien et courut au
Cherche-Midi. Il y entrait comme chez lui, en maître,
es portes souvrant devant lui, salué très bas, entouré
de l'estime de tous les officiers et commis. Il trouva
Ravary dans son antre enfumé, avec le commissaire
du gouvernement Hervieu), le greffier Vallecalle et le
vieux Belhomme, tous très agités.
Ravary, brusquement, interpella le fol qui voulait se
perdre : <■ Ouest-ce qui prend à votre avocat ? Voici ce
qu'il m'écrit. (Il montrait la lettre.) Je ne le suivrai pas
sur ce terrain. "V^ous pouvez l'en avertir. Je refuse de
faire droit à sa demande, »
Esterhazy prétend que cette colère de Ravary
l'amusa beaucoup. Comme il voyait Ravary résolu à
repousser la comparaison entre l'écriture de Dreyfus et
la sienne, il joua, à bon compte, l'homme qui ne craint
rien. Ces fantaisies lui étaient familières : «Je ne crois pas,
dit-il à Ravary, que vous puissiez refuser ce que vous
demande Tézenas. » Ravary répliqua que c'était son
droit; en tous cas, qu'il le prenait; et il fit appel au
commandant Hervieu qui approuva. Belhomme, se
levant, protesta <■ formellement et solennellement » :
« Si la défense persévère dans sa demande, je refuse de
me prêter à une pareille manœuvre et je n>e récuse (2).
Esterhazy, dans ces moments, et avec raison, se sen-
tait moralement supérieur à ses protecteurs.
(il 14 décembre 1897. (Pièce n» 2.)
2) Dép. à Londres, i^"" mars 1900.
80 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il prévint Tézf^nas de celte querelle. Lavocat ne
cacha pas sa surprise. Le soir, Henry, Du Paty rappe-
lèrent Esterhazyà l'ordre pourcette bévue de Tézenas ( i).
L'autre, tranquillement, reprit qu'il était nécessaire de
mettre son défenseur <> au courant de certaines choses ».
Il lui raconta donc qu'il avait consulté « ses amis du
ministère » (c'était sa formule), et qu'il ne fallait, à au-
cun prix, rouvrir l'afTaire Dreyfus, car de grands dan-
gers en résulteraient. Tézenas se laissa persuader. Il
s'était pris d'une grande amitié pour Esterhazy, l'invi-
tait à déjeuner.
Il fut moins facile de convaincre les experts. Bois-
deffre. Gonse, pensèrent à faire la part du feu. Que la
lettre c du Uhlan»fùtou non attribuée à Esterhazy, à con-
dition qu'on fît traîner l'expertise jusqu'après l'irrévo-
cable acquittement, il leur importait peu. Ils exigeront
seulement que le bordereau ne soit pas de lui. L'hon-
neur dEsterhazy les laisse froids; l'essentiel, c'est
d'éviter la revision, que Dreyfus reste à l'île du Diable.
Mais Esterhazy ne l'entendait pas ainsi ; il lui fallait
tout son honneur. •
Les experts, l'ayant fait venir chez Ravary (2), lui
communiquèrent les pièces de comparaison versées au
dossier par Mathieu ; il les dénia toutes. On lui présente
une pièce : « C'est étonnant, dit-il, c'est bien mon écri-
ture, mais je suis certain de n'avoir pas écrit cela. »
Une autre pièce : « Je n'y comprends rien, tous les
faits qui sont relatés là sont exacts, mais ce n'est pas
mon écriture. » Ils s'inclinèrent, lui firent ensuite
plusieurs dictées en allemand et en français. Il écrivit
«légèrement, sars hésitation et, à ce qu'il leur parut.
(1) Cass., I, 587, Esterhazy.
(2) Cass., I, 5o6 : Ee-mes, II, 475, Couard; ô-i, Bellionime.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 181
avec toute la franchise possible ■>. 11 leur parut
aussi que les traces d'influence germaniciue abondaient
dans l'écriture française d'Esterhazy. qu'au contraire
quand il écrivait en allemand, rinfluence française domi-
nait dans son graphisme; dès lors, que « son écriture
était un mélange des écritures allemande et fran-
çaise (i) >>.
Toutefois, ils repoussaient encore Ihvpothèse du dé-
calquage qu'Esterhazy, Ravary, l'État-Major eussent
voulu leur voir adopter, parce qu'elle était déjà admise
par le public.
Comme les experts, au cours de cette séance, ne lui
avaient pas parlé des lettres à M""*^ de Boulancy, Es-
terhazy s'en plaignit à Du Paty. Précédemment, il avait
prié Ravary de faire expertiser par Berlillon la lettre
« du L hlan », « qui était fausse », et les autres, qu'il
avait reconnues pour authentiques devant Pellieux ,
mais dont il affirmait maintenant u qu'elles avaient été
maquillées et truquées (2) ».
Du Paty essaya de le faire patienter :
Lexpert-cliimiste, lui dit-il, sera vu. Les autres mar-
chent très bien. Je tâcherai de faire ce que vous demandez.
En tous cas, cela ne viendrait quaprès le conseil de
guerre (3),
Cette dernière phrase mit Esterhazy en éveil. Il devina
le plan de l'Etat-.MAJor : le faire acquitter sur le borde-
reau, le perdre avec les lettres à M'"^ de Boulancy, —
11) /îe«nes, II, 070. 571. Belhommc. — En fait, il modifia plu-
sieurs des signes caractéristiques de son écriture, boucla ses /',
redressa les .U majuscules. (Note de Mornard.j
(21 Dép. à Londres, 5 mars 1900.
ioi Lettre du 8 décembre 189;. , Pièce n" 17.)
182 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
c'est-à-dire, cMafoisse sauver et se débarrasser de lui (i).
On ne lui en fait pas aisément accroire. De ses grands
yeux sombres, profonds, où brûle un feu de volcan, il
voit très clair. Il décida de ne s'en fier qu'à lui-même,
de se renseigner directement. Il alla, de son pas léger,
chez Belhomme, qui passait pour le « chef des ex-
perts » et qui ne fit nulle difficulté pour le recevoir (2).
Il eut vite fait de se rendre compte que Belhomme
était « gâteux « ; en effet, l'expert ne s'était pas encore
résigné à croire que le bordereau avait été décalqué sur
l'écriture du commandant (3), et il lui attribuait la lettre
«du Uhlan». Donc, ou Du Paty s'illusionnait, ou il trom-
pait Esterhazy.
Il s'en retourna, plein de craintes ; lui, qui écrivait
avec une facilité vertigineuse, il s'y prit à deux fois
pour rédiger sa mise en demeure à Boisdeffre (4). Il
garda d'ailleurs, car il pensait à tout, les deux brouillons
et les cacha dans une potiche japonaise sur la cheminée
de sa maîtresse.
Bête qui s'est vue dix fois forcée par les chiens, sen-
tant sur lui leur haleine et leurs crocs, et dix fois déjà,
par miracle, a échappé à l'hallali, il se crut perdu ce soir-
là et, tout en rusant encore, cacha mal sa peur :
Que dois-je faire puisque les experts se refusent à con-
(1) Cass.,U, ii5o, Esterhazy; D(^p. à Londres (Éd. de Bruxelles),
71 : « Je trouvai étrange que les experts obéissent si rapide-
ment à l'impulsion qui les dirigeait dans la question du borde-
reau et fussent si longs à se décider dans l'autre affaire. » En
effet, ils étaient saisis depuis le 3o novembre de la lettre «. du
Uhlan», et, seulement depuis le 12 décembre, du bordereau.
(2) Cette visite est avouée par Belhomme : « 11 vint me con-
firmer ses dires devant Ravary. » [Rennes, II, 578.)
(3) iîennes, II, 573, Belhomme: « C'estcequedésiraitEsterhazy. »
(4) Cass., I, 22^. Bertulus : « Il me répondit: " (^e sont des
notes destinées à un général. » Il n'a pas dit à quel général. »
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 183
dure comme vousrespériez?(i) Dois-je demander, comme
Tézenas le voulait, comme c'est mon droit (2), une exper-
tise avec l'écriture de Dreyfus et reparler du décalque ?
Belhommeest un idiot; il n'y à qu'à le regarder (3). Dois-
je exiger la contre-expertise Bertillon ? Tous ces gens-là
vont massassiner (4). Ne peut-on, cependant, démontrera
Ravary et aux experts que je n'ai pu écrire les termes de
la grande lettre Boulancy ? (5) Si les experts concluent que
le bordereau est de moi, il m'est impossible, pour ma dé-
fense, de ne pas m'efforcer de démontrer que c'est Dreyfus
qui est l'auteur du bordereau. Comprenez donc bien que
si vous êtes véritablement les maîtres de l'instruction et
des experts, je ne puis que m'en rapporter absolument à
vous; mais que, si cela vous échappe, comme je le crains,
je suis dans l'obligation absolue de démontrer que le bor-
dereau est calqué par Dreyfus sur mon écriture (6).
Cette menace de réclamer la comparaison entre l'écri-
ture de Dreyfus et la sienne était ingénieuse. Il avait été
le témoin de la colère de Ravary et d'Hervieu, quand
Tézenas. innocemment, en avait fait la proposition, et
Belhomme avait dit alors qu'il renoncerait plutôt à faire
l'expertise. En effet, les experts consentaient bien à dé-
charger Esterhazy du bordereau, mais ils avaient scru-
pule de l'attribuer formellement à Dreyfus. Et l'État-
Major ne pensait pas qu'il en pût demander autant à la
science ou à la conscience de ces hommes.
Esterhazy, d'ailleurs, ne s'en tint pas là. Ayant repris
(i( Variante, sur l'autre brouillon : « Comme vous le pensiez. »
(2) Ces cinq mots sont supprimés sur l'autre brouillon.
(3) Variante : « Ce Belhomme est complètement gâteux. "
(^) Variante : •> M'assassinent ■.
(5) L'autre brouillon sarrète là.
(6) Cass., I, -a-iS, Bertulus ; Cass., II, 28^, Inslr. Bertulus, notes
saisies chez Esterhazy, scellé n° 1, communiquées, le 27 sep-
tembre i8t>S par le garde des Sceau.x au procureur général.
18i HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ses esprits, ou bien remonté par Henry, il envoya Chris-
tian, le lendemain matin, chez Du Paty. Il avait
joué, au préalable, devant son cousin et sa maîtresse,
lune de ses comédies, la figure bouleversée et dans un
bruyant désespoir. S'il ne sort pas intact et insoupçonné
de cette atïreuse campagne, il ne survivra pas à son hon-
neur amoindri. Il porte toujours sur lui, dans la poche
supérieure de son gilet, une boîte en métal pleine de cya-
nure de potassium (i). Il se tuera donc, car, jamais,
« il ne se laissera dégrader », mais en léguant à
Christian sa mémoire à venger et ses papiers, avec
mission impérative de les publier (2).
C'est ce que Christian fut chargé de dire à Du Paty.
Celui-ci, pâle et blême, entra dans une violente colère,
allant et venant, parlant sans suite, tragique et comique,
criant tantcM quEsterhazy était un autre Gribouille,
tantôt un maître-chanteur.
Il était, d'ailleurs, préoccupé surtout de lui-même :
« Si vous parlez, dit-il à Christian, on ne vous croira
pas. On pèsera votre parole et celle du colonel marquis
Du Paty de Clam, appuyé par le général de Boisdeffre
et par tous ses chefs. »
Christian, très convaincu que son cousin était un
héros, répliqua bravement : • Sil est besoin de dire la
vérité, je la dirai. .lésais que vous avez menacé, un jour,
^jine Pays : « On peut toujours fermer la bouche à une
femme bavarde ; il y a Saint-Lazare. » Mais, moi, Mon-
sieur, je ne suis pas une femme et je n'ai pas peur. On
II) Enq. Berlulus. Il iuWlel i8r)8, Christian: igjuillet, Esterhazy.
2 Dans sa déposition à Londres 1" mars 1900 . il dit : « Je
me mis en colère: je reçus alors une note mannonçant que les
experts reviendraient sur leur avis, et il en fut fait ainsi. »
— Cass:, II. 25o : « J'ai invité Christian à aller chez Du Paty
pour le prier de presser le dépôt du rapport. »
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 185
ma chargé de vous faire celle comniunicallon ; elle est
faite. A vous de réfléchir. »
Et, très content de lui-même, le bon jeune homme se
relira (i).
IV
Il fallut passer par où voulait Eslerhazy.
On régla, d'abord, rafl"aire du bordereau. Couard,
Varinard et Belhomme travaillaient au Cherche-Midi
« avec Ravary », dans la même chambre (2) ; chapitrés,
tour à tour bousculés et flattés, ils conclurent « à Tuna-
nimilé » et « en leur honn3ur et conscience » que le
bordereau n'était pas l'œuvre d'Eslerhazy et qu'il pré-
sentait toute l'apparence d'un faux, « avec des parties
de calques (3) ».
Belhomme — c l'idiot », au dire d'Esterhazy, —
rédigea, en leur nom, le rapport.
« Le bordereau, sans date et sans signature, lacéré en
morceaux de forme irrégulière, apparaît, au premier coup
d'œil, comme un document suspect. » En effet, <■ cette
pièce est tracée sur du papier pelure d'une telle trans-
parence qu'elle suggère immédiatement l'idée qu'elle a
pu être calquée sur d'autres documents auxquels on
aurait emprunté soit des mots entiers, soit des parties
(1) Cass., II, 232 ; Mémoire, 70 et io3, Ctiristian. — « Quelques
jours après, dit Christian (II, 2321, une explication eut lieu
entre Du Paty et M'"^ Pays, et celle-ci, au nom d" Eslerhazy,
désavoua mi démarche: je n'ai pas revu Du Paty. " — Du
Paty raconte qu'il mit Christian à la porte (Cass., II, 195). —
Plus tard, Esterhazy écrivit à Christian : « Du Paty ne t'en
veut nullement. » (II, 232,249.)
(■2) Rennes, II, 477, Couard.
(3) 26 décembre 1897.
186 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de mots ». Pourtant, u il n'y a pas de calque pour celles
des lignes du verso qui sont superposées à des lignes
du recto ». « Mais le procédé du calque a pu être employé
pour le recto tout entier et pour les autres lignes du
verso », notamment pour celles qui contiennent le mot
« manœuvres (i) ».
Évidemment, il se trouve dans le bordereau des
« formes de lettres qui sont caractéristiques de l'écri-
ture d'Esterhazy » ; mais il existe un contraste frappant
« entre l'homogénéité de chacun des écrits d'Esterhazy,.
où le même type d'écriture se conserve d'un bout à
l'autre sans défaillance », — il dit lui-même que son
écriture est « très fantaisiste (2) », — « et les incohé-
rences de toutes sortes relevées dans le bordereau, les
hésitations, les reprises, la gêne, la contrainte qui y
paraissent ». Ainsi, la ressemblance incontestable et la
prétendue dissemblance plaident également pour Ester-
hazy et révèlent la fraude.
« Supposons que le commandant Esterhazy ait fabri-
qué le bordereau : il est clair qu'il se sera efforcé ^e
dissimuler sa personnalité graphique. » Or, Belhomme,
Couard et Varinard ont trouvé dans le bordereau un
nombre considérable de lettres « identiques à celles
de l'écriture courante d'Esterhazy » ; donc, le bor-
dereau n'est pas de lui.
« Peut-on admettre qu'Esterhazy ait pris à tâche de
reproduire des lettres identiques en les traçant avec une
application soutenue, dans un écrit qu'il voulait faire
attribuer à une autre personne ? » « L's double est celle
qu'emploie habituellement Esterhazy, mais peut-on
(1) Plus lard, Couard {Cass., I, 5o4; Rennes II, 485) et Bel-
homme {Cass.,l, 5o8) dirent que « seulement quatre ou cinq
mots, tant au recto qu'au verso, avaient pu être calqués ».
(2) Rapport Ravary.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 187
supposer qu'un homme intelligent comme il lest. —
« retors », dit ailleurs Beliiomme, — « nait pas remar-
qué qu'il donne lui-même à cette lettre une forme spé-
ciale ? » Dès lors, « pour déguiser sa personnalité gra-
phique, il aurait adopté une autre forme, soit deux s
ordinaires, soit un s long et un 5 simple ».
Ainsi, l'idée préconçue, suggérée, que l'habitude
constante des espions, surtout quand ils sont intelli-
gents, c'est de déguiser leur écriture, voilà tout le rai-
sonnement de Belhomme, Couard et Varinard. Puisque
l'écriture du bordereau est celle d'Esterhazy, Esterhazy
n'est pas l'auteur du bordereau. Ils révèlent ensuite
quel a été le procédé du faussaire, qui. lui aussi, est
« un homme intelligent ». vu qu'il a <• dissimulé sa per-
sonnalité graphique ». « Ayant entre les mains quelques
spécimens dune autre écriture qui ressemble à la
sienne » — c'est le manuscrit d'Eupatoria. — u il note
les diiîérences de forme qui existent entre les deux
écritures et il compose un alphabet où il a soin d'insé-
rer les formes spéciales des lettres qu'il a remarquées
dans l'écriture qu'il veut imiter, en éliminant celles qui
lui sont personnelles ; il complète, en outre, cet alpha-
bet par le tracé des lettres doubles et surtout des lettres
liées. »
Pourtant. Couard, ni ^'arinard. ni Belhomme. n'ex-
pliquent pourquoi ce faussaire subtil a choisi une écri-
ture qui ressemble à la sienne, — ni, surtout, pourquoi
le véritable auteur de la trahison, ayant imité ou décal-
qué l'écriture d'Esterhazy dans la pensée manifeste, s'il
est pris, de lui attribuer le bordereau, ne l'a pas dé-
noncé. Par un dernier reste de pudeur, ou par une
abominable hypocrisie, ils ne nommèrent pas Dreyfus,
feignant d'ignorer qu'un autre avait été condamné
pour le crime dont ils disculpaient Esterhazy.
183 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Or, le faussaire « n'était pas un professionnel». lia
donc eu « besoin de consulter souvent l'alphabet qui
lui servait de guide, et, chaque fois qu'd y jeta un coup
d'oeil, il se produisit un temps darrèt dans le mouve-
ment de sa main et, par suite, des hésitations, des
reprises et des relouches, comme on en voit tant dans
le bordereau et comme on n'en voit pas dans les écrits
reconnus par Esterhazy ».
Ce rapport « enchanta» l'État-Major (i) ; Du Paly
sempressa de le communiquer en copie à Esterhazy.
Mais Esterhazy le trouva absurde, et, bien plus, >■ in-
suffisant».
Pour la fameuse lettre à M^^ de Boulancy. Charavay
consentit à signer, avec Varinard et Belhomm.\ quelle
« pourrait être l'œuvre d'un faussaire (2) ». Esterhazy
se contenta de ce doute (3). .Mais M"** de Boulancy,
(1) Billot (Cass., I, i3) dit qu'il ne ccupa pas de l'exper-
tise : « Je, n'ai pas pu entrer dans les détails. »
(2) Rapport du 9 janvier 1898 au général de Pellieux: » Cette pièce
nous parait être d'une origine très suspecte et nous semble
plutôt une imitation courante et à main levée de lécrilure du
commandant Esterhazy qu'une pièce originale. » — Procès Zola,
II, 88, Pellieux: 84, Varinard. « Le rapport des experts, de-
mande le président, a dit que c'était un faux, n'est-ce pas ? —
Pellieux : Je ne me rappelle pas exactement les termes. — Vari-
nard : Je ne me rappelle pas non plus les teriiies exacts du
rapport. — M" Clemenceau : Je crois que les experts ont dit
que, s'il y avait un doute, il devait profitera l'accusé. >> (II. 89.)
— Varinard, au lendemain de l'acquittement d'Esterhazy, avait
été plus catégorique : « Cette lettre est faite de toutes pièces.
Les retouches y sont nombreuses. Or, Esterhazy ne retouche
jamais son écriture; elle est entière comme son caractère. »
Charavay y mit plus de réserve : « La lettre nous a parupluts'»t
l'œuvre d'un faussaire habile qu'un original. Elle exprime des
sentiments très spéciaux qui, à cette époque, cela ressort de
l'enquête, ne pouvaient être ceux d'Esterhazy. Il y avait des
doutes qui devaient profiter à l'accusé. » {Matin du i5 janvier
1898.)
(3) Pellieux lui fit communiquer le rapport des experts
{Procès Zola, I, 483). — Le 24 décembre, Esterhazy avait écnt
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 18î>
que Ravarv s'était bien gardé de convoquer, regimba ;•
elle déclara publiquement que la lettre « du Uhlan »
était aussi authentique que les autres, qui avaient été
reconnues par Esterhazy (i).
V
Ravarv clôtura son instruction, le 3o décembre, sur
ces paroles d'Esterhazy : « Je persiste à demander ma
comparution devant le conseil de guerre qui, seul, peut
faire éclater mon innocence et réduire à néant toutes
les accusations de mes calomniateurs (2). »
Le geste, à en croire le juge, lui parut beau ; mais sa
conscience lui commandait de rester étranger à toute
considération accessoire. Il tient Esterhazy pour inno-
cent ; il le proclame.
On l'a accusé, autrefois, d'avoir triché au jeu '3). Il
fait loyalement le jeu de TÉtat-Major.
Le rapport de Ravary, au contraire du rapport de
d'Ormescheville, était destiné à la publicité.
Il y relatait, sans en rien mettre en doute, et non sans
admiration. les aventures d'Esterhazy et de la dame
mystérieuse c qui avait d'abord exigé de lui le serment de
respecter son incognito ». Il louait le commandant de
à Pellieux une lettre pressante au sujet de " l'expertise Bou-
lancy». Pellieux lui répondit le 29 : «Le général de Pellieux
a l'honneur de faire connaître au commandant Esterhazy que
les experts n'ont pas encore déposé leur rapport.... etc. » {Scel-
lés Bertulus, 28.)
i Temps du 28 décembre 1S97.
(2) Cass., II, 120. Esterhazy.
(3) Droits de l'Homme du 12 janvier 1889: Aurore, etc. D'ail-
leurs, on n'en fournissait nulle preuve.
190 . HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
n'avoir pas hésité à se démunir du document lilîérateur,
« s'en remettant à ses chefs du soin de défendre
son honneur menacé ». « Les conclusions, si catégo-
riques, des experts infirment péremptoirement l'accu-
sation portée par Mathieu Dreyfus ». Esterhazy déclare
« qu'il n'a jamais vu le bordereau avant qu'il lui fût pré-
senté » par Pellieux. « Alors que l'identité des écritures
serait encore plus grande, cela ne prouverait encore
rien », car Esterhazy, à Rouen, n'a pu se procurer de
renseignements ni sur les troupes de couverture, ni sur
Madagascar, etc. Assurément, « la vie privée d'Es-
terhazy ne saurait être proposée comme modèle aux
jeunes officiers ; toutefois, de ses écarts, même les plus
répréhensibles », on ne saurait déduire qu'il est un traî-
tre. « L'impartialité » fait un devoir à Ravary de con-
stater que les notes militaires de l'inculpé sont excel-
lentes.
Puis, en regard de ce panégyrique, un acte d'accusa-
tion en règle contre Picquart. « Non seulement les dé-
positions des témoins présentent de nombreuses con-
tradictions avec les dires de Picquart, mais elles révèlent,
en plus, des faits extrêmement graves commis par cet
officier dans le service. » Suit un vigoureux résumé des
dépositions d'Henry, de Lauth et de Gribelin contre leur
ancien chef. Notamment, Picquart « a profité de l'ab-
sence d'Henry pour se faire ouvrir l'armoire de cet offi-
cier et s'emparer d'un dossier contenant des pièces se-
crètes » ; plus tard, Henry l'a vu « compulser, avec
Leblois, ce dossier d'où sortait la photographie de la
pièce Canaille de D... ». « Si l'on considère que
c'est une pièce identique qui a été renvoyée au minis-
tère de la Guerre par Esterhazy, on est amené fatale-
ment à se demander si la corrélation qui existe entre les
deux faits n'est point le résultat de cette indiscrétion. »
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 191
Il est vraisemblable que le petit bleu est un document
frauduleux. « he comte Esterhazy proteste de toutes ses
forces contre les procédés inqualifiables employés par
Picquart qui, sans mandat aucun, s'est livré à des inves-
tigations odieuses sur sa vie privée, a jeté les soupçons
sur son honorabilité et commis des illégallités mons-
trueuses, en violant sa correspondance, allant jusquà
faire perquisitionner dans son appartement pendant son
absence. » — On croirait lire Ihistorique de l'enquête
Pellieux, dont Ravary célèbre « la remarquable im-
partialité ». — Enfin, Picquart « pourrait bien avoir été
l'âme de la campagne scandaleuse qui vient de se pro-
duire et dans laquelle il aurait eu l'habileté de se dissi-
muler et de laisser les autres porter les premiers coups ».
Ravary « n'a point la mission de faire le procès de Pic-
quart ; mais il appartiendra à l'autorité militaire d'exa-
miner et d'apprécier ses actes et de leur donner la suite
qu'il appartiendra (i) ».
Le commandant Hervieu, comme Ravary, concluait
au non-lieu.
Mais Saussier, qui tenait dans la comédie le rôle
du chef loyal et sévère, repoussa les conclusions
du juge instructeur (2). Il motiva, avec beaucoup
fi) Ravary communiqua son rapport à Bertulus qui lui dit :
« Tant que vous n'aurez pas établi que le petit bleu est un faux,
et que ce faux est l'œuvre de Picquart, rien ne tient. » [Cass.,
I, 220.)
(2) Au procès Zola (I, 267), Pellieux dit que Saussier refusa
de rendre lordorinance de non-lieu, » malgré l'opinion de
beaucoup d'autorités supérieures à la sienne », que Saussier
voulut que l'affaire allât jusqu'au bout et qu'Esterhazy fût jugé
par ses pairs, etc. Pellieux convient, d'ailleurs, qu'Esterhazy
ne se présenta pas devant le conseil « comme un accusé ».
Billot {Cass., I, i3) affirme qu'il laissa Saussier entièrement
libre de sa décision. A Rennes jl, 174). il raconte que « les
ministres, réunis autour du chef de l'État, le i*^'" janvier, incli-
naient à accepter le non-lieu », mais « qu'il conféra avec Saus
192 HISTOIRE DE L AFFAIBE DREYFUS
de soin, son ordonnance: « Attendu que l'instruction
n'a pas produit, sur tous les points, une lumière
suffisante pour proclamer, en toute connaissance de
cause, la non-culpabilité de Tinculpé ; attendu, en
outre, qu'en raison de la netteté et de la publicité de l'ac-
cusation et de l'émotion quelle a occasionnée, il im-
porte qu'il soit procédé à des débats contradictoires... »
En conséquence, le gouverneur de Paris renvoyait
Esterhazy, comme cela avait été entendu. avec lui, de-
vant le premier conseil de guerre (i).
Ainsi, la collusion continuait à s'habiller de pro-
bité et d'honneur, pareille à ce personnage de roman,
qui, sous de longs cheveux blancs, semblait le plus vé-
nérable des hommes. On lui arracha un jour sa per-
ruque el l'on vit une face de forçat.
Cependant les juges sauront, par Saussier lui-même,
qu'une ordonnance de non-lieu a été proposée; pour-
quoi Saussier l'écarté, — afin que la réparation soit
plus solennelle; — et, dès lors, ce C|u'ils ont à faire.
Ce fut le dernier acte militaire de Saussier. Quinze
jours plus tard, l'impitoyable limite d'âge l'atteignit (2).
Les sociétés militaires et patriotiques, un peuple im-
mense, défilèrent, une dernière fois, devant le vieux
soldat, cl les voix de la renommée le célébrèrent comme
le modèle des citoyens et des chefs. Un décret du Prési-
dent de la République, sur la proposition de Billot, le
sier et lui laissa la liberté que la loi lui accordait ». Saussier,
après avoir délibéré longuement, se serait écrié : Aléa jacta est f
(1) Ordre de mise en jugement du 2 janvier 1898. — Roclie-
fort dit que le renvoi dEsterbazy devant un conseil de guerre
était « un acte de colossal bon plaisir », une » infamie »; de
même, Drumont. Cassagnac injuria « le SjTidicat juif », af-
firma « qu'Esterbazy n était pas le traître », mais ajouta : « Le
procès sera un procès de complaisance. »
(2) 16 janvier 1898.
L ACOL ITTEMENT D ESTERHAZY 193
maintint, hors cadre, dans la première section de l'État-
Major.
lient honte et soutTrit, mais en secret.
Mercier, vers cette époque, commit, par précaution,
un nouveau crime (i). On se souvient quau lendemain
de la condamnation de Dreyfus, il avait ordonné de
disloquer le dossier secret et brûlé lui-même la notice
biographique qui avait fait la conviction des juges. Il
fut pris de peur quand il connut par BoisdefTre la
désobéissance d'Henry et que Picquart avait eu entre
les mains les pièces secrètes et le commentaire de Du
Paty. Bien que celte note imbécile n'eût pas servi, elle
était la preuve de la forfaiture. Gonse, d'ordre de Bois-
defï're, la remit à ^lercier qui la jeta au feu (aj.
VI
Scheurer, qui était allé passer quelques jours en Al-
sace, et Zola, quand je leur annonçai la conclusion des
experts, n'y voulurent pas croire (3) ; Monod se de-
manda M si l'on n'avait pas donné aux experts un faux
fac-similé (4) »• Quand ils surent que mon renseigne-
(i) Arl. 439 du Code pénal.
2) Cass., I, 568 ; II, 3^0, Gonse : II, 389, Mercier. — « Le fait,
dit Gonse, sest passé fin décembre 1897. »
,3) Scheurer mécrivit : « Je ne crois pas à l'histoire dun
rapport défavorable des experts, parce que, jusqu'à preuve du
contraire, je ne crois pas à la coquinerie de ces trois hommes..
Nous dépendons de trois consciences... » Cependant, il était in-
quiet, mais sans rien regretter « de la campagne de justice et
d'honneur que nous avons entreprise au milieu d'inavouables
passions et d'intérêts méprisables ». (De Thann, le 29 dé-
cembre 1897.)
'4| Noies inédiles.
ICi HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ment (i) était exact, ils ne doutèrent pas de Tacquitte-
ment d'Esterhazy.
Nul, d'ailleurs, n'en doutait plus ; et les uns, déjà,
triomphaient, pendant que les autres se préparaient à
de nouveaux combats (2).
jNIéline et ses principaux collègues se payaient de
rillusion que l'acquittement d'Esterhazy serait la fin de
lagitation qui troublait, depuis deux mois, la sécurité
de leur règne. Au contraire, l'ardeur des partisans de
la Revision redoubla. Pour beaucoup, c'était la pre-
mière fois qu'ils assistaient à la préparation systéma-
tique d'une iniquité; ils en ressentirent une cruelle et
salutaire douleur; d'autant plus ils s'enthousiasmèrent
de justice.
Leurs aînés avaient connu d'autres défaites, d'autres
revanches du droit. Scheurer parla en leur nom :
Ce qui me reste de force et de vie, je l'ai mis au service
de l'innocence opprimée ; ce don de moi-même n'est pas
(1) Je le tenais de Mathieu Dreylus, qui le savait du greffier
Vallecalle.
(•2) De Scheurer : •> Quel soufflet appliqué sur la joue de la
France par les Jésuites ! C'est cela qui me fait souffrir! » (3i dé-
cembre.) H Je ne me sens ni découragé ni en détresse. Jai eu
'.m moment de désespoir après avoir reçu votre lettre sur
le résultat de Texperlise. J'ai Aivement ressenti la responsa-
bilité que j'ai encourue à l'endroit du martyr de l'île du Diable
et j'ai fait lexamen de ma conduite depuis le commencement
de la lutte. Le lendemain, j'avais repris ma sérénité et ma
confiance dans la justice immanente. Ne m'avez-vous pas rap-
pelé récemment que laU'aire Calas a duré trois années ? Je sais
bien <iue le mort pouvait attendre... Je me résigne, sans peine,
à tout ce qu'une défaite pareille peut me réserver et réserver
à ceux qui m'ont accompagné. Mais rien ne me fera renoncer,
mon cher ami, à l'œuvre commencée; j'y ai mis toute ma
réflexion et tout mon, cœur... Seulement il faut savoir attendre;
c'est ce qu'il y a de plus difficile pour nous autres Français. ■>
(Du 3 janvier i-SyS.j
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZV 19L)
révocable. Nous attendrons, forts de notre conscience,
la juste, l'inévitable réparation (i).
Trarieux, dans une lettre à Billot, protesta (* contre
le simulacre de justice -> qui se préparait. De Picquart,
on ne savait encore que les calomnies dont il avait été
abreuvé; Trarieux raconta comment Picquart avait dé-
couvert linnocence de Droyfus et comment il en avait
été puni (2). Mathieu révéla les démarches du contrô-
leur général Martinie, au nom de Billot (S).
Grand symptôme d'un prochain réveil des cœurs :
pour la première fois, des femmes (4) ont fondé un jour-
nal et, tout de suite, au-dessus des passions, font
entendre la voix de la Pitié.
Comme en 189^, il restait à la victoire du Mensonge
un dernier obstacle : Ja publicité du débat. Si le témoi-
gnage de Picquart n'est pas étouffé sous le huis clos,
l'acquittement devient impossible ou trop honteux. Pour
savoir de quel côté est la vérité, il suffit de regarder qui
demande la pleine lumière (5) et qui en a peur. A leur
ordinaire, les paladins de profession agitèrent le spectre
de l'étranger, les susceptibilités inquiètes de l'Alle-
magno.Or. toute la presse allemande affirmait que ' nulle
objection ne viendrait de Berlin à un débat au grand
jour (6) ».
(1) Temps du 5 janvier i8f)8.
12) Temps du 6.
3) Siècle du 5.
^) Marguerite Durand. Clémence Rover, Séverine. M™^ Con.«-
lant Bradamante , Daniel Lesueur, Hélène Sée. etc. — Le
premier numéro de la Fronde parut le 9 décembre 1897.
5 Ranc. .Jaurès. Lacroix. Yves Gujot, Clemenceau, L,. V. Meu-
nier, etc., auxquels se joignirent Cornély et Cassagnac.
G) Gazette de Cologne. Gazette de i Allemagne du Xord, Post, etc.
du 5 janvier: tous les journaux publient la même note offi-
cieur^e : ■ Si le capitaine Dreyfus a trahi, ce ne peut être qu'en
196 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Autre argument : les secrets de la défense nationale
ne sauraient être livrés en pâture à la curiosité publique.
Je fis observer à Billot, dans une lettre ouverte, que
le huis clos n'empêcherait pas ces secrets d'être connus
de l'accusé, de l'homme qui avait écrit : « Je voudrais
être tué comme capitaine de Uhlans en sabrant des
Français ( i ) ! »
La clameur fut telle que Billot parut ébranlé. Mais
BoisdeiTre et Esterhazy veillaient. Si le huis clos n'est
pas prononcé, toute l'œuvre si péniblement échafaudée
s'écroule. Sur quoi, Billot proposa, à son ordinaire,
une transaction : Esterhazy et les témoins civils, moins
Leblois, seront entendus en audience publique ; Leblois
et les témoins militaires (Picquart, Gonse, Henry) à
huis clos. Boisdeffre accepta cette transaction, mais
Esterhazy déclara aussitôt « qu'nl fallait englober les
experts dans le huis clos ». Boisdelïre et Gonse, qui
trouvaient le rapport de Belhomme très probant, com-
mencèrent par rejeter cette nouvelle exigence. Ester-
hazy se fâcha et, encore une fois, eut gain de cause.
Du Paty lui écrivit : « Convenu ; les experts seront en-
tendus à huis clos. » Les révélations de Cuers gênaient
également Esterhazy ; Du Paty le rassura : « Pour l'en-
faveur d'une autre puissance. Il se peut que le gouvernement
français ait intérêt à jeter là-dessus un voile épais. Du côté
de TAllemagne, il n y a absolument rien qui empêche de jeter
sur les débats la lumière la plus vive de la publicité. »
(i) « Vous avez promis au Sénat de verser tout le dossier
Dreyfus au conseil de guerre. Dès lors, ces pièces secrètes
si graves, si redoutables que vous n'avez pas voulu les
montrer aux patriotes les plus éprouvés, elles seront connues
du commandant Esterhazy... Tous les autres secrets dont la
divulgation, dit-on, compromettrait les intérêts de la défense
nationale, seront connus du commandant Esterhazy.... Mais la
France ne connaîtra pas les dépositions décisives, et un
cauchemar douloureux continuera à peser sur la conscience
de ce noble pays. » (7 janvier 1898.)
1
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 197
Irevue de Bâle, appelez ou Henry ou le général Gonse.
Ils en parleront, du reste, les premiers (i). »
VII
Trarieux avait demandé à Billot que « la partie plai-
g'nante, assistée de son défenseur, pût intervenir à l'au-
dience ; sinon, il n'y aura pas de débat contradic-
toire (2) ».
La question juridique est sujette à controverse. Le
code militaire dispose « que les tribunaux statuent seule-
ment sur l'action publique (3) ». Cependant, la jurispru-
dence et les commentateurs acceptent des exceptions à
la règle, « quand les faits de la poursuite peuvent servir
de base à une action ultérieure » ; le plaignant peut,
alors, se faire représenter aux débats par un avocat ou
un avoué. Dans le procès intenté au général Cremer
et à de Serres, accusés d'avoir fait fusiller Arbinet
sans jugement, la veuve du condamné avait été as-
sistée d'un avocat (4)- Point de débat contradictoire
si la partie plaignante est absente.
Bien que les chances fussent nulles de faire admettre
cette prétention, qui n'avait pour elle que d'être équi-
(i) Dép. à Londres, i" mars 1900. — Selon Esterhazy, Bois-
deffre aurait envoyé Pellieux chez Tézenas pour régler celle
quesUon des experts. Tézenas affirme qu'il causa seulement,
à cette époque, avec Du Paty.
(2) Lettre du 6 janvier i898.
(3) Article 53.
(4) 18 juillet 1872. — Pradier-Fodéré, Commentaire du Code de
Justice militaire, 70 ; Dalloz, Répertoire, 2o38 ; Pandectes
françaises, 55, 182 et i83 ; Leclerc, Code de Justice militaire annoté,
art. 54.
198 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
table et sensée, Mathieu Dreyfus décida de tenler l'entre-
prise. Démange se présentera pour lui à la barre et,
pour sa belle-sœur, un jeune avocat que Leblois lui
avait désigné, Fernand Labori, qui avail plaidé
quelques affaires retentissantes (pour les Jeunes Turcs,
pour Tanarchiste Vaillant), procédurier ingénieux, ora-
teur inégal, mais sonore et vigoureux, le geste large du
théâtre, la parole vibrante. Sa qualité maîtresse était
la fougue; il la cultivait; emporté de tempérament,
il l'était encore par système. Avec cela, subtil, positif,
avisé, et, sous un air de témérité, prudent et calcula-
teur. Le prétoire, avec le trantran des affaires cou-
rantes, paraissait à cet esprit entreprenant, remuant
et personnel un champ trop étroit pour ses talents
et son ambition. Il avait été candidat à la députation
dans la Marne, en 189.8, porté par des républicains
modérés et avec lappui du parti catholique (1) ; il avait
été battu par Mirman; maintenant, il cherchait sa re-
vanche et s'était offert au ministère pour affronter la lutte,
à Reims, contre le chef du parti radical, Bourgeois.
Labori n'avait pas encore la certitude que Dreyfus
fût innocent (2) ; il inclinait seulement à le croire. Et,
sentant les périls de la tâche qui lui était proposée,
il n'accepta d'abord le dossier qu'à la condition, qui ne
fut pas discutée par Mathieu^ « de se faire couvrir par
une commission d'office ». On appelle << avocats d'office »
les avocats désignés (par le tribunal ou par le bâtonnier^
aux parties pauvres ou qui n'ont pas trouvé dé défen-
(1) Labori, Grande Bévue du 1°' novembre 1901.
(2) « Dès le début, par les pièces secrètes, par les formes
violées, par les obstacles entassés devant l'œuvre de Justice, la
question même de l'innocence de Dreyfus devenait, en quelque
sorte, secondaire. Sur le fait, ma certitude ne fui complète
qu'après les débats du procès Esterhazy. » [Même article.}
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZV 199
seur ; ils plaident gratuitement. Démange, avec sa loyale
franchise, objecta que les deux avocats devaient se pré-
senter dans les mêmes conditions ; or, il tenait, comme
par le passé, à prendre toute sa responsabilité et il ne
faisait pas consister la délicatesse à décliner dos hono-
raires dans la plus noble des causes, alors que les avo-
cats en reçoivent, légitimement, pour les plus douteuses.
Labori renonça à ce quil considérait, à bon droit, «comme
une sauvegarde (i) ».
Le i^"" janvier, un journaliste italien, Casella, entretint
Schwarzkoppen à Berlin. Le colonel allemand, « aide
de camp de l'Empereur et Roi », rappela à son interlo-
cuteur la déclaration explicite du comte de Munster ; il
ajouta : w Le bordereau n'est pas de Dreyfus. Je sais que
Dreyfus n'est pas coupable. — Avez-vous connu Ester-
hazy? — Je le crois capable de tout (2). » Il n'en voulut
pas dire davantage, mais, comme Casella repartait pour
Paris, il lui remit une lettre pour Panizzardi.
Casella avait fait le voyage à la demande de Mathieu
Dreyfus ; il lui donna rendez-vous dès son retour, mais
se mit volontairement en retard. Matthieu, introduit dans
la chambre de lltalien, y aperçut sur une table, où
l'autre l'avait laissée en évidence, la lettre de Schwarz-
koppen à Panizzardi. Il hésita, puis refusa de com-
prendre l'invite. Le compatriote do Machiavel lui en
marqua quelque dédain, puis porta la lettre à Paniz-
zardi. Schwazkoppen rappelait à son ami qu'il lui avait
remis, avant de quitter Paris, les photographies des
pièces mentionnées au bordereau : « Comment cette
(1) « J'ai fait à Démange, sur sa demande personnelle, le
sacrifice de ne pas me faire couvrir par une commission d'of-
fice... J'ai renoncé à cette sauvegarde par déférence confra-
ternelle. )>
(2) Procès Zola, II, 5i8, Casella.
200 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
canaille d'Eslerhazy se tirera-t-elle d'affaire ? Même s'il
est acquitté, comment pourra-t-ii continuer à vivre en
France (i) ? »
C'était le mot fameux sur le cardinal de Rohan :
u Qu'on ne pende pas Son Éminence; je ne sais qui do-
rénavant le pourra être en France. »
Une pareille lettre, si elle avait été interceptée, photo-
graphiée et publiée, eût paru un témoignage irrécusable.
Casella avait soupçonné cette arrière-pensée à Schwarz-
koppen. Quand Panizzardi lui donna lecture de la mis-
sive, il raconte « qu'il ne put retenir un moment de
fureur «. Il courut chez Mathieu : « Vos adversaires lut-
tent avec l'épée et le poignard ; vous ne luttez qu'avec
l'épée ; vous ne savez pas combattre et vous serez
vaincu. — Non, dit Mathieu, car la justice et la vérité
combattent pour nous (2). »
VIII
La veille du procès (3), Eslerhazy se constitua pri-
sonnier au Cherche-Midi. La manière dont il fut traité
lui aurait appris, s'il n'avait pas lui-même réglé la co-
médie, que son triomphe était proche.
Le conseil de guerre se réunit dans la même salle où
Dreyfus avait été condamné. Il comprenait deux com-
(1) Procès Zola, II, 519, Casella.
(2) Récit de Casella dans le Coriere di Napoli du 27 juillet
]8y8. — Casella eût voulu se faire citer au procès Esterhazy;
Démange, Labori et Lebiois s'y opposèrent.
(3) 9 janvier 1898. — Il annonça aux journalistes que son
acquittement était certain. [Malin du 10.)
L ACQUITTEMENT n ESTERHAZY 201
mandants, deux lieutenants-colonels, deux colonels (i)
et, pour président, le g-énéral de Luxer (2), Ils étaient
tous certains de la trahison de Dreyfus, puisque le
îninistre de la Guerre lui-même, par trois fois, l'avait
publiquement affirmée. Et non moins certains, dès lors,
de l'innocence dEsterhazy, car le bordereau ne peut pas
être, à la fois, de l'un et de l'autre.
Nulle invitation spéciale à acquitter Esterhazy ne leur
fut adressée; à quoi bon ? L'ordre de recondamner
Dreyfus a été donné à ces soldats par le chef de l'armée,
du haut de la tribune, aux applaudissements des deux
Chambres et de l'immense majorité du pays. L'ordre
d'acquitter Esterhazy en résulte. Et les attendus de
Saussier confirment l'ordre (3), précisent nettement le
service que la haute armée attend d'eux : calmer l'opi-
nion, ramener la paix dans les esprits, finir l'affaire.
Ce général, ces officiers s'apprêtent à commettre l'un
des actes les plus détestables et les plus imbéciles du
siècle. Quel jury, de Paris ou des départements, devant
ce même acte, eût hésité ?
Sauf une poignée d'hommes, honnis, détestés, mais
invincibles, la nation tout entière eût acquitté Esterhazy,
(i) Capitaines Cardon, du 28« régiment d'infanterie, et Rivais,
du 12' d'artillerie; lieutenants-colonels Marçy, du i^i' régiment
de génie, et Gaudelette, de la garde républicaine; colonels
Bougon, du !«'■ cuirassiers, et de Ramel, du 28*^ d'infanterie.
(2) Né le 21 juin i843, capitaine pendant la guerre, colonel en
1892, général de brigade du 25 mai 1897.
(3) Procès Zola, I, 2G6, Pellieux : < Le conseil de guerre, je
puis presque le dire, n'a pas eu à juger un accusé. Dans la
justice militaire, c'est possible ; cela ne Test pas, je crois, dans
la justice civile. Le conseil n'a pas eu à juger un accusé for-
mellement accusé, voilà ce que je veux dire. Esterhazy avait
été l'objet d'une proposition d'ordonnance de non-lieu de la
part du rapporteur et de la part du commissaire du gouverne-
ment; par conséquent, il s'est présenté, devant le conseil de
guerre, muni de cette proposition d'ordonnance de non-lieu. »
202 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sans voir, sans savoir, sans vouloir ni voir ni savoir.
Le principe même de la Révolution, c'est la souverai-
neté du nombre. Mais le nombre est faillible, autant
que l'individu. Son droit souverain, sa capacité déjuger
ne sont point corrélatifs. Et, nulle part plus qu'en ma-
tière judiciaire, il n'esl sujet à erreur. D'avance, il a
condamné Dreyfus ; d'avance, il acquitte Esterhazy.
L'acquittement paraît plus monstrueux que la con-
damnation; mais la fermentation aussi est plus forte, la
folie plus intense. Et ces juges ne le sont que de nom.
Ce sont des soldats imbus de l'esprit de corps, façonnés
par la discipline (i).
Vous croyez être dans un tribunal ; or, vous êtes à
l'exercice, sur un champ de manœuvre, sur un champ
de bataille. Le général a levé son épée : « Chargez ! »
Les colonels lèvent leurs épées et répètent : « Chargez! »
Ainsi de suite, jusqu'aux chefs d'escadron, aux simples
capitaines.
Ce qui ne paraît pas moins extraordinaire, mais
ce qui n'est pas moins exact, ces soldats, qui vont ac-
quitter ce traître, se croient, se sentent libres. Ils pro-
testeront, avec une sincère colère, et, de plus, avec une
raison apparente, quand on les accusera d'avoir ac-
quitté par ordre. Au fait, leur libre arbitre est-il beau-
coup plus étroit que celui de la plupart des hommes,
dans toutes les circonstances de la vie, dominés, dirigés,
poussés par des causes et des mobiles qu'ils ignorent,
par l'atavisme, par l'éducation, par le milieu ?
J'ai sous les yeux la lettre d'un officier, camarade de
régiment d'Esterhazy, qui, depuis quinze ans, professait
(i) Napoléon était opposé à l'institution des conseils de
guerre, sur le territoire de la République. II proposa d'attri-
buer aux cours impériales » la connaissance de tous les crimes
el délits commis à lintérieur ». (Conseil d'État, 21 février 1809.)
L ACOLITTEMENT D ESTERHAZY 203
pour lui un grand mépiùs, qui, déjà en Tunisie, lavait
cru espion, qui était convaincu de l'innocence de Drey-
fus, homme de science, d'ailleurs, et d'esprit philoso-
phique. Quatre jours avant le procès (i), il écrit : « Ce-
pendant, si j'étais membre du conseil de guerre, j'ac-
quitterais. -> Et cela, illécrit sans embarras. Tesprit en
repos.
Au lendemain de la dénonciation d'Eslerhazy par
Mathieu Dreyfus, un général dit à un diplomate : <• Enfin !
ce misérable va être démasqué. ■> Or, dans le dossier qui
est là. sur cette table, devant les juges, il y a un certi-
fic<it donné par lui-même, depuis huit jours, à Esterhazy.
Il s'en excuse d'un mol : <■ La discipline a de dures exi-
gences. >) Et, le soir de l'acquittement, un des juges,
qui avait connu Esterhazy, ses friponneries et l'igno-
minie de sa vie, dira, la conscience plus légère : a Je
tremblais de le trouver coupable '. ■>
IX
L'aiïaire fut vivement enlevée, en deux jours (2), à
deux séances par jour.
Le conseil repoussa, d'abord, les conclusions de Lucie
et de Mathieu Dreyfus, tendant à être autorisés à inter-
venir dans les débats, subsidiairement à y assister.
Labori plaida au fond; Démange, en quelques mots,
invoqua, u au-dessus de la loi silencieuse, les règles im-
muables de la justice ». Xon seulement le commissaire
;i) Lettre du 6 janvier i8<j.S y X..
(2j 10 et 11 janvier 1898.
£04 HISTOIRK DE L AFFAIRE DREYFUS
du Gouvernement leur répliqua (i), mais l'avocat d'Es-
terhazy, comme s'il eût redouté de voir accueillir la re-
quête des plaignants.
A l'unanimité, les conclusions furent rejetées, et,
notamment, par ce motif que le conseil navait pas
à statuer sur le cas de « l'ex-capitaine Dreyfus, juste-
ment et légalement condamné (2) ». Les juges eussent
pu s'en tenir à cet arrêt: si Dreyfus est coupable, Ester-
hazy est innocent.
Le greffier appela les témoins, qui se tenaient dans
une salle voisine. Pour la première fois (3), Picquart y
vit Scheurer, Mathieu, Lucie Dreyfus. Il dit à Mathieu :
« Vous n'avez pas à me remercier ; j"ai obéi à ma cons-
cience (4). » A Scheurer : » Je serai mis en prison, con-
damné, déporté. Peu m'importe. Je ferai mon devoir,
Dreyfus est innocent, je le jure (5). »
Les témoins militaires s'écartèrent de lui, méprisants,
mais s'empressèrent autour de la fille Pays.
Il s'isola, près d'une fenêtre, « regardant courir les
nuages au-dessus des arbres du vieux jardin » et, d'un
geste fréquent, passant sa main sur son front (6).
C'était le premier contact direct entre les deux par-
tis.
Picquart avait pratiqué ces hommes, ses chefs ou ses
subordonnés d'hier; mais il commençait seulement à
les connaître ; ils étaient des inconnus pour Scheurer et,
sauf Du Paty, pour Mathieu. Gonse circulait, ennuyé
(1) Les instructions lui furent données à la suite d'une con-
férence qui eut lieu entre Méline, le garde des Sceaux Milliard
et Billot. Saussier fut « prévenu ». \Rennes, IIJ, 487, Billot.)
(2) Réplique du commandant Hervieu ; jugement.
(3) Inslr. Fabre, 67, Picquart; 114, Scheurer.
(4) Souvenirs de Mathieu Deyfus.
(5) Mémoires de ScuEUREn.
(6) Varennes, dans VAurore du 12 février 1898.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 205
d'être là, mais Esterhazy avait exigé qu'il déposât (i). La
figure de Laulh. taillée au ccfuteau, dure, méchante,
surun corps mince et souple, respirait la haine. DuPaly
posait, le corps droit, la tête haute, le monocle dans
Toeil. Et Henry, avec son aspect de boucher, le sang
toujours au visage, lourd, massif, frôlait Mathieu, sem-
blait chercher une querelle (2).
Leblois était parti l'avant-veille pour Strasboiu'g. où
son père, le vieux pasteur du Temple Neuf, venait de
mourir. Il l'enterre aujourd'hui, mais il sera là demain.
Le greffier appela les témoins, qui défdèrent devant
le conseil, puis rentrèrent dans leur chambre. Le rap-
port de Ravary fut lu par Vallecalle, en. leur absence.
Trarieux, Jaurès, d'autres spectateurs encore, obser-
vèrent que les mêmes faits avaient été invoqués comme
des charges contre Dreyfus et, maintenant, étaient portés
à la décharge d'Esterhazy (3).
Le commissaire du Gouvernementavait précédemment
réclamé le huis clos; le conseil rendit aussitôt son juge-
ment, à la majorité de cinq voix contre deux : c Les dé-
bats seront publics jusqu'au moment où leur pubhcité
paraîtra devenir dangereuse pour la défense natio-
nale ^\). 0 On a vu que ce moment avait été précisé par
Esterhazy : jusqu'à l'audition des témoins militaires et
des experts.
A la séance de l'après-midi, le général de Luxer in-
terrogea Esterhazy, d'une voix sèche ; l'accusé, très
calme, avec une parfaite désinvolture, raconta, pour la
centième fois, son roman de la « dame voilée ». Le gé-
(1 Note de Du Paty à Esterhazy: c Le général se fera citer,
c'est entendu. »
(2 Souvenirs de M.\thieu Dreyfus.
3i Procès Zola. I. 388. Quillard : 890. Jaurès.
(4; Procès Zola, I, 267, Pellieux : " La meilleure preuve <iue
le conseil a été indépendant, c'est quil a refusé le huis clos. »
206 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
néral montra quelque curiosité : « Quel intérêt avait-
elle à vous renseigner ? — Elle semblait poussée par un
besoin impérieux de défendre un malheureux. — Pour-
quoi se cachait-elle, ayant quelque chose à dire dans
l'intérêt de la vérité ? — J'ai juré de ne pas chercher à
savoir d'où lui venaient ses renseignements. ^) Luxer
observe que la police a cherché en vain les coehers qui
l'avaient conduite à ses rendez-vous. Esterhazy, décidé-
ment, trouve le beau général trop bête et réplique,
transcendant d'ironie, mais en gardant une attitude très
militaire : « Tout ce que j'ai dit est aussi vrai que je
suis innocent (i). »
Sur tout le reste, il fit à peu près les mêmes réponses
qu'à Pellieux et à Ravary. Cependant, il ajouta à ses
mensonges ordinaires une sottise qui eût suffi, à elle
seule, devant des juges non prévenus, à le convaincre
de son crime. Il racontait les prétendues perquisitions
qui auraient été faites chez lui, à l'automne de 1896,
« des cambriolages opérés sans mandat, sans droit,
pendant des mois, au mépris de toute justice et de
toute protection due à un citoyen ». Il s'en était apen^u
à son retour de la campagne. Les armoires étaient for-
cées, ses correspondances bouleversées ; un carnet de
notes, prises par son père en Crimée, avait été volé.
« Qu'avez-vous supposé ? » lui demanda Luxer. Il
n'avait rien supposé du tout, puisqu'il n'y avait pas eu,
chez lui, la moindre perquisition. Il répondit : « Que
c'était Mathieu Dreyfus ! »
Pour qu'il eût pu faire alors une telle hypothèse, il eût
fallu que, déjà, il se crût soupçonné, par le frère du
condamné, d'être l'auteur du bordereau. Or, àl'automne
de 1896, Mathieu Dreyfus ignorait son nom.
(1) Procès Esterhazy, (compte rendu stônographique), laS.
L ACQUITTEMENT D ESTERIIAZY 207
Une lueur traversa -t-elle le cerveau du général, ou
demanda-t-il, sans penser à mal, à quelle date exacte
raccusé s'était rendu compte de ces incidents ? (i) Ester-
hazy, en tous cas, s'effraya de sa bévue et, cherchant à
s'en tirer, s'embourba davantage. Il dit qu'il avaitcons-
taté '« ces actes abominables », au moment même où il
avait été dénoncé par Mathieu (quoi ! plus d'un an
après le départ de Picquart 1), mais que déjà, en octobre
1896, il avait eu les preuves d'un premier cambriolage ;
seulement, il l'avait mis sur le compte de domestiques
qu'il renvoya. On avait pénétré chez lui « des masses
de fois ».
Luxer, n'y comprenant plus rien, n'insista pas. Si les-
plaignants avaient pu suivre les débats, poser des ques-
tions, Esterhazy, enserré, quelque souple qu'il fût, était
pris.
On glissa sur les lettres à M™"' de Boulancy : c II y
en a une que je nie formellement. » Il refusa de dire ce
qu'était le document libérateur : « Le ministre m'en a
accusé réception. »
Sur une observation plus dure de Luxer, il reconnut
qu'il était endetté, qu'il avait une liaison irrégulière,
« mais c'était une faute et non un crime » ; enfin, il de-
manda que lecture fût donnée de ses notes, qui étaient
excellentes (2).
Il avait parlé avec sa verve ordinaire, jouant très bien
le personnage du reître calomnié. Le public lui était
très sympathique.
Au contraire, les dépositions de Mathieu et de Scheurer
(1) Les rédacteurs judiciaires présents à l'interrogatoire com-
prirent la faute qu'avait commise Esterhazy : « Puisqu'il ne
savait pas la cause de ces cambriolages, pourquoi ne s'adres-
sait-il pas tout uniment au commissaire de police ? Personne
ne songea à lui poser la question, n [Fronde du 11 janvier ; etc.)
(21 Procès Esterhazy, i38.
208 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
fiirenl accueillies par des rires ironiques et des rumeurs.
Pellieux, en civil, était assis derrière Luxer (i), en-
touré d'officiers qui donnèrent le signal des manifesta-
tions hostiles.
Mathieu, très maître de lui, énuméra les preuves
quEsterhazy était l'auteur du bordereau, le convainquit,
à plusieurs reprises, de mensonge (aj.Tézenas le harcela
au sujet des fac-similés quil avait fait répandre à profu-
sion : c'est pour chercher à '< fausser la justice » ; des
sommes énormes ont été dépensées : « Vous avez le
droit de défendre votre frère devant les juges, mais pas
ailleurs » (c'est-à-dire : devant lopinion). Mathieu, bra-
vement, répondit : « Je le défends partout. » On le
hua (3).
Pendant qu'il déposait, il regarda fixement Esterhazy
qui détourna la tète.
A la pensée de son frère, ruiné, brisé par le crime de
ce misérable, les sanglots lui montaient à la gorge. Mais
il les refoula, parla d'une voix haute et claire. Toutes; les
puissances sociales, (jui s'étaient coalisées pour perdre
son frère, l'étaient, à nouveau, pour sauver le traître.
Son patriotisme ardent d'Alsacien n'en fut pas diminué.
Sa fermeté, sa droiture ne se démentirent jamais.
Scheurer, avec sa simplicité ordinaire, d'une voix
grave, raconta la genèse de sa conviction, ses longues
recherches et ses pénibles démarches. Quand il eut
achevé cette sorte de confession publique, il attesta, très
haut, sa certitude que Dreyfus était innocent. Il parut
faiblir sur l'attribution du bordereau à Esterhazy, quand
(Il Procès Zola. I, 273, Pellieux.
(2) Notamment au sujet de sa lettre de juin 1894 à Weil.
Esterhazy affirmait quelle était de 1895. Luxer reconnut lui-
même quelle était contemporaine du bordereau (i4S)-_
(3) Procès Esterhazy, i45.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 209
il dit celle parole d'honnêle homme : « Etanl un homme,
je puis me tromper. » Il expliqua sa pensée : w II importe
peu que le bordereau soil allribué à celui-ci ou à un autre ;
Dreyfus n'en est pas l'auleur. » Des officiers ricanèrent (i).
Il les interpella : « Ah ! vous trouvez cela drôle ! »
Pour la première fois de sa longue vie, les militaires,
chamarrés, couverts de décorations, produisirent sur lui
une impression pénible. Il en ressentit une nouvelle
amertume contre les hommes qui lui avaient fait perdre
ses chères illusions (2).
Le gérant de la maison où demeurait Eslerhazy fut
confronté avec Marguerite Pays, «rentière »,qui nia les
propos qu'elle lui avait tenus. Autant maintint sa déposi-
tion. Le commissaire Hervieu intervint durement • ^<_Vous
ne me paraissez pas très bienveillant ? Je ne comprends
pas pour([uoi vous déposez ainsi. » Le témoin répliqua :
« Je n'ai pas à être bienveillant ! » et demanda si sa
parole ne valait pas celle de la maîtresse d"Esterhazy(3j.
Weil en savait long ; mais Drumont lavait averti
« qu'il ne lui échapperait pas, s'il se permettait de haus-
ser le ton (4) ». Il raconta seulement les démarches
qu'il avait faites pour venir en aide à Esterhazy. Celui-
ci l'insulta : « J'ai failli mettre deux fois l'épée à la
main pour lui; je lui ai sauvé l'honneur deux fois. »
Après la déposition du directeur de V Alibi-office, le
conseil prononça le huis clos ; et le procès de Picquarl
commença.
Ce w contraste outrageant (5) » entre la publicité de
(1) Procès Eslerhazy, i52.
(2) Mémoires de Scheurer.
(3) Procès Eslerhazy, 160. — La déposition d'Autant fui con-
firmée par son fils et par l'éditeur Stock.
14) Libre Parole du 9 janvier i898.
(5) Procès Zola, I, 892, Jaurès; Rennes, III, 4^3, Tiarieux; let-
tre de Zola à F'élix Faure : « On a vu cette chose ignoble... »
U
210 HISTOIRE DE L AFFAIHE DREYFUS
l'attaque contre un homme et le huis clos de sa défense
indigna seulement quelques républicains.
|f S'il ne savait rien des accusations portées contre lui,
n'ayant pas assisté à la lecture du rapport Ravary ( i), Pic-
quart ne se faisait nulle illusion sur l'issue du combat ;
mais, fort de sa conscience, sûr de sa mémoire, sûr
aussi qu'à se tenir ferme à la rampe de la vérité, il ne
risquait que de nouvelles persécutions, il développa
jusqu'au soir son réquisitoire contre Esterhazy. Les
juges, qui avaient cru le voir paraître en posture
humble d'accusé, furent surpris d'entendre un accusa-
teur. Un seul, -Rivais, sembla favorable. Les autres
étaient hostiles, ne comprenaient d'ailleurs pas grand'-
chose.
Pellieux n'était pas intervenu à l'audience pu-
blique (2). Dès que le huis clos fut prononcé, il
prit une part active aux débats, et, de sa voix hau-
taine, ironique et dure, chaque fois que Picquart
parlait de Billot ou de BoisdelTre, il l'arrêtait, lui
défendait de mêler ces grands noms à une telle
affaire (3).
Quelques officiers, admis à assister aux débats, lui fai-
saient des signes désespérés pour qu'il se lût des grands
chefs. Mais Picquart poursuivit son récit. Certaines in-
terruptions, que Pellieux fit en ricanant, lui parurent
inintelligibles, parce qu'il ignorait tout des mensonges
d'Henry et de Lauth. Il ne comprit qu'après l'audience,
quand il lut, dans les journaux, le rapport de Ra-
vary (4).
(1) Procès Zola, 1,296; Bennes, I, 470, Picq^uart.
(2) Procès Zola. I, 276, Pellieux.
(3) Pellieux convient qu'il est intervenu fréquemment. (Pro-
cès Zola, I 274 )
(4) Procès Zola, I, 296; Cass., I, 200, Picquart.
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 211
Luxer lui réclama les lettres de Gonse (i); Pic-
quart les remit aussitôt ; mais il n'en fut pas donné
lecture.
Tout le temps quil parla, Eslerhazy, l'œil sombre et
mauvais, agité de mouvements nerveux, semblait un
serpent à qui Ion marche sur la queue, qui se retourne
pour mordre et qui n'ose pas.
Tézenas fut surpris, mais sa conviction préétablie
quEsterhazy était la victime d'une machination fut plus
forte que l'évidence.
Le lendemain matin, comme Picquart complétait sa
déposition, il fut tellement harcelé par les deux géné-
raux et d'un tel ton, avec une animosité si acerbe, que
le commandant Rivais intervint : « Je vois, dit-il, que
le colonel Picquart est le véritable accusé. Je demande
qu'il soit autorisé à présenter toutes les explications né-
cessaires pour sa défense. »
Luxer y consentit, Picquart put achever sa démons-
tration; et, comme il savait maintenant de quelles ca-
lomnies il avait été accablé, il insista « pour être con-
fronté avec tous les témoins doutles allégations seraient
contradictoires avec les siennes ou tendraient à l'incri-
miner ». II se retira, et le conseil entendit Gonse, Lauih
et.Henry,qui lechargèrent avec violence. Quand Henry
eut terminé, Picquart fut rappelé et confronté avec lui.
Il le prit de très haut. >sotamment, il somma Henry de
préciser son imposture au sujet du dossier secret et de
la pièce qui était devenue le document libérateur : « A
quelle époque m'avez-vous vu compulser le dos-
sier avec Leblois ? » Henry bredouilla que c'était à
l'automne, et Pellieux, lui venant en aide, observa que,
vraiment, il était difficile, à cette distance (d'un an),
(i) Cass., I, 209, Picquart. — Les lettres furent versées au
dossier.
212 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de donner une date exacte. Mais Picquart insista.
Henry finit par dire que c'était peu après son retour de
permission, en octobre (i). « Ecrivez, Messieurs les
juges, dit Picquart; consignez cette date : à cette
époque, Leblois n'était pas rentré à Paris; vous l'en-
tendrez, vous me confronterez avec Gribelin. »
Mais les juges s'en gardèrent, et Picquart ne fut con-
fronté ni avec Gribelin ni avec Lauth. Leblois fut en-
tendu contradictoirement avec Henry, mais la question
de la date, qui emportait le reste, ne fut pas posée à
nouveau; et Leblois ne la souleva pas, pour n'avoir
point à dire à des officiers qu'il avait passé ses vacances
en Allemagne. Le débat porta sur le point de savoir si
le dossier secret « se trouvait » sur la table de Picquart
quand Leblois était venu voir son ami (à une date
indéterminée). Henry l'affirmait; Leblois* dit qu'il n'en
savait rien, qu'il fallait le demander à Picquart. Henry,
prudent, sans faire aucune mention de la pièce Canaille
de Z)..., dit que Leblois [avait certainement vu une
grande enveloppe avec les mots : <> Dossier secret » ;
Leblois le nia formellement (2), réclama un sup-
plément d'enquête ; Pellieux et Tézenas s'y opposèrent.
L'honorabilité d'Henry et de Gribelin «rendait leur té-
moignage inattaquable (3). » Les menteurs^ c'étaie-nt
Leblois et Picquart.
(1) Procès Zola, I, 290; Cass., I, iio6, Picquarl.
(2) Le détail de cet incident entre Leblois et Henry devant
le conseil de guerre a donné lieu, ent"e les mêmes témoins,
à une nouvelle confrontation au procès Zola : « Henry,
dépose Leblois, n'a pas parlé de photographies et n'a pas pré-
cisé la date ; il a dit qu'il y avait un dossier, une enveloppe
sur laquelle se trouvait les mots « dossier secret » et il n'a
pas dit qu'une photographie était sortie de celte enveloppe. »
(L 36i.) » Leblois, déclare Henry, a dit que, devant mes affir-
mations précises, il ne pouvait pas me donner un démenti. »
(3) Inslr. Fabre, 43, Pellieux.
L ACQUITTEMENT D ESTEBHAZY 213
Déposèrent ensuite Curé et Mulot, Du Paty et Beiiil-
lon, sur les questions que Picquart leur avait posées au
cours de son enquête ; Junck et Valdant, qui confir-
mèrent les dires de Lauth et d'Henry; le commandant
Bergougnan, ami d'Esterhazy ; et l'expert Belhomme
« pendant quelques minutes (i) ». Les autres experts et
le lieutenant Bernheim (2), qui avait été convoqué au
sujet du manuel, ne furent pas entendus.
Pellieux fit communiquer au conseil de guerre le rap-
port des experts sur les lettres à W"" de Boulancy. Il
pensait que, « dans l'intérêt d'une bonne justice, il ne
devait subsister aucun doute dans l'esprit des juges 1 3) ■>.
Esterhazy écoutait distraitement, l'air d'un specta-
teur qui s'ennuie au théâtre, à une méchante pièce.
Vers le soir, l'un des secrétaires de Tézenas entra
dans la salle des témoins et annont^a que Picquart serait
arrêté après l'audience {^).
Il ne broncha pas, demanda à Mathieu des nouvelles
de son frère (5),
X
Le commissaire du gouvernement prononça quelques
paroles, abandonna l'accusation. Cependant Tézenas
plaida longuement, cinq heures d'horloge.
Il) Eslerhnzy, Dép. à Londres, 1" mars igr».
(2) La défense et raccusaliou renoncèrenl à son témoignage
{Rennes, II (. 1^3, Bernheim).
(3) Lettre de Peliieux (du 11 janvier 1898) à Esterhazy. Même
déclaration au procès Zola (II, 88).
(4) Cass., I, 206, Picquart. — Dès la veille, l'Écho de Parus
annonçait qu'il serait déféré à un conseil denquète.
(5) Souvenirs de Mathiec Dreyfus.
214 HISTOIRE, DE L AFFAIRE DREYFUS
Il était malade idune cruelle sciatique), se traînait à
peine : il avait fallu le porter à raudience. Et, suivant
les débats avec une attention soutenue, paraissant, pour
la première fois, à une barre de conseil de guerre, il
avait été ému par le ton sec et dur de Luxer interro-
geant Esterhazy. Celui-ci le rassurait : « Mon acquitte-
ment est certain. — Il faut faire, lui dit Tézenas, comme
si vous pouviez être condamné. » Et, comme il eût fait
aux assises, il plaida à fond, méthodiquement, sur tous
les points. Il affirma l'existence de la dame voilée (qu'il
identifiait, à part lui, sur des propos intentionnellement
échappés à Esterhazy, avec la marquise Du Paty). A la
vérité, le rapport des experts le gênait ; il le trouvait
obscur, incompréhensible. Mais sa foi n'en fut pas
ébranlée. La preuve de la machination, c'est l'histoire
du manuscrit d'Eupatoria (il y insista beaucoup) et,
encore, les procédés suspects de Picquart, convaincu
de mensonge par ces témoins irrécusables : Gonse,
Henry, Junck. Lautli, l'élite de l'impeccable État-Major.
Cette plaidoirie , si minutieuse , donna aux juges
l'illusion qu'ils allaient statuer dans la pleine et
entière liberté de leur conscience. Ils se retirèrent dans
la chambre du conseil. Les gardes emmenèrent Ester-
hazy. En traversant la salle des témoins, comme il pas-
sait devant Picquart, il salua.
La délibération dura trois minutes (i).
Les portes de la salle furent rouvertes au public et
(i) « Après la plaidoirie de M^ Tézenas qui prit fin à 8 h. 5,
le conseil se retira pour délibérer. Trois minutes s'écoulent, et
les juges rentrent dans la salle d'audience. » (Temps du i3 jan-
vier 1898.) — Jeanmaire, secrétaire de Tézenas, à un lédacteur
du Soir : « Cette délibération n'a pas duré plus de trois
minutes, juste le temps matériel de poser les questions. Je
n'avais pas eu le temps de ranger mes papiers que les juges
rentraient. »
L ACQUITTEMENT D ESTERHAZY 215
aux témoins ; Picquart se plaça au premier rang.
Le général de Luxer donna alors, d'une voix ferme,
lecture du jugement : à l'unanimité, Esterhazy était
acquitté (i).
Un tonnerre d'applaudissements et de cris éclate :
« Vive la France ! A bas le Syndicat ! »
Le président fait à nouveau évacuer la salle, puis,
suivi des juges, se retire (2). On introduit alors Ester-
hazy. Le greffier, devant la garde assemblée qui pré-
sente les armes, donne lecture du jugement : « Au nom
du peuple français... «
Esterhazy, insensible, sans un muscle qui tressaille,
reçoit alors les félicitations de ses amis, journalistes,
officiers, et d'inconnus, de femmes qui tiennent à hon-
neur de lui serrer la main. Un vieil adjudant à mous-
taches blanches, la poitrine constellée de décorations,
lui donne l'accolade. Emotion factice chez quelques-
uns, sincère chez presque tous. Tous ces yeux pleins
de larmes ne sont point menteurs.
Saussier, vite prévenu, s'est empressé de signer et
d'envoyer l'ordre de mise en liberté.
Esterhazy a peine à se frayer un passage à travers la
foule pour rentrer à la prison, y procéder à la forma-
lité de la levée d'écrou et revêtir, modestement, un
costume civil.
Mille à quinze cents hommes assiègent les abords du
Cherche-Midi, poussent des acclamations ; les mains se
tendent vers le triomphateur. Quand 11 franchit [le
(1) Procès Zola, I, 247, Pellieux : » Si j'ai participé à cette
œuvre d'acquittement, j'en suis fier. » — L'un des juges, Bou-
gon, écrira plus tard : « Dans le doute, on acquitte; condamner,
ce serait infâme. » (Progrès de l'Oise du 29 novembre 1902 )
(2) Les journaux {Libre Parole, Inlransigeanl, Pairie, etc.)
inventèrent que le général de Luxer et les juges félicitèrent
Esterhazy, l'embrassèrent. — \'oir p. 217, note 1.
216 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
seuil de la prison, une voix forle s'écrie : « Cha-
peau bas devant le martyr des Juifs ! » Et tous se
découvrent.
Picquart, ]\Iathieu, ont pu disparaître, sans être recon-
nus, dans la nuit.
Mais ce peuple en délire veut revoir encore son héros;
il attend dans la rue étroite, les rangs pressés, brise la
barrière trop faible de la police.
Enfin, l'homme apparaît, entouré d'officiers et
d'amis, et un cri immense s'élève, s'étend, de rue
en rue, à travers Paris: « Vive Esterhazy ! Vive l'Ar-
mée (i)! »
(i) Tous les journaux du lendemain.
CHAPITRE IV
LA CRISE MORALE
1
Méline, encore une fois, crut TAfTaire finie. C'en était
seulement le prologue. Lentr'acte dura à peine vingt-
quatre heures.
Le triomphe des journaux patriotes fut très insolent.
Ils revendiquèrent l'honneur d'avoir contribué'àl'acquil-
tement d'Esterhazy; Drumont rappela avec orgueil que,
le premier, il était venu à son secours ; ses juges ne
l'ont pas seulement acquitté, mais félicité, embrassé.
Ce mensonge se répandit partout, devint légende (i).
Esterhazy reçut de nombreux témoignages de sym-
pathie (2). Ces félicitations, pour la plupart, émanaient
il) 11 ne fat démenti qu'au procès Zola par l'avocat général Van
Capsel, qui donna lecture d'une lettre du général de Luxer à
Billot : '< Les juges, questionnés individuellement par moi, au
sujet de cet incident, m'ont formellement déclaré n'avoir pas
revu M. Esterliazy après la clôture des débats, ni dans la salle
des séances, ni à l'extérieur de cette salle, soit dans la cour de
riiôtel, soit dans la rue. « (II, 2i3.)
(2) Il exhiba aux journalistes qui s'empressaient chez lui
« une montagne de lettres, de cartes et de télégrammes ". [Écho-
cle Paris, Malin du i4 janvier 1898.)
218 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFLS
d'admirateurs « inconnus •'. Il en recrut aussi de gens
qui le connaissaient, du juge d'instruction Flory qui
avait été saisi, autrefois, dune plainte en escroquerie
contre lui parle marquis de Xettancourt ' i s de Du
Paty 2j. de BoisdetTre. Il répondit en termes chaleu-
reux au général : « Je ne trouve pas de mots pour dire
ce que j'éprouve, toute l'infinie reconnaissance que
j'ai au cœur pour vous. Si je n'ai pas succombé dans
celte monstrueuse campagne, c'est à vous et à vous
seul que je le dois (3 . »
Sa fureur chronique fit place pour une heure à un hon-
nête attendrissement. 11 soupira : c II y a encore de braves
gens! (4) » A l'étonnementlde ses interlocuteurs, il ne
parla plus de tuer tout le monde. Va-t-il provoquer ses
calomniateurs en duel ? leur intenter des procès ? Nul
soldat plus sage, plus discipliné : « Je ne ferai rien
sans voir mes chefs. » 11 se sentait tout ragaillardi :
" L'avenir est à nous ! » Il se rendit chez Drumont et le
remercia,
11 n'éprouvait, pour sa réputation reblanchie, qu'une
(1 Scellés Berhilus, n" 6.
(2^ Rien ijutine carte de visite « avec ses bien sincères féli-
citations ■■.
'3 Scellés Berhilus. — Le brouillon est daté du 12 janvier. Il
commence ainsi ; « Mon général, je venais de vous écrire pour
vous exprimer, très mal. car je ne trouve pas de mots... etc..
lorsque je reçois voire lellre... •< — Bertulus raconte \Cass.,\f
224) ciue ce brouillon, quand il le saisit dans la potiche dEs-
terhazy, était déchiré. Il le fit recoller aussitôt par son greffier.
" Pendant que M. André était occupé à ce travail matériel, Es-
terhazy, sans aucune interpellation de ma part, dit : « Cest la
lettre que j'ai écrite au général de BoisdetTre. » Plus tard, Ester-
hazy refusa de nommer son correspondant : «' C^ette lettre est
de moi; c'est le projet d'une lettre que je destinais à un officier
général que je ne crois pas devoir nommer. » (Cas., II, 234;
Enq. Bertulus, 16 juillet 1S98.
4) Écho de Paris antidaté du l'j janvier 1S98 : Matin du i3i
Aijence nationale du 12 .• Libre Parole du i',.
L\ CniSE MORALE 219^
inquiétude : cétait au sujet de sa lettre à .M'"« de Bou-
lancy, la lettre du « Uhlan o. On n'avait produit quau
huis clos le rapport des experts qui la déclaraient apo-
cryphe. Esterhazy réclama un certificat public. Pellieux
le lui accorda aussitôt. Sa lettre, très afTectueuse,
qu'Esterhazy fit paraître le même jour (i ), commençait
par ces mots : <i Mon cher commandant. » Elle se ter-
minait ainsi : « Votre avocat a, entre les mains, copie
du rapport des experts. Vous pouvez en user pour pour-
suivre et faire condamner, je n'en- doute pas, les jour-
naux qui continueraient, de ce chef, l'abominable cam-
pagne dont vous avez été la victime. »
Point de fête sans quelques sacrifices. Drumont et
Rochefort sommèrent Billot de mettre Picquart en ré-
forme et de me révoquer de mon grade dans l'armée
territoriale (2).
Comme j'étais député, Billot ajourna cette partie du
programme. Mais il livra Picquart sur l'heure.
Le rapport de Ravary n"a été qu'un long réquisitoire
contre Picquart ; le procès d'Esterhazy, à partir du
huis clos, a été le procès de Picquart. Il était logique
que Picquart sortît de l'armée qui gardait Esterhazy.
Dès le lendemain matin, il fut arrêté chez lui par un
officier de gendarmerie, avec un appareil inusité. Il s'y
attendait. Il était mis aux arrêts de forteresse, jusqu'à
décision du conseil d'enquête à son égard. On le con-
duisit au Mont-Valérien (3).
1 ; Presse ;anlidatée du 1 3 janvier 1898. — Esterhazy publia la
lettre sans y avoir été autorisé par Pellieux. (Chbistian.
Mémoire, gô.)
(•2 Libre Parole du 12. L'article de Rochefort est intitulé :
« Comptes à régler. »
(3,i Cass., I, 206. Picquart. — La veille, un officier lui avait
été envoyé pour l'inviter à se rendre à l'hôtel du gouvernement
militaire. Picquart était absent. On décida alors de l'arrêter.
220 HISTOIRE DE L AFFAIRE nREVFLS
II
Zola avait prévu racquiltement d'Esterhazy. Il avait
dit à Leblois et à moi, puis à Clemenceau, qu'il fallait
amener l'affaire devant des juges civils, au grand jour
de la Cour d'assises.
Clemenceau gardait ses doutes sur Dreyfus. Que des
juges eussent consenti à condamner cet homme, même
juif, s'il n'y avait rien au delà du bordereau, il ne pou-
vait l'admettre. Apparemment, « le document secret
n'était pas sans valeur (i)». »
Zola, plus perspicace, était certain de l'innocence de
Dreyfus ; d'autre part, s'il professait une grande estime
pour les promoteurs de la Revision, il n'en avait que
mieux discerné l'une des causes de leur faiblesse : c'est
que l'Affaire, si simple, n'avait jamais été mise, dans
son ensemble, devant le public, mais par bribes et
par morceaux, ou défigurée par le mensonge.
Ici, Clemenceau pensait comme lui, et il s'en expri
mait avec sa brusquerie coutumière, cette dure logique
par où il fut si souvent injuste, même en défendant la
justice. Ainsi, Picquart a su toute la vérité sur Dreyfus et
Esterhazy, mais il la dite seulement à ses chefs, parce
qu'il a commis la méprise de vouloir " concilier
les inconciliables. » Après avoir répondu à Gonse :
M Je n'emporterai pas ce secret dans la tombe ! » « il
devait, pour rester fidèle à sa parole, briser son épée;
il n'en a pas eu le courage. Ou, s'il y a songé, des amis
imprudents l'en ont dissuadé (2). -^)
(1) Aurore du 14 janvier 1898.
{2) Clemenceau, Aurore du i5 janvier, ilniquilé, i33.
LA CRISE MORALE 221
Leblois. à son tour, a « follement essayé de mettre
d'accord les contradictoires, et Scheurer, enfin, sest
laissé embarrasser lui aussi, dans le conflit des devoirs :
il a été « mis en mouvement, mais avec des serments de
ne rien dire, et^ plutôt que de manquer à la foi jurée,
il s'est fait bafouer ».
On eût été en droit de demander à Clemenceau, qui
en fût convenu ( i ) : (^ Eussiez-vous fait mieux ? » En tout
cas, l'heure des réticences était passée. Scheurer. quel-
que confiance qu'inspirât sa loyauté, n'avait pas
donné l'impression d'un chef, à peine d'un guide.
Sauf les quelques initiés qui, d'ailleurs, l'avaient initié
lui-même, on savait seulement cju'il savait la vérité.
On avait attendu en vain cju'il en fît apparaître une image
saisissante et qui permît d'opposer aux mensonges un
récit exact et comme un corps de doctrine. Mais il n'en
avait rien fait, étranglé par la parole donnée, et, aussi,
parce que la puissance évocatrice, indispensable à une
telle entreprise, lui manquait. Il avait laissé à chacun le
soin de se faire sa conviction, comme il s'était faite la
sienne, au hasard des révélations partielles et des inci-
dents quotidiens. Il s'était contenté de sonner à la jus-
lice, comme on sonne à l'incendie. S'il faut s'étonner,
c'est qu'il se soit trouvé tant d'hommes de bonne volonté
pour répondre à son appel.
Sans l'acte d'accusation de Ravary, le petit bleu était
encore inconnu. Sans l'acte d'accusation de d'Or-
mescheville, si je ne l'avais publié, on ignorait encore
sur quoi Dreyfus avait été condamné.
Il était nécessaire de codifier ces fragments de vérité,
de donner aux fidèles leur Credo.
Cette grande page où éclatera tout le drame, Zola en
;i, ■< Je n'osele lili'imer(Picquart . mois je oonslalelaf;uile,elc.')
222 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
était obsédé : ce sera sa part personnelle à l'œuvre com-
mune.
Sa conversation avec Clemenceau, la veille de Tac-
quittement d'Esterhazy. l'avait mis en verve. Il eut, en
outre, une crainte d'artiste (qu'il m'a avouée), point ba-
nale, qu'un autre eût son idée en même temps que
lui. ou que Clemenceau, peut-être, la lui prît. In-
ditïérent d'abord à l'extraordinaire aventure, puis
entraîné par elle, maintenant il se jette en avant. Il
écrivit tout le jour, d'une haleine, dans la fièvre de
l'inspiration et de la colère ; et le lendemain, pendant
que s'achevait la comédie du Cherche-Midi ; et encore
toute la matinée du troisième jour, fouetté parles cris
de triomphe de la canaille et par le titre provocateur
d'un article de Cornély : « AfTaire classée (i). »
Vers le soir, il porta son ouvrag-e à Y Aurore, en
donna lecture.
Les rédacteurs, quelques visiteurs qui se trouvaient
là, virent le drame, pour la première fois, dans toute
son horreur, éclatèrent en applaudissements. Zola parti,
Clemenceau,' dilettante incurable jusqu'à la mort, ob-
serva : « L'enfant marche tout seul. »
(i) Ce titre, d'ailleurs, est en contradiction avec l'article où
Cornély protestait contre l'horrible facilité avec laquelle « cer-
tains de nos compatriotes traitent d'étrangers les gens qui ont
le malheur de ne pas être de leur avis. L'argument étranger,
c'est la flèche empoisonnée, la balle mâchée, larme lâche. C'est
larme des nations entamées et des peuples qui s'en vont. »
Cornély, plus dune fois, et d'autres encore, furent (ou se cru-
rent) obligés de ruser ainsi avec le public, d'envelopper de
mensonge un grain de vérité. Michelet a écrit sur cette misère
des serviteurs dune juste cause, qui acceptent « d'être les
bouffons de la peur », une page admirable qu'il faut relire.
{Révolution, I, 40. Comment échappent les Libres Penseurs.)
LA CRISE MORALE 223
III
C'était une lettre au Président de la République.
Félix Faure avait reçu, un jour, Zola avec bienveillance.
Zola l'avait défendu contre Drumont, quand la Libre
Parole déterra le crime du notaire Belluot. Il le lui rap-
pela d'un mot, qui eût touché une âme noble, et tout
de suite entra en matière :
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous
avez conquis les cœurs ; vous apparaissez rayonnant dans
l'apothéose de cette fête patriotique que l'alliance russe a
été pour la France, et vous vous préparez à présider au
solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui
couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de
liberté.
Mais ciuelle tache de boue survoti'e nom, — j'allais dire
sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus !
Un conseil de guerre, vient, par ordre, d'oser acquitter un
Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice.
Et c'est fini ! La France a, sur la joue, cette souillure, l'His-
toire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel
crime social a pu être commis !
Voilà le ton, dès la première page, et ce sera le même
jusqu'au bout, non pas celui de l'historien ou du philo-
sophe qui eût cherché à montrer ou à démontrer, mais
celui du satiriste, gonflé d'ironie, ou du lyrique, gonflé
d'images, qui éclate comme un volcan, sous la pression
intérieure, et se décharge de l'incendie qui le consume :
Je ne veux pas être complice ; mes nuits seraient han-
tées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la
plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.
2i:i HISTOIRE DE L AFFAIItE DREYFUS
Quand il se sera libéré, le spectre ne le hantera plus
pour lui reprocher son silence, mais pour le remercier.
Il « crie » donc au Président de la République, qui, cer-
tainement, « l'ignore », l'aventure de Dreyfus. Son récit,
d'après Bernard Lazare et d'Ormescheville, est très
exact ; il a l'instinct de ce qui est possible ou probable,
de la façon dont les événements ont dû se passer et les
sentiments naître chez les personnages. 11 ranime les
uns et recompose les autres. Surtout, il groupe, il ra-
masse les faits, jusqu'alors épars, pour leur donner leur
vraie place, donc leur valeur, comme un metleur en
scène fait des acteurs qui ne savent encore que leur rôle.
Il court au détail original, précis, pittoresque, qu'il soit
vulgaire ou tragique, mais qui illumine, qui vaut cent
digressions. Il a cet autre don, celui dès mois et des
phrases qui font sortir de l'ombre les héros du drame,
les détachent en lumière. Et tout cela coule, roule,
se précipite, avec l'apparence saisissante de la réa-
lité.
Par malheur, ce chef de l'école naturaliste est un
rjmantique, c'est-à-dire qu'il colore plus qu'il ne des-
sine, qu'il empâte plus qu'il ne construit, qu'il ignore
ou méprise les nuances, et que, tout à la fois, il simplifie
el grossit à l'excès. Sa psychologie est élémentaire et
rudimentaire ; il bâtit ses personnages tout d'une pièce ;
quand il a trouvé le principal rouage d'une machine
liumaine, il fait de ce rouage toute la machine. Puis,
ce mannequin primitif, il le surcharge d'oripeaux, de
draperies ; même quand il voit le plus juste, il accumule,
pour mieux rendre sa vision, tant d'épithètes, et si
éclatantes, si violentes, qu'elles ea deviennent suspectes,
comme des injures.
La plupart de ses descriptions, concentrées, ramassées,
sont excellentes : le désarroi des bureaux de la Guerre
LA CRISE MORALE 225
après la découverte de « l'imbécile » bordereau ; Ten-
quéte de Du Paly : « Elle a été faite comme dans une
chronique du quinzième siècle, au milieu de mystères,
avec une complication d'expédients farouches., » ;
l'exploitation systématique de la sottise et de la peur
par les antisémites : « Un traître aurait ouvert la fron-
tière à l'ennemi, pour conduire l'Empereur allemand à
Notre-Dame, qu'on ne, prendrait pas des mesures de si-
lence et de mystère plus étroites. La nation est frappée
de stupeur ; on chuchote des faits terribles ... On
ferme les bouches en troublant les cœurs. » Et, de
même, ses discussions sont solides : celle des pièces se-
crètes : « Une pièce qu'on ne saurait produire sans
que la guerre fût déclarée demain, non, non ! c'est un
mensonge !... »; celle de l'acte d'accusation :
Qu'un homme ait pu être condamné sur cet acte, c'est
un prodige d'iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire
sans que leur cœur bondisse d'indignation et crie leur
révolte. Dreyfus sait plusieurs langues : crime ; on n'a
trouvé chez lui aucun papier compromettant : crime ; il
va, parfois, dans son pays d'origine : crime ; il est labo-
rieux, il a le souci de tout savoir : crime; il ne se trouble
pas : crime; il se trouble: crime...
Par contre, et précisément parce qu'il a commencé
par très bien voir Du Paty, " l'esprit le plus fumeux, le
plus compliqué, se complaisant aux moyens des romans-
feuilletons », aussitôt il ne voit que lui et s'acharne con-
tre lui seul; il n'a pas bçsoin d'autre explication : « Un
homme néfaste a tout mené, tout fait... C'est lui qui a
inventé Dreyfus. » Cela est matériellement inexact et le
procédé romantique apparaît ici en plein.
D'Henry, pas un mot ; sauf Gonse, « dont la conscience
a pu s'accommoder de bien des choses », il réduit les
15
226 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREVFUS
chefs au rôle de comparses. Il refuse, avec raison, d'en
faire des criminels instantanés, et, très exactement,
montre comment ils furent pris dans l'engrenage : « Au
début, il n'y a de leur part que de l'incurie et de l'inin-
telligence ». Mais il les fait par trop médiocres, surtout
Mercier (i), par trop nuls, « tous menés » par le seul
Du Paty, « qui les hypnotise ».
La suite du récit (les débuts de la campagne pour la
Revision, le procès d'Esterhazyi offre le même mélange
d'expressions frappantes qui concrètent les faits encore
informes (2 et de lieux communs (3) ; de métaphores
qui éclairent les choses jusqu'au fond (4) et de grands
mots (5) ; d'imaginations pénétrantes qui ne laissent au
juge que le soin den réunir les preuves, et d'inventions
tumultueuses qui bouillonnent inutilement. JamaisZola
ne vous laisse la liberté déjuger. Il ne consent pas à lais-
ser naître la pitié (6) ou l'horreur (7), l'admiration ou la
colère ; il les impose. Plus il avance dans son discours,
moins il raconte ; il s'exclame et vitupère. Or, quand il
a répété dix fois en vingt lignes le mot de crime (8^,
vous ne voyez plus les crimes qu'il dénonce, mais seu-
lement l'orateur furieux. Sa colère met en défiance. Un
crime tout nu est cent fois plus horrible qu'un crime ha-
billé d'adjectifs.
(1) « Mercier dont l'intelligence semble bien médiocre ».
(2) « L'idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de
ces soldais, ne suffit-elle pas à infirmer leur pouvoir même
déquité ? »
i3) « O justice ! quelle affreuse désespérance serre le cœur ! »
(4) « Il ne s'agit pas de l'armée, mais il s'agit du sabre... Bai-
ser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non ! <>
(5) « Situation prodigieuse... Spectacle infâme... Chose
ignoble... Vérité effroyable... Souillure... etc. »
(G) « Le malheureux s'arrachait la chair. . . »
(7) « Le crime dont l'abomination grandit dheure en heure... »
(8; « C'est un crime encore... c'est un crime... c'est un crime...
c'est un crime enfi . »
I
LA CRISE MORALE 227
Cependant sa vision des événements et des hommes
(dans Tensemble, sinon dans le détail) devance l'histoire.
Il ne cherche pas aux faits des explications compliquées ;
il les regarde simplement, en face.
Avant d'écrire. d"une métaphore outrée, que " le se-
cond conseil de guerre a jugé par ordre >>, il a montré
d'un raisonnement très serré que l'acquittement d'Es-
terh^tzy était inévitable. « Lorsque le ministre de la
Guerre, le grand chef, a exalté publiquement, aux accla-
mations de la représentation nationale, l'autoiité abso-
lue de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de
guerre lui donne un démenti? Hiérarchiquement, cela
est impossible. Le général Billot a suggestionné les
juges. » Il trouve des formules que Retz ou Mazzini
n'auraient pas désavouées : « Scheurer aura le remords
de n'avoir pas agi révolutionnairement... Picquart el lui
ont laissé faire Dieu pendant que le diable agissait. » Il
fonce sur les journaux devant qui tremblent les par-
lementaires 11). Un souffle d'esprit républicain, un fré-
missement de pur patriotisme court à travers ces pages ;
il aime, respecte l'armée : « il ne baisera pas la poignée
du sabre ». Il est bon, humain, compatissant, ne conçoit
pas qu'on ne le soit pas : « Comprenez- vous cela ? Voici
un an que le général Billot, que les généraux de Bois-
delïre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils
ont gardé pour eux cette effroyable chose. Et ces gens-là
dorment 1 et ils ont des femmes et des enfants qu'ils
aiment ! »
Enfin, et voici l'impérissable beauté de ce pamphlet,
si vous regardez derrière la foule agitée et pressée des
(i « C'est un crime que de s'être appuyé sur la presse im-
monde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de
Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolem-
ment dans la défaite du droit et de la simple probité. «
228 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREVFLS
évocations, des images et des faits, vous voyez la cons-
cience du poète, qui fut, ce jour-là, celle de Vhumanité
elle-même i). Cette conscience, faite de bonté et de bon
sens, rayonne à travers chaque phrase. D'une pénétra-
tion terrible, il dénonce la raison d'Etat, les haines
religieuses, la conjuration de la foule trompée et des
gouvernants apeurés, c'est-à-dire de la force et du men-
songe, et les blessures qu'il leur a faites sont ingué-
rissables. Désormais le parti de la Justice est créé.
En conséquence, et comme il n'y a plus d'autre moyen
de réaliser la vérité proclamée « qu'un acte révolution-
naire », Zola, logique avec lui-même, s'est décidé à
l'accomplir ; il va provoquer publiquement « des gens
qu'il ne connaît pas, qu'il n'a jamais vus, pour qui il
n'a ni rancune, ni haine », mais qui figurent « des en-
tités, des esprits de malfaisance sociale ».
Ces u ditTamalions » étaient ainsi formulées dans une
suite d'alinéas qui commençaient tous par ce même mot :
« J'accuse : »
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir
été l'ouvrier diabolique de Terreur judiciaire, en incons-
cient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son
œuvre néfaste, depuis trois ans, par les macliinations les
plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de sètre rendu complice,
tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes
iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les
preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les
avoir étouffées, de s'être rendu coupable du crime de lèse-
humanité et de lèsL^-justice dans un but politique et pour
sauver TÉtat-.Major compromis.
(i) Anatole France : « Il fut un moment de la conscience
humaine. » Discours aux obsèques de Zola.)
LA CRISE MORALE 229
J'accuse le général île Boisdeffre et le général Gonse de
s'être rendus complices du même crime, Tun sans doute
par passion cléricale, l'autre, peut-être, par cet esprit de
corps qui fait des bureaux de la Guerre l'arche sainte
inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary
d'avoir fait une enquête scélérate, j'entends par là une
enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous
avons, dans le rapport du second, un impérissable monu-
ment de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écriture, les sieurs Bel-
homme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rapports
mensongers et frauduleux, à moins cju'un examen médical
ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du
jugement.
J'accuse les bureaux de la Guerre d'avoir mené dans la
presse, particulièrement dans l'Éclair et dans VEcho de
Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et
couvrir leur faute.
J'accuse, enfin, le premier conseil de guerre d'avoir
violé le Droit en condamnant un accusé sur une pièce
restée secrète, et j'accuse le second conseil d'avoir cou-
vert cette illégalité par ordre en commettant, à son tour,
le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable...
Et, très calme dans son exaltation, ayant fait son
choix « entre les coupables qui ne veulent pas que jus-
tice soit faite et les justiciers qui donnent leur vie pour
qu'elle soit faite », il terminait par ces deux mots :
<( J'attends. »
Ayant écrit son réquisitoire dans la forme dune
« Lettre à Félix Faure », Zola ne lui avait pas donné
d'autre titre. Ce fut Clemenceau qui l'intitula : •; l'ac-
cuse... »
230 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
IV
La lettre de Zola, criée par les rues, vendue, en quel-
ques heures, à plus de deux cent mille exemplaires,
remplit d'allégresse les partisans de Dreyfus, et de
colère les adversaires de la Revision. Tout de suite, les
uns et les autres furent daccord que Zola devait être
poursuivi, ceux-ci parce qu'une telle injure à l'armée ne
saurait rester impunie, ceux-là parce que du procès
devant le jury jaillira enfin la vérité, étouffée, depuis
quatre ans, sous les huis clos (ij.
Méline fut très surpris par cette terrible attaque. Comme
il était loin de soupçonner la plus petite partie de ce qui
avait été fait pour rendre possible, puis pour couvrir le
crime judiciaire de 189^, il s'indigna des accusations
portées par Zola contre les chefs de larmée. Il les crut
aussi mensongères qu'elles étaient, de fait, incomplètes.
Mais, en même temps, il vit, en vieux routier de la poli-
tique, que ce serait folie d'accorder à Zola le retentissant
procès que l'écrivain sollicitait. S'il avait refusé de me
poursuivre pour la publication du rapport de d'Ormes-
cheville et de poursuivre Bernard Lazare pour son mé-
moire, il y avait des raisons beaucoup plus nombreuses
et plus fortes de ne pas donner à Zola le tréteau de la
Cour d'assises. Loin d'éteindre l'incendie, ce serait
l'étendre. La seule réponse qu'il convenait de faire à
l'insolente bravade, c'était de l'ignorer.
(11 Le même jour i3 janvier 1S98 , Cassagnac écrivait dan>
VÀulorilé : << Le verdict du conseil de guerre n'a rien réglé.
Il y aurait, peut-être, intérêt pour tout le monde à sortir des
ténèbres du huis clos et à comparaître au grand soleil. »
LA CRISE MOR.\LE 231
Les autres ministres furent de l'avis de Méline et,
d'abord, Billot (i) qui avait d'autres motifs encore de
redouter l'éclat et les révélations d'un procès.
C'était également lavis d'Esterhazy. La lettre de Zola
le bouleversa. D'abord, devant cette nouvelle tourmente,
il revint à son vieux projet c d'aller vers d'autres cieux ».
Il se raccrocha ensuite à l'espoir que le Gouvernement ne
relèverait pas le gant. « Dans quelques jours, dit-il à
jMarguerite Pays et à Christian, on n'y pensera plus (2). »
Cependant, il n'échappa point aux ministres qu'il se-
rait difficile de ne pas commettre cette faute. Une telle
reculade devant un tel défi, comment l'expliquer à
l'armée, à la foule des non-initiés, surtout aux patriotes
de profession ? Ceux-ci étaient déjà en mouvement, cla-
mant que l'armée était insultée et qu'un tel forfait
criait vengeance. Quiconque osa risquer de timides
objections, on le regarda de travers.
Nécessairement, les premiers contaminés par la nou-
velle épidémie, ce furent les députés. Bien avant l'heure
de la séance, ils s'agitaient dans les couloirs, levaient de
grands bras (3) ; les radicaux surtout (4) étaient très
échauffés ; ils entrevoyaient une occasion de renverser
le cabinet. Mais ils discouraient encore quand les ca-
tholiques agirent.
De Mun, allant droit à un officier d'ordonnance de
Billot qui était venu aux nouvelles, l'envoya dire à son
ministre qu'il allait l'interpeller.
(1; Rennes. I, 174, Billot.
(2) Mémoire de Christian, 74, 75.
(3) (iLes esprits étaient arrivés à un tel degré de surexcita-
lion que les propos les plus incohérents et les raisonnement^
les plus odieux et les plus ridicules à la fois ont pu être tenus.»
(Pelile République du 14 janvier 189S.1
(4) Pelletan. Chapuis, Dujardin-Beaumetz, Chenavaz, Ber-
teaux, Alexandre Bérard, Goblet. Mesureur, Ricard, Mon-
taut, Sarrien, Bazille, etc.
232 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Billot et Boisdeffre capitulèrent aussitôt. Bien que les
dangers de l'aventure, chaque lois qu'ils relisaient les
menaçantes articulations de Zola, leur parussent plus
redoutables, ils s'y précipitèrent. Leur politique au jour
le jour consistait à échapper d'abord au péril le plus
prochain. — Comment faire comprendre à deMun, à Ca-
vaignac, sans éveiller leurs soupçons, que la sagesse était
de se taire ? — Boisdefîre déclara donc à Billot et Billot
à Méline que c'en était fait de la discipline dans l'armée
si Zola n'était pas déféré àla justice(i). Ces Gribouilles
empanachés, Boisdeffre surtout, parlèrent d'un ton
d'autant plus impérieux et rogue qu'ils souliaitaient
davantage ne pas être entendus.
Brisson, réélu de l'avant-veille à ia présidence, ouvrit
la séance, selon l'usage, par un discours. Deux craintes
se disputaient ce grand dignitaire. II avait peur pour
son parti de ce réveil subit des passions dun autre âge,
de l'alliance ouvertement nouée entre l'Eglise et l'Armée,
et de celte Ligue nouvelle qui éclatait à la fin du dix-neu-
vième siècle ; et peut-être sentait-il, comme on éprouve
un naissant remords, que l'àme de la République
n'était plus dans le gros du parti républicain, mais dans la
petite, dans l'intime minorité qui réclamait justice pour
l'homme de l'île du Diable. Mais il se disait aussi qu'il se-
rait brisé à son tour, s'il risquait, ne fût-ce qued\uie allu-
sion, de rappeler la belle parole de Michelet : «Je définis
la Révolution l'avènement de la Loi, la résurrection du
Droit, la réaction delà Justice '2). » Ces mots de justice
etde droit étaient devenus séditieux, entachés de juiverie.
[i) Je tiens ce récit d'un menibro du cabinet Méline . — Billot,
à Rennes 1,175) dit qu'il « était moins disposé que jamais à ac-
cepter la lutte révolutionnaire proposée par Zola, mais que le
Gonvernement en décida autrement. »
(2 Révolution. I. 17.
LA CRISE MORALE 233
Le doyen d'âge de la Chambre, — Boyssel, ancien
proscrit de Décembre, qui était tombé dans Tantisémi-
tisme(i), — s'étoit écrié, deux jours auparavant : « Il faut
que tout soit franc et clair I » Brisson reprit la formule,
qui fut d'autant plus applaudie que cette invocation à la
sincérité et à la lumière permettait d'être plus obscur et
plus équivoque. Il célébra l'usage qui veut qu'au début
de chaque session le plus vieux député monte au fau-
teuil, escorté des plus jeunes. Cet usage atteste « la so-
lidarité des générations ». Pourtant, il termina par
quelques phrases vigoureuses sur «les périls de la dicta-
ture », « l'anarchie familière aux gouvernements qu'on
appelle des gouvernements forts et qui s'effondrent tout
à coup » et « le cercle sans fin des révolutions et des
reculs ».
Il annonça ensuite qu'il était saisi d'une interpellation
du comte de JMun.
De tous les ministres, un seul, celui des Finances,
(^ochery, s'était rendu à la Chambre. Il eût voulu dis-
cuter le budget. Il balbutia que ses collègues, Méline et
Billot, n'avaient pas été informés de l'interpellation. De
Mun lui donna le démenti : « J'ai fait avertir le ministre
de la Guerre, il y a cinq quarts d'heure, par un attaché
de son cabinet ». La droite, impérieuse, cria au Prési-
dent de suspendre la séance jusqu'à l'arrivée des mi-
nistres. C'était l'injonction formelle d'avoir à poursuivre
immédiatement Zola. Un député normand. Goujon,
observa : « M. Zola peut bien attendre jusqu'à la fin de la
séance I •> De Mun riposta : « L'armée n'attendra pas ! »
Quoi ? Une heure ou deux ? Et que fera-t-elle d'ici là ?
La séance fut suspendue.
(i) Il dit à un collaboi'ateur de Drumont : « Je ne lis que
votre journal. » (Libre Parole du lojanvier 1898.)
234 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Ainsi s'affirmait la main-mise de la droite sur la
Chambre et sur le Gouvernement. De Mun, pour être
obéi, n'avait plus qu'à parler, — bien moins, qu'à
demander la parole. On cédait sur l'heure, rien que
pour éviter le discours qui, trop brutalement, devant les
électeurs, eût attesté la dictature de l'orateur catholique.
On n'a pas perdu la bataille, quand on met bas les armes
avant de tirer un coup de canon.
C'est ce que fit Méline, quand la séance reprit. Il dit
tout de suite que « le Gouvernement comprenait, par-
tageait l'émotion et l'indignation de la Chambre ». « Ces
abominables attaques » seront déférées à la justice,
« bien que -ces poursuites soient cherchées et voulues
pour prolonger l'agitation ».
En conséquence, Méline supplia les interpellateurs de
s'en rapporter « à sa sagesse et à sa fermeté », c'est-à-
dire de renoncer au débat.
Tant d'humilité et de promptitude eût dû désarmer
la droite, mais l'Église veut les triomphes complets. Il
ne lui suffit pas que le vaincu vienne à Canossa ; il faut
qu'il y attende pieds nus, en chemise, dans la cour,
.sous la pluie et sous le rire des laquais.
De Mun répliqua durement que sa conscience l'obli-
geait à réclamer l'intervention de Billot. L'article de
Zola (i) est « un outrage sanglant aux chefs de l'armée.
C'est du chef de l'armée que cet homme doit recevoir
la réponse qu'il mérite. Il faut que le ministre de la
Guerre déclare, encore une fois, qu'en son âme et cons-
cience, cette affaire a été bien jugée .»
1,, Il vou Ji en lire des passages. Les députés prolestèrent.
Lavertujon : « Ne lisez pas cela à la tribune I » Riotteau :
•< Ne faites pas à M. Zola l'honneur de la tribune. » De Mahy :
« Ne portez pas ces horreurs à la tribune ! Notre mépris
suffit ! .)
LA CRISE MORALE 23')
Billot obéit : « Je remercie M. de Mun de m'avoir ap-
pelé à la tribune. » Puis il bafouilla, à son habitude,
pompeusement : « Les auteurs de ces attaques anti-
patriotiques affaiblissent, de gaîté de cœur, le prestige
nécessaire pour assurer la victoire. » Il compara, encore,
l'armée au soleil.
Jaurès, longtemps l'orateur favori de la gauche,
écouté par ses adversaires avec bienveillance, se risqua :
« Quoi I une fois encore, l'intervention du ministère, au
lieu d'être spontanée, se produit sur une sommation de
la droite ?... "Qui sera dupe de cette diversion contre
la presse ? Croit-on qu'on parviendra ainsi à plonger
dans l'ombre la responsabilité de l'oligarchie militaire ? »
Il rappela, d'un mot, ce redoutable problème des Répu-
bliques : concilier la loi générale d'une démocratie
libre et le fonctionnement d'une vaste armée avec sa
discipline et ses règles spéciales. « Je vous dis que
vous êtes en train de livrer la République aux géné-
raux. ))
La gauche, le centre murmuraient. Quelques socia-
listes, à peine, applaudirent.
Billot recommença à déclamer. Il reprocha à Jaurès
d'avoir « renouvelé, aggravé, une partie des attaques
de Zola ». (Jaurès ne l'avait pas nommé.) Il jura ensuite,
que « jamais, les grands chefs militaires n'avaient été
plus respectueux de la loi, plus soumis à la discipline ». —
Il y a quelques jours, il avait voulu se battre avec Bois-
delTre. — « Je suis un gardien fidèle delà République ;
j'ai contribué à la fonder ; je suis un vieux républi-
cain. »
Comme on ricanait à l'extrême-gauche, Brisson cou-
vrit Billot : « Vous demandez que le pouvoir civil soit
respecté partout : il est ici, à la tribune ! « Billot re-
prit : « Laissez l'armée à son œuvre sainte, sacrée... »
236 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Cela sonnait si faux, Thomme inspirait tant de défiance
que Cavaignac crut le moment venu de le renverser,
rien qu'en le poussant.
Le discours de Cavaignac, à son ordinaire bref et
nerveux, comprend deux parties. Il rompt publiquement
avec Jaurès, au nom des radicaux qui ne veulent pas
laisser dire (aux électeurs) que « la défense de Tarmée
vient de la droite ». Il va démontrer, ce qui semble un
paradoxe, que Billot eût pu, d'un mot, d'un seul,
arrêter la campagne pour Dreyfus et qu'il nel'a pas voulu.
On savait l'ancien ministre de la Guerre enragé de ne
plus l'être et cela ôtait du poids à ses paroles. Toute-
fois, la seule ambition ne le faisait pas agir, mais la
conviction profonde que Dreyfus était un traître et
qu'on était criminel de n'en pas produire, devant le pays,
la preuve décisive et irrécusable.
C'était un sot, mais sincère, logique avec lui-même
et têtu.
En efîel, BoisdefTre lui ayant affirmé que Dreyfus
avait fait des aveux et qu'il en existait un témoignage
contemporain, il en avait déduit, par raison démons-
trative, que la confession du traître suffisait à écarter
jusqu'à la plus légère inquiétude d'une erreur ( i ).
A qui^ d'ailleurs, fut venue l'idée que Boisdfffre
mentait ?
Pourtant, un véritable esprit scientifique ne se serait
pas contenté de contrôler Boisdeffre par Gonse, Gonse
par iNIercier. Il eût cherché à savoir pourquoi Dreyfus
avait fait une telle confession à un inconnu qui le gar-
dait ; pourquoi, à peine lui était-elle échappée, il
avait fait entendre, pendant la parade, la protestation
(i) Cass., I, 39. Cavaignac : « Il y a eu un moment où je n'ai
eu que la connaissance des faits qui se rattachaient aux aveux,
et ils avaient fixé mon esprit. »
LA CRISE MORALE 237
qui avait remué les cœurs les plus durs ; pourquoi ces
aveux n'avaient pas été judiciairement recueillis ;
pourquoi, au lieu de les rendre publics, on les avait,
d'abord, démentis ou cachés ; et pourquoi, enfin, Bois-
defîre, Gonse, n'avaient pas arrêté Picquart, au premier
mot, par cette preuve irréfutable dont ils n'avaient pas
fait mystère, par la suite, à de simples journalistes.
Mais Cavaignac ne s'était posé aucune de ces ques-
tions, non point par déloyauté fondamentale, mais
parce que l'esprit humain est essentiellement crédule
à ce qui le flatte. Les plus audacieux imposteurs n'ont
jamais péché que par excès de prudence, par crainte
d'abuser de la sottise de leurs contemporains et pour
n'avoir point poussé jusqu'au bout leurs supercheries.
Il s'exaspérait donc que le Gouvernement ne fît pas
usage du « témpig-nage contemporain » qui relatait les
aveux. — Quel témoignage ? Il ne le dit pas, volontai-
rement ou non équivoque. La Chambre comprit qu'il
s'agissait d'un rapport de Lebrun-Renault (i). — Et
Cavaignac expliquait ce coupable silence par des raisons
honteuses, par on ne sait quelles louches compromis-
sions << avec les puissances occultes ».
Il déposa, en conséquence, un ordre du jour de
blâme.
Dupuy assistait à la séance. Il avait présidé le
ministère qui ordonna le procès de Dreyfus. Il savait
que Dreyfus n'avait fait aucun aveu. Lebrun- Renault,
Mercier, le lui auraient dit (2). Son devoir d'honnête
(i; Jaurès, Les Preuves, 38.
(2) Cass., I, 669, Dupuy ; •> La question des aveux ne sest ja-
mais posée entre Lebrun-Renault et nous (Casimir Perler et
Dupuy). » L 293, Poincaré : « Il n'a rien dit à M. Dupuy au
sujet des aveux. » l, 336, Barthou : « En ce qui concerne les
aveux, je n'en ai jamais entendu parler à cette époque . » — Voir
t. l, 53j et suiv.
238 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
homme était de détromper Cavaignac ou de le démentir,
de faire connaître la vérité à la Chambre.
Il eut peur et se tut.
Et de même, Barthou, Poincaré, Hanotaux.
La réponse de Méline fut très courte. Il n'eut garde
d'infirmer la légende des aveux qui le pouvait servir.
Mais il déclara que la procédure, recommandée par Ca-
vaignac. pour arrêter la campagne en faveur de la Revi-
sion, équivalait à ouvrir le procès de revision à la tri-
bune, A cela, il se refusait formellement et se refuserait
toujours. Le Gouvernement n'a qu'à appliquer la loi et à
se remettre de cette affaire, qui n'est que judiciaire, à
la justice.
Montesquieu neût pas parlé autrement par respect
pour le principe lulélaire, qui est toute la liberté, de la
séparation des pouvoirs ; ni Machiavel, pour couvrir un
crime du manteau du droit.
C'était l'évidence que, du jour où les faits de la cause
seraient portés par le Gouvernement à la tribune, où la
Chambre remplacerait le prétoire, la Revision était faite.
C'est ainsi qu'elle se fera, dans quelques mois, par Ca-
vaignac.
Xi Méline, qui navait pas voulu regarder au dossier,
ni Billot, qui en connaissait l'elfroyable vide, tout le
mensonge, ne tombèrent au piège. En décidant que le
Gouvernement n'accepterait de débat sur aucun fait
précis de lAffaire, ni sur les expertises, ni sur les aveux,
ni sur les pièces secrètes, ils arrêtèrent net la Revision,
la Justice, et cela par la Constitution, par la Loi des
Lois.
L'ordre du jour de Cavaignac n'eut pas 200 voix sur
509 votants (1). Mais, sur l'ordre du jour de confiance,
(1) i83 voix contre 299.
LA CRISE MORALE 23»
les opposants et les abstentionnistes républicains balan-
cèrent la majorité (i).
La Chambre suivait .Méline, à la remorque de la
droite, mais elle se dégoûtait elle-même.
Ce môme jour, le Sénat, après le Gouvernement et la
Chambre, lâcha pied, s'humilia.
Scheurer ne se sentant pas atteint dindignité, pour
avoir défendu un innocent, avait posé, à nouveau, sa
candidature à la vice-présidence du Sénat. Les amis
« sages », qui ne manquent jamais aux heures difficiles,
l'en avaient dissuadé. Il refusa de leur épargner une lâ-
cheté et fut mis en minorité. Il réunit 80 voix (2) sur
229 votants.
Brisson lui écrivit le lendemain : « J'avais espéré que
le flux ne monterait pas jusqu'à vous (3). »
Kanut, du moins, avait parlé au flot.
(1 La première partie de Tordre du jour, présenté par Marty
et le colonel Guérin, fut votée par 294 voix contre 128 ; la
deuxième partie, ajoutée par de Mun, réunit 289 voix contre 107 ;
l'ensemble: 292'contre iiô sur 407 votants. Il y eut 1.37 absten-
tions. — « Les plus héroïques. des radicaux sont allés jusqu'à
s'abstenir, c'est tout ce qu'il faut attendre d'eux pour la défense
de la liberté. Lâcheté, folie, servilisme, dégradation morale ,^
vénalité, hypocrisie, voilà ce dont est faille vote de la Chambre. »
(GÉnAULT-RiCHARD,Pe//7e République du i5 janvier 1898.)
(2) Bien que le scrutin fût secret, on connaît les noms de la
plupart de ces 80 sénateurs : Loubet, Magnin, Wakleck-Rous-
seau, Ranc, Fallières, Emile Deschanel, Freycinet, Berlhelot,
Roussel, Barbey, Labiche, Poirrier, Bérenger, Faye, Monis, Tra-
rieux, Thévenet, Combes, Raynal, Le Play, Cazot, Chaumié,
Denis, Antonin Dubost, Leydet, Morellet, Goujon, Dusolier,
Ratier, Bonnefoy-Sibour, Mir, Pozzi, Barodet, Delpech, Couteaux,
Desmons, Siegfried, Thézard, Isaac, Jacques Hébrard, Bizarelli,
Jean Dupuy, Strauss, de Sal, Maxime Lecomte, Godin.Millaud,
Tassin, Camparan, Demôle, Denoix, Cuvinot, Joseph Fabre,
Develle. Guyot, Lourties, Silhol, Saint-Roinme, Pradal, Mones-
ticr et deux membres de la droite, Buffet et Grivart.
(3) Mémoires de Scheurer.
240 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
V
L'annonce du procès de Zola donna aux défenseurs
de Dreyfus un élan que des soldats longtemps éprouvés
par des marches et des combats de nuit, reçoivent de
l'annonce dune grande bataille, au clair soleiL
Ils se redressent, oublient leurs fatigues, s'élancent
en avant.
Ils ne s'étaient pas laissés abattre par l'acquittement
(prévu) d'Esterhazy; leur foi n'en avait pas été altérée.
Mais que faire ? Où aller ? On sentait seulement que
l'étrange situation était provisoire. Maintenant, ils re-
gardaient vers la Cour d'assises comme les Hébreux
vers la Terre Promise, où ils trouveront le pain, le pain
de vérité. Et ils criaient : " Procès ! Procès ! » comme
les Grecs de Xénophon : « Thalassa ! T/ialassa ! La
mer ! »
Non pas que, parmi les partisans de la Revision, tous
eussent approuvé également la lettre de Zola. Scheurer
la trouvait peu politique, bien qu'il convînt que toutes
les autres voies de justice eussent été fermées systémati-
quement : « Zola s'est mis sur un terrain révolutionnaire,
alors que le concours de l'opinion est indispensable.
Au lieu de laisser soufflerie pays, on le pique au vif. »
C'était également l'avis de Duclaux : « Zola, en brutali-
sant l'opinion, n'a pas agi en manœuvrier. Il eût fallu
laisser un peu de repos à la conscience publique, aux
députés le temps de préparer leurs élections. Cepen-
dant les passions se seraient calmées, parce que c'est
(1} Mimoirei de Soheurer.
LA CRISE MORALE 241
leur nature de couler au fond dès qu'on cesse de
fouetter le liquide (i). » Bien qu'il fût le complice volon-
taire de Zola, Clemenceau partageait ces craintes (2).
Mais, quelles que fussent leurs réserves ou leurs ap-
préhensions, tous étaient décidés à la lutte.
Où donc est le Syndicat (3) ? Par qui a été com-
mandée cette lettre de Zola, dont le principal promo-
teur de la Revision n'a pas été prévenu et qu'il n'ap-
prouve pas ?
Scheurer et Duclaux, quand ils critiquaient, en sa-
vants, l'acte hardi du poète, avaient, à la fois, tort et
raison. C'était, en effet, un acte révolutionnaire avec
tous les inconvénients, comme aussi avec tous les avan-
tages des brusques réactions du Droit opprimé contre
l'Injustice et la Force.
Pourtant, les avantages l'emportaient, selon Ranc
et moi, et selon bien d'autres, des plus modérés, Mo-
nod, Dufeuille, Trarieux, incapables eux-mêmes de vio-
lence, mais qui n'en tenaient pas moins la lettre de Zola
pour " l'acte nécessaire ». l'opération chirurgicale qu'il
vaut mieux risquer quede mourir d'une lente infection,
de l'empoisonnement du sang.
Nous n'avions pas beaucoup plus de confiance dans
le jury que dans les autres juridictions militaires ou
civiles. Cette magistrature du peuple n'est pas infail-
lible ; presque certainement elle se trompera. Mais le
(1) Mémoires de Schecp.er.
(2) Il le dit à Scheurer et me l'a répété. Il l'indiqua dans
\Aurore : « Je reconnais que c'est une hasardeuse entreprise
de se placer sous le coup des lois dans le dessein d'obtenir,
au détriment de la liberté même, le redressement d'une illéga-
tilé supérieure. » (3 avril 1898.;
(3 Drumont, à propos de la lettre de Zola : « Ce qui est
hors de doute, c'est l'existence du Syndicat! » {Libre Parole du
i4 janvier.,:
16
2i2 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
peuple, à la longue, ressentira quelque orgueil, une légi-
time fierté que les défenseurs de Dreyfus lui aient fait
appel, lui aient remis le jugement dans cette grande
cause.
Sans doute, dans ce pays déshabitué, depuis plus
d'un quart de siècle, des révolutions, qui en était lassé
pour en avoir trop fait, et qui s'était cramponné à la
République pour en éviter de nouvelles, l'acte de
Zola va effrayer les classes moyennes et les paysans,
augmenter leurs colères, les rejeter plus vivement vers
l'armée, gardienne de l'ordre matériel. D'autre part, il
remuera le prolétariat des villes, la jeune?se des Ecoles.
Il ne les gagnera pas. du soir au matin, à la Revision ;
mais il parlera à leur imagination, les préparera à la
venue de la Justice.
Les passions, selon Duclaux, si Zola ne les avait
point fouettées d'un tel coup, auraient coulé au fond.
Apparemment. Mais quelles passions ? Les pires au-
raient-elles coulé? Elles étaient triomphantes. L'armée,
peut-être, eût repris son /ja/s//y/e sillon. Mais l'Eglise?
mais les Congrégations?
Ce silence soudain, après ce grand effort, eût paru
un aveu de découragement, d'impuissance, et, pire
encore, l'aveu d'un doute : « Après tout, Dreyfus est
<:oupable, »
La constitution de Renan : Un aréopage, une acadé-
mie d'hommes très instruits, très équitables, absolument
désintéressés, sauf du bien public, pour donner à un
pays des lois et pour les appliquer, n'est qu'un rêve.
Chacune des grandes étapes de l'humanité, avant de la
franchir, il a fallu cent batailles. Le monde lui-même,
d'où est-il sorti ? De révolutions successives.
Etrange révolutionnaire, en tous cas, et d'une espèce
nouvelle, que cet homme jusqu'alors si éloigné de la
LA CRISE MORALE 243
place publique, qui, bien loin de faire appel à la force,
ne fait appel qu'à la loi, et dont l'intolérable audace
consiste à réclamer des juges. Une juridiction d'excep-
tion a, par deux fois, rendu dans l'ombre des verdicts
d'où est sorti tout ce trouble. « Procédures secrètes
faites sur pièces que l'accusé ne voit pas, pièces non
communiquées, et témoins non confrontés », tous ces
abus « barbares » que dénonçait le mémoire de Du Paty
l'ancien pour trois hommes condamnés à la roue (i),
la justice militaire les a rétablis. De telles pratiques,
qu'on croyait abolies, sont impossibles avec l'ordinaire
justice civile. Zola s'adresse à elle.
S'il fut jamais une agitation légale, ce fut celle-là.
Mais, précisément, ce qui, toujours, a manqué à la
France, l'une des patries du Droit idéal, c'est le sens de
la loi.
« Notre forteresse, c'est notre loi 1 » disent les
Anglais.
Les vrais révolutionnaires, au sens exact du mot, ce
sont ceux qui violent la loi, ou qui, — parce quds sont
la Force et le Nombre, — couvrent systématiquement
l'illégalité.
Que demande cet enragé, ce fol, ce mauvais citoyen ?
Simplement que la France, la République, rentrent dans
la Loi.
Comme il m'arriva d'exprimer ces idées, je fus accusé
d'avoir dit, dans les couloirs de la Chambre, que Méline,
en se refusant àfairela Revision, provoquerait «uncham- .
bardement général (2) »>. Pour authentiquer ce men-
songe, on nommait les membres de la Droite (3) à qui
(1) Mémoire, 117. Voir ce que dit Michelet iRévolulion, I, 217)
de ce <' passage vraiment éloquent ».
i2; Libre Parole, Soir, Inlransigeanl, etc., du 19 janvier 1898.
(3/ Georges Berry, Dupuylrem, René Gautier, de Lanjuinais.
244 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
j'aurais tenu ce propos. Ils eurent la loyauté de joindre
leur démenti au mien (i). Ce mot n'était pas de mon
vocabulaire, mais il resta.
VI
Moins d'une semaine après la lettre de Zola, Clemen-
ceau constatait : « Le Syndicat grandit (2). »
Il grandissait, en effet, et par la seule vertu du plus
puissant ferment qui soit au monde : l'action.
En quelques jours, des centaines d'adhésions arri-
vèrent à Zola, à la pétition pour la Revision (3) que lui-
même il avait signée, le second, avec Duclaux (4). Et
ces adhésions étaient publiques. Soi-même, on donnait
son nom, on se proclamait « ami du traître » et « vendu
aux juifs ».
Les cercles catholiques avaient organisé des mani-
festations que la police, d'abord, laissa faire. Chaque
soir, des bandes de jeunes gens, étudiants ou se disant
tels, manifestaient dans les rues et « conspuaient » le
Syndicat.
Et, chaque matin, les journaux publiaient de nou-
velles listes de protestation ; maintenant que la foule
(i) Agence nationale du 21 janvier i8g8.
(2) Aurore du 18.
(3' Elle était ainsi conçue : " Les soussignés, protestant contre
la violation des formes juridiques au procès de 1894, contre les
iniquités qui ont entouré lan'aire Esterhazy, persistent à de-
mander la Revision. » Les signatures furent recueillies par un
groupe de jeunes écrivains, Gregh, Elie et Daniel Halé^^■,
André Rivoire, Jacques Bizet, Marcel Proust, etc.
i4) Il y en eut une autre sous forme de pétition à la Chambre
demandant: « le maintien des garanties légales des citoyens
contre tout arbitraire. . . »
LA CRISE MORALE 245
ameutée faisait publiquement lappel des traîtres et des
flétris, il se trouva jusqu'à trois mille citoyens pour ré-
pondre : « Présents (i). »
Toutes ces convictions jusqu'alors captives, qui
s'étaient formées en silence depuis trois mois, mais
non sans souffrance, l'acte de Zola les a délivrées. Elles
se fussent fait honte désormais, si elles étaient restées
cachées, si elles n'avaient pas réclamé leur part
d'opprobre.
Rien ne les y obligeait hier. Aujourd'hui, le courage
de Zola, s'offrant aux coups, eût transformé leur sym-
pathie muette en lâcheté. La joie fut de crier sa pensée,
de l'avoir criée.
Dans cette histoire de la conquête de la justice, il
faudrait pour être juste dire tous ces noms, illustres
ou inconnus, ou n'en dire aucun. Citons seulement
quelques-uns des premiers inscrits : le grand chimiste
Grimaux, Anatole France, le vieux Frédéric Passy,
à demi-aveugle, l'apôtre de la paix ; des artistes, Galle,
Claude Monet, Clairin, Roll, Carrière ; quelques poètes :
Ratisbonne, Rouchor, Barbier ; des philosophes: Séail-
les. Desjardins ; des médecins, Hervé, Delbet, Reclus,
Richet ; surtout des membres du haut enseignement,
des savants, Charles Friedel, Havet, Darlu, Bréal,
Gaston Bonnier, Charles Lauth, Alexandre Bertrand,
Emile Bourgeois, Pécaut, Lucien Herr, Stapfer, le fds
et le gendre de Renan (2).
On évoquait les grands disparus. Qui eût combattu
pour la justice"? Hugo, certainement (3) et Renan. Pour
(1 Livre d'hommage des lettres françaises à Zola, 33 à 61.
2) « La liste des intellectuels est faite d'une majorité de
nigauds. » Barrés, dans le Journal du i"' février i8g8.|
(3) " Si Hugo était là ! « disait Mme Lockroy qui avait été sa
belle-fdle. ;Ajalbert, dans les Droits de r homme du 3 février.)
246 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
d'autres, on disputait. Leurs familles, leurs élèves, la
famille intellectuelle, celle de Taine, celle de Pasteur
étaient divisées.
Les protestataires furent accablés d'injures, nomina-
tivement dénoncés comme de mauvais Français. Ils n'en
éprouvèrent de tristesse que pour ce peuple aveuglé.
Ils eurent le sentiment d'être de ce petit nombre de
justes qui, si souvent, à eux seuls, ont sauvé l'honneur
d'un pays coupable. Une allégresse les poussait en
avant : la certitude de la vérité. Ils trouvaient leur
consolation des outrages dans la satisfaction du de-
voir rempli, leur récompense en eux-mêmes. Quiconque,
plus tard, a cherché une autre récompense que d'avoir
eu sa place dans une telle bataille, est indigne d'y avoir
combattu; il déchire, lui-même, la meilleure page de
sa vie.
Comme les premiers pétitionnaires pour la Revision
étaient des hommes de lettres et des hommes de
science, on les désigna du nom d'intellectuels. Le mot
traînait, depuis quelque temps, dans de petites revues
littéraires ; de jeunes contempteurs de la politique se
l'appliquaient pour marquer leur supériorité sur le reste
des humains. Il fut repris, on ne sait par qui (i), avec
une nuance marquée de dédain, celui du Sabre pour la
Raison (2). Mais les hommes qu'on désignait ainsi,
acceptèrent l'étiquetteavec joie, comme firent lesGueux
de Hollande, et non sans un certain orgueil qui, chez
(1) Anatole France observa que c'était du mauvais français :
ce mot " voulant dire : qui appartient à Tintellect, ne peut sap-
pliquer qu'à une faculté de l'esprit » ; « on ne peut pas en faire
une qualité des personnes ». — Le mot avait cependant été
employé dans ce sens, dès 1879, par Maupassant.
(2) Christian Schefer, La Crise actuelle, 79 : « Ln flétrissant du
nom d'intellectuels... »
<
LA CRISE MORALE 247
quelques-uns, demi-savants ou demi-lettré3 1 1), ou
grisés d'un bruit insolite, ne laissa pas d'être agaçant.
Il était bien d'avoir quitté son cabinet, son laboratoire,
sa chaire, pour descendre sur la place publique et
protester contre les violences du pouvoir et de la foule.
On eût souhaité parfois, chez ces intellectuels, plus
d'intelligence des sentiments et des passions qui
animaient le gros du peuple ; il se trompait, mais son
erreur était noble : se refuser à croire que les chefs
de l'armée et de la République fussent capables, de
propos délibéré, par intérêt personnel ou de caste, ou
de parti, d'affirmer la culpabilité d'un malheureux
qu'ils savaient innocent. Le patriotisme, même s'il
s'égare, il faut le saluer.
Cette aristocratie de la pensée ne fut pas indemne
des travers qui sont ceux des autres aristocraties, celles-
ci trop fières de leur argent ou de leur naissance, elle
de sa culture. Ici encore, les vrais savants furent les
plus modestes, comme un descendant authentique des
croisés a moins de morgue qu'un duc du pape ou qu'un
marquis portugais.
C'était chose ofîensante qu'un parti s'attribuât le
monopole du patriotisme, accusât l'autre d'être traître
à la nation. Il n'y avait pas moins d'injuste prétention
à considérer tous ses adversaires comme des êtres de
conscience et de moralité inférieures.
Beaucoup de professeurs de l'enseignement secon-
daire, qui eussent voulu élever la voix comme leurs
confrères, plus libres, des Facultés, se taisaient pour
éviter de cruelles disgrâces. Rambaud, ministre de
l'Instruction publique, les eût envoyés « pourrir au
(i) Barrés Journal, du i<" février) les appelait les « demi-intel-
lectuels ».
248 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
fond de la Bretagne (i) ». Toutefois (il faut le dire) le
plus grand nombre des hommes d'étude, écrivains, pro-
fesseurs et presque tous les artistes (2) partagèrent
eux-mêmes l'erreur populaire, quelques-uns, assuré-
ment, parce que les basses passions ne leur étaient pas
étrangères, la plupart pour des raisons qui n'avaient
rien de honteux. Le plus commun défaut, c'est le défaut
de jugement. L'absence desprit scientifique est fré-
quent chez les lettrés, même chez les savants. Sortez-
les de leurs études coutumières, ils ne raisonnent pas
mieux que la foule ignorante et grossière. Les uns ne
se donnèrent pas la peine de juger par eux-mêmes,
trouvant plus commode d'accepter des opinions toutes
faites ; aux autres, l'intervention d'un profane, leur
propre intervention dans une question de justice mili-
taire, « parut aussi déplacée que le serait celle d'un
colonel de gendarmerie » dans une question littéraire
ou scientifique (3 .
Il était facile de montrer ce qu'une pareille spéciali-
sation des esprits avait d'excessif. L'n romancier don-
nant des leçons de tactique à un général serait ridicule.
Ouelle compétence spéciale exige la solution juridique
de l'afTaire Dreyfus? Elle eût été de la compétence du
jury, c est-à-dire de tout le monde, si Dreyfus lou Ester-
hazy) avait été accompagné d'un complice civil.
La jeunesse des Écoles se divisa, dans les mêmes
proportions, à peu près, que ses maîtres. Le Comité des
étudiants ayant protesté contre Zola, d'autres étudiants,
de la même association, blâmèrent ce comité, félicitè-
rent l'écrivain.
(1, Confession d'un universitaire à Clemenceau. (Aiwore du
18 janvier 1.898.;
•2 Rodin, Falguières, Henner, Puvis de Chavannes, etc.
(3, BnuNETitRE, Après le Procès, 1, note I ; C Schefer, 8i.
LA CRISE MORALE 249
En province, partout où il y avait des facultés catho-
liques, la scission fut très nette. A Lille, les élèves des
établissements libres brûlèrent Zola en effigie. Les
élèves des Facultés de l'État répondirent par des contre-
manifestations (i). Les uns et les autres, ils avaient,
pour début dans la vie, la plus grande alfaire judiciaire
du siècle. Toutes ces têtes chauffaient.
VII
On ne parlait plus que de l'Affaire. Elle occupait tous
les esprits. Deux ans durant, les livres, les romans
même, furent délaissés. Quel roman comparable à celui
que chacun vit au jour le jour ! On ne lisait plus que les
journaux. Ils s'élevèrent, dans les deux camps, à des
tirages qu'on n'avait pas encore connus.
Duclaux publia ses Propos d'un Solitaire. Il admit
que « Dreyfus avait été jugé et condamné comme s'il
n'était pas juif ». Et, partant de là, il passa au crible de
sa critique la méthode de l'État-Major : s'imaginer que
plusieurs incertitudes font une certitude (2).
Depuis un an, Anatole France esquissait la psycho-
logie de l'histoire contemporaine dans une série de
contes légers et profonds (3). Il fit entrer les types re-
présentatifs de l'énorme Affaire dans ce petit roman,
ou, plutôt, il dessina aux marges de celte histoire des
croquis si définitivement exacts qu'ils parurent des ca-
ricatures. Sans colère, avec un élégant détachement des
(i) 19 janvier 1898.
(9) Siècle des 22 janvier et jours suivants.
(3_i L'Orme du mail, le Mannequin d'osier, V Anneau d'amélhysle.
250 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
choses qui ajoutait à son ironie, il pénétrait au tré-
fond des sottises et, sans avoir l'air d'y toucher, en dé-
montait le mécanisme. Comme dans la plupart des
affaires des hommes, il y avait dans celle-ci beaucoup
plus dignorance et de bêtise que de malice. Lui-même,
sousles traits du philosophe Bergeret, s'il tenait pour la
Justice, il n'espérait point qu'elle serait victorieuse, et
il rappelait tant d'anciennes défaites du Droit, sans inu-
tile amertume :
Les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s'y
confinent comme dans un marécage, s'y noient, n'éclatent
point et sont sans force pour détruire les erreurs et les
préjugés... Jamais la vérité n'entame beaucoup le men-
songe. Elle est le plus souvent exposée à périr obscuré-
ment sous le mépris ou l'injure. Le mensonge étant mul-
tiple, elle a contre elle le nombre. Le peuple, le pauvre
« Pecus" ne réfléchit pas. Il est injuste de dire qu'il se
trompe, mais tout le trompe. Son aptitude à l'erreur est
considérable Cependant, tout est po'ssible, même le
triomphe de la vérité (i).
Ceschroniques paraissaient dans l'un desjournaux(2)i
qui soutenait avec le plus de passion la chose jugée,
l'infaillible État-Major.
J'adressai une lettre ouverte au ministre de la Jus-
tice sur la communication de pièces secrètes au pro-
cès de Dreyfus 3 . Billot, Méline. affirmaient que Drey-
fus avait été régulièrement condamné. Je démontrai
(par les récits imprudents des journaux de TÉtat-Major ;
par la confidence de Salles à Démange, que je racontai
pour la première fois ; par le rapport de Ravary lui-
.1) L'Anneau d'améthyste, loi, 198, 2G1,
(2) Dans VÉcho de Paris.
13 Siècle du i4 janvier 1898.
LA CRISE MORALE 251
même qui désignait la pièce secrète) que rillégalité
était certaine, flagrante. En conséquence, je demandais
au garde des Sceaux de saisir la Cour de cassation.
Le ministre (^Milliard) laissa ma requête sans réponse.
Je constatai, dans une seconde lettre, cet aveu par le
silence.
Dreyfus, jusqu'alors, était apparu dans les récits des
journaux comme un être sournois et bas, qui toujours
avait répugné à ses camarades, suant le mensonge et
la trahison, si bien qu'il était incompréhensible qu'on
ne l'eût pas soupçonné, surveillé plus tôt. Il avait eu
des amis avant le drame ; mais depuis, sauf deux ou .
trois, ils ne le voyaient plus qu'à travers sa condamna-
tion et, lâchement ou inconsciemment (mais rien de
plus humain), ils ajoutaient à sa flétrissure leurs médi-
sances.
J'obtins enfin de Lucie Dreyfus qu'elle me laissât
publier les lettres du malheureux, ces preuves morales
qu'elle n'avait plus le droit de ne pas verser au dossier,
dans ce grand débat devant le monde (i).
Boisdelïre, Gonse, Lebon, Picquart (à l'époque où il
croyait Dreyfus coupable) les avaient lues d'un œil
sec. Les scribes obscurs du ministère des Colonies, qui
les transcrivaient tous les mois, depuis que Lebon avait
prescrit de ne plus communiquer les originaux, avaient
été plus psychologues (2). Plus d'une fois, enaccomplis-
: 1; Les Lettres d'un Innocent parurent dans le Siècle, 19 jan-
vier 1898 et jour;5 suivants.
2) Ranc protesta, à nouveau, contre cette inepte précaution :
« A qui ferez-vous croire, sordides tyranneaux du ministère
des Colonies, que Dreyfus, dans les rares et courtes entrevues
qu'il a eues avec sa femme, sous l'œil inquisitorial des geô-
liers, ait pu convenir avec elle de signes orthographiques de
convention, d'un langage chiffré, la chose du monde la plus
compliquée 1 Geôlier, soit 1 monsieur Lebon, mais non pas bour-
reau et lourmenleur de femmes !» [Radical du 20 janvier 1898] .
252 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sant leur besogne, des larmes leur montèrent aux yeux.
Maintenant, tous ceux qui les lisent en sont remués.
Dans ce monument, l'un des plus beaux qui soit de
la misère humaine, pas un mot de haine ou df» révolte ;
rien qu'une clameur continue, inlassable, vers la Jus-
tice, qu'un long- cri de douleur et de vérité, et toujours
le même, << comme si la protestation de la conscience,
à force de se répéter, ressemblait enfin à une plainte de
la nature (i) ».
Ce cri déchira bien des cœurs, entra dans bien des
cerveaux.
Les hommes d'Esterhazy eux-mêmes, Drumont, Ro-
chefort, Judet, se turent devant ce sanglot. Par prudence,
ils ne reproduisirent pas une ligne de ces lettres trop
éloquentes, où l'innocence éclatait. Il n'y avait pas que
des brutes parmi leurs lecteurs, Même enragées de
haine contre les juifs, les femmes n'eussent pu retenir
leurs pleurs. Et c'est l'habitude des bourreaux de mettre
un bâillon à leurs victimes.
D'autres aussi se turent, non par calcul, mais par
simple lâcheté : les grands et les petits maîtres de la cri-
tique littéraire. Ils s'agenouillaient devant ^i toute la
souffrance humaine » des héroïnes de roman. De cette
sublime, mais vivante douleur^ ils détournèrent les
yeux.
L'horreur du décor, de l'îlot perdu, où l'innocent ago-
nisait dans le tombeau, ajouta à la pitié.
(i) jAURt;s. Les Preuves, 53. — « Ces leltres sont admiraliles.
Je ne connais pas de pages plus hautes, plus éloquentes. C'est
le sublime dans la douleur, et, plus tard, elle resteront comme
le monument impérissabl»^, lorsque nos oeuvres, à nous écri-
vains, auront peut-être sombré dans l'oubli. L'homme qui a
écrit ces lettres ne peut être, un coupable. Lisez-les, monsieur
Brisson, lisez-les un soir, avec les vôtres, au foyer domestique.
Vous serez baigné de larmes. » (Zola, La Vérilé en marche, 120.)
LA CRISE MORALE 253
Faure. Mercier, comprirent, quelle faute ils avaient
commise en mettant l'homme là. sur ce rocher, au
milieu de locéan, si haut, concentrant les regards ; on
Tv vovait de toute la terre.
VIII
Le peuple des villes ne prit pas feu.
Cela étonna fort, et surtout à létrang-er, où l'impé-
tueuse générosité du prolétariat français était légen-
daire, toujours prompt à prendre le parti du faible
contre le fort, enthousiaste des belles causes, ivre d'idéal.
Visiblement, ce génie fléchissait.
Il y avait à ce phénomène une cause profonde,
physiologique : l'alcoolisme. II affaiblit les facultés in-
tellectuelles et morales, pèse d'une lourde tyrannie sur
la pensée. La plume, la parole, ne s'adressent plus à des
esprits aussi libres qu'autrefois.
Une autre cause, c'était, depuis trop longtemps,
depuis trop d'années, que dis-je ? depuis trop de siècles,
une accumulation trop lourde de déceptions dans la
lutte du travailleur contre la misère et la tyrannie. A
vouloir d'un coup d'épaules, comme ils en eurent tant
de fois l'illusion, renverser la montagne d'iniquités,
inaugurer le règne de la justice, le millénaire qui fuit
toujours, combien étaient morts à la peine, déportés,
fusillés ! .Maintenant, ils s'étaient bronzés. Ils ont
tant souffert, tant vu souffrir, vu tant d'actes arbitraires
et de cruautés ! Qu'importe une misère de plus, une
injustice de plus, accidentelles ? Celles dont souffre
le peuple sont permanentes.
Et. surtout, quand la victime appartient à la classe
254 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ennemie, non seulement un bourgeois et un riche, mais
un juif et un officier. Le faubourg, lui aussi, eut ses
Ponce-Pilate : << Dreyfus nous aurait massacrés comme
les autres. C'est une querelle de soldats. Laissons les
bourgeois s'occuper des bourgeois. Ce n'est pas notre
affaire. S'il s'agissait d'un ouvrier, qui s'en occupe-
rait (i) ? »
Ce fut l'argument empoisonné. Dans l'égoïsme am-
biant, il porta longtemps, aiguis; par les antisémites,
par Rochefort qui avait conservé une clientèle ouvrière
et ne se lassait pas de dénoncer le complot des puis-
sances d'argent en faveur de leur juif. Les promoteurs
de l'entreprise, qui sont-ils ? Des bourgeois, sénateurs
€t députés, qui ont voté les lois sur les menées anar-
chistes, les lois scélérates [2).
D'autres encore, démocrates chevronnés, que le
peuple croyait des esprits généreux, parce qu'ils en
avaient le vocabulaire, entretinrent ces rancunes :
« Et il ne se trouve pas, clamait Pelletan, dans ce pays,
jadis fameux par son bon sens, un formidable entraî-
neur national pour crier à tous ces gens-là, cléricaux
et hommes d'argent : Vous nous écœurez et vous nous
indignez les uns et les autres I Vous livrez la patrie
française, les uns et les autres (3) ! »
Les députés socialistes dénoncèrent, dans un mani-
feste, « l'équivoque antisémite « et l'insolence de l'Etat-
Major, « recruté par les Jésuites ». Mais, comme Jaurès,
lui-même, et Guesde, Deville, Viviani, Millerand,
(i) C'est ainsi que les socialistes eux-mêmes résument la
pensée des ouvriers : Clemenceau, L'Iniquité. i38; Jairès, Les
Preuves. "12: Lagardelle. Le Socialisme et l' A/faire Dreyfus, dans
le Mouvement socialiste, n» 3.
(2) Scheurer, Traricux et moi.
(3) Lanterne du 21 janvier 189S.
LA CRISE MORALE 265
Rouanet, croyaient encore politique de ne pas se brouil-.
1er avec les démagog-ues, ils ajoutèrent : « Dreyfus ap-
partient à la classe capitaliste, à la classe ennemie...
L'affaire Dreyfus est devenue le champ clos de deux
fractions rivales de la classe bourgeoise : les opportu-
nistes et les cléricaux. Ils sont d'accord pour duper et
mater la démocratie. Entre Reinach et de Mun, gardez
votre liberté entière (i) ! »
Ranc, Lacroix, Clemenceau s'inscrivirent en faux
contre un tel acte de faiblesse : « Erreur ! Mensonge !
L'affaire d'un seul est l'affaire de tous ! » Mais le peuple
fut lent à les entendre.
On voudrait dire qu'un grandmouvement de pitié, de
bonté, l'entraîna. Il n'en fut rien. Les groupements socia-
listes furent presque seuls à se mettre en mouvement,
et ce qui les décida, ce fut l'argument pratique : l'inté-
rêt. Il renversa, retourna l'argument d'indifférence, né
de la haine des classes. Non seulement il importe au
prolétariat de « décourager les violences et les illégalités
des conseils de guerre avant qu'elles deviennent une
sorte d'habitude acceptée de tous » ; mais il dépend du
peuple que Dreyfus, ce bourgeois, ce soldat obstiné,
devienne entre ses mains un instrument sûr pour frapper
« les Etats-Majors rétrogrades » , pour «précipiter le dis-
crédit moral et la chute de la haute armée réaction-
naire (2) ».
Si les socialistes, mais nullement tous les socialistes,
nullement la majorité des travailleurs, entrèrent dans
l'Affaire, ce fut dans ce dessein. Les chefs, qui les pous-
sèrent dans la mêlée, orateurs et écrivains, furent tou-
jours réduits à s'excuser d'être accessibles à la pitié :
(1) 19 janvier i8y8 (dans tous les journaux).
{■2] C'est ce que répétera sans cesse Jaurès. {Les Preuves, L Inté-
rêt socialiste, 11 et suiv.)
256 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
« Nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder
des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus,
pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de
Ihumanité (i). » Et la haine des classes est si forte, il
semble si étrange de venir en aide à un bourgeois, que
ces mêmes chefs s'appliquent à dégrader Dreyfus de sa
bourgeoisie : i> Il n'est plus ni un officier, ni un bour-
geois. Il est dépouillé, par l'excès même du malheur, de
tout caractère de classe. Il n'est plus de ces classes diri-
geantes... Il n'est plus de cette armée... Il est seule-
ment un exemplaire de l'humaine soulïrance... Il est le
témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté poli-
tique, des crimes de l'autorité (2) ». Le vrai sentiment
des socialistes, on le trouve, et dans leur vrai langage,
chez Allemane, ouvrier typographe, ancien condamné
de la Commune, quand il félicite Zola '< d'avoir craché
leurs vérités aux puissances du jour (.3). » C'est contre
elles qu'il faut marcher, contre « le sabre et le goupil-
lon (4) »•
Cette rudf^ formule va balancer, d'ici quelques mois,
l'autre formule : « l'honneur de l'armée. » Académiques
ou populaires, exacts ou trompeurs, ce sont également
des mots ailés.
Dirai-je que la fibre sentimentale ne fut pas touchée ?
Elle le fut aussi ; plus d'un ouvrier s'apitoya sur ce
<( pauvre b de riche ». Des femmes du peuple, res-
tées pratiquantes, prièrent, brûlèrent des cierges pour
le malheureux. Mais le mouvement fut surtout poli-
tique.
Dans les réunions publiques (la première, dès le
[i) Jauhès, Les Preuves, i3.
(2) Ibid.. 12.
(3) Aurore du i5 janvier 1898, lettre à Zola.
(4) TvtiOT, Peiile République du i5.
LA CRISE MORALE ' 257
i5 janvier, deux jours après la lettre de Zola;, on dis-
cute peu le cas de Dreyfus ; le cadre d'une aiîaire par-
ticulière est trop étroit pour ces rêveurs du redressement
total. Les orateurs libertaires et socialistes, Sébastien
Faure (d'une élégance aussi raffinée dans ses violences
oratoires que de Mun lui-même), Broussouloux, Marti-
net, Tortelier, sonnent le tocsin des guerres civiles :
« Nous sommes le syndicat des opprimés, le syndicat
de la révolte ! » Il ne suffit pas d'abolir les conseils
de guerre, mais « les frontières qui font les patries
étroites et mesquines (i) ».
Les diatribes contre le capital étaient bien usées.
Celles contre l'armée, inattaquée jusqu'alors, eurent le
ragoût de la nouveauté. La plupart des écrivains socia-
listes apportèrent, dans leurs attaques, une violence
extrême. Jaurès, presque seul, sut rester sur les hau-
teurs, même dans ses appels les plus virulents aux
officiers républicains et aux soldats : « Vous savez bien,
leur disait-il, que, dans l'armée de la République, depuis
vingt ans, les républicains sont suspects ; que nobles
et jésuites recrutent la haute armée et que nul ne
monte s'il donne son cœur à la République (2). »
Mais, autour de lui, on parla d'un autre style. Depuis
longtemps, les mots, dans les querelles de presse,
avaient perdu leur valeur. La vieille urbanité française
mourait des coups répétés de Cassagnac et de Roche-
fort. Ils avaient fait école. Pour se faire entendre, il
fallait crier, injurier, — d'un horrible mot: « engueu
1er ».
Plusieurs de ces écrivains sortaient des séminaires,
du parti catholique, cherchaient, même à leur insu, à
(i) Manifeste du parti ouvrier socialis'.c révolutionnaire.
(2) Lanterne du 22 janvier i8y8.
258 HISTOIKE DE L AFFAIRE DREYFUS
le faire oublier (i) ; daulres étaient des artistes exas-
pérés (2.) . Et tous, dune manière bien française, géné-
ralisaient. Eux aussi, comme Druraont et ses congé-
nères, identifièrent Esterhazy et l'armée. Les premiers
promoteurs de la Revision ont réprouvé cette assimila-
tion comme un blasphème, un sacrilège. Ces nouveaux
venus la trouvèrent commode.
Ils s'excitèrent entre eux, à l'exemple d'un homme
tout neuf dans le parti républicain, hier encore monar-
chiste déclaré (3), qui, d'ailleurs, rédacteur à V Aurore,
continua quelque temps à écrire au Soleil, qu'aucune
considération politique ne put jamais arrêter, et qui
avait gardé, en changeant de camp, toutes les haines
des royalistes contre les institutions et les chefs de la
République. D'une misanthropie farouche, où il se com-
plaisait et dont il se faisait une vertu, jaloux de toutes
les supériorités, se croyant méconnu et persécuté, d'un
immense orgueil, dur et sec, sans pitié sauf pour les
bètes, Urbain Gohier dénonçait les généraux « en
bloc ». Ils dilapident les millions de la défense natio-
nale, « n'ont jamais connu que la fuite ou la reddition »,
tous « fuyards et capitulards », « Kaiserlicks », « qui
n'ont remporté de victoires que sur les Français », « gé-
néraux de débâcles » avec leur cortège de filles entrete-
nues et de « chasseurs de Sodome (4) »• II savait sa
langue, écrivait d'un style nerveux, saccadé, qui était
(1) Turot, Guinaudeau.
(2) Ajalberl écrivit, le '^Z janvier 1898, dans les Droiis de
l'Homme : « On ne pourrait pas demander des comptes aux géné-
raux de qui dépend le sort de millions d'hommes. Allons donc !
La guillotine pour ces généraux ! >■
(3) Il s'était présenté, en 1896, aux élections municipale.s
comme « conservateur libéral ». Le 21 août 1897, il écrivait
dans le Soleil : u Naguère, pour nos maîtres, l'Église était
l'ennemie »
(4) Aurore des 18 janvier, 3, 16, 18, 23 février, 4 mars 1898, etc.
LA CRISE MORALE
259
l'homme même, le loup maigre et sauvage, cherchant
la proie. Parfois, des idées hardies traversaient sa
prose meurtrière, comme des éclairs lumineux. Puis, il
retombait à l'invective monotone, souvent atroce. Bail-
leurs, inexact, superficiel, acceptant de toutes mains,
sans examen, les anecdotes scandaleuses, les pires médi-
sances, pourvu qu'elles servissent ses rancunes. Il se
croyait un autre Saint-Just et n'était qu'un autre Roche -
fort. Rochefort cadet. Bien que pauvre, probe, désin-
téressé, plein de courage, toujours prêt à se battre,
il fit si bien que tant de fureur parut suspecte. Cette
rage chronique, systématique, sembla d'un provocateur.
Il connut lui-même ce soupçon qui s'attachait à lui, le
méprisa avec raison, s'en exaspéra davantage. Rien
n'en doit rester. = 11 était absolument sincère. Mais il ne
l'eût pas été qu'il n'eût pas écrit autrenient, ni fait
dIus de tort à la cause qu'il croyait servir et pour la-
quelle il fût mort bravement, fièrement, en homme
libre.
Ces violences de Gohier, d'antres encore, ne furent
pas seulement exploitées par les adversaires de la
Re vision, comme une 'preuve que cette entreprise de
justice n'était qu'une campagne contre l'armée; elles
rejetèrent aussi vers la réaction militaire des milliers
d'ouvriers, imbus d'internationalisme, mais qui conti-
nuaient, quand passait le clairon, à chanter et à batti'e
des mains (i).
Le vieux virus césarien se réveilla, et, très vite, une
fois de plus, enfiévra, enflamma l'organisme.
Le paysan avait lu dans le Petit Journal (2) que les
1) Victor Hlgo, Les Chùlimenls.
i'2, Trois hommes sont reisponsables de cette campagne : Mari-
noni, président du conseil d'administration du Petit Journal,
et son principal collaborateur. Albert Ellissen. qui savaient
260 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
défenseurs de Dreyfus Iscariole étaient les complices
de l'étrang-er, payés pour provoquer une nouvelle guerre
avec l'Allemagne. Il était encore moulu de llnvasion
Quiconque lui eût parlé de justice, il l'aurait chassé à
coups de fourche.
IX
Les c'asses moyennes, il y a un demi-siècle, s'étaient
séparées de la haute bourgeoisie quand celle-ci, après
avoir voulu tout le pouvoir pour les seuls privilégiés
de la fortune, avait passé à l'ennemi. Elles formèrent
alors les cadres de la démocratie ouvrière, comme les
sous-officiers de l'ancien régime avaient formé les
cadres de l'armée de la Révolution, après le départ des
grands chefs pour Coblence. Cette moyenne et cette
petite bourgeoisie étaient, pour les deux tiers, répu-
blicaines. Comme elles se renouvelaient sans cesse par
l'afflux régulier de ceux des ouvriers qui, enrichis par
le travail et l'économie, devenaient, à leur tour, patrons
et bourgeois, elles restèrent longtemps en communion
d'idées avec le peuple. Puis, à leur tour, elles hésitèrent.
Les évolutions politiques s'étaient faites à leur profit.
Les révolutionnaires heureux se sont toujours scanda-
lisés des révolutions qui se font après la leur. La né-
cessité d'une évolution sociale leur échappa. Ces
bourgeois, pourvus et apeurés, s'éloignèrent du peuple
précisément à l'heure où ils eussent dû se pencher vers
lui avec le plus de sympathie. Las de politique, de tant
que Dreyfus était innocent, et leur poite-paroles, Judel, ancien
normalien, ami dHenrv et de Drumont. illuminé, haineux,
fielleux, qui voyait partout des embûches et des complots.
LA CRISE MORALE 261
d'efforls qu'il croyait infructueux, l'ouvrier avait tourné
toute sa passion du mieux vers les questions sociales ;
et comme partout, même dans la science, les utopies
sont les précurseurs du progrès, il s'était engoué du
collectivisme allemand. Les classes moyennes s'effrayè-
rent, opérèrent un mouvement de recul.
Cette bourgeoisie républicaine, se sentant menacée
dans ses intérêts, se trouvait donc, quand l'affaire
Dreyfus éclata, dans une disposition d'esprit assez fâ-
cheuse. Tout ce qui apportait un trouble nouveau lui
donnait de l'humeur. Au surplus, depuis la loi Falloux,
elle n'était nullement à l'abri des influences cléricales
et monacales. Depuis quelques années surtout, elle
n'était point exempte d'antisémitisme.
La maladie ne s'était pas répandue seulement parmi
les commerçants et les industriels, les petits rentiers et
les petits boutiquiers (ceux-ci, de tout temps, hostiles
aux juifs qui leur faisaient concurrence), mais encore
aux professions libérales. Les microbes sortis de l'en-
crier de Drumont avaient empoisonné toute l'atmos-
phère ; tous respiraient cet air vicié.
En même temps, quelque chose de l'esprit de la Ré-
volution s'était évaporé. Pas de bourgeois, il y a cin-
quante ans, qui ne fût un lecteur assidu de Voltaire. On
ne le lisait plus. Flaubert, qui n'avait visé que Homais,
avait atteint Voltaire. Déjà, le romantisme (qui eut pour
adversaires les républicains de race) avait obscurci
l'esprit français, abreuvé, jusqu'alors, aux sources
claires des classiques et de l'Encyclopédie. Enfin, deux
philosophes, de valeur très inégale et partis de concep-
tions très différentes, mais puissants l'un et l'autre,
Auguste Comte et Taine, avaient porté successivement
une critique destructive dans l'histoire de la Révolution,
l'un qui n'avait pas cessé de l'admirer, bien qu'il lui re-
2C2 HISTOIRE DE L AFI AIUE DHEYFUS
prochât un idéalisme ingénu, laulre brûlant d'une
haine raisonnée, mais qui ressemblait à de l'effroi. Où
de Maistre et Bonald avaient échoué parce qu'ils étaient
catholiques, Taine réussit. Il n'était pas suspect de clé-
ricalisme ni de faire œuvre de parti, puisqu'il était
homme de science et « athée (i)»; donc, ce sombre
tableau des Origines de la France contemporaine était
véridique. Peu de livres ont exercé une telle influence.
La Révolution, jusqu'aloia, avait été, pour l'immense
majorité des Français, une religion. Elle cessa de Fêtre.
Grand bénéfice, dès lors, pour l'Église et pour la
légende, contre-révolutionnaire par excellence, de Napo-
léon. A l'exemple des nobles d'autrefois qui avaient,
de leurs propres mains, ébranlé leur maison et préparé
leur ruine, c'étaient des fils de la Révolution qui se-
couaient les colonnes et ou^Taient la brèche à l'ennemi.
Non point, sans doute, que l'esprit d'examen doive
s'arrêter devant la Révolution, fille de l'esprit d'examen,
et que l'attachement superstitieux au « bloc » se dis-
tingue essentiellement de tout autre fanatisme. Jamais
hommes ne furent plus divisés entre eux que ceux de
cette tragique époque, qui se tuèrent 1ers uns les autres,
décapitant la France, et ouvrirent ainsi la voie au des-
potisme, moins par l'hon'eur de leurs excès que par la
suppression d'eux-mêmes, des caractères qui auraient
oiTert à la tjTannie une résistance efficace. Il est artifi-
ciel de les réconcilier dans la mort. Mais Taine, après
Auguste Comte, en créant la métaphysique révolution-
naire, avait mis en cause les principes mêmes sur qui re-
pose la France moderne.
(i) « L'accusation -> d'athéisme fut portée contre Taine pai-
lévèque dOiléans, Dupanloup, au moment de la publication
de son Hisloire de la lUtéralure anglaise. {Avert Use ment aux pères
de famille, r863.)
LA CHISK MORALE 263
On les croyait sacrés, irréfutables, démontrés par
toute l'histoire et par la raison ; or, un philosophe les
bousculait comme de la logomachie, les criblait de sar-
casmes.
Le coup porta si loin, si profondément, que lEglise,
en retour, pardonna à Taine son impiété, son matéria-
lisme radical, son « Dieu qui n'est qu'une généralité
quelconque (i) ».
L'homme le plus rare est celui qui juge les choses en
elles-mêmes, désintéressé du résultat, quel qu'il soit,
sauf de réaliser l'exacte vérité. L'immense majorité des
hommes commencent par voiries choses (et fort sincère-
ment) à travers leurs croyances politiques et religieuses,
leurs passions, leurs intérêts de caste ou de classe, leurs
intérêts personnels. < Otez, leur dites- vous, ces verres de
couleur. » Ils protestent, avec colère, qu'ils n'ont point
de lunettes sur les yeux.
La noblesse et le clergé furent tout de suite una-
nimes contre la Revision, parce qu'ils la tenaient pour
contraire à leurs intérêts et à une religion qui a dit ana-
thème à l'esprit d'examen. Il existait une plus gTande
diversité d'opinions et d'intérêts parmi les classes
moyennes. Dès lors, la scission, qiie l'Atïaire opéra
dans la nation, ne fut nulle part plus profonde ni plus
cruelle.
Au début, on en avait discuté comme de tant d'autres
événements, en apparence ou en fait plus considérables.
Bientôt, on ne s'entretint plus d'autre chose. Puis,
après la lettre de Zola, il parut impossible, aux uns
comme aux autres, d'en parler avec modération, tant le
(i « Individualisée à cause delà nature de Vesprit humain.»
{Notes philosophiques, dans la Revue de Paris du i5 juillet 1902.)
— Ailleurs : « Dieu n'est cause de rien dans le monde. » [Cor-
respondance, I, 352.) — Voir Lillér. Angl., V, 298, 29^, etc.
264 HISTOIHE DE L AFFAIRE DREYFUS
fond de chacun fut bouleversé par l'extraordinaire
aventure, et les conversations dégénérèrent en querelles.
Un dessin contemporain traduit exactement la psycho-
logie de cette crise. Un hôte et ses convives, qui se
sont assis gaiement autour d'une table bien servie,
tout à coup s'invectivent et se prennent aux cheveux; la
vaisselle vole en éclats, la table est renversée : -< Ils en
ont parlé (i) ! »
Pour en venir aux coups, que se sont-ils dit ?
Tant qu'ils se sont opposé seulement les arguments
de fait, ceux qu'ils ont trouvés dans les journaux des
deux camps qui se vantent chacun de détenir la vérité
et s'accusent réciproquement de mensonge, le débat
s'est poursuivi sur le ton de la conversation. Mais il
faut choisir, et comment ?
Le vieil argument des défenseurs de la chose jugée
(les sept officiers, etc.) avait énormément grossi. Les
sept officiers étaient devenus quatorze (avec ceux qui
avaient acquitté Esterhazy, donc recondamné Dreyfus) ;
et, de plus, le ministre de la Guerre, l'État-Major, le Gou-
vernement et les deux Chambres. Tous ces hommes,
militaires ou civils, sont-ils des scélérats ou des imbé-
ciles ? Toute la France officielle est-elle pourrie ou
abrutie ?
Pas de famille sans officier, sans soldat, doù un ter-
rain merveilleusement préparé à l'opinion irraisonnée,
beaucoup plus forte que tous les arguments, qui s'était
cristallisée dans la magique formule : l'honneur de
l'armée.
Cette bourgeoisie fut toujours très patriote. Par
malheur, depuis la guerre, son patriotisme s'était singu-
lièrement rétréci. Le temps était loin de la Marseillaise
(i) Dessin de Caran d'Ache, dans le Figaro du 14 février 1898.
LA CRISE MORALE 265
de la Paix. D'être intervenue dans toutes les alïaires
du monde, pour y tenter de grandes entreprises désin-
téressées, la France n'a recueilli que des déboires ; elle
n'admet pas qu'on intervienne dans les siennes. Or,
l'étranger attribuant le bordereau à Esterhazy, il est de
Dreyfus. — C'est le patriotisme humilié des vaincus. —
Si vous ne comprenez pas pourquoi, c'est que vous
n'avez pas le cerveau fait comme celui des vrais Français :
<» Il y a une frontière entre vous et moi, dit Barrés à
Zola, Vénitien déraciné. Quelle frontière ?Les Alpes(i). »
Montée à ce ton, la conversation n'est plus qu'une
rixe. La riposte n'est pas moins vive : « Pour le patrio-
tisme, il faut une patrie. Il n'y a pas de patrie sans jus-
tice. Ceux-là seuls aujourd'hui sont des patriotes
clairvoyants qui montrent la France elle-même mena-
cée par le privilège d'infaillibilité galonnée qui, hier,
nous a perdus, qui, demain, nous conduirait aux abîmes.
Les bons Français, c'est nous (2). »
Entre des manières aussi opposées d'envisager un
même fait et les conséquences qui en résultent, il n'y
a pas de conciliation possible. Peut-être, si la division
portait seulement sur une question judiciaire ou poli-
tique, il y aurait moyen de continuer à vivre ensemble.
Mais le fossé s'élargit encore.
D'une part, certains adversaires de la Revision se
persuadèrent que leurs contradicteurs, amis d'hier et
d'avant-hier, défendaient sciemment un traître, parce
qu'ils étaient payés ; Zola, pour sa part, n'a-t-il pas
touché deux millions (3) ? Et ils rompirent avec ces
(i) Journal du 1" février: Scènes et doctrines du nationalisme,
40. — Guinaudeau dans l'Aurore du 2 février) dit que Barre?
était lui-même dorigine juive : « Son nom est un nom sémite
de Lisbonne. »
(■2) Clemenceau, Aurore du 17 janvier 1898.
,3) 0 "était le bruit public. Cependant, on variait sur le chiffre.
266 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
vendus. Les défenseurs de Dreyfus, d'autre part, accu-
sèrent leurs adversaires de sacrifier, de propos délibéré,
un malheureux, dont l'innocence était manifeste, soit à
de basses préoccupations personnelles, soiL à une con-
ception abominable dun prétendu intérêt public. Dès
lors, ils tiennent, eux aussi, que le conflit ne porte plus
seulement sur un fait, mais sur ce qui constitue essen-
tiellement l'honneur. La crise devient morale. C'est la
vieille lutte du Droit contre la Raison d'Étal. On peut
rester l'ami d'un homme qui manque de jugement, mais
non d'un homme qu'on n'estime plus, d'un individu
sans conscience ou d'un lâche.
Des familles se brouillèrent, de vieux liens d'affec-
tion furent brisés à jamais.
Ainsi, la bourgeoisie se divisa en deux camps hos-
tiles ; celui des défenseurs de Dreyfus était, de beau-
coup, le moins nombreux.
X
Sous l'ancien régime, la noblesse et la haute bour-
geoisie s'étaient, le plus souvent, désintéressées des
<iffaires publiques, qui étaient les affaires du Roi. Le
Gouvernement n'était pour elles qu'unsujetd'entretiens,
mais moins passionnant que la littérature et l'amour.
Déjà, à la veille de la Révolution, ces deux classes
s'étaient fo-rt rapprochées.-
Oualre-vingt neuf les sépara. La noblesse y avait
fort aidé, mais inconsciemment, par goût pour les idées
nouvelles et par tme certaine générosité d'esprit. Le
Gouvernement libre eût dû s'établir par elle ; il s'établit
sans elle, puis contre elle, quand elle refusa, sauf l'es-
LA CRISE MOHALE 267
pace dune nuit, de s"y associer.. Dès lors, quand elle
revint de rémigration, elle était devenue, sauf de rares
exceptions, rétrograde ; et comme la philosophie, en
passant delà théorie dans les faits, lui avait coûté ses
privilèges et ses biens, elle se donna à l'Église en qui
elle avait reconnu l'irréconciliable ennemie de la Révc-
lution. Pourtant, elle ne se mêla pas beaucoup plus aux
affaires ; l'exemple de l'aristocratie anglaise — qui a
toujours compris ses priWlèges comme un devoir, —
fut perdu pour elle, ou il était trop tard pour quelle se
corrigeât et qu'elle fit consister sa prérogative dans une
tâche plus large que le service du Roi ; même quand il
n'y aura plus de Cour, elle restera une noblesse de cour.
La Révolution de i83o, puis TEaipire, lui permirent de
caclier, sous un vernis de fidélité et d'honneur, son in-
capacité et sa paresse. — La haute bourgeoisie, au con-
traire, était demeurée libérale et fidèle aux principes
de 1789. Son apogée fut à la Monarchie de Juillet, où
vraiment elle fut souveraine, mais d'où date aussi sa
décadence. Ayant refusé de partager le pouvoir avec la
démocratie, elle le perdit. Elle fit alors faillite à ses prin-
cipes, dans le vain, espoir de le reprendre, et s'étant
alliée, par peur du socialisme, avec la noblesse et
l'Église, se soumit à la direction de l'une et prit les pré-
jugés de l'autre. Ces deux classes, é-galement égo'istes,
acceptèrent l'Empire , qui garantissait l'ordre , mais
cependant le boudèrent. Elles échouèrent ensuite, après
la guerre, à restaurer la monarchie. Elles se consolaient,
depuis vingt ans, de leur défaite par des épigrarames
contre les petites gens qui, maintenant, dirigeaient
l'État, et brouillonnèrent dans les mauvais coups qui
furent tentés contre la Républirpie. Elles restaient mo-
narchistes, bien que sans grand espoir de restaurer la
Royauté, mais elles étaient surtout cléricales, repre-
268 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
naient, sans se lasser, l'éternelle comédie des réac-
tions : c< La Religion sera un des grands points à mettre
en avant (i). » Leur mentalité si libre, il y a un siècle,
quand tous « les honnêtes gens » se piquaient ouverte-
ment d'impiété (2), était devenue catholique.
Cette transformation était l'œuvre des Jésuites. La
Compagnie, en effet, avait toutsimploment repris au dix-
neuvième siècle, avec les mêmes procédés et dans le
même dessein, l'entreprise qui avait marqué, au seizième,
ses débuts dans l'histoire. Elle s'était heurtée, alors, à
une France, non pas, sans doute, aussi hardie que celle
de l'Encyclopédie, mais déjà si émancipée que l'une des
causes principales qui expliquent l'insuccès relatif de
la Réforme au pays natal de Calvin, c'est que les lec-
teurs de Rabelais étaient de cent lieues en avant des
Allemands et des Suisses, — j'entends trop avancés
dans le libre examen et la philosophie rationnelle pour
s'arrêter à un simple changement de religion. Conver-
tir, abêtir de tels hommes, il n'y fallait pas songer. Les
Jésuites leur prirent leurs enfants. Le pape avait à
peine approuvé leurs constitutions qu'ils se mirent à
fonder des collèges, c'est-à-dire à faire jouer la grande
machine que Michelet appelle ^ l'inquisition préven-
tive » : l'Éducation (3). Aussitôt, le siècle commença
« à baisser de cœur et de morale (4) » jusqu'à la Ligue.
(1) Marie-Antoinette à Mercy, 3 février 1791, dans le recueil
de Feuillet de Conches (I, 447;-
(2) Mercier, Tableau de Paris, III, 49 : " Depuis dix ans, le
beau monde ne va plus à la messe : on n'y va que le dimanche,
pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais savent que
l'on n'y va que pour eux, » — '< Presque tous les gens d'étude
et de bel esprit, écrit d'Argenson, se déclarent contre la reli-
gion. » (Voir Taine, Ancien Régime, 876.)
(3) Histoire de France, VIII, 428.
(4) Ibid., X, 147.
LA CRISE MORALE 2fi9
C'est celle même œuvre d'asservissement intellectuel
qu'ils avaient recommencée sur lès petits-fils des con--
temporains de Voltaire ; ils Tachevèrenl dans le même
laps de temps, en moins de cinquante ans(i).
Simultanément, et sous la même influence, le clergé,
si libéral à la veille de la Révolution, et, s'il faut en croire
des témoignages autorisés, si incrédule (2), avait subi
la même déformation. Aux « vicaires savoyards >>, frottés
de philosophie, qui inclinaient au simple déisme, avaient
succédé des prêtres, ignares pour la plupart, et qui
avaient supprimé, comme au Moyen Age (3), les rela-
tions directes du fidèle avec son créateur. Non seule-
ment la Vierge Immaculée, les saints intercesseurs,
limbécile Saint Antoine de Padoue, détrônèrent Dieu
le Père et jusqu'à son Fils dont on n'adora plus qu'un san-
glant viscère ; mais le prêtre et le moine s'interposèrent
comme les médiateurs obligatoires entre leurs ouailles
et celte répugnante imagerie. Ces dogmes nouveaux, ce
raarianisme afl'adissant, que saint tiernard (4), saint
Bonaventure lui-même (5), saint Thomas d'Aquin (6)
avaient si sagement combattus, devinrent presque toute
la religion. Le pur christianisme de l'Évangile tomba
ainsi au plus grossier fétichisme.
En même temps, l'autorité du confesseur, presque
(i) Les constitutions des Jésuites furent autorisées en i54o: la
Ligue éclata en i585 ; la loi Fallouxest de i85o ; lafl'aire Dreyfus
éclate en i8g4.
(2; Bachaumont, Mémoires, IH, 253; La Fayette. Mémoires, III,
58; Chateaubriand, Mémoires,!, 246; Montlosieh, Mémoires,
I, 37 ; Mercier, IV, 142, etc. {apud Taine, Ancien Régime, 383.)
(3) Lea, Histoire de r Inquisition, (trad. française de Salomon
Heinach), II, 5i.
(4) Épitre 174 aux chanoines de Lyon.
(5) Speculi bealœ virginis. eh. i, 11, vni, ix.
'fi) Somme Ihéologique, I, 11, 0, 81, art. 4 ; III, Q, i4, etc. — Voir
hY.\, 111, 718 et suiv.
270 HISTOIRE DK L AFFAIRE DREYFUS
nulle au dix-huitième siècle, s'était de nouveau conso-
lidée. Hommes et femmes, surtout les mères trop sou-
vent frivoles, payaient leurs faiblesses en livrant leurs
enfants (i).
On a déjà montré que, du premier jour, TAlTaire parut
à la Congrégation une occasion unique, sinon de ren-
verser la République, du moins de mettre la main sur le
pouvoir. Une fois le principe posé et admis que l'armée
est menacée dans son honneur, on engagea, sans retard,
l'opération politique et religieuse. Ce n'est pas, cett«
fois, pour sa propre cause que l'Eglise part en g-uerre,
mais au secours de l'armée. La lettre de Zola lui fut un
thème admirable pour prêcher, dans ses cinquante mille
chaires, la sainte Croisade contre les ennemis de l'armée
et du Christ, — les mêmes. Cela seul eût dû suffire à
ouvrir les yeux au Gouvernement et au parti républicain.
Puis, à son propre étonnement, le monde des salons se
mobilisa. Prises, tout à coup, d'un goût violent pour
les alTaires publiques, dont elles s'étaient exclues elles-
mêmes, depuis tant d'années, la vieille noblesse et la
haute bourgeoisie crurent que leur heure allait enfin
sonner. Il ne leur parut pas impossible, dans l'universel
désarroi, de restaurer l'ancien régime par l'étroite union
(i) L'extrême indulgence pour les péchés de la chair fut
toujours l'un des ressorts de la politique des Jésuites. (Mi-
<;hklet, le Prêtre, la femme et la famille.) Renan, dernème, dès 1869,
signale le péril : •< On s'emparait de l'esprit de la mère, on lui
exposait le poids terrible que ferait peser sur elle devant Dieu l'édu-
cation des enfants. Puis, on lui otïrait un moyen fort commode
pour échapper à cette responsabilité, c'était de les confier à la
Société... La mère n'était peut-être pas fâchée de se voir débar-
rassée de soins austères. Tout le monde, de la sorte, était con-
tent; la mère était, à la fois, tout entière à ses plaisirs et sûre
de gagner le ciel, le révérend Père le garantissait. » {La part de
la famille et de l'État dans l'Éducation, conférence du 19 avril 1869,.
dans la Réforme intellectuelle et morale, 333).
LA CRISE MORALE 271
de Tarmée et de l'Église, à leur profit. Le duc d'Orléans,
à qui Dufeuille avait donné sa démission, l'avait rem-
placé par le fils du vieux Buffet (i), qui avait les pré-
jugés de son père, mais de cœur sec et d'esprit étroit.
Les autres membres de son bureau politique étaient plus
médiocres encore , gentilshommes sans culture et
bourgeois qui rachetaient leur roture par la servilité.
Ils professaient pour les libéraux de i83o le même dé-
dain que les jeunes républicains cyniques pour les
vieilles barbes de 1848. Ces étourneaux et quelques
moines de boudoir entraînèrent les salons. Le plai-
sir est une tour d'ivoire comme l'étude. Au même
instant que les savants sortaient de leurs laboratoires
pour se jeter, épris de justice, dans la mêlée, les gens du
monde délaissèrent leurs passe-temps favoris et leurs
loisirs dorés pour combattre l'abominable entreprise du
Syndicat. Peut-on se retenir quand la France est me-
nacée, quand on insulte l'armée où les beaux fils de la
société, dédaigneux du travail civil, ont accaparé les
meilleurs emplois ?
Le peuple, depuis la Révolution, s'est cru le monopole
du patriotisme. Les nobles, à ses yeux, n'ont pas cessé
d'être les émigrés, les gens de Coblence, ceux qui sont
revenusdans les fameux «fourgons {2)». Il abjurera son
erreur quand il les verra, dans une telle aventure, venir
à lui, voler, des premiers, au drapeau. Les bons Fran-
çais, désormais, ce seront eux, et les mauvais, ce seront
(1) i5 janvier 1898. — La démission de Dufeuille est du i5 dé-
cembre 1897.
(2) En 1870, hors de nobles exceptions (Charette, Cathelineau,
Polignac, Coriolis, Cazenove de Pradines, d'autres encore que
les amis de Gambelta entourèrent toujours d'un grand respect),
la noblesse se prononça contre la lutte à outrance, poursuivit
de calomnies et d'injures le Gouvernement de la Défense na-
tionale.
272 HISTOIRE DE L AFFAIRE DRFYFUS
les juifs, les protestants, les francs-ma(;ons, défenseurs
du traître et complices de l'étranger.
Ici encore apparaissent les résultats de léducation
jésuitique qui autorise, pour une bonne fin, prescrit le
mensonge. De même que les élèves des pères, quand
ils passent un examen devant des professeurs de l'Uni-
versité, n'éprouvent aucun scrupule à célébrer les prin-
cipes de 89, qu'ils ont appris à détester, et, dépassant le
but, à vanter Marat ou Robespierre, de même les nou-
veaux ligueurs se mirent à parler le plus pur jargon
révolutionnaire et, volontiers, eussent coiffé le bonnet
rouge, s'il avait été encore de mode. La patrie en
danger, l'or de l'Angleterre, toute la phraséologie de 92
a passé du club des Jacobins au Jockey-Club. Néces-
sairement, ils avalent toutes les sottises imprimées de
leurs journaux, celles qui se colportent et qui sont pires
encore, et celles qu'ils inventent eux-mêmes, par exal-
tation d'esprit ou par gageure. Nul esprit critique, nulle
défense contre l'absurde, et, s'il est possible, encore
moins de générosité, de vulgaire humanité, surtout
chez les jeunes. « Les conservateurs, disait un jour le
prince Napoléon, sont de méchantes gens (1). » Ils
apportent dans la politique, avec leur frivolité, leur bru-
talité d'hommes de sport. Seuls, une douzaine ou deux
de vieux orléanistes, qui n'ont pas tout oublié du libé-
ralisme d'autrefois, s'abstiennent de prendre part à ces
vilenies, sans pourtant qu'ils élèvent la voix, car il ne
faut pas quitter son parti, son monde, surtout quand il
se trompe, et le juif ne vaut pas la rupture d'une seule
relation sociale. Mais les femmes, pour la plupart, sont
impitoyables. Leurs aïeules^ les belles et tendres
amies des philosophes, Mme de Luxembourg, Mme de
(i; Il tenait souvent ce propos qui étonne d'abord, mais qui
est très profond; il me la tenu à moi-même, en février i883.
LA CRISE MORALE 273
Bouf fiers, Mme d'Houdetot, Mme de Lauzun, Mme de
Ghoiseul, pleuraient sur les Galas, sur Lally, dînaient
avec Mme Legros, l'épicière (i). La même bonté, le
même dévouement aux belles causes, animaient en-
core les grandes chrétiennes qu'étaient leurs mères
et leurs grand'mères, la duchesse Albertine de Broglie,
Mme d'Haussonville, Mme de Barante. Le dur catho-
licisme romain a tari ce lait. Celles-ci s'engouent des
bandits et des bourreaux. Elles se délectent de la
prose meurtrière de Drumont et des pitreries sinistres
de Rochefort, rafTolent de Barrés; et il n'y a plus de
belle compagnie sans le dessinateur Forain qui, pour
crachoir, avait, hier encore, dans son atelier, un képi
de général; aujourd'hui, c'est m.oi qu'il représente avec
ce même crachoir, dans mon cabinet, après m'avoir
conté, quelques jours avant, qu'ayant assisté à la dégra-
dation de Dreyfus, il le croyait innocent. Les plus
grandes dames s'encanaillent avec Guérin ; leur lan-
gage, qui n'exagère pas leurs pensées, ferait horreur
aux amazones du Dahomey. L'une d'elles se fait une
réputation de patriotisme et d'esprit en souhaitant que
« Dreyfus soit innocent, afin qu'il souffre davantage (2) ».
Le faubourg Saint-Germain profita de l'occasion pour
rompre avec les quelques juifs qui avaient forcé ses
portes: «Gardez-vous vos juifs »? demandait une vieille
Philaminte. On ne garda que ceux dont les fdles, dotées
à millions, avaient refumé les terres hypothéquées de l'a-
ristocratie. On s'éloigna des Rothschild qui, sans inter-
venir dans la lutte, refusaient cependant de désavouer les
(1) Geffroy, Gustave et la Cour de France^ 1, 267, 281; Talne,
Ancien Régime, 388, etc.
(2) Il y eut quelques exceptions. Je pourrais citer cinq ou six
très grandes dames qui furent, selon la jolie expression de
l'une d'elles, des « dreyfusistes douloureuses ».
18
274 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
défenseurs de Dreyfus. Le duc d Orléans passa ouverte-
ment à Tantisémitisme ( i ) , et. peti t-fils d'une protestante,
tourna le dos aux protestants, moins répugnants que
les juifs, mais qui ne valent pas mieux, qui ne sont pas
« de vrais Français (2) ».
Ainsi, au seuil du vingtième siècle, recommençait la
Ligue, explosion subite, en apparence, et qui parut telle
aux esprits superficiels, mais qui, en fait, avait été pré-
parée, couvait depuis longtemps. Le cas de Dreyfus ne
fut que le prétexte, comme cela fut avoué par le pape
lui-même (3). Ce quon voulait, c'était étrangler la société
laïque, « reviser la Révolution, faite au seul profit delà
bourgeoisie et confisquée par les .Juifs (^) », abolir les
dieux étrangers, les « faux dogmes de quatre-vingt
neuf (5) ».
XI
Tout de suite, les meneurs, moines et nobles, lancèrent
le désordre dans la rue et, d'abord, selon la vieille tac-
tique, contre les juifs.
(1) Discours de San Remo.
(2) Ernest Renault, Le Péril prolesfanl, 26 : « Le patriotisme
des protestants est des plus douteux. Ils ont toujours été tels
qu'ils sont encore de nos jours : des révoltés et des antipa-
trioles. " 29 : « Les religions sont des races : or, le protestantisme
est une importation allemande, antifrançaise ; les protestants
s'appliquent toujours à faire à la France le plus de mal pos-
sible. » Le livre de Renault, lancé par toute la presse royaliste,
fut enlevé, en peu de temps, à vingt éditions.
(3) Voir p. 54.
(4) Drumont, Libre Parole du 11 février 1898.
(5) Enquête sur la monarchie, lettre de Paul Bourget.
LA CRISE MORALE 275
L'avanlage du désordre systématiquement provoqué,
cest que les gens paisibles en veulent moins à ceux qui
le font qu'au Gouvernement qui n'a pas su Tempècher
et aux téméraires qui en sont le prétexte. Très vite, ils
prennent peur, réclament un sauveur. Or, César sera le
serviteur de l'Église, ou il ne sera pas.
Pour la chasse aux juifs, préface à des troubles plus
profonds, elle réjouira les non-juifs ; elle sera un avertis-
sement à quiconque osera se déclarer pour le traître ;
elle provoquera le réveil de l'antique barbarie.
Dès la semaine qui suivit la lettre de Zola et presque
touslesjours, pendantplusd'unmois, des manifestations
tumultueuses éclatèrent dans beaucoup de grandes
villes. — Le 17 janvier, à Nantes, trois mille indivi-
dus, les jeunes gens des cercles catholiques, les bate-
liers du port, parcourent les rues, en poussant des
cris de mort. Après un temps d'arrêt devant l'hôtel du
corps d'armée et devant le cercle militaire, où la foule
acclame les officiers et les soldats, elle se rue contre
les magasins des juifs, casse les devantures et les car-
reaux, cherche à forcer la porte de la synagogue.
Le receveur principal des postes s'appelle Dreyfus ;
la foule réclame sa démission. — Le même soir, à
Nancy, la populace assiège la synagogue, envahit les
boutiques, brûle des paquets de journaux. — A Rennes,
les braillards, gentillâtres cléricaux et paysans, près de
deux mille, armés de bâtons, donnent l'assaut aux mai-
sons d'un professeur juif, Victor Basch, et du profes-
seur Andrade qui avait adressé une lettre publique à
Mercier. — A Bordeaux, il faut la garde pour empê-
cher les manifestations de tourner au pillage. — Tout
le temps, les cris de « Mort aux Juifs ! Mort à Zola !
Mort à Dreyfus ! » se mêlent aux cris de « 'Vive
l'armée! » — blêmes scènes et plus violentes encore
276 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
les jours suivants, à Tournon, à Moulins, à Montpellier,
à Angoulême, à Privas, à Tours, à Poitiers, à Toulouse,
à Marmande. — Le 19, nouvelle émeute à Nantes, où
les drag-ons doivent charg-er; il faut fermer les boutiques
et les bazars tenus par les coreligionnaires du traître.
— Le 20, bagarres à Lille. — Le 21, à Angers, la troupe
de ligne est sur pied toute la nuit; le même soir, à
Rouen, charges de cavalerie contre les émeutiers. —
Le 22, à Chalons, la gendarmerie défend avec peine
les magasins des juifs contre les assaillants. — A Be-
sançon, la synagogue est presque forcée. La foule hurle
toute la nuit : « A bas les juifs ! » A Saint-Malo, le man-
nequin de Dreyfus est brûlé en place publique. Ailleurs,
ceux de Zola, de Scheurer, le mien. — A ^larseille, à
la même date, plusieurs milliers de gens sans aveu, la
lie du port, les nervi, conduits par la jeunesse dorée,
acclament les officiers au balcon du cercle militaire, et,
de là, tout le long de la Cannebière, et dans les rues
avoisinantes, cassent, à coups de pierre, les glaces des
magasins, arrachent les grilles du temple et poussent
des hurlements de mort contre le rabbin. — Dans toute
la Lorraine, à Lunéville, à Épinal, à Bar-le-Duc, dans
les moindres villages, les juifs sont hués, bourrés de
coups ; on leur jette de la boue ; ils ripostent à coups
de pierre ;des agents qui interviennent sont blessés. Des
boutiques sont défoncées, saccagées. Les femmes sont
de la fête, et les plus enragées. — Bagarres encore à
Grenoble, à Niort, au Havre, à Orléans. — Partout les
malfaiteurs s'en mêlent, profitent du tumulte pour
travailler de leur état. Pendant que les « patriotes », à
Bordeaux, lapident les maisons juives, les voleurs
fouillent leurs poches. La police arrête plusieurs réci-
divistes. Au bout de quelques soirées de ce genre, la
force publique, insuffisante, harassée, perd patience
LA CRISE MORALE 277
et brutalise tout le monde, juifs et chrétiens (i).
A Paris. Guérin exerçait ses troupes, tantôt au quar-
tier latin, tantôt sur les boulevards. Il fit promener
tout un jour une pancarte avec ces mots : « Zola à la
potence! Mort aux juifs! » Le soir, dans les réunions
publiques, il déclarait, par une, parodie catholique de
la Commune, que des otages étaient choisis parmi les
amis du traître. C'étaient Bernard Lazare et moi (2).
Mais il trouva à qui parler. Le 17. avec Alphonse Hum-
bert, Thiébaud, Le Provost de Launay, le vicomte de
Pontbriand, il avait organisé un meeting dindignation.
Thiébaud sétant écrié : « C'est la Révolution qui com-
mence! » les socialistes se précipitèrent à l'assaut de la
tribune ; on s'assomma pendant une heure ; le sang
coula.
• Ce ne sont là pourtant que des feux de paille si on
les compare à la conflagration qui a éclaté, de l'autre
coté de la Méditerranée, en Algérie. L'antisémitisme,
depuis quelques années, y avait beaucoup grandi. Les
juifs d'Algérie, naturalisés en bloc par le décret du
i4 octobre 1870 (3), étaient très reconnaissants à la
République de les avoir faits Français. Ils s'attachèrent
particulièrement au groupe politique qui les avait appe-
lés d'un coup à la cité complète. C'était celui des amis
de Crémieux et de Gambetta. Les autres groupements,
d'ailleurs républicains, leur en voulurent de soutenirun
seul parti de leur vote et de leur argent. — La population
1 Dépèches de VAgenre //«t'a.s. Mêmes récits dans la Libre
Parole. V/ntransigeunl et la Croix des 17. 18, igjanvier 1898, etc.
(2) « Dès ce soir, MM. Ueinach et Bernard Lazare sont nos
otages. » (Déclaration de Guérin à un rédacteur du Figaro.
19 janvier.)
(3 Signé : Crémieux, Gamdetta. Glais-Bizoin, Fourichon.
Dès i8t)9. le Gouvernement impérial avait soumis au Conseil
d'État un projet analogue.
278 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
d'orig-ine française était dix fois plus nombreuse (i).—
Pour lesg-riefs économiques, tant imaginaires que réels,
c "étaient les accusations séculaires, les mêmes qui se
produisent partout où chrétiens et juifs sont en pré-
sence. Beaucoup de juifs algériens pratiquaient l'usure,
mais à un taux qui n'était pas supérieur au taux or-
dinaire des usuriers chrétiens, et qui était inférieur à
celui des usuriers kabyles. On leur reprochait de rester,
dans la nation, une classe fermée, de ne pas se mêler
à la vie commune (2j. Mais, quand ils voulaient s'y
mêler, on les repoussait. Les Arabes méprisaient leurs
cousins sémites, mais pas beaucoup plus que les chiens
chrétiens. Les étrangers, non naturalisés, très nom-
breux. Espagnols, Maltais, Italiens surtout, les détes-
taient. La pâte dont est fait l'antisémitisme est toujours
la même ; le levain seul fut plus violent sur cette terre
brûlante d'Afrique.
Les troubles commencèrent à Alger, le 18 janvier.
Des étudiants s'apprêtaient à brûler Zola en effigie ; la
police intervint (3) ; les jeunes patriotes parcoururent
les rues en poussant des cris et, tout de suite, une foule
se joignit à eux, où dominaient les étrangers et les in-
digènes, pour acclamer l'armée, mais aussi pour se ruer
sur les magasins et les bazars des juifs. Ces désordres
se répétèrent quatre jours de suite. La gendarmerie à
cheval laissait faire (4) Les manifestants s'écartaient
sur son passage, l'applaudissaient et se reformaient der-
1; Population française dorigine : 3i8. 187 ; population fran-
çaise juive: 50.703 ;Chambre des Députés, séance du 19 février
1898, discours de Bourlier, député dAlger.)
i> Chambre des Députés, séance du 19 févi-ier 1898, discours de
Jaurès.
3) Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de
Paul Samary ; Télégramme algérien du 26 janvier, article de
Charles Marchai, vice-président du Conseil général.
(4; Temps du 19 féxrior 1898.
LA CRISE MORALE 279
rière elle pour donner la chasse aux juifs. Les boutiquiers
chrétiens arborèrent des pancartes indicatrices : « Mai-
son catholique. Pas de juifs dans la maison. — Nous
sommes tous chrétiens et catholiques ! — Vive la
France ! A bas les juifs ( i) ! »
Les émeutiers ainsi renseignés n'assaillirent que les
magasins de la concurrence. « Oui avait donné ce mot
d'ordre ? Ah ! personne, si ce n'est le Christ lui-même,
le Christ qui aime les Francs, et auquel il faudra bien
revenir, puisque lui seul est le sauveur. La protection
fut claire, palpable, évidente. Pas une maison fran<;aiise
ou même étrangère, ni arabe, n'a souffert le moindre
dégât, tandis que, à côté, au milieu de la sérénité par-
faite des éléments français, on saccageait tout chez les
juifs, et cela, très souvent, entre deux magasins non-
juifs. Il n'y a pas eu une seule méprise (2). »
Le général Varloud, qui commandait à Alger, était
un vieux républicain. Le cœur lui levait quand ces mi-
sérables, se jetant à la tête de son cheval, criaient :
« Vive l'armée (3) ! »
Le préfet (Granet), le gouverneur (Lépine), avertirent
le maire (Guillemin) qu'ils lui retireraient la police s'il
ne faisait pas respecter l'ordre. Le maire crut s'en tirer
par des proclamations : « Vous avez été indignés des
agissements infâmes de ceux qui essayent d'atteindre
cette chose sacrée : l'honneur de l'armée française.
L'émotion soudaine de la mère-patrie a vibré du premier
coup dans vos cœurs. Mais ne faites pas dégénérer en
désordres de la rue et en attaques contre les propriétés
{i'< Croix du 28 janvier i8ij8; Gazette de France du 10 février, ai-
ticle de Roger Lambelin, conseiller municipal royaliste de P^iis.
qui félicite les antijuifs du réveil de la foi.
'2) Croix, du 28 janvier.
3) Déclaration du général ^'arloud. [Radical du 21 avril 1902.)
280 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
l'explosion de ces beaux sentiments. » Et encore :
« Vous avez montré superbement votre furie fran-
çaise; montrez maintenant que vous avez le calme et
la force (i). »
Les principaux meneurs, Pradelle, Lebailly, un tout
jeune homme, Max Régis Milano, de famille italienne,
naturalisé de la veille, continuèrent à montrer leur
furie. Le 22 au soir, ils haranguèrent la foule (six mille
personnes) qu'ils avaient convoquée dans un cirque.
Régis proposa « d'arroser de sang juif l'arbre de la
liberté ». L'avocat Langlois : « Les Juifs ont osé
relever la tête; il faut les écraser. » Morinaud, de Cons-
tanline : « Les ancêtres des juifs n'étaient pas dignes de
cirer les babouches des Arabes (2). » Ainsi grisée, la
canaille, armée de nerfs de bœuf et de malraques, des-
cendit vers l'un des quartier» juifs, celui de la Lyre.
L'accès en était gardé par la troupe. 11 fallut remettre
l'opération au lendemain.
Le jour suivant, quand la bande des émeutiers monta
vers la rue de la Lyre, troupe et police étaient ailleurs.
Les juifs seuls faisaient le guet. Ils se défendirent à
coups de bâton et à coups de pierre. Un des émeu-
tiers, Cayrol, maçon, reçut un coup de couteau dont il
mourut une heure après. Repoussé de ce côté, « le Ilot
des manifestants envahit alors la rue Rab-Azoum » et
la livra au pillage, comme une ville prise, ainsi que la
la rue Rab-el-Oued (3). Le gouverneur Lépine étant ar-
rivé sur les lieux, avec un détachement de zouaves, « la
(1) Proclamations des 21 et 22 janvier 1898.
(2) Dépêche algérienne du 24.
(3) Pèlerin du G février. — Mêmes récits dans les journaux
d'Alger {Dépêche, Télégramme, etc.), dans l'Agence Havas, etc.
Mais je préfère citer le récit des Assomptionnistcs, iden-
tique et plus instructif.
LA CRISE MORALE 281
mêlée continua autour de lui (ij «..La police était exté-
nuée ; plusieurs agents, frappés, blessés, étaient hors
de service ; il fut lui-même atteint par un projectile « au
milieu des hurlements d'une foule en délire (2) >>. « Cin-
quante boutiques furent dévastées en un instant (3) »;
pas une boutique juive n'échappa. ^< Les pillards étaient
encouragés par l'approbation de tous les véritables co-
lons. Ces barbares modernes vont-ils ouvrir un nouveau
chemin au christianisme, comme autrefois les hordes
d'Attila (4) ? >' Les destructions continuèrent toute la
nuit, au milieu de feux de joie qui risquèrent d'embra-
ser tout le quartier. Le lendemain, au retour des ob-
sèques de Cayrol, « la foule assomma deux juifs, qui
refusaient de céder leur place dans un omnibus (5) »,
et un troisième qui portait un pain (6). L'un deux,
lapidé, le crâne fracassé à coups de matraque, ne tarda
pas à expirer. Le gouverneur, qui avait suivi les ob-
sèques de Cayrol, n'assistapas à celles de Schebat Aaron.
C'était un volontaire de 1870 . — Mêmes scènes à Blidah,
à Saint-Eugène, à la Maison-Carrée, à Bouffarick, à Mos-
taganem, à Mustapha (7). — En quatre jours, i58 maga-
sins furent saccagés de fond en comble, toutes les mar-
chandises volées, jetées au vent ou dans la boue, brû-
lées au pétrole, avec les livres de comptabilité et les
correspondances (8). — Sur 5i3 individus arrêtés, pen-
(1) Pèlerin du 6 février 1898.
(2} Chambre des Députés, séance du 19 février 1898. discours
de Lépine.
(3) Ibid.
(4) Pèlirin du 6 février.
(5) Libre Parole du i5 février, article de Max Régis inlilulé:
« Nécessité des troubles d'Alger. »
(6) Il sappelait Zéraffa. Dépêche Havas.)
(7) Dépêche algérienne du -iS janvier. De même rj/j/'yu//', jour-
nal de Max Régis.
(8) Temps du 19 février.
282 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dant ces troubles, la justice compta 42 juifs, coupables
de s'être défendus, 176 Français catholiques, i84 Arabes-
et 112 étrangers (1). — L'incendie, parti d'Alger, s'étale
bientôt sur le reste du département, gagne Constantine
et Oran, Partout, la foule ensauvagée, encouragée,
bâtonne les juifs, vole et détruit,, envahit les syna-
gogues, souille les vases sacrés et déchire les rouleaux
de la Loi.
Le principal héros de ces scènes bestiales, le jeune
Régis, fut porté en triomphe ; les belles Algériennes se
disputèrent ses faveurs. Le « moine » de la Croix remercia
« le Christ, qui a tout couvert de sa protection, sauf le
traître ». — Le Christ avait dit : « Aimez-vous les uns
les autres. » — Et Drumont exulta, ayant enfin trouvé
des électeurs dignes de lui.
(1) Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours-
de Barlliou, ministre de rinlérieur.
CHAPITRE V
LA DÉCLARATION DE BULOAV
I
Le discours de Cavaignac, sur les aveux de Dreyfus,
avait paru à beaucoup d'esprits indécis, qui ne se rési-
gnaient pas de gaîté de cœur à l'injustice, une réponse
topique à la lettre de Zola. Si le traître lui-même a
confessé son crime, toute cette fantasmagorie s'écroule.
La légende, depuis trois mois, courait les journaux (i).
L'anecdote devenait autrement sérieuse avec Cavai-
gnac, ancien ministre de la Guerre, personnage grave,
vertueux, incapable de mentir. Non seulement il affir-
mait la réalité des aveux, mais l'existence d'un témoi-
gnage écrit contemporain, évidemment d'un rapport
de Lebrun-Renault. Les journaux de l'Etat-Major pré-
cisaient que ce rapport avait été écrit « au lendemain
même de la dégradation (2) ».
il) Récemmeat encore VÉclair du 9, l'Écho de Paris du 12 jan-
vier 1898 y étaient revenus. Bernard Lazare opposa un démenti
formel à VÉclair, déclara qu'il n'existait aucun rapport de
Lebrun-Renault. Il tenait le renseignement de Forzinetti qui
avait interrogé son ancien camarade.
■2 Éclair du 9.
284 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Cavaignac, à la tribune, s'était tenu dans le vague.
Il n'avait point dit quel était ce document qui eût suffi
à calmer lagitation. Il convint, dans les couloirs, qu'il
ne l'avait pas vu, mais il était « moralement sûr (i) » ;
il laissa entendre qu'il s'agissait d'un rapport. En fait,
il avait parlé seulement sur la foi de Boisdeffre et de
Gonse, qui lui avaient dit ce quils voulaient, sans qu'en
son austère inconscience il leur en demandât davantage.
Le dossier des aveux ne comprenait encore que
deux pièces : la déclaration qui avait été dictée, en
octobre, à Lebrun-Renault, et: une note de Gonse, sur
une conversation qu'il avait eue, en décembre, avec
Mercier.
Mercier, selon Gonse, « se souvenait parfaitement,
sans, toutefois, pouvoir indiquer exactement les termes
employés, que les paroles rapportées par le capitaine
Lebrun-Renault, le jour de la dégradation, constituaient
des aveux ». Ces paroles lui avaient paru assez impor-
tantes pour mériter d'être immédiatement communi-
quées au Président de la République et au président du
Conseil (2).
Comme on la vu, Lebrun-Renault n'avait soufflé mot
des prétendus aveux ni à Casimir-Perier, ni à Dupuy.
ni à Mercier (3) .
Billot ne demandait quà être trompé. La date ré-
cente de ces pièces expliquait que ni Gonse, ni Bois-
delTre n'eussent objecté à Picquart les aveux de Dreyfus.
(1) Une de ses conversations (du 18 janvier iS93) fui rapportée le
lendemain dans les Droits de l'homme, (tétait le bruit public
des couloirs.
(2) Cass., II, 182. La note est datée du G décembre 1897.
Elle débute ainsi : « Le général Mercier, que jai vu ce matin,
se souvient parfaitement... etc. » Elle est signée : << le gé-
néral : A. Gonse. »
(3i V. t. I, 5o3 et suiv.
LA DÉCLAHATION DE BLLOW 285
D'autre part, quand Cavaignac avait. parlé dun docu-
ment '< contemporain », Billot avait laissé dire; il y avait
avantage à ce que cette erreur s'accréditât.
Les deux notes (par une autre habileté, mais révéla-
trice à elle seule de la fraude) ne faisaient aucune allu-
sion à la visite de Du Paty à Dreyfus, au Cherche-Midi,
le 3i décembre 1894 (1).— On se souvient que Du Paty,
ce jour-là, au nom de Mercier, offrit à Dreyfus un
traitement de faveur, s'il consentait à se reconnaître
coupable d'amorçage. Précédemment, Boisdeffre, par
Du Paty, lui avait fait savoir que IMercier le recevrait
s'il voulait faire des aveux (2). Et Dreyfus, après avoir
décliné l'entretien avec le ministre, avait refusé égale-
ment d'atténuer, par un mensonge, la faute qu'il n'avait
pas commise. C'était cette conversation avec Du Paty
qu'il avait racontée, dans une sorte de monologue
haché, à Lebrun-Renault. — Or, que l'incident soit
divulgué, l'inanité de la légende des aveux apparaîtra
aux yeux des hommes réfléchis (Gonse, Henry, leur
croyaient cette logique et cette bonne foi), et rien ne
reste qu'une preuve terrible du malaise de Mercier, même
api es la condamnation unanime, devenue définitive.
Il parut si important de faire le silence sur la visite
de Du Paty à Dreyfus qu'on fît disparaître les témoi-
gnages écrits qui l'établissaient. C'étaient le rapport de
Du Paty à Mercier, du soir même de sa visite ; la lettre de
Dreyfus à Mercier, du lendemain de l'cnlrevue; la lettre
de Dreyfus où, de l'île du Diable, il rappelait à Du
Paty ses promesses. Picquart n'avait rien su de ces
documents. Le plus important, le rapport de Du Paty,
Henry le détruisit.
(i) Voir t. I, 481 et suiv.
(2) Note du colonel Bouclier. {Rennes, III, 5i4, Du Paty,
286 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il ignorait que Dreyfus avait pris copie de sa lettre à
Mercier et qu'il avait écrit à Démange pour lui racon-
ter, le soir même, son entretien avec Du Paty (i).
Lucie Dreyfus fut très émue du discours de Cavai-
gnac. Elle me raconta la visite de Du Paty à son mari,
me montra une copie des lettres de Dreyfus à Démange
et à Mercier. Tout s'éclairait. Aux preuves morales que
Dreyfus n'avait pu saccuser d'un crime dont il était in-
nocent, s'ajoutait maintenant une preuve matérielle,
l'explication simple, lumineuse, des propos mal compris
ou mal rapportés par Lebrun-Renault.
J'écrivis une lettre publique de Mme Dreyfus à Cavai-
gnac, avec le récit complet de ces incidents (2).
Cavaignac. surpris, mais toujours confiant dans la
parole des généraux, interrogea BoisdelTre et Gonse qui
lui confirmèrent leurs précédentes confidences, mais
ajoutèrent que le document « contemporain >' était chez
Billot. C'est ce que Cavaignac répondit sèchement à
Mme Dreyfus (3). « Ce témoignage écrit est entre les
mains de M. le Ministre de la Guerre. » Mais quel
témoignage ? Et de qui ? Il ne le dit pas.
(11 Cass , III, 534. 536.
2) 14 janvier 1898. — Mme Dreyfus donnait le texte com-
plet de la lettre de Dreyfus à Mercier : « Cette lettre figure au
dossier du ministère de la Guerre : vous deviez la connaître: elle
aurait dû vous empêcher de porter à la tribune de la Chambre
l'assertion que vous y avez portée Et c'est le lendemain du
jour où il écrivait cette lettre que mon mari aurait fait l'aveu
que vous avez présenté à la Chambre, comme la preuve de la
culpabilité dun martyr, d'un innocent 1 La démarche de M. Du
Paty de Clam prouve que, jusqu'à la fin, le général Mercier a
eu des doutes sur la culpabilité de Ihomme qu'il n'avait pu
faire condamner qu'en violant la loi et qu'en trompant les
officiers du conseil de guerre. La lettre authenticiue de mon
mari dément le propos qui lui a été prêté. »
3; i5 janvier : « Je suis obligé de vous dire que vous
vous trompez. Ce témoignage écrit... etc. - Cavaignac ne dit
pas encore qu'il la vu.
LA DKCLAFtATION DE BULOW 287
Mme Dreyfus répliqua aussitôt (i) que Forzinetti,
<l"autres encore (2), tenaient de Lebrun-Renault lui-
même que son mari ne lui avait point fait d'aveu. » Ces
témoins auront le courage de parler, d'affirmer la vé-
rité. » Elle évoquait, ensuite, ces autres témoins, muets,
mais éloquents entre tous, les lettres du condamné :
Demandez au Ministre des Colonies de vous montrer les
lettres dont il ne m'envoie plus que des copies, me privant
ainsi de la vue même de cette ctière écriture.
Lisez ces lettres, Monsieur, vous n'y trouverez, dans
l'affreuse agonie de ce supplice immérité, qu'un long cri
de protestation, qu'une longue affirmation d'innocence,
un invincible amour i)0ur la France.
Vivant ou mort, mon infortuné mari, je vous le jure,
sera réhabilité. Ni moi, ni mes amis, ni tous ces hommes
que je connais seulement de nom, mais qui ont, eux aussi,
le souci de la justice, ne désarmeront jusquedà.
Quand on manquait de preuves contre Dreyfus, rien
de plus simple : on en forgeait. C'est ce que Boisdefïre
appelait : « nourrir le dossier ».
Comme Mme Dreyfus avait révélé la visite de Du Paty
à son mari, et comme il était à croire que Du Paty, s'il
était interrogé par son cousin Cavaignac, en convien-
drait, il n'y avait plus moyen de s'en taire. Et, comme
il vaut toujours mieux aller au-devant du danger que
l'attendre, Gonse lui-même invita Du Paty à rédiger,
(1) iG janvier i8q8.
(2) Notammpnt Clisson, lauteur de l'ai-ticle du Figaro.
Questionné par un journaliste, il refit textuellement son
récit : « Alors Drey'us n'a pas fait d'aveux au capitaine Lebrun-
Renault? — Je n'en sais rien: c'est possible, puisque des
journaux bien informés le déclarent et que M. Cavaignac l'af-
firme, mais, certainement, il n'enapas parlé devant moi. » (Siècle du
16 janvier.'
288 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de mémoire, une note sur son dernier entrelien avec
Dreyfus, au Cherche-Midi. Son rapport, lui dit Henry,
avait disparu des archives, sans qu'on sût comment (i).
Complaisamment, Du Paty écrivit la note, âpre et
inexacte, qui fut datée audacieusement de septembre (2) .
Si des esprits critiques s'étonnent qu'on ail attendu,
pour convenir delà visite de Du Paty au Cherche-Midi,
que Mme Dreyfus en ait parlé, on leur répondra par
cette note de Du Paty, antérieure par sa date à la décla-
ration de Lebrun-Renault en octobre. Encore mal ins-
truits de l'affaire, ils ne suspecteront pas la supercherie.
Pour Lebrun-Renault, on le tient par son premier men-
songe.
Ces précautions prises, Gonse fabriqua une lettre qu'il
était censé avoir adressée, le 6 janvier 1895, à Bois-
deffre, absent, ce jour-là, de Paris.
Il y rapportait qu'il avait mené lui-même Lebrun-
Renault à Mercier, que Mercier avait envoyé l'officier à
Casimir Perier, pour lui relater les aveux de Dreyfus, et
que ces aveux, « demi-aveux ou commencements d'aveux,
mélanges de rélicences et de mensonges », se résu-
maient ainsi : « On n'a pas livré de documents originaux,
mais simplement des copies... Le ministre sait que
(1) Rennes, IIJ, 5i3, Du Paty; Cass., III, 180, Ballot-Baupré.
(2) Pièce n° 2.^2 du dossier secret. —Voir t. I, 621. — Du Paty
dit que cette note lui fut demandée " dans un but dont il ne
se souvient plus >'. [Rennes, III, 5i3.) Si Du Paty avait été prié,
en septembre 1897, d'écrire cette note, il s'en fût étonné ; Gonse,
en effet, ne lui parla qu'en octobre (le 16) d'Esterhazy et de la
campagne projetée de Scheurer ; en janvier 1898, au bruit des
furieuses polémiques, la chose, au contraire, s'expliquait
d'elle-même. De plus, si Gonse et Henry avaient sous les yeux
cette note du 14 septembre quand, le 20 octobre, ils firent
venir Lebrun Renault, ils lui auraient dicté une déclaration qui
eût cadré avec ce récit. Lebrun-Renault, au lieu de se taire
si-r la visite de Du Paty à Dreyfus, y eù.t fait allusion, comme
il le fit plus tard.
LA DECLARATION DE BULOW 289
jt suis innocent. Il me l'a fait dire par le conimandanl
Du Paly (le Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre
jours 11 l.ll sait que sijaili\Tédesdocuments,cesontdes
documents sans importance et que c'était pour en ob-
tenir de plus sérieux des Allemands (21. »
Gonse porta cette lettre à Billot, comme s'il venait de
la retrouver, en donna connaissance ensuite à Cavai-
gnac. BoisdelTre, après l'avoir reçue en son temps, la lui
aurait rendue, « pour qu'il la gardât comme un souvenir
et comme un témoignage des aveux(3) ». Ou bien, il en
aurait conservé lui-même une copie (4). — BoisdefïVe
et Gonse avaient négligé de se concerter sur ce point. —
Cependant, la place de cette lettre, si elle n'avait pas été
forgée après coup, aurait été au dossier de Dreyfus, Or,
elle n'y avait pas été jointe. Gonse montra encore àCa-
vaignac la déclaration de Lebrun-Renault.
Billot ni Cavaignac n'eurent la curiosité de demander
pourquoi, munis d'un toi moyen de réduire Picquart au
(1) Leaooclobre 1897, Lebrun-Renault avait relaté ainsi le pré-
tendu aveu de Dreyfus: « Je suis innocent; dans trois ans,
mon innocence sera prouvée. Le ministre sait <(ueî si j'ai livré
des documents sans importance, c'était pour en obtenir de sé-
rieux des Allemands. >• t. II, '^~ù.
■2 Cass., II, loi. On a vu t. I, 547, tVicj; qu'à la date du
r> janvier 1 8^)5, ce n'étaient point les aveux de Dreyfus qui préoc-
cupaient rÉtat-Major. C'était la lettre du chancelier allemand
à Casimir-Perier. Mercier, par la suite, a bâti tout un roman
patriotique sur cet incident. Comment Gonse, dans une lettre
de ce jour, aurait-il négligé d'en dire un mot, un seul, à Bois-
deffre ? A Picquart qu'il vit ce jour- là, pendant plusieurs heures,
il ne parla pas d'autre chose, d'une agitation extrême. Rennes,
I, 383. Picquart 1 II est difficile de voir une allusion à la crise
diplomatique dans les derniers mots, calmes, indifférents de la
lettre: v< .Je ne sais rien depuis ce matin. « D'ailleurs, Gonse
lui-même ne la pas prétendu. Il ne dit pas un mot de Lebrun-
Renault à Picquart.
3 Cass.. I, 261 et Rennes, I, 520, Boisdellre,
(4; Rennes, I, 35i, Gonse.
19
290 lllSTOIliE DK LAITAIHE DIŒYFL'S
silence, les généraux non uvaii'nl pas use. Ils ne s'éton-
nèrent pas davantag-e delà nouvelle rédaction des aveux,
avec la mention de la visite de Du Paty.
BoisdelïVe, comme Henry, naimait pas à produire
ses preuves au grand jour. D'autre part, il n'osa pas
dire à Cavaignac qu'il y avait avantage à les garder
secrètes. Cet agité eût été homme à concevoir des soup-
çons. De plus, il voulait renverser le ministère.
Les journaux, amis ou hostiles, n'étaient pas moins
gênants ; ils sommaient Billot de sortir la preuve que
Cavaignac avait proclamée décisive.
Comme l'Allemagne était nommée dans la lettre de
Gonse, Méline objecta, dans un« note officieuse, que
" des raisons analogues à celles qui avaient décidé le
conseil de 1894 à ordonner le huis clos » rendaient cette
publication impossible. D'ailleurs, " on paraîtrait mettre
en doute l'autorité de la chose jugée ». jNIais Cavaignac
s'obstina d'autant plus ; le jour même où parut cette
note embarrassée, il demanda à inlerpeller le Gouver
nement, et tout de suite.
Les radicaux et les socialistes l'appuyèrent. Que les
catholiques se joignissent à eux, le cabinet était en
minorité. Cavaignac y comptait. A sa grande surprise,
toute la Droite, avec de Mun, soutint au contraire Méline
quand, repoussant la discussion immédiate, il posa la
(jueslion de confiance. Elle applaudit l'apothéose que
Méline fit de sa politique : « Nous avons assuré la paix
et l!ordre à Tintérieur, grandi l'autorité de la France au
dehors. » Même, elle lui passa un mot sévère sur
les agitateurs de la rue : (( Si l'on veut, sous une
forme quelconque, restaurer comme une nouvelle cam-
pagne boulangiste, le Gouvernement ne s'y prêtera
j)as. »
Malgré ce concours de la Droite, qui parut suspect
LA DÉCLARATION DE BLLOW 291
aux socialistes, Méline se vil refuser (i) le renvoi de
rinterpellation de Gavaignac à un mois ; il obtint seule-
ment (2) qu'elle serait inscrite après les autres interpel-
lations, pour être discutée dans cinq jours.
Gonse protita de ce délai pour corser encore le dos -
sier. Le capitaine Bernard déposa qu'il avait entendu
Dreyfus parler à Lebrun-Renault de « documents (3) » ;
le capitaine Anlhoine, ({ue le capitaine d'Attel lui avait
raconté avoir entendu Dreyfus dire à Lebrun-Renault,
avant la parade : « Poiu- ce que j'ai livré, cela n'en
valait pas la peine; si on mavait laissé faire, j'aurais eu
davantage en échange. » Le commandant de Mitry, à
qui la leçon avait été mal faite, plaça les aveux après la
dégradation (^).
Lebrun-Renault, dans sa déclaration, n'avait point
mentionné que d'Attel fût entré dans la chambre où
il gardait Dreyfus ; il ne l'avait pas nommé. D'Attel, en
elfet, n'avait parlé des aveux que par ouï-dire. D'ail-
leurs, il n'était plus là pour rectifier. L'an passé, on
lavait trouvé mort, de la rupture d'un anévrisme, dans
un wagon de chemin de fer (5).
On insinua, plus tai'd, que je l'avais fait assassiner.
(1) 1^31248 voix contre ig3.
(2) Par 282 voix contre 228.
(Zj 19 janvier 1898. « J'ai entendu ces mots : « Jai donné ou
"J'ai livré des documents. » Mais je ne puis affirmer ([ue les
termes ([ue j'emploie sont ceux ([ui ont été prononcés, saut
pour le mot docurnenls. » (Cass., II, i33, Bernard.)
(4) 20 janvier 1S98. (Cass., II. i33. Anthoino, Mitry.)
(5) Voir t. I, G27 ct-suiv.
292 HISTOIRE Dli L AFFAIRE DREYFUS
H
Depuis la lettre de Zola, la peur, de nouveau, tenait
Billot et BoisdelTre. Ils avaient voulu le procès, pour
ne pas paraître s'incliner devant la formidable accusa-
tion. L'étendue de leur faute se pouvait mesurer rien qu'à
la joie, à l'insolente confiance des défenseurs de Dreyfus.
Ces chefs de l'armée, outre l'armée, avaient pour eux
les pouvoirs publics, l'Église, la presse populaire, l'im-
mense majorité de la nation. C'étaient eux qui hési-
taient, reculaient.
On pensa d'abord à envoyer Zola en police correc-
tionnelle, soit pour dénonciation calomnieuse, soit
pour outrage au Président de la Républicjue. A la ré-
flexion, cela parut trop honteux. Juridiquement, c'était
impossible (i).
On imagina ensuite de traîner les choses en longueur
par une instruction. Mais il li'y a pas d'instruction en
matière de diffamation et d'outrage. Et l'enquête n'au-
rait servi que les desseins de Zola ; il y eût appelé cent
témoins.
Boisdeffre demanda que le ministre de la Guerre,
en tous cas, se portât partie civile, au procès, s'en-
gageât avec les camarades. Billot consentit, s'a-
dressa au bâtonnier de l'ordre des avocats. Ployer,
qui accepta, sans regarder aux textes, séduit par l'éclat
d'un tel rôle. Puis, après examen, il fut reconnu que
(i) ('onsî'il des ministre:^ du i5 janvier i8()8, à TÉlysée. Dans
l'après-midi, les ministres tinrent une courte réunion entre eux.
Le procureur général (Bertrand) et le procureur de la Répu-
blique (Atthalin) conférèrent au Palais.
LA DKCLAHATION DK BILOW 293
c'était encore une sottise. Cependant Ployer resta, avec
Tézenas (i), le conseil de l'Ktat-Major.
Il fut décidé enfin !2j que Billot en personne porte-
rait plainte, mais que la plainte viserait seulement les
imputations de Zola contre le conseil de guerre. On
avait découvert un article de loi qui ne permet
d'offrir la preuve que des faits « articulés et qualifiés
dans la citation (3j ». Ainsi, le procès sera restreint à la
seule allégation, qui n'était pas démontrable en fait,
que le conseil de guerre avait acquitté Esterhazy « par
ordre » et « commis, à son tour, le crime juridique d'ac-
quitter sciemment un coupable ».
Cent fois, sans que la justice s'émeuve, les tribunaux
militaires ont été accusés de juger par ordre. Le jour
même où a paru la lettre de Zola, Cassagnac a écrit
que le ministre de la Guerre avait enjoint aux juges de
« lessiver » Esterhazy et que cette lessive était insuffi-
sante (4). L'accusation avait été familière aux « pa-
triotes » d'aujourd'hui, Rochefort (5), Humbert (6). Dé-
fi) Esterhazy, Dép. à Londres. 5 mai K)oo : « C'est mon avo-
cat qui était conseil de lÉtat-Major, qui reçut de lui des hono-
raires, car il n'a rien reçu de moi. » Ployer démentit que Billot
dût se porter partie civile par son organe. Note analogue, le
même jour, du ministère de la Guerre. On avait, en effet, à
cette date, renoncé à ce projet qui avait été précédemment
annoncé par divers journaux Gaulois, Petit Journal, etc.).
2 Conseil des Ministres du iS janvier 18f)8.
(3'. Article 52 de la loi du 29 juillet 1881.
'.^) Autorité du i3 janvier i8()8.
(5) 11 L'arrêt, naturellement, avait été rédigé d'avance. »
(Aventures de ma vie, III, )4i.) " Au conseil de guerre, les offi-
ciers transformés en juges condamnent ou acquittent, par ordre
supérieur, sans tenii' aucun compte de l'acte commis. Procé-
dure monstrueuse. « (Inlransirjeant du iS août 1897.1 Etc.
6. « La justice militaire ne mérite à aucun degré le titre de
justice. " {Éclair du 26 septembre 1897. Dans le Père Duchène,
les officiers sont constamment traités d'assassins, de gredins,
de bandits, [vi avril 1871, etc.).
294 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
puis Juvénal (i), c'est un thème à déclamation classique.
Cet étranglement du procès fut délibéi'é en Conseil
des ministres, sous la présidence de Faure, La vague
procédure, dont on s'était avisé, permet de sous-
traire au jury toutes les autres accusations de Zola,
les plus fortes, contre Mercier, Billot, Boisdelïre, Gonse,
Du Paty, Pellieux, Ravary, les bureaux de la Guerre et
les experts (-2). Dès lors, quoi qu'il advienne, la Revision
ne pourra pas sortir de l'instance. Le nom de Dreyfus n'y
sera pas prononcé. Seul, Esterhazy sera sur la sellette.
L'assignation fut lancée le surlendemain (20 janvier).
Mais, dès que les ministres eurent pris leur décision,
le 18, Eslerhazy en fut informé.
11 était déjà, ce jour-là, de fort méchante humeur, Pel-
lieux, comme on l'a vu, avait publiquement confirmé
à Esterhazy que les experts contestaient l'authenti-
cité de la lettre « du Uhlan ». j\lme de Boulancy avait
aussitôt écrit à Pellieux : « Vous dites que cette lettre
est fausse et vous ne nommez pas le faussaire (3) ! »
Et, comme le général ne lui avait pas répondu, la lais-
sant ainsi exposée à d'outrageants soupçons, elle venait
de déposer, entre les mains du procureur de la Répu-
blique, une plainte contre le faussaire inconnu (4)-
Esterhazy s'inquiétait fort de cette alTaire. Maintenant,
Billot le livrait à Zola, aux « dreyfusards », à leurs
témoins !
Il avait d'autant plus sujet d'être effrayé qu'un jour-
naliste anglais, Rowland Strong (b), l'avait mis en rap-
(1) Satire XV'I, Mililiœ Commoda.
(2) Rennes, I, 174. Billot : « J'ai pensé que nous avions l'Ame
assez haute et que nous étions trop supérieurs à de si basses
injures pour nous y arrêter. »
(3) Lettre du i3 janvier 1898,
(4) 17 janvier 1898.
(5) Cass., 1, 599, Eifîterliazy: 7^1, Strong; 780, femme Gérard,
I.A DKCLAliATION DE BULOW 295
port avec un de ses compatriotes qui savait beaucoup
de choses, ('/était ce malheureux O-^càr ^^'ilde, penseur
subtil et profond, qui avait élé condamné à Londres
pour sodomie (i), et qui, réfugié avec son complice à
Paris, après avoir purgé sa condamnation, y traînait
une existence misérable sous le nom de Melmott. \Mlde
avait gardé des relations avec un autre Anglais à
qui Paniz/.ardi avait fait quelques confidences. L'Ita-
lien lui avait notamment raconté la dernière visite
d'Esterhazy à Schwarzkoppen. Wilde en informa Es-
terhazy l'ai, qui fut pris de peur à l'idée que Panizzardi
avait bavardé avec d'autres, et que tant de cadavres
mal enterrés sortiraient du tombeau. Panizzardi avait
dit aussi que l'Etat-Major allemand possédait de nom-
breuses lettres d'Esterhazy, que lui-même en avait
des photographies et qu'on pourrait peut-être les com-
muniquer à un journal (3).
Wilde, convaincu qu'Esterhazy était un traître, s'in-
téressait d'autant plus à lui. Il s'amusait fort de la sur-
prenante tragi-comédie que lui donnait le forban, cl
goûtait, en artiste, ses colères où éclatait tout l'Enfer.
Pour cet Anglais, le plus raffiné et le plus perverti des
— Slrong fit do nombreuses dômorclios en faveur d'Esterhazy;
Léon Daudet lui dit : «H se i)ourrait qu'Esterhazy ne i'ùl ni un
traître ni un liandit, mais il est (•ertainement l'auteur du borde-
reau. » (I, 743.)
(1) Cass., I, 787, Gérard : " Mme Pays m'a laconté avec
quelques détails les fait^ qui ont motivé cette condamnation. »
(•2) Casa., I, 7^1, Slronij. — Le témoin ne défûgne Wilde que
sous son pseudonyme ; il aurait honte d'avouer ses relations
avec l'auteur de Doriun Greij et de l'admirable poème: La Bal-
lade de la prison de lieadirnj.
(3) Blacker fit le même récit au député Grandmaison, et lui
proposa « de se charger de ces documents, s'il les pouvait obte-
nir, pour les communiquer à qui de droit. » {Cass., I, 73'^;
Hennés, II, 2G7, Grandmaison.) Du Paty dit qu'Esterhazy « était
parlaitement renseigné sur le camp adverse ». iCass., II, k/,.;
296 HISTOIRE DE L AFFAIHE DREYFUS
hommes, le spectacle d un espion passé héros national
n'était pas dépourvu d'agrément.
Esterhazy, cachant à peine sa terreur sous d'élo-
quentes invectives, expliqua à ses amis anglais que
« le procès intenté à Zola était une lourde faute (i) ».
Il eût fallu mépriser cet insulteur, puisque l'xibsurde et
déplorable Révolution a supprimé jusqu'à la Bastille.
Dans un pays où il y a une tradition, une forte hié-
rarchie des chefs (2), Zola serait déjà dans une forte-
resse. Décidément, la France, en proie à l'anarchie,
était tombée bien bas. Billot n'a-t-il pas refusé à Es-
terhazy jusqu'à l'autorisation de poursuivre Mathieu
Dreyfus et le Figaro, de me provoquer en duel ainsi
que Clemenceau (3)?
Esterhazy ne tint pas seulement ces propos dans les
restaurants de nuit et les bureaux de rédaction, mais il
porta ses doléances à Pellieux (4) qui, maintenant,
remplaçait Du Paty comme intermédiaire (5), et qui
avait pris en affection l'homme qu'il avait sauvé. Le
général le recevait chez lui, dans l'intimité, et sa femme
cherchait à le réconcilier avec Mme Esterhazy (6). 11
était entré, depuis peu, en relations avec Tézenas (7),
et tous les trois s'indignaient, prévoyaient des catas-
trophes.
Les capitulations successives de Billot n'avaient point
rassuré BoisdetTre. Il se doutait bien que le ministre
(1) Il récrivit aussi, le 28 janvier, à Christian qui était reparti
pour Bordeaux.
(a) Voir p. 3-22 l'article de Drumont, dans la Libr^ Parole du
1" février 1898.
(3) Cass., I, 587, Esterhazy.
(4) Cass., I, 741, Strong.
;">) Esterhazy, Dép. à Londres, 5 mars 1900; Mémoire de
Christian, 96, etc.
(6j Mémoire, ç(G.
(7) Esterhazy, Dép. à Londres et Cass., II, 176.
L.\ DECLARATION DE BULOW 297
humilié ne l'en détestait pas moins et cherchait de sour-
noises revanches. Billot, au Sénat, quand certains répu-
blicains l'objurguaient. jouait l'homme qui se sacrifie à
la solidarité militaire. Il répétait, en des termes plus
soldatesques encore : « Nous sommes dans la boue, mais
ce nest pas moi qui Tai faite, d 11 avait écrit à une
vieille amie de Félix Faure : « Il faudrait amener Mer-
cier à avouer quil s'est trompé ; sinon, nous sommes
tous obligés de le couvrir (i). » Ailleurs, chez la veuve
de Carnot, il convenait qu'Esterhazy était coupable (2) ;
en tout cas, c'était un gredin ; et il eût voulu le « rendre
à la vie civile (3) », « le chasser de l'armée (4) »■ Par
malheur, Esterhazy ne pouvait pas être mis à la re-
traite d'office, parce qu'il n'avait pas encore trente ans
de service, et il refusait de demander sa retraite antici-
pée, comme Billot l'y avait fait inviter par Boisdeffre (5),
en lui promettant le maximum de la pension (6). Cepen-
dant, BoisdelTre se sentait plus fort avec Billot qu'avec
Cavaignac. Billot n'était pas dupe, mais marchait sous
la menace. Cavaignac était dupe, mais, d'une probité
puritaine en matière d'argent, il défiait tout chantage,
et, d'une infatuation qui tournait à la folie, il n'en
faisait qu'à sa tète.
L'intérêt de BoisdefTre était donc de garder Billot,
mais en le harcelant tous les jours, en le faisant traquer,
insulter par la presse. C'est à quoi il avait laissé
employer Esterhazy par Henry. Les journaux « pa-
triotes », alimentés par Esterhazy, le tenaient, de-
puis deux mois, pour le représentant autorisé de
(1 Lettre à Mme P... (notes inédites de Monod.)
{2) Ca.s.s., I, 2C)4, Poincaré.
(3) Ibid., I, 54s, Billot.
(4j Ibid., II, 176, Peliieux.
;5) Ibid., I, 54s. Billot.
:6) Ibid., II. 17O. Peliieux.
2;,8 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
l'État -Major, attribuaient à BoisdeiTre lui-même ses
cominunicationsf i). Esterhazy travaillait surtout avec les
g-ens de la Libre Parole et de V Intransigeant (2). Il leur
faisait raconter que Billot était endetté et, par ses
dettes, à la merci du Syndicat.
A chacune de ces attaques, BoisdelFre arrachait
quelque concession nouvelle à Billot.
Mais Esterhazy trouvait que le procédé finirait par
s'user, que, le plus sûr pour lui, c était de se débar-
rasser de Billot, et, par surcroît, de tout le ministère Mé-
line, trop mou, pusillanime, incapable d'une résolution
virile. Il se concerta à cet etïet avec Pellieux et avec
Tézenas, et leur dicta, pour être communiqué à Bois-
defîre, un plan de campagne.
Il explique d'abord, en peu de mots, mais saisissants,
que, dans les conditions où s'engage la bataille, elle est
d'avance perdue : « Le général Billot promettra de
venir à l'audience de la cour d'assises, mais il n'y viendra
pas. » Et rien que « des témoignages hostiles » seront
produits à la barre, « aucun témoignage favorable » (car
il n'imaginait pas que Zola aurait laudace de citer, lui-
même, les chefs de l'État-Majorj. Dès lors, « l'avocat
général sera obligé de laisser entendre aux jurés que,
de la meilleure foi du monde, les juges du conseil de
guerre ont pu se tromper ». Ce sera le procès non pas
de Zola, mais « de Boisdeffre et du haut commande-
ment», u et Zola sera acquitté, le procès Dreyfus revisé,
(1) Cass., II, 1.S5, Boisandré : « Le commandant Esterliazy a
toujours été considéré par la presse comme le délégué de ses
cliefs ; la presse est liumiliée de voir maintenant llétrir celui
qui a été accrédité près délie. " (Confieil d'Enquête. 1
(2) « Le commandant Biot, M. de Boi?;andré, de la Libre Pa-
role, M. Charles Roger (Daniel Cloulier) de Vlnlranaigeanl, ne
pourront pas ne pas témoigner de ces faits. » [Dép. à Londres.
5 mars iç)oo.;
LA DhXLARATION DE BILOW 299
le chef (le rÉtat-Major et les trilmnaux militaires con-
vaincus dantisémilisine. de passions religieuses, d'aveu-
glement, sinon de partialité, et déshonorés ». Au con-
traire, avec un autre ministère, « on pourra compléter
l'assignation et présenter le procès sous son vrai jour,
comme celui de l'or cosmopolite contre l'armée fran-
çaise, contre la I-'rance l
Ainsi Esterhazy ne voulait pas ([ue les jurés fussent
exposés à choisir seulement entre lui et Zola. Cela était
trop chanceux. Il exigeait que l'armée, encore une fois,
s'identifiât avec lui, afin que les jurés eussent à opter
entre elle et un pamphlétaire. Dès l'origine, l'heureuse
tactique de l'État-Major avait consisté à mettre en cause
l'honneur de l'armée. On ne change pas de tactique au
milieu du combat.
Vue très exacte des choses et que l'événement va con-
firmer.
Et l'admirable, c'est qu'il ne semblait nullement préoc-
cupé de lui-même, soldat prêt à se faire tuer pour les
chefs, mais seulement de BoisdetTre et de l'armée.
« Oue faire, continua-t-il, pour empêcher un désastre ?
Il eût fallu renverser [le ministère arant qu'il ne saisît
la cour d'assises. Pourtant, il n'est pas trop tard pour
agir. Il faut le renverser demain, et tout entier, car il
est tout entier complice. »
Et, comme il connaissait à merveille son terrain
parkmientaire. il indiqua l'opération : « L'union momen-
tanée des radicaux et de la droite, sur le terrain patrio-
tique, par l'entente entre M. Cavaignac et M. de Mun. »
II termina par cette impérieuse flatterie, d'une belle
sagacité :
Le général de BoisdetTre porte ombrage aux civils, et
notamment au Président de la I^épublique. De là, la phrase
300 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
do Mélino : « Nous assistons au réveil do l'osprit boulan-
giste. » Celte phrase, en même temps qu'elle est très signi-
ficative, est très dangereuse; si la bourgeoisie venail à ij
ajouter foi, tout serait perdu.
Il faut que M. le général de Boisdeffre produise, on haut
lieu, cotte impression très nette qu'il agit par pur patrio-
tisme et qu'il pousserait, à la rigueur, le désintérosse-
ment personnel jusqu'à donner sa démission pour parler
plus librement, pour tout dire et tout démasquer.
Éviter de se placer sur le terrain, où veulent nous en-
traîner nos adversaires, d'une nouvelle lutte entre l'élé-
ment civil et l'élément militaire ; se maintenir sur le
terrain do la lutte entre le sentiment patriotique et le
syndicat cosmopolite (i).
"Pellieux porta à Boisdeffre le plan du Napoléon des
escrocs et Boisdeffre l'adopta.
III
Zola se préparait, à son procès. Deux anciens bâton-
niers, pressentis par des amis comnums, déclinèrent sa
défense. Barboux, vieux républicain, esprit pénétrant et
vigoureux, croyait à l'innocence de Dreyfus; il m'avait
offert de plaider pour moi contre Rocheforl (2), heureux
d'une occasion d'élever la voix dans cette grande lutte,
de dire très haut son horreur de cette barbarie renais-
(1) Estorhazy garda deux copies de son plan : Tune de 1.1 main
de .Jeanmaire, secrétaire de Tézenas ; l'autre qu'il avait l'ail
faire par Christian. Ce sont ces deux copies qui furent saisies
par Berlulus. (Cass., I. 2^6: II, 286, scellé ^, cote 9 ; Bennes,
h 343.)
(2) Il ne voulut jamais accepter d'honoraires.
LA DECLARATION DE BLLOW 301
sanle : rantisémitisme; mais il avaitgaixlé, avec les pas-
sions libérales des bourg-eois d'autrefois, leur souci delà
correction et, très classique, académique, épris de mo-
dération, l'acte romantique et révolutionnaire de Zola
l'effrayait. Du Buit, austère d'apparence, l'air profond,
répondit : « J'acce[)te, mais à condition de plaider la
folie (i). »
Au contraire, parmi les jeunes avocats, Félix De-
cori et Labori souhaitaient d'être chargés d'une telle
cause. Zola se rendit d'abord, mais sans le rencontrer,
chez Decori, réputé pour sa force oratoire et sa connais-
sance des mobiles, le ]>lus souvent extérieurs à l'affaire,
qui émeuvent les jurés. Leblois l'engagea, le jour même,
à faire choix de Labori qui donnerait un grand éclat au rôle
de justicier, sur celte vaste scène des assises pareille à un
théâtre populaire. Labori accepta aussitôt. Il fut décidé,
un peu plus tard, qu'Albert Clemenceau, frère cadet de
l'ancien député, se présenterait pour le gérant de V Au-
rore, Perrenx, eL que Clemenceau lui-même plaiderait
pour le journal, bien qu'il ne fût pas avocat (21.
On constitua, ensuite, une manière de conseil de dé-
fense, dont je fis partie, avec Trarieux et Leblois, mais
dont l'âme fut Mathieu Dreyfus. Il conservait un sang-
froid imperturbable, à travers tant de péripéties, exac-
tement renseigné sur toutes choses, fort politique, très
ferme aussi, et, après avoir vécu si longtemps, comme
un paria, loin des hommes, manieur dhommestrès ha-
bile, parce qu'il savait l'art de ménager les amours-
propres, qui ne faisaient point défaut, et que, sans nulle
(i) Ce propos fut colporté au Palais et reproduit dans l'Inlran-
sicjeanl du i'^'' février 1898.
(2) Il dut solliciter l'autorisation du président Delegorgue qui
commença par contester qu'il y eût des précédents. [Aurore du
20 mai 1898.)
302 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
vanité, n'ayant au cœur (|ue l'amour de son frère et la
passion de l'honneur, il ne se souciait point de paraître
diriger la redoutable entreprise.
A l'assignation de Billot, Zola répliqua par une lettre
simple, sans colère (i). Il énuméra tout ce qu'il avait pu
dire impunément (puisque Billot ne le relevait pas) : que
Pellieux et Ravary avaient lait une enquête scélérate,
t|ue Mercier s'était rendu complice d" une des plus grandes
iniquités du siècle, etc. « ^'ous voilà bien trancpiille,
n'est-ce-pas ?... Eh bien ! vous vous trompez, on vous a
mal conseillé... » Il avait écrit à Félix Faure : « Quand
on enferme la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y
prend une force telle d'explosion, que le jour où elle
éclate, elle fait tout sauter avec elle. » L'explosion,
quand même, va se produire. « La liberté de la preuve,
voilà la force où je m'attache. »
On apprit bientôt que Zola citait près de deux cents
témoins (21. C'étaient tous les chefs de l'État-Major et
leurs collaborateurs : Mercier et Billot, BoisdeiTre et
Gonse, Du Paty et Henry, Lauth et (iribelin ; les sept
juges qui avaient acquitté Esterhazy, et Esterhazy lui-
même : Pellieux et Ravary ;Picquart et Leblois ; Lebrun-
Renault et Forzinetti ; Démange et Salles, les experts deS
deux procès ; Casimir-Perier ; les ministres de 1894 ;
Lucie Dreyfus, Scheurer-Kestner el des hommes poli-
tiques de tous les partis, Ranc, Jaurès, Trarieux, Thé-
venet; puis, le groupe des intellecluels, Duclaux,
firimaux, Séailles, Anatole France, et des savants, des
archivistes, des professeurs à l'École des Chartes et au
Collège de France pour faire l'expertise scientifique du
bordereau : Paul Mever, Giry, Havet, les deux frères
1) Il jcuivier 1898.
[•2) Signification au parquet des ■>:•> et ati Janvier.
LA DECLARATION DE lU'LOW 303
Molinier, Hrricoini ; des joul■nali^Hes, Yves Guyol,
Ouillard, parmi lesquels se dissimulait uu inconnu,
l'italien Casella ; des diplomates étrangers, Polacco et
Paulucci, secrétaires à l'ambassade d'Italie ; de Bûlow-
Schlatan et de Groeben, secrétaires de l'ambassade d'Al-
lemagne ; Dumba, conseiller à l'ambassade d'Autriche ;
les attachés militaires Frédérickz, Panizzardi, Schneider,
Douglas, Dawson;el rancienaltachéallemand, Schwarz-
koppen.
11 parut prudent de ne citer ni Mathieu Dreyfus, ni
moi, qui passais pour le chef du Syndicat. On le répéta
d'autant plus.
C'était la première fois que tant de témoins et de telle
qualité étaient, convoqués devant les assises. Les amis
de Zola exultèrent : «. Voici le crime lui-même à la
barre, w Les adversaires de la Revision s'indignèrent
d'une telle audace : « L'appel aux diplomates, aux ofli-
ciers étrangers est d'un mauvais Français. »
La signification de Zola au parquet reprenait comme
« faits connexes » à ceux que Billot avait retenus »< et
comme indivisibles d'avec eux » les autres articulations
de sa lettre à Félix Faure. Zola est poursuivi pour avoir
dit qu' « un conseil de guerre vient, par ordre, d'oser
acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité,
à toute justice ». Il a donc le droit de montrer que le
traître, c'est Esterhazy, que Dreyfus est innocent.
IV
L'échéance fixée pour l'interpellation de Cavaignac
approchait. ^lélinc vit le danger : « l'union patrio-
tique », comme disait Esterhazy, des radicaux et de la
304 HISTOIRE DE L AEI AIRE DREYFUS
droile. La droite désirait le g'arder au pouvoir, à son
service, mais à condition qu'il fît sa politique. Les
radicaux laccusaient « d'une double domeslicilé : à
l'égard de la haute banque israélile, et du militarisme
clérical (i) ». Mais, s'ils s'efTrayaient delà mobilisation
triomphale des moines et des prêtres, leur grossière
démagogie frémissait encore plus à l'idée de contre-
dire la foule qui voulait que Dreyfus fût coupable. Ils
hurlaient, toujours plus fort, avec elle. Pelletan (ancien
élève de l'École des Chartes) écrivait : « Je suis de
ceux pour qui le crime de Dreyfus semble de moins en
moins douteux (-2). » Avec Goblet, il sen allait répétant
que « le procès d'Esterhazy avait été la chose la plus
imprudente du monde, puisqu'aucune charge sérieuse
ne s'élevait contre lui, au sujet du bordereau. »
Quelque jugement sévère qu'on porte sur IMéline, il
en fit toujours beaucoup moins que les radicaux n'en
exigèrent de lui.
Sûr de tomber, s'il fait entendre des paroles de
sagesse, Méline l'était-il de tomber utilement? Il se
croyait nécessaire à la République, surtout dans cette
crise. Lui renversé, son œuvre, lente, patiente, de deux
années, s'en va avec lui. Ce petit homme mince, fluet,
de santé chétive, de vie rangée, très simple de goûts,
tenait tiprement au pouvoir. L'idée d'une erreur judi-
ciaire possible, il ne l'admettait pas, mais il ne la
repoussait point davantage. Ce n'était point son affaire,
mais celle des tribunaux. Il restait froidement, obstiné-
ment, Pilate. A s'en tenir à la vérité légale, il ne charge
son àme d'aucun mensonge. Il serait bien sot de ne pas
la proclamer une fois de plus, mais, cette fois, avec vio
lence, en se mettant au diapason des furieux et des plus
(i) Lanterne du 16 janvier i8i)8, article de Camille Pelletan.
(?.) Même article.
LA DECLARATION DE BULOW 305
furieux do tous;, tlo ceux qui jouaient la comt^die de la
colère.
Il laissa Cavaignac reprendre, dun ton hargneux, son
thème familier. Enfin renseigné, Taneien ministre radical
dit, qu'il n "y avait pas un seul, mais deux documents qui
attestaient les aveux de Dreyfus : une lettre du général
Gonse, du G janvier 1890 ; une déclaration, «signée plus
tard », de Lebrun-Renault.
« Pourquoi Méline, Billot, s'obstinent-ils à s'en taire
si quelque cause inexplicable ne les retient pas ? » Il
appartient à la Chambre de « briser les liens qui
entravent l'action du Gouvernement ».
Méline, du premier mot, eut gain de cause. Cavaignac
s'était gardé de donner la date, trop récente, de l'im-
posture qui avait été arrachée à Lebrun-Renault. Méline,
d'une é({uivoque frauduleuse, qui porta d'autant plus,
précisa : " La déclaration du capitaine Lebrun-Renault,
recueillie le jour même de l'exécution du jugement de
Dreyfus.... » Puis : « Je reconnais, et tout le monde le
sait, que cette déclaration existe. »
La Chambre n'en demandait pas davantage : donc,
Dreyfus a avoué ; donc, le jour môme de la dégradation,
Lebrun-Renault a recueilli ses aveux.
Et, comme beaucoup avaient trouvé faible et trop peu
fier. l'argument diplomatique qu'il avait récemment in-
voqué pour ne rien publier, il en donna un autre qui témoi-
gnait chez lui d'une profonde connaissance de ces âmes
apeurées devant le vrai tropdur à supporter : c Ilnest pas
douteux que, si cette déclaration était lue à la tribune
elle serait discutée, caitout estdiscutédanscetleafTaire ! n
Toute la mentalié tcatholique est là : ne pas discuter,
croire. L'esprit du mal, c'est l'esprit d'examen (1).
1) n Le libre examen est la peste qui corrompt tout, qui
dissout la tiiérarchie, qui emp(''che que le chef soit obéi... Tout
20
306 HISTOIRE DE I. AFFAIRE DREYFUS
Trois cents républicains éclatèrent en applaudis-
sements.
Il y avait, avec plus de sottise, plus de probité intel-
lectuelle chez Cavaignac. Sil était sans critique, du
moins essayail-il de fonder ses croyances sur les faits.
Maintenant, Méline se lance dans un réquisitoire
contre les promoteurs de la Revision, et dune telle
virulence, avec des mots si aceibes, qu'amis et adver-
saires, il étonne tout le monde. On le savait déjà un
autre homme que, longtemps, on l'avait cru, quand on
l'appelait le « doux » Méline. Nul ne lui supposait iant
daprelé. Il s'acharna contre Zola, reprenant, mais avec
son autorité, les lieux communs de la presse : « On n'a
pas le droit de vouer au mépris les chefs de l'armée.
C'est par de pareils moyens qu'on prépare de nouvelles
éditions de la Débâcle ! » Est-il, n'est-il pas sincère,
quand il s'écrie : « Les experts, eux-mêmes, n'ont pas
trouvé grâce devant Zola. » Et, tout en colère qu'il
paraisse, il reste subtil : « Pourquoi nous ne poursui-
vons pas tout l'article ? Je ne suis pas embarrassé pour
le dire : Parce que l'honneur de nos généraux d'armée
n'a nul besoin d'être soumis à l'appréciation du jury,
parce qu'il est au-dessus de tout soupçon 1 » — Quoi !
deux catégories d'honneur dans l'armée : l'honneur in-
soupçonnable de Mercier et de Boisdeffre ; et l'honneur,
sujet à caution, des moindres chefs, des juges mili-
taires qui ont acquitté Esterhazy, de Luxer, de Bougon !
— « Et pourquoi nous ne poursuivons pas l'outrage aux
juges de Dreyfus? Parce que nous n'avons pas voulu
permettre qu'on introduisît, indirectement, en dehors
de la loi. un procès en revision ! » Dérision amère
le mal vient diilibio examen. Cest le lilirc examen qui Ote aux
peuples le bonlicui' et finit par les ruiner. » (Croix du i»»" juil-
let 1902.)
LA DECLARATION DE BULOW .^07
puisque Billot, en proclamant que Dreyfu'^ a été juste-
ment condamné, a imposé l'acquittement d'Esterhazy
dont la condamnation eût été la revision immédiate et
pacifique I Mais tous ces faux-fuyants, débités sur
un ton dextrème violence, ravirent la Chambre,
et les applaudissements devinrent des acclamations
sans fin, quand Méline fonça sur les socialistes,
leur reprocha de causer, par leurs attaques contre
Tarmée, « une g-rande satisfaction à tous les ennemis
delà France ». Une fois de plus, il déclara que le Gou-
vernement n'avait pas à connaître de l'Affaire, <îe qui eût
pu être exact si la justice avait été laissée libre. Et,
volontiers, il céderait sa place à Cavaignac, il le remer-
cierait même de la prendre, s'il le pouvait faire « sans
inconvénient pour le pays ». Mais « ce que nous défen-
dons, ce sont les intérêts permanents du pays, cest
notre puissance militaire, c'est le bon renom de la
France devant l'Étranger » ; une telle tâche, on ne la
déserte pas, « et nous resterons comme des soldats, à
notre poste ».
Cette ima»e militaire porta, au plus haut degré,
l'enthousiasme. Sauf le }>etit groupe de l'extrême
gauche, toute rassemblée fut debout, applaudissant
avec frénésie. Jamais Berryer, jamais Cambetta ne
connurent pareille ovation.
Cavaignac essaya de se relever. Il dit, mais d'un ton
où perçait un amer désappointement, que « le résultat
moral qu'il avait poursuivi se trouvait atteint ». Dès
lors, vaincu et vainqueur à la fois, il retirait son inter-
pellation.
Aussitôt. Jaurès la reprit.
Une révolte bouillonnait en lui depuis trop longtemps.
Trop longtemps, il avait contenu, retenu le cri de sa
conscience, asservi son génie à la médiocrité des com-
308 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
binaisons électorales de son groupe. Précédemment,
quand il répondit, pour la première fois, à Cavaignac,
il s'était, j)our complaire à ses amis, tenu dans des géné-
ralités philosophiques. Et, tout à l'heure encore, les poli-
tiques du parti ravaieni conjuré de prendre garde, de
se ménager, de ne pas les engager. Ils voyaient, eux
aussi, se dresser, non plus à l'horizon, mais tout près
d'eux, un passé qu'ils avaient cru aboli et qui ressusci-
tait : l'État militaire et clérical. Cette alliance de la Croix
et de l'Épée, si elle triomphe, c'en est fait non seulement
des réformes laïques de la République, mais encore des
conquêtes essentielles de la Révolution. Seulement,
cette alliance se réclame du patriotisme, d'un patrio-
tisme nouveau qui consiste exclusivement à croire que
les conseils de guerre sont infaillibles. Voilà le ciment,
la base même de cette formidable coalition. Évidem-
ment, pour abattre un arbre, c'est au tronc, à la base
qu'il le faut frapper. Quoi ! prorlamer que Dreyfus est
innocent ! donner raison à Scheurer, à Zola, me donner
raison !
Mais Jaurès, enfin, éclata. Il dénonça d'abord la di-
version de Méline contre les écrivains socialistes. Ceux
qui préparent les futures débâcles, « ce ne sont pas
ceux qui signalent à temps les fautes », mais ceux qui
les commettent, « hier, les généraux de cour protégés
par l'Empire ; aujourd'hui, les généraux des jésuitières
protégés par la République ! »
Puis, quand le tumulte causé par ces paroles se fut
apaisé, et sourd aux avertissements désespérés de Bris-
son qui lui enjoignait « de surveiller son langage », il
prit Méline corps à corps et l'invita à regarder autour
de lui. Sont-ce des socialistes « ceux qui ont entrepris,
les premiers, la campagne contre les décisions des con-
seils de guerre? » Sont-ce des socialistes encore, « ceuy
LA DliCLARATION DE BULOW 309
qui déchaînent dans les meetings et" dans les rues, les
haines de sectes et les passions religieuses » ? Ainsi, le
< louvernemont se Ironve <( dans cette situation singu-
liè!-e (|u'il ne peut plus prononcer une seule parole sans
poignarder, sans flétrir une partie de ceux dont les suC-
trages le font vivre ». Or, pourquoi tout cela ? « Parce
(|ue la question qui est })osée devant le pays ne peut
pas être résolue par des incidents ou des polémiques de
séance '>.
Et alors, il fît, hautement, sa profession de foi, iden-
tique à celle de tous ceux qui, depuis des mois, criaient
vers la justice : « Savez-vous ce dont nous soufïrons ?
ce dont nous mourons tous ? Je le dis sous ma respon-
sabilité personnelle : Nous mourons tous, depuis que
cette aiïaire est ouverte, des demi-mesures, des réti-
cences, des équivoques, des mensonges, des lâchetés !
Oui, des équivoques, des mensonges, des lâchetés ! »
Il ne parlait plus, il tonnait, le visage empourpré, le
bras tendu vers les ministres qui protestaient, vers la
droite qui beuglait. Mais plus les clameurs devenaient
furieuses, plus haut s'élevait sa voix, comme un grand
cri doiseau de mer dans la tempête : « Il y a, d'abord,
mensonge et lâcheté dans les poursuites incomplètes di-
rigées contre Zola. » (^Brisson le rappelle à l'ordre.) « Le
huis clos, tout au moins, a besoin de ce correctif néces-
saire de la libre critique au dehors. » (Les clameurs re-
doublent) : « Mais, enfin, puisque vous portiez ce docu-
ment au jury pour que le jury décidât, de quel droit
avez-vous fait un choix entre les diverses parties de
cet article ? »
Il y avait sur les bancs de rextrème droite royaliste
un certain comte de Bernis, député du Gard, qui avait
la spécialité des interruptions grossières qu'il poussait
dune voix rauque et qu'il accompagnait d'une espèce
310 IHSTOIUE DE LAFFAUŒ DHEYFUS
de rire nerveux. 11 profita dun inslanl de silence rela-
tif pour crier à Jaurès : « Vous êtes du Syndicat? » Et,
insistant : « Je dis que vous devez être du Syndicat,
que vous êtes probablement l'avocat du Syndicat 1
, — Monsieur de Bernis, riposta Jaurès, vous êtes un
misérable et un lâche ! »
Bcrnis, pour lancer son injure, s'était placé dans l'hé-
micycle, au pied de la tribune. D'un mouvement sou-
dain, comme un flot, vingt socialistes furent sur lui,
des hauteurs de l'exlrème gauche, pendant que h's
députés royalistes accouraient à la rescousse. Des sé-
nateurs venus pour assister à la séance, \o vieux
BulTet, sont bousculés, renversés. Les huissiers s'inter-
posent, emmènent Bernis que Gérault-Richard a traité
de gredin et souffleté. Mais Bernis s'échappe, escalade,
d'un bond, la tribune, d'où Jaurès, ayant ramassé ses
papiers, s'apprêtait à descendre, et, par derrière, le
fraj)pe d'un coup de poing (i). Brisson, qui, depuis le
début de l'ignoble bagarre, agitait en v^ain sa sonnette,
lève la séance. Mais les rixes continuent. Les specta-
teurs des tribunes, après s'être fort divertis, s'injurient
à leur tour et se gourment. Des socialistes, Pajot, Coû-
tant, Chauvière, debout, devant le banc des ministres,
les insultent. Des radicaux, Chapuis, Alphonse Hum-
bert, me menacent de la parole et du geste.
La troupe entra, fit évacuer la salle.
Alors, pendant une heure encore, on échangea des
coups et des injures dans les couloirs.
(1,1 Bernis envoya le lendoinain ses léinoins à Jaurès. Pelle-
tan et (jioussct répondirent aux témoins de Bernis « qu'en
rrai)pant Jaurès à l'improviste, il s'était place en dehors de
tout droit à une réparation par les armes ».
LA DECLARATION DE BLLOW 311
Celle Chambre élail luaibée en un lel discrédil que ce
lumulle de mauvais lieu ne causa pas beaucoup plus de
scandale que les récenles balteries entre anarchisles et
antisémites au \'aux-Hall.
Elle eut honle d'elle-même. Le surlendemain (i), quand
la discussion reprit, ce fut dans le plus grand calme.
Jaurès démentit, d'abord, qu'il eût traité, l'avant-
veille, ses agresseurs de « bouchers ». Des journaux lui
ont prêté ce propos. Les groupes de la boucherie s'en
sont émus (tels, les corroyeurs dAthènes). Il tenait à
rassurer la corporation.
Son discours, d'une .simple ordonnance, fut écouté
« dans un silence passif (2) ». Il montra que toute la
politique du Gouvernement tenait en trois petits mots,
selon une heureuse formule de Lacroix (3) : Contre la
preuve. Un dialogue s'engagea entre Méline et lui, mais
où le ministre, aux questions précises de l'interpellateur,
réponfUt seulement par le refus de répondre. « Pourquoi
poursuivez-vous seulement les attaques contre les con-
seils de guerre ? Pourquoi laissez-vous l'honneur de
l'armée à peine couvert par ce pauvre haillon de justice
incomplète ? Les généraux .sont-ils seuls juges de leurs
actes? — Ils relèvent du Gouvernement et de la loi. —
Oui ou non, les juges du premier conseil de guerre ont-
(i) 24 janvier i8(j.S.— La veille, undiinanche, le Gouvernement
avait redouté des manifestations ; les casernes furent consignées,
beaucoui) de troupes déployées dans la rue. Rien ne vint.
(2) Procès Zola, I, . 3ç)5, Jaurès : << Dans l'ensemble de la
Chambre, silence passif. "
;3) Radical, du 24.
312 HISTOffiE DE L AFFAIRE DREYFUS
ils été saisis de pièces secrètes sans quelles aient été
communiquées à l'accusé ? Cette question est la plus
poignante de toutes. Oui ou non, a-t-on respecté ou
violé les garanties légales qui sont le patrimoine commun
que tous les citoyens doivent défendre, même au profit
d'un juif? — Je vous réponds que nous ne voulons pas
discuter l'atTaire à la tribune et que je ne veux pas servir
vos calculs. — Pourquoi vous réfugiez-vous systémati-
quement dans le huis clos ? S'il est vrai que, sans un péril
de guerre, sans un froissement mortel, nous ne puissions
plus publier qu'un officier français a communiqué des
renseignements à une puissance voisine, je demande à
quoi servent tant de sacrifices, toutes ces combinaisons
de prudence, ces négociations d'assurance dont on parle
si souvent ? Mais ce n'est pas vrai, puisque, l'un après
l'autre, tous ces documents si redoutables, le bordereau,
la pièce secrète, la carte-télégramme, les rapports des
experts sont divulgués, et par les accusateurs eux-
mêmes, sans que la sécurité du pays soit menacée. De
quoi donc avez-vous peur si ce n'est de convenir que
l'État-Major lui-même a conçu des doutes sur la culpa-
bilité de l'un ou sur l'innocence de l'autre ? — Le Gou-
vernement ne veut pas se substituer à la justice du
pays. »
Et « cette mimique de sourd-muet (i) », Méline ne la
porta même pas à la tribune. Ces courtes phrases dédai-
gneuses, il les dit de sa place, pour bien montrer sa
résolution « de ne pas servir les calculs » des partisans
de la Revision.
Jaurès avait pris la précaution de déclarer que, sur
le fond même de l'atTaire, il n'avait pas encore de cer-
titude : « J'affirme sur l'honneur que, si je l'avais, je
(i) Clemenceau, Aurore du 26 janvier 1898.
LA DECLARATION DE BULOW 313
dirais loul haut toute ma pensée. >> S'il presse ainsi
"Nléline, c'est quil distingue entre la question de fait
(Dreyfus est-il innocent ou coupable?) et la (pieslion
de droit : de la loi bafouée et violée.
Mais Méline savait que l'aveu public de la commu-
nication de pièces secrètes entraînerait la nullité du
procès ; en conséquence, il refusait le « oui » ou le
« non » dont Jaurès se déclarait prêta se contenter.
Dupuy, quelques jours auparavant, avait eu un long-
entretien avec Mercier. Celui-ci lui avoua l'emploi illégal
des pièces secrètes. Dupuy s'en tut. Se taire n'est pas
mentir. Je demandai à Barthou de mentendre i)endant
une heure : « Vous serez édifié ; vous ne pourrez ter-
miner cette alTaire que par la clarté. » Il refusa. Tra-
rieux fit la même tentative sans plus de succès.
Cela était nouveau dans l'histoire du parti républi-
cain. Bon pour des vieux comme Scheurer de ne pouvoir
plus dormir à la pensée d'un innocent au bagne. Les
jeunes (les Deschanel, les Lavertujon, les Poincaré)
s'en accommodèrent fort bien. Peut-être Gambetta a-t-il
opposé trop tôt la politique des résultats à la politique
des principes. Par résultat, ils entendirent leur avantage
personnel. Et, trop tôt, ils étaient « arrivés », comme
Jaurès le leur rappela un jour (i i, « quand l'ouragan du
Panama passa sur leurs aînés ». Ils s'étaient gardés
alors de prendre part à la lutte, se tenant à égale distance
des sycophantes et des accusés, « ne portant pas les
coups, n'en recevant pas non plus », et se bornant à
féliciter, " par de discrets sourires », les démolisseurs
qui leur déblayaient le terrain. Maintenant qu'ils te-
naient, les uns le pouvoir, les autres les avenues du
pouvoir, ils n'entendaient pas y renoncer pour une
(i) Discours du 3 juillet 1897.
314 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
chimère de justice. Il leur arrivait encore de parler,
parfois, un langage républicain ; ce qui avait l'ait, jadis,
la beauté de Tâme républicaine leur était étranger. Ils
avaient posé ce principe que la politique doit être posi-
tive, égoïste, et que la générosité est une duperie.
Ils étaient trop intelligents pour ne pas donner rai-
son à Jaurès contre Méline ; mais ils volèrent avec
Méline contre Jaurès (i); puis, « dans les couloirs,
là où lame parlementaire retrouve son élasticité et sa
liberté », ils entourèrent Jaurès : « Quel dommage que
cette afï'aire ait éclaté quelques mois avant les élec-
tions (2) ! »
Ils se pardonnaient à eux-mêmes leur lâcheté parce
qu'ils avaient le courage de l'avouer.
Goblet, au nom des radicaux, ne trouva à dire que
ceci : « Vous avez accordé le procès d'Esterhazy aux
défenseurs de Dreyfus et le procès de Zola à la droite. »
VI
L'Europe, le monde, ne comprenaient plus rien à la
France, la regardaient « avec stupeur et détresse (3) ».
Du premier jour, Tolstoï, questionné par un jeune
écrivain, avait répondu : c Les grands malheurs ont,
parfois, leur utilité ; il est très bon qu'un cas de cons-
cience se pose pour la France (4) ». Cette conscience
(i) L'ordre du jour de confiance fut volé par 36o voix contre
126. — Lanjuinais, au nom de la droitc,'remercia Méline d'avoir
ivre à la justice un des insulleurs de l'armée.
(2) Procès Zola, I, 895, Jaurès.
(3) Lettre de Bjcernson à Zola, de Rome, le i5 janvier 18g8.
(4) André Beaumeiî, Noies sur la Russie, 84.
LA DECXAli.VTION DE BULOW 315
française, si lumineuse autrefois, comment sest-elle
obscurcie ?
D'autant plus, la lettre de Zola, traduite dans toutes
les langues, avait excité Tenthousiasme. Pendant que
la « presse immonde ». ainsi qu'il l'avait qualifiée, déver-
sait sur lui un tlot ininterrompu d'injures et de sales
outrages, et que les bandes de Guérin venaient, chaque
soir, hurler à mort devant sa porte, des félicitations ar-
dentes lui arrivèrent de tous les pays, par ballots, trente
mille lettres et adresses, signées d'admirateurs pour la
plupart inconnus, de femmes et déjeunes filles qui pleu-
raient sur Dreyfus, ne pensaient plusqu'àce roman mer-
veilleux. 11 entassait, dans des caisses, ces témoignages
si touchants, laissés sans réponse; il y eût fallu des
mois. «Combien je vous envie, lui écrivit Bjœrnson,
combien j'aurais voulu être à votre place, pouvoir ren-
dre à la patrie et à l'humanité un service comme celui
que vous allez lui rendre ! »
La certitude de l'innocence de Dreyfus était univer-
selle, sans distinction ni de classe ni de religion, hors
chez les antisémites. Beaucoup de prêtres catholiques,
même de moines, avertirent leurs frères de France
qu'ils faisaient fausse route (i).
Une voix très haute s'éleva, en Russie, celle du
grand jurisconsulte Zakrewslvi. sénateur de l'Empire. La
condamnation irrémédiable qui sortira de cette crise,
c'est celle « des mystérieux tribunaux d'inquisition, où
retentit le cliquetis des sabres (2) ».
Pour l'État-.Major russe, il fut édifié, dès que fut pro-
noncé le nom d'Esterhazy qui avait vendu plusieurs fois
,1 (lesl ce que le P. du Lac a dit à Cornély, ce que ma dit
je P. Gainier.
(2, Zuriditcheskaya Gazela. du 1'' février 189S.
316 HISTOIUE DE L AFFAIRE DREYFUS
des renseignements à Fun de ses agents secrets (i).
Ici encore, le mal vint de la presse, des journalistes
intempérants, an ton trop doctoral ou haineux. Ce
fameux bon sens français, cet esprit français, plus
fameux encore, que sont-ils devenus ? Ce pays de Vol-
taire a donc chû dans la démence ou rimbéciliité
finale ? Ces joies méchantes blessèrent cruellement. Les
moins chauvins, les premiers apôtres de la Revision,
s'irritèrent de ces dénigrements qui desservaient une
juste cause et qui étaient injustes. Il y avait, sans doute,
dans les prisons de Poméranie des victimes d'erreurs
judiciaires. Qui, jamais, s'était levé pour les défendre?
Quand l'Angleterre se vengea sur Byng, à la façon de
Carthage, parce qu'il avait été malheureux à la guerre,
la même folie l'avait aveuglée, et Pilt n'avait pas" été
moins outi-agé que Scheurer.
Les rapports, naguère très cordiaux entre lam
bassade d'Allemagne et Hanotaux, s'étaient fort l'efroi-
dis. Munster cachait à peine sa mésestime au jeune
ministre. Le Aïeux gentilhomme n'était point senti-
mental, mais il avait le cuHe de l'honneur.
' L'attitude embarrassée d'Hanotaux trahissait son
inquiète conscience. Il avait été élevé à une trop noble
école pour ne pas se condamner lui-même. Il était aussi
trop renseigné pour ne pas savoir que toutes les chan-
celleries étaient instruites des déclarations catégoriques
de l'Allemagne et de lltalie et qu'on le jugeait en con-
séquence. Comme il n'était pas vraisemblable qu'Ha-
(i) Le fait a été affirmé, à plusieurs reprises, pjir le général
de Rosen, attaché militaire de Russie à Berne. .le rc\ iendr.ii
sur les relations d'Kslorhazy et dUenry avec la Russie.
(Voir p. 562.) — A Rome, Primerano, chef de l'État Major tfé-
néral, quand il parlait d'Esterhazy, l'appelait ouvertement :
questo birbone ce brigand).
LA DECLARATION DE BULOW 317
nolaux no fût pas persuadé de Tabsolue loyauté dos doux
ambassadeurs, il on résultait quil so rendait cons-
ciemnienf oompliccd'un crime.
Sa chute, dans l'estime du monde, lut aussi rapide
que lavait été sa fortune.
La même réprobation atteignait Félix Faure.
11 croyait se hausser au rang des rois par un crime
d'Etat. Mais les rois sont des g-enl hommes qui n'ont
qu'une parole et qui n'admettent pas qu'on la mette en
doute.
Un des secrétaires de l'ambassade d'Italie raconta à
Zola les confidences finales de Schwarzkoppen à Paniz-
zardi, précisa que le général de Schlielfen avait, à Ber-
lin, dans ses archives, plus de cent lettres d'Esterhazy,
beaucoup plus gi-aves que le bordereau (i). Zola tira de
cette conversation un récit que le philosophe Xordau
porta, de sa part, à Schwarzkoppen dont il avait été le
médecin. Celui-ci écouta la lecture sans broncher,
mais Nordau ne put olïtenir qu'une affirmation for-
melle au sujet de Dreyfus : « Pour le reste (c'est-à-dire
en ce qui concerne Esterhazy), tant qu'on m'ordonnera
démo taire, je me tairai. » Nordau essaya, sans succès,
de voir l'Empereur allemand.
S'il avait cédé à son tempérament impulsif, surtout
s'il avait connu le bordereau annoté, le faux des
faux, l'Empereur, peut-être, eût éclaté. Le vieux chan-
celier (le prince de Hohenlohej, le ministre des Aflaires
étrangères, Bulovv, d'autres encore, lui firent sentir la
gravité d'une manifestation personnelle, si la France,
dans la fièvre des esprits, no l'eût pas acceptée comme
sincère (2). Guillaume 11 se rendit à ces avis, mais
(1) La Vérité en marche. 155.
(2) Vor;; la mèmf ôpoque, la comtesse de Bulow écrivit à sa
vieille amie, Mme de Mejsenburg, l'auteur des Mémoires (/'u«e
318 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
oxigea qu'une déclaration nouvelle, et, celte fois, offi-
cielle et publique, de son gouvernement, dégageât,
avantrouverture du procès de Zola, la responsabilité de
l'Allemagne.
Le ministre des Affaires étrangères fit en consé-
quence, devant la commission du budget du Reischlag,
la réponse suivante à une question du député libéral
Richler :
Vous comprendrez que je n'aborde ce sujet qu'avec de
grandes précautions. Agir autrement pourrait être inter-
prété comme une immixtion de notre part dans les affaires
intérieures de la France, et nous avons constamment, et
avec le plus grand soin, évité jusqu'à l'ombre d'une
pareille immixtion. Je crois d'autant plus devoir observer
une réserve complète à ce sujet qu'on peut s'attendre à
ce que les procès ouverts en France jettent la lumière sur
toute l'affaire
Je me bornerai donc à déclarer de la façon la plus for-
melle et la plus catégorique, qu'entre Tex-capitainc
Dreyfus, actuellement détenu à l'île du Diable, et n'importe
quels agents allemands, il n'a jamais existé de relations
ni de liaisons de quelque nature qu'elles soient.
Les noms de Walsin-Esterhazy et de Picquart, je les ai
entendus, pour la première fois de mon existence, il y a
six semaines.
(En effet, le chef de l'État-Major allemand n'entre-
tenait pas les secrétaires d'Etat aux Affaires étrangères
de ses histoires d'espionnage.)
Bulow ajouta que « la légende courante d'une lettre"
d'un agent mystérieux, qui aurait été trouvée dans un
panier à papiers, ferait, peut-être, bonne figure dans
idéalisle: <fi Ailes was Zolagesagl liai /.s/ wahr. » Tout ce que Zola
a dit f><t oxact. » 'Noies inédiles de Moxon.)
LA DECLARATION DE BULOW 319
les dessous d'un roman de portière (i) ; mais que, natu-
rellement, elle était imaginaire et fausse de tous
points. »
En d'autres termes, Schwarzkoppen n"a point reçu
le bordereau qui a été porté intact au ministère fran-
çais de la Guerre, après avoir été volé, dans son enve-
loppe, à l'ambassade dAllemagne.
D'Orraescheville avait écrit, dans son acte d'accu-
sation, que « Dreyfus pouvait se rendre en Alsace, en
cachette, à peu près quand il le voulait, et que les auto-
rités allemandes fermaient les yeux sur sa présence. »
IjuIow relova ce ixiensonge; « Bien moins encore, dit-
il, je n'ai entendu parler de facilités particulières qui
auraient été accordées, de la part de l'Allemagne, à Tex-
capitaine. »
Il constata enfin que « l'affaire Dreyfus, si elle avait
fait beaucoup de bruit, n'avait troublé en rien, àsa con-
naissance, les relations uniformément tranquilles entre
l'Allemagne et la France ».
Cette déclaration catégorique fut télégraphiée aus-
sitôt par les agences officielles, dans le monde entier.
C'était le jour même, a^ janvier, où Méline, devant
la Chambre, avait, une fois de plus, repoussé la Revision,
couvert Esterhazy.
Quelques jours après, l'empereur Guillaume se
rendit chez l'ambassadeur de France, le marquis de
Noailles, lui répéta les déclarations de Bulow ; Munster
les communiqua verbalement à Hanotaux (2).
(1) In einem hinlerlreppen Roman.
(2' 29 janvier 1898. — Rochefort T'crivil que " s'il sortait de celle
visite quelque complication diplomatique, il ne donnerait pas
cinquante centimes de la peau des syndiqués... La bande
Reinacli nous dit: « Prenez i^arde à vous! » Nous ne saurions
trop lui conseiller de prendre garde à elle. » ' Intransigeant An
3i janvier.) — Hanotaux n'osa pas démentir la visite qu'il avait
320 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Le !'''■ février, lo comte Bonin, pous-secrétaire d'État
aux Affaires étrangères, fit à la Chambre des députés
italiens une <;.'• 'laration analogue (i).
Précédemn ont, Tornielli avait adressé à Hanotaux un
second démenti au sujet de la prétendue lettre de Pa-
nizzardi à Scliwarzkoppen où Dreyfus était nommé (le
faux d'Henry) ; il croyait savoir qu'il en avait été l'ait
usage au cours des procédures contre Esterhazy ; il
pi'otestaità nouveau, d un ton toujours amical, mais
plus vif, où montait un peu d'irritation {•>•.
Et. encore une fois, Hanotaux, Méline, Félix Faure,
firent semblant de ne pas entendre. Croient-ils, vrai-
ment, comme le déclare Drumont (3). qui n'en croit rien,
que Bulow, au nom de l'Empereur, a menti comme un
laquais? que les Italiens, eux aussi, ont menti ?
La France, intoxiquée de mensonges, n'en douta
pas.
roruo (le Munster. Il fit pubiior dans VAgenre Ilavaa du 29 jan-
vi(M" une prétendue d('-|ièclie de Berlin : < Les journ;iux alle-
innnds démentent que I ambassadeur ait communiqué au
ministre la déclaration de Bulow. » .\ucun journal allemand
n'avait parlé de celte communication ; aucun ne l'avait démentie.
{Temps. Siècle, etc., du 3i janvier 1898.)
,1) Séance du i*"^ février 1898 : << Dailleuis. je puis affirmer de
la façon la plus explicite que ni notre attaché militaire, ni au-
cun agent ou représentant du Gouvernement italien n'ont eu,
jamais, aucun rapport direct ou indirect avec Dreyfus. » (En
réponse à une question du député Del Baizo.)
v2) Cass.,1, 401, lettre (du i5 janvier ;8y8 de Tornielli à Ha-
notaux : '1 C'est pourcpioi. dans te même but amical, je pense
quilne saurait être suiicrllu (|ue je déclare une fois de plus
à Votre Excellence que le colonel Panizzardi n'a jamais eu ni
directement, ni indirectement, rù de près, ni de loin, de rapports
avec .\lfred Dreyfus, dont il a appris l'existence uniquement
par le procès que tout le monde connaît. » — Hanotaux dit
lui-même qu'il avisa Billot et Méline {Cass.. I, 64^.
(3) Libre Parole du 28 janvier. — De même, Judet : « L'.\lle-
ma^ne prépare la guerre. » i Petit Journal.)
LA DIXLARATION Di;. lU LOW 321
vn
Comniont empêcher la justice? C'était, depuis quatre
aus, daus cette affaire, toute la pensée de TÉtat-Major.
Depuis que le procès était anuoncé, le gendre du mi-
nistre de la guerre, Wattine, substitut du procureur
de la République, et Thévenet, l'un de ses oificiers
d'ordonnance, allaient fréquemment chez Tézenas et se
concertaient avec lui (i). Et Du Paty s'y rendait égale-
ment, « pour garder le contact avec ^sterhazy (2) »,
envoyé par Gonse qui rendait compte à Boisdeffre.
Zola avait cité, comme témoins, les chefs de l'État-Ma-
jor et tous les officiers du bureau des renseignements,
non seulement Picquart, mais tous les accusateurs de
Dreyfus, ceux-ci pour éîre confondus par celui-là.
Cette perspective épouvanta lîoisdeffre. Il déclara à
Billot que le devoir du ministre de la Guerre, représen-
tant de l'armée, était de se présenter seul à la barre ;
tous les autres chefs, généraux et officiers subalternes,
recevraient du ministre lui-môme l'ordre de ne pas
comparaître (3). Il fît annoncer par Rochefort, pensant
forcer la main à Billot, qu'il en était décidé ainsi : «Les
officiers ont reçu une instruction formelle de l'autorité
militaire de ne pas répondre à la citation (4). »
(1) Cass., I, 587, Eslerliazy.
(21 Casa.. I, 4"'^, Du Paty. Il raconte que Gonse lui donna, un
jour, pour Tézenas, une note « à faire passer dans la presse »,
mais qu'il la garda. Gonse convient <]u'il envoya Du Paly chez
Tézenas TJo.s.s.. II, 198: Rennes, II, ilii) ; mais il n'a aucun sou-
venir de « larlicle ». (If. 199.)
(3 Ce plan fut discuté dans tous les journaux. {Lanlerne du
20 janvier 1898, Gaulois du 3o, Libre Parole du i"^' février, etc.)
(4) Inlransifjeant du 25 janvier.
21
3iî HiSTOini-: m: i, affaire dkkyfus
lîillol, non seulemenl, ne voulait pas ôlro seul à com-
paraître, fût-ce à clioval comme les révisionnistes l'y
invitaient (i), mais il était bien décidé à ne pas déposer
du tout. La loi (-2) donne au garde des Sceaux le droit
d'autoriser l'audition des ministres ou de la reCus(M' ;
Billot s'entendit avec Méline pour que l'autorisation du
garde des Sceaux lui fût refusée. Cela parut à Bois-
delTre la marque certaine de ce qu'on appelle, en argot
militaire, un « lâchage ». Billot chercha à lui expliquer
que la loi, malheureusement, oblige les témoins, quels
(pi'ils soient, sauf les ministres, à déférer aux appels de
la justice (3). Tout ce qu'il peut faire, c'est de ne pas
délier les officiers du secret professionnel. Ils se ren-
dront à la '< grotesque citation de Zola (4) >', mais il
leur sera loisible de rester muets.
BoisdelTre ne se résigna pas encore. Il fit marcher
Drumont : « Que se passerait-il .en Allemagne, si un
passionné d'immondices, un spécialiste d'œuvres lu-
briques », insultait les chefs de l'armée prussienne?
Mais Billot et tout le Gouvernement sont atteints de
'< démence imbécile ». Ce sont des « coquins ». S'ils
avaient eu seulement une parcelle « d'énergie et d'hon-
nêteté », ils eussent fait arrêter Mathieu Dreyfus et les
meneurs du Syndicat Or, ils jouent double jeu " comme
ce Foulon qui, au mois de juillet 1789, faisait de falla-
(1) Aurore du 3 février iStjS.
(■2) Article r"" du décret de loi du 1 mai 1812.
(3 Pellelan, tout hoplilc qu'il fût à la Revision, prote.sla
contre cette u:rève projetée des témoins militaires : « Ce serait
ini coup d'État militaire... Nous serions un piiys conquis par sa
propi*e armée. » Lanterne du 26 janvier 1898. i
',1 « L'inPoi-mation annonçant que Billot exige que les offi-
ciers, atteints par la grotesque citation de Zola, comparaissent
devant la cour d'assises, sauf à déclarer qu'ils n'ont pas le droit
(le parler, confirme ce que nous avons dit du double jeu que
joue le ministre de la Guerre. » {Libre Parole du 1" février.)
LA DliCLAJJATION I)K UUI.OW 323
cieuses promesses au peuple et envoyait, en ménie
temps, des messages à l'Hôtel de Ville pour raconter
qu'il se moquait de la naïveté de ceux qui l'écoutaient.
Foulon fut pendu à un réverbère, et c'est le sorl, peut-
être, qui attend, dans l'avenir ceux qui, à force de ca-
nailleries, de fourberies et de trahisons , semblent
prendre à tache d'exaspérer le Français (ij. »
Ces injures et ces menaces firent la joie des offi-
ciers. Méline et Billot réfléchirent qu'il était difficile
de contenter Boisdelïre. Ils n'avaient consenti aux pour-
suites qu'à son impérieuse demande, tout en se rendant
compte que celait une faute. Maintenant, il leur en fai-
sait grief et les faisait insulter.
Ainsi, chaque faiblesse, chaque capitulation d.u Gou-
vernement se retournait contre lui.
VIII
Le cas de Picquart était plus simple. Boisdeffre tenait
ce principal témoin de Zola. Il va achever de le âis-
créditei" avant l'audience et lui ofTrir ensuit» dse .s'y
déshonorer.
Régulièrement, comme Picquart était, depuis un an,
lieutenant-colonel au ^'^ régiment de tirailleurs (a) et ne
comptai! plus au ministère de la Guerre, ses juges natu-
rels étaient à Tunis. C'étaient le général Lefèvre et des
camarades qui l'estimaient. BoisdenVe et Bdlot se tirè-
rent d'embarras en le qualifiant faussement, sur Tordre
d'informer, « d'officier d'Élal-Major, détaché provi.soi-
(i) Libre Parole du i'^' février 1S98.
(2) Procès Zola, I, 3(\), Picquai't.
324 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS ,
rement an 4" tirailleurs [i] <\ ce qui le rendit justiciable
du gouvernement de Paris. Ils purent ainsi le déférer à
un conseil denquète (jui était sûr, puisqu'il était présidé
parle général de Saint-Cicrniain, ami personnel de Mer-
cier, et qu'il comprenait, av(^c le général Dumont et le
commandant Audry, le colonel Boucher, ami intime de
BoisdefTre qui le tutoyait (i>), et ce capitaine Anthoine
qui venait de faire, au sujet des prétendus aveux de
Dreyfus, une déposition suspecte (3).
Cette fausse qualification de l'inculpé, l'incompétence
qui en résultait du conseil d'enquête, rendaient nulle
toute la procédure. Mais ce lomtain lendemain, où Pic-
quart pourra se pourvoir devant le Conseil d'Etat, im-
portait peu à BoisdefTre. L'essentiel, c'était de frapper,
d'intimider par un tel exemple quiconque, sous l'uni-
forme, aura souci de la vérité.
Le rapport du général Dumont {\) reprit toutes les
vieilles accusations d'Henry. Picquart était accusé
d'avoir communiqué à Leblois le dossier secret de
Dreyfus et deux dossiers confidentiels, de lui avoir
remis quatorze lettres de Gonse et d'avoir fait à Lauth
des proposions fallacieuses.
Comme il existait deux dossiers relatifs aux pigeons-
voyageurs, Gribelin et Henry remirent au conseil, au
lieu de l'administratif que Picquart avait communiqué
à Leblois, le secret qu'il ne lui avait jamais montré (5).
(i) Cass., II, 129: rapport de Boucher à Billot: lettre au gou-
verneur de Paris. — Cass.. I, 207. Picquart : « Celle qualité
n'existe pas, à ma connaissance : j'étais lieutenant-colonel au
4° tirailleurs et tout lien entre l'Ktal-Major de l'armée et moi
était également rompu. »
(2) Cass., I, 208, Picquart.
(3i Voir p. 291.
(4) Du 3o janvier 1898. {Cass., II, 149 et suiv.'
(5, Cass., I, 208, Picquart.
LA DECLARATION DL BLLOW 325
Picijiiart. dès que raudience fut ouverte (i), s'aperçut
de la fraude. Il demanda quon montrât à Leblois le
dossier versé au débat ; Leblois déclara ne pas le re-
connaître et fit, avec beaucoup de précision, la des-
cription de l'autre dossier. 11 demanda ensuite qu'on
fît décrire par Gribelin cet autre dossier; l'archiviste en
fit une description identique, tout en jurant que cette
liasse n'était jamais sortie de son armoire (2).
Il eût détruit, de même, les autres accusations
s'il avait pu obtenir la confrontation de Leblois avec
(Jiibelin, Lauth et Henry. Mais le général de Saint-
(iermain allégua le règlement des conseils d'enquête
qui prescrit, en elfet, que les témoins seront entendus
séparément.
Henry, Gribelin et Lauth répétèrent les dépositions
qu'ils avaient déjà faites devant Pellieux et Ravary,
avec de légères variantes et sans apparente acrimonie.
Gonse, au contraire, fut agressif. Il dit notamment
que l'ancien chef du service des renseignements avait
commis, en 1896, de graves indiscrétions et qu'au lieu
de l'envoyer en Tunisie, il eût fallu le relever de ses
fonctions (3).
Galliffet s'était ofTert à déposer en faveur de Picquart.
11 le fit avec crànerie. Il dit qu'il l'avait eu sous ses
ordres pendant cinq ans et lavait fort apprécié : « S'il a
commis une faute, je suis profondément convaincu qu'on
ne peut l'attribuer qu'à une fausse conception de ses
devoirs et de ses droits. Indigné des accusations dont il
a été l'objet dans la presse et dans le rapport de Ravary,
je n'ai pas hésité à lui écrire que j'étais tout disposé à
me faire son défenseur devant le conseil d'enquête et
(1) !«'■ févriei- 1898.
(2) Cass., I, U09, Pic(iuait.
3) Ihid., II, i.")5, 1.56, 107, etc. (Conseil d'Enquête.,
326 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
qu'il me trouverait toujours prêt à lui serrer la main (i). »
Enfin, Picquart répondit point par point à toutes les
imputations qui étaient dirigées contre lui et il fit le
récit des machinations dont il avait été victime. Il s'at-
tacha surtout à établir sa pleine droiture militaire : « J*ai
été mis sous la surveillance de la police, insulté gros-
sièrement par les journaux ; je nai jamais voulu adres-
ser la moindre plainte ; j'ai tenu à être correct jusqu'au
bout ! » Il termina, avec une émotion contenue, par ces
paroles : « Si l'on veut me mettre à la porte di» l'armée,
je m'inclinerai, fort de ma conscience. Le conseil ap-
préciera si le lieutenant-colonel Picquart doit être chassé
de l'armée alors que le commandant Esterhazy se pro-
mène encore aujourd'hui avec sa croix et son grade (2). »
Xe conseil, à la majorité de quatre voix contre une,
prononça « qu'il y avait lieu de mettre Picquart en ré-
forme pour faute grave contre la discipline ».
Selon l'usage, Picquart eut dû êtie mis aussitôt en
liberté. Il fut reconduit dans sa casemate. Selon l'usage,
encore, Billot eût dû statuer immédiatement ; il était
libre d'accepter, de repousser, ou d'atténuer les propo-
sitions du conseil. Mais il s'en garda, espérant (|u'à re-
tarder la solution définitive, il déciderait Picquart à ru-
ser avec la vérité, quand il comparaîtrait aux assises,
et à acheter ainsi quelque indulgence.
IX
Les « patriotes » Iriomphèrcni, à la nouvelle que le
conseil d'enquête avait conclu à chasser Picquart de
(1) Cass., II, i54, Gallilîet.
(2) Ibid., 161 à i(J8, Pirquart.
LA OJXLAUATIU.N DE IJULOW 327
larinée. « Le cliàlinient des syndicataires de la lialiisun
commeneait (i). » Comme le secret avait été gardé soi-
gneusement sur les charges alléguées contre Pic-
qua,rt (2), le public fut persuadé (|uc raccusateur
(lEsterhazy s'était compromis dans des manœuvres
louches, qu'il s'était vendu comme Zola et comme
Scheurer.
Ainsi reluisait, d'un éclat tous les jours plus vif,
1 honneur d'Esterhazy, et c'était un salutaire exemple
que nul n"y pût porter atteinte impunément.
Les parlementaires, comme les officiers, travaillèrent
à instituer solidement cet honneur devenu <■ d utilité
publique (3) ».
J'avais adressé à Billot, à la veille du procès d'Es-
lerhazy, une protestation contre le huis clos. Comme
j'avais signé cette lettre de mon titre de député et de
ma qualité de membre de la commission de larmée, le
comte de Pontbriaud proposa à la conuuission de me
blâmer (4). J'étais absent delà séance. 11 eût été correct
d ajourner le débat. La majorité préféra aller vite,
adopta toutefois une autre rédaction, dun député répu-
blicain, qui exprimait seulement le regret cpie jeusse
signé ma protestation comme je l'avais fait (.5). J'envoyai
ma démission au président de la commission, l'acadé-
micien Mézières. en faisant observer que « je ne m'étais
pas servi de mon titre pour recommander au ministre
11; Inlrunsùjeanl du ^ l'évrifi- lîScjS.
(-2; Libre Parole du 2 et du 3.
(3 Anatole 1"i!ance, L'Anneau d'aniélltysle, -iSù : « Dt^s éx eue-
mciils. qu'on conimenceà connaître et qui seront bientôt éclaii-
cis, avaient intéressé l'État à llionnenr de Raoul. Il iniporlait
trrandement que Raoul fût pur. Cet honneur étant d'utilité i)u-
ijjiciue, chacun selTorrait de linstituer solidement. Les bons
citoyens y travaillaient avec allégresse. >>
^) ao janvier 1898.
r> Proposition d'Antnnin Périer. — Voii- p. nj'j.
328 HISTOIRE DE L AFFAllŒ DHEYFUS
de la Guerre un ami ou un client, mais pour plaider la
cause de la justice, celte dame voilée ».
Poincaré et Bourgeois prononcèrent, en province,
deux grands discours i ),
L'ancien ministre radical dénonça h la campagne qui
attristait tous les bons Français », renchérit sur « son
ami Cavaignac » : « Le Gouvernement n'a pas montré
la netteté d'attitude nécessaire... 11 faut mettre l'armée
en dehors -et au-dessus de toute discussion... » — Il eût
pu aider à dissiper la douloureuse équivoque, créée
par les protecteurs d'E;?terhazy, exploitée par les en-
nemis de la République ; il laccepte, au contraire, et
l'entretient. — L'ancien ministre modéré (il avait été
le collègue de Mercier en iSyi) traita " dagitation super-
licielle » cette grande crise morale ; ce n'était même
pas une « crise de nerfs (2) ».
« Ainsi vont les chefs de parti, s'écria Clemenceau,
suivant moutonnement les foules qu'ils prétendent con-
duire. Qui osera te dire la vérité sur toi-même, ô peuple
souverain, plus adulé, .plus caressé, plus mystifié que
les monarques, tes prédécesseurs (3j ! »
Brisson, du moins, protesta, dans une réunion ma-
(;onnique, contre le déchaînement des passions reli-
gieuses ; mais il resta encore dans le vague des doc-
trines et des métaphores :
(1) I^e 3o Jnnvicf 189S : Bourgeois à Royat, Poincaré à Li-
moges.
(2) <> Vous avez pu lire les mol?; qu'un de mes collègues de la
Chambre a dits récemment au célèJire romancier italien d'An-
nunzio : <> En rendant visite à la France, vous avez cru venir voir
une jolie femme ; vous la trouvez dans une crise de nerfs. » Le
trait, par bonheur, n"esl j>as tout à fait exact. Sous les agita-
lions supeilicielles... etc. ».
(3) Aurore du 2 février. — Ranc, dans le Malin da 1" février.
Guyot dans le Siècle, ne furent pas moins sévères.
LA DECLARATION DE BL LOW 329
Ce qui rend la France imcomparable entre toutes les na-
tions, c'est qu'elle a dégagé la personne humaine de toute
considération de naissance, de situation, de croyance.
Continuons à représenter le droit de Ihumanité. Le jour
où la France ne sera plus cela, les peuples ne la recon-
naîtront plus (i).
On s'élonne d'une hystérique qui, atteinte de cécité,
L'oil un vide à la placé occupée par un individu ou ])ar
un objet déterminés. Il faut sélonner bien plus de ces
i^iands personnages qui ne virent pas le crime, le com-
plot contre la vérité, que les Russes eux-mêmes \ non pas
seulement les Anj^Iais, les Scandinaves, les Allemands),
dénonçaient durement (-2 .
La République française, alliée à la Russie, sautocra-
tisait (3', devenait plus russe que la Russie.
Cécité mentale ou cécité morale? C'est de la première
que s'accusèrent, plus tard, les pires aveugles, ^lais
leur confession est-elle complète ?
En vain, Ranc, Lacroix, objin'guaient les radicaux ;
(i) Discours prononcé le 3i janvier )8()S, au Grand-Orient.
(a) Xovo:iii du 7 19 janvier : ■< Tous ces embarras auraient
pu être évités si le Gouvernement avait laissé aux tribunaux
les complètes earanlies dune solution impartiale... Pour que
la France revienne à une solution normale, il serait nécessaire
d'en finir avec ce système dillégalilé qui n"a que trop duré, de
lever tous ces mystères et de ne plus laisser l'ombre dun
doute sur limpartialité de la justice. Par malheur, il est im-
possible d'atteindre ce résultat sans inquiéter quelques per-
sonnes qui s'abritent à l'ombre de llionneur de l'armée. » —
La grande majorité des journaux russes tient pour la Revi-
sion: la Gazelle russe, la Gazelle de Sainl-Pélersbounj. du prince
Outchtoiizky, ami d'enfance du Tsar, très bien en cour: le Fils
(le la Patrie, journal populiste: le Messager de l'Europe. \n Revue
Orientale, la Sibérie, même l'antisémite Xoi'oié-Wremia iXouueau
Temps . Trois grandsjournaux seulement sont hostiles : le Suiel.
la Gazelle de Moscou et le Gradjanine antifrançais, du prince
.Mechtihersky.
(3; Cle.menceau. -l/a-ore du 29 janvier 1.S9S.
330 HISTOUii: Di: I, AFFAlHli DltEVFUS
A'vesGuyot, Dépasse, les libéraux. <> Vous perdez volrc
raison d'èlre, écrivait Guyot aux modérés ; de quel
droit, désormais, avec (juelle autorité pourrcz-vous
imposer le respect de la loi aux anarchistes, à tous les
partisans de la révolution sociale? Les partis ne sont
forts que par leur logiqiu^; ils périssent par leurs incon-
séquences (i). » En vain, j'évoquai le passé — La pièce
Siicrèie du procès Danlon (2) ; — en vain Jaurès invo-
quait l'avenir; en vain lioulroux, la philosophie, Du-
claux. la science, mulliplièrenl les appels à la raison (3).
Rien ne servait de rien. ,
Plusieurs qui auraient dû parler, ou mieux, aj^ir,
Loubet, Fallières, Béreng^er, \\'aldcck-Rousseau, Ma-
gnin, se rél'ugièrent derrière la i'ameuse excuse de
Sieyès : « Ou'impoi'le le Iribul de mon verre de vin
dans ce torrent de rogomme (4)? » Ouand la folie,
d'elle-même, se sera épuisée, ils entreront en scène,
avec leur influence inlacle, qu'ils auront gardée pour la
République. Alors, ils rétabliront Tordre, la justice.
Les combattants de la première heure auront re';u Iro})
de coups, trop de blessures, amassé trop de haines
pour pouvoir accomplir l'œuvre nécessaire. Eux, ils la
feront. En effet, ils tenteront de la faire ; mais trop
tard. Rs se sont condamnés eux-mêmes à une œuvre
incomplète. La grande joie, ils ne la donneront pas à la
conscience française. La grande tristesse, ils ne l'effa-
ceront pas de l'histoire de la PȎpubli([ue,
(1) Siècle du 17 janvier iSy8. lAppel aux rôiiublicains libé-
raux.) L'arlicli', d'une éloquence lorle et simple, commence
ainsi : « Que l'ailes-vou.^.Mjue font vos associations dans celle
redoutable aflaire Dreyfus ? »
(2) Siècle du 5 féviier.
3) Temps du 17 janvier,
ft) Sainte-Beuve, Causeries, V, 209.
LA DECLARATION UL liULOW 331
X
Le Iribimal avait fixé au i>5janvier mon procès conlre
I-locheforl; la police s"obslinail à ne pas trouver Lenier-
cier-Picard. Comme je m'en plai,ynis à Bertulus. le
juge sourit. Il avait lancé un mandai d'amener contre
le faussaire ; le reste ne le concernait point. ,]"insinuai
que rÉtat-Major, la police cl aient d'accord pour ne
poinl s'embarrasser d'un témoin gênant. Bertulus
n'objecta rien : « Lemercier-Picard, me dit-il, viendra,
un jour, vous trouver; vous n'aurez qu'à me prévenir;
je l'arrêterai moi-même chez vous. » L'idée de tendre ce
piège, même à ce faussaire, de livrer l'homme, entré,
sans méfiance, sous mou toit, me répugna.
La prophétie de Bertulus se réalisa. Le 19 janvier, je
l'ecus une lettre de Lemercier- Picard. Il me faisait sa
confession : « Je ne suis pas Fauteur du faux (Otto) ; je
n'ai été queFinstrumenl dune machination scandaleuse.
Lié par des engagements juscjuau prononcé du juge-
ment du premier conseil de guerre, je ne pouvais m'y
soustraire, sans m'exposer aux rigueurs de ceux à ([ui je
devais obéissance... Aussi fidèlement que possible, j'ai
rempli mes engagements, tandis que j'attends encore
que ceux pour lesquels je me suis exposé remplissent
les leurs. » En conséquence, et « se souvenant (ju'il
était Israélite », il ofîrait de me documenter « sur le
rôle qu'il avait joué, à l'instigation de Rochefort, d'Henry
et de Du Paty. >> 11 a mis <i en lieu sûr toutes les pièces
utiles à sa justification ». Il me téléphonera le lende-
main « pour connaître ma résolution (1 ) ».
1 La lettre, datée du 18, était signée Picard.
332 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
L'homme était-il de bonne foi ? S'il est sincère, que ne
se présente-t-il au cabinet de Bertulus pour y répondre à
la plainte en faux que j'ai portée contre lui ? D'autre
part, le soin que met la police à ne pas l'arrêter montre
la peur qu'on a de lui.
Très perplexe, je consultai Mathieu Dreyfus, à notre
conféi'cnce quotidienne. Il me déconseilla de m'abou-
cher avec l'individu, redoutant une manœuvre. Celles
que j'avais déjà déjouées justifiaient ce soupçon. Quand
l'agent d'Henry téléphona, mon secrétaire lui répondit
que j'étais absent.
Quelques jours après (i), il écrivit une lettre anologue
à Zala, lui demandant un rendez-vous, et se déclarant
prêt à déposer devant la cour d'assises. Mais Zola,
craignant, lui aussi, un piège, et sur le conseil de La-
bori, laissa la lettre sans réponse.
C'est l'évidence que Lemercier-Picard avait alors
maille à partir avec Henry. On sut plus tard qu'il avait
mené joyeuse vie, depuis le commencement de l'hiver
jusqu'à l'acquittement d'Esterhazy, comme un homme
qui vient de faire une bonne alïaire; puis, et précisé-
ment à cette époque, il avait disparu de son logis, laissant
des dettes et après avoir mis en circulation de fausses
traites (2). Si Zola ne l'avait pas éconduit et si je l'avais
reçu, il eût proposé de nous vendre, un à un, des papiers
frelatés ou authentiques, mais, en même temps, il eût
sollicité, en termes comminatoires, la surenchère de
son complice.
(i) La lettre est datée du 29 janvier 1898 et signée Lemer-
cier-Picard.
(2) Récit de la propriétaire de Ihùtel de Bruxelles où Leniei-
cier-Picard loga, jusqu'en janvier 1898, sous le nom de Louis
Vergnes ; sa maîtresse raconta que son ami avait une forte
somme 5.ooo francs) « qu'ils avaient mangée ensemble ». (Instr.
Berlnlus.)
LA DECLARATION DE Bl LOW 33 5
Mon alTaire devant la neuvième chambre tint deux
audiences (i). Après 1 audition de ines témoins (Berr,
à qui Lemercier-Picard avait remis la fausse pièce, et
Ranc que j'avais avisé, le jour même, que le document
était forgé), la cause était entendue. Rochefort, très
nerveux, dut reconnaître qu'il avait remis cinq cents
francs au faussaire qui l'avait berné.
Barboux, dans sa plaidoirie, fit surtout le procès de
l'antisémitisme ; il rappela que j'avais toujours défendu
la tolérance et, même contre mes amis politiques, la
liljerté des autres. Je n'en étais point récompensé. C'est
ce qui donne leur prix aux luttes pour les idées.
L'avocat de Rochefort, Desplas, célébra le patrio-
tisme de son client ; racontant la visite de Pauffîn, il
dit que « le ministère de la (juerre avait fait porter le
drapeau français chez Rochefort, parce que, nulle part,
il ne pouvait être mieux défendu que là. » 11 fit aussi
l'éloge du « brave commandant Esterhazy » et m'injuria
tant qu'il put (2). A plusieurs reprises, le public, très
nombreux, manifesta. Le président Richard menaça
de faire évacuer la salle. A la sortie, Rochefort fut
acclamé et je fus hué. Des avocats en robe, des g^ens du
monde, des étudiants catholiques criaient à tue-tête:
« Mort aux juifs! A bas les traîtres! A bas Rei-
nach (.3) ! ..
Comme il résultait à l'évidence du procès que Lemer-
cier-Picard avait été l'instrument de plus gros person-
nages, Bertulus demanda des renseignements sur son
compte au ministre de la Guerre et sembla vouloir pous-
ser l'alïaire. L'esprit d'investigation était ce que ces mi-
(1) 2") janvier et 2 février 1898.
(2) " II a littéralement, avec le .«calpel d'or de son ironie, dé-
cliiiiueté Vousouf. » [Libre Parole du 3 février.)
(3) Éclair, Pelit Journal, Rappel, Gaulois, etc.
34 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
litaires rodoutaient le plus. Billot se hâta d'écrire an juge
« que Lemprcit^r-Picard n'avait jamais été employé par
ses services et que toutes les déclarations de cet indi-
vidu étaient absolument fausses, ainsi qu'un officier de
l'Ktat-Major en avait déjà avisé, verbalement, le procu-
reur de la République (i). » Puis, le surlendemain, l'an-
cien agent reçut une lettre dont chaque ligne trahissait
une vive inquiétude (2). Son correspondant feignait
d'avoir appris qu'il venait d'être convoqué chez Bertu-
lus, ce qui était un mensonge grossier, puisque ce juge
l'avait fait vainement chercher par la police. Il conti-
nuait en ces termes :
Il far.t, à tout prix, vous soustraire à cet interrogatoire.
Si muet que vous puissiez être, la moindre indiscrétion
serait fatale. Imitez en cette circonstance l'attitude du pria-
cipal intéressé. Je ne puis encore me prononcer sur votre
réclamation. Dans tous les cas, trouvez-vous demain soir, à
onze heures, villa Saïd (chez Rochefort). Je m'efforcerai
de vous faire obtenir satisfaction.
Un mot encore : de votre silence dépend votre avenir.
- La lettre était signée d'un PI suivi d'un signe bi-
zarre (3). Elle n'est pas de l'écriture d'Henry, qui écrivait
peu et, comme on sait, avait "plus d'un scribe à ses
gages.
(1) Lettre du 3 février 1898.
(2) Lettre du S février : « Monsieur, j'npprends à l'in.slaDi que
vous avez été convoqué par M. Bertulus pour lundi (le 7). »
(3) dette lettre fut trouvée dans le portefeuille de I^emercier-
Picnrd, après sa mort (voir p. 5oo). Le Temps du 4 mars 1898 en
puldia la deuxième phrase. Selon Séverine, qui vit cet étrange
l)illet dans le cabinet de Bertulus, il serait signé tL R., des ini-
ti.iles de Rochefort. Celui-ci démentit que le billet, qui n'est pas de
sTnécriture, fiitde lui. L'Écho de Paris, la Libre Parole et Vlnlran-
sigeanl A'iVQwi alors que la lettre- était signée de mes initiales :
LA OKCLARATION DE lîlI.OW 335
Lomorrier-Picard oJilint, sans doiito, qiiol(juo ^;atis-
faclion. Mais il avait pris conscicnco-de sa force.
La veille du procès de Zola, DrumonL et (luérin alti
chèrent un placard menaçant (i) : « La population hon-
nête et patriote de Paris fera elle-même sa police : elle
prendra elle-même sa défense», si les juifs s'obstinent
dans leur <• infâme entreprisf contre la patrie ». Audif-
fred, député de la Loire, président de l'Association
républicaine, avait écrit précédemment que « l'intérêt
de la République et des israélites commandait aux insti-
gateurs de l'alVaire Dreyfus de s'arrêter là (2) ». Cassa-
gnac, qui savait Dreyfus innocent, écrivait : « Entre les
juifs et nous, il y a la Pairie (\). »
Certains juifs se laissèrent intimider, se firent tout
petits (V)- Ils n'étaient pas tous de la lignée de Judas
Macchabée. Beaucoup se rappelaient ces mélancoliques,
si cruellement douloureuses paroles de Moïse Cohen de
Tordésillas : « Ne vous laissez jamais emporter par
.1. R. D"nprès \o Figaro, la signature était illisible ; seule. la lettre
initiale H avait pu être déchilTrée. Le Journal des Débats dit
nettement que la lettre initiale H figurait seule au bas du
document. (7 mars.) L'Intransigeant reproduisit cette version,
mais n'y insista pas, et il n'en fut plus question dans aucun
journal. L'idée, d'ailleurs, ne vint alors h personne que ce pût
être le paraphe d'IIenry. dont il avait été si souvent question
au procès Zola. — La lettre, qui m'a été communiquée, est
d'une écriture mince, ronde, assez grande et, visiblement, con-
trefaite. Le signe rjui sui* l'initiale H ressemble au sigma grec,
avec une longue boucle.
(1 Libre Parole du G février 1898.
(■2) I..eltre au Temps. 3 février.
3; Autorité du 4.
(41 Le Gaulois publia une lettre dont le signataire, Fernand
Ratisbonne, << réprouvait énergiquement la stérile campagne qui
tend à jeter le discrédit sur l'armée dans laquelle il avait eu
l'honneur de servir en 1870. " (22 janvier. La Libre Parole ré-
jiondit que << ces subterfuges avaient fait leur temps ». et ([u'elle
refusait de croire au patriotisme « des juifs qui ruinent et pour-
rissent le pays ». '27 janvier.)
33r. HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
voire zt'le au point de proférer des mots blessants, car
les chrétiens possèdent la force el pourront faire la
vérité à coups de poing- (i). »
XI
A l'île du Diable, Dreyfus s'alTaiblissait beaucoup ;
il écrivit à sa femme, au commencement de l'hiver,
que « tout s'épuisait en lui ». que « son cerveau
s'atTolait (2) ». Deux mois durant (novembre, décembre),
aucune lettre des siens.
Le rapport de Deniel, en octobre, avait paru très
inquiétant à BoisdefTre ; le bourreau relatait divers
propos de Dreyfus, les uns d'un vaincu, les autres d'un
penseur trop perspicace : « Je suis une victime expia-
toire. — Si j'ai réclamé une pharmacie (qui lui fut
refusée), c'est que je crois avoir le droit, à un moment
choisi par moi, de mettre fin à une agonie qui se pro-
longe comme à plaisir. Je perds ma lucidité et je
^crains la folie... S'il y a des coupables, ils sont au mi-
nistère de la Guerre, qui m'a désigné comme victime
pour cacher les infamies commises (3). »
En décembre, il fut très malade. Il dit au docteur
Debrieu : « Je suis à bout de forces. Je préfère mourir
que de perdre la tête et de divaguer. Je m'en vais... Je
vous demande le moyen de me soutenir pendant un
mois encore. Si, alors, je ne reçois pas de nouvelles de
ma famille, ce sera la fin... Du reste, je ne crains pas la
(1) IsiDor.E LoEn, PolémÎKief^ ju^f^ ^/ chréliem^ en France el en
Espagne, dans la Revue des Eludes juives, t. XVIII.
(2) Lettres des 2 octobre el 25 décembre 1897.
(,3) Rapport ilu 7 ocloltre 1897. {Rennes, I, 2r)4.)
LA DÉCLARATION DE liULOW 337
mort... Soulagez-moi (i)... » Et encore : « Je ne tiens
plus debout, je suis rendu (2). »
Le docteur, en lui mettant un sinapisme au cœur,
lui dit : « jNe vous laissez pas abattre, espérez. »
Aussitôt, Deniel : « On ne .s'occupe plus de votre affaire
depuis trois ans ; vous êtes oublié. >
Et la brute entraîna le docteur, lui faisant des re-
proches.
Désespéré, Dreyfus adressa deux nouvelles suppli-
([ues au Président de la République, le 20 décembre et
le 12 janvier, — le lendemain de l'acquittement d'Es-
terhazy (3).
Félix Faure les transmit à I>illot, vers lépoque où
Boisdeffre et Gonse corsaient le dossier des aveux, où
Méline affirmait solennellement que Dreyfus a^ait
avoué.
Dans l'intervalle, le 9 janvier, le prisonnier reçut les
lettres que sa femme lui avait écrites en octobre et
novembre : elle lui disait que « l'horizon s'éclaircissait»,
quelle " apercevait le terme de leurs souffrances ».
'< Si tu pouvais, comme moi, le rendre compte des
progrès accomplis, du chemin que nous avons fait,
comme tu te sentirais soulagé !... Cela me brise le cœur
de ne pouvoir te raconter tout ce qui fait que jaitant
d'espoir 1 <> Il la crut, bien que devenu sceptique aux
douces paroles. Il sentait surtout, aux vexations plus
fréquentes, à la surveillance plus rigoureuse, que quel-
que chose se passait. « Un souftle de terreur régnait
autour de lui. » Il s'en rendait compte par l'attitude
des gardiens (4).
1^1 11 décembre 1897. '^Rapport de Deniel: Rennes, I, 254.)
{2) 17 décembre.
3, Cass., III, 3'i-j.
(4l Cinq Années de ma vie, ayi.
22
338 HISTOIRE DE l'aI- FAIRE DREYFUS
Le 16 janvier, il écrivit encore à Félix Faure :
Je renouvelle mon appel suprême au cher de l'État, au
ministre delà Guerre, si l'on ne veut pas qu'un innocent'
qui est au bout de ses forces, succombe sous un pareil
supplice de toutes les heures, avec la pensée éi)Ouvantable
de laisser derrière lui ses enfants déshonorés (i).
Les lettres de sa femme, comme on l'a vu, ne lui étaient
plus transmises qu'en copie. Henry en sin)primait main-
tenant tout ce qui eût pu réconforter le malheureux. Il
laissait à peine subsister quelques formules qui,
n'ayant rien de précis, semblaient banales. Des événe-
ments qui remplissaient le monde de son nom et d'une
infinie pitié, Dreyfus ne savait rien.
Un jour, il entendit deux gardiens qui, derrière la
palissade, causaient entre eux : « Ah ! si celui-ci n'est
pas reconnu innocent, personne ne le sera ! »
L'hiver, puis le printemps se traînèrent lourdement;
il resta dans l'ignorance de tout. A l'été seulement, vers
la tin de juillet, comme il était retombé malade, l'un
des gardiens, dontlenom restera éternellement inconnu,
comme celui du bon Samaritain, murmura : « 11 y a un
homme qui s'occupe de vous. »
(1) Cass., III, 327.
CHAPITRE VI
LE PROCÈS DE ZOLA
Le malin du 7 lévrier, Anatole France el le philo-
sophe Séailles, deux des témoins de Zola, déjeunèrent
ensemble. Séailles dit à son ami ce qu'il se proposait do
déclarer: quela justice est inlanij;ible; quellene peut être
sacrifiée ni à la j)assion ni à l'intérêt, de quelque nom
«lu'on les décore ; (jue le patriotisme ne consiste pas à
s'obstiner dans une douloureuse erreur. « Et si, conti-
nua-t-il, le })résident me reproche de tenir un langage
séditieux : « Après ce. que vous venez de dire, oserez-
vous expliquer le Pliédon à vos élèves ? — C'est précisé-
ment pour cela, lui répondrai-je, que je serai qualifié
à leur en l'aire comprendre les beautés. »
Puis, ils se rendirent au Palais de Justice, fendant,
avec peine, une foule compacte et déjà bruyante.
Le Phédon était très loin de la pensée du magistrat
qui avait été désigné pour présider les assises.
C'était un gros homme rojid, nommé Delegorgue,
que nous avons déjà vu au procès de Mores, qui n'était
pas méchant et ne manquait ni de .sens ni d'esprit, mais
340 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dalliire commune, le teint lleuri du gourmand, les
lèvres pincées, qui cachait, sous une gravité molle,
l'orgueilleux plaisir de présider cette grande affaire,
comptait en tirer honneur et profit, aux petits soins
avec les journalistes de la presse criarde, la voix dure,
soit qu'il déclamât, soit qu'il réprimandiit, soit qu'il
plaisantât, volontiers insolent, et l'homme du monde le
mieux fait, dans un tel procès, pour ne pas accroître le
renom du magistrat-fonctionnaire que l'on décore du
nom de juge. 11 avait, pour assesseurs, le conseiller
Lauth, chauve et rougeaud, et le conseiller Bousquet,
hirsute et pâle, la barbe blanche comme la crinière,
1 une embroussaillée, l'autre inculte, ancien député qui
avait accepté, un jour, d'être ministre de la Justice et
avait rendu la simarre au bout dune heure, la trouvant
trop lourde.
Le ministère public était occupé par l'avocat général
Van Cassel, rechigné et brutal, dont on racontait
que, substitut dans le Nord, il avait tiré lui-même
sur un fou qui, s'étant échappé, avait grimpé en haut
dune tour (i).
Au banc des accusés, Zola, rêveur, le menton appuyé
sur sa canne (2) ; le gérant Perrenx, l'air d'un ouvrier
endimanché ; Vaughan, et, derrière eux, Labori, avec
deux secrétaires, Hild et Monira, et les frères Clemen-
ceau, deux exemplaires d'un même homme, Vendéens
(1) Van Cassel était substitut à Saiiit-Oiner. Le fou jetait des
briques et des plâtras sur les gendarmes «jui entouraient la
tour. Le sous-préfet Ritï fit ouvrir le feu sur le malheureux,
qui fut blessé. Le substitut Van Cassel prit part à la salve, avec
un revolver. La Cour de Douai lui infligea une amende (10 dé-
cembre 1870 .
(2 II reçut, pendant cette première audience, des centaines
de dépèches. « A quatre heures, il y en a bien un kilo. (Albebt
Bataille, dans le Fujuro du 8 février 1898.)
LE PnOCES DE ZOLA 341
au type calmouk, les traits énergiques, les yeux vifs
et pénétrants, qui promettaient la bataille.
Jamais foule plus nombreuse, ag-itée de plus de pas-
sions, n'avait envahi la salle des assises. Les avocats
s'y entassaient, quelques-uns grimpés sur les hautes
cloisons qui entourent lenceinte réservée et sur les enta-
blements des fenêtres ; et, mêlés à eux, pressés à étouf-
fer, dans l'émotion du spectacle qui absorbait l'atten-
tion du monde, des femmes élégantes, des journa-
listes, des officiers, des oisifs, des comédiens, le
« Tout-Paris des premières ».
A côté, dans les couloirs, et dans la salle qui leur
était alïectée, les témoins de Zola, en deux camps tran-
chés, les officiers d'un côté, de l'autre les « intellec-
tuels » et Picquart. Entre eux rôdait, comme un loup
maigre, Esterhazy en civil, « portant le crime sur sa
figure (i) ».
Les officiers s'écartèrent de lui ; aucun ne lui serra
la main (2). Il se rabattit sur Gribelin. Aussitôt, Gonse
dépêcha Lauth à l'archiviste : « Le général vous prie
de ne pas parler au commandant Esterhazy (3). »
Scheurer salua Lucie Dreyfus, lui présenta Pic-
quart : « Vous devez, lui dit-elle, bien souffrir. — Non!
Madame, j'ai souffert pendant de longs mois, alors que
je me taisais. Maintenant, je vois poindre la lumière, et
j'en suis heureux (4). "
Au dehors, les bandes que Guérin avait formées et
traînait après lui, occupaient les abords du Palais,
huant ou acclamant tour à tour.
1) Mémoires de Scheurer.
(2 Rang, témoin oculaire, dan? le Malin du 25 février iSt(S. —
Rennes, II, 161. Gon«e.
3) PhilippeDisbois, Impressions d'un lémoin, dans l'Aurore du
8 février.
(4) Mémoires de Scheurer. ^
342 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Elles (''(aient composées de portefaix et de bouchers,
de rôdeurs et de malandrins de toute espèce, pareilles à
celles (pii, jadis, à la veilie de la Reforme, terrorisèrent
le pays rhénan et furent surnommées les Juden-Schhv-
rjer, les rosseurs de Juits. L'État-Major les subvention-
nait (i).
Le matin, quelques jeunes g-ens avaient déposé une
couronne au pied de la statue de Voltaire: << Au défen-
seur de (?.alas. » La veille, la Cour de cassation avait
fait afficher larrèt de réhabilitation de Pierre Vaux.
II
On procéda au lirai^e au sort des jurés. Ce furent tous
de petites gens, de ce qu'on appelait à Florence le po-
pulo miniilo : deux négociants, un rentier, un marchand
de nouveautés, un marchand de vins, un entrepreneur
de couverture, un monteur en cuivre, un employé, un
tréfileur, un mégissier, un grainetier, un maraîcher. Et,
tout de suite, l'avocat général demanda que le débat
fût limité, par arrêt, au seul grief relevé par Billot,
l'ofTense aux juges d'Esterhazy, quelques lignes sur
quinze pages. Le ministre a méprisé les autres imputa-
tions de Zola. « On n'a })as le droit de mettre indirecte-
ment en question la chose jugée. On veut provoquer une
re vision révolutionnaire. » La Cour ne s'y prêtera pas (2),
(1) Berluluiï saisit, plus lard, cliez Eslorhazy une carto-l(''lé-
gramino de riuérin qui demandait de l'argent à Pauffin (de
Saint Moi'el). Celui-ci la communiqua à Esterhazy (cote %
scellé G; cote lo, scellé iG; Cass., II, 23G.)
{•2) Procès Zola, compte rendu slénographique, I, 37 a ^i. Vnn
Cassel. — Pour la physionomie des quinze audiences, voir
Albert Bataille, Le Procès Zola, ou tome XVJI des Causes cri-
LK PROCES Di: ZOLA Î43
Lahori. puis Alboit Clemenceau répliquèrent, celui-ci
très calme, en quelques mois précis,, exacts, d'autant
plus forts ; celui-là, tout à l'opposé, par une envolée de
plu'ases sonores, impétueux, avec un air de défi : « ^'ous
croyez que cela (l'arrêt demandé par le ministère pu-
blic) va étrangler le débat ? Allons donc ! C'est comme
si l'on voulait se placer au milieu d'un torrent pour
l'empêcher de couler ! » Il affirma la connexité, l'indi-
visibilité entre les diverses accusations portées par Zola.
Les trois experts. Bclhomme, \'arinard et Couard,
avaient intenté, pour leur propre compte, un procès à
Zola, mais devant le tribunal correctionnel, où la preuve
n'est pas admise. Ils lui réclamaient trois cent raille
francs (i).
Leur avocat. Cabanes, émit, en outre, la prétention
d'intervenir dans l'instance. Cela fut rejeté par la Cour,
mais les conclusions du ministère public sur le débat
restreint furent adoptées (2).
La défense eût pu se pourvoir aussitôt contre cet arrêt,
demandet- à la Cour de cassation le plus grand champ
de bataille. Elle accepta de combattre dans ce défdé.
III
On a vu que ce débat, si étroitement cantonné par
m//îe//e.s- (compte, rendu du Figaro) ; Séverine, Vers la Lumière
(compte rendu de la Fronde) : Bonnamour (G. Bec , Le Procès
Zola, compte rendu de VÉcho de Paris.
;ij Assignation du 21 janvier 1898.
(2) Arrêt du 7 février. — La légalité de larrèt fut contestée
par Manau devant la Cour de cassation; le moyen ne fut pas
admis, mais par cette raison que le pourvoi, contre un arrêt in-
^ terlocutoire, doit être fait dansles trois jours. ^Procès Zola, II,
459, f'.liamharaud: 485, Manau.)
344 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
l'assignation, Boisdefï're, et Billot avec lui, le trouvaient
encore trop large. Ils avaient décidé, en dernier lieu,
que tous les témoins militaires, à Texception de (ionse,
Pellieux, Gribelin et Lauth, ne répondraient pas à ra.p-
pel de leur nom et s'excuseraient par lettres. Les uns
invoqueront le secret professionnel , — ils en savent
trop ; — les autres allégueront qu'ils sont étrangers aux
faits retenus par la citation; ils ne savent rien.
Billot était le principal accusé. Si le conseil de guerre
a acquitté Esterhazy «par ordre», Tordre émane de lui.
En conséquence, le garde des Sceaux, Milliard, informa
l'avocat général que « le ministre de la Guerre n'avait
pas été autorisé à déférer à la citation » de Zola. Billot,
à son tour, « autorisa INlercier à ne pas comparaître ».
Boisdefïre écrivit à Delegorgue « qu'il n'avait été au-
cunement mêlé à rinstruclion du procès Esterhazy ; ce
procès a dépendu, uniquement, du gouverneur mili-
taire de Paris » ; il n'a donc rien à faire au Palais de
Justice.
Défaillants encore d'Ormescheville, les juges de 1894,
Lebrun-Renault, Du Paty, Rmvary, Valecalle, Henry, en
mission.
Esterhazy, dans une lettre cavalière, le prit de très
haut : « Cité à la requête dun simple particulier, il
estime qu'il n'a pas à répondre (1) ».
La défense avait renoncé à la déposition des juges
qui l'avaient acquitté.
Le public, désappointé par cette grève de témoins,
les jurés, qu'on semblait dédaigner, s'étonnèrent que
(11 Cette lettre d'Esterhazy fut lue seulement à la seconde
audience, le 8 février. Labori n'insista pas pour quEsterhazy
fût réassigné, mais Albert Clemenceau fut d'un autre avis :
<< El s'il ne répondait pas, je demanderai à la Cour qu'il fût
amené devant elle par la force armée. » La Cour accepta les
conclusions de la défende.
LK PROCES DE ZOLA 345
(TEslerhazy à Billot, tous ceux qui incarnaient « l'hon-
neur de larnaée » prissent la fuite devant la preuve.
La défense déposa d'énergiques conclusions ; elle
réclamait la comparution des défaillants, « par tous
moyens de droit ».
Cette retraite (avant la bataille) était si piteuse, la
rébellion si manifeste contre la loi, que la Cour, mais
le lendemain seulement, ordonna la comparution de
tous les témoins.
IV
Lucie Dreyfus, la première, parut à la barre ( i).
Zola avait rêvé une belle scène, cruelle et tragique :
la veuve du mort-vivant qui eût raconté elle-même la
tragédie qui avait brisé son bonheur, mais laissé
intacte, debout, sa foi dans son mari.
Elle était vêtue, comme toujours, de noir, très pâle,
tremblante devant cet énorme auditoire, si absorbée
dans la pensée de ne point défaillir qu'elle n'entendit
pas, sur son passage, une horrible parole. Comme
elle portait une jaquette bordée de fourrure, une voix
de femme murmura : « La dernière pelisse de son
mari (2) ! »
Nécessairement, aux termes de son arrêt de la veille,
Delegorgue refusa de laisser mettre en cause le juge-
ment de 1894. Il prononça alors, pour la première fois,
la formule qui deviendra légendaire, qui, cent fois, va
tomber et retomber, « avec le bruit régulier d'un piston
(1) Audience du 8 février 1898.
(2) SÉVERINE, Vers la Lumière^ 69.
346 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de machine (i) », hachant et martelant le débat, leit-
motiv de la peur du vrai : « La question ne sera pas
posée (2) ».
Zola, très nerveux, se dressa, réclama « la liberté qu'ont
les assassins et les voleurs : ils peuvent se défendre,
faire citer des témoins. Tous les jours on m'injurie, on
casse mes carreaux, une presse immonde me traite
comme un bandit ! » Et ce flot déloqucnce eîit con-
tinué si Delegorgue n'eut interrompu par ces mots :
« Vous connaissez l'arlicle 52 de la loi de 1881 ? » Zola
trébucha : « Je ne connais pas la loi, et je ne veux pas
la connaître (3). »
Une clameur lui répondit.
L'avocat général s'empara de la malenconlreuse pa-
role : « Nous, nous connaissons la loi; nous, nous la
ferons respecter 1 »
Tout le pharisaisme de la légalité s'abattit sur lui. II
chercha en vain à s'expliquer. Il ne se révoltait pas
« contre la grande idée de la loi, mais contre les arguties
d'une procédure hypocrite ».
Dans le tumulte qui suivit, on oublia M""" Dreyfus,
toujours debout à la barre. La cour décida que la
femme du condamné ne serait pas entendue.
Leblois déposa ensuite, puis Scheurer. Leblois, adroit,
ferme, de physionomie fine, intéressa beaucoup en
racontant l'atTaire des faux télégrammes et les aven-
tures de Du Paty et des Comminges. Tout le monde en
conclut que la prétendue dame voilée qui avait docu-
menté Esterhazy, c'était Du Paty. On ne savait rien
d'Henry.
(1 Sf.verine, TVr.s- la Lumière, G6.
(2) Procès Zola, I, i>T>.
(3; Zola, quand los clameurs sapaiscrent, ajouta: «... en ce
moment-ci, jo fais appel à la probité des jurés »,
LE PROCES DE ZOLA 347
Schouror eût voulu donner locturo dos letlres de
Gonse et do Piccjuart ; le président s"v opposa. Je les
publiai le lendemain (l).
Elles produisirent une grande impression sur tous les
esprits réiléchis. Dion ne contribua plus à éclairer le
rôle de Picquart. On ne sut que A'anter davantage, de sa
clairvoyance, qui avait prévu une telle crise, ou de sa
loyauté, qui avait cherché à l'empêcher. Pourtant, ces
lettres dujeune colonel, qui, seul, avait eu la vision de
l'honneur et de l'intérêt véritable, et celles de (ionse,
d'une hypocrisie si cauteleuse, venaient trop tard;
l'ennemi s'était préparé à en recevoir le choc, comme
d'un escadron de cavalerie qui a laissé aux batteries
d'artillerie le temps d'entrer en ligne.
Casimir-Perieravait écrit, la veille, à Delegorgue : « Si
j'étais interrogé sur les faits qui se sont produits alors
que j'occupais la présidence de la République, l'irres-
ponsabilité constitutionnelle m'imposerait le silence. »
Il déclara, en conséquence, qu'il ne pouvait pas prêter
serment de dire « toute la vérité ». Thèse contes-
table, puisqu'il y renonça lui-même par la suite ; au
surplus, ce jour-là, sans application pratique, puisqu'il
ne savait rien d'Esterhazy et que Delegorgue refu-
sait de poser les questions relatives à Dreyfus. Mais
Casimir-Perier ayant ajouté : « Je suis un simple citoyen
et aux ordres de la justice de mon pays ! » les revision-
fi) Picqunrt avait autorisé Schonrer à en donner lecture à
la barre. Pour la publication dans les journaux, il lui dit de
faire à sa guise, qu'il n'interviendrait pas. C'est ce que me dit
Scheurer après l'audience. J'envoyai aussitôt des copies au
Siècle, à l'Aurore, h la Petite République, au Radical, etc. Picquart,
en eflet, ne protesta pas. S'il dit, plus tard, « qu'il s'était op-
posé de la façon la plus absolue à cette pultlication » :I, 3i.S),
cela était vrai pour la période qui avait précédé le procès de
Zola. A'oir p. i').S.)
348 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
nistes lui firent une ovation. Ils marquaient ainsi le
contraste entre cet ancien président de la République,
qui déférait respeetueusenient à la loi, et les officiers
qu'il avait fallu menacer des arrêts de la justice pour
obtenir leur comparution. Ils manifestaient aussi
contre Félix Faure, si âprement attaché à ce pouvoir
que son prédécesseur avait quitté à tort, mais non sans
noblesse, parce que les classes populaires doutaient de
son dévouement à la démocratie et qu'il se croyait un
obstacle au bien public.
Dans cette atmosphère surchauffée, après cinq ou six
heures daudience, les nerfs tendus à l'excès, on sentait
l'oppression lourde de la haine, la plus affreusede toutes :
celle des guerres civiles.
Ce soir-là, pour la première fois, la sortie de l'audience
ressembla à une émeute. Un jeune homme (i), qui avait
acclamé Zola, fut accusé d'avoir crié: « Abasla France ! »
et roué de coups. La bagarre devint générale dans les
galeries du Palais, galerie Marchande, galerie du Harlay.
Zola dut se réfugier dans un vestiaire. Puis, quand il
parut, avec les quelques amis qui lui faisaient une garde
du corps, le musicien Bruneau, le graveur Desmoulins,
l'éditeur Fasquelle, ses avocats, sur le grand escalier du
Palais, une foule énorme qui sembla plus énorme en-
core, fantastique, dans la nuit brumeuse d'hiver, l'ac-
cueillit par des huées et des bordées de sifflets, et, sans
l'intervention personnelle du Préfet de police, il eût été
frappé, renversé. Sa voiture partit au galop, poursuivie
par la canaille qui poussait des cris de mort : « A l'eau !
A l'eau ! A la Seine ! » et des cris patriotiques.
Des énergumènes écrivirent au Préfet pour le blâmer
d'avoir protégé Zola (2).
(1 Genty, préparateur d'examens.
(2; Presse du 10 février 1898.
LE PHOCES DE ZOLA 349
Pendant les deux semaines que dura le procès (quinze
audiences), les mêmes scènes se renouvelèrent tous les
soirs, mélange de passions sincères- et de violences cal-
'^;ulées, payées.
Le préfet de police, Charles Blanc, excellent homme,
bon républicain, ne sut pas prendre les mesures néces-
saires, se laissa déborder.
La police, dailleurs, composée, en grande partie,
d'anciens militaires, souriait aux braillards qui pre-
naient soin daccompagner leurs brutalités de cris répé-
tés de: «^'ive l'armée ! «Tous les amis de Zola furent in-
sultés, menacés. Guérin, en personne, dirigeait de jeunes
gredins qui, par deux fois, assaillirent Yves Guyot, ameu-
tèrent la foule contre lui (i;. Il faillit être jeté à la Seine.
Je vois encore une jeune femme furieuse qui me
poursuivit, voulait m'arracher mon ruban de la Légion
d'honneur, pendant que les manifestants hurlaient : « A
mort les juifs ! Mort aux traîtres (2) ! »
Les séditieux (pour la police), c'étaient les révision-
nistes, qui répondaient aux provocations par le cri de :
« Vive la République (3) ! » Un jeune avocat 4)' pour une
exclamation inollensive, fut frappé par un des juges
d'Esterhazy (5) et par des officiers qu'excitait le beau-
frère de Rocheforl (6). Le prétoire, le pavé, la rue,
(juinze jours durant, appartinrent à Ratapoil.
(i; Libre Parole du 9 février 1898 : « Vous êtes une vieille fri-
pouille ! » lui dit Guérin; une foule furieuse le poussait, plus
mort que vif etc. »
(2) « La foule crie : « A leau le youtre I A mort les juifs ! »
Son mulle immonde de bêle sarcastique se plisse d'une façon
horrible... » (Libre Parole du 9.)
(;î) Gazelle de France du 10, Aurore du 12, etc.
(4) M* Courot : il avait crié : « Vive l'armée, mais enlevez
certains chefs ! »
(5 Le colonel Bougon
;0) 11 îéxrier. {Temps, Figaro, etc.)
âôO HISTOIIiE DE L AFFAIRE DREYFUS
Les manifestalion> se prolongeaient dans la nuit.
Tantôt Guérin ot ses tape-durs se contentaient de
brailler, pendant dos heures, sur les boulevards, devant
les bureaux de la Libre Parole el de l'aire des autodates
de journaux (i) ; tantôt ils cassaient les vitres de ma-
gasins tenus par des juifs et, même, envahissaient des
ateliers, brisaient des machines, des métiers à tisser,
blessaient des ouvrières (2).
Il n'était question, dans le journal de Drumont, que
de la noble colère du peuple qui eût voulu jeter tous
les juifs à l'eau ou, mieux encore, les rôtir (3). L'idée,
cent fois évoquée du meurtre, finit par le provoquer;
l'acte est une pensée, moins encore: une phrase qui se
concrète.
A Alger, un journal imprima celte phrase : v Une
truie juive vient de mettre bas deux pourceaux {\) ». La
même semaine, une bande de jeunes antisémites en
gaieté rencontra une juive enceinte ; ils la mirent nue
et l'inondèrent d'urine (5).
Paris, la France avaient perdu l'habitude des émeutes.
Celles-ci furent remarquables par une brutalité de bêtes
déchaînées. Payé ou non, l'homme sauvage, le Yahou,
reparaît vite. L'ahool opérait. Cinquante ans après
(1) Ils clansaienlauloiu' de ces Uùcliei^ en chaiilanl un refrain
olîscène : » Zola est un gros cochon.— Quand on l'altrapera,
nous le flamberons. » {Libre Parole du 9 février i8(jS.)
(2) Le 11 février, au faubourt? Saint-Antoine, ils saccagent les
ateliers dun commerçant juif, blessent les gardiens : un
autre jour, ils envaliissent la boutique d'un libraire al.sacien
t|u'ils prennent pour un juif. Mêmes scènes rue des lîlancs-
Afanteaux, boulevard de Sébastopol, etc.. 'Temps, Malin, etc.)
1^3) Libre Parole du 12 février: « Pourtant, ça doit sentir bigre-
ment mauvais, leyoupin grillé.,. Les sales juifs, épouvantés, se
placiuaient contre les murs, tels des punaises. » — De même
la Croix, le Pèlerin, la Gazelle de France, etc.
4) Silhouelte du 3i janvrier.
5 Rapport du commissaire de police d'Alger.
LE l'ROCrîS DE ZOL.\ 351
lirvfntion du gin, Londres avait assisté à des scènes
pareilles, d'une stupide sauvagerie (l).
De plus en plus, les bourgeois s"e(Trayèrent, s'irri-
tèrent contre les défenseurs de Dreyfus qui étaient
cause de ces troubles.
Esterhazy était parti furieux delà première audience.
Quelques acclamations qu'il recueillit ne compensaient
pas l'oflensante attitude de Gonse et de ses officiers à
son égard, « devant les civils ».
Il avait gardé, dans son abjection, beaucoup d'amour-
propre. Rentré chez sa maîtresse, il se soulagea dabord
par des im})récations, des injures à toute volée, une scène
de fureur et de rage (2). Puis, à la réflexion, il eut re-
cours à son procédé ordinaire, le chantage, avec sa
propre infamie pour enjeu. Il ne se rendit pas à la se-
conde audience, envoya un ultimatum à l'Etat Major:
« Ou demain, dans la salle des témoins, les officiers
viendront lui serrer la main, l'admettront dans leur com-
pagnie, ou il mangera le morceau. »
Veut-on ou ne veut-on pas qu'il soit innocent ? Son
honneur intéresse-l-il ou non la sûreté de l'Etat (3).
Déjà, l'année d'avant, il avait menacé Boisdeffre de
s'avouer l'auteur du bordereau ; mais alors, avant de
lui jeter sa confession à la face, il eût pris la précaution
(1) En 1742, rapport de lord Londsale. (Taine, Liltérahire a,i-
gtuiseAU, 25G. !
(2i Récit de Marguerite l'ays à Christian Esterhazy dont je
le liens.
'3) C'est ce qu'Anatole France a très bien montré. L'Anneau
d'aniélhijste, 2()i.)
352 IIISTOIUE DE LAFFAIHE DREYFUS
de passer la frontière. Précaution aujourd'hui superflue.
Acquitté, il est intangible, tant que ses autres trahisons
ne seront pas révélées. Et qui les dénoncera ? Sou crime
retombera seulement sur les chefs.
Boisdefl're, encore une fois, s'inclina.
Le matin de la troisième audience, dèsqu'Eslerhazy,
en uniforme, entra dans la salle des témoins, chacun
des officiers vint, par ordre, lui serrer la main ; Ravary
le premier, à qui cet honneur était bien dû, Boisdefl're
ensuite, donnant l'exemple, et tous les autres (i). Lui,
l'œil mauvais, la moustache en croc, savoura son
triomphe.
Cependant, le sacrifice une fois consommé, les offi-
ciers s'écartèrent de lui, les uns par répugnance de
l'homme à qui Mercier (il le dit tout haut) trouvait « le
physique de l'emploi » ; les autres par prudence, sous
les yeux de ces civils qui observaient, parce que la for-
tune a d'étranges retours. Alors, il s'irrita de nouveau, ou
fit semblant, atin de pouvoir attribuer à l^a colère les
avertissements qu'il allait lancer. 11 sortit, pendant une
suspension d'audience, et, arpentant lune des galeries,
entouré de quelques amis « (jui semblaient lu'i dire de se
calmer », il parla très haut de façon à ce que les passants
l'entendissent : « Ils m'embêtent, à la fin, avec leur bor-
dereau. Eh! bien oui ! je l'ai écrit, mais ce n'est pas
moi qui lai fait ; je lai fait par ordre 1 » Et encore : « On
connaît la ladrerie de Billot. S'il a donné quatre- vingt
mille francs en une année, cela a bien été pour faire
quelque chose (2). »
(1) Ranc, dans le Malin du i5 février 1898: << Jai assisté àciuel
que cliose de bien intéressant : le repêchage à la poignée de main ...
Je dois dire, en témoin fidèle, qu'il va un ou deux de ces officiers
à qui le sacrifice a paru amer et la poignée de mains pénible. »
(2) Cass., I. 267, Chincholle. — Esterhazy [Cass., I, 5g8.i dit
que Chincholle a menti. — Le député Grandmaison raconta à
LE PROCES DE ZOLA SB
Le bordereau, annoté par l'Empereur allemand, re-
copié par Esterhazy, c'était l'argument suprême, mais
qui n'était fait que pour l'ombre; Boisdefï're, Gonse,
dès qu'on en parlait publiquement, s'épouvantaient.
C'est pourquoi Esterhazy le brandissait de temps à
autre : « Couvrez-moi, défendez-moi, ou je révèle le
plus slupide, le plus impudent des faux. » Cette preuve
frauduleuse de son innocence était devenue ainsi, entre
ses mains, le plus redoutable des instruments de
chantage. 11 l'appelait, à bon droit, « la garde impé-
riale ». Dès qu'il menaçait de la faire donner, les chefs
capitulaient. Henry, tout à Iheure, viendra à la res-
cousse.
VI
Les généraux, les officiers du service des renseigne-
ments défilèrent à la barre pendant quatre audiences (i).
D'abord, Boisdeffre, en uniforme, avec la plaque de
la Légion dhonneur. C'est le droit de ces officiers de
la Cour de cassation « qu'Esterliazy, à la Libre Parole, s'était
moqué des experts du bordereau ; il disait, car mes souvenirs
sont imprécis, ou bien : <c Le bordereau a été calqué par moi sur
rori(jinal écrit par Dreyfus », ou bien : « Dreyfus a écrit le bor-
dereau sur papier pelure en décalquant des mots pris dans
mon écriture. » Cass., I, 787.] Cest évidemment le premier
propos qu i a été tenu ; l'autre phrase, c'est la théorie même
des experts dont Esterhazy se moquait. — Billot écrivit au
Président de la Cour de cassation qu'il « n'avait jamais remis
ni fait remettre un centime à Esterhazy. Si une somme d'ar-
gent quelconque lui a été remise ou olTerte, c'est à mon insu
et contre ma volonté. » [Cass., I, 554.)
(1) 9, 10, 11, 12 février i8f)8.
3ôi HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
paraître en tenue, devant le jury. C'est un fait, aussi,
([u'ils vont jeter dans la balance leur épée, leurs galons
et leur panache, leur étincelante ferblanterie.
Le chef de l' État-Major général, très droit, dans sa
haute taille, la gravité solennelle d'un soldat diplomate
qui détient à la fois les secrets de l'armée et ceux de la
politique, cherchait, d'une voix lente, les mots corrects
et neutres ou refusait de répondre. Du document libéra-
teur, « qui a trait à l'affaire Dreyfus», il ne lui est pas
permis de parler. «De Tinstruction relative au comman-
dant Esterhazy, il s'est tenu à l'écart et ne sait rien. »
Rien, non plus, du procès d'Esterhazy, parce que « le
commandant a été interrogé à huis clos ». ce qui n'était
pas moins faux que le reste, mais plus notoirement.
Des communications qui auraient été faites à la presse
par des officiers de l'État-Major. il sait seulement que
ces officiers ont donné leur parole qu'ils y étaient étran-
gers ; « il s'en tient à leur parole » ; et ce sont « de
braves gens qui font leur devoir, tout leur devoir,
il l'atteste et il le jure ». En revanche, Picquart a
commis des faits répréhensibles ; après avoir dénoncé
Esterhazy, " il n'a pu trouver aucune pièce probante »,
bien que le Ministre lui eût prescrit de u faire tout au
monde » pour arriver à la vérité ; « absorbé par une
seule idée ". il a négligé son service; pourtant, il fut
traité avec beaucoup d'indulgence : « On ne peut pas
appeler envoyé en disgrâce, un officier envoyé en mis-
sion. » Au surplus, la culpabilité de Dreyfus <> a été, de
tout temps, certaine », « le jugement de 1894 est hors
de discussion » ; la con^4ction personnelle de Boisdeffre
est absolue ; « des faits postérieurs ont assis sa certi-
tude d'une façon inébranlable ».
Il éleva la voix, scandant sa phrase, la main tendue,
comme pour prêter un nouveau serment.
LE PROCES DE ZOLA 355
Delegorgue avait refusé la parole à M"^^ Dreyfus qui
eût protesté de linnocence de son mari ; il laissa Bois-
delfre proclamer que Ihomuie était coupable.
Entendez-vous ce que disent entre eux les jurés, ce
que répéteront, demain, des milliers de lecteurs ? De
Zola ou de Boisdeffre, il y en a un qui ment ; impossible
que ce soit ce général étoile, le premier de l'armée, le
Moltke français.
Gonse répéta, duntonbourru, la dépositionde son chef ,
s'abrita, comme lui, derrière le secret professionnel. Ses
lettres à Picquartle gênaient: il affirma qu'elles étaient
« relatives seulement à Esterhazy » ; « il n'était pas entré
dans sa pensée de revenir sur l'alfaire Dreyfus ». Il pro-
voqua un tumulte en traitant de « traquenard» une ques-
tion de Labori au sujet de la dame voilée (i).
Henry ne répondit pas à l'appel de son nom. L'avocat
général dit qu'il étail « en mission ».
Lauth, àprement, reprit ses accusations contre Pic-
quart; Gribelin jura qu'il avait vu Leblois, avec Pic-
quart, attablés devant un dossier secret; ce dossier ren-
fermait des pièces tellement graves qu'Henry avait
défendu de l'ouvrir en son absence; cette défense s'éten-
dait à Picquart. Leblois lui donna le démenti ; en oc-
tobre, à la date que Gribelin avait précisée au procès
Esterhazy. il n était pas à Paris. L'archiviste répéta si
obstinément, pour montrer, par un détail matériel,
l'exactitude de son dire : « La lampe était allumée » que
Delegorgue le prit pour le lampiste de l'État Major fa).
De ces deux témoins encore, l'un mentait: lequel?
(i Le pré>ident, devant le vacarme, suspendit l'audience. A
la reprise, après une intersention du bâtonnier, Gonse retira
le mot et Labori le remercia de « ses loyales paroles >'.
(2 Procès Zola, I, i3y, Gribelin: « Devant Dieu, je le jure, et
je vous ai vu aussi bien que je vous vois en ce moment. .. Sur
quoi, Delegorgue: « Vous étiez entré pour allumer la lampe ? »
356 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
VII
Ce fut ensuite le tour de Mercier. Les avocats avaient
projeté de lui faire confesser la communication des
pièces secrètes. C'eût été l'annulation certaine du juge-
ment de Dreyfus. Mercier ne voulut ni avouer ni se par-
jurer.
Il y réussit, et sans mentir autrement qu'à la jésuite.
Labori, renseigné inexactement, avait décrit ainsi le
document libérateur : « Une pièce dont \epost-scriptum
commence par ces mots : Cette canaille de D... » Mer-
cier répondit que cette pièce lui était inconnue ; la phrase
sur Ce canaille de D... se trouve, en effet, dans le con-
texte de la lettre de Schwarzkoppen à Panizzardi. Puis,
retranché derrière l'arrêt de la Cour qui avait défendu
de parler de Dreyfus, hors d'atteinte sur ce terrain où
il donnera, lui soldat, à ces.robins, l'exemple du respect
qui est dû aux décisions de la justice, il nia « qu'il se fût
vanté d'avoir fait communiquer des pièces secrètes au
conseil de guerre » ; sur le fait même de la communica-
tion, il refuse de répondre.
Seulement, l'instant d'après, celte même décision de
la Cour qu'il a invoquée, il l'enfreint par un coup d'au-
dace : « Je n'ai pas à revenir sur le procès Dreyfus ;
mais, si j'avais à y revenir, puisqu'on me demande ma
parole de soldat, ce serait pour dire que Dreyfus était
un traître, qui a été justement et légalement con-
damné ( i). »
(i) Procès Zola, I, 171, Mercier. — Il dit encore, ce qui était
exact, qu'il était étranger « aux renseignements faux ou vrais,
publiés en 1896 par VÉclair » et que les révélations de la Libre
LE PROCES DE ZOLA 357
On a vu que, lui-même, il avait jeté au feu, en 1894,
la notice d'Henry et, récemment, le commentaire de
Du Paty. incinéré son crime.
Il fut acclamé. Delegorgue prétextera plus tard « qu'il
n'avait pas eu le temps de l'arrêter, que le général avait
parlé trop vite (1) ».
Vainement, Labori protesta que le silence de Mercier,
sur sa question précise, équivalait à un aveu.
Disons tout de suite que Delegorgue, après avoir
laissé l'ancien ministre de la Guerre déclarer que le ver-
dict de i8ç)4 était légal, refusa d'interroger deux des
anciens collaborateurs de Mercier, Charles Dupuy et
Guérin {•2\ puis Trarieux, sur ce qu'ils savaient de
l'illégalité.
Cependant, un autre ancien ministre de la Justice,
Thévenet, appelé seulement à déposer sur la bonne foi
de Zola, réussit à aborder le redoutable problème, non
pour l'éclairer d'un renseignement particulier, mais
pour montrer que « c'était la difficulté vraiment capitale
de ce grand débat ». Trarieux, précédemment, avait dit
à Scheurer : « Si Dreyfus était un traître, la forme eût-
elle été violée pour lui, je n'oserais élever la voix et je
ne le ferais point (3). » Thévenet pensait autrement. On
touchait, ici, en effet, non pas à une simple question de
droit, d'ailleurs incontestée, mais à un principe beau-
coup plus élevé, celui de la liberté de la défense, celui
(lu droit imprescriptible qu'a tout homme accusé, même
Parole, en 189'), avaient été faites contrairement à ses inslruc-
lions. « Celte publication pouvait venir de la famille Dreyfus.
Simple appréciation, d'ailleurs, et qui ne repose sur aucun
indice ni sur aucun témoignage. »
(i) Procès Zo/a, I, 199, Delegorgue.
{■2) Labori renonça aux dépositions de Delcassé, Leygues,
Poincaré, à qui il eût voulu poser la même question.
,3j Procès Zola. I, 180, Trarieux.
358 IIISTOinE DE l'affaire DREYFUS
de trahison, de savoir quels sont les documents qui
raccusent. Et dun vif mouvement d'éloquence, il em-
porta l'auditoire :
Le silence des généraux doit-il être interpi^été comme
un aveu ? Il est bien fait, en tous cas, pour troubler pro-
fondément toutes les consciences... S'il n'y a pas eu com-
munication clandestine et illégale, pourquoi ne pas le
proclamer ?... Voilà ce qui inquiète, voilà ce qui prolonge
et perpétuera, peut-être, ce procès qui est un mal pour la
Patrie.
Oui I que faut-il croire ? que faut-il penser de ce silence?
Ne sommes-nous plus une nation libre, respectueuse de la
loi, vantant la loyauté et la franchise"?
Y a-t-il un magistrat parmi ceux qui m'écoutent, un de
mes confrères du barreau, un de vous^ Messieurs les jurés,
qui puisse comprendre cette incertitude sur un fait de
cette importance (i) ■?
Salles, quand il parut à la barre, avec sa figure de
brave homme, les lèvres agitées d'un tremblement ner-
veux, était indécis sur son devoir. A qui obéir ? Au juge ?
A sa conscience ? Il était le maître du procès, il tenait,
dans ses mains, le sort de cette immense affaire.
Delegorgue, comme tout l'auditoire, eut la sensation
aiguë que ce témoin, d'un mot, d'un seul, pouvait ren-
verser tout Téchafaudage de mensonge. Il refusa, dès
lors, de lui poser cette question : <> Connaissez-vous un
fait qui puisse être intéressant pour la défense de Zola? »
Et, laissant Labori s'indigner, il l'interrogea lui-même :
« Avez- vous quelque chose à dire relativement à l'affaire
Esterhazy? » « Non! reprit Salles, sur l'aflaire Es-
terhazy, je n'ai rien à dire I » Sur quoi, tout de suite, il
(i) Procès Zola, I, 207, Thévenet.
LE PROCES DE ZOLA 359
apparut que Salles avait des choses graves à dire sur
l'autre affaire.
Delegorgue ne fut jamais plus brutal dans son systé-
matique déni de justice, au nom de la justice. Dure-
ment, il malmena Labori, répéta, sans se lasser, son
éternel : « La question ne sera pas posée. » Le vieil
avocat restait à la barre, très pâle, retenant avec une
visible soulïrance l'aveu prêt à s'échapper. Albert Cle-
menceau, dun rapide mouvement tournant, l'inter-
pella : « Nous prétendons que ce témoin tient de la
bouche d'im juge du conseil de g-uerre, qu'une pièce
secrète a été communiquée... Que le témoin nous dé-
mente d'un mot, M, le président n'aura pas le temps
de l'arrêter ! » Alors, comme toute la salle, frémissante,
et le grand Christ de Bonnat, au fond du prétoire, sem-
blaient crier à ce « mur vivant » qui restait muet : « Mais
])arlez donc ! Comment la vérité ne sort-elle pas malgré
vous de votre bouche de vieillard ? » le juge hurla :
« Monsieur, ne répondez pas ! », et il ordonna à l'huis-
sier d'appeler vite un autre témoin (i).
Cette fureur de Delegorgue à empêcher Salles de
parler, le refus de Mercier à répondre à la question pré-
cise, son aveu parle silence, c'était, pour tous les esprits
libres, la preuve formelle que Dreyfus avait été illéga-
lement condamné.
VIII
Ainsi, malgré les précautions juridiques et militaires,
à chaque témoin, qu"il dît vrai ou qu'il se parjurât ou
qu'il se tût, la zone de clarté s'élargissait.
(i) Procès Zola, I, 258, 2G1 ; compte rendu de l'Aurore.
360 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il était significatif que trOrmescheville, Vallecalle,
les juges de Dreyfus, Forzinetti, dix témoins, prêts à
convaincre Lebrun-Renault de mensonge, et Lebrun
lui-même, qu'un remords sembla avoir tourmenté à
cette époque (i), ne parussent à la barre que pour yen-
tendre le monotone refrain : « La question ne sera pas
posée. »
11 était significatif encore que M'"^- de Boulaucy re-
fusât de comparaître, quelle eût changé de domicile
pour échapper aux citations. Il fallut batailler pour
(juune commission rogatoire lui fût adressée (2).
Le général Guerrier et Maurice Weil avaient été assi-
gnés trop tard ; son pouvoir discrétionnaire permettait
au président de les faire entendre ; il s'y refusa (3).
Des incidents de couloirs jetaient sur ces incidents
d'audience une lumière crue. On apprit, un jour, que
M'"'^ de Boulancy était venue jusqu'au Palais de Justice,
dans un accès de colère ou de vengeance, puis qu'elle
était repartie dans un de ses accès de frayeur. (Esterhazy
la poursuivait de ses menaces, jusque chez elle ; trem-
blante, « àtravers la porte entre-bâilléeet maintenue par
une chaîne desùreté (4) », elle le suppliait de se retirer.)
Un autre jour, c'était Forzinetti qui abordait Lebrun-
Renault, le prenait par la tunique : « Si vous avez tenu,
au sujet des aveux de Dreyfus, après ce que vous m'avez
dit à moi. le langage qu'on vous prête, vous êtes un
(i) Le 9 février 1898, Lebrun-Renault dînait chez l'abbé Vala-
(lier; la conversation tomba sur Dreyfus: •< Ne m'en parlez pas,
(lit-il, il n"a fait que hurler son innocence. » Le soir, un officier vint
le chercher de la part de Pellieux. Lebrun s'excusa auprès des
invités : (( Le général désire sentretenir avec moi au sujet de
ma déposition. >> {Cass., I, 38S, Maurice Hepp.) Labbé Valadier
(L 296) dit qu'il ne fut pas question de Dreyfus ni des aveux.
(2 Procès Zola, L i34, 210, 3d3.
(3) Ibid , IL 259.
i4) Ibid.. I, 5io et suiv., M"- de Boulancy.
LE PROCES DE ZOLA 361
infâme menteur (i). » Et, se haussant sur ses jambes
sept fois « reboutées », le vieux soldart empoigna son
ancien camarade, muet et pale sous l'outrage, que
Gonselui arracha des mains (2).
Dans cette même salle des témoins, les officiers con-
tinuaient à s'écarter de Picquart, pendant qu'à côté,
dans la salle des assises, chacun des témoins militaires
s'acharnait contre lui. Ravary et Pellieux s y em-
ployèrent de leur mieux (3), le vieux commandant aver
son ordinaire vilenie, cauteleux et louche, le général,
d'une voix franche, lançant son réquisitoire comme un
régiment à l'assaut, et, après tant de militaires qui
avaient l'air de gratte-papiers, l'air d'un soldat qui est
un chef.
Le faux d'Henry ne lui ayant laissé aucun doute sur
la trahison de Dreyfus, il en avait conclu (logiquement)
que les ennemis de l'armée calomniaient Esterhazy.
Aussi, au contraire des camarades qui, tout en jurant
(jue Dreyfus était coupable, ne parlaient pas d'Esterhazy
comme d'un innocent, il se porta fort pour lui, « fier
d'avoir participé à son acquittement et d'avoir prouvé
qu'il n'y avait pas deux traîtres parmi les officiers ».
Dès lors, les prétendues preuves de Picquart sont
des faux savamment combinés, « les mailles du tilet
tendu par les juifs » ; « les fac-similés du bordereau
ressemblent singulièrement à des faux » ; les lettres
<i à la Boulancy » sont aussi des faux, et les exper-
]) Un député de la Mayenne, Chaulin-Servinière, avait
raconté tenir de Lebrun-Renault que Dreyfus lui avait fait des
aveux précis. (Inlransigeanl du 7 février \S(jH.)
(2 SÉVERINE, Vers la lumière, 89; Pu. Dudois, Impressions
d'un témoin, dans l'Aurore du u février ; récit de Forzinetti dans
le Siècle du 7 juillet i8ij8. Il attendit en vain les témoins de
Lebrun.
''^) 10 février.
362 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
lises faites sur des fac-similés ne signifient rien (i).
Pauffîn revendiqua l'entière responsabilité de sa dé-
marche auprès de Rochefort (2).
On connut, au cours dune audience (3,, le jugement
dans mon procès contre Rochefort. Les juges Taraient
condamné, ne pouvant faire autrement cinq jours de
prison, 2.000 francs d'amende, autant de dommages-
intérêts), mais ils s'étaient rattrapés dans leurs considé-
rants, lui accordant de larges circonstances atténuantes
et me malmenant. Cependant l'État-Major manifesta
une vive indignation : « C'est une honte, clama le
général Roget, Rochefort est le meilleur défenseur
du drapeau (4) ! « Jusqu'à l'Affaire, il avait le plus
souvent traité les généraux de « gâteux et de caco-
chymes » et l'honneur de l'armée « de formule antédi-
luvienne (5). n Et, telle était la crainte qu'il inspirait que
les socialistes prirent parti contre moi, « comme si l'on
pouvait diffamer l'infamie faite homme (6) ».
Trarieux déposa longuement (7). Il fit, comme l'avait
fait Scheurer avant lui, l'historique de sa conviction,
très renseigné, abondant, la phrase ample, le geste trop
régulièrement solennel, sans peur du lieu commun, ce
qui, parfois, est une force, avec beaucoup de méthode
et de précision. Nulle loyauté plus haute que celle de
ce parfait honnête homme, si profondément épris de
justice, qui avait fait delà morale sa religion ; d'un cou-
(1) Procès Zola, I, 2^5, 247, 276.
(2) Ibid., I, 232, Pauffin.
(3) 10 février 1898.
(4) Il tint ce propos à cinquante personnes, devant un juge.
(5) Intransigeant des 16 janvier et 29 juillet 1896, etc.
(6) GÉRAiTLT-RicHABD, dans la Petite République du 11 février
1898: l'article est intitulé >i L'Immonde ». Par la suite, Gérault
m'e.xprima des sentiments fort différents, polémiqua violemment
avec Rochefort et se battit en duel avec lui.
(7) 9 février.
LE PROCÈS DE ZOLA 363
rage simple, mais à toute épreuve, et, quoique le sang-
riche de la Gironde coulât dans ses veines, avec quelque
chose d"austère et de grave qui le faisait, bien que ca-
Ihohque, passer pour prolestant.
IX
Du Paty de Clam, le lendemain (i), succéda à Tra-
rieux.
Depuis que Leblois avait raconté ses démêlés avec
les Comminges, il faisait un terrible efïort sur lui-même
pour cacher sa rage. [1 continuait à porter beau, dans
son uniforme de colonel, très sanglé à la taille, le teint
blanc et rose, le monocle à l'œil, et. jouant avec ses ai-
guillettes d'or, il affectait un grand mépris pour ses
détracteurs. Mais, parfois, il ny tenait plus, et. comme
mû par un ressort, il arpentait les couloirs, l'allure d'un
ataxique, avec des gestes de pantin 2 . Il était dur. en
effet, pour un homme comme lui. orgueilleux entre
tous, hier encore l'un des favoris du monde aristocra-
tique, allié aux plus grandes familles, d'avoir été dé-
noncé, d'abord comme un tortionnaire et un fou féroce,
par un écrivain illustre, et maintenant, dans un tel pro-
cès, d'un retentissement universel, comme un subor-
neur de jeunes fdles, qui se vengeait par des lettres ano-
nymes et rachetait des enveloppes mystérieuses à des
dames voilées, la nuit, derrière un bal public. L'expia-
lion commençait.
Cependant, il n'éprouvait aucun remords ni de ses
(1) 10 février 1898.
(2) Ph. Dubois, Impressions d'un témoin, v'^ février.
361 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
mauvaises actions, ni de ses sottises, et se croyait un
soldat héroïque, une victime de l'inflexible discipline
dont il restait l'esclave (i).
Il s'avança dans le prétoire, mécaniquement, au pas
cadencé de la parade prussienne, et, sentant sur lui
tous ces yeux curieux ou chargés de haines, il s'arrêta
comme un automate, à deux pas de la barre, les talons
joints, les jarrets tendus, les reins cambrés, le regard
éperdu, et salua militairement la cour et le jury. Puis,
les mains le long de la couture du pantalon, dans la
position du soldat devant ses chefs, raide, il attendit,
au milieu d'un immense éclat de rire et d'horreiïr.
Quoi! c'est à un tel fantoche, à ce caricatural reve-
nant de l'Inquisition, que Dreyfus a été livré !
Quand il eût prêté serment, il prolesta, et c'était bien
son droit, mais d'un ton qui cherchait à être rogue et qui
sonnait faux, contre les accusations dont il avait été
l'objet. « Il ne s'en trouve point atteint, car il a toujours
agi en galant homme, et il a l'estime de ses chefs, ce
qui lui suffit. » Mais il s'indigne qu'une jeune fille, —
celle qu'il avait dû épouser — ait été mise en cause.
« Au nom de l'honneur français », il prie la Cour « d'écar-
ter des débats de pareilles questions ».
Labori expliqua qu'il s'agissait, dans sa pensée, de
la comtesse Blanche deComminges, « une jeune fille de
cinquante ans », et comment son nom avait été mêlé à
ratï'aire des faux télégrammes. Il demanda ensuite au
témoin s'il avait connu le comte de Comminges et « en-
tretenu une correspondance avec une ou deux personnes
de sa famille ». Mais Du Paty, d'une voix qui s étran-
glait, refusa de répondre, alléguant, non sans raison,
que ces questions touchaient « à l'honneur d'une fa-
(j) << Le seul convaincu ». (Séverine, dans le Petit Bleu du
11 février i8y8.)
LE PROCES DE ZOLA H65
mille et à la mémoire d'un mort i,» ; et, comme Labori
renonça à l'interroger sur autre chose, il salua la Cour
et le jury, pivota et se retira au milieu des sarcasmes
et des huées.
X
Il n'entrait pas ce jour-là dans le plan d'Henry de faire
un coup d éclat, seulement de paraître le moins long-
temps possible à la barre. 11 n'avait point de goût pour
la justice civile; surtout, il redoutait les questions des
avocats cpii font du témoin une espèce d'accusé.
Ce matin même, tous les témoins militaires lisaient
ostensiblement un article de Rochefort où la comparu-
tion desofficiersélait,denouveau, traitée d'infamie : « Le
Billot dont larniée rougit est le prisonnier du Syndicat. ..
Il n'y a vraiment pas besoin d'aller à lîle du Diable pour
rencontrer des traîtres ; il suffit de passer devant le banc
des ministres (2). » Il avait raconté, la veille, que Billol
avait reçu trente mille francs des juifs ; c'était moi qui
les lui avais portés (3).
De même, Druraont : « Le Syndicat a insisté pour
qu'on entende les officiers, et, comme on n'a rien à lui
refuser, on a entendu les officiers... Jamais Byzance n'a
vu cela (4j- >'
(1 La conilesse Blanclie de Comminges et le capitaine de
Comminges opposèrent aux mêmes questions le même refuf^
de répondre. Procès Zola, h 2i5, oio.)
•2) Intransigeant du 10 février 1898.
(3 Conversation de Rochefort avec Barbey, du 9 février, dans
le Siècle du 10.
4) Libre Parole du 10.
366 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il n'avait pas été difficile à Henry d'expliquer à Bois-
deffre que, lui surtout, il ne devait pas déposer. De là,
son absence aux trois premières audiences, sa préten-
due mission. Mais la défense l'avait fait réassigner.
Impossible, celte fois, de se dérober, sous peine
d'éveiller les soupçons. Il était donc venu, mais avec
l'air défait et lappareil d'un malade, congestionné, les
yeux rouges, et, dans l'atmosphère tropicale de la salle
des assises, enveloppé d'une lourde capote où il semblait
grelotter ' i).
Hier en mission, aujourd'hui malade ! Labori observa
que « le mal avait dû être subit ». Il compatissait tou- ,
tefois aux « souffrances du témoin. » Henry releva que
l'avocat « avait l'air de mettre sa maladie en doute ».
— « Si je n'étais pas malade, je serais encore en mission.
J'ai dix-huit campagnes d'Afrique, et j'ai bien le droit
d'avoir la fièvre (2). »
Aussi bien, car il pensait à tout, s'était-il pourvu d'un
certificat de médecin que Gonse exhiba : « Le lieutenant-
colonel Henry aurait dû garder la chambre... » Gonse,
tout le temps, couvrit de sa protection papelarde le gros
homme qui avait pris un purgatif. Vieux truc militaire
qu'Esterhazy, un jour, avait recommandé à Christian.
Il joua supérieurement son insolente comédie : « Stu-
péfié par une nuit d'insomnie et des médicaments avalés
jusqu'à l'inloxicationpour se tenir debout, il lutte (3)... »
Quand les questions d'Albert Clemenceau et de Labori
deviendront embarrassantes, il feindra de ne pas les
entendre: « J'ai pris de la quinine, hier, je suis un peu
(1) Séverine, 84 : « Congestionné, dit-il, pai' lo fièvre et qui,
de fait, dans celte atmosphère tropicale, semble grelotter sous
sa lourde capote. » Bonnamour, 65: "Congestionné, les yeux
rouges, enveloppé de sa capote. » {Écho du 1" février 1898.)
{•2) Procès Zola, I, 281, Henry.
(3; Bonnamour, 65.
LE PROCES DE ZOLA 367
sourd. » Cela donne le temps de réfléchir. De plus, la
maladie excuse les défaillances de mémoire, d'involon-
taires erreurs.
Après le grotesque spectacle que venait de donner
Du Paty, c'était, pour les amis de larmée, une heureuse
diversion que ce vrai officier qui refoulait ses souf-
frances pour accomplir son pénible devoir. Il refusa
de sasseoir. comme Deleg-orgue, complaisamment, l'y
invitait, parce qu'un soldat de sa trempe doit rester
debout; et il se cramponnait à la barre, de ses fortes
mains, ces mains terribles de boucher qui auraient as-
sommé un bœuf et qui n'auraient pas moins aisément
étranglé un homme.
Sa grande taille, sa prestance de « colosse trapu » (i)
ajoutaient à l'émotion. Rien de pitoyable comme un Her-
cule (2) malade. Cependant, quelques-uns commencè-
rent, dès ce jour, à lire en lui; le crime paysan a son
odeur particulière ; je la sentis ; de même quelques
autres balzaciens. Ranc. Claretie. Séverine aussi s'in-
quiéta: « Le regard, sans flammes, a une lueur ma-
drée... Le torse penché sur la barre, il tend l'oreille, un
pli d'attention entre les sourcils durs, ne répond qu'à
bon escient, comme s'il traversait un gué aux pierres
oscillantes (3) <>.
Il fut interrogé d'abord sur le mystérieux dossier,
« le dossier volé, lui dit Delegorgue, dans l'armoire de
votre cabinet ». Henry répondit c qu'il était absent
quand le dossier fut pris par Picquart » et confirma la
déposition de Gribelin sur la prétendue consigne de
Sandherr. Il convint qu'il avait marqué l'enveloppe de
son paraphe, mais refusa de dire ce quelle contenait.
Il) SÉVERINE, 84.
2) BONNAMOUR, (J2.
(3) SÉVERINE, .S'4.
368 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Zola insista. « Un dossier secret, c'était un dossier
secret », répliqua obstinément Henry. — « C'était le dos-
sier de lairaire Dreyfus ? — Non ! dit Henry, le dossier
Dreyfus est sous scellés depuis i8()5. » Il sous-enten-
dait : le dossier judiciaire. On n'y comprenait plus rien.
Mais il se tira moins aisément d'affaire axec Leblois
qui, pressant, agile, excité par la lutte, laccula. Henry
avait repris sa vieille accusation au sujet des dossiers
de l'alTaire Boulot et des pigeons voyageurs. Leblois
riposta qu'Henry lui-même avait conféré avec lui
d'une afTaire d'espionnage, cette même aiïaire Boulot.
Henry s'enfonça en dépaisses arguties. Il a causé,
mais non <( conféré » avec Leblois. Et nullement de
questions d'espionnage. « Je n'en avais pas besoin
puisque j'étais au courant I > 11 niait avoir vu Leblois
dans son cabinet ; Leblois le lui décrivit. « Alors, c'est
que Leblois est venu dans mon cabinet quand je n'y étais
pas (i). »
Il s'embourba tellement que Gonse, sur un signe
qu'il lui fit, intervint: « Le colonel Henry est extrême-
ment soutirant ; il a fait un grand effort pour venir ici ;
je demande à la Gourde l'autoriser à se retirer! » Ge qui
fut accoidé.
On remarqua l'accent qu'Henry avait mis au nom de
Picquart, chaque fois qu'il le prononça.
XI
Les choses tournaient mal pour l'État-Major. Dès
qu'on pressait sur une allégation quelconque des té-
moins militaires, il en sortait un mensonge. Aussi,
(il Procès Zola, I, 21G à 282, Henry.
LE PROCES DE ZOI.A 369
pourquoi avoir laissé s'engager le débat sur toutes ces
iiistoires de dossiers, de photographies? De quoi Zola
est-il accusé ? D'avoir dit que le conseil de guerre a
acquitté Esterhazy par ordre? Et l'on n'en a pas parlé
encore !
Pellieux, au début de la cinquième audience, s'en
plaignit.
De s'êlre entendu parler une fois en public, il avait
senti sa force. II était décidé à en user, et pour sa propre
gloire, et dans l'intérêt delà vérité, puisqu'il ne doutait
pas du crime de Dreyfus.
Les chefs de l'Étal-major n'ont pas de plus dangereux
ami que ce soldat am])itieux et sincère.
Pellieux, comme Cavaignac, s'était étonné que Billot,
puisque le crime de Dreyfus étail démontré, n'eût pas
repoussé, avec mépris, la dénonciation de Mathieu.
Pourquoi tant de concessions au Syndicat? Pellieux,
puis Ravary, ont proposé de rendre en laveur d'Es-
terhazy des ordonnances de non-lieu. Pourquoi Saus-
sier, Billot ont-ils exigé qu'Esterhazy passât en con.seil
de guerre ?
Sa bonne foi éclate encore, quand il convient que
« le conseil de guerre n'a pas eu à juger un accusé (i) »
et qu'Esterhazy, muni de deux propositions de non-
lieu, était d'avance inno^^enté. Cependant, les juges du
conseil de guerre ont voulu des débats complets ; bien
plus, malgré le ministre, ils se sont refusés à pronon-
cer le huis clo? total. Et c'est de tels hommes que Zola
traite en criminels, ces officiers indépendants et loyaux,
« dont plusieurs ont versé leur sang sur le champ de
bataille pendant qne d'autres étaient on ne sait où ! »
D'ailleurs, les preuves du crime de Dreyfus abondent,
1 Proci-s Zola, î, v>Gi'), l^ellieux.
24
370 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYIUS
dans larmoire d'Henry, antérieures et postérieures au
jugement; et déjà une furieuse envie le tenait de sortir
l'une de ces pièces, la plus décisive, et d'en finir avec
les chicanes «- à côté » de lÉlat-Major.
Pendant cfue Pellieux célébrait les vertus des juges
d'Esterhazy el se faisait gloire d'avoir été « leur chef »,
Zola s'était fort excité ; il s'écria « qu'il y a difïérentes
façons de servir la France. On peut la servir par Tépée
et par la plume. M. le général de Pellieux a, sans doute,
gagné de grandes victoires : j'ai gagné les miennes.
Par mes œuvres, la langue française a été portée dans
le monde entier. J'ai mes victoires ! Je lègue à la posté-
rité le nom ilu général de Pellieux et celui d'Emile Zola :
elle choisira ! »
Cette éclatante protestation de rintelligence contre
le Sabre parut, aux uns, le cri d'un légitime orgueil,
aux autres, l'explosion d'une ridicule vanité.
Les avocats assaillirent vivement Pellieux, le pres-
sèrent de questions. Il tint tête, sans broncher, attaqua.
Ses parades ne furent pas toujours heureuses, mais ses
ripostes furent rapides et brillantes. Les camarades,
tout le temps, se dérobaient derrière le secret profession-
nel, le huis clos, mille bas prétextes. Au contraire, il
pai'ut joyeux de cette escrime, de cescombals, nouveaux
pour lui, fatigua les rudes jouteurs qui le harcelaient.
Le succès fut pour lui. Sa parole métallique, qui son-
nait comme lépée, le ton, à la fois courtois et d'une
belle insolence, de ses répliques, sa prestance, une élé-
gance apprêtée, mais qui n'en avait pas l'air, quelque
chose de décidé et d'audacieux qui émanait de lui, les
impatiences et les colères dont il ne réprimait qu'à demi
le bouillonnement, fixèrent l'attention desCésariens qui,
depuis le cimetière d'ixelles, n'avaient pas trouvé de
successeur à Boulanger, et des royalistes qui, depuis
LE PROCES DE ZOLA 371
tant d'années, cherchaient Mouk ou Pavia [ij. Il n'avait
été, jusqu'alors, qu'un nom. pas beaucoup plus illustre
que Gonse ; il devint une espérance. C'est lui qui don-
nera le « coup de balai •>. Tous les fauteurs de coups
d'État regardèrent vers lui. 11 était aussi bon catholique
que beau soldat, l'homme nouveau qui fait aboutir
les grandes entreprises. A cette vaste agitation mili-
taire et religieuse qui s'étendait chaque jour, d'au-
tant plus redoutable que les dupes y étaient plus nom-
breuses que les conspirateurs, il manquait un chef. 11
avait des lettres, n entendit sonner le Tu Marcellus...
parmi les bravos.
XII
Enfin Picquart fut introduit.
Il était, depuis quatre mois, l'une des énigmes du
drame. Du premier jour où son nom fut brusquement
lancé dans la plus etîrénée des publicités, il fut illustre.
mais il resta inconnu.
Hors du monde militaire où il avait vécu assez étroi-
tement, et, d'ailleurs, sans se livrer, qui le connaissait?
A peine quelques amis, son. cousin Gast, le fils de Gou-
nod, Leblois, le docteur Hervé. Avant même qu'il fût
revenu d'Afrique, il fut transfiguré aussi bien par la
haine que par l'enthousiasme. Les passions aux prises
s'emparèrent de cet homme qui, toujours, avait fui le
bruit. Elles firent deux Picquart : un héros de roman, un
traître.
1 ) Sainl-Genest. enragé maintenant contre Dreyfu?, •■ le der-
nier des misérables », publiait des articles lyriques en l'hon-
neur des généraux, célébrait - le triomphe de l'armée ».
(Figaro du 21 février i898.)
3*2 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Pour les partisans de la Revision, Picquart était une
manière de chevalier redresseur de torts, de Roland
moderne, parti en guerre contre l'Iniquité ; et ils le
célébraient d'autant plus que, le premier, il avait souf-
fert'pour la vérité, et qu'il était le seul uniforme dont
ils pussent se réclamer, dans ce pays pris de folie mili-
taire.
De l'autre côté, à l'État-Major, la haine était terrible
contre lui : « Il a trahi les camarades. Il devait se taire.
Entre officiers, il faut avant tout se soutenir. — Quoi !
màme aux dépens d'un autre officier, injustement con-
damné? — Il déshonore l'armée. » Nécessairement,
comme il n'est pas fou, c'est qu'il est vendu aux juifs.
Tous vendus. Tous ceux qui étaient à vendre, et tous
les imbéciles, expliquaient tout par la corruption. Et des
millions de braves gens en étaient convaincus.
Ni Billot ni Boisdeffre ne s'y trompaient. Ils savaient
la loyauté de Picquart, s'inquiétaient terriblement de
ce qu'il dirait. Le huis clos, dès qu'il parut, avait été
prononcé au procès d'Esterhazy. Impossible, au procès
de Zola, de recommencer la manœuvre de l'éteignoir.
Mais Boisdefîre ei Billot connaissaient aussi l'amour
de Picquart pour son métier. Ils en avai Mit déjà joué.
Picquart avait silencieusement accepté, l'an pissé, son
envoi en Afrique.
Le nouveau gouverneur de Paris, Zurlinden (il avait
eu Picquart sous ses ordres, et ne manquait ni de pro-
bité ni d'indépendance), trouvait excessive la proposi-
tion de mise en réforme faite par les juges du Mont-
Valérien ; Billot, en conséquence, feignant d'hésiter,
annonça officiellement qu'il statuerait seulement après
le procès de Zola (i). Un tel marchandage appuyé par
(1 Agence Ilavas du 5 février i8«.)S.
LE PROCES DE ZOLA. 373
les journaux i ne parut pas encore suffisant. Deux
officiers furent chargés de tâter Picquart. Le colonel
Bailloud vint le voir au Mont-Valérien. mais, reçu en
ami, eut honte de sa mission et s'en lut. Le comman-
dant Bessières. un peu plus tard 2), lui insinua que sa
rentrée en grâce dépendait de lui seul. Il répondit quil
respecterait son serment de dire la vérité.
Il avait été convenu que Picquarl ferait seirf, sans
surveillance, le Irajet quotidien du Mont-Valérien au
Palais de Justice et du Palais à sa prison. On lui insi-
nua de ne pas revêtir son uniforme, trop éclatant, (jui
provoquerait des manifestations. (Les journaux auraient
raconté qu'il ne le portait plus, se faisant justice à lui-
même.) Il s'y refusa ou demanda un ordre 3).
Gonse pensa à agir sur Picquart par le juge Bertulus.
qui jouissait encore de l'entière confiance de lEtat-Ma-
jor. mais qui, déjà, ne la méritait plus. Il avait vu Pic-
quart, pour la première fois, au cours de l'enquête sur
la plainte en corruption contre les frères Dreyfus. Il
reçut ensuite sa déposition, dans lafîaire des faux
télégrammes (4). Prévenu contre lui par Henry, (jui
l'avait décrit, au temps où Picquart dirigeait le service
des renseignements, comme un méticuleux et pédant
personnage, Bertulus lécouta d'abord avec défiance,
puis fut saisi par la netteté, la précision de ses dires,
corroborés souvent par les faits.
Il causait parfois avec Gonse, au ministère, des af-
faires en cours. Même, un jour, quelque temps avant le
procès, le général lui montra la photographie d'une
(1) Millevoye expliqua que Picquart pourrait n'être suspendu
de .son grade que pour un an. Patrie du 5 février 1898.,
I2) A la première audience du procès Zola.
3i Cass., I, 209. Picquart.
(4; Cass., I, 220, Bertulus: II, 207, Picquart.
374 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
pièce qui était signée « Alexandriue » ; le juge fit raine
de l'examiner de près ; Gonse, assez précipitamment, 'la
lui enleva des mains, sous pértexie qu'il était pressé.
Puis, quand Bertulus prit congé : « ^'ous voyez Pic-
quart ; dites-lui bien que, de son attitude à l'audience,
dépend tout son avenir. Il sait que je le tiens en haute
estime. Ne me nommez pas, mais faites-lui compren-
dre que sa carrière militaire ne sera pas brisée, s'il sait
rester militaire (i) »
Bertulus accepta la mission, et, tout le temps que
dura le procès, chaque fois qu'il vit Picquart, et il le
vit presque tous les jours, il lui rappela « ce qu'un offi-
cier de son rang devait à l'armée ».
Picquart répliquait, froidement, qu'il saurait conciher
ses deux devoirs, de soldat et de témoin.
Il essaya, en effet, de le faii'e.
Dans la salle des témoins, pendant les quatre pre-
mières audiences, il se tint sur une extrême réserve. Il
parut l'un de ces hommes qui gèlent, dans l'air, les
questions indiscrètes. Toutes ces histoires de faux télé-
grammes (que Leblois et Trarieux avaient essayé en vain
d'élucider), et ces autres, plus confuses encore (que
Lauth et Gribelin avaient confirmées), de clichés photo-
graphiques retouchés, de correspondances saisies à la
poste, de lettres antitimbrées, de perquisitions sans
mandat et de propositions suspectes, intriguaient beau-
coup.
(i) Crtss.,1, 221, Bertulus. — Gnnse (Coss.,I, ô-\) place celte
conversation o après le procès Zola » et conteste avoir tenu les
propos rapportés par le juge ; il lui a montré, non pas le
faux dHonry, mais la pièce Canaille de D... <• On m'avait dit do
me métier de Bertulus ; le conseil était bon. » — De même, à
l'enquête des chambres réunies. (11,2^.)
LE PROCES DE ZOLA 37;
XIII
Il s'avança à la barre, d'un pas rapide, très droit
dans son uniforme bleu soutaché dor, grand, mince,
souple, l'air jeune à quarante-trois ans, les veux étroits
au regard lointain, le visage fermé, l'expression un peu
lasse, une certaine dureté triste qui attire les êtres
sensibles, surtout quelque chose de très différent d'avec
les militaires <[ui avaient comparu avant lui, un médita-
tif, un artiste.
Ce contraste seul suffisait à expliquer ce qu'on savait
de lui, son conflit avec les chefs, puis avec lui-même,
sa soumission, le trouble de sa conscience. Des pen-
sées complexes ont habité ce long front ; ces mains
subtiles, déliées, ne sont pas d'un sabreur. mais d'un
musicien ; point communicatif, évidemment, très
renfermé en lui-même, avec des cachettes impéné-
trables à ses amis les plus intime?, plutôt hautain,
avec le sentiment exact de sa valeur intellectuelle ,
il a été, même aux jours de sa faveur, plus estimé
qu'aimé. Toutefois, le sérieux, chez lui, ne manque
pas de grâce. Il est, comme bien des gens des
Marches de Lorraine, un composé. Il a enté sur la
solidité germanique l'élégance française. Rien que son
attitude décèle le courage tranquille. Dans l'épreuve
qu'il traverse, nulle amertume apparente . nulle ten-
tative d'exploiter l'intérêt qui naît des belles infor-
tunes. En cela, il ressemble encore à l'autre, là-bas,
dauï l'île. Il acceptera l'immineate disgrâce comm3 un
devoir. Il se sent digne de tout, mais il est capable de
n'être rien. Il aim3ràit à rester soldat, mais il se rési-
gnera à devenir héros. Il parle avec un grand calme.
376 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
beaucoup de réflexion (comme il pense), et avec de fré-
quents intervalles de silence, la boucho sèche d'abord, le
gosier un peu étranglé ; mais il sest vite ressaisi et il a
posé sa voix, « raisonnable », dans la justesse du ton,
du récit et du personnage (i).
Il exposa, pendant plus d'une heure, au milieu d'une
attention soutenue, comment il avait découvert Es-
terhazy et ce qui en était suivi ; mais sans essayer ni
d'embellir son rôle, ni d'incriminer ses chefs ou ses
camarades, sur une stricte défensive, se bornant à
réfuter les imputations imbéciles dont^ il était l'objet.
Ainsi, il ne raconta ni l'entrevue de Bâle, ni la fausse
lettre à l'encre sympathique, ni l'invitation que lui
adressa Gonse de se désintéresser de l'homme de l'île
du Diable, ni la réponse dont il cingla le général, ni
ses entretiens avec Boisdeffre et Billot, ni ^arri^ée, à
son insu, d'une pièce qui fit la conviction du minisire,
ni tant d'autres incidents qu'il révéla par la suite et qui
auraient singulièrement fortifié son récit. Rien qu'à
évoquer la tragique soirée où il avait examiné le dossier
secret et ce qu'il y avait vu, rien qu'à répéter en quels
termes il avait demandé à Giibelin, qui ne s'y était
pas trompé, « le petit dossier qui a été communiqué aux
juges de Dreyfus », il eût fourni la preuve éclatante
que Dreyfus avait été illégalement condamné. Ces quel-
ques mots fussent devenus tout le procès. Or, il n'en
dit rien, jugeant que le secret professionnel l'en empê-
chait et « senfermant dans une consigne de fer, s'y
enfermant, comme le lui reprochera Labori (2), jusqu'à
l'exagération, en présence de la grandeur des intérêts
en cause ». Tous les autres officiers ont parlé du mys-
(1) A. Bataille, i<j3 ; Séverine. 92; Boxnamour, 80, etc.. .\fé-
moires de Schecrer.
(2) Procès Zola, II, 34G, Labori.
LE PROCES DE ZOL.V 377
térieux dossier el de la pièce principale qui s'y trouve ;
Henry va jurer, tout à Theure, que -depuis Tavant-
veille du procès de Dreyfus jusqu'au jour où Picquart
s'en empara, le dossier n'était pas sorti de l'armoire de
fer. Mais ils sont de l'autre côté, avec les chefs.
Il savait « ce que la loi militaire eût fait de lui, s'il
s'était abandonné à un geste trop vif ou à une parole
imprudente (i) ». Surtout, bien qu'on le traitât de re-
belle, il avait conservé la religion de la discipline, et,
malgré les persécutions qu'il avait déjà endurées, quel
qucs illusions. Il ne comprendra pleinement que de-
main, après l'outrage public qu'il recevra d'Henry,
qu'avoir surpris le crime du haut Etat-Major et avoir
refusé de s'y associer, c'avait été le forfait inexpiable.
Le lien était rompu ; rien ne le renouera plus. Ayant
fait montre de prévoyance, il eût pu s'en faire gloire ;
il s'en tut et, bien plus, confessa que, sentant « de la
gêne autour de lui », quand il avait découvert Esterhazy,
il s'était rendu compte « qu'il eût bien fait de ne pas
continuer ». II ne fit entendre aucune plainte ; s'il passa
un nuage sur son front, ce fut à la pensée de quitter
l'armée où il se flattait « d'avoir gardé des sympathies
très vives ». Il eût pu accuser ceux qui l'accusaient.
Il se loua de « la très grande courtoisie « de Pellieux,
qui lavait si durement trailé. 11 n'employa que des eu-
phémi^ mes en parlant des manœuvres dont il avait été
l'objet. Il atténua, estompa tout.
Cependant, son récit porta beaucoup, non seulement
à cause de la nouveauté des faits qu'il révélait et qui
parurent décisifs, bien que mutilés, à tous les esprits
sans préjugés, mais en raison même de cette circons-
pection.
{ij Procès Zola, II, 3'A Labori.
378 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
A ronlendre, d'un ton si réservé, avec une sobriété
élégante de geste et de parole, rappeler ses mésaven-
tures et ses disgrâces, il n'y eut personne qui ne sentit
qu'il restait volontairement en deçà de la vérité,
soit quil lui eût été défendu d'en dire davantage, soit
que, par scrupule, sagement, il se le fût interdit à lui-
même. Cependant Gonse et toutTÉtat-Major s'irritaient
qu'il en eût tant dit, beaucoup trop, et considéraient qu'il
y avait, dans ce qu'il taisait, beaucoup moins de discré-
tion que de menace.
Cette prudence si légitime, cette politique, qui sont,
à la fois, chez lui, instinctives et calculées, furent
dénoncées par les journalistes « patriotes w comme les
marques d'un esprit cauteleux ; ils l'observèrent curieu-
sement et s'appliquèrent à le faire passer pour un per-
fide : « Il cueille sa pensée subtile comme une ileur vé-
néneuse » ; il est « de la race des grands félins (i) ». Ce
qu'ils turent, par contre, ou ce qui échappa à ces âmes
basses, ce fut le spectacle singulièrement émouvant de
cet homme qui, frappé, persécuté, calomnié, empri-
sonné, silencieux jusqu'au jour oîi la loi lui a com-
mandé de parler, ne disait rien que de vrai, et se
condamnait ainsi lui-même, puisque, dans ces tristes
jours, le crime par excellence, pour un témoin militaire,
c'était de ne pas mentir et de tenir son serment.
Dans ce grand mouvement pour la Justice, ce qui est
noble et beau va paraître de plus en plus avec le recul
des années ; on y démêlera aussi ce qui fut verbiage,
rhétorique et échaulïement du cerveau. On ne trouvera
chez Picquart aucune de ces scories. Ses défauts
mêmes, son peu de sensibilité, l'en préservent. L'atti-
cisme se manifeste dans les actes comme dans le lan-
(l; BONNA.MOUR, 80, 81, 90, 190, etc.
LE PROCES DE ZOLA 37»
gage. Tel qu'on le vit alors, rien ne l'explique mieux
que son slyle. Il y porte la même exactitude que dans
sa conduite, le même sérieux, la même mesure. Il évite
toute dissertation, qui serait périlleuse, feint d'ignorer
les causes profondes, les hommes, s'efïace derrière Jes
faits. On n'aperçoit ainsi que les faits eux-mêmes, ce
qui passe pour la perfection du récit. Il ne clierche pas
à exciter l'intérêt par le pathétique, par l'éloquence,
par les épithètes. Il a cette qualité des bjns classiques,
d'écrire et de parler très purement « sans y prendre
garde i) », ce quelque chose de moyen (je ne dis pas
de médiocre) dans la pensée et, par conséquent, dans la
forme, qui donne la double sensation du solide et du
clair, et cette simplicité que tous les gens de goût
admirent, mais où personne n'atteint s'il n'en a le
don. On voudrait parfois une trame du discours plus
serrée, sinon plus forte, mais le tissu en est solide, bien
uni, d'une excellente matière. La phrase suit bien
l'ordre des idées, sans effort. Plus de chaleur ne nuirait
pas, un peu démotion plairait. Mais il possède la plus
rare des qualités littéraires : « Nulle qualité domi-
nante (2). »
XIV
Ce discours de Picquart fut suivi de scènes d'une vio-
lence extrême. Comme les révisionnistes, nombreux ce
jour-là, beaucoup d'avocats en robe, lui firent uae ova-
1) J. J. Weiss, Essais de littérature, 38i.
(■2) Taine, Essai sur Tite Live, 34o, en parlant de Xénoplion.
380 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
lion, les témoins militaires sortirent en furieux, à la
suspension d'audience, Pellieux en tête, clamant
qu'ils avaient été insultés et que le cri de « Vive Pic-
quart ! » équivalait à celui de ic A bas l'Armée ! »
Le bâtonnier Ployer, malmené ce matin même, par
Drumont, trouva l'occasion bonne pour rentrer en grâce.
La toque en main, il s'approcha des généraux, les pria
d'excuser quelques échaulï"és(i). Autour de lui, avocats et
journalistes gesticulaient, s'injuriaient, prêts à en venir
aux coups;
Labori, à la reprise de l'audience, questionna Pic-
quart. Ses brèves répliques, qu'il fallut, parfois, ar-
racher, toujours nettes et précises, accrurent la colère
des militaires. Jamais ses chefs n'ont allégué comme
une impossibilité matérielle, résultant de documents,
qu'Esterhazy ne pouvait pas être l'auteur du bordereau.
Picquart savait qu'il allait à l'encontre de ses intérêts en
poursuivant ses recherches sur Esterhazy ; mais ses
chefs, à qui il eût obéi, ne lui donnèrent jamais l'ordre
de cesser. Sa mission en Afrique fut une disgrâce dé-
guisée. Sans l'intervention du général Leclerc, on l'en-
voyait à la frontière tripolitaine, dans des parages qui
n'étaient pas « des plus sûrs ». Esterhazy a su trouver,
dans les bureaux de la Guerre, des amis qui lui ont
prêté aide et secours pour la fabrication des fausses
lettres et des fausses dépêches. Pavary s'est refusé gp
chercher les auteurs de ces faux. Le général Guerrier a
fait rayer des états de service d'Esterhazy une fausse
citation à l'ordre du jour ; le conseil de guerre n'en a
rien su. Le document libérateur, c'est la photographie
(i) «Marchant en avant de ses confrères, — ils sont au moins
deux cents, — M' Ployer s'avance vers les généraux et, enle-
vant sa toque, dit à deux reprises : " Vive l'Armée ! » {Journal
des Débats.)
LE PROCES DE ZOLA 381
de cette pièce Canaille de D... que Gribelin accusa Pic-
quart d'avoir montrée à Leblois : « Vous voyez le lien
entre la disparition du document libérateur et la visite
de Leblois dans mon bureau ! »
Ce n'était qu'une partie de la vérité ; mais quelle
trouée dans Tombre I L'honneur des protecteurs d'E-;-
terhazy coulait par tous les pores.
Pellieux, certain, on l'a vu, de l'infamie de Dreyfus,
ressentait, en conséquence, une irritation violente contre
Picquart, officier en révolte qui accusait un in-
nocent et faisait le jeu des ennemis de l'armée :
« Sans lui, TAfTaire n'existerait pas (i). » Il s'exas-
péra encore de l'insolence des avocats de Zola qu i
s'acharnaient, voulaient tout savoir. Les officiers l'entou-
raient, l'excitaient : " Il n'y a que vous pour tenir tête à
toute cette canaille (2) ! »
Leur haine éclata aux confrontations.
Gribelin se fit donner par Picquarl le brevet de « par-
fait honnête homme (3j, » puis jura à nouveau qu'il
avait vu Leblois et le colonel attablés devant le
dossier secret. — Lauth, tout le temps que Picquart
déposa, s'était démené farieuserasnt, la fig-ure con-
tractée, comme prêt à bondir sur lui, pendant que Du
Paty, très pâle, écoutait en silence (4). Il perdit toute me-
sure quand il se trouva à la barre, face à face avec son
ancien chef. Il répéta, avec violence, ses vieilles inven-
tions et y ajouta. Picquart a voulu faire apposer un
timbre sur le pelit bleu et faire disparaître les traces de
déchirures sur la photographie, '< pour pouvoir dire, là-
(1) Cass , I, io8, Rogel.
(2) Ph. Dubois, Impression^i d'un témohi, dans VAurore du
n février iSyS.
(3) Procès Zola, I, 3-28, Picqiiort.
(^) Ph. Dl'bois, Impressions d'un témoin.
3S2 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
haul, à rÉlat-Major, que la carie venait de la poste ».
II a voulu également lui faire certifier que la carte, dune
écriture inconnue, était duiie écriture connue celle de
Schwarzkoppen). De plus, « Henry n'est pas sûr actuel-
lement d'avoir tout enlevé des cornets, notamment le
petit bleu, pièce ressortant de son service ». Ces cornets,
enfin, Picquart les a gardés plusieurs jours. Dès lors,
Lauth est persuadé que « Picquart a mis, lui-même, le
petit 6/eadans le paquet ». Il nelen accuse pas, <- parce
qu'il n'a pas de preuves». Il n'en a pas pai'lé à ses chefs
« parce qu'il n'est pas un dénonciateur ». Mais « il le
croit depuis plus d'un an, depuis l'automne de 1896 (i) ».
Picquart démentit Lauth, lui posa, ainsi qu'à Gri-
belin, cette question : « Avez-vous vu une seule lettre
sur laquelle j'aie fait apposer un cachet (2)? » Ils se
turent. Albert Clemenceau, par des raisonnements ma-
thématiques ou de simple bon sens, démolit (ce jour-
là et le suivant) le reste de l'accusation. Inutilité, s'il
s'agit de tromper les chefs, de faire disparaître les traces
de déchirures du petit bleu sur les plrotographies,
puisque les chefs réclameront l'original. Impossibilité
d'apposer un timbre sur le petit bleu, déchiré en cin-
quante petits morceaux sans que la fraude apparaisse.
Le cachet s<v fût appliqué, forcément, sur les bandes
gommées (.3). La carte, si elle vient de l'ambassade, peut
être déchirée, mais ne peut pas être timbrée. Si elle a
été saisie à la poste, elle peut être timbrée, mais ne peut
pas être déchirée. Elle ne peut être à la fois déchirée
et timbrée que si elle a été prise chez Esterhazy, mais,
alors, elle est sans valeur.
Picquart dit, fort bien, que rien ne prouvait mieux
(1) Prorèa Zola, I, 33i. 33>. S^o. I.aulli.
[Il Ibid., I. 3^^, Picquart.
(3) Ibid., I, 343, 354, 3ry5, 356.
LE PROCES DE ZOLA 383
« rinexislence des intentions qui lui étaient prêtées «
que ce fait, mis en lumière par la défense, qu'elles eus-
sent été absurdes, illogiques et, d'ailleurs, impossibles.
Il établit encore qu'il n'avait jamais fait perquisi-
tionner chez Esterhazy; il n'a envoyé chez lui qu'un
seul agent qui a constaté que beaucoup de papiers
avaient été brûlés et qui n'a rapporté qu'une carte (de
Drumont; mais Picquart ne le nomma pas). Voilà le
i' cambriolage » dont l'ont accusé Pellieux et Ravary,
dont il a été mené si grand bruit que les révisionnistes
eux-mêmes le lui ont reproché. Pellieux dut convenir
que, ce qu'il avait affirmé, il le tenait exclusivement d "Es-
terhazy (i).
Enfin, Ravary dit le mot de la situation : « La justice
militaire ne procède pas comme la vôtre. ■> Albert Cle-
menceau s'exclama : « Il n'y a qu'une justice, il n'y en
a pas deux !» — « Notre code, répliqua Ravary, n'est
pas le même (2) ! ».
Ce commentaire affaiblissait la belle franchise de sa
première affirmation ; la protestation de Clemenceau
n'était pas fondée ; en fait, c'est Ravary qui avait raison.
Il y avait, en effet, deux justices, deux conceptions du
devoir et de l'honneur, deux mentalités, deux Frances.
A la sortie du Palais, on s'assomma beaucoup. Le soir,
on saccagea des magasins juifs. Toute la nuit, les brail-
lards antisémites manifestèrent à travers la ville
apeurée, comme à la veille d'une émeute. Tous les cer-
veaux battaient la fièvre.
(1) Procès Zola, I, 333, Pellieux.
(2) Ibid., I, 345, Ravary.
88. HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
XV
Pendant que les ban les de Guérin opéraient dans la
rue, Druraont délibéra avec quelques amis, très effrayés
par le succès de Picquart et redoutant, pour peu qu3
le jury se laissât émouvoir, l'effondrement du procès ;
par conséquent, la Revision, le triomphe des juifs et
léc-roulement de la belle entreprise qui avait si bien
commencé.
On s'était occupé déjà des douze citoyens obscurs
d'où dépendait l'avenir. Des émissaires étaient allés les
trouver à domicile, menacer leurs femmes. A la cour
d'assises, Rochefort, régulièrement, prenait place près
des jurés, parlait assez haut pour être entendu d'eux, à
qui la loi interdit d'adresser la parole à l'audience^ et cau-
sait avec les jurés supplémentaires. Bien mieux. Dru-
mont avait signalé que l'un desjurés titulaires était four-
nisseur de Rothschild, dès lors, à la solde des juifs, et
le pauvre homme (i) en était tombé malade ou avait
feint de l'être. Le soir même, il envoya un certificat de
médecin et fut remplacé par un des jurés supplémen-
taires (2).
L'avertissement aux jurés était très clair, tous petiles
g:eiis, comme on a vu, artisans et commerçants, sou-
cieux de n'être pas dénoncés à leur clientèle comme de
mauvais Français, et faciles à terroriser.
(1) Leblond, entrepreneur de couverture.
(a) Procès Zola, I, 347. — Il avoua lui-mèmo (i5 février iSgS; à
un rédacteur de la Presse (jue son indisposition avait eu pour
can>e l'éinotion produite sur lui par l'article de Drumont.
LE PROCKS DE ZOLA 385
Le jeu^ pourtant, était dangereux : on eût pu se heur-
ter à des consciences plus solides.
Il parut donc nécessaire de joindre à ces manœuvres
individuelles une opération d'ensemble ; le mieux, pour
agir sur ce jury incertain, troublé par tant d'échappées
de la vérité, ce sera d'obliger Billot à proclamer, une
fois de plus, au cours du procès, la culpabilité certaine
de Dreyfus. On l'obligera, par la même occurrence, à
donner carte blanche aux hommes d'action, à Pellieux,
qui, si brillamment, a gagné ses éperons et dont Gonse,
peureux et jaloux, chaque fois que ce vrai soldat prend
la parole, s'en va dire qu' « il fait encore du vent ».
Depuis quelque temps, Rochefort avait entrepris
une nouvelle campagne contre Billot au sujet de ses
relations avec Mathieu Dreyfus, par l'intermédiaire de
l'ancien contrôleur Martinie. Celui-ci, du premierjour(i),
avait avoué, mais prenant pour lui la responsabilité
de la démarche, mettant Billot hors de cause ; il écrivit
ensuite à Rochefort deux lettres virulentes où il accu-
sait Mathieu de l'avoir trahi, comme son frère avait
trahi la France (2). Le député Ernest Roche, que les
socialistes appelaient « le laquais de Rochefort », avertit
Billot qu'il l'interpellerait sur ce scandale.
C'était là, si l'on savait manœuvrer, l'occasion cher-
chée. D'une part, Drumont, dans son journal, annonça
l'intervention au débat de Gauthier (de Clagny , antisé-
mite notoire et césarien avéré, parce que les « patriotes
en ont assez de voir Billot protéger Picquart, ex-distri-
buteur des fonds secrets (3)»; — Gauthier, d'autre part,
adressa à Déroulède, alors absent de Paris, une dépèche
virulente où il lui dénonçait « l'attitude louche de Bil-
II) Lettre au Siècle du 5 janvier 1898; Soir et Libre Parole du G.
(2) Intransigeant du 11 février.
3) Libre Parole du 12,
25
386 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
loi », « la faiblesse » du ministère, la veulerie de Félix
Faure ; et il expédia son télégramme en clair, selon un
procédé connu, pour que le Gouvernement, qui prend
connaissance de toutes les dépêches politi((ues, fût le
premier informé que la patience des tyrans de l'opinion
était à bout (i).
Déroulède, jusqu"alors, sétait tenu à l'écart de l'Af-
faire. Après avoir fait son devoir, comme tant d'autres
qui s'en targuèrent moins, pendant la guerre (2), et
sonné ensuite, dans ses Chants du soldat, Tyrtée incor-
rect mais entraînant, le clairon de la revanche, il tenait
depuis quinze ans boutique de patriotisme, et, tout en
fi Cette dépêcliedu 12 février 1898 fut publiée, le i3,pai' \a Libre
Parole, <oiis ce titre : « Paul Déroulède: dépèche interceptée. >■
Comme la Librv Parole publia, en même temps, la réponse de
Déroulède. le mot interceplé ^iiîmiiixH que la dépêche availélé lue,
comprime par le Gouvernement. Elle était ainsi conçue: « Lat-
litude de Billot est extièmement loiiche: il a permis à Picquart
de déposer en uniforme, malgré l'avis du conseil d'enquête.
Celle de Milliard est éiralcmenl suspecte. Lirritaliou contre la
faiblesse du Gouvernement augmente dans tous les milieux,
même parlementaires. Une crise ministérielle pi-ochaine ne
paraît pas impossible. Le Président de la République aurait
actuellement un grand rôle à jouer. Mais son indifférence de-
vant tant de tristes scandales étonne tous les patriotes. On
annonce une interpellation d'Ernest Roche sur les relations de
Billot avec Mathieu Di-e\ fus). Peut-être interviendrai-je ? Je
suis profondément alU'isté de voir l'inertie du Gouvernement,
qui ne comprend pas le parti à tirer du mouvement de
colère patriotique qui anime tout le peuple. »
(2) il s'engagea, ainsi que son fière André, au début de la
guerre, et fut fait prisonnier à Sedan. S'élant échappé, il fil la
campagne de TEst et, plus tard, la campagne de Paris contre
la Commune. Le MiUlfer-Wochenblatt du 22 décembre 1870 le
cite 'n° 189, p. i2o3) parmi les officiers qui, s'étaut engagés
sur l'honneur à ne plus prendre les armes contre l'Allemagne,
ont manqué à leur parole : « Sous-lieutenant Déroulède, du
16e bataillon de la garde mobile à Breslau •-. Le général Thi-
baudin figure sur la même liste. — Déroulède affirme qu'il
s'était seulement engagé, après Sedan, « à se mettre à la
LE PROCES DE ZOLA 38T
se disant républicain, joua un rôle tapageur dans tous
les mauvais coups contre la République. Cependant, et
bien qu'il fût devenu antisémite, il avait douté que
Dreyfus fût coupable, et sa réserve avait fort inquiété
l'État-Major. Vingt officiers lui furent dépêchés pour le
convaincre (i). Il résista assez longtemps. Il n'était
plus député, ayant donné sa démission lors de l'affaire,
où il fut mêlé, des faux papiers de Norton. Il était revenu
aux lettres. Mais il n'y avait pas retrouvé ses succès
d'autrefois; comment concevoir sans lui un mouve-
ment catholique et militaire, et d'apparence patriotique *
Déroulède, flatté d'être traité en chef, répondit qu'il
se réjouissait de l'attitude de Paris et « des dépositions
des militaires, enfin nettes et catégoriques, malgré
M. Billot )>.
C'était toujours le même procédé, et, chaque fois
qu'il fut employé, il réussit.
En effet, dès que Brisson, au début de la séance (2),
eut donné lecture de la demande d'interpellation d'Er-
nest Roche, Billot s'élança à la tribune el, tout de suite,
après avoir écarté u d'un démenti absolu, l'infamante
insinuation » dont il était l'objet (3), il jura, « pour la
sixième fojs, que Dreyfus avait été légalement jugé et
justement condamné ». Et, comme si ce sixième par-
disposition de raulofilé prussienne, à Berlin, où celle-ci lui
désignerait un lieu de captivité. Se considérant désormais
dégagé, vis-à-vis de l'ennemi... etc. » (II. Galli, Paul Déroulède
raconté par lui-même, 16. j
fil " Opendant, l'idée supérieure de justice, des sentiments^
profondément humains, les plus honorables scrupules lui ins-
pirèrent, tout d'abord, une réserve absolue. » (Galli, 112.) Il dit
ses doutes à vingt personnes, notamment le jour des obsèrpies
de son cousin Guiard.
(2) )2 février 1898.
(3) (i Ni la Chambre, ni le pays, ni l'armée, ne peuvent at
tendre, une minute de plus, qu'un démenti formel, absolu, soit
donné à des insinuations aussi infamantes. ><
388 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
jure ne suffisait pas encore, il ajouta, s'adressant cette
fois moins aux députés qui l'applaudissaient qu'aux
jurés qu'il avait reçu Tordre d'intimider : « Si jamais,
dans laflolement des passions, oubliant les intérêts
sacrés de la patrie, on voulait imposer au Gouvernement
la revision du procès, vous pourriez chercher un autre
ministre de la Guerre ; je ne resterais pas vingt-quatre
heures au pouvoir (i). »
Ainsi, une fois encore, obéissant à un hideux chan-
tage, et le premier, donnant l'exemple, il jeta son épée
dans la balance.
La Chambre le crut ou fît semblant. Quand Roche,
sulïoqué par une telle audace dans l'imposture, ayant
dans sa poche l'aveu écrit de Martinie, demanda à
établir, pièces en mains, sa véracité, ce fut Brisson lui-
même qui couvrit le ministre : « M. le général Billot,
dont nous avons, depuis trente ans, pris l'habitude de
respecter la parole. »
La Chambre, à la demande de Méline, ajourna Tinier-
j)ellation après le procès de Zola (2). En elTet, de la dis-
cussion immédiate eût pu résulter la preuve que Billot
avait menti, alors, au contraire, que son serment in-
contrôlé pèsera de tout son poids sur le verdict du
jury-
Ce coup nouveau de Drumont fut décisif. Les défen-
seurs de Dreyfus s'obstinaient à croire que la bonté de
leur cause suffisait à assurer la victoire. Leurs adver-
saires ne négligeaient aucun moyen. Ils agissaient par-
tout à la fois. Ils avaient le sens de l'à-propos. Ils ne
mettaient pas seulement de la lucidité, mais de la mé-
thode dans le crime. Ils n'étaient pas audacieux qu'en
(1) « Billot s'est vu, l'inlerpellation sur la gorge, contraint
d'affirmer... etc. » '.Intransigeant du 1.^ février 1898).
(2) Par 478 voix contre 72.
I
LE PROCES DE ZOLA 3S:)
discours. Ils avaient, selon une forte parole! i), « le don
respectable de la haine )>. Leur haine ne sendormit
jamais.
^Maintenant, retournons à la cour d'assises et racon-
tons ce i{ui s'y passa le même jour.
XVI
Henry, malade le ii, s'était ressaisi. Pourtant, par
prudence, il se dit encore souflVant, mais il ne demanda
que « la permission de s'appuyer à la barre ».
Les journalistes de l'État-Major le regardaient avec
admiration : « Son visage est ouvert comme un livre.
Vous y lisez ces grandes vertus des forts : la patience
et la franchise. Fort et doux, mais dans les yeux on
voit poindre une lueur dorage 12). »
Dès les premiers mots de la confrontation, il s'em-
bourba. Il avait commencé par «jurer » qu'ayant surpris
Picquart avec Leblois, le dossier secret «ntre eux, d'où
sortait la pièce Canaille de D...,il en avait averti Gonse,
« quelques jours après », lui conseillant de reprendre
le dossier, ce que le général fit le surlendemain. Mais
Picquart, très maître de soi, et le regardant fixement,
dit que Leblois était rentré à Paris le 7 novembre, que
Gonse avait repris le dossier le 3o octobre et que, dès
lors, rien ne pouvait subsister des allégations d'Henry.
Et, comme Leblois, qu'Henry, d'unegrosse malice, cher-
chait à mettre en opposition avec Picquart, le confirma,
(1) De Mommsen.
(2) BoNNAMOCR, 92.
3yo HisTOinK di-: laii aiiu: dhevfls
au contraire, sur tous les points, le colosse se fâcha,
reprocha à Leblois de « patauger à côté de la vérité »,
et s'embrouilla dans des explications contradictoires.
La photographie de la fameuse pièce tour à tour
rentra dans l'enveloppe et en sortit. Henry, en octobre, .
a vu au ministère Leblois, qui était alors dans le grand
duché de Bade ; « en tous cas, à mon retour de permis-
sion ». Enfin, Vil a dit à Ravary qu'il a vu Leblois << com-
pulser le dossier » avec Picquart, « c'était au figuré (i) ».
Pendant qu'Henry équivoquait ainsi, perdait pied et
s'enfonçait, Picquart, un peu en arrière, l'observait,
« d'un sourire étrange (2) », et, comme un chasseur
à ralïût, attendait, dans un grand calme très exas-
pérant, le moment de l'achever. Ayant fait dire à
Henry par quelle porte il était entré dans son cabi-
net (3) et à quelle distance il se tenait de son bureau (/J),
Picquart, sans rien contester de ses réponses, demanda
simplement que l'on produisît la pièce. La photogra-
phie, quand Pellieux la lui a montrée, était très obscure,
brouillée. Henry, entrant par la grande porte du cabi-
net, debout de l'autre côté du bureau, n'aurait pas pu
la reconnaître. D'ailleurs, elle ne porte pas: « Cette
canaille de D... », mais « Ce canaille de D... »
11 n'y avait plus qu'à faire l'expérience, et non seu-
lement Henry était pris en flagrant délit de faux témoi-
gnage, mais toute la fable de la « dame voilée » s'écrou-
lait du coup.
(1) Procès Zola, I, 3G-2, 303, Henry.
(2) BONNAMOLl), 91.
(3) ProcèsZola, I,.3j4, Henry : « Par la grande porte. »
(4) « Je ne pourrais pas dire si c'est à 10 centimètres ou à un
pas seulement. — Enfin, le colonel Henry était de lautre côté
de mon bureau ? — En face de vous, et jai parfaitement vu la
pièce, car c'est cette place qui ma permis de voir la pièce et
le dossier. »
LE PROCES DE ZOLA 391
Henry, très rouge, grogna : « Moi, je reconnaîtrais
la pièce à dix pas. » PicquarL. toujours impassible,
mais très correct, lui donna « le démenti le plus for-
mel ').
Alors, brusquement, la mâchoire tendue, les yeux
hors de la tète, Henry se tourne vers Picquart, et frap-
pant la barre de la main, apoplectique, dune voix ton-
nante (i) : M Et moi, je maintiens tout ce que j'ai dit, et
j ajoute que le colonel Picquart en a menti ! '>
Acte, geste et ton du voleur surpris, forcé, qui tire
son couteau. Il a l'intuition que quelque chose de 'vio-
lent, d'éclatant, peut seul le tirer d'alTaire.
Mais Picquart, d'un suprême efTort de volonté, a
retenu son bras qui se levait, et devenu toup à coup
d'une pâleur de cire, les dents serrées, les mains agi-
tées d'un tremblement fébrile, il dit aux jurés, d'une
voix frémissante, l'atïreuse situation qui lui élait faite et
pourquoi on le traitait ainsi, pourquoi Lauth l'accu-
sait d'avoir mis lui-même le petit bleu dans le cornet,
pourquoi Gribelin, Henry, portaient contre lui d'autres
accusations, non moins odieuses. AJi ! c'est très simple,
et « vous le comprendrez quand vous saurez que ces
mêmes hommes, Henry, Gribelin, aidés de Du Paty et
(ij Bataille, 219; Séverine, 102. — Boxnamour, d<aîis YÉcho
de Paris du i3 et dans le livre où il reproduit son compte rendu,
applique la provocation dllenry non pas à laffaire de la
pièce Canaille de D..., mais à celle du petit bleu: « Tourné vers
les jurés, le colonel Henry, de sa voix posée, sans rudesse et
si calme, assure: « Dans le paquet qui m'a été remiset que j'ai
dépouillé avant le colonel Picquart, je le jure, il n'y avait pas
trace du petit bleu. » Le lieutenant-colonel Picquart proteste.
L'hercule, alors, fait le demi-tour, s'accoude à la barre. Avec
un geste droit comme un coup déjiée. les yeux fixés ver? son
contradicteur, il dit résolument : u Eli bien 1 colonel, vous en.
avez menti. » — Une pareille transposition est intentionnelle.
Il en résulte, pour les 400.000 lecteurs de l'Écho, que le petit
bleu est un faux et Picquart un faussaire.
392 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
SOUS la direction de Gonse, ont été les principaux arti-
sans de lautre affaire !... Ils ont travaillé alors en cons-
cience, pensant, je veux le croire, qu'ils étaient dans
la vérité. Il ont reçu ensuite du colonel Sandherr, qui
déjà au moment de cette afTaire, était atteint de la
grave maladie dont il est mort depuis, la consigne,
comme une sorte de testament, de défendre, contre
les attaques, le jugement qui était l'honneur du Bu-
reau ! » Et ils ont défendu la consigne par tous les
moyens.
Il rompait les ponts derrière lui, mais c'en était trop,
il n'en pouvait plus, il ne pouvait pas contenir, plus
longtemps, le jaillissement des eaux-vives de sa dou-
leur :
Moi, j"ai pensé autrement lorsque j'étais à la tète de ce
service, et, comme j'ai eu des doutes, jai voulu m'éclairer
et j'ai cru qu'il y avait une meilleure manière de défendre
une cause que de se renfermer dans une foi aveugle.
Messieurs les jurés, voilà je ne sais combien de
temps, voilà des mois que je suis abreuvé d'outrages par
des journaux qui ont été payés pour répandre ces calom-
nies et ces erreurs... Pendant des mois, je suis resté dans
la situation la plus horrible pour un ofhcier, car je me
trouvais attaqué dans mon honneur sans pouvoir me
défendre! Demain, peut-être, je serai chassé de cette
armée que jaime et à laquelle j'ai donné vingt-cinq ans
de ma vie ! Cela ne m'a pas arrêté lorsque j'ai pensé que
je devais rechercher la vérité et la justice. Je lai fait, et
j'ai cru rendre en cela un plus grand service à mon pays
et à l'armée. C'est ainsi que j'ai cru qu'il fallait faire mon
devoir d'honnête homme! (i)
Le président Delegorgue, devant le délit d'audience
(i) Procès Zola, I, 365, Picquart.
LE PROCES DE ZOLA 303
commis par Henry, s'était contenté d'observer aux deux
colonels, « d'un ton bonhomme (i) » : «Vous êtes en
désaccord tous les deux (2). >^
XVII
Henry avait compté que le tumulte, la rixe, le duel
inévitable, après un pareil scandale, mettraient fin aux
débats. Au contraire, lavocat général resta muet, comme
Rgé dans son fauteuil, et les avocats reprirent, avec une
ténacité excitée, leurs questions.
La brusque explosion de Picquart avait également
déconcerté Henry et Gonse. Habitués à abuser, pour
leur compte, de la force et à ne respecter qu'elle, toute
manifestation d'énergie intimide les militaires. Aussi la
riposte d'Henry parut faible : '< Sandherr n'a légué
aucune consigne aux officiers du bureau ; chacun tra-
vaillait pour son compte, isolément, selon sa conscience,
dans l'intérêt de la patrie ; pour lui, sur tout ce qu'il
a de plus sacré au monde, il affirme qu'il n'a jamais vu
le petit bleu dans les papiers et il était seul à les rece-
voir (3). » Et Gonse, tout à fait décontenancé, geignit :
" Il n'y a jamais eu de machination à lEtat-Major. Si
Picquart a été envoyé en mission, c'est qu'on cherchait
à le distraire de sa prétendue découverte, à rectifier son
jugement, et, nullement, pour le faire tuer par les no-
mades. >) Il se plaignit qu'un journal, à ce propos, l'eût
(1) BoN'NAMocR, 93.
(2) Procès Zola, î, 363.
(3) Ibid., I, 366, Henry.
394 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
appelé « Gonse-Pilate (i) ». Il avait toujours cherché
« à rendre la vérité aussi éclatante que possible », alors
que Picquart avait commis la faute de garder le pe/z7
hleii par devers lui, pendant plusieurs mois, sans en
avertir ses chefs. Puis, quand Picquart s'en fut justifié,
en se couvrant de BoisdelTre qui l'avait approuvé « par
écrit et verbalement (2) », Gonse, brusquement, lui
offrit la paix. Il dit que « c'était un officier qui avait
très bien fait son service jusque-là et qui était suceptible
de le faire très bien dans Tavenir, s'il le voulait (3) ».
Picquart, en s'emp(»rtant dun si beau mouvement,
qui lui g"agna tous les cœurs un peu nobles, s'était sin-
gulièrement fortifié. Toutefois, il va se contenir de nou-
veau au lieu de poursuivre son heureuse offensive,
parce qu'il est naturellement réservé, de la race des
Cunckilor, et qu'il a encore l'empreinte. Il dit à Ber-
tulus qui l'en félicitait : u Tant que j'aurai l'honneur de
porter l'épauletle, je sacrifierai tout(4) ! » Le juge, chaque
fois qu'il rencontrait Gonse, lui faisait promettre que
Picquart ne serait pas rayé des cadres de l'armée (5).
Cependant l'invite, qui fut fort remarquée (6), de
Gonse à Picquart avait fait dresser l'oreille à Henry,
toujours très attentif, et il la jugea d'autant plus grave
qu'elle succédait au violent éclat où il s'était pour la
première fois et irrémédiablement compromis. Ainsi, les"
méfiances d'Esterhazy étaient fondées ; non seulement
le ministre de la Guerre (il ne connaissait pas encore la
(1) Siècle du i5 janvier 1898, article signé Testis. — L'article
a élé reproduit dans un volume intitulé Gonse-Pilale et autres
histoires, par « Un intellectuel ».
(2) Procès Zola, I, 867, Picqnart.
(3) Ibid., I, 368, Gonse.
(4) Cass., I, 222, Bertulus.
(5) Ibid.
(fi) Bataille, Le Procès Zola, 221.
LE PROCES DE ZOLA 395
séance de la Chambre), mais les chefs de l'Élal-Major
eux-mêmes hésitaient de nouveau, après avoir promis de
s'engager à fond ; dès lors, il devenait nécessaire, à
la cour d'assises comme dans la presse, de faire sentir la
pointe.
Il manœuvra en conséquence. Albert Clemenceau,
l'ayant fait revenir à la barre, lavait, une fois de plus,
convaincu de mensonge. Même en admettant que le dos-
sier n'eût pas été repris par Gonse en octobre, l'avocat
démontrait qu'il était encore impossible de placer
laffirm^tion d'Henry, entre le 7 novembre 1896, date
du retour de Leblois à Paris, et le i4, date où Picquart
avait quitté le service. Henry, en effet, avait dit succes-
sivement qu'il avait parlé à Gonse trois jours après
avoir vu Leblois chez Picquart et que Picquart avait
reçu son ordre de mission huit jours après cette dénon-
ciation. Cela faisait onze jours qui ne' pouvaient s'in-
tercaler entre le 7 et le i\ (n. Il restait seulement
qu'Henry jurait " qu'il y avait du feu dans la cham-
bre (2) ».
Henry, se sentant ainsi submergé à nouveau, renou-
vela alors son coup ordinaire, celui du soldat de
caserne, impuissant à se contenir, qui s'emporte et qui
sacre. Il protesta, à la stupeur de Picquart déconcerté
par une telle effronterie, que la pièce Canaille de D...
n'avait jamais eu « aucun rapport avec le dossier Drey-
fus »; puis, brusqu?menl : f' Je vais d'ailleurs m'expli-
quer sur le dossier secret. » Et comme Labori lui donna
son assentimant: « Eh bien ! allons-y (3) ! «
Il raconta alors qu'en 189», au mois de novembre,
tout au début de l'atîaire Dreyfus, Sandherr lui com-
(i) Procèi Zola. I. 07^. Albert Clemenceau.
(2) /fc/f/., I. 358. Henry.
(3^ Ibid., \, 375, Henry.
396 HISTOIRE DE L AFFAIHE DHEYFUS
manda de rechercher, dans ses dossiers secrets, tout ce
qui avait trait aux affaires d'espionnage, depuis un an,
et d'en faire un dossier. Il réunit, en conséquence, huit
ou neuf pièces et les remit au vieux colonel, lui faisant
observer toutefois que l'un de ces documents, très im-
portant, très secret, ne devait pas sortir du bureau sans
avoir été copié ou photographié. (C'était la pièce
Canaille de D...) Sandherr lui dit alors qu'il s'en char-
geait, fit faire deux ou trois photographies de cette
pièce, puis, le i5 ou le 16 décembre, lui rendit tout le
dossier. Henry, sans faire le dépouillement des docu-
ments, les mit dans une enveloppe qu'il parapha au
crayon bleu, colla et enferma dans son armoire de
fer, d'où elle ne sortit que le jour où Picquart la
demanda à Gribelin. (Ainsi tombe la légende des pièces
secrètement communiquées aux juges de Dreyfus.)
Cependant Henry, quand Sandherr lui rendit le dos-
sier secret, s'était étonné que le colonel n'en eût plus
besoin. " J'en ai un plus important », répondit Sandherr.
Sur quoi. « lui ayant fait jurer de n'en parler
jamais », il lui montra ^ une lettre plus importante, en
effet, que celles de l'autre dossier », ajoutant c qu'il la
gardait, avec quelques autres pièces, pour s'en servir au
besoin ». Et plus jamais Henry n'en entendit parler ;
jamais le colonel ne lui remit le redoutable dossier.
Picquart ne comprit rien à cette histoire ; il n'avait
jamais entendu parler de 'ces pièces mystérieuses; il
savait seulement qu'Henry mentait quand il racontait
que l'autre dossier n'avait pas été communiqué aux
juges de Dreyfus. En effet, Picquart avait conseillé
la communication secrète et il croyait quec'était lui-
même qui avait remis les pièces secrètes aux juges.
Cependant, il se tut.
Gonse et Boisdeffre se turent, eux aussi, mais ils
LE PROCES DE ZOLA 397
avaient compris. Ils savaient ce qu'était cette « lettre »,
plus importante que toutes les autres pièces.
Cela se passait le 12 février. Le i5, dans une réunion
publique à Suresnes, Millevoye dit qu'il connaissait la
preuve i-rrécusable du crime de Dreyfus. C'était une
pièce gardée au saint des saints de l'État-Major, si ter-
rible que « la divulgation officielle d'un tel document
déchaînerait la guerre •>. Il en donna le texte :
Je demande que ce canaille de Dreyfus vous livre le
plus tôt possible les pièces qu'il a promises. Signé: Glil-
LALME (l|.
Lauditoire éclata de rire ; Millevoye s'effondra sous
les huées.
Ces ouvriers trouvaient l'invention par trop grotes-
que. Cette impériale annotation du bordereau, qui
avait convaincu ou terrifié Billot et Félix Faure. leur fit
hausser les épaules.
Henry, qui avait atteint son but, Gonse et Boisdefîre,
qui ne se souciaient pas de livrer le faux des faux à la
discussion, furent atterrés de l'intempestive offensive de
.Millevoye, comme ils l'avaient été précédemment de
celle de Rochefort. Henry écrivit à Esterhazy qui l'avait
averti : « C'est décidé : il faut faire le silence sur les
épîtres du Q couronné ; on en a stupidement parlé ;
donnez la consigne (2^ »> Millevoye, rabroué, garda le
(1) Temps du 16 février iSyS: Aurore, Siècle, Petite République
(les 17 el 18. — Jaimœs, Les Preuves, 278. — A la même époque,
le général de Sancy iaeonta au comte de Bernis que le borde-
reau original (sur papier fort avait été volé à l'ambassade d'Al-
lemagnependant un incendie ; Munster l'avait réclamé ou ses
passeports ; Mercier avait rendu la pièce, mais après l'avoir
fait copier par Esterhazy. (Mémoires de Scheurer.)
(!>) Dép. à Londres, 2G février 1900. — Voici la fin du billet :
<i Amitiés. II. » — Esterhazy ajoute : « Henry m'écrivit après
avoir, évidemment, consulté en haut. »
398 HISTOIRE DE L Al 1-AIHE DHEYFL S
silence, dans son propre journal, sur l'incident (i).
Le coiffeur Chauvin, député socialiste, assistait à la
réunion. Il en fit le récit à Jaurès. Les journaux révi-
sionnistes signalèrent joyeusement, mais sans y insister,
l'énorme sottise, bien digne de l'imbécile qui avait
produit à la tribune les faux du mulâtre Norton.
Grande faute de n'avoir fait que rire de l'imprudent
liavardage de Millevoye. Il eût fallu pousser latïaire à
fond.
Le gouvernement prussien fut plus avisé. La Gazelle
de l'Allemagne du .^ord démentit officiellement (2) que
l'Empereur eût jamais écrit en ces termes au comte de
Munster.
On s'étonna qu'un grand gouvernement s'abaissât à
relever de telles inepties. On ne remarqua pas la
coïncidence entre les dernières révélations d'Henry et
les déclarations de Millevoye.
Henry ne reparut plus à la barre.
XVI 11
Il n'y eut jamais de plus ingénieux metteur en scène
que Ihuissier-audiencier de la cour d'assises. Dele-
gorgue l'ayant invité, après la déposition d'Henry, à
faire venir le témoin suivant, il introduisit Démange.
Et, sur l'heure, la première partie du roman d'Henry
s'effondra, toute cette histoire du dossier secret qui,
n'ayant pas quitté son armoire, n'avait pu être commu-
niqué aux juges.
1) Patrie du 16 février i8y8. Ce silence est commenté flon-^
Y Aurore du 17.
'2) 18 février.
LE PROCES DE ZOLA 399-
Le mot, le seul mot, que Salles, bâillonné, avait refusé
de prononcer. Démange va le dire, et si prestement,
dune si subite inadvertance, que le couperet de Dele-
gorgue, n'aura pas. cette fois, le temps de tomber.
Comme il s'attachait surtout à rappeler les conseils
de prudence qu'il n'avait cessé de prodiguer à Mathieu
Dreyfus, ce qui semblait une critique de Zola, Delegor-
gue le laissait aller ; ce dont Démange profita déjà pour
glisser « qu'il avait su de Salles qu'il y avait eu viola-
tion de la loi (i) ». Puis, le mot insinué, il le répéta trois
et quatre fois, racontant que son avis personnel avait
toujours été de saisir le ministre « par la voie de l'an-
nulation ». Il l'avait dit aux Dreyfus, à Scheurer. Par mal-
heur, <* le Gouvernement ne désirait pas, à ce moment,
faire la lumière sur l'aifaire Dreyfus », et lui, n'étant
préoccupé que de son client, étranger aux luttes des
partis, il avait conseillé, de nouveau, la patience.
" Il faut attendre encore, des temps plus calmes, l'apai-
sement. » Aussi bien ne peut-on pas reprocher à Zola
davoir eu recours à une procédure révolutionnaire,
puisque les voies légales lui étaient fermées.
Delegorgue se croyait hors du défilé ; il avait déjà
refusé, par deux fois, de poser une question de Labori
sur l'origine de la conviction de Démange, quand
Albert Clemenceau renouvela lestement sa précédente
manœuvre : <> N'est-ce pas qu'un juge du conseil
de guerre a affirmé l'existence d'une pièce secrète à
M*" Salles qui l'a répété à M*-' Démange ? — « Mais oui I
parbleu 1 » riposta Démange (2).
(1) Le jour de la première audience, le Malin avait puljlié une
conversation de Démange qui racontait à des étudiants la con-
fidence quil avait reçue de Salles.
(2; Procès Zola, I, 382, Démange. Il ajouta «quil n'avait jamais-
vu que le bordereau ». — Dans une audience ultérieure, lédi-
400 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
C'était dit. La cuirasse d'acier qui avait repoussé les
grands mots, le petit mol, la vulgaire interjection, la
flèche légère y pénétrait.
leur Stock dit qu'il tenait » d'un membre du conseil de guerre
que, non pas une, mais des pièces secrètes, dont il eùtpuénu-
mérer quatre, avaient été communiquées en chambre du con-
seil » (II, 177.) Mais Delegorgue lui retira la parole. Le docteur
Gibert, menacé par Félix Faure d'un démenti (au sujet de leur
conversation du 21 février 1895), renonça à déi^oser. (Voir t. II,
1/3.)
CHAPITRE VII
LE JURY
Les coups de théâtre, se succédant sans interruption,
entretenaient dans les esprits une émotion intense. Il
n'y avait pas de scène qui valût ces magnifiques tréteaux
des assises ; les passions, dans une telle fermentation,
s'avivaient jusqu'à la folie.
Ce fait divers, s'élargissant tous les jours, devenait le
champ clos où les idées du passé et celles de l'avenir
allaient livrer une de leurs grandes batailles. On put
lire dans un journal russe : « C'est Tafïaire de la vieille
et de la nouvelle France (i). »
La grande majorité de la nation se refusait toujours à
accepter que les généraux eussent commis ce crime : lais-
ser sciemment un innocent au bagne. Il lui était toujours
plus facile de croire à la culpabilité d'un seul, du juif,
qu'à celle des chefs du Gouvernement et de l'armée.
(i) Sibérie du 23 février i898.
26
4)2 HISTOIRE DE L Al-I AIRE DREYFUS
Aucun esprit réfléchi n;^ s'était élonné que cette chose
atroce, la coalition de ces soldais et de ces politiques
contre un homme, n'eût pas été admise tout de suite,
à la première dénonciation. On s'inquiétait maintenant
que cette erreur, à l'origine noble et touchante, résistât à
tant de révélations décisives. Convenait-il de lui chercher
d'autres raisons, qui seraient, au milieu de l'épanouisse-
ment de la civilisation extérieure, des symptômes cer-
tains de décadence morale?r/était l'explication profonde
des pessimistes ; ils constataient de combien d'éléments
impurs était composé le patriotisme exclusif des adver^
saires de la Revision. On faisait observer, d'autre
part, que les conversions sont rares au fort de la ba-
taille ; surtout, que ce peuple, qui fut toujours su-
perficiel, continuait à ne rien savoir des faits qui
semblaient acquis aux observateurs attentifs, et. bien
au contraire, à être misérablement trompé.
En elTet, pendant que les journaux révisionnistes ( i)
reproduisaient le compte rendu sténographique des dé-
bats, de façon que leurs lecteurs pussent juger par eux-
mêmes, les journaux catholiques et ceux de l'Étal-
Major publiaient seulement ce qui servait leur thèse,
supprimaient ou altéraient le reste {2}. Tous les lecteurs
de ces journaux (les deux tiers, au moins, du pays),
étaient- persuadés que, eux aussi, ils appuyaient leur
foi sur le roc des faits.
Quelques exemples suffiront. Supprimés le « Par-
l)leu ! » de Démange, les témoignages contraires à
11) Siècle, Aurore, Radical, Pelile République, Droits de i homme.
Rappel, Fronde. — De même, le Temps. — Le compte rendu du
Figaro, rédigé par Albert Bataille, donne l'essentiel avec beau-
coup dimparlialité.
{21 Petit Journal. Libre Parole, Iniransigeanl, Éclto di Paris ^
Gaulois. Croix, Journal. Éclair, Matin, Univers, Gazette de France,
Patrie, Presse, Jour, etc.
LE JL'RY 403
ceux (le Pellieux et d'Henry (les fac-similés du borde-
reau ressemblent à des faux ; les journaux ont tronqué
lacté d'accusation ( i) ; pas de trace de petit bleu dans le
cornet). La déposition de Pirquart, son interrogatoire
plus probant encore, cinquante pages sont escamotés
en quelques lignes, remplacés par des commentaires de
ce genre : « Picquart est atterré 2)... Sa tenue est
odieuse. Il accuse formellement ses chefs d'avoir voulu
se débarrasser de lui (3 ... Il ne perd pas une occasion
de montrer qu'il est un des membres les plus actifs
du Syndical (4) ••• H n'a jamais eu entre les mains le
dossier complet de lAlïaire; que valent ses impres-
sions (5) ? » — On falsifie jusqu'aux dépositions favo-
rables à Esterhazy pour les rendre plus favorables
encore. Quand Pellieux dira : « Le conseil de guerre
n'a pas voulu qu'on mît un innocent à la place de
Dreyfus, coupable ou non 16) », Drumont lui fait dire :
« A la place d!un traître, c'est-à-dir€ de l'ex-capitaifle
Dreyfus 7). »
Les comptes rendus rapportent que Zola «st acclamé
par ses amis aux cris de : « A bas l'armée ! A bas la
France ! »
(1) Procès Zola, II, 122, Pellieux. — Pellieux dit qu'il tenait le
renseignement de d'Orniescheville. Je déclarai immédiatement
dans le Siècle (19 février) qu'en publiant l'acte d'accusation, je
n'y avais apporté d'autres modifications que de remplacer deux
noms de femmes par des initiales, conformément aux règles
de la vieille courtoisie française. Cela fut constaté officielle-
ment par le conseiller Bard, rapporteur de la Cour de cassa-
lion, à l'audience du 27 octobre 1898. 'Révision, 3-j.)
(2) Petit Journal du 12 février 1898.
(3) Écho de Paris du 12.
4) Libre Parole du 12.
5) Écho de Paris du i3.
(6) Procès Zola, II, i3, Pellieux.
{•j) Libre Parole du 17 février.
40i HISTOIRE DE I, AFFAIRE DREYFUS
Ainsi leurrés, dix millions de lecteurs concluent, logi-
quemenl, que Dreyfus est le traître, Zola et ses témoins
des misérables, que leur instinct patriotique ne leur a
pas menti. Et nul moyen de les détromper, sauf le coup
de tonnerre qui tarde.
L'étranger ne suivait pas avec un moindre intérêt
l'extraordinaire procès. Tous les journaux en étaient
pleins. Des millions et des millions de regards étaient
fixés sur la scène où défilaient ces acteurs qui jouaient
leur honneur et leur vie. Des événements qui, en d'autres
temps, auraient passionné tous les esprits, leurs propres
affaires, ne les intéressaient plus. Le drame français élait
devenu l'affaire de l'humanité.
Beaucoup d'étrangers parlaient maintenant de la
France comme dun pays qui ne se souciait plus ni
de la vérité ni du droit ; coup de sonde singulièrement
révélateur que celui qui montre un tel abaissement du
niveau intellectuel et moral. Mais d'autres admiraient,
parce qu'ils avaient une notion plus exacte de cette
loi, aussi certaine que les lois des sciences exactes, à
savoir que les plus belles révolutions — et c'en était une
que cette irruption de la morale dans la politique —
n'ont jamais été entreprises que par une minorité. Ce
n'était pas un peuple en décadence que celui qui se
déchirait ainsi, à cause dun homme, pour deux idées
également belles et nullement inconciliables, bien
qu'elles parussent momentanément exclusives l'une de
r autre, la patrie et la justice :
Votre pays, disait un Italien à l'historien Monod, est
un grand pays. Comme j'y voudrais vivre ! Il y a des sots
qui prétendent que la France est avilie et déshonorée ;
c'est le seul pays où il y ait des héros, des gens qui
exposent leur vie. leur réputation, leur fortune, pour
LE JLRY 405
défendre un mallieureux qu'aucun deux ne connaît. Cette
lutte entreprise d'abord par deux ou trois hommes, abso-
lument seuls contre tous, sans s'inquiéter des violences ni
des injures ; ce dévouementde tous ceux qui, en trois mois,
ont réussi à soulever le monde entier pour la cause de la
justice et qui ont fini par réunir autour d'eux tout ce qu'il
y a de plus honnête et de plus intelligent parmi leur peu-
ple, comme c'est beau ! Je serais fier d'être Français (ti !
II
Avec Henry, la défense avait épuisé la liste des
témoins militaires, Esterhazy excepté. Elle passa aux
experts, aux savants et aux « témoins de bonne foi ».
Ceux-ci, qui ne connaissaient aucun fait précis, ren-
dirent hommage au courage de Zola.
Les uns (Duclaux, Ranc, Anatole France) le firent en
peu de mots. D'autres, à cette occasion, essayèrent de
parler au cœur du peuple. Jaurès, dans une harangue
enflammée, fit le procès du procès de 1894, vicié par la
communication des pièces secrètes, et le procès du pro-
cès de 1898, vicié par une enquête dérisoire et par le
huis clos sur les expertises. Cependant il est impossible
d'arracher soit au Gouvernement, soit à lajustice l'aveu
de la forfaiture de Mercier. A la Chambre, Mélinc
répond : " On répondra ailleurs. » A la cour d'assises,
défense de poser la question. De telle sorte « qu'un
pavs qui se croit libre ne peut savoir si la loi a été res-
pectée, ni dans le palais où l'on fait la loi ni dans le
( 1 ) Lettre de Monod, du 28 février 1898, à mon frère Salomon
Reinach.
405 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS .
palais où on rapplique «. Il prophétisa la victoire d«
droit, mais, « si la vérité devait être vainc-ue, mieux
valait êtfé vaincu avec elle que de se faire le complice
des équivoques et des abaissements (i) ».
Séailles, malade, envoya une noble déclaration :
Comment j"ai été amené à signer la protestation ? Le
voici : Je venais de corriger une leçon de morale. J'avais
dit à ces jeunes gens ce que tous, jen suis assuré, vous
voulez qu'on leur dise : que la personne humaine est sa-
crée; que la justice n'est pas une servante qu'on sonne
quand on a besoin de ses services.... Je suis rentré dans
mon cabinet. Un étudiant m'a apporté une pétition. J'ai
signé. Notre enseignement serait sans autorité si nous
n'étions pas prêts à le confirmet papr nos actes (2).
Il compara lacté de Zola " à celui d'un homme qui.
enfermé dans une chambre où l'air devient étoulTant,
se précipite vers la fenêtre et, stn risqpae de s'ensan-
glanter, enfonce la vitre pour appeler un peu d'air et de
lumière ».
Lalânce eût v&ulu dire en quelle estime il tenait les
Dreyfus, se^ compatriotes de Mulhouse ; Delegorgue
l'en empêcha.
Mais nul, ni Séailles, ni Jaurès, ni aucun autre,
n'émut autant que le vieux Grimaux quand il raconta
j) Procès Zola, I. Sgô, 896. Jaurès. — Il raconta incidemment
quEsterhazy avait dit à Papillaud. dans les bureaux de la
Libre Parole : « Lorsque le Matin a publié le fac-similé du bor-
dereau, je me ?uis senti perdu. » 1, 891.; Fapillaud, avisé par
Drumont, démentit le récit (4i5) que Jaurès maintint énergi-
(piemenl. 11 ajouta que Papillaud. d'ailleurs convaincu de la
cuipnbilité de Dreyfus, avait dit à ses camarades de la Libre
Parole : " En tous cas, nous ne marclions pas derrière Ester-
hazV. .. '4 18.)
(2) Procès Zola, I, 181. Séailles.
LE JLRY 407
(le quelles menaces il était l'objet pour avoir mis son
nom au bas dune pétition à la Chambre en faveur de
la Revision, comme c'est le droit de tout citoyen. Il était,
après Berthelot, l'honneur de la chimie française,
agrégé de la Faculté de Médecine, membre de l'Aca-
démie des sciences, professeur à l'École polytechnique,
et, de plus, républicain de vieille date. Dès que la pro-
testation de Grimaux lui eût été dénoncée, Billot pro-
posa au conseil des ministres la révocation du vieux
professeur. Toutefois, le conseil hésita, le droit de péti-
tion étant établi par la loi, et Billot remporta son dé-
cret. Mais les ennemis de Grimaux s'acharnèrent. Dru-
mont écrivit que « chargé d'instruire les officiers, il
était de ceux qui vilipendent l'armée ». Billot, aussitôt,
invita le commandant de l'École polytechnique à faire
une enquête sur Grimaux. Et ce grand savant dut aller
au rapport, comme un élève pris en faute, se justifier
d'un tel reproche : « Je suis de ceux qui courent quand
les régiments défilent... » Maintenant, il attendait la
décision du ministre. Mais, bien que la révocation, sus-
pendue sur sa tète, lui apparût comme un désastre,
comme le naufrage précurseur de la mort, — son cher
professorat brisé après plus de vingt années d'enseigne-
ment, et, dès lors, la perte de son laboratoire, c'est-à-
dire sa vie scientifique perdue, sa vie même, car la
science était sa vie, et il était trop pauvre pour conti-
nuer ses travaux sans l'aide de l'État, — il refusait
d'acheter sa grâce par une lâcheté.
« ^loi, dit-il, ne pas être un patriote? Le général
(commandant l'École) m'a demandé ma famille, mon
passé ! « El il raconta ses ancêtres, tous soldats et ma-
rins, son père, vétéran des guerres de l'Empire, et ses
propres services, dans les hôpitaux, « qui sont, pour les
médecins et les pharmaciens des champs de bataille »,
408 HISTOIRi: DE L AFFAIRE DHEYFLS
pendant la guerre de Crimée ; puis, sur les remparts de
Paris pendant le siège : « J'ai été ensuite honoré de
grandes amitiés, de celle de Garabetta. »
Une émotion l'étranglait ; mais il continua, comme
inspiré, parce quillui restait encore à affirmer, au nom
même de son patriotisme, de son « chauvinisme »,
comme il disait, l'innocence de Dreyfus :
Oui, c'est dans nos rangs que se trouvent les patriotes
les plus éclairés. Les vrais insulteurs de l'armée, cesontces
journalistes véreux qui accusent un ministre de la Guerre
de s'être vendu So.ooo francs à un syndicat juif! Ces in-
sulteurs de l'armée, ce sont les héros de la peur, qui vous
disaient au commencement de l'Affaire: «Laissez l'innocent
soutTrir un supplice immérité, plutôt que d'éveiller les sus-
ceptibilités d'une puissance étrangère ! »
Quoi ! nous avons une armée de deux millions d'hommes,
la nation tout entière [tour défendre le pays avec vingt
mille ofliciers instruits, travailleurs, prêts à verser leur
sang sur le champ de bataille, vingt mille officiers qui,
pendant la paix, nous préparent des armes perfectionnées,
et nous aurions peur !
L'armée, qui ne compte pas [)armi elle un frère, un fils,
un parent, un ami?...
Ma conviction s'affirme de plus en plus. Les injures,
les menaces, la révocation, rien ne me touchera; la vérité
m'a revêtu d'une impénétrable cuirasse...
Le vieillard, à la sortie de l'audience, rencontra un
jeune officier qu'il connaissait de longue dats, qu'il
avait reçu chez lui; il lui tendit la main; l'officier, en
uniforme, la refusa (i). Puis, dans les couloirs, sur les
marches du Palais de justice, il fut hué.
(1) Le lieutenant Hoursl. (Temps. Gaulois, etc.)
LE JIRY 409
Après sa déposition, il s'était approché de Zola, lui
avait serré la main. C'était la première fois qu'il le
voyait. L'avant-veille, Picquart s'était" présenté à Zola.
Étrange Syndicat !
Des hommes comme Grimaux avaient trop vécu. Il
appartenait à une génération encore frémissante de la
Révolution, qui avait gardé du citoyen un idéal su-
perbe et qui ne comprenait ni la France ni l'armée sans
la justice. Or, la terre fatiguée ne produisait plus de
tels hommes, puisque les uns l'insultaient et que les
autres, les meilleurs, l'admiraient comme un héros
quand il pensait avoir accompli simplement un élémen-
taire devoir.
III
Point de bon drame sans bouffons. Shakespeare a
<es clowns ; il appelle clowns les fossoyeurs dHamlet.
On entendit Bertillon.
Les révisionnistes étaient fort suspects de l'avoir dif-
famé. Son premier mot fut qu'il n'avait nulle confiance
dans les expertises, que ses preuves étaient scienti-
fiques, non graphiques, et que <( le bordereau obéit à
un rythme géométrique dont l'équation se trouve dans
le buvard du premier condamné (i) ». « On peut réta-
blir l'écriture de Dreyfus, avec ce buvard. Je le ferai,
si on le désire. »
Labori, comme on peut croire, lui dit qu'il ne sou-
iiailait rien tant et mit à sa disposition un tableau noir.
Mais Bertillon répliqua qu'il ne pouvait opérer sans
(ij Procès Zola, I, ^oti, Bertillon.
410 HISTOIRE DE LAI-IAIHE DREYFUS
<( les pièces de conviclion qui avaient été saisies au
domicile de Dreyfus et, notamment, deux lettres de
^lathieu, lune sur une émission d'obligations, l'autre
sur des fusils de chasse (i ! ».
La stupeur augmenta quand Labori sortit le fameux
diagramme de Bertillou, « l'arsenal de l'espion léné-
breusement conseillé ». On attendait un désaveu. 11 se
rengorgea, sétonna seulement, comme d'une déloyauté,
« que le fac-similé n'eût pas reproduit un point très
important : le point du buvard ». On lui dit qu'il pour-
rait lui-même faire la correction : « Où faut-il placer le
point? Dans l'arsenal? dans les tranchées ? <> Il y avait
encore, sur le plan, des flèches et un cœur. Et comme
l'auditoire tout entier avait passé subitement de la
colère à une gaîté folle, il se fâcha, ahuri et solennel, car
l'aflaire était sérieuse, son système infaillible : « On
verra après ma mort, au point de vue historique (2). »
Les généraux eux-mêmes ricanaient, oubliant que
l'Etal-Major avait proclamé que cet aliéné était « un
grand savant » : « Quel âne ! », s'écria l'un deux (3).
Bertillon, à l'audience suivante (4), ne rapporta pas
les pièces du buvard, non qu'elles lui eussent été, dé-
clara-t-il, refusées par le ministre de la Guerre, mais
parce « qu'il n'était qu'un témoin qui n'était pas chargé
de faire des commissions et qu'il avait consulté la situa-
tion ». « Vous eussiez mieux fait, observa Albert Cle-
menceau, de consulter le ministre ou le préfet de police».
En tout cas, n'ayant pas les pièces, il ne pouvait pas faire
(i) Procès Zola, ^iD, Berlillon. —Voir t. I, 809.
(2) Bataille. 23-2: coaipte rendu analytique du Peiit Temps r
celle phrase fut supprimée par Beilillou lui-même au compte
rendu sténoeraphique.
f3) Séverine, 107.
(4/1 i3 février 1S98. Procès Zola, l, 4^0, 423, ^-i?*, etc.)
LE JLRY m
sa démonstration (qui, dailleurs, eût demandé plusieurs
séances), et il ne parlerait pas davantage du dia-
gramme. Il s'était décidé, en effet, « à s'abriter à l'ave-
nir derrière l'arrêt de la Cour qui défend de parler de
l'affaire Dreyfus ".
Delegorgue lui-même trouva que Berlillon exagé-
rait : « On vous demande si vous avez des pièces ? —
C'est reparler de l'Affaire. — Dans le cas cù il y aurait
un autre traître, vous serviriez-vous du même système ?
— Cela a rapport à l'Affaire. » Et dix fois il fit la même
réponse, accusant les avocats de le « tourmenter» ; et,
tantôt il secouait la barre, tantôt il levait les bras au
ciel ; surtout, comme le personnage de la comédie, il
aurait bien voulu s'en aller.
Les avocats prolongèrent à plaisir cette pitoyable
exhibition, afin qu'on vît bien à quels maniaques Drey-
fus avait été livré, à Du Paty. puis à Bertillon.
Un rictus tordait son masque de faux savant ; il sentait
que son refus de s'expliquer, après avoir promis tant de
merveilles, le couvrait de honte; pourtant, il s'obstina,
bien que blessé cruellemeut dans son amour-propre.
Comme tous les fous, il croyait à son système. Il essaya
de donner à entendre que sa démonstration eût été trop
terrible : «J'éprouve des bouillonnements intérieurs...'
Comprenez donc que ma situation est pénible 1 » Le
président traduisit : « Mettons que le témoin ne veut
pas parler. » Alors, il se mit en colère : « Je ne brûle
que d'une chose, c'est de faire connaître ma déposition.
Mais j'ai mille obstacles qui s'y opposent... Alors, de
temps en temps, la digue se rompt! » Puis, il reprenait
son silence d'augure, se balançait " comme la Pythie
sur son trépied (i) >^.
(i) Varennes, Aurore du i4 février 1898.
412 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Clemenceau, Delegorgue lui-même échouèrent à en
tirer autre chose que des sottises sibyllines : que « c'était
tic récriture courante et que cela n'en était pas; — qu'il
y avait là dedans des quiproquos ; — que c'était une
atîaire toute spéciale, particulièrement, absolument spé-
ciale ». « En mon âme et conscience, il est impossible
que le bordereau soit de la main d'Esterhazy. >.
Il s'enfuit sous les huées. « Voilà, dit Labori aux jurés,
l'accusation de i8ç4 ; il y a une charge : le bordereau ;
et voilà l'expert, le principal expert ! »
Il avait dit encore à Yves Guyot que l'écriture de
Dreyfus était dextrogyre, celle du bordereau sinistro-
gyre ; par conséquent, le bordereau était de Dreyfus,
car le traître avait changé son écriture de sens, « ce
que 1 expert avait reconnu à certaines contractions de
la plume ! i ) ». Guyot en déposa.
D'autre part, dès qu'Esterhazy, en novembre, était
entré en scène, Bertillon avait écrit à BoisdelTre que
'< celait l'homme de paille choisi par la famille de
Dreyfus pour attirer l'atïaire sur le plus mauvais ter-
rain 2) .) ; en d'autres termes, que les juifs l'avaient
payé pour imiter l'écriture du bordereau. On sait que
cette idée de génie lui était venue, avec la rapidité de
l'éclair, le jour où Picquart lui montra un premier
échantillon de l'écriture d'Esterhazy, mais sans le
nommer (3). Tout de suite, il avait pressenti la machi-
nation. Et il ne voulait pas démordre de son système.
S'il avait parlé, c'eût été pour proclamer ce qu'il avait
dit en confidence à Boisdeffre, qu'Esterhazy était « un
Il Procès Zola, I, 44i» Yves Guyot.
'•->; Lellre du i8 novembre 1897, à Boisdeffre. Rennes, II, 871,
Berlillon).
'3) Voir t. II, 291.
LE JLRV 413
misérable (ij », payé par les Dreyfus. Le procès se fûl
effondré. Voilà pourquoi il avait reçu Tordre de se
taire ; il avait obéi et s'en rongeait.
Teyssonnières bouffonna à son tour, mais aussi pro-
lixe que Bertillon avait été muet. Lui aussi, il ne croyait
pas à la graphologie, « sabre de M. Prudhomme », mais,
ayant appartenu à l'administration des Ponts et Chaus-
sées et, dès lors, « se connaissant un peu en mathéma-
tiques », ayant, en outre, été « vingt-cinq fois médaillé
comme artiste graveur » et « pouvant, même vues de
dos. dessiner et donner la physionomie de certaines
personnes », il avait inventé d'appliquer aux expertises
en écritures << le principe des figures semblables, c'est-
à-dire celles dont les angles sont égaux et les côtés pro-
portionnels ». C'est par ce système qu'il avait convaincu
les juges de 189^ ; « il avait lu dans leurs yeux que sa
démonstration les touchait énormément ».
Il raconta ensuite ses malheurs, que le général Rau
avait menacé de le faire arrêter, sans qu'il sût pourquoi,
et que Crépieux-Jamin avait essayé de le corrompre, en
1897, trois ans après la condamnation de Dreyfus, en
lui disant : " Votre expertise de 1894 eût pu vous rap-
porter cent mille francs (2). >
Drumont célébra l'honnête homme qui n'avait pas
voulu se vendre aux juifs. Il avait professé autrefois une
grande admiration pour Crépieux ; depuis que le gra-
phologue de Rouen avait refusé d'attribuer le bordereau
à Dreyfus, c'était le dernier des misérables. Et, comme
Crépieux de son métier était dentiste, sa pieuse clientèle
l'avait abandonné, la canaille avait brisé ses carreaux:
(1) Rennes, II, 871, Bertillon : » Esleihazy ei?t un homme de
paille : cesl un misérable, et je l'ai dit depui? le commence-
ment. »
(2) Procès Zola, I. 44=^ ^t suiv., Teyssonnières.
4U HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
frappé à la fois dans ses intérêts et dans son honneur,
il avait été lobje.t de telles tracasseries que, par pru-
dence, il avait refusé à Zola de témoig'ner comme eX'
pert à son procès. Cependant il accourut à Paris, dès
qu'il connut les calomnies de Teyssonnières, Delegorgue
l'autorisa à déposer et il convainquit son ancien ami
-d'imposture (i).
On dira que ces misères ne sont pas de la dignité de
l'histoire. 11 n'en est rien. 11 y avait en France, à cette
époque, des milliers et des milliers d'individus que para-
lysait la terreur dètre traités à leur tour, s'ils laissaient
parler leur conscience, comme le fut Crépieux. Ils
avaient femme et enfants; et il faut manger. C'est
ainsi que les catholiques de l'école de Drumont, qui est
une très vieille école, exerçaient la propagande pour
leurs idées.
Teyssonnières commit une autre vilenie. Il devait
beaucoup à Trarieux qui l'avait f^it rétablir sur la liste
des experts, et, l'autre jour encore, à la barre, il protes-
tait que sa reconnaissance ne finirait qu'avec sa vie.
Or, le soir même, il porta à Drumont un article anonyme
où Trarieux et Scheurer étaient accusés, à leur tour,
d'avoir cherché à le corrompre (2).
Les deux sénateurs 1 accablèrent de leur mépris à l'au-
diencedu lendemain (3). 11 avoua sa turpitude, se rétracta
et disparut.
(1) Procès Zola, I, 490 et s^uiv., Crépieux.
(2) Ihid., II, 25 : « Labori : Est-ce M. Teyssonnières qui a
livré à la Libre Parole une lettre de M. Trarieux? — Teys-son-
nières : Oui. » — Il convint également qu'il avait fourni les
éléments de l'article.
(3) Ibkl., II, 23, Scheurer: 33, Trarieux. — Selon Teysson-
nières, Scheurer lui aurait montré le 11 juillet 1897 des spé-
cimens de l'écriture d'Esterhazy (1, 448)- Scheurer, alors, ne
•connaissait même que le nom d'Esterhazy, etc. — Teysson-
LE JLRY 415
Les trois autres experts de 1894 déposèrent en quel-
ques mots : Charavay, dont la conscience éprouvait
déjà quelque trouble, dit seulement « qu'il ne condam-
nerait jamais un homme sur une expertise d'écriture »,
Gobert et Pelletier qu'ils maintenaient leurs conclu-
sions d'autrefois.
Puis Couard, Belhomme et Varinard refusèrent solen-
nellement de répondre. Leur rapport avait été • pro-
duit au huis clos du procès d'Eslerhazy ; ce huis clos
était inviolable. Couard, d'une vojx de stentor, jura
« qu'il était impossible à quiconque agirait honnêtement
de ne pas arriver à la même conclusion que lui ». Mais
le secret professionnel lui fermait la bouche.
Cependant, ils avaient causé avec les journalistes.
Varinard leur avait déclaré « que le papier du borde-
reau était certainement de fabrication allemande (1) ».
IV
La journée des experts avait été mauvaise pour
l'Etat-Major ; celle des savants fut désastreuse. Ce fut,
-après la démonstration par l'absurde, la démonstration
parla raison.
Les témoins (membres de l'Institut, archivistes paléo-
graphes, professeurs au Collège de France, à l'École
des Chartes, à l'École des Hautes-Études, etc.) établi-
rent forte lUent :
nières fut conrhimné, plus lard, pour avoir faussenient*allnbué
à un sieur Laboysse un écrit qui émanait dun tiers. (Tribunal
<lu Blanc, 9 janvier 1901.)
(1) Petit Temps du i5 janvier 1898. — D'autre part, VÉcho de
Paris affirmait que ce papier venait des bureaux du service
géographique (3o janvier).
416 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
1° Qu'il était absurde de prétendre que les fac-similés
ressemblaient à des faux ou, comme le répétaient les
journaux, que ce fussent des faux (i) ; il peut se pro-
duire, du fait de l'impression ou du clichage, quelque
différence dans l'épaisseur des traits ; maislallure géné-
rale de l'écriture ne peut être changée ; les lettres carac-
téristiques fie double 5) ne peuvent être interverties (2 .
2" Que l'écriture du bordereau est identique à celle
dEsterhazy (3) ; tous les idiotismes, toutes les formes
(1 Procès Zola, I, 499- Paul Meyer, meniljre de llnstitut,
directeur de lÉcole des Charles; I, Soj, Auguste Molinior.
professeur à l'École des Chartes ; I, 54i, Havet, membre do
llnstitut, professeur au Collège de France ; II, 92, Giry, membre
(le l'Institut, professeur à lÉcole des Chartes et à l'Ecole des
Hautes Études. — De même, Crépieux-Jamin (I, 490) et Tevs-
sonnières I, 49*2 • — Lii groupe d'archivistes paléographes, Las-
leyrie, député, A. de Barthélémy, Delaborde. Funck-Brenlano.
Loth, etc., protestèrent, par une lettre publique, <. qu'il était
indispensable de recourir aux originaux... On prétendait tirer
des conclusions de reproductions dont on n'a pu contrôler la
sincérité et qui sont trop grossières pour qu'on y puisse trou-
ver les éléments indispensables pour se faire une opinion rai-
sonnée. » [Éclair du lii février. — Paul Meyer, Giry et Auguste
Molinier ripostèrent qu'ils regrettaient, sans doute, de n'avoir
pas à leur disposition l'original du bordereau. « Mais M. de
Lasteyrie sait comme nous que l'existence des originaux est
un fait exceptionnel et que la critique n'est pas désarmée
par leur absence. » Ils rappelèrent le travail de Julien Havet
sur les lettres de Gerbert (Sylvestre II, dont les originaux
avaient depuis longtemps disparu ; nul ne contesta les décou-
vertes d'Havet qui avait pu reconstituer el interpréter, sur de
médiocres dessins du xvn'^ siècle, celle écriture chiiTrée du x''.
— Gaston Paris déclara que Meyer, Giry et Molinier avaient
procédé « avec toute la prudence, la circonspection et la
méthode qu'on pouvait attendre d'eux... Meyer, c'est le cri-
tique par excellence: on ne j>eut lui reprocher que d'être trop
difficil» en fait de preuves. » {Temps du 24 février.)
(2 Procès Zola.l, 5i4, Emile Molinior. archiviste paléographe,
conservateur au musée du Louvre.
3) Ibid., I, 5oo, Paul Meyer; 54i, Havet: II, 9^. Giry; II, loo,
Héricourl, chef adjoint du laboratoire de physiologie à la
Faculté de Médecine.
LE JURY 417
physiologiques dEsterhazy s y retrouvent (i), ainsi que
la même disposition des mots et la même direction des
lignes (2) ; un érudit, découvrant dans un volume de la
Bibliothèque nationale l'original du bordereau et une
lettre dEsterhazy, serait disqualifié s'il ne disait pas
que le bordereau et la lettre sont delà même écriture,
sont de la même main (3j ;
3" Que l'écriture du bordereau est courante, sans
hésitation (4) ; elle est fantaisiste comme celle d'Es-
terhazy et comme elle dextrogyre ;5) ; Ihypothèse du
calque se heurte à l'impossibilité d'avoir sous la main
des uiots rares (Madagascar, hydrauliques) (6) ; il n'y
a jamais superposition absolue, dans le bordereau,
entre les mêmes syllabes (7) ;
4" Que le style du bordereau et celui dEsterhazy pré-
sentent les mêmes caractéristiques (8) ; on remarque
dans les lettres d'Esterhazy et dans le bordereau les
mêmes haljitudes, la même minutie orthographiques
— accents, traits d'union (9), — les mêmes tournures
incorrectes et impropres ; les mots y sont souvent em-
ployés dans un sens étranger (10).
Enfin, à la même audience, on eut communication de
la déposition de M'"*" de Boulancy devant Bertulus.
Elle y déclarait que les fameuses lettres d'Esterhazy
étaient authentiques, celle du <> L hlan " comme les
(1) Procès Zola, 1, 5oS, Auguste .Molinier; II, 94, 9Ô, Gii\v.
(2 II, 71, 72, Moriaud. profe:«seur à l'Université de Genève.
(3) I, 014, Emile Molinier.
(4; I, 507, Auguste Molinier: II, 97. Iléricourt.
(.5 II, 73, Moriaud : II, 9G, Hérioourt.
(6) I, 547, Ilavel: II, 98. Giry ; 99, Héricourt.
(7) I, 547, Havet : II, 70, Moriaud ; 99, Héricourt.
(8; I, 547, Ilavet.
;9 I, 543, Havel: II, 98, Giry.
(10; I, 544: 040, Havet.
27
418 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
autres ; quelle en possédait d'autres qui ne contenaient
pas de moindres injures contre l'armée et contre la
France ; qu'Esterliazy les lui avait maintes fois récla-
mées, mais qu'ayant été traitée de faussaire, elle enten-
dait rester armée de toutes pièces (i).
Albert Clemenceau cita quelques passages de ces
lettres inédites : « Le général Saussier est un clown et,
chez eux, les Allemands le mettraient dans un cirque ;
si les Prussiens arrivaient jusqu'à Lyon, ils pourraient
jeter leurs fusils, en gardant seulement leurs baguettes
pour chasser les Français devant eux. »
L'authenticité de ces lettres était si criante cjue la
Cour refusa d'ordonner un supplément d'information,
mais sous l'extraordinaire prétexte « qu'il serait sans
résultat », que M""*^ de Boulancy refuserait de ré-
pondre 12I. Esterhazy avoua (3).
L'État-Major sentit passer le vent de la défaite (4) ;
Pellieux se jeta dans la mêlée.
V
Il avait pris, depuis quelques jours, le commandement
des témoins militaires et celui de l'audience, parlait
'1) Procès Zola, I, 5io.
(2) Ibid., II. 4.
(3; Figaro du 17 février 1898 : « Cetlre lettre date de 1881 ; je
venaiJi de visiter Lyon que je trouvais déplorablement préparé
à la défense. ■> — Pour la phrase sur le général Saussier : « Je l'ai
mise dans une de mes lettres, mais en la donnant comme une
citation. »
(4) Mathieu Dreyfus sut alors,, par un photographe qui s'était
mis en rapport avec les jurés, que la majorité inclinait, à ce
moment précis, versl'acquittement. — Pellieux [Gaulois du 2 sep-
tembre i8y8) et Tézenas eurent le même renseignement. (Ester-
hazy, Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles, 80.)
LE JURY 419
en chef , sentait sa force et, tout de suite, en avait usé.
On a vu que Gonse, dans laudience où Henrv fil son
coup d'éclat, avait dit de Picquarl : « Il est susceptible
de très bien faire son service dans l'avenir, s'il le veut. »
Fallacieuses ou non, ces paroles de paix indignèrent
lÉtat-Major. Gonse fut invité à les retirer. 11 vint
donc à la barre, mais trois jours après (i), pour expliquer
que la sténographie l'avait mal reproduit. C'avait été
son sentiment, autrefois, que Picquart serait suscep-
tible de redevenir un bon officier ; mais il ne le croyait
plus. Il protesta, par la même occasion, que l" État-
Major n'avait pas fait parvenir le document libérateur à
Esterhazy comme un « cordial (2) » : « La photographie
a passé par les mains de Picquart, d'Henry, de Gribelin,
et par les miennes. Je connais Henry, j'en réponds
comme de moi ; il en est de même de Gribelin. » Dès
lors, c'était bien la dame voilée, l'amie de Picquarl, qui
avail livré le document à Eslerhazy.
Le terrain ainsi déblayé, Pellieux alla de l'avant.
Il ouvrit le feu, franchemenl, par une véhémente plai-
doirie (3) en faveur d'Esterhazy avec qui, tous ces jours,
on l'avait vu conférer.
L'attribution du bordereau à Esterhazy par tant de
savants avail beaucoup porté. Mais comment les ré-
futer ?
Plusieurs, qui n'étaient nullemsnt révisionnistes,
s'étaient étonnés de l'altitude des experts qui, ayant
conclu devant le conseil de guerre en faveur d'Esterhazy,
avaient refusé d'indiquer au jury leurs arguments. Gela
n'intéressait pourtant pas la Défense nalionale !
Pellieux, lui-même, avail dit à plusieurs reprises
(1) Procès Zola, I, 488 (i5 février i898).
{■>) C'est ce qu'avait dit Jaurès.
(3,1 16 lévrier. — Procès Zola, II, 8 et suiv.
420 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
qu'il avait été absolument opposé au huis clos, que la
sécurité du pays ne dépendait pas de ce mystère. Il sa-
vait, d'autre part, que lEtal-Major avait interdit aux
trois experts de rien révéler de leurs conclusions. Évi-
demment, il s'inclina devant la raison très politique de
cette défense : à savoir que la contradiction entre l'ex-
pertise de 1894 (le bordereau est de lécriture de Dreyfus)
et l'expertise de 1897 (le bordereau est de l'écriture
d'Esterhazy, mais décalquée par Dreyfus), c'était un fait
nouveau, suffisant, à lui seul, pour faire ordonner la
re vision .
Il se borna donc à décocher quelques épigrammes aux
« experts amateurs » qui n'avaient travaillé, au con-
traire des « experts jurés » que sur des fac-similés (i).
Mais cette question d'écriture, sujette à controverse,
est « secondaire ». Éternellement, les uns et les autres
récuseront les expertises défavorables à leur thèse,
vanteront les autres. Il va prouver, « pièces en mains »,
que l'auteur du bordereau est un artilleur, attaché'au
ministère delà Guerre, et qu'en tout cas ce ne peut être
Esterhazy.
On avait le bordereau, l'écriture d'Esterhazy, celle de
Dreyfus : c'était tout le procès. On n'avait pas les notes
du bordereau, on n'en savait que les titres : c'était
linconnu. La stratégie de Pellieux consista à transporter
dans les airs, où l'on se bat à coups d'hypothèses, le
combat trop dangereux en terre ferme.
Il reprit d'ailleurs, tout simplement, le vieux système
d'Esterhazy et d'Henry. Fantassin et dans la troupe,
Esterhazy eût été incapable d'écrire une seule des
(1) Procès Zola, II, 4*>, Pellieux: " Je vous déclare que je re-
grette i>lu> que personne qu"on ne puisse pas entendre ici les
dépositions des experts du procès Esterhazy ».
LE JURY 421
fameuses notes dont les sujets étaient essentiellement
secrets. Et il ajouta, avec une effronterie merveilleuse
d'affirmation, que ces sujets étaient inconnus de lui-
même, " tout général qiiil fût et ancien chef dÉtat-
Major dun corps d'armée ».
Ainsi, à cette heure, il ne savait encore rien du " frein
iiydraulique du 120 », et, lui, qui avait assisté aux
grandes manœuvres de 1895 et de 1897, il pouvait jurer
Cl qu'il était impossible, absolument impossible, d'y
voir le fonctionnement de cette pièce ». Il avait assisté
aussi à des écoles à feu : « J'en appelle à tous nos cama-
rades de l'armée : jamais un officier d'infanterie n'a vu
lirer le canon de 120 ! »
Où 30ulez-vous qu'Esterhazy ait su qu'il y avait des mo-
(lilications proposées aux formations de l'artillerie ? Il n'y
a pas d'artillerie en garnison à Rouen... Comment'aurait-il
pu savoir, à Rouen, que l'expédition de Madagascar se
ferait avec le concours de l'armée de terre ? Il n'en avait
été question nulle part, sauf au ministère de la Guerre...
Rien de plus secret cjue les troupes de couverture. Com-
ment voulez-vous qu'Esterhazy sache qu'il y a un nouveau
plan de mobilisation en élaboration au ministère de la
Guerre"? Il faudrait qu'il y eût un complice (1).
Or, tout cela, Dreyfus, artilleur et officier d'État-
Major, le pouvait savoir ; il le savait certainement, et il
avait eu à sa disposition le fameux manuel. En vain
Picquart a cherché à suborner un ancien secrétaire
d'Esterhazy pour lui arracher qu'il avait copié ce petit
livre pour son chef. Ce soldat a refusé de mentir. Même
(1) Procès Zola, II, 109, Gonse: « Les troupes de couverture ?
Il n'y a rien de confidentiel là-dedans, x — Sur linexf ctitude
llagrante des assertions de Pellieux, voir t. II, 100 et suiv.
422 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
un officier. ' qui. par hasard, s'est trouva être israélite »,
a été obligé de reconnaître qu'il n'avait pas fourni le
manuel à Esterhazy. mais un autre règlement « qui se
trouve dans le commerce 1 1 ».
Après avoir démontré ainsi que le bordereau, qui
était d'Esterhazy, ne pouvait pas être d'Esterhazy et
qu'Eslerhazy, qui avait rédigé les notes du bordereau,
ne pouvait pas en être l'auteur, Pellieux appliqua la
même méthode à la question du petit bleu. « L'attaché
militaire dune grande puissance étiangère ne pouvait
pas correspondre avec un de ses agents par carte télé-
gramme », — alors que c'était le mode usuel de com-
munication entre Schwarzkoppen et Esterhazy (2) :
Une carte, déjjosée chez le concierge, qui peut être ou-
verte par le concierge, par un domestique ! C'est trop naïf ..
Comment cette idée a-t-elle pu venir à Plcquart^ officier
qui devait être intelligent, chet du service des renseigne-
ments d'une grande puissance ? Nous ne sommes pas
encore tombés au niveau des Républiques d'Andorre et de
Saint-Marin !
Les jurés, avec une attention soutenue, lécoutaient.
Aux précédentes audiences, ils n'ont cédé qu'à contre-
cœur aux preuves, produites devant eux, qu'Esterhazy
était l'auteur du bordereau. Ils eussent voulu, comme
autrefois Scheurer, que ce fût Dreyfus. Ils surent gré à
Pellieux de les ramener au bon port, à la douce convic-
tion que l'armée n'avait point failli.
Et il les émut bien davantage encore quand, tourné
vers eux, il laissa déborder ses colères de soldat et,
frappant au bon endroit, épouvanta ces hommes qui
(i, Voir p. 58 et 100.
{2j Rennes, III, 476, Paléologue. — Voir t. II, 244-
LE JURY 423
avaient vu l'Invasion, par lang-oissante vision de nou-
velles et plus terribles catastrophes :
Que voulez-vous que devienne cette armée au jour du
danger, plus proche peut-être que vous ne le croyez ?
Que voulez-vous que fassent ces malheureux soldats qui
seront conduits au feu par des chefs qu'on a cherché à dé-
considérer auprès d'eux? C'est à la boucherie qu'on con-
duirait vos fds, messieurs les jurés ! Mais M. Zola aurait
gagné une nouvelle bataille, il écrirait une nouvelle Débâcle^
il porterait la langue française dans tout l'univers, dans
une Europe dont la France aurait été rayée ce jour-là !
Ces jurés, je lai dit, étaient de petites gens, d'esprit
simple et de culture moyenne, sur qui pesaient lourde-
ment les charges militaires et fiscales, et qui s y étaient
résignés, moins pour venger un jour les défaites,
dont le spectre les hantait, que pour en empêcher le
retour. Ce gros et rouge mot de boucherie les fit fris-
sonner dans leur chair et s'y grava.
Mais la suprême habileté de Pellieux fut de ne pas
les laisser sur cette menace. Peut-être, à la réflexion,
par quelque choc en retour, cette évocation trop brutale
leur paraîtra un vulgaire procédé de rhétorique. Quoi !
s'ils ne condamnent pas Zola, c'est la guerre !
Pellieux, comme l'eût fait le plus subtil des avocats,
ajouta :
Je ne serai pas démenti par mes camarades : la revision
nous importe peu ; elle nous est indifférente. Nous aurions
été heureux que le conseil.de guerre de 1894 eût acquitté
Dreyfus; il aurait prouvé qu'il n'y avait pas de traître
dans l'armée, et nous en portons le deuil. Mais ce que le
conseil de guerre de 1898 n'a pas pu admettre, le gouffre
qu'il n'a pas voulu franchir, c'est celui-là : il n'a pas voulu
424 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
qu'on mît un innocent à la place de Dreyfus, coupable ou
non. J'ai fini.
Si ce n'est pitint le laniçag-,^ de la conscience la plus
tranquille, la plus sûre d'elle même, les mots n'ont plus
de sens !
VI
Les avocats sentirent combien le coup avait porté ; un
seul homme eût pu répondre à « l'avocat du ministère
de la Guerre », c'était Picquart ; ils réclamèrent son
témoignage. Or, justement, Bertulus l'avait mandé à
son enquête et Delegorgue refusa de le faire chercher ;
on l'entendra plus tard.
Il ne se passait pas de jour où Labori et le président
des assises n'entrassent en lutte sur des questions de
ce genre, au milieu des cris discordants de la salle où
régnaient maintenant les officiers, témoins militaires et
amis de renfort, amenés pour manifester. Mais la vic-
toire restait toujours à Delegorgue, soit qu'il coupât par
de brusques : « Finissons-en I » les protestations des
défenseurs, soit qu'il fît statuer la Cour, en quelques
minutes, sur leurs conclusions. Labori en avait tant
déposé qu'on l'appelait « le conclusionnaire », et il s'en
amusait lui-même.
Les deux avocats supportaient, avec une ténacité
inlassable, depuis neuf séances, dans une atmosphère
étouffante, le poids de ces écrasants débats.
Labori dominait l'auditoire de sa grande taille. A tous
moments il se redressait, se jetait en avant, avec beau-
coup de gestes, allongeant le bras dans l'attitude clas-
LE JURY 425
siquc de l'orateur, ou retroussant ses manches dans
celle du lutteur, et il tonnait. Tantôt c'était au nom du
droit violé, des principes méconnus, de toutes les belles
idées qui illuminaient cette âpre bataille « contre une
erreur judiciaire qui doit nécessairement éclater ».
C'était tantôt pour de minimes incidents parce queDele-
gorgue l'avait trop brutalement interrompu, ou nar-
quoisement conjuré de surveiller son langage. Sa pas-
sion, parfois, parut moins morale que physique. Il
remplissait la salle de sa voix, tenait tète aux braillards,
ou même les provoquait. Ainsi, il ne donnait pas toujours
l'impression de l'adresse, mais il donna constamment
celle du courage, et ses défauts comme ses qualités,
cette allure mélodramatique, ce verbe hautet menaçant,
cette éloquence robuste et surabondante, convenaient
également à l'orageuse affaire, hors de toute mesure.
D'ailleurs, plein de contrastes, tour à tour violent et
joyeux, révolté et bon enfant, emphatique et familier,
tribun sans frein et procédurier inépuisable. A la
lecture, sa rhétorique à grand orchestre irrite parce
qu'on appelait autrefois le « style hydropique et bour-
souflé (i) », c'est-à-dire la déclamation, l'abus des
images usées et des épithètes défraîchies, l'incorrection
des longues phrases aux incidentes enchevêtrées. Mais,
sur l'heure, dans la rumeur grondante du prétoire, s'il
ne s'éleva pas aux formules qui condensent toute
une cause, le flot de ses paroles, où resplendissaient
les mots symboliques et devenus révolutionnaires de
Vérité et de .Justice, ce torrent qui bondissait au-dessus
des obstacles, avec un bruit de cataracte, vous empor-
tait avec lui. On le huait. On l'acclamait. C'était, pour
lesdéfenseurs de Dreyfus, un soulagement de l'entendre.
(i) Etienne Dumont, Souvenirs, laô.
42ti HISTOirŒ DE L AFFAIRE DREYFUS
On respirait mieux, comme ragaillardi. Il avait le goût
et presque le besoin de l'applaudissement. Mais le bruit
des huées ne lui déplaisait pas : « On murmure ; c'est
que ça va bien... Je juge la portée de mes coups aux
protestations qu'ils soulèvent chez mes adversaires. »
Il avait été brusquement projeté, comme d'un tremplin,
dans une célébrité universelle. Il ne s'étonnait pas de
cette gloire, et s'y épanouissait.
Au contraire, Albert Clemenceau restait toujours
maître de lui. D'une sensibilité profonde, mais dont il
avait la pudeur et qu'il cachait même sous quelque
brusquerie, il était aussi classique d'espritet de langage
que son confrère était romantique. Ses interventions
étaient toujours topiques. Il plaçait, au bon moment,
la question qu'il fallait, en quelques mots, d'une préci-
sion extrême. Il excella tout de suite dans l'art que les
Anglais appellent la (?/'oss-ea:amm«//o72 et qui est l'applica-
tion du procédé socratique aux choses de la justice. Le
public, le patient, surtout, ne savaient pas où il en vou-
lait venir. Il semblait s'arrêter à des détails insigni-
fiants. Les plus etïrontés menteurs répondaient sincère-
ment à ces questions sans portée apparente et qu'il
posait avec une courtoisie simple, qui n avait rien
d'afTecté ni de provocateur. Puis, tout à coup, les gros
militaires se trouvaient entortillés dans un inextricable
réseau. Ce que, précisément, ils avaient le plus grand
intérêt à ne pas dire, ils l'avaient dit. Il avait la froide
logique du mathématicien, mais la forme de ses idées
était d'un artiste. Comme il ne s'irritait jamais, il n'irri-
tait pas. Non seulement, on ne faisait pas un jeu de le
piquer, mais, visiblement, après qu'il eut manœuvré
deux ou trois fois, on eut peur de lui. Il avait le geste
sobre, court, élégant, la voix bien timbrée, souvent
ironique, le regard franc. Une thèse de droit, quand
1
LE JURY 427
il rexpo^ait, quelque complexe qu'elle fût, paraissait
quelque chose de clair et de net. Il ne chicanait pas,
mais démontrait. Tout chez lui était j-uste et sonnait
juste. Nulle véhémence théâtrale, mais beaucoup de
vivacité naturelle. Alerte et preste, il ne frappait pas
avec la lourde massue des mots, mais avec le fer aigu
et tranchant de la raison.
Pour Zola, plus la tempête croissait en violence, plus
il devenait calme. Les cris de mort, quilaccueillaient à
chacune de ses sorties et l'accompagnaient jusqu'à sa
maison, ne troublèrent pas une fois ni son tranquille
courage ni celui de sa femme, qui avait voulu sa part
entière au danger et à cette lutte terrible. Au contraire,
sa pitié s'en accrut pour la foule trompée, pour ce grand
peuple en folie. A l'audience, il s'était imposé mainte-
nant de ne plus intervenir, et se contentait d'écouter,
impassible, attentif seulement à saisir au passage une
parcelle de vérité. C'était très beau.
Vil
L'État-Major n'avait qu'un danger réel : la discus-
sion. Tant qu'il ne s'agissait que d'affirmer, rien de
mieux. Pellieux, n'ayant personne devant lui, char-
geant dans le vide, acclamé comme s'il eût rapporté
les clefs de Strasbourg, avait triomphé avant de
vaincre.
Le directeur de l'École des Chartes, Paul Meyer,
était un esprit très fin, un peu sceptique, sans parti
pris dans cette alïaire comme dans aucune autre, qui
avait examiné le bordereau comme un manuscrit quel-
i2S HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
conque du xiii- siècle, qui prenait un plaisir extrênae,
sans avoir lair d"y toucher, à convaincre les sots de
sottise, et qui était très fermement résolu, puisqu'il
était entré dans cette aventure, à défendre jusqu'au
bout la vérité et le bon sens, (i)
Il feignit, non sans malice, d'accepter que les fac-
similés du bordereau pussent n'y pas ressembler, comme
lavait prétendu Pellieux, et il lui demanda simplement
d'expliquer comment on avait pu publier, en 1896,
d'après une photographie qui datait de 1894, ce fac-
similé, et comment cette photographie ressemblait, de
façon si effrayante, à l'écriture d'Esterhazy, dont le
nom n'avait pas encore été prononcé (2).
Pellieux, désarçonné, se fâcha. Il grogna que « c'était
affaire aux experts de dire pourquoi, à l'unanimité,
ils avaient refusé d'attribuer le bordereau à Ester-
hazy » ; qu'il voudrait bien qu'on pût les entendre,
mais que cela ne dépendait pas de lui ; et d'ailleurs,
qu'il était '( sur la brèche depuis trois mois » et qu'il
en avait assez (3î. Il s'en alla, laissant Couard aux
(i) Un des agents d'Henry, peut-être Henry lui-même, es-
saya, peu de temps après la première déposition de Paul
Meyer, de iintimider. Un inconnu, la mine d'un officier, aborda,
au parc Monceau, une dame R..., qui avait été en relations
autrefois avec Paul Meyer, et lui conseilla d'engager le di-
recteur de l'École des Chartes à être prudent. On savait, en
haut lieu, qu'il avait tué sa première femme (qui était morte
d'une maladie cruelle dans une maison de santé), etc. M""' R...
vit, plus tard, une photographie d'Henry et crut reconnaître
son interlocuteur. Elle était veuve d'un commissaire de police
qui avait fréquenté Henry.
(2) Proci-s Zola, H, 4^. Paul Meyer.
(3) Labori le piqua en lui disant qu'ils allaient se trouver
d'accord: « Nous sortirons bras dessus bras dessous, en recon-
naissant qu'une erreur a été commise, et qu'il faut ramener la
paix dans les esprits en jugeant de nouveau et conformément
à la loi. »
42y
prises avec Meyei- qui le couvrit de ridicule (i).
i.e lendemain, la machine, surchautïée, éclata (2).
VIII
Picquart commença sa nouvelle déposition par celte
simple phrase :« Autant j'obéirai loujoursaux ordres de
mes chefs chaque fois que je les recevrai, autant je me
crois obligé, quand il s'agit d'une question d'apprécia-
tion, de dire tout ce que je pense (3)... » U s'appliqua
ensuite à montrer qu'Esterhazy avait eu très aisément,
de ses camarades et sur les champs de tir, dans les
écoles à feu qu'il fréquentait, tous les renseignements,
d'ailleurs de peu d'intérêt, qui sont énumérés au borde-
reau.
Pellieux et Gonse furent alors appelés à la barre pour
être confrontés avec lui. Le premier, d'une voix tran-
chante, où montait la colère, maintint sa déposition de
la veille, mais sans répondre à aucune objection que sur
un point, le seul où Picquart se trompait :
Il est parfaitement exact, ditil, qu'Esterhazy a été aux
manœuvres de cadre et aux écoles à feu ; mais je dis que
la note sur Madagascar, dont le travail n'a été élaboré
qu'au mois d'août au ministère de la Guerre, n'a pu être
(1) Procès Zola, II, 5i à Cv".. — Bataille, 280 : « r.esl la joie.
Président, assesseurs, Jurés, avocats, tout le monde se roule. »
(2) Les officiers étaient exaspérés contre Paul Meyer.Lun d'eux
s'écria '< qu'il irait lui casser la gueule ». Une femme entendit
le propos : « Est-ce un officier qui parle ainsi ? — Taisons-nous,
dit le militaire à son camarade, il y a ici des mouchards. »
(.\o/e.s de Monod). — Cela peint l'état des esprits.
(3) Procès Zola, II, 101, Picquart.
430 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
founiie par Esterhazy, parce qu'à cette époque il avait été
aux écoles à feu, aux manœuvres, et qu'après le 16 août,
il n'a plus été aux manœuvres, tandis que les stagiaires y
sont tous allés à la fin daoùt.
Gonse, très patelin, se borna à confirmer ce qu'avait
dit Pellieux et à déclarer que, « lui aussi, il ne connais-
sait pas le frein et qu'il n'avait jamais vu tirer le canon
de 120 {i\ ».
Picquartne releva pas cet aveu d'une ignorance qui,
peut-être, n'était pas feinte, mais, ce qui lui parut
beaucoup plus important, la déclaration inattendue de
Pellieux sur les manœuvres d'automne et sur la note
d'août au sujet de Madagascar. Il observa qu'« il ne
faudrait pas confondre les dates, que, sans doute, il y
avait eu des manœuvres à l'automne de 1894, mais que
le bordereau était davril ». Or, c'était là que Pellieux,
soufflé par Henry, lattendait : « Le bordereau, dit-il
brusquement, nest pas d'avril, j'en appelle à M. le
général Gonse, » Et Gonse confirma.
La fausse date, qui avait été donnée en 189^ au bor-
dereau, avait fait son œuvre. Elle avait servi, en 1894^
à étrangler Dreyfus, et. en 1898, à faire échapper
Esterhazy (2). Maintenant que Pellieux avait mis les
jurés en demeure d"opter entre la revision du procès de
Dreyfus et la boucherie, il importait peu que la con-
(1) Procès Zola, II, 107, Pellieux: 109, Gonse.
(2) Procès Esterhazy, 129, Esterhazy: « Je n'ai jamais été aux
écoles à feu qu'en août; je ne pouvais donc pas livrer en avril les
documents en question.» i3o : «Je ne me suis occupé delamo-
l)ilisation quen septembre 1894, quand mon régiment a quille
Évreux : je n'étais pas à même, en avril, de fournir des ren-
seignements. >' i3o : « Comment moi, petit major à Rouen,,
aurais-je pu connaître le plan i3 en mai 189^ ? » i3i : « II y a
une note relative à Madagascar ? — E dvi' 1894 ! » i32
LE JLRY 431
damnation de lun et racquittemcnt de l'autre croulas-
sent par la base. On ne pensait pas encore que la vraie
s'adapterait, un jour, à de nouveaux mensonges pour
perdre, une seconde fois, Dre^'fus. Mais on s'en servait,
en attendant, pour prendre publiquement Picquart en
flagrant délit d'inexactitude ou de mauvaise foi.
Picquart fut stupéfait. Quand Delegorguelui demanda
pourquoi « il avait pensé que le bordereau était d'avril »,
il répondit seulement : « Je l'ai toujours entendu dire
au bureau. » Ce qui était l'exacte vérité. Nul doute ne
lui était Aenu à ce sujet, même api'ès avoir perdu sa
confiance dans les chefs. Et. pourtant, lui, d'esprit si
subtil et si ingénieux, comment avait-il pu croire
que le bordereau, trouvé par Henry en septembre
dans le cornet de la ramasseuse, puisque telle était la
légende, datât du printemps, alors que la Bastian
apportait son butin, deux fois par mois, au ministère ?
Comment ce document, vieux de quatre ou cinq mois,
aurait-il été trouvé dans le panier de Schwarzkoppen ?
Et, alors mêm<? que Schwarzkoppen eût jeté au panier
ou que la Bastian eût volé un document déjà ancien, sur
quoi s"appuyail-on pour lui donner la date d'avril ou de
mai, puisqu'il avait été pris en septembre et ne portait
j)as de date ?
Lui aussi, comme tous les hommes, il avait ses jours
de foi où l'esprit critique sommeille.
Cependant, Labori avait commencé par serrer Gonse
de près. Comme Gonse, après Pellieux, avait déclafé
'< que la note très importante sur Madagascar avait été
« J'ai été aux nmnœuvies comme major, en mai 1894 ; à celle
époque, je ne pouvais pa? dire : " Je vais partir en manœuvres »
el livrer des renseignemenls que je naurais pu avoir qu'en
août ou en septembre. Celle accusation n'a donc aucun fon-
dement. »
432 HISTOIRE DE L AFEAIUE DREVFLS
réJig:éo en août » et que, dès lors, le bordereau élail
daoùl », Labori releva l'insolenle pétition de principe:
Pourquoi dans lacté d'accusation de d'Ormeschc-
ville, — et il lut le passage, — Dreyfus était-il accusé
de s'.èlre procuré la note que le caporal Bernolin avait
copiée en février? Gonse, penaud, balbutia : « 11 y a eu
une note au mois d'août; je ne sais pas sil y a eu une
note en février... Je nai rien à dire; je maintiens tout
ce que j"ai dit. » Mais Labori s'arrêta là, comme s'il eût
craint de s'engager sur cette nouvelle terre inconnue.
Il posa encore queltpies questions à Picquart et aux
deux généraux, mais sur d'autres points. Picquart re-
fusa de dire s'il avait été ou non délégué par Mercier
pour assister au procès de Dreyfus. Gonse se taisant et
Pellieux ayant décliné d'autoriser Picquart à répondre,
le fait parut acquis. On discuta, ensuite, sur linipoi-
tance des noies du bordereau; Gonse déclara que, ^ cer-
tainement, il y avait autre chose dans les notes que des
balivernes ", et que l'auteur du bordereau était un sta-
giaire. Picquart, avec beaucoup de mesure, réfuta ces
assertions (i).
On suspendit l'audience. Le procès était presque ter-
miné. Il ne restait plus à entendre que quelques témoins
attardés et Esterhazv.
IX
L'excitation parmi les témoins militaires elles offi-
ciers qui leur faisaient escorte élail extrême. Ainsi Pic-
quart levait publiquement le drapeau de la révolte. A
'i) Procès Zola, II, ni, Picquarl, Pellieux: 112, Gonse.
LE JURY 433
la barre, face à face avec deux généraux, il a osé dé-
mentir Pellieux et se dire mieux informé que Gonse des
choses de l'Élat-Major. Et, visiblement, il a eu l'avan-
tage ; quelque réserve qu'il ail observée, ses arguments
ont porté; Gonse ni Pellieux n'y ont répondu (i). Toute
la haine se concentrait sur lui. On en oubliait ces misé-
rables savants, « qui sont de l'Institut lorsqu'ils ne sont
pas de Belgique ou de Suisse (2) », et Zola lui-même.
Gette colère, qui était sincère, se compliquait chez
les chefs d'une crainte qui ne l'était pas moins. Tout à
l'heure, Esterhazy va comparaître. Que deviendra-t'il
entre les griffes des avocats ? Quel aveu lui arracheront-
ils ? Cette longue et acharnée bataille est encore indé-
cise. Le sort en dépend de lui, pour qui toute cette
guerre est engagée et qui incarne l'honneur de l'armée.
.Mais on se défie de lui. On n'imagine pas qu'il va évoquer
l'idée de l'Innocence calomniée.
A mesure que se rapprochait cette échéance, l'homme
devenait, de jour en jour. ])lus sinistre. Il s'était amusé,
d'abord, de cette aventure stupéfiante : l'armée, le Gou-
vernement de la République, le peuple tout entier sou-
levés pour sa défense. Maintenant, ce prodigieux spec-
tacle n'apportait même plus une distraction passagère
à ses colères. Tout disparaissait devant l'angoisse de sa
comparution aux assises, et il ne s'en cachait même pas,
il criait sa peur à tous venants; la^eilIe (.3), il s'en était
ouvert à un journaliste anglais : « Zola m'assigne à dé-
fi) BoNNAMOUR, ur2 : " ('.oiiiinent le suivre à travers toutes ses
déductions, infirmer ses dénégations si habilement nuan-
cées ? » Écho de Paris du 17 février 1S98.)
(2) BONNAMOLR, l4Ô.
(3) 16 février. — Pall Mail Gazelle du 17. — Récit analogue
dans le Daily Xews, conversation avec le romancier David
r.hristie Murray qui le juge ainsi : « C'est un bandit complet,
mais c'est un brave bandit. » — Cass., I, j/Ji, Strong.
28
431 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
poser comme témoin; peut-on concevoir une action
plus lâche ? ))
Et, grinçant des dents, arpentant comme une bête la
chambre qu'il remplissait de ses hurlements, dans une
de ses crises coutumières de haine » presque sadi-
• que (i) », il prophétisait « que les rues de Paris seraient
jonchées de cent mille cadavres avant la conclusion de
cette misérable affaire ». Le flegmatique xVnglais qui,
le crayon à la main, n'en perdit pas un mot, avait pu
mesurera l'énormité des fureurs du bandit l'abîme de sa
terreur :
Si ces gens-là avaient voulu se débarrasser de moi pour
une raison quelconque, s'ils m'avaient menacé de m'assas-
siner, s'ils m'avaient dit: « Vous êtes de trop, un de ces
jours on vous trouvera mort dans la rue, une balle dans
la tète ou un couteau dans le dos », j'aurais considéré
cela comme étant de bonne guerre. Mais on a recours à
des intrigues souterraines pour ruiner ma carrière de sol-
dat et perdre ma réputation de gentleman.
Ou a imité mon écriture, cambriolé ma maison, étalé au
grand jour tous les détails de ma vie privée. On a cru,
parce que je suis mourant, ruiné, séparé de ma femme,
que je serais une proie facile.
Ils voulaient me tuer. Retenez mes paroles : c'est moi
qui les tuerai ; je les tuerai comme des lapins, mais sans
aucune espèce de colère ; je voudrais en tenir cent enfermés
dans une chambre, avec un bâton dans ma main : je les
battrais jusqu'à la mort.
Puis, après un violent accès de toux, crachant ses
poumons avec ses imprécations (2) :
(1) C'est re que Jaurès avait dit des lettres à M"« de Bou-
lancy. {Pelile République du 11 décembre 1897.)
(2) « Je n'ai plus qu'un poumon, je suis mourant. »
LE JURY 435
Je ne vis plus que pour me venger. Si Zola est acquitté,
Paris se lèvera et moi à sa tète. Si Dreyfus remet le pied
en France, il y aura 5.ooo cadavres de juifs dans les rues
de Paris.
Ainsi, dans son épouvante, il ne rêvait que de sang,
— tout plutôt quètre exposé à un débat public avec
ces « fripouilles ". — et, selon l'expression populaire,
il voyait rouge. Seulement, à son habitude, il menaçait
aussi ses imbéciles et couards protecteurs qui avaient
entamé ce sot procès et c[ui le livraient aux bètes. 11 ne
succomberait pas seul.
LEtat-Major était très inquiet. Un des journalistes
ilHenry essaya d'émouvoir le public, de préparer, sur-
tout parmi les officiers, un accueil favorable au traî-
tre : « Cet homme n'est plus qu'un spectçe effrayant ;
tout à riieure, avec ses yeux creux, ses cheveux blancs
et son dos voûté, sa pâleur mourante, il passera sans
qu'une voix ait le courage de crier : « Pitié I ' à ceux
qui s'écartent (i). »
Lavant-veille, pendant la lecture de liuterrogatoire
de M""* de Boulancy, il s'était tenu obstinément dans
le coin le plus sombre de la salle des témoins, màchon-,
nant des injures (2 . Seul, l'ancien manager de Boulan-
ger était venu s'entretenir avec lui, cet oi>scur Georges
Thiébaud qui cherchait toujours un homme, un soldat,
pour jouer la grande pièce césarienne qu'il avait rêvée (3^.
II n'y avait guère, parmi les officiers, que Pellieux
qui le traitât ouvertement avec amitié. Il avait dit à Té-
zenas : « Esterhazy peut être tranquille ; nous avons lié
1) BONNAMOUP, l5l.
(2) Ph. DuBoiti, Impressions cVun témoin dans YAurore dn 16 fé-
vrier 1S98.
(3) .Je lavais comparé, un jour, au Vautrin de Balzac, le
forçat épique qui avait fait le rêve de conquérir Paris, mais
•qui ne pouvait opérer lui-même. (Pages républicaines, 82.)
436 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
partie avec lui, et nous la gagnerons ou nous la perdrons
avec lui (i). » Et il le croyait à tel point innocent quil
avait réclamé la production du rapport des experts sur la
lettre << du Uhlan ", indigne d'un officier français, mais
« fausse » comme Tavait déclaré Varinard (21. Toute-
fois, il redoutait, ' lui aussi, la rencontre entre Ester-
hazy et les avocats de Zola, devant ce jury qu'il avait
cru conquérir et qui hésitait encore.
Pellieux avait déjà fait allusion aux preuves posté-
rieures du crime de Dreyfus. Il n'arrivait pas à com-
prendre sous quelle pression, par quelle peur honteuse,
rÉtat-Major s'obstinait à ne pas produire, pour en finir
une bonne fois, cette preuve décisive du crime du juif,
la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, qui avait fait
sa propre certitude. Il en avait exprimé, à plusieurs
reprises, son étonnement. Seul, mais sans dire pourquoi,
Esterhazy fui avait dit que les chefs avaient raison,
qu'il vaudrait mieux ne pas publier cette pièce 3). Mais
Esterhazy, sans doute, avait subi quelque influence.
Quoi ! être armé dune telle preuve et risquer la défaite !
Pellieux, sans consulter personne, fit dire à Dele-
gorgue quil demandait à compléter ses observations.
X
Il prit pour prétexte — car, à quelques-unes des qua-
lités d'un vrai capitaine, il joignait celles d'un avocat
ou d'un jésuite très subtil — que la défense avait lu
(i) Le propos, selon Esterhazy. lui fut rapporté par Tézenas,
ainsi qu'à Boisandré : il fut, plus tard, contesté par Pellieux,
mais faiblement. Cass., II, 186, Conseil d'enquête Esterhazy.)
[1) Procès Zola, II, 84, Varinard ; 86, Pellieux.
(3) Daily News du 3 octobre 1898.
LE JURY 437
publiquement un passage du rapport de d'Ormesche-
ville. Or, c était un document relatif à F affaire Dreyfus,
de plus secret ; et ainsi se trouvait rompu le pacte de
silence que les militaires, eux, avait strictement observé.
Cependant, 'Pellieux ne parlera pas du procès Dreyfus,
mais il répétera le mot si typique du colonel Henry :
« On veut la lumière; allons-y! »
Et, martelant les mots, avec un air de victoire et de
défi, il raconta que le ministère delà Guerre avait reçu,
au moment de l'interpellation Castelin, « une preuve
absolue de la culpabilité de Dreyfus « et qu'il l'avait
vue. C'était une note « d'une origine incontestée »,
« signée d'un nom de convention », mais « appuyée de
la carte de visite » de l'auteur de ce billet, « carte qui
portait, avec son nom, quelques mots, un rendez-vous
insignifiant, et signés du même nom conventionnel ».
— Il supposait, comme on voit, que la carte de visite (il
voulait dire Tune des pièces de comparaison) accompa-
gnait la note, ce qui eût rendu vraiment la précaution
d'un nom de convention par trop illusoire ; et pourquoi,
sur sa carte de visite qui portait son vrai nom, l'attaché
étranger aurait-il ajouté son nom de convention, se
démasquant lui-même (i) ? — Il donna alors de mé-
moire le texte de la pièce :
Il va se produire une interpellation sur l'affaire Dreyfus.
Ne ditesjamaislesrelationsquenousavonseues avec ce juif.
u On a cherché la revision du procès par une voie
détournée ; je vous donne ce fait ; je l'affirme sur mon
honneur et j'en appelle à M. le général de Bois-
deffre (2). »
(1) Jaurès, Les Preuves, -no.
(2) Procès Zola. II, 118, Pellieux,
433 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Nul, si ce n'est peut-être Gonse, ne songea alors à
reg-àrder Henry Tous les autres officiers exultaient,
tréjDJgaaient, dans l'ivresse et la folie du triomphe.
Les avocats, dressés à leur banc, tinrent le coup :
« Ou'on Rapporte la pièce, qu'on nous la montre! Un
document, quel qu'il soit, ne constitue pas une preuve
avant d'avoir été contradictoirement discuté. Tant que
celui-ci n'aura pas été discuté, il ne comptera pas, il
est sans importance. Ce ne sont pas des paroles
d'hommes, quels qu'ils soient, qui donnent de la valeur
à ces pièces secrètes. Apportez les pièces ou n'en
parlez plus ! » Labori déclara que, désormais, de toutes
façons, la Revision s'imposait : « Si Dreyfus est cou-
pable, si la parole des généraux est fondée, ils en feront
la preuve dans un débat loyal, rég'ulier, contradictoire.
S'ils se trompent, ce sont les autres qui feront la
preuve... Que les coupables soient d'un côté ou de
l'autre, on les flétrira. Et puis, nous nous remettrons
tranquillement à nos travaux de paix ou de guerre ! »
C'était déjà beaucoup, dans une telle tempête, de ne
pas accepter sans réserve la révélation de Pellieux.
Cependant Scheurer, il faut le rappeler, avait été plus
profondément perspicace. En juillet, quand Billot lui
avait raconté la même histoire, récité le texte approxi-
matif de cette même pièce, Scheurer, tout de suite, s'était
écrié que « c'était un faux (i) ». De même Picquart,
quand Billot lui parla de la lettre, avait pressenti la four-
berie (2).
Quelque précautionné qu'eût été le doute de Labori,
Pellieux s'étonna de l'audace. Il avait pensé que, du
(1) Voir t. Il, 5i4. — Il l'ccrivil ensuite à Ranc (lettre du
i4 décembre 1897).-
(2) Voir t. II, 437.
LE JURY 439
coup, il finirait le procès. Or, Zola avait son sourire
énigmatique, et la bataille continuait.
Gonse. plus pâle encore que d'ordinaire, demanda la
parole. Et, nécessairement, il confirma Pellieux, le loua
d'avoir pris cette initiative, ajouta même « qu'il l'aurait
prise à sa place pour éviter toute équivoque ». Seule-
ment, « si l'armée ne craint pas, pour sauver son hon-
neur, de dire où est la vérité, il faut de la prudence »,
ce qui voulait dire que Pellieux en avait manqué, et
« ces preuves, qui existent, qui sont réelles, qui sont
absolues, on ne peut pas les appporter publiquement
ici (i) rt.
Pellieux sentit la leçon et comme Delegorgue, à sa
demande de faire appeler Boisdelïre pour confirmer
ses paroles, avait répondu qu'on l'entendrait le lende-
main, il perdit toute mesure. Tournant le dos aux juges,
il appela d'une voix retentissante l'un de ses officiers
d'ordonnance : « Commandant Ducassé, allez cherchez
le général de Boisdefïre, en voiture, tout de suite! »
Il n'y avait plus que lui. Il commandait aux témoins
militaires, menaçait les jurés, violait les secrets d'Etat,
intimait ses volontés au président des assises, en-
voyait des ordres au chef de l'État-Major général, incar-
nait l'armée.
J'étais dans la salle et ne le perdais pas de vue.
C'était vraiment une force. Il avait la passion et la
volonté, l'ascendant qui entraîne les foules.
Il était si complètement, à cette heure, le maître du
prétoire, que Delegorgue ne chercha même pas à l'ar-
rêter. Campé à la barre, il interpellait les avocats, le
public, ne souffrait plus de contradictions, comme s'il
se fût adressé à un régiment, exigeait qu'on le crût sur
(i) Procès Zola, II, 121, Gonse.
440 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
parole : " Je demande qu'on ne minterrorape pas par
des ricanements... Jen ai assez à la fin ! » Et il tranchait
de tout : « On n'a pas apporté la preuve de la commu-
nication secrète... Les journaux ont tronqué le rapport
de d'Ormescheville. . . » Comme Clemenceau s'étonnait
que Billot, au cours de l'interpellation de Castelin ni
ailleurs, neût point parlé de cette pièce décisive : « Le
général Billot fait ce qu'il veut, cela ne me regarde pas.
Et il y a dautres pièces, le général de Boisdeffre vous le
dira(i). »
Delegorgue, pour terminer cette scène, ordonna à
l'huissier de faire venir le témoin suivant. C'était Ester-
hazy qui entra, « blême jusqu'au verdàtre, courbé, l'air
d'un fauve acculé (2) ». Mais Labori s'opposa à ce qu'il
fût entendu avant BoisdefTre, sur quoi Delegorgue sus-
pendit la séance, ce qui lui permit de prendre, par
téléphone, des instructions. Et, comme l'incartade
inattendue de Pellieux semblait ouvrir le champ à toutes
les aventures, il fut invité à renvoyer l'audience au len-
demain, pour donner au Gouvernement le temps de la
réflexion. Cependant Boisdeffre, en civil, était accouru
déjà, et venait d'entrer dans la salle des témoins.
Alors dans toute la salle des assises, puis dans les
couloirs du Palais, pendant plus dune heure, ce fut un
tumulte sans nom. Ce brusque renvoi de l'audience,
aussitôt après le coup de théâtre de Pellieux, et cela
par ordre, au moment même où arrivait Boisdeffre, pa-
rut, ce qu'il était en effet, l'indice d'une situation qui
devenait grave. Les officiers, comme pris de démence,
et tous les professionnels du patriotisme qui étaient
là, antisémites et césariens. et qui avaient amené leurs
(1) Procès Zola, II, 121, 122, 128.
(2) Aurore du 18 février 1898, Impressions d'un témoin. — 'iPàle.
très pâle, mais ses yeux flambent. » Libre Parole.)
LE JURY 441
bandes, hurlaient, niDntraient le poing aux accusés et
aux avocats, aux partisans de la Revision : « Misé-
rables ! Brigands I Mettre en doute la parole de géné-
raux ! Tout est permis contre eux. Ou'atlend-on pour
arrêter Reinach ? Ces gens-là vont tuer la Patrie I La
réponse, nous l'aurons demain, signée : Guillaume.
C'est la guerre ! A bas les Juifs I A bas Zola (i) 1 » Téze-
nas, très ému : « Moi qui sais tout, je pleure (2). » On
acclame Pellieux, Gonse, Esterhazy.
Depuis quelques jours, comme sur le signal dun
invisible archet, les gens du père Du Lac et les journa-
listes d'Henry annonçaient la guerre imminente avec
l'Allemagne et menaçaient les juifs, les défenseurs de
Dreyfus, les jurés s'ils acquittaient Zola, d'une Saint-
Barthélémy vengeresse. Rochefort tenait d'une source
certaine ces propos authentiques de l'Empereur Guil-
laume à l'un de ses familiers : « L'aiïaire Dreyfus
est bien supérieure, comme invention, à l'aiïaire
de la candidature Hoheuzollern... Si on viole le huis
clos, ce sera la guerre avec toutes les chances pour
nous (3i. » Il savait aussi que les officiers allemands ne
se gênaient pas pour boire à Zola dans leur brasseries
et graissaient leurs bottes pour entrer en campagne.
Dès lors, toutes les représailles seraient légitimes. Un
orléaniste de marque. Teste, tenait le même langage :
« L'idée d'une Saint-Barthélémy des juifs a traversé
comme un éclair l'esprit du peuple français. Si l'appel
qu'ils ont fait à l'Allemagne et auquel l'Allemagne
a probablement répondu, noivs amenait la guerre, je
suis sûr, aussi sûr que j'existe, que, le lendemain, il
ne resterait plus un seul juif vivant en France. On les
(1) Libre Parole (ai'lide de G.Méry),£'c/!o,etc.,du 18 février i89<S.
(2) Libre Parole du 18.
(3) Intransigeant du 17 : Jour, Pairie, Croix, etc.
42 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ég-orgerail jusqu'au dernier ( i ). « Demème. Millevoye(2i,
el Drumont (3|. Le grand mot de Pellieux : la Bou-
cherie, opérait. On sentait monter la soif du sang.
A la sortie de l'audience, Thiébaud parut chercher
une première victime, celle dont le meurtre suffît à
déchaîner la bète humaine. Il interpella violemment
Leblois et le désigna à la foule qui faillit l'écharper (^j.
Des avocats le firent rentrer au Palais, le protégèrent.
Il fallut faire sortir Zola et les avocats par une porte
dérobée. Je fus également poursuivi, menacé. Des
femmes, en folie, poussaient des cris de mort (5).
J'écrivis, le soir même, dans le Siècle, que le do-
cument produit par Pellieux était imbécile, que « cette
pièce ridicule puait le faux (6) ». Et, d'instinct, instruit
(i LoLJS TnsTE, rédacteur au Gaulois, dans le Journal de
Bruxelles du 17 février 1898 : « Supposez un acquittement et
dites-moi si vous êtes sûr de pouvoir soustraire Zola el le ju-
ry à la fureur de la foule qui voudrait les jeter dans la Seine. »
(2) « Aux appels de la patrie en danger, un cri sortira de
millions de poitrines françaises : " Mort aux traîtres ! » Trarieux
el Reinach, des lâches, se traîneront alors à nos genoux. Xi
grâce ni pardon ! » (Patrie.)
(3) » La fureur populaire grondera autour des palais cons-
truits par les juifs avec lor volé aux Français. >- {Libre Parole.)
(!,) Malin. Siècle, Aurore, Temps, etc. Dans la Libre Parole :
«Le sale individu, cerné de tous côtés par la foule qui le cons-
pue furieusement, fuit comme un lapin. »
(.3) BoNNAMOLR : « Dchors. on siffle, on hue Reinach qui fuit.
Guyot qu'on protège. Leblois qui s"esquive. Des femmes s'ou-
blient jusqu'à leverlepoing. jusquàproférerdatroces menaces. -
[Écho du 18.;
(6 Larticle, qui parut le lendemain Aalin, est intitulé : Le
coup de massue du général de Pellieux. Il se termine ainsi :
» Quelle est la dame voilée, quel est le Leraercier-Picard qui a
apporté, qui a fabriqué ce faux ridicule ? » {Vers la Justice par
la Vérité. 820. )— Trois jouis après, le 21 février, je traitai encore
la pièce de « faux ridicule el inepte », " non moins slupide et
non moins manifeste que les lettres à ou de l'Empereur d'Alle-
magne ». ilbid., 824.)
LE JURY 44J
par une récente expérience, je nommai celui qui avait
fait le coup : Lemercier-Picard.
XI
Presque tous les journaux révisionnistes (i), le len-
demain, arguèrent la pièce de faux. Tout le reste de la
presse l'exalta comme la preuve écrasante de l'infamie
de Dreyfus (2), Drumont en tète, bien qu'Esterhazy lui
eût déclaré que « la pièce était un faux stupide et qu'il
était absurde de l'avoir sortie '3)». Et qu'elle parût déci-
sive à la masse ignorante ou hallucinée, il n'y avait là rien
de surprenant. Mais telle aussi elle parût à des hommes
d'esprit cultivé et de savoir, qui avaient été mêlés aux
grandes affaires diplomatiques ou qui avaient l'habitude
de réfléchir, et, surtout, à tous les politiques. Nul ne
s'étonna que deux attachés militaires, quand ils pou-
(1; Ranc, dans le Radical, Guinaudeau dans Y Aurore, Séve-
rine dans la Fronde, Pierre Bertrand dans les Droits de Vhomme.
Dans la Pelile République, Jaurès dit « qui! n"a pas à se pro-
noncer à cette heure sur la valeur du document », mai?- il
rapelle les papiers Norton. Le 20 février, dans la Lanterne, il
dit que la pièce est « ridicule » et « inepte ». — Monod écri-
vit à Hanotaux que la pièce était un faux stupide et le supplia
d'agir.
(2] Litjre Parole, Autorité, Éclair, Écho, etc. — L'article de Cor-
nély: « Affaire à classer », n'est pas dénué d'ironie. «Au début,
l'hésitation a [)U être permise. » 11 est certain aujourd'hui que
'< Dreyfus était bien un traître. Il ne viendra à l'idée de personne
que MM. les généraux de Boisdeffi e, Mercier, Gonse et de Pellieux
soient des témoins incompétents, mal informés, capables d'un
concert épouvantable dans le but de maintenir un innocent dans
les tortures. II ne viendra non plus à l'idée de personne que le
général Billot ail menti six fois à la tribune et se soit désho-
noré six fois. »
(3) Dép. à Londres, 26 février 1900.
444 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
valent si facilement se voir, confiassent an papier un
tel secret, et que cette pièce fût tombée tellement à
point entre les mains de lÉtat-Major, au moment de la
disgrâce de Picquart et de Tinterpellation de Castelin,
à la première résurrection de Dreyfus (i). Quand Bois-
defîre, tout à l'heure, la confirmera, leur conviction sera
absolue. Tous ces civils avaient une confiance aveugle,
nouvelle chez beaucoup d'entre eux, dans la parole des
généraux. Ceux à qui des scrupules étaient venus s'en
sentirent délivrés. Toutes les obscurités qui les avaient
fait hésiter, cette grande lumière du faux d'Henry les
dissipera. Légalement ou non condamné, — et ils ne
doutaient plus qu'il l'eût été illégalement (2), — Drey-
fus est coupable. La bienheureuse certitude est en eux,
à la veille des élections, et, dans ce tumulte où la Ré-
publique est déjà en cause, leur conscience est en
repos (3j.
L'intelligence des hommes, le plus simple bon sens,
ont parfois de longs sommeils, aussi profonds que ceux
de la marmotte en hiver. Et ils ne pardonnent jamais
entièrement, quand ils s'éveillent, à ceux qui ont pré-
servé, pendant qu'ils dormaient, le feu sacré.
(1) C'est ce que j'expliquai dans mon article du Siècle.
(2) Procès Zola, I, 3çp, Jaurès : « II n'y a pas à la Chambre
cjuatre députés qui en doutent. »
(3) Conférence faite à la salle du Globe, devant les électeurs
de la 2*= circonscription du X^ arrondissement de Paris, par le
citoyen Henri Brisson : « Mon attention ne fut attirée sur l'af
faire Dreyfus que lors du procès Zola. Ce serait un peu tard.
Ce que je remarquai surtout, ce furent les deu.x audiences des
17 et 18 février 1898 Loin de moi de douter le moins du
monde, non seulement de la véracité, mais de la bonne foi des
trois généraux. J'y crois plus que quiconque... Oui, les géné-
raux ont cru à l'authenticité de ce document. » {Compte rendu,
19, 20 )
LE JURY 445
xu
11 y avait un vice profond dans celte conviction des
parlementaires : c'est qu'elle était intéressée. Ils res-
taient du bon côté, avec la Force et le Nombre.
Des hommes qui s'appelaient Ribot ou Bourgeois,
Brisson ou Dupuy, nétaient point dénués de sens cri-
tique, ni Poincaré, ni Deschanel, ni tant d'autres ; ce-
pendant, leurs yeux restèrent fermés à l'effronterie du
faux. Un pauvre diable d'abbé défroqué, qui s'appelait
(iuinaudeau, démontra, en quatre lii>nes (i), la fourbe-
rie qui les éblouissait.
On se rappelle que Lemercier-Picard avait raconté
à Schwarzkoppen qu'il avait fabriqué la fausse lettre.
On se souvient également que l'ambassadeur d'Italie,
informé par Panizzardi, avait averti Hanotaux ; il lui
avait donné sa parole que toute lettre de son attaché
militaire, où Dreyfus serait nommé comme au service
de l'Italie ou de l'Allemagne, était un faux, que Pa-
nizzardi était prêt à en déposer sous serment. Hanotaux
avait pris alors l'engagement d'honneur qu'aucune pièce
de ce genre ne serait produite et il avait rendu compte
à Félix Faure, en conseil des ministres, de son entre-
tien avec Tornielli.
Quand l'ambassadeur d'Italie fut informé d'un tel
manque de foi, il en fut indigné et il télégraphia, le soir
(li « Cela resseraltlo si bien au style des faux dont l'État-Major
n"a pas su ou n"a pas voulu découvrir les auteurs. Cela est
arrivé si juste à point, pour les besoins de la cause, la veille
de l'interpellation Castelin. La vérité saute aux yeux. » 'Aurore
du 18 février 1898.)
446 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
même, à son gouvernement quil demandait à être rem-
placé à Paris, ne voulant plus avoir affaire à de telles
gens. Le ministre des AfTaires étrangères, le marquis
de Visconti-^'enosta, vieux philosophe qui ne s'étonnait
plus de grandVhose, lui répondit qu'un tel éclat ferait
plus de mal que de bien. Mais il lui ordonna de réité-
rer à Hanotaux sa déclaration formelle que jamais Pa-
nizzardi n'avait eu de rapports avec Dreyfus, que la
pièce était un faux.
Hanotaux connut sans doute l'incident, même avant
de recevoir cette nouvelle communication (i), soit par
ses déchifîreurs de dépêches, soit par l'un des espions
du ministère de la Guerre qui s'étaient introduits à
l'ambassade, soit encore par le bruit public, car il en
fut parlé le soir même.
Pourquoi, dans cette affaire, les étrangers eussent-ils
menti, et si obstinément ? Panizzardi et Schwarzkoppen
ne nient pas qu'ils ont travaillé avec un espion. Que cet
espion s'appelle Dreyfus ou Esterhazy, qu'il soit juif ou
chrétien, leur faute est la même. Ils n'ont nul intérêt
à répéter que ce n'est pas Dreyfus.
Hanotaux fut fort troublé ; faire machine en arrière,
déclarer qu'on avait acquis des raisons de tenir pour
suspecte la pièce qui avait été produite par Pellieux,
suspendre le procès, il entrevit cette honorable solution.
Henry n'avait pas dit aux généraux qu'il avait fabri-
qué la lettre. Seuls, Lemercier-Picard et Esterhazy (2)
connaissaient toute la vérité.
(1) Le ministère italien fit si peu de mystère de ce nouveau
démenti que le correspondant du Figaro en informa sonjournal
<lès le 21 février. •< Cette déclaration a été voulue, écrit le
correspondant, par M. Visconti-Venosla. >>
(2) Voir p. 443- — Esterhazy paraît en avoir fait également la
confidence à Marguerite Pays. (Ca.'î.s., I, 790, Pierre -Gérard.)
LE JURY 447
Les généraux sont convenus qu'ils eurent des doutes :
Billot sinquiéta du moment trop opportun où la pièce
arriva au ministère, Boisdelïre d'une trop grande res-
semblance avec les pièces de comparaison i . Surtout,
BoisdeiTre savait que Dreyfus était innocent.
Si Boisdeffre et Gonse, en i8g6, avaient été certains
du crime de Dreyfus, ils eussent essayé de détruire
par des arguments l'opinion contraire de Picquart,
leur favori de la veille. Ils cherchèrent seulement
à le corrompre ou à l'intimider, à le faire taire, à se
débarrasser de lui.
Dreyfus pouvait être coupable et la pièce fausse, car
on peut forger un faux contre un coupable. Dreyfus
est certainement coupable si la pièce est authentique.
La pièce d'Henry étonna les généraux, mais elle les
servait. Leur donna-t-ellela certitude quileur manquait,
une demi-certitude suffisante? Cette preuve décisive,
ils ne l'ont pas montrée à Picquart : pourquoi laisser
cet officier dans une telle erreur?
Ils ne se méfiaient pas de Du Paty. Or, tout détraqué
et passionné qu'il fiit, dès qu'il vit lalettre, elle lui parut
-suspecte. Il le dit aussitôt à Gonse (2).
Pièce étrange, si probante, mais qui brûle les doigts!
Gonse n'gse pas la faire voir à Paléologue.
Pellieux. au contraire, en fut émerveillé, mais trop,
s'étonna qu'on hésitât à en assommer les amis du
traître.
Il eût fallu lui faire entendre que cette pièce craignait
la lumière. C'eût été lui avouer qu'on ne la tenait pas
pour sûre.
Maintenant, dans un accès de colère, il la révélée.
(1) Rennes, I. 179. Billot: 527, Boisdeffre.
(2) Ibid., III. 5o5, Du Paty.
448 HISTOIBE DE L AFFAIRE DREYFUS
C'était, décidément, une fatalité que, dans cette affaire,
rien ne pût demeurer caché ; tout sortait.
Henry, quand Pellieux divulgua son faux, était assis à
côté tle Gonse (i). Ils arrêtèrent aussitôt ce qu'il con-
venait de faire : tirer avantage de l'intempérance de
Pellieux pour donner aux défenseurs de la chosejugée,
en remplacement des vieilles armes ébréche >s, un argu-
ment tout neuf et d'apparence formidable , s'abriter
derrière la peur de la guerre pour refuser de montrer la
pièce aux avocats.
Même prétexte qu'autrefois pour le bordereau, pour
l'acte d'accusation, pour le rapport des experts, pour la
déclaration de Lebrun-Renault.
Est-ce que la parole des généraux ne suffit pas?
Pousseriez-vous l'infamie jusqu'à les accuser de faire
usage d'un faux ? Quoi ! c'est la guerre que vous vou-
lez ? Or, la guerre, pour ces patriotes d'un nouveau
genre, c'est fatalement la défaite, l'invasion. Et ce
peuple, en rut devant son armée, n'a qu'une terreur : la
guerre, qui est le métier des armées et leur raison
d'être.
Peur abjecte, mais touchante, parce qu'elle est la
fille de la Défaite d'hier, et féconde, parce qu'elle sera
la mère de l'Humanité pacifique de demain.
C'est ce qui fait l'importance historique des vilenies que
je raconte. Les promoteurs de la Pievision, qu'on dénonça
alors comme les ennemis de l'armée, furent, en réalité,
les derniers fidèles de l'idéal militaire et patriotique : la
Revanche. Et l'armée n'a souffert que de ses défenseurs
patentés, non pas tant pour quehjues crimes qui ne sont
pas sans précédents, ([ue par ces appels nouveaux et
(i) Cas.s., I, 122, Rogel : « Les scrupules d'Henry auraient dû
s'éveiller alors au sujet de cette lettre. » Et ceux de Gonse et
de Boisdcfl're ?
LE JURY 449
désespérés à la peur. Si l'armée elle-même a une telle
crainte de la guerre, à quoi bon conserver cette efîroya-
ble et ruineuse machine de mort (|ui ne tue jamais ? Le
ver est dans le bois.
Boisdeffre et Billot approuvèrent l'altitude de Gonse
comme la seule sage. Ils se gardèrent de blâmer Pellieux
({uieiit pu devenir soupçonneux, et qui était populaire,
et parce que le mal était fait. BoisdeO're. en conséquence,
portera, à la reprise des débats, une courte déclaration,
mais refusera de produire la pièce et de répondre à
aucune question. Billot mentit à Méline, à Hanotaux ;
il leur affirma, pour les rassurer, que Boisdeirre,dans sa
déposition, ne ferait aucune allusion au document argué
de faux par Tornielli i; ; Méline, par Milliard, envoya
à Delegorgue des ordres précis pour clore l'incident.
Il n'osa pas demander à Boisdeffre de lui communi-
quer la déclaration qu'il allait faire. D'ailleurs, Bois-
deffre en avait confié la rédaction à l'avocat d'Es-
ter h azy (2).
XIII
Boisdeffre récita d'une voix énergique, mais en l'abré-
geant, le discours qu'il avait appris :
(1) Ilrcnouvela cette déclaration au conseil des ministres du
lendemain Récit d'un ministre .
(2) EsTERHAZY, Dép. à Londres, Éd. belge , 80: «C'est Téze-
nas qui a rédigé la déclaration faite par le général de Boisdeffre
aux jurés, déclaration que nous avons faite ensemble et dont
le général, dans son émotion, a sauté une partie. » — D'après
une autre version, qui eut cours à l'époque. Tézenas aurait
été seulement consulté par un ami de Boisdelfre, officieusement.
29
450 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Je serai bref. Je confirme de tous les points la déposition
de M. le général de Pellieux, comme exactitude et comme
autl.enticité. Je n'ai pas un mot de plus à dire ; je n'en ai
pas le droit ; je le répète. Messieurs les jurés, je nen ai
pas le droit.
Il appuya sur ces phrases ; un mot de plus, de trop,
cétait la guerre. Puis, d'un ton plus grave encore :
Vous èles le jury, vous êtes la nation. Si la nation n'a
pas confiance dans les chefs de sou armée, dans ceux qui
ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts
à laisser à d'autres cette lourde tâche, vous n'avez qu'à
parler. Je ne dirai pas un mot de plus. Je vous demande
la permission de me retirer (i).
Et, comme il se relirait au milieu des acclamations,,
il croisa Esterhazy que Delegorgue avait ordonné aus-
sitôt dintroduire.
Ainsi BoisdefTre n'avait paru que pour confirmer un
faux et, fidèle au plan de conduite que lui avait tracé
Esterhazy avant le procès (2), pour donner le choix aux
jurés entre la condamnation de Zola et la démission de
l'État-Major général, la désorganisation de l'armée.
Un nouveau pouvoir venait de surgir, le pouvoir
militaire, et pour intimer, sous la République, de&
ordres à la justice.
L'avocat général parut ignorer que le fait pour des
fonctionnaires d'empêcher ou de suspendre, par une
menace concertée de démission, l'administration de la
(1) Procès Zola, II, 127, BoisdefTre. (Audience du 18 février.)
{■2} << Il faut que le général de Boisdelïre donne l'impression
très nette qu'il pousserait, à la rigueur, le désintéressement
personnel jusqu'à donner sa démission. » (Voir p. 200.)
LE JURY 401
justice, est un crime; leCotle pénal le punit de la dégra-
ilation (i).
Cependant Labori protestait qu'il avait des questions
à poser à BoisdelTre ; mais Delegorgue lui refusa la
parole : « L'incident est clos ! » Esterliazy étant à la
barre, il lui fît prêter serment.
Au Sahara et dans l'Arabie Pétrée, on entend parfois
rouler un invisible tambour qu'on appelle le tambour
du désert. Il roulait, commandait maintenant dans le
désert des lois (2).
Delegorgue demanda à Labori s'il avait des questions
à poser à Esterhazy. L'avocat répliqua qu'il préparait
ses conclusions sur le refus qui lui avait été fait d'inter-
roger Boisdefïre. « Si vous ne posez pas maintenant
vos questions, vous ne les poserez plus. »
Labori tint bon : Delegorgue aussi. Il fit appeler les
témoins suivants qui. par hasard, étaient absents. Force
lui fut d'attendre les conclusions de Labori et de lui en
laisser donner lecture.
Pour quiconque gardait une illusion sur la justice
des hommes, ce spectacle était abominable. Ce juge
avait rendu un arrêt pour défendre qu'il fût parlé de
Dreyfus. Et que l'arrêt fût absurde ou non, équitable
ou non, l'honneur du juge était de faire respecter sa
propre décision. Or, il l'avait imposée seulement aux
témoins qui eussent apporté des preuves de l'innocence
du juif. Aux généraux qui venaient écraser le malheu-
reux sous de solennels serments et de nouvelles pièces
secrètes, il avait laissé pleine liberté de déposer à leur
convenance, d'invoquer ou de violer le huis clos et le
(i> Code pénal, article 126.
(2) Séverine. i36 : » Un invisible tambour roule, commande
dans le sanctuaire de? lois. »
432 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
secret professionnel, selon leur bon plaisir. Le coup
porté, il alléguait que les généraux avaient parlé trop
vite. Mais, quand la défense réclamait son droit de
répondre, il devenait inflexible, évoquait son arrêt. De
Boisdeffre, il avait toléré que ce subordonné du mi-
nistre de la Guerre posât devant le jury la question de
confiance en l'État-Major. Le Code d'Instruction crimi-
nelle donne à la défense le droit formel d'interroger
les témoins. Il refusait de laisser questionner Boisdeffre.
Enfin, il allait plus loin encore, puisqu'il refusait la
parole à l'avocat de Zola dont les conclusions avaient
pour seul objet de l'obtenir. Pour l'avocat général, il
continuait à se taire, avec un air de mépris et d'ennui.
Labori développa ses conclusions. Il y dit expres-
sément que la prétendue preuve décisive de Pellieux
contre Dreyfus n'otïrait « aucune apparence de valeur
ni d'authenticité ». Des huées, des vociférations l'in-
terrompirent. Quand il dit que les généraux venaient
plaider tous les jours, avec leur talent et leur autorité,
mais aussi « avec leur uniforme, leurs galons et leurs
décorations », Delegorgue menai^a de lui retirer la pa-
role : « C'est de la dernière inconvenance. » Labori
demanda à la Cour de négliger les colères d'un pays qui
s'égare : « N'oubliez pas que nous sommes peut-être
à un tournant de l'histoire. »
La Cour rejeta (i). Gonse, Henry respirèrent.
Le Destin, dans les tragédies grecques, n'est jamais
plus proche que lorsqu'il paraît conjuré.
Labori avait fait rappeler Picquart, mais pour l'in-
terroger sur un autre sujet, sur cette histoire d'Henry,
déjà détruite par Démange, que le dossier secret,
(i) Procès Zola, II, i38. — A la suite de ce refui?, Zola et ses
avocats songèrent à quitter l'audience.
LE JURY 453
enfermé le i^ décembre 189^ dans l'armoire de fer,
n'en était sorti qu'en 1896, quand Gribelin reçut l'ordre
de 1 y chercher.
Picquart,qui se croyait lié par le secret professionnel,
dit pourtant que « le dossier était sorti, dans l'intervalle,
de l'armoire » et qu'Henry s'en- exagérait l'importance.
« Je désirerais certainement en parler, mais je ne puis le
faire sans être relevé du secret par le ministre de la
Guerre. » Aussi bien, conlinua-t-il de son ton le plus
calme et sans que Delegorgue aperçût où il en voulait
venir, « serait-il bon de vérifier l'authenticité de certains
documents », notamment de celui « q li est arrivé si
à point au ministère, au moment où il était devenu
nécessaire de bien prouver qu'un autre qu'Esterhazy
était l'auteur du bordereau ». Picquart n'avait pas vu
cette lettre, mais on lui en avait parlé, et « le moment où
elle était apparue, les termes absolument invraisem-
blables où elle était conçue, donnaient lieu de la consi-
dérer comme un faux ». Puis: « C'est la pièce dont a
parlé M. le général de Pellieux. S'il n'en avait pas parlé
hier, je n'en aurais pas parlé aujourd'hui. C'est un
faux (i) 1 "
Delegorgue avait compris trop tard : le mot était dit,
et par l'ancien chef du bureau des renseignements. Il
appela Gonse, mais Gonse, très décontenancé, refusa
de rien ajouter à la déclaration de Boisdetïre. <> La pièce
est authentique, mais je n'ai pas le droit d'en dire plus. »
Cela parut faible. Au moins, Gonse aurait-il dû s'éle-
ver contre l'insolence de Picquart, l'insulter.
C'est ce que Pellieux fit le lendemain. Picquart était
(1 Procès Zola, II, 1^1. Picquart. — Ilfitla même déclaration
à Bertuli's. lui raconta sa conversation avec Billot et lui dit
le texte approxim:itif quil tenait du ministre. (Cass., 11,217;
i() février i8y8.)
454 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
revenu pour mettre le jury en garde contre les calomnies
dont il était l'objet et qui risquaient de déconsidérant son
témoignage. Ainsi le Pelit Journal avait raconté quil
était marié, divorcé, et faisait élever ses enfants en
Allemagne, et il ne lui avait pas été possible d'obtenir
aucune [rectification. Ainsi Pellieux [lavait accusé
d'avoir voulusuborner un témoin (le soldat Mulot) contre
Esterhazy. Il demandait, en conséquence, que l'un ou
l'autre des chefs qui l'avaient bien connu fussent ap-
pelés à dij'e ce qu'ils pensaient de lui, par exemple Jle
général de Gallilïet, « mêlé glorieusement à nos victoires
et glorieusement à nos tristesses », « qui ne passait pas
pour être suspect dune indulgence exagérée envers
ses subordonnés », et « qui n'avaitpas craint de lui ser-
rer la main devant le" conseil d'enquête (ij » . — J'avais
proposé, quand Zola dressa la liste de ses témoins,
que Gallilfet y fût compris, précisément pour appuyer
Picquart ; mais Clemenceau s'était récrié, en alléguant
les souvenirs de la Commune. — Delegorgue n'eût
pas été lui-même s'il eût accueilli cette demande, mais,
l'instant d'après, il donna la parole à Pellieux (2) qui,
toisant Picquart:
J'ai dit à une audience précédente que tout était étrange
dans cette affaire ; mais ce que je trouve encore plus
étrange, et je le lui dis en face, c'est l'attitude d'un Mon-
sieur qui porte encore l'uniforme de l'armée française et
qui est venu ici, à la barre, accuser trois officiers géné-
raux d'avoir fait un faux ou de s'en être servi. Voilà ce
que j'avais à dire et j'ai fini.
(1) Procès Zola, II, iG^, Picquart.
(2) L'incident était prémédité. De? le début de l'audience, De-
legorgue avait dit à Labori : « Navez-vous pas demandé une
confrontation entre le colonel Picquart et le général de Pel-
lieux? » II, 162.;
LE JURY 455
En vain, Picquart protesta qu'il navait pas voulu
suspecter la bonne foi de ses chefs; certains faux sont
si bien faits qu'ils peuvent avoir l'apparence de docu-
ments authentiques. Les clameurs de cent officiers, qui
Acnaient de faire une nouvelle ovation à Pellieux, cou-
vrirent sa voix. Il a touché à l'Arche sainte; l'armée
chasse l'officier rebelle qui, « sans preuves, poussé par
un délire inexplicable, a accusé du plus abominable des
crimes ceux qui ont la garde de l'honneur de la France
-et de ses frontières (i) ».
Ce même jour, Lemercier-Picard écrivit à Séverine,
sous le nom de Durandin, que, « très étroitement lié à
l'affaire qui se déroulait aux assises », il avait cru devoir,
« jusqu'à présent, pour des raisons d'ordre intime, se
tenir dans l'ombre «. « Mais quelques révélations, faites
par des chefs de l'Elat-Major, le visent directement ;
^lles l'autorisent, par ce fait même, à lever le voile sur
le rôle qu'il a joué. » En conséquence, il se rendra chez
elle, dans la soirée (2).
Séverine attendit l'homme. Il ne vint pas. Deux jours
après, il lui écrivit qu'effrayé « par les menaces inces-
santes » dont il était poursuivi, tremblant «■ qu'elles ne
fussent mises à exécution », il s'était absenté pour dé-
poser à l'étranger des papiers relatifs « à l'affaire
Dreyfus-Eslerhazy ». Il demandait un autre rendez-vous
pour le lendemain. Elle l'attendit encore; mais il ne
parut point, harcelé et traqué, et jouant son double jeu,
hésitant encore s'il vendrait son secret ou son silence :
la révélation de son crime en avait décuplé le prix.
(1} BoNXAMOUR [Écho du 20 février 1898).
(2 Lettre du 19 février, datée : Samedi trois heures. (Séverine,
291.) — Il ajoutait qu'il n'était pas un inconnu pour la rédac-
trice de \a fronde, l'ancienne collaboratrice de Jules 'Vallès, qu'il
Jui rappellerait dans quelles circonstances ils s'étaient connus.
456 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
XIV
Esterhazy raconte « qu'il avait le projet, non pas seu-
lement de parler, mais d'agir à l'audience », c'est-à-dire
de se livrer à des voies de fait sur ses accusateurs ;
mais Pellieux, dans la salle des témoins, (* où il n'y
avait que des officiers », le lui avait défendu : « Vous
allez être interrogé ; vous ne répondrez pas. — Mon gé-
néral, si ces cochons-là m'engueulent, je ne peux pas
me taire ! — Si, vous vous tairez, je vous en donne l'or-
dre.— C'est bien, mon général(i) ! » Et il porta la main
à son képi 12). Pellieux, qui continuait à le prendre au
sérieux, craignait qu'il eût caché sur lui une arme; il lui
fil retourner ses poches. Elles étaient vides (3). Il l'au-
torisa à réciter une déclaration que Tézenas. travaillant
tantôt pour Esterhazy, tantôt pour Boisdefïre, avait
préparée (4).
Il l'avait dite, l'air dur et mauvais, avec une violence
calculée, à cette première audience du 18 février où il
avait remplacé Boisdeffre à la barre. On y sentait
l'effort, le devoir de rhétorique. Esterhazy, livré à sa
propre inspiration, parlait avec une autre verve. Et,
dans sa voix rauque, brutale, nulle émotion, même
quand il dit, avec une inadvertance qui ne fut pas re-
levée, que, « depuis dix-huit mois qu'une machination
épouvantable se tramait contre lui, il avait souffert plus
(1) Cass., I, 587. 598, Esterhazy.
(2) Libre Parole du 19 février 1898.
(3) Malin du 19.
4 Esterliozy recopia le texte de Tézenas; celte copie fut
saisie par Berlulus. Cass., II, 286, cote 4> scellé 6.)
LE JURY 457
qu'aucun de ses conlemporains pendant loule sa vie ».
Mais le personnage était tragique, les tempes battant
la chamade sous son front chauve, les yeux creux et
bridés de fièvre. Il répondra à toutes les questions qu'il
plaira à la Cour et aux jurés de lui adresser : « Quant à
ces gens-là, — et, de sa main décharnée, il désignait
Zola, — je ne leur réponds pas (i). »
Les officiers l'applaudirent.
Le soir, Albert Clemenceau l'interrogea (2).
Il avait préparé (3) soixante questions, très précises,
qui résumaient à peu près tout ce qu'on savait alors de
la vie et de la trahison d'Esterhazy, et qui, par cette
précision même, si le misérable n'avait pris le sage
parti de ne répondre à aucune, lui eussent fatalement
arraché un faux témoignage manifeste ou quelque
aveu.
Clemenceau, dune voix implacable, les lança-, et, l'une
après l'autre, après avoir sifflé dans l'air, elles se
fixaient dans la peau de l'homme, cloué à la barre, tel
un Saint-Sébastien du crime.
Ils étaient à deux pas, les yeux dans les yeux: Cle-
menceau, calme et dur, avec la pleine conscience
de l'œuvre vengeresse qu'il accomplissait ; l'autre, en
proie à toutes les fureurs, souffrant plus à les contenir
que delà torture même qu'il subissait; déchirédans l'hé-
réditaire orgueil, près de dix fois séculaire, qui avait
survécu chez lui à toutes les déchéances, mais se tai-
(1) Procès Zola. II, 129, Estorhazj'.
(2, Labori lui posa d'abord quatre questions sur récriture du
bordereau, sur la lettre du capitaine Brault, sur les lettres de
Mme Je BDulancy, et sur les cambriolages dont il aurait été la
victime. Esterhazy refusa de répondre.
(3j Sur ses notes personnelles et sur d'autres que je lui avais
remises à cet elTet : il m'écrivit : » J'ai reçu votre lettre et vous
vous en apercevrez à l'interrogatoire de ilemain. »
458 HI.STOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sant quand même, férocement, parce qu'un mot suffi-
rait à le perdre.
Il jouait, depuis longtemps et surtout depuis qu'il
avait été dénoncé, le rôle facile du condottiere du
quattrocento^ d'un soldit s Ans frein, qui fait fi de
sa vie comme de celle des autres, mais qui Ta vou-
lue riche en sensations délicieuses et violentes, et
capable de tous les crimes sanglants, mais non d'une
faute contre l'honneur, l'honneur spécial des bandits.
Or,"ce masque même, dans cette ignominie, lui était
arraché ; il était dégradé même de ses galons de co-
médie ; et que lui importaient, dès lors, les autres,
ceux qui reluisaient encore sur les manches de son
uniforme ? Le dernier des brigands calabrais eût bondi
sous un tel supplice.
Clemenceau lisait les lettres à M™^ de Boulancy. Il
en sculptait chaque mot, lentement. « On a l'impression,
écrit l'un des collaborateurs de Drumont^ de quelque
chose d'infernal. On dirait que, lambeau par lambeau,
l'avocat veut détacher les chairs de sa victime (ij. »
Esterhazy. maintenant, après avoir jeté un dernier
regard de haine folle à Clemenceau, lui tournait le dos,
face à face avec les jurés qui le dévisageaient, toujours
muet, mais les épaules frissonnantes comme sous des
coups de lanière, et les paupières clignotantes sur ses
yeux fugaces d'oiseau de proie.
Comme il ne répondait même pFus qu'il ne voulait pas
répondre, dans le silence qui suivait chaque lecture et
que le tortionnaire prolongeait savamment, c'était Dele-
gorgue, énervé, qui criait à Clemenceau : « Continuez! »
Le code lui faisait un devoir formel d'obliger Es-
(i) Libre Parole du 19 février 1898. — Comptes rendug de
VÉcho, de la Fronde, de VAurore, du Temps, etc.)
LE JURY i59
terhazy à déposer ; en cas de refus, de le faire juger
par la Cour d'assises (i).
Et Clemenceau, de sa voix perçante, reprenait sa
lecture : « M. le commandant Esterhazy, chevalier de
la Légion d'honneur, reconnaît-il que toutes ces lettres,
qui contiennent pour la France, l'armée et ses chefs,
les injures que je viens de dire, ont été écrites posté-
rieurement à la guerre de 1870 et 1871 ? » — " Conti-
nuez ! Continuez ! » hurlait Delegorgue.
Esterhazy cherchait une attitude. Tantôt, il se re-
dressait, croisait les bras, avait un air de défi. Tantôt,
s'abandonnant, il fouillait son képi de ses doigts crispés,
ou le pétrissait d'un mouvement fébrile. Parfois, il
s'essayait à sourire.
« Comment le commandant Esterhazy peut-il expli-
quer la déclaration de W"^ Pays : Il est perdu, il va se
suicider ? — Vous n'avez plus de questions?-- Oh ! si,
monsieur le Président. »
Et, dune voix toujours plus sèche et tranchante, Cle-
menceau poursuivait ses lectures. Il lisait la lettre où
le général Saussier était comparé à un clown. « Le
co.Timandant Esterhazy n'a-t-il pas déclaré quil n'avait
fait que rapporter les propos tenus par des officiers alle-
mands dans ce dîner où assistaient des officiers français ?
— Continuez ! — Le commandant Esterhazy voudrait-il
expliquer à la Cour comment des officiers français, as-
sistant à un dîner où des officiers étrangers se seraient
permis de pareil propos, n'ont pas formulé d'énergiques
et immédiates protestations » Et, après une pause :
« Notamment, pourquoi M. le commandant Esterhazy
n'a pas protesté ? »
(1) Code d'InslrucUon crim., article 3o : « Les témoins... qui
refuseront de faire leurs dépositions seront jugés par la Cour
d'assises et punis conformément à l'article 80. »
460 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il donna alors lecture des notes d"Esterhazy : « Excel-
lent officier, outillé pour parvenir aux plus hautes situa-
tions dans l'armée; moralité très bonne... » Il avait
intercalé ces notes juste au bon endroit, les encadrant
des lettres dEsterhazy à M'"" de Boulancy et de ses
histoires de vulgaire escroquerie : « M. le commandant
Esterhazy na-t-il pas été surpris lorsque, devant le con-
seil de guerre, on lui a donné lecture de ces excel-
lentes notes ? »
Puis, ce furent les filouteries dEsterhazy, sa longue
trahison et ses faux. « Je passe à un autre ordre <le
faits. « Et « le supplice du questionnaire, pire que celui
de la question (i) », reprenait, plus serré, plus aigu.
Esterhazy, blême, n'en pouvait plus. Et les spectateurs,
eux aussi, nen pouvaient plus, haletaient. Des clameurs
suppliantes : « Assez ! Assez ! » se faisaient entendre,
comme autour dune bête qui souffre trop. Ce silence
de marbre, sous ces terribles accusations, c'était l'aveu
criant du crime. Quel innocent se fût lu, ainsi souffleté ?
Point de pitié pour un pareil scélérat, quand l'autre,
1 innocent, agonise là-bas, depuis quatre mortelles an-
nées. Mais le supplice était si aîTreux, si savant, qu'on
en oubliait laulre, et le crime lui-même. Une pitié phy-
sique ébranlait les nerfs. Et les questions reprenaient,
avec de longs intervalles, écrasantes. « Les minutes
s'écoulent, lentes, lentes 2; ». Une exaspération mon-
tait ; des poings se tendaient vers Clemenceau ; on
l'insultait. <> Continuez ! Continuez !» gémissait Delegor-
gue. Esterhazy se roidissait, mordant ses lèvres, trem-
blant sur ses jambes
(1 Libre Parole du 19 février 1898. — « J'ai vu la lorlure
ressuscitée par des gens qui se disent humanitaires. » (Lettre
du prince Henri d'Orléans.)
(2) Écho de Paris.
LE JURY 4G1
Enfin, au bout de quarante minutes, Clemenceau,
toujours avec )a même impassibilité : « Est-ce que
j\I. le commandant Esterhazy reconnaît, ainsi que cela
résulte d'articles de Y Écho de Paris, de la Pairie et du
Matin, avoir eu des relations avec M. le colonel de
Schwarzkoppen ? — Ne parlons pas, cria Delegorgue,
d'officiers appartenant à des pays étrangers ! » Gelmen-
ceau renouvelle la question ; le président refuse de la
poser: « Comment se fait-il qu'on ne puisse pas parler,
dans une audience de justice, d'un acte accompli par
un officier français ? — Parce que, répond solennel-
lement Deleg-orgue, il y a quelque chose au-dessus de
cela, c'est l'honneur et la sécurité du pays. » Des applau-
dissements furieux éclatent. « Monsieur le Président,
riposte Clemenceau, je retiens que l'honneur du pays
permet à un officier d'accomplir de tels actes, mais ne
permet pas d'en parler (i). »
Il termina sur ces mots. Esterhazy, défaillant, alla se
rasseoir parmi les officiers qui lui firent une ovation.
« Bravo, commandant ! A bas les lâches ! A bas les in-
fâmes ! » Tézenas l'embrassa, le félicita d'avoir tenu sa
parole (2),
On entendit à peine, tant la salle vibrait encore, l'ar-
chitecte Autant, Huret, qui confirma les propos des
officiers de Rouen sur le « rastaquouère » qui avait
été leur camarade. La défense renonça à l'audition
des diplomates et des militaires étrangers (3), ainsi qu'à
celle de Casella. Ce fut contre mon avis. On chercherait
en vain dans la Seine la clef qui avait été perdue dans
la Sprée.
(1) Procès Zola, II, i56, Clemenceau.
(2) Aurore, Libre Parole, etc. — Cass., I, 687, Esterhazy.
(3) Delegorgue dit qu'il ne les aurait pas entendus. (II, 278.
462 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Bien que nul n'eût prévu l'horreur shakespearienne
de linterrogatoire d'Esterhazy, on avait décidé de le
payer de son silence par une manifestation patriotique
d'un éclat exceptionnel, et Guérin, en conséquence,
avait convoqué, au grand complet, ses bandes. Il était
là, depuis plusieurs heures, escorté de Max Régis, fraî-
chement débarqué d'Alger, et de Thiébaud, tenant le
Palais, comme un pays conquis, avec ses hommes
armés de gourdins, et répandant une telle terreur qu'on
n'osait même plus répondre à leurs cris de défi par
celui de : « Vive la République (i) ! » Pour passer le
temps, ils avaient déjà « martelé le crâne » de quelques
juifs et de quelques protestants ; ils crachèrent aussi
au visage d'un jeune homme qu'ils avaient pris pour le
frère de M'^'^ Dreyfus et, l'ayant renversé, le piéti-
nèrent (2).
Enfin, quand Esterhazy parut avec Pellieux, une
même acclamation les salua, mais Tenthousiasme
fut surtout pour Esterhazy : ^^ Gloire à la victime du
Syndicat (3) ! » Il se tenait à peine debout pendant que
Pellieux pleurait. Ce n'étaient pas ^seulement les brail-
lards vulgairesà quarante sous qui l'applaudissaient , mais
les avocats, les journalistes, les officiers, dés femmes,
emportés par la contagion ou par un vent de folie. Un
ancien officier l'embrassa : « Oh 1 mon vieux cama-
rade (^)! » Le prince Henri d'Orléans se fit présenter
par le beau-frère de Rochefort et le félicita de son cou-
(1) Malin du 19 février 1898. — Un officier de police, Martin, fui
maltraité pour avoir défendu contre les assaillants un jeune
homme qui avait crié : « Vive la République ! »
(■2) Lih'-e Parole du 19.
1^3) Libre Parole, Écho, Malin, Siècle, etc.
(4) Éclair : « C'est M. Xavier Feuillant, ancien sous-offlcier
de cuirassiers de la garde. »
LE JURY 463
rage; il salua en lui « l'uniforme français (i) ». Puis
vingt patriotes, Guérin en tète, le portèrent en triomphe
jusqu'à sa voiture. La place Dauphine était noire d'une
foule compacte qui criait : « A mort les juifs 1 à mort I
à mort 1 à l'eau I » Il était si ému, ou si épuisé, « qu'il
faillit se trouver mal (2) ».
XV
La grande aflaire était toujours d'intimider les jurés.
Ou la condamnation de Zola, ou l'émeute, la démission
de l'Etat-^Major. la guerre civile et la guerre étrangère.
On avait, sous la main, les pillards et les assommeurs
d'Alger, Max Régis, Pradelle. Guérin les exhiba dans
une grande réunion (3) où quiconque ne criait pas :
« .Mort aux juifs! » fut roué de coups de poings et de
coups de canne. Quand on eût cassé ainsi quelques
tètes, le jeune Milanais raconta ses exploits d'Afrique,
comme quoi il avait crevé des coffre-forts, jeté l'or à la
mer, brûlé des effets de commerce. Il convia ensuite
c( le peuple à arroser du sang des juifs l'arbre de la
liberté (4) «•
il) Viviani, député socialiste de Paris, ayant fait allusion à
l'incident dans son discours du 24 février, à la Chambre, le
prince Henri d'Orléans convint qu'il s'était fait présenter, en
effet, à Esterhazy, mais nia qu'il lui eût donné l'accolade, comme
l'Aurore l'avait raconté. Il avait voulu « saluer l'uniforme fran-
çais et le jugement de l'armée ». Il avait seulement » serré la
main du commandant Esterhazy ». Lettre du 25 février 1898).
2) Libre Parole : « Oh ! la belle journée pour tous les bons
Français ! Pour le coup. Israël a fini de rire » ....
i3) Le 19 février, à la salle Chaynes.
(4) Libre Parole. Figaro, Temps, etc. — Thiébaud et Millevoye
tinrent ensuite une réunion sur la place du Panthéon. « On
46i IlISTOinE DE L AFFAIRE DREYFUS
Le programme comportait ensuite d'accompagner
Rochefort à Sainte-Pélagie. Il s'était gardé de faire appel
du jugement qui l'avait condamné à cinq jours de pri-
son. Il préférait jouer au martyr, alléguant qu'il avait
été condamné « par ordre (i) ». Il avait choisi ce di-
manche de carnaval pour se constituer prisonnier,
voulant avoir, lui aussi, sa journée et, au surplus, se
mettre à l'abTi pour la semaine suivante. Il excitait les
troubles, n'aimait pas à y être mêlé. — En 1870, aux ob-
sèques de Victor Noir, il s'était évanoui. — Il fut ac-
clamé sur son trajet; des jeunes fdles, au seuil de la
prison où l'attendait le préfet de police, lui ofTrirent des
fleurs. Une partie de la garde républicaine à cheval, des
escadrons de cuirassiers avaient été mobilisés pour
maintenir l'ordre et parurent lui faire escorte (2). Ce-
pendant, quelques ouvriers le huèrent, dans cette
bruyante apothéose, d'un cri de Dimanche-gras : « A la
chienlit ! »
Un avocat catholique et royaliste, Jules Auffray,
sectaire violent, la figure en lame de couteau, glabre,
le cerveau et le faciès d'un inquisiteur, avait offert ses
services à l'État-.Major. Il essaya d'abord de réconcilier
M™* de Boulancy avec Esterhazy ; il accepta ensuite
la mission de « faire la salle des assises ». Il pourvoyait
de cartes d'audience les officiers qui lui étaient dési-
gnés par Gonse et par Du Paty et qui manifestaient en
conscience. En bon stratège, il jugea utile de doubler
les postes pendant ces dernières journées, en écrivit à
crie : « Conspuez Reinach ! Conspuez Zola !» On chante laMar-
seilloîse. » {Gaulois.) La police dispersa ce commencement d'é-
meute.
(1) Inlransifjeani du m février 1898.
(2) « L'appareil militaire était imposant. Il ne manquait que le
clergé. » (Figaro du 21.)
LE JURY 465
Du Paty. Celui-ci lui répondit qu'il lui procurerait des
officiers de renfort « pour soutenir l'avocat et le jury »
et que l'avocat « pouvait compter sur ses hommes ».
Seulement, l'étourdi adressa sa lettre à un autre avocat
du nom d'AufTray qui se trouvait être républicain. 11
ouvrit la lettre sans regarder au prénom ; puis, au lieu
delà renvoyer à Du Paty, il la porta à Barboux, ancien
bâtonnier et membre du conseil de l'Ordre, qui la com-
muniqua au Garde des Sceaux avant de la renvoyer à
son véritable destinataire. Gonse, à son tour, se trom-
pant d'adresse, alla rendre visite à François AutTray.
Ces incidents furent connus. Les « patriotes » traitèrent
François Autlray et Barboux (i) de voleurs ; les révi-
sionnistes demandèrent si le rôle de claqueurs s'accor-
dait avec le respect de l'uniforme et si c'était pour faire
peur aux jurés que les officiers portaient l'épée au
côté.
Cette invasion du Palais de Justice par les officiers
qui, depuis deux semaines, y campaient, l'arrogance de
Pellieux, maître du prétoire, ses menaces et surtout
celles de Boisdeffre au jury, parurent aux plus résignés
de graves symptômes : que devient la discipline dans
l'armée ? qu'est-ce que ce pouvoir nouveau qui entre en
scène? Beaucoup de républicains s'en effrayèrent, mais
se contentèrent d'en gémir. Les ministres eux-mêmes
s'inquiétèrent, délibérèrent s'il ne conviendrait pas de
frapper Boisdefîre au moins d'un blâme, pour éviter des
complications diplomatiques avec l'Italie ; Billot s'y op-
posa, dit que le chef de l'Etat-Major général ne se lais-
serait pas réprimander, qu'il donnerait sa démission ;
(i) Le conseil de l'Ordre, saisi d'une plainte de Jules AufTray,
décida, le 3 mai suivant, que Barboux devait être mis hors de
cause. Au préalable, Barboux, qui faisait partie du conseil,
avait donné sa démission.
30
^66 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
et Hanotaux l'appuya : Boisdeffre, c'était l'alliance
russe.
Jaurès, le jour du pronunciamento de Boisdeffre,
s'était précipité dans les couloirs de la Chambre : « Ce
qui se passe est monstrueux ; jamais la République n'a
couru un pareil danger. La' domination militaire s'af-
firme avec un incroyable cynisme. La liberté de la jus-
tice est foulée aux pieds. Si on laisse faire, c'est qu'il
n'y a plus ni républicains ni socialistes. » Les socialistes
se réunirent, décidèrent d'abord d'interpeller, puis y
renoncèrent sous la pression de quelques habiles.
Le Sénat avait donné, la veille, une grande preuve
de faiblesse (i). Il avait ajourné à un mois une interpella-
tion signée de Thévenet, Trarieux et Scheurer sur la
communication de pièces secrètes au procès de Drey-
fus. Thévenet, qui voulait la discussion immédiate, fut
accueilli par des murmures. La réponse ne s'était pas
fait attendre. La sommation de Boisdefîre est du lende-
main. Le Sabre profitait de l'impunité. Les lois n'exis-
taient plus pour lui.
Dans les journaux, les partisans de la Revision son-
naient à toute volée la cloche d'alarme. Ranc sommait
Billot d'agir : « L'anarchie bat son plein à la rue Saint-
Dominique ; tout le monde y commande, y gouverne, y
règne, excepté vous. « Il posait ces questions : « Y a-
t-il un ministre de la Guerre ?un gouvernement civil ?y
a-t-il encore à la Chambre un parti républicain ? » Je
tenais, avec quelques autres, le même langage. Jaurès
clamait « qu'un peuple est mûr pour la servitude qui
accepte ainsi que le pouvoir militaire fasse violence à
ses institutions civiles (2) ».
(1) 17 février 1898.
(q) Radical, Siècle, Lanlerne, du 20.
LE JURV 467
Même les plus timides dénonçaient une telle « confu-
sion des pouvoirs ». « Que devient la liberté des
jurés? » « On oppose Tarmée à lanation f i ). »
Mais, comme chaque jour rapprochait la date des
élections, autant en emportait le vent. L'idée de se
brouiller avec les garants populaires d'Esterhazy n'était
pas supportable. Tous les grands parlementaires étaient
muets. Ils s'étudiaient à se faire des fronts impassibles,
crainte qu'on n'y lût leurs secrètes révoltes contre tant
d'abus de la force. Plutôt s'humilier que risquer d'être
suspect. Dans cette Chambre souveraine, comme dans
la rue livrée à la populace de Guérin, la terreur régnait,
la Terreur tricolore (2).
Les faubourgs, tout le peuple des ouvriers, restaient
silencieux, abandonnaient la rue aux gourdins des
antijuifs, car, à eux aussi, le sabre, à demi sorti du
fourreau, faisait peur, et ils se souvenaient des saignées
d'autrefois; mais ils n'en pensaient pas moins. Ils sui-
vaient avec attention l'élargissement progressif de ce
cas particulier. Nul esprit plus enclin que le leur à géné-
raliser. L'étude, même superficielle, des systèmes socia-
listes leur avait donné le goût de philosopher, de remon-
ter aux causes. Ils ne considéraient pas Esterhazy
comme une exception. Puisque tous les officiers se
solidarisent avec lui, c'est que toute l'institution mili-
taire est également pourrie.
Et de létranger montait toujours la même rumeur,
mais toujours plus forte, faite de colère et d'admiration.
Que Zola soit acquitté ou condamné, la démonstration
est faite: << Dreyfus, écrivit Zakrewski, ignore encore de
(1) Temps et Paix du 21 février 1898.
(•->) Cette vive formule est d'Hector Dépasse, dans les Droits
de l'homme.
468 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
quoi il était accusé ; il n'a donc pas été jugé ; la revi-
sion de son procès s'impose parla force de la loi (i). »
XVI
Chacan des jurés reçut, le matin du 21 février, une
lettre anonyme; avec la promesse d'une somme de dix
mille francs si Zola était acquitté (2).
Le réquisitoire de Van Gassel, qu'il lut d'une voix
monotone et languissante, débuta par cette définition
de Zola : « Un homme qui est l'auteur de nombreux
romans et s'est fait une notoriété... » Cet homme avait
« craché une injure sanglante à la face de la France
dont l'honneur est indivisible ». A-t-il apporté l'ordre
donné aux juges d'acquitter Esterhazy? « L'ordre,
où est l'ordre de juger? » On ne l'a pas montré. Après
avoir crié cette « infamie », les prévenus n'ont pas
même essayé de la prouver. Donc, le verdict du jury
« doit proclamer leur mensonge ».
Ce fut toute la thèse de l'avocat général qu'il ne
chercha pas à relever par l'éloquence. Il dira, en par-
lant de cette crainte des soldats factieux qui hante les
démocraties : « Qui pourrait soutenir dans ce pays qu'il
y a un seul homme revêtu de l'uniforme qui veuille
attenter à la République, puisque, lorsqu'il s'en est
présenté un seul, il lui est arrivé ceci : c'est qu'il a
dû se réfugier dans le suicide et se faire disparaître
(1) Zuridilcheskaya Gazela du i5 février 1898. — Le 18, le Syne
Ollelchesnou écv'ivail : » L'affaire Dreyfus résume et symbolise la
décadence de ce peuple, jadis grand, aujourd'hui hypnotisé par
la terreur de la vérité. »
(2) Récit du chef du jury (Dutrieux) à un rédacteur du Matin
(26 février, dun autre juré à un rédacteur du liaclical, etc.
LE JL'HY 469
lui-même ? » Il déclara quil lui fallait « des idées et
non pas des sonorités ».
Il s'éleva, dans le domaine des idées, jusqu'à cette
formule : « Dans les pays civilisés, il n'est pas permis de
tomber à l'anarchie judiciaire. »
Les militaires, les « patriotes », avec Déroulède, ve-
nus pour le soutenir, furent consternés. Nul discours
plus terne, sans un cri, sans même un geste, sans rien
qui trahît la passion ou la conviction, quelque chose de
morne et de filandreux qui coulait, « une pluie qui tombe,
une pluie d'hiver, monotone et froide, sans un éclair (i) ».
Même quand il malmena Zola, « qui n'a cherché, dans
tout cela, que de la réclame », et quand il railla
« l'étrange maladie intellectuelle des révisionnistes », il
y mit si peu d'accent, une telle mollesse, un si manifeste
dégoût de sa besogne qu e les défenseurs d'Esterhazy
en devinrent soupçonneux (2). Il paraissait s'ennuyer
lui-même autant qu'il ennuyait les auditeurs. Les révi-
sionnistes observèrent qu'il n'est pas possible d'étayer
des absurdités autrement que par des sottises (3).
D'un même aphorisme banal, et platement dit, il li-
rait des conclusions contradictoires. « Vous savez com-
bien il faut être sûr de l'origine des documents pour
qu'ils puissent avoir une portée sérieuse ! » En consé-
quence, il repoussait les expertises qui n'avaient pas été
faites sur l'original du bordereau, mais il proclamait
l'authenticité du faux d'Henry, de source inconnue. Cer-
taines conclusions étaient si niaises qu'elles en sem-
blaient ironiques. Après avoir rappelé, en détail, les
déclarations de Billot sur Dreyfus justement et légale-
(i) Libre Parole du 22 février i8y8. — De même, Séverine, dans
\a Fronde: « Un dégoulinenient de gouttière sous le ciel gris. »
(2) Gaulois, Aulorilé, Libre Parole, Pairie.
(3) Siècle, Aurore, Radical.
470 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ment condamné : « Ainsi \e Gouvernement a démontré
son souci constant de l'indépendance de la justice. »
Cependant, il attestait, dans son jargon, comme des vé-
rités démontrées, que « le condamné était en situation,
à l'exclusion de l'autre, de se procurer les documents
qui ont été l'objet de la trahison » ; qu'aucune pièce se-
crète n'avait été communiquée aux juges de Dreyfus,
« cela était matériellement impossible » ; que le petit
bleu, « qui était un point de départ », était un faux; que
le fameux article de Y Éclair émanait des Dreyfus et les
faux télégrammes «du cercle de Picquart «. Etilcroyait
au Syndicat : Bernard Lazare a été « l'entrepreneur
de la Revision » ; la famille de Dreyfus est « puissante
et riche » ; « le groupe du condamné n'est pas moins
riche et puissant » ; « il y a trop d'argent dans celte af-
faire ». Comme preuve des complicités internationales,
il montra un exemplaire d'une traduction allemande de
la lettre de Zola .4 la Jeunesse (i). Mais il disait tout
cela sans colère.
Zola lui répondit, lisant, lui aussi, mais interrompu à.
chaque phrase et hué.
L'éloquence poétique était très démodée ; on l'eût
étonné en lui disant que cette prose surchargée et superbe
n'était pas très simple, et qu'il parlait, dernier épi-
gone du romantisme, à la façon des personnages de
Victor Hugo, d'un Ruy Blas ou de Clancharlie, quand
ils font un discours politique. Et, encore, son « moi »
déborda : « ^"ous êtes le cœur et la raison de Paris, de
mon grand Paris, où je suis né, que je chante depuis
tantôt quarante ans En m^ frappant, vous ne ferez
que me grandir... Oui souffre pour la vérité et la justice
devient auguste et sacré... Condamnez-moi donc !...
(i) Procès Zola, II, 188,217, Van Cassel.
LE JURY 471
Je suis un Français utile à la gloire de la France ! »
Mais, en même temps, un souffle si chaud de générosité
et de bonté, un tel frémissement de juatice éperdue
courait à travers cette rhétorique imagée que plusieurs
des jurés en furent émus aux larmes. Ils sentirent,
même les plus hostiles, que cétait exact que « la Vérité
était en ^uxetqu"elleagirait », et qu'il lisait bien dans leur
contlit intérieur, quand il leur fit leur propre portrait :
.le vous vois dans vos lamilles, le soir, sous la lampe ;
je vous entends causer avec vos amis, je vous accompagne
dans vos ateliers, dans vos magasins. Vous êtes tous des
travailleurs, les uns commerçants, les autres industriels,
quelques-uns exerçant des professions libérales. Et votre
très légitime inquiétude est l'état déplorable dans lequel
sont tombées les affaires. Partout, la crise actuelle menace
de devenir un désastre, les recettes baissent, les transac-
tions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la
pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis
sur vos visages, est qu'en voilà assez et qu'il faut en finir.
\'<)us n'en êtes pas à dire comme beaucoup : « Que nous
inqjorte qu'un innocent soit à l'île du Diable? Est-ce que
l'intérêt d'un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand
pays?» Mais vous vous dites tout de même que notre
agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est
payée trop chèrement partout le mal qu'on nous accuse
de faire. Et, si vous me condamnez, il n'y aura que cela
au fond de votre verdict : le désir de calmer les^vôtres, le
besoin que les affaires reprennent, la croyance qu'en me
frappant vous arrêterez une campagne de revendications,
nuisible aux intérêts de la France.
Or, sa condamnation n'arrêtera rien ; « tout ce qui
retardei'a la lumière ne fera que prolonger et aggraA^en
la crise » ; et elle sera aussi injuste qu'inutile : « Regar-
dez-moi : ai-je mine de vendu, de menteur et traître ? »
472 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Il parla très courageusement de Télranger « qui n'est
pas forcément l'ennemi », de « tous les peuples sympa-
thiques du Nord, de la petite et généreuse Hollande,
de ces terres de langue française, la Suisse et la Bel-
gique, qui ont le cœur gros.... Voulez-vous, quand vous
passerez la frontière, quon ne sourie plus à votre bon
renom légendaire d'équité et d'humanité ? «
Il avait terminé la lettre qui l'amenait devant le jury
par des accusations ; il termina son discours par un
serment plusieurs fois répété: «. Dreyfus est innocent,
je le jure!... Par mes quarante années de travail, je
jure que Dreyfus est innocent ! » Il le jure encore par son
nom, par son honneur, par ses livres : « Que mes œuvres
périssent si Dreyfus n'est pas innocent ! Il est inno-
cent ! » En vain, tous les 'pouvoirs publics sont conjurés
avec une opinion trompée : « Je suis bien tranquille :
je vaincrai.... On peut me frapper ici. Un jour, la
France me remerciera d'avoir aidé à sauver son hon-
neur ! )'
Labori plaida pendant tout le reste de l'audience,
celle du lendemain et la moitié de la troisième.
Zola lui avait demandé de parler non pour lui, mais
pour Dreyfus.
Cette cause était si belle que sa beauté rayonnait sur
tous ses défenseurs. Des écrivains médiocres qui ba-
taillaient pour elle devenaient presque des poètes. Les
faits étaient si éloquents qu'ils eussent rendu éloquent
un avocat qui ne l'était pas ; or. celui-ci l'était, avec des
moyens physiques puissants qui donnaient, même aux
adversaires, la sensation de la force, « une voix qui
vibre comme un clairon, une poitrine qui résonne
comme un tambour sous le martèlement du poing (i) »,
(i) Écho de Paris du 23 février 1898.
LE JURY 473
et la plus belle de toutes les forces, la jeunesse.
Il avait fort indisposé même la partie la plus calme
de lauditoire, dans ces dernières séances, par une
brutalité qui semblait voulue, de grands éclats inutiles,
comme s'il avait trouvé plaisir à se colleter avec Dele-
gorgue et à soulever les colères (i). 11 s'appliqua, au
contraire, dans sa plaidoirie, à faire preuve de mesure,
à ne pas irriter les personnes (2) et à s'adresser à la rai-
son. Ce contraste entre les flots tumultueux qui, hier
encore, se précipitaient et cette ample et large nappe
d'eau qui coulait tranquillement, étonna et plut.
Un artifice ingénieux Taida beaucoup. Pour établir
sa thèse : <* Souhaiter que Dreyfus ne soit pas cou-
pable, ce n'est pas insulter larmée », il s" abrita der-
rière Cassagnac et donna lecture de plusieurs de ses
articles. Cassagnac n'était pas suspect, puisque nul,
pas même Drumont, n'avait plus violemment outragé
les promoteurs de la Revision ; d'autre part, nul n'avait
flétri avec plus de force le huis clos et la communica-
tion des pièces secrètes. Signées de Ranc ou de moi.
ces pages eussent fait hurler la salle (3) ; signées d'un
si notoire défenseur de la Religion et de l'Armée, elles
furent écoutées en silence. De même, quand il emprunta
à VAulorité le récit de la dégradation de Dreyfus, en
faisant observer que le récit de la Libre Parole était
identique. Il lut simplement ce long procès-verbal et
^1) Encore dans l'audience du 19. la dernière où Ton entendit
des témoins (II, 168, 171).
(2) '< Il s'efforce de ne blesser personne. » (Barrés, dans le
Figaro du 24 février.'
(3) Au début de son plaidoyer, Labori avait éuuméré les dé-
fenseurs de la Revision que « l'argent n'a pas amenés ici, comme
Scheurer, Trarieux, Jaurès... et, — voulez-vous que je fasse
protester la salle. — comme Joseph Reinach...» En effet, la
salle protesta. [Procès Zola, II, 228.)
474 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
un immense frisson traversa Tauditoire ; les juges, les
jurés ne cachaient pas leur émotion ; les officiers étaient
très pâles ; des femmes sanglotaient.
A quelque terreur de la lumière qu'on se fût heurté,
le procès de Zola avait éclairé tout le procès de
Dreyfus. Labori put retracer cette histoire dans
un vaste tableau à fresque. Les lettres de Dreyfus à
Démange sur ses entrevues avec Du Paty firent appa-
raître l'impossibilité morale des aveux. Ainsi Méline
avait été un homme prudent quand il disait « qu'on
aurait discuté ces aveux, parce qu'on discute tout dans
cette affaire ». Détestable hypocrisie : « Le nom de l'his-
toire qui est marqué au pilori le plus humiliant, c'est
celui de Ponce-Pilate. »
Il ménagea les chefs militaires et, même, Esterhazy.
Le bordereau est d'Esterhazy ; seulement, la livraison
de ces documents sans valeur, qui ne compromettent pas
le salut de la nation, constitue beaucoup moins « une
trahison véritable qu'une escroquerie ». La pièce de Pel-
lieux est un faux. Pour le faussaire, il le faut chercher
« non pas dans les bureaux de l'État-Major, mais au-
dessous, à côté d'eux », quelque complice obscur d'Es-
terhazy, (( à le supposer coupable (i) » ; après lui avoir
« fourni les documents du bordereau », cet ami « le dé-
fend dans la bataille et fabrique pour lui ou laide à fabri-
quer des faux tutélaires ». C'était l'hypothèse de tous
les révisionnistes, mais nul encore ne soupçonnait
Henry, quelque Lemercier-Picard. « Alors, tout devien-
drait clair, lumineux. Ces braves généraux, ces loyaux
soldats, pleins de bonne foi, viendraient ici avec une
entière confiance. C'est leur bonne foi qui m'épou-
vante. »
(i) Démange, à Renne?, quand il parlera d'Henry, emploiera
les mêmes précautions oratoires. **
LE JL'RY 475
Il essaya de ne laisser de côté aucune objection, lut
beaucoup de documents et les commenta avec soin, des
lettres de Dreyfus qui émurent beaucoup, le récit de
Forzinetti, et termina par quelques phrases vibrantes
en Ihonneur de larmée :
Ne vous laissez pas troubler 1 Xe vous laissez pas infi-
niider non plus ! On a parlé du danger de guerre qui nous
menace ! Soyez tranquille, aucun danger ne nous menace,
pour plusieurs raisons, dont la première est que les sol-
dats que j'ai vus ici peuvent bien se tromper au cours
d'une information judiciaire qui, après tout, n'est pas de
leur métier, mais qu'ils se battraient bien demain et qu'ils
nous conduiraient, je l'espère, à la victoire. Pour cela,
j'ai confiance en eux !
Surtout ne craignez rien, c'est l'énergie morale qui fait
la force des peuples... Donnez par l'acquittement un
exemple de fermeté.
Due votre verdict signifie plusieurs choses : d'abord,
« Vive l'Armée ! » — Moi aussi, je veux crier : « Vive
l'Armée ! « — Mais aussi, « Vive la République ! » et « Vive
la France! » c'est-à-dire « Vive le Droit! Vive l'Idéal
éternel (i) ! »
Des applaudissements éclatèrent, mêlés à des cla-
meurs. C'était la dernière audience. Dans l'impatience
du verdict, les deux partis en présence avaient perdu
toute mesure. Les officiers frappaient le plancher de
leurs fourreaux. Au milieu du prétoire, Déroulède fai-
sait de grands gestes, accompagné de Marcel Habert. ce
même député qui avait promis à Démange d'intervenir
à l'interpellation de ("astelin pour révéler la forfaiture
de Mercier.
i; Procès Zola. II, 219 à ^o3. Labori.
476 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Clemenceau prit la parole pour Perrenx, le gérant
de V Aurore.
Il avait suivi, avec une attention soutenue, ces qua-
torze audiences, assis derrière son frère ; et il n'avait
plus un doute qu'Esterhazy fût un traître, que le dossier
secret, auquel il avait cru (i), était vide de preuves, que
Pellieux avait produit un faux à la barre et que toute
cett3 histoire était pleine de sottises et d'abominations.
Cependant, il ne se résignait pas encore à l'innocence de
Dreyfus. Certainement, le juif a commis quelque faute.
C'est pour mettre à lombre l'auteur de cette faute que
ces imbéciles ont échafaudé ce monument d'horribles
inepties, qu'ils y ajoutent toujours. Sinon, ils seraient
par trop infâmes.
Et il commença ainsi sa plaidoirie : « Un homme est
là-bas, peut-être le pire criminel qui se puisse conce-
voir, peut-être un martyr, une victime de la failli-
bililé humaine. « Il n'avait pas encore fait son choix.
II inclinait seulement à penser « qu'il y avait les plus
grandes présomptions que Dreyfus fût innocent ».
11 insista sur ce que ses doutes avaient été lents à se
former.
Il parla au milieu d 'un vacarme continu que menait
Déroulède (qui, avec Millevoye, l'avait accusé autre-
fois de s'être vendu à l'Angleterre), sous une grêle
d'injures, et il tint bon, son visage ambré plus jaune
encore que d'ordinaire, les yeux ardents, la voix mor-
dante, mais troublé par l'incessant outrage et mal à
l'aise à cette barre où il paraissait pour la première fois.
Depuis quatre ans que la tribune lui avait été fermée, il
était devenu un grand écrivain, portant quelques-unes
de ses fermes qualités d'orateur dans la littérature. Mais
(i) Aurore du i4, janvier i8y8. — Voir p. 220.
LE JURY 477
il mêlait maintenant à son éloquence de la rhétorique
d"hommes de lettres.
Rochefort, le matin, avait publié l'article de Clemen-
ceau, au lendemain delà condamnation de Dreyfus, où
il regrettait qu'on ne l'eût pas fusillé. Clemenceau en
donna lui-même lecture et en fit la base de son argu-
ment : qu'il n'avait pas à se prononcer sur la culpabi-
lité de Dreyfus, mais que Dreyfus avait été condamné
en violatiqn^de la loi ; que « le droit de tous se trouve
en péril quand le droit d'un seul a été lésé » ; qu'«une
illégalité est une forme d'iniquité, puisque la loi est
une garantie de justice » ; dès lors, que la revision
s'imposait.
La thèse était belle. Au début de la crise, avec
Démange, j'avais pensé que l'annulation du jugement
devait être poursuivie de préférence à la revision. En
Angleterre, il n'y aurait pas eu d'autre question. Plus
tard, dans les temples sereins de la Cour de cassation,
l'argument reprendra tout son poids. Mais, à cette
heure, Clemenceau parut restreindre le champ de ba-
taille et reculer alors qu'il s'élevait.
II dit plusieurs choses justes et fortes : sur la raison
d'État « qui se comprend avec Louis XIV et avec Napo-
léon, avec les hommes qui ont un peuple dans la main
et le gouvernent selon leur bon plaisir », mais qui n'est
qu'une contradiction dans la démocratie ; sur « la Bas-
tille intérieure qui est demeurée au fond de nous-
mêmes après que nous avons détruit l'autre » ; sur
« la pire des trahisons, parce que c'est la plus com-
mune, la trahison de l'esprit français qui, par la propa-
gande de la justice et de la tolérance, s'est fait un si
beau renom dans le monde ». Cependant, sa parole ne
porta pas. Des rires éclatèrent quand, montrant le
Christ au-dessus de la Cour : « La voilà, la chose jugée;
478 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
on Ta mise au-dessus du juge, pour qu'il ne fût pas
troublé de cette vue. C'est à l'autre bout de la salle
qu'il faudrait placer l'image afin qu'avant de rendre sa
sentence, le juge eût devant les yeux l'exemple d'une
erreur judiciaire que notre civilisation lient pour la
honte de riiumanité. » Il dit aux jurés : « A vous de
prononcer moins sur nous que sur vous-mêmes. Nous
comparaissons devant vous. Vous comparaissez devant
l'histoire (i) ! »
Une réplique de l'avocat général. Tancé pour sa mol-
lesse, excité par les reproches, il grimpa, cette fois, à
l'éloquence. Prenant pour texte la fin de la plaidoirie
de Labori : « Les insulteurs sont obligés de se cacher
ici derrière l'armée, en criant : « Vive l'Armée ! « Et
aux jurés : « Prenez pour guide l'âme de la patrie 1 »
Labori lui répondit: « Je n'accepte pas que, môme du
banc de l'accusation, une parole d'insinuation ou d'a*-
taque monte vers moi, malgré la hauteur du siège
d'où elle part. » Et, lui aussi, il rappela « à la justice
du peuple qu'elle allait rendre un jugement histo-
rique ».
Le jugement historique fut rendu au bout de trente-
cinq minutes. A la majorité — par huit voix, dit-on,
contre quatre (2), — Zola et Perrenx étaient reconnus
coupables. Sur les circonstances atténuantes, le jury
s'était divisé, six poiu\ six contre (3).
Un hurlement de joie accueillit ce verdict. On en-
tendit ce mugissement du dehors, où de longues cla-
meurs éclatèrent aussitôt. Dans la salle, dans les cou-
loirs, sur les places et les rues qui entourent le Palais,
(1) Procès Zola, II, 4o4à 42S, Clemenceau.
(2) Journal des Débais du 25 février 1898.
(3) D"où le silence du verdict, les circonstances atténuantes
devant être prononcées à la majorité.
LE JURY 479
les mêmes cris exaspérés retentirent : « Vive l'Armée !
A bas Zola I Mort aux Juifs n ! •>
« Cannibales I » dit Zola que ses amis embrassèrent.
La Cour le condamna au maximum de la peine, un an
de prison, Perrenx à quatre mois, et tous deux à trois
mille francs d'amende.
.1 « Je renonce à décrire le tourbillon, la fraternité, la joie de
cette fin de journée. » (Barrés, dans le Figaro du lendemain.)
CHAPITRE VIII
MORT DE LEMERCIER-PIGARD
Ainsi, l'acte héroïque de Zola avait abouti à une nou-
velle défaite, très lourde après tant de déclamations .-■ur
le jury, sur les douze citoyens libres qui représentent
la France. Donc le peuple, après l'armée, condamnait
Dreyfus, et, cette l'ois, après un grand débat public, en
plein jour. De fait, si le peuple eût été consulté directe-
ment, il eût condamné d'acclamation.
Il n'y avait pas à distinguer entre Paris et la pro-
vince. La joie fut générale quand le verdict fut connu.
Les cercles militaires, comme pour une victoire, ar-
borèrent le drapeau.
Les avocats de Grenoble et de Tours votèrent des
félicitations à l'armée ; ceux du IMans, à l'unanimité, une
adresse à Mercier. Le jury de TArdèche, d'autres encore,
adressèrent leurs félicitations au jury delà Seine « pour
sa fermeté patriotique (i) ».
(i) Temps des 20 et 26 février 1898. — Les avocats de Lyon
avaient fait leurmanifestation le 22, sans attendre la fin du procès.
MORT DE LE.MERCIER-PICARD 481
Les journaux piétinèrent Zola, désolés seulement
d'avoir épuisé les outrages, de n'en pouvoir inventer de
nouveaux. D'ailleurs, le public ne se lassait point de
cette litanie, de cette violence uniforme.
Le grand triomphateur, c'était l'antisémitisme : s'il
n'y avait pas de loi pour Dreyfus, c'est qu'il était juif ( i ).
L'antisémitisme avait commis le crime initial, mené la
campagne avec une savante fureur, déchaîné la bête.
Les partis politiques tinrent à honneur d'avoir figuré
dans la bataille : les royalistes et les cléricaux, qui comp-
taient tirer profit de la folie populaire, les républicains,
modérés ou radicaux, qui ne voulaient pas en laisser le
bénéfice à la Monarchie et à l'Eglise, et chacun, d'ail-
leurs, fondé à réclamer sa part. ]N'ayant rivalisé que
de violence, ils se disputaient le mérite des initiatives.
Les radicaux se targuèrent d'avoir forcé Méline à mar-
cher, les cléricaux d'avoir mis le feu au ventre des ra-
dicaux. Tous avaient suivi Druraont.
Au moyen âge, dans les pays catholiques, un seul
crime fut irrémissible : l'hérésie. Le chef-d'œuvre des
défenseurs de la chose jugée (trois fois jugée, main-
tenant), ce fut d'imprimer le caractère d'hérésie à l'opi-
nion que Dreyfus était innocent.
Ce n'était pas une opinion ou une erreur comme une
autre, mais déshonorante, une impiété (contre l'armée,
contre la patrie). Elle désignait ceux qui la professaient
au mépris public, comme jadis, pendant des siècles, la
rouelle des Juifs. D'avoir eu raison contre tous, long-
temps ils resteront suspects, indignes, impurs.
La férocité resta à la mode. Des journaux regret-
tèrent de ne pouvoir aviser Dreyfus que tout espoir
(1 C"est ce qu'explique lrè~ bien Clemenceau Aurore du
25 février 1898;.
31
482 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
était perdu, qu'il attendrait, jusqu'à la mort, sur son
rocher.
L'âme haute, dédaigneuse, ne souffre pas des haines
factices. La seule douleur, mais profonde, c'est quand
s'avance la vieille femme, au cœur simple, qui apporte
au bûcher de Iduss son fagot.
Ces « saintes simplicités » se retrouvent toujours,
dans les pires folies et dans les crimes les plus affreux.
Cependant, — et ces fureurs même le montraient, —
les vainqueurs se rendaient compte que la condamna-
tion de Zola ne résolvait rien, Méline, notamment, ne
se flatta pas que l'hérésie fût morte. Depuis qu'il avait
refusé -de regarder lui-même au dossier de Dreyfus,
comme les promoteurs, puis les adversaires de la Revi-
sion (Cavaignac, Goblet) l'y avaient invité, il s'aperce-
vait, à chaque nouvel incident, qu'à fuir les responsa-
bilités honorables, on en assume d'autres et plus
pesantes. Le déchaînement des haines religieuses, le
cliquetis des épées et des éperons dans le prétoire
l'effrayèrent. Surtout, ayant conscience qu'il était sorti
du droit, il eût souhaité rentrer dans la justice, dans
l'ordre, c'est-à-dire qu'il eût voulu, avec le succès de
l'exceplioa, la garantie de la règle ; « mais la nature
des choses s'y oppose (i) ».
Le jour où il avait éconduit Scheurer, il s'était ima-
giné qu'il suivait la voie droite, alors qu'il bifurquait,
tournant le dos à son passé. Sa stratégie était la Loi :
« Il y a une loi sur la revision; usez-en. » Mais, en
même temps, il avait rendu impossible le recours à la
loi. La Revision eût pu sortir du procès d'Esterhazy si
l'enquête, l'instruction, avaient été loyales. Elle eût pu
sortir du procès de Zola, si les généraux n'avaient pas
(i) Benjamin Constant, Traité de l'arbitraire, 88.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 483
intimidé les jurés par la menace de conduire leurs en-
fants à la boucherie, de donner tous ensemble leur dé-
mission ; il les avait laissé faire. Il savait enfin que la
condamnation de Dreyfus était viciée par la communi-
cation secrète, et il sen taisait. Dès lors, quand sur les
ruines de toutes ces lois brisées il parlait de la loi, du
respect qui lui est dû, les partisans de la Revision ne
voyaient en lui quun pharisien.
Il eût Aoulu, de toutes les forces de sa petite âme na-
turellement pacifique, honnête, point méchante, apeu-
rée devant une telle crise, calmer cette fièvre pour faire
de bonnes élections. Mais il s'obstinait à méconnaître
que l'organisme, malade de l'iniquité originelle, reste-
rait empoisonné tant que l'iniquité n'en aurait pas été
extirpée. De là, l'étonnant contraste entre l'homme
qu'il était et ses acte?, ses discours. Il avait érigé la
modération en principe. Et la violence de la tempête
qu'il avait laissé éclater le jetait dans la violence, dans
l'abus brutal de la force, dans la menace, hors de lui-
même.
II
C'est ce qui parut, encore une fois, dans l'âpre dis-
cours qu'il fil, le 24 février, au lendemain de la con-
damnation de Zola. On n'a pas oublié que Jaurès, au
sortir de l'audience du 17, s'était précipité à la Chambre
et, tout bouillant, voulut interpeller sur l'insolence dé-
bridée des généraux. Il eût fallu le faire séance tenante ;
ce jour-là, dans le frémissement passager de beaucoup
de républicains, le sort eût pu tourner. Mais les poli-
tiques du parti socialiste s'étaient accrochés aux basques
481 HlSTOIRIi DE L AFFAIRE DREVFUS
de l'impétueux, le retenant, le conjurant de ne pas
ajouter au trouble et à la colère des esprits par un
débat parlementaire, de laisser à la justice toute sa
liberté, alors qu'il s'agissait précisément de la libérer.
Sur quoi, BoisdetTre, le lendemain, avait jeté dans la
balance son épée, l'extiaordinaire menace de la grève
des généraux.
L'interpellation qui. le 17 ou le 18, eût pu être décisive,
c'était, le 24, le coup de canon après la bataille. D'autre
part, la presse républicaine s'étonnait que de tels défis,
de tels actes de pression et d'indiscipline, eussent été
commis dans le silence humilié de la triljune (i).La
politique commanda d avoir l'air de faire quelque
chose.
Hubbard, l'ranc-maçon actif, écouté dans les loges,
mais sans crédit à la Chambre (2), et Viviani, désigné
par les socialistes pour parler en leur nom, s'efforcèrent
de contenir le débat dans les limites de la question de
principe : la suprématie du pouvoir civil, « quelles que
soient ses erreurs et ses fautes », sur le pouvoir mili-
taire (;{). — C'est la doctrine de la Révolution que
nul, même à lextrême-droite, ne se serait risqué à
contester, en théorie (4). — Quelques jours auparavant,
dans une discussion sur les troubles d'Alger, le ministre
del'Intérieur s'était joint à Jaurès pour répudier l'anti-
sémitisme (5). Hubbard rappela ces paroles de Barthou.
Sera-t-il permis plus longtemps à des officiers de pous-
ii V. p. 466.
(2) La demande dinlerpcllation fui lignée seulcmenl par Hub-
Itard ; elle était ainsi conçue : <• Je demande à interpeller le mi-
nistre de la Guerre sur l'attitude ({u'il a laissé prendre à deux
officiers généraux devant la justice civile. »
(3) Discours de Viviani.
(4) CuNÉo dOrnano : « Napoléon I^"' l'a dit avant vous 1 »
(5) Séance du 19 février 1808.
MORT DE LEMERCIEU-PICARD 485
ser le cri de massacre quils ont fait retentir sous les
voûtes du Palais de Justice : « Mort aux Juifs! » Cette
inscription meurtrière est ctiarbonnée sur tous les murs.
— Viviani exposa que les socialistes étaient « profondé-
ment divisés >> sur la question même de Dreyfus. Lui-
même, il flottait entre Jaurès et Millerand, s'appliquait,
jeune et ambitieux, ménager de sa popularité, à ne
pas prendre parti. Ces réserves, cette prudence, qui se
croyait politique, afîaiblissaient fort sa thèse. Si Dreyfus
est coupable, les généraux sont excusables de perdre
patience, de s'indigner contre les protagonistes du
traître. Pourtant, vers la fin de son discours, l'éloquent
Algérien se retrouva, fit entendre quelques mots de
hautaine protestation (i '.
Méline, que toute la Chambre appela alors à la tri-
bune, n'eut garde de refuser la parole d'explication que
les républicains attendaient pour s'en aller, la cons-
cience en repos, aux élections.
Il convint donc que les généraux « avaient pu être
entraînés à aller plus loin qu'il n'aurait voulu », et,
notamment, que. dans la déposition de BoisdeflVe, " il
y avait un mot de trop » ; du moins, « dans d'autres
circonstances, il pourrait être amené à le penser et à le
dire >. Mais à qui la faute ? Oui a provoqué ces impa-
tiences ? Et il fit le tableau saisissant « de l'àme d'un
soldat, d'un général qui, pendant huit jours, est assis
sur la sellette, traité avec mépris, considéré comme un
suspect, presque comme un coupable I ( Vifs applaiidis-
(i) « Les hauts officiers sont les serviteurs, non les maîtres
de la maison. Si on n'apportait pas ici au moins une parole d'ex-
plication, une parole de regret, il pourrait y avoir encore un
ministre de la Guerre, un Etat-Major, une armée, mais il n'y
aurait plus, sous ce décor éclatant, qu'une république terro-
risée par le sabre des généraux. »
486 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sements). Ce soldat rentre chez lui, humilié, exaspéré,
son sang bouillonne dans ses veines ; puis, le jour vient
où un chef de parti, un homme dont tous les discours
sont des actes, lui lance à la face, devant la France et
devant létranger, cette épouvantable accusation de
préparer par son incapacité les désastres de la patrie, »
Jaurès proteste que Méline travestit ses paroles). Mé-
line : « Et vous vous étonnez que ce général, se retrou-
vant devant les juges qui ont accueilli l'accusation, n'ait
pu retenir un cri... »
Nulle défense plus habile, et, disons-le, nulle n'eût
été plus légitime si Méline n'avait pas connu le carac-
tère frauduleux de la fameuse pièce.
Méline, voyant qu'il avait la partie gagnée, que son
apologie de BoisdeflVe, en guise de désaveu, suffisait
aux républicains, s'adressa alors aux passions du dehors.
Trois fois, il revint à la charge, avec une véhémence
entraînante, pour établir que, seuls, les défenseurs de
Dreyfus étaient responsables d'une crise où, <■' depuis
quatre mois, la vie de la nation était suspendue et arrê-
tée ». Et il désigna, énuméra les coupables : la presse,
sans doute payée, il ne le dit pas, mais l'insinua {i);
elle a re<^-u déjà une première punition, " celle de ceux
qui parlent mal de la France, les applaudissements de
l'étranger » ; — les Juifs « qui ont si follement engagé
cette campagne »; l'antisémitisme est leur œuvre; ils
préparent, par les haines qu'ils soulèvent, " un siècle
d'intolérance » ; — et « celte élite intellectuelle qui
semble prendre plaisir à envenimer les haines san-
glantes ».
(i » A-t-on vu les journaux qui mènent si bruyamment la
campagne aujourd'hui pour Dreyfus s'enflammer autrefois pour
le capitaine Rom^ani ? — Jourdax [de la Lozère : Il n'y avait pas
d'argent! »
MORT DE LEMERCIER-PICARD 487
A ce mot (rintellectuels, droite et centre partirent d'un
grand éclat de rire (i).
Enfin, et ce fut la conclusion du discours, il ordonna
aux vents de rentrer dans Toutre : « Il faut que cela
cesse... » Et il insista durement, résolu, disait-il. à im-
poser l'apaisement à tous, aux violents de tous les partis,
mais menaçant seulement les défenseurs de la justice :
Nous considérons quà i)artir de demain tous ceux qui
sobslineraient à continuer la lutte ne pourraient plus
arguer de leur bonne foi ; ce serait sciemment qu'ils trou-
bleraient la paix intérieure du pays, sciemment qu'ils nous
exposeraient à des embarras à l'extérieur. Nous leur appli-
querons toute la sévérité des lois ; si les armes que nous
avons entre les mains ne sont pas suffisantes, nous vous
en demanderons d'autres.
Le crime nouveau, que cet homme doux méditait
d'introduire dans la loi, c'était le fait de demander jus-
tice pour un innocent. Et il confirmait qu'il y avait
une conspiration, un complot international contre la
France.
Aux antisémites, aux vengeurs enragés de « Ihonneur
deParmée », il se borna à refuser ■< les représailles exces-
sives et le gigantesque procès qu'ils réclamaient contre
le Syndicat (2) ». Ce procès était impossible. Mais ilan-
(1) « Voilà ce que malheureusement ne voit pas celte élite in-
tellectuelle {Rires et (tpplaudissemenfs au centre et à droite et sur
diuers bancs à gauche] et qui se bouche les yeux et les oreil-
les. »
(2; Il ne prononça pas le mot de " Syndicat », mais un ancien
ami de Boulanger, le docteur Paulin Méry, le dit pour lui :
« C'est l'amnistie du Syndicat, tout simplement ! » — Ces pour-
suites étaient réclamées par le Petit Journat. Le Provost de
Launay annonça qu'il réclamerait du Sénat une enquête sur
l'es dépenses du « Syndicat ». Le>« journaux révisionnistes l'y
excitèrent. II n'en fit rien.
488 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
nonça <i qu'il prendrait les mesures disciplinaires que
commandaient les circonstances ».
Ainsi, du haut de la tribune, il jetaTos à ronger. Les
noms des victimes désignéesélaient sur toutes les lèvres.
La Chambre, d'acclamation, sur la motion de Charles
Ferry, ordonna l'affichage du discours (i).
Les faits seuls pouvaient y répondre. La question
était de savoir si les « intellectuels », si les défenseurs
du droit se laisseraient intimider, s'ils s'inclineraient
sous les menaces, si la pitié pour l'innocent céderait à
la peur. Or, et sans même se consulter, tous étaient
résolus à poursuivre la lutte. Ils prouveront le mouve-
ment en marchant. A quoi bon, dans ce tardif débat,
sans autre résultat que de grandir la victoire de Méline,
annoncer que la bataille continue? Jaurès se tut : cette
foule de candidats exaspérés, cramponnés à leur man-
dat, qu'était devenue la Chambre, l'aurait-elle seule-
ment laissé parler? Pour moi, depuis plusieurs semaines,
dès que je m'asseyais à mon banc, le vide se faisait.
Même dans les couloirs, rares étaient ceux qui ne me
fuyaient pas. Et ceux qui ne se dérobaient point, cepen-
dant ne me cachaient pas leur gène, quand je les abordais,
et m'auraient su gré de ne plus paraître à la Chambre.
Il n'y eut donc d'autre réplique à Méline que de Ca-
vaignac, obstiné à reprocher à Billot « d'avoir com-
mencé par ouvrir largement les portes aux amis de
Dreyfus, en engageant les procès » ; de s'être borné
ensuite « à leur opposer la maigre affirmation de la
vérité légale », au lieu d'apporter à ce pays, (( qui avait
besoin de clarté, tout ce qu'il détenait de vérité vraie » i
(ij « Jamais le président du Conseil n'a soulevé d'acclamations
plus enthousiastes ni plus unanimes. » [Temps du 26 février
1808.)
MORT DE LEMERCIER-PICARD 489
enfin, de n'avoir pas eu le courag-e de paraître aux
assises et d'y parler, hautement, au nom de l'armée.
Ce que Pellieux et Boisdeffre avaient dit au jury, Billot
l'aurait dû déclarer lui-même.
Cette vérité vraie, les faux d'Henry, les mensonges de
Lebrun-Renault, Cavaignac y a cru absolument. Les
produire au grand jour a été toute sa politique. Nul
autre moyen, selon lui, de confondre les ennemis de
l'armée. « On fait sept fois le tour des murailles en son-
nant les trompettes de Jéricho et l'on espère qu'au sep-
tième tour les murailles tomberont... Xous ne voulons
pas qu'elles tombent. >
On entendit encore deux radicaux, Chapuis et Chena-
vaz, rappeler à Méline son engagement « de poursuivre
les agents d'une campagne odieuse >. « même ceux de
ses amis qui étaient parmi les meneurs ». Puis, par plus
de quatre cents voix (f , la Chambre vota l'ordre du
jour de confiance.
Restait l'interpellation, ajournée à cette date (2),
« sur les relations do Billot avec la famille Dreyfus ».
Ernest Roche donna lecture de l'aveu de Martinie.
Le centre eût voulu que Billot ne répondît pas ; mais
Billot préféra se parjurer une fois de plus et, à son ordi-
naire, sur un ton solennel et bouffon. Il ne parlait plus
de lui-même qu'à la troisième personne : c Le ministre
de la Guerre, chef de l'armée, manquerait à sa dignité
s'il s'abaissait à démentir de nouveau et à réfuter les insi-
nuations infâmes qu'on vient de portera cette tribune. <>
Il ajouta, — ce qui était vrai, — qu'il n'était ni le pri-
(1) Par 421 voix contre ^o, celles des socialistes, adversaires
ou partisans de la Revision. Presque tous les radicaux, avec
Cavaignac, votèrent pour le gouvernement. Bourgeois s'abstint,
ainsi que Lockrov.
(2) Voir p. 388.
490 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
sonnier de Sclicurer ni le mien ; « qu'il oserait tou-
cher à M. Picquart »; et, encore, au milieu des applau-
dissements (i), que « soldat républicain, né dans une
famille chrétienne, il n'élait ni franc-maçon, ni jésuite,
ni juif, ni athée, et marchait droit devant lui (2) ».
Les Jésuites, cette fois, crurent tenir la France.
L'ombre du Sacré-Cœur de Montmartre était sur elle.
Un tel orgueil leur vint de cette victoire que ces grands
dissimulateurs, les plus profonds des politiques, ne
surent pas s'en taire. Le manifeste de la Civillà calo-
lica (3) est de celte date. Ils y crièrent au monde que la
France de Voltaire, de l'Encyclopédie, était morte,
qu'une nouvelle Espagne la remplaçait, née, au milieu
des clameurs de haine et des cris de mort, sur les ruines
de la Révolution, et que ce renouveau du moyen Age.
c'était leur œuvre.
III
Les vengeances promises furent exécutées dès le len-
demain (4).
'^i) Applaudissements vifs et répétés au centre, à droite et
sur plusieurs bancs à gauche.
{■2) L'ordre du jour pur et simple fut voté par 428 voix
contre 54- Celui d'Ernest Roche, qui était signé également de
Cluseret, Castelin, Clovis Hugues, etc., était ainsi conçu: « La
Chambre invite le Gouvernement à réprimer avec énergie
l'odieuse campagne entreprise par un syndicat cosmopolite,
subventionné par l'argent étranger^ pour réhabiliter le traître
Dreyfus condamné à l'unanimité par le témoignage de vingt-
sept officiers français et qui a avoué son crime. »
(3) Voir p. 23.
(4) La note officielle était ainsi conçue; « A la suite des dé-
bats du procès Zola, le ministre de la Guerre a pris les me-
sures disciplinaires annoncées, à la tribune, par le président du
Conseil... »
MORT DE LEMERCIER-PICARD 491
On croira difficilement que Billot, qui avait ajourné
de statuer sur le cas de Picquart jusqu'après le procès de
Zola, ait ignoré les propos de Gonse à Bertulus à son
sujet (i). Et il savait aussi que Picquart. à 1-a barre, était
resté soldat, — au vieux sens du mot, celui que Gonse et
Billot n'entendaient plus, également respectueux de la
discipline et de son serment.
Au dire du juge, il aurait pu, plus d'une Ibis. <> sou-
lever un vrai scandale (2) », faire apparaître tout le
crime ; mais il avait su imposer silence à ses colères,
même à son amour de la justice ; il n'avait pas commis,
dans cette rude épreuve, le moindre manquement à la
règle militaire la plus étroite.
Gonse, le 26 février, rendit visite à Bertulus qui lui
rappela « sa promesse en faveur de Picquart » et insista
vivement, sachant que la décision de Billot était immi-
nente. Le Tartufe galonné Tassura que, « sans perdre
une heure, il allait faire tout ce qu'il pourrait (3) ». Or,
le matin même. Billot avait fait signer à Félix Faure le
décret qui mettait Picquart en réforme « pour fautes
graves dans le service » (4).
Le vieux Grimaux, pour le même refus de se laisser
(1) Cass.A, 221, Bertulus. — Voir p. 874.
(2; « J'avooe que mon effort n'a jamai-^ été trè= pénible, car,
chaque Ibis, j'ai trouvé le colonel Picquart au«si frokl, aussi
déterminé à demeurer militaire qu'il était pos>il)le de le désirei".
Il auraitpu. lors de certains incidents du procès Zola, soulever
tm vrai scandale, il ne l'a jamais fait: et. quand je l'en félicitai
ensuite, il me répondit que, tant qu'il aurait l'honneur de porter
l'épaulette, il sacrifierait tout. » [Cass., I, 222, Bertulus.)
'3 Cass., r, 222, Bertulus : « Il était 2 ou 3 heures de l'après
midi. Or, le matin, au conseil des ministres, etc. « Gonse con-
vient qu'il xii Bertulus ce jour-là. mais affirme que le juge s'est
mépris sur le sens de ses paroles. Cass., 1,071.)
4) Décret rhi 26 février i8<j8. — La pension de réforme de Vic-
quart fat liquidée à 2.176 francs.
492 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
« enrégimenter contre la vérité (i) >, fut déclaré indigne
d'enseigner la chimie, même à des agriculteurs. Il dut
descendre de ses deux chaires (2), frappé à la fois par
Billot et par Méline.
Billot frappa encore un officier d'artillerie, Chaplin,
le fils du peintre, pour avoir adressé une lettre de féli-
citations à Zola. Des camarades, devant qui il en avait
parlé, l'avaient dénoncé (3).
Enfin Barthou releva Leblois de ses fonctions d'adjoint,
parce que Drumont avait exigé celte révocation et pour
qu'il fût bien entendu que l'hérésie dreyfusienne consti-
tuait une cause d'indignité (4). Le peuple des fonction-
naires, celui, plus nombreux encore, des candidats aux
emplois rétribués sur le budget, ne s'y trompèrent pas.
Le conseil de l'Ordre des avocats n'eut garde, quand
tout le monde s'aplatissait, de rester debout; il cita
Démange à sa barre pour avoir révélé l'existence de la
pièce secrète, et suspendit Leblois pendant six mois
pour avoir consulté hors de son cabinet, et « livré à
Scheurerles confidences de son client (5) ».
(1) Clemenceau, dans VAurore du 27 février. — « Pour avoir
dépose en faveur des accusés dans un procès en diffamation
contre l'armée. » (Éclair du 28).
(2 École polytechnique et Institut agronomique. — Poirrier,
sénateur de la Seine, fit en vain une démarche en sa faveur
auprès de Félix Faure.
(3) Le lieutenant Piolenc et le lieutenant de Bary.
(4) Risler, maire du VII« arrondissement, donna sa démission ;
il ne la retira quà l'instante demande de Barthou.
1^5) Délibération du 22 mars, signée : Edmond Ployer, bâton-
nier; Reboll, secrétaire. — L'avocat Courot fut également sus-
pendu pour avoir crié, au procès Zola : « Vive l'armée, oui ! mais
enlevez certains chefs !» — « L'un des plus solides lieutenants
de M. Bourgeois (Berteau,x, député de Seine-et-Oise) s'est
éloquemmont plaint que « le conseil de l'Ordre ait eu assez peu
de patriotisme pour acquitter M<^ Démange, le défenseur du
traître. » (Clemenceau, Aurore du i4 mai 1898.)
MOHT DE LKMERCIER-PICABD 493
Drumonl invita encore le grand chancelier de la Lé-
gion d'honneur à rayer Zola des contrôles de l'Ordre ;
mais Zola avait refusé de suivre lavis de Duclaux qui
eût voulu que le condamné acceptât l'arrêt, se consti-
tuât prisonnier (i). Bien que la poésie de cette solution
scientifique ne lui échappât point, il s'était pourvu en
Cassation a). Davoust, comme Drumont. fut contraint
d'attendre.
C'est ce que Méline appelait « liquider l'Affaire ».
IV
Une autre liquidation s'opéra dans l'ombre, dans un
mystère qui n"a pas encore été entièrement pénétré :
celle de Lemercier-Picard.
On a vu que ce faussaire ordinaire d'Henry, qui déte-
nait quelques-uns de ses secrets, avait entrepris d'en
trafiquer et me les avait offerts, puis à Zola et, en der-
nier lieu, à Séverine. Il avait manqué au premier rendez-
vous qu'elle lui avait fixé, alléguant qu'il avait dû s'ab-
senter de Paris. Elle lui en donna un second, auquel
il ne parut pas davantage.
Trois jours après (c'était le lendemain de la condam-
nation de Zola , Lemercier-Picard écrivit de nouveau à
Séverine: « Toujours traqué ». il n'a pu réussir à la re-
joindre : il faut cependant qu'il la voie, mais ailleurs
qu'au journal ou chez elle ; il lui envoyait, en môme
temps, une lettre à l'adresse de Rocheforl, en la priant
(i Mémoires de Sciielrek.
'2 II signa son pourvoi le 26 février 1898.
494 HISTOIRE DEL AFFAIRE DREYFUS
delà faire parvenir au destinataire, après en avoirpris co-
pie, et avec l'autorisation de la publier (ii.
Cette lettre à Rochefort puait le chantage. L'ancien
agent, avec toutes sortes de sous-entendus, y invitait le
pamphlétaire à provoquer la revision du procès Dreyfus ,
a nul n'étant mieux qualifié pour établir la vérité >> que
l'homme qui avait eu « la haute direction du syndicat
Esterhazy » et reçu les subsides du père Bailly. Ce-
pendant. Lemercier-Picard pourrait le suppléer dans
cette tâche. « Les documents qu'il possède lui donnent
une certaine autorité dans la matière (2). »
Séverine avait eu de bruyants démêlés avec Roche-
fort. L'ancien agent escomptait la haine de la femme
outragée qui. tenant sa vengeance, publierait la
lettre.
Comme il signait Durandin, elle n'avait aucun soup-
çon qu'il fût le même que Lemercier-Picard. Encore une
fois, l'entrevue manqua.
En fait, le misérable, à travers ces intrigues croi-
sées, ne cherchait qu'à se procurer de l'argent et,
n'ayant jamais vécu que de faux et d'escroque-
ries, il continuait son commerce. Il sollicitait aussi,
pleuranl misère, des personnes réputées pour leur
(1) Séverine, Vers la Lumière, 294. — La lettre est signée
Durandin. Il prie Séverine de lui répondre aux initiales
A. D. B., i885, poste restante, Chambre des députés.
(2) Séverine. 298 a 3oo. — Il raille encore Rochefort de n'avoii'
pas osé interjeter appel contre le jugement auquel je l'avais
fait condamner. <■ Dans la troisième période de ce procès mé-
morable, tous ceux qui, pour des raisons de lucre, ont pris
position contre la vérité, devront seffacer devant elle. >. Cette
vérité éclatera et Rochefort y aidera, « dùt-il, après, solliciter
le pardon de Léon XIII >-. — Rochefort. avant que cette lettre
ne fût publiée, avait écrit, le lomars 1838. dans Vlnlransigeanl :
« Toutes les assertions de cet inconnu étaient rigoureuseraenL
exactes. »
MORT DE LEMEHCIER-PICARD 495
bienfaisance, le chanoine Chalandre (i), la baronne de
Hirsch (2), le cardinal Richard, archevêque de Parisio).
Comme il était doué dune faculté remarquable d'inven-
tion, il leur contait détonnantes histoires, jamais la
même, mais qui intriguaient ou émouvaient. Il signait
chacune de ses épîtres d'un autre nom et « changeait
d'écriture comme il voulait ^) ». Sa maîtresse s'en
émerveillait.
C'était une fdle bretonne. — Léontine Le Bonniec, (5) —
qu'il avait rencontrée, l'été passé, à Bordeaux et qui
s'était attachée à lui, lavait suivi à Paris. Elle ignora
toujours son vrai nom et ses moyens d'existence, mais il
était « généreux et gai ». Il « se flattait d'avoir de belles
relations et allait souvent à Saint-Vincent de Paul ». —
On n'a pas oublié qu'Henry, lui aussi, fréquentait les
églises ; il y donnait ses rendez-vous à la Bastian (6).
Après une courte séparation, en février, ils reprirent
la vie commune. Elle loua une petite chambre, au
(1) Echo de Paris du 6 mars i898. — Il écrivit au clianoine, le
•24 février, sous le nom de Martin, et lui demanda de répondre
à la même adresse qu'il avait donnée à Séverine. Il lui avait
précédemment (21 février) rendu visite sous le prétexte de
l'avertir que si Zola était acquitté, les anarchistes, dont il avait
surpris les desseins, feraient sauter l'archevêché. Dans sa lettre,
il se disait « trop connu pour solliciter un emploi honorable ».
Il priait, le chanoine de lui donner rendez-vous dans une
église.
(21 II écrivit à Mme de Hirsch qu'il était une \-ictime des
troubles antisémites de Nancy et que, sans travail, ne pouvant
plus en trouver en France, il avait décidé d'en chercher en An-
gleterre. Il la suppliait de lui payer ses frais de voyage. « Pour
échapper à ses ennemis ■>, il avait quitté son nom de Hirsch et
pris celui de Roberty-Durrieu.
(3) Rapport du commissaire Bernard. [Inslr. Berhilus, 22 mars
189 .)
f4) Jnsfr. Berhilus. j mars 1898, Léontine Le Bonniec.
.'5) Et non Le Robuec, comme dirent les journaux.
,6) Voir t. IL 229.
496 HlSTOIRli DE L AFFAIRE DIîEYFUS
rez-de-chaussée d'un hôtel meublé de la rue de
Sèvres (i). « Il avait de Targent et paraissait con-
tent (2). »
Les crimes qu'il avait connus le protégeaient. Se
sachant introuvable, puisque la poHce avait reçu l'ordre
de ne pas le trouver, il ne se cachait pas, allait et venait
toute la journée, se faisait adresser ses lettres au bureau
restant de la Chambre des députés (3). Pourtant, il
rentrait toujours avant la nuit (4). Mais Henry n'avait
pas moins peur de lui et, parce qu'il le craignait, il le
haïssait.
Henry n'avait pas attendu cette aventure pour se con-
vaincre qu'un bandit, qui détient un secret et qui en
trafique bribe par bribe, est un gouiïre insondable.
D'ailleurs, où trouver toujours de nouvelles sommes?
Rochefort n'était pas donnant et fût vite devenu
soupçonneux. Pour les fonds secrets de la Guerre, où
de larges saignées avaient été pratiquées au profit des
journaux, il y prélevait certainement la part de sa
police personnelle. Mais tout son commerce avec Le-
mercier-Picard était resté inconnu des grands chefs.
Henry avait des intérêts communs avec Boisdefîre et
Gonse; il avait, aussi, d'autres atïaires.
Apparemment, Lemercier-Picard le harcela alors
avec l'audace des maîtres-chanteurs qui ont obtenu un
premier succès. Quand il solïrit à Séverine, le knde-
main delà fameuse audience où fut divulgué le faux qu'il
avait fabriqué, c'est l'évidence qu'il menaça Henry de
révéler leur crime, si son complice ne lui payait pas son
(1) Au n° i4i, hôtel de la Manche. Il s'y inscrivit sous le nom
de Lucien Roberly.
(a) Inslr. Berlulus, 5 mars 1898, Léontine Le Bonniec.
(3) Voir p. 494.
(4) Inslr. Berlulus, 5 mars 1898, Léontine Le Bonniec.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 4'J7
silence. El, de jour en jour, il s'enhardissait ; le défi al
ternait avec le marchandage dans la lettre à Rochefor
qu'il avait remise à Séverine. Si Séverine n'eût pas cédé
à un scrupule, et si la lettre avait paru, Henry, comme
Rochefort, en eût reconnu lauleur, Lemercier-Picard
sous Durandin, et le coup l'atteignait en pleine poi-
trine.
Henry avait eu d'autres confidents, dont la mendicité
comminatoire l'avait inquiété, notamment Lajoux. Mais
Lemercier se fût-il laissé enfermer à Sainte-Anne ou
embarquer par Gribelin pour l'Amérique (i)?
Il n'y avait pas beaucoup de cerveaux aussi solides
que celui d'Henry ; le miracle, cest qu'il n'avait pas
éclaté déjà, à travers tant de péripéties. Henry avait été
l'organisateur de la victoire qui remplissait de joie les
« patriotes » ; il eût voulu en jouir, lui aussi ; le spectre
de Banquo l'en empêchait. Shakespeare dit de Macbeth
qu'il avait « le cœur rempli de scorpions (2) ».
Cependant, Henry avait contre Lemercier-Picard, un
terrible auxiliaire : la misère. Il n'avait qu'à la laisser
opérer. Et il était homme, malgré ses angoisses, à rai-
sonner l'opération : ne plus répondre au malheureux,
ni à ses prières, ni -à ses menaces ; se montrer sans
peur ni pitié ; l'acculer au désespoir.
Dans ces premiers jours de mars, Lemercier-Picard
échoua dans les suprêmes tentatives d'escroquerie qu'il
avait amorcée. L'envoyé de la baronne de Hirsch, qui
vint le voir le i""" mars, s'était muni à son intention de
quelques louis ; mais il ne les lui donna pas, mis en
défiance par cet homme rose et gras, qui se prétendait
traqué à la fois par les antisémites et les anarchistes et
(1, Voir l. II, 578.
(2) Acte III, scène II.
32
498 IIISTOIHE DE L AFFAIRE DREYFUS
forcé, pour échapper à la mort, de chercher asile en
Angleterre. Il promit seulement de lui remettre ses frais
de passage, le jour de son départ et à la gare.
Le lendemain, Lemercier alla au ministère de la
Guerre. Précédemment, sous le nom de Roberty-Dur-
rieu, il s'était adressé à l'intendant général Raison pour
demander la liquidation d'une prétendue pension de
retraite. L'intendant ne le reçut pas, lui répondit seu-
lement, par écrit, qu'il comptait arriver bientôt à une
solution favorable et qu'en tous cas, il tenterait une dé-
marche pour lui faire verser une avance : « Revenez me
voir lundi prochain (i). »
Enfin, le 3 mars, Lemercier se rendit dans la matinée
à la mairie du VIL' arrondissement où il avait déjà sou-
tiré un subside. Il portait, comme à son habitude, le
ruban de la médaille militaire et raconta une autre
histoire, qu'il avait été ruiné en Amérique, qu'il avait
femme et enfants, que sa femme était enceinte et qu'il
avait vendu sa pipe pour avoir de quoi manger. L'em-
(i) On trouva, dans le portefeuille de Lemercier-Picard,
oprè? sa moit, ces deux notes écrites sur papier à en-lète du
ministère de la Guerre, salle dattenle : « Demande. Paris, le
2 mars. M. Roberly-Durrieu prie M. le sous-intendant général
Raison de bien vouloir lui communiquer le résultai des démar-
ches qu'il a entreprises relativement à l'encaissement des arré-
rages de sa pension. — Réponse. L'intendant général Raison a
l'ait toutes les démarches possibles, mais il se heurte toujours
au résultat de l'enquéle dont le ministère des AfTaires étran-
gères est chargé. On m'affirme cependant que le rapport fourni
par le consulat de New-York ne peut tarder à arriver. Dans
tous les cas, je vais tenter une dernière démarche pour vous
faire obtenir une partie par anticipation. Revenez me voir lundi
prochain. Signé : R. » — Ce qui n'empêchera pas Roget de dire
à Rennes (II, BSg) que l'intendant Raison n'avait jamais vu
Lemercier-Picard. — Ces notes, écrites sur un même morceau
de papier, furent versées à l'instruction, ainsi que la fiche sui-
vante : « Extraits des sommiers judiciaires. Roberty-Durrieu.
Inconnu. »
MOriT DE LEMERCIER-inCARD 499
ployé lui donna rendez-vous pour le lendemain (i).
Il était sorti, ce jour-là, de meilleure heure que
d'ordinaire, avant sa maîtresse qui avait quelque travail
en ville. Bien qu'il ne lui eût pas donné d'argent « depuis
trois ou quatre jours », il n'avait nullement l'air préoc-
cupé et u elle ne supposait pas qu'il fût sans res-
sources (2) ». Il revint à l'hôtel après sa démarche à la
mairie, ressortit, rentra au bout d'une heure. L'hôtel-
lière lui trouva « l'air très gai » qu'elle lui avait tou-
jours vu (.3).
Ainsi, il n'avait nulle peur de se montrer, même au
ministère de la Guerre, mais quelles pensées roulait-il
sous son air de santé et sa jovialité apparente ?
Vers trois heures, sa maîtresse rentra à son tour,
trouva la porte close, sut qu'il n'était pas ressorti, le
crut endormi et repartit en course. Q^^iand elle revint,
vers six heures du soir, et quand, de nouveau, elle frappa
en vain, elle fut prise d'inquiétude et pria le patron de
l'hôtel de faire chercher un serrurier. Et, tout de suite,
dès que la porte s'ouvrit, elle aperçut son amant pendu,
comme jadis le prince de Condé (/»), à l'espagnolette de
(1) RéciL du secrétaire de la mairie, Beaumont. — Écho de
Paris du 9 mars 1898 : « Saisi de pitié, le secrétaire lui promit
dintervenir en sa faveur une seconde fois... Rentré chez lui
A'ers une heure, il se pendit aussitôt. »
(2) Insir. Bertulus, 5 mars, Léontine Le Bonniec. — Même
déposition, le 3, devant le commissaire de police Didier-Guil-
laud : « Il ne m'a pas paru triste et rien dans ses allures ne
m"a fait supposer qu'il avait Fintcntion de se suicider. » Il lui
avait dit qu'il allait à la mairie du \'II'.
(3 Enquête du commissaire de police: " En l'entrant, dépose la
dameNolot, il avait l'air très gai et j'étais bien loin de penser
qu'il allait se suicider... Depuis le 26 février, il m'a toujours paru
très gai. » — Insir. Beriulus: « Il est rentré vers midi et demie.
Il ma parlé au carreau. Il ne paraissait pas préoccupé. "
4) RocHEFORT. dans Vlnlransigeanl ûw/ mars.— « L'obsession,
■écrit Séverine, s'imposait à tous. »
500 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
la fenêtre, « presque debout, les genoux lég-èrement plies,
les pieds traînant à terre, une ficelle autour du cou (i ) ».
C'était « un petit bout de corde que le précédent loca-
taire avait laissée dans le tiroir de la table de nuit (2) ».
La Bretonne déclara que « son amant ne lui avait
jamais dit ou laissé entendre qu'il fût las de la
vie (.3) ».
La porte, quand le serrurier l'ouvrit, était fermée à
double tour, la clef à l'intérieur. La chambre (très petite,
sans cheminée) était de plain pied aveclacour; une seule
porte, celle qu'il avait fallu forcer, sur la cour; à côté,
une seule fenêtre, celle où l'homme était suspendu.
On alla quérir le commissaire qui, après avoir cons-
taté la mort, fit dépendre la cadavre et le porta sur le
lit. 11 trouva, dans l'une de ses poches, quatre-vingt-
cinq centimes et, dans une autre, un petit portefeuille
avec une carte de visite, la note du général Raison et
la lettre signée H, relative à la prétendue convocation
chezBertulus (4).
(i) Récil. à Racot, rédacteur h V Aurore : » Aussitôt la poile
ouverte, j'eus le pressentiment d'un mallieur. Je tournai les
yeux vers la fenêtre. Lucien était là, presque debout..., etc. »
(8 mars 1898.» Au commissaire de police, elle dit seulement :
;' Nous trouvâmes mon ami pendu à la crémone de la fenêtre et
ne donnant plus signe de vie. » 3 mars.) De même, à l'instruc-
tion Berlulus, le r>. — Mêmes dépositions de la femme Xolot
et de son mari.
(2 Récit de Léontine Le Bonniec à un rédacteur de la Libre
Parole ,8 mars .
(3) Écho de Paris du 9. Elle dit cependant au- rédacteur de
YÉcho (I qu'elle ne croyait pas à un assassinat » et à un rédac-
teur de la Libre Parole : « On n'a pas pu le suicider. » — Au
commissaire de police et à Bertulus, elle dit seulement que
« rien dans ses allures n'avait pu lui laisser supposer qu'il avait
l'intention de se suicider ».
(4) Voir p. 334- — Rapport du commissaire Didier-Guillaud, sept
heures du soii- : <> Xous avons trouvé pendu à la crémone de la
fenêtre un individu, âgé d'environ trente-cinq ans, correctement
MORT DE LEMEnCIER-PICARD tOl
La logeuse affirma qu'elle n'avait vu personne entrer
chez son locataire ; sans doute, un visiteur eût pu trom-
per sa surveillance ; mais sa chambre était voisine de
celle du prétendu Roberty et elle n'y avait entendu au-
cune rumeur suspecte (i).
« Lorsque les talons dun pendu touchent le sol ou
une paroi », ils exécutent, dans les affres de l'agonie,
« comme un rappel de tambour (2) ». Au moment de la
première application du régime cellulaire à Mazas,
quand les suicides des détenus s'y multiplièrent, « ce
battement révélateur était bien connu des gardiens (3; ».
Les médecins légistes recommandent de se renseigner,
auprès des voisins dun individu qui a été trouvé pendu
ou étranglé, « s'ils n'ont pas entendu un bruit insolite
sur le parquet (4) ». On négligea de poser cette ques-
tion à la logeuse. Elle n'était point bavarde et cette
affaire l'ennuyait. Le surlendemain, comme son mari
velu, portant à la boutonnière le ruban de la médaille militaire.
Les membres sont rigides et la mort parait remonter à quatre
ou cinq heures environ. Les bras pendent naturellement le long
du corps, les jambes touchent le sol et sont légèrement ployées.
Le défunt a le dos contre la fenêtre et la corde qui a servi à
suspendre le corps est de force moyenne, servant à remballage
dés petits paquets. Cette corde en double est passée à deux re-
prises autour du cou et se termine par un nœud coulant. » —
Instr. Bertulus, 5 mars 1898, Nolot : « Roberty était pendu à l'es-
pagnolette de la fenêtre, à 1 m.5o environ au-dessus du sol. La
tète était contre un des carreaux ; ses pieds touchaient à terre,
ses genoux repHés. »
(i) Enquête du commis-iaire de police: Instr. Bertulus, femme
Nolot. — Quand Lemercier-Picard fut identifié avec Leeman,
son beau-frère déclara « qu'il n'avait pas supposé qu'il restât à
ce triste individu assez de courage pour se suicider. Cela ne
signifie nullement que je croie à un assassinat. >> Temps du
11 mars./
(2) Bbouardel, Cours de médecine légale, lu pendaison el la
strangulation, ^- .
\3) Ibid.^el rapport ilu docteur .Jacquemin, médecin de Mazas.
(4j Ibid., 48.
502 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
voulut parler avec des journalistes, elle lui imposa si-
lence (i).
L'hôtel, dans cette saison, était assez fréquenté, et
mal, des ouvriers sans travail, des rôdeurs, déquivo-
ques couples de passage. L'étroit couloir, très sombre,
qui va de la rue à la petite cour, cette cour boueuse sur
laquelle donnent les chambres, ces murs humides
comme les parois d'un puits, le décor n'était que ba-
nal et triste : ce n'était pas celui des coupe-gorge
de mélodrame, l'auberge des Adrets ou la maison
Bancal.
Le médecin du quartier ne vit le mort que le lende-
main (2), « décroché », et, dès lors, trop tard pour recher-
cher le siège exact de ces lividités cadavériques qui n'ap-
paraissent, chez les pendus, que sur les membres infé-
rieurs et qui sont un signe certain du genre d'asphyxie
auquel ils ont succombé (3 . Il était trop tard aussi pour
rechercher si la couleur de la face correspondait ou
non à la position du lien (4)- Le médecin ne découvrit au-
cune trace de blessure ou de coup. « En examinant atten-
tivement, il aperçut sur le cou la trace d'un sillon bleuû
1) Écho de Paris du 6 mars 1898 : « Une voix s'élève, couj'-
rotTcée, hargneuse: «Ce n'est pas la peine d'en dire plus; nous
en sommes débarrassés. »
(.2 4 mars.
(3;. Brouardel, La Pendaison, 9 : '< Bonnat a peint son Christ
sur im cadavre crucifié ; aussi les lividités cadavériques exis-
tent-elles sur les membres inférieurs, comme chez les pendus. »
4 La mort, en cas de pendaison, provient soit d'anémie,
dans le cas où le plein de l'anse de la corde est placé en avant
du cou et le nœud, en arrière, dans le milieu de la nuque ;
soit de congestion cérébrale, dans le cas où le plein de l'anse
SB trouve placé latéralement au cou. Le pendu est pâle, blanc,
dans le premier cas : dans le second, il est congestionné, bleu.
Si l'on a constaté chez un pendu blanc l'existence d'un nœud
latéral, on aura des doutes sur le suicide et l'on poursuivra
l'hypothèse d'un crime. (Brouardel, 4i, 42,86.)
MORT DE LEMERCIER-PICARD §03
Ire de trois millimètres de diamètre, passant en avant et
au-dessus des cartilages du larynx, se dirigeant un peu
obliquement en arrière vers la nuque ; ce sillon, qui
semblait incrusté dans la peau, répondait exactement
à l'imposition dune corde et en présentait tous les ca-
ractères (i) ').
Le corps fut transporté à la jMorgue.
Le bruit courut bientôt que le pendu de la rue de
Sèvres n'était autre que Lemercier-Picard et, tout de
suite, une clameur s'éleva, dans ce fiévreux Paris qui,
depuis six mois, vivait en plein mélodrame, qu'il avait
été assassiné, — étranglé.
Séverine, la première, porta la terrible accusation (2),
dès que le cadavre eût été identifié avec Lemercier-Pi-
card (3) et qu'elle eût reconnu, sur un spécimen d'écri-
ture, que c'était Durandin.
Les journaux de l'Etat-major contestèrent tant qu'ils
purent, avec une singulière violence, que ce fût le fa-
meux faussaire. Cétait, selon eux, un ancien officier
mis en réforme ; pour le vrai Lemercier, il se promenait
(1) » Le sieur Roberty s'est donc volontairement donné la
mort et il s'est servi pour cela d'une corde qu'il avait fixée à
l'espagnolette de la fenêtre de sa chambre. La mort remonte à
environ quinze à dix-huit heures et est le résultat d'un suicide
par pendaison. » (Rapport du docteur Lelarge. du 4 mars 1898.)
(2) « L'homme de la rue de Sèvres ne s'est pas pendu; il a
été assassiné... Un homme est menacé, il meurt subitement,
ragiquement, mystérieusement: qu'en concluez-vous?» Fronde
du 7 mars.)
(3 Par Emile Berr, le 6 mars : par le colonel Sever et Daniel
Cloutier, le 9. — Voir p. 5oG, note 1. — C'était Cloutier Charles
Roger), rédacteur a Ylnlrunsiyeanl, qui l'avait mené chez Roche-
fort, à la villa Saïd, le 20 ou le 21 décembre 1897. [instr. Bertulus,
29 janvier i898, Rochefort ; i^i- février, Cloutier). — Le cadavre
fut également reconnu par Valliez, garçon à Ihùtel de Bruxelles
où Lemercier, sous le nom de Vergnes, avait habité en no-
vembre.
504 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
en Belgique (i). Quel intérêt avaient ils à répandre ces
mensonges? Qui les leur avait dictés?
Ils insinuèrent, d'autre part, sans s'arrêter à la con-
tradiction, que le Syndicat n'était pas étranger à
révénement. Rochefort démentit que la lettre, trouvée
dans le portefeuille, fût de lui. Guénée était l'ordinaire
intermédiaire entre VÉclw de Paris et Henry ; le journal
affirma que la lettre était signée de mes initiales.
Quand il fut avéré qu'elle l'était seulement d'un H (2),
on n'en parla plus. Enfin, les imaginations s'échauffèrent
sur le visiteur inconnu, *> Ihomme noir », qui avait
causé, un matin, (Ihôtelière disait le jour même du
drame) avec le prétendu Roberty (3). Peut-être cette
femme brouillait-elle les dates; peut-être Lemercier
avait-il, ce jour-là, avant de sortir, reçu une autre
visite.
Le procureur de la République (Atthalin) et Bertulus
eussent voulu pénétrer au mystère de lalTaire de la rue
de Sèvres. Leur curiosité fut d'autant plus excitée qu'ils
avaient été tardivement avertis du décès et se heurtaient
à d'étrang-es résistances. Jamais ni Gonse, ni Henry, ni
Ravary. n'avaient voulu, précédemment, fournir aucune
(1) Écho de Paris des 6, 8 et 9 mars 1898 : » Nous pouvons atïir-
mer une fois de plus... etc. » L'Écho dit que cet ancien officier
s'appelait M y. De même, YÉclair. la Libre Parole, etc.
(2) Voir p. 334, note 3.
(3) C'est ce que la femme Xolot raconta aux journalistes.
Elle décrivit le visiteur <> comme un homme d'une trentaine
d'années, vêtu correctement, la barbe noire ainsi que les che-
veux. Bien qu'elle n'eût pas entendu un mot de la conversa-
tion, elle avait cru, à son attitude, qu'il avait parlé avec bruta-
lité. » Temps du 8 mars.) Le Malin du 10 indique, exactement,
l'objet de cette visite matinale. A l'instruction, la femme Xolot
et le garçon d'hôtel, Gourson, mentionnèrent la visite, mais
sans aucun commentaire. Le visiteur iVeilj eût voulu se
nommer : Mme de Hirsch s'y opposa. L'excellente femme, âgée
et déjà malade, ne voulut pas être mêlée à cette histoire.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 505
indication sur l'insaisissable individu fi). La même puis-
sance anonyme qui leur avait soustrait Lcmercier vivant
s'appliqua à les déposséder de son cadavre.
Comme sur un mot d'ordre, la presse « patriotique »
les accusa de vouloir étoutîer la lumière 12}.
On savait que l'homme ne s'appelait pas Lemercier-
Picard ; j'ai raconté dans quelles circonstances je lui
avais donné ce double nom : qui était-il ? On s'adressa
à Bertillon qui, très aisément, avec ses fiches anthro-
pométriques, établit (3) que le mort s'appelait Leeman,
de famille juive, originaire de la Lorraine annexée, qu'il
avait fait le métier de boucher (4) avant de devenir
escroc, qu'il était divorcé, avait abandonné ses
enfants et, frappé de nombreuses condamnations, ne les
avait pas subies (5). Et, encore une fois, les journaux
de l'État-major 6) s'inscrivirent en faux contre l'évi-
dence et contestèrent que le pendu fût Leeman (comme
(1) Cass., I. 220, 221, Berlulu?.
(2) Matin des 0 et 7 mars 1898 ; Écho de Paris des 9. 10, 11.
(3j Rapport du 7 mars.
V Le cadavre portait la trace de diverses cicatrices à la
main gauche, « blessures professionnelles que l'ancien boucher
s'était faites au moyen du couperet dont il se servait et qu'il
tenait de la main droite ». Ces cicatrices, ainsi que d'autres
marques particulières, étaient mentionnées sur les fiches an-
thropométriques.
5) Le casier judiciaire, communiqué à la presse, énumère dix
condamnations, les cinq premières de 1887 à 1892, pour faillite,
escroquerie et vol, à Nancy, Nogent-sur-Seine, Dieppe, Mar-
seille et Paris; puis, en 1894, pour vol, escroquerie et abus de
confiance : six mois de prison, à Douai, le 11 juin ; six mois à
Paris, le 14 septembre: deux ans à Paris, le 8 octobre ; six mois
à Provins, le 5 décembre; enfin, un an, à Rouen, le 7 mars 1895,
soit, en neuf mois, de juin 1894 à mars 189"), (juatre ans et demi
de prison.
;6 Écho de Paris des 9. 10 et 11 mars. Éclair, Petit Journal, etc.
— De même, Séverine et Clemenceau, mais pour faire pièce à
Bertillon.
506 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
il était Lemercier-Picard), bien que le beau-frère et les
parents du mort l'eussent forniellemsnt reconnu à la
Morgue, ainsi que les tenanciers de l'hôtel de la rue de
Sèvres 1 1).
Visiblement, les défenseurs patentés de l'honneur de
rarmce cherchaient à épaissir les ténèbres autour de
cet homme et de ce drame ténébreux.
On ne voit pas l'intérêt que de braves gens auraient
eu à reconnaître un parent dans le cadavre d'un misé-
rable qui leur aurait été étranger ; au contraire, il im-
portait beaucoup à Henry de mettre en doute que le
mort fût à la fois Lemercier-Picard et Leeman. II
n'avait pas, en effet, d'autres moyens d'échapper à ces
redoutables questions : Comment cet extraordinaire
contumax qui devait à la justice, au moment de sa
mort, quatre ans et demi de prison, avait-il été épargné
par toutes les polices de Paris et de province? Qui donc
le protégeait ?
Ces questions ne s'en posèrent pas moins, et d'au-
(i) Bei'Lulus, a|U!ès avoir interrogé Séverine, Léontine Le Bon-
niec, Emile Berr. le colonel Sever, Cloutier, le beau-l'rère et le
cousin de Maurice Leeman, soumit à ces deux derniers des lettres
de récriture de Lemercier-Picard ; ils déclarèrent aussitôt que
c'était récriture de leur parent. Il se rendit ensuite à la Morgue
avec eux et ils reconnurent formellement Leeman, en présence
de Cloutier <|ui reconnut Emile Durand, et de Sever, qui re-
connut Lemercier-Picard. (Confrontations et dépositions du
9 mars.) Cloutier raconta cette confrontation dans Vlnlransi-
geanl du lendemain ; il ajouta que les derniers logeurs du
pendu, loin de contester l'identification, comme cela avait
été raconté, l'avaient confirmée. Cependant, il doutait encore
que ce fût Lemercier-Picard, parce que « l'Écho de Paris, qui
a toujours paru bien renseigné sur les dessous de l'affaire
Dreyfus, le nie énergiquement ». — Leeman fut également
reconnu par un employé de commerce, Jean Picard, ;,qui
avait été son camarade de collège. Il l'avait soupçonné de lui
avoir pris ses papiers ; il convint que son voleur était un autre.
(12 mars 1898.)
MORT DE LEMERCIER-PICARD 507
très encore. On se demanda pourquoi les jour-
naux de l'Étal-major s'obstinaient à égarer l'opinion
sur des fausses pistes et à contester que l'ancien
agent d'Henry eût fait partie de la police militaire (i).
On lit observer que tous ceux qui avaient vu le cadavre
avaient constaté la sérénité du visage, que l'homme
paraissait dormir (2), « les traits reposés (3) », alors
que les pendus, dont la figure s'est déformée <• en d'é-
pouvantables grimaces (4) », retrouvent, sans doute,
dans la mort, leur physionomie habituelle, " hébétude
et calme (5) », mais ont, d'ordinaire, la face gonflée et
lurgide, et, souvent, les yeux exorbités, injectés de
sang (6). On disait, mais à tort, qu'il est impossible de
se pendre à genoux [~). On expliquait que l'escroc,
bien que réduit à la misère, mais ayant diverses opéra-
tions en train, n'avait point sujet d'en finir encore avec
la vie ; l'on répondait à l'objection de la porte fermée
(1) Voir p. 334. le démenti de Billot. — De même, Gonse
{Cass., I, 571 et Roget (I. 689 et Rennes, I, 288 ; II. 53r» .
(2 Emile Berr, dans le Figaro du 7 mars i8t;8.
(3; Cloutier. dans V Intransigeant du 11.
(4) Brouardel, La Pendaison. 47-
(5i Leorand du Salle, Traité de médecine légal?. 587.
'61 Brouardel, 87, 88.
'7 '■ Il sest pendu à genoux. » [Écho du G mars.) — La sus-
pension dite incomplète n'implique pas crime. Au début de l'ap-
plication du régime cellulaire, des prisonniers se pendirent
dans leurs cellules, qui agenouillés, qui accroupis ou même
assis ou couchés. Ils furent photographiés ^collection Tardieu .
Brouardel reproduit ces photographies 66 etsuiv.). — La ques-
tion de la pendaison incomplète fut discutée avec passion au
moment de la mort dn prince de Condé ; Gendrin. notamment,
rejeta l'hypothèse du suicide Mémoire médico-légal., i83i .
Brouardel "n'hésite pas », au contraire, à rejeter l'hypothèse d'un
crime Gi. 62;. r- <' Aujourd'hui, il est parfaitement démontré
qu'il n'existe pas ime seule position du corps dans laquelle la
mort volontaire par pendaison ne soit possible. » Leghand d\:
Saule, 528.)
508 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
à double tour, que l'assassin avait pu la fermer du
dehors, avec une fausse clef, et à l'objection (plus forte)
de la lettre trouvée dans le carnet du défunt, que le
meurtrier n'avait pas eu le temps de fouiller sa victime.
On s'étonnait enfin que la maîtresse de Lemercier-Pi-
card eût subitement disparu (i) et, surtout, que le pro-
cès-verbal de la tardive autopsie — postérieur de dix jours
à la mort (2) — fût tenu secret.
La probité scientifique des docteurs Brouardel et
Socquet défiait le soupçon; d'autre part, en raison même
de cette probité, leur rapport eût prêté à discussion. S'il
y était, en effet, affirmé que le « tissu cellulaire sous-
cutané ni les muscles peauciers ne présentaient aucune
trace de suffusion ou d'épanchements sanguins (3) »,
par contre, le sillon de la corde, bien que « parcheminé »,
était «étroit» (ce sillon dont ^ l'examen est capital
pour le médecin légiste (4) » et que le médecin du
quartier, n'avait aperçu qu'après un examen atten-
tif). Les médecins légistes relevaient la fameuse ec-
chymose rétro-pharyngienne (5), qui est l'un des
symptômes classiques de la pendaison pendant la
(1) Elle reçut, datée du 5 mars 1898, c'est-à-dire du jour même
où le suicide fut raconté par les journaux, une lettre anonyme
dont l'auteur lui offrait « secours et protection ». Elle la remit
à Bertulus.
(2) Du i5 mars i898.
(3 //!s//-. i?er/u/us, Rapport du 5 avril, cote n° 122. - Legrand
DU Saule, 533 : « Il est très rare de trouver des suffusions san-
guines... Certains auteurs en nient l'existence. » — De même
Brouardel, 97.
(4) Brouardel, 91 .
(5) « Sur la face antérieure de la colonne vertébrale, dans le
tissu cellulaire, se trouvent trois petites effusions sanguine.'^)
dont deux situées à gauche de la ligne médiane, et mesurant,
la supérieure : 0,012 mm. de diamètre, l'inférieure : o,oo5. La
troisième, située à droite, au même niveau que la supérieure
gauche, est presque punctiforme. »
MOUT DE LEMERCÏER-PICARD 509
vie (i) ; mais « il n'y avait pas de déchirure des artères
carotides », ni « de fracture du cartilage thyroïde ou de
l'os hyoïde». En résumé, et parce que les marques de la
strangulation faisaient défaut (2) , — les diverses parties du
corps n'offrant « aucune trace de violences appréciable »
et la face ni le cou « aucune trace de coups d'ongles
et d'érosions (3i », — les deux médecins conclurent au
suicide par pendaison (4).
Un autre soupçon était venu à Bertulus : peut-être
Lemercier-Picard avait-il été empoisonné avant d'être
pendu; le juge prescrivit de procéder à l'analyse chi-
mique des viscères (5) ; mais cette analyse (près d'un
mois après la morti ne révéla « aucun fait permettant
de supposer que Leeman eût subi un empoisonne-
ment (6j ».
« On savait vaguement, autrefois, que des individus
(1) Brouakdel, io3 : <■ L'ecchymose rétro-pharyngienne, la dé-
chirure de la membrane interne de la carotide, lépanchement
sous-périosté de la fracture de le? hyoïde, la concordance de
la coloration de la face avec la position du lien, constituent un
faisceau de signes suffisants pour arrêter votre attention. »
— De même, Legi!.\nd du Salle, 534. — « Amussat, dès 1828, a
décrit la déchirure de la carotide comme un des signes de la pen-
daison. •> BRouARDEL,98.Lécole allemande la considère comme
une règle : >< Vous aurez beau suspendre un cadavre, jamais
vous ne produirez une ecchymose rétropharyngienne. » (97.)
(2i Traces de violences extérieures : dans la strangulation par
un lien : existence du sillon, ecchymoses autour du cou ; éro-
sions sur la peau du cou et du visage ; dans la strangulation à
la main : lésions multiples et spéciales, suffusions sanguines,
noyaux apoplectiques dans les poumons, etc. 'Brouardel, 193
210, 2i5 ; Legrand du Salle. 589.)
(3/ Rapport.
(4) Voir Appendice I.
(5) « En vue d'une analyse chimique, nous avons placé les
viscères dans des bocaux scellés et cachetés. » (Rapport.)
(6; Rapport du docteur Ogier, chef du laboratoire de toxi-
cologie.
ôlO HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
mouraient instantanément après avoir reçu un coup
dans certaines régions ducorps, bien que le coup eût été
léger et qu'il fût impossible de trouver ni une lésion cu-
tanée, ni même une ecchymose (ij», — ce qui était le cas
de Lemercier-Picard, — et la science contemporaine
a découvert la cause de ce phénomène -2). Les petits
ganglions nerveux du cœur, qui en entretiennent les
mouvements, sont reliés au bulbe rachidien, sorte de
renflement dans le crâne, à l'extrémité supérieure de la
moelle spinale, par le nerf pneumogastrique qui gou-
verne aussi les mouvements respiratoires et dont le noyau
constitue ce queFlourensaappeléle nœudvital. On com-
prend, dès lors, que « le bulbe, sous l'influence d'une irri-
tation périphérique, puisse arrêter par l'intermédiaire de
ce long cordon conducteur, qui est un nerf d'arrêt et non
un nerf d'excitation, les mouvements du cœur (3j », et
<ju'un léger coup de poing sur le larynx ou du pied
dans la région du bas-ventre suffise à donner instanta-
nément la mort (4). C'est la mort par inhibilion, « qui
survient sans agonie ni convulsions, dans le plus grand
silence", mais dont la preuve échappe à lautopsie. En
efîet, quand le scalpel ouvre tardivement le corps, le sang
qui était resté rou^e au moment de la mort, i< a perdu
déjà sarutilance et est devenu noir, et les poumons ne
sont pas congestionnés (5 » .
(i) Brouardel, La Pendaison. -,
(2 Les caractères de la mort \tar infiibil ion furent déterminées
par Bro^vn-Séquard, qui en établit la théorie dans plusieurs com-
munications à l'Académie des Sciences (i886, 1887, 1888,.
'3) Brovardel, 7 et suiv.
4 Lo~ régions du corps qui possèdent, d'après Bro^^■n-
Séquard, la propriété de produire cet effet sont le nerf laryngé
supérieur, certaines branches du trijumeau, les nerfs cutanés
de la région sus et sous-hyo'idienne, delà région épigastrique,
des testicules et de l'utérus.
5 Br.OLARDEL, 8, i5.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 511
Mais celte hypothèse d'un coup subitement porté à la
gorge ou dans le ventre du misérable, au cours d'une
discussion, avec ou sans intention de tuer (i), Brouardel
et Socquet ne lavaient pas abordée dans leur rapport,
parce qu'il n'existe aucun moyen scientifique de recon-
naître ce genre de meurtre. Ainsi, l'ensemble des faits
de la cause ouvrait le champ à toutes les supposi-
tions ; quelques-uns seulement des symptômes de la
pendaison avaient été officiellement constatés ; on
n'avait découvert aucun de ceux d'un crime, empoison-
nement ou strangulation; et le corps d'un homme mort
par inhibition est le seul cadavre qui soit absolument
muet.
Il n'est pas certain que la brutalité des vengeances de
Billot eût suffi à remuer l'opinion: elles n'avaient ému,
outre le reste du monde, que de rares esprits généreux
qui s'indignèrent de voir chasser Picquart d'une armée
où triomphait Esterhazy, et les corps savants (2) qui
oITrirent bravement le témoignage de leur admiration
;'i Henry passa presque toute celte journée du 3 mars 1898 en
pourparlers au sujet de son duel avec Picquart Voir p. 5i4).
On a supposé qu'un de ses agents, Guénée ou l'adjudant Lo-
crimier, serait allé trouver Lemercier, qu'une discussion se
fierait engagée entre eux, etc. Mais il n'en existe aucune preuve-
Ni Guénée, mort assez subitement avant le procès de Kennes,
ni Locrimier, qui se pendit vers la même époque, n'ont été
interrogés sur leurs relations avec l'homme de la rue de Sèvres.
Esterhazy dit que ■< Lemercier-Picard passa de vie à trépas,
malgré lui ; le faux s'agrémente parfois d'assassinat. » Dép. à
Londres. Éd. de Bruxelles, 91.) — Trois savants, des révisionnistes
militants, à qui j'ai communiqué le procès-verbal de Brouardel,
concluent nettement au suicide de Lemercier-Picard. L'un d'eux,
en me transmettant son opinion motivée, m'écrivit: « Tant pis
pour le drame 1 »
(2; Charles Richet, président de la Société de Biologie, adressa
à Grimaux une chaleureuse allocution 126 février 1898 : tous les
membres de la société se levèrent pour faire honneur au vieux
512 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
au vieux Grimaux. Mais le mystère de la rue de Sèvres
avait réveillé toute rAfTaire.
V
D'autres incideuts tinrent le public en haleine.
D'abord des duels : Clemenceau contre Drumont
pour un article de la Libre Parole ; ils tirèrent trois
fois l'un sur l'autre sans s'atteindre (i) ; et Picquart
avec Henry.
Picquart, aux arrêts de forteresse pendant le procès
Zola, avait vainement sollicité l'autorisation de provo-
quer Henry, à la suite de l'injure qu'il avait reçue;
dès qu'il fut mis en liberté, il lui envoya ses témoins,
Ranc et Gast.
Henry, bien qu'il fût brave, avait réglé, en prévision
de l'incident, une étonnante comédie.
On a vu qu'Esterhazy avait manifesté précédemment
1 intention de me provoquer en duel, ou Clemenceau ;
il la réitéra, au lendemain de la condamnation de Zola,
sur quoi BoisdefTre lui fit dire par Pellieux que celui
qu'il devait provoquer, c'était Picquart, ce que Gonse
confirma à Tézenas et ce dont Henry avisa son ami en
ces te.rmes : « Tous les cabots de la boîte attendent que
vous vous battiez avec Picquart. » Esterliazy, n'y
ayant pas objecté, demanda à l'un de ses amis, le même
qui lavait embrassé en plein Palais de justice, de lui
savant et signèrent ensuite, à l'unanimité moins cinq abs-
tentions, une adresse de sympathie. — Il fut également lob-
jet de manifestations individuelles, à l'Académie des Sciences.
(i) 26 février i8«j8.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 513
servir de témoin ; Feuillant réclama comme second
témoin un officier supérieur, et Esterhazy se rendit
chez Du Paty qui « était au lit, très souffrant (i) », ou
qui s'y était mis, trouvant l'aventure fâcheuse. Bois-
deffre décida qu'il ne fallait pas mêler l'État-Major à
l'atraireet qu'Esterhazy devait prendre ses témoins, l'un
dans l'armée active, l'autre, comme « représentant l'ar-
mée nationale (2) >^, dans la territoriale. Il se chargeait
d'ailleurs de les désigner lui-même : le commandant
de Sainte-Marie du Nozet (3), qui avait été juge sup-
pléant au procès d'Eslerhazy, et le lieutenant Bergou-
gnan i^). Gonse, en personne, invita Sainte-Marie à
assister le traître, pendant qu'Henry, « très agité »
courait chez Esterhazy qu'il ne trouva pas et à qui-
il laissa une note où il lui indiquait la marche à
suivre (5). Ils se rendirent ensuite, le lendemain matin,
chez Gonse (6).
(1) Cass., II, 247, Eplerhazy.
(2) Cass.. II, 176 {Cons. d'enq. Eslerhazij,, Bergougnon : « .fai
été invité à remplir le rôle de témoin pour que l'armée natio-
nale fût représentée. » — Gonse (Rennes, II, i63) revendique
cette décision qu'Esterhazy attribue à Boisdeffre.
(Sj Chef de bataillon au iSi» régiment d'infanterie, officier de
la Légion d'honneur.
(4 Commandant le 21'' régiment territorial d infanterie, officier
delà Légion d'honneur.
5) Cette note fut saisie par Bertulus [Cass., II, 287 ; cote 24
du scellé 4 : « Très urgent, 5 h. 4» du soir. Voici ce qui est dé-
cidé : officier supérieur de la réserve et de l'armée territoriale,
représentant Yarmée nationale; un officier supérieur de l'active.
Assurez-vous immédiatement du concours de Bergougnan et
venez ensuite me trouver chez mol. Nous irons ensemble chez
le général Gonse, qui nous donnera le nom de l'officiel' supérieur
de l'active. C'est également l'avis de M. le comte Feuillant que
je viens devoir chez lui où je croyais vous trouver. Tout à vous,
J. Henry. »
(6) Cass., I, 588, Esterhazy. — Ce récit d'Esterhazy ne fut
l'objet d'aucun démenti. D'après Esterhazy, Sainte-Marie lui
raconta ce propos de Gonse: « Je vous demande de servir de
33
r,li HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
En conséquence, lorsque les témoins de Picquart se
présentèrent chez Henry, celui-ci déclina la rencontre
et leur remit une note qui avait été concerlée avec les
chefs : u Tant que la lumière n'aura pas été faite sur
l'origine tUi petit ttleu, et que linstruction n'aura pas
élucidé certains faits qualifiés de faux et connus de
Picquart », Henry refuse « d'engager ses amis dans
cette affaire ». — Cela se passait dans la matinée du
jour où Lemercier fut trouvé pendu (i). — Ranc et
Gast prirent simplement acte de celle reculade et en
rendirent compte à Picquart.
Esterhazy, selon le plan qui avait été arrêté, entra
alors en scène. Au lieu d'envoyer à Picquart ses té-
moins, qui étaient tout prêts, mais c[ui n'étaient pas
dans le secret, il les dépêcha à Henry pour lui faire
part de sa prétention de se rencontrer le pi'emier avec
celui qu'il ajipelait « son insulteur (2) ». Henry leur
ayant communiqué la déclaration qu'il avait faite dans
la matinée à Ranc, les deux officiers décidèrent aussitôt
que « la double disqualification de M. Picquart ne per-
mettait pas à Esterhazy de se battre avec lui ». Ils res-
taient d'ailleurs prêts « à l'accompagner sur le terrain »,
témoin à Esterhazy, mais n'en parlez pas. » Gonse avoue
{Ren?ieg, II, i63) la visite que lui fuent Esterhazy et Henry ; il
prétend avoir borné son intervention à une démarche auprès
du colonel Parés, premier témoin d Henry ; il l'aurait invité à
chercher le second témoin d'Esterhazy. BoisdelTre, dans ses
diverses dépositions, passe l'incident sous silence. Roget
{Cass , 1,99) raconte qu'Esterhazy vint chez Henry (après le duel
de celui-ci avec Picquarl), pour le prier de lui chercher un
témoin, ce qui est contredit par tous les faits. Les visites
d'Henry à Esterhazy sont certifiées encore par la concierge,
Cemme Gérard {Cass. I, 792), et par Marguerite Pays (I, 801).
(1) 3 mars 1898.
(2) Cass., I, 20(), Picquart : « Il y eut une entente évidente entre
Esterhazy et Henry pour que le premier se substituât au se-
cond. »
MORT DE LEMERCIER-PICARD ôlS
si Picquarl se lavait des accusations portées contre lui.
Ils « profitaient de loccasion pour témoigner à leur
client toute leur profonde sympathie (i) ».
Ainsi Picquart était jugé indigne de croiser l'épée,
non seulement avec Henry, mais avec Eslerhazy.
Il est à croire que les auteurs de cette énorme panta-
lonnade en attendaient un gros succès ; mais les sifflets
du public les détrompèrent et ils ne s'obstinèrent pas (2)_
Le soir même, Henry pria les lieutenants -colonels
Parés et Boissonnet de se mettre en rapport avec les
amis de Picquart, bien que « son opinion n'eût pas varié
sur le fond (.3j ». Il prévint, en même temps, Esterhazy
qui, dès le lendemain, fit porter son cartel à Picquart,
en réclamant son droit de priorité (4). Il y renonça,
toutefois, dans le courant de la journée, à la demande
des témoins d'Henry, et il en fit aviser Picquart (5).
Le lendemain, à la deuxième reprise d'un vif combat
à l'épée, Henry fut touché au bras (6).
(i) Lettre à Esterhazy du 3 mar.=, 2 heures soir. — 11 con-
vient de remarquer le soin avec lequel les témoins d'Esterhazy
datent leurs lettres, destinées à la publicité.
fa Roget dit qu'il blâma Henry d'avoir cédé son droit de prio-
rité à Esterhazy [Cass., I, 991.
(3) Lettre aux colonels Parés et Boissonnet.
(4) Lettre de Bourgougnan et Sainte-Marie à Picquart, datée
« Paris, le 4 niars, 9 heures du matin. » Les témoins d'Es-
terhazy précisent, dans leur lettre, « qu'ils ont appris la nou-
velle attitude d'Henry par les journaux du matin », c'est-à-dire
vers 8 heures. Et, dès 9 heures, Esterhazy aurait eu le temps
de les quérir, de les réunir, de les envoyer chez Picquart !
(5) Lettre des lieutenants-colonels Boissonnet et Pares
(1 heure après-midi aux témoins d'Esterhazy ; réponse de
ceux-ci !4 heures : lettre de Bergouignan et de Sainte-Marie à
Picquart, datée simplement du 4 mars.
(6) « A la deuxième reprise, le lieutenant colonel Henry a été
atteint d'une blessure pénétrante dans la région du nerf cubi-
tal, ce qui a entraîné un engourdissement des deux derniers
doigts de la main droite. » Procès-verbal du 5 mars.) — Dans
516 IIISTOIHE DE L AFFAIRE DREYFUS
Picquart avait remis à Gast, avant ce duel, une courte
note; il affirmait à nouveau que Dreyfus était inno-
cent et que les pièces du dossier secret étaient pué-
riles, quelles n'auraient pas supporté un quart d'heure
d'examen contradictoire.
La blessure d'Henry était si légère qu'il n'eut pas à
s'aliter. 11 reçut la visite d'un grand nombre d'officiers,
Boisdeffre entête (i).
Picquart avait, jusqu'alors, laissé sans réponse les
diverses communications des témoins d'Esterhazy.
D'autant plus à l'aise qu'il venait de se battre avec
Henry, il leur écrivit, sans commentaire, qu'il refusait
de se rencontrer avec leur client. Il déclina même, et
sans autre explication, l'arbitrage d'un jury d'honneur
où l'académicien Mézières (2;, Déroulède et Féry
dEsclands (3)' avaient accepté d'être arbitres pour
Esterhazy (4) et que le général Dufaure du Bessol (5)
avait consenti à présider. Sainte-Marie et Bergougnan,
qui estimaient que leur ami « avait fait beaucoup
d'honneur à Picquart », en le provoquant, déclarèrent
que les refus successifs de celui-ci constituaient « une
nouvelle injure à l'armée dont il avait cessé de faire
partie (6) ». Et l'espion vomit quelques grossièretés :
Picquart était « un lâche » ; « il avait, décidément, en
tout, des mœurs étranges, et il ne relevait plus que de
le procès-verbal qui réglait la rencontre, il avait été stipulé
que la note. qu'Henry avait remise à Rnnc, devait être, du fait
même du duel, « considérée comme nulle et non-avenue ».
(1) Temps du 6 mars 1898.
(2) Député, président de la commission de l'armée.
(3) Conseiller-maître à la Cour des Comptes, depuis duc du
pape.
(4) Les trois autres arbitres eussent été au choix de Picquart-
(5) Grand'croix de la Légion d'honneur.
(6) Lettre du 1 1 mars 1898 à Esterhazy.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 517
la cravache (i) ». Depuis qu'Esterhazy fréquentait chez
Oscar Wilde, les gens de la Libre Parole colportaient
contre Picquart des bruits infâmes.
Ayant échoué à faire consolider parPicquart son inno-
cence officielle, Esterhazy annonça quil allait intenter
à ses ditïamateurs de formidables procès en dommages-
intérêts; il ne demanderait pas moins de 600.000 francs
aux journaux anglais (2), 5oo.ooo francs à Mathieu,
200.000 francs à Zola, 200.000 au Figaro. Mais il se
contenta de fanfaronner, sous prétexte que Billot lui
avait fait défense de provoquer de nouveaux scandales
et que tel était aussi lavis de son avocat i3). Il était, en
effet, dans ses principes, « d'obéir constamment à ses
chefs en toutes choses *, Cependant, si de nouvelles
dilïamations étaient dirigées contre lui, il saisirait les
tribunaux. Il consentait à rester, en attendant, un
demi-traître.
Aussi bien, ce lessivage insuffisant n"était, comme on
peut croire, que le moindre de ses soucis ; ce qui le
préoccupait bien plus, c'était que sa gloire lui avait
fermé toutes les caisses. Quelques billets de mille francs
qu'il aA'ait extorqués à de Rodays, (pielques prêts ami-
caux que lui consentirent Arthur Meyer et Roche-
fort furent vite épuisés (4)- Sa femme, écœurée, n'en
pouvant plus, avait définitivement rompu avec lui (5) ;
il vivait chez sa maîtresse (i), presque en souteneur, lui
: 1) Lettre à Sainte-Marie et Bergougnan.
(2 Lettre du i5 mars i8g8 à Christian.
(3) Cass., II, 180, Cons. d'enq. Eslerhazi/), Boisandré.
i4) Cass., II, ]83, Estei-luizy : « Des amis de M" Tézenas m'ont
remis iS.ooo francs, dont 4.000 francs fournis par le Gaulois
pour ma défense. »
(5) «J'ai été mis à la porte de chez moi, un jour, après déjeu-
ner, comme un domestique. Non pas comme un domestique :
ils ont leurs huit jours. » (Lettre d'Esterhazy à Mme Grenier.)
(6) Cass., 11,181. Cons. d'enq.), Eslerhazy.
518 HISTOIRE DE L AFl- AIRE DREYFUS
sachant daulres amants (i), et. dépenaillé maintenant,
sans rien de son élégance dautrefois, l'œil hagard et
terne du noctambule épuisé. Surtout, Christian et sa
mère, avisés enfin que leur illustre parent était criblé
de dettes et réduit aux expédients 12), réclamaient, avec
une insistance gênante, les fonds engagés dans Tairaire
Rothschild. Il essaya, avec son effronterie ordinaire, de
recider l'échéance, l'aveu de sa fdoulerie. et débita cent
mensonges contradictoires : il fallait prévenir, trois
mois d'avance, pour opérer un retrait : il avait fait en
vain des démarches chez Rothschild qui, d'ailleurs, ne
se sauverait pas avec la caisse ; ou il refusait d'aller chez
les banquiers juifs après la conduite de leurs coreligion-
naires à son égard ; et il était absorbé par ses procès, ses
duels et « sa candidature à la députation 3) «. Mais
Christian n'avait plus confiance et voulait son argent.
Ainsi l'avenir ne s'éclairait pas, malgré tant d'écla-
tantes victoires, et il en sentait d'autant plus la précarité
que son professeur d'énergie n'était pas plus rassuré
que lui. Henry, en effet, bien qu'au comble de la pros-
périté et débarrassé de ses principaux ennemis, no par-
venait pas à croire que les vaincus n'auraient plus leur
revanche. Lui aussi, il avait tué le sommeil.
VI
Deux hommes l'inquiétaient surtout : Bertulus et Du
Paty.
Tout bon observateur qu'il fut, Henry s'était trompé
(1) Cass., I, 789, femme Gérard, concierge.
(2) Christian EsTERHAZY,. Vemo/re, 76: Cass. ,11, 2^1, Est«rhazy.
(3; Lettres des 9, iT), 21 mars, i<^' avril 1898.
MORT DK LEMKnCIKR-lMCAIU) 519
sur Bertiilus ; parce que l'homme n'était pas pédant, il
l'avait cru sans scrupules ; en conséquence, il avait
rabattu vers son cabinet toutes les affaires .connexes à
la grande affaire ; on les réglerait en famille.
Par malheur, le juge était sagace, avisé, trop intelli-
gent pour consentir à des complaisances où il se serait
d'abord déshonoré, puis perdu, quand l'évidence écla-
terait. Dès sa première enfjuète. il découvrit jusqu'où
la passion et la haine peuvent enti-aîner des soldats.
Gonse lui avait affirmé, et avait trouvé des témoins ( i)
pour attester que les frères de Dreyfus avaient tenté de
corrompre Sandheir ; Lauth, Junck, juraient quils le
savaient de lui-même. Or, Sandherr avait écrit de sa
propre main le récit de son entrevue avec Mathieu et
Léon Dreyfus (2) ; et ce récit, que Gonse connais-
sait, qu'il remit à Bertulus, démentait si formellement
toutes ces inventions posthumes que rien n'en restait,
sauf l'effrayante certitude dune détestable et stupide
manœuvre (3), L'affaire Lemercier-Picard, que la mort
subite du faussaire l'obligea à terminer également par un
non-lieu {^). accrut ses soupçons. Dans l'affaire de
Mme de Boulancy, quil confronta à plusieurs reprises
avec Esterhazy, il avait arraché un demi-aveu au misé-
rable (5), et c'était un troisième non-lieu qu'il allait
'1 Coss., II. 283, Martho Filigny, acuvc Sandherr; 28/4, 2S),
.3o^i, Stackler, Thesmas, Pénot. — Voir p. i(J3.
(2; Cass., II, 280, note du colonel Sandherr.
(3) Arrêt de non-lieu du i5 mars i8(j8.
(4) Le non-lieu fut rendu le 3 avril : « Attendu que l'origine du
faux est restée inconnue. »
(ô) Esterhazy, j)our intimider Mme de Boulancy, lui fit adres-
ser, ainsi qu'à son avocat Lagasse, des lettres anonymes de
menaces, que Christian se chargea d'expédier. {Cass., 11,232, 201,
Christian ; Mémoire, 71.) — Cass., II. 249. Esterhazy: « .le recon-
nais avoir adressé à Christian le projet de lettre anonyme qu'il
a ensuite adressé à un candidat à la dépulation, M<= Lagasse. "
520 HISTOIRE DE L AFEAIBE DREYFUS
rendre, équivalant, en droit, à la reconnaissance de
rauthenlicité des fameuses lettres (i). Enfin, il s'était
particulièrement attaché à l'affaire des faux télégrammes
5/a/ic/ze et Spera/jza, et il voulait la pousser jusqu'au bout.
Il était d'autant plus résolu qu'un piège abominable
lui avait été tendu et qu'il faillit y tomber.
11 avait reçu un jour, vers la fin du procès de Zola,
une communication singulière du général de Pellieux.
Le général lui faisait dire par un de ses officiers qu'il
savait enfin qui était la dame voilée, qu'il avait donné sa
parole de ne pas la nommer, et qu'il pouvait seulement
indiquer l'adresse approximative : « Telle rue, dans les
numéros élevés (2). » — Il avait, d'ailleurs, livré le nom
à EsterhazyfS), qui le connaissait déjà par Henry (^i-
Bertulus, qui croyait encore à la légende, n'hésita
pas à envoyer un policier aux renseignements et, très
vite, il apprit le nom de l'inconnue : c'était cette parente
de Picquart qui avait eu le père Du Lac pour directeur,
et que celui-ci accusait d'avoir été, par dépit, la protec-
trice mystérieuse d'Esterhazy.
Quelques jours après, Gonse, à son tour, arriva chez
Bertulus, comme par hasard, pour savoir où il en était
de son enquête ; car, pour lui, « il avait, comme Pellieux,
donné sa parole de ne pas nommer la dame )>. Le juge lui
ayant dit la première et la dernière lettre du nom, Gonse,
interprétant à sa façon la parole qu'il prétendait avoir
donnée, dit qu'ils étaientbien d'accord, que c'était elle (5).
(1) L'ordonnance fut rendue le 22 mai i8<j8.
(2 La communication fut faite à Bertulus par l'officier d'or-
donnance de Pellieux, le commandant Ducassé.
(3) Cass., II, 278, Eslerhazy : « Je n'ai connu son nom que
parce qu'il m'a été dit pour la première fois par le général de
Pellieux qui pensait que ce pouvait être la dame voilée. »
(4, Voir t. II, 573.
(5) Cela est avoué par Gonse {Cass., I, 570).
MORT DE LEMERCIKR-PICARD 521
Ainsi, ni Boisdefîre, niGonsc, ni Pellieux n'auraient
dénoncé la pénitente du père Du Lac ; c'était le magis-
trat civil qui l'avait trouvée 1
Nulle machination où n'apparaît, dans une lumière
plus crue, la manière ordinaire des Jésuites, et tout y
était merveilleusement combiné, agencé et prévu, sauf
l'élément que les coquins ne font jamais entrer en ligne
de compte : l'honnêteté révoltée et courageuse. En elïet,
dans lintervalle entre la visite de Ducassé et celle de
Gonse, la victime de cette vilenie était venue elle-même
chez Bertulus (i) et. bravement, avait foncé sur ses ca-
lomniateurs. Elle ne raconta, d'abord, que ses dissenti-
ments avec son mari au sujet de Picquart et la surveil-
lance outrageante dont la police l'obsédait. Puis, dans
un second entretien et dans une lettre, elle dit
taut : pourquoi elle soupçonnait le père Du Lac d'avoir
violé le secret de la confession et comment, avec des
parcelles dénaturées de vérité, la calomnie avait été
édifiée contre Picquart et contre elle (2;.
Il eût fallu être dénué de tout sens critique ou aveuglé
par la passion pour ne pas discerner, sous tant de ma-
nœuvres, le crime originel quelles voulaient couvrir.
Peu à peu, toute la terrible vérité apparut à Bertulus
et, maintenant, il en était ébloui : il n'avait plus de
doute que Dreyfus fût innocent ; et l'ambition lui vint
d'être un de ceux qui contribueraient à l'œuvre de jus-
tice. Les promoteurs de la Revision, qui ont combattu
fi) 25 février i8<jS. — Cass., 269, Bertulus : « Mme Monnier étnit
venue spontanément protester avec une rare énergie contre le
rôle odieux qu'on voulait lui faire jouer. »
12) Cass., I, 235, Bertulus : « A l'appui de son raisonnement,
elle disait encore que, deux fois, par deux lettres, au cours du
procès Zola, le père Du Lac l'avait mandée auprès de lui et
•luelle avait refusé de s'y rendre, ne voulant pas lui dire en
face le soupçon qu'elle avait contre lui. » . — Voir t. II, S;^.
522 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
en rase campagne, ont échoué ; peiU-ètre lui sera-t-il
donné de réussir, rien qu'en suivant Tétroit souterrain
où il a été engagé par Henry lui-même.
Il était, de sa nature, avisé et circonspect ; désormais,
il le sera d'autant plus que la tâche à accomplir est plus
rude, et qu'il ne se dissimule pas qu'à la moindre im-
prudence, il sera brisé. Il continuera donc à faire bon
visage aux gens de l'État-Major et les payera de bonnes
paroles (i), cordial avec Gonse, familier avec Henry
({ui, cherchant de son côté à le tromper, lui disait le
plus grand bien de Picquart, " entêté, mais honnête
homme, incapable d'une mauvaiseaction (2) » ; ainsi, tout
on se garant, il poursuivra la revanche de la justice.
C'est la vieille politique d'Harmodius et deLorenzaccio.
11 était inévitable que. dans la partie qu'il se déci-
dait à jouer, Bertulus se rapprochât de Picquart, l'au-
teur de la plainte et son principal témoin. Déjà, avant
que le juge trouvât son chemin de Damas, Picquart
avait gagné sa confiance par la précision de ses dires et
par la fermeté de son attitude (3). Maintenant que ses
propres découvertes confirmaient celles de l'ancien chef
du service des renseignements, il était d'autant plus
disposé à lui faire créance et à le suivre dans ses déduc-
tions. L'ayant entendu pendant plusieurs longues au-
diences (4), il avait été convaincu par lui et n'éprouvait
de doute qu'au sujet de SouiTrain, suspecté à la fois
par Pellieux et par Picquart, bien qu'il fût entièrement
étranger à l'affaire i5). Certain, à présent, que les
(li Cass., II, 25. Gonse. — Voir p. 026.
(2> Ibid., I, 23i, Berlulus.
(3 Ibid.. I, 221, Bertulus.
'4) Ibid., II, 207 à 220 (i5. 16, 19 et 28 février 1898).
;5; Esterhazy et Henry avaient fait croire à Pellieux Enq.,
26 novembre 1897) que SoufTrain était « l'agent des juifs» : Pic-
quart le croyait l'agent d'Esterhazy. — Cass., I, 204: II. 214,
MORT DK LEMERCIEn-PICAUD 523
fausses dépêches, comme le document libérateur,
étaient une manœuvre des ennemis de Picquart, le juge
se laissa également persuader qu'elles étaient l'œuvre
de Du Paty. Sacrifié par ses anciens chefs, Picquart
s'était enfin résolu « à ne plus garder aucune mesure
et il avait répondu à sa mise en réforme par une dénon-
ciation plus formelle » contre Esterhazy et celui qu'il
croyait son principal auxiliaire (i). Mais ni Bertulus ni
lui n'avaient l'ombre d'un soupçon contre Henry (2).
L'accusation portée par Picquart contre Du Paty
l'avait été déjà ]5ar la comtesse de Gomminges (3), qui
2i5, Picquarl. La plainte écrite de Picquart était formelle:
'( Le télégramme signé Speranza peut être attribué avec cer-
titude à Tex-agent de police SoulTrain: des renseignements
adressés par la Sûreté générale au général de Pellieux en l'ont
foi. ') (II, 262.; Et encore : « La lettre .Speranra doit être, comme
le télégramme, de la main de SoulTrain. » (II, 219.) — Cass.,
II, 2G3, Bertulus : « Dès le 22 janvier, une série d'expertises en
écriture commença, tant sur l'écriture de Souffrain que sur
d'autres, mais aucune ne donna de résultats sérieux. Aucune
charge, d'ailleurs, n'a pu être relevée contre Souffrain. ;» Cepen-
dant, l'expert Couderc avait attribué le télégramme à Souf-
frain, mais " avec des réserves » I, 287). — Roget, parlant
d'après Pellieux et Henry, continua à suspecter Souffrain.
(Cass., I, io3.) — A Rennes. Bertulus raconta qu'il avait con-
fronté Souffrain avec la jeune fille du télégraphe qui avait cru
le reconnaître et que » la confrontation aboutit à une non-
reconnaissance ». 'I, 365: Enquéle, 22 mars 1898. — \'oir p. 162,
note -2.
{i)Cass., 1,222, Bertulus : II. 220, Picquart :« Aujourd'hui que
je n'ai plus aucune mesure à garder, j'estime qu'il est de mon
devoir de vous apporter tout ce que je puis savoir, sans dévoiler
le secret professionnel, de nature à éclairer la justice sur les
agissements frauduleux dont je suis victime. » (28 février iSy8. ,
(21 La psychologie d'Henry échappa toujours à Picquart; le
r'" juillet 1902, il écrivait encore : « .le ne puis pas m'expliquer
le crime du lieutenant-colonel Henry autrement que par le dé-
vouement à la personne de ses chefs et par le désir de con.ser-
ver per fas et nefas des droits à leur bienveillance. » ^Grande
Revue. XXIII, 9.
(3) En(j. Bertulus, 21 janvier, comtesse de Comminges ;II, 263).
524 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
l'avait pris en haine depuis plusieurs années ; elle était,
en outre, meurtrie d'avoir été mise en cause dans cette
retentissante afîaire et menacée par Pellieux dune per-
quisition (i). Leur commun soupçon découlait prin-
cipalement, comme on sait, et avec une logique appa-
rente, de cette histoire, révélée par Leblois (-2), où
l'extravagant personnage aurait évoqué autrefois, et
dans les mêmes lieux, une première dame voilée (3).
Aussi bien était-ce l'opinion presque générale. Le dos-
sier de police, où celte aventure était relatée, avait été
communiqué au ministre do l'Intérieur qui l'avait porté
à Félix Faure ; celui-ci le repoussa avec humeur, dit
qu€ celaregardait Billot; Barthou avisa alors le ministre
de la Guerre, ainsi que jMéline et Milliard (4). Ils trou-
vèrent cette récidive d'autant plus vraisemblable que
l'homme était plus antipathique et qu'il s'était rendu
lui-même très ridicule. S'il faut jeter du lest, que ce
soit ce sot. Les révisionnistes, à la suite de Leblois, de
Pic({uart et de Zola, ne doutaient pas que « l'ouvrier
diabolique de l'erreur judiciaire » eût été l'ordonnateur
de tant de manifestations saugrenues et criminelles. Il
était devenu leur bête noire, le bouc émissaire. Des
milliers de caricatures le représentèrent dans l'accou-
trement grotesque d'une femme dont la jupe relevée
montre des bottes éperonnées. Son nom, dans le monde
entier passionné pour le martyr de l'île du Diable, était
maudit et honni.
(1) Cass., II, 216, Picquart; 2G3, Comminges.
(2) Procès Zola, I, io3, Leblois.
(3) Cass., I, 2i3, Picquart : « Lorsque j'ai vu que les rendez-
vous se donnaient près du pont Alexandre III, je nai plus eu
aucun doute. » — C'est, exactement, le raisonnement de Cui-
gnet, écho des propos qu'il a entendu tenir à Henry. [Cass.,
I, 342 et suiv.)
(4) Cass.,l, 337, Barthou.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 525
Cela, semblc-t-il, faisait à merveille les allaires
d'Henry qui avait tendu ce piège à l'opinion. Et il en-
tretenait à la fois les deux versions inconciliables que la
dame voilée était la cousine de Picquart et qu'elle avait
été imaginée, dans un accès de zèle, par Du Paty.Mais,
en même temps, il redoutait que Bertulus, emporté
par le plaisir delà chasse, s'attaquât à la légende et que
Du Paty se lassât d'être seul à porter le poids de tout.
Du Paty, s'il n'avait pas été Du Paty, eût été à
plaindre. Il avait été le premier bourreau d'un innocent;
il subissait la loi du talion. 11 avait frappé Dreyfus avec
le mensonge ; il croulait sous le mensonge d'Henry.
Il n'avait nul moyen de détruire la fable de la dame
voilée et il n'avait pas été mis en face de l'accusation
d'avoir fabriqué les faux télégrammes. Quand Bois-
deffre et Gonse l'envoyèrent chez Bertulus, le juge,
qui avait demandé à le voir (i), ne le reçut pas à titre
de témoin, mais chez lui, à son domicile particulier. Ils
parlèrent d'abord <c de sujets artisti({ues et littéraires ».
Bertulus lui dit ensuite qu'un témoin (Picquart) avait
trouvé de l'analogie entre son écriture et celle des dé-
pêches (2) ; Du Paty proposa d'écrire sous les yeux du
(1) Cass., II, 25, Gonse : « Bertulus vint me trouver pour me
demander de lui envoyer le colonel Du Paty de Clam, afm qu'il
put causer avec lui avant de l'entendre dans son cabinet d'ins-
truction. » — Gonse place cet incident au mois de janvier; Du
Paty précise qu'il alla en février chez Bertulus, » sur l'invita-
tion de M. le général de Boisdelïre, transmise par M. le com-
mandant Ilirschauer» (11,87); *^^ f"'' '^ ^8 février. (Enq. Bertulus;
Arrêt de la chambre des mises en accusalion.)
(2) Cass., II. 117, Picquart : <• Certaines lettres paraissent vou-
loir imiter l'écriture de Mlle de Comminges ; certaines boucles
des 0 et des a se rapprochent des 0 et des a de M. Du Paty de
Clam. II y a là, ce me semble, lieu à expertise. » — II, 220: « Je
vous remets trois écrits de M. le lieutenant-colonel Du Paty de
Clam. L'écriture de ces trois écrits offre une telle ressemblance
avec le télégramme signé Blanche... »
526 HISTOIRE DE L AIFAIRE DREYFUS
magistral ; et, comme Bertulus préférait qu'il lui
adressât une lettre par la poste, il la lui envoya le soir
même (i ). Ce fut tout; le juge, qui suivait son plan, ne
lui demanda pas d'autre explication, ne le convoqua
pas dun grand mois à son cabinet 2); il avait dit à
Gonse qu' « ami de l'armée, il voulait circonscrire cette
affaire (3) ». Quelqu'un, — sans doute Henry, revenu
de son erreur, — avait engagé Gonse « à se méfier de
Bertulus » ; mais le général dédaigna ce sage avis (4).
Presque seul, dès le déjjut de la crise. Du Paty avait
parlé de Picquart avec sympathie, et cela non seulement
à Bertulus, mais à ses chefs (5). Maintenant, il avait le
cœur gros de haine contre lui et ses amis, qui l'accu-
saient d'avoir fabriqué des faux et qui avaient divulgué
les tristesses de son passé (61.
Embourbé dans une telle honte, rien ne le soutenait,
à défaut de sa conscience, que sa confiance introublée
dans les chefs; ils savaient, l'y ayant poussé, qu'il était
venu au secours d'Esterhazy et ils avaient approuvé
sa conduite. Récemment, pour lui fermer plus sûre-
ment la bouche, BoisdefTre lui avait dit : <■ Moi vivant,
vous ne serez jamais sacrifié (7). ->
D'autre part, des lueurs s'étaient faites dans ce bi-
(1) Cass., I, 449 : II, 37, Du Paly. — Bertulus I, aaa) dit seule-
ment qu'il entendit Du Paly, mais ne précise pas que ce fui à
son domicile particulier : il m'a, d'autre part, confirmé le fait.
— Gonse dit que Du Paty lui reprocha de lavoir envoyé chez
Bertulus. » en dehors de son cabinet ». Cass., II, -lô.)
{2\ Ibid., H, 268. Bertulus.
(3) Ibid., II, 25 Gonse.
(4) Ibid., I, 571, Gonse.
(5) Ibid.. I, 2i3, Picquart: I, 23i, Bertulus. — Roget et Cui-
gnet, parlant d'après Henry, disent que Picquart et Du Paty
étaient des ennemis mortels. [Cass., I, io3. 346, etc.)
;G) Procès Zola, I, 102, Leblois.
7; Cass. (Chambres réunies), II, 35, Du Paty.
MORT DE LKMERCIEU-PICAHD 527
zarre cerveau. Les perpétuelles menaces d'Esterhazy,
l'incompressible violence de ses propos lavaient édifié
sur son compte: un maître-chanteur et un ^redin (i).
Il lui battait froid, avait allégué une indisposition pour
no pas se compromettre davantage en l'assistant contre
Picquart(2). Henry, aussi, ne lui paraissait plus de tout
repos ; il connaissait ses « obscures » relations avec
Esterhazy (3), s'en étonnait, l'avait surpris en flagrant
délit de mensonge lors du retour du document libéra-
teur (4), flairait des embûches. Surtout, il mettait en
doute l'authenticité de la lettre que Gonse lui avait
montrée comme la preuve certaine du crime do Drey-
fus et que Pellieux avait produite au procès de Zola.
Il tenait que la pièce « avait été glissée au service
des renseignements » par quelque imposteur, que
u c'était un piège ». Et il allait le répétant, perspicace
et téméraire, à Henry lui-même (5).
Henry, dès lors, fut repris des mêmes craintes qui
l'avaient agité quand Picquart découvrit Eslerliazy : le
faux était la pierre angulaire de son édifice ; que la
pierre soit descellée, ébranlée, et tout s'écroule.
La belle idée qu'avait eue Pellieux de divulguer cette
pièce faite pour l'ombre ! Autre fatalité, et qui l'eût pu
prévoir? Le pendu de la rue de Sèvres à peine enterré,
voici Du Paty, le plus crédule des hommes, qui sus-
pecte un document authentiqué par Boisdeffre !
(i) Inslr. Tavernier, 21 juillet 1899, Du Patv.
(2) Voir t. 11,688.
(3) Inslr. Tavernier, i3 juillet, Du Patv.
(4) Ihid., 21 juillet, Du Paty.
;5) Cass., I, 444» 4^4 ^ H, 34, 196; Bennes, III, 5o5 ; Inslr. Ta-
vernier, 17 juin, Du Paty. — 11 précise qu'il dit ses doutes à
Henry, le 25 février 1898. Précédemment, il avait fait part de son
scepticisme à Gonse. Rennes, III, 5o5, Du Paiy; Enq. Renonard
et Inslr. Tavernier, Gonse .
528 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
La première fois que Du Paty parla ainsi devant
Henry, celui-ci n"v put tenir. Le lendemain ou le surlen-
demain, comme Marguerite Pays, chez qui il était en
visite, lui dit qu'on navait commis qu'une seule faute
— les fameuses dépèches, (i) — Henry joua d"abord la
comédie de n'y rien comprendre (2) ; il courut ensuite
raconter cette histoire à Gonse et à un autre officier su-
périeur qui brouillonnait, depuis quelque temps, autour
de l'atlaire, le géjièral PiOget (3). Gonse et Roget avaient
cru jusque-là que les dépêches venaient des amis de
Picquart. Gonse, surtout, s'émut et manda par télé-
gramme Du Paty qui se trouvait à Angoulème.Du Paty
n'eut nul soupçon d'où venait le coup et certifia, dans
une note signée, qu'il était absolument étranger à ces
aiTaires (^ ; la maîtresse d'Esterhazy était une drôlesse
qui parlait au hasard. •
Il était écrit qu'Henry se reposerait seulement dans la
mort. El, d'un nouveau coup de collier, il se remit à
l'oeuvre, recommençant contre Du Paty le même tra-
vail de taupe qui lui avait réussi contre Picquart.
L'un après l'autre, il entreprit d'exciter les subalternes
contre l'imbécile aristocrate, le seul auteur des mala-
•dresses qui avaient failli tout compromettre et qu'ex-
1) Cass., II, 23i, Christian E?lerhazy, {Enq. Berlulas).
12; « Mlle Pays, avec l'intolligence qui la caract6ri!=o. comprit
qu'elle avait » gaffé -> cl, très habilement, embrouilla si bien les
choses qullenry finit par ny plus rien comprendre. » [Cass.,
II, 23i, Christian.
(3) Cass., I, G25, Roget : « Je suis le premier auquel Henry
avait rendu compte, immédiatement après cette entrevue. » —
Esterhazy, à lenquéte Bertulus, dément lanecdote (II, 2_'|6 :
dans sa déposition à Londres, il la confirme. 2(3 lévrier 1901.1
•Henry, à lenquéte, la confirme le 18 juillet 189S et la dément
le 26.
(4) Cass., I, 567, Gonse : I. 62G, Roget. — Ce démenti de Du
Paty est du 5 mars 1898, soit sept jours après la conversation
où il avait dit à Henry que la pièce était apocryphe.
MORT DE LEMERCIER-PICARD 529
ploitaient les ennemis de l'armée. L'o^rage qu'il sentait
sur sa tète, peu à peu, il le détournait contre lui (i). Et,
comme Du Paty, par sa morgue et sa suffisance, et com-
blé de faveurs, avait provoqué depuis longtemps des
jalousies furieuses et une sourde haine chez ces soldats
qui nétaient préoccupés que d'avancement, ils accueil-
lirent avec empressement les propos d'Henry. Ils exé-
craient ceux que, dun affreux vocable, ils appelaient
les <( dreyfusards » ; Du Paty était la principale victime
de ces gens, plus encore qu'Esterhazy ; à ce titre, il eût
dû leur être sacré. Mais l'homme, surtout le civilisé,
est lâche : il ne tient pas à se compromettre, ne tend
pas volontiers la main aux calomniés, à ceux que pour-
suit Tanimadversion publique. On s'écartait de Du
Paty.
Il continuait, bouffi de vanité et d'orgueil, à se roidir;
pourtant, sous son insolence apprêtée, sa misère intime
crevait etquelques-uns s'en apitoyèrent, u II a l'air d'un
crucifié », disait le commandant Cuignet (2). Mais Cui-
gnet, s'il le plaignait, ne l'en suspectait pas moins,
soufflé par Henry. Et, de même, le jeune et brillant
général Gauderique Roget, lui aussi grand ami
d'Henry (3), pourfendeur de juifs, beau parleur mé-
ridional, Gaudissart en épaulettes. Il dit un jour à Du
Paty, en riant : « C'est vous qui êtes la femme voilée! »
(1) Inslr. Tauernier, 3 juillet 1899, Valdant ; de même, Junck,
Cuignet, Gribelin, Lautli. Après lecture, par Taverniei", de ces
dépositions, Du Paty déclare : « Je constate, par la multiplicité
des témoignages concordants, que j'avais deviné juste (Coss.,I,
440 ; II, 34; Inslr. Tavernier, 17 juin) en attribuant à Henry la
campagne de dénigrement, même auprès d'officiers que je con-
naissais à peine, campagne qui avait pour objectif de faire
dévier sur moi l'orage qui planait sur lui. »
(a) Cass., II, 27. Cuignet.
(3) Il avoua à Rennes d, 228) qu'il tenait d'Henry les rensei-
gnements qui le déterminèrent à suspecter Du Paty.
34
530 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
regretta ensuite, devant ses protestations indignées, de
lui avoir fait de la peine (i), mais conclut finalement
qu'il ne s'était pas trom|)é.
Par surcroît de précaution, Henry excita Esterhazy
contre Du Paty. Il y avait des jours où Esterhazy se
divertissait à faire peur à Henry lui-même; récem-
ment encore, il avait repris Pellieux au sujet de la
lettre de Panizzardi, contestant l'argument « quil
n"y avait que l'ambassade d'Italie qui eût un papier
comme cela (2) ». Il était homme, dans un accès de
colère, à raconter à Du Paty la véridique histoire
du document libérateur ou celle des télégrammes.
Henry, en conséquence, prit les devants, confia à
Esterhazy que le marquis tenait sur son compte de
fâcheux propos. Du Paty, ayant revu peu après Es-
terhazy, eut l'impression « qu'Henry le lançait contre
lui (3)».
Henry n'avait pas beaucoup de tours dans son sac,
mais ils étaient bons. De plus, il savait y apporter des
variantes. Il avait ditïamé Picquart à la fois auprès des
chefs et des subalternes ; ayant perfectionné son jeu, il
ne noircit Du Paty, à la réflexion, qu'auprès des ca-
marades. Le coup qu'il avait tenté auprès de Gonse
ayant raté, il avait adopté une autre tactique plus sa-
vante. Pendant qu'il créait, en bas, une atmosphère de
méfiance (4), il vantait en haut les belles qualités de Du
Paty, son intelligence si affinée, son impassibilité de
soldat loyal sous les outrages, et il préparait le moment
(i) Caxs., II, 20, Cuignet.
{>) Dép. à Londres, 26 février 1900.
(3) Cass., I, 445, Du Paty (avril 1898).
(4) Ibid. : « Chaque fois que j'insistais sur les soupçons que
j'avais sur cette pièce, de nouvelles et inexplicables difficultés
surgissaient autour de moi. »
MOHT DE LEMKRCIER-I'ICARD 531
OÙ, fatigué (rime trop dure besogne, aspirant à se
rolremper dans la vie active des régiments et des camps,
il proposerait de passer à cet officier d'élite, sa succes-
sion au service des renseignements, avec la garde et la
responsabilité de ses faux.
CHAPITRE IX
LES IDEES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES
Les temps étaient durs pour les défenseurs de Drey-
fus, mais la certitude d'être dans le vrai les soutenait,
et cette idée mystique, qu'ils croyaient scientifique, que
la vérité finit toujours par triompher.
Les minorités compensent leur faiblesse numérique
par la force de leurs espérances. Les révisionnistes res-
tèrent très illusionnés. Cette étonnante histoire leur
avait donné l'habitude des coups de théâtre ; du fond
de la défaite, ils escomptaient la prochaine victoire,
attendaient l'inattendu.
Hier, dans la fièvre de la bataille au Palais de justice,
aujourd'hui, dans la préparation de nouveaux combats,
les jours, les heures comptaient double. Xous qui les
avons vécus, nous n'en vivrons jamais de plus pleins, de
plus intenses.
Quiconque tenait une plume, avait un journal, n'a
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONXMRES 533
jamais joui à un tel degré delà joie décrire, de semer
sa pensée. Plusieurs de ceux qui se refusèrent à eux-
même ce bonheur leur portaient envie.
Après comme avant le procès, l'individualité resta
très forte chez les militants de la Revision. Nulle orga-
nisation centrale, rien qui ressemblât à ce mystérieux
Syndicat, dont la pensée hantait le peuple, nul mot
d'ordre, et, — sauf que je recevais, tous les matins, la
visite de Mathieu qui, tous les soirs, allait causer avec
Clemenceau, enfin convaincu par Picquart de l'absolue
innocence de Dreyfus, — aucunç entente préalable. On
continua à combattre en ordre dispersé, chacun selon
son tempérament, son inspiration.
L'âpre génie de destruction qui est en Clemenceau
s'exerçait cette fois pour une juste cause: quelle forêt
de crimes, de criminels à abattre! Tous les jours, sa
hache sifflait, sonnait. Jaurès ne détruisait pas pour le
plaisn% reconstituait déjà la cité future. Guyot, abon-
dant, d'une belle humeur invariable, amusé de la va-
riété du spectacle, décortiquait les faits. Ranc, obsti-
nément politique, sans s'arrêter aux comparses, allait
droit au parti prêtre, à la Congrégation. J'essayai
d'émouvoir les cœurs [Le cuvé de Fréjiis ou les preuves
morales).
Le Vse soli ! n'est pas toujours exact. Ces protesta-
taires, s'ils n'avaient pas été reniés par les partis orga-
nisés, eussent parlé moins haut. Même à leur insu, ils
eussent subi la diminution qui résulte de tout embriga-
dement, sacrifié à la discipline parlementaire quelque
chose de leur indépendance de pensée.
Nul renfort ne leur vint dans ces jours troublés, sauf
de quelques isolés qui n'appartenaient pas à la politique ;
ces grandes trouéesde lumière qui s'étaient ouvertes pen-
dant le procès de Zola n'avaient ébloui qu'eux-mêmes.
53i HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Au contraire, le parti pris s'exaspérait, et partout,
parmi les esprits d'ordinaire les plus réfléchis comnFe
chez les plus impulsifs ou les plus brutaux. Notamment,
les libéraux, pris de peur, se répandirent en aigres
doléances : « On dénonce le militarisme ; on parle de
dangers qui n'existent pas, mais qu'on pourrait
bien faire naître à force d'en parler. » Ils exigeaient
donc « que le silence se fît », s'étonnant qu'une telle
affaire, « sans qu'on sût pourquoi, continuât à absor-
ber l'attention du pays », et ils gémissaient sur ces
temps nouveaux « de ^critique à outrance, où l'on a^ait
désappris à s'incliner docilement devant les simples rai-
sons d'autorité (i) ».
L'un des témoins de Zola avait raconté qu'étant sol-
dat, élève-brigadier, il avait été puni de quinze jours de
prison pour avoir écrit que .« les nations ne doivent pas
être gouvernées par le canon, mais par l'intelli-
gence (9) ». La mentalité de lofficier qui porta cette
punition (3) s'était singulièrement généralisée. Ce n'était
plus seulement la canaille de la basse presse et la sol-
datesque qui dénonc^'aient les " intellectuels » comme de
mauvais citoyens, mais d'autres « intellectuels », leurs
confrères des académies ou du haut enseignement, em-
portés par le commun vertige.
Quel cerveau mieux fait pour penser que celui de
Brunetière (/[) ? Or, nul ne mena avec plus d'àpreté la
(1) Francis Charmes, dans la Bévue des deux Mondes (i<"' fé-
vrier, !«'■ mars 1898, etc.). — De même, dans le Journal des Dé-
bals : « L'agilalion, imprudente hier, serait coupable demain. »
(26 février.)
(2) Procès Zola, I, 235, La Batut.
(3) La Batut avait dit, à tort, que cétait Du Paty ; il convint
de son erreur. (Procès Zola, I, aSi.)
(4) Je pense à cette phrase de Thlers: «Le catholicisme n'em-
pêche de penser ([ue ceux qui ne sont pas faits pour penser. »
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 535
campagne contre le libre examen, retournant l'intelli-
gence contre l'intelligence. Ce puissant dialecticien, si
robuste, qui pénétra au cœur des sujets les plus ardus
et, le premier, a porté dans l'histoire de la littérature la
théorie del'évolution, s'était arrêté brusquement devant
ce problème judiciaire, d'une psychologie si simple.
Subitement, toute sa logique, sa force, si sûre, de dé-
duction, s'atrophièrent. Ou'un paléographe refusât de
s'incliner « devant la parole d'un général d'armée », ou
qu'un latiniste se permît de douter « de la justice des
hommes [i)'» , une telle audace, si banale, lui parut le
pire des scandales. Ce grand critique dit anathème à la
critique. « Méthode scientifique, respect de la vérité,
tous ces mots ne servent qu'à couvrir les prétentions
de V Individualisme, qui est la maladie du temps présent»
et le précurseur de V Anarchie (2). Il décréta que, « dans
une démocratie, l'aristocratie intellectuelle est, de
toutes les formes de l'aristocratie, la plus inaccep-
table ».
Ainsi, c'était bien la vieille lutte qui se poursuivait
(1) Brcnetière, Après le procès, ùS, 7G, 82, 83, etc. « Comment
prouvc-t-on f[u"un Traité de Microbiologie, qui n'est peut-être
<fuune compilation, destinée d'ici vingt-cinq ans à se vendre
au poids du papier, exige plus d'intelligence qu'il n'en faut pour
juger ses semblables ou pour commander des armées ?... Ne
dites pas à ce biologiste que les alTaires humaines ne se traitent
pas par ses « méthodes » scientifiques: il se rirait de vous!
N'opposez pas à ce paléographe le jugement de trois conseils
de guerre : il sait ce que c'est que la justice des hommes! Et,
en effet, n'est-il pas directeur de l'École des Chartes? Et celui-ci,
qui est le premier homme du monde pour scander les vers de
Plaute, comment voudriez-vous qu'il inclinât sa « logique »
devant la parole d'un général d'armée? » [Revue des Deux
Mondes du i5 mars 1898.)
(•2) << Quand l'intellectualisme et l'individualisme en arrivent
à ce degré d'infatuation d'eux-mêmes, c'est qu'ils sont ou qu'ils
deviennent tout simplement l'anarchie. « 'Après le Procès, 85.)
536 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
entre l'esprit de libre examen et Tesprit d'autorité ; le
crime, c'était de penser autrement que les autorités
consacrées sur une question qui n'avait été, à l'origine,
qu'une question d'écritures.
Il n'était point surprenant de trouver un tel langage
dans la bouche des fanatiques, dont plus d'un était sin-
cère, et des durs politiques qui avaient recueilli, à tra-
vers' les âges, la succession des Inquisiteurs et des
moines delà Ligue. Ce qui était humiliant et fait pour
alarmer, c'était que des fils de la Révolution et des
élèves ou des maîtres de l'Université parlassent comme
eux. L'éducation congréganiste, la loi Falloux, ici, n'y
fut pour rien. Le mal vint d'un matérialisme ambiant
qui, lentement, avait pénétré, vicié, épaissi les âmes, et
qui sévissait à la façon des épidémies, indistinctement.
La même colère contre la vérité, qui avait passé sur les
loges maçonniques comme sur les sacristies, soufflait
aux Académies comme aux assemblées.
Vent glacial autant que furieux. En d'autres temps, la
révélation que je fis alors (i) du martyre de Dreyfus, de
l'affreux supplice de la double boucle, eût soulevé
une réprobation générale. Il n'en fut rien. Quelques
vieux républicains s'émurent ; les jeunes avaient désap-
pris la pitié ; et les catholiques ne pouvaient plus sup-
porter l'Evangile.
II
Pourtant, quelques vrais chrétiens osèrent élever la
voix ; les premiers furent Giraudeau et Viollet.
Giraudeau était un ancien fonctionnaire de l'Empire,
fi) Siècle du 28 mars i8y8.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 537
resté fidèle à la mémoire de Napoléon III (i), qu'il
avait aimé, et à l'impératrice Eugénie. La vieille souve-
raine déchue, qui avait épuisé la coupe des malheurs,
retrouva des larmes pour le prisonnier de l'île du Diable.
Elle ne fut nullement étrangère à l'attitude de son ne-
veu, le prince Victor, qui laissa au duc d'Orléans l'ex-
ploitation des basses et des furieuses passions.
Giraudeau dédia sa brochure 2 aux lecteurs des
journaux de l'État-Major. Alors que les chefs du parti ré-
publicain, Brisson comme Méline, avaient parcouru d'un
œil distrait ou prévenu les comptes rendus du procès
de Zola, il les avait lus avec une extrême attention, et il
en était résulté pour cet honnête homme, sans parti pris,
une lumineuse certitude. Ayant constaté << avec stu-
peur 'I à quel point ses amis, conservateurs et catho-
liques, connaissaient peu l'affaire, il écrivit pour eux,
non point avec des légendes émanant " des sources les
plus sûres '»,mais à l'aide des seuls documents produits
aux divers procès et des témoignages.
Quiconque eût voulu refaire lui-même le travail de
Giraudeau, l'eût pu faire en deux jours.
La plupart des catholiques n'osèrent même pas lire la
brochure. Leur conscience, peut-être, leur aurait or-
donné de parler. Or, les Croix ne se lassaient pas de
répéter que la lutte était " entre la France catholique,
d'une part, et, de l'autre, la France juive, protestante et
libre-penseuse (3) ».
Dans un passage décisif de sa conclusion, Giraudeau
avertit ses amis : " L'affaire n'est pas enterrée. >■> Du
moindre incident, elle peut renaître. Même, si l'éclair-
(i) Auteur de La Vérité sur la Campagne de 1870.
2/ Innocent ou Coupable, par Jl'STIN Vanex.
(3) Croix du 28 février 1898.
£38 HISTOinE DE L AFFAIHE DREYFUS
cissement définitif en est Irgué au siècle prochain, les
défenseurs de l'iniquité n'auront rien à y gagner. « Après
avoir eu une bonne presse, ils auront une mauvaise hiS'
loire. Dreyfus mort sera réhabilité avec bien plus d'é-
clat que Dreyfus vivant, n II existe, dans les choses
elles-mêmes, une terrible force de représailles.
L'auteur de ces pages les signa seulement d'un pseu-
donyme. Il n'avait nulle crainte pour lui-même, mais
pourles œuvres d'assistance et de charité auxquelles il
s'était voué depuis la chute de l'Empire et qui étaient
devenues toute sa vie. Son nom. au bas d'un livre de
vérité, les eût compromises.
Mollet put donner le sien : il n'engageait que lui-
même et son fds. qui était prêtre et qui partageait ses
convictions.
III
Le Gouvernement, quand il s'agissait de Dreyfus, con-
tinuait à méconnaître les principes les plus certains du
Droit, comme s'ils n'existaient pas.
L'Assemblée Constituante a proclamé que le droit de
pétition est un droit « naturel (i) » ; il appartient à tout
le monde, aux femmes, aux condamnés, à quiconque
est victime d'une injustice ou s'en plaint (2'.
Dreyfus, se désespérant du silence de Félix Faure et
(1 Art. i-^r de la loi du 22 mai 1791: rapport de Le Chapelier.
(2; PiERHE, Traité de Droil politique, 181. — Le droit général de
pétition est inscrit dans le bill anglais de 16S9 qui le place au
premier rang des privilège? de la nation, dans les lois consti-
tutionnelles de la Belgique, de la Prusse, de lAutriche, de lEs-
pagne. etc.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 539
de Boisdeffre, s"avisa, vers la fin de février, d'adresser
une pétition aux Chambres. Il ne savait toujours rien
de la formidable agitation dont il était l'objet, protestait
de son innocence et réclamait une enquête. Méline,
Lebon confisquèrent la pétition (i).
Lucie Dreyfus, au lendemain de la condamnation de
Zola, demanda, une fois de plus, à rejoindre son mari à
1 île du Diable ; je démontrai que son droit était
" absolu ", inscrit dans un texte formel (2) ; le rappor-
teur de la loi (3) en convint. Encore une fois la sup-
plique fut repoussée.
Il se trouva un professeur de droit (Leveillé, député
de Paris) pour justifier ce déni de justice (4). Ilinvoqua
la raison d'État et donna cet argument : « Le droit à
l'évasion n'est pas encore inscrit dans nos codes. *>
Quoi d'étonnant, quand l'exemple venait de si haut,
si la foule, en bas, se persuada que les juifs étaient hors
la loi ? Ils furent, de nouveau, molestés en Lorraine,
assommés à Avignon ; à Paris, où les braillards et tape-
dru de (juérin tenaient toujours le pavé, le vrai peuple
ne se retournait même plus au cri. devenu banal, de
<• Mort aux juifs ! ■> A Alger, on tua. L'arrestation tar-
dive de Max Pvégis i5), à son retour en Afrique, pour
ses meurtrières diatribes de la salle Chayne, n'avait fait
qu'échauiîer les esprits ; l'annonce de la prochaine arri-
vée de Drumont les exaspéra : un ouvrier, du nom de
i'i) Cinq Années, 295. — Dreyfus,, dans son livre, donne le texte
de sa pétition du 28 février 1898. Cette violation de la loi ne fut
connue qu'en 1899. Méline, sommé par les journaux de s'expli-
quer, irarda le silence : de même Lebon.
(2) Siècle, du 20 mars 1898.
3 DHaussonville, dans le Temps du 22 mars.
(4) Temps du 24 mars. — Quelques femmes apitoyées adres-
sèrent un appel à l'opinion ; elles recueillirent quatre à cinq
cents signatures.
5) 21 mars 1898.
5iO HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Shébat, sans nulle provocation, pour avoir pris place
dans un tramway, fut massacré en plein midi (0 ; il
était père de huit enfants ; des mégères flagellèrent pu-
bliquement une jeune fille, la laissèrent pour morte (2).
Les ouvrières espagnoles, très nombreuses, amoureuses
de Régis qu'elles appelaient « Jésus », jouèrent du cou-
teau contre les ouvrières juives (3).
La force intermittente est inefficace; les accès d'éner-
gie de Méline firent autant de mal que sa faiblesse et
ses complaisances.
Les auteurs de ces actes individuels de sauvagerie
agirent sans mot d'ordre ; la consigne, en effet, n'est
pas de tuer les juifs, mais de leur rendre la vie insup-
portable, de les refouler sur eux-mêmes, dans un ghetto
moral, avant de leur faire reprendre le chemin de « la
terre deChanaan(4) ». En conséquence, une campagne
méthodique s'organise par toute la France contre les
négociants juifs ; on publie leurs noms, leurs adresses,
dans des brochures qui sont distribuées à profusion (5) ;
(1) 27 mars 1898. — Chambre des députés, 24 mai 1899, dis-
cours de Rouanet.
(2; Même discours.
(3) F'ujaro du 6 avril 1898, lettre d'Alger.
(4) JiLES SouRY, Campagne nationaliste, 92. — La conférence
Molé-Tocqueville, pépinière, depuis cinquante ans, de la poli-
tique, iuYita le. Gouvernement « à prendre les mesures néces-
saires pour arrêter Fenvahissement périlleux de la race juive ». —
A Brest, quarante commis-voyageurs envoyèrent une adresse
au général de Boisdeflre; ils y réclamaient «^ unanimement >•
l'expulsion des juifs, « de tous ceux qui ruinent et avilissent
le j)ays ». — Une assemblée agricole de l'Est adopta le pro-
gramme suivant : « Nous ne voterons que pour les candidats
qui s'engageront à proposer, soutenir et voter une loi interdi-
sant aux juifs l'électorat et les fonctions civiles et militaires. »
(Croix du 11 mars 1898.)
(5) A Rouen, Lyon, Saint-Étienne, Nantes, etc. Les négociants
juifs intentèrent des procès aux auteurs de ces publications et
obtinrent des condamnations.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 54]
aucun bon Français ne doit s'approvisionner chei^ les^
coreligionnaires du traître ; les devantures des maga-
sins, les murs se couvrent de millions de petites éti-
quettes avec ces mots : « N'achetez rien aux juifs ! » —
EnAlgérie, la persécution s'étend aux ouvriers, aux en-
fants. Les patrons qui emploient des juifs ou des juives,
sont sommés de les congédier. Les bureaux de bienfai-
sance excluent de leur distribution les indigents qui
n'appartiennent pas à la race aryenne (i). Les petits
sémites, avec leur avidité ordinaire de s'instruire,,
abondaient dans les écoles : la municipalité de Cons-
tantine décida de purger les classes de cette » ver-
mine (2) ».
Pour exciter encore les passions, les journaux ressus-
citaient la vieille légende du meurtre rituel, racontaient
des rapts mystérieux d'enfants ; les juifs, ■< qui avaient
déjà envoyé 80.000 francs au Syndicat », apprêtaient un
« grand sacrifice religieux pour la fête de Pourim (3) »,
Il n'est pas douteux que Tantisémitisme a commis des
excès plus nombreux et plus graves en d'autres pays ;
mais il parut plus « contre nature » dans celui de Mi-
rabeau 4)i et plus redoutable, puisqu'il n'était, dans la
'i; Discours de Rouonet : « Voilà la barbarie qui s"est établie
là-bas 1 »
12) Compte rendu du conseil municipal de Constantine, dans
le Républicain, sous ce titre : « A propos de l'invasion de nos
écoles par la vermine juive. >■ La proposition fut faite par un
conseiller du nom de Grasset, appuyée par le maire, ladjoint,
un professeur de philosophie et le député Morinaud. , —
Au lycée d'Alger, le fils du Gouverneur général, Lépine, fut
rais en quarantaine par ses camarades, injurié et frappé dans
la rue, parce que son père avait pris une attitude résolue
contre les émeuliers antijuifs. (Figaro du 8 avril 1S98.)
(3) Dépêche du 18, Libre Parole du 19 février.
(4, C'est ce que dit Tolsto'i dans une conversation avec un
rédacteur du Central Neivs : « L'antisémitisme et le chauvinisme
sont plus qu'affreux ; ce sont des passions sauvages, indignes
542 IIISTOIUE DI-: I. Al FAIRE DBEYFL'S
pensée de ses promoteurs, que la torche pour allumer
un plus grand l'eu.
Cette crainte d'un plus grand incendie, d"un aiilodafé
où d'autres figureraient que les juifs, ne fut nullement
étrangère à l'irritation croissante des peuples et des
esprits libres contre la France. Ils se fâchaient que ce
grand pays trompé les prît pour des ennemis, alors
qu'ils étaient, pour la plup^irt, des admirateurs de
l'âme française. Et ils s'elï'rayaient surtout de l'exemple
donné aux vieilles forces rétrogrades et brutales par
cette politique oppressive de la justice et par tant de
haines qu'ils redoutaient, non sans raison, comme « des
maladies contagieuses (i) ».
IV
Le temps marchait très vite ; à loiigine, les antisé-
mites avaient été seuls à comprendre quel profit il y
avait à tirer de ce capitaine juif accusé de trahison ; les
partis de réaction répugnèrent d'abord à exploiter un
crime individuel ; ils s'y décidèrent quand le crime fut
devenu douteux; et, presque aussitôt, leur mouvement
se dessina en plein, d'un offensive singulièrement har-
die, non pas seulement contre une race ou contre une
religion, mais contre les principes de 1789 et la société
moderne.
On avait cru, depuis cent ans, que ces principes
de la nation française. » (jo mars 1898.) De même Zakrewski :
« Otte alTairc a montré quels bas instincts de bètes fauves
recèle la foule. isrnare dans ce [lays qui devrait marcher à la
tète de la civilisation. »
(i) Lettre de Bjornson, du 23 avril, à Zola.'
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 543
étaient entrés dans la chair et le sang de la nation et
que le triomphe de la Révolution était définitif. Tout à
coup, une autre France apparaissait, à face d'Espagne.
L'un des faits les plus considérables du xix" siècle,
c'est que l'Église y tint tout le temps école ouverte
contre la Révolution. La bourgeoisie libérale, puis la
démocratie laissèrent dire, comme si toute cette se-
mence avait dû tomber seulement sur des rochers. A
présent, toute une génération débordait dans la vie pu-
blique, à qui ses maîtres avaient inculqué le mépris des
« pauvres vanitésidéologiques» deOuatre-vingt-neuf (i) ;
elle était hantée par le regret des privilèges « honteuse-
ment abandonnés », « dans l'hystérique exaltation de la
funeste nuit du 4 août (2) », et se proposait de rétablir,
non pas même les institutions politiques de l'Ancien
Régime, « mais celles du moyen âge, «et de ramener la
France « aux conceptions sociales du xiii^ siècle 3) ».
Le mot de contre-Révolution, si fréquent autrefois
dans les luttes des partis, avait disparu, depuis pas
mal d'années, des polémiques ; maintenant, la Contre-
Révolution elle-même entrait en scène avec le Syl-
lahiis pour drapeau {\), et proclamant les droits de
(i) Pail Bounr.ET, dans la Minerua du i'^ août 1902.
(2) Ibid. — Ailleurs: « Cette funeste nuit, dans laquelle il
commençait à voir la plus lionteuse des démissions. »
(U Étape, 79.)
(3) DF.'Wvs.Discoiirsderéceplionàr Académie française: » Qu'im-
portent les restrictions libérales et les anathèmes contre les
institutions du moyen âge ? Ainsi, par une irrésistible évolu-
tion, les idées anciennes reparaissent avec des besoins nou-
veaux, et ce n'est pas la moindre surprise de notre temps que
ce retour aux conceptions sociales du treizième siècle. >>
(10 mars i8t)8.
(4) De Mux, DiAcour^ poliliques el parlementaires, I, 11: « Notre
drapeau se déployait fièrement : c'était la croix et sa glorieuse
devise : In fioc signo vinces. Notre but était clairement indiqué :
c'était une contre-Révolution faite au nom du SylUihus. »
544 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREVfUS
Dieu (i), — c"est-à-dire du prélre, — le règne du Christ.
C'est ce que dit expressément son plus magnifique
orateur, de Mun, dans son discours de réception à l'Aca-
démie : « que la Révolution était mourante, déjà au tom-
beau ; que son œuvre économique avait vécu ; que la
liberlé, son œuvre politique, est incompatible avec tout
ce qui fait la force des nations. » Dix fois il y revint, d'un
ton hautain et triompiial, l'un des grands vainqueurs du
jour, encore chaud des applaudissements républicains
aux fameuses séances où il exigea les poursuites contre
Zola et incarna l'honneur de l'armée dans les protec-
teurs d'Esterhazy. De fait, il continuait seulement ses
harangues d'hier, leur donnait leur conclusion logique,
en conviant le siècle finissant aux obsèques de la Révo-
lution. 11 la détestait depuis longtemps. Il a raconté lui-
même qu'étant prisonnier à Aix-la-Chapelle, après la
capitulation de Metz, «Dieu lui avait donné le livre»)
qui, commenté par un jésuite allemand, le R. P. Eck,
avait dessillé ses yeux (2). Ainsi, sans la trahison de Ba-
zaineet sans l'intervention «providentielle» d'un moine
prussien, le cuirassier français aurait toujours ignoré
que (( la Révolution est la cause et l'origine de tous les
maux » du siècle. Peu après, il quittait l'armée pour
mieux combattre « cette fille de la Réforme et de l'En-
(1) (iLÉtat mis à la place de Dieu et Tordre légal substitué à
l'ordre divin, voilà 1 état social que là Révolution nous a fait. »
(De Mln, Discours, I, 94.)
(2) " Ils avaient peu de livres lui-même et l'un de ses com-
pagnons de captivité) ; mais Dieu leur avait donné celui qui leur
convenait." Discours, I, 5.) — Le livre était la brochure d'Emile
Keller sur r£'/icyc//ryHe el les principes de 17S9. — « Leurs yeux
s'ouvrirent et leur foi fut fixée. Un vénérable religieux d'Aix-la-
Chapelle, où ils étaient internés, le R. P. Eck, de la Compagnie
de Jésus, dirigeait leurs études et, consolant leur patriotisme
par l'espoir des révolutions prochaines, préparait leurs âmes
aux luttes du lendemain. » [Ibid., I, 6.)
LES IDEES CONTRE-HEVOLUTIOXNAIRES 545
cyclopédie ( 1 1 »;'û la définissait : « Le massacre des prêtres,
le meurtre, le pillage des églises, le génie de la Révolte,
l'insurrection de Ihomrae contre Dieu (2) »,^— Satan (3)-
Le petit-fils de M""^ de Staël, d'Haussonville, après
avoir rappelé ces définitions, ne trouva pas autre chose
à répondre que ceci : « Je ne me sens point d'humeur,
Monsieur, à prendre contre vous la défense de la Révo-
lution française (4)- »
Par contre, il le félicita d'avoir « pour armes un
globe surmonté d'une croix et pour devise ces deux
mots : \il ultra. Rien au-dessus de la Croix. Rien au-
dessus de l'Église (5) .»
Quelques jours plus tard(6), unautre académicien. Vo-
gué, lui aussi député et « rallié à la République», fit, à son
tour, une oraison funèbre, celle du régime parlemen-
taire, des libertés publiques. Il recevait Hanotaux; le
ministre des Atîaires étrangères succédait à Challemel-
Lacour, proscrit de Décembre. Vogiié appela le coup
d'État « une opération de police un peu rude (7) ».
(i) Discours à l'Académie.
(2) Discours prononcé à la clôture de rAssemblée générale
des membres de l'OEuvre des cercles catholiques, le 22 mai 1875,
sous la présidence du cardinal Guibert, archevêque de Paris
(I, 91, 92). — Ailleurs : « Voici tous les honnêtes gens d'accord
pour condamner la Révolution. » (I, 5o.)
(3 « Le génie de la Révolution, après avoir, pendant des
siècles, tourmenté le monde de sa haine contre Dieu, s'est en-
fin incarné dans une dernière forme, et, celle-là, Joseph de
Maistre a dit quelle était satanique ; sous cette forme, il s'est
depuis quatre-vingts ans emparé de la France. » (I, yS.J
(4i Réponse au comte de Mun.
(5) « Telle a été, en elTet, Monsieur, la devise de votre vie. «
(6) Séance du 25 mars 1898.
fj) Vogiié, en parlant des maîtres dHanotaux, de ceux qui
s'étaient intéressés à ses débuis, passa sous silence Gabriel Mo-
nod qui lavait successivement fait nommer boursier de lÉcole
des tiaules Études, professeur à cette école, attaché aux ar-
chives diplomatiques, qui lui avait mis le pied à létrier. Hano-
taux ne lui en avait rien dit.
85
516 IllSTOIIŒ DE L AFFAIHE DHEYFUS
C/étail convier ouvertement larmée à le recom-
mencer.
Précédemment. Brunetière s'était converti avec éclat
à un catholicisme olTensif : " L'idée chrétienne, c'est
l'absolu... Le catholicisme, c'est la France, et la France,
c'est le catholicisme... Je l'avais souvent entendu dire ;
je l'ai vu, j'en suis convaincu (ij. x Et il s'était incliné
devant le mystère, la foi au surnaturel.
Sans la connaissance de ces incidents et de l'état des
esprits qu'ils révèlent, l'histoire que je raconte serait
inintelligible.
Les avertissements n'avaient pas manqué au parti
républicain qui, à son ordinaire, ne les avait pas écou-
tés. — L'auteur de ce livre écrivait en iSip : « Le passé
n'est jamais mort, il ne fait que sommeiller; l'histoire
est pleine de ces réveils... Tout ce que le xviii^ siècle,
Encyclopédie et Révolution, avait cru détruire, n'est
qu'engourdi ; cette mort apparente n'est qu'un sommeil
réparateur ; les tombeaux se rouvrent, presque tous les
vieux préjugés que nous avions appris à considérer
comme des curiosités historiques rentrent ou s'apprêtent
à rentrer dans la politique avec une force menaçante (2). »
— Bien plus, les républicains eux-mêmes, les uns
(les radicaux), sous prétexte qu'ils avaient trouvé
un meilleur système fiscal, les autres îles socialistes")^
en préconisant la guerre des classes, d'autres encore
(les modérés), en laissant se reformer les congré-
gations, contribuèrent à faire perdre au pays de la
Révolution le sens de la Révolution. Ouand le Gésu
[i] Discours prononcé à Besançon, dans la salle de la mai-
sondes Carmes, sous la présidence de l'archevêque, févriei- 1898.
(2; Les réveils du Passé, dans le Malin du 21 avril iStp. Cet
article est reproduit dans le volume intitulé : Démagogues et
Socialisies, 196.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 547
leur tendit le piège de rantisômitisme, ils y tombèrent.
Grand, incomparable bienfait de l'affaire Dreyfus que
d'avoir hâté l'explosion I Combien plus périlleux eût été
le lent engourdissement, l'acheminement* insensible
vers le reniement final !
Les républicains parlementaires, attentifs, à mesure
que se rapprochait l'échéance électorale, à ce qui se
passait dans leurs circonscriptions, y constataient un
mouvement inusité. Toutefois, et pour effrayés qu'ils
fussent, ils se taisaient encore de leur peur. Convenir
de l'audace croissante de la contre-Révolution, autant
avouer que c'était le contre-coup du crime judiciaire
impuni.
Le lieh était si évident entre ce fait divers et la
grande guerre qui commençait, que les promoteurs de
la Revision parlèrent pour la même raison qui comman-
dait le silence aux politiciens. Guyot, imbu des idées
anglaises, prônait depuis quelque temps la constitution
d'un comité sur le modèle de la Personal Right's Asso-
ciation. La pratique formule, traduite en français,
s'élargit aussitôt. On décida, dans deux réunions qui
furent tenues, Tune chez Trarieux, l'autre chez Scheu-
rer i n, de fondtn' une ligue, non pour la seule défense
fi) 24 el 25 février iS()8. — Les promoteurs de la Ligue furent
pi-incipalomenl des « intellectuels », selon la formule du jour
Duclaux, Grimaud, Paul Meyer, Viollet, G. Monod, Raoul Allier,
Paul Desjardins, Girv, Ary Renan, Frédéric Passy, Havet'
iMulinier, Maurice Bouchor, Séailles, Emile Bourgeois, Lucien
Ilerr, Georges Hervé, Héricourt, Richet, Paul Reclus, Psicha-
ri, Porto-Riche, Georges Lyon, Stapfer, Réville, Salomon et
Théodore Reinach ; quatre sénateurs: Trarieux,. Ranc, Ratier,
Clamageran : quelques journalistes : Vaughan, F"rancis de Pres-
sensé, Morhai'dt, Thadée Nalanson, Georges Moreau ; quelques
industriels, Arthur et Henri Fontaine. — La réunion qui eut
lieu chez Schcurer comprit seulement Trarieux, Yves Guyot et
moi.
548 HISTOIRE DK L AFFAIRE OREYFUS
de Dreyfus, mais pour rapprendre au peuple les droits
« naturels, inaliénables et sacrés (i) » de l'homme et du
citoyen, — ses propres droits.
Le dégoût du peuple eût pu nous venir de tant d'abo-
minations et de sottises qu'il applaudissait ; au con-
traire, ce fut une profonde pitié, la ferme volonté de
l'éclairer, de le sauver de lui-même.
Le vieux Grimaiix n'avait pas relu, depuis le collège,
la fameuse déclaration. Une grande émotion le prit
quand Trarieux donna lecture de ces lignes du préam-
bule, sorties, il y a un siècle, de dix siècles de misère
et de servitude, et si terriblement prophétiques, éternel-
lement vraies : « Considérant que l'ignorance, Toubli ou
le mépris des Droits de l'Homme sont les seules causes
des malheurs publics et de la corruption des Gouver-
nements.... ')
Viollet fut désigné pour rédiger, avec Trarieux, les
statuts de la nouvelle association.
Ce grand savant, qui avait fouillé si profondément
aux ruines du vieux droit français et eii avait dégagé
les Propylées, les Établissements de Saint-Louis, était,
je l'ai dit, profondément catholique. Rien qu'à son
maintien, on reconnaissait en lui l'un de ces « Port-
Royahstes attardés «, pour qui '( le nom de janséniste
était moins le signe dune dissidence dogmatique que
l'indice d'une profession de gravité et de religion aus-
tère (-2) ». Ce sérieux du janséniste, triste, mais forti-
fiant, ne va pas sans une haute moralité, qui est elle-
même inséparable du courage. Viollet convenait qu'il
avait été conduit, « comme malgré lui », à la conviction
que Dreyfus était innocent ; mais, d'autant plus, il se
(i) Préambule. (Séance du 20 août 1789.)
(2) Sainte-BeuvEj Porf-/?oyo/, ¥,598; Renan, Essais de morale
ef de critique, i5.
LES IDEES CONTRE-REVOr.UTIONNAIRES 549
croyait le devoir de ne pas s'en taire, surtout sous les
menaces des journalistes de sacristie et de corps de
garde. Alors que tant de libres-penseurs et de républi-
cains n'osaient pas les regarder en face, il fit à Tun
d'eux cette cinglante riposte : « Vous aussi, vous êtes
des terroristes (i i ! »
\
Tout à coup, on apprit que la Chambre criminelle de
la Cour de cassation avait annulé l'arrêt de la cour
d'assises 12).
L'avocat de Zola, Mornard, juriste consommé, des-
prit pénétrant, avait fait valoir sept moyens à l'appui de
son pourvoi. Six étaient relatifs à des violations des
droits de la défense, notamment à l'arrêt réglementaire
qui avait séparé de son contexte une seule imputation
diffamatoire ; non seulement l'arrêt par lui-même cons-
tituait un abus de pouvoir, mais Delegorgue, en outre,
après l'avoir laissé enfreindre par les généraux, l'avait
opposé aux avocats. Le septième moyen était relatif à la
plainte même du ministre de la Guerre. Selon Mornard,
elle ne pouvait servir de base légale à la poursuite, vu
que les conseils de guerre sont, en droit, une juridic-
tion permanente et qu'aux termes de la loi, « dans
le cas d'injure ou de diffamation envers les cours
et tribunaux, la poursuite n'aura lieu que sur une déli-
1- Courrier du Pas-de-Calais du 29 avril 1898.
(2 Chambre criminelle, audience du 2 avril 1898. Le compte
rendu du procès en cassation a été publié à l'Appendice du
tome II du Procès Zola.)
550 H1ST0IHE Di: LAFFAlIiK OHEVFLS
béraliou prise par eux en assemblée générale (i) ».
Ainsi, le ministre de la Guerre s'élant substitué arbitrai-
rement au conseil de guerre, toute la procédure était
nulle.
Le rapporteur Charabareaud, puis le procureur géné-
ral Manau écartèrent les six premiers moyens (2).
Légal ou non, les avocats de Zola avaient accepté
l'arrêt réglementaire au lieu de se pourvoir aussitôt
(il Procès Zola, II, 438 à 451-
•2) Chainbareaud repousse le moyen relatif au refu:^ de poser
des questions à M™« Dreyfus et à Casimir Perier sur la bonne
foi de Zola ; l'arrêt de la Cour, en l'espèce, est l'application
pure et simple de l'arrêt réglementaire (II, 4'^^ C'est égale-
ment l'avis de Manau II, 488 . — Sur le moyen relatif à la viola-
tion des art. 819 et 335 du code d'instruction criminelle. « en ce
que la Cour d'assises, après avoir laissé déposer un témoin
Pellieux^ sur des faits dont elle-même interdit la preuve, et
après avoir fait appeler un autre témoin Boisdeffre pour con-
firmer la déposition sur le même fait, a, par arrêt du 18 février,
refusé la parole à la défense pour discuter la déposition de
ces témoins contradictoirement avec eux », Chambareaud s'en
remet à l'appréciation de la Chambre criminelle, sans se pro-
noncer (462). Au contraire, Manau repousse nettement le moyen,
en invoquant l'arrêt réglementaire. Sans doute Boisdeffre la
enfreint: mais Démange, lui aussi, avait fait une déclaration
abusive (491;. — Sur l'audition de deux témoins (yi^^ de Bou-
lancy et M"<= de Comminges par commission rogatoire, « sans
prestation préalable du serment exigé par l'art. 817 », Cham-
bareaud est hésitant ^^'j) ; Manau rejette par cet argument :
« Sous l'empire de la compétence correctionnelle, les délits de
presse étaient poursuivis sur la déclaration des témoins ne
prêtant que le serment réduit : pourquoi en serait-il autre-
ment aujourd'hui devant le jury? » (4TO-, — Sur le refus de l'ap-
port des procédures Dreyfus et Esterhazy. Mornard soutenait
que la cour avait empiété sur le pouvoir discrétionnaire du
président. Chambareaud rappelle que la défense elle-même
a eu le tort de s'adresser à la Cour 463) ; Manau dit également que
le moyen manque en fait et en droit 493,- — Sur le refus d'inter-
roger les experts qui auraient invoqué à tort le secret profes-
sionnel. Chambareaud 464) et Manau (493 répondent que les
experts pouvaient l'invoquer et que, d'ailleurs, au procès
Esterhazy, ils avaient déposé à liuis clos.
LES IDKliS CONTRi:-ni:VOLUTIOMNAIRES 551
contre la décision qui mutilait leur droit de défense (i i.
Par contre, le septième moyen devait être accueilli,
le texte de la loi étant formel. El non seulement il suffi-
sait à anéantir la condamnation, mais il oflrait encore
cet autre avantage, puisqu'il abolissait aussi la pour-
suite, de permettre à la Cour de casser sans renvoi.
(( Tout est fini, à moins d'une nouvelle poursuite régu-
lièrement provoquée et engagée. »
Le langage des deux orateurs de la Cour de cassation
fut fort différent ; Chambareaud fit effort sur lui-même
pour ne pas sortir du cadre sévère d'un rapport juri-
dique; la véhémente parole, plus libre, de Manau s'en
échappa. Ce grand vieillard, presque octogénaire, était
un ancien proscrit de Décembre, l'un des derniers sur-
vivants de celte génération de 18/48 qui avait porté dans
la vie des illusions illimitées de justice et que la force
brutale avait aussitôt renversée. Il était entré dans la
magistrature après trente années de barreau, à la chute
de l'Empire ; et, comme il avait gardé, sous une épaisse
broussaille de cheveux blancs, pareille à une crinière
flottante de neige, un visage jeune, coloré, mobile, des
yeux ardents où la flamme du Midi n'était pas encore
devenue de la lumière, de même il avait préservé, des
atteintes de l'égoïsme et du septicisme ambiants, une
âme généreuse et toute brûlante des croyances qui,
jadis, avaient fait la République si belle. Il frémissait
donc de cette grande lutte pour une vérité qui, déjà,
lui paraissait certaine et, redoutant qu'une grave
violation de la loi eût été commise, il se fût cru dés-
honoré en s'en taisant : « Si Dreyfus a été illégale-
(1) Procès Zola, II, 4-">9. Chambareaud. — De même Manau :
« Larrèl est manifeslement interlocutoire: il devait donc être
attaqué dans le délai imparti par l'article SyS, c'est-à-dire dans
les trois jours. » (484-)
552 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
ment condamné, la sentence doit être brisée (i). «
Il dit cela très fortement, et aussi son estime pour les
promoteurs de la Revision, «ni des vendus ni des traîtres,
mais l'honneur du pays », et son dégoût des fureurs
antisémites. « Ces scènes abominables, indignes de
la France du xix*^ siècle, sont un outrage aux précur-
seurs de la Révolution, à Voltaire, émancipateur de la
pensée humaine ». Enfin, ayant assisté à toutes les au-
diences du procès de Zola, il avait gardé une impression
profonde de la scène culminante du drame, quand Es-
terhazy resta muet sous le questionnaire d'Albert Cle-
menceau, et il envisagea l'hypothèse où le misérable
avouerait son crime. Bien plus, il l'y convia, l'assurant
de l'impunité. Par deux fois, il y revint. Et, visible-
ment, c'était son espoir que l'afTaire finirait ainsi. Il ne
souhaitait pas de « nouveaux procès fiévreux » : il doit
suffire aux officiers qui ont acquitté Esterhazy d'avoir
fait une fois condamner Zola ; les amis de Dreyfus, si
les débats doivent se rouvrir, pèseront leurs paroles
et « auront pitié de la France ». Pour les juges qui
l'écoutaient, il leur rappela seulement le vieux pré-
cepte biblique (2) : « Tu ne suivras pas la multitude
pour faire le mal, et, lorsque tu prononceras dans un
procès, tu ne te détermineras point, pour suivre le plus
grand nombre jusqu'à pervertir le droit (3). »
Ce qui eût surpris en d'autres temps, c'est qu'un
autre langage fût tombé du plus haut siège de la magis-
trature. Il parut alors séditieux. La Chambre criminelle
ayant remis son arrêt au surlendemain, Billot, en plein
Sénat, essaya de circonvenir le premier président Ma-
(i) Procès Zola, II. 478, Manau : «Si cela était vrai, il n'est pas
douteux que la décision serait frappée d'une nullité radicale.»
(2) Exode, chap. XXI II, verset 11.
(3) Procès Zola. II, 47"), 480, 5o6, 5o8.
LES IDEES CONTHE-RliVOLUTIONNAIRES 553
zeau. Il s'assit à côlé de lui, engagea une conversation
qui parut animée. Leurs voisins entendirent ce dia-
logue : « Non. non, objectait Mazeau. on n'agit pas
ainsi avec des magistrats. — Alors, répliqua Billot, je
ne réponds plus de rien. Vous vous engagez dans une
voie révolutionnaire dont vous serez les premières vic-
times. Vous y passerez lespremiers. » Puis le juge elle
soldat se donnèrent rendez-vous pour la soirée ( i).
La Chambre criminelle tint bon, cassa larrêt sans
renvoi (2).
VI
Grande joie chez les révisionnistes, réconfortés parla
parole de Manau, par la déclaration de Chambareaud
que « ni l'acte administratif ni l'œuvre du juge ne sont
exceptés par la loi du domaine de la critique » ; donc,
dans le procès de demain. les témoins pourront parler,
" et la question sera posée ».
Et colère plus bruyante encore de leurs adversaires,
hier champions intraitables de la chose jugée, et qui,
maintenant, la déclaraient imbécile, clamaient que « de
tels arrêts font mépriser la justice i3) ». Depuis six
(1; Récit de Clemenceau dans ï Aurore du a avril i898. — D'après
Mazeau, Billot se serait borné à lui dire : « Que pensez-vous
de ce qui va se passer à la Cour de cassation ? » Sur quoi, le
premier Président: « Rien, rien. Vous savez que je ne veux pas
en parler. » (Déclaration de Mazeau à un rédacteur des Droits
de l'Homme.} Clemenceau maintint sa version,
'•2.) Procès Zola, II, 609.
(3/ Alphonse Humbept, dans V Éclair du 3 avril.
ôoi HISTOIRE DE k AFFAIliE DREYFUS
mois, le grand cloaque de Druraonl vômissaiL toujours
les mêmes mots : traître, infâme, vendu (i). Nulle autre
variante que les noms des difl'amés. C'était le tour des
magistrats de la Cour de cassation, eux aussi '< aux
ordres de la haute et basse juiverie », « scélérats et faus-
saires», « en révolte contre l'armée '>, le « juif allemand »
Lœw (qui n'était qu'alsacien et protestant'!, « l'immonde
Manau (2 ».
Méline fut consterné ; tout était à recommencer, et,
cette fois, dans une arène déblayée de barrières.
Le coup, à la veille des élections, lui fut d'autant plus
pénible. Cet homme, si froid d'apparence, et qui, dans
le mal comme dans le bien, avait montré tant de résolu-
tion, ne réussit pas à cacher son dépit (.3). S'il n'alla
pas, comme Billot, jusqu'à traiter de <■ révolution » ce
triomphe passager de la loi, il critiqua avec amertume
la théorie de la Cour de cassation et « regretta, blâma
les phrases malheureuses » de Manau. Les députés
ideux anciens boulangistes) qui l'interpellaient dirent
que le langage du Procureur général avait été " in-
digne ». Brisson se réveilla pour déclarer que « toute la
vie de ce magistrat avait été consacrée à la défense du
Droit ». .Méline. baissant la tète, promit que « le Gou-
!i Cestce que Miclielet observe de Maral.(/?e'i,'o/u//o/7, II, i-2-].)
(2} Dans les conversalions, on prononçait son nom à l'alle-
mande : Manaùh. — Cassagnac rivalisa de violence avec Dru-
mont: '< L'infamie est accomplie dans toute son abomination...
L'armée est éclaboussée... L'immonde crachat de Zola, des juifs
et des sans-patrie.... » — Mêmes fureurs chez Rochefort, Milie-
voye, Judet, qui fréquentait assidûment chez Hanotaux, Pollo-
nais, qui venait détre décoré par Barthou.
'3) Chambre des Députés, séance du 2 avril i8y8, interpellation
de Marcel Habert et-Alberl Chiche " sur les saites que le Gouver-
nement compte donner à larrèt rendu par la Cour de cassa-
tion ». . ».
LES IDEES CONTHE-nEVOLLTIO.NrvAlRES 555
Ternemenl examinerait, en toute impartialité, le lan-
gage » incriminé (i).
Il se sentait clans « une situation sans issue », et il dit
le mot. Quand il annonça que le conseil de guerre se-
rait réuni et statuerait en tonte liberté sur la reprise ou
l'abandon des poursuites, il fut visible qu'il inclinait à
l'abandon. Les radicaux, à cinq jours du terme de la
législature, n'osèrent pas le renverser (2). Pourtant,
Gôblet rappela qu'il lui avait dit, le 4 déceml>re :
« C'est l'anarchie par le Gouvernement ! » El « tout, en
cfTet, était démoli », « rien n'était resté debout... » Mais
Ijoblet ne l'entendait pas de la justice.
VII
L'armée, les officiers surtout fermentaient.
Depuis la guerre contre l'Allemagne, la mino-
rité des officiers sortait du rang. On avait trop dit que
la victoire de la Prusse avait été celle de la science. De
là, dans l'organisation de l'armée nouvelle, une part
•excessive faite aux élèves des Écoles. En même
temps, la vieille noblesse et le parti catholique, chassés
des emplois publics par la démocratie triomphante,
avaient dirigé leurs fils vers le métier militaire. Beau-
coup de républicains le considéraient comme grossier,
préféraient les carrières libérales ou les afl'aires qui
(1) » La Cliuinbi-e ne peut attendre autre chose du Gouverne-
ment que la promesse d'examiner en toute impartialité le lan-
gage d'un magistrat «jui est libre dans ses réifuisitions et qui
-occupe depuis longtemps son siège avec honneur. »
[-2] L'ordre du jour pur et simple fut voté par 3o(( voix contre
167.
556 HISTOIRE DK L AFFAIRE DREYFUS
exigent plus d'intelligence. Maintenant, après un quart de
siècle de République, les cadres de l'armée étaient aux
mains de cette jeunesse élevée, façonnée par les Jé-
suites. Les républicains y étaient à Tétat d'exception.
Les plus roturiers affectaient des passions réactionnaires
pour se faire bien voir de leurs camarades riches, des
chefs, et, pour être reçus dans les salons, fréquentaient
les églises.
Gambetta, par son prestige personnel, amoureux de
l'armée à qui il promettait la Revanche, sachant lui par-
ler et très au fait des questions militaires, imposait aux
chefs. A sa mort, comme les intransigeants se réjouis-
saient, un révolutionnaire, de l'espèce qui est perspi-
cace (i), s'écria : « Les imbéciles, ils ne voient pas que
les généraux sont délivrés ! » La plupart des officiers
furent de cœur avec Boulanger ; hors quelques esprits
réfléchis, qui restèrent silencieux, tous se prononcèrent
avec colère contre la Revision, se précipitèrent sur cette
occasion de réagir contre la démocratie.
Nul prétexte ne pouvait être pire que cette question
de justice. Armée et nation sont aujourd'hui frappées
d'une même cécité ; demain, quand il sera éclairé, le
peuple, oublieux qu'il a été aveugle, ne pardonnera pas
aux chefs de l'avoir été, réagira contre l'institution mi-
litaire.
Pour l'instant, l'armée n'avait jamais été plus popu-
laire ni plus adulée par les partis. On ne parlait, par
une étrange interversion des rôles, que de la défendre.
Dès qu'un régiment débouchait, les passants couraient,
comme à son secours, pour l'acclamer. Pellieux multi-
pliait les occasions de se faire applaudir.
Ce militarisme n'avait rien, d'ailleurs, de belliqueux.
(i) Lissagaray. — Il tint le propos à Ranc.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 557
Les ovations, que la foule réservait autrefois aux troupes
victorieuses, allaient maintenant à des soldats à qui elle
demandait surtout de ne pas se battre. On avait tant dit
à ce peuple que la Revision serait la guerre, qu'il le
croyait. La cause profonde des renouveaux de l'esprit
césarien n'est nullement la vieille ambition batailleuse
et conquérante, mais, bien au contraire, l'amour désor-
donné dune paix qu'un chef militaire saura assurer. Cet
esprit de Brumaire soufflait à nouveau. Les journaux
qui invoquaient le « sabre libérateur (i ) ». c'étaient les
mêmes qui réclamaient les huis clos, protestaient qu'on
ne pouvait pas regarder au dossier secret sans provo-
quer des catastrophes. Le cri de « Vive l'armée ! » signi-
fiait, pour les couches profondes : « Vive la paix! »
Les officiers n'eussent pas été des hommes s'ils
avaient résisté à une telle griserie. Ils eussent trouvé
naturel que la part qu'ils avaient prise au procès de Zola,
comme témoins ou comme manifestants, fût inscrite sur
leurs livrets comme une campagne. Leur irritation écla-
tait en des actes insolents ou odieux : l'un d'eux fit
dresser, au champ de tir, un mannequin qui figurait
Zola 2) ; un autre écrivit une lettre outrageante à
Trarieux : Billot refusa de le frapper, ne s'y résigna que
devant l'intervention personnelle du président du Sénat,
Loubet, et une réunion comminatoire des groupes ré-
publicains (3).
Tout ce corps d'officiers, d'ordinaire très calme, oc-
cupé de travail ou de plaisir, était agité, bruyant, dune
susceptibilité énervée.
(1) CoppKE. dans le Journal du 6 avril 189S. — Millevoye, Dru-
raont. Cassagnac, Judel tenaient le même langage.
(2) Siècle du 22 avril.
(3i Le capitaine Begouën fut puni de la réprimande du mi-
nistre et renvoyé de lÉtat-Major général au 6' corps, à Châlon--
^3 mars 1898).
558 IIISTOIUE DK l'affaire DliEVFLS
Billot, surtout Boisdefîrc, eussent voulu que les juges
crEslerhazy se contentassent de la condamnation morale
qu'ils avaient obtenue contre Zola. La presse « patriote »
les y engageait (i). On leur promettait, en échange,
que le conseil de Tordre de la Légion d'honneur serait
invité à rayer leur insulteur.
Mais ces soldats étaient lancés, et d'ailleurs convain-
cus qu'ils n'avaient point forfait comme juges. Une
basse politique pouvait conseiller de dédaigner l'outrage
impuni ; l'honneur exigeait de le relever. Pourtant, ils
délibérèrent pendant huit heures d'horloge, tiraillés
entre la discipline et l'honneur, pour aboutir, sur le
conseil de Pellieux, à une transaction. Ils décidèrent
(par 5 voix contre •->) de porter plainte, non pas qu'ils se
sentissent plus atteints « que leurs camarades et leurs
chefs par les diiramations de Zola », mais dans l'intérêt
supérieur de la justice militaire elle-même ; en consé-
quence ils réduisaient la plainte à trois lignes : o Un
conseil de guerre vient par ordre d'oser acquitter un
Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute
justice ». Ils écartaient ainsi la phrase redoutable, qui
dominait toute l'afTaire, sur la communication des pièces
secrètes (2).
Nul aveu plus criant que l'illégalité avait été commise.
La Cour de cassation avait décidé que les témoins, dé-
bâillonnés, la pourraient prouver. Pour éviter la réponse,
on supprimait la question.
Méline et Billot furent, celte fois, bien conseillés, non
seulement par Ployer et par Tézenas, mais par le pre-
(1) Matin, Gaulois, Éclair, Écho de Paris, etc.
(2) 8 avril i898.— Le conseil émit, en outre, le vœu que le mi-
nistre de la Guerre demandât au grand chancelier de la Légion
dhonneur la radiation de Zola. Un peu plus tard, cinq membi-es-
du conseil décidèrent de se porter partie civile aux débats.
LES IDEES C.ON'rHE-nKVOLLTlONNAIRES 559
mier président Périvier, qui avait accepté de diriger les
futurs débats et promis de « serrer la vis ». Ce magis-
trat facétieux, que les malveillants disaient à tout faire,
trouvait que Delegorgue avait été mou.
Au surplus, le procès n'aura pas lieu à Paris, mais à
Versailles, « pour empêcher, expliquaient les journaux,
que Tordre ne soit troublé », et parce que « la salle des
assises de Seine-et-Oise était très petite ; vingt auditeurs
tout juste s"y pourront asseoir en dehors des témoins et
des journalistes (i) ». On engageait en conséquence les
partisans de Dreyfus « à se montrer très doux, très
calmes » ; « tout autre attitude de leur part pourrait
leur valoir force corrections ». " On aime l'armée, à ^'er-
sailles (2 . I » Même, un bon jeune homme, fils d'un
générai, indiqua, avec plan à l'appui, la manière d'as-
sommer Zola à la sortie du palais de justice (3).
VI 11
Esterhazy-^ reçut, sur ces entrefaites, deux terribles
coups de massue. Le Siècle publia la déposition que Ca-
sella avait été empêché de porter à la cour d'assises — ses
conversations avec Schwarzkoppen et Panizzardi (4), —
et la lettre d'un prétendu diplomate de Berne (5') qui
résumait ce que Scheurer, Zola, Trarieux et moi nous
savions, par le comte Tornielli. de la trahison d'Ester-
(ij Gaulois du 11 avril i.Si(8, L'c/îo. Journal des Débals. etc.
(2) Jour du 12.
^3) Soir du i4-
4, Voir p. 199.
'5| Cette lettre fut rédigée par Yves Guyot et Francis de
Pressensé sur des notes de Zola. Ils s'étaient réunis chez moi
avec Trarieux.
560 HISTOIHi: DE L AFl AinE DHEYFLS
hazy (i). Rien que le récit circonstancié de la visite
d'Esterhazy à Schwarzkoppen, en octobre (quand il le
menaça de se tuer, le somma daller déclarer à Lucie
Dreyfus que son mari était coupable), prouvait le
crime.
Le premier cri des amis d'Esterhazy fut pour traiter
d'imposteurs les auteurs de ces révélations. Mais aucun
démenti ne vint ni de Berlin ni de Rome (2). L'État-
Major se tut. Les journalistes coururent chez Esterhazy ;
le mensonge, pour une fois, lui resta dans le gosier;
il dit seulemenl c qu'il ne s'occupait plus de l'affaire
Dreyfus (3) ».
Le parti pris était tel, et la peur, que ces révélations
incontestées, qui eussent dû être décisives, ne détermi-
nèrent pas une seule conversion, du moins publique.
Cependant, l'atmosphère de méfiance s'épaissit beau-
coup, de ce jour, autour d'Esterhazy. Ce faux reître,
qui devait tout massacrer et qui baissait la tète sous une
telle accusation, et si précise, devint suspect aux plus
crédules; les plus échauffés cessèrent de l'acclamer en
public. Cavaignac, et beaucoup parmi les plus résolus
adversaires de la Revision, commencèrent à dire que
leur cause (la chose jugée), qu'ils distinguaient on ne
(1) 4 et 8 avril 1898.
(2) La Gazelle de Cologne, la Gazelle de Francforl, le Times,
l'Indépendance belge, etc., confirmèrent les révélations du « di-
plomate de Berne ». — Panizzardi, harcelé par les reporters,
quitta Paris pour Berne où il était également accrédité. Il refusa
soit de confirmer, soit de démentir le récit de Casella (dépêche
du 16 avril au Siècle} : il allégua aux amis qui le pressaient
que son devoir était de se taire tant que Schwarzkoppen
n'aurait pas rompu le silence. La presse italienne annonça qu'il
serait remplacé à brève échéance.
(3} Agence nationale du i4 avril. — « Le général de Pellieux
me dit de n'attacher aucune importance à la déposition de
Casella. » {Dép. à Londres, 5 mars 1900.)
LES IDEES CONTIiE-REVOLLTION.NAIRES 501
sait comment de la sienne, était compromise par la ré-
pugnante promiscuité avec un g-redin de cette espèce.
On l'eût volontiers déclaré coupable s'il eût été possible
de le faire sans innocenter Dreyfus. Cavaignac songeait
déjà à le jeter par dessus bord comme infâme, tout en
gardant le juif à l'île du Diable.
Esterhazy, à qui Ion n'en faisait pas accroire, se ren-
dit compte que sa popularité se métamorphosait en
mépris, et, surtout, que le Gouvernement et l'État-
Major s'en accommodaient fort bien. Plus il s'enfonce,
plus son contact est salissant, mais moins ses menaces
perpétuelles d'aventurier déshonoré sont à craindre. Le
jour va venir où l'aveu même de son crime, auquel
Manau la convié avec quelque naïveté, sera sans va-
leur; cette arme suprême, qu'il a si souvent brandie,
moisit, chaque jour, entre ses mains. Le métier de
maître chanteur, pour être profitable, nécessite quelque
respectabilité apparente ; quand il sera entièrement
discrédité et taré, ses patrons ne s'inquiéteront plus
de sa confession qu'il passera pour avoir vendue.
Son indignité avérée l'aura rendu innotïensif ; son venin
ne sera plus que de la bave ; il ne sera même plus une
bête malfaisante.
11 n'y avait plus qu'un homme qu'il tenait d'un grap-
pin d'acier et qui ne pouvait s'y soustraire : Henry. Ils
étaient rivés l'un à l'autre. S'il tombe, Henry le suit dans
sa chute, et, tant qu'Henry est là, il peut continuer la
partie. Ils se concertèrent pour accréditer, en réponseaux
révélations qui venaient de se produire, une explication
qui cadrerait avecla physionomie démasquée du ban-
dit, incapable désormais de jouer les condottiere.
L'art des gens de l'Etat-Major fut toujours de donner
à entendre que les versions officielles de l'AfTaire étaient
inexactes, mais imposées par de grands intérêts d'ordre
36
562 HISTOlIiE DE L AFFAIRE DREYFUS
international, et de mettre en circulation des versions
contradictoires du redoutable secret. Il n'y a pas de
certitude égale à celle de l'homme qui détient un secret,
surtout si c'est une sottise. Tous ceux à qui Boisdeffre
avait conté ou fait conter l'histoire du bordereau an-
noté I Rocheforl, Emile Ollivier, le colonel StofTelj s'y
étaient laissé prendre. A d'autres, on avait confié que
Dreyfus avait travoillé avec Panizzardi ou avec Schmet-
tau, que le bordereau avait été pris à Bruxelles, ou
dans la valise diplomatique, ou dans le cotïre-fort de
l'ambassade d'Allemagne, pendant un incendie, par
Esterhazy lui-même déguisé en pompier. Peu à peu,
toutes ces histoires filtraient, se répandaient, aussi in-
conciliables entre elles qu'absurdes; mais chacune con-
servait ses fidèles.
Esterhazy, entre autres mensonges qu'il avait colpor-
tés, non sans faire jurer le silence à ses confidents,
avait imaginé (dès janvier, à la veille de son procès) de
raconter que l'Allemagne n'était pour rien dans l'af-
faire. Il s'était contenté, d'abord, de révéler que le bor-
dereau avait été pris, non pas à l'ambassade d'Allemagne,
mais à celle de Russie; il débita, un peu plus tard, avec
son plus beau sérieux, un extraordinaire roman. Le
tsar Alexandre III, avant de signer le traité d'alliance,
avait voulu contrôler les informations du gouvernement
français sur l'organisation militaire (i) ; Boisdeffre,
(ij Je tiens du oomlede Munsler que le Gouvernement russe,
mais postérieurement à la première convention militaire de 1898,
avait chargé Mohrenheim. l'ambassadeur, et le général Frédé-
ricksz, attaché militaire, de vérifier certains renseignements.
Frédéricksz sadressa au deuxième bureau où, comme on l'a
vu, les attachés militaires étaient reçus chaque semaine par
Davignon et Sancy. (Voir t. I", r>98,) Ceux-ci l'édifièrent,
sans soupçonner ou sans faire semblant de soupçonner l'objet
de ses questions. C'était Mohrenheim lui-même qui avait
raconté l'anecdote à Munster.
LES IDKES CONTRE-BKVOLLTIOXNAIRES 563
ayant eu vent de cette méfiance, fit venir Esterhazy et
lui expliqua que la patriotique alliance était compro-
mise si des renseignements de source privée, c'est-à-
dire d'espionnag-e, ne venaient pas confirmer, dans
l'esprit du Tsar, les renseignements officiels. Esterhazy
se dévoua et, jouant l'espion, alla trouver le baron de
Mohrenheim auquel il se présenta comme un officier
d'État-Major, indigné de voir la Russie trompée parla
France et en mesure de donner au Tsar la situatiQn
exacte des efîectifs de Tarmée française. Or, les états
qu'il remit à Mohrenheim et qu'il tenait de Boisdeffre,
confirmaient rigoureusement ceux qui avaient été régu-
lièrement communiqués. Le Tsar n'hésita plus et signa.
Cependant, des doutes vinrent peu après à l'ambas-
sadeur sur son aventure ; il soupçonna qu'il avait été
mystifié et Boisdeffre en fut avisé. Il était, dès lors,
« d'une nécessité impérieuse » de sacrifier un véri-
table officier d'État-Major afin de convaincre la Rus-
sie qu'elle avait eu afTaire à un véritable espion.
Dreyfus fut choisi comme victime et on inventa l'his-
toire du bordereau. Sous main, on fit savoir à la Rus-
sie que l'homme qui l'avait documentée était le même
qui venait d'être surpris à documenter, à leur tour, des
Allemands. — Il n'y avait de vrai que ceci : Esterhazy
et Henry n'avaient pas seulement « travaillé » avec l'Alle-
magne, mais avec la Russie (i). Plus tard, comme on
(i) D'après une version ({ui a eu cours dans les cercles diplo-
matiques, le général Anenkolï, le constructeur du Transsibé-
rien, aurait été l'intermédiaire entre Henry, qu'il connaissait
certainement, et lÉlat-Major russe. Il se suicida le 21 janvier 1899,
à la veille du procès qui m'était intenté par la veuve d'Henry.
Le Journal de Genève, le Lokal-Anzeiger de Rerlin ont formelle-
ment mis Anenkoff en cause [29 et 3o juillet 1899.) Le ministre
de la Guerre, Vannowsky, et le chef de l'État-Major général,
Obrutcheff, furent remerciés en janvier 1898. à l'époque du
564 UISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
verra, ce conte stupide parvint jusqu'à l'Empereur d'Al-
lemag-ne, avec celte variante que cétait Dreyfus lui-
même qui, par ordre de Boisdefîre, était allé trouver
Mohrenheim et son attaché militaire, le général Frédé-
ricksz. — Les journalistes anglais, à qui Esterhazy avait
confié ces bourdes, les reproduisirent dans leurs jour-
naux comme venant d'une source mystérieuse et sûre (i).
Toutefois, le public y avait été rebelle, non pas tant parce
que l'absurdité en était criante, mais parce qu'il n'était
pas encore mûr pour une ineptie aussi compliquée. Les
deux compères jugèrent avec raison qu'il fallait, en
réponse à Casella et au diplomate de Berne, inventer
quelque chose, sinon de plus plausible, du moins de
plus simple.
Les journaux d'Henry racontèrent en conséquence
qu'Esterhazy avait été l'un des principaux agents du
contre-espionnage, qu'il trompait Schwarzkoppen en
lui livrant, par ordre, des documents frelatés, et que le
maître qu'il trahissait, c'était 1 Allemand (2). Pour Drey-
procès Eslerhazy ; dès le 8 décembre 1897, le Temps avait annoncé
le départ de lambassadeur Mohrenheim, qui fut remplacé par le
prince Ourousoff, et,le 11, la retraite imminente de Vannowsky,
qui fut remplacé le i5 janvier suivant, par KouropatUine. — Ces
coïncidences sont curieuses ; cependant, le renvoi de Mohren-
heim doit être exclusivement attribué, comme le suicide
d"Anenkoff, à des motifs d'ordre privé. — Le général Frédé-
ricksz a formellement démenti qu'il ait eu, pour son compte,
affaire à Esterhazy. Temps du 11 juillet 1899.) Pour Dreyfus, il
ne lavait connu, indirectement, qu'à l'occasion de l'assassinat
de Mme Dida par Vladimiroff. Voir t. lef, 287.)
U) La première de ces versions parut dans le Daily Mail du
lajanvier 1898, sous ce titre: " La Russie et Dreyfus, De notre corres-
pondant particulier, Cologne, u janvier » : la seconde dans la
Saint-James Gazette, du 16 mars, sous la forme d'une lettre de
Saint-Pétersbourg. L'Aurore du 18 en publia la traduction.
2) Ëclio de Paris, Libre Parole, Intransigeant, Patrie, Jour
des i3, 14, i5 avril 1898. etc.
LES IDKES CONTHE-nKVOLLTlONNAIHKS 505
fus, il navait pas eu directement atïaire à Scliwarz-
koppen, mais à Panizzardi (i).
Déroulède et Rochefort ajoutèrent foi- à cette impos-
ture, qui s'arrangeait assez bien avec celle du bordereau
annoté, ou firent semblant; Drumontsavaitàquoi s'ente-
nir. Pour les juges dEsterhazy, ils ne s'étonnèrent pas
qu'on les eût laissés dans l'ignorance d'un secret par
quoi tout devenait clair et limpide.
Cette version inattendue, qui enchantait les patriotes,
offrait pourtant un très gros risque : c'est que l'Élat-
Major allemand et, surtout, Schwarzkoppen se fâ-
chassent d'être bafoués, et qu'en conséquence ils
fissent paraître dans leurs journaux les documents
qu'ils avaient reçus d'Esterhazy ou, tout au moins,
ceux qui étaient mentionnés au bordereau. Ils eurent,
en etïet, la velléité de répondre par ces représailles;
puis des considérations, à la fois politiques et militaires,
les arrêtèrent. Schlieffen observa que livrer à la publi-
cité des rapports d'espion, ce serait tarir à l'avenir les
sources de l'espionnage; le chancelier et Bulow, que
les relations diplomatiques étaient déjà fort tendues. Si
le peuple français veut, à tout prix, que l'innocent soit
coupable, c'est affaire à lui. Aussi bien, les folies fran-
çaises, surtout les plus furieuses, sont les plus courtes ;
celle-ci s'usera d'elle-même (2).
Le vieux Bismarck, à Friedrichsruche, grogna, une
fois de plus, qu'il fallait laisser les Welches cuire dans
leur jus. Depuis le début de la crise, le journaliste qui
(1) Écho du 25 avril 1898 : « Le colonel de Schwarzkoppen e«L
très à son aise pour donner sa parole de gentilhomme et d'of-
ficier qu'il ne connut jamais le traître Dreyfus. En elTet, l'in-
termédiaire était un autre attaché qui signait de noms d'em-
prunt. . . etc. "
;2) Renseignemenls inédits. — Depuis la condamnation de Zola,
les journaux étrangers avaient encore haussé leur ton. Il fut
566 HiSTOim: di; l afiaiiu: drevfis
recevait ^ca confidences s'employait de son mieux à
railler les Allemands de s'être émus, comme des-
femmes, à la pensée' d'un officier frani^ais au
bagne (i). Le grand barbare, que la mort louchait
déjà, se roidissait jusqu'à la fin contre toute pensée
d'humanité. Il avait souvent traité les Français de
« peuple de singes » : ce suprême accès de démence le
réjouissait. Il opinait que lintérêt manifeste de l'Alle-
magne était de prolonger cette honte, et, pour y aider,
il affectait de mettre en doute l'innocence de Dreyfus.
Drumont, Rocheforl, Arthur Meyer, reproduisirent, à
l'envi, ces derniers hoquets du vieux Vandale.
Billot et Boisdeffre laissèrent dire, parce qu'ils avaient
fait du silence leur tactique, dédaigneux, en apparence,
des vains racontars de la presse, amie ou hostile; et,
aussi, parce que ce nouveau mensonge consolidait,
pour un jour de plus, l'œuvre d'iniquité et leur règne.
Pourtant, quand ils furent interrogés par la suite sur
l'imbécile roman, ils le démentirent (2) ; on leur eût de-
queslion dinlcrdire l'enlrée en France de V Indépendance behje,
du Journal de Genève. L'Écho de Paris somma Barlhou de le-
faire (27 janvier i8t)S . Il s'y refusa.
(1) Hamburger Nachrichlen. du 25 février 1898: <■ Les félicila-
lions que les Allemands envoient à Zola dénotent un manque
de- tact, de jugement et de patriotisme. Nous nous rendons-
ridicules aux yeux des Français. Nous ne savons pas d'ail-
leurs à quels mobiles Zola a obéi. De plus, dans les cercles
qui. sans aucun doute, comptent parmi les mieux informés de
l'Europe, nous avons entendu exprimer des opinions d'où il
résulte (ju'on y croit bien plutôt à la culpabilité de Dreyfus
qu'à son innocence. Laissons donc les Français mijoter dans
leur propre jus, en traitant Emile Zola et Dreyfus comme des
héros nationaux ou comme les représentants de l'idéalisme. »
— » Un diplomate » s'appuyait eiicore, cinq ans plus tard, sur
l'opinion de Bismarck. [Gaulois du 8 février lyoS.)
(2) Cass., I, 558, Boisdeflre : 569, Gonse; Rennes, l, 028. 53o ;
H, 173, Boisdeffre; I, 536; II, 157, Gonse. — De même Rogel
(Cass., I, G28) et Gendi-on (Rennes. II. 172.
LES IDKES CO.NTtŒ-RLVOLUriONNAIRES 5(57
mandé des pièces juslifîcalives, qu'Henry avait néglig-é
de forger, et l'État-Major allemand se serait décidé
peut-être à les confondre.
Il y avait eu une heure, une seule, où ils eussent pu
se raccrocher à cette branche pourrie : c'est quand Pic-
quart leur nomma Esterhazy pour la première fois.
Ils eussent pu larréter d'un seul mot : ■ Malheureux,
vous allez brûler un de nos agents ! » Mais ils ne pen-
saient pas alors qu" Esterhazy conduirait Picquart à
Dreyfus: Picquart ne le pensait pas non plus ; Henry
seul le sa^ait. Plus tard, c'était trop tard, quand Pic-
quart eût découvert que le juif était innocent.
Clemenceau exposa ce raisonnement péremptoire: j'y
ajoutai d'autres argumenls : la visite d'Eslerhazy à
Schwarzkoppen qui n'était pas d'un contre-espion à sa
dupe; son obstination à entrer au ministère de la
Guerre: les refus persistants de Billot et de BoisdeTfre :
s'il avait été un agent secret, sa place eût été à Paris,
près de l'Allemand : on ne l'eût pas expédié dans une
garnison de province i).
Ainsi Esterhazy n'avait pas été un espion au service
de la France et « le bénéfice d'une probité allemande »
lui restait acquis.
IX
Les élections furent une halte apparente dans le
drame.
L'agonie de la Chambre avait été pénible. Depuis six
mois, elle votait sous la peur des électeurs, des comités»
(i. Aurore du 17 avril i8y8 : Siècle du 21.
.->68 HISTOIRE DK L Al-FAIHE DREYFUS
des furieux journaux qui menaient l'opinion. Et ce
n'était pas seulement chaque fois que revenait, la ques-
tion du juif de l'île du Diable. Un des anciens lieute-
nants de Boulanger ayant fait revivre, pour une séance,
la vieille affaire du Panama, tous les républicains sui-
• virent, saisirent l'occasion de se proclamer intègres et
purs avant de paraître devant le suffrage universel ; ils
rendirent, à l'unanimité, un vole solennel de blâme
contre l'ancien procureur général Ouesnay de Beaure-
paire et contre le président du Sénat, Loubet ^i). Entre
temps, par une singulière anomalie, ces mêmes radi-
caux, qui tenaient tant à ne pas se brouiller avec Dru-
mont, reprochèrent à Méline ses complaisances pour la
droite (2) et pour l'Église, mais sans aborder la vraie
question et, dès lors, avec une pauvreté extrême d'ar-
guments. La preuve que « les manœuvres de la réac-
tion étaient servies par la faiblesse coupable et la com-
plicité du Gouvernement », ils ne la trouvaient pas
dans la longue série d'iniquités qui avaient été commises
contre Dreyfus et ses défenseurs, mais dans le déplace-
ment d'un préfet, d'un juge de paix et d'un économe
d'hospice. Les ^tortures infligées à Dreyfus ne les
avaient pas émus, mais pour un instituteur changé de
(i)3o mars 1898. — Le débat fut soulevé par Chiche, député
de Bordeaux. Les conclusions de la commission denquéte
furent votée-s à l'unanimité de 5i5 votants, iaflichage d'un dis-
cours de Viviani par 3ii voix contre 174. Le vote rendu, Milliard,
garde des Sceaux, exposa l'opinion de trois hauts magistrats
à qui il avait soumis l'examen du rôle de Ouesnay de Beaure-
paire et qui avaient trouvé des plus excusables l'erreur juridique
qu'on lui reprochait. L'ancien procureur'général fut alors traduit,
à sa demande, devant la Cour de cassation, ({ui rendit le
27 avril un arrêt en sa faveur.
2) 12 mars i8(,8, interpellafion sur la politique du Gouverne-
ment, discours de Dron. député du Nord. — Méline soutint que
la Droite lui avait souvent donné ses voix, mais sans rien de-
mander en échange.
LES IDEES CONTRE REVOLUTIONNAIRES 569
poste, ils s'écriaient : « On se demande véritablement,
en présence d'actes aussi odieux, si on est dans un pays
civilisé (i) ! » Ils avaient couvert Esterhazy, célébré les
étoufTeurs de justice, et Bourgeois s'en faisait gloire (2) ;
pour quelques conservateurs qui étaient entrés dans
la République, comme Jaurès lui-même leur en avait
donné le conseil (3 , Catilina était aux portes. Ce fut le
dernier mot de Brisson avant de lever la séance finale ;
il souhaita que " le pays sût, de sa main souveraine,
écarter les perfides 4 'n — ni BoisdetTre ni Billot,
quelques ralliés qui n'avaient pas été plus échauffés
contre le Droit que Cavaignac et Goblet.
Qu'ils fussent " perfides », cela a été mis hors de
doute. Ils ne se souciaient plus de sépuiser à faire une
monarchie impossible ; il leur suffisait de faire une Ré-
publique catholique. Ils y eussent été bien mieux et,
avec eux, les prêtres et les moines. Un dominicain,
desprit très pénétrant, mais imprudent, le dit très haut :
« La politique du cabinet sera, si elle triomphe, infini-
ment plus avantageuse à l'Église que ne le serait un
retour à l'ancien Régime (5j. » D'autre part, cette po-
litique de Méline, dans ce qu'elle eut de pire, les radi-
caux l'avaient trouvée et la trouvaient encore trop mo-
dérée. En fait, les principes qui sont la République
Il Discours de Dron.
•2 « Bourgeois : Mon cher collègue, monsieur de Mahy, vous
savez fort bien que je partage votre sentiment sur rafTaife dont
vous parlez et que je n'ai jamais hésité à l'exprimer. — De
Mahy: Je vous rends hommage à cet égard... — Bourgeois : Il
sagit de quelque chose de bien plus haut. « Même séance.)
',3j '< Je fais appel aux conservateurs de bon sefîs. \'eulent-
ils.au lieu d'entrer dans la République qui leur est ouverte... »
Profession de foi aux électeurs du Tarn, septembre 1889.
(.4/ Séance du 7 avril i8<)8.
(5i Le P. Maumus, Les catholiques et les liherlés politiques.
570 HISTOIUE DE L AFFAIRE DREYFUS
n'avaient plus pour défenseurs, depuis cinq mois, que
les défenseurs de Dreyfus. Tous les autres y manquè-
rent, divisés pour le pouvoir, mais réunis contre la jus-
tice, sur la fondrière que Bourgeois appelait « le terrain
national (i) ».
Le grand souci des radicaux fut toujours de se mettre
à l'unisson des passions populaires (contre Gambetta, en
i88i, contre Ferry, pour Boulanger), de nager avec le
courant, et plus vite que lui, sans se soucier d'où ve-
nait le torrent et vers où il se précipitait. Celui-ci des-
cendait des hauteurs romaines où s'élève le Gésu, domi-
nant le Vatican.
Les congrégations d'hommes non autorisées, d'autant
plus audacieuses, ne furent jamtiis plus actives que
dans la préparation de ces élections générales de 1898.
Elles s'étaient mises à l'œuvre avant que l'affaire Dreyfus
n'éclatât ; le succès de l'opération, religieuse autant
que militaire, contre le « Syndicat », les fit redoubler
d'efforts. Elles sentirent que le moment décisif était
venu, celui cju'on ne retrouve pas deux fois dans
les révolutions, jouèrent hardiment le tout pour le
tout.
Les Jésuites, à leur ordinaire, se tinrent dans l'ombre
seul, le père Du Lac, bavard, un peu sot, grisé par le
bruit, brouillonnant dans toutes les intrigues, se dé-
couvrit. Les Assomptionnistes (Pères Augustins de
l'Assomption) se jetèrent, ouvertement, dans la ba-
taille.
C'était un ordre assez nouveau, fondé vers i85o, pour
(i) « Il y a certainement un terrain sur lequel il nest jamais
besoin de faire un semblable appel: c'est le terrain patriotique,
le terrain national, et M. le Président du Conseil sait bien que,
sur ce point, il ne peut y avoir ni divergence ni désaccord entre
nous. » (Séance du 12 mars 1898.)
LES IDEES CO.NTUE-REVOI.LTIONNAIRE.S 571
u lextension du règne de Jésus-Christ (i ^ >. Il s'org-a-
nisa lentement. Dissous en 1880, il se reconstitua presque
aussitôt. Ses principaux chefs, les pères Adéodat,
Bailly, Picard. Chicard et Jaujoux. étaient hommes du
peuple, rudes d'allure et grossiers de ton : ils avaient
lu dans les livres saints que les violents seuls enlèvent
le ciel, tenaient surtout à conquérir le royaume ter-
restre, ne s'attardaient pas aux bagatelles et avaient le
sens très aigu du moderne. Leur journal, la Croix, ne
parut dabord qu'à Paris '21 ; bientôt, ils en lancèrent
des éditions locales dans un grand nombre de dépar-
tements, et leur imprimerie, la " Maison de la Bonne
Presse », sétant développée, ils entreprirent toute une
série d'autres journaux, de revues et de brochures de
propagande 3;. Ils fondèrent ensuite, dans chacune
des locahtés où ils avaient un personnel, des tiers-
ordres de toutes sortes, d'hommes, de femmes, et mixtes,
et de prêtres séculiers ; des confréries présidées par un
aumônier, pour favoriser les commerçants catholiques
et mettre les autres en interdit ; des alumnats ou no-
viciats, « pour conserver et étendre les conquêtes de
l'Église -) ; et des associations de " chevaliers » asser-
mentés qui prêtaient serment d'obéissance et étaient
munis d'un diplôme signé sur l'autel t^j- Enfin, partout
où ils le purent, ils formèrent des comités franchement
1) Procès des Assomptionnisles janvier 1900 . compte rendu
sténographique : pièce 8. extrait des constitutions des Augus-
tin-;. — Ces constitutions restèrent à l'état de projet : elles ne
furent jamais approuvées parle Saint-Siège 3i, 3-2 .
■ •2\ En i883.
(3 Le Pèlerin (71.000 exemplaires , la V/e des Saints i65.ooo
le Cosmos 3.0001, les Bonnes lectures 20.000}, la Croix du dimanche
,250.000), la Croix du marin, plus de trente publications périodi-
ques en dehors des Croix locale?^ (Rapport du P. Picard).
(^1) La Croix (brochure publiée parla Congrégation , 2G et Tv).
— Procès, 35, perquisition à Lille, scellé 1, pièce 3.
572 HISTOIRE DE I, AFI -AIRE DREYFLS
politiques, où ils ne firenl entrer que des militants,
prêts à tout, et entièrement à eux. Quelques-uns de ces
comités étaient composés de femmes, dames quêteuses
et propagandistes, véritables amazones de la Foi (i);
tous étaient ouvertement reliés à un organisme central
dont la création avait été décidée dans un congrès gé-
néral des Croix, « TŒuvre électorale catholique », et
qui prit, un peu plus tard, le nom de comité « Justice-
Égalité (2) ». L'œuvre se proposait d'intervenir « di-
rectement dfins toutes les élections, municipales, can-
tonales, législatives, présidentielles (3) » et « de triompher
ainsi des mécréants, comme les Croisés du Moyen Age
triomphèrent des Musulmans (4) ». Le père Bailly fut
préposé spécialement à la direction de la presse, le
père Adéodat à celle des comités. Quatre cents moines,
un millier de frères et de novices, et plusieurs milliers
de Chevaliers de la Croix ib) opéraient sous leurs ordres.
Les uns, employés aux journaux, racontaient, défigu-
raient les faits du jour, les commentaient dans un style
poissard, sous limage du Crucifié qui servait denseigue
à leur feuille. Les autres, courant les villages, les quar-
tiers populeux, « étudiaient les électeurs » qu'ils « clas-
(1) Lettre du P. Dalegon : Rapport de Lava, secrétaire du
P. Adéodat, etc. — » Les femmes françaises, soucieuses de coii-
server à leur patrie la religion, (jui fait sa grandeur et sa force..
En premier lieu, se présente leur dévouement à l'œuvre élec-
torale... Elles aideront à démasquer les francs-maçons et les
juifs, évitant d'encourager leur commerce au détriment des
commerçants catholiques... Elles useront de leur influence dans
les salons. » (Statuts du Comité .Jeanne d'Arc.) — De même
l'Association de Notre Dame du Salut, la Ligue de YAve Ma-
ria,pAc. — Procès, 66, 67, exposé du procureur de la République
Bulot.
(2) Procès, 7.
3 Rapport Laya iProcès,b\).
(4) La Croix brochure), 26.
(5) Procès. 83. — La Croix, 3r> et suiv.
LKS IDEES CONTIiE-HEVOLLTIONNAIRES 573
saient en bons, mauvais et douteux (i) ». D'autres
montaient des pèlerinages, des « croisades », faisaient
les commis-voyag-eurs pour le culte fructueux de saint
Antoine de Padoue (2). D'autres entin récoltaient des
aumônes, des souscriptions, mendiaient de porte en
porte, acceptant d'ailleurs les dons en nature comme
les écus sonnants, par exemple « une demi-barrique de
vin, juste de quoi prendre les forces nécessaires pour
donner quelques bons coups de poings aux infâmes gen-
darmes i3) ». Ils avaient fait vœu de pauvreté i'^u se
disaient ^< pauvres, très pauvres », w attendant tous les
jours, comme les oiseaux du ciel, la becquée 5) » ; et
ils étaient fort riches, avec leurs quatorze maisons, un
fond de roulement d'un million et plus (6).
Ce trésor de guerre, leur grossièreté populacière. une
impudence dans le mensonge et dans l'outrage qui dé-
passait celle de Drumont, une activité infatigable, fi-
rent deux les chefs apparents de la nouvelle Ligue. On
peut croire que la Société de Jésus était derrière eux,
les faisait mouvoir, mais il n'en existe nulle preuve,
(1) Rapport Lava.
2) Procès, f^■2. 43.
(3) Lettre du P. Ignace au vicomte de Roussy, pièce saisie à
Bordeaux [Procès. 11).
(4) Coulumier des .\ssoniptionnistes {Procès, 34 .
5) Rapport du P. Picard, supérieur irénéral. à l'ouverture du
chapitre général tenu à Livry le 9.9 août 1S92.
(tj; Procès, S, 44 4^îï {^- ctc; — Ils étaient propriétaires de l'im-
meuble de la Bonne Presse, de deux hôtels sis au Cours-la-
Reine, achetés au prix de i.-ijii.ooo francs, etc. Une seule mis-
sion coûta 97^.903 francs, le pèlerinage de Jérusalem .S. Soo.ooo,
ceux de Lourdes 2.000.000. Le rapport du P. Picard, pour 1892,
accuse une dépense totale de 8.600.000 francs p. 7). Le 11 no-
vembre 1899, le commissaire de police Péchard. qui perquisi-
tionna au couvent de la rue François-P' à l'imprimerie de la
Croix , trouva 1.800.000 francs dans le coffre-fort du P. Hippo-
lyle. Procès, i32 et suiv.) Le procès-verbal de constat est signé
du commissaire et de « M. Hippolyte Saugrain ».
574 HISTOIRE DE L AFFAIHE DREVFLS
sauf quo leur organisation élait calquée sur celle des
« provinces » : des agents hiérarchisés sur tous les poinls
du territoire, o afin de constituer une administration,
une mairie et une justice de paix à côté de la mairie et
de la justice de paix ordinaires », et jusqu'à une police
secrète qui possédait des milliers de dossiers, de fiches
de renseignements, sur les hommes et les sociétés atte-
nants à chaque collège électoral (i).
Sixte-Ouint n'avait point caché, jadis, son dégoût de
la Ligue ; la sale brutalité des Assomptionnistes répugna,
sans doute, à Léon XIII ; mais, politique aussi fin qu'il
était lettré délicat, italien de grande race qui ne dédaigne
aucun moyen d'action, il les laissa faire, quitte à les dé-
savouer après la défaite et à ne pas les avouer pendant
la bataille. Eux se raccrochaient à sa robe blanche, bien
quïl eût refusé son estampille à leur congrégation 2).
La direction générale qu'il avait donnée à tant de
congrès, bénis par lui : accepter la Constitution, entrer
dans la République pour en modifier peu à peu les lois,
c'était leur programme (3) ; ils se flattaient d'être, par
excellence « les instruments dociles de la Providence
et les enfants obéissants du Saint-Siège (4) ».
Un incident, qui fit grand bruit, mit en lumière la
politique à double face du Vatican. Deux missi clomi-
nici couraient, depuis un an, les départements et y
passaient en revue les comités et les confréries, avant
la grande lutte électorale. C'étaient dom Sébastien
Wiart, général des Chartreux, et le propre supérieur
(i) Rapport Lava.
(2) Procès, 3 1 (Déclaration du P. Picard;. La Croix, 147, etc.
(3' << Le Comité continuera à propager 1 oeuvre des lionnes
•élections, tant désirée par Léon XIII. » (Rapport Laya) — Pro-
cès, 73 et suiv.
(4/ Rapport du P. Picard pour i8<j8 (Procès, ç^cj .
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 575
des Assomptionnistes, le père Picard ; ils se présen-
taient partout comme les délégués du Saint-Siège, les
mandataires avoués et confidentiels du Pape, et les
journaux catholiques les reconnaissaient pour tels.
Quand Méline et Hanolaux, harcelés \mr les réclama-
lions de la presse républicaine, se plaignirent enfin à
Rome, le cardinal Rampolla haussa les épaules : « Ces
deux moines, dit-il à l'ambassadeur, ne sont chargés
d'aucune mission spéciale ; ils ont simplement recueilli
de la bouche du chef de l'Eglise l'expression du vœu
que les catholiques restent unis sur le terrain consti-
tutionnel et sur celui des intérêts essentiels de la reli-
gion » ; prétendre le contraire, c'est « une simple ma-
nœuvre des ennemis de la bonne entente entre le
gouvernement de la République et le Saint-Siège »;
cela « ne mérite même pas un démenti ( i ) > . Et comme
l'ambassadeur signalait les manœuvres d'un prêtre,
l'abbé Garnier, qui, lui aussi, se recommandait du
Pape : « Voyez quelle impudence, s'écria le cardinal,
<;et abbé a obtenu un simple encouragement à propos
d'une lettre complètement étrangère aux élections !
D'ailleurs, contre la mauvaise foi, rien ne sert (2) ! '>
D'aussi faibles démentis n'étaient point faits pour
arrêter ces enragés. Chaque semaine, pendant toute
cette crise de 1898, la Maison de la Bonne Presse Yom\i
plus de 2 millions et demi de publications diverses,
soit, au bout de Tannée, « i3o millions de feuilles se-
mées dans toute la France pour y porter la bonne nou-
velle du Christ et mener le bon combat contre l'oppres-
(1) Lettre de rambassadeur de la République (25 juin 1897)
au ministre des Affaires étrangères. Méline en donna lecture à
la Chambre, le 21 janvier i8y8, au cours de la discussion du
budget des cultes.
(2 Même lettre.
576 HISTOIIJK DK L AFFAIRE DREYFl S
.sion sectaire (i) ». Et. chaque jour, des émissaires
partaient dans toutes les directions (2). donnant le mot
d'ordre, excitant les courages, secouant leurs torches
par toute la France. Une circulaire invita les curés à
devenir, dans chaque paroisse, les correspondants de
la Croix (3). Il eût été décent ou prudent de laisser les
religieuses en dehors de la bagarre ; une autre circulaire
demanda aux supérieures de toutes les communautés
l'obole des nonnes pour la « guerre sainte (4) ». A
cette date (avril-mai 1898), il n'y a pas en France de
machine politique comparable à cette étrange société
de « moines dalTaires ». La grande initiative contre-
révolutionnaire vient d'eux ; cette conjuration à l'état
permanent prend figure de gouvernement ; les séculiers,
surtout les évéques. ne les aiment pas, mais, terrorisés
par les Croix, tremblant d'être accusés de tiédeur et de
passer pour suspects, ils suivent ou se taisent. Ils ont
fait main basse à la fois sur la religion et, par l'Afîaire,
qui fait le fonds de leurs prédications et de leurs polé-
miques, sur le patriotisme. Les 96 cercles militaires
catholiques, — YŒiivre de Notre-Dame-des-Armées,
qui disposait dun budget d'un million et demi de
francs (^5), — se mirent avec eux.
Spectacle étonnant, mais nullement nouveau : déjà, les
moines de la Ligue s'étaient présentés comme « les dé-
fenseurs irréprochables des franchises nationales (6) ».
1) La Croix brochure), .S2.
2 Procès. 62, 63, etc. — Lettre du P. Adéodat (perquisition de
Bordeaux, scelié n° 2, pièce 6). — Sous un autre scellé, on
trouve une liste de ces émissaires, le père Lazare à Dreux, le
père Aloys à Lille, le père Roger à Gailiac, etc.
:3 La circulaire parut dans la Croix et fut portée à la Chambre
par Dron dans son interpellation (12 mars 1898}.
(4' Circulaire de l'abbé Garnier.
'5 Chambre des députés. 12 mars, discours de Dron.
[6] MicuELET, Histoire de France, X, 19.^.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 677
Le mol (le « nationalistes « entra, vers cette époque,
dans le vocabulaire politique pour désigner les acteurs
de cette vieille pièce, remise sur rafficbe.. Le mot est
de Georges Thiébaud. L'an d'avant, il avait exposé à
un journaliste juif un programme d'action commune
« contre le péril protestant qui se lie au danger al-
lemand ; nous appellerions cela les idées nationa-
listes (i) ».
Mot très habile, qui sonnait bien, commode pour
cacher ce qu'on était vraiment. Nombre de cléricaux
prirent aussitôt ce pseudonyme, et, surtout, les pa-
triotes de profession, les césariens, les anciens boulan-
gistes, les bonapartistes mécontents de l'attitude ré-
servée de leur silencieux prétendant. L'autre prétendant,
le duc d'Orléans, eût voulu que ses amis marchassent
au combat avec son drapeau ; à chaque occasion, il
s'était manifesté, discourant, écrivant des lettres pu-
bliques, protestant que l'armée, menacée dans son hon-
neur, et le pays, déchiré par les partis révolutionnaires
et par les cosmopolites, n'avaient d'autre salut que la
monarchie. Un jeune écrivain, d'un talent robuste,
dialecticien effronté, plein d'idées et de sève, Charles
Maurras, découvrira plus tard que « la monarchie,
c'est le nationalisme intégral (2) ». Mais, alors, il n'avait
pas encore fait cette trouvaille. La Révolution n'a pas
créé le patriotisme ; elle l'a « dissocié » seulement de
l'idée monarchiste (3). L'essentiel était de l'y associer
à nouveau. On obtint du duc d'Orléans qu'il donnât
licence à ses partisans de s'affubler de l'équivoque co-
(1) Lettre du 25 mars i8(j7 à Maurice Schwob, directeur du
Phare de la Loire, à Nantes. Sclnvob repoussa les propositions
de Thiébaud. dont il publia la lettre [Aurore du 4 février 1898).
2) Dans une série d'articles de la Gazette de France, janvier-
mars 1899.
(3) Vandal, Avènemenl de Bonaparte, \, 62.
37
578 UISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
carde partout où les électeurs se seraient cabrés devant
un programme monarchique. Une fois dans la place,
on avisera. Il recommença ainsi, a^ec ce boulangisme
anonyme, la même opération où son père s'était perdu
à la suite de Thomme qui avait chassé le duc d'Aumale
de l'armée.
Drumont et Rochefort se firent nationalistes ; Dérou-
lède aussi. Il avait, de nouveau, renoncé aux lettres.
Les candidats républicains eurent la pudeur du mot,
d'origine suspecte et devenu tout de suite réactionnaire.
Mais, d'autant plus, ils firent leur la chose elle-même,
déclamant contre les prétendusennemisde l'armée et af-
firmant l'excellence d'un verdict qu'ils savaient, pour
le moins, illégal. Ainsi ils enlèveront au nationalisme
son venin et, d'abord, ils assureront leur élection.
Être élu, c'était là, surtout, le fond de leur cons-
cience.
Ces démocrates auraient voulu, de propos délibéré,
démoraliser la démocratie, qu'ils n'auraient pas agi au-
trement.
On allègue qu'après avoir commis déjà tant d'erreurs,
les uns par manque de critique, les autres par défaut de
courage, ils ne pouvaient pas tout à coup se révéler
intrépides et perspicaces, perdre, à la dernière heure, le
bénéfice de l'attitude qu'ils avaient prise. Us avaient
trompé le peuple ou avaient été trompés avec lui ;
il était trop tard ou trop tôt pour le détromper (i).
Ces deux poussées. Tune cléricale, l'autre césarienne,
parallèles et si rapprochées qu'elles se confondaient,
étaient alors trop fortes pour qu'on pût leur laisser le
monopole du patriotisme adjectival. Républicains et
(i) A la veille des élections, 26 conseils généraux sur 87 émi-
rent des vœux contre la Revision, les insulteurs de l'armée el
de la justice militaire, etc. (fin avril 1898).
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 579
réactionnaires étant tous d'accord contre Dreyfus,
l'équilibre est rétabli ; sur ce niveau partout abaissé, la
lutte va s'engager entre les partis comme si Dreyfus
n'avait jamais existé. Il n'y aura de conflit aigu qu'entre
les vieux programmes d'idées ou d'intérêts. La Répu-
blique, à cette reculade, va perdre de son lustre, mais
elle n'y périra pas. Dans cet obscurcissement des intel-
ligences, ou <ians cet avilissement des caractères, dans
cette extrême misère morale, persévérer dans l'injuste
erreur ne fut donc pas la pire des politiques. Elle fut
commandée par la logique des choses. Il était lamen-
table d'avoir conduit les républicains dans cette im-
passe. Une fois dans ce défilé, à ce point précis, on ne
pouvait pas reculer. Mettre maintenant en doute la
chose jugée, c'eût été abandonner la République au
hasard, la livrer à l'ennemi. On prêta ce mot à un dé-
puté socialiste : « Les partis ont le droit d'être lâches. »
Un autre raisonnement n'eût pas été seulement moins
cru, mais la sagesse môme : « Les électeurs ne sont pas
des juges; le sufl'rage universel n'est pas un tribunal;
il ne lui appartient pas de se prononcer pour Dreyfus
ni contre lui. » Il en résultait que d'avoir réclamé la
Revision n'était pas une cause d'indignité.
Il eût fallu le dire, le crier. Personne ne l'osa. Qui-
conque, même désintéressé de la lutte, aurait tenu ce
langage, fût devenu suspect. Waldeck-Rousseau, en
recommandant de voter pour les amis du ministère, fil
entendre quelques sévères avis, puis s'arrêta (i).
Brisson signala le péril clérical avec beaucoup de
force, les appels quotidiens au coup d'État et à la dicta-
ture, l'audacieuse tentative de reformer la Ligue en plein
(i) Discours du 22 mars 1898 à l'inauguration du cercle républi-
cain, du 21 avril au restaurant Vianev.
5e0 HISTOIRE DE L AFEAIRE DREYFUS
Paris, « (juartier par quartier (i) », les moines dé-
chaînés, francs-tireurs et bachi-bouzouks de la Foi ;
et il répudia à nouveau l'antisémitisme, mais sans pé-
nétrer plus avant, jusqu'à la cause, à la fournaise môme
du volcan. Dans les réunions, quand on le pressait, il
se bornait à répondre : <( Aiïaire Zola, atTairejudiciaire;
affaire Dreyfus, affaire judiciaire. Laissez-les dans ce
domaine. Nous n'avons que faire d'en empoisonner la
politique (2). »
Bourgeois, Cavaignac, qui devenait très populaire
jouant au Robespierre du patriotisme, entreprirent des
tournées oratoires. Bourgeois émit cette singulière
théorie que, si l'armée doit être subordonnée au pou-
voir civil, « celui-ci doit lui assurer qu'en aucun cas
elle ne sera l'objet de critiques (3) ».
Ils avaient promis tous deux d'aller soutenir à Saint-
Jean-d'Angely un candidat républicain (Réveillaud);
ayant appris qu'il s'était montré favorable, dans un
journal, à la Revision, ils rebroussèrent chemin (/|).
Clemenceau observa que les plus « avancés », les
(( porteurs de principes », furent hantés, plus que les
autres candidats républicains, « par la crainte de se
laisser distancer par les Césariens et les Jésuites (5) ».
(L'excuse, qu'ils allégueront plus tard, c'est que tant
d'événements ne les avaient point éclairés; et c'est vrai
de beaucoup, esprits bornés, obtus, et pauvres cœurs.)
« Ils auraient pu, puisqu'ils sont les chefs, rallier les
(1) i5 avril 189S, Comité républicain du X« arrondissement.
(2) Conférences poliliques, 21 : « Dans les réunions privées
comme dans les réunions publiques, je me suis toujours exprimé
ainsi »
(3j Lyon, 3 avril 1898.
(4) Libre Parole, Intransigeant, Éclair, Aurore des 27, 28 et
3o mars.
(5j Aurore du i4 mai.
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAirîKS 581
esprits autour de l'idée d'une justice légale : ils ont pré-
féré se mettre en queue de leurs troupes dévoyées(i). »
La plupart (Pelletan, Goblet, Sarrien, Mesureur^ ne firent
aucune allusion à l'Affaire dans leurs professions de foi,
réservèrent pour les réunions publiques les paroles
vibrantes qu'emporte le vent. D'autres crurent néces-
saire de se lier par écrit. Déroulède, dans un manifeste
aux municipalités de France, les avait invitées « à
exiger des candidats qu'ils s'opposeraient à toute revi-
sion du procès de Dreyfus, directe ou indirecte (2) » ;
les « défenseurs du traître », il les faut exclure « du
service de la République ». Aussitôt, un jeune avocat
juif, Klotz, déclara : « Patriote avant tout, j'ai flétri,
dès la première heure, la campagne odieuse dirigée
contre l'armée de la Pvépublique et je prends l'engage-
ment de voter contre la revision du procès Drey-
fus (3). ->
Un antisémite notoire, Georges Berry, eut plus de
honte. Il s'était écrié : « Que Dreyfus soit innocent ou
coupable, je ne veux pas de la Revision (4i ! » Mais il
démentit le propos.
L'idée abstraite de la chose publique est fort étran-
gère aux démocraties. Tout le gros du parti républicain,
oublieux des vieilles traditions libérales, s'enfonça dans
une épaisse vulgarité. L'énorme masse rurale, surtout,
dominée par la conception la plus matérialiste de l'inté-
rêt, n'eût pas souffert qu'on lui parlât de justice. Un
(1) Aurore du 3o mars i898.
(2) 8 avril .
(3) Profession de foi de L.-L. Klotz aux électeurs de Montdi-
dier. — Une déclaration analogue fut placardée dans le Gard,
au nom dun autre candidat juif, Fernand Crémieux : mais il la
désavoua, déclara quelle avait été posée à son insu par des
amis trop zélés: l'un deux en convint. (Aurore au 3i mai.)
(4) Figaro du 2 mai.
532 IllSTOlIîi; l)K LAIFAIHK DHKYFUS
innocent condamné, cela regarde les tribunaux. Pour
les paysans, la Revision, c'était la guerre.
Ces parades patriotiques n'avaient point de contre-
partie. Bien avant Touverture de la période électorale,
ce fut l'évidence que toute résistance, sauf pour l'hon-
neur, serait l'impossible. Un ancien collaborateur de
Casimir Perier, l'un des hommes d'avenir du parti mo-
déré, Maurice Lebon, ne voulant ni capituler avec sa
conscience ni être battu après une lutte pénible contre
ses anciens électeurs, renonça à demander le renouvel-
lement de son mandat. Il écrivit « qu'un grand parti
comme le parti républicain ne peut impunément laisser
violer les principes supérieurs du droit et de la justice;
il perd ainsi toute raison d'être (i) ».
Quelques autres résolurent d'afïronter la lutte. Ils
pensaient qu'être battu pour ses idées, c'est encore les
servir ; ce qui est grave, irrémédiable, c'est de ne pas
se battre pour elles.
Dès février, beaucoup de républicains de Carmaux, qui
avaient autrefois appuyé Jaurès, s'étaient prononcés vio-
lemment contre lui (2), criaient à la félonie et s'autori-
saient des députés socialistes qui avaient flétri les pro-
moteurs de la Revision. Jaurès ne désavoua rien, se fit
honneur de son intervention à la Chambre et aux as-
sises; sa profession fut muette sur l'affaire elle-même,
mais il y mit tous les mots séditieux : « Nos ancêtres de. la
Révolution ont sauvé la patrie en exigeant de tous les
chefs l'obéissance aux lois républicaines; c'est nous
aussi qui ferons la France forte et grande en la péné-
trant de l'esprit de justice. »
(1) Lettre du timars 1898.
(2) Le 19 février, le Comité d'action républicaine, dans une
affiche, lui envoya « l'expression unanime de son profond mé-
pris. Vive l'armée ! Vive la République! A bas les traîtres! »
LES IDEES CONTRE-BEVOLLTION-NAIRES 583
J'étais, depuis huit ans, député des Basses-Alpes. Les
conseillers généraux et conseillers d'arrondissement de
Digne m'invitèrent à retirer ma candidature ; je m'y
refusai :
La loi a été violée contre un homme que je n'ai jamais
vu, qui m'est aussi étranger qu'à vous-même; le fait au-
jourd'hui n'est plus contestable. Si une pareille mécon-
naissance de la loi n'est pas réparée, qui vous assure
quelle ne sera pas renouvelée demain contre un autre?
Quand l'arbitraire et l'illégalité ont pénétré une fois dans
le domaine de la justice, qui donc pourrait se flatter qu'il
ne sera pas atteint, lui aussi, à son tour, selon le flot
mouvant des passions et des haines, dans sa sécurité, dans
ses biens ou dans son honneur?
C'est servir la cause de tous, et, surtout, des plus
humbles, que de dénoncer lillégalité. Notre protestation
a été une première sauvegarde contre le retour possible à
de pai'eilles pratiques. J'ai protesté l'un des premiers :
quoi qu'il advienne, je ne le regretterai jamais. Si c'était
à recommencer, je recommencerais. Je serais indigne, si
j'avais agi autrement, d'avoir été le collaborateur et l'ami
de Gambetta. Vous ne sauriez croire avec quelle sérénité
d'âme on subit les injures et les calomnies, quand on est
pénétré, comme je le suis, de la bonté et de la noblesse de
sa cause, et alors même qu'on n'aurait pas la certitude
que, dans un pays (pii s'appelle la France, dans le pays
de Voltaire et de la Révolution, la victoire finale ne serait
pas acquise aux défenseurs du droit.
On trouverait difficilement, dans l'histoire de ce siècle,
une crise morale plus affligeante que celle que nous tra-
versons aujourd'hui ; j'en souffre plus douloureusement
que qui que ce soit ; cependant, j'en souffrirais bien plus
si je m'étais réfugié dans une commode abstention.
Je sais tout le prix qu'il convient d'attacher, dans une
libre démocratie, au mandat de représentant du peuple.
Je sais aussi, hélas! que quelques-uns y attachent un trop
584 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFLS
grand prix, puisqu'ils sacrifient à leur réélection leur
conscience, dont ils étouffent le cri, et le souci supérieur
des intérêts de la justice.
Il est possible, comme on me la fait dire, que je perde
mon siège dans cette bataille ; il est certain que je garde-
rai la satisfaction d'avoir fait mon devoir: c'est quelque
chose.
Au surplus, si tous ceux qui partagent notre conviction
ne s'étaient pas tus, s'ils avaient agi comme ils le devaient
faire, ils auraient évité à la France les angoisses et les
humiliations de ces tristes jours.
Ma profession de foi répéta les mêmes avertisse-
ments :
J'oppose aux contrefaçons de la République, la Répu-
blique des droits de l'homme et du citoyen...
Celui qui cède aux entraînements de l'opinion, celui qui
dissimule, par peur ou dans un vil intérêt personnel, ses
convictions, celui-là est indigne du titre de représentant
du peuple.
Savoir qu'une illégalité, qu'une erreur judiciaire a été
commise — et se taire, c'est s'en rendre complice.
Est-ce manquer de patriotisme que de vouloir que la
France bonne et généreuse, fidèle à sa glorieuse mission,
à sa raison d'être historique, reste à l'avant-garde de
l'humanité en marche ?
Est-ce outrager la justice que de croire c{u'un tribunal
peut, de la meilleure foi du monde, se tromper et sur le
fait et sur le droit, de dénoncer une erreur, de chercher à
la réparer ?
Est-ce outrager l'armée que de la vouloir pure de
toute souillure, que de s'affliger si l'on voit maintenir dans
ses rangs le vrai auteur du crime pour lequel un inno-
cent a été frappé ?
L'honneur de l'armée, c'est nous qui le défendons.
La plupart de ces anciens amis qui me retiraient leur
LES IDEES CONTRE-REVOLUTIONNAIRES 585
confiance, étaient de braves gens, sans grande instruc-
tion, trompés par la presse et qui me croyaient devenu
fou ; quelques-uns étaient des intrigants ; Tun d'eux,
au moins, qui était sénateur, était aussi persuadé que
moi-même de l'innocence de Dreyfus. C'était le fils de
ce vieux docteur Prosper Allemand, qui avait représenté
les Basses-Alpes à l'Assemblée nationale, l'un de ces
médecins de campagne d'autrefois, que Balzac a décrits
et à qui n'a manqué qu'un plus vaste théâtre pour se
placer au premier rang des célébrités de la science, re-
tiré depuis vingt ans dans son village d'où il ne bougeait
pas, sans ambition que de faire du bien autour de lui,
républicain et voltairien, ennemi impénitent des prêtres,
mais vivant bien avec son curé, avec beaucoup desprit
naturel, une grande connaissance des hommes qu'il
devait à une longue pratique des paysans, et, sous cette
apparente résignation des vieillards qui se sentent très
proches de la fin, le cœur le plus chaud et l'intelligence
toujours en éveil. Du premier jour, en 189^, il avait
soupçonné Terreur judiciaire ; l'initiative de Scheurer,
qu'il avait connu à Versailles, le remplit de joie. Il
n'avait plus que ce fils qui venait de se déclarer contre
moi ; il rompit avec lui et rédigea un manifeste en ma
faveur (1),
Si je ne l'avais retenu, il m'aurait accompagné
dans toutes mes tournées, où presque toutes les portes
se fermaient devant moi, pendant que la canaille des
villages me poursuivait de ses huées et, sans les gen-
darmes, m'aurait fait, plus d'une fois, un mauvais parti.
Il me fut impossible de parler dans une seule réunion ;
dès que je paraissais sur l'estrade, un concert de vocifé-
(1) Un écrivain anglais, Georges Barlowe, appelle celle letlre
«un poleau indicaleur sur la roule de l'hcnneur. » (J/îe Drey-
fus Case, 189.)
586 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
rations éclatait, les poings se crispaient, il fallait lever la
séance. Je réunis à peine un millier de voix (i).
J'étais, avec Zola, le plus insulté des défenseurs de
Dreyfus ; mais quiconque se fût prononcé pour la Re-
vision, toute autre circonscription lui eût fait la même
conduite.
Comme les radicaux se montraient aussi nationalistes
dans leurs discours que les nationalistes, et comme les
modérés cachaient à peine leur envie de rétrograder,
l'ofTensive avait changé de camp. Le parti républicain,
pour avoir abdiqué quelques-uns de ses principes essen-
tiels et reçu son mot dordre de ses ennemis dans une telle
affaire, parut, et fut en effet, paralysé. On connaît l'his-
toire de cet homme qui vendit son ombre au diable. Les
républicains, de même, avaient vendu leur ombre, — peu
de chose, rien que la poésie, l'Idéal de la République.
Marché de dupe, et pour tous. Les socialistes ont
voulu ménager Drumont ; les antisémites les cernent
de toutes parts, débauchent leurs troupes. Les radicaux
se sont flattés d'apaiser la démocratie césarienne; elle
grandit à leurs dépens. Les modérés ont entrepris de
concilier les conservateurs; maintenant, « le minimum
de concessions réelles et tangibles » que réclament les
cléricaux, c'est le silence sur « les lois intangibles, c'est-
à-dire sectaires» ; le comité Jiistice-Égalilé donne pour
consigne d'«exclure impitoyablement tout candidat
qui fera des déclarations en faveur de ces lois ». Au
scrutin de ballottage, il demandera des garanties ef-
fectives, rengagement écrit (2), et, partout où il
(1) Exactement i2i3. J'avais été élu, en 1889, par 5.845 voix et
réélu, en 1898, par 7.160.
("î) Circulaire du Comité Jiislice-ÉgalUé. — Procès, 09, 60, scel-
lés de Moulins, etc. ; Œuvre électorale, bulletin du Comité du
12 mai 1898.
LES IDEES CONTRE-REVOLLTIONNAIRES 587
les obliendra, fera voter pour les « mélinisles (i) ».
L'action du ministère se fit peu sentir. Méline eut
voulu appuyer les conservateurs ; Barlhou s "y refusa.
Le résultat fut, pour la première fois depuis vingt-
cinq ans, un temps d'arrêt 2). Les statistiques officielles
accusèrent un gain insignifiant de quatre sièges ; les
républicains, dans presque toutes les circonscriptions,
n'avaient pas encore été serrés d'aussi près. Toutes les
fractions du parti perdirent quelques-uns de leurs chefs :
les socialistes, Jaurès 3), Guesde, Gérault-Richard; les
radicaux, Goblet; les modérés, Deve]le('î), Darlan. Par
contre, les nationalistes et antisémistes firent passer
leurs principaux meneurs, Millevoye. Déroulède, Cas-
sagnac, Drumont, élu triomphalement à Alger (5).
Le ministre des colonies, André Lebon, fut battu. Il
y avait à Parthenay une centaine de révisionnistes; ils
votèrent pour un royaliste, le marquis de Maussabré,
plutôt que de mettre dans l'urne le nom de l'homme
qui avait torturé Dreyfus.
il} Lettre du P. Adéodat: « Manœuvres pour faire passer les
niélinistes. » Procès, hjS.)
(2) Les élections eurent lieu les 8 et 22 mai 1898.
(3) Sollicité de se présenter à Paris, au scrutin de ballottage,
Jaurès déclina les offres de ses amis : il allégua sa santé et son
désir de se vouer, hors du Parlement, à l'éducation et à l'orga-
nisation du parti socialiste : « Jamais le parti socialiste n'a eu
un plus grand besoin de tout son idéal. La France est comme
attardée aujourd'hui en une crise d'équivoque et d'impuis-
sance. "
(4; Develie avait laissé paraître sous son nom un appel où on
lisait: << J'ai toujours réprouvé la campagne anlipatriotique des
soutiens du traître Dreyfus... Je donnerai l'appui le plus énergi-
que aux mesures qui auront pour but d'assurer le respect de la
chose jugée. » 11 n'était pas l'auteur de cette affiche, mais il ne
la désavoua pas, bien ([uc convaincu déjà de l'erreur judi-
ciaire. Il n'en fut pa^ miins bittu par un antisémite, Ferrette.
T)) Les officiers et les musiques militaires prirent part à des
manifestations antijuives.
CHAPITRE X
LA CHUTE DE MÉLINE
Billot avait la préoccupation du lendemain et le souci
de Tordre. Les preuves successives qu'on lui avait four-
nies de la culpabilité de Dreyfus, venaient de dossiers
diflerents. Il prescrivit à Gonse de faire un « classement
méthodique et rationnel » de toutes les pièces, secrètes
et autres, qui avaient trait à l'Affaire (i).
Henry mit quelque temps à former ce nouveau dos-
sier: les pièces secrètes de 1894, celles qui avaient été
communiquées aux juges et celles qu'il avait visées dans
sa notice biographique, mais sans les y annexer (2) ; une
trentaine de notes de Guénée « sur la moralité de Drey-
(1) Cass., I, u, Billot; 557. BoisdefTre: 56i, Gonse. — Gonse
« plaça les pièces dans Tordre de leur arrivée au ministère de
la Guerre; il les cota en inscrivant sur chacune d'elles un nu-
méro d'ordre et en paraphant de sa main chaque numéro ».
{Cass., I, 356. Cuignet. — Ce travail dura environ six semaines,
de la fin d'avril au commencement de juin 1898.
(2) Voir t. I", 36o.
LA CHUTE DE MELINE 589
fus » ; un billet de la comtesse Marie de Munster avec
ces mots : « On a trop jasé » ; un billet de Paniz-
zardi : « J'ai revu M. Dubois... (i) » ; un lot de frag-
ments informes, antérieurs au procès de Dreyfus,
venus par le cornet ; soixante-quatorze pièces, posté-
rieures à la condamnation du juif, lettres ou fragments
de lettres volés dans les ambassades, traitant de sujets
parfaitement étrangers à l'aflaire, surtout d'histoires de
femmes ; une correspondance obscène, de grosses plai-
santeries germaniquesdecorpsde garde(2) ; ledossier dit
des aveux 3); et ses principaux faux, les trois lettres de
Panizzardi et de Schwarzkoppen, qu'il avait fait fabri-
quer par Lemercier-Picard ; le brouillon, postdaté, de
la lettre de l'attaché autrichien (4), et cette autre lettre
de l'attaché allemand où il avait gratté un nom d'espion
pour y substituer l'initiale de Dreyfus (5); en tout, trois
cent soixante-treize pièces. Il garda en réserve (d'accord,
apparemment, avec Gonse et BoisdefTre) les photogra-
phies du bordereau annoté. Mercier s'en était fait
remettre un exemplaire (6). Esterhazy en avait un autre.
Gonse travailla de son côté.
Le général Lebelin de Dionne avait eu Dreyfus sous
ses ordres à l'Ecole de guerre ; il l'avait très favorable-
ment noté : <' Conduite très bonne, tenue très bonne ;
(i) Cass., I, 371, Cuignet.
(2 Nombre de ces lettres sont des faux manifestes.
(3j II y avait ajouté ;ou ce fut Gonse une note du contrôleur
Peyrolles sur sa conversation, du 6 janvier 1895, avec le comman-
dant Guérin, et une lettre dun conseiller municipal de Neuilly
qui, lui aussi, avait entendu parler des aveux. [Cass., II, i35-
137.)
(4) Voir p. 49.
(5) Cass., I, 372, Guignet : III, 90, Bertillon. — Pièce 37i du dos-
sier secret.
(6; Ghambre des Députés, 7 avril 1903. discours de Jaurès.
590 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
caractère facile, très bon officier, esprit vif; très apte
au service de TÉtat-Major (i). » Gonse ayant fait venir
de Dionne, le général n'hésita pas à s'infliger à lui-
même un démenti ; il signa que « le juif Dreyfus », dè&
l'École, lui avait été suspect :
Sa manière d'être haineuse et cassante et ses propos
inconsidérés lui avaient attiré l'antipathie de ses profes-
seurs et de ses camarades. Il disait notamment que les
Alsaciens étaient plus heureux sous la domination alle-
mande que sous la domination française. Jeune marié, il
ne craignait pas de se montrer avec des fdles. J'ai eu des
reproches à lui taire à ce sujet. S'il était l'objet de l'ani-
mosité, cela tenait à son détestable caractère, à l'mtem-
pérance de son langage et à une vie privée sans dignité,
et nullement à sa religion (2).
Un répétiteur à l'École polytechnique, d'Ocagne (3)»
qui se remuait beaucoup, avait raconté à Gonse (4) que
Painlevé, le mathématicien, savait de Jacques Hada-
marJ, maître de conférences à la Sorbonne, que celui-
ci, parent de Dreyfus, avait eu des renseignements fâ-
cheux sur le condamné de l'île du Diable. Hadamard
avait seulement dit à Painlevé (5) qu'il avait couru, dans
(1) Années 1891-1892. — Coss., 111,580.
(•->.) Déclaration datée du i"' juin iSyS. {Cass., III, 585. — I,
371, Cuignet; Hennés, II, 180, Lebehn de Dionne.)
(3) C'était kii qui avait mené Boisdefïre chez la princesse
Mathilde pour la convaincre de la culpabilité de Dreyfus. (Voir
t. I, 349.) — J'avais contribué à le faire décorer.
(4) Cass., I, 7.")5, d'Ocagne ; Rennes, III, 34o, Gonse.
(5) Cass., I, 757, Hadamard : « M. Painlevé, mon camarade de
collège et de l'École normale supérieure, fut char^'é (en 1896)
de me dissuader de me présenter à une place de répétiteur à
l'École polytechnique, à cause de ma parenté, très éloignée, avec
Dreyfus. » De même, Painlevé. (I, 758.)
L.V CHLTE DE MELINE 591
la presse, des bruits sur la vie privée de Dreyfus ; pour
lui, il était convaincu de l'innocence du malheureux, son
cousin éloigné, par alliance, et qu'il n'avait, d'ailleurs,
vu qu'une seule fois.
Painlevé, averti par un journaliste que le récit de sa
conversation avec Hadamard avait été gravement altéré,
se rendit chez Gonse. Il croyait alors à la culpabilité de
Dreyfus, parce qu'il croyait que l'Etat-Major en avait
des preuves certaines ; mais, comme il était aussi hon-
nête homme que savant, l'idée qu'un propos de lui,
inexactement rapporté, fût devenu une charge, lui était
odieuse ; il s'étonnait, au surplus, que le sous-chef de
l'État-Major, armé, comme il devait l'être, de témoi-
gnages formels, s'occupât d'un simple racontar. Il in-
sista donc, avec beaucoup de force, sur les affirmations
répétées d'Hadamard au sujet de l'innocence de Drey-
fus ; la phrase relative à la vie privée du condamné, son
interlocuteur « lavait dite précisément pour montrer
qu'il n'apportait dans l'affaire ni sentimentalité ni esprit
de famille, et pour bien établir la valeur intrinsèque de
ses arguments (i) ». Gonse l'écouta, de l'air benêt qui
lui était habituel ; dans ces conditions, le récit de Pain-
levé n'apportait rien de nouveau et n'avait aucun inté-
térêt ; il ne lui demandait même pas de le mettre par
écrit !2).
Painlevé parti, Gonse rédigea en ces termes, qu'il
affirmait être <i textuels » et avoir été confirmés par le
mathématicien, en présence de d'Ocagne, la déclaration
d'Ha'damard : « Je n'ai pas voulu dire que je croyais
Dreyfus innocent ; d'ailleurs, depuis son arrestation, nous
avons eu, dans sa famille, connaissance de certains faits
(i) Rennes, III, 334 cl suiv., Painlevé.
(2) Ibid., 335, Painlevé ; 34o, Gonse.
592 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de sa conduite qui font que nous ne pouvons pas ré-
pondre de lui (i). » Il signa, et ce fut une nouvelle pièce
secrète.
DOcagne raconta encore à Gonse que Dreyfus avait
été rencontré à Bruxelles, « quelque temps avant son
arrestation », par un ancien camarade de lEcole poly-
technique « et qu'il n'avait pas paru empressé à se faire
reconnaître par lui (2) ». Or, la rencontre de Dreyfus
avec Lonquety datait de i883 (3) et, surtout, « navait
inspiré à celui-ci aucune réflexion particulière (4) '>. Le
délateur savait que Dreyfus était accusé d'avoir eu des
rapports avec Schmettau. Il serrait la corde.
Gonse invoqua également le récit du domestique dun
agent despionnage à Bruxelles, Pomier, qui aurait vu
chez son maître, « des plis portant la signature de Drey-
fus, venant de Paris et relatifs à la mobilisation ». Un
policier de Nancy le tenait d'un infirmier ivrogne, qui
lavait entendu raconter, à Ihôpital, par ce domestique;
l'infirmier était mort (5).
(1) Pièce 96 du dossier secret, datée du 8 mars 1898, signée :
Gonse. — A Rennes : " Dans ma pensée, il n'était pas question
de faire un témoignage, une pièce de justice. » illl, S^o.) — De-
vant la Cour de cassation, Roget avait déposé en ces termes :
« Il a été établi au moment du procès, ou peu après, que M. Ha-
damard. beau-père de Dreyfus, avait eu à payer des dettes
pour son gendre. Il avait même tenu à ce propos, à M. Pain-
levé, un propos significatif. » I, (^~'i.) A Rennes, mis au pied du
mur par Painlevé, Roget convint qu'il avait fait du beau-père de
Drevfus et de son petit cousin par alliance un seul personnage.
III,'34'4.)
2 Cass., I, 750, d'Ocagnc.
(3) Bennes. II, iSiJ. Dreyfus : " C'était au moment de l'exposi-
tion d'Amsterdam. » Lonquety déclare qu'il rencontra Dreyfus
dans un restaurant. « h une époque qu'il lui est difficile de
fixer.». {Cass., I, 014 -.Bennes. II, 184.)
(41 Cass., I, 5i4, Lonquety.
(.5: Pièce 66 du dossier secret. — « L'infirmier Scbérier passait
pour avoir Ibabitude de boire. » (Cass., III, 178. Rallot-Beaupré.)
LA CHUTE DE .M ELI. NE 593
Gonse avait chargé Henry de s'informer de Pomier;
la police l'eut vite trouvé (i) ; il démentit formellement
les propos qui lui étaient prêtés, toute cette histoire.
Henry supprima le rapport, raconta à Gonse, qui main-
tint le sien, que l'homme avait disparu sans laisser de
traces 12 .
C'était un des trucs ordinaires d'Henry, très suffisant
pour tromper Gonse ou quiconque préférait être trompé.
Il l'avait déjà employé, en 189^, quand Mercier lui dit
de chercher à la direction de l'artillerie le dossier relatif
à l'obus à la mélinile (3). Gonse reprit aussi cette alTaire,
n'ayant encoi'e, en tout et pour tout, que cinq fragments
calcinés d'une lettre sur papier pelure, la copie, croyait-
on. d'une instruction secrète sur le chargement des
obus 4, ; il ne doutait pas que Bertillon reconnaîtrait,
sur un papier analogue à celui du bordereau, l'écriture
du juif.
Ce fut une déception quand lanthropométreur s'y re-
fusa (5) ; Henry, cette fois, n'osa pas escamoter le rap-
port ; mais Gonse ne voulut pas en avoir le démenti et
persista à imputer cette autre trahison à Dreyfus 6 .
Le capitaine Rémusat, ancien camarade de Dreyfus,
fut plus accommodant. Il consentit à écrire que Drey-
fus avait cherché à se procurer de fagon suspecte des
renseignements sur l'obus Robin. On n'avait aucun in-
dice que l'obus Robin eût été livré à l'Allemagne, qui
(1) Il était mécanicien à Paris.
(2) Cass., I, 368. Cuignet ; Rennes, \l, Ô91. Gribelin. — De même
à l'interrogatoire du 24 février 1899 devant le juge Josse. [Cass.,
m, J73, Pomier.
(3) Voir t. I", 362.
(4) Pièce 75 du dossier. — Cass.. I, 64, Rogel ; 36f), Cuignet.
(5) Rapport du 2 juin i898 : pièce 82.
6; Il ne changea pas un mot à sa note du i3 mai 1898 , n'y
ajouta pas. en postseriptum, l'expression dun doute.
38
59i HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
fabriquait depuis longtemps des Schrapnell. Gonse n'eu
conclut pas moins qu'une trahison avait dû être com-
mise et que Dreyfus en était l'auteur 1 1 1.
II
Une autre affaire, où Henry, à son ordinaire, avait
supprimé une pièce qui le gênait, le mena plus loin
qu'il ne l'avait cru.
Gonse nappartient pas à la race des malfaiteurs de
grande envergure. Au besoin, il ment comme un autre,
se parjure, authentique des faux ou y collabore sour-
noisement. Toutefois, sa sottise n'est pas qu'apparente,
son air de bêtise est lui-même menteur, et il a des scru-
pules de vieux soldat discipliné ou craintif. Ainsi fit-il
observer à Henry qu'une pièce importante manquait à
son dossier, la dépêche du 2 novembre 189^, de Pa-
nizzardi à l'État-major italien. Il se souvenait qu'il en
avait existé plusieurs versions (2).
Henry, qui se gardait bien de tout dire à Gonse, fit
(1) Rémusat racontait que Dreyfu?, étant à l'École de guerre,
lui avait adressé une lettre pour demander « ces renseigne-
ments destinés à son professeur d'artillerie qui désirait se tenir
au courant des inventions nouvelles ». (Pièce 71 du dossier.)
Mais il ne produisit jamais la lettre, qu'il citait de mémoire
{Cass., III, 357, Mornard) et dont Dreyfus n'a gardé aucun sou-
venir. (Tétait son frère qui avait « porté le renseignement » à
Gribelin. 'Rennes, II. 591.) — Rennes, III, 235, général Deloye :
« L'inventetir de l'obus, M. Robin, a déclaré spontanément que
Dreyfus ne lui avait jamais rien demandé de ses affaires, rien,
rien, rien, encore rien. » — Les Allemands ont deux Schrapnell,
l'un de 1891, l'autre de 1896. Celui-ci n'a rien de commun avec
l'obus français de 1874. {Cass., I, .^44^ Hartmann.)
(2) Voir t. I'"', 24^ et suiv.
LA CHUTE DE MELINE 595
semblant de rechercher le dossier des télégrammes ; il
rapporta ensuite qu'il ne le retrouvait pas (i).
Il comptait que (lonse n'en demanderait pas davan-
tage. Mais Gonse en référa à Billot (2), et Billot, après
s'être fait expliquer l'affaire, dit que rien n'était plus
simple ; il n'y avait qu'à se faire délivrer une nou-
velle copie du télégramme par le ministère des Affaires
étrangères qui l'avait déchiffré (3).
Henry, qui se fût découvert en objectant à cette dé-
marche (4), se rendit donc chez Paléologue ; le diplo-
mate répondit qu'il n'était point quahfié pour remettre,
même en copie, une pièce de cette nature ; il était né-
cessaire que le ministère de la Guerre adressât uTie
demande au ministère des Affaires étrangères.
Voici Henry, à nouveau, loin de compte. Une com-
munication officielle du télégramme qui disculpait
Dreyfus, était tout ce qu'il redoutait. Par bonheur,
Paléologue, compatissant à son ennui, mais incapable
d'en soupçonner la cause, ajouta : « Je vous ai récité
tant de fois ce télégramme que je peux bien vous le
réciter une fois de plus ; libre à vous de l'écrire sous
ma dictée (5). «
Henry ne se le fit pas dire deux fois, remercia Pa-
(1) Cass., I, 391, Paléologue ; 55;, Bolsdeffre; 061, Gonse ; Ren-
nes, 111,228, Du Paty : «Le dossier des télégrammes a disparu. »
— La version officielle de la dépèche du 2 novembre avait été
communiquée à Sandherr par Delaroche-Vernet. {Rennes, I, 52.)
(2) Cass., 1, 557, Boisdeffre ; 5tji, Billot; 5(k, Gonse.— Gonse
place ces divers incidents après la confection de la pièce n° 44
du dossier secret; l'erreur est manifeste, mais intentionnelle.
Boisdeffre, sur ce point, est en contradiction formelle avec
Gonse.
(3) Cass., I, 391, Paléologue: 557, Boisdeffre.
(41 Ibid., I, 563, Gonse.
5) Ibid., I, 391, Paléologue. (Fin avril ou commencemetit de
mai 1898.)
596 HISTOIRE DK L AFFAIRE DREYFUS
léologue, écrivit sous sa dictée le texte de la version
authentique ; puis, tranquillement, ayant encore la
copie en poche ou Tayant détruite en route, retourna
chez Gonse : « Ces messieurs, lui dit-il, n'ont pas voulu
me donner le télégramme (i). » Il crut encore que l'af-
faire en resterait là.
Gonse, comme de juste, rapporta cette réponse à
Boisdetïre et à Billot. Boisdetïre ne voulut rien sa-
voir; mais Billot dit qu'il s'en chargeait, que lui-même,
au prochain conseil des ministres, il demanderait à
Hanotaux la copie de la dépèche, à titre personnel (2).
C'était, d'ailleurs, le plus sûr moyen de ne rien
avoir. Hanotaux, en elTet, fit à Billot la même réponse
que Paléologue à Henry : que les affaires d'État ne se
traitent point ainsi, à l'amiable ; qu'il en existe un sage
protocole ; qu'en particulier, « cette afTaire a été déjà
réglée et qu'elle ne saurait faire l'objet de communi-
cations yje/'son/îe/Zes, si conlidentielle? qu'elles puissent
être (3) ».
On ne voit pas qu'Hanotaux, à l'exemple de Paléo-
loo-ue, ait suggéré à Billot de réclamer officiellement
la dépêche. Cette affaire l'ennuyait beaucoup. Il avait
eu de grosses difficultés avec l'ambassadeur d'Italie.
Il en aurait de nouvelles si celui-ci, par quelque indis-
crétion, apprenait que les dépèches de Panizzardi
avaient été interceptées.
D'autre part, Billot s'obstina, soit qu'il eût quelque
11] Cass., l, 391, Paléologue : T^j. Boisdeffre : 363, Gonse.
(2) Ibid., I, 557, Boi^delTre.
(3. Ibid., I, 5^6. Billot. — D'après Boisdeffre I, Sô;). Hano-
taux aurait simplement refusé la communication pour des rai-
sons de convenance diplomatique. De même Gonse (I, 062;.
Paléologue n'a connu la démarche que par un récit de Gonse
fl, 892). Hanotaux. dans sa déposition, passe lincident sous
sHence.
LA CHUTE DE MELINE 597
arrière-pensée, soit entêtement de chasseur. Il pres-
crivit à Gonse « de se retourner du côté des postes
et télégraphes ( i) ».
Ici encore, il eût suffi de suivre la procédure régu-
lière, c'est-à-dire de demander, par lettre officielle, au
sous-secrétaire d'État des postes (Delpeuch). une copie
delà dépêche de Panizzardi. Le soir même, la copie eût
été transmise.
Gonse, par surcroît, commit une singulière bévue.
Soufflé ou non par Henry, au lieu de demander la copie
ou le décalque qu'il aurait eu aussitôt 121, il réclama
« l'original 3) », la dépèche elle-même. Delpeuch lui
expliqua « qu'elle avait été détruite, comme toutes les
dépêches, au bout d'un certain temps, et qu'il était
impossible de satisfaire à sa demande 4) »•
Henry avait eu souvent affaire à l'administration des
postes ; il en connaissait les usages.
L'idée ne vint pas au sous-secrétaire d'Etat d'offrir,
spontanément, le décalque. C'eût été un gros embarras
pour Henry, bien que les postes n'eussent pu donner
que le texte chilïré. Billot, butté comme il l'était, se
serait adressé aux cryptographes du ministère des Af-
faires étrangères, qui avaient la clef, et tout craquait.
Ainsi, la sottise des uns. l'incurie des autres ou leur
demi-complicité, tout ce qu'on appelle le hasard, mais
le hasard bien dirigé, servaient de nouveau Henry.
Il) Cass., I, r)57, Boisdeffre : 56-2, Gonse.
;2) Ibid., III, on, Paléologue : « Pour obtenir une copie du
télégramme, le ministère des AJTaires étrangères n'a eu (ju'à
s'adresser, dans les formes régulières, au sous-secrétariat çrÉtat
des Postes et Télégraphes. La pièce a été retrouvée et envoyée
le jour même où elle a été demandée, 24 février 1899. La voici :
elle est identique à celle qui a été déchiffrée, en 1894. au ouai
dOrsay. » — De même, Ballot-Beaupré.
(3) Cass., I, 391, Paléologue. (Récit de Gonse au témoin.,
4) Ibid., I, 56-2, Gonse : III. 5ii, Paléologue.
598 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Tootefois, raltenlion de Billot avait été fâcheusement
éveillée, par la maladresse de Gonse et tant de dé-
marches, sur la dépêche de Panizzardi, et Henry res-
tait à la merci d'un incident. Il eût suffi d'une conver-
sation fortuite entre Paléologue et Billot.
Paléologue, comme je l'ai raconté, avait objecté déjà
la dépèche du 2 novembre à la version de Gonse et
d'Henry que Dreyfus n'avait pas eu de rapports directs
avec l'Allemagne et que Panizzardi était l'intermé-
diaire. Pourtant, cette version inattendue, ces va-
riantes dans l'histoire de la trahison, tantôt avec l'Italie,
tantôt avec rAUemagne, et le trouble dHenry, qu'il
avait noté, le jour où ils en parlèrent, tout cela s'était
arrangé jusqu'à présent dans son esprit. Quiconque a
eu affaire à Henry s'est trompé sur l'extraordinaire
paysan ; tous le prirent pour un bon rustre et le plus
droit des hommes. Ainsi Bertulus, Picquart. De même
Paléologue, Il était aux premières log-es pour bien voir
et n'avait encore rien vu. Il croyait toujours, sur la
parole d'Henry, à la culpabilité de Dreyfus.
Cette fois pourtant, Paléologue. étant lui-même en
cause, eût pu comprendre. Ces traductions de la dé-
pêche chitfrée de 189^, d'une sincérité manifeste, d'où
résultait que Dreyfus n'avait pas eu de rapports avec
l'Italie, si Henry, lune après l'autre, les avait fait dis-
paraître, c'est qu'elles étaient la condamnation de la
lettre mystérieuse de i8y6, où Panizzardi avouait qu'il
avait eu le juif à son service. La fourberie lui fût ap-
parue à travers le mensonge d'Henry à son endroit. La
fameuse lettre était un faux, et le faussaire celui
qui avait supprimé .les versions authentiques de la dé-
pèche.
L'accident eût .été d'autant plus grave que Billot,
qui se résignait volontiers à être dupe, manquait d'es-
LA CtJLTE DE MKLI.NE 599
lomac devant les complicités trop cyniques et dange-
reuses. Faire usage d'une pièce douteuse et couvrir un
faussaire avéré, ces deux vilenies n'engagent pas au
même degré la responsabilité. La peur eût pu lui donner
le courage dagir honnêtement.
Henry, au début, avait cru suffisant de supprimer la
dépêche de 1894, parce qu'elle ne cadrait pas avec son
faux de 1896. Il s'apercevait, à présent, qu'en jetant au
feu un chiiî'on de papier, il n'avait pas aboli la possi-
bilité de voir réapparaître la version authentique que
Paléologue tenait en réserve. Il devenait, dès lors, né-
cessaire, puisque Billot s'acharnait à avoir la dépêche,
de lui en fournir un texte qui le satisfît, ne fût pas en
contradiction avec la pièce de 1896 et permît, en outre,
de contester la version des cryptographes officiels, le
jour où elle sortirait de l'administration des postes ou
du ministère des AlTaires étrangères.
Il n'y â qu'un moyen d'authentiquer un faux : un
autre faux.
Une telle estime entourait Henry que d'apporter un
matin à Gonse une version convenable de la dépèche,
rien ne lui eût été plus aisé. Il l'aurait retrouvée tout à
coup dans un de ses dossiers, après l'avoir fait écrire
par Guénée, qui n'était pas moins expert que Lemercier-
Picard.
A la réflexion, il lui parut qu'à assumer encore une
fois, à lui tout seul, tous les risques, il jouait gros jeu ;
et l'idée lui vint de faire participer à la fabrication du
nouveau faux, dont il avait besoin, le seul officier de
l'Etat-Major qui se fût avisé, avec Picquart, de sus-
pecter son autre faux.
On a vu [^ij qu'Henry, en 1894. avait fait une copie de
{1; Voir t. I", 246.
(500 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFLS
Tébauche primitive où les cryptographes avaient ins-
crit, sous les groupes chiflVés, à titre conjectural, les
mots arrêté, ministère de la Guerre, preuve, relations,
Allemagne. Mots excellents, accusateurs, mais, par
malheur, inexacts : ainsi le premier chiffre de la dé-
pê.che (9i3), qu'on avait pris pour un groupe et traduit
arrestato, et qui n'était qu'un numéro d'ordre (i). Au
surplus, cette version elle-même était favorable à
Dreyfus : « On a arrêté le capitaine Dreyfus qui n'a
pas eu de relations avec l'Allemagne (2). »
Cependant, avec le feuillet cryptographique dont les
déchiffreurs avaient eu le tort dé se désaisir, l'instru-
ment générateur des faux était aux mains de TEtat-
Major. Tous les militaires qui en ont eu connaissance,
ceux qui avouent avoir connu le feuillet comme ceux
qui le nient, se sont cramponnés, imbéciles ou dé-
loyaux, à ces premiers déchiffrements hypothétiques.
La première traduction, donnée comme incertaine par
le ministère des Affaires étrangères, mais qui disculpait
Dreyfus; la traduction définitive, passée au crible de
la contre-épreuve de Sandherr (3), ils rejettent tout ce
qui ne vient pas à l'appui de leur idée préconçue. Il n'y
a de vrai pour eux que le faux, pourvu qu'il serve
leurs passions et leur intérêt.
Sandherr, prisonnier de sa contre-épreuve, disait aux
diplomates qu'il était d'accord avec eux (4) ; mais, entre
officiers, il exprimait des doutes (5) ; il fut associé,
(1) Rennes, I, 60, Paléologue. — I^e jour même où le feuillel fut
communi([ué à Sandherr, on intercepta une nouvelle dépèche
qui portail le numéro 9i4-
(2) Rennes, 1, ."îa, 56, Delaroche-Vernet ; 59, 60. Paléologue.
'3) Voir t. l", 249.
,41 Case., I, 395, Paléologue.
5) Rennes, II, 228, Du Paty. (Note de Du Paty remise, de sa
part, à Mercier, et par Mercier à Chamoin.)
LA CHUTE DE MELINE (JOl
comme on sait, à la constitution du dossier secret de
1894? y inséra une fausse version de la dépêche.
Il n'est pas impossible que cette fausse version ait été,
à cette époque, montrée à Du Paty comme étant la co-
pie de la première traduction conjecturale des crypto-
graphes. Ils avaient lu: « Dreyfus n"a pas eu de relations
avec lAllemagne (1). » Le copiste avait transcrit : « Le
ministère de la Guerre a un rapport secret offert à l'Al-
lemagne (2). n
Du Paty avait rédigé à ce sujet une note qui fut jointe
au dossier des télégrammes 3). Henry \'\ put lire avant
de détruire tout le paquet.
Ainsi Henry put, en toute sûreté, suggérer à Gonse
davoir recours aux lumières de Du Paty ; en tout cas,
quand Gonse lui demanda de «recueillir ses souvenirs »,
Henry était là (/J). Gonse raconte qu'il se borna à
écrire, sous la dictée de Du Paty, un texte qui n'au-
rait eu à ses yeux qu'une « valeur indicative (5; ». En
fait, la cuisine du faux fut moins sommaire ; elle occupa
plus dune séance. La traduction de Du Paty, celle qu'il
avait reproduite dans sa note de 189^, donnait pleine
satisfaction. Faux éhonté, puisque les déchifTreurs, à
aucun moment, « n'avaient écrit, ni suggéré, ni même
imaginé rien de tel » (6). Toutefois, par un bizarre scru-
pule. Du Paty refusait d'y ajouter la phase : Bimane
preuenuto emissario, qui avait figuré sur la deuxième
version, mais à titre conjectural (7), et qui, d'ailleurs,
n'incriminait pas Dreyfus (en prison, depuis quinze
11) Pennes, I, 02, 56. DelarocheA'ernet ; 09, 60, Paléologue.
(2) Ibid, II, 227, Du Palv. Voir Appendice II.)
(3) Ibid, II, 228, Du Paty.
(4) Cass., I, 557, Boisdeffre : 56i, Gonse : III. 012, Paléologue.
(5, Ibid., I. 557, BoisdelTre; 561, Gonse.
(6' Ibid., II, 17: Rennes, I, 59, Paléologue.
'j( Voir t. 1'% 246.
602 HISTOIHE DE L AFFAIRE DREYFUS
jours, quand Panizzardi envova sa dépêche). Il la dé-
clarait douteuse. Gela donna lieu à une discussion
d'abord, puis à un échange de lettres entre Gonse et
lui(i).
Finalement, Gonse se détermina pour une nouvelle
rédaction, plus explicite, où la phrase contestée fut rem-
placée par une autre plus mensongère encore : « Le ca-
pitaine Dreyfus est arrêté. Le ministère de la Guerre a la
preuve de ses relations avec l'Allemagne ; toutes mes
précautions sont prises (2). »
Il faut rappeler ici le texte authentique de la dépêche
dont Gonse avait gardé un souvenir à peu près fidèle (3)»
qui avait été noté par Du Paty (4) et que Paléologue
avait, l'autre jour, récité à Henry : « Si le capitaine Drey-
fus n'a pas eu de relations avec vous, il conviendrait de
charger l'ambassadeur de publier un démenti officiel,
afin d'éviter les commentaires de la presse. >>
La nouvelle pièce, qui étayait si solidement le faux
d'Henry, fut montrée à Boisdelîre et à Billot, puis jointe
au dossier (5) ; une note annexe portait que la pièce
(i) Paléologue demanda à Gon?e si la phrase sur l'émissaire
lui avait été dictée par Du Paty : h Je ne me souviens plus
exactement, dit Gonse, il me semble, en eflet, que c'était cette
version. » {Cass., I, 891, Paléologue . Or. le contraire résulte du
texte que Du Paty a produit dans sa note de Rennes ; la phrase
est signalée comme douteuse. Il y insiste dans sa déposition-
vIII,5ii.)
(2) Du Paty déclare avoir dit (à Gonse) que le huitième groupe
chiffré pouvait se lire relations ou preuve, mais que_ les deux
mots nepouvaient s'appliquer à des groupes iVilfévenli, [Rennes,
III, 5i4). La distinction figure également dans la note qu'il
remit à Mercier II, 228). Les cryptographes avaient, en effet,
indiqué que le groupe VIII pouvait se lire Preuve ou Relation.
{Cass., III, 5ii; Rennes. I, 5r), Paléolc^ue.)
(3) Cass., L 56i, 56^, Gonsè.
(4) Rennes. III, 228, Du Paty.
(ô N" 4'» du dossier secret. — Cass., I, 547. Billo'. ; 552, Bois-
deffre: 5Gi, Gonse.
LA CHUTE DE MELINE 603:
avait été reconstituée de mémoire par Du Paly, mais
sans nulle mention, même pour la contredire, delà ver-
sion authentique (i).
Le répertoire du dossier fut recopié pour Billot par
un jeune officier qui admirait beaucoup Henry, qu'Hen-
ry avait pris en amitié et qui s'appelait Cuignet (2).
III
Billot, derrière un tel rempart et un rapport d'en-
semble de son gendre Waltine (3), en collaboration
avec Gonse, se sentit très rassuré. Rochefort,Drumont,
furent avisés qu'on avait maintenant des preuves « qui
pouvaient se peser par 100 kilos (4) ". Quand les amis
de Dreyfus reviendront à l'assaut, on « déballera » tout.
Entre temps, quelques spadassins de lettres furent
enrôlés pour les frapper par derrière, les punir d'avoir
voulu un peu de vérité et de justice.
Le père de Zola, lieutenant, en 1882, à la lég-ion
étrangère (5), avait donné sa démission, sous le coup
(1) N'45<iu dossier secret.
^2 Cass., I, 338, Cuignet.
(3) Ihid.
(4' Inlransigeant du 12 avril 1898.
(5 François Zola, <i dont le père et le grand-père avaient servi
la République de Venise comme capitaines », avait débuté
comme lieutenant dans les régiments italiens du prince Eugène.
Démissionnaire en 1820, il se lit ingénieur et publia, à peine
âgé de vingt-trois ans, un Traité sur le nirellement topographi-
que qui lui valut le titre de membre de l'Académie de Padoue.
Il fut employé ensuite à d'importants travaux en Autriche. Il
obtint, en i83i, d'être réintégré comme lieutenant dans la légion
étrangère, à Alger. Dossier François Zola, aux archives de la
Guerre . )
60i HISTOIRE DE I, AFFAIRE DREYFUS
dune accusation de détournements, pour éviter de
passer devant un conseil de g-uerre. Etait-il l'auteur des
malversations qui lui furent imputées, dans de menues
affaires de fournitures, ou était-ce un sous-ordre dont
la femme passait pour sa maîtresse ? Dès que celte
femme fût arrêtée, il se livra. remJDOursa la somme qui
manquait. « Nulle plainte juridique navait été dé-
posée contre lui (i). »
Il ressort des témoignages contemporains les plus
hostiles que François Zola, s'il se punit lui-même
« d'une heure de folie 2) », ou dune complaisance
coupable, protesta vivement de son innocence (3;.
Il se trouva un vieillard de quatre-vingts ans, le gé-
néral de Loverdo, pour déterrer cette faute de jeunesse
dans ses souvenirs. Étant enfant, il en avait entendu
parler par son père, le premier général de Loverdo, qui
avait reçu chez lui, dans une amicale intimité, l'officier
démissionnaire (4). Surtout, il savait la vie si belle de
1) Lettre du duc de Rovigo. gouverneur général de l'Algérie,
au maréchal Soult, ministre de la Guerre, d'Alger, le 17 sep-
tembre 1882: lettre du général Trézel au ministre. d'Alger, le
i5 juillet 1882. — Récit analogue dan? la lettre du colonel
Combe, chef de la légion étrangère, au général Buchet, 12 juil-
let i832. —Ces lettres, ainsi que la lettre de démission de Fran-
(jois Zola, du 3 juillet i832, furent successivement versées à
linstruction Flory. Affaire Zola contre .ludel. Elles furent plus
tard communiquées à Zola, par ordre du général de Galliffet. La
lettre du duc de Rovigo a été reproduite par Zola dans son
volume, La Vérité en marche (264 et suiv.) ; celles de Combe
cl de Trézel par Jacques Dhur Le Père d'Emile Zola, i4. i.5.
197.) — La somme détournée se montait à 4000 francs.
(2) La Vérité en marche, 287.
3 Lettre du colonel Combe. — Voir p. rx)6.
'4; Petit Journal du 25 mai 189S, conversation avec le. général
de Loverdo: « Zola continua, durant quatre ou cinq mois, son
métier de pique-assiette: il était attiré chez nous par M™" ....,
etc. » — A l'instruction Flory (19 août i8i)8i, Loverdo dépose
que son père intervint en faveur de Zola. Il n'existe, au minis-
tère de la Guerre, aucune trace de cette intervention.
LA CHUTE DE MKLINE 605
François Zola, après ce drame douloureux, toute de la-
beur et d'énergie, où il fut honoré de lamilié de Thiers
et de Mignet, son projet pour les fortifications de Paris,
qui est d'un précurseur (i), ses travaux au port de Mar-
seille, le canal d'Aix, son œuvre qui porte son nom (2).
Rien que le souvenir de son propre père eût dû l'arrê-
ter, l'empêcher de violer cette tombe.
La chose horrible, beaucoup plus que l'action si basse
d'inviter les gens de l'Etat-Major à déshonorer le père
dans son cercueil et le fils dans son père (3), c'est que
Loverdo, en leur envoyant sa dénonciation, crut rendre
un suprême service à l'armée. <• la venger d'un traître (4) ->.
Les dossiers du personnel, conservés aux archives de
la Guerre, sont tenus pour secrets; « constitués unique-
ment en vue des besoins administratifs (5) », ils dorment
dans la poussière d'une véritable nécropole. A peine si
quelques historiens obtiennent parfois le privilège de
les consulter. Mais toute arme, en ces tristes temps,
était bonne. Billot ayant donné l'ordre de rechercher le
dossier de François Zola, l'archiviste le remit à un en-
voyé d'Henry (6).
(1 II y préconisait l'emploi de? forts détachés qui fut adopté
après la guerre de 1870.
(2) Le canal Zola fut déclaré d'utilité publique le 2 mai i844;
Thiers s'y était vivement intéressé.
(3y Zola, à la mort de son père (1847 , avait sept ans ; il as-
sista à ses obsèques « auxquelles toute la population parti-
cipa ». La Vérité en marche. 288.1
(4) La Vérité en marche, 233.
"5; Lettre de Cavaignac, ministre de la Guerre, au garde des
Sceaux, du 29 août 189S. {Instruction Florij.)
t) Déclarations de Raveret, chef, et d'Hennet, sous-chef des
archives administratives de la guerre, à Zola La Vérité en mar-
che, 253 et 277). — L'envoyé d'Henry fut. sans doute, Gribelin.
— La remise du dossier à Henry eut lieu dans le courant de
mars 1898. Dès le mois suivant, un article de la Patrie, du
29avril, fait allusion à l'affaire d'Alger, aux archives de la Guerre
qui renferment des renseignements édifiants « sur plusieurs
•€03 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
•< Les pièces n'étaient pas cotées, et il n'en existait
pas de bordereau fi). »
Quatre seulement (si Henry, cette fois, ne pratiqua
aucune suppression) étaient relatives à l'incident dé-
noncé par Loverdo : la démission de François Zola, une
lettre détaillée du colonel Combe, chef de la légion
étrangère, une autre, fort courte, du général Trézcl,
maréchal de camp et chef de rÉtat-Major à Alger, et un
rapport du duc de Rovigo, commandant en chef du
corps doccupation, au ministre de la Guerre.
Le colonel Combe, ancien soldat de l'Empire, qui
s'était exilé volontairement en Amérique après Wa-
terloo et n'était rentré en France que depuis la Révolu-
tion de juillet (a), s'exprimait sur le cas de François
Zola avec une grande violence. S'il convenait qu'une
femme était au fond de l'afTaire, il n'y trouvait aucun
motif d'indulgence pour celui qu'il appelait « le vil
instrument de k>utes les turpitudes humaines « ; la
présence d'un tel « individu > dans l'armée " eût souillé
les regards des guerriers qui tiennent et estiment l'hon-
neur » ; son devoir, enfin, lui commandait de mettre le
ministre en garde contre les protestations de l'intri-
gant, quand il reviendrait à Paris et ne manquerait pas
de se présentei' « comme une malheureuse victime de
chefs iniques (3) ».
Ainsi l'insulteur de l'armée qu'était Zola avait pour
des plus notoires apologistes des traîtres ou sur leur parenté ->.
Le dossier fut restitué \>ar Henry le 8 juin. (Note signée Ra-
veretU
(r Déclarations de Raveret et d'Hennet.
(2] Michel Combe était colonel du 17 janvier i8i5 : il com-
manda, en février i832, le corps expéditionnaire d".\ncône et fut
blessé mortellement, le i3 octobre 1837, à l'assaut de Conslan-
tine; ilmouiiitle i5. Camille RoussET, L'Algérie de i83o(i 1848,
II, a88).
(3) Voir Appendice III.
LA CHUTE DE MELINE f.07
père un voleur qui, lui aussi, comme Dreyfus, avait
cherché « à déguiser son infâme conduite en parlant de
son innocence »,
Au contraire, Trézel opinait que « deux mois de dé-
tention et la perte de son grade étaient pour l'officier cou-
pable une punition suffisante » ; et Rovigo, en réponse
à une lettre de Soult qui s'étonnait que François Zola
eût été mis si vite en liberté, revendiquait la responsa-
bilité d'une mesure humaine et juste : « A quel titre
pourrais-je signer un ordre d'informer contre un homme
qui a rempli tous les engagements qu'il avait pris ? »
Billot, à la lecture de ces documents, éprouva quelque
déception ; il fit demander s'il existait un dossier, plus
grave, au bureau de la justice militaire ; on lui répondit
que non (i).
Henry s'est-il alors concerté avec Gonse ? Boisdeffre
^vec Du Lac (2) ? Quoi qu'il en soit, Henry remit tran-
quillement au dossier les lettres de Rovigo et de Trézel,
copia la lettre de Combe, mais en la falsifiant, et en
forgea une seconde. Il supprima, notamment, de la
première le passage relatif au payement intégral du
déficit et Ihistoire, qui expliquait tout, de la Dalila de
-caserne qui avait affolé le malheureux officier (3). La
(1) Déclaration de Raveret; note (au crayon, cote i4-
(2) « Dans un établissement religieux du quartier de l'Eu-
rope, un ancien élève qui, vers ce temps avril 1898^ rendit
visite à un Père, son professeur d'autrefois, reçut de lui celte
bonne nouvelle : « Oh! Zola, il n'est plus à craindre, il est fini,
nous avons de quoi le tuer ! » [La Vérité en marche, 3i3).
(3) '< Le sieur Fischer sest offert à acquitter pour Zola le
montant des dettes au payement desquelles les 2.000 francs
saisis dans la malle ne suffisaient pas. Cette offre acceptée,
tous les créanciers ont pu être payés, et le conseil d'adminis-
tration couvert du déficit existant en magasin... Fischer était
marié et il avait existé longtemps entre lui, sa femme et Zola,
des relations toutes particulières dintimité, de ménage et de
cohabitation, qu'on pouvait diversement interpréter. On n'avait
608 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
seconde lettre, sans date, où le colonel de la légion
étrangère critiquait vivement l'abandon des poursuites
contre Zola, était censée provenir des archives de Cons-
tantine où l'original en a été vainement recherché (i).
Henry porta ensuite ces deuxpiècesàsonami Judet(2)qui
était particulièrement qualifié pour les présenter au
public avec une vertueuse et patriotique indignation.
En effet, il ne s'était pas engagé pendant la guerre,
comme l'avaient fait tant de ses camarades, s'était fait
réformer en 1871, avait obtenu, en 1870, détre nommé,
en violation de la loi, sous-lieutenant de réserve, et,
après avoir démissionné à l'époque où les relations se
tendaient avec l'Allemagne, n'avait repris son grade,
en 1890, que par une autre faveur exceptionnelle et
illégale (3). Judet se chargea de faire éclater le scan-
dale dans le Petit Journal, le matin même où Zola re-
paraîtrait, à Versailles, devant les assises.
fait cesser que les deux dernières, en envoyant Fischer à la
Maison Carrée; la femme alla habiter Alger. » — Cavaignac,
dans sa lettre au garde des Sceaux, osa dire : « La comparaison
du texte, imprimé dans le Pelit Journal avec celui du rapport
écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des
différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte
original. »
(1; \'oir Appendice 111.
(2) Judet dit d'abord que les lettres lui furent envoyées par
un correspondant anonyme. Au procès qui lui fut intenté par
Zola, il changea de version : « Je suis lié par le secret profession-
nel. Ce que je puis affirmer, c'est que les lettres du colonel
Combe existent ; j'en ai vu des copies. » (Trib. correct., 3 août
i8t)8.) II dit ensuite (Inslr. Flory, 17 août), que » ses rensei-
gnements lui avaient été fournis par un témoin digne de
foi». Esterhazy, dans deux lettres, des 25et3o décembre 1899,
que j'ai sous les yeux, dit que ce fut lui (|ui, le premier, avisa
Judet.
(3) Né le 11 janvier i85i. réformé pour myopie par le conseil
de revision de Dijon, où son père commandait le bureau de
recrutement, sous-lieutenant d'artillerie de réserve le i5 octobre
1876, démissionnaire le 3i octol)re 1SS6, réintégré le 21 mai 1890.
LA CHUTE DE MÉLINE 6o9
La manœuvre contre Picquait l'ut plus grossière.
Elle consista, à la veille des élections, à faire raconter
par les journaux qu'il s'était rendu en Allemag-ne pour
s'y rencontrer, à Carlsruhe. avec Schwarzkoppen, qu'il
existait une preuve « matérielle » de l'entretien ; un agent
les avait photographiés ensemble (i). Ces révélations
s'échelonnèrent sur plusieurs jours, se confirmaient.
Le coup avait été combiné entre Henry, Esterhazy et
(juénée qui, chargé de filer Picquart, avait constaté
qu'il n'était plus à son domicile (2). Il était, en eflet.
allé passer quelques jours chez une vieille amie de sa
mère ^3). Possien, ce journaliste à qui Picquart avait
fait racheter autrefois un article en faveur de Dreyfus,
annonça qu'il avait vu de ses yeux la photographie: elle
existait, en effet, ainsi qu'une autre où Ion avait re-
présenté le même Schwarzkoppen attablé avec Drey-
fus.
Pellieux la vit aussi et en parla triomphalement à
Esterhazy; il avait vu également le rapport de l'agent.
Quelque dédaigneux que fût Picquart des injures, il
se fâcha; il déposa une plainle en faux contre Pos-
sien (4).
Dans cette douloureuse histoire que je raconte, tant
^1) Écho de Parisdu 20 avril 1898, Gaulois du 28, Jour du i<^' mai :
« Le gouvernement sait de source absolument sûre... etc. »
Possien précisait que l'entrevue avait eu lieu le 5 avril. — Tra-
rieux écrivit à Méiine qu'il linterpellerait, à la rentrée des
Chambres, sur cette histoire.
2 Eslerl\azy. Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles , g4 et suiv.
— \'oir Appendice I\".
3) Cass.. I. 210. Picquart.
4 0 mai 1898. — Possien, rédacteur au Jour, interrogé par Ber-
tulus, se retrancha derrière le secret professionnel 21 mai . De
même Vervoort. — Bertulus interrogea également Guénée
« qui se contenta de donner un certificat dhonorabilité à Pic-
quart ->. [Cass., I, 267.
39
610 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
de sottise et de déloyauté n'a plus rien de nouveau. Une
impression finit par s'en dégager, moins de colère que
de monotonie. On ne s'étonne plus de rien. On s'habitue,
comme à lair qu'on respire, à celte collusion qui se per-
pétue pour abîmer ou salir les défenseurs de Dreyfus,
c'est-à-dire pour protéger un traître avéré. Tout ce qui
s'est appelé la conscience, le simple respect humain
semblent perdus.
Nul doute, cependant, que les faussaires, elle plus au-
dacieux de tous, n'eussent parfois peur de leur œuvre.
Un incident singulier le montra.
Henry, on se le rappelle, avait peu de rapports directs
avec Billot. Il est probable que, s'il l'eût vu plus sou-
vent, il Jaurait dissuadé d'autoriser le général Roget
à procéder à une enquête personnelle sur l'alTaire (i).
A quoi bon ? La mission une fois donnée, il fallut s'in-
cliner.
Roget se mit à la besogne, questionnant beaucoup
Henry, qu'il tenait en grande estime, plein de méfiance,
au contraire, à l'endroit de DuPaty, et acharné surtout
contre Picquart. Il le tenait pour vendu au Syndicat: à
force d'entendre dire que le pet il bleu était un faux, il
s'en était persuadé.
Il examina, en conséquence, la carte-télégramme
avec beaucoup de soin et, comme il avait l'oeil bon,
il ne tarda pas à s'apercevoir non seulement que récri-
ture en était w déguisée et contrefaite », nullement
semblable, comme Tavait cru Picquart, à celle de
Schwarzkoppen, mais encore que les lettres du mot
Esterhazy, sur l'adresse, « n'étaient point liées entre
elles, mais empâtées et baveuses 12) », et, de plus,
(1) Cass.. I. 69, Roget.
(2; Ce?l ce que Picquart avoit remarqué à lenquète Pellieux.
(Voir p. 106.)
LA CHUTE DE MELINE fiU
écrites sur un grattage ». Il suffisait, pour en être sûr,
de regavdevle petit bleu « par transparence (i) ».
Nécessairement, le jeune général vit dans sa décou-
verte la confirmation des soupçons de Lauth, au sujet
de l'arrivée frauduleuse de la carte télégramme, et l'ex-
plication de la dépèche Blanche où « Georges » était
avisé par une confidente qu'on savait qu'il avait fabriqué
le pettt bleu.
Quand Henry avait procédé à son grattage, c'était
précisément pour en faire accuser l'accusateur d'Ester-
hazy. S'il avait fait envoyer la fausse dépêche par Es-
terhazy, c'était pour amorcer l'accusation.
Il semble que le succès de son plan aurait dû en-
chanter Henry. Tout au contraire, Gonse, qui n'avait
pu manquer de le consulter, refusa de « tenir aucun
compte )) des révélations de Roget (2). Sesyeuxne s'ou-
vrjront, il ne verra le grattage qu'après la mort d'Henry.
Henry en avait trop fait. Nul ne le soupçonnait encore,
mais il se connaissait lui-même, et Ja peur le tenait.
S'il avait, tous ces temps-ci, fabriqué de nouveaux
faux, c'est que ceux d'autrefois l'y condamnaient, parce
(i) Cass., I, 109, Roget : «- Au mois 'de mai 1898, j'ai cons-
taté... » — De même, Insir. Tavernier, 1 et 12 nov. 1898 ; Ren-
nes, I, 295, 33o.
2) Inslr. Tavernier, 2 nov. i898, Roget : «Je rendis compte au
général Gonse de mes constatations: il ne fut donné, à ce mo-
ment, aucune suite à ma communication, ni tenu aucun compte
des convictions que je lui exprimais. Ce n'est que quatre mois
après » cest-à-dire après la mort d'Henry. — Gonse, le
même jour, dépose « qu'il ne s'était jamais aperçu du grattage:
il doit dire que jamais son attention n'a été appelée sur ce
point ». — Roget n'a aucun intérêt à raconter qu'il a constaté
le grattage dès mai i8y8; Gonse a le plus grand intérêt à
le nier. — Henry, précédemment, avait paru redouter que le
<i Syndicat » fût renseigné sur son compte : d'avance, il trai-
tait de faux « un dossier Henry » que la « bande » allait faire
paraître {Libre Parole des i3 et i4 mars 1898 .
612 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
que le faux appelle le faux ; mais le g-oùl n'y était
plus et il tressaillait à chaque fois qu'il entendait parler
d'une forgerie. Claretie ayant raconté dans un journal
qu'un escroc italien lui avait vendu de fausses lettres du
prince Léopold de Hohenzollern (i), Henry lui envoya
Valdant,aux renseignements (?.). D'autre part, Picquart,
depuis qu'il avait élé chassé de l'armée, n'était plus le
même. Il y avait laissé sa résignation : son courage de
passif devenait actif; pour cette stiipide histoire de la
photographie de Carlsruhe, n'avait-il pas tout de suite
porté plainte ? Il devait suffire, pour le moment, de
l'attaquer en dessous. Ce serait folie de l'attaquer en
face, d'une telle accusation, d'étendre aussi démesuré-
ment le champ de bataille. Et, bien plus, la sagesse,
pour Henry, c'était de s'en aller. Maintenant que le dos-
sier des faux était officiellement reconstitué, sous la
haute direction de Gonse et avec la collaboration de
Du Paty, il n'avait plus rien à faire au ministère. Il dit,
en conséquence, à Boisdefîre (3) que sa santé d'homme
d'action et de forte vie, de paysan accoutumé au grand
air, déclinait dans l'atmosphère des bureaux, qu'il en avait
assez, après cinq années, de ce métier de rond-de-cuir et
de gratte-papier, et qu'il demandait à rentrer dans un
régiment. « Et qui vous remplacera? — Du Paly'(4). «
(i) Figaro du 16 mai 1898. — Je fisï celte observation dans le
Siècle: << Du piège où est tombé M. Claretie, concluez à la jjro-
fondeur de ceux où tombent quotidiennement certains peison-
nages du ministère de la Guerre. ».
(2/ Jules Claretie, La Vie à Paris, 1898, ch. XX, in fine.
(3) Juin i8çi8.
(4) Insfr. Tavernier, 17 juin 1899, Du Paty; 10 et 12 juillet,
Gonse et Boisdefîre. Ces deux dépositions ayant été communi-
quées à Du Paty : > Je constate, dit-il. qu'Heniy a invité ses
chefs à me donner sa succession avec ce qu'elle comportait,
c'est à-dire la responsabilité des documents de la S. S., y com-
pris le faux qu'il a commis. » (i3 juillet.)
LA CHUTE DE MELINE 613
Mais Du Pdly, qui. lui aussi, avait assez de l'affaire
Dreyfus, refusa. Il neùt accepté une telle charge, une
aussi redoutable succession, qu'en sous-ordre, avec un
chef comme le général Donnai. Sinon, il préférait- quitter
lÉtat-Major. aller en g-arnison à Nancy. Et Henry resta.
IV
Nous avons laissé Christian Esterhazy fort préoccupe
de spn argent, depuis qu'il ne prenait plus son cousin
pour un preux des anciens temps. L'escroc essayait tou-
jours de le faire patienter, tantôt par de bonnes paroles :
« Je t'enverrai de l'argent ces jours-ci... », tantôt
par une belle indignation d'honnête homme : « Pour
Dieu I rassurez-vous et cessez de manifester une inquié-
tude blessante et absurde (i) ! » Christian étant accouru
un jour à Paris, il lui fit des billets et, pour montrer
comijien sa situation était intacte, le mena chez Pellieux,
mais pas plus loin pourtant que Tantichambre (2), pen-
dant qu'il entrait seul chez le général qui lui avait gardé,
d'ailleurs, toute son amitié. Cependant la confiance
n'était revenue ni à Christian ni à sa mère ; ils apprirent,
avec surprise, que les billets du commandant n'ajou-
taient rien à leur droit, exigèrent alors le rembourse-
ment immédiat des fonds. Sjjr quoi Esterhazy écrivit
à Christian une lettre de rupture et à Mme Esterhazy
que son fils était un polisson, qui entretenait des femmes
de mauvaise vie (3i.
Il espérait les intimider après les avoir si longtemps
(1 Lettres de mars et avril 189S.
(2 CiiiusTiAN Esterhazy, Mémoire, 83.
(3 1^ avi'il 189S.
Gll HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
dupés, et se proposait dexploitcr la peur de ces pauvres
gens, comme il avait abusé de leur crédulité, mais sans
réfléchir que la passion de l'argent, qui abêtit les plus
inlelligenls, donne parfois aux plus timorés quelque
chose qui ressemble à du courage.
Christian, en effet, lui répondit par une mise en de-
meure catr'gorique, partit pour Paris avec sa mère et se
rendit, au débotté, chez la fille Pays (i). Esterhazy,
<( jouant avec un poignard », ne chercha plus à nier :
« Il n'y a rien chez Pvothschild ; si tu as cru à cette his-
toire, tu n'es pas fort ; si tu portes plainte contre moi,
je fais une plainte contre vous pour usure. » Puis,
comme Christian n'en croyait pas ses oreilles, il essaya,
uue dernière fois, selon la formule quil lui avait naguère
préchée, « de le mettre dedans » : « Si vous voulez me
laisser du temps, je vous rembourserai jusqu'au dernier
sou, avec intérêt de 5 pour loo, sur les sommes qui me
reviendront de mes Mémoires. » Et il montrait un traité
où figuraient les signatures de deux collaborateurs de
Drumont (2). Mais Christian ayant répondu qu'il allait
consulter un homme de loi : « Eh bien, merde ! je me
tue ce soir (3) ! >>
Christian, qui commençait à se former, ne s'effraya
pas ; mais la perte de son argent lui parut un si extraor-
dinaire désastre qu'il refusait encore d'y croire. Il se
raccrocha à cette pensée que les fonds étaient bien chez
Rothschild et que le projot de son cousin était seule-
ment de se les approprier pour un temps, « en attendant
les versements de son éditeur (4) ». Quand un com
(ij 23 avril 1898.
2 Goiïlon Méry cl Boisandré. — Lédileur Fayard lui remit
5.000 francs d'avance. (Cass., II i83. Esterhazy.)
(:■}) Mémoire, 84.
(4, Ibici., 85.
LA CHUTE DÉ MELI.XE 615
mis du grand banquier le détrompa, il fui consterné.
Il avait menacé Esterliazy de s'adresser à la justice ;
pendant que sa mère se berçait encore de l'illusion qu'elle
se rattraperait sur les bénéfices, qui ne pourraient man-
quer d'être considérables, des Mémoires sensationnels
de son neveu (i >, Christian se mit à la recherche d'un
avocat. Le bon jeune homme allait chez AutTray, qui
avait servi d'intermédiaire, en janvier, entre Eslerhazy
cl Mme de Boulancy, quand il rencontra un de ses
amis (21 qui était révisionniste et qui, l'ayant chapitré,
le mena, quelc[ues jours après, chez Labori. Et il
raconta toute sa mésaventure, non seulement la Ilibus-
terie dont il était victime, mais toute la collusion, dont
il avait été témoin, entre Eslerhazy et l'Etat-^Major, ses
propres rendez-vous nocturnes avec Du Paty, les faux
télégrammes, ce qu'il savait de la fable de la dame
voilée dont il avait écrit lui-même les lettres, le compa-
gnonnage de Pellieux et du misérable. Il remit, en outre,
à Labori, un paquet de lettres d'Esterhazy et l'autorisa
à répéter ses confidences à MaUiieu Dreyfus ; puis, le
lendemain, il fit le même récit à Trarieux. Le sénateur,
qui n'était pas tenu par le secret professionnel, informa
Zola, Leblois, Picquart et moi (3).
Ainsi, tout ce que nous supposions, tout ce que le bon
sens indiquait comme la seule explication possible du
pitoyable roman que l'Etat-Major avait accrédité, tout
(i Christian, sur l'avis de sa mère, écrivit dans la soirée à
Eslerhazy : « Après réflexion, nous acceptons ce que vous avez
proposé, c'est-à-dire de parler à notre notaire qui prendra avec
vous les engagements etc. »
2 Ilerbin, avocat à la Cour d'appel.
i;3' Souv^nirs de Mathieu Dreyfus. — Christian dit qu'il fit
son récit à Trarieux « comme au sénateur de son département »
(la Girondei. — Cass., I, 282, Bertulus : 101, Roget ; et Christian,
<dép. du 8 juillet 1898.
016 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
cela était vrai, et le témoin que nous envoyait le destin,
— puisque tout dans ce drame shakespearien devait être
étrange et terrible, — c'était le proche parent du traître
lui-même.
Cependant, le premier moment de joie passé, il fallut
se rendre compte que, si nous tenions enfin la preuve
flag-rante du crime de l'État-.Major, qui était lui-même
une preuve nouvelle du crime d'Esterhazy, nous n'avions
aucun moyen assuré de la faire éclater. Tout reposait
sur le témoignage de Christian, et quel témoignag-e à
la fois plus décisif et plus fragile ! Christian, dans une
heure de trouble ou dans un accès de colère, avait pu
faire ses confidences à Labori et à Trarieux. Mais l'avo-
cat était tenu de s'en taire, et le sénateur de la Gironde
hésitait à s'exposer au plus outrageant démenti. Chris-
tian pouvait revenir de lui-même à d'autres sentiments
ou se laisser reprendre par le fourbe, ou par quelque
moine qui lui ferait horreur de sa conduite. Quoi ! pour
un peu d'argent qu'il avait perdu, il s'était fait le dénon-
ciateur du parent dont il portait le nom, le pourvoyeur
des juifs et des ennemis de l'armée !
Ceux d'entre nous qui passaient pour les plus témé-
raires étaient fort prudents de nature, ou .Fêtaient de-
venus. Il fut donc décidé qu'on patienterait et qu'on
chercherait, sans le brusquer, à amener Christian à dé-
poser de lui-même devant Bertulus. Le juge avait été
informé de l'incident par Picquart et, lui aussi, il re-
commandait d'agir avec la plus extrême circonspec-
tion pour ne pas risquer d'effaroucher ce précieux
témoin.
En attendant, le récit de Christian confirmait et pré-
cisait singulièrement les accusations de Picquart contre
Esterliazy et Du Paty. et même dans (;e qu'elles avaient
d'inexact, puisque Christian tenait d'Esterhazy et de la
LA CHUTE DE MELLNE (517
fille Pays que Du Paty était l'auteur ou l'inspirateur des
faux télét^rammes (il.
Bertulus, toutefois, ne laissait pas d'être assez em-
barrassé ; il aVait, sur lindication de Picquart (2), fait
procéder à des compai'aisons entre l'écriture de Du Paty
et celle de la dépèche Blanche ; l'expertise avait été fa-
vorable à Du Paty (3). Le soupçon de Picquart se porta
alors sur Mme Du Paty que Christian avait mise en
cause ; l'expertise fut de nouveau négative. Pour Du
Paty, il n'avait pas cessé de protester qu'il n'était pour
rien dans l'afTaire des télégrammes (4)-
On se trouvait donc, de ce côté, dans une impasse,
et pour une raison très simple : c'est que les faux télé-
g-rammes. imputés à Du Paty, étaient l'œuvre d'Esterha-
zy et d'Henry. D'autre part, comme les révélations de
Christian, témoin personnel en ce qui concernait son
cousin, ne laissaient place à aucun doute, le juge s'en-
hardit à faire ce qu'il avait retardé jusque-là : à citer
Eslerhazy lui-même. Picquart l'avait accusé à nouveau
d'être l'auteur des articles de la Libre Parole, sous la
signature « Dixi », et en avait fourni une très ingénieuse
démonstration (o). Un rapport de police donnait un ren-
seignement identique (6). C'était sur Esterhazy qu'il
fallait marcher.
Esterhazy, à ce moment, ne savait encore rien de la
visite de Christian à Labori ; il pensait l'avoir intimidé,
s'être débarrassé de lui, et il avait repris son train de
(1) Casa., 11,238, Chrislian Esterhnzj',
(2) Ibid., II, 217, 280, Picquart ; 2O8. Bertulus.
(3) Enq. Bertiilm, expertise Couderc, 28 février et 1" mars 1898.
— Ca.ss., II, 34, 38; Rennes, III, 5o4 Du Paty: Cass., II, 268,
Bertulus.
(4) Cass., II, Du Paty, {Enq. Berhiltis, 29 mars 18
(5) Ibid., II, 221, Picquart (5 mai i8'j8).
(6) Rapport du commissaire Bernard (4 mai iSgb/.
618 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
vie habituel, allant presque tous les jours chez Pellieux
u comme au rapport (i) », lui menant des journalistes (2),
recevant, par son intermédiaire, les communications de
Gonse, les portant à « ses journaux )^ avec celles d'Hen-
ry qui lui étaient remises par Guénée (3), discourant
jusqu'à une heure avancée de la nuit dans les salles de
rédaction et les cafés.
Pourtant, il restait inquiet, terriblement énervé, tou-
jours aux aguets, à la façon dune bête traquée qui a
dépisté une première fois les chiens, mais qui sait qu'ils
reviendront et qui entend déjà leurs aboiements ; et ni
Henry ni Pellieux ne parvenaient à le rassurer. Pellieux
avait beau lui rappeler ce mot de Félix Faure : « Géné-
ral, ce ne sont pas quinze cents gredins cjui feront mar-
cher la France ! » 11 continuait à se méfier du Prési-
dent de la République qu'il faisait harceler par les
gens de la Libre Parole (4), et il redoutait surtout les
quinze cents « gredins », et principalement Picquart.
(1) Cass., I, 589, 610; Dép. à Londres (5 mars 1900).
(2I II cite, notamment, Boisandré (de la Libre Parole), et
Cloutier (de Ylntransigeanl). Il attribue au général de Pellieux
un article de VÉcho de Paris (du 24 avril i8y8,, qui dénonçait
Panizzardi comme ayant été l'intermédiaire entre Dreyfus et
Schwarzkoppen et révélait les pseudonymes [Maximilienne, Chien
de (juerre\ dont se servaient les attachés italien et allemand.
(3 Esterhazy a joint à sa déposition quelques-uns de ces
billets d'Henry relatifs à des communications à faire à la presse :
« M'envoyer de suite au ministère détail sur dernière note re-
mise au général : n'en parlez à personne...» « Le général
(Gonse?) a remis au général de Pellieux, pour que vous la fas-
siez passer dans un de vos journaux, une note. Portez cela à
la Libre ou à Y Intransigeant Ix votre choix... Le général de Pel-
lieux vous a-t-ii remis quelque chose avant hier pour VÉcho de
Paris?» — Il fréquentait également à la Pairie, à la Presse et
au Gaulois.
(/jj Dép. à Londres (Éd. belge), 94 '■ "■ Devant l'inertie du Pré-
sident de la République, j'ai prié M. de Boisandré de demandei-
à Mme de Martel de rappeler à Félix Faure le mot qu'il avait
dit au général de Pellieux. »
LA CHUTE DE MELINE 019
Pellieux n'avait pas besoin d'Esterhazy pour être
excilé contre Picquart ; il le considérait comme l'àme
da « complot international », et il le faisait suivre
étroitement, s'informant de ses relations et ne
craignant pas d'employer des officiers à ces basses be-
sognes. Lun d'eux consentit à aller interroger le con-
cierge de Mme Monnier. cette parente de Picquarl que
le père Du Lac avait nommée à Boisdelïre, dont Henry
avait fait l'une des dames voilées d'Esterhazy et que
Pellieux et Gonse avaient déjà dénoncée à Bertulus. Le
concierge, plus scrupuleux que rofficier, refusa de
parler et avertit sa locataire. Mme Pionnier se rendit
aussitôt chez le général de Pellieux et lui demanda de
faire cesser des procédés aussi offensants.
Pellieux commit alors une action infâme. Il écrivit
au mari pour se plaindre de la démarche de sa femme,
qui s'était présentée à lui " comme la parente et l'amie
de Picquart », et exigea de lui des explications verbales
ou écrites. Faute de quoi, « il sera en droit de consi-
dérer comme fondés les bruits qui ont couru et courent
encore sur le rôle de Mme Monnier dans ce qu'elle
appelle l'Affaire (i) ».
1 Cass., I, 235, Bertulus. — La lettre de Pellieux est datée du
6 mai 1898 : « Mme Monnier vient de se présenter chez moi pour
se plaindre qu'un officier du gouvernement de Paris eût été
prendre à son domicile des renseignements sur elle. Je lui ai
manifesté mon étonnement de sa démarche inconsidérée. Elle
m'a fait connaître alors qu'elle la faisait auprès de moi parce
que j'avais été mêlé à << l'AITaire » et qu'elle était la parente et
l'amie de M. Picquart. J'estime que j'ai droit, au sujet de cette
visite à laquelle je ne pouvais mattendre, à des explications de
votre part et je vous serais reconnaissant de vouloir bien me
les fournir soit verbalement, soit par écrit. J'ajouterai encore
que si je ne recevais pas de réponse, je serais en droit de con-
sidérer comme fondés les bruits qui ont couru et courent en-
core sur le rOIe de Mme Monnier dans ce qu'elle appelle
l'Affaire. »
620 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Le mari nout pas de peine à justifier sa femme du
rôle que Pellieux lui attribuait ; elle était encore avec
lui et leurs enfants à la campagne, quelle n'avait pas
(juittce à l'époque où Esterhazy se serait rencontré avec
sa mystérieuse protectrice. Pellieux l'écouta, s'incli-
na devant cet argument décisif ou fit semblant, puis
raconta tout à Esterhazy (i) qui venait de recevoir la
citation de Bertulus.
Pellieux, comme Esterhazy et Henry, savait que Ber-
tulus avait donné sa confiance à Picquart ; certainement
il lui dira que le bandit est informé, et Picquart s'arrê-
tera net, frappé dans ses affections, pour écarter un
scandale.
Ce fut, en effet, la pointe empoisonnée du discours
d'Esterhazv à Bertulus. Il convint qu'il avait renseigné
Drumont, refit, pour la centième fois, l'histoire de
ses rapports avec l'inconnue qui l'avait documenté,
s'embrouilla dans quelques mensonges et termina sur
cet avertissement : « qu'une certaine dame venait de
faire une démarche tellement inconsidérée qu'il y avait
lieu d'espérer qu'elle se dévoilerait (2 . »
Par malheur, Mme Monnier elle-même avait déjà si-
gnalé à Bertulus (3) la nouvelle indignité de Pellieux à
son égard ; le juge eut ainsi, au premier mot d'Esterha-
zy, une preuve de plus que la collusion continuait.
Un autre que Bertulus aurait réfléchi que la lutte
contre de tels adversaires devenait une guerre au cou-
teau et qu'il y ruinerait sa carrière. Mais il s'était piqué
au jeu et, s'il avait fait capituler sa conscience devant
son intérêt, il n'aurait plus osé regarder l'un de ceux
(1) Dép. à Londres, 5 mars 1900 : « Par ordre du général do
BoisdelTre. »
(21 Co.ss., I, 222, Bertulus: II, 26j), Esterhazy (i^ mai 1S98}.
(3) Ibid., I, 235, Bertulus, (lettre du 10 mai.)
LA CHUTE DE MELIN'E 621
qui savaient la vérité. Il décida toutefois, et avec beau-
coupde sens, qu'il ralentirait pendant quelque temps son
instruction afin d'endormir les soupçons dont il était
l'objet. Il se contenta de demander au ministère de la
Guerre, qui la lui remit, la lettre « Espérance (i j », et à
Esterhazy, qui se déroba, les lettres de la dame voilée (2).
Puis, très maître de lui, dans l'immobilité silencieuse du
chasseur à l'aflût, et mal^^ré les impatiences qui ve-
naient à Picquart, il attendit que Christian consentît
à parler.
Ces incidents, l'espérance fiévreuse que Christian ne
tarderait pas à livrer Esterhazy à Bertulus, décidèrent
Zola à ne pas accepter la rencontre que Billot lui propo-
sait pour le 2.3 mai, à Versailles. Les journaux alléguèrent,
ce qui parut plausible, qu'au lendemain du scrutin debal-
lottag-e, quand les passions électorales soufflaient encore
en tempête, les vents du dehors pénétreraient dans le
prétoire. Labori souleva une exception d'incompétence,
inadmissible en droit, mais qui, étant préjudicielle,
obligeait la cour d'assises, en cas de pourvoi, à
ajourner les débats. Il prétendit qu'en ne citant pas Zola
et Perrenx à Paris, le ministère public les soustrayait
à leur juge naturel, le jury de la Seine où ils habitaient.
Le choix de Versailles, s'il avait été dicté par les rai-
sons les plus basses, n'en était pas moins parfaitement
légal. Le garde des Sceaux eût pu renvoyer l'affaire
(1) 26 mai 1898 [Cass., 11, 269, Berlulus).
(2) 2 juin (Ibid., II, 270, Esterhazy).
C22 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
devant les assises de n'importe quelle ville de France
où avait été mis en vente un seul exemplaire de l'article
de Zola. La Cour se déclara compétente. Mais Labori
ayant riposté que ses clients se pourvoyaient en Cassa-
tion, Périvier, qui présidait, et le procureur général
Bertrand, l'un solennel et l'autre goguenard (i), durent
s'incliner. Le sursis fut prononcé.
Les nationalistes, qui croyaient tenir une nouvelle
victoire, manifestèrent une vive indignation : c'était une
reculade honteuse, l'aveu de la peur qui tenait ces dilTa-
mateurs et de leur impuissance à se justifier. Ils huèrent
Zola qui. le matin, avait été frappé au cœur par l'article
de Judet.léclaboussure inattendue qui salissait son nom
et la mémoire de l'homme dont sa mère avait gardé et lui
avait enseigné le culte (2 . Picquart fut poursuivi par
une bande de malandrins que la police laissa faire.
Esterhazy était venu à Versailles pour se livrer contre
lui à des voies de fait. Il erra toiit le jour devant la
porte du Palais de justice, grommelant des menaces,
l'air d'un traître de mélodrame . On observa que les of-
ficiers évitèrent son contact. Le soir, il envoya à Pic-
quart une lettre outrageante : il se promènera, trois
jours de suite, de telle à telle heure, dans deux rues
qu'il désignait, pour lui infliger une correction i3j.
Picquart, comme on peut croire, ne répondit pas à cette
provocation de souteneur ; il dit seulement à un joiu'-
(1) Cour d'assises de Seine-et-Oise, 23mai 1898, Bertrand : ■< Je
mincline devant la loi. Condamnés devant le jury de la Seine,
fuyant devant le jury de ^'e^sailles, MM. Zola et Perrenx ne
seront pas jugés aujourd'hui, mais la cause est jugée. » — Pé-
rivier: « Vous avez ce que vous voulez? Tant mieux! » Il
essaya aussi de l'éloquence : « Il n'y a rien au-dessus de
la loi. rien, rien, pas même M. Zola ! »
(2; La Vérité en marche, 284.
(3) Jour du 24 mai 1898.
L.V CHUTE DE MELINE C<23
naliste que, « s'il tombait dans un guet-apens, il sau-
rait se défendre, mais il n'oublierait pas que son devoir
était de respecter la vie d'Esterhazy « ; « cet homme
appartient à la justice du pays et je serais coupable de
l'y soustraire ( i ) » .
Le bandit, à la façon des bravi d'autrefois, attendit
une occasion favorable. Un mois plus tard (2), ayant
rencontré Picquart, il se précipita pour l'assommer, par
derrière. Il était accompagné d'un maréchal des logis
de dragons et armé dun énorme gourdin. Picquart se
retourna, frappa à son tour, fît rouler le chapeau de
son assaillant dans le ruisseau et appela la police ;
Esterhazy prit la fuite (3).
Une telle ignominie, les vilenies dont les journaux
« patriotes » et « religieux » l'abreuvaient, la haine
féroce de ses anciens compagnons d'armes, surtout
son calme dans l'épreuve, une sérénité souriante de
philosophe, accrurent les sympathies qui, du premier
jour où il parut sur la scène du drame, étaient allées
vers Picquart. A la réunion constitutive delà Ligue des
Droits de l'homme et du citoyen^ qui fut présidée par Tra-
rieux, assisté de Grimaux et de Duclaux ; puis, aux pre-
mières conférences qu'organisa Pressensé (4), avec le
1) Siècle du 26 mai i8çi8.
2) 3 juillet.
3 Temps du 4 ; récits de Picquart et du cantonnier Blasy,
témoin de Tincident. — L'article de Gaston Méry, dans la Libre
Parole, est intitulé : u Picquart rossé par le commandant Ester-
hazy. » Le collaborateur de Drumont reproduit avec joie la ver-
sion d'Esterhazy: « Ce fut inénarrable. Avec une voix de femme,
il se mit à me dire : « Vous n'avez pas de honte ! » Il s'enfuit.
J'aurais dû lui mettre mon pied quelque part. Je le frappai de
nouveau à plusieurs reprises. » Autant de mots, autant de men-
songes d'après le récit de Blasy.
(4) Francis Dehault de Piessensé, né à Paris en i853, secré-
taire d'ambassade, puis rédacteur au Temps , à la République
française et à la Revue des Deux Mondes. Il était le fils du pasteur
G21 HISTOIHE DE L AFFAIUE DREYFUS
concours de quelques amis, Ouillard, Morhardt, Psi-
chari, heureux de payer de leur personne pour une
si noble cause, chaque* fois que le nom de Picquart
était prononcé, les révisionnistes, dans la belle griserie
de la bataille, racclamaient comme le Siegfried moderne
qui avait entrepris de délivrer la ^^'alkyrie endormie.
Pour lui, s'il nélait pas insensible à cette popularité
naissante, il en réprouvait alors les exagérations, évi-
tait le bruit, soit modestie, soit fierté, et vivait chez lui,
très simplement, entouré de ses livres, réfléchissant
beaucoup et dégageant peu à peu du soldat résigné qu'il
avait été, un autre Picquart que le premier n'eût pas
reconnu et qui ne se connaissait pas encore lui-même. Il
résista à ceux qui l'eussent voulu entraîner dans les rares
salons qui sétaient enflammés pour le martyr de l'île du
Diable ; malgré sa réserve, il n'y aurait pas échappé au
ridicule qui s'attache au héros du jour, vainqueur ou
vaincu, que les femmes s'offrent à célébrer ou à consoler.
Il fréquentait seulement quelques « intellectuels » qu'il
étonnait par la variété de ses connaissances. Dans le
conseil, il faisait preuve d'une extrême circonspection,
d'un soin méticuleux du détail et plein d'une légitime
méfiance ; il s'attendait, de ses anciens chefs, au pire.
Edmond de Pressensé, ancien repiésentant de la Seine, séna-
teur et membre de l'Institut, et avait professé, jusqu'en 1898,
les opinions les plus modérées : « La République ne sera vrai-
ment intangible que le jour où elle aura laissé les ralliés la
gouverner.» {Bévue des Deux Mondes, i5 février 1897.) Dans son
livre sur le Cardinal Manning, il inclinait au catholicisme, « au
remède du christianisme surnaturel » et déplorait " la conta-
gion du rationalisme moderne ". Il s'est expliqué, à plusieurs
reprises, avec une grande franchise, sur les causes profondes
de son évolution au socialisme; ce fut l'attitude de l'Église,
« sauf quelques exceptions admirables », et des partis conser-
vateurs pendant l'AlTaire qui l'édifia : « J'avais rêvé. Le bruit
de la bataille m'a réveillé. J'y ai couru. » (Aurore du 27 juil-
let 1901.)
LV CHUTE DE MELINE 625
Scheurer, atteint depuis quelque temps du mal incu-
rable qui devait l'emporter, avait dû renoncer à tout
rôle actif. 11 n'était plus qu'un conseiller, encore étonné
de l'extraordinaire tempête qu'il avait déchaînée, meur-
tri cruellement par la dure sottise des républicains et
la résistance des chefs de l'armée, mais plus passionné
que jamais pour l'idéal de justice auquel il avait donné
sa vie.
Zola répondit au Petit Journal par une apologie
douloureuse de son père (i; et par une assignation.
Judet n'avait encore appuyé son attaque d'aucune preuve
que d'une conversation avec le général de Loverdo (2),
Il réservait les lettres de Combe pour la reprise du
procès. D'autre part, les trois experts, Couard, Bel-
homme et Varinard, que Zola avait accusés de fraude,
d'imbécillité ou d'aveuglement, le harcelaient, récla-
maient Soo.ooo francs de dommages-intérêts. Zola eût
voulu faire juger l'aflfaire par le jury ; mais la Cour de
cassation décida que les experts ne sont pas des fonc-
tionnaires et, dès lors, que la juridiction correctionnelle
était compétente (3) ; et c'était maintenant la condam-
nation certaine, toute la laideur d'un procès d'argent,
avec l'impossibilité légale de fournir la preuve.
Ce poète, qui avait l'âme si révolutionnaire, l'avait,
en même temps, très bourgeoise. Depuis vingt ans,
chaque fois qu'il lançait une bombe 1 la plupart de ses
romans sont explosifs), il s'étonnait que les blessés se
permissent de crier et qu'on ne le laissât pas se rasseoir
tranquillement à sa table pour en fabriquer de nouvel-
(1) « Mon père », dans Y Aurore du 28 mai 1898.
(2) Petit Journal du 25 mai.
(3) 14 mai 1898. — Zola s'était pourvu contre un jugement du
tribunal correctionnel de la Seine (jui, à la date du 9 mars,
s'était déclaré compétent.
40
626 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
les. Cependant, il avait voulu son procès (bien quil lui
soit arrivé de dire qu'il n'était pas autrement venu au se-
cours de Dreyfus injustement condamné que du peintre
Manet injustement méconnu], et il Tavait aimé comme
le plus beau de ses poèmes. Mais tout ce qui en était
résulté, et qui n'était plus la grande aiïaire, l'excédait,
— le tracas des petits procès accessoires, le grimoire
des procédures, tant d'ennuis et de misères, le boule-
versement indéfini de sa vie, si méthodique, de tra-
vailleur acharné, jusqu'à la plainte d'un colonel à la
grande chancellerie pour lui enlever sa décoration (i).
Il y avait des heures où il regrettait de n'avoir pas
suivi le conseil de Duclaux, de ne pas s'être constitué
prisonnier. On l'eût glorifié davantage et il écrirait,
dans le bon silence de sa cellule, un autre roman 12).
M
La nouvelle Chambre se réunit le i*^"^ juin et, tout de
suite, le petit groupe des nationalistes et des antisémites,
compact et résolu, en fut le maître, sans môme parler,
rien qu'à porter ses voix à droite ou à gauche. Dès la
première séance, après le discours du président d'âge,
Drumont et ses amis poussèrent leur cri de guerre : « A
bas les juifs (3) ! »
1) Plainte du colonel Perro5sier, en son nom et au nom
d'anciens militaires membres de la Légion d'honneur. Le duc
d'Auerslaîdl s'empressa de répondre que leur plainte serait
soumise au Conseil fi"juin 1S98).
(2) C'est ce qu'il me dit à maintes reprises : « .l'aurais fait,
tous les matins, une heure de bicyclette dans la cour et j'au-
rais travaillé le reste du temps. »
(3) Séance du i^r juin 1898.
LA CHUTE DE MELI.NE 627
Jamais assemblée ne débuta par plus dincohérence.
Le 1*=' juin, elle nomme Deschanel à la présidence contre
Brisson ; le i4, elle renverse Méline ; le 3o,. une majorité
de cent voix salue Brisson, battu hier, aujourdhui pré-
sident du Conseil.
Méline, au lendemain des élections, s'était cru vain-
queur; Félix Faure^ sortant de la réserve constitution-
nelle, s'était félicité, dans un discours à Saint-Etienne,
que le pays eut approuvé sa politique, « une politique
raisonnée et sa^e (i ) ». Il n'y avait plus qu'à renouveler,
à cimenter plus étroitement le pacte avec la droite, à
gouverner, comme on avait fait voter, contre les radi-
caux et les socialistes.
Brisson, à la fin de la précédente législature, en excom-
muniant les « perfides », c'est-à-dire les ralliés et leurs
garants, avait jeté le gant au centre. Il était légitime
que le défi fût relevé. Les modérés (qui avaient repris
le nom de « progressistes ») décidèrent de présenter un
candidat à la présidence, « sous peine, leur dit Poincaré,
de débuter par une abdication ».
Il eût pu briguer le fauteuil et, de même, Ribot.
Mais, soit qu'il leur répugnât de solliciter pour eux-
mêmes le concours indispensable de la droite et des na-
tionalistes (les modérés n'étaient que deux cents), soit
qu'ils craignissent une défaite, ils proposèrent Descha-
nel. Il ne fut élu d'abord qu'à une voix, refusa, fut réélu
à quatre voix (2) et monta au fauteuil au milieu des cris
de colère et des injures de toute la gauche.
C'était alors un homme jeune encore, qui devait sa
(1) Discours du 29 mai iSyS, au banquet de Saint-Elienne.
(2) Par 28/ suffrages contre 278 '2 juin . La veille, il avait
obtenu 277 voix contre 27G. Il fut réélu ensuite président défi-
nitif par 287 voix contre 277 à Brisson qui avait posé, une troi-
sième fois, sa candidature.
628 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
rapide fortune au nom de sou père et à sa propre habi-
leté à manœuvrer entre les partis, d'un joli talent ora-
toire, bien qu'apprêté et trop académique, qui n'était
dénué ni de caractère ni de courage, et qui en avait
toutes les apparences, et, aussi, une probité solide, de
l'application au travail, une bonne grâce toujours au
beau fixe, et un remarquable esprit de conduite. Il
siégeait depuis plus de dix ans à la Chambre où il
comptait ses succès par ses apparitions, savamment
espacées, à la tribune ; il y portait à la fois un air de
jeune premier et une connaissance, parfois approfondie,
des sujets les plus ardus ; nul diseur plus habile ; ambi-
tieux de parv&nir aux honneurs, il n'en paraissait point
pressé ; surtout, à travers tant de crises qui avaient
déchiré la République, il avait su, tout en restant
assez ferme sur les principes, demeurer bien avec
tout le monde. Son père, au Sénat, avait pris parti réso-
lumftnt pour la Revision; on ne put jamais arracher au
fils une déclaration publique. Dans les couloirs de la
Chambre, quand il se trouvait avec des adversaires de
la Revision, et dans les salons, où il était recherché, il
faisait chorus avec les défenseurs de l'Armée (i) ; mais
il ne tourna jamais le dos aux défenseurs de Dreyfus,
toujours aimable, se lamentant sur cette cruelle division
de la conscience française ou se taisant d'un air entendu.
S'il était trop intelligent pour n'avoir pas discerné les
signes d'une erreur judiciaire, il était surtout convaincu
(i) Il s'exprima en ces termes dans l'allocution qu'il prononça
comme président définitif: « Je suis assuré d'être l'interprète
de l'assemblée tout entière en adressant l'expression de ses
ardentes sympathies à nos armées de terre el de mer. » — Il ne
dit pas : à l'armée, selon la formule d'alors, pour éviter d'avoir
l'air de prendre parti. — La Chambre applaudit. Millevoye in-
terrompit : « Vive l'armée 1 A bas les traîtres ! » (Séance du
i3 juin 1898.)
LA CULTE DE MKLLNE 629
quil était une des réserves politiques les plus précieuses
de la France ; dans l'intérêt même du pays, il ne devait
pas compromettre dans cette bagarre la fortune d'un
homme dÉtat tel que lui. Il rêvait, comme Cavaignac,
de l'Elysée. La droite l'avait adopté.
La chute de Méline fut la réponse des républicains de
gauche à la coalition qui avait porté Deschanel à la pré-
sidence (i). Tous leurs orateurs iMillerand, Bourgeois.
Trouillot, enfin Brisson), dans l'interpellation sur la po-
litique générale, dénoncèrent l'alliance obstinée, per-
sistante de Méline avec la droite ; les partis de réaction
gouvernaient le Gouvernement, et chaque jour on leur
livrait quelque chose de l'esprit républicain. Cochin et
Cassagnac convinrent que telle avait été la politique des
deux dernières années, Cassagnac pour la condamner,
car il voulait reprendre sa liberté d'action, Cochin pour
se féliciter d'avoir pu assurer ainsi la défense des inté-
rêts conservateurs et catholiques. Mais Méline s'obstina
à nier qu'il eût demandé les concours qui lui avaient été
spontanément, disait-il, accordés, et repoussant, contre
toute évidence, l'accusation d'être le protégé des hommes
du Seize-Mai, il refusa de prononcer la parole qui aurait
rompu l'alliance.
C'était là que Brisson l'attendait. Quand Méline eut
emporté de haute lutte un premier vote de confiance (2),
Brisson fit proposer par deux de ses lieutenants (3) de
n'approuver, pour l'avenir, qu' « une politique appuyée
sur une majorité exclusivement républicaine... » La
() Cassagnac dit nellement que, s'il avait voté pour le fils d'un
proscrit de Décembre, c'était pour cimenter « la coalition de tous
les conservateurs contre les radicaux ». Séance du 1^ juin 1898.)
(2; Cet ordre du jour, signé de Ribot, Charles Dupuy, Poiu-
caré, Leygues et Jonnart fut adopté par -295 voix contre 272.
(3) Henri Ricard et Bourgeois (du Jura).
G80 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
motion, comballue par Méline, fut adoptée (i j. Dru-
mont et ses amis votèrent avec la gauche : « Parce que
la haute banque, la juiverie, avaient imposé à Félix
Faure et à ^léline, clans l'aflaire Dreyfus, une attitude
équivoque (2). » Déroulède, qui s'abstint, avait précisé,
dans une interruption, les griefs des nationalistes : ils
réclamaient « le départ de M. Billot (3) ».
Ainsi tomba Méline, l'un des hommes qui auraient pu
servir le plus utilement la République, s'il n'avait pas, à
son insu, perdu le sens et l'esprit républicains dans la
fréquentation de ses alliés économiques; les protection-
nistes. Il avait de rares et précieuses qualités, le cou-
rage, la décision, le sens politique à la Guizot. Mais le
souci des basses combinaisons parlementaires lui fît
perdre de vue l'Idéal sans lequel la République ne serait
que l'étiquette du plus faible des gouvernements. Il eût pu
se cramponner au pouvoir ; on lui en donna le conseil ;
il était épuisé par deux années de luttes incessantes et i
ne se sentait pas la force de continuer. Ses pires fautes,
celles qui chargeront le plus lourdement sa mémoire,
il ne les avait pas commises sous la pression seulement
de la droite, mais des radicaux qui le renversèrent.
La crise ouverte par la démission de iMéline dura
douze jours (16-28 juin).
Sauf Drumont, personne, dans ces deux séances,
n'avait fait allusion à l'affaire Dreyfus. Ni Ribot, qui sa-
vait à quoi s'en tenir depuis longtemps (4)» ni Bour-
(1) Par 295 voix contre 2^6.
(2) Séance du i4 juin i8gS.
(3) Séance du i3 juin.
i4) Il avait dit à Cliautemps. dès 189P, à son retour d'Améri-
que, que Dreyfus était probablement innocent. Depuis que
Sclreurei- avait commencé sa campagne, il ne cachait pas, dans
les conversations de couloirs, que ses doutes d'autrefois étaient
devenus une quasi-certitude.
LA CHUTE DE MELINE 631
g-eois. dont les doutes nétaient pas moins anciens (i),
ni Millerand, qui, dans son discours, avait regretté
l'échec de Jaurès 2 , ni Brisson lui même, n'avaient osé
aborder d'un mot le redoutable problème. Cependant,
TAlTaire avait pesé sur tout le débat, car c'était elle qui
avait fait de Méline le prisonnier des États-Majors et des
moines, et, maintenant, elle pesait plus durement encore
sur la crise ; aucun des parlementaires à qui Félix Faure
offrit le pouvoir ne se dissimulait que la politique res-
terait empoisonnée, que la vie ne serait pas vivable,
tant que ce cauchemar opprimerait les consciences et
déchaînerait les passions.
L'eussent-ils méconnu, la presse le leur aurait rap-
pelé. D'une part, les révisionnistes, qui considéraient la
chute de Méline comme unf' victoire, redoublèrent d'ar-
deur et quelques-uns de violence, Gohier, surtout, d'une
fureur croissante, qui croyait servir la vérité en em-
ployant les armes ordinaires du mensonge. D'autre part,
les nationalistes et ceux des radicaux qui compagnon-
naieht avec eux. enjoignirent d'avance au futur Gouver-
nement d'en finir avec le Syndicat et dénoncèrent comme
« dreyfusard « quiconque, parmi les personnages con-
sulaires qui furent appelés à l'Elysée, leur était suspect
de tiédeur (3 .
Ce qui ajoutait à l'obscurité de la situation, c'est
que les votes de la Chambre, contradictoires et équi-
voques, ne donnaient aucune indication nette au Pré-
sident : dans le premier, les modérés et la droite s'étaient
prononcés pour la politique de Méline; le second,
dont l'appoint avait été fourni par les antisémites
1 Voir t. II. 182.
•2; Séance du i3 juin i8(j8.
(3 Ainsi Rijjot et Peytral {Libre Parole. Aulorilé des 17 et
18 juin, Dépêehe de Toulouse; du 24. etc.).
(132 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
et les césariens (i), indiquait rorientation à gauche.
Ribot, puis Sarrien et Peytral déclinèrent le pouvoir
ou échouèrent à mettre sur pied un gouvernement.
Dans ce désarroi, les antisémites et les césariens, tous
ceux qui, avec Rochefort et Drumont, avaient reproché
à Méline sa faiblesse envers les défenseurs de Dreyfus,
savaient seuls ce qu'ils voulaient : ils exigeaient le por-
tefeuille de la Guerre pour Cavaignac et ne désespé-
raient pas de le voir premier ministre.
Ils le sentaient leur homme, résolu à tout pour briser
les misérables qui réclamaient la justice égale pour tous,
au besoin pour leur mettre la^main au collet et les livrer
à une juridiction d'exception.
Les radicaux, le sachant populaire, l'appuyaient.
Sarrien, tout de suite, lui avait ofTert la succession de
Billot ; Peytral commença par s'adresser à Saussier qui
se déroba ; il revint alors à Cavaignac qui, sentant sa
force, parla en maître, exigea que Freycinet ne fît point
partie de la combinaison.
Seul, parmi les haïsseurs de vérité, Esterhazy se méfia
de Cavaignac. Il se connaissait en hommes, et l'un de
ses amis, camarade de Cavaignac à l'École polytech-
nique, lui avait ainsi défini le personnage : « Une bour-
rique, à mine austère, qui prend son entêtement pour
de l'énergie, un sectaire en carton, ambitieux, haineux
et sans courage, qui, à la première occasion^ perd la
tête (2) . » Il avertit Drumont que ce « Robespierre-Jo-
crisse » ferait regretter Billot.
Au contraire, Félix Faure souhaitait l'avènement de
(1; Drumont, Marcel Habert, Morinaud. Ferrette. CharlcB Ber-
nard, Chiche, Gauthier (deClagny), Firmin Faure, Mirnian, Er-
nest Roche, Pauhn Méry, Alphonse Ilumbert, Le Hérissé, Sta-
nislas Ferrand, etc.
(2) Dessous de l'affaire Dreyfus., 60: Cass., l, 5oo.
I.A CHUTE DE MELINE G33
Cavaignac. Il paraît certain quil n'olïrit à Brisson do
former un cabinet qu'avec lespoir de le voir échouer ( i).
Libre alors, après avoir démontré l'impuissance du
vieux chef radical, il se serait adressé à Ihomme qui
incarnait « la défense de l'armée •> et ([ui l'eût débar-
rassé de l'Affaire.
Brisson hésita d'abord à accepter la lourde tâche qui
lui était tardivement proposée (2. Il s"v décida, ensuite,
en raison même des périls de la situation, après avoir
consulté ses amis. S'il restait hostile à l'idée révision-
niste, il s'effrayait pour la République de l'audace des
césariens qui ne se cachaient même plus pour préparer
leurs mauvais coups et qui soufflaient la révolte aux
chefs de l'armée, pendant que le Gésu la soufflait aux
moines et aux prêtres. Pourtant, il donna le ministère
de la Guerre à Cavaignac. Il distribua les autres porte-
feuilles à des radicaux 'dont Bourgeois, Sarrien. Lock-
roy) et prit lui-même celui de l'Intérieur (3 . La décla-
ration ministérielle, très modérée, muette sur les
principaux articles du programme radical 1 revision de
la Constitution, séparation des Églises et de l'Etat, im-
pôt du revenu I, fut ferme, au contraire, sur Ja question
cléricale et les menées des prétoriens : " Nous sommes
(i) « Quelques-uns pensèrent et dirent que le Président de la
République ne lui offrait la mission de former un cabinet que
pour démontrer publiquement son impuissance à y réussir. »
(André Daniel (André Lebon), L'Année politique, XXV, a48.)
(•2) Note Havas du 20 juin 1898 : « Il a fait remarquer au Prér^i-
dent les difficultés nouvelles, résultant pour lui du temp>
écoulé et des négociations antérieures. »
(3) Le ministère du 3o juin 189S était ainsi composé : Prési-
dence du Conseil et Intérieur, Brisson : Justice, Sarrien ; Affaires
étrangères, Delcassé : Finances, Peytral ; Instruction publique.
Bourgeois : Commerce, Maruéjouls : Travaux publics, Tillaye :
Agriculture, \iger ; Guerre, Cavaignac ; Marine, Lockroy : Colo-
nies. Trouillot.
634 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
résolus à défendre énergiquement contre toute tenta-
tive d'empiétement l'indépendance de la société laïque
et la suprématie du pouvoir civil (i). »
Les nationalistes n'en accueillirent pas moins bien le
nouveau cabinet. Et ils dirent pourquoi, Drumont dans
son journal (2), Déroulèdo à la tribune : « Parce que Ca-
vaignac était ministre de la Guerre, et que c'était une
garantie que l'honneur de l'armée, l'honneur du pays
seraient sauvegardés 3). »
Cavaignac protesta modestement que Brisson pensait
comme lui « sur les grands intérêts nationaux dont il
avait la garde » et que, sur le reste, il pensait comme
Brisson.
VII
Billot, aA*ant de quitter le ministère de la Guerre,
avait cru trouver l'occasion de rentrer en grâce auprès
de Drumont.
On a vu que les aifiis d'Esterhazy demandaient, de-
puis six mois, que je fusse révoqué de mon grade dans
l'armée territoriale (4)- Billot objectait seulement que
j'étais député. Dès que mon mandat fut expiré, le pre-
mier article que j'écrivis lui fut signifié avec une mise
en demeure de Castelin ; il me déféra aussitôt à un con-
(1) Séance du 3o juin 1898.
(2) Libre Parole du 29: « Le Président du Conseil est une
quantité négligeable, un mannequin sur lequel saspoiera Ca-
vaignac.*'" — De même le Gaulois, V Intransigeant, la Patrie, les
Croix, etc.
(3) 3o juin. — L'ordre du jour de confiance futvoté par 3i6 voix
(dont Déroulède et Drumont) contre 2o3.
(4) Voir p. 219.
LA CHUTE DE MELINE 635
seil J'enquête de région « pour faute grave contre la
discipline (i) ».
Deux jours plus tard, linculpation fut changée :
(( Pour avoir, en dehors de la période d'activité, publié
contre ses chefs un article injurieux. » Billot s'était
aperçu que la première formule ne pouvait être appuyée
d'aucun texte ; il invoquait, pour étayer le second, un
décret de 1878 (2).
Toute la force de cet article, sur les Enseignements
de r Histoire , était dans l'idée, qui me hantait depuis
longtemps (3), que rAllemagne choisirait son heure
pour sortir la preuve décisive du crime d'Esterhazy, les
cent et quelques lettres du traître qu'elle avait à Berlin,
et pour les lancer au visage de l'Élat-.Major, à la veille
d'une guerre. Il existait un précédent terrible qui aurait
dû être inoubliable et que je racantai. Comme Bismarck
l'avait fait en 1870 pour la note de Benedetti sur la Bel-
gique (4), quelque successeur du chancelier de fer
1) Mon mandat expira le 3i mai ; mon article sur les Ensei-
gnements de l'Histoire parut le 4 juin ; l'annonce de l'intcrpella-
tion de Castelin à mon sujet fut publiée dans le Jour du 8 ;
l'ordre de me déférer à un conseil d'enquête est du i->.
(2) Le paragraphe 9 de Tarticle 22 du décret du 3i août 1878
vise le cas d'un officier de la réserve ou de l'armée territoriale
qui, « en dehors de la période d'activité, aurait adressé à un de
ses supérieurs militaires ou publié contre lui un écrit injurieux ».
Ici encore, dans la seconde convocation qui me fui adressée,
le texte du décret fut arbitrairement modifié.
(3) Elle obsédait aussi Zola qui s'en expliqua plus tard. (Au-
rore du 12 septembre 1899.)
(4; Le 20 août 1866, Benedetti, ambassadeur de France à Ber-
lin, avait communiqué ^ Bismarck, sous la forme d'un traité
d'alliance, un projet de l'Empereur relatif à la Belgique : il de-
mandait à la Prusse le concours de ses armées pour s'emparer
de ce paj's neutre. Bismarck demanda à Benedetti une copie de
ce traité. Le 29Juillet 1870, il l'annexa à la circulaire qu'il adres-
sait aux puissances pour dénoncer la mauvaise foi du gouver-
nement impérial.
f,86 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
annexerait à une circulaire diplomatique les papiers
d'Esterhazy. « Et voilà, devant le monde entier, accusés
d'imposture et de félonie, convaincus en tout cas de la
plus injustifiable des erreurs, les chefs même de cette
armée qui va se battre (i) ! *) Aussi bien n'élais-je pas
seul à éprouver cette crainte; elle avait été également
formulée, comme un avertissement, dans une revue an-
glaise, par Conybeare. le savant orientaliste dOxford,
très ami de la France, et très informé de TalTaire Dreyfus :
« L'empereur (jiiillaume tient entre ses mains une
arme avec laquelle, quand il trouvera une occasion fa-
vorable, il pourra briser l'État-Major et détruire, pour
une génération, la foi du peuple français dans les chefs
de son armée 2). »
Conybeare précisait que la série de documents ven-
dus à TAlIemagne par Eslerhazy. tous de la même
écriture que le bordereau, s'étendait jusqu'à 1896;
Dreyfus, à l'île du Diable, n'a pu les écrire. « Heu-
reux les Français s'ils peuvent faire justice sans une
pareille intervention ! »
Billot releva ces citations et le passage suivant de
mon article : « Ainsi, l'homme dont le colonel de
Schwarzkoppen disait au colonel Panizzardi : a C'est
mon homme ! » c'est le même dont le général de Pellieux
se félicitait d'avoir provoqué l'acquittement, contre le-
quel le général Billot, ministre de la Guerre, n'a pas osé
sévir, même après laveu des lettres à Mme de Bou-
lancy, et à qui les officiers de l'État-Major, témoins à la
cour d'assises, ont été condamnés, par ordre, à donner
la main. »
Oui, dans cette phrase, avais-je injurié? Billot, en
(1) Siècle du 4 juin i8;)8. — Vers la Justice par la Vérité, i3i.
(a) National Review du i'^' juin.
LA CHUTE DE MELIXE 687
effet, n'avait pas osé sévir contre Esterhazy (i), et je re-
produisais les propres paroles de Pellieux, sous la foi
du serment, au procès de Zola (2).
Je pensai d'abord engager l'affaire au fond, en
citant des témoins, Saussier, Hanotaux, Picquart, Es-
terhazy lui-même, dont les réponses ou le silence con-
firmeraient mes allégations. A la réflexion, il me parut
préférable de m'en tenir à la question de principe et de
récuser la compétence du conseil d'enquête.
Billot en avait confié la présidence à un vieux soldat,
le général de Kirgener de Planta, excellent homme qui
maugréait de la corvée, mais qui n en était pas moins
décidé à donner l'avis que le ministre et l'opinion atten-
daient.
Je présentai ma défense en quelques mots :
Si jai diffamé quelqu'un, qu'on 'me traduise devant
les tribunaux qui sont cliargés de juger les diffamateurs.
Et si je n'ai diffamé personne, — et je n'ai ni injurié ni
diffamé qui que ce soit, — alors il importe, non pas à moi
seul, ni^is à tous ceux qui tiennent une plume dans ce
pays, que je ne laisse point porter atteinte en ma per-
sonne, par une voie détournée, aux lil^ertés qui sont éta-
blies par la loi.
J'ai le droit, comme citoyen libre d'un pays libre, de
discuter les actes de l'autorité militaire comme ceux du
pouvoir civil. J'ai usé de ce droit depuis plus de vingt ans;
j'en ai usé, étant déjà officier de l'armée territoriale, contre
des personnalités militaires qui, quelle que fût la vivacité
de mes polémiques, n'ont jamais cru pouvoir me le con-
tester. Le général Boulanger lui-même n'a jamais osé me
déférer à un conseil d'enquête.
(1) Cass., I, 548, Billot ; II, 176, Pellieux.
^2) Lettre à Esterhazy du 12 janvier 1898 ; Procès Zola, 1,247,
Pellieux: « Si j'ai participé à cette œuvre d'acquittement, j'en
f-uis fier. »
63S HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Je démontrai encore (ou le tentai) que le cas visé par
le décret de 1878, c'était celui d'un officier qui, pour des
motifs particuliers, personnels, aurait injurié un de ses
chefs hiérarchiques sous les ordres duquel il avait été
placé. Un officier, un soldat, rentré dans la vie civile,
n'a point, hors des périodes d'activité, de supérieurs
militaires (1).
Enfin, sans aborder le fond, mais pour démontrer ma
bonne foi et le bien fondé de mes craintes, je donnai lec-
ture d'une lettre que j'avais reçuele matin même de Cony-
beare. Il y affirmait, à nouveau, que l' État-Major français
était menacé de voir publier par des journaux étrangers
les fac-similés des documents qu'Esterhazy avait vendus
à rAllemagne et qui étaient de sa main. Et il ajoutait
ce détail alors inconnu : « Schwarzkoppen ne niera pas
qu'il donnait une mensualité de deux mille francs à son
informateur habituel, le commandant Esterhazy (2). »
Les officiers m'écoutèrent en silence ; j'eus Timpres-
sion de parler une langue qu'ils ne comprenaient plus
quand je leur dis :
Dénoncer l'écueil, ce n'est pas le faire surgir : je l'ai
signalé. Savoir ce que je savais, ce dont je suis certain, et
(1) Ce fut la thèse de mon avocat, Mornard, quand je me
pourvus devant le Conseil d'État contre le décret qui me révo-
quait. (Audience du i5 novembre 1902.) Le commissaire du gou-
vernement, Arrivière, abandonna l'accusation en ce qui concer-
nait le ministre de la Guerre ; mais il soutint que le général de
Pellieux, commandant la place de Paris, était mon supérieur
hiérarcliique, en vertu de l'article /I9 du règlement du 16 juin
1897 : « Les officiers de réserve et de l'armée territoriale dans
leurs foyers sont placés jiour tout ce qui concerne la police
générale, la discipline, la conduite et la tenue, sous la haute
autorité du général commandant la subdivision de région dans
laquelle ils résident. » Le Conseil d'État adopta celte thèse et
rejeta mon pourvoi.
(2} D'Oxford, le 23 juin 189S.
LA CHUTE DE MHLINE 639
ne pas le dire, c'eût été une lâcheté. Si je m'étais fù, bien
des tristesses, bien des amertumes m'eussent été épar-
gnées. Mais j'eusse eu le mépris de moi-même (i).
Il n'y eut guère que Clemenceau et Guyot pour pro
tester, au nom des principes, contre le précédent dune
semblable poursuite (2). Mais la lettre de Conybeare,
reproduite par la presse du monde entier, eut un im-
mense retentissement. Les douze deniers de la trahison,
les deux mille marks par mois, devinrent, entre les
mains des révisionnistes, une arme terrible. Et. encore
une fois, Esterhazy baissa la tête ; Schwarzkoppen
n"oj)posa aucun démenti.
Ces incidents se déroulèrent pendant la crise minis-
térielle. Le conseil denquète ayant conclu contre
moi (3), Billot eut juste le temps de faire signer par
Félix Faure et de contresigner lui-même le décret qui
me révoquait de mon grade. Il n'eût pas voulu, bien
que démissionnaire, en laisser Thonneur à Cavaignac.
(1) Vers la Justice par la Vérité, i36 et suiv.
(2) « Si, sous prétexte de service militaire, on peut mettre
le? Français au régime de se voir enlever leur grade dans Tar-
mée, parce qu'ils auront écrit quelque phrase dont un général
ne sera pas content, notre Gouvernement, de quelque nom qu'il
sappelle, n'est en réalité quun césarisme de prétoriens sans
César. Et si les radicaux eux-mêmes n'ont rien à dire contre
un tel état de choses, ils sont dignes dès aujourd'hui du sort
qui les attend... » Aurore du a'i juin.; — Le Speclalor de Lon-
dres; intitula l'article où il rendait compte de l'incident : « La
Terreur militaire en France. >- — La Gazette de Saint-Péters-
bourg {Vedomosti, n° i56' critiqua vivement la décision de Bil-
lot : « Elle soulève la question de savoir s'il est défendu à tous
les Français appartenant à la réserve et à la territoriale de
s'occuper des questions politiques concernant la France. »
(3 24 juin i8c(8.
APPENDICE
41
APPENDICE
PROCIiS-VERBAL IJ AUTOPSIE UE LEMEHCIER-PICARU
Nous, soussignés,
Pall Brol'ardel, doyen et professeur de médecine légale
à la Faculté de Paris,
Et .JcLKs Socouet, docteur en médecine de la Faculté
de Paris,
Commis par M. Bertulus, juge d'instruction près le
tribunal de première instance du département de la
Seine, en vertu d'une ordonnance, en date du 12 mars 1898,
ainsi conçue :
I' Vu la procédure commencée contre X...
'< Inculpé de faux cl usage de faux :
<< Attendu la nécessilc de procéder à l'aulopsie du cadavre
du nommé Leemann (Moïse), dit Manin, dit Lemercier-Pi-
card, etc., déposé à la Morgue ;
" Ordonnons qu'il y sera procédé par MM. Brouardel et Soc-
quet, docteurs en médecine, lesquels après avoir reconnu l'état
où se trouve ledit cadavre diront : 1° les causes de la mort ;
■2" si cette mort a été volontaire ou non, c'est-à-dire si Leemann
s'est pendu ou a été pendu ; 3" si, avant la pendaison, il n'avait
pas été mis à mort par un moyen (luelconciue, absori)tion de
poison, etc.. etc. »
G14 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFLS
Seraient préalablement prêté, avons procédé à cette
autoi)sie le i5 mars 1898.
Examen extérieur du corpti. — Le cadavre est celui d'un
homme de taille moyenne (1 m. 6i5) paraissant vigoureux
et bien constitué. La rigidité cadavérique a complètement
disparu et la putréfaction est à peine commencée, au ni-
veau du cou el sur la région antérieure de la poitrine.
Nous relevons sur ce cadavre les signes et cicatrices
suivantes :
Le prépuce a été circoncis.
Ledfamètre antéro-postérieur du crànc mesure o m. 195
et le diamètre bi-pariétal o m. 162.
A 4 centimètres au-dessus de la partie externe du sour-
cil gauche et à 1 centimètre en dehors de la bosse fron-
tale gauche, se trouve une cicatrice irrégulière, très an-
cienne, mesui'ant 2 centimètres de hauteur sur 1 centi-
mètre de largeur.
Les cheveux commencent à grisonner, surtout-au niveau
de la région droite de la tète.
L'œil droit présente un strabisme convergent en haut et
en dedans. Il n"y a pas d'ecchymose sous-conjonctivale. La
langue est placée en arrière des arcades dentaires et con-
serve l'empreinte des dents. On ne constate aucune éro-
sion de la partie supérieure de la langue, ni aucune trace
de morsure récente. Les dernières molaires supérieures
sont branlantes ; il manque l'avant dernière molaire supé-
rieure gauche. A la mâchoire inférieure, il manque les
trois dernières molaires gauches et l'avant dernière
molaii'o droite.
La poitrine est velue.
Sur la face antérieure de l'abdomen, àom.o4 au-dessus
de l'ombilic et à o m. oo5 à droite de la ligue médiane se
trouve un petit nœvusde 3à 4 millimètres de diamètre.
A la région supérieuredu dos, à 2 centimètres au dessus
de la 7- vertèbre cervicale et à o m. oo5 à gauche (\o la
ligne médiane, petite cicatrice de o m. 02 sur o m. oo.j.
Sur la face dorsale de l'index de la main gauche, à la
APPENDICE 645
partie supérieure de la première phalange, se trouve une
cicatrice courbe, à concavité inférieure, mesurant 2 cen-
timètres de longueur.
Sur la face palmaire du médius de la main gauche, au
niveau de la 3° phalange, cicatrice linéaire de 2 centi-
mètres de longueur.
Sur la face dorsale de la main gauche, au niveau du
deuxième métacarpien, se trouve une estafilade de ojii. 17
de longueur, presque transversale, extrêmement superfi-
cielle, n'intéressant que les couches épidermiques, sans
suffusion sanguine sous-jacente.
Jambe gauche. — A la partie inférieure et externe de la
jambe gauche, sur une étendue de o m. 07 en hauteur et
de o m. 06 en largeur, se trouvent cinq petites érosions
superficielles de cjuelques millimètres de longueur cha-
cune. Autour de ces cinq petites érosions, lépiderme
forme un bourrelet ; au-dessous de ces érosions, pas de
sufTusion sanguine sous-jacente.
Jambe droite. — A la même hauteur et même région
que sur la jambe gauche, se trouvent quatre petites éro-
sions semblables, sans suffusion sanguine.
Ces petites érosions, constatées sur la face externe des
deux jambes, peuvent être considérées comme des éro-
sions post-mortem, et avoir été laites lors du transport du
cadavre à la Morgue ou dans les différents examens qui
ont été faits, chacun de ces examens ayant nécessité la
sortie et la réintégration du corps dans le cercueil.
A 4 centimètres au-dessus et en arrière de la région
Irochantérienne gauche se trouve une érosion superfi-
cielle, mesurant o m. 07 de longueur, doubléed"unelégère
suffusion sanguine dans les couches superficielles du
derme. Cette érosion, obliquement dirigée de haut en bas
et de droite à gauche, se termine en pointe à ses deux
extrémités et mesure, à sa partie moyenne, 1 centimètre de
largeur.
Cou, — Un sillon, obliquement dirigé de bas en haut et
d'avant en arrière, fait le tour du cou. En avant, ce sillon
646 IllSTOIHK DK LAl-lAllŒ DUKYl-US
est si tué juste au-dessus du cartilage thyroïde. En arrière, les
deux côtés du sillon laissent un espace libre de o m. 06, ce
qui indique que leplain de l'anse devait se trouver en avant
et le nœud en arrière. Ce sillon est étroit, parcheminé, il
mesure dans sa partie profonde de 2 à 3 millimètres, et,
en comprenant les bords, 5 à 6 millimètres. Les bords du
sillon sont colorés, mais la putréfaction peut avoir entraîné
cette coloration. A 2 centimètres au-dessus du sillon et à
4 centimètres de la ligne médiane et à gauche, se trouve
une érosion très superficielle de ô m. 004 sans suffusion
sanguine sous-jacente. Rien à droite ; aucune trace de
coups d'ongles, d'érosions analogues sur la région du cou,
en arrière des oreilles, ni sur la face.
Sur les autres parties du corps, on ne constate aucune
trace de violences appréciables.
Ouverture du corps. — Cou. — Dans le tissu cellulaire
sous-cutané, au niveau du sillon et au cou, on ne cons-
tate aucune trace de suffusion sanguine. Pas d'épanche-
ment sanguin dans les muscles peauciers ni au-dessous
et dans les fibres des muscles sterno-mastoïdiens. Il n'y
a pas de déchirure des artères carotides, ni d'épanchement
sanguin dans la gaine des vaisseaux du cou.
Sur la face antérieure de la colonne vertébrale, dans le
tissu cellulaire, se trouvent trois petites suffusions san-
guines, dont deux situées à gauche de la ligne médiane
et mesurant, la supérieure o m. 012 de diamètre, l'infé-
rieure o m. oo5.
La troisième, située à droite, au même niveau que la
supérieure gauche, est presque puncti forme.
Il n'y a pas de fracture du cartilage thyroïde, ni de l'os
hyoïde.
L'œsophage est sain.
La trachée est remplie de spume bronchique.
Il n'y a pas d'épanchement dans les cavités pleurales ;
les poumons sont sains et ne contiennent pas de tuber-
cule. Il n'y a pas d'ecchymoses sous-pleurales.
Le péricarde est vide ;pas d'ecchymoses sous-péricardi-
APPENDICE «47
ques. Les veutricules du cœur renferment un peu de sang
liquide, pas de caillots. Les valvules sont saines.
L"estomac est vide, sa muqueuse est sainte.
Le foie est sain, il pèse i.goo grammes; la vésicule
biliaire ne contient pas de calculs.
La rate est saine etn"estpas diffluente.
Les reins sont sains et se décortiquent facilement.
Pas d epanchement dans la cavité abdominale. Les intes-
tins paraissent sains et renferment un peu de matières
fécales pâteuses.
La vessie renferme 60 centimètres cubes d"urine ; sa mu-
queuse est saine.
Sous le cuir chevelu se trouve un petit epanchement
sanguin en arrière et au-dessus de l'apophyse mastoïde
droite. Les os du crâne ne sont pas fracturés. Les mé-
ninges ne sont pas congestionnées. Le cerveau, le bulbe
et le cervelet sont sains ; ils ne présentent aucune lésion
ni tumeur.
Lu vue d'une analyse chimique, nous avons placé les
viscères dans des bocaux, scellés et cachetés.
Conclusions : 1° La suspension a eu lieu pendant la vie.
Les lésions sont celles que Ion trouve danslasphyxie par
pendaison;
2° On ne constate aucune trace de violences sur les dif-
férentes parties du corps permettant de supposer qu'une
lutte ait précédé la pendaison.
Signé : Brovardel, Socolet.
Il
le télégramme DV 2 NOVK.MBRE iSg^.
Voici le début de la note que Du Paly, au début du
procès de Rennes, fit remettre à Mercier ;
648 HISTOIRE DE LM-FAIHE DREYFIS
Deux versions de ce télégramrno ont été fournies à la Guerre
par les Affaires étrangères.
Version n" i :
Arrestalo capitano Dreyfus ; ministro délia Guerra trovalo
relazione (ou prolja) segrete olïerte Gerinania. Cosa instrutta
con ogni secreto (ou réserva). Bimane prevenulo em/.s'.sar/o.
Gonse, d'autre part, à la Cour de cassation (i), dépose
en ces termes :
J'ai le souvenir dun premier texte où il était dit à peu près
ceci :
« Capitaine Dreyfus arrêté : précautions prises ; ministère de
la Guerre instruit dans le plus grand secret des relations avec...
(je supprime la puissances émissaire prévenu. »
Et je nai pas le souvenir que ce premier texte ait été com-
muniqué sur le papier à cases ayant servi à la traduction.
Or, ce que Gonse appelle le premier texte, c'est précisé-
ment l'ébauche cryptographique où les mots étaient indi-
qués à titre conjectural; et ce premier texte de Gonse est,
comme on voit, identique à la version n° i de Du Paty.
Il en résulte que quelqu'un, dès i8ij4> avait composé un
faux premier texte en groupant, dans un sens prédéter-
miné, les mots qui étaient indiqués sur l'ébauche et en y
ajoutant la dernière phrase, indiquée comme douteuse,
de la deuxième version des affaires étrangères. '
Un conseiller à la Cour de cassation eut, le 27 janvier
1899, une intuition du faux :
M. le général (ionse pourrait-il nous dire si la dépêche qu'il
a eue sous les yeux comportait des corrections ou était d'une
écriture courante et sans ratures? Et, dans ce cas, sait-il de
qui émanait cette écriture?
Gonse répond :
Je ne m'eii souviens en aucune façon. Je ne peux pas dire de
(1) C«.<îs.j I, 064, Gonse,
APPENDICE 649
qui était l'écriture et je ne vois pas. dans ma mémoire, le pa-
pier qui m'a été présenté (i).
-Mercier dépose de même que le i'euillet cryptoiïrapliique
ne lui a jamais été commuiii<]ué ; « la traduction lui fut
présentée sur papier l)lanc ordinaire, en écriture cou-
rante (2). »
La version définitive des Affaires étrangères est ainsi
reproduite par Du Paty dans sa note :
Version n" 2 :
Si le capitaine Dreyfus n"a pas eu de relations avec vous là-
bas, serait bon de faire démentir officiellement pour éviter
commentaires presse.
Puis, Du Paty ajoute :
11 n'y a pas eu de version adressée par écrit à la Guerre des
Affaires étrangères.
Or, le contraire a été formellement établi ; la version
définitive fut oflicieHemenl transmise au ministère de la
Guerre (1-5).
III
LES LETTRES DU COLONEL COMBE
L'authenticité de la lettre Combe (du i3 juillet 1882) a
été contestée, mais certainement à tort. Le principal argu-
ment de Jacques Dhur est que la lettre, quand elle fut
publiée par le Petit Journal, était signée Combes, avec
un s. Zola vit lui-même l'original qui est signé correcte-
(ij Caas., I, 565, Gonse. -
(2) Ibid., I, 546, Mercier.
(3) Ibid., I, 389. 391, Paléoiogue ; ô6i, Gonse ; 644. Hanotaux ;
Bennes, I, 02, Delaroclie-Vernet.
650 IIISTOIlii: Dli LAFIAIUE 1J15KV1-1 S
ment. « La pièce ne porte ni en tcte, ni cacliet; le papier
est du temps, un peu trop vieilli peut-être.» {La Vérité en
marche, 261.) Les arguments « moraux ne sont pas plus
solides ». Combe qui, venant d'Ancône, n'avait pris le
commandement de la légion que depuis une quinzaine de
jours, tient à affirmer tout de suite son autorité de vieux
soldat de Napoléon; il tranche de tout au débotté; le style,
du Napoléon en toc, est bien du temps.
A l'instruction Flory, le 12 août 1898, Judet dépose :
«Mon correspondant anonyme m'avait fait savoir que
la première des lettres signées Combe devait se trou-
ver dans les archives de la préfecture de Constan-
tine. » L^ne commission rogatoire fut envoyée à Cons-
tantine; on retourna tous les dossiers et aucune lettre de
Comljc ne fut trouvée, ni à la préfecture, ni ailleurs.
(Rapports du préfet, tlu procureur de la République,
du juge d'instruction, de l'archiviste, etc.. à rinstruction
Flory).
Cavaignac, dans sa lettre du 29 août 1898, avait déclaré,
d'autre part, que la lettre n'existait pas au ministère de la
Guerre, ce qui fut confirmé ultérieurement par Galliffet
(16 décembre 1899). — Déclaration identique de l'archiviste
Raveret, le 19 octobre 1898 a l'instruction Flory.
La fausse lettre était présentée comme antérieure à l'autre,
du 12 juillet 1882. Or, Combe n'était arrivé à Alger que le 27
juin. Dans limpossibilité où l'onse trouvait de donner à la
fausse lettre une date vraiseml)lal)le, on i)référa (avec rai-
son) ne pas la dater du tout.
Enfin, selon Judet (1), la lettre était adressée au premier
général de Loverdo ; mais Loverdo, en 1882, était à Paris,
en disponibilité ; Combe navait aucun sujet de lui rendre
compte de laffaire Zola ; en tout cas, la lettre, si elle avait
été adressée à Loverdo, à Paris, serait restée dans les pa-
piers du destinataire, — et Judet, précédemment, avait
dit qu'il la fallait rechercher à Constantine.
(1) Inslr. Flory, 17 août 1898.
APFENDlCt: 6.")1
IV
LES PHOTOGRAPHIES DE CARLSRUHE
Esterhazy. dans sa déposition à Londres (5 mars 1900), ra-
conte qu'il aurait dit. en plaisantant, à Guénée qu'un de
ses amis, le colonel Bergougnan, savait de sa cuisinière
qu'un employé des wagons-lits avait cru reconnaître Pic-
quart dans un train qui se l'endait en Allemagne. Guénée
aurait alors rapporté le propos à Henry et à Gonse; puis
Pellieux, convaincu parle faux i)hotographique, aurait ra-
conté l'incident à un journaliste do l'Écho de Paris, à son
parent et ami, de Maizière, rédacteur au Gaulois, etc.
Esterhazy, au début de ce récit, précise qu'il était allé
ce jour-là chez Guénée, au reçu d'un mot d'Henry, « pour
recevoir des renseignements complémentaires sur les tri-
potages financiers de Billot ». Ce genre d'accusations fut
repris, en effet, vers cette époque par les journaux (Libre
Parole du 3o avril 1898, etc.).
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PREMIER
LE SYNDICAT
I. Lettre tlEsterhazy à Billot, i. — Article de Drumont et de
Rochefort contre Boisdelïre, •>. — Pauffîn de Saint- "Nlorel chez
Rochefort, 3. — Discours de Billot à la Chambre, 4. — II. Billot
accuse réception du document libérateur à Esterhazy, 6. — Es-
lerhazy dans les bureaux de rédaction, 8. — Son succès, 11. —
III. Henry et la presse. 12. — Nou\eaux nieiisont;es contre
Drevfus, "]3. — Formation de l'opinion, 16. — Le Figaro, 18. —
X. La létçende du Syndicat, 19. — V. Les Jésuites et TAITaire,
22. — L'article de la Civilt à càtolka, 28. — VT. La France croit
l'armée menacée et prend sa défense, 26. — La suggestion
opère, 28. —VII. La contagion de la peur, 3o. — Cavaignac et
Alphonse Humbert, 3i. — Les radicaux; la droit», 82. —Leduc
d'Orléans et Dufeuille, 33. — Les socialistes, %. — Ribot, Bour-
geois et Brisson. 35. — VIII. Violente attaque des amis
d'Esterhazy contre Billot, 3,").— Boisdeffre et PauCfin, 87.— Ré-
vocation de Forzinetli, 38. — Projet de duel entre Billot et
Boisdeffre, 4o. — Triomphe d'Esterhazy, 4i — IX. Départ de
Schwarzkoppen, ^2. — Déclarations formelles de Munster à
Hanotaux. 44-— X. Paléoloeue et Henry. 46. — Nouveaux faux
d'Henry, le faux « Schneider », 49. — XI. Tornielli et Hano-
taux, 00. — Engagements d'Hanotaux au sujet de la fausse
lettre de Panizzardi, 52. — XII. Hanotaux rend compte des
démarches de Munster et de Tornielli au conseil des ministres,
52. — Les souverains, 53.
cm HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFU?
CHAPITRE 11
L ENOUETE DE DELLIEEX
I. La |)rcmière enquête. 5"). — Scheurer chezSaussier, o-. —
Pellieux entend Mathieu Dreyfu?; et Esterhazy, 58. — II. Scheu-
lei' ehez Pellieux. 5g. — III. L)éi)0?fition de Lebl'jis, Oo. — Pic-
•l'iart appelé à Paris, (J5. — Premier rapport de Pellieux, 6G. —
IV. Articles de Zola dans le Figaro, 66. — La presse socia-
liste : les libéraux, 78. — V. Pellieux trompé par le faux
d'Henry, 74. — Henry chez Pellieux, 75. — Accusations contre
Picquart. 7(). — Injures et calomnies contre les Alsaciens, 87. —
\l. Bertulûs. 84. — Christian Esterhazy et Du Pal.y. 85. — La
note « aux deux écritures », 89. — Tézenas. <ji. — II reçoit la
visite de Du Paty, envoyé par Gonse, 92. — VIL Esterhazy
réclame une perquisition chez Picquart, 92. — Perquisition
illégale, 94- — Indifférence de l'opinion devant la violation delà
loi. 96. — \III. Christian écrit le? lettres à la dame voilée, 97. —
Le manuel d'artillerie; Bernheim, 100. — L'alil)i de date. 101. —
Lettre d'Esterhazy à Jules Roche sur la mobilisation. io3. —
IX. Picquart à Paris, io4. — Ses dépositions. io5. — Lemer-
cier-PicarJ et le faux ■' Otlo ». 107. — Pièee ([ui m'est tendu,
110. — XI. Scheurer porte à Pellieux les lettres d'Esterhazy à
Mme de Boulancy. 112. — Esterhazy veut prendre la fuite, 114. —
XII. Publication des lettres d'Esterhazy, n5. — Intervention do
lîiliot, 117. — Lettre du duc d'Orléans, 119. — Scène entre
Scheurer et Pellieux, 121. — Confrontation entre Mme de Bou-
lancy et Esterhazy, 128. — XIII. Campagne de presse contre
les protecteurs d'Esterhazy, 124. — Note du Sénat contre le
ministre de la Justice, 126. — Pellieux saisit le bordereau au
ministèrede la Guerre, mais ne le fait pasexpertiser, 127.— Inquié-
tude de BoisdefTre, 128. — XI\'. Pellieux prépare un rapport ten-
tlant au refus d'informer contre Esterhazy, 129. — Esterhazy
demande à passer devant un conseil de guerre : marché qu'il con-
clut avec l'Etat-major, lui. — Lettre d'Esterhazy à Pellieux, i32. —
Mercier: démarche des commandants de corps d'armée à
l'Elysée. i33. — X^'. La fausse dépêche de BoisdefTre à Ester-
hazy : article de la Patrie, 184. — Comédie jouée par BoisdefTre:
le démenti de V Agence Havas. i35. — Ouestion de Castelin sur
l'ordre d'informer contre Esterhazy, 186. — Discours de Mé-
line, 187.— Intervention d'Albert deMun, 189 — Il dénonce le pré-
tendu complot contre l'armée, 141. — X\'I. Déclaration de
Billot sur Dreyfus. i44- — Discours de Millerand, i44- — La
Chambre flétrit les promoteurs de la Revision,- mon duel avec
Millerand, i45. — X\'II. Scheurer demande à interpeller, i47, —
Pic<piart refuse de laisser i»roduire devant le Sénat sa corres-
pondance avec Gonse. 148. — Discours de Scheurer, i5o. —
Nouveau mensonge de 13illot, i52. — Discours de Trarieux,
iô8. — X\ III. La mélopée de l'outrage. i55.
TABLE DES ^FATIERES 653
CHAPITRE III
L ACOLITTEMENT D ESTEKHAZY
I. Le " procès-verbal » de Zola, 107. — Déloclion du Figaro :
brochures de Zola, i58. — Je publie l'acte daccusalion de Drey-
fus, iCo. — Procès de Picquarl contre l'auteur des faux télé-
grammes, 1G2. — Plainte en corruption contre Mathieu et Léon
Dreyfus, i63. — Mon procès contre Rochefort, iC/,. — Article
de ^'Intransigeant sur les lettres de rEnii)ereur allemand; dé-
menti officiel, 105. — Progrès de l'idée revisiuimiste, iG(j. —
Lettre de Duclaux à Scheurer, 169. — IL Ravary, 170. — La
collusion continue, 171. — Picquart à l'instruction, 174. — Mon
entrevue avec Ravary, 175. — III. Les experts : Couard,
Belhomme et \'nrinai-d, 177. — Fausse manœuvre de Tézenas,
179. — p]xpertisc de la lettre « du Uhlan », iSi. — Esterhazy
chez Belhomme, 182. — Sa mise en demeure à Boisdeffre, i83.
— Christian chez Du Paty, 184. — IV. Ra[)port des exi)erls sur
le bordereau, concluant au décalque, i8,5. — Rapport sur la
lettre « du Uhlan » qui pourrait être l'œuvre d'un faussaire,
188. — V. Rapport de Ravary qui conclut au non-lieu; accusa-
tions contre Picquart, 189. — Saussier envoie Esterhazy devant
le conseil de guei're,i92. -^Mercier détruit le commentaire de Du
Paty, 193. — VI. Acquittement prévu d'Esterhazy, 193. — Lettres
de Scheurer et de Trarieux, i97>. — Le huis clos partiel réclamé
par Esterhazy et accordé par Billot, 19O. — VIL La partie plai-
gnante peut-elle intervenir à l'audience? 197. — Démange et
Labori, 19S. — ^'oyage de Casella à Berlin, 199. — Lettre de
Schwarzkoppen àPanizzardi; Mathieu Dreyfus refuse de l'inter-
cepter, 200. — VIII. Esterhazy au Cherche-Midi, 200. — Le con-
seil de guerre, 201. — IX. Première audience, 2o3. — Le conseil
rejjousse les conclusions de Lucie et de Mathieu Dreyfus,
20^. — Le général de Luxer interroge Esterhazy, 2o5. — Dépo-
sitions de Mathieu Dreyfus et de Scheurer, 209. — Le huis
clos; Pellieux. Picquart et Henry, 210. — Confrontation entre
Henry et Lel)lois, 212. — X. Le commissaire du gouvernement
abandonne l'accusation, 218. — Plaidoyer de Tézenas, 214. —
Estei'hazy acquitté et acclamé, 210.
CHAPITRE IV
LA CRISE MORALE
I. Lettres d'Esterhazy à Boisdeffre et de Pellieux à Esterhazy,
217. — Picquart aux arrêts de forteresse, 219. — IL Zola écrit
la « lettre à Félix Faure », 220. — III. Analyse de cette lettre,
656 HISTOIRE DE L AFFAIRE DHEYFLS
223. — « Jaccuse », 228. — IV. Méline et Billot hésitent à pour-
suivi'e Zola : avis d'Esterhazy, aSo. — Séance du i3 janvier 1898
à la Chambre; Albert de Mun réclame les pour-suites, 281. — Dis-
cours de Brisson, 233. — Méline consent aux poursuites, 234-
— Discours de Jaurès, 235. — Discours de C.avaignacsur les
aveux de Dreyfus, 286. — Silence de Dupuy, 287. — Échec de
Scheurer au Sénat, 239. — V. Effet produit parla lettre de Zola
et i>ar l'annonce du procès, 240. — Opinion de Scheurer et de
Duclaux, 241. — VI. Pétition pour la Revision, 244- — Les
<< Intellectuels », 24O. — La Jeunesse des écoles, 248. — VII. Les
Propos d'un solitaire, 249. — Anatole France, 25o. — Ma lettre
au garde des Sceaux, 201 . — Les Lettres d'un innocent, 202. —
Vlli. Les ouvriers et laffaire Dreyfus, 253. — Manifeste des
députés socialistes, 255. — « Le sabre et le goupillon », 250.
— Attaques contre larmée, 257. — Urbain Goiiiei", 258. — Les
paysans, 259. — IX. Les classes moyennes, 260. — Evolution
de la bourgeoisie, 261. — Auguste Comte et Taine, 262. —
Divisions profondes, 265. — X. La haute bourgeoisie et la
noblesse, 266. — L'éducation jésuitique. 2G8. — La Société,
270. — Le duc d'Orléans, 271. — Les femmes, 278. — La
nouvelle Ligue, 274. — XL Troubles antisémitiques, 274. —
Départements, 275. — Paris, 277. — Algérie, 278. — Pillages
et meurtres, 280.
CHAPITRE V
LA DECLARATION DE BULOW
I. La légende des aveux, 288. — Disparition du rapport de
Du Paty sur son entrevue avec Dreyfus au Cherche-Midi, 284.
— Lettre de Mme Dreyfus à Cavaignac, 286. — Fausse lettre de
Gonse à Boisdeffre, 288. — Ajournement de l'interpellation de
Cavaignac. 290. — Gonse ■< nourrit » le dossier des aveux, 291.
— II. Billot refuse de se porter partie civile contre Zola, 292.
— Les poursuites limitées à quinze lignes, 298. — Colère d'Es-
terhazy; informations que lui transmet Oscar Wilde, 295. —
Esterhazy refuse de demander sa mise à la retraite, 297. —
Plan de campagne élaboré par Esterhazy, 298. — Pellieux le
transmet à Bois'deffre qui l'adopte. 3tit). — III. La défense de
Zola; Labori et Albert Clemenceau, 3oi. — Les témoins de
Zola, 3o2. — IV. Interpellation de Cavaignac, 3o3. — Succès de
I\Iéline, 8o5. — Discours de Jaurès, 807. — Le comte de Ber-
nis: bagarre et rixes à la Chambre, 3io. — V. Suite du dis-
cours (ie Jaurès, 811. — Les jeunes républicains, 8i3. —
VI. Mot de Tolstoi sur le cas de conscience qui se pose devant
la France, 3i4. — L'étranger et lAlTaire ; Bjœrnson; Zakrewski,
3i5. — Discours du comte de Bulou- au Reictislag allemand,
3i8. — Nouvelles démarches de Munster et de Tornielli, 320.
— VII. Conflit entre Boisdeffre et Billot, 821. - Billot décide
TABLE DES MATIERES 657
que les officiers, cités par Zola, se rendront à la cour d'as-
sises, mais ne seront pas déliés du secret professionnel, 822.
— Violent article de Drumont, 323. — VIII. Piequart devant le
conseil denquète du Mont-Valérien, 323. — Déposition de Gal-
JilTet, 325, — Avis du conseil tendant à la mise en réforme de
Piequart, 826.— IX. Vote de la commission de l'armée au sujet
de ma lettre à Billot, 827. — Discours de Bourgeois et de Poiri-
caré contre la Revision, 828. — Polémique de presse, 33o. —
X. Lettre que m'adresse Lemercier-Picard, 83i. — Je refuse de
le recevoir, 332. — Mon procès contre Rochefort, 333.— Mani-
feste de Drumont et de Guérin, 335.— XI. Maladie de Drevfus;
nouvelles suppliques à FélLx Faure, 33G.
CHAPITRE VI
LE PROCÈ.S DE ZOLA
I. Le président Delegorgue, 339. — Première audience du
procès de Zola. 341. — Les bandes de Guérin, 342. — II. Les
jurés: arrêt réglementaire rendu par la Cour, 843. — III. Les
témoins militaires font défaut, 344-— Conclusions de la défense
adoptées, 345. — IV. La Cour refuse de laisser déposer Lucie
Dreyfus, 345. — Publication des lettres de Gonse et de Pic-
quart, 347. — Déclaration de Casimir Perier, 348. — Zola, à la
sortie de l'audience, est menacé par la foule, 849. — Troubles
au Palais de Justice: autres manifestations de Guérin et des
antisémistes, 85o. — V. Attitude menaçante d'Esterhazy ; à la
troisième audience, les officiers viennent, par ordre, lui serrer
la main, 35i. — Ses allusions au bordereau annoté, 352. —
VI. Déposition de Boisdeffre, 353. — Déposition de Gonse,
Lauth et Gribelin. 355. — VII. Mercier affirme que Dreyfus a été
justement et légalement condamné, 856. — Pai'oles éloquentes
de Thévenet, 35§^. — Silence de l'avocat Salles, 35g. — VIII. « La
question ne sera pas posée », 36o. — Ravary et Pellieux, 861.
— Jugement dans mon procès contre Rochefort: colère du gé-
néral Roget. 862. — Trarieux, 368. — IX. Du Paty de Clam à
la barre, 363. — X. Première déposition d'Henry, 366. — Il feint
d'être malade; sa confrontation avec Leblois, 368. — XI. Offen-
sive de Pellieux : intervention de Zola, 869. — XII. Piequart ;
sympathies et colères qu'il inspire, 871. — Gonse charge Ber-
tùlus de dire à Piequart que son avenir dépendra de son atti-
tude à l'audience; réponse de Piequart, 874. —XIII. Déposition
de Piequart, 875. — Son respect du secret professionnel, 876.
— Impression produite par son récit, 877. — XIV. Questions de
Labori à Piequart, 38o. — Confrontation avec Gribelin et Lauth,
38i. — Ravary et la justice militaire. 383. — XV. Tentatives
d'intimidation sur les jurés, 384. — Dépèche de Gauthier (de
Clagny à Déroulède, 886. — Ernest Roche demande à inter-
peller Billot sur ses rapports avec les Dreyfus, par rintermé-
42
658 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
diaire de Martinie, 887. — Sixième parjure de Billot, 388 —
XVI. Henry confronté avec Picquart et Lehlois, 38(). — Il insulte
Picquart, 891. — Protestation véhémente de Picquart, 892. —
XVIi. Intervention de Gonse, 898. — « Allons-}'! »,8t)5. — Henrv
raconte l'histoire du dossier ultra-secret, 896. — Discours de
Millevoye, à Suresnes, sur le bordereau annoté, 897. — XVIII.
Déposition de Démange, 898, — « Parbleu! », 899.
CHAPITRE VII
LE JURY
I. Émotion croissante des esprits, 401. — Les journaux et le
compte rendu des débats, 402. — Opinion de l'étranger, 4oA- —
II. l,es « témoins de bonne foi «; Jaurès, ^oh. — Séailles, 40^.
— Grimaux, 407. — III. Les experts; Bertillon, 409. — Lettre
de Bertillon à Boisdeffre, 412. — Tcyssonnières; ses diffama-
tions, 418. — Couard, BelhommeetVari'nard refusent de déposer,
4i5. — IV. Les savants, 4i5- — Déposition de Mme de Boulancy
par commission rogatoire, 4i7- — V. Offensive de Pellieux, 418.
— Les notes du bordereau, 421. — ^^ « La boucherie », 428. —
VI. Les avocats : Labori,424. — Albert Clemenceau, 426. — Zola,
427. — VII. Paul Meyer confronté avec Pellieux, 427. — Pellieux
désarçonné, 428. — VlII. Nouvelle déposition de Picquart, 429-
— Pellieux et Gonse révèlent la date exacte du bordereau, 43o.
— IX. Excitation des témoins militaires, 432. — Terreur d"Es-
terhazy, 428. — Ses propos à des journalistes anglais, 434- —
0 Partie liée » entre Esterhazy et 1 État-major, 435. — X. Pel-
lieux demande à être rappelé à la barre, 436. — II révèle la
fausse lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, 437- — Protesta-
tion de la défense, 438. — Pellieux fait chercher Boisdeffre, 439-
— L'audience est renvoyée au lendemain, 44o- — Scènes vio-
lentes au Palais de .lustice; articles de la presse sur une Saint-
Barthélémy des juifs, 441 • — ^L Sauf les révisionnistes, tout
le monde est convaincu par le faux d'Henry, 443- — XII. Lam-
bassadcur d'Italie veut donner sa démission, 44i>- — Les géné-
raux et le faux d'Henry, 447- — Billot déclare à Méliné que
Boisdeflre, dans sa nouvelle déposition, ne fera aucune allusion
au document argué de faux par Tornielli, 449- — XIII.
Déclaration de .Boisdeffre, 449- — H menace les jurés de la
démission de lÉtat-major, 4^0! — Delegorgue refuse de laisser
poser des questions à BoisdeffrCj 45i- — Picquart dépose que
la pièce produite par Pellieux est uii faux, 4ii3. — Pellieux
injurie Picquart, f^?>f^. — Lettre de Lemercier-Picard à Séverine,
4"w. — XIV. Pellieux défend à Esterhazy de répondre aux
questions qui lui seront posées par les défenseurs de Zola,
456. — Le questionnaire d'Albert Clemenceau ; scène tragique,
457. — Guérin et ses bandes au Palais de Justice ; ovations à
Esterhazy; le prince Henri dOrléans lui serre la main, 462. —
TABLE DES MATIERES 659
XV. Réunion de la salle Chaynes, 4'j3. — Rochcfort à Sainte-
Pélagie, ^fj^- — Du Paty, Gonse et Aufîray, 46iî. — Faiblesse
des Chambres devant le péril militaire,4GG. — XVI. Réquisitoire
de l'avocat général Van Cassel, 468. — Déclaration de Zola, 470.
— Plaidoirie de Labori, 472- — Plaidoirie de Georges Clemen-
ceau, 47'J. — Condamnation de Zola et de Perrenx, 478.
CHAPITRE VIII
MORT DE LEMERCIER-PICARD
I. Le verdict du jury et roi)inion, 480. — Triomphe des anti
sémites, 48i- — II- Chambre des députés, intei'peilalion du
24 février, 483. — Discours menaçant de Méline, 485. — III. Les
représailles, 4yo- — Mise en réforme de Picquart, 491 • — Gri-
maux, le lieutenant Chaplin, Leblois, 492. — IV. Nouvelle lettre
de Lemercier-Picard à Séverine, 493. — Ses tentatives d'escro-
querie et de chantage, 494- — Sa maîtresse le trouve pendu à
l'espagnolette d'une fenêtre, 499- — Le bruit se répand qu'il a
été assassiné, 5o3. — Les journaux de l'État-major contestent
que le pendu soit Lemercier-Picard, D04. — Bertillon étalilit
que Lemercier, de son vrai nom, s'appelait Leeman, 5o5. —
Polémique de presse, .x)0. — Procès-verbal d'autopsie, ôo8. —
La mort par inhibilion, Tuo. — V. Esterhazy est invité à provo-
quer Picquart, 5i2. — Boisdeffre et Gonse lui désignent ses
témoins, 5i3. — Henry refuse de croiser ré|)ée avecPicquart,
5i4. — Il y consent "et est blessé en duel, 5iû. — Picquart
décline toute rencontre avec Esterhazy, âili. — Ennuis d"Es-
terhazy, bi-. — VI. La conversion de Bertulus : ses enquêtes,
r)i8. — Mme Monnier dénoncée par Peliieux et Gonse, 520. —
L"ci(quète sur les dépêches Blanche et Speranza, 022. — Du
Paty accusé d'être l'auteur des faux télégrammes et d'avoir
machiné le roman de la dame voilée, 523. — Du Paty suspecte
l'authenticité de la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, 527.
— Manœuvres d'Henry, 528. — Henry excite les officiers de
l'État-major et Esterhazy contre Du Paty, 53o.
CHAPITRE IX
LES IDEES CO^TBE-REVOLUTIO^■^■AIRES
I. Oi)timisme des révisionnistes, 532. — Défaillance des libé-
raux, 535. — Brunetière, 535. — II. La brochure de Giraudeau,
536. — III. Pétition de Dreyfus confisquée par Méline, 538. —
Nouvelles violences des antisémites, 539. — IV. La contre-
660 HISTOIRE DE L AFFAIRE DREYFUS
Révolution reprend l'offensive, ô4i- — t)e Mun : son discours
de réception à l'Académie, 544- — Réponse d'Othenind'IIausson-
vilie ; discours de Vogué, 545. — Discours de Brunetière à
Grenoble, 540. — Aveuglement des républicains, 547. — Fon-
dation de la Liffue des droits de l'homme et du citoyen, 548. —
VioUet, 549. — V. Le pourvoi de Zola devant la Chambre crimi-
nelle, 549. — Rapport de Chambareaud, 55o. — Manau, 55i. -•
La Chambre criminelle casse larrèl de la cour dassises, 553.
— VL Les magistrats insultés par la presse, 554. — Interpel-
lation à la Chambre: Méline et Goblet,555. — VIL Les officiers
et l'armée, 555. — Popularité des militaires, 557. — Nouvelles
poursuites contre Zola, 558. — Le ministère décide que le
procès aura lieu à Versailles, 559. — VIII. Le S7èc/e publie la
déposition de Casella et la lettre dun diplomate, 559. —
Inquiétudes dEsterhazy, 56o. — La légende russe. 562. — La
légende du contre-espionnage, 564- — Bismarck et l'Affaire,
56d. — Silence observé par Billot et Boisdeffre, 566. — IX. Fin
delà législature, 567. — .\llocution de Brisson : les « perfides »,
569. — Les radicaux. 070. — Les Assomptionnistes, 071. — Le
comité « Justice- galité ». 572. — Deux missi dominici, 574. —
Le cardinal Rampolla,575. — Propagande enragée des Assomp-
tionnistes, 576. — Les nationalistes, 577. — Défaillances des
républicains, 578. — Campagne oratoire de Bourgeois et de
Cavaignac, 58o. — Déroulède" invite les électe'urs a exiger des
candidats qu'ils s'opposent à la Revision, Klotz et Georges Bcrry.
081. — Lettre de Maurice Lebon; profession de foi de Jaurès,
582. — Ma profession de foi, 583. — Le docteur Prosper Alle-
mand, 585. — Résultat des élections, 586.
CHAPITRE X
LA CHUTE DE MELINE
I. Billot fait procéder à un classement des pièces, secrètes-et
autres, qui sont relatives à l'affaire Dreyfus, 588. — Henry cons-
liUie le dossier, 589. — Lebelin de Dionne, 590. — D'Ocagne,
Painlevé et Jacques Hadamard, 591. — Lonquéty et Pomier, 592.
— L'obus Robin. 590. — II. Le télégramme du 2 novembre i8g4,
594- — Embarras d'Henry ; sa visite à Paléologue, 595. —
Démarche de Gonse à l'administration des postes, 597. — Le
feuillet des cryptographes ; fausses versions du télé-
gramme, 600. — Gonse s'adresse à Du Paty, 601. Le faux
n" 44 du dossier secret, 602. — III. Le dossier de François
Zola, 6o3. — Le général de Loverdo, 604. — La lettre du colo-
nel Combe, 606. — Henry la falsifie, 607. — Deuxième lettre
(fausse) de Combe : Judet", 608. — Les photographies de Carls-
ruhe, 609. — Roget découvre le grattage du^ petit bleu, 610. —
Gonse refuse de "tenir compte delà communication qui lui est
faite |)ar Roget, Ou. — Inijuiétudes d'Henry ; il cherche à pas-
TABLE DES MATIERES 661
ser à Du Paly le service des renseignements, 612.— IV. Brouille
entre Esterhazy et Christian, 6i3. — Les Mémoires d'Ester-
hazy, 6i4- — Christian chez Labori, 6i5. — Bertulus envoie
une citation à Esterhazy, 617. — Mot de Félix Faure à Pellieux
sur les « quinze cents gredins qui ne feront pas marcher la
France », 618. — Pellieux dénonce Mme Monnier, 619. — Ester-
hazy chez Bertulus, 620. — V. Second procès de Zola, 621. —
Exception soulevée par Zola ; ajournement du procès, 622. —
Esterhazy provoque Picquart et cherche à l'assommer, 628. —
Maladie de Scheurer, 6y5. — Zola et les experts, 626. — VI.
Réunion de la nouvelle Chambre, 626. — Paul Deschanel élu à
la présidence contre Brisson, 627. — Chute de Méline, 629. —
Longue crise ministérielle, 63i. — Cavaignac, candidat des
nationalistes, 682. — Ministère Brisson, 033. — Vil. Billot me
défère à un conseil d'enquête, 634- — Les Enseignements de
rilisloire. 635. — Lettre de Conybeare, 036. — Je suis révo-
qué de mon grade, 089.
APPENDICE
I. Procès-verbal dautopsie de Lemercier-Picard, 043. — il.
Le télégramme du 2 novembre 1894, O47. — III. Les lettres du
colonel Combe, O49. — IV. Les photographies de Carls-
ruhe, 05i.
11-12-02.— TOUKS, IMP. E. AliRAULT
l'A
y
(
PLEASE DO NOT REMOVE
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