HANDBOUND
AT THE
UNIVERSITY OF
TORONTO PRESS
4r**
HISTOIRE
DE LA
QUESTION COLONIALE
EN FRANCE
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de tra-
duction et de reproduction à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de
la librairie) en juin 1894.
DU MEME AUTEUR
Un colonisateur du temps de Richelieu : Isaac de Razilly.
— Biographie, Mémoire inédit (Delagrave, 1887), brochure in-8°,
35 pages 1 fr.
PARIS. TYPOCRAPHIE DE E. PLOX, NOURRIT ET Cie, RUE CARANCIERE, 8.
///
HISTOIRE
DK LA
QUESTION COLONIALE
EN FRANCE
PAR
Léon DESCHAMPS
PROFESSEUR D HISTOIRE AU LYCEE DU MANS
« Coloniser est le plus vaste problème
qu'un peuple puisse se proposer. »
Ed. Laiioulaye.
(Préface à l'Algérie de J. Duval.)
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE CARAKGIÈRE, 10
1891
Tous droits réservés
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Dit
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9 9 5 5 8 R
A mon honoré maître,
M. PIGEONNEAU.
Hommage respectueux.
L. Desciiamps.
HISTOIRE
DELA
QUESTION COLONIALE
EN FRANCE
AVANT-PROPOS
IDÉE DU LIVRE. ÉTAT PRÉSENT DE LA QUESTION.
DIVISIONS DU SUJET.
I
La question coloniale a soulevé tant de contro-
verses depuis une dizaine d'années, elle a tenu une
si grande place dans les préoccupations des gou-
vernements et du public en France et en Europe,
qu'elle apparaît comme une sorte de force ou de
personnalité politique dont le rôle est assez impor-
tant pour mériter une histoire.
Mais cette histoire nous semble nécessaire pour
vin AVANT-PROPOS.
d'autres raisons. La colonisation, en effet, n'est pas
affaire de caprice gouvernemental; elle doit, pour
réussir, être voulue et soutenue par la nation entière.
C'est une œuvre de foi et de persévérance, « un pla-
cement à long terme » . L'étude des fluctuations de
l'opinion à propos des colonies paraît donc être le
complément obligé de l'histoire de la colonisation.
N'est-elle pas, en outre, aussi utile? La discussion
instruit non moins bien que l'exemple; nos polé-
miques d'aujourd'hui ne peuvent qu'être éclairées
par celles d'autrefois.
Personne, que nous sachions, ne s'en est préoc-
cupé jusqu'à présent en France. Nous avons, par
centaines, des études partielles sur la colonisation
française; nous n'avons pas une seule étude d'en-
semble; nous n'avons pas surtout un livre qui traite
de la participation spéculative et effective de la na-
tion à l'œuvre coloniale. Or, c'est le point capital!
Il nous a donc paru qu'il y avait là une lacune
à combler, et nous avons entrepris cette tâche
délicate.
L'action coloniale étant connue, nous l'avons
négligée pour suivre l'idée. Nous n'avons rappelé
que pour mémoire les actes de nos explorateurs ,
colonisateurs ou ministres. Mais nous avons recher-
ché avec soin les traces du retentissement que ces
AVANT-PROPOS. ix
actes ont eu en France, les discussions qu'ils ont
soulevées, l'influence qu'ils ont eue sur l'esprit
public. La littérature, les mémoires, l'écho des
salons, la presse ou ce qui en tient lieu sous l'ancien
régime, les recueils bibliographiques nous ont fourni
les principaux éléments de nos recherches. Nous
avons aussi exploré les Archives des affaires étran-
gères et de la marine pour y recueillir les consulta-
tions, spontanées ou commandées, dont les minis-
tres ont fait leur profit. Nous n'avons pas, certes,
la prétention d'avoir tout vu. Mais nous avons
consulté les personnes et les groupes les plus inté-
ressés ou les plus compétents dans la question. Ne
sont-ils pas les meilleurs témoins de cette chose si
fluide et souvent presque insaisissable qu'on appelle
un état d'opinion?
Notre travail aspire à donner une solution rai-
sonnée et documentaire à ces problèmes historiques
et politiques, qui ont été le plus souvent livrés en
pâture à l'ignorance ou au parti pris.
Les Français ont-ils le goût de la colonisation?
En ont-ils le génie?
L'action coloniale de la France s'est- elle faite
avec ou contre le sentiment national?
Si les colonies ont été en défaveur, quand et pour
quelles causes s'est-elle manifestée?
AVANT-PROPOS.
Tout le monde s'est posé ces questions. Si nous y
répondons, peut-être estimera-t-on que nous n'avons
pas perdu notre peine.
II
Quel est, en effet, l'état présent de la question
coloniale?
La France contemporaine n'a pas failli aux tradi-
tions de l'ancienne France en matière de colonisa-
tion. En 1815, après la seconde guerre de cent ans
avec l'Angleterre, elle n'a retrouvé que des lam-
beaux de son ancien domaine d'outre-mer : Saint-
Pierre et Miquelon, la Martinique, la Guadeloupe
et dépendances, la Guyane, Saint-Louis du Sénégal,
la Réunion, cinq comptoirs dans l'Hindoustan, en
tout cent cinquante mille kilomètres carrés envi-
ron. Ce domaine si réduit, elle ne l'a pas seulement
conservé intact, elle l'a considérablement accru. Par
développement naturel, comme au Sénégal depuis
1854, par revendication de droits historiques, comme
à Madagascar, 1882-85, ou simplement par con-
quête, elle a tellement agrandi son empire qu'elle
occupe le second rang parmi les puissances colo-
niales, et qu'elle a de nouveau mérité la jalousie de
AVANT-PROPOS. xi
l'Angleterre. Rappelons seulement ces acquisitions.
En Afrique : Algérie, 1830-47, et protectorat sur
la Tunisie, 1881-82; Haut-Sénégal et Haut-Niger,
1854-81-83 ; comptoirs de Guinée (Grand-Bassam et
Assinie, 1843; Grand-Popo, 1857; Kotonou et
Porto-Novo, 1863-68; Petit-Popo, 1864; Agoué,
1868; Porto-Seguro, 1868); Gabon, 1845; Congo,
1875-83; Nossi-bé et Comores, 1841-86; Obock,
1855-82; Diego Suarez et protectorat de Madagas-
car, 1885.
En Asie : Cochinchine, 1859-62-67; protectorat
sur le Cambodge, 1863; Tonkin et protectorat sur
l'Annam, 1873-85; Cheik-Saïd, 1886.
En Océanie: Nouvelle-Calédonie, 1853; îles Tahiti
et Tuamoutou, 1842-80; îles Marquises, 1842; îles
Gambier, 1844-81; îles sous le Vent, 1840-88; îles
Toubouaï, 1882.
Ces possessions nouvelles, jointes aux anciennes,
forment un total de trois millions de kilomètres
carrés, le tiers peut-être de notre ancien empire
colonial au temps de sa plus grande extension.
Tous les gouvernements qui se sont succédé
depuis 1815 ont contribué à ce résultat. Mais tous,
embarrassés à l'intérieur ou dédaigneux de cette
action lointaine, ont agi avec une hésitation parfois
honteuse et toujours mesquine. Ils ont maintes fois
xii AVANT-PROPOS.
offert à F Angleterre des territoires que les circon-
stances leur avaient comme imposés. Seule la Répu-
blique actuelle a osé s'engager délibérément dans
les entreprises coloniales. Son exemple a même déter-
miné en Europe un goût général pour ce genre d'ac-
tivité nationale. Elle n'a pourtant pas échappé à
cette indécision qui semble traditionnelle en France
depuis plus d'un siècle. Un seul de ses hommes
d'État a fermement défendu et suivi la politique
dite « d'expansion » ; encore est-il accusé d'avoir
manqué, dans l'exécution, de tact et d'énergie (1).
Grâce à lui, la France républicaine est aujourd'hui
engagée sans retour dans cette voie. Elle a obtenu,
d'ailleurs, de beaux résultats. On peut estimer à
un million sept cent mille kilomètres carrés la super-
ficie des territoires annexés depuis 1870, soit près
des deux tiers de nos possessions actuelles.
Mais il s'en faut que tout le monde, en France,
ait applaudi à ce succès. Il s'est élevé contre cette
politique et son représentant le plus en vue une
opposition passionnée. Les adversaires du régime
républicain par haine de la République, les républi-
cains avancés par haine des républicains modérés,
ont critiqué avec une violence inouïe les entreprises
(1) M. Ferry vient de plaider sa cause dans un livre important sur
le Tonkin (1890).
AVANT-PROPOS. xiii
en apparence les plus avantageuses. Ils en ont fait
une « plate-forme électorale » , et les électeurs ont
semblé leur donner raison en dissolvant la majorité
qui avait approuvé ces actes. Les élections de 1885
ont ressemblé à un plébiscite anticolonial; le mot
« Tonkinois » est devenu une injure.
Les arguments produits ont été ou politiques et
de circonstance, ou scientifiques et de principe.
Dans l'état actuel de l'Europe, a-t-on dit, et en pré-
sence des menaces de l'Allemagne, c'est plus qu'une
faute, c'est un crime de disperser nos forces.
Dans l'état de division où sont les esprits en
France et devant l'opposition monarchique toujours
aux aguets, c'est une trahison d'obérer nos finances
et d'écarter l'idée de revanche; car, pour s'im-
planter dans le cœur de tous les Français, la Répu-
blique a le devoir de réparer les gaspillages monar-
chiques et la honte de 1870.
D'ailleurs, les Français ne sont pas colonisateurs.
Ils n'essaiment pas, comme les Anglais ou les Alle-
mands; la population de la métropole progresse à
peine assez pour sa sécurité en Europe. Le Fran-
çais, de plus, n'est ni voyageur ni géographe. Les
découvertes du seizième siècle se sont faites sans la
participation de la France. La colonisation du dix-
septième siècle a été purement factice et de com-
xiv AVANT-PROPOS.
mande. Elle n'a du reste pas réussi, et elle ne pou-
vait réussir, à cause de notre impatience naturelle
et de nos habitudes bureaucratiques.
En théorie, comme en fait, les colonies sont des
causes de ruine pour la métropole. Les penseurs du
dix-huitième siècle, philosophes et économistes, s'ac-
cordent à condamner les acquisitions coloniales (1).
A ces raisons, les partisans de la politique
d'expansion ont répondu :
En niant le danger intérieur et extérieur;
En exaltant notre histoire coloniale ;
En affirmant que la colonisation est devenue,
pour tous les Etats de l'Europe, et surtout pour la
France mutilée, une nécessité d'influence, de puis-
sance, d'existence (2);
En proclamant en théorie, et selon la formule de
Stuart Mill, que « la fondation des colonies est le
meilleur genre d'affaires dans lequel puissent s'en-
gager les capitaux d'un pays vieux et riche » .
Ces discussions ne sont pas finies, et le trouble
qu'elles ont causé dure encore.
(1) Cf. les débats de la Chambre, 1883-84-85. — Les journaux la
Justice, le Pays, la Lanterne, etc. — Les livres de M. Yves Guvot :
JSotice sur Colbert, Lettres sur la politique coloniale. — Les écono-
mistes J.-B. Say, Molinari, de Laveleye, etc. (sauf M. Leroy-Beaulieu).
(2) Discours de M. J. Ferry, 27 mars 1884. — Revue de géographie,
janvier et février 1886 (articles de M. Gide). — M. Vignon : Les colo-
nies françaises (1886), etc.
AVAIST-P110P0S. xv
III
Il est clair que notre étude, en supposant connue
notre histoire coloniale, doit en suivre les divi-
sions et s'y encadrer. L'opinion publique, en effet,
est toujours l'esclave des circonstances présentes.
Qu'elle les comprenne ou non, qu'elle les domine
ou en soit dominée, elle les reflète dans ses manifes-
tations. Elle varie donc de forme, bien qu'elle puisse
rester la même au fond. Ainsi la curiosité naïve qu'on
apporte aux récits de voyages au seizième siècle et
la critique pénétrante qu'on porte, au dix-huitième,
dans les questions de l'esclavage et du monopole,
sont des formes différentes de la même préoccupa-
tion, sinon de la même approbation pour les colonies .
On distingue généralement, dans l'histoire de la
colonisation française, trois époques : celle des dé-
couvertes, jusqu'à Henri IV inclusivement; celle de
la plus grande expansion, de Henri IV à 1713; celle
du déclin et des pertes, qu'on arrête à 1763.
Nous nous permettrons de reculer cette dernière
date jusqu'en 1815 : ce n'est qu'à ce moment que
l'Angleterre a achevé l'œuvre de spoliation com-
mencée en 1713 à nos dépens.
/
xvi AVANT-PROPOS.
Toutefois, dans l'intervalle, s'est accompli le
grand acte de la Révolution. La Révolution n'a vidé
aucune question en matière coloniale, pas même
celle de l'esclavage. Mais elle a créé un nouvel
esprit en France et aux colonies, imposé un nouveau
droit, substitué un nouveau mode gouvernemental
à celui de l'ancien régime. L'Empire, qui en dérive,
a donné aux Français de nouveaux goûts et fait
naître pour eux de nouveaux intérêts; nous en
apprécierons plus tard l'influence. 11 suit de là qu'on
ne peut confondre, dans les manifestations d'opi-
nion, la période de 1789 à 1815 avec celle qui la
précède. Nous l'examinerons donc à part.
L'étude des tergiversations du dix-neuvième siècle
s'en trouvera éclairée. Les enthousiasmes hâtifs et
les répugnances de nos pères et de nous-mêmes,
les résolutions timides ou brusques des gouverne-
ments ont leur origine et leur explication dans cette
époque. Peut-être découvrirons-nous qu'en matière
coloniale, comme dans l'ordre politique, le pro-
gramme de 89 n'est, de nos jours, ni apprécié ni
appliqué comme il faut.
LIVRE PREMIER
PREMIÈRE ÉPOQUE
Des débuts du seizième siècle jusqu'au ministère
de Richelieu.
LES DECOUVERTES
CHAPITRE PREMIER
L'ACTION.
Les découvertes.
C'était une opinion généralement répandue jusqu'à
ces derniers temps, et accréditée par les plus savants
écrivains, que les Français ne manifestèrent aucun
goût pour les découvertes, au seizième siècle. « Ils
ne prirent, disait-on, aucune part au grand mouve-
ment maritime et commercial qui entraînait les États
riverains de l'Océan : Portugal, Espagne, Hollande,
Angleterre (1). » On s'accordait à célébrer Champlain
comme le premier explorateur français. Voltaire, qui -
a si souvent représenté ou fait l'opinion, n'avait-il pas
produit cette affirmation tranchante : « Les Français
n'eurent part ni aux grandes découvertes, ni aux |
inventions admirables des autres nations ; ils fai-
saient des tournois, pendant que les Portugais et les
Espagnols découvraient et conquéraient les nouveaux
mondes à l'orient et à l'occident du monde connu (2) . »
C'est là une grave erreur, qu'il importe de rectifier j
pour la gloire de notre pays.
(1) Levasseur : Histoire des classes ouvrières, t. II, p. 38.
(2) Siècle de Louis XIV. Introduction.
4 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Il faut le proclamer bien haut : la France n'est pas
restée étrangère au mouvement des découvertes ! Elle
mérite bien plutôt, par l'intérêt qu'y a apporté le
' public, par l'ardeur qu'y ont déployée ses hommes
d'État et ses navigateurs, la première place après le
Portugal et l'Espagne. L'Angleterre et la Hollande ne
viennent qu'après, longo proximœ intervallo.
Un historien des premières découvertes, Lescarbot,
disait que les Français « ont mérité, avant même les
Espagnols et les Portugais, la palme de la navigation » .
Il ne serait pas, en effet, si difficile de l'établir. Sans
remonter jusqu'aux croisades, que de faits dans les
temps modernes, faits oubliés ou trop peu rappelés,
pourraient servir de preuve !
Les Dieppois trafiquaient à la côte de Guinée plus
d'un siècle avant que les Portugais eussent passé la
ligne du Tropique, qui les effrayait tant. Jean de
Béthencourt avait fait son établissement aux Canaries
en 1402, avant que Portugais et Espagnols eussent
quitté leurs ports. Si l'on ne peut prouver que Jean
Cousin ait abordé à la terre d'Amérique avant Chris-
tophe Colomb, on sait que Colomb s'adressa à la France,
avant de s'adresser à l'Espagne, pour faire les frais
de l'expédition qu'il rêvait. C'était un hommage rendu
sans doute à la puissance politique de la France, mais
aussi à sa renommée maritime, consacrée par J. Cœur
dans la Méditerranée, par les Dieppois dans l'Océan.
Enfin, qui pourrait dire si c'est avant ou après le voyage
LES DECOUVERTES. 5
du grand navigateur génois que les Gap-Bretonnais
ont trouvé le chemin de Terre-Neuve et de l'île du
Cap-Breton? Ils s'y rendaient en tout cas, annuelle-
ment, pour pêcher la baleine et la morue, dès les pre-
mières années du seizième siècle.
Mais laissons, puisque la tradition est reçue et ne
peut être détruite (1), la priorité aux Espagnols. Lais-
sons-leur, ainsi qu'aux Portugais, qui n'ont pas cette
priorité pour l'Afrique, le mérite d'avoir apporté le
plus d'ardeur aux découvertes, et d'avoir, les premiers,
fondé des établissements. Les Français ne marchent-
ils donc pas sur leurs traces dès le premier moment?
Autour des Ango, de Dieppe, ces « rois du commerce »
qui peuvent faire la guerre aux rois (2), il se forme
une pléiade de hardis navigateurs qui sont, eux aussi,
de grands « découvreurs » de terres neuves. En 1504,
Paulmier de Gonneville aborde au Brésil et en ramène
un prince indien, Essomméric, dont il fait son gen-
dre (3). En 1506, Denys de Honfleur fait le pre-
mier relevé de la côte de Terre-Neuve, et en 1509, il
(1) On sait que les Archives de Dieppe ont été brûlées parles Anglais
dans le bombardement de 1694. — Cf. Desmarquets : Mémoire chro-
nologique pour servir a l'histoire de Dieppe et de la navigation fran-
çaise (1785), 2 vol. in-12. — Estancelin : Recherches sur les voyages
et découvertes des navigateurs normands. — Vitet : Histoire de
Dieppe. — Margry : Les navigateurs français et la révolution maritime
du quatorzième au quinzième siècle.
(2) Croisière du Dieppois Jean Florin, qui enlève les galions portant
le trésor de Montézuma, 23 mai 1523, etc.
(3) Son arrière petit-fils, Paulmyer, chanoine à Lisieux, a publié, en
1663, un mémoire sur la Terre Australe.
6 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
^ramène à Rouen sept sauvages brésiliens (1). Gamart
de Rouen, Aubert de Dieppe, durant les quinze pre-
V5 mières années du siècle, abordent plusieurs fois aux
j deux Amériques, et Aubert ramène en France, en 1508,
^un sauvage du Canada.
Ces voyages, il est vrai, n'aboutissent pas à la fon-
dation de colonies. Pourtant, les pêcheries de Terre-
Neuve, exploitées régulièrement par les Basques et les
Normands, peuvent passer pour un établissement qui
vaut peut-être bien ceux des Espagnols. Mais quand
ce ne seraient que des voyages d'exploration, quelle
nation d'Europe, autre que l'Espagne et le Portugal,
en peut compter autant?
L'Angleterre cite le voyage de Jean Gabotto ou
Cabot, qui fut entrepris en 1496, pour chercher par
le nord-ouest la route vers le Cathay (2). Mais Cabot
songeait si peu à faire un établissement qu'il déclara
avoir été très fâché de rencontrer sur sa route une
terre qui lui faisait obstacle et dont il s'éloigna tout
aussitôt. On a supposé depuis que c'était Terre-Neuve.
La tentative ne fut, d'ailleurs, pas renouvelée avant
1553, et Cabot quitta le service du roi anglais. Jus-
qu'au règne d'Elisabeth, l'Angleterre eut précisément
cette insouciance des explorations maritimes, que l'on
attribue à la France si arbitrairement.
(1) Eusebii Cœsariensis Chronicon } cum additionibus Prosperi et
Mathiœ Palmerii. (Parisiis, H. Steph., 1510, 2e édit., Baie, 1529.)
(2) Lettres patentes de Henri VII, 5 mai 1496. — Henri, loin d'en
faire les frais, retient le cinquième des profits.
LES DECOUVEHTES. 7
Quant à la Hollande, est-il besoin de dire qu'avant
d'être affranchie de l'Espagne, c'est-à-dire avant 1572
au plus tôt, elle ne peut rien entreprendre à son
compte? Les Hollandais ne coopérèrent même pas à
l'œuvre de leurs maîtres. Parmi les navigateurs qu'em-
ploie l'Espagne, on trouve des Italiens, des Portugais
et des Espagnols, mais pas un sujet des Pays-Bas. C'est
seulement en 1594 que Maurice de Nassau envoya à la
recherche du passage nord -est la flottille commandée
par Barentz et dont Jean Huyghen a raconté le voyage
dans les parages de la Nouvelle-Zemble.
Enfin, parmi les autres nations de l'Europe, quelle
est celle qui semble se préoccuper de l'œuvre qui s'ac-
complit par les soins des Espagnols, des Portugais et
des Français? Les Allemands suivent avec curiosité les
progrès des découvertes et essayent de les fixer par
leurs travaux de cartographie, mais ils ne comptent
qu'une exploration : Alsinger, en 1529, visita le Vene-
zuela pour la maison des Welser, négociants d'Augs-
bourg, à qui Charles-Quint en avait fait la concession.
Les Danois n'en comptent qu'une également, et qui
est douteuse, celle de Frédéric Anschild à la baie
d'Hudson, en 1591 (1). Ce n'est qu'en 1584 que le
Cosaque Yermak commence cette conquête de la Sibé-
rie qui durera deux siècles.
(1) Nous n'oublions pas la colonisation de l'Islande et du Groenland ;
mais elle ne rentre pas plus dans notre sujet que les croisades ou l'éta-
blissement normand de Naples et de Sicile.
8 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
On voit déjà l'avantage des Français pour la première
époque. Ils l'ont obtenu, — et c'est une supériorité sur
les Portugais et les Espagnols eux-mêmes, — par le seul
effort de l'initiative privée. Mais bientôt les hommes
d'État s'en mêleront. Les amiraux Chabot et Coligny
pousseront leurs maîtres, François 1er, Henri II et
Charles IX, à attaquer par ce côté la puissance espagnole
ou à chercher par ces établissements une solution à
la question religieuse (1). Henri IV comprendra ce que
ces entreprises peuvent ajouter à la puissance politique
et commerciale, comme à la gloire de son royaume.
Alors les grands noms et les grands faits se multiplient.
Verazzano, en 1523-24, sur l'ordre de François Ier,
explore toute la côte américaine, depuis la Floride jus-
qu'à la Nouvelle-Ecosse, entre 34° et 41° 10' latitude
nord. Les Espagnols Jean Ponce de Léon (1512) et Luc
Velasquez d'Ayllon( 1520) s'étaient arrêtés àla Floride.
Estevan Gomez n'a été envoyé au delà par Charles-
Quint, en 1525, que sur l'avis reçu du voyage de
Verazzano. Aussi Garli, qui nous a conservé, dans une
lettre à son père, du 4 août 1524, la relation de Veraz-
zano, a-t-il pu dire qu'on l'estime à l'égal d'Améric
Vespuce et de Magellan. La carte que Jérôme Veraz-
(1) Coligny dit aussi, dans un récit de son voyage à Paris en 1565 :
« Cependant que je suis en ma maison, je regarde à trouver nouveaux
moyens par lesquels Ion poura trafiquer et faire son profict aux pays
estranges... J'espère en peu de temps faire en sorte que nous ferons le
plus beau traficq qui soit en chrestienté... » (Pièces sur l'Histoire de
France, VIII, année 1565.)
LES DECOUVERTES. 9
zano a faite des contrées explorées par son frère et
qu'il a offerte, par dépit ou convoitise, à Henri VIII,
a servi de modèle à une partie des cartes du seizième
siècle. Le Ptolémée de 1540, le planisphère de Mer-
cator de 1541, le globe d'Ulpius de 1542, la carte du
Recueil de Ramusio de 1550, celle de Mercator de 1569,
celle de Locke de 1582 reproduisent à peu près les
contours de la côte et exactement- les noms de Dieppe,
Livourne, Longue ville, Angoulême, etc., proposés par
le navigateur français. Toutes écrivent en grosses lettres
sur ces contrées, qui comprennent la moitié des États-
Unis actuels, la suscription glorieuse Gallia nova, que
nous avons laissé effacer (1).
Dans plusieurs voyages accomplis en 1534, 1535 et
1540, l'illustre Jacques Cartier explore Terre-Neuve,
qui est déjà connue, le golfe du Saint-Laurent avec
ses îles et le fleuve lui-même, qu'il remonte jusqu'à
Hochelaga (plus tard Mont-Royal) à cent quatre-vingts
lieues de l'embouchure. Il prend possession, au nom
du Roi, de tout ce pays, encore inconnu, qu'il appelle
aussi la Nouvelle-France .
Jean-François de la Roque, sire de Roberval, « le
(1) L'authenticité du voyage de Verazzano a été contestée par l'Amé-
ricain Buckingham Smith, dans un Mémoire lu à la Société historique
de New- York, 4 octobre 1864, plus récemment par M. Murphy (Voyage
de Verazzano, New-York, 1875) et par M. Harisse (Revue critique,
janvier 1876) . — Mais elle a été établie par MM. Major (Pall-mall
Gaz., 26 mars 1876), de Costa (Verazzano, 1881), de Simonis (Arch.
storico, août 1877). — On a cessé de le confondre avec le corsaire diep-
pois Jean Florin, pendu en Espagne en 1527.
0
10 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
petit roi de Vimeu » , s'offre lui-même pour faire, avec
Jacques Cartier, une nouvelle exploration et un établis-
sement dans ces possessions désormais françaises. Des
lettres patentes du 15 janvier 1540 lui donnent le titre
et les pouvoirs de « vice-roy et lieutenant général au
Canada, Hochelaga, Saguenay, Terre-Neuve, Belle-
Isle, Carpon, Labrador, la Grande-Baye et Braccialaos
(cap Breton) » , c'est-à-dire dans un empire colonial
presque aussi grand que celui de l'Espagne en Amé-
rique. Il précise ainsi la date de notre prise de
possession effective de ces contrées, qui formeront
durant deux siècles la meilleure part de notre empire
colonial. Cette possession était purement nominale,
dira-t-on. Mais qu'est donc l'empire espagnol à ce
moment?
La France, d'ailleurs, ne s'en tint pas là. Sur l'ordre
de Coligny, le sire de Villegagnon, chevalier de Malte,
conduit en 1555 une colonie protestante dans une ile
de la côte du Brésil, devant Rio de Janeiro. Ribaut et
Laudonnière, en 1562-64, retournent aux pays décou-
verts par Verazzano et fondent, à l'entrée « de la
rivière de May » , Charlesfort et le fort Caroline, où
ils laissent près de mille colons. C'était dans le voisi-
nage de la Floride, que les Espagnols s'attribuaient
sans l'avoir occupée ; et les Espagnols avaient alors les
prétentions des Anglais d'aujourd'hui sur toutes les
terres neuves. Le capitaine Melandez est envoyé sans
retard par le gouverneur des îles espagnoles, pour
LES DÉCOUVERTES. 11
détruire à sa naissance cette colonie française. Il en
massacre les membres, qu'essayèrent de défendre les
indigènes, et il colore d'hypocrites raisons religieuses
cette barbarie politique. Mais, en 1567, un brave capi-
taine gascon, Fr. de Gourgues, voulut à ses frais venger
cette insulte et punir ce guet-apens. Il tue jusqu'au
dernier homme la garnison laissée par Melandez ; à
l'odieuse pancarte de l'Espagnol : « Trucidati, non quia
Galli f sed quia Huguenotes » , il substitue un pilori
avec cette mention : « Mis à mort, non comme Espa-
gnols, mais comme bandits. »
Sous Henri IV et Louis XIII, l'illustre Champlairi s
achève l'exploration du Canada, où il crée Québec en \
1608, parcourt l'Acadie, fonde réellement la Nouvelle- *
France. Il consacre sa vie à cette œuvre, et de 1602 à
1632 s'emploie à recruter, amener et installer des-
colons, à défricher des terres, à créer des villages, à
construire des forts, à mettre enfin cette contrée sans *
limites en bon état d'exploitation. S'il n'est pas le pre-
mier de nos colonisateurs, comme on a voulu le croire!
il est certes le plus grand.
Que d'autres ne pourrait-on pas citer de son temps î
De Montz, de Pontgravé, de Poutraincourt, de Pézieu,
dans les deux Amériques; Godefroy, Le Lièvre, de
Beaulieu, dans les Indes orientales, essayent de faire
des établissements ou d'ouvrir des voies commerciales
pour leur compte, pour celui de compagnies libres,
pour celui même du Roi.
12 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Il n'y a qu'une courte période de trente et un ans
(1567-98) durant laquelle la guerre civile semble
détourner les Français de leur goût si brillamment
manifesté pour les entreprises d'outre-mer.
C'est celle précisément qui voit les plus grands efforts
des Anglais. Elisabeth les a poussés sur nos traces;
mais il s'en faut de beaucoup qu'ils soient, à la fin du
siècle, aussi avancés que nous. Tout d'abord, ils ont
cherché par l'est ou par l'ouest la route vers le Cathay.
Willoughby et Barrow (1553-56), Parr et Jackmann
(1580), ont exploré la Nouvelle-Zemble et le détroit de
Waïgatz; Frobisher (1576-78) a paru dans les mers
glacées que Davis (1585-86-90), Hudson, Burton et
Hall(1609-ll-13),etenfinBaffin (1622), ont reconnues
plus amplement et nommées. Les Anglais s'attardèrent
donc plus longtemps que nous dans les errements de
Colomb et de Cabot, et la recherche qu'ils faisaient
avec obstination ne pouvait aboutir à un établissement
colonial. Drake, il est vrai, dans son voyage autour du
monde , dit avoir pris terre au nord de la Californie
(1576); Humphrey Gilbert, en 1583, prétendit avoir
pris possession de Terre-Neuve et de la Floride, Wal-
ter Raleigh et Greenville de la Virginie, en 1584-85,
Smith de la baie de Ghesapeake, en 1607. Mais plu-
sieurs de ces contrées avaient déjà des maîtres, et l'on a
reconnu plus tard, notamment dans l'enquête contra-
dictoire faite en 1750, à propos de l'Acadie, sur les
origines coloniales en Amérique, que les récits des
LES DECOUVERTES. 13
navigateurs anglais avaient été fort exagérés (1). Une
date, d'ailleurs, est plus significative que tout le reste:
c'est seulement en 1620 qu'a été fondée New-Ply-
mouth, la première bourgade anglaise sur le continent
américain.
Vers l'Orient, les efforts d'Elisabeth ne furent pas
moindres, mais le résultat fut aussi précaire. En 1583,
elle envoie Ralph Fitch et John Newberry auprès du
Grand Mogol et en Chine; elle fait offrir, en 1599, par
John Mildenhall, un présent au Grand Mogol. Son suc-
cesseur, Jacques Ier, suit son exemple. Un agent de la
récente Compagnie des Indes, Hawkins, est autorisé
à commercer dans l'Inde et y séjourne de 1 608 à 1 6 1 1 ;
Th. Best, en 1611, et Th. Roe, en 1616, obtiennent
même des traités de commerce. Mais qu'en est-il
résulté? Les Anglais ont-ils obtenu dans l'extrême
Orient la situation prépondérante que la France a re-
couvrée en 1605 dans l'Empire turc? Il s'en faut bien :
les présents ont été acceptés, mais comme un hom-
mage; les traités sont restés lettre morte.
L'Angleterre pourtant, et la Hollande, dont le pre-
mier établissement aux Moluques est de 1607, ont
devancé la France en un point. Elles ont, les premières,
constitué une Compagnie des Indes ayant le privilège
(1) V. Mémoire des commissaires du Roi, du 4 octobre 1751, dans le
Recueil des Mémoires et actes touchant les limites de l'Acadie et Sainte-
Lucie (t. Ier). — Cf. Abrégé des descouvertures de la Nouvelle-France,
tant de ce que nous avons descouvert, comme aussi les Anglais, à la
suite des voyages de Ghamplain (édition 1830).
14 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
du commerce colonial. Mais qu'en faut-il conclure,
sinon quelles ont ainsi devancé leur propre colonisa-
tion? La France, d'ailleurs, pour l'exploitation de ses
colonies, ne tardera pas à imiter ses rivales, et elle
garde le mérite d'avoir été une ouvrière de la première
heure.
CHAPITRE II
L'INTÉRÊT.
L'opinion. — L'initiation du public.
L'activité des explorateurs français est à coup sûr
une excellente preuve de l'intérêt apporté en France
aux découvertes. Nous devons cependant consulter
l'opinion. Le nombre et la vogue des relations de
voyage, la place que la question occupe dans les
œuvres de pure littérature, nous permettront de recon-
naître l'intensité, la nature et les progrès de cet inté-
rêt déjà manifesté par l'action.
AVANT VILLEGAGNON.
Le total des livres de voyage publiés en France de ,
1494 à 1624 est de plus de trois cents. Sauf une tren- {
taine, qui ont pour objet les Lieux saints, tous traitent
de pays inconnus, terres neuves à acquérir ou terres
vieilles à occuper commercialement. Tous ont, parà
suite, le caractère colonial.
o
16 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
C
0
Laissons de côté, cependant, ceux qui sont relatifs
aux contrées, sinon exactement connues, du moins fré-
quentées déjà par les Européens, c'est-à-dire l'Afrique
septentrionale et l'Asie occidentale. Ils sont au nombre
d'environ quatre-vingts. Retenons seulement les ré-
rcits concernant les terres vraiment neuves : Afrique,
moins les côtes barbareques, Asie orientale et méridio-
nale, îles océaniennes, continent américain. C'étaient
ces pays, en effet, qui pouvaient le mieux attirer le
génie de la colonisation, et les livres qu'ils inspirent
ont vraiment le caractère colonial.
Ce qui frappe tout d'abord, c'est que jusqu'au delà
de la moitié du siècle, le public français ne fut initié
aux découvertes que par des traductions. L'Italie, que
ses divisions et son anarchie rendaient incapable d'une
entreprise nationale, mais qui fournissait aux autres
nations de grands explorateurs, Colombo, Gabotto,
Verazzano, etc., leur fournit aussi les meilleurs récits
de voyage. L'italien semblait la langue maternelle des
navigateurs. La première relation de Jacques Cartier
(1534;) n'a été connue d'abord qu'en cette langue; de
même celle que Verazzano adressa, en français ou en
latin, à François Ier, le 8 juillet 1524. Ce sont deux Ita-
liens, Pierre Martyr, de Milan (1516), et Ramusio, de
Venise (1550-56), qui firent les premières grandes
histoires d'ensemble des découvertes.
C'est donc d'après l'italien ou l'espagnol que Mathu-
rin du Redouet ou Redouer fit connaître, en 1516, la
LES DECOUVERTES. 17
navigation d'Émeric Vespuce (1); qu'Antonin Fabre,
en 1526 ou 1527, raconta le voyage de Magellan; que
Jean Poleur, en 1 536, mit en français V Histoire naturelle
et générale des Indes du Castillan Oviedo ; que Jean Tem-
poral, en 1556, donna la Description de l 'Afrique de Jean-
Léon Africain, « parue premièrement en langue ara-
besque, puis en toscane » . C'est du latin de P. Martyr
qu'un anonyme , le 12 janvier 1532, « translata l'ex-
trait ou recueil des isles nouvellement trouvées au
temps du roi d'Espagne Ferdinand et de la reine Éli-
zabeth sa femme » . C'est enfin P. Martyr qui eut le
premier les honneurs d'une publication intégrale à
Paris .
Sauf la relation du troisième voyage de J. Cartier,
publiée en français en 1545, et les Singularités de la
France antarctique , d'André Thevet (1553), il ne parut
en France aucun ouvrage original touchant les décou-
vertes d'Occident, jusqu'au temps de Villegagnon.
Les découvertes d'Orient n'ont guère été plus favo-
risées. Elles sont représentées en France d'abord par
deux traductions : celle de Maximilien Transylvain,
en 1523(2), et celle de Fern. Lopez, faite par Nicolas
de Grouchy en 1553 (3). Elles fournissent ensuite
(1) Ouvrage dit Recueil de Vicence (1507), publié par Aless. ZoRzr,
sous le titre : Mondonovo e paesi nuovamente retrovati da Alberto Ves-
puzio} Fiorentino.
(2) Le voyage de navigation faict par les Espagnols aux îles des
Molluques.
(3) Le premier livre de l'histoire de l'Inde.
0
18 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
trois relations originales. Lune d'elles est le curieux
récit « en rithmes françaises » fait par Jean Par-
mentier (1531) « de sa dernière navigation en l'isle
Taprobane, autrement dite Sumatra » , recueilli et
édité par P. Grignon, de Rouen (1), sous le titre :
Description nouvelle des merveilles de ce inonde. Les
deux autres sont des lettres de missionnaires, impri-
mées à Toulouse et à Paris en 1532 et 1545; la der-
nière était adressée par François Xavier à Ignace de
Loyola.
Cette infériorité relative des publications françaises
est-elle une preuve que l'opinion en France était indif-
férente aux découvertes? On aurait tort de conclure
trop vite. La publication à Paris de la lettre de Colomb
(1494), les nombreuses éditions de Math, du Redouet,
qui sont sans date, mais à coup sûr de la première
moitié du siècle, l'édition parisienne des œuvres de
P. Martyr témoignent du contraire. Mais d'autres faits
le démontrent mieux encore.
En Normandie, et particulièrement à Dieppe et à
Rouen, on était comme enfiévré des « Terres Neufves » .
Les artistes représentaient sur les boiseries de la mai-
son des Ango ou sur un mur de l'église Saint- Jacques
toutes les « estrangetés » des pays nouvellement décou-
verts. Ango avait fait de sa maison comme un musée
de curiosités exotiques, que François Ier vint visiter
(1) Estancelin a retrouvé à Sens l'original de la relation publiée par
Ramusio (t. III).
LES DECOUVERTES.
19
en 1532 (1). Deux familiers d'Ango, P. Descelliers,
curé d'Arqués, et Guillaume Le Testu, pilote, firent en
1553-55 les meilleurs portulans de l'époque, soit du
monde connu, soit de « l'Isle de Brésil (2) » . P. Des-
celliers, qui était un des plus savants mathématiciens
de son siècle, créa à Dieppe une école d'hydrographie
qui subsista libre jusqu'au moment où Golbert la trans-
forma en école royale. Les Rouennais enfin, voulant
en 1550 foire une réception mémorable à Henri II et à
Catherine de Médicis, arrangèrent cette fameuse « fête
brésilienne » , qui eut alors tant de retentissement et
fit école (3).
Était-ce seulement en Normandie que l'opinion se
manifestait ainsi? Il faut convenir que les Normands,
étant les plus intéressés, furent les plus enthou-
siastes. Mais le reste des Français n'est nullement
indifférent.
Un premier fait constitue une forte présomption en
ce sens : c'est le goût prononcé qu'on reconnaît au
seizième siècle pour la science géographique. Qui dit
colonisateur, dit géographe, et inversement. Or, il y
I
S
(1) Vitet : Histoire de Dieppe, t. II, p. 126. — La maison fut brû-
lée en 1694.
(2) La carte de Descelliers a été révélée au congrès géographique de
1875; celle de Guill. Le Testu est au dépôt de la guerre.
(3) « La déduction des sumptueux ordre, plaisants spectacles et ma-
gnifiques théâtres dressés et exhibés par les citoiens de Rouen... » —
Godefroy : Le cérémonial de la France, décrit des fêtes semblables
à Troyes, 23 mars 1564; à Bordeaux, 9 avril 1565. — V. Denis : Une
fête brésilienne h Rouen en 1550 (Paris, 1850).
20 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE,
aurait une intéressante étude à faire sur le mou-
vement géographique de la Renaissance. On aurait à
compter d'abord les nombreuses éditions des géo-
graphes anciens, Solinus, Denys d'Alexandrie, Pom-
ponius Mêla, Arrien, Dicéarque, Strabon, Ptolémée.
On aurait à analyser l'influence du Ptolémée de 1540,
qui fait époque dans les annales géographiques. Ce
f\ livre donna le goût de ces descriptions d'ensemble
qu'on appela des « cosmographies » et qui sont nom-
breuses au seizième siècle. Celle de Pie II, composée
en 1461 en vue de la Croisade, fut maintes fois réim-
primée. Jean-Alfonse « le Xainctongeois » , le compa-
gnon de Roberval et de Cartier, en a laissé une qui est
encore inédite (1). Un anonyme en dédia une autre à
Charles-Quint, lors de son passage en France, en 1538.
André Thevet, Guillaume Postel, La Popelinière, Fr.
de Belleforest ont plus ou moins illustré ce genre et
l'ait assaut d'érudition ancienne et moderne.
D'autre part, la cour ne cesse de manifester l'intérêt
qu'elle porte à l'œuvre qui s'accomplit, avec ou sans
sa participation. François Ier demandait à voir l'article
du testament d'Adam qui réservait aux Portugais et
aux Espagnols les nouvelles terres trouvées sur le
globe. Malgré la malencontreuse ordonnance du
22 décembre 1538, qui interdisait le commerce de mer
(i) Bibliothèque nationale, fonds Baluze, ancien 503 (in-fol.
de 194 f. f. papier).
LES DÉCOUVERTES. 21
et qui fut, d'ailleurs, rapportée, il protégea le com-
merce et les voyages. Nous avons parlé des Ango, de
Verazzano et de Cartier. On vient de retrouver (1) les
titres de nombreuses missions commandées et dé-
frayées par le Roi « amateur de nouvelletés » : Paillard
en Tunisie, Pitou au Maroc, de Bizeretz au Brésil, le
savant Gille au Levant et en Afrique. Henri II et Cathe-
rine de Médicis furent si émerveillés de « la fête brési-
lienne » de 1550, qu'ils voulurent, d'après la légende,
tenir sur les fonts la touchante Brésilienne Para-
guasu (2). Les grands se faisaient un honneur de
subventionner ou même de défrayer les explorateurs.
L'amiral Chabot équipa les navires de Verazzano et
de J. Cartier; le cardinal de Tournon entretint durant
trois ans (1546-49) en Orient le naturaliste manceau
P. Belon (3); le cardinal de Lorraine donna au Gor-
delier augoumoisin André Thevet les moyens de par-
courir durant quinze ans toutes les terres et mers
connues et inconnues.
Mais à quoi bon relever tous ces faits? N'avons-nous
pas un livre d'une observation intense, qui reflète
toutes les pensées de l'époque? C'est au Pantagruel { Q
(1) D. Hamy : Communication à la Société de géographie, 17 jan-
vier 1890.
(2) Histoire de V araquasu et Caramuru, ap. Fr. Denis : le Brésil, Uni-
vers pittoresque, 35-38. — Warden : Histoire de l'empire du Brésil, I,
p. 252 à 255; Brito Freyre : America portuguesa, 1. I*"-, p. 95-101.
— Cf. Poème, traduit en français, par Eugène de Montglave, en 1829.
(3) V. sur P. Belon nos articles à la Bévue de géographie, novembre
et décembre 1887.
s
22 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
qu'il faut demander l'opinion des Français de la pre-
mière moitié du seizième siècle sur le sujet qui nous
occupe. Rabelais a achevé d'écrire son épopée « de
haute gresse » , mais « de substantifique moelle » , en
1552. Il n'a donc pu connaître que les explorations
portugaises et espagnoles et les premières des explora-
tions françaises. P. Martyr et Oviedo, les relations de
Colomb, de Vespuce et de J. Cartier ont été à peu près
ses seules sources d'information. Mais Rabelais savait
voir autour de lui. Une œuvre aussi importante que
celle qui s'accomplit et le mouvement d'opinion qu'elle
devait faire naître ne pouvaient lui échapper.
Or, examinez la contexture même du Pantagruel.
Que fait le roi débonnaire, avec ses gais compagnons
Panurge et frère Jean, si ce n'est un voyage d'explora-
tion? Il part de « Thalasse, près Sammalo » , ou de
Saint-Malo sur mer, comme J. Cartier. Il est accompa-
gné de « Xenomanès, le grand voyageur et traverseur
de voies périlleuses » . Il reconnaît des îles nombreuses,
essuie des tempêtes violentes, durant lesquelles « Pa-
nurge restait de cul sur le tillac, plourant et lamen-
tant » . Il collectionne, pour envoyer à son père, le
très débonnaire Gargantua, « les nouveaultés d'ani-
maux, de plantes, d'oiseaulx, de pierreries que trover
pouvait et recouvrer en toute sa pérégrination » . En
un mot, Rabelais n'a rien trouvé de mieux pour appe-
ler l'intérêt sur son héros que d'en faire un plaisant
mule des Colomb et des Cartier. Pour accentuer l'il-
LES DECOUVERTES. 23
lusion, le savant conteur multiplie les termes tech-
niques de navigation. Il a soin de placer dans sa fan-
tastique bibliothèque de Saint-Victor des livres tels
que la Cosmographia Purgatorii, les Brimbelettes d'un
voyageur, etc., montrant par là et par tout le reste que
là géographie et les voyages sont une des premières
préoccupations des lettrés de son temps.
Mais Rabelais nous donne une indication plus précise
encore. Vers le milieu du siècle, on ne connaît pas seu-
lement, on discute et Ion compare les voies maritimes
qui mènent aux Indes ; on essaye d'établir la science
des navigations transocéaniennes. Mais l'erreur de
Christophe Colomb est toujours dominante ; on ignore
encore les contours du continent américain. « L'avis du
pilote Jamet Brayer, dit Rabelais, et de Xenomanès
aussi, fut, vu que l'oracle de la dive Bacbuc estait près
le Catay, en Indie supérieure : ne prendre la route
ordinaire des Portugalois, lesquels passant la ceinture
ardente et le cap de Bona-Speranza sur la poincte
méridionale d'Afrique oultre équinoctiale, et perdant
la vue et guide de l'asseuil septentrional, font navi-
gation énorme; ains, suivre au plus près le parallèle
de la dicte Indie et gyrer autour d'icellui pôle par
occident, de manière que, tournoyant soubs septen-
trion, l'eussent en pareille élévation comme il est au port
de Olone, sans plus en approcher, de peur d'entrer et
estre retenus en la mer glaciale, et, suivant ce cano-
nique destour, par jnesme parallèle, l'eussent à dextre
24 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
vers le levant, qui au despartement leur estait à senes-
tre. Ce que leur vint à profit incroyable; car sans
naufrage, sans danger, sans perte de leurs gens, en
grande sérénité (exceptez un jour près l'isle des Ma-
créons) firent le voyage en Indie supérieure en moins
de quatre mois; lequel à peine feraient les Portugalois
en trois ans, avecque mille fascheries et dangers
innumérables. »
Que peut-on conclure du témoignage de Rabe-
lais? Ceci, croyons-nous, qui s'accorde avec les faits
relevés plus haut. Les contemporains du curé de Meu-
don, et lui-même, ont un goût très vif pour les récits
de voyages; ils sont au courant des résultats acquis,
et ils en raisonnent, pour faire mieux. Mais ils se
laissent guider par les étrangers (-Xe/io...manès) et
partagent leurs erreurs. Ils ne montrent, en somme,
qu'une curiosité sympathique, et peu ou point d'ini-
tiative .
II
VILLEGAGNON.
Mais voici qu'un explorateur français va fouetter
cette curiosité; il va donner à ces voyages lointains et
aux établissements coloniaux, où le public français n'a
guère vu jusqu'alors que cosas de Esvana, tout l'attrait
LES DECOUVERTES. 25
des questions religieuses, si passionnantes alors, et
tout l'intérêt des ambitions nationales.
On connaît l'aventure de Villegagnon. Coligny le
choisit pour fonder sa colonie protestante à cause de sa
valeur éprouvée et des sentiments qu'il manifestait en
faveur de la Réforme. Mais au delà des mers, le che-
valier de l'Ordre retrouva son orgueil et sa foi. Il eut
la prétention d'imposer à ses compagnons ses propres
croyances religieuses, et notamment son interprétation
de la Gène. Il se brouilla à ce propos avec les pasteurs
P. du Pont et P. Richer, rigides doctrinaires de Genève.
Ceux-ci l'abandonnèrent en 1558; mais ceux qui res-
tèrent n'en furent pas plus soumis. Après beaucoup de
violences, Villegagnon abandonna tout à coup colonie
et colons à la merci des Portugais, et revint en France.
Retiré dans sa commanderie de « Reaulvais , près
Nemours » , il soutint contre Calvin et son élève Richer
une ardente polémique, qui dura jusqu'à sa mort, en
1571. On pense bien qu'il fut fort maltraité par le
parti protestant. Il était appelé « le Caïn de l'Amé-
rique » , et Th. de Rèze le qualifiait de « présomptueux
et fantasque » . Plus tard, Agrippa d'Aubigné le stigma-
tisera dans ses Tragiques, en louant les martyrs qu'il a
faits :
Dieu poursuivit Satan et lui fit guerre ouverte
Jusques en l'Améric, où ces peuples nouveaux
Ont été spectateurs des fruits de nos bourreaux
[Les Feux.)
y
\'
26 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE
Ce fut un débordement de libelles contre lui, où
naturellement était contée de diverses façons sa navi-
gation. Il y répondit avec vigueur et prolixité. Ainsi se
trouva formée toute une bibliographie française des
découvertes. Ainsi furent mises à la mode en France
« les terres neuves d'Amérique (1) » .
Jean de Léry, un des compagnons mécontents
du despote, résuma le débat en 1578, dans son His-
toire du voyage faict au Brésil C'était encore une
œuvre de parti, car l'auteur était un pasteur protestant,
comme Richer et du Pont. Mais cette histoire contenait
« les mœurs et façons estranges des sauvages Brasiliens,
avec un colloque en leur langage » , et sa vogue fut très
grande. Le livre n'eut pas moins de cinq éditions avant
la fin du siècle (2).
Ronsard, d'ailleurs, « le poëte qui donne les cou-
ronnes » , consacra la renommée de Villegagnon et la
popularité de son entreprise en lui faisant, seul de
tous les explorateurs, une place d'honneur dans son
œuvre poétique. Dans le Discours contre fortune , une de
o
(1) Relations : Copie de quelques lettres sur la navigation du
chevalier de Villegaignon es terres d' Amérique, oultre aequinoctiale
(1557-1558). — Villegagnon : Navigation du chevalier du Villegai-
gnon es terres d'Amérique, en 1555, avec les mœurs des sauvages
(1557). — Polémique : Discours de Nicolas Barré sur la navigation de
Villegaignon en Amérique (1558). — La suffisance de maître Colas
Durand, dit chevalier de Villegaignon (1561). — Le leurre de Nicolas
Durand, dit Villegaignon (1562). — Le brief recueil de l'affliction et
dispersion de l'église des fidèles au pays du Brésil (1562), etc., etc.
(2) A Rouen, la Rochelle et Genève; traduction latine à Genève,
1594
LES DECOUVERTES. 27
ses meilleures épîtres adressée à Odet de Coligny, car-
dinal de Châtillon, publié dans le Recueil de 1578, le
poète s'écrie :
Je veux aucunes fois abandonner le monde
Et hazarder ma vie aux fortunes de l'onde,
Pour arriver au bord auquel Villegaignon
Sous le pôle antarctique a semé vostre nom!
Au cours du débat avaient paru plusieurs ouvrages
d'un réel intérêt, qui ne firent qu'accentuer le courant
d'opinion. André Thevet, qui devait, lui aussi, prendre
parti contre Villegagnon, au point de vue catholique,
dans sa Cosmographie parue en 1575, avait déjà traité
du Brésil dans ses Singularités de la France antarctique.
Il avait écrit bien d'autres relations ou traités géogra-
phiques restés inédits (1). Nous n'en parlons ici que
pour l'exemple, l'auteur méritant peu de créance.
Mellin de Saint-Gelais, au contraire, fit plus tard auto-
rité par son récit des Voyages aventureux de Jean Alfonse,
pilote xaintongeois (1559). Il en fut de même de Y His-
toire universelle du monde de Fr. de Belleforest (1571)
et de Y Histoire des trois mondes de la Popelinière (1 582) ,
qui toutes deux sont citées avec honneur par le savant
Jean de Laët (2).
(1) Bibliothèque nationale, manuscrits, fonds français, noS 932-933;
934-655; 935-656; 936-657; 2299; 1633; 10264; 9817. — Cf. Gaf-
Farel : édition des Singularitez... (1889.)
(2) Novus orbis scu descriptionis Indice occidentalis, libri XVII (Leyde,
1633, traduction française, 1640).
28 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Cette vogue profite aux traductions, déjà plus rares.
Martin Fumée obtint un succès avec sa traduction
de Gomara (1), et aussi André Chuppin avec son
Récit de la navigation de Frobisher « translaté de l'an-
glais (2) » .
Mais voici que l'art se met au service de cette
propagande. André Descerps dédia à Antoine de
Bourbon son très curieux Recueil de la diversité des
habits qui sont à présent en usage tant es pays d'Eu-
rope, Asie y Afrique et isles sauvages (1562). C'est une
sorte d'album dont chaque page offre une figure
différente, accompagnée d'un quatrain humoristique.
L'auteur déclare « avoir suivi quelque dessein du
défunct Roberval et d'un certain Portugais ayant
fréquenté plusieurs et divers pays » . Il donne , au
nature] , « le geste et le vestement » d'abord des
hommes et femmes de l'Europe, puis du « Barbare
et de la Barbare, du Moresque, de l'homme et de
la femme sauvages, de l'Indien et de l'Indienne, du
sauvage en pompe , du Brésilien et de la Brési-
lienne » . Il n'oublie « ni l'evesque et le moyne de
mer » , êtres fantastiques auxquels on croyait alors,
ni les chanoines, Chartreux, prieurs, êtres réels qu'il
paraît médiocrement vénérer. Il a, du reste, l'insou-
ciance de la vérité qui convient à un artiste, et il
(1) Histoire générale des Indes occidentales et Terres neuves (six
éditions de 1569 à 1578).
(2) 1578; trois fois réimprimé jusqu'en 1600.
LES DECOUVERTES. 29
lui arrive plusieurs fois de dire cavalièrement au
lecteur :
Si tu as peur que ce pourtraict te trompe,
Va sur les lieux, pour voir son vestement.
III
APRES VILLEGAGNON.
Ainsi, grâce à l'aventure de Villegagnon, la cause
des Terres neuves est gagnée en France; l'attention
se porte désormais sur les entreprises coloniales et sur
les livres qui les font connaître. Malgré la guerre
civile, Ribaut, Laudonnière, Gourgues, les Jésuites *v
vont courir les mers et terres inconnues et intéresser
le public à leurs voyages; de Montz, Ghamplain, Les-
carbot, Poutraincourt, de Pézieu, les Capucins, vont
explorer, coloniser et décrire une nouvelle France.
Des amateurs vont vulgariser leurs relations. Les étran-
gers eux-mêmes les emprunteront, comme faisaient
naguère les Français.
Voyez, par exemple, combien on se montre curieux
des explorations toutes françaises faites en Floride et
au Canada.
Pour l'exploration en Floride, trois relations. L'une
se trouve dans le Recueil de Chauvelon : Novœ novi
orbis historiée, qui eut deux éditions à Genève, en
30 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
1578 et 1600. Cette relation avait d'abord paru en
français, sous le nom de Ghallus ou Le Challeux, en
1566, avec la « requeste présentée au Roi, en forme
de complainte, par les femmes veuves et enfants
orphelins, parents et amis de ses sujets qui ont esté
tués en ladicte Floride » . Elle fut traduite en italien
par Jérôme Benzoni, à qui Chauvelon Ta empruntée,
en la traduisant en latin. L'autre est de Jean Ribaut et
parut à Lyon en 1566. La troisième fut publiée à Paris
en 1586 par Basanier, d'après Laudonnière lui-même,
dont le récit avait été imprimé en 1566, sous le titre :
Histoire notable de la Floride. Mais Basanier ajoute aux
trois voyages «descritspar le capitaine Laudonnière »
le récit de l'expédition héroïque du capitaine Gourgues.
C'est comme le livre d'or de la Floride française. Cette
dernière relation, et plusieurs autres concernant les
explorations françaises en Floride, ont pris place dans
le Recueil des grands voyages de Théodore de Bry et
Mathieu Mérian, publié à Francfort de 1590 à 1634(1).
Théodore de Bry donne même, pour la première fois,
la relation de Le Moyne de Morgues, compagnon de
Laudonnière, faite sur l'ordre de Charles IX et restée
inédite par la volonté de son auteur (2). L'aventure de
Villegagnon n'est pas non plus oubliée dans ce Recueil.
(1) India occidentalis vel historia Americœ.
(2) «De Morgues, dit Th. de Bry, était un peintre célèbre de Dieppe;
il a illustré son récit d'une foule de dessins et de portraits de sauvages,
ad vivum expressce. »
LES DECOUVERTES. 31
Un anonyme, qui signe G. G. A., la fait connaître par
trois pièces : un récit, composé par lui-même, sous le
titre : Établissement des Français au Brésil; la traduc-
tion d'un récit français anonyme, qui n'est qu'un des
libelles dont nous avons parlé, et enfin la traduction
de l'histoire de Jean de Léry. Une si grande place
faite aux expéditions françaises dans un si important
ouvrage étranger, et, d'autre part, un si grand nombre
de relations parues à la fois sur une même contrée, ne
prouvent-ils pas tout ensemble l'importance de la colo-
nisation française et la faveur dont jouissent en France
les colonisateurs?
Pour le Canada, la preuve est plus éclatante encore.
Les relations se multiplient, et avec elles les œuvres
de vulgarisation; les unes et les autres ont de nom-
breuses éditions. Ghamplain eut les honneurs d'une — \
véritable popularité. De ses trois récits, le premier,
paru le 15 novembre 1603, eut deux éditions coup
sur coup; le second en eut trois, de 1613 à 1620, et
le troisième également trois, de 1619 à 1627 (1). La^'
sincérité de l'auteur, son style net et franc, sont pour
quelque chose dans ce succès. Mais le goût pour les
voyages et déjà le souci colonial y sont pour plus
encore. La preuve en est dans les autres publications
(I) Ils ont pour titres :1e premier, Des sauvages; le deuxième, Voyages
du sieur Champlain, Xaintongeois ; le troisième, Voyages et découvertes
en la Nouvelle-France. — Nous ne parlons pas de l'édition de 1632,
faite en l'absence de Ghamplain par le libraire Claude Collet, pleine
d'erreurs, d'omissions, et mal écrite.
0
I?
32 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
de l'époque. Celles de Lescarbot, surtout, offrent à ce
point de vue un intérêt particulier. Avocat de Vervins
devenu avocat au Parlement de Paris, poète, orateur
et historien déjà connu (1), Lescarbot fut pris vers
1600 de la passion des voyages. Il lia connaissance
avec Poutraincourt, s'embarqua avec lui, le 18 mai
1606, pour la Nouvelle-France, y séjourna pendant
un an, rendit des services à Port-Royal, rentra en
France le 2 octobre 1607, et depuis lors se fit l'apôtre
de la colonisation. Dans son Histoire de la Nouvelle-
France, parue en 1609 et quatre fois réimprimée en
neuf ans, il raconta toutes les explorations françaises
en Amérique. Il chanta les louanges de la colonie dans
les Muses de la Nouvelle-France (1618). Il tint enfin le
public au courant de ce qui se passait dans ce pays
français par trois publications parues en 1610 et 1612.
Ghamplain et Lescarbot furent donc de véritables
initiateurs. Mais ils trouvèrent un public bien préparé
et sympathique. Le Canada était déjà si connu et l'on
peut dire si populaire que les romanciers y transpor-
taient la scène de leurs fables. Ainsi fit, du moins, en
1603, Antoine du Perrier, sieur de Salargue, gentil-
homme bordelais. Son roman Les Amours de Pistion et
(1) Harangue d'actions de grâces adressée au légat Alex, de Médicis,
31 mai 1598, et publiée avec quelques petits poèmes dédiés à MM. de
Bellièvre et de Sillery, à la ville de Vervins, à madame de Coucy. —
Discours sur l'origine des Russiens (1599), réimprimé il y a quelques
années par le prince Labanoff. — Plus tard, en 1628, il composa encore
un petit poème patriotique intitulé : La chasse aux Anglais dans l'isle
de Rhé, au siège de la Rochelle.
LES DÉCOUVERTES. 33
Fortunée était « tiré du voyage de Canada, dicte
France nouvelle » . Il est aujourd'hui introuvable, mais
il eut alors quelque retentissement. Un avocat du
parlement de Rouen, Me du Hamel, en tira aussitôt
une tragédie intitulée Acoubar et publiée à Rouen,
cette même année 1603 (1).
Mais un nouvel élément, le prosélytisme religieux,
qui occupe une si grande place dans l'histoire de la
colonisation, venait à ce moment se joindre à la curio-
sité manifestée jusqu'alors. C'est, en effet, en 1594, à
Lyon, que parut la première relation française des
Jésuites, rédigée par les PP. Martinez, proviseur des
Indes orientales, Jean d'Atienza, provincial du Pérou,
et Diez, provincial du Mexique (2). Depuis lors, les<- '""
lettres et relations soit des Jésuites, soit des Capucins,
se multiplièrent. On peut, sans malice, trouver là un
symptôme de l'état de l'opinion. Sans mettre en doute
le zèle des bons Pères, on sait qu'ils n'étaient pas
gens à se lancer dans des entreprises sans profit : ils
excellent à prendre le vent qui doit enfler leurs voiles.
Pour avoir fait, eux aussi, leurs découvertes, et en
avoir rendu, avec insistance, un compte détaillé au
public, il fallait qu'ils eussent reconnu un goût à satis-
(1) V. l'analyse dans l'Histoire du théâtre français, des frères Par-
fait (III, p. 481).
(2) Il s'agit ici d'une relation d'ensemble ; car, depuis longtemps, les
missionnaires jésuites envoyaient à leur général des Lettres, qui furent
souvent imprimées. INous avons signalé les premières (chap. Il, § 1).
Un premier recueil fut publié à Paris en 1571 ; de nouvelles Lettres en
1580, 1589, 1590, 1592 et 1593, toutes relatives à la Chine et au Japon.
3
/
34 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
faire. Quoi qu'il en soit, on compte quatre récits
publiés des missionnaires jésuites, de 1594 à 1616, et
autant des Capucins, dans les seules années 1612-14.
Les premiers opéraient aux Indes orientales et occi-
dentales : au Mexique , au Pérou , à la Nouvelle-
France, en Chine, au Japon. Les autres s'étaient can-
tonnés, à la suite de Pézieu et de Fr. de Razilly, sur la
côte septentrionale du Brésil, « dans l'isle appelée des
Français Maragnon » .
Cette intervention des missionnaires fit complète-
ment dévier les idées . Il y a bien encore , entre
1594 et 1624, des récits de pure curiosité, des traduc-
tions, des reproductions d'anciennes relations fran-
çaises ou étrangères, tout ce qui, enfin, avait plu jus-
qu'alors et caractérisait le goût du public français (1).
Mais, dans presque toutes ces productions, domine la
même préoccupation. Tous les auteurs, même laïques,
s'étendent sur les succès des missionnaires, sur la con-
O version des sauvages et de leurs chefs, sur ce qu'on
appelle dès lors la propagation de la foi. Champlain
prêche la nécessité de convertir les sauvages (2) , et
(1) J. P. T. : Histoire véritable de plusieurs voyages aventureux faits
sur la mer en diverses contrées (1600). — Traductions de l'Histoire
naturelle et morale des Indes occidentales de d'Acosta, par R. Regnaud
(1698), de Y Atlas de Mercator, par La. Popelikiere (1608). — Rela-
tions de J. Cartier (librairie du Petit-Val, 1598, reproduite par M. d'AvE-
zac, 1863), de Pyrard de Laval {Voyage aux Indes orientales, 1611),
de Pé/aev {Voyage h la Guyane, 1613), etc.
(2) Remarquer l'expression de Champlain : « la saincte entreprise de
Roberval, de La Roche, etc. »
LES DECOUVERTES. 35
Lescarbot déclare qu'il n'a pas d'autre motif pour
écrire .
C'est là un indice grave. Quand on songe que les
protestants ont pris l'initiative de la colonisation, et
quand on compare le rôle des ministres anglais et des
prêtres français dans l'œuvre coloniale des deux pays,
on se prend à déplorer l'intrusion des missionnaires
dans cette affaire. Le temps n'est pas loin où Golbert
se plaindra de leurs ardeurs, de leur indiscipline, de
leur mauvais vouloir à servir les intérêts métropoli-
tains, de leur âpre instinct de domination. Un étranger
l'a dit le premier, et on ne saurait trop le répéter après
lui : « Combien différent serait le monde actuel, si
une France huguenote avait grandi au delà de l'Atlan-
tique (1) ! »
(1) Seeley, L'expansion de l'Angleterre, traduction Rambaud, p. 151.
CHAPITRE III
LA DISCUSSION.
Curieux, opposants et apôtres.
Le nombre et la vogue des écrits spéciaux nous
assurent de l'intérêt apporté à la question coloniale
par les hommes du seizième siècle. Mais il nous faut
^ pénétrer plus avant dans leur pensée. Ont-ils compris
\ et approuvé la révolution économique qui est la consé-
A \ quence des découvertes? Ont-ils applaudi ou résisté
1 aux établissements d'outre-mer? Les littérateurs et les
auteurs de mémoires nous le diront. Ce sont gens
entendus, qui aiment la discussion et prennent volon-
tiers parti.
LES CURIEUX.
_ I Interrogeons d'abord ceux qui montrent au moins
* de la curiosité.
D'après ce qui précède, les curieux, au seizième
siècle, c'est tout le monde. La fièvre des explorations
LES DECOUVERTES. 37
est telle, en effet, quelle s'empare même du léger <
Brantôme. Il projette, avec Strozzi, en 1572, d'aller
faire une expédition au Pérou, et il est surpris, dans ses
préparatifs au Brouage, par la nouvelle de la Saint-
Barthélémy. L'influence des découvertes est déjà si
grande qu'elle change les mœurs. On la retrouve dans
la mode des vêtements de soie à la cour et à la ville,
des robes brochées d'or, des armes et morions ciselés
d'or, que l'Italien Negroli vient, à la demande de son
compatriote Strozzi, tout exprès fabriquer et vendre à
Paris, de ces chaînes d'or que tout le monde porte,
dans la coiffure, au cou, sur la poitrine, aux entour-
nures de la robe, aux deux côtés de la ceinture. Elle
se manifeste surtout dans le goût des collections
d'objets exotiques, rapportés par les voyageurs. Mon-
taigne en donne l'exemple. « Il se veoid, dit-il, en
quelques lieux, et entre autres chez moy, la forme de
leurs lits (aux cannibales), de leurs cordons, de leurs
espées et bracelets de bois, de quoy ils couvrent leurs
poignets aux combats, et de grandes cannes, ouvertes
par un bout, par le son desquelles ils soutiennent la
cadence de leurs danses. » {Essais, I, 31.)
Montaigne est précisément un de ceux dont la curio-
sité est vivement piquée. Il a collectionné les produits
de l'industrie indienne ; mais ce n'est pas tout. Il est
si curieux de ce qui touche à ces peuples nouveaux,
qu'il a pris à son service « un homme qui avait
demeuré dix ou douze ans en cest autre monde, qui a
8 LA QUESTION COLONIALE EN F1UNCE.
esté descouvert en nostre siècle, en l'endroit où Ville-
gaignon print terre, qu'il nomma la France antarc-
tique » . Il ne cesse de l'interroger, et avec lui les
anciens compagnons de voyage qui le viennent voir.
Il interroge de même fort longtemps un de ces trois
Indiens « bien misérables de s'estre laissez piper au
désir de la nouvelleté et avoir quitté la douceur de
leur ciel pour venir veoir le nostre, qui furent à Rouan
du temps que le feu roy Charles neufviesmes y
estait » , et il est « bien marry » d'avoir oublié une
des trois réponses qu'il en tira à grand'peine « par la
bestise de son truchement » . Il connaît donc et se
plaît à louer leurs coutumes, leurs sentiments, leurs
arts, leur langage; il cite leurs chants guerriers ou
d'amour; il trouve que leur langue est « le plus doux
langage du monde et qui a le son le plus aggréable à
l'oreille, qui retire fort aux terminaisons grecques » ;
il donne, comme preuve de leur civilisation, « ce
chemin qui se veoit au Pérou, dressé par les rois du
païs, depuis la ville de Quito jusques à celle de Guzco
(il y a trois cents lieues), droict, uny, large de vingt-
cinq pas, pavé, garny de costé et d'autre de belles et
hautes murailles, et le long d'icelles, par le dedans,
des ruisseaux perennes bordez de beaux arbres qu'ils
nomment molly » . C'est un travail tel que « ny Grsece,
ny Romme, ny iEgypte n'y peut comparer aucun de ses
ouvrages » . Bref, Montaigne est mieux au courant que
personne des choses de « cest autre monde que le
LES DÉCOUVERTES. 39
nostre vient de trouver ». Il a même son opinion
laite, ou à peu près, sur le profit qu'on en peut retirer,
comme nous le verrons plus loin. Il est un des pre-
miers à soulever les questions de pure science, qui
s'agiteront aux âges suivants . Il se demande , par
exemple, si ce nouveau monde n'est point l'Atlantide
de Platon ou la terre d'au delà des colonnes d'Her-
cule, dont parle Aristote. Il conclut négativement
« pour ce que les navigations plus modernes ont des-ja
presque descouvert que ce n'est point une isle, ains
terre ferme et continente, avec l'Inde orientale, d'un
costé, et avec les terres qui sont soubs les deux pôles,
d'autre part; ou, si elle en est séparée, que c'est d'un
petit destroit et intervalle qu'elle ne mérite pas d'estre
appelée isle pour cela » . Cette préoccupation rappelle
celle de Rabelais, en témoignant du progrès accompli;
elle montre que l'ère des découvertes scientifiques
va bientôt s'ouvrir (1).
Mais Montaigne n'est pas le seul dont la curiosité
soit éveillée. Brantôme, que nous avons vu songer à
payer de sa personne, s'informa avidement en Espagne
et Portugal, où il alla, de tout ce qui concernait les
établissements espagnols ou portugais dans les Indes,
et des héros de ces conquêtes. Il rapporta de nombreux
détails anecdotiques sur Colomb, Pizarre, Cortez, dont
il se montre grand admirateur. Il vit à Séville la flotte
(1) Essais, I, 30, 31, 36; III, 6. — Lire tout le chap. xxxi du liv. Ier :
Des cannibales.
40 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des galions chargés d'or arrivant des Indes, et il en fit
un beau rapport à Catherine de Médicis. Il parle même
des procédés de colonisation des Espagnols, que tout le
monde blâme. Mais il ne montre, quant à lui, aucune
indignation et ne porte aucun jugement. Juger n'est
pas l'affaire de Brantôme, à qui les beaux récits suf-
fisent (1).
On ne trouvera pas non plus d'appréciation, et la
chose étonne, dans Y Histoire de de Thou. Habitués à
compter sur la liberté d'esprit et la sagacité du grand
historien du seizième siècle , nous pouvions espérer avoir
son opinion motivée sur un des faits les plus impor-
tants de l'époque qu'il raconte. U Histoire de mon temps,
publiée de 1 604 à 1614, est en effet postérieure à toutes
les relations et œuvres spéciales dont nous avons parlé.
Mais il n'en est rien. Sans doute, de Thou n'ignore pas
les principaux détails et il connaît les sources d'infor-
mation. Ainsi, il rapporte la mort de Fernand Gortez
d'après Lopez de Gomara; il note la mort de Ramusio,
arrivée en 1557, et il fait l'éloge du savant historien
des premières explorations ; il termine son premier
livre par un abrégé des découvertes espagnoles et por-
tugaises; il raconte longuement l'aventure de Ville-
gagnon; il parle de Ghamplain dans les derniers livres;
il essaye même, au livre VII, une description de l'Afri-
que au nord de la ligne équinoxiale. Mais n'est-on pas
(1) Vie des dames galantes, t. Ier, pass. : Les grandi capitaines, t. Ier,
pass. (édition de la Société de l'Histoire de France.)
LES DÉCOUVERTES. 41
surpris qu'il ne mentionne ni Verazzano, ni Cartier, ni
Gourgues, ni aucun des explorateurs français autre que
Villegagnon et Ghamplain, et qu'il semble ignorer tous
les récits de voyages parus en France? Comprend-on
qu'un esprit, d'ordinaire aussi pénétrant, n'ait pas pres-
senti l'importance d'un ensemble de faits qui devait
transformer les sociétés modernes et qui exerce déjà
son influence sur la société contemporaine? Une seule
fois, il touche la question : c'est quand il rapporte qu'on
a attribué à Villegagnon et à Coligny l'intention d'en-
lever aux Espagnols le monopole commercial par la
fondation d'une colonie au Brésil. Mais il a soin de dire
qu'il n'y croit pas et que le vrai motif de l'entreprise
était de créer un refuge aux réformés. Il revient ainsi
bien vite aux questions religieuses, qui emplissent son
siècle et son livre. A côté du grand fait économique
des découvertes, le seizième siècle voyait, en effet, s'ac-
complir deux faits d'ordre politique, la Réforme et les
guerres entre la maison de France et celle d'Autriche,
dont l'importance était plus palpable et devait paraître
supérieure aux contemporains. De Thou, qui est un
historien de l'école de Tite-Live et du genre oratoire (1),
n'a pas su voir, au-dessous des faits de surface, le puis-
sant courant qui va bientôt agiter la masse entière. Il
n'a ni l'esprit philosophique, ni la science économique,
ni le souci démocratique, qui donnent à un Michelet,
j
(1) V. M. Taine : Essai sur Tite-Live.
.
42 LA QUESTION. COLONIALE EN FRANCE.
par exemple, le don de seconde vue. Il ne peut donc
être mis, à propos des découvertes, qu'au rang des
curieux. Mais cette curiosité, il la eue autant que tout
autre. Il la même poussée jusqu'à la crédulité, jus-
qu'à croire, par exemple, à cette pierre miraculeuse des
Indes, dont le seul contact transformait le plomb vil
en or pur et guérissait de tous maux (1).
A défaut de de Thou, il est un penseur, au moins,
qui a nettement vu et fortement analysé la révolution
qui commence sous Faction des découvertes : c'est
I •
Bodin, dans son Discours sur le rehaussement et diminu-
tion des monnayes. La question se trouvait posée par un
fait brutal, parle malaise économique que ressentait la
société d'alors. Des assemblées se tenaient par tous les
quartiers de la ville, et Charles IX dut réunir, au mois
d'août 1568, une commission d'hommes éclairés pour
en examiner les causes et les remèdes. Un de ces
savants, le sieur de Malestroit, répondit à la consulta-
tion comme font les ignorants, en niant le fait. Il
publia même « un petit livret de paradoxes, où il sou-
tint, contre l'opinion de tout le monde, que rien n'est
enchéry depuis trois cents ans » ; et il se trouva des
gens pour le croire. C'est contre ce paradoxe, qui ne
méritait peut-être pas tant d'honneur, que Bodin com-
posa son Discours.
Après avoir établi que tout est enchéri, il cherche
(1) Histoire demontemps (traduction Lebeatj, 1743), liv. Ier, III, VII,
XIV, XV, etc.
LES DECOUVERTES. 43
les causes de ce fait. Il en compte cinq, dont « la prin^
cipale et presque seule (que personne jusques icy n'a
touchée) est l'abondance d'or et d'argent qui est au-
jourd'hui en ce royaume » . Et d'où est venue cette,
abondance? De ce que, dit Bodin, « le Portugalois,
cinglant en haute mer, avec la boussole, s'est faict
maistre du golfe de Perse et en partie de la mer Rouge
et par ce moyen a rempli ses vaisseaux de la richesse
des Indes et de l'Arabie plantureuse, frustrant les
Vénitiens et Genevois, qui prenaient la marchandise
d'Egypte et de la Surie, où elle était apportée par la
caravane des Arabes et Persans, pour nous la vendre
en détail et au poids de l'or. En ce mesme temps, le
Castillan ayant mis sous sa puissance les terres neuves
pleines d'or et d'argent, en a rempli l'Espaigne et a
montré la route à nos pilotes, pour faire le tour de
l'Afrique avec un merveilleux proffit. Il est incroyable,
et toutefois véritable, qu'il est venu du Pérou, de-
puis l'an 1533 qu'il fut conquis par les Pyzarres, plus
de cent millions d'or et deux fois autant d'argent, la
rançon du roi Atulabira revenant à 1,326,000 bezans
d'or. »
Il n'y a rien à ajouter à ce jugement. On n'apprécie
pas autrement aujourd'hui les effets économiques des
découvertes. Voilà enfin un homme du seizième siècle
qui a conscience du mouvement qui l'entraîne; c'est
un curieux, mais doublé d'un observateur. Compre-
nant si bien le profit commercial que l'on peut retirer
44 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des Terres neuves, il ne manquera pas, nous le verrons
plus loin, d'aborder le problème colonial et il en rai-
sonnera avec le même sagacité.
II
LES OPPOSANTS.
Si la société du seizième siècle compte plus de
curieux à vue courte, comme de Thou, que d'observa-
teurs comme Bodin, il est à croire qu'il y eut des oppo-
| sants à l'établissement colonial. On en peut reconnaître,
en effet, de plusieurs sortes.
Ce sont d'abord, comme aujourd'hui, les hommes
politiques. Engagés dans les événements, ils voient de
trop près pour voir de haut. Ceux d'entre eux qui ont
écrit des mémoires, et il n'y a guère qu'eux à l'avoir
fait, ou bien n'ont pas un mot pour les découvertes
françaises ni même pour les découvertes en général,
ou bien, s'ils rencontrent un fait qui ait le caractère
colonial, ils le font entrer dans le cadre des événe-
ments politiques, qui les préoccupent par-dessus tout.
Un passage de Montluc le fera comprendre.
Il parle de son fils, le capitaine Montluc dit Peyrot,
qui, en 1563, ne pouvant supporter l'oisiveté que lui
impose la paix d'Amboise, « desseigna une entreprise
sur mer, pour tirer en Affrique et conquérir quelque
LES DECOUVERTES. 45
chose...., s'embarqua à Bordeaux avec six navires
aussi bien équippés qu'il estait possible..., mais perdit
la vie ayant esté emporté d'une mousqueterie en l'isle
de Madère » . Montluc, en pleurant la mort de son
fils, « que M. l'admirai n'aimait et n'estimait que trop,
ayant tesmoigné au roy qu'il n'y avait prince ny sei-
gneur en France qui eust peu de ses seuls moyens et
sans bienfaict du roy, dresser en si peu de temps un
tel équipage », fait son examen de conscience et se
demande s'il n'aurait pas dû s'opposer à cette entre-
prise. Il disserte sur l'affaire avec un air de mystère
significatif. Il déclare, en prenant la reine et l'amiral
à témoins, qu'il refusa longtemps d'y donner les mains,
« pour la crainte que j'avais, dit-il, qu'il ne fût cause
d'ouvrir la guerre entre la France et l'Espagne » . Son
fils n'avait pas dessein « de rompre avec l'Espagnol » ;
mais Montluc voyait bien « qu'il estait impossible qu'il
ne donnât là ou au roi de Portugal ; car à voyr et ouyr
ces gens, on dirait que la mer est à eux » . Cependant
le projet méritait considération, et le vieux guerrier se
reproche de ne s'en être pas ouvert à quelque autre.
Qu'était-ce? Il refuse de le dire, « parce que la royne
peut-être le renouera quelque jour » . Il s'agissait sans
doute d'une compensation à prendre aux Canaries ou
à Madère, contre la renonciation à la couronne de Por-
tugal, à laquelle Catherine avait des droits. Quoi qu'il
en soit, on voit que Montluc n'envisage la chose qu'au
point de vue politique ; il n'est préoccupé que de main-
0
46 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
tenir la paix avec l'Espagne, la tyrannique alliée de la
France à ce moment. L'établissement projeté l'inquiète
peu en lui-même. Combien de projets de ce genre nos
hommes politiques modernes n'ont-ils pas repoussés
ou abandonnés pour ne pas déplaire à l'Angleterre,
par exemple ! Eux et lui, par suite des mêmes habitudes
d'esprit, sont des adversaires de la politique coloniale.
Faut-il comprendre dans ce groupe d'opposants, à
raison de leur silence, tous les politiques et hommes
de guerre que les luttes religieuses du seizième siècle
entraînent et passionnent? Non, assurément. Goligny
est l'un d'eux; l'ex-ligueur Jeannin, devenu ministre
sous Henri IV, acceptait la dédicace de la Nouvelle-
France de Lescarbot et se laissait appeler « grand
amateur et protecteur de ces voyages lointains * ; c'est
à sa recommandation que Pyrard de Laval écrivit la
relation de son voyage aux Indes orientales en 1611.
Il est certain pourtant que ce n'était pas pour eux le
plus pressé ni le plus important. Gomme à de Thou,
les guerres de religion et la puissance espagnole leur
paraissaient les grandes affaires du siècle.
A cette opposition s'en joint une autre, qui est bien
commune aussi à notre époque et qui est encore moins
réfléchie. C'est celle de ces bons bourgeois, bien rentes,
heureux, nonchalants, qui croient que tout est pour
le mieux dans une société où ils sont bien. Ceux-là
redoutent jusqu'au mot d'aventure. Ils vont répétant
que la France se suffit, et que les acquisitions lointaines
LES DECOUVERTES. 47
sont au moins inutiles, peut-être dangereuses. Qui pou-J
vait mieux les représenter au seizième siècle que Mon-T
taigne? L'insoucieux et indolent penseur, qui est riche,
égoïste et sceptique, « n'ignore pas le prix de la merca-
dence et de la trafique qu'on fera avec ces nouveaux
pays qui, il n'y a pas cinquante ans, ne sçavaient ny
lettres, ny pois, ny mesures, ny vestements, ny bleds,
ny vignes, mais qui offrent déjà la négociation des
perles et du poyvre » . Il prévoit même la révolution
qui s'accomplira au profit du Nouveau Monde, qu'il
imagine déjà aux prises avec la vieille Europe. « Si
nous concluons bien de notre fin, dit-il, cest autre
monde ne faira qu'entrer en lumière quand le nostre
en sortira ; l'univers tombera en paralysie ; l'un mem-
bre sera perclus, l'autre en vigueur. » Mais cela n'em-
pêche pas qu'il redoute que la France y prenne place.
Il aurait, de nos jours, fait au moins un article de jour-
nal pour engager nos gouvernants à ne pas tant entre-
prendre. « J'ai peur, observe-t-il, que nous avons les-
yeux plus grands que le ventre, comme on dict, et le
dict-on de ceux auxquels l'appétit et la faim font plus
désirer de viande qu'ils n'en peuvent empocher. Je
crains aussi que nous avons beaucoup plus de curiosité
que nous n'avons de capacitez ; nous embrassons tout,
mais je crains que nous n'étreignions rien que du /
vent ( 1 ) . »
(1) Essais, l, 31 : Des cannibales.
48 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Montaigne, d'ailleurs, a un autre grief contre ces
établissements de peuples civilisés en pays sauvages,
un grief bien français et que nous retrouverons sous
différentes formes à toutes les époques. Il importe de
s'y arrêter dès maintenant.
On devrait, il nous semble, chercher plus souvent
dans nos origines intellectuelles et morales l'expli-
cation des incohérences qu'on rencontre, hélas! dans
notre vie nationale. Si nous agissons souvent comme
des logiciens aux yeux fermés ou comme des rhé-
teurs grisés de mots, n'est-ce pas parce que, fils des
Latins, tenant des Latins notre langue, la plupart de
nos institutions , nos idées et nos habitudes d'esprit,
nous sommes restés des anciens parmi les modernes?
Frédéric Bastiat et M. Taine l'ont bien démontré pour
la période révolutionnaire. On peut l'établir, après
eux, pour l'œuvre de la colonisation.
Est-il une question plus moderne, plus étrangère à
tout souvenir antique? Cependant nombre de Français,
et des plus illustres, ont trouvé moyen de la gréciser
et latiniser. Bornons-nous, pour le moment, à un
exemple; nous en trouverons d'autres plus tard. On
sait qu'un des lieux communs les plus en usage chez
les poètes et orateurs anciens, c'est la peinture et
l'éloge de l'âge d'or. L'humanité y vivait, paraît-il,
dans un bonheur parfait. L'âge d'argent, l'âge de
bronze et l'âge de fer ont, depuis, marqué les progrès
Clle la décadence. Or, qu'est l'âge d'or? C'est l'époque
LES DÉCOUVERTES. 49
où l'homme, isolé dans le cercle de la famille, ne
s'étant même pas élevé à la conception sociale de la
tribu, vit des fruits spontanés de la terre, des produits
de la chasse ou de la pêche, en plein air, en pleine
liberté individuelle, sans le souci d'aucune convention
de société. C'est la vie sauvage dans tout son dénue-
ment et dans toute son étroite indépendance. Voilà;
un développement tout trouvé pour nos littérateurs,
une antithèse où notre esprit rhéteur, hérité des Latins,
peut pétiller à l'aise. Opposer les misères de ce seizième
siècle, qui est bien un âge de fer, à l'innocente quié-
tude de ces sauvages qu'on vient de découvrir, y a-t-il
plus belle occasion de montrer qu'on a de l'esprit et
qu'on possède ses classiques?
Écoutez d'abord Ronsard, le plus « grécisant et lati-
nisant » des poètes du seizième siècle. Il s'écrie, dans
son Discours contre fortune, déjà cité :
Docte Villegaignon, tu fais une grand" faute
De vouloir rendre fine une gent si peu caute
Gomme ton Amérique, où le peuple incognu
Erre innocentement tout farouche et tout nu,
D'habits tout aussi nu qu'il est nu de malice.
Pour ce, laisse-les là ; ne romps plus (je te prie)
Le tranquille repos de leur première vie ;
Laisse-les, je te prie, si pitié te remord,
Ne les tourmente plus et t'enfuy de leur bord.
Las ! si tu leur apprends à limiter la terre,
Pour agrandir leurs champs, ils se feront la guerre.
Or, pour avoir rendu leur âge d'or ferré
4
50 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
En les faisant trop fins, quand ils auront l'usage
De cognaistre le mal, ils viendront au rivage
Où ton camp est assis, et en te maudissant
Iront avec le fer ta faute punissant.
\ • ; •
Vivez, heureuse gent, sans peine et sans souci,
Vivez joyeusement ; je voudrais vivre ainsi !
Voici maintenant Montaigne, l'ingénieux écrivain,
le moraliste sceptique, pour qui tout n'est que matière
à d'agréables variations littéraires. Voltaire trouve
« que c'est une injustice criante de dire que Montaigne
n'a fait que commenter les anciens » . Il demande s'il
a pris chez les ancien^ « tout ce qu'il a dit sur nos
modes, sur nos usages, sur le Nouveau Monde décou-
vert presque de son temps (1) » . Eh, oui ! n'en déplaise
à Voltaire, Montaigne commente les anciens, même
dans son chapitre des Cannibales. Il ne leur a pas,
évidemment, emprunté les détails de mœurs et de
costumes. Mais c'est d'eux qu'il tient l'idée de l'âge
d'or qui domine tout son développement, et le goût de
l'antithèse dont il joue habilement. Gomme Ronsard,
il plaint « ces peuples purs encore et vierges, à qui les
lois naturelles commandent encore » , de se trouver
en contact avec nos vices, qui ne tarderont pas à les
« abastardir » . Il se moque de la prétention des Euro-
péens qui les appellent des barbares, disant : « Nous
les pouvons bien appeler barbares, eu esgard aux règles
(1) Lettre au comte de Tressan, 21 août 1746.
LES DECOUVERTES. 51
de la raison, mais non eu esgard à nous, qui les sur-
passons en toute sorte de barbaries. » Il fait avec une
complaisance malicieuse l'éloge de leurs mœurs, de
leur langue, de leur industrie, puis il s'écrie plaisam-
ment : « Tout cela ne va pas mal ; mais quoy ! ils ne
portent pas de hauts-de-chausses ! »
Cette opposition à l'action coloniale est, nous le
voulons bien, de pure convention littéraire. Mais elle
a néanmoins son importance. Ne devons-nous pas à
l'exemple et aux leçons de nos classiques anciens et
modernes d'être ou de paraître un peuple viveur,
rêveur, littérateur et rhéteur? Or ce sont qualités con-
traires à celles qu'exige le long et pénible labeur de la
colonisation. A un peuple colonisateur, il faut l'esprit
pratique, sans compter la force physique et la persé-
vérance (1).
Aux oppositions que nous venons de relever, il en
reste deux autres à ajouter, toutes deux personnelles
et de valeur inégale.
L'une est de Brantôme. On sait qu'une des qualités et
l'un des défauts de Brantôme est de changer d'opinions
comme de héros ; tout entier à la biographie qu'il écrit,
(1) Gommence-t-on à réagir contre l'abus de l'éducation purement
classique? Nous l'espérons, sans y croire. En tout cas, nous ne sommes
pas le seul à en dénoncer le danger. M. Duruy disait, en 1864, avec
l'autorité qui lui appartient : « Notre France a été si profondément
pénétrée de l'esprit latin, qu'il y existe un préjugé contre l'enseigne-
ment pratique. "Voir aussi la Question du latin, de M. Frary, et Y Édu-
cation de la bourgeoisie, de M. Manoeuvrier. La question vient d'être
portée au Sénat : interpellation de M. Combes, 17-20 juin 1890.
4.
V)
52 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
il y sacrifie tout le reste, sans se soucier des injustices
et des contradictions. Or, parlant des navigateurs
espagnols, il exalte leur courage et leur patience; puis,
pour donner plus de relief au tableau, il pose en regard
les Français, qui n'ont, suivant lui, ni valeur ni persé-
vérance. Il en donne pour preuve « la Flouride et
autres petites terres de sauvages, que nous n'avons
sceu guères bien gaigner ni garder » . Il n'y a pas lieu,
croyons-nous, de s'arrêter sur cette opinion à laquelle
l'auteur ne tient guère et qui est démentie par les
faits .
L'autre opposition est d'un personnage d'un plus
grand poids. Elle serait à considérer, s'il n'avait
donné d'autres marques de son étroitesse d'esprit.
Nous voulons parler de Sully. Il se déclare, en effet,
dans ses Économies royales, l'adversaire de ces expé-
ditions lointaines. « La navigation du sieur de Montz,
pour aller faire des peuplades en Canada, fut faite,
dit-il, du tout contre vostre advis, d'autant, disiez-
vous, que l'on ne tire jamais de grandes richesses des
lieux situés au-dessus de quarante degrés. » C'est là
une réprobation formelle, appuyée sur une raison en
apparence sérieuse. Mais la raison est fausse et l'infor-
mation incomplète. Le Canada, situé sous le 45e degré,
est précisément un pays propre « au labourage et
pâturage » , qu'estime avant tout Sully. Il possède, en
outre, des richesses en bois, pelleteries, etc., capables
d'alimenter le commerce, qu'il ne proscrivait pas.
0
LES DECOUVERTES. 53
Sully, qui mourut en 1641 , aurait pu rectifier ses idées #
sur le Canada, voire sur la colonisation, en contem-
plant l'essor colonial du temps de Richelieu. Mais il
était de parti pris. Il semble donc légitime de traiter
son obstination comme fit Henri IV lui-même, en
passant outre.
III
LES APOTRES.
En regard de ces oppositions plus ou moins sérieuses,
mais néanmoins considérables, qui donc nous fournira
le plaidoyer en faveur des établissements coloniaux?
C'est d'abord Bodin, dont nous avons déjà loué la
sagacité. Dans l'opuscule cité, il envisage les nécessités
du commerce national. Après avoir établi que l'abon- I
dance de l'or et de l'argent fait la richesse d'un pays,} p
il ajoute ces importantes considérations : « Quant à la
traitte des marchandises qui sortent de ce royaume,
il y en a plusieurs, grands personnaiges, qui s'efforcent
et se sont efforcés par ditz et par écripts de la retran-
cher du tout, s'il estait possible, croyans que nous
pouvons vivre heureusement et à grand marché sans
bailler ny recevoir de l'estranger. Mais ils s'abusent à
mon advis ; car nous avons affaire des estrangers et ne
sçaurions nous en passer. » Puis, énumérantles denrées
54 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dont l'échange est nécessaire à nos besoins, il compte
« tous les métaux, hormis le fer,... le brésil, ébène,
yvoire, maroquin, espiceries, sucre, molues, etc. » ,
qui sont précisément des denrées coloniales. Et il con-
clut ainsi : « Quand bien nous pourrions passer de
telles marchandises, ce qui n'est possible du tout,
mais quand aussi serait que nous en aurions à reven-
dre, encore devrions-nous trafiquer, vendre, achepter,
eschanger, prester, voire plutôt donner une partie de
nos biens aux estrangers et mesmes à nos voisins,
quand ce ne serait que pour communiquer et entre-
tenir une bonne amitié entre eux et nous. » Il ne sera
douteux pour personne qu'une telle apologie du com-
merce d'exportation n'implique une excitation à la
fondation d'établissements coloniaux.
Mais on peut encore tirer des écrits de Bodin une
opinion implicite sur le système colonial. Traitant des
communautés, dans son livre De la République (m, 8),
| il distingue « le collège qui sera particulier d'un
métier, ou d'une science, ou d'une marchandise * , et
il formule cette règle : Si chaque communauté a le
droit strict de se constituer, si elle peut avoir divers
règlements, statuts et privilèges particuliers, elle ne
peut s'établir sans que la grande communauté ou État,
la République ou le souverain, l'autorise; en l'autori-
sant, le souverain doit veiller à ce qu'elle ne s'érige
pas en monopole. « Aussi est-il dangereux, conclut-il,
de permettre toutes assemblées et toutes confréries,
LES DECOUVERTES. 55
car bien souvent on y couve des conjurations et des
monopoles.» On peut voir dans ces paroles, semble-t-il,
une condamnation des fameuses Compagnies sur qui 1
vont reposer, l'instant d'après, toutes nos espérances'
de colonisation. C'est la première expression d'une
opinion qui se formulera plus nettement dans la suite
et qui ne triomphera qu'en 1789.
Bodin condamne encore, par anticipation, un autre
procédé de la colonisation moderne, l'esclavage. Il est
même le premier des penseurs modernes qui se soit
élevé contre le principe lui-même. On sait qu'Aristote
basait la légitimité de l'esclavage sur l'inégalité phy-
sique et morale des hommes. Cette raison, et d'autres
que nous verrons bientôt, suffirent durant plus de deux
siècles à soutenir l'esclavage, que l'on déclarait,
d'autre part, indispensable à certaines colonies. Or,
voici la réfutation de Bodin : « La découverte de
l'Amérique fut une occasion de renouer la servitude
par tout le monde. Je confesserai que la servitude sera
naturelle lorsque l'homme fort, roide, riche et igno-
rant, obéira au sage, discret et faible, quoiqu'il soit
pauvre... De dire que c'est une charité louable de
garder le prisonnier qu'on peut tuer, c'est la charité
des voleurs et des corsaires ... Et quant à ce qu'on dit que
la servitude n'eût pas duré si longuement si elle eut
été contre nature, on sait assez qu'il n'y a chose plus
cruelle et plus détestable que de sacrifier les hommes,
et toutefois, il n'y a quasy peuple qui n'en aye ainsi
b
56 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
usé... » Bodin ne se contente pas de réfuter la théorie;
il envisage les difficultés de l'abolition avec la précision
et la fermeté d'un antiesclavagiste de la Révolution.
Adoucir le sort des esclaves et modérer la puissance
des maîtres lui paraît une utopie; car, « qui ferait la
poursuite de la mort d'un esclave? qui en oyrait la
plainte? qui en ferait raison n'ayant aucun intérêt? »
Toutefois, il n'est pas bon d'affranchir tout d'un coup
les esclaves, comme fit l'empereur du Pérou; car,
« n'ayant point de biens pour vivre ni de métier pour
gagner, et même étant affriandés de la douceur d'oisi-
veté et de liberté, ils ne voulaient travailler, de sorte
que la plupart mourut de faim. Mais le moyen, c'est,
devant les affranchir, leur enseigner quelque métier
et les relever de l'abâtardissement de la servitude. »
La République de Bodin parut en 1577, quand l'es-
sor des découvertes françaises semblait arrêté. C'est ce
qui explique qu'il n'aborde pas explicitement le pro-
blème colonial. Mais quand Henri IV va reprendre
l'action et lui donner le caractère qu'elle gardera dans
la suite, c'est directement et sans ambages que les pen-
seurs vont y applaudir. Alors, nous trouvons les vrais
apôtres de la colonisation.
Remarquons d'abord que le Roi lui-même est un
convaincu, parfois un apologiste. Le Parlement de
Rouen refusant d'enregistrer le pouvoir donné au
sieur de Montz « pour le peuplement et l'habitation de
l'Acadye » , Henri IV lui explique, dans une lettre du
LES DECOUVERTES. 57
17 janvier 1604, que « ce louable desseing... a esté
conçu pour rendre le traficq commun et facile au
général des sujets, et pour leur seule utilité, accez et
liberté » . Dans les pouvoirs qu'il donne sucessivement
à de La Roche, de Pontgravé, Chauvin, de Chatte, de
Montz, etc., il inaugure le système du privilège exclu-
sif, mais il pose pour condition la formation d'un éta-
blissement colonial et le transport de colons. Par
l'éditde 1604, il déclare que le commerce maritime ne
déroge pas. Il se fait même, à la fin, l'initiateur des
missions. C'est lui, l'ancien huguenot, maintenant sou-
mis à l'influence du Jésuite Cotton, qui ordonne au
huguenot Poutraincourt, en 1608, d'emmener deux
Jésuites dans sa concession de Port-Royal !
Nous pourrions, après le Roi, présenter le véritable
fondateur de la Nouvelle-France, l'illustre Champlain.
Mais il est trop évident qu'il est un convaincu. Il a
prêché la colonisation par les récits de ses voyages
dont nous avons vu la vogue, par les descriptions en-
thousiastes du pays, voire par Fardeur de son prosé-
lytisme chrétien et par la sagesse de ses récriminations
contre l'inintelligence et la ladrerie de la Compagnie
fondée en 1628. Mais il est avant tout un homme d'ac-
tion, et c'est par l'exemple et la prière, plus encore h
que par la raison et la théorie, qu'il entraîne tout le J
monde.
Montchrétien et Lescarbot sont, au contraire, des
hommes de pensée. Leur conviction est réfléchie et «
58 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
motivée; leur zèle n'est pas de métier. Nous devons
donc analyser leurs livres comme une des plus impor-
tantes manifestations d'opinion à l'époque qui nous
occupe.
Montchrétien, génie universel et par suite inégal,
encore aujourd'hui inconnu ou méconnu (1), a publié
en 1615 un l'raité de l'économie politique où abondent
les vues neuves et profondes. Le premier livre traite
« des arts méchaniques » ; le deuxième, du commerce;
le troisième, de la navigation ; le quatrième, du gou-
vernement intérieur d'un État. C'est le troisième qui
offre, pour notre sujet, les développements les plus
intéressants, bien qu'il y ait aussi à glaner dans les
autres.
Parlant, dit-il d'abord, des nations qui se sont adon-
nées à la marine, « ce serait faire tort aux vieux Fran-
çais, si experts et pratiques en cet art, si nous ne les
mettions en ligne de compte, ayant mesmement acquis
si grande gloire et réputation par leurs voyages » . Or,
cette vieille gloire, il supplie Louis XIII, à qui il
s'adresse, de la rendre à la France. « Vous avez, Sire,
lui dit-il, deux grands chemins ouverts à l'acquisition de
la gloire : l'un, qui vous porte directement contre les
Turcs et mécréans..., et l'autre, qui s'ouvre largement
aux peuples qu'il vous plaira envoyer dans ce Nou-
(1) M. Funck-Brentano vient de lui rendre justice en éditant le Traité
d'économie politique, et le faisant précéder d'une magistrale étude
(1890).
LES DECOUVERTES. 59
veau-Monde, où vous pouvez planter et provigner de
nouvelles Frances. » Que de raisons s'offrent en faveur
dune telle entreprise! D'abord, « si l'honneur est dû
aux Espagnols d'avoir découvert le Nouveau Monde,
et aux Portugais d'avoir familiarizé le Levant au
Ponent,. . . nous avons fait le mesme aussi bien qu'eux,
sinon avec pareil succez, au moins avec pareil exem-
ple » . En second lieu, le commerce d'exportation est
une nécessité pour un peuple : il occupe utilement les
oisifs, il enrichit les particuliers et le Roi. On le peut
voir par les profits que les étrangers, qu'attire en
France une législation trop douce et sans réciprocité,
font à notre détriment. Enfin, les deux mers qui
bordent le royaume sont « comme deux larges portes
pour saillir sur les deux bouts du monde » . Beaucoup
de gens y sont disposés et s'y disposent tous les jours,
malgré « l'aménité des lieux où nous naissons, l'es-
loignement de la mer, le commerce d'un air doux et
salubre, la délicatesse du boire et du manger» , qui re-
tiennent les Français plus que les autres peuples. A les
y encourager, le Roi doit être décidé par trois puissants
motifs : « l'employ de tant d'hommes qui jouent main-
tenant à l'esbahi (1) » ; « l'accroissement de la richesse
de cet Estât » ; « sa fortification sur mer » . D'autre part,
comme le peuple « s'est infiniment multiplié dans
ce royaume et qu'on s'y entr'étouffe l'un l'autre un
(1) Pittoresque expression du temps qui signifie « vivre dans l'oisi-
veté » .
60 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
nombre infini (30,000 dans le royaume de Valence en
1595) passent en Espagne » Il est urgent de dériver
ces émigrations dans des possessions « qui amplifieront
l'Estat et qui ouvriront de grandes et inépuisables
sources de richesses » . Mais, de plus, n'appartient-il
pas à la nation française, « à laquelle est demeurée,
comme en propre, la gloire des lettres et des armes,
des arts et de la civilisation, et davantage du vray
christianisme, quoy que les autres prétendent » , de
s'employer avec ardeur et sans crainte à cette œuvre,
« digne entre toutes du titre de chrestien » , qui
consiste « à aller faire connaître le nom de Dieu à tant
de peuples barbares, privés de toute civilité, qui nous
appellent, qui nous tendent les bras, qui sont prests
de s'assujettir à nous, afin que, par saincts enseigne-
ments et par bons exemples, nous les mettions en la
voye du salut » ?
On le voit, Montchrétien n'oublie aucun des argu-
ments qui, de nos jours encore, légitiment l'expansion
coloniale. Il fait ressortir tour à tour, avec une force et
une richesse de style remarquables, la gloire nationale,
l'extension du domaine, les forces maritimes, le profit
commercial, le surcroît de population, l'utilisation de
capitaux et d'activités inoccupés, et même cette mis-
sion civilisatrice, dont on se moque aujourd'hui, et à
laquelle on croyait alors, comme à un devoir religieux.
Mais il n'a pas dit encore toute sa pensée. Avec cette
sagacité qui éclate à chaque page de son livre, il sou-
LES DECOUVERTES. 61
lève et résout à sa façon deux graves questions qui se
rattachent au problème colonial : la liberté du com-
merce et les compagnies.
La première se présente à son esprit sous la forme
de la concurrence que les étrangers viennent faire en
France au commerce français. Il en fait une longue
peinture, en dit les causes et en montre l'injustice,
qui résulte du défaut de réciprocité. Mais il conclut,
en précisant et complétant la théorie de Bodin : « Le
commerce étant de droit des gens, doit estre égal entre
égaux, et sous pareilles conditions entre pareils. D'une
part et d'autre, il le faut rendre totalement exempt de
soumission et d'infamie, réciproquement libre et sans
restriction de pais. » N'y a-t-il pas dans ces paroles
toute la théorie des traités de commerce à base libre-
échangiste, que notre époque seulement devait con-
naître? N'y voit-on pas poindre les doctrines économi-
ques du dix-huitième siècle et les polémiques entre
colons et négociants métropolitains?
Montchrétien aborde la seconde question directe-
ment : il avait, en effet, sous les yeux l'exemple donné
par la Hollande et l'Angleterre. Devançant Richelieu,
ou plutôt lui donnant une formule (1), il dit expressé-
ment : « Il n'y a point de meilleure méthode pour s'en
accomoder bientost (du trafic colonial), que de le faire
en société comme les Hollandais; car un particulier,
(1) V. plus loin le discours de Richelieu à l'Assemblée des notables
de 1626.
62 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
quelque opulent qu'il peut estre, ne le saurait long-
temps soutenir tout seul, outre que les choses se font
plus sagement et seurement qui sont dressées et con-
duites par le conseil de plusieurs ayans mesme intérêt
et mesme fin Si Vos Majestés les y voulaient
encourager par libéralités, privilèges et immunités,
tout n'en irait que mieux; si pour les mettre en train
de bien fayre et leur frayer le chemin, elles voulaient
entreprendre quelque chose de leur chef, faisant choix
d'hommes expérimentés et fidèles, ce ne serait point
sans honneur et sans profit, non plus que sans exem-
ple. » Ainsi, l'exploitation coloniale par Compagnies
privilégiées, tel est le moyen que préconise Montchré-
tien. Il est en cela, comme en beaucoup d'autres choses,
l'inspirateur de la politique économique de Richelieu.
On ne l'avait pas remarqué jusqu'ici, mais on vient de
le démontrer avec éclat (1), Montchrétien a formulé
tous les principes économiques du dix-septième siècle.
Il est le premier et le plus pénétrant de nos écono-
mistes d'observation. Nous verrons ses idées reprises
par les hommes de l'entourage de Richelieu et mises
en œuvre par le grand ministre.
Toutefois, il faut remarquer qu'il se trouve en désac-
cord avec ses contemporains immédiats, en ce qui con-
cerne les Compagnies. Le tiers état de 1614, dont les
cahiers représentent l'opinion de la haute bourgeoisie.
(1) Funck-Brentano, op. cit.
LES DÉCOUVERTES. 63
condamne avec netteté et précision le système; il se
rattache à l'école de Bodin, non à celle de Montchré-
tien. Gomme le feront la plupart des économistes du
dix-huitième siècle, il réclame la liberté complète et
légalité pour tous du commerce. « Soit permis, disent
les cahiers, à tous marchands de faire trafic à la Nou-
velle-France du Canada, et par toute l'estendue du pais,
en quelque degré et situation que ce soit, et en tous
autres lieux, tant dedans que dehors le royaume, de
toutes sortes de denrées et marchandises, et à tous
artisans et autres d'ouvrir et fayre ouvrir toutes sortes
de manufactures , nonobstant tous privilèges concé-
dés à aucun ou partis faicts sur le trafic et manufac-
tures de cotons, aluns, tapisserie, eaux -de -vie,
vinaigre, moutarde et autres quelconques, qui seront
cassez, et toutes les interdictions cy-devant faictes à
vos subjects de trafiquer de certaines marchandises et
denrées et de n'ouvrir quelques manufactures seront
entièrement levées, et la liberté de commerce, trafic
et manufactures remise en tous lieux et pour toutes
choses (1). »
Cette contradiction curieuse, entre gens également
entendus, est d'une grande importance dans notre
sujet. Elle montre le point de départ de deux courants
d'opinion qui seront en lutte durant les périodes les
plus brillantes de notre histoire coloniale.
(1) Rapprocher les plaintes du commerce rouennais contre le privi-
lège concédé à de Montz, 1604.
64 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Lescarbot n'écrit pas aussi bien et ne pense pas
aussi profondément que Montchrétien. Nous ne lui
ferons pas, par exemple, un titre de gloire de ses
Muses de la Nouvelle-France . Ces poésies diverses, son-
nets, odes, petits poèmes héroïques ou héroï-comi-
ques, se sentent trop de la façon dont elles ont été
composées :
Cherchant dessus Neptune un repos sans repos,
J'ai façonné ces vers au branle de ses flot»,
dit le poète en débutant. Aussi les vers ont-ils des
enjambements pareils à ceux de la vague sur le pont
du navire, témoin ceux-ci :
Et revien (garson) tout à cette heure
Rendre pareille meseure,
Ne cessant jusques à ce
Que nous en ayons assé.
Mais Lescarbot est un honnête homme, un patriote
et un apôtre convaincu de la colonisation. On trouve,
dans ces mêmes Muses, un grand enthousiasme et
un véritable amour pour ce pays, dont Fauteur a vu les
beautés et les richesses. Ces sentiments lui tiennent lieu
d'inspiration poétique, et lui font faire quelques trou-
vailles. Ainsi, dans les Adieux à la Nouvelle-France , il
dit avec un certain charme :
Adieu donc, beaux coteaux et montagnes aussi,
Quy d'un double rempart ceignez ce Port icy ;
LES DECOUVERTES. 65
x^dieu, vallons herbus, que le flot de Neptune
Va baignant largement, deux fois à chaque lune.
Adieu, mon doux plaisir, fontaines et ruisseaux,
Qui les vaux et les monts arrosez de vos eaux!
Pourrai-je t'oublier, belle île forestière,
Riche honneur de ce lieu et de cette rivière?
Tes rives sont des rocs, soit pour tes bâtiments,
Soit pour d'une cité jeter les fondements.
Ce sont, en autres parts, une menue arène,
Où, mille fois le jour, mon esprit se pourmène.
Mais parmi tes beautés, j'admire un ruisselet
Qui foule doucement l'herbage nouvelet
D'un vallon qui se baisse au creux de ta poitrine,
Précipitant son cours dedans l'onde marine.
Nous ne savons si les Muses ont gagné beaucoup de
cœurs à la Nouvelle-France. On en pourrait douter,
car elles n'ont pas eu de réédition. Mais ce n'est pas
d'elles que nous devons nous occuper. C'est à Y Histoire
de la Nouvelle-France , qui a obtenu un si grand succès,
que nous demanderons l'opinion de Lescarbot sur la
colonisation.
Il a pris soin d'exposer sa pensée intime dans les
trois dédicaces à Louis XIII, à Jeannin et à la France,
qu'il a placées en tète de l'édition de 1612. « Rien ne
sert, dit-il à Jeannin, de rechercher et de découvrir
des païs nouveaux, au péril de tant de vies, si on ne
tire fruit de cela. Rien ne sert de qualifier une Nou-
velle-France, pour être un nom en l'air et en peinture
seulement Il faut donc y envoyer des colonies
françaises, pour civiliser les peuples qui y sont et les
5
66
LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
rendre chrétiens par leur doctrine et exemple. » Voilà
l'idée. Lescarbot y revient à chaque instant et avec
insistance. Il dit encore, dans sa dédicace à la France
« sa très chère mère » : « Je crains vous offenser, si je
dis, pour la vérité, que c'est chose honteuse aux
princes, prélats, seigneurs et peuple très chrétiens, de
souffrir vivre en ignorance, et presque comme bêtes,
tant de créatures raisonnables, formées à limage de
Dieu, lesquels chacun sçait estre es grandes terres
occidentales d'oultre Océan. » C'est donc par pure
charité chrétienne que l'auteur prêche la colonisation.
Il réédite même, à ce propos, le raisonnement des
papes et des inquisiteurs vis-à-vis des infidèles et des
hérétiques. En réponse à l'objection de ceux qui met-
taient en doute que l'on pût dépouiller justement les
habitants de ces terres nouvelles, il dit : « Gomme
ainsi soit que Dieu le créateur eût donné la terre à
l'homme pour la posséder, il est bien certain que le
premier titre de possession doit appartenir aux enfants
qui obéissent à leur père et le reconnaissent premier,
qu'aux enfants désobéissants, qui ont esté chassez de
la maison comme indignes de l'héritage de ce qui en
dépend (1). a
(1) Innocent III écrit aux Croisés, en 1203, qu'il va demander pour
eux des vivres à Alexis, mais que, s'il refusait, « cum vos devoveritis ad
commune obsequium Crucifixi, cujus est terra et plenitudo ejus orbis
terrarum et universi qui habitant in ea, posset utique non absurdum
videri... possitis et vos, cum timoré Domini, sub satisfaciendi proposito
ea accipere » . (Migne, 215, col. 107-108-109.) — On voit que le rai-
sonnement est le même.
LES DECOUVERTES- 67
Cette théorie, exposée sans scrupule, contient en
germe deux des plus importantes controverses qu'ait
soulevées la question coloniale : le droit de propriété
des habitants des terres neuves, et leur droit à la liberté.
Grotius, onze ans plus tard, condamne avec force, dans
son Traité de la guerre et de la paix (1), l'opinion de
Lescarbot. et C'est une guerre injuste, dit-il, de s'ap-
proprier un pays que l'on croit avoir découvert, mais
qui a déjà des maîtres C'est une iniquité de se pré-
valoir de l'ignorance de certaines races, pour les
dépouiller et les réduire en esclavage. » Mais en même
temps , avec un illogisme assez étonnant, il légitime
l'esclavage par le libre contrat et par le droit de la guerre
(III, chap. vu, §§ 1 etsuiv.). Il fournit ainsi des argu-
ment aux théoriciens de l'esclavage individuel et poli-
tique, Hobbes ou Bossuet (2), et aux entrepreneurs de
la traite des noirs. La conclusion tranchante de Les-
carbot est, en tout cas, significative au moment où
Henri IV impose les missionnaires, où les Jésuites,
favorisés en France (3) , vont faire leurs établissements
au Canada et ailleurs.
Toutefois Lescarbot n'en reste pas là. N'étant ni con- -
gréganiste ni missionnaire, il se préoccupe des intérêts
(1) Liv. II, chap. vin, §§ 3, 10, 11, 12.
(2) Dans le système de Hobbes, la force établit le droit de l'escla-
vage. Bossuet repousse l'idée de pacte, mais admet le droit de la guerre.
(Cf. Polit, tirée de V Écriture sainte, § 50.)
(3) Arrêt du 15 août 1618, les autorisant, malgré la Sorbonne et le
Parlement, « à faire leçons et lectures publiques en toutes sortes de
«ciences au collège de Clermont » .
5.
68 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
purement civils et d'État. Outre le profit supérieur de
la conversion des sauvages, il reconnaît, dans la colo-
nisation, le profit économique. Il l'analyse même fort
sagement. Il consacre tout un chapitre (vi, 24) aux
productions de la terre, à la Nouvelle-France, et il dit
ailleurs (i, 2) avec vigueur comment il en faut tirer
parti : « Les demandes que l'on fait sont : Y a-t-il des
thrésors? Y a-t-il des mines d'or et d'argent? Et per-
sonne ne demande : Ce peuple-là est-il disposé à en-
tendre la doctrine chrétienne? Et quant aux mines, il y
en a vrayment, mais il les faut fouiller avec industrie,
labeur et patience. La plus belle mine que je sçache,
c'est du blé et du vin, avec la nourriture du bestial.
Qui a de ceci, il a de l'argent. Et de mines, nous n'en
vivons point. Et tel souvent a belle mine qui n'a pas
beau jeu. » Ces paroles sont d'autant plus remarquables
qu'elles condamnent le système espagnol, avant qu'on
en connût un autre.
Lescarbot formule contre ce même système une
autre réprobation non moins honorable. « L'Hespa-
gnol, dit-il, s'est montré plus zélé que nous et nous a
ravi la palme de la navigation qui nous était propre.
Il a été cruel; c'est ce qui a terni sa gloire, laquelle
autrement serait digne d'immortalité Je ne vou-
dray exterminer ce peuple-ci comme a faict l'Hespa-
gnol, ceux des Indes occidentales; car nous sommes
en la loy de grâce, loy de douceur, de pitié et de
miséricorde, en laquelle notre Sauveur a dit : « Appre-
LES DECOUVERTES. 69
« nez de moi que je suis doux et humble de cœur. »
Ces sentiments de douceur et d'humanité se perpé-
tueront dans l'histoire de notre colonisation. Ils sont
conformes à notre caractère, et on les retrouve à toutes
les époques. Déjà Montaigne avait dit, avec plus d'élo-
quence que Lescarbot : « Qu'il eust esté aisé de faire
son profict d'âmes si neuves, si affamées d'apprentis-
sage, ayant pour la plupart de si beaux commencements
naturels ! Au rebours, nous nous sommes servis de leur
ignorance et inexpérience à les plier plus facilement
vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte
d'inhumanité et cruauté, à l'exemple et patron de nos
mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service de la mer-
cadence et de la trafique? Tant de villes rasées, tant de
nations exterminées, tant de millions de peuples passez
au fil de l'espée et la plus riche et belle partie du monde
bouleversée pour la négotiation des perles et du poivre :
méchaniques victoires! Jamais l'ambition, jamais les
inimitiez publiques ne poussèrent les hommes les uns
contre les autres à de si horribles hostilitez et calamitez
si misérables! » (Essais, m, 6.) Et Rabelais, à son tour,
parlant des peuples « nouvellement conquestés » , dit
que « comme un enfant nouveau-né , les faut allaicter,
bercer, esjouir; comme arbre nouvellement planté, les
faut appuyer, asseurer, défendre de toutes vimaires,
injures et calamités ; comme personne sauvée de longue
maladie, les faut choyer, espargner, restaurer » .
Explorateurs, colons et hommes d'État français tien-
70 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dront toujours ce langage et suivront toujours cette
méthode paternelle. C'est notre honneur et notre origi-
nalité. On est heureux d'en trouver l'expression, dès le
seizième siècle. Quand la question coloniale n'y aurait
pas eu d'autre manifestation, il faudrait noter celle-là
avec orgueil !
LIVRE II
DEUXIÈME ÉPOQUE
Du ministère de Richelieu à la fin du règne
de Louis XIV
LA PLUS GRANDE EXPANSION — LES COMPAGNIES
PREMIÈRE PARTIE
RICHELIEU ET LA REGENCE
CHAPITRE PREMIER
L'ACTION.
Aspect nouveau de la question.
La période primitive avait eu pour signe distinctif la
curiosité provoquée par les terres neuves. Peu de per-
sonnes en avaient su prévoir l'utilité. Toute la science
coloniale se réduisait à prendre possession nominale de
contrées quelconques et à y chercher de l'or. On suivait
l'exemple de l'Espagne; parfois, on songeait à l'af-
faiblir en l'imitant. Par suite, les explorateurs tâchaient
de devancer leurs concurrents dans les régions incon-
nues. Ils tenaient très secrets leurs préparatifs, mais
proclamaient très haut leurs résultats. En somme, cette
colonisation factice laissait tout l'avantage à l'Espagne,
qui avait réellement trouvé les terres d'or.
Mais l'idée vint bientôt de tirer un profit politique
!
j
74 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
et économique des colonies. On la voit poindre en
France sous le règne de Henri IV, qui marque la tran-
sition entre la première et la seconde phase de notre
développement colonial. Henri IV donne l'ordre de
coloniser effectivement; il concède le premier des pri-
vilèges commerciaux à des Compagnies. Champlain se
fait l'ouvrier de cette œuvre nouvelle; Lescarbot et
Montchrétien en sont les apôtres. « On a assez veu et
ouï parler de terres nouvelles, dit Lescarbot, il est
temps de les coloniser. » C'est le mot d'ordre de
l'époque de Richelieu.
LE SYSTEME DE RICHELIEU.
On n'a peut-être pas suffisamment marqué la part
très grande qui revient à Richelieu dans notre expan-
sion coloniale du dix-septième siècle. On n'a pas fait
connaître toute sa pensée et l'on confond le plus sou-
vent son initiative avec celle de Colbert (1).
Dans la pensée de Richelieu, la suprématie mari-
time et coloniale de la France tient une place égale à
l'abaissement de la maison d'Autriche, ou mieux, elle
(1) Il faut excepter M. Pigeonneau, qui, dans le tome II de son Histoire
du commerce (1889), a fait une analyse pénétrante et neuve du pro-
gramme et de l'action de Richelieu en matière commerciale et colo-
niale.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 75
ne s'en sépare pas ; ce sont deux parties liées dans une
action unique, tendant à la grandeur de la France.
Dès son arrivée au pouvoir, Richelieu a montré que
la marine et les colonies seraient une des ses principales
préoccupations. Il se fait donner, en octobre 1626, la
charge de « grand maître et surintendant de la navi-
gation et commerce de France » , qui remplace celle
d'amiral rachetée au duc de Montmorency. Mais, dès
1625, il adressait à Louis XIII « un règlement pour la
mer » et un mémoire (1) qui contenaient ses idées
novatrices. Il y dit en substance qu'il est nécessaire
que le Roi relève la puissance maritime, « sans laquelle
il ne fallait plus faire estât d'aucun trafficq » , et qu'il
est résolu à consacrer 1 ,500,000 livres par an à l'entre-
tien de trente navires de guerre « pour tenir les côtes
nettes » . Mais ce n'était là qu'une mesure prépara-
toire; la marine devait être l'instrument, la colonisa-
tion était le but. D'après certaines inspirations, prises
peut-être dansMontchrétien, mais renouvelées, comme
nous le verrons plus loin, par les familiers du minis-
tre, Richelieu se mit en devoir de créer une méthode
d'exploitation coloniale. Colbert la lui empruntera,
en la complétant. Elle se trouve tout entière exposée
dans le discours prononcé devant l'Assemblée des
notables de 1626 et analysée dans les Mémoires (2).
(1) Documents inédits : Correspondance de Richelieu, t. II.
(2) Mémoires de Richelieu (collection Michaud, II, p. 438, année
1627).
76 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
« Cette grande connaissance que le cardinal avait
prise de la mer fit qu'il présenta, en l'Assemblée des
notables qui se tenait lors, plusieurs propositions né-
cessaires, utiles et glorieuses, non tant pour remettre
en France la marine en sa première dignité que, par
la marine, la France en son ancienne splendeur. Il
leur remontra que l'Espagne n'est redoutable et n'a
étendu sa monarchie au Levant et ne reçoit ses richesses
d'Occident que par sa puissance sur mer; que le petit
État de Messieurs des États des Pays-Bas ne fait résis-
tance à ce grand royaume que par ce moyen; que l'An-
gleterre ne supplée à ce qui lui défaut et n'est considé-
rable que par cette voie ; que ce royaume étant destitué
comme il l'est de toutes forces de mer, en est impuné-
ment offensé par nos voisins, qui tous les jours font des
lois et ordonnances nouvelles contre nos marchands, les
assujettissent de jour en jour à des impositions et à des
conditions inouïes et injustes..... Qu'il n'y a royaume
si bien situé que la France et si riche de tous les
moyens nécessaires pour se rendre maître de la mer;
que, pour y parvenir, il faut voir comme nos voisins
s'y gouvernent, faire de grandes Compagnies, et pour
ce que chaque petit marchand trafique à part et de son
bien, et partant, pour la plupart, en de petits vais-
seaux et assez mal équipés, ils sont la proie des cor-
saires et des princes nos alliés , parce qu'ils n'ont pas
les reins assez forts, comme aurait une grande Com-
pagnie, de poursuivre leur justice jusqu'au bout; que
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 77
ces Compagnies seules ne se voient pas néanmoins suf-
fisantes, si le Roi, de son côté, n'était armé d'un bon
nombre de vaisseaux pour les maintenir puissamment
au cas qu'on s'opposât par force ouverte à leurs des-
seins; outre que le Roi en tirerait cet avantage qu'en
un besoin de guerre, il ne lui soit pas nécessaire d'avoir
recours à mendier l'assistance de ses voisins (1) ; que,
pour cela, il faudrait, entre autres choses, bannir les
changes simulés et supposés dont le gain injuste est si
grand qu'en moins de cinq ans, si on ne souffre point
de banqueroute, on double son bien; ce qui fait quit-
ter la marchandise à plusieurs pour s'y employer. »
Ainsi, dans la pensée de Richelieu, le relèvement
de la marine et du commerce est un moyen de rendre
I
à la France « son ancienne splendeur » , de lui per-
mettre, à elle dont la situation est privilégiée, de lutter
contre la monarchie espagnole, qui tire toute sa puis-
sance de ses possessions coloniales. Il emprunte aux
étrangers et surtout aux Pays-Bas, dont la Compagnie
des Indes avait été constituée par les actes des 9 juin
1621, 10 juin 1622 et 21 juin 1623 (2), l'idée, ou
plutôt l'exemple des grandes Compagnies privilégiées.
Il veut que le commerce français se défende en atten-
(1) Richelieu venait, en 1625, de « mendier » aux Hollandais un
secours de vingt navires, et avait obtenu avec la plus grande peine qu'ils
fussent montés et commandés par des Français. (Mémoires, collection
Michaud, I, année 1625.)
(2) Le Mercure français en a donné le règlement. (Mercure fran-
çais, t. IX, p. 209-241, année 1624.)
J
78 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dant qu'une forte marine royale le protège. On peut
être sûr qu'il a mis au service de ce programme si
important sa ténacité et son énergie ordinaires. Pour
ne rappeler que ce qui concerne les colonies, voici la
liste des Compagnies qu'il a fondées ou autorisées :
1625. — Compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre
fleurdelysée.
1626. — Compagnie du Morbihan.
Octobre 1627. — Compagnie des Cent associés ou
du Canada.
1627. — Compagnie des îles d'Amérique.
1635. — Compagnie de l'île Saint-Christophe.
1638. — Compagnie du cap Nord.
1642. — Nouvelle Compagnie de l'île Saint-Chris-
tophe.
1642. — Compagnie de Madagascar ou des Indes
orientales (1).
Toutes ces Compagnies sont établies sur les mêmes
principes. Les plus importants sont formulés dans les
articles 1 7 du contrat des Cent associés, 9 du contrat de
rétablissement de la Compagnie des îles d'Amérique,
18 du contrat avec Berryer, 1 et 4 de ce même contrat.
D'après ces deux derniers, l'objectif de Richelieu
est : 1° détendre et multiplier les colonies, de les
(1) Preuves : Mémoires de Mole, I, p. 423 (collection Michaud). —
Archives Affaires étrangères, Amérique, I. — Isambert : Recueil des
anciennes lois françaises. — De Flacourt : Histoire de Madagascar.
— Cf. l'analyse du cours de M. Pigeonneau à la Sorbonne (année
1885) dans le journal V Instruction publique.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 79
peupler de colons français, d'y maintenir la religion
catholique, à l'exclusion de toute autre; 2° d'activer! S
par elle le commerce et de le protéger pas une marine
de guerre. Quant aux autres, ils montrent que cette
tradition française de douceur et d'humanité, dont
nous avons saisi l'expression dans la littérature du
seizième siècle, n'est pas de simple rhétorique, et qu'elle
a passé dès ce temps-là dans les faits. Ils établissent,
en effet, cette jurisprudence, exclusivement française,
qui prononce l'assimilation légale des Indiens baptisés
aux colons et même aux métropolitains. Richelieu en
a le premier donné la formule, que Golbert lui em-
pruntera plus tard.
Mais il faut remarquer que la conception coloniale
de Richelieu ne va pas au delà des colonies de peuple-
ment. Il n'est fait aucun contrat avec une Compagnie
de commerce, bien qu'une Compagnie de ce genre
(Beaulieu et Le Lièvre) ait reçu privilège royal en
1615, et que des propositions en ce sens aient été ,
faites à Richelieu lui-même. C'est pourtant bien pour
étendre le commerce en même temps que pour forti-
I à
fier l'État que le grand ministre rêve un empire
colonial. Mais il ne semble pas avoir dépassé les *
données de Montchrétien et Lescarbot. Il laisse un
progrès à réaliser.
Quant au rôle politique qu'assigne Richelieu à la
colonisation, il n'est pas une innovation : Goligny en
avait eu déjà la pensée. On peut même dire que l'idée
80 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
d'attaquer la puissance espagnole par ce côté est dans
l'air à cette époque. Tout le monde s'en occupe dans
l'entourage de Richelieu, comme nous le verrons.
Mais personne n'en saisit plus vivement que lui les
avantages. Nous ne croyons pas exagérer en disant
que c'est son idée maîtresse. Dans la lutte entreprise
contre la fédération austro- espagnole, peut-être eût-il
préféré, s'il avait dû choisir, l'action aux colonies à
l'action continentale. Elles se mêlent, en tout cas,
l'une à l'autre dans la guerre de Trente ans, et c'est
rapetisser la première que de la mettre, comme on le
fait ordinairement, au simple rang des mesures d'ad-
ministration intérieure (1).
*■ La France, du reste, n'est pas la seule, ni même la
I
première, à soutenir cette lutte d'un nouveau genre
contre l'Espagne. La Hollande, dont la Compagnie
des Indes s'est créé un si bel empire aux îles de la
Sonde, une si belle clientèle commerciale au Bengale,
en Chine et au Japon, et a atteint une telle prospérité
qu'elle donne aux actionnaires, de 1605 à 1648, un
dividende de 22 1/2 pour 100 (2), a délibérément armé
contre les colonies portugaises et s'en est rendue maî-
tresse pour affaiblir l'Espagne, qui les avait confisquées
en 1581. L'Angleterre, qui prodigue les faveurs et les
encouragements à sa Compagnie, languissante jusqu'en
(1) C'est l'erreur de M. Caillet, entre autres. (De l'administration de
Richelieu, chap. xn.)
(2) Anonyme : Richesse de la Hollande. (Londres, 1778, 2 vol.
in-8°.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 81
1630, a fait ses premières conquêtes, sous Elisabeth,
au cours de la guerre maritime contre l'Espagne; sous
les gouvernements pourtant si maladroits de Jac-
ques Ier et de Charles Ier, elle essaye de les accroître et de
les mettre en rapport commercial, en s'alliant à l'Es-
pagne. Le traité du 29 août 1604 lui assure, au prix
dune trahison (1), des avantages commerciaux en
Espagne et même aux Indes espagnoles (article 9), et
le traité de Madrid, du 15 novembre 1630, les recon-
naît et les accroît. Ainsi la même pensée guide et
anime les trois puissances qui ont le plus souffert
de l'ambition espagnole au siècle passé. Mais il en
résultera entre elles une rivalité furieuse, qui se traduit
déjà par des faits, tels que pirateries anglaises, secours
aux protestants français, refus de louer ou vendre des
vaisseaux, surprise de notre établissement d'Aca-
die (2), etc. Les Anglais surtout semblent déjà penser
comme un de leurs hommes d'État du dix-huitième
siècle qui disait : « Si nous voulions être justes avec les
Français, nous n'aurions pas trente ans d'existence. »
La possession et l'exploitation des colonies deviennent
donc une question de politique internationale.
(1) Traité d'alliance avec la France, du 10 juillet 1603, pour soutenir
la Hollande contre l'Espagne.
(2) Surprise de Port-Royal par le capitaine Kertk (1626). Richelieu
n'en obtint la restitution qu'en 1632 (traité de Saint-Germain en Laye,
29 mars 1632). — V. notre brochure : Isaac de Razilly. (Delagrave,
1887.)
I
82 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
II
LA COLONISATION DEVIENT QUESTION D ETAT.
Aussi la traite-t-on en conséquence, c'est à-dire avec
une réserve diplomatique. Razilly , un des conseillers de
Richelieu dont il sera question plus loin, le dit expres-
sément : « Faire des conquestes et traffîcqs, le tout avec
prudence et secret. » L'action, qui s'affichait autre-
fois, se cache maintenant. On ne la retrouve plus que
dans le fait accompli ou dans les documents d'État. Le
public n'en peut raisonner, et l'on en chercherait vai-
nement l'expression dans la littérature.
Ce silence des écrivains contemporains est un fait
bien significatif. Il n'admet d'abord pas d'exception.
A part une strophe médiocre de Malherbe à l'éloge de
Richelieu, une page des Mémoires de Mole sur la Com-
pagnie de la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelysée, et
un brillant morceau de Mézeray sur l'héroïque action
de Gourgues, nous n'avons rien trouvé qu'on puisse
attribuer à la question coloniale. On en pourrait cher-
cher la raison dans la tournure d'esprit des contem-
porains de Descartes, de Bérulle, de Pascal : perdus
dans la recherche de l'idéal, ils dédaignaient les ques-
tions d'intérêt terrestre. Philaminthe, passant tout le
jour dans son observatoire, laissait se faire comme il
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 83
pouvait le pot-au-feu. Mais la raison véritable est dans
le caractère nouveau que prend l'action aux colonies.
C'est désormais une affaire politique ; elle appartient
au Roi et au ministre.
III
L ACTION SOUS LA RÉGENCE.
Sous la Régence, l'impulsion donnée par Richelieu
continue, et il n'est rien innové. L'action gouverne-
mentale mérite cependant d'être signalée, parce qu'on
a trop répété que Mazarin « laissa nos vaisseaux
pourrir au port » , et parce qu'il s'est exercé, durant
cette période, une influence longtemps ignorée qu'il
est bon de dévoiler.
De 1645 à 1651, c'est la Régente elle-même qui
porte le titre de « grand maître de la navigation » et
qui signe, en cette qualité, les lettres de provision, les
instructions, les encouragements donnés à nos coloni-
sateurs. Elle semble apporter un grand zèle à continuer
l'œuvre de son ancien ennemi. Il lui arrive d'écrire
des lettres autographes de félicitations aux meilleurs
agents, comme Gharnizay (1). Avant elle, c'étaient le
duc de Brézé et le chevalier de Fronsac qui avaient
(1) Archives Affaires étrangères, Amérique, I, f° 179.
6.
/
84 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
rempli la charge; après elle, ce fut Vendôme. Les uns
et les autres sont plus occupés des profits de leur haute
fonction que de ses devoirs. Vendôme, surtout, s'est
rendu célèbre par ses tracasseries et sa rapacité.
Qui donc a été le vrai continuateur de Richelieu
dans le conseil de la Régence ? Qui a dicté ces instruc-
tions, arrêtés, contrats (1) où se retrouvent l'esprit et
la méthode du grand initiateur? C'est Fouquet, flétri
par les accusations de Golbert, qui, pour la question
coloniale , est le trait d'union entre Golbert et Riche-
lieu (2).
Il avait été initié par son père aux intérêts commer-
ciaux créés outre-mer sous le règne de Louis XIII ; il
en avait hérité toutes les parts, obtenues par dons,
souscriptions ou achats dans les Compagnies alors
fondées. Il pensa lui-même à être auprès de Mazarin ce
que son père avait été auprès de Richelieu. S'il faut
l'en croire (3), « Mazarin avait tellement approuvé ces
pensées de mer et de Compagnies, qu'il l'avait chargé
de s'en instruire davantage, d'y travailler, et approu-
vait fort qu'il eût des vaisseaux qui fissent ces grands
(1) Voir la volumineuse collection réunie dans le tome Ier de Y Amé-
rique, Archives Affaires étrangères, f°* 112, 122, 170, 178, 179, 433,
435,498, etc.
(2) Archives Affaires étrangères, I, f°539; II, f° 17. — V. Bévue
de géographie, février 1885 : l'article de M. Gabriel Marcel sur Fou-
quet. Nous sommes arrivés en même temps aux mêmes conclusions,
ayant travaillé aux mêmes sources. (Cf. nos articles à la même Revue,
novembre et décembre 1885.) Cf. Lair : Nicolas Fouquet, 2 vol. in-8°
(1890).
(3) Les défenses de Fouquet, t. III.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 85
voyages t . Par ambition et par convoitise, plus que
par patriotisme, il se fit donc le promoteur des entre-
prises coloniales. Il organisa la Compagnie parisienne
du cap Nord (1653) ; il soutint le duc de La Meilleraye
dans ses efforts pour coloniser Madagascar, après l'in-
succès de la Compagnie de 1642 ; il rédigea les contrats
de Berryer, Daunay-Charnizay et autres, les instruc-
tions données à Du Parquet, Lauson, d'Argenson,
Poincy, Feuquières, qui se succédèrent au Canada ou
aux Iles à titre de gouverneurs. Mais, il faut bien le
dire, cette activité n'était pas désintéressée; il y avait
des intrigues cachées dans ce louable empressement.
Le marquis de Feuquières fut l'agent secret de ces
spéculations. Fouquet, en lui faisant donner des pou-
voirs extraordinaires, lui imposa un invraisemblable
contrat par lequel « il promettait luy donner sa démis-
sion quand il voudrait, et ne disposer de sa charge sans
son consentement par écrit » .
Quoi qu'il en soit, c'est Fouquet qui dicta le préam-
bule des lettres de provision données à Feuquières,
en 1660. Or, ce préambule contient la pensée de la
Régence en matière de colonisation. Il y est dit (1) :
« Les Roys doibvent veiller au bien de leurs peuples et
aux intérêts de Dieu Les Roys nos prédécesseurs, et
surtout Henry le Grand et Louis le Juste, avaient creu ne
pouvoir trouver un meilleur ny plus honorable moyen
(1) Archives Affaires étrangères, Amérique, I, f° 539,
86 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
pour satisfaire à l'une et à l'autre de ces obligations
qu'en travaillant par de nouvelles découvertes à l'esta-
blissement des colonies françaises dans lesisles, costes
et terre ferme de l'Amérique, pour enrichir ce royaume
par ce nouveau commerce, et porter la lumière de la
foy à des nations ensevelies dans les ténèbres du paga-
nisme. » G est, on le voit, la pensée même de Riche-
lieu. La tradition qu'il a créée est scrupuleusement
suivie jusqu'au règne personnel de Louis XIV.
Ainsi, peupler les terres nouvelles avec des colons
français et catholiques, par l'intermédiaire de grandes
Compagnies privilégiées, pour accroître, contre l'Es-
pagne, la grandeur politique et commerciale de la
France, et pour « servir les intérêts de Dieu » , telle
semble être la formule de l'action coloniale de la pre-
mière moitié du dix-septième siècle.
CHAPITRE II
L'INTÉRÊT.
Les mémoires et les publications.
MÉMOIRES ADRESSES A RICHELIEU.
« Ces relations se présentent à vous, dit Ghamplain
dans sa dédicace (1), comme à celui auquel elles sont
principalement dues, tant à cause de l'éminente puis-
sance que vous avez en l'Église et en l'Estat, comme en
l'authorité de toute la navigation, que pour estre
informé ponctuellement de la grandeur, la bonté et la
beauté des lieux quelles vous rapportent. »
Ainsi pensèrent tous ceux qui, par patriotisme et
par goût des entreprises, ont collaboré à l'œuvre colo-
niale de cette époque. Il fut adressé à Richelieu, dont
la pensée était connue, une foule de mémoires, pro-
jets, plans, qui montrent l'empressement général et
désignent les hommes d'action prêts à se dévouer. La
(1) Relation de 1627.
88 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
plupart de ces travaux sont restés inédits. Ils méritent
cependant d'être étudiés, et l'on connaîtra, par eux,
les préoccupations coloniales d'une société qui s'est
beaucoup employée aux travaux d'outre-mer.
Dès 1626, Richelieu reçut cinq mémoires ou lettres
« sur le fait du commerce et de la marine » . Lui-même
est l'auteur ou l'inspirateur d'un grand nombre de
contrats, lettres, rapports et statistiques ayant le même
objet.
De tous ces documents, il en est deux qui sont parti-
culièrement intéressants et instructifs : un Mémoire du
chevalier Isaac de Razilly et un Mémoire anonyme,
adressés l'un le 26 novembre 1626, l'autre dans la
même année, sans indication de mois.
« Plusieurs personnes de qualité, écrit Razilly (1), et
mesme du conseil, m'ont dit et soutenu que la navi-
gation n'estayt point nécessaire en France, d'aultant
que les habitants d'ycelle avoyent toutes choses pour
vivre et s'habiller, sans rien emprunter des voisins;
partant, que c'était une pure erreur de s'arrêter à fayre
naviguer, et que l'exemple est que l'on a toujours mes-
prisé au passé les affayres de la mer comme estant du
tout inutiles; et oultre que les Françoys ne sont pas
capables d'entreprendre des voyages de long cours ny
(1) Nous avons publié ce Mémoire, d'un intérêt capital, avec une
courte biographie de l'auteur, dans une brochure intitulée : Un coloni-
sateur du temps de Richelieu ; Isaac de Razilly : Biographie, Mémoire
inédit. (Delagrave, 1887, in-8°, 37 pages.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 89
planter colonies. A quoy je réponds que ce sont vieilles
chymères de croire que la navigation ne soyt point
nécessayre en France et que les Françoys ne soient
propres à naviguer, et prétends fayre voyr le con-
traire. •>■)
Voilà d'abord une importante constatation. Il s'est
trouvé, même au temps de Richelieu, où l'adhésion
semble unanime, même dans le conseil où Richelieu
commande, des personnes éclairées qui refusent aux
Français toute aptitude aux entreprises maritimes et
coloniales. Était-ce par esprit d'opposition au ministre
ou sincèrement? On ne saurait le dire. Ces opposants
n'ont fait connaître leurs motifs dans aucune publi-
cation. Il est probable qu'avec cette promptitude de
jugement et ce pessimisme à notre égard, qui nous sont
familiers, ces personnes ont été frappées de l'insuccès
relatif de nos établissements du seizième siècle et ont
préféré, pour asseoir leur jugement, l'aventure de Ville-
gagnon à la colonisation de Ghamplain. Mais on traite
déjà ces appréciations de « vieilles chymères » , et l'on
met un amour-propre national « à prouver le con-
trayre » . Razilly dit éloquemment : « J'ay le cœur tout
serré, quand je viens à considérer les discours que font
tous les jours les estrangers quand ils parlent de la
France, et mesme j'ay eu dispute pour soutenir l'hon-
neur du royaume. »
Pour faire taire les étrangers et convaincre les Fran- I
çais, Razilly voudrait faire cesser l'infériorité de la j
90 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
. France sur mer. Il a élaboré à cet effet tout un plan de
réformes et de créations. Richelieu et Golbert l'ont
exactement suivi ; c'est comme le programme de l'ac-
tion coloniale au dix-septième siècle (1). En voici le
résumé :
« Pour remettre la navigation et ensuite fayre des
conquestes et traficqs, que l'on exécutera dans les
quatre parties du monde » , il faut : 1° « persuader un
chacun de risquer sur mer et trouver fonds pour la
navigation » ; et pour cela, permettre à la noblesse le
commerce de mer sans dérogation et anoblir les mar-
chands qui s'y livrent; 2° fonder une Compagnie où le
Roi, les ministres, les princes du sang et grands sei-
gneurs seront intéressés, chacun fournissant un navire
qui portera son nom; faire, par autorité du Roi, con-
struire un navire par chaque ville importante du
royaume ; y faire contribuer le clergé pour le cinquième
de son revenu, « en considération du spirituel engagé
en Afrique et Amérique » ; 3° créer de nouveaux reve-
nus, et en employer la moitié pour faire un fonds de
1,500,000 livres destiné à l'entretien de vingt bons
navires et dix pataches, dont on fera trois escadres en
Normandie, Bretagne et Guyenne ; établir des fonderies
de canons au Havre et à Brest, des écoles de canonniers
dans tous les ports ; 4° avec cette flotte, faire expédition
(1) M. Pigeonneau en a fait un remarquable commentaire au tome II de
son Histoire du commerce. Nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer
le lecteur.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 91
contre Salle dans le Maroc ; employer le surplus à Terre-
Neuve ou sur les côtes françaises ; favoriser le commerce
d'Afrique, du Levant, de la mer Baltique, de l'Angle-
terre et Irlande; faire le commerce de l'Asie et des
Indes orientales par l'intermédiaire d'une puissante
Compagnie, mais « sans y planter colonies » , à cause
de l'éloignement et de la situation prise par l'Espagne
et le Portugal; au contraire, faire des colonies au
Canada par les soins de la Compagnie du Morbihan, et
surtout prendre le pays d'Eldorado « qui s'étend à
travers du Brésil et du Pérou jusqu'à la mer du Sud » ;
5° établir des colonies, non par des marchands, « qui
n'y sont pas propres » , mais « par un homme de qualité
et faveur, qui aurait la libre disposition d'une bourse
commune faite par des trésoriers-partisans » .
Qu'on se rappelle les idées de Montchrétien (1), celles
de Razilly ne sont-elles pas identiques? Les raisons
invoquées pour « entreprendre sur mer» et les moyens
proposés sont presque complètement les mêmes;
même argument en faveur des Compagnies privilégiées ;
même constatation des répugnances des uns, des aspi-
rations des autres, à l'égard des entreprises lointaines
et de l'émigration. On dirait que Razilly a emprunté à
Montchrétien toute la partie théorique de son Mémoire.
Mais on sait que le traité de Montchrétien a passé
presque inaperçu de son temps; l'auteur a joui d'une
(1) V. plus haut, liv. I, chap. III, § 3.
92 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
médiocre considération et s'est rangé dans l'opposition
huguenote. Il est donc peu probable que Razilly, qui
est chevalier de Malte, l'ait connu ou lu. S'il se ren-
contre avec lui dans presque toutes ses idées, c'est
qu'elles appartiennent à leur génération. Rien mieux
que cette communauté fortuite ne montre l'état de
l'opinion à ce moment.
Le Mémoire anonyme (1), adressé à peu près à la
même date, n'a pas la valeur pratique de celui de
Razilly, mais il a deux très grands mérites : il expose
avec netteté et fermeté une large politique coloniale, et
il est comme prophétique en plusieurs points; de plus,
il préconise les établissements dans les Indes orientales,
que proscrivait Razilly, et il complète ainsi l'infor-
mation dont profitera Richelieu.
« Pour rendre, dit l'auteur, l'establissement du
commerce digne de la personne qui l'affectionne, il
semblerait important d'entreprendre quelque chose de
grand du costé des Indes orientales. Gela se peut faire
en descouvrant de nouveaux pays ou se servant de ceux
qui sont desjà descouverts. » La terre australe (2) ou la
Nouvelle-Guinée lui paraissent convenir à ces établis-
sements : « Ce sont, d'après les Mémoires d'un que
l'orage y a jeté depuis quelque temps, terres plus fer-
tiles et peuplées que le Canada et lieu propre à s'habi-
(1) Archives Affaires étrangères, fonds français, n° 783, f08 154 et suiv.
— V. Appendice.
(2) Il la place entre le cap Comorin et la petite Java.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 93
tuer à participer comme eux au trafic des Molucques,
de la Chine et du Japon. »
Quant aux moyens, il propose : ou bien de saisir
tous les établissements portugais, avec l'aide des An-
glais ou des Hollandais, ou bien de s'emparer sans eux
d'Ormuz; cela fait, de négocier à Gonstantinople pour
être reçus « à l'embouchure de la mer Rouge, comme
à Aden, et de là traicter librement en ceste mer et
fayre passer l'espicerie à Suez et au Gayre, puis,
par le Nil, en Alexandrie ou Damiette, sur la Méditer-
ranée » .
Cette étude nous fait bien entrer dans l'esprit du
temps. Elle donne une idée des aspirations patrio-
tiques que le cardinal entretenait autour de lui. Le but
proposé est « d'affaiblir les Espagnols sur la Méditer-
ranée » en formant contre eux une sorte de ligue
maritime et commerciale. Les motifs invoqués sont
« l'aparence de trouver un nouveau et grand fonds
pour les finances » , afin d'entretenir et d'augmenter
« ceste armée navale , si nécessaire pour le com-
merce » , et la nécessité de présenter aux particuliers
une entreprise plus fructueuse que « la pescherie du
Canada » . D'autre part, à côté d'erreurs et d'utopies ( 1 ) ,
(1) La « terre australe », sorte de continent emplissant l'océan
Indien, est une erreur géographique de l'époque (cf. les cartes d'Asie,
Afrique et Amérique de Sanson, 1652-56-57, 3 vol.in-4°). — C'est une
utopie que cette alliance en vue d'une action coloniale commune entre
la France, l'Angleterre et la Hollande, qui sont dès lors rivales et
presque ennemies à propos de la colonisation.
94 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
combien d'idées fécondes n'y trouve-t-on pas? Ce rêve
de l'influence française en Orient, c'est toute l'œuvre
de Dupleix; ce rôle assigné à la mer Rouge et à Suez,
c'est la pensée de Golbert et de M. de Lesseps; ce
projet d'établissement à proximité de la Chine, du
Japon et des Moluques, c'est la raison de notre action
actuelle dans l'Indo-Chine. Enfin, l'Angleterre, sinon
la France, n'a-t-elle pas réalisé à son profit ce dessein
d'enlever aux Portugais et aux Espagnols le commerce
oriental et méditerranéen?
Quel est l'auteur de ce curieux Mémoire? C'est à coup
sûr un grand personnage, car il termine en disant que
« l'excellence de l'aventure et la dignité de son autheur
obligent à quelque chose de grand » . Nous ne serions
pas éloigné de l'attribuer au prince Henri de Lorraine,
comte d'Harcourt, grand écuyer de France et gouver-
neur d'Anjou. Il était, en effet, connu pour l'intérêt
qu'il portait aux entreprises coloniales. Le P. Sagard
lui dédia, en 1632, sa relation Le grand voyage au
pays des Hurons. Surtout il a fait, en 1630 (1), une
proposition qui, par les moyens, sinon par le but, a
quelque analogie avec la précédente. Il s'offre à faire,
à ses frais, une expédition tendante enlever aux Espa-
gnols l'île de Saint-Domingue. « Et d'aultant, ajoute-
t-il, qu'il faut de grands deniers pour fournir à ladicte
entreprise, sy ce dessein plaist à Son Éminence, je lui
(1) Archives Affaires étrangères, Amérique, I, f° 99.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 95
déduiray les moyens par lesquels je prétends trouver
les fonds pour cela. » Ces moyens pourraient bien être
ceux auxquels fait allusion le Mémoire anonyme, quand
il parle de « l'aparence de trouver un nouveau et
grand fonds pour les finances » . Quoi qu'il en soit, l'au-
teur de ce Mémoire, Henri de Lorraine ou un autre,
a des vues d'homme d'État et est digne de s'adresser à
Richelieu.
Le cardinal reçut, en 1632, un autre travail non
moins intéressant. Il était signé du nom d'un étranger,
Wilhem Usselingue, Hollandais (1). Longuement dé-
veloppé, bien qu'en un français pénible, il propose tout
un plan d'association commerciale et coloniale avec la
Suède et les princes allemands. Le but est d'enlever
aux Espagnols l'empire des mers.
« Les raisons, dit Usselingue, qui m'ont induicts à
ce croire, sont entre autres les suivantes. » Et il en
énumère vingt-trois, qui sont soigneusement numé-
rotées et entourées des commentaires nécessaires. Elles
se réduisent à ce svllogisme : la maison d'Autriche
est « la cause de touttes (sic) les troubles qui, durant
plus de cent ans en ça, ont esté suscités à la chres-
tienté » , et le roi d'Espagne est le principal soutien de i
cette ambitieuse maison. Or, le roi d'Espagne n'est
puissant que par ses colonies d'Amérique, qui lui rap-
portent annuellement de 50 à 60 millions de livres,
(1) Archives Affaires étrangères, Amérique, I, f° 110. '
I
96 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dont les deux tiers sont de bénéfice net. Donc, la
France, qui fait tant de dépenses « en levée de gens de
guerre, aydes et secours de ses alliés, amis et bons
voisins oppressés » , pour abaisser la maison d'Autriche,
a tout avantage à s'associer à une Compagnie dont le
but est de détruire la richesse de l'Espagne ; et elle
fera plus avec un million en ceste Compagnie qu'avec
cent millions en despenses de guerre » .
Ce raisonnement n'était pas pour déplaire à Riche-
lieu. La proposition était, d'ailleurs, une réponse à la
tentative faite en 1628 par l'Empereur et le roi d'Es-
pagne, de réunir en une sorte de zollwerein les villes
hanséatiques avec les villes d'Allemagne et d'Espagne
déjà affiliées à la Compagnie des Indes de Séville,
fondée en 1624. Cette union commerciale devait être
expressément dirigée contre la Suède, le Danemark,
l'Angleterre, la Hollande et la France; «leurs produits
indispensables » ne pourraient pénétrer dans l'union
que par l'intermédiaire des associés, et cet intermé-
diaire leur serait nécessaire pour s'approvisionner de
tout ce qu'ils avaient l'habitude d'acheter en « Alle-
magne et Espagne (1) » . L'assemblée de Lubeck avait
repoussé ces ouvertures; car, avait-elle dit, « les villes
(1) Le Mercure français, XIV, p. 355 et suiv. (année 1628), donne tout
le détail de cette affaire : à la page 407, le refus motivé de l'Assemblée
de Lubeck. — Il donne aussi, t. XII, page 30 (année 1625), « le des-
sein d'une armée provinciale des pays de Flandres obéissans à l'Espagne
pour empêcher le commerce des Hollandais avec les Anglais et les Fran-
çais » .
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 97
hanséatiques ont avant tout besoin du passage des
détroits, qu'elles se fermeraient par là » . Richelieu,
non plus, ne prit pas en considération le projet qui lui
était proposé et n'abandonna pas la guerre en Europe
pour l'action exclusive sur mer et aux colonies. On voit,
en tout cas, par ces propositions diverses, que le rôle
de la question commerciale et coloniale dans la guerre
de Trente ans aurait mérité d'être étudié par les histo-
riens; on y trouve l'explication des efforts que fit
Gustave- Adolphe, de 1626 à sa mort, pour créer en
Suède une Compagnie des Indes orientales (1).
Au temps de Colbert, une rivalité analogue se pro-
duisit. Les Espagnols offrirent aux princes d'Allemagne
de composer une Compagnie de commerce pour les
Indes. Colbert, aussitôt, adressa à nos ambassadeurs
près des cours du Nord et d'Allemagne un mémoire à
communiquer, pour inviter les princes à entrer dans
les Compagnies des Indes occidentales et des Indes
orientales, qui venaient d'être fondées en France. Il
termine par ces paroles : « Sa Majesté ne doute pas
que tous les rois et princes à qui ce mémoire sera com-
muniqué, ne connaissent bien facilement la différence
qu'il y a entre la solidité et les avantages de ces propo-
sitions et les espérances des Espagnols (2). »
Si Colbert peut tenir ce langage en 1664, c'est que
(1) De Fresne de Frasgheville : Histoire de la Compagnie des Indes,
page 13.
(2) P. Clément : Correspondance de Colbert, II, pages 427-433.
7
98 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
l'œuvre de Richelieu et de ses conseillers a porté ses
fruits .
II
MEMOIRES DE LA REGENCE.
Un des plus remarquables est le goût général pour
les entreprises d'outre-mer, qui va s'accentuant et
profitera à Golbert. Les mémoires et projets du temps
de la Régence ne sont guère moins nombreux qu'à
l'époque précédente. Ils ont, de plus, un caractère
pratique qui montre que la théorie est désormais
bien assise, et la tradition fixée. En voici quelques
exemples.
En 1640, le sieur Dolu, fils du représentant du duc
de Montmorency dans sa charge d'amiral (l), ayant,
comme il dit, « faict thrésor de plusieurs mémoires et
relations des aventures faictes es pays d'oultre-mer » ,
demande à mettre sous les yeux de Mazarin ses notes
sur la Guyane, « pour, si Son Éminence trouve à pro-
pos, y former un plus grand effort à l'accroissement de
la France, que ne fera et ne pourrait faire une Com-
pagnie de particuliers » . Il reçut, en effet, le 24 août
(1) Cf. Mémoire sur la traite de la Nouvelle -France (Archives.
Affaires étrangères, Amérique, I, f° 350).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 99
1649, un privilège pour fonder une Compagnie, à
l'effet « de faire des colonies (1) » .
En décembre 1647, un sieur de N... demande, en un
long mémoire, des encouragements pour établir une
Compagnie des Indes orientales, sur le modèle de la
Compagnie hollandaise. « La France, dit-il, pourrait
octroyer à une Compagnie orientale les marchandises /
dans son pays et y convier toutes autres nations étran-
gères pour participer dans icelle Compagnie, sous telles
libertés, franchises et privilèges que les États Géné-
raux ont octroyé à leurs subjects Et par ce moyen
establir le négoce des Indes orientales dans les pays de
France, mesme que cela attirera les équipages des
navires, des manufactures et autres commodités par
lesquelles un Estât se rend par mer considérable...
Secondement, la France pourrait, tant dehors que dans
le pays, convier des croiseurs de mer comme en Hol-
lande a esté faict Oultre cela, elle pourrayt soubs
favorables conditions establir à Dunkerke la petite et
grande pescherie. Comme aussi en la France et à Dun-
kerke pourrayt estre establi le commerce du Nort, au
regard du boys, goudron, fer, cuivre et autres choses
que ces gens ont besoin et dont la France abonde,...
ce qui causera un grand amas de peuple, grand com-
merce et conséquemment une grande richesse et pro-
spérité dans le pays (2). »
(1) Archives Affaires étrangères, Amérique, I. fos 352, 353.
(2) Id., ibid., I, f°370.
T.
100 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
C'est, on le voit, une Compagnie purement commer-
ciale que propose le sieur de N... Cette variété man-
quait à la collection de Richelieu. La Compagnie des
Indes orientales de 1664, et surtout la Compagnie des
Indes du dix-huitième siècle, répondront seules à cette
conception. Ce mémoire marque donc un vrai progrès
dans la théorie coloniale, incomplète jusqu'alors. De
plus, il peut passer pour une apologie des Compagnies
privilégiées, et il témoigne de l'adhésion générale à ce
procédé que Richelieu a fait prévaloir en France et
transmis à Colbert. Au même moment, le P. Fournier,
dans son Hydrographie, en fait le même éloge, et un
Nantais surenchérit encore dans un livre assez inté-
ressant pour avoir mérité une réimpression récente ,
sous le titre : Le commerce honorable, ou Considérations
politiques contenant les motifs qui se trouvent à
former des Compagnies pour l'entretien du négoce en
France (1).
Faut-il encore tenir compte de la proposition du
chevalier Gerbier, faite en 1649 (2), d'aller à la
recherche d'une mine d'or, avec un fonds de 67,000 li-
vres fourni par les marchands français et une provi-
(1) Nantes, Guillaume Le Monnier, Grande Rue, à l'enseigne du
Petit Jésus (in-4°, 361 pages). — Dédicace à de La Meilleraye, signée
F. M. — Un Nantais, M. Udhart-Matifeux, qui a en partie réimprimé
l'ouvrage, l'attribue à Jean Eon, en religion Mathias de Saint-Jean.
(2) Affaires étrangères, Amérique, I. — Gerbier a été secrétaire de
Ruckingham, ambassadeur du Roi à Rruxelles, maître des cérémonies à
la cour de Londres. Il vint en France avec Henriette.
Y
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 101
sion de 16,000 écus avancés par le Roi, « côme Chris-
tophe Colomb eust aultre fois du roy d'Espagne pour
semblable voyage » ? Gerbier était Anglais, et une note
en marge du mémoire fait observer que « le roy d'An-
gleterre se peult emparer de tout son bien » . Mais il
paraîtrait que ce fut l'ambassadeur de France, de la
Ferté-Imbault, qui provoqua cette communication,
destinée d'abord au Portugal. A ce titre, elle est à
retenir comme preuve de l'intérêt manifesté par le
gouvernement de la Régence et par ses agents en faveur
des entreprises d'un caractère colonial.
III
LES PUBLICATIONS.
Le public a-t-il témoigné le même intérêt? Au défaut
de la littérature, qui est muette sur ce sujet, force
nous est de le chercher dans l'analyse des publications
spéciales, relations ou autres, et dans quelques faits
caractéristiques .
Les publications sur les pays étrangers sont beaucoup
plus nombreuses au dix-septième siècle qu'au siècle pré-
cédent. Nous en avons compté près de 450 de 1600
à 1661, et environ 230 depuis 1625. C'est une moyenne
de 6 par an; certaines années, celle de 1645 entre
autres, en ont compté jusqu'à 19.
102 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Ces nombres, il faut l'avouer, seraient notablement
réduits , si nous en retranchions , comme pour le
seizième siècle, toutes les relations religieuses envoyées
de l'Orient. Il n'y a, en effet, entre les dates indiquées,
que 74 livres sur l'Amérique, contre 165 sur L'Orient,
ou même 112 contre 341 entre les dates extrêmes.
Mais voyez le progrès. Dans les vingt-cinq premières
années du siècle, sur 216 publications, l'Amérique
n'en inspire que 38 : c'est environ le sixième. Dans
/ l'intervalle de 1625 à 1661, elle est représentée par
74 contre 165 : c'est presque la moitié. L'action fran-
çaise, en effet, se porte principalement au Canada et
aux Antilles, et la curiosité du public l'y suit.
Toutefois, il se poursuit en Orient une autre action,
dont il faut tenir compte, car elle s'impose aux hommes
d'État et au public. C'est l'action des missionnaires.
Le fameux P. Joseph fut nommé par le Pape, en 1625,
directeur des missions du Levant, et cette nomination,
qui concorde avec celle de Richelieu à la charge de
grand maître de la navigation, est une nouvelle preuve
des fermes résolutions prises alors en vue de l'expan-
sion coloniale. Seulement, comme il est dit plus haut,
on ne songe pas encore à l'exploitation commerciale
de l'Orient. On s'en tient, de ce côté, à la propagande
religieuse, qui n'est d'ailleurs pas la moindre partie
du programme colonial de l'époque. Le P. Joseph s'y
employa avec son ardeur et son adresse ordinaires. Il
envoya dans l'Inde, la Chine, le Japon, la Perse, de
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 103
nombreux Capucins français, missionnaires à la fois et
agents diplomatiques. Tous lui adressèrent des rela-
tions qui furent presque toujours livrées au public (1).
Elles sont d'une autre importance que les anciennes
lettres des Jésuites, et il ne nous est plus permis de les
négliger. Pour être principalement religieuses, elles
n'en jouent pas moins le même rôle d'initiation que
les relations des découvreurs de terres neuves au
siècle précédent.
Les Voyages du Levant, que nous avons aussi laissés
de côté précédemment parce qu'ils n'avaient qu'une
valeur confessionnelle (2), changent eux-mêmes de
caractère et méritent de nous occuper. Au lieu du
vieil esprit des croisades qui les inspirait jadis, on y
trouve, après 1600, deux nouveaux sentiments dont
l'expression intéresse notre sujet : la curiosité scienti-
fique et le patriotisme. Le gentilhomme breton Villa-
mont, « qui part de la duché de Bretagne en 1588 »
pour faire un voyage dans le Levant et qui en publie
la relation en 1598 (3), nous montre la transition. Il
déclare qu'il a entrepris son voyage « parce que les
voyages forment l'esprit par la comparaison des mœurs
de différents peuples » . De même, le Lorrain Henri de
(1) Cf. Ch. Joreï : J.-B. Tavernier (page 16).
(2) Excepter les Observations de plusieurs singularitez du natu-
raliste manceau P. Belon, dont nous avons parlé précédemment; c'est
une œuvre de science plus que de foi.
(3) Voyage d'Italie, de Grèce et d' Egypte , cinq fois réimprimé
jusqu'en 1618.
104 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
j
Beauveau, qui publie en 1608 sa Relation journalière
du voyage du Levant (1), dédiée à Henri de Lorraine,
duc de Bar, et approuvée par les Gordeliers de Toul,
f assure « que le désir de servir à sa patrie la porté
au delà des mers » .
Ainsi, toutes les publications ayant pour objet les
pays hors d'Europe ont les caractères que nous devons
demander aux ouvrages d'intérêt colonial.
Quels sont maintenant les enseignements qu'ils nous
donnent?
Le lieu de leur publication n'est d'abord pas indif-
férent. De nos jours, si la province faisait concurrence
à Paris pour la publication d'œuvres ayant un même
objet, ce serait un signe certain que cet objet préoccupe
vivement l'opinion et qu'il est « populaire » . Or c'est
le cas au dix-septième siècle pour le sujet qui nous
occupe. Sur les quatre cent cinquante livres ou bro-
chures que nous avons comptés, cent vingt au moins
ont paru en province.
Il ne faut pas dire que c'est là un cas fortuit, ou que
la centralisation littéraire n'était pas alors aussi grande
qu'aujourd'hui. Nous convenons que Paris n'avait pas
encore attiré à lui, comme il l'a fait depuis et dès la
fin du siècle, toute l'activité intellectuelle de la nation.
Les imprimeries fondées dans les différentes villes, au
cours du siècle précédent, n'ont pas encore abandonné
(1) Quatre éditions en dix ans.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 105
la concurrence, et les Universités ou les couvents leur
continuent leur clientèle. Les auteurs, suivant leurs
relations personnelles ou leur lieu de naissance, les
choisissent de préférence (1). Mais ce n'est pas à cela
seul qu'il faut attribuer la dispersion des éditeurs,
pour la série d'ouvrages que nous étudions. On voit
très bien, en effet, les villes faire le choix qui convient
à leurs intérêts. Lyon, par exemple, que touche sur-
tout le commerce du Levant, publie trente-sept récits
sur l'Asie et l'Afrique barbaresque contre huit sur les
Indes occidentales.
Il semble donc qu'on puisse légitimement inférer
du relevé des éditions provinciales le goût des diffé-
rents groupes de population. Il serait excessif, sans
doute, de conclure à une préférence exclusive. Telle
congrégation, en effet, vouée à une mission particu-
lière, a pu faire publier ses relations par le libraire le
plus à sa proximité, sans que le public ait contribué
au choix de la contrée à convertir ou manifesté une
préférence pour les nouvelles qui en viennent. Douai,
par exemple, n'eut pas nécessairement d'engouement
pour le Japon, bien que les Jésuites y aient, de 1606
à 1618, publié en français et en latin leurs Lettres
annuelles du Japon. De même, les habitants du Mans
(1) Le P. Biard, « Grenoblais », se fait imprimer à Lyon; le P. du
Jarric, « Tholosain » , à Bordeaux; Daniel" de Dieppe » , à Rouen, etc.
— Par contre, le sieur de La Boullaye Le Gouz, « gentilhomme ange-
vin » , s'est fait, on ne sait pourquoi, éditer à Troyes plutôt qu'à Angers
ou à Paris.
106 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
ne peuvent être taxés d'enthousiasme pour les missions
générales ou particulières, parce qu'il a plu à un de
leurs évêques d'établir parmi eux un couvent des mis-
sions et à un des moines de publier au Mans son
Voyage des isles camercanes en l'Amérique (1). Toute-
fois, partout où l'on trouve une série de publications
de même nature, ayant pour objet la même contrée,
on peut supposer que ces publications ont satisfait un
goût ou qu'elles l'ont fait naître. Dans les deux cas,
c'est une manifestation qui nous appartient.
Quoi qu'il en soit, la multiplicité des villes qui four-
nissent les éditions est, sans contredit, une preuve de
la généralité du goût ainsi manifesté. Or, il n'y eut
pas moins de vingt-sept villes qui éditèrent des œuvres
d'intérêt colonial, y compris toutefois Lille, Douai,
Valenciennes, Nancy, Avignon, qui ne sont pas encore
à la France; Pont-à-Mousson et Arras, qui ne de-
viennent françaises qu'en 1632 et 1640. En tête, se
place Lyon, avec 45 publications, puis Rouen, avec
19; Bordeaux en compte 10; Lille, 8; Douai, 6;
Troyes, 4; Aix, Toulouse, Gaen, Rennes, Arras, 3
chacune; Dieppe, Valenciennes, Nancy, Nantes, 2 seu-
lement; et enfin, on n'en trouve qu'une à Grenoble,
Avignon, Agen, Niort, Pont-à-Mousson, Toul, Ghau-
mont, Poitiers, Bourges, le Mans, la Flèche, Angers.
(1) Couvent établi en 1645 par décret de l'évêque Emeric Marc de
La Ferté. (Archives de la Sarthe, G. 739.) — L'auteur est le Carme
Maurile de Saint-Michel.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 107
Nous ne croyons pas que la querelle même des Jansé-
nistes et des Molinistes ait produit un pareil effort de
publicité.
Quant aux préférences des lecteurs, elles nous seront
indiquées avec sûreté par le dénombrement compa-
ratif des ouvrages d'après les contrées et par l'examen |
de ceux qui ont eu le plus de vogue.
Les contrées qui ont le plus excité la curiosité des
voyageurs ou des lecteurs sont : le Levant (Turquie,
Lieux saints et Perse), qui se présente avec 96 publi-
cations; la Chine et le Japon, avec 74; la Nouvelle-
France, avec 52; les Indes orientales (iles et Asie
intérieure), avec 45 ; l'Afrique barbaresque, avec 37.
Viennent en seconde ligne : l'Amérique méridionale,
qui est l'objet de 18 relations; les Indes occidentales
(possessions espagnoles), qui atteignent Le même
chiffre; l'Afrique (côtes et intérieur), qui en compte
16; la Cochinchine et le Tonkin, 13. Les moins favo-
risées ont été les Antilles et le Groenland, qui n'en ont
attiré que 8 et deux auteurs.
En additionnant ces chiffres par continent, on trouve
228 livres sur l'Asie, 98 sur l'Amérique et 53 sur
l'Afrique (1).
D'après ces chiffres, c'est l'Asie qui semble en
(1) Gela ne fait qu'un total de 381, au lieu de 450. Mais nous avons
naturellement laissé de côté les ouvrages qui ne peuvent être affectés à
telle ou telle contrée : ainsi 14 documents officiels, 20 récits de voyages
autour du monde, une dizaine d'écrits purement scientifiques (histoire
naturelle ou philosophie), etc.
y
108 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
i faveur. Lescarbot et Champlain, dont nous avons con-
staté le succès, ne sont plus réimprimés depuis 1618
et 1632. Aucune relation sur l'Amérique n'a retrouvé
la popularité des leurs. Le grand voyage au pays des
Rurons, du Récollet Sagard Théodat, a seul été réédité
(1632, 1636). Gela n'implique pas, cependant, que
l'Amérique soit en discrédit : nous en avons donné
plus haut la preuve. Mais cela démontre que les « terres
jneuves » , pour les hommes du dix-septième siècle, ne
sont plus les îles et terres d'Occident; ce sont celles de
l'Orient. Champlain et Lescarbot ont contribué eux-
mêmes à créer ce nouveau goût : d'un côté, ils n'ont
rien laissé à apprendre sur l'Amérique, au moins
l'Amérique française ; de l'autre, ils ont préconisé
l'emploi des missionnaires, qui emplissent la scène
après eux.
C'est, en effet, aux relations des missionnaires que
l'Asie doit d'avoir le plus occupé l'attention du public.
Là, opèrent Capucins et Jésuites, les premiers en Perse
et dans l'Inde principalement, les seconds presque
exclusivement en Chine, Indo-Chine et Japon. Leur
zèle de conversion n'a d'égal que leur ardeur de publi-
cation (1). Nous verrons plus loin que les esprits en
(1) Le P. Couplet, dressant, en 1686, la liste des Jésuites qui ont été
employés aux missions de Chine et le catalogue des livres écrits par
eux en chinois, presque tous annoncés ou traduits en France, compte
106 Jésuites (dont 11 seulement avant 1600) et 340 volumes jusqu'en
1636 seulement. (Cf. Bayle, Nouvelles de la République de Lettres,
octobre 1686.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 109
France sont montés à peu près au même diapason.
■rC*
Prenons seulement l'exemple des Jésuites. Le P. Tri- w
r
gant s'impose d'abord avec son Histoire des missions
du Japon, traduite par Morin, 1614, rééditée en 1624,
avec son Histoire de V expédition chrétienne au royaume
de la Chine, traduite en 1616 par Riquebourg, impri-
mée la même année en latin à Lyon, l'année suivante
en français à Lille et à Paris, une seconde fois à Lyon
en 1639, enfin avec son Vocabulaire chinois, d'abord
imprimé à Nankin en 1620, d'après le P. Gotton. Le
P. Alexandre de Rhodes, déjà connu par deux publica-
tions faites en 1587 et en 1603 sur la Chine et le
Japon (1), avait laissé de nombreuses notes et relations
manuscrites : son Ordre les publia scrupuleusement.
En 1650, ce fut la Relation des progrès de la foi au
royaume de Cochinchine ; en 1651, V Histoire du grand
royaume du Tonkin et des grands progrès que la prédi-
cation de l'Evangile y a faits; en 1653, un Sommaire des
divers voyages et missions apostoliques du P. Alexandre
de Rhodes à la Chine et autres royaumes de l'Orient,
depuis l'an 1618 jusqu'à l'an 1633 ; en même temps, le
libraire Gramoisy rééditait la relation de 1603. Or, le
premier ouvrage fut réimprimé à Paris en 1652 ; le se-
cond le fut trois fois à Lyon en français ou en latin, dans
les années 1651 et 1652. Le P. Alexandre de la Croix
(1) La vie et martyre de plusieurs religieux de la Compagnie de Jé-
sus dans le Japon, fait en collaboration avec Eusèbe de Nuremberg.
(Bordeaux, 1597.) — Divers voyages et missions du P. Alexandre de
Rhodes en la Chine et autres royaumes de l'Orient. (Paris, 1603.)
110 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
fit paraître à Rennes, en 1631, \a.Relatio?i de la nouvelle
mission des PP. de la Compagnie de Jésus au royaume
de la Cochinchine, traduite de l'italien du P. Borri. Son
livre fut imprimé à Lille en 1632, à Vienne en 1633,
à Paris en 1652. Enfin, comme si ces traités, un peu
lourds et compacts, n'étaient pas suffisants à satisfaire
la curiosité, les bons Pères imaginèrent, en 1633, de
publier leurs Lettres annuelles de la Gbine ou du Japon.
C'étaient de courts et maniables opuscules dans le
genre des Annales de la propagation de la foi d'aujour-
d'hui. Le public pouvait s'y repaître de touchantes
scènes de conversion, de naïfs propos de sauvages (les
Chinois eux-mêmes étaient des sauvages!) ou de dra-
matiques martyres. A entendre tout ce bourdonne-
ment, on pourrait croire que les noms des PP. Jésuites
étaient les plus familiers aux lecteurs de voyages; le
Japon, la Chine, la Cochinchine et le Tonkin, l'objet
des principales préocupations des contemporains.
Il n'en est pas tout à fait ainsi cependant. Il ne man-
que pas d'ouvrages laïques qui ont partagé la faveur
dont semblent s'emparer les congréganistes. Non
moins estimables, ils ont été en réalité plus estimés;
ils ne le cèdent que pour le nombre.
Voici d'abord les Voyages en Afrique , Asie, Indes orien-
tales et occidentales, de Jean Mocquet. Moins par sa
date que par sa vogue, par les fonctions de l'auteur et
par son élévation d'esprit, ce livre mérite une place
d'honneur. Mocquet était garde du « Cabinet des sin-
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 111
gularitez du Roy aux Tuileries » . Il entreprit ses voyages
sur Tordre de Henri IV et dans le but d'enrichir ses
collections. Il exprime sa joie, au retour, « d'avoir
maintenant le moyen de continuer et parfaire le cabi-
net des singularitez qu'il a, par le commandement de
Sa Majesté, commencé à dresser au palais des Tuile-
ries ; entreprise si louable qu'elle mérite bien d'estre
adjoustée à tant d'autres dignes actions d'honneur et de
vertu, qui rendent Sa Majesté célèbre et recomman-
dable à tousiours (1) » . Une pensée très haute l'a sou-
tenu dans ses pérégrinations dangereuses et le porte à
en faire le récit : il l'exprime en ces termes : ce Dieu
ayant mis l'univers sous la cognoissance de l'homme,
ce n'est pas de merveille que naturellement nous
soyons portés à la curieuse recherche d'iceluy..., car
de quel ravissement d'esprit ne nous sentons-nous
emportés quand nous venons à considérer la création
de la terre et de la mer!... Ces considérations, outre
ce qui est de ma curiosité naturelle, m'ont principale-
ment esmeu à entreprendre divers voyages, dont Dieu
m'ayant fait la grâce de retourner sain et sauf, j'ay
pensé estre raisonnablement obligé à en faire part à
mon pays. » Cette curiosité philosophique, ce dévoue-
ment à la science et à la patrie, ne valaient-ils pas le
prosélytisme plus ou moins intéressé que nous venons
(1) Dédicace à Louis XIII. — La collection avait été commencée dès
le rqme de Henri II, dans le château de Madrid. P. Belon en parle
dans ses Observations sur les singularitez... (V. notre article sur
P. Belon, Revue de géographie y novembre-décembre 1887.)
I
112 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
de voir s'étaler? Les lecteurs pouvaient, à coup sûr, en
retirer plus de fruit. On n'est donc pas étonné de voir
le livre atteindre sa quatrième édition en 1665 (1).
Un autre sympathique voyageur, dont le récit fut
également fort apprécié, c'est le sieur de La Boullaye
Le Gouz, «gentilhomme angevin » , le même qui fut, en
1664, chargé de préparer les voies dans l'Inde à la nou-
velle Compagnie et de rendre le Grand Mogol favorable.
Il voyagea durant de longues années en Orient et visita
de nombreux pays dont il se plaît à faire l'énuméra-
tion : « Italie, Grèce, Natolie, Syrie, Perse, Palestine,
Karamenie, Kaldée, Assyrie, État du Grand Mogol, Bija-
pour, Indes orientales des Portugais, Arabie, Egypte,
Hollande, Grande-Bretagne, Irlande, Danemarck ,
Pologne, isles et autres lieux d'Europe, Asie et Afri-
que. » Ce coureur intrépide avait mérité d'être appelé
par excellence en Europe le voyageur catholique, et
d'être connu en Orient sous le nom oriental d' « Ibra-
him-bey » . Il s'est d'ailleurs fait représenter en cos-
tume persan à la première page de son livre. Nous
avons affaire, en lui, à un fanatique de voyages, à un
affamé de nouveautés, peut-être aussi, si l'on en juge
par les amis qu'il s'est faits en tous lieux et dont il
dresse la liste très longue, à un négociant plein d'ini-
tiative. C'était un observateur, en tout cas. Il donne,
par exemple, le fac-similé des caractères hiéroglyphi-
(1) 1616, 1617, 1645, 1665.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 113
ques qu'il vit sur la ceinture dune momie. Aussi est-
ce par ordre exprès du Roi qu'il publie à Troyes, en
1653, ses Voyages et observations. Il les dédie à un de
ses amis de rencontre, le cardinal Gapponi, bibliothé-
caire du Vatican. Est-ce l'orgueil de cette distinction
particulière ou une morgue gentilhommesque qui lui
fait traiter avec dédain le lecteur à qui il s'adresse? Il
se présente à lui, en effet, avec une crânerie très ori-
ginale. « Le peu de dessein que j'avais, dit-il, de
mettre au jour ces Mémoires... te doit dispenser, lec-
teur, de l'obligation que tu m'aurais, si je l'avais fait
pour ta seule considération. Si tu ne les trouves pas à
ton goût, je te puis assurer que ta censure n'est pas au
mien, et soit que tu les rejettes ou que tu les approuves,
le tout m'est indifférent. » Il faut avoir affronté mille
dangers et avoir vu mille choses, pour oser parler de
ce ton. On avait trop d'esprit au dix-septième siècle
pour s'en fâcher, et les Voyages du sieur de La Boullaye
Le Gouz eurent quatre éditions avant 1661 et d'autres
après (1).
Un livre qui eut plus de vogue encore que les précé-
dents fut Y Histoire du sérail de Michel Baudier, du
Languedoc. Paru en 1626, il fut réimprimé en .1631,
en 1635 (à Londres), en 1642 (à Rouen et Paris), en
1662, 1669, etc. Ce n'est plus une relation. L'auteur
prétend même éviter au lecteur « les longs voyages et
(1) 1653, 1654 à Troyes et Paris, 1657.
114 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
?
W
s
les périls qui s'y rencontrent » , tout en satisfaisant sa
curiosité. C'est proprement un livre de vulgarisation.
Il fait connaître « la cour du Grand Seigneur » , et,
dans le même volume, « la cour de Chine » . Baudier
est un historien, h' Histoire du sérail est son premier
ouvrage; il le fit suivre de beaucoup d'autres, ayant
toujours pour objet la Turquie ou la France. Mais c'est
un historien moraliste, qui veut faire du tableau des
mœurs un enseignement de morale. Ainsi, dans YHis-
toire du sérail, il veut donner * à tous ceux qui ont
bien connu la cour et ne l'ont point aimée un exemple
de tous les vices qu'elle engendre au milieu des délices
dont elle a sucré sa poison » , à savoir : l'amour, la
cruauté, l'avarice. De même, « ce qui l'a porté à la
teneure de Y Histoire de la cour de Chine, sont les rares
et éminentes qualitez des esprits chinois... chez qui on
voit deux puissances toujours agissantes : la récom-
pense asseurée pour la vertu et la peine infaillible pour
le vice » . Avec cela, Baudier est véridique. De La Boul-
laye Le Gouz déclare qu'il a trouvé l'exposé de Baudier
si semblable aux mémoires qu'il avait rapportés de la
cour du Grand Turc, qu'il les a retranchés de son
livre.
D'autres ouvrages ont pris place à côté des précé-
dents dans la faveur publique. Les Voyages de François
■
Pyrard de Laval , contenant sa navigation aux Indes
orientales, Maldives, Moluques et Brésil, furent édités
successivement en 1611, 1615, 1616, 1619, et après un
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 115
long intervalle en 1679. La Relation du voyage d'Oléa-
rius en Moscovie, Tartarie et Perse eut une bizarre des-
tinée. Résultat d'une ambassade allemande, elle fut
publiée en français, à Paris, en 1629, avec le Voyage
de J.-A. de Mandelslo, jeune gentilhomme envoyé par
les ambassadeurs sur les rives de la Caspienne; elle l'ut
ensuite réimprimée en hollandais à Amsterdam, en
1651, puis reparut à Paris, en 1656 et 1659, comme
traduite du hollandais, de même qu'en Allemagne en
1656, fut traduite d'allemand en anglais à Londres en
1662, d'allemand en français par Wicquefort en 1666,
et, sous cette dernière forme, eut trois éditions nou-
velles jusqu'à la fin du siècle. Ces vicissitudes témoi-
gnent de la confiance qu'on lui accordait partout et
surtout en France. Les Voyages aux quatre parties du
monde de Vincent Le Blanc ont mérité cet éloge de La
Boullaye : « Le Blanc pourrait disputer avec Ulysse de
la longueur de ses voyages. Il donne beaucoup d'in-
struction de l'Afrique aux géographes modernes. Il
serait à désirer qu'il eût sceu la langue orientale afin
de raporter les noms propres des lieux où il a esté.
Gomme ses Mémoires n'ont été imprimés qu'après sa
mort, ce serait un travail digne d'un illustre voyageur
d'en corriger quelque chose pour faire vivre la mémoire
d'un si grand homme. » C'est Pierre Bergeron, l'auteur
bien connu du Voyage de Rubruquis et autres en Tar-
tarie (1634) et d'un instructif Traité de la navigation
(1629), qui publia, en 1649, la relation de Vincent Le
8.
116 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
Blanc; elle fut réimprimée à Troyes en 1658. Notons
enfin les nombreuses éditions du Voyage de l'illustre
seigneur et chevalier François Drake, admirai d'Angle-
terre, autour du monde, publié, d'après l'Anglais Pretty
(1600), par François de Louvencourt, sieur de Vau-
chelles, en 1613, puis avec une seconde partie en
1627, 1631, 1641.
Tels sont à peu près tous les livres, tant laïques que
congréganistes, qui ont obtenu faveur au temps de
Richelieu et de la Régence. Il semble ressortir claire-
ment de notre analyse que la préoccupation religieuse
dans l'action coloniale est prédominante, surtout en
Orient, mais que la curiosité générale est bien marquée
pour toute contrée où peut s'étendre l'influence natio-
nale.
IV
FAITS PARTICULIERS,
Quelques faits caractéristiques vont appuyer ces
conclusions. Acteurs, auteurs et lecteurs se rencontrent
à la cour comme à la ville, en province comme à
Paris, au cloître comme dans les ruelles. Pareille
unanimité ne se retrouvera plus : aussi est-il bon de la
bien établir.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 117
Tout d'abord, c'est la noblesse, petite et grande,
qui est chargée de l'action militaire ou administrative.
Les « capitaines de mer » , qui conduisent les expédi-
tions, sont presque tous de petite noblesse : Champlain
« escuyer» , Isaac de Razilly «commandeur de Malte» ,
Pierre de Blain « escuyer, sire de Desnambuc » , etc.
Il s'y rencontre pourtant de simples roturiers, comme
Jacob Bontemps et Jérémie Deschamps. Les charges
de vice-roi ou de lieutenant général sont conférées à
des seigneurs de haut lignage : duc de Ventadour, duc
de Dampville, marquis de Feuquières, vicomte d'Ar-
genson, etc.
Mais la noblesse ne s'en tint pas à cette participation
officielle. Elle marqua son intérêt pour l'œuvre en
usant de la faculté que lui assurait l'édit de 1604 et en
entrant dans les Compagnies. Elle y coudoyait sans
répugnance des gens de robe et des marchands bour-
geois.
Prenons la liste imprimée et certifiée (1) des associés
delà Compagnie fondée en 1627, dite Compagnie de*
la Nouvelle-France ou des Cent associés. Ils étaient
exactement cent huit. Quelles étaient leurs qualités et
leurs provenances? On y trouve d'abord trente sei-
gneurs de la cour : Richelieu, d'Effiat, l'intendant de
la marine Martin de Mauvoy, Louis Hoùel, sieur du
(1) «Noms, surnoms, qualitez des associés en la Compagnie de la Nou-
velle-France, suivant les jours et dates de leur signature. » (S. I. n. d.)
Pièce in-4°. (Bibliothèque nationale, réserve.)
118 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Petit-Pré (1), etc. Ne tirons pas avantage de ceux-là,
qui peuvent n'obéir qu'à un mot d'ordre. Mais à côté
d'eux, voici douze « escuyers » , gentilshommes cam-
pagnards, sans attache administrative et militaire, qui
n'ont pu venir que dans le désir de faire une bonne
œuvre ou une bonne affaire. C'est le même désir qui
amène le secrétaire de l'archevêque de Paris, celui du
duc de Retz, le « chef de paneterie » de Monsieur, frère
du Roi, qu'ils soient ou non les prête-noms de leurs
maîtres. Jacques de La Ferté, chanoine de la Sainte-
Chapelle, adhère par zèle religieux, puisqu'il fut lui-
même missionnaire. D'autres viennent tenter une
opération financière : ce sont les «thrésoriers » de dif-
férentes provinces, représentant les gros capitalistes;
puis des bourgeois représentant la petite épargne :
trois femmes, toutes trois veuves et dont une a été
mariée à un descendant de François de Gourgues ; six
hommes de robe, un notaire, un docteur en méde-
cine, le libraire Gramoisy, « imprimeur ordinaire de la
marine » . Quant aux négociants ou « marchands-bour-
geois » , ils sont au nombre de trente-huit, dont dix-
neuf de Paris, neuf de Rouen (parmi lesquels l'oncle
de Cavelier de La Salle), trois de Dieppe, deux de
Rordeaux, un de Calais, le Havre, Lyon, Rayonne,
Libourne. On ne peut demander vraiment une plus
grande variété de noms et de conditions. Cette Com-
(1) Hoiiel, d'après le P. Gharlevoix, fut le promoteur des missions
d'Amérique, en 1611. Il était « conseiller du Roy » .
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 119
pagnie des Cent apparaît comme un résumé de toute
la France; elle réalise l'idée de Razilly, qui voulait,
dans l'œuvre coloniale, la participation de tous les
ordres et de toutes les villes du royaume.
Mais elle n'offre pas seule ce spectacle. Les contrats
des autres Compagnies, tous notariés et signés après
lecture, présentent la même diversité de noms et de
conditions (1). On trouve dans le projet de compagnie,
dont parle Fouquet en ses Défenses (2), les noms
d'hommes comme Chanut, homme d'affaires très délié,
qu'employèrent souvent la Régente et Louis XIV (3);
comme Arnaud d'Andilly, qui n'entra à Port-Royal
qu'en 1644.
Voici maintenant d'autres noms et d'autres faits,
non moins caractéristiques.
Nous avons vu s'élever dans la littérature de voyages
l'esprit de prosélytisme religieux, imité de l'Espagne.
Or, on sait que l'époque de Richelieu est marquée par
un remarquable réveil de l'esprit monastique. Il se
fonde une foule d'Ordres religieux : Carmélites, Ursu-
lines, Visitandines, Sœurs grises, Filles de la Croix,
Dames delà charité, Lazaristes, Oratoire, Port-Royal,
missions de Saint-Sulpice, etc. Ces nouveaux congré-
(1) Cf. Archives Affaires étrangères, Amérique, I, fuS 360, 361, 375.
— Le contrat de la Compagnie des Iles porte les signatures de Riche-
lieu, d'Efhat, Marion, de Fléchelles, Morand, de Guénégaud, Gornuel,
Bardin, Royer, Martin, Lavocat, Serrier, Ganelet, Camille, les huit
derniers, négociants.
(2) Défenses de Fouquet, t. III, p. 349 (édition 1665).
(3) Sur Chanut, v. Jal : Dictionnaire critique.
i
120 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
ganistes déploient une ardeur de néophytes ; ils sont
tous possédés de la manie enseignante; ils rivalisent
d'activité avec leurs aînés et leurs maîtres, les Jésuites.
Richelieu, dans son Testament politique, se plaint de
cette marée montante de couvents et en signale les
dangers. Il fit même rendre en 1629 une ordonnance
interdisant d'établir aucun monastère sans la permis-
sion expresse du Roi. Cependant il trouve bon aux
colonies ce qu'il redoute à l'intérieur; il impose les
missionnaires aux Compagnies et le catholicisme aux
colons; il fait, comme nous le savons, une affaire
chrétienne de la colonisation presque autant qu'une
affaire politique. Aussi les colonisateurs montrent-ils
un zèle de conversion digne des missionnaires eux-
mêmes. Il faut voir le respect de Champlain pour les
bons Pères Jésuites qui l'escortent, le soin qu'il met
à les défendre en toute occasion, les honneurs qu'il
leur rend et fait rendre. Dans le même esprit, Isaac de
Razilly écrivait à Richelieu : « Vostre Éminence peut
faire venir au giron de l'Église plusieurs millions
d'âmes, lesquels estant au ciel prieront Dieu à jamais
pour faire récompenser vostre charité des soins qu'il
aura pris pour leur salut (1). » On peut donc dire que
l'idée religieuse est dominante à cette époque, et elle
ne pouvait manquer de produire des manifestations
éclatantes. Nous n'en citerons que quelques-unes.
(1) Lettre à Richelieu, du 25 juillet 1636. (Affaires étrangères, Amé-
rique,!, f° 106.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 121
C'est une grande dame, madame de Guercheville,
née Antoinette de Pons, femme du marquis de Lian-
court (1), qui introduisit les Jésuites au Canada, malgré
toutes les oppositions. Elle y déploya un grand zèle de
dévote. Elle se porta d'abord acquéreur des droits de
de Montz, concédés par Henri IV et délégués, pour
une partie, à Poutraincourt ; puis, par contrat passé
devant Me Levasseur, notaire à Dieppe, le 20 jan-
vier 1611, elle constitua les Jésuites associés de Pou-
traincourt. Aux termes de l'acte, l'argent versé par la
marquise devenait « un bon fonds pour y perpétuelle-
ment entretenir les Jésuites, sans qu'ils fussent à
charge au sieur Poutraincourt, et que, pour ainsi, le
profîct des pelleteries et pesche que ce navire rappor-
terait ne reviendrait point en France pour se perdre
entre les mains des marchands » . Cela fait, comme des
Jésuites sont toujours nécessiteux, et qu'il fallait à
ceux-là un trousseau, c'est-à-dire des ornements d'autel
et des instruments du culte, elle fit à la cour une quête
à cette intention. Elle y fut aidée par madame de
Sourdis, cette tante de Gabrielle d'Estrées, qui s'était
faite entremetteuse entre elle et Henri IV, au camp
devant Chartres, en 1591. Tout le monde tint à hon-
neur de se montrer généreux ; Marie de Médicis donna
300 livres. Avec la somme recueillie, madame de
(1) Premier écuyer du Roi, gouverneur de Paris, parent du malheureux
époux de Gabrielle d'Estrées. (Cf. Champlain : Voyages, édition 1627,
3e partie.)
122 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Guercheville approvisionna amplement les bons Pères
Biard et Massé (car ils n'étaient que deux, tout
d'abord!). Mais voici que deux irrévérencieux hugue-
nots de Dieppe, les sieurs Dujardin et Duchesnes, créan
ciers de Poutraincourt et surtout ennemis des Jésuites,
font opposition au départ du navire ; elle les force à
lui céder leur créance. Elle eut enfin la joie de voir
partir ses protégés : les sauvages connaîtraient donc
la sainte doctrine après laquelle ils soupiraient! Mais
la dévote dame ne crut pas son rôle terminé. Elle se
fit la directrice de la mission; elle commanda les mis-
sionnaires, comme ses pareilles les petits abbés. C'est
ainsi qu'en 1612, ayant appris qu'il y avait querelle à la
colonie et que les PP. Jésuites, pour don de joyeux
avènement, avaient excommunié tous les colons, y
compris Biencourt, le propre fils de leur associé Pou-
traincourt, elle ordonna à ses Jésuites de quitter Port-
Boyal et d'aller fonder ailleurs un établissement. Ils
allèrent, en effet, à Pentagoèt (1). Mais ils pourront
bientôt se passer de tutelle. Arrivés, comme Tartufe,
pauvres et humbles dans la maison, ils ne tarderont
pas à y commander en maîtres. Dès 1625, ils essayent
de mettre Orgon hors de chez lui, c'est-à-dire d'ex-
pulser les protestants de la colonie qu'ils ont fondée,
et ils y réussissent un peu plus tard. En 1630, ils
(1) Cf. P. Biard : Relation de 1616, ch. ix. — Contrat d'association
avec les Jésuites, 1613, petit in-8° de huit feuilles (pamphlet protes-
tant).
ï
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 123
équipent eux-mêmes le navire qui les porte au Canada.
Ils seront, au temps de Colbert, les principaux proprié-
taires fonciers de la Nouvelle-France et des Iles.
Et comment n'auraient-ils pas fait cette fortune?
Les dons aux missionnaires affluaient de tous les coins
de la France. Les Récollets, qui n'avaient pas su s'enri-
chir, et, pour cela, avaient dû céder la place aux
Jésuites. plus habiles, n'avaient-ils pas, cependant, avec
les seules aumônes recueillies en France, achevé en! /
1621 l'église de Notre-Dame des Anges, à Québec?
Les quêtes à la cour, les dons du Roi étaient devenus
comme d'institution. On en a la preuve dans cette
note, non signée, adressée à la Régente en 1053 (1) :
u La Reine est très humblement priée de recommander
au sieur Servient de signer une ordonnance de contant
de 4 mil livres, que le Roy donne en aumosne, au
temps de Jubilé, pour l'establissement de la mission
d'Amérique, où il n'y a que le seul P. Meslan, ministre,
dans un pays six ou sept fois plus grand que la France,
plein d'une infinité de peuples et de nations barbares,
qui n'ont jamais entendu parler de l'Évangile Il y
a tout subject de croire que le zèle de Leurs Majestés
pour la conversion de ces peuples sera récompensé dès
cette année par une heureuse campagne. »
La légataire de madame de Guercheville, pour ses
bonnes œuvres d'outre-mer, fut madame de Gomba-
(1) Affaires étrangères, Amérique, I, f° 459.
sj
124 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
let, plus tard duchesse d'Aiguillon , nièce de Riche-
lieu (1). Sa première entreprise fut la fondation de
l'Hôtel-Dieu de Québec. Le 16 avril 1637, elle fit avec
son oncle un contrat où l'un et l'autre assurent à l'éta-
blissement un revenu de 3,000 livres, « à condition
qu'il sera dédié à la mort et au précieux sang du Fils de
Dieu, afin d'en obtenir qu'il l'applique tant sur l'âme de
Monseigneur le cardinal et celle de madame de Com-
balet que pour tout ce pauvre peuple barbare (2) » .
Pour avoir un personnel, elle s'adresse aux Religieuses
hospitalières de Dieppe. Une veuve de qualité de Tours,
madame de la Peltrie, née de Chauvigny, apprenant
ce projet, se fait elle-même propagatrice de l'œuvre,
recrute des Ursulines à Tours et à Paris, et parmi elles
la fameuse Marie de l'Incarnation (3). Le capitaine
Bontemps fut chargé de mener à bon port le couvent
volant, et partit de Dieppe, sur le navire le Saint-
Joseph, au commencement de 1638. Cette œuvre
assurée, la duchesse d'Aiguillon consacre à d'autres son
intelligence, son influence et sa fortune. Elle fait les
frais de missions dans l'Extrême-Orient. Envoyées
successivement par mer et par terre, elles réussirent,
(1) V. sur cette intéressante figure, Fléchier : Oraison funèbre de
madame la duchesse d'Aiguillon; Bonneau-A venant : La duchesse
d' Aiguillon (1879) ; Arnaud d'Andilly : Lettres (L. 156 et autres) ;
Sainte-Beuve : Causeries.
(2) Sœur Françoise Suchereau de Saint-Ignace : Histoire de l Hôtel-
Dieu de Québec.
(3) « La sainte Thérèse de la France. » — Ses lettres furent publiées
avec grand succès en 1677, 1681.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 125
après bien des pertes d'hommes et de temps, à gagner
le royaume de Siam, où elles établirent pour un temps
l'influence française. On voit, après cela, la duchesse
souscrire à la première Compagnie de la Chine (1660),
dont le célèbre Fermanel, négociant rouennais, était
le promoteur et le directeur, fonder en 1642 la maison
des missions à Rome et en 1658 le séminaire des Mis-
sions étrangères à Paris, envoyer des prêtres à Tunis
et Alger pour secourir physiquement et spirituelle-
ment les esclaves, participer enfin avec Olier à la fon-
dation de la Ville-Marie ou Montréal. Fléchier carac-
térise heureusement, dans son Oraison funèbre, cette
activité bienfaisante : « Il me semble, dit-il, que je
vois des prêtres, des évêques, ou, pour mieux dire, des
apôtres, courir partout selon les besoins, et notre
charitable duchesse, de son palais comme du centre de
la charité, envoyer les secours et les rafraîchissements
nécessaires pour entretenir et pour avancer ce grand
ouvrage. » C'est, en effet, une sorte de ministère des
missions qu'exerça, pendant plus de trente ans, la
digne nièce de Richelieu.
Mais les daines ne sont pas seules à s'employer à cette
œuvre. Les dévots rivalisent de zèle avec les dévotes.
L'ardeur est telle qu'elle est capable de rapprocher
Jésuites et jansénistes : « Que vous êtes heureux, écrit
Arnaud d'Andilly au P. Jésuite Lejeune, supérieur des
missions du Canada, que vous êtes heureux, mon Père,
dans la grâce si extraordinaire que Dieu vous fait de
126 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
lui consacrer ainsi votre vie, pour aller en ce Nouveau-
Monde déclarer la guerre à ses ennemis et leur arra-
cher d'entre les mains ces âmes qu'il est venu racheter
au prix de son sang! Soyez bien aise, mon Père, de
ce que M. de Saint-Cyran lève les mains au ciel durant
que vous combattez ; ses prières ne nuiront pas à vos
victoires, et la confiance qu'il a aux vôtres n'est pas, à
mon advis, une des moindres marques combien Dieu
vous ayme (1). »
Le duc de Ventadour, neveu de Montmorency, qui
avait été dans les Ordres, n'achète de son oncle la
charge de vice-roi de la Nouvelle-France que dans l'in-
tention déclarée de livrer le pays aux Jésuites. C'est
lui, en effet, qui fit en 1625 la substitution des Jésuites
aux Récollets dans les missions du Canada. Content de
son œuvre, il ne fit aucune difficulté de céder sa charge
en 1627 (2).
Olier, fondateur de Saint-Sulpice , et un gentil-
homme angevin du nom de Jérôme Le Royer de La Dau-
versière, lieutenant général au présidial de la Flèche,
et fondateur lui-même, avec Marie de La Ferre, des Re-
ligieuses hospitalières de Saint-Joseph pour la France
et le Canada (3), établirent de concert, en 1641, la
(1) Lettres, édition 1666. (L, 222.)
(2) Charlevoix : Histoire de la Nouvelle-France . — Cf. Lettre iné-
dite de Lauson à Richelieu , 2 décembre 1626. (Affaires étrangères ,
Intérieur, t. XXXVIII.)
(3) Abbé Couanier de Launay : Histoire des religieuses hospitalières
de Saint-Joseph, 2 vol. in-8°. (Le Mans, 1886.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 127
Compagnie libre de la Nouvelle-France ou Société de
Notre-Dame de Montréal. Le but était de créer un
établissement qui serait à la fois le siège des missions,
une barrière aux incursions des sauvages, un centre de
commerce pour les peuples voisins et un lieu consacré
à la Très Sainte Vierge. Les fonds furent fournis par
de La Dauversière, qui y consacra une partie de son
bien, par madame de Bullion, qui donna 72,000 livres,
par la duchesse d'Aiguillon, et par une humble caba-
retière, Marie Rousseau, pénitente et amie d'Olier.
Des religieuses de la maison fondée à la Flèche y furent
envoyées sous la conduite de mademoiselle Manse,
demoiselle de condition, et de Marguerite Bourgeois,
d'une bonne famille bourgeoise de Langres. Paul de
Ghomedey, sieur deLaMaisonneuve, voulut se charger
du transport. Une grande «peuplade » fut faite en peu
de temps et la ville de Montréal fondée. Toutefois, la
Compagnie ne fut pas sans avoir besoin de fonds.
Quand elle crut devoir faire appel au crédit public,
elle exposa (1) « qu'elle n'avait pas été fondée et le
Canada n'avait pas été découvert pour en rapporter
seulement des castors et des pelleteries » , mais bien
dans le but « de procurer la gloire du Très-Haut » ;
elle représenta « qu'en fin de compte, la despense de
ce grand œuvre est assignée sur le trésor de l'épargne
(ly U estât général des debtes passives de la Compagnie générale de
la Nouvelle-France (in-4°, Paris, 1643. Bibliothèque nationale, ré-
serve) .
y
128 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
céleste, sans qu'il soit à charge au Roi, au clergé ni au
peuple » . Cette hypothèque mystique parut suffisante,
puisque Montréal prospéra. M. de Bretonvilliers, à lui
seul, engagea sur elle une somme de 400,000 livres (1).
C'est là, sans aucun doute, une belle preuve de con-
fiance et de foi.
Toutes ces manifestations pieuses cesseront à l'épo-
que de Colbert; ce sont alors les plus fréquentes.
Ce ne sont pas les seules, pourtant. La colonisation
laïque, c'est-à-dire le peuplement ou la mise en œuvre
commerciale des colonies, a aussi ses fanatiques. Ninon
de Lenclos, la « belle païenne » , ne songea-t-elle pas
sérieusement, en 1656, à fuir la haine jalouse des dé-
votes jusque chez leurs sauvages clients de Guyane (2)?
Beaucoup firent ce qu'elle projeta seulement. Cadets
de famille et gentilshommes fuyant leurs créanciers ,
négociants ruinés par les abus qui sévissaient dans
la métropole, petits capitalistes, engagés, mission-
naires, formèrent, au dire du P. Gharlevoix, la pre-
mière population de la Nouvelle -France, qui en
1665 était de trois mille deux cent quinze. Un édit
de 1642 constate que la Compagnie des Iles, fondée
en 1635, a introduit sept mille colons. Les navires
qui vont à Madagascar portent toujours une centaine
(1) Cf. de Belmont : Histoire du Canada. (Manuscrits, Bibliothèque
nationale, Supplément, fr., n° 1625.) — Dollier de Cassou : Histoire
de Montréal. (Manuscrits, Bibliothèque Mazarine, H, 2706.)
(2) Sainte-Beuve : Lundis, IV, p. 134.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 129
d'émigrants que n'intimident ni la longueur et les
dangers du voyage, ni les malheurs survenus (1).
Consultez, d'autre part, le Mercure français, qui
précède et annonce la Gazette de Renaudot (2). Il est
rempli de documents officiels et de notes officieuses
sur les colonies et le commerce colonial. Quand on sait
le soin qu'apportait Richelieu à « travailler l'opi-
nion (3) » , on ne peut douter que ces articles ne fussent
ou dictés ou inspirés par lui : on y peut donc trouver
la mesure de ce que peut et doit être, par la volonté
du ministre, l'opinion du temps, de ce qu'elle fut en
réalité. Or, on y trouve, à chaque page, des réflexions
comme celle-ci : « La France, flanquée de deux mers,
ne se peut maintenir que par des forces maritimes » ;
ou des indications commerciales, comme le détail des
richesses que les galions espagnols apportent d'Amé-
rique, comme l'énumération des denrées africaines ou
autres, introduites par navires français (4). L'effort est
(1) Cf. de Flacourt : Histoire de Madagascar. — Souchu de Renne-
fort : Relation de Madagascar. — Un mémoire encore inédit du mis-
sionnaire Nacquart (Bibliothèque du Mans).
(2) Le Mercure, suite de la Chronologie septennaire de Palma Cayet,
publie chaque année un volume, par les soins de Richer, de 1611 à 1635,
et de Renaudot, de 1635 à 1643. — La Gazette, le Mercure de France,
même le Mercure galant, le continuent avec des genres différents.
(3) Cf. Communication de M. Sorel à l'Académie des sciences mo-
rales et politiques, 13 mai 1882. — Thèse de Léon Geley : Fancan et
la politique de Richelieu de 1617 à 1627.
(4) « Arrivée à Dieppe (28 octobre 1634) de la coste d'Afrique au
delà du cap Vert, de quatre vaisseaux chargés de gommes, cuirs, ivoires,
singes, guenons et autres richesses et raretés de la zone torride. » (T. XIX ,
p. 715.)
9
130 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
perpétuel pour persuader à la nation que « nul climat
ne lui est non plus accessible qu'aux autres » , qu'il y a
tout profit « à entreprendre sur mer comme font les
Anglais et Hollandais » . Bref, toute la pensée des Mont-
chrétien et des Razilly s'y retrouve, mais appuyée de
faits, répétée sans cesse, comme si elle hantait les
esprits. Tout ce que nous avons dit précédemment
prouve bien que Richelieu, en inspirant le Mercure en
ce sens, donnait moins un enseignement à ses contem-
porains qu'une satisfaction à leurs préoccupations.
CHAPITRE III
LA DISCUSSION.
Les plaintes des commerçants.
La discussion sur Futilité de l'œuvre entreprise ou
sur les procédés employés n'existe pas, au temps de
Richelieu. Il semble que l'enthousiasme soit unanime,
ou que la question soit trop neuve pour qu'on en puisse
raisonner. Soit dédain, soit crainte, aucune critique ne
se produit au grand jour. Les opposants, dont parlent
Montchrétien et Razilly, ne se permettent qu'à l'oreille
des objections discrètes.
Ce sont les commerçants, chose étonnante, qui for-
mulent le plus hardiment leurs plaintes. Ils ne le font
pas dans des écrits, ce n'est pas leur habitude, mais
dans leurs réponses aux commissaires enquêteurs que
Richelieu délègue près d'eux. Leurs griefs, d'ailleurs,
ne portent pas sur l'action coloniale elle-même, mais
sur le mode d'action.
Rappelons-nous que le système des Compagnies à
monopole a été nettement condamné par le tiers état
de 1614(1). Ce n'étaient pas, il est vrai, des négociants
(1) V. livre I, chapitre m, § 3.
9-
f ■•
132 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
qui composaient la majorité, mais des hommes de loi.
Cette majorité n'en représentait pas moins l'opinion
de la bourgeoisie éclairée. Richelieu se hasardait donc
beaucoup à passer outre à ce sentiment ainsi mani-
festé. Il s'exposait soit aux plaintes, soit à l'abstention
de ceux sur qui il devait le plus compter. Plusieurs
ouvrages ont paru pour soutenir la doctrine du minis-
tre : c'est donc qu'elle était attaquée et que la doctrine
contraire avait ses partisans.
Richelieu charge de Lauson en 1626, et de Séguiran
en 1632, d'aller consulter sur leurs affaires, l'un les
commerçants de Rouen, l'autre ceux de Marseille.
Voici le compte qu'ils rendent des plaintes enten-
dues (1).
Les négociants de Rouen remercient le Roi de l'inté-
rêt qu'il porte au commerce et du souci qu'il a de le
protéger contre les corsaires. Mais « ils osent lui
remontrer » qu'il n'a pas pris, à leur avis, la meilleure
voie pour aller au but. D'abord, cet achat de navires
aux Hollandais n'aurait pas dû être fait au nom du Roi,
« à cause de l'appréhension qu'ils ont que le Roy ne
devienne puissant sur la mer » . Si l'on avait emprunté
le nom des négociants, « le Roy serait servi avec plus
de diligence » . Ce n'est pas assez, d'ailleurs. « Il faut
que le Roy fasse construire des vaisseaux en France,
(1) Lettre de Lauson, du 26 novembre 1626 (Affaires étrangères,
Amérique, I, f° 367) . — Lettre de Séguiran, dans les Documents inédits :
Correspondance de Sourdis, III, 221-24.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 133
non pas en aussi grand nombre à la fois, mais tant il
y a qu'il y pourrait estre servi avec contentement. »
Une partie de ces vaisseaux pourrait être employée « à
l'assistance des navires marchands » , mais à une con-
dition absolue : « Il faut qu'on donne aux négociants
la liberté entière d'y préposer telles personnes de pro-
bité et valeur reconnue qu'ils porront choysir eux-
mesmes Ils fourniraient les vaisseaux de biens et
autres choses nécessaires pour l'équipage, les tien-
draient continuellement en estât de servir en cas que
le Roy en eust besoin, et à ce fayre les communautés
s'obligeraient. Quant à la despense, ils suppliraient le
Roy d'avoir agréable qu'il s'en feist un répartiment
entre eux à prendre sur les marchandises, pour l'escorte
desquelles les vaisseaux du Roy auraient servy. »
Mais, à aucun prix, ils ne veulent de capitaines nommés
par le Roi. L'expérience leur a appris à connaître leur
mauvaise volonté et leurs exigences, et, « tant s'en
fault que les marchants en reçoivent soulagement,
qu'au contraire leur condition en empirera » . Ils ne
veulent pas non plus contribuer aux dépenses de
construction ou d'achat des navires, « à cause des
continuelles pertes soufertes depuis plusieurs années » .
Mais ils indiquent un moyen de trouver les fonds.
C'est de faire comme le roi d'Angleterre, « qui, l'an
passé, feit par forme d'emprunt de grandes levées sur
les estrangers de nouveau establis en son royaume,
jusqu'à fayre payer 20,000 escus à l'un d'entre eux » .
134 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
On est, en effet, en France, d'une tolérance incompré-
hensible envers les étrangers; on leur accorde « des
lettres de naturalité » , sans même exiger qu'ils pos-
sèdent ou contribuent ; « ils ne font aucunes acquisi-
tions d'immeubles ny font contruire aucuns vaisseaux,
et ayants tout leur bien en une cassette, le transportent
quand il leur plaist » . Bien plus, on leur accorde les
mêmes droits et faveurs qu'aux « régnicoles » , bien
qu'il n'y ait aucune nation « qui ne se donne quelque
privilège en son pays au préjudice des estrangers » . Le
traité de 1606, enregistré en 1607, a été à ce point de
vue une véritable trahison. Aussi ci les Espagnols et
les Portugais se réservent seuls le trafic des Indes, et,
pour les Flamens, ils ne nous donnent pas le loysir
d'aller rien quérir chez eux, nous sommes pleins de
leurs manufactures » . Il faut donc protéger le com-
merce français, qui est menacé de ruine, en mettant
certaines impositions sur les marchandises étrangères
et en déchargeant les Français. « Gela produirait deux
effets : pour l'un le secours présent en deniers; pour
l'autre, et bien plus advantageux pour le Roy, donne-
rait à la France quatre mil matelots qu'elle n'a point,
et par la douceur du gain et des advantages que l'on
donnerait au régnicole, on le rappellerait dans le com-
merce, duquel l'estranger fait tous ses efforts de le
chasser et de le mettre à tel point que lui tournant à
perte, il soit forcé de l'abandonner corne il faict. »
On reconnaît, dans cette dernière partie, l'argumen-
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 135
tation de Montchrétien. L'économiste normand a in-
spiré les sentiments de ses compatriotes ou il les a
fidèlement traduits. Ces sentiments, en tout cas, ne
sont pas entièrement favorables aux procédés que va
suivre Richelieu. Les négociants demandent une auto-
nomie qu'il n'entre pas dans le plan général de Riche-
lieu de leur accorder. Le ministre écoutera plutôt
Razilly, lui disant : « Il faut planter colonies, non par
des marchands, qui n'y sont pas propres, mais par un
homme de qualité et faveur qui aura la libre disposi-
tion d'une bourse commune faite par des trésoriers-
partisans (1). »
La consultation de 1633 a été faite auprès « des
députés nommés par les consuls et conseils de Mar-
seille » . Nous la choisissons entre plusieurs autres,
parce qu'elle fait le pendant delà précédente, eu égard
à la date, à la situation et aux intérêts commerciaux.
France du Nord et France du Midi, commerce du
Levant et d'Amérique, débuts et épanouissement de
l'action commerciale et coloniale de Richelieu se trou-
veront mis en parallèle.
« Nous estant soigneusement enquis, dit Séguiran,
(t) On se rappelle la bruyante enquête sur la crise commerciale faite
en 1886. Que l'on mette le traité de Francfort ou les traités de commerce
à la place du traité de 1606, les Allemands à la place des Anglais et
Hollandais, toute l'administration consulaire et coloniale à la place des
capitaines de mer, et les plaintes du commerce de nos jours auront
exactement le même cadre et le même fond que celles des commerçants
rouennais du dix-septième siècle. Ne parle-t-on pas même d'établir enfin
sur les étrangers résidant en France cet impôt demandé dès 1625 ?
136 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des causes de la déchéance de leur commerce, il nous
en a esté représenté plusieurs sujets, qui sont : les
grandes et longues guerres d'Europe, les voleries des
corsaires, les oppressions des ministres du Grand Sei-
gneur et autres princes estrangers, et de ceux encore
de ce royaume qui, par ci-devant, au lieu de leur résis-
ter, les ont souffertes et tolérées pour leur intérêt et
avantage particulier; les malversations de la plupart
des consuls establis aux Échelles du Levant et ailleurs;
les commissionnaires français qui résident en Italie ;
les fréquentes banqueroutes et perfidies des gens de
marine et d'autres négociants ; les fraudes et abus qui
se commettent aux contrats de sûreté, l'un des princi-
paux fondements du négoce; les grandes impositions
dont on les surcharge; le peu de protection qu'ils
trouvent partout; le mauvais traitement que font la
plupart des fermiers du Roi aux estrangers négociants à
Marseille, qui, à cause de cela, se trouvent esloignés
du royaume; et enfin, à cause de plusieurs manque-
ments et désordres, qui ont besoin dune sévère infor-
mation, si on désire faire revivre le négoce et lui
donner quelque vigueur » Après avoir formulé ces
griefs, les Marseillais ont proposé : « Que l'on tienne
la main à ce que les estrangers fussents bien traictés,
parce que ce sont eux qui entretiennent le com-
merce, par leur concours et par les marchandises qu'ils
emportent; que l'on contienne par châtiment les
malversations des consuls ; que l'on châtie toute con-
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 137
trebande pour la Barbarie, où l'on porte des muni-
tions de guerre, parle moyen desquelles les corsaires
désolent les chrestiens, et, plus que tous autres, les
Français. »
Les Marseillais reprochent, en somme, à Richelieu,
de ne pas assez surveiller les agents royaux en France
et à l'étranger, notamment les consuls, et de ne pas
assurer une législation commerciale suffisante. Ils
demandent, contrairement aux Rouennais, protection
et faveur pour les étrangers, et, comme eux, répres-
sion vigoureuse de la piraterie.
Ces griefs ne visent l'action coloniale que dans la
mesure où le commerce y est engagé. On sait que cette
mesure est toujours grande. Elle l'était dès le temps de
Richelieu, bien qu'on ne fût qu'aux débuts. Aussi nous
faut-il prendre acte du mécontentement exprimé par
les commerçants. Il en ressort, quelles que soient les
exagérations et les contradictions, que le commerce
ne trouve pas son compte à l'action commencée. Il n'y
résiste pas; il ne demande pas mieux que de s'y inté-
resser et d'appuyer l'effort que l'on tente; il entre dans
les Compagnies et il y reste, malgré tous les déboires.
Mais quelque chose lui semble à reprendre ou à com-
pléter dans l'ensemble des actes, à lintention desquels
il rend justice ; car ils n'ont pas fait naître cette pro-
spérité que l'on annonçait. Ce quelque chose pourrait
bien être : d'un côté, un plus grand souci des intérêts
commerciaux aux colonies, c'est-à-dire la subordina-
138 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
tion des religieux aux commerçants; de l'autre, une
plus grande autonomie jointe à une plus efficace pro-
tection, c'est-à-dire la restriction des monopoles con-
cédés aux Compagnies et des pouvoirs donnés aux
agents du gouvernement.
Il paraît bien, en effet, que ce soient là les critiques
qu'appelle la politique coloniale de Richelieu (1). Gol-
bert y apportera quelques corrections, sans toutefois
changer le système.
(1) A propos des griefs du commerce, Colbert leur appliquait ce
critérium : « Lorsque je m'informe de tous les marchands du royaume,
de Testât du commerce, ils soutiennent tous qu'il est entièrement
ruiné; mais quand je viens à considérer que le Roy a diminué d'un tiers
les entrées et sorties du royaume, et que les fermiers non seulement
ne demandent aucune diminution , mais mesme demeurent d'accord
qu'ils gagnent, j'en tire une preuve démonstrative et qui ne peut être
contredite, que le commerce augmente considérablement en France,
nonobstant tout ce que les commerçants peuvent dire au contraire. »
(Colbert à l'intendant de Sauzy, Correspondance administrative, III ,
p. 504.) — Cette preuve démonstrative n'aurait pu être fournie par
Richelieu, dont l'administration financière ne vaut pas celle de Colbert,
et qui ne diminua aucun impôt de douanes ou autres.
DEUXIEME PARTIE
COLBERT ET LOUIS XIV,
CHAPITRE PREMIER
L'ACTION.
La question coloniale dans les conseils du gouvernement.
Tout semble dit sur le règne de Louis XIV et sur le
ministère de Golbert. Nous nous sommes aperçu, pour-
tant, que la politique coloniale du grand roi et de son
ministre réserve quelques découvertes au chercheur.
La part personnelle qui revient à l'un et à l'autre dans
la direction; la part d'originalité qui revient à Golbert
dans l'œuvre déjà engagée; la place que la question
coloniale occupe dans la politique intérieure et exté-
rieure : voilà autant de points qui sont peu élucidés,
qui méritent de l'être, et qui doivent l'être dans notre
étude.
140 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
COLBERT ET LOUIS XIV.
Sur l'action personnelle de Louis XIV, une thèse
paradoxale a été récemment soutenue, avec un certain
luxe de documents (1). Elle présente Louis XIV comme
un novateur en matière de colonisation, et de plus,
comme un agioteur. On sait que, depuis 1880, l'action
coloniale a provoqué bien souvent l'accusation d'agio-
tage : il a sans doute paru piquant de reporter jusqu'au
dix-septième siècle ces procédés de discussion.
Mais, sans nier la valeur des documents fournis, il
n'est pas malaisé de démontrer qu'on les a enveloppés
de conjectures et de contradictions.
Attribuer à Louis XIV le mérite « d'avoir eu de lui-
même l'idée d'organiser un commerce suivi entre la
France et les Indes orientales a est une simple con-
jecture. Elle est même en contradiction avec le témoi-
gnage de Saint-Simon sur les rapports du Roi et de ses
ministres (2), et avec celui de Golbert, que nous allons
voir. C'est pure conjecture encore de prétendre que
(1) Pauliat : Louis XIV et la Compagnie des Indes (Lévy, 1886).
(2) « Ils l'infatuèrent à l'envi de sa grandeur et de son autorité, pour
l'exercer eux-mêmes et n'en laisser à personne qu'à eux. » (Parallèle
entre les trois Bourbons, édition Feugère.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 141
« le livre de Charpentier (1), destiné à la propagande,
ait été inspiré et comme dicté par le Roi lui-même » :
Charpentier, ainsi qu'on le reconnaît, appartenait à la
domesticité littéraire de Golbert. Et quant à ce fameux
discours prononcé par le Roi dans rassemblée générale
des associés de la Compagnie des Indes orientales, dis-
cours qu'on déclare si insolite, qu'on assimile par la
pensée à ces exposés fantaisistes faits à leurs action-
naires par des financiers véreux, d'où conjecture-t-on
qu'il a été médité, comme une suprême « rouerie » ,
par le Roi seul, sans la collaboration de Colbert? N'a-
t-il pas, au contraire, été précédé d'un Mémoire de
Colbert, très net et très complet, dont le discours
n'est que l'écho (2)?
Non! Dans cette affaire comme en toute autre, l'ini-
tiative, louable ou répréhensible, appartient au minis-
tre. Colbert nous met lui-même sous les yeux la méthode
dont il usait avec un maître susceptible et infatué. Le
3 mars 1678, il adressait à Seignelay, qui accompagnait
le Roi dans sa campagne de Flandre, deux lettres : l'une
était un rapport sur l'état présent des affaires et devait
être lue au Roi ou analysée devant lui ; l'autre est parti-
culière et confidentielle. Dans la première, Colbert
s'exprime ainsi : « Des nouvelles viennent d'arriver
que Gand est assiégé et que le Roi y vole. Sanscompa-
(1) Charpentier : Discours d'un fidèle sujet du Boy touchant Vesta-
blissement d'une Compagnie française pour le commerce des Indes
orientales (avril 1664).
(2) Pauliat : op. cit., p. 50, 65, 68, 181, etc.
142 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
raison, nous devons tirer exemple de la gloire et des
avantages que son application et sa prodigieuse vertu
lui donnent, pour nous exciter à limiter de loin. »
Dans la seconde, il dit à son fils : « Il y a quelquefois
dans mes lettres et mes Mémoires de certains endroits,
comme celui-ci, desquels, si vous tourniez avec adresse
et esprit le compte des affaires que vous rendez au
Roi, en sorte que sans affectation et naturellement vous
lui en puissiez faire lecture, vous feriez bien votre cour
auprès de Sa Majesté et pour vous et pour moi. » A
peu près à la même date, le 18 février 1678, il écrivait
encore confidentiellement à son fils : « Vous ne devez
lire au Roy la lettre de Blenac (alors gouverneur du
Canada) que par extrait, et bien examiner les termes
des autres, avant que de les lire (1). » Ne voilà-t-il pas
la confirmation du témoignage de Saint-Simon? Ne
trouve-t-on pas ici la mesure de l'initiative que paraît
garder Louis XIV dans les affaires de la Compagnie des
Indes orientales?
Au reste, si Louis XIV avait fait sienne cette affaire,
du vivant de Colbert, s'il y avait déployé cette habileté
d'homme d'affaires qu'on dénonce, il aurait, après la
mort de Colbert, employé les mêmes ressources d'es-
prit à maintenir ou à sauver son œuvre. Or, que voit-
on après 1683? Une série d'actes contradictoires et
malhabiles qui ne vont à rien moins qu'à ruiner la
(1) P. Clément : Introduction au t. III bis de la Correspondance de
Colbert (p. xm). — Colbert à Seignelay (III bis, p. 198).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 143
compagnie, et contre lesquels la compagnie proteste.
Citons seulement les arrêts sur les soies d'Orient,
toiles et ouvrages de coton, étoffes de Chine et des
Indes à fleurs d'or et d'argent. L'importation de ces
produits commence en 1686. On les adopta avec
fureur en France (1), et la compagnie avait en eux une
source de fortune. Ils avaient même fait naître une
nouvelle industrie, celle de l'impression en couleur
des toiles importées blanches, dont les profits s'ajou-
taient à ceux de la vente. Il était donc élémentaire,
pour qui voulait du bien à la compagnie et au com-
merce d'Orient, de favoriser cette importation. Col-
bert n'y eût pas manqué. Mais que fait Louis XIV, privé
de Colbert? Par des arrêts aussi nombreux que contra-
dictoires, tantôt il prohibe et tantôt autorise ces tis-
sus. L'énumération en est curieuse : le 30 août 1686,
arrêt qui surtaxe ces produits; le 26 octobre, arrêt qui
interdit les fabriques pour l'impression des toiles
blanches, et prohibe, après la fin de décembre, la vente
des étoffes brochées d'or et d'argent; le 27 jan-
vier 1687, arrêt qui annule les deux précédents, et
qui permet à la compagnie ce commerce et cette indus-
trie jusqu'en 1688 et jusqu'à concurrence de 150,000 li-
vres d'importation; le 17 mai 1688, nouvel arrêt
prohibitif, et le 17 août, nouvelle autorisation avec
(1) Abbé Baudiukd : Dictionnaire universel de géographie (édition
française de 1706), art. : Indes. — Du Fresne de Francheville : His-
toire de la Compagnie des Indes, p. 75 et suiv.
V
144 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
l'obligation de la « marque » ; le 1er février 1689, inter-
diction formelle et qui semble définitive ; mais en 1695,
1700, 1706, etc., levée complète de cette interdiction.
Bref, l'arrêt du 13 juillet 1700, qui énumère tous les
édits antérieurement -rendus sur la matière depuis le
30 avril 1686, n'en compte pas moins de seize, soit
plus d'un par an, et qui tous se contredisent à qui
mieux mieux. Si c'est là de la sollicitude, la compagnie
s'en fût passée volontiers (1).
Cette discussion, toutefois, nous fournit une con-
clusion utile. Si l'on a pu prendre le change sur la
participation de Louis XIV aux entreprises coloniales
de son règne, et lui attribuer le premier rôle dans l'une
d'elles, c'est que cette participation a été grande en
réalité. Il est certain que le Roi a approuvé et appuyé
la politique de son ministre, au point de paraître la faire
sienne. Nous pouvons donc le mettre en tête des parti-
sans de l'expansion coloniale à l'époque de Colbert.
II
RICHELIEU ET COLBERT.
A Colbert seul revient la gloire d'avoir fait de la
France, pour un moment, la plus grande puissance
coloniale des temps modernes.
(1) Du Fresne de Fraxcueville : op. cit. (P. J.).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 145
Pour bien juger de son mérite, il faut séparer nette-
ment ce qu'il a dû au passé de ce qu'il a innové, ses
imitations de ses inspirations personnelles. Nous ne
croyons pas qu'on l'ait jamais fait avec quelque dé-
tail (1).
Golbert se montre d'abord le docile élève de Riche-
lieu. Il lui emprunte le procédé des Compagnies avec
privilèges et monopoles, et en même temps les raisons
qui semblaient le légitimer. « Sa Majesté, dit-il (2),
sait qu'une Compagnie composée d'un nombre d'inté-
ressés puissants , travaillant au bien commun et à
l'établissement général desdites îles, peut bien plus
avantageusement faire ledit commerce que des parti-
culiers, lesquels ne s'appliquent qu'à faire valoir ce
qui leur appartient. » Aussi la liste est-elle longue des
Compagnies créées sous son administration et sous
celle de ses successeurs (3) :
Mai 1664. — Compagnie des Indes occidentales.
Août 1664. — Compagnie des Indes orientales.
1669. — Compagnie du Nord.
1670. — Compagnie du Levant.
(1) M. Pigeonneau a publié, dans les Annales de l'école libre des
sciences politiques (octobre 1886), une importante étude sur l'action
coloniale de Golbert, dont nous nous sommes inspiré.
(2) Arrêt ordonnant aux intéressés de la Compagnie des Iles ou ayants
droit de rapporter leurs lettres de concession, pour les voir annuler,
1664.
(3) Anciennes lois françaises, t. XVIII. — Mémoire des commis-
saires du Roi pour les limites de l'Acadie, t. II (P. J.). — Du Freske
DE FRAÎiCHEVILLE, P. J.
10
146 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Novembre 1673. — Compagnie du Sénégal.
1679. — Deuxième Compagnie du Sénégal.
1683. — Compagnie de l'Acadie.
Janvier 1685. — Compagnie de Guinée.
Mars 1696. — Troisième Compagnie du Sénégal et
Cap Vert.
1697. — Compagnie de la Chine.
Septembre 1698. — Compagnie de Saint-Do-
mingue.
Août 1702. — Compagnie de l'Asiento.
Mai 1706. — Compagnie pour la vente des castors.
Novembre 1712. — Deuxième Compagnie de la
Chine.
Mars 1715. — Troisième Compagnie de la Chine.
C'est encore d'après Richelieu que furent formulés,
dans les contrats de 1664 et autres, les privilèges et
monopoles des Compagnies, les réserves du Roi ou du
commerce métropolitain. Les contrats de la Compa-
gnie des Cent et de la Compagnie des Indes occiden-
tales semblent rédigés de a même main. En voici
l'analyse comparative :
Les terres et îles conquises ou à conquérir sont
données à la Compagnie « en toute propriété, sei-
gneurie et justice » , à la réserve de la foi et l'hom-
mage au Roi, avec le don d'une couronne d'or à chaque
nouvel avènement. (Article 4 de la Compagnie des
Cent; 20 et 21 de la Compagnie des Indes.)
La Compagnie pourra vendre et inféoder les terres
L'A PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 147
à tels cens, rentes et droits seigneuriaux quelle voudra
et à telles personnes qu'elle trouvera à propos, sauf à
prendre des lettres de confirmation du Roi en cas
d'érection de duchés, marquisats, comtés etbaronnies.
(Article 5, Compagnie des Cent; 24, Compagnie des
Indes.)
Elle aura le commerce exclusif à perpétuité de tous
cuirs, peaux et pelleteries de la Nouvelle-France, à la
réserve de la pêche de la morue et de la baleine, qui I
reste libre à tous les sujets. (Article 7, Compagnie des
Cent; 15, Compagnie des Indes.)
Elle jouira de l'exemption de tous droits d'entrée
sur les denrées des colonies importées et de tous droits
de sortie sur les armes et munitions de guerre, vivres
et avitaillements de vaisseaux et équipages. (Articles
14 et 15, Compagnie des Cent; 19, Compagnie des
Indes.)
Toute personne, quelle que soit sa condition, ecclé-
siastique, noble, officier, pourra entrer dans la Compa-
gnie, sans déroger. (Article 16, Compagnie des Cent ;
2, Compagnie des Indes.)
Les artisans ayant excercé durant six ans leur
métier aux colonies « seront réputés maîtres à leur
retour en France, et pourront tenir boutique ouverte
en toute ville du royaume » . (Article 13, Compagnie des
Cent; 35, Compagnie des Indes.)
Les descendants de Français qui s'habitueront audit
pays, ensemble les sauvages qui seront amenés à la
10.
148 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
connaissance de la foi et en feront profession seront
censés et réputés naturels français et auront les mêmes
droits que les regnicoles. (Article 17, Compagnie des
Cent; 35, Compagnie des Indes.)
Obligation à la Compagnie d'entretenir des ecclé-
siastiques pour la conversion des sauvages. (Article
3, Compagnie des Cent; 1, Compagnie des Indes.)
D'avoir son siège social à Paris. (Article 12, Compa-
gnie des Cent; 13, Compagnie des Indes.)
Les directeurs seront élus par l'assemblée des action-
naires, de façon que « le tiers soit des marchands » .
(Article 5, Compagnie des Cent; 8, Compagnie des
Indes.)
Pouvoirs des directeurs. (Article 6-16, Compagnie
des Cent; 13, 14, 27, Compagnie des Indes.)
Assemblées annuelles. (Articles 20 et 2 1 , Compagnie
des Cent; 9 et 10, Compagnie des Indes.)
Le régime ainsi constitué peut se résumer en ces
quelques points : propriété féodale; commerce exclu-
sif; faveurs et exemptions tant à la Compagnie qu'aux
colons nobles ou roturiers ; surveillance de l'État sur la
Compagnie; obligation de propager la foi; loi fran-
çaise appliquée aux habitants de la colonie, tant indi-
gènes convertis que colons.
Remarquons cette dernière disposition. Elle se
retrouve dans l'édit d'établissement de la Compagnie
des Indes orientales (article 38). Elle marque et con-
tinue cette tradition toute française d'humanité, que
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 149
nous avons signalée au début, dans les auteurs du
seizième siècle, et, au temps de Richelieu, dans les
contrats signés avec les diverses Compagnies. On la
chercherait en vain dans les lettres patentes ou con-
trats qui constituent les Compagnies anglaises, par
exemple. Cette législation n'appartient qu'à nous : ne
nous lassons pas de nous en faire honneur.
Golbert a donc, tout d'abord, exactement suivi les
procédés de son devancier. Mais il ne tarda pas à les
réformer, voire même à les abandonner, après expé-
rience faite. La méthode d'exploitation par compagnie,
bonne peut-être pour fonder une colonie, insuffisante
pour la rendre prospère, lui parut condamnée par
l'insuccès de la Compagnie de 1 66 4. Il y substitua d'em-
blée, et sans hésitation, le gouvernement direct (1674).
Il donna ainsi la préférence au système espagnol , si
infécond aux mains de l'Espagne, sur le système anglais
et hollandais, alors en plein épanouissement. Cette
résolution n'était pas sans hardiesse.
Sous le régime du gouvernement direct, les colonies
du Canada et des îles ressemblèrent à des provinces du
royaume. Ce furent mêmes représentants du pouvoir :
gouverneurs ou lieutenants généraux, chargés de l'ac-
tion militaire et de la représentation ; intendants, diri-
geant, sous le contrôle apparent du gouverneur, toute
l'administration civile et financière. Ce furent mêmes
lois, la coutume de Paris étant purement et simple-
ment transportée au delà de l'Atlantique. Ce fut aussi
150 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
la même centralisation : le ministre fait toutes les
nominations des agents principaux, casse et réforme,
ordonne ou inspire toutes les décisions. Dans l'ordre
judiciaire, les conseils souverains de Québec et de la
Martinique jugent en premier ressort et en appel
comme les Parlements de France, et le Roi en nomme
les membres. Gomme en France, ils enregistrent les
édits royaux et arrêts des gouverneurs, sans droit de
remontrance préalable. Tout au plus sont-ils consultés,
pour la forme, dans les initiatives que prend le gou-
verneur. Il n'y a, d'ailleurs, ni assemblées de paroisses
ni assemblées de provinces : la liberté, n'étant pas un
produit de la métropole, n'a pu être importée aux
colonies. Bref, l'assimilation est telle que de Tocque-
ville a pu dire : « Quand je veux juger l'esprit de
l'administration de Louis XIV et ses vices, c'est au
Canada que je dois aller. On aperçoit alors les diffor-
mités de l'objet comme dans un microscope (1). »
Mais le génie de Golbert, tout d'observation et de
sens pratique, devait le prémunir contre les exagéra-
tions et les vues systématiques. Un autre eût pu, en
présence des résultats, proscrire partout l'intermédiaire
des Compagnies, trouvé mauvais en un point. Il s'en
garda bien. Il savait que rien n'est absolu en politique,
surtout en politique coloniale. Il comprit les différences
profondes qui séparent, quant à l'exploitation, les
(1) L'ancien régime et la Révolution. — Notes (n° 24).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 151
colonies de peuplement et les colonies de commerce. Les
premières ont besoin dune administration vigilante,
et il voulut les avoir directement sous sa main; les
autres exigent avant tout des capitaux, et il laissa
aux commerçants réunis en Compagnies le soin de les
constituer.
C'est même en cela que consiste son originalité : il
a complété la conception coloniale de Richelieu. Celui-
ci, nous lavons vu, avait mis au premier plan la con-
quête et le peuplement de terres nouvelles ; le profit
commercial devait en être la résultante. Premier mi-
nistre, il visait surtout l'honneur du royaume et son
influence en Europe. Colbert, ministre des finances,
chargé d'accroître la richesse du pays , fait de la
colonisation un effort économique. Il met au premier
plan l'intérêt commercial qui restait au second dans
la pensée de Richelieu.
En conséquence, dans les colonies de peuplement,
il veut une production agricole intensive, en vue d'une
abondante exportation; ailleurs, il prodigue les faveurs
pour susciter les capitaux, activer les échanges, assurer
les profits. Richelieu n'avait pas créé une seule Gompa-,
gnie purement de commerce : Colbert ne crée ou ne
laisse subsister que celles-là.
Rappelons ses principaux actes et mémoires, en
commençant par les colonies d'immigration.
Voici d'abord l'idée générale de son administration^
le programme de son œuvre entière. Elle est exprimée
152 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dans un Mémoire adressé à Mazarin, dès 1653. « Il
faut, dit en substance Golbert, rétablir ou créer toutes
les industries, même de luxe; établir le système pro-
tecteur dans les douanes ; organiser les producteurs et
commerçants en corporations , alléger les entraves
fiscales nuisant à la circulation ; restituer à la France le
transport maritime de ses produits; développer les
colonies et les attacher commercialement à la France
seule ; supprimer tous les intermédiaires entre la France
! et l'Inde; développer la marine militaire pour protéger
la marine marchande (1). » On retrouve le même plan
avec ses premières applications dans le préambule
d'un édit de septembre 1664, où se reconnaît la main
de Golbert (2).
Que l'on consulte maintenant les préambules des
contrats et les contrats eux-mêmes passés avec la ou
les Compagnies d'Amérique et les instructions données
aux agents employés au Canada ou dans les Iles : par-
tout apparaît la préoccupation commerciale. Il y est
surtout question des genres de culture, des produits
d'exportation, des ports d'attache, de tout ce qui, enfin,
peut contribuer à la mise en valeur commerciale de ces
colonies agricoles (3). On a même reproché, non sans rai-
(1) Glizot : Histoire de la République d' Angleterre, I, p. 451-
457.
(2) Correspondance administrative, III, p. 27 et suiv.
(3) V. surtout : Instructions à Gaudais, chargé d'une enquête com-
merciale au Canada (1er mai 1669) ; Lettres à de Baas, lieutenant géné-
ral aux Antilles (1er juin 1669, 9 avril 1670, 3 juillet 1670); Instruc-
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 153
son, à Colbert, d'avoir poussé cette exploitation jusqu'à
l'oppression des colons, jusqu'à la ruine des colonies.
C'est par suite de la même préoccupation que Col-
bert songea à réglementer définitivement l'esclavage
et la traite. Il y voit, en effet, un double profit : assurer
des ouvriers agricoles là où l'Européen ne peut tra-
vailler, attirer en France l'important mouvement d'af-
faires créé par la traite sur les côtes d'Afrique. D'une
part, les résultats médiocres obtenus malgré beaucoup
de sollicitude (1), et, de l'autre, les troubles causés aux
Iles par une législation défectueuse sur les noirs,
déterminèrent le ministre, instruit par les intendants
Patoulet et Begon, à rédiger « un édit servant de
règlement pour le gouvernement et l'administration
de la justice et police des îles françaises dans l'Améri-
que et du commerce des noirs dans lesdites colonies » .
C'est le fameux Gode noir, qui ne fut promulgué qu'en
1685 (2). Ce Code, en réglant l'état civil de l'esclave,
ses droits vis-à-vis du maître, les droits et devoirs du
tions à Talon, intendant du Canada (11 février 1671) ; à Patoulet,
envoyé à Pantagoe't (30 mars 1671). — Correspondance de Colbert,
III bis.
(1) Monopole du commerce de la côte d'Afriojue à la Compagnie des
Indes occidentales, 1664; cession de ce monopole aux armateurs de
Saint-Malo ; exemption de tout droit pour les marchandises exportées de
France pour la Guinée ; prime de 10 livres par tète de noir importé aux
Antilles; soin de la traite, avec prime de 13 livres concédé, en 1675
à Oudiette, fermier d'Occident, sous la condition d'importer deux
mille nègres par an; monopole donné à une Compagnie d'Afrique en
1679, puis à une autre en 1681.
(2) Anciennes lois françaises, t. XIX, p. 494.
154 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
maître envers lui, les rapports de propriété de l'un à
l'autre, les questions de travail et de pécule, le tout
avec une douceur relative dont la législation étrangère
est fort éloignée, visait exclusivement à la conservation
de cette marchandise très chère à la fois et indispen-
sable, de cette espèce de bétail humain qui s'appelait
l'esclave. Il ne faudrait pas chercher dans la pensée
de Golbert la moindre trace d'humanité ou ce philoso-
phisme qui va se saisir de la question après lui; il en
est à cent lieues. Pour lui, il n'y a en tout cela qu'un
intérêt commercial. Gomme jadis le vieux Caton, il est
doux et humain envers les esclaves par spéculation.
C'est encore par spéculation ou par esprit de bonne
administration que Golbert, ministre du Roi Très Chré-
tien, vivant dans une société dévote, et ayant reçu de
la génération précédente le respect des choses et des
hommes de religion, subordonne hardiment, dans les
colonies, le spirituel au temporel, le missionnaire à
l'intendant. Il donne, par exemple, ces instructions à
l'intendant Talon, le 27 mars 1665 (1) : « A l'égard
du spirituel, les avis de ce pays portent que Tévéque
de Pétrée et les Jésuites y établissent trop fortement
leur autorité, par la crainte des excommunications et
par une trop grande sévérité de vie qu'ils veulent
maintenir. Faire en sorte qu'ils adoucissent un peu
leur sévérité ; les considérer comme des gens d'une
(1) Correspondance de Colbert, III bis. — V. aussi les Instructions
à de Courcelles, du 1er mai 1669; à M. de Frontenac, du 7 avril 1672.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 155
piété exemplaire, et que jamais ils ne s'aperçoivent
qu'on blâme leur conduite, car l'intendant deviendrait
dans ce cas presque inutile au service du Roi ;
empêcher, autant qu'il se pourra, la trop grande quan-
tité de prêtres, religieux et religieuses; il suffit qu'il y
en ait le nombre nécessaire pour le besoin des âmes et
l'administration des sacrements. » Il donne à un autre
agent, M. de Frontenac, gouverneur du Canada, des
ordres de même nature, qui provoquent l'instructive
réponse que voici : « Les Jésuites en useront à l'égard
de leur mission, sur laquelle je leur ai parlé, de la sorte
que vous me l'ordonnez, mais inutilement, m'ayant
déclaré tout net qu'ils n'étaient icy que pour chercher
à instruire les sauvages, ou plutôt 2. 20. 20. 12. 39.
18. 08. 17. 239 (1), et non pour estre curez des Fran-
çais (2). » Ce que voulait Golbert, c'était faire lever le
« cas de conscience » à propos de la consommation des
liqueurs fortes, qui portait un réel préjudice au com-
merce métropolitain des spiritueux; c'était propager
parmi les naturels l'enseignement du français, pour
rapprocher plus vite les deux populations et mettre en
valeur une plus grande étendue de terre. Frontenac
nous apprend qu'il avait affaire à forte et dangereuse
partie. En revanche, les Juifs établis aux Iles se mon-
(1) « Attirer les castors. » — L'emploi d'un chiffre, dans une lettre
semblable, est significatif. Il montre combien on redoutait les Jésuites,
même dans la haute administration.
(2) Marcry : Mémoires et documents pour servir a V histoire des payr
d'outre-mer (1879), I, 250.
I
156 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
traient aussi bons commerçants et aussi souples sujets
que les Jésuites l'étaient peu au Canada : Colbert
obtient qu'il soit fait, en leur faveur, une exception à
la règle interdisant, aux colonies françaises, toute autre
religion que la catholique (1).
Mais il ne faut pas croire que cette préoccupation
de l'intérêt commercial, si bien accusée, si persistante,
fût jamais exclusive : Colbert, obstiné dans l'effort, a
de la souplesse et de la variété dans l'esprit. Ayant à
faire, par intermédiaire ou directement, de la coloni-
sation dans des colonies de peuplement, il s'emploie
avec ardeur à recruter des colons. Il prie les évêques
de faire prêcher l'émigration par les curés, soit au
prône, soit dans la sacristie après les mariages; il
recrute lui-même, jusque dans les bagnes, des ouvriers
colons, engagés pour un temps déterminé; il ordonne
à ses agents de traiter « en bons pères de famille »
toute la population de la colonie, et de prendre pour
devise : liberté, loyauté et petits bénéfices; il assure
les conseils souverains de la sollicitude royale, et il
porte cette sollicitude jusqu'au règlement méticuleux
de l'état civil, du groupement de la population, de
l'habitation, de la culture, etc.
Tant de soins donnés aux colonies de peuplement
suffisaient-ils à l'activité de Colbert? Non; car c'est
particulièrement des colonies et des Compagnies de
(1) Louis XIV à de Baas, 23 mai 1671 [Correspondance adminis-
trative, III bis.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 157
commerce qu'il s'est occupé. Elles sont réellement son
œuvre de prédilection.
Il n'est pas de notre sujet de rappeler son adminis-
tration commerciale : elle ne nous intéresse que dans
ses rapports avec les colonies. Le programme cité plus
haut (1) nous fait connaître l'esprit et la méthode.
Ajoutons seulement ici que Golbert a donné au com-
merce, tant intérieur qu'extérieur, la satisfaction qu'il
sollicitait de Richelieu, à savoir : une législation si
complète et si bien faite, qu'elle a passé en tout ou
partie dans la coutume anglaise et dans notre code
actuel. L'ordonnance du commerce (1673) règle uni-
formément toutes les transactions commerciales : tenue
de livres, mode de payement, lettres et billets de
change, contrainte par corps, sociétés de commerce,
faillites, banqueroutes, juridiction des tribunaux de
commerce, corporations d'arts et métiers (2). L'ordon-
nance sur la marine ou Code de l'amirauté (1681) met
de l'ordre et de la justice dans une matière qui était
encore soumise aux « Jugements d'Oléron » , datant du
treizième siècle, ou à l'arbitraire d'un grand officier
tout-puissant, l'amiral. Les sièges de l'amirauté avec
leur juridiction et leur procédure, les charges consu-
laires avec leurs devoirs et leurs droits, la police des
côtes, ports et havres, les contrats maritimes, le fret,
les assurances, les droits de pêche, etc., etc., furent
(1) V. page 152.
(2) Anciennes lois françaises, t. XIX, 91.
158 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
réglés avec un soin méticuleux, une sagesse prévoyante
et une sûreté de jugement dont le commerce ne tarda
pas à ressentir les effets (1).
Mais Colbert savait qu'il fallait créer en France
l'esprit commercial, — nous ne disons pas l'esprit
d'aventure, qui s'était brillamment manifesté depuis
deux siècles, — et c'est à ce but que tendirent tous ses
efforts. Il se plaint, à tout moment, que les capitaux
soient immobilisés en France dans l'achat des offices,
de magistrature ou autres, dont les prix sont devenus
exorbitants (2). Il eût voulu, pour le bien de l'État,
qu'ils fussent employés à quelque entreprise commer-
ciale. C'est là tout le secret des efforts de propagande,
voire même des violences, qui ont présidé à la forma-
tion de la Compagnie des Indes orientales, et que l'on
a présentés sous un si vilain jour (3) . Colbert est allé
jusqu'au bout de la pensée de Razilly, qui voulait une
souscription obligatoire de tous les ordres de la société
et de toutes les villes. Il a fait un appel général à
l'épargne; il a voulu engager, de gré ou de force, gen-
tilshommes et bourgeois, magistrats et ecclésiastiques,
particuliers et villes, dans la grande opération com-
merciale d'Orient.
(1) Anciennes lois françaises, t. XIX, 382 et suiv.
(2) Forbonnais estime à 800 millions le capital ainsi immobilisé. — Cf.
Mémoire de Colbert, 15 mai 1665; Edit de décembre 1665, préambule
(3) M. Pauliat : op. cit. — Yves Guyot : Notice sur Colbert (1886j.
Qui ne conviendra que l'intention, au moins, ne fût louable et patrio-
tique, et que pareille tentative d'un ministre serait bien nécessaire de
nos jours?
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 159
La Compagnie créée eut charge de coloniser Mada-
gascar et d'accaparer le commerce de l'Orient. Cette
colonisation de Madagascar, bien qu'on en ait dit (1),
n'est que secondaire dans le plan général d'action.
Elle devait assurer un entrepôt et une station ; mais
l'action principale devait se porter aux Indes. Les
principaux agents de la Compagnie, les directeurs
envoyés en mission, opèrent aux Indes, à Siam et
jusqu'en Chine : à Madagascar reste le représentant du
Roi et de la Compagnie, dont le rôle presque unique
est de servir d'intermédiaire entre le ministre et les
« facteurs a de Flnde. La Compagnie est exclusive-
ment une Compagnie commerciale.
Aussi Colbert lui appliqua-t-il le régime qu'il a lui-
même formulé, et lui prodigua-t-il des faveurs en
rapport avec le grand résultat qu'il en attendait. Ce
régime est caractérisé par l'article 34 du contrat et
expliqué dans de nombreux arrêts du conseil inter-
venus à différentes dates. Il peut se résumer ainsi :
exemption de tous droits d'entrée pour les denrées
coloniales importées en vue du commerce et entre-
posées ; exemption de partie de ces droits pour les
mêmes denrées destinées à la consommation ; maintien
des droits de sortie pour tous produits non destinés
aux navires eux-mêmes. Quant aux faveurs, on les
connaît : subventions qui sont parfois une vraie recon-
(1) M. Pauliat.
160 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
stitution du capital, primes à l'importation ou à l'ex-
portation de certaines marchandises, dons ou prêts de
navires, privilèges, monopole, etc.
Les instructions données aux agents sont tout aussi
nombreuses, tout aussi catégoriques que pour les
colonies de peuplement; la sollicitude du ministre est
plus instante encore pour cette œuvre que pour l'autre.
Citons seulement, pour exemple, cette instruction à
M. de la Haye (1673) (1) : elle montre nettement les
vues de Golbert. « Vous ne devez point, dit-il, avoir
d'autre vue en ce pays-là que le commerce, vous appli-
quer tout de bon à bien connaître les marchandises
qui peuvent être d'un bon débit en Europe, chercher
tous les moyens possibles de les avoir à bon marché et
de les bien rassortir, faire les mêmes réflexions sur
celles que vous pouvez tirer d'icy et qui peuvent être
de débit dans les Indes, bien establir vos comptoirs
dans tous les lieux qui peuvent vous apporter du profit,
bien establir le commerce d'Inde en Inde, en un mot
prendre en tout le véritable et seul esprit du com-
merce. »
Il nous reste à élucider un dernier point, et le plus
grave, pour connaître tout le système colonial de Gol-
bert : quels rapports concevait-il entre les colonies et
la métropole?
Toute sa théorie se résume en cette formule : « Tout
^1) Correspondance de Colbert, III bis.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 161
par et pour la métropole. » Le pacte colonial comprend
deux termes : la métropole fonde, entretient, adminis-
tre les colonies; les colonies enrichissent la métropole.
Il suit de là que le ministre a tous les droits que s'arroge
Golbert sur la propriété, la culture, le commerce des
colonies; que les négociants métropolitains ont droit
exclusif au commerce colonial , tant pour l'approvi-
sionnement en vivres que pour la revente des produits.
La caractéristique du système est l'interdiction rigou-
reuse de tout trafic avec l'étranger, c'est ce qu'on
appelle Yexclusif, et la subordination des intérêts du
colon à ceux du négociant sédentaire, ou système pro-
tecteur. Le privilège et le monopole n'en font point
partie intégrante, comme on l'a cru. Colbert veut au
contraire, et il le dit souvent, l'égalité entre tous les
marchands français. Il résume toute sa pensée dans
cette lettre à de Baas (1670) : « Appliquez votre indus-
trie et votre savoir-faire à ces trois points : l'expulsion
entière des étrangers, la liberté à tous les Français, et.à
cultiver avec soin la justice et la police. » On trouverait
en vingt endroits de la correspondance de Golbert le
principe de la liberté commerciale revendiqué pour le
négociant français; on ne trouverait pas une seule
atténuation à l'interdiction du trafic étranger ou à la
sujétion du commerce colonial.
Tel est, dans ses traits principaux, le système colo-
nial de Golbert. Nous n'avons pas à l'apprécier. Nous
ferons seulement ces deux remarques. D une part, ce
11
162 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
système, issu de celui de Richelieu, en vient bientôt à
lui être diamétralement opposé, malgré les affinités
qu'il conserve. De l'autre, exagéré par les successeurs
de Golbert, il excitera au dix-huitième siècle une vive
réprobation, et il sera frappé par la Constituante
comme une des plus mauvaises institutions de l'ancien
régime.
Malgré cela, on a rendu pleine justice à son auteur,
dont la renommée n'a fait que grandir.
III
l'expansion coloniale et la politique extérieure.
L'empire colonial créé par Golbert a été un des plus
étendus des temps modernes. Ce n'est pas exagérer
que de l'estimer à dix millions de kilomètres carrés.
En voici le détail complet :
1° Dans le continent américain du Nord :
Tout le bassin du Saint-Laurent et des Grands Lacs ;
le pourtour de la baie d'Hudson jusqu'à la rivière
Sainte-Thérèse (fl. Nelson); le Labrador; le pourtour
du golfe du Saint-Laurent avec les îles Terre-Neuve ,
j Cap-Breton, etc.; l'Acadie, appelée déjà par les Anglais
Nouvelle-Ecosse ; le pays à l'ouest de l'Acadie jusqu'à
la rivière Saint- Georges ou de Pentagoè't; tout le bas-
sin du Mississipi, qui, il est vrai, n'est pas encore colo-
'
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 163
nisé, mais dont possession a été prise au nom du Roi,
par Marquette et Jolliet (1673), pour la partie supé-
rieure jusqu'au Wisconsin, par l'héroïque Gavelier de
la Salle (1678-87), pour la partie inférieure du fleuve
et le bassin particulier de l'Ohio ; l'ensemble porte le
nom de Louisiane, restreint depuis au delta.
2° Dans les Antilles :
Les îles Martinique, Guadeloupe, Marie-Galante, la
Désirade, Saint-Martin, Grenade et Grenadines, la
moitié de Saint-Christophe, partagée avec les Anglais,
Tabago, Sainte-Lucie, une partie de Saint-Domingue
et la petite île de la Tortue.
3° Dans le continent américain du Sud :
L' « île de Gayenne » et la terre ferme de Guyane,
qui n'a pas de limite au nord ni à l'ouest vers la con-
trée qu'au temps de Razilly on appelait Eldorado, et
qui au sud va jusqu'à l'Amazone (1).
4° Sur les côtes d'Afrique :
Saint-Louis du Sénégal; la côte depuis le banc
d'Arguin jusqu'au Sierra-Leone ; les comptoirs de
Guinée (Commando, Popo, Offa, Ardra, Ouida, etc.),
la côte méridionale de Madagascar et l'île Sainte-
Marie, l'île Bourbon ou « Mascaregne » .
5° Aux Indes :
Surate, Pondichéry, Mazulipatam, des comptoirs
à Ceylan et dans le Bengale (Ougly, Chander-
(1) Cf. Mémoire des commissaires (1752) et la Correspondance de
Colbert, III bis.
11.
164 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
nagor, Bellezor, Kazumbazar, Cabripatam) (1).
C'était un vaste empire : l'Espagne seule en possé-
dait un plus grand. Mais il ne pouvait manquer d'ar-
river qu'une telle puissance coloniale, qu'on essayait
de mettre en valeur commerciale par tant d'efforts,
n'excitât la jalousie des nations rivales de la France.
Les Anglais surtout, qui s'étaient établis tard sur le
continent américain et qui n'y possédaient qu'une
petite contrée enclavée dans les territoires français,
manifestèrent une vraie fureur jalouse. Ils revendi-
quèrent, comme premièrement explorées et occupées
par eux, des contrées essentiellement françaises, telles
que l'Acadie et le Canada septentrional ; ils essayèrent
traîtreusement de s'en emparer en 1629, 1654, 1661,
1685, 1687. Forcés à restitution par les traités de
Saint-Germain (1632), de Bréda (1667), de Nimègue
( 1 678) et le traité de neutralité pour l'Amérique ( 1 686),
ils opposaient des réserves et des subtilités sans fin,
produisaient des titres de Jacques Ier ou de Cromwell qui
portaient concession, mais non possession. Ennemis ou
alliés, ils soudoyaient contre nous les Iroquois, la seule
peuplade indigène qui nous fût hostile. Leur obstina-
tion, d'ailleurs, et leur mauvaise foi les servirent à
merveille. A force de surprendre, ils finirent par
prendre et garder (2).
(1) Cf. Du Fresne de Francheville : Histoire de la Compagnie des
Indes (texte et P. J.). — Forbonnais : Recherches sur les finances. —
Corresp. de Colbert.
(2) Mémoire des commissaires (1752), t. II et III. P. J.
LA PLUS GKANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 165
Cette jalousie anglaise, jointe à la rivalité commer-
ciale delà Hollande, voilà tout le secret de la coalition
de 1701, qui devait nous porter des coups si rudes.
L'article 8 du traité d'alliance dit expressément :
« La paix ne pourra être conclue sans avoir pris des
mesures pour empêcher que les Français se
rendent jamais maîtres des Indes espagnoles ou qu'ils
y envoient des vaisseaux pour y exercer le commerce. »
Les Hollandais, à la Haye et à Gertruydemberg ,
mettaient au nombre de leurs exigences l'interdiction
absolue des Indes espagnoles au commerce français.
(Articles 7, 16, 17, 19, 25 des articles préliminaires du
28 mai 1709.) Foscarini, dans un rapport de 1710,
faisait connaître leur intime pensée : «Les Hollandais,
apprend-il à de Torcy, disent que leur commerce était
perdu si l'Espagne et les Indes demeuraient entre les
mains d'un prince français (1). » Le propos de lord
Stanhope, rapporté par de Noailles, à la même date,
montre que les Anglais n'avaient pas d'autres senti-
ments : « J'ai ordre de la reine Anne et des alliés,
disait-il, de conduire à Madrid le roi Charles. Que Dieu
ou le diable l'y maintienne ou l'en fasse sortir, je ne
m'en soucie point, ce n'est point mon affaire. » La main-
mise des Anglais sur le commerce des Indes espagnoles
était, en effet, la seule chose qui les intéressât (2).
(1) Mémoires de Torcy, 3 août 1710, p. 246 (édition Masson).
(2) Cf. Fresciiot : Actes et mémoires de la paix d'Utrecht (3 vol.
in-12, 1713).
/
166 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Il est un contemporain, le marquis de Feuquières,
qui a parfaitement saisi et nettement exposé l'intérêt
commercial et colonial engagé dans la guerre dite de
Succession. Il en montre toute l'importance interna-
tionale « Deux autres raisons, dit-il, portèrent les
Anglais et les Hollandais à se joindre à l'Empereur
contre la France et l'Espagne : l'une, la crainte raison-
nable que la France, alors puissante sur mer, ne leur
ôtât tout le commerce prodigieusement lucratif que ces
deux puissances faisaient avec l'Espagne dans son con-
tinent (l); l'autre, que, lorsque la France se serait à
l'aise enrichie des trésors du Nouveau Monde par son
commerce avec l'Espagne, elle ne leur ôtàt encore
celui des deux Indes. Ces deux motifs d'intérêts présents
étaient assez puissants sur les Anglais et sur les Hollan-
dais pour qu'ils fissent tous leurs efforts afin d'éviter la
ruine de leur commerce, qui aurait entraîné celle de
leur État (2). »
La France fut vaincue, et c'est elle qui consentit,
sinon à la ruine, du moins à l'amoindrissement de son
commerce. L'Angleterre adhéra la première à la paix
et aida la France à l'obtenir; mais ce fut après s'être
assurée de ce fameux commerce des Indes espagnoles
(traité de l'Asiento, 1711) et dune portion de cet
empire colonial français qu'elle convoitait (Terre-
(1) Cf. Lettre de Colbert au sieur de Vauguyon, ambassadeur en
Espagne, 29 septembre 1681. (P. Clément : Histoire de Colbert, P. J.,
n°9.)
(2) Mémoires, I, chap. Ier, p. 16 (édition de Londres, 1736).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 167
Neuve, baie d'Hudson, Acadie, Sainte-Lucie, la moitié
de Saint-Christophe). Elle joua ses alliés et elle dé-
pouilla la France : ainsi commença cette prodigieuse
fortune que le dix-huitième siècle devait accroître si
vite.
L'exemple donné à Utrecht sera fatal. L'Angleterre
y apprit à « effeuiller l'artichaut » colonial français, la
France à se désintéresser d'un domaine sacrifié. La
plus grande expansion de la France avait duré vingt ans
à peine.
CHAPITRE II
L'INTÉRÊT.
La collaboration.
Nous avons essayé de mettre en lumière les progrès
théoriques et pratiques de l'idée coloniale, au temps
de Golbert. Il nous reste à montrer comment elle a été
servie et appréciée.
LE GOUVERNEMENT APRÈS COLBERT.
Ne nous laissons pas influencer par l'impopularité
de Golbert. Voltaire l'a dit : « Il est plus aisé en France
qu'ailleurs de décrier le ministère des finances dans
l'esprit du peuple ; ce ministère est le plus odieux,
parce que les impôts le sont toujours. » Un ministre
honnête, mais dur, soucieux de la misère, mais forcé de
la créer pour subvenir à des dépenses qu'il réprouve,
devait être plus que tout autre impopulaire. La coterie
des amis de Fouquet, toujours pleine de rancune, les
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 169
rentiers privés de leurs quartiers, les traitants punis,
les novateurs condamnant tout un système écono-
mique, ont poussé de telles clameurs que le peuple,
malheureux malgré Golbert, a accusé Golbert de son
malheur.
Ce n'est pas le colonisateur que vise cette réproba-
tion. Pourtant, il faut bien convenir que la réaction qui
se produit contre la politique de Golbert, après 1683 (1),
a bien un caractère anticolonial. Le gouvernement
de Louis XIV protège encore, plus ou moins maladroite-
ment, le commerce, les Compagnies et les colonies.
Pontchartrain, pour consommer le sacrifice d'Utrecht,
étudie en un long mémoire, encore inédit, les droits et
les intérêts de la France dans les deux Amériques, et
quelque chose de la pensée de Golbert s'y retrouve (2).
Mais la préférence dont Louvois est l'objet dès 1682/ ,
est un fait significatif.
Colbert et Louvois représentent, auprès de Louis XIV,
les deux tendances entre lesquelles la France, grâce à
sa situation à la fois continentale et maritime, a tou-
jours oscillé : d'une part, l'action sur mer et l'essor
vers le commerce et les colonies; de l'autre, l'action'?
sur le continent et l'effort vers l'extension des frontières
ou la prépondérance en Europe. Golbert disparu, Lou-
vois entraîne son maître et son pays dans ce dédale
(1) M. Ferry a rencontré la même impopularité et provoqué la même
réaction. Mais il n'était pas ministre des finances.
(2) Archives Affaires étrangères : Indes occidentales, t. XIX. Le
Mémoire, fort étendu (54 pages), est daté du 2 janvier 1712.
170 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
d'intrigues et de guerres européennes, qui aboutiront à
> la perte de notre empire colonial et à la diminution de
nos forces productives. Industrie, commerce, marine,
colonies, toute l'œuvre de Golbert, tout ce qui avait
assuré, durant vingt ans, la vraie gloire du « grand
règne » , est rejeté au second plan. On met au premier
les acquisitions territoriales, les revendications hau-
taines, la force militaire, tout ce qui, enfin, flatte
l'orgueil d'un roi égoïste et vaniteux, tout ce qui, au
détriment de la France, profite à la dynastie bourbo-
nienne. C'est pour cela, et pour avoir poussé à cette
action par pur intérêt personnel, que Louvois a mérité
d'être appelé le mauvais génie de son roi et de sa
patrie (1).
Les contemporains les plus clairvoyants sont cepen-
dant pour Golbert et son œuvre. Saint-Simon, qui mal-
traite si fort Louvois, dit de Golbert : « Il ne songeait
qu'à rendre les peuples heureux, le royaume florissant,
le commerce étendu et libre, remettre les lettres en
honneur et utilité, avoir une marine puissante. » Ces
paroles ne sont pas seulement une justice rendue ; elles
sont une protestation contre l'abandon d'une œuvre à
laquelle beaucoup applaudissaient.
(1) Cf. Saint-Simon : Parallèle des trois Bourbons (édition Feugère),
p 256.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 171
II
LES AGENTS,
Beaucoup y contribuèrent aussi. A n'en juger que
par le nombre et la valeur des collaborateurs, on pour-
rait croire que la politique coloniale de Golbert a joui
de la plus grande faveur.
En tête, il faut placer le Roi, comme nous l'avons dit.
Après le Roi, les princes du sang et les gens de cour,
qui s'intéressent dans les Compagnies, comme nous le
verrons tout à l'heure. Après eux, les ministres, con-
seillers d'État et membres des Parlements, qui jouent
un rôle dans les affaires coloniales. Ainsi, parmi les
directeurs de la Compagnie des Indes orientales, on
trouve de Thou, ancien président du Parlement de
Paris; Berryer, secrétaire du conseil. Parmi les com-
missaires nommés dans l'assemblée de décembre 1668
« pour assister aux comptes de la Compagnie, les exami-
ner, les calculer et les arrêter» , figurent Lamoignon,
premier président du Parlement, Pussort, Voisin, de La
Reynie, « pour les maîtres des requêtes » , les procu-
reurs généraux du Parlement, de la Chambre des
comptes et de la Cour des aides. La première Compa-
gnie de la Chine, formée le 15 avril 1660, choisit pour
directeurs « le président Garibal d'Argenson, conseiller
172 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
du Roi ordinaire en ses conseils ; Pingre, sieur de Férain-
villiers, conseiller au grand conseil ; Arnaud de Pom-
ponne, conseiller du Roi en ses conseils; L'Hoste et Le
Comte, administrateurs de l'Hôtel -Dieu ». C'est le
sieur d'Appougny, « secrétaire du Roy » , qui est à la
tête de la troisième Compagnie du Sénégal, formée par
les marchands de Rouen en mars 1G96. Les directeurs
généraux de la Compagnie des Indes occidentales sont,
entre autres : Bechameil, «conseiller du Roi, secrétaire
ordinaire de son conseil d'État, direction et finances
de Sa Majesté » ; François Berthelot, « conseiller,
commissaire des poudres et salpêtres de France » ;
d'Alibert, « conseiller, trésorier de France en la géné-
ralité de Montauban » .
Voilà, certes, un brillant cortège officiel, qui n'a
que le tort d'être officiel. Mais on peut le grossir d'au-
tres hauts personnages qui, pour avoir agi par ordre,
n'en ont pas moins bien servi l'idée. Les présidents
des Parlements de province, par exemple, ont apporté
à la grande souscription de 1664 un concours qui
mérite d'être signalé. Un des plus zélés fut le premier
président du Parlement de Bordeaux, de Pontac. Il
négocie avec ses confrères du Parlement ou de la Cour
des aides, avec les jurats de la ville, avec les bour-
geois : il les stimule, les menace au besoin, fait tenir
des assemblées générales, et finalement obtient un
total de souscription très présentable. On peut citer
encore Brulart, président du Parlement de Bourgogne,
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 173
ou bien Libeyre, premier président de la Cour des aides
d'Auvergne (1).
Mais en voici d'autres dont la collaboration, plus
imprévue, a été plus spontanée : ce sont les évèques.
L'archevêque de Lyon, l'archevêque de Rouen, l'évê-
que de Glermont, non seulement consentent à lire au
prône, comme une bulle du Pape, la lettre de Sa Ma-
jesté invitant à souscrire, mais ils font des mandements
en faveur de la Compagnie et les font lire en chaire
par leurs curés. Ils surveillent la souscription, trans-
mettent les objections et se chargent d'y répondre; ils
proposent des hommes d'action et discutent les intérêts
de leur ville. Bref, ils ne s'emploient pas moins à cette
affaire temporelle que s'ils n'avaient pas la charge du
spirituel. Ils s'y montrent d'ailleurs fort entendus.
L'archevêque de Lyon, par exemple, traite avec com-
pétence du commerce des soieries, des revendications
de Nimes contre Lyon, du change, etc. (2). Golbert,
comme Richelieu, a souvent employé des prêtres pour
ses négociations ou ses enquêtes commerciales à l'étran-
ger, et il n'a eu qu'à se louer de leur aptitude. L'ar-
chevêque d'Embrun, par exemple, envoyé en Espagne,
en 1G63, fait « de très justes raisonnements sur la
nécessité d'avoir un port au cas que l'on voulus! faire
quelque commerce aux Indes (3) » . Au reste, ne sait-on
(1) Correspondance administrative, III, p. 358-365, 363, 381,
(2) Id., III, p. 365-370, 366, 372.
(3) Id., III, p. 338.
174 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
pas que le savant Huet, évêque d'Avranches, a écrit
une Histoire du commerce de Hollande et une Histoire du
commerce et de la navigation des anciens?
Ce goût du clergé pour les affaires est vieux et
durable, comme l'Église. Du moment qu'il est mis au
service de l'État, on ne peut qu'y applaudir. Aux colo-
nies aussi, Golbert se servit des hommes de religion.
L'accord ne fut pas aussi complet qu'en France. Fron-
tenac, par exemple, est forcé, en 1673, de faire jeter
en prison 1 abbé de Salignac-Fénelon, de la mission de
Saint-Sulpice, qui prêchait contre lui à Montréal. Les
Jésuites, nous l'avons vu, sont des maîtres que le minis-
tre recommande à ses agents de ne pas irriter. Cepen-
dant, c'est avec laide des missionnaires que Golbert
organise les paroisses au Canada, et les missionnaires
de Saint-Sulpice consentent, au refus des Jésuites, à
donner aux jeunes sauvages une instruction et des
sentiments français.
Quant aux agents civils et militaires, on peut être
sûr que Colbert les choisit avec soin sous le rapport de
l'intelligence et de l'activité. Mais il est bon de savoir
aussi que tous sont des hommes de haute valeur, déjà
distingués par des services antérieurs, capables non
seulement de bien servir, mais d'honorer une œuvre.
Prenons seulement quelques exemples au Canada.
Parmi les vice -rois ou gouverneurs généraux on
compte : le comte d'Estrades, qui fut ambassadeur en
Hollande et en Angleterre, de 1662 à 1667, et qui a
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 175
laissé d'importants Mémoires sur la première période
du règne ; Prouville de Tracy, qui la suppléé dans sa
charge et qui, comme conseiller d'État, commissaire
général de l'armée d'Allemagne, lieutenant général de
l'armée, s'était fait remarquer du Roi et du ministre,
qui enfin reçut, au retour d'Amérique, le commande-
ment de Dunkerque, puis celui de Château-Trompette,
à Bordeaux; Dubois d'Avaugour, qui, à peine rentré
en France, en 1663, partit avec Goligny et alla mourir
vaillamment sur le champ de bataille de Saint- Go-
thard; Daniel Rémi, sieur de Courcelles, qu'on éleva
au gouvernement de Thionville ; Louis de Buade ,
comte de Frontenac, petit-fils d'un chevalier de l'Or-
dre, qui s'était distingué pendant la Ligue et contre elle,
lieutenant général des armées du Roi , protégé par
Turenne et par le maréchal de Bellefond (l); le mar-
quis de Denonville, colonel de dragons, « également
estimable, d'après le P. Gharlevoix, par sa valeur, sa
droiture et sa piété... » On pourrait les citer tous, car
tous ont du mérite.
Des intendants, le plus remarquable fut Talon. Il
séjourna au Canada de 1665 à 1672, et pendant ce
temps il déploya une intelligente initiative. Il sut
choisir ses auxiliaires avec le même soin et le même
bonheur que Golbert lui-même. Par exemple, il envoie
(1) V. la lettre de Turenne au doge Contarini, publiée par M. de
Mas-Latrie. (Bibliothèque École des chartes, 1882, t. XXXVII,
p. 33.)
176 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
le sieur de La Tesserie dans la baie de Saint -Paul
pour reconnaître une mine de fer, et peu de temps
après la fait examiner, sur Tordre de Golbert, par le
sieur Mathurin du Tremblay, sire de la Potardière (1),
délégué tout exprès. Il députe Nicolas Perrot, « homme
desprit, d'assez bonne famille et qui avait quelque
étude ■» , chez les Miamis et autres tribus du Nord et de
l'Ouest, et en même temps son subdélégué, le sieur de
Saint-Lusson, chez les tribus du « Sault Sainte-Marie» ,
pour les engager à envoyer des représentants à une
assemblée générale où fut solennellement reconnue
l'autorité du roi de France. Il fait enfin commencer
par le P. Marquette et Jolliet l'exploration du Missis-
sipi, qu'ils descendirent du 42e au 33e degré de latitude
nord, entre les confluents du Wisconsin et de l'Ar-
kansas.
Parmi les militaires, le marquis de Salières, colonel
du régiment de Garignan-Salières, qui revenait de la
guerre contre les Turcs quand il fut envoyé au Canada
en 1665, donna l'exemple d'un de ces établissements
militaires plusieurs fois essayés au dix-huitième et au
dix-neuvième siècle, recommandés de nos jours et
dès le dix-septième siècle par les meilleurs esprits.
« La meilleure partie de son régiment, dit le P. Charle-
voix, demeura au Canada. Six compagnies, qui y furent
envoyées deux ans après, firent de même. Plusieurs de
(1) Les Archives de la Sarthe ont sur ce personnage et sa famille
plusieurs pièces intéressantes. (E, 306, registre, petit in-fol. de 48 p.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 177
leurs officiers avaient obtenu des terres avec tous les
droits de seigneurs; ils s'établirent presque tous dans
le pays, s'y marièrent, et leur postérité y subsiste
encore. La plupart étaient gentilshommes : aussi la
Nouvelle -France a-t-elle plus de noblesse ancienne
qu'aucune autre de nos colonies. »
Mais il est un autre collaborateur qu'il faut distin-
guer entre tous : c'est l'héroïque Cavelier de La Salle.
Si la persistance obstinée, le mépris des fatigues et des
dangers, le sacrifice entier de ses biens et de sa per-
sonne peuvent passer pour de bonnes preuves de
dévouement à une cause, il est certain que Cavelier de
La Salle s'est absolument dévoué à la cause coloniale.
On a tardé à lui rendre justice. Le P. Gharlevoix est
contre lui d'une partialité évidente. Jésuite, il lui gar-
dait rancune des intrigues dont son Ordre avait essayé
de traverser l'entreprise. Son œuvre même a été dis-
cutée (1), grâce aux hâbleries du P. Hennepin, « Récol-
lect » . lia été ensuite oublié ; et, comme le remarque
Michel Chevalier (2), « il a fallu, pour que son nom ne
pérît point, que le congrès américain lui érigeât un
petit monument dans la rotonde, entre Penn et Smith » .
C'est tout récemment (3) qu'on a recueilli les docu-
ments qui permettent d'apprécier la pensée et l'œuvre
(1) Elle l'est encore aujourd'hui. Voir la lettre de M. Glarck d'Au-
burn à M. G. Marcel (Revue de géographie, novembre 1884).
(2) Lettre sur l'Amérique du Nord (1837) .
(3) M. Marcry : Mémoires et documents pour servir à l'histoire de
quelques contrées lointaines (Paris, Maisonneuve, 4 vol. in-4°), 1878.
12
178 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
du grand homme auquel, suivant Mirabeau le père,
« il faudrait un Camoèns » . Et cependant, quelle gran-
deur de vues et quel patriotisme ! Aucun voyageur n'a
peut-être entrepris une exploration avec une con-
science plus entière du service à rendre. Gavelier, dans
s>es entretiens avec Seignelay, a exposé que la sécurité
de la Nouvelle-France et sa complète mise en rapport
commerciale dépendaient dune entière possession de
la vallée voisine. Plein de son idée, instruit par le
voyage de Marquette et Jolliet, par sa propre explora-
tion de rOhio, il vint en France pour obtenir des vais-
seaux qui lui permettraient de reconnaître l'embou-
chure du grand fleuve, dont le cours supérieur et
moyen et un affluent de gauche étaient explorés. Il
songeait à remonter la vallée jusqu'à celle de l'Ohio et
à tracer une route de Québec à la mer du Sud, à travers
le continent. Mais il dut d'abord répondre aux calom-
nies des Jésuites et de leur homme lige, le gouver-
neur La Barre. Seignelay avait été prévenu contre La
Salle, et il lui marchanda des secours. Il lui accorda
cependant le commandement d'une petite escadre ,
mais sans argent. La Salle, pour faire les frais de l'expé-
dition, dut engager sa propre fortune, celle de ses
parents et de ses amis. Il put enfin partir de Roche-
fort avec quatre bâtiments et deux cent quatre-vingts
hommes. Mais on sait comment il fut trahi par les
capitaines des navires et périt assassiné par deux misé-
rables, au moment où il pénétrait dans la haute vallée,
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 179
le 19 janvier 1687. Il avait eu le pressentiment de sa
mort, et il n'en avait pas moins délibérément marché
à cette conquête pacifique, dont il savait l'importance
pour son pays. Voilà, certes, un dévouement qui fait
honneur à la période coloniale de Golbert et qui la
caractérise. »
L'exemple de Gavelier de La Salle n'est pas unique,
d'ailleurs. Son neveu d'Iberville, en Louisiane, et sur-
tout l'illustre André Brue, au Sénégal, méritent après
lui des éloges. Ils sont animés du même esprit.
III
LES COMMERÇANTS ET LA NATION.
Mais venons-en, enfin, à cette collaboration que Gol-
bert prisait par-dessus toutes, et qui était nécessaire à
son système : celle des commerçants, pour qui les colo-
nies étaient faites, celle de la nation elle-même que les
colonies devaient enrichir.
Tout d'abord, à ne juger que par le nombre des
Compagnies fondées pendant le règne de Louis XIV,
les négociants ont donné volontiers dans les entreprises
coloniales. De La Boullaye Le Gouz, chargé en 1704
d'inspecter les colonies d'Amérique, affirme, dans un
rapport inédit (1), que trois cents navires français y font
(1) Archives de la marine, colonies : Mémoires généraux, t. XXII,
n°5.
12.
180 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
commerce. « Depuis trente ou quarante ans, ajoute-
t-il, la France en tire des sommes immenses d'or et
d'argent, pour plus de 300,000,000 de livres. » La
correspondance de Golbert révèle, pourtant, quelques
hésitations. Les commerçants de Dieppe, le Havre et
Bordeaux, par exemple, refusent de s'engager dans la
Compagnie du Nord. Ceux de Nantes laissent les Hol-
landais enlever le sucre brut des Iles et le revendre
raffiné. Ceux de Saint-Malo ne veulent pas contribuer
aux armements. Les Marseillais sont ennemis du com-
merce général et des Compagnies, etc. (1). Mais à côté
de ces abstentions se présentent beaucoup de concours
empressés. Ainsi, et neuf des plus fameux négociants
et manufacturiers du royaume a présentent à Colbert,
en 1664, un Mémoire demandant la création de la
Compagnie des Indes orientales (2). Des commerçants
vont eux-mêmes aux Indes, comme agents de la Com-
pagnie, pour choisir et instituer des comptoirs. D'au-
tres, comme Crozat en 1708, comme plusieurs Ma-
louins en 1 7 1 2, se substituent aux Compagnies devenues
insuffisantes. D'autres encore, comme le célèbre Fer-
manel, de Rouen, et le sieur Jourdan, prennent l'initia-
tive de Compagnies nouvelles, la première et la
seconde de Chine, par exemple (1660-1698).
(1) Correspondance de Colbert, III bis, p. 335, 518, 549, 599,
617, etc.
(2) C'étaient : Pocquelin père, Maillet père, Lebrun, de Faverolles,
Cadeau, Saumon, Simonet, Jabac, de Varennes. (V. de Fbangueville,
op. cit., p. 28.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 181
On peut dire en toute vérité que rarement le com-
merce français a été aussi intrépide qu'à cette époque;
ajoutons aussi patient et aussi confiant. Malgré des
entraves de toute nature, dont la plus grave était le
régime même des Compagnies; malgré les tergiversa-
tions du pouvoir, qui tantôt monopolise un commerce
et tantôt le déclare libre (1) ; malgré les impôts écra-
sants, les guerres ruineuses, la révocation de l'édit de
Nantes et toutes les folies d'un règne trop admiré, les
commerçants osent risquer des capitaux énormes pour
l'exploitation des pays qu'on leur offre. S'ils n'ont pas
mieux réussi, ou plutôt s'ils n'ont pas continué leurs
succès, ce n'est à coup sûr pas leur faute. Ils n'ont pas
marchandé leur coopération.
En a-t-ilété de même de l'épargne, grande et petite?
Nous avons, pour en juger, une source très sûre de
renseignements. C'est la correspondance échangée à
propos de la fameuse souscription à la Compagnie des
Indes orientales.
On voulait rendre cette souscription aussi univer-
selle que possible. On n'épargna rien, ni lettres auto-
graphes du Roi, ni affiches, ni brochures, pour popu-
lariser l'affaire. On eut un correspondant dans tous les
(1) Prenons l'exemple du commerce des castors : 1664, privilège de
la Compagnie; 1668, édit déclarant ce commerce libre ; 1675, édit con-
cédant le monopole au fermier du domaine d'Occident, et nombre d'édits
confirmatifs jusqu'en 1700; 1700, édit accordant la liberté du commerce
des castors à la colonie du Canada; 1706, édit rétablissant le monopole
pour la Compagnie Aubert. (V. de Francheville, p. 388-415, P. J.)
182 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
centres, pour rendre compte des mouvements d'opi-
nion. Nous trouverons donc, dans les rapports adressés
au ministre, une enquête sérieuse et complète. Nous
ne pouvons chercher de meilleurs documents sur les
sympathies ou antipathies du public au sujet de la poli-
tique coloniale.
Notons d'abord, d'après M. Pauliat, qui a consulté
aux archives des colonies le registre des souscriptions,
quel fut le résultat obtenu (1).
La cour s'intéressa pour 2,000,000 de livres ; les gens
de finance, pour la même somme; les cours souve-
raines, pour 1,200,000 livres (2); les villes, poul-
ies sommes suivantes : Lyon, 1,000,000 de livres;
Paris, 650,000 livres; Rouen, 500,000 livres; Bor-
deaux, 400,000 livres; Nantes, 200,000 livres; Tours,
150,000 livres; Saint-Malo, Rennes, Dijon, 100,000 li-
vres; puis, pour des sommes moindres, Moulins,
Bourges, le Havre, Marseille, Dunkerque, Metz,
Amiens, Langres, Châlons, Riom, Clermont, Orléans,
Abbeville, Gaen, Montluçon, Reims, la Rochelle, Sois-
sons, Poitiers, Aix, Arles, Thiers, Limoges, Quimper,
Angers, etc.
C'est là, en apparence, un beau résultat, et le sens de
la manifestation semble bien indiqué. Cependant, on
sait que les 15,000,000 de livres demandés ne furent
(1) Archives de la marine, colonies : Compagnie des Indes orientales :
Administration en France, 4 Cf, f°* 1-131.
(2) Cf. Voltaire : Siècle de Louis XIV, chap. xxix.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 183
pas versés dans les délais indiqués. Des souscripteurs
ne s'étaient pas encore acquittés en 1676. Il y eut aussi
de nombreuses désertions. Dans rassemblée du 29 mai
1684, on reconnut que le fonds de la Compagnie
n'était que de 3,553,966 livres 13 sols 4 deniers, et
que, de tous ceux qui y étaient restés intéressés,
quatre-vingt-dix-huit seulement avaient payé le quart
supplémentaire qui leur avait été demandé (1). La
manifestation semble donc se retourner contre elle-
même. Examinons-la de plus près (2).
Voici d'abord un certain nombre de villes ou de per-
sonnalités qui refusent de s'engager. Les unes, comme
Montpellier, « n'ont pas l'habitude de mettre leurs
fonds dans des entreprises lointaines ». D'autres,
comme Grenoble et Montauban, refusent sans donner
de raison, ou bien, comme Saumur, Soissons, Saint-
Ghamond, ne répondent même pas à la convocation
faite parleurs maires et échevins. Un certain nombre,
Saint-Jean de Luz, Narbonne, Dinan, Pézenas, la
chambre des comptes de Navarre, se retranchent der-
rière « leur pauvreté ordinaire » , ou derrière « les
pertes souffertes pendant les dernières guerres » . Un
gentilhomme de Guyenne, le comte de Fontrailles,
répond même par une jolie gasconnade : « Pour
l'exemple que vous m'alléguez, écrit-il à l'intendant
Pellot, de vous, de M. de Saint-Luc et de Marin, je
(1) De Francheville, p. 70-71-73.
(2) Correspondance administrative , III, p. 354-414.
184 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
voudrais de tout mon cœur avoir autant d'argent que
vous en retirez tous trois du Roi, chaque année, et je
vous assure que je ne ferais point de difficulté d'y
mettre aussi grande somme que vous faites. » — Ces
abstentions, plus ou moins franches, peuvent être
comptées, si Ion veut, pour des hostilités à l'action colo-
niale, surtout à celle qui cherchait des actionnaires.
Voici, en second lieu, des souscriptions qui ne valent
guère mieux, puisqu'elles ont été obtenues par me-
naces. A Bordeaux, le président de Poutac se heurte
d'abord à un refus catégorique des jurats, en octobre
1664. Le mois suivant, > il fait entendre aux jurats et
aux bourgeois que, s'ils résistent, le Roi examinera les
privilèges de la bourgeoisie avec tant de sévérité qu'ils
en seront sans doute privés d'une partie la plus consi-
dérable » . Alors , plusieurs assemblées sont tenues
entre les jurats, le juge de la Bourse et les bourgeois,
« lesquels ont témoigné beaucoup d'affection dans ce
rencontre » . Finalement, après une assemblée géné-
rale dans l'hospice, « où chacun témoigna d'un grand
zèle » , de Poutac annonce qu'on peut compter sur
100,000 livres. Il faut dire que, dans l'intervalle, l'in-
tendant Pellot, ayant su que les sieurs Dejean et Duri-
lant, qui sont des plus considérables et des plus riches
marchands, « en ont très mal usé » , s'est promis et a
promis à Golbert « de les condamner sur la noblesse,
s'ils ne souscrivent pas, pour le moins, 3,000 livres
chacun » . Le même intendant rapporte que M. de La
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 185
Ghèze, receveur général, refuse d'entrer dans la Com-
pagnie des Indes orientales, parce qu'il est déjà dans
celle des Indes occidentales, et il constate « que cela
fera un meschant effet à l'esgard de tous les autres rece-
veurs généraux et particuliers » . Il demande ce qu'il y
a à faire pour ramener le récalcitrant. — A Glermont et
en Auvergne, où l'évéque s'en mêle, on souscrit. Mais
Colbert reçoit des lettres anonymes où il est dit : « Je
suis assuré que le Roi ni son conseil n'entend point
qu'il (l'intendant de Fortia) exerce dans ce pays toutes
les violences et les menaces qu'il met en pratique pour
la contribution du commerce des Indes, où l'on sait
que Sa Majesté veut que la liberté soit entière. Ne se
contentant point de ce que les Compagnies ont voulu
donner de gré, il est revenu à la charge, disant qu'il
avait vos ordres pour les obliger à faire plus. Il s'est
servi du même prétexte pour y contraindre les villes,
en se rendant maître de leurs taxes, et, sans considérer
leur pouvoir, les a mis dans l'impossibilité de les payer,
à moins d'y employer le ministère des dragons, comme
il commence à faire. » — Brulart, président du Parle-
ment de Dijon, dit « qu'il fait valoir, autant qu'il peut,
l'ordre qui lui est donné par Sa Majesté de lui envoyer,
avec la liste de ceux qui y prendront part, le nom de
ceux qui ne voudront pas s'y associer, ce qui obligera
plusieurs, qui n'y auraient rien mis, de s'y engager » .
Des souscripteurs recrutés par de tels moyens ne
sont pas, bien entendu, de chauds partisans. Ils ver-
186 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
raient sans doute volontiers l'aventure se tenter, avec
l'argent des autres. Si on les joint à ceux qui refusent
toute souscription, on obtient un total de douze per-
sonnalités qu'on peut dire hostiles, sur les vingt-deux
dont la correspondance rapporte la consultation. La
majorité, dans ce vote d'un nouveau genre, se prononce
contre l'action proposée.
La minorité même ne s'engage pas sans quelques
réserves. A Toulouse, l'assemblée tenue à l'Hôtel de
ville « est disposée à mettre dans la Compagnie une
somme considérable » ; mais le prieur des marchands
avait déclaré « qu'ils étaient hors d'état de souscrire » .
A Lyon, on est prêt à s'engager pour un million, mais
à la condition qu'on y aura une chambre de direction
particulière. A Rouen, le registre de souscriptions
se couvre de cent cinquante signatures, et l'arche-
vêque avance qu'elles « feront infailliblement plus de
200,000 livres » . Mais Fermanel affirme que le fonds
de Rouen eût été plus considérable, « si ce n'est que
les religionnaires, n'ayant pas obtenu d'exercice public
dans l'île Saint-Laurent, ont modéré leur somme à
1,000 livres, quoiqu'ils soient les plus riches et com-
posent le tiers de la communauté (1) » .
En somme, il faut en convenir, nous nous trouvons
en présence d'une véritable opposition. C'est là un
fait grave. Au moment où la colonisation devient
..
(1) Lettre de Fermanel. [Correspondance administrative, III, p. 382-
383.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 187
rationnelle, où la théorie coloniale a pris corps, où le
pouvoir porte dans Faction la plus énergique initiative,
la nation résiste et l'épargne se dérobe. La cour est
presque seule à souscrire spontanément. Les cours
souveraines , les particuliers , les trente et quelques
villes qui figurent sur les listes, ont plus ou moins cédé
à une pression ou n'ont pas tenu leurs engagements.
Est-ce donc que les contemporains de Golbert ont
perdu l'enthousiasme qu'avait excité Richelieu? Gol-
bert doit-il être convaincu d'avoir fait de la colonisa-
tion gouvernementale?
Quelques remarques font hésiter devant cette con-
clusion. D'une part, cette manifestation hostile est en
contradiction avec l'activité commerciale, qui est indé-
niable. De l'autre, elle semble plutôt une protestation
contre la pression officielle que contre la politique
coloniale. Beaucoup pensèrent, en effet, comme- les
officiers d'Auvergne : « C'est un piège, disaient-ils,
pour mettre à la taille les nobles et tous autres exempts.
On forcera tout le monde d'y entrer, l'Église, la
noblesse et le tiers, et ensuite on les taxera tous les
ans. On leur fera nouvelles demandes, tantôt sous pré-
texte de quelque perte arrivée ou de quelques entre-
prises à faire, utiles en apparence. »
Pour nous bien fixer, faisons une contre-épreuve.
La nation a refusé ses capitaux : mais peut-être a-t-elle
fourni des hommes à la colonisation?
Nous avons parlé des efforts que fit Golbert pour
188 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
peupler le Canada et les Iles. Quelques documents et
témoignages nous renseignent sur le résultat qu'il
obtint.
L'édit de révocation de la Compagnie des Indes
occidentales (décembre 1674) accuse une population
dans ses domaines de 45,000 âmes. D'après le P. Char-
levoix, le recensement fait en 1688 au Canada a donné
le chiffre de 1 1 ,249 habitants. La Martinique, en 1 700,
d'après Froger(l), comptait 10,600 blancs; la Guade-
loupe, 3,825 ; Saint-Domingue, 30,000 ; Cayenne, 400.
Cela fait un total de 55,000 colons et engagés dans
l'ancien domaine de la Compagnie. C'est un gain de
15,000 sur la population de 1674. Durant une période
d'environ vingt ans, il est allé aux colonies d'Améri-
que, année moyenne, 750 Européens. Au seul Canada,
entre les deux recensements de 1665 et de 1688, la
population s'est trouvée portée de 3,215 à 1 1,249; elle
a donc augmenté de 8,034 en vingt-trois ans, ou de
349 par an.
Est-ce là un résultat favorable? Il paraît difficile de
le soutenir. Cette émigration de 300 ou de 700 indi-
vidus en moyenne semble bien faible auprès des mil-
liers d'Allemands qui, de nos jours, vont à peu près
dans les mêmes parages, auprès des 500,000 Anglais
qui ont émigré en Australie en dix ans (1851-61),
auprès des 600,000 qui ont pris possession de la Nou-
(1) Froger : Relation du voyage de M. de Germes (in-12, 1699).
LA PLUS GBANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 189
velle-Zélande en quarante-six ans (1840-86) (l).Ne sait-
on pas, d'ailleurs, que cette émigration si restreinte est
entachée des mêmes violences que la souscription, au
moins en ce qui concerne les engagés? Seignelay fait
partir jusqu'à des forçats invalides, et engage jusqu'à
des Turcs.
Cette contre-épreuve confirme donc les résultats de
la première. Malgré beaucoup d'adhésions, malgré des
collaborations dévouées , malgré l'activité du com-
merce, les contemporains de Golbert ont hésité à le
suivre dans ses entreprises coloniales. S'ils ne con-
damnent pas l'idée, ils ne s'associent pas à l'action.
(1) V. Vignon : La France dans V Afrique du Nord (1887), p. 9, 98.
CHAPITRE III
L'INTÉRÊT (S»«le).
Les publications.
NOMBRE ET CARACTERE.
Trouverons-nous, dans les cinquante-cinq dernières
années de la période coloniale qui nous occupe, la
même curiosité manifestée par les publications que
dans les soixante premières?
Il y a une légère infériorité dans le nombre des
livres parus : 380 contre 450. La moyenne ne ressort
plus qu'à 6, au lieu de 7,5 par an. Mais on peut expli-
quer la différence.
Les relations des missionnaires, au temps de Riche-
lieu, comptent pour plus d'un tiers (176) dans le total
de 450. A l'époque suivante, elles sont réduites au
quart (96 sur 380). Encore n'y a-t-il pas que des rela-
tions, mais beaucoup d'ouvrages de polémique reli-
gieuse.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 191
Il était, en effet, arrivé aux Jésuites, principaux
auteurs des relations, plusieurs mésaventures qui
avaient quelque peu ébranlé leur crédit auprès du
public. La première fut leur querelle avec Jean de
Palafox de Mendoza, évêque d'Angelopolis et doyen
du conseil des Indes. Dans une lettre en latin au pape
Innocent X, du 8 janvier 1649, et dans un petit opus-
cule paru secrètement sans aucune des approbations
ordinaires (1), l'évêque espagnol dénonçait l'orgueil, la
cupidité, les intrigues, la corruption des Jésuites. Il les
accusait, entre autres cboses, « d'avoir exercé la banque
dans l'église de Dieu, tenu publiquement dans leurs
propres maisons des boucheries et d'autres boutiques
d'un trafic honteux , d'avoir plongé la grande et
opulente cité de Séville dans la douleur et les larmes,
en trompant les plus honnêtes gens, et, après leur
avoir tiré plus de 400,000 ducats, dépensés pour leurs
usages particuliers, en ne les payant que d'une hon-
teuse banqueroute ; d'avoir moins instruit que
séduit l'Église de Chine, où, par crainte des persécu-
tions, il s ont caché la croix et autorisé des coutumes
païennes... » . Les ennemis des Jésuites s'emparèrent
naturellement du réquisitoire de l'évêque. Les éditeurs
des Lettres provinciales insérèrent, dans l'édition de
1667, la traduction de la lettre au Pape : c'était, avec
d'autres pièces, un document à l'appui des éloquentes
(1) Virtudes del ïndio, por Juan Palafox, obispo de la Puebla de
los Angeles. {S. I. n. d.)
192 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
indignations de Pascal (1). L'autre mésaventure n'était
pas moins humiliante. Un missionnaire de Saint-Sul-
pice, l'abbé d'Allet, qui séjourna au Canada plus de
quinze ans, donna, à son retour en 1685, quelques
renseignements sur les agissements des Jésuites dans
la colonie. Il composa même deux Mémoires qu'il
communiqua à Arnaud et qu'on trouve dans les œuvres
de ce dernier (2). Or, voici ce qu'il dit des fameuses
Relations annuelles : « Dès que ces Relations étaient
imprimées en France, on avait soin de les envoyer aux
ecclésiastiques qui étaient à Montréal, et ils gémis-
saient de voir que les choses étaient rapportées autre-
ment qu'elles n'étaient dans la vérité. M. de Gourcelles
en ayant donné avis à la cour, on donna ordre aux
PP. Jésuites de ne plus faire de Relations. » Cette
interdiction fut faite en 1673. Le fut-elle par la cour
ou par la Société de la propagande, comme le demande
Arnaud (3)? Peu importe : la raison était la fausseté
reconnue des Relations.
On n'avait pas fait taire les Jésuites, pourtant. Si la
Nouvelle-France leur échappe, la Chine leur reste.
Profitant de leur faveur auprès de l'empereur Kang-hi,
ils soutinrent une vraie lutte contre les Dominicains,
Franciscains, Sulpiciens, qui voulaient les supplanter,
(1) Un exemplaire de cette édition fort curieuse est entre nos mains.
Il forme un gros in-8° de 893 pages. Il a été imprimé à Cologne, chez
Nicolas Schoute.
(2) Arnaud : OEuvres, t. XXXIV, p. 732.
(3) Lettres d'Arnaud, II, p. 619. (Lettre à M. de Vaucel, 1675.)
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 193
et ils inondèrent la France de lettres ou de livres sur
la Chine et l'Extrême-Orient. C'est alors que s'éleva
cette fameuse querelle sur les superstitions chinoises,
que Voltaire a racontée dans le dernier chapitre du
Siècle de Louis XIV. Elle commença en 1687, par un
livre du P. Le Tellier, le futur confesseur du Roi (1),
et elle n'inspira pas moins de trente-cinq livres ou bro-
chures jusqu'en 1701. L'année 1700, si pleine pourtant
d'événements ou d'appréhensions à l'extérieur, semble
avoir été toute consacrée à cette affaire : vingt-six publi-
cations en harcèlent le public. Français, italien, latin,
chinois même, toutes les langues sont mises au ser-
vice de cette polémique; Paris, Lyon, Cologne, Liège,
Louvain fournissent les imprimeurs. Les PP. Le Tel-
lier et Le Comte furent les champions de l'Ordre de
Loyola; Arnaud, Louis de Cicé, les prêtres de Saint-
Sulpice, les Dominicains en furent les plus ardents
adversaires. Chose curieuse : c'étaient les Jésuites qui
se montraient libéraux, pour une fois. Ils s'opposaient \
à ce que la morale de Gonfucius, la science des manda-
rins, le respect des Chinois pour les ancêtres, fussent
condamnés par l'Inquisition de Rome comme croyances
et pratiques alhéistes (2). Mais leurs adversaires, en
défendant une mauvaise cause, avaient beau jeu contre
»
(1) Défense des nouveaux chrestiens et des missionnaires de la Chine
du Japon et des Indes, contre la Morale des Jésuites et l'Esprit de
M. Arnauld. (Paris, in-12.)
(2) Cf. Recueil de pièces touchant le culte quon rend, à la Chine, à
Confucius : Cologne (Hollande), chez Louis Le Sincère, in-12, 1700.
13
194 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
eux; car les mauvaises causes ne manquent pas dans
l'histoire des Jésuites. C'est ainsi qu'Arnaud tira argu-
ment de l'histoire de Palafox, qu'il raconta en 1690;
un anonyme, « de la persécution de deux saints évêques
parles Jésuites, l'un D. Bernardin de Gardenas, évê-
que du Paraguay, l'autre D. Philippe Pardo, arche-
vêque de Manille (1691) » ; les Sulpiciens, des violences
commises « par les chrestiens des Jésuites contre
M. Maigrot, Sulpicien, évêque de Gonon, et le R. P. Cro-
quet, Dominicain (1700) », etc. Bref, cette querelle
« aussi vive que puérile » amusa fort la galerie. Elle
était de nature à mettre à la mode, si elles ne l'eussent
été déjà, les terres et nations de l'Orient; elle ferait,
à la rigueur, le pendant dé l'affaire de Villegagnon.
Mais qu'arriva-t-il? La Sorbonne elle-même, sur la
dénonciation de l'abbé Boileau, s'en émut et en déli-
béra. Elle pensa même à envoyer en Chine douze de
ses docteurs pour s'instruire à fond de la cause. Toute-
fois, se croyant assez éclairée sans cette périlleuse
enquête, elle prit une décision et rendit cette mémo-
rable sentence : « Les louanges des Chinois sont
fausses, scandaleuses, téméraires, impies et héré-
tiques. » Les Chinois s'en moquèrent un peu (1); mais
les Jésuites durent, sinon cesser, du moins restreindre
'leurs publications ainsi dépréciées.
(1) L'empereur Kang-hi, apprenant cette décision , en 1705, en rit
beaucoup, mais ne s'en fâcha pas, montrant ainsi qu'on avait autant
d'esprit en Chine qu'en France, et même un peu plus.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 195
De ces faits et d'autres analogues, il est résulté que
la publicité en matière coloniale, au temps de Golbert,
s'est trouvée allégée en partie de la propagande reli-
gieuse. Golbert, nous l'avons vu, se garda bien d'aviver
cette dernière comme avaient fait Richelieu et le
P. Joseph. De cette façon, l'intérêt humain l'emporta
sur le divin, et la question coloniale fut en partie
laïcisée. C'était un grand progrès.
Un autre en découla naturellement. Les mission-
naires, colportant un article unique, la doctrine catho-
lique, choisissaient leur champ d'action et imposaient
leurs préférences. Les auteurs laïques, pionniers du
commerce et commerçants eux-mêmes, sont obligés de
se plier aux préférences commerciales. La publicité
alors se rapproche de l'action et en offre une plus fidèle
image.
Ainsi, toute l'action coloniale a été, on le sait, cen-
tralisée par Golbert à Paris. C'est là que doivent être, I
d'après les contrats, le siège social et le conseil des;
directeurs des Compagnies; là que sont recrutés, auj
moins pour moitié, ces mêmes directeurs; là enfin que
Colbert donne l'impulsion générale. Or, Paris devient \ *
le centre principal et quasi unique des publications de l
caractère colonial ; il a , sauf une ou deux excep- \
tions (1), le monopole des premières éditions. Au lieu
(1) Le Voyage d'Italie et du Levant, de MM. Fermanel, Fauvel,
Baudouin et de Stochove, fut publié d'abord à Bruxelles, patrie de
Stochove, puis avec des additions à Rouen, patrie de Fermanel, en
13.
/
196 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des 120 publications provinciales que nous avons
comptées au temps de Richelieu, l'époque de Col-
bert n'en offre plus que 43. Deux villes seulement
ont imprimé plusieurs ouvrages : Lyon, 20; Rouen, 8.
Onze autres se présentent avec un seul, qui presque
toujours a eu une édition antérieure ou simultanée à
Paris .
Ce premier fait acquis, reprenons le groupement
qui nous a servi pour la première moitié du siècle. Nous
y trouverons des différences notables et significatives
dans l'intérêt manifesté.
Chine et Japon, 82 (74 à l'époque précédente).
Levant (Turquie et Perse), 72 (96).
Nouvelle-France et Antilles, 54 (60).
Indes orientales, 53 (45).
Indo-Chine et Tonkin, 28 (13).
Afrique barbaresque, 23 (37).
Afrique (côtes et intérieur), 22 (16).
Le Levant et l'Afrique barbaresque font les plus
grandes pertes, c'est-à-dire les pays turcs contre les-
quels, malgré les velléités de croisade de Louis XIV,
l'animosité chrétienne n'est plus excitée. Les côtes
d'Afrique, où se fait la traite, l'Indo-Chine, où l'on
ébauche une alliance et un établissement, la Chine, le
Japon, Madagascar et l'Asie intérieure, où Colbert
porte l'action commerciale, font au contraire des gains
1664, 1668, 1670. — Le Dictionnaire caraïbe-français du P . Raymond
Breton a eu ses trois éditions à Auxerre (1664-65-66).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 197
sensibles. L'attention est donc principalement attirée
de ce côté.
La nature des ouvrages qui eurent le plus de vogue
appuie cette démonstration.
Les illustres voyageurs Thévenot, Bernier, Taver-
nier, Chardin, ont surtout occupé l'attention. Jean
Thévenot, mort en 1667, avait parcouru l'Europe,
mais surtout l'Egypte, la mer Rouge, la Turquie, la
Perse et l'Inde. Son Voyage dans le Levant, publié en; /
1665, par les soins du sieur de Luisandre, fut réim-
primé en 1674-81-84-87-89, traduit en anglais et en
allemand. Bernier, médecin de la Faculté de Montpel-
lier, philosophe épicurien (1), lié avec Molière et avec
la société du Temple, résida douze ans à la cour d'Au-
reng-Zeb, dont il fut le médecin. Son Histoire de la ré-
volution des Étals du Grand Mogol eut trois éditions en
France (1670-71-99), deux en Angleterre (1673-76),
une en Allemagne (1676). Tavernier, fils d'un carto-
graphe d'Anvers réfugié en France, passa sa vie en
voyages. Il parcourut d'abord l'Europe, dont toutes
les langues lui étaient familières ; puis il se voua à
l'Asie, et, durant quarante ans, fit six voyages en Tur-
quie, en Perse et aux Indes. Il allait en entreprendre
un septième pour le compte de l'Électeur de Brande-
(1) Auteur d'un Abrégé de la philosophie de Gassendi, si beau et si
curieux, ditBayle, que la première édition fut enlevée rapidement et
qu'il en fallut aussitôt donner une seconde « pour satisfaire à l'empres-
sement du public» . (Nouvelles de la République des lettres, novembre
1684.)
\/
198 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
bourg, lorsqu'il mourut (1). Ses Voyages, rédigés par
La Chapelle et Ghapuzeau, furent réimprimés chaque
année de 1676 à 1683, et une fois en Hollande par les
Elzevier. Chardin, fils d'un bijoutier de Paris, séjourna
longtemps aux Indes et en Perse. Avec l'aide du célèbre
académicien Charpentier, il rédigea son Journal de
' voyages, qui parut à Londres (2) en français, en
1686, en français à Lyon, en anglais à Londres et en
hollandais à Amsterdam, en 1687, et d'une façon
complète à Paris, en 1711 et 1735.
Tous ces récits, qui jouissent d'une vraie popularité,
ont, comme on le voit, le même sujet : ils font con-
naître et valoir la Perse et l'Inde. Mais leurs auteurs
ont une autre ressemblance : ils sont tous, plus ou
moins, des commerçants. Thévenot introduit le café
en France. Bernier le recommande, et sa lettre sert
de pièce justificative au célèbre Traité du café du
sieur Dufour (1685). Il s'occupe, d'ailleurs, beaucoup
plus de commerce que de médecine. Il adressa à Col-
bert et inséra au tome Ier de sa Relation une lettre sur
les richesses de l'Inde, si précise et si complète, que
Colbert recommanda à Caron d'en suivre les instruc-
tions (3). Tavernier rapporte tant de ces richesses
(1) Cf. M. Joret : Tavernier (1884).
(2) Chardin, comme Thévenot et Tavernier, était protestant. A son
retour en 1681, voyant les persécutions exercées contre ses coreligion-
naires, il se réfugia en Angleterre, auprès de Charles II, qui le fit che-
valier et lui confia une mission en Hollande.
(3) Mémoire de Colbert , mars 1669. — Correspondance, III bis, p. 427.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 199
d'Orient, qu'il en vend pour trois millions au Roi.
Chardin, enfin, ne va en Orient que pour faire le com-
merce des diamants, et il devient « marchand du Roi »
en Perse. Ne dirait-on pas que ces voyageurs sont des
agents de Golbert, au même titre que les directeurs de
la Compagnie? Leur pensée est, d'ailleurs, nettement
exprimée par Tavernier. « Mon but dans cet ouvrage,
dit la Dédicace au Roi, n'est pas simplement de con-
tenter la curiosité publique; je me suis proposé une fin
plus noble et plus élevée dans toutes mes actions
En tous les pays que j ay parcourus, ma plus forte pas-
sion a toujours esté de faire connaître les vertus héroï-
ques de Votre Majesté et les merveilles de son règne
et de montrer comment ses sujets excellent par leur
industrie et par leur courage sur les autres peuples de
la terre Ma façon d'agir un peu trop libre m'a
exposé à plusieurs dangers parmi les nations jalouses
de notre prospérité, qui nous détestent autant qu'elles
peuvent, pour nous exclure du commerce qu'elles
seules veulent faire. » Voilà bien le langage d'un pion-
nier. Il répondait aux sentiments des commerçants
eux-mêmes. Un Mémoire « de plusieurs notables com-
merçants de Tours, Nantes et la Rochelle (1) » ne
dit-il pas expressément : « Le principal négoce qui
se puisse faire aux Indes est la soye et les espiceries.
Personne ne doubte que ce ne soit un advantage
(1) M. Pauliat : op. cit. (Appendice.)
200 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
très considérable pour toute la France, si Ion pouvait
se passer des Hollandais pour aller quérir lesdites espi-
ceries, desquelles il faut en France pour 3,193,000 li-
vres, et ces soyeries qui viennent du Levant, pour
2,000,000 de livres. »
Beaucoup d'ouvrages encore marquent cette ten-
dance générale. Tels sont : la Relation du voyage de
Perse et des Indes, de l'Anglais Herbert, traduite par
Wicquefort, rééditée quatre fois; Les instructions mo-
rales d'un père à son fils, du négociant érudit Dufour,
lesquelles eurent un succès extraordinaire, furent tra-
duites en latin, allemand, flamand, et furent réim-
primées plusieurs fois à Paris, Lyon, Toulouse, Baie,
en Hollande, etc. (1); toutes les publications concer-
nant la Compagnie des Indes orientales, depuis les
brochures si bien faites et si bien accueillies de Char-
pentier (1664-65-66), jusqu'aux affiches répandues à
profusion au moment de la fondation ou depuis.
Il existe un contraste frappant, et en même temps
instructif, entre ces affiches et celles qui nous sont
connues de la période précédente. Le P. Dutertre (2)
nous a conservé celle que fit apposer la Compagnie de
(1) Cf. Bayle : Nouvelles de la République des lettres (mai 1685). — Ce
Dufour est le même que l'auteur du Traité du café. Marchand natif de
Provence, il s'établit de bonne heure à Lyon. Il savait « ajuster en-
semble le savoir et le trafic » . Il entretenait « commerce d'esprit » avec
Lamoignon, Charpentier, mademoiselle de Scudéry, Chardin, Taver-
nier, etc. C'est assurément une remarquable figure.
(2) Histoire des Antilles françaises, chap. xvm (t. Ier, p. 480, édi-
tion 1667).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 201
la Potherie et de la Vigne, dite « de la France équi-
noxiale » , en 1656. Qu'y voit-on? Un éloge pompeux
de l'abondance du pays, et rien autre chose. Il s'agis-
sait de recruter des colons ! On promet sur cette terre
enchantée, qui est l'inhabitable Guyane : « des vaches,
des manipolis, des cerfs de deux sortes, des sangliers
aussi de deux sortes, deux ou trois espèces de lapins,
des cochons, des tatous; dans les bois, une infinité
d'oyseaulx bons à manger et d'un très beau plumage,
comme poules , pintades , faisans , perdrix de trois
sortes, ramiers, tourterelles, grives, ortolans, perro-
quets de cinq ou six espèces, et plus de cinquante sortes
d'autres oyseaulx bons à manger; enfin des rivières
regorgeantes de poissons très excellents comme turbots,
rayes, dorades, bonites, mulets, et surtout le lamentin,
duquel (outre la chair qui est aussi délicate que celle
du veau) on tire de l'huille plus douce que la meilleure
de Provence ; la tortue, qui y est si commune que c'est
le plus ordinaire manger des habitants, etc. » Ne sent-
on pas, dans cette prolixe énumération, la préoccu-
pation exclusive d'assurer les gens qu'ils ne mourront
pas de faim? Du profit commercial qu'ils pourront faire
en ce lointain pays, il n'en est pas même question. Au
contraire, dans les affiches de 1664, on met cet intérêt
au premier plan. On promet aux colons qui voudront
aller à Madagascar des terres à cultiver, un bon climat,
des fruits naturels et du bétail pour leur nourriture.
Mais on ajoute : « Les vers à soie y sont communs sur
202 LA QUESTION COLONIALE EN FKANCE.
les arbres et produisent de la soye fine et facile à filer ;
il y a des mines d'or, de fer, de plomb; du cotton, de
la cire, du sucre, du poivre blanc et noir, du tabac, de
l'indigo, de l'ébène, et toutes sortes de bois de tein-
ture , et autres bonnes marchandises ; il ne manque
que des hommes qui ayent l'adresse de s'en servir
et de faire travailler les nègres, habitants du pays,
qui sont dociles, obéissants, et soumis à tout ce qu'on
leur veut commander. Ceux qui auront connaissance
de la culture de ces sortes de marchandises, y pro-
fiteront extraordinairement ( 1 ) . * Voilà un appel
direct à l'esprit d'entreprise. Il s'adresse, non aux
affamés de la métropole, mais aux travailleurs et aux
capitalistes. L'idée coloniale de Colbert est là tout
entière.
Il n'est pas jusqu'aux œuvres purement littéraires
qui ne manifestent un semblable esprit.
Boileau est pris d'enthousiasme, en voyant
...nos vaisseaux, domptant l'un et l'autre Neptune,
Nous aller chercher l'or, malgré l'onde et le vent,
Aux lieux où le soleil le forme en se levant (2).
Il écrit ces vers au-dessous du portrait de Taver-
nier :
De Paris à Delhy, du couchant à l'aurore,
Ce fameux voyageur courut plus d'une fois.
(1) Cf. Du Fresne de Francheville, op. cit., p. 36-38.
(2) Discours au Roi.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 203
De l'Inde et de l'Hydaspe il fréquenta les rois,
Et sur les bords du Gange on le révère encore.
En tous lieux sa vertu fut son plus sûr appui,
Et, bien qu'en nos climats de retour aujourd'hui,
En foule à nos yeux il présente
Les plus rares trésors que le soleil enfante.,
Il n'a rien rapporté de si rare que lui (i).
La Bruyère, dans son chapitre du Souverain ou de la
République, s'attache, avec son ingéniosité ordinaire,
à démontrer la nécessité du commerce. « Que sert
dit-il, au bien des peuples que le prince place les
bornes de son empire au delà des terres de ses enne-
mis?... Que me servirait, comme à tout le peuple, que
le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même
et par les siens, que ma patrie fût puissante et formi-
dable, si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression
et l'indigence , si, par la facilité du commerce, il
m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes étoffes
et de me nourrir de viandes saines, et de les acheter
peu? » Un des chapitres les plus connus du Télé-
maque est celui qui raconte le séjour à Salente (2). Or,
Salente, d'après les clefs, c'est Amsterdam, la ville
active, toute au commerce, qui semble bien répondre
à l'idéal que concevait Fénelon. Mentor fait de plus,
devant Idoménée, une théorie du commerce assez
différente, comme nous le verrons, de celle deColbert,
(1) Portrait et vers ont été mis en tête du Recueil de plusieurs rela-
tions, 1679. (4e édition de Tavernier. Paris, 2 vol. in-12.)
(2) Télémaque, 1. VI.
204 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
mais qui débute par une apologie digne de l'époque de
Golbert. La ruine du commerce est précisément un des
principaux griefs que relèvent contre le gouvernement
de Louis XIV et la guerre de succession d'Espagne les
Mémoires que l'archevêque de Cambrai adressait en
secret à son élève le duc de Bourgogne (1). De même,
le grand patriote et penseur Vauban ne craint pas de
dire à Louvois (2) que la révocation de l'édit de Nantes
a causé, « entre autres maux très dommageables à
l'État, la désertion de quatre-vingt à cent mille
personnes de toutes conditions, qui ont emporté avec
elles plus de 30,000,000 de livres de l'argent le plus
comptant, la ruine de nos arts et manufactures parti-
culières, la plupart inconnus aux étrangers, qui atti-
raient en France un argent très considérable, la ruine
de la plus considérable partie du commerce, etc »
Et plus tard essayant, dans la Dime royale, d'esquisser
une meilleure répartition des charges publiques en vue
d'un accroissement des forces productives du pays, il
montre l'importance qu'il attachait au commerce en
recommandant de ne l'imposer que très peu; car, dit-
il, « le commerce est désirable en tout et partout,
dedans et dehors le royaume (3) ».
(1) Plan de gouvernement, novembre 1711 : article Commerce-
marine.
(2) Oysivetés (édition Augoyal), t. Ier, p. 1-42.
(3) Dfme royale, première partie, second fonds.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 205
II
CURIOSITE COLONIALE.
Mais ce n'est pas seulement au commerce en géné-
ral, ni même au commerce d'exportation qui implique
la possession des colonies, que répondent les préoccu-
pations que nous venons de saisir : c'est, d'une façon
précise, au commerce colonial. La curiosité pour les
colonies ou les pays colonisables ressort de nom-
breux incidents de publicité que nous ne devons pas
omettre.
Voici, par exemple, ce que raconte, à propos de son
livre (1), le P. Dutertre : « Il y a environ quinze ans
(1652), les prières de quelques personnes de qualité
m'obligèrent à mettre en ordre quelques remarques
que j'avais faites dans mes premiers voyages et séjours
aux Antilles... Le livre fut si curieusement recherché
que je n'en pus conserver une copie. . . On m'en déroba
une qui servit au sieur de Rochefort à composer son
Histoire naturelle et morale des Antilles (1658) (2)...
MM. de l'assemblée des physiciens, mathématiciens et
(1) Histoire des Antilles, édition 1667, dédiée à du Harlay.
(2) Rééditée en 1665, 1666, 1667 (traduction anglaise), 1668 (tra-
duction allemande), 1681 (à Rotterdam), 1688 (deuxième traduction
allemande).
206 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE
astronomes, à qui le livre de Rochefort avait été pré-
senté, remarquèrent facilement qu'il n'était qu'une
copie, fidèle jusqu'aux erreurs, de mon ouvrage. Ils me
pressèrent alors d'écrire pour réclamer mon travail et
montrer la fausseté de plusieurs Mémoires faits par
ledit sieur Rochefort. M. de Montmore, un des prin-
cipaux d'entre eux, s'offrit à faire imprimer en Hol-
lande, à ses frais, tout ce que j'aurais écrit... » Cette
sollicitude de la future Académie des sciences n'est-elle
pas bien significative ?
Elle fut persévérante aussi, comme on peut s'en
convaincre en feuilletant le Journal des savants. Il n'est
pas un volume, en effet, qui ne contienne un fait, une
appréciation, une étude intéressant les colonies : c'est
l'analyse des lettres de la Sœur Marie de l'Incarnation
et sa biographie élogieuse, le rapport de l'évèque de
Québec ou la relation du P. Leclerc sur l'établissement
de la foi au Canada, le récit des découvertes de Cavelier,
l'appréciation en 1688, sous l'influence du Code noir,
de plusieurs ouvrages traitant de l'esclavage, comme
YEleutheria, de Guillaume de Laon, les Remarques
contradictoires, de Loisel et de M. de Launay, le traité
de Grotius, De jure pacis et belli, etc. De 1672 à 1706,
le journal note scrupuleusement et analyse tous les
traités publiés sur les propriétés bonnes ou mauvaises
du café.
L'usage de cette plante coloniale, introduite en
1660 de la Guyane hollandaise à la Guadeloupe et à
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 207
la Martinique, a donné lieu à de vives discussions en
France et, par suite, attiré l'attention sur les pays pro-
ducteurs. Madame de Sévigné ne l'aimait pas, comme
on sait; certains la croyaient dangereuse, malgré les
témoignages de Bernier et de ceux qui l'avaient expé-
rimentée sur place ; d'autres lui attribuaient des vertus
merveilleuses, comme « d'abattre les vapeurs du vin » ,
« de rendre les femmes fécondes », ou, au contraire,
« stériles » . Au milieu de tout cela, la mode s'en
répandit vite, et le café ne passa pas plus que Racine. Le
gouvernement y vit une source de revenus et résolut,
en 1692, d'en faire l'objet d'un monopole vendu chère-
ment. « Les boissons de caffé, thé, sorbec et chocolat,
dit l'édit de janvier 1692, sont devenues si com-
munes dans toutes les provinces de nostre royaume,
que nos droits d'aydes en souffrent une diminution
considérable. Cependant, ne voulant pas priver nos
sujets de l'usage de ces boissons, que la plupart
jugent utiles à la santé, nous nous sommes proposé
d'en tirer quelque secours dans l'occurrence de la pré-
sente guerre. » Ce monopole fut d'ailleurs révoqué,
dès l'année suivante, pour deux causes : la fraude
que favorisaient « les seigneurs, personnes considé-
rables, couvents et communautés » , les plaintes des
épiciers (1).
Un autre fait, qui mit en émoi l'opinion et eut son
(1) Du Fresne de Fraîncheville : Histoù-e de la Compagnie des
Indes, P. J., p. 527-35.
208 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
retentissement dans les publications, ce fut l'ambas-
sade de Siam en 1686. On sait que Louis XIV fondait
les plus belles espérances, pour le commerce d'Orient,
sur l'alliance avec l'empereur de Siam. Un habile
&
J
ministre, d'origine grecque et du nom de Constance,
servait avec ardeur l'influence française. Des ambas-
sades solennelles furent échangées : de Ghaumont,
accompagné de l'abbé Ghoisy, y fut envoyé en 1685;
les ambassadeurs siamois parurent à la cour de Ver-
sailles en 1686; de la Loubère alla tenter de renouer
les relations, en 1690 (1). L'affaire ne réussit pas : une
révolution, dans laquelle périt Constance, fit triompher
le parti antifrançais. Mais l'impression était produite
sur le public de France. On fut curieux de connaître
les mœurs de ces Orientaux. La relation de Chaumont
fut réimprimée coup sur coup en 1685-86-87. Comme
si elle ne suffisait pas, l'abbé Choisy en publia une, de
son côté, en 1687 (2), et la même année, Mabre-Cra-
moisy mit en vente la Harangue faite à Sa Majesté -par
les ambassadeurs du roi de Siam. Cette nouveauté
(1) Cf. M. Lanier : État historique sur les relations de la France et
du royaume de Siam, de 1662 à 1703.
(2) La gaieté ne perdant jamais ses droits en France, Choisy fut censé
adresser de San Jacob, en l'île de Madagascar, à l'abbé Saint-Martin,
protonotaire du Saint-Siège, « pour la faire voir au public » , une lettre
sur les Torisbos, prétendus Pygmées de Madagascar [Bibliothèque na-
tionale, manuscrits : Recueil historique, t. XV, Z 2284, Zf 58 (6)].
Or, cet abbé Saint-Martin, d'après Furetiere [Ana, p. 42), était un
Torisbo civilisé; « il était connu pour sa laideur, son costume gro-
tesque, ses habitudes ridicules, sa vanité, son ignorance et sa crédu-
lité » .
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 209
défraya longtemps les conversations. La Bruyère, qui
les entendait, y trouva matière à ces piquantes ré-
flexions : « Si les princes étrangers, dit-il au chapitre
des Jugements, étaient des singes instruits à marcher
sur leurs pieds de derrière et à se faire entendre par
interprètes, nous ne pourrions pas marquer un plus
grand étonnement que celui que nous donne la justesse
de leurs réponses, et le bon sens qui paraît quelquefois
dans leurs discours. La prévention du pays, jointe à
l'orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison
est de tous les climats, et que l'on pense juste partout
où il y a des hommes. » Et ailleurs, dans le chapitre
des Esprits forts, il dit avec une liberté d'esprit remar-
quable : " Si l'on assurait que le motif secret de l'am-
bassade des Siamois a été d'exciter le Roi Très Chrétien
à renoncer au christianisme, à permettre l'entrée de
son royaume aux talapoins, qui eussent pénétré dans
nos maisons pour persuader leur religion à nos femmes,
à nos enfants, à nous-mêmes, par leurs livres et par
leurs entretiens; qui eussent élevé des pagodes au
milieu des villes, où ils eussent placé des figures de
métal pour être adorées, avec quelles risées et quel
étrange mépris n'entendrions-nous pas des choses si
extravagantes ! Nous faisons, cependant, six mille lieues
de mer pour la conversion des Indes, des royaumes de
Siam, de la Chine et du Japon, c'est-à-dire pour faire
très sérieusement à tous ces peuples des proposi-
tions qui doivent leur paraître très sottes et très ridi-
14
.
210 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
cules » La Bruyère insinue que leur tolérance pour
nos missions pourrait bien être une preuve de la force
de la vérité. Mais qui ne conviendra que cette raison
est faible, autant que la satire est forte?
La Bruyère se rencontre ici avec Bayle, qui n'est ni
moins observateur, ni moins caustique. Mais Bayle ne
se croit pas obligé de pallier la critique : « Je ne sçai
pourquoi, s'écrie-t-il, les chrétiens font si peu de ré-
flexion sur l'esprit de tolérance qui règne dans ces rois
payens, que nous traitons hautement de barbares et
de féroces. Voilà un empereur chinois, très persuadé
que la religion des Jésuites est fausse et tout à fait
opposée à celle dont lui et tous ses sujets font profes-
sion, qui ne laisse pas de souffrir ces missionnaires et
de les traiter fort humainement! » (Février 1685.)
Puisque nous parlons de Bayle, remarquons en pas-
sant que ses Nouvelles de la république des lettres, gazette
littéraire aussi libre et judicieuse que bien informée,
nous fournissent une nouvelle preuve du goût général
pour les pays de colonisation. Il le dit lui-même : « Par
l'usage de tous les journalistes, des savans, et par la
déclaration que nous en fîmes dans notre première
préface, les raretés des Indes sont du ressort de ces
Nouvelles. » (Janvier 1686.) Et, de fait, on y trouve, à
chaque instant, des comptes rendus faits avec une
faveur visible, des relations, lettres, ouvrages spéciaux
touchant les pays et choses exotiques. On y peut même
toucher du doigt les deux sentiments que nous avons
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 211
notés plus haut : dune part, la défaveur que rencontrent
les récits des Jésuites, et, de l'autre, le goût très pro-
noncé pour les relations d'intérêt commercial, comme
celles de Bernier, Chardin, etc.
Il est encore un incident que nous n'aurons garde
de passer sous silence : c'est la discussion qui s'élève,
à la fin du siècle, à propos des découvertes de Gavelier
de La Salle. Un des compagnons du héros, le P. Hen-
nepin, Récollet, étant revenu en France après l'explo-
ration de 1678 et ayant raconté en 1683 son « voyage
au Sault Saint-Antoine » , fut mis en goût par le succès.
S'appropriant en partie la relation du P. Ghrestien Le
Clerc, Récollet comme lui, publiée en 1691 (1), et en
totalité celle de l'abbé Bernon, restée manuscrite et
communiquée à Golbert, il songea à s'attribuer le
mérite de toutes les découvertes faites dans la vallée du
Mississipi. Il publia, en 1697 et 1698, sa Nouvelle
découverte d'un très grand pays, qui n'est qu'un tissu
d'audacieux mensonges. Il eut honte sans doute de le
faire en France ; c'est à Utrecht qu'il commit cette
vilenie et à Guillaume III qu'il la dédia. Les amis et
compagnons de Gavelier furent outrés de cette double
trahison, et bon nombre se portèrent défenseurs du
glorieux explorateur. Tonti, d'abord, publia ou laissa
publier (2), en 1697, Les dernières découvertes de Cave-
(1) Histoire de V établissement de la foy dans la Nouvelle-France .
(2) Le Jésuite Gabriel Marest [Lettres édifiantes, t. X, p. 308)
affirme avoir entendu Tonti désavouer cet écrit. Mais c'est le seul témoi-
gnage, et il est suspect.
14.
212 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
lier de La Salle; Joutel, l'un des quatre survivants de
l'expédition de 1686, fit rédiger, par Michel, son
Journal historique du dernier voyage de M. Cavelier de
La Salle, paru en 1713 ; le neveu du héros, celui qu'on
appelait « le petit M. de La Salle n et qui fut le pre-
mier administrateur de la Louisiane après le voyage,
dlberville (1698), donna, lui aussi, un récit de l'expé-
dition et de la mort de son oncle. La discussion con-
tinua après 1715 et ne fournit pas de conclusion. L'en-
trepreneur du Recueil des voyages du Nord, le libraire
hollandais Bernard, donna indifféremment asile aux
relations de Hennepin et à celles de ses contradicteurs.
La mémoire de Cavelier ne fut pas vengée.
Mais cette discussion, qui termine la période colo-
niale de Golbert, jointe à celle qui s'est élevée en
même temps sur les superstitions chinoises, ne montre-
t-elle pas combien les esprits ont été occupés, jusqu'au
dernier moment, des colonies et des découvertes? On
peut donc affirmer que Louis XIV et Golbert ont opéré
devant un public au moins attentif à leur œuvre.
CHAPITRE IV
LA DISCUSSION.
L'opposition et les appréciations.
Ce que nous avons dit précédemment sur la colla-
boration et sur les publications nous dispense de recher-
cher les adhérents à l'œuvre de Colbert. Venons-en
tout de suite aux opposants. Une méthode coloniale a
été créée; à quelles appréciations a-t-elle donné lieu?
Une action importante est engagée ; y a-t-on applaudi?
L OPPOSITION CLASSIQUE.
Une première opposition se présente, que nous con
naissons déjà : celle des littérateurs, nourris d'anti-
quité. Toute de forme et de convention, sans sincérité
comme sans raison, elle s'attaque à l'œuvre entière. A
l'en croire, et ses représentants sont de ceux qui font
autorité, Colbert mériterait toutes les malédictions
pour avoir rapetissé les esprits de son siècle. En réalité,
ces opposants ne jugent pas, ils copient.
âl4 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Ils copient les classiques grecs et latins, comme
Ronsard et Montaigne ; seulement, ils rajeunissent la
matière. Ils ne s'inspirent plus du lieu commun de
l'âge d'or. L'art des écrivains du grand siècle est trop
délicat et trop réservé pour donner dans une déclama-
tion devenue invraisemblable. Mais n'en pratiquant pas
moins l'art pour l'art, les écrivains choisissent d'autres
tirades, jouent d'autres sentiments, jonglent avec
d'autres idées.
On connaît Yllli robur et œs triplex d'Horace : c'est
un fort beau chant de deuil, mais aussi une malédiction
contre l'esprit d'entreprise. Horace, et bien d'autres
anciens avec lui, revient sans cesse sur cette idée. Il
se plaît à opposera l'esprit de lucre la sage philosophie
de l'homme content de peu, et les douceurs d'une vie
champêtre aux agitations inquiètes du négociant qui
cherche la fortune. L' O fortunatos nimium de Virgile,
et une foule de morceaux des poètes latins, voire des
prosateurs, comme Gicéron et Sénèque, sont des ampli-
fications sur ce thème. On sait ce que valent ces buco-
liques tirades et le prétendu dédain des richesses
qu'affecte la société de l'Empire : c'étaient jeux de
rhéteurs ou rêveries de poètes, en complète opposition
avec des mœurs très positives ; mais ils semblaient par
cela même admirables. Nos écrivains français n'eurent
garde de ne pas admirer ces beautés de convention,
toutes de mots et toutes d'imagination. Quel beau
lieu commun c'était là!
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 215
Voyez en combien de façons le tourne et retourne
La Fontaine, le plus original pourtant de nos dévots
d'antiquité. On compterait vingt fables où le Rapax
Orcus, le trafic de mer, les voyages aux lointains pays,
les « chercheurs de nouveaux mondes » , l'avarice, sont
moqués et bafoués, voire condamnés avec une indigna-
tion qui veut paraître sincère (1). Citons seulement cette
adaptation dès pensers antiques aux choses du temps f2) :
La fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons là. Ce fut un de dire et s'embarquer.
Ames de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l'abîme défier.
Celui-ci, pendant son voyage,
Tourna ses yeux vers son village
Plus d'une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la mort : avec beaucoup de peines
On s'en va la chercher en des rives lointaines,
T A 1
La trouvant assez tôt, sans quitter la maison.
L'homme arrive au Mogol : on lui dit qu'au Japon
La fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court. Les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu'il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure en ton pays, par la nature instruit !
(1) Le Berger et la Mer ; V Homme qui court après la fortune et
l'Homme qui V attend dans son lit; V Ingratitude des hommes envers la
fortune; le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi; la
Chauve-souris, le Buisson et le Canard; surtout la délicieuse idylle des
Deux Pigeons, etc., etc.
(2) L'Homme qui court après la fortune et l'Homme qui l'attend dans
son lit .
216 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Ne croirait-on pas que le poète a pris à tâche de
discréditer l'entreprise du commerce d'Orient et la
Compagnie des Indes? Il y pensait certainement en
écrivant ces vers. Mais il ne faut pas trop, comme
M. Taine, chercher une intention de critique dans les
boutades du bonhomme. Ici l'inimitable La Fontaine
est tout simplement imitateur et même traducteur; il
a développé un lieu commun classique, avec insou-
ciance, par pure convention littéraire. Tout au plus
pourrait-on dire qu'il obéit à une impulsion de sa
nature : l'activité commerciale répugnait à son indo-
lence.
Mais que penser de Boileau, qui loue les entreprises
commerciales et les lointains voyages dans les termes
que nous savons, lorsqu'on le voit faire du fameux
dialogue de Perse entre l'Avarice et le paresseux (1)
cette application toute directe :
N'importe, lève-toi. — Pourquoi faire, après tout?
Pour courir l'Océan de l'un à l'autre bout,
Chercher jusqu'au Japon la porcelaine et l'ambre,
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre?
Maisj'ai desbiensen foule, et je puis m'en passer (2)...
ou bien lorsqu'on le voit paraphraser en se l'appro-
priant le parvi contentum d'Horace?
A quoi bon ravir l'or au sein du nouveau monde?
Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l'onde
(1) Perse : Satire V.
(2) Boileau : Satire VIII
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 217
Est ici, comme aux lieux où mûrit le coco,
Et se trouve à Paris, de même qu'à Guzco.
On ne le tire point des veines du Potose.
Qui vit content de rien possède toute chose (1).
Ces sectateurs du lieu commun ne seraient pas dan-
gereux s'ils n'étaient devenus classiques à leur tour.
Mais qui pourrait dire en combien d'esprits français
Boileau ou La Fontaine ou les autres ont insinué goutte à
goutte, comme un poison, à l'aide de leurs belles tirades
d'emprunt, ce dégoût et ce mépris de l'activité com-
merciale dont notre société souffre à cette heure?
II
LES APPRECIATIONS DU SYSTEME.
Les poètes sont « chose légère » , et leur opposition
de fantaisie est la seule que nous trouvions à l'action
coloniale de Golbert. Quant aux procédés de cette
action, c'est autre chose. Ils ont provoqué une foule
de contradicteurs, qui sont gens d'étude et de rai-
sonnement.
Tout d'abord c'est le système fondamental des Com-
pagnies à monopole que l'on attaque. La protestation/ vr
vient à la fois des colonies et de la métropole. Dès le
(1) Cf. Horace, Épîtres, I, 12 :
Pauper enim non est cui rerum suppetit usus.
218 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
II décembre 1664?, le comte d'Estrades écrivait à Col-
bert : « Un habile homme qui trafique aux îles
d'Amérique m'a dit que la nouvelle Compagnie faira
partir les habitants des isles, si elle n'a tout d'un coup
six vint vesseaux pour trafiquer dans toutes les isles :
les Hollandais et Zélandais en avaient autant, et ils n'y
fournissaient qu'au juste... (1). » L'année suivante,
Talon dit à son tour : « Si Sa Majesté veut faire quel-
que chose du Canada, il me paraît qu'elle ne réussira
qu'en le retirant des mains de la Compagnie des Indes
occidentales et qu'en y donnant une grande liberté
de commerce aux habitants , à l'exclusion des seuls
estrangers Sur la première déclaration que la Com-
pagnie a faite de ne souffrir aucune liberté de
commerce, et de ne pas permettre aux habitants de
faire venir pour leur compte les denrées de France,
même pour leur subsistance , tout le monde a été
révolté (2). » En France on pense de même, à la con-
naissance de Colbert. Il rapporte lui-même ce propos
significatif : « Le sieur Formont, marchand de Paris,
entendant parler dans mon cabinet de cette liberté du
trafic, dit que, dès lors qu'elle serait establie, au lieu
d'un vaisseau il en enverrait trois (3). » En 1661, les
remontrances des six corps de marchands de Paris sur
(1) Correspondance administrative, t. II.
(2) Cité par le P. Charlevoix : Histoire de la Nouvelle- France, I,
p. 383.
(3) Lettre à Pellissier, 21 juin 1670, Correspondance administrative,
III bis, 285.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 21£
plusieurs impositions concluent par cette proposition
hardie : « Nos voisins connaissent par expérience que
la liberté, soit aux marchandises, soit aux personnes,
fait fleurir le commerce (1). » Mais c'est surtout dans
le discours du délégué de Nantes à l'Assemblée du
commerce de 1701 que la critique est vive et précise :
« Le monopole accordé aux Compagnies, dit-il, est
devenu nuisible. Les Compagnies, composées principa-j J
lement de Parisiens, étaient fort ignorantes sur le fait
du commerce lointain ; leur suppression enrichirait
beaucoup d'autres villes, et par suite l'industrie et la
navigation s'accroîtraient sensiblement. Tout le monde
se jetterait dans le commerce : on ne verrait plus de
mendiants et de vagabonds ; les colonies se multi-
plieraient. En un mot, toute la France respire cette
liberté. Elle relèverait le courage des négociants, et les
revenus du Roi augmenteraient à un point qu'on en
serait surpris, d'autant plus que Sa Majesté reprendrait
les droits dont elles jouissent par leurs privilèges (2). »
Si l'on rapproche ces plaintes de celles des négociants
rouennais de 1604, des cahiers du tiers état de 1614,
des théories de Bodin et de celles du dix-huitième
siècle, ne trouvera-t-on pas qu'il a existé une sorte de
tradition nationale en faveur du principe économique
que le siècle de Richelieu et de Golbert a répudié ? Colbert
(1) Forbonnais : Recherches sur les finances, I, 274 et suiv. (année
1661).
(2) Dareste : Histoire de V administration en France, t. II. (Appen-
dice.)
220 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
et Louis XIV eux-mêmes (1) se rattachent, par raison,
à cette tradition, bien qu'en fait ils suivent la routine,
qui trop souvent commande en France.
La plupart des penseurs, à la fin du dix-septième
siècle, soutiennent la même thèse. Ils sont, en ce point
comme en plusieurs autres, les précurseurs des phi-
losophes et économistes du siècle suivant.
On connaît les accusations de Boisguillebert (2).
Elles sont injustes en ce quelles font à Golbertun grief
personnel de doctrines économiques dont le siècle
seul est responsable. Mais le dédain dont Voltaire
accable Boisguillebert est injuste à son tour, parce que
sa doctrine est meilleure que celle qu'il critique. C'est
celle des Quesnay et des Turgot, la liberté économique
sous toutes ses formes. De même, si Jurieu (3) obéit à
de justes rancunes en portant son âpre satire sur tout
le gouvernement de Louis XIV, il n'en est pas moins
fondé en raison d'attaquer le despotisme commercial,
aussi bien que religieux et politique, et de revendiquer
toutes les libertés dont on doit jouir dans une Répu-
blique.
(1) On a vu plus haut (chap. Ier, §2) l'opinion de Colbert. Louis XIV
écrit à de Baas, en 1670 : « Soyez persuadé qu'il n'y a que la seule
liberté à tous mes sujets de trafiquer dans les isles qui puisse y attirer
l'abondance de toutes choses. » (Correspondance administrative , III bis,
477, note.)
(2) Détail de la France. — La France ruinée sous le règne de
Louis XIV (chez ce pseudo-éditeur hollandais Marteau, dont le nom
servit de couvert à tant de libelles contre Louis XIV). — Cf. Brtjnet :
Impressions imaginaires (1866).
(3) Les soupirs de la France esclave.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 221
L'abbé Ghoisy nous apporte une critique plus radi- I
cale, sinon plus sérieuse. Piqué d'on ne sait quelle |
animosité contre Golbert, il blâme à tort et à travers
son œuvre (1). Il l'accuse de s'être adonné « à des
projets sur le commerce, dont il ne prit les desseins
que dans son imagination...; d'avoir demandé en
ministre à des marchands les secrets de leur métier,
qu'ils lui dissimulèrent en vieux négociants... ; d'avoir
été toujours magnifique en idées et presque toujours
malheureux dans l'exécution » Il lui reproche sur-
tout de ne pas avoir connu les vrais principes du trafic
et de l'échange : « Il oublia, dit-il, que le Créateur de
toutes choses n'a placé les différents biens dans les
différentes parties de l'univers qu'afin de lier une
société commune et d'obliger les hommes par leurs
intérêts à se communiquer réciproquement les trésors
qui se trouveraient dans chaque pays. » C'est, sous
une forme assez indécise, il est vrai, la condamnation de
toutes les entraves qui peuvent peser sur les échanges et
qu'admettait en grand nombre le système de Colbert.
Mais il y a dans cette phrase une conception qui
dépasse peut-être la pensée de Ghoisy. On y trouve
l'argument favori des économistes de notre temps, qui
proscrivent les colonies. Le commerce, disent-ils, doit
être tout à tous, et un État n'a pas le droit de s'assurer,
à frais plus ou moins grands, un marché exclusif ou un
(1) Mémoires, liv. II, p. 113 et passim (5e édition d'Utrecht, 1725).
222 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
pays de productions spéciales (1). C'est ce que la
chambre de commerce de Marseille, en 1861, résumait
dans cette formule : « Le monde entier est le meilleur
champ d'échange et de fret; il vaut mieux que n'im-
porte quel coin de terre, quelque productif qu'il puisse
être. » Qui sait, d'ailleurs, si Ghoisy, abbé de mœurs
légères, mais esprit vif et pénétrant, n'a pas entrevu
cette idée toute moderne? Il se rencontre une seconde
fois avec les adversaires de la colonisation, quand il
refuse aux Français les qualités de constance et d'appli-
cation que nécessitent les entreprises coloniales. Col-
bert oublia encore, selon lui, « que les Français,
impatients de leur naturel, et en cela bien différents
des Hollandais, ne pourraient jamais avoir la constance
de mettre l'argent, trente ans durant, dans une affaire,
sans en tirer aucun profit et sans se rebuter » . C'est la
pensée de Brantôme, de quelques contemporains de
Razilly, de plusieurs écrivains du dix-huitième siècle,
de beaucoup de théoriciens et hommes d'action du dix-
neuvième. Elle est exprimée en plein essor colonial,
au temps de Golbert. Si son auteur ne passait pour
léger, elle pèserait du plus grand poids dans notre
enquête.
Fénelon, on le sait, s'est beaucoup occupé de
questions d'État, par simple curiosité d'esprit ou par
(1) J.-B. Say : Traité cT économie politique, t. I. — Molinari : Dic-
tionnaire a" économie politique (art. Colonies). — De Laveleye : Élé-
ments d'économie politique, etc.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 223
ambition secrète. Il y porte souvent cet « esprit chi-
mérique » dont l'accusait le Roi. On ne peut prendre
au sérieux, par exemple, la proscription des marchan-
dises de luxe, la réglementation « des habits, nourri-
ture, meubles, maisons, pour toutes les conditions
différentes » , et autres excentricités de même nature.
Mais il y a autre chose dans les œuvres politiques de
Fénelon. Voici, par exemple, comment Mentor établit
le commerce à Salente (1) : « Il voulut qu'on punit
sévèrement toutes les banqueroutes, parce que celles
qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque
jamais de témérité. En même temps il fit des règles
pour faire en sorte qu'il fût aisé de ne jamais faire
banqueroute. Il établit des magistrats à qui les mar-
chands rendaient compte de leurs effets, de leurs
profits, de leurs dépenses et de leurs entreprises. Il ne
leur était jamais permis de risquer le bien d'autrui, et
ils ne pouvaient même risquer que la moitié du leur.
De plus, ils faisaient en société les entreprises qu'ils ne
pouvaient faire seuls, et la police de ces sociétés était
inviolable par la rigueur des peines imposées à ceux
qui ne les suivaient pas. D'ailleurs, la liberté du
commerce était entière. Bien loin de la gêner par des
impôts, on promettait une récompense à tous les mar-
chands qui pourraient attirer à Salente le commerce de
quelques nouvelles nations. » Des associations sans
(1) Télémaque, liv. VI,
224 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
monopole et des primes à l'exportation, voilà donc la
théorie de Fénelon, dégagée de ce quelle peut encore
avoir de chimérique. Lui aussi pose en principe que
« la liberté du commerce doit être entière » .
Un des derniers et des plus importants théoriciens
de la question coloniale sous le règne de Louis XIV a
été l'illustre Vauban. Son patriotisme l'a porté à étu-
dier toutes les matières intéressant la prospérité de la
France. En économie politique, il devance souvent son
époque; il y porte ses habitudes d'exactitude et de
précision géométrique. II n'est pas un économiste
d'observation, bien qu'il sût voir autour de lui, mais
de doctrine. On ne peut donc chercher dans ses
œuvres un reflet de l'opinion , comme en celles de Mont-
chrétien, au début du siècle. Mais ses critiques comme
ses idées propres sont remarquables par la justesse et
la profondeur. Ce sont précisément les qualités qui
distinguent son Mémoire sur les colonies : son opinion
est donc précieuse à connaître (1).
Vauban distingue trois espèces de colonies : 1° les
colonies forcées , comme celle de Garthage , fondée
par Didon, par suite de son expulsion de Tyr; 2° les
colonies de hasard, qui ont pour cause les naufrages;
3° les colonies de raison, « qui sont faites par délibé-
ration de conseil, soit par les princes souverains, par
les républiques ou par des particuliers associés,... les
(1) Oysivetés (édition Augoyat, 1843, t. IV, p. 1-49).
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 225
unes pour se décharger d'une partie de leurs peuples,
les autres par ambition ou désir de s'accroître » .
Ces dernières sont proprement les colonies mo-
dernes. Parmi celles qui ont été fondées, les plus pro-
spères sont les colonies hollandaises et anglaises. Celles
de la France sont, pour différentes causes, dans un état
d'infériorité visible. Pour les « remettre sur le même
pied » , il faut :
1° En retirer totalement les moines rentes, « qui
réussissent incomparablement mieux à s'enrichir qu'à
faire des conversions » ; acheter leurs biens au profit
d'un séminaire qui assurera de bons curés, régis par
un ou plusieurs évêques, et tout juste assez nombreux
pour assurer le service religieux du pays ;
2° « En bannir ces sociétés de marchands à titre de
Compagnies privilégiées, qui survendent les marchan-
dises qu'ils portent aux colonies, et mettent le prix
qu'il leur plaît à celles de ces mêmes colonies, et qui,
par l'extension de leurs privilèges, les empêchent de
commercer avec d'autres et de se procurer, par le
moyen de leur industrie, plus commodément, le néces-
saire, ce qui les ruine et les dégoûte. Rien n'étant plus
contraire aux établissements des colonies, on ne saurait
donc mieux faire que de les supprimer tout à fait et de
laisser le commerce libre ; il y aurait bientôt des corres-
pondances de ce pays-ci en celui-là qui préviendraient
tous les besoins qu'on y pourrait appréhender. »
3° Faire bien observer le pays au point de vue de la
15
226 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
qualité de l'air, de celle des eaux, de la qualité du
sol, de la facilité du commerce, de la situation stra-
tégique, de l'abondance des cours d'eau, etc. Gela
fait et bien connu, y envoyer cinq ou six bataillons
bien complets, à relever tous les cinq ans, pendant
trente ans de suite, en ayant soin de remplir les com-
pagnies de gens de métier en plus grand nombre pos-
sible, en permettant le mariage, en autorisant le rapa-
triement, en assurant les vivres et objets de première
nécessité, en fixant à l'avance les postes à occuper. Les
compagnies, une fois arrivées, construiront d'abord un
retranchement, puis s'occuperont, partie à défricher
pour faire des jardins, partie à construire des maisons
et des magasins. Après quoi, elles s'occuperont à défri-
cher pour faire des terres à blé et des prairies, etc. On
interdira de s'écarter des quartiers, à plus de dix ou
douze lieues, de voler, de blasphémer, de s'enivrer, de
commettre aucune violence, de diffamer ou mentir,
de rester oisif ou de faire cabale, de tuer les bestiaux
pendant les premières années, « de faire d'autre com-
merce que celui qui proviendra des fruits de la pro-
duction du pays, tant pour empêcher que les habitants
ne se dissipent, que pour prévenir le relâchement que
cela causerait au défrichement des terres, qui doit faire
leur principale application » ; on défendra encore de
rester célibataire après dix-huit ou vingt ans
Avec ces procédés, conclut Vauban, on fera un
établissement qui, sans rien coûter au royaume en
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 227
hommes, en femmes ni en argent, formera, suivant
une progression expérimentée ailleurs, une population
forte, au bout de six générations, de trois millions deux
cent mille personnes (1).
Et des établissements de cette sorte sont à la fois
nobles et nécessaires : « Nobles, en ce qu'il n'y va pas
moins que de donner naissance et accroissement à
deux grandes monarchies qui, pouvant s'élever au
Canada, à la Louisiane et dans l'île Saint-Domingue,
deviendront capables de balancer un jour celle de
l'Amérique et de procurer de grandes et immenses
richesses aux successeurs de Sa Majesté; nécessaires,
parce que si le Roi ne travaille pas vigoureusement à
l'accroissement de ces colonies, à la première guerre
qu'il aura avec les Anglais et les Hollandais, qui s'y
rendent de jour en jour plus puissants, nous les per-
drons, et, pour lors, nous n'y reviendrons jamais, et
nous n'aurons plus en Amérique que la part qu'ils nous
en voudront bien faire par le rachat de nos denrées,
auxquelles ils mettront le prix qu'il leur plaira, et
notre marine, manquant pour lors d'occupation, tom-
bera d'elle-même et deviendra à rien. »
Voilà des paroles prophétiques ! Mais combien d'au-
(1) Le Mémoire étant écrit en 1699, la période indiquée de six géné-
rations s'achève en 1879. — Or, le Canada français, au recensement de
1881, avait une population de 1,300,000. Le calcul de Vauban parait
donc exagéré. Il est vrai que l'on n'a suivi, dans la colonisation, aucun
des procédés qu'il indique. D'autre part, les 60,000 Canadiens français
abandonnés en 1763 ont fait, par la seule progression naturelle, sans
nouvelle immigration, un gain de plus de 10,000 par an.
15.
228 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
très enseignements aurait-on pu tirer, au temps de
Louis XIV et de Louis XV, et ne tirerait-on pas encore
au nôtre de cette sage étude? La colonisation militaire
a été essayée, sous Ghoiseul, par Bessner et de Préfon-
taines, en Guyane, mais sans aucune des précautions
et sans cet esprit de suite que recommande Vauban.
Le maréchal Bugeaud a été un peu plus heureux en
Algérie ; mais le ou les gouvernements ont manqué de
persévérance. L'idée est reprise aujourd'hui par de
bons esprits; mais nous n'en sommes encore qu'à la
théorie, qu'on a le tort de présenter comme neuve. De
même, est-on bien convaincu, même aujourd'hui, que
les pires fléaux de la colonisation sont « les moines
rentes et les Compagnies privilégiées » ? Enfin, quand
on a fait une conquête coloniale, le Tonkin ou une
autre, a-t-on bien observé, au préalable, « la qualité
de l'air, celle des eaux, la fertilité du sol, la facilité du
commerce, etc. » ? Vauban n'envisage que les colonies
de peuplement ; il paraît avoir eu la même conception
coloniale que Richelieu : mais combien corrigée et
amendée, combien supérieure à celle même de Golbert?
III
CONCLUSION.
Résumons notre enquête sur l'époque si importante
de Golbert.
LA PLUS GRANDE EXPANSION. — LES COMPAGNIES. 229
L'action coloniale a été vigoureuse et productive,
mais elle n'a pas su se dégager des imitations du début, ni
des théories économiques du siècle. Golbert, pourtant,
a eu l'intuition de la vraie méthode. Il a distingué les co-
lonies agricoles des colonies commerciales; il a ramené
les unes au gouvernement direct et a laissé les autres
aux Compagnies ; il a poussé au peuplement des pre-
mières et essayé d'engager toute la France dans les
intérêts et les profits des autres ; il a préconisé la liberté,
conseillé les cultures productives, ordonné la douceur
et la justice envers les colons, les engagés et les esclaves.
Mais les colonies, dans son système, étaient vouées à
l'exploitation par la métropole, à la tyrannie ruineuse
de l'exclusif; elles n'étaient qu'un moyen violent d'en-
richir quelques négociants.
L'œuvre de Golbert a été soutenue et continuée
dans une certaine mesure par Louis XIV. Beaucoup de
personnes, des plus notables, les commerçants eux-
mêmes, l'ont servie avec ardeur. Elle n'a été négligée,
puis abandonnée, que sous l'influence de Louvois et des
ambitions continentales. Le public s'en est montré
curieux, comme aux âges précédents.
Mais il faut le constater nettement et sincèrement :
les penseurs, avec un accord presque unanime, en
ont condamné les procédés, quelques-uns même le
principe. Tous ont réclamé la liberté et proscrit le
monopole. La nation a refusé de s'y associer; l'épargne
a dédaigné ou redouté ce placement aventureux ; elle
i
J
230 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
a laissé le Roi, avec son entourage médiat ou immédiat,
agir et se compromettre seul.
Golbert a donc pu créer un immense empire colo-
nial : il n'a pas rendu le pays colonisateur.
LIVRE III
TROISIÈME ÉPOQUE
De la paix d'Utrecht à la paix de Vienne
1713-1815
LE DÉCLIN.
PREMIERE PARTIE
LOUIS XV ET LOUIS XVI
CHAPITRE PREMIER
L'ACTION.
Louis XV porte dans l'histoire la responsabilité de
notre ruine coloniale. On accuse son insouciance, son
ignorance et celle de ses conseillers. On aime à citer
le mot de Berryer à Bougainville, qui lui demandait,
en 1759, des secours pour le Canada : « Eh, monsieur,
quand le feu est à la maison, on ne s'occupe pas des
écuries ! » On tire même du traité de Paris une consé-
quence générale, et l'on dit que les Français ont cessé
d'être colonisateurs après la perte de leurs colonies.
Cette opinion nous semble mal fondée. Qu'on accuse
la politique européenne de Louis XV; qu'on flétrisse
la lâcheté d'un gouvernement avili : nous n'aurons
garde d'y contredire. Mais nous ne pouvons admettre, H
234 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
même pour Louis XV, l'accusation d'ignorance ou
d'indifférence dans l'action coloniale. Louis XV et ses
ministres, pas plus que le Régent et Louis XVI, n'ont à
aucune époque dédaigné ou ignoré les avantages des
colonies. Ils ont, au contraire, brillamment suivi,
puis hardiment réformé le système de Golbert et de
Louis XIV. Le traité de Paris, si déplorable qu'il soit,
n'est pas plus répréhensible que le traité d'Utrecht. A
ces deux dates, l'intérêt commercial et colonial a dû
être sacrifié à l'intérêt continental mal engagé : voilà
tout. Or, combien de fois depuis, et notamment sous
l'Empire, la France ne s'est-elle pas trouvée dans
une semblable alternative? A l'heure actuelle même,
beaucoup d'hommes politiques n'agiraient-ils pas, le
cas échéant, comme Louis XV? Le découragement
dont on parle a si peu été provoqué par l'acte de 1763,
qu'à aucune époque on n'a montré, dans la pensée et
dans l'action, une activité plus féconde au profit des
colonies, qu'entre les années 1763 et 1789.
Nous fournirons les preuves de ces affirmations. Dès
maintenant, voici des chiffres significatifs. Le Canada
avait une population de 1 1,2 49 en 1688, de 25,000 en
1721, de 54,000 en 1759. Cette population s'accrut
donc, à peu près en une seule génération, sous le règne
de Louis XV, d'un nombre double de celui qui fut
atteint en deux générations, sous Richelieu et Colbert.
En 1786, le commerce total de la France avec ses
colonies d'Amérique, d'après le bureau de la balance
LE DECLIN. 235
du commerce (1), s'élève à 239,174,000 livres, et
occupe 1,219 navires; en 1716, il était d'environ
25,000,000 et employait 300 navires. Un Mémoire de
M. de Beaumont, intendant des finances, remis à Choi-
seul le 14 septembre 1765 (2), établit les chiffres sui-
vants : en 1701, on comptait à la Martinique 11,000
blancs et 16,000 nègres; à la Guadeloupe, 5,000 blancs
et 8,000 nègres; à Saint-Domingue, 7,000 blancs et
20,000 nègres. Or, en 1754, on est arrivé à des chiffres
tout autres : à la Martinique, 24,000 blancs et 60,000
noirs; à la Guadeloupe, 10,000 blancs et 50,000 noirs;
à Saint-Domingue, 40,000 blancs et 230,000 noirs.
G'étaitun gain total, en cinquante ans, de 6 1 ,000 blancs
et 296,000 noirs, soit environ 1,220 blancs et 5,920
noirs par an. D'autre part, les retours bruts des Antilles
étaient d'au moins 150,000,000 et occupaient 500 na-
vires de plus de 200 tonneaux. Qu'étaient en regard
les Antilles anglaises? Elles avaient une population
totale de 75,000 blancs et 170,000 nègres, une pro-
duction de 60,000,000 employant 350 navires de ton-
nage inférieur. Ce sont là des résultats qui se passent
(1) Archives maritimes coloniales. Mémoires généraux, t. XXIII,
n° 25. — M. Leroy-Beaulieu, d'après M. Gochin, porte à 600,000,000
le chiffre de nos opérations coloniales en 1787. D'après la statistique
du même bureau (Archives coloniales, Mémoires généraux, t. XXIII,
n° 27), ces opérations n'ont été que de 341,950,000 pour les colonies
d'Amérique, la traite et la pèche, à la même date de 1787. Or, le
commerce de l'Orient, qu'il y faut ajouter, était, en 1768, d'après
Morellet, de 20,000,000. C'est donc 361,950,000 qu'il faut compter,
et non 600,000,000.
(2) Archives coloniales, Mémoires généraux, t. XXI, n° 9.
236 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
de commentaires. Il en ressort que le dix-huitième
siècle a été une période de prospérité et non de déclin
colonial.
Nous n'en suivrons pas les détails. Il suffira à notre
sujet d'établir les points suivants : les hommes d'État
du dix-huitième siècle ont eu, autant que ceux du dix-
septième, le souci des colonies anciennes et nouvelles;
ils ont fait produire au pacte colonial qu'ils ont trouvé
en vigueur tout le bien qu'il recelait; ils en ont atténué
le mal, et ils ont appliqué des théories économiques
plus saines.
LA SOLLICITUDE GOUVERNEMENTALE.
Il paraît difficile, sachant la façon dont furent traités
La Bourdonnais, Dupleix et les autres, de soutenir
que le gouvernement de Louis XV ait encouragé les
pionniers ou les ouvriers de la colonisation. Rien n'est
pourtant plus vrai.
Il ne faut pas oublier, en effet, que l'odieux de la
conduite tenue vis-à-vis des héros sacrifiés retombe
i ■ .
presque entièrement sur la Compagnie. Le gouverne-
ment avait les mains liées vis-à-vis d'elle par la faveur
qu'il croyait lui devoir. S'il intervint contre La Bour-
LE DECLIN. 237
donnais et contre Lally avec la rigueur que Ion sait,
c'est qu'il considérait comme une trahison d'avoir
rendu ou perdu un poste aux colonies. D'autre part,
avant d'être sacrifié aux plaintes de la Compagnie,
Dupleix a pu, durant dix ans, grâce à la complicité
morale du gouvernement, poursuivre, en dépit de ces
plaintes, son œuvre de conquête aux Indes. Ne fut-il
pas créé marquis et décoré du cordon rouge en 1752?
Bussy eut pendant quinze ans comme correspondant
intime le marquis d'Argenson, secrétaire d'État aux
Affaires étrangères (1). Lally lui-même eût été sauvé,
malgré la Compagnie, le Parlement et l'opinion, si les
calomnies perfides du Jésuite Lavaur n'étaient venues
renouveler et passionner le débat. Bertin ne lui disait-
il pas : « Après que j'aurai rendu compte au Roi, votre
affaire n'aura plus de queue » , et Choiseul, en signant
la lettre de cachet, ne voulait-il pas « laisser sécher les
boues de Pondichéry » ?
Mais voici des preuves plus positives d'intérêt. On
répète souvent que nos colonies du Canada et des Indes
ont été perdues faute de secours. C'est là une façon I
de parler. En réalité, des secours en hommes et en ^
argent ont été donnés tant pour conquérir que pour
défendre ; le malheur est qu'ils ont été mal employés
ou se sont trouvés insuffisants en présence des efforts
extraordinaires du gouvernement anglais, dirigé par
(1) Bibliothèque de l'Arsenal, manuscrits : Papiers de d'Argenson.
(Lettre inédite de Bussy à d'Argenson.)
238 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Pitt (1). Ainsi, en 1740, Orry et Maurepas, acceptant
d'enthousiasme le plan de La Bourdonnais pour ruiner
le commerce anglais et hollandais dans les Indes, lui
donnent deux frégates et trois vaisseaux de ligne. Il
demandait davantage, mais ce fut la Compagnie et non
le gouvernement qui ne fournit pas le contingent
promis. Dupleix et Bussy, il est vrai, agirent seuls et à
peu près sans secours aux Indes. Mais ils surent se
suffire avec moins de deux mille Européens et quelques
sommes provenant de la Compagnie; les rajahs leur
donnaient à volonté des troupes et de l'argent; ils
engageaient leur propre fortune au besoin. Lally, au
contraire, ne voulant pas suivre les conseils de Bussy,
réclamait sans cesse des renforts, et ses défenseurs ont
répété à sa décharge qu'il n'en avait pas reçu. Le repré-
sentant de la Compagnie, de Leyrit, lui répondait, en
effet, invariablement, que les ressources étaient épui-
sées. Mais le Roi lui expédia en une fois (1759) quatre
vaisseaux portant sept cents soldats et trois millions.
C'était insuffisant peut-être, mais c'était beaucoup de
la part d'un gouvernement qui entretenait, depuis
trois ans, trois ou quatre armées sur le continent. Si
le secours fut inutile, c'est moins à cause de sa modi-
cité que par suite de l'inexplicable attitude de l'amiral
d'Aché. Cet étrange marin s'obstina, malgré tous les
(1) « Pitt, dit M. Green (Histoire du peuple anglais, t. II, traduc-
tion Monod, 1888), avait résolu non seulement de déjouer l'ambition
de Montcalm, mais encore de détruire complètement l'empire français
en Amérique. »
:i"*0
LE DECLIN. 239
ordres et toutes les prières, à ne pas quitter le mouil-
lage de l'île de France ; il n'apparut devant Pondichéry,
pour disparaître aussitôt, que lorsque le siège était
commencé et la partie perdue (1). Au Canada, menacé
en 1756, le glorieux Montcalm mena un renfort de
2,000 hommes. La colonie était en si bon état de
défense qu'il fallut aux Anglais 60,000 hommes pour
la réduire. Les tentatives de colonisation ou les simples
aventures dont Madagascar fut plus que jamais le
théâtre, ont toujours été approuvées et soutenues par
le gouvernement : Charpentier de Cossigny, en 1740;
Gosse, en 1750; le caporal Labigorne, l'heureux époux
de la reine Béty, 1750-67; de Mandave, 1767, et sur-
tout l'étonnant Beniowsky, qui commença son épopée
malgache avec 300 hommes et un navire fournis par le
ministre d'Aiguillon en 1773. Enfin, si Choiseul
ordonna à Bougainville, en 1766, d'aller rendre aux
Espagnols les îles Falkland, où il avait fait en 1763 un
établissement au nom et aux frais des Malouins, en
revanche, il le chargea « de se rendre aux Indes orien-
tales en traversant la mer du Sud, entre les deux tro-
piques, pour y reconnaître et prendre, au nom du Roi,
toutes les terres non occupées » . On lui dut donc ce
beau voyage d'exploration océanienne qui précéda
ceux de Gook, et qui nous assura des droits que nous
exploitons aujourd'hui.
(1) V. Hamont : Vie de Dupleix — Lally-Tollendal . — V. surtout
Malleson : Les Français dans les Indes.
240 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
D ailleurs, quels meilleurs juges pourrions -nous
avoir que les Anglais, de la sollicitude portée par le
gouvernement français dans l'action aux colonies?
Solidement établie en Louisiane et au Canada , dit
M. Green (1), la France revendiquait comme sien tout
le pays à l'ouest des Alleghanies, et ses gouverneurs
voulurent chasser les Anglais, colons et marchands, des
vallées de l'Ohio et du Mississipi, qui étaient encore
au pouvoir des Indiens. De telles prétentions firent
sortir Pelham lui-même de son inaction. . . Les Français
n'hésitèrent pas à accepter la lutte. Déjà maîtres de
l'Ohio par la défaite de Braddock (1756), ils chassèrent
les garnisons anglaises des forts qui défendaient les
lacs Ontario et Ghamplain, et leur empire s'étendit sans
interruption de la Louisiane au Saint-Laurent. Un
découragement sans exemple dans l'histoire de l'An-
gleterre s'empara des hommes d'État les moins im-
pressionnables, et l'impassible Ghesterfield lui-même
s'écria, désespéré : « C'en est fait, nous ne sommes
plus une nation! » Mais W. Pitt paraît, et, en prenant
possession de sa charge de secrétaire d'État, sa pre-
mière parole fut celle-ci : « Mon intention est de sortir
l'Angleterre de l'état d'énervement où elle se trouve et
qui permet à vingt mille Français de la troubler (2) ! »
(1) Green : op cit., t. II, p. 325-27.
(2) Rappelons le propos que nous avons cité plus haut (liv. II,
lre part., chap. Ier, § 1) : « Si nous voulions être justes avec les Français,
nous n'aurions pas trente ans d'existence. » Il traduit bien l'affolement
de la société anglaise d'alors.
LE DECLIN. 241
— Ce trouble, cet énervement dune nation entière
ne témoigne-t-il pas de l'activité que déployait l'État
rival sur le terrain convoité?
Deux faits donnent la mesure de la bonne volonté,
en même temps que de la sagesse théorique et de
l'inexpérience pratique en matière coloniale, du gou-
vernement de Louis XV. Ce sont les essais de coloni-
sation au Mississipi et en Guyane (1719, 1763-68).
On connaît ces deux expériences néfastes, qui en-
semble coûtèrent la vie à plus de vingt mille personnes.
C'est d'elles, bien plus que du traité de Paris, qu'il
conviendrait de dire qu'elles ont créé en France le
découragement, au moins en matière d'émigration.
Elles avaient pourtant leur raison d'être. Rien n'était
plus nécessaire que de coloniser la Louisiane, si vaste
et si fertile, et la Guyane possédée depuis 1610 et
toujours négligée. Malheureusement, on ne songea à
faire que de la colonisation officielle, et les deux expé-
ditions en eurent tous les vices : recrutement forcé des
colons , insuffisance des approvisionnements , nullité
des aménagements. Saint-Simon dit de la première (1) :
« Si cela eût été exécuté avec sagesse et discernement,
cela aurait rempli l'objet qu'on se proposait...; mais
on s'y prit à Paris et partout ailleurs avec tant de vio-
lence et tant de friponnerie encore, pour enlever qui
on voulait, que cela excita de grands murmures. On
(1) Mémoires (édition Chéruel), t. XVII, page 461.
16
242 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
n'avait pas eu le moindre soin de pourvoir à la subsis-
tance de tant de malheureux sur les chemins ni même
dans les lieux destinés à leur embarquement. » Ma-
louet, dont on connaît l'autorité en pareille matière,
juge ainsi la seconde affaire et celles qui furent, en
grand nombre, tentées ou proposées au même lieu (1) :
« Les projets se succèdent; chaque administration aura
le sien; chaque homme accrédité en épousera un et
aura un parti dans la colonie, qui sera perpétuellement
livrée au désordre, à l'anarchie et à la misère. Le Roi et
les particuliers y perdront l'argent qu'ils y emploieront,
et le commerce national de la métropole contractera
un éloignement invincible pour un pays déjà célèbre
par les désastres et les folies dont il a été le théâtre. »
Et cependant la théorie dans les deux cas valait
mieux que la pratique. Quelque opinion qu'on professe
sur Law et son système, niera-t-on que ce ne fût une
idée féconde d'intéresser à la colonisation tous les spé-
culateurs attirés par les actions de la banque et de la
Compagnie? N'était-ce pas précisément ce qu'avaient
tenté en 1664 Golbert et Louis XIV? On reproche à
Law d'avoir promis et espéré trouver des mines d'or,
que le financier Grozat s'était ruiné à chercher (2).
(1) Lettre inédite, du 19 juin 1780, à M. Girault, chargé par Necker
de consulter M. Malouet sur un « projet de peuplade » présenté par un
sieur Rosenbourg. (Archives coloniales. Mémoires généraux, t. XIX,
n° 10.)
(2) Lettre patente accordant au sieur Crozat privilège pour le com-
merce de la Louisiane, 14 septembre 1712. (Isambert, XX, 576.)
LE DÉCLIN. 243
Mais, en réalité, avec des mineurs et des fondeurs, il
envoya des ouvriers pour la culture du tabac, des
graines de vers à soie et toutes les munitions néces-
saires à la colonie (I). L'achat de la ferme du tabac et
de la concession du Sénégal achève de prouver que
le hardi spéculateur songeait à l'exploitation agricole
de ce fameux « Mississipi » , qui devenait comme le
pivot du tout le système (2). De fait, la Nouvelle-
Orléans fut fondée en 1717, et c'est de 1719 que date
la prospérité de la Louisiane.
En Guyane, les intentions ne furent pas moins
bonnes. Louis XV rédigea et écrivit de sa main, comme
faisait souvent son aïeul, les instructions qui devaient
servir au chevalier Turgot, nommé gouverneur et lieu-
tenant général de Guyane, le 31 août 1764 (3). On y
trouve, entre autres prescriptions excellentes, celles-ci :
faire un recensement de la population ancienne et
nouvelle, faire tenir exactement les registres de l'état
civil, dresser en triple exemplaire la carte topogra-
phique ou cadastre du pays, où toutes les concessions
seraient numérotées, a ne rien négliger pour gagner à
la nation française le cœur des Indiens, et, pour cela,
payer leur salaire exactement, leur rendre exacte
(1) Forbonnais : Recherches sur les finances , t. II, pages 588 et suiv.
(Vue générale du système de Law.)
(2) Cf. La généalogie du système } ap. Marais, I, 27 septembre 1720 :
« Belzébuth engendra Law; Law engendra Mississipi; Mississipi engen-
dra le système , etc. »
(3) Archives coloniales : Mémoires généraux, t. XIX, n° 4. (Mé-
moire du Roi en quatre-vingt-deux articles, inédit.)
16.
244 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
justice, punir les insultes faites aux femmes ou filles
indiennes, encourager les mariages entre colons et
Indiennes, en cas de guerre entre Indiens ne pas inter-
venir, ne réduire aucun Indien en esclavage, ni en
acheter, si ce n'est pour leur sauver la vie et leur
rendre la liberté »
Quel est l'homme d'État moderne qui ne tiendrait à
honneur de signer de pareilles instructions? On y
retrouve l'esprit pratique de Golbert. On est heureux
surtout d'y reconnaître cette tradition de douceur et
d'humanité qui, — nous l'avons constaté pour le sei-
zième et le dix-septième siècle, — est le propre de la
colonisation française. Louis XV et son gouvernement,
malgré la maladresse de leurs actes, ont donc conservé
l'esprit du temps passé.
L'action diplomatique, en dépit des concessions de
Dubois et de Fleury à l'alliance anglaise ou des fausses
conceptions du Pacte de famille, en est elle-même
inspirée. On a récemment retracé (1) la féconde ambas-
sade de Villeneuve à Gonstantinople et les profits qu'en
retira notre commerce du Levant. On sait aussi avec
quelle vigueur et quelle science nos commissaires, en
1750 (2), ont discuté, contradictoirement avec les
Anglais, les droits historiques de la France sur l'Acadie
et Sainte-Lucie : leur Mémoire est une véritable his-
toire documentaire de la colonisation française en
(1) M. Vandal : L ambassade de Villeneuve (1887).
(2) C'étaient de La Galissonnière et de Silhouette.
LE DECLIN. 245
Amérique. Mais c'est surtout dans les négociations qui
préparèrent la « guerre d'indépendance » et qui eurent
pour but de réparer les pertes de 1763, qu'on saisit la Ky
préoccupation des hommes d'État au sujet des colonies. I
Ghoiseul, on le sait, croyait ou feignait de croire qu'il
avait « attrapé » les Anglais, en leur cédant le Canada,
dont la population n'atteignait par soixante mille âmes
et le commerce un million et demi. Plus tard, de Ver- (v
gennes répétait encore : « Le conseil du roi d'Angleterre
se trompe grièvement s'il se persuade que nous regret-
tons autant le Canada qu'il peut se repentir d'en avoir
fait l'acquisition (1). » Mais Ghoiseul et Vergennes
n'en ont pas moins au cœur la blessure faite en 1763;
ils n'en brûlent pas moins du désir de ruiner cet empire
colonial que l'Angleterre a formé à nos dépens. Ils
entretiennent des agents près des Américains révoltés,!
à la fois pour les exciter et supputer leurs forces (2).
Choiseul écrit à l'ambassadeur à Londres, Durand
« Il y a longtemps que je connaissais les vues de milord
Chatham sur l'Amérique. Elles étaient gigantesques et
ne pouvaient effrayer qu'autant qu'elles étaient un
motif d'une guerre éternelle. Mais celles d'Asie ont
l'avantage pour l'Angleterre que leur utilité peut être
recueillie sans courir le danger de guerre; car, enfin,
comment s'opposer à l'empire britannique que l'on
(1) Lettre de Vergennes au comte de Guines, 7 août 1775. (Archi-
ves Affaires étrangères. — Cité par M. G. deWjtt : Vie de Th. Jeffer-
son, P. J.)
(2) De Kalb, de Pontgravé, de Pontleroy, de Bonvouloir.
246 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
suppose s'établir en Asie? Dans cet état, Monsieur,
nous voyons le mal et nous ne voyons pas le remède,
ce qui est la position la plus fâcheuse. J'ai une conso-
lation, c'est que, quoique je comprenne la possibilité
du projet anglais, il est si étendu, d'une exécution si
éloignée, que j'ai encore l'espérance qu'il ne se réali-
sera pas avant que nous soyons à portée d'y mettre
des entraves (1). » M. de Rayneval, premier commis
aux Affaires étrangères, remit en mars 1776 un
Mémoire (2) où il conseille l'intervention dans la guerre
d'Amérique. Il dit que le but est d'affaiblir l'Angleterre,
« cet ennemi naturel de la France, ennemi avide,
ambitieux, injuste et de mauvaise foi » , et il donne cette
principale raison : « Par la suite des événements,
nous pourrions recouvrer une partie des possessions
que les Anglais nous ont enlevées en Amérique, comme
la pêche de Terre-Neuve, celle du golfe Saint-Laurent,
1 île Royale, etc. » On ne parle pas du Canada, ajoute-
t-il : la préoccupation lui paraît sans doute trop natu-
relle ou l'intérêt discutable.
Si telle a été l'intention exprimée de la guerre
d'Amérique, il va de soi que Louis XVI, qui l'a faite
avec la vigueur et le bonheur que l'on sait, était, lui
aussi, un adepte de la politique coloniale. Mais on le
sait de reste, on connaît le goût de l'honnête roi pour
(1) Lettre de Choiseul à Durand, ambassadeur, 4 août 1767. (Ar-
chives Affaires étrangères. — Cité par M. de Witt, op. cit., P. J.)
(2) De Witt (P. J.).
LE DECLIN. 247
la géographie, la cartographie et les voyages. L'in-
struction donnée à La Pérouse en 1785, rédigée avec
tant de soin par Fleurieu, a été revue et annotée de sa
main. Bien des actes, que nous aurons à rappeler,
montrent le soin intelligent que ses ministres et lui
apportaient aux questions coloniales. Turgot (1), de
Vergennes (2), Necker, Sartines, de Gastries, font des
enquêtes attentives sur les projets qui leur sont sou-
mis ou sur les questions qu'agite l'opinion. A aucune -
époque on n'a plus étudié les questions multiples de la J
colonisation et l'on n'a montré plus d'attachement aux \
colonies.
II
LES INNOVATIONS.
Les soins donnés à l'administration coloniale durant
tout le siècle ont été, comme l'action extérieure, ou
négligés ou calomniés. On englobe trop légèrement
(1) L'opinion de Turgot sur les colonies peut se résumer ainsi,
d'après M. Foncin ( Turgot, page 45) : « Avoir des colonies nombreuses et
fortes; affranchir progressivement les esclaves; considérer l'Inde comme
« le nœud de la question « de la rivalité anglo-française; établir le pro-
tectorat français dans l'Inde; réformer l'administration fiscale, qui est
détestable ; accorder entière liberté de commerce et de conscience aux
colonies. »
(2) De Vergennes a passé pour être l'auteur d'un Mémoire historique
et politique sur la Louisiane, publié en 1802, avec son portrait. L'au-
tlienticité de ce document est plus que douteuse.
248 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dans une même réprobation tous les actes d'un régime
qui prépare sa perte par ses fautes. La vérité est que,
sur beaucoup de questions et en particulier sur celle
des colonies, le gouvernement, au dix-huitième siècle,
s'est le plus souvent inspiré de l'opinion; et l'opinion
eu plus de lumières, de liberté et d'autorité que
jamais.
Deux systèmes, dans l'administration coloniale, ont
; été tour à tour suivis : l'un de tradition, jusqu'en 1769
et 1784, l'autre nouveau et commandé par l'opinion.
Tout d'abord, le Régent et Law, s'inspirant de ce
qu'ils croyaient être la pensée de Golbert, concen-
trèrent dans les mains d'une seule Compagnie tous les
privilèges et tous les monopoles concédés à plusieurs.
Un édit de mai 1719 réunit à la Compagnie d'Occi-
dent, créée pour la colonisation de la Louisiane, en
août 1717 : 1° la Compagnie des Indes orientales de
1 664 ; 2° la troisième Compagnie de la Chine de 1 7 1 2 ;
3° la troisième Compagnie du Sénégal de 1696, dis-
soute en 1718. De plus, des édits de juin 1719 et
septembre 1720 y ajoutèrent l'exclusif du castor et le
monopole de Guinée. Ainsi fut constituée la fameuse
Compagnie des Indes avec des capitaux, une force
d'action, une étendue et une variété de terres à exploi-
ter, qui étaient des gages sérieux de succès. Le système
admis, il n'est pas douteux qu'une seule Compagnie
ne valût mieux que plusieurs, pour un même objet.
Elle pouvait mieux lutter contre ses propres vices et elle
LE DÉCLIN. 249
était moins en danger de sombrer. Celle-ci sombra^
pourtant avec le système (avril 1721), mais pour se
reconstituer, après deux ans de régie royale (mars
1723), avec les mêmes privilèges et monopoles; on y
ajouta même celui de la vente du café.
Toutefois les îles et terres d'Amérique, sauf la Loui-
siane, restèrent sous le gouvernement direct du Roi.
La Compagnie fut moins une compagnie de colonisa-
tion dans le genre de celles du dix-septième siècle,
qu'une compagnie de commerce. Ledit du 8 juin 1725
en fixa définitivement les privilèges et concessions.
« Ayant reconnu, dit le préambule, que diverses autres
compagnies de commerce, établies sous le règne du
feu Roy étaient tombées dans un tel anéantissement
que nos sujets étaient obligés de tirer des étrangers
les marchandises que ces compagnies auraient dû leur
procurer : nous avons jugé qu'il convenait au bien de
notre État de réunir les différents privilèges de com-
merce exclusif, ci-devant concédés à ces compagnies
particulières, à celle d'Occident, que nous avons
nommée Compagnie des Indes, afin que toutes ces
parties réunies puissent repectivement se soutenir ,
reconnaissant d'ailleurs qu'il est de notre justice d'as-
surer la fortune d'un grand nombre de nos sujets de
tous états et conditions, qui se trouvent intéressés dans
la Compagnie des Indes par les engagements qu'ils
n'ont pu se dispenser de prendre, dans les différentes
opérations dont elle a été chargée pendant notre mino-
J
250 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
rite ; nous avons fait examiner en notre conseil les
moyens d'affermir et de soutenir de plus en plus
la Compagnie des Indes notre intention étant
qu'elle serve à l'accroissement du commerce de notre
royaume, sans affaiblir celui des négociants particuliers
et sans pouvoir s'immiscer en aucun temps dans nos
finances (1) »
Quant aux avantages faits à la Compagnie et à son
règlement constitutif, ils furent exactement ceux
qu'avait tracés Colbert : un conseil de direction, pré-
sidé par un conseiller d'État; une assemblée générale
annuelle de tous les actionnaires, des gratifications en
argent, des primes sur les entrées et les sorties, des
exemptions de tous droits pour les marchandises entre-
posées et pour celles destinées à la consommation en
France, qu'avait énumérées le tarif de 1664; un tarif
réduit (3 pour 100 de la vente) pour les autres, le
droit de perquisition chez les particuliers, etc. Les
seules innovations furent quelques surélévations de
tarif sur les toiles de coton blanches, les soies, le café,
et l'extension du droit d'entrepôt à quelques villes. La
Compagnie, toutefois, dut, en 1732 et 1736, aban-
donner l'exclusif du café des Antilles, qui put entrer
en entrepôt dans treize ports, dont Marseille, Bor-
deaux, Bayonne, etc., en payant un droit de quatre
sous par livre. Elle renonça de même à l'exclusif de la
(1) De Francheville : Histoire de la Compagnie des Indes (P. J.).
LE DECLIN. 251
traite, qui avait provoqué une violente opposition des
colons des Antilles (I).
C'est sur ce pied que se maintint la Compagnie des
Indes, jusqu'en 1769. Nous n'avons pas à raconter son
histoire, Elle eut un moment de grande prospérité :
« La chaleur de l'enthousiasme, dit Voltaire (2), fut
presque aussi grande que dans les commencements du
système; et les espérances étaient bien autrement
fondées, car il paraissait que les seules terres con-
cédées à la Compagnie (aux Indes) rapportaient environ
39,000,000 annuels. On vendait, année commune,
pour 20,000,000 d'effets en France, au port de
Lorient; il semblait que la Compagnie dût compter
sur 50,000,000 par année, tous frais faits. » Mais,
Voltaire le remarque ailleurs (3), « la Compagnie
avait beaucoup de vaisseaux, de commis (4), de direc-
teurs, et même de canons et de soldats Elle n'a
jamais pu fournir le moindre dividende à ses action-
naires sur le produit de son commerce. C'est la seule
compagnie commerçante de l'Europe qui soit dans ce
cas, et, au fond, ses actionnaires et ses créanciers
n'ont jamais été payés que de la concession faite par
le Roi d'une partie de la ferme du tabac, absolument
étrangère à son négoce. » De son côté, Morellet, dans
son célèbre Mémoire sur la Compagnie des Indes (1769),
(1) De Francheville, (P. J.)
(2) Siècle de Louis XV, cliap. xxxiv.
(3) Id., chap. xxix.
(4) 10,000, dit Du Fresne de Francheville^
I
252 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
démontre avec une impitoyable logique et d'après des
chiffres fournis par les ministres eux-mêmes qu'elle a
perdu, de 1 725 à 1 769, un capital de 1 69,000,000 ; que
ses bénéfices sur le commerce de l'Inde sont tombés de
50 à 5 millions, sur le commerce de Chine, de 22 à
2 millions, et qu'il lui est impossible de gager un nouvel
emprunt.
Devant ce triste résultat, le gouvernement prit une
/ résolution énergique. Rompant avec une tradition
vieille d'un siècle et demi, il suspendit, par arrêt du
13 août 1769, le privilège de la Compagnie. Par arrêt
du 6 septembre, il permit à tous les sujets de faire le
commerce des Indes. Enfin, le privilège de la Com-
pagnie fut aboli provisoirement et moyennant indem-
nité, par arrêt du 7 août 1770 (1).
C'était enfin cette liberté commerciale tant demandée
et toujours refusée. Désormais, il n'y eut d'autres
entraves que celles qui résultaient du système d'impôt,
des douanes, des prohibitions ou des réglementations
intérieures, des inégalités sociales, etc. La Révolution
seule pouvait les faire disparaître, car c'étaient des
vices inhérents à l'ancien régime. En attendant, toutes
les colonies d'Orient et d'Occident furent administrées
(1) L'indemnité fut de 200,000 livres de rentes viagères inscrites au
livre de la dette. — Des bureaux de liquidation furent établis à Paris,
Lorient, île de France et Pondichéry. L'actif de la Compagnie fut éva-
lué à 264,551,665 livres; son passif, à 248,434,837 livres. Les bureaux
de liquidation furent supprimés par la Constituante, le 14 août 1790
(rapport de Lebrun), et les derniers recouvrements confiés au Trésor.
(Cf. le rapport de Lebrun, Moniteur delà Révolution, 16 août 1790.)
LE DÉCLIN. 253
directement par l'État, comme l'étaient déjà le Canada
et les Iles, et elles furent toutes ouvertes, pour les
échanges, aux commerçants de la métropole.
On persévéra dans ce système, malgré les sollici-
tations et les projets, jusqu'en 1785. « En 1774, dit la
Correspondance Metra (1), M. Turgot a mis sous les
yeux du Roi un état de comparaison de plusieurs vais-
seaux revenus de la Chine et de l'Inde, où ils avaient
été expédiés par des particuliers armateurs, avec une
pareille quantité de marchandises expédiées par l'an-
cienne Compagnie des Indes. Il paraît en résulter :
1° que la vente des envois de l'armateur s'est faite avec
un avantage bien supérieur ; 2° que les retours ont été
beaucoup plus prompts; 3° que les marchandises de
retour ont été vendues à un prix plus modéré, parce
que la feue Compagnie imposait une taxe onéreuse et
arbitraire sur les importations. De là, M. Turgot est
parti pour demander au Roi sa parole que, d'ici à trois
ans au moins, ce commerce serait encore libre aux
particuliers, et qu'il ne serait accordé aucun privilège
exclusif, ni autorisé de compagnie relativement à ce
commerce, et Sa Majesté y a accédé. » En effet, le
sieur Loliot, de Bordeaux, ayant demandé avec insis-
tance un privilège pour un service de dépêches et
messageries qu'il voulait établir entre la métropole et
les colonies , se le vit énergiquement refuser. Le
(1) I, 101, 16 octobre 1774.
254 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
ministre de la marine, de Sartines, rassurait à ce pro-
pos le commerce de Nantes par une lettre du 27 mars
1777, où il disait : « Sa Majesté a décidé que le com-
merce par mer devait être maintenu libre en son
entier, et elle a en conséquence refusé au sieur Loliot
le privilège qu'il demandait (1). * Cette règle ne souf-
frit d'abord qu'une exception : on concéda en 1777
le privilège de la traite à une Compagnie de la Guyane.
Mais, en 1785, à l'expiration des quinze années mar-
quées pour la suspension des privilèges de la Com-
pagnie des Indes, Galonné eut la faiblesse de céder aux
sollicitations des anciens actionnaires, et de revenir,
malgré les protestations du commerce, sur l'acte de
1769. Une nouvelle Compagnie des Indes est encore
debout en 1789.
Des pays concédés à la Compagnie des Indes, et qui
représentent, sauf la Louisiane, les colonies de com-
merce, passons aux contrées dont le Roi se réserva le
gouvernement direct, et qui avaient plutôt le caractère
de colonies de peuplement. Là encore, nous trouvons
d'abord l'imitation de Colbert, puis la répudiation de
son système : l'administration est améliorée, et une
(1) Archives coloniales : Mémoires généraux, t. XXII, n0,21, 22, 23,
27, 28, 32, 35, 58. — Loliot fut pourtant autorisé, le 4 juillet 1780, à
créer ce service, niais sans privilège exclusif. (Archives coloniales : Mé-
moires généraux, t. XXII, n° 23 : Mémoire de Loliot en réponse à la
réclamation des juges et consuls de Nantes.) — Les députés du com-
merce appelés à donner un avis sur une demande semblable faite par
Revêt et Cie, négociants de Rouen, la repoussent, « vu les dangers,
inconvénients et même l'odieux du privilège exclusif » .
LE DÉCLIN. 255
atteinte grave est portée au fameux pacte colonial.
Les réformes administratives ne corrigèrent, il est
vrai, aucun des vices originels qui ont causé l'insuc-
cès relatif de la colonisation française. La propriété,
les personnes, la justice, les finances, l'autorité res-
tèrent soumises aux règlements et à l'arbitraire tradi-
tionnels. Cependant quelques perfectionnements im-
portants furents apportés. Voici les principaux :
Par mesure d'économie, on remplaça, en 1772,
les gouverneurs par des commandants généraux, qui
eurent d'ailleurs les mêmes pouvoirs. Les milices furent
réorganisées en 1767 et soumises à des inspections
régulières. Mais, ce qui est mieux encore, on créa, en
1763, à la place des anciennes compagnies franches de
la marine, une armée coloniale, formée par des régi-
ments d'infanterie qui devaient être relevés après trois
ans de séjour (1). Les colonies furent mises en état de
défense, ce qu'avait trop négligé Golbert. Un inventaire
général, dressé par de Castries, en 1787, des pièces
relatives à la partie militaire des colonies , montre
combien on se préoccupa de ces travaux, au dix-hui-
tième siècle (2). A Gayenne seulement, il fut dépensé
180,000 livres de 1769 à 1771 (3). Les préfets aposto-
(1) Nous recommandons le procédé à nos gouvernants d'aujourd'hui,
qui semblent fort embarrassés pour concilier la défense nationale avec
celle des colonies.
(2) Archives coloniales : Mémoires y cnéraux, t. XXI, n° 46.
(3) Id., ibid. : Mémoire anonyme de soixante pages sur l'état des
colonies d'Amérique.
256 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
liques, si gênants pour la colonisation dans leur indé-
pendance ultramontaine, furent obligés, en 1763, de
prendre des lettres d'attache du Roi et de faire enre-
gistrer, aux conseils supérieurs, les brefs du Pape. On
les remplaça même, malgré le Pape et les « moines
rentes (1) » , par des vicaires apostoliques ayant rang
d'évêques, et rattachés, comme les évêques, au minis-
tère de la feuille des bénéfices, c'est-à-dire au pouvoir
laïque. Des arrêts de 1721-23-66 autorisent les assem-
blées des colonies à établir elles-mêmes leurs droits
d'octroi. Les droits royaux de capitation sur les noirs
furent réduits par ordonnance de 1773. Un tribunal
terrien fut créé à Saint-Domingue, en 1766. Enfin, à
Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, des
chambres d'agriculture et de commerce, et plus tard,
en 1788, des assemblées coloniales élues, furent insti-
tuées à l'instar des sociétés d'agriculture, des cham-
bres de commerce et des assemblées provinciales de
France; elles furent même autorisées à envoyer des
députés au conseil de commerce de Paris (2).
Mais l'acte capital, la réforme fondamentale, fut
l'arrêt du 30 août 1784. Pour Golbert, on se le rap-
pelle, les colonies, créées et soutenues à grands frais
par la métropole, devaient à la métropole tous leurs
produits et tout leur travail : les étrangers ne devaient
(1) Expression de Vauban. (V. plus haut.)
(2) V. à l'Appendice l'analyse d'un Mémoire établissant l'état des
colonies d'Amérique à la fin du dix-huitième siècle.
LE DECLIN. 257
avoir avec elles aucun rapport commercial. Or, sur les
plaintes menaçantes des colonies devenues fortes, le
gouvernement de Louis XV fut forcé d'apporter une
première atténuation à cette rigueur. Par arrêt du
27 juillet 1767, deux entrepôts pour les denrées étran-
gères furent autorisés au môle Saint-Nicolas (Saint-
Domingue) et au Carénage (Sainte-Lucie). Louis XVI
compléta la mesure par l'arrêt du 30 août 1784. Il
autorisa le libre commerce des étrangers avec nos
colonies, au moins pour un certain nombre de denrées
qui furent spécifiées (1). C'était une révolution incom-
plète, mais c'en était une. Elle causa grand émoi en
France, comme nous le verrons. Mais elle fait honneur
au gouvernement; elle fut inspirée par un esprit de
justice et par des doctrines économiques libérales (2) .
On eut d'ailleurs à cœur de prouver, contre ce
qu'avaient dit et prédit les négociants intéressés, que
le commerce métropolitain n'en souffrit aucun préju-
dice. Le bureau de la balance du commerce fut chargé
de dresser un état comparatif des échanges en 1784 et
1786, et son Mémoire, qui fut publié (3), conclut à un
(1) C'étaient : — A l'importation : les bois, charbons de terre, bes-
tiaux, salaisons de bœuf, de morue et autres, poissons, riz, maïs,
légumes, cuirs verts et tannés, pelleteries, résines et goudrons. —
A l'exportation : les sirops, tafias et marchandises de France.
(2) D'après ces doctrines, a été rédigé le traité quasi de libre échange
avec l'Angleterre, en 1786.
(3) Archives coloniales : Mémoires généraux, t. XXIII, n08 25 et 27.
— Commerce entre colons et étrangers, en 1786 : 35,013,000 livres;
diminution des échanges avec Français : 11,761,000 livres; maisexten-
17
258 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
excédent en 1786 de 785,000 livres. Comme il le dit,
« les États d'Europe accroissent la richesse territo-
riale de nos colonies par la consommation des denrées
des Iles » .
C'est par cette mesure hardie et féconde que se ter-
mine la période la plus critiquée de notre histoire
coloniale. Ne doit-on pas, en sa faveur, pardonner
bien des fautes?
sion du commerce du Sénégal et de Guinée , pour une somme de
12,514,000 livres
CHAPITRE II
L'INTÉRÊT.
Mémoires et publications.
L'opinion, au dix-huitième siècle, s'est préoccupée
de préférence, comme on sait, des questions politi-
ques et sociales. Elle s'est manifestée, grâce à Montes-
quieu, Voltaire, Rousseau, à Y Encyclopédie , aux
pamphlets, aux gazettes, plus librement et plus vive-
ment qu'à aucune autre époque, et surtout qu'au siècle
précédent. La question coloniale a bénéficié de ce pro-
grès des esprits et des mœurs. Elle apparaît mieux
étudiée, plus approfondie dans son ensemble et dans
ses détails.
Gomment d'abord et jusqu'à quel point s'est-on
intéressé aux choses des colonies? Y a-t-il eu, comme
au temps de Richelieu et de Colbert, profusion de
mémoires, de projets, de publications? Le public a-t-il
manifesté quelque émotion devant les événements si
graves qui s'accomplissaient?
/
17.
260 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
MEMOIRES ET PROJETS.
Les Mémoires généraux touchant les colonies ont
été recueillis par Moreau de Saint-Merry et forment
aux archives de la marine un fonds de vingt- quatre
volumes in-folio. Presque toutes les pièces sont du dix-
huitième siècle et surtout de la seconde moitié. Nous
en avons fait le dépouillement et y avons trouvé des
œuvres vraiment curieuses. Propositions ou études
critiques, elles démontrent, par leur nombre et leur
valeur, combien les esprits étaient en éveil sur cette
question coloniale, qui est la grande affaire du siècle.
Nous n'y chercherons, pour le moment, que la part
de curiosité et de sympathie qui peut s'y trouver, lais-
sant à un autre chapitre la discussion et la polémique.
Dans presque toutes se trouvent des réflexions sur
la nécessité des colonies. Elles sont parfois très élevées
et exprimées en fort bon style. En voici quelques
exemples. Nous les citerons par ordre chronologique,
car il y a utilité à les laisser dans l'encadrement des
circonstances où elles se sont produites.
Peu de temps après la mort de Louis XIV, le sieur
de La Boullaye, inspecteur général de la marine, ren-
dant compte au Régent de sa tournée d'inspection,
/
LE DECLIN. 261
commencée en 1704, étudie d'abord l'origine des
colonies d'Amérique, l'idée générale qu'on en doit
avoir, les motifs qui ont engagé la France à les former
et l'utilité qu'elle trouvera à les « perfectionner » . Ces
motifs se résument en quatre points principaux, lon-
guement développés : l'augmentation de la marine et
du commerce; la possibilité d'éviter pour les denrées
coloniales l'entremise des étrangers; le moven d'ac-
croître le domaine et la puissance du Roi dans un
continent où toutes les nations européennes ont des
établissements; enfin l'occasion de profiter directement
du riche commerce d'or, d'argent, de pierreries, etc.,
qui s'y fait couramment. C'est, on le voit, la pensée du
dix-septième siècle avec ses erreurs et ses illusions.
L'auteur se montre seulement, dans les réformes qu'il
propose, plus logique et plus absolu que Richelieu et
Colbert (1).
Voici un mémoire adressé en septembre 1758, au
plus fort de la lutte coloniale entre la France et l'Angle-
terre. Il a été écrit « par un simple citoyen qui ignore
le secret du cabinet et les ressources que les négociations
peuvent avoir ménagées » . Mais ce patriote, « raison-
nant d'après ce qui frappe les yeux de la nation » , est
vivement alarmé des prétentions de l'Angleterre « qui
semble enivrée de sa situation actuelle » , et des pré-
paratifs qu'elle fait contre nos colonies. Il demande
(1) Archives coloniales : Mémoires généraux, t. XXII, n° 5. —
Manuscrit de trente-six pages, in-4°. autographe.
J
262 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
avec instance qu'on augmente autant qu'il le faut l'es-
cadre de Brest et qu'on la mette en état de déjouer les
projets anglais et de faire un établissement à l'isthme
de Darien. Cet établissement, selon lui, se recommande
par sept avantages principaux d'un caractère général
ou particulier. Le premier « se calcule par la quan-
tité des productions présentes et à venir de nos terres
ou de nos manufactures, que les colonies peuvent
déboucher » ; le second « résulte de la quantité ou de
la valeur des denrées et matières premières que nous
en retirons, que notre propre sol ne saurait produire,
et dont, après nos consommations, nous aurons à
revendre une partie brute, ou plutôt tout ouvrée » ; le
troisième « se compte par les bras ou autres espèces
de secours que cette nouvelle terre peut nous donner
pour la culture de nos plantations en sucres, indigos,
cotons, cafés, cacaos, tabacs, etc. » ; le quatrième
« résulte de certaines matières brutes on manufac-
turées que nous aurons à en retirer et que nos posses-
sions soit de l'ancien, soit du nouveau continent ne
produisent pas ou ne fournissent pas assez abondam-
ment » ; le cinquième « se combine avec les ressources
qu'elle peut ouvrir à l'élévation de notre marine mili-
taire, soit en occupant beaucoup de navires mar-
chands, seul moyen propre à nous former une abon-
dante pépinière de matelots, soit en nous fournissant
des vaisseaux de guerre tout faits, ou du moins des
bois, chanvres, goudrons, etc. » ; le sixième, « c'est les
LE DECLIN. 263
nouveaux revenus qu'elle doit donner au Roy, sans
diminution de ceux de son ancien domaine » ; le
septième enfin « n'est qu'indirect et relatif : il consiste
dans la sûreté que cette colonie nouvelle serait en situa-
tion de procurer à d'autres colonies, ou dans les
obstacles qu'elle est à portée de mettre à l'agrandisse-
ment des possessions ou du commerce de nos enne-
mis (1) » . Ces considérations économiques et politiques
dénotent, ce semble, un visible progrès dans l'intelli-
gence du problème colonial; le Mémoire entier est une
manifestation remarquable des préoccupations patrio-
tiques que suscite la guerre anglaise.
A la même date , un anonyme envisage déjà les
résultats possibles de cette guerre, tels que la perte du
Canada. Il professe sur cette colonie l'opinion qui, —
on ne l'a pas assez remarqué, à la défense du gouver-
nement de Louis XV, — est générale à ce moment :
c'est que le Canada « est de peu d'utilité » . Mais si la
terre importe peu, il n'en est pas de même des habitants
ni de la possession coloniale : il fout sauver les uns et-,
compenser l'autre. L'auteur en a trouvé le moyen :(
c'est de transplanter les colons canadiens en Loui-
siane, « à l'effet d'y former une colonie capable de
soutenir celles des Anglais, d'y fonder la culture des
denrées que le sol de France ne produit pas, de nous
ouvrir de nouvelles branches de commerce et conti-
nt) Mémoires généraux, t. XXII, n° 8
/
264 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
nuer celle du castor » . Pour obtenir des intéressés
cette transplantation, il faut leur donner des en-
couragements. Parmi les dix énumérés, se trouvent
l'abolition du privilège de la Compagnie des Indes,
la franchise des droits de domaine et d'octroi, la
liberté entière de la culture, etc., toutes choses
excellentes, mais en opposition avec le système en
vigueur (1).
Après avoir perdu les colonies, on se mit à réfléchir
sur elles ; on en examina la raison d'être, le profit poli-
tique ou commercial. Ainsi, en 1769, en même temps
que Morellet, un sieur Macevice, dans une longue étude
résumant un grand ouvrage sur l'administration des
colonies, s'élève contre le monopole des grandes Com-
pagnies et pose ce principe : « L'exploitation des pro-
ductions naturelles aux colonies doit avoir pour objet
la plus grande extension possible de leur commerce
avec la métropole (2). » Un sieur Pelissard, en 1772,
en appuyant près du ministre de Boynes un plan d'as-
surances commerciales dont il est l'auteur, fait cette
remarque judicieuse, qui est bien d'un contemporain
des économistes : « Toutes les parties du gouverne-
ment sont tellement liées les unes aux autres qu'elles
sont presque inséparables. Un État environné de mers
est bien faible sans une marine qui en fasse respecter
le pavillon. La guerre n'a de force que par les finances,
(1) Mémoires généraux, t. XXII, n° 10.
(2) ld., ibid., n« 56
LE DECLIN. 2G5
et celles-ci sont bientôt épuisées sans le grand com-
merce, qui seul facilite la prompte circulation de l'ar-
gent et amène l'abondance par les importations avan-
tageuses et les exportations superflues. Or, l'état de nos
affaires dans l'Inde, en Afrique, en Amérique, dans le
Levant, demande la plus grande attention et les plus
prompts secours de la part du ministère pour le réta-
blissement du commerce (1). »
M. deMeuron, officier aux gardes-suisses, a composé,
en 1774, dans le même ordre d'idées, un Mémoire très
développé, où toute la question est traitée avec une
ampleur et une fermeté de vues remarquables. L'auteur
établit d'abord qu'il est une œuvre qui se devrait pour-
suivre malgré tous les changements de ministres : c'est
l'établissement solide de la marine. « Mais, dit-il, sans
colonies, point de commerce excentrique, et sans com-
merce, point de marine. » C'est ce qu'ont compris
l'Angleterre et la Hollande ; c'est ce qu'avait senti Col-
bert, dont les projets n'arrivèrent pas à maturité à cause
des guerres continentales. Or, les dernières pertes de
la France ont été une conséquence des premières,
l'abandon de Terre-Neuve et de l'Acadie annonce celui
de l'île Royale, du Canada et de la Louisiane, « de toutes
nos pertes la plus irréparable » . Il faut chercher ail-
leurs des compensations. Le meilleur moyen serait de
jeter dans les solitudes de la Guyane, bien qu'elles
(1) Mémoires généraux, t. XXIV, n° 4.
266 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
n'offrent pas les avantages de la Louisiane, une nom-
breuse population. Mais trouvera-t-on des colons? Les
Français voudront-ils émigrer et coloniser? « La mal-
heureuse expédition de 1763 a répandu sur Gayenne
et la Guyane un préjugé terrible et bien difficile à déra-
ciner. Dans les gouvernements libres, lorsque le peuple
se trompe, il ne s'en prend qu'à lui-même, et, sem-
blable au lion qui regarde ses blessures, il n'en devient
que plus furieux. Mais, dans les monarchies, comme la
nation doit supposer dans le gouvernement la plus
grande étendue de lumières possible, lorsqu'il est
trompé, il se livre au désespoir et ne voit plus que ses
malheurs. » Cette raison de fait n'est pas la seule qui
fasse craindre de ne pas trouver en France la popu-
lation à verser en Guyane ; il y a aussi une raison de
caractère. « De tous les peuples de l'Europe, il n'en
est point peut-être de moins propre au commerce que
le nôtre, de moins fait pour former une colonie. Trop
de légèreté, trop d'impatience, trop d'éloignement
pour le travail! n Qu'y a-t-il donc à faire? Il faut
former la colonie d'Allemands et de Suisses, « qui
n'ont point ces défauts », en y adjoignant quelques
Français volontaires et des condamnés comme servi-
teurs. Voilà, certes, une consultation d'un grand inté-
rêt. La nécessité des colonies, dune part, et de
l'autre l'inaptitude des Français à coloniser : n'est-ce
pas tout le problème colonial? Le projet, quelle qu'en
soit la valeur pratique, nous donne en outre la
LE DECLIN. 267
mesure des regrets causés par nos pertes coloniales (1).
Quand vint la guerre d'Amérique, ces regrets se
changèrent en espérances, en aspirations, dont beau-
coup de Mémoires nous apportent l'expression (2).
Nous ne nous attarderons pas à les analyser. Tous déve-
loppent la même idée, que l'un d'eux (3) exprime
ainsi : « Attaquer le commerce de l'Angleterre dans
toutes ses sources, c'est couper l'arbre par le pied. »
Telle était, nous l'avons vu, la pensée de Ghoiseul et
de Vergennes.
Ces idées de lutte et de revanche donnèrent lieu
naturellement à une foule de projets et de propositions
ayant pour objet des établissements nouveaux. Tout le
monde veut acquérir des colonies ou peupler celles
qui existent déjà. Il s'en faut que toutes ces inventions
aient la même valeur. Il en est même d'assez saugre-
nues. En voici une, par exemple, qui émane « d'un
simple citoyen frappé de la lenteur du peuplement de
nos colonies » , et qui vaut la peine d'être mentionnée,
au moins pour son originalité (4). « Il faudrait, dit
l'auteur, donner protection à des hérétiques et des
schismatiques des six sectes différentes, tels que maho-
métans de la secte d'Ali et de celle d'Omar, des Juifs,
Chinois, Guèbres, religionnaires canadiens, etc. Comme
(1) Mémoires généraux, t. XIX, n0' 32 et 33.
(2) Id., t. XXII, nos 13, 16, 19, 51, 52, 53, etc.
(3) Signé du vicomte de Flavigny, auteur de la traduction de la Cor-
respondance de Fernand Cortez et Charles V (1779-80).
(4) Mémoires généraux, t. XXIV, n° 22.
268 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
tous ces gens-là ne reconnaissent pas le mariage pour
un sacrement, et que la polygamie ne fait point une des
prohibitions de leurs religions, ils achèteraient des
négresses qu'on tiendrait renfermées; elles auraient,
pour cent femmes, un blanc pour mary; ce serait le
chef du harem. Cet homme-là, comptant le temps de
la grossesse, ne pourrait guère avoir que soixante-
quinze enfants par an; il serait chargé de les faire
allaiter jusqu'à l'âge de neuf mois, et quelquefois un
peu plus » Il ne faudrait pas juger, par celle-là, de
toutes les propositions que contient la collection. Il
en est de fort intéressantes et de bien étudiées. Celles
du baron de Bessner et de Préfontaines (1) sur la créa-
tion de colonies militaires en Guyane offrent un intérêt
historique et pratique. D'autres s'occupent du com-
merce ou des cultures dans le Levant, ou bien des
conquêtes à faire dans la mer du Sud, mise en
honneur par les voyages de Bougainville, Gook et La
Pérouse.
Il en est une, parmi ces dernières, qui mérite une
mention spéciale, tant à cause du nom de l'auteur que
des pays désignés et des raisons invoquées. Elle émane
de M. Mevoillon, prêtre de l'Oratoire, et a été adressée
à Necker, le 26 août 1789 (2). « Jusqu'à ce jour, dit
le Mémoire, les établissements des Européens dans les
deux mondes n'ont eu pour mobile que l'ambition
(1) Mémoires généraux, t. XIX, nos 4, 16.
(2) Id., t. XXIV, n° 49.
LE DÉCLIN. 269
des souverains ou la cupidité des particuliers. Mais
le temps est venu où les progrès de la raison et la
connaissance de l'humanité doivent suggérer de plus
nobles motifs. Le temps est venu où nous devons
visiter les nations sauvages, l'olivier à la main, et res-
serrer, par un commerce de lumières et de bonheur,
ces nœuds de fraternité dont la nature a uni tous les
peuples Il serait digne du peuple français, que vos
travaux et ceux de l'Assemblée nationale viennent d'ar-
racher au despotisme, de concourir à ce grand ouvrage,
et de porter aux Australiens, au lieu de chaînes, le
bienfait inestimable de la religion, d'une sage liberté et
de l'instruction Ce serait, d'ailleurs, un moyen de
balancer l'établissement des Anglais dans la New-Hol-
lande. ■ Nous empiétons un peu, avec ce Mémoire, sur
l'époque de la Révolution. Mais on sait que celle-ci a
été une éclosion, et non une incubation : les idées du
début appartiennent, par suite, à la période prépara-
toire qui précède. Or, il est curieux de constater la
forme nouvelle que prend la prosélytisme religieux
sous l'influence révolutionnaire. Cet Oratorien pense
au fond comme Lescarbot, Montchrestien et les mis-
sionnaires du dix-septième siècle. Mais le langage n'est
plus le même. A la religion on mêle les sentiments de
fraternité, l'instruction, la liberté : pour un peu, on
dirait, comme de nos jours, que l'expansion coloniale
a pour but, pour raison ou pour excuse, « l'obligation
aux peuples supérieurs de civiliser les peuples infé-
270 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
rieurs » . Cette filiation d'une idée aujourd'hui cou-
rante méritait d'être indiquée.
Le Mémoire de M. Mevoillon est encore intéressant
par le choix de la contrée à conquérir « l'olivier à la
main » . Il s'agit, en effet, de Tahiti, cette île si remar-
quable par « la beauté du climat, la fertilité du sol,
la bonté de ses havres, les mœurs douces et aimables
de ses habitants » . Elle forme, dit l'auteur, « la com-
munication de l'Asie, de l 'Afrique (!) et de l'Amérique.
On en pourrait partir pour conquérir les îles de la
Société, des Amis, les Nouvelles-Hébrides, les îles
Sandwich, etc. » Pour n'avoir été entendu qu'en
1844, cet appel fait en 1789 n'en est pas moins remar-
quable et digne d'être connu.
Mais voici une dernière étude où n'éclate pas moins
l'esprit de 89, et qui offre sur le commerce en général
et sur celui des colonies en particulier des vues d'une
profondeur admirable (1).
« Le commerce, y est-il dit, est aujourd'hui l'objet
de toutes les spéculations politiques, en Europe. On
peut, comme autrefois, vouloir usurper ou envahir;
mais on n'usurpe et on n'envahit plus que pour se
procurer de nouveaux moyens d'échange, et entrer
ainsi, autant que la situation de chaque peuple le
permet, dans le partage des richesses mobiliaires de
l'univers. » — Or, dans l'état actuel des choses, deux
(1) Mémoires généraux, t. XX, n° 52.
LE DECLIN. 271
circonstances accroissent prodigieusement l'activité
naturelle à l'esprit de commerce : l'indépendance des
colonies anglaises d'Amérique, la révolution que subira
l'Empire de Gonstantinople. La Russie, en effet, située
sur cinq mers, voit depuis longtemps s'ouvrir devant
elle une immense perspective de commerce, mais n'en
peut être en pleine possession que par l'occupation de
Gonstantinople. D'autre part, l'Autriche peut et doit
également prolonger ses frontières jusque sur les bords
de la mer Noire et participer ainsi aux richesses de
l'Inde, de l'Asie, des contrées septentrionales de l'Eu-
rope, que le commerce russe déversera dans cette mer.
Elle y sera aidée peut-être par quelque puissance mari-
time qui aimera mieux partager les dépouilles du Turc
que travailler inutilement à retarder sa chute. Alors,
tous les plus riches entrepôts appartiendront presque
exclusivement à la Russie et à l'Empire allemand, et
les nations réputées commerçantes jusqu'à présent
seront situées hors de cette ligne de richesse et de
prospérité. Le seul moyen de parer à cette éventualité
serait d'assujettir l'Empire turc à de meilleures lois.
En tout cas, les nations seules qui obéiront à l'esprit
de commerce pourront mettre à profit la révolution
qui résultera des deux circonstances prévues. — La
France peut perdre beaucoup dans une telle révolu-
tion, et cela pour deux raisons. En premier lieu, « il
est aisé de voir qu'à mesure que la Russie, l'Autriche,
toute l'Allemagne mettront à profit leurs ressources,
272 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
notre exportation en marchandises manufacturées
diminuera considérablement. Il est aisé de voir encore
que si nous ne combinons pas nos rapports avec nos
colonies dans le Nouveau Monde, selon ce qu'exige de
nous la situation présente des Anglo-Américains, notre
commerce des colonies se disposera infailliblement de
manière qu'il ne nous produira plus les mêmes béné-
fices. En second lieu, plusieurs obstacles s'opposent à
ce que l'esprit de commerce se développe en France.
Ce sont l'esprit militaire et l'esprit fiscal : l'un qui
concentre la considération publique dans une classe
d'hommes absolument étrangère aux intérêts de la
société, tels qu'il faut les combiner aujourd'hui; l'au-
tre qui, de sa nature ennemi de toute industrie et de
toute propriété, n'a pas pour objet la richesse de l'État,
mais seulement la richesse des princes, et auquel nous
devons toutes les vexations, les entraves de toute
espèce, qui, au dehors comme au dedans, gênent
depuis si longtemps l'essor de notre industrie. Or, ces
obstacles sont chez nous des résultats presque néces-
saires de notre constitution (1). Et voilà pourquoi le
petit nombre de ministres qui parmi nous ont voulu
favoriser le développement de l'esprit de commerce,
tels que le chancelier de l'Hospital, Sully, Golbert,
n'ont opéré qu'un bien momentané : ils agissaient,
sans s'en douter, contre la constitution, contre l'es-
(1) L'auteur eût pu ajouter : « et de notre éducation » .
LE DECLIN. 273
prit public qui résultait de cette constitution »
On ne sait ce qu'il faut le plus admirer, dans ce
Mémoire, de la sagacité historique qui a découvert le
caractère véritable de toutes les luttes modernes, de
l'esprit de divination qui a si nettement marqué à
l'avance les rôles dans la question d'Orient, ou du pro-
fond esprit d'observation qui a reconnu tous les défauts
originels dont est encore affectée, à l'heure qu'il est,
la société française. Le déplacement de l'axe com-
mercial, de l'Océan dans les vallées du Danube, de la
Vistule ou de l'Elbe, ne se produira peut-être pas à
cause de l'ouverture d'une voie commerciale par
l'isthme de Suez, que la Russie, maîtresse de Gonstan-
tinople, gardera toujours. Mais qui sait ce que coûtera
au commerce anglais cette chute de la capitale turque,
à laquelle l'Angleterre aidera peut-être? Qui sait sur-
tout ce que deviendra alors la France, si elle n'a pas
corrigé les défauts qui empêchent chez elle le dévelop-
pement de l'esprit de commerce?
Ce cri d'alarme est la plus éclatante manifestation
des préoccupations coloniales du dix-huitième siècle.
Il est aussi la meilleure preuve du progrès qui s'est
accompli dans les esprits. On commence à voir clair
dans le problème, puisqu'on en saisit les difficultés,
puisqu'on le mesure à nos forces.
18
&
274 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
II
LES PUBLICATIONS.
Les Mémoires sont, à coup sûr, un élément important
d'une enquête sur l'état de l'opinion à une époque dé-
terminée : qu'ils soient inspirés par l'intérêt personnel,
par le devoir professionnel ou par un pur zèle, ils
dénotent une préoccupation d'esprit très significative.
Ils ne suffisent pas cependant à nous renseigner sur les
pensées qui forment le fond de l'esprit public, sur
cette opinion nationale que nous cherchons à découvrir.
Si nombreux qu'en soient les auteurs, ils ne repré-
sentent qu'une partie restreinte du public; si écoutés
qu'ils aient été des ministres, ils n'ont eu d'action
que sur eux. Il nous faut donc chercher dans les publi-
cations l'influence exercée sur la masse, et dans les
manifestations de toute nature l'effet produit.
Les publications de caractère colonial sont moins
nombreuses, durant la période du dix-huitième siècle,
qu'aux périodes précédentes . Nous n'en avons relevé ( 1 )
que 318, de 1715 à 1789. C'est une moyenne de 4
environ par an, au lieu de 7, 5 et G que donnaient les
(1) Dans Lelong et Fontette* Gharton, la Bibliothèque nationale,
Brunet, Barbier, et dans les catalogues de bibliothèques particulières,
telles que celles du comte de Toulouse* de Leblanc, de de Brosses, etc.
LE DECLIN. 275
époques de Richelieu et de Colbert. Encore est-il bon
de remarquer que la seule année 1789 en a vu pa-
raître 53. Si on les défalque, la moyenne ne ressort
plus qu'à 3 par an.
Une autre infériorité du dix-huitième siècle est le
petit nombre des rééditions. Dix-sept livres seulement
ont été imprimés plus d'une fois; trois ou quatre, au
plus, ont conquis une quatrième ou cinquième édition.
Faut-il voir dans ce fait une marque de l'indif-
férence du public? On en serait tenté, tout d'abord.
Mais on sait par ailleurs que le public a montré, dans
les circonstances graves, un intérêt passionné pour les
colonies. Ainsi, au plus fort de l'enthousiasme missis-
sipien, un contemporain nous apprend que «les contes
de fées composés par Lamothe et Fontenelle, et pro-
clamés sur les places publiques par les racoleurs,
entraînaient beaucoup de dupes...; que ces parades,
débitées du haut des tréteaux par des baladins habillés
en sauvages et tympanisées de tambours et de cymbales,
attroupaient une foule d'auditeurs, notamment celle
de la rue Quincampoix, que la haute société allait voir
par curiosité (1) » . On peut voir dans Marais (2) les
scènes de violence, les mouvements populaires qu'exci-
tèrent les déconvenues de la colonisation de la Loui-
siane. Plus tard, les mêmes fureurs se reproduisirent
à Paris, quand on connut la perte de l'Inde et du
(1) L'auteur des Mémoires du cardinal Dubois, liv. IV, chap. vu.
(2) Mémoires de Marais, I, passim.
18.
276 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Canada; c'est en partie à une pression de l'opinion que
le malheureux Lally dut sa condamnation (1) . Plus tard
encore, ledit du 30 août 1784 causa une émotion
presque aussi forte : « Les négociants des villes mari-
times, dit un Mémoire du bureau du commerce (2),
ont rendu leur cause plus intéressante en la plaidant
au tribunal de l'opinion publique. La capitale s'est vue,
à ce moment, inondée de Mémoires, observations,
requêtes, représentations sur l'arrêt du 30 août. »
Non seulement le public du dix-huitième siècle n'a
pas été indifférent, mais la publicité dont il profite est
particulièrement active lorsque quelque gros événement
provoque la curiosité. Un simple relevé des publications
par année rend ce fait sensible.
La moyenne ordinaire, nous le répétons, est seule-
ment de 3 ou 4 livres par an. Or, l'année 1720, où la
question de la Louisiane est à l'état aigu, en compte 7 ;
on en trouve 11 et 15 en 1755 et 1756, où les esprits
.sont vivement surexcités par les prétentions et l'hos-
tilité déloyale de l'Angleterre, où le Mémoire des com-
missaires du Roi porte au tribunal de l'opinion le procès
touchant l'Acadie; le traité de Paris et le procès de
Lally-Tollendal donnent lieu à 12 publications en 1763 ;
12 également, en 1785, vulgarisent la polémique en-
gagée sur l'arrêt du 30 août 1784; la grave question
(1) V. les Lettres de madame Du Deffand; notamment Lettre à
H. Walpole sur l'exécution de Lally.
(2) Mémoires généraux, t. XXIII, n° 25.
LE DÉCLIN! 277
de la traite et de l'affranchissement des noirs suscite,
en 1788, 16 livres ou brochures; en 1789, enfin, alors
que l'essor est donné à toutes les revendications, que
les plaintes des noirs, des colons, des négociants, se
croisent et se heurtent parmi les dissertations et objur-
gations politiques, il n'a pas paru moins de 53 ouvrages
de fond ou de circonstance sur les colonies.
D'ailleurs, il n'était pour ainsi dire pas besoin, au
dix-huitième siècle, de publications spéciales. Presque
tous les livres et tous les auteurs qui ont la faveur du
public, quels que soient leur suj et et leur genre , touchent
plus ou moins la question coloniale. Voltaire, cette fois
comme tant d'autres, représentait le sentiment général I
de ses contemporains, lorsqu'il écrivait à un habitant j
de Pondichéry (1) : « Je saisis ardemment l'offre que
vous me faites de cette histoire manuscrite de l'Inde.
J'ai une vraie passion de connaître le pays où Pythagore
est venu s'instruire Je m'intéresse à la Compagnie,
non seulement à cause de vous, mais parce que je suis
Français, et encore parce que j'ai une partie de mon
bien sur elle. »
Prenons d'abord le genre littéraire le plus libre dans
ses allures et en même temps le plus dépendant de
l'opinion, le roman. Deux immortels chefs-d'œuvre se
présentent tout d'abord à l'esprit : Manon Lescaut et
Paul et Virginie. Peu de récits ont eu plus de lecteurs
(1) M. Pilavoine : Lettre du 23 avril 1760.
278 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
et fait verser plus de larmes. Or, qui ne sait que la
coupable Manon est envoyée au Mississipi, « où Ton
commençait alors à expédier quantité de gens sans
aveu » , et y meurt dans les bras du fidèle Des Grieux,
en fuyant le ressentiment du gouverneur? Qui n'a pré-
sents à l'esprit les jeux de Paul et Virginie dans les
riches vallons de l'île de France, et l'héroïque mort de
la pudique jeune fille, en vue des côtes, sous les yeux
de son ami désespéré? L'abbé Prévost et Bernardin de
Saint-Pierre ont montré d'ailleurs leur goût pour les
choses d'outre-mer, le premier en publiant une volu-
mineuse Histoire des voyages (1746-61) (1), le second
en faisant une description de cette belle ile de France
où il avait séjourné trois ans (2), en donnant, en 1791,
un nouveau récit simple et attachant, La chaumière
indienne y destiné, comme il le dit, « à peindre les
mœurs des Indiens qui sont dans l'Inde après celles
des Indiens qui sont dans l'île » . Ces peintures ne pré-
jugent rien sur l'opinion de l'auteur, qui est, comme
nous le verrons, hostile à la colonisation. Elles mar-
quent simplement un goût du public auquel l'auteur a
dû sacrifier.
Mais, avec ces deux maîtres, combien d'autres
romanciers ont cherché, dans des titres ou des sujets
/ de caractère exotique, un couvert pour leurs hardiesses
(1) Histoire des voyages, soixante-huit volumes in-12.
(2) Bernardin de Saint-Pierre fut ingénieur à l'île de France, de 1767
à 1770. 11 publia, en 1773, son Voyage à l'île de Francey qui est son
premier ouvrage.
y
LE DÉCLIN. 279
philosophiques ou morales, ou bien un appât pour
la curiosité publique? L'abbé Lenglet-Dufresnoy ou
Quesnel cache une thèse antireligieuse , condamnée
par le Parlement (31 décembre 1734), sous le titre .
Les princesses malabar es ou le Célibat philosophique
(1734). Grébillon fils, la même année, se livre à ses
licences ordinaires dans Tanzaï et Néadarné , histoire
japonaise, qui est en même temps une satire du car-
dinal de Rohan, de la duchesse du Maine et de la con-
stitution Unigenitus. Il flétrit les débauches de Louis XV
dans les Amours de Zeo-Kinizul, roi des Kofirans (1).
Louis de Gahusac imite Grébillon dans Grigri, histoire
véritable traduite du japonais (2). Le célèbre Ghevrier (3)
compose dans le même genre Bibi, conte traduit du
chinois, etMaga-Kou, histoire japonaise. La Beaumelle
fait dans le genre de Voltaire et de Grébillon un plai-
doyer pour la tolérance dans l'Asiatique tolérant, traité
à l'usage de Zeo-Kinizul, roi des Kofirans. Le roman
erotique Vile de France ou la nouvelle colonie de Vénus,
dont la date exacte et l'auteur sont inconnus, emprunte
le cadre de la pure idylle de Bernardin de Saint-Pierre.
Mademoiselle Fauque, en 1758, traite au point de vue
anglais la question des droits historiques en Amérique,
dans La dernière guerre des bêtes, et elle donne coup sur
coup, en 1753, Abassai, histoire orientale, et les Contes
(1) Paru en 1746 comme « traduit de l'arabe du voyageur Krinel-
bol » . Réédité en 1747 et en 1750 avec clefs.
(2) Plusieurs fois réimprimé.
(3) Cf. Gillet : Vie et écrits de Chevrier. (Nancy, 1865, in 8°.)
!
280 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
du sérail. Elle se fait comme une spécialité de ces
contes à sujet oriental, comme autrefois mademoiselle
de Scudéry des romans à cadre antique. Beaucoup
d'autres rivalisent avec elle. On ne voit que contes
orientaux, persans, indiens, mogols, chinois, japonais,
africains, dont les auteurs ne sont pas moins variés
que les aventures : comte de Caylus, mademoiselle
Moreau, mademoiselle le Prince de Beaumont, l'abbé
Coyer, Montcrif, chevalier de La Morlière, de La Pope-
linière, Morelly, etc. Il y a là évidemment un genre
nouveau, qui est en grande faveur et qui attire les écri-
vains. Il n'est presque pas un des romans de Voltaire,
et c'est tout dire, qui n'offre cette particularité remar-
quable de mettre en scène des contrées ou des peuples
exotiques. Candide va chez les Jésuites du Paraguay,
chez les Hollandais de Surinam, dans l'Eldorado,
parmi les sauvages Oreillons; Y Ingénu est, comme on
sait, un Huron débarqué inopinément à Saint-Malo,
chez son oncle l'abbé Kerkabon; Y Histoire de Jenni se
passe en partie dans la Nouvelle-Angleterre ; Zadig, la
Vision de Babouc, les Voyages de Scarmentado, Y Histoire
d'un bon Brahmin, la Princesse de Babylone, le Blanc et
le Noir, etc., ont pour théâtre, sinon pour sujet,
l'Orient colonisé. Souvent les questions coloniales s'y
trouvent tranchées en passant, de cette façon rapide et
légère, qui est le propre de Voltaire.
Voilà, ce semble, un goût du public bien carac-
térisé.
LE DÉCLIN. 281
Il mérite d'autant mieux d'être signalé, qu'avec les
romanciers, les philosophes et les poètes lui ont payé
tribut. Pourquoi, en effet, si ce n'est pour obéir à la
mode, Montesquieu choisit-il un Persan plutôt qu'un
Anglais ou un Russe, pour faire cette piquante satire
des mœurs de France qui s'appelle les Lettres persanes?
Voltaire a écrit ses Lettres chinoises, indiennes et tartares,
par imitation de Montesquieu peut-être, et pour ridi-
culiser plus commodément les histoires saugrenues et
les querelles théologiques qui ornaient les Lettres édi-
fiantes des Jésuites. Mais l'intérêt qu'il prend aux
affaires de l'Orient et en particulier à celles de l'Inde
n'est-il pas une concession aux goûts du public autant
qu'une ressource de polémique ou une inspiration de
la raison et de l'amitié quand il plaide d'une voix si
retentissante la cause du malheureux Lally (1)? De
même, Marmontel, en publiant les Incas en pleine
guerre d'Amérique et en plein essor du naturalisme de
Rousseau, n'escomptait-il pas les sympathies améri-
caines et la popularité des théories sur Y « état de
nature » , au profit de son livre (2) ? Le président de
Rrosses, si connu et si apprécié pour ses études sur
l'antiquité classique, cherche à forcer les portes de
l'Académie avec une Histoire des navigations aux terres
(1) Fragments sur V Inde (Ferney, 1777).
(2) Voltaire témoigne de la curiosité excitée par le livre. Il écrit à
d'Argental (avril 1777) : « Personne ne m'a parlé des Incas, excepté
l'auteur. J'ai été étonné de ce silence, après le bruit qu'avait fait l'ou-
vrage. »
282 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
australes (1). Les libraires Desaint et Saillant croient
répondre aux désirs des lecteurs en donnant une suite
à Y Histoire ancienne de Rollin dans Y Histoire moderne
des Chinois, Japonais, Indiens, Persans, Turcs, etc. (2).
Le classique Laharpe, avant d'écrire son Cours de lit-
térature, entreprend en 1780, à l'imitation de l'abbé
Prévost, un Abrégé de l'histoire des voyages. Il a colla-
boré avec Diderot, d'Holbach, Thomas, Du Bue et
vingt autres à la fameuse Histoire philosophique des
Indes de l'abbé Raynal, qui est le plus complet monu-
ment des études coloniales du dix-huitième siècle.
Si des prosateurs nous passons aux poètes, même
préoccupation, ou même sacrifice à la mode. Les
exploits de Dupleix inspirent à un anonyme, en 1751,
un poème héroïque sous le titre Pondichéry sauvé. Le
Fevre de Beauvray proteste avec colère contre la per-
fidie anglaise dans un poème patriotique, l'Adresse à la
nation anglaise (1757). L'Acadie et le différend anglo-
français sont célébrés par Ghevrier dans une épopée
héroï-comique, l'Acadiade, qui tourne spirituellement
en ridicule « les prouesses anglaises » . Le même Ghe-
vrier est peut-être l'auteur d'un autre poème de même
genre et de même sujet, l'Albionide , publié à Aix en
1759. Voltaire porte en Amérique la scène d'une de ses
(1) Elle eut deux éditions, 1756 et 1761, et les mérite par l'origina-
lité de ses vues géographiques. On y trouve, pour la première fois, les
noms de Australasie et de Magellanie, dont l'un au moins prévaut
aujourd'hui.
(2) Paris, 1755-78, trente volumes in-12. (Le Mans, Bibliothèque.)
LE DECLIN. 283
pièces à thèse, Alzire ou les Américains, qui fait triom-
pher l'innocence et le christianisme. Il sacrifie au
goût pour 1*0 rient dans V Orphelin de la Chine, et même
dans Zaïre, où est plaidée la cause tout européenne de
la tolérance. Ghamfort fait dans le même goût la
Jeune Indienne (1764), dont le sujet est très attendris-
sant et les vers charmants , au dire du même Voltaire ( 1 ) .
Le poète des saisons, Saint-Lambert, en célébrant l'hi-
ver, confesse que souvent les voyageurs l'entraînent
sur leurs pas, qu'il aime à errer avec Magellan, d' An-
son, Bernier, etc. En note, il se demande si la décou-
verte de l'Amérique et celle du passage par le Gap aux
Indes ont servi au bonheur de l'espèce humaine. Il
agite ainsi une question qui met si fort en peine les
esprits, que l'abbé Raynal fonda tout exprès, à l'Aca-
démie de Lyon, en 1788, un prix destiné à récom-
penser la meilleure dissertation sur ce sujet.
Mais il y a plus. Des grandes œuvres qui ont eu le
retentissement et l'action morale que l'on sait, YEsprit L
des lois, le Siècle de Louis XIV, le Siècle de Louis XV,
Y Essai sur les mœurs, V Encyclopédie , les Discours de
Rousseau, etc., il n'en est aucune qui n'aborde explici-
tement ou implicitement le problème colonial sous ses
différentes formes. Elles font naître précisément cette
discussion, qui a éclairé le gouvernement, et que nous
étudierons plus loin.
(1) Lettre à Ghamfort, janvier 1764.
284 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Reste la presse, qui commence à devenir une puis-
sance. Le Mercure, le Journal des savants, les Nou-
velles de Bayle, au dix-septième siècle, se sont sou-
vent occupés des livres de caractère colonial. Mais
c'était pour leur valeur scientifique ou littéraire , ou
simplement à raison de leur nouveauté. Au dix-hui-
tième siècle, les journaux et revues, devenus beau-
coup plus nombreux, entrent dans la discussion même
que font naître les colonies. Il n'est peut-être pas un
volume du Mercure, du Journal des savants , du Jour-
nal de Trévoux, du Journal de Verdun, etc., qui n'ap-
porte au public une nouvelle ou une étude sur la ques-
tion à l'ordre du jour. On peut se dispenser d'en faire
l'analyse. Mais il est remarquable et significatif que
les articles insérés, comptes rendus ou communica-
tions directes, répondent toujours aux préocupations
directes de l'opinion. Ainsi, le Journal étranger , en mars
et octobre 1756, publie deuxlettres d'un gentilhomme
normand, M. de Parfourou, sur le Canada alors
menacé. La ferme réponse de l'avocat L. G. D. G. au
pamphlet anglais de Jefferys, traduit par Butel-Dumont,
sur nos droits historiques en Acadie, a été reproduite
par le Journal de Trévoux (août 1756), le Journal de
Verdun (juillet 1756), V Année littéraire (t. IV, p. 263),
les Affiches {16 juin 1756), le Mercure (juillet 1756). La
même année, le Journal de Trévoux et Y Année litté-
raire publient la réponse des commissaires français aux
fausses allégations des commissaires anglais, que leur
LE DECLIN. 285
gouvernement avait, sans délicatesse, communiquée à
toutes les cours d'Europe. L'année précédente, le Mer-
cure (octobre 1755) avait copié les Réflexions sur la
politique anglaise et sur l'équilibre des puissances en
Amérique, par lesquelles le président Ogier, ambassa-
deur en Danemark, terminait son excellente Discus-
sion sommaire des limites de l'Acadie, traduite en danois,
suédois et allemand. Ainsi se continuait, dans la presse,
la discussion historique d'un si grand intérêt qui avait
commencé en 1750 et qui, grâce au Mémoire des com-
missaires français et à la guerre de Sept ans, passionna
si longtemps l'opinion. Au reste, le Journal de Tré-
voux et le Mercure, pour ne citer que ceux-là, ne man-
quent jamais de rendre compte des livres les meilleurs
et les mieux accueillis sur nos possessions d'outre-mer.
Qu'étaient ces livres? Leur examen va nous fournir
des indications sur les préférences d'un public dont la
curiosité ne peut plus faire de doute pour nous.
Voici la liste assez courte des livres qui ont eu le
plus d'éditions : Y Histoire de V Amérique septentrio-
nale de 1534 à 1701, par Bacqueville de La Potherie
(1716-22-23-53); le Nouveau voyage aux îles d'Amé-
rique, du P. Dominicain Labat (1 722-24-42-43-52) ;
Y Histoire de la Nouvelle-France , du P. Jésuite Gharle-
voix, éditée en 1744 par quatre libraires et en deux
formats différents ; les Nouveaux voyages faits aux
Indes occidentales, du chevalier Bossu, publiés à Paris
et à Amsterdam, 1 768-69-77, et traduits en anglais par
286 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Forster en 1771 ; le Voyage autour du monde, de Bou-
gainville (1771-72-73-75); enfin la célèbre Histoire
philosophique des Indes, de F abbé Raynal, qui compte
presque autant d'éditions que d'années, de 1774 à
1784.
Cette simple énumération met en lumière deux faits.
D'abord, l'opinion continue à s'attacher principalement
à l'Amérique, où s'est portée surtout la colonisation
française, où sont nos plus grands intérêts commer-
ciaux, où la convoitise anglaise est la plus mena-
çante après le traité d'Utrecht. II a fallu tout l'imprévu
des découvertes de Bougainville et tout l'agrément de
son style pour captiver concurremment l'attention. Ni
les voyages de d'Anson, dont Voltaire s'est fait l'apo-
logiste (1), ni ceux de Gook, qui ont pourtant été
traduits (2), n'ont eu la même vogue. En second lieu,
tous ces ouvrages ont le caractère d'histoires définitives.
Il semble que le moment soit venu de faire la synthèse
des découvertes et de la colonisation. Bacqueville de
La Potherie, Labat, Gharlevoix font l'histoire de la
colonisation des deux premiers siècles, comme Lescar-
bot celle du premier. Raynal, qui vient le dernier,
synthétise davantage encore et soumet à la même
discussion philosophique et économique toute l'histoire
et tous les intérêts des colonies d'Orient et d'Occident.
Il marque et provoque en partie le courant d'opinion
(1) Siècle de Louis XV, chap. xxvn.
(2) Par Suard, 1774-78.
LE DECLIN. 287
qui amène l'édit de 1784 et prépare les revendications
de 1789.
Ces deux observations sont encore confirmées par
les livres qui, sans être aussi bien reçus, ont eu cepen-
dant la faveur d'une réédition. Tous ou presque tous
sont du même genre que les précédents, c'est-à-dire des
histoires générales de la colonisation française au
Canada et aux Antilles (1).
Est-ce à dire que les récits particuliers, les relations
des voyageurs ou missionnaires, si appréciés jadis,
aient cessé de plaire au dix-huitième siècle, ou cessé
de paraître? Non. D'abord, il faut convenir que, jus-
qu'aux découvertes océaniennes, la science géographi-
que a fait peu d'acquisitions (2). En second lieu, les
relations des Jésuites, qui avaient pris le titre de
Lettres édifiantes , par suite dune nouvelle mésaventure
arrivée en Chine même, furent complètement arrêtées j ^
en 1724 (3). Enfin, plusieurs des ouvrages d'ensemble
(1) Histoire abrégée des découvertes et conquêtes des Français et des
Hollandais en Amérique, de Bruzen de La Martiniere (1745-53) ;
Monographies de Cap-Breton (ouvrage anglais, traduit par Pichon,
1760-61), de la Martinique (par Thibault de Chanvalon, 1761-62), de
Saint-Domingue (par Hilliard d'Auberteuil, 1776-77-82), de Saint-
Domingue (1730-31), du Japon (1736), du Paraguay (1757), par le
P. Gharlevoix.
(2) Excepter le voyage de La Condamine, Maupertuis, etc., au Pérou
et aux pôles, pour faire des observations astronomiques, 1744. La Con-
damine a fait mieux connaître le Pérou et l'Equateur ; il a étudié la
région du cap Nord, de la Guyane et l'Oyapoc de Vincent Pinçon,
pour fixer la limite de la Guyane, laissée indécise au traité d'Utrecht.
(3) Les Jésuites furent chassés de la Chine par l'empereur Yan-tchin,
avec ces paroles, qui avaient déjà été dites en France par La Bruyère :
/
288 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
cités plus haut s'intitulent Récent voyage fait, etc. :
ainsi ceux de Labat et Gharlevoix. Mais en général, il
est à remarquer que les récits de voyages réussissent peu
isolément. Nous n'en voyons guère, avec celui de Bou-
gain ville, qui aient attiré l'attention du public. Par
contre, les collections de voyages sont nombreuses et
obtiennent succès. Nous avons cité celles de Prévost, de
de Brosses, Laharpe. Avant eux, un libraire d'Amster-
dam, Bernard, avait entrepris et continua jusque vers
1740 un Recueil des voyages du Nord, qui était comme
le « Tour du monde » de l'époque. C'est là qu'il faut
chercher les relations contemporaines. Elles en rece-
vaient apparemment une plus grande autorité et étaient
plus sûres d'arriver ainsi jusqu'à un public qui semble
aimer l'appareil scientifique.
Il est un genre de publications qui parurent isolé-
ment et qui, par leur nature, ne comportaient guère
de réimpressions, parce qu'elles n'aspiraient pas à inté-
Îresser au delà du moment : ce sont les livres ou bro-
chures de polémique. Elles nous intéressent par leur
nombre, sinon par leur valeur. On peut dire d'elles
comme des Mémoires : elles auraient été moins multi-
pliées si les esprits n'avaient été saisis d'une même
préoccupation. Or, la contestation touchant l'Acadie,
le conflit anglo-français, le procès de Lally, l'édit de
1784, la traite des noirs, sont le sujet de plus de cent
« Que diriez-vous si j'envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans
votre pays pour y prêcher leurs dogmes? »
LE DECLIN. 289
livres ou brochures. Quelques-unes de ces œuvres de
circonstance sont remarquables à différents titres. Les
Fragments sur ï Inde et le général Lally doivent être
cités en tête, pour leur valeur littéraire. Ce plaidoyer
illustre un débat personnel et national à la fois, qui a
commencé avec les Mémoires apologétiques de La
Bourdonnais (1750), de Dupleix (1759), de Lally, de
Le Noir (1763), de Bussy (1766), et qui s'est terminé
par le Mémoire de Trophime Lally sur la revision du
procès de son père (1789). Le Mémoire de Morellet sur
la Compagnie des Indes (1769) a droit aussi à la
première place, tant pour sa valeur économique que
pour la décision importante qu'il a provoquée. Le
Pour et le contre, de Dubuisson et Dubuc (1784), et
les Réflexions sur l'esclavage , du pasteur Schwartz
(1781), suscitèrent une si vive polémique à propos de
l'admission des étrangers et de l'abolition de l'esclavage
qu'ils ont une portée historique considérable ; nous y
reviendrons plus loin. Ils ne posèrent pas la question,
pourtant. Le savant Forbonnais, Saintard, Petit et
d'autres, l'avaient traitée avec vivacité et compé-
tence (1). Les écrits sur la question de l'Acadie valent
surtout par leur ardeur patriotique et leur haine des
(1) Forbonnais : Essai sur V admission des navires neutres dans les
colonies (1756) ; — Saintard : Essai sur les colonies françaises et par-
ticulièrement Saint-Domingue (1754) ; — Lettres d'un citoyen sur la
permission de commercer dans les colonies (1756). — Petit de Vié-
vigne, commissaire ordonnateur à la Martinique et à la Guadeloupe :
Code de la Martinique (1767-72-86) ; Droit public aux colonies (1771-
77-78).
19
290 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
Anglais. Les plus remarquables sont La conduite des
Français justifiée, de l'avocat L. G. D. G., et la Discus-
sion sommaire , du président Ogier (1755), que nous
avons déjà citée. Mais l'abbé de Séran donne un tour
original à la discussion , en assimilant la mauvaise
foi anglaise à la mauvaise foi punique (l). Pellissery
élève le débat en envisageant, avec la situation finan-
cière créée par l'abbé Terray, tous les intérêts com-
merciaux et politiques contenus dans la rivalité colo-
niale (2).
Après ces exemples , on peut légitimement con-
clure que la publicité en matière coloniale ne le
/ I cède , au dix-huitième siècle , à aucune des périodes
précédentes. Elle est un peu moins active, mais plus
impressionnée par les événements; elle dénote peut-
être une curiosité moindre, mais un plus grand désir
de connaître avec certitude et précision ; elle est sur-
tout plus raisonneuse, mieux informée, plus agissante;
l'action coloniale, qui la dédaignait volontiers ou l'as-
servissait au dix-septième siècle, doit maintenant
compter avec elle. Mais, surtout, elle est infiniment
(1) Parallèle de la conduite des Carthaginois dans la deuxième
guerre punique avec la conduite de F Angleterre a V égard de la France
dans la présente guerre (1757) .
(2) Le Café politique d'Amsterdam, par Denis Roomptsy (Pellissery,
d'après Barbier), 2 vol. in-8°. Dialogue fort curieux entre un Français,
un Anglais, un Hollandais et un cosmopolite, où la situation écono-
mique et politique des trois Etats, leur rivalité commerciale, leurs
espérances de fortune sont agitées avec une science et une sagacité
remarquables.
LE DECLIN. 29L
plus variée et plus étendue; les livres spéciaux n'y suf-
fisent plus; toute la littérature et tous les écrivains
y contribuent. La question coloniale est au nombre
des grands problèmes politiques qui tourmentent le
siècle.
CHAPITRE III
LA DISCUSSION.
Partisans et adversaires. — Théoriciens, colons et négociants.
La discussion, si vive et si féconde au dix-huitième
siècle, est disséminée dans des œuvres nombreuses et
toutes différentes. La question coloniale ne fait pas
encore l'objet d'études spéciales et d'ensemble, comme
en notre temps ; on la traite incidemment ou par par-
celles. L'opinion n'est pas encore faite, le sujet, comme
tous les problèmes politiques, est à l'étude. Aussi est-il
nécessaire, pour avoir une idée nette de l'état des
esprits, de fixer à l'avance les points principaux sur les-
quels portera l'enquête, et de faire comparaître, les
uns après les autres, sans se préoccuper des genres ni
des personnes, tous ceux qui ont exprimé un avis de
quelque importance.
Nous demanderons donc aux raisonneurs du dix-hui-
tième siècle : 1° s'ils ont approuvé l'expansion colo-
niale; 2° comment ils l'ont comprise. Sur ce dernier
point, nous sommes déjà à demi éclairés par l'action
gouvernementale, très dépendante de l'opinion, ainsi
qu'on l'a dit, et par les publications analysées. Nous
savons que la liberté du commerce colonial, ou affran-
LE DECLIN. 293
chissement des colonies, ou admission des étrangers,
formules différentes d'un même principe, a été l'objet
des deux décisions de 1769 et 1784 et d'une polé-
mique active. L'affranchissement des noirs ou abolition
de la traite a fourni aussi matière à d'âpres discus-
sions, surtout à la fin de la période. A ces deux graves
questions peuvent se ramener toutes les opinions
exprimées sur le système colonial, et nous v bornerons
notre analyse.
LES PARTISANS ET LES ADVERSAIRES.
Nous avons rencontré dans le monde gouverne-
mental et dans le monde littéraire du dix-huitième
siècle de nombreux défenseurs des possessions colo-
niales. Plusieurs nous ont donné leurs raisons : l'exten-
sion du commerce métropolitain est celle qui paraît *
dominante et suffit à la plupart.
A ces premiers témoins nous avons à joindre deux
penseurs de marque, dont les théories politiques et
économiques ont exercé la plus grande influence :
Montesquieu et Adam Smith, ce dernier Anglais, mais
bien vite populaire en France (l).
(1) Les Recherches sur la richesse des nations ont paru à Londres en
1776. Elles ont été traduites en français par Blavet en 1781 (Yverdun,
6 vol. in-12. — Paris, 1801, h vol. in-8°) ; par Roucher (Paris, 4 vol.
/
294 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Montesquieu, venant à étudier le rapport des lois
avec le commerce, rencontre naturellement le problème
de la colonisation. Après avoir blâmé l'esprit de con-
quête qui a inspiré la colonisation espagnole, il for-
mule cette opinion (1) : « Des peuples plus raffinés trou-
vèrent que les colonies étaient des objets de commerce ;
ils se sont conduits avec tant de sagesse qu'ils ont
donné l'empire à des compagnies de négociants qui,
gouvernant ces États éloignés uniquement pour le
négoce, ont fait une grande puissance accessoire, sans
embarrasser l'État principal L'objet de ces colonies
est, en effet, de faire le commerce à de meilleures con-
ditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec
lesquels tous les avantages sont réciproques Nos
colonies des îles Antilles, ajoute-t-il, sont admirables :
elles ont des objets de commerce que nous n'avons ni
ne pouvons avoir; elles manquent de ce qui fait l'objet
du nôtre. » Montesquieu approuve donc nettement les
colonies de commerce ou les colonies de plantation,
pour leur profit commercial. Mais il en fonde l'utilité
sur la production de denrées nouvelles ou l'écoulement
obligatoire des produits nationaux. La base est un peu
étroite, et les théories édifiées ne sont guère solides,
comme nous le verrons.
in-8°, 1790; Paris, 1795, avec un cinquième volume de notes, par Con-
dorcet) ; par Garnier (Paris, 5 vol. in-8°, 1802). Cette dernière traduc-
tion est celle qui a été insérée dans la Collection des économistes, de
Blauqui et Sismondi, 1842-43.
f(i) Esprit des lois, liv. XXI, cliap. xxi.
{
LE DECLIN. 295
Adam Smith envisage, lui aussi, le profit commer-
cial, mais avec une largeur de vues bien supérieure.
« Les avantages généraux, dit-il, que l'Europe, consi-
dérée comme un grand pays, a retirés de la découverte
de l'Amérique et de sa formation en colonies, con-
sistent : en premier lieu, dans une augmentation de
jouissances; en second lieu, dans un accroissement
d'industrie. » Développant cette idée, il établit que
les pays mêmes qui ne sont pas en rapport direct avec
les colonies en retirent, par la force de la loi univer-
selle de l'échange, un aussi grand profit que la métro-
pole elle-même. Les marchandises coloniales, par
l'intermédiaire de la métropole, qui a besoin des pro-
duits d'un pays privé de colonies, passent dans ce
pays, « y créent un nouveau marché, un marché plus
étendu pour cet excédent de produit » . Lors même que
ces denrées coloniales n'y pénétreraient pas, les États
non colonisateurs gagnent encore à la formation des
colonies, « parce qu'ils peuvent avoir reçu en plus
grande abondance les marchandises de quelques na-
tions dont l'excédent de produit aura été augmenté
par le commerce colonial » . De toutes façons et pour
tout le monde, la colonisation est donc un bien (1).
A ces apologistes de grande valeur nous avons à
opposer des détracteurs d'une valeur non moins grande.
(1) Les économistes, la plupart élèves de Smith, se séparent du
maître sur ce sujet. De ce que les colonies profitent à tout le monde, ils
concluent qu'elles nuisent à la métropole, qui en fait seule les frais.
/
s
s/
296 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Les uns condamnent en bloc toute l'action coloniale,
les autres n'en désapprouvent qu'une partie.
En tête de ces derniers, on ne sera pas peu étonné
de retrouver Montesquieu lui-même. Nous venons de
l'entendre louer les colonies de commerce, et l'on ne
rencontrera dans XEsprit des lois aucune désapproba-
tion contre la colonisation, quelle qu'en soit la nature.
Mais il n'en est pas de même des Lettres persanes, où
il faut souvent chercher le complément de la pensée du
grand théoricien. Dans telle lettre (lettre XLIX) Mon-
tesquieu condamne vigoureusement ce qu'on pourrait
appeler la colonisation religieuse ou l'établissement
des missions (1). Il pense à ce sujet comme La Bruyère
et comme Bayle, et il traduit plus librement sa pensée :
« C'est un beau projet, s'écrie Rica devant le provin-
cial des Capucins, de faire respirer l'air de Casbin à
deux Capucins! cela sera très utile à l'Europe et à
l'Asie! il est fort nécessaire d'intéresser là dedans les
monarques ! Voilà ce qui s'appelle de belles colonies !
Allez; vous et vos semblables n'êtes point faits pour
être transplantés, vous ferez bien de continuer à ram-
per dans les endroits où vous êtes engendrés (2). » Dans
#
(1) On la croyait nécessaire au dix-septième siècle. De nos jours
encore^ bien des personnes croient et disent qu'elle est utile, que « les
missionnaires sont les pionniers de la colonisation » , que « le clérica-
lisme n'est pas une denrée d'exportation » , etc. L'opinion de Montes-
quieu est bonne à opposer aux uns et aux autres.
(2) Ce n'est pas là une simple boutade. Ailleurs (lettre CXVII),
Montesquieu dénonce les congrégations comme « des sociétés de gens
avares, qui prennent toujours et ne rendent jamais » .
y
y
LE DÉCLIN. 297
telle autre lettre (lettre GXXI) Montesquieu proscrit
aussi nettement les colonies de peuplement qu'il loue
ailleurs celles de commerce. Elles lui semblent une des
causes principales (y de dépeuplement qu'on constate
sur le globe depuis l'époque romaine. Cette lettre est
même comme l'arsenal des arguments familiers aux
adversaires des colonies. « L'effet ordinaire des colonies
est d'affaiblir les pays d'où on les tire, sans peupler
ceux où on les envoie. » Ainsi commmence le réqui-
sitoire. Il fait valoir ensuite l'impossibilité de l'acclima-
tation dans presque tous les pays, sauf ceux « dont les
climats sont si heureux que l'espèce s'y multiplie tou-
jours » ; l'affaiblissement de la métropole, obligée de
défendre ses possessions lointaines (2); la certitude de
perdre ces possessions, si on ne les tient pas en état de
défense. Et il conclut : « Qui voudrait de ces conquêtes
à ces conditions? » Qui en voudrait, ajoute-t-il ail-
leurs (3), au prix des cruautés qu'elles nécessitent? On
a vu les Espagnols, pour assurer leur colonisation,
« exterminer un peuple aussi nombreux que tous ceux
de l'Europe ensemble ! »
(1) Les autres sont les religions chrétienne et musulmane, la forme
nouvelle de l'esclavage, l'abolition du divorce et l'extension du célibat
dans les pays catholiques.
(2) Montesquieu se réfute lui-même, dans V Esprit des lois (liv. XXI,
chap. xxi) : « L'extrême éloignement de nos colonies, dit-il, n'est point
un inconvénient pour leur sûreté : car si la métropole est éloignée pour 1
les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloi- '
gnées pour les conquérir. »
(3) Lettres persanes (GX) .
y
298 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Ce dernier sentiment fait, en somme, honneur à
Montesquieu. Il est dans la tradition française, que
nous avons plaisir à noter à toutes les époques. Notre
nature est bien décidément opposée à ces violences,
puisqu'on trouve des protestations indignées contre les
procédés espagnols aussi bien au temps où elles se sont
produites que deux siècles après.
C'est un sentiment semblable qui pousse Voltaire
dans l'opposition anticoloniale. En vingt endroits de
ses œuvres si diverses, il s'élève contre les guerres
qu'engendre la rivalité commerciale et coloniale, et
particulièrement contre la guerre franco-anglaise dont
le Canada est l'enjeu. Comme ses contemporains, il
déprécie fort cette colonie. Il se vante (1) d'avoir con-
seillé de vendre le Canada aux Anglais, ce ce qui aurait
tout fini et ce que le frère de M. Pitt lui avait proposé » .
Pour lui, « le Canada coûtait beaucoup et rapportait
très peu En voulant le soutenir, on a perdu cent
années de peine avec tout l'argent prodigué sans re-
tour (2) . a Aussi s'étonne-t-il, dans le Siècle de Louis XV,
dans Candide, dans ses Lettres, dans ses Fragments
sur l'Inde, etc., que deux nations civilisées « soient en
guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada
et dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus
que tout le Canada ne vaut (3) » .
(1) Lettre à d'Argental, avril 1763.
(2) Siècle de Louis XV, chap. xxxv.
(3) Candide, chap. xxm.
/
LE DECLIN. 299
Mais sa réprobation ne reste pas confinée à ce point
particulier. Elle se généralise et s'étend à toutes les
conquêtes de terres neuves. « Nos peuples européens,
dit-il (1), ne découvrirent l'Amérique que pour la dé-
vaster et l'arroser de sang; moyennant quoi, ils eurent
du cacao, de l'indigo, du sucre, du quinquina. » Il
pousse encore plus loin , et , emporté par l'idée du mo-
ment, insoucieux des contradictions, il flétrit l'esprit
de commerce, le besoin de luxe et de bien-être, qui ont
été activés par l'importation des denrées coloniales. La
tirade mérite d'être citée (2). « C'est pour fournir aux
tables des bourgeois de Paris, de Londres et des autres
grandes villes, plus d'épiceries qu'on n'en connaissait
autrefois aux tables des princes ; c'est pour charger de
simples citoyennes de plus de diamants que les reines
n'en portaient à leur sacre; c'est pour infecter conti-
nuellement ses narines d'une poudre dégoûtante; pour
s'abreuver, par fantaisie, de certaines liqueurs inu-
tiles (3), inconnues à nos pères, qu'il s'est fait un com-
merce immense , touj ours désavantageux aux trois quarts
de l'Europe; et c'est pour soutenir ce commerce que les
puissances se sont fait des guerres dans lesquelles le
premier coup de canon tiré de nos climats met le feu à
toutes les batteries en Amérique et au fond de l'Asie. »
Ainsi Voltaire, qui, nous l'avons vu, s'intéresse à la
(1) Fragments sur Vînde, au début.
(3) On sait l'usage immodéré du café, que faisait lui-même Voltaire.
300 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
Compagnie des Indes comme Français et comme action-
naire, qui loue si dignement Colbert (1) « d'avoir tenté
toutes les voies de réparer le tort et le malheur qu'avait
eus si longtemps la France de négliger la mer, tandis
que ses voisins s'étaient formé des empires aux extré-
mités du monde » ; Voltaire, dont le bon sens est d'ha-
bitude si ferme et dont le patriotisme, en somme, est
clairvoyant et sincère, se trouve amené, par un entraîne-
ment en apparence inexplicable, à brûler ce qu'il adore
ailleurs, à nourrir des chimères dignes de Fénelon, à
développer les utopies de Rousseau, qu'il a raillées
dans Rousseau si spirituellement (2).
Cette anomalie s'explique pourtant. Voltaire est le
congénère de Ronsard, Montaigne, Boileau, La Fon-
taine ; il aime le lieu commun. Plus littérateur qu'obser-
vateur, plus frondeur que penseur, il n'approfondit pas,
avec un sérieux souci du vrai, les problèmes politiques
et économiques ; il n'a pas, sur ce point comme sur une
infinité d'autres, une opinion réfléchie et raisonnée.
C'est le caractère de l'esprit classique, duquel il procède,
de s'attacher au trait et à la tirade, plutôt qu'à l'obser-
vation et au fait. Une erreur bien dite n'a-t-elle pas sa
valeur littéraire? La conviction du moment ne suffit-
elle pas à donner au style son mouvement et sa chaleur?
Il est pourtant une observation, perdue dans ses
lettres et jetée en courant, qui semble dégagée de
(1) Siècle de Louis XIV, chap. xxix.
(2) Lettre à Rousseau à propos du Discours sur l'inégalité.
LE DECLIN. 301
préoccupation littéraire, et qui présente l'opinion peut-
être intime de Voltaire sur le sujet : « Si le pays
d'Eldorado, écrit-il à Chardon (5 avril 1767), avait été
cultivable, il y a grande apparence que l'amiral Drake
s'en serait emparé et que les Hollandais y auraient
envoyé quelques colonies de Surinam. On a bien raison
de dire de la France : Non Mi imperium pelagi. » Gela
veut dire que les Français ne sont pas colonisateurs ;
qu'ils n'ont « guère sçu bien gaigner ni garder » , comme
a dit Brantôme ; qu'ils n'ont jamais su ni voulu « planter
colonies » , comme on disait au temps de Razilly. L'ac-
cusation n'est pas nouvelle, mais Voltaire s'est habitué
à la formuler en toute occasion (1) . L'état peu florissant
du Canada lui sert, d'ailleurs, d'argument; et c'est pour
cela que la guerre coloniale lui paraît si futile et si mal-
adroite. Telle est, semble-t-il, la mesure et la portée de
l'opposition de Voltaire. Elle vaut, par la renommée et
l'influence de son auteur, plus que par elle-même.
Il en est autrement des opinions qu'il nous reste à
relever. Elles sont importantes comme témoignage ou
comme expression nette d'une opposition sans réserve,
bien que leurs auteurs n'aient pas tous une grande
notoriété.
Voici d'abord l'avocat Marais, dont la vie s'est
écoulée obscure, mais qui nous a laissé d'intéressants
Mémoires. Il représente fidèlement l'opinion de la
(1) Siècle de Louis XIV, Siècle de Louis XV, Fragments sui-
l Inde , etc.
302 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
bourgeoisie éclairée et, à ce titre, nous intéresse parti-
culièrement. D'abord, il se montre grand ennemi du
système de Law ; il raille la Compagnie, tout en ache-
tant ses titres (1); il raille les agioteurs, les Mississi-
piens, et « ce vertige d'actions qui a saisi toute l'Eu-
rope » . L'activité commerciale, créée par le système,
ne trouve même pas grâce à ses yeux. Il approuve fort
l'arrêt du 24 octobre 1720 qui ordonne le dépôt des
actions pour vérification, et il en loue sans réserve « le
beau préambule » qu'a rédigé le chancelier d'Aguesseau
et où le commerce de luxe, fruit du système, est vigou-
reusement malmené. Dans ces dispositions d'esprit, il
est peu porté à se laisser prendre à la réclame faite
pour la colonisation de la Louisiane. C'est même à
propos d'elle qu'il condamne toutes les tentatives de
colonisation dune façon péremptoire qui ne lui est pas
habituelle : « On a publié, dit-il, une petite feuille con-
tenant une relation du Mississipi où l'on en parle
comme du Paradis terrestre. Il semble qu'on veuille
faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là.
On ne s'y prend pas mal pour faire de la France un
pays sauvage et en dégoûter les Français. Quel dessein
de dépeupler un royaume florissant pour peupler un
désert! » Voilà donc une forme nouvelle de la répro-
bation formulée presque à la même date par Montes-
quieu. Voilà la constatation dans les esprits de ce
(1) Mémoires, 12 juillet 1720. Il s'en repent, d'ailleurs, tout aussitôt.
LE DÉCLIN. 303
dégoût pour l'émigration , qu'ont affirmé plusieurs
auteurs de Mémoires et qu'établit suffisamment la len-
teur de notre colonisation.
Bernardin de Saint-Pierre nous fournit à la fin du
siècle le même témoignage que Marais au début. Il a
même un degré d'autorité de plus, parce qu'il parle en
homme qui a vu et jugé sur place, qui a perdu aux
colonies ses illusions coloniales (1). Son premier argu-
ment, très français, dominant encore aujourd'hui, est
tiré de l'amour du sol natal. « Je croirai, dit-il (2),
avoir rendu service à ma patrie, si j'empêche un seul
honnête homme d'en sortir, et si je puis le déterminer
à y cultiver un arpent de plus dans quelque lande aban-
donnée. Pour aimer sa patrie, il faut la quitter. Je suis
attaché à la mienne ; j'aime les lieux où, pour la
première fois, j'ai vu la lumière, j'ai senti, j'ai aimé,
j'ai parlé. J'aime ce sol que tant d'étrangers adoptent, et
qui est préférable aux deux Indes par sa température, par
la bonté de ses végétaux, par l'industrie de son peuple . »
La seconde raison est que toutes les colonies sont sur-
faites et qu'aucune n'a de valeur réelle. L'île de France,
par exemple, cette fleur de la mer des Indes, que La
Bourdonnais avait faite si prospère, que les Anglais ont
si ardemment convoitée avant de la saisir, que B. de
Saint-Pierre lui-même décrit avec tant de charme, sem-
(1) On sait que presque tous nos marins sont, pour cette raison, des
désabusés de la colonisation, dont ils sont pourtant les agents.
(2) Préface au Voyage de Vile de France, et passim.
304 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
blait bien devoir vaincre cet attachement à la mère
patrie dont parle le sentimental écrivain. Mais quoi!
« Cette colonie fait venir sa vaisselle de Chine, son
linge et ses habits de l'Inde, ses esclaves et ses bestiaux
de Madagascar, une partie de ses vivres du cap de
Bonne-Espérance, son argent de Cadix, et son admi-
nistration de France! Il y a la moitié de l'île en friche,
un quart de cultivé, un autre quart en pâturages bons et
mauvais M. de La Bourdonnais voulait en faire l'en-
trepôt du commerce de l'Inde, une seconde Batavia.
Avec des vues d'un grand génie, il avait le faible d'un
homme : mettez-le sur un point, il en fera le centre de
toutes choses On regarde encore l'île de France
comme une forteresse qui assure nos possessions de
FInde. C'est comme si on regardait Bordeaux comme
une citadelle de nos colonies d'Amérique. » Une pareille
appréciation d'un témoin oculaire, doublé d'un char-
mant écrivain, n'était-elle pas de nature à détourner les
Français de toute émigration, s'ils y avaient été por-
tés naturellement? Aussi cette sorte d'argumentation
a-t-elleété souvent reprise par les adversaires de la poli-
tique coloniale (1).
Nous arrivons enfin à Rousseau, qui, sans avoir
jamais abordé directement le problème, n'en est pas
moins le plus absolu des auteurs hostiles. Il l'est d'une
(1) Rapprocher les Lettres sur la politique coloniale, de M. Yves
Guyot. Ce sont mêmes arguments, presque mêmes termes. L'Algérie est
prise pour exemple au lieu de l'île de France (p. 39, 57, etc.).
LE DECLIN. 305
façon tout abstraite, par spéculation philosophique.
Il répudie la colonisation comme le commerce, l'in-
dustrie, les arts, la science, tout l'appareil enfin de
la civilisation. C'est de là, croit-il, que sont sortis l'iné-
galité et tous les maux dont souffrent les hommes en
société. « L'état sauvage est la véritable jeunesse du
monde ; tous les progrès ultérieurs ont été en apparence
autant de pas vers la perfection de l'individu, et en
effet vers la décrépitude de l'espèce (l). » Aussi com-
bien d'exemples déjeunes sauvages, convertis, à demi
civilisés, « qui bientôt jettent leurs habits d'emprunt
et retournent à leurs forêts a ! Bref, Rousseau voudrait
plutôt une colonisation à rebours, c'est-à-dire un éta-
blissement de sauvages en pays civilisé.
Nous sommes ici, on le voit, en pleine fantaisie du
paradoxe. Rousseau, qui déclame tant contre la cul-
ture de l'esprit, en abuse lui-même. Sans rechercher
s'il a été sincère, on voit aisément qu'il ne fait dans la
circonstance, comme Ronsard et Montaigne au sei-
zième siècle, que
Ravauder l'oripeau qu'on appelle antithèse,
que jouer avec le lieu commun usé de l'âge d'or, que
faire une débauche d'imagination et d'esprit classique.
Il est si bien en ce point un homme du seizième siècle
(1) Discours sur V inégalité, 2e partie. — V. les notes de l'édition de
Neuchâtel, 1774.
20
306 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE
qu'il cite avec admiration la tirade de Montaigne sur
les Américains et, comme Ronsard, « se plaît à rappeler
l'image de la simplicité des premiers temps » . Il est le
disciple de ce bon Plutarque, qu'il a tant lu, et son « état
de nature » n'est qu'un pastiche de V « âge d'or » .
Mais Rousseau n'est pas le seul de ses contemporains
qui soit imbu de l'esprit classique. Diderot, qui a pour-
tant collaboré à Y Histoire philosophique des Indes, de
Raynal, a paraphrasé, dans un de ses opuscules (1), la
strophe de Ronsard adressée à Villegagnon (2). Il place
dans la bouche du Tahitien Orou une violente diatribe
contre les vices et l'ambition des Européens, et il le fait
conclure par cette apostrophe : « Pleurez ! mais que ce
soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes
ambitieux et méchants! » Combien d'autres, en ce
temps de sentimentalisme vague, d'enthousiasme grec
et romain, de naturalisme à outrance, ont pensé, sans
le dire, comme Rousseau et Diderot!
M. Taine a fait une critique fort vive de cet état
d'esprit porté dans la science d'observation qu'on
nomme la politique, et il lui attribue, avec quelque
exagération pourtant, tous les excès et toutes les
erreurs de la Révolution. Nous n'avons qu'à applaudir
à ce jugement en ce qui concerne la question colo-
niale. Des théories comme celles de Rousseau peuvent
(1) Supplément au Voyage de Bougainville (édition du Centenaire,
p. 172).
(2) V. liv. Ier, chap. m.
LE DECLIN. 307
fausser le jugement de toute une génération et causer
la ruine d'un peuple.
II
LIBERTÉ COMMERCIALE ET ESCLAVAGE.
1° La liberté commerciale.
En pénétrant dans les dicussions qu'ont provoquées
les actes de 1769 et 1784, nous quittons les divagations
spéculatives et les affirmations à priori. Les témoins
que nous consulterons sont des hommes d'affaires ou
des théoriciens d'observation.
Nous avons vu que le système du privilège et du
monopole a été réprouvé par la plupart des penseurs,
de Bodin à Vauban. Le dix-septième siècle a donc déjà
posé et théoriquement résolu la question. Le dix-
huitième siècle en reprend l'étude directe et lui donne
une première solution pratique.
La discussion a été vive. Les Compagnies et leurs
privilèges ont encore leurs partisans. Le maire de
Lorient, répondant à une requête de la chambre de
commerce de Bordeaux, en 1775, dit nettement :
« L'expérience confirme tous les jours l'erreur où l'on
est tombé en détruisant les Compagnies (1). » Ce maire
(1) Mémoires de Bachaumont, VIII, 12, 14 juillet 1775.
20.
308 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
pense comme un des grands théoriciens du siècle,
Montesquieu. Le régime des Compagnies paraît à
Montesquieu si naturel, qu'il ne conçoit pas sans elles
la colonisation commerciale, la seule qu'il admette.
En un endroit (l), il est vrai, il semble blâmer les
Compagnies de négociants : « Elles conviennent rare-
ment, affirme-t-il, au gouvernement d'un seul où se
fait le commerce de luxe, et, dans les États où se fait
le commerce d'économie, on fera encore mieux de ne
point gêner par des privilèges exclusifs la liberté du
commerce. » Ailleurs encore (2), il blâme l'habitude
portugaise d'accorder à des particuliers des privilèges
exclusifs, et il en donne pour raison : la défiance « en
de pareilles gens ■ , la discontinuité, la déperdition et
le peu d'étendue de ce commerce « qui reste dans des
mains particulières » . Et pourtant, nous avons vu plus
haut en quels termes nets et formels il approuve les
Compagnies pour le commerce colonial : leur création
a été, suivant lui, un acte de sagesse; car « elles ont
pu faire une grande puissance accessoire, sans embar-
rasser l'État principal » .
Cette contradiction pourrait rendre hésitant sur
l'opinion de Montesquieu en cette matière, s'il n'avait
montré, à propos des colonies, qu'il adopte dans son
ensemble tout le système de Colbert. Le régime prohi-
bitif et l'exclusion des étrangers lui semblent légitimes
(1) Esprit des lois, XX, 10.
(2)1</., tôtW.,20.
LE DÉCLIN. 309
et fondés en raison. « On a établi, dit-il (1), que la
métropole seule pourrait négocier dans la colonie, et
cela avec grande raison, parce que le but de l'établis-
sement a été l'extension du commerce, non la fondation
d'une ville ou d'un empire. Il est encore reçu que le
commerce établi entre les métropoles n'entraîne point
une permission des colonies, qui restent toujours en
état de prohibition. Le désavantage des colonies qui
perdent la liberté du commerce est visiblement com-
pensé par la protection de la métropole, qui les défend
par ses armes ou les maintient par ses lois. »
On ne peut s'empêcher de remarquer combien est
indécise et contradictoire la théorie coloniale de Mon-
tesquieu. Il assigne pour unique but à la colonisation
l'extension du commerce, et d'autre part il proscrit
l'émigration, c'est-à-dire les colonies de peuplement
ou de plantation. Mais ces colonies ne sont-elles pas
faites aussi pour le commerce d'exportation? Ne pro-
spèrent-elles pas en raison du régime commercial qui
leur est imposé? Si les entraves de la prohibition et de
l'exclusif sont mauvaises pour le commerce métropo-
litain, pourquoi cesseraient-elles de l'être en s'appli-
quant à la partie coloniale de ce commerce?
Les vues de Montesquieu en économie politique,
moins fermes que ses idées politiques, ont eu moins
d'influence. Pourtant, ses conclusions sur les colonies
(1) Esprit des lois, XXI, 21.
310 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
et leur commerce ont servi de base à la discussion pro-
voquée par les actes de 1769 et 1784. Presque tous
les Mémoires communiqués ou publiés citent les apho-
rismes ci-dessus, les uns comme une sorte d'article
de foi qu'on ne discute pas, les autres comme un pré-
jugé qu'il faut d'abord détruire.
C'est précisément entre les colonies de plantations
et la métropole que s'éleva le débat. Il a duré plus de
vingt ans. Provoquée au lendemain du traité de Paris,
par Ghoiseul, en 1765, la discussion est encore aussi
vive en 1789, malgré l'acte de 1784. Les adversaires
sont d'égale force : d'un côté, tous les négociants de
la métropole ayant pour théoricien Montesquieu; de
l'autre, les colons des Antilles, s'appuyant sur YEncy-
clopédie, Morellet, Gondillac, Smith, Turgot, Raynal, et
sur la tendance des esprits vers toute liberté. Les meil-
leures raisons, sans contredit, étaient pour les colons,
qui l'ont emporté.
L'argumentation porta principalement sur l'origine
et la raison d'être des colonies, sur les principes du
commerce, sur les besoins des colonies.
Le premier point importait le plus. De l'idée qu'on
se faisait du mode de fondation des colonies, décou-
laient, en effet, leurs devoirs vis-à-vis de la métropole
et les droits de celle-ci. Si les colonies ont été fondées
par la métropole et toujours entretenues par elle, il est
clair qu'elles sont sa chose, et les colons ses agents : le
pacte colonial est de toute justice. C'est, on vient de
LE DECLIN. 311
le voir, l'opinion de Montesquieu. L'Encyclopédie en
donne la formule très nette : « Les colonies sont
formées par la métropole et pour la métropole. » Les
négociants de France renchérissent encore : c'est pour
eux un axiome. Une cinquantaine de Mémoires collec-
tifs (1), revêtus parfois de centaines de signatures, ont
été adressés aux ministres par les chambres de com-
merce ou les négociants réunis, ou même par les Par-
lements. Tous partent du même point et développent
la même thèse. Quelques-uns y ajoutent un argument
de fait : « Depuis que les puissances de l'Europe,
disent-ils, ont établi des colonies dans les autres parties
du monde, le commerce exclusif de ces puissances
dans leurs colonies a toujours été le droit commun
et invariable (2) . » Aucun ne recule devant l'expres-
sion la plus absolue du principe : « Les colonies n'ont
été établies, n'ont été protégées et ne le sont encore
que pour donner de l'extension au commerce, à l'agri-
culture, aux fabriques et à la navigation du royaume;
elles doivent donc rester dans la dépendance de la
métropole, qui leur a donné des lois, qui les a peuplées
de citoyens, qui leur a fait les premières avances en
terres et en bras pour les cultiver et qui les défend par
ses armes (3). » Il ne faut pas croire, comme il a été
dit, que les négociants des ports fussent seuls à pro-
(1) V. Collection des Mémoires généraux, aux Archives coloniales,
notamment le t. XX.
(2) Mémoires généraux, t. XX, n° 63.
(3) Id., ibid., n° 8.
312 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
tester contre le libre trafic. Les chambres de commerce
de Picardie, de Normandie, de Lyon, Lille, Toulouse,
Reims, les entrepreneurs des manufactures de sucre
d'Orléans, la Cour des aides et les commerçants de
Montauban, le Parlement de Rouen, multiplient les
Mémoires et les suppliques (1). Mais les plus ardents
furent naturellement les armateurs, et parmi eux ceux
du Havre, Saint-Malo, Nantes et surtout Bordeaux. Us
étaient, en effet, les plus engagés dans les affaires colo-
niales pour la fourniture des morues, viandes salées,
vins, cotonnades, et pour l'achat des tafias et des sucres.
Dans leur indignation égoïste, ils parlent de « conju-
ration contre le commerce de la métropole et même
contre l'État » , de « trahison des colons » , de « sur-
prise méditée par les ministres », etc Ils étaient
violents dans leur langage , parce que , de bonne
foi, ils confondaient leurs intérêts avec ceux de la
patrie.
Mais les défenseurs des colonies étaient bien armés
pour la riposte. Quand ils n'auraient pas été éclairés
par leur intérêt, ils trouvaient des lumières dans les
théories des philosophes. L'exclusif et le monopole
sont condamnés par YEncyclopédie en termes for-
mels. La liberté de commerce y est fortement reven-
diquée dans le Mémoire de Morellet, publié à l'article
Compagnie, «. L'obligation de ne prendre qu'aux maga-
(1) Mémoires généraux, t. XX, n08 23, 25, 27, 29, 30, etc.
LE DECLIN. 313
sins de la Compagnie les choses les plus nécessaires à
la vie, dit Morellet, et d'y porter tout le fruit de sa
culture, oblige le colon à vivre aux dépens de la Com-
pagnie. La Compagnie, s'étant réservé le commerce
des noirs, ne livre que des noirs de pacotille, les vend
à très haut prix à cause de l'insuffisance de l'approvi-
sionnement et ruine ainsi la culture. L'horreur du pri-
vilège éloigne les colons Les colonies anglaises
d'Amérique, en vingt ans de liberté relative, ont qua-
druplé leurs richesses, leur commerce, leur popula-
tion. » Condillac, dans son Traité sur le commerce (1),
a été plus explicite encore et plus convaincant que
Morellet. Il a épuisé la question et donné tous les
arguments en faveur de la liberté du trafic en général.
Adam Smith condamne avec la même vigueur le pacte
colonial et l'exclusif de la métropole. «Le commerce
exclusif de la métropole, dit-il, tend à diminuer à la
fois les jouissances et l'industrie de l'Europe en général
et de l'Amérique en particulier, ou au moins il tend à
les tenir au-dessous du degré où elles s'élèveraient
sans cela. » La principale raison qu'il en donne est le
renchérissement des denrées étrangères pour les colo-
nies et des denrées coloniales pour l'étranger. Les
négociants, « qui ne voient que le profit immédiat » ,
trouvent cela excellent. Mais l'économiste n'a pas de
mal à démontrer que ce renchérissement rend l'épargne
(1) Traité sur le commerce et le gouvernement considérés relative-
ment l'un à l'autre (1775) : chap. vu et XII.
314 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
plus difficile et ralentit l'accumulation des capitaux,
qui est pourtant le ressort du progrès. Turgot précise
cette pensée (1) et dit le dernier mot de la théorie libé-
rale appliquée aux colonies. « Il faut, affirme-t-il, con-
sentir de bonne grâce à laisser aux colonies une entière
liberté de commerce, en les chargeant des frais de
leur défense et de leur administration, à les regarder
non comme des provinces asservies, mais comme des
États amis, protégés si l'on veut, mais étrangers et
séparés Alors, l'illusion qui depuis deux siècles
berce nos politiques sera dissipée. C'est alors qu'on
appréciera la valeur exacte de ces colonies appelées
par excellence colonies de commerce, dont les nations
européennes croyaient s'approprier toute la richesse,
en se réservant de leur vendre et de leur acheter tout
exclusivement. On verra alors combien la puissance
fondée sur un système de monopole était précaire et
fragile, et peut-être s'apercevra-t-on, par le peu de
changement réel qu'on éprouvera, qu'elle était aussi
nulle et chimérique dans le temps qu'on en était le
plus ébloui. »
Telles sont les raisons dont se sont inspirés les
députés des îles qui ont particulièrement soutenu la
thèse de l'affranchissement. Mais ils en trouvent
d'autres, ou théoriques ou de circonstance.
Le député de la Martinique, en 1765, par exemple,
(1) Mémoire au Roi sur la guerre d'Amérique (OEuvres, édition Daire,
II, p. 559).
LE DECLIN. 315
combat en ces termes la définition de Montesquieu (1) :
a Les Indes occidentales, avant nos établissements,
étaient telles qu'il ne s'y pouvait faire aucune sorte de
commerce. Ce n'est donc pas pour faire le commerce
à de meilleures conditions qu'on ne le peut faire avec
des peuples voisins que nos colonies ont été créées.
Par suite, l'exclusif ne leur a pas été imposé pour
répondre à leur but, mais simplement parce qu'il a
paru plus avantageux à la métropole. Le but des éta-
blissements coloniaux est l'extension de l'Empire; leur
objet, la gloire de l'État et l'utilité qu'il peut attendre
de leurs productions. » Une lettre adressée à Choi-
seul en 1763 (2) et demandant déjà la liberté de
commerce pour quatre ans, pose autrement et non
moins habilement la question : ce Le négociant colon
et le négociant de la métropole ne sont-ils pas tous
deux sujets du même prince? Ne travaillent-ils pas tous
deux à leur bien-être particulier, mais d'harmonie avec
celui de l'État? De quel droit l'un serait-il dépendant
de l'autre? Que le négociant soit donc Français, pa-
triote, et qu'il aime le bien général! Tout État mari-
time sans colonies est, quand il plaît à ses voisins, sans
commerce. Conservons donc et favorisons ce qui reste
des colonies françaises, puisque la France ne peut se
passer de commerce ! »
C'est Dubuc, député de la Martinique, qui a été le
(1) Mémoires généraux, t. XXI, n° 10, 3 septembre 1765.
(2) Id., t. XX1I1, n*> 3.
316 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
véritable champion de la cause des colonies. Dans le
Pour et le Contre et dans les Lettres critiques à M. Raynal,
il a développé la thèse des colons avec une remar-
quable logique. Voici son argumentation :
« Les colonies n'ont pas été fondées par et pour la
métropole, comme dit Y Encyclopédie. Les colons sont
allés, de leur propre mouvement, sans aveu de la mé-
tropole, et par conséquent sans conditions, occuper le
sol des colonies. Ils y ont prospéré, non pas grâce à
l'exclusif établi par Golbert, mais malgré lui. Ils n'ont
donc ni pacte, ni reconnaissance qui les lie à la métro-
pole et les oblige à travailler, à vivre pour elle. Les
colonies sont des provinces du royaume de France,
aussi françaises de sentiment que les autres, égales
aux autres. Ayant une merveilleuse aptitude à opérer
la conversion des denrées de la métropole en d'autres
denrées plus' utilement ou plus facilement commer-
çables, elles doivent aider et aident, en effet, à la pro-
spérité commerciale de l'État. Mais c'est à la condition
que l'Étatles aide et les favorise, autant, sinon plus, que
les ports du royaume. Il est en effet plus strictement
vrai de dire que Bordeaux, Nantes, le Havre, etc.,
ont été plutôt formés par les colonies que celles-ci par
la métropole »
Gela posé, Dubuc examine les droits du commerce à
une protection de l'État. Qu'est-ce que le commerce?
« C'est la science du besoin des autres et l'emploi de
notre superflu. » Ceux-là seulement peuvent se dire
LE DÉCLIN. 317
du commerce, qui produisent et créent les objets de
l'échange, qui sont possesseurs des terres, soit du
royaume, soit des colonies, qui sont manufacturiers et
producteurs à divers titres. « Les négociants des ports
de mer ne sont que les agents, les appareilleurs des
matières de l'échange récoltées et manufacturées » ;
ils sont, par leurs gains exagérés, les ennemis plutôt
que les facteurs du commerce Qui donc doit être
écouté des colons ou des négociants? Ne sont-ce pas les
colons? Or, il suffit de rappeler ce qu'a coûté l'exclusif
aux colonies pour leur culture, leur main-d'œuvre par
les esclaves, leurs échanges; il suffit de montrer que
les négociants ont exploité sans merci les colonies et
n'ont jamais satisfait à leurs besoins, pour conclure
que les colonies doivent être enlevées à cette exploita-
tion ruineuse et rendues à elles-mêmes.
Cette démonstration, appuyée de faits précis, était
de nature à emporter les suffrages. Les intéressés seuls
y résistèrent; le gouvernement et le public furent pour
l'arrêt de 1784, dont le Pour et le Contre et les Lettres
étaient le meilleur commentaire. Ce commentaire dé-
passait même la portée de l'acte ; il battait directement
en brèche l'ancienne théorie du pacte colonial, à
laquelle l'arrêt touchait en fait, non en principe. Tou-
tefois Dubuc est aussi incomplet dans la pratique que
l'arrêt lui-même. Il se déclare satisfait de la liberté
concédée, bien qu'elle ne le fût que pour une série de
produits rigoureusement spécifiés. Il faudra encore
318 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
attendre près d'un siècle (1861) avant que la loi con-
corde avec le principe.
2° L'esclavage.
Si les colons ont plaidé pour un principe dans la
question de l'exclusif, ils n'ont défendu que leur inté-
rêt dans celle de l'esclavage.
Cet intérêt, il est vrai, était vital. Les esclaves une
fois affranchis, que deviendraient les colonies? Le seul
instrument de travail possible en ces climats disparaî-
trait, et avec lui toute production. Les nègres, devenus
libres, deviendraient maîtres, puisqu'ils sont dans la
proportion de cinq contre un(l); toutes les colonies
tomberaient dans l'anarchie ou seraient la proie des
Anglais.
Malheureusement pour eux, les colons avaient à
combattre un adversaire bien puissant en France, sur-
tout au dix-huitième siècle, le rationalisme. Leurs rai-
sons de fait et d'expérience se heurtaient à un dogme
philosophique que le public ni les penseurs ne pou-
vaient abandonner sans le remords que cause une
flagrante contradiction : la dignité de l'homme et son
corollaire, la liberté individuelle.
Ainsi engagée entre un intérêt vital et un principe
irréductible, la discussion devait être et fut, en effet,
(1) 340^000 nègres contre 74,000 blancs dans les îles de la Marti-
nique, la Guadeloupe et Saint-Domingue.
LE DÉCLIN. 319
très vive. Quant à l'issue, elle n'était pas douteuse : en
France la théorie triomphe toujours.
La question n'était nouvelle ni au point de vue phi-
losophique ni au point de vue colonial. La légitimité
de l'esclavage avait été soutenue, on se le rappelle,
par Lescarbot, au nom de l'inégalité biblique des races ;
par Grotius, sous le prétexte de contrat ou de droit de
la guerre; par Hobbes, en vertu de la loi du plus fort;
par Bossuet, comme droit du vainqueur. Elle avait été
énergiquement combattue par Bodin, qui n'admet que
la domination du sage; par Locke, qui proclame tous
les hommes libres et égaux dans l'état de nature. Quant
à l'emploi des esclaves dans les colonies de plantation
sous climat tropical, les hommes d'État en avaient
reconnu la nécessité; les missionnaires eux-mêmes,
pensant comme Lescarbot, l'avaient trouvé légitime et
s'en étaient volontiers accommodés. Louis XIII, pour-
tant, avait eu des scrupules et n'avait cédé que dans
une pensée pieuse. Mais ces scrupules n'ont pas re-
paru. Golbert fait delà traite l'affaire capitale du com-
merce colonial. S'il pense à établir une législation sur
la matière, ce n'est ni par respect de la dignité
humaine, ni par pitié, mais simplement par esprit de
prévoyance. Le Gode noir adoucit le sort des noirs
esclaves, et c'est lui, avec quelques aggravations, qui
fait loi jusqu'à la Révolution.
Gomme il a servi en partie de base à la discussion,
il est bon de le résumer. Il impose au maître l'obliga-
320 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
tion de nourrir, habiller et soigner l'esclave, le respect
de la famille esclave, des facilités et des garanties pour
l'affranchissement. Mais il multiplie les peines corpo-
relles et la peine de mort pour les vols, rébellions,
fuites, etc.; il ne reconnaît à l'esclave aucun droit; il
le considère comme « bien meuble » . Il ne fixe aucune
pénalité sérieuse contre les abus de pouvoir ou les
brutalités du maître qui, dans la pratique, aggravaient
singulièrement une législation déjà dure. Il est basé,
en un mot, sur le mépris absolu de la dignité humaine
dans le noir.
C'est précisément sur ce point que les philosophes
du dix-huitième siècle portèrent la discussion. Poser
ainsi la question, c'était la résoudre.
Ici encore, comme pour l'exclusif, c'est Montesquieu
qui définit le problème. Il l'aborde de deux manières :
dogmatiquement, en réfutant la doctrine de Gro-
tius (1); ironiquement, en montrant l'absurdité du
préjugé contre les noirs (2). L'esclavage, dit-il, ne
peut être légitimé par le droit de la guerre; car «il n'est
pas permis de tuer dans la guerre, sauf le cas de né-
cessité; mais dès qu'un homme en a fait un autre
esclave, on ne peut pas dire qu'il était dans la nécessité
de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait » . Il ne peut être le
résultat d'un contrat ni de la descendance; car « la
vente suppose un prix; l'esclave se vendant, tous ses
(1) Esprit des lois, liv. XV, chap. MI.
(2) Id., ibid., chap. v.
LE DECLIN. 321
biens entreraient dans la propriété du maître, le maître
ne donnerait rien, et l'esclave ne recevrait rien; or,
si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu
vendre son fils, qui n'était pas né » . Mais quoi ! reprend
Montesquieu, avec une ironie éloquente : « Le sucre
serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante
qui le produit par des esclaves. Ceux-ci sont noirs des
pieds à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est
presque impossible de les plaindre On ne peut se
mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage,
ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un
corps tout noir. »
Montesquieu, on le pense bien, n'eut pas de contra-
dicteurs dans le monde des philosophes. Il avait d'un
coup si bien épuisé le débat que les écrivains, durant
tout le siècle, ne font guère que le répéter. Rous-
seau, comme Locke, démontre que l'esclavage est
contraire au droit de nature (1); Y Encyclopédie copie
Rousseau et Montesquieu (2) ; Voltaire refait ce dernier
en l'affaiblissant, car il n'a pas sa foi, et la question le
gêne (3) ; Raynal le commente sans y rien ajouter,
au moins dans les premières éditions (4) ; le pasteur
Schwartz, l'abbé Sibire, les Anglais Glarkson etWilber-
force, l'Américain Bentley, enfin Brissot et la Société des
amis des noirs ne font qu'amplifier des arguments qui
(1) Discours sur V inégalité.
(2) Article Esclavage.
(3) Essai sur les mœurs, chap. glu, fin; Candide, cliap. xix.
(4) Histoire philosophique des Indes, jusqu'à la 3e édition.
2L
322 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
semblent avoir reçu du maître leur forme définitive ( 1 ) .
Une chose essentielle manque pourtant à l'argu-
mentation de Montesquieu : il ne conclut pas. Ce
n'était pas assez d'avoir prouvé que l'esclavage n'est
fondé sur aucun droit et qu'il n'est excusé ni par les
nécessités de la plantation coloniale ni par l'infériorité
morale des noirs. On se trouvait en présence d'un fait;
le problème était économique autant que philosophi-
que. Montesquieu en reste à la philosophie pure, où il
a facilement gain de cause. Mais comment détruire ou
pallier le fait? C'est ce qu'il ne dit pas. Il ne prononce
même pas le mot d'abolition, que l'on attend, et l'on
ne sait s'il la voulait immédiate ou progressive.
Turgot fut un des premiers à tirer les conclusions
de la théorie. Il propose hardiment l'affranchissement
progressif des esclaves. Mais lui non plus n'est pas
complet. Il n'a pas approfondi la matière, et il ne donne
pas les moyens de réaliser son vœu généreux. Il ajoute
toutefois aux raisons de Montesquieu un argument
historique, qui fait honneur à sa pénétration : « Le
grand nombre d'esclaves noirs réunis dans les pro-
vinces méridionales d'Amérique, dit-il, est incompa-
tible avec une bonne constitution politique et tend à
(1) ScHWAivrz : Réflexions sur l'esclavage. (Neuchâtel, 1781.) —
Sibire : L'aristocratie négrière. (Paris, 1789.) — Clarkson : Essai sui-
tes désavantages politiques de la traite des nègres et Essai sur le com-
merce de ï espèce humaine. (Traduction de Gramagnac. Neuchâtel,
1789.) — Wilberforce : Bill d' abolition, 1789. — Bentley : Tableau
abrégé de l'état misérable des nègres esclaves. (Philadelphie, 1767.) —
Brissot : Mémoire lu à la Société des amis des noirs, 9 février 1789.
LE DECLIN. 323
former deux nations dans le même État. » C'était pré-
voir de loin la guerre de Sécession (1).
C'est Raynal, dans sa troisième édition, et Schwartz,
dans son opuscule, qui donnent les premiers et à peu
près à la même date (1781) des solutions raisonnées.
L'un et l'autre veulent l'abolition (2). Mais Schwartz
est plus absolu peut-être encore que Raynal. Il ne pro-
pose et n'accepte aucune des améliorations que Raynal
offre, après tant d'autres, comme palliatif provisoire ;
il croit « de pareilles précautions insuffisantes pour
adoucir l'esclavage, car elles ne peuvent être utiles
qu'autant qu'elles ne feront qu'accompagner un sys-
tème d'affranchissement » . Mais où l'abbé se montre
plus violent que le pasteur, c'est quand, en désespoir
d'obtenir jamais la moindre réforme, tant les intérêts
sont grands, il préconise ouvertement, comme solution
dernière, la rébellion des esclaves. Schwartz se con-
tentait de dire avec componction, dans son épître dédi-
catoire adressée aux noirs : « Je sais que vous ne con-
naîtrez jamais cet ouvrage, et que la douceur d'être
béni par vous me sera toujours refusée. Mais j'aurai
satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos
maux, soulevé par l'insolence absurde des sophismes de
vos tyrans. » L'un et l'autre, d'ailleurs, s'accordent
sur le mode d'affranchissement. Ils le veulent progres-
(1) Lettre au docteur Pricesur la Constitution américaine. [Œuvres,
édition Daire, II, 809.)
(2) Raynal, t. VI, édition an III, p. 202 et suiv. — - Schwartz, p, 29
et suiv.
21.
324 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
sif, réparti d'une génération à l'autre, réglé par des
lois de sûreté rigoureuses, accompagné de mesures de
bienfaisance telles que la subsistance assurée aux nègres
vieux et infirmes et aux nègres orphelins, la subsis-
tance et le logement pendant un an aux nègres valides
qui n'auraient pu se louer, l'instruction largement ré-
pandue, etc. C'est tout un plan, qui d'ailleurs a été
suivi là où l'on a aboli l'esclavage.
Schwartz y ajoute une considération fort juste*.
Aujourd'hui même, après l'abolition de l'esclavage et
sous le régime des engagés de races diverses, elle serait
la meilleure solution au problème du travail agricole
dans les colonies de la zone torride. Il constate que
toute la difficulté vient de l'étendue énorme des plan-
tations. Si la propriété était morcelée, dit-il, chaque
petit propriétaire pourrait cultiver lui-même, et la
main-d'œuvre à bon marché ne lui serait pas néces-
saire. Les produits seraient traités en commun et
vendus par association. La richesse de la colonie ne
serait pas amoindrie : il n'y aurait d'aboli que le faste
corrupteur du colon et la honte de l'esclavage.
Tout en louant cette idée sage et suggestive, il faut
convenir que les abolitionnistes traitent avec une impi-
toyable logique l'intérêt commercial impliqué dans la
question. Il y avait, en effet, une décision préalable
à prendre, dans le cas de l'abolition immédiate ou
à terme : quelle indemnité donnerait- on aux pro-
priétaires d'esclaves? Or, voici le raisonnement de
LE DÉCLIN. 325
Schwartz : « Puisque les possesseurs d'esclaves n'ont
point sur eux un véritable droit de propriété, puisque
la loi qui les soumettrait à des taxes leur conserverait
la jouissance d'une chose dont non seulement elle a
droit de les priver, mais que le législateur est même
obligé de leur ôter, s'il veut être juste, cette loi ne
saurait être injuste à leur égard, par quelque sacrifice
pécuniaire qu'elle leur fît acheter une plus longue im-
punité de leur crime. » Cette façon sommaire d'imposer
la ruine au nom du droit et de la justice ne devait pas
être du goût des colons planteurs ; elle avait, au point
de vue humain, quelque chose d'inique et de vexatoire,
qui devait nuire à la thèse tout entière, malgré sa jus-
tesse spéculative.
C'est sur ce point, naturellement, que les colons et
leurs défenseurs portèrent la discussion. Déjà, dans
l'affaire de l'exclusif, la question négrière avait été
agitée incidemment. En 1785, après les ouvrages de
Raynal et de Schwartz, Dubuc, semblant ignorer ou
dédaignant la théorie de l'affranchissement, demande
avec énergie la multiplication des noirs esclaves : « Des
nègres et des vivres pour les nègres, s'écrie-t-il (1),
voilà toute l'économie des colonies, voilà leurs vrais
moyens réparateurs et conservateurs ; des nègres et des
vivres pour eux, de quelque part qu'ils viennent, de
quelque manière qu'on les paye! » Et plus loin : « Il
(1) Lettres critiques et politiques à M. Raynal, p. 50, 63.
326 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
faut des nègres à la Martinique. Il en faut! Son exis-
tence en dépend. Comparez les recensements, com-
pulsez les registres de ses bureaux, ils attestent la
diminution graduée dune manière effrayante de ses
productions et de ses nègres. » Cette affirmation, fondée
sur l'expérience, répondait à l'affirmation à priori des
an ti esclavagistes , qui niaient que le travail esclave
fût plus profitable que le travail libre. C'est à cela
que les colons bornèrent leur défense. Duval-Sava-
dou, colon de Saint-Domingue (1), qui a plaidé cette
cause comme Dubuc celle du libre trafic, n'ajoute
rien à l'argument de son devancier. Il proteste seule-
ment contre les déclamations des philosophes à propos
du traitement fait aux noirs. Sur ce point, il n'est ni
aussi vrai ni aussi sincère. L'agitation esclavagiste
avait, en effet, provoqué une recrudescence de rigueur
contre les noirs, en dépit ou sous le couvert du Code
noir. Ainsi, une déclaration royale de 1777 interdit
aux noirs, esclaves ou affranchis, et aux mulâtres, de
séjourner en France; un édit de 1778 défend le
mariage entre noirs et blancs, contrairement au Gode
noir; des ordonnances du gouverneur de Saint-Do-
mingue, en 1727 et 1779, défendent aux curés de rédiger
aucun acte pour les noirs se disant libres, aux noirs de
porter les habits des blancs, de se faire donner les titres
de monsieur ou madame, etc. Cet esprit de réaction ne
(1) Discours sur l'esclavage des nègres et sur l'idée de leur affran-
chissement dans les colonies, par un colon de Saint-Domingue (1786),
LE DECLIN. 327
s'attaque pas seulement aux esclaves, mais, ce qui est
plus dangereux, aux affranchis, surtout aux métis, qui
forment une classe intelligente, ardente et riche. De
là viendront les maux qui désoleront les colonies durant
la Révolution. La passion, la vengeance, la jalousie,
la haine de race se mettent déjà de la partie, et les
colons n'y ont pas le beau rôle.
L'intransigeance des colons devait nuire à leur cause
plutôt que la servir, comme l'excès de logique devait
compromettre celle des philosophes. Mais voici deux
métropolitains, également instruits des revendications
philosophiques et des intérêts coloniaux, qui cherchent
un mode de conciliation. L'un, Lecointe-Marsillac (1),
est abolitionniste en principe; mais il sait qu'il faut
aux colonies des ouvriers agricoles d'une sorte particu-
lière, et il propose de les leur conserver par l'institution
des engagés noirs. L'autre, Malouet, qui a été gouver-
neur de la Guyane et de Saint-Domingue, et qui a laissé
de si instructifs Mémoires sur son administration (2),
ose braver la théorie triomphante : il est le vrai repré-
sentant des esclavagistes; mais l'étant par raison, et
non par passion ou par intérêt, il conserve une auto-
rité qui leur manque. Dès 1775, dans un Mémoire
présenté au ministre, il établit, comme fera plus tard
Dubuc, qu'on ne peut abolir l'esclavage sans détruire
(1) Essai sur les moyens les plus doux et les plus équitables d'aboli?
la traite et l'esclavage. (Londres et Paris, 1789.)
(2) Mémoires de Malouet, 5 vol. in-8°, an X.
328 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
les colonies. Mais il ajoute une considération impor-
tante : c'est que l'affranchissement va contre son but.
Les noirs sont incapables, non par abâtardissement
servile, mais par nature, de se suffire à eux-mêmes une
fois libres. Paresseux, sans prévoyance, enclins à l'ivro-
gnerie et à la débauche, ils ne travailleraient que
pour manger, si tant est qu'ils ne préférassent voler
ou périr de faim (1). L'esclavage, qui ne les gêne
pas, leur assure la vie et le bien-être. La question se
réduit donc à un simple adoucissement du traite-
ment réservé aux esclaves. Une réforme du Gode noir
y suffit. C'est à cette argumentation qu'a voulu ré-
pondre le pasteur Schwartz; et à son tour Malouet
a répliqué à son adversaire dans un Mémoire sur
l'esclavage des nègres, qui n'est qu'une amplification
du précédent (2).
C'est là qu'en est la discussion en 1789. La question
est posée et s'imposera aux assemblées révolution-
naires. Nous verrons plus loin ce qu'elles en feront.
Composées en majorité de doctrinaires, elles pen-
cheront naturellement vers la solution philosophique.
Mais elles comptent aussi des hommes d'État et des
hommes d'affaires, et elles aiment trop la patrie pour
(1) Ce qui se passe aujourd'hui dans les îles de la Martinique et la
Guadeloupe semble prouver que Malouet appréciait justement le naturel
des nègres. Toutefois, en Amérique, à Haïti et même au Brésil, la race
n'a pas montré ces vices et cette inaptitude. Il y a donc lieu de réserver
son jugement.
(2) Mémoire sur l'esclavage des nègres. (Neuchâtel, 1788.)
LE DÉCLIN. 329
la vouloir diminuer. Il y aura donc lutte, au dedans
comme au dehors des assemblées, entre les deux par-
tis qui sont déjà en présence.
La double tendance est nettement marquée par les
cahiers des États généraux. Beaucoup demandent l'abo-
lition; mais ce sont ceux des villes ou des groupes qui
n'ont aucun intérêt colonial : clergé d'Alençon, du
Forez, de Mantes, Melun, Metz, Péronne, Reims;
noblesse d'Amiens, Mantes, Le Quesnoy; sénéchaussée
de Rennes; tiers état d'Alençon, Amiens, Gharolles,
Avalle (Franche-Comté), Château-Thierry, Coutances,
Laon, Versailles, Paris {extra muros), Senlis, Reims.
Un certain nombre, sans décider du principe, préco-
nisent des mesures d'humanité : c'est la solution de
Malouet. Ainsi font les cahiers du tiers état de la
Somme, du Vermandois, de Paris, du clergé de Mont-
de-Marsan. Mais des villes maritimes intéressées au
commerce colonial, il n'en est aucune qui soulève la
question. Seule, la ville de Saint-Malo y touche, mais
c'est pour protester contre la décision abolitionniste
de la sénéchaussée de Rennes. Quant aux colonies,
l'adresse des représentants de Saint-Domingue et de la
Guadeloupe revendique nettement pour les assemblées
coloniales, créées en 1788 et exclusivement composées
de blancs, la connaissance de toute loi modifiant la
situation des noirs. C'est, selon eux, chose des colo-
nies, où la métropole n'a pas de droits. En revanche,
les mulâtres habitant Paris et la Société des amis des
330 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
noirs font une contre-adresse, aussi nettement aboli-
tionniste, composée et lue par Brissot en assemblée de
la société, le 9 février 1789.
III
CONCLUSION.
C'est donc sur cette question de l'esclavage, où le
philosophisme du siècle est aux prises avec l'intérêt
colonial, que se termine cette troisième époque de
notre histoire coloniale. L'occasion était parfaite pour
montrer si l'on avait en France le souci des colonies.
Mais la solution appartient à la Révolution, où nombre
de circonstances vont entrer en compte. On ne pour-
rait donc légitimement inférer des résolutions qui vont
être prises, celles qui l'auraient été si les institutions
monarchiques fussent restées debout.
Quoi qu'il en soit, ce dix-huitième siècle, tant décrié
pour les pertes coloniales qu'il a infligées à la France,
tant consulté par les adversaires de la colonisation qui
trouvent chez ses penseurs la plupart de leurs argu-
ments, nous apparaît à nous, après une analyse minu-
tieuse de ses actes et de ses opinions manifestées,
comme une époque d'études fructueuses sur les ma-
tières coloniales, de manifestations multiples d'intérêt
en faveur des colonies, et, en somme, de progrès mani-
LE DÉCLIN. 331
fe,l,aa„ïla,cie„eeJel.col„„;,.lio„.U «,„,„,„
» moins en partie, le problème des rapports commer-
ciaux entre les colonies et la métropole ; il a fait bonne
justice des erreurs économiques du dix-septième siècle.
Ce n'est donc pas seulement dans les questions poli-
tiques qu'il est le maître du dix-neuvième siècle, c'est
aussi, bien qu'on ait pu croire, dans la question colo-
niale.
DEUXIEME PARTIE
LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE (l).
CHAPITRE PREMIER
L'ACTION.
I
LA RÉVOLUTION.
Les assemblées révolutionnaires ne sont pas moins
discréditées que le gouvernement de Louis XV aux
yeux des partisans de la colonisation. Le fameux mot :
« Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! » pèse
toujours sur leur mémoire. On les rend, en outre,
responsables des troubles survenus aux colonies et des
conquêtes anglaises.
Nous avons établi que l'accusation contre Louis Xv
était mal fondée, ou, du moins, mal formulée : on peut
(1) Nous n'avons pu donner ici à cette période tout le développement
qu'elle comporte. Nous nous proposons de reprendre et de traiter à
part ce sujet fort complexe.
334 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
dire de celle-ci quelle est injuste. Les hommes de la Ré-
volution, comme l'a fort bien montré M. Sorel (1), ont
été, hors de France, les héritiers de Richelieu et de
Louis XIV ; ils l'ont été aux colonies comme en Europe.
M. Leroy-Beaulieu, si bien informé et si judicieux
d'ordinaire, affirme que « le nouveau régime qui devait
changer dans les colonies de l'Europe la condition du
travail, de la propriété et du commerce, fut inauguré
par l'Angleterre (2) » : la vérité est que ce nouveau ré-
gime a été inauguré dans les colonies françaises par la
France révolutionnaire; les Anglais, cette fois comme
tant d'autres, n'ont fait que s'approprier l'invention.
Et d'abord, quel est le bilan de nos pertes ou con-
quêtes coloniales jusqu'en 1802, date qui marque la
fin des guerres de la Révolution? L'Angleterre avait, il
est vrai, mis la main sur les Antilles, moins la Guade-
loupe (3) et Saint-Domingue, sur les villes et comp-
toirs de l'Inde, sur Saint-Louis du Sénégal. Mais elle
rend toutes ces possessions à la paix d'Amiens (1802).
Elle consent, de plus, à notre occupation des îles
Ioniennes, qui ont été un établissement éphémère, mais
de grande valeur commerciale. Le Portugal avait saisi
le territoire contesté entre l'Amazone et l'Oyapok et
construit un fort sur ce fleuve. Les traités de Paris
(1) Lî Europe et la Révolution, t. I et II, et communication faite à
l'Académie des sciences morales et politiques, 13 mai 1882.
(2) De la colonisation chez les peuples modernes, p. 196.
(3) La Guadeloupe n'est restée entre les mains des Anglais que d'avril
à juin 1794.
LE DECLIN. 335
(1797), de Madrid (1800), de Badajoz (1801) et
d'Amiens (1802) le forcent à en restituer au moins la
moitié( 1 ) . L'Espagne, à la paix de Bàle (1795), nous cède
la partie orientale de Saint-Domingue, et par le traité
de Saint-Ildefonse (octobre 1801) elle nous restitue la
Louisiane, que nous lui avions si légèrement donnée en
1764. H y a donc, en somme, un apport considérable
à notre empire colonial, du fait de la Révolution.
D'autre part, les commissaires délégués font aux
colonies des prodiges, qui égalent ceux des volontaires
en Europe. Où trouver plus d'héroïsme que dans la
conduite de V. Hugues à la Guadeloupe? Avec onze
cent cinquante hommes mal disposés, il chasse quatre
mille Anglais (2 juin 1794) ; il organise une flottille de
corsaires, ralliée à la Basse-Terre, et il intimide si bien
les ennemis que le général Abercromby n'ose l'atta-
quer, en 1796, avec vingt mille hommes. Il met la
France en si bon état dans les Antilles qu'en 1798 les
agents du Directoire, Jeannet, Laveaux et Bacot, peu-
vent prendre l'offensive et menacer Curaçao. Rocham-
beau, le fils du compagnon d'armes de La Fayette et
Washington, envoyé en novembre 1792 pour réprimer
l'insurrection royaliste de la Martinique, s'empare de
l'île, enchâsse le traître comte de Behagues, y impro-
vise une milice de volontaires et d'affranchis, et avec
(1) Cf. H. Delongle : Article dans Y Atlas colonial de M. Maver
(Bayle, 1885). — La restitution s'est étendue jusqu'à l'Araguary, qui
débouche à quatre cents kilomètres au sud de l'Oyapok.
:]36 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
elle tient tête à toute une escadre anglaise jusqu'au
21 mars 1794-, date où, après quarante-neuf jours de
siège, il doit rendre Saint-Pierre. Combien d'autres
noms, presque ignorés aujourd'hui, ne pourrait-on pas
citer! Celui de Daniel Lescalier (1), par exemple, qui
seul mit en défense nos établissements de Madagascar,
après avoir, au péril de sa vie, réprimé une émeute de
la garnison de Pondichéry.
L'ardeur patriotique que montrent ces agents n'est
qu'un reflet de celle des assemblées. Il suffit de par-
courir les débats parlementaires de cette époque pour
voir combien le souci colonial est grand chez ces
hommes qui en ont tant d'autres.
La Constituante manifeste d'abord ses sympathies
pour les explorateurs et colonisateurs en conservant,
dans les termes les plus élogieux et par faveur toute
spéciale, les pensions attribuées aux héritiers de Poivre
etdeMontcalm, ainsi qu'aux officiers acadiens réfugiés
en 1763 (2). C'est elle qui a ordonné le voyage d'En-
trecasteaux à la recherche de La Pérouse (3). Elle vota
(1) Lescalier, dont on parle à peine aujourd'hui, peut passer pour
un de nos meilleurs agents de colonisation. Tour à tour intendant de
Guyane, commissaire civil à Pondichéry et Madagascar, puis préfet de
la Martinique, en 1801, il a publié des ouvrages qui ont presque la
valeur des Mémoires de Malouet : — 1789, Réflexions sur le sort des
noirs dans nos colonies ; 1791, Moyens de mettre en valeur la Guyane;
1792, Discours et proclamations adressées aux troupes révoltées a Pon-
dichéry ; 1798, Notions sur la culture des terres basses en Guyane et
sur la cessation de l'esclavage en ce pays.
(2) Décrets du 29 juillet 1790 et 21 février 1791.
(3) Décrets du 22 avril et 11 juin 1791. Maury déclarait la recherche
LE DECLIN. 337
plus tard, à l'unanimité, l'impression aux frais de
l'État des cartes, plans et relations envoyés avant sa
disparition par l'illustre marin (1).
Mais, dit-on, la Constituante a été timide et hési-
tante dans sa réforme coloniale. Le reproche nous
semble bien plutôt un éloge. L'effervescence était si
grande aux colonies, les menées antirévolutionnaires
si obscures et les intérêts si contradictoires, qu'il faut
savoir gré aux réformateurs d'avoir longtemps différé
et longuement médité leurs réformes. Si les possessions
coloniales leur avaient paru moins précieuses, ils les
auraient traitées plus légèrement. L'abbé Maury, pour
une fois, a traduit les sentiments de tous ses collègues,
qui l'en ont récompensé en ordonnant l'impression de
son discours, quand il s'est écrié, dans la mémorable
discussion sur les droits politiques des noirs libres (2) :
et On nous a menacés, je ne sais si c'est avec fonde-
ment et de bonne foi, de la scission des colonies.
J'aime à espérer que la France n'éprouvera jamais un
aussi grand malheur, qui, quoi qu'on en dise, nous
ferait descendre au nombre des puissances de troisième
ordre, sinous perdions 120 millions qui seuls forment,
dans un état de prospérité, la balance politique du
inutile et voulait transformer le crédit en une dotation pour la veuve
du navigateur. Mais l'Assemblée, avec une délicatesse qui l'honore,
craignit de l'humilier, et de déshonorer la France, en laissant à d'autres
l'initiative de cette noble recherche.
(1) Décret du 22 avril 1791.
(2) Séance du 13 mai 1791.
22
338 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE
commerce avec l'Europe. Souvenez-vous que si vous
n'aviez pas le commerce de vos colonies pour alimenter
vos manufactures, pour entretenir l'activité de votre
agriculture, le royaume serait perdu. » Les doctrinaires
eux-mêmes, que n'arrêtaient guère les menaces de
guerre civile, ont tous protesté de leur attachement aux
colonies. C'est à ce propos, il est vrai, que Robespierre
a prononcé le fameux mot : « Périssent les colonies ! »
Mais, par un abus trop ordinaire, on a fait à ce mot
une légende fantaisiste. On a voulu le prendre pour
l'expression de la pensée de tous les révolutionnaires,
au moins de tous les jacobins, et il n'exprime même
pas la vraie pensée de l'auteur! Voici la citation com-
plète, empruntée au Moniteur (1) : « Périssent les
colonies (// s'élève de violents murmures) , s'il doit
vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre
liberté! Je le répète : Périssent les colonies, si les
colons veulent, par les menaces, nous forcer à décré-
ter ce qui convient le plus à leurs intérêts! Je déclare,
au nom de la nation entière, qui veut être libre, que
nous ne sacrifierons pas aux députés des colonies, qui
n'ont pas défendu leurs commettants, comme M. Mon-
neron, je déclare, dis-je, que nous ne leur sacrifierons
ni la nation, ni les colonies, ni l'humanité entière! »
Peut-on voir dans ces paroles autre chose que le
désir d'arracher les colonies à l'égoïsme antirévolu-
(1) Séance du 13 mai 1791.
LE DÉCLIN. 339
tionnaire des colons? La forme est déclamatoire : c'est
le propre de Robespierre, et l'Assemblée en murmure.
Mais Robespierre et les jacobins sont si peu les enne-
mis des colonies que plus tard, le 21 septembre 1793,
le Comité de salut public, où ils sont maîtres, présente
à la Convention un acte de navigation dont Barrère,
le rapporteur ordinaire, exprime ainsi la pensée : « La
navigation des colonies est infinie par les détails
immenses et par l'étendue qu'elle donne à notre com-
merce. Cette navigation, qui intéresse l'agriculteur
comme l'artisan, le riche comme le pauvre, la naviga-
tion des colonies qui vivifie nos ports de mer et qui
donne du mouvement à tous les ouvrages d'industrie,
est partagée par l'étranger, et nous étions tranquilles
spectateurs!... Vous voulez une marine; car, sans
marine, point de colonies, et sans colonies, point de
prospérité commerciale (1). »
Ces sentiments, la Constituante les a toujours pro-
fessés, et ce sont eux qui ont inspiré ses résolutions.
Tout d'abord, elle admet à siéger sur ses bancs les
délégués de Saint-Domingue et successivement ceux
des autres îles (2). Ensuite, elle constitue un comité
colonial, où s'illustre bientôt Barnave, et auquel les
députés des colonies, comme Moreau de Saint-Merry,
apportent les lumières de leur expérience. Elle songe
(1) Ap. Bûchez et Roux : Histoire parlementaire de la Révolution,
t. XXXII, Appendice.
(2) Décrets des 4 juillet 1789, 22 septembre 1789, 27 juillet 1790,
19 septembre 1790.
22.
340 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
même à créer un ministre des colonies (1), et n'y
renonce qu'à la demande des députés coloniaux eux-
mêmes, qui craignent sans doute d'être trop gouvernés.
Elle reconnaît, par ses fameux décrets des 8 et 28 mars
1790, le droit aux colonies d'avoir des assemblées
élues et d'émettre des vœux sur leur constitution inté-
rieure. Mais elle déclare, en même temps, que les
colonies font partie intégrante de l'empire français, et
elle réprime vivement les tentatives séparatistes de
l'assemblée de Saint-Marc (2). Elle rattaclie à la justice
métropolitaine , pour les appels , les tribunaux des
colonies. Enfin, elle donne, le 14 juin 1791, sous
forme d'instruction, le plan de constitution des colo-
nies, depuis longtemps promis et consciencieusement
élaboré (3).
Abordant les deux grandes questions qui dominent
à ce moment le problème colonial, la liberté du com-
merce et l'affranchissement des noirs, elles les étudie
en de nombreuses séances et dans des discussions fort
élevées.
Dès le 29 août 1789, le marquis de Sillery demande,
au nom des colonies, l'abolition des lois prohibitives
sur les farines, et le 31 août, le marquis de Montlausier
sollicite pour elles la liberté de s'approvisionner, au
moins pendant six mois, à l'étranger. La résistance des
(1) Séances des 7 mars et 9 avril 1791.
(2) Rapport de Rarnave, séance du 11 octobre 1790.
(3) Rapport de Fermont. — Il fut adopté après une simple lecture.
LE DECLIN. 341
négociants (1) et les accusations incidentes portées
contre le ministre La Luzerne (2) empêchèrent de
conclure théoriquement. Mais le libre approvisionne-
ment exista, de fait, durant toute la Révolution. Le
3 avril 1790, l'Assemblée décrète la liberté du com-
merce des Indes. Du 28 juin au 28 juillet 1790, elle
discute la question de savoir si les retours de l'Inde
seront assignés à un seul port. Malgré Mirabeau, qui
essaye de démontrer que « spécifier un port, c'est dé-
truire la liberté (3) » , et grâce aux efforts des indus-
triels qui, tous, sauf un seul (4), réclament protection,
les ports de Lorient et de Toulon sont imposés comme
ports d'attache de la navigation de l'Orient. C'était
peut-être une gêne pour le commerce, mais ce n'était
pas un privilège : on eut soin de le spécifier. Les den-
rées des Indes furent, d'ailleurs, soumises à un tarif
modéré, bien que protecteur (5). Quant au commerce
avec les colonies d'Amérique, on le distingua de celui
des Indes, « parce qu'il consiste en matières premières
que ne produit pas notre sol et ne peut être qu'un auxi-
liaire de l'industrie nationale (6) » . On exempta de tous
droits de sortie les produits indigènes à destination des
(1) Guinebaud, de Nantes, et Huard, de Saint-Malo.
(2) Par de Gouy d'Arcy et la députation de Saint-Domingue.
(3) Séance du 28 juin 1790.
(4) Séance du 26 juillet 1790 : rapport de Meynier. — Discours de
Decretot, André, Begouen, Roussillon, etc. Dupré, de Garcassonne, fut
le seul des négociants-députés à soutenir la thèse de la liberté complète.
(5) Séance du 25 janvier 1791.
(6) Discours de Roussillon, séance du 15 juillet 1790.
342 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
comptoirs des Indes et des colonies d'Amérique. Les
principales denrées coloniales, sucres, même raffinés,
cacao, café, indigo, furent affranchies des droits d: en-
trée . Les autres bénéficièrent d'une atténuation de taxes ,
mais surtout de la sage et libérale législation douanière
présentée dans la séance du 28 juillet 1791. Gomme le
remarque le rapporteur Goudard, l'Assemblée a sur-
tout voulu délivrer le commerce et l'industrie « des
gênes sous le poids desquelles le génie fiscal les avait
tenus longtemps courbés a . Elle a substitué au pacte
colonial, si oppresseur, ce principe libéral et fécond :
« Le commerce des colonies est un commerce entre
frères, un commerce de la nation avec une partie de la
nation, a
Quant aux noirs, la Constituante ne voulut pas abor-
der la question de l'esclavage, qui pourtant était posée
devant l'opinion. Elle n'en fut pas non plus saisie offi-
ciellement par ceux de ses membres, tels que Grégoire,
Pétion, Robespierre, qui étaient affiliés à la Société des
amis des noirs. Tout au plus trouve-t-on, dans les
débats, deux ou trois allusions plus ou moins directes ;
encore se garde-t-on d'y insister (1). La question se
réduisit donc, pour ainsi dire, d'elle-même, « aux gens
de couleur libres et propriétaires » . Mirabeau fut le pre-
mier à l'agiter. C'était au cours de la discussion sur le
(1) L'incident le plus vif à ce sujet se produisit dans la séance du
11 mai 1791. Robespierre força Moreau de Saint-Merry à retirer le mot
« esclaves » , dont il s'était servi en parlant des noirs : mais il se con-
tenta de déplorer que l'on ne pût aborder le problème.
LE DECLIN. 343
nombre qu'il convenait de fixer des députés provisoires
de Saint-Domingue, le 3 juillet 1789. « On ne sait,
s'écria-t-il, si leur élection est légale. Les noirs libres,
propriétaires et contribuables, n'ont pas été électeurs.
Si les colons veulent que les nègres et gens de couleur
soient hommes, qu'ils affranchissent les premiers, que
tous soient électeurs, que tous puissent être élus! »
Cet appel ne tarda pas à être entendu. Le 18 octobre,
« les citoyens libres et propriétaires de couleur des îles
et colonies françaises » , résidant à Paris, firent une
adresse demandant à être représentés, comme les
blancs, à l'Assemblée nationale. Ils offraient de payer
la fameuse contribution du quart du revenu, que Mira-
beau venait de faire résoudre (1). Le 19 janvier 1790,
Grégoire plaida leur cause en un long Mémoire déposé
sur le bureau de l'Assemblée et en même temps pu-
blié (2). Mais, d'autre part, on prit, le 8 mars 1790,
l'engagement ferme, vis-à-vis des colons blancs, de ne
rien décider « sur l'état des personnes » sans lavis
préalable des assemblées coloniales. C'est entre ces
deux alternatives qu'oscilla la mémorable discussion
des 7-15 mai 179] où fut abordé de front le redou-
table problème. Plus de cinquante représentants prirent
successivement la parole. Mais, malgré la surexcita-
tion des esprits, on entendit toujours le langage le
plus élevé et le plus sensé tout ensemble. On s'en tint,
(1) Cela faisait, suivant eux, une somme de 6 millions.
(2) Brochure de cinquante-deux pages.
344 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
en fin de compte, à une mesure de transition, proposée
par Rewbell. Les droits de citoyens actifs furent recon-
nus « aux noirs libres, fils de père et mère libres » .
Telles sont les principales résolutions de la Consti-
tuante au sujet des colonies. La participation des colons
au vote de la loi nationale et leur autonomie pour les
lois locales, l'autorité des nouvelles assemblées colo-
niales librement élues à côté des agents nommés par la
métropole, l'admission au titre de citoyen d'une par-
tie des noirs libres, et enfin l'affranchissement commer-
cial : tout cela constitue un système bien différent de
celui de Colbert, et, on peut le dire, bien supérieur.
C'est l'assimilation politique et économique des colo-
nies, combinée avec l'autonomie administrative.
La Législative et la Convention montrèrent la même
sollicitude, mais non la même modération, que leur
devancière. Adoptant ses vues, elles ne firent qu'ac-
centuer ses tendances. La Législative, le 24 mars 1792,
sur la proposition de Gensonné, étendit à tous les noirs
libres, sans distinction d'origine, l'égalité des droits
civils et politiques. La Convention osa aborder la ques-
tion de l'esclavage. Le 27 juillet 1793, sur la motion
de Grégoire, elle interdit la traite. Le 4 février 1794,
sur la proposition de Levasseur, de la Sarthe, elle
abolit l'esclavage dans toutes les possessions françaises.
Cette mesure, qui avait paru jusqu'alors si redoutable,
fut votée par acclamation : l'Assemblée, disait-on, ne
devait pas se déshonorer en discutant le principe même
LE DECLIN. 345
de la dignité humaine. Plus tard, la Constitution de
l'an III consacra ces décisions. « Tout homme, dit la
Déclaration des droits (art. 15), peut engager son
temps et ses services ; mais il ne peut se vendre, ni être
vendu; sa personne n'est pas une propriété aliénable. »
Elle consacra aussi le principe d'assimilation politique
des colonies, que la Convention avait reçu de la Con-
stituante : « Les colonies, dit-elle (t. Ier, art. 6 et 7), sont
parties intégrantes de la République et sont soumises
aux mêmes lois constitutionnelles. Elles sont divisées
en départements (1). »
La Convention compléta l'assimilation, au point de
vue économique, en abolissant les douanes entre la
métropole et les colonies. L'acte de navigation dont
il a été question plus haut et qui fut décrété le 21 sep-
tembre 1793, en exigeant que tout le commerce colo-
nial se fit par pavillon français (art. 5 du premier décret
et 4 du deuxième décret) , n'entendait pas rétablir
l'ancien exclusif. C'était une mesure de représailles
dirigée contre l'Angleterre (2), mais qui réserve expres-
sément (art. 1) les traités de navigation et de com-
(1) 1° Saint-Domingue (qui sera divisée en quatre ou six départe-
ments) ; 2° la Guadeloupe, Marie-Galande, la Désirade, les Saintes et
la partie française de Saint-Martin ; 3° la Martinique ; 4° la Guyane
française etCayenne; 5° Sainte-Lucie et Tabago; 6° l'île de France,
les Seychelles, Rodrigue et les établissements de Madagascar; 7° l'île
de la Réunion; 8° les Indes orientales, Pondichéry, Ghandernagor,
Mahé, Karikal et autres établissements.
(2) « Que l'Angleterre soit ruinée, soit anéantie! Ce doit être le der-
nier article de chaque décret révolutionnaire de la Convention natio-
nale de France. » (Rapport de Barrère.)
346 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
merce conclus avec les puissances alliées. L'ancien
exclusif favorisait le commerce métropolitain au détri-
ment des colonies; l'acte de navigation associe les
colonies et la métropole dans la défense de leurs inté-
rêts communs.
Le Directoire ne changea rien à la législation ainsi
établie. Il aggrava seulement les rigueurs douanières
contre les denrées réputées anglaises, et il fit de la pro-
tection à outrance en déclarant telles la plupart des
marchandises amenées sous pavillon étranger. Peut-
être n'eut-il pas les mêmes sympathies coloniales que
les gouvernements précédents. On prête au ministre
Delacroix ce propos : «J'aimerais mieux pour la France
quatre villages de plus sur les frontières de la Répu-
blique que l'île la plus riche des Antilles, et je serais
même fâché de voir Pondichéry et Ghandernagor appar-
tenir encore à la France (1). » On ne peut prendre
pour des manifestations coloniales les déportations
fructidoriennes en Guyane ou l'expédition d'Egypte :
on sait de reste que ce furent des contre-coups de la
politique intérieure. Mais s'il n'a pas servi la cause
coloniale, le Directoire ne l'a pas desservie non plus.
Il n'a surtout rien changé au système inauguré ; il l'a
au contraire fait appliquer avec vigueur dans les colo-
nies qui nous restaient encore. La question coloniale
(1) On peut opposer à ce propos l'œuvre si remarquable que Talley-
rand, lui-même ministre, lut à l'Institut, le 25 messidor an V, sous le
titre : Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles dans les
circo7istances présentes.
LE DECLIN. . 347
est donc, en 1800, au point où l'avait laissée la Con-
vention en 1795.
II
CONSULAT ET EMPIRE.
Alors domine l'influence de l'homme qui, selon
nous, porte presque seul la responsabilité de notre
ruine et de nos antipathies coloniales.
Il a fait illusion d'abord, et ses premiers actes ont
pu faire dire : « Qu'une de ses grandes ambitions, et
l'une des plus constantes, ce fut de relever la puissance
maritime de la France (1). » L'expédition d'Egypte,
avec son grand appareil militaire et scientifique, ses
premiers succès, ses perspectives de revanche dans
l'Inde et d'influence dans le Levant, semblait, en effet,
désigner Bonaparte pour le soldat de la colonisation.
Les négociations qui nous valurent la Louisiane, la
délimitation de la Guyane, les îles Ioniennes et la resti-
tution de toutes les colonies occupées, qui même agi-
tèrent l'échange de la Floride contre Parme et Plai-
sance, ont été menées par lui (2) avec une vive intuition
(1) M. Rambaud : La France coloniale. Introduction, p. xxxu.
(2) Et plutôt par Talleyrand, qui « avait atteint cette conception
pratique et toute contemporaine d'une politique extérieure soucieuse
de seconder, par la paix européenne, l'effort commercial, industriel et
348 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des droits de la France, de ses intérêts coloniaux, de
son besoin d'expansion. Jusqu'en 1802, la marine reçut
une dotation importante et fut accrue ; Anvers rede-
vint entre nos mains le grand port qu'il avait été au
seizième siècle.
Mais cette bonne volonté de l'homme de brumaire
disparaît à mesure que grandit son pouvoir personnel.
Elle n'était qu'un reste d'influence révolutionnaire,
dont le dictateur eut hâte de se dégager. On peut bien
le dire, en effet, après les travaux de Lanfrey et de
M. Taine. Des natures comme celle de Bonaparte,
égoïstes et dominatrices, ne savent pas se plier aux
goûts et aux intérêts d'autrui, mais imposent les leurs.
A mesure que, consul et empereur, il maîtrise les
hommes et les choses, il est maîtrisé par ses propres
instincts. Officier d'infanterie par éducation et par apti-
tude, il n'aime que l'armée et la stratégie de terre. Il
a peut-être voulu, un moment, relever la marine, parce
qu'il avait à se faire accepter et qu'il se savait respon-
sable du désastre d'Aboukir. Mais, après le camp de
Boulogne et après Trafalgar, il prétendit « qu'il n'y
aurait jamais rien à tirer de la marine » , et il la né-
gligea définitivement.
Avec la marine, il négligea les colonies : l'un ne va
pas sans l'autre. Le géographe Malte-Brun lui suggéra,
en 1809, l'idée d'une occupation de Formose, et il en
colonial de la nation » . (Cf. Pallain : Le ministère de Tallcyrand sous
le Directoire [1889].)
LE DECLIN. 349
développa les motifs en un Mémoire très étudié qu'on
a fait connaître récemment (1). Le Mémoire resta
luxueusement relié sur les rayons de la Bibliothèque
impériale. Le général Decaen, gouverneur de l'ile de
France, demanda avec insistance, par lettres et par
envoyés spéciaux, quelques milliers d'hommes pour
faire une descente sur les côtes de l'Hindoustan, où
l'appelaient les Mahrattes. On ne l'écouta pas. La seule
réponse qu'il obtint de l'Empereur montre précisé-
ment cet état d'esprit que nous venons de signaler : le
dédain de la marine, le goût pour les opérations sur
terre les plus invraisemblables, cet égoïsme qui ramène
ou veut ramener tout à soi. Decaen affirmait que l'expé-
dition était possible par mer avec dix mille hommes.
Napoléon, sans autre information qu'une conversation
décousue, soutient que l'aventure exige au moins vingt
mille hommes; car, dit-il, « je suis très bien avec la
Perse et Gonstantinople ; ainsi, je puis faire passer un
corps d'armée, que je joindrai à leurs troupes, pour
aller dans l'Inde par terre (2) » . Donc, l'expédition se
fera par terre sous la conduite du maître, ou elle ne se
fera point. Quant au profit, vraiment grand, qu'elle
assurait, qu'importe? S'informant de l'état de l'île de
France, absolument livrée à elle-même, et apprenant
que les Anglais ne l'ont pas attaquée, il s'en étonne et
(1) Cf. Revue de ge'ographie, janvier 1886.
(2) La toute récente étude de M. Vandal {Napoléon et Alexandre,
Pion, 1891) éclaire ce « roman » , comme l'appelle Talleyrand, mais
ne contredit pas nos assertions; elle les fortifie plutôt.
350 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
déclare, avec une admirable insouciance, que c'est
une grande « ânerie » de leur part. Les ministres
savent, d'ailleurs, parfaitement à quoi s'en tenir sur les
sentiments de leur empereur. Le ministre de la marine,
Decrès, chargé des colonies, écrit à Decaen, le 16 jan-
vier 1805 : « Je ne dois pas vous dissimuler que, dans
la conjoncture actuelle, la prévoyance des fonction-
naires placés à la tête de nos colonies doit calculer
toutes les chances, supposer la possibilité que la métro-
pole applique à l'accomplissement des grands desseins
de son auguste chef des fonds dont il serait indispen-
sable de priver temporairement ses possessions d'outre-
mer, et que ces fonctionnaires doivent en conséquence
fixer toutes leurs méditations sur les moyens de se
créer des ressources qui leur permettent de se passer,
aussi longtemps qu'il se pourrait, de l'assistance de la
mère patrie. » N'est-ce pas, sans déguisement, la poli-
tique de l'abandon, le sacrifice délibéré de l'intérêt
colonial à l'ambition continentale?
Si encore Napoléon n'était coupable envers les colo-
nies que de cet abandon! Mais il reste deux griefs, plus
graves encore, à élever contre lui : le premier, d'avoir
perdu, par sa faute, notre empire colonial; le second,
de nous avoir fait perdre le goût de la colonisation.
On va répétant que Napoléon est une incarnation de
la Révolution, le propagateur en Europe des idées
révolutionnaires. Cette affirmation nous a toujours
semblé de la dernière fantaisie. En Europe, Napoléon
LE DECLIN. 351
a promené le militarisme et le Gode Napoléon, qui ne
sont pas, que nous sachions, des fruits révolution-
naires (l). En France, il a mené une réaction violente
contre l'œuvre et l'esprit de la Révolution. Il a fait
reculer la France si loin en arrière qu'aujourd'hui
même, où nous subissons encore son régime adminis-
tratif, on ne fait que de renouer le fil de 89. Aux colo-
nies, ce fut pis encore : rien ne fut respecté des inno-
vations récentes.
La Constitution de l'an VIII fait d'abord table rase,
en établissant que « le régime des colonies sera déter-
miné par des lois spéciales » (art. 91). C'était repousser
le principe de l'assimilation, qui était la caractéris-
tique du système colonial des assemblées révolution-
naires. Bientôt, un arrêté consulaire du 19 avril 1801
détermine l'administration de la Guadeloupe. C'étaient,
sous de nouveaux noms, les offices de l'ancien régime :
un capitaine général, commandant des forces, comme
les anciens gouverneurs ou lieutenants généraux; un
préfet, remplaçant l'intendant, avec des pouvoirs plu-
tôt accrus ; un commissaire de justice, qui est l'ancien
procureur du Roi près des cours souveraines, mais
avec des attributions policières qui sont le propre du
régime napoléonien. L'arrêté du 16 juin 1802 achève
cette prétendue réorganisation. Il décide que, pour
(1) Le Gode civil consacre bien quelques-uns des principes de la
Révolution. Mais il ne serait pas fort difficile de démontrer qu'il y con-
tredit souvent, et certaines adjonctions, faites sous l'Empire, comme
le majorât, sont en flagrante opposition.
352 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
l'état des personnes, pour la propriété, pour la com-
pétence des assemblées coloniales, etc., les colonies
seront régies par les lois en vigueur avant la Révolu-
tion! Ainsi étaient rétablis, d'un trait de plume, le
pacte colonial dans toute sa rigueur et l'esclavage avec
ses hontes. Pour le commerce, ce fut un retour
violent au régime prohibitif, non plus par mesure
transitoire et par représailles contre les Anglais, mais
par système et contre les denrées coloniales elles-
mêmes (1).
Qu'arriva-t-il? Nous perdîmes Saint-Domingue, que
les noirs avaient jusqu'alors défendue contre les An-
glais, appelés par les blancs, et qu'ils affranchirent
pour se défendre contre le décret du 16 juin. D'autre
part, les nécessités, ou simplement les caprices de la
politique contiuentale, firent perdre toutes les colonies
laissées sans défense. La Louisiane est vendue en 1803
à l'Amérique pour la somme dérisoire de 80 millions.
Les traités de Paris consacrent l'abandon de Sainte-
Lucie , Tabago , île de France , Seychelles , îles Ioniennes .
Grâce à l'Empire, l'Angleterre achève, en 1815, son
œuvre de spoliation, et la France devient la dernière
des puissances coloniales. Elle ne mérite même plus
ce nom pour un domaine de cent cinquante mille kilo-
mètres carrés !
(1) Tissus de fil et coton prohibés ; droits de 400 à 800 francs les cent
kilos sur le coton brut; taxe de 100 francs les cent kilos sur les
sucres, de 150 francs sur le poivre et le café, 200 francs sur le cacao, etc.
LE DECLIN. 353
C'est alors vraiment que commence cette déses-
pérance, ou, si l'on veut, cette désillusion en matière
de conquêtes maritimes, que l'on place à tort après le
traité de Paris de 1763. Alors s'ancra dans les esprits
cette idée de Montesquieu que les colonies sont des
possessions destinées à être perdues, et par suite
sont une cause d'affaiblissement pour la métropole.
Alors aussi s'implanta un sentiment qu'on avait vu
poindre à d'autres époques, qu'avaient représenté entre
autres Montluc et Louvois, mais qui après l'Empire est
devenu quasi universel en France. Par sa situation, la
France peut, à sa volonté, être une grande puissance
continentale ou une grande puissance maritime. Ses
aptitudes sont presque égales pour l'un et pour l'autre
rôle. Ses goûts ont toujours été assez indécis, et la
nation peut être entraînée aisément dans un sens ou
dans l'autre par ses hommes d'État. Golbert et Louvois
ont représenté chacune des deux tendances; Richelieu
les a servies l'une par l'autre. Le plus sage est sans
doute « de pousser à entreprendre sur mer » , où se
rencontrent les grands profits, en se tenant sur la
défensive du côté de l'Europe, où les déboires abon-
dent. Gela était sage surtout en 1802, quand la France
avait atteint et fait reconnaître ses frontières naturelles.
Or, c'est tout le contraire que fit Napoléon, comme
on sait. Il soumit, pendant quinze ans, les Français
au régime des guerres continentales; il les grisa de
gloire et de conquêtes ; il leur donna l'ambition d'être le
23
354 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
premier peuple et les meilleurs guerriers de l'Europe ;
il fit prédominer en eux, s'il ne le créa, cet orgueil dont
il était lui-même possédé, de jouer le premier rôle dans
la partie la plus civilisée du globe. Il n'est pas de dis-
position d'esprit plus anticoloniale que celle-là; le
labeur obscur dans une contrée sauvage ne convient
pas à qui veut briller sur une grande scène. Mais ce
n'est pas tout. Quand les Français auraient gardé
l'esprit colonisateur, Napoléon les laissait hors d'état
d'y satisfaire. Ses violences contre les nationalités, son
mépris du droit privé et public, ont soulevé tant de
haines et de colères que la France, aujourd'hui encore,
représentée comme l'ennemie de tous, est obligée de
faire face à tous sur ses frontières terrestres. « Un
coup de canon tiré sur les bords du Saint-Laurent suffit
pour mettre le feu aux poudres dans toute l'étendue
du globe » , disait Voltaire vers 1760 : c'est qu'alors la
lutte coloniale était instante. Aujourd'hui, un coup de
canon tiré sur le Danube, le Pô ou l'Elbe éteint toutes
les pièces mises en batterie dans toutes les parties
colonisées du globe; car la crise européenne est à l'état
aigu. La France, au moins, responsable des boulever-
sements napoléoniens, est paralysée hors d'Europe pat
le moindre mouvement européen. Napoléon l'a rivée
au continent avec des chaînes de fer.
Tel est le résultat, assez triste, de cette période
tourmentée qui termine la troisième époque de notre
histoire coloniale. Commencée avec le désir de garder
LE DÉCLIN. 355
et d'accroître un empire colonial dont on sent le prix,
elle se distingue d'abord par des réformes fondamen-
tales de nature à faire aimer les colonies, où l'on saura
trouver la liberté et une juste autonomie; puis, brus-
quement, elle est marquée par un abandon sans exemple
de l'intérêt colonial et par la restauration brutale de
toutes les iniquités sociales et politiques qui avaient
le plus nui jusqu'alors et nuiront encore à l'émigration.
L'aventurier de brumaire est l'auteur responsable de
cette transformation; notre répulsion actuelle contre
l'action aux colonies est une de ses plus mauvaises
œuvres.
23.
CHAPITRE II
L'OPINION.
L'intérêt et la discussion.
La nation, si troublée par la tourmente révolution-
naire et par l'agitation napoléonienne, a-t-elle pu garder
un peu de son attention pour les colonies?
La réponse n'est pas douteuse. A aucune époque, la
publicité coloniale n'a été aussi active et n'a suivi
d'aussi près les événements. Durant ces vingt-cinq
années d'émotions politiques et guerrières, il n'a pas
été publié moins de 650 livres ou brochures sur les colo-
nies. Gela fait une moyenne de 26 par an : aux époques
précédentes, cette moyenne n'avait été que de 7 , 6 et 4.
Il faut, en outre, remarquer que, de ces 650 publi-
cations, plus des cinq sixièmes appartiennent à la Révo-
lution. Le Consulat et l'Empire en comptent 90 environ.
La moyenne ressort donc à 56 de 1789 à 1800, et seu-
lement à 6 de 1800 à 1815. Même, les quatre années
du Consulat présentent une proportion sensiblement
plus forte que les 1 1 de l'Empire. Il a paru, en effet,
de 1800 à 1804, 36 livres sur les colonies, soit 9 par
an; de 1804 à 1815, les 54 publications restantes ne
LE DECLIN. 357
donnent qu'une proportion de 5 à peu près par an.
Faisant le même dénombrement pour chacune des
périodes révolutionnaires, on trouve : de 1789 à 1792,
en comptant les quatre années pleines, un total de
320 et la moyenne énorme de 80 par an; pour les sept
autres années, une moyenne de 48. Toutefois, la Con-
vention est mieux partagée que le Directoire : les trois
quarts des 334 publications restantes lui appartiennent.
Enfin, le relevé par années donne ce résultat :
1789, 53 ouvrages; 1790, 108; 1791, 97; les années
suivantes, jusqu'en 1795, environ 80; les années de
1795 à 1800, de 30 à 60.
Ces chiffres suggèrent de très clairs enseignements.
Tout d'abord, la cause coloniale a été plaidée devant
le public avec autant d'ardeur que les questions con-
stitutionnelles elles-mêmes. Il s'en faut que, comme au
seizième siècle, les préoccupations du dedans ou du
dehors'détournent les esprits des choses d'outre-mer.
On a compris l'importance des colonies, et l'idée colo-
niale est descendue des hauteurs du trône aux salles
des clubs.
De plus, cette publicité sans exemple ne suit pas
seulement l'action ; elle s'y attache, elle la prépare ou la
commente. C'est pour cela que la proportion annuelle
va toujours diminuant depuis 1790. Les plus graves
mesures ont été attendues au début de la Révolution ;
plus tard les positions étaient prises et la discussion
inutile.
358 LA QUESTION COLONIALE EH FRANCE.
Presque toutes ces œuvres de polémique se groupent
autour de quatre grandes questions : l'utilité des colo-
nies, la liberté commerciale, l'abolition de l'esclavage,
le régime colonial ou la guerre aux colonies.
On ne peut faire facilement la répartition entre
elles. Elles sont trop voisines, trop dépendantes les
unes des autres, pour n'avoir pas été abordées à la fois
dans la plupart des ouvrages. Toutefois, il en est une
qui l'emporte visiblement sur toutes, c'est la question
de l'esclavage. Elle le doit à son intérêt humain et phi-
losophique, et aussi à son caractère compréhensif : le
sort présent et futur des colonies, leurs droits vis-à-vis
de la métropole, leur prospérité agricole et commer-
ciale, au dire d'une foule de polémistes, sont attachés
à la solution de cette question. Plus de 250 livres ou
opuscules y sont spécialement consacrés, et il n'en est
pas un qui n'en traite au moins incidemment. Saint-
Domingue, où la question est surtout instante, est
l'objet de 330 publications jusqu'en 1800 seulement;
14 ouvrages, de 1800 à 1815, recherchent les moyens^
de recouvrer cette « perle des Antilles » , que l'acte
brutal de 1802 nous a fait perdre.
C'est encore la question de l'esclavage qui a le plus
grand retentissement dans les œuvres de pure littéra-
ture. Le théâtre l'a agitée plus d'une fois. Dès 1 789, un
auteur anonyme, une femme peut-être (1), essaye de la
(1) Moniteur du 25 décembre 1789. — La pièce fut donnée au théâtre
de la Nation.
LE DECLIN. 359
porter devant le public dans un drame en trois actes
et en prose intitulé : L'esclavage des nègres, ou Vheu-
reux naufrage. La pièce était fort médiocre et tomba
à plat. Mais c'est moins sa faiblesse littéraire que
l'audace de son sujet et de ses conclusions (1), qui
causa son malheur. La représentation fut, en effet,
très tumultueuse : comme le dit le Moniteur, « on
aurait cru que la grande cause de l'esclavage et de la
liberté des nègres allait se traiter devant les partis que
leurs divers intérêts devaient engager à la combattre
ou à la défendre » . Cet insucès ne découragea pas,
pourtant, les auteurs dramatiques. L' Ambigu-Comique
représentait, un mois après (janvier 1790), et donnait
plusieurs fois, une pièce en un acte avec divertisse-
ment sous le titre : Le nègre comme il y a peu de blancs.
Les comédiens du Beaujolais, en juillet 1790, faisaient
applaudir La belle esclave. Le théâtre de Monsieur, le
12 décembre 1791, mettait en scène un opéra d'inspi-
ration optimiste qui s'appelait : Bon maître, ou les
esclaves par amour . Sous l'Empire même, quand la ques-
tion semblait enterrée, M. de Gornillon mit la poésie
lyrique à son service dans des Odes, suivies d'une lettre
sur l'esclavage ( 1 806) ; M . de Pinière l'avait aussi traitée
sous la forme romanesque dans Les colons, parus en
1804.
Quant aux auteurs de tous les écrits polémiques, ce
(1) Des nègres fugitifs, condamnés à mort pour ce fait, sont sauvés à
la prière de quelques blancs qu'ils avaient secourus dans un naufrage.
3C0 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
sont des députés ou journalistes, représentant générale-
ment les principes philosophiques, des colons, députés
ou délégués, des négociants, parlant au nom des inté-
rêts coloniaux et commerciaux, des marins ou admi-
nistrateurs des colonies, racontant ce qu'ils ont vu ou
fait.
Parmi les premiers, Brissot et Grégoire ont été les
plus féconds. Nous avons mentionné le Mémoire de
Grégoire du 19 janvier 1790; au mois d'octobre sui-
vant, il publie une Lettre aux philanthropes sur les mal-
heurs des noirs; en juin 1791, une Lettre aux noirs
libres de Saint-Domingue et autres (les françaises; long-
temps après, en 1810, 1822 et 1826, il reprend ce
sujet qu'il a fait sien, dans La littérature des nègres,
dans un Projet d'établir des peines infamantes contre
les négriers, dans une dissertation sur « le préjugé
des blancs contre les noirs et sang-mêlés » . On ne peut
que rendre justice aux sentiments élevés qui l'ont
inspiré, et cette charitable ardeur, d'ailleurs fort criti-
quée, ne nous semble pas un des moindres titres de
gloire du pieux évêque constitutionnel de Blois. Il a,
du reste, trouvé de nombreux émules dans le clergé et
au dehors, l'abbé Sibire, l'abbé Gournand, Talleyrand
lui-même, La Rochefoucauld-Liancourt, Dupont de
Nemours, etc. (1). En 1814, Sismondi a prêté le
(1) L'abbé Sibire : JJ aristocratie négrière, 1789. — L'abbé Cour-
nand : Adresse à l'Assemblée nationale, 1790. — De Talleyrand : Mé-
moire à l'Académie des sciences, 1797.
LE DÉCLIN. 361
concours de sa science à cette cause dans ses deux
opuscules si bien accueillis sur la traite (1). Quant à
Brissot, il a fait de son journal le Patriote le porte -
parole et le défenseur de la Société des amis des noirs,
fort décriée, calomniée souvent, mais toujours active
et de plus en plus influente. Il a soutenu contre Gouy
d'Arcy, Moreau de Saint-Merry, Barnave, Malouet,
une très vive polémique. Il a mérité d'être le point de
mire des attaques de tous les défenseurs de l'escla-
vage.
Gouy d'Arcy et Moreau de Saint-Merry ont été, avec
Dillon, les plus ardents avocats des colons, tant à la
Chambre que dans la presse. Gouy d'Arcy, principale-
ment, a tant écrit de lettres à Brissot, au marquis de
Villette, à ses commettants, etc., qu'il en a fait un re-
cueil en huit volumes, offert à l'Assemblée nationale et
déposé dans ses archives (2) . Moreau de Saint-Merry,
sous une forme plus didactique, a présenté des Con-
sidérations aux vrais amis du repos et du bonheur de la
France, à l'occasion des nouveaux mouvements de quel-
ques soi-disant amis des noirs (1er mars 1791), ou sur
Les esclaves des colonies et les gens de couleur libres
(12 mai 1791). Il a publié plus tard (1797), en Amé-
rique, une Description physique, civile, politique et his-
torique de la partie française de Saint-Domingue . Dillon
(1) Le premier, De V intérêt de la France a regard de la traite, a été
imprimé en même temps à Genève, Londres et Paris.
(2) Lettres à ses commettants, 15-31 mai 1791.
362 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
s'est aussi adressé « aux vrais amis de la patrie » au
sujet des troubles dans les colonies, et il a dû répondre
à de nombreuses attaques personnelles. Après ceux-là
et sous les autres assemblées, d'autres députés colons
ont soutenu la même lutte : Dumorier, pendant la
Législative, Lacour et Leborgne, durant la Conven-
tion, Lion et Dupuch, sous le Directoire. Ils ont été
soutenus par Malouet, Glermont-Tonnerre , Barnave,
« qui étaient colons ou dignes de l'être » , suivant un
mot de Gouy d'Arcy.
Mais il se trouva d'autres représentants directs ou
indirects des colonies pour plaider avec une égale
ardeur la cause des noirs et des sang-mêlé. En pre-
mière ligne, il faut citer le mulâtre Raymond, dont la
comparution à la barre de l'Assemblée et le discours
ferme et modéré a eu la plus grande influence sur le
vote du 15 mai 1791. Il n'a cessé de défendre l'intérêt
de ses frères avec une remarquable énergie et un vrai
talent. Dès 1789, il adresse à l'Assemblée des Obser-
vations sur les droits des noirs; il se charge de répondre
aux Considérations de Moreau de Saint- Merry ; il fait
part de ses espérances, en mai 1793, « à ses frères les
hommes de couleur » . Avec lui, un colon blanc, mais
marié à une sang-mêlé, Monneron, député de Pondi-
chéry et de l'île de France, a contribué au résultat final,
en se séparant avec éclat, en cette circonstance, des
autres députés des colonies, et en prouvant, dans les
Défenses qu'il dut publier de sa conduite, que ses man-
LE DÉCLIN. 363
dants professaient les mêmes sentiments (1). Belley et
Littey, députés noirs de la Martinique, ont continué
la polémique au temps de la Convention , quand ils
avaient cause gagnée, mais quand déjà se discutaient
les responsabilités.
Il n'était pas très sûr de soutenir la thèse des colons.
Le peuple était pour les noirs. Pour avoir résisté au
décret du 15 mai, Maury faillit être mis à la lanterne,
Barnave perdit sa popularité, et Gouy d'Arcy, s'il faut
l'en croire, fut tout près d'être victime des colères
populaires (2).
Les négociants ont pris part, naturellement, à une
querelle où ils avaient un intérêt direct. On trouve un
grand nombre de Lettres de négociants aux diffé-
rents journaux, Journal de Paris, Journal des colonies,
le Patriote, le Moniteur, etc., ou bien des Adresses des
députés extraordinaires du commerce, des chambres
de commerce, des groupes de négociants; on trouve
même des polémiques acerbes engagées d'une ville
(1) Réponse à Moreau de Saint-Merry, 21 septembre 1791.
(2) Voici comment il raconte la scène (Lettre à ses commettants, mai
1791) : « Hier, en plein jour, j'ai été accueilli dans la rue par une troupe
de brigands bien payés sans doute pour me faire une insulte gratuite.
Ils ont osé arrêter une calèche où j'étais avec ma femme, mes enfants
et deux dames créoles. J'ai opposé beaucoup de prudence et de fermeté
à leur attaque, et j'en ai été quitte pour des menaces de piller ma maison
et de me mettre à la lanterne. J'ai harangué, sans m'effrayer, ce peuple
égaré que je défends depuis deux ans et dont j'ai réclamé la juste recon-
naissance. Je lui ai dénoncé comme perturbateurs du repos public ceux
qui osaient le tromper sur le compte de ses véritables amis, et je me suis
tiré de leurs mains avec avantage. »
364 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
à l'autre. Ainsi, le maire et les officiers municipaux
de Bordeaux avaient publié, dans le Patriote, puis en
brochure (31 mai 1791), une adresse aux assemblées
coloniales, municipalités et comités des colonies fran-
çaises, pour faire acte d'adhésion au décret du 15 mai.
Le lendemain, l'imprimerie de la Feuille c/uyour lançait
une réponse commençant par ces mots : « Prenez-y
garde, citoyens! et vous surtout, négociants du Havre,
Nantes, la Rochelle, Marseille et Dunkerque. » En
septembre , les chambres de commerce de Rouen ,
Nantes, Marseille, protestaient publiquement contre le
décret. Dès le début, quelques villes avaient pris posi-
tion dans le débat; le plus grand nombre, il faut le
dire, avaient observé le silence qu'elles s'étaient imposé
dans les cahiers. Les colons ayant résolu, le 12 février
1791, « d'éveiller les villes de commerce sur l'immi-
nence du danger qui les menaçait » , avaient rédigé et
envoyé un projet d'adresse destiné à impressionner
l'Assemblée. Or, dit Gouy d'Arcy, « de quarante villes
maritimes ou de l'intérieur, mais toutes intéressées au
commerce des colonies, à qui j'expédiai cette circulaire
énergique, le plus grand nombre garda le silence ; Bor-
deaux et Lyon se refusèrent à entrer dans nos vues patrio-
tiques, mais Nantes, le Havre, Abbeville, Dunkerque,
Rouen, se distinguèrent par une adhésion complète ànos
principes (1) » . L'accord se fit plus tard, et une pétition
(1) Lettre citée.
LE DECLIN. 365
fut envoyée à la Législative, le 22 janvier 1792, par
les représentants du commerce et des colonies réunis :
elle protestait contre les discours de Brissot, qui con-
tinuait à la tribune la campagne commencée dans le
Patriote et préparait le décret du 24 mars.
Quant aux agents coloniaux, marins ou gouverneurs,
qui durent se défendre contre des accusations ou qui
rendirent compte de leurs actes, plusieurs détermi-
nèrent un certain mouvement de presse. Ce n'était plus,
en effet, auprès du Roi ou de l'Assemblée qu'on plai-
dait une cause : tout procès était porté au tribunal de
l'opinion; l'attaque et la défense étaient publiques.
C'est ainsi que La Luzerne, Barbé-Marbois, Du Ghilleau,
gouverneurs ou intendants des îles, l'Assemblée du
Gap, réputée rebelle, le colonel Mauduit, le capitaine
Santo-Domingo, impliqués dans les troubles de Saint-
Domingue, Lacrosse, Santhonax, commissaires civils,
chargés d'appliquer les décrets de la Convention ou du
Directoire, ont tenu à expliquer leur conduite dans des
Mémoires, quelquefois déposés sur le bureau de l'As-
semblée, mais toujours publiés. C'est à propos de la
grave question du libre approvisionnement des colonies
en denrées vivrières, et surtout en farines, qu'une vio-
lente polémique s'est élevée entre Gouy d'Arcy et les
députés de Saint-Domingue, soutenant Du Cbilleau,
d'une part, l'ancien gouverneur devenu ministre, La
Luzerne et l'ancien intendant, Barbé-Marbois, d'autre
part. Cette affaire a donné lieu à une vingtaine de publi-
366 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
cations en 1790-1791 : Mémoires accusateurs ou justi-
ficatifs des intéressés; adresses ou répliques des com-
merçants ou des colons. De même, les rigueurs exercées
par Santhonax et Polverel, qu'on appela « les égorgeurs
de Saint-Domingue » , ont provoqué de la part des
colons quatorze protestations ou accusations.
Ces ardeurs de polémique étaient bien de nature à
passionner les esprits pour les questions coloniales. Il
ne faudrait pas croire pourtant que la curiosité n'eût
en pâture que ces querelles. Bon nombre d'ouvrages
d'intérêt théorique vinrent solliciter l'attention du
public.
Il se trouve alors, comme aux âges précédents, des
faiseurs de projets et des rêveurs de colonisation. Le
Recueil des Mémoires généraux, auquel nous avons
tant emprunté pour le dix-huitième siècle, contient de
nombreuses propositions de la période révolutionnaire.
Par exemple, un sieur Duchesne, citoyen de Blois,
offre, le 12 fructidor an III, d'aller former dans les
montagnes de la Guyane française un établissement,
« pour occuper les militaires et leur procurer par leur
travail une aisance qui déchargerait l'État de la pen-
sion qu'il leur doit » ; un anonyme, en 1797, pro-
pose d'établir en Guyane une peuplade de blancs,
recrutée parmi les jeunes gens et jeunes filles nubiles de
Béarn (1). C'est principalement sur la Guyane que se
(1) Mémoires généraux, U XIX, nos 19, 21, 22, 23, 24, 26.
LE DECLIN. 367
portent les vues de ce genre. Elle n'avait pas, en effet,
souffert des attaques anglaises ou des désordres inté-
rieurs. Couturier de Saint-Clair, député des colons de
Guyane, le dit expressément dans ses Observations sur
l'état présent de la Guyane (1797) : « L'essai de la
liberté générale des noirs s'est fait dans la colonie de
Cayenne sans contrariété (1). »
C'est aussi sur la Guyane que les théories les plus
importantes ont été produites. Lescalier, dans deux
livres publiés en 1791 et 1798, a dit le résultat de ses
observations sur les moyens de mettre en valeur la
Guyane et sur la culture propre aux terres basses.
Malouet, en l'an X, a donné sa précieuse collection
de Mémoires et correspondances officielles sur l'admi-
nistration des colonies, et notamment sur la Guyane
française et hollandaise (2). En même temps Giraud,
d'après les notes de Vidal (3), écrit des Mémoires sur
les avantages politiques et commerciaux delà Guyane.
Mais d'autres colonies, pour différentes raisons, pro-
voquèrent des études aussi importantes. La Louisiane,
par exemple, au moment où elle fut vendue (1803), fut
l'objet d'une demi-douzaine de descriptions, disser-
tations, récits de voyage, dont quelques-uns, comme
le Voyage en Louisiane, de Baudry desLozières, eurent
plusieurs éditions. La curiosité, malgré tant de causes
(1) Mémoires généraux, t. XIX, n° 24.
(2) Paris, 5 vol. in-8°.
(3) D'après Barbier.
368 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
qui (levaient la distraire, se porta même, comme autre-
fois, à la suite des voyageurs, sur tous les points du
globe. Le Vaillant, Marchand, La Pérouse, d'Entrecas-
teaux, de Lesseps, Renouard de Sainte-Croix, par eux-
mêmes ou par les soins de Milet-Mureau (pour La
Pérouse) , de Rossel et Beautemps-Beaupré (pour d'En-
trecasteaux), de Fleurieu (pour Marchand), ont fait
connaître, dans les années les plus remplies d'événe-
ments intérieurs et extérieurs (1789-90-95-97-1801-
1810), l'intérieur de l'Afrique, les mers du Sud, le
Kamtchatka, la Nouvelle-Guinée, les Philippines. On
emprunte même les récits des étrangers, principale-
ment des Anglais, comme ceux d'Isaac Wild ou miss
Montaigu sur le Canada (1802, 1809), de Aubury sur
l'Amérique centrale du Nord (1793), de Barrow sur
la Cochinchine (1807), traduit par Malte*-Brun, etc.;
le fameux Voyage d'Alexandre Humboldt aux contrées
équinoxiales d'Amérique a paru en français à Paris,
dans la dramatique année 1814 (1). Les Académies
favorisèrent cette curiosité. L'Académie de Marseille
couronne, en 1792, Y Éloge de Cook, parLemontey; celle
de Toulouse, Y Éloge de La Pérouse, par Vinaty, en 1809.
La critique historique s'en empare : en 1801, Janssen
traduit de l'Allemand de Murre une étude sur le pre-
mier voyage de Pigafetta, et le célèbre Camus, en 1802,
compose des Mémoires sur les collections de voyages de
(1) Trois vol. gr. in-4°. — Réédité 1819, 1825, etc.
LE DECLIN. 369
de Bry et de Thévenot. La littérature enfin en prend sa
part : l'idylle de Paul et Virginie, transportée au
théâtre Italien, y a trente représentations en 1790; une
pantomime en quatre actes représentant la mort du
capitaine Gook tient l'affiche de l'Ambigu- Comique
pendant les quatre premières années de la Révolu-
tion; un sieur de Roure, en 1811, compose un poème
sur la conquête du Mexique; Chateaubriand, dans
Atala, René, les Natchez, décrit la luxuriante nature
des rives du Meschacébé ou Mississipi et semble expri-
mer un regret pour cette belle Louisiane, que nous
venions de perdre.
Voilà, ce semble, assez de preuves pour établir que,
suivant les proportions indiquées, les périodes si affai-
rées de la Révolution et de l'Empire ne le cèdent à
aucune autre dans l'étude et le goût des questions inté-
ressant les colonies.
CONCLUSION.
Quelle idée peut se dégager des faits que nous avons
relevés durant cette troisième époque de notre histoire
coloniale, qui va de 1715à 1815?
La curiosité manifestée par les publications, les apti-
tudes prouvées par l'énergique action des agents de
colonisation, l'exacte et large compréhension des pro-
fits coloniaux, attestée par les Mémoires, tout cela est
3i
370 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
manifeste. Mais tout cela, grâce à une disposition non
moins manifeste de notre caractère national, n'est uti-
lisable qu'autant que les gouvernements montrent une
égale bonne volonté, dégagent l'action coloniale de
l'action continentale, réforment un système mal conçu,
oppresseur, tracassier, propre à repousser toute immi-
gration et à enrayer tout progrès.
Or, les gouvernements de Louis XV et de Louis XVI,
et surtout des Assemblées révolutionnaires, que l'on a
l'habitude de rendre responsables de tous nos échecs,
sont précisément ceux qui, avec la bonne volonté des
autres, ont le mieux montré cet esprit de réforme, seul
capable de sauver l'œuvre coloniale de l'ancien régime.
Il ne leur a manqué que de se dégager dé*s complications
européennes, qu'ils ont fait naître ou qu'ils ont subies.
La Révolution est admirable en cela que, malgré des
luttes continentales vraiment épiques, elle n'a pas un
moment cessé de protéger, autant qu'elle l'a pu, nos
possessions coloniales, et de les réformer avec hardiesse
et sagesse. Nos colonies, en 1800, avaient tout ce qui
pouvait les rendre prospères et attirer des immigrants :
liberté administrative, liberté commerciale, liberté du
travail et des personnes. Si cette tradition eût été suivie,
notre histoire au dix-neuvième siècle eût été tout autre.
Mais le gouvernement impérial est venu tout changer.
Il n'a eu, à l'égard des colonies, ni bonne volonté, ni
souci de réformes. Il a, de parti pris, engagé à fond la
France dans les aventures continentales. Par suite, il a
LE DECLIN. 371
interrompu brusquement le goût manifesté pendant
trois siècles pour les entreprises d'outre-mer. Ce goût
n'a pu tenir contre l'échec définitif de l'œuvre, contre
la restauration d'errements condamnés par la discussion
et l'expérience, contre l'abandon avoué d'une action
qu'on ne croit plus, comme jadis, utile et glorieuse
entre toutes. M. Leroy-Beaulieu donne pour causes à
la faillite coloniale de l'ancien régime la routine admi-
nistrative et l'impatience aventureuse des colons : il y
faut joindre l'action et l'influence exercées sur notre
histoire et sur nos esprits par la politique de l'Empire.
24.
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
Nous n'entreprendrons pas, pour la période contem-
poraine, la même étude de détail que pour les précé-
dentes. Il y faudrait un volume, et ce travail est déjà
long. De plus, l'histoire a besoin, pour être vraie et
impartiale, d'une certaine perspective qui nous manque
encore. Nous nous contenterons donc de résumer à
grands traits les faits et les idées de ce siècle pour
appuyer notre conclusion générale.
Tout d'abord, constatons que la chaîne rompue en
1802 na été renouée qu'en 1870. En d'autres termes,
le régime colonial de l'ancien régime, restauré par
Bonaparte, n'a définitivement cédé la place au régime
innové par la Révolution qu'au moment où la France,
affranchie des gouvernements personnels, a repris le
programme de 89. Cette connexité des questions colo-
niale et politique en France est digne de remarque.
Elle montre que l'esprit de progrès est, non pas le
monopole d'un parti, mais la conséquence d'un prin-
CONCLUSIONS GENERALES. 373
cipe. Il faut avoir le respect de la personne humaine
et de ses droits pour admettre aussi bien l'autonomie
administrative des colonies, la liberté civile et politique
des colons, l'égalité commerciale de la colonie et de
la métropole, que l'autonomie, la liberté et l'égalité
de tous les citoyens d'un même État. On peut l'établir
en axiome : point de régime libéral aux colonies sans
institutions libres dans la métropole.
L'abolition de l'esclavage, préparée par l'exemple
de la Révolution, par l'interdiction de la traite en 1808
dans les possessions anglaises, par la décision du
congrès de Vienne, n'a été résolue qu'en 1833 en
Angleterre, sous un ministère whig, et que le 27 avril
1848 en France, sous un gouvernement républicain.
L'administration des colonies, ramenée au despo-
tisme centralisateur de l'ancien régime en 1802, n'en
est pas encore, cela est triste à dire, complètement
affranchie chez nous, à l'heure actuelle. Malgré
l'exemple des Assemblées révolutionnaires, qui ont
appliqué le principe de l'assimilation politique et éco-
nomique, combinée avec l'autonomie pour les affaires
locales, malgré celui de l'Angleterre qui, depuis 1842,
pratique le système de l'autonomie politique et admi-
nistrative, avec l'assimilation économique, tous nos
gouvernements ont maintenu dans les colonies un
régime d'exception, de centralisation à outrance, qui
les livre aux caprices d'un bureaucrate ou d'un auto-
crate, une tutelle commerciale qui, pour n'être plus le
374 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
pacte colonial, ne vaut pas toujours mieux. Le décret
du 3 mai 1854 (article 18) est toujours en vigueur : il
établit dans trois colonies privilégiées (Martinique,
Guadeloupe, Réunion) le régime de la loi, partout ail-
leurs le régime du simple décret. Droits politiques,
représentation, état civil, propriété, contrats et obli-
gations, jury, sont institués ou sauvegardés par une loi
dans trois îles, qui représentent la soixante-dix-hui-
tième partie de notre empire colonial direct en super-
ficie, et la cinquième en population : encore faut-iî
que la loi porte expressément application aux colonies.
Partout ailleurs, ces droits primordiaux sont soumis à
l'arbitraire du décret, avec ou sans avis du conseil
d'État. Partout, même dans les trois îles, les cultes, la
presse, les institutions de crédit, les pouvoirs adminis-
tratifs, les travaux publics, la police, etc., sont régis,
en droit, par la décision du gouvernement métropo-
litain ; en fait, par la volonté changeante d'un ministre
ou secrétaire d'État, d'un chef de bureau ou d'un agent
nommé par faveur.
Toutefois, des améliorations importantes ont été
apportées durant les époques de liberté en France. La
représentation des colonies dans le Parlement, recon-
nue en droit et en fait par la Révolution, abolie en ] 800,
refusée par la Restauration et la monarchie de Juillet,
accordée par la Constitution de 48, abolie de nouveau
par décret du 2 février 1852, demandée en vain par
M. de Lareinty en 1865 et par M. J. Simon en 1869,
CONCLUSIONS GENERALES. 375
n'a été consacrée que par la Constitution républicaine
de 1875 (1). La représentation locale des communes et
des cantons dans les conseils municipaux et généraux,
réduite sous la Restauration à un simple choix fait par
le Roi parmi des candidats présentés, à une élection
censitaire sous la monarchie de Juillet, ramenée à une
désignation officielle de notables par les décrets de
1854 et 1866, n'a été admise au droit du suffrage uni-
versel que par le décret du 3 décembre 1870 et étendue
à toutes les colonies qu'à des dates toutes récentes (2).
On retrouve même, à ce propos, dans beaucoup de nos
possessions, ce traditionnel respect des races soumises
qui nous est propre (3), et que nous avons constaté sous
différentes formes à toutes les époques : le droit élec-
toral a, en effet, été conféré par différents décrets, de
1880 à 1885, à un assez grand nombre d'indigènes (4).
Quant au régime économique, le pacte colonial,
(1) 1871 : 3 députés à l'Algérie; 1884 : 6 députés à l'Algérie ; 1875 :
2 députés à la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique; 1 à l'Inde, à
la Guyane, au Sénégal, à la Cochinchine; 3 sénateurs à l'Algérie, 1 à
la Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique.
(2) Guyane, 23 décembre 1878; Inde, 25 janvier 1879; Sénégal, 4fé-
vrier 1879; Saint-Pierre et Miquelon et Nouvelle-Calédonie, 2 avril
1885; établissements d'Océanie, 10 janvier 1886.
(3) L'Angleterre, aux Indes, par exemple, n'admet que dans une
très petite proportion le droit électoral pour les municipalités de villes
et de districts. Dans les 897 municipalités, sur 7,795 membres, 1,8821e
sont d'office, 4,589 sont nommés et 1,224 seulement élus. (Avalle :
Colonies anglaises, p. 76.)
(4) Au Sénégal, tout indigène est électeur après un séjour de six mois
dans une des quatre communes. Dans l'Inde, tous les indigènes votent,
ils sont seulement divisés par séries, suivant qu'ils se sont ou non sou-
mis à la loi française.
376 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
rétabli en 1802, est resté en vigueur jusqu'en 1861.
A ce moment, la métropole devint libre-échangiste et
dut, en conséquence, abolir quelques entraves du
commerce colonial. Mais, comme on Fa dit, « elle a
aboli tout ce qui lui était à elle-même défavorable, tout
ce qui profitait aux colonies » . Le sénatus-consulte
du 4 juillet 1866 a permis aux conseils généraux des
colonies de voter les tarifs d'octroi de mer sur les
objets de toute provenance. C'était enfin l'affranchis-
sement commercial, en apparence. Était-il bien réel?
D'abord, il n'était concédé qu'aux trois îles privilégiées,
et il fut étendu presque aussitôt (loi du 19 mai 1866 et
du 17 juillet 1867) à l'Algérie. Toutes les autres colo-
nies restèrent soumises au régime du décret, c'est-à-
dire aux anciennes exigences et rivalités du commerce
métropolitain. On a même paru maintes fois regretter
la concession de 1866. Le secrétaire d'État aux colo-
nies, dans une circulaire du 24 janvier 1884, « se
faisant l'interprète des plaintes de l'industrie métro-
politaine » , mettait en demeure , presque avec me-
naces, les conseils généraux des colonies « de tenir
compte des sacrifices que l'État s'impose pour ses pos-
sessions coloniales, et de la concurrence que les indus-
triels étrangers font à l'industrie nationale dans les
colonies; par suite, de rétablir les droits de douane (1)
(1) Abolis à la Martinique, 30 novembre 1866; à la Guadeloupe,
11 décembre 1866; à la Réunion, 5 juillet 1871. Remplacés par l'octroi
de mer sur les denrées de toute provenance.
CONCLUSIONS GENERALES. 377
sur certains produits, comme les tissus... ». Il veut
bien reconnaître la difficulté de le faire pour les den-
rées alimentaires. Mais ne saisit-on pas, dans ce lan-
gage, comme un retour au moins intentionnel à la
pratique de l'exclusif, si vigoureusement attaquée et
condamnée tout juste un siècle auparavant?
Il y a donc encore loin du régime actuel, malgré de
bonnes réformes, à l'idéal de liberté et d'autonomie
coloniale qui avait été celui des hommes de 89.
II
Ce qui nous en écarte le plus est cette manie de
centralisation et de bureaucratie qui pèse sur les colo-
nies comme sur la France intérieure. C'est encore un
legs de Bonaparte. Il en résulte, entre autres maux :
l'impunité pour ces proconsuls qui vont tyranniser
les colonies; l'uniformité dans le traitement politique,
administratif et économique, imposé à des pays dont
les tendances et les besoins sont absolument disparates ;
l'énormité des charges que supporte la métropole pour
entretenir une armée de fonctionnaires pour la plupart
inutiles (1); enfin, et par-dessus tout, le dégoût pour
(1) Gouverneur, directeur de l'intérieur, administrateur, comman-
dant militaire, chef du service de santé, commandant de la marine,
contrôleur et inspecteur, procureur général et juges, etc. — La dépense
378 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
toute émigration et toute entreprise commerciale, causé
aujourd'hui comme avant 89 par l'omnipotence des
agents du pouvoir. M. de Lanessan, dans son beau
livre de Y Expansion coloniale de la France, propose,
comme première et urgente réforme, de former des
groupes coloniaux, au nombre de six. Chacun de ces
groupes aurait assez de force pour se régir, s'entre-
tenir, s'enrichir lui-même, et la métropole les débarras-
serait de tant d'agents qui coûtent et nuisent. Elle
n'aurait plus que quelques frais de surveillance et de
défense générale (1). Le même esprit a inspiré les réso-
lutions du Congrès colonial réuni à Paris en 1889. Il a
émis des vœux pour la division des colonies en groupes,
l'extension à toutes du régime de la loi, l'assimilation
la plus large possible des étrangers établis et des indi-
gènes, l'autonomie administrative, financière et mili-
taire, des possessions telles que l'Indo-Ghine, la recon-
naissance des droits politiques à tous les colons et à tous
les indigènes non assimilés, à condition de maintenir
pendant le temps nécessaire la suprématie de l'élément
français, enfin la propagation parmi les indigènes « de
la langue, des procédés de travail et, progressivement,
ressort à 53 millions pour une population coloniale de 2,800,000, soit
19 fr. 25 par tête. En Angleterre, elle est de 50 millions pour une popu-
lation de 200 millions, soit 0 fr. 25 par tête.
(1) Pendant que ce livre était sous presse, est survenue la nomina-
tion de M. de Lanessan au poste de gouverneur général de l'Indor
Chine. Espérons qu'il porte là-bas ses propres idées, et non les traditions
de la rue Royale.
CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 379
de l'esprit et de la civilisation de la métropole » . On
peut dire que ce Congrès, où ont délibéré les hommes
les plus éminents et les plus compétents en matière
coloniale (1), a exposé toute la théorie de la colonisa-
tion, telle qu'on la conçoit à notre époque. Elle se
réduit à une énergique décentralisation et à un franc
retour aux doctrines de la Révolution. Mais combien
de temps encore nous faudra-t-il pour appliquer cette
excellente théorie? Fils de 89, quand dépouillerons-
nous la livrée consulaire et impériale? La prospérité
coloniale, aussi bien que la vraie liberté politique, est
pourtant à ce prix.
Mais autre chose encore nous manque pour être une
nation fructueusement colonisatrice.
On a pu remarquer, au cours de cet ouvrage, que la
nation a toujours hautement manifesté sa curiosité pour
les pays de colonisation et son goût pour les entreprises
coloniales. Le dix-neuvième siècle est loin d'être infé-
rieur aux précédents sous ce rapport. Si Ion en juge
par les publications, ce n'est plus par centaines, mais
par milliers quelles se comptent. La question de
l'esclavage en a inspiré près de quatre cents, l'Algérie
plus de sept cents. Les Revues ont publié une foule
d'études souvent très importantes, dont l'analyse méri-
terait d'être faite. Les journaux donnent chaque jour
(1) MM. Le Myre de Villers, Bouquet de la Grye, contre-amiral
Vallon, vice-a|niral Thomasset, Isaac, Coste, Binger, de Cambourg,
Détroyat, Pigeonneau, Foncin, Boutmy, Levasseur, Drapeyron, etc.
380 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
des articles de fond ou de circonstance, qui valent par-
fois des livres. Des écrivains du plus grand mérite en
ont fait leur spécialité et y ont gagné leur renommée :
M. Schœlcher pour l'esclavage; Ternaux-Compan et
M. Margry pour la bibliographie et les recherches
d'érudition; Michel Chevalier, Jules Duval, M. Leroy-
Beaulieu pour la partie économique; M. de Lanessan
pour la partie politique et administrative; Ferdinand
Denis, MM. Dussieux et Gaffarel pour la partie histo-
rique, etc. , etc. Des histoires élémentaires de notre colo-
nisation, des récits de voyages, vrais ou imaginaires, ont
joui d'une vogue sans exemple. Le meilleur moyen de
trouver la gloire aujourd'hui est d'aller la chercher
dans le continent noir ou dans le bassin de l'Amazone.
Nous n'avons pas encore fait à nos grands explorateurs
les honneurs du Panthéon, comme les Anglais ont fait à
Livingstone les honneurs des caveaux de Westminster.
Du moins, par des fêtes, des conférences, des livres,
des articles de presse multipliés, nous leur faisons bien
vite une sorte d'apothéose. Bref, la publicité coloniale
a atteint de notre temps un développement inouï, et
elle ne paraît même pas satisfaire la curiosité. Si nous
cherchons l'intérêt dans les actes, c'est le même spec-
tacle. Sans rappeler les conquêtes, ni l'action au
dehors, l'activité au dedans est manifeste. Des sociétés,
chez nous, qui n'avons ni l'habitude ni même le droit
d'association, se sont fondées pour favoriser l'expansion
et étendre l'influence de la France : en tête Y Alliance
CONCLUSIONS GENERALES. 381
française, qui a pris pour tâche de répandre dans le
monde, et surtout aux colonies, la langue française, et
avec elle les goûts et les produits français ; la Société
d'émigration, qui se fait l'intermédiaire entre les colo-
nies et les émigrants ; la Société des études maritimes et
coloniales, qui encourage tout ce qui peut rendre plus
parfaite la théorie de la colonisation ; surtout la société
toute récente (23 novembre 1889) fondée pour la créa-
tion d'une école coloniale. On pourrait relever encore
Y Association des explorateurs, les Sociétés de géographie,
répandues dans presque tous les départements, bril-
lantes et agissantes surtout à Paris, faisant toutes, et
surtout la Société de géographie commerciale, la plus
large part aux matières qui intéressent la colonisation.
Le commerce, lui aussi, est entré dans le mouvement.
Les chambres de commerce se sont multipliées (1) et
sont devenues actives ; des syndicats professionnels de
commerçants et d'industriels se sont fondés (2), ainsi
que des associations pour le commerce d'exporta-
tion, des grandes compagnies de navigation transocéa-
nienne, etc.
Mais, malgré tous ces faits, et d'autres non moins
significatifs, nous répétons qu'il nous manque quelque
chose pour bien réussir en colonisation. A toutes les
époques, même à celle de Golbert, on se le rappelle, il
y a eu une certaine disproportion entre l'intérêt mani-
(1) 89 en France et 14 aux colonies.
(2) 510, dont 167 à Paris.
382 LA QUESTION COLONIALE EN FKANCE.
festé et la part prise à l'œuvre coloniale. L'émigration
a presque toujours été fort lente et l'activité commer-
ciale restreinte ; l'agitation en faveur des colonies a été
plus spéculative qu'effective, plus officielle que natio-
nale. Notre époque, qui a gardé l'empreinte du premier
Empire, a encore accentué cette disproportion.
On n'émigrait guère au temps de Golbert; on
n'émigre presque plus aujourd'hui. De 1877 à 1884, il
n'a été introduit aux colonies que 516 individus (1)!
L'Algérie reste à part. En Algérie , le nombre des
immigrants européens s'accroît rapidement; mais, de
1876 à 1881, la population française n'a fait qu'un
gain de 35,145 unités, quand la population étrangère
en a fait un de 33,869(2).
On ne s'est pas empressé, au dix-septième siècle,
d'entrer dans les spéculations du commerce colonial;
aujourd'hui nous nous laissons enlever l'approvision-
nement de nos colonies. En Algérie, où les produits fran-
çais, sauf les sucres, entrent en franchise, le mouvement
de la navigation en 1884 a accusé : pour les entrées,
1,423 navires français jaugeant 1,018,496 tonnes, con-
tre 2,156 navires étrangers chargés de 643,290 tonnes;
pour les sorties, 1,317 navires et 949 ,639 tonnes de pro-
(1) De Lanessan, p. 784 et suiv. — II s'agit seulement des passages
gratuits opérés par l'Etat. Un plus grand nombre de personnes ont désiré
émigrer. Par exemple, en 1884, il a été fait 1,603 demandes; 244 ont
été accueillies, et 193 suivies d'exécution. Mais il est des demandes non
recevables pour cause d'incapacité, d'immoralité ou de faiblesse phy-
sique. Elles ne peuvent compter.
(2) De Lanessan, p. 37.
CONCLUSIONS GENERALES. 383
venance française, 2,229 navires et 677,102 tonnes de
provenance étrangère. Nous n'avons à Hellville (Nossi-
Bé) qu'une maison française contre deux étrangères,
et notre pavillon couvre 4,331,335 francs de marchan-
dises importées ou exportées contre 3,474,650 francs
de marchandises échangées sous pavillon étranger. La
Réunion reçoit pour 7,832,138 francs de marchandises
françaises et pour 18,125,168 de produits étrangers,
importés, il est vrai, sous pavillon français. Il est
entré au portde Saigon, en 1883, 128 navires français,
portant 131,924 tonnes, et 402 étrangers, jaugeant
423,995 tonnes; les Anglais seuls figurent au nombre
de 246, et les Allemands de 99. Nos comptoirs de l'Inde
ont reçu, à la même date, 200 navires français, dont
30 venant de France et le reste des colonies françaises,
contre 507 étrangers. Dans nos établissements d'Océa-
nie, les maisons françaises ont fait pour 1,056,559 fr.
d'affaires, les maisons étrangères pour 4,897,212 fr.
A la Nouvelle-Calédonie , il est entré 47 navires fran-
çais contre 99 étrangers; l'importation française re-
présente 4,755,992 francs, l'importation étrangère
5,289,272 francs. A la Martinique, en 1884, 336 na-
vires français ont importé 169,964 tonnes de mar-
chandises, et 702 navires étrangers 153,016 tonnes;
sur une importation de 27,882,504 francs, la France
et ses colonies ne comptent pas même pour la moitié
(12,232,724 francs). La Guadeloupe a reçu, la même
année, 11,343,829 francs de produits français et
384 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
12,757,978 francs de produits étrangers; Saint-Pierre
et Miquelon, 3,945,425 francs contre 8,747,000. Par-
tout donc , sauf au Sénégal et à la Guyane , où nous
faisons presque tout le trafic, nous sommes dans un
état d'infériorité notoire vis-à-vis de l'étranger. Il est
vrai de dire que les denrées de nos colonies s'im-
portent presque exclusivement en France. Notre trafic,
en les revendant naturelles ou transformées sur le con-
tinent, y trouve donc une compensation et une re-
vanche. Mais combien cette compensation est insuffi-
sante ! Combien on envie l'activité et le savoir-faire
des Anglais , qui approvisionnent presque seuls leurs
établissements (1) !
III
Voilà donc le résultat de notre enquête à travers les
quatre siècles de notre histoire coloniale. Ce n'est pas
le goût de la colonisation qui nous a manqué : dans les
sphères pensantes, tout au moins, l'intérêt et la curiosité
pour les établissements d'outre-mer ont toujours été fort
(1) L'importation anglaise est : aux Indes, de 82 pour 100; dans la
province de Victoria, de 50,73 pour 100 par voie directe, de 90 pour 100
en y comprenant les autres colonies britanniques ; à la Nouvelle-Zélande,
en 1878, elle a été de 5,333,170 liv. st., sur 8,775,663. (Cf. Avalle :
Les colonies anglaises, passim.) — Voir, pour les chiffres du texte :
De Lanessan et les Notices coloniales. Rapprocher le Journal officiel
du 24 novembre 1890, du 16 mars 1891, etc.
CONCLUSIONS GENERALES. 385
vifs; ils le sont encore en notre temps, malgré la diver-
sion opérée par le premier Empire. On est mal fondé
aussi à nous refuser le génie de la colonisation : les
Français ont eu, plus que tous autres, l'esprit d'aven-
ture; ils savent, mieux que personne, se faire aimer en
même temps que respecter; notre système colonial
actuel, n'était cette malheureuse centralisation qui
semble collée à nous comme une tunique de Nessus,
ne vaut pas moins que celui des autres et témoigne de
nos aptitudes. Mais il n'est pas niable que la nation,
depuis au moins le milieu du dix-septième siècle, s'est
laissé conduire à l'action coloniale par les gouverne-
ments, et qu'elle n'a pas été spontanément colonisa-
trice. Il ne lest pas non plus que sa participation
effective a diminué sensiblement en ce siècle, à cause
de la faillite coloniale et du danger continental dont
est responsable le premier Empire.
Est-ce à dire que la France doive renoncer à la poli-
tique coloniale? Non, certes! Gomme l'a dit Vauban,
les établissements coloniaux « sont à la fois nobles et
nécessaires » . Ils le sont surtout à l'heure présente, et
pour les motifs qu'un homme d'État, qui a voulu
garder l'anonyme, a exposés dans cette page qu'on ne
saurait trop méditer (1) :
« Pendant que Gaulois et Germains s'épuisent en
(1) Revue de géographie, janvier 1890. — Voir, clans la même Revue,
les remarquables articles de M. Gide, janvier-février 1886. — Voir
aussi Seeley : L'Expansion de l'Angleterre (traduction Rambaud et
Baille).
25
386 LA QUESTION COLONIALE EN FRANGE.
armements et se préparent à une lutte fratricide, les
Anglo-Saxons font la conquête du monde. De la Médi-
terranée au cap de Bonne-Espérance, la Grande-Bre-
tagne, qui possède un tiers de l'Asie et l'Australie,
envahit le continent noir Nos établissements du
Congo et du Sénégal, ceux de l'Allemagne et du Por-
tugal, qui végètent faute de capitaux, ne sauraient
entraver cette occupation; d'eux-mêmes, poussés par
la misère, ils se fondront dans le grand empire anglo-
africain.
« De leur côté, les États-Unis cherchent à constituer
la fédération américaine, et si le congrès international
de Washington n'a pas donné la solution désirée, le
succès de l'entreprise n'en est pas moins assuré
« Enfin la race slave conquiert silencieusement le
nord de l'Asie et se prépare à envahir la Chine, dont la
civilisation collectiviste ne tardera pas à s'écrouler au
contact de l'individualisme chrétien qui pénètre de plus
en plus dans l'Empire, autrefois fermé aux Européens.
« Ces entreprises sont d'autant plus inquiétantes que
les progrès de l'industrie ne permettent plus à chaque
nation de consommer ses propres produits et exigent
des marchés d'exportation. Que deviendrons-nous
quand l'Amérique, l'Afrique, l'Asie et FOcéanie nous
seront fermées (1)?
« L'Europe occidentale, succombant sous le poids
(1) Rapprocher le Mémoire écrit à la veille de 89 et analysé plus
haut, liv. III, chap. Il, p. 270-73.
CONCLUSIONS GENERALES. 387
d'une dette de 63 milliards, sera réduite à la misère, et
ses habitants n'auront d'autre ressource que d'émigrer
dans des contrées plus favorisées.
« Déjà cet exode de la famine est commencé; si la
France, grâce à son merveilleux climat et à ses habi-
tudes d'épargne, a pu résister jusqu'ici, plusieurs faits
économiques semblent indiquer que le moment est
proche où elle sera atteinte Malgré l'accroissement
de la fabrication, les exportations diminuent: 4,216 mil-
lions en 1866, contre 4,548 millions en 1876 et
4,281 millions en 1886. Quant au mouvement des
métaux précieux, les entrées de 511 millions en
1866, 645 millions en 1876, se transforment en une
sortie de 136 millions en 1888. Nous vivons sur notre
capital.
« Par intuition, l'opinion publique se préoccupa de
ce péril, et sous l'impulsion des sociétés de géographie,
fondées après la guerre de 1870, l'expansion coloniale,
le seul remède pratique, prit un grand développement,
et nous eûmes la bonne fortune de rencontrer deux
hommes d'Ëtat, M. Gambettaet M. J. Ferry, qui, com-
prenant les véritables intérêts de la France, dirigèrent
ce mouvement
« Mais si la conception lut grandiose, l'exécution
laissa trop à désirer Nous sommes à attendre des
résultats. Cependant le pays a dépensé des centaines
de millions et perdu des milliers d'hommes. Chacun
se demande à quoi servent ces sacrifices.
25.
388 LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
« La parole est à la géographie.
« Soyons géographes et agissons en géographes,
c'est-à-dire avec discernement, mais agissons ! »
Oui, il faut agir, il faut se répandre au dehors, il
faut, tandis qu'il en est temps, nous faire une bonne
place en Afrique, en Asie, en Océanie, partout où il
y a des terres fertiles inoccupées ou des groupes de
population inexploités commercialement. Mais, pour
agir avec cette énergie et ce discernement qu'on de-
mande, pour agir en géographes, il faut le devenir.
Or, nous n'en avons ni les habitudes ni le tempéra-
ment. Nous ne voyageons pas, nous n'étudions pas, au
moins suffisamment, les divers pays et leurs forces
productives, nous ne développons même pas nos forces
physiques.
Selon nous, la question coloniale se réduit à une
question d'éducation. Il faut refaire notre caractère
national. Si nous devions rester ce que nous sommes
ou ce qu'on nous a faits, autant vaudrait renoncer à
une action fort chère dont les profits ne pourraient nous
revenir; autant vaudrait liquider notre avoir colonial
actuel et vivre d'épargne, jusqu'au moment fatal
marqué par les penseurs pour notre absorption dans
une race plus active, mieux douée et surtout mieux
élevée.
Est-il donc si difficile de se refaire? Oui, peut-être
pour un individu; mais, pour un peuple, c'est l'affaire
d'une génération ou deux. Selon la forte parole de
CONCLUSIONS GENERALES. 389
Stuart Mill, « l'éducation est la culture que la généra-
tion présente donne à la génération qui va la suivre
pour la rendre capable de garder intact et d'accroître,
si possible, l'héritage intellectuel et moral des généra-
tions disparues » . Si donc notre génération a la pleine
intelligence des idées qui conviennent à présent et
conviendront au siècle prochain pour tenir sa place et
jouer son rôle dans la mêlée ethnographique qui se
prépare, il lui suffira de les transmettre à la généra-
tion qui va suivre.
Que faut-il, après tout? Tout simplement réformer
notre enseignement secondaire. S' adressant aux classes
moyennes et riches, formant la nature de ceux-là
mêmes qui auront des capitaux à employer et qui, par
la supériorité de leur culture intellectuelle, dirigeront
toujours, quoi qu'il arrive, la fortune politique de la
nation , il doit viser à leur donner toutes les qualités qui
peuvent convenir à des colons et à des commerçants.
Or, que fait-il aujourd'hui? Il développe chez tous, sans
distinction, cet esprit classique, qui entretient le goût
de la discussion et de la phrase, l'habitude du lieu
commun poétique ou oratoire, et qui est précisément
l'opposé de l'esprit colonisateur et commercial. A ce
dernier, il faut la science positive des lieux, des pro-
ductions, des procédés d'échange, etc., tout ce qui en
un mot prépare à l'action. Ce n'est pas seulement par
l'insuffisance ou le mauvais choix de ses matières que
cet enseignement est funeste : c'est surtout par son
39>) LA QUESTION COLONIALE EN FRANCE.
influence. Il a pour effet de détruire l'esprit de com-
merce et, comme le disait l'auteur du Mémoire rappelé
plus haut, « de concentrer la considération publique
dans une classe d'hommes absolument étrangère aux
intérêts de la société, tels qu'il les faut combiner au-
jourd'hui » . Michel Chevalier le remarquait déjà en
1845 : « Les classes riches ou aisées et les classes qui,
sans avoir la fortune, ont l'instruction, répugnent à
l'éducation commerciale et même à l'éducation indus-
trielle et manufacturière, parce qu'elles sont imbues de
préjugés contre l'exercice des professions commerciales
et industrielles. Il leur déplaît d'y destiner leurs fils.
Ils en pensent ce qu'en pensaient les grands esprits de
l'antiquité, Aristote, Platon, Gicéron, malgré la méta-
morphose qu'a subie l'organisation de la société. » Un
spirituel publiciste, M. Edmond Deschaumes (1), préci-
sait cette critique, à propos du livre de M. Frary, et lan-
çait cette boutade fort juste : « Le futur fabricant de
moutarde est taillé sur le même patron que le futur
ministre. Le lycée est comme un arbre auquel on
demanderait de produire des amandes et des prunes,
des cerises et des coings. »
Réformons donc nos lycées et notre enseignement
secondaire, ou cessons de coloniser : il n'y a pas de
milieu. Réservons à une élite intellectuelle les études
purement littéraires et spéculatives, le grec et le latin,
(1) Rédacteur à l'Evénement.
CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 391
les mathématiques transcendantes et les arcanes de la
philosophie. Mais donnons au plus grand nombre cet
enseignement commercial qui doit être l'enseigne-
ment de l'époque et qui nous manque (1). Donnons-
lui même cet enseignement colonial qu'a réclamé le
Congrès de 1889 (2).
Puisqu'il faut coloniser, il n'est que temps d'acquérir
les qualités, les goûts, les connaissances de colonisa-
teurs. Ils nous ont trop manqué jusqu'à présent.
(1) On sait qu'en Angleterre et aux États-Unis, c'est le principal,
l'enseignement classique étant l'exception. En Allemagne, il est donné
dans 85 écoles spéciales, suivies par 10,000 jeunes gens; en Autriche-
Hongrie, dans 302 établissements ayant une population scolaire de plus
de40,000 ; en Italie, dans 422 écoles techniques comptant 25,000 élèves. . .
En France, 7 écoles commerciales instruisent 2,000 jeunes gens!
(2) « Considérant que l'enseignement de la géographie coloniale dans
les établissements publics d'instruction est insuffisant; que la diffusion
de cet enseignement aurait pour résultat, en répandant le goût et la
connaissance des questions coloniales, de détourner partiellement sur
nos colonies le courant qui porte aujourd'hui les jeunes Français vers
les carrières libérales; émet le vœu qu'une part plus importante soit
faite à l'enseignement de la géographie coloniale dans les établissements
d'enseignement secondaire, et que, dans la mesure du possible, cet
enseignement soit aussi donné par l'instituteur aux enfants des écoles
primaires. »
FIN.
APPENDICE
MÉMOIRE (1775) SUR LES COLONIES D'AMÉRIQUE (1).
(SANS DATE. ANONYME.)
Les colonies que la France possède en Amérique ont été
établies pour servir à l'augmentation du commerce et de la
richesse nationale ; elles suppléent par la consommation con-
sidérable qu'elles font des ouvrages de nos manufactures et
des productions territoriales, aux débouchés extérieurs dont
la diminution devient de jour en jour plus sensible en pro-
portion de l'attention que nos voisins donnent à perfec-
tionner leurs manufactures, leur agriculture, et à étendre
leur commerce : elles fournissent à nos armateurs, en
échange des denrées qu'on leur porte, des sucres, des caffés,
des cottons, du cacao, de l'indigot, du rocou et autres pro-
ductions de cette espèce, en assé grande quantité pour suf-
fire non-seulement à la consommation intérieure du royaume,
mais encore à l'aprovisionnement de la plus grande partie
des nations de l'Europe, ce qui est d'un grand poids dans la
balance du commerce, devient pour nous une source inta-
rissable de richesses, de population et de force, et rend ces
colonies dignes de toute l'attention du gouvernement.
(1) Archives coloniales, Mémoires généraux, t. XXI, n° 65. — Cahi
105 pages.
394 APPENDICE.
La France possède en Amérique une partie de l'isle Saint-
Domingue, les isles de la Martinique, Sainte-Lucie, la Gua-
deloupe et dépendances, de Gayenne et toute la partie de la
Guyane, à prendre de la rivière de Maroni jusqu'à la baye de
Vincent Pinçon, enfin les isles Saint-Pierre et Miquelon,
dans l'Amérique septentrionale, à l'entrée du golfe Saint-
Laurent.
Pour donner une idée juste de ces différentes possessions,
je vais faire le tableau en raccourci de leur situation actuelle
quant à la religion, au gouvernement, à l'administration de
la justice, à la police, à la finance, à la population, au com-
merce et à la culture.
Je commencerai par les objets communs à toutes les colonies.
(Suit un développement sur les productions de l'Amérique;
nous le supprimons, pour abréger; il n'apprend rien de
nouveau.)
C'est cette différence entre les productions de l'Europe et
celles de l'Amérique, et l'échange qui en est établi entre ces
deux parties du monde, qui rend nos colonies si utiles à la
métropole. — Mais ces colonies, qui n'ont été fondées que
pour la plus grande prospérité du commerce national, que
la France a formées, qu'elle conserve et protège à grands
frais, n'existeraient cependant que pour l'avantage des na-
tions étrangères si ces nations pouvaient les approvisionner
et en achetter les productions : c'est ce qui a donné lieu
aux lois prohibitives contenues dans les lettres patentes de
1717.
Les colonies ne pouvant achetter ni vendre qu'aux négo-
tians ou armateurs français, le commerce national ne doit
donc jamais les laisser manquer des objets dont elles ont
besoin ni d'occasions de se deffaire de leurs productions, mais
ces obligations entre le négotiant et le colon ne sont guère
scrupuleusement remplies de part et d'autre. Les habitants
des colonies font le plus qu'ils peuvent le commerce de con-
trebande, malgré les batteaux du domaine et les corvettes
APPENDICE. 395
envoyées pour s'y opposer; le commerce de France, de son
côté, les laisse souvent manquer des objets de première néces-
sité, principalement de nègres et de morue...
ÉTAT DES COLONIES
PREMIÈREMENT : OBJETS COMMUNS A TOUTES.
1° Administration (1).
A l'origine, gouverneurs généraux. Depuis trois ans (2),
par mesure d'économie, commandants généraux, connais-
sant, de concert avec les intendants ou commissaires ordonna-
teurs, de la culture, du commerce, de la justice, delà police.
Le commandant, en cas de dissentiment, a la prépondérance.
Ils peuvent faire en commun des règlements provisoires sur
tous les objets, sauf l'approbation du Roi. Les commandants
sont seuls chargés de la défense et de la partie militaire. Les
intendants ont seuls la connaissance de la manutention des
magasins, approvisionnements, finance : l'autorité sur les
officiers d'administration et celle qui leur est attribuée par
les ordonnances de 1681, 1689, 1765 sur la marine militaire
et marchande.
2° Police et défense.
Milices composées de tous les habitants, tant blancs que
de couleur affranchis, sous les ordres de capitaines de pa-
roisse et commandants de quartier soumis au commandant
général de l'île. Elles ont été réorganisées par ordonnance
de 1767, réglant les revues annuelles du commandant géné-
ral, semestrielles des commandants de quartier, trimestrielles
des capitaines. — Avant 1763, il y avait des troupes de fusi-
liers, sous le titre de compagnies franches, détachées de la
(1) Nous résumons, à partir d'ici.
(2) Cette transformation est de 1772; le Mémoire est donc de 1775.
396 APPENDICE.
marine, des compagnies de canonniers, de bombardiers, un
régiment suisse ayant le dépôt de ses recrues à Rochefort,
une compagnie de cadets, à Rocliefort, composée de créoles.
En 1163, on leur a substitué des régiments de troupes de
terre, qu'on relevait tous les trois ans. En 1766, on a créé
une légion de trois mille bommes pour Saint-Domingue,
puis on a fait deux régiments de cette légion, et cet arrange-
ment a servi pour la Martinique et la Guadeloupe.
3° Religion.
Jusqu'à présent, pas d'évêques, mais des missionnaires,
soumis à des préfets apostoliques de leur ordre, relevant du
Pape. Le gouvernement, par lettres patentes à diverses dates,
a autorisé rétablissement de plusieurs Ordres religieux, et
leur a distribué les dessertes des cures. — En 1763, les préfets
apostoliques, contraints à prendre des lettres d'attache du
Roi et à faire enregistrer les brefs du Pape aux conseils supé-
rieurs. — Puis, on a substitué au clergé régulier un clergé
séculier, sous la direction des vicaires apostoliques revêtus de
la dignité d'évêques, et le revenu des congrégations fut
employé à l'entretien du nouveau clergé. Mais, jusqu'à pré-
sent, les moines, par intrigue et en faisant même appel aux
Espagnols (l'évêque espagnol de Saint-Domingue ayant la
prétention d'être le métropolitain de toutes les Antilles), ont
réussi à retarder l'expédition des bulles d'évêques et des brefs
des vicaires apostoliques.
4° Justice.
Établis à diverses époques : Conseils supérieurs, juridic-
tions royales, sièges d'amirauté. — Les juridictions ou séné-
chaussées connaissent en première instance de toutes les
affaires civiles et criminelles; les sièges d'amirauté, d'après
le règlement du 12 janvier 1713, s'étendent dans tous les
lieux où il y a sénéchaussée, sur toutes les affaires maritimes
et de commerce interlope; les juridictions royales et sièges
APPENDICE. 39T
d'amirauté relèvent, par appel, du Conseil supérieur dans le
ressort duquel ils sont situés. Ils sont astreints, par l'édit de
mai 1664, de se conformer à la coutume de Paris et autres
lois intérieures du royaume et à celles enregistrées par les
Conseils supérieurs.
Lois particulières aux colonies. Lois françaises sur le paye-
ment des dettes ne sont pas applicables aux colonies. On
avait pensé à y substituer la saisie mobilière et la contrainte
par corps; mais la première ne peut porter que sur les
esclaves, seule ricbesse des établissements, et on peut facile-
ment les cacber; de plus, les prisons dans ces climats seraient
mortelles. En 1764, tribunal de conciliation, établi par les
administrateurs de Saint-Domingue, pour assurer le paye-
ment des dettes; il a été détruit. On a proposé d'autoriser les
administrateurs, sans autre formalité de justice, à contrain-
dre les débiteurs, ou encore de supprimer les formalités de
justice, qui sont ruineuses. — Le système anglais est le meil-
leur : jury de douze habitants élus, siégeant chaque mois et
statuant sur les dettes, fixant des délais, pouvant ordonner
séquestre ou vente.
5° Propriété.
Les colonies étant domaniales, les propriétés sont fondées
sur des concessions faites par les commandants généraux et
intendants, seuls juges, sauf appel au Conseil du Roy, des
contestations relatives à ces concessions, à la distribution des
eaux, à l'ouverture des chemins royaux. Exception pour
Saint-Domingue, où ces choses dépendent d'un tribunal spé-
cial dit Tribunal terrien, composé du gouverneur, de l'in-
tendant et de trois conseillers des Conseils supérieurs; il est
soumis à l'appel au Roy.
6° Population.
Blancs. — Bien qu'il y ait un grand nombre de gentils-
hommes dans nos colonies, le blanc de la plus vile extraction
398 APPENDICE.
va de pair avec l'homme de la plus haute naissance. Les pri-
vilèges dont jouissent les gens de condition, qui ont fait
entériner leurs titres, se bornent à être exemptés du droit de
capitation pour douze têtes d'esclaves et à être employés en
qualité d'officiers de milices, de préférence aux autres.
Gens de couleur. — Nègres, mulâtres, métis ou quarterons,
libres ou esclaves. Les libres ne peuvent occuper aucun
emploi, même s'ils sont de père gentilhomme. Les habitants
ne peuvent affranchir sans la permission des administrateurs.
— H y a encore les marnions, dont on fait la chasse avec les
gens de couleur libres.
7° Finances.
D'abord, commerce par échanges. Arrêt du 16 novembre
1672 qui ordonne d'introduire une petite monnaie frappée
exprès, et de donner cours à toutes les monnaies françaises,
avec une augmentation capable de les empêcher d'en sortir
et fixée en 1726 à la moitié en dehors de la somme (2 livres de
France, 3 livres des colonies). Mais on en a fait commerce, et
les espèces de France sont devenues rares; on n'y voit plus
que des portugaises, des pistoles d'Espagne, des piastres
gourdes, etc.
Les droits royaux ne sont pas les mêmes dans toutes les
îles. — A Saint-Domingue : droits d'aubaine, de bâtardise,
de déshérence, confiscations, successions non réclamées,
épaves, bacs, fermes des postes et boucheries (droits de bac
de la petite ance produisant 35,000 livres par an, concédés
pour trente ans à madame le duchesse de Brancas; ferme des
postes, 45,000 livres; boucheries, 120,000 livres, le tout
argent des îles); droits d'octroi fixés (arrêts du 8 avril 1721,
7 septembre 1723 et 1er février 1766) par l'Assemblée de la
colonie, composée des deux conseils supérieurs et de quatre
commandants de quartier les plus anciens, sont restés ce
qu'ils étaient en 1670 : sucre blanc, 30 livres le millier; sucre
brut, 15 livres le millier; café, 14 deniers la livre; coton,
APPENDICE. 399
18 deniers la livre; indigo, 81. 4 la livre; sirop, 71. lOlebou-
cault; le taffia, 6 livres la barrique; les cuirs en poil, 2 livres
la baunette; les cuirs tannés, 15 livres le côte; les maisons,
2 1/2 pour 100 du loyer; les nègres d'habitation, 4 livres par
tête; nègres de ville et bourg, 12 livres par tête; soit, au
total, 3,575,421 livres. Il y a en plus des droits municipaux
de tant par tête d'esclave. Enfin, comme en France, droit de
4 deniers par livre sur toutes dépenses faites pour le service
du Roy, 6 deniers sur la solde des marins des bâtiments qui
arment ou désarment, la part prélevée pour les invalides de
la marine sur les prises des navires interlopes. — A la Marti-
nique et à la Guadeloupe, mêmes taxes, qui produisent en tout
1,200,000 livres, argent des îles : droit de capitation de 9 livres
par tête de blanc. 15 livres par tête de gens de couleur libres,
25 livres par tête de nègre non attaché à la culture, 21 livres
pour les nègres sucriers, 18 livres pour ceux attachés aux
autres habitations; droit d'industrie, à raison de 5 pour 100
du loyer de la maison occupée; droit de 1/2 pour 100 à la
sortie de toutes les productions, de 3 pour 100 sur les sirops
et taffias. La Guadeloupe coûte annuellement au Roi
1,104,894 livres, non compris les vivres et approvisionne-
ments des troupes.
DEUXIEMEMENT : LES COLONIES.
Saint-Domingtie (1).
Gouverneur général ayant sous ses ordres, depuis 1763,
deux commandants en second pour les parties du Nord et
du Sud, chaque partie divisée en quartiers et paroisses. Dans
chaque quartier un commandant chargé de la police.
Deux régiments d'infanterie à deux bataillons de troupes
(1) Nous omettons le résumé historique qui précède chaque monographie.
400 APPENDICE.
réglées, avec détachement d'artillerie et du génie; 239 com-
pagnies de milices formant 13,834 hommes.
Deux conseils supérieurs, à Port-au-Prince et au Gap, com-
posés d'abord d'habitants, puis, depuis 1766, d'avocats au
Parlement de Paris, obligés de résider, avec traitement de
8,000 livres. Les administrateurs nomment les assesseurs des
conseils. Ils nomment provisoirement à tous offices et emplois.
Desserte des cures entre les mains des Dominicains et des
Capucins : 24 aux premiers, 21 aux autres. Les Dominicains
vivent du casuel, qui est considérable, et ont une habitation
« dont le revenu serait plus que suffisant » ; les Capucins
reçoivent du Roy 500 livres par curé. Communauté d'Ursu-
lines au Cap, pour l'éducation des filles. Deux hôpitaux des-
servis parles Frères de la charité.
Population : 19,000 blancs, 208,000 esclaves, 8,000 libres
de couleur.
Commerce intérieur avec la partie espagnole. Commerce
extérieur avec les armateurs français qui portent farine, vin,
huile, toiles, étoffes, quincaillerie, etc., qui prennent sucre,
café, coton, indigo, etc. — Importation de France, plus de
80,000,000 de livres; exportation en France, 160 à 180 mil-
lions. — De plus, commerce avec l'étranger au môle Saint-
Nicholas, pour bois, animaux vivants, sirops, tafias.
En 1759, création de deux chambres d'agriculture et de
commerce; menacées de suppression en 1772, sur la plainte
des gouverneurs, qui craignaient leurs critiques.
Martinique.
Huit quartiers ayant chacun leur commandant; subdivisés
en vingt-huit paroisses avec un capitaine. — Commandant
général et intendant ont toute autorité.
Cures desservies par Dominicains et Capucins. Couvents de
religieuses dominicaines et d'Ursulines sous l'autorité des
Capucins. Hôpitaux aux religieux de la charité. — Collège à
Fort-Royal, fondé par le P. Charles-François, supérieur des
APPENDICE. 401
Capucins, ou l'on enseigne le latin, les mathématiques et les
langues étrangères.
Conseil supérieur composé du commandant général, du
commandant en second, du major général, du commandant
de Sainte-Lucie, du commissaire de la marine, faisant fonc-
tion de délégué général, de quatorze conseillers titulaires et
quatre assesseurs, un procureur général, un substitut et un
greffier. Il a dans son ressort les juridictions de Sainte-Lucie
et la Trinité et les sièges d'amirauté y établis.
Chambre d'agriculture ayant son député à Paris.
Un régiment de deux bataillons, avec détachement d'artil-
lerie et de génie. Milices divisées en 95 compagnies, formant
7,000 habitants.
Population : 11,000 blancs, 2,260 noirs libres, 73,000 es-
claves.
Commerce : importation de France, 23 millions ; exporta-
tion en France, 25 millions.
Sainte-Lucie.
Un commandant particulier; un aide-major général dépen-
dant du commandant général de la Martinique et un officier
d'administration .
Neuf paroisses desservies par des Capucins, sous les ordres
du préfet de la Martinique. Pension du Roi à chacun de
1,000 livres.
Juridiction et siège d'amirauté dépendant de la Marti-
nique.
Détachement de 50 hommes du régiment de la Martinique.
Population : 15,000 nègres, 2i sucreries, 900 habitations
en café, coton, etc.
Entrepôt établi en 1767.
Guadeloupe.
Réunie en 1768 au gouvernement général de la Martinique.
Cures desservies par Dominicains, Carmes et Capucins.
26
402 APPENDICE.
Chambre d'agriculture ayant un député au bureau du com-
merce de Paris.
Régiment d'infanterie à un bataillon, avec détachement
d'artillerie, un ingénieur en chef et deux ingénieurs ordi-
naires. Milices formant 70 compagnies, avec effectif de
4,171 hommes.
Population : 11,852 blancs, 1,145 yens de couleur libres,
84,037 esclaves.
Commerce d'environ 40 millions se partageant à peu près
par moitié pour l'importation et l'exportation.
Elle a pour dépendances : Marie-Galande, Saint-Martin,
Saint-Barthélémy, les Saintes.
Marie-Galande a un commandant, un major, un officier
d'administration, une juridiction, un siège d'amirauté. —
Elle fait un commerce de 1,500,000 livres.
Guyane.
Commandant général ; ordonnateur.
Cinq cures desservies, depuis la dissolution de l'Ordre des
Jésuites, par des prêtres séculiers sous la direction d'un pré-
fet apostolique qui a 2,400 livres de traitement, chaque curé
ayant 2,000 livres.
Conseil supérieur composé du gouverneur, de l'ordonna-
teur, du lieutenant du Koy, de 8 conseillers, de 4 assesseurs,
un procureur général et un greffier.
Population : 2,000 blancs, y compris la garnison, formant
000 hommes, 10,000 esclaves.
Commerce : 9,070,000 livres. — Six sucreries ne suffisent
pas à la consommation des habitants.
FIN DE L APPENDICE.
TABLE DES MATIÈRES
Page».
Avant-propos i
LIVRE PREMIER.
Première époque : Dks Débuts du seizième siècle au ministère
de Richelieu.
Les découvertes.
ClIAP. 1er. — L'action. — Les découvertes 3
CHAI'. II. — L'intérêt. — L'opinion; l'initiation du public. 15
§ 1. — Avant Villegaenon Id.
% 2. — Yillej'agnon 24
§ 3. — Après Villegagnon 29
GHAIL III. — La discussion. — Curieux, opposants et apôtre?. 36
$ 1. — Les curieux Id .
% 2. — Les opposants 44
$ 3. — Les apôtres 53
LIVRE II.
Deuxième époque. — Du ministère dk Richelieu a la fix m règne
de Louis XIV.
La plus grande expansion. — Les Compagnies.
Première partie : Richelieu et la RÉGENCE,
GHAP. 1er. — V action. — Aspect nouveau de la question. . 73
§ 1. — Le système de Richelieu 74
404 TABLE DES MATIERES.
Pages.
§ 2. — La colonisation devient question d'Etat. . . . 82
§ 3. — L'action sous la Régence 83
CHAP. II. — L'intérêt. — Les mémoires et les publications. 87
§ 1. — Mémoires adressés à Richelieu Ici.
§ 2. — Mémoires de la Régence 98
§ 3. — Les publications » 101
§ 4. — Faits particuliers 116
GHAP. III. — La discussion. — Les plaintes des commerçants. 131
Deuxième partie : Golbert et Louis XI Vt.
CHAI3. 1er. — L'action. — La question coloniale dans les
conseils de gouvernement 139
§ 1. — Golbert et Louis XIV 140
§ 2. — Richelieu et Golbert 144
§ 3. — L'expansion coloniale et la politique extérieure. 162
GHAP. IL — L'intérêt. — La collaboration 168
§ 1. — Le gouvernement après Golbert Id.
§ 2. — Les agents 171
§ 3. — Les commerçants et la nation 179
GHAP. III. — L'intérêt (suite). — Les publications 190
§ 1. — Nombre et caractère Id.
§ 2. — Curiosité manifestée 205
CH A P. IV. — La discussion. — L'opposition et les apprécia-
tions 213
§ 1. — L'opposition classique Id.
§ 2. — Les appréciations du système 217
§ 3. — Conclusion 228
LIVRE III.
Troisième époque, — De la paix d'Utrecht a la paix de Vienne (1815).
Le déclin.
Première partie : Louis XV et Louis XVI.
CHAP. Ier. — L'action 233
§ 1. — La sollicitude gouvernementale 236
§ 2. — Les innovations 247
TABLE DES MATIERES. 405
Pages.
GHAP. II. — L'intérêt. — Mémoires et publications .... 259
§ 1. — Mémoires et projets 260
§ 2. — Publications 274
CHAI*. III. — La discussion. — Partisans et adversaires ; théo-
riciens, colons et négociants 292
§ 1. — Partisans et adversaires 293
§ 2. — Liberté commerciale et esclavage 307
§ 3. — Conclusion 330
Deuxième partie : Révolution et Empire.
GIIAP. Ier. — L'action 333
§ 1. — La Révolution Id.
§ 2. — Le Consulat et l'Empire 347
CHAP. II. — L'opinion 356
Conclusions générales . 372
Appendice 393
FIN DE LA TABLE DES MATIERES,
PARIS
i YPOGRAPIII K DE K. PLOX, NOURRIT ET c'*
rue Garancière, 8.
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1811
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Deschamps, Lion
Histoire de la question
coloniale en France
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