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Full text of "Histoire de la question coloniale en France"

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HANDBOUND 
AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


4r** 


HISTOIRE 


DE    LA 


QUESTION    COLONIALE 

EN  FRANCE 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  tra- 
duction et  de  reproduction  à  l'étranger. 

Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de 
la  librairie)  en  juin  1894. 


DU  MEME  AUTEUR 


Un  colonisateur  du  temps  de  Richelieu  :  Isaac  de  Razilly. 
—  Biographie,  Mémoire  inédit  (Delagrave,  1887),  brochure  in-8°, 
35  pages 1  fr. 


PARIS.     TYPOCRAPHIE     DE     E.     PLOX,    NOURRIT    ET    Cie,    RUE    CARANCIERE,    8. 


/// 


HISTOIRE 


DK     LA 


QUESTION  COLONIALE 


EN   FRANCE 


PAR 


Léon    DESCHAMPS 


PROFESSEUR    D   HISTOIRE    AU    LYCEE    DU    MANS 


«  Coloniser  est  le  plus  vaste  problème 
qu'un  peuple  puisse  se  proposer.  » 
Ed.  Laiioulaye. 
(Préface  à  l'Algérie  de  J.  Duval.) 


PARIS 

LIBRAIRIE    PLON 

E.  PLON,  NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUE     CARAKGIÈRE,    10 

1891 
Tous  droits  réservés 


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Dit 


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A  mon  honoré  maître, 
M.  PIGEONNEAU. 


Hommage  respectueux. 
L.    Desciiamps. 


HISTOIRE 


DELA 


QUESTION   COLONIALE 

EN  FRANCE 


AVANT-PROPOS 

IDÉE    DU    LIVRE.     ÉTAT    PRÉSENT    DE    LA    QUESTION. 

DIVISIONS    DU    SUJET. 


I 


La  question  coloniale  a  soulevé  tant  de  contro- 
verses depuis  une  dizaine  d'années,  elle  a  tenu  une 
si  grande  place  dans  les  préoccupations  des  gou- 
vernements et  du  public  en  France  et  en  Europe, 
qu'elle  apparaît  comme  une  sorte  de  force  ou  de 
personnalité  politique  dont  le  rôle  est  assez  impor- 
tant pour  mériter  une  histoire. 

Mais  cette  histoire  nous  semble  nécessaire  pour 


vin  AVANT-PROPOS. 

d'autres  raisons.  La  colonisation,  en  effet,  n'est  pas 
affaire  de  caprice  gouvernemental;  elle  doit,  pour 
réussir,  être  voulue  et  soutenue  par  la  nation  entière. 
C'est  une  œuvre  de  foi  et  de  persévérance,  «  un  pla- 
cement à  long  terme  » .  L'étude  des  fluctuations  de 
l'opinion  à  propos  des  colonies  paraît  donc  être  le 
complément  obligé  de  l'histoire  de  la  colonisation. 

N'est-elle  pas,  en  outre,  aussi  utile?  La  discussion 
instruit  non  moins  bien  que  l'exemple;  nos  polé- 
miques d'aujourd'hui  ne  peuvent  qu'être  éclairées 
par  celles  d'autrefois. 

Personne,  que  nous  sachions,  ne  s'en  est  préoc- 
cupé jusqu'à  présent  en  France.  Nous  avons,  par 
centaines,  des  études  partielles  sur  la  colonisation 
française;  nous  n'avons  pas  une  seule  étude  d'en- 
semble; nous  n'avons  pas  surtout  un  livre  qui  traite 
de  la  participation  spéculative  et  effective  de  la  na- 
tion à  l'œuvre  coloniale.  Or,  c'est  le  point  capital! 

Il  nous  a  donc  paru  qu'il  y  avait  là  une  lacune 
à  combler,  et  nous  avons  entrepris  cette  tâche 
délicate. 

L'action  coloniale  étant  connue,  nous  l'avons 
négligée  pour  suivre  l'idée.  Nous  n'avons  rappelé 
que  pour  mémoire  les  actes  de  nos  explorateurs , 
colonisateurs  ou  ministres.  Mais  nous  avons  recher- 
ché avec  soin  les  traces  du  retentissement  que  ces 


AVANT-PROPOS.  ix 

actes  ont  eu  en  France,  les  discussions  qu'ils  ont 
soulevées,  l'influence  qu'ils  ont  eue  sur  l'esprit 
public.  La  littérature,  les  mémoires,  l'écho  des 
salons,  la  presse  ou  ce  qui  en  tient  lieu  sous  l'ancien 
régime,  les  recueils  bibliographiques  nous  ont  fourni 
les  principaux  éléments  de  nos  recherches.  Nous 
avons  aussi  exploré  les  Archives  des  affaires  étran- 
gères et  de  la  marine  pour  y  recueillir  les  consulta- 
tions, spontanées  ou  commandées,  dont  les  minis- 
tres ont  fait  leur  profit.  Nous  n'avons  pas,  certes, 
la  prétention  d'avoir  tout  vu.  Mais  nous  avons 
consulté  les  personnes  et  les  groupes  les  plus  inté- 
ressés ou  les  plus  compétents  dans  la  question.  Ne 
sont-ils  pas  les  meilleurs  témoins  de  cette  chose  si 
fluide  et  souvent  presque  insaisissable  qu'on  appelle 
un  état  d'opinion? 

Notre  travail  aspire  à  donner  une  solution  rai- 
sonnée  et  documentaire  à  ces  problèmes  historiques 
et  politiques,  qui  ont  été  le  plus  souvent  livrés  en 
pâture  à  l'ignorance  ou  au  parti  pris. 

Les  Français  ont-ils  le  goût  de  la  colonisation? 

En  ont-ils  le  génie? 

L'action  coloniale  de  la  France  s'est- elle  faite 
avec  ou  contre  le  sentiment  national? 

Si  les  colonies  ont  été  en  défaveur,  quand  et  pour 
quelles  causes  s'est-elle  manifestée? 


AVANT-PROPOS. 


Tout  le  monde  s'est  posé  ces  questions.  Si  nous  y 
répondons,  peut-être  estimera-t-on  que  nous  n'avons 
pas  perdu  notre  peine. 


II 


Quel  est,  en  effet,  l'état  présent  de  la  question 
coloniale? 

La  France  contemporaine  n'a  pas  failli  aux  tradi- 
tions de  l'ancienne  France  en  matière  de  colonisa- 
tion. En  1815,  après  la  seconde  guerre  de  cent  ans 
avec  l'Angleterre,  elle  n'a  retrouvé  que  des  lam- 
beaux de  son  ancien  domaine  d'outre-mer  :  Saint- 
Pierre  et  Miquelon,  la  Martinique,  la  Guadeloupe 
et  dépendances,  la  Guyane,  Saint-Louis  du  Sénégal, 
la  Réunion,  cinq  comptoirs  dans  l'Hindoustan,  en 
tout  cent  cinquante  mille  kilomètres  carrés  envi- 
ron. Ce  domaine  si  réduit,  elle  ne  l'a  pas  seulement 
conservé  intact,  elle  l'a  considérablement  accru.  Par 
développement  naturel,  comme  au  Sénégal  depuis 
1854,  par  revendication  de  droits  historiques,  comme 
à  Madagascar,  1882-85,  ou  simplement  par  con- 
quête, elle  a  tellement  agrandi  son  empire  qu'elle 
occupe  le  second  rang  parmi  les  puissances  colo- 
niales, et  qu'elle  a  de  nouveau  mérité  la  jalousie  de 


AVANT-PROPOS.  xi 

l'Angleterre.  Rappelons  seulement  ces  acquisitions. 

En  Afrique  :  Algérie,  1830-47,  et  protectorat  sur 
la  Tunisie,  1881-82;  Haut-Sénégal  et  Haut-Niger, 
1854-81-83  ;  comptoirs  de  Guinée  (Grand-Bassam  et 
Assinie,  1843;  Grand-Popo,  1857;  Kotonou  et 
Porto-Novo,  1863-68;  Petit-Popo,  1864;  Agoué, 
1868;  Porto-Seguro,  1868);  Gabon,  1845;  Congo, 
1875-83;  Nossi-bé  et  Comores,  1841-86;  Obock, 
1855-82;  Diego  Suarez  et  protectorat  de  Madagas- 
car, 1885. 

En  Asie  :  Cochinchine,  1859-62-67;  protectorat 
sur  le  Cambodge,  1863;  Tonkin  et  protectorat  sur 
l'Annam,  1873-85;  Cheik-Saïd,  1886. 

En  Océanie:  Nouvelle-Calédonie,  1853;  îles  Tahiti 
et  Tuamoutou,  1842-80;  îles  Marquises,  1842;  îles 
Gambier,  1844-81;  îles  sous  le  Vent,  1840-88;  îles 
Toubouaï,  1882. 

Ces  possessions  nouvelles,  jointes  aux  anciennes, 
forment  un  total  de  trois  millions  de  kilomètres 
carrés,  le  tiers  peut-être  de  notre  ancien  empire 
colonial  au  temps  de  sa  plus  grande  extension. 

Tous  les  gouvernements  qui  se  sont  succédé 
depuis  1815  ont  contribué  à  ce  résultat.  Mais  tous, 
embarrassés  à  l'intérieur  ou  dédaigneux  de  cette 
action  lointaine,  ont  agi  avec  une  hésitation  parfois 
honteuse  et  toujours  mesquine.  Ils  ont  maintes  fois 


xii  AVANT-PROPOS. 

offert  à  F  Angleterre  des  territoires  que  les  circon- 
stances leur  avaient  comme  imposés.  Seule  la  Répu- 
blique actuelle  a  osé  s'engager  délibérément  dans 
les  entreprises  coloniales.  Son  exemple  a  même  déter- 
miné en  Europe  un  goût  général  pour  ce  genre  d'ac- 
tivité nationale.  Elle  n'a  pourtant  pas  échappé  à 
cette  indécision  qui  semble  traditionnelle  en  France 
depuis  plus  d'un  siècle.  Un  seul  de  ses  hommes 
d'État  a  fermement  défendu  et  suivi  la  politique 
dite  «  d'expansion  »  ;  encore  est-il  accusé  d'avoir 
manqué,  dans  l'exécution,  de  tact  et  d'énergie  (1). 
Grâce  à  lui,  la  France  républicaine  est  aujourd'hui 
engagée  sans  retour  dans  cette  voie.  Elle  a  obtenu, 
d'ailleurs,  de  beaux  résultats.  On  peut  estimer  à 
un  million  sept  cent  mille  kilomètres  carrés  la  super- 
ficie des  territoires  annexés  depuis  1870,  soit  près 
des  deux  tiers  de  nos  possessions  actuelles. 

Mais  il  s'en  faut  que  tout  le  monde,  en  France, 
ait  applaudi  à  ce  succès.  Il  s'est  élevé  contre  cette 
politique  et  son  représentant  le  plus  en  vue  une 
opposition  passionnée.  Les  adversaires  du  régime 
républicain  par  haine  de  la  République,  les  républi- 
cains avancés  par  haine  des  républicains  modérés, 
ont  critiqué  avec  une  violence  inouïe  les  entreprises 

(1)  M.  Ferry  vient  de  plaider  sa  cause  dans  un  livre  important  sur 
le  Tonkin  (1890). 


AVANT-PROPOS.  xiii 

en  apparence  les  plus  avantageuses.  Ils  en  ont  fait 
une  «  plate-forme  électorale  » ,  et  les  électeurs  ont 
semblé  leur  donner  raison  en  dissolvant  la  majorité 
qui  avait  approuvé  ces  actes.  Les  élections  de  1885 
ont  ressemblé  à  un  plébiscite  anticolonial;  le  mot 
«  Tonkinois  »  est  devenu  une  injure. 

Les  arguments  produits  ont  été  ou  politiques  et 
de  circonstance,  ou  scientifiques  et  de  principe. 

Dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  a-t-on  dit,  et  en  pré- 
sence des  menaces  de  l'Allemagne,  c'est  plus  qu'une 
faute,  c'est  un  crime  de  disperser  nos  forces. 

Dans  l'état  de  division  où  sont  les  esprits  en 
France  et  devant  l'opposition  monarchique  toujours 
aux  aguets,  c'est  une  trahison  d'obérer  nos  finances 
et  d'écarter  l'idée  de  revanche;  car,  pour  s'im- 
planter dans  le  cœur  de  tous  les  Français,  la  Répu- 
blique a  le  devoir  de  réparer  les  gaspillages  monar- 
chiques et  la  honte  de  1870. 

D'ailleurs,  les  Français  ne  sont  pas  colonisateurs. 
Ils  n'essaiment  pas,  comme  les  Anglais  ou  les  Alle- 
mands; la  population  de  la  métropole  progresse  à 
peine  assez  pour  sa  sécurité  en  Europe.  Le  Fran- 
çais, de  plus,  n'est  ni  voyageur  ni  géographe.  Les 
découvertes  du  seizième  siècle  se  sont  faites  sans  la 
participation  de  la  France.  La  colonisation  du  dix- 
septième  siècle  a  été  purement  factice  et  de  com- 


xiv  AVANT-PROPOS. 

mande.  Elle  n'a  du  reste  pas  réussi,  et  elle  ne  pou- 
vait réussir,  à  cause  de  notre  impatience  naturelle 
et  de  nos  habitudes  bureaucratiques. 

En  théorie,  comme  en  fait,  les  colonies  sont  des 
causes  de  ruine  pour  la  métropole.  Les  penseurs  du 
dix-huitième  siècle,  philosophes  et  économistes,  s'ac- 
cordent à  condamner  les  acquisitions  coloniales  (1). 

A  ces  raisons,  les  partisans  de  la  politique 
d'expansion  ont  répondu  : 

En  niant  le  danger  intérieur  et  extérieur; 

En  exaltant  notre  histoire  coloniale  ; 

En  affirmant  que  la  colonisation  est  devenue, 
pour  tous  les  Etats  de  l'Europe,  et  surtout  pour  la 
France  mutilée,  une  nécessité  d'influence,  de  puis- 
sance, d'existence  (2); 

En  proclamant  en  théorie,  et  selon  la  formule  de 
Stuart  Mill,  que  «  la  fondation  des  colonies  est  le 
meilleur  genre  d'affaires  dans  lequel  puissent  s'en- 
gager les  capitaux  d'un  pays  vieux  et  riche  » . 

Ces  discussions  ne  sont  pas  finies,  et  le  trouble 
qu'elles  ont  causé  dure  encore. 

(1)  Cf.  les  débats  de  la  Chambre,  1883-84-85.  —  Les  journaux  la 
Justice,  le  Pays,  la  Lanterne,  etc.  —  Les  livres  de  M.  Yves  Guvot  : 
JSotice  sur  Colbert,  Lettres  sur  la  politique  coloniale.  —  Les  écono- 
mistes J.-B.  Say,  Molinari,  de  Laveleye,  etc.  (sauf  M.  Leroy-Beaulieu). 

(2)  Discours  de  M.  J.  Ferry,  27  mars  1884.  —  Revue  de  géographie, 
janvier  et  février  1886  (articles  de  M.  Gide).  —  M.  Vignon  :  Les  colo- 
nies françaises  (1886),  etc. 


AVAIST-P110P0S.  xv 


III 


Il  est  clair  que  notre  étude,  en  supposant  connue 
notre  histoire  coloniale,  doit  en  suivre  les  divi- 
sions et  s'y  encadrer.  L'opinion  publique,  en  effet, 
est  toujours  l'esclave  des  circonstances  présentes. 
Qu'elle  les  comprenne  ou  non,  qu'elle  les  domine 
ou  en  soit  dominée,  elle  les  reflète  dans  ses  manifes- 
tations. Elle  varie  donc  de  forme,  bien  qu'elle  puisse 
rester  la  même  au  fond.  Ainsi  la  curiosité  naïve  qu'on 
apporte  aux  récits  de  voyages  au  seizième  siècle  et 
la  critique  pénétrante  qu'on  porte,  au  dix-huitième, 
dans  les  questions  de  l'esclavage  et  du  monopole, 
sont  des  formes  différentes  de  la  même  préoccupa- 
tion, sinon  de  la  même  approbation  pour  les  colonies . 

On  distingue  généralement,  dans  l'histoire  de  la 
colonisation  française,  trois  époques  :  celle  des  dé- 
couvertes, jusqu'à  Henri  IV  inclusivement;  celle  de 
la  plus  grande  expansion,  de  Henri  IV  à  1713;  celle 
du  déclin  et  des  pertes,  qu'on  arrête  à  1763. 

Nous  nous  permettrons  de  reculer  cette  dernière 
date  jusqu'en  1815  :  ce  n'est  qu'à  ce  moment  que 
l'Angleterre  a  achevé  l'œuvre  de  spoliation  com- 
mencée en  1713  à  nos  dépens. 


/ 


xvi  AVANT-PROPOS. 

Toutefois,  dans  l'intervalle,  s'est  accompli  le 
grand  acte  de  la  Révolution.  La  Révolution  n'a  vidé 
aucune  question  en  matière  coloniale,  pas  même 
celle  de  l'esclavage.  Mais  elle  a  créé  un  nouvel 
esprit  en  France  et  aux  colonies,  imposé  un  nouveau 
droit,  substitué  un  nouveau  mode  gouvernemental 
à  celui  de  l'ancien  régime.  L'Empire,  qui  en  dérive, 
a  donné  aux  Français  de  nouveaux  goûts  et  fait 
naître  pour  eux  de  nouveaux  intérêts;  nous  en 
apprécierons  plus  tard  l'influence.  11  suit  de  là  qu'on 
ne  peut  confondre,  dans  les  manifestations  d'opi- 
nion, la  période  de  1789  à  1815  avec  celle  qui  la 
précède.  Nous  l'examinerons  donc  à  part. 

L'étude  des  tergiversations  du  dix-neuvième  siècle 
s'en  trouvera  éclairée.  Les  enthousiasmes  hâtifs  et 
les  répugnances  de  nos  pères  et  de  nous-mêmes, 
les  résolutions  timides  ou  brusques  des  gouverne- 
ments ont  leur  origine  et  leur  explication  dans  cette 
époque.  Peut-être  découvrirons-nous  qu'en  matière 
coloniale,  comme  dans  l'ordre  politique,  le  pro- 
gramme de  89  n'est,  de  nos  jours,  ni  apprécié  ni 
appliqué  comme  il  faut. 


LIVRE    PREMIER 


PREMIÈRE  ÉPOQUE 

Des  débuts  du  seizième  siècle  jusqu'au  ministère 
de  Richelieu. 


LES   DECOUVERTES 


CHAPITRE   PREMIER 

L'ACTION. 

Les  découvertes. 

C'était  une  opinion  généralement  répandue  jusqu'à 
ces  derniers  temps,  et  accréditée  par  les  plus  savants 
écrivains,  que  les  Français  ne  manifestèrent  aucun 
goût  pour  les  découvertes,  au  seizième  siècle.  «  Ils 
ne  prirent,  disait-on,  aucune  part  au  grand  mouve- 
ment maritime  et  commercial  qui  entraînait  les  États 
riverains  de  l'Océan  :  Portugal,  Espagne,  Hollande, 
Angleterre  (1).  »  On  s'accordait  à  célébrer  Champlain 
comme  le  premier  explorateur  français.  Voltaire,  qui - 
a  si  souvent  représenté  ou  fait  l'opinion,  n'avait-il  pas 
produit  cette  affirmation  tranchante  :  «  Les  Français 
n'eurent  part  ni  aux  grandes  découvertes,  ni  aux  | 
inventions  admirables  des  autres  nations ;  ils  fai- 
saient des  tournois,  pendant  que  les  Portugais  et  les 
Espagnols  découvraient  et  conquéraient  les  nouveaux 
mondes  à  l'orient  et  à  l'occident  du  monde  connu  (2) .  » 

C'est  là  une  grave  erreur,  qu'il  importe  de  rectifier  j 
pour  la  gloire  de  notre  pays. 

(1)  Levasseur  :  Histoire  des  classes  ouvrières,  t.  II,  p.  38. 

(2)  Siècle  de  Louis  XIV.  Introduction. 


4  LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Il  faut  le  proclamer  bien  haut  :  la  France  n'est  pas 
restée  étrangère  au  mouvement  des  découvertes  !  Elle 
mérite  bien  plutôt,  par  l'intérêt  qu'y  a  apporté  le 
'  public,  par  l'ardeur  qu'y  ont  déployée  ses  hommes 
d'État  et  ses  navigateurs,  la  première  place  après  le 
Portugal  et  l'Espagne.  L'Angleterre  et  la  Hollande  ne 
viennent  qu'après,  longo  proximœ  intervallo. 

Un  historien  des  premières  découvertes,  Lescarbot, 
disait  que  les  Français  «  ont  mérité,  avant  même  les 
Espagnols  et  les  Portugais,  la  palme  de  la  navigation  »  . 
Il  ne  serait  pas,  en  effet,  si  difficile  de  l'établir.  Sans 
remonter  jusqu'aux  croisades,  que  de  faits  dans  les 
temps  modernes,  faits  oubliés  ou  trop  peu  rappelés, 
pourraient  servir  de  preuve  ! 

Les  Dieppois  trafiquaient  à  la  côte  de  Guinée  plus 
d'un  siècle  avant  que  les  Portugais  eussent  passé  la 
ligne  du  Tropique,  qui  les  effrayait  tant.  Jean  de 
Béthencourt  avait  fait  son  établissement  aux  Canaries 
en  1402,  avant  que  Portugais  et  Espagnols  eussent 
quitté  leurs  ports.  Si  l'on  ne  peut  prouver  que  Jean 
Cousin  ait  abordé  à  la  terre  d'Amérique  avant  Chris- 
tophe Colomb,  on  sait  que  Colomb  s'adressa  à  la  France, 
avant  de  s'adresser  à  l'Espagne,  pour  faire  les  frais 
de  l'expédition  qu'il  rêvait.  C'était  un  hommage  rendu 
sans  doute  à  la  puissance  politique  de  la  France,  mais 
aussi  à  sa  renommée  maritime,  consacrée  par  J.  Cœur 
dans  la  Méditerranée,  par  les  Dieppois  dans  l'Océan. 
Enfin,  qui  pourrait  dire  si  c'est  avant  ou  après  le  voyage 


LES    DECOUVERTES.  5 

du  grand  navigateur  génois  que  les  Gap-Bretonnais 
ont  trouvé  le  chemin  de  Terre-Neuve  et  de  l'île  du 
Cap-Breton?  Ils  s'y  rendaient  en  tout  cas,  annuelle- 
ment, pour  pêcher  la  baleine  et  la  morue,  dès  les  pre- 
mières années  du  seizième  siècle. 

Mais  laissons,  puisque  la  tradition  est  reçue  et  ne 
peut  être  détruite  (1),  la  priorité  aux  Espagnols.  Lais- 
sons-leur, ainsi  qu'aux  Portugais,  qui  n'ont  pas  cette 
priorité  pour  l'Afrique,  le  mérite  d'avoir  apporté  le 
plus  d'ardeur  aux  découvertes,  et  d'avoir,  les  premiers, 
fondé  des  établissements.  Les  Français  ne  marchent- 
ils  donc  pas  sur  leurs  traces  dès  le  premier  moment? 
Autour  des  Ango,  de  Dieppe,  ces  «  rois  du  commerce  » 
qui  peuvent  faire  la  guerre  aux  rois  (2),  il  se  forme 
une  pléiade  de  hardis  navigateurs  qui  sont,  eux  aussi, 
de  grands  «  découvreurs  »  de  terres  neuves.  En  1504, 
Paulmier  de  Gonneville  aborde  au  Brésil  et  en  ramène 
un  prince  indien,  Essomméric,  dont  il  fait  son  gen- 
dre (3).  En  1506,  Denys  de  Honfleur  fait  le  pre- 
mier relevé  de  la  côte  de  Terre-Neuve,  et  en  1509,  il 

(1)  On  sait  que  les  Archives  de  Dieppe  ont  été  brûlées  parles  Anglais 
dans  le  bombardement  de  1694.  —  Cf.  Desmarquets  :  Mémoire  chro- 
nologique pour  servir  a  l'histoire  de  Dieppe  et  de  la  navigation  fran- 
çaise (1785),  2  vol.  in-12.  —  Estancelin  :  Recherches  sur  les  voyages 
et  découvertes  des  navigateurs  normands.  —  Vitet  :  Histoire  de 
Dieppe.  —  Margry  :  Les  navigateurs  français  et  la  révolution  maritime 
du  quatorzième  au  quinzième  siècle. 

(2)  Croisière  du  Dieppois  Jean  Florin,  qui  enlève  les  galions  portant 
le  trésor  de  Montézuma,  23  mai  1523,  etc. 

(3)  Son  arrière  petit-fils,  Paulmyer,  chanoine  à  Lisieux,  a  publié,  en 
1663,  un  mémoire  sur  la  Terre  Australe. 


6  LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

^ramène  à  Rouen  sept  sauvages  brésiliens  (1).  Gamart 

de  Rouen,  Aubert  de  Dieppe,  durant  les  quinze  pre- 

V5       mières  années  du  siècle,  abordent  plusieurs  fois  aux 

j  deux  Amériques,  et  Aubert  ramène  en  France,  en  1508, 

^un  sauvage  du  Canada. 

Ces  voyages,  il  est  vrai,  n'aboutissent  pas  à  la  fon- 
dation de  colonies.  Pourtant,  les  pêcheries  de  Terre- 
Neuve,  exploitées  régulièrement  par  les  Basques  et  les 
Normands,  peuvent  passer  pour  un  établissement  qui 
vaut  peut-être  bien  ceux  des  Espagnols.  Mais  quand 
ce  ne  seraient  que  des  voyages  d'exploration,  quelle 
nation  d'Europe,  autre  que  l'Espagne  et  le  Portugal, 
en  peut  compter  autant? 

L'Angleterre  cite  le  voyage  de  Jean  Gabotto  ou 
Cabot,  qui  fut  entrepris  en  1496,  pour  chercher  par 
le  nord-ouest  la  route  vers  le  Cathay  (2).  Mais  Cabot 
songeait  si  peu  à  faire  un  établissement  qu'il  déclara 
avoir  été  très  fâché  de  rencontrer  sur  sa  route  une 
terre  qui  lui  faisait  obstacle  et  dont  il  s'éloigna  tout 
aussitôt.  On  a  supposé  depuis  que  c'était  Terre-Neuve. 
La  tentative  ne  fut,  d'ailleurs,  pas  renouvelée  avant 
1553,  et  Cabot  quitta  le  service  du  roi  anglais.  Jus- 
qu'au règne  d'Elisabeth,  l'Angleterre  eut  précisément 
cette  insouciance  des  explorations  maritimes,  que  l'on 
attribue  à  la  France  si  arbitrairement. 

(1)  Eusebii   Cœsariensis   Chronicon }  cum   additionibus  Prosperi  et 
Mathiœ  Palmerii.  (Parisiis,  H.  Steph.,  1510,  2e  édit.,  Baie,  1529.) 

(2)  Lettres  patentes  de  Henri  VII,  5  mai  1496.  —  Henri,  loin  d'en 
faire  les  frais,  retient  le  cinquième  des  profits. 


LES   DECOUVEHTES.  7 

Quant  à  la  Hollande,  est-il  besoin  de  dire  qu'avant 
d'être  affranchie  de  l'Espagne,  c'est-à-dire  avant  1572 
au  plus  tôt,  elle  ne  peut  rien  entreprendre  à  son 
compte?  Les  Hollandais  ne  coopérèrent  même  pas  à 
l'œuvre  de  leurs  maîtres.  Parmi  les  navigateurs  qu'em- 
ploie l'Espagne,  on  trouve  des  Italiens,  des  Portugais 
et  des  Espagnols,  mais  pas  un  sujet  des  Pays-Bas.  C'est 
seulement  en  1594  que  Maurice  de  Nassau  envoya  à  la 
recherche  du  passage  nord -est  la  flottille  commandée 
par  Barentz  et  dont  Jean  Huyghen  a  raconté  le  voyage 
dans  les  parages  de  la  Nouvelle-Zemble. 

Enfin,  parmi  les  autres  nations  de  l'Europe,  quelle 
est  celle  qui  semble  se  préoccuper  de  l'œuvre  qui  s'ac- 
complit par  les  soins  des  Espagnols,  des  Portugais  et 
des  Français?  Les  Allemands  suivent  avec  curiosité  les 
progrès  des  découvertes  et  essayent  de  les  fixer  par 
leurs  travaux  de  cartographie,  mais  ils  ne  comptent 
qu'une  exploration  :  Alsinger,  en  1529,  visita  le  Vene- 
zuela pour  la  maison  des  Welser,  négociants  d'Augs- 
bourg,  à  qui  Charles-Quint  en  avait  fait  la  concession. 
Les  Danois  n'en  comptent  qu'une  également,  et  qui 
est  douteuse,  celle  de  Frédéric  Anschild  à  la  baie 
d'Hudson,  en  1591  (1).  Ce  n'est  qu'en  1584  que  le 
Cosaque  Yermak  commence  cette  conquête  de  la  Sibé- 
rie qui  durera  deux  siècles. 


(1)  Nous  n'oublions  pas  la  colonisation  de  l'Islande  et  du  Groenland  ; 
mais  elle  ne  rentre  pas  plus  dans  notre  sujet  que  les  croisades  ou  l'éta- 
blissement normand  de  Naples  et  de  Sicile. 


8  LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

On  voit  déjà  l'avantage  des  Français  pour  la  première 
époque.  Ils  l'ont  obtenu,  —  et  c'est  une  supériorité  sur 
les  Portugais  et  les  Espagnols  eux-mêmes,  —  par  le  seul 
effort  de  l'initiative  privée.  Mais  bientôt  les  hommes 
d'État  s'en  mêleront.  Les  amiraux  Chabot  et  Coligny 
pousseront  leurs  maîtres,  François  1er,  Henri  II  et 
Charles  IX,  à  attaquer  par  ce  côté  la  puissance  espagnole 
ou  à  chercher  par  ces  établissements  une  solution  à 
la  question  religieuse  (1).  Henri  IV  comprendra  ce  que 
ces  entreprises  peuvent  ajouter  à  la  puissance  politique 
et  commerciale,  comme  à  la  gloire  de  son  royaume. 
Alors  les  grands  noms  et  les  grands  faits  se  multiplient. 

Verazzano,  en  1523-24,  sur  l'ordre  de  François  Ier, 
explore  toute  la  côte  américaine,  depuis  la  Floride  jus- 
qu'à la  Nouvelle-Ecosse,  entre  34°  et  41°  10'  latitude 
nord.  Les  Espagnols  Jean  Ponce  de  Léon  (1512)  et  Luc 
Velasquez  d'Ayllon(  1520)  s'étaient  arrêtés  àla  Floride. 
Estevan  Gomez  n'a  été  envoyé  au  delà  par  Charles- 
Quint,  en  1525,  que  sur  l'avis  reçu  du  voyage  de 
Verazzano.  Aussi  Garli,  qui  nous  a  conservé,  dans  une 
lettre  à  son  père,  du  4  août  1524,  la  relation  de  Veraz- 
zano, a-t-il  pu  dire  qu'on  l'estime  à  l'égal  d'Améric 
Vespuce  et  de  Magellan.  La  carte  que  Jérôme  Veraz- 


(1)  Coligny  dit  aussi,  dans  un  récit  de  son  voyage  à  Paris  en  1565  : 
«  Cependant  que  je  suis  en  ma  maison,  je  regarde  à  trouver  nouveaux 
moyens  par  lesquels  Ion  poura  trafiquer  et  faire  son  profict  aux  pays 
estranges...  J'espère  en  peu  de  temps  faire  en  sorte  que  nous  ferons  le 
plus  beau  traficq  qui  soit  en  chrestienté...  »  (Pièces  sur  l'Histoire  de 
France,  VIII,  année  1565.) 


LES   DECOUVERTES.  9 

zano  a  faite  des  contrées  explorées  par  son  frère  et 
qu'il  a  offerte,  par  dépit  ou  convoitise,  à  Henri  VIII, 
a  servi  de  modèle  à  une  partie  des  cartes  du  seizième 
siècle.  Le  Ptolémée  de  1540,  le  planisphère  de  Mer- 
cator  de  1541,  le  globe  d'Ulpius  de  1542,  la  carte  du 
Recueil  de  Ramusio de  1550,  celle  de Mercator  de  1569, 
celle  de  Locke  de  1582  reproduisent  à  peu  près  les 
contours  de  la  côte  et  exactement- les  noms  de  Dieppe, 
Livourne,  Longue  ville,  Angoulême,  etc.,  proposés  par 
le  navigateur  français.  Toutes  écrivent  en  grosses  lettres 
sur  ces  contrées,  qui  comprennent  la  moitié  des  États- 
Unis  actuels,  la  suscription  glorieuse  Gallia  nova,  que 
nous  avons  laissé  effacer  (1). 

Dans  plusieurs  voyages  accomplis  en  1534,  1535  et 
1540,  l'illustre  Jacques  Cartier  explore  Terre-Neuve, 
qui  est  déjà  connue,  le  golfe  du  Saint-Laurent  avec 
ses  îles  et  le  fleuve  lui-même,  qu'il  remonte  jusqu'à 
Hochelaga  (plus  tard  Mont-Royal)  à  cent  quatre-vingts 
lieues  de  l'embouchure.  Il  prend  possession,  au  nom 
du  Roi,  de  tout  ce  pays,  encore  inconnu,  qu'il  appelle 
aussi  la  Nouvelle-France . 

Jean-François  de  la  Roque,  sire  de  Roberval,    «  le 

(1)  L'authenticité  du  voyage  de  Verazzano  a  été  contestée  par  l'Amé- 
ricain Buckingham  Smith,  dans  un  Mémoire  lu  à  la  Société  historique 
de  New- York,  4  octobre  1864,  plus  récemment  par  M.  Murphy  (Voyage 
de  Verazzano,  New-York,  1875)  et  par  M.  Harisse  (Revue  critique, 
janvier  1876) .  —  Mais  elle  a  été  établie  par  MM.  Major  (Pall-mall 
Gaz.,  26  mars  1876),  de  Costa  (Verazzano,  1881),  de  Simonis  (Arch. 
storico,  août  1877).  —  On  a  cessé  de  le  confondre  avec  le  corsaire  diep- 
pois  Jean  Florin,  pendu  en  Espagne  en  1527. 


0 


10        LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

petit  roi  de  Vimeu  »  ,  s'offre  lui-même  pour  faire,  avec 
Jacques  Cartier,  une  nouvelle  exploration  et  un  établis- 
sement dans  ces  possessions  désormais  françaises.  Des 
lettres  patentes  du  15  janvier  1540  lui  donnent  le  titre 
et  les  pouvoirs  de  «  vice-roy  et  lieutenant  général  au 
Canada,  Hochelaga,  Saguenay,  Terre-Neuve,  Belle- 
Isle,  Carpon,  Labrador,  la  Grande-Baye  et  Braccialaos 
(cap  Breton)  »  ,  c'est-à-dire  dans  un  empire  colonial 
presque  aussi  grand  que  celui  de  l'Espagne  en  Amé- 
rique. Il  précise  ainsi  la  date  de  notre  prise  de 
possession  effective  de  ces  contrées,  qui  formeront 
durant  deux  siècles  la  meilleure  part  de  notre  empire 
colonial.  Cette  possession  était  purement  nominale, 
dira-t-on.  Mais  qu'est  donc  l'empire  espagnol  à  ce 
moment? 

La  France,  d'ailleurs,  ne  s'en  tint  pas  là.  Sur  l'ordre 
de  Coligny,  le  sire  de  Villegagnon,  chevalier  de  Malte, 
conduit  en  1555  une  colonie  protestante  dans  une  ile 
de  la  côte  du  Brésil,  devant  Rio  de  Janeiro.  Ribaut  et 
Laudonnière,  en  1562-64,  retournent  aux  pays  décou- 
verts par  Verazzano  et  fondent,  à  l'entrée  «  de  la 
rivière  de  May  »  ,  Charlesfort  et  le  fort  Caroline,  où 
ils  laissent  près  de  mille  colons.  C'était  dans  le  voisi- 
nage de  la  Floride,  que  les  Espagnols  s'attribuaient 
sans  l'avoir  occupée  ;  et  les  Espagnols  avaient  alors  les 
prétentions  des  Anglais  d'aujourd'hui  sur  toutes  les 
terres  neuves.  Le  capitaine  Melandez  est  envoyé  sans 
retard   par  le  gouverneur  des  îles   espagnoles,   pour 


LES   DÉCOUVERTES.  11 

détruire  à  sa  naissance  cette  colonie  française.  Il  en 
massacre  les  membres,  qu'essayèrent  de  défendre  les 
indigènes,  et  il  colore  d'hypocrites  raisons  religieuses 
cette  barbarie  politique.  Mais,  en  1567,  un  brave  capi- 
taine gascon,  Fr.  de  Gourgues,  voulut  à  ses  frais  venger 
cette  insulte  et  punir  ce  guet-apens.  Il  tue  jusqu'au 
dernier  homme  la  garnison  laissée  par  Melandez  ;  à 
l'odieuse  pancarte  de  l'Espagnol  :  «  Trucidati,  non  quia 
Galli f  sed  quia  Huguenotes  »  ,  il  substitue  un  pilori 
avec  cette  mention  :  «  Mis  à  mort,  non  comme  Espa- 
gnols, mais  comme  bandits.  » 

Sous  Henri  IV  et  Louis  XIII,  l'illustre  Champlairi  s 
achève  l'exploration  du  Canada,  où  il  crée  Québec  en  \ 
1608,  parcourt  l'Acadie,  fonde  réellement  la  Nouvelle-  * 
France.  Il  consacre  sa  vie  à  cette  œuvre,  et  de  1602  à 
1632   s'emploie  à   recruter,  amener  et  installer  des- 
colons,  à  défricher  des  terres,  à  créer  des  villages,  à 
construire  des  forts,  à  mettre  enfin  cette  contrée  sans  * 
limites  en  bon  état  d'exploitation.  S'il  n'est  pas  le  pre- 
mier de  nos  colonisateurs,  comme  on  a  voulu  le  croire! 
il  est  certes  le  plus  grand. 

Que  d'autres  ne  pourrait-on  pas  citer  de  son  temps  î 
De  Montz,  de  Pontgravé,  de  Poutraincourt,  de  Pézieu, 
dans  les  deux  Amériques;  Godefroy,  Le  Lièvre,  de 
Beaulieu,  dans  les  Indes  orientales,  essayent  de  faire 
des  établissements  ou  d'ouvrir  des  voies  commerciales 
pour  leur  compte,  pour  celui  de  compagnies  libres, 
pour  celui  même  du  Roi. 


12         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Il  n'y  a  qu'une  courte  période  de  trente  et  un  ans 
(1567-98)  durant  laquelle  la  guerre  civile  semble 
détourner  les  Français  de  leur  goût  si  brillamment 
manifesté  pour  les  entreprises  d'outre-mer. 

C'est  celle  précisément  qui  voit  les  plus  grands  efforts 
des  Anglais.  Elisabeth  les  a  poussés  sur  nos  traces; 
mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'ils  soient,  à  la  fin  du 
siècle,  aussi  avancés  que  nous.  Tout  d'abord,  ils  ont 
cherché  par  l'est  ou  par  l'ouest  la  route  vers  le  Cathay. 
Willoughby  et  Barrow  (1553-56),  Parr  et  Jackmann 
(1580),  ont  exploré  la  Nouvelle-Zemble  et  le  détroit  de 
Waïgatz;  Frobisher  (1576-78)  a  paru  dans  les  mers 
glacées  que  Davis  (1585-86-90),  Hudson,  Burton  et 
Hall(1609-ll-13),etenfinBaffin  (1622), ont  reconnues 
plus  amplement  et  nommées.  Les  Anglais  s'attardèrent 
donc  plus  longtemps  que  nous  dans  les  errements  de 
Colomb  et  de  Cabot,  et  la  recherche  qu'ils  faisaient 
avec  obstination  ne  pouvait  aboutir  à  un  établissement 
colonial.  Drake,  il  est  vrai,  dans  son  voyage  autour  du 
monde ,  dit  avoir  pris  terre  au  nord  de  la  Californie 
(1576);  Humphrey  Gilbert,  en  1583,  prétendit  avoir 
pris  possession  de  Terre-Neuve  et  de  la  Floride,  Wal- 
ter  Raleigh  et  Greenville  de  la  Virginie,  en  1584-85, 
Smith  de  la  baie  de  Ghesapeake,  en  1607.  Mais  plu- 
sieurs de  ces  contrées  avaient  déjà  des  maîtres,  et  l'on  a 
reconnu  plus  tard,  notamment  dans  l'enquête  contra- 
dictoire faite  en  1750,  à  propos  de  l'Acadie,  sur  les 
origines  coloniales  en  Amérique,  que  les   récits  des 


LES   DECOUVERTES.  13 

navigateurs  anglais  avaient  été  fort  exagérés  (1).  Une 
date,  d'ailleurs,  est  plus  significative  que  tout  le  reste: 
c'est  seulement  en  1620  qu'a  été  fondée  New-Ply- 
mouth,  la  première  bourgade  anglaise  sur  le  continent 
américain. 

Vers  l'Orient,  les  efforts  d'Elisabeth  ne  furent  pas 
moindres,  mais  le  résultat  fut  aussi  précaire.  En  1583, 
elle  envoie  Ralph  Fitch  et  John  Newberry  auprès  du 
Grand  Mogol  et  en  Chine;  elle  fait  offrir,  en  1599,  par 
John  Mildenhall,  un  présent  au  Grand  Mogol.  Son  suc- 
cesseur, Jacques  Ier,  suit  son  exemple.  Un  agent  de  la 
récente  Compagnie  des  Indes,  Hawkins,  est  autorisé 
à  commercer  dans  l'Inde  et  y  séjourne  de  1 608  à  1 6 1 1  ; 
Th.  Best,  en  1611,  et  Th.  Roe,  en  1616,  obtiennent 
même  des  traités  de  commerce.  Mais  qu'en  est-il 
résulté?  Les  Anglais  ont-ils  obtenu  dans  l'extrême 
Orient  la  situation  prépondérante  que  la  France  a  re- 
couvrée en  1605  dans  l'Empire  turc?  Il  s'en  faut  bien  : 
les  présents  ont  été  acceptés,  mais  comme  un  hom- 
mage; les  traités  sont  restés  lettre  morte. 

L'Angleterre  pourtant,  et  la  Hollande,  dont  le  pre- 
mier établissement  aux  Moluques  est  de  1607,  ont 
devancé  la  France  en  un  point.  Elles  ont,  les  premières, 
constitué  une  Compagnie  des  Indes  ayant  le  privilège 

(1)  V.  Mémoire  des  commissaires  du  Roi,  du  4  octobre  1751,  dans  le 
Recueil  des  Mémoires  et  actes  touchant  les  limites  de  l'Acadie  et  Sainte- 
Lucie  (t.  Ier).  —  Cf.  Abrégé  des  descouvertures  de  la  Nouvelle-France, 
tant  de  ce  que  nous  avons  descouvert,  comme  aussi  les  Anglais,  à  la 
suite  des  voyages  de  Ghamplain  (édition  1830). 


14        LA   QUESTION    COLONIALE  EN    FRANCE. 

du  commerce  colonial.  Mais  qu'en  faut-il  conclure, 
sinon  quelles  ont  ainsi  devancé  leur  propre  colonisa- 
tion? La  France,  d'ailleurs,  pour  l'exploitation  de  ses 
colonies,  ne  tardera  pas  à  imiter  ses  rivales,  et  elle 
garde  le  mérite  d'avoir  été  une  ouvrière  de  la  première 
heure. 


CHAPITRE    II 

L'INTÉRÊT. 
L'opinion.  —  L'initiation  du  public. 

L'activité  des  explorateurs  français  est  à  coup  sûr 
une  excellente  preuve  de  l'intérêt  apporté  en  France 
aux  découvertes.  Nous  devons  cependant  consulter 
l'opinion.  Le  nombre  et  la  vogue  des  relations  de 
voyage,  la  place  que  la  question  occupe  dans  les 
œuvres  de  pure  littérature,  nous  permettront  de  recon- 
naître l'intensité,  la  nature  et  les  progrès  de  cet  inté- 
rêt déjà  manifesté  par  l'action. 


AVANT     VILLEGAGNON. 


Le  total  des  livres  de  voyage  publiés  en  France  de  , 
1494  à  1624  est  de  plus  de  trois  cents.  Sauf  une  tren-  { 
taine,  qui  ont  pour  objet  les  Lieux  saints,  tous  traitent 
de  pays  inconnus,  terres  neuves  à  acquérir  ou  terres 
vieilles   à  occuper  commercialement.    Tous   ont,   parà 
suite,  le  caractère  colonial. 


o 


16        LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 


C 


0 


Laissons  de  côté,  cependant,  ceux  qui  sont  relatifs 
aux  contrées,  sinon  exactement  connues,  du  moins  fré- 
quentées déjà  par  les  Européens,  c'est-à-dire  l'Afrique 
septentrionale  et  l'Asie  occidentale.  Ils  sont  au  nombre 
d'environ  quatre-vingts.  Retenons  seulement  les  ré- 

rcits  concernant  les  terres  vraiment  neuves  :  Afrique, 
moins  les  côtes  barbareques,  Asie  orientale  et  méridio- 
nale, îles  océaniennes,  continent  américain.  C'étaient 
ces  pays,  en  effet,  qui  pouvaient  le  mieux  attirer  le 
génie  de  la  colonisation,  et  les  livres  qu'ils  inspirent 
ont  vraiment  le  caractère  colonial. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  c'est  que  jusqu'au  delà 
de  la  moitié  du  siècle,  le  public  français  ne  fut  initié 
aux  découvertes  que  par  des  traductions.  L'Italie,  que 
ses  divisions  et  son  anarchie  rendaient  incapable  d'une 
entreprise  nationale,  mais  qui  fournissait  aux  autres 
nations  de  grands  explorateurs,  Colombo,  Gabotto, 
Verazzano,  etc.,  leur  fournit  aussi  les  meilleurs  récits 
de  voyage.  L'italien  semblait  la  langue  maternelle  des 
navigateurs.  La  première  relation  de  Jacques  Cartier 
(1534;)  n'a  été  connue  d'abord  qu'en  cette  langue;  de 
même  celle  que  Verazzano  adressa,  en  français  ou  en 
latin,  à  François  Ier,  le  8  juillet  1524.  Ce  sont  deux  Ita- 
liens, Pierre  Martyr,  de  Milan  (1516),  et  Ramusio,  de 
Venise  (1550-56),  qui  firent  les  premières  grandes 
histoires  d'ensemble  des  découvertes. 

C'est  donc  d'après  l'italien  ou  l'espagnol  que  Mathu- 
rin  du  Redouet  ou  Redouer  fit  connaître,  en  1516,  la 


LES    DECOUVERTES.  17 

navigation  d'Émeric  Vespuce  (1);  qu'Antonin  Fabre, 
en  1526  ou  1527,  raconta  le  voyage  de  Magellan;  que 
Jean  Poleur,  en  1 536,  mit  en  français  V Histoire  naturelle 
et  générale  des  Indes  du  Castillan  Oviedo  ;  que  Jean  Tem- 
poral, en  1556,  donna  la  Description  de  l 'Afrique  de  Jean- 
Léon  Africain,  «  parue  premièrement  en  langue  ara- 
besque, puis  en  toscane  »  .  C'est  du  latin  de  P.  Martyr 
qu'un  anonyme ,  le  12  janvier  1532,  «  translata  l'ex- 
trait ou  recueil  des  isles  nouvellement  trouvées  au 
temps  du  roi  d'Espagne  Ferdinand  et  de  la  reine  Éli- 
zabeth  sa  femme  »  .  C'est  enfin  P.  Martyr  qui  eut  le 
premier  les  honneurs  d'une  publication  intégrale  à 
Paris . 

Sauf  la  relation  du  troisième  voyage  de  J.  Cartier, 
publiée  en  français  en  1545,  et  les  Singularités  de  la 
France  antarctique ,  d'André  Thevet  (1553),  il  ne  parut 
en  France  aucun  ouvrage  original  touchant  les  décou- 
vertes d'Occident,  jusqu'au  temps  de  Villegagnon. 

Les  découvertes  d'Orient  n'ont  guère  été  plus  favo- 
risées. Elles  sont  représentées  en  France  d'abord  par 
deux  traductions  :  celle  de  Maximilien  Transylvain, 
en  1523(2),  et  celle  de  Fern.  Lopez,  faite  par  Nicolas 
de   Grouchy  en  1553  (3).    Elles   fournissent  ensuite 


(1)  Ouvrage  dit  Recueil  de  Vicence  (1507),  publié  par  Aless.  ZoRzr, 
sous  le  titre  :  Mondonovo  e  paesi  nuovamente  retrovati  da  Alberto  Ves- 
puzio}  Fiorentino. 

(2)  Le  voyage  de  navigation  faict  par  les  Espagnols  aux  îles  des 
Molluques. 

(3)  Le  premier  livre  de  l'histoire  de  l'Inde. 


0 


18        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

trois  relations  originales.  Lune  d'elles  est  le  curieux 
récit  «  en  rithmes  françaises  »  fait  par  Jean  Par- 
mentier  (1531)  «  de  sa  dernière  navigation  en  l'isle 
Taprobane,  autrement  dite  Sumatra  »  ,  recueilli  et 
édité  par  P.  Grignon,  de  Rouen  (1),  sous  le  titre  : 
Description  nouvelle  des  merveilles  de  ce  inonde.  Les 
deux  autres  sont  des  lettres  de  missionnaires,  impri- 
mées à  Toulouse  et  à  Paris  en  1532  et  1545;  la  der- 
nière était  adressée  par  François  Xavier  à  Ignace  de 
Loyola. 

Cette  infériorité  relative  des  publications  françaises 
est-elle  une  preuve  que  l'opinion  en  France  était  indif- 
férente aux  découvertes?  On  aurait  tort  de  conclure 
trop  vite.  La  publication  à  Paris  de  la  lettre  de  Colomb 
(1494),  les  nombreuses  éditions  de  Math,  du  Redouet, 
qui  sont  sans  date,  mais  à  coup  sûr  de  la  première 
moitié  du  siècle,  l'édition  parisienne  des  œuvres  de 
P.  Martyr  témoignent  du  contraire.  Mais  d'autres  faits 
le  démontrent  mieux  encore. 

En  Normandie,  et  particulièrement  à  Dieppe  et  à 
Rouen,  on  était  comme  enfiévré  des  «  Terres  Neufves  »  . 
Les  artistes  représentaient  sur  les  boiseries  de  la  mai- 
son des  Ango  ou  sur  un  mur  de  l'église  Saint- Jacques 
toutes  les  «  estrangetés  »  des  pays  nouvellement  décou- 
verts. Ango  avait  fait  de  sa  maison  comme  un  musée 
de  curiosités  exotiques,  que  François  Ier  vint  visiter 

(1)  Estancelin  a  retrouvé  à  Sens  l'original  de  la  relation  publiée  par 
Ramusio  (t.  III). 


LES   DECOUVERTES. 


19 


en  1532  (1).  Deux  familiers  d'Ango,  P.  Descelliers, 
curé  d'Arqués,  et  Guillaume  Le  Testu,  pilote,  firent  en 
1553-55  les  meilleurs  portulans  de  l'époque,  soit  du 
monde  connu,  soit  de  «  l'Isle  de  Brésil  (2)  »  .  P.  Des- 
celliers, qui  était  un  des  plus  savants  mathématiciens 
de  son  siècle,  créa  à  Dieppe  une  école  d'hydrographie 
qui  subsista  libre  jusqu'au  moment  où  Golbert  la  trans- 
forma en  école  royale.  Les  Rouennais  enfin,  voulant 
en  1550  foire  une  réception  mémorable  à  Henri  II  et  à 
Catherine  de  Médicis,  arrangèrent  cette  fameuse  «  fête 
brésilienne  » ,  qui  eut  alors  tant  de  retentissement  et 
fit  école  (3). 

Était-ce  seulement  en  Normandie  que  l'opinion  se 
manifestait  ainsi?  Il  faut  convenir  que  les  Normands, 
étant  les  plus  intéressés,  furent  les  plus  enthou- 
siastes. Mais  le  reste  des  Français  n'est  nullement 
indifférent. 

Un  premier  fait  constitue  une  forte  présomption  en 
ce  sens  :  c'est  le  goût  prononcé  qu'on  reconnaît  au 
seizième  siècle  pour  la  science  géographique.  Qui  dit 
colonisateur,  dit  géographe,  et  inversement.  Or,  il  y 


I 


S 


(1)  Vitet  :  Histoire  de  Dieppe,  t.  II,  p.  126.  —  La  maison  fut  brû- 
lée en  1694. 

(2)  La  carte  de  Descelliers  a  été  révélée  au  congrès  géographique  de 
1875;  celle  de  Guill.  Le  Testu  est  au  dépôt  de  la  guerre. 

(3)  «  La  déduction  des  sumptueux  ordre,  plaisants  spectacles  et  ma- 
gnifiques théâtres  dressés  et  exhibés  par  les  citoiens  de  Rouen...  »  — 
Godefroy  :  Le  cérémonial  de  la  France,  décrit  des  fêtes  semblables 
à  Troyes,  23  mars  1564;  à  Bordeaux,  9  avril  1565.  —  V.  Denis  :  Une 
fête  brésilienne  h  Rouen  en  1550  (Paris,  1850). 


20        LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE, 
aurait   une  intéressante   étude   à  faire   sur  le   mou- 


vement géographique  de  la  Renaissance.  On  aurait  à 
compter  d'abord  les  nombreuses  éditions  des  géo- 
graphes anciens,  Solinus,  Denys  d'Alexandrie,  Pom- 
ponius  Mêla,  Arrien,  Dicéarque,  Strabon,  Ptolémée. 
On  aurait  à  analyser  l'influence  du  Ptolémée  de  1540, 
qui  fait  époque  dans  les  annales  géographiques.  Ce 
f\  livre  donna  le  goût  de  ces  descriptions  d'ensemble 
qu'on  appela  des  «  cosmographies  »  et  qui  sont  nom- 
breuses au  seizième  siècle.  Celle  de  Pie  II,  composée 
en  1461  en  vue  de  la  Croisade,  fut  maintes  fois  réim- 
primée. Jean-Alfonse  «  le  Xainctongeois  » ,  le  compa- 
gnon de  Roberval  et  de  Cartier,  en  a  laissé  une  qui  est 
encore  inédite  (1).  Un  anonyme  en  dédia  une  autre  à 
Charles-Quint,  lors  de  son  passage  en  France,  en  1538. 
André  Thevet,  Guillaume  Postel,  La  Popelinière,  Fr. 
de  Belleforest  ont  plus  ou  moins  illustré  ce  genre  et 
l'ait  assaut  d'érudition  ancienne  et  moderne. 

D'autre  part,  la  cour  ne  cesse  de  manifester  l'intérêt 
qu'elle  porte  à  l'œuvre  qui  s'accomplit,  avec  ou  sans 
sa  participation.  François  Ier  demandait  à  voir  l'article 
du  testament  d'Adam  qui  réservait  aux  Portugais  et 
aux  Espagnols  les  nouvelles  terres  trouvées  sur  le 
globe.  Malgré  la  malencontreuse  ordonnance  du 
22  décembre  1538,  qui  interdisait  le  commerce  de  mer 


(i)  Bibliothèque   nationale,  fonds  Baluze,  ancien  503  (in-fol. 

de  194  f.  f.  papier). 


LES   DÉCOUVERTES.  21 

et  qui  fut,  d'ailleurs,  rapportée,  il  protégea  le  com- 
merce et  les  voyages.  Nous  avons  parlé  des  Ango,  de 
Verazzano  et  de  Cartier.  On  vient  de  retrouver  (1)  les 
titres  de  nombreuses  missions  commandées  et  dé- 
frayées par  le  Roi  «  amateur  de  nouvelletés  »  :  Paillard 
en  Tunisie,  Pitou  au  Maroc,  de  Bizeretz  au  Brésil,  le 
savant  Gille  au  Levant  et  en  Afrique.  Henri  II  et  Cathe- 
rine de  Médicis  furent  si  émerveillés  de  «  la  fête  brési- 
lienne »  de  1550,  qu'ils  voulurent,  d'après  la  légende, 
tenir  sur  les  fonts  la  touchante  Brésilienne  Para- 
guasu  (2).  Les  grands  se  faisaient  un  honneur  de 
subventionner  ou  même  de  défrayer  les  explorateurs. 
L'amiral  Chabot  équipa  les  navires  de  Verazzano  et 
de  J.  Cartier;  le  cardinal  de  Tournon  entretint  durant 
trois  ans  (1546-49)  en  Orient  le  naturaliste  manceau 
P.  Belon  (3);  le  cardinal  de  Lorraine  donna  au  Gor- 
delier  augoumoisin  André  Thevet  les  moyens  de  par- 
courir durant  quinze  ans  toutes  les  terres  et  mers 
connues  et  inconnues. 

Mais  à  quoi  bon  relever  tous  ces  faits?  N'avons-nous 
pas  un  livre  d'une  observation  intense,  qui  reflète 
toutes   les  pensées  de  l'époque?  C'est  au  Pantagruel  {  Q 

(1)  D.  Hamy  :  Communication  à  la  Société  de  géographie,  17  jan- 
vier 1890. 

(2)  Histoire  de  V  araquasu  et  Caramuru,  ap.  Fr.  Denis  :  le  Brésil,  Uni- 
vers pittoresque,  35-38.  —  Warden  :  Histoire  de  l'empire  du  Brésil,  I, 
p.  252  à  255;  Brito  Freyre  :  America  portuguesa,  1.  I*"-,  p.  95-101. 
—  Cf.  Poème,  traduit  en  français,  par  Eugène  de  Montglave,  en  1829. 

(3)  V.  sur  P.  Belon  nos  articles  à  la  Bévue  de  géographie,  novembre 
et  décembre  1887. 


s 


22        LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE. 

qu'il  faut  demander  l'opinion  des  Français  de  la  pre- 
mière moitié  du  seizième  siècle  sur  le  sujet  qui  nous 
occupe.  Rabelais  a  achevé  d'écrire  son  épopée  «  de 
haute  gresse  »  ,  mais  «  de  substantifique  moelle  »  ,  en 
1552.  Il  n'a  donc  pu  connaître  que  les  explorations 
portugaises  et  espagnoles  et  les  premières  des  explora- 
tions françaises.  P.  Martyr  et  Oviedo,  les  relations  de 
Colomb,  de  Vespuce  et  de  J.  Cartier  ont  été  à  peu  près 
ses  seules  sources  d'information.  Mais  Rabelais  savait 
voir  autour  de  lui.  Une  œuvre  aussi  importante  que 
celle  qui  s'accomplit  et  le  mouvement  d'opinion  qu'elle 
devait  faire  naître  ne  pouvaient  lui  échapper. 

Or,  examinez  la  contexture  même  du  Pantagruel. 
Que  fait  le  roi  débonnaire,  avec  ses  gais  compagnons 
Panurge  et  frère  Jean,  si  ce  n'est  un  voyage  d'explora- 
tion? Il  part  de  «  Thalasse,  près  Sammalo  » ,  ou  de 
Saint-Malo  sur  mer,  comme  J.  Cartier.  Il  est  accompa- 
gné de  «  Xenomanès,  le  grand  voyageur  et  traverseur 
de  voies  périlleuses  »  .  Il  reconnaît  des  îles  nombreuses, 
essuie  des  tempêtes  violentes,  durant  lesquelles  «  Pa- 
nurge restait  de  cul  sur  le  tillac,  plourant  et  lamen- 
tant »  .  Il  collectionne,  pour  envoyer  à  son  père,  le 
très  débonnaire  Gargantua,  «  les  nouveaultés  d'ani- 
maux, de  plantes,  d'oiseaulx,  de  pierreries  que  trover 
pouvait  et  recouvrer  en  toute  sa  pérégrination  »  .  En 
un  mot,  Rabelais  n'a  rien  trouvé  de  mieux  pour  appe- 
ler l'intérêt  sur  son  héros  que  d'en  faire  un  plaisant 
mule  des  Colomb  et  des  Cartier.  Pour  accentuer  l'il- 


LES   DECOUVERTES.  23 

lusion,  le  savant  conteur  multiplie  les  termes  tech- 
niques de  navigation.  Il  a  soin  de  placer  dans  sa  fan- 
tastique bibliothèque  de  Saint-Victor  des  livres  tels 
que  la  Cosmographia  Purgatorii,  les  Brimbelettes  d'un 
voyageur,  etc.,  montrant  par  là  et  par  tout  le  reste  que 
là  géographie  et  les  voyages  sont  une  des  premières 
préoccupations  des  lettrés  de  son  temps. 

Mais  Rabelais  nous  donne  une  indication  plus  précise 
encore.  Vers  le  milieu  du  siècle,  on  ne  connaît  pas  seu- 
lement, on  discute  et  Ion  compare  les  voies  maritimes 
qui  mènent  aux  Indes  ;  on  essaye  d'établir  la  science 
des  navigations  transocéaniennes.  Mais  l'erreur  de 
Christophe  Colomb  est  toujours  dominante  ;  on  ignore 
encore  les  contours  du  continent  américain.  «  L'avis  du 
pilote  Jamet  Brayer,  dit  Rabelais,  et  de  Xenomanès 
aussi,  fut,  vu  que  l'oracle  de  la  dive  Bacbuc  estait  près 
le  Catay,  en  Indie  supérieure  :  ne  prendre  la  route 
ordinaire  des  Portugalois,  lesquels  passant  la  ceinture 
ardente  et  le  cap  de  Bona-Speranza  sur  la  poincte 
méridionale  d'Afrique  oultre  équinoctiale,  et  perdant 
la  vue  et  guide  de  l'asseuil  septentrional,  font  navi- 
gation énorme;  ains,  suivre  au  plus  près  le  parallèle 
de  la  dicte  Indie  et  gyrer  autour  d'icellui  pôle  par 
occident,  de  manière  que,  tournoyant  soubs  septen- 
trion, l'eussent  en  pareille  élévation  comme  il  est  au  port 
de  Olone,  sans  plus  en  approcher,  de  peur  d'entrer  et 
estre  retenus  en  la  mer  glaciale,  et,  suivant  ce  cano- 
nique destour,  par  jnesme  parallèle,  l'eussent  à  dextre 


24        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

vers  le  levant,  qui  au  despartement  leur  estait  à  senes- 
tre.  Ce  que  leur  vint  à  profit  incroyable;  car  sans 
naufrage,  sans  danger,  sans  perte  de  leurs  gens,  en 
grande  sérénité  (exceptez  un  jour  près  l'isle  des  Ma- 
créons)  firent  le  voyage  en  Indie  supérieure  en  moins 
de  quatre  mois;  lequel  à  peine  feraient  les  Portugalois 
en  trois  ans,  avecque  mille  fascheries  et  dangers 
innumérables.  » 

Que  peut-on  conclure  du  témoignage  de  Rabe- 
lais? Ceci,  croyons-nous,  qui  s'accorde  avec  les  faits 
relevés  plus  haut.  Les  contemporains  du  curé  de  Meu- 
don,  et  lui-même,  ont  un  goût  très  vif  pour  les  récits 
de  voyages;  ils  sont  au  courant  des  résultats  acquis, 
et  ils  en  raisonnent,  pour  faire  mieux.  Mais  ils  se 
laissent  guider  par  les  étrangers  (-Xe/io...manès)  et 
partagent  leurs  erreurs.  Ils  ne  montrent,  en  somme, 
qu'une  curiosité  sympathique,  et  peu  ou  point  d'ini- 
tiative . 


II 


VILLEGAGNON. 

Mais  voici  qu'un  explorateur  français  va  fouetter 
cette  curiosité;  il  va  donner  à  ces  voyages  lointains  et 
aux  établissements  coloniaux,  où  le  public  français  n'a 
guère  vu  jusqu'alors  que  cosas  de  Esvana,  tout  l'attrait 


LES   DECOUVERTES.  25 

des   questions   religieuses,   si  passionnantes  alors,   et 
tout  l'intérêt  des  ambitions  nationales. 

On  connaît  l'aventure  de  Villegagnon.  Coligny  le 
choisit  pour  fonder  sa  colonie  protestante  à  cause  de  sa 
valeur  éprouvée  et  des  sentiments  qu'il  manifestait  en 
faveur  de  la  Réforme.  Mais  au  delà  des  mers,  le  che- 
valier de  l'Ordre  retrouva  son  orgueil  et  sa  foi.  Il  eut 
la  prétention  d'imposer  à  ses  compagnons  ses  propres 
croyances  religieuses,  et  notamment  son  interprétation 
de  la  Gène.  Il  se  brouilla  à  ce  propos  avec  les  pasteurs 
P.  du  Pont  et  P.  Richer,  rigides  doctrinaires  de  Genève. 
Ceux-ci  l'abandonnèrent  en  1558;  mais  ceux  qui  res- 
tèrent n'en  furent  pas  plus  soumis.  Après  beaucoup  de 
violences,  Villegagnon  abandonna  tout  à  coup  colonie 
et  colons  à  la  merci  des  Portugais,  et  revint  en  France. 
Retiré  dans  sa  commanderie  de  «  Reaulvais ,  près 
Nemours  »  ,  il  soutint  contre  Calvin  et  son  élève  Richer 
une  ardente  polémique,  qui  dura  jusqu'à  sa  mort,  en 
1571.  On  pense  bien  qu'il  fut  fort  maltraité  par  le 
parti  protestant.  Il  était  appelé  «  le  Caïn  de  l'Amé- 
rique »  ,  et  Th.  de  Rèze  le  qualifiait  de  «  présomptueux 
et  fantasque  »  .  Plus  tard,  Agrippa  d'Aubigné  le  stigma- 
tisera dans  ses  Tragiques,  en  louant  les  martyrs  qu'il  a 
faits  : 

Dieu  poursuivit  Satan  et  lui  fit  guerre  ouverte 
Jusques  en  l'Améric,  où  ces  peuples  nouveaux 
Ont  été  spectateurs  des  fruits  de  nos  bourreaux 

[Les  Feux.) 


y 


\' 


26        LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE 

Ce  fut  un  débordement  de  libelles  contre  lui,  où 
naturellement  était  contée  de  diverses  façons  sa  navi- 
gation. Il  y  répondit  avec  vigueur  et  prolixité.  Ainsi  se 
trouva  formée  toute  une  bibliographie  française  des 
découvertes.  Ainsi  furent  mises  à  la  mode  en  France 
«  les  terres  neuves  d'Amérique  (1)  »  . 

Jean  de  Léry,  un  des  compagnons  mécontents 
du  despote,  résuma  le  débat  en  1578,  dans  son  His- 
toire du  voyage  faict  au  Brésil C'était  encore  une 

œuvre  de  parti,  car  l'auteur  était  un  pasteur  protestant, 
comme  Richer  et  du  Pont.  Mais  cette  histoire  contenait 
«  les  mœurs  et  façons  estranges  des  sauvages  Brasiliens, 
avec  un  colloque  en  leur  langage  »  ,  et  sa  vogue  fut  très 
grande.  Le  livre  n'eut  pas  moins  de  cinq  éditions  avant 
la  fin  du  siècle  (2). 

Ronsard,  d'ailleurs,  «  le  poëte  qui  donne  les  cou- 
ronnes »  ,  consacra  la  renommée  de  Villegagnon  et  la 
popularité  de  son  entreprise  en  lui  faisant,  seul  de 
tous  les  explorateurs,  une  place  d'honneur  dans  son 
œuvre  poétique.  Dans  le  Discours  contre  fortune ,  une  de 


o 


(1)  Relations  :  Copie  de  quelques  lettres  sur  la  navigation  du 
chevalier  de  Villegaignon  es  terres  d' Amérique,  oultre  aequinoctiale 
(1557-1558).  —  Villegagnon  :  Navigation  du  chevalier  du  Villegai- 
gnon es  terres  d'Amérique,  en  1555,  avec  les  mœurs  des  sauvages 
(1557).  —  Polémique  :  Discours  de  Nicolas  Barré  sur  la  navigation  de 
Villegaignon  en  Amérique  (1558).  —  La  suffisance  de  maître   Colas 

Durand,  dit  chevalier  de  Villegaignon  (1561).  —  Le  leurre  de  Nicolas 
Durand,  dit  Villegaignon  (1562).  —  Le  brief  recueil  de  l'affliction  et 
dispersion  de  l'église  des  fidèles  au  pays  du  Brésil  (1562),  etc.,  etc. 

(2)  A  Rouen,  la  Rochelle  et  Genève;  traduction  latine  à  Genève, 
1594 


LES   DECOUVERTES.  27 

ses  meilleures  épîtres  adressée  à  Odet  de  Coligny,  car- 
dinal de  Châtillon,  publié  dans  le  Recueil  de  1578,  le 
poète  s'écrie  : 

Je  veux  aucunes  fois  abandonner  le  monde 
Et  hazarder  ma  vie  aux  fortunes  de  l'onde, 
Pour  arriver  au  bord  auquel  Villegaignon 
Sous  le  pôle  antarctique  a  semé  vostre  nom! 

Au  cours  du  débat  avaient  paru  plusieurs  ouvrages 
d'un  réel  intérêt,  qui  ne  firent  qu'accentuer  le  courant 
d'opinion.  André  Thevet,  qui  devait,  lui  aussi,  prendre 
parti  contre  Villegagnon,  au  point  de  vue  catholique, 
dans  sa  Cosmographie  parue  en  1575,  avait  déjà  traité 
du  Brésil  dans  ses  Singularités  de  la  France  antarctique. 
Il  avait  écrit  bien  d'autres  relations  ou  traités  géogra- 
phiques restés  inédits  (1).  Nous  n'en  parlons  ici  que 
pour  l'exemple,  l'auteur  méritant  peu  de  créance. 
Mellin  de  Saint-Gelais,  au  contraire,  fit  plus  tard  auto- 
rité par  son  récit  des  Voyages  aventureux  de  Jean  Alfonse, 
pilote  xaintongeois  (1559).  Il  en  fut  de  même  de  Y  His- 
toire universelle  du  monde  de  Fr.  de  Belleforest  (1571) 
et  de  Y  Histoire  des  trois  mondes  de  la  Popelinière  (1 582) , 
qui  toutes  deux  sont  citées  avec  honneur  par  le  savant 
Jean  de  Laët  (2). 


(1)  Bibliothèque  nationale,  manuscrits,  fonds  français,  noS  932-933; 
934-655;  935-656;  936-657;  2299;  1633;  10264;  9817.  —  Cf.  Gaf- 
Farel  :  édition  des  Singularitez...  (1889.) 

(2)  Novus  orbis  scu  descriptionis  Indice  occidentalis,  libri  XVII  (Leyde, 
1633,  traduction  française,  1640). 


28         LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Cette  vogue  profite  aux  traductions,  déjà  plus  rares. 
Martin  Fumée  obtint  un  succès  avec  sa  traduction 
de  Gomara  (1),  et  aussi  André  Chuppin  avec  son 
Récit  de  la  navigation  de  Frobisher  «  translaté  de  l'an- 
glais (2)  »  . 

Mais  voici  que  l'art  se  met  au  service  de  cette 
propagande.  André  Descerps  dédia  à  Antoine  de 
Bourbon  son  très  curieux  Recueil  de  la  diversité  des 
habits  qui  sont  à  présent  en  usage  tant  es  pays  d'Eu- 
rope, Asie y  Afrique  et  isles  sauvages  (1562).  C'est  une 
sorte  d'album  dont  chaque  page  offre  une  figure 
différente,  accompagnée  d'un  quatrain  humoristique. 
L'auteur  déclare  «  avoir  suivi  quelque  dessein  du 
défunct  Roberval  et  d'un  certain  Portugais  ayant 
fréquenté  plusieurs  et  divers  pays  »  .  Il  donne ,  au 
nature] ,  «  le  geste  et  le  vestement  »  d'abord  des 
hommes  et  femmes  de  l'Europe,  puis  du  «  Barbare 
et  de  la  Barbare,  du  Moresque,  de  l'homme  et  de 
la  femme  sauvages,  de  l'Indien  et  de  l'Indienne,  du 
sauvage  en  pompe ,  du  Brésilien  et  de  la  Brési- 
lienne »  .  Il  n'oublie  «  ni  l'evesque  et  le  moyne  de 
mer  »  ,  êtres  fantastiques  auxquels  on  croyait  alors, 
ni  les  chanoines,  Chartreux,  prieurs,  êtres  réels  qu'il 
paraît  médiocrement  vénérer.  Il  a,  du  reste,  l'insou- 
ciance de   la   vérité   qui  convient  à  un  artiste,  et  il 

(1)  Histoire  générale  des  Indes  occidentales  et   Terres  neuves  (six 
éditions  de  1569  à  1578). 

(2)  1578;  trois  fois  réimprimé  jusqu'en  1600. 


LES   DECOUVERTES.  29 

lui   arrive  plusieurs    fois    de   dire   cavalièrement   au 
lecteur  : 

Si  tu  as  peur  que  ce  pourtraict  te  trompe, 
Va  sur  les  lieux,  pour  voir  son  vestement. 


III 


APRES  VILLEGAGNON. 

Ainsi,  grâce  à  l'aventure  de  Villegagnon,  la  cause 
des  Terres  neuves  est  gagnée  en  France;  l'attention 
se  porte  désormais  sur  les  entreprises  coloniales  et  sur 
les  livres  qui  les  font  connaître.  Malgré  la  guerre 
civile,  Ribaut,  Laudonnière,  Gourgues,  les  Jésuites  *v 
vont  courir  les  mers  et  terres  inconnues  et  intéresser 
le  public  à  leurs  voyages;  de  Montz,  Ghamplain,  Les- 
carbot,  Poutraincourt,  de  Pézieu,  les  Capucins,  vont 
explorer,  coloniser  et  décrire  une  nouvelle  France. 
Des  amateurs  vont  vulgariser  leurs  relations.  Les  étran- 
gers eux-mêmes  les  emprunteront,  comme  faisaient 
naguère  les  Français. 

Voyez,  par  exemple,  combien  on  se  montre  curieux 
des  explorations  toutes  françaises  faites  en  Floride  et 
au  Canada. 

Pour  l'exploration  en  Floride,  trois  relations.  L'une 
se  trouve  dans  le  Recueil  de  Chauvelon  :  Novœ  novi 
orbis    historiée,   qui  eut  deux   éditions   à   Genève,  en 


30        LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

1578  et  1600.   Cette  relation  avait  d'abord  paru  en 
français,  sous  le  nom  de  Ghallus  ou  Le  Challeux,  en 
1566,  avec  la  «  requeste  présentée  au  Roi,  en  forme 
de   complainte,    par  les    femmes   veuves    et    enfants 
orphelins,  parents  et  amis  de  ses  sujets  qui  ont  esté 
tués  en  ladicte  Floride  » .  Elle  fut  traduite  en  italien 
par  Jérôme  Benzoni,  à  qui  Chauvelon  Ta  empruntée, 
en  la  traduisant  en  latin.  L'autre  est  de  Jean  Ribaut  et 
parut  à  Lyon  en  1566.  La  troisième  fut  publiée  à  Paris 
en  1586  par  Basanier,  d'après  Laudonnière  lui-même, 
dont  le  récit  avait  été  imprimé  en  1566,  sous  le  titre  : 
Histoire  notable  de  la  Floride.  Mais  Basanier  ajoute  aux 
trois  voyages  «descritspar  le  capitaine  Laudonnière  » 
le  récit  de  l'expédition  héroïque  du  capitaine  Gourgues. 
C'est  comme  le  livre  d'or  de  la  Floride  française.  Cette 
dernière  relation,  et  plusieurs  autres  concernant  les 
explorations  françaises  en  Floride,  ont  pris  place  dans 
le  Recueil  des  grands  voyages  de  Théodore  de  Bry  et 
Mathieu  Mérian,  publié  à  Francfort  de  1590  à  1634(1). 
Théodore  de  Bry  donne  même,  pour  la  première  fois, 
la  relation  de  Le  Moyne  de  Morgues,  compagnon  de 
Laudonnière,  faite  sur  l'ordre  de  Charles  IX  et  restée 
inédite  par  la  volonté  de  son  auteur  (2).  L'aventure  de 
Villegagnon  n'est  pas  non  plus  oubliée  dans  ce  Recueil. 


(1)  India  occidentalis  vel  historia  Americœ. 

(2)  «De  Morgues,  dit  Th.  de  Bry,  était  un  peintre  célèbre  de  Dieppe; 
il  a  illustré  son  récit  d'une  foule  de  dessins  et  de  portraits  de  sauvages, 
ad  vivum  expressce.  » 


LES   DECOUVERTES.  31 

Un  anonyme,  qui  signe  G.  G.  A.,  la  fait  connaître  par 
trois  pièces  :  un  récit,  composé  par  lui-même,  sous  le 
titre  :  Établissement  des  Français  au  Brésil;  la  traduc- 
tion d'un  récit  français  anonyme,  qui  n'est  qu'un  des 
libelles  dont  nous  avons  parlé,  et  enfin  la  traduction 
de  l'histoire  de  Jean  de  Léry.  Une  si  grande  place 
faite  aux  expéditions  françaises  dans  un  si  important 
ouvrage  étranger,  et,  d'autre  part,  un  si  grand  nombre 
de  relations  parues  à  la  fois  sur  une  même  contrée,  ne 
prouvent-ils  pas  tout  ensemble  l'importance  de  la  colo- 
nisation française  et  la  faveur  dont  jouissent  en  France 
les  colonisateurs? 

Pour  le  Canada,  la  preuve  est  plus  éclatante  encore. 
Les  relations  se  multiplient,  et  avec  elles  les  œuvres 
de  vulgarisation;  les  unes  et  les  autres  ont  de  nom- 
breuses éditions.  Ghamplain  eut  les  honneurs  d'une — \ 
véritable  popularité.  De  ses  trois  récits,  le  premier, 
paru  le  15  novembre  1603,  eut  deux  éditions  coup 
sur  coup;  le  second  en  eut  trois,  de  1613  à  1620,  et 
le  troisième  également  trois,  de  1619  à  1627  (1).  La^' 
sincérité  de  l'auteur,  son  style  net  et  franc,  sont  pour 
quelque  chose  dans  ce  succès.  Mais  le  goût  pour  les 
voyages  et  déjà  le  souci  colonial  y  sont  pour  plus 
encore.  La  preuve  en  est  dans  les  autres  publications 

(I)  Ils  ont  pour  titres  :1e  premier,  Des  sauvages;  le  deuxième,  Voyages 
du  sieur  Champlain,  Xaintongeois  ;  le  troisième,  Voyages  et  découvertes 
en  la  Nouvelle-France.  —  Nous  ne  parlons  pas  de  l'édition  de  1632, 
faite  en  l'absence  de  Ghamplain  par  le  libraire  Claude  Collet,  pleine 
d'erreurs,  d'omissions,  et  mal  écrite. 


0 


I? 


32         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

de  l'époque.  Celles  de  Lescarbot,  surtout,  offrent  à  ce 
point  de  vue  un  intérêt  particulier.  Avocat  de  Vervins 
devenu  avocat  au  Parlement  de  Paris,  poète,  orateur 
et  historien  déjà  connu  (1),  Lescarbot  fut  pris  vers 
1600  de  la  passion  des  voyages.  Il  lia  connaissance 
avec  Poutraincourt,  s'embarqua  avec  lui,  le  18  mai 
1606,  pour  la  Nouvelle-France,  y  séjourna  pendant 
un  an,  rendit  des  services  à  Port-Royal,  rentra  en 
France  le  2  octobre  1607,  et  depuis  lors  se  fit  l'apôtre 
de  la  colonisation.  Dans  son  Histoire  de  la  Nouvelle- 
France,  parue  en  1609  et  quatre  fois  réimprimée  en 
neuf  ans,  il  raconta  toutes  les  explorations  françaises 
en  Amérique.  Il  chanta  les  louanges  de  la  colonie  dans 
les  Muses  de  la  Nouvelle-France  (1618).  Il  tint  enfin  le 
public  au  courant  de  ce  qui  se  passait  dans  ce  pays 
français  par  trois  publications  parues  en  1610  et  1612. 
Ghamplain  et  Lescarbot  furent  donc  de  véritables 
initiateurs.  Mais  ils  trouvèrent  un  public  bien  préparé 
et  sympathique.  Le  Canada  était  déjà  si  connu  et  l'on 
peut  dire  si  populaire  que  les  romanciers  y  transpor- 
taient la  scène  de  leurs  fables.  Ainsi  fit,  du  moins,  en 
1603,  Antoine  du  Perrier,  sieur  de  Salargue,  gentil- 
homme bordelais.  Son  roman  Les  Amours  de  Pistion  et 

(1)  Harangue  d'actions  de  grâces  adressée  au  légat  Alex,  de  Médicis, 
31  mai  1598,  et  publiée  avec  quelques  petits  poèmes  dédiés  à  MM.  de 
Bellièvre  et  de  Sillery,  à  la  ville  de  Vervins,  à  madame  de  Coucy.  — 
Discours  sur  l'origine  des  Russiens  (1599),  réimprimé  il  y  a  quelques 
années  par  le  prince  Labanoff.  —  Plus  tard,  en  1628,  il  composa  encore 
un  petit  poème  patriotique  intitulé  :  La  chasse  aux  Anglais  dans  l'isle 
de  Rhé,  au  siège  de  la  Rochelle. 


LES   DÉCOUVERTES.  33 

Fortunée  était  «  tiré  du  voyage  de  Canada,  dicte 
France  nouvelle  »  .  Il  est  aujourd'hui  introuvable,  mais 
il  eut  alors  quelque  retentissement.  Un  avocat  du 
parlement  de  Rouen,  Me  du  Hamel,  en  tira  aussitôt 
une  tragédie  intitulée  Acoubar  et  publiée  à  Rouen, 
cette  même  année  1603  (1). 

Mais  un  nouvel  élément,  le  prosélytisme  religieux, 
qui  occupe  une  si  grande  place  dans  l'histoire  de  la 
colonisation,  venait  à  ce  moment  se  joindre  à  la  curio- 
sité manifestée  jusqu'alors.  C'est,  en  effet,  en  1594,  à 
Lyon,  que  parut  la  première  relation  française  des 
Jésuites,  rédigée  par  les  PP.  Martinez,  proviseur  des 
Indes  orientales,  Jean  d'Atienza,  provincial  du  Pérou, 
et  Diez,  provincial  du  Mexique  (2).  Depuis  lors,  les<- '"" 
lettres  et  relations  soit  des  Jésuites,  soit  des  Capucins, 
se  multiplièrent.  On  peut,  sans  malice,  trouver  là  un 
symptôme  de  l'état  de  l'opinion.  Sans  mettre  en  doute 
le  zèle  des  bons  Pères,  on  sait  qu'ils  n'étaient  pas 
gens  à  se  lancer  dans  des  entreprises  sans  profit  :  ils 
excellent  à  prendre  le  vent  qui  doit  enfler  leurs  voiles. 
Pour  avoir  fait,  eux  aussi,  leurs  découvertes,  et  en 
avoir  rendu,  avec  insistance,  un  compte  détaillé  au 
public,  il  fallait  qu'ils  eussent  reconnu  un  goût  à  satis- 

(1)  V.  l'analyse  dans  l'Histoire  du  théâtre  français,  des  frères  Par- 
fait (III,  p.  481). 

(2)  Il  s'agit  ici  d'une  relation  d'ensemble  ;  car,  depuis  longtemps,  les 
missionnaires  jésuites  envoyaient  à  leur  général  des  Lettres,  qui  furent 
souvent  imprimées.  INous  avons  signalé  les  premières  (chap.  Il,  §  1). 
Un  premier  recueil  fut  publié  à  Paris  en  1571  ;  de  nouvelles  Lettres  en 
1580,  1589,  1590,  1592  et  1593,  toutes  relatives  à  la  Chine  et  au  Japon. 

3 


/ 


34         LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE. 

faire.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  compte  quatre  récits 
publiés  des  missionnaires  jésuites,  de  1594  à  1616,  et 
autant  des  Capucins,  dans  les  seules  années  1612-14. 
Les  premiers  opéraient  aux  Indes  orientales  et  occi- 
dentales :  au  Mexique ,  au  Pérou ,  à  la  Nouvelle- 
France,  en  Chine,  au  Japon.  Les  autres  s'étaient  can- 
tonnés, à  la  suite  de  Pézieu  et  de  Fr.  de  Razilly,  sur  la 
côte  septentrionale  du  Brésil,  «  dans  l'isle  appelée  des 
Français  Maragnon  »  . 

Cette  intervention  des  missionnaires  fit  complète- 
ment dévier  les  idées .  Il  y  a  bien  encore ,  entre 
1594  et  1624,  des  récits  de  pure  curiosité,  des  traduc- 
tions, des  reproductions  d'anciennes  relations  fran- 
çaises ou  étrangères,  tout  ce  qui,  enfin,  avait  plu  jus- 
qu'alors et  caractérisait  le  goût  du  public  français  (1). 
Mais,  dans  presque  toutes  ces  productions,  domine  la 
même  préoccupation.  Tous  les  auteurs,  même  laïques, 
s'étendent  sur  les  succès  des  missionnaires,  sur  la  con- 
O  version  des  sauvages  et  de  leurs  chefs,  sur  ce  qu'on 
appelle  dès  lors  la  propagation  de  la  foi.  Champlain 
prêche   la  nécessité  de  convertir  les  sauvages  (2) ,  et 


(1)  J.  P.  T.  :  Histoire  véritable  de  plusieurs  voyages  aventureux  faits 
sur  la  mer  en  diverses  contrées  (1600).  —  Traductions  de  l'Histoire 
naturelle  et  morale  des  Indes  occidentales  de  d'Acosta,  par  R.  Regnaud 
(1698),  de  Y  Atlas  de  Mercator,  par  La.  Popelikiere  (1608).  —  Rela- 
tions de  J.  Cartier  (librairie  du  Petit-Val,  1598,  reproduite  par  M.  d'AvE- 
zac,  1863),  de  Pyrard  de  Laval  {Voyage  aux  Indes  orientales,  1611), 
de  Pé/aev  {Voyage  h  la  Guyane,  1613),  etc. 

(2)  Remarquer  l'expression  de  Champlain  :  «  la  saincte  entreprise  de 
Roberval,  de  La  Roche,  etc.  » 


LES   DECOUVERTES.  35 

Lescarbot  déclare   qu'il  n'a  pas  d'autre   motif  pour 
écrire . 

C'est  là  un  indice  grave.  Quand  on  songe  que  les 
protestants  ont  pris  l'initiative  de  la  colonisation,  et 
quand  on  compare  le  rôle  des  ministres  anglais  et  des 
prêtres  français  dans  l'œuvre  coloniale  des  deux  pays, 
on  se  prend  à  déplorer  l'intrusion  des  missionnaires 
dans  cette  affaire.  Le  temps  n'est  pas  loin  où  Golbert 
se  plaindra  de  leurs  ardeurs,  de  leur  indiscipline,  de 
leur  mauvais  vouloir  à  servir  les  intérêts  métropoli- 
tains, de  leur  âpre  instinct  de  domination.  Un  étranger 
l'a  dit  le  premier,  et  on  ne  saurait  trop  le  répéter  après 
lui  :  «  Combien  différent  serait  le  monde  actuel,  si 
une  France  huguenote  avait  grandi  au  delà  de  l'Atlan- 
tique (1)  !  » 

(1)  Seeley,  L'expansion  de  l'Angleterre,  traduction  Rambaud,  p.  151. 


CHAPITRE   III 

LA  DISCUSSION. 
Curieux,  opposants  et  apôtres. 

Le  nombre  et  la  vogue  des  écrits   spéciaux  nous 
assurent  de  l'intérêt  apporté  à  la  question  coloniale 
par  les  hommes  du  seizième  siècle.  Mais  il  nous  faut 
^  pénétrer  plus  avant  dans  leur  pensée.  Ont-ils  compris 
\       et  approuvé  la  révolution  économique  qui  est  la  consé- 
A    \      quence   des   découvertes?  Ont-ils  applaudi  ou  résisté 
1     aux  établissements  d'outre-mer?  Les  littérateurs  et  les 
auteurs  de  mémoires  nous  le   diront.    Ce   sont  gens 
entendus,  qui  aiment  la  discussion  et  prennent  volon- 
tiers parti. 


LES    CURIEUX. 


_    I        Interrogeons  d'abord  ceux  qui  montrent  au  moins 
*   de  la  curiosité. 

D'après  ce  qui  précède,  les  curieux,  au   seizième 
siècle,  c'est  tout  le  monde.  La  fièvre  des  explorations 


LES   DECOUVERTES.  37 

est  telle,  en  effet,  quelle  s'empare  même  du  léger  < 
Brantôme.  Il  projette,  avec  Strozzi,  en  1572,  d'aller 
faire  une  expédition  au  Pérou,  et  il  est  surpris,  dans  ses 
préparatifs  au  Brouage,  par  la  nouvelle  de  la  Saint- 
Barthélémy.  L'influence  des  découvertes  est  déjà  si 
grande  qu'elle  change  les  mœurs.  On  la  retrouve  dans 
la  mode  des  vêtements  de  soie  à  la  cour  et  à  la  ville, 
des  robes  brochées  d'or,  des  armes  et  morions  ciselés 
d'or,  que  l'Italien  Negroli  vient,  à  la  demande  de  son 
compatriote  Strozzi,  tout  exprès  fabriquer  et  vendre  à 
Paris,  de  ces  chaînes  d'or  que  tout  le  monde  porte, 
dans  la  coiffure,  au  cou,  sur  la  poitrine,  aux  entour- 
nures de  la  robe,  aux  deux  côtés  de  la  ceinture.  Elle 
se  manifeste  surtout  dans  le  goût  des  collections 
d'objets  exotiques,  rapportés  par  les  voyageurs.  Mon- 
taigne en  donne  l'exemple.  «  Il  se  veoid,  dit-il,  en 
quelques  lieux,  et  entre  autres  chez  moy,  la  forme  de 
leurs  lits  (aux  cannibales),  de  leurs  cordons,  de  leurs 
espées  et  bracelets  de  bois,  de  quoy  ils  couvrent  leurs 
poignets  aux  combats,  et  de  grandes  cannes,  ouvertes 
par  un  bout,  par  le  son  desquelles  ils  soutiennent  la 
cadence  de  leurs  danses.  »   {Essais,  I,  31.) 

Montaigne  est  précisément  un  de  ceux  dont  la  curio- 
sité est  vivement  piquée.  Il  a  collectionné  les  produits 
de  l'industrie  indienne  ;  mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  est 
si  curieux  de  ce  qui  touche  à  ces  peuples  nouveaux, 
qu'il  a  pris  à  son  service  «  un  homme  qui  avait 
demeuré  dix  ou  douze  ans  en  cest  autre  monde,  qui  a 


8         LA   QUESTION    COLONIALE   EN    F1UNCE. 

esté  descouvert  en  nostre  siècle,  en  l'endroit  où  Ville- 
gaignon  print  terre,  qu'il  nomma  la  France  antarc- 
tique »  .  Il  ne  cesse  de  l'interroger,  et  avec  lui  les 
anciens  compagnons  de  voyage  qui  le  viennent  voir. 
Il  interroge  de  même  fort  longtemps  un  de  ces  trois 
Indiens  «  bien  misérables  de  s'estre  laissez  piper  au 
désir  de  la  nouvelleté  et  avoir  quitté  la  douceur  de 
leur  ciel  pour  venir  veoir  le  nostre,  qui  furent  à  Rouan 
du  temps  que  le  feu  roy  Charles  neufviesmes  y 
estait  »  ,  et  il  est  «  bien  marry  »  d'avoir  oublié  une 
des  trois  réponses  qu'il  en  tira  à  grand'peine  «  par  la 
bestise  de  son  truchement  »  .  Il  connaît  donc  et  se 
plaît  à  louer  leurs  coutumes,  leurs  sentiments,  leurs 
arts,  leur  langage;  il  cite  leurs  chants  guerriers  ou 
d'amour;  il  trouve  que  leur  langue  est  «  le  plus  doux 
langage  du  monde  et  qui  a  le  son  le  plus  aggréable  à 
l'oreille,  qui  retire  fort  aux  terminaisons  grecques  »  ; 
il  donne,  comme  preuve  de  leur  civilisation,  «  ce 
chemin  qui  se  veoit  au  Pérou,  dressé  par  les  rois  du 
païs,  depuis  la  ville  de  Quito  jusques  à  celle  de  Guzco 
(il  y  a  trois  cents  lieues),  droict,  uny,  large  de  vingt- 
cinq  pas,  pavé,  garny  de  costé  et  d'autre  de  belles  et 
hautes  murailles,  et  le  long  d'icelles,  par  le  dedans, 
des  ruisseaux  perennes  bordez  de  beaux  arbres  qu'ils 
nomment  molly  »  .  C'est  un  travail  tel  que  «  ny  Grsece, 
ny  Romme,  ny  iEgypte  n'y  peut  comparer  aucun  de  ses 
ouvrages  »  .  Bref,  Montaigne  est  mieux  au  courant  que 
personne  des  choses  de   «  cest  autre  monde  que  le 


LES   DÉCOUVERTES.  39 

nostre  vient  de  trouver  ».  Il  a  même  son  opinion 
laite,  ou  à  peu  près,  sur  le  profit  qu'on  en  peut  retirer, 
comme  nous  le  verrons  plus  loin.  Il  est  un  des  pre- 
miers à  soulever  les  questions  de  pure  science,  qui 
s'agiteront  aux  âges  suivants .  Il  se  demande ,  par 
exemple,  si  ce  nouveau  monde  n'est  point  l'Atlantide 
de  Platon  ou  la  terre  d'au  delà  des  colonnes  d'Her- 
cule, dont  parle  Aristote.  Il  conclut  négativement 
«  pour  ce  que  les  navigations  plus  modernes  ont  des-ja 
presque  descouvert  que  ce  n'est  point  une  isle,  ains 
terre  ferme  et  continente,  avec  l'Inde  orientale,  d'un 
costé,  et  avec  les  terres  qui  sont  soubs  les  deux  pôles, 
d'autre  part;  ou,  si  elle  en  est  séparée,  que  c'est  d'un 
petit  destroit  et  intervalle  qu'elle  ne  mérite  pas  d'estre 
appelée  isle  pour  cela  »  .  Cette  préoccupation  rappelle 
celle  de  Rabelais,  en  témoignant  du  progrès  accompli; 
elle  montre  que  l'ère  des  découvertes  scientifiques 
va  bientôt  s'ouvrir  (1). 

Mais  Montaigne  n'est  pas  le  seul  dont  la  curiosité 
soit  éveillée.  Brantôme,  que  nous  avons  vu  songer  à 
payer  de  sa  personne,  s'informa  avidement  en  Espagne 
et  Portugal,  où  il  alla,  de  tout  ce  qui  concernait  les 
établissements  espagnols  ou  portugais  dans  les  Indes, 
et  des  héros  de  ces  conquêtes.  Il  rapporta  de  nombreux 
détails  anecdotiques  sur  Colomb,  Pizarre,  Cortez,  dont 
il  se  montre  grand  admirateur.  Il  vit  à  Séville  la  flotte 

(1)  Essais,  I,  30,  31,  36;  III,  6.  — Lire  tout  le  chap.  xxxi  du  liv.  Ier  : 
Des  cannibales. 


40        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

des  galions  chargés  d'or  arrivant  des  Indes,  et  il  en  fit 
un  beau  rapport  à  Catherine  de  Médicis.  Il  parle  même 
des  procédés  de  colonisation  des  Espagnols,  que  tout  le 
monde  blâme.  Mais  il  ne  montre,  quant  à  lui,  aucune 
indignation  et  ne  porte  aucun  jugement.  Juger  n'est 
pas  l'affaire  de  Brantôme,  à  qui  les  beaux  récits  suf- 
fisent (1). 

On  ne  trouvera  pas  non  plus  d'appréciation,  et  la 
chose  étonne,  dans  Y  Histoire  de  de  Thou.  Habitués  à 
compter  sur  la  liberté  d'esprit  et  la  sagacité  du  grand 
historien  du  seizième  siècle ,  nous  pouvions  espérer  avoir 
son  opinion  motivée  sur  un  des  faits  les  plus  impor- 
tants de  l'époque  qu'il  raconte.  U  Histoire  de  mon  temps, 
publiée  de  1 604  à  1614,  est  en  effet  postérieure  à  toutes 
les  relations  et  œuvres  spéciales  dont  nous  avons  parlé. 
Mais  il  n'en  est  rien.  Sans  doute,  de  Thou  n'ignore  pas 
les  principaux  détails  et  il  connaît  les  sources  d'infor- 
mation. Ainsi,  il  rapporte  la  mort  de  Fernand  Gortez 
d'après  Lopez  de  Gomara;  il  note  la  mort  de  Ramusio, 
arrivée  en  1557,  et  il  fait  l'éloge  du  savant  historien 
des  premières  explorations  ;  il  termine  son  premier 
livre  par  un  abrégé  des  découvertes  espagnoles  et  por- 
tugaises; il  raconte  longuement  l'aventure  de  Ville- 
gagnon;  il  parle  de  Ghamplain  dans  les  derniers  livres; 
il  essaye  même,  au  livre  VII,  une  description  de  l'Afri- 
que au  nord  de  la  ligne  équinoxiale.  Mais  n'est-on  pas 

(1)  Vie  des  dames  galantes,  t.  Ier,  pass.  :  Les  grandi  capitaines,  t.  Ier, 
pass.  (édition  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France.) 


LES   DÉCOUVERTES.  41 

surpris  qu'il  ne  mentionne  ni  Verazzano,  ni  Cartier,  ni 
Gourgues,  ni  aucun  des  explorateurs  français  autre  que 
Villegagnon  et  Ghamplain,  et  qu'il  semble  ignorer  tous 
les  récits  de  voyages  parus  en  France?  Comprend-on 
qu'un  esprit,  d'ordinaire  aussi  pénétrant,  n'ait  pas  pres- 
senti l'importance  d'un  ensemble  de  faits  qui  devait 
transformer  les  sociétés  modernes  et  qui  exerce  déjà 
son  influence  sur  la  société  contemporaine?  Une  seule 
fois,  il  touche  la  question  :  c'est  quand  il  rapporte  qu'on 
a  attribué  à  Villegagnon  et  à  Coligny  l'intention  d'en- 
lever aux  Espagnols  le  monopole  commercial  par  la 
fondation  d'une  colonie  au  Brésil.  Mais  il  a  soin  de  dire 
qu'il  n'y  croit  pas  et  que  le  vrai  motif  de  l'entreprise 
était  de  créer  un  refuge  aux  réformés.  Il  revient  ainsi 
bien  vite  aux  questions  religieuses,  qui  emplissent  son 
siècle  et  son  livre.  A  côté  du  grand  fait  économique 
des  découvertes,  le  seizième  siècle  voyait,  en  effet,  s'ac- 
complir deux  faits  d'ordre  politique,  la  Réforme  et  les 
guerres  entre  la  maison  de  France  et  celle  d'Autriche, 
dont  l'importance  était  plus  palpable  et  devait  paraître 
supérieure  aux  contemporains.  De  Thou,  qui  est  un 
historien  de  l'école  de  Tite-Live  et  du  genre  oratoire  (1), 
n'a  pas  su  voir,  au-dessous  des  faits  de  surface,  le  puis- 
sant courant  qui  va  bientôt  agiter  la  masse  entière.  Il 
n'a  ni  l'esprit  philosophique,  ni  la  science  économique, 
ni  le  souci  démocratique,  qui  donnent  à  un  Michelet, 


j 


(1)  V.  M.  Taine  :  Essai  sur  Tite-Live. 


. 


42         LA   QUESTION.  COLONIALE  EN   FRANCE. 

par  exemple,  le  don  de  seconde  vue.  Il  ne  peut  donc 
être  mis,  à  propos  des  découvertes,  qu'au  rang  des 
curieux.  Mais  cette  curiosité,  il  la  eue  autant  que  tout 
autre.  Il  la  même  poussée  jusqu'à  la  crédulité,  jus- 
qu'à croire,  par  exemple,  à  cette  pierre  miraculeuse  des 
Indes,  dont  le  seul  contact  transformait  le  plomb  vil 
en  or  pur  et  guérissait  de  tous  maux  (1). 

A  défaut  de  de  Thou,  il  est  un  penseur,  au  moins, 
qui  a  nettement  vu  et  fortement  analysé  la  révolution 

qui  commence  sous  Faction  des   découvertes  :    c'est 

I  • 

Bodin,  dans  son  Discours  sur  le  rehaussement  et  diminu- 
tion des  monnayes.  La  question  se  trouvait  posée  par  un 
fait  brutal,  parle  malaise  économique  que  ressentait  la 
société  d'alors.  Des  assemblées  se  tenaient  par  tous  les 
quartiers  de  la  ville,  et  Charles  IX  dut  réunir,  au  mois 
d'août  1568,  une  commission  d'hommes  éclairés  pour 
en  examiner  les  causes  et  les  remèdes.  Un  de  ces 
savants,  le  sieur  de  Malestroit,  répondit  à  la  consulta- 
tion comme  font  les  ignorants,  en  niant  le  fait.  Il 
publia  même  «  un  petit  livret  de  paradoxes,  où  il  sou- 
tint, contre  l'opinion  de  tout  le  monde,  que  rien  n'est 
enchéry  depuis  trois  cents  ans  »  ;  et  il  se  trouva  des 
gens  pour  le  croire.  C'est  contre  ce  paradoxe,  qui  ne 
méritait  peut-être  pas  tant  d'honneur,  que  Bodin  com- 
posa son  Discours. 

Après  avoir  établi  que  tout  est  enchéri,  il  cherche 

(1)  Histoire  demontemps  (traduction  Lebeatj,  1743),  liv.  Ier,  III,  VII, 
XIV,  XV,  etc. 


LES   DECOUVERTES.  43 

les  causes  de  ce  fait.  Il  en  compte  cinq,  dont  «  la  prin^ 
cipale  et  presque  seule  (que  personne  jusques  icy  n'a 
touchée)  est  l'abondance  d'or  et  d'argent  qui  est  au- 
jourd'hui en  ce  royaume  »  .  Et  d'où  est  venue  cette, 
abondance?  De  ce  que,  dit  Bodin,  «  le  Portugalois, 
cinglant  en  haute  mer,  avec  la  boussole,  s'est  faict 
maistre  du  golfe  de  Perse  et  en  partie  de  la  mer  Rouge 
et  par  ce  moyen  a  rempli  ses  vaisseaux  de  la  richesse 
des  Indes  et  de  l'Arabie  plantureuse,  frustrant  les 
Vénitiens  et  Genevois,  qui  prenaient  la  marchandise 
d'Egypte  et  de  la  Surie,  où  elle  était  apportée  par  la 
caravane  des  Arabes  et  Persans,  pour  nous  la  vendre 
en  détail  et  au  poids  de  l'or.  En  ce  mesme  temps,  le 
Castillan  ayant  mis  sous  sa  puissance  les  terres  neuves 
pleines  d'or  et  d'argent,  en  a  rempli  l'Espaigne  et  a 
montré  la  route  à  nos  pilotes,  pour  faire  le  tour  de 
l'Afrique  avec  un  merveilleux  proffit.  Il  est  incroyable, 
et  toutefois  véritable,  qu'il  est  venu  du  Pérou,  de- 
puis l'an  1533  qu'il  fut  conquis  par  les  Pyzarres,  plus 
de  cent  millions  d'or  et  deux  fois  autant  d'argent,  la 
rançon  du  roi  Atulabira  revenant  à  1,326,000  bezans 
d'or.  » 

Il  n'y  a  rien  à  ajouter  à  ce  jugement.  On  n'apprécie 
pas  autrement  aujourd'hui  les  effets  économiques  des 
découvertes.  Voilà  enfin  un  homme  du  seizième  siècle 
qui  a  conscience  du  mouvement  qui  l'entraîne;  c'est 
un  curieux,  mais  doublé  d'un  observateur.  Compre- 
nant si  bien  le  profit  commercial  que  l'on  peut  retirer 


44        LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

des  Terres  neuves,  il  ne  manquera  pas,  nous  le  verrons 
plus  loin,  d'aborder  le  problème  colonial  et  il  en  rai- 
sonnera avec  le  même  sagacité. 


II 


LES    OPPOSANTS. 

Si  la  société  du  seizième  siècle  compte  plus  de 
curieux  à  vue  courte,  comme  de  Thou,  que  d'observa- 
teurs comme  Bodin,  il  est  à  croire  qu'il  y  eut  des  oppo- 
|  sants  à  l'établissement  colonial.  On  en  peut  reconnaître, 
en  effet,  de  plusieurs  sortes. 

Ce  sont  d'abord,  comme  aujourd'hui,  les  hommes 
politiques.  Engagés  dans  les  événements,  ils  voient  de 
trop  près  pour  voir  de  haut.  Ceux  d'entre  eux  qui  ont 
écrit  des  mémoires,  et  il  n'y  a  guère  qu'eux  à  l'avoir 
fait,  ou  bien  n'ont  pas  un  mot  pour  les  découvertes 
françaises  ni  même  pour  les  découvertes  en  général, 
ou  bien,  s'ils  rencontrent  un  fait  qui  ait  le  caractère 
colonial,  ils  le  font  entrer  dans  le  cadre  des  événe- 
ments politiques,  qui  les  préoccupent  par-dessus  tout. 
Un  passage  de  Montluc  le  fera  comprendre. 

Il  parle  de  son  fils,  le  capitaine  Montluc  dit  Peyrot, 
qui,  en  1563,  ne  pouvant  supporter  l'oisiveté  que  lui 
impose  la  paix  d'Amboise,  «  desseigna  une  entreprise 
sur  mer,  pour  tirer  en  Affrique  et  conquérir  quelque 


LES   DECOUVERTES.  45 

chose....,  s'embarqua  à  Bordeaux  avec  six  navires 
aussi  bien  équippés  qu'il  estait  possible...,  mais  perdit 
la  vie  ayant  esté  emporté  d'une  mousqueterie  en  l'isle 
de  Madère  »  .  Montluc,  en  pleurant  la  mort  de  son 
fils,  «  que  M.  l'admirai  n'aimait  et  n'estimait  que  trop, 
ayant  tesmoigné  au  roy  qu'il  n'y  avait  prince  ny  sei- 
gneur en  France  qui  eust  peu  de  ses  seuls  moyens  et 
sans  bienfaict  du  roy,  dresser  en  si  peu  de  temps  un 
tel  équipage  »,  fait  son  examen  de  conscience  et  se 
demande  s'il  n'aurait  pas  dû  s'opposer  à  cette  entre- 
prise. Il  disserte  sur  l'affaire  avec  un  air  de  mystère 
significatif.  Il  déclare,  en  prenant  la  reine  et  l'amiral 
à  témoins,  qu'il  refusa  longtemps  d'y  donner  les  mains, 
«  pour  la  crainte  que  j'avais,  dit-il,  qu'il  ne  fût  cause 
d'ouvrir  la  guerre  entre  la  France  et  l'Espagne  »  .  Son 
fils  n'avait  pas  dessein  «  de  rompre  avec  l'Espagnol  »  ; 
mais  Montluc  voyait  bien  «  qu'il  estait  impossible  qu'il 
ne  donnât  là  ou  au  roi  de  Portugal  ;  car  à  voyr  et  ouyr 
ces  gens,  on  dirait  que  la  mer  est  à  eux  »  .  Cependant 
le  projet  méritait  considération,  et  le  vieux  guerrier  se 
reproche  de  ne  s'en  être  pas  ouvert  à  quelque  autre. 
Qu'était-ce?  Il  refuse  de  le  dire,  «  parce  que  la  royne 
peut-être  le  renouera  quelque  jour  »  .  Il  s'agissait  sans 
doute  d'une  compensation  à  prendre  aux  Canaries  ou 
à  Madère,  contre  la  renonciation  à  la  couronne  de  Por- 
tugal, à  laquelle  Catherine  avait  des  droits.  Quoi  qu'il 
en  soit,  on  voit  que  Montluc  n'envisage  la  chose  qu'au 
point  de  vue  politique  ;  il  n'est  préoccupé  que  de  main- 


0 


46        LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

tenir  la  paix  avec  l'Espagne,  la  tyrannique  alliée  de  la 
France  à  ce  moment.  L'établissement  projeté  l'inquiète 
peu  en  lui-même.  Combien  de  projets  de  ce  genre  nos 
hommes  politiques  modernes  n'ont-ils  pas  repoussés 
ou  abandonnés  pour  ne  pas  déplaire  à  l'Angleterre, 
par  exemple  !  Eux  et  lui,  par  suite  des  mêmes  habitudes 
d'esprit,  sont  des  adversaires  de  la  politique  coloniale. 

Faut-il  comprendre  dans  ce  groupe  d'opposants,  à 
raison  de  leur  silence,  tous  les  politiques  et  hommes 
de  guerre  que  les  luttes  religieuses  du  seizième  siècle 
entraînent  et  passionnent?  Non,  assurément.  Goligny 
est  l'un  d'eux;  l'ex-ligueur  Jeannin,  devenu  ministre 
sous  Henri  IV,  acceptait  la  dédicace  de  la  Nouvelle- 
France  de  Lescarbot  et  se  laissait  appeler  «  grand 
amateur  et  protecteur  de  ces  voyages  lointains  *  ;  c'est 
à  sa  recommandation  que  Pyrard  de  Laval  écrivit  la 
relation  de  son  voyage  aux  Indes  orientales  en  1611. 
Il  est  certain  pourtant  que  ce  n'était  pas  pour  eux  le 
plus  pressé  ni  le  plus  important.  Gomme  à  de  Thou, 
les  guerres  de  religion  et  la  puissance  espagnole  leur 
paraissaient  les  grandes  affaires  du  siècle. 

A  cette  opposition  s'en  joint  une  autre,  qui  est  bien 
commune  aussi  à  notre  époque  et  qui  est  encore  moins 
réfléchie.  C'est  celle  de  ces  bons  bourgeois,  bien  rentes, 
heureux,  nonchalants,  qui  croient  que  tout  est  pour 
le  mieux  dans  une  société  où  ils  sont  bien.  Ceux-là 
redoutent  jusqu'au  mot  d'aventure.  Ils  vont  répétant 
que  la  France  se  suffit,  et  que  les  acquisitions  lointaines 


LES    DECOUVERTES.  47 

sont  au  moins  inutiles,  peut-être  dangereuses.  Qui  pou-J 
vait  mieux  les  représenter  au  seizième  siècle  que  Mon-T 
taigne?  L'insoucieux  et  indolent  penseur,  qui  est  riche, 
égoïste  et  sceptique,  «  n'ignore  pas  le  prix  de  la  merca- 
dence  et  de  la  trafique  qu'on  fera  avec  ces  nouveaux 
pays  qui,  il  n'y  a  pas  cinquante  ans,  ne  sçavaient  ny 
lettres,  ny  pois,  ny  mesures,  ny  vestements,  ny  bleds, 
ny  vignes,  mais  qui  offrent  déjà  la  négociation  des 
perles  et  du  poyvre  »  .  Il  prévoit  même  la  révolution 
qui  s'accomplira  au  profit  du  Nouveau  Monde,  qu'il 
imagine  déjà  aux  prises  avec  la  vieille  Europe.  «  Si 
nous  concluons  bien  de  notre  fin,  dit-il,  cest  autre 
monde  ne  faira  qu'entrer  en  lumière  quand  le  nostre 
en  sortira  ;  l'univers  tombera  en  paralysie  ;  l'un  mem- 
bre sera  perclus,  l'autre  en  vigueur.  »  Mais  cela  n'em- 
pêche pas  qu'il  redoute  que  la  France  y  prenne  place. 
Il  aurait,  de  nos  jours,  fait  au  moins  un  article  de  jour- 
nal pour  engager  nos  gouvernants  à  ne  pas  tant  entre- 
prendre. «  J'ai  peur,  observe-t-il,  que  nous  avons  les- 
yeux  plus  grands  que  le  ventre,  comme  on  dict,  et  le 
dict-on  de  ceux  auxquels  l'appétit  et  la  faim  font  plus 
désirer  de  viande  qu'ils  n'en  peuvent  empocher.  Je 
crains  aussi  que  nous  avons  beaucoup  plus  de  curiosité 
que  nous  n'avons  de  capacitez  ;  nous  embrassons  tout, 
mais  je  crains  que  nous  n'étreignions  rien  que  du  / 
vent  (  1 ) .  » 

(1)  Essais,  l,  31  :  Des  cannibales. 


48        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

Montaigne,  d'ailleurs,  a  un  autre  grief  contre  ces 
établissements  de  peuples  civilisés  en  pays  sauvages, 
un  grief  bien  français  et  que  nous  retrouverons  sous 
différentes  formes  à  toutes  les  époques.  Il  importe  de 
s'y  arrêter  dès  maintenant. 

On  devrait,  il  nous  semble,  chercher  plus  souvent 
dans  nos  origines  intellectuelles  et  morales  l'expli- 
cation des  incohérences  qu'on  rencontre,  hélas!  dans 
notre  vie  nationale.  Si  nous  agissons  souvent  comme 
des  logiciens  aux  yeux  fermés  ou  comme  des  rhé- 
teurs grisés  de  mots,  n'est-ce  pas  parce  que,  fils  des 
Latins,  tenant  des  Latins  notre  langue,  la  plupart  de 
nos  institutions ,  nos  idées  et  nos  habitudes  d'esprit, 
nous  sommes  restés  des  anciens  parmi  les  modernes? 
Frédéric  Bastiat  et  M.  Taine  l'ont  bien  démontré  pour 
la  période  révolutionnaire.  On  peut  l'établir,  après 
eux,  pour  l'œuvre  de  la  colonisation. 

Est-il  une  question  plus  moderne,  plus  étrangère  à 
tout  souvenir  antique?  Cependant  nombre  de  Français, 
et  des  plus  illustres,  ont  trouvé  moyen  de  la  gréciser 
et  latiniser.  Bornons-nous,  pour  le  moment,  à  un 
exemple;  nous  en  trouverons  d'autres  plus  tard.  On 
sait  qu'un  des  lieux  communs  les  plus  en  usage  chez 
les  poètes  et  orateurs  anciens,  c'est  la  peinture  et 
l'éloge  de  l'âge  d'or.  L'humanité  y  vivait,  paraît-il, 
dans  un  bonheur  parfait.  L'âge  d'argent,  l'âge  de 
bronze  et  l'âge  de  fer  ont,  depuis,  marqué  les  progrès 
Clle  la  décadence.  Or,  qu'est  l'âge  d'or?  C'est  l'époque 


LES   DÉCOUVERTES.  49 

où  l'homme,  isolé  dans  le  cercle  de  la  famille,  ne 
s'étant  même  pas  élevé  à  la  conception  sociale  de  la 
tribu,  vit  des  fruits  spontanés  de  la  terre,  des  produits 
de  la  chasse  ou  de  la  pêche,  en  plein  air,  en  pleine 
liberté  individuelle,  sans  le  souci  d'aucune  convention 
de  société.  C'est  la  vie  sauvage  dans  tout  son  dénue- 
ment et  dans  toute  son  étroite  indépendance.  Voilà; 
un  développement  tout  trouvé  pour  nos  littérateurs, 
une  antithèse  où  notre  esprit  rhéteur,  hérité  des  Latins, 
peut  pétiller  à  l'aise.  Opposer  les  misères  de  ce  seizième 
siècle,  qui  est  bien  un  âge  de  fer,  à  l'innocente  quié- 
tude de  ces  sauvages  qu'on  vient  de  découvrir,  y  a-t-il 
plus  belle  occasion  de  montrer  qu'on  a  de  l'esprit  et 
qu'on  possède  ses  classiques? 

Écoutez  d'abord  Ronsard,  le  plus  «  grécisant  et  lati- 
nisant »  des  poètes  du  seizième  siècle.  Il  s'écrie,  dans 
son  Discours  contre  fortune,  déjà  cité  : 


Docte  Villegaignon,  tu  fais  une  grand" faute 
De  vouloir  rendre  fine  une  gent  si  peu  caute 
Gomme  ton  Amérique,  où  le  peuple  incognu 
Erre  innocentement  tout  farouche  et  tout  nu, 
D'habits  tout  aussi  nu  qu'il  est  nu  de  malice. 

Pour  ce,  laisse-les  là  ;  ne  romps  plus  (je  te  prie) 

Le  tranquille  repos  de  leur  première  vie  ; 

Laisse-les,  je  te  prie,  si  pitié  te  remord, 

Ne  les  tourmente  plus  et  t'enfuy  de  leur  bord. 

Las  !  si  tu  leur  apprends  à  limiter  la  terre, 

Pour  agrandir  leurs  champs,  ils  se  feront  la  guerre. 

Or,  pour  avoir  rendu  leur  âge  d'or  ferré 


4 


50        LA   QUESTION   COLONIALE  EN   FRANCE. 

En  les  faisant  trop  fins,  quand  ils  auront  l'usage 
De  cognaistre  le  mal,  ils  viendront  au  rivage 
Où  ton  camp  est  assis,  et  en  te  maudissant 
Iront  avec  le  fer  ta  faute  punissant. 

\  •    ;    • 

Vivez,  heureuse  gent,  sans  peine  et  sans  souci, 
Vivez  joyeusement  ;  je  voudrais  vivre  ainsi  ! 

Voici  maintenant  Montaigne,  l'ingénieux  écrivain, 
le  moraliste  sceptique,  pour  qui  tout  n'est  que  matière 
à  d'agréables  variations  littéraires.  Voltaire  trouve 
«  que  c'est  une  injustice  criante  de  dire  que  Montaigne 
n'a  fait  que  commenter  les  anciens  »  .  Il  demande  s'il 
a  pris  chez  les  ancien^  «  tout  ce  qu'il  a  dit  sur  nos 
modes,  sur  nos  usages,  sur  le  Nouveau  Monde  décou- 
vert presque  de  son  temps  (1)  »  .  Eh,  oui  !  n'en  déplaise 
à  Voltaire,  Montaigne  commente  les  anciens,  même 
dans  son  chapitre  des  Cannibales.  Il  ne  leur  a  pas, 
évidemment,  emprunté  les  détails  de  mœurs  et  de 
costumes.  Mais  c'est  d'eux  qu'il  tient  l'idée  de  l'âge 
d'or  qui  domine  tout  son  développement,  et  le  goût  de 
l'antithèse  dont  il  joue  habilement.  Gomme  Ronsard, 
il  plaint  «  ces  peuples  purs  encore  et  vierges,  à  qui  les 
lois  naturelles  commandent  encore  »  ,  de  se  trouver 
en  contact  avec  nos  vices,  qui  ne  tarderont  pas  à  les 
«  abastardir  »  .  Il  se  moque  de  la  prétention  des  Euro- 
péens qui  les  appellent  des  barbares,  disant  :  «  Nous 
les  pouvons  bien  appeler  barbares,  eu  esgard  aux  règles 

(1)  Lettre  au  comte  de  Tressan,  21  août  1746. 


LES   DECOUVERTES.  51 

de  la  raison,  mais  non  eu  esgard  à  nous,  qui  les  sur- 
passons en  toute  sorte  de  barbaries.  »  Il  fait  avec  une 
complaisance  malicieuse  l'éloge  de  leurs  mœurs,  de 
leur  langue,  de  leur  industrie,  puis  il  s'écrie  plaisam- 
ment :  «  Tout  cela  ne  va  pas  mal  ;  mais  quoy  !  ils  ne 
portent  pas  de  hauts-de-chausses  !  » 

Cette  opposition  à  l'action  coloniale  est,  nous  le 
voulons  bien,  de  pure  convention  littéraire.  Mais  elle 
a  néanmoins  son  importance.  Ne  devons-nous  pas  à 
l'exemple  et  aux  leçons  de  nos  classiques  anciens  et 
modernes  d'être  ou  de  paraître  un  peuple  viveur, 
rêveur,  littérateur  et  rhéteur?  Or  ce  sont  qualités  con- 
traires à  celles  qu'exige  le  long  et  pénible  labeur  de  la 
colonisation.  A  un  peuple  colonisateur,  il  faut  l'esprit 
pratique,  sans  compter  la  force  physique  et  la  persé- 
vérance (1). 

Aux  oppositions  que  nous  venons  de  relever,  il  en 
reste  deux  autres  à  ajouter,  toutes  deux  personnelles 
et  de  valeur  inégale. 

L'une  est  de  Brantôme.  On  sait  qu'une  des  qualités  et 
l'un  des  défauts  de  Brantôme  est  de  changer  d'opinions 
comme  de  héros  ;  tout  entier  à  la  biographie  qu'il  écrit, 

(1)  Gommence-t-on  à  réagir  contre  l'abus  de  l'éducation  purement 
classique?  Nous  l'espérons,  sans  y  croire.  En  tout  cas,  nous  ne  sommes 
pas  le  seul  à  en  dénoncer  le  danger.  M.  Duruy  disait,  en  1864,  avec 
l'autorité  qui  lui  appartient  :  «  Notre  France  a  été  si  profondément 
pénétrée  de  l'esprit  latin,  qu'il  y  existe  un  préjugé  contre  l'enseigne- 
ment pratique.  "Voir  aussi  la  Question  du  latin,  de  M.  Frary,  et  Y  Édu- 
cation de  la  bourgeoisie,  de  M.  Manoeuvrier.  La  question  vient  d'être 
portée  au  Sénat  :  interpellation  de  M.  Combes,  17-20  juin  1890. 

4. 


V) 


52         LA   QUESTION    COLONIALE   EN  FRANCE. 

il  y  sacrifie  tout  le  reste,  sans  se  soucier  des  injustices 
et  des  contradictions.  Or,  parlant  des  navigateurs 
espagnols,  il  exalte  leur  courage  et  leur  patience;  puis, 
pour  donner  plus  de  relief  au  tableau,  il  pose  en  regard 
les  Français,  qui  n'ont,  suivant  lui,  ni  valeur  ni  persé- 
vérance. Il  en  donne  pour  preuve  «  la  Flouride  et 
autres  petites  terres  de  sauvages,  que  nous  n'avons 
sceu  guères  bien  gaigner  ni  garder  »  .  Il  n'y  a  pas  lieu, 
croyons-nous,  de  s'arrêter  sur  cette  opinion  à  laquelle 
l'auteur  ne  tient  guère  et  qui  est  démentie  par  les 
faits . 

L'autre  opposition  est  d'un  personnage  d'un  plus 
grand  poids.  Elle  serait  à  considérer,  s'il  n'avait 
donné  d'autres  marques  de  son  étroitesse  d'esprit. 
Nous  voulons  parler  de  Sully.  Il  se  déclare,  en  effet, 
dans  ses  Économies  royales,  l'adversaire  de  ces  expé- 
ditions lointaines.  «  La  navigation  du  sieur  de  Montz, 
pour  aller  faire  des  peuplades  en  Canada,  fut  faite, 
dit-il,  du  tout  contre  vostre  advis,  d'autant,  disiez- 
vous,  que  l'on  ne  tire  jamais  de  grandes  richesses  des 
lieux  situés  au-dessus  de  quarante  degrés.  »  C'est  là 
une  réprobation  formelle,  appuyée  sur  une  raison  en 
apparence  sérieuse.  Mais  la  raison  est  fausse  et  l'infor- 
mation incomplète.  Le  Canada,  situé  sous  le  45e  degré, 
est  précisément  un  pays  propre  «  au  labourage  et 
pâturage  »  ,  qu'estime  avant  tout  Sully.  Il  possède,  en 
outre,  des  richesses  en  bois,  pelleteries,  etc.,  capables 
d'alimenter  le  commerce,    qu'il  ne   proscrivait  pas. 


0 


LES   DECOUVERTES.  53 

Sully,  qui  mourut  en  1641 ,  aurait  pu  rectifier  ses  idées  # 
sur  le  Canada,  voire  sur  la  colonisation,  en  contem- 
plant l'essor  colonial  du  temps  de  Richelieu.  Mais  il 
était  de  parti  pris.  Il  semble  donc  légitime  de  traiter 
son  obstination  comme  fit  Henri  IV  lui-même,  en 
passant  outre. 


III 


LES    APOTRES. 

En  regard  de  ces  oppositions  plus  ou  moins  sérieuses, 
mais  néanmoins  considérables,  qui  donc  nous  fournira 
le  plaidoyer  en  faveur  des  établissements  coloniaux? 

C'est  d'abord  Bodin,  dont  nous  avons  déjà  loué  la 
sagacité.  Dans  l'opuscule  cité,  il  envisage  les  nécessités 
du  commerce  national.  Après  avoir  établi  que  l'abon-  I 
dance  de  l'or  et  de  l'argent  fait  la  richesse  d'un  pays,}  p 
il  ajoute  ces  importantes  considérations  :  «  Quant  à  la 
traitte  des  marchandises  qui  sortent  de  ce  royaume, 
il  y  en  a  plusieurs,  grands  personnaiges,  qui  s'efforcent 
et  se  sont  efforcés  par  ditz  et  par  écripts  de  la  retran- 
cher du  tout,  s'il  estait  possible,  croyans  que  nous 
pouvons  vivre  heureusement  et  à  grand  marché  sans 
bailler  ny  recevoir  de  l'estranger.  Mais  ils  s'abusent  à 
mon  advis  ;  car  nous  avons  affaire  des  estrangers  et  ne 
sçaurions  nous  en  passer.  »  Puis,  énumérantles  denrées 


54        LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

dont  l'échange  est  nécessaire  à  nos  besoins,  il  compte 
«  tous  les  métaux,  hormis  le  fer,...  le  brésil,  ébène, 
yvoire,  maroquin,  espiceries,  sucre,  molues,  etc.  »  , 
qui  sont  précisément  des  denrées  coloniales.  Et  il  con- 
clut ainsi  :  «  Quand  bien  nous  pourrions  passer  de 
telles  marchandises,  ce  qui  n'est  possible  du  tout, 
mais  quand  aussi  serait  que  nous  en  aurions  à  reven- 
dre, encore  devrions-nous  trafiquer,  vendre,  achepter, 
eschanger,  prester,  voire  plutôt  donner  une  partie  de 
nos  biens  aux  estrangers  et  mesmes  à  nos  voisins, 
quand  ce  ne  serait  que  pour  communiquer  et  entre- 
tenir une  bonne  amitié  entre  eux  et  nous.  »  Il  ne  sera 
douteux  pour  personne  qu'une  telle  apologie  du  com- 
merce d'exportation  n'implique  une  excitation  à  la 
fondation  d'établissements  coloniaux. 

Mais  on  peut  encore  tirer  des  écrits  de  Bodin  une 
opinion  implicite  sur  le  système  colonial.  Traitant  des 
communautés,  dans  son  livre  De  la  République  (m,  8), 
|  il  distingue  «  le  collège  qui  sera  particulier  d'un 
métier,  ou  d'une  science,  ou  d'une  marchandise  *  ,  et 
il  formule  cette  règle  :  Si  chaque  communauté  a  le 
droit  strict  de  se  constituer,  si  elle  peut  avoir  divers 
règlements,  statuts  et  privilèges  particuliers,  elle  ne 
peut  s'établir  sans  que  la  grande  communauté  ou  État, 
la  République  ou  le  souverain,  l'autorise;  en  l'autori- 
sant, le  souverain  doit  veiller  à  ce  qu'elle  ne  s'érige 
pas  en  monopole.  «  Aussi  est-il  dangereux,  conclut-il, 
de  permettre  toutes  assemblées  et  toutes  confréries, 


LES    DECOUVERTES.  55 

car  bien  souvent  on  y  couve  des  conjurations  et  des 
monopoles.»  On  peut  voir  dans  ces  paroles,  semble-t-il, 
une  condamnation  des  fameuses  Compagnies  sur  qui  1 
vont  reposer,  l'instant  d'après,  toutes  nos  espérances' 
de  colonisation.  C'est  la  première  expression  d'une 
opinion  qui  se  formulera  plus  nettement  dans  la  suite 
et  qui  ne  triomphera  qu'en  1789. 

Bodin  condamne  encore,  par  anticipation,  un  autre 
procédé  de  la  colonisation  moderne,  l'esclavage.  Il  est 
même  le  premier  des  penseurs  modernes  qui  se  soit 
élevé  contre  le  principe  lui-même.  On  sait  qu'Aristote 
basait  la  légitimité  de  l'esclavage  sur  l'inégalité  phy- 
sique et  morale  des  hommes.  Cette  raison,  et  d'autres 
que  nous  verrons  bientôt,  suffirent  durant  plus  de  deux 
siècles  à  soutenir  l'esclavage,  que  l'on  déclarait, 
d'autre  part,  indispensable  à  certaines  colonies.  Or, 
voici  la  réfutation  de  Bodin  :  «  La  découverte  de 
l'Amérique  fut  une  occasion  de  renouer  la  servitude 
par  tout  le  monde.  Je  confesserai  que  la  servitude  sera 
naturelle  lorsque  l'homme  fort,  roide,  riche  et  igno- 
rant, obéira  au  sage,  discret  et  faible,  quoiqu'il  soit 
pauvre...  De  dire  que  c'est  une  charité  louable  de 
garder  le  prisonnier  qu'on  peut  tuer,  c'est  la  charité 
des  voleurs  et  des  corsaires ...  Et  quant  à  ce  qu'on  dit  que 
la  servitude  n'eût  pas  duré  si  longuement  si  elle  eut 
été  contre  nature,  on  sait  assez  qu'il  n'y  a  chose  plus 
cruelle  et  plus  détestable  que  de  sacrifier  les  hommes, 
et  toutefois,  il  n'y  a  quasy  peuple  qui  n'en  aye  ainsi 


b 


56        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

usé...  »  Bodin  ne  se  contente  pas  de  réfuter  la  théorie; 
il  envisage  les  difficultés  de  l'abolition  avec  la  précision 
et  la  fermeté  d'un  antiesclavagiste  de  la  Révolution. 
Adoucir  le  sort  des  esclaves  et  modérer  la  puissance 
des  maîtres  lui  paraît  une  utopie;  car,  «  qui  ferait  la 
poursuite  de  la  mort  d'un  esclave?  qui  en  oyrait  la 
plainte?  qui  en  ferait  raison  n'ayant  aucun  intérêt?  » 
Toutefois,  il  n'est  pas  bon  d'affranchir  tout  d'un  coup 
les  esclaves,  comme  fit  l'empereur  du  Pérou;  car, 
«  n'ayant  point  de  biens  pour  vivre  ni  de  métier  pour 
gagner,  et  même  étant  affriandés  de  la  douceur  d'oisi- 
veté et  de  liberté,  ils  ne  voulaient  travailler,  de  sorte 
que  la  plupart  mourut  de  faim.  Mais  le  moyen,  c'est, 
devant  les  affranchir,  leur  enseigner  quelque  métier 
et  les  relever  de  l'abâtardissement  de  la  servitude.  » 

La  République  de  Bodin  parut  en  1577,  quand  l'es- 
sor des  découvertes  françaises  semblait  arrêté.  C'est  ce 
qui  explique  qu'il  n'aborde  pas  explicitement  le  pro- 
blème colonial.  Mais  quand  Henri  IV  va  reprendre 
l'action  et  lui  donner  le  caractère  qu'elle  gardera  dans 
la  suite,  c'est  directement  et  sans  ambages  que  les  pen- 
seurs vont  y  applaudir.  Alors,  nous  trouvons  les  vrais 
apôtres  de  la  colonisation. 

Remarquons  d'abord  que  le  Roi  lui-même  est  un 
convaincu,  parfois  un  apologiste.  Le  Parlement  de 
Rouen  refusant  d'enregistrer  le  pouvoir  donné  au 
sieur  de  Montz  «  pour  le  peuplement  et  l'habitation  de 
l'Acadye  »  ,  Henri  IV  lui  explique,  dans  une  lettre  du 


LES    DECOUVERTES.  57 

17  janvier  1604,  que  «  ce  louable  desseing...  a  esté 
conçu  pour  rendre  le  traficq  commun  et  facile  au 
général  des  sujets,  et  pour  leur  seule  utilité,  accez  et 
liberté  »  .  Dans  les  pouvoirs  qu'il  donne  sucessivement 
à  de  La  Roche,  de  Pontgravé,  Chauvin,  de  Chatte,  de 
Montz,  etc.,  il  inaugure  le  système  du  privilège  exclu- 
sif, mais  il  pose  pour  condition  la  formation  d'un  éta- 
blissement colonial  et  le  transport  de  colons.  Par 
l'éditde  1604,  il  déclare  que  le  commerce  maritime  ne 
déroge  pas.  Il  se  fait  même,  à  la  fin,  l'initiateur  des 
missions.  C'est  lui,  l'ancien  huguenot,  maintenant  sou- 
mis à  l'influence  du  Jésuite  Cotton,  qui  ordonne  au 
huguenot  Poutraincourt,  en  1608,  d'emmener  deux 
Jésuites  dans  sa  concession  de  Port-Royal  ! 

Nous  pourrions,  après  le  Roi,  présenter  le  véritable 
fondateur  de  la  Nouvelle-France,  l'illustre  Champlain. 
Mais  il  est  trop  évident  qu'il  est  un  convaincu.  Il  a 
prêché  la  colonisation  par  les  récits  de  ses  voyages 
dont  nous  avons  vu  la  vogue,  par  les  descriptions  en- 
thousiastes du  pays,  voire  par  Fardeur  de  son  prosé- 
lytisme chrétien  et  par  la  sagesse  de  ses  récriminations 
contre  l'inintelligence  et  la  ladrerie  de  la  Compagnie 
fondée  en  1628.  Mais  il  est  avant  tout  un  homme  d'ac- 
tion, et  c'est  par  l'exemple  et  la  prière,  plus  encore  h 
que  par  la  raison  et  la  théorie,  qu'il  entraîne  tout  le  J 
monde. 

Montchrétien  et  Lescarbot  sont,  au  contraire,  des 
hommes  de  pensée.  Leur  conviction  est  réfléchie  et    « 


58         LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

motivée;  leur  zèle  n'est  pas  de  métier.  Nous  devons 
donc  analyser  leurs  livres  comme  une  des  plus  impor- 
tantes manifestations  d'opinion  à  l'époque  qui  nous 
occupe. 

Montchrétien,  génie  universel  et  par  suite  inégal, 
encore  aujourd'hui  inconnu  ou  méconnu  (1),  a  publié 
en  1615  un  l'raité  de  l'économie  politique  où  abondent 
les  vues  neuves  et  profondes.  Le  premier  livre  traite 
«  des  arts  méchaniques  »  ;  le  deuxième,  du  commerce; 
le  troisième,  de  la  navigation  ;  le  quatrième,  du  gou- 
vernement intérieur  d'un  État.  C'est  le  troisième  qui 
offre,  pour  notre  sujet,  les  développements  les  plus 
intéressants,  bien  qu'il  y  ait  aussi  à  glaner  dans  les 
autres. 

Parlant,  dit-il  d'abord,  des  nations  qui  se  sont  adon- 
nées à  la  marine,  «  ce  serait  faire  tort  aux  vieux  Fran- 
çais, si  experts  et  pratiques  en  cet  art,  si  nous  ne  les 
mettions  en  ligne  de  compte,  ayant  mesmement  acquis 
si  grande  gloire  et  réputation  par  leurs  voyages  »  .  Or, 
cette  vieille  gloire,  il  supplie  Louis  XIII,  à  qui  il 
s'adresse,  de  la  rendre  à  la  France.  «  Vous  avez,  Sire, 
lui  dit-il,  deux  grands  chemins  ouverts  à  l'acquisition  de 
la  gloire  :  l'un,  qui  vous  porte  directement  contre  les 
Turcs  et  mécréans...,  et  l'autre,  qui  s'ouvre  largement 
aux  peuples   qu'il  vous  plaira  envoyer  dans  ce  Nou- 

(1)  M.  Funck-Brentano  vient  de  lui  rendre  justice  en  éditant  le  Traité 
d'économie  politique,  et  le  faisant  précéder  d'une  magistrale  étude 
(1890). 


LES    DECOUVERTES.  59 

veau-Monde,  où  vous  pouvez  planter  et  provigner  de 
nouvelles  Frances.  »  Que  de  raisons  s'offrent  en  faveur 
dune  telle  entreprise!  D'abord,  «  si  l'honneur  est  dû 
aux  Espagnols  d'avoir  découvert  le  Nouveau  Monde, 
et  aux  Portugais  d'avoir  familiarizé  le  Levant  au 
Ponent,. . .  nous  avons  fait  le  mesme  aussi  bien  qu'eux, 
sinon  avec  pareil  succez,  au  moins  avec  pareil  exem- 
ple »  .  En  second  lieu,  le  commerce  d'exportation  est 
une  nécessité  pour  un  peuple  :  il  occupe  utilement  les 
oisifs,  il  enrichit  les  particuliers  et  le  Roi.  On  le  peut 
voir  par  les  profits  que  les  étrangers,  qu'attire  en 
France  une  législation  trop  douce  et  sans  réciprocité, 
font  à  notre  détriment.  Enfin,  les  deux  mers  qui 
bordent  le  royaume  sont  «  comme  deux  larges  portes 
pour  saillir  sur  les  deux  bouts  du  monde  »  .  Beaucoup 
de  gens  y  sont  disposés  et  s'y  disposent  tous  les  jours, 
malgré  «  l'aménité  des  lieux  où  nous  naissons,  l'es- 
loignement  de  la  mer,  le  commerce  d'un  air  doux  et 
salubre,  la  délicatesse  du  boire  et  du  manger»  ,  qui  re- 
tiennent les  Français  plus  que  les  autres  peuples.  A  les 
y  encourager,  le  Roi  doit  être  décidé  par  trois  puissants 
motifs  :  «  l'employ  de  tant  d'hommes  qui  jouent  main- 
tenant à  l'esbahi  (1)  »  ;  «  l'accroissement  de  la  richesse 
de  cet  Estât  »  ;  «  sa  fortification  sur  mer  »  .  D'autre  part, 
comme  le  peuple  «  s'est  infiniment  multiplié  dans 
ce  royaume  et  qu'on  s'y  entr'étouffe  l'un  l'autre un 

(1)  Pittoresque  expression  du  temps  qui  signifie   «  vivre  dans  l'oisi- 
veté »  . 


60         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

nombre  infini  (30,000  dans  le  royaume  de  Valence  en 

1595)  passent  en  Espagne »  Il  est  urgent  de  dériver 

ces  émigrations  dans  des  possessions  «  qui  amplifieront 
l'Estat  et  qui  ouvriront  de  grandes  et  inépuisables 
sources  de  richesses  »  .  Mais,  de  plus,  n'appartient-il 
pas  à  la  nation  française,  «  à  laquelle  est  demeurée, 
comme  en  propre,  la  gloire  des  lettres  et  des  armes, 
des  arts  et  de  la  civilisation,  et  davantage  du  vray 
christianisme,  quoy  que  les  autres  prétendent  »  ,  de 
s'employer  avec  ardeur  et  sans  crainte  à  cette  œuvre, 
«  digne  entre  toutes  du  titre  de  chrestien  »  ,  qui 
consiste  «  à  aller  faire  connaître  le  nom  de  Dieu  à  tant 
de  peuples  barbares,  privés  de  toute  civilité,  qui  nous 
appellent,  qui  nous  tendent  les  bras,  qui  sont  prests 
de  s'assujettir  à  nous,  afin  que,  par  saincts  enseigne- 
ments et  par  bons  exemples,  nous  les  mettions  en  la 
voye  du  salut  »  ? 

On  le  voit,  Montchrétien  n'oublie  aucun  des  argu- 
ments qui,  de  nos  jours  encore,  légitiment  l'expansion 
coloniale.  Il  fait  ressortir  tour  à  tour,  avec  une  force  et 
une  richesse  de  style  remarquables,  la  gloire  nationale, 
l'extension  du  domaine,  les  forces  maritimes,  le  profit 
commercial,  le  surcroît  de  population,  l'utilisation  de 
capitaux  et  d'activités  inoccupés,  et  même  cette  mis- 
sion civilisatrice,  dont  on  se  moque  aujourd'hui,  et  à 
laquelle  on  croyait  alors,  comme  à  un  devoir  religieux. 
Mais  il  n'a  pas  dit  encore  toute  sa  pensée.  Avec  cette 
sagacité  qui  éclate  à  chaque  page  de  son  livre,  il  sou- 


LES   DECOUVERTES.  61 

lève  et  résout  à  sa  façon  deux  graves  questions  qui  se 
rattachent  au  problème  colonial  :  la  liberté  du  com- 
merce et  les  compagnies. 

La  première  se  présente  à  son  esprit  sous  la  forme 
de  la  concurrence  que  les  étrangers  viennent  faire  en 
France  au  commerce  français.  Il  en  fait  une  longue 
peinture,  en  dit  les  causes  et  en  montre  l'injustice, 
qui  résulte  du  défaut  de  réciprocité.  Mais  il  conclut, 
en  précisant  et  complétant  la  théorie  de  Bodin  :  «  Le 
commerce  étant  de  droit  des  gens,  doit  estre  égal  entre 
égaux,  et  sous  pareilles  conditions  entre  pareils.  D'une 
part  et  d'autre,  il  le  faut  rendre  totalement  exempt  de 
soumission  et  d'infamie,  réciproquement  libre  et  sans 
restriction  de  pais.  »  N'y  a-t-il  pas  dans  ces  paroles 
toute  la  théorie  des  traités  de  commerce  à  base  libre- 
échangiste,  que  notre  époque  seulement  devait  con- 
naître? N'y  voit-on  pas  poindre  les  doctrines  économi- 
ques du  dix-huitième  siècle  et  les  polémiques  entre 
colons  et  négociants  métropolitains? 

Montchrétien  aborde  la  seconde  question  directe- 
ment :  il  avait,  en  effet,  sous  les  yeux  l'exemple  donné 
par  la  Hollande  et  l'Angleterre.  Devançant  Richelieu, 
ou  plutôt  lui  donnant  une  formule  (1),  il  dit  expressé- 
ment :  «  Il  n'y  a  point  de  meilleure  méthode  pour  s'en 
accomoder  bientost  (du  trafic  colonial),  que  de  le  faire 
en  société  comme  les  Hollandais;  car  un  particulier, 

(1)  V.  plus  loin  le  discours  de  Richelieu  à  l'Assemblée  des  notables 
de  1626. 


62         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

quelque  opulent  qu'il  peut  estre,  ne  le  saurait  long- 
temps soutenir  tout  seul,  outre  que  les  choses  se  font 
plus  sagement  et  seurement  qui  sont  dressées  et  con- 
duites par  le  conseil  de  plusieurs  ayans  mesme  intérêt 

et   mesme   fin Si  Vos  Majestés   les    y   voulaient 

encourager  par  libéralités,  privilèges  et  immunités, 
tout  n'en  irait  que  mieux;  si  pour  les  mettre  en  train 
de  bien  fayre  et  leur  frayer  le  chemin,  elles  voulaient 
entreprendre  quelque  chose  de  leur  chef,  faisant  choix 
d'hommes  expérimentés  et  fidèles,  ce  ne  serait  point 
sans  honneur  et  sans  profit,  non  plus  que  sans  exem- 
ple. »  Ainsi,  l'exploitation  coloniale  par  Compagnies 
privilégiées,  tel  est  le  moyen  que  préconise  Montchré- 
tien.  Il  est  en  cela,  comme  en  beaucoup  d'autres  choses, 
l'inspirateur  de  la  politique  économique  de  Richelieu. 
On  ne  l'avait  pas  remarqué  jusqu'ici,  mais  on  vient  de 
le  démontrer  avec  éclat  (1),  Montchrétien  a  formulé 
tous  les  principes  économiques  du  dix-septième  siècle. 
Il  est  le  premier  et  le  plus  pénétrant  de  nos  écono- 
mistes d'observation.  Nous  verrons  ses  idées  reprises 
par  les  hommes  de  l'entourage  de  Richelieu  et  mises 
en  œuvre  par  le  grand  ministre. 

Toutefois,  il  faut  remarquer  qu'il  se  trouve  en  désac- 
cord avec  ses  contemporains  immédiats,  en  ce  qui  con- 
cerne les  Compagnies.  Le  tiers  état  de  1614,  dont  les 
cahiers  représentent  l'opinion  de  la  haute  bourgeoisie. 

(1)  Funck-Brentano,  op.  cit. 


LES   DÉCOUVERTES.  63 

condamne  avec  netteté  et  précision  le  système;  il  se 
rattache  à  l'école  de  Bodin,  non  à  celle  de  Montchré- 
tien.  Gomme  le  feront  la  plupart  des  économistes  du 
dix-huitième  siècle,  il  réclame  la  liberté  complète  et 
légalité  pour  tous  du  commerce.  «  Soit  permis,  disent 
les  cahiers,  à  tous  marchands  de  faire  trafic  à  la  Nou- 
velle-France du  Canada,  et  par  toute  l'estendue  du  pais, 
en  quelque  degré  et  situation  que  ce  soit,  et  en  tous 
autres  lieux,  tant  dedans  que  dehors  le  royaume,  de 
toutes  sortes  de  denrées  et  marchandises,  et  à  tous 
artisans  et  autres  d'ouvrir  et  fayre  ouvrir  toutes  sortes 
de  manufactures ,  nonobstant  tous  privilèges  concé- 
dés à  aucun  ou  partis  faicts  sur  le  trafic  et  manufac- 
tures de  cotons,  aluns,  tapisserie,  eaux -de -vie, 
vinaigre,  moutarde  et  autres  quelconques,  qui  seront 
cassez,  et  toutes  les  interdictions  cy-devant  faictes  à 
vos  subjects  de  trafiquer  de  certaines  marchandises  et 
denrées  et  de  n'ouvrir  quelques  manufactures  seront 
entièrement  levées,  et  la  liberté  de  commerce,  trafic 
et  manufactures  remise  en  tous  lieux  et  pour  toutes 
choses  (1).  » 

Cette  contradiction  curieuse,  entre  gens  également 
entendus,  est  d'une  grande  importance  dans  notre 
sujet.  Elle  montre  le  point  de  départ  de  deux  courants 
d'opinion  qui  seront  en  lutte  durant  les  périodes  les 
plus  brillantes  de  notre  histoire  coloniale. 

(1)  Rapprocher  les  plaintes  du  commerce  rouennais  contre  le  privi- 
lège concédé  à  de  Montz,  1604. 


64        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Lescarbot  n'écrit  pas  aussi  bien  et  ne  pense  pas 
aussi  profondément  que  Montchrétien.  Nous  ne  lui 
ferons  pas,  par  exemple,  un  titre  de  gloire  de  ses 
Muses  de  la  Nouvelle-France .  Ces  poésies  diverses,  son- 
nets, odes,  petits  poèmes  héroïques  ou  héroï-comi- 
ques, se  sentent  trop  de  la  façon  dont  elles  ont  été 
composées  : 

Cherchant  dessus  Neptune  un  repos  sans  repos, 
J'ai  façonné  ces  vers  au  branle  de  ses  flot», 

dit  le  poète  en  débutant.  Aussi  les  vers  ont-ils  des 
enjambements  pareils  à  ceux  de  la  vague  sur  le  pont 
du  navire,  témoin  ceux-ci  : 

Et  revien  (garson)  tout  à  cette  heure 
Rendre  pareille  meseure, 
Ne  cessant  jusques  à  ce 
Que  nous  en  ayons  assé. 

Mais  Lescarbot  est  un  honnête  homme,  un  patriote 
et  un  apôtre  convaincu  de  la  colonisation.  On  trouve, 
dans  ces  mêmes  Muses,  un  grand  enthousiasme  et 
un  véritable  amour  pour  ce  pays,  dont  Fauteur  a  vu  les 
beautés  et  les  richesses.  Ces  sentiments  lui  tiennent  lieu 
d'inspiration  poétique,  et  lui  font  faire  quelques  trou- 
vailles. Ainsi,  dans  les  Adieux  à  la  Nouvelle-France ,  il 
dit  avec  un  certain  charme  : 

Adieu  donc,  beaux  coteaux  et  montagnes  aussi, 
Quy  d'un  double  rempart  ceignez  ce  Port  icy  ; 


LES   DECOUVERTES.  65 

x^dieu,  vallons  herbus,  que  le  flot  de  Neptune 
Va  baignant  largement,  deux  fois  à  chaque  lune. 

Adieu,  mon  doux  plaisir,  fontaines  et  ruisseaux, 
Qui  les  vaux  et  les  monts  arrosez  de  vos  eaux! 
Pourrai-je  t'oublier,  belle  île  forestière, 
Riche  honneur  de  ce  lieu  et  de  cette  rivière? 
Tes  rives  sont  des  rocs,  soit  pour  tes  bâtiments, 
Soit  pour  d'une  cité  jeter  les  fondements. 
Ce  sont,  en  autres  parts,  une  menue  arène, 
Où,  mille  fois  le  jour,  mon  esprit  se  pourmène. 
Mais  parmi  tes  beautés,  j'admire  un  ruisselet 
Qui  foule  doucement  l'herbage  nouvelet 
D'un  vallon  qui  se  baisse  au  creux  de  ta  poitrine, 
Précipitant  son  cours  dedans  l'onde  marine. 


Nous  ne  savons  si  les  Muses  ont  gagné  beaucoup  de 
cœurs  à  la  Nouvelle-France.  On  en  pourrait  douter, 
car  elles  n'ont  pas  eu  de  réédition.  Mais  ce  n'est  pas 
d'elles  que  nous  devons  nous  occuper.  C'est  à  Y  Histoire 
de  la  Nouvelle-France ,  qui  a  obtenu  un  si  grand  succès, 
que  nous  demanderons  l'opinion  de  Lescarbot  sur  la 
colonisation. 

Il  a  pris  soin  d'exposer  sa  pensée  intime  dans  les 
trois  dédicaces  à  Louis  XIII,  à  Jeannin  et  à  la  France, 
qu'il  a  placées  en  tète  de  l'édition  de  1612.  «  Rien  ne 
sert,  dit-il  à  Jeannin,  de  rechercher  et  de  découvrir 
des  païs  nouveaux,  au  péril  de  tant  de  vies,  si  on  ne 
tire  fruit  de  cela.  Rien  ne  sert  de  qualifier  une  Nou- 
velle-France, pour  être  un  nom  en  l'air  et  en  peinture 

seulement Il  faut  donc  y  envoyer  des  colonies 

françaises,  pour  civiliser  les  peuples  qui  y  sont  et  les 

5 


66 


LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANGE. 


rendre  chrétiens  par  leur  doctrine  et  exemple.  »  Voilà 
l'idée.  Lescarbot  y  revient  à  chaque  instant  et  avec 
insistance.  Il  dit  encore,  dans  sa  dédicace  à  la  France 
«  sa  très  chère  mère  »   :   «  Je  crains  vous  offenser,  si  je 
dis,    pour  la  vérité,   que   c'est    chose   honteuse   aux 
princes,  prélats,  seigneurs  et  peuple  très  chrétiens,  de 
souffrir  vivre  en  ignorance,  et  presque  comme  bêtes, 
tant  de  créatures  raisonnables,  formées  à  limage  de 
Dieu,   lesquels  chacun  sçait  estre   es   grandes  terres 
occidentales  d'oultre   Océan.  »    C'est  donc  par  pure 
charité  chrétienne  que  l'auteur  prêche  la  colonisation. 
Il  réédite  même,  à  ce  propos,  le  raisonnement  des 
papes  et  des  inquisiteurs  vis-à-vis  des  infidèles  et  des 
hérétiques.  En  réponse  à  l'objection  de  ceux  qui  met- 
taient en  doute  que  l'on  pût  dépouiller  justement  les 
habitants  de  ces  terres  nouvelles,  il  dit  :    «  Gomme 
ainsi  soit  que  Dieu  le  créateur  eût  donné  la  terre  à 
l'homme  pour  la  posséder,  il  est  bien  certain  que  le 
premier  titre  de  possession  doit  appartenir  aux  enfants 
qui  obéissent  à  leur  père  et  le  reconnaissent  premier, 
qu'aux  enfants  désobéissants,  qui  ont  esté  chassez  de 
la  maison  comme  indignes  de  l'héritage  de  ce  qui  en 
dépend  (1).  a 

(1)  Innocent  III  écrit  aux  Croisés,  en  1203,  qu'il  va  demander  pour 
eux  des  vivres  à  Alexis,  mais  que,  s'il  refusait,  «  cum  vos  devoveritis  ad 
commune  obsequium  Crucifixi,  cujus  est  terra  et  plenitudo  ejus  orbis 
terrarum  et  universi  qui  habitant  in  ea,  posset  utique  non  absurdum 
videri...  possitis  et  vos,  cum  timoré  Domini,  sub  satisfaciendi  proposito 
ea  accipere  »  .  (Migne,  215,  col.  107-108-109.)  —  On  voit  que  le  rai- 
sonnement est  le  même. 


LES   DECOUVERTES-  67 

Cette  théorie,  exposée  sans  scrupule,  contient  en 
germe  deux  des  plus  importantes  controverses  qu'ait 
soulevées  la  question  coloniale  :  le  droit  de  propriété 
des  habitants  des  terres  neuves,  et  leur  droit  à  la  liberté. 
Grotius,  onze  ans  plus  tard,  condamne  avec  force,  dans 
son  Traité  de  la  guerre  et  de  la  paix  (1),  l'opinion  de 
Lescarbot.    et  C'est  une  guerre  injuste,  dit-il,  de  s'ap- 
proprier un  pays  que  l'on  croit  avoir  découvert,  mais 
qui  a  déjà  des  maîtres C'est  une  iniquité  de  se  pré- 
valoir de    l'ignorance    de  certaines    races,    pour  les 
dépouiller  et  les  réduire  en  esclavage.  »  Mais  en  même 
temps ,  avec  un  illogisme  assez  étonnant,  il  légitime 
l'esclavage  par  le  libre  contrat  et  par  le  droit  de  la  guerre 
(III,  chap.  vu,  §§  1  etsuiv.).  Il  fournit  ainsi  des  argu- 
ment aux  théoriciens  de  l'esclavage  individuel  et  poli- 
tique, Hobbes  ou  Bossuet  (2),  et  aux  entrepreneurs  de 
la  traite  des  noirs.  La  conclusion  tranchante  de  Les- 
carbot est,   en  tout  cas,  significative  au  moment  où 
Henri  IV  impose  les  missionnaires,  où  les  Jésuites, 
favorisés  en  France  (3) ,  vont  faire  leurs  établissements 
au  Canada  et  ailleurs. 

Toutefois  Lescarbot  n'en  reste  pas  là.  N'étant  ni  con-  - 
gréganiste  ni  missionnaire,  il  se  préoccupe  des  intérêts 

(1)  Liv.  II,  chap.  vin,  §§  3,  10,  11,  12. 

(2)  Dans  le  système  de  Hobbes,  la  force  établit  le  droit  de  l'escla- 
vage. Bossuet  repousse  l'idée  de  pacte,  mais  admet  le  droit  de  la  guerre. 
(Cf.  Polit,  tirée  de  V Écriture  sainte,  §  50.) 

(3)  Arrêt  du  15  août  1618,  les  autorisant,  malgré  la  Sorbonne  et  le 
Parlement,  «  à  faire  leçons  et  lectures  publiques  en  toutes  sortes  de 
«ciences  au  collège  de  Clermont  »  . 

5. 


68        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

purement  civils  et  d'État.  Outre  le  profit  supérieur  de 
la  conversion  des  sauvages,  il  reconnaît,  dans  la  colo- 
nisation, le  profit  économique.  Il  l'analyse  même  fort 
sagement.  Il  consacre  tout  un  chapitre  (vi,  24)  aux 
productions  de  la  terre,  à  la  Nouvelle-France,  et  il  dit 
ailleurs  (i,   2)  avec  vigueur  comment  il  en  faut  tirer 
parti  :    «  Les  demandes  que  l'on  fait  sont  :  Y  a-t-il  des 
thrésors?  Y  a-t-il  des  mines  d'or  et  d'argent?  Et  per- 
sonne ne  demande  :  Ce  peuple-là  est-il  disposé  à  en- 
tendre la  doctrine  chrétienne?  Et  quant  aux  mines,  il  y 
en  a  vrayment,  mais  il  les  faut  fouiller  avec  industrie, 
labeur  et  patience.  La  plus  belle  mine  que  je  sçache, 
c'est  du  blé  et  du  vin,  avec  la  nourriture  du  bestial. 
Qui  a  de  ceci,  il  a  de  l'argent.  Et  de  mines,  nous  n'en 
vivons  point.  Et  tel  souvent  a  belle  mine  qui  n'a  pas 
beau  jeu.  »  Ces  paroles  sont  d'autant  plus  remarquables 
qu'elles  condamnent  le  système  espagnol,  avant  qu'on 
en  connût  un  autre. 

Lescarbot  formule  contre  ce  même  système  une 
autre  réprobation  non  moins  honorable.  «  L'Hespa- 
gnol,  dit-il,  s'est  montré  plus  zélé  que  nous  et  nous  a 
ravi  la  palme  de  la  navigation  qui  nous  était  propre. 
Il  a  été  cruel;  c'est  ce  qui  a  terni  sa  gloire,  laquelle 

autrement  serait  digne  d'immortalité Je  ne  vou- 

dray  exterminer  ce  peuple-ci  comme  a  faict  l'Hespa- 
gnol,  ceux  des  Indes  occidentales;  car  nous  sommes 
en  la  loy  de  grâce,  loy  de  douceur,  de  pitié  et  de 
miséricorde,  en  laquelle  notre  Sauveur  a  dit  :  «  Appre- 


LES   DECOUVERTES.  69 

«  nez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur.  » 
Ces  sentiments  de  douceur  et  d'humanité  se  perpé- 
tueront dans  l'histoire  de  notre  colonisation.  Ils  sont 
conformes  à  notre  caractère,  et  on  les  retrouve  à  toutes 
les  époques.  Déjà  Montaigne  avait  dit,  avec  plus  d'élo- 
quence que  Lescarbot  :  «  Qu'il  eust  esté  aisé  de  faire 
son  profict  d'âmes  si  neuves,  si  affamées  d'apprentis- 
sage, ayant  pour  la  plupart  de  si  beaux  commencements 
naturels  !  Au  rebours,  nous  nous  sommes  servis  de  leur 
ignorance  et  inexpérience  à  les  plier  plus  facilement 
vers  la  trahison,  luxure,  avarice,  et  vers  toute  sorte 
d'inhumanité  et  cruauté,  à  l'exemple  et  patron  de  nos 
mœurs.  Qui  mit  jamais  à  tel  prix  le  service  de  la  mer- 
cadence  et  de  la  trafique?  Tant  de  villes  rasées,  tant  de 
nations  exterminées,  tant  de  millions  de  peuples  passez 
au  fil  de  l'espée  et  la  plus  riche  et  belle  partie  du  monde 
bouleversée  pour  la  négotiation  des  perles  et  du  poivre  : 
méchaniques  victoires!  Jamais  l'ambition,  jamais  les 
inimitiez  publiques  ne  poussèrent  les  hommes  les  uns 
contre  les  autres  à  de  si  horribles  hostilitez  et  calamitez 
si  misérables!  »  (Essais,  m,  6.) Et  Rabelais,  à  son  tour, 
parlant  des  peuples  «  nouvellement  conquestés  » ,  dit 
que  «  comme  un  enfant  nouveau-né ,  les  faut  allaicter, 
bercer,  esjouir;  comme  arbre  nouvellement  planté,  les 
faut  appuyer,  asseurer,  défendre  de  toutes  vimaires, 
injures  et  calamités  ;  comme  personne  sauvée  de  longue 
maladie,  les  faut  choyer,  espargner,  restaurer  »  . 
Explorateurs,  colons  et  hommes  d'État  français  tien- 


70        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

dront  toujours  ce  langage  et  suivront  toujours  cette 
méthode  paternelle.  C'est  notre  honneur  et  notre  origi- 
nalité. On  est  heureux  d'en  trouver  l'expression,  dès  le 
seizième  siècle.  Quand  la  question  coloniale  n'y  aurait 
pas  eu  d'autre  manifestation,  il  faudrait  noter  celle-là 
avec  orgueil  ! 


LIVRE    II 


DEUXIÈME  ÉPOQUE 

Du  ministère  de  Richelieu  à  la  fin  du  règne 
de  Louis  XIV 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION  —  LES  COMPAGNIES 


PREMIÈRE    PARTIE 


RICHELIEU    ET    LA    REGENCE 


CHAPITRE   PREMIER 

L'ACTION. 
Aspect  nouveau  de  la  question. 

La  période  primitive  avait  eu  pour  signe  distinctif  la 
curiosité  provoquée  par  les  terres  neuves.  Peu  de  per- 
sonnes en  avaient  su  prévoir  l'utilité.  Toute  la  science 
coloniale  se  réduisait  à  prendre  possession  nominale  de 
contrées  quelconques  et  à  y  chercher  de  l'or.  On  suivait 
l'exemple  de  l'Espagne;  parfois,  on  songeait  à  l'af- 
faiblir en  l'imitant.  Par  suite,  les  explorateurs  tâchaient 
de  devancer  leurs  concurrents  dans  les  régions  incon- 
nues. Ils  tenaient  très  secrets  leurs  préparatifs,  mais 
proclamaient  très  haut  leurs  résultats.  En  somme,  cette 
colonisation  factice  laissait  tout  l'avantage  à  l'Espagne, 
qui  avait  réellement  trouvé  les  terres  d'or. 

Mais  l'idée  vint  bientôt  de  tirer  un  profit  politique 


! 


j 


74        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

et  économique  des  colonies.  On  la  voit  poindre  en 
France  sous  le  règne  de  Henri  IV,  qui  marque  la  tran- 
sition entre  la  première  et  la  seconde  phase  de  notre 
développement  colonial.  Henri  IV  donne  l'ordre  de 
coloniser  effectivement;  il  concède  le  premier  des  pri- 
vilèges commerciaux  à  des  Compagnies.  Champlain  se 
fait  l'ouvrier  de  cette  œuvre  nouvelle;  Lescarbot  et 
Montchrétien  en  sont  les  apôtres.  «  On  a  assez  veu  et 
ouï  parler  de  terres  nouvelles,  dit  Lescarbot,  il  est 
temps  de  les  coloniser.  »  C'est  le  mot  d'ordre  de 
l'époque  de  Richelieu. 


LE    SYSTEME    DE    RICHELIEU. 

On  n'a  peut-être  pas  suffisamment  marqué  la  part 
très  grande  qui  revient  à  Richelieu  dans  notre  expan- 
sion coloniale  du  dix-septième  siècle.  On  n'a  pas  fait 
connaître  toute  sa  pensée  et  l'on  confond  le  plus  sou- 
vent son  initiative  avec  celle  de  Colbert  (1). 

Dans  la  pensée  de  Richelieu,  la  suprématie  mari- 
time et  coloniale  de  la  France  tient  une  place  égale  à 
l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche,  ou  mieux,  elle 


(1)  Il  faut  excepter  M.  Pigeonneau,  qui,  dans  le  tome  II  de  son  Histoire 
du  commerce  (1889),  a  fait  une  analyse  pénétrante  et  neuve  du  pro- 
gramme et  de  l'action  de  Richelieu  en  matière  commerciale  et  colo- 
niale. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     75 

ne  s'en  sépare  pas  ;  ce  sont  deux  parties  liées  dans  une 
action  unique,  tendant  à  la  grandeur  de  la  France. 
Dès  son  arrivée  au  pouvoir,  Richelieu  a  montré  que 
la  marine  et  les  colonies  seraient  une  des  ses  principales 
préoccupations.  Il  se  fait  donner,  en  octobre  1626,  la 
charge  de  «  grand  maître  et  surintendant  de  la  navi- 
gation et  commerce  de  France  »  ,  qui  remplace  celle 
d'amiral  rachetée  au  duc  de  Montmorency.  Mais,  dès 
1625,  il  adressait  à  Louis  XIII  «  un  règlement  pour  la 
mer  »  et  un  mémoire  (1)  qui  contenaient  ses  idées 
novatrices.  Il  y  dit  en  substance  qu'il  est  nécessaire 
que  le  Roi  relève  la  puissance  maritime,  «  sans  laquelle 
il  ne  fallait  plus  faire  estât  d'aucun  trafficq  »  ,  et  qu'il 
est  résolu  à  consacrer  1 ,500,000  livres  par  an  à  l'entre- 
tien de  trente  navires  de  guerre  «  pour  tenir  les  côtes 
nettes  »  .  Mais  ce  n'était  là  qu'une  mesure  prépara- 
toire; la  marine  devait  être  l'instrument,  la  colonisa- 
tion était  le  but.  D'après  certaines  inspirations,  prises 
peut-être  dansMontchrétien,  mais  renouvelées,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  par  les  familiers  du  minis- 
tre, Richelieu  se  mit  en  devoir  de  créer  une  méthode 
d'exploitation  coloniale.  Colbert  la  lui  empruntera, 
en  la  complétant.  Elle  se  trouve  tout  entière  exposée 
dans  le  discours  prononcé  devant  l'Assemblée  des 
notables  de  1626  et  analysée  dans  les  Mémoires  (2). 

(1)  Documents  inédits  :  Correspondance  de  Richelieu,  t.  II. 

(2)  Mémoires  de  Richelieu  (collection  Michaud,  II,  p.  438,  année 
1627). 


76        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

«  Cette  grande  connaissance  que  le  cardinal  avait 
prise  de  la  mer  fit  qu'il  présenta,  en  l'Assemblée  des 
notables  qui  se  tenait  lors,  plusieurs  propositions  né- 
cessaires, utiles  et  glorieuses,  non  tant  pour  remettre 
en  France  la  marine  en  sa  première  dignité  que,  par 
la  marine,  la  France  en  son  ancienne  splendeur.  Il 
leur  remontra  que  l'Espagne  n'est  redoutable  et  n'a 
étendu  sa  monarchie  au  Levant  et  ne  reçoit  ses  richesses 
d'Occident  que  par  sa  puissance  sur  mer;  que  le  petit 
État  de  Messieurs  des  États  des  Pays-Bas  ne  fait  résis- 
tance à  ce  grand  royaume  que  par  ce  moyen;  que  l'An- 
gleterre ne  supplée  à  ce  qui  lui  défaut  et  n'est  considé- 
rable que  par  cette  voie  ;  que  ce  royaume  étant  destitué 
comme  il  l'est  de  toutes  forces  de  mer,  en  est  impuné- 
ment offensé  par  nos  voisins,  qui  tous  les  jours  font  des 
lois  et  ordonnances  nouvelles  contre  nos  marchands,  les 
assujettissent  de  jour  en  jour  à  des  impositions  et  à  des 
conditions  inouïes  et  injustes.....  Qu'il  n'y  a  royaume 
si  bien  situé  que  la  France  et  si  riche  de  tous  les 
moyens  nécessaires  pour  se  rendre  maître  de  la  mer; 
que,  pour  y  parvenir,  il  faut  voir  comme  nos  voisins 
s'y  gouvernent,  faire  de  grandes  Compagnies,  et  pour 
ce  que  chaque  petit  marchand  trafique  à  part  et  de  son 
bien,  et  partant,  pour  la  plupart,  en  de  petits  vais- 
seaux et  assez  mal  équipés,  ils  sont  la  proie  des  cor- 
saires et  des  princes  nos  alliés ,  parce  qu'ils  n'ont  pas 
les  reins  assez  forts,  comme  aurait  une  grande  Com- 
pagnie, de  poursuivre  leur  justice  jusqu'au  bout;  que 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     77 

ces  Compagnies  seules  ne  se  voient  pas  néanmoins  suf- 
fisantes, si  le  Roi,  de  son  côté,  n'était  armé  d'un  bon 
nombre  de  vaisseaux  pour  les  maintenir  puissamment 
au  cas  qu'on  s'opposât  par  force  ouverte  à  leurs  des- 
seins; outre  que  le  Roi  en  tirerait  cet  avantage  qu'en 
un  besoin  de  guerre,  il  ne  lui  soit  pas  nécessaire  d'avoir 
recours  à  mendier  l'assistance  de  ses  voisins  (1)  ;  que, 
pour  cela,  il  faudrait,  entre  autres  choses,  bannir  les 
changes  simulés  et  supposés  dont  le  gain  injuste  est  si 
grand  qu'en  moins  de  cinq  ans,  si  on  ne  souffre  point 
de  banqueroute,  on  double  son  bien;  ce  qui  fait  quit- 
ter la  marchandise  à  plusieurs  pour  s'y  employer.  » 
Ainsi,  dans  la  pensée  de  Richelieu,  le  relèvement 

de  la  marine  et  du  commerce  est  un  moyen  de  rendre 

I 
à  la  France  «  son  ancienne  splendeur  »  ,  de  lui  per- 
mettre, à  elle  dont  la  situation  est  privilégiée,  de  lutter 
contre  la  monarchie  espagnole,  qui  tire  toute  sa  puis- 
sance de  ses  possessions  coloniales.  Il  emprunte  aux 
étrangers  et  surtout  aux  Pays-Bas,  dont  la  Compagnie 
des  Indes  avait  été  constituée  par  les  actes  des  9  juin 
1621,  10  juin  1622  et  21  juin  1623  (2),  l'idée,  ou 
plutôt  l'exemple  des  grandes  Compagnies  privilégiées. 
Il  veut  que  le  commerce  français  se  défende  en  atten- 

(1)  Richelieu  venait,  en  1625,  de  «  mendier  »  aux  Hollandais  un 
secours  de  vingt  navires,  et  avait  obtenu  avec  la  plus  grande  peine  qu'ils 
fussent  montés  et  commandés  par  des  Français.  (Mémoires,  collection 
Michaud,  I,  année  1625.) 

(2)  Le  Mercure  français  en  a  donné  le  règlement.  (Mercure  fran- 
çais, t.  IX,  p.  209-241,  année  1624.) 


J 


78         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

dant  qu'une  forte  marine  royale  le  protège.  On  peut 
être  sûr  qu'il  a  mis  au  service  de  ce  programme  si 
important  sa  ténacité  et  son  énergie  ordinaires.  Pour 
ne  rappeler  que  ce  qui  concerne  les  colonies,  voici  la 
liste  des  Compagnies  qu'il  a  fondées  ou  autorisées  : 

1625.  —  Compagnie  de  la  Nacelle  de  Saint-Pierre 
fleurdelysée. 

1626.  —  Compagnie  du  Morbihan. 
Octobre  1627.  —  Compagnie  des  Cent  associés  ou 

du  Canada. 

1627.  —  Compagnie  des  îles  d'Amérique. 
1635.  —  Compagnie  de  l'île  Saint-Christophe. 
1638.  —  Compagnie  du  cap  Nord. 

1642.  —  Nouvelle  Compagnie  de  l'île  Saint-Chris- 
tophe. 

1642.  —  Compagnie  de  Madagascar  ou  des  Indes 
orientales  (1). 

Toutes  ces  Compagnies  sont  établies  sur  les  mêmes 
principes.  Les  plus  importants  sont  formulés  dans  les 
articles  1 7  du  contrat  des  Cent  associés,  9  du  contrat  de 
rétablissement  de  la  Compagnie  des  îles  d'Amérique, 
18  du  contrat  avec  Berryer,  1  et  4  de  ce  même  contrat. 

D'après  ces  deux  derniers,  l'objectif  de  Richelieu 
est  :    1°  détendre  et  multiplier  les  colonies,   de   les 

(1)  Preuves  :  Mémoires  de  Mole,  I,  p.  423  (collection  Michaud).  — 
Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I.  —  Isambert  :  Recueil  des 
anciennes  lois  françaises.  —  De  Flacourt  :  Histoire  de  Madagascar. 
—  Cf.  l'analyse  du  cours  de  M.  Pigeonneau  à  la  Sorbonne  (année 
1885)  dans  le  journal  V Instruction  publique. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     79 

peupler  de  colons  français,  d'y  maintenir  la  religion 
catholique,  à  l'exclusion  de  toute  autre;  2°  d'activer!  S 
par  elle  le  commerce  et  de  le  protéger  pas  une  marine 
de  guerre.  Quant  aux  autres,  ils  montrent  que  cette 
tradition  française  de  douceur  et  d'humanité,  dont 
nous  avons  saisi  l'expression  dans  la  littérature  du 
seizième  siècle,  n'est  pas  de  simple  rhétorique,  et  qu'elle 
a  passé  dès  ce  temps-là  dans  les  faits.  Ils  établissent, 
en  effet,  cette  jurisprudence,  exclusivement  française, 
qui  prononce  l'assimilation  légale  des  Indiens  baptisés 
aux  colons  et  même  aux  métropolitains.  Richelieu  en 
a  le  premier  donné  la  formule,  que  Golbert  lui  em- 
pruntera plus  tard. 

Mais  il  faut  remarquer  que  la  conception  coloniale 
de  Richelieu  ne  va  pas  au  delà  des  colonies  de  peuple- 
ment. Il  n'est  fait  aucun  contrat  avec  une  Compagnie 
de  commerce,  bien  qu'une  Compagnie  de  ce  genre 
(Beaulieu  et  Le  Lièvre)  ait  reçu  privilège  royal  en 
1615,  et  que  des  propositions  en  ce  sens  aient  été  , 
faites  à  Richelieu  lui-même.  C'est  pourtant  bien  pour 
étendre  le  commerce  en  même  temps  que  pour  forti- 

I       à 

fier  l'État    que   le    grand    ministre    rêve    un    empire 
colonial.    Mais    il   ne   semble   pas    avoir   dépassé    les  * 
données  de  Montchrétien  et  Lescarbot.   Il  laisse  un 
progrès  à  réaliser. 

Quant  au  rôle  politique  qu'assigne  Richelieu  à  la 
colonisation,  il  n'est  pas  une  innovation  :  Goligny  en 
avait  eu  déjà  la  pensée.  On  peut  même  dire  que  l'idée 


80        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

d'attaquer  la  puissance  espagnole  par  ce  côté  est  dans 
l'air  à  cette  époque.  Tout  le  monde  s'en  occupe  dans 
l'entourage  de  Richelieu,  comme  nous  le  verrons. 
Mais  personne  n'en  saisit  plus  vivement  que  lui  les 
avantages.  Nous  ne  croyons  pas  exagérer  en  disant 
que  c'est  son  idée  maîtresse.  Dans  la  lutte  entreprise 
contre  la  fédération  austro- espagnole,  peut-être  eût-il 
préféré,  s'il  avait  dû  choisir,  l'action  aux  colonies  à 
l'action  continentale.  Elles  se  mêlent,  en  tout  cas, 
l'une  à  l'autre  dans  la  guerre  de  Trente  ans,  et  c'est 
rapetisser  la  première  que  de  la  mettre,  comme  on  le 
fait  ordinairement,  au  simple  rang  des  mesures  d'ad- 
ministration intérieure  (1). 
*■  La  France,  du  reste,  n'est  pas  la  seule,  ni  même  la 


I 

première,  à  soutenir  cette  lutte  d'un  nouveau  genre 


contre  l'Espagne.  La  Hollande,  dont  la  Compagnie 
des  Indes  s'est  créé  un  si  bel  empire  aux  îles  de  la 
Sonde,  une  si  belle  clientèle  commerciale  au  Bengale, 
en  Chine  et  au  Japon,  et  a  atteint  une  telle  prospérité 
qu'elle  donne  aux  actionnaires,  de  1605  à  1648,  un 
dividende  de  22  1/2  pour  100  (2),  a  délibérément  armé 
contre  les  colonies  portugaises  et  s'en  est  rendue  maî- 
tresse pour  affaiblir  l'Espagne,  qui  les  avait  confisquées 
en  1581.  L'Angleterre,  qui  prodigue  les  faveurs  et  les 
encouragements  à  sa  Compagnie,  languissante  jusqu'en 

(1)  C'est  l'erreur  de  M.  Caillet,  entre  autres.  (De  l'administration  de 
Richelieu,  chap.  xn.) 

(2)  Anonyme   :   Richesse  de  la  Hollande.  (Londres,  1778,   2  vol. 
in-8°.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     81 

1630,  a  fait  ses  premières  conquêtes,  sous  Elisabeth, 
au  cours  de  la  guerre  maritime  contre  l'Espagne;  sous 
les  gouvernements  pourtant  si  maladroits  de  Jac- 
ques Ier  et  de  Charles  Ier,  elle  essaye  de  les  accroître  et  de 
les  mettre  en  rapport  commercial,  en  s'alliant  à  l'Es- 
pagne. Le  traité  du  29  août  1604  lui  assure,  au  prix 
dune  trahison  (1),  des  avantages  commerciaux  en 
Espagne  et  même  aux  Indes  espagnoles  (article  9),  et 
le  traité  de  Madrid,  du  15  novembre  1630,  les  recon- 
naît et  les  accroît.  Ainsi  la  même  pensée  guide  et 
anime  les  trois  puissances  qui  ont  le  plus  souffert 
de  l'ambition  espagnole  au  siècle  passé.  Mais  il  en 
résultera  entre  elles  une  rivalité  furieuse,  qui  se  traduit 
déjà  par  des  faits,  tels  que  pirateries  anglaises,  secours 
aux  protestants  français,  refus  de  louer  ou  vendre  des 
vaisseaux,  surprise  de  notre  établissement  d'Aca- 
die  (2),  etc.  Les  Anglais  surtout  semblent  déjà  penser 
comme  un  de  leurs  hommes  d'État  du  dix-huitième 
siècle  qui  disait  :  «  Si  nous  voulions  être  justes  avec  les 
Français,  nous  n'aurions  pas  trente  ans  d'existence.  » 
La  possession  et  l'exploitation  des  colonies  deviennent 
donc  une  question  de  politique  internationale. 

(1)  Traité  d'alliance  avec  la  France,  du  10  juillet  1603,  pour  soutenir 
la  Hollande  contre  l'Espagne. 

(2)  Surprise  de  Port-Royal  par  le  capitaine  Kertk  (1626).  Richelieu 
n'en  obtint  la  restitution  qu'en  1632  (traité  de  Saint-Germain  en  Laye, 
29  mars  1632).  — V.  notre  brochure  :  Isaac  de  Razilly.  (Delagrave, 
1887.) 


I 


82         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 


II 


LA    COLONISATION    DEVIENT    QUESTION    D  ETAT. 

Aussi  la  traite-t-on  en  conséquence,  c'est  à-dire  avec 
une  réserve  diplomatique.  Razilly ,  un  des  conseillers  de 
Richelieu  dont  il  sera  question  plus  loin,  le  dit  expres- 
sément :  «  Faire  des  conquestes  et  traffîcqs,  le  tout  avec 
prudence  et  secret.  »  L'action,  qui  s'affichait  autre- 
fois, se  cache  maintenant.  On  ne  la  retrouve  plus  que 
dans  le  fait  accompli  ou  dans  les  documents  d'État.  Le 
public  n'en  peut  raisonner,  et  l'on  en  chercherait  vai- 
nement l'expression  dans  la  littérature. 

Ce  silence  des  écrivains  contemporains  est  un  fait 
bien  significatif.  Il  n'admet  d'abord  pas  d'exception. 
A  part  une  strophe  médiocre  de  Malherbe  à  l'éloge  de 
Richelieu,  une  page  des  Mémoires  de  Mole  sur  la  Com- 
pagnie de  la  Nacelle  de  Saint-Pierre  fleurdelysée,  et 
un  brillant  morceau  de  Mézeray  sur  l'héroïque  action 
de  Gourgues,  nous  n'avons  rien  trouvé  qu'on  puisse 
attribuer  à  la  question  coloniale.  On  en  pourrait  cher- 
cher la  raison  dans  la  tournure  d'esprit  des  contem- 
porains de  Descartes,  de  Bérulle,  de  Pascal  :  perdus 
dans  la  recherche  de  l'idéal,  ils  dédaignaient  les  ques- 
tions d'intérêt  terrestre.  Philaminthe,  passant  tout  le 
jour  dans  son  observatoire,  laissait  se  faire  comme  il 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     83 

pouvait  le  pot-au-feu.  Mais  la  raison  véritable  est  dans 
le  caractère  nouveau  que  prend  l'action  aux  colonies. 
C'est  désormais  une  affaire  politique  ;  elle  appartient 
au  Roi  et  au  ministre. 


III 


L  ACTION    SOUS    LA    RÉGENCE. 

Sous  la  Régence,  l'impulsion  donnée  par  Richelieu 
continue,  et  il  n'est  rien  innové.  L'action  gouverne- 
mentale mérite  cependant  d'être  signalée,  parce  qu'on 
a  trop  répété  que  Mazarin  «  laissa  nos  vaisseaux 
pourrir  au  port  »  ,  et  parce  qu'il  s'est  exercé,  durant 
cette  période,  une  influence  longtemps  ignorée  qu'il 
est  bon  de  dévoiler. 

De  1645  à  1651,  c'est  la  Régente  elle-même  qui 
porte  le  titre  de  «  grand  maître  de  la  navigation  »  et 
qui  signe,  en  cette  qualité,  les  lettres  de  provision,  les 
instructions,  les  encouragements  donnés  à  nos  coloni- 
sateurs. Elle  semble  apporter  un  grand  zèle  à  continuer 
l'œuvre  de  son  ancien  ennemi.  Il  lui  arrive  d'écrire 
des  lettres  autographes  de  félicitations  aux  meilleurs 
agents,  comme  Gharnizay  (1).  Avant  elle,  c'étaient  le 
duc  de  Brézé  et  le  chevalier  de  Fronsac  qui  avaient 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  179. 

6. 


/ 


84        LA   QUESTION   COLONIALE   EN   FRANGE. 

rempli  la  charge;  après  elle,  ce  fut  Vendôme.  Les  uns 
et  les  autres  sont  plus  occupés  des  profits  de  leur  haute 
fonction  que  de  ses  devoirs.  Vendôme,  surtout,  s'est 
rendu  célèbre  par  ses  tracasseries  et  sa  rapacité. 

Qui  donc  a  été  le  vrai  continuateur  de  Richelieu 
dans  le  conseil  de  la  Régence  ?  Qui  a  dicté  ces  instruc- 
tions, arrêtés,  contrats  (1)  où  se  retrouvent  l'esprit  et 
la  méthode  du  grand  initiateur?  C'est  Fouquet,  flétri 
par  les  accusations  de  Golbert,  qui,  pour  la  question 
coloniale ,  est  le  trait  d'union  entre  Golbert  et  Riche- 
lieu (2). 

Il  avait  été  initié  par  son  père  aux  intérêts  commer- 
ciaux créés  outre-mer  sous  le  règne  de  Louis  XIII  ;  il 
en  avait  hérité  toutes  les  parts,  obtenues  par  dons, 
souscriptions  ou  achats  dans  les  Compagnies  alors 
fondées.  Il  pensa  lui-même  à  être  auprès  de  Mazarin  ce 
que  son  père  avait  été  auprès  de  Richelieu.  S'il  faut 
l'en  croire  (3),  «  Mazarin  avait  tellement  approuvé  ces 
pensées  de  mer  et  de  Compagnies,  qu'il  l'avait  chargé 
de  s'en  instruire  davantage,  d'y  travailler,  et  approu- 
vait fort  qu'il  eût  des  vaisseaux  qui  fissent  ces  grands 

(1)  Voir  la  volumineuse  collection  réunie  dans  le  tome  Ier  de  Y  Amé- 
rique, Archives  Affaires  étrangères,  f°*  112,  122,  170,  178,  179,  433, 
435,498,  etc. 

(2)  Archives  Affaires  étrangères,  I,  f°539;  II,  f°  17.  —  V.  Bévue 
de  géographie,  février  1885  :  l'article  de  M.  Gabriel  Marcel  sur  Fou- 
quet. Nous  sommes  arrivés  en  même  temps  aux  mêmes  conclusions, 
ayant  travaillé  aux  mêmes  sources.  (Cf.  nos  articles  à  la  même  Revue, 
novembre  et  décembre  1885.)  Cf.  Lair  :  Nicolas  Fouquet,  2  vol.  in-8° 
(1890). 

(3)  Les  défenses  de  Fouquet,  t.  III. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     85 

voyages  t .  Par  ambition  et  par  convoitise,  plus  que 
par  patriotisme,  il  se  fit  donc  le  promoteur  des  entre- 
prises coloniales.  Il  organisa  la  Compagnie  parisienne 
du  cap  Nord  (1653)  ;  il  soutint  le  duc  de  La  Meilleraye 
dans  ses  efforts  pour  coloniser  Madagascar,  après  l'in- 
succès de  la  Compagnie  de  1642  ;  il  rédigea  les  contrats 
de  Berryer,  Daunay-Charnizay  et  autres,  les  instruc- 
tions données  à  Du  Parquet,  Lauson,  d'Argenson, 
Poincy,  Feuquières,  qui  se  succédèrent  au  Canada  ou 
aux  Iles  à  titre  de  gouverneurs.  Mais,  il  faut  bien  le 
dire,  cette  activité  n'était  pas  désintéressée;  il  y  avait 
des  intrigues  cachées  dans  ce  louable  empressement. 
Le  marquis  de  Feuquières  fut  l'agent  secret  de  ces 
spéculations.  Fouquet,  en  lui  faisant  donner  des  pou- 
voirs extraordinaires,  lui  imposa  un  invraisemblable 
contrat  par  lequel  «  il  promettait  luy  donner  sa  démis- 
sion quand  il  voudrait,  et  ne  disposer  de  sa  charge  sans 
son  consentement  par  écrit  »  . 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  Fouquet  qui  dicta  le  préam- 
bule des  lettres  de  provision  données  à  Feuquières, 
en  1660.  Or,  ce  préambule  contient  la  pensée  de  la 
Régence  en  matière  de  colonisation.  Il  y  est  dit  (1)  : 
«  Les  Roys  doibvent  veiller  au  bien  de  leurs  peuples  et 

aux  intérêts  de  Dieu Les  Roys  nos  prédécesseurs,  et 

surtout  Henry  le  Grand  et  Louis  le  Juste,  avaient  creu  ne 
pouvoir  trouver  un  meilleur  ny  plus  honorable  moyen 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  539, 


86        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

pour  satisfaire  à  l'une  et  à  l'autre  de  ces  obligations 
qu'en  travaillant  par  de  nouvelles  découvertes  à  l'esta- 
blissement  des  colonies  françaises  dans  lesisles,  costes 
et  terre  ferme  de  l'Amérique,  pour  enrichir  ce  royaume 
par  ce  nouveau  commerce,  et  porter  la  lumière  de  la 
foy  à  des  nations  ensevelies  dans  les  ténèbres  du  paga- 
nisme. »  G  est,  on  le  voit,  la  pensée  même  de  Riche- 
lieu. La  tradition  qu'il  a  créée  est  scrupuleusement 
suivie  jusqu'au  règne  personnel  de  Louis  XIV. 

Ainsi,  peupler  les  terres  nouvelles  avec  des  colons 
français  et  catholiques,  par  l'intermédiaire  de  grandes 
Compagnies  privilégiées,  pour  accroître,  contre  l'Es- 
pagne, la  grandeur  politique  et  commerciale  de  la 
France,  et  pour  «  servir  les  intérêts  de  Dieu  »  ,  telle 
semble  être  la  formule  de  l'action  coloniale  de  la  pre- 
mière moitié  du  dix-septième  siècle. 


CHAPITRE   II 

L'INTÉRÊT. 
Les  mémoires  et  les  publications. 


MÉMOIRES    ADRESSES    A    RICHELIEU. 

«  Ces  relations  se  présentent  à  vous,  dit  Ghamplain 
dans  sa  dédicace  (1),  comme  à  celui  auquel  elles  sont 
principalement  dues,  tant  à  cause  de  l'éminente  puis- 
sance que  vous  avez  en  l'Église  et  en  l'Estat,  comme  en 
l'authorité  de  toute  la  navigation,  que  pour  estre 
informé  ponctuellement  de  la  grandeur,  la  bonté  et  la 
beauté  des  lieux  quelles  vous  rapportent.  » 

Ainsi  pensèrent  tous  ceux  qui,  par  patriotisme  et 
par  goût  des  entreprises,  ont  collaboré  à  l'œuvre  colo- 
niale de  cette  époque.  Il  fut  adressé  à  Richelieu,  dont 
la  pensée  était  connue,  une  foule  de  mémoires,  pro- 
jets, plans,  qui  montrent  l'empressement  général  et 
désignent  les  hommes  d'action  prêts  à  se  dévouer.  La 

(1)  Relation  de  1627. 


88        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

plupart  de  ces  travaux  sont  restés  inédits.  Ils  méritent 
cependant  d'être  étudiés,  et  l'on  connaîtra,  par  eux, 
les  préoccupations  coloniales  d'une  société  qui  s'est 
beaucoup  employée  aux  travaux  d'outre-mer. 

Dès  1626,  Richelieu  reçut  cinq  mémoires  ou  lettres 

«  sur  le  fait  du  commerce  et  de  la  marine  »  .  Lui-même 

est  l'auteur  ou  l'inspirateur  d'un  grand  nombre  de 

contrats,  lettres,  rapports  et  statistiques  ayant  le  même 

objet. 

De  tous  ces  documents,  il  en  est  deux  qui  sont  parti- 
culièrement intéressants  et  instructifs  :  un  Mémoire  du 
chevalier  Isaac  de  Razilly  et  un  Mémoire  anonyme, 
adressés  l'un  le  26  novembre  1626,  l'autre  dans  la 
même  année,  sans  indication  de  mois. 

«  Plusieurs  personnes  de  qualité,  écrit  Razilly  (1),  et 
mesme  du  conseil,  m'ont  dit  et  soutenu  que  la  navi- 
gation n'estayt  point  nécessaire  en  France,  d'aultant 
que  les  habitants  d'ycelle  avoyent  toutes  choses  pour 
vivre  et  s'habiller,  sans  rien  emprunter  des  voisins; 
partant,  que  c'était  une  pure  erreur  de  s'arrêter  à  fayre 
naviguer,  et  que  l'exemple  est  que  l'on  a  toujours  mes- 
prisé  au  passé  les  affayres  de  la  mer  comme  estant  du 
tout  inutiles;  et  oultre  que  les  Françoys  ne  sont  pas 
capables  d'entreprendre  des  voyages  de  long  cours  ny 


(1)  Nous  avons  publié  ce  Mémoire,  d'un  intérêt  capital,  avec  une 
courte  biographie  de  l'auteur,  dans  une  brochure  intitulée  :  Un  coloni- 
sateur du  temps  de  Richelieu  ;  Isaac  de  Razilly  :  Biographie,  Mémoire 
inédit.  (Delagrave,  1887,  in-8°,  37  pages.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     89 

planter  colonies.  A  quoy  je  réponds  que  ce  sont  vieilles 
chymères  de  croire  que  la  navigation  ne  soyt  point 
nécessayre  en  France  et  que  les  Françoys  ne  soient 
propres  à  naviguer,  et  prétends  fayre  voyr  le  con- 
traire. •>■) 

Voilà  d'abord  une  importante  constatation.  Il  s'est 
trouvé,  même  au  temps  de  Richelieu,  où  l'adhésion 
semble  unanime,  même  dans  le  conseil  où  Richelieu 
commande,  des  personnes  éclairées  qui  refusent  aux 
Français  toute  aptitude  aux  entreprises  maritimes  et 
coloniales.  Était-ce  par  esprit  d'opposition  au  ministre 
ou  sincèrement?  On  ne  saurait  le  dire.  Ces  opposants 
n'ont  fait  connaître  leurs  motifs  dans  aucune  publi- 
cation. Il  est  probable  qu'avec  cette  promptitude  de 
jugement  et  ce  pessimisme  à  notre  égard,  qui  nous  sont 
familiers,  ces  personnes  ont  été  frappées  de  l'insuccès 
relatif  de  nos  établissements  du  seizième  siècle  et  ont 
préféré,  pour  asseoir  leur  jugement,  l'aventure  de  Ville- 
gagnon  à  la  colonisation  de  Ghamplain.  Mais  on  traite 
déjà  ces  appréciations  de  «  vieilles  chymères  »  ,  et  l'on 
met  un  amour-propre  national  «  à  prouver  le  con- 
trayre  »  .  Razilly  dit  éloquemment  :  «  J'ay  le  cœur  tout 
serré,  quand  je  viens  à  considérer  les  discours  que  font 
tous  les  jours  les  estrangers  quand  ils  parlent  de  la 
France,  et  mesme  j'ay  eu  dispute  pour  soutenir  l'hon- 
neur du  royaume.  » 

Pour  faire  taire  les  étrangers  et  convaincre  les  Fran-  I 
çais,   Razilly  voudrait  faire  cesser  l'infériorité  de  la  j 


90         LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

.  France  sur  mer.  Il  a  élaboré  à  cet  effet  tout  un  plan  de 
réformes  et  de  créations.  Richelieu  et  Golbert  l'ont 
exactement  suivi  ;  c'est  comme  le  programme  de  l'ac- 
tion coloniale  au  dix-septième  siècle  (1).  En  voici  le 
résumé  : 

«  Pour  remettre  la  navigation  et  ensuite  fayre  des 
conquestes  et  traficqs,  que  l'on  exécutera  dans  les 
quatre  parties  du  monde  »  ,  il  faut  :  1°  «  persuader  un 
chacun  de  risquer  sur  mer  et  trouver  fonds  pour  la 
navigation  »  ;  et  pour  cela,  permettre  à  la  noblesse  le 
commerce  de  mer  sans  dérogation  et  anoblir  les  mar- 
chands qui  s'y  livrent;  2°  fonder  une  Compagnie  où  le 
Roi,  les  ministres,  les  princes  du  sang  et  grands  sei- 
gneurs seront  intéressés,  chacun  fournissant  un  navire 
qui  portera  son  nom;  faire,  par  autorité  du  Roi,  con- 
struire un  navire  par  chaque  ville  importante  du 
royaume  ;  y  faire  contribuer  le  clergé  pour  le  cinquième 
de  son  revenu,  «  en  considération  du  spirituel  engagé 
en  Afrique  et  Amérique  »  ;  3°  créer  de  nouveaux  reve- 
nus, et  en  employer  la  moitié  pour  faire  un  fonds  de 
1,500,000  livres  destiné  à  l'entretien  de  vingt  bons 
navires  et  dix  pataches,  dont  on  fera  trois  escadres  en 
Normandie,  Bretagne  et  Guyenne  ;  établir  des  fonderies 
de  canons  au  Havre  et  à  Brest,  des  écoles  de  canonniers 
dans  tous  les  ports  ;  4°  avec  cette  flotte,  faire  expédition 


(1)  M.  Pigeonneau  en  a  fait  un  remarquable  commentaire  au  tome  II  de 
son  Histoire  du  commerce.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  d'y  renvoyer 
le  lecteur. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     91 

contre  Salle  dans  le  Maroc  ;  employer  le  surplus  à  Terre- 
Neuve  ou  sur  les  côtes  françaises  ;  favoriser  le  commerce 
d'Afrique,  du  Levant,  de  la  mer  Baltique,  de  l'Angle- 
terre et  Irlande;  faire  le  commerce  de  l'Asie  et  des 
Indes  orientales  par  l'intermédiaire  d'une  puissante 
Compagnie,  mais  «  sans  y  planter  colonies  »  ,  à  cause 
de  l'éloignement  et  de  la  situation  prise  par  l'Espagne 
et  le  Portugal;  au  contraire,  faire  des  colonies  au 
Canada  par  les  soins  de  la  Compagnie  du  Morbihan,  et 
surtout  prendre  le  pays  d'Eldorado  «  qui  s'étend  à 
travers  du  Brésil  et  du  Pérou  jusqu'à  la  mer  du  Sud  »  ; 
5°  établir  des  colonies,  non  par  des  marchands,  «  qui 
n'y  sont  pas  propres  »  ,  mais  «  par  un  homme  de  qualité 
et  faveur,  qui  aurait  la  libre  disposition  d'une  bourse 
commune  faite  par  des  trésoriers-partisans  »  . 


Qu'on  se  rappelle  les  idées  de  Montchrétien  (1),  celles 
de  Razilly  ne  sont-elles  pas  identiques?  Les  raisons 
invoquées  pour  «  entreprendre  sur  mer»  et  les  moyens 
proposés  sont  presque  complètement  les  mêmes; 
même  argument  en  faveur  des  Compagnies  privilégiées  ; 
même  constatation  des  répugnances  des  uns,  des  aspi- 
rations des  autres,  à  l'égard  des  entreprises  lointaines 
et  de  l'émigration.  On  dirait  que  Razilly  a  emprunté  à 
Montchrétien  toute  la  partie  théorique  de  son  Mémoire. 
Mais  on  sait  que  le  traité  de  Montchrétien  a  passé 
presque  inaperçu  de  son  temps;  l'auteur  a  joui  d'une 

(1)  V.  plus  haut,  liv.  I,  chap.  III,  §  3. 


92        LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

médiocre  considération  et  s'est  rangé  dans  l'opposition 
huguenote.  Il  est  donc  peu  probable  que  Razilly,  qui 
est  chevalier  de  Malte,  l'ait  connu  ou  lu.  S'il  se  ren- 
contre avec  lui  dans  presque  toutes  ses  idées,  c'est 
qu'elles  appartiennent  à  leur  génération.  Rien  mieux 
que  cette  communauté  fortuite  ne  montre  l'état  de 
l'opinion  à  ce  moment. 

Le  Mémoire  anonyme  (1),  adressé  à  peu  près  à  la 
même  date,  n'a  pas  la  valeur  pratique  de  celui  de 
Razilly,  mais  il  a  deux  très  grands  mérites  :  il  expose 
avec  netteté  et  fermeté  une  large  politique  coloniale,  et 
il  est  comme  prophétique  en  plusieurs  points;  de  plus, 
il  préconise  les  établissements  dans  les  Indes  orientales, 
que  proscrivait  Razilly,  et  il  complète  ainsi  l'infor- 
mation dont  profitera  Richelieu. 

«  Pour  rendre,  dit  l'auteur,  l'establissement  du 
commerce  digne  de  la  personne  qui  l'affectionne,  il 
semblerait  important  d'entreprendre  quelque  chose  de 
grand  du  costé  des  Indes  orientales.  Gela  se  peut  faire 
en  descouvrant  de  nouveaux  pays  ou  se  servant  de  ceux 
qui  sont  desjà  descouverts.  »  La  terre  australe  (2)  ou  la 
Nouvelle-Guinée  lui  paraissent  convenir  à  ces  établis- 
sements :  «  Ce  sont,  d'après  les  Mémoires  d'un  que 
l'orage  y  a  jeté  depuis  quelque  temps,  terres  plus  fer- 
tiles et  peuplées  que  le  Canada  et  lieu  propre  à  s'habi- 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  fonds  français,  n°  783,  f08 154  et  suiv. 
—  V.  Appendice. 

(2)  Il  la  place  entre  le  cap  Comorin  et  la  petite  Java. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     93 

tuer  à  participer  comme  eux  au  trafic  des  Molucques, 
de  la  Chine  et  du  Japon.  » 

Quant  aux  moyens,  il  propose  :  ou  bien  de  saisir 
tous  les  établissements  portugais,  avec  l'aide  des  An- 
glais ou  des  Hollandais,  ou  bien  de  s'emparer  sans  eux 
d'Ormuz;  cela  fait,  de  négocier  à  Gonstantinople  pour 
être  reçus  «  à  l'embouchure  de  la  mer  Rouge,  comme 
à  Aden,  et  de  là  traicter  librement  en  ceste  mer  et 

fayre  passer  l'espicerie  à  Suez  et au  Gayre,  puis, 

par  le  Nil,  en  Alexandrie  ou  Damiette,  sur  la  Méditer- 
ranée »  . 

Cette  étude  nous  fait  bien  entrer  dans  l'esprit  du 
temps.  Elle  donne  une  idée  des  aspirations  patrio- 
tiques que  le  cardinal  entretenait  autour  de  lui.  Le  but 
proposé  est  «  d'affaiblir  les  Espagnols  sur  la  Méditer- 
ranée »  en  formant  contre  eux  une  sorte  de  ligue 
maritime  et  commerciale.  Les  motifs  invoqués  sont 
«  l'aparence  de  trouver  un  nouveau  et  grand  fonds 
pour  les  finances  »  ,  afin  d'entretenir  et  d'augmenter 
«  ceste  armée  navale ,  si  nécessaire  pour  le  com- 
merce » ,  et  la  nécessité  de  présenter  aux  particuliers 
une  entreprise  plus  fructueuse  que  «  la  pescherie  du 
Canada  »  .  D'autre  part,  à  côté  d'erreurs  et  d'utopies  (  1  ) , 


(1)  La  «  terre  australe  »,  sorte  de  continent  emplissant  l'océan 
Indien,  est  une  erreur  géographique  de  l'époque  (cf.  les  cartes  d'Asie, 
Afrique  et  Amérique  de  Sanson,  1652-56-57,  3  vol.in-4°).  — C'est  une 
utopie  que  cette  alliance  en  vue  d'une  action  coloniale  commune  entre 
la  France,  l'Angleterre  et  la  Hollande,  qui  sont  dès  lors  rivales  et 
presque  ennemies  à  propos  de  la  colonisation. 


94        LA    QUESTION    COLONIALE  EN    FRANCE. 

combien  d'idées  fécondes  n'y  trouve-t-on  pas?  Ce  rêve 
de  l'influence  française  en  Orient,  c'est  toute  l'œuvre 
de  Dupleix;  ce  rôle  assigné  à  la  mer  Rouge  et  à  Suez, 
c'est  la  pensée  de  Golbert  et  de  M.  de  Lesseps;  ce 
projet  d'établissement  à  proximité  de  la  Chine,  du 
Japon  et  des  Moluques,  c'est  la  raison  de  notre  action 
actuelle  dans  l'Indo-Chine.  Enfin,  l'Angleterre,  sinon 
la  France,  n'a-t-elle  pas  réalisé  à  son  profit  ce  dessein 
d'enlever  aux  Portugais  et  aux  Espagnols  le  commerce 
oriental  et  méditerranéen? 

Quel  est  l'auteur  de  ce  curieux  Mémoire?  C'est  à  coup 
sûr  un  grand  personnage,  car  il  termine  en  disant  que 
«  l'excellence  de  l'aventure  et  la  dignité  de  son  autheur 
obligent  à  quelque  chose  de  grand  »  .  Nous  ne  serions 
pas  éloigné  de  l'attribuer  au  prince  Henri  de  Lorraine, 
comte  d'Harcourt,  grand  écuyer  de  France  et  gouver- 
neur d'Anjou.  Il  était,  en  effet,  connu  pour  l'intérêt 
qu'il  portait  aux  entreprises  coloniales.  Le  P.  Sagard 
lui  dédia,  en  1632,  sa  relation  Le  grand  voyage  au 
pays  des  Hurons.  Surtout  il  a  fait,  en  1630  (1),  une 
proposition  qui,  par  les  moyens,  sinon  par  le  but,  a 
quelque  analogie  avec  la  précédente.  Il  s'offre  à  faire, 
à  ses  frais,  une  expédition  tendante  enlever  aux  Espa- 
gnols l'île  de  Saint-Domingue.  «  Et  d'aultant,  ajoute- 
t-il,  qu'il  faut  de  grands  deniers  pour  fournir  à  ladicte 
entreprise,  sy  ce  dessein  plaist  à  Son  Éminence,  je  lui 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  99. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     95 

déduiray  les  moyens  par  lesquels  je  prétends  trouver 
les  fonds  pour  cela.  »  Ces  moyens  pourraient  bien  être 
ceux  auxquels  fait  allusion  le  Mémoire  anonyme,  quand 
il  parle  de  «  l'aparence  de  trouver  un  nouveau  et 
grand  fonds  pour  les  finances  »  .  Quoi  qu'il  en  soit,  l'au- 
teur de  ce  Mémoire,  Henri  de  Lorraine  ou  un  autre, 
a  des  vues  d'homme  d'État  et  est  digne  de  s'adresser  à 
Richelieu. 

Le  cardinal  reçut,  en  1632,  un  autre  travail  non 
moins  intéressant.  Il  était  signé  du  nom  d'un  étranger, 
Wilhem  Usselingue,  Hollandais  (1).  Longuement  dé- 
veloppé, bien  qu'en  un  français  pénible,  il  propose  tout 
un  plan  d'association  commerciale  et  coloniale  avec  la 
Suède  et  les  princes  allemands.  Le  but  est  d'enlever 
aux  Espagnols  l'empire  des  mers. 

«  Les  raisons,  dit  Usselingue,  qui  m'ont  induicts  à 
ce  croire,  sont  entre  autres  les  suivantes.  »  Et  il  en 
énumère  vingt-trois,  qui  sont  soigneusement  numé- 
rotées et  entourées  des  commentaires  nécessaires.  Elles 
se  réduisent  à  ce  svllogisme  :  la  maison  d'Autriche 
est  «  la  cause  de  touttes  (sic)  les  troubles  qui,  durant 
plus  de  cent  ans  en  ça,  ont  esté  suscités  à  la  chres- 
tienté  »  ,  et  le  roi  d'Espagne  est  le  principal  soutien  de  i 
cette  ambitieuse  maison.  Or,  le  roi  d'Espagne  n'est 
puissant  que  par  ses  colonies  d'Amérique,  qui  lui  rap- 
portent annuellement  de  50  à  60  millions  de  livres, 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  110.    ' 


I 


96        LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

dont  les  deux  tiers  sont  de  bénéfice  net.  Donc,  la 
France,  qui  fait  tant  de  dépenses  «  en  levée  de  gens  de 
guerre,  aydes  et  secours  de  ses  alliés,  amis  et  bons 
voisins  oppressés  »  ,  pour  abaisser  la  maison  d'Autriche, 
a  tout  avantage  à  s'associer  à  une  Compagnie  dont  le 
but  est  de  détruire  la  richesse  de  l'Espagne  ;  et  elle 
fera  plus  avec  un  million  en  ceste  Compagnie  qu'avec 
cent  millions  en  despenses  de  guerre  »  . 

Ce  raisonnement  n'était  pas  pour  déplaire  à  Riche- 
lieu. La  proposition  était,  d'ailleurs,  une  réponse  à  la 
tentative  faite  en  1628  par  l'Empereur  et  le  roi  d'Es- 
pagne, de  réunir  en  une  sorte  de  zollwerein  les  villes 
hanséatiques  avec  les  villes  d'Allemagne  et  d'Espagne 
déjà  affiliées  à  la  Compagnie  des  Indes  de  Séville, 
fondée  en  1624.  Cette  union  commerciale  devait  être 
expressément  dirigée  contre  la  Suède,  le  Danemark, 
l'Angleterre,  la  Hollande  et  la  France;  «leurs  produits 
indispensables  »  ne  pourraient  pénétrer  dans  l'union 
que  par  l'intermédiaire  des  associés,  et  cet  intermé- 
diaire leur  serait  nécessaire  pour  s'approvisionner  de 
tout  ce  qu'ils  avaient  l'habitude  d'acheter  en  «  Alle- 
magne et  Espagne  (1)  »  .  L'assemblée  de  Lubeck  avait 
repoussé  ces  ouvertures;  car,  avait-elle  dit,  «  les  villes 


(1)  Le  Mercure  français,  XIV,  p.  355  et  suiv.  (année  1628),  donne  tout 
le  détail  de  cette  affaire  :  à  la  page  407,  le  refus  motivé  de  l'Assemblée 
de  Lubeck.  —  Il  donne  aussi,  t.  XII,  page  30  (année  1625),  «  le  des- 
sein d'une  armée  provinciale  des  pays  de  Flandres  obéissans  à  l'Espagne 
pour  empêcher  le  commerce  des  Hollandais  avec  les  Anglais  et  les  Fran- 
çais »  . 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     97 

hanséatiques  ont  avant  tout  besoin  du  passage  des 
détroits,  qu'elles  se  fermeraient  par  là  »  .  Richelieu, 
non  plus,  ne  prit  pas  en  considération  le  projet  qui  lui 
était  proposé  et  n'abandonna  pas  la  guerre  en  Europe 
pour  l'action  exclusive  sur  mer  et  aux  colonies.  On  voit, 
en  tout  cas,  par  ces  propositions  diverses,  que  le  rôle 
de  la  question  commerciale  et  coloniale  dans  la  guerre 
de  Trente  ans  aurait  mérité  d'être  étudié  par  les  histo- 
riens; on  y  trouve  l'explication  des  efforts  que  fit 
Gustave- Adolphe,  de  1626  à  sa  mort,  pour  créer  en 
Suède  une  Compagnie  des  Indes  orientales  (1). 

Au  temps  de  Colbert,  une  rivalité  analogue  se  pro- 
duisit. Les  Espagnols  offrirent  aux  princes  d'Allemagne 
de  composer  une  Compagnie  de  commerce  pour  les 
Indes.  Colbert,  aussitôt,  adressa  à  nos  ambassadeurs 
près  des  cours  du  Nord  et  d'Allemagne  un  mémoire  à 
communiquer,  pour  inviter  les  princes  à  entrer  dans 
les  Compagnies  des  Indes  occidentales  et  des  Indes 
orientales,  qui  venaient  d'être  fondées  en  France.  Il 
termine  par  ces  paroles  :  «  Sa  Majesté  ne  doute  pas 
que  tous  les  rois  et  princes  à  qui  ce  mémoire  sera  com- 
muniqué, ne  connaissent  bien  facilement  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  solidité  et  les  avantages  de  ces  propo- 
sitions et  les  espérances  des  Espagnols  (2).  » 

Si  Colbert  peut  tenir  ce  langage  en  1664,  c'est  que 

(1)  De  Fresne  de  Frasgheville  :  Histoire  de  la  Compagnie  des  Indes, 
page  13. 

(2)  P.  Clément  :  Correspondance  de  Colbert,  II,  pages  427-433. 

7 


98         LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

l'œuvre  de  Richelieu  et  de  ses  conseillers  a  porté  ses 
fruits . 


II 


MEMOIRES    DE    LA    REGENCE. 


Un  des  plus  remarquables  est  le  goût  général  pour 
les  entreprises  d'outre-mer,  qui  va  s'accentuant  et 
profitera  à  Golbert.  Les  mémoires  et  projets  du  temps 
de  la  Régence  ne  sont  guère  moins  nombreux  qu'à 
l'époque  précédente.  Ils  ont,  de  plus,  un  caractère 
pratique  qui  montre  que  la  théorie  est  désormais 
bien  assise,  et  la  tradition  fixée.  En  voici  quelques 
exemples. 

En  1640,  le  sieur  Dolu,  fils  du  représentant  du  duc 
de  Montmorency  dans  sa  charge  d'amiral  (l),  ayant, 
comme  il  dit,  «  faict  thrésor  de  plusieurs  mémoires  et 
relations  des  aventures  faictes  es  pays  d'oultre-mer  » , 
demande  à  mettre  sous  les  yeux  de  Mazarin  ses  notes 
sur  la  Guyane,  «  pour,  si  Son  Éminence  trouve  à  pro- 
pos, y  former  un  plus  grand  effort  à  l'accroissement  de 
la  France,  que  ne  fera  et  ne  pourrait  faire  une  Com- 
pagnie de  particuliers  »  .  Il  reçut,  en  effet,  le  24  août 

(1)  Cf.  Mémoire  sur  la  traite  de  la  Nouvelle -France  (Archives. 
Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  350). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     99 

1649,  un   privilège   pour  fonder  une  Compagnie,   à 
l'effet  «  de  faire  des  colonies  (1)  »  . 

En  décembre  1647,  un  sieur  de  N...  demande,  en  un 
long  mémoire,  des  encouragements  pour  établir  une 
Compagnie  des  Indes  orientales,  sur  le  modèle  de  la 
Compagnie  hollandaise.  «  La  France,  dit-il,  pourrait 
octroyer  à  une  Compagnie  orientale  les  marchandises  / 
dans  son  pays  et  y  convier  toutes  autres  nations  étran- 
gères pour  participer  dans  icelle  Compagnie,  sous  telles 
libertés,  franchises  et  privilèges  que  les  États  Géné- 
raux ont  octroyé  à  leurs  subjects Et  par  ce  moyen 

establir  le  négoce  des  Indes  orientales  dans  les  pays  de 
France,  mesme  que  cela  attirera  les  équipages  des 
navires,  des  manufactures  et  autres  commodités  par 
lesquelles  un  Estât  se  rend  par  mer  considérable... 
Secondement,  la  France  pourrait,  tant  dehors  que  dans 
le  pays,  convier  des  croiseurs  de  mer  comme  en  Hol- 
lande a  esté  faict Oultre  cela,  elle  pourrayt  soubs 

favorables  conditions  establir  à  Dunkerke  la  petite  et 
grande  pescherie.  Comme  aussi  en  la  France  et  à  Dun- 
kerke pourrayt  estre  establi  le  commerce  du  Nort,  au 
regard  du  boys,  goudron,  fer,  cuivre  et  autres  choses 
que  ces  gens  ont  besoin  et  dont  la  France  abonde,... 
ce  qui  causera  un  grand  amas  de  peuple,  grand  com- 
merce et  conséquemment  une  grande  richesse  et  pro- 
spérité dans  le  pays  (2).  » 

(1)  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I.  fos  352,  353. 

(2)  Id.,  ibid.,  I,  f°370. 

T. 


100      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

C'est,  on  le  voit,  une  Compagnie  purement  commer- 
ciale que  propose  le  sieur  de  N...  Cette  variété  man- 
quait à  la  collection  de  Richelieu.  La  Compagnie  des 
Indes  orientales  de  1664,  et  surtout  la  Compagnie  des 
Indes  du  dix-huitième  siècle,  répondront  seules  à  cette 
conception.  Ce  mémoire  marque  donc  un  vrai  progrès 
dans  la  théorie  coloniale,  incomplète  jusqu'alors.  De 
plus,  il  peut  passer  pour  une  apologie  des  Compagnies 
privilégiées,  et  il  témoigne  de  l'adhésion  générale  à  ce 
procédé  que  Richelieu  a  fait  prévaloir  en  France  et 
transmis  à  Colbert.  Au  même  moment,  le  P.  Fournier, 
dans  son  Hydrographie,  en  fait  le  même  éloge,  et  un 
Nantais  surenchérit  encore  dans  un  livre  assez  inté- 
ressant pour  avoir  mérité  une  réimpression  récente , 
sous  le  titre  :  Le  commerce  honorable,  ou  Considérations 

politiques    contenant   les    motifs qui  se   trouvent   à 

former  des  Compagnies pour  l'entretien  du  négoce  en 

France  (1). 

Faut-il  encore  tenir  compte  de  la  proposition  du 
chevalier  Gerbier,  faite  en  1649  (2),  d'aller  à  la 
recherche  d'une  mine  d'or,  avec  un  fonds  de  67,000  li- 
vres fourni  par  les  marchands  français  et  une  provi- 


(1)  Nantes,  Guillaume  Le  Monnier,  Grande  Rue,  à  l'enseigne  du 
Petit  Jésus  (in-4°,  361  pages).  —  Dédicace  à  de  La  Meilleraye,  signée 
F.  M.  —  Un  Nantais,  M.  Udhart-Matifeux,  qui  a  en  partie  réimprimé 
l'ouvrage,  l'attribue  à  Jean  Eon,  en  religion  Mathias  de  Saint-Jean. 

(2)  Affaires  étrangères,  Amérique,  I.  —  Gerbier  a  été  secrétaire  de 
Ruckingham,  ambassadeur  du  Roi  à  Rruxelles,  maître  des  cérémonies  à 
la  cour  de  Londres.  Il  vint  en  France  avec  Henriette. 


Y 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     101 

sion  de  16,000  écus  avancés  par  le  Roi,  «  côme  Chris- 
tophe Colomb  eust  aultre  fois  du  roy  d'Espagne  pour 
semblable  voyage  »  ?  Gerbier  était  Anglais,  et  une  note 
en  marge  du  mémoire  fait  observer  que  «  le  roy  d'An- 
gleterre se  peult  emparer  de  tout  son  bien  »  .  Mais  il 
paraîtrait  que  ce  fut  l'ambassadeur  de  France,  de  la 
Ferté-Imbault,  qui  provoqua  cette  communication, 
destinée  d'abord  au  Portugal.  A  ce  titre,  elle  est  à 
retenir  comme  preuve  de  l'intérêt  manifesté  par  le 
gouvernement  de  la  Régence  et  par  ses  agents  en  faveur 
des  entreprises  d'un  caractère  colonial. 


III 


LES    PUBLICATIONS. 

Le  public  a-t-il  témoigné  le  même  intérêt?  Au  défaut 
de  la  littérature,  qui  est  muette  sur  ce  sujet,  force 
nous  est  de  le  chercher  dans  l'analyse  des  publications 
spéciales,  relations  ou  autres,  et  dans  quelques  faits 
caractéristiques . 

Les  publications  sur  les  pays  étrangers  sont  beaucoup 
plus  nombreuses  au  dix-septième  siècle  qu'au  siècle  pré- 
cédent. Nous  en  avons  compté  près  de  450  de  1600 
à  1661,  et  environ  230  depuis  1625.  C'est  une  moyenne 
de  6  par  an;  certaines  années,  celle  de  1645  entre 
autres,  en  ont  compté  jusqu'à  19. 


102      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Ces  nombres,  il  faut  l'avouer,  seraient  notablement 
réduits ,  si  nous  en  retranchions ,  comme  pour  le 
seizième  siècle,  toutes  les  relations  religieuses  envoyées 
de  l'Orient.  Il  n'y  a,  en  effet,  entre  les  dates  indiquées, 
que  74  livres  sur  l'Amérique,  contre  165  sur  L'Orient, 
ou  même  112  contre  341  entre  les  dates  extrêmes. 

Mais  voyez  le  progrès.  Dans  les  vingt-cinq  premières 
années  du  siècle,  sur  216  publications,  l'Amérique 
n'en  inspire  que  38  :  c'est  environ  le  sixième.  Dans 
/  l'intervalle  de  1625  à  1661,  elle  est  représentée  par 
74  contre  165  :  c'est  presque  la  moitié.  L'action  fran- 
çaise, en  effet,  se  porte  principalement  au  Canada  et 
aux  Antilles,  et  la  curiosité  du  public  l'y  suit. 

Toutefois,  il  se  poursuit  en  Orient  une  autre  action, 
dont  il  faut  tenir  compte,  car  elle  s'impose  aux  hommes 
d'État  et  au  public.  C'est  l'action  des  missionnaires. 
Le  fameux  P.  Joseph  fut  nommé  par  le  Pape,  en  1625, 
directeur  des  missions  du  Levant,  et  cette  nomination, 
qui  concorde  avec  celle  de  Richelieu  à  la  charge  de 
grand  maître  de  la  navigation,  est  une  nouvelle  preuve 
des  fermes  résolutions  prises  alors  en  vue  de  l'expan- 
sion coloniale.  Seulement,  comme  il  est  dit  plus  haut, 
on  ne  songe  pas  encore  à  l'exploitation  commerciale 
de  l'Orient.  On  s'en  tient,  de  ce  côté,  à  la  propagande 
religieuse,  qui  n'est  d'ailleurs  pas  la  moindre  partie 
du  programme  colonial  de  l'époque.  Le  P.  Joseph  s'y 
employa  avec  son  ardeur  et  son  adresse  ordinaires.  Il 
envoya  dans  l'Inde,  la  Chine,  le  Japon,  la  Perse,  de 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     103 

nombreux  Capucins  français,  missionnaires  à  la  fois  et 
agents  diplomatiques.  Tous  lui  adressèrent  des  rela- 
tions qui  furent  presque  toujours  livrées  au  public  (1). 
Elles  sont  d'une  autre  importance  que  les  anciennes 
lettres  des  Jésuites,  et  il  ne  nous  est  plus  permis  de  les 
négliger.  Pour  être  principalement  religieuses,  elles 
n'en  jouent  pas  moins  le  même  rôle  d'initiation  que 
les  relations  des  découvreurs  de  terres  neuves  au 
siècle  précédent. 

Les  Voyages  du  Levant,  que  nous  avons  aussi  laissés 
de  côté  précédemment  parce  qu'ils  n'avaient  qu'une 
valeur  confessionnelle  (2),  changent  eux-mêmes  de 
caractère  et  méritent  de  nous  occuper.  Au  lieu  du 
vieil  esprit  des  croisades  qui  les  inspirait  jadis,  on  y 
trouve,  après  1600,  deux  nouveaux  sentiments  dont 
l'expression  intéresse  notre  sujet  :  la  curiosité  scienti- 
fique et  le  patriotisme.  Le  gentilhomme  breton  Villa- 
mont,  «  qui  part  de  la  duché  de  Bretagne  en  1588  » 
pour  faire  un  voyage  dans  le  Levant  et  qui  en  publie 
la  relation  en  1598  (3),  nous  montre  la  transition.  Il 
déclare  qu'il  a  entrepris  son  voyage  «  parce  que  les 
voyages  forment  l'esprit  par  la  comparaison  des  mœurs 
de  différents  peuples  »  .  De  même,  le  Lorrain  Henri  de 


(1)  Cf.  Ch.  Joreï  :  J.-B.  Tavernier  (page  16). 

(2)  Excepter  les  Observations  de  plusieurs  singularitez du  natu- 
raliste manceau  P.  Belon,  dont  nous  avons  parlé  précédemment;  c'est 
une  œuvre  de  science  plus  que  de  foi. 

(3)  Voyage  d'Italie,  de  Grèce  et  d' Egypte ,  cinq  fois  réimprimé 
jusqu'en  1618. 


104      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 


j 


Beauveau,  qui  publie  en  1608  sa  Relation  journalière 
du  voyage  du  Levant  (1),  dédiée  à  Henri  de  Lorraine, 
duc  de  Bar,  et  approuvée  par  les  Gordeliers  de  Toul, 
f  assure  «  que  le  désir  de  servir  à  sa  patrie  la  porté 
au  delà  des  mers  »  . 

Ainsi,  toutes  les  publications  ayant  pour  objet  les 
pays  hors  d'Europe  ont  les  caractères  que  nous  devons 
demander  aux  ouvrages  d'intérêt  colonial. 

Quels  sont  maintenant  les  enseignements  qu'ils  nous 
donnent? 

Le  lieu  de  leur  publication  n'est  d'abord  pas  indif- 
férent. De  nos  jours,  si  la  province  faisait  concurrence 
à  Paris  pour  la  publication  d'œuvres  ayant  un  même 
objet,  ce  serait  un  signe  certain  que  cet  objet  préoccupe 
vivement  l'opinion  et  qu'il  est  «  populaire  »  .  Or  c'est 
le  cas  au  dix-septième  siècle  pour  le  sujet  qui  nous 
occupe.  Sur  les  quatre  cent  cinquante  livres  ou  bro- 
chures que  nous  avons  comptés,  cent  vingt  au  moins 
ont  paru  en  province. 

Il  ne  faut  pas  dire  que  c'est  là  un  cas  fortuit,  ou  que 
la  centralisation  littéraire  n'était  pas  alors  aussi  grande 
qu'aujourd'hui.  Nous  convenons  que  Paris  n'avait  pas 
encore  attiré  à  lui,  comme  il  l'a  fait  depuis  et  dès  la 
fin  du  siècle,  toute  l'activité  intellectuelle  de  la  nation. 
Les  imprimeries  fondées  dans  les  différentes  villes,  au 
cours  du  siècle  précédent,  n'ont  pas  encore  abandonné 


(1)  Quatre  éditions  en  dix  ans. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     105 

la  concurrence,  et  les  Universités  ou  les  couvents  leur 
continuent  leur  clientèle.  Les  auteurs,  suivant  leurs 
relations  personnelles  ou  leur  lieu  de  naissance,  les 
choisissent  de  préférence  (1).  Mais  ce  n'est  pas  à  cela 
seul  qu'il  faut  attribuer  la  dispersion  des  éditeurs, 
pour  la  série  d'ouvrages  que  nous  étudions.  On  voit 
très  bien,  en  effet,  les  villes  faire  le  choix  qui  convient 
à  leurs  intérêts.  Lyon,  par  exemple,  que  touche  sur- 
tout le  commerce  du  Levant,  publie  trente-sept  récits 
sur  l'Asie  et  l'Afrique  barbaresque  contre  huit  sur  les 
Indes  occidentales. 

Il  semble  donc  qu'on  puisse  légitimement  inférer 
du  relevé  des  éditions  provinciales  le  goût  des  diffé- 
rents groupes  de  population.  Il  serait  excessif,  sans 
doute,  de  conclure  à  une  préférence  exclusive.  Telle 
congrégation,  en  effet,  vouée  à  une  mission  particu- 
lière, a  pu  faire  publier  ses  relations  par  le  libraire  le 
plus  à  sa  proximité,  sans  que  le  public  ait  contribué 
au  choix  de  la  contrée  à  convertir  ou  manifesté  une 
préférence  pour  les  nouvelles  qui  en  viennent.  Douai, 
par  exemple,  n'eut  pas  nécessairement  d'engouement 
pour  le  Japon,  bien  que  les  Jésuites  y  aient,  de  1606 
à  1618,  publié  en  français  et  en  latin  leurs  Lettres 
annuelles  du  Japon.  De  même,  les  habitants  du  Mans 

(1)  Le  P.  Biard,  «  Grenoblais  »,  se  fait  imprimer  à  Lyon;  le  P.  du 
Jarric,  «  Tholosain  »  ,  à  Bordeaux;  Daniel"  de  Dieppe  »  ,  à  Rouen,  etc. 
—  Par  contre,  le  sieur  de  La  Boullaye  Le  Gouz,  «  gentilhomme  ange- 
vin »  ,  s'est  fait,  on  ne  sait  pourquoi,  éditer  à  Troyes  plutôt  qu'à  Angers 
ou  à  Paris. 


106      LA   QUESTION   COLONIALE   EN    FRANCE. 

ne  peuvent  être  taxés  d'enthousiasme  pour  les  missions 
générales  ou  particulières,  parce  qu'il  a  plu  à  un  de 
leurs  évêques  d'établir  parmi  eux  un  couvent  des  mis- 
sions et  à  un  des  moines  de  publier  au  Mans  son 
Voyage  des  isles  camercanes  en  l'Amérique  (1).  Toute- 
fois, partout  où  l'on  trouve  une  série  de  publications 
de  même  nature,  ayant  pour  objet  la  même  contrée, 
on  peut  supposer  que  ces  publications  ont  satisfait  un 
goût  ou  qu'elles  l'ont  fait  naître.  Dans  les  deux  cas, 
c'est  une  manifestation  qui  nous  appartient. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  multiplicité  des  villes  qui  four- 
nissent les  éditions  est,  sans  contredit,  une  preuve  de 
la  généralité  du  goût  ainsi  manifesté.  Or,  il  n'y  eut 
pas  moins  de  vingt-sept  villes  qui  éditèrent  des  œuvres 
d'intérêt  colonial,  y  compris  toutefois  Lille,  Douai, 
Valenciennes,  Nancy,  Avignon,  qui  ne  sont  pas  encore 
à  la  France;  Pont-à-Mousson  et  Arras,  qui  ne  de- 
viennent françaises  qu'en  1632  et  1640.  En  tête,  se 
place  Lyon,  avec  45  publications,  puis  Rouen,  avec 
19;  Bordeaux  en  compte  10;  Lille,  8;  Douai,  6; 
Troyes,  4;  Aix,  Toulouse,  Gaen,  Rennes,  Arras,  3 
chacune;  Dieppe,  Valenciennes,  Nancy,  Nantes,  2  seu- 
lement; et  enfin,  on  n'en  trouve  qu'une  à  Grenoble, 
Avignon,  Agen,  Niort,  Pont-à-Mousson,  Toul,  Ghau- 
mont,  Poitiers,  Bourges,  le  Mans,  la  Flèche,  Angers. 

(1)  Couvent  établi  en  1645  par  décret  de  l'évêque  Emeric  Marc  de 
La  Ferté.  (Archives  de  la  Sarthe,  G.  739.)  —  L'auteur  est  le  Carme 
Maurile  de  Saint-Michel. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     107 


Nous  ne  croyons  pas  que  la  querelle  même  des  Jansé- 
nistes et  des  Molinistes  ait  produit  un  pareil  effort  de 
publicité. 

Quant  aux  préférences  des  lecteurs,  elles  nous  seront 
indiquées  avec  sûreté  par  le  dénombrement  compa- 
ratif des  ouvrages  d'après  les  contrées  et  par  l'examen  | 
de  ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  vogue. 

Les  contrées  qui  ont  le  plus  excité  la  curiosité  des 
voyageurs  ou  des  lecteurs  sont  :  le  Levant  (Turquie, 
Lieux  saints  et  Perse),  qui  se  présente  avec  96  publi- 
cations; la  Chine  et  le  Japon,  avec  74;  la  Nouvelle- 
France,  avec  52;  les  Indes  orientales  (iles  et  Asie 
intérieure),  avec  45  ;  l'Afrique  barbaresque,  avec  37. 
Viennent  en  seconde  ligne  :  l'Amérique  méridionale, 
qui  est  l'objet  de  18  relations;  les  Indes  occidentales 
(possessions  espagnoles),  qui  atteignent  Le  même 
chiffre;  l'Afrique  (côtes  et  intérieur),  qui  en  compte 
16;  la  Cochinchine  et  le  Tonkin,  13.  Les  moins  favo- 
risées ont  été  les  Antilles  et  le  Groenland,  qui  n'en  ont 
attiré  que  8  et  deux  auteurs. 

En  additionnant  ces  chiffres  par  continent,  on  trouve 
228  livres  sur  l'Asie,  98  sur  l'Amérique  et  53  sur 
l'Afrique  (1). 

D'après  ces  chiffres,    c'est   l'Asie    qui    semble    en 


(1)  Gela  ne  fait  qu'un  total  de  381,  au  lieu  de  450.  Mais  nous  avons 
naturellement  laissé  de  côté  les  ouvrages  qui  ne  peuvent  être  affectés  à 
telle  ou  telle  contrée  :  ainsi  14  documents  officiels,  20  récits  de  voyages 
autour  du  monde,  une  dizaine  d'écrits  purement  scientifiques  (histoire 
naturelle  ou  philosophie),  etc. 


y 


108      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

i  faveur.  Lescarbot  et  Champlain,  dont  nous  avons  con- 
staté le  succès,  ne  sont  plus  réimprimés  depuis  1618 
et  1632.  Aucune  relation  sur  l'Amérique  n'a  retrouvé 
la  popularité  des  leurs.  Le  grand  voyage  au  pays  des 
Rurons,  du  Récollet  Sagard  Théodat,  a  seul  été  réédité 
(1632,  1636).  Gela  n'implique  pas,  cependant,  que 
l'Amérique  soit  en  discrédit  :  nous  en  avons  donné 
plus  haut  la  preuve.  Mais  cela  démontre  que  les  «  terres 
jneuves  »  ,  pour  les  hommes  du  dix-septième  siècle,  ne 
sont  plus  les  îles  et  terres  d'Occident;  ce  sont  celles  de 
l'Orient.  Champlain  et  Lescarbot  ont  contribué  eux- 
mêmes  à  créer  ce  nouveau  goût  :  d'un  côté,  ils  n'ont 
rien  laissé  à  apprendre  sur  l'Amérique,  au  moins 
l'Amérique  française  ;  de  l'autre,  ils  ont  préconisé 
l'emploi  des  missionnaires,  qui  emplissent  la  scène 
après  eux. 

C'est,  en  effet,  aux  relations  des  missionnaires  que 
l'Asie  doit  d'avoir  le  plus  occupé  l'attention  du  public. 
Là,  opèrent  Capucins  et  Jésuites,  les  premiers  en  Perse 
et  dans  l'Inde  principalement,  les  seconds  presque 
exclusivement  en  Chine,  Indo-Chine  et  Japon.  Leur 
zèle  de  conversion  n'a  d'égal  que  leur  ardeur  de  publi- 
cation (1).  Nous  verrons  plus  loin  que  les  esprits  en 


(1)  Le  P.  Couplet,  dressant,  en  1686,  la  liste  des  Jésuites  qui  ont  été 
employés  aux  missions  de  Chine  et  le  catalogue  des  livres  écrits  par 
eux  en  chinois,  presque  tous  annoncés  ou  traduits  en  France,  compte 
106  Jésuites  (dont  11  seulement  avant  1600)  et  340  volumes  jusqu'en 
1636  seulement.  (Cf.  Bayle,  Nouvelles  de  la  République  de  Lettres, 
octobre  1686.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     109 

France   sont  montés  à  peu  près  au  même  diapason. 

■rC* 

Prenons  seulement  l'exemple  des  Jésuites.  Le  P.  Tri-     w 

r 

gant  s'impose  d'abord  avec  son  Histoire  des  missions 
du  Japon,  traduite  par  Morin,  1614,  rééditée  en  1624, 
avec  son  Histoire  de  V expédition  chrétienne  au  royaume 
de  la  Chine,  traduite  en  1616  par  Riquebourg,  impri- 
mée la  même  année  en  latin  à  Lyon,  l'année  suivante 
en  français  à  Lille  et  à  Paris,  une  seconde  fois  à  Lyon 
en  1639,  enfin  avec  son  Vocabulaire  chinois,  d'abord 
imprimé  à  Nankin  en  1620,  d'après  le  P.  Gotton.  Le 
P.  Alexandre  de  Rhodes,  déjà  connu  par  deux  publica- 
tions faites  en  1587  et  en  1603  sur  la  Chine  et  le 
Japon  (1),  avait  laissé  de  nombreuses  notes  et  relations 
manuscrites  :  son  Ordre  les  publia  scrupuleusement. 
En  1650,  ce  fut  la  Relation  des  progrès  de  la  foi  au 
royaume  de  Cochinchine  ;  en  1651,  V Histoire  du  grand 
royaume  du  Tonkin  et  des  grands  progrès  que  la  prédi- 
cation de  l'Evangile  y  a  faits;  en  1653,  un  Sommaire  des 
divers  voyages  et  missions  apostoliques  du  P.  Alexandre 
de  Rhodes  à  la  Chine  et  autres  royaumes  de  l'Orient, 
depuis  l'an  1618  jusqu'à  l'an  1633  ;  en  même  temps,  le 
libraire  Gramoisy  rééditait  la  relation  de  1603.  Or,  le 
premier  ouvrage  fut  réimprimé  à  Paris  en  1652  ;  le  se- 
cond le  fut  trois  fois  à  Lyon  en  français  ou  en  latin,  dans 
les  années  1651  et  1652.  Le  P.  Alexandre  de  la  Croix 

(1)  La  vie  et  martyre  de  plusieurs  religieux  de  la  Compagnie  de  Jé- 
sus dans  le  Japon,  fait  en  collaboration  avec  Eusèbe  de  Nuremberg. 
(Bordeaux,  1597.)  —  Divers  voyages  et  missions  du  P.  Alexandre  de 
Rhodes  en  la  Chine  et  autres  royaumes  de  l'Orient.  (Paris,  1603.) 


110      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

fit  paraître  à  Rennes,  en  1631,  \a.Relatio?i  de  la  nouvelle 
mission  des  PP.  de  la  Compagnie  de  Jésus  au  royaume 
de  la  Cochinchine,  traduite  de  l'italien  du  P.  Borri.  Son 
livre  fut  imprimé  à  Lille  en  1632,  à  Vienne  en  1633, 
à  Paris  en  1652.  Enfin,  comme  si  ces  traités,  un  peu 
lourds  et  compacts,  n'étaient  pas  suffisants  à  satisfaire 
la  curiosité,  les  bons  Pères  imaginèrent,  en  1633,  de 
publier  leurs  Lettres  annuelles  de  la  Gbine  ou  du  Japon. 
C'étaient  de  courts  et  maniables  opuscules  dans  le 
genre  des  Annales  de  la  propagation  de  la  foi  d'aujour- 
d'hui. Le  public  pouvait  s'y  repaître  de  touchantes 
scènes  de  conversion,  de  naïfs  propos  de  sauvages  (les 
Chinois  eux-mêmes  étaient  des  sauvages!)  ou  de  dra- 
matiques martyres.  A  entendre  tout  ce  bourdonne- 
ment, on  pourrait  croire  que  les  noms  des  PP.  Jésuites 
étaient  les  plus  familiers  aux  lecteurs  de  voyages;  le 
Japon,  la  Chine,  la  Cochinchine  et  le  Tonkin,  l'objet 
des  principales  préocupations  des  contemporains. 

Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi  cependant.  Il  ne  man- 
que pas  d'ouvrages  laïques  qui  ont  partagé  la  faveur 
dont  semblent  s'emparer  les  congréganistes.  Non 
moins  estimables,  ils  ont  été  en  réalité  plus  estimés; 
ils  ne  le  cèdent  que  pour  le  nombre. 

Voici  d'abord  les  Voyages  en  Afrique ,  Asie,  Indes  orien- 
tales et  occidentales,  de  Jean  Mocquet.  Moins  par  sa 
date  que  par  sa  vogue,  par  les  fonctions  de  l'auteur  et 
par  son  élévation  d'esprit,  ce  livre  mérite  une  place 
d'honneur.  Mocquet  était  garde  du   «  Cabinet  des  sin- 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     111 

gularitez  du  Roy  aux  Tuileries  »  .  Il  entreprit  ses  voyages 
sur  Tordre  de  Henri  IV  et  dans  le  but  d'enrichir  ses 
collections.  Il  exprime  sa  joie,  au  retour,  «  d'avoir 
maintenant  le  moyen  de  continuer  et  parfaire  le  cabi- 
net des  singularitez  qu'il  a,  par  le  commandement  de 
Sa  Majesté,  commencé  à  dresser  au  palais  des  Tuile- 
ries ;  entreprise  si  louable  qu'elle  mérite  bien  d'estre 
adjoustée  à  tant  d'autres  dignes  actions  d'honneur  et  de 
vertu,  qui  rendent  Sa  Majesté  célèbre  et  recomman- 
dable  à  tousiours  (1)  » .  Une  pensée  très  haute  l'a  sou- 
tenu dans  ses  pérégrinations  dangereuses  et  le  porte  à 
en  faire  le  récit  :  il  l'exprime  en  ces  termes  :  ce  Dieu 
ayant  mis  l'univers  sous  la  cognoissance  de  l'homme, 
ce  n'est  pas  de  merveille  que  naturellement  nous 
soyons  portés  à  la  curieuse  recherche  d'iceluy...,  car 
de  quel  ravissement  d'esprit  ne  nous  sentons-nous 
emportés  quand  nous  venons  à  considérer  la  création 
de  la  terre  et  de  la  mer!...  Ces  considérations,  outre 
ce  qui  est  de  ma  curiosité  naturelle,  m'ont  principale- 
ment esmeu  à  entreprendre  divers  voyages,  dont  Dieu 
m'ayant  fait  la  grâce  de  retourner  sain  et  sauf,  j'ay 
pensé  estre  raisonnablement  obligé  à  en  faire  part  à 
mon  pays.  »  Cette  curiosité  philosophique,  ce  dévoue- 
ment à  la  science  et  à  la  patrie,  ne  valaient-ils  pas  le 
prosélytisme  plus  ou  moins  intéressé  que  nous  venons 

(1)  Dédicace  à  Louis  XIII.  —  La  collection  avait  été  commencée  dès 
le  rqme  de  Henri  II,  dans  le  château  de  Madrid.  P.  Belon  en  parle 
dans  ses  Observations  sur  les  singularitez...  (V.  notre  article  sur 
P.  Belon,  Revue  de  géographie y  novembre-décembre  1887.) 


I 


112      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

de  voir  s'étaler?  Les  lecteurs  pouvaient,  à  coup  sûr,  en 
retirer  plus  de  fruit.  On  n'est  donc  pas  étonné  de  voir 
le  livre  atteindre  sa  quatrième  édition  en  1665  (1). 

Un  autre  sympathique  voyageur,  dont  le  récit  fut 
également  fort  apprécié,  c'est  le  sieur  de  La  Boullaye 
Le  Gouz,  «gentilhomme  angevin  »  ,  le  même  qui  fut,  en 
1664,  chargé  de  préparer  les  voies  dans  l'Inde  à  la  nou- 
velle Compagnie  et  de  rendre  le  Grand  Mogol  favorable. 
Il  voyagea  durant  de  longues  années  en  Orient  et  visita 
de  nombreux  pays  dont  il  se  plaît  à  faire  l'énuméra- 
tion  :  «  Italie,  Grèce,  Natolie,  Syrie,  Perse,  Palestine, 
Karamenie,  Kaldée,  Assyrie,  État  du  Grand  Mogol,  Bija- 
pour,  Indes  orientales  des  Portugais,  Arabie,  Egypte, 
Hollande,  Grande-Bretagne,  Irlande,  Danemarck , 
Pologne,  isles  et  autres  lieux  d'Europe,  Asie  et  Afri- 
que. »  Ce  coureur  intrépide  avait  mérité  d'être  appelé 
par  excellence  en  Europe  le  voyageur  catholique,  et 
d'être  connu  en  Orient  sous  le  nom  oriental  d'  «  Ibra- 
him-bey  »  .  Il  s'est  d'ailleurs  fait  représenter  en  cos- 
tume persan  à  la  première  page  de  son  livre.  Nous 
avons  affaire,  en  lui,  à  un  fanatique  de  voyages,  à  un 
affamé  de  nouveautés,  peut-être  aussi,  si  l'on  en  juge 
par  les  amis  qu'il  s'est  faits  en  tous  lieux  et  dont  il 
dresse  la  liste  très  longue,  à  un  négociant  plein  d'ini- 
tiative. C'était  un  observateur,  en  tout  cas.  Il  donne, 
par  exemple,  le  fac-similé  des  caractères  hiéroglyphi- 

(1)  1616,  1617,  1645,  1665. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     113 

ques  qu'il  vit  sur  la  ceinture  dune  momie.  Aussi  est- 
ce  par  ordre  exprès  du  Roi  qu'il  publie  à  Troyes,  en 
1653,  ses  Voyages  et  observations.  Il  les  dédie  à  un  de 


ses  amis  de  rencontre,  le  cardinal  Gapponi,  bibliothé- 
caire du  Vatican.  Est-ce  l'orgueil  de  cette  distinction 
particulière  ou  une  morgue  gentilhommesque  qui  lui 
fait  traiter  avec  dédain  le  lecteur  à  qui  il  s'adresse?  Il 
se  présente  à  lui,  en  effet,  avec  une  crânerie  très  ori- 
ginale. «  Le  peu  de  dessein  que  j'avais,  dit-il,  de 
mettre  au  jour  ces  Mémoires...  te  doit  dispenser,  lec- 
teur, de  l'obligation  que  tu  m'aurais,  si  je  l'avais  fait 
pour  ta  seule  considération.  Si  tu  ne  les  trouves  pas  à 
ton  goût,  je  te  puis  assurer  que  ta  censure  n'est  pas  au 
mien,  et  soit  que  tu  les  rejettes  ou  que  tu  les  approuves, 
le  tout  m'est  indifférent.  »  Il  faut  avoir  affronté  mille 
dangers  et  avoir  vu  mille  choses,  pour  oser  parler  de 
ce  ton.  On  avait  trop  d'esprit  au  dix-septième  siècle 
pour  s'en  fâcher,  et  les  Voyages  du  sieur  de  La  Boullaye 
Le  Gouz  eurent  quatre  éditions  avant  1661  et  d'autres 
après  (1). 

Un  livre  qui  eut  plus  de  vogue  encore  que  les  précé- 
dents fut  Y  Histoire  du  sérail  de  Michel  Baudier,  du 
Languedoc.  Paru  en  1626,  il  fut  réimprimé  en  .1631, 
en  1635  (à  Londres),  en  1642  (à  Rouen  et  Paris),  en 
1662,  1669,  etc.  Ce  n'est  plus  une  relation.  L'auteur 
prétend  même  éviter  au  lecteur  «  les  longs  voyages  et 

(1)  1653,  1654  à  Troyes  et  Paris,  1657. 


114      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 


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les  périls  qui  s'y  rencontrent  »  ,  tout  en  satisfaisant  sa 
curiosité.  C'est  proprement  un  livre  de  vulgarisation. 
Il  fait  connaître  «  la  cour  du  Grand  Seigneur  »  ,  et, 
dans  le  même  volume,  «  la  cour  de  Chine  »  .  Baudier 
est  un  historien,  h' Histoire  du  sérail  est  son  premier 
ouvrage;  il  le  fit  suivre  de  beaucoup  d'autres,  ayant 
toujours  pour  objet  la  Turquie  ou  la  France.  Mais  c'est 
un  historien  moraliste,  qui  veut  faire  du  tableau  des 
mœurs  un  enseignement  de  morale.  Ainsi,  dans  YHis- 
toire  du  sérail,  il  veut  donner  *  à  tous  ceux  qui  ont 
bien  connu  la  cour  et  ne  l'ont  point  aimée  un  exemple 
de  tous  les  vices  qu'elle  engendre  au  milieu  des  délices 
dont  elle  a  sucré  sa  poison  »  ,  à  savoir  :  l'amour,  la 
cruauté,  l'avarice.  De  même,  «  ce  qui  l'a  porté  à  la 
teneure  de  Y  Histoire  de  la  cour  de  Chine,  sont  les  rares 
et  éminentes  qualitez  des  esprits  chinois...  chez  qui  on 
voit  deux  puissances  toujours  agissantes  :  la  récom- 
pense asseurée  pour  la  vertu  et  la  peine  infaillible  pour 
le  vice  »  .  Avec  cela,  Baudier  est  véridique.  De  La  Boul- 
laye  Le  Gouz  déclare  qu'il  a  trouvé  l'exposé  de  Baudier 
si  semblable  aux  mémoires  qu'il  avait  rapportés  de  la 
cour  du  Grand  Turc,  qu'il  les  a  retranchés  de  son 
livre. 

D'autres  ouvrages  ont  pris  place  à  côté  des  précé- 
dents dans  la  faveur  publique.  Les  Voyages  de  François 

■ 

Pyrard  de  Laval ,  contenant  sa  navigation  aux  Indes 
orientales,  Maldives,  Moluques  et  Brésil,  furent  édités 
successivement  en  1611,  1615,  1616,  1619,  et  après  un 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     115 

long  intervalle  en  1679.  La  Relation  du  voyage  d'Oléa- 
rius  en  Moscovie,  Tartarie  et  Perse  eut  une  bizarre  des- 
tinée. Résultat  d'une  ambassade  allemande,  elle  fut 
publiée  en  français,  à  Paris,  en  1629,  avec  le  Voyage 
de  J.-A.  de  Mandelslo,  jeune  gentilhomme  envoyé  par 
les  ambassadeurs  sur  les  rives  de  la  Caspienne;  elle  l'ut 
ensuite  réimprimée  en  hollandais  à  Amsterdam,  en 
1651,  puis  reparut  à  Paris,  en  1656  et  1659,  comme 
traduite  du  hollandais,  de  même  qu'en  Allemagne  en 
1656,  fut  traduite  d'allemand  en  anglais  à  Londres  en 
1662,  d'allemand  en  français  par  Wicquefort  en  1666, 
et,  sous  cette  dernière  forme,  eut  trois  éditions  nou- 
velles jusqu'à  la  fin  du  siècle.  Ces  vicissitudes  témoi- 
gnent de  la  confiance  qu'on  lui  accordait  partout  et 
surtout  en  France.  Les  Voyages  aux  quatre  parties  du 
monde  de  Vincent  Le  Blanc  ont  mérité  cet  éloge  de  La 
Boullaye  :  «  Le  Blanc  pourrait  disputer  avec  Ulysse  de 
la  longueur  de  ses  voyages.  Il  donne  beaucoup  d'in- 
struction de  l'Afrique  aux  géographes  modernes.  Il 
serait  à  désirer  qu'il  eût  sceu  la  langue  orientale  afin 
de  raporter  les  noms  propres  des  lieux  où  il  a  esté. 
Gomme  ses  Mémoires  n'ont  été  imprimés  qu'après  sa 
mort,  ce  serait  un  travail  digne  d'un  illustre  voyageur 
d'en  corriger  quelque  chose  pour  faire  vivre  la  mémoire 
d'un  si  grand  homme.  »  C'est  Pierre  Bergeron,  l'auteur 
bien  connu  du  Voyage  de  Rubruquis  et  autres  en  Tar- 
tarie (1634)  et  d'un  instructif  Traité  de  la  navigation 
(1629),  qui  publia,  en  1649,  la  relation  de  Vincent  Le 

8. 


116       LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

Blanc;  elle  fut  réimprimée  à  Troyes  en  1658.  Notons 
enfin  les  nombreuses  éditions  du  Voyage  de  l'illustre 
seigneur  et  chevalier  François  Drake,  admirai  d'Angle- 
terre, autour  du  monde,  publié,  d'après  l'Anglais  Pretty 
(1600),  par  François  de  Louvencourt,  sieur  de  Vau- 
chelles,  en  1613,  puis  avec  une  seconde  partie  en 
1627,  1631,  1641. 

Tels  sont  à  peu  près  tous  les  livres,  tant  laïques  que 
congréganistes,  qui  ont  obtenu  faveur  au  temps  de 
Richelieu  et  de  la  Régence.  Il  semble  ressortir  claire- 
ment de  notre  analyse  que  la  préoccupation  religieuse 
dans  l'action  coloniale  est  prédominante,  surtout  en 
Orient,  mais  que  la  curiosité  générale  est  bien  marquée 
pour  toute  contrée  où  peut  s'étendre  l'influence  natio- 
nale. 


IV 


FAITS    PARTICULIERS, 


Quelques  faits  caractéristiques  vont  appuyer  ces 
conclusions.  Acteurs,  auteurs  et  lecteurs  se  rencontrent 
à  la  cour  comme  à  la  ville,  en  province  comme  à 
Paris,  au  cloître  comme  dans  les  ruelles.  Pareille 
unanimité  ne  se  retrouvera  plus  :  aussi  est-il  bon  de  la 
bien  établir. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     117 

Tout  d'abord,  c'est  la  noblesse,  petite  et  grande, 
qui  est  chargée  de  l'action  militaire  ou  administrative. 
Les  «  capitaines  de  mer  »  ,  qui  conduisent  les  expédi- 
tions, sont  presque  tous  de  petite  noblesse  :  Champlain 
«  escuyer»  ,  Isaac  de  Razilly  «commandeur  de  Malte»  , 
Pierre  de  Blain  «  escuyer,  sire  de  Desnambuc  »  ,  etc. 
Il  s'y  rencontre  pourtant  de  simples  roturiers,  comme 
Jacob  Bontemps  et  Jérémie  Deschamps.  Les  charges 
de  vice-roi  ou  de  lieutenant  général  sont  conférées  à 
des  seigneurs  de  haut  lignage  :  duc  de  Ventadour,  duc 
de  Dampville,  marquis  de  Feuquières,  vicomte  d'Ar- 
genson,  etc. 

Mais  la  noblesse  ne  s'en  tint  pas  à  cette  participation 
officielle.  Elle  marqua  son  intérêt  pour  l'œuvre  en 
usant  de  la  faculté  que  lui  assurait  l'édit  de  1604  et  en 
entrant  dans  les  Compagnies.  Elle  y  coudoyait  sans 
répugnance  des  gens  de  robe  et  des  marchands  bour- 
geois. 

Prenons  la  liste  imprimée  et  certifiée  (1)  des  associés 
delà  Compagnie  fondée  en  1627,  dite  Compagnie  de* 
la  Nouvelle-France  ou  des  Cent  associés.  Ils  étaient 
exactement  cent  huit.  Quelles  étaient  leurs  qualités  et 
leurs  provenances?  On  y  trouve  d'abord  trente  sei- 
gneurs de  la  cour  :  Richelieu,  d'Effiat,  l'intendant  de 
la  marine  Martin  de  Mauvoy,  Louis  Hoùel,  sieur  du 


(1)  «Noms,  surnoms,  qualitez  des  associés  en  la  Compagnie  de  la  Nou- 
velle-France, suivant  les  jours  et  dates  de  leur  signature.  »  (S.  I.  n.  d.) 
Pièce  in-4°.  (Bibliothèque  nationale,  réserve.) 


118      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Petit-Pré  (1),  etc.  Ne  tirons  pas  avantage  de  ceux-là, 
qui  peuvent  n'obéir  qu'à  un  mot  d'ordre.  Mais  à  côté 
d'eux,  voici  douze  «  escuyers  »  ,  gentilshommes  cam- 
pagnards, sans  attache  administrative  et  militaire,  qui 
n'ont  pu  venir  que  dans  le  désir  de  faire  une  bonne 
œuvre  ou  une  bonne  affaire.  C'est  le  même  désir  qui 
amène  le  secrétaire  de  l'archevêque  de  Paris,  celui  du 
duc  de  Retz,  le  «  chef  de  paneterie  »  de  Monsieur,  frère 
du  Roi,  qu'ils  soient  ou  non  les  prête-noms  de  leurs 
maîtres.  Jacques  de  La  Ferté,  chanoine  de  la  Sainte- 
Chapelle,  adhère  par  zèle  religieux,  puisqu'il  fut  lui- 
même  missionnaire.  D'autres  viennent  tenter  une 
opération  financière  :  ce  sont  les  «thrésoriers  »  de  dif- 
férentes provinces,  représentant  les  gros  capitalistes; 
puis  des  bourgeois  représentant  la  petite  épargne  : 
trois  femmes,  toutes  trois  veuves  et  dont  une  a  été 
mariée  à  un  descendant  de  François  de  Gourgues  ;  six 
hommes  de  robe,  un  notaire,  un  docteur  en  méde- 
cine, le  libraire  Gramoisy,  «  imprimeur  ordinaire  de  la 
marine  »  .  Quant  aux  négociants  ou  «  marchands-bour- 
geois »  ,  ils  sont  au  nombre  de  trente-huit,  dont  dix- 
neuf  de  Paris,  neuf  de  Rouen  (parmi  lesquels  l'oncle 
de  Cavelier  de  La  Salle),  trois  de  Dieppe,  deux  de 
Rordeaux,  un  de  Calais,  le  Havre,  Lyon,  Rayonne, 
Libourne.  On  ne  peut  demander  vraiment  une  plus 
grande  variété  de  noms  et  de  conditions.  Cette  Com- 

(1)  Hoiiel,  d'après  le  P.  Gharlevoix,  fut  le  promoteur  des  missions 
d'Amérique,  en  1611.  Il  était  «  conseiller  du  Roy  »  . 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     119 

pagnie  des  Cent  apparaît  comme  un  résumé  de  toute 
la  France;  elle  réalise  l'idée  de  Razilly,  qui  voulait, 
dans  l'œuvre  coloniale,  la  participation  de  tous  les 
ordres  et  de  toutes  les  villes  du  royaume. 

Mais  elle  n'offre  pas  seule  ce  spectacle.  Les  contrats 
des  autres  Compagnies,  tous  notariés  et  signés  après 
lecture,  présentent  la  même  diversité  de  noms  et  de 
conditions  (1).  On  trouve  dans  le  projet  de  compagnie, 
dont  parle  Fouquet  en  ses  Défenses  (2),  les  noms 
d'hommes  comme  Chanut,  homme  d'affaires  très  délié, 
qu'employèrent  souvent  la  Régente  et  Louis  XIV  (3); 
comme  Arnaud  d'Andilly,  qui  n'entra  à  Port-Royal 
qu'en  1644. 

Voici  maintenant  d'autres  noms  et  d'autres  faits, 
non  moins  caractéristiques. 

Nous  avons  vu  s'élever  dans  la  littérature  de  voyages 
l'esprit  de  prosélytisme  religieux,  imité  de  l'Espagne. 
Or,  on  sait  que  l'époque  de  Richelieu  est  marquée  par 
un  remarquable  réveil  de  l'esprit  monastique.  Il  se 
fonde  une  foule  d'Ordres  religieux  :  Carmélites,  Ursu- 
lines,  Visitandines,  Sœurs  grises,  Filles  de  la  Croix, 
Dames  delà  charité, Lazaristes,  Oratoire,  Port-Royal, 
missions  de  Saint-Sulpice,  etc.  Ces  nouveaux  congré- 

(1)  Cf.  Archives  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  fuS  360,  361,  375. 
—  Le  contrat  de  la  Compagnie  des  Iles  porte  les  signatures  de  Riche- 
lieu, d'Efhat,  Marion,  de  Fléchelles,  Morand,  de  Guénégaud,  Gornuel, 
Bardin,  Royer,  Martin,  Lavocat,  Serrier,  Ganelet,  Camille,  les  huit 
derniers,  négociants. 

(2)  Défenses  de  Fouquet,  t.  III,  p.  349  (édition  1665). 

(3)  Sur  Chanut,  v.  Jal  :  Dictionnaire  critique. 


i 


120      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

ganistes  déploient  une  ardeur  de  néophytes  ;  ils  sont 
tous  possédés  de  la  manie  enseignante;  ils  rivalisent 
d'activité  avec  leurs  aînés  et  leurs  maîtres,  les  Jésuites. 
Richelieu,  dans  son  Testament  politique,  se  plaint  de 
cette  marée  montante  de  couvents  et  en  signale  les 
dangers.  Il  fit  même  rendre  en  1629  une  ordonnance 
interdisant  d'établir  aucun  monastère  sans  la  permis- 
sion  expresse  du  Roi.  Cependant  il  trouve  bon  aux 
colonies  ce  qu'il  redoute  à  l'intérieur;  il  impose  les 
missionnaires  aux  Compagnies  et  le  catholicisme  aux 
colons;  il  fait,  comme  nous  le  savons,  une  affaire 
chrétienne  de  la  colonisation  presque  autant  qu'une 
affaire  politique.  Aussi  les  colonisateurs  montrent-ils 
un  zèle  de  conversion  digne  des  missionnaires  eux- 
mêmes.  Il  faut  voir  le  respect  de  Champlain  pour  les 
bons  Pères  Jésuites  qui  l'escortent,  le  soin  qu'il  met 
à  les  défendre  en  toute  occasion,  les  honneurs  qu'il 
leur  rend  et  fait  rendre.  Dans  le  même  esprit,  Isaac  de 
Razilly  écrivait  à  Richelieu  :  «  Vostre  Éminence  peut 
faire  venir  au  giron  de  l'Église  plusieurs  millions 
d'âmes,  lesquels  estant  au  ciel  prieront  Dieu  à  jamais 
pour  faire  récompenser  vostre  charité  des  soins  qu'il 
aura  pris  pour  leur  salut  (1).  »  On  peut  donc  dire  que 
l'idée  religieuse  est  dominante  à  cette  époque,  et  elle 
ne  pouvait  manquer  de  produire  des  manifestations 
éclatantes.  Nous  n'en  citerons  que  quelques-unes. 

(1)  Lettre  à  Richelieu,  du  25  juillet  1636.  (Affaires  étrangères,  Amé- 
rique,!, f°  106.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     121 

C'est  une  grande  dame,  madame  de  Guercheville, 
née  Antoinette  de  Pons,  femme  du  marquis  de  Lian- 
court  (1),  qui  introduisit  les  Jésuites  au  Canada,  malgré 
toutes  les  oppositions.  Elle  y  déploya  un  grand  zèle  de 
dévote.  Elle  se  porta  d'abord  acquéreur  des  droits  de 
de  Montz,  concédés  par  Henri  IV  et  délégués,  pour 
une  partie,  à  Poutraincourt ;  puis,  par  contrat  passé 
devant  Me  Levasseur,  notaire  à  Dieppe,  le  20  jan- 
vier 1611,  elle  constitua  les  Jésuites  associés  de  Pou- 
traincourt. Aux  termes  de  l'acte,  l'argent  versé  par  la 
marquise  devenait  «  un  bon  fonds  pour  y  perpétuelle- 
ment entretenir  les  Jésuites,  sans  qu'ils  fussent  à 
charge  au  sieur  Poutraincourt,  et  que,  pour  ainsi,  le 
profîct  des  pelleteries  et  pesche  que  ce  navire  rappor- 
terait ne  reviendrait  point  en  France  pour  se  perdre 
entre  les  mains  des  marchands  »  .  Cela  fait,  comme  des 
Jésuites  sont  toujours  nécessiteux,  et  qu'il  fallait  à 
ceux-là  un  trousseau,  c'est-à-dire  des  ornements  d'autel 
et  des  instruments  du  culte,  elle  fit  à  la  cour  une  quête 
à  cette  intention.  Elle  y  fut  aidée  par  madame  de 
Sourdis,  cette  tante  de  Gabrielle  d'Estrées,  qui  s'était 
faite  entremetteuse  entre  elle  et  Henri  IV,  au  camp 
devant  Chartres,  en  1591.  Tout  le  monde  tint  à  hon- 
neur de  se  montrer  généreux  ;  Marie  de  Médicis  donna 
300   livres.   Avec   la   somme  recueillie,   madame   de 


(1)  Premier  écuyer  du  Roi,  gouverneur  de  Paris,  parent  du  malheureux 
époux  de  Gabrielle  d'Estrées.  (Cf.  Champlain  :  Voyages,  édition  1627, 
3e  partie.) 


122      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Guercheville  approvisionna  amplement  les  bons  Pères 
Biard    et    Massé   (car   ils   n'étaient  que    deux,     tout 
d'abord!).  Mais  voici  que  deux  irrévérencieux  hugue- 
nots de  Dieppe,  les  sieurs  Dujardin  et  Duchesnes,  créan 
ciers  de  Poutraincourt  et  surtout  ennemis  des  Jésuites, 
font  opposition  au  départ  du  navire  ;  elle  les  force  à 
lui  céder  leur  créance.  Elle  eut  enfin  la  joie  de  voir 
partir  ses  protégés  :   les  sauvages  connaîtraient  donc 
la  sainte  doctrine  après  laquelle  ils  soupiraient!  Mais 
la  dévote  dame  ne  crut  pas  son  rôle  terminé.  Elle  se 
fit  la  directrice  de  la  mission;  elle  commanda  les  mis- 
sionnaires, comme  ses  pareilles  les  petits  abbés.  C'est 
ainsi  qu'en  1612,  ayant  appris  qu'il  y  avait  querelle  à  la 
colonie  et  que  les  PP.  Jésuites,  pour  don  de  joyeux 
avènement,    avaient  excommunié  tous   les  colons,  y 
compris  Biencourt,  le  propre  fils  de  leur  associé  Pou- 
traincourt, elle  ordonna  à  ses  Jésuites  de  quitter  Port- 
Boyal  et  d'aller  fonder  ailleurs  un  établissement.  Ils 
allèrent,  en  effet,  à  Pentagoèt  (1).  Mais  ils  pourront 
bientôt  se  passer  de  tutelle.  Arrivés,  comme  Tartufe, 
pauvres  et  humbles  dans  la  maison,  ils  ne  tarderont 
pas  à  y  commander  en  maîtres.  Dès  1625,  ils  essayent 
de  mettre  Orgon  hors  de  chez  lui,  c'est-à-dire  d'ex- 
pulser les  protestants  de  la  colonie  qu'ils  ont  fondée, 
et  ils  y  réussissent  un  peu  plus  tard.  En  1630,  ils 


(1)  Cf.  P.  Biard  :  Relation  de  1616,  ch.  ix.  —  Contrat  d'association 
avec  les  Jésuites,  1613,  petit  in-8°  de  huit  feuilles  (pamphlet  protes- 
tant). 


ï 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     123 

équipent  eux-mêmes  le  navire  qui  les  porte  au  Canada. 
Ils  seront,  au  temps  de  Colbert,  les  principaux  proprié- 
taires fonciers  de  la  Nouvelle-France  et  des  Iles. 

Et  comment  n'auraient-ils  pas  fait  cette  fortune? 
Les  dons  aux  missionnaires  affluaient  de  tous  les  coins 
de  la  France.  Les  Récollets,  qui  n'avaient  pas  su  s'enri- 
chir, et,  pour  cela,  avaient  dû  céder  la  place  aux 
Jésuites. plus  habiles,  n'avaient-ils  pas,  cependant,  avec 
les  seules  aumônes  recueillies  en  France,  achevé  en!  / 
1621  l'église  de  Notre-Dame  des  Anges,  à  Québec? 
Les  quêtes  à  la  cour,  les  dons  du  Roi  étaient  devenus 
comme  d'institution.  On  en  a  la  preuve  dans  cette 
note,  non  signée,  adressée  à  la  Régente  en  1053  (1)  : 
u  La  Reine  est  très  humblement  priée  de  recommander 
au  sieur  Servient  de  signer  une  ordonnance  de  contant 
de  4  mil  livres,  que  le  Roy  donne  en  aumosne,  au 
temps  de  Jubilé,  pour  l'establissement  de  la  mission 
d'Amérique,  où  il  n'y  a  que  le  seul  P.  Meslan,  ministre, 
dans  un  pays  six  ou  sept  fois  plus  grand  que  la  France, 
plein  d'une  infinité  de  peuples  et  de  nations  barbares, 

qui  n'ont  jamais  entendu  parler  de  l'Évangile Il  y 

a  tout  subject  de  croire  que  le  zèle  de  Leurs  Majestés 
pour  la  conversion  de  ces  peuples  sera  récompensé  dès 
cette  année  par  une  heureuse  campagne.  » 

La  légataire  de  madame  de  Guercheville,  pour  ses 
bonnes  œuvres  d'outre-mer,  fut  madame  de  Gomba- 

(1)  Affaires  étrangères,  Amérique,  I,  f°  459. 


sj 


124      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

let,  plus  tard  duchesse  d'Aiguillon ,  nièce  de  Riche- 
lieu (1).  Sa  première  entreprise  fut  la  fondation  de 
l'Hôtel-Dieu  de  Québec.  Le  16  avril  1637,  elle  fit  avec 
son  oncle  un  contrat  où  l'un  et  l'autre  assurent  à  l'éta- 
blissement un  revenu  de  3,000  livres,  «  à  condition 
qu'il  sera  dédié  à  la  mort  et  au  précieux  sang  du  Fils  de 
Dieu,  afin  d'en  obtenir  qu'il  l'applique  tant  sur  l'âme  de 
Monseigneur  le  cardinal  et  celle  de  madame  de  Com- 
balet  que  pour  tout  ce  pauvre  peuple  barbare  (2)  »  . 
Pour  avoir  un  personnel,  elle  s'adresse  aux  Religieuses 
hospitalières  de  Dieppe.  Une  veuve  de  qualité  de  Tours, 
madame  de  la  Peltrie,  née  de  Chauvigny,  apprenant 
ce  projet,  se  fait  elle-même  propagatrice  de  l'œuvre, 
recrute  des  Ursulines  à  Tours  et  à  Paris,  et  parmi  elles 
la  fameuse  Marie  de  l'Incarnation  (3).  Le  capitaine 
Bontemps  fut  chargé  de  mener  à  bon  port  le  couvent 
volant,  et  partit  de  Dieppe,  sur  le  navire  le  Saint- 
Joseph,  au  commencement  de  1638.  Cette  œuvre 
assurée,  la  duchesse  d'Aiguillon  consacre  à  d'autres  son 
intelligence,  son  influence  et  sa  fortune.  Elle  fait  les 
frais  de  missions  dans  l'Extrême-Orient.  Envoyées 
successivement  par  mer  et  par  terre,  elles  réussirent, 

(1)  V.  sur  cette  intéressante  figure,  Fléchier  :  Oraison  funèbre  de 
madame  la  duchesse  d'Aiguillon;  Bonneau-A venant  :  La  duchesse 
d' Aiguillon  (1879)  ;  Arnaud  d'Andilly  :  Lettres  (L.  156  et  autres)  ; 
Sainte-Beuve  :  Causeries. 

(2)  Sœur  Françoise  Suchereau  de  Saint-Ignace  :  Histoire  de  l  Hôtel- 
Dieu  de  Québec. 

(3)  «  La  sainte  Thérèse  de  la  France.  »  —  Ses  lettres  furent  publiées 
avec  grand  succès  en  1677,  1681. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     125 

après  bien  des  pertes  d'hommes  et  de  temps,  à  gagner 
le  royaume  de  Siam,  où  elles  établirent  pour  un  temps 
l'influence  française.  On  voit,  après  cela,  la  duchesse 
souscrire  à  la  première  Compagnie  de  la  Chine  (1660), 
dont  le  célèbre  Fermanel,  négociant  rouennais,  était 
le  promoteur  et  le  directeur,  fonder  en  1642  la  maison 
des  missions  à  Rome  et  en  1658  le  séminaire  des  Mis- 
sions étrangères  à  Paris,  envoyer  des  prêtres  à  Tunis 
et  Alger  pour  secourir  physiquement  et  spirituelle- 
ment les  esclaves,  participer  enfin  avec  Olier  à  la  fon- 
dation de  la  Ville-Marie  ou  Montréal.  Fléchier  carac- 
térise heureusement,  dans  son  Oraison  funèbre,  cette 
activité  bienfaisante  :  «  Il  me  semble,  dit-il,  que  je 
vois  des  prêtres,  des  évêques,  ou,  pour  mieux  dire,  des 
apôtres,  courir  partout  selon  les  besoins,  et  notre 
charitable  duchesse,  de  son  palais  comme  du  centre  de 
la  charité,  envoyer  les  secours  et  les  rafraîchissements 
nécessaires  pour  entretenir  et  pour  avancer  ce  grand 
ouvrage.  »  C'est,  en  effet,  une  sorte  de  ministère  des 
missions  qu'exerça,  pendant  plus  de  trente  ans,  la 
digne  nièce  de  Richelieu. 

Mais  les  daines  ne  sont  pas  seules  à  s'employer  à  cette 
œuvre.  Les  dévots  rivalisent  de  zèle  avec  les  dévotes. 
L'ardeur  est  telle  qu'elle  est  capable  de  rapprocher 
Jésuites  et  jansénistes  :  «  Que  vous  êtes  heureux,  écrit 
Arnaud  d'Andilly  au  P.  Jésuite  Lejeune,  supérieur  des 
missions  du  Canada,  que  vous  êtes  heureux,  mon  Père, 
dans  la  grâce  si  extraordinaire  que  Dieu  vous  fait  de 


126      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

lui  consacrer  ainsi  votre  vie,  pour  aller  en  ce  Nouveau- 
Monde  déclarer  la  guerre  à  ses  ennemis  et  leur  arra- 
cher d'entre  les  mains  ces  âmes  qu'il  est  venu  racheter 

au  prix  de  son  sang! Soyez  bien  aise,  mon  Père,  de 

ce  que  M.  de  Saint-Cyran  lève  les  mains  au  ciel  durant 
que  vous  combattez  ;  ses  prières  ne  nuiront  pas  à  vos 
victoires,  et  la  confiance  qu'il  a  aux  vôtres  n'est  pas,  à 
mon  advis,  une  des  moindres  marques  combien  Dieu 
vous  ayme  (1).  » 

Le  duc  de  Ventadour,  neveu  de  Montmorency,  qui 
avait  été  dans  les  Ordres,  n'achète  de  son  oncle  la 
charge  de  vice-roi  de  la  Nouvelle-France  que  dans  l'in- 
tention déclarée  de  livrer  le  pays  aux  Jésuites.  C'est 
lui,  en  effet,  qui  fit  en  1625  la  substitution  des  Jésuites 
aux  Récollets  dans  les  missions  du  Canada.  Content  de 
son  œuvre,  il  ne  fit  aucune  difficulté  de  céder  sa  charge 
en  1627  (2). 

Olier,  fondateur  de  Saint-Sulpice ,  et  un  gentil- 
homme angevin  du  nom  de  Jérôme  Le  Royer  de  La  Dau- 
versière,  lieutenant  général  au  présidial  de  la  Flèche, 
et  fondateur  lui-même,  avec  Marie  de  La  Ferre,  des  Re- 
ligieuses hospitalières  de  Saint-Joseph  pour  la  France 
et  le  Canada  (3),  établirent  de  concert,  en  1641,  la 


(1)  Lettres,  édition  1666.  (L,  222.) 

(2)  Charlevoix  :  Histoire  de  la  Nouvelle-France .  —  Cf.  Lettre  iné- 
dite de  Lauson  à  Richelieu ,  2  décembre  1626.  (Affaires  étrangères , 
Intérieur,  t.  XXXVIII.) 

(3)  Abbé  Couanier  de  Launay  :  Histoire  des  religieuses  hospitalières 
de  Saint-Joseph,  2  vol.  in-8°.  (Le  Mans,  1886.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     127 

Compagnie  libre  de  la  Nouvelle-France  ou  Société  de 
Notre-Dame  de  Montréal.  Le  but  était  de  créer  un 
établissement  qui  serait  à  la  fois  le  siège  des  missions, 
une  barrière  aux  incursions  des  sauvages,  un  centre  de 
commerce  pour  les  peuples  voisins  et  un  lieu  consacré 
à  la  Très  Sainte  Vierge.  Les  fonds  furent  fournis  par 
de  La  Dauversière,  qui  y  consacra  une  partie  de  son 
bien,  par  madame  de  Bullion,  qui  donna  72,000  livres, 
par  la  duchesse  d'Aiguillon,  et  par  une  humble  caba- 
retière,  Marie  Rousseau,  pénitente  et  amie  d'Olier. 
Des  religieuses  de  la  maison  fondée  à  la  Flèche  y  furent 
envoyées  sous  la  conduite  de  mademoiselle  Manse, 
demoiselle  de  condition,  et  de  Marguerite  Bourgeois, 
d'une  bonne  famille  bourgeoise  de  Langres.  Paul  de 
Ghomedey,  sieur  deLaMaisonneuve,  voulut  se  charger 
du  transport.  Une  grande  «peuplade  »  fut  faite  en  peu 
de  temps  et  la  ville  de  Montréal  fondée.  Toutefois,  la 
Compagnie  ne  fut  pas  sans  avoir  besoin  de  fonds. 
Quand  elle  crut  devoir  faire  appel  au  crédit  public, 
elle  exposa  (1)  «  qu'elle  n'avait  pas  été  fondée  et  le 
Canada  n'avait  pas  été  découvert  pour  en  rapporter 
seulement  des  castors  et  des  pelleteries  »  ,  mais  bien 
dans  le  but  «  de  procurer  la  gloire  du  Très-Haut  »  ; 
elle  représenta  «  qu'en  fin  de  compte,  la  despense  de 
ce  grand  œuvre  est  assignée  sur  le  trésor  de  l'épargne 


(ly  U estât  général  des  debtes  passives  de  la  Compagnie  générale  de 
la  Nouvelle-France  (in-4°,  Paris,  1643.  Bibliothèque  nationale,  ré- 
serve) . 


y 


128      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

céleste,  sans  qu'il  soit  à  charge  au  Roi,  au  clergé  ni  au 
peuple  »  .  Cette  hypothèque  mystique  parut  suffisante, 
puisque  Montréal  prospéra.  M.  de  Bretonvilliers,  à  lui 
seul,  engagea  sur  elle  une  somme  de  400,000  livres  (1). 
C'est  là,  sans  aucun  doute,  une  belle  preuve  de  con- 
fiance et  de  foi. 

Toutes  ces  manifestations  pieuses  cesseront  à  l'épo- 
que de  Colbert;  ce  sont  alors  les  plus  fréquentes. 

Ce  ne  sont  pas  les  seules,  pourtant.  La  colonisation 
laïque,  c'est-à-dire  le  peuplement  ou  la  mise  en  œuvre 
commerciale  des  colonies,  a  aussi  ses  fanatiques.  Ninon 
de  Lenclos,  la  «  belle  païenne  » ,  ne  songea-t-elle  pas 
sérieusement,  en  1656,  à  fuir  la  haine  jalouse  des  dé- 
votes jusque  chez  leurs  sauvages  clients  de  Guyane  (2)? 
Beaucoup  firent  ce  qu'elle  projeta  seulement.  Cadets 
de  famille  et  gentilshommes  fuyant  leurs  créanciers , 
négociants  ruinés  par  les  abus  qui  sévissaient  dans 
la  métropole,  petits  capitalistes,  engagés,  mission- 
naires, formèrent,  au  dire  du  P.  Gharlevoix,  la  pre- 
mière population  de  la  Nouvelle -France,  qui  en 
1665  était  de  trois  mille  deux  cent  quinze.  Un  édit 
de  1642  constate  que  la  Compagnie  des  Iles,  fondée 
en  1635,  a  introduit  sept  mille  colons.  Les  navires 
qui  vont  à  Madagascar  portent  toujours  une  centaine 


(1)  Cf.  de  Belmont  :  Histoire  du  Canada.  (Manuscrits,  Bibliothèque 
nationale,  Supplément,  fr.,  n°  1625.)  —  Dollier  de  Cassou  :  Histoire 
de  Montréal.  (Manuscrits,  Bibliothèque  Mazarine,  H,  2706.) 

(2)  Sainte-Beuve  :  Lundis,  IV,  p.  134. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     129 

d'émigrants   que  n'intimident  ni   la   longueur  et  les 
dangers  du  voyage,  ni  les  malheurs  survenus  (1). 

Consultez,  d'autre  part,  le  Mercure  français,  qui 
précède  et  annonce  la  Gazette  de  Renaudot  (2).  Il  est 
rempli  de  documents  officiels  et  de  notes  officieuses 
sur  les  colonies  et  le  commerce  colonial.  Quand  on  sait 
le  soin  qu'apportait  Richelieu  à  «  travailler  l'opi- 
nion (3)  »  ,  on  ne  peut  douter  que  ces  articles  ne  fussent 
ou  dictés  ou  inspirés  par  lui  :  on  y  peut  donc  trouver 
la  mesure  de  ce  que  peut  et  doit  être,  par  la  volonté 
du  ministre,  l'opinion  du  temps,  de  ce  qu'elle  fut  en 
réalité.  Or,  on  y  trouve,  à  chaque  page,  des  réflexions 
comme  celle-ci  :  «  La  France,  flanquée  de  deux  mers, 
ne  se  peut  maintenir  que  par  des  forces  maritimes  »  ; 
ou  des  indications  commerciales,  comme  le  détail  des 
richesses  que  les  galions  espagnols  apportent  d'Amé- 
rique, comme  l'énumération  des  denrées  africaines  ou 
autres,  introduites  par  navires  français  (4).  L'effort  est 

(1)  Cf.  de  Flacourt  :  Histoire  de  Madagascar.  —  Souchu  de  Renne- 
fort  :  Relation  de  Madagascar.  —  Un  mémoire  encore  inédit  du  mis- 
sionnaire Nacquart  (Bibliothèque  du  Mans). 

(2)  Le  Mercure,  suite  de  la  Chronologie  septennaire  de  Palma  Cayet, 
publie  chaque  année  un  volume,  par  les  soins  de  Richer,  de  1611  à  1635, 
et  de  Renaudot,  de  1635  à  1643.  —  La  Gazette,  le  Mercure  de  France, 
même  le  Mercure  galant,  le  continuent  avec  des  genres  différents. 

(3)  Cf.  Communication  de  M.  Sorel  à  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques,  13  mai  1882.  —  Thèse  de  Léon  Geley  :  Fancan  et 
la  politique  de  Richelieu  de  1617  à  1627. 

(4)  «  Arrivée  à  Dieppe  (28  octobre  1634)  de  la  coste  d'Afrique  au 
delà  du  cap  Vert,  de  quatre  vaisseaux  chargés  de  gommes,  cuirs,  ivoires, 
singes,  guenons  et  autres  richesses  et  raretés  de  la  zone  torride.  »  (T.  XIX , 
p.  715.) 

9 


130      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

perpétuel  pour  persuader  à  la  nation  que  «  nul  climat 
ne  lui  est  non  plus  accessible  qu'aux  autres  »  ,  qu'il  y  a 
tout  profit  «  à  entreprendre  sur  mer  comme  font  les 
Anglais  et  Hollandais  »  .  Bref,  toute  la  pensée  des  Mont- 
chrétien  et  des  Razilly  s'y  retrouve,  mais  appuyée  de 
faits,  répétée  sans  cesse,  comme  si  elle  hantait  les 
esprits.  Tout  ce  que  nous  avons  dit  précédemment 
prouve  bien  que  Richelieu,  en  inspirant  le  Mercure  en 
ce  sens,  donnait  moins  un  enseignement  à  ses  contem- 
porains qu'une  satisfaction  à  leurs  préoccupations. 


CHAPITRE   III 

LA   DISCUSSION. 

Les  plaintes  des  commerçants. 

La  discussion  sur  Futilité  de  l'œuvre  entreprise  ou 
sur  les  procédés  employés  n'existe  pas,  au  temps  de 
Richelieu.  Il  semble  que  l'enthousiasme  soit  unanime, 
ou  que  la  question  soit  trop  neuve  pour  qu'on  en  puisse 
raisonner.  Soit  dédain,  soit  crainte,  aucune  critique  ne 
se  produit  au  grand  jour.  Les  opposants,  dont  parlent 
Montchrétien  et  Razilly,  ne  se  permettent  qu'à  l'oreille 
des  objections  discrètes. 

Ce  sont  les  commerçants,  chose  étonnante,  qui  for- 
mulent le  plus  hardiment  leurs  plaintes.  Ils  ne  le  font 
pas  dans  des  écrits,  ce  n'est  pas  leur  habitude,  mais 
dans  leurs  réponses  aux  commissaires  enquêteurs  que 
Richelieu  délègue  près  d'eux.  Leurs  griefs,  d'ailleurs, 
ne  portent  pas  sur  l'action  coloniale  elle-même,  mais 
sur  le  mode  d'action. 

Rappelons-nous  que  le  système  des  Compagnies  à 
monopole  a  été  nettement  condamné  par  le  tiers  état 
de  1614(1).  Ce  n'étaient  pas,  il  est  vrai,  des  négociants 

(1)  V.  livre  I,  chapitre  m,  §  3. 

9- 


f   ■• 


132      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

qui  composaient  la  majorité,  mais  des  hommes  de  loi. 
Cette  majorité  n'en  représentait  pas  moins  l'opinion 
de  la  bourgeoisie  éclairée.  Richelieu  se  hasardait  donc 
beaucoup  à  passer  outre  à  ce  sentiment  ainsi  mani- 
festé. Il  s'exposait  soit  aux  plaintes,  soit  à  l'abstention 
de  ceux  sur  qui  il  devait  le  plus  compter.  Plusieurs 
ouvrages  ont  paru  pour  soutenir  la  doctrine  du  minis- 
tre :  c'est  donc  qu'elle  était  attaquée  et  que  la  doctrine 
contraire  avait  ses  partisans. 

Richelieu  charge  de  Lauson  en  1626,  et  de  Séguiran 
en  1632,  d'aller  consulter  sur  leurs  affaires,  l'un  les 
commerçants  de  Rouen,  l'autre  ceux  de  Marseille. 
Voici  le  compte  qu'ils  rendent  des  plaintes  enten- 
dues (1). 

Les  négociants  de  Rouen  remercient  le  Roi  de  l'inté- 
rêt qu'il  porte  au  commerce  et  du  souci  qu'il  a  de  le 
protéger  contre  les  corsaires.  Mais  «  ils  osent  lui 
remontrer  »  qu'il  n'a  pas  pris,  à  leur  avis,  la  meilleure 
voie  pour  aller  au  but.  D'abord,  cet  achat  de  navires 
aux  Hollandais  n'aurait  pas  dû  être  fait  au  nom  du  Roi, 
«  à  cause  de  l'appréhension  qu'ils  ont  que  le  Roy  ne 
devienne  puissant  sur  la  mer  »  .  Si  l'on  avait  emprunté 
le  nom  des  négociants,  «  le  Roy  serait  servi  avec  plus 
de  diligence  »  .  Ce  n'est  pas  assez,  d'ailleurs.  «  Il  faut 
que  le  Roy  fasse  construire  des  vaisseaux  en  France, 


(1)  Lettre  de  Lauson,  du  26  novembre  1626  (Affaires  étrangères, 
Amérique,  I,  f°  367) .  —  Lettre  de  Séguiran,  dans  les  Documents  inédits  : 
Correspondance  de  Sourdis,  III,  221-24. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     133 

non  pas  en  aussi  grand  nombre  à  la  fois,  mais  tant  il 
y  a  qu'il  y  pourrait  estre  servi  avec  contentement.  » 
Une  partie  de  ces  vaisseaux  pourrait  être  employée  «  à 
l'assistance  des  navires  marchands  »  ,  mais  à  une  con- 
dition absolue  :  «  Il  faut  qu'on  donne  aux  négociants 
la  liberté  entière  d'y  préposer  telles  personnes  de  pro- 
bité et  valeur  reconnue   qu'ils   porront  choysir  eux- 

mesmes Ils  fourniraient  les  vaisseaux  de  biens  et 

autres  choses  nécessaires  pour  l'équipage,  les  tien- 
draient continuellement  en  estât  de  servir  en  cas  que 
le  Roy  en  eust  besoin,  et  à  ce  fayre  les  communautés 
s'obligeraient.  Quant  à  la  despense,  ils  suppliraient  le 
Roy  d'avoir  agréable  qu'il  s'en  feist  un  répartiment 
entre  eux  à  prendre  sur  les  marchandises,  pour  l'escorte 
desquelles  les  vaisseaux  du  Roy  auraient  servy.  » 
Mais,  à  aucun  prix,  ils  ne  veulent  de  capitaines  nommés 
par  le  Roi.  L'expérience  leur  a  appris  à  connaître  leur 
mauvaise  volonté  et  leurs  exigences,  et,  «  tant  s'en 
fault  que  les  marchants  en  reçoivent  soulagement, 
qu'au  contraire  leur  condition  en  empirera  »  .  Ils  ne 
veulent  pas  non  plus  contribuer  aux  dépenses  de 
construction  ou  d'achat  des  navires,  «  à  cause  des 
continuelles  pertes  soufertes  depuis  plusieurs  années  »  . 
Mais  ils  indiquent  un  moyen  de  trouver  les  fonds. 
C'est  de  faire  comme  le  roi  d'Angleterre,  «  qui,  l'an 
passé,  feit  par  forme  d'emprunt  de  grandes  levées  sur 
les  estrangers  de  nouveau  establis  en  son  royaume, 
jusqu'à  fayre  payer  20,000  escus  à  l'un  d'entre  eux  »  . 


134      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

On  est,  en  effet,  en  France,  d'une  tolérance  incompré- 
hensible envers  les  étrangers;  on  leur  accorde  «  des 
lettres  de  naturalité  » ,  sans  même  exiger  qu'ils  pos- 
sèdent ou  contribuent  ;  «  ils  ne  font  aucunes  acquisi- 
tions d'immeubles  ny  font  contruire  aucuns  vaisseaux, 
et  ayants  tout  leur  bien  en  une  cassette,  le  transportent 
quand  il  leur  plaist  »  .  Bien  plus,  on  leur  accorde  les 
mêmes  droits  et  faveurs  qu'aux  «  régnicoles  » ,  bien 
qu'il  n'y  ait  aucune  nation  «  qui  ne  se  donne  quelque 
privilège  en  son  pays  au  préjudice  des  estrangers  »  .  Le 
traité  de  1606,  enregistré  en  1607,  a  été  à  ce  point  de 
vue  une  véritable  trahison.  Aussi  ci  les  Espagnols  et 
les  Portugais  se  réservent  seuls  le  trafic  des  Indes,  et, 
pour  les  Flamens,  ils  ne  nous  donnent  pas  le  loysir 
d'aller  rien  quérir  chez  eux,  nous  sommes  pleins  de 
leurs  manufactures  »  .  Il  faut  donc  protéger  le  com- 
merce français,  qui  est  menacé  de  ruine,  en  mettant 
certaines  impositions  sur  les  marchandises  étrangères 
et  en  déchargeant  les  Français.  «  Gela  produirait  deux 
effets  :  pour  l'un  le  secours  présent  en  deniers;  pour 
l'autre,  et  bien  plus  advantageux  pour  le  Roy,  donne- 
rait à  la  France  quatre  mil  matelots  qu'elle  n'a  point, 
et  par  la  douceur  du  gain  et  des  advantages  que  l'on 
donnerait  au  régnicole,  on  le  rappellerait  dans  le  com- 
merce, duquel  l'estranger  fait  tous  ses  efforts  de  le 
chasser  et  de  le  mettre  à  tel  point  que  lui  tournant  à 
perte,  il  soit  forcé  de  l'abandonner  corne  il  faict.  » 
On  reconnaît,  dans  cette  dernière  partie,  l'argumen- 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     135 

tation  de  Montchrétien.  L'économiste  normand  a  in- 
spiré les  sentiments  de  ses  compatriotes  ou  il  les  a 
fidèlement  traduits.  Ces  sentiments,  en  tout  cas,  ne 
sont  pas  entièrement  favorables  aux  procédés  que  va 
suivre  Richelieu.  Les  négociants  demandent  une  auto- 
nomie qu'il  n'entre  pas  dans  le  plan  général  de  Riche- 
lieu de  leur  accorder.  Le  ministre  écoutera  plutôt 
Razilly,  lui  disant  :  «  Il  faut  planter  colonies,  non  par 
des  marchands,  qui  n'y  sont  pas  propres,  mais  par  un 
homme  de  qualité  et  faveur  qui  aura  la  libre  disposi- 
tion d'une  bourse  commune  faite  par  des  trésoriers- 
partisans  (1).  » 

La  consultation  de  1633  a  été  faite  auprès  «  des 
députés  nommés  par  les  consuls  et  conseils  de  Mar- 
seille » .  Nous  la  choisissons  entre  plusieurs  autres, 
parce  qu'elle  fait  le  pendant  delà  précédente,  eu  égard 
à  la  date,  à  la  situation  et  aux  intérêts  commerciaux. 
France  du  Nord  et  France  du  Midi,  commerce  du 
Levant  et  d'Amérique,  débuts  et  épanouissement  de 
l'action  commerciale  et  coloniale  de  Richelieu  se  trou- 
veront mis  en  parallèle. 

«  Nous  estant  soigneusement  enquis,  dit  Séguiran, 

(t)  On  se  rappelle  la  bruyante  enquête  sur  la  crise  commerciale  faite 
en  1886.  Que  l'on  mette  le  traité  de  Francfort  ou  les  traités  de  commerce 
à  la  place  du  traité  de  1606,  les  Allemands  à  la  place  des  Anglais  et 
Hollandais,  toute  l'administration  consulaire  et  coloniale  à  la  place  des 
capitaines  de  mer,  et  les  plaintes  du  commerce  de  nos  jours  auront 
exactement  le  même  cadre  et  le  même  fond  que  celles  des  commerçants 
rouennais  du  dix-septième  siècle.  Ne  parle-t-on  pas  même  d'établir  enfin 
sur  les  étrangers  résidant  en  France  cet  impôt  demandé  dès  1625  ? 


136      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

des  causes  de  la  déchéance  de  leur  commerce,  il  nous 
en  a  esté  représenté  plusieurs  sujets,  qui  sont  :  les 
grandes  et  longues  guerres  d'Europe,  les  voleries  des 
corsaires,  les  oppressions  des  ministres  du  Grand  Sei- 
gneur et  autres  princes  estrangers,  et  de  ceux  encore 
de  ce  royaume  qui,  par  ci-devant,  au  lieu  de  leur  résis- 
ter, les  ont  souffertes  et  tolérées  pour  leur  intérêt  et 
avantage  particulier;  les  malversations  de  la  plupart 
des  consuls  establis  aux  Échelles  du  Levant  et  ailleurs; 
les  commissionnaires  français  qui  résident  en  Italie  ; 
les  fréquentes  banqueroutes  et  perfidies  des  gens  de 
marine  et  d'autres  négociants  ;  les  fraudes  et  abus  qui 
se  commettent  aux  contrats  de  sûreté,  l'un  des  princi- 
paux fondements  du  négoce;  les  grandes  impositions 
dont  on  les  surcharge;  le  peu  de  protection  qu'ils 
trouvent  partout;  le  mauvais  traitement  que  font  la 
plupart  des  fermiers  du  Roi  aux  estrangers  négociants  à 
Marseille,  qui,  à  cause  de  cela,  se  trouvent  esloignés 
du  royaume;  et  enfin,  à  cause  de  plusieurs  manque- 
ments et  désordres,  qui  ont  besoin  dune  sévère  infor- 
mation,  si  on  désire   faire  revivre  le  négoce   et  lui 

donner  quelque  vigueur »  Après  avoir  formulé  ces 

griefs,  les  Marseillais  ont  proposé  :  «  Que  l'on  tienne 
la  main  à  ce  que  les  estrangers  fussents  bien  traictés, 
parce  que  ce  sont  eux  qui  entretiennent  le  com- 
merce, par  leur  concours  et  par  les  marchandises  qu'ils 
emportent;  que  l'on  contienne  par  châtiment  les 
malversations  des  consuls  ;  que  l'on  châtie  toute  con- 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     137 

trebande  pour  la  Barbarie,  où  l'on  porte  des  muni- 
tions de  guerre,  parle  moyen  desquelles  les  corsaires 
désolent  les  chrestiens,  et,  plus  que  tous  autres,  les 
Français.  » 

Les  Marseillais  reprochent,  en  somme,  à  Richelieu, 
de  ne  pas  assez  surveiller  les  agents  royaux  en  France 
et  à  l'étranger,  notamment  les  consuls,  et  de  ne  pas 
assurer  une  législation  commerciale  suffisante.  Ils 
demandent,  contrairement  aux  Rouennais,  protection 
et  faveur  pour  les  étrangers,  et,  comme  eux,  répres- 
sion vigoureuse  de  la  piraterie. 

Ces  griefs  ne  visent  l'action  coloniale  que  dans  la 
mesure  où  le  commerce  y  est  engagé.  On  sait  que  cette 
mesure  est  toujours  grande.  Elle  l'était  dès  le  temps  de 
Richelieu,  bien  qu'on  ne  fût  qu'aux  débuts.  Aussi  nous 
faut-il  prendre  acte  du  mécontentement  exprimé  par 
les  commerçants.  Il  en  ressort,  quelles  que  soient  les 
exagérations  et  les  contradictions,  que  le  commerce 
ne  trouve  pas  son  compte  à  l'action  commencée.  Il  n'y 
résiste  pas;  il  ne  demande  pas  mieux  que  de  s'y  inté- 
resser et  d'appuyer  l'effort  que  l'on  tente;  il  entre  dans 
les  Compagnies  et  il  y  reste,  malgré  tous  les  déboires. 
Mais  quelque  chose  lui  semble  à  reprendre  ou  à  com- 
pléter dans  l'ensemble  des  actes,  à  lintention  desquels 
il  rend  justice  ;  car  ils  n'ont  pas  fait  naître  cette  pro- 
spérité que  l'on  annonçait.  Ce  quelque  chose  pourrait 
bien  être  :  d'un  côté,  un  plus  grand  souci  des  intérêts 
commerciaux  aux  colonies,  c'est-à-dire  la  subordina- 


138      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

tion  des  religieux  aux  commerçants;  de  l'autre,  une 
plus  grande  autonomie  jointe  à  une  plus  efficace  pro- 
tection, c'est-à-dire  la  restriction  des  monopoles  con- 
cédés aux  Compagnies  et  des  pouvoirs  donnés  aux 
agents  du  gouvernement. 

Il  paraît  bien,  en  effet,  que  ce  soient  là  les  critiques 
qu'appelle  la  politique  coloniale  de  Richelieu  (1).  Gol- 
bert  y  apportera  quelques  corrections,  sans  toutefois 
changer  le  système. 

(1)  A  propos  des  griefs  du  commerce,  Colbert  leur  appliquait  ce 
critérium  :  «  Lorsque  je  m'informe  de  tous  les  marchands  du  royaume, 
de  Testât  du  commerce,  ils  soutiennent  tous  qu'il  est  entièrement 
ruiné;  mais  quand  je  viens  à  considérer  que  le  Roy  a  diminué  d'un  tiers 
les  entrées  et  sorties  du  royaume,  et  que  les  fermiers  non  seulement 
ne  demandent  aucune  diminution ,  mais  mesme  demeurent  d'accord 
qu'ils  gagnent,  j'en  tire  une  preuve  démonstrative  et  qui  ne  peut  être 
contredite,  que  le  commerce  augmente  considérablement  en  France, 
nonobstant  tout  ce  que  les  commerçants  peuvent  dire  au  contraire.  » 
(Colbert  à  l'intendant  de  Sauzy,  Correspondance  administrative,  III , 
p.  504.)  —  Cette  preuve  démonstrative  n'aurait  pu  être  fournie  par 
Richelieu,  dont  l'administration  financière  ne  vaut  pas  celle  de  Colbert, 
et  qui  ne  diminua  aucun  impôt  de  douanes  ou  autres. 


DEUXIEME  PARTIE 

COLBERT  ET  LOUIS  XIV, 


CHAPITRE  PREMIER 

L'ACTION. 
La  question  coloniale  dans  les  conseils  du   gouvernement. 

Tout  semble  dit  sur  le  règne  de  Louis  XIV  et  sur  le 
ministère  de  Golbert.  Nous  nous  sommes  aperçu,  pour- 
tant, que  la  politique  coloniale  du  grand  roi  et  de  son 
ministre  réserve  quelques  découvertes  au  chercheur. 
La  part  personnelle  qui  revient  à  l'un  et  à  l'autre  dans 
la  direction;  la  part  d'originalité  qui  revient  à  Golbert 
dans  l'œuvre  déjà  engagée;  la  place  que  la  question 
coloniale  occupe  dans  la  politique  intérieure  et  exté- 
rieure :  voilà  autant  de  points  qui  sont  peu  élucidés, 
qui  méritent  de  l'être,  et  qui  doivent  l'être  dans  notre 
étude. 


140      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 


COLBERT    ET    LOUIS    XIV. 

Sur  l'action  personnelle  de  Louis  XIV,  une  thèse 
paradoxale  a  été  récemment  soutenue,  avec  un  certain 
luxe  de  documents  (1).  Elle  présente  Louis  XIV  comme 
un  novateur  en  matière  de  colonisation,  et  de  plus, 
comme  un  agioteur.  On  sait  que,  depuis  1880,  l'action 
coloniale  a  provoqué  bien  souvent  l'accusation  d'agio- 
tage :  il  a  sans  doute  paru  piquant  de  reporter  jusqu'au 
dix-septième  siècle  ces  procédés  de  discussion. 

Mais,  sans  nier  la  valeur  des  documents  fournis,  il 
n'est  pas  malaisé  de  démontrer  qu'on  les  a  enveloppés 
de  conjectures  et  de  contradictions. 

Attribuer  à  Louis  XIV  le  mérite  «  d'avoir  eu  de  lui- 
même  l'idée  d'organiser  un  commerce  suivi  entre  la 
France  et  les  Indes  orientales  a  est  une  simple  con- 
jecture. Elle  est  même  en  contradiction  avec  le  témoi- 
gnage de  Saint-Simon  sur  les  rapports  du  Roi  et  de  ses 
ministres  (2),  et  avec  celui  de  Golbert,  que  nous  allons 
voir.  C'est  pure  conjecture  encore  de  prétendre  que 

(1)  Pauliat  :  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  (Lévy,   1886). 

(2)  «  Ils  l'infatuèrent  à  l'envi  de  sa  grandeur  et  de  son  autorité,  pour 
l'exercer  eux-mêmes  et  n'en  laisser  à  personne  qu'à  eux.  »  (Parallèle 
entre  les  trois  Bourbons,  édition  Feugère.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     141 

«  le  livre  de  Charpentier  (1),  destiné  à  la  propagande, 
ait  été  inspiré  et  comme  dicté  par  le  Roi  lui-même  »  : 
Charpentier,  ainsi  qu'on  le  reconnaît,  appartenait  à  la 
domesticité  littéraire  de  Golbert.  Et  quant  à  ce  fameux 
discours  prononcé  par  le  Roi  dans  rassemblée  générale 
des  associés  de  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  dis- 
cours qu'on  déclare  si  insolite,  qu'on  assimile  par  la 
pensée  à  ces  exposés  fantaisistes  faits  à  leurs  action- 
naires par  des  financiers  véreux,  d'où  conjecture-t-on 
qu'il  a  été  médité,  comme  une  suprême  «  rouerie  »  , 
par  le  Roi  seul,  sans  la  collaboration  de  Colbert?  N'a- 
t-il  pas,  au  contraire,  été  précédé  d'un  Mémoire  de 
Colbert,  très  net  et  très  complet,  dont  le  discours 
n'est  que  l'écho  (2)? 

Non!  Dans  cette  affaire  comme  en  toute  autre,  l'ini- 
tiative, louable  ou  répréhensible,  appartient  au  minis- 
tre. Colbert  nous  met  lui-même  sous  les  yeux  la  méthode 
dont  il  usait  avec  un  maître  susceptible  et  infatué.  Le 
3  mars  1678,  il  adressait  à  Seignelay,  qui  accompagnait 
le  Roi  dans  sa  campagne  de  Flandre,  deux  lettres  :  l'une 
était  un  rapport  sur  l'état  présent  des  affaires  et  devait 
être  lue  au  Roi  ou  analysée  devant  lui  ;  l'autre  est  parti- 
culière et  confidentielle.  Dans  la  première,  Colbert 
s'exprime  ainsi  :  «  Des  nouvelles  viennent  d'arriver 
que  Gand  est  assiégé  et  que  le  Roi  y  vole.  Sanscompa- 

(1)  Charpentier  :  Discours  d'un  fidèle  sujet  du  Boy  touchant  Vesta- 
blissement  d'une  Compagnie  française  pour  le  commerce  des  Indes 
orientales  (avril  1664). 

(2)  Pauliat  :  op.  cit.,  p.  50,  65,  68,  181,  etc. 


142      LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE. 

raison,  nous  devons  tirer  exemple  de  la  gloire  et  des 
avantages  que  son  application  et  sa  prodigieuse  vertu 
lui  donnent,  pour  nous  exciter  à  limiter  de  loin.  » 
Dans  la  seconde,  il  dit  à  son  fils  :  «  Il  y  a  quelquefois 
dans  mes  lettres  et  mes  Mémoires  de  certains  endroits, 
comme  celui-ci,  desquels,  si  vous  tourniez  avec  adresse 
et  esprit  le  compte  des  affaires  que  vous  rendez  au 
Roi,  en  sorte  que  sans  affectation  et  naturellement  vous 
lui  en  puissiez  faire  lecture,  vous  feriez  bien  votre  cour 
auprès  de  Sa  Majesté  et  pour  vous  et  pour  moi.  »  A 
peu  près  à  la  même  date,  le  18  février  1678,  il  écrivait 
encore  confidentiellement  à  son  fils  :  «  Vous  ne  devez 
lire  au  Roy  la  lettre  de  Blenac  (alors  gouverneur  du 
Canada)  que  par  extrait,  et  bien  examiner  les  termes 
des  autres,  avant  que  de  les  lire  (1).  »  Ne  voilà-t-il  pas 
la  confirmation  du  témoignage  de  Saint-Simon?  Ne 
trouve-t-on  pas  ici  la  mesure  de  l'initiative  que  paraît 
garder  Louis  XIV  dans  les  affaires  de  la  Compagnie  des 
Indes  orientales? 

Au  reste,  si  Louis  XIV  avait  fait  sienne  cette  affaire, 
du  vivant  de  Colbert,  s'il  y  avait  déployé  cette  habileté 
d'homme  d'affaires  qu'on  dénonce,  il  aurait,  après  la 
mort  de  Colbert,  employé  les  mêmes  ressources  d'es- 
prit à  maintenir  ou  à  sauver  son  œuvre.  Or,  que  voit- 
on  après  1683?  Une  série  d'actes  contradictoires  et 
malhabiles  qui  ne  vont  à  rien  moins  qu'à  ruiner  la 

(1)  P.  Clément  :  Introduction  au  t.  III  bis  de  la  Correspondance  de 
Colbert  (p.  xm).  —  Colbert  à  Seignelay  (III  bis,  p.  198). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     143 

compagnie,  et  contre  lesquels  la  compagnie  proteste. 
Citons  seulement  les  arrêts  sur  les  soies  d'Orient, 
toiles  et  ouvrages  de  coton,  étoffes  de  Chine  et  des 
Indes  à  fleurs  d'or  et  d'argent.  L'importation  de  ces 
produits  commence  en  1686.  On  les  adopta  avec 
fureur  en  France  (1),  et  la  compagnie  avait  en  eux  une 
source  de  fortune.  Ils  avaient  même  fait  naître  une 
nouvelle  industrie,  celle  de  l'impression  en  couleur 
des  toiles  importées  blanches,  dont  les  profits  s'ajou- 
taient à  ceux  de  la  vente.  Il  était  donc  élémentaire, 
pour  qui  voulait  du  bien  à  la  compagnie  et  au  com- 
merce d'Orient,  de  favoriser  cette  importation.  Col- 
bert  n'y  eût  pas  manqué.  Mais  que  fait  Louis  XIV,  privé 
de  Colbert?  Par  des  arrêts  aussi  nombreux  que  contra- 
dictoires, tantôt  il  prohibe  et  tantôt  autorise  ces  tis- 
sus. L'énumération  en  est  curieuse  :  le  30  août  1686, 
arrêt  qui  surtaxe  ces  produits;  le  26  octobre,  arrêt  qui 
interdit  les  fabriques  pour  l'impression  des  toiles 
blanches,  et  prohibe,  après  la  fin  de  décembre,  la  vente 
des  étoffes  brochées  d'or  et  d'argent;  le  27  jan- 
vier 1687,  arrêt  qui  annule  les  deux  précédents,  et 
qui  permet  à  la  compagnie  ce  commerce  et  cette  indus- 
trie jusqu'en  1688  et  jusqu'à  concurrence  de  150,000  li- 
vres d'importation;  le  17  mai  1688,  nouvel  arrêt 
prohibitif,  et  le    17  août,  nouvelle  autorisation  avec 


(1)  Abbé  Baudiukd  :  Dictionnaire  universel  de  géographie  (édition 
française  de  1706),  art.  :  Indes.  —  Du  Fresne  de  Francheville  :  His- 
toire de  la  Compagnie  des  Indes,  p.  75  et  suiv. 


V 


144      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

l'obligation  de  la  «  marque  »  ;  le  1er  février  1689,  inter- 
diction formelle  et  qui  semble  définitive  ;  mais  en  1695, 
1700,  1706,  etc.,  levée  complète  de  cette  interdiction. 
Bref,  l'arrêt  du  13  juillet  1700,  qui  énumère  tous  les 
édits  antérieurement -rendus  sur  la  matière  depuis  le 
30  avril  1686,  n'en  compte  pas  moins  de  seize,  soit 
plus  d'un  par  an,  et  qui  tous  se  contredisent  à  qui 
mieux  mieux.  Si  c'est  là  de  la  sollicitude,  la  compagnie 
s'en  fût  passée  volontiers  (1). 

Cette  discussion,  toutefois,  nous  fournit  une  con- 
clusion utile.  Si  l'on  a  pu  prendre  le  change  sur  la 
participation  de  Louis  XIV  aux  entreprises  coloniales 
de  son  règne,  et  lui  attribuer  le  premier  rôle  dans  l'une 
d'elles,  c'est  que  cette  participation  a  été  grande  en 
réalité.  Il  est  certain  que  le  Roi  a  approuvé  et  appuyé 
la  politique  de  son  ministre,  au  point  de  paraître  la  faire 
sienne.  Nous  pouvons  donc  le  mettre  en  tête  des  parti- 
sans de  l'expansion  coloniale  à  l'époque  de  Colbert. 


II 


RICHELIEU    ET    COLBERT. 


A  Colbert  seul  revient  la  gloire  d'avoir  fait  de  la 
France,  pour  un  moment,  la  plus  grande  puissance 
coloniale  des  temps  modernes. 

(1)  Du  Fresne  de  Fraxcueville  :  op.  cit.  (P.  J.). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     145 

Pour  bien  juger  de  son  mérite,  il  faut  séparer  nette- 
ment ce  qu'il  a  dû  au  passé  de  ce  qu'il  a  innové,  ses 
imitations  de  ses  inspirations  personnelles.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'on  l'ait  jamais  fait  avec  quelque  dé- 
tail (1). 

Golbert  se  montre  d'abord  le  docile  élève  de  Riche- 
lieu. Il  lui  emprunte  le  procédé  des  Compagnies  avec 
privilèges  et  monopoles,  et  en  même  temps  les  raisons 
qui  semblaient  le  légitimer.  «  Sa  Majesté,  dit-il  (2), 
sait  qu'une  Compagnie  composée  d'un  nombre  d'inté- 
ressés puissants ,  travaillant  au  bien  commun  et  à 
l'établissement  général  desdites  îles,  peut  bien  plus 
avantageusement  faire  ledit  commerce  que  des  parti- 
culiers, lesquels  ne  s'appliquent  qu'à  faire  valoir  ce 
qui  leur  appartient.  »  Aussi  la  liste  est-elle  longue  des 
Compagnies  créées  sous  son  administration  et  sous 
celle  de  ses  successeurs  (3)  : 

Mai  1664.  —  Compagnie  des  Indes  occidentales. 

Août  1664.  —  Compagnie  des  Indes  orientales. 

1669.  —  Compagnie  du  Nord. 

1670.  —  Compagnie  du  Levant. 

(1)  M.  Pigeonneau  a  publié,  dans  les  Annales  de  l'école  libre  des 
sciences  politiques  (octobre  1886),  une  importante  étude  sur  l'action 
coloniale  de  Golbert,  dont  nous  nous  sommes  inspiré. 

(2)  Arrêt  ordonnant  aux  intéressés  de  la  Compagnie  des  Iles  ou  ayants 
droit  de  rapporter  leurs  lettres  de  concession,  pour  les  voir  annuler, 
1664. 

(3)  Anciennes  lois  françaises,  t.  XVIII.  —  Mémoire  des  commis- 
saires du  Roi  pour  les  limites  de  l'Acadie,  t.  II  (P.  J.).  —  Du  Freske 

DE  FRAÎiCHEVILLE,  P.  J. 

10 


146      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Novembre  1673.  —  Compagnie  du  Sénégal. 

1679.  —  Deuxième  Compagnie  du  Sénégal. 

1683.  —  Compagnie  de  l'Acadie. 

Janvier  1685.  —  Compagnie  de  Guinée. 

Mars  1696.  —  Troisième  Compagnie  du  Sénégal  et 
Cap  Vert. 

1697.  —  Compagnie  de  la  Chine. 

Septembre  1698.  —  Compagnie  de  Saint-Do- 
mingue. 

Août  1702.  —  Compagnie  de  l'Asiento. 

Mai  1706.  —  Compagnie  pour  la  vente  des  castors. 

Novembre  1712.  —  Deuxième  Compagnie  de  la 
Chine. 

Mars  1715.  —  Troisième  Compagnie  de  la  Chine. 

C'est  encore  d'après  Richelieu  que  furent  formulés, 
dans  les  contrats  de  1664  et  autres,  les  privilèges  et 
monopoles  des  Compagnies,  les  réserves  du  Roi  ou  du 
commerce  métropolitain.  Les  contrats  de  la  Compa- 
gnie des  Cent  et  de  la  Compagnie  des  Indes  occiden- 
tales semblent  rédigés  de  a  même  main.  En  voici 
l'analyse  comparative  : 

Les  terres  et  îles  conquises  ou  à  conquérir  sont 
données  à  la  Compagnie  «  en  toute  propriété,  sei- 
gneurie et  justice  » ,  à  la  réserve  de  la  foi  et  l'hom- 
mage au  Roi,  avec  le  don  d'une  couronne  d'or  à  chaque 
nouvel  avènement.  (Article  4  de  la  Compagnie  des 
Cent;  20  et  21  de  la  Compagnie  des  Indes.) 

La  Compagnie  pourra  vendre  et  inféoder  les  terres 


L'A  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     147 

à  tels  cens,  rentes  et  droits  seigneuriaux  quelle  voudra 
et  à  telles  personnes  qu'elle  trouvera  à  propos,  sauf  à 
prendre  des  lettres  de  confirmation  du  Roi  en  cas 
d'érection  de  duchés,  marquisats,  comtés  etbaronnies. 
(Article  5,  Compagnie  des  Cent;  24,  Compagnie  des 
Indes.) 

Elle  aura  le  commerce  exclusif  à  perpétuité  de  tous 
cuirs,  peaux  et  pelleteries  de  la  Nouvelle-France,  à  la 
réserve  de  la  pêche  de  la  morue  et  de  la  baleine,  qui  I 
reste  libre  à  tous  les  sujets.  (Article  7,  Compagnie  des 
Cent;  15,  Compagnie  des  Indes.) 

Elle  jouira  de  l'exemption  de  tous  droits  d'entrée 
sur  les  denrées  des  colonies  importées  et  de  tous  droits 
de  sortie  sur  les  armes  et  munitions  de  guerre,  vivres 
et  avitaillements  de  vaisseaux  et  équipages.  (Articles 
14  et  15,  Compagnie  des  Cent;  19,  Compagnie  des 
Indes.) 

Toute  personne,  quelle  que  soit  sa  condition,  ecclé- 
siastique, noble,  officier,  pourra  entrer  dans  la  Compa- 
gnie, sans  déroger.  (Article  16,  Compagnie  des  Cent  ; 
2,  Compagnie  des  Indes.) 

Les  artisans  ayant  excercé  durant  six  ans  leur 
métier  aux  colonies  «  seront  réputés  maîtres  à  leur 
retour  en  France,  et  pourront  tenir  boutique  ouverte 
en  toute  ville  du  royaume  »  .  (Article  13,  Compagnie  des 
Cent;  35,  Compagnie  des  Indes.) 

Les  descendants  de  Français  qui  s'habitueront  audit 
pays,  ensemble  les  sauvages  qui  seront  amenés  à  la 

10. 


148      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

connaissance  de  la  foi  et  en  feront  profession  seront 
censés  et  réputés  naturels  français  et  auront  les  mêmes 
droits  que  les  regnicoles.  (Article  17,  Compagnie  des 
Cent;  35,  Compagnie  des  Indes.) 

Obligation  à  la  Compagnie  d'entretenir  des  ecclé- 
siastiques pour  la  conversion  des  sauvages.  (Article 
3,  Compagnie  des  Cent;  1,  Compagnie  des  Indes.) 

D'avoir  son  siège  social  à  Paris.  (Article  12,  Compa- 
gnie des  Cent;  13,  Compagnie  des  Indes.) 

Les  directeurs  seront  élus  par  l'assemblée  des  action- 
naires, de  façon  que  «  le  tiers  soit  des  marchands  »  . 
(Article  5,  Compagnie  des  Cent;  8,  Compagnie  des 
Indes.) 

Pouvoirs  des  directeurs.  (Article  6-16,  Compagnie 
des  Cent;  13,  14,  27,  Compagnie  des  Indes.) 

Assemblées  annuelles.  (Articles  20  et  2 1 ,  Compagnie 
des  Cent;  9  et  10,  Compagnie  des  Indes.) 

Le  régime  ainsi  constitué  peut  se  résumer  en  ces 
quelques  points  :  propriété  féodale;  commerce  exclu- 
sif; faveurs  et  exemptions  tant  à  la  Compagnie  qu'aux 
colons  nobles  ou  roturiers  ;  surveillance  de  l'État  sur  la 
Compagnie;  obligation  de  propager  la  foi;  loi  fran- 
çaise appliquée  aux  habitants  de  la  colonie,  tant  indi- 
gènes convertis  que  colons. 

Remarquons  cette  dernière  disposition.  Elle  se 
retrouve  dans  l'édit  d'établissement  de  la  Compagnie 
des  Indes  orientales  (article  38).  Elle  marque  et  con- 
tinue cette  tradition  toute  française  d'humanité,  que 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     149 

nous  avons  signalée  au  début,  dans  les  auteurs  du 
seizième  siècle,  et,  au  temps  de  Richelieu,  dans  les 
contrats  signés  avec  les  diverses  Compagnies.  On  la 
chercherait  en  vain  dans  les  lettres  patentes  ou  con- 
trats qui  constituent  les  Compagnies  anglaises,  par 
exemple.  Cette  législation  n'appartient  qu'à  nous  :  ne 
nous  lassons  pas  de  nous  en  faire  honneur. 

Golbert  a  donc,  tout  d'abord,  exactement  suivi  les 
procédés  de  son  devancier.  Mais  il  ne  tarda  pas  à  les 
réformer,  voire  même  à  les  abandonner,  après  expé- 
rience faite.  La  méthode  d'exploitation  par  compagnie, 
bonne  peut-être  pour  fonder  une  colonie,  insuffisante 
pour  la  rendre  prospère,  lui  parut  condamnée  par 
l'insuccès  de  la  Compagnie  de  1 66 4.  Il  y  substitua  d'em- 
blée, et  sans  hésitation,  le  gouvernement  direct  (1674). 
Il  donna  ainsi  la  préférence  au  système  espagnol  ,  si 
infécond  aux  mains  de  l'Espagne,  sur  le  système  anglais 
et  hollandais,  alors  en  plein  épanouissement.  Cette 
résolution  n'était  pas  sans  hardiesse. 

Sous  le  régime  du  gouvernement  direct,  les  colonies 
du  Canada  et  des  îles  ressemblèrent  à  des  provinces  du 
royaume.  Ce  furent  mêmes  représentants  du  pouvoir  : 
gouverneurs  ou  lieutenants  généraux,  chargés  de  l'ac- 
tion militaire  et  de  la  représentation  ;  intendants,  diri- 
geant, sous  le  contrôle  apparent  du  gouverneur,  toute 
l'administration  civile  et  financière.  Ce  furent  mêmes 
lois,  la  coutume  de  Paris  étant  purement  et  simple- 
ment transportée  au  delà  de  l'Atlantique.  Ce  fut  aussi 


150      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

la  même  centralisation  :  le  ministre  fait  toutes  les 
nominations  des  agents  principaux,  casse  et  réforme, 
ordonne  ou  inspire  toutes  les  décisions.  Dans  l'ordre 
judiciaire,  les  conseils  souverains  de  Québec  et  de  la 
Martinique  jugent  en  premier  ressort  et  en  appel 
comme  les  Parlements  de  France,  et  le  Roi  en  nomme 
les  membres.  Gomme  en  France,  ils  enregistrent  les 
édits  royaux  et  arrêts  des  gouverneurs,  sans  droit  de 
remontrance  préalable.  Tout  au  plus  sont-ils  consultés, 
pour  la  forme,  dans  les  initiatives  que  prend  le  gou- 
verneur. Il  n'y  a,  d'ailleurs,  ni  assemblées  de  paroisses 
ni  assemblées  de  provinces  :  la  liberté,  n'étant  pas  un 
produit  de  la  métropole,  n'a  pu  être  importée  aux 
colonies.  Bref,  l'assimilation  est  telle  que  de  Tocque- 
ville  a  pu  dire  :  «  Quand  je  veux  juger  l'esprit  de 
l'administration  de  Louis  XIV  et  ses  vices,  c'est  au 
Canada  que  je  dois  aller.  On  aperçoit  alors  les  diffor- 
mités de  l'objet  comme  dans  un  microscope  (1).  » 

Mais  le  génie  de  Golbert,  tout  d'observation  et  de 
sens  pratique,  devait  le  prémunir  contre  les  exagéra- 
tions et  les  vues  systématiques.  Un  autre  eût  pu,  en 
présence  des  résultats,  proscrire  partout  l'intermédiaire 
des  Compagnies,  trouvé  mauvais  en  un  point.  Il  s'en 
garda  bien.  Il  savait  que  rien  n'est  absolu  en  politique, 
surtout  en  politique  coloniale.  Il  comprit  les  différences 
profondes  qui    séparent,   quant  à  l'exploitation,  les 

(1)  L'ancien  régime  et  la  Révolution.  —  Notes  (n°  24). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     151 

colonies  de  peuplement  et  les  colonies  de  commerce.  Les 
premières  ont  besoin  dune  administration  vigilante, 
et  il  voulut  les  avoir  directement  sous  sa  main;  les 
autres  exigent  avant  tout  des  capitaux,  et  il  laissa 
aux  commerçants  réunis  en  Compagnies  le  soin  de  les 
constituer. 

C'est  même  en  cela  que  consiste  son  originalité  :  il 
a  complété  la  conception  coloniale  de  Richelieu.  Celui- 
ci,  nous  lavons  vu,  avait  mis  au  premier  plan  la  con- 
quête et  le  peuplement  de  terres  nouvelles  ;  le  profit 
commercial  devait  en  être  la  résultante.  Premier  mi- 
nistre, il  visait  surtout  l'honneur  du  royaume  et  son 
influence  en  Europe.  Colbert,  ministre  des  finances, 
chargé  d'accroître  la  richesse  du  pays ,  fait  de  la 
colonisation  un  effort  économique.  Il  met  au  premier 
plan  l'intérêt  commercial  qui  restait  au  second  dans 
la  pensée  de  Richelieu. 

En  conséquence,  dans  les  colonies  de  peuplement, 
il  veut  une  production  agricole  intensive,  en  vue  d'une 
abondante  exportation;  ailleurs,  il  prodigue  les  faveurs 
pour  susciter  les  capitaux,  activer  les  échanges,  assurer 
les  profits.  Richelieu  n'avait  pas  créé  une  seule  Gompa-, 
gnie  purement  de  commerce  :  Colbert  ne  crée  ou  ne 
laisse  subsister  que  celles-là. 

Rappelons  ses  principaux  actes  et  mémoires,  en 
commençant  par  les  colonies  d'immigration. 

Voici  d'abord  l'idée  générale  de  son  administration^ 
le  programme  de  son  œuvre  entière.  Elle  est  exprimée 


152      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

dans  un  Mémoire  adressé  à  Mazarin,  dès  1653.  «  Il 
faut,  dit  en  substance  Golbert,  rétablir  ou  créer  toutes 
les  industries,  même  de  luxe;  établir  le  système  pro- 
tecteur dans  les  douanes  ;  organiser  les  producteurs  et 
commerçants  en  corporations ,  alléger  les  entraves 
fiscales  nuisant  à  la  circulation  ;  restituer  à  la  France  le 
transport  maritime  de  ses  produits;  développer  les 
colonies  et  les  attacher  commercialement  à  la  France 
seule  ;  supprimer  tous  les  intermédiaires  entre  la  France 
!  et  l'Inde;  développer  la  marine  militaire  pour  protéger 
la  marine  marchande  (1).  »  On  retrouve  le  même  plan 
avec  ses  premières  applications  dans  le  préambule 
d'un  édit  de  septembre  1664,  où  se  reconnaît  la  main 
de  Golbert  (2). 

Que  l'on  consulte  maintenant  les  préambules  des 
contrats  et  les  contrats  eux-mêmes  passés  avec  la  ou 
les  Compagnies  d'Amérique  et  les  instructions  données 
aux  agents  employés  au  Canada  ou  dans  les  Iles  :  par- 
tout apparaît  la  préoccupation  commerciale.  Il  y  est 
surtout  question  des  genres  de  culture,  des  produits 
d'exportation,  des  ports  d'attache,  de  tout  ce  qui,  enfin, 
peut  contribuer  à  la  mise  en  valeur  commerciale  de  ces 
colonies  agricoles  (3).  On  a  même  reproché,  non  sans  rai- 


(1)  Glizot  :  Histoire  de  la  République  d' Angleterre,  I,  p.  451- 
457. 

(2)  Correspondance  administrative,  III,  p.  27  et  suiv. 

(3)  V.  surtout  :  Instructions  à  Gaudais,  chargé  d'une  enquête  com- 
merciale au  Canada  (1er  mai  1669)  ;  Lettres  à  de  Baas,  lieutenant  géné- 
ral aux  Antilles  (1er  juin  1669,  9  avril  1670,  3  juillet  1670);  Instruc- 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     153 

son,  à  Colbert,  d'avoir  poussé  cette  exploitation  jusqu'à 
l'oppression  des  colons,  jusqu'à  la  ruine  des  colonies. 
C'est  par  suite  de  la  même  préoccupation  que  Col- 
bert songea  à  réglementer  définitivement  l'esclavage 
et  la  traite.  Il  y  voit,  en  effet,  un  double  profit  :  assurer 
des  ouvriers  agricoles  là  où  l'Européen  ne  peut  tra- 
vailler, attirer  en  France  l'important  mouvement  d'af- 
faires créé  par  la  traite  sur  les  côtes  d'Afrique.  D'une 
part,  les  résultats  médiocres  obtenus  malgré  beaucoup 
de  sollicitude  (1),  et,  de  l'autre,  les  troubles  causés  aux 
Iles  par  une  législation  défectueuse  sur  les  noirs, 
déterminèrent  le  ministre,  instruit  par  les  intendants 
Patoulet  et  Begon,  à  rédiger  «  un  édit  servant  de 
règlement  pour  le  gouvernement  et  l'administration 
de  la  justice  et  police  des  îles  françaises  dans  l'Améri- 
que et  du  commerce  des  noirs  dans  lesdites  colonies  »  . 
C'est  le  fameux  Gode  noir,  qui  ne  fut  promulgué  qu'en 
1685  (2).  Ce  Code,  en  réglant  l'état  civil  de  l'esclave, 
ses  droits  vis-à-vis  du  maître,  les  droits  et  devoirs  du 


tions  à  Talon,  intendant  du  Canada  (11  février  1671)  ;  à  Patoulet, 
envoyé  à  Pantagoe't  (30  mars  1671).  —  Correspondance  de  Colbert, 
III  bis. 

(1)  Monopole  du  commerce  de  la  côte  d'Afriojue  à  la  Compagnie  des 
Indes  occidentales,  1664;  cession  de  ce  monopole  aux  armateurs  de 
Saint-Malo  ;  exemption  de  tout  droit  pour  les  marchandises  exportées  de 
France  pour  la  Guinée  ;  prime  de  10  livres  par  tète  de  noir  importé  aux 
Antilles;  soin  de  la  traite,  avec  prime  de  13  livres  concédé,  en  1675 
à  Oudiette,  fermier  d'Occident,  sous  la  condition  d'importer  deux 
mille  nègres  par  an;  monopole  donné  à  une  Compagnie  d'Afrique  en 
1679,  puis  à  une  autre  en  1681. 

(2)  Anciennes  lois  françaises,  t.  XIX,  p.  494. 


154      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

maître  envers  lui,  les  rapports  de  propriété  de  l'un  à 
l'autre,  les  questions  de  travail  et  de  pécule,  le  tout 
avec  une  douceur  relative  dont  la  législation  étrangère 
est  fort  éloignée,  visait  exclusivement  à  la  conservation 
de  cette  marchandise  très  chère  à  la  fois  et  indispen- 
sable, de  cette  espèce  de  bétail  humain  qui  s'appelait 
l'esclave.  Il  ne  faudrait  pas  chercher  dans  la  pensée 
de  Golbert  la  moindre  trace  d'humanité  ou  ce  philoso- 
phisme qui  va  se  saisir  de  la  question  après  lui;  il  en 
est  à  cent  lieues.  Pour  lui,  il  n'y  a  en  tout  cela  qu'un 
intérêt  commercial.  Gomme  jadis  le  vieux  Caton,  il  est 
doux  et  humain  envers  les  esclaves  par  spéculation. 
C'est  encore  par  spéculation  ou  par  esprit  de  bonne 
administration  que  Golbert,  ministre  du  Roi  Très  Chré- 
tien, vivant  dans  une  société  dévote,  et  ayant  reçu  de 
la  génération  précédente  le  respect  des  choses  et  des 
hommes  de  religion,  subordonne  hardiment,  dans  les 
colonies,  le  spirituel  au  temporel,  le  missionnaire  à 
l'intendant.  Il  donne,  par  exemple,  ces  instructions  à 
l'intendant  Talon,  le  27  mars  1665  (1)  :  «  A  l'égard 
du  spirituel,  les  avis  de  ce  pays  portent  que  Tévéque 
de  Pétrée  et  les  Jésuites  y  établissent  trop  fortement 
leur  autorité,  par  la  crainte  des  excommunications  et 
par  une  trop  grande  sévérité  de  vie  qu'ils  veulent 
maintenir.  Faire  en  sorte  qu'ils  adoucissent  un  peu 
leur  sévérité  ;   les  considérer  comme  des  gens  d'une 

(1)  Correspondance  de  Colbert,  III  bis.  —  V.  aussi  les  Instructions 
à  de  Courcelles,  du  1er  mai  1669;  à  M.  de  Frontenac,  du  7  avril  1672. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     155 

piété  exemplaire,   et  que  jamais  ils  ne  s'aperçoivent 
qu'on  blâme  leur  conduite,  car  l'intendant  deviendrait 

dans  ce  cas   presque  inutile  au  service  du  Roi ; 

empêcher,  autant  qu'il  se  pourra,  la  trop  grande  quan- 
tité de  prêtres,  religieux  et  religieuses;  il  suffit  qu'il  y 
en  ait  le  nombre  nécessaire  pour  le  besoin  des  âmes  et 
l'administration  des  sacrements.  »  Il  donne  à  un  autre 
agent,  M.  de  Frontenac,  gouverneur  du  Canada,  des 
ordres  de  même  nature,  qui  provoquent  l'instructive 
réponse  que  voici  :  «  Les  Jésuites  en  useront  à  l'égard 
de  leur  mission,  sur  laquelle  je  leur  ai  parlé,  de  la  sorte 
que  vous  me  l'ordonnez,  mais  inutilement,  m'ayant 
déclaré  tout  net  qu'ils  n'étaient  icy  que  pour  chercher 
à  instruire  les  sauvages,  ou  plutôt  2.  20.  20.  12.  39. 
18.  08.  17.  239  (1),  et  non  pour  estre  curez  des  Fran- 
çais (2).  »  Ce  que  voulait  Golbert,  c'était  faire  lever  le 
«  cas  de  conscience  »  à  propos  de  la  consommation  des 
liqueurs  fortes,  qui  portait  un  réel  préjudice  au  com- 
merce métropolitain  des  spiritueux;  c'était  propager 
parmi  les  naturels  l'enseignement  du  français,  pour 
rapprocher  plus  vite  les  deux  populations  et  mettre  en 
valeur  une  plus  grande  étendue  de  terre.  Frontenac 
nous  apprend  qu'il  avait  affaire  à  forte  et  dangereuse 
partie.  En  revanche,  les  Juifs  établis  aux  Iles  se  mon- 

(1)  «  Attirer  les  castors.  »  —  L'emploi  d'un  chiffre,  dans  une  lettre 
semblable,  est  significatif.  Il  montre  combien  on  redoutait  les  Jésuites, 
même  dans  la  haute  administration. 

(2)  Marcry  :  Mémoires  et  documents  pour  servir  a  V histoire  des  payr 
d'outre-mer  (1879),  I,  250. 


I 


156      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

traient  aussi  bons  commerçants  et  aussi  souples  sujets 
que  les  Jésuites  l'étaient  peu  au  Canada  :  Colbert 
obtient  qu'il  soit  fait,  en  leur  faveur,  une  exception  à 
la  règle  interdisant,  aux  colonies  françaises,  toute  autre 
religion  que  la  catholique  (1). 

Mais  il  ne  faut  pas  croire  que  cette  préoccupation 
de  l'intérêt  commercial,  si  bien  accusée,  si  persistante, 
fût  jamais  exclusive  :  Colbert,  obstiné  dans  l'effort,  a 
de  la  souplesse  et  de  la  variété  dans  l'esprit.  Ayant  à 
faire,  par  intermédiaire  ou  directement,  de  la  coloni- 
sation dans  des  colonies  de  peuplement,  il  s'emploie 
avec  ardeur  à  recruter  des  colons.  Il  prie  les  évêques 
de  faire  prêcher  l'émigration  par  les  curés,  soit  au 
prône,  soit  dans  la  sacristie  après  les  mariages;  il 
recrute  lui-même,  jusque  dans  les  bagnes,  des  ouvriers 
colons,  engagés  pour  un  temps  déterminé;  il  ordonne 
à  ses  agents  de  traiter  «  en  bons  pères  de  famille  » 
toute  la  population  de  la  colonie,  et  de  prendre  pour 
devise  :  liberté,  loyauté  et  petits  bénéfices;  il  assure 
les  conseils  souverains  de  la  sollicitude  royale,  et  il 
porte  cette  sollicitude  jusqu'au  règlement  méticuleux 
de  l'état  civil,  du  groupement  de  la  population,  de 
l'habitation,  de  la  culture,  etc. 

Tant  de  soins  donnés  aux  colonies  de  peuplement 
suffisaient-ils  à  l'activité  de  Colbert?  Non;  car  c'est 
particulièrement  des  colonies  et  des  Compagnies  de 

(1)  Louis  XIV  à  de  Baas,  23  mai  1671  [Correspondance  adminis- 
trative, III  bis.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     157 

commerce  qu'il  s'est  occupé.  Elles  sont  réellement  son 
œuvre  de  prédilection. 

Il  n'est  pas  de  notre  sujet  de  rappeler  son  adminis- 
tration commerciale  :  elle  ne  nous  intéresse  que  dans 
ses  rapports  avec  les  colonies.  Le  programme  cité  plus 
haut  (1)  nous  fait  connaître  l'esprit  et  la  méthode. 
Ajoutons  seulement  ici  que  Golbert  a  donné  au  com- 
merce, tant  intérieur  qu'extérieur,  la  satisfaction  qu'il 
sollicitait  de  Richelieu,  à  savoir  :  une  législation  si 
complète  et  si  bien  faite,  qu'elle  a  passé  en  tout  ou 
partie  dans  la  coutume  anglaise  et  dans  notre  code 
actuel.  L'ordonnance  du  commerce  (1673)  règle  uni- 
formément toutes  les  transactions  commerciales  :  tenue 
de  livres,  mode  de  payement,  lettres  et  billets  de 
change,  contrainte  par  corps,  sociétés  de  commerce, 
faillites,  banqueroutes,  juridiction  des  tribunaux  de 
commerce,  corporations  d'arts  et  métiers  (2).  L'ordon- 
nance sur  la  marine  ou  Code  de  l'amirauté  (1681)  met 
de  l'ordre  et  de  la  justice  dans  une  matière  qui  était 
encore  soumise  aux  «  Jugements  d'Oléron  » ,  datant  du 
treizième  siècle,  ou  à  l'arbitraire  d'un  grand  officier 
tout-puissant,  l'amiral.  Les  sièges  de  l'amirauté  avec 
leur  juridiction  et  leur  procédure,  les  charges  consu- 
laires avec  leurs  devoirs  et  leurs  droits,  la  police  des 
côtes,  ports  et  havres,  les  contrats  maritimes,  le  fret, 
les  assurances,  les  droits  de  pêche,  etc.,  etc.,  furent 

(1)  V.  page  152. 

(2)  Anciennes  lois  françaises,  t.  XIX,  91. 


158       LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

réglés  avec  un  soin  méticuleux,  une  sagesse  prévoyante 
et  une  sûreté  de  jugement  dont  le  commerce  ne  tarda 
pas  à  ressentir  les  effets  (1). 

Mais  Colbert  savait  qu'il  fallait  créer  en  France 
l'esprit  commercial,  —  nous  ne  disons  pas  l'esprit 
d'aventure,  qui  s'était  brillamment  manifesté  depuis 
deux  siècles,  —  et  c'est  à  ce  but  que  tendirent  tous  ses 
efforts.  Il  se  plaint,  à  tout  moment,  que  les  capitaux 
soient  immobilisés  en  France  dans  l'achat  des  offices, 
de  magistrature  ou  autres,  dont  les  prix  sont  devenus 
exorbitants  (2).  Il  eût  voulu,  pour  le  bien  de  l'État, 
qu'ils  fussent  employés  à  quelque  entreprise  commer- 
ciale. C'est  là  tout  le  secret  des  efforts  de  propagande, 
voire  même  des  violences,  qui  ont  présidé  à  la  forma- 
tion de  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  et  que  l'on 
a  présentés  sous  un  si  vilain  jour  (3) .  Colbert  est  allé 
jusqu'au  bout  de  la  pensée  de  Razilly,  qui  voulait  une 
souscription  obligatoire  de  tous  les  ordres  de  la  société 
et  de  toutes  les  villes.  Il  a  fait  un  appel  général  à 
l'épargne;  il  a  voulu  engager,  de  gré  ou  de  force,  gen- 
tilshommes et  bourgeois,  magistrats  et  ecclésiastiques, 
particuliers  et  villes,  dans  la  grande  opération  com- 
merciale d'Orient. 

(1)  Anciennes  lois  françaises,  t.  XIX,  382  et  suiv. 

(2)  Forbonnais  estime  à  800  millions  le  capital  ainsi  immobilisé.  —  Cf. 
Mémoire  de  Colbert,  15  mai  1665;  Edit  de  décembre  1665,  préambule 

(3)  M.  Pauliat  :  op.  cit.  — Yves  Guyot  :  Notice  sur  Colbert  (1886j. 
Qui  ne  conviendra  que  l'intention,  au  moins,  ne  fût  louable  et  patrio- 
tique, et  que  pareille  tentative  d'un  ministre  serait  bien  nécessaire  de 
nos  jours? 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     159 

La  Compagnie  créée  eut  charge  de  coloniser  Mada- 
gascar et  d'accaparer  le  commerce  de  l'Orient.  Cette 
colonisation  de  Madagascar,  bien  qu'on  en  ait  dit  (1), 
n'est  que  secondaire  dans  le  plan  général  d'action. 
Elle  devait  assurer  un  entrepôt  et  une  station  ;  mais 
l'action  principale  devait  se  porter  aux  Indes.  Les 
principaux  agents  de  la  Compagnie,  les  directeurs 
envoyés  en  mission,  opèrent  aux  Indes,  à  Siam  et 
jusqu'en  Chine  :  à  Madagascar  reste  le  représentant  du 
Roi  et  de  la  Compagnie,  dont  le  rôle  presque  unique 
est  de  servir  d'intermédiaire  entre  le  ministre  et  les 
«  facteurs  a  de  Flnde.  La  Compagnie  est  exclusive- 
ment une  Compagnie  commerciale. 

Aussi  Colbert  lui  appliqua-t-il  le  régime  qu'il  a  lui- 
même  formulé,  et  lui  prodigua-t-il  des  faveurs  en 
rapport  avec  le  grand  résultat  qu'il  en  attendait.  Ce 
régime  est  caractérisé  par  l'article  34  du  contrat  et 
expliqué  dans  de  nombreux  arrêts  du  conseil  inter- 
venus à  différentes  dates.  Il  peut  se  résumer  ainsi  : 
exemption  de  tous  droits  d'entrée  pour  les  denrées 
coloniales  importées  en  vue  du  commerce  et  entre- 
posées ;  exemption  de  partie  de  ces  droits  pour  les 
mêmes  denrées  destinées  à  la  consommation  ;  maintien 
des  droits  de  sortie  pour  tous  produits  non  destinés 
aux  navires  eux-mêmes.  Quant  aux  faveurs,  on  les 
connaît  :  subventions  qui  sont  parfois  une  vraie  recon- 

(1)  M.  Pauliat. 


160       LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

stitution  du  capital,  primes  à  l'importation  ou  à  l'ex- 
portation de  certaines  marchandises,  dons  ou  prêts  de 
navires,  privilèges,  monopole,  etc. 

Les  instructions  données  aux  agents  sont  tout  aussi 
nombreuses,  tout  aussi  catégoriques  que  pour  les 
colonies  de  peuplement;  la  sollicitude  du  ministre  est 
plus  instante  encore  pour  cette  œuvre  que  pour  l'autre. 
Citons  seulement,  pour  exemple,  cette  instruction  à 
M.  de  la  Haye  (1673)  (1)  :  elle  montre  nettement  les 
vues  de  Golbert.  «  Vous  ne  devez  point,  dit-il,  avoir 
d'autre  vue  en  ce  pays-là  que  le  commerce,  vous  appli- 
quer tout  de  bon  à  bien  connaître  les  marchandises 
qui  peuvent  être  d'un  bon  débit  en  Europe,  chercher 
tous  les  moyens  possibles  de  les  avoir  à  bon  marché  et 
de  les  bien  rassortir,  faire  les  mêmes  réflexions  sur 
celles  que  vous  pouvez  tirer  d'icy  et  qui  peuvent  être 
de  débit  dans  les  Indes,  bien  establir  vos  comptoirs 
dans  tous  les  lieux  qui  peuvent  vous  apporter  du  profit, 
bien  establir  le  commerce  d'Inde  en  Inde,  en  un  mot 
prendre  en  tout  le  véritable  et  seul  esprit  du  com- 
merce. » 

Il  nous  reste  à  élucider  un  dernier  point,  et  le  plus 
grave,  pour  connaître  tout  le  système  colonial  de  Gol- 
bert :  quels  rapports  concevait-il  entre  les  colonies  et 
la  métropole? 

Toute  sa  théorie  se  résume  en  cette  formule  :  «  Tout 

^1)  Correspondance  de  Colbert,  III  bis. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     161 

par  et  pour  la  métropole.  »  Le  pacte  colonial  comprend 
deux  termes  :  la  métropole  fonde,  entretient,  adminis- 
tre les  colonies;  les  colonies  enrichissent  la  métropole. 
Il  suit  de  là  que  le  ministre  a  tous  les  droits  que  s'arroge 
Golbert  sur  la  propriété,  la  culture,  le  commerce  des 
colonies;  que  les  négociants  métropolitains  ont  droit 
exclusif  au  commerce  colonial ,  tant  pour  l'approvi- 
sionnement en  vivres  que  pour  la  revente  des  produits. 
La  caractéristique  du  système  est  l'interdiction  rigou- 
reuse de  tout  trafic  avec  l'étranger,  c'est  ce  qu'on 
appelle  Yexclusif,  et  la  subordination  des  intérêts  du 
colon  à  ceux  du  négociant  sédentaire,  ou  système  pro- 
tecteur. Le  privilège  et  le  monopole  n'en  font  point 
partie  intégrante,  comme  on  l'a  cru.  Colbert  veut  au 
contraire,  et  il  le  dit  souvent,  l'égalité  entre  tous  les 
marchands  français.  Il  résume  toute  sa  pensée  dans 
cette  lettre  à  de  Baas  (1670)  :  «  Appliquez  votre  indus- 
trie et  votre  savoir-faire  à  ces  trois  points  :  l'expulsion 
entière  des  étrangers,  la  liberté  à  tous  les  Français,  et.à 
cultiver  avec  soin  la  justice  et  la  police.  »  On  trouverait 
en  vingt  endroits  de  la  correspondance  de  Golbert  le 
principe  de  la  liberté  commerciale  revendiqué  pour  le 
négociant  français;  on  ne  trouverait  pas  une  seule 
atténuation  à  l'interdiction  du  trafic  étranger  ou  à  la 
sujétion  du  commerce  colonial. 

Tel  est,  dans  ses  traits  principaux,  le  système  colo- 
nial de  Golbert.  Nous  n'avons  pas  à  l'apprécier.  Nous 
ferons  seulement  ces  deux  remarques.  D  une  part,  ce 

11 


162      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

système,  issu  de  celui  de  Richelieu,  en  vient  bientôt  à 
lui  être  diamétralement  opposé,  malgré  les  affinités 
qu'il  conserve.  De  l'autre,  exagéré  par  les  successeurs 
de  Golbert,  il  excitera  au  dix-huitième  siècle  une  vive 
réprobation,  et  il  sera  frappé  par  la  Constituante 
comme  une  des  plus  mauvaises  institutions  de  l'ancien 
régime. 

Malgré  cela,  on  a  rendu  pleine  justice  à  son  auteur, 
dont  la  renommée  n'a  fait  que  grandir. 


III 

l'expansion  coloniale  et  la  politique  extérieure. 

L'empire  colonial  créé  par  Golbert  a  été  un  des  plus 
étendus  des  temps  modernes.  Ce  n'est  pas  exagérer 
que  de  l'estimer  à  dix  millions  de  kilomètres  carrés. 
En  voici  le  détail  complet  : 
1°  Dans  le  continent  américain  du  Nord  : 
Tout  le  bassin  du  Saint-Laurent  et  des  Grands  Lacs  ; 
le  pourtour  de  la  baie  d'Hudson  jusqu'à  la  rivière 
Sainte-Thérèse  (fl.  Nelson);  le  Labrador;  le  pourtour 
du  golfe  du  Saint-Laurent  avec  les  îles  Terre-Neuve , 
j  Cap-Breton,  etc.;  l'Acadie,  appelée  déjà  par  les  Anglais 
Nouvelle-Ecosse  ;  le  pays  à  l'ouest  de  l'Acadie  jusqu'à 
la  rivière  Saint- Georges  ou  de  Pentagoè't;  tout  le  bas- 
sin du  Mississipi,  qui,  il  est  vrai,  n'est  pas  encore  colo- 


' 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.  163 
nisé,  mais  dont  possession  a  été  prise  au  nom  du  Roi, 
par  Marquette  et  Jolliet  (1673),  pour  la  partie  supé- 
rieure jusqu'au  Wisconsin,  par  l'héroïque  Gavelier  de 
la  Salle  (1678-87),  pour  la  partie  inférieure  du  fleuve 
et  le  bassin  particulier  de  l'Ohio  ;  l'ensemble  porte  le 
nom  de  Louisiane,  restreint  depuis  au  delta. 

2°  Dans  les  Antilles  : 

Les  îles  Martinique,  Guadeloupe,  Marie-Galante,  la 
Désirade,  Saint-Martin,  Grenade  et  Grenadines,  la 
moitié  de  Saint-Christophe,  partagée  avec  les  Anglais, 
Tabago,  Sainte-Lucie,  une  partie  de  Saint-Domingue 
et  la  petite  île  de  la  Tortue. 

3°  Dans  le  continent  américain  du  Sud  : 

L'  «  île  de  Gayenne  »  et  la  terre  ferme  de  Guyane, 
qui  n'a  pas  de  limite  au  nord  ni  à  l'ouest  vers  la  con- 
trée qu'au  temps  de  Razilly  on  appelait  Eldorado,  et 
qui  au  sud  va  jusqu'à  l'Amazone  (1). 

4°  Sur  les  côtes  d'Afrique  : 

Saint-Louis  du  Sénégal;  la  côte  depuis  le  banc 
d'Arguin  jusqu'au  Sierra-Leone  ;  les  comptoirs  de 
Guinée  (Commando,  Popo,  Offa,  Ardra,  Ouida,  etc.), 
la  côte  méridionale  de  Madagascar  et  l'île  Sainte- 
Marie,  l'île  Bourbon  ou  «  Mascaregne  »  . 

5°  Aux  Indes  : 

Surate,  Pondichéry,  Mazulipatam,  des  comptoirs 
à    Ceylan    et    dans     le    Bengale    (Ougly,     Chander- 

(1)  Cf.  Mémoire  des  commissaires   (1752)  et  la   Correspondance  de 
Colbert,  III  bis. 

11. 


164      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

nagor,  Bellezor,  Kazumbazar,  Cabripatam)  (1). 
C'était  un  vaste  empire  :  l'Espagne  seule  en  possé- 
dait un  plus  grand.  Mais  il  ne  pouvait  manquer  d'ar- 
river qu'une  telle  puissance  coloniale,  qu'on  essayait 
de  mettre  en  valeur  commerciale  par  tant  d'efforts, 
n'excitât  la  jalousie  des  nations  rivales  de  la  France. 
Les  Anglais  surtout,  qui  s'étaient  établis  tard  sur  le 
continent  américain  et  qui  n'y  possédaient  qu'une 
petite  contrée  enclavée  dans  les  territoires  français, 
manifestèrent  une  vraie  fureur  jalouse.  Ils  revendi- 
quèrent, comme  premièrement  explorées  et  occupées 
par  eux,  des  contrées  essentiellement  françaises,  telles 
que  l'Acadie  et  le  Canada  septentrional  ;  ils  essayèrent 
traîtreusement  de  s'en  emparer  en  1629,  1654,  1661, 
1685,  1687.  Forcés  à  restitution  par  les  traités  de 
Saint-Germain  (1632),  de  Bréda  (1667),  de  Nimègue 
(  1 678)  et  le  traité  de  neutralité  pour  l'Amérique  (  1 686), 
ils  opposaient  des  réserves  et  des  subtilités  sans  fin, 
produisaient  des  titres  de  Jacques  Ier  ou  de  Cromwell  qui 
portaient  concession,  mais  non  possession.  Ennemis  ou 
alliés,  ils  soudoyaient  contre  nous  les  Iroquois,  la  seule 
peuplade  indigène  qui  nous  fût  hostile.  Leur  obstina- 
tion, d'ailleurs,  et  leur  mauvaise  foi  les  servirent  à 
merveille.  A  force  de  surprendre,  ils  finirent  par 
prendre  et  garder  (2). 

(1)  Cf.  Du  Fresne  de  Francheville  :  Histoire  de  la  Compagnie  des 
Indes  (texte  et  P.  J.).  —  Forbonnais  :  Recherches  sur  les  finances.  — 
Corresp.  de  Colbert. 

(2)  Mémoire  des  commissaires  (1752),  t.  II  et  III.  P.  J. 


LA  PLUS  GKANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     165 

Cette  jalousie  anglaise,  jointe  à  la  rivalité  commer- 
ciale delà  Hollande,  voilà  tout  le  secret  de  la  coalition 
de  1701,  qui  devait  nous  porter  des  coups  si  rudes. 
L'article  8  du  traité  d'alliance  dit  expressément  : 
«  La  paix  ne  pourra  être  conclue  sans  avoir  pris  des 

mesures pour   empêcher    que    les    Français    se 

rendent  jamais  maîtres  des  Indes  espagnoles  ou  qu'ils 
y  envoient  des  vaisseaux  pour  y  exercer  le  commerce.  » 
Les  Hollandais,  à  la  Haye  et  à  Gertruydemberg , 
mettaient  au  nombre  de  leurs  exigences  l'interdiction 
absolue  des  Indes  espagnoles  au  commerce  français. 
(Articles  7,  16,  17,  19,  25  des  articles  préliminaires  du 
28  mai  1709.)  Foscarini,  dans  un  rapport  de  1710, 
faisait  connaître  leur  intime  pensée  :  «Les  Hollandais, 
apprend-il  à  de  Torcy,  disent  que  leur  commerce  était 
perdu  si  l'Espagne  et  les  Indes  demeuraient  entre  les 
mains  d'un  prince  français  (1).  »  Le  propos  de  lord 
Stanhope,  rapporté  par  de  Noailles,  à  la  même  date, 
montre  que  les  Anglais  n'avaient  pas  d'autres  senti- 
ments :  «  J'ai  ordre  de  la  reine  Anne  et  des  alliés, 
disait-il,  de  conduire  à  Madrid  le  roi  Charles.  Que  Dieu 
ou  le  diable  l'y  maintienne  ou  l'en  fasse  sortir,  je  ne 
m'en  soucie  point,  ce  n'est  point  mon  affaire.  »  La  main- 
mise des  Anglais  sur  le  commerce  des  Indes  espagnoles 
était,  en  effet,  la  seule  chose  qui  les  intéressât  (2). 

(1)  Mémoires  de  Torcy,  3  août  1710,  p.  246  (édition  Masson). 

(2)  Cf.  Fresciiot  :  Actes  et  mémoires  de  la  paix  d'Utrecht  (3  vol. 
in-12,  1713). 


/ 


166      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Il  est  un  contemporain,  le  marquis  de  Feuquières, 
qui  a  parfaitement  saisi  et  nettement  exposé  l'intérêt 
commercial  et  colonial  engagé  dans  la  guerre  dite  de 
Succession.  Il  en  montre  toute  l'importance  interna- 
tionale «  Deux  autres  raisons,  dit-il,  portèrent  les 
Anglais  et  les  Hollandais  à  se  joindre  à  l'Empereur 
contre  la  France  et  l'Espagne  :  l'une,  la  crainte  raison- 
nable que  la  France,  alors  puissante  sur  mer,  ne  leur 
ôtât  tout  le  commerce  prodigieusement  lucratif  que  ces 
deux  puissances  faisaient  avec  l'Espagne  dans  son  con- 
tinent (l);  l'autre,  que,  lorsque  la  France  se  serait  à 
l'aise  enrichie  des  trésors  du  Nouveau  Monde  par  son 
commerce  avec  l'Espagne,  elle  ne  leur  ôtàt  encore 
celui  des  deux  Indes.  Ces  deux  motifs  d'intérêts  présents 
étaient  assez  puissants  sur  les  Anglais  et  sur  les  Hollan- 
dais pour  qu'ils  fissent  tous  leurs  efforts  afin  d'éviter  la 
ruine  de  leur  commerce,  qui  aurait  entraîné  celle  de 
leur  État  (2).  » 

La  France  fut  vaincue,  et  c'est  elle  qui  consentit, 
sinon  à  la  ruine,  du  moins  à  l'amoindrissement  de  son 
commerce.  L'Angleterre  adhéra  la  première  à  la  paix 
et  aida  la  France  à  l'obtenir;  mais  ce  fut  après  s'être 
assurée  de  ce  fameux  commerce  des  Indes  espagnoles 
(traité  de  l'Asiento,  1711)  et  dune  portion  de  cet 
empire  colonial  français    qu'elle    convoitait    (Terre- 

(1)  Cf.  Lettre  de  Colbert  au  sieur  de  Vauguyon,  ambassadeur  en 
Espagne,  29  septembre  1681.  (P.  Clément  :  Histoire  de  Colbert,  P.  J., 
n°9.) 

(2)  Mémoires,  I,  chap.  Ier,  p.  16   (édition  de  Londres,  1736). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     167 

Neuve,  baie  d'Hudson,  Acadie,  Sainte-Lucie,  la  moitié 
de  Saint-Christophe).  Elle  joua  ses  alliés  et  elle  dé- 
pouilla la  France  :  ainsi  commença  cette  prodigieuse 
fortune  que  le  dix-huitième  siècle  devait  accroître  si 
vite. 

L'exemple  donné  à  Utrecht  sera  fatal.  L'Angleterre 
y  apprit  à  «  effeuiller  l'artichaut  »  colonial  français,  la 
France  à  se  désintéresser  d'un  domaine  sacrifié.  La 
plus  grande  expansion  de  la  France  avait  duré  vingt  ans 
à  peine. 


CHAPITRE    II 

L'INTÉRÊT. 
La    collaboration. 

Nous  avons  essayé  de  mettre  en  lumière  les  progrès 
théoriques  et  pratiques  de  l'idée  coloniale,  au  temps 
de  Golbert.  Il  nous  reste  à  montrer  comment  elle  a  été 
servie  et  appréciée. 


LE    GOUVERNEMENT    APRÈS    COLBERT. 

Ne  nous  laissons  pas  influencer  par  l'impopularité 
de  Golbert.  Voltaire  l'a  dit  :  «  Il  est  plus  aisé  en  France 
qu'ailleurs  de  décrier  le  ministère  des  finances  dans 
l'esprit  du  peuple  ;  ce  ministère  est  le  plus  odieux, 
parce  que  les  impôts  le  sont  toujours.  »  Un  ministre 
honnête,  mais  dur,  soucieux  de  la  misère,  mais  forcé  de 
la  créer  pour  subvenir  à  des  dépenses  qu'il  réprouve, 
devait  être  plus  que  tout  autre  impopulaire.  La  coterie 
des  amis  de  Fouquet,  toujours  pleine  de  rancune,  les 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     169 

rentiers  privés  de  leurs  quartiers,  les  traitants  punis, 
les  novateurs  condamnant  tout  un  système  écono- 
mique, ont  poussé  de  telles  clameurs  que  le  peuple, 
malheureux  malgré  Golbert,  a  accusé  Golbert  de  son 
malheur. 

Ce  n'est  pas  le  colonisateur  que  vise  cette  réproba- 
tion. Pourtant,  il  faut  bien  convenir  que  la  réaction  qui 
se  produit  contre  la  politique  de  Golbert,  après  1683  (1), 
a  bien  un  caractère  anticolonial.  Le  gouvernement 
de  Louis  XIV  protège  encore,  plus  ou  moins  maladroite- 
ment, le  commerce,  les  Compagnies  et  les  colonies. 
Pontchartrain,  pour  consommer  le  sacrifice  d'Utrecht, 
étudie  en  un  long  mémoire,  encore  inédit,  les  droits  et 
les  intérêts  de  la  France  dans  les  deux  Amériques,  et 
quelque  chose  de  la  pensée  de  Golbert  s'y  retrouve  (2). 
Mais  la  préférence  dont  Louvois  est  l'objet  dès  1682/ , 
est  un  fait  significatif. 

Colbert  et  Louvois  représentent,  auprès  de  Louis  XIV, 
les  deux  tendances  entre  lesquelles  la  France,  grâce  à 
sa  situation  à  la  fois  continentale  et  maritime,  a  tou- 
jours oscillé  :  d'une  part,  l'action  sur  mer  et  l'essor 
vers  le  commerce  et  les  colonies;  de  l'autre,  l'action'? 
sur  le  continent  et  l'effort  vers  l'extension  des  frontières 
ou  la  prépondérance  en  Europe.  Golbert  disparu,  Lou- 
vois entraîne  son  maître   et  son  pays  dans  ce  dédale 

(1)  M.  Ferry  a  rencontré  la  même  impopularité  et  provoqué  la  même 
réaction.  Mais  il  n'était  pas  ministre  des  finances. 

(2)  Archives   Affaires   étrangères  :   Indes  occidentales,   t.   XIX.    Le 
Mémoire,  fort  étendu  (54  pages),  est  daté  du  2  janvier  1712. 


170      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

d'intrigues  et  de  guerres  européennes,  qui  aboutiront  à 
>  la  perte  de  notre  empire  colonial  et  à  la  diminution  de 
nos  forces  productives.  Industrie,  commerce,  marine, 
colonies,  toute  l'œuvre  de  Golbert,  tout  ce  qui  avait 
assuré,  durant  vingt  ans,  la  vraie  gloire  du  «  grand 
règne  »  ,  est  rejeté  au  second  plan.  On  met  au  premier 
les  acquisitions  territoriales,  les  revendications  hau- 
taines, la  force  militaire,  tout  ce  qui,  enfin,  flatte 
l'orgueil  d'un  roi  égoïste  et  vaniteux,  tout  ce  qui,  au 
détriment  de  la  France,  profite  à  la  dynastie  bourbo- 
nienne. C'est  pour  cela,  et  pour  avoir  poussé  à  cette 
action  par  pur  intérêt  personnel,  que  Louvois  a  mérité 
d'être  appelé  le  mauvais  génie  de  son  roi  et  de  sa 
patrie  (1). 

Les  contemporains  les  plus  clairvoyants  sont  cepen- 
dant pour  Golbert  et  son  œuvre.  Saint-Simon,  qui  mal- 
traite si  fort  Louvois,  dit  de  Golbert  :  «  Il  ne  songeait 
qu'à  rendre  les  peuples  heureux,  le  royaume  florissant, 
le  commerce  étendu  et  libre,  remettre  les  lettres  en 
honneur  et  utilité,  avoir  une  marine  puissante.  »  Ces 
paroles  ne  sont  pas  seulement  une  justice  rendue  ;  elles 
sont  une  protestation  contre  l'abandon  d'une  œuvre  à 
laquelle  beaucoup  applaudissaient. 

(1)  Cf.  Saint-Simon  :  Parallèle  des  trois  Bourbons  (édition  Feugère), 
p   256. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     171 


II 


LES    AGENTS, 


Beaucoup  y  contribuèrent  aussi.  A  n'en  juger  que 
par  le  nombre  et  la  valeur  des  collaborateurs,  on  pour- 
rait croire  que  la  politique  coloniale  de  Golbert  a  joui 
de  la  plus  grande  faveur. 

En  tête,  il  faut  placer  le  Roi,  comme  nous  l'avons  dit. 
Après  le  Roi,  les  princes  du  sang  et  les  gens  de  cour, 
qui  s'intéressent  dans  les  Compagnies,  comme  nous  le 
verrons  tout  à  l'heure.  Après  eux,  les  ministres,  con- 
seillers d'État  et  membres  des  Parlements,  qui  jouent 
un  rôle  dans  les  affaires  coloniales.  Ainsi,  parmi  les 
directeurs  de  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  on 
trouve  de  Thou,  ancien  président  du  Parlement  de 
Paris;  Berryer,  secrétaire  du  conseil.  Parmi  les  com- 
missaires nommés  dans  l'assemblée  de  décembre  1668 
«  pour  assister  aux  comptes  de  la  Compagnie,  les  exami- 
ner, les  calculer  et  les  arrêter»  ,  figurent  Lamoignon, 
premier  président  du  Parlement,  Pussort,  Voisin,  de  La 
Reynie,  «  pour  les  maîtres  des  requêtes  »  ,  les  procu- 
reurs généraux  du  Parlement,  de  la  Chambre  des 
comptes  et  de  la  Cour  des  aides.  La  première  Compa- 
gnie de  la  Chine,  formée  le  15  avril  1660,  choisit  pour 
directeurs  «  le  président  Garibal  d'Argenson,  conseiller 


172   LA  QUESTION  COLONIALE  EN  FRANCE. 

du  Roi  ordinaire  en  ses  conseils  ;  Pingre,  sieur  de  Férain- 
villiers,  conseiller  au  grand  conseil  ;  Arnaud  de  Pom- 
ponne, conseiller  du  Roi  en  ses  conseils;  L'Hoste  et  Le 
Comte,  administrateurs  de  l'Hôtel -Dieu  ».  C'est  le 
sieur  d'Appougny,  «  secrétaire  du  Roy  »  ,  qui  est  à  la 
tête  de  la  troisième  Compagnie  du  Sénégal,  formée  par 
les  marchands  de  Rouen  en  mars  1G96.  Les  directeurs 
généraux  de  la  Compagnie  des  Indes  occidentales  sont, 
entre  autres  :  Bechameil,  «conseiller  du  Roi,  secrétaire 
ordinaire  de  son  conseil  d'État,  direction  et  finances 
de  Sa  Majesté  »  ;  François  Berthelot,  «  conseiller, 
commissaire  des  poudres  et  salpêtres  de  France  »  ; 
d'Alibert,  «  conseiller,  trésorier  de  France  en  la  géné- 
ralité de  Montauban  »  . 

Voilà,  certes,  un  brillant  cortège  officiel,  qui  n'a 
que  le  tort  d'être  officiel.  Mais  on  peut  le  grossir  d'au- 
tres hauts  personnages  qui,  pour  avoir  agi  par  ordre, 
n'en  ont  pas  moins  bien  servi  l'idée.  Les  présidents 
des  Parlements  de  province,  par  exemple,  ont  apporté 
à  la  grande  souscription  de  1664  un  concours  qui 
mérite  d'être  signalé.  Un  des  plus  zélés  fut  le  premier 
président  du  Parlement  de  Bordeaux,  de  Pontac.  Il 
négocie  avec  ses  confrères  du  Parlement  ou  de  la  Cour 
des  aides,  avec  les  jurats  de  la  ville,  avec  les  bour- 
geois :  il  les  stimule,  les  menace  au  besoin,  fait  tenir 
des  assemblées  générales,  et  finalement  obtient  un 
total  de  souscription  très  présentable.  On  peut  citer 
encore  Brulart,  président  du  Parlement  de  Bourgogne, 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     173 

ou  bien  Libeyre,  premier  président  de  la  Cour  des  aides 
d'Auvergne  (1). 

Mais  en  voici  d'autres  dont  la  collaboration,  plus 
imprévue,  a  été  plus  spontanée  :  ce  sont  les  évèques. 
L'archevêque  de  Lyon,  l'archevêque  de  Rouen,  l'évê- 
que  de  Glermont,  non  seulement  consentent  à  lire  au 
prône,  comme  une  bulle  du  Pape,  la  lettre  de  Sa  Ma- 
jesté invitant  à  souscrire,  mais  ils  font  des  mandements 
en  faveur  de  la  Compagnie  et  les  font  lire  en  chaire 
par  leurs  curés.  Ils  surveillent  la  souscription,  trans- 
mettent les  objections  et  se  chargent  d'y  répondre;  ils 
proposent  des  hommes  d'action  et  discutent  les  intérêts 
de  leur  ville.  Bref,  ils  ne  s'emploient  pas  moins  à  cette 
affaire  temporelle  que  s'ils  n'avaient  pas  la  charge  du 
spirituel.  Ils  s'y  montrent  d'ailleurs  fort  entendus. 
L'archevêque  de  Lyon,  par  exemple,  traite  avec  com- 
pétence du  commerce  des  soieries,  des  revendications 
de  Nimes  contre  Lyon,  du  change,  etc.  (2).  Golbert, 
comme  Richelieu,  a  souvent  employé  des  prêtres  pour 
ses  négociations  ou  ses  enquêtes  commerciales  à  l'étran- 
ger, et  il  n'a  eu  qu'à  se  louer  de  leur  aptitude.  L'ar- 
chevêque d'Embrun,  par  exemple,  envoyé  en  Espagne, 
en  1G63,  fait  «  de  très  justes  raisonnements  sur  la 
nécessité  d'avoir  un  port  au  cas  que  l'on  voulus!  faire 
quelque  commerce  aux  Indes  (3)  »  .  Au  reste,  ne  sait-on 


(1)  Correspondance  administrative,  III,  p.  358-365,  363,  381, 

(2)  Id.,  III,  p.  365-370,  366,  372. 

(3)  Id.,  III,  p.  338. 


174      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

pas  que  le  savant  Huet,  évêque  d'Avranches,  a  écrit 
une  Histoire  du  commerce  de  Hollande  et  une  Histoire  du 
commerce  et  de  la  navigation  des  anciens? 

Ce  goût  du  clergé  pour  les  affaires  est  vieux  et 
durable,  comme  l'Église.  Du  moment  qu'il  est  mis  au 
service  de  l'État,  on  ne  peut  qu'y  applaudir.  Aux  colo- 
nies aussi,  Golbert  se  servit  des  hommes  de  religion. 
L'accord  ne  fut  pas  aussi  complet  qu'en  France.  Fron- 
tenac, par  exemple,  est  forcé,  en  1673,  de  faire  jeter 
en  prison  1  abbé  de  Salignac-Fénelon,  de  la  mission  de 
Saint-Sulpice,  qui  prêchait  contre  lui  à  Montréal.  Les 
Jésuites,  nous  l'avons  vu,  sont  des  maîtres  que  le  minis- 
tre recommande  à  ses  agents  de  ne  pas  irriter.  Cepen- 
dant, c'est  avec  laide  des  missionnaires  que  Golbert 
organise  les  paroisses  au  Canada,  et  les  missionnaires 
de  Saint-Sulpice  consentent,  au  refus  des  Jésuites,  à 
donner  aux  jeunes  sauvages  une  instruction  et  des 
sentiments  français. 

Quant  aux  agents  civils  et  militaires,  on  peut  être 
sûr  que  Colbert  les  choisit  avec  soin  sous  le  rapport  de 
l'intelligence  et  de  l'activité.  Mais  il  est  bon  de  savoir 
aussi  que  tous  sont  des  hommes  de  haute  valeur,  déjà 
distingués  par  des  services  antérieurs,  capables  non 
seulement  de  bien  servir,  mais  d'honorer  une  œuvre. 
Prenons  seulement  quelques  exemples  au  Canada. 

Parmi  les  vice -rois  ou  gouverneurs  généraux  on 
compte  :  le  comte  d'Estrades,  qui  fut  ambassadeur  en 
Hollande  et  en  Angleterre,  de  1662  à  1667,  et  qui  a 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     175 

laissé  d'importants  Mémoires  sur  la  première  période 
du  règne  ;  Prouville  de  Tracy,  qui  la  suppléé  dans  sa 
charge  et  qui,  comme  conseiller  d'État,  commissaire 
général  de  l'armée  d'Allemagne,  lieutenant  général  de 
l'armée,  s'était  fait  remarquer  du  Roi  et  du  ministre, 
qui  enfin  reçut,  au  retour  d'Amérique,  le  commande- 
ment de  Dunkerque,  puis  celui  de  Château-Trompette, 
à  Bordeaux;  Dubois  d'Avaugour,  qui,  à  peine  rentré 
en  France,  en  1663,  partit  avec  Goligny  et  alla  mourir 
vaillamment  sur  le  champ  de  bataille  de  Saint- Go- 
thard;  Daniel  Rémi,  sieur  de  Courcelles,  qu'on  éleva 
au  gouvernement  de  Thionville  ;  Louis  de  Buade , 
comte  de  Frontenac,  petit-fils  d'un  chevalier  de  l'Or- 
dre, qui  s'était  distingué  pendant  la  Ligue  et  contre  elle, 
lieutenant  général  des  armées  du  Roi ,  protégé  par 
Turenne  et  par  le  maréchal  de  Bellefond  (l);  le  mar- 
quis de  Denonville,  colonel  de  dragons,  «  également 
estimable,  d'après  le  P.  Gharlevoix,  par  sa  valeur,  sa 
droiture  et  sa  piété...  »  On  pourrait  les  citer  tous,  car 
tous  ont  du  mérite. 

Des  intendants,  le  plus  remarquable  fut  Talon.  Il 
séjourna  au  Canada  de  1665  à  1672,  et  pendant  ce 
temps  il  déploya  une  intelligente  initiative.  Il  sut 
choisir  ses  auxiliaires  avec  le  même  soin  et  le  même 
bonheur  que  Golbert  lui-même.  Par  exemple,  il  envoie 


(1)  V.  la  lettre  de  Turenne  au  doge  Contarini,  publiée  par  M.  de 
Mas-Latrie.  (Bibliothèque  École  des  chartes,  1882,  t.  XXXVII, 
p.  33.) 


176       LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

le  sieur  de  La  Tesserie  dans  la  baie  de  Saint -Paul 
pour  reconnaître  une  mine  de  fer,  et  peu  de  temps 
après  la  fait  examiner,  sur  Tordre  de  Golbert,  par  le 
sieur  Mathurin  du  Tremblay,  sire  de  la  Potardière  (1), 
délégué  tout  exprès.  Il  députe  Nicolas  Perrot,  «  homme 
desprit,  d'assez  bonne  famille  et  qui  avait  quelque 
étude  ■»  ,  chez  les  Miamis  et  autres  tribus  du  Nord  et  de 
l'Ouest,  et  en  même  temps  son  subdélégué,  le  sieur  de 
Saint-Lusson,  chez  les  tribus  du  «  Sault  Sainte-Marie»  , 
pour  les  engager  à  envoyer  des  représentants  à  une 
assemblée  générale  où  fut  solennellement  reconnue 
l'autorité  du  roi  de  France.  Il  fait  enfin  commencer 
par  le  P.  Marquette  et  Jolliet  l'exploration  du  Missis- 
sipi,  qu'ils  descendirent  du  42e  au  33e  degré  de  latitude 
nord,  entre  les  confluents  du  Wisconsin  et  de  l'Ar- 
kansas. 

Parmi  les  militaires,  le  marquis  de  Salières,  colonel 
du  régiment  de  Garignan-Salières,  qui  revenait  de  la 
guerre  contre  les  Turcs  quand  il  fut  envoyé  au  Canada 
en  1665,  donna  l'exemple  d'un  de  ces  établissements 
militaires  plusieurs  fois  essayés  au  dix-huitième  et  au 
dix-neuvième  siècle,  recommandés  de  nos  jours  et 
dès  le  dix-septième  siècle  par  les  meilleurs  esprits. 
«  La  meilleure  partie  de  son  régiment,  dit  le  P.  Charle- 
voix,  demeura  au  Canada.  Six  compagnies,  qui  y  furent 
envoyées  deux  ans  après,  firent  de  même.  Plusieurs  de 

(1)  Les  Archives  de  la  Sarthe  ont  sur  ce  personnage  et  sa  famille 
plusieurs  pièces  intéressantes.  (E,  306,  registre,  petit  in-fol.  de  48  p.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     177 

leurs  officiers  avaient  obtenu  des  terres  avec  tous  les 
droits  de  seigneurs;  ils  s'établirent  presque  tous  dans 
le  pays,  s'y  marièrent,  et  leur  postérité  y  subsiste 
encore.  La  plupart  étaient  gentilshommes  :  aussi  la 
Nouvelle -France  a-t-elle  plus  de  noblesse  ancienne 
qu'aucune  autre  de  nos  colonies.  » 

Mais  il  est  un  autre  collaborateur  qu'il  faut  distin- 
guer entre  tous  :  c'est  l'héroïque  Cavelier  de  La  Salle. 
Si  la  persistance  obstinée,  le  mépris  des  fatigues  et  des 
dangers,  le  sacrifice  entier  de  ses  biens  et  de  sa  per- 
sonne peuvent  passer  pour  de  bonnes  preuves  de 
dévouement  à  une  cause,  il  est  certain  que  Cavelier  de 
La  Salle  s'est  absolument  dévoué  à  la  cause  coloniale. 
On  a  tardé  à  lui  rendre  justice.  Le  P.  Gharlevoix  est 
contre  lui  d'une  partialité  évidente.  Jésuite,  il  lui  gar- 
dait rancune  des  intrigues  dont  son  Ordre  avait  essayé 
de  traverser  l'entreprise.  Son  œuvre  même  a  été  dis- 
cutée (1),  grâce  aux  hâbleries  du  P.  Hennepin,  «  Récol- 
lect  »  .  lia  été  ensuite  oublié  ;  et,  comme  le  remarque 
Michel  Chevalier  (2),  «  il  a  fallu,  pour  que  son  nom  ne 
pérît  point,  que  le  congrès  américain  lui  érigeât  un 
petit  monument  dans  la  rotonde,  entre  Penn  et  Smith  »  . 
C'est  tout  récemment  (3)  qu'on  a  recueilli  les  docu- 
ments qui  permettent  d'apprécier  la  pensée  et  l'œuvre 

(1)  Elle  l'est  encore  aujourd'hui.  Voir  la  lettre  de  M.  Glarck  d'Au- 
burn  à  M.  G.  Marcel  (Revue  de  géographie,  novembre  1884). 

(2)  Lettre  sur  l'Amérique  du  Nord  (1837) . 

(3)  M.  Marcry  :  Mémoires  et  documents  pour  servir  à  l'histoire  de 
quelques  contrées  lointaines  (Paris,  Maisonneuve,  4  vol.  in-4°),  1878. 

12 


178      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

du  grand  homme  auquel,  suivant  Mirabeau  le  père, 
«  il  faudrait  un  Camoèns  »  .  Et  cependant,  quelle  gran- 
deur de  vues  et  quel  patriotisme  !  Aucun  voyageur  n'a 
peut-être  entrepris  une  exploration  avec   une    con- 
science plus  entière  du  service  à  rendre.  Gavelier,  dans 
s>es  entretiens  avec  Seignelay,  a  exposé  que  la  sécurité 
de  la  Nouvelle-France  et  sa  complète  mise  en  rapport 
commerciale  dépendaient  dune  entière  possession  de 
la   vallée  voisine.  Plein  de  son  idée,  instruit  par  le 
voyage  de  Marquette  et  Jolliet,  par  sa  propre  explora- 
tion de  rOhio,  il  vint  en  France  pour  obtenir  des  vais- 
seaux qui  lui  permettraient  de  reconnaître  l'embou- 
chure du   grand  fleuve,    dont  le  cours   supérieur  et 
moyen  et  un  affluent  de  gauche  étaient  explorés.  Il 
songeait  à  remonter  la  vallée  jusqu'à  celle  de  l'Ohio  et 
à  tracer  une  route  de  Québec  à  la  mer  du  Sud,  à  travers 
le  continent.  Mais  il  dut  d'abord  répondre  aux  calom- 
nies des  Jésuites  et  de  leur  homme  lige,  le  gouver- 
neur La  Barre.  Seignelay  avait  été  prévenu  contre  La 
Salle,  et  il  lui  marchanda  des  secours.  Il  lui  accorda 
cependant  le  commandement  d'une  petite   escadre , 
mais  sans  argent.  La  Salle,  pour  faire  les  frais  de  l'expé- 
dition,  dut  engager  sa  propre  fortune,  celle  de  ses 
parents  et  de  ses  amis.  Il  put  enfin  partir  de  Roche- 
fort  avec  quatre  bâtiments  et  deux  cent  quatre-vingts 
hommes.  Mais  on  sait  comment  il  fut  trahi  par  les 
capitaines  des  navires  et  périt  assassiné  par  deux  misé- 
rables, au  moment  où  il  pénétrait  dans  la  haute  vallée, 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     179 

le  19  janvier  1687.  Il  avait  eu  le  pressentiment  de  sa 
mort,  et  il  n'en  avait  pas  moins  délibérément  marché 
à  cette  conquête  pacifique,  dont  il  savait  l'importance 
pour  son  pays.  Voilà,  certes,  un  dévouement  qui  fait 
honneur  à  la  période  coloniale  de  Golbert  et  qui  la 
caractérise.  » 

L'exemple  de  Gavelier  de  La  Salle  n'est  pas  unique, 
d'ailleurs.  Son  neveu  d'Iberville,  en  Louisiane,  et  sur- 
tout l'illustre  André  Brue,  au  Sénégal,  méritent  après 
lui  des  éloges.  Ils  sont  animés  du  même  esprit. 

III 

LES    COMMERÇANTS    ET    LA    NATION. 

Mais  venons-en,  enfin,  à  cette  collaboration  que  Gol- 
bert prisait  par-dessus  toutes,  et  qui  était  nécessaire  à 
son  système  :  celle  des  commerçants,  pour  qui  les  colo- 
nies étaient  faites,  celle  de  la  nation  elle-même  que  les 
colonies  devaient  enrichir. 

Tout  d'abord,  à  ne  juger  que  par  le  nombre  des 
Compagnies  fondées  pendant  le  règne  de  Louis  XIV, 
les  négociants  ont  donné  volontiers  dans  les  entreprises 
coloniales.  De  La  Boullaye  Le  Gouz,  chargé  en  1704 
d'inspecter  les  colonies  d'Amérique,  affirme,  dans  un 
rapport  inédit  (1),  que  trois  cents  navires  français  y  font 

(1)  Archives  de  la  marine,  colonies  :  Mémoires  généraux,  t.  XXII, 
n°5. 

12. 


180      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

commerce.  «  Depuis  trente  ou  quarante  ans,  ajoute- 
t-il,  la  France  en  tire  des  sommes  immenses  d'or  et 
d'argent,  pour  plus  de  300,000,000  de  livres.  »  La 
correspondance  de  Golbert  révèle,  pourtant,  quelques 
hésitations.  Les  commerçants  de  Dieppe,  le  Havre  et 
Bordeaux,  par  exemple,  refusent  de  s'engager  dans  la 
Compagnie  du  Nord.  Ceux  de  Nantes  laissent  les  Hol- 
landais enlever  le  sucre  brut  des  Iles  et  le  revendre 
raffiné.  Ceux  de  Saint-Malo  ne  veulent  pas  contribuer 
aux  armements.  Les  Marseillais  sont  ennemis  du  com- 
merce général  et  des  Compagnies,  etc.  (1).  Mais  à  côté 
de  ces  abstentions  se  présentent  beaucoup  de  concours 
empressés.  Ainsi,  et  neuf  des  plus  fameux  négociants 
et  manufacturiers  du  royaume  a  présentent  à  Colbert, 
en  1664,  un  Mémoire  demandant  la  création  de  la 
Compagnie  des  Indes  orientales  (2).  Des  commerçants 
vont  eux-mêmes  aux  Indes,  comme  agents  de  la  Com- 
pagnie, pour  choisir  et  instituer  des  comptoirs.  D'au- 
tres, comme  Crozat  en  1708,  comme  plusieurs  Ma- 
louins  en  1 7 1 2,  se  substituent  aux  Compagnies  devenues 
insuffisantes.  D'autres  encore,  comme  le  célèbre  Fer- 
manel,  de  Rouen,  et  le  sieur  Jourdan,  prennent  l'initia- 
tive de  Compagnies  nouvelles,  la  première  et  la 
seconde  de  Chine,  par  exemple  (1660-1698). 

(1)  Correspondance  de  Colbert,  III  bis,  p.  335,  518,  549,  599, 
617,  etc. 

(2)  C'étaient  :  Pocquelin  père,  Maillet  père,  Lebrun,  de  Faverolles, 
Cadeau,  Saumon,  Simonet,  Jabac,  de  Varennes.  (V.  de  Fbangueville, 
op.  cit.,  p.  28.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     181 

On  peut  dire  en  toute  vérité  que  rarement  le  com- 
merce français  a  été  aussi  intrépide  qu'à  cette  époque; 
ajoutons  aussi  patient  et  aussi  confiant.  Malgré  des 
entraves  de  toute  nature,  dont  la  plus  grave  était  le 
régime  même  des  Compagnies;  malgré  les  tergiversa- 
tions du  pouvoir,  qui  tantôt  monopolise  un  commerce 
et  tantôt  le  déclare  libre  (1)  ;  malgré  les  impôts  écra- 
sants, les  guerres  ruineuses,  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  et  toutes  les  folies  d'un  règne  trop  admiré,  les 
commerçants  osent  risquer  des  capitaux  énormes  pour 
l'exploitation  des  pays  qu'on  leur  offre.  S'ils  n'ont  pas 
mieux  réussi,  ou  plutôt  s'ils  n'ont  pas  continué  leurs 
succès,  ce  n'est  à  coup  sûr  pas  leur  faute.  Ils  n'ont  pas 
marchandé  leur  coopération. 

En  a-t-ilété  de  même  de  l'épargne,  grande  et  petite? 
Nous  avons,  pour  en  juger,  une  source  très  sûre  de 
renseignements.  C'est  la  correspondance  échangée  à 
propos  de  la  fameuse  souscription  à  la  Compagnie  des 
Indes  orientales. 

On  voulait  rendre  cette  souscription  aussi  univer- 
selle que  possible.  On  n'épargna  rien,  ni  lettres  auto- 
graphes du  Roi,  ni  affiches,  ni  brochures,  pour  popu- 
lariser l'affaire.  On  eut  un  correspondant  dans  tous  les 


(1)  Prenons  l'exemple  du  commerce  des  castors  :  1664,  privilège  de 
la  Compagnie;  1668,  édit  déclarant  ce  commerce  libre  ;  1675,  édit  con- 
cédant le  monopole  au  fermier  du  domaine  d'Occident,  et  nombre  d'édits 
confirmatifs  jusqu'en  1700;  1700,  édit  accordant  la  liberté  du  commerce 
des  castors  à  la  colonie  du  Canada;  1706,  édit  rétablissant  le  monopole 
pour  la  Compagnie  Aubert.  (V.  de  Francheville,  p.  388-415,  P.  J.) 


182      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

centres,  pour  rendre  compte  des  mouvements  d'opi- 
nion. Nous  trouverons  donc,  dans  les  rapports  adressés 
au  ministre,  une  enquête  sérieuse  et  complète.  Nous 
ne  pouvons  chercher  de  meilleurs  documents  sur  les 
sympathies  ou  antipathies  du  public  au  sujet  de  la  poli- 
tique coloniale. 

Notons  d'abord,  d'après  M.  Pauliat,  qui  a  consulté 
aux  archives  des  colonies  le  registre  des  souscriptions, 
quel  fut  le  résultat  obtenu  (1). 

La  cour  s'intéressa  pour  2,000,000  de  livres  ;  les  gens 
de  finance,  pour  la  même  somme;  les  cours  souve- 
raines, pour  1,200,000  livres  (2);  les  villes,  poul- 
ies sommes  suivantes  :  Lyon,  1,000,000  de  livres; 
Paris,  650,000  livres;  Rouen,  500,000  livres;  Bor- 
deaux, 400,000  livres;  Nantes,  200,000  livres;  Tours, 
150,000  livres;  Saint-Malo,  Rennes,  Dijon,  100,000  li- 
vres; puis,  pour  des  sommes  moindres,  Moulins, 
Bourges,  le  Havre,  Marseille,  Dunkerque,  Metz, 
Amiens,  Langres,  Châlons,  Riom,  Clermont,  Orléans, 
Abbeville,  Gaen,  Montluçon,  Reims,  la  Rochelle,  Sois- 
sons,  Poitiers,  Aix,  Arles,  Thiers,  Limoges,  Quimper, 
Angers,  etc. 

C'est  là,  en  apparence,  un  beau  résultat,  et  le  sens  de 
la  manifestation  semble  bien  indiqué.  Cependant,  on 
sait  que  les  15,000,000  de  livres  demandés  ne  furent 

(1)  Archives  de  la  marine,  colonies  :  Compagnie  des  Indes  orientales  : 
Administration  en  France,  4  Cf,  f°*  1-131. 

(2)  Cf.  Voltaire  :  Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  xxix. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     183 

pas  versés  dans  les  délais  indiqués.  Des  souscripteurs 
ne  s'étaient  pas  encore  acquittés  en  1676.  Il  y  eut  aussi 
de  nombreuses  désertions.  Dans  rassemblée  du  29  mai 
1684,  on  reconnut  que  le  fonds  de  la  Compagnie 
n'était  que  de  3,553,966  livres  13  sols  4  deniers,  et 
que,  de  tous  ceux  qui  y  étaient  restés  intéressés, 
quatre-vingt-dix-huit  seulement  avaient  payé  le  quart 
supplémentaire  qui  leur  avait  été  demandé  (1).  La 
manifestation  semble  donc  se  retourner  contre  elle- 
même.  Examinons-la  de  plus  près  (2). 

Voici  d'abord  un  certain  nombre  de  villes  ou  de  per- 
sonnalités qui  refusent  de  s'engager.  Les  unes,  comme 
Montpellier,  «  n'ont  pas  l'habitude  de  mettre  leurs 
fonds  dans  des  entreprises  lointaines  ».  D'autres, 
comme  Grenoble  et  Montauban,  refusent  sans  donner 
de  raison,  ou  bien,  comme  Saumur,  Soissons,  Saint- 
Ghamond,  ne  répondent  même  pas  à  la  convocation 
faite  parleurs  maires  et  échevins.  Un  certain  nombre, 
Saint-Jean  de  Luz,  Narbonne,  Dinan,  Pézenas,  la 
chambre  des  comptes  de  Navarre,  se  retranchent  der- 
rière «  leur  pauvreté  ordinaire  » ,  ou  derrière  «  les 
pertes  souffertes  pendant  les  dernières  guerres  »  .  Un 
gentilhomme  de  Guyenne,  le  comte  de  Fontrailles, 
répond  même  par  une  jolie  gasconnade  :  «  Pour 
l'exemple  que  vous  m'alléguez,  écrit-il  à  l'intendant 
Pellot,  de  vous,  de  M.  de  Saint-Luc  et  de  Marin,  je 

(1)  De  Francheville,  p.  70-71-73. 

(2)  Correspondance  administrative ,  III,  p.  354-414. 


184      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

voudrais  de  tout  mon  cœur  avoir  autant  d'argent  que 
vous  en  retirez  tous  trois  du  Roi,  chaque  année,  et  je 
vous  assure  que  je  ne  ferais  point  de  difficulté  d'y 
mettre  aussi  grande  somme  que  vous  faites.  »  —  Ces 
abstentions,  plus  ou  moins  franches,  peuvent  être 
comptées,  si  Ion  veut,  pour  des  hostilités  à  l'action  colo- 
niale, surtout  à  celle  qui  cherchait  des  actionnaires. 

Voici,  en  second  lieu,  des  souscriptions  qui  ne  valent 
guère  mieux,  puisqu'elles  ont  été  obtenues  par  me- 
naces. A  Bordeaux,  le  président  de  Poutac  se  heurte 
d'abord  à  un  refus  catégorique  des  jurats,  en  octobre 
1664.  Le  mois  suivant,  >  il  fait  entendre  aux  jurats  et 
aux  bourgeois  que,  s'ils  résistent,  le  Roi  examinera  les 
privilèges  de  la  bourgeoisie  avec  tant  de  sévérité  qu'ils 
en  seront  sans  doute  privés  d'une  partie  la  plus  consi- 
dérable »  .  Alors ,  plusieurs  assemblées  sont  tenues 
entre  les  jurats,  le  juge  de  la  Bourse  et  les  bourgeois, 
«  lesquels  ont  témoigné  beaucoup  d'affection  dans  ce 
rencontre  »  .  Finalement,  après  une  assemblée  géné- 
rale dans  l'hospice,  «  où  chacun  témoigna  d'un  grand 
zèle  » ,  de  Poutac  annonce  qu'on  peut  compter  sur 
100,000  livres.  Il  faut  dire  que,  dans  l'intervalle,  l'in- 
tendant Pellot,  ayant  su  que  les  sieurs  Dejean  et  Duri- 
lant,  qui  sont  des  plus  considérables  et  des  plus  riches 
marchands,  «  en  ont  très  mal  usé  » ,  s'est  promis  et  a 
promis  à  Golbert  «  de  les  condamner  sur  la  noblesse, 
s'ils  ne  souscrivent  pas,  pour  le  moins,  3,000  livres 
chacun  »  .  Le  même  intendant  rapporte  que  M.  de  La 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     185 

Ghèze,  receveur  général,  refuse  d'entrer  dans  la  Com- 
pagnie des  Indes  orientales,  parce  qu'il  est  déjà  dans 
celle  des  Indes  occidentales,  et  il  constate  «  que  cela 
fera  un  meschant  effet  à  l'esgard  de  tous  les  autres  rece- 
veurs généraux  et  particuliers  »  .  Il  demande  ce  qu'il  y 
a  à  faire  pour  ramener  le  récalcitrant.  —  A  Glermont  et 
en  Auvergne,  où  l'évéque  s'en  mêle,  on  souscrit.  Mais 
Colbert  reçoit  des  lettres  anonymes  où  il  est  dit  :  «  Je 
suis  assuré  que  le  Roi  ni  son  conseil  n'entend  point 
qu'il  (l'intendant  de  Fortia)  exerce  dans  ce  pays  toutes 
les  violences  et  les  menaces  qu'il  met  en  pratique  pour 
la  contribution  du  commerce  des  Indes,  où  l'on  sait 
que  Sa  Majesté  veut  que  la  liberté  soit  entière.  Ne  se 
contentant  point  de  ce  que  les  Compagnies  ont  voulu 
donner  de  gré,  il  est  revenu  à  la  charge,  disant  qu'il 
avait  vos  ordres  pour  les  obliger  à  faire  plus.  Il  s'est 
servi  du  même  prétexte  pour  y  contraindre  les  villes, 
en  se  rendant  maître  de  leurs  taxes,  et,  sans  considérer 
leur  pouvoir,  les  a  mis  dans  l'impossibilité  de  les  payer, 
à  moins  d'y  employer  le  ministère  des  dragons,  comme 
il  commence  à  faire.  »  —  Brulart,  président  du  Parle- 
ment de  Dijon,  dit  «  qu'il  fait  valoir,  autant  qu'il  peut, 
l'ordre  qui  lui  est  donné  par  Sa  Majesté  de  lui  envoyer, 
avec  la  liste  de  ceux  qui  y  prendront  part,  le  nom  de 
ceux  qui  ne  voudront  pas  s'y  associer,  ce  qui  obligera 
plusieurs,  qui  n'y  auraient  rien  mis,  de  s'y  engager  »  . 
Des  souscripteurs  recrutés  par  de  tels  moyens  ne 
sont  pas,  bien  entendu,  de  chauds  partisans.  Ils  ver- 


186      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

raient  sans  doute  volontiers  l'aventure  se  tenter,  avec 
l'argent  des  autres.  Si  on  les  joint  à  ceux  qui  refusent 
toute  souscription,  on  obtient  un  total  de  douze  per- 
sonnalités qu'on  peut  dire  hostiles,  sur  les  vingt-deux 
dont  la  correspondance  rapporte  la  consultation.  La 
majorité,  dans  ce  vote  d'un  nouveau  genre,  se  prononce 
contre  l'action  proposée. 

La  minorité  même  ne  s'engage  pas  sans  quelques 
réserves.  A  Toulouse,  l'assemblée  tenue  à  l'Hôtel  de 
ville  «  est  disposée  à  mettre  dans  la  Compagnie  une 
somme  considérable  »  ;  mais  le  prieur  des  marchands 
avait  déclaré  «  qu'ils  étaient  hors  d'état  de  souscrire  »  . 
A  Lyon,  on  est  prêt  à  s'engager  pour  un  million,  mais 
à  la  condition  qu'on  y  aura  une  chambre  de  direction 
particulière.  A  Rouen,  le  registre  de  souscriptions 
se  couvre  de  cent  cinquante  signatures,  et  l'arche- 
vêque avance  qu'elles  «  feront  infailliblement  plus  de 
200,000  livres  »  .  Mais  Fermanel  affirme  que  le  fonds 
de  Rouen  eût  été  plus  considérable,  «  si  ce  n'est  que 
les  religionnaires,  n'ayant  pas  obtenu  d'exercice  public 
dans  l'île  Saint-Laurent,  ont  modéré  leur  somme  à 
1,000  livres,  quoiqu'ils  soient  les  plus  riches  et  com- 
posent le  tiers  de  la  communauté  (1)  »  . 

En  somme,  il  faut  en  convenir,  nous  nous  trouvons 
en  présence  d'une  véritable  opposition.  C'est  là  un 
fait  grave.   Au  moment    où  la  colonisation   devient 

.. 

(1)  Lettre  de  Fermanel.  [Correspondance  administrative,  III,  p.  382- 
383.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     187 

rationnelle,  où  la  théorie  coloniale  a  pris  corps,  où  le 
pouvoir  porte  dans  Faction  la  plus  énergique  initiative, 
la  nation  résiste  et  l'épargne  se  dérobe.  La  cour  est 
presque  seule  à  souscrire  spontanément.  Les  cours 
souveraines ,  les  particuliers ,  les  trente  et  quelques 
villes  qui  figurent  sur  les  listes,  ont  plus  ou  moins  cédé 
à  une  pression  ou  n'ont  pas  tenu  leurs  engagements. 

Est-ce  donc  que  les  contemporains  de  Golbert  ont 
perdu  l'enthousiasme  qu'avait  excité  Richelieu?  Gol- 
bert doit-il  être  convaincu  d'avoir  fait  de  la  colonisa- 
tion gouvernementale? 

Quelques  remarques  font  hésiter  devant  cette  con- 
clusion. D'une  part,  cette  manifestation  hostile  est  en 
contradiction  avec  l'activité  commerciale,  qui  est  indé- 
niable. De  l'autre,  elle  semble  plutôt  une  protestation 
contre  la  pression  officielle  que  contre  la  politique 
coloniale.  Beaucoup  pensèrent,  en  effet,  comme-  les 
officiers  d'Auvergne  :  «  C'est  un  piège,  disaient-ils, 
pour  mettre  à  la  taille  les  nobles  et  tous  autres  exempts. 
On  forcera  tout  le  monde  d'y  entrer,  l'Église,  la 
noblesse  et  le  tiers,  et  ensuite  on  les  taxera  tous  les 
ans.  On  leur  fera  nouvelles  demandes,  tantôt  sous  pré- 
texte de  quelque  perte  arrivée  ou  de  quelques  entre- 
prises à  faire,  utiles  en  apparence.  » 

Pour  nous  bien  fixer,  faisons  une  contre-épreuve. 
La  nation  a  refusé  ses  capitaux  :  mais  peut-être  a-t-elle 
fourni  des  hommes  à  la  colonisation? 

Nous  avons  parlé  des  efforts  que  fit  Golbert  pour 


188      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

peupler  le  Canada  et  les  Iles.  Quelques  documents  et 
témoignages  nous  renseignent  sur  le  résultat  qu'il 
obtint. 

L'édit  de  révocation  de  la  Compagnie  des  Indes 
occidentales  (décembre  1674)  accuse  une  population 
dans  ses  domaines  de  45,000  âmes.  D'après  le  P.  Char- 
levoix,  le  recensement  fait  en  1688  au  Canada  a  donné 
le  chiffre  de  1 1 ,249  habitants.  La  Martinique,  en  1 700, 
d'après  Froger(l),  comptait  10,600  blancs;  la  Guade- 
loupe, 3,825  ;  Saint-Domingue,  30,000  ;  Cayenne,  400. 
Cela  fait  un  total  de  55,000  colons  et  engagés  dans 
l'ancien  domaine  de  la  Compagnie.  C'est  un  gain  de 
15,000  sur  la  population  de  1674.  Durant  une  période 
d'environ  vingt  ans,  il  est  allé  aux  colonies  d'Améri- 
que, année  moyenne,  750  Européens.  Au  seul  Canada, 
entre  les  deux  recensements  de  1665  et  de  1688,  la 
population  s'est  trouvée  portée  de  3,215  à  1 1,249;  elle 
a  donc  augmenté  de  8,034  en  vingt-trois  ans,  ou  de 
349  par  an. 

Est-ce  là  un  résultat  favorable?  Il  paraît  difficile  de 
le  soutenir.  Cette  émigration  de  300  ou  de  700  indi- 
vidus en  moyenne  semble  bien  faible  auprès  des  mil- 
liers d'Allemands  qui,  de  nos  jours,  vont  à  peu  près 
dans  les  mêmes  parages,  auprès  des  500,000  Anglais 
qui  ont  émigré  en  Australie  en  dix  ans  (1851-61), 
auprès  des  600,000  qui  ont  pris  possession  de  la  Nou- 

(1)  Froger  :  Relation  du  voyage  de  M.  de  Germes  (in-12,  1699). 


LA  PLUS  GBANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     189 

velle-Zélande  en  quarante-six  ans  (1840-86)  (l).Ne  sait- 
on  pas,  d'ailleurs,  que  cette  émigration  si  restreinte  est 
entachée  des  mêmes  violences  que  la  souscription,  au 
moins  en  ce  qui  concerne  les  engagés?  Seignelay  fait 
partir  jusqu'à  des  forçats  invalides,  et  engage  jusqu'à 
des  Turcs. 

Cette  contre-épreuve  confirme  donc  les  résultats  de 
la  première.  Malgré  beaucoup  d'adhésions,  malgré  des 
collaborations  dévouées ,  malgré  l'activité  du  com- 
merce, les  contemporains  de  Golbert  ont  hésité  à  le 
suivre  dans  ses  entreprises  coloniales.  S'ils  ne  con- 
damnent pas  l'idée,  ils  ne  s'associent  pas  à  l'action. 

(1)  V.  Vignon  :  La  France  dans  V Afrique  du  Nord  (1887),  p.  9,  98. 


CHAPITRE   III 

L'INTÉRÊT  (S»«le). 
Les    publications. 


NOMBRE    ET    CARACTERE. 

Trouverons-nous,  dans  les  cinquante-cinq  dernières 
années  de  la  période  coloniale  qui  nous  occupe,  la 
même  curiosité  manifestée  par  les  publications  que 
dans  les  soixante  premières? 

Il  y  a  une  légère  infériorité  dans  le  nombre  des 
livres  parus  :  380  contre  450.  La  moyenne  ne  ressort 
plus  qu'à  6,  au  lieu  de  7,5  par  an.  Mais  on  peut  expli- 
quer la  différence. 

Les  relations  des  missionnaires,  au  temps  de  Riche- 
lieu, comptent  pour  plus  d'un  tiers  (176)  dans  le  total 
de  450.  A  l'époque  suivante,  elles  sont  réduites  au 
quart  (96  sur  380).  Encore  n'y  a-t-il  pas  que  des  rela- 
tions, mais  beaucoup  d'ouvrages  de  polémique  reli- 
gieuse. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     191 

Il  était,  en  effet,  arrivé  aux  Jésuites,  principaux 
auteurs  des  relations,  plusieurs  mésaventures  qui 
avaient  quelque  peu  ébranlé  leur  crédit  auprès  du 
public.  La  première  fut  leur  querelle  avec  Jean  de 
Palafox  de  Mendoza,  évêque  d'Angelopolis  et  doyen 
du  conseil  des  Indes.  Dans  une  lettre  en  latin  au  pape 
Innocent  X,  du  8  janvier  1649,  et  dans  un  petit  opus- 
cule paru  secrètement  sans  aucune  des  approbations 
ordinaires  (1),  l'évêque  espagnol  dénonçait  l'orgueil,  la 
cupidité,  les  intrigues,  la  corruption  des  Jésuites.  Il  les 
accusait,  entre  autres  cboses,  «  d'avoir  exercé  la  banque 
dans  l'église  de  Dieu,  tenu  publiquement  dans  leurs 
propres  maisons  des  boucheries  et  d'autres  boutiques 

d'un  trafic  honteux ,   d'avoir  plongé  la  grande  et 

opulente  cité  de  Séville  dans  la  douleur  et  les  larmes, 
en  trompant  les  plus  honnêtes  gens,  et,  après  leur 
avoir  tiré  plus  de  400,000  ducats,  dépensés  pour  leurs 
usages  particuliers,  en  ne  les  payant  que  d'une  hon- 
teuse  banqueroute ;    d'avoir    moins   instruit   que 

séduit  l'Église  de  Chine,  où,  par  crainte  des  persécu- 
tions, il  s  ont  caché  la  croix  et  autorisé  des  coutumes 
païennes...  »  .  Les  ennemis  des  Jésuites  s'emparèrent 
naturellement  du  réquisitoire  de  l'évêque.  Les  éditeurs 
des  Lettres  provinciales  insérèrent,  dans  l'édition  de 
1667,  la  traduction  de  la  lettre  au  Pape  :  c'était,  avec 
d'autres  pièces,  un  document  à  l'appui  des  éloquentes 

(1)  Virtudes  del  ïndio,  por  Juan  Palafox,   obispo  de  la  Puebla  de 
los  Angeles.  {S.  I.  n.  d.) 


192      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

indignations  de  Pascal  (1).  L'autre  mésaventure  n'était 
pas  moins  humiliante.  Un  missionnaire  de  Saint-Sul- 
pice,  l'abbé  d'Allet,  qui  séjourna  au  Canada  plus  de 
quinze  ans,  donna,  à  son  retour  en  1685,  quelques 
renseignements  sur  les  agissements  des  Jésuites  dans 
la  colonie.  Il  composa  même  deux  Mémoires  qu'il 
communiqua  à  Arnaud  et  qu'on  trouve  dans  les  œuvres 
de  ce  dernier  (2).  Or,  voici  ce  qu'il  dit  des  fameuses 
Relations  annuelles  :  «  Dès  que  ces  Relations  étaient 
imprimées  en  France,  on  avait  soin  de  les  envoyer  aux 
ecclésiastiques  qui  étaient  à  Montréal,  et  ils  gémis- 
saient de  voir  que  les  choses  étaient  rapportées  autre- 
ment qu'elles  n'étaient  dans  la  vérité.  M.  de  Gourcelles 
en  ayant  donné  avis  à  la  cour,  on  donna  ordre  aux 
PP.  Jésuites  de  ne  plus  faire  de  Relations.  »  Cette 
interdiction  fut  faite  en  1673.  Le  fut-elle  par  la  cour 
ou  par  la  Société  de  la  propagande,  comme  le  demande 
Arnaud  (3)?  Peu  importe  :  la  raison  était  la  fausseté 
reconnue  des  Relations. 

On  n'avait  pas  fait  taire  les  Jésuites,  pourtant.  Si  la 
Nouvelle-France  leur  échappe,  la  Chine  leur  reste. 
Profitant  de  leur  faveur  auprès  de  l'empereur  Kang-hi, 
ils  soutinrent  une  vraie  lutte  contre  les  Dominicains, 
Franciscains,  Sulpiciens,  qui  voulaient  les  supplanter, 

(1)  Un  exemplaire  de  cette  édition  fort  curieuse  est  entre  nos  mains. 
Il  forme  un  gros  in-8°  de  893  pages.  Il  a  été  imprimé  à  Cologne,  chez 
Nicolas  Schoute. 

(2)  Arnaud  :  OEuvres,  t.  XXXIV,  p.  732. 

(3)  Lettres  d'Arnaud,  II,  p.  619.  (Lettre  à  M.  de  Vaucel,  1675.) 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     193 

et  ils  inondèrent  la  France  de  lettres  ou  de  livres  sur 
la  Chine  et  l'Extrême-Orient.  C'est  alors  que  s'éleva 
cette  fameuse  querelle  sur  les  superstitions  chinoises, 
que  Voltaire  a  racontée  dans  le  dernier  chapitre  du 
Siècle  de  Louis  XIV.  Elle  commença  en  1687,  par  un 
livre  du  P.  Le  Tellier,  le  futur  confesseur  du  Roi  (1), 
et  elle  n'inspira  pas  moins  de  trente-cinq  livres  ou  bro- 
chures jusqu'en  1701.  L'année  1700,  si  pleine  pourtant 
d'événements  ou  d'appréhensions  à  l'extérieur,  semble 
avoir  été  toute  consacrée  à  cette  affaire  :  vingt-six  publi- 
cations en  harcèlent  le  public.  Français,  italien,  latin, 
chinois  même,  toutes  les  langues  sont  mises  au  ser- 
vice de  cette  polémique;  Paris,  Lyon,  Cologne,  Liège, 
Louvain  fournissent  les  imprimeurs.  Les  PP.  Le  Tel- 
lier et  Le  Comte  furent  les  champions  de  l'Ordre  de 
Loyola;  Arnaud,  Louis  de  Cicé,  les  prêtres  de  Saint- 
Sulpice,  les  Dominicains  en  furent  les  plus  ardents 
adversaires.  Chose  curieuse  :  c'étaient  les  Jésuites  qui 
se  montraient  libéraux,  pour  une  fois.  Ils  s'opposaient  \ 
à  ce  que  la  morale  de  Gonfucius,  la  science  des  manda- 
rins, le  respect  des  Chinois  pour  les  ancêtres,  fussent 
condamnés  par  l'Inquisition  de  Rome  comme  croyances 
et  pratiques  alhéistes  (2).  Mais  leurs  adversaires,  en 
défendant  une  mauvaise  cause,  avaient  beau  jeu  contre 

» 

(1)  Défense  des  nouveaux  chrestiens  et  des  missionnaires  de  la  Chine 
du  Japon  et  des  Indes,  contre  la  Morale  des  Jésuites  et  l'Esprit  de 
M.  Arnauld.  (Paris,  in-12.) 

(2)  Cf.  Recueil  de  pièces  touchant  le  culte  quon  rend,  à  la  Chine,  à 
Confucius  :  Cologne  (Hollande),  chez  Louis  Le  Sincère,  in-12,  1700. 

13 


194      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

eux;  car  les  mauvaises  causes  ne  manquent  pas  dans 
l'histoire  des  Jésuites.  C'est  ainsi  qu'Arnaud  tira  argu- 
ment de  l'histoire  de  Palafox,  qu'il  raconta  en  1690; 
un  anonyme,  «  de  la  persécution  de  deux  saints  évêques 
parles  Jésuites,  l'un  D.  Bernardin  de  Gardenas,  évê- 
que  du  Paraguay,  l'autre  D.  Philippe  Pardo,  arche- 
vêque de  Manille  (1691)  »  ;  les  Sulpiciens,  des  violences 
commises  «  par  les  chrestiens  des  Jésuites  contre 
M.  Maigrot,  Sulpicien,  évêque  de  Gonon,  et  le  R.  P.  Cro- 
quet, Dominicain  (1700)  »,  etc.  Bref,  cette  querelle 
«  aussi  vive  que  puérile  »  amusa  fort  la  galerie.  Elle 
était  de  nature  à  mettre  à  la  mode,  si  elles  ne  l'eussent 
été  déjà,  les  terres  et  nations  de  l'Orient;  elle  ferait, 
à  la  rigueur,  le  pendant  dé  l'affaire  de  Villegagnon. 
Mais  qu'arriva-t-il?  La  Sorbonne  elle-même,  sur  la 
dénonciation  de  l'abbé  Boileau,  s'en  émut  et  en  déli- 
béra. Elle  pensa  même  à  envoyer  en  Chine  douze  de 
ses  docteurs  pour  s'instruire  à  fond  de  la  cause.  Toute- 
fois, se  croyant  assez  éclairée  sans  cette  périlleuse 
enquête,  elle  prit  une  décision  et  rendit  cette  mémo- 
rable sentence  :  «  Les  louanges  des  Chinois  sont 
fausses,  scandaleuses,  téméraires,  impies  et  héré- 
tiques. »  Les  Chinois  s'en  moquèrent  un  peu  (1);  mais 
les  Jésuites  durent,  sinon  cesser,  du  moins  restreindre 
'leurs  publications  ainsi  dépréciées. 

(1)  L'empereur  Kang-hi,  apprenant  cette  décision ,  en  1705,  en  rit 
beaucoup,  mais  ne  s'en  fâcha  pas,  montrant  ainsi  qu'on  avait  autant 
d'esprit  en  Chine  qu'en  France,  et  même  un  peu  plus. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     195 

De  ces  faits  et  d'autres  analogues,  il  est  résulté  que 
la  publicité  en  matière  coloniale,  au  temps  de  Golbert, 
s'est  trouvée  allégée  en  partie  de  la  propagande  reli- 
gieuse. Golbert,  nous  l'avons  vu,  se  garda  bien  d'aviver 
cette  dernière  comme  avaient  fait  Richelieu  et  le 
P.  Joseph.  De  cette  façon,  l'intérêt  humain  l'emporta 
sur  le  divin,  et  la  question  coloniale  fut  en  partie 
laïcisée.  C'était  un  grand  progrès. 

Un  autre  en  découla  naturellement.  Les  mission- 
naires, colportant  un  article  unique,  la  doctrine  catho- 
lique, choisissaient  leur  champ  d'action  et  imposaient 
leurs  préférences.  Les  auteurs  laïques,  pionniers  du 
commerce  et  commerçants  eux-mêmes,  sont  obligés  de 
se  plier  aux  préférences  commerciales.  La  publicité 
alors  se  rapproche  de  l'action  et  en  offre  une  plus  fidèle 
image. 

Ainsi,  toute  l'action  coloniale  a  été,  on  le  sait,  cen- 
tralisée par  Golbert  à  Paris.  C'est  là  que  doivent  être,  I 
d'après  les  contrats,  le  siège  social  et  le  conseil  des; 
directeurs  des  Compagnies;  là  que  sont  recrutés,  auj 
moins  pour  moitié,  ces  mêmes  directeurs;  là  enfin  que 
Colbert  donne  l'impulsion  générale.  Or,  Paris  devient  \  * 
le  centre  principal  et  quasi  unique  des  publications  de  l 
caractère   colonial  ;  il  a ,    sauf  une    ou   deux   excep-   \ 
tions  (1),  le  monopole  des  premières  éditions.  Au  lieu 

(1)  Le  Voyage  d'Italie  et  du  Levant,  de  MM.  Fermanel,  Fauvel, 
Baudouin  et  de  Stochove,  fut  publié  d'abord  à  Bruxelles,  patrie  de 
Stochove,  puis  avec  des  additions   à  Rouen,  patrie  de    Fermanel,  en 

13. 


/ 


196      LA   QUESTION    COLONIALE  EN    FRANCE. 

des  120  publications  provinciales  que  nous  avons 
comptées  au  temps  de  Richelieu,  l'époque  de  Col- 
bert  n'en  offre  plus  que  43.  Deux  villes  seulement 
ont  imprimé  plusieurs  ouvrages  :  Lyon,  20;  Rouen,  8. 
Onze  autres  se  présentent  avec  un  seul,  qui  presque 
toujours  a  eu  une  édition  antérieure  ou  simultanée  à 
Paris . 

Ce  premier  fait  acquis,  reprenons  le  groupement 
qui  nous  a  servi  pour  la  première  moitié  du  siècle.  Nous 
y  trouverons  des  différences  notables  et  significatives 
dans  l'intérêt  manifesté. 

Chine  et  Japon,  82  (74  à  l'époque  précédente). 

Levant  (Turquie  et  Perse),  72  (96). 

Nouvelle-France  et  Antilles,  54  (60). 

Indes  orientales,  53  (45). 

Indo-Chine  et  Tonkin,  28  (13). 

Afrique  barbaresque,  23  (37). 

Afrique  (côtes  et  intérieur),  22  (16). 

Le  Levant  et  l'Afrique  barbaresque  font  les  plus 
grandes  pertes,  c'est-à-dire  les  pays  turcs  contre  les- 
quels, malgré  les  velléités  de  croisade  de  Louis  XIV, 
l'animosité  chrétienne  n'est  plus  excitée.  Les  côtes 
d'Afrique,  où  se  fait  la  traite,  l'Indo-Chine,  où  l'on 
ébauche  une  alliance  et  un  établissement,  la  Chine,  le 
Japon,  Madagascar  et  l'Asie  intérieure,  où  Colbert 
porte  l'action  commerciale,  font  au  contraire  des  gains 

1664,  1668,  1670.  —  Le  Dictionnaire  caraïbe-français  du  P .  Raymond 
Breton  a  eu  ses  trois  éditions  à  Auxerre  (1664-65-66). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     197 

sensibles.  L'attention  est  donc  principalement  attirée 
de  ce  côté. 

La  nature  des  ouvrages  qui  eurent  le  plus  de  vogue 
appuie  cette  démonstration. 

Les  illustres  voyageurs  Thévenot,  Bernier,  Taver- 
nier,  Chardin,  ont  surtout  occupé  l'attention.  Jean 
Thévenot,  mort  en  1667,  avait  parcouru  l'Europe, 
mais  surtout  l'Egypte,  la  mer  Rouge,  la  Turquie,  la 
Perse  et  l'Inde.  Son  Voyage  dans  le  Levant,  publié  en;  / 
1665,  par  les  soins  du  sieur  de  Luisandre,  fut  réim- 
primé en  1674-81-84-87-89,  traduit  en  anglais  et  en 
allemand.  Bernier,  médecin  de  la  Faculté  de  Montpel- 
lier, philosophe  épicurien  (1),  lié  avec  Molière  et  avec 
la  société  du  Temple,  résida  douze  ans  à  la  cour  d'Au- 
reng-Zeb,  dont  il  fut  le  médecin.  Son  Histoire  de  la  ré- 
volution des  Étals  du  Grand  Mogol  eut  trois  éditions  en 
France  (1670-71-99),  deux  en  Angleterre  (1673-76), 
une  en  Allemagne  (1676).  Tavernier,  fils  d'un  carto- 
graphe d'Anvers  réfugié  en  France,  passa  sa  vie  en 
voyages.  Il  parcourut  d'abord  l'Europe,  dont  toutes 
les  langues  lui  étaient  familières  ;  puis  il  se  voua  à 
l'Asie,  et,  durant  quarante  ans,  fit  six  voyages  en  Tur- 
quie, en  Perse  et  aux  Indes.  Il  allait  en  entreprendre 
un  septième  pour  le  compte  de  l'Électeur  de  Brande- 

(1)  Auteur  d'un  Abrégé  de  la  philosophie  de  Gassendi,  si  beau  et  si 
curieux,  ditBayle,  que  la  première  édition  fut  enlevée  rapidement  et 
qu'il  en  fallut  aussitôt  donner  une  seconde  «  pour  satisfaire  à  l'empres- 
sement du  public»  .  (Nouvelles  de  la  République  des  lettres,  novembre 
1684.) 


\/ 


198      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

bourg,  lorsqu'il  mourut  (1).  Ses  Voyages,  rédigés  par 
La  Chapelle  et  Ghapuzeau,  furent  réimprimés  chaque 
année  de  1676  à  1683,  et  une  fois  en  Hollande  par  les 
Elzevier.  Chardin,  fils  d'un  bijoutier  de  Paris,  séjourna 
longtemps  aux  Indes  et  en  Perse.  Avec  l'aide  du  célèbre 
académicien  Charpentier,  il  rédigea  son  Journal  de 
'  voyages,  qui  parut  à  Londres  (2)  en  français,  en 
1686,  en  français  à  Lyon,  en  anglais  à  Londres  et  en 
hollandais  à  Amsterdam,  en  1687,  et  d'une  façon 
complète  à  Paris,  en  1711  et  1735. 

Tous  ces  récits,  qui  jouissent  d'une  vraie  popularité, 
ont,  comme  on  le  voit,  le  même  sujet  :  ils  font  con- 
naître et  valoir  la  Perse  et  l'Inde.  Mais  leurs  auteurs 
ont  une  autre  ressemblance  :  ils  sont  tous,  plus  ou 
moins,  des  commerçants.  Thévenot  introduit  le  café 
en  France.  Bernier  le  recommande,  et  sa  lettre  sert 
de  pièce  justificative  au  célèbre  Traité  du  café  du 
sieur  Dufour  (1685).  Il  s'occupe,  d'ailleurs,  beaucoup 
plus  de  commerce  que  de  médecine.  Il  adressa  à  Col- 
bert  et  inséra  au  tome  Ier  de  sa  Relation  une  lettre  sur 
les  richesses  de  l'Inde,  si  précise  et  si  complète,  que 
Colbert  recommanda  à  Caron  d'en  suivre  les  instruc- 
tions   (3).   Tavernier  rapporte  tant  de   ces  richesses 


(1)  Cf.  M.  Joret  :   Tavernier  (1884). 

(2)  Chardin,  comme  Thévenot  et  Tavernier,  était  protestant.  A  son 
retour  en  1681,  voyant  les  persécutions  exercées  contre  ses  coreligion- 
naires, il  se  réfugia  en  Angleterre,  auprès  de  Charles  II,  qui  le  fit  che- 
valier et  lui  confia  une  mission  en  Hollande. 

(3)  Mémoire  de  Colbert ,  mars  1669. —  Correspondance,  III  bis,  p.  427. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     199 

d'Orient,  qu'il  en  vend  pour  trois  millions  au  Roi. 
Chardin,  enfin,  ne  va  en  Orient  que  pour  faire  le  com- 
merce des  diamants,  et  il  devient  «  marchand  du  Roi  » 
en  Perse.  Ne  dirait-on  pas  que  ces  voyageurs  sont  des 
agents  de  Golbert,  au  même  titre  que  les  directeurs  de 
la  Compagnie?  Leur  pensée  est,  d'ailleurs,  nettement 
exprimée  par  Tavernier.  «  Mon  but  dans  cet  ouvrage, 
dit  la  Dédicace  au  Roi,  n'est  pas  simplement  de  con- 
tenter la  curiosité  publique;  je  me  suis  proposé  une  fin 

plus  noble  et  plus  élevée  dans  toutes  mes  actions 

En  tous  les  pays  que  j  ay  parcourus,  ma  plus  forte  pas- 
sion a  toujours  esté  de  faire  connaître  les  vertus  héroï- 
ques de  Votre  Majesté  et  les  merveilles  de  son  règne 

et  de  montrer  comment  ses  sujets  excellent  par  leur 
industrie  et  par  leur  courage  sur  les  autres  peuples  de 

la  terre Ma  façon  d'agir  un  peu  trop  libre  m'a 

exposé  à  plusieurs  dangers  parmi  les  nations  jalouses 
de  notre  prospérité,  qui  nous  détestent  autant  qu'elles 
peuvent,  pour  nous  exclure  du  commerce  qu'elles 
seules  veulent  faire.  »  Voilà  bien  le  langage  d'un  pion- 
nier. Il  répondait  aux  sentiments  des  commerçants 
eux-mêmes.  Un  Mémoire  «  de  plusieurs  notables  com- 
merçants de  Tours,  Nantes  et  la  Rochelle  (1)  »  ne 
dit-il  pas  expressément  :  «  Le  principal  négoce  qui 
se  puisse  faire  aux  Indes  est  la  soye  et  les  espiceries. 
Personne   ne    doubte    que   ce  ne   soit  un    advantage 

(1)  M.  Pauliat  :  op.  cit.  (Appendice.) 


200      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

très  considérable  pour  toute  la  France,  si  Ion  pouvait 
se  passer  des  Hollandais  pour  aller  quérir  lesdites  espi- 
ceries,  desquelles  il  faut  en  France  pour  3,193,000  li- 
vres, et  ces  soyeries  qui  viennent  du  Levant,  pour 
2,000,000  de  livres.  » 

Beaucoup  d'ouvrages  encore  marquent  cette  ten- 
dance générale.  Tels  sont  :  la  Relation  du  voyage  de 
Perse  et  des  Indes,  de  l'Anglais  Herbert,  traduite  par 
Wicquefort,  rééditée  quatre  fois;  Les  instructions  mo- 
rales d'un  père  à  son  fils,  du  négociant  érudit  Dufour, 
lesquelles  eurent  un  succès  extraordinaire,  furent  tra- 
duites en  latin,  allemand,  flamand,  et  furent  réim- 
primées plusieurs  fois  à  Paris,  Lyon,  Toulouse,  Baie, 
en  Hollande,  etc.  (1);  toutes  les  publications  concer- 
nant la  Compagnie  des  Indes  orientales,  depuis  les 
brochures  si  bien  faites  et  si  bien  accueillies  de  Char- 
pentier (1664-65-66),  jusqu'aux  affiches  répandues  à 
profusion  au  moment  de  la  fondation  ou  depuis. 

Il  existe  un  contraste  frappant,  et  en  même  temps 
instructif,  entre  ces  affiches  et  celles  qui  nous  sont 
connues  de  la  période  précédente.  Le  P.  Dutertre  (2) 
nous  a  conservé  celle  que  fit  apposer  la  Compagnie  de 

(1)  Cf.  Bayle  :  Nouvelles  de  la  République  des  lettres  (mai  1685).  —  Ce 
Dufour  est  le  même  que  l'auteur  du  Traité  du  café.  Marchand  natif  de 
Provence,  il  s'établit  de  bonne  heure  à  Lyon.  Il  savait  «  ajuster  en- 
semble le  savoir  et  le  trafic  »  .  Il  entretenait  «  commerce  d'esprit  »  avec 
Lamoignon,  Charpentier,  mademoiselle  de  Scudéry,  Chardin,  Taver- 
nier,  etc.  C'est  assurément  une  remarquable  figure. 

(2)  Histoire  des  Antilles  françaises,  chap.  xvm  (t.  Ier,  p.  480,  édi- 
tion 1667). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     201 

la  Potherie  et  de  la  Vigne,  dite  «  de  la  France  équi- 
noxiale  »  ,  en  1656.  Qu'y  voit-on?  Un  éloge  pompeux 
de  l'abondance  du  pays,  et  rien  autre  chose.  Il  s'agis- 
sait de  recruter  des  colons  !  On  promet  sur  cette  terre 
enchantée,  qui  est  l'inhabitable  Guyane  :  «  des  vaches, 
des  manipolis,  des  cerfs  de  deux  sortes,  des  sangliers 
aussi  de  deux  sortes,  deux  ou  trois  espèces  de  lapins, 
des  cochons,  des  tatous;  dans  les  bois,  une  infinité 
d'oyseaulx  bons  à  manger  et  d'un  très  beau  plumage, 
comme  poules ,  pintades ,  faisans ,  perdrix  de  trois 
sortes,  ramiers,  tourterelles,  grives,  ortolans,  perro- 
quets de  cinq  ou  six  espèces,  et  plus  de  cinquante  sortes 
d'autres  oyseaulx  bons  à  manger;  enfin  des  rivières 
regorgeantes  de  poissons  très  excellents  comme  turbots, 
rayes,  dorades,  bonites,  mulets,  et  surtout  le  lamentin, 
duquel  (outre  la  chair  qui  est  aussi  délicate  que  celle 
du  veau)  on  tire  de  l'huille  plus  douce  que  la  meilleure 
de  Provence  ;  la  tortue,  qui  y  est  si  commune  que  c'est 
le  plus  ordinaire  manger  des  habitants,  etc.  »  Ne  sent- 
on  pas,  dans  cette  prolixe  énumération,  la  préoccu- 
pation exclusive  d'assurer  les  gens  qu'ils  ne  mourront 
pas  de  faim?  Du  profit  commercial  qu'ils  pourront  faire 
en  ce  lointain  pays,  il  n'en  est  pas  même  question.  Au 
contraire,  dans  les  affiches  de  1664,  on  met  cet  intérêt 
au  premier  plan.  On  promet  aux  colons  qui  voudront 
aller  à  Madagascar  des  terres  à  cultiver,  un  bon  climat, 
des  fruits  naturels  et  du  bétail  pour  leur  nourriture. 
Mais  on  ajoute  :  «  Les  vers  à  soie  y  sont  communs  sur 


202       LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FKANCE. 

les  arbres  et  produisent  de  la  soye  fine  et  facile  à  filer  ; 
il  y  a  des  mines  d'or,  de  fer,  de  plomb;  du  cotton,  de 
la  cire,  du  sucre,  du  poivre  blanc  et  noir,  du  tabac,  de 
l'indigo,  de  l'ébène,  et  toutes  sortes  de  bois  de  tein- 
ture ,  et  autres  bonnes  marchandises  ;  il  ne  manque 
que  des  hommes  qui  ayent  l'adresse  de  s'en  servir 
et  de  faire  travailler  les  nègres,  habitants  du  pays, 
qui  sont  dociles,  obéissants,  et  soumis  à  tout  ce  qu'on 
leur  veut  commander.  Ceux  qui  auront  connaissance 
de  la  culture  de  ces  sortes  de  marchandises,  y  pro- 
fiteront extraordinairement  (  1  ) .  *  Voilà  un  appel 
direct  à  l'esprit  d'entreprise.  Il  s'adresse,  non  aux 
affamés  de  la  métropole,  mais  aux  travailleurs  et  aux 
capitalistes.  L'idée  coloniale  de  Colbert  est  là  tout 
entière. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  œuvres  purement  littéraires 
qui  ne  manifestent  un  semblable  esprit. 

Boileau  est  pris  d'enthousiasme,  en  voyant 

...nos  vaisseaux,  domptant  l'un  et  l'autre  Neptune, 
Nous  aller  chercher  l'or,  malgré  l'onde  et  le  vent, 
Aux  lieux  où  le  soleil  le  forme  en  se  levant  (2). 

Il  écrit  ces  vers  au-dessous  du  portrait  de  Taver- 
nier  : 

De  Paris  à  Delhy,  du  couchant  à  l'aurore, 
Ce  fameux  voyageur  courut  plus  d'une  fois. 

(1)  Cf.  Du  Fresne  de  Francheville,  op.  cit.,  p.  36-38. 

(2)  Discours  au  Roi. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     203 

De  l'Inde  et  de  l'Hydaspe  il  fréquenta  les  rois, 
Et  sur  les  bords  du  Gange  on  le  révère  encore. 
En  tous  lieux  sa  vertu  fut  son  plus  sûr  appui, 
Et,  bien  qu'en  nos  climats  de  retour  aujourd'hui, 

En  foule  à  nos  yeux  il  présente 
Les  plus  rares  trésors  que  le  soleil   enfante., 
Il  n'a  rien  rapporté  de  si  rare  que  lui  (i). 

La  Bruyère,  dans  son  chapitre  du  Souverain  ou  de  la 
République,  s'attache,  avec  son  ingéniosité  ordinaire, 
à  démontrer  la  nécessité  du  commerce.  «  Que  sert 

dit-il,  au  bien  des  peuples que  le  prince  place  les 

bornes  de  son  empire  au  delà  des  terres  de  ses  enne- 
mis?... Que  me  servirait,  comme  à  tout  le  peuple,  que 
le  prince  fût  heureux  et  comblé  de  gloire  par  lui-même 
et  par  les  siens,  que  ma  patrie  fût  puissante  et  formi- 
dable, si,  triste  et  inquiet,  j'y  vivais  dans  l'oppression 

et  l'indigence ,  si,  par  la  facilité  du  commerce,  il 

m'était  moins  ordinaire  de  m'habiller  de  bonnes  étoffes 
et  de  me  nourrir  de  viandes  saines,  et  de  les  acheter 

peu? »   Un  des  chapitres  les  plus  connus  du  Télé- 

maque  est  celui  qui  raconte  le  séjour  à  Salente  (2).  Or, 
Salente,  d'après  les  clefs,  c'est  Amsterdam,  la  ville 
active,  toute  au  commerce,  qui  semble  bien  répondre 
à  l'idéal  que  concevait  Fénelon.  Mentor  fait  de  plus, 
devant  Idoménée,  une  théorie  du  commerce  assez 
différente,  comme  nous  le  verrons,  de  celle  deColbert, 


(1)  Portrait  et  vers  ont  été  mis  en  tête  du  Recueil  de  plusieurs  rela- 
tions, 1679.  (4e  édition  de  Tavernier.  Paris,  2  vol.  in-12.) 

(2)  Télémaque,  1.  VI. 


204      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

mais  qui  débute  par  une  apologie  digne  de  l'époque  de 
Golbert.  La  ruine  du  commerce  est  précisément  un  des 
principaux  griefs  que  relèvent  contre  le  gouvernement 
de  Louis  XIV  et  la  guerre  de  succession  d'Espagne  les 
Mémoires  que  l'archevêque  de  Cambrai  adressait  en 
secret  à  son  élève  le  duc  de  Bourgogne  (1).  De  même, 
le  grand  patriote  et  penseur  Vauban  ne  craint  pas  de 
dire  à  Louvois  (2)  que  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes 
a   causé,   «  entre  autres  maux  très   dommageables  à 

l'État, la  désertion  de  quatre-vingt  à  cent  mille 

personnes  de  toutes  conditions,  qui  ont  emporté  avec 
elles  plus  de  30,000,000  de  livres  de  l'argent  le  plus 
comptant,  la  ruine  de  nos  arts  et  manufactures  parti- 
culières, la  plupart  inconnus  aux  étrangers,  qui  atti- 
raient en  France  un  argent  très  considérable,  la  ruine 

de  la  plus  considérable  partie  du  commerce,  etc » 

Et  plus  tard  essayant,  dans  la  Dime  royale,  d'esquisser 
une  meilleure  répartition  des  charges  publiques  en  vue 
d'un  accroissement  des  forces  productives  du  pays,  il 
montre  l'importance  qu'il  attachait  au  commerce  en 
recommandant  de  ne  l'imposer  que  très  peu;  car,  dit- 
il,  «  le  commerce  est  désirable  en  tout  et  partout, 
dedans  et  dehors  le  royaume  (3)  ». 

(1)  Plan   de   gouvernement,   novembre    1711  :   article   Commerce- 
marine. 

(2)  Oysivetés  (édition  Augoyal),  t.  Ier,  p.  1-42. 

(3)  Dfme  royale,  première  partie,  second  fonds. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     205 


II 


CURIOSITE    COLONIALE. 


Mais  ce  n'est  pas  seulement  au  commerce  en  géné- 
ral, ni  même  au  commerce  d'exportation  qui  implique 
la  possession  des  colonies,  que  répondent  les  préoccu- 
pations que  nous  venons  de  saisir  :  c'est,  d'une  façon 
précise,  au  commerce  colonial.  La  curiosité  pour  les 
colonies  ou  les  pays  colonisables  ressort  de  nom- 
breux incidents  de  publicité  que  nous  ne  devons  pas 
omettre. 

Voici,  par  exemple,  ce  que  raconte,  à  propos  de  son 
livre  (1),  le  P.  Dutertre  :  «  Il  y  a  environ  quinze  ans 
(1652),  les  prières  de  quelques  personnes  de  qualité 
m'obligèrent  à  mettre  en  ordre  quelques  remarques 
que  j'avais  faites  dans  mes  premiers  voyages  et  séjours 
aux  Antilles...  Le  livre  fut  si  curieusement  recherché 
que  je  n'en  pus  conserver  une  copie. . .  On  m'en  déroba 
une  qui  servit  au  sieur  de  Rochefort  à  composer  son 
Histoire  naturelle  et  morale  des  Antilles  (1658)  (2)... 
MM.  de  l'assemblée  des  physiciens,  mathématiciens  et 

(1)  Histoire  des  Antilles,  édition  1667,  dédiée  à  du  Harlay. 

(2)  Rééditée  en  1665,  1666,  1667  (traduction  anglaise),  1668  (tra- 
duction allemande),  1681  (à  Rotterdam),  1688  (deuxième  traduction 
allemande). 


206      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE 

astronomes,  à  qui  le  livre  de  Rochefort  avait  été  pré- 
senté, remarquèrent  facilement  qu'il  n'était  qu'une 
copie,  fidèle  jusqu'aux  erreurs,  de  mon  ouvrage.  Ils  me 
pressèrent  alors  d'écrire  pour  réclamer  mon  travail  et 
montrer  la  fausseté  de  plusieurs  Mémoires  faits  par 
ledit  sieur  Rochefort.  M.  de  Montmore,  un  des  prin- 
cipaux d'entre  eux,  s'offrit  à  faire  imprimer  en  Hol- 
lande, à  ses  frais,  tout  ce  que  j'aurais  écrit...  »  Cette 
sollicitude  de  la  future  Académie  des  sciences  n'est-elle 
pas  bien  significative  ? 

Elle  fut  persévérante  aussi,  comme  on  peut  s'en 
convaincre  en  feuilletant  le  Journal  des  savants.  Il  n'est 
pas  un  volume,  en  effet,  qui  ne  contienne  un  fait,  une 
appréciation,  une  étude  intéressant  les  colonies  :  c'est 
l'analyse  des  lettres  de  la  Sœur  Marie  de  l'Incarnation 
et  sa  biographie  élogieuse,  le  rapport  de  l'évèque  de 
Québec  ou  la  relation  du  P.  Leclerc  sur  l'établissement 
de  la  foi  au  Canada,  le  récit  des  découvertes  de  Cavelier, 
l'appréciation  en  1688,  sous  l'influence  du  Code  noir, 
de  plusieurs  ouvrages  traitant  de  l'esclavage,  comme 
YEleutheria,  de  Guillaume  de  Laon,  les  Remarques 
contradictoires,  de  Loisel  et  de  M.  de  Launay,  le  traité 
de  Grotius,  De  jure  pacis  et  belli,  etc.  De  1672  à  1706, 
le  journal  note  scrupuleusement  et  analyse  tous  les 
traités  publiés  sur  les  propriétés  bonnes  ou  mauvaises 
du  café. 

L'usage  de  cette  plante  coloniale,  introduite  en 
1660  de  la  Guyane  hollandaise  à  la  Guadeloupe  et  à 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     207 

la  Martinique,  a  donné  lieu  à  de  vives  discussions  en 
France  et,  par  suite,  attiré  l'attention  sur  les  pays  pro- 
ducteurs. Madame  de  Sévigné  ne  l'aimait  pas,  comme 
on  sait;  certains  la  croyaient  dangereuse,  malgré  les 
témoignages  de  Bernier  et  de  ceux  qui  l'avaient  expé- 
rimentée sur  place  ;  d'autres  lui  attribuaient  des  vertus 
merveilleuses,  comme  «  d'abattre  les  vapeurs  du  vin  »  , 
«  de  rendre  les  femmes  fécondes  »,  ou,  au  contraire, 
«  stériles  »  .  Au  milieu  de  tout  cela,  la  mode   s'en 
répandit  vite,  et  le  café  ne  passa  pas  plus  que  Racine.  Le 
gouvernement  y  vit  une  source  de  revenus  et  résolut, 
en  1692,  d'en  faire  l'objet  d'un  monopole  vendu  chère- 
ment.  «  Les  boissons  de  caffé,  thé,  sorbec  et  chocolat, 
dit  l'édit  de  janvier    1692,   sont  devenues   si   com- 
munes dans  toutes  les  provinces  de  nostre  royaume, 
que  nos  droits  d'aydes   en  souffrent  une  diminution 
considérable.  Cependant,  ne  voulant  pas   priver  nos 
sujets   de   l'usage   de    ces    boissons,   que    la    plupart 
jugent  utiles  à  la  santé,   nous  nous  sommes  proposé 
d'en  tirer  quelque  secours  dans  l'occurrence  de  la  pré- 
sente guerre.  »    Ce  monopole  fut  d'ailleurs  révoqué, 
dès  l'année  suivante,   pour   deux  causes  :  la  fraude 
que  favorisaient  «  les  seigneurs,   personnes  considé- 
rables, couvents  et  communautés  »  ,  les  plaintes  des 
épiciers  (1). 

Un  autre  fait,  qui  mit  en  émoi  l'opinion  et  eut  son 

(1)    Du  Fresne  de  Fraîncheville   :  Histoù-e  de  la    Compagnie  des 
Indes,  P.  J.,  p.  527-35. 


208      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 


retentissement  dans  les  publications,  ce  fut  l'ambas- 
sade de  Siam  en  1686.  On  sait  que  Louis  XIV  fondait 
les  plus  belles  espérances,  pour  le  commerce  d'Orient, 
sur  l'alliance  avec  l'empereur   de   Siam.   Un    habile 


& 


J 


ministre,  d'origine  grecque  et  du  nom  de  Constance, 
servait  avec  ardeur  l'influence  française.  Des  ambas- 
sades solennelles  furent  échangées  :  de  Ghaumont, 
accompagné  de  l'abbé  Ghoisy,  y  fut  envoyé  en  1685; 
les  ambassadeurs  siamois  parurent  à  la  cour  de  Ver- 
sailles en  1686;  de  la  Loubère  alla  tenter  de  renouer 
les  relations,  en  1690  (1).  L'affaire  ne  réussit  pas  :  une 
révolution,  dans  laquelle  périt  Constance,  fit  triompher 
le  parti  antifrançais.  Mais  l'impression  était  produite 
sur  le  public  de  France.  On  fut  curieux  de  connaître 
les  mœurs  de  ces  Orientaux.  La  relation  de  Chaumont 
fut  réimprimée  coup  sur  coup  en  1685-86-87.  Comme 
si  elle  ne  suffisait  pas,  l'abbé  Choisy  en  publia  une,  de 
son  côté,  en  1687  (2),  et  la  même  année,  Mabre-Cra- 
moisy  mit  en  vente  la  Harangue  faite  à  Sa  Majesté -par 
les    ambassadeurs    du    roi    de   Siam.    Cette   nouveauté 


(1)  Cf.  M.  Lanier  :  État  historique  sur  les  relations  de  la  France  et 
du  royaume  de  Siam,  de  1662  à  1703. 

(2)  La  gaieté  ne  perdant  jamais  ses  droits  en  France,  Choisy  fut  censé 
adresser  de  San  Jacob,  en  l'île  de  Madagascar,  à  l'abbé  Saint-Martin, 
protonotaire  du  Saint-Siège,  «  pour  la  faire  voir  au  public  »  ,  une  lettre 
sur  les  Torisbos,  prétendus  Pygmées  de  Madagascar  [Bibliothèque  na- 
tionale, manuscrits  :  Recueil  historique,  t.  XV,  Z  2284,  Zf  58  (6)]. 
Or,  cet  abbé  Saint-Martin,  d'après  Furetiere  [Ana,  p.  42),  était  un 
Torisbo  civilisé;  «  il  était  connu  pour  sa  laideur,  son  costume  gro- 
tesque, ses  habitudes  ridicules,  sa  vanité,  son  ignorance  et  sa  crédu- 
lité »  . 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     209 

défraya  longtemps  les  conversations.  La  Bruyère,  qui 
les  entendait,  y  trouva  matière  à  ces  piquantes  ré- 
flexions :  «  Si  les  princes  étrangers,  dit-il  au  chapitre 
des  Jugements,  étaient  des  singes  instruits  à  marcher 
sur  leurs  pieds  de  derrière  et  à  se  faire  entendre  par 
interprètes,  nous  ne  pourrions  pas  marquer  un  plus 
grand  étonnement  que  celui  que  nous  donne  la  justesse 
de  leurs  réponses,  et  le  bon  sens  qui  paraît  quelquefois 
dans  leurs  discours.  La  prévention  du  pays,  jointe  à 
l'orgueil  de  la  nation,  nous  fait  oublier  que  la  raison 
est  de  tous  les  climats,  et  que  l'on  pense  juste  partout 
où  il  y  a  des  hommes.  »  Et  ailleurs,  dans  le  chapitre 
des  Esprits  forts,  il  dit  avec  une  liberté  d'esprit  remar- 
quable :  "  Si  l'on  assurait  que  le  motif  secret  de  l'am- 
bassade des  Siamois  a  été  d'exciter  le  Roi  Très  Chrétien 
à  renoncer  au  christianisme,  à  permettre  l'entrée  de 
son  royaume  aux  talapoins,  qui  eussent  pénétré  dans 
nos  maisons  pour  persuader  leur  religion  à  nos  femmes, 
à  nos  enfants,  à  nous-mêmes,  par  leurs  livres  et  par 
leurs  entretiens;  qui  eussent  élevé  des  pagodes  au 
milieu  des  villes,  où  ils  eussent  placé  des  figures  de 
métal  pour  être  adorées,  avec  quelles  risées  et  quel 
étrange  mépris  n'entendrions-nous  pas  des  choses  si 
extravagantes  !  Nous  faisons,  cependant,  six  mille  lieues 
de  mer  pour  la  conversion  des  Indes,  des  royaumes  de 
Siam,  de  la  Chine  et  du  Japon,  c'est-à-dire  pour  faire 
très  sérieusement  à  tous  ces  peuples  des  proposi- 
tions qui  doivent  leur  paraître  très  sottes  et  très  ridi- 

14 


. 


210      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

cules »  La  Bruyère  insinue  que  leur  tolérance  pour 

nos  missions  pourrait  bien  être  une  preuve  de  la  force 
de  la  vérité.  Mais  qui  ne  conviendra  que  cette  raison 
est  faible,  autant  que  la  satire  est  forte? 

La  Bruyère  se  rencontre  ici  avec  Bayle,  qui  n'est  ni 
moins  observateur,  ni  moins  caustique.  Mais  Bayle  ne 
se  croit  pas  obligé  de  pallier  la  critique  :  «  Je  ne  sçai 
pourquoi,  s'écrie-t-il,  les  chrétiens  font  si  peu  de  ré- 
flexion sur  l'esprit  de  tolérance  qui  règne  dans  ces  rois 
payens,  que  nous  traitons  hautement  de  barbares  et 
de  féroces.  Voilà  un  empereur  chinois,  très  persuadé 
que  la  religion  des  Jésuites  est  fausse  et  tout  à  fait 
opposée  à  celle  dont  lui  et  tous  ses  sujets  font  profes- 
sion, qui  ne  laisse  pas  de  souffrir  ces  missionnaires  et 
de  les  traiter  fort  humainement!  »  (Février  1685.) 

Puisque  nous  parlons  de  Bayle,  remarquons  en  pas- 
sant que  ses  Nouvelles  de  la  république  des  lettres,  gazette 
littéraire  aussi  libre  et  judicieuse  que  bien  informée, 
nous  fournissent  une  nouvelle  preuve  du  goût  général 
pour  les  pays  de  colonisation.  Il  le  dit  lui-même  :  «  Par 
l'usage  de  tous  les  journalistes,  des  savans,  et  par  la 
déclaration  que  nous  en  fîmes  dans  notre  première 
préface,  les  raretés  des  Indes  sont  du  ressort  de  ces 
Nouvelles.  »  (Janvier  1686.)  Et,  de  fait,  on  y  trouve,  à 
chaque  instant,  des  comptes  rendus  faits  avec  une 
faveur  visible,  des  relations,  lettres,  ouvrages  spéciaux 
touchant  les  pays  et  choses  exotiques.  On  y  peut  même 
toucher  du  doigt  les  deux  sentiments  que  nous  avons 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     211 

notés  plus  haut  :  dune  part,  la  défaveur  que  rencontrent 
les  récits  des  Jésuites,  et,  de  l'autre,  le  goût  très  pro- 
noncé pour  les  relations  d'intérêt  commercial,  comme 
celles  de  Bernier,  Chardin,  etc. 

Il  est  encore  un  incident  que  nous  n'aurons  garde 
de  passer  sous  silence  :  c'est  la  discussion  qui  s'élève, 
à  la  fin  du  siècle,  à  propos  des  découvertes  de  Gavelier 
de  La  Salle.  Un  des  compagnons  du  héros,  le  P.  Hen- 
nepin,  Récollet,  étant  revenu  en  France  après  l'explo- 
ration de  1678  et  ayant  raconté  en  1683  son  «  voyage 
au  Sault  Saint-Antoine  »  ,  fut  mis  en  goût  par  le  succès. 
S'appropriant  en  partie  la  relation  du  P.  Ghrestien  Le 
Clerc,  Récollet  comme  lui,  publiée  en  1691  (1),  et  en 
totalité  celle  de  l'abbé  Bernon,  restée  manuscrite  et 
communiquée  à  Golbert,  il  songea  à  s'attribuer  le 
mérite  de  toutes  les  découvertes  faites  dans  la  vallée  du 
Mississipi.  Il  publia,  en  1697  et  1698,  sa  Nouvelle 
découverte  d'un  très  grand  pays,  qui  n'est  qu'un  tissu 
d'audacieux  mensonges.  Il  eut  honte  sans  doute  de  le 
faire  en  France  ;  c'est  à  Utrecht  qu'il  commit  cette 
vilenie  et  à  Guillaume  III  qu'il  la  dédia.  Les  amis  et 
compagnons  de  Gavelier  furent  outrés  de  cette  double 
trahison,  et  bon  nombre  se  portèrent  défenseurs  du 
glorieux  explorateur.  Tonti,  d'abord,  publia  ou  laissa 
publier  (2),  en  1697,  Les  dernières  découvertes  de  Cave- 

(1)  Histoire  de  V établissement  de  la  foy  dans  la  Nouvelle-France . 

(2)  Le  Jésuite  Gabriel  Marest  [Lettres  édifiantes,  t.  X,  p.  308) 
affirme  avoir  entendu  Tonti  désavouer  cet  écrit.  Mais  c'est  le  seul  témoi- 
gnage, et  il  est  suspect. 

14. 


212      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

lier  de  La  Salle;  Joutel,  l'un  des  quatre  survivants  de 
l'expédition  de  1686,  fit  rédiger,  par  Michel,  son 
Journal  historique  du  dernier  voyage  de  M.  Cavelier  de 
La  Salle,  paru  en  1713  ;  le  neveu  du  héros,  celui  qu'on 
appelait  «  le  petit  M.  de  La  Salle  n  et  qui  fut  le  pre- 
mier administrateur  de  la  Louisiane  après  le  voyage, 
dlberville  (1698),  donna,  lui  aussi,  un  récit  de  l'expé- 
dition et  de  la  mort  de  son  oncle.  La  discussion  con- 
tinua après  1715  et  ne  fournit  pas  de  conclusion.  L'en- 
trepreneur du  Recueil  des  voyages  du  Nord,  le  libraire 
hollandais  Bernard,  donna  indifféremment  asile  aux 
relations  de  Hennepin  et  à  celles  de  ses  contradicteurs. 
La  mémoire  de  Cavelier  ne  fut  pas  vengée. 

Mais  cette  discussion,  qui  termine  la  période  colo- 
niale de  Golbert,  jointe  à  celle  qui  s'est  élevée  en 
même  temps  sur  les  superstitions  chinoises,  ne  montre- 
t-elle  pas  combien  les  esprits  ont  été  occupés,  jusqu'au 
dernier  moment,  des  colonies  et  des  découvertes?  On 
peut  donc  affirmer  que  Louis  XIV  et  Golbert  ont  opéré 
devant  un  public  au  moins  attentif  à  leur  œuvre. 


CHAPITRE    IV 

LA  DISCUSSION. 
L'opposition   et  les  appréciations. 

Ce  que  nous  avons  dit  précédemment  sur  la  colla- 
boration et  sur  les  publications  nous  dispense  de  recher- 
cher les  adhérents  à  l'œuvre  de  Colbert.  Venons-en 
tout  de  suite  aux  opposants.  Une  méthode  coloniale  a 
été  créée;  à  quelles  appréciations  a-t-elle  donné  lieu? 
Une  action  importante  est  engagée  ;  y  a-t-on  applaudi? 


L  OPPOSITION    CLASSIQUE. 

Une  première  opposition  se  présente,  que  nous  con 
naissons  déjà  :  celle  des  littérateurs,  nourris  d'anti- 
quité.  Toute  de  forme  et  de  convention,  sans  sincérité 
comme  sans  raison,  elle  s'attaque  à  l'œuvre  entière.  A 
l'en  croire,  et  ses  représentants  sont  de  ceux  qui  font 
autorité,  Colbert  mériterait  toutes  les  malédictions 
pour  avoir  rapetissé  les  esprits  de  son  siècle.  En  réalité, 
ces  opposants  ne  jugent  pas,  ils  copient. 


âl4      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Ils  copient  les  classiques  grecs  et  latins,  comme 
Ronsard  et  Montaigne  ;  seulement,  ils  rajeunissent  la 
matière.  Ils  ne  s'inspirent  plus  du  lieu  commun  de 
l'âge  d'or.  L'art  des  écrivains  du  grand  siècle  est  trop 
délicat  et  trop  réservé  pour  donner  dans  une  déclama- 
tion devenue  invraisemblable.  Mais  n'en  pratiquant  pas 
moins  l'art  pour  l'art,  les  écrivains  choisissent  d'autres 
tirades,  jouent  d'autres  sentiments,  jonglent  avec 
d'autres  idées. 

On  connaît  Yllli  robur  et  œs  triplex  d'Horace  :  c'est 
un  fort  beau  chant  de  deuil,  mais  aussi  une  malédiction 
contre  l'esprit  d'entreprise.  Horace,  et  bien  d'autres 
anciens  avec  lui,  revient  sans  cesse  sur  cette  idée.  Il 
se  plaît  à  opposera  l'esprit  de  lucre  la  sage  philosophie 
de  l'homme  content  de  peu,  et  les  douceurs  d'une  vie 
champêtre  aux  agitations  inquiètes  du  négociant  qui 
cherche  la  fortune.  L' O fortunatos  nimium  de  Virgile, 
et  une  foule  de  morceaux  des  poètes  latins,  voire  des 
prosateurs,  comme  Gicéron  et  Sénèque,  sont  des  ampli- 
fications sur  ce  thème.  On  sait  ce  que  valent  ces  buco- 
liques tirades  et  le  prétendu  dédain  des  richesses 
qu'affecte  la  société  de  l'Empire  :  c'étaient  jeux  de 
rhéteurs  ou  rêveries  de  poètes,  en  complète  opposition 
avec  des  mœurs  très  positives  ;  mais  ils  semblaient  par 
cela  même  admirables.  Nos  écrivains  français  n'eurent 
garde  de  ne  pas  admirer  ces  beautés  de  convention, 
toutes  de  mots  et  toutes  d'imagination.  Quel  beau 
lieu  commun  c'était  là! 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     215 

Voyez  en  combien  de  façons  le  tourne  et  retourne 
La  Fontaine,  le  plus  original  pourtant  de  nos  dévots 
d'antiquité.  On  compterait  vingt  fables  où  le  Rapax 
Orcus,  le  trafic  de  mer,  les  voyages  aux  lointains  pays, 
les  «  chercheurs  de  nouveaux  mondes  »  ,  l'avarice,  sont 
moqués  et  bafoués,  voire  condamnés  avec  une  indigna- 
tion qui  veut  paraître  sincère  (1).  Citons  seulement  cette 
adaptation  dès  pensers  antiques  aux  choses  du  temps  f2)  : 

La  fortune  a,  dit-on,  des  temples  à  Surate  ; 
Allons  là.  Ce  fut  un  de  dire  et  s'embarquer. 
Ames  de  bronze,  humains,  celui-là  fut  sans  doute 
Armé  de  diamant,  qui  tenta  cette  route, 
Et  le  premier  osa  l'abîme  défier. 
Celui-ci,  pendant  son  voyage, 
Tourna  ses  yeux  vers  son  village 
Plus  d'une  fois,  essuyant  les  dangers 
Des  pirates,  des  vents,  du  calme  et  des  rochers, 
Ministres  de  la  mort  :  avec  beaucoup  de  peines 
On  s'en  va  la  chercher  en  des  rives  lointaines, 

T  A  1 

La  trouvant  assez  tôt,  sans  quitter  la  maison. 
L'homme  arrive  au  Mogol  :  on  lui  dit  qu'au  Japon 
La  fortune  pour  lors  distribuait  ses  grâces. 

Il  y  court.  Les  mers  étaient  lasses 

De  le  porter  ;  et  tout  le  fruit 

Qu'il  tira  de  ses  longs  voyages, 
Ce  fut  cette  leçon  que  donnent  les  sauvages  : 
Demeure  en  ton  pays,  par  la  nature  instruit  ! 


(1)  Le  Berger  et  la  Mer  ;  V Homme  qui  court  après  la  fortune  et 
l'Homme  qui  V attend  dans  son  lit;  V Ingratitude  des  hommes  envers  la 
fortune;  le  Marchand,  le  Gentilhomme,  le  Pâtre  et  le  Fils  de  roi;  la 

Chauve-souris,  le  Buisson  et  le  Canard;  surtout  la  délicieuse  idylle  des 
Deux  Pigeons,  etc.,  etc. 

(2)  L'Homme  qui  court  après  la  fortune  et  l'Homme  qui  l'attend  dans 
son  lit . 


216      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Ne  croirait-on  pas  que  le  poète  a  pris  à  tâche  de 
discréditer  l'entreprise  du  commerce  d'Orient  et  la 
Compagnie  des  Indes?  Il  y  pensait  certainement  en 
écrivant  ces  vers.  Mais  il  ne  faut  pas  trop,  comme 
M.  Taine,  chercher  une  intention  de  critique  dans  les 
boutades  du  bonhomme.  Ici  l'inimitable  La  Fontaine 
est  tout  simplement  imitateur  et  même  traducteur;  il 
a  développé  un  lieu  commun  classique,  avec  insou- 
ciance, par  pure  convention  littéraire.  Tout  au  plus 
pourrait-on  dire  qu'il  obéit  à  une  impulsion  de  sa 
nature  :  l'activité  commerciale  répugnait  à  son  indo- 
lence. 

Mais  que  penser  de  Boileau,  qui  loue  les  entreprises 
commerciales  et  les  lointains  voyages  dans  les  termes 
que  nous  savons,  lorsqu'on  le  voit  faire  du  fameux 
dialogue  de  Perse  entre  l'Avarice  et  le  paresseux  (1) 
cette  application  toute  directe  : 

N'importe,  lève-toi.  —  Pourquoi  faire,  après  tout? 
Pour  courir  l'Océan  de  l'un  à  l'autre  bout, 
Chercher  jusqu'au  Japon  la  porcelaine  et  l'ambre, 
Rapporter  de  Goa  le  poivre  et  le  gingembre? 
Maisj'ai  desbiensen  foule,  et  je  puis  m'en  passer  (2)... 

ou  bien  lorsqu'on  le  voit  paraphraser  en  se  l'appro- 
priant le  parvi  contentum  d'Horace? 

A  quoi  bon  ravir  l'or  au  sein  du  nouveau  monde? 
Le  bonheur  tant  cherché  sur  la  terre  et  sur  l'onde 

(1)  Perse  :  Satire  V. 

(2)  Boileau  :  Satire  VIII 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     217 

Est  ici,  comme  aux  lieux  où  mûrit  le  coco, 
Et  se  trouve  à  Paris,  de  même  qu'à  Guzco. 
On  ne  le  tire  point  des  veines  du  Potose. 
Qui  vit  content  de  rien  possède  toute  chose  (1). 

Ces  sectateurs  du  lieu  commun  ne  seraient  pas  dan- 
gereux s'ils  n'étaient  devenus  classiques  à  leur  tour. 
Mais  qui  pourrait  dire  en  combien  d'esprits  français 
Boileau  ou  La  Fontaine  ou  les  autres  ont  insinué  goutte  à 
goutte,  comme  un  poison,  à  l'aide  de  leurs  belles  tirades 
d'emprunt,  ce  dégoût  et  ce  mépris  de  l'activité  com- 
merciale dont  notre  société  souffre  à  cette  heure? 


II 


LES  APPRECIATIONS  DU  SYSTEME. 

Les  poètes  sont  «  chose  légère  »  ,  et  leur  opposition 
de  fantaisie  est  la  seule  que  nous  trouvions  à  l'action 
coloniale  de  Golbert.  Quant  aux  procédés  de  cette 
action,  c'est  autre  chose.  Ils  ont  provoqué  une  foule 
de  contradicteurs,  qui  sont  gens  d'étude  et  de  rai- 
sonnement. 

Tout  d'abord  c'est  le  système  fondamental  des  Com- 
pagnies à  monopole  que  l'on  attaque.  La  protestation/  vr 
vient  à  la  fois  des  colonies  et  de  la  métropole.  Dès  le 

(1)  Cf.   Horace,  Épîtres,   I,  12  : 

Pauper  enim  non  est  cui  rerum  suppetit  usus. 


218      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

II  décembre  1664?,  le  comte  d'Estrades  écrivait  à  Col- 
bert  :  «  Un  habile  homme  qui  trafique  aux  îles 
d'Amérique  m'a  dit  que  la  nouvelle  Compagnie  faira 
partir  les  habitants  des  isles,  si  elle  n'a  tout  d'un  coup 
six  vint  vesseaux  pour  trafiquer  dans  toutes  les  isles  : 
les  Hollandais  et  Zélandais  en  avaient  autant,  et  ils  n'y 
fournissaient  qu'au  juste...  (1).  »  L'année  suivante, 
Talon  dit  à  son  tour  :  «  Si  Sa  Majesté  veut  faire  quel- 
que chose  du  Canada,  il  me  paraît  qu'elle  ne  réussira 
qu'en  le  retirant  des  mains  de  la  Compagnie  des  Indes 
occidentales  et  qu'en  y  donnant  une  grande  liberté 
de  commerce  aux  habitants ,  à  l'exclusion  des  seuls 
estrangers Sur  la  première  déclaration  que  la  Com- 
pagnie a  faite  de  ne  souffrir  aucune  liberté  de 
commerce,  et  de  ne  pas  permettre  aux  habitants  de 
faire  venir  pour  leur  compte  les  denrées  de  France, 
même  pour  leur  subsistance ,  tout  le  monde  a  été 
révolté  (2).  »  En  France  on  pense  de  même,  à  la  con- 
naissance de  Colbert.  Il  rapporte  lui-même  ce  propos 
significatif  :  «  Le  sieur  Formont,  marchand  de  Paris, 
entendant  parler  dans  mon  cabinet  de  cette  liberté  du 
trafic,  dit  que,  dès  lors  qu'elle  serait  establie,  au  lieu 
d'un  vaisseau  il  en  enverrait  trois  (3).  »  En  1661,  les 
remontrances  des  six  corps  de  marchands  de  Paris  sur 

(1)  Correspondance  administrative,  t.  II. 

(2)  Cité  par  le  P.  Charlevoix  :  Histoire  de   la  Nouvelle- France,  I, 
p.  383. 

(3)  Lettre  à  Pellissier,  21  juin  1670,  Correspondance  administrative, 

III  bis,  285. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     21£ 

plusieurs  impositions  concluent  par  cette  proposition 
hardie  :  «  Nos  voisins  connaissent  par  expérience  que 
la  liberté,  soit  aux  marchandises,  soit  aux  personnes, 
fait  fleurir  le  commerce  (1).  »  Mais  c'est  surtout  dans 
le  discours  du  délégué  de  Nantes  à  l'Assemblée  du 
commerce  de  1701  que  la  critique  est  vive  et  précise  : 
«  Le  monopole  accordé  aux  Compagnies,  dit-il,  est 
devenu  nuisible.  Les  Compagnies,  composées  principa-j  J 
lement  de  Parisiens,  étaient  fort  ignorantes  sur  le  fait 
du  commerce  lointain  ;  leur  suppression  enrichirait 
beaucoup  d'autres  villes,  et  par  suite  l'industrie  et  la 
navigation  s'accroîtraient  sensiblement.  Tout  le  monde 
se  jetterait  dans  le  commerce  :  on  ne  verrait  plus  de 
mendiants  et  de  vagabonds  ;  les  colonies  se  multi- 
plieraient. En  un  mot,  toute  la  France  respire  cette 
liberté.  Elle  relèverait  le  courage  des  négociants,  et  les 
revenus  du  Roi  augmenteraient  à  un  point  qu'on  en 
serait  surpris,  d'autant  plus  que  Sa  Majesté  reprendrait 
les  droits  dont  elles  jouissent  par  leurs  privilèges  (2).  » 
Si  l'on  rapproche  ces  plaintes  de  celles  des  négociants 
rouennais  de  1604,  des  cahiers  du  tiers  état  de  1614, 
des  théories  de  Bodin  et  de  celles  du  dix-huitième 
siècle,  ne  trouvera-t-on  pas  qu'il  a  existé  une  sorte  de 
tradition  nationale  en  faveur  du  principe  économique 
que  le  siècle  de  Richelieu  et  de  Golbert  a  répudié  ?  Colbert 

(1)  Forbonnais  :  Recherches  sur  les  finances,  I,  274  et  suiv.  (année 
1661). 

(2)  Dareste  :  Histoire  de  V administration  en  France,  t.  II.  (Appen- 
dice.) 


220      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

et  Louis  XIV  eux-mêmes  (1)  se  rattachent,  par  raison, 
à  cette  tradition,  bien  qu'en  fait  ils  suivent  la  routine, 
qui  trop  souvent  commande  en  France. 

La  plupart  des  penseurs,  à  la  fin  du  dix-septième 
siècle,  soutiennent  la  même  thèse.  Ils  sont,  en  ce  point 
comme  en  plusieurs  autres,  les  précurseurs  des  phi- 
losophes et  économistes  du  siècle  suivant. 

On  connaît  les  accusations  de  Boisguillebert  (2). 
Elles  sont  injustes  en  ce  quelles  font  à  Golbertun  grief 
personnel  de  doctrines  économiques  dont  le  siècle 
seul  est  responsable.  Mais  le  dédain  dont  Voltaire 
accable  Boisguillebert  est  injuste  à  son  tour,  parce  que 
sa  doctrine  est  meilleure  que  celle  qu'il  critique.  C'est 
celle  des  Quesnay  et  des  Turgot,  la  liberté  économique 
sous  toutes  ses  formes.  De  même,  si  Jurieu  (3)  obéit  à 
de  justes  rancunes  en  portant  son  âpre  satire  sur  tout 
le  gouvernement  de  Louis  XIV,  il  n'en  est  pas  moins 
fondé  en  raison  d'attaquer  le  despotisme  commercial, 
aussi  bien  que  religieux  et  politique,  et  de  revendiquer 
toutes  les  libertés  dont  on  doit  jouir  dans  une  Répu- 
blique. 

(1)  On  a  vu  plus  haut  (chap.  Ier,  §2)  l'opinion  de  Colbert.  Louis  XIV 
écrit  à  de  Baas,  en  1670  :  «  Soyez  persuadé  qu'il  n'y  a  que  la  seule 
liberté  à  tous  mes  sujets  de  trafiquer  dans  les  isles  qui  puisse  y  attirer 
l'abondance  de  toutes  choses.  »  (Correspondance  administrative ,  III  bis, 
477,  note.) 

(2)  Détail  de  la  France.  —  La  France  ruinée  sous  le  règne  de 
Louis  XIV  (chez  ce  pseudo-éditeur  hollandais  Marteau,  dont  le  nom 
servit  de  couvert  à  tant  de  libelles  contre  Louis  XIV).  —  Cf.  Brtjnet  : 
Impressions  imaginaires  (1866). 

(3)  Les  soupirs  de  la  France  esclave. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     221 

L'abbé  Ghoisy  nous  apporte  une  critique  plus  radi-  I 
cale,  sinon  plus  sérieuse.  Piqué  d'on  ne  sait  quelle  | 
animosité  contre  Golbert,  il  blâme  à  tort  et  à  travers 
son  œuvre  (1).  Il  l'accuse  de  s'être  adonné  «  à  des 
projets  sur  le  commerce,  dont  il  ne  prit  les  desseins 
que  dans  son  imagination...;  d'avoir  demandé  en 
ministre  à  des  marchands  les  secrets  de  leur  métier, 
qu'ils  lui  dissimulèrent  en  vieux  négociants...  ;  d'avoir 
été  toujours  magnifique  en  idées  et  presque  toujours 
malheureux  dans  l'exécution »  Il  lui  reproche  sur- 
tout de  ne  pas  avoir  connu  les  vrais  principes  du  trafic 
et  de  l'échange  :  «  Il  oublia,  dit-il,  que  le  Créateur  de 
toutes  choses  n'a  placé  les  différents  biens  dans  les 
différentes  parties  de  l'univers  qu'afin  de  lier  une 
société  commune  et  d'obliger  les  hommes  par  leurs 
intérêts  à  se  communiquer  réciproquement  les  trésors 
qui  se  trouveraient  dans  chaque  pays.  »  C'est,  sous 
une  forme  assez  indécise,  il  est  vrai,  la  condamnation  de 
toutes  les  entraves  qui  peuvent  peser  sur  les  échanges  et 
qu'admettait  en  grand  nombre  le  système  de  Colbert. 

Mais  il  y  a  dans  cette  phrase  une  conception  qui 
dépasse  peut-être  la  pensée  de  Ghoisy.  On  y  trouve 
l'argument  favori  des  économistes  de  notre  temps,  qui 
proscrivent  les  colonies.  Le  commerce,  disent-ils,  doit 
être  tout  à  tous,  et  un  État  n'a  pas  le  droit  de  s'assurer, 
à  frais  plus  ou  moins  grands,  un  marché  exclusif  ou  un 

(1)  Mémoires,  liv.  II,  p.  113  et  passim  (5e  édition  d'Utrecht,  1725). 


222      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

pays  de  productions  spéciales  (1).  C'est  ce  que  la 
chambre  de  commerce  de  Marseille,  en  1861,  résumait 
dans  cette  formule  :  «  Le  monde  entier  est  le  meilleur 
champ  d'échange  et  de  fret;  il  vaut  mieux  que  n'im- 
porte quel  coin  de  terre,  quelque  productif  qu'il  puisse 
être.  »  Qui  sait,  d'ailleurs,  si  Ghoisy,  abbé  de  mœurs 
légères,  mais  esprit  vif  et  pénétrant,  n'a  pas  entrevu 
cette  idée  toute  moderne?  Il  se  rencontre  une  seconde 
fois  avec  les  adversaires  de  la  colonisation,  quand  il 
refuse  aux  Français  les  qualités  de  constance  et  d'appli- 
cation que  nécessitent  les  entreprises  coloniales.  Col- 
bert  oublia  encore,  selon  lui,  «  que  les  Français, 
impatients  de  leur  naturel,  et  en  cela  bien  différents 
des  Hollandais,  ne  pourraient  jamais  avoir  la  constance 
de  mettre  l'argent,  trente  ans  durant,  dans  une  affaire, 
sans  en  tirer  aucun  profit  et  sans  se  rebuter  »  .  C'est  la 
pensée  de  Brantôme,  de  quelques  contemporains  de 
Razilly,  de  plusieurs  écrivains  du  dix-huitième  siècle, 
de  beaucoup  de  théoriciens  et  hommes  d'action  du  dix- 
neuvième.  Elle  est  exprimée  en  plein  essor  colonial, 
au  temps  de  Golbert.  Si  son  auteur  ne  passait  pour 
léger,  elle  pèserait  du  plus  grand  poids  dans  notre 
enquête. 

Fénelon,    on   le    sait,    s'est   beaucoup    occupé    de 
questions  d'État,  par  simple  curiosité  d'esprit  ou  par 

(1)  J.-B.  Say  :  Traité cT économie  politique,  t.  I.  —  Molinari  :  Dic- 
tionnaire a" économie  politique  (art.  Colonies).  —  De  Laveleye  :  Élé- 
ments d'économie  politique,  etc. 


LA  PLUS   GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     223 

ambition  secrète.  Il  y  porte  souvent  cet   «  esprit  chi- 
mérique »  dont  l'accusait  le  Roi.  On  ne  peut  prendre 
au  sérieux,  par  exemple,  la  proscription  des  marchan- 
dises de  luxe,  la  réglementation  «  des  habits,  nourri- 
ture,   meubles,    maisons,  pour  toutes  les  conditions 
différentes  »  ,  et  autres  excentricités  de  même  nature. 
Mais  il  y  a  autre  chose  dans  les  œuvres  politiques  de 
Fénelon.  Voici,  par  exemple,  comment  Mentor  établit 
le  commerce  à  Salente  (1)  :   «  Il  voulut  qu'on  punit 
sévèrement  toutes  les  banqueroutes,  parce  que  celles 
qui  sont  exemptes  de  mauvaise  foi  ne  le  sont  presque 
jamais  de  témérité.  En  même  temps  il  fit  des  règles 
pour  faire  en  sorte  qu'il  fût  aisé  de  ne  jamais  faire 
banqueroute.  Il  établit  des  magistrats  à  qui  les  mar- 
chands rendaient   compte   de   leurs   effets,    de  leurs 
profits,  de  leurs  dépenses  et  de  leurs  entreprises.  Il  ne 
leur  était  jamais  permis  de  risquer  le  bien  d'autrui,  et 
ils  ne  pouvaient  même  risquer  que  la  moitié  du  leur. 
De  plus,  ils  faisaient  en  société  les  entreprises  qu'ils  ne 
pouvaient  faire  seuls,  et  la  police  de  ces  sociétés  était 
inviolable  par  la  rigueur  des  peines  imposées  à  ceux 
qui  ne  les   suivaient    pas.    D'ailleurs,  la   liberté   du 
commerce  était  entière.  Bien  loin  de  la  gêner  par  des 
impôts,  on  promettait  une  récompense  à  tous  les  mar- 
chands qui  pourraient  attirer  à  Salente  le  commerce  de 
quelques  nouvelles  nations.  »    Des  associations   sans 

(1)  Télémaque,  liv.  VI, 


224      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

monopole  et  des  primes  à  l'exportation,  voilà  donc  la 
théorie  de  Fénelon,  dégagée  de  ce  quelle  peut  encore 
avoir  de  chimérique.  Lui  aussi  pose  en  principe  que 
«  la  liberté  du  commerce  doit  être  entière  »  . 

Un  des  derniers  et  des  plus  importants  théoriciens 
de  la  question  coloniale  sous  le  règne  de  Louis  XIV  a 
été  l'illustre  Vauban.  Son  patriotisme  l'a  porté  à  étu- 
dier toutes  les  matières  intéressant  la  prospérité  de  la 
France.  En  économie  politique,  il  devance  souvent  son 
époque;  il  y  porte  ses  habitudes  d'exactitude  et  de 
précision  géométrique.  II  n'est  pas  un  économiste 
d'observation,  bien  qu'il  sût  voir  autour  de  lui,  mais 
de  doctrine.  On  ne  peut  donc  chercher  dans  ses 
œuvres  un  reflet  de  l'opinion ,  comme  en  celles  de  Mont- 
chrétien,  au  début  du  siècle.  Mais  ses  critiques  comme 
ses  idées  propres  sont  remarquables  par  la  justesse  et 
la  profondeur.  Ce  sont  précisément  les  qualités  qui 
distinguent  son  Mémoire  sur  les  colonies  :  son  opinion 
est  donc  précieuse  à  connaître  (1). 

Vauban  distingue  trois  espèces  de  colonies  :  1°  les 
colonies  forcées ,  comme  celle  de  Garthage ,  fondée 
par  Didon,  par  suite  de  son  expulsion  de  Tyr;  2°  les 
colonies  de  hasard,  qui  ont  pour  cause  les  naufrages; 
3°  les  colonies  de  raison,  «  qui  sont  faites  par  délibé- 
ration de  conseil,  soit  par  les  princes  souverains,  par 
les  républiques  ou  par  des  particuliers  associés,...  les 

(1)  Oysivetés  (édition  Augoyat,  1843,  t.  IV,  p.  1-49). 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     225 

unes  pour  se  décharger  d'une  partie  de  leurs  peuples, 
les  autres  par  ambition  ou  désir  de  s'accroître  »  . 

Ces  dernières  sont  proprement  les  colonies  mo- 
dernes. Parmi  celles  qui  ont  été  fondées,  les  plus  pro- 
spères sont  les  colonies  hollandaises  et  anglaises.  Celles 
de  la  France  sont,  pour  différentes  causes,  dans  un  état 
d'infériorité  visible.  Pour  les  «  remettre  sur  le  même 
pied  » ,  il  faut  : 

1°  En  retirer  totalement  les  moines  rentes,  «  qui 
réussissent  incomparablement  mieux  à  s'enrichir  qu'à 
faire  des  conversions  »  ;  acheter  leurs  biens  au  profit 
d'un  séminaire  qui  assurera  de  bons  curés,  régis  par 
un  ou  plusieurs  évêques,  et  tout  juste  assez  nombreux 
pour  assurer  le  service  religieux  du  pays  ; 

2°  «  En  bannir  ces  sociétés  de  marchands  à  titre  de 
Compagnies  privilégiées,  qui  survendent  les  marchan- 
dises qu'ils  portent  aux  colonies,  et  mettent  le  prix 
qu'il  leur  plaît  à  celles  de  ces  mêmes  colonies,  et  qui, 
par  l'extension  de  leurs  privilèges,  les  empêchent  de 
commercer  avec  d'autres  et  de  se  procurer,  par  le 
moyen  de  leur  industrie,  plus  commodément,  le  néces- 
saire, ce  qui  les  ruine  et  les  dégoûte.  Rien  n'étant  plus 
contraire  aux  établissements  des  colonies,  on  ne  saurait 
donc  mieux  faire  que  de  les  supprimer  tout  à  fait  et  de 
laisser  le  commerce  libre  ;  il  y  aurait  bientôt  des  corres- 
pondances de  ce  pays-ci  en  celui-là  qui  préviendraient 
tous  les  besoins  qu'on  y  pourrait  appréhender.  » 

3°  Faire  bien  observer  le  pays  au  point  de  vue  de  la 

15 


226      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

qualité  de  l'air,  de  celle  des  eaux,  de  la  qualité  du 
sol,  de  la  facilité  du  commerce,  de  la  situation  stra- 
tégique, de  l'abondance  des  cours  d'eau,  etc.  Gela 
fait  et  bien  connu,  y  envoyer  cinq  ou  six  bataillons 
bien  complets,  à  relever  tous  les  cinq  ans,  pendant 
trente  ans  de  suite,  en  ayant  soin  de  remplir  les  com- 
pagnies de  gens  de  métier  en  plus  grand  nombre  pos- 
sible, en  permettant  le  mariage,  en  autorisant  le  rapa- 
triement, en  assurant  les  vivres  et  objets  de  première 
nécessité,  en  fixant  à  l'avance  les  postes  à  occuper.  Les 
compagnies,  une  fois  arrivées,  construiront  d'abord  un 
retranchement,  puis  s'occuperont,  partie  à  défricher 
pour  faire  des  jardins,  partie  à  construire  des  maisons 
et  des  magasins.  Après  quoi,  elles  s'occuperont  à  défri- 
cher pour  faire  des  terres  à  blé  et  des  prairies,  etc.  On 
interdira  de  s'écarter  des  quartiers,  à  plus  de  dix  ou 
douze  lieues,  de  voler,  de  blasphémer,  de  s'enivrer,  de 
commettre  aucune  violence,  de  diffamer  ou  mentir, 
de  rester  oisif  ou  de  faire  cabale,  de  tuer  les  bestiaux 
pendant  les  premières  années,  «  de  faire  d'autre  com- 
merce que  celui  qui  proviendra  des  fruits  de  la  pro- 
duction du  pays,  tant  pour  empêcher  que  les  habitants 
ne  se  dissipent,  que  pour  prévenir  le  relâchement  que 
cela  causerait  au  défrichement  des  terres,  qui  doit  faire 
leur  principale  application  »  ;  on  défendra  encore  de 

rester  célibataire  après  dix-huit  ou  vingt  ans 

Avec  ces  procédés,   conclut  Vauban,   on  fera  un 
établissement  qui,  sans  rien  coûter  au  royaume  en 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     227 

hommes,  en  femmes  ni  en  argent,  formera,  suivant 
une  progression  expérimentée  ailleurs,  une  population 
forte,  au  bout  de  six  générations,  de  trois  millions  deux 
cent  mille  personnes  (1). 

Et  des  établissements  de  cette  sorte  sont  à  la  fois 
nobles  et  nécessaires  :  «  Nobles,  en  ce  qu'il  n'y  va  pas 
moins  que   de   donner  naissance  et  accroissement  à 
deux  grandes  monarchies   qui,   pouvant  s'élever  au 
Canada,  à  la  Louisiane  et  dans  l'île  Saint-Domingue, 
deviendront  capables   de   balancer  un  jour  celle  de 
l'Amérique  et  de  procurer  de  grandes  et  immenses 
richesses  aux  successeurs  de  Sa  Majesté;  nécessaires, 
parce  que  si  le  Roi  ne  travaille  pas  vigoureusement  à 
l'accroissement  de  ces  colonies,  à  la  première  guerre 
qu'il  aura  avec  les  Anglais  et  les  Hollandais,  qui  s'y 
rendent  de  jour  en  jour  plus  puissants,  nous  les  per- 
drons, et,  pour  lors,  nous  n'y  reviendrons  jamais,  et 
nous  n'aurons  plus  en  Amérique  que  la  part  qu'ils  nous 
en  voudront  bien  faire  par  le  rachat  de  nos  denrées, 
auxquelles  ils  mettront  le   prix  qu'il  leur  plaira,   et 
notre  marine,  manquant  pour  lors  d'occupation,  tom- 
bera d'elle-même  et  deviendra  à  rien.  » 

Voilà  des  paroles  prophétiques  !  Mais  combien  d'au- 

(1)  Le  Mémoire  étant  écrit  en  1699,  la  période  indiquée  de  six  géné- 
rations s'achève  en  1879.  — Or,  le  Canada  français,  au  recensement  de 
1881,  avait  une  population  de  1,300,000.  Le  calcul  de  Vauban  parait 
donc  exagéré.  Il  est  vrai  que  l'on  n'a  suivi,  dans  la  colonisation,  aucun 
des  procédés  qu'il  indique.  D'autre  part,  les  60,000  Canadiens  français 
abandonnés  en  1763  ont  fait,  par  la  seule  progression  naturelle,  sans 
nouvelle  immigration,  un  gain  de  plus  de  10,000  par  an. 

15. 


228      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

très  enseignements  aurait-on  pu  tirer,  au  temps  de 
Louis  XIV  et  de  Louis  XV,  et  ne  tirerait-on  pas  encore 
au  nôtre  de  cette  sage  étude?  La  colonisation  militaire 
a  été  essayée,  sous  Ghoiseul,  par  Bessner  et  de  Préfon- 
taines, en  Guyane,  mais  sans  aucune  des  précautions 
et  sans  cet  esprit  de  suite  que  recommande  Vauban. 
Le  maréchal  Bugeaud  a  été  un  peu  plus  heureux  en 
Algérie  ;  mais  le  ou  les  gouvernements  ont  manqué  de 
persévérance.  L'idée  est  reprise  aujourd'hui  par  de 
bons  esprits;  mais  nous  n'en  sommes  encore  qu'à  la 
théorie,  qu'on  a  le  tort  de  présenter  comme  neuve.  De 
même,  est-on  bien  convaincu,  même  aujourd'hui,  que 
les  pires  fléaux  de  la  colonisation  sont  «  les  moines 
rentes  et  les  Compagnies  privilégiées  »  ?  Enfin,  quand 
on  a  fait  une  conquête  coloniale,  le  Tonkin  ou  une 
autre,  a-t-on  bien  observé,  au  préalable,  «  la  qualité 
de  l'air,  celle  des  eaux,  la  fertilité  du  sol,  la  facilité  du 
commerce,  etc.  »  ?  Vauban  n'envisage  que  les  colonies 
de  peuplement  ;  il  paraît  avoir  eu  la  même  conception 
coloniale  que  Richelieu  :  mais  combien  corrigée  et 
amendée,  combien  supérieure  à  celle  même  de  Golbert? 

III 

CONCLUSION. 

Résumons  notre  enquête  sur  l'époque  si  importante 
de  Golbert. 


LA  PLUS  GRANDE  EXPANSION.  —  LES  COMPAGNIES.     229 

L'action  coloniale  a  été  vigoureuse  et  productive, 
mais  elle  n'a  pas  su  se  dégager  des  imitations  du  début,  ni 
des  théories  économiques  du  siècle.  Golbert,  pourtant, 
a  eu  l'intuition  de  la  vraie  méthode.  Il  a  distingué  les  co- 
lonies agricoles  des  colonies  commerciales;  il  a  ramené 
les  unes  au  gouvernement  direct  et  a  laissé  les  autres 
aux  Compagnies  ;  il  a  poussé  au  peuplement  des  pre- 
mières et  essayé  d'engager  toute  la  France  dans  les 
intérêts  et  les  profits  des  autres  ;  il  a  préconisé  la  liberté, 
conseillé  les  cultures  productives,  ordonné  la  douceur 
et  la  justice  envers  les  colons,  les  engagés  et  les  esclaves. 
Mais  les  colonies,  dans  son  système,  étaient  vouées  à 
l'exploitation  par  la  métropole,  à  la  tyrannie  ruineuse 
de  l'exclusif;  elles  n'étaient  qu'un  moyen  violent  d'en- 
richir quelques  négociants. 

L'œuvre  de  Golbert  a  été  soutenue  et  continuée 
dans  une  certaine  mesure  par  Louis  XIV.  Beaucoup  de 
personnes,  des  plus  notables,  les  commerçants  eux- 
mêmes,  l'ont  servie  avec  ardeur.  Elle  n'a  été  négligée, 
puis  abandonnée,  que  sous  l'influence  de  Louvois  et  des 
ambitions  continentales.  Le  public  s'en  est  montré 
curieux,  comme  aux  âges  précédents. 

Mais  il  faut  le  constater  nettement  et  sincèrement  : 
les  penseurs,  avec  un  accord  presque  unanime,  en 
ont  condamné  les  procédés,  quelques-uns  même  le 
principe.  Tous  ont  réclamé  la  liberté  et  proscrit  le 
monopole.  La  nation  a  refusé  de  s'y  associer;  l'épargne 
a  dédaigné  ou  redouté  ce  placement  aventureux  ;  elle 


i 


J 


230      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

a  laissé  le  Roi,  avec  son  entourage  médiat  ou  immédiat, 
agir  et  se  compromettre  seul. 

Golbert  a  donc  pu  créer  un  immense  empire  colo- 
nial :  il  n'a  pas  rendu  le  pays  colonisateur. 


LIVRE   III 


TROISIÈME  ÉPOQUE 

De  la  paix  d'Utrecht  à  la  paix  de  Vienne 
1713-1815 


LE   DÉCLIN. 


PREMIERE  PARTIE 


LOUIS    XV    ET    LOUIS    XVI 


CHAPITRE   PREMIER 


L'ACTION. 


Louis  XV  porte  dans  l'histoire  la  responsabilité  de 
notre  ruine  coloniale.  On  accuse  son  insouciance,  son 
ignorance  et  celle  de  ses  conseillers.  On  aime  à  citer 
le  mot  de  Berryer  à  Bougainville,  qui  lui  demandait, 
en  1759,  des  secours  pour  le  Canada  :  «  Eh,  monsieur, 
quand  le  feu  est  à  la  maison,  on  ne  s'occupe  pas  des 
écuries  !  »  On  tire  même  du  traité  de  Paris  une  consé- 
quence générale,  et  l'on  dit  que  les  Français  ont  cessé 
d'être  colonisateurs  après  la  perte  de  leurs  colonies. 

Cette  opinion  nous  semble  mal  fondée.  Qu'on  accuse 
la  politique  européenne  de  Louis  XV;  qu'on  flétrisse 
la  lâcheté  d'un  gouvernement  avili  :  nous  n'aurons 
garde  d'y  contredire.  Mais  nous  ne  pouvons  admettre,  H 


234      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

même  pour  Louis  XV,  l'accusation  d'ignorance  ou 
d'indifférence  dans  l'action  coloniale.  Louis  XV  et  ses 
ministres,  pas  plus  que  le  Régent  et  Louis  XVI,  n'ont  à 
aucune  époque  dédaigné  ou  ignoré  les  avantages  des 
colonies.  Ils  ont,  au  contraire,  brillamment  suivi, 
puis  hardiment  réformé  le  système  de  Golbert  et  de 
Louis  XIV.  Le  traité  de  Paris,  si  déplorable  qu'il  soit, 
n'est  pas  plus  répréhensible  que  le  traité  d'Utrecht.  A 
ces  deux  dates,  l'intérêt  commercial  et  colonial  a  dû 
être  sacrifié  à  l'intérêt  continental  mal  engagé  :  voilà 
tout.  Or,  combien  de  fois  depuis,  et  notamment  sous 
l'Empire,  la  France  ne  s'est-elle  pas  trouvée  dans 
une  semblable  alternative?  A  l'heure  actuelle  même, 
beaucoup  d'hommes  politiques  n'agiraient-ils  pas,  le 
cas  échéant,  comme  Louis  XV?  Le  découragement 
dont  on  parle  a  si  peu  été  provoqué  par  l'acte  de  1763, 
qu'à  aucune  époque  on  n'a  montré,  dans  la  pensée  et 
dans  l'action,  une  activité  plus  féconde  au  profit  des 
colonies,  qu'entre  les  années  1763  et  1789. 

Nous  fournirons  les  preuves  de  ces  affirmations.  Dès 
maintenant,  voici  des  chiffres  significatifs.  Le  Canada 
avait  une  population  de  1 1,2  49  en  1688,  de  25,000  en 
1721,  de  54,000  en  1759.  Cette  population  s'accrut 
donc,  à  peu  près  en  une  seule  génération,  sous  le  règne 
de  Louis  XV,  d'un  nombre  double  de  celui  qui  fut 
atteint  en  deux  générations,  sous  Richelieu  et  Colbert. 
En  1786,  le  commerce  total  de  la  France  avec  ses 
colonies  d'Amérique,  d'après  le  bureau  de  la  balance 


LE   DECLIN.  235 

du  commerce  (1),  s'élève  à  239,174,000  livres,  et 
occupe  1,219  navires;  en  1716,  il  était  d'environ 
25,000,000  et  employait  300  navires.  Un  Mémoire  de 
M.  de  Beaumont,  intendant  des  finances,  remis  à  Choi- 
seul  le  14  septembre  1765  (2),  établit  les  chiffres  sui- 
vants :  en  1701,  on  comptait  à  la  Martinique  11,000 
blancs  et  16,000  nègres;  à  la  Guadeloupe,  5,000  blancs 
et  8,000  nègres;  à  Saint-Domingue,  7,000  blancs  et 
20,000  nègres.  Or,  en  1754,  on  est  arrivé  à  des  chiffres 
tout  autres  :  à  la  Martinique,  24,000  blancs  et  60,000 
noirs;  à  la  Guadeloupe,  10,000  blancs  et  50,000  noirs; 
à  Saint-Domingue,  40,000  blancs  et  230,000  noirs. 
G'étaitun  gain  total,  en  cinquante  ans,  de  6 1 ,000  blancs 
et  296,000  noirs,  soit  environ  1,220  blancs  et  5,920 
noirs  par  an.  D'autre  part,  les  retours  bruts  des  Antilles 
étaient  d'au  moins  150,000,000  et  occupaient  500  na- 
vires de  plus  de  200  tonneaux.  Qu'étaient  en  regard 
les  Antilles  anglaises?  Elles  avaient  une  population 
totale  de  75,000  blancs  et  170,000  nègres,  une  pro- 
duction de  60,000,000  employant  350  navires  de  ton- 
nage inférieur.  Ce  sont  là  des  résultats  qui  se  passent 

(1)  Archives  maritimes  coloniales.  Mémoires  généraux,  t.  XXIII, 
n°  25. —  M.  Leroy-Beaulieu,  d'après  M.  Gochin,  porte  à  600,000,000 
le  chiffre  de  nos  opérations  coloniales  en  1787.  D'après  la  statistique 
du  même  bureau  (Archives  coloniales,  Mémoires  généraux,  t.  XXIII, 
n°  27),  ces  opérations  n'ont  été  que  de  341,950,000  pour  les  colonies 
d'Amérique,  la  traite  et  la  pèche,  à  la  même  date  de  1787.  Or,  le 
commerce  de  l'Orient,  qu'il  y  faut  ajouter,  était,  en  1768,  d'après 
Morellet,  de  20,000,000.  C'est  donc  361,950,000  qu'il  faut  compter, 
et  non  600,000,000. 

(2)  Archives  coloniales,  Mémoires  généraux,  t.  XXI,  n°  9. 


236      LA   QUESTION    COLONIALE  EN   FRANCE. 

de  commentaires.  Il  en  ressort  que  le  dix-huitième 
siècle  a  été  une  période  de  prospérité  et  non  de  déclin 
colonial. 

Nous  n'en  suivrons  pas  les  détails.  Il  suffira  à  notre 
sujet  d'établir  les  points  suivants  :  les  hommes  d'État 
du  dix-huitième  siècle  ont  eu,  autant  que  ceux  du  dix- 
septième,  le  souci  des  colonies  anciennes  et  nouvelles; 
ils  ont  fait  produire  au  pacte  colonial  qu'ils  ont  trouvé 
en  vigueur  tout  le  bien  qu'il  recelait;  ils  en  ont  atténué 
le  mal,  et  ils  ont  appliqué  des  théories  économiques 
plus  saines. 


LA  SOLLICITUDE  GOUVERNEMENTALE. 

Il  paraît  difficile,  sachant  la  façon  dont  furent  traités 
La  Bourdonnais,  Dupleix  et  les  autres,  de  soutenir 
que  le  gouvernement  de  Louis  XV  ait  encouragé  les 
pionniers  ou  les  ouvriers  de  la  colonisation.  Rien  n'est 
pourtant  plus  vrai. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  l'odieux  de  la 
conduite  tenue  vis-à-vis  des  héros   sacrifiés  retombe 

i  ■    . 

presque  entièrement  sur  la  Compagnie.  Le  gouverne- 
ment avait  les  mains  liées  vis-à-vis  d'elle  par  la  faveur 
qu'il  croyait  lui  devoir.  S'il  intervint  contre  La  Bour- 


LE    DECLIN.  237 

donnais  et  contre  Lally  avec  la  rigueur  que  Ion  sait, 
c'est  qu'il  considérait  comme  une  trahison  d'avoir 
rendu  ou  perdu  un  poste  aux  colonies.  D'autre  part, 
avant  d'être  sacrifié  aux  plaintes  de  la  Compagnie, 
Dupleix  a  pu,  durant  dix  ans,  grâce  à  la  complicité 
morale  du  gouvernement,  poursuivre,  en  dépit  de  ces 
plaintes,  son  œuvre  de  conquête  aux  Indes.  Ne  fut-il 
pas  créé  marquis  et  décoré  du  cordon  rouge  en  1752? 
Bussy  eut  pendant  quinze  ans  comme  correspondant 
intime  le  marquis  d'Argenson,  secrétaire  d'État  aux 
Affaires  étrangères  (1).  Lally  lui-même  eût  été  sauvé, 
malgré  la  Compagnie,  le  Parlement  et  l'opinion,  si  les 
calomnies  perfides  du  Jésuite  Lavaur  n'étaient  venues 
renouveler  et  passionner  le  débat.  Bertin  ne  lui  disait- 
il  pas  :  «  Après  que  j'aurai  rendu  compte  au  Roi,  votre 
affaire  n'aura  plus  de  queue  »  ,  et  Choiseul,  en  signant 
la  lettre  de  cachet,  ne  voulait-il  pas  «  laisser  sécher  les 
boues  de  Pondichéry  »  ? 

Mais  voici  des  preuves  plus  positives  d'intérêt.  On 
répète  souvent  que  nos  colonies  du  Canada  et  des  Indes 
ont  été  perdues  faute  de  secours.  C'est  là  une  façon  I 
de  parler.  En  réalité,  des  secours  en  hommes  et  en  ^ 
argent  ont  été  donnés  tant  pour  conquérir  que  pour 
défendre  ;  le  malheur  est  qu'ils  ont  été  mal  employés 
ou  se  sont  trouvés  insuffisants  en  présence  des  efforts 
extraordinaires  du   gouvernement  anglais,  dirigé  par 

(1)  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  manuscrits  :  Papiers  de  d'Argenson. 
(Lettre  inédite  de  Bussy  à  d'Argenson.) 


238      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Pitt  (1).  Ainsi,  en  1740,  Orry  et  Maurepas,  acceptant 
d'enthousiasme  le  plan  de  La  Bourdonnais  pour  ruiner 
le  commerce  anglais  et  hollandais  dans  les  Indes,  lui 
donnent  deux  frégates  et  trois  vaisseaux  de  ligne.  Il 
demandait  davantage,  mais  ce  fut  la  Compagnie  et  non 
le  gouvernement  qui  ne  fournit  pas  le  contingent 
promis.  Dupleix  et  Bussy,  il  est  vrai,  agirent  seuls  et  à 
peu  près  sans  secours  aux  Indes.  Mais  ils  surent  se 
suffire  avec  moins  de  deux  mille  Européens  et  quelques 
sommes  provenant  de  la  Compagnie;  les  rajahs  leur 
donnaient  à  volonté  des  troupes  et  de  l'argent;  ils 
engageaient  leur  propre  fortune  au  besoin.  Lally,  au 
contraire,  ne  voulant  pas  suivre  les  conseils  de  Bussy, 
réclamait  sans  cesse  des  renforts,  et  ses  défenseurs  ont 
répété  à  sa  décharge  qu'il  n'en  avait  pas  reçu.  Le  repré- 
sentant de  la  Compagnie,  de  Leyrit,  lui  répondait,  en 
effet,  invariablement,  que  les  ressources  étaient  épui- 
sées. Mais  le  Roi  lui  expédia  en  une  fois  (1759)  quatre 
vaisseaux  portant  sept  cents  soldats  et  trois  millions. 
C'était  insuffisant  peut-être,  mais  c'était  beaucoup  de 
la  part  d'un  gouvernement  qui  entretenait,  depuis 
trois  ans,  trois  ou  quatre  armées  sur  le  continent.  Si 
le  secours  fut  inutile,  c'est  moins  à  cause  de  sa  modi- 
cité que  par  suite  de  l'inexplicable  attitude  de  l'amiral 
d'Aché.  Cet  étrange  marin  s'obstina,  malgré  tous  les 

(1)  «  Pitt,  dit  M.  Green  (Histoire  du  peuple  anglais,  t.  II,  traduc- 
tion Monod,  1888),  avait  résolu  non  seulement  de  déjouer  l'ambition 
de  Montcalm,  mais  encore  de  détruire  complètement  l'empire  français 
en  Amérique.  » 


:i"*0 


LE   DECLIN.  239 

ordres  et  toutes  les  prières,  à  ne  pas  quitter  le  mouil- 
lage de  l'île  de  France  ;  il  n'apparut  devant  Pondichéry, 
pour  disparaître  aussitôt,  que  lorsque  le  siège  était 
commencé  et  la  partie  perdue  (1).  Au  Canada,  menacé 
en  1756,  le  glorieux  Montcalm  mena  un  renfort  de 
2,000  hommes.  La  colonie  était  en  si  bon  état  de 
défense  qu'il  fallut  aux  Anglais  60,000  hommes  pour 
la  réduire.  Les  tentatives  de  colonisation  ou  les  simples 
aventures  dont  Madagascar  fut  plus  que  jamais  le 
théâtre,  ont  toujours  été  approuvées  et  soutenues  par 
le  gouvernement  :  Charpentier  de  Cossigny,  en  1740; 
Gosse,  en  1750;  le  caporal  Labigorne,  l'heureux  époux 
de  la  reine  Béty,  1750-67;  de  Mandave,  1767,  et  sur- 
tout l'étonnant  Beniowsky,  qui  commença  son  épopée 
malgache  avec  300  hommes  et  un  navire  fournis  par  le 
ministre  d'Aiguillon  en  1773.  Enfin,  si  Choiseul 
ordonna  à  Bougainville,  en  1766,  d'aller  rendre  aux 
Espagnols  les  îles  Falkland,  où  il  avait  fait  en  1763  un 
établissement  au  nom  et  aux  frais  des  Malouins,  en 
revanche,  il  le  chargea  «  de  se  rendre  aux  Indes  orien- 
tales en  traversant  la  mer  du  Sud,  entre  les  deux  tro- 
piques, pour  y  reconnaître  et  prendre,  au  nom  du  Roi, 
toutes  les  terres  non  occupées  »  .  On  lui  dut  donc  ce 
beau  voyage  d'exploration  océanienne  qui  précéda 
ceux  de  Gook,  et  qui  nous  assura  des  droits  que  nous 
exploitons  aujourd'hui. 

(1)  V.  Hamont  :  Vie  de  Dupleix  —  Lally-Tollendal .  —  V.  surtout 
Malleson  :  Les  Français  dans  les  Indes. 


240      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

D  ailleurs,  quels  meilleurs  juges  pourrions -nous 
avoir  que  les  Anglais,  de  la  sollicitude  portée  par  le 
gouvernement  français  dans  l'action  aux  colonies? 
Solidement  établie  en  Louisiane  et  au  Canada ,  dit 
M.  Green  (1),  la  France  revendiquait  comme  sien  tout 
le  pays  à  l'ouest  des  Alleghanies,  et  ses  gouverneurs 
voulurent  chasser  les  Anglais,  colons  et  marchands,  des 
vallées  de  l'Ohio  et  du  Mississipi,  qui  étaient  encore 
au  pouvoir  des  Indiens.  De  telles  prétentions  firent 
sortir  Pelham  lui-même  de  son  inaction. . .  Les  Français 
n'hésitèrent  pas  à  accepter  la  lutte.  Déjà  maîtres  de 
l'Ohio  par  la  défaite  de  Braddock  (1756),  ils  chassèrent 
les  garnisons  anglaises  des  forts  qui  défendaient  les 
lacs  Ontario  et  Ghamplain,  et  leur  empire  s'étendit  sans 
interruption  de  la  Louisiane  au  Saint-Laurent.  Un 
découragement  sans  exemple  dans  l'histoire  de  l'An- 
gleterre s'empara  des  hommes  d'État  les  moins  im- 
pressionnables, et  l'impassible  Ghesterfield  lui-même 
s'écria,  désespéré  :  «  C'en  est  fait,  nous  ne  sommes 
plus  une  nation!  »  Mais  W.  Pitt  paraît,  et,  en  prenant 
possession  de  sa  charge  de  secrétaire  d'État,  sa  pre- 
mière parole  fut  celle-ci  :  «  Mon  intention  est  de  sortir 
l'Angleterre  de  l'état  d'énervement  où  elle  se  trouve  et 
qui  permet  à  vingt  mille  Français  de  la  troubler  (2)  !  » 

(1)  Green  :  op  cit.,  t.  II,  p.  325-27. 

(2)  Rappelons  le  propos  que  nous  avons  cité  plus  haut  (liv.  II, 
lre  part.,  chap.  Ier,  §  1)  :  «  Si  nous  voulions  être  justes  avec  les  Français, 
nous  n'aurions  pas  trente  ans  d'existence.  »  Il  traduit  bien  l'affolement 
de  la  société  anglaise  d'alors. 


LE   DECLIN.  241 

—  Ce  trouble,  cet  énervement  dune  nation  entière 
ne  témoigne-t-il  pas  de  l'activité  que  déployait  l'État 
rival  sur  le  terrain  convoité? 

Deux  faits  donnent  la  mesure  de  la  bonne  volonté, 
en  même  temps  que  de  la  sagesse  théorique  et  de 
l'inexpérience  pratique  en  matière  coloniale,  du  gou- 
vernement de  Louis  XV.  Ce  sont  les  essais  de  coloni- 
sation au  Mississipi  et  en  Guyane  (1719,  1763-68). 
On  connaît  ces  deux  expériences  néfastes,  qui  en- 
semble coûtèrent  la  vie  à  plus  de  vingt  mille  personnes. 
C'est  d'elles,  bien  plus  que  du  traité  de  Paris,  qu'il 
conviendrait  de  dire  qu'elles  ont  créé  en  France  le 
découragement,  au  moins  en  matière  d'émigration. 
Elles  avaient  pourtant  leur  raison  d'être.  Rien  n'était 
plus  nécessaire  que  de  coloniser  la  Louisiane,  si  vaste 
et  si  fertile,  et  la  Guyane  possédée  depuis  1610  et 
toujours  négligée.  Malheureusement,  on  ne  songea  à 
faire  que  de  la  colonisation  officielle,  et  les  deux  expé- 
ditions en  eurent  tous  les  vices  :  recrutement  forcé  des 
colons ,  insuffisance  des  approvisionnements ,  nullité 
des  aménagements.  Saint-Simon  dit  de  la  première  (1)  : 
«  Si  cela  eût  été  exécuté  avec  sagesse  et  discernement, 
cela  aurait  rempli  l'objet  qu'on  se  proposait...;  mais 
on  s'y  prit  à  Paris  et  partout  ailleurs  avec  tant  de  vio- 
lence et  tant  de  friponnerie  encore,  pour  enlever  qui 
on  voulait,  que  cela  excita  de  grands  murmures.  On 

(1)  Mémoires  (édition  Chéruel),  t.  XVII,  page  461. 

16 


242      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

n'avait  pas  eu  le  moindre  soin  de  pourvoir  à  la  subsis- 
tance de  tant  de  malheureux  sur  les  chemins  ni  même 
dans  les  lieux  destinés  à  leur  embarquement.  »  Ma- 
louet,  dont  on  connaît  l'autorité  en  pareille  matière, 
juge  ainsi  la  seconde  affaire  et  celles  qui  furent,  en 
grand  nombre,  tentées  ou  proposées  au  même  lieu  (1)  : 
«  Les  projets  se  succèdent;  chaque  administration  aura 
le  sien;  chaque  homme  accrédité  en  épousera  un  et 
aura  un  parti  dans  la  colonie,  qui  sera  perpétuellement 
livrée  au  désordre,  à  l'anarchie  et  à  la  misère.  Le  Roi  et 
les  particuliers  y  perdront  l'argent  qu'ils  y  emploieront, 
et  le  commerce  national  de  la  métropole  contractera 
un  éloignement  invincible  pour  un  pays  déjà  célèbre 
par  les  désastres  et  les  folies  dont  il  a  été  le  théâtre.  » 
Et  cependant  la  théorie  dans  les  deux  cas  valait 
mieux  que  la  pratique.  Quelque  opinion  qu'on  professe 
sur  Law  et  son  système,  niera-t-on  que  ce  ne  fût  une 
idée  féconde  d'intéresser  à  la  colonisation  tous  les  spé- 
culateurs attirés  par  les  actions  de  la  banque  et  de  la 
Compagnie?  N'était-ce  pas  précisément  ce  qu'avaient 
tenté  en  1664  Golbert  et  Louis  XIV?  On  reproche  à 
Law  d'avoir  promis  et  espéré  trouver  des  mines  d'or, 
que  le  financier  Grozat  s'était  ruiné  à  chercher  (2). 

(1)  Lettre  inédite,  du  19  juin  1780,  à  M.  Girault,  chargé  par  Necker 
de  consulter  M.  Malouet  sur  un  «  projet  de  peuplade  »  présenté  par  un 
sieur  Rosenbourg.  (Archives  coloniales.  Mémoires  généraux,  t.  XIX, 
n°  10.) 

(2)  Lettre  patente  accordant  au  sieur  Crozat  privilège  pour  le  com- 
merce de  la  Louisiane,  14  septembre  1712.  (Isambert,  XX,  576.) 


LE   DÉCLIN.  243 

Mais,  en  réalité,  avec  des  mineurs  et  des  fondeurs,  il 
envoya  des  ouvriers  pour  la  culture  du  tabac,  des 
graines  de  vers  à  soie  et  toutes  les  munitions  néces- 
saires à  la  colonie  (I).  L'achat  de  la  ferme  du  tabac  et 
de  la  concession  du  Sénégal  achève  de  prouver  que 
le  hardi  spéculateur  songeait  à  l'exploitation  agricole 
de  ce  fameux  «  Mississipi  »  ,  qui  devenait  comme  le 
pivot  du  tout  le  système  (2).  De  fait,  la  Nouvelle- 
Orléans  fut  fondée  en  1717,  et  c'est  de  1719  que  date 
la  prospérité  de  la  Louisiane. 

En  Guyane,  les  intentions  ne  furent  pas  moins 
bonnes.  Louis  XV  rédigea  et  écrivit  de  sa  main,  comme 
faisait  souvent  son  aïeul,  les  instructions  qui  devaient 
servir  au  chevalier  Turgot,  nommé  gouverneur  et  lieu- 
tenant général  de  Guyane,  le  31  août  1764  (3).  On  y 
trouve,  entre  autres  prescriptions  excellentes,  celles-ci  : 
faire  un  recensement  de  la  population  ancienne  et 
nouvelle,  faire  tenir  exactement  les  registres  de  l'état 
civil,  dresser  en  triple  exemplaire  la  carte  topogra- 
phique ou  cadastre  du  pays,  où  toutes  les  concessions 
seraient  numérotées,  a  ne  rien  négliger  pour  gagner  à 
la  nation  française  le  cœur  des  Indiens,  et,  pour  cela, 
payer  leur  salaire    exactement,   leur   rendre    exacte 

(1)  Forbonnais  :  Recherches  sur  les  finances ,  t.  II,  pages  588  et  suiv. 
(Vue  générale  du  système  de  Law.) 

(2)  Cf.  La  généalogie  du  système }  ap.  Marais,  I,  27  septembre  1720  : 
«  Belzébuth  engendra  Law;  Law  engendra  Mississipi;  Mississipi  engen- 
dra le  système ,  etc.  » 

(3)  Archives  coloniales  :  Mémoires  généraux,  t.  XIX,  n°  4.  (Mé- 
moire du  Roi  en  quatre-vingt-deux  articles,  inédit.) 

16. 


244      LA    QUESTION   COLONIALE   EN   FRANCE. 

justice,  punir  les  insultes  faites  aux  femmes  ou  filles 
indiennes,  encourager  les  mariages  entre  colons  et 
Indiennes,  en  cas  de  guerre  entre  Indiens  ne  pas  inter- 
venir, ne  réduire  aucun  Indien  en  esclavage,  ni  en 
acheter,  si  ce  n'est  pour  leur  sauver  la  vie  et  leur 
rendre  la  liberté » 

Quel  est  l'homme  d'État  moderne  qui  ne  tiendrait  à 
honneur  de  signer  de  pareilles  instructions?  On  y 
retrouve  l'esprit  pratique  de  Golbert.  On  est  heureux 
surtout  d'y  reconnaître  cette  tradition  de  douceur  et 
d'humanité  qui,  —  nous  l'avons  constaté  pour  le  sei- 
zième et  le  dix-septième  siècle,  —  est  le  propre  de  la 
colonisation  française.  Louis  XV  et  son  gouvernement, 
malgré  la  maladresse  de  leurs  actes,  ont  donc  conservé 
l'esprit  du  temps  passé. 

L'action  diplomatique,  en  dépit  des  concessions  de 
Dubois  et  de  Fleury  à  l'alliance  anglaise  ou  des  fausses 
conceptions  du  Pacte  de  famille,  en  est  elle-même 
inspirée.  On  a  récemment  retracé  (1)  la  féconde  ambas- 
sade de  Villeneuve  à  Gonstantinople  et  les  profits  qu'en 
retira  notre  commerce  du  Levant.  On  sait  aussi  avec 
quelle  vigueur  et  quelle  science  nos  commissaires,  en 
1750  (2),  ont  discuté,  contradictoirement  avec  les 
Anglais,  les  droits  historiques  de  la  France  sur  l'Acadie 
et  Sainte-Lucie  :  leur  Mémoire  est  une  véritable  his- 
toire documentaire    de   la  colonisation    française   en 

(1)  M.  Vandal  :  L  ambassade  de  Villeneuve  (1887). 

(2)  C'étaient  de  La  Galissonnière  et  de  Silhouette. 


LE   DECLIN.  245 

Amérique.  Mais  c'est  surtout  dans  les  négociations  qui 
préparèrent  la  «  guerre  d'indépendance  »  et  qui  eurent 
pour  but  de  réparer  les  pertes  de  1763,  qu'on  saisit  la  Ky 
préoccupation  des  hommes  d'État  au  sujet  des  colonies.  I 
Ghoiseul,  on  le  sait,  croyait  ou  feignait  de  croire  qu'il 
avait  «  attrapé  »  les  Anglais,  en  leur  cédant  le  Canada, 
dont  la  population  n'atteignait  par  soixante  mille  âmes 
et  le  commerce  un  million  et  demi.  Plus  tard,  de  Ver-  (v 
gennes  répétait  encore  :  «  Le  conseil  du  roi  d'Angleterre 
se  trompe  grièvement  s'il  se  persuade  que  nous  regret- 
tons autant  le  Canada  qu'il  peut  se  repentir  d'en  avoir 
fait  l'acquisition  (1).  »  Mais  Ghoiseul  et  Vergennes 
n'en  ont  pas  moins  au  cœur  la  blessure  faite  en  1763; 
ils  n'en  brûlent  pas  moins  du  désir  de  ruiner  cet  empire 
colonial  que  l'Angleterre  a  formé  à  nos  dépens.  Ils 
entretiennent  des  agents  près  des  Américains  révoltés,! 
à  la  fois  pour  les  exciter  et  supputer  leurs  forces  (2). 
Choiseul  écrit  à  l'ambassadeur  à  Londres,  Durand 
«  Il  y  a  longtemps  que  je  connaissais  les  vues  de  milord 
Chatham  sur  l'Amérique.  Elles  étaient  gigantesques  et 
ne  pouvaient  effrayer  qu'autant  qu'elles  étaient  un 
motif  d'une  guerre  éternelle.  Mais  celles  d'Asie  ont 
l'avantage  pour  l'Angleterre  que  leur  utilité  peut  être 
recueillie  sans  courir  le  danger  de  guerre;  car,  enfin, 
comment  s'opposer  à  l'empire  britannique  que  l'on 

(1)  Lettre  de  Vergennes  au  comte  de  Guines,  7  août  1775.  (Archi- 
ves Affaires  étrangères.  —  Cité  par  M.  G.  deWjtt  :  Vie  de  Th.  Jeffer- 
son,  P.  J.) 

(2)  De  Kalb,  de  Pontgravé,  de  Pontleroy,  de  Bonvouloir. 


246      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

suppose  s'établir  en  Asie? Dans  cet  état,  Monsieur, 

nous  voyons  le  mal  et  nous  ne  voyons  pas  le  remède, 
ce  qui  est  la  position  la  plus  fâcheuse.  J'ai  une  conso- 
lation, c'est  que,  quoique  je  comprenne  la  possibilité 
du  projet  anglais,  il  est  si  étendu,  d'une  exécution  si 
éloignée,  que  j'ai  encore  l'espérance  qu'il  ne  se  réali- 
sera pas  avant  que  nous  soyons  à  portée  d'y  mettre 
des  entraves  (1).  »  M.  de  Rayneval,  premier  commis 
aux  Affaires  étrangères,  remit  en  mars  1776  un 
Mémoire  (2)  où  il  conseille  l'intervention  dans  la  guerre 
d'Amérique.  Il  dit  que  le  but  est  d'affaiblir  l'Angleterre, 
«  cet  ennemi  naturel  de  la  France,  ennemi  avide, 
ambitieux,  injuste  et  de  mauvaise  foi  » ,  et  il  donne  cette 
principale  raison  :  «  Par  la  suite  des  événements, 
nous  pourrions  recouvrer  une  partie  des  possessions 
que  les  Anglais  nous  ont  enlevées  en  Amérique,  comme 
la  pêche  de  Terre-Neuve,  celle  du  golfe  Saint-Laurent, 
1  île  Royale,  etc.  »  On  ne  parle  pas  du  Canada,  ajoute- 
t-il  :  la  préoccupation  lui  paraît  sans  doute  trop  natu- 
relle ou  l'intérêt  discutable. 

Si  telle  a  été  l'intention  exprimée  de  la  guerre 
d'Amérique,  il  va  de  soi  que  Louis  XVI,  qui  l'a  faite 
avec  la  vigueur  et  le  bonheur  que  l'on  sait,  était,  lui 
aussi,  un  adepte  de  la  politique  coloniale.  Mais  on  le 
sait  de  reste,  on  connaît  le  goût  de  l'honnête  roi  pour 


(1)  Lettre  de  Choiseul  à  Durand,  ambassadeur,  4  août  1767.  (Ar- 
chives Affaires  étrangères.  —  Cité  par  M.  de  Witt,  op.  cit.,  P.  J.) 

(2)  De  Witt  (P.  J.). 


LE   DECLIN.  247 

la  géographie,  la  cartographie  et  les  voyages.  L'in- 
struction donnée  à  La  Pérouse  en  1785,  rédigée  avec 
tant  de  soin  par  Fleurieu,  a  été  revue  et  annotée  de  sa 
main.   Bien  des  actes,  que  nous  aurons  à  rappeler, 
montrent  le  soin  intelligent  que  ses  ministres  et  lui 
apportaient  aux  questions  coloniales.   Turgot  (1),  de 
Vergennes  (2),  Necker,  Sartines,  de  Gastries,  font  des 
enquêtes  attentives  sur  les  projets  qui  leur  sont  sou- 
mis ou  sur  les  questions  qu'agite  l'opinion.  A  aucune  - 
époque  on  n'a  plus  étudié  les  questions  multiples  de  la       J 
colonisation  et  l'on  n'a  montré  plus  d'attachement  aux  \ 
colonies. 


II 


LES    INNOVATIONS. 

Les  soins  donnés  à  l'administration  coloniale  durant 
tout  le  siècle  ont  été,  comme  l'action  extérieure,  ou 
négligés  ou  calomniés.   On  englobe  trop  légèrement 

(1)  L'opinion  de  Turgot  sur  les  colonies  peut  se  résumer  ainsi, 
d'après  M.  Foncin  (  Turgot,  page  45)  :  «  Avoir  des  colonies  nombreuses  et 
fortes;  affranchir  progressivement  les  esclaves;  considérer  l'Inde  comme 

«  le  nœud  de  la  question  «  de  la  rivalité  anglo-française;  établir  le  pro- 
tectorat français  dans  l'Inde;  réformer  l'administration  fiscale,  qui  est 
détestable  ;  accorder  entière  liberté  de  commerce  et  de  conscience  aux 
colonies.   » 

(2)  De  Vergennes  a  passé  pour  être  l'auteur  d'un  Mémoire  historique 
et  politique  sur  la  Louisiane,  publié  en  1802,  avec  son  portrait.  L'au- 
tlienticité  de  ce  document  est  plus  que  douteuse. 


248      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

dans  une  même  réprobation  tous  les  actes  d'un  régime 
qui  prépare  sa  perte  par  ses  fautes.  La  vérité  est  que, 
sur  beaucoup  de  questions  et  en  particulier  sur  celle 
des  colonies,  le  gouvernement,  au  dix-huitième  siècle, 
s'est  le  plus  souvent  inspiré  de  l'opinion;  et  l'opinion 

eu  plus  de  lumières,  de  liberté  et  d'autorité  que 
jamais. 

Deux  systèmes,  dans  l'administration  coloniale,  ont 

;  été  tour  à  tour  suivis  :  l'un  de  tradition,  jusqu'en  1769 

et  1784,  l'autre  nouveau  et  commandé  par  l'opinion. 

Tout  d'abord,  le  Régent  et  Law,  s'inspirant  de  ce 
qu'ils  croyaient  être  la  pensée  de  Golbert,  concen- 
trèrent dans  les  mains  d'une  seule  Compagnie  tous  les 
privilèges  et  tous  les  monopoles  concédés  à  plusieurs. 
Un  édit  de  mai  1719  réunit  à  la  Compagnie  d'Occi- 
dent, créée  pour  la  colonisation  de  la  Louisiane,  en 
août  1717  :  1°  la  Compagnie  des  Indes  orientales  de 
1 664  ;  2°  la  troisième  Compagnie  de  la  Chine  de  1 7 1 2  ; 
3°  la  troisième  Compagnie  du  Sénégal  de  1696,  dis- 
soute en  1718.  De  plus,  des  édits  de  juin  1719  et 
septembre  1720  y  ajoutèrent  l'exclusif  du  castor  et  le 
monopole  de  Guinée.  Ainsi  fut  constituée  la  fameuse 
Compagnie  des  Indes  avec  des  capitaux,  une  force 
d'action,  une  étendue  et  une  variété  de  terres  à  exploi- 
ter, qui  étaient  des  gages  sérieux  de  succès.  Le  système 
admis,  il  n'est  pas  douteux  qu'une  seule  Compagnie 
ne  valût  mieux  que  plusieurs,  pour  un  même  objet. 
Elle  pouvait  mieux  lutter  contre  ses  propres  vices  et  elle 


LE   DÉCLIN.  249 

était  moins  en  danger  de   sombrer.    Celle-ci  sombra^ 
pourtant  avec  le  système  (avril  1721),  mais  pour  se 
reconstituer,  après   deux   ans  de  régie    royale  (mars 
1723),  avec  les  mêmes  privilèges  et  monopoles;  on  y 
ajouta  même  celui  de  la  vente  du  café. 

Toutefois  les  îles  et  terres  d'Amérique,  sauf  la  Loui- 
siane, restèrent  sous  le  gouvernement  direct  du  Roi. 
La  Compagnie  fut  moins  une  compagnie  de  colonisa- 
tion dans  le  genre  de  celles  du  dix-septième  siècle, 
qu'une  compagnie  de  commerce.  Ledit  du  8  juin  1725 
en  fixa  définitivement  les  privilèges  et  concessions. 
«  Ayant  reconnu,  dit  le  préambule,  que  diverses  autres 
compagnies  de  commerce,  établies  sous  le  règne  du 

feu  Roy étaient  tombées  dans  un  tel  anéantissement 

que  nos  sujets  étaient  obligés  de  tirer  des  étrangers 
les  marchandises  que  ces  compagnies  auraient  dû  leur 
procurer  :  nous  avons  jugé  qu'il  convenait  au  bien  de 
notre  État  de  réunir  les  différents  privilèges  de  com- 
merce exclusif,  ci-devant  concédés  à  ces  compagnies 
particulières,  à  celle  d'Occident,  que  nous  avons 
nommée  Compagnie   des  Indes,   afin  que  toutes  ces 

parties  réunies  puissent  repectivement  se  soutenir , 

reconnaissant  d'ailleurs  qu'il  est  de  notre  justice  d'as- 
surer la  fortune  d'un  grand  nombre  de  nos  sujets  de 
tous  états  et  conditions,  qui  se  trouvent  intéressés  dans 
la  Compagnie  des  Indes  par  les  engagements  qu'ils 
n'ont  pu  se  dispenser  de  prendre,  dans  les  différentes 
opérations  dont  elle  a  été  chargée  pendant  notre  mino- 


J 


250      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

rite  ;  nous  avons  fait  examiner  en  notre  conseil  les 
moyens   d'affermir   et  de   soutenir  de   plus    en  plus 

la   Compagnie   des  Indes notre    intention    étant 

qu'elle  serve  à  l'accroissement  du  commerce  de  notre 
royaume,  sans  affaiblir  celui  des  négociants  particuliers 
et  sans  pouvoir  s'immiscer  en  aucun  temps  dans  nos 

finances  (1) » 

Quant  aux  avantages  faits  à  la  Compagnie  et  à  son 
règlement  constitutif,  ils  furent  exactement  ceux 
qu'avait  tracés  Colbert  :  un  conseil  de  direction,  pré- 
sidé par  un  conseiller  d'État;  une  assemblée  générale 
annuelle  de  tous  les  actionnaires,  des  gratifications  en 
argent,  des  primes  sur  les  entrées  et  les  sorties,  des 
exemptions  de  tous  droits  pour  les  marchandises  entre- 
posées et  pour  celles  destinées  à  la  consommation  en 
France,  qu'avait  énumérées  le  tarif  de  1664;  un  tarif 
réduit  (3  pour  100  de  la  vente)  pour  les  autres,  le 
droit  de  perquisition  chez  les  particuliers,  etc.  Les 
seules  innovations  furent  quelques  surélévations  de 
tarif  sur  les  toiles  de  coton  blanches,  les  soies,  le  café, 
et  l'extension  du  droit  d'entrepôt  à  quelques  villes.  La 
Compagnie,  toutefois,  dut,  en  1732  et  1736,  aban- 
donner l'exclusif  du  café  des  Antilles,  qui  put  entrer 
en  entrepôt  dans  treize  ports,  dont  Marseille,  Bor- 
deaux, Bayonne,  etc.,  en  payant  un  droit  de  quatre 
sous  par  livre.  Elle  renonça  de  même  à  l'exclusif  de  la 

(1)  De  Francheville  :  Histoire  de  la   Compagnie  des  Indes  (P.  J.). 


LE   DECLIN.  251 

traite,  qui  avait  provoqué  une  violente  opposition  des 
colons  des  Antilles  (I). 

C'est  sur  ce  pied  que  se  maintint  la  Compagnie  des 
Indes,  jusqu'en  1769.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  son 
histoire,  Elle  eut  un  moment  de  grande  prospérité  : 
«  La  chaleur  de  l'enthousiasme,  dit  Voltaire  (2),  fut 
presque  aussi  grande  que  dans  les  commencements  du 
système;  et  les  espérances  étaient  bien  autrement 
fondées,  car  il  paraissait  que  les  seules  terres  con- 
cédées à  la  Compagnie  (aux  Indes)  rapportaient  environ 
39,000,000  annuels.  On  vendait,  année  commune, 
pour  20,000,000  d'effets  en  France,  au  port  de 
Lorient;  il  semblait  que  la  Compagnie  dût  compter 
sur  50,000,000  par  année,  tous  frais  faits.  »  Mais, 
Voltaire  le  remarque  ailleurs  (3),  «  la  Compagnie 
avait  beaucoup  de  vaisseaux,  de  commis  (4),  de  direc- 
teurs, et  même  de  canons  et  de  soldats Elle  n'a 

jamais  pu  fournir  le  moindre  dividende  à  ses  action- 
naires sur  le  produit  de  son  commerce.  C'est  la  seule 
compagnie  commerçante  de  l'Europe  qui  soit  dans  ce 
cas,  et,  au  fond,  ses  actionnaires  et  ses  créanciers 
n'ont  jamais  été  payés  que  de  la  concession  faite  par 
le  Roi  d'une  partie  de  la  ferme  du  tabac,  absolument 
étrangère  à  son  négoce.  »  De  son  côté,  Morellet,  dans 
son  célèbre  Mémoire  sur  la  Compagnie  des  Indes  (1769), 

(1)  De  Francheville,  (P.  J.) 

(2)  Siècle  de  Louis  XV,  cliap.  xxxiv. 

(3)  Id.,  chap.  xxix. 

(4)  10,000,  dit  Du  Fresne  de  Francheville^ 


I 


252      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

démontre  avec  une  impitoyable  logique  et  d'après  des 
chiffres  fournis  par  les  ministres  eux-mêmes  qu'elle  a 
perdu,  de  1 725  à  1 769,  un  capital  de  1 69,000,000  ;  que 
ses  bénéfices  sur  le  commerce  de  l'Inde  sont  tombés  de 
50  à  5  millions,  sur  le  commerce  de  Chine,  de  22  à 
2  millions,  et  qu'il  lui  est  impossible  de  gager  un  nouvel 
emprunt. 

Devant  ce  triste  résultat,  le  gouvernement  prit  une 
/  résolution  énergique.  Rompant  avec  une  tradition 
vieille  d'un  siècle  et  demi,  il  suspendit,  par  arrêt  du 
13  août  1769,  le  privilège  de  la  Compagnie.  Par  arrêt 
du  6  septembre,  il  permit  à  tous  les  sujets  de  faire  le 
commerce  des  Indes.  Enfin,  le  privilège  de  la  Com- 
pagnie fut  aboli  provisoirement  et  moyennant  indem- 
nité, par  arrêt  du  7  août  1770  (1). 

C'était  enfin  cette  liberté  commerciale  tant  demandée 
et  toujours  refusée.  Désormais,  il  n'y  eut  d'autres 
entraves  que  celles  qui  résultaient  du  système  d'impôt, 
des  douanes,  des  prohibitions  ou  des  réglementations 
intérieures,  des  inégalités  sociales,  etc.  La  Révolution 
seule  pouvait  les  faire  disparaître,  car  c'étaient  des 
vices  inhérents  à  l'ancien  régime.  En  attendant,  toutes 
les  colonies  d'Orient  et  d'Occident  furent  administrées 

(1)  L'indemnité  fut  de  200,000  livres  de  rentes  viagères  inscrites  au 
livre  de  la  dette.  —  Des  bureaux  de  liquidation  furent  établis  à  Paris, 
Lorient,  île  de  France  et  Pondichéry.  L'actif  de  la  Compagnie  fut  éva- 
lué à  264,551,665  livres;  son  passif,  à  248,434,837  livres.  Les  bureaux 
de  liquidation  furent  supprimés  par  la  Constituante,  le  14  août  1790 
(rapport  de  Lebrun),  et  les  derniers  recouvrements  confiés  au  Trésor. 
(Cf.  le  rapport  de  Lebrun,  Moniteur  delà  Révolution,  16 août  1790.) 


LE   DÉCLIN.  253 

directement  par  l'État,  comme  l'étaient  déjà  le  Canada 
et  les  Iles,  et  elles  furent  toutes  ouvertes,  pour  les 
échanges,  aux  commerçants  de  la  métropole. 

On  persévéra  dans  ce  système,  malgré  les  sollici- 
tations et  les  projets,  jusqu'en  1785.  «  En  1774,  dit  la 
Correspondance  Metra  (1),  M.  Turgot  a  mis  sous  les 
yeux  du  Roi  un  état  de  comparaison  de  plusieurs  vais- 
seaux revenus  de  la  Chine  et  de  l'Inde,  où  ils  avaient 
été  expédiés  par  des  particuliers  armateurs,  avec  une 
pareille  quantité  de  marchandises  expédiées  par  l'an- 
cienne Compagnie  des  Indes.  Il  paraît  en  résulter  : 
1°  que  la  vente  des  envois  de  l'armateur  s'est  faite  avec 
un  avantage  bien  supérieur  ;  2°  que  les  retours  ont  été 
beaucoup  plus  prompts;  3°  que  les  marchandises  de 
retour  ont  été  vendues  à  un  prix  plus  modéré,  parce 
que  la  feue  Compagnie  imposait  une  taxe  onéreuse  et 
arbitraire  sur  les  importations.  De  là,  M.  Turgot  est 
parti  pour  demander  au  Roi  sa  parole  que,  d'ici  à  trois 
ans  au  moins,  ce  commerce  serait  encore  libre  aux 
particuliers,  et  qu'il  ne  serait  accordé  aucun  privilège 
exclusif,  ni  autorisé  de  compagnie  relativement  à  ce 
commerce,  et  Sa  Majesté  y  a  accédé.  »  En  effet,  le 
sieur  Loliot,  de  Bordeaux,  ayant  demandé  avec  insis- 
tance un  privilège  pour  un  service  de  dépêches  et 
messageries  qu'il  voulait  établir  entre  la  métropole  et 
les    colonies ,    se    le    vit   énergiquement  refuser.   Le 

(1)  I,  101,  16  octobre  1774. 


254      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

ministre  de  la  marine,  de  Sartines,  rassurait  à  ce  pro- 
pos le  commerce  de  Nantes  par  une  lettre  du  27  mars 
1777,  où  il  disait  :  «  Sa  Majesté  a  décidé  que  le  com- 
merce par  mer  devait  être  maintenu  libre  en  son 
entier,  et  elle  a  en  conséquence  refusé  au  sieur  Loliot 
le  privilège  qu'il  demandait  (1).  *  Cette  règle  ne  souf- 
frit d'abord  qu'une  exception  :  on  concéda  en  1777 
le  privilège  de  la  traite  à  une  Compagnie  de  la  Guyane. 
Mais,  en  1785,  à  l'expiration  des  quinze  années  mar- 
quées pour  la  suspension  des  privilèges  de  la  Com- 
pagnie des  Indes,  Galonné  eut  la  faiblesse  de  céder  aux 
sollicitations  des  anciens  actionnaires,  et  de  revenir, 
malgré  les  protestations  du  commerce,  sur  l'acte  de 
1769.  Une  nouvelle  Compagnie  des  Indes  est  encore 
debout  en  1789. 

Des  pays  concédés  à  la  Compagnie  des  Indes,  et  qui 
représentent,  sauf  la  Louisiane,  les  colonies  de  com- 
merce, passons  aux  contrées  dont  le  Roi  se  réserva  le 
gouvernement  direct,  et  qui  avaient  plutôt  le  caractère 
de  colonies  de  peuplement.  Là  encore,  nous  trouvons 
d'abord  l'imitation  de  Colbert,  puis  la  répudiation  de 
son  système  :  l'administration  est  améliorée,  et  une 

(1)  Archives  coloniales  :  Mémoires  généraux,  t.  XXII,  n0,21,  22,  23, 
27,  28,  32,  35,  58.  —  Loliot  fut  pourtant  autorisé,  le  4  juillet  1780,  à 
créer  ce  service,  niais  sans  privilège  exclusif.  (Archives  coloniales  :  Mé- 
moires généraux,  t.  XXII,  n°  23  :  Mémoire  de  Loliot  en  réponse  à  la 
réclamation  des  juges  et  consuls  de  Nantes.)  —  Les  députés  du  com- 
merce appelés  à  donner  un  avis  sur  une  demande  semblable  faite  par 
Revêt  et  Cie,  négociants  de  Rouen,  la  repoussent,  «  vu  les  dangers, 
inconvénients  et  même  l'odieux  du  privilège  exclusif  »  . 


LE   DÉCLIN.  255 

atteinte   grave  est  portée  au  fameux  pacte  colonial. 

Les  réformes  administratives  ne  corrigèrent,  il  est 
vrai,  aucun  des  vices  originels  qui  ont  causé  l'insuc- 
cès relatif  de  la  colonisation  française.  La  propriété, 
les  personnes,  la  justice,  les  finances,  l'autorité  res- 
tèrent soumises  aux  règlements  et  à  l'arbitraire  tradi- 
tionnels. Cependant  quelques  perfectionnements  im- 
portants furents  apportés.  Voici  les  principaux  : 

Par  mesure  d'économie,  on  remplaça,  en  1772, 
les  gouverneurs  par  des  commandants  généraux,  qui 
eurent  d'ailleurs  les  mêmes  pouvoirs.  Les  milices  furent 
réorganisées  en  1767  et  soumises  à  des  inspections 
régulières.  Mais,  ce  qui  est  mieux  encore,  on  créa,  en 
1763,  à  la  place  des  anciennes  compagnies  franches  de 
la  marine,  une  armée  coloniale,  formée  par  des  régi- 
ments d'infanterie  qui  devaient  être  relevés  après  trois 
ans  de  séjour  (1).  Les  colonies  furent  mises  en  état  de 
défense,  ce  qu'avait  trop  négligé  Golbert.  Un  inventaire 
général,  dressé  par  de  Castries,  en  1787,  des  pièces 
relatives  à  la  partie  militaire  des  colonies ,  montre 
combien  on  se  préoccupa  de  ces  travaux,  au  dix-hui- 
tième siècle  (2).  A  Gayenne  seulement,  il  fut  dépensé 
180,000  livres  de  1769  à  1771  (3).  Les  préfets  aposto- 


(1)  Nous  recommandons  le  procédé  à  nos  gouvernants  d'aujourd'hui, 
qui  semblent  fort  embarrassés  pour  concilier  la  défense  nationale  avec 
celle  des  colonies. 

(2)  Archives  coloniales  :  Mémoires  y  cnéraux,  t.  XXI,  n°  46. 

(3)  Id.,  ibid.  :  Mémoire  anonyme  de  soixante  pages  sur  l'état  des 
colonies  d'Amérique. 


256      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

liques,  si  gênants  pour  la  colonisation  dans  leur  indé- 
pendance ultramontaine,  furent  obligés,  en  1763,  de 
prendre  des  lettres  d'attache  du  Roi  et  de  faire  enre- 
gistrer, aux  conseils  supérieurs,  les  brefs  du  Pape.  On 
les  remplaça  même,  malgré  le  Pape  et  les  «  moines 
rentes  (1)  »  ,  par  des  vicaires  apostoliques  ayant  rang 
d'évêques,  et  rattachés,  comme  les  évêques,  au  minis- 
tère de  la  feuille  des  bénéfices,  c'est-à-dire  au  pouvoir 
laïque.  Des  arrêts  de  1721-23-66  autorisent  les  assem- 
blées des  colonies  à  établir  elles-mêmes  leurs  droits 
d'octroi.  Les  droits  royaux  de  capitation  sur  les  noirs 
furent  réduits  par  ordonnance  de  1773.  Un  tribunal 
terrien  fut  créé  à  Saint-Domingue,  en  1766.  Enfin,  à 
Saint-Domingue,  la  Martinique  et  la  Guadeloupe,  des 
chambres  d'agriculture  et  de  commerce,  et  plus  tard, 
en  1788,  des  assemblées  coloniales  élues,  furent  insti- 
tuées à  l'instar  des  sociétés  d'agriculture,  des  cham- 
bres de  commerce  et  des  assemblées  provinciales  de 
France;  elles  furent  même  autorisées  à  envoyer  des 
députés  au  conseil  de  commerce  de  Paris  (2). 

Mais  l'acte  capital,  la  réforme  fondamentale,  fut 
l'arrêt  du  30  août  1784.  Pour  Golbert,  on  se  le  rap- 
pelle, les  colonies,  créées  et  soutenues  à  grands  frais 
par  la  métropole,  devaient  à  la  métropole  tous  leurs 
produits  et  tout  leur  travail  :  les  étrangers  ne  devaient 

(1)  Expression  de  Vauban.  (V.  plus  haut.) 

(2)  V.  à  l'Appendice  l'analyse  d'un  Mémoire  établissant  l'état  des 
colonies  d'Amérique  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle. 


LE   DECLIN.  257 

avoir  avec  elles  aucun  rapport  commercial.  Or,  sur  les 
plaintes  menaçantes  des  colonies  devenues  fortes,  le 
gouvernement  de  Louis  XV  fut  forcé  d'apporter  une 
première  atténuation  à  cette  rigueur.  Par  arrêt  du 
27  juillet  1767,  deux  entrepôts  pour  les  denrées  étran- 
gères furent  autorisés  au  môle  Saint-Nicolas  (Saint- 
Domingue)  et  au  Carénage  (Sainte-Lucie).  Louis  XVI 
compléta  la  mesure  par  l'arrêt  du  30  août  1784.  Il 
autorisa  le  libre  commerce  des  étrangers  avec  nos 
colonies,  au  moins  pour  un  certain  nombre  de  denrées 
qui  furent  spécifiées  (1).  C'était  une  révolution  incom- 
plète, mais  c'en  était  une.  Elle  causa  grand  émoi  en 
France,  comme  nous  le  verrons.  Mais  elle  fait  honneur 
au  gouvernement;  elle  fut  inspirée  par  un  esprit  de 
justice  et  par  des  doctrines  économiques  libérales  (2) . 
On  eut  d'ailleurs  à  cœur  de  prouver,  contre  ce 
qu'avaient  dit  et  prédit  les  négociants  intéressés,  que 
le  commerce  métropolitain  n'en  souffrit  aucun  préju- 
dice. Le  bureau  de  la  balance  du  commerce  fut  chargé 
de  dresser  un  état  comparatif  des  échanges  en  1784  et 
1786,  et  son  Mémoire,  qui  fut  publié  (3),  conclut  à  un 


(1)  C'étaient  :  —  A  l'importation  :  les  bois,  charbons  de  terre,  bes- 
tiaux, salaisons  de  bœuf,  de  morue  et  autres,  poissons,  riz,  maïs, 
légumes,  cuirs  verts  et  tannés,  pelleteries,  résines  et  goudrons.  — 
A  l'exportation  :  les  sirops,  tafias  et  marchandises  de  France. 

(2)  D'après  ces  doctrines,  a  été  rédigé  le  traité  quasi  de  libre  échange 
avec  l'Angleterre,  en  1786. 

(3)  Archives  coloniales  :  Mémoires  généraux,  t.  XXIII,  n08  25  et  27. 
—  Commerce  entre  colons  et  étrangers,  en  1786  :  35,013,000  livres; 
diminution  des  échanges  avec  Français  :  11,761,000  livres;  maisexten- 

17 


258      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

excédent  en  1786  de  785,000  livres.  Comme  il  le  dit, 
«  les  États  d'Europe  accroissent  la  richesse  territo- 
riale de  nos  colonies  par  la  consommation  des  denrées 
des  Iles  »  . 

C'est  par  cette  mesure  hardie  et  féconde  que  se  ter- 
mine la  période  la  plus  critiquée  de  notre  histoire 
coloniale.  Ne  doit-on  pas,  en  sa  faveur,  pardonner 
bien  des  fautes? 

sion  du   commerce  du  Sénégal  et    de   Guinée ,   pour  une   somme  de 
12,514,000  livres 


CHAPITRE   II 

L'INTÉRÊT. 

Mémoires  et  publications. 

L'opinion,  au  dix-huitième  siècle,  s'est  préoccupée 
de  préférence,  comme  on  sait,  des  questions  politi- 
ques et  sociales.  Elle  s'est  manifestée,  grâce  à  Montes- 
quieu, Voltaire,  Rousseau,  à  Y  Encyclopédie ,  aux 
pamphlets,  aux  gazettes,  plus  librement  et  plus  vive- 
ment qu'à  aucune  autre  époque,  et  surtout  qu'au  siècle 
précédent.  La  question  coloniale  a  bénéficié  de  ce  pro- 
grès des  esprits  et  des  mœurs.  Elle  apparaît  mieux 
étudiée,  plus  approfondie  dans  son  ensemble  et  dans 
ses  détails. 

Gomment  d'abord  et  jusqu'à  quel  point  s'est-on 
intéressé  aux  choses  des  colonies?  Y  a-t-il  eu,  comme 
au  temps  de  Richelieu  et  de  Colbert,  profusion  de 
mémoires,  de  projets,  de  publications?  Le  public  a-t-il 
manifesté  quelque  émotion  devant  les  événements  si 
graves  qui  s'accomplissaient? 


/ 


17. 


260      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 


MEMOIRES    ET    PROJETS. 

Les  Mémoires  généraux  touchant  les  colonies  ont 
été  recueillis  par  Moreau  de  Saint-Merry  et  forment 
aux  archives  de  la  marine  un  fonds  de  vingt- quatre 
volumes  in-folio.  Presque  toutes  les  pièces  sont  du  dix- 
huitième  siècle  et  surtout  de  la  seconde  moitié.  Nous 
en  avons  fait  le  dépouillement  et  y  avons  trouvé  des 
œuvres  vraiment  curieuses.  Propositions  ou  études 
critiques,  elles  démontrent,  par  leur  nombre  et  leur 
valeur,  combien  les  esprits  étaient  en  éveil  sur  cette 
question  coloniale,  qui  est  la  grande  affaire  du  siècle. 

Nous  n'y  chercherons,  pour  le  moment,  que  la  part 
de  curiosité  et  de  sympathie  qui  peut  s'y  trouver,  lais- 
sant à  un  autre  chapitre  la  discussion  et  la  polémique. 

Dans  presque  toutes  se  trouvent  des  réflexions  sur 
la  nécessité  des  colonies.  Elles  sont  parfois  très  élevées 
et  exprimées  en  fort  bon  style.  En  voici  quelques 
exemples.  Nous  les  citerons  par  ordre  chronologique, 
car  il  y  a  utilité  à  les  laisser  dans  l'encadrement  des 
circonstances  où  elles  se  sont  produites. 

Peu  de  temps  après  la  mort  de  Louis  XIV,  le  sieur 
de  La  Boullaye,  inspecteur  général  de  la  marine,  ren- 
dant compte  au  Régent  de  sa  tournée  d'inspection, 


/ 


LE   DECLIN.  261 

commencée  en  1704,  étudie  d'abord  l'origine  des 
colonies  d'Amérique,  l'idée  générale  qu'on  en  doit 
avoir,  les  motifs  qui  ont  engagé  la  France  à  les  former 
et  l'utilité  qu'elle  trouvera  à  les  «  perfectionner  »  .  Ces 
motifs  se  résument  en  quatre  points  principaux,  lon- 
guement développés  :  l'augmentation  de  la  marine  et 
du  commerce;  la  possibilité  d'éviter  pour  les  denrées 
coloniales  l'entremise  des  étrangers;  le  moven  d'ac- 
croître le  domaine  et  la  puissance  du  Roi  dans  un 
continent  où  toutes  les  nations  européennes  ont  des 
établissements;  enfin  l'occasion  de  profiter  directement 
du  riche  commerce  d'or,  d'argent,  de  pierreries,  etc., 
qui  s'y  fait  couramment.  C'est,  on  le  voit,  la  pensée  du 
dix-septième  siècle  avec  ses  erreurs  et  ses  illusions. 
L'auteur  se  montre  seulement,  dans  les  réformes  qu'il 
propose,  plus  logique  et  plus  absolu  que  Richelieu  et 
Colbert  (1). 

Voici  un  mémoire  adressé  en  septembre  1758,  au 
plus  fort  de  la  lutte  coloniale  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre. Il  a  été  écrit  «  par  un  simple  citoyen  qui  ignore 
le  secret  du  cabinet  et  les  ressources  que  les  négociations 
peuvent  avoir  ménagées  »  .  Mais  ce  patriote,  «  raison- 
nant d'après  ce  qui  frappe  les  yeux  de  la  nation  »  ,  est 
vivement  alarmé  des  prétentions  de  l'Angleterre  «  qui 
semble  enivrée  de  sa  situation  actuelle  »  ,  et  des  pré- 
paratifs qu'elle  fait  contre  nos  colonies.  Il  demande 

(1)  Archives  coloniales  :  Mémoires  généraux,  t.  XXII,  n°  5.  — 
Manuscrit  de  trente-six  pages,  in-4°.  autographe. 


J 


262      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

avec  instance  qu'on  augmente  autant  qu'il  le  faut  l'es- 
cadre de  Brest  et  qu'on  la  mette  en  état  de  déjouer  les 
projets  anglais  et  de  faire  un  établissement  à  l'isthme 
de  Darien.  Cet  établissement,  selon  lui,  se  recommande 
par  sept  avantages  principaux  d'un  caractère  général 
ou  particulier.  Le  premier  «  se  calcule  par  la  quan- 
tité des  productions  présentes  et  à  venir  de  nos  terres 
ou  de  nos  manufactures,  que  les  colonies  peuvent 
déboucher  »  ;  le  second  «  résulte  de  la  quantité  ou  de 
la  valeur  des  denrées  et  matières  premières  que  nous 
en  retirons,  que  notre  propre  sol  ne  saurait  produire, 
et  dont,  après  nos  consommations,  nous  aurons  à 
revendre  une  partie  brute,  ou  plutôt  tout  ouvrée  »  ;  le 
troisième  «  se  compte  par  les  bras  ou  autres  espèces 
de  secours  que  cette  nouvelle  terre  peut  nous  donner 
pour  la  culture  de  nos  plantations  en  sucres,  indigos, 
cotons,  cafés,  cacaos,  tabacs,  etc.  »  ;  le  quatrième 
«  résulte  de  certaines  matières  brutes  on  manufac- 
turées que  nous  aurons  à  en  retirer  et  que  nos  posses- 
sions soit  de  l'ancien,  soit  du  nouveau  continent  ne 
produisent  pas  ou  ne  fournissent  pas  assez  abondam- 
ment »  ;  le  cinquième  «  se  combine  avec  les  ressources 
qu'elle  peut  ouvrir  à  l'élévation  de  notre  marine  mili- 
taire, soit  en  occupant  beaucoup  de  navires  mar- 
chands, seul  moyen  propre  à  nous  former  une  abon- 
dante pépinière  de  matelots,  soit  en  nous  fournissant 
des  vaisseaux  de  guerre  tout  faits,  ou  du  moins  des 
bois,  chanvres,  goudrons,  etc.  »  ;  le  sixième,  «  c'est  les 


LE   DECLIN.  263 

nouveaux  revenus  qu'elle  doit  donner  au  Roy,  sans 
diminution  de  ceux  de  son  ancien  domaine  »  ;  le 
septième  enfin  «  n'est  qu'indirect  et  relatif  :  il  consiste 
dans  la  sûreté  que  cette  colonie  nouvelle  serait  en  situa- 
tion de  procurer  à  d'autres  colonies,  ou  dans  les 
obstacles  qu'elle  est  à  portée  de  mettre  à  l'agrandisse- 
ment des  possessions  ou  du  commerce  de  nos  enne- 
mis (1)  »  .  Ces  considérations  économiques  et  politiques 
dénotent,  ce  semble,  un  visible  progrès  dans  l'intelli- 
gence du  problème  colonial;  le  Mémoire  entier  est  une 
manifestation  remarquable  des  préoccupations  patrio- 
tiques que  suscite  la  guerre  anglaise. 

A  la  même  date ,  un  anonyme  envisage  déjà  les 
résultats  possibles  de  cette  guerre,  tels  que  la  perte  du 
Canada.  Il  professe  sur  cette  colonie  l'opinion  qui,  — 
on  ne  l'a  pas  assez  remarqué,  à  la  défense  du  gouver- 
nement de  Louis  XV,  —  est  générale  à  ce  moment  : 
c'est  que  le  Canada  «  est  de  peu  d'utilité  »  .  Mais  si  la 
terre  importe  peu,  il  n'en  est  pas  de  même  des  habitants 
ni  de  la  possession  coloniale  :  il  fout  sauver  les  uns  et-, 
compenser  l'autre.  L'auteur  en  a  trouvé  le  moyen  :( 
c'est  de  transplanter  les  colons  canadiens  en  Loui- 
siane, «  à  l'effet  d'y  former  une  colonie  capable  de 
soutenir  celles  des  Anglais,  d'y  fonder  la  culture  des 
denrées  que  le  sol  de  France  ne  produit  pas,  de  nous 
ouvrir  de  nouvelles  branches  de  commerce  et  conti- 
nt) Mémoires  généraux,  t.  XXII,  n°  8 


/ 


264      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

nuer  celle  du  castor  »  .  Pour  obtenir  des  intéressés 
cette  transplantation,  il  faut  leur  donner  des  en- 
couragements. Parmi  les  dix  énumérés,  se  trouvent 
l'abolition  du  privilège  de  la  Compagnie  des  Indes, 
la  franchise  des  droits  de  domaine  et  d'octroi,  la 
liberté  entière  de  la  culture,  etc.,  toutes  choses 
excellentes,  mais  en  opposition  avec  le  système  en 
vigueur  (1). 

Après  avoir  perdu  les  colonies,  on  se  mit  à  réfléchir 
sur  elles  ;  on  en  examina  la  raison  d'être,  le  profit  poli- 
tique ou  commercial.  Ainsi,  en  1769,  en  même  temps 
que  Morellet,  un  sieur  Macevice,  dans  une  longue  étude 
résumant  un  grand  ouvrage  sur  l'administration  des 
colonies,  s'élève  contre  le  monopole  des  grandes  Com- 
pagnies et  pose  ce  principe  :  «  L'exploitation  des  pro- 
ductions naturelles  aux  colonies  doit  avoir  pour  objet 
la  plus  grande  extension  possible  de  leur  commerce 
avec  la  métropole  (2).  »  Un  sieur  Pelissard,  en  1772, 
en  appuyant  près  du  ministre  de  Boynes  un  plan  d'as- 
surances commerciales  dont  il  est  l'auteur,  fait  cette 
remarque  judicieuse,  qui  est  bien  d'un  contemporain 
des  économistes  :  «  Toutes  les  parties  du  gouverne- 
ment sont  tellement  liées  les  unes  aux  autres  qu'elles 
sont  presque  inséparables.  Un  État  environné  de  mers 
est  bien  faible  sans  une  marine  qui  en  fasse  respecter 
le  pavillon.  La  guerre  n'a  de  force  que  par  les  finances, 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XXII,  n°  10. 

(2)  ld.,  ibid.,  n«  56 


LE   DECLIN.  2G5 

et  celles-ci  sont  bientôt  épuisées  sans  le  grand  com- 
merce, qui  seul  facilite  la  prompte  circulation  de  l'ar- 
gent et  amène  l'abondance  par  les  importations  avan- 
tageuses et  les  exportations  superflues.  Or,  l'état  de  nos 
affaires  dans  l'Inde,  en  Afrique,  en  Amérique,  dans  le 
Levant,  demande  la  plus  grande  attention  et  les  plus 
prompts  secours  de  la  part  du  ministère  pour  le  réta- 
blissement du  commerce  (1).  » 

M.  deMeuron,  officier  aux  gardes-suisses,  a  composé, 
en  1774,  dans  le  même  ordre  d'idées,  un  Mémoire  très 
développé,  où  toute  la  question  est  traitée  avec  une 
ampleur  et  une  fermeté  de  vues  remarquables.  L'auteur 
établit  d'abord  qu'il  est  une  œuvre  qui  se  devrait  pour- 
suivre malgré  tous  les  changements  de  ministres  :  c'est 
l'établissement  solide  de  la  marine.  «  Mais,  dit-il,  sans 
colonies,  point  de  commerce  excentrique,  et  sans  com- 
merce, point  de  marine.  »  C'est  ce  qu'ont  compris 
l'Angleterre  et  la  Hollande  ;  c'est  ce  qu'avait  senti  Col- 
bert,  dont  les  projets  n'arrivèrent  pas  à  maturité  à  cause 
des  guerres  continentales.  Or,  les  dernières  pertes  de 
la  France  ont  été  une  conséquence  des  premières, 
l'abandon  de  Terre-Neuve  et  de  l'Acadie  annonce  celui 
de  l'île  Royale,  du  Canada  et  de  la  Louisiane,  «  de  toutes 
nos  pertes  la  plus  irréparable  »  .  Il  faut  chercher  ail- 
leurs des  compensations.  Le  meilleur  moyen  serait  de 
jeter  dans  les  solitudes  de  la  Guyane,  bien  qu'elles 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XXIV,  n°  4. 


266     LA   QUESTION    COLONIALE  EN    FRANCE. 

n'offrent  pas  les  avantages  de  la  Louisiane,  une  nom- 
breuse population.  Mais  trouvera-t-on  des  colons?  Les 
Français  voudront-ils  émigrer  et  coloniser?  «  La  mal- 
heureuse expédition  de  1763  a  répandu  sur  Gayenne 
et  la  Guyane  un  préjugé  terrible  et  bien  difficile  à  déra- 
ciner. Dans  les  gouvernements  libres,  lorsque  le  peuple 
se  trompe,  il  ne  s'en  prend  qu'à  lui-même,  et,  sem- 
blable au  lion  qui  regarde  ses  blessures,  il  n'en  devient 
que  plus  furieux.  Mais,  dans  les  monarchies,  comme  la 
nation  doit  supposer  dans  le  gouvernement  la  plus 
grande  étendue  de  lumières  possible,  lorsqu'il  est 
trompé,  il  se  livre  au  désespoir  et  ne  voit  plus  que  ses 
malheurs.  »  Cette  raison  de  fait  n'est  pas  la  seule  qui 
fasse  craindre  de  ne  pas  trouver  en  France  la  popu- 
lation à  verser  en  Guyane  ;  il  y  a  aussi  une  raison  de 
caractère.  «  De  tous  les  peuples  de  l'Europe,  il  n'en 
est  point  peut-être  de  moins  propre  au  commerce  que 
le  nôtre,  de  moins  fait  pour  former  une  colonie.  Trop 
de   légèreté,   trop   d'impatience,   trop  d'éloignement 

pour  le  travail! n  Qu'y  a-t-il  donc  à  faire?  Il  faut 

former  la  colonie  d'Allemands  et  de  Suisses,  «  qui 
n'ont  point  ces  défauts  »,  en  y  adjoignant  quelques 
Français  volontaires  et  des  condamnés  comme  servi- 
teurs. Voilà,  certes,  une  consultation  d'un  grand  inté- 
rêt. La  nécessité  des  colonies,  dune  part,  et  de 
l'autre  l'inaptitude  des  Français  à  coloniser  :  n'est-ce 
pas  tout  le  problème  colonial?  Le  projet,  quelle  qu'en 
soit   la  valeur    pratique,   nous    donne    en    outre    la 


LE  DECLIN.  267 

mesure  des  regrets  causés  par  nos  pertes  coloniales  (1). 

Quand  vint  la  guerre  d'Amérique,  ces  regrets  se 
changèrent  en  espérances,  en  aspirations,  dont  beau- 
coup de  Mémoires  nous  apportent  l'expression  (2). 
Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  les  analyser.  Tous  déve- 
loppent la  même  idée,  que  l'un  d'eux  (3)  exprime 
ainsi  :  «  Attaquer  le  commerce  de  l'Angleterre  dans 
toutes  ses  sources,  c'est  couper  l'arbre  par  le  pied.  » 
Telle  était,  nous  l'avons  vu,  la  pensée  de  Ghoiseul  et 
de  Vergennes. 

Ces  idées  de  lutte  et  de  revanche  donnèrent  lieu 
naturellement  à  une  foule  de  projets  et  de  propositions 
ayant  pour  objet  des  établissements  nouveaux.  Tout  le 
monde  veut  acquérir  des  colonies  ou  peupler  celles 
qui  existent  déjà.  Il  s'en  faut  que  toutes  ces  inventions 
aient  la  même  valeur.  Il  en  est  même  d'assez  saugre- 
nues. En  voici  une,  par  exemple,  qui  émane  «  d'un 
simple  citoyen  frappé  de  la  lenteur  du  peuplement  de 
nos  colonies  »  ,  et  qui  vaut  la  peine  d'être  mentionnée, 
au  moins  pour  son  originalité  (4).  «  Il  faudrait,  dit 
l'auteur,  donner  protection  à  des  hérétiques  et  des 
schismatiques  des  six  sectes  différentes,  tels  que  maho- 
métans  de  la  secte  d'Ali  et  de  celle  d'Omar,  des  Juifs, 
Chinois,  Guèbres,  religionnaires  canadiens,  etc.  Comme 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XIX,  n0'  32  et  33. 

(2)  Id.,  t.  XXII,  nos  13,  16,  19,  51,  52,  53,  etc. 

(3)  Signé  du  vicomte  de  Flavigny,  auteur  de  la  traduction  de  la  Cor- 
respondance  de  Fernand  Cortez  et  Charles  V  (1779-80). 

(4)  Mémoires  généraux,  t.  XXIV,  n°  22. 


268      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

tous  ces  gens-là  ne  reconnaissent  pas  le  mariage  pour 
un  sacrement,  et  que  la  polygamie  ne  fait  point  une  des 
prohibitions  de  leurs  religions,  ils  achèteraient  des 
négresses  qu'on  tiendrait  renfermées;  elles  auraient, 
pour  cent  femmes,  un  blanc  pour  mary;  ce  serait  le 
chef  du  harem.  Cet  homme-là,  comptant  le  temps  de 
la  grossesse,  ne  pourrait  guère  avoir  que  soixante- 
quinze  enfants  par  an;  il  serait  chargé  de  les  faire 
allaiter  jusqu'à  l'âge  de  neuf  mois,  et  quelquefois  un 

peu  plus »  Il  ne  faudrait  pas  juger,  par  celle-là,  de 

toutes  les  propositions  que  contient  la  collection.  Il 
en  est  de  fort  intéressantes  et  de  bien  étudiées.  Celles 
du  baron  de  Bessner  et  de  Préfontaines  (1)  sur  la  créa- 
tion de  colonies  militaires  en  Guyane  offrent  un  intérêt 
historique  et  pratique.  D'autres  s'occupent  du  com- 
merce ou  des  cultures  dans  le  Levant,  ou  bien  des 
conquêtes  à  faire  dans  la  mer  du  Sud,  mise  en 
honneur  par  les  voyages  de  Bougainville,  Gook  et  La 
Pérouse. 

Il  en  est  une,  parmi  ces  dernières,  qui  mérite  une 
mention  spéciale,  tant  à  cause  du  nom  de  l'auteur  que 
des  pays  désignés  et  des  raisons  invoquées.  Elle  émane 
de  M.  Mevoillon,  prêtre  de  l'Oratoire,  et  a  été  adressée 
à  Necker,  le  26  août  1789  (2).  «  Jusqu'à  ce  jour,  dit 
le  Mémoire,  les  établissements  des  Européens  dans  les 
deux  mondes  n'ont  eu  pour  mobile   que  l'ambition 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XIX,  nos  4,  16. 

(2)  Id.,  t.  XXIV,  n°  49. 


LE   DÉCLIN.  269 

des  souverains  ou  la  cupidité  des  particuliers.  Mais 
le  temps  est  venu  où  les  progrès  de  la  raison  et  la 
connaissance  de  l'humanité  doivent  suggérer  de  plus 
nobles  motifs.  Le  temps  est  venu  où  nous  devons 
visiter  les  nations  sauvages,  l'olivier  à  la  main,  et  res- 
serrer, par  un  commerce  de  lumières  et  de  bonheur, 
ces  nœuds  de  fraternité  dont  la  nature  a  uni  tous  les 

peuples Il  serait  digne  du  peuple  français,  que  vos 

travaux  et  ceux  de  l'Assemblée  nationale  viennent  d'ar- 
racher au  despotisme,  de  concourir  à  ce  grand  ouvrage, 
et  de  porter  aux  Australiens,  au  lieu  de  chaînes,  le 
bienfait  inestimable  de  la  religion,  d'une  sage  liberté  et 

de  l'instruction Ce  serait,  d'ailleurs,  un  moyen  de 

balancer  l'établissement  des  Anglais  dans  la  New-Hol- 
lande. ■  Nous  empiétons  un  peu,  avec  ce  Mémoire,  sur 
l'époque  de  la  Révolution.  Mais  on  sait  que  celle-ci  a 
été  une  éclosion,  et  non  une  incubation  :  les  idées  du 
début  appartiennent,  par  suite,  à  la  période  prépara- 
toire qui  précède.  Or,  il  est  curieux  de  constater  la 
forme  nouvelle  que  prend  la  prosélytisme  religieux 
sous  l'influence  révolutionnaire.  Cet  Oratorien  pense 
au  fond  comme  Lescarbot,  Montchrestien  et  les  mis- 
sionnaires du  dix-septième  siècle.  Mais  le  langage  n'est 
plus  le  même.  A  la  religion  on  mêle  les  sentiments  de 
fraternité,  l'instruction,  la  liberté  :  pour  un  peu,  on 
dirait,  comme  de  nos  jours,  que  l'expansion  coloniale 
a  pour  but,  pour  raison  ou  pour  excuse,  «  l'obligation 
aux  peuples  supérieurs  de  civiliser  les  peuples  infé- 


270      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

rieurs  »  .  Cette  filiation  d'une  idée  aujourd'hui  cou- 
rante méritait  d'être  indiquée. 

Le  Mémoire  de  M.  Mevoillon  est  encore  intéressant 
par  le  choix  de  la  contrée  à  conquérir  «  l'olivier  à  la 
main  »  .  Il  s'agit,  en  effet,  de  Tahiti,  cette  île  si  remar- 
quable par  «  la  beauté  du  climat,  la  fertilité  du  sol, 
la  bonté  de  ses  havres,  les  mœurs  douces  et  aimables 
de  ses  habitants  »  .  Elle  forme,  dit  l'auteur,  «  la  com- 
munication de  l'Asie,  de  l 'Afrique  (!)  et  de  l'Amérique. 
On  en  pourrait  partir  pour  conquérir  les  îles  de  la 
Société,  des  Amis,  les  Nouvelles-Hébrides,  les  îles 
Sandwich,  etc.  »  Pour  n'avoir  été  entendu  qu'en 
1844,  cet  appel  fait  en  1789  n'en  est  pas  moins  remar- 
quable et  digne  d'être  connu. 

Mais  voici  une  dernière  étude  où  n'éclate  pas  moins 
l'esprit  de  89,  et  qui  offre  sur  le  commerce  en  général 
et  sur  celui  des  colonies  en  particulier  des  vues  d'une 
profondeur  admirable  (1). 

«  Le  commerce,  y  est-il  dit,  est  aujourd'hui  l'objet 
de  toutes  les  spéculations  politiques,  en  Europe.  On 
peut,  comme  autrefois,  vouloir  usurper  ou  envahir; 
mais  on  n'usurpe  et  on  n'envahit  plus  que  pour  se 
procurer  de  nouveaux  moyens  d'échange,  et  entrer 
ainsi,  autant  que  la  situation  de  chaque  peuple  le 
permet,  dans  le  partage  des  richesses  mobiliaires  de 
l'univers.  »  —  Or,  dans  l'état  actuel  des  choses,  deux 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XX,  n°  52. 


LE  DECLIN.  271 

circonstances  accroissent  prodigieusement  l'activité 
naturelle  à  l'esprit  de  commerce  :  l'indépendance  des 
colonies  anglaises  d'Amérique,  la  révolution  que  subira 
l'Empire  de  Gonstantinople.  La  Russie,  en  effet,  située 
sur  cinq  mers,  voit  depuis  longtemps  s'ouvrir  devant 
elle  une  immense  perspective  de  commerce,  mais  n'en 
peut  être  en  pleine  possession  que  par  l'occupation  de 
Gonstantinople.  D'autre  part,  l'Autriche  peut  et  doit 
également  prolonger  ses  frontières  jusque  sur  les  bords 
de  la  mer  Noire  et  participer  ainsi  aux  richesses  de 
l'Inde,  de  l'Asie,  des  contrées  septentrionales  de  l'Eu- 
rope, que  le  commerce  russe  déversera  dans  cette  mer. 
Elle  y  sera  aidée  peut-être  par  quelque  puissance  mari- 
time qui  aimera  mieux  partager  les  dépouilles  du  Turc 
que  travailler  inutilement  à  retarder  sa  chute.  Alors, 
tous  les  plus  riches  entrepôts  appartiendront  presque 
exclusivement  à  la  Russie  et  à  l'Empire  allemand,  et 
les  nations  réputées  commerçantes  jusqu'à  présent 
seront  situées  hors  de  cette  ligne  de  richesse  et  de 
prospérité.  Le  seul  moyen  de  parer  à  cette  éventualité 
serait  d'assujettir  l'Empire  turc  à  de  meilleures  lois. 
En  tout  cas,  les  nations  seules  qui  obéiront  à  l'esprit 
de  commerce  pourront  mettre  à  profit  la  révolution 
qui  résultera  des  deux  circonstances  prévues.  —  La 
France  peut  perdre  beaucoup  dans  une  telle  révolu- 
tion, et  cela  pour  deux  raisons.  En  premier  lieu,  «  il 
est  aisé  de  voir  qu'à  mesure  que  la  Russie,  l'Autriche, 
toute  l'Allemagne  mettront  à  profit  leurs  ressources, 


272      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

notre  exportation  en  marchandises  manufacturées 
diminuera  considérablement.  Il  est  aisé  de  voir  encore 
que  si  nous  ne  combinons  pas  nos  rapports  avec  nos 
colonies  dans  le  Nouveau  Monde,  selon  ce  qu'exige  de 
nous  la  situation  présente  des  Anglo-Américains,  notre 
commerce  des  colonies  se  disposera  infailliblement  de 
manière  qu'il  ne  nous  produira  plus  les  mêmes  béné- 
fices. En  second  lieu,  plusieurs  obstacles  s'opposent  à 
ce  que  l'esprit  de  commerce  se  développe  en  France. 
Ce  sont  l'esprit  militaire  et  l'esprit  fiscal  :  l'un  qui 
concentre  la  considération  publique  dans  une  classe 
d'hommes  absolument  étrangère  aux  intérêts  de  la 
société,  tels  qu'il  faut  les  combiner  aujourd'hui;  l'au- 
tre qui,  de  sa  nature  ennemi  de  toute  industrie  et  de 
toute  propriété,  n'a  pas  pour  objet  la  richesse  de  l'État, 
mais  seulement  la  richesse  des  princes,  et  auquel  nous 
devons  toutes  les  vexations,  les  entraves  de  toute 
espèce,  qui,  au  dehors  comme  au  dedans,  gênent 
depuis  si  longtemps  l'essor  de  notre  industrie.  Or,  ces 
obstacles  sont  chez  nous  des  résultats  presque  néces- 
saires de  notre  constitution  (1).  Et  voilà  pourquoi  le 
petit  nombre  de  ministres  qui  parmi  nous  ont  voulu 
favoriser  le  développement  de  l'esprit  de  commerce, 
tels  que  le  chancelier  de  l'Hospital,  Sully,  Golbert, 
n'ont  opéré  qu'un  bien  momentané  :  ils  agissaient, 
sans  s'en  douter,  contre  la  constitution,  contre  l'es- 

(1)  L'auteur  eût  pu  ajouter  :  «  et  de  notre  éducation  »  . 


LE   DECLIN.  273 

prit  public  qui  résultait  de   cette  constitution » 

On  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer,  dans  ce 
Mémoire,  de  la  sagacité  historique  qui  a  découvert  le 
caractère  véritable  de  toutes  les  luttes  modernes,  de 
l'esprit  de  divination  qui  a  si  nettement  marqué  à 
l'avance  les  rôles  dans  la  question  d'Orient,  ou  du  pro- 
fond esprit  d'observation  qui  a  reconnu  tous  les  défauts 
originels  dont  est  encore  affectée,  à  l'heure  qu'il  est, 
la  société  française.  Le  déplacement  de  l'axe  com- 
mercial, de  l'Océan  dans  les  vallées  du  Danube,  de  la 
Vistule  ou  de  l'Elbe,  ne  se  produira  peut-être  pas  à 
cause  de  l'ouverture  d'une  voie  commerciale  par 
l'isthme  de  Suez,  que  la  Russie,  maîtresse  de  Gonstan- 
tinople,  gardera  toujours.  Mais  qui  sait  ce  que  coûtera 
au  commerce  anglais  cette  chute  de  la  capitale  turque, 
à  laquelle  l'Angleterre  aidera  peut-être?  Qui  sait  sur- 
tout ce  que  deviendra  alors  la  France,  si  elle  n'a  pas 
corrigé  les  défauts  qui  empêchent  chez  elle  le  dévelop- 
pement de  l'esprit  de  commerce? 

Ce  cri  d'alarme  est  la  plus  éclatante  manifestation 
des  préoccupations  coloniales  du  dix-huitième  siècle. 
Il  est  aussi  la  meilleure  preuve  du  progrès  qui  s'est 
accompli  dans  les  esprits.  On  commence  à  voir  clair 
dans  le  problème,  puisqu'on  en  saisit  les  difficultés, 
puisqu'on  le  mesure  à  nos  forces. 


18 


& 


274      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 


II 


LES    PUBLICATIONS. 

Les  Mémoires  sont,  à  coup  sûr,  un  élément  important 
d'une  enquête  sur  l'état  de  l'opinion  à  une  époque  dé- 
terminée :  qu'ils  soient  inspirés  par  l'intérêt  personnel, 
par  le  devoir  professionnel  ou  par  un  pur  zèle,  ils 
dénotent  une  préoccupation  d'esprit  très  significative. 
Ils  ne  suffisent  pas  cependant  à  nous  renseigner  sur  les 
pensées  qui  forment  le  fond  de  l'esprit  public,  sur 
cette  opinion  nationale  que  nous  cherchons  à  découvrir. 
Si  nombreux  qu'en  soient  les  auteurs,  ils  ne  repré- 
sentent qu'une  partie  restreinte  du  public;  si  écoutés 
qu'ils  aient  été  des  ministres,  ils  n'ont  eu  d'action 
que  sur  eux.  Il  nous  faut  donc  chercher  dans  les  publi- 
cations l'influence  exercée  sur  la  masse,  et  dans  les 
manifestations  de  toute  nature  l'effet  produit. 

Les  publications  de  caractère  colonial  sont  moins 
nombreuses,  durant  la  période  du  dix-huitième  siècle, 
qu'aux  périodes  précédentes .  Nous  n'en  avons  relevé  (  1  ) 
que  318,  de  1715  à  1789.  C'est  une  moyenne  de  4 
environ  par  an,  au  lieu  de  7,  5  et  G  que  donnaient  les 


(1)  Dans  Lelong  et  Fontette*  Gharton,  la  Bibliothèque  nationale, 
Brunet,  Barbier,  et  dans  les  catalogues  de  bibliothèques  particulières, 
telles  que  celles  du  comte  de  Toulouse*  de  Leblanc,  de  de  Brosses,  etc. 


LE   DECLIN.  275 

époques  de  Richelieu  et  de  Colbert.  Encore  est-il  bon 
de  remarquer  que  la  seule  année  1789  en  a  vu  pa- 
raître 53.  Si  on  les  défalque,  la  moyenne  ne  ressort 
plus  qu'à  3  par  an. 

Une  autre  infériorité  du  dix-huitième  siècle  est  le 
petit  nombre  des  rééditions.  Dix-sept  livres  seulement 
ont  été  imprimés  plus  d'une  fois;  trois  ou  quatre,  au 
plus,  ont  conquis  une  quatrième  ou  cinquième  édition. 

Faut-il  voir  dans  ce  fait  une  marque  de  l'indif- 
férence du  public?  On  en  serait  tenté,  tout  d'abord. 
Mais  on  sait  par  ailleurs  que  le  public  a  montré,  dans 
les  circonstances  graves,  un  intérêt  passionné  pour  les 
colonies.  Ainsi,  au  plus  fort  de  l'enthousiasme  missis- 
sipien,  un  contemporain  nous  apprend  que  «les  contes 
de  fées  composés  par  Lamothe  et  Fontenelle,  et  pro- 
clamés sur  les  places  publiques  par  les  racoleurs, 
entraînaient  beaucoup  de  dupes...;  que  ces  parades, 
débitées  du  haut  des  tréteaux  par  des  baladins  habillés 
en  sauvages  et  tympanisées  de  tambours  et  de  cymbales, 
attroupaient  une  foule  d'auditeurs,  notamment  celle 
de  la  rue  Quincampoix,  que  la  haute  société  allait  voir 
par  curiosité  (1)  »  .  On  peut  voir  dans  Marais  (2)  les 
scènes  de  violence,  les  mouvements  populaires  qu'exci- 
tèrent les  déconvenues  de  la  colonisation  de  la  Loui- 
siane. Plus  tard,  les  mêmes  fureurs  se  reproduisirent 
à  Paris,  quand  on  connut  la  perte  de  l'Inde  et  du 

(1)  L'auteur  des  Mémoires  du  cardinal  Dubois,  liv.  IV,  chap.  vu. 

(2)  Mémoires  de  Marais,  I,  passim. 

18. 


276      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Canada;  c'est  en  partie  à  une  pression  de  l'opinion  que 
le  malheureux  Lally  dut  sa  condamnation  (1) .  Plus  tard 
encore,  ledit  du  30  août  1784  causa  une  émotion 
presque  aussi  forte  :  «  Les  négociants  des  villes  mari- 
times, dit  un  Mémoire  du  bureau  du  commerce  (2), 
ont  rendu  leur  cause  plus  intéressante  en  la  plaidant 
au  tribunal  de  l'opinion  publique.  La  capitale  s'est  vue, 
à  ce  moment,  inondée  de  Mémoires,  observations, 
requêtes,  représentations  sur  l'arrêt  du  30  août.  » 

Non  seulement  le  public  du  dix-huitième  siècle  n'a 
pas  été  indifférent,  mais  la  publicité  dont  il  profite  est 
particulièrement  active  lorsque  quelque  gros  événement 
provoque  la  curiosité.  Un  simple  relevé  des  publications 
par  année  rend  ce  fait  sensible. 

La  moyenne  ordinaire,  nous  le  répétons,  est  seule- 
ment de  3  ou  4  livres  par  an.  Or,  l'année  1720,  où  la 
question  de  la  Louisiane  est  à  l'état  aigu,  en  compte  7  ; 
on  en  trouve  11  et  15  en  1755  et  1756,  où  les  esprits 
.sont  vivement  surexcités  par  les  prétentions  et  l'hos- 
tilité déloyale  de  l'Angleterre,  où  le  Mémoire  des  com- 
missaires du  Roi  porte  au  tribunal  de  l'opinion  le  procès 
touchant  l'Acadie;  le  traité  de  Paris  et  le  procès  de 
Lally-Tollendal  donnent  lieu  à  12  publications  en  1763  ; 
12  également,  en  1785,  vulgarisent  la  polémique  en- 
gagée sur  l'arrêt  du  30  août  1784;  la  grave  question 

(1)  V.  les  Lettres  de  madame  Du  Deffand;  notamment  Lettre  à 
H.  Walpole  sur  l'exécution  de  Lally. 

(2)  Mémoires  généraux,  t.  XXIII,  n°  25. 


LE   DÉCLIN!  277 

de  la  traite  et  de  l'affranchissement  des  noirs  suscite, 
en  1788,  16  livres  ou  brochures;  en  1789,  enfin,  alors 
que  l'essor  est  donné  à  toutes  les  revendications,  que 
les  plaintes  des  noirs,  des  colons,  des  négociants,  se 
croisent  et  se  heurtent  parmi  les  dissertations  et  objur- 
gations politiques,  il  n'a  pas  paru  moins  de  53  ouvrages 
de  fond  ou  de  circonstance  sur  les  colonies. 

D'ailleurs,  il  n'était  pour  ainsi  dire  pas  besoin,  au 
dix-huitième  siècle,  de  publications  spéciales.  Presque 
tous  les  livres  et  tous  les  auteurs  qui  ont  la  faveur  du 
public,  quels  que  soient  leur  suj et  et  leur  genre ,  touchent 
plus  ou  moins  la  question  coloniale.  Voltaire,  cette  fois 
comme  tant  d'autres,  représentait  le  sentiment  général  I 
de  ses  contemporains,  lorsqu'il  écrivait  à  un  habitant  j 


de  Pondichéry  (1)  :  «  Je  saisis  ardemment  l'offre  que 
vous  me  faites  de  cette  histoire  manuscrite  de  l'Inde. 
J'ai  une  vraie  passion  de  connaître  le  pays  où  Pythagore 

est  venu  s'instruire Je  m'intéresse  à  la  Compagnie, 

non  seulement  à  cause  de  vous,  mais  parce  que  je  suis 
Français,  et  encore  parce  que  j'ai  une  partie  de  mon 
bien  sur  elle.  » 

Prenons  d'abord  le  genre  littéraire  le  plus  libre  dans 
ses  allures  et  en  même  temps  le  plus  dépendant  de 
l'opinion,  le  roman.  Deux  immortels  chefs-d'œuvre  se 
présentent  tout  d'abord  à  l'esprit  :  Manon  Lescaut  et 
Paul  et  Virginie.  Peu  de  récits  ont  eu  plus  de  lecteurs 


(1)  M.  Pilavoine  :  Lettre  du  23  avril  1760. 


278      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

et  fait  verser  plus  de  larmes.  Or,  qui  ne  sait  que  la 
coupable  Manon  est  envoyée  au  Mississipi,  «  où  Ton 
commençait  alors  à  expédier  quantité  de  gens  sans 
aveu  »  ,  et  y  meurt  dans  les  bras  du  fidèle  Des  Grieux, 
en  fuyant  le  ressentiment  du  gouverneur?  Qui  n'a  pré- 
sents à  l'esprit  les  jeux  de  Paul  et  Virginie  dans  les 
riches  vallons  de  l'île  de  France,  et  l'héroïque  mort  de 
la  pudique  jeune  fille,  en  vue  des  côtes,  sous  les  yeux 
de  son  ami  désespéré?  L'abbé  Prévost  et  Bernardin  de 
Saint-Pierre  ont  montré  d'ailleurs  leur  goût  pour  les 
choses  d'outre-mer,  le  premier  en  publiant  une  volu- 
mineuse Histoire  des  voyages  (1746-61)  (1),  le  second 
en  faisant  une  description  de  cette  belle  ile  de  France 
où  il  avait  séjourné  trois  ans  (2),  en  donnant,  en  1791, 
un  nouveau  récit  simple  et  attachant,  La  chaumière 
indienne y  destiné,  comme  il  le  dit,  «  à  peindre  les 
mœurs  des  Indiens  qui  sont  dans  l'Inde  après  celles 
des  Indiens  qui  sont  dans  l'île  »  .  Ces  peintures  ne  pré- 
jugent rien  sur  l'opinion  de  l'auteur,  qui  est,  comme 
nous  le  verrons,  hostile  à  la  colonisation.  Elles  mar- 
quent simplement  un  goût  du  public  auquel  l'auteur  a 
dû  sacrifier. 

Mais,    avec   ces   deux   maîtres,    combien   d'autres 

romanciers  ont  cherché,  dans  des  titres  ou  des  sujets 

/  de  caractère  exotique,  un  couvert  pour  leurs  hardiesses 

(1)  Histoire  des  voyages,  soixante-huit  volumes  in-12. 

(2)  Bernardin  de  Saint-Pierre  fut  ingénieur  à  l'île  de  France,  de  1767 
à  1770.  11  publia,  en  1773,  son  Voyage  à  l'île  de  Francey  qui  est  son 
premier  ouvrage. 


y 


LE   DÉCLIN.  279 

philosophiques  ou  morales,  ou  bien  un  appât  pour 
la  curiosité  publique?  L'abbé  Lenglet-Dufresnoy  ou 
Quesnel  cache  une  thèse  antireligieuse ,  condamnée 
par  le  Parlement  (31  décembre  1734),  sous  le  titre  . 
Les  princesses  malabar  es  ou  le  Célibat  philosophique 
(1734).  Grébillon  fils,  la  même  année,  se  livre  à  ses 
licences  ordinaires  dans  Tanzaï  et  Néadarné ,  histoire 
japonaise,  qui  est  en  même  temps  une  satire  du  car- 
dinal de  Rohan,  de  la  duchesse  du  Maine  et  de  la  con- 
stitution Unigenitus.  Il  flétrit  les  débauches  de  Louis  XV 
dans  les  Amours  de  Zeo-Kinizul,  roi  des  Kofirans  (1). 
Louis  de  Gahusac  imite  Grébillon  dans  Grigri,  histoire 
véritable  traduite  du  japonais  (2).  Le  célèbre  Ghevrier  (3) 
compose  dans  le  même  genre  Bibi,  conte  traduit  du 
chinois,  etMaga-Kou,  histoire  japonaise.  La  Beaumelle 
fait  dans  le  genre  de  Voltaire  et  de  Grébillon  un  plai- 
doyer pour  la  tolérance  dans  l'Asiatique  tolérant,  traité 
à  l'usage  de  Zeo-Kinizul,  roi  des  Kofirans.  Le  roman 
erotique  Vile  de  France  ou  la  nouvelle  colonie  de  Vénus, 
dont  la  date  exacte  et  l'auteur  sont  inconnus,  emprunte 
le  cadre  de  la  pure  idylle  de  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Mademoiselle  Fauque,  en  1758,  traite  au  point  de  vue 
anglais  la  question  des  droits  historiques  en  Amérique, 
dans  La  dernière  guerre  des  bêtes,  et  elle  donne  coup  sur 
coup,  en  1753,  Abassai,  histoire  orientale,  et  les  Contes 

(1)  Paru  en  1746  comme    «  traduit  de  l'arabe  du  voyageur  Krinel- 
bol  »  .  Réédité  en  1747  et  en  1750  avec  clefs. 

(2)  Plusieurs  fois  réimprimé. 

(3)  Cf.  Gillet  :   Vie  et  écrits  de  Chevrier.  (Nancy,  1865,  in  8°.) 


! 


280      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

du  sérail.  Elle  se  fait  comme  une  spécialité  de  ces 
contes  à  sujet  oriental,  comme  autrefois  mademoiselle 
de  Scudéry  des  romans  à  cadre  antique.  Beaucoup 
d'autres  rivalisent  avec  elle.  On  ne  voit  que  contes 
orientaux,  persans,  indiens,  mogols,  chinois,  japonais, 
africains,  dont  les  auteurs  ne  sont  pas  moins  variés 
que  les  aventures  :  comte  de  Caylus,  mademoiselle 
Moreau,  mademoiselle  le  Prince  de  Beaumont,  l'abbé 
Coyer,  Montcrif,  chevalier  de  La  Morlière,  de  La  Pope- 
linière,  Morelly,  etc.  Il  y  a  là  évidemment  un  genre 
nouveau,  qui  est  en  grande  faveur  et  qui  attire  les  écri- 
vains. Il  n'est  presque  pas  un  des  romans  de  Voltaire, 
et  c'est  tout  dire,  qui  n'offre  cette  particularité  remar- 
quable de  mettre  en  scène  des  contrées  ou  des  peuples 
exotiques.  Candide  va  chez  les  Jésuites  du  Paraguay, 
chez  les  Hollandais  de  Surinam,  dans  l'Eldorado, 
parmi  les  sauvages  Oreillons;  Y  Ingénu  est,  comme  on 
sait,  un  Huron  débarqué  inopinément  à  Saint-Malo, 
chez  son  oncle  l'abbé  Kerkabon;  Y  Histoire  de  Jenni  se 
passe  en  partie  dans  la  Nouvelle-Angleterre  ;  Zadig,  la 
Vision  de  Babouc,  les  Voyages  de  Scarmentado,  Y  Histoire 
d'un  bon  Brahmin,  la  Princesse  de  Babylone,  le  Blanc  et 
le  Noir,  etc.,  ont  pour  théâtre,  sinon  pour  sujet, 
l'Orient  colonisé.  Souvent  les  questions  coloniales  s'y 
trouvent  tranchées  en  passant,  de  cette  façon  rapide  et 
légère,  qui  est  le  propre  de  Voltaire. 

Voilà,  ce  semble,   un   goût  du  public  bien  carac- 
térisé. 


LE   DÉCLIN.  281 

Il  mérite  d'autant  mieux  d'être  signalé,  qu'avec  les 
romanciers,  les  philosophes  et  les  poètes  lui  ont  payé 
tribut.  Pourquoi,  en  effet,  si  ce  n'est  pour  obéir  à  la 
mode,  Montesquieu  choisit-il  un  Persan  plutôt  qu'un 
Anglais  ou  un  Russe,  pour  faire  cette  piquante  satire 
des  mœurs  de  France  qui  s'appelle  les  Lettres  persanes? 
Voltaire  a  écrit  ses  Lettres  chinoises,  indiennes  et  tartares, 
par  imitation  de  Montesquieu  peut-être,  et  pour  ridi- 
culiser plus  commodément  les  histoires  saugrenues  et 
les  querelles  théologiques  qui  ornaient  les  Lettres  édi- 
fiantes des  Jésuites.  Mais  l'intérêt  qu'il  prend  aux 
affaires  de  l'Orient  et  en  particulier  à  celles  de  l'Inde 
n'est-il  pas  une  concession  aux  goûts  du  public  autant 
qu'une  ressource  de  polémique  ou  une  inspiration  de 
la  raison  et  de  l'amitié  quand  il  plaide  d'une  voix  si 
retentissante  la  cause  du  malheureux  Lally  (1)?  De 
même,  Marmontel,  en  publiant  les  Incas  en  pleine 
guerre  d'Amérique  et  en  plein  essor  du  naturalisme  de 
Rousseau,  n'escomptait-il  pas  les  sympathies  améri- 
caines et  la  popularité  des  théories  sur  Y  «  état  de 
nature  »  ,  au  profit  de  son  livre  (2)  ?  Le  président  de 
Rrosses,  si  connu  et  si  apprécié  pour  ses  études  sur 
l'antiquité  classique,  cherche  à  forcer  les  portes  de 
l'Académie  avec  une  Histoire  des  navigations  aux  terres 

(1)  Fragments  sur  V Inde  (Ferney,  1777). 

(2)  Voltaire  témoigne  de  la  curiosité  excitée  par  le  livre.  Il  écrit  à 
d'Argental  (avril  1777)  :  «  Personne  ne  m'a  parlé  des  Incas,  excepté 
l'auteur.  J'ai  été  étonné  de  ce  silence,  après  le  bruit  qu'avait  fait  l'ou- 
vrage. » 


282      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

australes  (1).  Les  libraires  Desaint  et  Saillant  croient 
répondre  aux  désirs  des  lecteurs  en  donnant  une  suite 
à  Y  Histoire  ancienne  de  Rollin  dans  Y  Histoire  moderne 
des  Chinois,  Japonais,  Indiens,  Persans,  Turcs,  etc.  (2). 
Le  classique  Laharpe,  avant  d'écrire  son  Cours  de  lit- 
térature, entreprend  en  1780,  à  l'imitation  de  l'abbé 
Prévost,  un  Abrégé  de  l'histoire  des  voyages.  Il  a  colla- 
boré avec  Diderot,  d'Holbach,  Thomas,  Du  Bue  et 
vingt  autres  à  la  fameuse  Histoire  philosophique  des 
Indes  de  l'abbé  Raynal,  qui  est  le  plus  complet  monu- 
ment des  études  coloniales  du  dix-huitième  siècle. 

Si  des  prosateurs  nous  passons  aux  poètes,  même 
préoccupation,  ou  même  sacrifice  à  la  mode.  Les 
exploits  de  Dupleix  inspirent  à  un  anonyme,  en  1751, 
un  poème  héroïque  sous  le  titre  Pondichéry  sauvé.  Le 
Fevre  de  Beauvray  proteste  avec  colère  contre  la  per- 
fidie anglaise  dans  un  poème  patriotique,  l'Adresse  à  la 
nation  anglaise  (1757).  L'Acadie  et  le  différend  anglo- 
français  sont  célébrés  par  Ghevrier  dans  une  épopée 
héroï-comique,  l'Acadiade,  qui  tourne  spirituellement 
en  ridicule  «  les  prouesses  anglaises  »  .  Le  même  Ghe- 
vrier est  peut-être  l'auteur  d'un  autre  poème  de  même 
genre  et  de  même  sujet,  l'Albionide ,  publié  à  Aix  en 
1759.  Voltaire  porte  en  Amérique  la  scène  d'une  de  ses 

(1)  Elle  eut  deux  éditions,  1756  et  1761,  et  les  mérite  par  l'origina- 
lité de  ses  vues  géographiques.  On  y  trouve,  pour  la  première  fois,  les 
noms  de  Australasie  et  de  Magellanie,  dont  l'un  au  moins  prévaut 
aujourd'hui. 

(2)  Paris,  1755-78,  trente  volumes  in-12.  (Le  Mans,  Bibliothèque.) 


LE   DECLIN.  283 

pièces  à  thèse,  Alzire  ou  les  Américains,  qui  fait  triom- 
pher l'innocence  et  le  christianisme.  Il  sacrifie  au 
goût  pour  1*0 rient  dans  V  Orphelin  de  la  Chine,  et  même 
dans  Zaïre,  où  est  plaidée  la  cause  tout  européenne  de 
la  tolérance.  Ghamfort  fait  dans  le  même  goût  la 
Jeune  Indienne  (1764),  dont  le  sujet  est  très  attendris- 
sant et  les  vers  charmants ,  au  dire  du  même  Voltaire  (  1  ) . 
Le  poète  des  saisons,  Saint-Lambert,  en  célébrant  l'hi- 
ver, confesse  que  souvent  les  voyageurs  l'entraînent 
sur  leurs  pas,  qu'il  aime  à  errer  avec  Magellan,  d' An- 
son,  Bernier,  etc.  En  note,  il  se  demande  si  la  décou- 
verte de  l'Amérique  et  celle  du  passage  par  le  Gap  aux 
Indes  ont  servi  au  bonheur  de  l'espèce  humaine.  Il 
agite  ainsi  une  question  qui  met  si  fort  en  peine  les 
esprits,  que  l'abbé  Raynal  fonda  tout  exprès,  à  l'Aca- 
démie de  Lyon,  en  1788,  un  prix  destiné  à  récom- 
penser la  meilleure  dissertation  sur  ce  sujet. 

Mais  il  y  a  plus.  Des  grandes  œuvres  qui  ont  eu  le 
retentissement  et  l'action  morale  que  l'on  sait,  YEsprit  L 
des  lois,  le  Siècle  de  Louis  XIV,  le  Siècle  de  Louis  XV, 
Y  Essai  sur  les  mœurs,  V  Encyclopédie ,  les  Discours  de 
Rousseau,  etc.,  il  n'en  est  aucune  qui  n'aborde  explici- 
tement ou  implicitement  le  problème  colonial  sous  ses 
différentes  formes.  Elles  font  naître  précisément  cette 
discussion,  qui  a  éclairé  le  gouvernement,  et  que  nous 
étudierons  plus  loin. 

(1)  Lettre  à  Ghamfort,  janvier  1764. 


284      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Reste  la  presse,  qui  commence  à  devenir  une  puis- 
sance. Le  Mercure,  le  Journal  des  savants,  les  Nou- 
velles de  Bayle,  au  dix-septième  siècle,  se  sont  sou- 
vent occupés  des  livres  de  caractère  colonial.  Mais 
c'était  pour  leur  valeur  scientifique  ou  littéraire ,  ou 
simplement  à  raison  de  leur  nouveauté.  Au  dix-hui- 
tième siècle,  les  journaux  et  revues,  devenus  beau- 
coup plus  nombreux,  entrent  dans  la  discussion  même 
que  font  naître  les  colonies.  Il  n'est  peut-être  pas  un 
volume  du  Mercure,  du  Journal  des  savants ,  du  Jour- 
nal de  Trévoux,  du  Journal  de  Verdun,  etc.,  qui  n'ap- 
porte au  public  une  nouvelle  ou  une  étude  sur  la  ques- 
tion à  l'ordre  du  jour.  On  peut  se  dispenser  d'en  faire 
l'analyse.  Mais  il  est  remarquable  et  significatif  que 
les  articles  insérés,  comptes  rendus  ou  communica- 
tions directes,  répondent  toujours  aux  préocupations 
directes  de  l'opinion.  Ainsi,  le  Journal  étranger ,  en  mars 
et  octobre  1756,  publie  deuxlettres  d'un  gentilhomme 
normand,  M.  de  Parfourou,  sur  le  Canada  alors 
menacé.  La  ferme  réponse  de  l'avocat  L.  G.  D.  G.  au 
pamphlet  anglais  de  Jefferys,  traduit  par  Butel-Dumont, 
sur  nos  droits  historiques  en  Acadie,  a  été  reproduite 
par  le  Journal  de  Trévoux  (août  1756),  le  Journal  de 
Verdun  (juillet  1756),  V Année  littéraire  (t.  IV,  p.  263), 
les  Affiches  {16  juin  1756),  le  Mercure  (juillet  1756).  La 
même  année,  le  Journal  de  Trévoux  et  Y Année  litté- 
raire publient  la  réponse  des  commissaires  français  aux 
fausses  allégations  des  commissaires  anglais,  que  leur 


LE    DECLIN.  285 

gouvernement  avait,  sans  délicatesse,  communiquée  à 
toutes  les  cours  d'Europe.  L'année  précédente,  le  Mer- 
cure (octobre  1755)  avait  copié  les  Réflexions  sur  la 
politique  anglaise  et  sur  l'équilibre  des  puissances  en 
Amérique,  par  lesquelles  le  président  Ogier,  ambassa- 
deur en  Danemark,  terminait  son  excellente  Discus- 
sion sommaire  des  limites  de  l'Acadie,  traduite  en  danois, 
suédois  et  allemand.  Ainsi  se  continuait,  dans  la  presse, 
la  discussion  historique  d'un  si  grand  intérêt  qui  avait 
commencé  en  1750  et  qui,  grâce  au  Mémoire  des  com- 
missaires français  et  à  la  guerre  de  Sept  ans,  passionna 
si  longtemps  l'opinion.  Au  reste,  le  Journal  de  Tré- 
voux et  le  Mercure,  pour  ne  citer  que  ceux-là,  ne  man- 
quent jamais  de  rendre  compte  des  livres  les  meilleurs 
et  les  mieux  accueillis  sur  nos  possessions  d'outre-mer. 

Qu'étaient  ces  livres?  Leur  examen  va  nous  fournir 
des  indications  sur  les  préférences  d'un  public  dont  la 
curiosité  ne  peut  plus  faire  de  doute  pour  nous. 

Voici  la  liste  assez  courte  des  livres  qui  ont  eu  le 
plus  d'éditions  :  Y  Histoire  de  V Amérique  septentrio- 
nale de  1534  à  1701,  par  Bacqueville  de  La  Potherie 
(1716-22-23-53);  le  Nouveau  voyage  aux  îles  d'Amé- 
rique, du  P.  Dominicain  Labat  (1 722-24-42-43-52)  ; 
Y  Histoire  de  la  Nouvelle-France ,  du  P.  Jésuite  Gharle- 
voix,  éditée  en  1744  par  quatre  libraires  et  en  deux 
formats  différents  ;  les  Nouveaux  voyages  faits  aux 
Indes  occidentales,  du  chevalier  Bossu,  publiés  à  Paris 
et  à  Amsterdam,  1 768-69-77,  et  traduits  en  anglais  par 


286      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

Forster  en  1771  ;  le  Voyage  autour  du  monde,  de  Bou- 
gainville  (1771-72-73-75);  enfin  la  célèbre  Histoire 
philosophique  des  Indes,  de  F  abbé  Raynal,  qui  compte 
presque  autant  d'éditions  que  d'années,  de  1774  à 
1784. 

Cette  simple  énumération  met  en  lumière  deux  faits. 
D'abord,  l'opinion  continue  à  s'attacher  principalement 
à  l'Amérique,  où  s'est  portée  surtout  la  colonisation 
française,  où  sont  nos  plus  grands  intérêts  commer- 
ciaux, où  la  convoitise  anglaise  est  la  plus  mena- 
çante après  le  traité  d'Utrecht.  II  a  fallu  tout  l'imprévu 
des  découvertes  de  Bougainville  et  tout  l'agrément  de 
son  style  pour  captiver  concurremment  l'attention.  Ni 
les  voyages  de  d'Anson,  dont  Voltaire  s'est  fait  l'apo- 
logiste (1),  ni  ceux  de  Gook,  qui  ont  pourtant  été 
traduits  (2),  n'ont  eu  la  même  vogue.  En  second  lieu, 
tous  ces  ouvrages  ont  le  caractère  d'histoires  définitives. 
Il  semble  que  le  moment  soit  venu  de  faire  la  synthèse 
des  découvertes  et  de  la  colonisation.  Bacqueville  de 
La  Potherie,  Labat,  Gharlevoix  font  l'histoire  de  la 
colonisation  des  deux  premiers  siècles,  comme  Lescar- 
bot  celle  du  premier.  Raynal,  qui  vient  le  dernier, 
synthétise  davantage  encore  et  soumet  à  la  même 
discussion  philosophique  et  économique  toute  l'histoire 
et  tous  les  intérêts  des  colonies  d'Orient  et  d'Occident. 
Il  marque  et  provoque  en  partie  le  courant  d'opinion 

(1)  Siècle  de  Louis  XV,  chap.  xxvn. 

(2)  Par  Suard,  1774-78. 


LE  DECLIN.  287 

qui  amène  l'édit  de  1784  et  prépare  les  revendications 
de  1789. 

Ces  deux  observations  sont  encore  confirmées  par 
les  livres  qui,  sans  être  aussi  bien  reçus,  ont  eu  cepen- 
dant la  faveur  d'une  réédition.  Tous  ou  presque  tous 
sont  du  même  genre  que  les  précédents,  c'est-à-dire  des 
histoires  générales  de  la  colonisation  française  au 
Canada  et  aux  Antilles  (1). 

Est-ce  à  dire  que  les  récits  particuliers,  les  relations 
des  voyageurs  ou  missionnaires,  si  appréciés  jadis, 
aient  cessé  de  plaire  au  dix-huitième  siècle,  ou  cessé 
de  paraître?  Non.  D'abord,  il  faut  convenir  que,  jus- 
qu'aux découvertes  océaniennes,  la  science  géographi- 
que a  fait  peu  d'acquisitions  (2).  En  second  lieu,  les 
relations  des  Jésuites,  qui  avaient  pris  le  titre  de 
Lettres  édifiantes ,  par  suite  dune  nouvelle  mésaventure 
arrivée  en  Chine  même,  furent  complètement  arrêtées  j  ^ 
en  1724  (3).  Enfin,  plusieurs  des  ouvrages  d'ensemble 

(1)  Histoire  abrégée  des  découvertes  et  conquêtes  des  Français  et  des 
Hollandais  en  Amérique,  de  Bruzen  de  La  Martiniere  (1745-53)  ; 
Monographies  de  Cap-Breton  (ouvrage  anglais,  traduit  par  Pichon, 
1760-61),  de  la  Martinique  (par  Thibault  de  Chanvalon,  1761-62),  de 
Saint-Domingue  (par  Hilliard  d'Auberteuil,  1776-77-82),  de  Saint- 
Domingue  (1730-31),  du  Japon  (1736),  du  Paraguay  (1757),  par  le 
P.  Gharlevoix. 

(2)  Excepter  le  voyage  de  La  Condamine,  Maupertuis,  etc.,  au  Pérou 
et  aux  pôles,  pour  faire  des  observations  astronomiques,  1744.  La  Con- 
damine  a  fait  mieux  connaître  le  Pérou  et  l'Equateur  ;  il  a  étudié  la 
région  du  cap  Nord,  de  la  Guyane  et  l'Oyapoc  de  Vincent  Pinçon, 
pour  fixer  la  limite  de  la  Guyane,  laissée  indécise  au  traité  d'Utrecht. 

(3)  Les  Jésuites  furent  chassés  de  la  Chine  par  l'empereur  Yan-tchin, 
avec  ces  paroles,  qui  avaient  déjà  été  dites  en  France  par  La  Bruyère  : 


/ 


288      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

cités  plus  haut  s'intitulent  Récent  voyage  fait,  etc.  : 
ainsi  ceux  de  Labat  et  Gharlevoix.  Mais  en  général,  il 
est  à  remarquer  que  les  récits  de  voyages  réussissent  peu 
isolément.  Nous  n'en  voyons  guère,  avec  celui  de  Bou- 
gain ville,  qui  aient  attiré  l'attention  du  public.  Par 
contre,  les  collections  de  voyages  sont  nombreuses  et 
obtiennent  succès.  Nous  avons  cité  celles  de  Prévost,  de 
de  Brosses,  Laharpe.  Avant  eux,  un  libraire  d'Amster- 
dam, Bernard,  avait  entrepris  et  continua  jusque  vers 
1740  un  Recueil  des  voyages  du  Nord,  qui  était  comme 
le  «  Tour  du  monde  »  de  l'époque.  C'est  là  qu'il  faut 
chercher  les  relations  contemporaines.  Elles  en  rece- 
vaient apparemment  une  plus  grande  autorité  et  étaient 
plus  sûres  d'arriver  ainsi  jusqu'à  un  public  qui  semble 
aimer  l'appareil  scientifique. 

Il  est  un  genre  de  publications  qui  parurent  isolé- 
ment et  qui,  par  leur  nature,  ne  comportaient  guère 
de  réimpressions,  parce  qu'elles  n'aspiraient  pas  à  inté- 

Îresser  au  delà  du  moment  :  ce  sont  les  livres  ou  bro- 
chures de  polémique.  Elles  nous  intéressent  par  leur 
nombre,  sinon  par  leur  valeur.  On  peut  dire  d'elles 
comme  des  Mémoires  :  elles  auraient  été  moins  multi- 
pliées si  les  esprits  n'avaient  été  saisis  d'une  même 
préoccupation.  Or,  la  contestation  touchant  l'Acadie, 
le  conflit  anglo-français,  le  procès  de  Lally,  l'édit  de 
1784,  la  traite  des  noirs,  sont  le  sujet  de  plus  de  cent 

«  Que  diriez-vous  si  j'envoyais  une  troupe  de  bonzes  et  de  lamas  dans 
votre  pays  pour  y  prêcher  leurs  dogmes? » 


LE  DECLIN.  289 

livres  ou  brochures.  Quelques-unes  de  ces  œuvres  de 
circonstance  sont  remarquables  à  différents  titres.  Les 
Fragments  sur  ï Inde  et  le  général  Lally  doivent  être 
cités  en  tête,  pour  leur  valeur  littéraire.  Ce  plaidoyer 
illustre  un  débat  personnel  et  national  à  la  fois,  qui  a 
commencé  avec  les  Mémoires  apologétiques  de  La 
Bourdonnais  (1750),  de  Dupleix  (1759),  de  Lally,  de 
Le  Noir  (1763),  de  Bussy  (1766),  et  qui  s'est  terminé 
par  le  Mémoire  de  Trophime  Lally  sur  la  revision  du 
procès  de  son  père  (1789).  Le  Mémoire  de  Morellet  sur 
la  Compagnie  des  Indes  (1769)  a  droit  aussi  à  la 
première  place,  tant  pour  sa  valeur  économique  que 
pour  la  décision  importante  qu'il  a  provoquée.  Le 
Pour  et  le  contre,  de  Dubuisson  et  Dubuc  (1784),  et 
les  Réflexions  sur  l'esclavage ,  du  pasteur  Schwartz 
(1781),  suscitèrent  une  si  vive  polémique  à  propos  de 
l'admission  des  étrangers  et  de  l'abolition  de  l'esclavage 
qu'ils  ont  une  portée  historique  considérable  ;  nous  y 
reviendrons  plus  loin.  Ils  ne  posèrent  pas  la  question, 
pourtant.  Le  savant  Forbonnais,  Saintard,  Petit  et 
d'autres,  l'avaient  traitée  avec  vivacité  et  compé- 
tence (1).  Les  écrits  sur  la  question  de  l'Acadie  valent 
surtout  par  leur  ardeur  patriotique  et  leur  haine  des 

(1)  Forbonnais  :  Essai  sur  V admission  des  navires  neutres  dans  les 
colonies  (1756)  ;  —  Saintard  :  Essai  sur  les  colonies  françaises  et  par- 
ticulièrement Saint-Domingue  (1754)  ;  —  Lettres  d'un  citoyen  sur  la 
permission  de  commercer  dans  les  colonies  (1756).  —  Petit  de  Vié- 
vigne,  commissaire  ordonnateur  à  la  Martinique  et  à  la  Guadeloupe  : 
Code  de  la  Martinique  (1767-72-86)  ;  Droit  public  aux  colonies  (1771- 
77-78). 

19 


290      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

Anglais.  Les  plus  remarquables  sont  La  conduite  des 
Français  justifiée,  de  l'avocat  L.  G.  D.  G.,  et  la  Discus- 
sion sommaire ,  du  président  Ogier  (1755),  que  nous 
avons  déjà  citée.  Mais  l'abbé  de  Séran  donne  un  tour 
original  à  la  discussion ,  en  assimilant  la  mauvaise 
foi  anglaise  à  la  mauvaise  foi  punique  (l).  Pellissery 
élève  le  débat  en  envisageant,  avec  la  situation  finan- 
cière créée  par  l'abbé  Terray,  tous  les  intérêts  com- 
merciaux et  politiques  contenus  dans  la  rivalité  colo- 
niale (2). 

Après  ces  exemples ,  on  peut  légitimement  con- 
clure que  la  publicité  en  matière  coloniale  ne  le 
/  I  cède ,  au  dix-huitième  siècle ,  à  aucune  des  périodes 
précédentes.  Elle  est  un  peu  moins  active,  mais  plus 
impressionnée  par  les  événements;  elle  dénote  peut- 
être  une  curiosité  moindre,  mais  un  plus  grand  désir 
de  connaître  avec  certitude  et  précision  ;  elle  est  sur- 
tout plus  raisonneuse,  mieux  informée,  plus  agissante; 
l'action  coloniale,  qui  la  dédaignait  volontiers  ou  l'as- 
servissait  au  dix-septième  siècle,  doit  maintenant 
compter  avec  elle.  Mais,  surtout,  elle  est  infiniment 


(1)  Parallèle  de  la  conduite  des  Carthaginois  dans  la  deuxième 
guerre  punique  avec  la  conduite  de  F  Angleterre  a  V  égard  de  la  France 
dans  la  présente  guerre  (1757) . 

(2)  Le  Café  politique  d'Amsterdam,  par  Denis  Roomptsy  (Pellissery, 
d'après  Barbier),  2  vol.  in-8°.  Dialogue  fort  curieux  entre  un  Français, 
un  Anglais,  un  Hollandais  et  un  cosmopolite,  où  la  situation  écono- 
mique et  politique  des  trois  Etats,  leur  rivalité  commerciale,  leurs 
espérances  de  fortune  sont  agitées  avec  une  science  et  une  sagacité 
remarquables. 


LE   DECLIN.  29L 

plus  variée  et  plus  étendue;  les  livres  spéciaux  n'y  suf- 
fisent plus;  toute  la  littérature  et  tous  les  écrivains 
y  contribuent.  La  question  coloniale  est  au  nombre 
des  grands  problèmes  politiques  qui  tourmentent  le 
siècle. 


CHAPITRE   III 

LA  DISCUSSION. 
Partisans  et  adversaires.  —  Théoriciens,  colons  et  négociants. 

La  discussion,  si  vive  et  si  féconde  au  dix-huitième 
siècle,  est  disséminée  dans  des  œuvres  nombreuses  et 
toutes  différentes.  La  question  coloniale  ne  fait  pas 
encore  l'objet  d'études  spéciales  et  d'ensemble,  comme 
en  notre  temps  ;  on  la  traite  incidemment  ou  par  par- 
celles. L'opinion  n'est  pas  encore  faite,  le  sujet,  comme 
tous  les  problèmes  politiques,  est  à  l'étude.  Aussi  est-il 
nécessaire,  pour  avoir  une  idée  nette  de  l'état  des 
esprits,  de  fixer  à  l'avance  les  points  principaux  sur  les- 
quels portera  l'enquête,  et  de  faire  comparaître,  les 
uns  après  les  autres,  sans  se  préoccuper  des  genres  ni 
des  personnes,  tous  ceux  qui  ont  exprimé  un  avis  de 
quelque  importance. 

Nous  demanderons  donc  aux  raisonneurs  du  dix-hui- 
tième siècle  :  1°  s'ils  ont  approuvé  l'expansion  colo- 
niale; 2°  comment  ils  l'ont  comprise.  Sur  ce  dernier 
point,  nous  sommes  déjà  à  demi  éclairés  par  l'action 
gouvernementale,  très  dépendante  de  l'opinion,  ainsi 
qu'on  l'a  dit,  et  par  les  publications  analysées.  Nous 
savons  que  la  liberté  du  commerce  colonial,  ou  affran- 


LE   DECLIN.  293 

chissement  des  colonies,  ou  admission  des  étrangers, 
formules  différentes  d'un  même  principe,  a  été  l'objet 
des  deux  décisions  de  1769  et  1784  et  d'une  polé- 
mique active.  L'affranchissement  des  noirs  ou  abolition 
de  la  traite  a  fourni  aussi  matière  à  d'âpres  discus- 
sions, surtout  à  la  fin  de  la  période.  A  ces  deux  graves 
questions  peuvent  se  ramener  toutes  les  opinions 
exprimées  sur  le  système  colonial,  et  nous  v  bornerons 
notre  analyse. 


LES    PARTISANS    ET    LES    ADVERSAIRES. 

Nous  avons  rencontré  dans  le  monde  gouverne- 
mental et  dans  le  monde  littéraire  du  dix-huitième 
siècle  de  nombreux  défenseurs  des  possessions  colo- 
niales. Plusieurs  nous  ont  donné  leurs  raisons  :  l'exten- 
sion du  commerce  métropolitain  est  celle  qui  paraît  * 
dominante  et  suffit  à  la  plupart. 

A  ces  premiers  témoins  nous  avons  à  joindre  deux 
penseurs  de  marque,  dont  les  théories  politiques  et 
économiques  ont  exercé  la  plus  grande  influence  : 
Montesquieu  et  Adam  Smith,  ce  dernier  Anglais,  mais 
bien  vite  populaire  en  France  (l). 


(1)  Les  Recherches  sur  la  richesse  des  nations  ont  paru  à  Londres  en 
1776.  Elles  ont  été  traduites  en  français  par  Blavet  en  1781  (Yverdun, 
6  vol.  in-12.  —  Paris,  1801,  h  vol.  in-8°)  ;  par  Roucher  (Paris,  4  vol. 


/ 


294      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Montesquieu,  venant  à  étudier  le  rapport  des  lois 
avec  le  commerce,  rencontre  naturellement  le  problème 
de  la  colonisation.  Après  avoir  blâmé  l'esprit  de  con- 
quête qui  a  inspiré  la  colonisation  espagnole,  il  for- 
mule cette  opinion  (1)  :  «  Des  peuples  plus  raffinés  trou- 
vèrent que  les  colonies  étaient  des  objets  de  commerce  ; 
ils  se  sont  conduits  avec  tant  de  sagesse  qu'ils  ont 
donné  l'empire  à  des  compagnies  de  négociants  qui, 
gouvernant  ces  États  éloignés  uniquement  pour  le 
négoce,  ont  fait  une  grande  puissance  accessoire,  sans 

embarrasser  l'État  principal L'objet  de  ces  colonies 

est,  en  effet,  de  faire  le  commerce  à  de  meilleures  con- 
ditions qu'on  ne  le  fait  avec  les  peuples  voisins,  avec 

lesquels  tous  les  avantages  sont  réciproques Nos 

colonies  des  îles  Antilles,  ajoute-t-il,  sont  admirables  : 
elles  ont  des  objets  de  commerce  que  nous  n'avons  ni 
ne  pouvons  avoir;  elles  manquent  de  ce  qui  fait  l'objet 
du  nôtre.  »  Montesquieu  approuve  donc  nettement  les 
colonies  de  commerce  ou  les  colonies  de  plantation, 
pour  leur  profit  commercial.  Mais  il  en  fonde  l'utilité 
sur  la  production  de  denrées  nouvelles  ou  l'écoulement 
obligatoire  des  produits  nationaux.  La  base  est  un  peu 
étroite,  et  les  théories  édifiées  ne  sont  guère  solides, 
comme  nous  le  verrons. 

in-8°,  1790;  Paris,  1795,  avec  un  cinquième  volume  de  notes,  par  Con- 
dorcet)  ;  par  Garnier  (Paris,  5  vol.  in-8°,  1802).  Cette  dernière  traduc- 
tion est  celle  qui  a  été  insérée  dans  la  Collection  des  économistes,  de 
Blauqui  et  Sismondi,  1842-43. 
f(i)  Esprit  des  lois,  liv.  XXI,  cliap.  xxi. 


{ 


LE   DECLIN.  295 

Adam  Smith  envisage,  lui  aussi,  le  profit  commer- 
cial, mais  avec  une  largeur  de  vues  bien  supérieure. 
«  Les  avantages  généraux,  dit-il,  que  l'Europe,  consi- 
dérée comme  un  grand  pays,  a  retirés  de  la  découverte 
de  l'Amérique  et  de  sa  formation  en  colonies,  con- 
sistent :  en  premier  lieu,  dans  une  augmentation  de 
jouissances;  en  second  lieu,  dans  un  accroissement 
d'industrie.  »  Développant  cette  idée,  il  établit  que 
les  pays  mêmes  qui  ne  sont  pas  en  rapport  direct  avec 
les  colonies  en  retirent,  par  la  force  de  la  loi  univer- 
selle de  l'échange,  un  aussi  grand  profit  que  la  métro- 
pole elle-même.  Les  marchandises  coloniales,  par 
l'intermédiaire  de  la  métropole,  qui  a  besoin  des  pro- 
duits d'un  pays  privé  de  colonies,  passent  dans  ce 
pays,  «  y  créent  un  nouveau  marché,  un  marché  plus 
étendu  pour  cet  excédent  de  produit  »  .  Lors  même  que 
ces  denrées  coloniales  n'y  pénétreraient  pas,  les  États 
non  colonisateurs  gagnent  encore  à  la  formation  des 
colonies,  «  parce  qu'ils  peuvent  avoir  reçu  en  plus 
grande  abondance  les  marchandises  de  quelques  na- 
tions dont  l'excédent  de  produit  aura  été  augmenté 
par  le  commerce  colonial  »  .  De  toutes  façons  et  pour 
tout  le  monde,  la  colonisation  est  donc  un  bien  (1). 

A  ces  apologistes  de  grande  valeur  nous  avons  à 
opposer  des  détracteurs  d'une  valeur  non  moins  grande. 


(1)  Les  économistes,  la  plupart  élèves  de  Smith,  se  séparent  du 
maître  sur  ce  sujet.  De  ce  que  les  colonies  profitent  à  tout  le  monde,  ils 
concluent  qu'elles  nuisent  à  la  métropole,  qui  en  fait  seule  les  frais. 


/ 


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296      LA   QUESTION   COLONIALE  EN    FRANCE. 

Les  uns  condamnent  en  bloc  toute  l'action  coloniale, 
les  autres  n'en  désapprouvent  qu'une  partie. 

En  tête  de  ces  derniers,  on  ne  sera  pas  peu  étonné 
de  retrouver  Montesquieu  lui-même.  Nous  venons  de 
l'entendre  louer  les  colonies  de  commerce,  et  l'on  ne 
rencontrera  dans  XEsprit  des  lois  aucune  désapproba- 
tion contre  la  colonisation,  quelle  qu'en  soit  la  nature. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  Lettres  persanes,  où 
il  faut  souvent  chercher  le  complément  de  la  pensée  du 
grand  théoricien.  Dans  telle  lettre  (lettre  XLIX)  Mon- 
tesquieu condamne  vigoureusement  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  colonisation  religieuse  ou  l'établissement 
des  missions  (1).  Il  pense  à  ce  sujet  comme  La  Bruyère 
et  comme  Bayle,  et  il  traduit  plus  librement  sa  pensée  : 
«  C'est  un  beau  projet,  s'écrie  Rica  devant  le  provin- 
cial des  Capucins,  de  faire  respirer  l'air  de  Casbin  à 
deux  Capucins!  cela  sera  très  utile  à  l'Europe  et  à 
l'Asie!  il  est  fort  nécessaire  d'intéresser  là  dedans  les 
monarques  !  Voilà  ce  qui  s'appelle  de  belles  colonies  ! 
Allez;  vous  et  vos  semblables  n'êtes   point  faits  pour 
être  transplantés,  vous  ferez  bien  de  continuer  à  ram- 
per dans  les  endroits  où  vous  êtes  engendrés  (2).  »  Dans 
# 

(1)  On  la  croyait  nécessaire  au  dix-septième  siècle.  De  nos  jours 
encore^  bien  des  personnes  croient  et  disent  qu'elle  est  utile,  que  «  les 
missionnaires  sont  les  pionniers  de  la  colonisation  »  ,  que  «  le  clérica- 
lisme n'est  pas  une  denrée  d'exportation  »  ,  etc.  L'opinion  de  Montes- 
quieu est  bonne  à  opposer  aux  uns  et  aux  autres. 

(2)  Ce  n'est  pas  là  une  simple  boutade.  Ailleurs  (lettre  CXVII), 
Montesquieu  dénonce  les  congrégations  comme  «  des  sociétés  de  gens 
avares,  qui  prennent  toujours  et  ne  rendent  jamais  »  . 


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y 

LE  DÉCLIN.  297 

telle  autre  lettre  (lettre  GXXI)  Montesquieu  proscrit 
aussi  nettement  les  colonies  de  peuplement  qu'il  loue 
ailleurs  celles  de  commerce.  Elles  lui  semblent  une  des 
causes  principales  (y  de  dépeuplement  qu'on  constate 
sur  le  globe  depuis  l'époque  romaine.  Cette  lettre  est 
même  comme  l'arsenal  des  arguments  familiers  aux 
adversaires  des  colonies.  «  L'effet  ordinaire  des  colonies 
est  d'affaiblir  les  pays  d'où  on  les  tire,  sans  peupler 
ceux  où  on  les  envoie.  »  Ainsi  commmence  le  réqui- 
sitoire. Il  fait  valoir  ensuite  l'impossibilité  de  l'acclima- 
tation dans  presque  tous  les  pays,  sauf  ceux  «  dont  les 
climats  sont  si  heureux  que  l'espèce  s'y  multiplie  tou- 
jours »  ;  l'affaiblissement  de  la  métropole,  obligée  de 
défendre  ses  possessions  lointaines  (2);  la  certitude  de 
perdre  ces  possessions,  si  on  ne  les  tient  pas  en  état  de 
défense.  Et  il  conclut  :  «  Qui  voudrait  de  ces  conquêtes 
à  ces  conditions?  »  Qui  en  voudrait,  ajoute-t-il  ail- 
leurs (3),  au  prix  des  cruautés  qu'elles  nécessitent?  On 
a  vu  les  Espagnols,  pour  assurer  leur  colonisation, 
«  exterminer  un  peuple  aussi  nombreux  que  tous  ceux 
de  l'Europe  ensemble  !  » 


(1)  Les  autres  sont  les  religions  chrétienne  et  musulmane,  la  forme 
nouvelle  de  l'esclavage,  l'abolition  du  divorce  et  l'extension  du  célibat 
dans  les  pays  catholiques. 

(2)  Montesquieu  se  réfute  lui-même,  dans  V Esprit  des  lois  (liv.  XXI, 
chap.  xxi)  :  «  L'extrême  éloignement  de  nos  colonies,  dit-il,  n'est  point 
un  inconvénient  pour  leur  sûreté  :  car  si  la  métropole  est  éloignée  pour  1 
les  défendre,  les  nations  rivales  de  la  métropole  ne  sont  pas  moins  éloi-    ' 
gnées  pour  les  conquérir.  » 

(3)  Lettres  persanes  (GX) . 


y 


298      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Ce  dernier  sentiment  fait,  en  somme,  honneur  à 
Montesquieu.  Il  est  dans  la  tradition  française,  que 
nous  avons  plaisir  à  noter  à  toutes  les  époques.  Notre 
nature  est  bien  décidément  opposée  à  ces  violences, 
puisqu'on  trouve  des  protestations  indignées  contre  les 
procédés  espagnols  aussi  bien  au  temps  où  elles  se  sont 
produites  que  deux  siècles  après. 

C'est  un  sentiment  semblable  qui  pousse  Voltaire 
dans  l'opposition  anticoloniale.  En  vingt  endroits  de 
ses  œuvres  si  diverses,  il  s'élève  contre  les  guerres 
qu'engendre  la  rivalité  commerciale  et  coloniale,  et 
particulièrement  contre  la  guerre  franco-anglaise  dont 
le  Canada  est  l'enjeu.  Comme  ses  contemporains,  il 
déprécie  fort  cette  colonie.  Il  se  vante  (1)  d'avoir  con- 
seillé de  vendre  le  Canada  aux  Anglais,  ce  ce  qui  aurait 
tout  fini  et  ce  que  le  frère  de  M.  Pitt  lui  avait  proposé  »  . 
Pour  lui,    «  le  Canada  coûtait  beaucoup  et  rapportait 

très  peu En  voulant  le  soutenir,  on  a  perdu  cent 

années  de  peine  avec  tout  l'argent  prodigué  sans  re- 
tour (2)  .  a  Aussi  s'étonne-t-il,  dans  le  Siècle  de  Louis  XV, 
dans  Candide,  dans  ses  Lettres,  dans  ses  Fragments 
sur  l'Inde,  etc.,  que  deux  nations  civilisées  «  soient  en 
guerre  pour  quelques  arpents  de  neige  vers  le  Canada 
et  dépensent  pour  cette  belle  guerre  beaucoup  plus 
que  tout  le  Canada  ne  vaut  (3)  »  . 


(1)  Lettre  à  d'Argental,  avril  1763. 

(2)  Siècle  de  Louis  XV,  chap.  xxxv. 

(3)  Candide,  chap.  xxm. 


/ 


LE   DECLIN.  299 

Mais  sa  réprobation  ne  reste  pas  confinée  à  ce  point 
particulier.  Elle  se  généralise  et  s'étend  à  toutes  les 
conquêtes  de  terres  neuves.  «  Nos  peuples  européens, 
dit-il  (1),  ne  découvrirent  l'Amérique  que  pour  la  dé- 
vaster et  l'arroser  de  sang;  moyennant  quoi,  ils  eurent 
du  cacao,  de  l'indigo,  du  sucre,  du  quinquina.  »  Il 
pousse  encore  plus  loin ,  et ,  emporté  par  l'idée  du  mo- 
ment, insoucieux  des  contradictions,  il  flétrit  l'esprit 
de  commerce,  le  besoin  de  luxe  et  de  bien-être,  qui  ont 
été  activés  par  l'importation  des  denrées  coloniales.  La 
tirade  mérite  d'être  citée  (2).  «  C'est  pour  fournir  aux 
tables  des  bourgeois  de  Paris,  de  Londres  et  des  autres 
grandes  villes,  plus  d'épiceries  qu'on  n'en  connaissait 
autrefois  aux  tables  des  princes  ;  c'est  pour  charger  de 
simples  citoyennes  de  plus  de  diamants  que  les  reines 
n'en  portaient  à  leur  sacre;  c'est  pour  infecter  conti- 
nuellement ses  narines  d'une  poudre  dégoûtante;  pour 
s'abreuver,  par  fantaisie,  de  certaines  liqueurs  inu- 
tiles (3),  inconnues  à  nos  pères,  qu'il  s'est  fait  un  com- 
merce immense ,  touj  ours  désavantageux  aux  trois  quarts 
de  l'Europe;  et  c'est  pour  soutenir  ce  commerce  que  les 
puissances  se  sont  fait  des  guerres  dans  lesquelles  le 
premier  coup  de  canon  tiré  de  nos  climats  met  le  feu  à 
toutes  les  batteries  en  Amérique  et  au  fond  de  l'Asie.  » 

Ainsi  Voltaire,  qui,  nous  l'avons  vu,  s'intéresse  à  la 


(1)  Fragments  sur  Vînde,  au  début. 

(3)  On  sait  l'usage  immodéré  du  café,  que  faisait  lui-même  Voltaire. 


300      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

Compagnie  des  Indes  comme  Français  et  comme  action- 
naire, qui  loue  si  dignement  Colbert  (1)  «  d'avoir  tenté 
toutes  les  voies  de  réparer  le  tort  et  le  malheur  qu'avait 
eus  si  longtemps  la  France  de  négliger  la  mer,  tandis 
que  ses  voisins  s'étaient  formé  des  empires  aux  extré- 
mités du  monde  »  ;  Voltaire,  dont  le  bon  sens  est  d'ha- 
bitude si  ferme  et  dont  le  patriotisme,  en  somme,  est 
clairvoyant  et  sincère,  se  trouve  amené,  par  un  entraîne- 
ment en  apparence  inexplicable,  à  brûler  ce  qu'il  adore 
ailleurs,  à  nourrir  des  chimères  dignes  de  Fénelon,  à 
développer  les  utopies  de  Rousseau,  qu'il  a  raillées 
dans  Rousseau  si  spirituellement  (2). 

Cette  anomalie  s'explique  pourtant.  Voltaire  est  le 
congénère  de  Ronsard,  Montaigne,  Boileau,  La  Fon- 
taine ;  il  aime  le  lieu  commun.  Plus  littérateur  qu'obser- 
vateur, plus  frondeur  que  penseur,  il  n'approfondit  pas, 
avec  un  sérieux  souci  du  vrai,  les  problèmes  politiques 
et  économiques  ;  il  n'a  pas,  sur  ce  point  comme  sur  une 
infinité  d'autres,  une  opinion  réfléchie  et  raisonnée. 
C'est  le  caractère  de  l'esprit  classique,  duquel  il  procède, 
de  s'attacher  au  trait  et  à  la  tirade,  plutôt  qu'à  l'obser- 
vation et  au  fait.  Une  erreur  bien  dite  n'a-t-elle  pas  sa 
valeur  littéraire?  La  conviction  du  moment  ne  suffit- 
elle  pas  à  donner  au  style  son  mouvement  et  sa  chaleur? 

Il  est  pourtant  une  observation,  perdue  dans  ses 
lettres  et  jetée   en  courant,  qui  semble  dégagée  de 

(1)  Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  xxix. 

(2)  Lettre  à  Rousseau  à  propos  du  Discours  sur  l'inégalité. 


LE  DECLIN.  301 

préoccupation  littéraire,  et  qui  présente  l'opinion  peut- 
être  intime  de  Voltaire  sur  le  sujet  :  «  Si  le  pays 
d'Eldorado,  écrit-il  à  Chardon  (5  avril  1767),  avait  été 
cultivable,  il  y  a  grande  apparence  que  l'amiral  Drake 
s'en  serait  emparé  et  que  les  Hollandais  y  auraient 
envoyé  quelques  colonies  de  Surinam.  On  a  bien  raison 
de  dire  de  la  France  :  Non  Mi  imperium  pelagi.  »  Gela 
veut  dire  que  les  Français  ne  sont  pas  colonisateurs  ; 
qu'ils  n'ont  «  guère  sçu  bien  gaigner  ni  garder  »  ,  comme 
a  dit  Brantôme  ;  qu'ils  n'ont  jamais  su  ni  voulu  «  planter 
colonies  »  ,  comme  on  disait  au  temps  de  Razilly.  L'ac- 
cusation n'est  pas  nouvelle,  mais  Voltaire  s'est  habitué 
à  la  formuler  en  toute  occasion  (1) .  L'état  peu  florissant 
du  Canada  lui  sert,  d'ailleurs,  d'argument;  et  c'est  pour 
cela  que  la  guerre  coloniale  lui  paraît  si  futile  et  si  mal- 
adroite. Telle  est,  semble-t-il,  la  mesure  et  la  portée  de 
l'opposition  de  Voltaire.  Elle  vaut,  par  la  renommée  et 
l'influence  de  son  auteur,  plus  que  par  elle-même. 

Il  en  est  autrement  des  opinions  qu'il  nous  reste  à 
relever.  Elles  sont  importantes  comme  témoignage  ou 
comme  expression  nette  d'une  opposition  sans  réserve, 
bien  que  leurs  auteurs  n'aient  pas  tous  une  grande 
notoriété. 

Voici  d'abord  l'avocat  Marais,  dont  la  vie  s'est 
écoulée  obscure,  mais  qui  nous  a  laissé  d'intéressants 
Mémoires.    Il  représente   fidèlement   l'opinion  de  la 

(1)  Siècle  de  Louis  XIV,  Siècle  de  Louis  XV,  Fragments  sui- 
l  Inde ,  etc. 


302      LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

bourgeoisie  éclairée  et,  à  ce  titre,  nous  intéresse  parti- 
culièrement. D'abord,  il  se  montre  grand  ennemi  du 
système  de  Law  ;  il  raille  la  Compagnie,  tout  en  ache- 
tant ses  titres  (1);  il  raille  les  agioteurs,  les  Mississi- 
piens,  et   «  ce  vertige  d'actions  qui  a  saisi  toute  l'Eu- 
rope » .  L'activité  commerciale,  créée  par  le  système, 
ne  trouve  même  pas  grâce  à  ses  yeux.  Il  approuve  fort 
l'arrêt  du  24  octobre  1720  qui  ordonne  le  dépôt  des 
actions  pour  vérification,  et  il  en  loue  sans  réserve  «  le 
beau  préambule  »  qu'a  rédigé  le  chancelier  d'Aguesseau 
et  où  le  commerce  de  luxe,  fruit  du  système,  est  vigou- 
reusement malmené.  Dans  ces  dispositions  d'esprit,  il 
est  peu  porté  à  se  laisser  prendre  à  la  réclame  faite 
pour  la  colonisation  de  la  Louisiane.   C'est  même  à 
propos  d'elle  qu'il  condamne  toutes  les  tentatives  de 
colonisation  dune  façon  péremptoire  qui  ne  lui  est  pas 
habituelle  :  «  On  a  publié,  dit-il,  une  petite  feuille  con- 
tenant une  relation  du  Mississipi   où   l'on   en   parle 
comme  du  Paradis  terrestre.  Il  semble  qu'on  veuille 
faire  sortir  tous  les  Français  de  leur  pays  pour  aller  là. 
On  ne  s'y  prend  pas  mal  pour  faire  de  la  France  un 
pays  sauvage  et  en  dégoûter  les  Français.  Quel  dessein 
de  dépeupler  un  royaume  florissant  pour  peupler  un 
désert!  »  Voilà  donc  une  forme  nouvelle  de  la  répro- 
bation formulée  presque  à  la  même  date  par  Montes- 
quieu.  Voilà  la  constatation  dans  les  esprits  de  ce 

(1)  Mémoires,  12  juillet  1720.  Il  s'en  repent,  d'ailleurs,  tout  aussitôt. 


LE   DÉCLIN.  303 

dégoût  pour  l'émigration ,  qu'ont  affirmé  plusieurs 
auteurs  de  Mémoires  et  qu'établit  suffisamment  la  len- 
teur de  notre  colonisation. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  nous  fournit  à  la  fin  du 
siècle  le  même  témoignage  que  Marais  au  début.  Il  a 
même  un  degré  d'autorité  de  plus,  parce  qu'il  parle  en 
homme  qui  a  vu  et  jugé  sur  place,  qui  a  perdu  aux 
colonies  ses  illusions  coloniales  (1).  Son  premier  argu- 
ment, très  français,  dominant  encore  aujourd'hui,  est 
tiré  de  l'amour  du  sol  natal.  «  Je  croirai,  dit-il  (2), 
avoir  rendu  service  à  ma  patrie,  si  j'empêche  un  seul 
honnête  homme  d'en  sortir,  et  si  je  puis  le  déterminer 
à  y  cultiver  un  arpent  de  plus  dans  quelque  lande  aban- 
donnée. Pour  aimer  sa  patrie,  il  faut  la  quitter.  Je  suis 

attaché  à  la  mienne ;  j'aime  les  lieux  où,  pour  la 

première  fois,  j'ai  vu  la  lumière,  j'ai  senti,  j'ai  aimé, 
j'ai  parlé.  J'aime  ce  sol  que  tant  d'étrangers  adoptent,  et 
qui  est  préférable  aux  deux  Indes  par  sa  température,  par 
la  bonté  de  ses  végétaux,  par  l'industrie  de  son  peuple .  » 
La  seconde  raison  est  que  toutes  les  colonies  sont  sur- 
faites et  qu'aucune  n'a  de  valeur  réelle.  L'île  de  France, 
par  exemple,  cette  fleur  de  la  mer  des  Indes,  que  La 
Bourdonnais  avait  faite  si  prospère,  que  les  Anglais  ont 
si  ardemment  convoitée  avant  de  la  saisir,  que  B.  de 
Saint-Pierre  lui-même  décrit  avec  tant  de  charme,  sem- 


(1)  On  sait  que  presque  tous  nos  marins  sont,  pour   cette  raison,  des 
désabusés  de  la  colonisation,  dont  ils  sont  pourtant  les  agents. 

(2)  Préface  au  Voyage  de  Vile  de  France,  et  passim. 


304      LA   QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

blait  bien  devoir  vaincre  cet  attachement  à  la  mère 
patrie  dont  parle  le  sentimental  écrivain.  Mais  quoi! 
«  Cette  colonie  fait  venir  sa  vaisselle  de  Chine,  son 
linge  et  ses  habits  de  l'Inde,  ses  esclaves  et  ses  bestiaux 
de  Madagascar,  une  partie  de  ses  vivres  du  cap  de 
Bonne-Espérance,  son  argent  de  Cadix,  et son  admi- 
nistration de  France!  Il  y  a  la  moitié  de  l'île  en  friche, 
un  quart  de  cultivé,  un  autre  quart  en  pâturages  bons  et 
mauvais M.  de  La  Bourdonnais  voulait  en  faire  l'en- 
trepôt du  commerce  de  l'Inde,  une  seconde  Batavia. 
Avec  des  vues  d'un  grand  génie,  il  avait  le  faible  d'un 
homme  :  mettez-le  sur  un  point,  il  en  fera  le  centre  de 

toutes  choses On  regarde  encore  l'île  de  France 

comme  une  forteresse  qui  assure  nos  possessions  de 
FInde.  C'est  comme  si  on  regardait  Bordeaux  comme 
une  citadelle  de  nos  colonies  d'Amérique.  »  Une  pareille 
appréciation  d'un  témoin  oculaire,  doublé  d'un  char- 
mant écrivain,  n'était-elle  pas  de  nature  à  détourner  les 
Français  de  toute  émigration,  s'ils  y  avaient  été  por- 
tés naturellement?  Aussi  cette  sorte  d'argumentation 
a-t-elleété  souvent  reprise  par  les  adversaires  de  la  poli- 
tique coloniale  (1). 

Nous  arrivons  enfin  à  Rousseau,  qui,  sans  avoir 
jamais  abordé  directement  le  problème,  n'en  est  pas 
moins  le  plus  absolu  des  auteurs  hostiles.  Il  l'est  d'une 


(1)  Rapprocher  les  Lettres  sur  la  politique  coloniale,  de  M.  Yves 
Guyot.  Ce  sont  mêmes  arguments,  presque  mêmes  termes.  L'Algérie  est 
prise  pour  exemple  au  lieu  de  l'île  de  France  (p.  39,  57,  etc.). 


LE   DECLIN.  305 

façon  tout  abstraite,  par  spéculation  philosophique. 
Il  répudie  la  colonisation  comme  le  commerce,  l'in- 
dustrie, les  arts,  la  science,  tout  l'appareil  enfin  de 
la  civilisation.  C'est  de  là,  croit-il,  que  sont  sortis  l'iné- 
galité et  tous  les  maux  dont  souffrent  les  hommes  en 
société.  «  L'état  sauvage  est  la  véritable  jeunesse  du 
monde  ;  tous  les  progrès  ultérieurs  ont  été  en  apparence 
autant  de  pas  vers  la  perfection  de  l'individu,  et  en 
effet  vers  la  décrépitude  de  l'espèce  (l).  »  Aussi  com- 
bien d'exemples  déjeunes  sauvages,  convertis,  à  demi 
civilisés,  «  qui  bientôt  jettent  leurs  habits  d'emprunt 
et  retournent  à  leurs  forêts  a  !  Bref,  Rousseau  voudrait 
plutôt  une  colonisation  à  rebours,  c'est-à-dire  un  éta- 
blissement de  sauvages  en  pays  civilisé. 

Nous  sommes  ici,  on  le  voit,  en  pleine  fantaisie  du 
paradoxe.  Rousseau,  qui  déclame  tant  contre  la  cul- 
ture de  l'esprit,  en  abuse  lui-même.  Sans  rechercher 
s'il  a  été  sincère,  on  voit  aisément  qu'il  ne  fait  dans  la 
circonstance,  comme  Ronsard  et  Montaigne  au  sei- 
zième siècle,  que 

Ravauder  l'oripeau  qu'on  appelle  antithèse, 

que  jouer  avec  le  lieu  commun  usé  de  l'âge  d'or,  que 
faire  une  débauche  d'imagination  et  d'esprit  classique. 
Il  est  si  bien  en  ce  point  un  homme  du  seizième  siècle 


(1)  Discours  sur  V inégalité,  2e  partie.  —  V.  les  notes  de  l'édition  de 
Neuchâtel,  1774. 

20 


306      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE 

qu'il  cite  avec  admiration  la  tirade  de  Montaigne  sur 
les  Américains  et,  comme  Ronsard,  «  se  plaît  à  rappeler 
l'image  de  la  simplicité  des  premiers  temps  » .  Il  est  le 
disciple  de  ce  bon  Plutarque,  qu'il  a  tant  lu,  et  son  «  état 
de  nature  »  n'est  qu'un  pastiche  de  V  «  âge  d'or  »  . 

Mais  Rousseau  n'est  pas  le  seul  de  ses  contemporains 
qui  soit  imbu  de  l'esprit  classique.  Diderot,  qui  a  pour- 
tant collaboré  à  Y  Histoire  philosophique  des  Indes,  de 
Raynal,  a  paraphrasé,  dans  un  de  ses  opuscules  (1),  la 
strophe  de  Ronsard  adressée  à  Villegagnon  (2).  Il  place 
dans  la  bouche  du  Tahitien  Orou  une  violente  diatribe 
contre  les  vices  et  l'ambition  des  Européens,  et  il  le  fait 
conclure  par  cette  apostrophe  :  «  Pleurez  !  mais  que  ce 
soit  de  l'arrivée  et  non  du  départ  de  ces  hommes 
ambitieux  et  méchants!  »  Combien  d'autres,  en  ce 
temps  de  sentimentalisme  vague,  d'enthousiasme  grec 
et  romain,  de  naturalisme  à  outrance,  ont  pensé,  sans 
le  dire,  comme  Rousseau  et  Diderot! 

M.  Taine  a  fait  une  critique  fort  vive  de  cet  état 
d'esprit  porté  dans  la  science  d'observation  qu'on 
nomme  la  politique,  et  il  lui  attribue,  avec  quelque 
exagération  pourtant,  tous  les  excès  et  toutes  les 
erreurs  de  la  Révolution.  Nous  n'avons  qu'à  applaudir 
à  ce  jugement  en  ce  qui  concerne  la  question  colo- 
niale. Des  théories  comme  celles  de  Rousseau  peuvent 


(1)  Supplément  au  Voyage  de  Bougainville  (édition  du  Centenaire, 
p.  172). 

(2)  V.  liv.  Ier,  chap.  m. 


LE  DECLIN.  307 

fausser  le  jugement  de  toute  une  génération  et  causer 
la  ruine  d'un  peuple. 


II 

LIBERTÉ    COMMERCIALE    ET    ESCLAVAGE. 
1°  La  liberté  commerciale. 

En  pénétrant  dans  les  dicussions  qu'ont  provoquées 
les  actes  de  1769  et  1784,  nous  quittons  les  divagations 
spéculatives  et  les  affirmations  à  priori.  Les  témoins 
que  nous  consulterons  sont  des  hommes  d'affaires  ou 
des  théoriciens  d'observation. 

Nous  avons  vu  que  le  système  du  privilège  et  du 
monopole  a  été  réprouvé  par  la  plupart  des  penseurs, 
de  Bodin  à  Vauban.  Le  dix-septième  siècle  a  donc  déjà 
posé  et  théoriquement  résolu  la  question.  Le  dix- 
huitième  siècle  en  reprend  l'étude  directe  et  lui  donne 
une  première  solution  pratique. 

La  discussion  a  été  vive.  Les  Compagnies  et  leurs 
privilèges  ont  encore  leurs  partisans.  Le  maire  de 
Lorient,  répondant  à  une  requête  de  la  chambre  de 
commerce  de  Bordeaux,  en  1775,  dit  nettement  : 
«  L'expérience  confirme  tous  les  jours  l'erreur  où  l'on 
est  tombé  en  détruisant  les  Compagnies  (1).  »  Ce  maire 

(1)  Mémoires  de  Bachaumont,  VIII,  12,  14  juillet  1775. 

20. 


308      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

pense  comme  un  des  grands  théoriciens  du  siècle, 
Montesquieu.  Le  régime  des  Compagnies  paraît  à 
Montesquieu  si  naturel,  qu'il  ne  conçoit  pas  sans  elles 
la  colonisation  commerciale,  la  seule  qu'il  admette. 
En  un  endroit  (l),  il  est  vrai,  il  semble  blâmer  les 
Compagnies  de  négociants  :  «  Elles  conviennent  rare- 
ment, affirme-t-il,  au  gouvernement  d'un  seul  où  se 
fait  le  commerce  de  luxe,  et,  dans  les  États  où  se  fait 
le  commerce  d'économie,  on  fera  encore  mieux  de  ne 
point  gêner  par  des  privilèges  exclusifs  la  liberté  du 
commerce.  »  Ailleurs  encore  (2),  il  blâme  l'habitude 
portugaise  d'accorder  à  des  particuliers  des  privilèges 
exclusifs,  et  il  en  donne  pour  raison  :  la  défiance  «  en 
de  pareilles  gens  ■  ,  la  discontinuité,  la  déperdition  et 
le  peu  d'étendue  de  ce  commerce  «  qui  reste  dans  des 
mains  particulières  »  .  Et  pourtant,  nous  avons  vu  plus 
haut  en  quels  termes  nets  et  formels  il  approuve  les 
Compagnies  pour  le  commerce  colonial  :  leur  création 
a  été,  suivant  lui,  un  acte  de  sagesse;  car  «  elles  ont 
pu  faire  une  grande  puissance  accessoire,  sans  embar- 
rasser l'État  principal  » . 

Cette  contradiction  pourrait  rendre  hésitant  sur 
l'opinion  de  Montesquieu  en  cette  matière,  s'il  n'avait 
montré,  à  propos  des  colonies,  qu'il  adopte  dans  son 
ensemble  tout  le  système  de  Colbert.  Le  régime  prohi- 
bitif et  l'exclusion  des  étrangers  lui  semblent  légitimes 

(1)  Esprit  des  lois,  XX,  10. 
(2)1</.,  tôtW.,20. 


LE   DÉCLIN.  309 

et  fondés  en  raison.  «  On  a  établi,  dit-il  (1),  que  la 
métropole  seule  pourrait  négocier  dans  la  colonie,  et 
cela  avec  grande  raison,  parce  que  le  but  de  l'établis- 
sement a  été  l'extension  du  commerce,  non  la  fondation 
d'une  ville  ou  d'un  empire.  Il  est  encore  reçu  que  le 
commerce  établi  entre  les  métropoles  n'entraîne  point 
une  permission  des  colonies,  qui  restent  toujours  en 
état  de  prohibition.  Le  désavantage  des  colonies  qui 
perdent  la  liberté  du  commerce  est  visiblement  com- 
pensé par  la  protection  de  la  métropole,  qui  les  défend 
par  ses  armes  ou  les  maintient  par  ses  lois.  » 

On  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  combien  est 
indécise  et  contradictoire  la  théorie  coloniale  de  Mon- 
tesquieu. Il  assigne  pour  unique  but  à  la  colonisation 
l'extension  du  commerce,  et  d'autre  part  il  proscrit 
l'émigration,  c'est-à-dire  les  colonies  de  peuplement 
ou  de  plantation.  Mais  ces  colonies  ne  sont-elles  pas 
faites  aussi  pour  le  commerce  d'exportation?  Ne  pro- 
spèrent-elles pas  en  raison  du  régime  commercial  qui 
leur  est  imposé?  Si  les  entraves  de  la  prohibition  et  de 
l'exclusif  sont  mauvaises  pour  le  commerce  métropo- 
litain, pourquoi  cesseraient-elles  de  l'être  en  s'appli- 
quant  à  la  partie  coloniale  de  ce  commerce? 

Les  vues  de  Montesquieu  en  économie  politique, 
moins  fermes  que  ses  idées  politiques,  ont  eu  moins 
d'influence.  Pourtant,  ses  conclusions  sur  les  colonies 

(1)  Esprit  des  lois,  XXI,  21. 


310      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

et  leur  commerce  ont  servi  de  base  à  la  discussion  pro- 
voquée par  les  actes  de  1769  et  1784.  Presque  tous 
les  Mémoires  communiqués  ou  publiés  citent  les  apho- 
rismes  ci-dessus,  les  uns  comme  une  sorte  d'article 
de  foi  qu'on  ne  discute  pas,  les  autres  comme  un  pré- 
jugé qu'il  faut  d'abord  détruire. 

C'est  précisément  entre  les  colonies  de  plantations 
et  la  métropole  que  s'éleva  le  débat.  Il  a  duré  plus  de 
vingt  ans.  Provoquée  au  lendemain  du  traité  de  Paris, 
par  Ghoiseul,  en  1765,  la  discussion  est  encore  aussi 
vive  en  1789,  malgré  l'acte  de  1784.  Les  adversaires 
sont  d'égale  force  :  d'un  côté,  tous  les  négociants  de 
la  métropole  ayant  pour  théoricien  Montesquieu;  de 
l'autre,  les  colons  des  Antilles,  s'appuyant  sur  YEncy- 
clopédie,  Morellet,  Gondillac,  Smith,  Turgot,  Raynal,  et 
sur  la  tendance  des  esprits  vers  toute  liberté.  Les  meil- 
leures raisons,  sans  contredit,  étaient  pour  les  colons, 
qui  l'ont  emporté. 

L'argumentation  porta  principalement  sur  l'origine 
et  la  raison  d'être  des  colonies,  sur  les  principes  du 
commerce,  sur  les  besoins  des  colonies. 

Le  premier  point  importait  le  plus.  De  l'idée  qu'on 
se  faisait  du  mode  de  fondation  des  colonies,  décou- 
laient, en  effet,  leurs  devoirs  vis-à-vis  de  la  métropole 
et  les  droits  de  celle-ci.  Si  les  colonies  ont  été  fondées 
par  la  métropole  et  toujours  entretenues  par  elle,  il  est 
clair  qu'elles  sont  sa  chose,  et  les  colons  ses  agents  :  le 
pacte  colonial  est  de  toute  justice.  C'est,  on  vient  de 


LE   DECLIN.  311 

le  voir,  l'opinion  de  Montesquieu.  L'Encyclopédie  en 
donne  la  formule  très  nette  :  «  Les  colonies  sont 
formées  par  la  métropole  et  pour  la  métropole.  »  Les 
négociants  de  France  renchérissent  encore  :  c'est  pour 
eux  un  axiome.  Une  cinquantaine  de  Mémoires  collec- 
tifs (1),  revêtus  parfois  de  centaines  de  signatures,  ont 
été  adressés  aux  ministres  par  les  chambres  de  com- 
merce ou  les  négociants  réunis,  ou  même  par  les  Par- 
lements. Tous  partent  du  même  point  et  développent 
la  même  thèse.  Quelques-uns  y  ajoutent  un  argument 
de  fait  :  «  Depuis  que  les  puissances  de  l'Europe, 
disent-ils,  ont  établi  des  colonies  dans  les  autres  parties 
du  monde,  le  commerce  exclusif  de  ces  puissances 
dans  leurs  colonies  a  toujours  été  le  droit  commun 
et  invariable  (2) .  »  Aucun  ne  recule  devant  l'expres- 
sion la  plus  absolue  du  principe  :  «  Les  colonies  n'ont 
été  établies,  n'ont  été  protégées  et  ne  le  sont  encore 
que  pour  donner  de  l'extension  au  commerce,  à  l'agri- 
culture, aux  fabriques  et  à  la  navigation  du  royaume; 
elles  doivent  donc  rester  dans  la  dépendance  de  la 
métropole,  qui  leur  a  donné  des  lois,  qui  les  a  peuplées 
de  citoyens,  qui  leur  a  fait  les  premières  avances  en 
terres  et  en  bras  pour  les  cultiver  et  qui  les  défend  par 
ses  armes  (3).  »  Il  ne  faut  pas  croire,  comme  il  a  été 
dit,  que  les  négociants  des  ports  fussent  seuls  à  pro- 

(1)  V.  Collection  des  Mémoires  généraux,  aux  Archives  coloniales, 
notamment  le  t.  XX. 

(2)  Mémoires  généraux,  t.  XX,  n°  63. 

(3)  Id.,  ibid.,  n°  8. 


312      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

tester  contre  le  libre  trafic.  Les  chambres  de  commerce 
de  Picardie,  de  Normandie,  de  Lyon,  Lille,  Toulouse, 
Reims,  les  entrepreneurs  des  manufactures  de  sucre 
d'Orléans,  la  Cour  des  aides  et  les  commerçants  de 
Montauban,  le  Parlement  de  Rouen,  multiplient  les 
Mémoires  et  les  suppliques  (1).  Mais  les  plus  ardents 
furent  naturellement  les  armateurs,  et  parmi  eux  ceux 
du  Havre,  Saint-Malo,  Nantes  et  surtout  Bordeaux.  Us 
étaient,  en  effet,  les  plus  engagés  dans  les  affaires  colo- 
niales pour  la  fourniture  des  morues,  viandes  salées, 
vins,  cotonnades,  et  pour  l'achat  des  tafias  et  des  sucres. 
Dans  leur  indignation  égoïste,  ils  parlent  de  «  conju- 
ration contre  le  commerce  de  la  métropole  et  même 
contre  l'État  » ,  de  «  trahison  des  colons  »  ,  de  «  sur- 
prise méditée  par  les  ministres  »,  etc Ils  étaient 

violents  dans  leur  langage ,  parce  que ,  de  bonne 
foi,  ils  confondaient  leurs  intérêts  avec  ceux  de  la 
patrie. 

Mais  les  défenseurs  des  colonies  étaient  bien  armés 
pour  la  riposte.  Quand  ils  n'auraient  pas  été  éclairés 
par  leur  intérêt,  ils  trouvaient  des  lumières  dans  les 
théories  des  philosophes.  L'exclusif  et  le  monopole 
sont  condamnés  par  YEncyclopédie  en  termes  for- 
mels. La  liberté  de  commerce  y  est  fortement  reven- 
diquée dans  le  Mémoire  de  Morellet,  publié  à  l'article 
Compagnie,  «.  L'obligation  de  ne  prendre  qu'aux  maga- 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XX,  n08  23,  25,  27,  29,  30,  etc. 


LE   DECLIN.  313 

sins  de  la  Compagnie  les  choses  les  plus  nécessaires  à 
la  vie,  dit  Morellet,  et  d'y  porter  tout  le  fruit  de  sa 
culture,  oblige  le  colon  à  vivre  aux  dépens  de  la  Com- 
pagnie. La  Compagnie,  s'étant  réservé  le  commerce 
des  noirs,  ne  livre  que  des  noirs  de  pacotille,  les  vend 
à  très  haut  prix  à  cause  de  l'insuffisance  de  l'approvi- 
sionnement et  ruine  ainsi  la  culture.  L'horreur  du  pri- 
vilège éloigne  les  colons Les  colonies  anglaises 

d'Amérique,  en  vingt  ans  de  liberté  relative,  ont  qua- 
druplé leurs  richesses,  leur  commerce,  leur  popula- 
tion. »  Condillac,  dans  son  Traité  sur  le  commerce  (1), 
a  été  plus  explicite  encore  et  plus  convaincant  que 
Morellet.  Il  a  épuisé  la  question  et  donné  tous  les 
arguments  en  faveur  de  la  liberté  du  trafic  en  général. 
Adam  Smith  condamne  avec  la  même  vigueur  le  pacte 
colonial  et  l'exclusif  de  la  métropole.  «Le  commerce 
exclusif  de  la  métropole,  dit-il,  tend  à  diminuer  à  la 
fois  les  jouissances  et  l'industrie  de  l'Europe  en  général 
et  de  l'Amérique  en  particulier,  ou  au  moins  il  tend  à 
les  tenir  au-dessous  du  degré  où  elles  s'élèveraient 
sans  cela.  »  La  principale  raison  qu'il  en  donne  est  le 
renchérissement  des  denrées  étrangères  pour  les  colo- 
nies et  des  denrées  coloniales  pour  l'étranger.  Les 
négociants,  «  qui  ne  voient  que  le  profit  immédiat  »  , 
trouvent  cela  excellent.  Mais  l'économiste  n'a  pas  de 
mal  à  démontrer  que  ce  renchérissement  rend  l'épargne 

(1)  Traité  sur  le  commerce  et  le  gouvernement  considérés  relative- 
ment l'un  à  l'autre  (1775)  :  chap.  vu  et  XII. 


314      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

plus  difficile  et  ralentit  l'accumulation  des  capitaux, 
qui  est  pourtant  le  ressort  du  progrès.  Turgot  précise 
cette  pensée  (1)  et  dit  le  dernier  mot  de  la  théorie  libé- 
rale appliquée  aux  colonies.  «  Il  faut,  affirme-t-il,  con- 
sentir de  bonne  grâce  à  laisser  aux  colonies  une  entière 
liberté  de  commerce,  en  les  chargeant  des  frais  de 
leur  défense  et  de  leur  administration,  à  les  regarder 
non  comme  des  provinces  asservies,  mais  comme  des 
États  amis,  protégés  si  l'on  veut,  mais  étrangers  et 

séparés Alors,  l'illusion  qui  depuis  deux  siècles 

berce  nos  politiques  sera  dissipée.  C'est  alors  qu'on 
appréciera  la  valeur  exacte  de  ces  colonies  appelées 
par  excellence  colonies  de  commerce,  dont  les  nations 
européennes  croyaient  s'approprier  toute  la  richesse, 
en  se  réservant  de  leur  vendre  et  de  leur  acheter  tout 
exclusivement.  On  verra  alors  combien  la  puissance 
fondée  sur  un  système  de  monopole  était  précaire  et 
fragile,  et  peut-être  s'apercevra-t-on,  par  le  peu  de 
changement  réel  qu'on  éprouvera,  qu'elle  était  aussi 
nulle  et  chimérique  dans  le  temps  qu'on  en  était  le 
plus  ébloui.  » 

Telles  sont  les  raisons  dont  se  sont  inspirés  les 
députés  des  îles  qui  ont  particulièrement  soutenu  la 
thèse  de  l'affranchissement.  Mais  ils  en  trouvent 
d'autres,  ou  théoriques  ou  de  circonstance. 

Le  député  de  la  Martinique,  en  1765,  par  exemple, 

(1)  Mémoire  au  Roi  sur  la  guerre  d'Amérique  (OEuvres,  édition  Daire, 
II,  p.  559). 


LE   DECLIN.  315 

combat  en  ces  termes  la  définition  de  Montesquieu  (1)  : 
a  Les  Indes  occidentales,  avant  nos  établissements, 
étaient  telles  qu'il  ne  s'y  pouvait  faire  aucune  sorte  de 
commerce.  Ce  n'est  donc  pas  pour  faire  le  commerce 
à  de  meilleures  conditions  qu'on  ne  le  peut  faire  avec 
des  peuples  voisins  que  nos  colonies  ont  été  créées. 
Par  suite,    l'exclusif  ne  leur  a  pas  été  imposé  pour 
répondre  à  leur  but,  mais  simplement  parce  qu'il  a 
paru  plus  avantageux  à  la  métropole.  Le  but  des  éta- 
blissements coloniaux  est  l'extension  de  l'Empire;  leur 
objet,  la  gloire  de  l'État  et  l'utilité  qu'il  peut  attendre 
de  leurs  productions.  »    Une  lettre  adressée  à  Choi- 
seul  en    1763    (2)   et   demandant  déjà   la  liberté  de 
commerce  pour  quatre  ans,  pose  autrement  et  non 
moins  habilement  la  question  :  ce  Le  négociant  colon 
et  le  négociant  de  la  métropole  ne  sont-ils  pas  tous 
deux  sujets  du  même  prince?  Ne  travaillent-ils  pas  tous 
deux  à  leur  bien-être  particulier,  mais  d'harmonie  avec 
celui  de  l'État?  De  quel  droit  l'un  serait-il  dépendant 
de  l'autre?  Que  le  négociant  soit  donc  Français,  pa- 
triote, et  qu'il  aime  le  bien  général!  Tout  État  mari- 
time sans  colonies  est,  quand  il  plaît  à  ses  voisins,  sans 
commerce.  Conservons  donc  et  favorisons  ce  qui  reste 
des  colonies  françaises,  puisque  la  France  ne  peut  se 
passer  de  commerce  !  » 

C'est  Dubuc,  député  de  la  Martinique,  qui  a  été  le 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XXI,  n°  10,  3  septembre  1765. 

(2)  Id.,  t.  XX1I1,  n*>  3. 


316      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

véritable  champion  de  la  cause  des  colonies.  Dans  le 
Pour  et  le  Contre  et  dans  les  Lettres  critiques  à  M.  Raynal, 
il  a  développé  la  thèse  des  colons  avec  une  remar- 
quable logique.  Voici  son  argumentation  : 

«  Les  colonies  n'ont  pas  été  fondées  par  et  pour  la 
métropole,  comme  dit  Y  Encyclopédie.  Les  colons  sont 
allés,  de  leur  propre  mouvement,  sans  aveu  de  la  mé- 
tropole, et  par  conséquent  sans  conditions,  occuper  le 
sol  des  colonies.  Ils  y  ont  prospéré,  non  pas  grâce  à 
l'exclusif  établi  par  Golbert,  mais  malgré  lui.  Ils  n'ont 
donc  ni  pacte,  ni  reconnaissance  qui  les  lie  à  la  métro- 
pole et  les  oblige  à  travailler,  à  vivre  pour  elle.  Les 
colonies  sont  des  provinces  du  royaume  de  France, 
aussi  françaises  de  sentiment  que  les  autres,  égales 
aux  autres.  Ayant  une  merveilleuse  aptitude  à  opérer 
la  conversion  des  denrées  de  la  métropole  en  d'autres 
denrées  plus'  utilement  ou  plus  facilement  commer- 
çables,  elles  doivent  aider  et  aident,  en  effet,  à  la  pro- 
spérité commerciale  de  l'État.  Mais  c'est  à  la  condition 
que  l'Étatles  aide  et  les  favorise,  autant,  sinon  plus,  que 
les  ports  du  royaume.  Il  est  en  effet  plus  strictement 
vrai  de  dire  que  Bordeaux,  Nantes,  le  Havre,  etc., 
ont  été  plutôt  formés  par  les  colonies  que  celles-ci  par 
la  métropole » 

Gela  posé,  Dubuc  examine  les  droits  du  commerce  à 

une  protection  de  l'État.  Qu'est-ce  que  le  commerce? 

«  C'est  la  science  du  besoin  des  autres  et  l'emploi  de 

notre   superflu.  »   Ceux-là  seulement  peuvent  se  dire 


LE   DÉCLIN.  317 

du  commerce,  qui  produisent  et  créent  les  objets  de 
l'échange,  qui  sont  possesseurs  des  terres,  soit  du 
royaume,  soit  des  colonies,  qui  sont  manufacturiers  et 
producteurs  à  divers  titres.  «  Les  négociants  des  ports 
de  mer  ne  sont  que  les  agents,  les  appareilleurs  des 
matières  de  l'échange  récoltées  et  manufacturées  »  ; 
ils  sont,  par  leurs  gains  exagérés,  les  ennemis  plutôt 

que  les  facteurs  du  commerce Qui  donc  doit  être 

écouté  des  colons  ou  des  négociants?  Ne  sont-ce  pas  les 
colons?  Or,  il  suffit  de  rappeler  ce  qu'a  coûté  l'exclusif 
aux  colonies  pour  leur  culture,  leur  main-d'œuvre  par 
les  esclaves,  leurs  échanges;  il  suffit  de  montrer  que 
les  négociants  ont  exploité  sans  merci  les  colonies  et 
n'ont  jamais  satisfait  à  leurs  besoins,  pour  conclure 
que  les  colonies  doivent  être  enlevées  à  cette  exploita- 
tion ruineuse  et  rendues  à  elles-mêmes. 

Cette  démonstration,  appuyée  de  faits  précis,  était 
de  nature  à  emporter  les  suffrages.  Les  intéressés  seuls 
y  résistèrent;  le  gouvernement  et  le  public  furent  pour 
l'arrêt  de  1784,  dont  le  Pour  et  le  Contre  et  les  Lettres 
étaient  le  meilleur  commentaire.  Ce  commentaire  dé- 
passait même  la  portée  de  l'acte  ;  il  battait  directement 
en  brèche  l'ancienne  théorie  du  pacte  colonial,  à 
laquelle  l'arrêt  touchait  en  fait,  non  en  principe.  Tou- 
tefois Dubuc  est  aussi  incomplet  dans  la  pratique  que 
l'arrêt  lui-même.  Il  se  déclare  satisfait  de  la  liberté 
concédée,  bien  qu'elle  ne  le  fût  que  pour  une  série  de 
produits   rigoureusement   spécifiés.    Il  faudra  encore 


318      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

attendre  près  d'un  siècle  (1861)  avant  que  la  loi  con- 
corde avec  le  principe. 

2°  L'esclavage. 

Si  les  colons  ont  plaidé  pour  un  principe  dans  la 
question  de  l'exclusif,  ils  n'ont  défendu  que  leur  inté- 
rêt dans  celle  de  l'esclavage. 

Cet  intérêt,  il  est  vrai,  était  vital.  Les  esclaves  une 
fois  affranchis,  que  deviendraient  les  colonies?  Le  seul 
instrument  de  travail  possible  en  ces  climats  disparaî- 
trait, et  avec  lui  toute  production.  Les  nègres,  devenus 
libres,  deviendraient  maîtres,  puisqu'ils  sont  dans  la 
proportion  de  cinq  contre  un(l);  toutes  les  colonies 
tomberaient  dans  l'anarchie  ou  seraient  la  proie  des 
Anglais. 

Malheureusement  pour  eux,  les  colons  avaient  à 
combattre  un  adversaire  bien  puissant  en  France,  sur- 
tout au  dix-huitième  siècle,  le  rationalisme.  Leurs  rai- 
sons de  fait  et  d'expérience  se  heurtaient  à  un  dogme 
philosophique  que  le  public  ni  les  penseurs  ne  pou- 
vaient abandonner  sans  le  remords  que  cause  une 
flagrante  contradiction  :  la  dignité  de  l'homme  et  son 
corollaire,  la  liberté  individuelle. 

Ainsi  engagée  entre  un  intérêt  vital  et  un  principe 
irréductible,  la  discussion  devait  être  et  fut,  en  effet, 

(1)  340^000  nègres  contre  74,000  blancs  dans  les  îles  de  la  Marti- 
nique, la  Guadeloupe  et  Saint-Domingue. 


LE   DÉCLIN.  319 

très  vive.  Quant  à  l'issue,  elle  n'était  pas  douteuse  :  en 
France  la  théorie  triomphe  toujours. 

La  question  n'était  nouvelle  ni  au  point  de  vue  phi- 
losophique ni  au  point  de  vue  colonial.  La  légitimité 
de  l'esclavage  avait  été  soutenue,  on  se  le  rappelle, 
par  Lescarbot,  au  nom  de  l'inégalité  biblique  des  races  ; 
par  Grotius,  sous  le  prétexte  de  contrat  ou  de  droit  de 
la  guerre;  par  Hobbes,  en  vertu  de  la  loi  du  plus  fort; 
par  Bossuet,  comme  droit  du  vainqueur.  Elle  avait  été 
énergiquement  combattue  par  Bodin,  qui  n'admet  que 
la  domination  du  sage;  par  Locke,  qui  proclame  tous 
les  hommes  libres  et  égaux  dans  l'état  de  nature.  Quant 
à  l'emploi  des  esclaves  dans  les  colonies  de  plantation 
sous  climat  tropical,  les  hommes  d'État  en  avaient 
reconnu  la  nécessité;  les  missionnaires  eux-mêmes, 
pensant  comme  Lescarbot,  l'avaient  trouvé  légitime  et 
s'en  étaient  volontiers  accommodés.  Louis  XIII,  pour- 
tant, avait  eu  des  scrupules  et  n'avait  cédé  que  dans 
une  pensée  pieuse.  Mais  ces  scrupules  n'ont  pas  re- 
paru. Golbert  fait  delà  traite  l'affaire  capitale  du  com- 
merce colonial.  S'il  pense  à  établir  une  législation  sur 
la  matière,  ce  n'est  ni  par  respect  de  la  dignité 
humaine,  ni  par  pitié,  mais  simplement  par  esprit  de 
prévoyance.  Le  Gode  noir  adoucit  le  sort  des  noirs 
esclaves,  et  c'est  lui,  avec  quelques  aggravations,  qui 
fait  loi  jusqu'à  la  Révolution. 

Gomme  il  a  servi  en  partie  de  base  à  la  discussion, 
il  est  bon  de  le  résumer.  Il  impose  au  maître  l'obliga- 


320      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

tion  de  nourrir,  habiller  et  soigner  l'esclave,  le  respect 
de  la  famille  esclave,  des  facilités  et  des  garanties  pour 
l'affranchissement.  Mais  il  multiplie  les  peines  corpo- 
relles et  la  peine  de  mort  pour  les  vols,  rébellions, 
fuites,  etc.;  il  ne  reconnaît  à  l'esclave  aucun  droit;  il 
le  considère  comme  «  bien  meuble  »  .  Il  ne  fixe  aucune 
pénalité  sérieuse  contre  les  abus  de  pouvoir  ou  les 
brutalités  du  maître  qui,  dans  la  pratique,  aggravaient 
singulièrement  une  législation  déjà  dure.  Il  est  basé, 
en  un  mot,  sur  le  mépris  absolu  de  la  dignité  humaine 
dans  le  noir. 

C'est  précisément  sur  ce  point  que  les  philosophes 
du  dix-huitième  siècle  portèrent  la  discussion.  Poser 
ainsi  la  question,  c'était  la  résoudre. 

Ici  encore,  comme  pour  l'exclusif,  c'est  Montesquieu 
qui  définit  le  problème.  Il  l'aborde  de  deux  manières  : 
dogmatiquement,  en  réfutant  la  doctrine  de  Gro- 
tius  (1);  ironiquement,  en  montrant  l'absurdité  du 
préjugé  contre  les  noirs  (2).  L'esclavage,  dit-il,  ne 
peut  être  légitimé  par  le  droit  de  la  guerre;  car  «il  n'est 
pas  permis  de  tuer  dans  la  guerre,  sauf  le  cas  de  né- 
cessité; mais  dès  qu'un  homme  en  a  fait  un  autre 
esclave,  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  était  dans  la  nécessité 
de  le  tuer,  puisqu'il  ne  l'a  pas  fait  »  .  Il  ne  peut  être  le 
résultat  d'un  contrat  ni  de  la  descendance;  car  «  la 
vente  suppose  un  prix;  l'esclave  se  vendant,  tous  ses 

(1)  Esprit  des  lois,  liv.  XV,  chap.  MI. 

(2)  Id.,  ibid.,  chap.  v. 


LE   DECLIN.  321 

biens  entreraient  dans  la  propriété  du  maître,  le  maître 
ne  donnerait  rien,  et  l'esclave  ne  recevrait  rien;  or, 
si  un  homme  n'a  pu  se  vendre,  encore  moins  a-t-il  pu 
vendre  son  fils,  qui  n'était  pas  né  »  .  Mais  quoi  !  reprend 
Montesquieu,  avec  une  ironie  éloquente  :  «  Le  sucre 
serait  trop  cher,  si  l'on  ne  faisait  travailler  la  plante 
qui  le  produit  par  des  esclaves.  Ceux-ci  sont  noirs  des 
pieds  à  la  tête,  et  ils  ont  le  nez    si    écrasé  qu'il  est 

presque  impossible  de  les  plaindre On  ne  peut  se 

mettre  dans  l'esprit  que  Dieu,  qui  est  un  être  très  sage, 
ait  mis  une  âme,  surtout  une  âme  bonne,  dans  un 
corps  tout  noir.  » 

Montesquieu,  on  le  pense  bien,  n'eut  pas  de  contra- 
dicteurs dans  le  monde  des  philosophes.  Il  avait  d'un 
coup  si  bien  épuisé  le  débat  que  les  écrivains,  durant 
tout  le  siècle,  ne  font  guère  que  le  répéter.  Rous- 
seau, comme  Locke,  démontre  que  l'esclavage  est 
contraire  au  droit  de  nature  (1);  Y  Encyclopédie  copie 
Rousseau  et  Montesquieu  (2)  ;  Voltaire  refait  ce  dernier 
en  l'affaiblissant,  car  il  n'a  pas  sa  foi,  et  la  question  le 
gêne  (3)  ;  Raynal  le  commente  sans  y  rien  ajouter, 
au  moins  dans  les  premières  éditions  (4)  ;  le  pasteur 
Schwartz,  l'abbé  Sibire,  les  Anglais  Glarkson  etWilber- 
force,  l'Américain  Bentley,  enfin  Brissot  et  la  Société  des 
amis  des  noirs  ne  font  qu'amplifier  des  arguments  qui 

(1)  Discours  sur  V inégalité. 

(2)  Article  Esclavage. 

(3)  Essai  sur  les  mœurs,  chap.  glu,  fin;  Candide,  cliap.  xix. 

(4)  Histoire  philosophique  des  Indes,  jusqu'à  la  3e  édition. 

2L 


322      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

semblent  avoir  reçu  du  maître  leur  forme  définitive  (  1  ) . 

Une  chose  essentielle  manque  pourtant  à  l'argu- 
mentation de  Montesquieu  :  il  ne  conclut  pas.  Ce 
n'était  pas  assez  d'avoir  prouvé  que  l'esclavage  n'est 
fondé  sur  aucun  droit  et  qu'il  n'est  excusé  ni  par  les 
nécessités  de  la  plantation  coloniale  ni  par  l'infériorité 
morale  des  noirs.  On  se  trouvait  en  présence  d'un  fait; 
le  problème  était  économique  autant  que  philosophi- 
que. Montesquieu  en  reste  à  la  philosophie  pure,  où  il 
a  facilement  gain  de  cause.  Mais  comment  détruire  ou 
pallier  le  fait?  C'est  ce  qu'il  ne  dit  pas.  Il  ne  prononce 
même  pas  le  mot  d'abolition,  que  l'on  attend,  et  l'on 
ne  sait  s'il  la  voulait  immédiate  ou  progressive. 

Turgot  fut  un  des  premiers  à  tirer  les  conclusions 
de  la  théorie.  Il  propose  hardiment  l'affranchissement 
progressif  des  esclaves.  Mais  lui  non  plus  n'est  pas 
complet.  Il  n'a  pas  approfondi  la  matière,  et  il  ne  donne 
pas  les  moyens  de  réaliser  son  vœu  généreux.  Il  ajoute 
toutefois  aux  raisons  de  Montesquieu  un  argument 
historique,  qui  fait  honneur  à  sa  pénétration  :  «  Le 
grand  nombre  d'esclaves  noirs  réunis  dans  les  pro- 
vinces méridionales  d'Amérique,  dit-il,  est  incompa- 
tible avec  une  bonne  constitution  politique  et  tend  à 

(1)  ScHWAivrz  :  Réflexions  sur  l'esclavage.  (Neuchâtel,  1781.)  — 
Sibire  :  L'aristocratie  négrière.  (Paris,  1789.)  —  Clarkson  :  Essai  sui- 
tes désavantages  politiques  de  la  traite  des  nègres  et  Essai  sur  le  com- 
merce de  ï espèce  humaine.  (Traduction  de  Gramagnac.  Neuchâtel, 
1789.)  — Wilberforce  :  Bill  d' abolition,  1789.  —  Bentley  :  Tableau 
abrégé  de  l'état  misérable  des  nègres  esclaves.  (Philadelphie,  1767.)  — 
Brissot  :  Mémoire  lu  à  la  Société  des  amis  des  noirs,  9  février  1789. 


LE  DECLIN.  323 

former  deux  nations  dans  le  même  État.  »  C'était  pré- 
voir de  loin  la  guerre  de  Sécession  (1). 

C'est  Raynal,  dans  sa  troisième  édition,  et  Schwartz, 
dans  son  opuscule,  qui  donnent  les  premiers  et  à  peu 
près  à  la  même  date  (1781)  des  solutions  raisonnées. 
L'un  et  l'autre  veulent  l'abolition  (2).  Mais  Schwartz 
est  plus  absolu  peut-être  encore  que  Raynal.  Il  ne  pro- 
pose et  n'accepte  aucune  des  améliorations  que  Raynal 
offre,  après  tant  d'autres,  comme  palliatif  provisoire  ; 
il  croit  «  de  pareilles  précautions  insuffisantes  pour 
adoucir  l'esclavage,  car  elles  ne  peuvent  être  utiles 
qu'autant  qu'elles  ne  feront  qu'accompagner  un  sys- 
tème d'affranchissement  »  .  Mais  où  l'abbé  se  montre 
plus  violent  que  le  pasteur,  c'est  quand,  en  désespoir 
d'obtenir  jamais  la  moindre  réforme,  tant  les  intérêts 
sont  grands,  il  préconise  ouvertement,  comme  solution 
dernière,  la  rébellion  des  esclaves.  Schwartz  se  con- 
tentait de  dire  avec  componction,  dans  son  épître  dédi- 
catoire  adressée  aux  noirs  :  «  Je  sais  que  vous  ne  con- 
naîtrez jamais  cet  ouvrage,  et  que  la  douceur  d'être 
béni  par  vous  me  sera  toujours  refusée.  Mais  j'aurai 
satisfait  mon  cœur  déchiré  par  le  spectacle  de  vos 
maux,  soulevé  par  l'insolence  absurde  des  sophismes  de 
vos  tyrans.  »  L'un  et  l'autre,  d'ailleurs,  s'accordent 
sur  le  mode  d'affranchissement.  Ils  le  veulent  progres- 

(1)  Lettre  au  docteur  Pricesur  la  Constitution  américaine.  [Œuvres, 
édition  Daire,  II,  809.) 

(2)  Raynal,  t.  VI,  édition  an  III,  p.  202  et  suiv.  — -  Schwartz,  p,  29 
et  suiv. 

21. 


324      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

sif,  réparti  d'une  génération  à  l'autre,  réglé  par  des 
lois  de  sûreté  rigoureuses,  accompagné  de  mesures  de 
bienfaisance  telles  que  la  subsistance  assurée  aux  nègres 
vieux  et  infirmes  et  aux  nègres  orphelins,  la  subsis- 
tance et  le  logement  pendant  un  an  aux  nègres  valides 
qui  n'auraient  pu  se  louer,  l'instruction  largement  ré- 
pandue, etc.  C'est  tout  un  plan,  qui  d'ailleurs  a  été 
suivi  là  où  l'on  a  aboli  l'esclavage. 

Schwartz  y  ajoute  une  considération  fort  juste*. 
Aujourd'hui  même,  après  l'abolition  de  l'esclavage  et 
sous  le  régime  des  engagés  de  races  diverses,  elle  serait 
la  meilleure  solution  au  problème  du  travail  agricole 
dans  les  colonies  de  la  zone  torride.  Il  constate  que 
toute  la  difficulté  vient  de  l'étendue  énorme  des  plan- 
tations. Si  la  propriété  était  morcelée,  dit-il,  chaque 
petit  propriétaire  pourrait  cultiver  lui-même,  et  la 
main-d'œuvre  à  bon  marché  ne  lui  serait  pas  néces- 
saire. Les  produits  seraient  traités  en  commun  et 
vendus  par  association.  La  richesse  de  la  colonie  ne 
serait  pas  amoindrie  :  il  n'y  aurait  d'aboli  que  le  faste 
corrupteur  du  colon  et  la  honte  de  l'esclavage. 

Tout  en  louant  cette  idée  sage  et  suggestive,  il  faut 
convenir  que  les  abolitionnistes  traitent  avec  une  impi- 
toyable logique  l'intérêt  commercial  impliqué  dans  la 
question.  Il  y  avait,  en  effet,  une  décision  préalable 
à  prendre,  dans  le  cas  de  l'abolition  immédiate  ou 
à  terme  :  quelle  indemnité  donnerait- on  aux  pro- 
priétaires d'esclaves?  Or,   voici   le  raisonnement   de 


LE   DÉCLIN.  325 

Schwartz  :  «  Puisque  les  possesseurs  d'esclaves  n'ont 
point  sur  eux  un  véritable  droit  de  propriété,  puisque 
la  loi  qui  les  soumettrait  à  des  taxes  leur  conserverait 
la  jouissance  d'une  chose  dont  non  seulement  elle  a 
droit  de  les  priver,  mais  que  le  législateur  est  même 
obligé  de  leur  ôter,  s'il  veut  être  juste,  cette  loi  ne 
saurait  être  injuste  à  leur  égard,  par  quelque  sacrifice 
pécuniaire  qu'elle  leur  fît  acheter  une  plus  longue  im- 
punité de  leur  crime.  »  Cette  façon  sommaire  d'imposer 
la  ruine  au  nom  du  droit  et  de  la  justice  ne  devait  pas 
être  du  goût  des  colons  planteurs  ;  elle  avait,  au  point 
de  vue  humain,  quelque  chose  d'inique  et  de  vexatoire, 
qui  devait  nuire  à  la  thèse  tout  entière,  malgré  sa  jus- 
tesse spéculative. 

C'est  sur  ce  point,  naturellement,  que  les  colons  et 
leurs  défenseurs  portèrent  la  discussion.  Déjà,  dans 
l'affaire  de  l'exclusif,  la  question  négrière  avait  été 
agitée  incidemment.  En  1785,  après  les  ouvrages  de 
Raynal  et  de  Schwartz,  Dubuc,  semblant  ignorer  ou 
dédaignant  la  théorie  de  l'affranchissement,  demande 
avec  énergie  la  multiplication  des  noirs  esclaves  :  «  Des 
nègres  et  des  vivres  pour  les  nègres,  s'écrie-t-il  (1), 
voilà  toute  l'économie  des  colonies,  voilà  leurs  vrais 
moyens  réparateurs  et  conservateurs  ;  des  nègres  et  des 
vivres  pour  eux,  de  quelque  part  qu'ils  viennent,  de 
quelque  manière  qu'on  les  paye!  »  Et  plus  loin  :   «  Il 

(1)  Lettres  critiques  et  politiques  à  M.  Raynal,  p.  50,  63. 


326      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

faut  des  nègres  à  la  Martinique.  Il  en  faut!  Son  exis- 
tence en  dépend.  Comparez  les  recensements,  com- 
pulsez les  registres  de  ses  bureaux,  ils  attestent  la 
diminution  graduée  dune  manière  effrayante  de  ses 
productions  et  de  ses  nègres.  »  Cette  affirmation,  fondée 
sur  l'expérience,  répondait  à  l'affirmation  à  priori  des 
an ti esclavagistes ,  qui  niaient  que  le  travail  esclave 
fût  plus  profitable  que  le  travail  libre.  C'est  à  cela 
que  les  colons  bornèrent  leur  défense.  Duval-Sava- 
dou,  colon  de  Saint-Domingue  (1),  qui  a  plaidé  cette 
cause  comme  Dubuc  celle  du  libre  trafic,  n'ajoute 
rien  à  l'argument  de  son  devancier.  Il  proteste  seule- 
ment contre  les  déclamations  des  philosophes  à  propos 
du  traitement  fait  aux  noirs.  Sur  ce  point,  il  n'est  ni 
aussi  vrai  ni  aussi  sincère.  L'agitation  esclavagiste 
avait,  en  effet,  provoqué  une  recrudescence  de  rigueur 
contre  les  noirs,  en  dépit  ou  sous  le  couvert  du  Code 
noir.  Ainsi,  une  déclaration  royale  de  1777  interdit 
aux  noirs,  esclaves  ou  affranchis,  et  aux  mulâtres,  de 
séjourner  en  France;  un  édit  de  1778  défend  le 
mariage  entre  noirs  et  blancs,  contrairement  au  Gode 
noir;  des  ordonnances  du  gouverneur  de  Saint-Do- 
mingue, en  1727  et  1779,  défendent  aux  curés  de  rédiger 
aucun  acte  pour  les  noirs  se  disant  libres,  aux  noirs  de 
porter  les  habits  des  blancs,  de  se  faire  donner  les  titres 
de  monsieur  ou  madame,  etc.  Cet  esprit  de  réaction  ne 

(1)  Discours  sur  l'esclavage  des  nègres  et  sur  l'idée  de  leur  affran- 
chissement dans  les  colonies,  par  un  colon  de  Saint-Domingue  (1786), 


LE   DECLIN.  327 

s'attaque  pas  seulement  aux  esclaves,  mais,  ce  qui  est 
plus  dangereux,  aux  affranchis,  surtout  aux  métis,  qui 
forment  une  classe  intelligente,  ardente  et  riche.  De 
là  viendront  les  maux  qui  désoleront  les  colonies  durant 
la  Révolution.  La  passion,  la  vengeance,  la  jalousie, 
la  haine  de  race  se  mettent  déjà  de  la  partie,  et  les 
colons  n'y  ont  pas  le  beau  rôle. 

L'intransigeance  des  colons  devait  nuire  à  leur  cause 
plutôt  que  la  servir,  comme  l'excès  de  logique  devait 
compromettre  celle  des  philosophes.  Mais  voici  deux 
métropolitains,  également  instruits  des  revendications 
philosophiques  et  des  intérêts  coloniaux,  qui  cherchent 
un  mode  de  conciliation.  L'un,  Lecointe-Marsillac  (1), 
est  abolitionniste  en  principe;  mais  il  sait  qu'il  faut 
aux  colonies  des  ouvriers  agricoles  d'une  sorte  particu- 
lière, et  il  propose  de  les  leur  conserver  par  l'institution 
des  engagés  noirs.  L'autre,  Malouet,  qui  a  été  gouver- 
neur de  la  Guyane  et  de  Saint-Domingue,  et  qui  a  laissé 
de  si  instructifs  Mémoires  sur  son  administration  (2), 
ose  braver  la  théorie  triomphante  :  il  est  le  vrai  repré- 
sentant des  esclavagistes;  mais  l'étant  par  raison,  et 
non  par  passion  ou  par  intérêt,  il  conserve  une  auto- 
rité  qui  leur  manque.   Dès   1775,  dans  un  Mémoire 
présenté  au  ministre,  il  établit,  comme  fera  plus  tard 
Dubuc,  qu'on  ne  peut  abolir  l'esclavage  sans  détruire 


(1)  Essai  sur  les  moyens  les  plus  doux  et  les  plus  équitables  d'aboli? 
la  traite  et  l'esclavage.  (Londres  et  Paris,  1789.) 

(2)  Mémoires  de  Malouet,  5  vol.  in-8°,  an  X. 


328      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

les  colonies.  Mais  il  ajoute  une  considération  impor- 
tante :  c'est  que  l'affranchissement  va  contre  son  but. 
Les  noirs  sont  incapables,  non  par  abâtardissement 
servile,  mais  par  nature,  de  se  suffire  à  eux-mêmes  une 
fois  libres.  Paresseux,  sans  prévoyance,  enclins  à  l'ivro- 
gnerie et  à  la  débauche,  ils  ne  travailleraient  que 
pour  manger,  si  tant  est  qu'ils  ne  préférassent  voler 
ou  périr  de  faim  (1).  L'esclavage,  qui  ne  les  gêne 
pas,  leur  assure  la  vie  et  le  bien-être.  La  question  se 
réduit  donc  à  un  simple  adoucissement  du  traite- 
ment réservé  aux  esclaves.  Une  réforme  du  Gode  noir 
y  suffit.  C'est  à  cette  argumentation  qu'a  voulu  ré- 
pondre le  pasteur  Schwartz;  et  à  son  tour  Malouet 
a  répliqué  à  son  adversaire  dans  un  Mémoire  sur 
l'esclavage  des  nègres,  qui  n'est  qu'une  amplification 
du  précédent  (2). 

C'est  là  qu'en  est  la  discussion  en  1789.  La  question 
est  posée  et  s'imposera  aux  assemblées  révolution- 
naires. Nous  verrons  plus  loin  ce  qu'elles  en  feront. 
Composées  en  majorité  de  doctrinaires,  elles  pen- 
cheront naturellement  vers  la  solution  philosophique. 
Mais  elles  comptent  aussi  des  hommes  d'État  et  des 
hommes  d'affaires,  et  elles  aiment  trop  la  patrie  pour 


(1)  Ce  qui  se  passe  aujourd'hui  dans  les  îles  de  la  Martinique  et  la 
Guadeloupe  semble  prouver  que  Malouet  appréciait  justement  le  naturel 
des  nègres.  Toutefois,  en  Amérique,  à  Haïti  et  même  au  Brésil,  la  race 
n'a  pas  montré  ces  vices  et  cette  inaptitude.  Il  y  a  donc  lieu  de  réserver 
son  jugement. 

(2)  Mémoire  sur  l'esclavage  des  nègres.  (Neuchâtel,  1788.) 


LE   DÉCLIN.  329 

la  vouloir  diminuer.  Il  y  aura  donc  lutte,  au  dedans 
comme  au  dehors  des  assemblées,  entre  les  deux  par- 
tis qui  sont  déjà  en  présence. 

La  double  tendance  est  nettement  marquée  par  les 
cahiers  des  États  généraux.  Beaucoup  demandent  l'abo- 
lition; mais  ce  sont  ceux  des  villes  ou  des  groupes  qui 
n'ont  aucun  intérêt  colonial  :  clergé  d'Alençon,  du 
Forez,  de  Mantes,  Melun,  Metz,  Péronne,  Reims; 
noblesse  d'Amiens,  Mantes,  Le  Quesnoy;  sénéchaussée 
de  Rennes;  tiers  état  d'Alençon,  Amiens,  Gharolles, 
Avalle  (Franche-Comté),  Château-Thierry,  Coutances, 
Laon,  Versailles,  Paris  {extra  muros),  Senlis,  Reims. 
Un  certain  nombre,  sans  décider  du  principe,  préco- 
nisent des  mesures  d'humanité  :  c'est  la  solution  de 
Malouet.  Ainsi  font  les  cahiers  du  tiers  état  de  la 
Somme,  du  Vermandois,  de  Paris,  du  clergé  de  Mont- 
de-Marsan.  Mais  des  villes  maritimes  intéressées  au 
commerce  colonial,  il  n'en  est  aucune  qui  soulève  la 
question.  Seule,  la  ville  de  Saint-Malo  y  touche,  mais 
c'est  pour  protester  contre  la  décision  abolitionniste 
de  la  sénéchaussée  de  Rennes.  Quant  aux  colonies, 
l'adresse  des  représentants  de  Saint-Domingue  et  de  la 
Guadeloupe  revendique  nettement  pour  les  assemblées 
coloniales,  créées  en  1788  et  exclusivement  composées 
de  blancs,  la  connaissance  de  toute  loi  modifiant  la 
situation  des  noirs.  C'est,  selon  eux,  chose  des  colo- 
nies, où  la  métropole  n'a  pas  de  droits.  En  revanche, 
les  mulâtres  habitant  Paris  et  la  Société  des  amis  des 


330      LA    QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

noirs  font  une  contre-adresse,  aussi  nettement  aboli- 
tionniste,  composée  et  lue  par  Brissot  en  assemblée  de 
la  société,  le  9  février  1789. 


III 


CONCLUSION. 

C'est  donc  sur  cette  question  de  l'esclavage,  où  le 
philosophisme  du  siècle  est  aux  prises  avec  l'intérêt 
colonial,  que  se  termine  cette  troisième  époque  de 
notre  histoire  coloniale.  L'occasion  était  parfaite  pour 
montrer  si  l'on  avait  en  France  le  souci  des  colonies. 
Mais  la  solution  appartient  à  la  Révolution,  où  nombre 
de  circonstances  vont  entrer  en  compte.  On  ne  pour- 
rait donc  légitimement  inférer  des  résolutions  qui  vont 
être  prises,  celles  qui  l'auraient  été  si  les  institutions 
monarchiques  fussent  restées  debout. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  dix-huitième  siècle,  tant  décrié 
pour  les  pertes  coloniales  qu'il  a  infligées  à  la  France, 
tant  consulté  par  les  adversaires  de  la  colonisation  qui 
trouvent  chez  ses  penseurs  la  plupart  de  leurs  argu- 
ments, nous  apparaît  à  nous,  après  une  analyse  minu- 
tieuse de  ses  actes  et  de  ses  opinions  manifestées, 
comme  une  époque  d'études  fructueuses  sur  les  ma- 
tières coloniales,  de  manifestations  multiples  d'intérêt 
en  faveur  des  colonies,  et,  en  somme,  de  progrès  mani- 


LE   DÉCLIN.  331 

fe,l,aa„ïla,cie„eeJel.col„„;,.lio„.U  «,„,„,„ 

»  moins  en  partie,  le  problème  des  rapports  commer- 
ciaux entre  les  colonies  et  la  métropole  ;  il  a  fait  bonne 
justice  des  erreurs  économiques  du  dix-septième  siècle. 
Ce  n'est  donc  pas  seulement  dans  les  questions  poli- 
tiques qu'il  est  le  maître  du  dix-neuvième  siècle,  c'est 
aussi,  bien  qu'on  ait  pu  croire,  dans  la  question  colo- 
niale. 


DEUXIEME  PARTIE 

LA    RÉVOLUTION    ET    L'EMPIRE  (l). 


CHAPITRE  PREMIER 

L'ACTION. 

I 

LA    RÉVOLUTION. 

Les  assemblées  révolutionnaires  ne  sont  pas  moins 
discréditées  que  le  gouvernement  de  Louis  XV  aux 
yeux  des  partisans  de  la  colonisation.  Le  fameux  mot  : 
«  Périssent  les  colonies  plutôt  qu'un  principe  !  »  pèse 
toujours  sur  leur  mémoire.  On  les  rend,  en  outre, 
responsables  des  troubles  survenus  aux  colonies  et  des 
conquêtes  anglaises. 

Nous  avons  établi  que  l'accusation  contre  Louis  Xv 
était  mal  fondée,  ou,  du  moins,  mal  formulée  :  on  peut 


(1)  Nous  n'avons  pu  donner  ici  à  cette  période  tout  le  développement 
qu'elle  comporte.  Nous  nous  proposons  de  reprendre  et  de  traiter  à 
part  ce  sujet  fort  complexe. 


334      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

dire  de  celle-ci  quelle  est  injuste.  Les  hommes  de  la  Ré- 
volution, comme  l'a  fort  bien  montré  M.  Sorel  (1),  ont 
été,  hors  de  France,  les  héritiers  de  Richelieu  et  de 
Louis  XIV  ;  ils  l'ont  été  aux  colonies  comme  en  Europe. 
M.  Leroy-Beaulieu,  si  bien  informé  et  si  judicieux 
d'ordinaire,  affirme  que  «  le  nouveau  régime  qui  devait 
changer  dans  les  colonies  de  l'Europe  la  condition  du 
travail,  de  la  propriété  et  du  commerce,  fut  inauguré 
par  l'Angleterre  (2)  »  :  la  vérité  est  que  ce  nouveau  ré- 
gime a  été  inauguré  dans  les  colonies  françaises  par  la 
France  révolutionnaire;  les  Anglais,  cette  fois  comme 
tant  d'autres,  n'ont  fait  que  s'approprier  l'invention. 
Et  d'abord,  quel  est  le  bilan  de  nos  pertes  ou  con- 
quêtes coloniales  jusqu'en  1802,  date  qui  marque  la 
fin  des  guerres  de  la  Révolution?  L'Angleterre  avait,  il 
est  vrai,  mis  la  main  sur  les  Antilles,  moins  la  Guade- 
loupe (3)  et  Saint-Domingue,  sur  les  villes  et  comp- 
toirs de  l'Inde,  sur  Saint-Louis  du  Sénégal.  Mais  elle 
rend  toutes  ces  possessions  à  la  paix  d'Amiens  (1802). 
Elle  consent,  de  plus,  à  notre  occupation  des  îles 
Ioniennes,  qui  ont  été  un  établissement  éphémère,  mais 
de  grande  valeur  commerciale.  Le  Portugal  avait  saisi 
le  territoire  contesté  entre  l'Amazone  et  l'Oyapok  et 
construit  un  fort  sur  ce  fleuve.  Les  traités  de  Paris 

(1)  Lî Europe  et  la  Révolution,  t.  I  et  II,   et  communication  faite  à 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  13  mai  1882. 

(2)  De  la  colonisation  chez  les  peuples  modernes,  p.  196. 

(3)  La  Guadeloupe  n'est  restée  entre  les  mains  des  Anglais  que  d'avril 
à  juin  1794. 


LE  DECLIN.  335 

(1797),  de  Madrid  (1800),  de  Badajoz  (1801)  et 
d'Amiens  (1802)  le  forcent  à  en  restituer  au  moins  la 
moitié(  1  ) .  L'Espagne,  à  la  paix  de  Bàle  (1795),  nous  cède 
la  partie  orientale  de  Saint-Domingue,  et  par  le  traité 
de  Saint-Ildefonse  (octobre  1801)  elle  nous  restitue  la 
Louisiane,  que  nous  lui  avions  si  légèrement  donnée  en 
1764.  H  y  a  donc,  en  somme,  un  apport  considérable 
à  notre  empire  colonial,  du  fait  de  la  Révolution. 

D'autre  part,  les  commissaires  délégués  font  aux 
colonies  des  prodiges,  qui  égalent  ceux  des  volontaires 
en  Europe.  Où  trouver  plus  d'héroïsme  que  dans  la 
conduite  de  V.  Hugues  à  la  Guadeloupe?  Avec  onze 
cent  cinquante  hommes  mal  disposés,  il  chasse  quatre 
mille  Anglais  (2  juin  1794)  ;  il  organise  une  flottille  de 
corsaires,  ralliée  à  la  Basse-Terre,  et  il  intimide  si  bien 
les  ennemis  que  le  général  Abercromby  n'ose  l'atta- 
quer, en  1796,  avec  vingt  mille  hommes.  Il  met  la 
France  en  si  bon  état  dans  les  Antilles  qu'en  1798  les 
agents  du  Directoire,  Jeannet,  Laveaux  et  Bacot,  peu- 
vent prendre  l'offensive  et  menacer  Curaçao.  Rocham- 
beau,  le  fils  du  compagnon  d'armes  de  La  Fayette  et 
Washington,  envoyé  en  novembre  1792  pour  réprimer 
l'insurrection  royaliste  de  la  Martinique,  s'empare  de 
l'île,  enchâsse  le  traître  comte  de  Behagues,  y  impro- 
vise une  milice  de  volontaires  et  d'affranchis,   et  avec 


(1)  Cf.  H.  Delongle  :  Article  dans  Y  Atlas  colonial  de  M.  Maver 
(Bayle,  1885).  —  La  restitution  s'est  étendue  jusqu'à  l'Araguary,  qui 
débouche  à  quatre  cents  kilomètres  au  sud  de  l'Oyapok. 


:]36      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

elle  tient  tête  à  toute  une  escadre  anglaise  jusqu'au 
21  mars  1794-,  date  où,  après  quarante-neuf  jours  de 
siège,  il  doit  rendre  Saint-Pierre.  Combien  d'autres 
noms,  presque  ignorés  aujourd'hui,  ne  pourrait-on  pas 
citer!  Celui  de  Daniel  Lescalier  (1),  par  exemple,  qui 
seul  mit  en  défense  nos  établissements  de  Madagascar, 
après  avoir,  au  péril  de  sa  vie,  réprimé  une  émeute  de 
la  garnison  de  Pondichéry. 

L'ardeur  patriotique  que  montrent  ces  agents  n'est 
qu'un  reflet  de  celle  des  assemblées.  Il  suffit  de  par- 
courir les  débats  parlementaires  de  cette  époque  pour 
voir  combien  le  souci  colonial  est  grand  chez  ces 
hommes  qui  en  ont  tant  d'autres. 

La  Constituante  manifeste  d'abord  ses  sympathies 
pour  les  explorateurs  et  colonisateurs  en  conservant, 
dans  les  termes  les  plus  élogieux  et  par  faveur  toute 
spéciale,  les  pensions  attribuées  aux  héritiers  de  Poivre 
etdeMontcalm,  ainsi  qu'aux  officiers  acadiens  réfugiés 
en  1763  (2).  C'est  elle  qui  a  ordonné  le  voyage  d'En- 
trecasteaux  à  la  recherche  de  La  Pérouse  (3).  Elle  vota 

(1)  Lescalier,  dont  on  parle  à  peine  aujourd'hui,  peut  passer  pour 
un  de  nos  meilleurs  agents  de  colonisation.  Tour  à  tour  intendant  de 
Guyane,  commissaire  civil  à  Pondichéry  et  Madagascar,  puis  préfet  de 
la  Martinique,  en  1801,  il  a  publié  des  ouvrages  qui  ont  presque  la 
valeur  des  Mémoires  de  Malouet  :  —  1789,  Réflexions  sur  le  sort  des 
noirs  dans  nos  colonies  ;  1791,  Moyens  de  mettre  en  valeur  la  Guyane; 
1792,  Discours  et  proclamations  adressées  aux  troupes  révoltées  a  Pon- 
dichéry ;  1798,  Notions  sur  la  culture  des  terres  basses  en  Guyane  et 
sur  la  cessation  de  l'esclavage  en  ce  pays. 

(2)  Décrets  du  29  juillet  1790  et  21  février  1791. 

(3)  Décrets  du  22  avril  et  11  juin  1791.  Maury  déclarait  la  recherche 


LE   DECLIN.  337 

plus  tard,  à  l'unanimité,  l'impression  aux  frais  de 
l'État  des  cartes,  plans  et  relations  envoyés  avant  sa 
disparition  par  l'illustre  marin  (1). 

Mais,  dit-on,  la  Constituante  a  été  timide  et  hési- 
tante dans  sa  réforme  coloniale.  Le  reproche  nous 
semble  bien  plutôt  un  éloge.  L'effervescence  était  si 
grande  aux  colonies,  les  menées  antirévolutionnaires 
si  obscures  et  les  intérêts  si  contradictoires,  qu'il  faut 
savoir  gré  aux  réformateurs  d'avoir  longtemps  différé 
et  longuement  médité  leurs  réformes.  Si  les  possessions 
coloniales  leur  avaient  paru  moins  précieuses,  ils  les 
auraient  traitées  plus  légèrement.  L'abbé  Maury,  pour 
une  fois,  a  traduit  les  sentiments  de  tous  ses  collègues, 
qui  l'en  ont  récompensé  en  ordonnant  l'impression  de 
son  discours,  quand  il  s'est  écrié,  dans  la  mémorable 
discussion  sur  les  droits  politiques  des  noirs  libres  (2)  : 
et  On  nous  a  menacés,  je  ne  sais  si  c'est  avec  fonde- 
ment et  de  bonne  foi,  de  la  scission  des  colonies. 
J'aime  à  espérer  que  la  France  n'éprouvera  jamais  un 
aussi  grand  malheur,  qui,  quoi  qu'on  en  dise,  nous 
ferait  descendre  au  nombre  des  puissances  de  troisième 
ordre,  sinous  perdions  120  millions  qui  seuls  forment, 
dans  un  état  de  prospérité,  la  balance  politique   du 

inutile  et  voulait  transformer  le  crédit  en  une  dotation  pour  la  veuve 
du  navigateur.  Mais  l'Assemblée,  avec  une  délicatesse  qui  l'honore, 
craignit  de  l'humilier,  et  de  déshonorer  la  France,  en  laissant  à  d'autres 
l'initiative  de  cette  noble  recherche. 

(1)  Décret  du  22  avril  1791. 

(2)  Séance  du  13  mai  1791. 

22 


338      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE 

commerce  avec  l'Europe.  Souvenez-vous  que  si  vous 
n'aviez  pas  le  commerce  de  vos  colonies  pour  alimenter 
vos  manufactures,  pour  entretenir  l'activité  de  votre 
agriculture,  le  royaume  serait  perdu.  »  Les  doctrinaires 
eux-mêmes,   que  n'arrêtaient  guère  les   menaces  de 
guerre  civile,  ont  tous  protesté  de  leur  attachement  aux 
colonies.  C'est  à  ce  propos,  il  est  vrai,  que  Robespierre 
a  prononcé  le  fameux  mot  :  «  Périssent  les  colonies  !  » 
Mais,  par  un  abus  trop  ordinaire,  on  a  fait  à  ce  mot 
une  légende  fantaisiste.  On  a  voulu  le  prendre  pour 
l'expression  de  la  pensée  de  tous  les  révolutionnaires, 
au  moins  de  tous  les  jacobins,  et  il  n'exprime  même 
pas  la  vraie  pensée  de  l'auteur!  Voici  la  citation  com- 
plète,  empruntée   au  Moniteur    (1)  :    «  Périssent  les 
colonies    (//   s'élève   de   violents   murmures)  ,    s'il   doit 
vous   en  coûter   votre  bonheur,   votre  gloire,   votre 
liberté!   Je  le  répète  :   Périssent  les  colonies,   si  les 
colons  veulent,  par  les  menaces,  nous  forcer  à  décré- 
ter ce  qui  convient  le  plus  à  leurs  intérêts!  Je  déclare, 
au  nom  de  la  nation  entière,  qui  veut  être  libre,  que 
nous  ne  sacrifierons  pas  aux  députés  des  colonies,  qui 
n'ont  pas  défendu  leurs  commettants,  comme  M.  Mon- 
neron,  je  déclare,  dis-je,  que  nous  ne  leur  sacrifierons 
ni  la  nation,  ni  les  colonies,  ni  l'humanité  entière!  » 
Peut-on   voir  dans  ces   paroles   autre  chose    que    le 
désir  d'arracher  les  colonies  à  l'égoïsme  antirévolu- 

(1)  Séance  du  13  mai  1791. 


LE   DÉCLIN.  339 

tionnaire  des  colons?  La  forme  est  déclamatoire  :  c'est 
le  propre  de  Robespierre,  et  l'Assemblée  en  murmure. 
Mais  Robespierre  et  les  jacobins  sont  si  peu  les  enne- 
mis des  colonies  que  plus  tard,  le  21  septembre  1793, 
le  Comité  de  salut  public,  où  ils  sont  maîtres,  présente 
à  la  Convention  un  acte  de  navigation  dont  Barrère, 
le  rapporteur  ordinaire,  exprime  ainsi  la  pensée  :  «  La 
navigation  des  colonies  est  infinie  par  les  détails 
immenses  et  par  l'étendue  qu'elle  donne  à  notre  com- 
merce. Cette  navigation,  qui  intéresse  l'agriculteur 
comme  l'artisan,  le  riche  comme  le  pauvre,  la  naviga- 
tion des  colonies  qui  vivifie  nos  ports  de  mer  et  qui 
donne  du  mouvement  à  tous  les  ouvrages  d'industrie, 
est  partagée  par  l'étranger,  et  nous  étions  tranquilles 
spectateurs!...  Vous  voulez  une  marine;  car,  sans 
marine,  point  de  colonies,  et  sans  colonies,  point  de 
prospérité  commerciale  (1).  » 

Ces  sentiments,  la  Constituante  les  a  toujours  pro- 
fessés, et  ce  sont  eux  qui  ont  inspiré  ses  résolutions. 

Tout  d'abord,  elle  admet  à  siéger  sur  ses  bancs  les 
délégués  de  Saint-Domingue  et  successivement  ceux 
des  autres  îles  (2).  Ensuite,  elle  constitue  un  comité 
colonial,  où  s'illustre  bientôt  Barnave,  et  auquel  les 
députés  des  colonies,  comme  Moreau  de  Saint-Merry, 
apportent  les  lumières  de  leur  expérience.  Elle  songe 

(1)  Ap.  Bûchez  et  Roux  :  Histoire  parlementaire  de  la  Révolution, 
t.  XXXII,  Appendice. 

(2)  Décrets  des  4  juillet  1789,  22  septembre  1789,  27  juillet  1790, 
19  septembre  1790. 

22. 


340      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

même  à  créer  un  ministre  des  colonies  (1),  et  n'y 
renonce  qu'à  la  demande  des  députés  coloniaux  eux- 
mêmes,  qui  craignent  sans  doute  d'être  trop  gouvernés. 
Elle  reconnaît,  par  ses  fameux  décrets  des  8  et  28  mars 
1790,  le  droit  aux  colonies  d'avoir  des  assemblées 
élues  et  d'émettre  des  vœux  sur  leur  constitution  inté- 
rieure. Mais  elle  déclare,  en  même  temps,  que  les 
colonies  font  partie  intégrante  de  l'empire  français,  et 
elle  réprime  vivement  les  tentatives  séparatistes  de 
l'assemblée  de  Saint-Marc  (2).  Elle  rattaclie  à  la  justice 
métropolitaine ,  pour  les  appels ,  les  tribunaux  des 
colonies.  Enfin,  elle  donne,  le  14  juin  1791,  sous 
forme  d'instruction,  le  plan  de  constitution  des  colo- 
nies, depuis  longtemps  promis  et  consciencieusement 
élaboré  (3). 

Abordant  les  deux  grandes  questions  qui  dominent 
à  ce  moment  le  problème  colonial,  la  liberté  du  com- 
merce et  l'affranchissement  des  noirs,  elles  les  étudie 
en  de  nombreuses  séances  et  dans  des  discussions  fort 
élevées. 

Dès  le  29  août  1789,  le  marquis  de  Sillery  demande, 
au  nom  des  colonies,  l'abolition  des  lois  prohibitives 
sur  les  farines,  et  le  31  août,  le  marquis  de  Montlausier 
sollicite  pour  elles  la  liberté  de  s'approvisionner,  au 
moins  pendant  six  mois,  à  l'étranger.  La  résistance  des 


(1)  Séances  des  7  mars  et  9  avril  1791. 

(2)  Rapport  de  Rarnave,  séance  du  11  octobre  1790. 

(3)  Rapport  de  Fermont.  —  Il  fut  adopté  après  une  simple  lecture. 


LE  DECLIN.  341 

négociants  (1)  et  les  accusations  incidentes  portées 
contre  le  ministre  La  Luzerne  (2)  empêchèrent  de 
conclure  théoriquement.  Mais  le  libre  approvisionne- 
ment exista,  de  fait,  durant  toute  la  Révolution.  Le 
3  avril  1790,  l'Assemblée  décrète  la  liberté  du  com- 
merce des  Indes.  Du  28  juin  au  28  juillet  1790,  elle 
discute  la  question  de  savoir  si  les  retours  de  l'Inde 
seront  assignés  à  un  seul  port.  Malgré  Mirabeau,  qui 
essaye  de  démontrer  que  «  spécifier  un  port,  c'est  dé- 
truire la  liberté  (3)  »  ,  et  grâce  aux  efforts  des  indus- 
triels qui,  tous,  sauf  un  seul  (4),  réclament  protection, 
les  ports  de  Lorient  et  de  Toulon  sont  imposés  comme 
ports  d'attache  de  la  navigation  de  l'Orient.  C'était 
peut-être  une  gêne  pour  le  commerce,  mais  ce  n'était 
pas  un  privilège  :  on  eut  soin  de  le  spécifier.  Les  den- 
rées des  Indes  furent,  d'ailleurs,  soumises  à  un  tarif 
modéré,  bien  que  protecteur  (5).  Quant  au  commerce 
avec  les  colonies  d'Amérique,  on  le  distingua  de  celui 
des  Indes,  «  parce  qu'il  consiste  en  matières  premières 
que  ne  produit  pas  notre  sol  et  ne  peut  être  qu'un  auxi- 
liaire de  l'industrie  nationale  (6)  »  .  On  exempta  de  tous 
droits  de  sortie  les  produits  indigènes  à  destination  des 

(1)  Guinebaud,  de  Nantes,  et  Huard,  de  Saint-Malo. 

(2)  Par  de  Gouy  d'Arcy  et  la  députation  de  Saint-Domingue. 

(3)  Séance  du  28  juin  1790. 

(4)  Séance  du  26  juillet  1790  :  rapport  de  Meynier.  —  Discours  de 
Decretot,  André,  Begouen,  Roussillon,  etc.  Dupré,  de  Garcassonne,  fut 
le  seul  des  négociants-députés  à  soutenir  la  thèse  de  la  liberté  complète. 

(5)  Séance  du  25  janvier  1791. 

(6)  Discours  de  Roussillon,  séance  du  15  juillet  1790. 


342      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

comptoirs  des  Indes  et  des  colonies  d'Amérique.  Les 
principales  denrées  coloniales,  sucres,  même  raffinés, 
cacao,  café,  indigo,  furent  affranchies  des  droits  d: en- 
trée .  Les  autres  bénéficièrent  d'une  atténuation  de  taxes , 
mais  surtout  de  la  sage  et  libérale  législation  douanière 
présentée  dans  la  séance  du  28  juillet  1791.  Gomme  le 
remarque  le  rapporteur  Goudard,  l'Assemblée  a  sur- 
tout voulu  délivrer  le  commerce  et  l'industrie  «  des 
gênes  sous  le  poids  desquelles  le  génie  fiscal  les  avait 
tenus  longtemps  courbés  a  .  Elle  a  substitué  au  pacte 
colonial,  si  oppresseur,  ce  principe  libéral  et  fécond  : 
«  Le  commerce  des  colonies  est  un  commerce  entre 
frères,  un  commerce  de  la  nation  avec  une  partie  de  la 
nation,  a 

Quant  aux  noirs,  la  Constituante  ne  voulut  pas  abor- 
der la  question  de  l'esclavage,  qui  pourtant  était  posée 
devant  l'opinion.  Elle  n'en  fut  pas  non  plus  saisie  offi- 
ciellement par  ceux  de  ses  membres,  tels  que  Grégoire, 
Pétion,  Robespierre,  qui  étaient  affiliés  à  la  Société  des 
amis  des  noirs.  Tout  au  plus  trouve-t-on,  dans  les 
débats,  deux  ou  trois  allusions  plus  ou  moins  directes  ; 
encore  se  garde-t-on  d'y  insister  (1).  La  question  se 
réduisit  donc,  pour  ainsi  dire,  d'elle-même,  «  aux  gens 
de  couleur  libres  et  propriétaires  »  .  Mirabeau  fut  le  pre- 
mier à  l'agiter.  C'était  au  cours  de  la  discussion  sur  le 

(1)  L'incident  le  plus  vif  à  ce  sujet  se  produisit  dans  la  séance  du 
11  mai  1791.  Robespierre  força  Moreau  de  Saint-Merry  à  retirer  le  mot 
«  esclaves  »  ,  dont  il  s'était  servi  en  parlant  des  noirs  :  mais  il  se  con- 
tenta de  déplorer  que  l'on  ne  pût  aborder  le  problème. 


LE  DECLIN.  343 

nombre  qu'il  convenait  de  fixer  des  députés  provisoires 
de  Saint-Domingue,  le  3  juillet  1789.    «  On  ne  sait, 
s'écria-t-il,  si  leur  élection  est  légale.  Les  noirs  libres, 
propriétaires  et  contribuables,  n'ont  pas  été  électeurs. 
Si  les  colons  veulent  que  les  nègres  et  gens  de  couleur 
soient  hommes,  qu'ils  affranchissent  les  premiers,  que 
tous  soient  électeurs,  que  tous  puissent  être  élus!  » 
Cet  appel  ne  tarda  pas  à  être  entendu.  Le  18  octobre, 
«  les  citoyens  libres  et  propriétaires  de  couleur  des  îles 
et  colonies  françaises  »  ,  résidant  à  Paris,  firent  une 
adresse    demandant   à  être   représentés,   comme   les 
blancs,  à  l'Assemblée  nationale.  Ils  offraient  de  payer 
la  fameuse  contribution  du  quart  du  revenu,  que  Mira- 
beau venait  de  faire  résoudre  (1).  Le  19  janvier  1790, 
Grégoire  plaida  leur  cause  en  un  long  Mémoire  déposé 
sur  le  bureau  de  l'Assemblée  et  en  même  temps  pu- 
blié (2).  Mais,  d'autre  part,  on  prit,  le  8  mars  1790, 
l'engagement  ferme,  vis-à-vis  des  colons  blancs,  de  ne 
rien  décider   «  sur  l'état  des  personnes  »    sans  lavis 
préalable  des  assemblées  coloniales.    C'est  entre  ces 
deux  alternatives  qu'oscilla  la  mémorable  discussion 
des  7-15  mai  179]  où  fut  abordé  de  front  le  redou- 
table problème.  Plus  de  cinquante  représentants  prirent 
successivement  la  parole.  Mais,  malgré  la  surexcita- 
tion des   esprits,  on  entendit  toujours  le  langage  le 
plus  élevé  et  le  plus  sensé  tout  ensemble.  On  s'en  tint, 

(1)  Cela  faisait,  suivant  eux,  une  somme  de  6  millions. 

(2)  Brochure  de  cinquante-deux  pages. 


344      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

en  fin  de  compte,  à  une  mesure  de  transition,  proposée 
par  Rewbell.  Les  droits  de  citoyens  actifs  furent  recon- 
nus «  aux  noirs  libres,  fils  de  père  et  mère  libres  »  . 

Telles  sont  les  principales  résolutions  de  la  Consti- 
tuante au  sujet  des  colonies.  La  participation  des  colons 
au  vote  de  la  loi  nationale  et  leur  autonomie  pour  les 
lois  locales,  l'autorité  des  nouvelles  assemblées  colo- 
niales librement  élues  à  côté  des  agents  nommés  par  la 
métropole,  l'admission  au  titre  de  citoyen  d'une  par- 
tie des  noirs  libres,  et  enfin  l'affranchissement  commer- 
cial :  tout  cela  constitue  un  système  bien  différent  de 
celui  de  Colbert,  et,  on  peut  le  dire,  bien  supérieur. 
C'est  l'assimilation  politique  et  économique  des  colo- 
nies, combinée  avec  l'autonomie  administrative. 

La  Législative  et  la  Convention  montrèrent  la  même 
sollicitude,  mais  non  la  même  modération,  que  leur 
devancière.  Adoptant  ses  vues,  elles  ne  firent  qu'ac- 
centuer ses  tendances.  La  Législative,  le  24  mars  1792, 
sur  la  proposition  de  Gensonné,  étendit  à  tous  les  noirs 
libres,  sans  distinction  d'origine,  l'égalité  des  droits 
civils  et  politiques.  La  Convention  osa  aborder  la  ques- 
tion de  l'esclavage.  Le  27  juillet  1793,  sur  la  motion 
de  Grégoire,  elle  interdit  la  traite.  Le  4  février  1794, 
sur  la  proposition  de  Levasseur,  de  la  Sarthe,  elle 
abolit  l'esclavage  dans  toutes  les  possessions  françaises. 
Cette  mesure,  qui  avait  paru  jusqu'alors  si  redoutable, 
fut  votée  par  acclamation  :  l'Assemblée,  disait-on,  ne 
devait  pas  se  déshonorer  en  discutant  le  principe  même 


LE   DECLIN.  345 

de  la  dignité  humaine.  Plus  tard,  la  Constitution  de 
l'an  III  consacra  ces  décisions.  «  Tout  homme,  dit  la 
Déclaration  des  droits  (art.  15),  peut  engager  son 
temps  et  ses  services  ;  mais  il  ne  peut  se  vendre,  ni  être 
vendu;  sa  personne  n'est  pas  une  propriété  aliénable.  » 
Elle  consacra  aussi  le  principe  d'assimilation  politique 
des  colonies,  que  la  Convention  avait  reçu  de  la  Con- 
stituante :  «  Les  colonies,  dit-elle  (t.  Ier,  art.  6  et  7),  sont 
parties  intégrantes  de  la  République  et  sont  soumises 
aux  mêmes  lois  constitutionnelles.  Elles  sont  divisées 
en  départements  (1).  » 

La  Convention  compléta  l'assimilation,  au  point  de 
vue  économique,  en  abolissant  les  douanes  entre  la 
métropole  et  les  colonies.  L'acte  de  navigation  dont 
il  a  été  question  plus  haut  et  qui  fut  décrété  le  21  sep- 
tembre 1793,  en  exigeant  que  tout  le  commerce  colo- 
nial se  fit  par  pavillon  français  (art.  5  du  premier  décret 
et  4  du  deuxième  décret) ,  n'entendait  pas  rétablir 
l'ancien  exclusif.  C'était  une  mesure  de  représailles 
dirigée  contre  l'Angleterre  (2),  mais  qui  réserve  expres- 
sément (art.    1)  les  traités  de  navigation  et  de  com- 

(1)  1°  Saint-Domingue  (qui  sera  divisée  en  quatre  ou  six  départe- 
ments) ;  2°  la  Guadeloupe,  Marie-Galande,  la  Désirade,  les  Saintes  et 
la  partie  française  de  Saint-Martin  ;  3°  la  Martinique  ;  4°  la  Guyane 
française  etCayenne;  5°  Sainte-Lucie  et  Tabago;  6°  l'île  de  France, 
les  Seychelles,  Rodrigue  et  les  établissements  de  Madagascar;  7°  l'île 
de  la  Réunion;  8°  les  Indes  orientales,  Pondichéry,  Ghandernagor, 
Mahé,  Karikal  et  autres  établissements. 

(2)  «  Que  l'Angleterre  soit  ruinée,  soit  anéantie!  Ce  doit  être  le  der- 
nier article  de  chaque  décret  révolutionnaire  de  la  Convention  natio- 
nale de  France.  »   (Rapport  de  Barrère.) 


346      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

merce  conclus  avec  les  puissances  alliées.  L'ancien 
exclusif  favorisait  le  commerce  métropolitain  au  détri- 
ment des  colonies;  l'acte  de  navigation  associe  les 
colonies  et  la  métropole  dans  la  défense  de  leurs  inté- 
rêts communs. 

Le  Directoire  ne  changea  rien  à  la  législation  ainsi 
établie.  Il  aggrava  seulement  les  rigueurs  douanières 
contre  les  denrées  réputées  anglaises,  et  il  fit  de  la  pro- 
tection à  outrance  en  déclarant  telles  la  plupart  des 
marchandises  amenées  sous  pavillon  étranger.  Peut- 
être  n'eut-il  pas  les  mêmes  sympathies  coloniales  que 
les  gouvernements  précédents.  On  prête  au  ministre 
Delacroix  ce  propos  :  «J'aimerais  mieux  pour  la  France 
quatre  villages  de  plus  sur  les  frontières  de  la  Répu- 
blique que  l'île  la  plus  riche  des  Antilles,  et  je  serais 
même  fâché  de  voir  Pondichéry  et  Ghandernagor  appar- 
tenir encore  à  la  France  (1).  »  On  ne  peut  prendre 
pour  des  manifestations  coloniales  les  déportations 
fructidoriennes  en  Guyane  ou  l'expédition  d'Egypte  : 
on  sait  de  reste  que  ce  furent  des  contre-coups  de  la 
politique  intérieure.  Mais  s'il  n'a  pas  servi  la  cause 
coloniale,  le  Directoire  ne  l'a  pas  desservie  non  plus. 
Il  n'a  surtout  rien  changé  au  système  inauguré  ;  il  l'a 
au  contraire  fait  appliquer  avec  vigueur  dans  les  colo- 
nies qui  nous  restaient  encore.  La  question  coloniale 

(1)  On  peut  opposer  à  ce  propos  l'œuvre  si  remarquable  que  Talley- 
rand,  lui-même  ministre,  lut  à  l'Institut,  le  25  messidor  an  V,  sous  le 
titre  :  Essai  sur  les  avantages  à  retirer  des  colonies  nouvelles  dans  les 
circo7istances  présentes. 


LE   DECLIN.      .  347 

est  donc,  en  1800,  au  point  où  l'avait  laissée  la  Con- 
vention en  1795. 


II 


CONSULAT    ET    EMPIRE. 


Alors  domine  l'influence  de  l'homme  qui,  selon 
nous,  porte  presque  seul  la  responsabilité  de  notre 
ruine  et  de  nos  antipathies  coloniales. 

Il  a  fait  illusion  d'abord,  et  ses  premiers  actes  ont 
pu  faire  dire  :  «  Qu'une  de  ses  grandes  ambitions,  et 
l'une  des  plus  constantes,  ce  fut  de  relever  la  puissance 
maritime  de  la  France  (1).  »  L'expédition  d'Egypte, 
avec  son  grand  appareil  militaire  et  scientifique,  ses 
premiers  succès,  ses  perspectives  de  revanche  dans 
l'Inde  et  d'influence  dans  le  Levant,  semblait,  en  effet, 
désigner  Bonaparte  pour  le  soldat  de  la  colonisation. 
Les  négociations  qui  nous  valurent  la  Louisiane,  la 
délimitation  de  la  Guyane,  les  îles  Ioniennes  et  la  resti- 
tution de  toutes  les  colonies  occupées,  qui  même  agi- 
tèrent l'échange  de  la  Floride  contre  Parme  et  Plai- 
sance, ont  été  menées  par  lui  (2)  avec  une  vive  intuition 

(1)  M.  Rambaud  :  La  France  coloniale.  Introduction,  p.  xxxu. 

(2)  Et  plutôt  par  Talleyrand,  qui  «  avait  atteint  cette  conception 
pratique  et  toute  contemporaine  d'une  politique  extérieure  soucieuse 
de  seconder,  par  la  paix  européenne,  l'effort  commercial,  industriel  et 


348      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

des  droits  de  la  France,  de  ses  intérêts  coloniaux,  de 
son  besoin  d'expansion.  Jusqu'en  1802,  la  marine  reçut 
une  dotation  importante  et  fut  accrue  ;  Anvers  rede- 
vint entre  nos  mains  le  grand  port  qu'il  avait  été  au 
seizième  siècle. 

Mais  cette  bonne  volonté  de  l'homme  de  brumaire 
disparaît  à  mesure  que  grandit  son  pouvoir  personnel. 
Elle  n'était  qu'un  reste  d'influence  révolutionnaire, 
dont  le  dictateur  eut  hâte  de  se  dégager.  On  peut  bien 
le  dire,  en  effet,  après  les  travaux  de  Lanfrey  et  de 
M.  Taine.  Des  natures  comme  celle  de  Bonaparte, 
égoïstes  et  dominatrices,  ne  savent  pas  se  plier  aux 
goûts  et  aux  intérêts  d'autrui,  mais  imposent  les  leurs. 
A  mesure  que,  consul  et  empereur,  il  maîtrise  les 
hommes  et  les  choses,  il  est  maîtrisé  par  ses  propres 
instincts.  Officier  d'infanterie  par  éducation  et  par  apti- 
tude, il  n'aime  que  l'armée  et  la  stratégie  de  terre.  Il 
a  peut-être  voulu,  un  moment,  relever  la  marine,  parce 
qu'il  avait  à  se  faire  accepter  et  qu'il  se  savait  respon- 
sable du  désastre  d'Aboukir.  Mais,  après  le  camp  de 
Boulogne  et  après  Trafalgar,  il  prétendit  «  qu'il  n'y 
aurait  jamais  rien  à  tirer  de  la  marine  »  ,  et  il  la  né- 
gligea définitivement. 

Avec  la  marine,  il  négligea  les  colonies  :  l'un  ne  va 
pas  sans  l'autre.  Le  géographe  Malte-Brun  lui  suggéra, 
en  1809,  l'idée  d'une  occupation  de  Formose,  et  il  en 

colonial  de  la  nation  »  .  (Cf.  Pallain  :  Le  ministère  de  Tallcyrand  sous 
le  Directoire  [1889].) 


LE   DECLIN.  349 

développa  les  motifs  en  un  Mémoire  très  étudié  qu'on 
a  fait   connaître  récemment  (1).    Le  Mémoire  resta 
luxueusement  relié  sur  les  rayons  de  la  Bibliothèque 
impériale.  Le  général  Decaen,  gouverneur  de  l'ile  de 
France,  demanda  avec  insistance,  par  lettres  et  par 
envoyés   spéciaux,  quelques  milliers  d'hommes  pour 
faire  une  descente  sur  les  côtes  de  l'Hindoustan,  où 
l'appelaient  les  Mahrattes.  On  ne  l'écouta  pas.  La  seule 
réponse  qu'il   obtint  de  l'Empereur  montre  précisé- 
ment cet  état  d'esprit  que  nous  venons  de  signaler  :  le 
dédain  de  la  marine,  le  goût  pour  les  opérations  sur 
terre  les  plus  invraisemblables,  cet  égoïsme  qui  ramène 
ou  veut  ramener  tout  à  soi.  Decaen  affirmait  que  l'expé- 
dition était  possible  par  mer  avec  dix  mille  hommes. 
Napoléon,  sans  autre  information  qu'une  conversation 
décousue,  soutient  que  l'aventure  exige  au  moins  vingt 
mille  hommes;  car,  dit-il,    «  je  suis  très  bien  avec  la 
Perse  et  Gonstantinople  ;  ainsi,  je  puis  faire  passer  un 
corps  d'armée,  que  je  joindrai  à  leurs  troupes,  pour 
aller  dans  l'Inde  par  terre  (2)  »  .  Donc,  l'expédition  se 
fera  par  terre  sous  la  conduite  du  maître,  ou  elle  ne  se 
fera  point.  Quant  au  profit,  vraiment  grand,  qu'elle 
assurait,  qu'importe?  S'informant  de  l'état  de  l'île  de 
France,  absolument  livrée  à  elle-même,  et  apprenant 
que  les  Anglais  ne  l'ont  pas  attaquée,  il  s'en  étonne  et 

(1)  Cf.  Revue  de  ge'ographie,  janvier  1886. 

(2)  La  toute  récente  étude  de  M.  Vandal  {Napoléon  et  Alexandre, 
Pion,  1891)  éclaire  ce  «  roman  »  ,  comme  l'appelle  Talleyrand,  mais 
ne  contredit  pas  nos  assertions;  elle  les  fortifie  plutôt. 


350      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

déclare,  avec  une  admirable  insouciance,  que  c'est 
une  grande  «  ânerie  »  de  leur  part.  Les  ministres 
savent,  d'ailleurs,  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  sur  les 
sentiments  de  leur  empereur.  Le  ministre  de  la  marine, 
Decrès,  chargé  des  colonies,  écrit  à  Decaen,  le  16  jan- 
vier 1805  :  «  Je  ne  dois  pas  vous  dissimuler  que,  dans 
la  conjoncture  actuelle,  la  prévoyance  des  fonction- 
naires placés  à  la  tête  de  nos  colonies  doit  calculer 
toutes  les  chances,  supposer  la  possibilité  que  la  métro- 
pole applique  à  l'accomplissement  des  grands  desseins 
de  son  auguste  chef  des  fonds  dont  il  serait  indispen- 
sable de  priver  temporairement  ses  possessions  d'outre- 
mer, et  que  ces  fonctionnaires  doivent  en  conséquence 
fixer  toutes  leurs  méditations  sur  les  moyens  de  se 
créer  des  ressources  qui  leur  permettent  de  se  passer, 
aussi  longtemps  qu'il  se  pourrait,  de  l'assistance  de  la 
mère  patrie.  »  N'est-ce  pas,  sans  déguisement,  la  poli- 
tique de  l'abandon,  le  sacrifice  délibéré  de  l'intérêt 
colonial  à  l'ambition  continentale? 

Si  encore  Napoléon  n'était  coupable  envers  les  colo- 
nies que  de  cet  abandon!  Mais  il  reste  deux  griefs,  plus 
graves  encore,  à  élever  contre  lui  :  le  premier,  d'avoir 
perdu,  par  sa  faute,  notre  empire  colonial;  le  second, 
de  nous  avoir  fait  perdre  le  goût  de  la  colonisation. 

On  va  répétant  que  Napoléon  est  une  incarnation  de 
la  Révolution,  le  propagateur  en  Europe  des  idées 
révolutionnaires.  Cette  affirmation  nous  a  toujours 
semblé  de  la  dernière  fantaisie.  En  Europe,  Napoléon 


LE   DECLIN.  351 

a  promené  le  militarisme  et  le  Gode  Napoléon,  qui  ne 
sont  pas,  que  nous  sachions,  des  fruits  révolution- 
naires (l).  En  France,  il  a  mené  une  réaction  violente 
contre  l'œuvre  et  l'esprit  de  la  Révolution.  Il  a  fait 
reculer  la  France  si  loin  en  arrière  qu'aujourd'hui 
même,  où  nous  subissons  encore  son  régime  adminis- 
tratif, on  ne  fait  que  de  renouer  le  fil  de  89.  Aux  colo- 
nies, ce  fut  pis  encore  :  rien  ne  fut  respecté  des  inno- 
vations récentes. 

La  Constitution  de  l'an  VIII  fait  d'abord  table  rase, 
en  établissant  que  «  le  régime  des  colonies  sera  déter- 
miné par  des  lois  spéciales  »  (art.  91).  C'était  repousser 
le  principe  de  l'assimilation,  qui  était  la  caractéris- 
tique du  système  colonial  des  assemblées  révolution- 
naires. Bientôt,  un  arrêté  consulaire  du  19  avril  1801 
détermine  l'administration  de  la  Guadeloupe.  C'étaient, 
sous  de  nouveaux  noms,  les  offices  de  l'ancien  régime  : 
un  capitaine  général,  commandant  des  forces,  comme 
les  anciens  gouverneurs  ou  lieutenants  généraux;  un 
préfet,  remplaçant  l'intendant,  avec  des  pouvoirs  plu- 
tôt accrus  ;  un  commissaire  de  justice,  qui  est  l'ancien 
procureur  du  Roi  près  des  cours  souveraines,  mais 
avec  des  attributions  policières  qui  sont  le  propre  du 
régime  napoléonien.  L'arrêté  du  16  juin  1802  achève 
cette  prétendue  réorganisation.  Il  décide  que,   pour 

(1)  Le  Gode  civil  consacre  bien  quelques-uns  des  principes  de  la 
Révolution.  Mais  il  ne  serait  pas  fort  difficile  de  démontrer  qu'il  y  con- 
tredit souvent,  et  certaines  adjonctions,  faites  sous  l'Empire,  comme 
le  majorât,  sont  en  flagrante  opposition. 


352      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

l'état  des  personnes,  pour  la  propriété,  pour  la  com- 
pétence des  assemblées  coloniales,  etc.,  les  colonies 
seront  régies  par  les  lois  en  vigueur  avant  la  Révolu- 
tion! Ainsi  étaient  rétablis,  d'un  trait  de  plume,  le 
pacte  colonial  dans  toute  sa  rigueur  et  l'esclavage  avec 
ses  hontes.  Pour  le  commerce,  ce  fut  un  retour 
violent  au  régime  prohibitif,  non  plus  par  mesure 
transitoire  et  par  représailles  contre  les  Anglais,  mais 
par  système  et  contre  les  denrées  coloniales  elles- 
mêmes  (1). 

Qu'arriva-t-il?  Nous  perdîmes  Saint-Domingue,  que 
les  noirs  avaient  jusqu'alors  défendue  contre  les  An- 
glais, appelés  par  les  blancs,  et  qu'ils  affranchirent 
pour  se  défendre  contre  le  décret  du  16  juin.  D'autre 
part,  les  nécessités,  ou  simplement  les  caprices  de  la 
politique  contiuentale,  firent  perdre  toutes  les  colonies 
laissées  sans  défense.  La  Louisiane  est  vendue  en  1803 
à  l'Amérique  pour  la  somme  dérisoire  de  80  millions. 
Les  traités  de  Paris  consacrent  l'abandon  de  Sainte- 
Lucie  ,  Tabago ,  île  de  France ,  Seychelles ,  îles  Ioniennes . 
Grâce  à  l'Empire,  l'Angleterre  achève,  en  1815,  son 
œuvre  de  spoliation,  et  la  France  devient  la  dernière 
des  puissances  coloniales.  Elle  ne  mérite  même  plus 
ce  nom  pour  un  domaine  de  cent  cinquante  mille  kilo- 
mètres carrés  ! 


(1)  Tissus  de  fil  et  coton  prohibés  ;  droits  de  400  à  800  francs  les  cent 
kilos  sur  le  coton  brut;  taxe  de  100  francs  les  cent  kilos  sur  les 
sucres,  de  150  francs  sur  le  poivre  et  le  café,  200  francs  sur  le  cacao,  etc. 


LE  DECLIN.  353 

C'est  alors  vraiment  que  commence  cette  déses- 
pérance, ou,  si  l'on  veut,  cette  désillusion  en  matière 
de  conquêtes  maritimes,  que  l'on  place  à  tort  après  le 
traité  de  Paris  de  1763.  Alors  s'ancra  dans  les  esprits 
cette  idée  de  Montesquieu  que  les  colonies  sont  des 
possessions  destinées  à  être  perdues,  et  par  suite 
sont  une  cause  d'affaiblissement  pour  la  métropole. 

Alors  aussi  s'implanta  un  sentiment  qu'on  avait  vu 
poindre  à  d'autres  époques,  qu'avaient  représenté  entre 
autres  Montluc  et  Louvois,  mais  qui  après  l'Empire  est 
devenu  quasi  universel  en  France.  Par  sa  situation,  la 
France  peut,  à  sa  volonté,  être  une  grande  puissance 
continentale  ou  une  grande  puissance  maritime.  Ses 
aptitudes  sont  presque  égales  pour  l'un  et  pour  l'autre 
rôle.  Ses  goûts  ont  toujours  été  assez  indécis,  et  la 
nation  peut  être  entraînée  aisément  dans  un  sens  ou 
dans  l'autre  par  ses  hommes  d'État.  Golbert  et  Louvois 
ont  représenté  chacune  des  deux  tendances;  Richelieu 
les  a  servies  l'une  par  l'autre.  Le  plus  sage  est  sans 
doute  «  de  pousser  à  entreprendre  sur  mer  »  ,  où  se 
rencontrent  les  grands  profits,  en  se  tenant  sur  la 
défensive  du  côté  de  l'Europe,  où  les  déboires  abon- 
dent. Gela  était  sage  surtout  en  1802,  quand  la  France 
avait  atteint  et  fait  reconnaître  ses  frontières  naturelles. 
Or,  c'est  tout  le  contraire  que  fit  Napoléon,  comme 
on  sait.  Il  soumit,  pendant  quinze  ans,  les  Français 
au  régime  des  guerres  continentales;  il  les  grisa  de 
gloire  et  de  conquêtes  ;  il  leur  donna  l'ambition  d'être  le 

23 


354      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

premier  peuple  et  les  meilleurs  guerriers  de  l'Europe  ; 
il  fit  prédominer  en  eux,  s'il  ne  le  créa,  cet  orgueil  dont 
il  était  lui-même  possédé,  de  jouer  le  premier  rôle  dans 
la  partie  la  plus  civilisée  du  globe.  Il  n'est  pas  de  dis- 
position d'esprit  plus  anticoloniale  que  celle-là;  le 
labeur  obscur  dans  une  contrée  sauvage  ne  convient 
pas  à  qui  veut  briller  sur  une  grande  scène.  Mais  ce 
n'est  pas  tout.  Quand  les  Français  auraient  gardé 
l'esprit  colonisateur,  Napoléon  les  laissait  hors  d'état 
d'y  satisfaire.  Ses  violences  contre  les  nationalités,  son 
mépris  du  droit  privé  et  public,  ont  soulevé  tant  de 
haines  et  de  colères  que  la  France,  aujourd'hui  encore, 
représentée  comme  l'ennemie  de  tous,  est  obligée  de 
faire  face  à  tous  sur  ses  frontières  terrestres.  «  Un 
coup  de  canon  tiré  sur  les  bords  du  Saint-Laurent  suffit 
pour  mettre  le  feu  aux  poudres  dans  toute  l'étendue 
du  globe  »  ,  disait  Voltaire  vers  1760  :  c'est  qu'alors  la 
lutte  coloniale  était  instante.  Aujourd'hui,  un  coup  de 
canon  tiré  sur  le  Danube,  le  Pô  ou  l'Elbe  éteint  toutes 
les  pièces  mises  en  batterie  dans  toutes  les  parties 
colonisées  du  globe;  car  la  crise  européenne  est  à  l'état 
aigu.  La  France,  au  moins,  responsable  des  boulever- 
sements napoléoniens,  est  paralysée  hors  d'Europe  pat 
le  moindre  mouvement  européen.  Napoléon  l'a  rivée 
au  continent  avec  des  chaînes  de  fer. 

Tel  est  le  résultat,  assez  triste,  de  cette  période 
tourmentée  qui  termine  la  troisième  époque  de  notre 
histoire  coloniale.  Commencée  avec  le  désir  de  garder 


LE   DÉCLIN.  355 

et  d'accroître  un  empire  colonial  dont  on  sent  le  prix, 
elle  se  distingue  d'abord  par  des  réformes  fondamen- 
tales de  nature  à  faire  aimer  les  colonies,  où  l'on  saura 
trouver  la  liberté  et  une  juste  autonomie;  puis,  brus- 
quement, elle  est  marquée  par  un  abandon  sans  exemple 
de  l'intérêt  colonial  et  par  la  restauration  brutale  de 
toutes  les  iniquités  sociales  et  politiques  qui  avaient 
le  plus  nui  jusqu'alors  et  nuiront  encore  à  l'émigration. 
L'aventurier  de  brumaire  est  l'auteur  responsable  de 
cette  transformation;  notre  répulsion  actuelle  contre 
l'action  aux  colonies  est  une  de  ses  plus  mauvaises 
œuvres. 


23. 


CHAPITRE  II 

L'OPINION. 

L'intérêt  et  la  discussion. 

La  nation,  si  troublée  par  la  tourmente  révolution- 
naire et  par  l'agitation  napoléonienne,  a-t-elle  pu  garder 
un  peu  de  son  attention  pour  les  colonies? 

La  réponse  n'est  pas  douteuse.  A  aucune  époque,  la 
publicité  coloniale  n'a  été  aussi  active  et  n'a  suivi 
d'aussi  près  les  événements.  Durant  ces  vingt-cinq 
années  d'émotions  politiques  et  guerrières,  il  n'a  pas 
été  publié  moins  de  650  livres  ou  brochures  sur  les  colo- 
nies. Gela  fait  une  moyenne  de  26  par  an  :  aux  époques 
précédentes,  cette  moyenne  n'avait  été  que  de  7 ,  6  et  4. 

Il  faut,  en  outre,  remarquer  que,  de  ces  650  publi- 
cations, plus  des  cinq  sixièmes  appartiennent  à  la  Révo- 
lution. Le  Consulat  et  l'Empire  en  comptent  90  environ. 
La  moyenne  ressort  donc  à  56  de  1789  à  1800,  et  seu- 
lement à  6  de  1800  à  1815.  Même,  les  quatre  années 
du  Consulat  présentent  une  proportion  sensiblement 
plus  forte  que  les  1 1  de  l'Empire.  Il  a  paru,  en  effet, 
de  1800  à  1804,  36  livres  sur  les  colonies,  soit  9  par 
an;  de  1804  à  1815,  les  54  publications  restantes  ne 


LE   DECLIN.  357 

donnent  qu'une  proportion  de  5  à  peu  près  par  an. 

Faisant  le  même  dénombrement  pour  chacune  des 
périodes  révolutionnaires,  on  trouve  :  de  1789  à  1792, 
en  comptant  les  quatre  années  pleines,  un  total  de 
320  et  la  moyenne  énorme  de  80  par  an;  pour  les  sept 
autres  années,  une  moyenne  de  48.  Toutefois,  la  Con- 
vention est  mieux  partagée  que  le  Directoire  :  les  trois 
quarts  des  334  publications  restantes  lui  appartiennent. 

Enfin,  le  relevé  par  années  donne  ce  résultat  : 
1789,  53  ouvrages;  1790,  108;  1791,  97;  les  années 
suivantes,  jusqu'en  1795,  environ  80;  les  années  de 
1795  à  1800,  de  30  à  60. 

Ces  chiffres  suggèrent  de  très  clairs  enseignements. 
Tout  d'abord,  la  cause  coloniale  a  été  plaidée  devant 
le  public  avec  autant  d'ardeur  que  les  questions  con- 
stitutionnelles elles-mêmes.  Il  s'en  faut  que,  comme  au 
seizième  siècle,  les  préoccupations  du  dedans  ou  du 
dehors'détournent  les  esprits  des  choses  d'outre-mer. 
On  a  compris  l'importance  des  colonies,  et  l'idée  colo- 
niale est  descendue  des  hauteurs  du  trône  aux  salles 
des  clubs. 

De  plus,  cette  publicité  sans  exemple  ne  suit  pas 
seulement  l'action  ;  elle  s'y  attache,  elle  la  prépare  ou  la 
commente.  C'est  pour  cela  que  la  proportion  annuelle 
va  toujours  diminuant  depuis  1790.  Les  plus  graves 
mesures  ont  été  attendues  au  début  de  la  Révolution  ; 
plus  tard  les  positions  étaient  prises  et  la  discussion 
inutile. 


358      LA    QUESTION    COLONIALE  EH    FRANCE. 

Presque  toutes  ces  œuvres  de  polémique  se  groupent 
autour  de  quatre  grandes  questions  :  l'utilité  des  colo- 
nies, la  liberté  commerciale,  l'abolition  de  l'esclavage, 
le  régime  colonial  ou  la  guerre  aux  colonies. 

On  ne  peut  faire  facilement  la  répartition  entre 
elles.  Elles  sont  trop  voisines,  trop  dépendantes  les 
unes  des  autres,  pour  n'avoir  pas  été  abordées  à  la  fois 
dans  la  plupart  des  ouvrages.  Toutefois,  il  en  est  une 
qui  l'emporte  visiblement  sur  toutes,  c'est  la  question 
de  l'esclavage.  Elle  le  doit  à  son  intérêt  humain  et  phi- 
losophique, et  aussi  à  son  caractère  compréhensif  :  le 
sort  présent  et  futur  des  colonies,  leurs  droits  vis-à-vis 
de  la  métropole,  leur  prospérité  agricole  et  commer- 
ciale, au  dire  d'une  foule  de  polémistes,  sont  attachés 
à  la  solution  de  cette  question.  Plus  de  250  livres  ou 
opuscules  y  sont  spécialement  consacrés,  et  il  n'en  est 
pas  un  qui  n'en  traite  au  moins  incidemment.  Saint- 
Domingue,  où  la  question  est  surtout  instante,  est 
l'objet  de  330  publications  jusqu'en  1800  seulement; 
14  ouvrages,  de  1800  à  1815,  recherchent  les  moyens^ 
de  recouvrer  cette  «  perle  des  Antilles  »  ,  que  l'acte 
brutal  de  1802  nous  a  fait  perdre. 

C'est  encore  la  question  de  l'esclavage  qui  a  le  plus 
grand  retentissement  dans  les  œuvres  de  pure  littéra- 
ture. Le  théâtre  l'a  agitée  plus  d'une  fois.  Dès  1 789,  un 
auteur  anonyme,  une  femme  peut-être  (1),  essaye  de  la 

(1)  Moniteur  du  25  décembre  1789.  —  La  pièce  fut  donnée  au  théâtre 
de  la  Nation. 


LE   DECLIN.  359 

porter  devant  le  public  dans  un  drame  en  trois  actes 
et  en  prose  intitulé  :  L'esclavage  des  nègres,  ou  Vheu- 
reux  naufrage.  La  pièce  était  fort  médiocre  et  tomba 
à  plat.  Mais  c'est  moins  sa  faiblesse  littéraire  que 
l'audace  de  son  sujet  et  de  ses  conclusions  (1),  qui 
causa  son  malheur.  La  représentation  fut,  en  effet, 
très  tumultueuse  :  comme  le  dit  le  Moniteur,  «  on 
aurait  cru  que  la  grande  cause  de  l'esclavage  et  de  la 
liberté  des  nègres  allait  se  traiter  devant  les  partis  que 
leurs  divers  intérêts  devaient  engager  à  la  combattre 
ou  à  la  défendre  »  .  Cet  insucès  ne  découragea  pas, 
pourtant,  les  auteurs  dramatiques.  L' Ambigu-Comique 
représentait,  un  mois  après  (janvier  1790),  et  donnait 
plusieurs  fois,  une  pièce  en  un  acte  avec  divertisse- 
ment sous  le  titre  :  Le  nègre  comme  il  y  a  peu  de  blancs. 
Les  comédiens  du  Beaujolais,  en  juillet  1790,  faisaient 
applaudir  La  belle  esclave.  Le  théâtre  de  Monsieur,  le 
12  décembre  1791,  mettait  en  scène  un  opéra  d'inspi- 
ration optimiste  qui  s'appelait  :  Bon  maître,  ou  les 
esclaves  par  amour .  Sous  l'Empire  même,  quand  la  ques- 
tion semblait  enterrée,  M.  de  Gornillon  mit  la  poésie 
lyrique  à  son  service  dans  des  Odes,  suivies  d'une  lettre 
sur  l'esclavage  (  1 806)  ;  M .  de  Pinière  l'avait  aussi  traitée 
sous  la  forme  romanesque  dans  Les  colons,  parus  en 
1804. 

Quant  aux  auteurs  de  tous  les  écrits  polémiques,  ce 

(1)  Des  nègres  fugitifs,  condamnés  à  mort  pour  ce  fait,  sont  sauvés  à 
la  prière  de  quelques  blancs  qu'ils  avaient  secourus  dans  un  naufrage. 


3C0      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

sont  des  députés  ou  journalistes,  représentant  générale- 
ment les  principes  philosophiques,  des  colons,  députés 
ou  délégués,  des  négociants,  parlant  au  nom  des  inté- 
rêts coloniaux  et  commerciaux,  des  marins  ou  admi- 
nistrateurs des  colonies,  racontant  ce  qu'ils  ont  vu  ou 
fait. 

Parmi  les  premiers,  Brissot  et  Grégoire  ont  été  les 
plus  féconds.  Nous  avons  mentionné  le  Mémoire  de 
Grégoire  du  19  janvier  1790;  au  mois  d'octobre  sui- 
vant, il  publie  une  Lettre  aux  philanthropes  sur  les  mal- 
heurs des  noirs;  en  juin  1791,  une  Lettre  aux  noirs 
libres  de  Saint-Domingue  et  autres  (les  françaises;  long- 
temps après,  en  1810,  1822  et  1826,  il  reprend  ce 
sujet  qu'il  a  fait  sien,  dans  La  littérature  des  nègres, 
dans  un  Projet  d'établir  des  peines  infamantes  contre 
les  négriers,  dans  une  dissertation  sur  «  le  préjugé 
des  blancs  contre  les  noirs  et  sang-mêlés  »  .  On  ne  peut 
que  rendre  justice  aux  sentiments  élevés  qui  l'ont 
inspiré,  et  cette  charitable  ardeur,  d'ailleurs  fort  criti- 
quée, ne  nous  semble  pas  un  des  moindres  titres  de 
gloire  du  pieux  évêque  constitutionnel  de  Blois.  Il  a, 
du  reste,  trouvé  de  nombreux  émules  dans  le  clergé  et 
au  dehors,  l'abbé  Sibire,  l'abbé  Gournand,  Talleyrand 
lui-même,  La  Rochefoucauld-Liancourt,  Dupont  de 
Nemours,  etc.    (1).   En    1814,   Sismondi    a  prêté    le 


(1)  L'abbé  Sibire  :  JJ  aristocratie  négrière,  1789.  —  L'abbé  Cour- 
nand  :  Adresse  à  l'Assemblée  nationale,  1790.  —  De  Talleyrand  :  Mé- 
moire à  l'Académie  des  sciences,  1797. 


LE  DÉCLIN.  361 

concours  de  sa  science  à  cette  cause  dans  ses  deux 
opuscules  si  bien  accueillis  sur  la  traite  (1).  Quant  à 
Brissot,  il  a  fait  de  son  journal  le  Patriote  le  porte - 
parole  et  le  défenseur  de  la  Société  des  amis  des  noirs, 
fort  décriée,  calomniée  souvent,  mais  toujours  active 
et  de  plus  en  plus  influente.  Il  a  soutenu  contre  Gouy 
d'Arcy,  Moreau  de  Saint-Merry,  Barnave,  Malouet, 
une  très  vive  polémique.  Il  a  mérité  d'être  le  point  de 
mire  des  attaques  de  tous  les  défenseurs  de  l'escla- 
vage. 

Gouy  d'Arcy  et  Moreau  de  Saint-Merry  ont  été,  avec 
Dillon,  les  plus  ardents  avocats  des  colons,  tant  à  la 
Chambre  que  dans  la  presse.  Gouy  d'Arcy,  principale- 
ment, a  tant  écrit  de  lettres  à  Brissot,  au  marquis  de 
Villette,  à  ses  commettants,  etc.,  qu'il  en  a  fait  un  re- 
cueil en  huit  volumes,  offert  à  l'Assemblée  nationale  et 
déposé  dans  ses  archives  (2) .  Moreau  de  Saint-Merry, 
sous  une  forme  plus  didactique,  a  présenté  des  Con- 
sidérations aux  vrais  amis  du  repos  et  du  bonheur  de  la 
France,  à  l'occasion  des  nouveaux  mouvements  de  quel- 
ques soi-disant  amis  des  noirs  (1er  mars  1791),  ou  sur 
Les  esclaves  des  colonies  et  les  gens  de  couleur  libres 
(12  mai  1791).  Il  a  publié  plus  tard  (1797),  en  Amé- 
rique, une  Description  physique,  civile,  politique  et  his- 
torique de  la  partie  française  de  Saint-Domingue .  Dillon 


(1)  Le  premier,  De  V intérêt  de  la  France  a  regard  de  la  traite,  a  été 
imprimé  en  même  temps  à  Genève,  Londres  et  Paris. 

(2)  Lettres  à  ses  commettants,  15-31  mai  1791. 


362      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

s'est  aussi  adressé  «  aux  vrais  amis  de  la  patrie  »  au 
sujet  des  troubles  dans  les  colonies,  et  il  a  dû  répondre 
à  de  nombreuses  attaques  personnelles.  Après  ceux-là 
et  sous  les  autres  assemblées,  d'autres  députés  colons 
ont  soutenu  la  même  lutte  :  Dumorier,  pendant  la 
Législative,  Lacour  et  Leborgne,  durant  la  Conven- 
tion, Lion  et  Dupuch,  sous  le  Directoire.  Ils  ont  été 
soutenus  par  Malouet,  Glermont-Tonnerre ,  Barnave, 
«  qui  étaient  colons  ou  dignes  de  l'être  » ,  suivant  un 
mot  de  Gouy  d'Arcy. 

Mais  il  se  trouva  d'autres  représentants  directs  ou 
indirects  des  colonies  pour  plaider  avec  une  égale 
ardeur  la  cause  des  noirs  et  des  sang-mêlé.  En  pre- 
mière ligne,  il  faut  citer  le  mulâtre  Raymond,  dont  la 
comparution  à  la  barre  de  l'Assemblée  et  le  discours 
ferme  et  modéré  a  eu  la  plus  grande  influence  sur  le 
vote  du  15  mai  1791.  Il  n'a  cessé  de  défendre  l'intérêt 
de  ses  frères  avec  une  remarquable  énergie  et  un  vrai 
talent.  Dès  1789,  il  adresse  à  l'Assemblée  des  Obser- 
vations sur  les  droits  des  noirs;  il  se  charge  de  répondre 
aux  Considérations  de  Moreau  de  Saint- Merry  ;  il  fait 
part  de  ses  espérances,  en  mai  1793,  «  à  ses  frères  les 
hommes  de  couleur  »  .  Avec  lui,  un  colon  blanc,  mais 
marié  à  une  sang-mêlé,  Monneron,  député  de  Pondi- 
chéry  et  de  l'île  de  France,  a  contribué  au  résultat  final, 
en  se  séparant  avec  éclat,  en  cette  circonstance,  des 
autres  députés  des  colonies,  et  en  prouvant,  dans  les 
Défenses  qu'il  dut  publier  de  sa  conduite,  que  ses  man- 


LE   DÉCLIN.  363 

dants  professaient  les  mêmes  sentiments  (1).  Belley  et 
Littey,  députés  noirs  de  la  Martinique,  ont  continué 
la  polémique  au  temps  de  la  Convention ,  quand  ils 
avaient  cause  gagnée,  mais  quand  déjà  se  discutaient 
les  responsabilités. 

Il  n'était  pas  très  sûr  de  soutenir  la  thèse  des  colons. 
Le  peuple  était  pour  les  noirs.  Pour  avoir  résisté  au 
décret  du  15  mai,  Maury  faillit  être  mis  à  la  lanterne, 
Barnave  perdit  sa  popularité,  et  Gouy  d'Arcy,  s'il  faut 
l'en  croire,  fut  tout  près  d'être  victime  des  colères 
populaires  (2). 

Les  négociants  ont  pris  part,  naturellement,  à  une 
querelle  où  ils  avaient  un  intérêt  direct.  On  trouve  un 
grand  nombre  de  Lettres  de  négociants  aux  diffé- 
rents journaux,  Journal  de  Paris,  Journal  des  colonies, 
le  Patriote,  le  Moniteur,  etc.,  ou  bien  des  Adresses  des 
députés  extraordinaires  du  commerce,  des  chambres 
de  commerce,  des  groupes  de  négociants;  on  trouve 
même  des  polémiques  acerbes  engagées  d'une  ville 


(1)  Réponse  à  Moreau  de  Saint-Merry,  21  septembre  1791. 

(2)  Voici  comment  il  raconte  la  scène  (Lettre  à  ses  commettants,  mai 
1791)  :  «  Hier,  en  plein  jour,  j'ai  été  accueilli  dans  la  rue  par  une  troupe 
de  brigands  bien  payés  sans  doute  pour  me  faire  une  insulte  gratuite. 
Ils  ont  osé  arrêter  une  calèche  où  j'étais  avec  ma  femme,  mes  enfants 
et  deux  dames  créoles.  J'ai  opposé  beaucoup  de  prudence  et  de  fermeté 
à  leur  attaque,  et  j'en  ai  été  quitte  pour  des  menaces  de  piller  ma  maison 
et  de  me  mettre  à  la  lanterne.  J'ai  harangué,  sans  m'effrayer,  ce  peuple 
égaré  que  je  défends  depuis  deux  ans  et  dont  j'ai  réclamé  la  juste  recon- 
naissance. Je  lui  ai  dénoncé  comme  perturbateurs  du  repos  public  ceux 
qui  osaient  le  tromper  sur  le  compte  de  ses  véritables  amis,  et  je  me  suis 
tiré  de  leurs  mains  avec  avantage.  » 


364      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

à  l'autre.  Ainsi,  le  maire  et  les  officiers  municipaux 
de  Bordeaux  avaient  publié,  dans  le  Patriote,  puis  en 
brochure  (31  mai  1791),  une  adresse  aux  assemblées 
coloniales,  municipalités  et  comités  des  colonies  fran- 
çaises, pour  faire  acte  d'adhésion  au  décret  du  15  mai. 
Le  lendemain,  l'imprimerie  de  la  Feuille  c/uyour  lançait 
une  réponse  commençant  par  ces  mots  :  «  Prenez-y 
garde,  citoyens!  et  vous  surtout,  négociants  du  Havre, 
Nantes,  la  Rochelle,  Marseille  et  Dunkerque.  »  En 
septembre ,  les  chambres  de  commerce  de  Rouen , 
Nantes,  Marseille,  protestaient  publiquement  contre  le 
décret.  Dès  le  début,  quelques  villes  avaient  pris  posi- 
tion dans  le  débat;  le  plus  grand  nombre,  il  faut  le 
dire,  avaient  observé  le  silence  qu'elles  s'étaient  imposé 
dans  les  cahiers.  Les  colons  ayant  résolu,  le  12  février 
1791,  «  d'éveiller  les  villes  de  commerce  sur  l'immi- 
nence du  danger  qui  les  menaçait  »  ,  avaient  rédigé  et 
envoyé  un  projet  d'adresse  destiné  à  impressionner 
l'Assemblée.  Or,  dit  Gouy  d'Arcy,  «  de  quarante  villes 
maritimes  ou  de  l'intérieur,  mais  toutes  intéressées  au 
commerce  des  colonies,  à  qui  j'expédiai  cette  circulaire 
énergique,  le  plus  grand  nombre  garda  le  silence  ;  Bor- 
deaux et  Lyon  se  refusèrent  à  entrer  dans  nos  vues  patrio- 
tiques, mais  Nantes,  le  Havre,  Abbeville,  Dunkerque, 
Rouen,  se  distinguèrent  par  une  adhésion  complète  ànos 
principes  (1)  »  .  L'accord  se  fit  plus  tard,  et  une  pétition 

(1)  Lettre  citée. 


LE   DECLIN.  365 

fut  envoyée  à  la  Législative,  le  22  janvier  1792,  par 
les  représentants  du  commerce  et  des  colonies  réunis  : 
elle  protestait  contre  les  discours  de  Brissot,  qui  con- 
tinuait à  la  tribune  la  campagne  commencée  dans  le 
Patriote  et  préparait  le  décret  du  24  mars. 

Quant  aux  agents  coloniaux,  marins  ou  gouverneurs, 
qui  durent  se  défendre  contre  des  accusations  ou  qui 
rendirent  compte  de  leurs  actes,  plusieurs  détermi- 
nèrent un  certain  mouvement  de  presse.  Ce  n'était  plus, 
en  effet,  auprès  du  Roi  ou  de  l'Assemblée  qu'on  plai- 
dait une  cause  :  tout  procès  était  porté  au  tribunal  de 
l'opinion;  l'attaque  et  la  défense  étaient  publiques. 
C'est  ainsi  que  La  Luzerne,  Barbé-Marbois,  Du  Ghilleau, 
gouverneurs  ou  intendants  des  îles,  l'Assemblée  du 
Gap,  réputée  rebelle,  le  colonel  Mauduit,  le  capitaine 
Santo-Domingo,  impliqués  dans  les  troubles  de  Saint- 
Domingue,  Lacrosse,  Santhonax,  commissaires  civils, 
chargés  d'appliquer  les  décrets  de  la  Convention  ou  du 
Directoire,  ont  tenu  à  expliquer  leur  conduite  dans  des 
Mémoires,  quelquefois  déposés  sur  le  bureau  de  l'As- 
semblée, mais  toujours  publiés.  C'est  à  propos  de  la 
grave  question  du  libre  approvisionnement  des  colonies 
en  denrées  vivrières,  et  surtout  en  farines,  qu'une  vio- 
lente polémique  s'est  élevée  entre  Gouy  d'Arcy  et  les 
députés  de  Saint-Domingue,  soutenant  Du  Cbilleau, 
d'une  part,  l'ancien  gouverneur  devenu  ministre,  La 
Luzerne  et  l'ancien  intendant,  Barbé-Marbois,  d'autre 
part.  Cette  affaire  a  donné  lieu  à  une  vingtaine  de  publi- 


366      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

cations  en  1790-1791  :  Mémoires  accusateurs  ou  justi- 
ficatifs des  intéressés;  adresses  ou  répliques  des  com- 
merçants ou  des  colons.  De  même,  les  rigueurs  exercées 
par  Santhonax  et  Polverel,  qu'on  appela  «  les  égorgeurs 
de  Saint-Domingue  »  ,  ont  provoqué  de  la  part  des 
colons  quatorze  protestations  ou  accusations. 

Ces  ardeurs  de  polémique  étaient  bien  de  nature  à 
passionner  les  esprits  pour  les  questions  coloniales.  Il 
ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  la  curiosité  n'eût 
en  pâture  que  ces  querelles.  Bon  nombre  d'ouvrages 
d'intérêt  théorique  vinrent  solliciter  l'attention  du 
public. 

Il  se  trouve  alors,  comme  aux  âges  précédents,  des 
faiseurs  de  projets  et  des  rêveurs  de  colonisation.  Le 
Recueil  des  Mémoires  généraux,  auquel  nous  avons 
tant  emprunté  pour  le  dix-huitième  siècle,  contient  de 
nombreuses  propositions  de  la  période  révolutionnaire. 
Par  exemple,  un  sieur  Duchesne,  citoyen  de  Blois, 
offre,  le  12  fructidor  an  III,  d'aller  former  dans  les 
montagnes  de  la  Guyane  française  un  établissement, 
«  pour  occuper  les  militaires  et  leur  procurer  par  leur 
travail  une  aisance  qui  déchargerait  l'État  de  la  pen- 
sion qu'il  leur  doit  »  ;  un  anonyme,  en  1797,  pro- 
pose d'établir  en  Guyane  une  peuplade  de  blancs, 
recrutée  parmi  les  jeunes  gens  et  jeunes  filles  nubiles  de 
Béarn  (1).  C'est  principalement  sur  la  Guyane  que  se 

(1)  Mémoires  généraux,  U  XIX,  nos  19,  21,  22,  23,  24,  26. 


LE   DECLIN.  367 

portent  les  vues  de  ce  genre.  Elle  n'avait  pas,  en  effet, 
souffert  des  attaques  anglaises  ou  des  désordres  inté- 
rieurs. Couturier  de  Saint-Clair,  député  des  colons  de 
Guyane,  le  dit  expressément  dans  ses  Observations  sur 
l'état  présent  de  la  Guyane  (1797)  :  «  L'essai  de  la 
liberté  générale  des  noirs  s'est  fait  dans  la  colonie  de 
Cayenne  sans  contrariété  (1).  » 

C'est  aussi  sur  la  Guyane  que  les  théories  les  plus 
importantes  ont  été  produites.  Lescalier,  dans  deux 
livres  publiés  en  1791  et  1798,  a  dit  le  résultat  de  ses 
observations  sur  les  moyens  de  mettre  en  valeur  la 
Guyane  et  sur  la  culture  propre  aux  terres  basses. 
Malouet,  en  l'an  X,  a  donné  sa  précieuse  collection 
de  Mémoires  et  correspondances  officielles  sur  l'admi- 
nistration des  colonies,  et  notamment  sur  la  Guyane 
française  et  hollandaise  (2).  En  même  temps  Giraud, 
d'après  les  notes  de  Vidal  (3),  écrit  des  Mémoires  sur 
les  avantages  politiques  et  commerciaux  delà  Guyane. 
Mais  d'autres  colonies,  pour  différentes  raisons,  pro- 
voquèrent des  études  aussi  importantes.  La  Louisiane, 
par  exemple,  au  moment  où  elle  fut  vendue  (1803),  fut 
l'objet  d'une  demi-douzaine  de  descriptions,  disser- 
tations, récits  de  voyage,  dont  quelques-uns,  comme 
le  Voyage  en  Louisiane,  de  Baudry  desLozières,  eurent 
plusieurs  éditions.  La  curiosité,  malgré  tant  de  causes 

(1)  Mémoires  généraux,  t.  XIX,  n°  24. 

(2)  Paris,  5  vol.  in-8°. 

(3)  D'après  Barbier. 


368      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANGE. 

qui  (levaient  la  distraire,  se  porta  même,  comme  autre- 
fois, à  la  suite  des  voyageurs,  sur  tous  les  points  du 
globe.  Le  Vaillant,  Marchand,  La  Pérouse,  d'Entrecas- 
teaux,  de  Lesseps,  Renouard  de  Sainte-Croix,  par  eux- 
mêmes  ou  par  les  soins  de  Milet-Mureau  (pour  La 
Pérouse) ,  de  Rossel  et  Beautemps-Beaupré  (pour  d'En- 
trecasteaux),  de  Fleurieu  (pour  Marchand),  ont  fait 
connaître,  dans  les  années  les  plus  remplies  d'événe- 
ments intérieurs  et  extérieurs  (1789-90-95-97-1801- 
1810),  l'intérieur  de  l'Afrique,  les  mers  du  Sud,  le 
Kamtchatka,  la  Nouvelle-Guinée,  les  Philippines.  On 
emprunte  même  les  récits  des  étrangers,  principale- 
ment des  Anglais,  comme  ceux  d'Isaac  Wild  ou  miss 
Montaigu  sur  le  Canada  (1802,  1809),  de  Aubury  sur 
l'Amérique  centrale  du  Nord  (1793),  de  Barrow  sur 
la  Cochinchine  (1807),  traduit  par  Malte*-Brun,  etc.; 
le  fameux  Voyage  d'Alexandre  Humboldt  aux  contrées 
équinoxiales  d'Amérique  a  paru  en  français  à  Paris, 
dans  la  dramatique  année  1814  (1).  Les  Académies 
favorisèrent  cette  curiosité.  L'Académie  de  Marseille 
couronne,  en  1792,  Y  Éloge  de  Cook,  parLemontey;  celle 
de  Toulouse,  Y  Éloge  de  La  Pérouse,  par  Vinaty,  en  1809. 
La  critique  historique  s'en  empare  :  en  1801,  Janssen 
traduit  de  l'Allemand  de  Murre  une  étude  sur  le  pre- 
mier voyage  de  Pigafetta,  et  le  célèbre  Camus,  en  1802, 
compose  des  Mémoires  sur  les  collections  de  voyages  de 

(1)  Trois  vol.  gr.  in-4°.  —  Réédité  1819,  1825,  etc. 


LE   DECLIN.  369 

de  Bry  et  de  Thévenot.  La  littérature  enfin  en  prend  sa 
part  :  l'idylle  de  Paul  et  Virginie,  transportée  au 
théâtre  Italien,  y  a  trente  représentations  en  1790;  une 
pantomime  en  quatre  actes  représentant  la  mort  du 
capitaine  Gook  tient  l'affiche  de  l'Ambigu- Comique 
pendant  les  quatre  premières  années  de  la  Révolu- 
tion; un  sieur  de  Roure,  en  1811,  compose  un  poème 
sur  la  conquête  du  Mexique;  Chateaubriand,  dans 
Atala,  René,  les  Natchez,  décrit  la  luxuriante  nature 
des  rives  du  Meschacébé  ou  Mississipi  et  semble  expri- 
mer un  regret  pour  cette  belle  Louisiane,  que  nous 
venions  de  perdre. 

Voilà,  ce  semble,  assez  de  preuves  pour  établir  que, 
suivant  les  proportions  indiquées,  les  périodes  si  affai- 
rées de  la  Révolution  et  de  l'Empire  ne  le  cèdent  à 
aucune  autre  dans  l'étude  et  le  goût  des  questions  inté- 
ressant les  colonies. 


CONCLUSION. 

Quelle  idée  peut  se  dégager  des  faits  que  nous  avons 
relevés  durant  cette  troisième  époque  de  notre  histoire 
coloniale,  qui  va  de  1715à  1815? 

La  curiosité  manifestée  par  les  publications,  les  apti- 
tudes prouvées  par  l'énergique  action  des  agents  de 
colonisation,  l'exacte  et  large  compréhension  des  pro- 
fits coloniaux,  attestée  par  les  Mémoires,  tout  cela  est 

3i 


370      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

manifeste.  Mais  tout  cela,  grâce  à  une  disposition  non 
moins  manifeste  de  notre  caractère  national,  n'est  uti- 
lisable qu'autant  que  les  gouvernements  montrent  une 
égale  bonne  volonté,  dégagent  l'action  coloniale  de 
l'action  continentale,  réforment  un  système  mal  conçu, 
oppresseur,  tracassier,  propre  à  repousser  toute  immi- 
gration et  à  enrayer  tout  progrès. 

Or,  les  gouvernements  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI, 
et  surtout  des  Assemblées  révolutionnaires,  que  l'on  a 
l'habitude  de  rendre  responsables  de  tous  nos  échecs, 
sont  précisément  ceux  qui,  avec  la  bonne  volonté  des 
autres,  ont  le  mieux  montré  cet  esprit  de  réforme,  seul 
capable  de  sauver  l'œuvre  coloniale  de  l'ancien  régime. 
Il  ne  leur  a  manqué  que  de  se  dégager  dé*s  complications 
européennes,  qu'ils  ont  fait  naître  ou  qu'ils  ont  subies. 
La  Révolution  est  admirable  en  cela  que,  malgré  des 
luttes  continentales  vraiment  épiques,  elle  n'a  pas  un 
moment  cessé  de  protéger,  autant  qu'elle  l'a  pu,  nos 
possessions  coloniales,  et  de  les  réformer  avec  hardiesse 
et  sagesse.  Nos  colonies,  en  1800,  avaient  tout  ce  qui 
pouvait  les  rendre  prospères  et  attirer  des  immigrants  : 
liberté  administrative,  liberté  commerciale,  liberté  du 
travail  et  des  personnes.  Si  cette  tradition  eût  été  suivie, 
notre  histoire  au  dix-neuvième  siècle  eût  été  tout  autre. 
Mais  le  gouvernement  impérial  est  venu  tout  changer. 
Il  n'a  eu,  à  l'égard  des  colonies,  ni  bonne  volonté,  ni 
souci  de  réformes.  Il  a,  de  parti  pris,  engagé  à  fond  la 
France  dans  les  aventures  continentales.  Par  suite,  il  a 


LE   DECLIN.  371 

interrompu  brusquement  le  goût  manifesté  pendant 
trois  siècles  pour  les  entreprises  d'outre-mer.  Ce  goût 
n'a  pu  tenir  contre  l'échec  définitif  de  l'œuvre,  contre 
la  restauration  d'errements  condamnés  par  la  discussion 
et  l'expérience,  contre  l'abandon  avoué  d'une  action 
qu'on  ne  croit  plus,  comme  jadis,  utile  et  glorieuse 
entre  toutes.  M.  Leroy-Beaulieu  donne  pour  causes  à 
la  faillite  coloniale  de  l'ancien  régime  la  routine  admi- 
nistrative et  l'impatience  aventureuse  des  colons  :  il  y 
faut  joindre  l'action  et  l'influence  exercées  sur  notre 
histoire  et  sur  nos  esprits  par  la  politique  de  l'Empire. 


24. 


CONCLUSIONS  GÉNÉRALES 


Nous  n'entreprendrons  pas,  pour  la  période  contem- 
poraine, la  même  étude  de  détail  que  pour  les  précé- 
dentes. Il  y  faudrait  un  volume,  et  ce  travail  est  déjà 
long.  De  plus,  l'histoire  a  besoin,  pour  être  vraie  et 
impartiale,  d'une  certaine  perspective  qui  nous  manque 
encore.  Nous  nous  contenterons  donc  de  résumer  à 
grands  traits  les  faits  et  les  idées  de  ce  siècle  pour 
appuyer  notre  conclusion  générale. 

Tout  d'abord,  constatons  que  la  chaîne  rompue  en 
1802  na  été  renouée  qu'en  1870.  En  d'autres  termes, 
le  régime  colonial  de  l'ancien  régime,  restauré  par 
Bonaparte,  n'a  définitivement  cédé  la  place  au  régime 
innové  par  la  Révolution  qu'au  moment  où  la  France, 
affranchie  des  gouvernements  personnels,  a  repris  le 
programme  de  89.  Cette  connexité  des  questions  colo- 
niale et  politique  en  France  est  digne  de  remarque. 
Elle  montre  que  l'esprit  de  progrès  est,  non  pas  le 
monopole  d'un  parti,  mais  la  conséquence  d'un  prin- 


CONCLUSIONS    GENERALES.  373 

cipe.  Il  faut  avoir  le  respect  de  la  personne  humaine 
et  de  ses  droits  pour  admettre  aussi  bien  l'autonomie 
administrative  des  colonies,  la  liberté  civile  et  politique 
des  colons,  l'égalité  commerciale  de  la  colonie  et  de 
la  métropole,  que  l'autonomie,  la  liberté  et  l'égalité 
de  tous  les  citoyens  d'un  même  État.  On  peut  l'établir 
en  axiome  :  point  de  régime  libéral  aux  colonies  sans 
institutions  libres  dans  la  métropole. 

L'abolition  de  l'esclavage,  préparée  par  l'exemple 
de  la  Révolution,  par  l'interdiction  de  la  traite  en  1808 
dans  les  possessions  anglaises,  par  la  décision  du 
congrès  de  Vienne,  n'a  été  résolue  qu'en  1833  en 
Angleterre,  sous  un  ministère  whig,  et  que  le  27  avril 
1848  en  France,  sous  un  gouvernement  républicain. 

L'administration  des  colonies,  ramenée  au  despo- 
tisme centralisateur  de  l'ancien  régime  en  1802,  n'en 
est  pas  encore,  cela  est  triste  à  dire,  complètement 
affranchie  chez  nous,  à  l'heure  actuelle.  Malgré 
l'exemple  des  Assemblées  révolutionnaires,  qui  ont 
appliqué  le  principe  de  l'assimilation  politique  et  éco- 
nomique, combinée  avec  l'autonomie  pour  les  affaires 
locales,  malgré  celui  de  l'Angleterre  qui,  depuis  1842, 
pratique  le  système  de  l'autonomie  politique  et  admi- 
nistrative, avec  l'assimilation  économique,  tous  nos 
gouvernements  ont  maintenu  dans  les  colonies  un 
régime  d'exception,  de  centralisation  à  outrance,  qui 
les  livre  aux  caprices  d'un  bureaucrate  ou  d'un  auto- 
crate, une  tutelle  commerciale  qui,  pour  n'être  plus  le 


374      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FRANCE. 

pacte  colonial,  ne  vaut  pas  toujours  mieux.  Le  décret 
du  3  mai  1854  (article  18)  est  toujours  en  vigueur  :  il 
établit  dans  trois  colonies  privilégiées  (Martinique, 
Guadeloupe,  Réunion)  le  régime  de  la  loi,  partout  ail- 
leurs le  régime  du  simple  décret.  Droits  politiques, 
représentation,  état  civil,  propriété,  contrats  et  obli- 
gations, jury,  sont  institués  ou  sauvegardés  par  une  loi 
dans  trois  îles,  qui  représentent  la  soixante-dix-hui- 
tième partie  de  notre  empire  colonial  direct  en  super- 
ficie, et  la  cinquième  en  population  :  encore  faut-iî 
que  la  loi  porte  expressément  application  aux  colonies. 
Partout  ailleurs,  ces  droits  primordiaux  sont  soumis  à 
l'arbitraire  du  décret,  avec  ou  sans  avis  du  conseil 
d'État.  Partout,  même  dans  les  trois  îles,  les  cultes,  la 
presse,  les  institutions  de  crédit,  les  pouvoirs  adminis- 
tratifs, les  travaux  publics,  la  police,  etc.,  sont  régis, 
en  droit,  par  la  décision  du  gouvernement  métropo- 
litain ;  en  fait,  par  la  volonté  changeante  d'un  ministre 
ou  secrétaire  d'État,  d'un  chef  de  bureau  ou  d'un  agent 
nommé  par  faveur. 

Toutefois,  des  améliorations  importantes  ont  été 
apportées  durant  les  époques  de  liberté  en  France.  La 
représentation  des  colonies  dans  le  Parlement,  recon- 
nue en  droit  et  en  fait  par  la  Révolution,  abolie  en  ]  800, 
refusée  par  la  Restauration  et  la  monarchie  de  Juillet, 
accordée  par  la  Constitution  de  48,  abolie  de  nouveau 
par  décret  du  2  février  1852,  demandée  en  vain  par 
M.  de  Lareinty  en  1865  et  par  M.  J.  Simon  en  1869, 


CONCLUSIONS   GENERALES.  375 

n'a  été  consacrée  que  par  la  Constitution  républicaine 
de  1875  (1).  La  représentation  locale  des  communes  et 
des  cantons  dans  les  conseils  municipaux  et  généraux, 
réduite  sous  la  Restauration  à  un  simple  choix  fait  par 
le  Roi  parmi  des  candidats  présentés,  à  une  élection 
censitaire  sous  la  monarchie  de  Juillet,  ramenée  à  une 
désignation  officielle  de  notables  par  les  décrets  de 
1854  et  1866,  n'a  été  admise  au  droit  du  suffrage  uni- 
versel que  par  le  décret  du  3  décembre  1870  et  étendue 
à  toutes  les  colonies  qu'à  des  dates  toutes  récentes  (2). 
On  retrouve  même,  à  ce  propos,  dans  beaucoup  de  nos 
possessions,  ce  traditionnel  respect  des  races  soumises 
qui  nous  est  propre  (3),  et  que  nous  avons  constaté  sous 
différentes  formes  à  toutes  les  époques  :  le  droit  élec- 
toral a,  en  effet,  été  conféré  par  différents  décrets,  de 
1880  à  1885,  à  un  assez  grand  nombre  d'indigènes  (4). 
Quant  au  régime  économique,   le  pacte  colonial, 

(1)  1871  :  3  députés  à  l'Algérie;  1884  :  6  députés  à  l'Algérie  ;  1875  : 
2  députés  à  la  Réunion,  la  Guadeloupe,  la  Martinique;  1  à  l'Inde,  à 
la  Guyane,  au  Sénégal,  à  la  Cochinchine;  3  sénateurs  à  l'Algérie,  1  à 
la  Réunion,  à  la  Guadeloupe,  à  la  Martinique. 

(2)  Guyane,  23  décembre  1878;  Inde,  25  janvier  1879;  Sénégal,  4fé- 
vrier  1879;  Saint-Pierre  et  Miquelon  et  Nouvelle-Calédonie,  2  avril 
1885;  établissements  d'Océanie,  10  janvier  1886. 

(3)  L'Angleterre,  aux  Indes,  par  exemple,  n'admet  que  dans  une 
très  petite  proportion  le  droit  électoral  pour  les  municipalités  de  villes 
et  de  districts.  Dans  les  897  municipalités,  sur  7,795  membres,  1,8821e 
sont  d'office,  4,589  sont  nommés  et  1,224  seulement  élus.  (Avalle  : 
Colonies  anglaises,  p.  76.) 

(4)  Au  Sénégal,  tout  indigène  est  électeur  après  un  séjour  de  six  mois 
dans  une  des  quatre  communes.  Dans  l'Inde,  tous  les  indigènes  votent, 
ils  sont  seulement  divisés  par  séries,  suivant  qu'ils  se  sont  ou  non  sou- 
mis à  la  loi  française. 


376      LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

rétabli  en  1802,  est  resté  en  vigueur  jusqu'en  1861. 
A  ce  moment,  la  métropole  devint  libre-échangiste  et 
dut,  en  conséquence,  abolir  quelques  entraves  du 
commerce  colonial.  Mais,  comme  on  Fa  dit,  «  elle  a 
aboli  tout  ce  qui  lui  était  à  elle-même  défavorable,  tout 
ce  qui  profitait  aux  colonies  »  .  Le  sénatus-consulte 
du  4  juillet  1866  a  permis  aux  conseils  généraux  des 
colonies  de  voter  les  tarifs  d'octroi  de  mer  sur  les 
objets  de  toute  provenance.  C'était  enfin  l'affranchis- 
sement commercial,  en  apparence.  Était-il  bien  réel? 
D'abord,  il  n'était  concédé  qu'aux  trois  îles  privilégiées, 
et  il  fut  étendu  presque  aussitôt  (loi  du  19  mai  1866  et 
du  17  juillet  1867)  à  l'Algérie.  Toutes  les  autres  colo- 
nies restèrent  soumises  au  régime  du  décret,  c'est-à- 
dire  aux  anciennes  exigences  et  rivalités  du  commerce 
métropolitain.  On  a  même  paru  maintes  fois  regretter 
la  concession  de  1866.  Le  secrétaire  d'État  aux  colo- 
nies, dans  une  circulaire  du  24  janvier  1884,  «  se 
faisant  l'interprète  des  plaintes  de  l'industrie  métro- 
politaine » ,  mettait  en  demeure ,  presque  avec  me- 
naces, les  conseils  généraux  des  colonies  «  de  tenir 
compte  des  sacrifices  que  l'État  s'impose  pour  ses  pos- 
sessions coloniales,  et  de  la  concurrence  que  les  indus- 
triels étrangers  font  à  l'industrie  nationale  dans  les 
colonies;  par  suite,  de  rétablir  les  droits  de  douane  (1) 

(1)  Abolis  à  la  Martinique,  30  novembre  1866;  à  la  Guadeloupe, 
11  décembre  1866;  à  la  Réunion,  5  juillet  1871.  Remplacés  par  l'octroi 
de  mer  sur  les  denrées  de  toute  provenance. 


CONCLUSIONS    GENERALES.  377 

sur  certains  produits,  comme  les  tissus...  ».  Il  veut 
bien  reconnaître  la  difficulté  de  le  faire  pour  les  den- 
rées alimentaires.  Mais  ne  saisit-on  pas,  dans  ce  lan- 
gage, comme  un  retour  au  moins  intentionnel  à  la 
pratique  de  l'exclusif,  si  vigoureusement  attaquée  et 
condamnée  tout  juste  un  siècle  auparavant? 

Il  y  a  donc  encore  loin  du  régime  actuel,  malgré  de 
bonnes  réformes,  à  l'idéal  de  liberté  et  d'autonomie 
coloniale  qui  avait  été  celui  des  hommes  de  89. 


II 


Ce  qui  nous  en  écarte  le  plus  est  cette  manie  de 
centralisation  et  de  bureaucratie  qui  pèse  sur  les  colo- 
nies comme  sur  la  France  intérieure.  C'est  encore  un 
legs  de  Bonaparte.  Il  en  résulte,  entre  autres  maux  : 
l'impunité  pour  ces  proconsuls  qui  vont  tyranniser 
les  colonies;  l'uniformité  dans  le  traitement  politique, 
administratif  et  économique,  imposé  à  des  pays  dont 
les  tendances  et  les  besoins  sont  absolument  disparates  ; 
l'énormité  des  charges  que  supporte  la  métropole  pour 
entretenir  une  armée  de  fonctionnaires  pour  la  plupart 
inutiles  (1);  enfin,  et  par-dessus  tout,  le  dégoût  pour 

(1)  Gouverneur,  directeur  de  l'intérieur,  administrateur,  comman- 
dant militaire,  chef  du  service  de  santé,  commandant  de  la  marine, 
contrôleur  et  inspecteur,  procureur  général  et  juges,  etc.  —  La  dépense 


378      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

toute  émigration  et  toute  entreprise  commerciale,  causé 
aujourd'hui  comme  avant  89  par  l'omnipotence  des 
agents  du  pouvoir.   M.   de  Lanessan,  dans  son  beau 
livre  de  Y  Expansion  coloniale  de  la  France,    propose, 
comme  première  et  urgente  réforme,  de  former  des 
groupes  coloniaux,  au  nombre  de  six.  Chacun  de  ces 
groupes  aurait  assez  de  force  pour  se  régir,  s'entre- 
tenir, s'enrichir  lui-même,  et  la  métropole  les  débarras- 
serait de  tant   d'agents  qui  coûtent  et  nuisent.   Elle 
n'aurait  plus  que  quelques  frais  de  surveillance  et  de 
défense  générale  (1).  Le  même  esprit  a  inspiré  les  réso- 
lutions du  Congrès  colonial  réuni  à  Paris  en  1889.  Il  a 
émis  des  vœux  pour  la  division  des  colonies  en  groupes, 
l'extension  à  toutes  du  régime  de  la  loi,  l'assimilation 
la  plus  large  possible  des  étrangers  établis  et  des  indi- 
gènes, l'autonomie  administrative,  financière  et  mili- 
taire, des  possessions  telles  que  l'Indo-Ghine,  la  recon- 
naissance des  droits  politiques  à  tous  les  colons  et  à  tous 
les  indigènes  non  assimilés,  à  condition  de  maintenir 
pendant  le  temps  nécessaire  la  suprématie  de  l'élément 
français,  enfin  la  propagation  parmi  les  indigènes  «  de 
la  langue,  des  procédés  de  travail  et,  progressivement, 


ressort  à  53  millions  pour  une  population  coloniale  de  2,800,000,  soit 
19  fr.  25  par  tête.  En  Angleterre,  elle  est  de  50  millions  pour  une  popu- 
lation de  200  millions,  soit  0  fr.  25  par  tête. 

(1)  Pendant  que  ce  livre  était  sous  presse,  est  survenue  la  nomina- 
tion de  M.  de  Lanessan  au  poste  de  gouverneur  général  de  l'Indor 
Chine.  Espérons  qu'il  porte  là-bas  ses  propres  idées,  et  non  les  traditions 
de  la  rue  Royale. 


CONCLUSIONS  GÉNÉRALES.        379 

de  l'esprit  et  de  la  civilisation  de  la  métropole  »  .  On 
peut  dire  que  ce  Congrès,  où  ont  délibéré  les  hommes 
les  plus  éminents  et  les  plus  compétents  en  matière 
coloniale  (1),  a  exposé  toute  la  théorie  de  la  colonisa- 
tion, telle  qu'on  la  conçoit  à  notre  époque.  Elle  se 
réduit  à  une  énergique  décentralisation  et  à  un  franc 
retour  aux  doctrines  de  la  Révolution.  Mais  combien 
de  temps  encore  nous  faudra-t-il  pour  appliquer  cette 
excellente  théorie?  Fils  de  89,  quand  dépouillerons- 
nous  la  livrée  consulaire  et  impériale?  La  prospérité 
coloniale,  aussi  bien  que  la  vraie  liberté  politique,  est 
pourtant  à  ce  prix. 

Mais  autre  chose  encore  nous  manque  pour  être  une 
nation  fructueusement  colonisatrice. 

On  a  pu  remarquer,  au  cours  de  cet  ouvrage,  que  la 
nation  a  toujours  hautement  manifesté  sa  curiosité  pour 
les  pays  de  colonisation  et  son  goût  pour  les  entreprises 
coloniales.  Le  dix-neuvième  siècle  est  loin  d'être  infé- 
rieur aux  précédents  sous  ce  rapport.  Si  Ion  en  juge 
par  les  publications,  ce  n'est  plus  par  centaines,  mais 
par  milliers  quelles  se  comptent.  La  question  de 
l'esclavage  en  a  inspiré  près  de  quatre  cents,  l'Algérie 
plus  de  sept  cents.  Les  Revues  ont  publié  une  foule 
d'études  souvent  très  importantes,  dont  l'analyse  méri- 
terait d'être  faite.  Les  journaux  donnent  chaque  jour 


(1)  MM.  Le  Myre  de  Villers,  Bouquet  de  la  Grye,  contre-amiral 
Vallon,  vice-a|niral  Thomasset,  Isaac,  Coste,  Binger,  de  Cambourg, 
Détroyat,  Pigeonneau,  Foncin,  Boutmy,  Levasseur,  Drapeyron,  etc. 


380      LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

des  articles  de  fond  ou  de  circonstance,  qui  valent  par- 
fois des  livres.  Des  écrivains  du  plus  grand  mérite  en 
ont  fait  leur  spécialité  et  y  ont  gagné  leur  renommée  : 
M.  Schœlcher  pour  l'esclavage;    Ternaux-Compan  et 
M.    Margry  pour  la  bibliographie   et  les   recherches 
d'érudition;  Michel  Chevalier,  Jules  Duval,  M.  Leroy- 
Beaulieu  pour  la  partie  économique;  M.  de  Lanessan 
pour  la  partie  politique  et  administrative;  Ferdinand 
Denis,  MM.  Dussieux  et  Gaffarel  pour  la  partie  histo- 
rique, etc.  ,  etc.  Des  histoires  élémentaires  de  notre  colo- 
nisation, des  récits  de  voyages,  vrais  ou  imaginaires,  ont 
joui  d'une  vogue  sans  exemple.  Le  meilleur  moyen  de 
trouver  la  gloire  aujourd'hui  est  d'aller  la  chercher 
dans  le  continent  noir  ou  dans  le  bassin  de  l'Amazone. 
Nous  n'avons  pas  encore  fait  à  nos  grands  explorateurs 
les  honneurs  du  Panthéon,  comme  les  Anglais  ont  fait  à 
Livingstone  les  honneurs  des  caveaux  de  Westminster. 
Du  moins,  par  des  fêtes,  des  conférences,  des  livres, 
des  articles  de  presse  multipliés,  nous  leur  faisons  bien 
vite  une  sorte  d'apothéose.  Bref,  la  publicité  coloniale 
a  atteint  de  notre  temps  un  développement  inouï,  et 
elle  ne  paraît  même  pas  satisfaire  la  curiosité.  Si  nous 
cherchons  l'intérêt  dans  les  actes,  c'est  le  même  spec- 
tacle.   Sans    rappeler  les    conquêtes,   ni    l'action    au 
dehors,  l'activité  au  dedans  est  manifeste.  Des  sociétés, 
chez  nous,  qui  n'avons  ni  l'habitude  ni  même  le  droit 
d'association,  se  sont  fondées  pour  favoriser  l'expansion 
et  étendre  l'influence  de  la  France  :  en  tête  Y  Alliance 


CONCLUSIONS   GENERALES.  381 

française,  qui  a  pris  pour  tâche  de  répandre  dans  le 
monde,  et  surtout  aux  colonies,  la  langue  française,  et 
avec  elle  les  goûts  et  les  produits  français  ;  la  Société 
d'émigration,  qui  se  fait  l'intermédiaire  entre  les  colo- 
nies et  les  émigrants  ;  la  Société  des  études  maritimes  et 
coloniales,  qui  encourage  tout  ce  qui  peut  rendre  plus 
parfaite  la  théorie  de  la  colonisation  ;  surtout  la  société 
toute  récente  (23  novembre  1889)  fondée  pour  la  créa- 
tion d'une  école  coloniale.  On  pourrait  relever  encore 
Y  Association  des  explorateurs,  les  Sociétés  de  géographie, 
répandues  dans  presque  tous  les  départements,  bril- 
lantes et  agissantes  surtout  à  Paris,  faisant  toutes,  et 
surtout  la  Société  de  géographie  commerciale,  la  plus 
large  part  aux  matières  qui  intéressent  la  colonisation. 
Le  commerce,  lui  aussi,  est  entré  dans  le  mouvement. 
Les  chambres  de  commerce  se  sont  multipliées  (1)  et 
sont  devenues  actives  ;  des  syndicats  professionnels  de 
commerçants  et  d'industriels  se  sont  fondés  (2),  ainsi 
que  des  associations  pour  le  commerce  d'exporta- 
tion, des  grandes  compagnies  de  navigation  transocéa- 
nienne, etc. 

Mais,  malgré  tous  ces  faits,  et  d'autres  non  moins 
significatifs,  nous  répétons  qu'il  nous  manque  quelque 
chose  pour  bien  réussir  en  colonisation.  A  toutes  les 
époques,  même  à  celle  de  Golbert,  on  se  le  rappelle,  il 
y  a  eu  une  certaine  disproportion  entre  l'intérêt  mani- 

(1)  89  en  France  et  14  aux  colonies. 

(2)  510,  dont  167  à  Paris. 


382      LA    QUESTION    COLONIALE   EN    FKANCE. 

festé  et  la  part  prise  à  l'œuvre  coloniale.  L'émigration 
a  presque  toujours  été  fort  lente  et  l'activité  commer- 
ciale restreinte  ;  l'agitation  en  faveur  des  colonies  a  été 
plus  spéculative  qu'effective,  plus  officielle  que  natio- 
nale. Notre  époque,  qui  a  gardé  l'empreinte  du  premier 
Empire,  a  encore  accentué  cette  disproportion. 

On  n'émigrait  guère  au  temps  de  Golbert;  on 
n'émigre  presque  plus  aujourd'hui.  De  1877  à  1884,  il 
n'a  été  introduit  aux  colonies  que  516  individus  (1)! 
L'Algérie  reste  à  part.  En  Algérie ,  le  nombre  des 
immigrants  européens  s'accroît  rapidement;  mais,  de 
1876  à  1881,  la  population  française  n'a  fait  qu'un 
gain  de  35,145  unités,  quand  la  population  étrangère 
en  a  fait  un  de  33,869(2). 

On  ne  s'est  pas  empressé,  au  dix-septième  siècle, 
d'entrer  dans  les  spéculations  du  commerce  colonial; 
aujourd'hui  nous  nous  laissons  enlever  l'approvision- 
nement de  nos  colonies.  En  Algérie,  où  les  produits  fran- 
çais, sauf  les  sucres,  entrent  en  franchise,  le  mouvement 
de  la  navigation  en  1884  a  accusé  :  pour  les  entrées, 
1,423  navires  français  jaugeant  1,018,496  tonnes,  con- 
tre 2,156  navires  étrangers  chargés  de  643,290  tonnes; 
pour  les  sorties,  1,317  navires  et  949 ,639  tonnes  de  pro- 

(1)  De  Lanessan,  p.  784  et  suiv.  —  II  s'agit  seulement  des  passages 
gratuits  opérés  par  l'Etat.  Un  plus  grand  nombre  de  personnes  ont  désiré 
émigrer.  Par  exemple,  en  1884,  il  a  été  fait  1,603  demandes;  244  ont 
été  accueillies,  et  193  suivies  d'exécution.  Mais  il  est  des  demandes  non 
recevables  pour  cause  d'incapacité,  d'immoralité  ou  de  faiblesse  phy- 
sique. Elles  ne  peuvent  compter. 

(2)  De  Lanessan,  p.  37. 


CONCLUSIONS  GENERALES.        383 

venance  française,  2,229  navires  et  677,102  tonnes  de 
provenance  étrangère.  Nous  n'avons  à  Hellville  (Nossi- 
Bé)  qu'une  maison  française  contre  deux  étrangères, 
et  notre  pavillon  couvre  4,331,335  francs  de  marchan- 
dises importées  ou  exportées  contre  3,474,650  francs 
de  marchandises  échangées  sous  pavillon  étranger.  La 
Réunion  reçoit  pour  7,832,138  francs  de  marchandises 
françaises  et  pour  18,125,168  de  produits  étrangers, 
importés,  il  est  vrai,  sous  pavillon  français.  Il  est 
entré  au  portde  Saigon,  en  1883,  128  navires  français, 
portant  131,924  tonnes,  et  402  étrangers,  jaugeant 
423,995  tonnes;  les  Anglais  seuls  figurent  au  nombre 
de  246,  et  les  Allemands  de  99.  Nos  comptoirs  de  l'Inde 
ont  reçu,  à  la  même  date,  200  navires  français,  dont 
30  venant  de  France  et  le  reste  des  colonies  françaises, 
contre  507  étrangers.  Dans  nos  établissements  d'Océa- 
nie,  les  maisons  françaises  ont  fait  pour  1,056,559  fr. 
d'affaires,  les  maisons  étrangères  pour  4,897,212  fr. 
A  la  Nouvelle-Calédonie ,  il  est  entré  47  navires  fran- 
çais contre  99  étrangers;  l'importation  française  re- 
présente 4,755,992  francs,  l'importation  étrangère 
5,289,272  francs.  A  la  Martinique,  en  1884,  336  na- 
vires français  ont  importé  169,964  tonnes  de  mar- 
chandises, et  702  navires  étrangers  153,016  tonnes; 
sur  une  importation  de  27,882,504  francs,  la  France 
et  ses  colonies  ne  comptent  pas  même  pour  la  moitié 
(12,232,724  francs).  La  Guadeloupe  a  reçu,  la  même 
année,    11,343,829  francs    de    produits    français    et 


384      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

12,757,978  francs  de  produits  étrangers;  Saint-Pierre 
et  Miquelon,  3,945,425  francs  contre  8,747,000.  Par- 
tout donc ,  sauf  au  Sénégal  et  à  la  Guyane ,  où  nous 
faisons  presque  tout  le  trafic,  nous  sommes  dans  un 
état  d'infériorité  notoire  vis-à-vis  de  l'étranger.  Il  est 
vrai  de  dire  que  les  denrées  de  nos  colonies  s'im- 
portent presque  exclusivement  en  France.  Notre  trafic, 
en  les  revendant  naturelles  ou  transformées  sur  le  con- 
tinent, y  trouve  donc  une  compensation  et  une  re- 
vanche. Mais  combien  cette  compensation  est  insuffi- 
sante !  Combien  on  envie  l'activité  et  le  savoir-faire 
des  Anglais ,  qui  approvisionnent  presque  seuls  leurs 
établissements  (1)  ! 


III 


Voilà  donc  le  résultat  de  notre  enquête  à  travers  les 
quatre  siècles  de  notre  histoire  coloniale.  Ce  n'est  pas 
le  goût  de  la  colonisation  qui  nous  a  manqué  :  dans  les 
sphères  pensantes,  tout  au  moins,  l'intérêt  et  la  curiosité 
pour  les  établissements  d'outre-mer  ont  toujours  été  fort 

(1)  L'importation  anglaise  est  :  aux  Indes,  de  82  pour  100;  dans  la 
province  de  Victoria,  de  50,73  pour  100  par  voie  directe,  de  90  pour  100 
en  y  comprenant  les  autres  colonies  britanniques  ;  à  la  Nouvelle-Zélande, 
en  1878,  elle  a  été  de  5,333,170  liv.  st.,  sur  8,775,663.  (Cf.  Avalle  : 
Les  colonies  anglaises,  passim.)  —  Voir,  pour  les  chiffres  du  texte  : 
De  Lanessan  et  les  Notices  coloniales.  Rapprocher  le  Journal  officiel 
du  24  novembre  1890,  du  16  mars  1891,  etc. 


CONCLUSIONS   GENERALES.  385 

vifs;  ils  le  sont  encore  en  notre  temps,  malgré  la  diver- 
sion opérée  par  le  premier  Empire.  On  est  mal  fondé 
aussi  à  nous  refuser  le  génie  de  la  colonisation  :  les 
Français  ont  eu,  plus  que  tous  autres,  l'esprit  d'aven- 
ture; ils  savent,  mieux  que  personne,  se  faire  aimer  en 
même  temps  que  respecter;  notre  système  colonial 
actuel,  n'était  cette  malheureuse  centralisation  qui 
semble  collée  à  nous  comme  une  tunique  de  Nessus, 
ne  vaut  pas  moins  que  celui  des  autres  et  témoigne  de 
nos  aptitudes.  Mais  il  n'est  pas  niable  que  la  nation, 
depuis  au  moins  le  milieu  du  dix-septième  siècle,  s'est 
laissé  conduire  à  l'action  coloniale  par  les  gouverne- 
ments, et  qu'elle  n'a  pas  été  spontanément  colonisa- 
trice. Il  ne  lest  pas  non  plus  que  sa  participation 
effective  a  diminué  sensiblement  en  ce  siècle,  à  cause 
de  la  faillite  coloniale  et  du  danger  continental  dont 
est  responsable  le  premier  Empire. 

Est-ce  à  dire  que  la  France  doive  renoncer  à  la  poli- 
tique coloniale?  Non,  certes!  Gomme  l'a  dit  Vauban, 
les  établissements  coloniaux  «  sont  à  la  fois  nobles  et 
nécessaires  »  .  Ils  le  sont  surtout  à  l'heure  présente,  et 
pour  les  motifs  qu'un  homme  d'État,  qui  a  voulu 
garder  l'anonyme,  a  exposés  dans  cette  page  qu'on  ne 
saurait  trop  méditer  (1)  : 

«  Pendant  que  Gaulois  et  Germains  s'épuisent  en 

(1)  Revue  de  géographie,  janvier  1890.  — Voir,  clans  la  même  Revue, 
les  remarquables  articles  de  M.  Gide,  janvier-février  1886.  —  Voir 
aussi  Seeley  :  L'Expansion  de  l'Angleterre  (traduction  Rambaud  et 
Baille). 

25 


386      LA   QUESTION    COLONIALE   EN    FRANGE. 

armements  et  se  préparent  à  une  lutte  fratricide,  les 
Anglo-Saxons  font  la  conquête  du  monde.  De  la  Médi- 
terranée au  cap  de  Bonne-Espérance,  la  Grande-Bre- 
tagne, qui  possède  un  tiers  de  l'Asie  et  l'Australie, 

envahit  le  continent  noir Nos  établissements   du 

Congo  et  du  Sénégal,  ceux  de  l'Allemagne  et  du  Por- 
tugal, qui  végètent  faute  de  capitaux,  ne  sauraient 
entraver  cette  occupation;  d'eux-mêmes,  poussés  par 
la  misère,  ils  se  fondront  dans  le  grand  empire  anglo- 
africain. 

«  De  leur  côté,  les  États-Unis  cherchent  à  constituer 
la  fédération  américaine,  et  si  le  congrès  international 
de  Washington  n'a  pas  donné  la  solution  désirée,  le 
succès  de  l'entreprise  n'en  est  pas  moins  assuré 

«  Enfin  la  race  slave  conquiert  silencieusement  le 
nord  de  l'Asie  et  se  prépare  à  envahir  la  Chine,  dont  la 
civilisation  collectiviste  ne  tardera  pas  à  s'écrouler  au 
contact  de  l'individualisme  chrétien  qui  pénètre  de  plus 
en  plus  dans  l'Empire,  autrefois  fermé  aux  Européens. 

«  Ces  entreprises  sont  d'autant  plus  inquiétantes  que 
les  progrès  de  l'industrie  ne  permettent  plus  à  chaque 
nation  de  consommer  ses  propres  produits  et  exigent 
des  marchés  d'exportation.  Que  deviendrons-nous 
quand  l'Amérique,  l'Afrique,  l'Asie  et  FOcéanie  nous 
seront  fermées  (1)? 

«  L'Europe  occidentale,  succombant  sous  le  poids 

(1)  Rapprocher  le  Mémoire  écrit  à  la  veille  de  89  et  analysé  plus 
haut,  liv.  III,  chap.  Il,  p.  270-73. 


CONCLUSIONS  GENERALES.        387 

d'une  dette  de  63  milliards,  sera  réduite  à  la  misère,  et 
ses  habitants  n'auront  d'autre  ressource  que  d'émigrer 
dans  des  contrées  plus  favorisées. 

«  Déjà  cet  exode  de  la  famine  est  commencé;  si  la 
France,  grâce  à  son  merveilleux  climat  et  à  ses  habi- 
tudes d'épargne,  a  pu  résister  jusqu'ici,  plusieurs  faits 
économiques  semblent  indiquer  que  le  moment  est 

proche  où  elle  sera  atteinte Malgré  l'accroissement 

de  la  fabrication,  les  exportations  diminuent:  4,216  mil- 
lions en  1866,  contre  4,548  millions  en  1876  et 
4,281  millions  en  1886.  Quant  au  mouvement  des 
métaux  précieux,  les  entrées  de  511  millions  en 
1866,  645  millions  en  1876,  se  transforment  en  une 
sortie  de  136  millions  en  1888.  Nous  vivons  sur  notre 
capital. 

«  Par  intuition,  l'opinion  publique  se  préoccupa  de 
ce  péril,  et  sous  l'impulsion  des  sociétés  de  géographie, 
fondées  après  la  guerre  de  1870,  l'expansion  coloniale, 
le  seul  remède  pratique,  prit  un  grand  développement, 
et  nous  eûmes  la  bonne  fortune  de  rencontrer  deux 
hommes  d'Ëtat,  M.  Gambettaet  M.  J.  Ferry,  qui,  com- 
prenant les  véritables  intérêts  de  la  France,  dirigèrent 

ce  mouvement 

«  Mais  si  la  conception  lut  grandiose,  l'exécution 

laissa  trop  à  désirer Nous  sommes  à  attendre  des 

résultats.  Cependant  le  pays  a  dépensé  des  centaines 
de  millions  et  perdu  des  milliers  d'hommes.  Chacun 
se  demande  à  quoi  servent  ces  sacrifices. 

25. 


388      LA   QUESTION    COLONIALE   EN   FRANCE. 

«  La  parole  est  à  la  géographie. 

«  Soyons  géographes   et  agissons  en  géographes, 
c'est-à-dire  avec  discernement,  mais  agissons  !  » 

Oui,  il  faut  agir,  il  faut  se  répandre  au  dehors,  il 
faut,  tandis  qu'il  en  est  temps,  nous  faire  une  bonne 
place  en  Afrique,  en  Asie,  en  Océanie,  partout  où  il 
y  a  des  terres  fertiles  inoccupées  ou  des  groupes  de 
population  inexploités  commercialement.  Mais,  pour 
agir  avec  cette  énergie  et  ce  discernement  qu'on  de- 
mande, pour  agir  en  géographes,  il  faut  le  devenir. 
Or,  nous  n'en  avons  ni  les  habitudes  ni  le  tempéra- 
ment. Nous  ne  voyageons  pas,  nous  n'étudions  pas,  au 
moins  suffisamment,  les  divers  pays  et  leurs  forces 
productives,  nous  ne  développons  même  pas  nos  forces 
physiques. 

Selon  nous,  la  question  coloniale  se  réduit  à  une 
question  d'éducation.  Il  faut  refaire  notre  caractère 
national.  Si  nous  devions  rester  ce  que  nous  sommes 
ou  ce  qu'on  nous  a  faits,  autant  vaudrait  renoncer  à 
une  action  fort  chère  dont  les  profits  ne  pourraient  nous 
revenir;  autant  vaudrait  liquider  notre  avoir  colonial 
actuel  et  vivre  d'épargne,  jusqu'au  moment  fatal 
marqué  par  les  penseurs  pour  notre  absorption  dans 
une  race  plus  active,  mieux  douée  et  surtout  mieux 
élevée. 

Est-il  donc  si  difficile  de  se  refaire?  Oui,  peut-être 
pour  un  individu;  mais,  pour  un  peuple,  c'est  l'affaire 
d'une  génération  ou  deux.  Selon  la  forte  parole   de 


CONCLUSIONS  GENERALES.        389 

Stuart  Mill,  «  l'éducation  est  la  culture  que  la  généra- 
tion présente  donne  à  la  génération  qui  va  la  suivre 
pour  la  rendre  capable  de  garder  intact  et  d'accroître, 
si  possible,  l'héritage  intellectuel  et  moral  des  généra- 
tions disparues  »  .  Si  donc  notre  génération  a  la  pleine 
intelligence  des  idées  qui  conviennent  à  présent  et 
conviendront  au  siècle  prochain  pour  tenir  sa  place  et 
jouer  son  rôle  dans  la  mêlée  ethnographique  qui  se 
prépare,  il  lui  suffira  de  les  transmettre  à  la  généra- 
tion qui  va  suivre. 

Que  faut-il,  après  tout?  Tout  simplement  réformer 
notre  enseignement  secondaire.  S' adressant  aux  classes 
moyennes  et  riches,  formant  la  nature  de  ceux-là 
mêmes  qui  auront  des  capitaux  à  employer  et  qui,  par 
la  supériorité  de  leur  culture  intellectuelle,  dirigeront 
toujours,  quoi  qu'il  arrive,  la  fortune  politique  de  la 
nation ,  il  doit  viser  à  leur  donner  toutes  les  qualités  qui 
peuvent  convenir  à  des  colons  et  à  des  commerçants. 
Or,  que  fait-il  aujourd'hui?  Il  développe  chez  tous,  sans 
distinction,  cet  esprit  classique,  qui  entretient  le  goût 
de  la  discussion  et  de  la  phrase,  l'habitude  du  lieu 
commun  poétique  ou  oratoire,  et  qui  est  précisément 
l'opposé  de  l'esprit  colonisateur  et  commercial.  A  ce 
dernier,  il  faut  la  science  positive  des  lieux,  des  pro- 
ductions, des  procédés  d'échange,  etc.,  tout  ce  qui  en 
un  mot  prépare  à  l'action.  Ce  n'est  pas  seulement  par 
l'insuffisance  ou  le  mauvais  choix  de  ses  matières  que 
cet  enseignement  est  funeste  :  c'est  surtout  par  son 


39>)      LA    QUESTION    COLONIALE    EN    FRANCE. 

influence.  Il  a  pour  effet  de  détruire  l'esprit  de  com- 
merce et,  comme  le  disait  l'auteur  du  Mémoire  rappelé 
plus  haut,  «  de  concentrer  la  considération  publique 
dans  une  classe  d'hommes  absolument  étrangère  aux 
intérêts  de  la  société,  tels  qu'il  les  faut  combiner  au- 
jourd'hui »  .  Michel  Chevalier  le  remarquait  déjà  en 
1845  :  «  Les  classes  riches  ou  aisées  et  les  classes  qui, 
sans  avoir  la  fortune,  ont  l'instruction,  répugnent  à 
l'éducation  commerciale  et  même  à  l'éducation  indus- 
trielle et  manufacturière,  parce  qu'elles  sont  imbues  de 
préjugés  contre  l'exercice  des  professions  commerciales 
et  industrielles.  Il  leur  déplaît  d'y  destiner  leurs  fils. 
Ils  en  pensent  ce  qu'en  pensaient  les  grands  esprits  de 
l'antiquité,  Aristote,  Platon,  Gicéron,  malgré  la  méta- 
morphose qu'a  subie  l'organisation  de  la  société.  »  Un 
spirituel  publiciste,  M.  Edmond  Deschaumes (1),  préci- 
sait cette  critique,  à  propos  du  livre  de  M.  Frary,  et  lan- 
çait cette  boutade  fort  juste  :  «  Le  futur  fabricant  de 
moutarde  est  taillé  sur  le  même  patron  que  le  futur 
ministre.  Le  lycée  est  comme  un  arbre  auquel  on 
demanderait  de  produire  des  amandes  et  des  prunes, 
des  cerises  et  des  coings.  » 

Réformons  donc  nos  lycées  et  notre  enseignement 
secondaire,  ou  cessons  de  coloniser  :  il  n'y  a  pas  de 
milieu.  Réservons  à  une  élite  intellectuelle  les  études 
purement  littéraires  et  spéculatives,  le  grec  et  le  latin, 

(1)  Rédacteur  à  l'Evénement. 


CONCLUSIONS   GÉNÉRALES.  391 

les  mathématiques  transcendantes  et  les  arcanes  de  la 
philosophie.  Mais  donnons  au  plus  grand  nombre  cet 
enseignement  commercial  qui  doit  être  l'enseigne- 
ment de  l'époque  et  qui  nous  manque  (1).  Donnons- 
lui  même  cet  enseignement  colonial  qu'a  réclamé  le 
Congrès  de  1889  (2). 

Puisqu'il  faut  coloniser,  il  n'est  que  temps  d'acquérir 
les  qualités,  les  goûts,  les  connaissances  de  colonisa- 
teurs. Ils  nous  ont  trop  manqué  jusqu'à  présent. 

(1)  On  sait  qu'en  Angleterre  et  aux  États-Unis,  c'est  le  principal, 
l'enseignement  classique  étant  l'exception.  En  Allemagne,  il  est  donné 
dans  85  écoles  spéciales,  suivies  par  10,000  jeunes  gens;  en  Autriche- 
Hongrie,  dans  302  établissements  ayant  une  population  scolaire  de  plus 
de40,000  ;  en  Italie,  dans  422  écoles  techniques  comptant 25,000  élèves. . . 
En  France,  7  écoles  commerciales  instruisent  2,000  jeunes  gens! 

(2)  «  Considérant  que  l'enseignement  de  la  géographie  coloniale  dans 
les  établissements  publics  d'instruction  est  insuffisant;  que  la  diffusion 
de  cet  enseignement  aurait  pour  résultat,  en  répandant  le  goût  et  la 
connaissance  des  questions  coloniales,  de  détourner  partiellement  sur 
nos  colonies  le  courant  qui  porte  aujourd'hui  les  jeunes  Français  vers 
les  carrières  libérales;  émet  le  vœu  qu'une  part  plus  importante  soit 
faite  à  l'enseignement  de  la  géographie  coloniale  dans  les  établissements 
d'enseignement  secondaire,  et  que,  dans  la  mesure  du  possible,  cet 
enseignement  soit  aussi  donné  par  l'instituteur  aux  enfants  des  écoles 
primaires.  » 


FIN. 


APPENDICE 


MÉMOIRE  (1775)  SUR  LES  COLONIES  D'AMÉRIQUE  (1). 

(SANS    DATE.    ANONYME.) 


Les  colonies  que  la  France  possède  en  Amérique  ont  été 
établies  pour  servir  à  l'augmentation  du  commerce  et  de  la 
richesse  nationale  ;  elles  suppléent  par  la  consommation  con- 
sidérable qu'elles  font  des  ouvrages  de  nos  manufactures  et 
des  productions  territoriales,  aux  débouchés  extérieurs  dont 
la  diminution  devient  de  jour  en  jour  plus  sensible  en  pro- 
portion de  l'attention  que  nos  voisins  donnent  à  perfec- 
tionner leurs  manufactures,  leur  agriculture,  et  à  étendre 
leur  commerce  :  elles  fournissent  à  nos  armateurs,  en 
échange  des  denrées  qu'on  leur  porte,  des  sucres,  des  caffés, 
des  cottons,  du  cacao,  de  l'indigot,  du  rocou  et  autres  pro- 
ductions de  cette  espèce,  en  assé  grande  quantité  pour  suf- 
fire non-seulement  à  la  consommation  intérieure  du  royaume, 
mais  encore  à  l'aprovisionnement  de  la  plus  grande  partie 
des  nations  de  l'Europe,  ce  qui  est  d'un  grand  poids  dans  la 
balance  du  commerce,  devient  pour  nous  une  source  inta- 
rissable de  richesses,  de  population  et  de  force,  et  rend  ces 
colonies  dignes  de  toute  l'attention  du  gouvernement. 


(1)  Archives   coloniales,  Mémoires  généraux,  t.   XXI,  n°  65.  —  Cahi 
105  pages. 


394  APPENDICE. 

La  France  possède  en  Amérique  une  partie  de  l'isle  Saint- 
Domingue,  les  isles  de  la  Martinique,  Sainte-Lucie,  la  Gua- 
deloupe et  dépendances,  de  Gayenne  et  toute  la  partie  de  la 
Guyane,  à  prendre  de  la  rivière  de  Maroni  jusqu'à  la  baye  de 
Vincent  Pinçon,  enfin  les  isles  Saint-Pierre  et  Miquelon, 
dans  l'Amérique  septentrionale,  à  l'entrée  du  golfe  Saint- 
Laurent. 

Pour  donner  une  idée  juste  de  ces  différentes  possessions, 
je  vais  faire  le  tableau  en  raccourci  de  leur  situation  actuelle 
quant  à  la  religion,  au  gouvernement,  à  l'administration  de 
la  justice,  à  la  police,  à  la  finance,  à  la  population,  au  com- 
merce et  à  la  culture. 

Je  commencerai  par  les  objets  communs  à  toutes  les  colonies. 

(Suit  un  développement  sur  les  productions  de  l'Amérique; 
nous  le  supprimons,  pour  abréger;  il  n'apprend  rien  de 
nouveau.) 

C'est  cette  différence  entre  les  productions  de  l'Europe  et 
celles  de  l'Amérique,  et  l'échange  qui  en  est  établi  entre  ces 
deux  parties  du  monde,  qui  rend  nos  colonies  si  utiles  à  la 
métropole.  —  Mais  ces  colonies,  qui  n'ont  été  fondées  que 
pour  la  plus  grande  prospérité  du  commerce  national,  que 
la  France  a  formées,  qu'elle  conserve  et  protège  à  grands 
frais,  n'existeraient  cependant  que  pour  l'avantage  des  na- 
tions étrangères  si  ces  nations  pouvaient  les  approvisionner 
et  en  achetter  les  productions  :  c'est  ce  qui  a  donné  lieu 
aux  lois  prohibitives  contenues  dans  les  lettres  patentes  de 
1717. 

Les  colonies  ne  pouvant  achetter  ni  vendre  qu'aux  négo- 
tians  ou  armateurs  français,  le  commerce  national  ne  doit 
donc  jamais  les  laisser  manquer  des  objets  dont  elles  ont 
besoin  ni  d'occasions  de  se  deffaire  de  leurs  productions,  mais 
ces  obligations  entre  le  négotiant  et  le  colon  ne  sont  guère 
scrupuleusement  remplies  de  part  et  d'autre.  Les  habitants 
des  colonies  font  le  plus  qu'ils  peuvent  le  commerce  de  con- 
trebande, malgré  les  batteaux  du  domaine  et  les  corvettes 


APPENDICE.  395 

envoyées  pour  s'y  opposer;  le  commerce  de  France,  de  son 
côté,  les  laisse  souvent  manquer  des  objets  de  première  néces- 
sité, principalement  de  nègres  et  de  morue... 

ÉTAT  DES  COLONIES 

PREMIÈREMENT    :     OBJETS    COMMUNS    A    TOUTES. 

1°  Administration  (1). 

A  l'origine,  gouverneurs  généraux.  Depuis  trois  ans  (2), 
par  mesure  d'économie,  commandants  généraux,  connais- 
sant, de  concert  avec  les  intendants  ou  commissaires  ordonna- 
teurs, de  la  culture,  du  commerce,  de  la  justice,  delà  police. 
Le  commandant,  en  cas  de  dissentiment,  a  la  prépondérance. 
Ils  peuvent  faire  en  commun  des  règlements  provisoires  sur 
tous  les  objets,  sauf  l'approbation  du  Roi.  Les  commandants 
sont  seuls  chargés  de  la  défense  et  de  la  partie  militaire.  Les 
intendants  ont  seuls  la  connaissance  de  la  manutention  des 
magasins,  approvisionnements,  finance  :  l'autorité  sur  les 
officiers  d'administration  et  celle  qui  leur  est  attribuée  par 
les  ordonnances  de  1681,  1689,  1765  sur  la  marine  militaire 
et  marchande. 

2°  Police  et  défense. 

Milices  composées  de  tous  les  habitants,  tant  blancs  que 
de  couleur  affranchis,  sous  les  ordres  de  capitaines  de  pa- 
roisse et  commandants  de  quartier  soumis  au  commandant 
général  de  l'île.  Elles  ont  été  réorganisées  par  ordonnance 
de  1767,  réglant  les  revues  annuelles  du  commandant  géné- 
ral, semestrielles  des  commandants  de  quartier,  trimestrielles 
des  capitaines.  —  Avant  1763,  il  y  avait  des  troupes  de  fusi- 
liers, sous  le  titre  de  compagnies  franches,  détachées  de  la 

(1)  Nous  résumons,  à  partir  d'ici. 

(2)  Cette  transformation  est  de  1772;  le  Mémoire  est  donc  de  1775. 


396  APPENDICE. 

marine,  des  compagnies  de  canonniers,  de  bombardiers,  un 
régiment  suisse  ayant  le  dépôt  de  ses  recrues  à  Rochefort, 
une  compagnie  de  cadets,  à  Rocliefort,  composée  de  créoles. 
En  1163,  on  leur  a  substitué  des  régiments  de  troupes  de 
terre,  qu'on  relevait  tous  les  trois  ans.  En  1766,  on  a  créé 
une  légion  de  trois  mille  bommes  pour  Saint-Domingue, 
puis  on  a  fait  deux  régiments  de  cette  légion,  et  cet  arrange- 
ment a  servi  pour  la  Martinique  et  la  Guadeloupe. 

3°  Religion. 

Jusqu'à  présent,  pas  d'évêques,  mais  des  missionnaires, 
soumis  à  des  préfets  apostoliques  de  leur  ordre,  relevant  du 
Pape.  Le  gouvernement,  par  lettres  patentes  à  diverses  dates, 
a  autorisé  rétablissement  de  plusieurs  Ordres  religieux,  et 
leur  a  distribué  les  dessertes  des  cures.  —  En  1763,  les  préfets 
apostoliques,  contraints  à  prendre  des  lettres  d'attache  du 
Roi  et  à  faire  enregistrer  les  brefs  du  Pape  aux  conseils  supé- 
rieurs. —  Puis,  on  a  substitué  au  clergé  régulier  un  clergé 
séculier,  sous  la  direction  des  vicaires  apostoliques  revêtus  de 
la  dignité  d'évêques,  et  le  revenu  des  congrégations  fut 
employé  à  l'entretien  du  nouveau  clergé.  Mais,  jusqu'à  pré- 
sent, les  moines,  par  intrigue  et  en  faisant  même  appel  aux 
Espagnols  (l'évêque  espagnol  de  Saint-Domingue  ayant  la 
prétention  d'être  le  métropolitain  de  toutes  les  Antilles),  ont 
réussi  à  retarder  l'expédition  des  bulles  d'évêques  et  des  brefs 
des  vicaires  apostoliques. 

4°  Justice. 

Établis  à  diverses  époques  :  Conseils  supérieurs,  juridic- 
tions royales,  sièges  d'amirauté.  —  Les  juridictions  ou  séné- 
chaussées connaissent  en  première  instance  de  toutes  les 
affaires  civiles  et  criminelles;  les  sièges  d'amirauté,  d'après 
le  règlement  du  12  janvier  1713,  s'étendent  dans  tous  les 
lieux  où  il  y  a  sénéchaussée,  sur  toutes  les  affaires  maritimes 
et  de  commerce  interlope;  les  juridictions  royales  et  sièges 


APPENDICE.  39T 

d'amirauté  relèvent,  par  appel,  du  Conseil  supérieur  dans  le 
ressort  duquel  ils  sont  situés.  Ils  sont  astreints,  par  l'édit  de 
mai  1664,  de  se  conformer  à  la  coutume  de  Paris  et  autres 
lois  intérieures  du  royaume  et  à  celles  enregistrées  par  les 
Conseils  supérieurs. 

Lois  particulières  aux  colonies.  Lois  françaises  sur  le  paye- 
ment des  dettes  ne  sont  pas  applicables  aux  colonies.  On 
avait  pensé  à  y  substituer  la  saisie  mobilière  et  la  contrainte 
par  corps;  mais  la  première  ne  peut  porter  que  sur  les 
esclaves,  seule  ricbesse  des  établissements,  et  on  peut  facile- 
ment les  cacber;  de  plus,  les  prisons  dans  ces  climats  seraient 
mortelles.  En  1764,  tribunal  de  conciliation,  établi  par  les 
administrateurs  de  Saint-Domingue,  pour  assurer  le  paye- 
ment des  dettes;  il  a  été  détruit.  On  a  proposé  d'autoriser  les 
administrateurs,  sans  autre  formalité  de  justice,  à  contrain- 
dre les  débiteurs,  ou  encore  de  supprimer  les  formalités  de 
justice,  qui  sont  ruineuses.  —  Le  système  anglais  est  le  meil- 
leur :  jury  de  douze  habitants  élus,  siégeant  chaque  mois  et 
statuant  sur  les  dettes,  fixant  des  délais,  pouvant  ordonner 
séquestre  ou  vente. 

5°  Propriété. 

Les  colonies  étant  domaniales,  les  propriétés  sont  fondées 
sur  des  concessions  faites  par  les  commandants  généraux  et 
intendants,  seuls  juges,  sauf  appel  au  Conseil  du  Roy,  des 
contestations  relatives  à  ces  concessions,  à  la  distribution  des 
eaux,  à  l'ouverture  des  chemins  royaux.  Exception  pour 
Saint-Domingue,  où  ces  choses  dépendent  d'un  tribunal  spé- 
cial dit  Tribunal  terrien,  composé  du  gouverneur,  de  l'in- 
tendant et  de  trois  conseillers  des  Conseils  supérieurs;  il  est 
soumis  à  l'appel  au  Roy. 

6°  Population. 

Blancs.  — Bien  qu'il  y  ait  un  grand  nombre  de  gentils- 
hommes dans  nos  colonies,  le  blanc  de  la  plus  vile  extraction 


398  APPENDICE. 

va  de  pair  avec  l'homme  de  la  plus  haute  naissance.  Les  pri- 
vilèges dont  jouissent  les  gens  de  condition,  qui  ont  fait 
entériner  leurs  titres,  se  bornent  à  être  exemptés  du  droit  de 
capitation  pour  douze  têtes  d'esclaves  et  à  être  employés  en 
qualité  d'officiers  de  milices,  de  préférence  aux  autres. 

Gens  de  couleur.  —  Nègres,  mulâtres,  métis  ou  quarterons, 
libres  ou  esclaves.  Les  libres  ne  peuvent  occuper  aucun 
emploi,  même  s'ils  sont  de  père  gentilhomme.  Les  habitants 
ne  peuvent  affranchir  sans  la  permission  des  administrateurs. 
—  H  y  a  encore  les  marnions,  dont  on  fait  la  chasse  avec  les 
gens  de  couleur  libres. 

7°  Finances. 

D'abord,  commerce  par  échanges.  Arrêt  du  16  novembre 
1672  qui  ordonne  d'introduire  une  petite  monnaie  frappée 
exprès,  et  de  donner  cours  à  toutes  les  monnaies  françaises, 
avec  une  augmentation  capable  de  les  empêcher  d'en  sortir 
et  fixée  en  1726  à  la  moitié  en  dehors  de  la  somme  (2  livres  de 
France,  3  livres  des  colonies).  Mais  on  en  a  fait  commerce,  et 
les  espèces  de  France  sont  devenues  rares;  on  n'y  voit  plus 
que  des  portugaises,  des  pistoles  d'Espagne,  des  piastres 
gourdes,  etc. 

Les  droits  royaux  ne  sont  pas  les  mêmes  dans  toutes  les 
îles.  —  A  Saint-Domingue  :  droits  d'aubaine,  de  bâtardise, 
de  déshérence,  confiscations,  successions  non  réclamées, 
épaves,  bacs,  fermes  des  postes  et  boucheries  (droits  de  bac 
de  la  petite  ance  produisant  35,000  livres  par  an,  concédés 
pour  trente  ans  à  madame  le  duchesse  de  Brancas;  ferme  des 
postes,  45,000  livres;  boucheries,  120,000  livres,  le  tout 
argent  des  îles);  droits  d'octroi  fixés  (arrêts  du  8  avril  1721, 
7  septembre  1723  et  1er  février  1766)  par  l'Assemblée  de  la 
colonie,  composée  des  deux  conseils  supérieurs  et  de  quatre 
commandants  de  quartier  les  plus  anciens,  sont  restés  ce 
qu'ils  étaient  en  1670  :  sucre  blanc,  30  livres  le  millier;  sucre 
brut,  15  livres  le  millier;  café,  14  deniers  la  livre;  coton, 


APPENDICE.  399 

18  deniers  la  livre;  indigo,  81.  4  la  livre;  sirop,  71.  lOlebou- 
cault;  le  taffia,  6  livres  la  barrique;  les  cuirs  en  poil,  2  livres 
la  baunette;  les  cuirs  tannés,  15  livres  le  côte;  les  maisons, 
2  1/2  pour  100  du  loyer;  les  nègres  d'habitation,  4  livres  par 
tête;  nègres  de  ville  et  bourg,  12  livres  par  tête;  soit,  au 
total,  3,575,421  livres.  Il  y  a  en  plus  des  droits  municipaux 
de  tant  par  tête  d'esclave.  Enfin,  comme  en  France,  droit  de 
4  deniers  par  livre  sur  toutes  dépenses  faites  pour  le  service 
du  Roy,  6  deniers  sur  la  solde  des  marins  des  bâtiments  qui 
arment  ou  désarment,  la  part  prélevée  pour  les  invalides  de 
la  marine  sur  les  prises  des  navires  interlopes.  —  A  la  Marti- 
nique et  à  la  Guadeloupe,  mêmes  taxes,  qui  produisent  en  tout 
1,200,000  livres,  argent  des  îles  :  droit  de  capitation  de  9  livres 
par  tête  de  blanc.  15  livres  par  tête  de  gens  de  couleur  libres, 
25  livres  par  tête  de  nègre  non  attaché  à  la  culture,  21  livres 
pour  les  nègres  sucriers,  18  livres  pour  ceux  attachés  aux 
autres  habitations;  droit  d'industrie,  à  raison  de  5  pour  100 
du  loyer  de  la  maison  occupée;  droit  de  1/2  pour  100  à  la 
sortie  de  toutes  les  productions,  de  3  pour  100  sur  les  sirops 
et  taffias.  La  Guadeloupe  coûte  annuellement  au  Roi 
1,104,894  livres,  non  compris  les  vivres  et  approvisionne- 
ments des  troupes. 


DEUXIEMEMENT    :     LES     COLONIES. 

Saint-Domingtie  (1). 

Gouverneur  général  ayant  sous  ses  ordres,  depuis  1763, 
deux  commandants  en  second  pour  les  parties  du  Nord  et 
du  Sud,  chaque  partie  divisée  en  quartiers  et  paroisses.  Dans 
chaque  quartier  un  commandant  chargé  de  la  police. 

Deux  régiments  d'infanterie  à  deux  bataillons  de  troupes 

(1)  Nous  omettons  le  résumé  historique  qui  précède  chaque  monographie. 


400  APPENDICE. 

réglées,  avec  détachement  d'artillerie  et  du  génie;  239  com- 
pagnies de  milices  formant  13,834  hommes. 

Deux  conseils  supérieurs,  à  Port-au-Prince  et  au  Gap,  com- 
posés d'abord  d'habitants,  puis,  depuis  1766,  d'avocats  au 
Parlement  de  Paris,  obligés  de  résider,  avec  traitement  de 
8,000  livres.  Les  administrateurs  nomment  les  assesseurs  des 
conseils.  Ils  nomment  provisoirement  à  tous  offices  et  emplois. 

Desserte  des  cures  entre  les  mains  des  Dominicains  et  des 
Capucins  :  24  aux  premiers,  21  aux  autres.  Les  Dominicains 
vivent  du  casuel,  qui  est  considérable,  et  ont  une  habitation 
«  dont  le  revenu  serait  plus  que  suffisant  »  ;  les  Capucins 
reçoivent  du  Roy  500  livres  par  curé.  Communauté  d'Ursu- 
lines  au  Cap,  pour  l'éducation  des  filles.  Deux  hôpitaux  des- 
servis parles  Frères  de  la  charité. 

Population  :  19,000  blancs,  208,000  esclaves,  8,000  libres 
de  couleur. 

Commerce  intérieur  avec  la  partie  espagnole.  Commerce 
extérieur  avec  les  armateurs  français  qui  portent  farine,  vin, 
huile,  toiles,  étoffes,  quincaillerie,  etc.,  qui  prennent  sucre, 
café,  coton,  indigo,  etc.  —  Importation  de  France,  plus  de 
80,000,000  de  livres;  exportation  en  France,  160  à  180  mil- 
lions. —  De  plus,  commerce  avec  l'étranger  au  môle  Saint- 
Nicholas,  pour  bois,  animaux  vivants,  sirops,  tafias. 

En  1759,  création  de  deux  chambres  d'agriculture  et  de 
commerce;  menacées  de  suppression  en  1772,  sur  la  plainte 
des  gouverneurs,  qui  craignaient  leurs  critiques. 

Martinique. 

Huit  quartiers  ayant  chacun  leur  commandant;  subdivisés 
en  vingt-huit  paroisses  avec  un  capitaine.  —  Commandant 
général  et  intendant  ont  toute  autorité. 

Cures  desservies  par  Dominicains  et  Capucins.  Couvents  de 
religieuses  dominicaines  et  d'Ursulines  sous  l'autorité  des 
Capucins.  Hôpitaux  aux  religieux  de  la  charité.  —  Collège  à 
Fort-Royal,  fondé  par  le  P.  Charles-François,  supérieur  des 


APPENDICE.  401 

Capucins,  ou  l'on  enseigne  le  latin,  les  mathématiques  et  les 
langues  étrangères. 

Conseil  supérieur  composé  du  commandant  général,  du 
commandant  en  second,  du  major  général,  du  commandant 
de  Sainte-Lucie,  du  commissaire  de  la  marine,  faisant  fonc- 
tion de  délégué  général,  de  quatorze  conseillers  titulaires  et 
quatre  assesseurs,  un  procureur  général,  un  substitut  et  un 
greffier.  Il  a  dans  son  ressort  les  juridictions  de  Sainte-Lucie 
et  la  Trinité  et  les  sièges  d'amirauté  y  établis. 

Chambre  d'agriculture  ayant  son  député  à  Paris. 

Un  régiment  de  deux  bataillons,  avec  détachement  d'artil- 
lerie et  de  génie.  Milices  divisées  en  95  compagnies,  formant 
7,000  habitants. 

Population  :  11,000  blancs,  2,260  noirs  libres,  73,000  es- 
claves. 

Commerce  :  importation  de  France,  23  millions  ;  exporta- 
tion en  France,  25  millions. 

Sainte-Lucie. 

Un  commandant  particulier;  un  aide-major  général  dépen- 
dant du  commandant  général  de  la  Martinique  et  un  officier 
d'administration . 

Neuf  paroisses  desservies  par  des  Capucins,  sous  les  ordres 
du  préfet  de  la  Martinique.  Pension  du  Roi  à  chacun  de 
1,000  livres. 

Juridiction  et  siège  d'amirauté  dépendant  de  la  Marti- 
nique. 

Détachement  de  50  hommes  du  régiment  de  la  Martinique. 

Population  :  15,000  nègres,  2i  sucreries,  900  habitations 
en  café,  coton,  etc. 

Entrepôt  établi  en  1767. 

Guadeloupe. 

Réunie  en  1768  au  gouvernement  général  de  la  Martinique. 
Cures  desservies  par  Dominicains,  Carmes  et  Capucins. 

26 


402  APPENDICE. 

Chambre  d'agriculture  ayant  un  député  au  bureau  du  com- 
merce de  Paris. 

Régiment  d'infanterie  à  un  bataillon,  avec  détachement 
d'artillerie,  un  ingénieur  en  chef  et  deux  ingénieurs  ordi- 
naires. Milices  formant  70  compagnies,  avec  effectif  de 
4,171  hommes. 

Population  :  11,852  blancs,  1,145  yens  de  couleur  libres, 
84,037  esclaves. 

Commerce  d'environ  40  millions  se  partageant  à  peu  près 
par  moitié  pour  l'importation  et  l'exportation. 

Elle  a  pour  dépendances  :  Marie-Galande,  Saint-Martin, 
Saint-Barthélémy,  les  Saintes. 

Marie-Galande  a  un  commandant,  un  major,  un  officier 
d'administration,  une  juridiction,  un  siège  d'amirauté.  — 
Elle  fait  un  commerce  de  1,500,000  livres. 

Guyane. 

Commandant  général  ;  ordonnateur. 

Cinq  cures  desservies,  depuis  la  dissolution  de  l'Ordre  des 
Jésuites,  par  des  prêtres  séculiers  sous  la  direction  d'un  pré- 
fet apostolique  qui  a  2,400  livres  de  traitement,  chaque  curé 
ayant  2,000  livres. 

Conseil  supérieur  composé  du  gouverneur,  de  l'ordonna- 
teur, du  lieutenant  du  Koy,  de  8  conseillers,  de  4  assesseurs, 
un  procureur  général  et  un  greffier. 

Population  :  2,000  blancs,  y  compris  la  garnison,  formant 
000  hommes,  10,000  esclaves. 

Commerce  :  9,070,000  livres.  —  Six  sucreries  ne  suffisent 
pas  à  la  consommation  des  habitants. 


FIN    DE    L   APPENDICE. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Page». 

Avant-propos i 


LIVRE    PREMIER. 

Première  époque  :  Dks  Débuts  du  seizième  siècle  au  ministère 
de  Richelieu. 

Les  découvertes. 

ClIAP.    1er.  —  L'action.  —  Les   découvertes 3 

CHAI'.    II.  —  L'intérêt.  —  L'opinion;    l'initiation    du    public.  15 

§  1.   —   Avant   Villegaenon Id. 

%  2.   —    Yillej'agnon 24 

§  3.  —  Après  Villegagnon 29 

GHAIL    III.  —   La  discussion.  —  Curieux,  opposants  et  apôtre?.  36 

$   1.   —   Les  curieux Id . 

%  2.   —  Les  opposants 44 

$  3.   —   Les   apôtres 53 

LIVRE   II. 

Deuxième  époque.  —  Du  ministère  dk  Richelieu  a  la  fix  m    règne 

de  Louis  XIV. 

La  plus  grande  expansion.  —  Les  Compagnies. 

Première  partie  :  Richelieu  et  la  RÉGENCE, 

GHAP.   1er.  —  V action.  —  Aspect  nouveau   de  la  question.    .        73 
§  1.   —  Le  système  de  Richelieu 74 


404  TABLE   DES    MATIERES. 

Pages. 

§  2.   —   La  colonisation  devient  question  d'Etat.           .    .    .  82 

§  3.   —  L'action  sous  la  Régence 83 

CHAP.     II.  —  L'intérêt.  —  Les  mémoires  et  les  publications.  87 

§   1.   —  Mémoires  adressés  à  Richelieu Ici. 

§  2.  —   Mémoires  de  la  Régence 98 

§  3.   —  Les  publications » 101 

§  4.   —   Faits    particuliers 116 

GHAP.    III.  —  La  discussion.  —  Les  plaintes  des  commerçants.  131 

Deuxième  partie  :  Golbert  et  Louis  XI Vt. 

CHAI3.     1er.  —  L'action.    —    La    question    coloniale    dans    les 

conseils  de  gouvernement 139 

§  1.   —  Golbert  et  Louis  XIV 140 

§  2.  —  Richelieu  et  Golbert 144 

§  3.  —  L'expansion  coloniale  et  la  politique  extérieure.  162 

GHAP.     IL  —  L'intérêt.  —  La  collaboration 168 

§  1.  —  Le  gouvernement  après  Golbert Id. 

§  2.  —  Les  agents 171 

§  3.   —  Les  commerçants  et  la  nation 179 

GHAP.  III.  —  L'intérêt  (suite).  —  Les  publications 190 

§  1.   —  Nombre  et  caractère Id. 

§  2.   —  Curiosité  manifestée 205 

CH  A  P.    IV.  —  La  discussion.  —  L'opposition  et  les  apprécia- 
tions   213 

§   1.  —   L'opposition  classique Id. 

§  2.  —  Les  appréciations  du  système 217 

§  3.   —  Conclusion 228 

LIVRE  III. 

Troisième  époque,  —  De  la  paix  d'Utrecht  a  la  paix  de  Vienne  (1815). 

Le  déclin. 

Première  partie  :  Louis  XV  et  Louis  XVI. 

CHAP.    Ier.  —  L'action 233 

§  1.  —  La  sollicitude  gouvernementale 236 

§  2.  —  Les  innovations 247 


TABLE    DES    MATIERES.  405 

Pages. 

GHAP.     II.  —  L'intérêt.  —  Mémoires  et  publications     ....  259 

§  1.   —  Mémoires  et  projets 260 

§  2.  —   Publications 274 

CHAI*.   III.  —  La  discussion.  —  Partisans  et  adversaires  ;  théo- 
riciens, colons  et  négociants 292 

§  1.   —  Partisans  et  adversaires 293 

§  2.  —  Liberté  commerciale  et  esclavage 307 

§  3.  —  Conclusion 330 

Deuxième  partie  :  Révolution  et  Empire. 

GIIAP.    Ier.  —  L'action 333 

§  1.  —  La    Révolution Id. 

§  2.  —  Le  Consulat  et  l'Empire 347 

CHAP.    II.  —  L'opinion 356 

Conclusions  générales .  372 

Appendice 393 


FIN     DE     LA     TABLE     DES     MATIERES, 


PARIS 

i  YPOGRAPIII  K     DE     K.     PLOX,     NOURRIT     ET     c'* 

rue  Garancière,   8. 


4 


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1t>* 


^ 


JV 

1811 

D4 


Deschamps,  Lion 

Histoire  de  la  question 
coloniale  en  France 


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